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VI32
VI32

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Le temps gagné

© Christian Carat Autoédition

Acte IV : Alexandre

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Acte V : Le christianisme

Les Grecs vaincus par les Romains

Dès le IIIème siècle av. J.-C., l’aire hellénistique se caractérise par une opposition de plus en plus importante entre, en bas, les Grecs ordinaires des classes moyennes installés dans toutes les cités conquises par Alexandre, et, en haut, les aristocrates qui les gouvernent. Au Vème siècle av. J.-C., les Athéniens pauvres et les Athéniens riches se définissaient d’abord citoyens d’Athènes, les Corinthiens pauvres et les Corinthiens riches se définissaient d’abord citoyens de Corinthe : dès la première moitié du IIIème siècle av. J.-C. au contraire, soit juste après la mort des derniers compagnons d’Alexandre, le concept de "maison universelle/cosmopolis" ("kosmÒpolij") ou "œcuménie" ("o„koumšnh") initié par les philosophes du IVème siècle av. J.-C. a contaminé tous les Grecs de l’empire alexandrin, qui se définissent d’abord Grecs et non plus citoyens d’Alexandrie, d’Antioche, d’Ephèse, de Corinthe ou d’Athènes, et qui sapent systématiquement l’autorité de quiconque prétend leur dicter leur conduite contre les cités voisines au nom d’une soi-disant supériorité d’Athènes, de Corinthe, d’Ephèse, d’Antioche ou d’Alexandrie. Les classes moyennes grecques établissent leurs propres lois au sein des cités, qu’elles imposent à la sphère dirigeante - qui dans les faits ne dirige donc plus grand-chose ! -, et elles voyagent de cité en cité en tissant des réseaux économiques et intellectuels qui traverseront les siècles.


Cela s’observe en Macédoine. Dans notre paragraphe précédent, nous avons rapidement évoqué le renversement de la dynastie antigonide par les Romains après la victoire de Paul-Emile à Pydna contre Persée en -168 et le découpage du royaume macédonien en quatre régions autonomes (Thrace, Macédoine maritime autour de Thessaloniki, Macédoine terrestre autour de Pella, Lynkestide). Ce scénario est le même que celui, beaucoup plus tard, au XIXème siècle, des Britanniques en Egypte ou des Français au Maroc : pour éviter de creuser le budget métropolitain en occupant militairement un territoire, on transforme ce territoire en protectorat, c’est-à-dire qu’on laisse les autorités locales en place en leur signifiant que si elles n’appliquent pas scrupuleusement les ordres que les conseillers britanniques ou français qui les entourent leur dictent, elles seront renversées et leur territoire sera à nouveau militairement envahi. En Macédoine où elle n’a pas les moyens d’entretenir une armée permanente, Rome a destitué le roi Persée, mais elle a maintenu les proches de celui-ci dans les quatre régions nouvellement créées en leur signifiant qu’ils doivent obéir aux ordres de Rome sous peine d’être destitués à leur tour contre d’autres fantoches plus dociles. Et comme les scheiks égyptiens et marocains au XIXème siècle, l’aristocratie macédonienne héritière des Antigonides aime cette diplomatie qui lui apporte toutes sortes d’avantages matériels et flatte son ego. Et comme les Egyptiens et les Marocains ordinaires au XIXème siècle, les Macédoniens ordinaires ont le sentiment que leurs cadres sont des vendus, des marionnettes à la solde du puissant du moment, et aspirent à les renverser. Notre principale difficulté pour appréhender l’Histoire de la Macédoine juste après la bataille de Pydna en -168 réside dans le fait que notre source principale est l’historien Polybe, qui est un aristocrate achéen naturellement enclin à une solidarité de caste avec l’aristocratie macédonienne, et surtout un parfait exemple de syndrome de Stockholm : emmené comme otage par Paul-Emile à Rome, qui a accusé son père le stratège Lycortas d’avoir soutenu trop mollement les légions romaines durant la guerre contre Persée, Polybe s’est converti au jugement de son geôlier et est devenu totalement romanophile. D’où le point de vue très positif qu’il porte sur l’omniprésence de Rome dans les affaires macédoniennes, qu’on ne doit pas considérer comme objectif ("Les Macédoniens avaient été traités de façon extrêmement généreuse par les Romains, qui les avaient comblés de faveurs. Ils n’avaient plus à obéir aux injonctions d’un despote ni à lui payer des impôts, tous reconnaissaient être passés de la servitude à la liberté. De plus, dans plusieurs cités, les Romains les avaient aidés à résoudre les graves querelles intestines et les luttes fratricides qui les déchiraient", Polybe, Histoire, XXVI, fragment 17.13). Son témoigne reste néanmoins intéressant parce que, même très favorable aux Romains, il ne réussit pas à cacher que ceux-ci sont incapables de réprimer des troubles naissants. Ainsi Polybe rapporte incidemment qu’une mission romaine est envoyée en Macédoine vers -163 pour y enquêter sur des débordements d’on-ne-sait-quelle nature ("[Les représentants romains] furent aussi chargés d’inspecter la Macédoine, car la dissension régnait parmi les Macédoniens, qui n’étaient pas habitués à un régime démocratique et représentatif", Polybe, Histoire, XXXI, fragment 2.12). Dans un autre fragment, il dit aussi incidemment qu’à la même époque, vers -163, un Macédonien nommé "Damasippos" s’est enfui avec femmes et enfants après avoir tué des représentants locaux, autrement dit des gens ayant reçu le soutien du "protecteur" romain ("Le Macédonien Damasippos, après avoir massacré les bouleutes de Phakos [cité macédonienne non localisée], s’était enfui de Macédoine avec sa femme et ses enfants", Polybe, Histoire, XXXI, fragment 17.2). Une dizaine d’années plus tard, la situation s’aggrave avec l’irruption d’un aventurier nommé "Andriskos", qui se présente comme le fils de Persée. Cet Andriskos essaie de trouver du soutien auprès du roi séleucide Démétrios Ier ("Voici l’histoire telle qu’[Andriskos] la racontait. Né du roi Persée et d’une de ses concubines, il avait été confié à un Crétois afin que, dans les hasards de la guerre que le roi soutenait alors contre les Romains, la dynastie royale pût survivre. Il avait grandi à Hudramutium [latinisation d’"Adramyttion", aujourd’hui Edremit en Turquie] jusqu’à l’âge de douze ans, après la mort de Persée, ignorant sa naissance, croyant que son père était celui qui l’éduquait. Ce dernier étant tombé malade et voyant approcher son dernier jour, lui avait révélé son origine et l’existence d’un petit écrit marqué du sceau du roi Persée que sa soi-disant mère devait lui remettre à sa puberté, sur lequel il l’avait priée de garder le secret jusqu’à ce moment. Devenu pubère, il avait hérité de cet écrit paternel, qui lui léguait deux trésors. La femme complice de cette manigance lui avait confirmé sa naissance, et l’avait supplié de se sauver en quittant le pays avant que l’affaire arrivât aux oreilles d’Eumène II, l’ennemi de Persée. Effrayé, il s’était rendu en Syrie, espérant obtenir le soutien de Démétrios Ier. C’était là que, pour la première fois, il avait osé rendre publique son identité", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre XLIX), qui le prend pour un fou, mais s’inquiète de voir beaucoup de Grecs s’attrouper autour de lui contre l’impérialisme romain et contre tous ceux qui le servent. Démétrios Ier se sent de plus en plus menacé par ce mouvement de grogne massif - parce que lui-même doit son trône au bon-vouloir des Romains… -, il finit par l’arrêter et l’envoyer prisonnier à Rome ("Démétrios Ier faillit perdre encore sa couronne à cause du peuple mal disposé à son égard. Un de ses mercenaires appelé Andriskos avait le même physique et le même âge que Philippe le fils de Persée, au point que ses proches au début le surnommaient “fils de Persée”. Mais les gens finirent par croire à cette assimilation, et Andriskos lui-même prit de l’assurance à mesure que la rumeur se répandit parmi le peuple. En supplément de prétendre à une haute naissance en tant que fils de Persée et avoir reçu une éducation de pure invention, il commença à se présenter devant Démétrios Ier accompagné d’une foule de gens, le pressant de le reconduire en Macédoine sur le trône de ses ancêtres. Dans un premier temps, Démétrios Ier le considéra comme un fou. Mais comme le peuple se rassemblait pour lui demander de rétablir Andriskos sur son trône ou de lui céder le pouvoir s’il n’avait pas la capacité ou la volonté de régner, Démétrios Ier redouta l’impétuosité de la foule, il fit arrêter de nuit Andriskos et l’expédia aussitôt à Rome, en expliquant toute l’affaire au Sénat", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 34). Mais les Romains ne prennent pas Andriskos au sérieux. Ils négligent de le surveiller. Andriskos peut donc s’échapper, il revient en Anatolie où, à la suite d’intrigues diverses, il amasse suffisamment de moyens matériels et politiques pour réaliser ses desseins. Vers -150, il débarque à Byzance, où le notable local le reconnaît comme nouveau roi. Il s’impose sur tout le territoire depuis la Thrace jusqu’à la frontière thessalienne en s’appuyant sur la population grecque, qui l’aide à renverser les autorités fantoches des Romains ("Un nommé Andriskos de basse naissance, se prétendant fils du roi Persée et se faisant appeler “Philippe”, s’échappe secrètement de Rome où l’a envoyé Démétrios Ier roi de Syrie, à cause de ce mensonge. Cette fable trouvant crédit auprès de beaucoup de gens, il forme une armée, et bientôt les armes ou la volonté du peuple le rendent maître de toute la Macédoine", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre XLIX ; "Le roi Démétrios Ier ayant envoyé à Rome un jeune homme appelé Andriskos se prétendant fils de Persée, le Sénat consigna ce dernier en résidence surveillée dans une cité italienne. Il s’évada après un temps, et s’enfuit vers Milet. Lors de son séjour dans cette cité, il continua à se déclarer faussement fils de Persée […]. Beaucoup de gens l’écoutèrent, ses propos vinrent aux oreilles des magistrats de Milet, qui l’arrêtèrent et l’emprisonnèrent. Ces derniers délibérèrent sur la conduite à tenir avec des ambassadeurs [probablement romains] présents chez eux, qui éclatèrent de rire et leur dirent de remettre l’individu en liberté pour qu’il aille au diable. Quand il recouvra la liberté, il s’efforça de mener la pièce jusqu’à son dénouement. Par des discours de plus en plus magnifiques sur sa royale noblesse, il trompa beaucoup de gens, dont les Macédoniens. Son complice Nikolaos, un joueur de lyre d’origine macédonienne, lui apprit qu’une ancienne concubine du roi Persée nommée Kallippa était mariée à Athénaios de Pergame [un des fils d’Attale Ier]. Il se rendit chez elle, lui débita sa tirade sur sa soi-disant parenté avec Persée, et obtint d’elle d’importants moyens : argent pour voyager, habit royal, diadème et deux esclaves adaptés à ses besoins. Il apprit d’elle que le roi thrace Térès avait pour épouse une fille de l’ancien roi Philippe V. Exalté, ayant désormais des moyens d’agir, il marcha vers la Thrace en passant par Byzance, où on le reçut avec les honneurs, les Byzantins furent punis plus tard par les Romains pour cet acte insensé. Une foule de plus en plus importante afflua vers lui. Arrivé en Thrace, il fut accueilli avec les honneurs par Térès, qui lui donna cent soldats, le ceignit du diadème, et lui servit d’intermédiaire avec d’autres rois qui lui offrirent chacun cent autres soldats. Il se rendit chez le roi thrace Barsabas, qu’il persuada de l’accompagner vers la Macédoine, dont il réclamait la couronne comme un héritage paternel. Ce pseudo Philippe fut vaincu par les Macédoniens [on doit comprendre que ces "Macédoniens" ne sont en fait que les responsables locaux en lien avec les Romains, et non pas la population macédonienne dans son ensemble] et se réfugia en Thrace, mais finalement il se rendit maître des cités macédoniennes", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 34). Les Thessaliens voisins de la Macédoine (ou plus certainement les responsables thessaliens locaux en lien avec les Romains, et non pas la population thessalienne dans son ensemble) s’inquiètent, ils demandent le secours des Achéens et des Romains (l’aristocrate achéen Polybe rapporte l’événement en insistant sur l’ingratitude de la méchante population macédonienne qui préfère le discours anarchiste d’Andriskos plutôt que la gentille protection des Romains : "Un Philippe tombé du ciel en Macédoine, qui trompait les Macédoniens autant que les Romains puisqu’il ne disposait d’aucun argument plausible pour affirmer son autorité (on sait que le vrai Philippe [le jeune, fils de Persée] est mort à Albe en Italie deux ans après Persée, vers l’âge de dix-huit ans), avait annoncé après trois ou quatre mois avoir vaincu les Macédoniens en bataille au-delà du Strymon, au pays des Odomantes. Des gens avaient admis cette nouvelle comme authentique, mais la plupart en avait douté. Peu après, on avait annoncé sa nouvelle victoire contre les Macédoniens en deçà du Strymon, et assuré qu’il régnait en maître sur toute la Macédoine. Les Thessaliens avaient député vers les Achéens pour implorer leur aide, s’estimant menacés à leur tour. La surprise avait été grande et l’événement avait paru extraordinaire", Polybe, Histoire, XXXVI, fragment 10.2-5 ; "La Thessalie, que pseudo Philippe voulait aussi envahir et occuper militairement, est défendue par les Achéens avec l’aval des députés romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre L). Un contingent romain est envoyé vers la Macédoine, mais, probablement parce que les Romains ne prennent toujours pas le mouvement d’Andriskos au sérieux et n’ont pas évalué correctement les moyens nécessaires au rétablissement de leur autorité en Macédoine, ce contingent est vaincu par l’armée populaire d’Andriskos ("Un homme de la plus basse condition, Andriskos, prit en même temps la couronne et les armes. On ignore s’il était libre ou esclave. Il était certainement mercenaire. On le surnommait “Philippe” à cause de sa ressemblance avec Philippe le fils de Persée. En plus du physique et du nom du roi, il était animé d’un courage réellement royal. Le peuple romain méprisa d’abord ses entreprises, et se contenta d’envoyer contre lui le préteur Juventius. Ce dernier attaqua témérairement l’adversaire, qui était appuyé par les forces puissantes de la Macédoine et de la Thrace réunies. C’est ainsi que Rome qui avait vaincu des rois véritables [Philippe V à Cynocéphales en -197, Persée à Pydna en -168], fut vaincue par un roi imaginaire, un roi de théâtre", Florus, Epitomé II.14), ce qui stupéfie Polybe et ses pairs aristocrates ("A l’époque où ils combattaient pour [Philippe V fils de] Démétrios [II], puis pour Persée, [les Macédoniens] avaient été vaincus par les Romains. Cette fois, combattant pour un homme détestable, ils déployèrent une telle vaillance pour lui assurer le trône, qu’ils vainquirent les Romains. Comment ne pas s’interroger sur un tel événement ? Comment, face à la difficulté de l’expliquer, ne pas être tenté d’attribuer à la frénésie macédonienne une origine divine ?", Polybe, Histoire, XXXVI, fragment 17.14-15). Les Romains cessent de rire. Ils punissent les responsables grecs qui ont pactisé avec Andriskos ou les retournent (on apprend incidemment que Byzance revient dans le giron romain par une ambassade byzantine du temps de l’Empereur Claude, au Ier siècle, énumérant les pactes conclus antérieurement entre Byzance et Rome : "Admis à parler devant le Sénat, les Byzantins implorèrent une diminution des charges qui pesaient sur eux, et n’omirent aucun de leurs titres. Ils rappelèrent d’abord le traité de paix qu’ils avaient conclu avec nous à l’époque de notre guerre contre le faux roi de Macédoine qui, usurpant une origine illustre, se fit appeler “Philippe”", Tacite, Annales XII.62), grâce à une propagande hostile à Andriskos relayée par Diodore de Sicile dans un passage du livre XXXII de sa Bibliothèque historique conservé par Constantin VII Porphyrogénète ("Après avoir vaincu les Romains dans une glorieuse bataille, le pseudo Philippe se laissa aller à la cruauté et à des crimes tyranniques. Il exécuta beaucoup de riches en les accusant faussement de vouloir s’opposer à lui, et il assassina bon nombre de ses Amis, étant naturellement sauvage, sanguinaire, arrogant avec ses interlocuteurs, avide et plein de toutes sortes de vices", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 300 ; on note que dans ce passage les principaux ennemis d’Andriskos sont bien "les riches" affidés aux Romains, et non pas les Macédoniens indistinctement). Et ils envoient un nouveau contingent plus important sous les ordres de Quintus Caecilius Metellus. Ce contingent défait Andriskos en bataille, et rétablit l’autorité romaine ("En Macédoine, pseudo Philippe taille en pièces le préteur Publius Juventius avec son armée. Mais il est vaincu à son tour et capturé par Quintus Caecilius [Metellus]. La Macédoine rentre sous la domination romaine", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre L ; "Mais le consul [Quintus Caecilius] Metellus vengea complètement la perte du préteur [Juventius] et de sa légion. Il réduisit la Macédoine en servitude et captura l’auteur de la guerre, qui lui fut livré par un petit roi thrace auprès duquel il s’était réfugié. [Quintus Caecilius] Metellus ramena à Rome Andriskos chargé de chaînes, qui dans son malheur obtint de la fortune la faveur d’être exposé comme un roi véritable lors d’un triomphe devant le peuple romain", Florus, Epitomé II.14). La Macédoine cesse d’être un protectorat divisé en quatre régions autonomes, elle devient une province romaine intégrant la Thessalie et l’Epire, directement sous l’autorité d’un gouverneur militaire romain permanent nommé par le Sénat, autrement dit les Grecs placés à la tête des administrations macédoniennes à partir de cette date sont réellement des marionnettes de Rome (l’inscription retrouvée à Olympie et publiée sous le numéro 680 dans la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum, adressée par un Macédonien à Quintus Caecilius Metellus pour le remercier d’avoir préservé ses biens, confirme cette nouvelle organisation sociale). Le sort du reste de la Grèce sera vite réglé, lié au rôle ambigu joué par la Ligue achéenne, dernière entité politique crédible, pendant la guerre contre Andriskos. Les Achéens (selon les passages précités de Polybe et Tite-Live) sont intervenus pour empêcher l’anarchie de s’étendre sur la Thessalie, mais on doute que cette intervention était dirigée expressément contre Andriskos et en faveur de l’ordre romain : comme partout dans le monde hellénophone, les cités adhérentes à la Ligue achéenne sont divisées entre leurs cadres pro-Romains et la majorité de leurs populations anti-Romains. Un événement en Méditerranée occidentale renforce la défiance de ces Grecs anti-Romains. Un conflit territorial a éclaté entre Carthage et le vieux Massinissa roi de Numidie (correspondant à la côte méditerranéenne algérienne actuelle), vétéran de la bataille de Zama en -202 au côté de Scipion : Massinissa revendique la propriété de la moyenne vallée du fleuve Medjerda (qui se jette dans Méditerranée au nord de Carthage/Tunis) et de la cité de Makthar (site archéologique à cent cinquante kilomètres au sud-ouest de Carthage/Tunis en Tunisie). Une délégation romaine est envoyée sur place, pour entendre les arguments des partis adverses, conduite par le vieux Caton l’Ancien, vétéran de la guerre contre Antiochos III (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif). Les latinistes s’interrogent encore sur le pourquoi de cette délégation, qui semble dire en public : "Voyez : nous les Romains nous sommes pour la paix, pour la négociation, pour la concorde mutuelle !", mais signifier en privé : "Pourvu que les discussions échouent, et que nous ayons enfin une bonne raison de raser Carthage !". Laissons aux latinistes ce sujet qui n’entre pas dans le cadre de notre étude, retenons simplement que la mission romaine échoue à résoudre le différend, et que Caton l’Ancien découvre à l’occasion à quel point les Carthaginois se sont relevés de leur défaite à Zama un demi-siècle plus tôt, et à quel point leur économie est florissante par rapport à celle de Rome. De là vient le leitmotiv qui assurera à Caton l’Ancien son empreinte dans la mémoire collective, dès son retour à Rome : "Il faut détruire Carthage/Delenda Carthago est". Massinissa et Caton l’Ancien meurent de vieillesse en -149, mais leur obsession contre Carthage a contaminé le Sénat, qui envoie un contingent romain en Afrique sous les ordres de Scipion Emilien, qui doit son nom au fait d’être le fils de Paul-Emile le vainqueur de Persée à Pydna en -168, et d’avoir été adopté par le prestigieux Scipion l’Africain vainqueur d’Hannibal au début du IIème siècle av. J.-C. L’intervention romaine suscite un débat en Grèce : les uns, qui sont des fantoches des Romains et rêvent d’un monde global sans frontières sous l’autorité de Rome, approuvent tandis que les autres, Grecs moyens qui voient que les Romains hier oppressés sont devenus aujourd’hui des oppresseurs, sont inquiets ("Sur le dossier carthaginois, les opinions variaient beaucoup. Les uns approuvaient les Romains, ils louaient leur sens pratique et politique à conformer leur résolution aux nécessités de leur empire, ils disaient qu’en décidant d’abattre définitivement une cité menaçante, qui avait si souvent disputé leur suprématie et qui pouvait la leur disputer à nouveau à la moindre occasion, les Romains assuraient la domination de leur patrie et montraient qu’ils voyaient clair et loin. Les autres au contraire disaient que la suprématie romaine ne reposait pas jusqu’alors sur ces principes, que les Romains inclinaient vers le même appétit hégémonique ayant perdu jadis les Athéniens et les Spartiates et que, avec un temps de retard, ils s’assuraient le même destin que ces derniers. Dans toutes leurs guerres jusqu’alors, ils bataillaient pour vaincre leurs adversaires et les contraindre à reconnaître leur autorité et à se plier à leurs directives. Mais depuis la guerre contre Persée, ils appliquaient une nouvelle politique : ils avaient anéanti le royaume de Macédoine, et ils voulaient agir de même contre les Carthaginois, bien que ceux-ci n’eussent commis aucune faute irrémédiable, bien qu’ils eussent accepté toutes les clauses qui leur étaient imposées et se fussent montrés prêts à se plier à toutes leurs exigences, les Romains avaient résolu d’être sans pitié et de les traiter avec la dernière rigueur", Polybe, Histoire, XXXVI, fragment 9.2-8). Sur la suite des événements, toutes les autres sources ayant disparu, nous ne pouvons malheureusement nous appuyer que sur le témoignage de Polybe qui, participant activement aux opérations militaires contre Carthage avec Scipion Emilien puis spectateur des atrocités romaines contre Corinthe, semble totalement oublier sa nature grecque, totalement acquis à la collaboration avec les Romains, et montre une stupéfiante mauvaise foi, sur le mode : "Honte aux Carthaginois et aux Corinthiens, qui ont méchamment protesté sans dire merci quand les Romains les ont transpercés de leurs glaives avec courtoisie et compassion !". Le Sénat députe Lucius Aurelius Orestes vers la Ligue achéenne pour lui imposer l’autodétermination de Sparte, Corinthe, Argos et Orchomène d’Arcadie. Ces cités sont-elles réellement en conflit avec la Ligue achéenne ? Ont-elles accompli des démarches pour quitter la Ligue achéenne, ou même entrer en guerre contre elle ? Nous l’ignorons. Les seuls fragments conservés de l’Histoire de Polybe sur cette affaire disent que les députés conduits par Lucius Aurelius Orestes sont molestés lors de leur arrivée en Grèce. Quand ils reviennent à Rome, Lucius Aurelius Orestes prétend avoir été victime d’un attentat, le Sénat saute sur le prétexte pour renvoyer en Grèce une commission d’enquête. Polybe s’empresse de louer la modération des Romains à cette occasion, qui "préfèrent tenter une dernière médiation plutôt qu’envoyer tout de suite les légions" ("A leur retour du Péloponnèse, Lucius Aurelius Orestes et les autres délégués romains informèrent le Sénat de ce qui leur était arrivé, ils expliquèrent qu’ils avaient failli perdre la vie, en exagérant et en dramatisant les choses : au lieu de présenter l’affaire comme un simple incident, ils affirmèrent que les Achéens avaient agi avec préméditation, en fomentant contre eux un attentat destiné à servir d’exemple. L’indignation du Sénat fut sans précédent. Il désigna une commission dirigée par Sextus Julius Caesar et l’envoya en Grèce, en lui donnant pour instruction d’adresser sur un ton modéré des reproches aux Achéens, de blâmer leur récente conduite et surtout de les engager à ne pas attirer inconsidérément sur eux l’hostilité des Romains et à corriger, tant qu’ils pouvaient encore le faire, les fautes qu’ils avaient commises en sévissant contre les responsables de leur égarement. En donnant de telles instruction à [Sextus] Julius [Caesar], le Sénat montra clairement qu’il ne voulait pas démembrer la Ligue achéenne mais seulement intimider les Achéens, rabattre leurs prétentions et leur agressivité", Polybe, Histoire, XXXVIII, fragment 9.1-6), il minimise l’agressivité romaine et amplifie la prétendue intolérance des Achéens. Selon le géographe Pausanias, qui écrit au IIème siècle, les Achéens ont bien raison de se rebeller car les Romains s’immiscent dans les affaires grecques vers -149 par le même prétexte que dans les affaires carthaginoises : par un très périphérique litige frontalier entre la Ligue achéenne et Sparte, puis en essayant de dissoudre la Ligue achéenne ("Les Romains envoyèrent de nouveau un sénateur en Grèce pour juger un litige frontalier entre les Spartiates et les Argiens. Ce sénateur nommé Gallus témoigna par ses paroles et ses actes du plus grand mépris pour tous les Grecs, Spartiates et Argiens. Ces deux peuples pourtant réputés, qui jadis avaient bataillé avec éclat pour défendre leurs limites respectives, qui naguère s’étaient honorés d’avoir Philippe II fils d’Amyntas III comme arbitre dans un différend similaire, ne parurent pas à Gallus dignes de l’avoir pour juge, il confia la décision de cette affaire à Callicratès, le fossoyeur de la Grèce. Gallus reçut aussi une délégation d’Etoliens de Pleuron qui voulaient quitter la Ligue achéenne. Il leur permit d’envoyer en leur propre nom une ambassade à Rome. Non seulement les Romains accueillirent leur demande, mais encore le Sénat ordonna à Gallus de soutenir toutes les autres cités désireuses de se séparer de la Ligue achéenne. Gallus exécuta cet ordre", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 11.1-3). Achéens et Spartiates