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Nocturnes (pièces pour piano)
Fantômas
Scénario : Maurice Tillieux

Analyse
Analyse
Fantômas
  
Fantômas est lié à mon passage dans le monde des bibliothèques entre 1999 et 2004, plus précisément dans une petite bibliothèque associative que l’on voit planche 62, au village de Saint-Jacques-sur-Darnétal situé à une dizaine de kilomètres sur le plateau est de Rouen. Employé à mi- temps, j’ai concilié pendant ces cinq années une activité officielle assurant ma subsistance élémentaire dans un cadre professionnel et humain qui me convenait parfaitement, et mon activité créatrice. J’en garde le souvenir heureux du long chemin que j’accomplissais en transports en commun, en vélo ou à pied pour m’y rendre, nécessitant au moins une heure, comme une mise en condition physique et mentale vers un ailleurs lointain mais accessible. Le samedi matin en particulier, j’aimais monter vers le plateau à pied, empruntant dès six ou sept heures la route sinueuse menant au hameau de la Table de Pierre. Parvenu à ce point, je coupais à travers champs, en suivant un chemin terreux au milieu duquel on avait installé un demi bidon plein d’eau de pluie où une biche venait régulièrement s’abreuver - et se redressait, la tête et le cou figés, en m’entendant approcher, avant de s’enfuir vers le bois du Roule voisin. J’arrivais au centre de nulle part, l’arrondi du plateau uniformisant l’horizon : à l’ouest le hameau de la Table de Pierre n’était plus visible, au sud le bois du Roule disparaissait également, au nord on percevait comme dans du coton le bruit des rares véhicules remontant le hameau de la Briqueterie, et à l’est Saint-Jacques-sur-Darnétal était caché par les blés sans fin. La terre gorgée de la rosée matinale répondait au ciel outremer à l’ouest et bleu à l’est, strié de fins nuages roses annonçant la montée prochaine du soleil. J’avais l’impression chaque fois d’assister à la naissance du monde, d’entendre à l’orient, où pointait peu à peu le clocher de l’église Saint-Jacques, le rondo de la Waldstein beethovénienne. Je parvenais dans le village encore endormi, quittant le chemin boueux pour m’engager dans l’allée menant à la place du marché, croisant les marchands qui commençaient à étaler leurs produits. Le samedi midi, je revenais à Rouen non pas par le vulgaire bus dont Saint-Jacques-sur-Darnétal était le terminus, mais par le luxueux car serpentant sur les pays de Bray et de Caux, descendant vers Rouen les jeunes filles en fleurs espérant y passer un week-end plus festif que dans leurs campagnes perdues : je regardais arriver ce car massif, brillant au soleil, en provenance de Vascœuil et Martainville, comme les canotiers de la Renaissance regardaient arriver les caravelles revenant pleines de trésors de pays inconnus, je m’asseyais silencieusement au milieu des fraîches adolescentes souriantes et apprêtées, et parcourais la dizaine de kilomètres vers Rouen avec le même plaisir que le pêcheur d’eau douce qui monte sur un trois-mâts juste avant que celui-ci pénètre dans le port pour s’imaginer, le temps de couvrir la distance entre l’entrée du port et le quai, avoir parcouru les océans et vécu toutes sortes d’aventures à l’autre bout du globe aux côtés des marins de grand large. Mais c’était l’époque aussi où les médias nationaux titraient sur la sombre affaire Alfred Petit, un évadé de prison ayant trouvé refuge dans les bois alentours, accusé entre autres d’avoir incendié un domaine après en avoir tué le propriétaire, et découpé au couteau de boucher l’épouse de ce dernier, dont les morceaux ont été retrouvés par la suite éparpillés aux quatre coins de l’agglomération rouennaise. Les routes autour de Saint-Jacques-sur-Darnétal étaient quadrillées par des escadrons de gendarmerie, et pendant un temps les lieux publics furent désertés par les habitants inquiets. Fantômas reflète le double sentiment d’affection pour ce village et d’inquiétude silencieuse chez ses habitants que j’ai ressenti alors.

