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© Christian Carat Autoédition
Nocturnes (pièces pour piano)
Nocturnes (pièces pour piano)
3 - La Danthienne
Analyse
Partition
  
Après les Deux fugues en si qui étudiaient la structure prélude-fugue, et après les Terrasses qui étudiaient la structure concerto, La Danthienne continue mon exploration de la musique occidentale en étudiant la structure suite.

On se souvient que la suite, codifiée par Froberger au milieu du XVIIème siècle, s’articule autour de quatre danses : l’allemande au rythme modéré, qui sert autant à capter l’attention de l’auditoire qu’à manifester la science d’écriture du compositeur, la courante au rythme piqué, la sarabande au rythme lent et solennel, enfin la gigue au rythme ternaire très vif. Cette structure est à l’origine de ce que les professeurs de conservatoires du XXème siècle et les compositeurs du XIXème siècle appellent à tort la "structure sonate", constituée d’un allegro moderato qui n’est qu’un développement de l’allemande, un scherzo qui n’est qu’un développement de la courante, un andante ou un adagio qui n’est qu’un développement de la sarabande, et à nouveau un allegro, ou un allegretto, ou un presto, qui n’est qu’un développement de la gigue.

Ma suite est pareillement composée de quatre séquences liées entre elles, racontant une histoire. Il y a unité de lieu : nous sommes dans le placard bien rangé d’un monastère coupé du reste du monde. Il y a unité de temps : la première séquence a lieu sous matines à minuit (associée à l’allemande), la deuxième sous laudes à trois heures (associée à la courante), la troisième sous prime à six heures (associée à la sarabande), et la quatrième sous tierce à neuf heures (associée à la gigue), soit la durée d’une nuit. Il y a unité d’action : le désordre apporté dans ce placard de moine dévot par une lutine malicieuse et insaisissable, la Danthienne. Cette histoire est une transposition musicale de mon désir de pulvériser la production désespérément pauvre, dont le Boulez des Structures est l’archétype, née après la survalorisation de la glaciale et cérébrale Etude de rythme n°2 de Messiaen en 1950 (plus connue par son sous-titre Modes de valeurs et d’intensités), qui a stérilisé une grande partie de la musique dite "sérieuse" à partir de cette date jusqu’à aujourd’hui. En fait, cette production relève davantage du domaine mathématique que du domaine musical, sa recette ne nécessitant aucune intervention humaine dès lors que les données de base ont été paramétrées dans une calculatrice de poche ou dans un logiciel sophistiqué d’ordinateur : dans cette Etude de rythme n°2 de Messiaen par exemple, on prend trente-six hauteurs, on prend vingt-quatre durées, on prend douze attaques, on prend sept timbres, on jette ces éléments en vrac dans une mesure, et le jeu consiste à fabriquer une pièce en accumulant un nombre N de mesures qui ne reproduiront pas ce vrac initial, en veillant à n’utiliser que des intervalles de seconde diminuée, de quarte augmentée (le triton) et de septième, et à rompre systématiquement le rythme et les attaques, autrement dit en proscrivant les intervalles d’octave, de quinte, de quarte, de tierce et de seconde naturelle, issus de la résonance naturelle du son, que l’oreille humaine a mis des siècles à s’approprier, et en excluant tout rythme et attaque pouvant servir de repère. Cette façon d’écrire a été considérée révolutionnaire et féconde à ses débuts, mais en l’an 2000 elle n’apparaît plus que stérile et tyrannique, car imposée dans tous les ateliers d’écriture encore dominés par les émules de Boulez devenus des vieillards séniles incapables de voir ni d’accepter que leurs œuvres inhumaines - qui méprisent l’oreille humaine, en prétendant la rééduquer ou la reformer pour la rendre réceptive à ces trois pauvres intervalles de seconde diminuée, de quarte augmentée/triton et de septième, en balayant les siècles passés - n’ont jamais attiré le grand public et ne se hisseront jamais au rang de celles des compositeurs d’avant 1950, tout simplement parce que leur démarche est absurde, confinant davantage au plaisir de l’écriture qu’au plaisir de l’oreille (quand la partition est jouable, ce qui n’est pas toujours le cas !) : comment déterminer par exemple la valeur d’une note ff par rapport une note f ou fff qui la suit ou qui la précède ? comment définir exactement un piqué par rapport à un louré ou un marqué ? comment fixer exactement la durée d’une note dans une partition qui refuse les barres de mesure ?