n’arrivent pas à s’entendre, pour le grand bonheur des Romains ("Les Spartiates avaient recouru au Sénat de Rome sur un litige territorial, le Sénat leur répondit “n’être compétent que sur des causes capitales” et que “cette affaire secondaire relevait du conseil achéen”. Mais Diaios ne rapporta pas la réponse sous cette forme aux Achéens : pour les flatter, il leur dit que le Sénat romain les laissait statuer sur la vie même des citoyens de Sparte. Et les Achéens discutèrent pour exercer ce droit. De leur côté, les Spartiates accusèrent Diaios de mentir et voulèrent se plaindre au Sénat romain. Les Achéens rétorquèrent qu’aucune cité membre de la Ligue ne pouvait envoyer d’elle-même des députés à Rome sans le consentement commun", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 12.4-5). En -148, à l’époque où Quintus Caecilius Metellus bataille contre Andriskos en Macédoine, le conflit commence entre la Ligue achéenne et Sparte ("Les Achéens résolurent la guerre contre les Spartiates. Leur stratège Damocritos rassembla une armée pour marcher contre Sparte. A la même époque, les Romains envoyèrent en Macédoine, contre Andriskos fils de Persée fils de Philippe V soulevé contre eux, un contingent commandé par [Quintus Caecilius] Metellus. Cette guerre en Macédoine s’acheva rapidement à l’avantage des Romains", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 13.1). Les Spartiates sont rapidement repoussés, mais le stratège de la Ligue achéenne refuse d’avancer jusqu’à Sparte et d’assiéger la cité, il est condamné pour cela à son retour de Laconie et déchu de son poste ("Les Spartiates, comptant sur leur courage davantage que sur leurs forces, prirent les armes et allèrent au-devant des Achéens pour défendre leur pays. Ils furent vite repoussés, et perdirent environ mille hommes jeunes et braves constituant l’élite de leur armée. Ils se réfugièrent précipitamment dans leur ville. Si Damocritos l’avait voulu, les Achéens seraient entrés dans Sparte en même temps que les Spartiates, mais il rappela ses troupes poursuivantes et s’occupa seulement à sillonner et piller le pays sans organiser un siège en règle. Quand il revint avec son armée, les Achéens le condamnèrent pour trahison à une amende de cinq cents talents. Hors d’état de la payer, il s’enfuit du Péloponnèse. Diaios fut nommé stratège après lui", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 13.3-5). Pausanias raccorde ensuite avec Polybe : il dit que le nouveau stratège achéen Diaios maintient le statu quo avec Sparte en attendant la délégation romaine de Lucius Aurelius Orestes envoyée par le Sénat via Quintus Caecilius Metellus. Pausanias ajoute que les Spartiates dans leur majorité ne sont pas favorables à la guerre contre la Ligue achéenne puisqu’ils finissent même par pousser au suicide leur stratège désireux de rompre ce statu quo ("[Quintus Caecilius] Metellus envoya des députés. [Diaios] promit de ne pas relancer la guerre contre les Spartiates et d’attendre la venue des Romains pour qu’ils les réconcilient. Il imagina contre les Spartiates le stratagème suivant : il entraîna dans la Ligue achéenne toutes les petites cités autour de Sparte et y mit des garnisons, afin de s’en servir comme forteresses pour la contenir. Les Spartiates nommèrent Ménalcidas stratège pour l’opposer à Diaios. Ils n’étaient pas prêts à reprendre la guerre, par manque d’argent et de récoltes, mais Ménalcidas les poussa à rompre la trêve en pillant la petite cité d’Iasos à la frontière de la Laconie, qui était dans le camp des Achéens. Ayant rallumé la guerre entre les deux peuples, il fut violemment critiqué par ses concitoyens. Dans l’impossibilité de les sortir de la position difficile où il les avait mis, il se suicida par empoisonnement. Ainsi finit Ménalcidas, le plus stupide des stratèges spartiates", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 13.5-8). Selon Pausanias, comme selon Polybe, Lucius Aurelius Orestes au printemps -147 impose à la Ligue achéenne réunie en assemblée à Corinthe la libre détermination des cités membres, plus particulièrement la sécession de Sparte, Corinthe, Argos et Orchomène d’Arcadie ("[Lucius Aurelius] Orestes et les autres députés envoyés de Rome pour stauer sur le litige entre Spartiates et Achéens, arrivèrent enfin en Grèce. [Lucius Aurelius] Orestes convoqua Diaios et les autres représentants des cités achéennes à son lieu de résidence, et leur annonça que le Sénat romain réclamait le détachement des Spartiates de la Ligue achéenne, et Corinthe, et Argos, et Héracléia près du mont Oeta, et Orchomène d’Arcadie, sous prétexte que toutes ces cités n’étaient pas d’origine achéenne et avaient adhéré à la Ligue tardivement", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 14.1), provoquant un scandale. Les Achéens furieux, croyant à une complicité entre les Spartiates et les Romains, arrêtent aussitôt les Spartiates présents et molestent Lucius Aurelus Orestes, qui s’empresse de se faire passer pour une victime ("Les chefs des Achéens n’attendirent pas la fin du discours de [Lucius Aurelius] Orestes. Ils sortirent de sa maison et convoquèrent en assemblée les Achéens qui, dès qu’ils furent informés des décisions des Romains, s’élancèrent sur tous les Spartiates présents alors à Corinthe. Ils pillèrent indistinctement ceux qu’ils savaient être leurs alliés et ceux qu’ils soupçonnaient de l’être par leur façon de couper leurs cheveux, par leurs vêtements ou par leur nom. Ils essayèrent d’arracher de la maison de [Lucius Aurelius] Orestes ceux qui s’y réfugièrent. [Lucius Aurelius] Orestes et les autres députés tentèrent de les apaiser, tout en leur répétant que c’était eux qui avaient les premiers agressé et insulté les Romains", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 14.2-3). On suppose que dès ce moment, les membres de la Ligue achéenne ne sont pas dupes des manœuvres diplomatiques romaines et se préparent à la guerre, c’est-à-dire à exprimer leur soumission absolue aux Romains pour les uns minoritaires, ou à compter leurs armes contre les Romains pour les autres majoritaires. La commission romaine s’exprime devant les représentants achéens réunis à Aigion en automne -147. Avec une incroyable partialité, Polybe oppose les Achéens "sensés" ("sèfrwn") qui applaudissent le discours des Romains, aux Achéens "corrupteurs" ("kak…a") du peuple, dont Diaios et Critolaos qui rejettent ce discours et poussent au conflit ("Les citoyens sensés dans l’assemblée [de la Ligue achéenne] accueillirent le discours [des commissaires romains] avec satisfaction et estimèrent que le conseil était bon, car ils étaient conscients de la faute commise et gardaient présent à l’esprit le sort réservé ordinairement à ceux qui s’opposaient aux volontés de Rome. Mais les plus nombreux, ne réagissant pas parce qu’ils n’avaient rien à opposer aux justes paroles de Sextus Julius [Caesar], restèrent en proie à la mauvaise fièvre qui les rongeaient. Parmi eux se trouvaient Critolaos, Diaios et leurs partisans, citoyens détestables entre tous, ennemis des dieux et corrupteurs de la patrie, recrutés dans chaque cité parmi les pires scélérats. Comme dit le proverbe, ces gens prenaient de la main gauche ce que les Romains offraient de la main droite. Surtout ils se trompaient sur leur situation, ils croyaient que les Romains étant occupés en Espagne et en Afrique, redoutaient une guerre contre les Achéens et étaient prêts à se soumettre à n’importe quoi et à accepter n’importe quel parti. Pour cette raison, estimant l’occasion très favorable, ils répondirent courtoisement aux délégués romains qu’ils tenaient à envoyer Théaridas auprès du Sénat et désiraient les accompagner eux-mêmes à Tégée afin de négocier avec les Spartiates et d’arriver à un accord pour mettre fin au différend. Après avoir donné cette réponse, ces hommes s’occupèrent à entraîner la malheureuse patrie achéenne dans le projet insensé qu’ils méditaient depuis longtemps", Polybe, Histoire, XXXVIII, fragment 10.6-12). Polybe feint d’ignorer que si une majorité de Grecs ordinaires se joignent finalement aux "corrupteurs" au point de nécessiter une nouvelle expédition militaire romaine, c’est parce que les reproches adressés par Critolaos et Diaios aux Romains trouvent un terreau dans ces Grecs ordinaires, pressurés d’impôts et mal considérés par les percepteurs et administrateurs romains, comme leurs cousins grecs d’Anatolie qui trouveront bientôt un chef dans Aristonikos puis dans Mithridate VI. L’échec de la commission romaine à Aigion est raconté de manière très tendancieuse dans le fragment 11 livre XXXVIII de l’Histoire de Polybe. Pausanias le rapporte aussi succintement aux alinéas 4 et 5 paragraphe 14 livre VII de sa Description de la Grèce. Cela indispose Quintus Caecilius Metellus, toujours en poste dans la nouvelle province romaine de Macédoine, qui envoie une ultime délégation vers la Ligue achéenne réunie à Corinthe au printemps -146 ("Quand Quintus Caecilius Metellus en Macédoine en fut informé et apprit l’excitation insensée qui régnait dans le Péloponnèse, il missionna dans la péninsule Cnaius Papirius, Marcus Popilius Laenas le jeune, Aulus Gabinius et Caius Fannius. Ceux-ci, par le hasard, arrivèrent au moment où les Achéens étaient réunis en assemblée à Corinthe", Polybe, Histoire, XXXVIII, fragment 12.1-2). Le récit de Polybe vire à la propagande la plus hallucinante. Il reprend l’opposition entre les Romains soi-disant pacifistes et les Achéens "insensés", sans parvenir à cacher que ces "insensés" constituent la majorité, artisans et manœuvres réduits au chômage et à la pauvreté à cause des Romains ("Mais l’assistance n’était nullement disposée à les écouter. Couverts de sarcasmes, au milieu des cris et du tumulte, les légats furent chassés de la tribune. Dans l’assemblée se trouvaient de façon inhabituelle beaucoup d’artisans et de travailleurs manuels. Et si toutes les cités de la Ligue étaient fiévreuses, à Corinthe le mal sévissait plus qu’ailleurs et avait atteint toute la population", Polybe, Histoire, XXXVIII, 12.4-5), et que les revendications de Critolaos, qui demande aux Romains de rentrer à Rome et aux Grecs de ne plus accepter les ingérences romaines, relèvent du simple patriotisme hellénistique ("Se voyant soutenu par un public enthousiaste ayant perdu tout bon sens, [Critolaos] prit les magistrats à partis, déchira ses adversaires politiques, il s’adressa sans ménagement aux légats en leur disant “vouloir les Romains pour amis et non pas pour maîtres”, et surtout il prodigua les conseils aux Achéens, leur déclarant que “s’ils agissaient en hommes ils ne manqueraient pas d’alliés mais s’ils agissaient en femmes ils trouveraient vite à qui obéir”. En développant longuement ces arguments, il souleva la foule et attisa les passions", Polybe, Histoire, XXXVIII, fragment 12.7-11). Polybe dit que des députés demandent aux soldats achéens présents d’arrêter Critolaos, mais ceux-ci désobéissent, craignant de provoquer un scandale et d’être submergés par la foule : il reconnaît ainsi indirectement que la masse des Achéens, et probablement aussi la majorité des soldats achéens, sont bien du côté de Critolaos, et que les députés qui s’opposent à lui sont des marionnettes des Romains. Critolaos accuse publiquement deux d’entre ces députés achéens de magouiller en secret avec les délégués romains, leur défense balbutiante ne convainc personne ("Les membres de la gérousie voulurent interrompre Critolaos, l’empêcher de tenir ce discours, mais celui-ci prit les soldats à partie et les défia d’avancer jusqu’à lui et d’oser seulement toucher sa chlamyde. Il déclara qu’après s’être longtemps résigné au silence, il ne pouvait plus se retenir et voulait désormais exprimer sa pensée. Il dit qu’il craignait moins les Spartiates ou les Romains que ceux qui, parmi les Achéens, collaboraient avec les ennemis de la Ligue, accusant certains d’être davantage dévoués à la cause de Rome et de Sparte qu’aux intérêts de leur propre patrie. Et il produisit des preuves à l’appui de son propos : il affirma qu’Evagoras d’Aigion et Stratios de Triaia communiquaient à Cnaius Papirius le contenu des réunions privées des magistrats. Stratius avoua alors s’être entretenu avec Papirius et ses collègues, il ajouta qu’il parlerait encore avec eux puisqu’ils étaient des amis et des alliés, mais il jura n’avoir jamais rien révélé des délibérations secrètes des magistrats. Quelques personnes le crurent, mais le plus grand nombre ajouta foi aux accusations de Critolaos", Polybe, Histoire, XXXVIII, fragment 13.1-5). Pausanias ajoute que les Achéens sont soutenus par les Thébains contre lesquels Quintus Caecilius Metellus, appliquant la politique romaine du diviser-pour-mieux-régner, a dressé les petites cités alentours ("Critolaos, ayant réuni les Achéens à Corinthe, les poussa au conflit contre  les Spartiates et les Romains. On peut attribuer à la mauvaise fortune davantage qu’à leur propre faute la défaite d’un roi ou d’une cité à la guerre, mais dans le cas des Achéens et de Critolaos, qui joignirent la témérité à la faiblesse, on doit parler de folie et non pas d’infortune. Ils furent excités par Pythéas le béotarque de Thèbes, et par les Thébains eux-mêmes qui leur promirent de participer activement à l’affrontement. Les Thébains en effet étaient très aigris contre [Quintus Caecilius] Metellus qui leur avait imposé trois amendes : la première pour les Phocidiens dont ils avaient violé militairement la frontière, la deuxième pour les Eubéens dont ils avaient ravagé le territoire, et la troisième pour les gens d’Amphissa dont ils avaient coupé les blés au moment de la moisson", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 14.5-7). La guerre est inévitable ("La guerre achéenne commence à cause des violences exercées par les Achéens sur les députés romains venus à Corinthe pour oter à la Ligue achéenne les cités dominées précédemment par [pseudo] Philippe", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LI), justifiée pour quiconque voit la situation de l’extérieur, comme nous-même deux millénaires plus tard, mais dont l’issue fatale était prévisible avant même les premiers combats. Selon Pausanias, le Sénat envoie un nouveau contingent sous les ordres de Lucius Memmius ("Informés des événements par leurs députés et par les lettres de [Quintus Caecilius] Metellus, les Romains déclarèrent que les Achéens les avaient offensés et ils ordonnèrent au nouveau consul [Lucius] Mummius de conduire contre eux une escadre et des fantassins", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 14.8). Désireux d’obtenir une ultime victoire avant la fin de son mandat en Grèce et l’arrivée de son collègue, Quintus Caecilius Metellus marche au devant de l’armée achéenne conduite par Critolaos ("Dès qu’il apprit la venue en Grèce de [Lucius] Mummius avec son armée, [Quintus Caecilius] Metellus chercha par tous les moyens l’honneur de terminer cette guerre avant qu’il débarquât. Il envoya des députés aux Achéens pour leur redemander la sécession de Sparte et des autres cités qui avaient choisi le parti des Romains, en leur promettant d’oublier leur désobéissance, mais en même temps il quitta la Macédoine avec ses troupes et traversa la Thessalie vers le golfe Lamiaque", Pausanias, Descriprion de la Grèce, VII, 15.1). Une bataille très courte a lieu près de Scarpheia en Locride. Les Romains écrasent les Achéens, et leurs alliés thébains et, selon Tite-Live, chalcéens. Critolaos meurt on-ne-sait-comment au cours de cet engagement ("Critolaos et les Achéens mirent le siège devant Héracléia qui voulait quitter la Ligue. Mais Critolaos apprit rapidement par ses espions que [Quintus Caecilius] Metellus et les Romains avaient déjà traversé le Sperchios, et il s’enfuit effrayé vers Scarpheia en Locride sans même penser à positionner les Achéens dans le défilé entre Héracléia et les Thermopyles pour essayer d’y bloquer [Quintus Caecilius] Metellus comme jadis les Spartiates avaient défendu toute la Grèce contre l’armée des Perses [en -480], et comme les Athéniens avaient aussi brillé contre les Galates [en -278]. [Quintus Caecilius] Metellus et ses hommes rattrapèrent Critolaos et les Achéens un peu avant Scarpheia, en tuèrent un grand nombre et firent environ mille prisonniers. Critolaos ne reparut pas après la bataille, et il ne fut pas retrouvé parmi les morts. Il chercha peut-être à s’échapper par les marais maritime au pied du mont Oeta et périt noyé, ce qui expliquerait la disparition de sa dépouille. D’autres hypothèses existent sur la manière dont il mourut", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 15.2-5 ; "Bataille près des Thermopyles entre Quintus Caecilius Metellus et les Achéens, ayant pour auxiliaires les Béotiens et Chalcéens. Les Achéens sont vaincus, et leur chef Critolaos s’empoisonne", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LII). La suite des événements n’est connue que par Pausanias, car les passages du livre XXXVIII de l’Histoire de Polybe qui la racontaient sont perdus. Les survivants de l’armée achéenne se placent sous les ordres de Diaios, tandis que Quintus Caecilius Metellus cède sa charge à Lucius Mummius qui vient de débarquer. On note que les Romains reçoivent un contingent de renfort de la part d’Attale II de Pergame, dont nous parlerons juste après ("[Lucius] Mummius arriva alors le matin dans le camp des Romains, accompagné de [Lucius Aurelius] Orestes qui avait géré le différend entre Spartiates et Achéens. [Quintus Caecilius] Metellus retourna en Macédoine avec ses hommes, et lui-même resta dans l’isthme afin d’y rassembler toutes ses forces. Il réunit trois mille cinq cents cavaliers et vingt-trois mille fantassins, ainsi que des archers crétois et un contingent du Caïque commandé par Philopoimen envoyé par Attale II de Pergame", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 16.1). Comme précédemment, les Achéens sont balayés par les Romains. Diaios s’enfuit vers Mégalopolis ("Dès que [Lucius] Mummius aligna ses troupes, la cavalerie des Achéens s’enfuit sans attendre le premier choc de celle des Romains. Les fantassins achéens quant à eux, découragés par la déroute de la cavalerie, résistèrent à la première charge des Romains. Ecrasés par le nombre, comptant de nombreux blessés, ils tinrent avec fermeté et courage. Mais un corps d’élite d’un millier de Romains les attaqua par le flanc, et les mit dans la déroute la plus complète. Si après le combat Diaios s’était réfugié dans Corinthe avec les survivants, les Achéens auraient pu soutenir un long siège et obtenir de [Lucius] Mummius des conditions plus favorables, mais Diaios s’enfuit vers Mégalopolis au premier fléchissement", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 16.3-4 ; "Diaios, instigateur de la guerre, nommé stratège à la place de Critolaos, est défait près de l’isthme [de Corinthe] par le consul Lucius Mummius, qui reçoit toute l’Achaïe à discrétion", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LII) et s’y suicide ("Ayant ainsi ruiné les affaires des Achéens, Diaios apporta lui-même ces mauvaises nouvelles aux Mégalopolitains, puis il tua de sa propre main sa femme pour qu’elle ne devînt pas esclave, et se suicida par le poison", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 16.6). Lucius Mummius assiège Corinthe où se sont réfugiés les Achéens survivants. La cité tombe peu après, en automne -146, elle est pillée et rasée. Selon le propagandiste romain Tite-Live, Lucius Mummius s’honore par son désintérêt ("Lucius Mummius prouve son total désintérêt pour toutes les richesses et les nombreux ornements de Corinthe, en ne gardant rien pour lui-même", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LII). Polybe est présent au moment des faits, de retour d’Afrique où il a assisté Scipion Emilien dans la destruction de Carthage quelques mois plus tôt. Son récit de la destruction de Corinthe, qui constituait une partie importante du livre XXXIX de son Histoire, ne nous est pas parvenu. On suppose que, comme Tite-Live, il louait le détachement de Lucius Mummius pour tenter de minimiser l’avidité et la cruauté des légionnaires ordinaires. Mais le même Tite-Live ne cache pas que Lucius Mummius conserve pour son propre triomphe une grande part du butin ("Lucius Mummius vainqueur des Achéens fait porter dans son triomphe des tableaux peints et des statues de bronze et de marbre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LII). Pausanias quant à lui est formel : Lucius Mummius ordonne l’extermination des hommes et la vente comme esclaves des femmes et des enfants, il s’empare de tous les chefs-d’œuvre et offre les tableaux et statues de moindre importance à Attale II de Pergame ("[Lucius] Mummius ne voulut pas entrer tout de suite dans Corinthe, craignant une embuscade à l’intérieur des murs. Mais trois jour après la bataille [contre Diaios], il la prit et la brûla. Les Romains tuèrent presque tous les hommes qui y demeuraient, [Lucius] Mummius vendit à l’encan les femmes et les enfants, il vendit aussi tous les esclaves qui avaient été affranchis et avaient survécu à la bataille, il enleva les statues les plus remarquables et les autres objets précieux, et donna le reste aux hommes de Philopoimen le stratège du roi Attale II. Quand j’ai séjourné à Pergame, j’ai vu que les dépouilles des Corinthiens y sont toujours conservées", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 16.7-8). Le géographe Strabon, qui cite un extrait du livre XXXIX perdu de l’Histoire de Polybe, rapporte la même chose : il précise bien que beaucoup de chefs-d’œuvre exposés à Rome en son temps, dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., proviennent du saccage de Corinthe par Lucius Mummius en -146 ("Les Romains envoyèrent un gros contingent sous les ordres de Lucius Mummius. Tandis que ce général détruisait Corinthe de fond en comble, ses lieutenants envoyés dans toutes les directions soumirent le reste de la Grèce jusqu’à la Macédoine. La plus grande partie du territoire de Corinthe fut donnée aux Sicyoniens. Polybe nous a laissé un récit pathétique de la prise de Corinthe. Il parle notamment du mépris de la troupe à l’égard des œuvres d’art et des monuments érigés comme offrandes dans les sanctuaires. Présent sur les lieux, il dit avoir vu de ses yeux des tableaux jetés à terre et des soldats jouer dessus aux dés, parmi lesquels le Dionysos d’Aristéidès [peintre thébain du IVème siècle av. J.-C.] qui a donné le dicton : “Ça ne vaut pas le Dionysos !”, et l’Héraclès consumé par le manteau de Déjanire. Je n’ai jamais vu ce dernier tableau, mais j’ai visité le temple de Cérès à Rome et j’y ai bien vu, parmi les riches offrandes qu’il contenait, le beau Dionysos d’Aristéidès, avant que le malheureux incendie récent détruise le temple et la peinture. Beaucoup d’œuvres d’art déposées comme offrandes dans les temples de Rome, les plus belles, viennent de Corinthe. On en trouve aussi dans diverses cités autour de Rome", Strabon, Géographie, VIII, 6.23). La Grèce du sud connaît le même sort que la Grèce du nord : après la création de la province romaine de Macédoine par Quintus Caecilius Metellus, Lucius Mummius crée la province romaine "d’Achaïe", qui se substitue à la Ligue achéenne dissoute à cette occasion ("Aujourd’hui encore, le gouverneur ["¹gemèn"] est dit “d’Achaïe” et non pas “de Grèce” parce qu’au moment des faits les Grecs étaient sous l’hégémonie des Achéens. Cette guerre se termina l’année où Antitheos était archonte à Athènes, pendant la cent soixantième olympiade où Diodore de Sicyone fut couronné [erreur de Pausanias : la destruction de Corinthe a lieu sous la cent cinquante-huitième olympiade, entre -148 et -145]", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 16.10). Pausanias précise que la cité de Thèbes qui a aidé les Achéens est également punie, et, détail important pour notre étude, partout les élus du peuple sont remplacés par des Grecs riches dévoués aux Romains ("[Lucius] Mummius fit raser les murs de toutes les cités qui s’étaient dressées contre les Romains et en désarma les habitants, avant l’arrivée de conseillers en provenance de Rome. Quand ces derniers arrivèrent, il abolit partout la démocratie, il confia les magistratures aux plus riches, soumit tous les Grecs à un tribut, leur interdit la possession de terres hors de la Grèce, et abrogea toutes les confédérations, celles des Achéens, des Phocidiens, des Béotiens et toutes les autres en Grèce", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 16.9) : nous retrouverons les héritiers de cette petite caste de Grecs riches à la solde de Rome une génération plus tard, contre la masse des Grecs moyens emmenés par Mithridate VI. Tite-Live dit que Chalcis en Eubée, qui contrôle le détroit de l’Euripe et qui a soutenu les Achéens, est aussi saccagée par Lucius Mummius ("[Lucius Mummius] détruit Corinthe en vertu d’un sénatus-consulte, la punissant ainsi de l’outrage fait aux députés romains. Thèbes et Chalcis, qui ont secouru les Achéens, éprouvent le même sort", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LII). On apprend a posteriori qu’Athènes n’échappe pas à la planification romaine. Appien nous informe qu’au printemps -88, après la prise de l’Acropole par Sulla, Rome punit les Athéniens de n’avoir pas respecté "les dispositions imposées après sa conquête [par les Romains]" ("Sulla punit de mort Aristion et ses auxiliaires, et quiconque avait exercé une magistrature ou agi à l’encontre des dispositions imposées à Athènes par Rome après sa conquête", Appien, Histoire romaine XII.151). Strabon révèle que Rome a laissé le régime démocratique aux Athéniens à condition qu’ils obéissent aveuglément au Sénat ("Athènes était encore une démocratie quand elle se soumit aux Romains, qui lui laissèrent son autonomie et sa liberté. Mais quand la guerre contre Mithridate VI éclata, elle dut subir les nouveaux tyrans que le roi barbare lui imposa, notamment Aristion le plus puissant et le plus violent d’entre eux", Strabon, Géographie, IX, 1.20), cela confime que les Athéniens ne signifient vraiment plus rien sur la scène internationale, depuis qu’ils ont chassé Démétrios de Phalère à la fin du IVème siècle av. J.-C. ils sont prêts aux compromis les plus avilissants. Une route est tracée entre la mer Adriatique et Thessaloniki, la via "Egnatia" en référence à Cnaeus Egnatius proconsul de Macédoine à une date inconnue dans le troisième quart du IIème siècle av. J.-C. (selon l’inscription du milliaire retrouvé à Gallikos, à une vingtaine de kilomètres au nord de Thessalonique, conservé aujourd’hui au musée archéologique de Thessalonique en Grèce sous la référence 6932), pour faciliter le déplacement rapide des légions vers l’est au cas où un nouveau Andriskos se manifesterait.