L’idée de ce projet m’est venue quand je rédigeais les Essais sur la bande dessinée. A cette occasion, j’ai compris que la bande dessinée n’est pas un sous domaine de la Littérature : elle n’est pas une suite d’illustrations d’un texte. Elle n’est pas davantage un sous domaine de la peinture, car elle appelle un avant et un après : dans la peinture, l’avant et l’après s’inscrivent dans le cadre de la fresque ou de la toile, tandis que dans une bande dessinée l’avant et l’après se développent sur plusieurs vignettes. La bande dessinée est essentiellement l’art de la caricature, car le texte doit être synthétique sinon il empiète sur le dessin, et le dessin doit être aussi synthétique sinon l’œil du lecteur perd du temps à le décrypter et sa lecture se rigidifie. Dans la bande dessinée, textes et images sont inséparables, et visent à la clarté, à la facilité de lecture. Dans Fantômas, j’ai voulu pousser cette nécessité de caricature à ses extrémités en recourant au noir et blanc et en donnant aux personnages des signes qui les distinguent immédiatement. Fandor est habillé en blanc, Fantômas est habillé en noir, et au milieu d’eux Juve et Henri de Sufat sont habillés moitié en noir moitié en blanc. Ainsi, au premier regard, le lecteur est renseigné sur leurs psychologies respectives. Idem pour les physiques : Fantômas porte une cagoule, Juve est chauve, Fandor a des cheveux courts et hirsutes, Henri de Surat a des cheveux courts et raides, Margret a des cheveux longs. Ainsi, même quand ils sont de dos, le lecteur sait au premier regard qu’il est en présence de tel ou tel personnage. Les Essais sur la bande dessinée m’ont permis aussi de prendre conscience de l’évolution de cette relation texte-image depuis l’imagerie d’Epinal jusqu’à la Ligne Claire. Remontons jusqu’aux premiers albums de Tintin, par exemple. On reste étonné par l’inventivité de leurs cadrages, de leurs focalisations, de leurs rythmes narratifs, par l’imagination formelle débordante qui n’obéit à aucun schéma préétabli sinon au récit lui-même. Le contraire absolu de la série des Pieds Nickelés, qui est pour moi le degré zéro de la bande dessinée : dans Les Pieds Nickelés, tout est rigide et plat, hérité du gaufrier de l’époque d’Epinal (un modèle standard de planche composé de quatre bandes d’égales hauteurs, elles-mêmes composées de trois ou quatre vignettes d’égales largeurs, qui se répète de la première page à la dernière page de l’album), les personnages vont au bord de la mer, puis ils vont au désert, puis ils vont en ville, puis ils vont à la campagne, puis ils retournent à la mer, le récit est ennuyeusement linéaire, consistant en une froide succession de champs contre champs en pied, rejetant le moindre plan inventif, le moindre zoom, plongée ou contre-plongée, travelling, flash-back, ellipse ou autres, un comble pour une série qui se prétend anarchiste et révolutionnaire (c’est pour cela que j’ai inséré les trois Pieds Nickelés planches 37 et 38 habillés en royalistes, selon leur vraie nature : nostalgiques de l’ordre centralisateur sous leur discours égalitariste, sans goût ni sensibilité derrière leurs revendications humanistes, archaïques derrière leur soi-disant progressisme, partisans de l’Ancien Régime et baisant la main de Louis XVIII restauré…).

