[http://www.christiancarat.fr]
[http://www.christiancaratautoedition.fr]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/impression2.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/index2.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/TG/Litterature/Web/index.html]
[./index.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/TG/Plastiques/Web/index.html]
[Web Creator] [LMSOFT]
Télécharger Acrobat (pour imprimer)
© Christian Carat Autoédition
Nocturnes (pièces pour piano)
Nocturnes (pièces pour piano)
2 - Terrasses
Analyse
Partition
  
Après les Deux fugues en si qui étaient l’essence de la structure prélude-fugue, les Terrasses sont l’essence de la structure concerto.

On se souvient que le concerto originel a été conçu par ses inventeurs italiens comme un dialogue entre les instruments et les chœurs, puis entre groupes d’instruments, puis entre un instrument solo et le reste de l’orchestre. Le mot "concerto" s’est ensuite conceptualisé pour désigner une œuvre dont les trois parties très contrastées dialoguent entre elles : une partie rapide, une partie lente, et une partie rapide. La succession des trois présentes Terrasses respecte cette structure concerto en trois parties contrastées, que les professeurs de conservatoires du XXème siècle appellent "forme sonate" à la suite d’une méprise des compositeurs du XIXème siècle. A l’instar des anciens maîtres concertants italiens, ma partition veut prouver la puissance du Logos : Terrasse à Iuliub scotche l’auditeur, Terrasse à To-Lu le surprend, Terrasse à Namassanka le prive de tout jugement et le galvanise. Le pianiste capable de jouer ces trois parties à la suite et de la manière que j’indique, assure son hégémonie à la fin de sa prestation : s’il est un politicien il s’assurera les voix des auditeurs lors des prochaines élections, s’il est un général il s’assurera l’obéissance absolue des auditeurs à marcher au canon dès qu’il en donnera l’ordre.

La Terrasse à Iuliub garde le souvenir d’un séjour à Athènes, d’où j’ai ramené une anthologie de Vassilis Tsistanis, et un pot-pourri commercial de chansons grecques célèbres, dont Hasapiko serbe des apôtres (ApostÒlou casaposšrbiko) et Antéchrist (AntikristÒ) de Dimitrios Delinikolas. On y distingue trois séquences. La première séquence n’est qu’une transcription pianistique d’un taksim de Tsitsanis, à la manière des rhapsodies soi-disant "hongroises" que Liszt en réalité a tirées de thèmes plus ou moins improvisés tziganes. La deuxième séquence est une adaptation syncopée du Hasapiko de Delinikolas. La troisième séquence reprend à la main droite le taksim de la première séquence, sur le cadencement de plus en plus accéléré de la main gauche. La coda rappelle la fin d’Antéchrist de Delinikolas, dans une débauche de virtuosité que le pianiste doit traiter avec ses tripes et non avec ses doigts, comme les codas des rhapsodies lisztiennes traitées par Cziffra : le seul but est d’impressionner, de fasciner, de tétaniser l’auditeur sur son siège.

La Terrasse à Iuliub ayant provoqué un tonnerre d’applaudissements, le pianiste doit enchaîner aussitôt avec la Terrasse à To-Lu, sans attendre la fin de ces applaudissements : l’auditeur en sera surpris et gêné, il ne voudra plus applaudir tant que le pianiste ne se sera pas levé de sa banquette, lui assurant une attention soutenue et un silence absolu pour le reste de sa prestation. Cette deuxième pièce garde le souvenir d’un après-midi à Ninh Binh, près de Hoa-Lu au Vietnam, à l’époque où ce site était encore préservé de l’afflux des touristes. La quiétude de ce lieu marécageux protégé par les épais pics karstiques qui le bordent, donnait l’impression d’être hors du monde, et surtout hors du temps - j’entends toujours le "plouf" engourdi et irrégulier de la rame à pied que ma conductrice plongeait dans l’eau pour relancer la barque, quand celle-ci cessait de glisser sur la rizière -, d’où la nécessité de recourir à un temps musical ondoyant et dilaté pour le traduire, un temps à la Debussy dans Et la lune descend sur le temple qui fut, à l’opposé de celui très mesuré de la pièce lisztienne précédente. Mon autre guide a été le témoignage d’un expérienceur rapportant être passé dans l’au-delà en survolant une mer bleue à basse altitude, au son pentatonique d’un syrinx. J’ai appliqué ce son de syrinx à une œuvre intitulée Xuân Phong extraite d’un recueil acheté à Hué proposant en écriture musicale occidentale standard, d’après des enregistrements réalisés en 1977 par l’ethnomusicologue To Ngoc Thanh, des extraits de musique de Cour de cette ancienne cité royale. La pièce se termine comme elle a commencé, dans un silence progressif.

La Terrasse à Namassanka, enfin, que le pianiste doit entamer dans le silence final de la Terrasse à To-Lu, garde le souvenir d’une collègue de travail d’origine subsaharienne qui fut pour moi un pur fantasme sexuel. Elle n’en a jamais rien su. J’ai voulu transcender ce désir sexuel inassouvi en réalisant cette pièce qui, par la paganisation des sources animistes qui la composent, s’apparente à un brut coït musical. La première séquence consiste en un appel de tambours inspiré de ceux de l’ensemble abidjanais Koteba de Souleymane Koly, et traité à la manière de celui qui introduit le Regard de l’Esprit de joie de Messiaen. La deuxième séquence est fondée sur un rythme marakadon à la main gauche, employé dans les environs de Kayes au Mali pour attirer les femmes lors des fêtes populaires. La main droite est une transcription de l’incipit d’un chant de chasse peul de la région du Wassolon, entre l’est de l’actuelle Guinée et le sud du Mali, Sogo fagabagaw/Tueurs de gibiers ("Tueurs de gibiers, tueurs de méchantes bêtes, quand un chasseur s’enfonce dans la brousse, des cris en jaillissent toujours, en choisissant de devenir chasseur vous avez choisi de faire retentir le cri des fauves du Wassolon"). La troisième séquence est fondée sur un rythme sunu à la main gauche, qui selon la tradition doit son nom à une jeune fille du village de Sagabari près de Kayes, Sunu Mamady, très appréciée pour ses qualités de danseuse avant l’ère coloniale : employé pour fêter les bonnes récoltes, le rythme sunu est un prétexte pour les jeunes femmes à exprimer leur grâce jusqu’à la provocation, et pour les jeunes hommes à exprimer leur virile vigueur par des prouesses acrobatiques. La main droite est une transcription de l’incipit d’un autre chant de chasse peul de la même région du Wassolon, Donsoya te korobo/Air des preux ("Gens d’ici, ne provoquez pas les forgerons, les forgerons agissent bravement, être forgeron est respectable, gens d’ici, ne provoquez pas les forgerons, car j’entends le bruit de la poudre qui tue l’éléphant, j’entends le bruit de la poudre, Mamourou-joueur-de-cordes, écoute le bruit de la poudre dans le Wassolon, le tonnerre de la poudre sur les rives du Bani"). La quatrième séquence mélange les deux chants sur un rythme jansa employé également dans les environs de Kayes au Mali pour toutes sortes d’occasions joyeuses en soirée ou la nuit : ici, ce rythme jansa suggère un rapprochement torride et une osmose sexuelle des deux personnages évoqués dans les deux séquences précédentes. Après une coda échevelée, la pièce s’achève par un raide cluster d’octave répété sur des intervalles de plus en plus longs, reproduisant musicalement une tonique et nourricière éjaculation. A charge pour le pianiste de se montrer performant en transformant ces clusters saccadés en orgasme pour le public.