Le même scénario s’observe dans la principauté de Pergame. En haut de l’échelle sociale, le roi Attale II, frère et successeur d’Eumène II depuis -159, meurt en -138. Le fils d’Eumène II, donc le neveu d’Attale II, prend la tête de la principauté sous le nom d’"Attale III" ("[Attale Ier] mourut vieux après un règne de quarante-trois ans, laissant quatre fils : Eumène, Attale, Philétairos et Athénaios, tous nés de la même mère, Apollonide de Cyzique. Les deux cadets vécurent comme des simples particuliers, mais l’aîné Eumène hérita du titre de roi. Il participa aux côtés des Romains à la guerre contre Antiochos III le Grand et contre Persée, les Romains le récompensèrent en confiant toutes les possessions d’Antiochos III en-deçà du Taurus à la principauté de Pergame, qui jusqu’alors se limitait au bord de mer entre le golfe Elaïtique [aujourd’hui le golfe de Çandarli-Izmir] et le golfe d’Adramyttion [aujourd’hui Edremit en Turquie]. […] Après un règne de quarante-neuf ans, [Eumène II] laissa le trône à son fils Attale encore enfant, que lui avait donné Stratonice fille du roi de Cappadoce Ariarathès IV. La tutelle de ce fils et la régence fut assurée par Attale II, son vieux frère, qui exerça son autorité pendant vingt-et-un ans et réussit toutes ses entreprises. Celui-ci aida effectivement Alexandre [Balas] le [soi-disant] fils d’Antiochos IV à vaincre Démétrios Ier le fils de Séleucos IV, il aida les Romains à vaincre le faux Philippe [alias Andriskos], il porta ses armes jusqu’en Thrace pour forcer Diègylis de Kainon [port non localisé sur la côte de la mer Noire] à lui jurer obéissance, et il réussit à éliminer Prusias II [de Bithynie, principauté voisine de Pergame] en soulevant contre lui son propre fils Nicomède II. Au moment de mourir, il remit le pouvoir à son pupille Attale III surnommé “Philometor” ["Filom»twr", "qui aime sa mère"]", Strabon, Géographie, XIII, 4.2 ; ces liens familiaux sont confirmés par les inscriptions 331 et 332 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae de l’épigraphiste allemand Wilhelm Dittenberger, traditionnellement agrégé en "OGIS" dans le petit monde des hellénistes, qui évoquent "l’oncle Attale [II]" et "le fils du divin roi Eumène [II] Soter"). Le règne d’Attale III, très court, est rapporté très négativement par Diodore de Sicile via Constantin VII Porphyrogénète et par Justin, qui ne donnent pas beaucoup de détails sur les raisons de cette appréciation très négative ("En Asie, le roi Attale III, qui avait hérité récemment du pouvoir, manifesta une personnalité très différente de celles de ses prédécesseurs bons et pleins d’humanité, qui avaient eu des règnes heureux : cruel et sanguinaire, il plongea dans des malheurs irrémédiables et exécuta beaucoup de ses sujets royaux. Soupçonnant les Amis les plus influents de son père de comploter contre lui, il voulut se débarrasser d’eux. Il choisit parmi les mercenaires barbares les pires sauvages déterminés à tuer, avide de richesses, il les cacha dans les appartements du palais où il convoqua les Amis dont il se méfiait. Quand ces Amis arrivèrent [texte manque]. Tous furent tués par ces agents zélés à accomplir ses instincts sanguinaires. Il ordonna d’infliger le même châtiment à leurs femmes et à leurs enfants. Il fit aussi assassiner traîtreusement ou exécuter, après les avoir capturés avec toute leur famille, les autres Amis ayant autorité sur des troupes ou des cités. Par sa cruauté, non seulement il devint odieux à ses sujets mais encore il poussa les populations voisines vassales à la révolte", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 333 ; "En Asie, le roi Attale III souillait le pouvoir reçu de son père Eumène II en massacrant ses Amis et ses proches, les accusant d’avoir malignement provoqué la mort de sa vieille mère et de son épouse Bérénice. Furieux, criminel, habillé salement, laissant pousser ses cheveux et sa barbe comme les proscrits, il cessa de paraître en public, se déroba aux yeux du peuple, bannit de son territoire la joie et les fêtes, et sembla par sa démence venger les mânes de ses victimes. Négligeant ses charges, il bêcha ses jardins pour y semer des graines bonnes et mauvaises, et il donna les plantes néfastes issues de ces semences mélangées à ses courtisans en signe d’amitié. Il méprisa toutes les études pour se livrer à la sculpture, pour fabriquer des figures de cire, pour couler et battre le bronze. Il entreprit ensuite d’élever à sa mère un tombeau. Mais tandis qu’il s’adonnait à ce travail, l’ardeur du soleil le rendit malade, et il mourut en sept jours. Par testament, il déclara le peuple romain comme son héritier", Justin, Histoire XXXVI.4). Nous pouvons néanmoins deviner, à travers les événements postérieurs à la mort d’Attale III en -133, que celui-ci subit dans sa principauté les mêmes déboires que ses pairs aristocratiques en Macédoine. Profitant que Rome s’est retirée des affaires pergaméennes depuis la chute de Persée (dans notre paragraphe précédent, nous avons brièvement mentionné le voyage qu’Eumène II a entrepris vers l’Italie vers -166, raconté par Polybe au livre XXIX fragment 6.4 et au livre XXX fragment 19 de son Histoire : estimant que la Macédoine n’est plus un danger puisque le roi antigonide a été vaincu, le Sénat a gelé son alliance avec la principauté de Pergame en la jugeant désormais obsolète, et n’a même pas daigné recevoir Eumène II), les classes moyennes pergaméennes contestent l’autorité de leur roi Attale III en soutenant son demi-frère nommé Aristonikos ("Eumène II avait eu d’une courtisane d’Ephèse, fille d’un citharède, un bâtard nommé Aristonikos", Justin, Histoire XXXVI.4). Cet Aristonikos, qui a été proche d’Attale II (aux paragraphes 11 à 16 livre XII de l’Histoire romaine d’Appien, il est l’ambassadeur d’Attale II auprès de Nicomède II prince de Bithynie), joue dans la principauté de Pergame le même rôle d’idiot utile qu’Andriskos en Macédoine : les Grecs paysans, artisans, commerçants divers de Pergame se rangent derrière Aristonikos non pas parce qu’ils se sentent mieux représentés par lui que par Attale III, mais parce qu’il leur sert de contrepoids politique contre Attale III ("Aristonikos revendiqua un royaume qui ne lui revenait pas, les esclaves se joignirent à son entreprise désespérée à cause des mauvais traitements que leur infligeaient leurs maîtres, et ils précipitèrent de nombreuses cités dans une grande infortune", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 325). Malheureusement pour eux, Attale III prend une décision inédite. Pour leur couper tout espoir de diriger la principauté de Pergame par eux-mêmes ou par l’intermédiaire de leur pantin Aristonikos, Attale III dans son testament déclare léguer sa principauté au peuple romain, pour signifier à son demi-frère : "Quand je mourrai, les possessions que tu convoites avec tes amis du peuple ne te reviendront pas, je les offrirai à Rome, plutôt tout perdre pour les Romains que te donner quoi que ce soit !", et aussi pour obliger Rome à rejouer un rôle direct dans les affaires politiques de Pergame qu’elle a contribué indirectement à compliquer en laissant les Pergaméens livrés à eux-mêmes et à toutes les convoitises depuis la chute de Persée ("Attale III le roi de Pergame, fils du roi Eumène II notre ancien allié et compagnon d’armes, laissa ce testament : “Je déclare le peuple romain comme héritier de mes biens. Le roi possède les biens suivants”. C’est ainsi que le peuple romain reçut cette province en héritage, non pas la guerre ni par les armes mais légitimement par testament", Florus, Epitomé III.1). Attale III décède de mort naturelle en -133. Le testament est envoyé à Rome. Les sénateurs sont alors en plein débat sur les réformes agraires proposées par Tiberius Sempronius Gracchus. Et l’offre d’Attale III ne les réjouit pas. D’abord parce que le destinataire du testament, qu’Attale III a rédigé seul dans son coin en ignorant tout des institutions romaines, est problématique : le "peuple romain" invoqué dans ce testament, est-ce le Sénat ? est-ce les aristocrates romains, élus ou non ? est-ce l’ensemble de la population de la ville de Rome ? est-ce la population de la ville de Rome associée aux colons romains installés en Italie, en Espagne, en Afrique ? Ensuite, ce legs a toutes les caractéristiques d’un cadeau empoisonné. Si Rome a renoncé à s’impliquer dans les aventures en Anatolie après la défaite de Persée en -168, ce n’est pas pour y revenir trois décennies plus tard : entretenir une province, ça coûte cher, surtout si cette province est située sur un autre continent à l’autre bout de la Méditerranée. Rome doit assumer la sécurité des terres prises aux Carthaginois et des routes maritimes qui y conduisent, elle a dépensé beaucoup d’argent pour l’expédition de Scipion Emilien qui a détruit Carthage en -146, elle a aussi dépensé beaucoup d’argent pour reprendre récemment le contrôle de la Macédoine contre Andriskos et ses amis et y instaurer une présence militaire et administrative permanente, elle doit gérer les demandes de sa propre population attisée par les discours de Tiberius Sempronius Gracchus, bref, elle n’a ni les moyens ni le temps de s’occuper de Pergame. Tiberius Sempronius Gracchus propose simplement de prendre les richesses de feu Attale III pour les distribuer au peuple romain mécontent ("Comme si les terres à partager ne sont pas suffisantes pour satisfaire la plèbe cupide et excitée, [Tiberius Sempronius Gracchus] annonce un décret pour distribuer l’argent provenant du roi Attale III à tous ceux qui, selon la loi Sempronia, doivent recevoir des terres, Attale III fils d’Eumène II ayant effectivement déclaré le peuple romain comme son héritier", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LVIII). Cette proposition déclenche la colère des sénateurs, qui craignent que cela renforce l’influence de Tiberius Sempronius Gracchus ("A cette époque, Attale III Philometor roi de Pergame venait de mourir, et le Pergaméen Eudémos avait apporté à Rome le testament dans lequel Attale III déclarait le peuple romain comme son héritier. Tiberius [Sempronius Gracchus], toujours pour satisfaire la masse, proposa rapidement un décret stipulant que tout l’argent hérité d’Attale III devrait être partagé entre les citoyens ayant acquis des terres par le sort, afin qu’ils pussent s’équiper d’outils agricoles et assumer leurs premiers frais. Il déclara ensuite que le Sénat n’était pas compétent pour délibérer sur les cités possédées par Attale III et se chargea de demander son avis à l’assemblée du peuple. Ces déclarations blessèrent le Sénat. Le sénateur [Quintus] Pompeius se leva pour dire : “Je suis voisin de Tiberius, et je vous informe qu’Eudémos de Pergame lui a apporté la pourpre et le diadème [emblèmes de la royauté chez les Grecs à l’ère hellénistique] afin de régner bientôt sur Rome !”. Quintus [Caecilius] Metellus quant à lui rappela à quel point sa conduite différait de celle de son père : “Chaque fois que ton père venait souper en ville, à l’époque où il était censeur, tous les citoyens s’empressaient d’éteindre leurs lumières pour ne pas manifester de manière inconvenante leurs fêtes et leurs amusements, tandis que toi tu vis la nuit, éclairé par les hommes les plus misérables et les plus séditieux !”", Plutarque, Vies de Tiberius et Caius Gracchus 14). Finalement, aussi inconscients de la situation sociale en Anatolie qu’ils l’étaient de la situation sociale en Macédoine, les sénateurs décident d’envoyer un petit contingent vers Pergame, qui est rapidement balayé par Aristonikos et ses amis ("La petite cité de Leukai à côté de Smyrne s’opposa naguère à l’ambitieux Aristonikos, qui après la mort d’Attale III Philométor, prétendit à sa succession comme apparenté à la dynastie royale de Pergame. Chassé de Leukai après été vaincu par les Ephésiens sur mer au large de Kymè, il se réfugia dans l’intérieur des terres et rassembla rapidement autour de lui une foule d’hommes et d’esclaves aspirant à la liberté comme lui, qu’il surnomma “héliopolites” ["hliopol…taj", "les citoyens du Soleil/Hélios"]. Il prit d’abord Thyateira [aujourd’hui Akhisar en Turquie], puis Apollonis [cité non localisée] et d’autres cités fortifiées", Strabon, Géographie, XIV, 1.38 ; "A la mort d’Attale III, [Aristonikos] déclara que l’Asie lui revenait. Il vainquit en bataille plusieurs cités qui, par crainte de Rome, refusaient de se livrer à lui. Son titre lui parut assuré contre [Publius] Licinius Crassus, nommé consul d’Asie, qui, moins soucieux de combattre que d’accaparer les trésors d’Attale III, paya de sa vie son impudente cupidité à la fin de l’année, après avoir conduit ses troupes en désordre vers l’ennemi et subi une défaite", Justin, Histoire XXXVI.4 ; "Aristonikos, fier jeune homme de sang royal, gagna facilement à sa cause la plupart des cités habituées à obéir à des rois, il triompha de la résistance de quelques autres, dont Myous [aujourd’hui Avsar, au bord du lac de Bafa en Turquie], Samos, Colophon. Il battit l’armée du préteur [Publius Licinius] Crassus, qu’il fit prisonnier. Mais [Publius Licinius] Crassus ne déshonora pas sa famille et le nom romain : avec un bâton, il creva l’œil de son geôlier barbare qui, dans sa fureur, le tua", Florus, Epitomé III.1 ; "Publius Licinius Crassus, consul et grand prêtre (ce qui n’est jamais arrivé auparavant), quitte l’Italie pour aller combattre Aristonikos. Il est vaincu et tué", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LIX). Face à ce résultat, comme précédemment en Macédoine, Rome envoie un nouveau contingent plus conséquent, renforcé par des troupes envoyées par les aristocrates des principautés de Bithynie, du Pont et de Cappadoce qui craignent la contagion. Vers -130, les Pergaméens sont écrasés, Aristonikos est capturé et expédié enchaîné vers Rome ("Mais [Aristonikos] ne parvint pas à tenir longtemps les campagnes car les cités envoyèrent contre lui les renforts prêtés par Nicomède II le roi de Bithynie et par le roi de Cappadoce [Ariarathès V], puis les cinq commissaires romains bientôt suivis d’une armée républicaine sous les ordres du consul Publius [Licinius] Crassus, et plus tard de Marcus Perperna. Ce dernier termina la guerre en capturant Aristonikos, qui fut envoyé sous bonne escorte vers Rome et y périt en prison", Strabon, Géographie, XIV, 1.38 ; "Peu de temps après [sa victoire contre le contingent de Publius Licinius Crassus], Aristonikos fut vaincu et capturé par [Marcus] Perperna", Florus, Epitomé III.1 ; "Mais Aristonikos fut vaincu dès le premier combat contre [Marcus] Perperna, le nouveau consul, qui le captura et l’envoya par bateau à Rome avec les riches trésors d’Attale III légués au peuple romain", Justin, Histoire XXXVI.4 ; "Le consul Marcus Perperna vainc Aristonikos, qui se rend sans condition", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LIX). Le document 338 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae révèle que les Anatoliens ayant rejoint le mouvement d’Aristonikos sont privés de tous leurs biens et exilés, il révèle aussi, pour l’anecdote, qu’Aristonikos s’est approprié la couronne pergaméenne sous le nom d’"Eumène [III]". En -129, de mauvaise grâce, sans enthousiasme, les Romains acceptent le testament d’Attale III en faisant de la principauté de Pergame une nouvelle province romaine : la province dite d’"Asie" ("[Attale III] régna cinq ans avant de mourir à son tour de maladie, après avoir désigné le peuple romain comme son héritier. Les Romains prirent possession du territoire, qu’ils transformèrent en une province appelée “Asie” d’après le nom du continent", Strabon, Géographie, XIII, 4.2). Mais, afin de limiter les dépenses, ils réduisent cette province au minimum, c’est-à-dire à sa capitale Pergame et à ses alentours immédiats, et donnent le reste à leurs alliés anatoliens qui les ont aidés à vaincre Aristonikos, ainsi la Haute-Phrygie est confiée à Mithridate V roi du Pont, père de Mithridate VI sur lequel nous nous attarderons plus loin ("Les rois ayant apporté leur aide contre Aristonikos furent récompensés. Mithridate V roi du Pont reçut la Haute Phrygie. Les fils d’Ariarathès V roi de Cappadoce, qui avait péri dans cette guerre, obtinrent la Lycaonie et la Cilicie", Justin, Histoire XXXVII.1). Cette disparition de la principauté autonome de Pergame et de la dynastie attalide aura une grande conséquence que nous détaillerons dans la suite de notre étude : elle implique la disparition de la flotte pergaméenne qui, après la dissolution de la flotte séleucide d’Antiochos III en -188 et la ruine de la flotte rhodienne causée par la création de port franc concurrent à Délos en -167, demeurait la dernière flotte régulière assurant la sécurité des échanges maritimes en Méditerranée orientale. A la génération suivante, Sulla établira une liaison directe entre les Grecs vaincus autour d’Aristonikos et leurs fils rassemblés autour de Mithridate VI, incapables d’apprécier "la paix et la vie facile" imposées par Rome après la défaite d’Aristonikos ("Quand Attale [III] Philometor nous a laissé son royaume par testament, vous avez combattu pendant quatre ans [entre -133 et -129] contre nous aux côtés d’Aristonikos. Quand Aristonikos a été capturé [en -129], la plupart d’entre vous étiez dans une situation désespérée, soumis à la peur. Et pourtant pendant les vingt-quatre ans [entre -129 et -105] qui ont suivi vous vous êtes enrichis, vous et vos cités que vous avez embellies d’édifices publics, la paix et la vie facile vous ont à nouveau bouffi d’orgueil. Certains d’entre vous ont profité que nous étions occupés à rétablir la situation en Italie, ils ont appelé Mithridate [VI], et d’autres l’ont aidé quand il est arrivé", Appien, Histoire romaine XII.254-255).


