[http://www.christiancarat.fr]
[http://www.christiancaratautoedition.fr]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/impression2.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/index2.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/TG/Litterature/Web/index.html]
[./index.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/TG/Plastiques/Web/index.html]
[Web Creator] [LMSOFT]
Télécharger Acrobat (pour imprimer)
© Christian Carat Autoédition
Nocturnes (pièces pour piano)
Une note se définit par quatre critères : sa hauteur, sa durée, son attaque et son timbre. La musique occidentale depuis la Renaissance a été dominée par quatre grandes structures : la fugue précédée d’une pièce virtuose appréciée particulièrement en Allemagne, le concerto inventé en Italie, la suite codifiée à Paris par Froberger au milieu du XVIIème siècle, et la musique dite "à programme" décrivant des choses concrètes ou abstraites pratiquée indifféremment par tous les compositeurs européens. Quand on réfléchit bien, ces quatre grandes structures s’intéressent chacune à l’un des critères définissant la note : la fugue préludée aborde toutes les questions liées à la hauteur, le concerto aborde toutes les questions liées à la durée, la suite aborde toutes les questions liées à l’attaque, et la musique à programme explore tous les domaines du timbre. Mes quatre premiers cahiers de Nocturnes, dans mon optique générale de relation de l’Histoire occidentale, s’attardent chacun sur l’une de ces quatre structures.

Les Deux fugues en si inaugurales reproduisent le schéma prélude-fugue cher aux Allemands.

La Première fugue en si en effet ressemble moins à une fugue qu’à un prélude, ou à une fantaisie, ou à une toccata, bref : à une mise en bouche destinée autant à dérouiller les doigts du pianiste qu’à interpeller l’auditeur, avant le plat principal de la Seconde fugue en si. Elle est fondée sur le Dies Irae médiéval (sujet) mélangé à son avatar moderne, le thème du célèbre Caprice n° 24 de Paganini (contre-sujet). Sa construction crée une mise en abyme : on compte huit mesures en ré, puis huit en do#, puis huit en ré, puis huit en si, puis huit en do#, puis huit en la, puis seize en si, puis douze en ré, puis quatre en mi, puis quatre en ré, puis quatre en do#, puis quatre en si, puis quatre en la, puis huit en do#, puis huit en ré, puis huit en do#, puis huit en si, et ainsi, en enregistrant ce morceau puis en le diffusant en accéléré, on entend des nuages sonores composés des notes de ces sections microcosmiques successives, qui reproduisent à l’échelle macrocosmique le thème du Dies Irae. Je n’ai rien d’autre à ajouter sur cette première pièce.

