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© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Parodos

L’Occident se caractérise, au milieu de toutes les hautes civilisations passées et présentes, par sa capacité à se remettre en cause. Parfois jusqu’à se nuire à lui-même, à s’effacer, à disparaître temporairement pour mieux renaître sous une autre forme.


Je suis un Occidental. Et je m’interroge sur l’origine de cette caractéristique.


L’inné, d’abord. Je ne peux pas nier que je suis biologiquement le fils de mon père : quand on compare une photo de moi à dix ans et une photo de mon père à dix ans, la seule différence est que la première est en couleur alors que la seconde est en noir et blanc. Mais que signifie la biologie dans la définition de la personnalité ? Les expressions : "Tel père, tel fils" et : "Telle mère, telle fille" ne reposent sur rien, elles servent seulement à rassurer à tort les parents sur l’influence qu’ils croient avoir sur leur progéniture. Car un enfant n’est jamais le fruit de son père, ni le fruit de sa mère, ni le fruit de son père et de sa mère ensemble, il est le fruit d’un mélange unique de tous les sangs sélectionnés de ses deux familles maternelle et paternelle. Ainsi avec deux parents blancs, on peut créer un enfant noir (c’est le cas d’une de mes anciennes collègues de travail d’origine portugaise, qui a eu des problèmes avec son mari quand, à la maternité, elle a donné naissance à un enfant à la peau noire alors que lui et elle ont la peau bien blanche : une enquête familiale a révélé que le grand-père paternel de cette collègue était un Africain de Madère, alors colonie portugaise, autrement dit la peau noire a sauté trois générations). Avec deux parents noirs, on peut créer un enfant blanc. Et avec un père brun et une mère rousse, on peut créer une fille châtain et une autre fille blonde. Et au-delà de ces questions biologiques, on découvre que le vécu prime souvent, qu’il ait ou non un rapport avec les parents. Quand j’avais vingt-et-un ans, j’étais un jeune homme ordinaire, jaloux d’un camarade d’université qui avait l’habitude de sauter sur tout ce qui possède une paire de seins et un vagin, et qui avait agi de même avec une jeune femme que je regardais avec sentiment. L’été 1993 fut le plus pourri de ma vie. J’en garde le souvenir douloureux du jour, de l’heure, de la minute, où j’appris incidemment le départ de ce camarade en compagnie de ladite jeune femme vers l’autre bout de l’Europe, pour y passer quinze jours de vacances. Comme avec toutes ses autres conquêtes, la rupture a été rapide : le lendemain de son retour de vacances, il est venu à moi pour m’annoncer qu’après avoir obtenu ce qu’il convoitait, leur relation s’était dégradée avant même la fin des quinze jours. Je l’ai envoyé bouler avant qu’il se répande en détails. J’ai vécu les deux mois suivants entre haine délirante et rumination, à partager mon chagrin avec un voisin de mon âge récemment largué par sa copine : nous avons occupé ces deux mois tels deux zombies neurasthéniques à regarder des films via des cassettes VHS, jusqu’à sept ou huit à la suite certains jours, nous formant par dépit une vaste culture cinématographique, de Fellini à Truffaut, de Franju à Cassavetes, de Hitchcock à Eisenstein, de Tati à Welles, de Lang à Renoir, parmi beaucoup d’autres. Les semaines ont passé. Mon rapport conflictuel avec le camarade cavaleur s’est apaisé, mais nous n’avons jamais retrouvé la complicité que nous entretenions avant cet été 1993. En fait, cet apaisement progressif a été davantage une distanciation qu’un rapprochement. L’expérience de ce fatal été m’ayant révélé son extrême dépendance au sexe, et m’ayant guéri de mon sentiment