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Guerre11
Guerre11

-460 à -446 : La premième guerre du Péloponnèse

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Sous Cimon

Sous Périclès

La guerre reprend où elle s’est interrompue quelques années plus tôt : en Phocide. La sanglante bataille de Tanagra s’étant achevée en -457 sans vainqueur, Athéniens survivants et Spartiates survivants se sont retirés respectivement en Attique et dans le Péloponnèse. Myronidès est revenu quelques mois plus tard avec un contingent de nouvelles recrues pour soumettre la Béotie et confirmer l’alliance entre Athènes et les Phocidiens contre les Doridiens, cousins des Spartiates. Probablement à cette occasion, Athènes a confié la gestion du sanctuaire panhellénique de Delphes aux Phocidiens, afin de s’assurer le privilège de la "promancie/promante…a", c’est-à-dire le droit de pouvoir consulter (ou influencer…) la Pythie avant tous les autres suppliants. Telle est en tous cas la raison invoquée par Sparte pour justifier sa nouvelle intervention en Phocide en -448. Les Spartiates réaffirment vigoureusement l’indépendance du sanctuaire de Delphes en éjectant les Phocidiens et en leur déniant tout droit d’ingérence administrative ("Après ces événements [mort de Cimon à Salamine en -449 et retour de la flotte athénienne de Chypre et d’Egypte], les Spartiates engagèrent la guerre dite “sacrée”. Ils s’emparèrent du temple de Delphes, qu’ils remirent aux Delphiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.112), et sur le loup de bronze dressé à côté de l’autel principal de Delphes ils gravent une inscription indiquant que Sparte est la seule cité jouissant de la promancie ("Les Spartiates étaient entrés en armes dans le pays de Delphes et avaient ôté aux Phocidiens l’intendance du temple pour la donner aux Delphiens. […] Les Spartiates [gravèrent] sur le front du loup de bronze le privilège de promancie que les Delphiens leur avaient accordé", Plutarque, Vie de Périclès 21). C’est un acte symbolique fort, puisque cette statue de loup en bronze rappelle comment le dieu Apollon à une date inconnue a pris la forme d’un loup pour dénoncer un voleur anonyme du trésor de Delphes ("On voit près du grand autel un loup en bronze, offrande des Delphiens, qui rappelle comment un homme ayant volé l’or consacré au dieu l’emporta et se cacha dans un endroit broussailleux du Parnasse, comment un loup le surprit et le tua pendant son sommeil, comment ce loup hurla tous les jours dans la cité, incitant les habitants à le croire envoyé par le dieu, au point qu’ils le suivirent et retrouvèrent l’or sacré. Ce fut en mémoire de cet épisode qu’ils consacrèrent au dieu ce loup en bronze", Pausanias, Description de la Grèce, X, 14.7), on se souvient aussi que le loup est l’animal emblématique du mont Parnasse depuis qu’une meute de loups a permis à Deucalion de survivre à la mémorable inondation du début de l’ère mycénienne ("On raconte que jadis existait là une cité bâtie par Parnassos fils de la nymphe Kleodora, auquel on donne, comme à la plupart des héros, deux pères : Poséidon parmi les dieux, Kleopompos parmi les mortels. Ce Parnassos aurait donné son nom au mont ‟Parnasse” et la forêt ‟Parnassia”. On lui attribue l’invention de la science des augures par le vol des oiseaux. On dit que cette cité fut engloutie par le déluge de l’époque de Deucalion, et que les survivants durent leur salut aux hurlements des loups : ils prirent ces animaux pour guide et se réfugièrent sur les hauteurs du Parnasse, en retour ils nommèrent ‟Lycoria” ["Lukèreia/la Louve"] la cité qu’ils y fondèrent", Pausanias, Description de la Grèce, X, 6.1-2 ; cet épisode est à l’origine de l’un des surnoms du dieu Apollon qui parle par la bouche de la Pythie : "Lykaios/LÚkaioj", littéralement "le Loup"), autrement dit en inscrivant le nom de Sparte sur ce loup de bronze les Spartiates affirment clairement leur volonté de dominer non seulement sur la Pythie, mais encore sur le sanctuaire tout entier, sur ses trésors, sur le mont Parnasse qui les porte, et au-delà sur toutes les cités grecques qui y déposent leurs offrandes et y envoient des représentants. Athènes ne peut pas rester sans réagir. Sitôt les Spartiates partis, Périclès prend la tête d’un contingent vers la Phocide, il pénètre dans le sanctuaire de Delphes dont il redonne la gestion aux Phocidiens ("Dès que [les Spartiates] se retirèrent, les Athéniens intervinrent à leur tour et, victorieux, le rendirent [le temple de Delphes] aux Phocidiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.112), et sur le loup de bronze il grave à son tour une inscription indiquant qu’Athènes jouit du même privilège de promancie ("Dès que [les Spartiates] furent partis, Périclès vint à la tête d’une armée et rétablit les Phocidiens dans leurs fonctions. Les Spartiates ayant gravé sur le front du loup de bronze le privilège de promancie que les Delphiens leur avaient accordé, Périclès obtint le même privilège pour les Athéniens et le grava sur le côté droit du loup", Plutarque, Vie de Périclès 21).