On retrouve le même scénario, plus altéré, dans le royaume lagide. On se souvient que l'Egypte depuis Alexandre, contrairement aux autres terres de l'empire alexandrin, se caractérise par son absence de métissage : d'un côté les Grecs vivent à Alexandrie et dans les autres grandes villes du pays, de l'autre côté les Egyptiens autochtones vivent dans les villages et les plaines en bordure du Nil. Pendant un peu plus d'un siècle, les deux communautés ont coexisté sans réussir à se mélanger, les Grecs assurant leur domination perpétuelle sur les Egyptiens. A la fin du IIIème siècle av. J.-C., le roi grec séleucide Antiochos III a voulu reconstituer l'empire alexandrin. En -217, il a tenté une première attaque contre son pair le roi grec lagide Ptolémée IV. L'armée séleucide ayant des moyens beaucoup plus importants que l'armée lagide, Ptolémée IV a dû chercher des nouveaux auxiliaires dans l'urgence pour protéger son trône : il a lancé une grande campagne de recrutement auprès des Egyptiens autochtones en leur promettant qu'en cas de victoire il reconnaîtrait enfin leur spécificité égyptienne, à l'égal des citoyens de l'œcuménie/cosmopolis. Les deux armées se sont affrontées à Raphia. Antiochos III a été temporairement vaincu. Ptolémée IV a été apparemment vainqueur. Mais l'apparence est trompeuse car cette prétendue victoire lui a coûté cher, les Egyptiens autochtones qu'il a enrôlés ont été les vrais artisans de la défaite d'Antiochos III et ont réclamé leur dû. Nous avons vu que la stèle trilingue de Raphia CG 31088 trahit paradoxalement l'affaiblissement des Lagides suite à cette bataille de Raphia : certes elle glorifie Ptolémée IV, mais celui-ci y apparaît comme un pharaon ayant des comptes à rendre aux prêtres égyptiens traditionnels de Memphis et d'ailleurs, et non plus comme un roi hellénistique. Nous avons vu aussi que, selon un passage conservé du livre XIV de l'Histoire de Polybe, l'Egypte entre dans une période très sombre, une période de guérilla permanente entre Grecs acculés au compromis et Egyptiens autochtones revendicatifs. Cette guerre civile plus ou moins larvée connaît un nouveau développement au milieu du IIème siècle av. J.-C. Nous avons vu que les Lagides ont été finalement mis sous tutelle de la couronne séleucide par Antiochos III au début de ce siècle, et que le royaume lagide est devenu un protectorat du royaume séleucide. En -169, Antiochos IV fils et successeur d'Antiochos III a organisé une opération de police vers Alexandrie : il a balayé Ptolémée VI qui s'est enfui vers la Grèce, mais n'a pas réussi à prendre la ville d'Alexandrie défendue par Ptolémée surnommé "Physkon" le frère de Ptolémée VI, ainsi nommé en raison de son obésité qui s'aggravera avec l'âge et la multiplication de ses débauches ("FÚskwn", "l'Obèse, le Bouffi, le Gros"). L'année suivante, en -168, Antiochos IV est revenu à la charge, mais a été dissuadé de poursuivre le siège d'Alexandrie par l'ambassadeur romain Caius Popilius Laenas, qui lui a signifié que les Grecs lagides d'Alexandrie étaient désormais sous la protection de Rome, autrement dit que Rome considérait désormais l'Egypte comme un protectorat romain. L'armée séleucide a quitté l'Egypte, laissant Ptolémée VI et son frère Ptolémée Physkon régler leur différend. Ptolémée VI est en position de faiblesse car il a laissé les Grecs seuls face à l'envahisseur séleucide, mais il est fin tacticien. Ptolémée Physkon est en position de force car il est resté dans Alexandrie assiégée, mais les Grecs n'aiment pas sa vulgarité, sa cruauté, ses vices de toutes sortes. Ptolémée VI, par l'intermédiaire de sa sœur-épouse Cléopâtre II (qui est donc aussi la sœur de Ptolémée Physkon !), impose un donnant-donnant : il conserve le titre royal et le gouvernement de l'Egypte, et cède à son frère Ptolémée Physkon le gouvernement de la Libye voisine. Dans un fragment du livre XXXI de son Histoire, évoquant les événements de l'année -163, l'historien Polybe rapporte que Ptolémée Physkon se rend à Rome pour demander le soutien du Sénat contre Ptolémée VI, estimant que ce partage n'est pas équitable. Le Sénat, appliquant la même politique du diviser-pour-mieux-régner qu'il pratique à la même époque en faveur de la minorité galate contre les principautés grecques anatoliennes dominantes (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif), ou en faveur de la minorité juive contre la couronne grecque séleucide dominante (nous renvoyons ici à notre paragraphe précédent), décide de soutenir Ptolémée Physkon sur le papier, mais se garde de lui promettre la moindre aide matérielle ("Après que les deux Ptolémées se furent partagé le royaume, le cadet se rendit à Rome pour demander l'annulation de ce partage en alléguant qu'il ne l'avait pas accepté librement, et qu'il avait été contraint par les circonstances à se plier aux injonctions qu'on lui avait adressées. Il pria donc le Sénat de lui attribuer Chypre en soulignant que, même si on lui donnait cette île, sa part resterait très inférieure à celle de son frère. De leur côté, Canuleius et Quintus appuyèrent de leur témoignage la thèse de Ményllos, ambassadeur de Ptolémée VI l'aîné, ils dirent que c'était grâce à eux que le cadet avait obtenu la Cyrénaïque et même conservé la vie face à la population qui nourrissait rancune et animosité à son égard, les deux anciens légats affirmèrent que, quand on lui avait offert la Cyrénaïque alors qu'il n'en espérait pas tant, Ptolémée [Physkon] avait été très heureux d'accepter et de conclure l'accord en échangeant des serments solennels avec son frère devant des victimes immolées sur les autels. Le Sénat, voyant que les parts des deux rois étaient [texte manque] très inégales et estimant bon pour les intérêts politiques de Rome de consacrer la division du royaume par un nouveau partage, accorda à [Ptolémée] Physkon ce qu'il demandait. Telle est toujours aujourd'hui la politique ordinaire des Romains : ils renforcent leur domination en exploitant habilement les erreurs des autres et en gagnant la reconnaissance des lésés qui les voient comme des bienfaiteurs", Polybe, Histoire, XXXI, fragment 10.1-7). Sur ce point, Polybe est bien crédible puisqu'à cette époque il est otage à Rome et fréquente les hautes sphères du pouvoir romain au côté de son geôlier Paul-Emile, il a ainsi tout loisir de constater qu'effectivement les Romains d'alors "exploitent habilement les erreurs des autres et gagnent la reconnaissance des lésés qui les voient comme des bienfaiteurs". Diodore de Sicile, dans un fragment du livre XXXI de sa Bibliothèque historique conservé par Constantin VII Porphyrogénète, rapporte la même chose ("Des ambassadeurs de Ptolémée VI l'aîné et de Ptolémée [Physkon] le cadet arrivèrent à Rome. Après avoir entendu leurs exposés détaillés, le Sénat décida que les ambassadeurs de Ptolémée VI l'aîné devaient quitter l'Italie sous cinq jours, que le traité d'alliance conclu avec lui était caduc, et qu'au contraire Ptolémée [Physkon] recevrait des représentants chargés de lui transmettre les bonnes intentions du Sénat et des instructions contre son frère", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 22). Ce découpage signifie que Ptolémée VI, malgré sa défaite devant l'armée séleucide et sa fuite, garde le soutien des Grecs d'Egypte. Ptolémée Physkon est-il soutenu par les Grecs de Libye ? Dans ses propres Mémoires conservés à l'état fragmentaire par Athénée de Naucratis, Ptolémée Physkon raconte un séjour effectué dans l'ouest de la Libye, où il semble avoir été bien accueilli et bien entouré ("Ptolémée Evergète [autre surnom de Ptolémée Physkon], élève du grammairien Aristarque [de Samothrace, directeur du Musée d'Alexandrie : Athénée de Naucratis confond à tort Ptolémée VIII Physkon/Evergète avec son neveu Ptolémée VII, qui a été effectivement un élève d'Aristarque selon l'article "Aristarque" A3892 de la Lexicographie de Suidas, et selon le papyrus 1241 d’Oxyrhynchos que nous avons cité dans notre paragraphe introductif], apporte cette précision dans le livre II de ses Mémoires : “En Libye près de Bérénice [nouveau nom de la cité d'Euhespérides, donné par Ptolémée III Evergète en hommage à son épouse, aujourd'hui Benghazi en Libye] est le fleuve Léthon [non identifié], dans lequel on trouve le poisson appelé « loup », la dorade, beaucoup d'anguilles dont celle appelées « royales » deux fois plus grandes que celles de Macédoine et du lac Copaïs. Tout le cours de ce fleuve est rempli de poissons de différentes espèces. Sur ses rives on trouve beaucoup de cardons. Les soldats qui m'accompagnaient en cueillirent et les mangèrent. Ils m'en apportèrent dont ils avaient ôté les épines”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes II.84). Dans un autre passage de la même œuvre, Ptolémée Physkon s'enorgueillit d'avoir prodigué les cadeaux lors des fêtes de Cyrène ("Personne n'a jamais caché que [Ptolémée Physkon] a été licencieux, lui-même le reconnaît au livre VIII de ses Mémoires, quand il raconte sa prise de fonction comme prêtre d'Apollon à Cyrène et le banquet qui fut donné en l'honneur de ses prédécesseurs : “L'Artémitia est une fête importante à Cyrène, où le prêtre d'Apollon désigné annuellement convie à un grand banquet ceux qui l'ont précédé dans cette charge. Devant chaque invité, il fait placer un large récipient en terre cuite pouvant contenir vingt artabes ["¢rt£bh", unité de mesure perse, équivalente selon le paragraphe 192 livre I de l'Histoire d'Hérodote à un médimne et trois chénices attiques, soit environ cinquante-cinq litres], dans lesquels on dépose des gibiers, des volailles domestiques, des fruits de mer ou des poissons fumés importés. Les anciens prêtres sont parfois gratifiés d'un beau petit esclave. Mais moi, j'ai mis fin à ces pratiques : j'ai fourni des coupes en argent massif d'une grande valeur, comme en témoigne les dépenses mentionnées précédemment, et j'ai ajouté à ces cadeaux un cheval caparaçonné avec son palefrenier et des freins marquetés d'or. Le repas terminé, chaque invité repart avec cheval et cavalier”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.73). Mais ce sont là des témoignages personnels que nous devons temporiser. Plusieurs indices laissent penser qu'en réalité les Grecs de Libye n'ont pas été ravis de voir Ptolémée Physkon à leur tête, et que celui-ci ne s'est pas comporté amicalement avec eux. Selon un fragment du livre XXXI de l'Histoire, évoquant les événements de l'année -162, soit juste après le voyage de Ptolémée Physkon à Rome que nous venons d'évoquer, celui-ci est confronté à une révolte générale des Cyrénéens, qu'il doit réprimer brutalement ("Ptolémée [Physkon] le cadet ["neèteroj", par rapport à Ptolémée VI l'aîné] apprit que Cyrène s'était révoltée, que les autres cités du pays la soutenaient et que Ptolémaios Sympétésis, l'administrateur d'origine égyptienne chargé de diriger le pays pendant son voyage à Rome, avait pris parti pour les insurgés. Peu après, il apprit que les Cyrénéens étaient entrés en campagne. Le roi [ce qualificatif "roi/basileus" est seulement honorifique, car le seul "roi/basileus" lagide qui règne à cette date est Ptolémée VI] craignit alors, en cherchant à accaparer Chypre, de perdre la Cyrénaïque. Il renonça donc à tout et marcha sur Cyrène. Il arriva au lieu appelé “Megan Katabathmon” ["Mšgan KatabaqmÕn", littéralement "la Grande Descente", site inconnu] et constata que les Libyens et les Cyrénéens en contrôlaient les bords. Pour sortir de cette situation difficile, il ordonna à la moitié de ses troupes d'embarquer et de dépasser ce lieu afin de surgir sur les arrières des ennemis, tandis que lui-même avec l'autre moitié de son armée avancerait droit depuis les hauteurs pour forcer le passage. Attaqués des deux côtés, les Libyens prirent peur et abandonnèrent leurs positions. C'est ainsi que le roi reprit le contrôle du passage et de la Tétrapyrgie [littéralement "les Quatre-Tours", site inconnu] en contrebas où l'eau abonde. Il reprit ensuite sa marche et traversa le désert en huit jours, tandis que ses navires sous le commandement de Mochyrinos longèrent la côte. Il trouva finalement l'armée des Cyrénéens forte de huit mille fantassins et cinq cents cavaliers qui, ayant constaté que Ptolémée [Physkon] dans la façon d'exercer le pouvoir à Alexandrie autant que dans son comportement privé se conduisait moins en roi qu'en tyran, n'avaient aucune intention de se soumettre à son autorité. Dès qu'ils virent Ptolémée [Physkon] approcher, ils se rangèrent en bataille [texte manque]", Polybe, Histoire, XXXI, fragment 18.6-16). On remarque que dans l'entourage de Ptolémée Physkon lors de l'ambassade à Rome se trouve Damasippos, le Macédonien dont nous avons parlé précédemment (Polybe, Histoire, XXXI, fragment 17.2), révolté contre les notables de Macédoine. Cela sous-entend que Ptolémée VI est bien soutenu par la classe possédante et intellectuelle d'Alexandrie, tandis que Ptolémée Phykson est du côté des non-possédants et des non instruits. La différence entre l'Egypte et la Macédoine est qu'en Macédoine les non-possédants sont majoritairement Grecs et combattus par Rome, alors qu'en Egypte les non-possédants sont majoritairement Egyptiens et soutenus par Rome, mais ce paradoxe de surface ne contredit pas notre conclusion de fond : Rome joue habilement des querelles entre Grecs, et ses soutiens périphériques aux Egyptiens comme au Galates ou aux juifs n'ont pas d'autre but qu'envenimer ces querelles entre Grecs. Pendant que son frère Ptolémée Physkon est occupé en Libye, Ptolémée VI entreprend une insidieuse politique de reconquête du Levant. Dans notre paragraphe précédent, nous avons vu qu'il accueille en -162 le régent séleucide Philippe malmené par Antiochos V, jeune fils et successeur d'Antiochos IV manipulé par le stratège Lysias ("Comme il avait une mauvaise relation avec le fils d'Antiochos IV, [Philippe] partit vers l'Egypte auprès du roi Ptolémée VI Philométor", Maccabées 2 9.29), et aussi le juif Onias IV privé du poste de Grand Prêtre du Temple de Jérusalem antérieurement occupé par son père Onias III et désormais occupé par Elyakim/Alkimos avec l'aval du même tandem Antiochos V-Lysias ("En voyant le roi [Antiochos V] confier la Grande Prêtrise à Alkimos, suivant en cela le conseil de Lysias de transférer cette charge à une nouvelle famille […], le jeune fils d'Onias III, écarté en raison de son bas âge au moment de la mort de son père comme nous l'avons dit plus haut, s'enfuit auprès de Ptolémée VI roi d'Egypte. Celui-ci et sa femme Cléopâtre II lui prodiguèrent les honneurs, et il obtint dans la province d'Héliopolis [aujourd'hui le site archéologique d'Aîn-ech-Chams dans la banlieue nord-est du Caire en Egypte] un emplacement pour y fonder un Temple semblable à celui de Jérusalem", Flavius Josèphe, Antiquités juives XII.387-8 ; "Antiochos V Eupator que nous venons de mentionner et son stratège Lysias mirent fin au Grand Pontificat de Ménélas […], ils le tuèrent à Beroia et privèrent le fils d'Onias III de sa succession en nommant Iakimos [corruption d'"Alkimos"], qui descendait certes d'Aaron mais n'appartenait pas à la famille d'Onias III. C'est pourquoi Onias IV, […] homonyme de son père, partit vers l'Egypte, où il fut reçu amicalement par Ptolémée VI Philométor et sa femme Cléopâtre II. Il les décida à édifier à Yahvé, dans le nome d'Héliopolis, un Temple semblable à celui de Jérusalem dont il devint le Grand Prêtre", Flavius Josèphe, Antiquités juives XX.235-236). L'année suivante, en -161, Antiochos V et Lysias sont assassinés par Démétrios Ier, fils de Séleucos IV, qui devient le nouveau roi séleucide. Très vite, Démétrios Ier est contesté par ses sujets, qui poussent un aventurier appelé "Balas", surnommé "Alexandre" par allusion à Alexandre le Grand qu'il prétend égaler, à prendre le pouvoir. Soutenu par les Antiochiens et par des personnalités diverses voyant en lui l'outil de leurs ambitions opportunistes, notamment l'Asmonéen Jonatan qui lui propose son bras armé contre sa nomination à la Grande Prêtrise de Jérusalem dès -152, et Ptolémée VI qui fantasme un destin similaire à celui de son aïeul Ptolémée III, cet Alexandre Balas fomente un putsch, renverse et tue Démétrios Ier, et devient à son tour roi séleucide durant l'hiver -151/-150 ("Contre [Démétrios Ier] se souleva un certain Alexandre prétendant faussement appartenir à la dynastie séleucide. Par haine de Démétrios Ier, Ptolémée VI le roi d'Egypte apporta son aide à cet Alexandre. Ainsi, par l'action de Ptolémée VI, Démétrios Ier perdit le pouvoir et la vie", Appien, Histoire romaine XI.354-355 ; au paragraphe 1 livre XXXV de son Histoire, Justin dit aussi qu'Alexandre Balas est soutenu par Ptolémée VI). Pour l'anecdote, un nommé "Galaistès", que nous retrouverons plus tard, commande un régiment lagide en soutien à Alexandre Balas lors de ce putsch ("Un certain Galaistès, d'origine athamane [tribu d'Epire] […], très supérieur à ses compatriotes par la famille, la richesse et la gloire, devint un Ami de Ptolémée VI Philometor. Lors de la bataille livrée contre Démétrios Ier, il commanda les troupes venues d'Alexandrie", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 41). Un traité intéressé est ensuite conclu entre Ptolémée VI et Alexandre Balas : le premier accorde le prestige de donner sa fille Cléopâtre Thea en mariage au second, et le second devient la marionnette du premier ("Alexandre [Balas] envoya à Ptolémée VI roi d'Egypte des ambassadeurs avec le message suivant : “Me voici de retour dans mon royaume et en possession du trône de mes ancêtres, j'ai vaincu le pouvoir de Démétrios Ier et j'ai reconquis notre territoire […]. Signons maintenant l'un avec l'autre un traité d'amitié, et accorde-moi la main de ta fille. Je deviendrai ainsi ton gendre et je vous donnerai, à toi et à elle, des cadeaux dignes de ton rang”. Le roi Ptolémée VI lui répondit : “C'est un grand jour, celui de ton retour dans le pays de tes ancêtres pour y prendre possession de leur trône royal ! J'accepte tes propositions écrites. Rencontrons-nous pour commencer à Ptolémaïs [aujourd'hui Acre en Israël]. Je t'accorderai ma fille en mariage comme tu me le demandes”. Ptolémée VI partit d'Egypte avec sa fille Cléopâtre [Thea] et arriva à Ptolémaïs l'année 162 [du calendrier séleucide, soit -150 du calendrier chrétien]. Le roi Alexandre [Balas] l'y rencontra. Ptolémée VI lui accorda la main de sa fille, et on célébra le mariage à Ptolémaïs, à la manière solennelle des rois", Maccabées 1 10.51-58 ; "Devenu maître du royaume de Syrie, Alexandre [Balas] écrivit à Ptolémée VI Philométor pour lui demander sa fille en mariage, estimant juste que Ptolémée VI “s'alliât ainsi à un prince qui avait recouvré le pouvoir paternel, guidé par la protection divine, qui avait vaincu Démétrios Ier et n'était nullement indigne de lui”. Ptolémée VI accueillit favorablement sa proposition, il répondit être heureux de le voir recouvrer la puissance de son père et promit de lui donner sa fille, en le priant de venir au-devant de lui jusqu'à Ptolémaïs où il allait la conduire lui-même afin de l'unir à Alexandre [Balas]. Après avoir écrit cette lettre, Ptolémée VI s'empressa de se rendre à Ptolémaïs en emmenant sa fille Cléopâtre [Thea]. Il y trouva Alexandre [Balas] venu à sa rencontre selon ses instructions, et lui donna sa fille avec une dot en argent et en or digne d'un roi", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.80-82). Et le monotone ballet de fantoches se poursuit. L'Asmonéen Jonatan inverse sa diplomatie, il se retourne contre Alexandre Balas, dont il vainc le stratège Apollonios en bataille à Ashdod (Maccabées 1 10.77-85). Alexandre Balas appelle au secours son beau-père Ptolémée VI, qui se dirige en personne avec un contingent vers Ashdod… et inverse également sa diplomatie en prenant parti pour Jonatan contre Alexandre Balas ("Quand [Ptolémée VI] arriva près d'Ashdod, on lui montra le temple de Dagon incendié, les ruines de la ville et des localités alentour, les cadavres jetés çà et là et les restes de ceux que Jonatan avait livrés aux flammes durant la bataille, entassés sur le trajet du roi, on raconta à Ptolémée VI les actes de Jonatan dans l'espoir de dresser le roi contre lui, mais il ne répondit rien. Jonatan se rendit solennellement à Joppé [aujourd'hui "Jaffa", quartier sud de Tel-Aviv capitale d'Israël] pour rencontrer Ptolémée VI. Ils se souhaitèrent mutuellement bienvenue et passèrent la nuit dans cette cité. Jonatan accompagna le roi jusqu'au fleuve Eleutheros [aujourd'hui le fleuve Al-Kebir, qui sert de frontière entre le nord Liban et la Syrie], puis repartit vers Jérusalem. De son côté, le roi Ptolémée prit le contrôle des cités côtières jusqu'à Séleucie maritime [Séleucie-de-Piérie, à l'embouchure du fleuve Oronte, port d'Antioche]", Maccabées 1 11.4-8 ; "Le roi Ptolémée VI Philométor arriva en Syrie avec une flotte et des troupes pour aider son gendre Alexandre [Balas]. Sur l'ordre d'Alexandre [Balas], toutes les cités le reçurent avec empressement et l'escortèrent jusqu'à Azotos [hellénisation d'"Ashdod"]. Là, tous l'assaillirent de réclamations contre Jonatan qui avait incendié le temple de Dagon, ravagé le pays et tué un grand nombre de leurs proches. Mais Ptolémée VI ne se laissa pas influencer par leurs plaintes. Il offrit des riches cadeaux et combla d'honneurs Jonatan venu à sa rencontre à Joppé, et qui l'accompagna jusqu'au fleuve Eleutheros avant de repartir vers Jérusalem", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.103-105). Selon Flavius Josèphe, Ptolémée VI est ensuite victime d'un traquenard fomenté par son gendre Alexandre Balas, qui n'est évidemment pas content de la trahison de son beau-père. Heureusement pour Ptolémée VI, les comploteurs sont démasqués. Ptolémée VI peut alors officiellement accuser Alexandre Balas d'avoir attenté à sa vie, lui retirer son alliance et annuler le mariage avec sa fille Cléopâtre Thea, il reconnaît Démétrios II fils de Démétrios Ier comme nouveau roi séleucide (le même Démétrios Ier qu'il a contribué à détrôner quelques années auparavant au profit d'Alexandre Balas !), qu'il installe dans ses fonctions à Antioche en -145 en profitant d'une absence momentanée d'Alexandre Balas, en déplacement en Cilicie ("Mais arrivé à Ptolémaïs, Ptolémée VI faillit périr victime d'un complot organisé par Ammonios l'Ami d'Alexandre [Balas]. L'affaire ayant été déjouée, Ptolémée VI écrivit à Alexandre [Balas] pour lui demander la livraison d'Ammonios, organisateur du complot, afin de le châtier en conséquence. Alexandre [Balas] refusa de le livrer. Ptolémée VI comprit alors que ce dernier était le vrai instigateur du complot, et s'emporta vivement contre lui. […] Se reprochant d'avoir uni sa fille à Alexandre [Balas] et de s'être allié à lui contre Démétrios Ier, Ptolémée VI rompit son alliance avec lui et reprit sa fille, et il écrivit aussitôt à Démétrios II pour l'assurer de son alliance et de son amitié, lui promettre sa fille en mariage et son aide à recouvrer le pouvoir de son père. Démétrios II, réjoui par ces offres, accepta l'alliance et le mariage. Ptolémée VI incita les gens d'Antioche à reconnaître Démétrios II, qu'ils haïssaient à cause de toutes les injustices commises envers eux par son père Démétrios Ier. Il réussit dans cette tâche, car les gens d'Antioche haïssaient pareillement Alexandre [Balas] à cause d'Ammonios, comme je l'ai raconté, et le chassèrent rapidement de leur cité. Expulsé d'Antioche, Alexandre [Balas] se réfugia en Cilicie. A son arrivée à Antioche, Ptolémée VI fut acclamé comme le nouveau roi par les habitants et l'armée, et ceignit malgré lui les deux couronnes d'Asie et d'Egypte. Mais honnête et juste de nature, nullement désireux de capter le bien autrui, et, surtout, prévoyant que cette situation provoquerait tôt ou tard la jalousie des Romains, il réunit les habitants d'Antioche en assemblée et les persuada de recevoir Démétrios II en leur promettant que, s'ils l'accueillait favorablement, celui-ci ne leur garderait pas rancune du sort qu'ils avaient infligé naguère à son père, et que lui-même, Ptolémée VI, depuis le royaume d'Egypte qui lui suffisait, veillerait sur sa bonne conduite tel un maître et un guide afin qu'il ne commît aucune mauvaise action. Par ce discours, il décida les habitants d'Antioche à reconnaître Démétrios II", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.106-115). Mais selon Maccabées 1, ce traquenard n'est qu'une ruse de Ptolémée VI pour renverser légalement son gendre Alexandre Balas, dont il convoite le royaume ("En Egypte, le roi Ptolémée VI rassembla beaucoup de navires et des troupes aussi nombreuses que les grains de sable du rivage. Il voulait conquérir par la ruse le royaume d'Alexandre [Balas] et l'ajouter à son propre royaume. Il se rendit en Syrie en assurant chacun de ses intentions pacifiques, les habitants lui ouvrirent les portes de leurs cités et vinrent à sa rencontre, le roi Alexandre [Balas] lui-même leur ordonna de bien accueillir son beau-père, mais celui-ci installa des garnisons dans chaque cité traversée", Maccabées 1 11.1-3). C'est dans ce contexte que doit se lire l'entrevue complice de Ptolémée VI et de Jonatan à Ashdod, aboutissant au renversement d'Alexandre Balas ("[Ptolémée VI] envoya des ambassadeurs à Démétrios, avec le message suivant : “Rejoins-moi, pour nous signions ensemble un traité. Je te donnerai ma fille Cléopâtre [Théa] qui est actuellement l'épouse d'Alexandre [Balas], et tu règneras sur le royaume de ton père. Je regrette effectivement d'avoir accordé ma fille à cet homme car il a tenté de me tuer”. Il rompit ses relations avec Alexandre [Balas], et ils devinrent ouvertement ennemis. Ptolémée VI entra dans Antioche, et se proclama roi de Koilè-Syrie. Il porta ainsi deux couronnes : celle du royaume d'Egypte et celle de Koilè-Syrie", Maccabées 1 11.9-13). Diodore de Sicile, dans le livre XXXII de sa Bibliothèque historique conservé à l'état fragmentaire par Constantin VII Porphyrogénète, est encore plus explicite, selon lui la soi-disant tentative d'assassinat sur Ptolémée VI n'est qu'une invention machinée par celui-ci pour perdre son gendre Alexandre Balas. Diodore de Sicile précise qu'à cette occasion, Ptolémée VI est secondé efficacement dans Antioche par deux personnages qui joueront un grand rôle dans les années à venir : les stratèges Hiérax et Diodotos ("En raison de leur lien de parenté, Ptolémée VI Philometor