pour cette jeune femme - qui avait préféré passer quinze jours avec un esclave du sexe plutôt qu’avec moi ! -, je n’arrivais plus à parler à celle-là ni à partager avec celui-ci autre chose que des débats sur des questions générales en rapport avec nos cours universitaires de littérature ou de philosophie : nous nous sommes engagés dans trois voies séparées, elle dans un cursus parisien sans rapport avec la littérature ni avec la philosophie, lui dans d’efficaces baratins au corps enseignant lui garantissant un futur poste de professeur de philosophie à l’université de Rouen et une succession d’unions féminines sitôt rompues à peine entamées, et moi dans l’œuvre biface que je n’ai jamais déviée par la suite, combinant d’un côté une routine officielle à vocation organique et sociale immédiate, et de l’autre côté la grande vie, la "vraie vie enfin découverte et éclaircie contre les nomenclatures et les buts pratiques de l’amour-propre, de la passion, de l’esprit d’imitation, de l’intelligence abstraite et des habitudes", celle de recherche et de traduction proustiennes appliquées à l’Histoire occidentale dont je suis issu. Mais vint ce jour fatal de septembre 1994. Je me trouvais alors dans un coin isolé de la vallée du Rhône, participant à des vendanges. A cette époque, ni les téléphones portables ni internet n’étaient démocratisés. Logés dans un hangar au milieu des vignes, nous étions reliés au reste du monde par une unique cabine téléphonique publique située à l’entrée du village le plus proche, à un peu plus d’un kilomètre, qui servait aussi de point d’ancrage aux vendangeurs des autres domaines pareillement isolés. Ce soir-là, de retour au hangar, mes vêtements maculés du raisin cueilli durant la journée, la secrétaire du domaine m’apporte un message sur un papier, me demandant de rappeler de toute urgence une étudiante que je connais depuis peu. Sans me douter de ce que cette étudiante veut m’annoncer, je prends une douche, puis je marche vers le village. Une longue file de vendangeurs stationne devant la cabine téléphonique. J’attends mon tour. Enfin j’entre dans la cabine. J’obtiens la communication : l’étudiante m’apprend que le camarade cavaleur est mort, il s’est noyé accidentellement à Dieppe. J’ai vécu le reste de la soirée comme en-dehors du temps et de l’espace. Je ressens encore physiquement mon indifférence incrédule face à cette nouvelle, le combiné à l’oreille, les vendangeurs tapant sur la porte de la cabine pour me signifier que je devais raccrocher. Je me vois encore marchant mécaniquement sous le ciel noir étoilé, en bordure de la longue route droite qui reliait la cabine au hangar. Je me souviens encore des scènes irréelles devant et dans le hangar : le couple qui badinait à l’écart, le groupe de quinquagénaires bedonnants qui vidaient les bouteilles affalés autour de la table en bois, les adolescents attardés sur la butte à côté du hangar prêts à se battre parce que l’un avait renversé volontairement la dose de poudre de l’autre, et au milieu la majorité des jeunes gens qui dansaient sur la musique d’autoradio d’une voiture qu’on avait rapprochée en laissant sa portière ouverte, jusqu’au moment où les tubes commerciaux furent interrompus par La chansonnette d’Yves Montand. Je suis monté au premier étage où se trouvait le dortoir. Et là je me suis totalement effondré, confiant mon dénuement à deux autres vendangeurs qui m’étaient inconnus quelques jours auparavant et que je n’ai jamais revus ensuite. En une soirée, j’ai été plombé par un vertige métaphysique qui s’est peu à peu amplifié jusqu’à aujourd’hui, en prenant conscience du caractère dérisoire de la querelle qui nous avait opposés, en découvrant soudain l’invincible