A la fin de cette même année -448, ou durant l’hiver -448/-447, Mégare se soulève contre l’hégémonie d’Athènes. Une nouvelle intervention militaire athénienne en Mégaride rabaisse rapidement les prétentions des révoltés ("Philiskos étant archonte d’Athènes [en -448/-447], les Romains élurent pour consuls Titus Romilius Vaticanus et Caius Veturius Cichorius, et les Eliens célébrèrent la quatre-vingt-troisième olympiade où Crison d’Himère fut vainqueur à la course du stade. A cette époque/™pi de toÚtwn, les Mégariens se détachèrent des Athéniens et firent alliance avec les Spartiates. Irrités de cette défection, les Athéniens envahirent le territoire de Mégare, détruisirent les récoltes et firent beaucoup de butin. Les habitants de la ville vinrent au secours de la campagne, une bataille eu lieu, les Athéniens furent vainqueurs et poursuivirent les Mégariens jusqu’à l’intérieur des murs de leur ville", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.5).


A l’été -447, les Spartiates répondent en proportion de l’expédition de Périclès à Delphes quelques mois plus tôt : ils envahissent l’Attique, qu’ils saccagent ("Timarchidès étant archonte d’Athènes [en -447/-446], les Romains nommèrent consuls Spurius Tarpeius et Aulus Asterius Fontinius. A cette époque/™pi de toÚtwn, les Spartiates envahirent l’Attique, ravagèrent une grande partie de la campagne, et, après avoir assiégé quelques places fortes, rentrèrent dans le Péloponnèse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.6). Un point nous intéresse sur ce sujet. L’inscription 2318 du volume II/2 des Inscriptions grecques, qui donne pour chaque année le nom des vainqueurs aux Dionysies au Vème siècle av. J.-C., nous apprend colonne 3 ligne 2  que Sophocle remporte la victoire au concours tragique du printemps -447, avec une tétralogie dont les thèmes sont inconnus et qui n’a pas traversé les siècles. Or l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle dit incidemment que Sophocle participe à une mission militaire au côté de Thoukydidès, sans préciser la date ("Il n’est pas possible qu’un homme né d’un père d’origine modeste aurait pu accéder comme [Sophocle] à la charge de stratège aux côtés de Périclès [en -454 en Achaïe, puis en -441 à Samos] et Thoukydidès, les premiers de la cité", Vie de Sophocle 1). Doit-on déduire que Sophocle participe à la défense d’Athènes au côté de Thoukydidès lors de cette invasion de Sparte de l’été -447 ? Nous pensons que oui. D’abord parce que nous ne connaissons aucune autre campagne dans laquelle aurait pu être impliqué Thoukydidès, qui sera exilé vers -443. Ensuite parce que la défense d’Athènes derrière ses solides murailles et ses Longs Murs de Phalère et du Pirée est une mission militaire sans grand risque pour le vieux Thoukydidès dont Plutarque (dans sa Vie de Périclès 11) dit softement qu’il est "moins propre à la guerre que son parent Cimon", en d’autres termes qu’il n’a aucune compétence militaire. Enfin parce que la nomination de Sophocle comme stratège pour la défense d’Athènes au côté de Thoukydidès pourrait s’expliquer justement par sa victoire au concours tragique du printemps -447, comme plus tard sa victoire au concours tragique du printemps -442 avec Antigone expliquera sa nomination comme stratège au côté de Périclès contre Samos (nous reviendrons sur cet épisode dans notre paragraphe sur Antigone et dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). La situation périlleuse des Athéniens face aux envahisseurs spartiates en Attique est une opportunité pour les Béotiens, qui se révoltent contre les garnisons athéniennes présentes