index
colons2
colons2

© Christian Carat Autoédition

Télécharger la police grecque

Télécharger Acrobat (pour imprimer)

Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Parodos

Acte I : Origines

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte II : Les Doriens

Deuxième tableau : l’ère des Ages obscurs

L’expansion des cités ioniennes

Vers l’est

Vers l'ouest


  

Vers l’est


En mer Noire


Les fondations de colonies grecques à l’ère archaïque dans le Pont-Euxin ("PÒntoj EÜxeinoj", nom à la signification obscure, signifiant "la mer/pÒntoj opposée/a- aux étrangers/xšnoj" selon les uns, ou au contraire "bonne/- pour les étrangers/xšnoj" selon les autres : "Le Pont[-Euxin] est constellé de dangereux hauts-fonds, couvert de brouillards, les rades y sont rares, ses rivages sont sans vase ni sable, il voisine les aquilons, et comme il n’est pas profond il est mobile et tumultueux. Il fut d’abord appelée “Axenus” [latinistation d’"¥xenoj"] à cause de l’extrême férocité des peuples vivant sur ses bords, puis “Euxinus” [latinistation d’"EÜxeinoj"] quand leurs mœurs se furent adoucies au contact des autres peuples", Pomponius Mela, Description du monde I.19), alias l’actuelle mer Noire, s’inscrivent dans la continuité du voyage de Jason vers la Colchide à la fin de l’ère mycénienne. Le territoire de la Grèce n’arrivant plus à contenir le nouvel essor démographique et les besoins afférents, contraignant les plus faibles et les plus pauvres à une vie de misère dans l’attente d’une mort peu glorieuse par la famine ou par l’épée lors d’une énième bataille de frontière, la grande aventure et la richesse finale des anciens Argonautes apparaissent comme une porte de sortie. On ne sait pas où on va, mais on sait d’où on vient, et où on va ne peut pas être pire que d’où on vient.


La première étape consiste à s’assurer le contrôle du nord de la mer Egée, puis de la Propontide ("Propont…j", littéralement "la mer avant/prÒ la mer/pÒntoj [Pont-Euxin]", aujourd’hui la mer de Marmara).


Le livre VII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile est perdu dans son ensemble, mais un passage a heureusement été conservé dans une copie partielle de la Chronique d’Eusèbe de Césarée retrouvée en Arménie au XVIIIème siècle. Ce passage nous apprend qu’"avant la première olympiade", donc avant -776, à la fin de l’ère des Ages obscurs, un Dorien d’Argos nommé Caranos s’empare avec quelques compatriotes de la cité d’Edesse en contrebas nord du mont Vermion, en Macédoine ("Avant la première olympiade, Caranos poussé par la cupidité rassembla des hommes originaires d’Argos et du reste du Péloponnèse et, avec cette troupe, partit vers le territoire macédonien. A cette époque, le roi des Orestes était en guerre contre ses voisins les Eordes. Il demanda à Caranos de l’aider contre la cessation de la moitié de ses terres après la victoire des Orestes. Le roi tint promesse. Caranos obtint un territoire, sur lequel il mourut de vieillesse après un règne de trente ans. Son fils nommé Koinos hérita de sa couronne et régna vingt-huit ans. Puis Tyrimmas régna quarante-trois ans, puis Perdiccas [Ier], quarante-huit ans. Perdiccas [Ier] voulait étendre son royaume. Il consulta donc l’oracle de Delphes", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, page 227, édition d’Alfred Schoene). L’érudit ecclésiastique byzantin Georgios Syncellos, citant également Diodore de Sicile, dit que cet événement remonte à "dix-huit ans avant la première olympiade", donc en -794 ("L’Argien Caranos, frère de Phidon le roi d’Argos, voulait conquérir un pays pour lui-même. De son frère Phidon, il reçut des hommes originaires d’Argos et du reste du Péloponnèse, et partit attaquer le territoire macédonien. Il s’allia avec le roi des Orestes alors en guerre contre ses voisins les Eordes. Quand le domaine de ces derniers fut conquis, il en reçut la moitié grâce à cette alliance, qu’il ajouta à la Macédoine. Suivant un oracle, il fonda une cité. C’est ainsi qu’il créa le royaume macédonien, dont ses descendants héritèrent à sa suite. Caranos était le onzième descendant d’Héraclès, et le septième descendant de Téménos qui revint dans le Péloponnèse avec les autres Héraclides. Le premier roi de Macédoine fut Caranos, qui régna trente ans à partir de l’an 4701 universel, soit dix-huit ans avant la première olympiade. De Caranos le premier roi Macédonien jusqu’à Alexandre [III] le fondateur on compte vingt-quatre rois macédoniens sur quatre cent quatre-vingt ans […]. Le deuxième roi de Macédoine fut Koinos, qui régna vingt-huit ans à partir de l’an 4731 universel", Georgios Syncellos, Extrait de chronographie 373.1-374.4). Le même auteur, toujours en citant Diodore de Sicile, dit que ce Caranos est un descendant de Téménos, le premier roi dorien d’Argos ("Voici la généalogie de Caranos selon Diodore et la majorité des historiens, dont Théopompe. Caranos était fils de Phidon, fils d’Aristodamidas, fils de Mérops, fils de Thestios, fils de Kissios, fils de Téménos, fils d’Aristomachos fils de Kléodaios, fils d’Hyllos, fils d’Héraclès. Quelques autres proposent une généalogie différente : Caranos serait fils de Poias, fils de Kroisos, fils de Kléodaios, fils d’Eurybiadas, fils de Déballos, fils de Lacharos, fils de Téménos qui revint dans le Péloponnèse", Georgios Syncellos, Extrait de chronographie 499.9-16). L’historien romain Justin appuie le propos de Diodore de Sicile en détaillant le stratagème employé par Caranos pour s’emparer du pouvoir, et en précisant qu’Edesse est rebaptisée "Aigai" à l’occasion ("La Macédoine s’appelait anciennement “Emathie”, du nom de son roi Emathion, dont plusieurs monuments subsistent encore. Les accroissements de ce pays longtemps replié sur lui-même, furent tardifs. Ses habitants étaient des Pélasges […]. Après avoir entendu un oracle, Caranos vint en Emathie à la tête d’un important groupe de colons grecs. Il prit Edesse à la faveur d’une pluie abondante et d’un brouillard épais qui masqua son avancée aux habitants. Il s’y introduisit en suivant un troupeau de chèvres que le mauvais temps chassait vers la ville, accomplissant ainsi l’oracle qui lui avait prédit un empire à condition de prendre des chèvres pour guides. Installé dans cette cité, il décréta solennellement que toutes ses expéditions militaires futures seraient précédées par des chèvres, en souvenir de sa première conquête. Il rebaptisa Edesse en “Aigai” ["A„ga…", apparenté à "a‡x/chèvre"], et donna aux habitants le nom d’“Aigades”", Justin, Histoire VII.1). Le géographe grec Pausanias évoque aussi incidemment cet épisode ("Dans la plaine de Chéronée, on voit deux trophées érigés par les Romains […], mais aucun érigé par Philippe II fils d’Amyntas III, qui n’en a pareillement érigé aucun ailleurs pour ses autres victoires. L’Histoire des Macédoniens atteste que ceux-ci n’ont pas coutume de célébrer leurs victoires par ces monuments. Elle raconte que le roi Caranos, après avoir vaincu Cisséos qui régnait alors sur la Macédoine, érigea un trophée à la manière des Argiens, mais qu’un lion sorti de la forêt du mont Olympe vint le renverser, Caranos conclut à cette occasion avoir agi imprudemment en donnant aux barbares locaux une bonne raison de le haïr éternellement. Depuis cet événement, Caranos et ses successeurs se dispensèrent d’ériger des trophées, afin de ne pas transformer leurs adversaires vaincus en ennemis irréconciliables. Cette pratique se retrouve chez Alexandre qui, ni après ses victoires sur Darius III, ni après ses conquête en Inde, n’érigea jamais le moindre trophée", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 40.7-10). Un peu plus tard, un autre Argien y devient roi sous le nom de "Perdiccas Ier", fondateur de la dynastie des Argéades ("Trois frères téménides [descendants de Téménos, l’un des Doriens conquérants du Péloponnèse au début de l’ère des Ages obscurs, qui s’est approprié la cité d’Argos], Gauanès, Aéropos et Perdiccas, s’enfuirent d’Argos vers l’Illyrie, ils passèrent les montagnes, entrèrent en haute Macédoine et parvinrent à la cité de Lebaia [non localisée]. Ils louèrent leurs services au seigneur local : le premier gardait les chevaux, le deuxième gardait les bœufs, et le troisième, le jeune Perdiccas, gardait le petit bétail. L’épouse du seigneur préparait elle-même leur nourriture, car à cette époque les classes dirigeantes vivaient dans le même dénuement que leurs sujets, or chaque fois qu’elle travaillait le pain la miche destinée à son jeune domestique doublait de volume [signe annonçant la royauté future de Perdiccas]. Comme ce phénomène se répétait, elle en informa son mari, qui y vit un prodige et l’annonce d’événements graves. Il convoqua les trois serviteurs et leur ordonna de quitter le pays. Ils réclamèrent leurs salaires, estimant injuste d’être chassés sans avoir été payés. Un rayon de soleil pénétrait dans la maison par le trou du toit aménagé pour l’évacuation des fumées : dès qu’il les entendit parler de leurs salaires, le seigneur probablement égaré par un dieu s’écria : “Vos salaires ? Voici ce que vous méritez ! Servez-vous !” en leur montrant la tache de soleil. Les aînés Gauanès et Aéropos restèrent quoi, mais le cadet répliqua : “Nous acceptons ce que tu nous donnes, seigneur”, et, avec son couteau il traça sur le sol le contour de la tache de soleil garçon, puis il mima à trois reprises le geste de puiser du soleil et de le verser dans son vêtement. Ensuite il partit avec ses frères. Après leur départ, un homme dans l’entourage du seigneur attira l’attention sur la manière judicieuse dont le garçon avait pris possession de ce qu’on lui offrait. Cela irrita le seigneur, qui lança des cavaliers à leurs trousses avec ordre de les tuer. Mais l’un des fleuves du pays, auquel les descendants des trois frères argiens offrent des sacrifices aujourd’hui encore en le considérant comme le sauveur de leur famille, monta si fortement en crue après le passage des Téménides, que les cavaliers ne purent pas le traverser. Les trois hommes gagnèrent une autre région de Macédoine où ils s’installèrent, […] près du mont Bermion qui est si froid que personne ne peut le gravir. Maîtres de cette région, les Téménides étendirent ensuite leur pouvoir à toute la Macédoine", Hérodote, Histoire VIII.137-138 ; Constantin VII Porphyrogénète, citant un passage du livre VII perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, rapporte l’oracle reçu par Perdiccas Ier l’encourageant à étendre son territoire et à fonder Aigai, future capitale royale en bordure du golfe Thermaïque [à ne pas confondre avec la cité d’Edesse rebaptisée aussi “Aigai” par Caranos !] : "Perdiccas [Ier] voulait étendre son royaume. Il consulta donc l’oracle de Delphes. La Pythie lui répondit : “Le pouvoir royal sur la terre qui prodigue les richesse appartient aux illustres Téménides. Zeus porteur de l’égide le leur donner. Va vite en Bottie où abondent les troupeaux. Tu verras des chèvres blanches aux cornes blanches dormant jusqu’à au matin : sur le sol de ce territoire, sacrifie aux dieux bienheureux et fonde une cité”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 6), ancêtre d’Alexandre Ier Philhellène contemporain de Thémistocle ("Alexandre [Ier Philhellène] se rattachait à Perdiccas [Ier] de la façon suivante : il était fils d’Amyntas [Ier], lui-même fils d’Alcétès, le père d’Alcétès était Aéropos, celui d’Aéropos était Philippe [Ier], et celui de Philippe [Ier] était Argéas ["Argšaj" ou "Arge‹oj" selon les versions, littéralement "l’Argien", qui a donné son nom à la dynastie des "Argéades"] fils de Perdiccas [Ier] qui a pris le pouvoir en Macédoine", Hérodote, Histoire VIII.139 ; la généalogie rapportée par Diodore de Sicile cité par Eusèbe de Césarée relie également Argéas à Alexandre Ier Philhellène : "Perdiccas [Ier] régna quarante-huit ans et laissa le pouvoir à Argéas. Après un règne de trente-et-un ans, le trône d’Argéas revint à Philippe [Ier], qui régna trente-trois ans, puis laissa le pouvoir à Aéropos [Ier]. Ce dernier régna vingt ans. Alcétès lui succéda sur le trône pour un règne de dix-huit ans, puis laissa le pouvoir à Amyntas [Ier]. Celui-ci, après quarante-neuf ans de règne, céda son trône à Alexandre [Ier Philhellène], qui le conserva quarante-quatre ans. […] De Caranos, le premier à régner sur la Macédoine unifiée, à Alexandre [III] qui vainquit l’Asie, on compte vingt-quatre rois sur quatre cent cinquante-trois ans", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, page 227, édition d’Alfred Schoene ; le même passage de Diodore de Sicile cité par Georgios Syncellos est plus problématique : "Caranos régna trente ans. Son fils Koinos lui succéda pour un règne de vingt-huit ans. Après ce dernier, son fils Caranos [inconnu par ailleurs] régna trente ans. Puis Tyrimmas régna quarante-cinq ans, il annexa d’autres régions à la Macédoine et agrandit le royaume de toute part. Ensuite Argéas le fils de Tyrimmas [Georgios Syncellos oublie de nommer Perdiccas Ier, et il fait d’Argéas le "fils de Tyrimmas" alors qu’il est en réalité le fils de Perdiccas Ier] régna pendant trente-quatre ans, puis Philippe [Ier] le fils d’Argéas pendant trente-cinq ans. Après eux, Alcétès le fils de Philippe [Ier] [Georgios Syncellos oublie de nommer Aéropos, et il fait d’Alcétès le "fils de Philippe Ier" alors qu’il est en réalité le fils d’Aéropos] régna [texte manque] ans, puis Amyntas [Ier] le fils d’Alcétès [texte manque] ans, puis Alexandre [Ier Philhellène] le fils d’Amyntas [Ier]", Georgios Syncellos, Extrait de chronographie 499.17-22), puis de Philippe II et Alexandre III le Grand. On voit sur la carte que le territoire d’Edesse/Aigai a une grande importance stratégique, puisqu’il contrôle à la fois l’actuel golfe Thermaïque et les côtes thessaliennes jusqu’à l’île d’Eubée, les vallées fertiles de l’intérieur de la Macédoine, toute la péninsule de Chalcidique en face, et la voie terrestre vers la Thrace.


Le détroit du Bosphore est évoqué à travers l’épisode des roches broyeuses du mythe de Jason. Le fort courant en provenance de la mer Noire impose aux navires qui s’y engagent un itinéraire bien précis pour ne pas être fracassés contre les récifs qui le bordent, de là vient l’image du dieu marin Poséidon déplaçant les rochers du rivage pour tenter d’empêcher les Argonautes de continuer leur périple. Selon Diodore de Sicile, le site de Byzance (aujourd’hui Istanbul en Turquie) était déjà occupé par des autochtones d’on-ne-sait-quelle nature à l’époque de Jason, sous l’autorité d’un "Byzas" qui a donné son nom à la future cité ("Arrivés au détroit de la mer du Pont, les Argonautes mirent pied à terre dans un pays dont Byzas était alors roi, qui a laissé son nom à la cité de Byzance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique IV.49). On soupçonne que la présence ancienne d’une population à cet endroit est liée au même courant septentrional : entraînés par ce dernier, les poissons de la mer Noire se précipitent dans le golfe très encaissé de Byzance où, piégés, ils sont facilement pêchés par les riverains ("La Corne de Byzance est un golfe baignant les murs de la cité et remontant vers l’ouest sur soixante stades, en se divisant en multiples branches telle la ramure d’un cerf. Dans ces nombreuses criques s’engagent régulièrement des bancs de pélamydes, dont la pêche est très facile en raison de leur abondance et du fort courant qui les y pousse, l’étroitesse de certaines criques permet même de les capturer à la main. Ces poissons se reproduisent dans le lac Méotide [aujourd’hui la mer d’Azov], dès que les jeunes ont assez de force ils s’engagent par bancs dans le Pont-Euxin [c’est-à-dire la mer Noire, via le détroit de Kertch] et longent la côte asiatique jusqu’à Trapézonte et Pharnakia [capitale de la principauté hellénistique de Phanacès Ier dont elle a pris le nom au IIème siècle av. J.-C., correspondant à la cité de Cotyora dont nous parlerons plus loin], où ils commencent à être pêchés, mais sans grand profit car leur croissance n’est pas terminée, ils arrivent à maturité à hauteur de Sinope, où ils sont pris et salés. Les survivants atteignent les Cyanées [littéralement les "Bleues"/"Ku£neai", nom désignant les roches qui bordent le détroit du Bosphore]. Un rocher blanc se détachant de la côte de Chalcédoine les effraie et les pousse vers la rive opposée. Emportés alors par le courant et la topographie vers la corne de Byzance, ils font la fortune des Byzantins", Strabon, Géographie, VII, 6.2). On soupçonne aussi que c’est cette qualité halieutique, ajoutée à la proximité du Bosphore contrôlant les allers et venues des bateaux entre mer Noire et mer de Marmara, qui incite des aventuriers de la cité dorienne de Mégare à s’installer sur la côte juste en face pour y fonder Chalcédoine au début de l’ère archaïque (aujourd’hui le quartier de Kadıköy dans Istanbul en Turquie : "Le Bosphore de Thrace sépare l’Europe de l’Asie par un détroit de cinq stades. Dans la gorge du détroit se trouve une petite cité, et à son embouchure un temple. La cité s’appelle “Chalcédoine” et fut fondée par Archias à la tête de colons de Mégare, le temple est consacré à Jupiter [Zeus] et fut bâti par Jason", Pomponius Mela, Description du monde I.19 ; saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, accole l’année -685 à l’indication suivante : "Fondation de Chalcédoine" ; l’origine mégarienne de Chalcédoine est confirmée incidemment par Thucydide quand il raconte l’escale du stratège athénien Lamachos à la "colonie mégarienne" de Chalcédoine avant ses opérations militaires en mer Noire au milieu du Vème siècle av. J.-C., dans le livre IV paragraphe 75 de sa Guerre du Péloponnèse ; Strabon qualifie aussi incidemment Chalcédoine de "colonie mégarienne" au livre XII paragraphe 4 alinéa 2 de sa Géographie). Les auteurs antiques sont unanimes pour dire que la cité de Byzance est fondée après Chalcédoine (en -659 selon la Chronique précitée de saint Jérôme, qui accole à cette année l’indication suivante : "Fondation de Byzance"), par les autochtones descendants de Byzas en réponse à la fondation mégarienne invasive de Chalcédoine juste en face, peut-être avec l’aide d’autres colons grecs ayant constaté que le site de Chalcédoine est finalement très incommode pour le contrôle du Bosphore et pour la pêche ("Installés sur la rive opposée, les Chalcédoniens ne jouissent pas de la pêche des pélamydes, qui n’approchent jamais de leurs côtes. On raconte même que cela a dicté le célèbre oracle du dieu Apollon conseillant aux Byzantins, venus l’interroger sur le meilleur endroit où fonder leur cité après que les Mégariens ont fondé la leur à Chalcédoine, de s’installer “face aux Aveugles”, désignant ainsi les fondateurs de Chalcédoine qui avaient négligé une position profitable à tous points de vue pour une position comparativement pauvre de l’autre côté du détroit", Strabon, Géographie, VII, 6.2 ; "Un mot de Mégabase [satrape de Phrygie hellespontique sous le règne de Darius Ier, au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C.] a rendu son nom célèbre parmi les habitants de l’Hellespont : séjournant à Byzance, il apprit que les Chalcédoniens avaient bâti leur cité dix-sept ans avant que les Byzantins eussent fondé la leur, il en déduisit qu’ils étaient aveugles pour avoir ainsi choisi de fonder leur cité sur position aussi désavantageuse en délaissant une autre plus profitable", Hérodote, Histoire IV.144). Ces caractéristiques naturelles très favorables de Byzance lui attireront toutes les convoitises commerciales et politiques, assurant son développement phénoménal et sa richesse aux ères classique puis hellénistique ("Byzance est installée sur un site qui, s’il est très désavantageux du côté de la terre, lui assure du côté de la mer une sécurité et une prospérité mieux que tout autre au monde. Etant donné l’emplacement qu’elle occupe au débouché du Pont-Euxin, aucun navire ne peut franchir la passe dans un sens ou dans l’autre sans son accord. Les Byzantins ont donc la haute main sur l’exportation de toutes les denrées nécessaires qu’on trouve en abondance dans la région du Pont-Euxin et qui fournissent aux besoins des autres peuples. On sait effectivement que les pays situés en bordure du Pont-Euxin sont les plus gros fournisseurs de bestiaux et de main-d’œuvre servile de la meilleure qualité. Ces pays procurent aussi en abondance des produits de luxe comme le miel, la cire, le poisson en conserve. De nos contrées, ils importent l’huile et les vins de toutes sortes que nous avons en excédent. Ils sont exportateurs de céréales dans les bonnes années et importateurs dans les autres", Polybe, Histoire, IV, 38.1-5), jusqu’à absorber Chalcédoine sur la rive asiatique et devenir la capitale universelle des Empereurs à l’ère impériale romaine.


Les Mégariens étendent leur influence sur la côte nord-ouest en fondant Mesembria, et sur la côte sud-est en fondant Héraclée du Pont. La cité de Mesembria, aujourd’hui Nesebar au nord de la baie de Burgas en Bulgarie, doit son nom à son premier habitant, même si un doute persiste sur l’appellation exacte de ce dernier : "Melsos" (qui aurait donné "Mšlsou pÒlij/cité de Melsos") selon l’article que Stéphane de Byzance consacre à Mesembria dans ses Ethniques, ou "Menas" selon Strabon dans sa Géographie, qui ajoute que le suffixe "-bria" signifie "cité" en thrace (on peut rapprocher phonétiquement "bria" de "polis/pÒlij" en grec, qui signifie également "cité" : "La colonie mégarienne de Mesembria [fut] appelée d’abord “Menebria” d’après le nom de son fondateur “Menas” et le mot thrace “bria” signifiant “cité”, qu’on retrouve dans le nom de “Selymbria” ou “cité de Selyos” [aujourd’hui Silivri, sur la côte nord de la mer de Marmara, à soixante-cinq kilomètres à l’ouest d’Istanbul en Turquie], ou dans “Poltymbria” que portait anciennement Ainos [aujourd’hui Enez en Turquie, à l’embouchure du fleuve Maritsa marquant la frontière entre la Grèce sur la rive droite et la Turquie sur la rive gauche]", Strabon, Géographie, VII, 6.1). Bâtie sur une île, donc facile à défendre, Mesembria est préservée du passage de l’armée perse de Darius Ier en guerre contre les Scythes vers -510, contrairement aux populations thraces continentales voisines ("Les Thraces qui habitent Salmydessos [aujourd’hui Midia en Turquie] et la région située au-dessus des cités d’Apollonia [aujourd’hui Sozopol en Bulgarie] et de Mesembria, qu’on appelle les Scyrmiades et les Nipséens, se soumirent en effet sans combattre, tandis que les Gètes s’obstinèrent dans une résistance imprudente. Ils furent finalement asservis", Hérodote, Histoire IV.93). Les habitants de Byzance et de Chalcédoine s’y réfugient après leur rébellion ratée contre l’occupation perse au début du Vème siècle av. J.-C. ("Les Byzantins et les Chalcédoniens face à eux abandonnèrent leur patrie sans attendre l’arrivée des navires phéniciens [alliés des envahisseurs perses] : ils s’en allèrent vers le Pont-Euxin, où ils s’établirent dans la cité de Mesembria", Hérodote, Histoire VI.33). De l’autre côté du Bosphore, les Mégariens fondent Héraclée du Pont, aujourd’hui Karadeniz Ereğli en Turquie, aidés par des Béotiens de Tanagra ("Héraclée est une cité du Pont-Euxin, bâtie par des gens de Mégare et de Tanagra", Pausanias, Description de la Grèce, V, 26.7). Cela est confirmé incidemment par Xénophon dans son récit de la retraite des Dix Mille au tout début du IVème siècle av. J.-C., quand il qualifie Héraclée du Pont de "colonie mégarienne" lors de sa traversée de la Bithynie au livre VI paragraphe 2 alinéa 1 de son Anabase de Cyrus. Ce sont les Mégariens d’Héraclée du Pont qui fondent Chersonèsos à la pointe sud de l’actuelle péninsule de Crimée, aujourd’hui Sébastopol en Russie. A l’ère archaïque, cette péninsule est habitée par un peuple mystérieux, les "Taures/Taàroi", qui n’ont aucun rapport avec les Scythes locaux. Cela est prouvé indirectement par Hérodote, quand il évoque l’expédition déjà mentionnée du Perse Darius Ier contre les Scythes vers -510 : après avoir remonté les rives occidentales de la mer Noire (les actuelles Bulgarie et Roumanie), Darius Ier traverse l’actuelle Ukraine et se dirige vers le fleuve Don, les Scythes en retraite cherchent une alliance avec les Taures pour contrer cette invasion perse et tenter de repousser Darius Ier ("Les Scythes se rendirent compte de leur incapacité à repousser l’armée de Darius Ier par une bataille en rase campagne, ils appelèrent donc leurs voisins […], c’est-à-dire les Taures", Hérodote, Histoire IV.102), autrement dit les Scythes et les Taures sont effectivement deux peuples distincts. Pour notre part, nous soupçonnons très fortement que ces Taures sont des descendants de Sémites installés là depuis l’ère mycénienne. Primo, leur nom semble issu de l’étymon consonantique sémitique "trʃ" qu’on retrouve dans beaucoup de noms de comptoirs portuaires sémitiques de l’ère mycénienne, comme "Tarse" en Anatolie, "Tarente" en Italie, "Taras" en Sicile, "Tartessos" en Ibérie, et dans le mot "thalassa/q£lassa" en grec, désignant la mer. Secundo, Hérodote précise que les Taures pratiquent les sacrifices humains à la mémoire d’Iphigénie la fille d’Agamemnon ("[Les Taures] sacrifient à la déesse Vierge tous les naufragés et tous les Grecs qu’ils capturent au large de leurs côtes. Voici comment ils procèdent : ils commencent la cérémonie, puis ils assomment la victime d’un coup de massue, (certains disent qu’ils la jettent du haut du roc escarpé où est bâti leur temple), et ils conservent la tête fixée sur un pieu […]. Ils prétendent que la déesse à laquelle ils offrent ces sacrifices est Iphigénie fille d’Agamemnon", Hérodote, Histoire IV.103, Pomponius Mela dit la même chose ("Les Taures, rendus célèbres par Iphigénie et Oreste, ont des mœurs barbares et la réputation affreuse d’immoler les étrangers sur leurs autels", Pomponius Mela, Description de la terre II.1), or la pratique du sacrifice humain est attestée partout dans le monde sémitique des ères minoenne et mycénienne, et on sait par ailleurs, grâce à la tragédie Iphigénie en Tauride d’Euripide, qu’Iphigénie était une prêtresse d’Artémis, déesse remontant au moins à l’ère mycénienne, peut-être apparentée à la déesse guerrière atlante Athéna ou à la déesse levantine de l’amour Ishtar/Astarté. Strabon dit de son côté que les Taures pratiquent la piraterie au large de la péninsule de Crimée ("Si on longe la côte, on voit s’avancer au midi une presqu’île de la Chersonèse taurique, sur laquelle les colons d’Héraclée du Pont ont bâti jadis une cité appelée “Chersonèsos” […]. Le temple de la déesse Vierge, contenant une statue de cette déesse [Artémis] et un navire dédié, a donné son nom au cap “Parthénion”, il est situé à une centaine de stades de la cité. Entre la cité et le cap, on compte trois ports, on passe ensuite devant les ruines de la vieille ville de Chersonèsos, et on atteint un autre port à l’ouverture très étroite où jadis les Taures, peuple de pirates originaire de Scythie, épiaient les navires de passage pour mieux les attaquer à l’improviste", Strabon, Géographie, VII, 4.2), empêchant la libre circulation des biens et des personnes dans le nord de la mer Noire, c’est peut-être justement pour sécuriser cette zone maritime que les gens d’Héraclée du Pont ont finalement décidé de s’installer sur leur territoire et fonder Chersonèsos, pour contenir leurs débordements, cette précision signifie que les Taures sont un peuple marin, qu’ils sont étrangers aux Scythes qui sont un peuple terrien, et qu’ils peuvent réellement avoir pour ancêtres les Sémites des ères minoenne et mycénienne qui étaient des marins réputés et redoutés. Les fouilles réalisées par les archéologues soviétiques dans les années 1950 révèlent qu’au IVème siècle av. J.-C. Chersonèsos est entourée par plus de douze mille hectares de "kléros" ("klÁroj", désigne tout objet utilisé pour tirer au sort, puis par extension tout "lot, bien, domaine" obtenu par ce tirage au sort, d’où dérivent "klhroàcoj/clérouque, colon" et "klhrouc…a/clérouquie, colonie"), des bornes délimitent les différentes cultures, qui sont gérées par cent quarante-neuf fermes dont chacune est constituée d’une cour centrale flanquée de bâtiments de diverses tailles. Ces multiples parcelles sont-elles la propriété collective de la cité de Chersonèsos, ou de certains de ses citoyens, ou un mélange des deux ? On l’ignore. Elles sous-entendent en tous cas que Chersonèsos à l’ère classique dépend autant de ses relations commerciales avec sa cité-mère Héraclée du Pont et avec les autres cités grecque de mer Noire, que de ses relations soignées avec les Scythes et les Taures voisins dont elle a accaparé progressivement les terres.