vint en Syrie combattre [Jonatan et ses compagnons, qui ont ravagé Ashdod] aux côtés d'Alexandre [Balas]. Mais s'étant rendu compte de son faible caractère, il simula être victime d'un guet-apens pour reprendre sa fille Cléopâtre [Thea], conclure un pacte d'amitié avec Démétrios et lui donner celle-ci en mariage. Hiérax et Diodotos, qui méprisait Alexandre [Balas] autant qu'ils redoutaient Démétrios II en raison de leurs agissements contre son père [Démétrios Ier], soulevèrent les Antiochiens et les poussèrent à la révolte. Ils accueillirent Ptolémée VI dans la ville, le ceignirent du diadème et lui confièrent le royaume. Mais Ptolémée VI voulait seulement ajouter la Koilè-Syrie à ses possessions et s'arrangea en privé avec Démétrios II : Ptolémée VI serait maître de la [Koilè-]Syrie, tandis que Démétrios II serait maître du royaume de ses pères", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 37). Depuis la Cilicie, Alexandre Balas apprend sa destitution et prépare une revanche. Il lance ses troupes restées fidèles contre celles de Ptolémée VI et de Démétrios II. L'affrontement a lieu près de la rivière Oinoparas, affluent non identifié du fleuve Oronte. Alexandre Balas est vaincu et s'enfuit vers l'est. Mais Ptolémée VI est grièvement blessé et agonise. Il a juste le temps d'apprendre qu'Alexandre Balas a été finalement capturé et décapité par un scheik arabe ou par son propre entourage grec (selon les versions), avant de mourir à son tour ("Le roi Alexandre [Balas] était alors en Cilicie pour réprimer un soulèvement des habitants. Quand il apprit l'acte de Ptolémée VI, Alexandre [Balas] marcha contre lui pour le battre. Mais Ptolémée VI alla à sa rencontre avec une puissante armée et le défit. Alexandre [Balas] s'enfuit en Arabie, confortant ainsi la puissance du roi Ptolémée VI. Un Arabe nommé Zabdiel ["Zabdi»l"] trancha la tête d'Alexandre [Balas] et l'envoya à Ptolémée VI. Ce dernier mourut cependant deux jours plus tard, et les soldats qu'il avait laissés dans les cités fortifiées furent massacrés par les habitants. C'est ainsi que Démétrios II devint roi en l'an 167 [du calendrier séleucide, soit -145 du calendrier chrétien]", Maccabées 1 11.14-19 ; "Alexandre [Balas] revint de Cilicie en Syrie avec un grand nombre d'hommes et d'armes, il incendia et pilla le territoire d'Antioche. Ptolémée VI marcha contre lui avec son gendre Démétrios II […]. Ils vainquirent Alexandre [Balas] qui s'enfuit vers l'Arabie. Lors de la bataille, le cheval de Ptolémée VI, effrayé par le barrissement d'un éléphant, se cabra et désarçonna le roi. Les ennemis s'en aperçurent et se précipitèrent sur lui, ils le blessèrent à la tête. Sur le point de mourir, Ptolémée VI fut arraché de leurs mains par ses gardes du corps, mais il était dans un état si grave que pendant quatre jours il demeura inconscient et muet. Zabeilos ["Z£beiloj"] le roi des Arabes coupa la tête d'Alexandre [Balas] et l'envoya à Ptolémée VI qui, remis de ses blessures le cinquième jour et recouvrant ses sens, se réjouit du récit de la fin d'Alexandre [Balas] et se réconforta en regardant sa tête. Il décéda lui-même peu après, plein de joie de savoir qu'Alexandre surnommé “Balas”, après avoir régné pendant cinq ans sur l'Asie, était mort", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.116-119 ; "Vaincu, Alexandre [Balas] alla se réfugier avec cinq cents hommes dans la cité arabe d'Abai ["Abai", aujourd'hui "Zabadani" à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Damas en Syrie, qui semble tirer son nom du scheik "Zabdiel/Zabeilos"] auprès du dynaste Dioclès ["Dioklšj" ; ce "Dioclès" chez Constantin VII Porphyrogénète est certainement une corruption de l'hermaphrodite "Diophantos/DiÒfantoj" dont Diodore de Sicile raconte l'extraordinaire histoire dans un passage du livre XXXII perdu de sa Bibliothèque historique, cité à l'état fragmentaire par Photios dans la longue notice 244 de sa Bibliothèque : ce Diophantos est un Grec d'origine macédonienne dont le père homonyme habite près de la cité arabe d'Abai, né femme il s'impose comme un notable local après avoir convaincu ses contemporain de son changement de sexe devant un tribunal, le même fragment dit que Diophantos "sert dans la cavalerie, bataille aux côtés d'Alexandre Balas et se retire avec lui à Abai"] […]. Héliadès et Kasios, des officiers d'Alexandre [Balas], envoyèrent secrètement des émissaires pour assurer leur propre sécurité en promettant d'assassiner Alexandre [Balas]. Démétrios II ayant accédé à leur requête, ils furent non seulement traîtres à leur roi mais encore ses assassins. C'est ainsi qu'Alexandre [Balas] fut tué par ses Amis", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 38 ; "Dans la plaine [d'Antioche] on voit […] la rivière Oinoparas, près des bords de laquelle Ptolémée VI Philometor vainquit Alexandre Balas mais fut lui-même mortellement blessé", Strabon, Géographie, XIV, 2.8). Ainsi Démétrios II reste le seul maître d'Antioche et du royaume séleucide, tandis qu'en Egypte la succession de Ptolémée VI pose problème. Selon l'usage, le jeune Ptolémée fils de Ptolémée VI et de Cléopâtre II doit devenir le nouveau roi lagide. Mais Ptolémée Physkon n'est pas d'accord. Il revendique la couronne pour lui-même en arguant de son lien familial avec le défunt roi, de son statut de co-gouverneur du royaume, et de son action à Alexandrie contre Antiochos IV naguère. Il propose à sa sœur Cléopâtre II : "Tu t'inquiètes pour ta situation de reine et pour l'avenir de ton fils ? Très bien. Je t'épouse, donc tu restes reine. Et je reconnais ton fils, mon neveu, comme “Ptolémée VII”, dont je deviens le tuteur. Je serai ainsi à la tête de l'Egypte comme régent". Les Grecs d'Egypte et Cléopâtre II admettent ces arguments, ils envoient des représentants à Cyrène pour proposer officiellement à Ptolémée Physkon de s'installer à Alexandrie. Mais dès son arrivée, Ptolémée Physkon provoque un grand trouble en envoyant son armée privée, constituée d'Egyptiens autochtones et de Grecs pauvres (l'historien Justin au paragraphe 8 livre XXXVIII de son Histoire dit que "[Ptolémée Physkon] invita les étrangers par un édit, qui vinrent en foule"), massacrer les Grecs alexandrins trop ouvertement favorables à Ptolémée VII ("Alexandre [Balas], homme inconnu et de naissance obscure, règne en Syrie après avoir tué le roi Démétrios Ier comme je l'ai dit. Le fils de Démétrios Ier, naguère envoyé par son père à Cnide loin des hasards de la guerre, aidé par Ptolémée VI roi d'Egypte dont il épouse la fille Cléopâtre [Thea], méprisant la lâcheté et la mollesse d'Alexandre [Balas], l'attaque et le tue. Grièvement blessé à la tête, Ptolémée VI meurt pendant que les médecins le trépanent. Son frère cadet Ptolémée [Physkon], régnant à Cyrène, lui succède", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LII ; "Ptolémée VI roi d'Egypte étant mort, des députés allèrent offrir à Ptolémée [Physkon] qui régnait à Cyrène la couronne d'Egypte et la main de sa sœur la reine Cléopâtre II. Sa joie fut grande d'être ainsi porté sans obstacle sur le trône revenant au fils de son frère [c'est-à-dire Ptolémée VII] soutenu par sa mère Cléopâtre II et par les notables. Mais, obsédé par le désir de se venger, il fit massacrer les partisans du jeune prince peu après son entrée dans Alexandrie", Justin, Histoire XXXVIII.8 ; selon l'extrait 316 de Sur les vertus et les vices de Constantin VII Porphyrogénète tiré du livre XXXIII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, les Grecs de Cyrène "contribuent à son retour en Egypte", mais c'est davantage pour se débarrasser de lui à Cyrène, que par désir de le voir gouverner la Libye depuis Alexandrie comme régent du nouveau roi Ptolémée VII, n'oublions pas que selon le fragment 18 précité du livre XXXI de l'Histoire de Polybe l'entrée en fonction de Ptolémée Physkon à Cyrène en -162 s'est opérée dans une extrême violence que les Cyrénéens ne lui ont certainement pas pardonnée). Il multiplie les attaques contre le stratège Galaistès, que nous avons croisé durant l'hiver -151/-150 envoyé par Ptolémée VI contre Démétrios Ier, et chargé par le même Ptolémée VI de veiller à la sécurité du jeune Ptolémée VII. Ce Galaistès s'enfuit vers la Grèce avec Ptolémée VII ("Après la mort de Ptolémée VI, [Galaistès] fut faussement accusé d'avoir abandonné les intérêts royaux aux ennemis, et fut spolié de ses apanages par Ptolémée [Physkon] qui prit le pouvoir. Inquiet des mauvaises dispositions de ce dernier à son encontre, il se retira en Grèce. Beaucoup de soldats mercenaires se soulevèrent et furent chassés d'Egypte. Il les recueillit. Il déclara que le roi Ptolémée VI Philometor lui avait confié un jeune enfant né de Cléopâtre II afin de l'élever pour le trône. Il ceignit celui-ci du diadème et, avec l'aide des nombreux exilés, il se prépara à ramener le garçon dans le royaume de ses ancêtres", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 41), beaucoup de soldats le rejoignent, s'estimant mal récompensés par Ptolémée Physkon, avant d'être soudoyés par le stratège Hiérax à sa solde, le même Hiérax que nous avons vu soulever la population d'Antioche au bénéfice de Ptolémée VI et de son gendre Démétrios II contre Alexandre Balas ("Ptolémée [Physkon] était méprisé pour sa cruauté, pour son tempérament sanguinaire, pour son inclination à jouir sans retenue des plaisirs les plus honteux, et pour son délabrement physique dépourvu de noblesse qui lui avait valu le surnom de “Physkon”. Mais le stratège Hiérax, très compétent en art militaire, entretenant des relations familières avec les soldats, et n'hésitant pas à dépenser son propre argent, consolida le pouvoir de Ptolémée [Physkon]. Quand les soldats voulurent déserter pour rejoindre Galaistès parce que Ptolémée [Physkon], dépourvu d'argent, n'avait pas payé leur solde, Hiérax les paya avec sa propre fortune et mit un terme à la rébellion", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 322). Lors des cérémonies d'intronisation, Ptolémée Physkon révèle que sa sœur-épouse Cléopâtre II vient de lui donner un fils, Memphitès. Des Cyrénéens s'indignent de cette relation officielle qu'il entretient avec sa sœur, désormais mère de son fils, parallèlement à une autre relation officieuse avec la courtisane Eiréné, probable mère de Ptolémée Apion. En réponse, Ptolémée Physkon condamne ces Cyrénéens à mort ("Alors que le roi Ptolémée VIII procédait aux cérémonies d'intronisation selon l'usage égyptien dans le palais de Memphis, il eut un fils de Cléopâtre II. Joyeux, il nomma l'enfant “Memphitès” en référence à sa naissance dans cette cité lors des sacrifices. A l'occasion d'une autre fête célébrant cette naissance, il manifesta son naturel meurtrier en ordonnant l'exécution des Cyrénéens qui, bien qu'ayant contribué à son retour en Egypte, dénonçaient sa relation avérée avec la courtisane Eiréné", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 316). Ptolémée Physkon entretient par ailleurs une relation incestueuse avec sa nièce Cléopâtre III, fille de Ptolémée VI et de Cléopâtre II ("Le roi Ptolémée VIII s'est engraissé de ses propres vices tout au long de sa vie, à tel point qu'on le surnomma “Physkon”. Peut-on trouver pire pervers ? Sa sœur aînée était mariée à un autre frère : il la contraignit à l'épouser. Elle avait une fille : il la viola, et il répudia la mère pour épouser la fille, lui donnant ainsi la place de la mère", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.1, Exemples étrangers 5 ; "Finalement, [Ptolémée VIII Physkon] répudia sa sœur, dont il viola et épousa la fille", Justin, Histoire XXXVIII.8). Ces événements se déroulent en -145 ou -144. Ils coïncident avec la destruction de Carthage en -146 par l'offensive romaine de Scipion Emilien. Dans la continuité de cette expédition de -146 qui lui a valu le surnom "l'Africain" déjà porté par son grand-père adoptif, Scipion Emilien conduit une ambassade vers la Méditerranée orientale pour évaluer l'état des royaumes hellénistiques alliés de Rome. Il est très probablement accompagné par l'historien Polybe, otage de son père Paul-Emile. Très vite, les ambassadeurs sont impressionnés par le décalage entre les hautes potentialités de l'Egypte et la nullité des Lagides qui la dirigent ("[Scipion Emilien] reçut une troisième commission du Sénat pour aller, comme dit Clitomaque [de Carthage, directeur de l'Académie platonicienne dans le dernier quart du IIème siècle av. J.-C.], “connaître l'hybris des hommes et la justice de leurs chefs”, visiter cités, rois et peuples. Arrivé au port d'Alexandrie, il descendit de son navire la tête couverte. Les Alexandrins accourus en foule, désirant le voir, le prièrent de se découvrir. Il y consentit, s'attirant un tonnerre d'applaudissements. Le roi d'Egypte [Ptolémée Physkon, qui officiellement n'est pas encore roi à cette date mais seulement régent de son neveu Ptolémée VII exilé en Grèce], mou et lourd, peinait beaucoup à suivre malgré tous ses efforts. Scipion [Emilien], qui s'en aperçut, murmura à l'oreille de Panétius : “Les Alexandrins peuvent voir un premier bon effet de ma visite, j'oblige leur roi à marcher…”", Plutarque, Apophtegmes des Romains, Scipion Emilien ; "Afin d'inspecter le royaume entier, Scipion [Emilien] l'Africain entouré par des ambassadeurs arrivèrent à Alexandrie. Ptolémée [Physkon] les accueillit en venant à leur rencontre dans un grand déploiement de personnes et de moyens, il organisa des grands festins et leur montra les palais et tous ses autres trésors. Mais les ambassadeurs romains, d'une vertu exceptionnelle, n'appréciant que les mets strictement nécessaires à la santé, méprisant la prodigalité qu'ils estimaient corrompre l'âme et le corps, négligèrent les outrances royales m'as-tu-vu et admirèrent seulement ce qui le méritait : la position de la ville, sa puissance, le Phare. En remontant le fleuve Nil jusqu'à Memphis, ils furent émerveillés par la qualité du pays, l'abondance sur ses berges, les myriades d'habitants, la position forte et idéale de l'Egypte qui garantissait sa sécurité et la grandeur de son empire. Ayant ainsi constaté la quantité d'habitants et les avantages naturels de l'Egypte, ils pensèrent que ce royaume pourrait devenir un grand empire à condition de trouver des chefs à la hauteur. Après leur inspection de l'Egypte, les ambassadeurs reprirent la mer pour Chypre, et de là se rendirent en Syrie", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 31), en particulier la dépravation de Ptolémée Physkon qui s'en prétend le maître, à l'apparence d'une barrique et aux mœurs déliquescentes ("A cette époque les lieutenants de Rome Scipion [Emilien] l'Africain, Spurius Memmius et Lucius [Caecilius] Metellus visitaient les pays alliés. Le tyran [Ptolémée Physkon], terreur de son peuple, provoqua la risée des Romains par ses traits hideux, sa petite taille et son ventre énorme qui lui donnaient l'apparence d'un monstre, ses vêtements en tissu fin et transparent qui ajoutaient à sa laideur en exposant à tous les regards ce que tout homme décent cache", Justin, Histoire XXXVIII.8-9 ; "Ptolémée VIII qui régna sur l'Egypte se proclama “Evergète” ["EÙergšthj", "Bienfaiteur"], mais les Alexandrins le surnommèrent “Kakergète” ["Kakergšthj", "Malfaiteur"]. Le stoïcien Posidonios, rapportant le voyage de Scipion [Emilien] l'Africain jusqu'à Alexandrie, le décrit en ces termes dans le livre VII de ses Histoires : “A cause de sa mollesse, il était devenu une lourde masse. Il avait tellement de graisse et son ventre était si proéminent, qu'on ne pouvait l'entourer avec les deux bras. Pour cacher cet embonpoint, il portait une robe qui lui descendait jusqu'aux pieds, dont les manches recouvraient même les poignets. Il ne sortait jamais, sauf pour accompagner Scipion”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.73). A cette occasion, Polybe constate que la coexistence entre les Grecs et les Egyptiens autochtones qui bénéficiait jusqu'alors aux premiers contre les seconds, se transforme en un mélange nivelant les pires éléments des premiers parmi les pires éléments des seconds ("Polybe, qui a séjourné à Alexandrie, décrit le délabrement des choses qu'il y a constaté. Il dit [dans un passage du livre XXXIV perdu de son Histoire] que les habitants se décomposaient en trois. D'abord les Egyptiens autochtones, impulsifs et inciviques. Ensuite les mercenaires, brutaux et grossiers, très nombreux, indisciplinés, étrangers entretenus depuis longtemps, habitués à commander plutôt qu'à obéir à cause de l'incapacité des rois. Enfin, les gens d'Alexandrie, pareillement indociles pour la même raison, même s'ils demeuraient supérieurs aux précédents par leur nature : même métissés, ils gardaient leur origine grecque et maintenaient les coutumes grecques. Mais cette partie de la population fut presque anéantie par Ptolémée VIII Evergète dit “Physkon”, qui régnait justement quand Polybe visita l'Egypte, et qui, pour abattre l'opposition des habitants, lança contre eux à plusieurs reprises ses mercenaires et les massacra. Telle était la situation dans cette cité, répondant au vers du poète [Homère] : “Aller en Egypte, voyage long et pénible” [Odyssée IV.483]", Strabon, Géographie, XVII, 1.12). Ptolémée Physkon accumule les faux procès à l'encontre de tous les Grecs brillants qui s'indignent de son amoralité et de sa platitude. Craignant pour leur vie, ceux-ci quittent l'Egypte pour aller offrir leurs services au loin, en Anatolie, en Grèce et en Italie ("Monté sur le trône, Ptolémée [Physkon] frère de Ptolémée VI Philometor inaugura son règne par des grands crimes. Il multiplia les fausses accusations de complot contre les uns, qu'il fit exécuter cruellement au mépris du droit, et exila les autres en les calomniant sous des prétextes variés et en les dépouillant de leurs biens. S'attirant par ces actes le mécontentement et l'indignation, il fut rapidement détesté par tous ses sujets", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 311). Parmi eux, on trouve les intellectuels du Musée, qui partent avec leur savoir et leurs livres ("Selon l'historien Ménéclès de Barki et selon les Chroniques d'Andron, ce sont les Alexandrins qui ont ressuscité les sciences dans tout le monde grec et barbare, après que celles-ci eussent disparu à cause des troubles incessants de l'époque des diadoques. Le septième Ptolémée qui régna en Egypte après Alexandre [en réalité Ptolémée VIII], surnommé “Kakergète” par les Alexandrins, en fit égorger un grand nombre, en bannit beaucoup qui avaient été pubères en même temps que son frère : c'est ainsi que les îles et les cités se remplirent de grammairiens, de philosophes, de géomètres, de physiciens, de peintres, de précepteurs, de médecins, et de beaucoup de spécialistes d'autres arts qui, sans ressources, se résolurent à enseigner ce qu'ils savaient, et formèrent nombre de célèbres personnages", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.83). Le royaume lagide devient un repère de pervers, d'abrutis, de magouilleurs, de courtisans séniles (la jeunesse n'est pas épargnée : "Voyant la haine qu'il inspirait à son pays, [Ptolémée VIII] Physkon chercha dans le crime un remède à ses terreurs, il affermit son pouvoir en massacrant ses sujets. Un jour que le gymnase était rempli de jeunes gens en grand nombre, il l'enveloppa d'un cercle d'armes et de feu, et fit périr par le fer et par les flammes tous ceux qui s'y trouvaient rassemblés", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.2, Exemples étrangers 5), et le Musée perd sa sève philosophique pour devenir la bibliothèque patrimoniale moisie que nous avons décrite à la fin de notre paragraphe introductif, administrée par des vulgaires compilateurs, des copistes, des mondains sans rapport avec les littéraires passionnés et les scientifiques visionnaires des origines. Le jeune Ptolémée VII est imprudemment ramené en Egypte. Ptolémée Physkon le capture et le tue, devenant ainsi le nouveau roi lagide "Ptolémée VIII", désormais bien décidé à se débarrasser de sa sœur-épouse Cléopâtre II naturellement hostile à ses coucheries avec Cléopâtre III ("Le jour même des noces, au milieu des festins et des solennités religieuses, [Ptolémée Physkon] égorgea cet enfant [Ptolémée VII] dans les bras de sa mère devenue son épouse [Cléopâtre II], et il entra dans le lit de sa sœur [Cléopâtre II aussi !] encore souillé du sang de son fils. […] Après le départ des ambassadeurs, parmi lesquels [Scipion Emilien] l'Africain qui attira la curiosité de toute la population quand il visita Alexandrie, Ptolémée VIII odieux même envers ses sujets étrangers s'éloigna discrètement de peur d'être assassiné avec le fils [Memphitès] qu'il avait eu de sa sœur, et avec sa nouvelle épouse [Cléopâtre III] qui souillait le lit de sa mère. Puis il revint avec une armée de mercenaires pour abattre en même temps ses sujets et sa sœur", Justin, Histoire XXXVIII.8). La folie répressive continue les années suivantes, l'historien romain Justin dit qu'Alexandrie devient un désert ("Epouvanté par ses crimes [de Ptolémée VIII Physkon], le peuple se dispersa et s'exila pour éviter la mort. Il resta seul avec ses auxiliaires dans la grande cité [Alexandrie], réduit à régner non pas sur des hommes mais sur des bâtiments déserts", Justin, Histoire XXXVIII.8). Craignant que Cléopâtre II soit tentée de réclamer la couronne pour leur fils Memphitès, il fait assassiner Memphitès. C'est l'infanticide de trop. Cléopâtre II quitte nuitamment Alexandrie avec argenterie et boniches pour se réfugier à Antioche chez sa fille Cléopâtre Thea et son gendre Démétrios II ("[Ptolémée VIII Physkon] avait eu de sa sœur-épouse Cléopâtre II un fils nommé “Memphitès”, dont la constitution physique promettait un grand avenir. Il ordonna qu'on le tuât sous ses yeux, puis qu'on lui coupât la tête et les pieds, qu'on les déposât dans une corbeille recouverte d'un linge et qu'on envoyât le tout à la mère infortunée comme cadeau pour son anniversaire. […] Cléopâtre II suscita la compassion de tous et Ptolémée VIII souleva contre lui l'exécration générale. Voilà jusqu'à quelle aveugle fureur peut monter une extrême cruauté quand elle ne trouve plus d'autre obstacle qu'elle-même !", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.2, Exemples étrangers 5 ; "Ayant appris l'hostilité de Cléopâtre II à son encontre, Ptolémée VIII surnommé “Physkon”, faute de pouvoir lui causer d'autres chagrins, accomplit un acte absolument impie : imitant la cruauté sanguinaire de Médée, il égorgea à Chypre l'enfant qu'il avait eu d'elle, un jeune garçon appelé “Memphitès”. Cet acte impie ne lui suffisant pas, il en accomplit un autre encore plus grand : il découpa les membres du cadavre de son fils, les plaça dans une corbeille, et ordonna à un de ses serviteurs de les envoyer à Alexandrie et de déposer la corbeille devant le palais la nuit précédant le proche anniversaire de Cléopâtre II. Cela fut fait. Les circonstances de cet acte furent découvertes, Cléopâtre II prit le deuil, et le peuple fut saisi d'une colère sauvage contre Ptolémée VIII [Physkon]", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 339 ; "Ptolémée VIII [Physkon] Evergète se rend odieux par son excessive cruauté. Son palais est incendié par le peuple. Il s'enfuit à Chypre. Sa sœur-épouse Cléopâtre II, qu'il a répudiée pour épouser la fille de celle-ci, violée par lui quand elle était encore vierge, est portée sur le trône par le peuple. Ptolémée VIII [Physkon] irrité fait mettre à mort le fils qu'elle lui a donné, et depuis Chypre il envoie à la mère la tête, les mains et les pieds de l'enfant", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LIX ; "Le peuple brisa ses statues et renversa ses images. Attribuant cet outrage à sa sœur, [Ptolémée VIII Physkon] égorgea l'enfant qu'il avait eu d'elle, le démembra, plaça les morceaux dans une corbeille qu'il présenta à sa mère à l'occasion du repas d'anniversaire. Ce crime emplit de douleur la reine et tous les habitants, la joie de la fête disparut, et dans le palais tout entier retentirent les pleurs et les cris désespérés. Les notables quittèrent la table pour exposer aux yeux du peuple les membres déchirés et lui signifièrent qu'il ne devait rien attendre d'un tel roi infanticide. Après avoir pleuré cette perte, Cléopâtre II menacée par les soldats de son frère alla demander le secours de Démétrios II roi de Syrie", Justin, Histoire XXXVIII.8-9). Pour l'anecdote, les cadres juifs d'Alexandrie ne sont pas épargnés. Prenant parti pour Cléopâtre II contre Ptolémée VIII Physkon, ils sont arrêtés par celui-ci et condamnés à être écrasés par des éléphants ivres. Mais l'exécution se déroule mal, car les éléphants enivrés sont incontrôlables et piétinent davantage de spectateurs que de juifs ("Après la mort de son frère Ptolémée VI Philometor, Ptolémée surnommé “Physkon” vint de Cyrène dans l'intention de renverser Cléopâtre II et les enfants du roi pour s'approprier illégalement le trône. Onias IV se dressa contre lui afin de défendre Cléopâtre II, bravant le péril par fidélité à la couronne royale [Onias IV, privé du titre de Grand Prêtre de Jérusalem par la nomination d'Elyakim/Alkimos, s'est exilé en Egypte, où il a été favorablement accueilli par Ptolémée VI et Cléopâtre II, qui lui ont permis de fonder le Temple juif de Léontopolis dans le nome héliopolitain, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe précédent]. Yahvé le remercia clairement pour sa juste conduite. Ptolémée Physkon en effet n'osa pas combattre Onias IV par les armes, il rafla tous les citoyens juifs de la ville [d'Alexandrie] avec femmes et enfants, et les condamna à être écrasés nus et ligotés par des éléphants enivrées à dessein, mais les choses se déroulèrent différemment de ses prévisions. Les éléphants ne touchèrent pas aux juifs placés devant eux, ils se précipitèrent sur les amis de [Ptolémée] Physkon, qui moururent en grand nombre. Après cela, Ptolémée [Physkon] vit un fantôme terrible lui défendant de maltraiter ces hommes, et sa concubine favorite nommée “Ithaque” par les uns ou “Eiréné” par les autres le supplia de ne pas accomplir une telle impiété. Il céda à son désir, et fit pénitence pour ce qu'il avait commis et pour ce qu'il avait projeté de commettre. Cet événement est à l'origine de la fête que les juifs d'Alexandrie célèbrent le même jour chaque année, comme la manifestation du salut de Yahvé", Flavius Josèphe, Contre Apion II.51-55).