sur leur territoire. Tolmidès, qui veut renouveler ses exploits de -456/-455, toujours jaloux de la gloire de Myronidès et de Périclès, monte un contingent pour aller mâter ces rebelles en Béotie, contre l’avis de Périclès : "Ne tentons pas un mauvais démon ! Nous sommes suffisamment menacés en Attique, envahi actuellement par les Spartiates, pour ne pas aller nous aventurer en Béotie où nous n’avons rien à gagner !". Un millier de jeunes Athéniens répondent à l’appel de Tolmidès, qui part vers la Béotie avec pour lieutenant Clinias fils d’Alcibiade l’Ancien. Tolmidès reprend le contrôle de Chéronée, mais il échoue devant Coronée, où il trouve la mort, avec la majorité des jeunes gens qui l’accompagnent ("Quelque temps après [la guerre sacrée], [les Athéniens] marchèrent contre Orchomène, Chéronée et quelques autres places tenues par des exilés béotiens qui leur étaient hostiles. Tolmidès fils de Tolmaios commandait l’armée, constituée de mille hoplites athéniens et de contingents alliés. Il prit Chéronée, réduisit la population en esclavage et se retira en laissant une garnison dans la cité. Sur le chemin du retour, il fut assailli à Coronée par les exilés béotiens venus d’Orchomène auxquels s’étaient joints des Locriens, des exilés d’Eubée et d’autres encore appartenant au même parti. Les Athéniens furent défaits. Les uns furent massacrés et les autres faits prisonniers", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.113 ; "Le stratège athénien Tolmidès prit Chéronée. Les Béotiens se retournèrent contre lui avec leurs forces réunies. Ils poussèrent Tolmidès dans un piège et lui livrèrent une bataille sanglante près de Coronée. Tolmidès y périt en combattant, une partie des Athéniens furent massacrés, les autres furent capturés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.6 ;"Tolmidès fils de Tolmaios, enflé de ses succès et de la gloire qu’ils lui avaient acquise, voulut entrer en armes en Béotie. Estimant ses troupes insuffisantes, il persuada plus d’un millier de braves jeunes gens avides de gloire de le suivre comme volontaires. Périclès tenta de le retenir en disant dans l’Ekklesia cette phrase mémorable : “Si tu ne veux pas écouter Périclès, écoute au moins la patience, car le temps est le conseiller le plus sage”. Ce propos fut méprisé sur le moment, mais peu de jours après, quand on apprit la défaite et la mort de Tolmidès et des braves Athéniens à Coronée, il lui apporta beaucoup d’honneur et la bienveillance du peuple, qui rendit justice à sa prudence et à son amour pour les citoyens", Plutarque, Vie de Périclès 18). Son lieutenant Clinias meurt également lors de cette bataille de Coronée ("[Clinias] fut tué à la bataille de Coronée, que les Athéniens perdirent contre les Béotiens", Plutarque, Vie d’Alcibiade 1), laissant orphelin son fils, le célèbre Alcibiade le jeune, futur fossoyeur de la démocratie athénienne. Une trêve est hâtivement signée avec des représentants athéniens, reconnaissant l’indépendance de la Béotie, ruinant ainsi tout le travail de conquête de Myronidès de -457 ("Une trêve fut conclue, par laquelle les Athéniens abandonnaient la Béotie tout entière à la condition que leurs prisonniers leur fussent rendus. Les exilés béotiens rentrèrent chez eux et tous les autres recouvrèrent leur liberté", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.113 ; "Après ce désastre, les Athéniens pour racheter leurs prisonniers furent contraints de laisser toutes les cités béotiennes libres de se gouverner selon leurs propres lois", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.6). Seule Platées reste fidèle à Athènes.