Mais les Mégariens sont vite dépassés par les Ioniens de Milet, qui font quasiment de la mer Noire leur mer privée.


A l’est, les Milésiens étouffent les colons mégariens de Mesembria par la création de plusieurs comptoirs sur des sites très intelligemment choisis. En face même de l’île-cité de Mesembria, sur une autre île de la côte sud de l’actuelle baie de Burgas, ils fondent Apollonia (aujourd’hui Sozopol en Bulgarie), contrôlant ainsi les mouvements de tous les navires en provenance ou à destination du Bosphore (la tradition locale, non encore étayée par des preuves archéologiques, voit dans les colons milésiens d’Apollonia les bâtisseurs d’une "tour", "pyrgos/pÚrgoj" en grec, ou d’un bâtiment fortifié de tours, au fond de cette baie, qui aurait donné son nom à la ville portuaire bulgare actuelle de "Burgas"). Un peu plus loin vers le nord, ils fondent Odessos (aujourd’hui Varna en Bulgarie), dont les plus anciens artefacts retrouvés sur place remontent au premier quart du VIème siècle av. J.-C. En continuant vers le nord, on trouve la cité de Tomis (aujourd’hui Constanța en Roumanie), autre probable établissement milésien. Il est possible que cette cité de Tomis a été fondée par les Milésiens pour pallier la perte d’une cité voisine, Callatis (aujourd’hui Mangalia en Roumanie), devenue "colonie d’Héraclée" selon Strabon, autrement dit colonie mégarienne, mais fondée par des Milésiens selon Pomponius Mela ("Sur les côtes de ce pays [la Thrace], on trouve près de l’Istros la cité d’Histria, puis Callatis fondée par des colons de Milet, puis Tomis", Pomponius Mela, Description de la terre II.2). Enfin à l’embouchure du fleuve "Istros" (aujourd’hui le fleuve Danube), ils fondent l’homonyme "Histria" (site archéologique à une vingtaine de kilomètres au nord de Constanța en Roumanie) pour commercer avec les Thraces de la tribu gète vivant à proximité (en -657 selon saint Jérôme qui, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, accole à cette date l’indication suivante : "Fondation d’Histria dans le Pont"). Les colons milésiens d’Histria, originellement marins, se transformeront peu à peu en agriculteurs aux ères hellénistique et impériale romaine, à cause de l’ensablement progressif du site. Les fouilles archéologiques sous la couche limoneuse danubienne actuelle ont mis à jour un temple à Aphrodite datant de l’ère archaïque et reconstruit à l’ère hellénistique, un autre temple à Zeus du Vème siècle av. J.-C., et un temple dorique du IIIème av. J.-C. à un dieu thrace non identifié, prouvant le mélange des populations grecque et thrace au cours du temps ("Depuis la bouche sacrée de l’Istros en suivant la côte à droite, on trouve d’abord à cinq cents stades la petite cité d’origine milésienne Histria, puis à deux cents cinquante stades la petite cité de Tomis, puis la cité de Callatis, colonie d’Héraclée à deux cents quatre-vingt stades de Tomis. On compte ensuite mille trois cents stades jusqu’à Apollonia, colonie de Milet, dont la partie principale est bâtie dans une petite île, incluant le temple d’Apollon où se trouvait naguère la statue colossale du dieu réalisée par Calamis, que Marcus Lucullus a enlevée pour l’emmener au Capitole. Ajoutons qu’entre Callatis et Apollonia on remarque Bizonè, dont une grande partie fut engloutie jadis lors d’un séisme [aujourd’hui Kavarna en Bulgarie], Krounoi [aujourd’hui Kranevo en Bulgarie], la colonie milésienne Odessos, la cité de Naulochos [aujourd’hui Obzor en Bulgarie] qui appartient aux gens de Mesembria [donc Naulochos est une colonie mégarienne concurrente d’Odessos], le mont Aimos [aujourd’hui le mont Emona] dont l’extrémité avance jusqu’au bord de la mer, puis la colonie mégarienne de Mesembria", Strabon, Géographie, VII, 6.1).


Au nord, les Milésiens enserrent la péninsule de Crimée dominée par la Mégarienne Chersonèsos. Au nord-ouest, à l’embouchure du fleuve Tyras (aujourd’hui le fleuve Dniestr), ils fondent la cité homonyme de Tyras (aujourd’hui Bilhorod-Dnistrovskyï, dans la banlieue sud d’Odessa en Ukraine), vers -600 si on se réfère aux plus anciens artefacts découverts sur place. La nouvelle cité doit-elle son nom à l’un de ses premiers colons grecs ? ou son étymon consonantique "trʃ" trahit-il, comme le peuple des "Taures" en Crimée voisine, une ancienne implantation sémitique ? Encore au nord-ouest, à l’embouchure du fleuve Hypanis (aujourd’hui le fleuve Bug méridional), face à l’embouchure du fleuve Borysthène voisin (aujourd’hui le fleuve Dniepr), ils fondent Olbia (site archéologique près du village actuel de Parutina, à une cinquantaine de kilomètres en aval de Mykolaev en Ukraine). Les fouilles soviétiques dans les années 1960 y ont exhumé des céramiques rhodiennes remontant au VIIème siècle av. J.-C., qui font de cette cité la plus ancienne colonie grecque en mer Noire attestée archéologiquement (saint Jérôme raccorde avec cette datation dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, en accolant l’année -647 à l’indication suivante : "Fondation de Borysthène dans le Pont"). L’essentiel des habitations au pied de l’acropole se résume à des maisons à moitié enterrées pour protéger du froid, ce qui suggère des conditions de vie difficiles. Néanmoins des tombes scythes découvertes à proximité de la colonie, et l’abondance des produits grecs trouvés sur place (amphores de vin, armes, céramiques diverses), laissent supposer des très bonnes relations et un commerce florissant entre les colons milésiens et les Scythes alentour (le fait divers raconté longuement par Hérodote aux paragraphes 78 à 80 livre IV de son Histoire, qui se termine par la mort d’un bâtard gréco-scythe nommé Scylès par les Scythes du Borysthène/Dniepr refusant son éducation grecque, laissant penser que la méfiance persistaient entre colons grecs et autochtones scythes, est contredit par la nature même de ce Scylès gréco-scythe, par le séjour qu’Hérodote a effectué en personne à Olbia pour les besoins de son Histoire probablement peu de temps après l’assassinat de ce dernier, et par le lien étroit, voire vital, qu’Athènes a entretenu avec Olbia tout au long du Vème siècle av. J.-C., celle-ci assurant la sécurité du commerce en mer Noire grâce à sa flotte, celle-là assurant l’approvisionnement du grand empire maritime athénien en blé scythe). Au nord-est, les Milésiens fondent Théodosia (aujourd’hui Féodosia en Russie), sur la péninsule de Crimée, ils entrent ainsi directement en concurrence avec les empiètements des Mégariens de Chersonèsos sur les terres des Taures ("On arrive ensuite à la cité de Théodosia, qui possède une plaine très fertile et un port pouvant contenir cent navires. Cette cité marquait naguère la frontière entre les possessions des Bosphoriens et celles des Taures. Tous les territoires suivants sont aussi fertiles, jusqu’à Panticapée la capitale des Bosphoriens, située à l’embouchure même du lac Méotide. La distance entre Théodosia et Panticapée est d’environ cinq cent trente stades, et toute cette partie de la côte produit du blé en abondance", Strabon, Géographie, VII, 4.4). Ils fondent "Panticapée/Pantik£paion" (aujourd’hui Kertch en Russie ; peut-être dérivé de "k£peloj/petit marchand, vendeur de détail, brocanteur", précédé du préfixe "panto-/tout" et suivi de la désinence religieuse "-ion", d’où littéralement "la place de marché sacrée des vendeurs de toutes sortes" ?), sur un site hautement stratégique, équivalent à Byzance dans le Bosphore : Panticapée se trouve sur la rive occidentale de l’actuel détroit de Kertch qui contrôle les mouvements des navires entre le Pont-Euxin/mer Noire et le lac Méotide/mer d’Azov, c’est par ailleurs un lieu de pêche abondante puisque les poissons pélamydes y passent chaque année pour se reproduire (selon le livre VII paragraphe 6 alinéa 2 précité de la Géographie de Strabon). Le contenu des maisons fouillées par les archéologues montre que la cité est au moins aussi ancienne que Tyras, soit le début du VIème siècle av. J.-C. ("Panticapée couvre les flancs d’une colline de vingt stades de circonférence. Dans sa partie orientale se trouvent le port, des arsenaux pour trente navires environ, et l’acropole. Avec les autres colonies qui bordent les deux rives du détroit près de l’embouchure du lac Méotide, cette cité d’origine milésienne a longtemps été une monarchie, dirigée par les dynasties des Leucons, des Satyros et des Paerisades", Strabon, Géographie, VII, 4.4). Les Milésiens de Panticapée doivent composer avec l’installation sur la rive opposée, aujourd’hui russe, de colons en provenance de la cité ionienne de Téos refusant de se soumettre à l’envahisseur perse dans la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C. (Hérodote évoque en partie cet exil des gens de Téos vers le nord, effectuant une première escale à Abdère en territoire thrace : "Quand Harpage [général de Darius Ier] par ses terrassements se rendit maître de leurs remparts, les gens de Téos montèrent tous sur leurs navires et partirent pour la Thrace où ils s’établirent dans la cité d’Abdère", Hérodote, Histoire I.168), ces colons de Téos sont conduits par un nommé "Phanagoras fuyant l’hybris des Perses" (selon le paragraphe 547 des Commentaires sur le Voyage autour du monde de Denys le Périégète de l’érudit ecclésiastique byzantin Eusthate de Thessalonique citant un passage des Bithyniques d’Arrien malheureusement perdus ; Stéphane de Byzance, dans l’article "Phanagoria" de ses Ethniques, évoque aussi ce Phanagoras), qui donne son nom à la nouvelle colonie, "Phanagoria" (site archéologique sur l’actuelle route côtière entre Primorskiy et Sennoy, dans la péninsule de Taman en Russie). Au début de l’ère impériale romaine, le géographe Strabon constate que les deux cités Panticapée et Phanagoria se répartissent les marchés européen et asiatique ("Les Bosphoriens d’Europe ont Panticapée pour capitale, et ceux d’Asie, Phanagoria, qui est le marché des produits en provenance du lac Méotide et des pays barbares situés au-dessus, tandis que Panticapée est celui des produits en provenance de la mer [Noire]", Strabon, Géographie, XI, 2.10). Notons encore la cité d’Hermonassa (site archéologique de Tmutarakan, au centre de Taman en Russie), exactement à mi-chemin de Panticapée à l’ouest et Phanagoria à l’est, dont les plus anciens artefacts remontent au milieu du VIème siècle av. J.-C., sans qu’on puisse définir ses premiers habitants (il est possible qu’Hermonassa se soit développée par l’installation progressive de citoyens grecs de Panticapée et de Phanagoria et de Scythes locaux ayant compris l’intérêt de fluidifier leurs affaires en vivant dans un lieu commun). Dans l’extrême nord-est enfin, au fond du lac Méotide (aujourd’hui la mer d’Azov), à l’embouchure du fleuve Tanaïs (aujourd’hui le fleuve Don), les Milésiens de Panticapée fondent la cité homonyme de Tanaïs (site archéologique sur le village actuel de Nedvigovka dans la banlieue est de Rostov-sur-le-Don en Russie : "Dès qu’on passe son embouchure, appelée habituellement “Bosphore cimmérien”, entre la cité de Panticapée et sa voisine asiatique Phanagoria, le lac Méotide s’élargit. Il se rétrécit beaucoup ensuite, pour former un canal d’environ soixante-dix stades servant de frontière entre l’Europe et l’Asie, qui se prolonge par le fleuve Tanaïs s’écoulant depuis le nord en direction du lac Méotide, juste en face du Bosphore [cimmérien, c’est-à-dire juste en face de l’actuel détroit de Kertch]. Le Tanaïs se jette dans le lac Méotide par deux bouches distantes l’une de l’autre d’environ soixante stades, il donne son nom à une cité qui est, après Panticapée, la dernière place d’échanges avec les barbares", Strabon, Géographie, VII, 4.5). L’archéologie incline à penser que cette fondation est tardive, peut-être au Vème siècle av. J.-C., mais qu’elle est l’aboutissement de venues ponctuelles de plus en plus régulières des Grecs sur le site depuis le VIIème siècle av. J.-C. Jusqu’au Ier siècle av. J.-C., Tanaïs est une place de marché très lucrative ("Baignée à la fois par le fleuve dont elle porte le nom et par le lac Méotide, la cité de Tanaïs a été fondée par des Grecs du Bosphore [cimmérien, c’est-à-dire des Grecs des cités de l’actuel détroit de Kertch]. Récemment, cette cité a été saccagée par Polémon Ier [roi hellénistique du Pont, allié de Marc-Antoine et Cléopâtre VII], auquel elle a désobéi. Elle était jusqu’alors la dernière place d’échanges entre nomades asiatiques et européens et Grecs du Bosphore, qui traversaient le lac Méotide pour s’y rendre : ceux-ci y amenaient des esclaves, des peaux et divers produits issus de leur artisanat nomade, ceux-là des tissus, du vin et beaucoup d’autres produits des pays civilisés, échangés à des prix très avantageux", Strabon, Géographie, XI, 2.3). A l’ère impériale romaine, le géographe Strabon remarque que les connaissances sur les terres et les peuples au-delà de l’embouchure du fleuve Tanaïs/Don sont très minces, à cause du climat inadapté aux explorateurs méditerranéens et à cause des populations scythes hostiles ("[Comme le fleuve Nil], le fleuve Tanaïs cache ses sources. Mais, tandis que nous connaissons une grande partie du cours du Nil parce que beaucoup de pays qu’il traverse sont facilement accessibles et parce que lui-même peut être remonté très haut, nous ne connaissons du Tanaïs que ses deux bouches, qui se déversent dans la partie la plus septentrionale du lac Méotide à soixante stades l’une de l’autre : au-delà de ces bouches, l’exploration a toujours été entravée par le froid excessif et le peu de ressources locales, supportables pour les autochtones et les nomades qui se nourrissent de la chair et du lait de leurs troupeaux mais insupportables pour les étrangers, et par ailleurs ces nomades peu sociables par nature ont toujours profité de leur nombre et de leur force pour interdire l’accès à tous les chemins de leurs pays, et empêcher toute remontée du fleuve", Strabon, Géographie, XI, 2.2). Des sources périphériques prouvent néanmoins, pour l’anecdote, que les Grecs de Tanaïs sont en contact avec les futurs slaves. Ainsi Claude Ptolémée dans sa Géographie, au livre VI paragraphe 14 alinéa 9 consacré aux peuples habitants entre le fleuve "Ra/", aujourd’hui le fleuve Volga, et les monts "Imaos/Im£oj", hellénisation apocopée de l’"Himalaya" (les géographes gréco-romains antiques croient à tort que le Caucase, l’Oural, l’Elbourz, l’Hindou-Kouch et l’Himalaya forment une ligne montagneuse continue, et emploient souvent indifféremment tel nom à la place de tel autre pour désigner l’une ou l’autre chaîne montagneuse, ainsi "Imaos" désigne ici la chaîne de l’Oural), signale la présence des "Scythes Alanoi/SkÚqai Alano…", ancêtres des "Alains" qui dévasteront l’Europe occidentale et l’Afrique du nord à la fin de l’Antiquité et au haut Moyen Age, et des "Souobenoi/Souobhno…", ancêtres des "Slovènes" (la traduction grecque a transformée la consonne spirante latérale alvéolaire voisée [l] initiale en une voyelle fermée postérieure arrondie [u]). Le même Claude Ptolémée dans la même œuvre, au livre V paragraphe 9 alinéa 21 consacré aux "Scythes de la tribu sarmate" vivant près du Caucase, signale la présence des "Serboi/Sšrboi", ancêtres des "Serbes" (Pline l’Ancien au livre VI paragraphe 7 alinéa 1 de son Histoire naturelle mentionne aussi incidemment les "Serbi" en latin, vivant dans la même région du Caucase, en précisant que les Sarmates sont une tribu mède et non pas scythe). Les inscriptions 1245 et 1277 du Corpus Inscriptionum Regni Bosporani, ou "CIRB" dans le petit monde des hellénistes, répertoire collectif de l’Institut d’Histoire de l’Académie russe des sciences de Saint-Pétersbourg, en provenance du site archéologique de Tanaïs/Nedvigovka et datées du IIIème siècle av. J.-C., mentionnent les "Choroathoi/Coro£qoi", ancêtres des "Croates", comme interlocuteurs des Grecs de Tanaïs.


Au sud, les Milésiens coupent la route de la Colchide aux Mégariens d’Héraclée du Pont, en fondant Sinope ("Sinope est en Paphlagonie, c’est une colonie des Milésiens", Xénophon, Anabase de Cyrus, V, 1.15) là où la légende dit qu’Autolycos, l’un des Argonautes de la fin de l’ère mycénienne, a débarqué ("[Les gens de Sinope] considèrent Autolycos comme le fondateur de leur cité, et l’ont toujours honoré comme un dieu, ils lui ont même élevé un sanctuaire où l’on rend ses oracles. On dit qu’Autolycos était l’un des membres de l’expédition de Jason, et qu’il prit possession en son propre nom du lieu où s’élève aujourd’hui Sinope. Les Milésiens plus tard furent frappés des avantages exceptionnels de cette position, et, profitant de la faiblesse de ceux qui l’occupaient, ils s’en emparèrent à leur tour en y installant des colons", Strabon, Géographie, XII, 3.11 ; saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, accole à l’année -631 l’indication suivante : "Fondation de Sinope"). On voit sur la carte que Sinope est exactement à mi-distance du Bosphore à l’ouest et de la Colchide à l’est, elle est également le terminus portuaire de la route qui relie l’Anatolie à la Mésopotamie, en résumé l’endroit idéal pour profiter des échanges commerciaux est-ouest et nord-sud. Strabon insiste encore sur les exceptionnelles richesses naturelles du site : construite sur un promontoire pouvant servir de forteresse inexpugnable, en bordure de la route migratoire des poissons pélamydes, son sol est très fertile ("[Sinope] occupe tout le col d’une presqu’île, dont l’isthme est flanqué de part et d’autre d’un port, d’un arsenal et des admirables pêcheries de pélamydes dont j’ai parlé précédemment […]. Cette presqu’île se termine par une crête rocheuse circulaire et percée de grands trous épars qui, tels des puits qu’on aurait creusés dans le roc, se remplissent d’eau dès que la mer grossit. Ajoutons que cette partie de la presqu’île est naturellement rugueuse, hérissée d’aspérités, inaccessible pour les pieds nus. Le reste de la presqu’île, dont le sol est excellent, présente de très beaux vergers, notamment au-dessus de la ville, et plus encore au-delà, du côté des faubourgs", Strabon, Géographie, XII, 3.11), et son arrière-pays produit en abondance le bois nécessaire à sa flotte militaire et marchande ou à son usage civil ("Immédiatement après Sinope se trouve l’embouchure du fleuve Halys, qui doit son nom aux salines ["¡luk…j"] près desquelles il passe. […] La région de Sinope, et plus généralement la chaîne de montagnes bordant le littoral jusqu’à la Bithynie, abonde en bois de marine excellents et faciles à transporter, et en bois d’érable et de noyer dont on fait de belles tables. Et dans toute la zone cultivée, qui commence à peu de distance au-dessus de la mer, on voit des plantations d’oliviers", Strabon, Géographie, XII, 3.12). Toutes ces caractéristiques favorables font de Sinope le gendarme de la mer Noire, et un allié indispensable pour les cités prétendant à l’hégémonie en mer Egée ("[Sinope] est la cité la plus considérable du pays. Fondée par les Milésiens, elle se construisit une marine puissante qui non seulement lui assura l’hégémonie sur toute la mer en-deçà des Cyanées, mais encore participa au-delà à des batailles contre d’autres navires grecs", Strabon, Géographie, XII, 3.11), ce qui explique pourquoi Périclès y envoie le stratège Lamachos comme représentant et allié bienveillant au milieu du Vème siècle av. J.-C. ("[Périclès] laissa aux Sinopiens treize navires commandés par Lamachos, et des troupes pour les défendre contre le tyran Timésiléon, qui fut bientôt chassé de Sinope avec tous ceux de son parti", Plutarque, Vie de Périclès 20), afin d’assurer la sécurité des convois de blé ukrainien depuis Olbia jusqu’à Athènes. Un peu plus loin vers l’est, les Milésiens fondent Amisos (aujourd’hui Samsun en Turquie ; cela est confirmé par Strabon qui, citant l’historien Théopompe, dit incidemment au livre XII paragraphe 3 alinéa 14 de sa Géographie qu’Amisos est "colonie de Milet"). Les colons d’Amisos bénéficient aussi d’un arrière-pays très fertile, la plaine de Thémiscyre où vivent les célèbres Amazones ("Parmi les terres fertiles dépendant d’Amisos, on distingue le canton de Thémiscyre [plaine autour de la ville côtière actuelle de Terme, à une quarantaine de kilomètres à l’est de Samsun en Turquie], où vécurent les Amazones", Strabon, Géographie, XII, 3.14), sillonnée de nombreux cours d’eau ("Thémiscyre est une plaine à une soixantaine de stades d’Amisos, d’un côté baignée par la mer, de l’autre côté bordée par la chaîne montagneuse que j’ai déjà évoquée couverte de belles forêts et sillonnée de nombreux cours d’eau dont elle renferme les sources. Tous ces cours d’eau se réunissent pour former le fleuve Thermodon [aujourd’hui le Terme ça], qui traverse la plaine d’un bout à l’autre. Un autre fleuve aussi important en provenance du canton de Phanarée l’arrose également, l’Iris [aujourd’hui le Yeşilırmak], qui prend sa source dans les profondeurs même du Pont, se dirige d’abord vers l’ouest, coupe en deux la cité de Komana Pontica [site archéologique sur le village actuel de Gümenek, à une dizaine de kilomètres au nord-est de Tokat en Turquie], traverse ensuite la belle et fertile plaine de la Dazimonitide [entre les actuelles villes turques de Tokat et Turhal], puis tourne vers le nord pour passer près de Gaziura l’ancienne résidence royale aujourd’hui abandonnée [site non identifié, peut-être sous ou à proximité de l’actuelle Turhal en Turquie ?], retourne vers l’est, se grossit du Scylax [aujourd’hui le Çekerekirmak] et d’autres cours d’eau, baigne les murs de ma patrie la cité fortifiée d’Amasée [aujourd’hui Amasya en Turquie], entre dans le canton de Phanarée où le Lycos [aujourd’hui le Kelkit çayı] en provenance d’Arménie mêle ses eaux aux siennes et prend lui-même le nom d’“Iris”, puis il arrive en Thémiscyre qu’il traverse aisément jusqu’au Pont. Grâce à leur présence, cette plaine de Thémiscyre est toujours humide et verdoyante, elle peut nourrir des nombreux troupeaux de bœufs et des chevaux, on y sème le froment et le millet, ou plus exactement ces deux plantes y poussent naturellement en raison de l’irrigation abondante qui prémunit de toute sécheresse, je crois savoir que cette région n’a d’ailleurs jamais connu une seule année de famine. J’ajoute que la quantité d’arbres fruitiers qui croissent spontanément dans toute la partie basse de la montagne est si grande, que les habitants s’approvisionnant en bois tout au long de l’année y trouvent à discrétion des raisins, des poires, des pommes, des noix, pendus aux branches des arbres ou tombés à terre et cachés sous d’énormes tas de feuilles à la basse saison. Enfin, dans toute la plaine de Thémiscyre, la chasse est très fructueuse et très variée à cause des facilités du gibier à s’y nourrir", Strabon, Géographie, XII, 3.15). Toujours sur la côte en continuant vers l’est on trouve la cité de Cotyora (aujourd’hui Ordu en Turquie) fondée par des colons en provenance de Sinope, selon Xénophon qui y stationne un temps lors de son retour de Perse avec les Dix Mille au tout début du IVème siècle av. J.-C. (Xénophon, Anabase de Cyrus, V, 5.3). Dans la première moitié du IIème siècle av. J.-C., Pharnacès Ier roi de la principauté hellénistique du Pont fait de Cotyora sa capitale en la rebaptisant de son nom, "Pharnakia". Strabon à l’ère impériale romaine dit que dans la banlieue est de Cotyora/Pharnakia se trouvent les ruines d’"Ischopolis", littéralement "la Cité fortifiée", non encore découverte par les archéologues : cette mystérieuse Ischopolis est probablement l’ancienne résidence de Pharnacès Ier et de ses successeurs à la tête de la principauté du Pont, tombée en désuétude par l’intégration de cette principauté à l’Empire romain ("En longeant la côte à partir d’Amisos, on trouve successivement le cap Héracleion [aujourd’hui le parc naturel des Amazones, dans la banlieue nord de Terme en Turquie ?], un autre cap appelé “Jasonion” [aujourd’hui le Yason burnu, sur la commune de Çaytepe, à une dizaine de kilomètres au nord-est de Fatsa en Turquie], le Genètes [aujourd’hui le Meletirmak ?], la cité de Cotyora capitale de la Pharnakène, les ruines d’Ischopolis, le golfe de la petite cité de Kérasos, Hermonassa [cité non localisée, à non pas confondre avec son homonyme Hermonassa/Tmutarakan dans l’actuelle péninsule de Taman en Russie que nous avons évoquée plus haut], puis, à proximité d’Hermonassa, Trapézonte, et la frontière de la Colchide après Trapézonte", Strabon, Géographie, XII, 3.17). Le même Strabon ajoute que Cotyora/Pharnakia jouit des mêmes conditions naturelles très favorables que ses voisines Amisos et Sinope, auxquelles s’ajoutent la présence lucrative de mines de fer et d’argent ("La cité de Pharnakia est doublement favorisée par sa position : du côté de la mer elle jouit de toutes les facilités pour la pêche des pélamydes, qui commencent leur maturité dans ses eaux, et du côté de la terre elle avoisine des mines de fer, qui longtemps ont aussi produit de l’argent", Strabon, Géographie, XII, 3.19). On devine que les Milésiens de Cotyora/Pharnakia prennent possession du promontoire de Kérasos proche (aujourd’hui Giresun en Turquie ; Xénophon dit incidemment, au livre V paragraphe 3 alinéa 2 de son Anabase de Cyrus, que Kérasos est aussi "colonie de Sinope"), dont l’origine reste discutée. Les auteurs anciens hésitent en effet sur le nom exact de ce promontoire, les uns écrivent "Kerasous/Kerasoàj" tandis que les autres écrivent "Kerasounta/KerasoÚnta", or on se souvient que les noms de lieu avec un suffixe "-ssos/-sh" suggèrent une origine sémitique alors que les noms de lieu avec un suffixe en "-nda/-nthos" suggèrent une origine autochtone asianique. Le radical consonantique [krʃ] en tout cas s’apparente à l’étymon sémitique "trʃ" déjà cité (via une transformation du [t] initial en [k], comme dans le peuple des "Kourètes/Crétois", ou dans le port de "Crissa" en contrebas du mont Parnasse, ou dans la cité de "Carthage", dont on est sûr qu’ils se rattachent à l’Histoire des Sémites des ères mycénienne et des Ages obscurs) : doit-on en conclure que "Kérasos/Kerasoàj" est un ancien comptoir spécifiquement sémitique ? ou que "Kérasos/KerasoÚnta" est un ancien établissement asianique sur lesquels sont venus s’installer des Sémites désireux de profiter des mines de fer et d’argent signalées à proximité par Strabon (comme probablement la cité de "Corinthe/KÒrinqoj" en Grèce, qui combine pareillement le radical sémitique "trʃ/krʃ" et le suffixe asianique "-nda/-nthos") ? Pour l’anecdote, cette petite cité de Kérasos doit sa célébrité universelle à la variété particulière de drupe poussant sur son sol, importé en Occident à l’ère impériale romaine sous son nom latinisé "cerasus", qui deviendra la "cerise" en français (qui donnera à son tour "kirsche" en allemand et "cherry" en anglais : "Le cerisier était inconnu en Italie avant la victoire de Lucius Lucullus sur Mithridate [VI]. En l’an 680 de Rome [c’est-à-dire l’année -73 du calendrier chrétien], celui-ci le premier importa cet arbre du Pont, cent vingt ans plus tard on en trouve jusqu’en Bretagne au-delà de l’Océan", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XV, 30.1 ; "Après la Bithynie se trouvent les domaines [de la principauté] du Pont et la Paphlagonie, où l’on remarque les importantes cités d’Héraclée, Sinope, Polémonion [littéralement "cité sainte/ion de Polémon Ier", roi de la principauté hellénistique du Pont au Ier siècle av. J.C., aujourd’hui Fatsa en Turquie, à l’embouchure du fleuve Elekçi] et Amisos, toutes nées de l’actif génie des Grecs, et Kérasos dont Lucullus importa le doux fruit dans notre pays. Sur des hautes îles s’élèvent les importantes cités de Trapézonte et de Pityounta", Ammien Marcellin, Histoire de Rome, XXII, 8.16). La même ambiguïté étymologique pèse sur "Trapézonte" (aujourd’hui Trabzon en Turquie), formé sur le radical grec "trapeza/tr£peza" signifiant simplement "table à quatre pieds" (d’où dérivera "trapèze" en français, désignant tout quadrilatère à deux côtés parallèles) en référence à la forme du plateau sur laquelle la cité se développe, que les auteurs antiques orthographient tantôt en "Trapézous/Trapezoàj" avec un suffixe sémitique "-ssos", tantôt en "Trapézounta/TrapezoÚnta" avec un suffixe asianique en "-nda". La captation milésienne de Trapézonte est encore confirmée incidemment par Xénophon au livre IV paragraphe 8 alinéa 22 de son Anabase de Cyrus, qui la qualifie de "colonie de Sinope", quand il évoque la fin de la retraite terrestre des Dix Mille et leur joie irrépressible de revoir enfin la mer. La cité est en effet le terminus portuaire de la route reliant la côte nord-est de l’Anatolie à l’Arménie et au-delà au plateau iranien, elle est par ailleurs le poste-frontière contrôlant les échanges maritimes entre la côte de Colchide à l’est et tous les autres ports de la mer Noire.