On retrouve encore ce scénario, poussé jusqu'à la caricature, dans le royaume séleucide, devenu le jouet de tous les peuples qui l'entourent, parmi lesquels les Romains et les Parthes, et de tous les peuples qui le composent, parmi lesquels les juifs de Judée. Dans notre paragraphe précédent, nous avons vu qu'Antiochos IV décède de mort naturelle à la fin de -164, tandis qu'il reprenait en main la Mésopotamie. Un conflit dynastique apparaît aussitôt. Démétrios fils de Séleucos IV, donc neveu d'Antiochos IV qui vient de mourir, revendique la couronne. Retenu comme otage à Rome, âgé d'environ vingt-cinq ans, il se présente comme l'homme qui saura à la fois assurer la sécurité dans le royaume séleucide car il a toute légitimité à occuper le trône et le dynamisme juvénile nécessaire aux décisions énergiques, et instaurer des relations confiantes entre le royaume séleucide et les Romains qu'il a appris à connaître, respecter, apprécier depuis des années qu'il vit à leurs côtés. Mais les Romains sont très réticents. Antiochos IV est mort en confiant la couronne à son fils Antiochos V qui n'a même pas dix ans et est donc facilement manipulable. Comme en Egypte, le Sénat préfère un roi faible plutôt qu'un roi soutenu par la population et capable d'empêcher les divisions : il préfère voir l'enfant Antiochos V à la tête d'Antioche, marionnette du stratège Lysias qui suscite beaucoup de critiques parmi les sujets du royaume séleucide, plutôt que le jeune homme énergique Démétrios qui ne se laissera pas influencer et se révélera peut-être un bon souverain. Le Sénat ne donne pas suite aux sollicitations de Démétrios de retourner à Antioche, et envoie une ambassade réclamer au très jeune roi Antiochos V la dissolution de l'armée séleucide reconstituée par son père Antiochos IV, interdite par le diktat d'Apamée de -188, en particulier la destruction de la flotte séleucide et l'exécution des éléphants de guerre. Cette ambassade est conduite par Cnaius Octavius qui, arrivé au Levant, croit pouvoir renouveler le Cercle de Popilius. Cnaius Octavius trace effectivement un trait avec un bâton autour de l'enfant Antiochos V en lui disant : "Je veux que tu me garantisses la dissolution de ton armée avant de franchir les limites de ce cercle. Dans le cas contraire, Rome considérera que tu lui as déclaré la guerre". Antiochos V obéit. Mais ses sujets, qui s'accommodent difficilement d'avoir un enfant à leur tête, sont retors. Lors d'un déplacement à Laodicée, l'un d'eux appelé Leptinès tue Cnaius Octavius ("Ayant atteint l'âge adulte, [Démétrios] se présenta devant le Sénat pour demander avec insistance à l'assemblée qu'on le laissât rentrer dans le royaume paternel, étant plus légitime à la couronne que les enfants d'Antiochos IV. Il parla longuement dans ce sens, il toucha particulièrement l'auditoire en affirmant que Rome était sa patrie et sa mère nourricière, que les fils des sénateurs étaient comme ses frères et les sénateurs eux-mêmes comme ses pères, car il était arrivé enfant en Italie et qu'il avait maintenant vingt-trois ans. Chacun se sentit ému par le discours du jeune prince, mais le Sénat collectivement décida de le retenir à Rome et de favoriser l'accession au trône du fils laissé par Antiochos IV. Je pense que la raison qui le poussa à cette décision fut que Démétrios était dans la force de l'âge et que Rome avait intérêt à confier le trône à un jeune enfant incapable d'agir. La suite des événements confirme cela. Cnaius Octavius, Spurius Lucretius et Lucius Aurelius Orestes furent désignés comme légats afin de régler les affaires du royaume [séleucide] selon les désirs du Sénat […]. Ils avaient ordre de détruire par le feu les navires cuirassés de la flotte syrienne, de faire couper les jarrets des éléphants, en résumé de tout faire pour réduire la puissance du royaume", Polybe, Histoire, XXXI, fragment 2.4-11 ; "Je n'oublie pas le mot de Cnaius Octavius. Le roi Antiochos V dit à [Cnaius] Octavius qu'il répondrait ultérieurement à son sénatus-consulte, mais ce dernier traça un cercle autour du roi avec un bâton qu'il tenait par hasard et le força à répondre avant d'en sortir. Il fut tué au cours de cette ambassade, et le Sénat lui érigea une statue dans l'endroit le plus visible, sur la place [des Comices, au nord-ouest du Forum à Rome]", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 11.5 ; "[Antiochos IV] mourut en laissant comme héritier Antiochos V, un enfant de neuf ans que les Syriens surnommèrent “Eupator” en souvenir de la valeur de son père ["EÙpatwr", dérivé de "pat»r/père", précédé de "/bien, bon, juste, noble"] […]. Démétrios, fils de Séleucos IV, neveu d'Antiochos IV Epiphane et petit-fils d'Antiochos III le Grand, cousin de cet enfant, était toujours otage à Rome. Agé de vingt-trois ans, il demanda avec insistance aux Romains de le reconduire dans le royaume qui lui revenait de droit, mais ils ne firent rien, estimant que leur intérêt était que la Syrie revint à un enfant immature plutôt qu'à un homme accompli. Informés que la Syrie possédait un régiment d'éléphants et un nombre de navires supérieur à celui convenu, ils députèrent vers Antiochos V pour lui ordonner d'abattre ces éléphants et incendier ces navires. Ce fut un spectacle pitoyable que le massacre de ces animaux apprivoisés et peu nombreux, et l'incendie des navires. Ne supportant pas cela, un certain Leptinès assassina Cnaius Octavius, le chef de ces députés, tandis qu'il s'exerçait au gymnase de Laodicée", Appien, Histoire romaine XI.236-240). De son côté, rongé par l'inaction et les louvoiements du Sénat, Démétrios demande conseil à l'historien Polybe, qui l'incite à quitter Rome et à aller renverser son neveu Antiochos V et prendre sa place ("On apprit à Rome l'assassinat de Cnaius Octavius. Des ambassadeurs envoyés par Lysias au nom d'Antiochos V vinrent s'expliquer longuement pour signifier que les Amis du roi étaient étrangers à cet attentat. Le Sénat les congédia sans un mot et sans trahir ses intentions. Démétrios, très excité par cette nouvelle, rapporta son embarras à Polybe et lui demanda s'il devait se représenter devant le Sénat. Polybe lui conseilla, au lieu de buter une seconde fois sur la même pierre, de ne compter que sur lui-même et de tenter un coup audacieux et digne de sa nature royale", Polybe, Histoire, XXXI, fragment 11.1-5). Les motivations de Polybe sont floues. A priori, Poybe étant otage à Rome comme Démétrios, on peut croire que le conseil d'évasion qu'il donne à Démétrios trahit sa propre envie de quitter son geôlier Paul-Emile et de retourner en Grèce. Mais non : au contact des Romains, Polybe est devenu très romanophile, au point d'accompagner Scipion Emilien fils de Paul-Emile dans son expédition contre Carthage puis dans son ambassade vers les royaumes hellénistiques de Méditerranée orientale comme nous l'avons vu précédemment. On finit donc par se demander si, en poussant Démétrios à retourner au Levant, Polybe n'espère pas secrètement qu'il s'y fera tuer, ou du moins que sa contestable prise de pouvoir contre son neveu Antiochos V le discréditera aux yeux du Sénat, autrement dit si Polybe ne travaille pas pour les Romains, directement ou indirectement. En -162, Démétrios suit ce conseil. Il fausse compagnie à ses gardiens, débarque à Tripoli en Phénicie, et marche sur Antioche où il laisse exécuter Antiochos V et son mentor Lysias. Ce putsch est très longuement raconté par Polybe dans les fragments 12 à 15 du livre XXXI de son Histoire (et synthétisé par Maccabées 1 et Maccabées 2 : "En 151 [du calendrier séleucide, donc en -161 du calendrier chrétien], Démétrios fils de Séleucos IV s'échappa de Rome. Il se dirigea avec quelques hommes vers une cité côtière et s'y proclama roi. Tandis qu'il était en route vers le palais royal de ses ancêtres, l'armée captura Antiochos V et Lysias pour les lui amener. Démétrios apprit leur arrestation, mais il déclara ne pas vouloir les voir. Alors l'armée les assassina, et Démétrios s'installa sur le trône", Maccabées 1 7.1-4 ; "Trois ans après [l'intervention d'Antiochos V à Beth-Sour, donc en -161 si on compte de façon inclusive], Judas [Maccabée] et ses compagnons apprirent que Démétrios fils de Séleucos IV avait abordé au port de Tripoli avec une flotte et un gros contingent, qu'il s'était emparé du pays, et avait tué Antiochos V ainsi que son mentor Lysias", Maccabées 2 14.1-2). Pour l'anecdote, Polybe participe en sous-main à la fuite de Démétrios, mais au moment de monter sur le navire il "tombe malade et est forcé de garder le lit" (Polybe, Histoire, XXXI, fragment 13.7) : cette maladie qui se déclare au moment opportun est-elle feinte, ce qui sous-entendrait fortement que Polybe, comme le Sénat, ne veut pas se compromettre dans le putsch de Démétrios, après avoir pourtant tout fait pour l'y encourager ? Cette hypothèse d'un accord tacite entre Polybe et les Romains pour perdre Démétrios, est confortée par le fait que, quand celui-ci devient roi en -161 sous le nom de "Démétrios Ier" et envoie aux sénateurs une couronne de grand prix en cadeau et Leptinès le meurtrier de Cnaius Octavius pour signifier son désir de bonne entente, ceux-ci acceptent la couronne du bout des lèvres et refusent d'exécuter immédiatement Leptinès pour conserver un moyen de pression permanente contre le royaume séleucide et s'assurer qu'il respectera toujours les directives romaines ("L'ambassade envoyée par Démétrios Ier, conduite par Mènocharès, arriva à Rome avec la couronne de dix mille pièces d'or et le meurtrier de Cnaius Octavius. Le Sénat hésita longtemps sur le parti à prendre, et décida finalement de recevoir les ambassadeurs et d'accepter la couronne, mais refusa le prisonnier. […] Après avoir tué Cnaius Octavius, Leptinès s'était promené ostensiblement dans les rues de Laodicée en déclarant avoir rétabli la justice et avoir agi avec l'approbation des dieux. Quand Démétrios II avait pris le pouvoir, il s'était présenté spontanément pour lui dire de ne pas s'inquiéter du meurtre de [Cnaius] Octavius et le prier de ne pas punir les habitants de Laodicée, car il était disposé à se rendre en personne à Rome pour expliquer au Sénat avoir agi avec l'approbation des dieux. Sa résolution et son empressement à partir étaient tels, qu'on l'avait finalement emmené sans l'enchaîner et sans le garder. […] Devant le Sénat, Leptinès conserva son attitude première, il revendiqua clairement son crime devant chacun, convaincu que les Romains ne le puniraient pas. Et il eut gain de cause. Je pense que le Sénat estima que, tenant les coupables, il pouvait à loisir venger publiquement le meurtre de [Cnaius] Octavius, il choisit donc de garder ses griefs intacts pour se poser en accusateur au moment opportun. C'est pour cela qu'il se contenta de recevoir les ambassadeurs et leur répondit que les Romains “étaient bien disposés à l'égard de Démétrios Ier à condition que ses décisions royales satisfassent toujours le Sénat”", Polybe, Histoire, XXXII, fragments 2.4 à 3.13 ; "Son pouvoir affermi, Démétrios Ier envoya aux Romains une couronne valant dix mille pièces d'or pour les remercier des conditions dans lesquelles ils l'avaient entretenu comme otage, ainsi que Leptinès le meurtrier de [Cnaius] Octavius. Ils acceptèrent la couronne, mais ils refusèrent Leptinès pour garder un moyen de pression contre les Syriens", Appien, Histoire romaine XI.243 ; "Simultanément furent introduits les ambassadeurs envoyés par Démétrios Ier, la couronne de dix mille pièces d'or et les responsables enchaînés du meurtre de [Cnaius] Octavius. Le Sénat fut longtemps embarrassé, hésitant sur la réponse à apporter. Finalement le Sénat accepta la couronne, mais refusa ceux qu'on lui livrait avec elle, Isocratès et Leptinès", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 24 ; "L'ambassade envoyée aux Romains par Démétrios Ier reçut une réponse tortueuse et énigmatique : “Démétrios Ier sera traité en ami à condition que ses décisions royales satisfassent toujours le Sénat”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 366). Le règne de Démétrios Ier commence d'autant plus mal que, vers l'est, deux personnages influents refusent de le reconnaître : Timarchos et Hérakléidès. Le premier a été nommé gouverneur de la Mésopotamie par le défunt Antiochos IV, le second est le frère du premier ("[Antiochos IV] nomma Timarchos comme satrape de Babylone et Hérakléidès comme percepteur ["™pˆ ta‹j prosÒdoij", littéralement "préposé aux revenus"], deux frères qui étaient ses anciens gitons", Appien, Histoire romaine XI.235). Ces deux personnages machinent leur indépendance avec des complices plus ou moins actifs, dont Artaxias Ier le roi d'Arménie (nommé gouverneur de l'Arménie par Antiochos III, Artaxias a proclamé son indépendance après la défaite de son maître Antiochos III à la bataille de Magnésie en hiver -190/-189 contre Rome). Timarchos finit par contrôler toute la partie orientale du royaume séleucide ("Quand ils furent informés des mauvaises dispositions des Romains envers Démétrios Ier, les autres rois méprisèrent son royaume, de même que certains satrapes soumis à son autorité, parmi lesquels Timarchos. Celui-ci était originaire de Milet, il était un Ami du précédent roi Antiochos IV. Souvent envoyé à Rome, il corrompit le Sénat en s'y présentant avec beaucoup d'argent qu'il prodigua aux sénateurs les plus modestes, afin de les mettre de son côté, de les inciter à prendre des décisions étrangères à la vertu romaine. Il pourrit ainsi le Sénat avec son frère Hérakléidès, naturellement doué pour cette tâche. Celui-là se présenta comme satrape de Médie à Rome, il accusa Démétrios Ier, il persuada le Sénat de voter le sénatus-consulte suivant : “A Timarchos, pour [texte manque], qu'il soit le roi”. Stimulé par ce sénatus-consulte, [Timarchos] organisa en Médie une grande armée, il conclut aussi une alliance avec Artaxias Ier le roi d'Arménie contre Démétrios Ier. Puis, après avoir terrorisé et assujetti beaucoup de populations voisines par la force de son armée, il marcha vers Zeugma et prit le contrôle du royaume", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 31). Les numismates révèlent que Timarchos pousse l'audace jusqu'à battre sa propre monnaie à Ecbatane, avec la légende "BASILEWS MEGALOU TIMARCOU" ("Grand roi Timarchos"). Démétrios Ier réussit à le tuer, mais échoue à capturer son frère Hérakléidès ("[Démétrios Ier] prit le pouvoir après avoir exécuté Lysias et l'enfant [Antiochos V], chassé Hérakléidès et tué Timarchos le gouverneur de Babylonie qui gouvernait comme un scélérat et s'était révolté. Pour ce dernier acte, il reçut des Babyloniens le surnom “Soter” ["Swt»r/Sauveur"]", Appien, Histoire romaine XI.242). Ce dernier cherche un moyen de nuire à Démétrios Ier, il cherche des alliés, et trouve Attale II le roi de la principauté de Pergame, qui entretient à sa Cour un individu appelé "Balas" ressemblant à Antiochos IV et pouvant par conséquent être présenté comme un fils caché d'Antiochos IV, donc comme un rival légitime de Démétrios Ier ("Désirant vivement se venger de Démétrios Ier qu'il haïssait personnellement, le roi Eumène II fit venir un jeune homme dont la beauté du visage et l'âge rappelaient Antiochos V l'ancien roi de Syrie, vivant à Smyrne et se prétendant fils du roi Antiochos IV. Quand il arriva à Pergame, celui-ci reçut le diadème et le vêtement royal et fut conduit [par Attale II, fils et successeur de son père Eumène II mort en -159] à Zénophanès de Cilicie, un adversaire de Démétrios Ier ayant reçu une aide conséquente du roi Eumène II, et donc autant hostile à l'un que bien disposé envers l'autre. Ce dernier installa le jeune homme dans un fort de Cilicie et répandit la rumeur de son retour dans le royaume syrien de ses ancêtres dès que l'occasion se présenterait. Les peuples de Syrie, qui avaient entretenu des relations amicales avec les anciens rois, qui ne supportaient pas la dureté et l'énergie de Démétrios Ier à prélever des impôts, et qui étaient habitués aux changements, furent excités par l'espoir d'une transmission du pouvoir dans les mains d'un roi plus doux", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 32 ; "[Attale II] aida effectivement Alexandre [Balas] le [soi-disant] fils d'Antiochos IV à vaincre Démétrios Ier le fils de Séleucos IV", Strabon, Géographie, XIII, 4.2). Hérakléidès se rend à Rome accompagné de ce Balas, il le présente au Sénat comme une alternative à Démétrios Ier ("Au milieu de l'été [-154 ou -153], Hérakléidès arriva à Rome avec Laodicée [fille d'Antiochos IV] et Alexandre [Balas]. Pendant son séjour dans cette cité, il ne cessa pas d'inventer des fables et d'intriguer pour circonvenir les sénateurs [texte manque]", Polybe, Histoire, XXXIII, fragment 15.1-2). Et à nouveau le Sénat apporte son soutien verbal au prétendant, mais, de même qu'avec Ptolémée Physkon, avec les Galates, avec les juifs, sans lui apporter la moindre aide matérielle. Hérakléidès peut librement préparer son putsch depuis l'Italie, qui doit porter au pouvoir l'insipide Balas, qu'on rebaptise "Alexandre" en référence au conquérant pour lui donner un peu plus de présence et de charisme ("Hérakléidès, présent à Rome depuis un certain temps, se présenta devant le Sénat avec Laodicée et Alexandre [Balas]. Le jeune Alexandre [Balas] parla le premier, avec des termes mesurés, pour prier les Romains de se souvenir de l'amitié et de l'alliance conclue avec son père Antiochos IV et de l'aider à monter sur le trône, ou du moins de lui permettre de regagner son pays en autorisant ses partisans à agir pour qu'il recouvre le royaume paternel. Hérakléidès parla après lui, pour célébrer longuement les mérites d'Antiochos IV et dénigrer Démétrios Ier. Il dit en conclusion que la justice nécessitait le retour du jeune homme et de Laodicée dans leur pays puisqu'ils étaient les enfants d'Antiochos IV. Ce propos déplut aux sénateurs conscients de la mise en scène d'Hérakléidès, qui ne leur inspirait que du dégoût. Mais la majorité de l'assemblée fut séduite par les grimaces du personnage, et vota le sénatus-consulte suivant : “Alexandre et Laodicée, les enfants du roi [Antiochos IV] qui fut notre ami et notre allié, se sont présentés devant le Sénat et ont exposé leur cas. Le Sénat leur a donné toute liberté pour rentrer dans le royaume paternel et a décidé de leur accorder l'aide qu'ils demandent”. Hérakléidès leva immédiatement des mercenaires, et lança des appels à plusieurs personnalités [texte manque]. S'étant rendu à Ephèse, il prépara la réalisation du projet [texte manque]", Polybe, Histoire, XXXIII, fragment 18.6-14). Les témoignages concordent en effet sur le fait que cet Alexandre Balas est totalement creux, il est un pantin agité par les opposants à Démétrios Ier, il est la chose d'Hérakléidès et des rois qui lorgnent sur le royaume séleucide, dont Ptolémée VI qui se rendra compte après coup qu'Alexandre Balas n'a aucune personnalité, Attale II de Pergame et Ariarathès V de Cappadoce qui rêvent d'agrandir leur principauté en retour de ce putsch projeté, il est aussi le chiffon rouge agité par les Antiochiens contre Démétrios Ier, très déçus par son alcoolisme et sa méfiance à leur égard ("[Polybe] écrit aussi dans son livre XXXIII que Démétrios Ier, après avoir quitté secrètement Rome où il était retenu en otage, régna sur la Syrie, où il occupa la plus grande partie de ses journées à la boisson", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.9 ; "Protégés des attaques de Démétrios Ier par Ptolémée VI roi d'Egypte, par Attale II roi d'Asie et par Ariarathès V roi de Cappadoce, [les gens d'Antioche] poussèrent un jeune homme de la plus basse naissance appelé “Balas” à réclamer le trône de Syrie comme son héritage paternel, et, pour rendre l'affront plus sanglant, le surnommèrent “Alexandre” et le considérèrent fils du roi Antiochos IV. Démétrios Ier avait soulevé tant de haines que tous reconnurent l'autorité soi-disant royale et la soi-disant naissance illustre de son rival. Ainsi, par un surprenant retour de fortune, cet Alexandre [Balas] extrait de sa bassesse et appuyé des forces venues de presque tout l'Orient vint combattre Démétrios Ier et lui enleva le trône et la vie", Justin, Histoire XXXV.1). En -152, Alexandre Balas débarque à Ptolémaïs ("En l'an 160 [du calendrier séleucide, soit -152 du calendrier chrétien], Alexandre [Balas] le fils [prétendu] d'Antiochos IV remonta vers la Syrie et s'empara de Ptolémaïs grâce à la trahison de la garnison, lassée de l'arrogance distante de Démétrios Ier. Celui-ci vivait effectivement dans un palais défendu par quatre tours qu'il s'était fait bâtir près d'Antioche, il ne laissait personne approcher de lui, et ses négligences et son insouciance dans les affaires redoublaient la haine de ses sujets", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.35-36 ; "En l'an 160 [du calendrier séleucide, soit -152 du calendrier chrétien], Alexandre [Balas] le fils [prétendu] d'Antiochos IV Epiphane débarqua près de Ptolémaïs et s'empara de la cité. Les habitants le reconnurent comme roi. Informé, le roi Démétrios Ier rassembla des nombreuses troupes pour aller combattre Alexandre [Balas]", Maccabées 1 10.1-2). Commence alors une surenchère de promesses généreuses adressées par les deux adversaires Démétrios Ier et Alexandre Balas aux juifs, qui paraissent soudain dotés d'un poids politique qu'ils n'avaient pas jusqu'à cette date, ainsi que nous l'avons remarqué lors de notre étude de Maccabées 1 dans notre paragraphe précédent. Démétrios Ier accepte l'existence d'une armée juive autonome et de rendre les prisonniers juifs retenus dans l'Akra, forteresse de Jérusalem, capturés lors de la reprise en main de Judée par lui-même et son prédécesseur Antiochos V. Cela signifie que Démétrios Ier reconnaît l'autonomie de la Judée, même si celle-ci demeure attachée fiscalement à la couronne séleucide ("Démétrios Ier envoya à Jonatan un message de paix et lui promit des grands honneurs, en se disant : “Je dois me hâter de faire la paix avec Jonatan avant qu'il ne rejoigne Alexandre [Balas] contre moi et me rappelle tous les torts que j'ai commis contre lui, ses frères [Judas Maccabée et Simon] et son peuple”. Démétrios Ier autorisa Jonatan à rassembler une armée et à fabriquer des armes. Il lui proposa de devenir son allié. Il ordonna aussi qu'on lui rende les otages israélites emprisonnés dans la forteresse de Jérusalem. Jonatan se rendit alors à Jérusalem et lut la lettre du roi devant tout le peuple et les soldats de la forteresse, qui furent stupéfaits en entendant que le roi autorisait Jonatan à rassembler une armée. Les soldats de la forteresse lui rendirent les otages, qu'il remit à leurs parents. Jonatan s'établit à Jérusalem", Maccabées 1 10.3-10). Alexandre Balas, très probablement guidé par Hérakléidès, va plus loin : il reconnaît Jonatan Grand Prêtre du Temple de Jérusalem, poste vacant depuis la mort naturelle d'Elyakim/Alkimos en -159, et il lui envoie une couronne d'or, autrement dit il confirme l'autonomie de la Judée cédée par Démétrios Ier, avec Jonatan à sa tête qui devient supérieur à Attale II de Pergame, à Ariarathès V de Cappadoce et à tous les autres dignitaires des principautés autonomes anatoliennes puisqu'il cumule le pouvoir religieux et le pouvoir politique, contrairement à ces derniers qui n'ont que le pouvoir politique ("Le roi Alexandre [Balas] fut informé de la lettre de promesses de Démétrios Ier à Jonatan, on lui raconta aussi les combats et les exploits de Jonatan et de ses frères [Judas Maccabée et Simon], et les torts qu'ils avaient subis. Le roi s'exclama : “Cet homme est inespéré, il doit être notre ami et notre allié !”. Il lui envoya la lettre suivante : “Le roi Alexandre salue son frère Jonatan. J'ai entendu parler de toi. Tu es un homme courageux et tu mérites d'être un de mes Amis. C'est pourquoi je te nomme aujourd'hui Grand Prêtre de ton peuple et je te donne le titre d'Ami royal. Désormais tu devras suivre mon parti et rester mon Ami”. Avec cette lettre, le roi lui envoya le vêtement rouge de cérémonie et une couronne d'or. C'est ainsi que Jonatan revêtit les habits de Grand Prêtre lors de la fête de Soukkot le septième mois de l'an 160 [du calendrier séleucide, soit octobre -152 du calendrier chrétien]", Maccabées 1 10.15-21). En réponse, Démétrios Ier va encore plus loin, il perd même complètement la tête. Il écrit une lettre délirante, preuve qu'il est aux abois, adressée au peuple juif et non plus à Jonatan, espérant retourner à son profit celui-là contre celui-ci, dans laquelle il déclare en son nom et aux noms de ses successeurs séleucides renoncer définitivement à toute autorité fiscale et militaire sur Jérusalem, qu'il déclare cité sainte, ce qui revient à accorder à la Judée son autonomie, à reconnaître son régime théocratique avec Jérusalem comme capitale, qu'il agrandit en lui cédant plusieurs territoires tirés de son propre royaume séleucide : trois districts de Samarie, la cité côtière de Ptolémaïs (qui est alors contrôlée par Alexandre Balas : Démétrios Ier donne publiquement cette cité qu'il ne possède pas dans le secret espoir que les juifs tenteront de la conquérir en éliminant Alexandre Balas et ses complices !), et aussi la Galilée où vivent probablement beaucoup de nazaréens favorables à Jonatan, comme nous le verrons dans notre alinéa suivant ("Quand Démétrios Ier apprit [les avances d'Alexandre Balas envers Jonatan], il fut contrarié : “Alexandre [Balas] m'a devancé, il a réussi à s'attirer l'amitié des juifs et a renforcé ainsi sa position ! Je dois leur réécrire pour solliciter leur appui avec des honneurs et des récompenses ! Je veux qu'ils m'aident !”