Ce désastre en Béotie est suivi par le soulèvement de l’île d’Eubée en hiver -447/-446. Les colons athéniens qui y sont installés sont directement menacés. Les Spartiates ayant quitté l’Attique après l’avoir saccagé, Périclès se précipite à la tête d’une armée pour mâter les Eubéens récalcitrants ("Peu de temps après [la mort de Tolmidès et la défection de toute la Béotie en -447], l’Eubée se révolta contre les Athéniens. Périclès débarqua dans l’île avec des troupes athéniennes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.114 ; "Callimachos étant archonte d’Athènes [en -446/-445], les Romains élurent pour consuls Sextus Quintius Trigeminus et [texte manque]. A cette époque/™pi de toÚtwn, la puissance d’Athènes s’affaiblit en Grèce. A la suite de la défaite à Chéronée en Béotie [en -447], un grand nombre de cités rompirent leur alliance avec Athéniens, notamment celles de l’Eubée. Périclès fut nommé chef de l’expédition contre les Eubéens. Il se mit en marche avec une armée considérable", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.7). Tandis qu’il sillonne l’Eubée, il apprend que Mégare s’est à nouveau soulevée, et aussi Corinthe, et aussi Sicyone, et aussi Epidaure, informées d’une nouvelle invasion de l’Attique par les Spartiates sous le commandement du roi agiade Pleistoanax au printemps suivant. Périclès quitte l’Eubée pour aller se positionner près d’Eleusis, à la frontière de l’Attique et de la Mégaride, face à Pleistoanax ("Périclès débarqua dans l’île [d’Eubée] avec des troupes athéniennes, quand on vint lui annoncer la défection de Mégare, les préparatifs des Péloponnésiens pour une incursion en Attique, le massacre par des Mégariens de la garnison athénienne à l’exception des hommes qui s’étaient réfugiés à Nisaia. Les Mégariens avaient entraîné dans leur révolte les Corinthiens, les Sicyoniens et les Epidauriens. En toute hâte, Périclès retira ses troupes de l’Eubée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.114). Au printemps -446, Pleistoanax apparaît comme prévu à la frontière de l’Attique. Il est accompagné par un stratège spartiate promis à un grand avenir : Cléandridas, père de Gylippe le futur vainqueur des Athéniens en Sicile en -413. Selon Polyen, Cléandridas a habilement manipulé les gens de Tégée pour les maintenir dans le giron de Sparte peu de temps avant l’expédition vers l’Attique ("Les notables de Tégée étaient soupçonnés de favoriser les Spartiates. Pour les rendre encore plus suspects, Cléandridas ravagea le pays en épargnant leurs domaines. Les habitants de Tégée, ivres de colère, accusèrent de trahison leurs citoyens épargnés. Ces derniers, appréhendant l’issue du jugement, le prévinrent en livrant la cité à Cléandridas. Ainsi la crainte les força à rendre vraie une accusation qui originellement était fausse", Polyen, Stratagèmes II, 10.3). Périclès réussit à entrer en contact avec Cléandridas et, par son intermédiaire, à convaincre le roi Pleistoanax de faire demi-tour ("Sous la conduite de Pleistoanax fils de Pausanias, roi de Sparte, les Péloponnésiens firent une incursion en Attique jusqu’à Eleusis et à la plaine de Thria, qu’ils ravagèrent. Mais ils n’allèrent pas plus loin et se retirèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.114 ; "[Les Athéniens] se souvenaient que le roi spartiate Pleistoanax fils de Pausanias, quatorze ans auparavant [l’invasion de l’Attique par Archidamos II au printemps -431], avait voulu envahir l’Attique avec une armée péloponnésienne mais, après s’être avancé jusqu’à Eleusis et