prédominance des affects sur la contingence et sur les convenances sociales. Vingt ans après les faits, j’éprouve toujours un malaise à propos de la jeune femme à l’origine de la brouille. Je l’ai revue à Paris en 1997 : un fantôme était entre nous. J’ignore ce qu’elle est devenue après cette date, où elle vit, avec qui elle vit, mais je sais qu’elle garde au fond d’elle un souvenir aussi dense que le mien sur ce qui s’est passé en septembre 1994. Quant au camarade baratineur, je ne peux pas nier que son absence me manque. Quand j’étais adolescent, j’ai vu mon grand-père maternel sur son lit de mort, le visage entouré de bandelettes retenant sa mâchoire, et cette vision ne m’a rien produit : ce camarade baratineur en revanche, je ne l’ai pas vu mort, je n’ai pas été à son enterrement puisque je me trouvais alors à l’autre bout de la France, je ne me suis jamais rendu sur sa tombe, pourtant je pense toujours à lui. Et cela encombre ma vie parce que je l’ai idéalisé peu à peu, au point de me fabriquer une image de lui n’ayant plus aucun rapport avec celui que j’ai connu avant sa mort il y a vingt ans. Quand je me livre parfois à l’exercice uchronique d’imaginer ma vie s’il ne s’était pas noyé, je conclus n’avoir rien à regretter : soit nous aurions continué à nous fréquenter pour débattre exclusivement littérature ou philosophie parce que j’aurais évité toute référence aux femmes, soit notre distanciation apaisée se serait achevée naturellement par un désintérêt mutuel et une rupture tacite, et aujourd’hui, en septembre 2014, après cette rupture qui se serait produite en 1995, ou en 1996, ou en 1997, peut-être que j’aurais même oublié son nom, ou que je ne me souviendrais de lui qu’à travers la jeune femme en question. Mais non : sa disparition m’a amené à fantasmer ce que nous aurions pu vivre s’il avait vieilli, et vingt ans plus tard je pense encore à lui comme si je l’avais quitté hier, alors que j’ai complètement zappé ma famille génétique qui existe encore ici-bas. Quand je dresse un bilan de ce qu’a été ma vie jusqu’à aujourd’hui, en septembre 2014, je me rends compte que ce fait divers de septembre 1994 a signifié un avant et un après, il m’a orienté bien davantage que tout ce que j’ai vécu avant cette date. Mourir à plus de soixante-dix ans, cela demeure dans l’ordre des choses, mais mourir quand on n’a qu’une vingtaine d’années, c’est un scandale, c’est une énigme, c’est une absurdité. C’est une expérience qui impose une vision de l’univers bien plus large et multiforme que celle que les hantises charnelles suggèrent, qui impose que l’universel Platon a raison contre l’anecdotique Aristote : le cosmos est une âme et non une horloge, ce ne sont pas les neurones ni les astrocytes qui engendrent accidentellement la conscience mais la conscience qui engendre volontairement les neurones et les astrocytes, ce n’est pas la matière qui engendre l’esprit mais l’esprit qui engendre la matière, comme l’affirmait Bergson, et comme l’affirmait aussi Napoléon à Sainte-Hélène méditant amèrement sur sa rencontre avec Goethe au lendemain de sa victoire à Iéna. Et aujourd’hui, en septembre 2014, je suis davantage le fruit de ce scandale, de cette énigme, de cette absurdité de la mort d’un proche il y a vingt ans qui m’a aspiré vers l’au-delà où tout est possible, que le fruit bas et rabougri de mes parents biologiques qui y sont totalement étrangers, je me sens davantage une conscience collective atemporelle et non locale qui a pris ponctuellement ma forme et celle de ce camarade cavaleur, qu’un assemblage temporaire de matières charnelles et osseuses dont la seule raison seraient les matières charnelles et osseuses des deux êtres qui m’ont engendré physiquement.