. Il leur envoya donc le message suivant : “Le roi Démétrios Ier salue le peuple juif. […] Dès maintenant je vous libère de l'obligation de payer les impôts réguliers, la taxe sur le sel et les impôts royaux spéciaux. Cette exemption s'étend à tous les juifs. Dès maintenant je vous dispense définitivement du prélèvement du tiers des moissons et de la moitié des fruits récoltés. Cette exemption s'applique aujourd'hui pour toujours en faveur de la Judée, des trois districts samaritains qui lui sont annexés et de la Galilée. Jérusalem est considérée comme cité sainte, elle est donc dispensée de l'impôt, ainsi que son territoire, je ne toucherai pas au dixième des revenus et des taxes qui lui reviennent. Je renonce par ailleurs à mes droits sur la forteresse de Jérusalem, je la confie à l'autorité du Grand Prêtre qui l'occupera avec les hommes de son choix. […] Les trois districts de Samarie annexés à la Judée formeront avec un seul territoire placé sous l'autorité unique du Grand Prêtre. Je donne Ptolémaïs et son territoire au Temple de Jérusalem, pour que le revenu ainsi obtenu serve à payer les dépenses du culte”", Maccabées 1 10.22-39). Cette lettre est si prodigue que les juifs soupçonnent Démétrios Ier de vouloir les rouler, et prennent finalement parti pour Alexandre Balas ("Quand Jonatan et le peuple prirent connaissance de ces promesses de Démétrios Ier, ils refusèrent d'y croire et les méprisèrent, se souvenant que ce roi avait causé beaucoup de dommages à Israël et les avait toujours opprimés. Ils préférèrent donner leur confiance à Alexandre [Balas] qui, le premier leur avait adressé des vraies propositions de paix", Maccabées 1 10.46-47), mais Jonatan la conserve précieusement, prévoyant qu'elle pourra lui servir dans un avenir plus ou moins proche. Une bataille a lieu dans l'hiver -151/-150, elle s'achève par la défaite de Démétrios Ier, qui est tué, et par la victoire d'Alexandre Balas, qui devient le nouveau roi séleucide ("Le roi Alexandre [Balas] rassembla de nombreuses troupes et s'avança contre Démétrios Ier. Les deux rois engagèrent le combat. Les soldats d'Alexandre [Balas] s'enfuirent. Démétrios Ier les poursuivit et prit l'avantage. La bataille dura sans relâche jusqu'au coucher du soleil. Mais finalement Démétrios Ier fut tué", Maccabées 1 10.48-50). Parmi l'entourage du nouveau roi, outre Hérakléidès, on remarque la présence de Hiérax que nous avons déjà mentionné, qui se retournera finalement contre lui, et Diodotos, plus connu sous son surnom "Tryphon", futur meurtrier et usurpateur d'Antiochos VI ("Le roi de Syrie Alexandre [Balas], qui était faible de caractère et n'avait aucune capacité pour la dignité royale, confia l'administration à Hiérax et à Diodotos", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 308). La présence de ces personnages très louches à la Cour d'Antioche prouvent que le nouveau roi n'a aucune qualité pour la fonction qu'il occupe, il ne subodore pas que ceux-ci sont des traîtres en puissance, il les laisse lui dicter sa conduite. Ce sont probablement eux qui, conscient qu'Alexandre Balas n'est pas crédible comme roi, tentent de renforcer sa légitimité en le poussant à réclamer la main de Cléopâtre Thea, fille de Ptolémée VI et de Cléopâtre II, comme on l'a raconté plus haut. Finalement, Alexandre Balas est lâché très vite par tout le monde. Démétrios fils de Démétrios Ier, soutenu par des mercenaires crétois, et aussi par Ptolémée VI qui regrette d'avoir cédé sa fille Cléopâtre Thea, entre dans Antioche dès -145, où il est reconnu nouveau roi "Démétrios II Nikator" par la population dans les circonstances que nous avons dites précédemment : Ptolémée VI, qui convoite pourtant le Levant, y renonce "pour ne pas provoquer la jalousie des Romains" selon Flavius Josèphe (Antiquités juives XIII.114 : Ptolémée VI ne veut pas rejouer le rôle hégémonique d'Antiochos IV qui a mécontenté Rome en -168), et aussi parce qu'il redoute la versatilité des Antiochiens (qui ont soutenu Démétrios Ier avant-hier, avant de soutenir Alexandre Balas hier, avant de soutenir Démétrios II aujourd'hui), il se contente de reconnaître Démétrios II comme son pair et lui donne Cléopâtre Thea en mariage, qu'il a reprise à Alexandre Balas en fuite. Ce dernier est tué peu après le putsch de Démétrios II, comme on l'a vu plus haut. La mort accidentelle de Ptolémée VI permet à Démétrios II de rester seul maître du Levant, un maître peu reconnaissant envers les soldats lagides l'ayant porté au pouvoir puisqu'il les chasse en leur spoliant leurs armes et leurs éléphants ("Démétrios Ier avait envoyé à Cnide ses deux fils avec un riche trésor pour les préserver des périls de la guerre et en faire des vengeurs éventuels en cas de mauvais sort. Démétrios, l'aîné de ces princes, parvenu à l'adolescence, constata qu'Alexandre [Balas], élevé à une grandeur qui lui était étrangère sans y avoir été préparé, était enchaîné dans les débauches et l'oisiveté parmi ses courtisanes. Il l'attaqua à l'improviste avec l'aide des Crétois. Les Antiochiens s'offrirent à lui, effaçant ainsi le tort qu'ils avaient commis envers son père. Attirés par sa jeunesse, les soldats qui pour un maître orgueilleux avaient sacrifié leur premier serment envers son père, se déclarèrent aussi pour lui. Renversé par le sort aussi vite qu'il s'était élevé, Alexandre [Balas], vaincu dès le premier combat, expia de son sang la mort de Démétrios Ier et son mensonge envers Antiochos IV dont il se prétendait le fils", Justin, Histoire XXXV.2 ; "Alexandre [Balas] fut chassé par Démétrios II fils de Démétrios Ier Soter qui, pour cette victoire sur le bâtard, fut surnommé “Nikator” ["Nik£twr/Vainqueur"] par les Syriens", Appien, Histoire romaine XI.355 ; "Démétrios II surnommé “Nikator”, inaugura son nouveau pouvoir en maltraitant les soldats du roi Ptolémée VI, oubliant que celui-ci l'avait soutenu et même intégré à sa famille en lui donnant Cléopâtre [Thea] comme épouse. Pour échapper à ces persécutions, les soldats s'enfuirent vers Alexandrie, mais Démétrios II resta maître des éléphants", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.120 ; "Le royaume d'Egypte étant affaibli [par la mort de Ptolémée VI et sa difficile succession], Démétrios II resta seul et se crut délivré de tout danger. Méprisant les prévenances habituelles envers le peuple et de plus en plus dur dans ses commandements, il finit par devenir un tyran cruel et se livra à des excès violant toute justice", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 309). C'est sans doute à cette occasion que le stratège Hiérax, pour éviter d'être puni par Démétrios II en raison de son implication aux côtés d'Alexandre Balas dans le renversement de Démétrios Ier, choisit de s'exiler vers l'Egypte et de se mettre au service de Ptolémée Physkon contre le stratège Galaistès demeuré fidèle à Ptolémée VI et au prince Ptolémée VII, comme on l'a vu aussi plus haut. C'est probablement encore à cette occasion que Diodotos, futur "Tryphon", également compromis avec Alexandre Balas, choisit la circonspection en applaudissant publiquement le couronnement de Démétrios II tout en veillant de loin à la préservation du jeune Antiochos, fils d'Alexandre Balas né peu avant la destitution de son père, confié à un scheik arabe, comme on le verra juste après. Hérakléidès quant à lui disparaît des textes : est-il mort pendant le règne d'Alexandre Balas ? meurt-il lors du putsch de Démétrios II contre Alexandre Balas ? Mystère. Pour Jonatan, qui a acquis une autonomie politique et religieuse en jouant habilement des faiblesses des précédents souverains séleucides, ce changement de roi est une nouvelle aubaine pour accroître son influence. Démétrios II se présente comme l'héritier légitime de son père Démétrios Ier, Jonatan s'empresse donc de demander à celui-ci l'application des promesses consignées par celui-là naguère dans la lettre délirante que nous avons évoquée, gardée précieusement en attendant que l'opportunité se présente : le renoncement définitif de toute autorité fiscale et militaire séleucide sur Jérusalem, c'est-à-dire la reconnaissance de facto de l'autonomie d'Israël, et la cession des trois districts de Samarie, de Ptolémaïs et de la Galilée. Certain de son bon droit, Jonatan entame le siège de l'Akra, siège de la garnison séleucide de Jérusalem. Informé, Démétrios II est d'abord furieux, mais il se ravise vite, piégé par la lettre de son père Démétrios Ier dont il se réclame. Il confirme l'autonomie d'Israël promise par Démétrios Ier ("Jonatan rassembla des Judéens pour s'emparer de la forteresse de Jérusalem. Il construisit des machines de guerres pour l'attaquer. Quelques juifs infidèles à la Loi, qui haïssait leur peuple, allèrent chez le roi Démétrios II pour l'informer que Jonatan assiégeait la forteresse. Cette nouvelle provoqua la colère du roi. Il décida de se rendre aussitôt à Ptolémaïs et écrivit à Jonatan de cesser le siège de la forteresse pour venir l'y rejoindre immédiatement s'entretenir avec lui. Dès qu'il reçut cette lettre, sans cesser le siège, Jonatan choisit plusieurs chefs israélites et plusieurs prêtres et se risqua à aller chez le roi à Ptolémaïs, en emportant avec lui de l'argent, de l'or, des vêtements et beaucoup d'autres cadeaux. Il gagna ainsi la bienveillance de Démétrios II. En dépit des Israélites infidèles à la Loi qui avaient accusé Jonatan, le roi le traita comme ses prédécesseurs l'avaient fait : il le couvrit d'honneurs devant tous les Amis royaux, confirma son titre de Grand Prêtre et tous ses privilèges reçus précédemment, et le considéra comme le premier des Amis royaux", Maccabées 1 11.20-27 ; "[Démétrios II] remit à Jonatan le document suivant : “Le roi Démétrios II salue son frère Jonatan et le peuple juif, et lui donne la copie de la lettre écrite à votre sujet à son parent royal Lasthénès afin de vous en informer : « Le roi Démétrios II salue son vénérable parent Lasthénès. J'ai décidé de récompenser le peuple juif pour sa loyauté envers moi. Les juifs sont nos amis et remplissent leurs devoirs envers nous. Je leur confirme donc leurs droits sur la Judée et les trois districts d'Aphéréma, de Lydda et de Ramataïm, qui sont détachés de la Samarie et annexés à la Judée. Tous ceux qui vont offrir des sacrifices à Jérusalem ne paieront plus désormais les taxes royales demandées annuellement sur la terre et les fruits, ainsi que les autres impôts qui me sont dus : le dixième des revenus, la taxe sur le sel et les impôts royaux spéciaux. Aucune de ces décisions ne pourra être annulée, ni maintenant ni plus tard. Une copie de la présente lettre est remise à Jonatan, qui devra la placer à un endroit bien visible sur la colline du Temple »”", Maccabées 1 11.29-37). Les Antiochiens protestent aussitôt, avec raison : les juifs conduits par Jonatan attaquent leurs compatriotes grecs cantonnés dans l'Akra de Jérusalem, et ils sont récompensés par Démétrios II qui leur accorde l'autonomie, résultat les Antiochiens devront payer davantage d'impôts pour compenser la perte des contributions juives, eux qui ont pourtant aidé Démétrios II à accéder au trône en renversant Alexandre Balas ! Démétrios II est doublement piégé : entre d'un côté l'obligation d'amputer une partie du royaume séleucide au profit de Jonatan pour respecter les promesses de son père Démétrios Ier dont il se prétend l'héritier fidèle, et de l'autre côté les grognements des Antiochiens qui l'ont porté au pouvoir s'estimant aujourd'hui trahis en le voyant pactiser avec Jonatan, il n'a pas d'autre choix pour maintenir l'ordre que… d'appeler à l'aide Jonatan pour mâter les Antiochiens qui grognent ! Il perd ainsi toute crédibilité ("Environ cent vingt mille habitants s'étaient rassemblés dans le centre d'Antioche pour se débarrasser de Démétrios II, qui s'était réfugié dans son palais. La foule envahit les rues et commença à attaquer. Le roi appela les juifs à son secours, qui accoururent tous. Ils se répandirent dans la ville et massacrèrent au moins cent mille personnes, provoquèrent des incendies et s'emparèrent d'un important butin. C'est ainsi que le roi fut sauvé", Maccabées 1 11.45-48 ; "[Démétrios II] lança contre les habitants [d'Antioche] une troupe considérable de mercenaires [d'origines diverses, mais majoritairement les Crétois qui l'ont porté au pouvoir et les juifs de Jonatan] pour les désarmer. Contre ceux qui refusaient de livrer leurs armes, il appliqua la loi du plus fort en exécutant les uns et en massacrant les autres dans leur maison avec femmes et enfants. A l'occasion du chaos généré par ce désarmement, une grande partie de la ville flamba. Après avoir puni un grand nombre d'accusés il confisqua leurs biens au profit du trésor royal. La peur et la haine poussa beaucoup d'Antiochiens à fuir leur patrie. Ils errèrent à travers la Syrie, épiant le moment d'attenter au roi", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 309). L'aventurier Diodotos sent son heure venue. Constatant que l'armée séleucide est aussi mécontente que les Antiochiens maltraités (les soldats séleucides sont solidaires de leurs camarades abandonnés dans l'Akra de Jérusalem, et ils n'acceptent pas d'avoir été écartés au profit des mercenaires crétois et des juifs pour rétablir l'ordre dans Antioche), il se rend chez le scheik arabe (au nom incertain, les auteurs grecs peinent à helléniser son étymon consonantique sémitique [mlk] désignant toute chose ou tout individu possédant une autorité spirituelle et/ou politique ; ce scheik arabe "Mlk" est-il le fils du scheik "Zabdiel/Zabeilos" installé à Abai/Zabadani près de Damas, qui en -145 a trahi Alexandre Balas en le tuant et en offrant sa tête à Ptolémée VI ?) tuteur du très jeune Antiochos, âgé de seulement deux ans selon Tite-Live, dans l'intention d'emmener ce dernier à Antioche et de l'y couronner nouveau roi ("Tryphon, qui avait soutenu précédemment Alexandre [Balas], constata que toute l'armée critiquait Démétrios II. Il se rendit chez l'Arabe Eimalkouai ["E„malkouaˆ"] qui élevait Antiochos le jeune fils d'Alexandre [Balas], pour le convaincre de le lui confier afin qu'il prît la succession de son père", Maccabées 1 11.39-40 ; "Diodotos d'Apamée surnommé “Tryphon”, ancien stratège d'Alexandre [Balas], vit le mécontentement des soldats contre Démétrios II. Il se rendit auprès du chef arabe Malchos ["M£lcoj"] qui élevait Antiochos le fils d'Alexandre [Balas], l'informa du mécontentement de l'armée à l'encontre de Démétrios II, et le pressa de lui confier Antiochos pour, dit-il, lui rendre le trône de son père en le faisant roi. Malchos, méfiant, résista d'abord. Beaucoup plus tard, sur les insistances de Tryphon, il se laissa convaincre et lui confia l'enfant qu'il demandait", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.131-132 ; "Un certain Diodotos surnommé “Tryphon”, qui jouissait d'une grande considération parmi les Amis du roi, voyant la fièvre populaire et la haine vouée à Démétrios II, se révolta contre lui et trouva beaucoup de gens pour s'associer à son projet [texte manque]. […] Il s'allia au chef arabe Iamblichos ["I£mblicoj"] qui gardait Antiochos dit “Epiphane”, le jeune fils d'Alexandre [Balas]. Il ceignit ce dernier du diadème et l'entoura d'une suite royale, dans l'intention de le ramener dans le royaume paternel, calculant que la foule, désireuse de changement en raison de l'équité des rois précédents et des crimes du roi actuel, installerait avec enthousiasme ce garçon sur le trône. Il rassembla d'abord un petit contingent, il installa son camp près de la cité de Chalcis à la frontière de l'Arabie, qui pouvait nourrir sa troupe et assurer sa sécurité. En s'appuyant sur cette position, il rallia à sa cause les populations voisines et se prépara à la guerre. Démétrios II au début le considéra comme un vulgaire brigand et ordonna à ses soldats de le capturer. Mais celui-ci acquis une puissance extraordinaire en masquant son ambition personnelle derrière le rétablissement du garçon, il décida d'envoyer contre lui un stratège [texte manque]", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 39). Commence alors une période extrêmement trouble. Installé sur le trône grâce à Diodotos, qui se fait désormais appeler "Tryphon" ("TrÚfwn/le Magnifique"), et grâce aux Antiochiens, le jeune enfant Antiochos VI qui commence seulement à marcher règne en théorie. En réalité, Diodotos/Tryphon est évidemment le vrai détenteur du pouvoir, comme le prouvent les monnaies d'Antiochos VI portant le trigramme "TPY" de "Tryphon", et ce pouvoir se limite à Antioche et à ses alentours immédiats, Démétrios II garde le contrôle de l'intérieur des terres et même d'une partie de la côte levantine (par exemple, aucune monnaie au nom d'Antiochos VI et de Tryphon n'a été retrouvée à Tyr et à Sidon, cela suppose que ces deux cités restent fidèles à Démétrios II : "Les cruautés et les tortures commises par Démétrios II sur les siens révoltent un de ses sujets nommé Diodotos, qui revendique le trône pour le fils d'Alexandre [Balas] âgé de deux ans. Démétrios II, vaincu dans un combat, s'enfuit à Séleucie [Séleucie-de-Piérie, port d'Antioche]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LII ; "Tryphon revint avec Antiochos VI qui, bien que très jeune, fut nommé roi et couronné. Toutes les troupes envoyées par Démétrios II se rallièrent à Antiochos VI. Elles combattirent Démétrios II qui fut vaincu et dut s'enfuir. Tryphon s'empara des éléphants de combat et devint le maître d'Antioche", Maccabées 1 11.54-56). Les relations entre Démétrios II et Jonatan deviennent confuses. Les deux hommes ont été très proches puisque le premier a reconnu l'autonomie du second, et le second est venu avec un contingent à Antioche pour sauver le premier contre les habitants révoltés. Le putsch de Tryphon devrait renforcer leurs liens, or non : Maccabées 1 dit que Démétrios II est battu par Jonatan dans la plaine d'Hassor au nord du lac de Galilée (Maccabées 1 11.63-74), et qu'il menace Jonatan à Hamath/Hama avant de s'enfuir (Maccabées 1 12.24-30). Démétrios II juge-t-il que sa trop grande proximité avec Jonatan par le passé est la cause de ses malheurs, et inverse-t-il sa diplomatie pour tenter de se racheter aux yeux des Antiochiens ? Tryphon, désireux d'abattre Jonatan, lui envoie une lettre rassurante afin d'endormir sa méfiance : au nom d'Antiochos VI, il confirme son titre de Grand Prêtre du Temple de Jérusalem et la cession des territoires de Samarie et de Galilée ("Le jeune Antiochos VI écrivit à Jonatan : “Je te confirme ta fonction de Grand Prêtre, ta position à la tête des quatre districts et ton titre d'Ami du roi”", Maccabées 1 11.57). Mais Jonatan n'est que moyennement rassuré, car cette lettre ne fait aucune allusion aux renoncements fiscaux consentis par Démétrios II quelques mois plus tôt, autrement dit Israël reste une entité aux pouvoirs étendus mais non autonome. La preuve : la même lettre désigne Simon frère de Jonatan comme "stratège" ("strathgÒj") de la côte entre Tyr et le royaume lagide (Maccabées 1 11.59 ; Tryphon retourne là contre Démétrios II le procédé utilisé naguère par Démétrios Ier contre Alexandre Balas : Démétrios Ier avait cédé Ptolémaïs non pas à Jonatan mais "au peuple juif" dans l'espoir que celui-ci la subtilise à Alexandre Balas qui y était retranché et affaiblisse Jonatan, de même Tryphon cède la côte levantine non pas à Jonatan mais à son frère Simon dans l'espoir que celui-ci la subtilise à Démétrios II qui s'y est réfugié et affaiblisse Jonatan), autrement dit Jonatan redevient un simple sujet de la couronne séleucide, et son frère Simon devient un simple lieutenant aux ordres du colonel Tryphon. Le renversement diplomatique de Démétrios II contre Jonatan s'explique-t-il aussi par cette nomination de Simon que Jonatan, toujours opportuniste, envoie rapidement prendre ses fonctions sur la côte entre Tyr et la frontière lagide (Maccabées 1 11.60-62 ; aux versets 33-34 chapitre 12 de Maccabées 1, on apprend que Simon se précipite à Joppé/Jaffa parce que les habitants ont manifesté leur sympathie pour Démétrios II) ? Coincé entre d'un côté Tryphon qui se sert de lui via Simon pour accaparer la côte encore aux mains de Démétrios II, et de l'autre côté Démétrios II qui veut l'abattre autant pour regagner l'estime des Antiochiens que pour le punir d'accepter les avances intéressées de Tryphon, Jonatan est dans une situation très inconfortable. Voilà pourquoi il renvoie une ambassade à Rome (Maccabées 1 12.1-4) : il espère en obtenir enfin une aide militaire ou du moins politique à la fois contre Démétrios II et contre Antiochos VI et son tuteur Tryphon. Sa solitude est telle qu'il députe même vers les Spartiates en leur demandant leur secours en vertu de leur très lointaine parenté sémitique minoenne (Maccabées 1 12.5-23). En -143, sous le consulat de Lucius Caecilius Metellus, Rome adresse enfin un soutien politique clair aux juifs, sous forme d'une menace de représailles adressée à plusieurs cités et à plusieurs rois, dont Démétrios II, pour les dissuader de nuire aux intérêts des juifs ("Numénios et ses compagnons revinrent de Rome avec des lettres pour des rois de plusieurs pays, portant le texte suivant : “Lucius [Caecilius Metellus] consul des Romains salue le roi Ptolémée VIII [Physkon]. Des ambassadeurs juifs sont venus chez nous en amis et en alliés pour renouveler le traité d'alliance et d'amitié déjà conclu avec eux. Envoyés par le Grand Prêtre Simon et par le peuple juif, ils apportaient un bouclier d'or de mille mines. Nous avons convenu d'adresser une lettre pour des rois de plusieurs pays. Nous leur demandons de ne pas chercher à nuire aux juifs, de ne pas les attaquer, eux, leurs cités ou leur pays, de ne pas s'allier à ceux qui les combattent. Nous avons accepté le bouclier qu'ils nous ont offert. Si des traîtres s'enfuient de leur pays pour se réfugier chez vous, livrez-les au Grand Prêtre Simon afin qu'il les punisse selon leur Loi”. Le consul Lucius adressa la même lettre au roi Démétrios II, à Attale II, à Ariarathès V, à Arsacès V[-Mithridate Ier], et aux endroits suivants : à Samsamé, à Sparte, à Délos, à Myndos, à Sicyone, à la Carie, à Samos, à la Pamphylie, à la Lycie, à Halicarnasse, à Rhodes, à Phasélie, à Kos, à Sidé, à Arados, à Gortyne, à Cnide, à Chypre et à Cyrène. Une copie de cette lettre fut envoyée aussi au Grand Prêtre Simon", Maccabées 1 15.15-24). Tryphon, qui n'est pas mentionné dans cette circulaire romaine, tombe le masque : après avoir attiré Jonatan à lui avec un discours mielleux, il le capture sans ménagement à Ptolémaïs et l'emprisonne ("[Tryphon] chercha un moyen de capturer [Jonatan] et de l'assassiner. Il se mit en route pour Beth-Shéan. Jonatan partit à sa rencontre avec quarante-mille hommes entrainés au combat. Quand il arriva à son tour à Beth-Shéan, Tryphon vit la grande armée qui l'accompagnait, il n'osa pas employer la force contre lui. Il le reçut de manière solennelle, lui donna des cadeaux, le présenta à tous ses Amis et leur ordonna, ainsi qu'à ses soldats, d'obéir à Jonatan comme à lui-même. Il demanda ensuite à Jonatan : “Pourquoi as-tu imposé ces fatigues à ton armée entière alors que nous ne sommes pas en guerre ? Renvoie donc tes soldats chez eux, choisis-en toi-même quelques-uns comme escorte et viens avec moi à Ptolémaïs. Je te livrerai cette cité et les autres forteresses avec les troupes et les fonctionnaires qui y sont encore. C'est pour cela que je suis venu ici. Ensuite je partirai”. Jonatan crut Tryphon et lui obéit : il renvoya son armée vers la Judée, ne gardant que trois mille soldats. Il laissa deux mille d'entre eux en Galilée, et les mille autres l'accompagnèrent. Mais dès qu'il fut entré dans Ptolémaïs, les habitants refermèrent les portes de la ville, s'emparèrent de Jonatan et massacrèrent tous ceux qui étaient entrés avec lui", Maccabées 1 12.40-48). Simon le frère de Jonatan prend la tête des Israélites ("Simon apprit que Tryphon avait rassemblé des troupes nombreuses pour dévaster la Judée. Quand il vit que le peuple tremblait de peur, il monta à Jérusalem et réunit les juifs. Il s'efforça de les rassurer en leur disant : “Vous savez tout ce que mes frères et moi, toute ma famille, avons fait pour défendre nos lois et le Temple. […] Maintenant je suis seul. Je n'essaierai pas de sauver ma vie au moment du danger : ma vie n'est pas plus précieuse que celle de mes frères. Je prendrai la défense de mon peuple, du Temple, de vos femmes et de vos enfants, contre la haine des païens qui se sont alliés pour nous exterminer”. Ces paroles de Simon ranimèrent aussitôt le courage de la foule, et les juifs lui répondirent en criant : “C'est toi notre chef désormais, à la place de tes frères Judas [Maccabée] et Jonatan ! Conduis-nous au combat et nous ferons tout ce que tu nous diras !”", Maccabées 1 13.1-9). Alors Tryphon assassine Jonatan qui ne lui sert plus à rien ("Les hommes qui occupaient la forteresse de Jérusalem envoyaient des messages à Tryphon, le suppliant de venir rapidement par la route du désert et de leur envoyer des