A l’est, la côte rugueuse entre la péninsule de Taman au nord et la cité de Pityounta au sud semble délaissée par les Grecs. Mais cette cité même de Pityounta, premier port de Colchide quand on arrive du nord, est assurément un comptoir grec, comme son nom l’indique : "Pituoànta" dérive de "pin/p…tuj" en grec, suivi du suffixe locatif asianique "-nda" (aujourd’hui Pitsunda en Géorgie). Dans notre paragraphe introductif, nous avons vu que la région montagneuse habitée par les Soanes, qui ont donné leur nom à la moderne province de Svanétie en Géorgie, dont les rivières charrient des paillettes d’or, ont attiré les Sémites évincés notamment par les Hittites et les Hurrites et pour cette raison en quête d’une terre d’accueil au début de l’ère mycénienne, qui ont donné le nom sémitique "Colchide" au territoire où ils se sont installés (on retrouve effectivement l’étymon consonantique déjà mentionné "trʃ/krʃ" dans "Colchide", correspondant approximativement aux actuelles Géorgie et Arménie), et la richesse des Colchidiens obtenue par orpaillage a probablement engendrée le mythe de la Toison d’or à la fin de l’ère mycénienne, attirant à son tour la convoitise des Achéens emmenés par Jason. Nous avons vu aussi que la région côtière en contrebas des montagnes des Soanes, l’"Héniochie/HniÒch" (aujourd’hui la province d’Abkhazie en Géorgie, voisine de la Svanétie) doit son nom aux "écuyers/¹niocoj" de Castor et Pollux qui y ont accosté, et que la cité portuaire de Dioscurias capitale de l’Héniochie (site archéologique aujourd’hui englouti dans la baie de Sukhumi en Géorgie), doit son nom aux Dioscures Castor et Pollux ayant accompagné Jason ("A partir du Korokontames [aujourd’hui le fleuve Moshepsin ? ou le fleuve Gostagayka ?], la côte incline vers l’est. A cent quatre-vingts stades on trouve le port et la cité de Sindikos [aujourd’hui Anapa en Russie], puis, quatre cents stades plus loin, la cité et le port de Bata [aujourd’hui Novorossiysk en Russie] […]. Artémidore [géographe du Ier siècle av. J.-C. originaire d’Ephèse, dont l’œuvre n’a pas traversé les siècles] donne cinq cents stades à la côte des Kerketes [en référence à Kerkas l’un des écuyers de Castor et Pollux] à partir de Bata, dont il détaille les ports et les villages, puis il décrit successivement la côte des Achéens [en référence aux Achéens conduits par Jason] de cinq cents stades, celle des Héniochiens de mille stades, et enfin celle de trois cent soixante stades entre Pityounta la grande et Dioscurias […], les premiers ports de la Colchide, qui regardent vers l’ouest. Au-delà de Dioscurias se poursuit le littoral de la Colchide, jusqu’à Trapézonte, où la côte forme une courbe très marquée et continue presque en ligne droite, constituant le côté droit du Pont-Euxin qui regarde le nord", Strabon, Géographie, XI, 2.14). Contentons-nous d’ajouter qu’à l’époque de Strabon et de Pline l’Ancien, au début de l’ère impériale romaine, ces deux ports grecs de Pityounta/Pitsunda et Dioscurias/Sukhumi sont en ruines, en raison de la terreur maritime qu’imposent les habitants d’alors livrés à eux-mêmes ("[L’Héniochie], partie de la chaîne montagneuse du Caucase, est presque dépourvue d’abris. Ses habitants vivent principalement de la piraterie. Leurs embarcations fragiles, étroites et légères, qui peuvent supporter vingt-cinq hommes, parfois jusqu’à trente hommes, sont appelées “kamaras” par les Grecs. […] Ces pirates forment des escadres de kamaras pour tenir la mer en permanence, afin d’attaquer les navires marchands ou les habitations côtières, exerçant ainsi une tyrannie maritime", Strabon, Géographie, XI, 2.12). Les deux auteurs s’accordent cependant pour rappeler qu’aux ères classique et hellénistique avant leur effondrement, Pityounta et Dioscurias ont été deux places commerciales très animées et très rentables ("La côte [d’Héniochie] est peuplée de sauvages en habits noirs ["melanchlaeni", latinisation du grec "noir/mšlaj" et "chlaina/cla‹na", manteau de laine épais fixé sur les épaules par une agrafe] semblables à des corbeaux ["coraxi", latinisation du grec "corbeau/kÒrax"], autour de la célèbre cité colchidienne de Dioscurias près du fleuve Anthémonte [aujourd’hui le fleuve Basla] aujourd’hui abandonnée, où jadis selon Timosthène [de Rhodes, explorateur du IIIème siècle av. J.-C.] trois cents peuples parlaient des langues différentes, et où naguère les Romains commerçaient via cent trente interprètes", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 5.1-2 ; "En raison de sa situation dans le golfe que nous venons de décrire, et parce qu’elle marque le point le plus oriental du Pont-Euxin, Dioscurias est souvent surnommée “le Fond”, ou “le Terme” ou “la Barrière”. […] La cité même de Dioscurias peut être considérée comme une saillie de l’isthme séparant le Pont-Euxin et la mer Caspienne, elle est la dernière place de marché pour les peuples de l’intérieur et des alentours, réunissant dans ses murs des gens pratiquant soixante-dix langues différentes (et non pas trois cents comme le prétendent certains auteurs qui exagèrent), en raison de leur vie errante et de leur isolement auxquels les condamnent leur orgueil et leur sauvagerie, en majorité Sarmates, tous habitants du Caucase", Strabon, Géographie, XI, 2.16). Cet essor temporaire à partir de l’ère classique est-il dû à des colons milésiens ? Nous l’ignorons. Nous sommes sûrs en revanche, grâce au géographe romain Pomponius Mela, que les Milésiens sont bien à l’origine de la cité de Phasis (aujourd’hui Poti en Géorgie : "[A Trapézonte] se termine la côte qui commence au Bosphore. A partir de ce lieu en effet, la côte s’incurve au point de se faire face, resserrant le Pont-Euxin dans un angle très étroit. Sur ce rivage correspondant à l’embouchure du Phase vivent les Colchidiens, dans une petite cité homonyme fondée par le Milésien Thémistagoras, près du temple dédié à Phrixos et du bois sacré évoqué dans la célèbre fable antique de la Toison d’or", Pomponius Mela, Description du monde I.19 ; Stéphane de Byzance confirme l’origine milésienne de Phasis dans l’article de ses Ethniques décrivant cette cité), dont l’existence avant le Vème siècle av. J.-C. n’est toujours pas archéologiquement prouvée (nous avons vu dans notre paragraphe introductif qu’à l’époque de Jason à la fin de l’ère mycénienne le nom "Phasis/Phase" désignait exclusivement le fleuve s’écoulant au centre de la Colchide, aujourd’hui le fleuve Rion, à l’embouchure duquel la cité homonyme sera construite : "Le Phasis prend naissance dans les montagnes au-dessus de la Colchide et s’y grossit des eaux de nombreuses sources, dans la plaine il reçoit d’autres affluents dont le Glaukos et l’Hippos, devenant large et navigable, il se jette dans la mer sous une cité appelée également “Phasis”, près d’un grand lac [aujourd’hui le lac Paliastomi]", Strabon, Géographie, XI, 3.4 ; l’article "Phasis" précité des Ethniques de Stéphane de Byzance dit qu’Aristophane met en scène un habitant de Phasis dans sa comédie Olk£dej/Les cargos aujourd’hui perdue, nous pouvons donc seulement affirmer que cette cité milésienne existe depuis l’époque d’Aristophane au plus tard).


En Anatolie du sud


On se souvient qu’à l’ère des Ages obscurs, nous l’avons vu dans notre paragraphe introductif, le Levant est devenu une terre de chaos sur laquelle diverses communautés se sont imposées : les Philistins au sud autour de Gaza, les Arabes nabatéens autour de Petra, les Israélites sur le plateau cisjordanien, les Phéniciens dans les cités côtières entre Tyr et Arados, les survivants hittites en Cilicie et dans le nord-ouest de l’actuelle Syrie. Ce sont probablement ces derniers, Phéniciens et néo-Hittites, qui ont fondé les plus anciennes cités de l’actuel golfe d’Antalya : Pergé à l’ouest (aujourd’hui Aksu, dans la banlieue est d’Antalya en Turquie), Aspendos à l’est (site archéologique dans la banlieue nord-est de Serik, à une quarantaine de kilomètres à l’est d’Antalya en Turquie) sur la rive droite du fleuve Eurymédon (aujourd’hui le fleuve Köprüçay), et Sillyon au milieu (site archéologique entre les actuelles communes de Satirli et de Yanköy en Turquie, équidistant d’Aksu à une quinzaine de kilomètres au sud-ouest, et de Serik à une quinzaine de kilomètres au sud-est). A l’ère archaïque, les cités grecques anatoliennes en pleine expansion tentent naturellement de coloniser les côtes vers le Levant. Le géographe romain Pomponius Mela dit que la cité de Phasélis (site archéologique sur l’actuelle commune de Tekirova, dans la banlieue sud de Kemer en Turquie, à l’ouest du golfe d’Antalya) a été fondée par Mopsos à l’ère des Ages obscurs ("Plus loin on trouve deux fleuves importants : le Cestrus [nom latin de lactuel Aksu Çayi] facilement navigable, et le Cataractes ainsi nommé parce qu’il se précipite du haut d’un rocher [aujourdhui le Düden Çayi]. Entre ces deux fleuves est la petite cité de Pergé et un temple appelé “Pergaion” consacré à Diane [Artémis]. Ensuite on voit le mont Sardemisos [non identifié], et Phasélis fondée par Mopsos, à l’extrémité de la Pamphylie", Pomponius Mela, Description du monde I.14). C’est possible. Mais les artefacts découverts sur place prouvent assurément qu’elle est accaparée par des Grecs dès le VIIème siècle av. J.-C., qui y effacent tout souvenir d’éventuels habitants antérieurs. Selon Cicéron, ces Grecs étaint préalablement installés en Lycie voisine ("Phasélis, qui a été prise par Servilius [consul en -79], n’était pas jadis un repaire de Ciliciens et de pirates. Elle a été fondée par les Lyciens, eux-mêmes originaires de la Grèce. Parce que la cité s’avance beaucoup dans la mer, les pirates étaient souvent obligés d’y aborder quand ils quittaient leurs ports ou quand ils revenaient de leurs courses. Ils se l’associèrent d’abord par le commerce, ensuite par un traité d’alliance", Cicéron, Seconde action contre Verrès IV.10). On suppose fortement qu’ils sont originaires de l’île de Rhodes, située juste en face de la Lycie. Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique perdue d’Eusèbe de Césarée, écrit : "Géla en Sicile et Phasélis en Pamphylie sont fondées" face à la deuxième année de la vingt-deuxième olympiade, soit -691. Un peu plus loin vers l’est, dans le même golfe d’Antalya, des colons en provenance de Kymè fondent Sidé (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui, et constitue le port de l’actuelle Manavgat en Turquie : "A la Lycie succède la Pamphylie, dont les cités sont aussi habitées par des Grecs. En remontant le fleuve Eurymédon, on trouve les cités d’Aspendos et de Sillyon. Plus bas est le port de Sidé, fondé par des colons de Kymè", pseudo-Scylax, Périple 103 ; "Après l’Eurymédon, on trouve un autre fleuve [aujourd’hui le Manavgat Nehri] qui se jette dans la mer face à de nombreux îlots, puis Sidé la colonie de Kymè, et un temple dédié à Athéna", Strabon, Géographie, XIV, 4.2). On soupçonne que cette cité de "Kymè" mentionnée par les auteurs anciens est celle d’Anatolie, et non pas celle homonyme d’Eubée, d’où partiront d’autres colons pour fonder une autre cité homonyme, "Kymè/Cumes" en Italie, que nous évoquerons dans notre prochain alinéa. Selon Arrien, ces Grecs de Kymé installés à Sidé oublieront vite leur langue grecque natale pour parler un sabir particulier, incompréhensible pour les Grecs de l’époque d’Alexandre le Grand quelques siècles plus tard ("Alexandre marcha vers Sidé [en -333], dont les habitants sont originaires de Kymé en Eolide. Ils racontent que quand les premiers colons de Kymé débarquèrent sur ce territoire, ils oublièrent aussitôt la langue grecque pour parler une langue barbare particulière, inconnue auparavant, et sans rapport avec celles des barbares alentours. Depuis cette époque, les gens de Sidé parlent cette langue barbare différente des langues autochtones", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 26.4). En continuant leur canotage vers l’est, les Grecs atteignent la Cilicie. Ils y fondent une nouvelle cité portuaire, Soles (site archéologique sur la côte de l’actuelle Mezitli, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Mersin en Turquie). Le géographe grec Strabon dit que les fondateurs de Soles sont des "Achéens" sans autre précision, et des Rhodiens originaires de la cité de Lindos ("[Soles] est une importante cité qui doit son origine à des colons achéens et à des Rhodiens de Lindos", Strabon, Géographie, XIV, 5.8). Après la victoire romaine à la bataille de Magnésie en hiver -190/-189 contre Antiochos III, les Rhodiens eux-mêmes, fort de leur soutien aux Romains dans cette guerre contre Antiochos III, réclament en récompense la cessation de la cité de Soles sous prétexte qu’elle est "d’origine argienne comme Rhodes" ("Après avoir remercié le Sénat [de Rome, qui a confié aux Rhodiens la gestion de la Lycie], les Rhodiens réclamèrent la cité de Soles en Cilicie, en disant qu’“elle était d’origine argienne comme Rhodes” et que cette parenté créait entre les deux peuples une relation très étroite, ils demandèrent donc la faveur de la soustraire au despotisme du roi [Antiochos III]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 56.7), or on sait qu’au début de l’ère mycénienne Danaos, descendant de l’Argienne Io, s’est effectivement enfui d’Egypte en passant par Lindos sur l’île de Rhodes, après avoir laissé une partie de ses compagnons en Cilicie, où ils ont fondé Adana (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui, dans la banlieue est de Tarse en Turquie). Mais Diogène Laërce de son côté écarte la thèse rhodienne et raccorde avec la thèse achéenne en affirmant que Soles doit son nom au législateur Solon qui lui a donné ses premières fondations et l’a peuplée de colons athéniens au début du VIème siècle av. J.-C. ("[Solon] se rendit en Cilicie, où il fonda une cité qu’il appela “Soles” d’après son nom [selon cette acception "Soles/SÒloi" désignerait littéralement les "compagnons de Solon/SÒlwn"], qu’il peupla d’Athéniens", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres I.51). Les fouilles archéologiques ne permettent pas de dater exactement la fondation de la cité et d’en définir sa nature. On peut seulement affirmer que les plus anciennes mentions de Soles, qui la qualifient de "cité grecque", se trouvent incidemment dans une liste corrompue au paragraphe 104 du Périple de pseudo-Scylax (compte-rendu réalisé à l’ère classique du voyage d’exploration réalisé par le Grec Scylax de Caryanda pour le compte de Darius Ier le Grand Roi de Perse à la fin du VIème siècle av. J.-C.) et dans l’Anabase de Cyrus de Xénophon racontant l’expédition des Dix Mille vers le cœur de l’Empire perse au tout début du IVème siècle av. J.-C. (Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.24). Mais cette qualification de "cité grecque" reste très relative puisque les auteurs anciens dès l’ère classique constatent que les colons de Soles, comme ceux de Sidé, ont oublié les subtilités de leur langue natale et parlent un grec bourré de fautes de grammaire ("Avec le temps, la langue [des Grecs de Soles] se corrompit et produisit des “solécismes”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres I.51 ; Aristote parle longuement du solécisme dans son essai Sur les réfutations des sophistes 174a-b, en constatant que les rhéteurs de son temps abusent habilement de ces fautes linguistiques commises par les gens de Soles pour créer à dessein des ambiguïtés et gagner des procès). La vérité est que le Levant à l’ère archaïque devient le terrain de jeu militaire des Mésopotamiens, qui y interdisent toute installation grecque durable. Ce n’est qu’après la victoire des Grecs contre les Perses à Salamine en -480 puis sur l’Eurymédon en -471, puis grâce à la diplomatie souple d’Artaxerxès Ier et de ses successeurs, que les Grecs reprendront progressivement possession des côtes sud anatoliennes, chypriotes et levantines de leurs lointains ancêtres mycéniens. Avant -480, les Grecs préfèrent regarder vers le nord en mer Noire, vers le sud en Egypte, ou vers l’ouest en Méditerranée occidentale. Par exemple les gens de Clazomènes fondent Abdère en Thrace, sur la côte en face de l’île de Thassos (Hérodote, Histoire I.168), et participent à l’essor de Naucratis que nous allons évoquer juste après (Hérodote, Histoire II.178).