Thria, s’était retiré sans aller plus loin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.21 ; "La sage précaution que [Périclès] de retenir dans la Grèce les forces des Athéniens fut justifiée par les événements. Bientôt les Eubéens se révoltèrent. Périclès, sans perdre un instant, marcha contre eux à la tête d’une armée. Quand il arriva, il apprit que les Mégariens avaient déclaré la guerre à Athènes, et que les Spartiates sous le commandement de leur roi Pleistoanax étaient à la frontière de l’Attique. Il quitta alors promptement l’Eubée pour se consacrer à cette guerre intérieure. Mais, n’osant pas affronter des troupes si nombreuses et si aguerries, et sachant que le jeune Pleistoanax était encore sous l’influence de Cléandridas, son tuteur et son conseiller nommé par les éphores, il entra secrètement en contact avec Cléandridas, qui se laissa corrompre par l’argent et retira les Péloponnésiens de l’Attique", Plutarque, Vie de Périclès 22), moyennant un dessous-de-table de dix talents selon Plutarque ("Dans le compte que Périclès rendit de cette expédition, [Périclès] indiqua une dépense de dix talents avec cette seule indication : “Pour nécessité”. Le peuple la lui accorda sans discussion, sans en chercher la raison secrète. Quelques auteurs, dont le philosophe Théophraste, disent que Périclès fit passer chaque année à Sparte dix talents pour dissuader les notables de reprendre la guerre, pour acheter non pas la paix mais le temps nécessaire à préparer un nouvel affrontement dans des meilleures conditions", Plutarque, Vie de Périclès 23). Pour l’anecdote, afin de justifier le prélèvement de ce dessous-de-table sur le trésor public athénien sans débat à la Boulè, sans prévenir l’Ekklesia, sans vote, sans consultation des dignitaires athéniens, Périclès emploie une formule : "Pour nécessité", qui deviendra proverbiale (on la retrouve par exemple chez Aristophane dans sa comédie Les nuées présentée au printemps -423 : "“Et tes sandales, où les as-tu passées, insensé ?” “Comme Périclès : cédées pour nécessité”", Aristophane, Les nuées 858-859). Pleistoanax et Cléandridas ne tirent pas longtemps avantage de leur corruption. Quand leurs compatriotes les voient revenir à Sparte sans la moindre blessure, ils soupçonnent avec raison que Pleistoanax et Cléandridas se sont laissés acheter par les Athéniens, et les condamnent. Pleistoanax est banni de Sparte ("A la suite de cette retraite, Pleistoanax soupçonné de s’être laissé corrompre avait été banni de Sparte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.21 ; "Les Spartiates, informés que les troupes étaient rentrées dans leurs cités, en furent tellement irrités qu’ils condamnèrent leur roi à une forte amende, qu’il fut incapable de payer : il fut obligé de quitter Sparte", Plutarque, Vie de Périclès 22), il part s’installer à Lycaion en Arcadie pour un très long exil, jusqu’à son retour dans la vie politique spartiate en -422 ("Pleistoanax réussit, dix-huit ans après son départ pour son exil de Lycaion, à se faire rappeler par ses concitoyens. Il fut banni parce qu’on le soupçonna de s’être laissé corrompre pour évacuer l’Attique. Craignant les Spartiates, il s’installa dans une maison dont une moitié était dans le sanctuaire de Zeus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.16). Dès lors, le seul roi qui gouverne Sparte est l’Eurypontide Archidamos II. Cléandridas quant à lui, qui n’appartient pas à l’une des deux familles royales et qui risque donc la mort, choisit sagement de fuir. Il est condamné à mort par contumace ("Cléandridas, qui avait pris la fuite, fut condamné à mort par contumace. Il était père de Gylippe qui vainquit les Athéniens en Sicile. La cupidité dans cette famille semble avoir été héréditaire, car elle passa au fils, accusé aussi de plusieurs actions honteuses et chassé de Sparte", Plutarque, Vie de Périclès 22 ; "Son père Cléandridas [à Gylippe] […] avait été banni pour s’être laissé corrompre", Plutarque, Vie de Nicias 28). On le retrouvera bientôt réfugié à Athènes, auprès de son corrupteur Périclès, qui le nommera à la tête de l’expédition colonisatrice vers Thourioi en Italie ("Son père Cléandridas [à Gylippe ; nous corrigeons le texte de Diodore de Sicile, qui commet ici une coquille en appelant le père de Gylippe "Cléarque" au lieu de "Cléandridas"] avait été obligé autrefois de s’enfuir pareillement, accusé d’avoir reçu de l’argent de Périclès et dissuadé les Spartiates qu’ils commandait d’entrer en Attique, il avait été condamné à mort et s’était retiré à Thourioi en Italie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.106 ; nous parlerons de cette expédition vers Thourioi dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Ayant ainsi sécurisé ses arrières, Périclès peut retourner vers l’île d’Eubée et achever la reprise en mains des cités rebelles. Il exproprie impitoyablement les gens d’Hestiaia et redistribue leurs biens à des colons athéniens ("Les Athéniens passèrent de nouveau en Eubée, toujours sous la conduite de Périclès, et soumirent l’île entière. Une convention en régla le sort, ils chassèrent les habitants d’Hestiaia et occupèrent leur territoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.114 ; "[Périclès] prit d’assaut la cité d’Hestiaia, il en expulsa tous les habitants, et ayant ainsi intimidé toutes les autres cités il remit le pays sous l’autorité des Athéniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.7 ; "Ayant recouvré l’Eubée et chassé les Hestiaens de leur cité, les Athéniens y envoyèrent une colonie de leurs citoyens sous le commandement de Périclès, elle était composée de mille personnes, entre lesquels on partagea les maisons de la cité et le territoire des environs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.8). Il agit de même avec les gens de Chalcis ("Ses dispositions terminées [avec Pleistoanax et Cléandridas], [Périclès] marcha de nouveau contre les rebelles en Eubée, avec cinquante navires et cinq mille fantassins, il soumit toutes les cités, il chassa les Chalcéens dit ‟hippobotes” ["ƒppobÒtoj", grands propriétaires terriens ou littéralement "gardien, pâtre/bot»r de chevaux/†ppoj"] qui étaient les plus riches du pays, il expulsa aussi les Hestiens de leur cité et les remplaça par des Athéniens. Ces derniers furent les seuls qu’il traita avec autant de rigueur, parce qu’ils avaient capturé un navire athénien et en avaient massacré l’équipage", Plutarque, Vie de Périclès 23). Sur ce sujet, nous disposons d’un artefact important : l’inscription 40 du volume I/3 des Inscriptions grecques, qui rapporte les dispositions athéniennes suite à cette remise au pas des Chalcéens. Cette inscription révèle l’inégalité de statuts entre Athéniens et Chalcéens : le serment de loyauté qu’elle contient doit être exprimé collectivement par la Boulè à Athènes, mais individuellement à Chalcis, autrement dit Athènes ne reconnaît aucune assemblée légale à Chalcis, chaque Chalcéen ne peut pas se dérober à sa responsabilité personnelle face aux clérouques athéniens qui vivent sur son sol. Le texte indique que la gravure de cette