L’acquis, ensuite. Des naïfs professent que ce qui est découvert, décidé, conçu, appris, le restera pour toujours. Les pessimistes en déduisent que la vie est une perpétuelle bataille défensive contre la nouveauté, contre tout ce qui risque de balayer l’ordre et les valeurs anciennes. A l’opposé, les optimistes en déduisent que la vie est une perpétuelle fuite en avant dans l’inconnu, et que rien ne vaut puisque rien n’est destiné à durer. Ainsi la fin de la colonisation depuis 1945 et l’afflux de populations africaines et asiatiques vers leur ancien colonisateur occidental ont engendré chez ces deux catégories des positions antinomiques pareillement dérisoires. A l’extrême droite, on cauchemarde sur l’idée que l’Occident, après avoir préservé la peau blanche de ses sujets pendant des millénaires, pourrait demain n’être peuplée que de sujets à la peau noire ou à la peau jaune, après avoir placé l’individu au centre de ses valeurs depuis des millénaires l’Occident pourrait redevenir bondieusard et tribal, superstitieux et communautaire. A l’extrême gauche, on fantasme au contraire sur l’idée que l’Occident pourrait demain être totalement métissé, et au nom de ce métissage soi-disant inéluctable on va jusqu’à juger ces millénaires de peaux blanches comme une aberration, par inventer un angélisme noir ou un angélisme jaune, par développer une haine anti-occidentale, et par vanter le clanisme, l’analphabétisme, le gnangnan halluciné et criminel. Mais la vérité est que la nature se moque de ces idéologies. Car, primo, les évolutions des civilisations sont liées à leurs environnements. Je suis blanc, issu de deux familles paternelle et maternelle européennes depuis un nombre indéterminé de siècles. Or les paléoanthropologues expliquent bien que tous les peuples d’Europe viennent de Cro-magnon, qui lui-même venait d’Afrique. Quand Cro-magnon a traversé la mer de Marmara après avoir longé les côtes méditerranéennes orientales il y a environ quarante millénaires, l’Europe n’était pas vide : un autre hominidé y vivait déjà, Neandertal. Parmi les sites archéologiques où la présence de Neandertal est attestée, celui de la grotte d’El Sidron près de la commune de Pilona dans les Asturies en Espagne a révélé des dépouilles avec des ADN partiellement intacts. L’étude de ces ADN suggère que Neandertal avait la peau blanche. Des pots de suie retrouvés sur ce site et sur d’autres, sous-entendent que Neandertal, petit et râblé, colorait sa peau en noir avec cette suie pour essayer de ressembler à Cro-magnon, plus grand et filiforme, qui avait la peau naturellement noire (sur le site néandertalien de Pech-de-l’Azé près de Sarlat en France, on a retrouvé des morceaux de dioxyde de manganèse dont l’une des faces est aplatie, peut-être à cause de leur frottement régulier sur le corps). Ces deux espèces humaines, Neandertal et Cro-magnon, pouvaient-elles engendrer une progéniture commune ? Les spécialistes débattent encore sur ce sujet. Si oui, cela signifierait que nous, Européens, sommes un mélange (cette théorie s’appuie notamment sur la découverte en 1998 d’un squelette d’enfant hybride sur le site de Lagar Velho dans la vallée de Lapedo au Portugal, datant du XXIIIème ou XXIIème millénaire av. J.-C.). Si non, cela signifierait que nous sommes des descendants exclusifs de Cro-magnon. En tous cas, Neandertal a complètement disparu de la surface de la Terre il y a environ trente mille ans : ses plus récentes traces ont été retrouvées dans une grotte de Zafarraya en Andalousie au sud de l’Espagne, et dans la grotte dite de Gorham sur le territoire britannique de Gibraltar, datées entre les XXVIIIème et XXVème millénaire av. J.-C. Autrement dit, peu importe que j’aie ou non du sang de Neandertal dans les veines : tous mes ancêtres depuis au moins le XXIIème millénaire av. J.-C. sont des Cro-magnon, et non des Neandertal immédiatement repérables à leur corpulence trapue, leur dolichocéphalie, leur bourrelet sus-orbitaire et leur absence de menton. Comment expliquer par conséquent que moi-même et tous mes aïeux indoeuropéens depuis au moins le XVIIème siècle avons la peau blanche comme Neandertal, et non la peau noire comme Cro-magnon ? Les physiologistes répondent à cette question en disant que la peau blanche permet une meilleure conservation de vitamine D, et donc de mieux vivre sous le ciel nuageux d’Europe. Les mêmes physiologistes disent qu’une petite taille et une accumulation de graisses permet de mieux résister au froid, tandis qu’une grande taille et une constitution filiforme permet de mieux supporter la chaleur, d’où l’écart d’apparence générale entre les Inuits et les Touaregs, d’où aussi l’évolution de couleur de peau entre les Alsaciens bien blancs venus s’installer en Algérie pour ne pas subir l’annexion allemande suite à la défaite française de 1871, et leurs petits-enfants ou arrière-petits-enfants en 1962 (moins d’un siècle plus tard !) devenus basanés comme tous les pieds-noirs et comme tous les autochtones berbères et arabes. Une sélection darwinienne s’est opérée sur les générations de Cro-magnon installées en Europe : seuls sont restés, se