En Egypte


L’Histoire de l’Egypte au début de l’ère archaïque est aussi indissociable de l’Histoire de la Mésopotamie alors totalement dominée par les Assyriens. En -732, un Israélite nommé Osée d’origine obscure prend le pouvoir en Samarie. Il paie un tribut annuel au roi assyrien ("La douzième année du règne d’Achaz en Judée, Osée fils d’Ela devint roi israélite en Samarie. […] Salmanasar V roi d’Assyrie vint l’attaquer, Osée dut se soumettre et lui payer un tribut annuel", Second livre des rois 17.1-3). Il se révolte, en envoyant des messagers chercher de l’aide en Egypte, à cette époque divisée entre la XXIIème Dynastie dans l’est du delta du Nil, la XXIIIème Dynastie issue et concurrente de la précédente (et régnant dans la même partie ouest du delta du Nil), la XXIVème Dynastie dans l’ouest du delta du Nil autour de la cité de Saïs, et la XXVème Dynastie d’origine nubienne régnant en haute Egypte autour de la cité sainte de Ta-Opet/Thèbes. Le roi assyrien envahit le royaume de Samarie, vainc l’armée samaritaine, et annexe finalement le territoire à son propre royaume assyrien. Osée et son entourage sont déportés vers l’Assyrie. C’est ainsi que le royaume israélite de Samarie cesse d’exister. Nous sommes en -722 ("Mais plus tard, Osée complota contre [les Assyriens], il envoya des messagers auprès du souverain égyptien de Saïs et refusa de payer le tribut au roi d’Assyrie. Quand Salmanasar V découvrit ce complot, il fit arrêter Osée et l’emprisonna. Puis il envahit le pays et vint assiéger Samarie. Au bout de trois ans, soit neuf ans après le début du règne d’Osée, le roi assyrien investit la ville. Il déporta la population israélite vers l’Assyrie", Seconde livre des rois 17.4-6). Peu de temps après, l’Israélite Ezéchias, à la tête du royaume de Judée voisin, défie à son tour la domination assyrienne ("La troisième année du règne de l’Israélite Osée fils Ela, Ezéchias fils d’Achaz devint roi de Judée. Il avait vingt-neuf ans et régna pendant vingt-neuf ans à Jérusalem. […] Le Seigneur était avec lui, et ainsi Ezéchias réussissait tout ce qu’il entreprenait. Il se révolta contre le roi d’Assyrie et ne lui fut plus soumis", Second livre des rois 18.1-7). La reconstitution des faits historiques est problématique car notre source principale est le Second livre des rois chapitres 18 à 20 qui n’est pas un livre historique mais un livre apologétique à la gloire de la dynastie judéenne (on peut même se demander si ce passage du Second livre des rois ne serait pas un simple copié-collé des chapitres 36-39 servant de conclusion au livre prophétique d’Isaïe I, puisqu’on y retrouve exactement le même récit, c’est d’ailleurs ce que sous-entend le verset 32 chapitre 32 du Second livre des chroniques ["L’histoire d’Ezéchias est contenue dans le livre de révélations du prophète Isaïe [I] fils d’Amots"]). Ces chapitres racontent que Sennachérib le roi d’Assyrie, furieux de la désobéissance d’Ezéchias, envahit la Judée en commençant par assiéger la cité fortifiée de Lakish. Dans un premier temps, Ezéchias prend peur et se soumet en payant une grosse indemnité de guerre à Sennachérib ("La quatorzième année du règne d’Ezéchias, Sennachérib le roi d’Assyrie vint assiéger toutes les places fortifiées du royaume de Judée et s’en empara. Alors Ezéchias le roi de Judée députa vers le roi d’Assyrie qui se trouvait à Lakish, pour lui dire : “J’ai commis une faute. Renonce à m’attaquer. Je suis prêt à payer la somme que tu m’imposeras”. Le roi d’Assyrien exigea d’Ezéchias trois cents talents d’argent et trente talents d’or. Ezéchias dut prendre tout l’argent qui était dans le Temple du Seigneur et dans le trésor du palais royal, il dut même découper le revêtement d’or qu’il avait fait plaquer sur les portes du Temple et sur leurs montants, et il livra le tout au roi d’Assyrie", Second livre des rois 18.13-16). Mais après avoir consulté le prophète Isaïe I qui l’assure du soutien de Yahvé, Ezéchias reprend courage (Second livre des rois 19.2-7). Sennachérib l’accuse de comploter secrètement avec les Egyptiens ("Sur qui comptes-tu pour oser te révolter contre moi ? Sur l’Egypte, ce roseau cassé qui transperce la main de quiconque s’y appuie ?", Second livre des rois 18.20-21). Et effectivement, peu de temps après (Second livre des rois 19.8-9), le "pharaon éthiopien Tiraca" vient attaquer les Assyriens, obligeant Sennachérib à "quitter Lakish", le narrateur évitant habilement de préciser si ce départ est consécutif à la prise de cette cité ou à l’abandon du siège (dans le premier cas c’est une défaite des Judéens, dans le second c’est un aveu de faiblesse des Assyriens…). Yahvé intervient alors, en envoyant un ange décimer l’armée de Sennachérib, qui rentre finalement en Assyrie avec ses troupes survivantes ("La nuit suivante, l’ange du Seigneur intervint dans le camp assyrien et y fit mourir cent quatre-vingt-cinq mille hommes. Le matin, les survivants à leur réveil découvrirent tous les cadavres. Alors Sennachérib le roi d’Assyrie leva le camp et repartit pour sa capitale Ninive, où il resta", Second livre des rois 19.35-36). Les faits ainsi présentés donnent au Judéen Ezéchias (et à Yahvé qui le soutient !) un rôle de grand vainqueur. Mais leur ordre historique semble bien trafiqué. Le "pharaon éthiopien Tiraca" renvoie à Taharqa, souverain nubien de la XXVème Dynastie, qui commence à régner peut-être vers -690. La prise de la cité de Lakish par Sennachérib quant à elle est bien attestée vers -700 par l’archéologie, et surtout par les célèbres bas-reliefs réalisés par Sennachérib lui-même dans son palais de Ninive après son retour du Levant, occupant aujourd’hui toute une salle d’exposition du British Museum de Londres en Grande-Bretagne, mine inestimable de renseignements sur les techniques poliorcétiques moyennes-orientales à l’ère archaïque. On se demande en conséquence si l’ordre des événements n’a pas été inversé par le narrateur du Second livre des rois, autrement dit Sennachérib a conquis Lakish, puis s’est tourné vers Ezéchias retranché dans Jérusalem, puis, face à la menace égyptienne conjuguée aux difficultés logistiques de plus en plus grandes supportées par l’armée assyrienne, aggravées peut-être par une épidémie - que le Second livre des rois voit comme une intervention de Yahvé -, a accepté le compromis proposé par Ezéchias, à savoir l’abandon du siège de Jérusalem et le départ des troupes assyriennes contre la livraison d’une grosse indemnité de guerre. Cette hypothèse est fortement suggérée par le document appelé commodément "Chronique de Sennachérib" par les assyriologues, biographie apologétique de Sennachérib dont trois exemplaires gravés en cunéiformes sur trois prismes ont été retrouvés (conservés respectivement au British Museum de Londres en Grande-Bretagne, à l’Institut oriental de l’université de Chicago aux Etats-Unis et à l’Israel Museum de Jérusalem en Israël). Ce texte raconte que la population de la cité d’Ekron (aujourd’hui le site archéologique de Tel Makna à une dizaine de kilomètres à l’ouest d’Ashdod en Israël) s’est révoltée contre son seigneur, serviteur zélé des Assyriens, qu’elle a enchaîné et livré à la garde d’Ezéchias, et elle a appelé à l’aide "les rois égyptiens" et "le roi de Meluhha" (la corne est de l’Afrique, c’est-à-dire le roi nubien de la XXVème Dynastie ?). Une bataille a eu lieu, opposant les coalisés égypto-levantins à Sennachérib, qui a gagné ("Les capitaines, les nobles et les gens d’Ekron enchaînèrent leur seigneur Padi, qui était lié par serment et par malédiction à l’Assyrie, et le livrèrent au Judéen Ezéchias, qui l’emprisonna comme un ennemi. Effrayés, ils appelèrent les rois égyptiens, les archers, les chars et les cavaliers du roi de Meluhha, qui vinrent massivement à leur secours. Près d’Eltekeh [cité non identifiée, correspondant peut-être à l’actuel site archéologique de Ge’alya dans la banlieue ouest de Rehovot en Israël], ils se dressèrent en rangs devant moi pour m’offrir la bataille. Avec l’aide de mon seigneur Assur, je les combattis et provoquai leur défaite. Les cavaliers et les princes égyptiens, ainsi que les conducteurs du roi éthiopien, mes mains les capturèrent vivants au milieu de la bataille", Chronique de Sennachérib, colonne II ligne 75 à colonne III ligne 7). Sennachérib s’est ensuite tourné vers Ezéchias, complice des coalisés vaincus, il a accaparé plusieurs cités fortifiées non nommées de Judée - on devine que Lakish est l’une d’elles - avant d’assiéger Jérusalem où Ezéchias s’est retranché. Ce dernier a été contraint de libérer le seigneur d’Ekron, puis il a accepté de négocier la fin du siège et le départ des Assyriens par la livraison d’un énorme butin ("Je me suis approché d’Ekron et j’ai tué les capitaines et les nobles rebelles, dont j’ai suspendu les corps sur des pieux autour de la ville. Les habitants désinvoltes qui se sont soulevés, je les ai intégrés dans le butin. Les autres, respectueux, non coupables de révolte, je ne les ai pas châtiés et je leur ai pardonné. J’ai fait sortir de Jérusalem leur seigneur Padi, je l’ai remis sur son trône et je lui ai imposé mon royal hommage. J’ai assiégé quarante-six villes fortifiées du Judéen Ezéchias qui ne s’est pas soumis à mon joug, ainsi que d’innombrables petites villes de la province, en les détruisant avec des béliers, en les attaquant par des assauts à pied, par des tunnels ou par le feu, et je les ai conquises. J’ai emporté comme butin un grand nombre de chevaux, mules, ânes, chameaux, bœufs et moutons. J’ai enfermé le seigneur de Jérusalem dans sa ville, tel un oiseau en cage, j’ai dressé des terrasses contre lui, brisant ceux qui tentaient de franchir les portes de la ville. Je l’ai dépouillé de ses cités, que j’ai données à Mitinti le seigneur d’Ashdod, à Padi le seigneur d’Ekron et à Sillibel le seigneur de Gaza, réduisant ainsi son domaine. En supplément de l’hommage traditionnel à ma majesté, j’imposai ses terres et ses biens. Effrayé par la splendeur effrayante de ma majesté, et abandonné par les Arabes et les mercenaires qui l’avaient aidé à fortifier sa ville de Jérusalem, le seigneur Ezéchias se soumit enfin : il offrit trente talents d’or et huit cents talents d’argent, de gemmes, d’antimoine, de bijoux, de grandes cornalines, de sièges en ivoire ou incrustés d’ivoire, de peaux d’éléphants, de défenses d’éléphants, d’ébène, de buis, ainsi que ses filles, son harem, ses musiciens et ses musiciennes, livrés à ma suite vers ma cité royale de Ninive, il députa pour payer ce tribut en mon honneur et accepter la servitude", Chronique de Sennachérib, colonne III lignes 8-79 ; on soupçonne que si ce texte ne parle pas du fléau indéterminé signalé dans le Second livre des rois, qui décime l’armée assyrienne pendant que celle-ci assiège Jérusalem, c’est parce qu’il contredit la toute-puissance affirmée de Sennachérib ; on soupçonne pareillement que si Sennachérib accepte de lever le siège de Jérusalem après négociations avec Ezéchias, c’est parce que ce fléau a réellement décimé ses troupes jusque-là victorieuses). La découverte, en 2010 à Jérusalem, par l’archéologue israélienne Eilat Mazar, d’un sceau estampillé "Ezéchias [fils d’]Achaz roi de Judée" et décoré d’un disque solaire ailé et d’une croix ankh prouve qu’Ezéchias a entretenu une relation étroite avec l’Egypte (une relation problématique pour la propagande hagiographie d’Ezéchias, que le narrateur du Second lire des rois passe donc sous silence). Pour l’anecdote, un tunnel remontant au début du VIIème siècle av. J.-C., reliant la source de la rivière Gihon au bassin de Siloé cinq cents mètres plus loin au cœur de la ville de Jérusalem, assurant le ravitaillement en eau des habitants en cas de siège, contenant un fragment de plaque commémorative sur laquelle est gravé le plus ancien texte en hébreu connu à ce jour (conservé aujourd’hui au Musée archéologique d’Istanbul en Turquie sous la référence 2195T), a été découvert à la fin du XIXème siècle : les archéologues hésitent à attribuer son creusement à Ezéchias dans l’optique préméditée de résister à l’invasion prévisible de la Judée par Sennachérib, ou dans l’urgence après le début du siège de Jérusalem par Sennachérib (cette version suit celle du Tanakh ["Le reste de l’histoire d’Ezéchias est contenu dans le livre intitulé Actes des rois judéens, qui raconte le courage qu’il a montré, et comment il a fait construire un réservoir et creuser un canal pour amener l’eau dans la ville de Jérusalem", Second livre des rois 20.20 ; "Ezéchias détourna la source du Gihon pour en diriger l’eau plus bas, vers l’ouest, dans la cité de David", Second livre des chroniques 32.31]), ou à Manassé fils et successeur d’Ezéchias. En Egypte pendant ce temps, la situation est très obscure. Le manque d’indices archéologiques et la confusion du récit d’Hérodote sur cette époque empêchent l’établissement d’une trame cohérente. Hérodote parle d’un mystérieux "Sethon/Seqîn", qui est peut-être un qualificatif renvoyant au dieu Seth appliqué à Chabaka, souverain nubien de la XXVème Dynastie, présenté comme un prêtre de Ptah - alias Héphaïstos chez les Grecs (la relation étroite de Chabaka avec le dieu Ptah/Héphaïstos est prouvée par la stèle appelée commodément "Pierre de Chabaka" par les égyptologues, conservée aujourd’hui conservée au British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM EA498) - à Memphis, méprisant envers les soldats égyptiens, qui en retour refusent de lui obéir quand il veut aller affronter Sennachérib au Levant ("Ensuite régna le prêtre d’Héphaïstos, Sethon, qui estima inutile la classe des soldats et les méprisa au point de les dépouiller de leurs terres alors que les souverains précédents leur avaient donné officiellement douze aroures à chacun. En conséquence, quand le roi d’Arabie et d’Assyrie Sanacharibos ["Sanac£riboj", hellénisation de "Sennachérib"] marcha vers l’Egypte avec une armée nombreuse, les guerriers égyptiens refusèrent de le secourir", Hérodote, Histoire II.141). Hérodote dit ensuite que l’armée assyrienne de Sennachérib est victime d’une invasion de rats, causant de tels ravages matériels que celui-ci est contraint de rebrousser chemin vers l’Assyrie ("[Sethon] s’endormit, et crut voir en rêve le dieu [Ptah/Héphaïstos] debout près de lui, l’encourager et lui promettre qu’il le défendrait s’il marchait contre l’armée des Arabes. Rassuré par ce rêve, accompagné seulement des Egyptiens ayant accepté de le suivre, c’est-à-dire non pas les soldats mais des commerçants, des artisans, des boutiquiers, Sethon établit son camp à "e, poste-frontière de l’Egypte. Quand les ennemis arrivèrent devant Péluse, des rats des champs envahirent leur camp pendant la nuit et rongèrent leurs carquois, leurs arcs, et même les courroies de leurs boucliers, au point que le lendemain, dépouillés de leurs armes, ils durent s’enfuir et périrent en grand nombre", Hérodote, Histoire II.141). Doit-on rapporter cette fatale invasion de rats qui dans l’Histoire d’Hérodote décime l’armée de Sennachérib face à l’Egypte, à la fatale intervention angélique qui dans le Second livre des rois décime la même armée de Sennachérib face à Jérusalem ? C’est très possible. La lecture entrecroisée des deux livres suggère que les divisions entres Israélites au Levant alimentent les divisions entre Dynasties en Egypte, au profit de l’envahisseur assyrien : le Second livre des rois chapitre 17 verset 4 dit qu’Osée, roi de Samarie, a demandé de l’aide au "souverain égyptien de Saïs", donc à un hiérarque non identifié de la XXIVème Dynastie, tandis qu’Ezéchias, roi de Judée rivale de la Samarie, trouve un soutient en "Tiraca/Taharqa" (selon le Second livre des rois chapitre 19 verset 9 précité) ou en Chabaka (alias Sethon chez Hérodote, selon notre hypothèse), donc à des souverains de la XXVème Dynastie rivale de la XXIVème Dynastie. Le refus des soldats égyptiens d’obéir à ce mystérieux "Sethon", si on accepte l’idée que ce "Sethon" est bien un qualificatif pour désigner Chabaka, peut s’expliquer par l’origine nubienne de ce dernier, qui heurte le nationalisme des Egyptiens. Cela est sous-entendu par Hérodote et par Diodore de Sicile qui affirment collégialement que "le souverain d’origine éthiopienne Sabakos/Sabakîj", hellénisation de "Chabaka", hésite entre exécuter rituellement les soldats récalcitrants et leurs complices au risque de provoquer un soulèvement général contre sa personne, ou renoncer au pouvoir pour mettre fin au mécontentement que sa nature étrangère à la tête du gouvernement de Memphis a provoqué. Sabakos/Chabaka choisit la seconde option, il abdique ("L’Ethiopien [Sabakos] finit par se retirer à la suite d’un rêve. Il crut voir dans son sommeil un homme qui lui conseillait de réunir tous les prêtres de l’Egypte et de les couper en deux [pour passer ensuite au milieu des deux moitiés de corps, pratique purificatrice]. Il estima que ce conseil était une tentation envoyée par les dieux pour l’obliger à commettre un sacrilège, et pour donner aux dieux et aux hommes une bonne raison de l’accabler. Il ne fit donc rien. […] Inquiété par ce rêve, il quitta volontairement l’Egypte", Hérodote, Histoire II.139 ; "Sabakos devint souverain d’Egypte. Il était d’origine éthiopienne […]. Il vit le dieu de Thèbes, qui lui déclara que son règne sur l’Egypte “ne serait heureux et long qu’à condition de couper en morceaux tous les prêtres et de marcher au milieu d’eux avec ses gardes”. Ce rêve se répéta, le roi assembla donc tous les prêtres, pour les informer que sa présence en Egypte irritait le dieu, qu’il refusait de suivre la proposition que ce dieu lui communiquait en rêve, préférant se retirer et préserver son âme pure plutôt que bafouer les dieux et se souiller afin de maintenir son règne en Egypte. Il remit l’empire entre les mains des autochtones, et se retira en Ethiopie. Une anarchie s’ensuivit, qui dura deux ans, durant lesquels le peuple se livra aux désordres et aux guerres intestines. Finalement, douze chefs complotèrent lors d’un conseil à Memphis, ils s’allièrent par des conventions et des serments réciproques, et se proclamèrent eux-mêmes souverains", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.65-66). Peut-on aller plus loin en supposant qu’un nombre important d’Egyptiens, dont les soldats refusant d’obéir, ont secrètement souhaité l’invasion de l’Egypte par Sennachérib et la défaite militaire de "Sabakos/Chabaka", afin d’être débarrassés de lui et de la XXVème Dynastie étrangère qu’il représente, et grappiller des avantages territoriaux ou bassement politiciens grâce à la bienveillance de l’envahisseur assyrien ? La succession de Chabaka, enterré sous la pyramide KU15 de la nécropole d’el-Kourrou (sur la rive droite du Nil, à une vingtaine de kilomètres en aval de l’actuelle ville de Karima au Soudan), est objet de débats entre égyptologues. Taharqa (alias "Tiraca" du Second livre des rois) est probablement le neveu de Chabaka. Hérodote dit qu’après l’abdication de "Sethon prêtre de Ptah/Héphaïstos", alias Chabaka selon notre hypothèse, les gouvernants égyptiens divisent l’Egypte en douze parties, dont chacune est dirigée par un souverain égal aux onze autres ("Après le règne du prêtre d’Héphaïstos, les Egyptiens furent libres. Mais incapables depuis toujours de vivre sans un souverain, en s’en donnèrent douze en divisant l’Egypte en douze lots. Ceux-ci s’allièrent par des mariages et s’imposèrent des conventions : ne pas chercher à se renverser mutuellement, ne pas augmenter leur pouvoir aux dépens les uns des autres, et demeurer en étroite amitié", Hérodote, Histoire II.147) : doit-on conclure que Taharqa est l’un de ces douze souverains, qui a machiné la perte de son oncle avec la complicité des onze autres ? Afin de s’assurer qu’aucun des douze ne sera tenté de s’approprier le titre de pharaon, on décide d’interdire les coupes votives en bronze à l’intérieur du temple de Ptah/Héphaïstos, peut-être parce que Sethon/Chabaka s’en servait comme objets emblématiques de son autorité ("Un oracle leur annonça [aux douze gouverneurs] que celui d’entre eux qui ferait une libation avec une coupe de bronze dans le temple d’Héphaïstos, où ils se réunissaient régulièrement, règnerait sur l’Egypte tout entière", Hérodote, Histoire II.147). En Assyrie, Sennachérib est assassiné par son fils et successeur Assarhaddon. Le document 14 des Assyrian and babylonian chronicles d’Albert Kirk Grayson, commodément appelée "Chronique d’Assarhaddon" par les assyriologues, fondé sur la tablette BM 25091 conservée au British Museum de Londres en Grande-Bretagne, rapporte aux lignes 28-29 que la "dixième année" du règne d’Assarhaddon, c’est-à-dire en -671, "au mois de nisan (équivalent d’avril dans le calendrier chrétien) l’armée assyrienne marcha contre l’Egypte, le premier jour du mois de tasritu (équivalent d’octobre dans le calendrier chrétien) les Egyptiens furent massacrés". La stèle de victoire d’Assarhaddon découverte sur le site archéologique de Samal (aujourd’hui Zincirli Höyük au sud de Nurdagi, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Gaziantep en Turquie), conservée aujourd’hui au musée de Pergame à Berlin en Allemagne sous la référence VA2708, consacre cette victoire d’Assarhaddon en Egypte en -671 par la mention : "J’ai éjecté d’Egypte la racine de Koush", qui renvoie directement à l’origine nubienne/koushite de la XXVème Dynastie vaincue par Assarhaddon. Le souverain battu par l’armée assyrienne est assurément Taharqa, selon une incidence du texte appelé commodément "Chronique d’Assurbanipal" par les assyriologues, dont la première traduction a été proposée par le précurseur George Smith dès 1871 à partir d’innombrables petits fragments conservés aujourd’hui par le British Museum de Londres en Grande-Bretagne et par l’Institut oriental de l’université de Chicago aux Etats-Unis (cette première traduction de référence est désignée comme "Edition E", une autre tradition de référence plus tardive est désignée comme "Edition B"), hagiographie d’Assurbanipal également connu sous son nom francisé "Sardanapale", fils et successeur d’Assarhaddon (le début mutilé de ce texte évoque la campagne militaire d’Assarhaddon vers l’Egypte, qui précède immédiatement le règne d’Assurbanipal : "[texte manque] Assarhaddon roi d’Assyrie, le père qui m’a engendré, sortit et avança au milieu, il provoqua la défaite de Taharqa le roi d’Ethiopie et dispersa son armée, il conquit l’Egypte et l’Ethiopie et en emporta un innombrable butin. Ce territoire devint une province du royaume assyrien, il changea les noms des cités et confia les nomes à des serviteurs royaux rattachés à un vice-roi, ces cités remirent un tribut à leur seigneur [texte manque]", Chronique d’Assurbanipal, Edition E, colonne I lignes 6-19 ; on doute que, contrairement à ce qu’affirme ce passage, les troupes d’Assarhaddon se soient aventurées jusqu’en Ethiopie, en regard des documents que nous allons citer juste après nous pensons plutôt qu’Assarhaddon s’est contenté d’installer une garnison permanente à Memphis et de s’appuyer sur des nomarques à sa solde dans le delta pour contenir les désirs de revanche de Taharqa enfui en haute Egypte). On apprend ensuite aux lignes 31-32 de la Chronique d’Assarhaddon que "la douzième année" de son règne, c’est-à-dire en -669, Assarhaddon à nouveau "marcha vers l’Egypte mais tomba malade en chemin et mourut le dixième jour du mois de samna (équivalent de novembre dans le calendrier chrétien)". A la ligne 47 très mutilée de la Chronique d’Assarhaddon on découvre le nom d’un "Néchao seigneur égyptien", probablement l’un des nomarques fantoches qu’Assarhaddon a imposé en -671 en remplacement des XXIIème, XXIIIème et XXIVème Dynasties renversées. On retrouve ce Néchao parmi les comploteurs qui, autour du vice-roi Sarruludari (aux lignes 60 à 68 colonne II de la Chronique de Sennachérib on apprend que ce Sarruludari "fils de Rukibti" a été nommé naguère seigneur de la cité levantine d’Ascalon par Sennachérib en remplacement d’un nommé "Sidka", sa nomination comme gouverneur de l’Egypte par Assarhaddon a donc été une promotion… ou un éloignement préventif voulu par Assarhaddon qui estimait Sarruludari trop influent dans la région d’Ascalon), renouent le contact avec Taharqa réfugié en haute Egypte dans le but de refouler les troupes assyriennes d’occupation, en lui proposant une oligarchie égalitaire qui paraît raccorder avec la dodécarchie évoquée par Hérodote au livre II chapitre 147 précité de son Histoire, au tout début du règne d’Assurbanipal ("Néchao, Sarruludari et Pakruru, les seigneurs que le père qui m’a engendré avait établis en Egypte, bafouèrent leur serment à Assur et aux grands dieux, mes seigneurs. Rompant leur alliance officielle, oubliant la faveur du père qui m’a engendré, ils fomentèrent le mal dans leur cœur, ils parlèrent traîtreusement et planifièrent des projets injustes en disant : “Taharqa a été chassé d’Egypte, comment pouvons-nous nous imposer ?”. Ils députèrent vers Taharqa le roi d’Ethiopie pour lui proposer une alliance sous serment en disant : “Que notre frère soit avec nous, et nous serons avec lui. Le pays sera divisé en deux, aucun de nous ne règnera”. Des masses se formèrent contre les troupes assyriennes. Mettant à exécution leur mauvais dessein, ils commencèrent à les égorger pour les anéantir. Informé de ces événements, un capitaine employa la ruse contre leur ruse : il parvint à capturer le messager envoyé vers Taharqa le roi d’Ethiopie, avec le message contenant la proposition d’alliance sous serment. C’est ainsi que fut révélé le complot. Néchao, Sarruludari et Pakruru [texte manque]", Chronique d’Assurbanipal, Edition E, colonne II lignes 27-55). Doit-on conclure que Néchao et ses pairs ont retourné leur veste en complotant contre Assarhaddon qui les a installés en -671, et que ce complot était la cause de l’intervention en Egypte qu’Assarhaddon a projeté juste avant de mourir en -669 ? Taharqa et les comploteurs réussissent à recouvrer Memphis. Mais malheureusement pour eux, Assurbanipal réagit promptement et durement. L’armée assyrienne envahit à nouveau l’Egypte, une bataille a lieu, les rebelles sont écrasés, parmi lesquels les citoyens de Saïs, Taharqa resté en arrière à Memphis a juste le temps de monter sur un bateau et de remonter le Nil vers Ta-Opet/Thèbes avant l’entrée d’Assurbanipal victorieux dans la ville ("Ma première campagne fut dirigée contre […] Meluhha [la corne est de l’Afrique, c’est-à-dire l’Ethiopie de la XXVème Dynastie à laquelle appartient Taharqa, comme on l’a dit plus haut ?]. Taharqa le roi d’Egypte et d’Ethiopie que le roi assyrien Assarhaddon, le père qui m’a engendré, avait vaincu et amputé de ses terres, oublia la puissance d’Assur et d’Ishtar et des grands dieux, mes seigneurs, et se confia a ses seules forces. Il marcha vers les seigneurs et les nomarques que le père qui m’a engendré avait nommés en Egypte, en tuant, en pillant, en accaparant la terre égyptienne. Il s’allia avec eux et s’installa dans la cité de Memphis, que le père qui m’a engendré avait conquise et intégrée à son domaine. Un coursier vint rapidement à Ninive pour m’informer des événements. Mon cœur enragea, mon foie enfla. Je rassemblai les forces puissantes déposées dans mes mains par Assur et Ishtar, afin de marcher en hâte vers Karbaniti [cité non localisée, peut-être un poste-frontière près de Péluse ?] et aider les seigneurs et les nomarques qui me demeuraient fidèles en Egypte. Taharqa, le roi d’Egypte et d’Ethiopie, apprit à Memphis que j’étais en route, et envoya ses soldats bien armés contre moi. Avec l’aide d’Assur, de Baal, de Nabu et des grands dieux, mes seigneurs qui marchent à mes côtés, je les vainquis en plaine. En apprenant la défaite de ses soldats, Taharqa à Memphis fut accablé par la terrible majesté d’Assur et d’Ishtar, il fut effrayé en pensant à moi. Ecrasé par ma majesté royale dont les dieux du ciel et de la terre m’ont orné, il abandonna Memphis et s’enfuit vers Thèbes pour sauver sa vie. J’entrai dans la cité à la tête de mes hommes et je les y réinstallai. Les seigneurs et les nomarques nommés par le père qui m’a engendré ayant quitté leur poste et gagné la plaine avant l’arrivée de Taharqa, je les rétablis dans leur poste et leur restituai leurs biens. L’Egypte et l’Ethiopie que le père qui m’a engendré avait conquises, je les réorganisai. Je fortifiai et renforçai les postes-frontières. Les cités de Saïs, de Bintiti et de Sanu [ces deux dernières cités ne sont pas localisées] qui s’étaient soulevées et avaient pactisé avec Taharqa, je les reconquis, j’abattis leurs habitants par les armes, j’accrochai leurs cadavres écorchés sur des poteaux plantés sur les murailles. Sarruludari, que mon père avait nommé vice-roi en Egypte, qui avait manœuvré méchamment contre les Assyriens, je le capturai de mes mains et l’emmenai en Assyrie", Chronique d’Assurbanipal, Edition B, colonne I ligne 50 à colonne II ligne 6 ; "[texte manque] [Taharqa] sortit pour sauver sa vie, il monta à bord d’un bateau, déserta son camp, et s’enfuit seul vers Thèbes. Tous ses navires de guerre et ses soldats tombèrent entre mes mains. Un messager m’apporta une nouvelle qui m’emplit de joie : tous les rabsaqe [titre à la signification inconnue], les gouverneurs et les seigneurs assujettis au-delà du fleuve [Euphrate, c’est-à-dire tous les souverains du Levant] venaient avec leurs infanteries et leurs flottes soutenir les seigneurs, soldats et marins égyptiens qui m’étaient demeurés fidèles, afin de bouter Taharqa hors d’Egypte et d’Ethiopie. J’intégrai ces forces aux miennes et les orientai vers Thèbes [texte manque]", Chronique d’Assurbanipal, Edition E, colonne II lignes 1-17). Taharqa ne survit pas longtemps à sa défaite. Il meurt en exil quelques années plus tard. Les égyptologues ont identifié sa tombe sous la pyramide N1 fouillée en 1963 à Nouri en bordure du Nil, face au djebel Barkal, à une cinquantaine de kilomètres au sud du lac artificiel de Merowe au Soudan. Son neveu Tanoutamon lui succède ("Terrorisé par la puissance victorieuse d’Assur, mon seigneur, Taharqa mourut dans l’endroit où il s’était réfugié. Son neveu Tasdaman [équivalent assyrien de "Tanoutamon"] monta aussitôt sur le trône royal", Chronique d’Assurbanipal, Edition B, colonne II lignes 7-11). Vers -664, ce Tanoutamon tente une ultime reconquête de Memphis. Non seulement le siège échoue à cause d’une nouvelle intervention éclair d’Assurbanipal, mais ce dernier chasse Tanoutamon jusqu’en haute Egypte et prend et pille la cité sainte Ta-Opet/Thèbes qui jusqu’alors n’avait jamais été envahie par un envahisseur en provenance du nord ("[Tasdaman] fortifia Thèbes et Héliopolis, il rassembla ses forces pour attaquer mes troupes assyriennes stationnées à Memphis. Il entama le siège, enfermant mes hommes, les privant de toute retraite. Un messager vint rapidement à Ninive pour m’informer. Je pris la direction de l’Egypte et de l’Ethiopie. Tasdaman apprit mon arrivée. Quand je franchis la frontière de l’Egypte, il quitta Memphis et retourna à Thèbes pour sauver sa vie. Les souverains, les capitaines, les nomarques que j’avais installés en Egypte vinrent devant moi et m’embrassèrent les pieds. Je continuai mon chemin vers Tasdaman retranché dans sa cité de Thèbes. En voyant mon armée avancer vers Thèbes, il s’enfuit à Kipkipi [site non localisé]. Avec l’aide d’Assur et d’Ishtar, j’ai pris entièrement dans mes mains cette cité avec son argent, son or, ses pierres précieuses, toutes les marchandises présentes dans le palais, les vêtements colorés en lin, les grands chevaux, les hommes et les femmes, deux grands obélisques façonnés d’électron étincelant dont le poids équivalait à deux mille cinq cents talents, la porte du sanctuaire. J’ai quitté les lieux pour retourner en en Assyrie, alourdi par l’imposant butin prélevé à Thèbes. J’ai mené une guerre acharnée contre l’Egypte et l’Ethiopie, j’y ai rétabli mon autorité, et je suis revenu la main sûre à Ninive la cité de mon seigneur", Chronique d’Assurbanipal, Edition B, colonne II lignes 12-40). C’est un désastre pour Tanoutamon, qui mourra en Nubie quelques années plus tard (sa tombe a été identifiée par les égyptologues sous la pyramide KU16 de la nécropole d’el-Kourrou), et avec lui la XXVème Dynastie.