inscription est "aux frais des Chalcéens", et que la stèle qui la porte "sera dressée sur l’Acropole", autrement dit Athènes capte et emprisonne symboliquement la parole des Chalcéens sur l’Acropole. D’un côté les Chalcéens doivent s’engager envers Athènes par serment à payer leur part de phoros, tandis que de l’autre côté la Boulè athénienne ne s’engage à rien sinon à être conciliante envers les Chalcéens "tant que ceux-ci obéiront au peuple athénien". Enfin on s’interroge sur ceux que l’inscription désigne comme "les étrangers/xšnoj présents à Chalcis". "Ceux qui y habitent" sont-ils des alliés d’Athènes déjà installés sur les terres confisquées aux Chalcéens ? "Ceux qui ont reçu une dispense fiscale de la part d’Athènes" sont-ils des alliés d’Athènes que celle-ci incite à venir s’installer sur les terres des Chalcéens ? "Ceux qui doivent payer la même contribution que les Chalcéens" sont-ils des non-Chalcéens qui ont combattu aux côtés des Chalcéens contre Athènes, qu’Athènes veut punir en les incitant par le fisc à quitter les lieux ? Un point reste certain : les Chalcéens n’ont plus rien à dire face aux Athéniens ("Il a plu à la Boulè et au peuple, la tribu Antiochide exerçant la prytanie, Dracontidès étant prytane [le même Dracontidès qui rédigera les statuts du régime des Trente en -404 ?], Diognètos a fait la proposition : que la Boulè athénienne et les juges prononcent le serment suivant : “Je n’expulserai pas les Chalcéens de Chalcis, je ne détruirai pas leur cité, je ne priverai aucun citoyen de ses droits ni ne le condamnerai à l’exil ou à la prison sans qu’il ait été jugé et que le peuple athénienne ait exprimé son avis, je ne soumettrai pas au vote un décret concernant la communauté de Chalcis ou un seul de ses citoyen sans avoir préalablement convoqué l’Ekklesia sur ce sujet, comme prytane j’introduirai si possible avant dix jours une ambassade chalcéenne devant la Boulè et le peuple, je respecterai ces dispositions tant que les Chalcéens obéiront au peuple athénien”, qu’une ambassade chalcéenne fasse prêter ce serment par les commissaires aux serments ["orkotýn"] au nom des Athéniens, qu’elle fasse la liste de tous ceux qui l’auront prêté, sous le contrôle des stratèges, que les Chalcéens de leur côté prononcent le serment suivant : “Je ne me séparerai de peuple athénien ni par manœuvre ni par ruse ni en parole ni en acte et ne suivrai pas ceux qui voudraient se séparer de lui, si quelqu’un se prépare à se séparer des Athéniens je le dénoncerai, je paierai aux Athéniens le phoros que je leur ai promis, je serai un allié aussi juste et bon que possible, je secourrai le peuple athénien et le défendrai et lui obéirai si quelqu’un lui nuit”, que tous les Chalcéens en âge de le faire prononcent ce serment, que celui qui ne le prête pas soit privé de ses droits et de ses biens dont le dixième sera consacré à Zeus Olympien, qu’une ambassade se rende à Chalcis pour faire prêter ce serment avec l’aide des commissaires aux serments chalcéens et fasse la liste de tous ceux qui l’auront prêté. Anticlès a fait la proposition : […] que les étrangers présents à Chalcis paient la même contribution que les Chalcéens, sauf ceux qui y habitent ou qui ont reçu une dispense fiscale de la part d’Athènes, que ce décret et ces serments soient gravés aux frais des Chalcéens, à Athènes par le secrétaire de la Boulè sur une stèle qui sera dressée sur l’Acropole, à Chalcis par le conseil des Chalcéens sur une stèle qui sera installée dans le temple de Zeus Olympien", Inscriptions grecques I/3 40).