Avec Fantômas, j’ai voulu réaliser une bande dessinée qui soit l’essence de la bande dessinée. C’est la raison de la transformation de cette histoire écrite originellement par Tillieux pour son personnage privé Félix, en un épisode du personnage public Fantômas. Comme Robinson ou Don Juan, Fantômas n’appartient à personne : beaucoup de créateurs - Apollinaire, Feuillade, Buffet, Franju, Chabrol… - se sont intéressés à lui avant moi, beaucoup s’y intéresseront après moi. Nulle part dans l’album, je ne présente Fantômas, ni Fandor, ni Juve, car j’admets que mon lecteur connaît déjà ces personnages : je suppose un avant. A la fin de l’album, planche 62, je termine par trois points de suspension, après avoir montré Fantômas s’échappant en vélo : je suppose un après. Ainsi, mon album Fantômas s’apparente à une grande vignette s’étalant sur soixante-deux planches, s’intégrant dans un ensemble plus vaste, une grande bande dessinée sans fin qui s’appellerait Les aventures de Fantômas constituée de toutes les œuvres des créateurs passés et futurs. Par ailleurs, le personnage de Fantômas m’a permis de réaliser un récit de type mythique, c’est-à-dire qui peut se lire sur plusieurs niveaux. Au premier niveau, celui du bas, on lit une banale aventure de gendarmes et de voleurs. Au deuxième niveau, au- dessus, on lit un épisode de la séculaire existence de Fantômas. Au troisième niveau, le plus élevé, cet épisode de Fantômas se rattache aux réflexions philosophiques sur l’âme, sur le rapport entre science et conscience, incarné par un personnage aussi mythique que Fantômas, Faust. Le nom de "Sufat" n’est effectivement qu’un anagramme de "Faust", celui de "Margret" est formé des premières syllabes de "Marguerite" et "Gretchen". Savant qui pactise avec Méphistophélès/Fantômas, Sufat - que je pourrais qualifier de "professeur Tournesol tragique" ou de "comte de Champignac tragique", pour raccorder encore à mes Essais sur la bande dessinée - s’exprime par ailleurs par des citations de Faust de Goethe. De ce point de vue, Fantômas est une illustration d’un des principes de Neapa : "Action sans pensée n’est que jeu de hasard" (Neapa, Vocation 34.15), puisque l’histoire montre la science se retournant contre ceux qui la défendent, représentés ici par Henri de Sufat/Faust. Les planches 18 à 22 reprennent des peintures ou des photographies très célèbres de scientifiques ou pseudo-scientifiques, pour montrer que la science livrée à elle- même conduit autant à des succès qu’à des désastres. La case 8 planche 18 reprend L’astronome de Vermeer. La case 1 planche 19 s’inspire de la séquence initiale du Testament du docteur Mabuse de Fritz Lang, dans laquelle on voit le docteur Baum dans un amphithéâtre, exposant à ses élèves la psychologie de son patient Mabuse. La case 2 planche 19 reprend le tableau Pasteur dans son laboratoire d’Albert Edelfelt. La DS noire de Fantômas case 3 planche 19 est un clin d’oeil à la DS noire du professeur Genessier dans Les yeux sans visage de Franju. La case 5 planche 21 reprend la fameuse photo de Walter Freeman réalisant une lobotomie dans son laboratoire du Western State Hospital de Washington. La case 5 planche 22 reprend une photo montrant Irène et Frédéric Joliot-Curie devant leurs éprouvettes. Pour l’anecdote, la première source de mon album est la lecture d’un article scientifique vers mes vingt ans, qui présentait les travaux de deux chercheurs de l’université Emory d’Atlanta aux Etats- Unis, Roy Bakay et Philip Kennedy, désireux de résoudre la solitude absolue des individus réduits à l’état de légumes, en branchant leur cerveau directement sur un ordinateur (pour que ces individus, sans certes retrouver la capacité de se déplacer de façon autonome, retrouvent au moins la capacité de communiquer avec leurs proches via l’ordinateur). Cette intention était très louable, et depuis elle a essaimé et a été développée par de nombreuses équipes de chercheurs à travers le monde, pour le confort grandissant de ses usagers. Mais elle véhicule une menace parallèle : si on est capable de commander un ordinateur avec un cerveau, on peut aussi commander un cerveau avec un ordinateur. Tillieux avait pressenti ce danger. Son histoire de Félix, réalisée en 1956, quarante ans avant les travaux de Bakay et Kennedy, était une anticipation spectaculaire. Avec mon album, j’ai voulu rendre hommage à sa qualité visionnaire.