En regard des informations apportées par les documents assyriens, la version d’Hérodote ne semble qu’un reflet de la propagande de la XXVIème Dynastie dont nous abordons à présent l’Histoire, une version qu’Hérodote a découverte lors de son séjour en Egypte au Vème siècle av. J.-C., probablement dans la cité de Saïs d’où est originaire la XXVIème Dynastie - où lui-même dit qu’il est passé au livre II paragraphe 130 de son Histoire, quand il décrit le sanctuaire de Neith et la statue de vache qui s’y trouve, en confessant son dépit d’ignorer tout sur cette déesse et sur ses servantes "excepté ce que [les autochtones] lui en ont raconté" -, et qu’il a transmise à son lectorat en Grèce sans pouvoir la discuter parce qu’il n’avait pas pour ce faire les documents assyriens dont nous disposons. Ainsi la dodécarchie qu’il évoque au livre II paragraphe 147 précité de son Histoire semble née de la volonté de nomarques libres et égalitaristes de contrer la tyrannie du mystérieux "Sethon" prêtre de Ptah/Héphaïstos, mais nous venons de voir que ce nom "Sethon" est certainement un qualificatif négatif pour désigner Chabaka, souverain de la XXVème Dynastie d’origine nubienne, dont la peau noire indispose les nomarques à la peau basanée du delta du Nil aux ordres des compromises XXIIème, XXIIIème et XXIVème Dynasties, autrement dit le renversement de Sethon/Chabaka serait la conséquence non pas d’un élan égalitariste mais au contraire de la xénophobie des Egyptiens du delta préférant pactiser avec l’envahisseur assyrien à la peau basanée comme eux, et fomenter la perte de leurs XXIIème, XXIIIème et XXIVème Dynasties dans lesquelles ils ne se reconnaissent plus, plutôt que voir Sethon/Chabaka à la peau noire continuer son sacerdoce à Ptah/Héphaïstos en plein cœur de Memphis. La nomination de Néchao à la tête du nome de Saïs par Assarhaddon en -671 sous-entend fortement que Néchao est l’un de ces Egyptiens xénophobes comploteurs et collabos de l’envahisseur assyrien, ce que la propagande de la XXVIème Dynastie descendante de Néchao ne peut évidemment pas admettre, d’où l’invention de cette dodécarchie libre et égalitariste, fable transmise de génération en génération jusqu’à la venue à Saïs du touriste Hérodote deux siècles plus tard. Les mois passent, et la dureté du tribut imposé par les troupes assyriennes d’occupation à Memphis pèse sur le train de vie des nouveaux nomarques collabos du delta, et surtout sur leur électorat affamé qui maugrée de plus en plus. En conséquence, après une première rébellion rapidement réprimée par le nouveau roi assyrien Assurbanipal vers -669, ces collabos tentent d’inverser leur diplomatie vers -667 ou -666, ils oublient le roi assyrien auquel ils doivent leurs postes et se retournent vers l’héritier de la XXVème Dynastie, Taharqa, dans l’espoir de profiter de son armée pour bouter les Assyriens hors d’Egypte avant de le renvoyer lui-même vers sa Nubie natale comme naguère son oncle Sethon/Chabaka. Malheureusement pour eux, Assurbanipal les vainc encore, étend son emprise jusqu’à Ta-Opet/Thèbes capitale religieuse de l’Egypte, refoulant Taharqa en Nubie. Ce dernier décède et est suivi par Tanoutamon, qui tente une dernière fois de s’imposer en Egypte vers -664, en vain, Tanoutamon retourne donc définitivement en Nubie, scellant la disparition de la XXVème Dynastie. La propagande de la XXVIème Dynastie relayée par Hérodote dit que "l’Ethiopien Sabakos/Chabaka a tué Néchao" (Hérodote, Histoire II.152), or la Chronique d’Assarhaddon et la Chronique d’Assurbanipal prouvent bien que Néchao est toujours vivant après le renversement de Chabaka puisqu’il est justement l’un de ceux qui complotent avec Taharqa successeur de Chabaka, on imagine mal par ailleurs Néchao tué par Taharqa qui est précisément son allié lors de la nouvelle invasion de l’Egypte par Assurbanipal vers -667/-666, on déduit de tout cela que Néchao a été tué non pas par Sabakos/Chabaka mais par Tanoutamon successeur de Taharqa, sans doute lors de l’ultime reconquête de Memphis par ce dernier vers -664. Cette déduction appelle une question : comment Néchao allié de Taharqa vers -667/-666 a-t-il pu devenir l’adversaire de Tanoutamon successeur de Taharqa vers -664 ? La lecture entrecroisée de la Chronique d’Assurbanipal et de l’Histoire d’Hérodote apporte une réponse. La propagande de la XXVIème Dynastie relayée par l’Histoire d’Hérodote semble avoir fusionné Chabaka, Taharqa et Tanoutamon en un unique personnage "Sethon" alias "Sabakos/Chabaka" pour se dispenser de raconter les embarrassantes fluctuations diplomatiques de Néchao avec ces trois souverains, elle dit aussi que ce "Sabakos/Chabaka" protéiforme a contraint Psammétique fils de Néchao "à fuir vers la Syrie", et qu’après le renoncement de "Sabakos/Chabaka" au pouvoir au profit des comploteurs du delta, Psammétique "a été rappelé par les Egyptiens du nome de Saïs" (Hérodote, Histoire II.152). Cette propagande édulcorée oublie malignement de préciser qu’à cette époque, primo, la Syrie est dominée par les Assyriens donc si Psammétique y vit en exil c’est parce qu’il y est toléré ou contraint par les Assyriens, et, secundo, le nome de Saïs comme tous les autres nomes d’Egypte est pareillement sous contrôle assyrien donc si Psammétique y devient nomarque c’est encore parce qu’il y est autorisé par les Assyriens. Les lignes 1 à 6 colonne II précitées de l’Edition B de la Chronique d’Assurbanipal indiquent qu’Assurbanipal lors de sa reprise en mains de l’Egypte vers -666 punit certains comploteurs en "accrochant leurs cadavres écorchés sur des poteaux plantés sur les murailles de leur cité" et certains autres - comme Sarruludari - en les déportant comme prisonniers ou comme otages vers l’Assyrie : Psammétique le fils du comploteur Néchao est très certainement l’un de ces otages emmenés vers l’Assyrie vers -666, sa présence obligatoire et permanente à la Cour d’Assurbanipal sous peine de mort garantit que son père Néchao se tiendra désormais à carreau - et évite à Néchao de subir le sort de ses pairs écorchés et suspendus aux murailles de leur cité. On comprend mieux dès lors pourquoi peu après, vers -664, quand Tanoutamon assiège Memphis, Néchao se retrouve du côté des assiégés assyriens : la menace de mort qui plane sur son fils Psammétique l’y oblige, jusqu’à provoquer sa propre mort lors des combats contre Tanoutamon. On devine aisément qu’ensuite, après la victoire des Assyriens contre Tanoutamon, Assurbanipal récompense l’engagement et la mort de Néchao au milieu des troupes assyriennes en annulant la sentence qui pesait sur la tête de Psammétique, et autorise celui-ci à retourner en Egypte pour y prendre la succession de son père à la tête du nome de Saïs. Autrement dit, Néchao a été humilié par Assurbanipal, et Psammétique a entamé son règne comme marionnette des Assyriens, ce que la propagande de la XXVIème Dynastie ne peut naturellement pas accepter.


Le règne d’Assurbanipal est très long. Commencé en -669 par des gestes épiques flamboyantes vers l’Egypte et vers le plateau iranien, il s’achève vers -630 (on ignore la date exacte de la mort d’Assurbanipal) par des piteuses querelles internes et toutes sortes de menaces externes. Assurbanipal projette de scinder son royaume en deux, confiant Assur au nord à son aîné Assur-etil-ilani, et Babylone au sud à son cadet Sin-sar-iskun, le second demeurant vassal du premier : ce partage tourne mal après la mort d’Assurbanipal, Sin-sar-iskun cherchant à accaparer tout le pouvoir pour lui seul, en évinçant son frère. Le résultat de cette lutte politicienne, est qu’elle profite à un authentique Babylonien, Nabopolassar, qui s’impose vers -625 à la tête de la Babylonie redevenue indépendante, contre l’Assyrie désormais gouvernée par Sin-sar-iskun qui a réussi à abattre son frère Assur-etil-ilani. A l’est, un nouveau royaume est apparu, celui des Mèdes, dirigé par un nommé "Frauartis" dans les textes perses ultérieurs, hellénisé en "Phraortès" par Hérodote. Ce Frauartis/Phraortès est assez puissant pour lancer à une date indéterminée une attaque militaire directe contre Ninive, la capitale de l’Assyrie, au cours de laquelle il est mortellement blessé. Ce chaos général dans le nord-est du Croissant Fertile attire ensuite les Scythes, qui s’installent brutalement en Médie et en Assyrie, puis se répandent vers le Levant.


Même si les preuves manquent, nous devinons aisément que les nomarques installés par Assurbanipal en Egypte profitent de ce cancer qui s’épanche au cœur même de l’ancienne puissance assyrienne. Ils s’enhardissent, ils s’émancipent, ils rêvent d’une Egypte à nouveau indépendante sous l’autorité d’un pharaon. Psammétique est le plus ambitieux et le plus malin d’entre eux. Selon le récit rapporté d’Egypte par Hérodote au Vème siècle av. J.-C., les nomarques se rassemblent un jour pour offrir les habituelles libations au dieu Ptah/Héphaïstos dans son sanctuaire de Memphis. Psammétique, étant privé de vase parce que le prêtre a oublié de lui en apporter un, utilise son casque en bronze. Ses collègues rapprochent aussitôt cette scène de l’interdiction d’utiliser des récipients votifs en bronze, instaurée après le renversement de Sethon/Chabaka : ils accusent Psammétique de fomenter un putsch et le relèguent en résidence surveillée dans son nome saïtique ("Au bout d’un certain temps, [les douze gouverneurs] vinrent offrir un sacrifice dans le temple d’Héphaïstos. Le dernier jour, le grand prêtre leur apporta les coupes d’or dont ils usaient habituellement pour les libations, mais, s’étant trompé sur le nombre, il n’en présenta que onze au lieu de douze. Psammétique, qui se trouvait en dernière place, n’ayant pas de coupe, ôta son casque en bronze et l’avança pour faire la libation. Les autres souverains portaient aussi un casque, Psammétique n’avait donc aucune intention perfide en présentant le sien, mais ils rapprochèrent son geste de l’oracle ayant annoncé que “ celui d’entre eux qui ferait une libation avec une coupe de bronze règnerait sur l’Egypte tout entière”. Ils renoncèrent à tuer Psammétique en constatant qu’il avait agi sans préméditation, mais le dépouillèrent cependant de presque toutes ses attributions et le consignèrent dans les marais avec interdiction d’en sortir et de contacter le reste de l’Egypte", Hérodote, Histoire II.151). Ce récit est encore assurément une propagande bricolée par la XXVIème Dynastie… et adoptée favorablement par les Grecs parce que Psammétique après son couronnement se révélera très favorable aux Grecs. La vérité historique qu’on entrevoit derrière ce récit, est que Psammétique a corrompu le prêtre afin qu’il oublie délibérément de lui apporter un vase, et que le recours à son casque de bronze apparaisse comme un pis-aller et non pas comme une transgression de l’interdit ni comme une affirmation de prise de pouvoir. L’autre vérité historique qu’on devine à travers la promptitude des nomarques à cantonner Psammétique dans son nome de Saïs, est que Psammétique représente à leurs yeux une menace, parce qu’il est suivi par une masse importante de partisans, et/ou parce qu’il gêne leurs propres ambitions, autrement dit ils sont jaloux de constater que Psammétique a été plus rapide qu’eux à revendiquer le pouvoir. Depuis les marais saïtiques où il est consigné, Psammétique réfléchit au meilleur moyen de renverser définitivement ses collègues. Il entre en contact avec des Grecs anatoliens récemment débarqués dans la région. Il leur promet la richesse et un poids politique à condition qu’ils se mettent sous ses ordres. Avec leur aide, il peut accomplir son dessein : il affronte ses anciens pairs nomarques en bataille à Momemphis ("Mèmemfij", site non localisé près de Saïs, peut-être une hellénisation de la cité d’"Imaou" en égyptien, aujourd’hui le site archéologique de Kom el-Hisn, sur la rive gauche de la branche saïtique du Nil, à une trentaine de kilomètres au sud de Damanhur en Egypte), les vainc, et devient le nouveau pharaon d’Egypte sous le nom de "Psammétique Ier", fondateur de la XXVIème Dynastie ("Ainsi mis à l’écart dans les marais par ses onze collègues à cause de cette histoire de casque, [Psammétique] se jugea victime d’un traitement indigne et résolut de se venger de ceux qui l’avaient banni. Il envoya un messager à Bouto consulter l’oracle de Léto, que les Egyptiens considèrent très inspiré, qui lui répondit que “la vengeance viendra quand les hommes de bronze surgiront de la mer”. Le souverain demeura perplexe sur ces “hommes de bronze” destinés à le secourir. Mais peu de temps après, des Ioniens et des Cariens en quête de butin débarquèrent malgré eux en Egypte, revêtus de leurs armures de bronze. Un Egyptien, qui n’avait jamais vu ces équipements, alla rapporter à Psammétique que des “hommes de bronze” venaient de débarquer près des marais pour ravager le pays. Le souverain comprit cette expression comme l’accomplissement de l’oracle. Il accueillit avec des égards les Ioniens et les Cariens, leur adressa des grandes promesses, et les décida finalement à s’allier à lui. Avec leur aide et celle de ses partisans égyptiens, il renversa les autres souverains", Hérodote, Histoire II.152 ; "Après quinze ans de gouvernance commune, le pouvoir tomba aux mains d’un seul de la façon suivante. Psammétique, l’un des douze souverains, gouvernait à Saïs, près de la mer, il entretenait des relations suivies notamment avec les Phéniciens et les Grecs. Par ses échanges entre productions de son propre pays et celles de la Grèce, il devint très riche, et s’assura l’amitié de ses interlocuteurs et de leurs chefs. Les autres souverains devinrent jaloux, et déclarèrent la guerre à Psammétique. Selon certains historiens anciens, un oracle avait prédit aux douze souverains que celui d’entre eux qui ferait une libation dans une coupe de bronze en l’honneur du dieu de Memphis, règnerait seul sur toute l’Egypte, le grand prêtre dédié avait donc sorti du temple les douze coupes. Psammétique ôta alors son casque et s’en servit pour faire la libation. Ses collègues jaloux prétextèrent que cet acte de Psammétique, sans mériter la mort, le condamnait néanmoins au bannissement dans les marais près de la mer. Soit pour cette raison, soit par jalousie comme je l’ai dit, la guerre éclata. Psammétique fit venir des troupes auxiliaires de l’Arabie, de la Carie et de l’Ionie, et vainquit ses rivaux en bataille près de la cité de Momemphis : les uns furent tués dans le combat, les autres s’enfuirent vers la Libye sans jamais tenter de recouvrer leur empire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.66 ; "Le souverain d’Egypte Témenthès ["Temšnqhj", l’un des nomarques rivaux de Psammétique ?] fut abattu par Psammétique. L’oracle du dieu Ammon avait prévenu Témenthès, venu l’interroger sur son règne, de “se méfier des coqs”. Un jour, Psammétique reçut le Carien Pégrès, qui en parlant lui apprit que les anciens Cariens portaient des casques crêtés : se souvenant de l’oracle, il soudoya plusieurs Cariens, qu’il établit à Memphis près du temple d’Isis à cinq stades du palais royal, il livra bataille, et fut vainqueur. Le quartier de Memphis appelé “Caro-Memphis” doit son nom à ces Cariens", Polyen, Stratagèmes VII.3). La présence de Grecs dans le sud-est de la Méditerranée à cette époque, au milieu du VIIème siècle av. J.-C., ne doit pas nous surprendre : c’est précisément à cette époque que les Doriens de Théra commencent leur exploration des côtes libyennes, qui s’achèvera par la fondation de leur colonie de Cyrène vers -630 que nous raconterons juste après, c’est aussi à cette époque qu’Hérodote situe le périple d’un navire samien qui, emporté par les vents, s’aventurera des côtes libyennes jusqu’à la péninsule ibérique alors dominée par les Phéniciens de Carthage ("Un navire samien qui se rendait en Egypte sous les ordres de Kolaios, dévia de sa route et fut poussé vers l’île [de Platéa] [aujourd’hui la presqu’île de Bombah, à mi-chemin entre Derna et Tobrouk en Libye]. Korobios [pêcheur crétois qui a guidé les Doriens de Théra fondateurs de Cyrène vers -630] raconta son aventure aux Samiens, qui […] reprirent le large pour gagner l’Egypte, mais le vent d’est qui soufflait sans arrêt les en empêcha. Ils furent entraînés jusqu’à Tartessos [aujourd’hui Cadix en Espagne] au-delà des Colonnes d’Héraclès [aujourd’hui le détroit de Gibraltar], probablement sous l’influence d’un dieu. En effet ce marché n’était pas encore exploité à l’époque, les Samiens y embarquèrent une importante cargaison, et en tirèrent le plus gros bénéfice jamais réalisé par des Grecs", Hérodote, Histoire IV.152). Une statuette de style similaire à celles du temps de Psammétique Ier, découverte lors de fouilles clandestines à Priène et aujourd’hui perdue après avoir été exportée illégalement de Turquie, révélée par l’épigraphiste Cetin Sahin dans un article du numéro 10 de la revue Epigraphica Anatolica en 1987 puis étudiée par les égyptologues Olivier Masson et Jean Yoyotte dans un article du numéro 11 de la même revue en 1988, représentant un homme accroupi, les mains croisées à plat sur ses genoux, comportant une inscription de son propriétaire grec dédiée à Psammétique Ier ("Pédon fils d’Amphinoos m’a apportée d’Egypte et consacrée, le roi égyptien Psammétique [Ier] lui a donné un bracelet d’or et une ville en récompense de sa valeur"), confirme le lien entre ce dernier et les Grecs anatoliens mentionné par Hérodote. L’instauration de cette relation politico-militaire entre le pharaon et ses mercenaires grecs aura des conséquences. Dans le domaine artistique, elle provoque l’apparition des kouros en Grèce, statues idéalisées d’Apollon à l’apparence d’un jeune homme debout, nu à l’exception d’un ruban pour tenir ses cheveux, légèrement souriant, les bras le long du corps, une jambe décalée, à la taille plus grande que nature (la statue d’Apollon de Samos est un exemple célèbre de kouros : "[Les Egyptiens] considèrent comme leurs élèves les plus anciens sculpteurs grecs, parmi lesquels Téléclès et Théodoros, deux fils de Rhoikos [architecte de l’Héraion, temple construit au VIIème siècle av. J.-C. en l’honneur de la déesse Héra sur l’île de Samos], qui exécutèrent pour les gens de Samos la statue d’Apollon Pythien. On dit qu’une moitié de cette statue fut réalisée à Samos par Téléclès, que l’autre moitié fut achevée à Ephèse par Théodoros, et ces deux parties s’adaptèrent si bien ensemble que la statue complète semblait l’œuvre d’un seul artiste. Or cette manière de travailler n’est nullement en usage chez les Grecs, tandis qu’elle est très commune chez les Egyptiens. En effet ceux-ci ne conçoivent pas leurs statues en suivant leur imagination personnelle, comme les Grecs : après avoir taillé et dégrossi la pierre, ils exécutent leur ouvrage de manière que toutes les parties s’adaptent les unes aux autres avec une grande précision. Ils divisent le corps humain en vingt et une parties un quart, qui en respectent la symétrie. Après avoir convenu entre eux de la hauteur de la statue, les artisans réalisent chacun dans leur coin les parties qu’ils ont choisies, de façon qu’elles s'accordent étonnamment les unes avec les autres. C’est ainsi qu’a été faite la statue d’Apollon à Samos, à la manière égyptienne : elle est divisée en deux moitiés depuis le haut de la tête jusqu’aux parties génitales, et ces deux moitiés sont parfaitement égales. Par ailleurs, on dit que cette statue, qui représentait Apollon marchant mains étendues et jambes écartées, était bien dans le style égyptien", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.98), calqués sur les fresques et les statues égyptiennes (la seule différence entre ces modèles égyptiens et les kouros grecs réside dans la nudité de ces derniers : chez les Grecs la nudité est toujours non naturelle, elle est la réalité sublimée, héroïsée, divinisée, réservée pour l’intimité ou pour les cérémonies, comme le prouvent la honte d’Ulysse de paraître nu devant les compagnes de Nausicaa aux vers 127 à 129 livre VI de l’Odyssée, l’obligation de concourir entièrement nu lors des Jeux panhelléniques aux fondements sacrés, et le fait que les statues décoratives grecques sont toujours habillées par des vêtements sculptés ou par des vrais vêtements). Elle est aussi à l’origine des sphinx et des lions ornant les allées processionnelles et les temples de Délos et de Milet, calqués sur le bestiaire ornemental égyptien. Mais c’est surtout dans l’autre sens, de la Grèce vers l’Egypte, que les influences seront les plus profondes. Car pour remercier ses alliés grecs et se maintenir au pouvoir grâce à leur soutien, Psammétique Ier leur offre une terre qu’ils gèrent à leur convenance, ou, pour utiliser le terme grec, un "poros/pÒroj", qu’on peut traduire en "comptoir" en français au sens pareillement équivoque, désignant d’abord un "passage, voie de communication, chemin" puis plus spécifiquement toute place de commerce servant à écouler des marchandises depuis un lieu A vers un lieu B ou depuis un lieu B vers un lieu A, puis finalement tout site stratégique permettant la diffusion non seulement des marchandises mais aussi de la langue, des mœurs, de la culture d’une communauté dominante vers une communauté dominée ("poros/pÒroj" dérivera pour donner "portus/port" et "imperium/empire" en latin). Cette terre non identifiée appelée "Stratopéda/StratÒpeda" par les auteurs anciens, littéralement "le territoire/pšdon" où son installés les soldats/stratÒj", soit plus simplement "les Camps militaires", se situe à la frontière de l’Egypte et du Levant, "au-dessus de Bubastis ["BoÚbastij", hellénisation de "Per-Bast", "Maison-de-Bastet" en égyptien, aujourd’hui le site archéologique de tell Basta près de Zagazig en Egypte]" selon Hérodote, sur la branche pélusiaque, c’est-à-dire à mi-chemin entre Memphis au sud-ouest et Péluse au nord-est ("Aux Ioniens et aux Cariens qui l’avaient secondé, Psammétique Ier donna un territoire où s’établir, en vis-à-vis de chaque côté du Nil, qui fut appelé “Stratopéda”. En supplément de ce territoire, il s’acquitta de toutes ses autres promesses. […] Les Ioniens et les Cariens habitèrent longtemps ce territoire, qui se trouve près de la mer, au-dessus de Bubastis, sur la branche pélusiaque du Nil. […] Dans la région qu’ils ont habitée jadis, on voit encore aujourd’hui les quais et les ruines de leurs maisons", Hérodote, Histoire II.154 ; "Psammétique, maître de tout l’empire, éleva le propylée oriental au dieu [Ptah] de Memphis, et entoura le temple d’une enceinte soutenue non pas par des colonnes mais par des colosses de douze coudées. Outre la solde convenue, il donna à ses alliés des beaux cadeaux, et un territoire où s’installer appelé “Stratopéda” de grandes dimensions, à proximité de la branche pélusiaque. […] Psammétique Ier, qui devait son trône au soutien de ces alliés, leur confia par la suite des fonctions élevées, et il continua d’entretenir un grand nombre de soldats étrangers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.67 ; cette terre mystérieuse correspond-elle à l’ancienne cité hyksos Avaris de l’époque minoenne, aujourd’hui tell el-Daba, à proximité duquel les Ramessides de la XIXème Dynastie ont bâti leur capitale Pi-Ramsès aux ères mycénienne et des Ages obscurs, aujourd’hui le site archéologique de Qantir, deux places totalement ruinées à l’époque de Psammétique Ier ?). La tradition veut que Psammétique Ier soit également le promoteur du comptoir/poros de Naucratis (aujourd’hui el-Jyaif, à soixante-dix kilomètres au sud-est d’Alexandrie en Egypte) à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Saïs, même si les traces d’une présence grecque antérieure à la fin du VIIème siècle av. J.-C. n’y ont pas encore été découvertes par les archéologues ("Naucratis était autrefois le seul port d’Egypte ouvert au commerce. Le négociant qui s’engageait dans une autre bouche du Nil devait jurer ne pas l’avoir fait exprès et, sa bonne foi confirmée par serment, remettre à la voile vers la bouche canopique, si les vents contraires l’en empêchaient il devait transborder sa cargaison sur des barques à destination de Naucratis en effectuant le tour du delta", Hérodote, Histoire II.179). Le comptoir/poros de Naucratis, dont les premiers habitants sont des Milésiens selon saint Jérôme (qui, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, écrit : "Les Milésiens bâtissent la cité de Naucratis en Egypte" en commentaire de l’année -749, une date beaucoup trop précoce), comme le comptoir/poros non identifié de la branche pélusiaque, attirent non seulement des mercenaires grecs en quête d’aventures, mais encore des marchands grecs qui introduisent en Egypte le savoir-faire grec et les techniques financières grecques, et (surtout) des précepteurs grecs qui développent l’usage de la langue grecque sur le sol égyptien, chez les jeunes Grecs qui naissent dans les comptoirs/poros autant que chez les jeunes Egyptiens du peuple vivant dans le voisinage et chez les jeunes Egyptiens de la Cour pharaonique à Memphis ("Tout en s'occupant de l’administration intérieure et des revenus de l’Egypte, [Psammétique Ier] s’allia avec les Athéniens et avec d’autres Grecs. Il reçut hospitalièrement les étrangers qui se présentaient pour visiter l’Egypte. Il aimait tellement la Grèce qu’il fit apprendre à ses enfants la langue de ce pays. Enfin, le premier des pharaons égyptiens, il ouvrit aux autres peuples des entrepôts de marchandises et donna aux navigateurs une grande sécurité, car les pharaons précédents avaient rendu l’Egypte inaccessible aux étrangers qui l’abordaient, faisant périr les uns et réduisant les autres à l’esclavage", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.67 ; "[Psammétique Ier] leur confia aussi des jeunes Egyptiens pour qu’ils apprennent la langue grecque : ces jeunes gens devenus hellénophones sont les ancêtres des interprètes actuels en Egypte. […] C’est depuis leur installation en Egypte et grâce à leurs relations avec la Grèce, que les Grecs ont une connaissance exacte du passé de l’Egypte à partir du pharaon Psammétique Ier, car ils ont été les premiers hommes parlant une langue étrangère à s’établir en Egypte", Hérodote, Histoire II.154). On ignore par quels moyens diplomatiques Psammétique Ier a réussi à convaincre le dominant assyrien de le reconnaître comme le premier des nomarques égyptiens, puis comme le seul souverain de l’Egypte vassale de l’Assyrie, puis comme le pharaon de l’Egypte indépendante de l’Assyrie. La fin heureuse de son règne en tout cas trouve sa cause dans la fin malheureuse de l’empire assyrien, ravagé par les Scythes, qui prolongent leurs dévastations en se dirigeant vers le Levant, comme nous l’avons dit plus haut. Pour l’anecdote, le prophète juif Jérémie, contemporain des événements, évoque à plusieurs reprises la terreur provoquée dans sa communauté par ce peuple "venu de loin" et "à la langue incompréhensible", qui est "sauvage et sans pitié" et qui se déplace et se bat continuellement "à cheval en brandissant ses arcs" ("Quant à vous, gens d’Israël, déclare le Seigneur, je vais envoyer contre vous un peuple qui vient de loin, un peuple invincible et parmi les plus anciens, dont la langue vous est inconnue et les mots incompréhensibles, ses flèches sèment la mort, il n’a que des soldats d’élite. Il dévorera tout : vos moissons et votre pain, vos fils et vos filles, votre gros et votre petit bétail, vos vignes et vos figuiers, la guerre détruira les cités fortifiées où vous vous croyez en sécurité", Jérémie 5.15-17 ; "Un peuple arrive du nord, un peuple nombreux se met en route depuis le bout du monde, ses soldats brandissent l’arc et le sabre, ils sont sauvages et sans pitié, ils font autant de bruit que la mer quand elle mugit, ils sont montés sur des chevaux et rangés pour la bataille en ordre parfait", Jérémie 6.22-23 ; "Un peuple arrive du nord, un peuple nombreux, des rois puissants sont en route depuis le bout du monde, leurs soldats brandissent l’arc et le sabre, ils sont sauvages et sans pitié, ils font autant de bruit que la mer quand elle mugit, ils sont montés sur des chevaux et rangés pour la bataille en ordre parfait", Jérémie 50.41-42). Les Scythes arrivent à la frontière égyptienne, précisément où sont installés les Grecs mercenaires de Psammétique Ier. Ce dernier avance au-devant des envahisseurs. Que leur dit-il ? Les menace-t-il de les écraser avec ses soldats grecs bien armés, bien entraînés et assoiffés de victoires ? Leur propose-t-il de piller le Levant pour en affaiblir les cités, dans le but secret de conquérir et placer celles-ci sous tutelle égyptienne quand les Scythes partiront ? Peu importe, son baratin réussit : les Scythes font demi-tour ("[Les Scythes] marchèrent ensuite sur l’Egypte. A leur entrée en Palestine, le pharaon d’Egypte Psammétique Ier vint à leur rencontre et, par des présents et des prières, les persuada de ne pas aller plus loin. Ils se retirèrent et, parvenus à la cité d’Ascalon, passèrent outre sans la piller", Hérodote, Histoire I.105), et s’installent dans un lieu que les Grecs désigneront par leur nom, "Scythopolis" ("SkuqÒpolij", littéralement "la cité des Scythes", aujourd’hui Beth-Shéan en Israël), d’où ils multiplient les pillages dans tout le Croissant Fertile à l’exception de l'Egypte. Psammétique Ier les accompagne dans ces pillages. Hérodote déclare en effet qu’il assiège Ashdod pendant vingt-neuf ans dans le silence complice des Scythes ("Psammétique Ier régna sur l’Egypte pendant cinquante-quatre ans. Il en passa vingt-neuf à assiéger Azotos ["Azwtoj", hellénisation d’"Ashdod"], une importante cité syrienne, avant de s’en emparer", Hérodote, Histoire II.157). Diodore de Sicile ajoute que ces pillages de Psammétique Ier au Levant s’opèrent au moyen de ses "alliés", autrement dit de ses mercenaires grecs, qui sont largement récompensés, au détriment de ses compatriotes égyptiens les plus pauvres, au point qu’une partie d’entre eux finissent par le bouder en s’exilant en Nubie ("Lors d’une campagne en Syrie, [Psammétique Ier] honora ses alliés en leur confiant l’aile droite, et relégua les deux cent mille Egyptiens qui l’accompagnait à l’aile gauche. S’estimant négligés, ces derniers abandonnèrent leur pharaon et partirent vers l’Ethiopie pour s’y installer. Le pharaon leur envoya certains de ses stratèges pour s’excuser de sa conduite, en vain. Il s’embarqua donc avec ses alliés pour remonter le Nil vers les fugitifs. Après les avoir atteints au-delà de la frontière de l’Egypte, Psammétique Ier les pria de revenir sur leur décision, de retourner vers leur patrie, leurs femmes et leurs enfants. Mais ils frappèrent leurs boucliers avec leurs lances en criant à l’unisson que la possession de ces armes leur assurerait facilement une patrie, puis ils relevèrent leurs tuniques pour exhiber leurs parties génitales en ajoutant qu’avec elles ils ne manqueraient ni de femmes ni d’enfants. Animés de cette résolution et méprisant tous les biens, ils s’emparèrent du meilleur territoire de l’Ethiopie, et se le partagèrent par tirage au sort. Psammétique Ier fut très affligé par cet événement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.67).