D’un côté la rébellion de l’Eubée, la perte de la Béotie, le saccage de l’Attique, de l’autre côté les résultats militaires incertains, la perte de l’Achaïe, les troubles auliques, amènent Athènes et Sparte à rechercher mutuellement la paix. Thucydide dit que la paix est signée pour trente ans dès le retour de l’armée athénienne conduite par Périclès d’Eubée à Athènes, dans le second semestre de -446 ("Peu après l’évacuation de l’Eubée, [les Athéniens] conclurent avec les Spartiates et leurs alliés une trêve de trente ans", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.115). Une fois encore, Diodore de Sicile embrouille son lecteur en disant que cette paix de Trente Ans est négociée avec Sparte par Callias II ("Callimachos étant archonte d’Athènes [en -446/-445], les Romains élurent pour consuls Sextus Quintius Trigeminus et [texte manque]. A cette époque/™pi de toÚtwn, […] la paix fut conclue pour trente ans. Cette paix fut négociée et ratifiée par Callias II et Charès", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.7). Mais la rapidité avec laquelle elle est conclue (les Spartiates conduits par Pleistoanax s’avancent contre les Athéniens vers Eleusis au printemps -446, et seulement quelques mois après ils signent la fin des hostilités avec ces mêmes Athéniens !) implique que ses termes ont été déjà négociés bien avant -446. En fait, nous l’avons vu dans notre précédent alinéa, les bases de la paix de Trente Ans ont été discutées entre Cimon, Andocide l’Ancien et les Spartiates à partir de -454 ("Dix citoyens choisis entre tous [vers -454, sous l’autorité de Cimon] furent envoyés à Sparte avec pleins pouvoirs pour traiter de la paix, parmi eux était mon grand-père Andocide. Ceux-ci nous ménagèrent une paix de trente ans avec les Spartiates", Andocide, Sur la paix avec les Spartiates 6). Selon pseudo-Plutarque, le texte de la paix de Trente Ans était déjà prêt bien avant sa signature, et il est ratifié au nom d’Athènes en -446 par Léogoras, fils d’Andocide l’Ancien (ce dernier est peut-être décédé de vieillesse à cette date : "Andocide, fils de Léogoras qui négocia la paix entre Athéniens et Spartiates, était originaire du dème de Kydathènaia ou de celui de Thoreus", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Andocide 1). Nous savons peu de choses sur ce Léogoras. Assurément il est très riche, et il affiche sa richesse en entretenant des faisans, oiseau rare d’apparat importé de la lointaine Colchide (le faisan est originaire du fleuve "Phase/F©sij", aujourd’hui le fleuve Rion, d’où son nom "faisan/fasianÒj" ; aux vers 109-110 de la comédie Les Nuées d’Aristophane, Phidippide déclare ne pas vouloir renoncer à ses dépenses hippiques "même si on lui offre un des faisans nourris par Léogoras", autrement dit "même si on lui offre une fortune"), et en prodiguant la nourriture à sa table d’invités (aux vers 1268-1269 de la comédie Les guêpes d’Aristophane, le chœur évoque la déchéance sociale d’un personnage que ne se nourrit plus que d’un coing ou d’une grenade alors que "naguère il déjeunait avec Léogoras"). Léogoras a un fils, le célèbre Andocide, né sous Théagénidès en -468/-467, soit huit ans avant l’aussi célèbre Lysias, futur accusateur d’Andocide ("[Andocide] naquit la première année de la soixante-dix-huitième olympiade sous l’archontat de Théagénidès, huit ans avant Lysias", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Andocide 5). Les Spartiates reconnaissent l’hégémonie d’Athènes sur la mer et les terres lointaines, en échange Athènes reconnaît l’hégémonie de Sparte sur le Péloponnèse, ce qui signifie concrètement que les Athéniens doivent évacuer Nisaia, Pegai (respectivement port oriental et port occidental de Mégare), Trézène et l’Achaïe ("Les Athéniens durent évacuer Nisaia, Pegai, Trézène et l’Achaïe, qu’ils avaient enlevées aux Péloponnésiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.115). Pour célébrer cette nouvelle paix entre les deux cités, un monument en bronze est dressé symboliquement à Olympie, devant la statue de Zeus consacrée à la victoire sparto-athénienne de -479 à Platées ("Devant cette statue [de Zeus à Olympie consacrée à victoire de Platées] se trouve un cippe de bronze où sont gravées les conditions de la paix que les Spartiates conclurent pour trente ans avec les Athéniens qui venaient de soumettre pour la seconde fois l’Eubée. Cette paix fut signée la troisième année de l’olympiade où Crison d’Himère fut vainqueur à la course du stade [c’est-à-dire -446 en comptant de manière inclusive, ou -445 en comptant de manière exclusive, soit la troisième année de la quatre-vingt-troisième olympiade entre -448 et -444]. Le texte précise que, même si les Argiens ne sont pas inclus dans cette paix, les Athéniens et les Argiens peuvent vivre en bonne intelligence s’ils le souhaitent", Pausanias, Description de la Grèce, V, 23.4).

  

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