sont reproduits et ont survécu ceux qui étaient mieux adaptés au climat européen, c’est-à-dire ceux qui avaient la peau la plus claire, la taille la plus petite, la morphologie la plus ramassée, les autres sont tombés malades, sont morts ou sont retournés en Afrique. En regardant la courbe du temps dans l’autre sens, cela signifie que la hantise ou le fantasme d’une Europe peuplée exclusivement de gens à la peau noire ou métissée, n’a aucun fondement tant que l’ensoleillement et les températures européennes demeureront ce qu’ils sont, car même si on imagine que demain les immigrés africains exterminent tous les blancs d’Europe, leur propres descendants après quelques siècles ne seront plus noirs, ils seront aussi blancs que ceux que leurs ancêtres auront exterminés, parce que parmi ces descendants seuls auront survécu ceux à la peau la plus claire, à la taille la plus petite, à la constitution la plus robuste, les mieux adaptés au climat européen, comme Cro-magnon jadis. Secundo, tout mélange n’est jamais égal, il s’opère toujours selon les règles darwiniennes, par la négation et non par la fusion. Un homme peut avoir plusieurs maîtresses : il aime toujours l’une davantage que les autres. Une femme peut avoir plusieurs amants : dans le film Jules et Jim de François Truffaut, après dix années diégétiques et deux heures narratives, le ménage à trois s’achève par le choix de Catherine/Jeanne Moreau de mourir avec Jim/Henri Serre, en laissant à Jules/Oskar Werner remords et regrets. Les affects et les modes, qui distinguent l’humain du robot, dessinent des tendances au fil des générations. Si en Asie orientale on préfère les yeux en amande, en Occident on préfère les hommes barbus et les femmes blondes. Ces tendances n’ont aucun rapport avec les conditions climatiques, elles relèvent de raisons culturelles profondes. Les valeurs font partie de ces raisons profondes. Même si on imagine que demain un bombardement atomique massif rase toute l’Europe depuis la péninsule ibérique jusqu’aux premières plaines russes, ici et là resteront toujours tel bout de céramique ou tel fragment de livre qui permettront aux archéologues et aux historiens européens post-atomiques de rappeler que l’Occident n’est pas l’Afrique ni l’Asie, à l’instar des archéologues et des historiens égyptiens aujourd’hui qui s’appuient sur les ruines des pyramides pour rappeler que l’Egypte n’est pas la Libye ni le Soudan, ni l’Arabie saoudite ni Israël ni la Palestine - et qu’Akhenaton a inventé le monothéisme bien avant Moïse et Mahomet. Imaginons que demain les régimes et les assemblées d’Espagne, d’Italie, d’Allemagne, de Grande-Bretagne et de France soient renversés par des immigrés en provenance d’Afrique ou d’Asie, et remplacés par une théocratie unique dont la première décision sera d’envoyer à la mort tous ceux qui ne la révéreront pas, eh bien ! dans cent ans, dans deux cents ans, les propres petits-enfants ou arrière-petits-enfants de ces théocrates criminels se retourneront contre eux, précisément parce que, nés sur le sol européen, ils se sentiront plus proches de ceux ayant vécu sur ce sol européen avant l’instauration de ladite théocratie, que de leurs ancêtres génétiques et de leurs cousins demeurés sur le lointain continent africain ou asiatique, ils se sentiront plus proches de l’agnosticisme transcendant de ces anciens européens étrangers que du dieu platement tyrannique de leurs propres parents biologiques. Les goûts et les couleurs ne sont ni quantifiables ni palpables, mais ils sont bien réels pour un peuple comme pour un homme. Mes parents ont eu raison de me laisser partir quand j’ai eu dix-huit ans, car me retenir aurait conduit à un drame : je ne voulais pas, je n’ai jamais voulu la vie familiale qu’ils ont rêvée pour moi avant et après ma naissance, je me suis toujours senti plus attiré par mes oncles lointains Raoul Grimoin-Sanson et Paul Escande que je n’ai jamais connus, inventeur et négociant ne devant leur renommée qu’à leur imagination et leur débrouillardise, ou par ma grand-mère paternelle qui a fêté son veuvage dans les bras d’un inconnu avant de mourir prématurément, ou par Chopin ou Mauriac avec lesquels je ne partage aucun gène, que par les prétendus modèles parentaux imposés dans l’enfance et dans l’adolescence qui polluaient mon quotidien de leurs rabâchages météorologiques, hypocondriaques et cancaniers. De même, seuls les idiots peuvent croire possible de figer pour mille ans ou davantage et d’imposer à un peuple étranger un régime fondé dans un contexte bien particulier, grâce à l’éducation inchangée des générations successives : aucune éducation ne peut aller contre l’immatériel patrimoine d’une civilisation, ni contre le désir ou la nécessité de se positionner face aux autres civilisations en inventant des réponses différentes à des problématiques communes. Un peuple, comme un homme, n’est pas une pâte à modeler possédée par un groupe générationnel ou par une poignée d’esprits prétendument éclairés, c’est une conscience autonome qui sait où est sa douleur et où est son plaisir, et qui fabrique et brise des destins en conséquence.