Selon Hérodote, les ravages scythes durent pendant vingt-huit ans, jusqu’au jour où les chefs scythes sont massacrés dans un guet-apens par le Mède Cyaxare, fils de Frauartis/Phraortès ("Pendant vingt-huit ans les Scythes furent maîtres de l’Asie que, par leurs brutalités et leur négligence, ils ruinèrent totalement. Ils tiraient de chaque peuple un tribut qu’ils fixaient à leur guise, et ils parcouraient le pays en pillant tout indistinctement. Enfin Cyaxare et les Mèdes les invitèrent à une fête, les enivrèrent et les égorgèrent presque tous. Les Mèdes récupérèrent ainsi leur empire et leurs anciens sujets", Hérodote, Histoire I.106). Renforcé politiquement et militairement par cet acte, Cyaxare tourne son ambition vers le moribond royaume assyrien toujours gouverné par Sin-sar-iskun. Le roi babylonien Nabopolassar convoite également le trône d’Assyrie. Après plusieurs années d’assauts séparés, Cyaxare et Nabopolassar réussissent à se coordonner pour attaquer ensemble la cité de Ninive, capitale de l’Assyrie, où s’est retranché Sin-sar-iskun. Nous sommes en -612. L’assaut de la cité, causant la mort de Sin-sar-iskun et la fin du royaume assyrien, est rapporté par le document 3 des Assyrian and babylonian chronicles d’Albert Kirk Grayson, commodément intitulé La chute de Ninive par les assyriologues, fondé sur la tablette BM 21901 conservée au British Museum de Londres en Grande-Bretagne ("Le roi d’Akkad [Nabopolassar] rassembla son armée et marcha vers l’Assyrie. Le roi des Umman-Manda [littéralement "les hommes de Médie"] marcha à la rencontre du roi d’Akkad et ils entrèrent en contact à [texte manque]. Le roi d’Akkad et son armée gagna le fleuve Tigre, Khuakhshathra [alias "Cyaxare" en akkadien] ayant traversé le fleuve Radanu, puis ils marchèrent le long des rives du Tigre. Le neuvième jour du mois de simanu [équivalent de juin dans le calendrier chrétien], ils campèrent devant Ninive. Du mois de simanu au mois d’abu [équivalent d’août dans le calendrier chrétien], soit trois mois, ils soumirent la cité à un siège rigoureux. Le neuvième jour du mois d’abu, ils infligèrent une grande défaite à Sin-sar-iskun, roi du grand peuple assyrien, qui mourut à cette occasion. Ils s’emparèrent d’un grand butin dans la cité et le temple [de la déesse Ishtar], et laissèrent la cité à l’état de ruines", La chute de Ninive). Le pillage qui s’ensuit est rapporté quant à lui par le prophète juif Nahum, contemporain des faits ("On monte à l’assaut contre toi, Ninive. Soldats, gardez les fortifications, surveillez les routes, préparez-vous au combat, rassemblez toutes vos forces. […] Les soldats de l’armée ennemie ont des boucliers peints en rouge et portent des costumes écarlates. Quand ils sont prêts à l’attaque, les chars flamboient comme du feu, les lances s’agitent. Les chars se lancent à l’assaut à travers rues et places comme des bêtes en furie. On dirait des torches enflammées, ils sont aussi rapides que l’éclair. Le roi de Ninive appelle ses généraux, mais ceux-ci s’avancent en trébuchant. Les assaillants se précipitent vers les remparts en s’abritant. Soudain les portes qui donnent sur les fleuves sont enfoncées, au palais royal c’est la débandade. On saisit la statue de la déesse [Ishtar] et on l’emporte, les femmes qui en prenaient soin gémissent comme des colombes plaintives, dans leur tristesse elles se frappent la poitrine. Ninive est comme un réservoir dont toute l’eau s’échappe. “Arrêtez-vous, arrêtez-vous !”, crie-t-on, mais aucun fuyard ne se retourne. On rafle l’or et l’argent, les richesses de la cité sont inépuisables, elle regorge d’objets précieux. Pillage, saccage et ravage ! Tous perdent courage, les jambes fléchissent, les corps tremblent et les visages pâlissent", Nahum 2.2-11). En Egypte, pendant ce temps, Psammétique Ier meurt. Son fils Néchao II lui succède en -610. En retour de la bienveillance d’Assurbanipal à reconnaître l’autonomie de l’Egypte et Psammétique Ier naguère, Néchao II en -609 décide d’aller aider les derniers survivants assyriens retranchés à Harran, autour d’un mystérieux "Assur-uballit" (on ignore si ce personnage est apparenté à feu Sin-sar-iskun, on peut seulement dire que son nom "Assur-uballit" contient un programme politique clair, puisqu’il signifie "Assur-vivant" et qu’il reprend le nom du grand roi conquérant et fondateur du royaume assyrien au XIVème siècle av. J.-C.). Néchao II envoie son armée - dans laquelle se trouvent très certainement beaucoup de Grecs - vers Harran via le sud Levant, où le petit contingent du roi judéen Josias tente de lui barrer la route. Selon le Tanakh, les Judéens sont rapidement balayés à Megiddo et Josias est tué pendant la bataille ("C’est pendant le règne de Josias que le pharaon d’Egypte Néchao II conduisit son armée vers l’Euphrate pour secourir le roi d’Assyrie. Le roi Josias voulut s’opposer au passage des Egyptiens, mais il fut tué à Megiddo lors du premier combat", Second livre des rois 23.29 ; "Le pharaon d’Egypte Néchao II conduisit son armée vers Karkemish sur l’Euphrate, pour aller y combattre. Josias voulut s’opposer au passage des Egyptiens, mais Néchao II envoya des messagers lui dire : “Roi de Juda, pourquoi veux-tu me faire obstacle ? Ce n’est pas contre toi que je suis en campagne aujourd’hui, mais contre un autre ennemi, et Yahvé m’a dit de me hâter. Yahvé est avec moi, cesse donc de t’opposer à lui sinon il va te faire mourir”. Josias ne renonça pas à affronter Néchao II, il refusa d’écouter son message qui pourtant venait de Yahvé lui-même. Il se déguisa et se rendit dans la plaine de Megiddo pour y combattre. Atteint par des tireurs à l’arc au cours de la bataille, il dit à ses serviteurs : “Emmenez-moi, car je me sens très mal”. Ses serviteurs le descendirent de son char de combat, le transportèrent sur un autre char et le ramenèrent à Jérusalem, où il mourut", Second livre des chroniques 35.20-24). Selon Hérodote, cette bataille a lieu non pas à Megiddo au nord du royaume de Judée, mais à "Magdolos/M£gdwloj", site non identifié qui semble proche de la frontière entre l’Egypte et le Levant puisque juste après sa victoire en ce lieu Néchao II prend d’assaut la cité de "Cadytis/K£dutij", hellénisation certaine de "Gaza", première cité importante du Levant quand on vient d’Egypte (pour l’anecdote, après cette prise de Gaza Néchao II envoie son manteau en offrande au sanctuaire d’Apollon de Milet, ce qui sous-entend que des Grecs milésiens ont bien participé à cette campagne militaire : "[Néchao II] affronta sur terre et battit les Syriens à Magdolos et, à la suite de cette victoire, s’empara de l’importante cité syrienne de Cadytis. Il envoya aux Branchides de Milet le vêtement qu’il portait le jour de cette victoire, en offrande à Apollon", Hérodote, Histoire II.159). Ce nom "Magdolos" semble plus proche de "Migdol", cité égyptienne bien attestée, où sont installés des Judéens dont le prophète Jérémie condamne les compromissions ("Jérémie reçut une parole de Yahvé pour tous les Judéens installés en Egypte dans les cités de Migdol, Tapanès, Memphis et dans la région de Patros", Jérémie 44.1 ; "Parole que le Seigneur adressa au prophète Jérémie quand le roi Nabuchodonosor [II] de Babylone arriva pour attaquer l’Egypte : “Annoncez la nouvelle en Egypte, faites-la connaître à Migdol, à Memphis et à Tapanès [...]”", Jérémie 46.13-14), que de "Megiddo". L’exégèse récente en conclut que la défaite de Josias en -609 n’a pas eu lieu à Megiddo au nord de la Judée mais à Migdol à la frontière égyptienne, et que la propagande judéenne a transformé "Migdol" en "Megiddo" par calembour, pour créer un parallèle avec la célèbre bataille de Megiddo qui a opposé Thoutmosis III à une importante coalition levantine au XVème siècle av. J.-C., et aussi pour éviter de rappeler que des Judéens habitaient en Egypte - notamment à Migdol - à l’époque de Josias et Néchao II. Certains exégètes, que nous ne commenterons pas ici car cela nous entraînerait loin de notre sujet, vont même jusqu’à dire que, le sud Levant étant alors sous surveillance étroite voire sous dépendance de l’Egypte (nous venons de voir notamment que la cité d’Ashdod est devenu un protectorat de la XXVIème Dynastie, après avoir été conquise par un long siège sous Psammétique Ier), et peu riche après deux décennies de pillages scythes, Josias n’avait pas les moyens politiques ni financiers d’entretenir une armée nombreuse et efficace, en conséquence sa mort n’est peut-être pas survenue lors d’une bataille comme le prétend le Tanakh, mais à l’occasion d’un déplacement diplomatique musclé qu’il aurait effectué vers l’Egypte - du côté de Migdol - avec toutes sortes de doléances exorbitantes religieuses, politiques, sociales, économiques, que Néchao II agacé aurait achevé par deux tirs de flèches et trois coups d’épée. Pour l’anecdote, cette défaite militaire écrasante de Josias à Megiddo telle qu’elle est racontée par le Tanakh deviendra un fantasme pour les juifs et pour les chrétiens, ceux-ci la lisant comme un signe divin annonçant la fin prochaine du royaume de Judée (sur le mode : "Nous avons misé sur le mauvais cheval en voulant aider les tyranniques Babyloniens contre les conciliants Egyptiens, résultat nous nous attirons la colère des Egyptiens aujourd’hui et la tyrannie des Babyloniens demain" ; le royaume de Judée disparaîtra en effet en -587 après la prise et la destruction de sa capitale Jérusalem par les troupes babyloniennes de Nabuchodonosor II, fils et successeur de Nabopolassar), ceux-là la lisant comme un signe divin annonçant plus généralement la Fin de l’Histoire (Jean annonce que Dieu effacera le souvenir de cette antique bataille en y manifestant à nouveau et définitivement sa puissance contre les impies, de là vient le mot chrétien "Armageddon/Armagedèn", simple hellénisation de l’hébreu "har Megiddo/mont Megiddo" : "Les esprits [c’est l’apôtre Jean qui raconte une de ses visions] rassemblèrent les rois dans le lieu appelé en hébreu “har Megiddo/Armageddon”", Apocalypse 16.16). Néchao II, pour revenir à notre sujet, ne parviendra pas à sauver les Assyriens assiégés à Harran, et à empêcher la mainmise totale des Mèdes et des Babyloniens sur la Mésopotamie. La chronique commodément appelée "Chronique de Nabuchodonosor II" par les assyriologues, constituant le document 5 des Assyrian and babylonian chronicles d’Albert Kirk Grayson, fondée sur la tablette BM 21946 conservée au British Museum de Londres en Grande-Bretagne, rapporte que peu de temps avant sa mort le Babylonien Nabopolassar envoie vers Harran son fils et héritier, le futur Nabuchodonosor II, contre l’armée égyptienne de Néchao II : à une date indéterminée, à Karkemish, les Babyloniens écrasent les Egyptiens, dont ils chassent les derniers survivants jusqu’à Hama ("[texte manque] le roi d’Akkad [Nabopolassar] demeura dans son pays, laissant son fils aîné le prince héritier Nabuchodonosor rassembler les troupes babyloniens et marcher à leur tête vers Karkemish sur les bords de l’Euphrate. Celui-ci traversa le fleuve et s’avança contre les troupes égyptiennes stationnant à Karkemish. Une bataille s’engagea. Les troupes égyptiennes refluèrent devant lui, il provoqua leur défaite jusqu’à leur anéantissement. Les Egyptiens survivants s’enfuirent en abandonnant leurs armes vers Hama. Les Babyloniens les y suivirent et les battirent, aucun d’eux ne rentra dans son pays", Chronique de Nabuchodonosor II, lignes 1-7 recto). A l’intérieur de l’Egypte, Néchao II entame le creusement d’un canal reliant le fleuve Nil à la mer Rouge ("Psammétique Ier eut pour fils et successeur Néchao II, qui entreprit le percement du canal conduisant à la mer Erythrée, et qui fut achevé après lui par le Perse Darius Ier", Hérodote, Histoire II.158), sans doute grâce à la main-d’œuvre étrangère présente dans le delta, c’est-à-dire les Grecs du comptoir/poros pélusiaque évoqué précédemment, et aussi les Judéens de Migdol. Il crée une flotte destinée aux deux mers bordant l’Egypte ("Néchao II fit construire des trières sur la mer du nord [la mer Méditerranée] et d’autres dans le golfe Arabique [la mer Rouge], dont les hangars sont encore visibles", Hérodote, Histoire I.158). Hérodote ajoute qu’il organise une expédition de contournement du continent africain, qu’il confie à des marins phéniciens. Le détail de cette expédition est crédible : d’abord les Phéniciens sont les marins les plus compétents de Méditerranée au VIIème siècle av. J.-C. (leur service à Néchao II confirme au passage que le Levant phénicien entretient alors des relations étroites avec l’Egypte), ensuite leur itinéraire respecte le rythme des saisons et les courants marins qui seront confirmés par les navigateurs européens des siècles ultérieurs (départ vers l’océan Indien en automne avec une réserve prélevée sur la moisson égyptienne, passage du détroit du Mozambique puis du cap de Bonne-Espérance au printemps, installation sur la côte africaine du sud-ouest pour y semer et attendre une récolte en automne, départ avec le vent favorable au printemps vers le golfe du Biafra puis la côte de l’actuel Libéria, nouvelle installation sur la côte de l’actuel Maroc en automne pour y semer et attendre une récolte au printemps, puis retour vers la Méditerranée), enfin ils découvrent le changement de position du Soleil après le passage de l’équateur, phénomène inconnu par les Egyptiens du VIIème siècle av. J.-C., et encore par Hérodote qui n’y croit pas deux siècles plus tard, à tort ("La Libye [c’est-à-dire le continent africain] est entièrement entourée d’eau, sauf du côté qui touche à l’Asie. A notre connaissance, le pharaon égyptien Néchao II est le premier à en avoir apporté la preuve. Quand il perça le canal reliant le Nil au golfe Arabique [la mer Rouge], il fit partir des marins phéniciens vers la mer du sud [l’océan Indien], avec mission de revenir en Egypte par les Colonnes d’Héraclès [l’actuel détroit de Gibraltar] et la mer du nord [la mer Méditerranée]. Ces Phéniciens partirent vers la mer Erythrée [l’océan Indien] au sud. Débarquant en saison basse sur la côte libyenne [africaine] au gré de leur navigation, ils ensemençaient le sol, attendaient la récolte, et, la moisson faite, ils reprenaient la mer. Deux ans passèrent ainsi. La troisième année, ils doublèrent les Colonnes d’Héraclès et retrouvèrent l’Egypte. Ils rapportent un fait que j’estime incroyable, contrairement à d’autres qui l’estiment véridique : ils disent que quand ils contournèrent la Libye [le continent africain], le Soleil était à leur droite", Hérodote, Histoire IV.42). Mais ces entreprises à buts commercial et prospectif sont contrariées par les menaces en provenance du nord-est : après avoir laminé les troupes égyptiennes à Karkemish et à Hama, Nabuchodonosor II succède à son père Nabopolassar comme roi de Babylonie et entame une conquête systématique du Levant, il s’empare de la cité d’Ascalon dès -604 (selon la ligne 18 recto de la Chronique de Nabuchodonosor II), voisine de la cité d’Ashdod que Psammétique Ier avait difficilement conquise comme nous l’avons dit plus haut, en -587 il anéantit le royaume israélite de Judée en prenant sa capitale Jérusalem, en détruisant le Temple de Yahvé et en déportant les autorités politiques et religieuses judéennes vers Babylone. Néchao II choisit de réorienter son budget vers la défense de son royaume, en abandonnant le creusement du canal entre le Nil et la mer Rouge ("Cent vingt mille Egyptiens périrent en creusant [le canal]. Néchao II interrompit les travaux, à la suite d’un oracle qui déclara qu’il “travaillait au profit des barbares”", Hérodote, Histoire II 158).


Quand Néchao II meurt, son fils lui Psammétique II lui succède ("[Néchao II] mourut après un règne de seize ans, il laissa le pouvoir à son fils Psammétique II", Hérodote, Histoire II.159), pour un règne court et sans histoire : Hérodote dit que Psammétique II organise une expédition vers la Nubie dont nous ignorons les causes et les résultats, et meurt peu après, remplacé par son fils Apriès ("Psammétique II régna seulement six ans sur l’Egypte, puis il mourut peu après une campagne en Ethiopie. Son fils Apriès lui succéda", Hérodote, Histoire II.161). Cette expédition vers la Nubie est confirmée par les célèbres graffitis en langue grecque découverts sur les jambes des colosses ramessides d’Abou Simbel : l’un d’eux nous informe que Psammétique II s’est avancé jusqu’au poste-frontière d’Eléphantine et a laissé ses troupes s’aventurer plus au sud sous la direction d’un amiral "Psammétique fils de Théoclès" (un des Grecs installés dans le delta du Nil, baptisé d’un nom égyptien parce que sa famille est proche de la XXVIème Dynastie ? ou un Egyptien dont le nom a été hellénisé, dans lequel certains égyptologues voient un pseudonyme d’Hor, amiral bien attesté de Psammétique II dont une statue est aujourd’hui conservée au Museum de l’université de Manchester en Grande-Bretagne sous la référence 3570 ?), lui-même flanqué d’un lieutenant nommé "Potasimto" commandant les mercenaires grecs, et d’un autre lieutenant nommé "Amasis" commandant les troupes régulières égyptiennes ("Le roi Psammétique [II] est venu à Eléphantine. Ces mots ont été écrits par ceux qui ont navigué avec Psammétique fils de Théoclès, venu au-dessus de Kerkis [site non localisé] jusqu’où le fleuve le permettait. Les alloglosses ["¢llÒglwssoj", littéralement "qui parle une autre/¥lloj langue/glîssa", c’est-à-dire les Grecs] avaient pour chef Potasimto, les Egyptiens, Amasis. Ces mots ont été écrits par Archon fils d’Amoibichos et Pélékos fils d’Oudamos"), un autre graffiti mentionnant un Grec originaire de la cité d’Ialysos sur l’île de Rhodes confirme la présence de cet Amasis ("Anachsanor d’Ialysos [texte manque], quand le roi Psammétique [II] a lancé son armée pour la première fois, accompagné d’Amasis") promis à un grand avenir.