La première séquence, Matines, met en scène les deux personnages. La main droite, incarnant le Bien ("destra" en italien), représente Boulez et ses pairs bricolant un énième ersatz de l’Etude de rythme n°2 de Messiaen : j’ai pris cinq hauteurs (do#, mi, fa, fa#, si), cinq durées (blanche, noire pointée, noire, croche, double croche), cinq attaques (ppp, p, mf, f, fff) et cinq timbres (piqué [.], marqué [>], pointé ['], louré [-], lié), j’ai jeté ces quinze éléments en vrac dans une première mesure, et j’ai veillé à ne pas reproduire ce vrac dans les mesures suivantes qui, telles des piles de linges bien rangées, obéissant à un immuable et très théorique 60 à la noire, refusent avec une sévérité mathématique et maniaque, jusqu’à la plus ennuyeuse monotonie, tout intervalle d’octave, de quinte, de quarte, de tierce et de seconde naturelle, tout rythme et attaque réguliers. La main gauche, incarnant le Mal ("sinistra" en italien), représente la Danthienne qui virevolte dans un perpétuel ad libitum, qui sautille avec désinvolture, qui pose un pied ici en ricanant là dans un accord parfait, qui se glisse entre deux draps bien lisses pour les chiffonner, qui roule des hanches en guise de "tra-la-lère", qui disparaît quand on aimerait l’entendre, qui réapparaît quand on l’avait oublié, renversant les piles de linges de la main droite.

La deuxième séquence, Laudes, met en scène la seule Danthienne. Son modèle est la Pièce n°3 non mélodique, inharmonique, arythmique, non périodique, athématique et informelle de l’Opus 11 de Schonberg. J’ai voulu montrer toutes les possibilités que permet la liberté absolue de la Danthienne.

Dans la troisième séquence, Prime, plus lente, après une longue phrase aguichante de la Danthienne dans le milieu du clavier, la monacale et scolastique main droite prétend recommencer ses austères pénitences de matines : elle est aussitôt interrompue par deux clusters de la Danthienne à la main gauche. La main droite se déride alors, se détend, se laissant séduire, contaminer, dresser par la Danthienne, en essayant de l’imiter : ce passage renvoie à l’image d’un vieillard qui réapprend péniblement à marcher après avoir passé trop de temps avachi dans un fauteuil, qui trébuche et se relève derrière un enfant qui l’entraîne. Main gauche et main droite finissent par s’échanger leurs thèmes. Finalement, le sévère moine s’égare dans le grave du clavier, appelant la Danthienne sur un la répété avec insistance, mais celle-ci s’échappe encore dans un ppp au milieu du clavier, reprenant avec malice les cinq notes de la main droite de Matines (do#, mi, fa, fa#, si).

Dans la quatrième séquence, Tierce, plus dynamique, le jour se lève. Transformé par son expérience nocturne avec la Danthienne, le moine dévot retrouve ses deux mains pour exposer un matériau plus adapté à l’oreille humaine (constitué d’un ensemble de sept éléments : trois quintolets fondus dans la pédale, une suite d’accords raides, un contrepoint incluant une séquence d’attaques contrastées, un glissando, un balancement de deux notes à une main auquel répond un autre contrepoint à l’autre main, un quintolet suivi d’un trille encore noyé dans la pédale, un sextolet descendant suivi de trois notes répétées et d’une seconde ou une tierce), répété trois fois différemment. Mais au moment où le premier rayon de soleil perce à l’horizon, à l’extrême fin de la séquence, quand la main droite commence à reprendre de l’assurance et à ériger ce matériau en système, la Danthienne saccage tout en répétant de plus en plus agressivement un ré#, et en s’enfuyant subitement dans des petites notes vers l’aigu du clavier, pour montrer à quel point elle échappe aux codes, et pour rappeler qu’un académisme rébarbatif ne doit pas être remplacé par un autre académisme rébarbatif.