Je suis Normand. Mais, en dépit de mon attachement à ma région dont les origines scandinaves remontent à 911, que signifient les Scandinaves dans l’essence de l’Occident, que signifient même les Scandinaves dans l’aire scandinave ? A Copenhague, à Oslo, à Stockholm, croise-t-on encore beaucoup de Danois, de Norvégiens ou de Suédois qui débattent sur les tables d’Odin ? Je suis Français, c’est-à-dire étymologiquement un descendant des Germains de la tribu des Francs, c’est-à-dire un descendant des Celtes barbares de la rive droite du Rhin, par opposition aux Celtes latinisés de la rive gauche (selon le livre I paragraphe 1 alinéa 3 de la Guerre des Gaules de Jules César, qui déclare bien que ceux-ci latinisés en "Galli/Gaulois" n’ont avec ceux-là, leurs "frères/germani", aucune différence sinon justement leur implantation géographique de part et d’autre du fleuve, et la romanisation qui s’ensuit). Mais, en dépit de mon attachement à ma carte nationale d’identité française, que signifient les Celtes dans l’essence de l’Occident, que signifient même les Celtes dans l’aire celte, croise-t-on encore beaucoup d’Anglais, de Français ou d’Allemands qui débattent sur les tables de Thor ou de Taranis ? Tous les mots les plus importants des modernes dictionnaires scandinaves et germaniques ne sont ni germaniques ni scandinaves : ils sont latins. L’origine de l’Occident n’est donc pas au nord de l’Europe ni au centre, mais au sud, à Rome, qui a propagé son âme d’abord par ses légions dès -55 jusque sur le Rhin même, puis par l’Eglise durant tout le haut Moyen Age sur la rive droite du Rhin, jusqu’à la lointaine mer Baltique. C’est à Rome que, bien avant ceux d’Allemagne, de France et d’Angleterre, les généraux putschistes ont cherché l’aval des assemblées (les mots "cité", "civil", "civique", "civilité", "civilisation", sont tous issus du latin "civitas" désignant la notion de vivre-ensemble, après la ville qui l’incarne) et ont renoncé au titre de "roi" pour celui plus administratif d’"Empereur". Et c’est de Rome que s’est répandue l’idée de l’existence d’un Dieu universel unique, contre la multitude de dieux fonctionnels anciens. Je suis le résultat d’une Histoire collective qui dépasse largement les habitants de mon quartier, de ma ville, de ma région, de mon pays, les gouvernants européens de l’an 2000, une Histoire collective qui m’oblige à la regarder elle-même d’une certaine manière, et à me considérer beaucoup plus vieux que mes artères. Mes vrais parents ne sont pas les deux êtres qui m’ont mis physiquement au monde, mes vrais parents sont les siècles qui m’ont précédé et qui ont formé avant ma naissance celui que je suis. Mes parents biologiques ne sont que des instruments qui ont matérialisé en un être de chair et de sang la mémoire des siècles que je véhiculais comme les milliards d’autres Occidentaux avant moi. Mon passé, source de mon identité, ne se trouve pas à Rouen ni à Paris, il est au sud vers la vallée du Rhône, antique tête-de-pont de Rome vers l’Europe du nord.

  

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Paris (septembre 2014)