Pendant ce temps, des événements surviennent en Libye voisine, qui nécessitent un petit retour en arrière pour être bien compris. Tout commence vers le milieu du VIIème siècle av. J.-C. quand les Doriens de l’île de Théra (aujourd’hui l’île de Santorin), devenus trop nombreux par rapport aux maigres ressources que l’île peut leur offrir (on ignore si l’origine de cette famine est naturelle [mauvaises récoltes dues à des variations climatiques défavorables] ou sociale [mauvaise répartition des terres, rendant impossible leur exploitation rationnelle pour la collectivité]), projettent d’imiter les autres Grecs en allant au-delà de l’horizon afin d’y trouver des nouvelles terres à coloniser. Une ambassade est envoyée vers Delphes pour demander conseil à la Pythie : celle-ci répond que l’avenir des Théréens se situe en Libye. Les Théréens jugent d’abord l’entreprise trop périlleuse pour être tentée ("Grinnos fils d’Aisanias, descendant de Théras et roi de l’île de Théra, conduisit à Delphes une hécatombe offerte par sa cité. Parmi les citoyens qui l’accompagnaient se trouvait Battos fils de Polymnestos, descendant du Minyen Euphémos. Tandis que Grinnos le roi des Théréens l’interrogeait sur divers sujets, la Pythie lui dit d’aller fonder une cité en Libye. Le roi répondit : “Seigneur Apollon, je suis trop vieux et trop lourd pour bouger, impose donc cette tâche à l’un de mes jeunes gens”, et en disant ces derniers mots il désigna Battos. L’affaire resta là : de retour chez eux, ils oublièrent l’oracle, ne sachant pas où était la Libye et ne désirant pas courir l’aventure pour fonder une colonie", Hérodote, Histoire IV.150), mais les conditions de vie empirent tellement sur l’île de Théra que, perdu pour perdu, une poignée d’entre eux dirigés par un nommé Aristotélès surnommé "B£ttoj/Battos", littéralement "le Bègue" (dérivé de "Battar…zw/bégayer, balbutier, bredouiller"), et guidés par un pêcheur crétois décident de lever l’ancre. Ils débarquent sur l’île de Platéa, aujourd’hui la presqu’île de Bombah, à mi-chemin entre Derna et Tobrouk en Libye, et reviennent aussitôt à Théra rapporter leur découverte à leurs compatriotes. On décide d’y fonder une colonie, qui sera habitée par des Théréens tirés au sort ("Pendant les sept ans qui suivirent [l’oracle rendu à Delphes], Théra ne reçut pas une goutte de pluie, et tous les arbres de l’île desséchèrent, sauf un. Les Théréens consultèrent à nouveau la Pythie, qui leur redit de fonder une colonie en Libye. Ne voyant pas d’autre remède à leurs maux, les Théréens députèrent en Crète pour y trouver quelqu’un, Crétois ou étranger, qui connaissait la route de la Libye. Les envoyés poussèrent leur recherche jusqu’à la cité d’Itanos, où ils rencontrèrent un pêcheur de pourpre nommé Korobios qui leur révéla avoir été poussé par les vents jusqu’en Libye, dans l’île de Platéa. Contre rémunération, ils le décidèrent à les accompagner à Théra. Un petit groupe de citoyens partit en mer depuis Théra, pour aller étudier les lieux, guidés par Korobios. Ils atteignirent l’île de Platéa", Hérodote, Histoire IV.151 ; "Les Théréens revinrent à Théra pour annoncer avoir établi une colonie dans une île de la côte libyenne. On décida que chaque famille citoyenne fournirait un frère sur deux désigné par le sort, et que chacun des sept cantons fournirait des colons, avec Battos pour chef ["¹gemèn"] et roi. Deux navires à cinquante rames furent envoyés vers Platéa", Hérodote, Histoire IV.153). La vie dans la nouvelle colonie s’avère aussi pénible que sur l’île de Théra. Les colons prennent donc contact avec les autochtones, qui les conduisent sur le continent vers l’ouest, dans un endroit face à la mer, bordé par une haute falaise garantissant pluies abondantes en hiver et fraîcheur en été, où se trouve par ailleurs une source consacrée à un dieu local que les Théréens s’empressent d’assimiler à Apollon pour raccorder avec l’oracle apollinien qu’ils ont reçu à Delphes (rapporté par un passage du livre VIII perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, cité par Constantin VII Porphyrogénète : "Aristotélès surnommé “Battos” le fondateur de Cyrène reçut l’oracle suivant : “Battos, tu es venu pour ta voix, mais le seigneur Phoibos Apollon t’envoie vers la Libye bien protégée gouverner sur la vaste Cyrène avec le titre de roi. Les barbares portant une casaque en peau t’attaqueront, mais par tes prières aux Kronides, à Pallas aux yeux brillants qui excite au combat, à Phoibos le fils de Zeus aux cheveux longs, tu remporteras la victoire, et tu règneras heureux sur la Libye bien protégée, toi et ta descendance, avec Phoibos comme guide”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 32). Ils abandonnent l’inconfortable île de Platéa/Bombah et s’installent dans ce nouveau lieu beaucoup plus accueillant, "Cyrène/Kur»nh" en grec (aujourd’hui Shahat en Libye), qui donnera son nom à la province libyenne de "Cyrénaïque" ("[Les Théréens] vécurent [sur l’île de Platéa] pendant deux ans, sans que leur situations s’améliore. Ils laissèrent donc l’un d’eux dans l’île et s’embarquèrent pour aller interroger l’oracle de Delphes sur leur mauvais état en Libye. La Pythie leur répondit : “Si toi qui n’as jamais vu la Libye riche en troupeaux, tu prétends la connaître mieux que moi qui l’ai parcourue [allusion à la lointaine origine sémitique levantine d’Apollon, qui parle par la bouche de la Pythie], j’admire ta science !”. Battos et ses compagnons, ayant compris par cette réponse que le dieu les poussait à installer leur colonie sur le continent libyen, repartirent. Ils récupérèrent le camarade qu’ils avaient laissé, et s’installèrent sur le continent libyen en face de l’île, au lieu-dit Aziris [site non localisé], entouré de beaux vallons boisés, au bord d’un fleuve. Ils habitèrent là pendant six ans. La septième année, des Libyens leur proposèrent de les conduire sur un meilleur emplacement. Ils se décidèrent à les suivre. Les Libyens les menèrent vers l’ouest, organisant leurs étapes de façon à traverser durant la nuit le plus beau de leurs sites, Irasa [aujourd’hui Kirissah en Libye], pour le soustraire à la vue des Grecs. Enfin ils arrivèrent près d’une source, que les Libyens assurèrent consacrée à Apollon, en disant : “Voici un lieu favorable où vous installer, Grecs, ici le ciel a des trous [autrement dit le ciel y retient les nuages quand la sécheresse sévit partout ailleurs, et laisse passer les rayons du soleil quand partout ailleurs le froid et les pluies ravagent tout]", Hérodote, Histoire IV.157-156 ; "Heureux fils de Polymnestos [c’est-à-dire Battos] désigné par les prophéties, appelé par la voie inspirée de la prêtresse de Delphes, le haut destin te salua trois fois comme roi de Cyrène quand tu imploras l’aide des dieux pour délier ta langue",  Pindare, Quatrième pythique 59-63). Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, est confus sur cet événement, face à l’année -762 il écrit en effet : "Les gens de Théra fondent la cité de Cyrène selon un oracle, sous la conduite de Battos, dont le vrai nom est Aristée", mais un peu plus loin, face à l’année -632, il semble oublier ce précédent commentaire et écrit : "Battos fonde Cyrène". Les cohérences chronologiques et les découvertes archéologiques sur le site de Cyrène/Shahat amènent à dater la fondation de cette cité vers -632 plutôt que vers -762. Le doc IX.3 du répertoire perpétuel des Supplementum Epigraphicum Graecum, ou "SEG" dans le petit monde des hellénistes, extrait d’une stèle du IVème siècle av. J.-C., contient le décret de fondation de Cyrène par Battos et ses compagnons (son authenticité se vérifie par ses tournures et ses précédés archaïques, notamment par les malédictions lancées sur des statuettes : "“Puisque Apollon a lui-même ordonné à Battos et aux Théréens de coloniser Cyrène, les Théréens décident qu’ils enverront Battos en Libye comme chef ["¢rchgšthj"] et roi, que des Théréens s’embarqueront avec lui dans des conditions égales pour chaque maison, soit un fils pour chacune, qu’on établira dans le pays un catalogue des hommes en âge de partir, que tout Théréen de condition libre qui le voudra prendra la mer. Si les émigrants réussissent à s’implanter solidement, leurs compatriotes qui les suivront en Libye y jouiront de la citoyenneté pleine et entière et recevront des terres sans propriétaire ; si au contraire ils ne réussissent pas à s’implanter solidement, si les Théréens ne peuvent pas les secourir, et s’ils ne surmontent pas les difficultés qui les accablent au bout de cinq ans, ils pourront quitter sans crainte ce pays et revenir à Théra pour y recouvrer leurs propriétés et leur citoyenneté. Celui qui refusera d’embarquer alors que la cité l’aura désigné pour partir, sera condamné à mort et ses biens seront confisqués. Celui qui l’aura recueilli ou caché, même si c’est un père pour son fils, ou un frère pour un frère, sera condamné à la même peine que celui qui aura refusé d’embarquer.” Tels sont les termes du serment prononcé par ceux qui sont restés et par ceux qui sont partis fonder la colonie. Ceux qui partaient en Libye et ceux qui restaient ont aussi proféré des malédictions contre ceux qui ne respecteraient pas ce serment : ayant modelé des figurines de cire, ils les ont brûlées en lançant des imprécations à l’attention des hommes, des femmes, de garçons et des filles : “Que celui qui transgressera le serment fonde et se liquéfie comme ces figurines, lui, sa famille et ses biens, et que ceux qui s’embarquent vers la Libye ou qui demeurent à Théra en respectant le serment reçoivent beaucoup de bien, pour eux-mêmes et pour leurs familles”").


Les Théréens de Cyrène prospèrent. En quelques décennies, leur nombre décuple. Leurs besoins exponentiels nécessitent des accroissements de propriétés au détriment des autochtones. Ils fondent le port d’Apollonia (site archéologique sur l’actuelle commune de Susah, à une dizaine de kilomètres au nord-est de Cyrène/Shahat en Libye, à ne pas confondre avec l’homonyme Apollonia/Sozopol en mer Noire !) à une date indéterminée. A l’époque d’Arcésilas II, arrière-petit-fils héritier du roi fondateur Battos Ier, le lieu devient si exigu par rapport à la population que des tensions naissent, attisées par les tendances tyranniques d’Arcésilas II et par les magouilles de son conseiller Laarchos. Beaucoup de Cyrénéens quittent Cyrène pour aller fonder une nouvelle colonie vers l’ouest, nommée "B£rkh/Barki" (site archéologique dans la banlieue est de l’actuelle El-Marj, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Benghazi en Libye : "Battos II eut pour fils Arcésilas II. Au début de son règne, celui-ci se querella contre ses frères, qui finalement quittèrent Cyrène et allèrent fonder ailleurs en Libye leur propre cité, Barki", Hérodote, Histoire IV.160 ; "Arcésilas [II] roi de Cyrène, accablé de malheurs, alla consulter l’oracle de Delphes, qui lui répondit que ceux-ci résultaient de la colère divine, que les rois ayant succédé à Battos Ier n’avaient pas gouverné selon son exemple, modéré leur pouvoir royal pour chérir le peuple et surtout honorer les dieux, au contraire ils avaient exercé un pouvoir de plus en plus tyrannique, accaparé les revenus publics et négligé les hommages aux dieux", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 40 ; "Battos [II] surnommé “Eudaimon” ["EÙda…mwn/l’Heureux", ou littéralement "qui a un bon/ génie/da…mwn"] eut pour fils Arcésilas [II], qui ne partageait pas les mœurs de son père. De son vivant Battos [II] l’avait effectivement condamné à une amende d’un talent pour avoir entouré sa demeure de remparts. Après la mort de son père, obéissant à sa férocité naturelle qui lui valut son surnom ["Calepîj/le Mauvais, le Malveillant, l’Oppresseur"] et aux conseils d’un mauvais sujet nommé Laarchos, Arcésilas [II] devint un tyran au lieu d’être un roi. Le traître Laarchos, qui aspirait pouvoir pour lui-même, provoqua l’exil ou la mort des principaux Cyrénéens et alimenta les griefs contre contre Arcésilas [II]. Finalement, il lui donna à manger des lièvres marins qui le firent tomber dans une langueur mortelle. Quand Arcésilas [II] expira, il prit le pouvoir sous prétexte de le conserver pour le jeune prince Battos [III]", Plutarque, Sur les femmes vertueuses 25). Les colons de Barki fondent ou accaparent à leur tour le port de Taucheira à l’ouest (aujourd’hui Tokra, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Barki/El-Marj en Libye) et un autre port au nord dont le nom originel nous est inconnu qui sera rebaptisé "Ptolémaïs" par Ptolémée III Evergète au IIIème siècle av. J.-C. (aujourd’hui Tolmeita, à une quarantaine de kilomètres au nord de Barki/El-Marj), barrant la route de la mer à la tribu berbère locale des Auschises ("Ensuite on trouve les Auschises, qui habitent au-dessus de Barki et près de la mer du côté d’Euhespérides. Parmi les Auschises, du côté de la mer près de Tauchéira qui appartient aux Barkéens, vit une tribu peu importante, les Bacales, dont les usages sont les mêmes que ceux des Libyens vivant au-dessus de Cyrène", Hérodote, Histoire IV.171). Ce sont probablement les mêmes colons de Barki qui fondent la cité portuaire d’Euhespérides sur le golfe de Syrte (aujourd’hui Benghazi, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Barki/El-Marj en Libye), ainsi nommée en référence à l’antique riche comptoir sémitique de la corne dite "des Hespérides" (aujourd’hui le golfe de Gabès, dans le prolongement occidental du golfe de Syrte ; au IIIème siècle av. J.-C., la cité d’Euhespérides sera déplacée quelques kilomètres vers l’ouest et rebaptisée "Bérénice" en hommage à Bérénice l’épouse de Ptolémée III Evergète). Hérodote insiste sur la grande fertilité de la région d’Euhespérides par rapport au reste de la Libye ("Les gens d’Euhespérides jouissent aussi d’une région fertile : les meilleures années, elle rapporte cent pour un", Hérodote, Histoire IV.198). La cité bénéficie en outre d’une richesse florale unique, le silphion, une plante non identifiée précisément par les botanistes modernes, servant à de multiples usages (énumérés longuement par Pline l’Ancien au livre XXII paragraphe 49 de son Histoire naturelle) et vendue au même prix que l’argent. La surexploitation de cette plante au cours des siècles provoquera sa disparition au début de l’ère impériale romaine ("Parlons à présent du célèbre “laserpicium” appelé “silphion” par les Grecs, qui croît en Cyrénaïque. Le suc dit “laser” sert à différents usages, notamment en pharmacie, et se vend au prix de l’argent. Il a disparu depuis des années de la Cyrénaïque parce que les pâtres locaux estimaient plus profitable de laisser leurs troupeaux s’en nourrir. Récemment on en a découvert un pied isolé, qui a été envoyé à l’Empereur Néron. […] Aujourd’hui le laser qui circule est celui qui pousse en abondance en Perse, en Médie et en Arménie, d’une qualité très inférieure à celui de Cyrénaïque, et encore ! on l’enrichit avec de la gomme ou du sacopenium ou de la fève pilée. Sous le consulat de Caius Valerius [Flaccus] et de Marcus Herennius [en -93] trente livres de laserpicium furent apportées à Rome de Cyrène et déposées dans le trésor public. Au début de la guerre civile, le dictateur César en tira quinze livres, avec l’or et l’argent. Selon les auteurs grecs les plus sérieux, cette plante doit sa naissance dans cette région entre la corne des Hespérides et le golfe de grande Syrte à une pluie poisseuse qui inonda soudainement la terre, sept ans avant la fondation de la cité de Cyrène qui eut lieu en l’an 143 de Rome [correspondant à l’année -610 du calendrier chrétien]", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XIX, 15.1-2). Rivales, les cités de Cyrène et de Barki n’oublient pas leur origine grecque commune et renouent des relations grâce à l’intervention d’un médiateur, selon Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète ("Démonax de Mantinée fut conciliateur lors de la guerre qui éclata entre Cyrénéens, car il se distinguait par son intelligence et son sens de la justice. Il fit voile pour Cyrène et, ayant reçu de tous les pleins pouvoirs, il réconcilia les cités", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 41 ; le papyrus 1367 découvert à Oxyrhynchos en Egypte contient un abrégé de Sur les législateurs d’Hermippos de Smyrne, réalisé par le philosophe péripatéticien Héraclite Lembos, évoquant ces troubles en Cyrénaïque à l’ère archaïque : ligne 29 colonne 1 du fragment 1 on lit le nom "Barki", qui confirme bien que cette cité est à la tête de la contestation contre Cyrène). Refoulés toujours plus loin vers le désert, les berbères autochtones se révoltent, et demandent de l’aide au pharaon Apriès ("Les colons affluèrent à Cyrène, dépossédant les Libyens locaux, dont leur roi Adicran, de leurs terres. Ces derniers, spoliés et méprisés par les Cyrénéens, se tournèrent vers l’Egypte et s’offrirent au pharaon Apriès", Hérodote, Histoire IV.159). C’est une mauvaise idée. Car comme son père Psammétique II avant lui, et comme son grand-père Néchao II et son arrière-grand-père Psammétique Ier encore avant, Apriès appuie son pouvoir sur les Grecs installés en Egypte, qui lui ont permis de remporter récemment des victoires au Levant jusqu’à Chypre ("[Apriès] marcha contre Sidon et livra une bataille navale aux Tyriens", Hérodote, Histoire II.161 ; "[Apriès] marcha à la tête d’une grande armée terrestre et maritime contre l’île de Chypre et la Phénicie. Il prit d’assaut Sidon, et porta la terreur dans les autres cités phéniciennes. Il vainquit Phéniciens et Chypriotes dans une grande bataille navale, et retourna en Egypte chargé de butin", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.68). Apriès craint-il que la combattivité de ces Grecs de son entourage s’émousse face à leurs compatriotes installés en Libye ? Voit-il dans une campagne en Libye un moyen d’éliminer ses opposants égyptiens ? C’est possible. Il organise un contingent composé exclusivement d’Egyptiens va-t-en-guerre et de berbères, qu’il envoie vers Cyrène. Ce contingent est rapidement anéanti par les Grecs cyrénéens avant d’avoir atteint son but. La nouvelle du désastre suscite des interrogations chez les Egyptiens : ceux-ci accusent Apriès d’avoir délibérément envoyé ces Egyptiens dangereux pour son trône et ces berbères vers Cyrène pour qu’ils y soient tués, afin de gouverner plus aisément sur l’Egypte avec l’aide de ses alliés Grecs ("Après cette expédition [au Levant], [Néchao II] envoya une armée composée exclusivement d’autochtones contre Cyrène et Barki. Mais la majorité de ces soldats périrent, et les survivants se révoltèrent en disant que cette armée n’avait été conçue que pour périr afin d’assurer la tranquillité du pharaon", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.68 ; "[Apriès] leva un important contingent contre Cyrène. Les Cyrénéens allèrent au-devant des Egyptiens, dans la région d’Irasa [aujourd’hui Kirissah en Libye], près de la source Thesté, et vainquirent. Pour avoir sous-estimé un ennemi qu’ils n’avaient jamais encore rencontré, les Egyptiens furent ainsi massacrés, peu d’entre eux revinrent en Egypte. Une conséquence du désastre fut que le peuple égyptien se révolta contre Apriès en le jugeant responsable", Hérodote, Histoire IV.159 ; "[Apriès] lança contre Cyrène une grande expédition qui aboutit à un désastre. Les Egyptiens lui reprochèrent cet échec et se révoltèrent contre lui, l’accusant de les avoir volontairement envoyés vers le danger dans le but qu’ils périssent et qu’ils puissent ensuite gouverner plus tranquillement sur le reste de son peuple", Hérodote, Histoire II.161). Pour couper court à cette rumeur - peut-être fondée -, Apriès n’a pas d’autre choix qu’envoyer un nouveau contingent exterminer les survivants gênants de cette expédition cantonnés à la frontière égypto-libyenne. Ce nouveau contingent est confié à Amasis, le général que nous avons déjà croisé à l’époque de Psammétique II. Mais l’affaire tourne mal : arrivé à la frontière égypto-libyenne, Amasis est couronné nouveau pharaon par les rebelles et déclare la guerre à Apriès, qui n’a dès lors plus d’autre soutien que ses mercenaires grecs ("Apriès chargea Amasis d’aller [mâter les rebelles]. Arrivé devant eux, Amasis s’efforça de les détourner de leur dessein, mais pendant qu’il parlait un Egyptien debout derrière le couvrit d’un casque et le déclara nouveau pharaon. Cet acte fut certainement désiré par Amasis, puisque dès qu’il fut ainsi reconnu pharaon par le rebelle il se prépara à marcher contre Apriès. Informé, Apriès envoya contre Amasis un des Egyptiens les plus importants de sa Cour, Patarbémis, avec ordre de le ramener vivant. Arrivé devant Amasis, Patarbémis le pria de le suivre, mais Amasis, qui était à cheval, se souleva sur sa selle, lâcha un pet, et dit à Patarbémis de l’emporter pour Apriès. Patarbémis insista pour qu’il répondît à l’appel du pharaon. Amasis rétorqua qu’il s’y préparait et qu’Apriès pourrait bientôt se réjouir de le voir en nombreuse compagnie. Patarbémis, ainsi renseigné sur les projets d’Amasis et n’entretenant plus aucune illusion en constatant ses préparatifs, repartit en hâte pour faire son rapport au pharaon. Quand Apriès le vit sans Amasis, il fut transporté de fureur, et sans réfléchir il ordonna qu’on lui coup les oreilles et le nez. Les derniers Egyptiens qui lui restaient fidèles, en voyant le plus illustre d’entres eux si honteusement maltraité, changèrent aussitôt de camp et s’allièrent à Amasis. A l’annonce de cette ultime défection, Apriès arma contre les Egyptiens ses auxiliaires étrangers, soit trente mille Cariens et Ioniens qui l’entouraient dans son vaste et superbe palais de Saïs", Hérodote, Histoire II.162-163). Une bataille s’engage près de Momemphis (près de Saïs, nome originel de la XXVIème Dynastie comme nous l’avons vu plus haut) entre Apriès et ses mercenaires grecs d’un côté, Amasis et les rebelles égyptiens de l’autre côté ("Tandis qu’Apriès et ses gens marchaient contre les Egyptiens, Amasis et ses alliés marchaient contre les étrangers. Les deux armées se rencontrèrent près de la cité de Momemphis, où elles se préparèrent à l’affrontement", Hérodote, Histoire II.162-163 ; "Il leur envoya Amasis, très considéré parmi ses compatriotes, en le chargeant de trouver des paroles conciliantes, mais celui-ci fit tout le contraire, il excita les révoltés, se joignit à eux et se fit appeler pharaon. Peu après, le reste des Egyptiens ayant suivi l’exemple des révoltés, le pharaon inquiet pour son avenir se réfugia auprès de ses trente mille mercenaires. Une bataille s’engagea près du village de Mareia", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.68). Amasis est vainqueur. Apriès est capturé puis étranglé ("Apriès avec ses auxiliaires et Amasis avec tous les Egyptiens marchèrent l’un contre l’autre. Près de la cité de Momemphis ils engagèrent le combat. Les mercenaires se battirent bien mais, très inférieurs en nombre, furent défaits. […] Vaincu dans cette bataille, Apriès fut capturé et emmené à Saïs, dans son palais devenu le palais d’Amasis. Comme tous les Egyptiens reprochaient au nouveau pharaon de laisser vivre contre toute justice leur pire ennemi et le sien, il le leur abandonna. Les Egyptiens l’étranglèrent, puis l’ensevelirent dans le tombeau de ses pères, qui se trouve dans le temple d’Athéna [hellénisation de la déesse égyptienne Neith], près de l’espace saint, à gauche en entrant", Hérodote, Histoire II.169 ; "Les Egyptiens furent vainqueurs. Apriès fut capturé, et mourut étranglé. Nouveau pharaon, Amasis régla l’administration du pays avec des bonnes intentions, il gouverna sagement et gagna toute l’affection des Egyptiens. Il soumit les cités de l’île de Chypre, orna beaucoup de temples avec des monuments remarquables", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.68). Les Egyptiens et les berbères libyens sont contents.