Comme dans toutes mes autres œuvres, mon but dans Fantômas est très proustien : je veux raconter le monde non pas tel qu’il est, mais tel que je le vois. Ainsi Juve n’a pas tort de dire : "Nous ne sommes pas dans un film, ni dans une bande dessinée" (6 p 41) : les personnages ne sont effectivement pas des créatures de film ni de bande dessinée, ils sont des parties constitutives d’un être bien réel, moi, comme les personnages d’A la recherche du temps perdu sont les parties constitutives d’un être bien réel nommé Marcel Proust. Néanmoins, certains éléments me dépassent, et peuvent être vérifiés sur place par le lecteur. C’est le cas des décors rouennais (où j’ai déplacé le personnage de Fantômas, alors que ses inventeurs Souvestre et Allain le faisaient vivre dans des décors parisiens), réalisés d’après photos. C’est le cas également du repère souterrain de Fantômas, élaboré à partir des marnières qui posent un vrai problème dans le pays de Caux en l’an 2000. Jusqu’à la première Guerre Mondiale environ, les murs des maisons cauchoises étaient en torchis, composé de la marne que les habitants trouvaient en abondance dans les profondeurs du sol. Après avoir creusé un puits daccès vertical, ceux-ci avaient la très fâcheuse habitude dexploiter des galeries dans toutes les directions de façon anarchique, et quand les galeries menaçaient de sécrouler, ils bouchaient le puits daccès sans prévenir qui que ce fût pour aller creuser une autre mine un peu plus loin. Résultat ces mines napparaissent nulle part sur les cadastres. Les maires accordent des permis de construire sans prendre la peine de vérifier l’état du sous-sol (cela coûte trop cher, et le comblement de galeries éventuelles coûte encore plus cher). Et ainsi, parfois, un an après sa construction, ou cinq, ou dix, telle maison s’affaisse brusquement de deux ou trois mètres, simplement parce que ses fondations reposent sur une ancienne marnière dont tout le monde avait oublié la présence. Que le lecteur creuse donc : je ne lui garantis pas qu’il trouvera le souterrain de mon Fantômas, mais je l’assure en revanche qu’il trouvera un réseau de galeries à un moment ou a un autre, car le sous- sol cauchois - un gruyère - en compte un nombre incalculable.

Avant de conclure, j’ajoute que j’ai construit la trame de Fantômas comme une partition musicale. Les planches 1 à 3 sont une anacrouse, elles ont la même fonction que les chapitres sur le dormeur éveillé au début d’A la recherche du temps perdu. Elles ont été calquées sur les sept premières mesures de la Quatrième ballade de Chopin, qui brode son thème de façon faussement improvisée, en répétant un sol trois fois, puis un sol suivi dun do trois fois, puis un sol suivi dun do-sib trois fois, puis fabrique une mélodie descendante, puis ajoute la main gauche, avant d’entamer réellement la pièce à la huitième mesure sur la tonique fa : de même, à la première planche, on commence par un blanc, puis on voit une main et une planche à dessin, puis on voit le décor autour de cette planche à dessin, puis on voit une fille dans le décor, puis on suit cette fille planches 2 et 3 en caméra subjective, tandis que la main de Fandor au premier plan esquisse les portraits-robots des ravisseurs de la fille, avant d’entamer réellement le récit à la planche 4 sur ces portraits-robots. Les planches 4 à 15 sont une danse au rythme régulier, avec un crescendo progressif qui aboutit au triple forte des planches 14-15. Les planches 16 à 25 sont une fugue, dans laquelle le temps présent (sujet) alterne avec les prolepses et les analepses (contre-sujets). Les planches 26 à 29 sont un intermède, elles introduisent une rupture, ou une respiration, dans la continuité de la mélodie : elles sont inspirées par les planches  3 et 4 de La peur au bout du fil de Franquin, qui rompent pareillement le cours tragique du récit (Champignac a avalé un poison) par un épisode désopilant dans un bureau de poste. Les planches 30 à 35 sont un accelerando. Les planches 36 à 49 sont à nouveau une danse au rythme régulier, avec un crescendo progressif jusqu’au triple forte des planches 48-49. Les planches 50 à 61 sont un precipitando, incluant une course dans un gaufrier aux planches 54 et 55 - qui, contrairement à celui des Pieds Nickelés, se justifie ici, pour produire une tension… - inspiré par la planche 21 des Cargos du crépuscule de Tillieux, et l’explosion d’un véhicule planche 59 inspirée par celle de la planche 59 du Prisonnier du Bouddha de Franquin, aboutissant à un point d’orgue (l’image quatre fois répétée de la chapelle de Quévreville planche 60, puis l’image de Fantômas s’éloignant lentement sur son vélo planche 61). Enfin la planche 62 est une courte coda.