La Seconde fugue en si en revanche a été conçue comme une Histoire de la musique occidentale racontée sous forme musicale, j’éprouve le besoin de m’y arrêter plus longuement. Très influencé par les cours de Jacques Chailley que j’ai dû intégrer lors de mes études musicologiques en amateur à l’université de Rouen, le début de cette pièce raconte la lente appropriation de l’octave, de la quinte et de la quarte au Moyen Age. Après une répétition de timbales la#-do dans l’extrême grave, on entend un mélisme incantatoire hésitant, qui aboutit à un enchevêtrement d’hymnes de nature religieuse sur tous les modes, enrichi par des sonneries de cloches et de carillons. Finalement, un hymne en ré s’impose - transposé en do# - , traité de façon monodique, puis de façon polyphonique, incluant un chant responsorial avec tuilage, puis un chant parallèle à la quinte, puis une modification de la ligne. Un trope de développement se crée en conclusion de cet hymne, il devient autonome, s’accompagne d’un déchant strict, puis d’un déchant assoupli par toutes les techniques polyphoniques inventées précédemment. La ligne mélodique devient si riche qu’on voit apparaître la barre de mesure : c’est la naissance de l’organum, consistant en un thème qui devient teneur, accompagné par un chant de plus en plus sinueux, qui reproduit avec plus d’assurance le mélisme incantatoire du début. Ce thème-teneur, issu d’un hymne de nature religieuse, est progressivement écrasé et transformé par les voix profanes qui s’ajoutent au-dessus de lui. Dans un mini motet à trois voix, je réduis cette teneur à une ronde par mesure, tandis que la voix 2 répète encore le mélisme incantatoire du début, et que la voix 3 supérieure invente un chant ternaire profane : pour ce passage je me suis inspiré des motets du manuscrit 196 de la bibliothèque interuniversitaire de Montpellier (en particulier la pièce 165 des feuillets 227/228, où sur un hymne religieux réduit à un mot unique ["Amat"] se superposent un commentaire en latin sur la Vierge Marie ["O virgo pia"] et un chant en français sur le dépit amoureux ["Lis ni glay"]). Dans un nouveau mini motet, la teneur se positionne par rapport aux deux autres voix en adoptant le rythme ternaire, tandis que dans le grave se crée une voix 4 ou contre-teneur. Les quatre voix s’étant organisées dans un contrepoint, elles réapparaissent par entrées successives dans un troisième mini motet, et s’imitent entre elles en reprenant les quatre premières notes de la teneur disparue, do, ré, fa et sol - transposées ici deux tons plus haut : mi, fa#, la et si -, que la musique occidentale associe à l’image de la croix chrétienne. Un quatrième mini motet développe ce savant travail d’entrées successives et d’imitations contrepointées, sur un sujet original contenant un motif de quatre notes descendantes mi-ré-ré-do qu’on retrouvera plus tard. Suit un passage luthé, brodant autour de ce thème original, qui débouche sur une toccata à la manière de Froberger, non mesurée et multipliant les modulations. Viennent ensuite des variations sur un thème utilisant un motif de quinte-seconde diminuée si-fa#-sol, des variations que le pianiste doit jouer comme les danses pointées et altières des clavecinistes versaillais, en régalant l’auditeur de tours de passe-passe digitaux inspirés par ceux de Scarlatti. On enchaîne sur quatre pages de jeux enharmoniques imités de Jean-Philippe Rameau (le thème est repris aux Niais de Sologne, de la Suite en ré du Deuxième livre), puis quatre pages de jeux chromatiques imités de Jean-Sébastien Bach tournant autour d’un motif formé d’un triolet de doubles-croches et deux doubles-croches pour un temps. Cela débouche sur un pastiche de la fugue de la Sonate n°29 "Hammerklavier" de Beethoven, qui recourt à deux éléments à sons - et non plus à notes - : un trille non mélodique noyé dans la pédale, et des accords brisés non harmoniques également noyés dans la pédale. On poursuit avec une séquence lisztienne rétrécissant et dilatant à l’envi le temps musical précédent, en tirant parti de toutes les leçons sur les enharmonies, les chromatismes, les trilles et les accords brisées noyés dans la pédale, et en reprenant le motif de quinte-seconde diminuée si-fa#-sol. Viennent ensuite sept pages dans le style de Debussy, où le temps musical est devenu relatif (la barre de mesure est conservée uniquement par commodité de lecture), et où l’écriture approprie progressivement la seconde. Deux nouveaux motifs apparaissent : le premier qui enfle verticalement sur une triade unisson-seconde-tierce (la, puis la-si, puis la-si-ré), le second qui se contracte horizontalement sur des valeurs de plus en plus serrées (une croche pointée et une double croche pour un temps, puis trois croches pour un temps, puis quatre doubles-croches pour un temps, puis cinq doubles-croches pour un temps). On entend ensuite un long passage polytonal calqué sur le Sacre du printemps de Stravinski, produit par l’accumulation de tous les thèmes exposés antérieurement : les quatre notes descendantes mi-ré-ré-do, le motif triolet de doubles-croches et deux doubles-croches pour un temps, la répétition des timbales la#-do, le motif quinte-seconde diminuée si-fa#-sol, la triade unisson-seconde-tierce, le trille noyé dans la pédale, l’hymne en ré avec le motif de la croix do-ré-fa-sol, la contraction rythmique de valeurs de plus en plus serrées. On entend ensuite un long passage polymodal (majeur à la main droite, mineur à la main gauche), puis atonal (une longue phrase mélodique recourant au dodécaphonisme de Schönberg), puis un assemblage des deux (on reprend la polymodalité main droite/main gauche, appliquée à la phrase mélodique dodécaphonique), créant des couleurs sonores rappelant les pièces de Messiaen. Une avant-dernière partie limite la tonalité au motif quinte-seconde diminuée, écrasé par une séquence parfaitement atonale répétée de quatre façons différentes : si suivi de ladite séquence, fa# suivi de la même séquence transposée, sol suivi de la même séquence transposée et inversée, fa# suivi de la même séquence transposée, inversée et rétrogradée. Dans la dernière séquence, inspirée par la partie conclusive de la Pièce pour piano n°9 de Stockhausen, la tonalité - et le thème de la fugue ! - se réduit à la tonique (si), répétée dix fois sur des valeurs d’attaque de plus en plus atténuées (fff à pppp), tandis qu’une multitude de petites notes papillonnent sereinement dans l’aigu. L’impression d’apaisement et d’éloignement se confirme à la dernière ligne, dans des blanches étirées vers un point d’orgue, et dans le silence qu’impose un si étouffé, non tenu, léger, très piano, comme le dernier rebond d’un spationaute sur un astéroïde à faible pesanteur avant son envol vers l’infini.
  
Analyse
Nocturnes (pièces pour piano)
1 - Deux fugues en si
Partition