Ils seront pourtant vite cocus. Au lieu d’abattre les Grecs à l’origine de tous les maux, Amasis s’empresse de reprendre la politique philhellène de ses prédécesseurs, il semble même la pousser jusqu’à un point encore jamais atteint. Il ne dissout pas les régiments de mercenaires grecs installés dans le comptoir/poros pélusiaque, au contraire : il installe ces derniers à Memphis à proximité de son palais ("Le pharaon Amasis fit venir ces Ioniens et ces Cariens à Memphis plus tard, quand il les prit comme gardes du corps de préférence aux Egyptiens", Hérodote, Histoire II.154 ; "Des années plus tard, le pharaon Amasis déplaça cette colonie de Stratopéda à Memphis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.67). Il ne dissout pas davantage le comptoir/poros saïtique de Naucratis, au contraire : il en élargit l’accès à tous les marchands grecs ("Amasis fut un grand ami de la Grèce. Entre autres avantages accordés aux Grecs, il donna Naucratis à ceux qui venaient en Egypte, comme cité où s’établir. A ceux qui venaient en Egypte sans vouloir s’y fixer, il accorda des emplacements où élever des autels et des sanctuaires à leurs dieux. Le plus grand, le plus célèbre et le plus fréquenté de leurs sanctuaires, appelé “Hellénion” [littéralement le "sanctuaire/-ion de tous les Grecs/Ellhn"], est fondation commune des cités suivantes : Chio, Téos, Phocée et Clazomènes pour l’Ionie, Rhodes, Cnide, Halicarnasse et Phasélis pour la Doride, et Mytilène pour l’Eolide. Le sanctuaire appartient à ces cités, et ce sont elles aussi qui fournissent les protecteurs du marché ["prost£taj toà ™mpor…ou", probablement chargés de protéger les intérêts des Grecs et de contrôler les prix] ; toute autre cité qui prétend s’y associer s’arroge un droit qu’elle n’a pas. De leur côté les Eginètes y ont fondé un sanctuaire de Zeus qui leur est particulier, les Samiens un sanctuaire d’Héra, et les Milésiens un sanctuaire d’Apollon", Hérodote, Histoire II.178). Il ne tente rien pour combattre les Grecs installés en Libye (précisément ceux que les Egyptiens et les autochtones libyens qui l’ont couronné pharaon ont tenté vainement de chasser !), au contraire : il épouse une fille de Cyrène (progéniture du roi ou d’un haut notable, selon les versions : "Amasis conclut aussi avec Cyrène un pacte d’alliance et d’amitié. Il jugea même à propos d’épouser une femme de chez eux, soit parce qu’il eût envie d’avoir une épouse grecque, soit pour manifester son amitié aux Cyrénéens. Il épousa donc Ladicé, selon les uns fille de Battos [III] fils d’Arcésilas [II], selon les autres fille de Critoboulos, un des grands personnages du pays", Hérodote, Histoire II.181). Mieux encore : il prétexte le bouleversement que vit alors le Croissant Fertile pour renforcer les liens avec les Grecs de Grèce. Dans la lointaine Médie en effet, le roi Astyage a été renversé par son petit-fils Cyrus II (qui a pour mère Mandane fille d’Astyage, et pour père le seigneur perse Cambyse Ier vassal d’Astyage). Unissant sous sa seule autorité la Perse et la Médie, Cyrus II a accaparé ensuite la Babylonie, étendant son pouvoir jusqu’à la Syrie frontière du Levant (rappelons que l’Assyrie a été partagée en -612 entre la Médie de Cyaxare et la Babylonie de Nabopolassar). Puis Cyrus II a prolongé ses conquêtes en vainquant Crésus le roi de Lydie, qui depuis Sardes régnait sur toute l’Anatolie centrale. Cyrus II menace ainsi directement les cités grecques d’Ionie, qui cherchent naturellement un allié dans la dernière grande puissance capable de contenir ses ambitions : l’Egypte. Jouant habilement de la parenté entre Egyptiens et anciens Rhodiens, Amasis instaure entre l’Egypte et Rhodes une relation commerciale qui perdurera jusqu’à l’ère impériale, celle-ci fournissant le blé que celle-là redistribue dans toute la mer Egée (on se souvient qu’au début de l’ère mycénienne le hyksos Danaos, chassé de Libye et d’Egypte par son frère Egyptos, est passé par l’île de Rhodes, où certains de ses compagnons se sont installés, y créant le sanctuaire dédié à Neith/Athéna originaire de Saïs, le nome d’où est également originaire la XXVIème Dynastie : "[Amasis] envoya des offrandes […] à Lindos parce qu’on dit que le temple d’Athéna y fut fondé par les Danaides quand elles débarquèrent lors de leur fuite contre les fils d’Egyptos", Hérodote, Histoire II.182 ; l’équivalence entre Neith et Athéna permet aussi le rapprochement avec les Grecs de Cyrène ["Amasis consacra en Grèce des offrandes aux dieux : à Cyrène il envoya une statue d’Athéna plaquée d’or et un tableau qui le représentait", Hérodote, Histoire II.182]), en témoignage de cette relation il offre en particulier à la cité de Lindos une cotte de lin mentionnée par Hérodote ("Amasis consacra en Grèce des offrandes aux dieux : […] à l’Athéna de Lindos il offrit deux statues de pierre et une cotte de lin, ouvrage remarquable", Hérodote, Histoire II.182 ; "Les Spartiates se préparèrent et attaquèrent Samos […] pour venger le vol de la cotte que le pharaon égyptien Amasis leur avait offerte […], en lin, portant de nombreuses figures brodées, avec des ornements d’or et de laine végétale, dont les remarquables cordonnets très fins sont formés chacun de trois cent soixante fils bien visibles. Cette cotte est de même modèle que celle qu’Amasis a offerte à l’Athéna de Lindos", Hérodote, Histoire III.47) et par le document archéologique appelé commodément "Chronique de Lindos" par les hellénistes, liste des donations effectuées au sanctuaire d’Athéna de Lindos, gravée sur une stèle datant de la fin de l’ère hellénistique ("Amasis roi des Egyptiens : une cotte de lin de chaque fil était tressé de trois cent soixante fils. Témoins : Hérodote de Thourioi au livre II de son Histoire, Polyzalos au livre IV, Héron au livre IV de son livre Sur Rhodes ajoute que deux statues d’or ont été offertes avec la cotte, de même qu’Agélochos au livre I de sa Chronique, Aristion au livre I de sa Chronique, Aristonymos dans son Recueil chronologique, Onomastos au livre I de sa Chronique. Xénagoras aux livres I et IV de sa Chronique signale que dix phiales ont été offerts avec la cotte et les deux statues, et que ces statues portaient une inscription en deux lignes dont la première était : “Du roi d’Egypte dont le renom s’étend au loin vient la présente offrande, Amasis”, et la seconde était en lettres que les Egyptiens appellent “sacrées”. Hiéroboulos le signale aussi dans sa lettre au conseil", Chronique de Lindos B29). Amasis soutient par ailleurs le tyran de l’île de Samos, Polycrate, en lui envoyant des cadeaux ("Amasis consacra en Grèce des offrandes aux dieux : […] à l’Héraion de Samos il offrit deux statues de bois le représentant qui se dressent toujours aujourd’hui derrière la porte du temple. Il envoya ces offrandes à Samos en raison de ses relations d’hospitalité avec Polycrate fils d’Aiacès", Hérodote, Histoire II.182) et un appui financier qui lui permet de créer une flotte militaire conséquente ("Polycrate noua des relations d’hospitalité avec le pharaon d’Egypte Amasis, en échangeant avec lui des présents. Sa puissance s’accrut en peu de temps et fit parler d’elle en Ionie et dans le reste de la Grèce, car la fortune lui souriait partout où il portait ses armes. Il avait cent navires à cinquante rames et mille archers", Hérodote, Histoire III.39). Sur le continent européen, à Delphes, Amasis avance les fonds nécessaires pour la reconstruction du temple d’Apollon récemment dévasté par un incendie ("Quand les Amphyctions décidèrent la construction du temple actuel de Delphes au prix de trois cents talents, l’ancien temple ayant été détruit par un incendie accidentel, les Delphiens fournirent le quart de cette somme puis allèrent quêter le reste de cité en cité : Amasis d’Egypte leur donna mille talents d’alun, et les Grecs établis là-bas vingt mines", Hérodote, Histoire II.180 ; par cet acte, il flatte aussi les Grecs installés en Cyrénaïque, qui doivent leur installation à Cyrène à l’oracle apollinien de Delphes).


En résumé, l’Egypte à la fin du VIème siècle av. J.-C. paraît autant égyptienne que grecque. Amasis, acteur presque caricatural de cette hellénisation dans le souvenir des Grecs, sera idéalisé par les historiens grecs ("[Amasis] possédait un esprit supérieur, doux et juste, c’est à cette qualité qu’il dut le pouvoir suprême, car il n’était pas de famille royale. On raconte que les Eléens envoyèrent des députés lui demander quelle pourrait être la règle la plus juste à appliquer aux Jeux olympiques qu’ils organisaient, et que le roi répondit : “Qu’aucun Eléen n’y participe”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.95), qui n’hésiteront pas à adoucir ses traits (par exemple, Polycrate tyran de Samos manifestant des velléités hégémoniques ["Polycrate fut, à notre connaissance, le premier des Grecs qui rêva d’être maître de la mer, […] le premier du moins du temps de mon enquête, espérant bien régner un jour sur l’Ionie et sur les îles", Hérodote, Histoire III.122], Diodore de Sicile s’empresse de dire qu’Amasis rompt finalement avec Polycrate ["Amasis était ami Polycrate le tyran de Samos, mais celui-ci maltraitait ses citoyens et les étrangers qui abordaient à Samos. Amasis lui envoya d’abord une ambassade pour lui conseiller la modération : Polycrate n’écouta pas ce conseil. Amasis lui annonça donc dans une lettre la rupture de leur amitié et de leur lien d’hospitalité, en ajoutant qu’il “ne voulait pas partager les malheurs menaçant un homme qui pousse si loin la tyrannie”. Les Grecs admirèrent l’humanité d’Amasis ainsi que sa prédiction, qui s’accomplit bientôt", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.95]), jusqu’à en faire un philosophe dans les exercices scolaires isocratiques des ères hellénistique et impériale (par exemple dans les dialogues fictifs avec Bias rapportés par Plutarque : "Amasis demanda au philosophe Bias de prendre dans la chair d’une victime ce qu’il estimait “le meilleur et le pire”, ce dernier en ôta la langue, qu’il jugeait comme l’instrument à la fois le plus utile et le plus nuisible", Plutarque, Comment écouter 2 ; "Le pharaon d’Egypte avait envoyé à Bias une victime, en lui demandant d’en couper ce qu’il estimait “le meilleur et le pire” et de le lui renvoyer. Avec un discernement remarquable, le philosophe en ôta la langue et la renvoya au pharaon, s’attirant une estime et une admiration déclarée", Plutarque, Banquet des Sept Sages 2 ; "La lettre fut présentée [à Bias] par Niloxène [Grec de Naucratis envoyé par Amasis], qui le pria de l’ouvrir et de la lire entièrement à haute voix devant toute l’assemblée. Voici son contenu : “D’Amasis pharaon d’Egypte à Bias le plus sage d’entre les Grecs. Un roi éthiopien défie ma sagacité. Vaincu dans les autres épreuves il m’a posé un défi ultime, inédit et considérable. Il me demande de boire la mer. Si je réussis ce défi, il me cèdera plusieurs cités et villages de son royaume. Si je ne réussis pas, je devrai lui donner mes cités autour d’Eléphantine. Quand vous aurez étudié la question, renvoyez-moi aussitôt Niloxène. Quel que soit votre avis ou celui de vos amis, je m’y rangerai”. La lecture finie, Bias y répondit rapidement. Après un court instant de réflexion en lui-même, il discuta avec Cléobule qui était assis près de lui, puis il dit à Niloxène : “O Naucratien, Amasis règne sur beaucoup d’hommes et sur un grand et beau pays, comment peut-il consentir à boire la mer pour obtenir quelques minuscules et vulgaires villages ?”. Niloxène ria : “Admettons qu’il y consente, ô Bias : comment peut-il procéder ?”. “Qu’il demande simplement au roi d’Ethiopie d’arrêter les fleuves qui se jettent dans la mer, afin que lui-même puisse la boire, car le défi porte sur la mer aujourd’hui et non pas sur la mer demain”. Dès que Bias eut prononcé ces paroles, Niloxène enchanté sauta à son cou, l’embrassa, et tous les autres accueillirent cette réponse avec de grands éloges", Plutarque, Banquet des Sept Sages 6). Cette proximité entre les Grecs et la XXVIème Dynastie explique pourquoi au cours des deux siècles suivants, dans la lutte commune contre l’occupant perse, les premiers seront souvent aux côtés des héritiers des seconds (parfois en intervenant sur le sol même de l’Egypte), et comment au IVème siècle av. J.-C. Alexandre le Grand n’aura aucune difficulté à s’imposer à Péluse, à Memphis, à Siwah.


Avant de quitter la Méditerrannée orientale pour nous diriger vers les côtes de l’Italie, nous devons signaler que l’expansion des colons grecs de Cyrénaïque d’est en ouest finit par buter contre les colonies carthaginoises qui se développent dans le sens contraire, d’ouest en est depuis la corne des Hespérides/golfe de Gabès. A la fin de l’ère archaïque, les Carthaginois reprennent effectivement possession des côtes découvertes jadis par leurs ancêtres sémitiques atlantes. Ils s’installent à Sabratha (étymologie inconnue, aujourd’hui en Libye, à une soixantaine de kilomètres de la frontière tunisienne), évoquée incidemment au paragraphe 110 du Périple de pseudo-Scylax qui la qualifie à la fois comme "cité/pÒlij et comptoir/lim»n" et l’hellénise en "Abrotonos/AbrÒtonoj", au livre V paragraphe 3 alinéa 2 de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien qui la latinise en "Habrotonum", et au livre I paragraphe 7 de la Description de la terre de Pomponius Mela qui la latinise en "Habromacte" (pour l’anecdote, la découverte d’un tophet sur le site archéologique de Sabratha ne laisse aucun doute sur la nature carthaginoise du site). Le texte commodément appelé "Stadiasme de la grande mer" par les spécialistes, contenu dans le manuscrit Matritensis 121 de la Bibliothèque nationale de Madrid en Espagne, dont la rédaction remonte à l’ère hellénistique ou au tout début de l’ère impériale romaine, énumère les cités nord africaines : paragraphe 98 de ce texte, on découvre la cité de "Makaraia/Makara…a" en grec, aisément décomposable en "Makar", probable corruption grecque du dieu phénicien "Melkart" comme nous l’avons rappelé dans notre paragraphe introductif, et "Oea", précisément le nom utilisé par Pline l’Ancien pour désigner la cité voisine de Sabratha au livre V paragraphe 3 alinéa 2 de son Histoire naturelle. Cette cité phénicienne d’Oea dédiée à Melkart est stratégiquement placée puisqu’à la fois elle est le terminus de la route caravanière reliant le cœur de l’Afrique, notamment la région du fleuve Niger, à la mer Méditerranée, et elle est à mi-chemin entre Sabratha d’un côté et Leptis de l’autre côté, dont nous parlerons juste après. Oea sera rapidement surnommée "Tripolis/Tr…polij" par les Grecs, c’est-à-dire la "capitale des trois/tri cités/pÒlij" justement en raison de sa position centrale (à l’instar de l’homonyme Tripolis au Levant qui fédère les trois cités de Sidon, Tyr et Arados). Ce nom "Tripolis" traversera les siècles sous la forme "Tripoli", aujourd’hui capitale de la Libye (de la même façon la "Tripolis" du Levant antique restera pour donner la moderne ville de "Tripoli" au Liban), et s’étendra à la province alentour, la "Tripolitaine". En sortant d’Oea/Tripoli pour longer la côte vers l’est, on arrive à la cité de "Lbqy", ainsi désignée par ses consonnes sur les monnaies phéniciennes retrouvées sur place, hellénisée en "Leptis/Lept…j" dans le paragraphe 93 du Stadiasme de la grande mer (site archéologique dans la banlieue ouest de Khoms en Libye). Leptis est bâtie en bordure du fleuve "Cinyps/K‹nuy" (aujourd’hui le wadi Caan), dans une région exceptionnellement propice à l’agriculture ("La Libye n’est pas aussi fertile que l’Asie et l’Europe, excepté dans la région du fleuve Cinyps, dont les terres sont idéales pour les moissons de Déméter et ne ressemblent pas au reste de la Libye : le sol y est riche, les sources nombreuses, et on redoute ni la sécheresse ni l’excès des pluies qui y sont régulières. Le rendement des récoltes équivaut celui de la Babylonie. Les gens d’Euhespérides jouissent aussi d’une région fertile : les meilleures années, elle rapporte cent pour un, tandis que la région du Cinyps rapporte trois cent pour un", Hérodote, Histoire IV.198), habitée par la tribu berbère des Maces ("Sur le littoral, plus à l’ouest, vivent les Maces. Ils ont le crâne découvert à l’exception d’une frange qu’ils obtiennent en laissant pousser leurs cheveux au milieu tandis qu’ils se rasent jusqu’à la peau sur les côtés. Pour la guerre, ils se fabriquent des cuirasses en peau d’autruche. Le fleuve Cinyps coule dans leur pays : il sort de la colline dite “des Charites” ["Car…twn", littéralement "les Grâces", aujourd’hui le djebel Tarhuna] couverte de bois épais contrairement aux autres régions que j’ai évoquées qui sont nues, puis se jette dans la mer deux cents stades plus loin", Hérodote, Histoire IV.175). Ces avantages attirent naturellement la convoitise des Grecs. A la fin du VIème siècle av. J.-C., ceux-ci débarquent à proximité du fleuve Cinyps, conduit par le prince spartiate Dorieus, qui n’a pas accepté de voir son demi-frère Cléomène Ier s’asseoir sur le trône de Sparte et a décidé en conséquence de tenter une nouvelle vie aventureuse au loin. Les Grecs occupent la région de Leptis pendant deux ans, mais sont finalement chassés avec Dorieus par les Carthaginois et les berbères maces ("On dit que Cléomène était déséquilibré, sinon fou. Dorieus au contraire brillait en tête des jeunes gens de sa génération, il était convaincu que sa valeur lui attirerait le trône. Mais quand Anaxandride II mourut, les Spartiates respectueux des lois donnèrent le trône au fils aîné Cléomène. Il s’en indigna, refusa de devenir le sujet de ce dernier, demanda au peuple des hommes pour partir fonder une colonie. Il ne consulta pas l’oracle de Delphes selon l’usage pour savoir où la fonder. Plein de colère, il partit vers la Libye avec ses navires, guidé par des gens de Théra. Il arriva près du fleuve Cinyps, dans la plus belle région de la Libye, il s’y établit, mais en fut chassé deux ans plus tard par les Libyens maces et les Carthaginois. Il regagna le Péloponnèse", Hérodote, Histoire V.42). Finalement, Phéniciens et Grecs conviennent de fixer une frontière commune par le moyen suivant : les Grecs enverront un champion à la course depuis Cyrène vers Carthage, les Phéniciens lanceront un champion à la course depuis Carthage vers Cyrène, l’endroit où les deux champions se rencontreront délimitera l’aire grecque d’un côté et l’aire phénicienne de l’autre côté. Mais les Carthaginois trichent : ils envoient deux coureurs au lieu d’un seul, qui partent avant l’horaire prévu. L’endroit où ces deux coureurs carthaginois croisent le coureur cyrénéen est ainsi plus près de Cyrène que de Carthage. Les Cyrénéens sont furieux. Un compromis est finalement trouvé : les Grecs acceptent de reconnaître le lieu de la rencontre comme la nouvelle borne entre l’aire phénicienne d’un côté et l’aire grecque de l’autre côté, à condition que les deux coureurs carthaginois qui ont triché y soient enterrés vivants. Le compromis est accepté ("Carthage et Cyrène étaient en conflit frontalier. Elles convinrent d’envoyer des jeunes gens de chaque côté, partant à la même heure, et de considérer leur lieu de rencontre comme frontière commune aux deux peuples. Mais les Carthaginois qui furent envoyés, deux frères nommés “Philènes” trichèrent en entamant leur marche rapide avant l’heure convenue, ils gagnèrent ainsi beaucoup d’espace. La supercherie n’échappa pas Cyrénéens, qui s’en plaignirent et contestèrent longtemps. Ils proposèrent finalement de déjouer l’injustice de façon effrayante, en affirmant qu’ils étaient prêts à reconnaître ce lieu comme frontière à condition que les Philènes s’y laissassent enterrer vivants. Les deux Carthaginois déjouèrent leur attente : ils se remirent sans hésiter entre leurs mains afin d’être ensevelis, plus soucieux d’étendre le domaine de leur patrie que la durée de leurs jours, transformant leurs os et leurs mânes en une glorieuse sépulture célébrant l’agrandissement de l’empire carthaginois", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.6, Exemples romains 4 ; "A l’époque où les Carthaginois imposaient leur loi à presque toute l’Afrique, les Cyrénéens étaient aussi riches et puissants. Parce que la plaine sablonneuse entre eux ne comptait aucun fleuve ni montagne pouvant servir de frontière, les deux peuples se livrèrent une longue et sanglante guerre, causant de part et d’autre la destruction des armées, la dispersion des flottes, l’affaiblissement des forces. Vainqueurs et vaincus pareillement épuisés, craignant d’être attaqués par un troisième peuple, convinrent qu’à loccasion d’une trêve des représentants partiraient de leur cité respective à une date précise et que le lieu de leur rencontre deviendrait la frontière entre les deux territoires. Carthage choisit deux frères nommés “Philènes”, qui parcoururent rapidement un grand espace. Les Cyrénéens furent plus lents. Est-ce par leur faute, ou par accident ? Je l’ignore, car dans ces déserts on peut être arrêté par des ouragans comme en pleine mer : dans ces lieux dépourvus de végétation, un vent impétueux souffle parfois soudainement, les tourbillons de sable qu’il soulève emplissent la bouche et les yeux et empêchent de continuer à marcher. Les Cyrénéens ainsi devancés craignirent, à leur retour dans leur patrie, d’être punis du dommage causé. Ils accusèrent alors les Carthaginois d’être partis avant l’heure convenue, déclarèrent l’épreuve nulle et signifièrent être prêts à tout plutôt que reconnaître leu défaite. Les Carthaginois consentirent à un compromis à condition qu’il fût juste. Les Grecs leur proposèrent de se laisser enterrer vivants dans cet endroit dont ils prétendaient faire la frontière de leur pays, ou de laisser avancer leurs adversaires jusqu’à l’endroit de leur choix sous la même condition. Les Philènes acceptèrent la proposition : ils offrirent à leur patrie le sacrifice de leur vie en étant enterrés vivants à cet endroit. Les Carthaginois y élevèrent des autels aux frères Philènes, et leur décernèrent d’autres honneurs dans leur cité", Salluste, Guerre de Jugurtha 79). Un sanctuaire dédié à ces deux coureurs carthaginois, désignés comme "Philènes" par la postérité grecque ("Fila…noj", littéralement "Celui qui aime/f…loj les louanges/a‹noj"), est aménagé à proximité de cet endroit qui délimitera jusqu’à aujourd’hui la frontière entre la Cyrénaïque grecque d’un côté et la Tripolitaine phénicienne de l’autre côté ("Les Autels des Philènes doivent leur nom aux deux frères choisis par les Carthaginois pour une épreuve convenue avec les Cyrénéens, destinée à achever la cruelle guerre frontalière qui perdurait depuis longtemps entre les deux peuples. La frontière devait être fixée à l’endroit où se rencontreraient les coureurs partis de chaque côté à la même heure. Des contestations s’étant élevées sur le déroulement de cette épreuve, les Philènes acceptèrent d’être enterrés vivants en cet endroit pour établir la frontière, dans un dévouement héroïque et digne de mémoire", Pomponius Mela, Description du monde I.7). L’endroit exact et la nature de ce sanctuaire restent une énigme. On soupçonne qu’il se situait entre la moderne ville d’El Agheila à l’ouest et le port pétrolier de Ras Lanouf à l’est, sur le chemin aménagé par Mussolini dans les années 1930, près du djebel el-Ala où quatre colonnes de l’époque de Dioclétien ont été retrouvées, et où la propagande fasciste mussolinienne a édifié en 1936 un arc monumental dédié justement aux Philènes (qui sera totalement détruit après la deuxième Guerre Mondiale, à l’exception de quelques bas-reliefs conservés au musée municipal de Syrte). Pline l’Ancien, au livre V paragraphe 4 alinéa 3 de son Histoire naturelle, dit incidemment qu’ils n’étaient que des "autels de sable". Strabon, dans une liste de colonnes frontalières au livre III paragraphe 5 alinéa 5 de sa Géographie, évoque aussi incidemment les autels des Philènes en sous-entendant au contraire qu’ils étaient construits en dur. Le même Strabon, au livre XVII paragraphe 3 alinéa 20 de la même œuvre, localise ce monument dans le voisinage de la cité d’"Automala qui possède une garnison [romaine] permanente", bien identifiée à l’"Anabucis" de l’Itinéraire d’Antonin, guide de voyage de l’ère romaine conservé par une vingtaine de copies médiévales, correspondant à la moderne El Agheila. Claude Ptolémée signale, près de l’"autel de Philène" (au singulier : "Fila…nou bwmîn", Géographie, IV, 4.1), l’existence d’un "village, bourg/kèmh" de Philène (encore au singulier ; Géographie, IV, 4.3) : ce village de "Philène" chez Claude Ptolémée est-il le surnom du village d’"Automata/El Agheila" chez Strabon ? Les "autels de Philène" sont aussi désignés par une incidence ("les autels" au pluriel et "Philène" au singulier, comme chez Claude Ptolémée : "Fila…nou bwmoÝj" ; cette formule "les autels de Philène" se retrouve dans une liste de sites nord-africains chez Polybe au livre III paragraphe 39 alinéa 2 de son Histoire) par pseudo-Scylax au paragraphe 111 de son Périple, or cette œuvre réalisée à l’ère classique s’appuie sur les comptes-rendus du voyage d’exploration accompli par Scylax à la fin du VIème siècle av. J.-C., on en déduit que l’établissement de la frontière entre Phéniciens et Grecs en Libye remonte peut-être au VIème siècle av. J.-C. Cela raccorde avec Hérodote qui, dans son Histoire au siècle suivant, raconte que les Cyrénéens de son temps, bloqués dans leur expansion vers l’ouest par cette frontière des Philènes, tournent leurs regards vers le sud. Lors d’une consultation de l’oracle de Siwah, ils s’informent sur un voyage récemment entrepris par des berbères nasamons partis de l’oasis d’Augila ("AÜgila", qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Awjila" en Libye : "A l’ouest des Auschises [tribu libyenne vivant dans l’arrière-pays de Barki], on trouve l’important peuple des Nasamons, qui laissent en été leurs troupeaux près de la mer et se rendent dans l’intérieur des terres, dans la région d’Augila, pour récolter les fruits des palmiers qui y sont nombreux et vigoureux", Hérodote, Histoire IV.172) vers le désert du Sahara "en suivant le vent d’ouest". Ces explorateurs nasamons ont atteint l’Afrique noire subsaharienne, sont entrés en contact avec des pygmées, qui les ont conduits vers un "grand fleuve coulant d’ouest en est" qu’Hérodote croit être un affluent du Nil, puis ils sont revenus vers la Libye ("Voici ce que m’ont rapporté des gens de Cyrène. A l’occasion d’une consultation de l’oracle d’Ammon, ils s’entretinrent avec Etéarchos le seigneur des Ammoniens, et discutèrent avec lui sur les sources méconnues du Nil. Etéarchos leur dit avoir reçu un jour des Nasamons, des Libyens habitant dans l’est de la Syrte, auxquels il demanda des renseignements sur les déserts libyens. Ces derniers lui répondirent que des jeunes gens courageux et parvenus à l’âge adulte, issus de grandes familles de leur pays, avaient décidé de tirer au sort cinq d’entre eux afin qu’ils partent explorer les profondeurs du désert au-delà des limites atteintes jusqu’alors par les voyageurs. Les côtes nord de la Libye, depuis l’Egypte jusqu’au cap Soloéis [aujourd’hui le cap Ceuta], sont peuplées de Libyens de différentes tribus apparentées et de colons grecs et phéniciens, l’intérieur du pays au dessus des côtes habitées appartient aux bêtes sauvages, et au-delà on ne trouve plus que le sable, la terrible sécheresse, le désert absolu. Les jeunes gens, bien pourvus en eau et en vivres par leurs camarades, traversèrent d’abord les terres habitées, puis ils parvinrent au domaine des bêtes sauvages, ils pénétrèrent ensuite dans le désert. Ils marchèrent pendant des jours en suivant le vent d’ouest à travers des vastes étendues de sable. Enfin ils virent une plaine où poussaient des arbres dont ils allèrent aussitôt cueillir les fruits. Des hommes d’une très petite taille surgirent alors, les capturèrent et les emmenèrent. Les Nasamons ne comprenaient pas leur langue, et eux ne comprenaient pas celle des Nasamons. Ils furent emmenés à travers des larges marécages vers une cité où tous les habitants avaient la même petite taille que leurs ravisseurs et la même peau noire, près d’un grand fleuve qui coulait d’ouest en est, dans lequel on voyait des crocodiles. Je n’ai rien à ajouter au récit de l’Ammonien Etéarchos, sinon que, selon les gens de Cyrène, les Nasamons rentrèrent finalement dans leur pays, et que les hommes qu’ils avaient découverts étaient tous sorciers", Hérodote, Histoire II.32-33). Dans les faits, quand on regarde la carte, on devine que les Nasamons ont inauguré l’actuelle route caravanière reliant le golfe de Syrte à Tamanrasset en Algérie, dans le massif du Hoggar (via Sebha en Libye et le massif du Tassili bordant la frontière entre Libye et Algérie), du nord-est vers le sud-ouest. Le Sahara étant moins étendu dans l’Antiquité qu’il est aujourd’hui, et l’aire des pygmées étant alors plus étendue au nord qu’elle ne l’est aujourd’hui, on peut facilement admettre que les Nasamons sont effectivement entrés en contact avec une tribu de pygmées, qui les ont conduits du massif du Hoggar vers l’actuel site d’Agadez au Niger, puis vers l’actuel site de Niamey la capitale du Niger (cet itinéraire prolonge la moderne route caravanière de Tamanrasset), en bordure du fleuve Niger coulant effectivement d’ouest en est à cet endroit (et n’ayant aucun rapport avec le fleuve Nil, comme le croit Hérodote !). L’état des découvertes archéologiques ne permet pas de dire si les Grecs de Libye ont poussé plus loin leurs investigations sur l’Afrique noire subsaharienne.

  

Imprimer