vivres. Tryphon prépara sa cavalerie pour cette expédition, mais une tempête de neige nocturne l'en empêcha. Il prit alors la direction du pays de Galaad. Quand il arriva près de Baskama ["Baskam©", hellénisation de "Beth-Sekma", aujourd'hui le site archéologique de Tel-Shiqmonah au pied du mont Carmel, sur la côte nord-ouest d'Haïfa en Israël], il fit assassiner Jonatan", Maccabées 1 13.21-23). Cet acte pousse Simon à apaiser les tensions avec Démétrios II. Ce dernier, conscient que la mort de Jonatan renforce Tryphon, accepte la paix proposée par Simon en confirmant son renoncement à tout droit fiscal et militaire sur Israël, c'est-à-dire en reconnaissant l'autonomie d'Israël. C'est ainsi qu'un Etat d'Israël renaît en -142, avec Simon, fils de l'Asmonéen Matatias et frère de Judas Maccabée et de Jonatan, comme "hégémon" et Grand Prêtre ("[Simon] choisit des ambassadeurs et les envoya demander au roi Démétrios II de renoncer au prélèvement de l'impôt sur la Judée ravagée par Tryphon. Démétrios II répondit à Simon en tenant compte de sa demande, dans une lettre ainsi rédigée : “Le roi Démétrios II salue Simon, Grand Prêtre et Ami royal, ainsi que les anciens et le peuple juif. J'ai reçu la couronne d'or et la palme que vous m'avez envoyées en cadeau. Je suis prêt à signer avec vous un traité de paix général et à écrire aux fonctionnaires de vous consentir des exemptions d'impôt. Tout ce que je vous ai déjà accordé, est confirmé. Les forteresses que vous avez bâties, vous appartiennent. Je vous pardonne les erreurs et les fautes que vous avez commises jusqu'à ce jour. Vous ne devez plus l'impôt royal spécial, et toutes les autres taxes perçues à Jérusalem ne seront plus exigées désormais […]”. C'est ainsi qu'en l'an 170 [du calendrier séleucide, soit -142 du calendrier chrétien], Israël fut enfin libéré de la domination des peuples païens, et que les actes et les contrats commencèrent à être datés de la façon suivante : “En l'an 1 de l'instauration de Simon comme Grand Prêtre, stratège et hégémon des juifs”", Maccabées 1 13.34-42 ; insistons bien sur le fait que cet Etat d'Israël de -142 est une principauté autonome sous la surveillance du royaume séleucide, ce n'est pas encore un royaume indépendant, qu'il deviendra en -104 avec Aristobule Ier petit-fils de Simon, en -142 Simon n'est pas "roi" mais simplement "hégémon/¹gemèn" des Israélites, c'est-à-dire "conducteur, guide, commandant" en grec). Démétrios II très affaibli se tourne vers l'est. Des bouleversements agitent à cette époque tout le centre du continent asiatique, comme nous l'avons rappelé dans notre paragraphe introductif. Les Xiongnu, ancêtres des Huns, bousculent les Yuezhi/Tochariens, ancêtres des Ouïghours, qui à leur tour bousculent les Scythes saces, qui à leur tour bousculent les Grecs de Bactriane et les Parthes alors dirigés par Arsacès V-Mithridate Ier. Ce dernier réussit à s'imposer aux Grecs de Bactriane à l'est ("Deux grands hommes, [Arsacès V-]Mithridate Ier chez les Parthes et Eucratidès en Bactriane, montèrent en même temps sur le trône. Secondés par la fortune, sous l'influence d'[Arsacès V-]Mithridate Ier, les Parthes parvinrent au plus haut degré de puissance. Les Bactriens quant à eux, fatigués par des longues guerres, y perdirent leur force et leur liberté : affaiblis par les coups des Sogdiens, des Drangianiens, des Indiens, ils tombèrent comme épuisés devant les Parthes, jusqu'alors plus faibles qu'eux. […] Tel était l'état de la Bactriane, lorsque la guerre éclata entre les Mèdes et les Parthes. Après des succès incertains, la victoire resta finalement aux Parthes. [Arsacès V-]Mithridate Ier confia à Bacasis le gouvernement de la Médie, et, renforcé par ses nouveaux alliés, marcha personnellement contre l'Hyrcanie. A son retour, il fit la guerre au roi des Elymaiens, le vainquit, et joignit ce pays à son empire. Par ces nombreuses conquêtes, il étendit la domination des Parthes depuis la chaîne du Caucase aux rives de l'Euphrate", Justin, Histoire XLI.6). Puis il se tourne naturellement vers les Grecs du royaume séleucide à l'ouest. Les numismates indiquent que c'est précisément à cette époque, dans le troisième quart du IIème siècle av. J.-C., que les ateliers de Séleucie-sur-le-Tigre et d'Antiochos-Charax en Mésopotamie cessent de battre des monnaies à l'effigie des rois séleucides. Les Grecs de ces provinces orientales appellent au secours leurs compatriotes du Levant. Démétrios II calcule que des victoires contre les Parthes lui permettraient de redorer son blason en le replaçant dans la lignée de son arrière grand-père Antiochos III et de son aïeul fondateur Séleucos Ier, auteurs d'anabases qui leur ont apporté gloire et richesse, il calcule aussi qu'avec ce blason redoré il pourrait ensuite revenir vers le Levant et chasser l'usurpateur Tryphon. Il rassemble donc les dernières troupes demeurées fidèles et se lance dans l'aventure. Mais il est vite battu, capturé, et emmené en résidence surveillée en Hyrcanie (sur les bords de la mer Caspienne). Ainsi débarrassé de son rival, Tryphon juge qu'il peut régner seul : il tue l'enfant Antiochos VI en prétextant une opération médicale mal conduite, et se couronne roi en affirmant vouloir protéger les Antiochiens contre la vengeance prévisible d'Antiochos le frère de Démétrios II. Cet événement date de -140 ("En 172 [du calendrier séleucide, soit -140 du calendrier chrétien], le roi Démétrios II rassembla ses troupes et partit pour la Médie afin d'y chercher de l'aide pour combattre Tryphon. Quand Arsacès V[-Mithridate Ier], qui régnait sur la Perse et sur la Médie, apprit que Démétrios II avait pénétré sur ses terres, il envoya un de ses généraux avec un contingent pour le prendre vivant. Le général partit, il battit l'armée de Démétrios II, le captura, et l'amena à Arsacès V[-Mithridate Ier], qui l'emprisonna", Maccabées 1 14.1-3 ; "[Démétrios II] vint en Mésopotamie avec l'intention de reconquérir Babylone et les satrapies de l'intérieur, et, partant de là, de recouvrer tout son royaume. Les Grecs et les Macédoniens qui habitaient ces pays en effet lui envoyaient constamment des députés pour lui promettre leur soumission et leur aide contre Arsacès V[-Mithridate Ier] le roi des Parthes. Exalté par cet espoir, il se dirigea vers eux pour battre les Parthes et réunir des forces suffisantes afin de chasser ensuite Tryphon de Syrie. Reçu avec empressement par les habitants du pays, il réunit des troupes et attaqua Arsacès V[-Mithridate Ier], mais il perdit finalement toute son armée et fut capturé vivant", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.184-186 ; "[Démétrios II] résolut d'aller combattre les Parthes. Les peuples d'Orient se réjouirent de sa venue, car ils détestaient la cruauté d'Arsacès V[-Mithridate Ier] le roi des Parthes, ils étaient habitués depuis longtemps à la tutelle des Macédoniens et supportaient mal l'arrogance de leurs nouveaux maîtres. Appuyé par des Perses, des Elymaiens, des Bactriens, Démétrios Ier battit plusieurs fois les Parthes. Mais, trompé par une fausse paix, il tomba dans leurs mains. Promené de cité en cité, il fut exposé aux yeux des peuples qui l'avaient soutenu, comme une insulte à l'espoir que ses victoires leur avaient inspiré. Il fut ensuite envoyé en Hyrcanie, où il y fut traité avec douceur et entouré des égards dus à son ancien rang. Sur ces entrefaites, en Syrie, Tryphon fit égorger Antiochos VI le beau-fils de Démétrios II ["priuignus", erreur de Justin : Antiochos VI n'a aucun rapport parental avec Démétrios II…] dont il était le tuteur, et s'empara de la couronne", Justin, Histoire XXXVI.1 ; "Peu après que Démétrios II eut été capturé, Tryphon assassina son pupille Antiochos VI Theos le fils d'Alexandre [Balas], après un règne de quatre ans, en racontant que ce prince était mort à la suite d'une opération. Puis il envoya les Amis et ses familiers vers les soldats pour qu'ils l'élisent roi, en leur promettant beaucoup d'argent, et en leur disant : “Démétrios II étant prisonnier des Parthes, son frère Antiochos risque de revendiquer le pouvoir et de vous punir pour ne pas l'avoir soutenu”. Dans l'espoir de vivre grassement avec Tryphon, ils le proclamèrent roi", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.218-220 ; "A la même époque ["Ð ", formule approximative permettant au narrateur de Maccabées 1 de jouer avec la chronologie, en évoquant le meurtre d'Antiochos VI juste après le meurtre de Jonatan en l'an 170 du calendrier séleucide, soit -142 du calendrier chrétien, mais tous les auteurs antiques grecs et latins, Diodore de Sicile via Constantin VII Porphyrogénète, Appien, Flavius Josèphe, Justin, infirment cette chronologie : l'assassinat d'Antiochos VI est postérieur à la capture de Démétrios II par les Parthes, cela étant une conséquence de ceci], Tryphon trahit le jeune roi Antiochos VI et l'assassina. Il prit sa place en se couronnant du diadème de l'Asie et causa de graves troubles dans le pays", Maccabées 1 13.31-32 ; "Le roi de Syrie, fils d'Alexandre [Balas], âgé d'environ dix ans [erreur aberrante de Tite-Live ou d'un de ses copistes : si Antiochos VI avait seulement deux ans lors du putsch de son tuteur Tryphon vers -144, comme le dit Tite-Live lui-même dans l'abrégé précité du livre LII de son Ab Urbe condita libri, il ne peut pas avoir dix ans lors de son assassinat en -140…], est tué perfidement par son tuteur Diodotos surnommé “Tryphon”. Celui-ci a corrompu les médecins, qui ont déclaré mensongèrement au peuple que le jeune roi souffrait d'un caillou ["calculus"] et l'ont tué en l'opérant", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LV ; "En Syrie, après avoir tué le jeune Antiochos VI fils d'Alexandre [Balas] qu'il avait élevé pour l'installer sur le trône, Diodotos surnommé “Tryphon” ceignit le diadème et accapara le trône vide. S'étant proclamé roi, il fit la guerre contre les satrapes et les stratèges demeurés fidèles à la famille royale [c'est-à-dire fidèles à Cléopâtre Thea l'épouse de Démétrios II, et à Antiochos le frère de Démétrios II] : le Mède Dionysos en Mésopotamie, Sarpédon et Palamède en Koilè-Syrie, Aischrion à Séleucie maritime [Séleucie-de-Pierie, port d'Antioche] où se trouvait Cléopâtre [Thea] l'épouse de Démétrios II, ce dernier étant alors prisonnier d'Arsacès V[-Mithridate Ier]", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 43). Les Parthes à partir d'Arsacès V-Mithridate Ier cessent d'être un peuple parmi d'autres dans le royaume séleucide, pour devenir une puissance rivale. C'est pour cette raison qu'Arsacès V-Mithridate Ier traite Démétrios II davantage en hôte qu'en prisonnier, en lui donnant une cellule dorée en Hyrcanie, et surtout en lui offrant sa fille Rhodogune en mariage ("[Démétrios II] partit en expédition contre les Parthes. Capturé, il résida dans la demeure du roi [Arsacès VI-]Phraatès II, qui lui donna sa sœur Rhodogune pour épouse [Appien confond ici Arsacès V-Mithridate Ier, vainqueur de Démétrios II et père de Rhodogune, avec son fils et successeur Arsacès VI-Phraatès II, qui monte sur le trône parthe peu de temps après la défaite de Démétrios II]. Pendant cette vacance du pouvoir, Diodotos, un esclave royal, installa sur le trône l'enfant Alexandre, fils du bâtard Alexandre [Balas] et de [Cléopâtre Thea] la fille de Ptolémée VI [erreur grossière d'Appien : le putsch de Diodotos/Tryphon n'est pas postérieur à la capture de Démétrios II par les Parthes, mais antérieur de plusieurs années…]. Puis il tua l'enfant et s'enhardit jusqu'à revendiquer le pouvoir pour lui-même et à changer son nom en “Tryphon”", Appien, Histoire romaine XI.356-357). Arsacès VI-Phraatès II, fils et successeur d'Arsacès V-Mithridate Ier (donc frère de Rhodogune), suit la même politique, en dépit des tentatives d'évasion répétées de Démétrios II. La famille des Arsacides cherche de cette manière à se rattacher à la famille royale séleucide, et à acquérir une légitimité qui lui permettra plus tard de revendiquer la mainmise sur la Syrie, sur Antioche et le Levant ("Comme je l'ai dit plus haut, [Démétrios II] batailla contre les Parthes, remporta la victoire plusieurs fois, mais tomba dans une embuscade, y perdit son armée, et fut capturé. Arsacès V[-Mithridate Ier] le roi des Parthes le traita avec une générosité royale, il l'envoya en Hyrcanie, lui accorda les honneurs dus à son rang, lui donna même la main de sa fille, et promit de lui rendre le royaume de Syrie usurpé par Tryphon en son absence. Après la mort d'Arsacès V[-Mithridate Ier], perdant tout espoir de retour, lassé de sa somptueuse captivité, Démétrios II projeta de s'enfuir secrètement vers ses terres. Son Ami Callimandros qui, pendant la captivité du roi, avait quitté la Syrie, traversé les déserts de l'Arabie avec des guides soudoyés, et atteint Babylone habillé en Parthe, l'encouragea et l'accompagna dans sa fuite. Mais [Arsacès VI-]Phraatès II, successeur d'Arsacès V[-Mithridate Ier], les rejoignit par des chemins plus courts, grâce à la rapidité de ses cavaliers. Conduit devant le roi, Callimandros fut pardonné et même récompensé pour sa fidélité. Démétrios II fut traité plus sévèrement, renvoyé en Hyrcanie près de sa femme, et soumis à une garde plus rigoureuse. Plus tard, sa surveillance s'étant affaiblie parce que des enfants étaient nés de son mariage, il s'enfuit à nouveau avec le même Ami. Mais malheureusement il fut encore arrêté à la frontière de son royaume et reconduit devant le roi qui, irrité, refusa de le voir, le renvoya à ses enfants et à sa femme dans sa demeure-prison d'Hyrcanie, et lui offrit des osselets en or pour lui reprocher sa légèreté puérile. Si les Parthes furent si cléments envers Démétrios II, ce n'était pas par pitié ni pour respecter une alliance, mais parce qu'aspirant à conquérir la Syrie ils voulaient se servir de Démétrios II contre son frère Antiochos VII selon les circonstances ou le sort des armes", Justin, Histoire XXXVIII.9). Cela explique pourquoi le royaume parthe, comme la principauté d'Israël sur laquelle nous reviendrons plus tard, reste totalement dominé par la culture grecque : la langue franque du royaume parthe n'est pas le parthe mais le grec, les échanges commerciaux y sont maintenus par les marchands grecs (notamment ceux de Séleucie-sur-le-Tigre qui jouissent du nouveau marché de Ctésiphon, devenu capitale d'hiver des rois parthes : "Dans le passé la capitale de l'Assyrie était Babylone, aujourd'hui c'est Séleucie dite “sur-le-Tigre”. Collée à Séleucie se trouve la grande ville appelée “Ctésiphon”, devenue la résidence d'hiver des rois parthes qui voulaient ainsi dispenser les Séleuciens de la présence continue des mercenaires de Scythie et d'ailleurs à leur service. Le développement de l'Empire parthe a profité à Ctésiphon qui, à l'origine simple ville, s'est élevée aujourd'hui au statut de cité, tant par l'extension de son enceinte dans laquelle vivent aisément ses nombreux habitants, que par la grande quantité des constructions dont ses nouveaux hôtes l'ont ornée, par l'importance croissante de ses approvisionnements et par les diverses industries afférentes aux besoins des colons", Strabon, Géographie, XVI, 1.16), le style des monnaies demeure hellénistique même si les noms des souverains sont parthes, les statues et les peintures perpétuent le réalisme grec, seules les constructions que les Arabes appelleront plus tard "iwan", espaces ouverts sur un côté destinés aux réunions ou aux cérémonies, probablement liés à l'origine au zoroastrisme des anciens Grands Rois perses (l'Apadana de Persépolis semble leur modèle), s'inspirent de l'antique art perse, et encore ! la monumentalité des iwans construits sous hégémonie parthe relève directement de la science mathématique grecque (leurs voutes en berceau de plus en plus hautes, qui nécessitent des complexes calculs de forces pour ne pas s'effondrer, n'ont aucun équivalent dans l'architecture perse achéménide, elles sont en revanche bien attestées dans le monde grec, le plus ancien exemple retrouvé est sur le site archéologique de Morgantina en Sicile datant du IIIème siècle av. J.-C.). Arsacès V-Mithridate Ier lui-même encourage cette hellénisation de ses compatriotes parthes en se donnant des surnoms grecs ("Evergète/EÙergšthj" ["le Bienfaiteur"], "Dikaios/D…kaioj" ["le Juste"] "Philhellène/Filšllhn" ["l'Ami des Grecs"]) et en veillant à la conservation et à l'appropriation des usages grecs ("Pratiquant l'équité et les libéralités, le roi Arsacès V[-Mithridate Ier] obtint des bons résultats et agrandit son royaume. Il s'étendit jusqu'à l'Inde, prit possession sans combat du pays jadis soumis à Poros [roi de la haute vallée du fleuve Indus à l'époque d'Alexandre le Grand dans la seconde moitié du IVème siècle av. J.-C.]. Après avoir ainsi repoussé les limites de son royaume, il ne chercha ni les plaisirs de la mollesse ni l'arrogance qui nuisent d'ordinaire aux empires, mais la justice avec ses sujets et la bravoure avec ses ennemis. Devenu le maître de nombreux peuples, il prit les meilleurs usages chez chacun d'eux pour les enseigner aux Parthes", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 320). Tryphon essaie d'acheter la reconnaissance des Romains, sans succès ("Simple particulier devenu roi, Tryphon voulut que le pouvoir lui fût confirmé par un sénatus-consulte. Il fit réaliser une Victoire d'or de dix mille statères d'or, qu'il envoya par une ambassade à Rome, dédicacée au peuple romain, s'imaginant que, parce que l'objet coûtait cher et figurait un bon augure, les Romains l'accepteraient et le proclamerait roi. Mais le Sénat, capable par son intelligence de déjouer les stratagèmes de ceux qui cherchaient à le tromper, fut plus malin que lui : il accepta le cadeau tout en respectant les convenances et en préservant son avantage, il réécrivit la dédicace en l'adressant au nom du roi assassiné par Tryphon, manifestant ainsi publiquement son horreur ressentie après le meurtre de l'enfant et son refus d'accepter les cadeaux des impies", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 30). A Séleucie-de-Piérie, les choses évoluent mal pour lui. Cléopâtre Thea, qui craint pour sa propre vie depuis que son fils Antiochos VI a été tué par Tryphon, et qui par ailleurs n'accepte pas le remariage de son mari captif Démétrios II avec Rhodogune, décide d'ouvrir ses bras et ses cuisses à Antiochos le frère de Démétrios II, qui devient ainsi en -138 le nouveau roi légitime séleucide "Antiochos VII". Les Antiochiens, toujours prompts à retourner leur veste, l'applaudissent et chassent Tryphon de leur cité, qui part s'enfermer dans le port de Dora au sud du mont Carmel ("Simple particulier, [Tryphon] flattait la foule, il feignait la modération pour amener le peuple à ses fins. Quand il fut roi, Tryphon jeta le masque et se révéla tel qu'il était. Cela renforça ses ennemis. L'armée, qui le détestait, prit le parti de Cléopâtre [Thea] femme de Démétrios II, alors enfermée à Séleucie [Séleucie-de-Piérie] avec ses enfants. Antiochos surnommé “Soter”, frère de Démétrios II, errait parce que Tryphon avait interdit aux cités de l'accueillir : Cléopâtre [Thea] appela Antiochos auprès d'elle en lui offrant sa main et la royauté, conseillée par ses Amis qui craignaient que des habitants de Séleucie livrassent la ville à Tryphon. Arrivé à Séleucie, Antiochos VII vit ses forces augmenter de jour en jour. Il partit en guerre contre Tryphon, le vainquit dans un combat, le chassa depuis la haute Syrie jusqu'en Phénicie, et l'assiégea dans Dora, place forte où il s'était réfugié", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.220-223 ; "En l'an 174 [du calendrier séleucide, soit -138 du calendrier chrétien], Antiochos débarqua dans le pays de ses ancêtres. Toutes les troupes se rallièrent à lui, très peu restèrent avec Tryphon. Celui-ci, poursuivi par Antiochos VII, s'enfuit à Dora au bord de la mer, conscient que les ennuis s'accumulaient sur lui depuis que ses troupes l'avaient abandonné. Antiochos VII assiégea Dora avec cent vingt mille fantassins et huit mille cavaliers, tandis que les navires la bloquaient du côté de la mer", Maccabées 1 15.10-14). Pour l'anecdote, les numismates remarquent que le monnayage de la cité d'Arados, interrompu depuis le soulèvement des habitants et la reprise en mains d'Antiochos IV en -168 que nous avons brièvement évoqués dans notre paragraphe précédent, reprend à ce moment, cela sous-entend qu'Antiochos VII a accordé l'autonomie à cette riche cité en échange du soutien des habitants contre Tryphon : c'est une tactique politicienne qui ampute le royaume séleucide d'un nouveau territoire. Pendant qu'il assiège Tryphon à Dora, Antiochos VII envoie un émissaire vers Simon à Jérusalem pour lui demander la restitution des empiètements territoriaux effectués durant les années précédentes, ou une compensation. Quand il arrive à Jérusalem, cet émissaire est stupéfait de voir que les dirigeants d'Israël vivent dans un confort plus grand que les rois séleucides à Antioche. Simon le reçoit, et lui dit qu'il ne rendra aucun territoire mais accepte de payer une compensation calculée au plus bas. Quand l'émissaire revient au camp d'Antiochos VII, celui-ci est naturellement furieux ("[Antiochos VII] envoya Athénobios, un Ami royal, dire à Simon : “Tu occupes actuellement Joppé [Jaffa], Gazara [Guézer] et la forteresse de Jérusalem alors que ce sont des places royales, et tu as dévasté leurs territoires. Tu as causé de grands dommages dans tout le pays et tu as pris le contrôle de plusieurs autres régions du royaume. Tu dois me rendre maintenant ces places que tu occupes et me payer les régions que tu as prises en dehors de la Judée. Si tu refuses, livre-moi treize mille talents en compensation des places, et autant pour les destructions que tu as causées et pour les impôts associés. Sinon, nous serons en guerre”. Quand Athénobios l'Ami royal arriva à Jérusalem, il fut stupéfait de voir le luxe qui entourait Simon, les vases d'or et d'argent sur les tables et tout le mobilier. Il transmit le message du roi à Simon, qui apporta la réponse suivante : “Nous n'avons conquis aucun territoire étranger, nous n'avons accaparé aucun bien d'autrui, nous avons seulement repris les terres de nos ancêtres que nos ennemis ont occupées injustement, nous avons profité d'une occasion favorable pour recouvrer notre héritage. Néanmoins, il est vrai que les habitants de Joppé et de Gazara, que tu réclames, ont causé de grands dommages dans notre peuple et dans le pays, nous te donnons donc deux mille sept cents talents en échange de ces cités”. Athénobios ne répliqua pas. Il repartit furieux vers le roi, l'informa des paroles de Simon, du luxe qui l'entourait et de tout ce qu'il avait vu. Le roi se mit dans une grande colère", Maccabées 1 15.28-36). Tryphon s'échappe par la mer et longe la côte vers le nord. Antiochos VII décide de laisser le gros de l'armée sur place en ordonnant à l'un de ses stratèges de la préparer pour un assaut massif vers la Judée, pour apprendre le respect à Simon, pendant que lui-même se lance à la poursuite de Tryphon avec un petit contingent ("Tryphon s'embarqua sur un bateau et s'enfuit à Ortosia [site non localisé]. Le roi Antiochos VII confia fantassins et cavaliers au stratège Kendébaios qui gardait la côte, et lui ordonna d'établir un camp en bordure de la Judée et de rebâtir et de renforcer les portes de la cité de Kédron [aujourd'hui Kidron, dans la banlieue sud-est de Yavné en Israël] pour en faire une base d'attaque contre le peuple juif. De son côté, le roi se lança à la poursuite de Tryphon", Maccabées 1 15.37-39). La fin de Tryphon est incertaine. Selon Appien il est tué par Antiochos VII on-ne-sait-comment ("Antiochos VII, ayant appris à Rhodes la capture de son frère le roi Démétrios II, tua Tryphon et recouvra l'héritage paternel avec difficulté", Appien, Histoire romaine XI.358), selon Strabon il se suicide à Korakesion en Cilicie, aujourd'hui Alanya en Turquie, encerclé par le contingent d'Antiochos VII ("Korakesion marque l'entrée de la Cilicie Trachée ["Trace‹a/Rocheuse"]. Bâti sur un promontoire rocheux et escarpé, Korakesion servit de place d'armes à Diodotos, plus connu par son surnom “Tryphon”, quand celui-ci après avoir soulevé la Syrie contre les rois [séleucides] engagea contre eux une guerre interminable, heureuse un jour, malheureuse le lendemain. Antiochos VII fils de Démétrios Ier réussit à l'enfermer dans une de ses forteresses, où il fut réduit à mettre fin lui-même à ses jours", Strabon, Géographie, XIV, 5.2). En Judée, pendant ce temps, Antiochos VII bénéficie des habitudes fratricides gouvernementales grecques, qui contaminent le gouvernement d'Israël : en -134, Simon en effet est tué non pas dans un flamboyant combat contre l'armée séleucide, qui attend toujours le signal d'Antiochos VII pour bouger, mais par un juif de son entourage, qui rêve de le remplacer à la tête du royaume d'Israël. Maccabées 1 prétend que ce meurtre relève d'une initiative privée isolée ("Ptolémée fils d'Aboulos, gouverneur de la plaine de Jéricho, avait beaucoup d'or et d'argent car il était le gendre du Grand Prêtre Simon. Cela le rendit ambitieux, et il voulut devenir le maître du pays. Il projeta donc de se débarrasser par ruse de Simon et de ses fils. Simon à ce moment-là parcourait les cités du pays, se préoccupant de leurs besoins. Il descendit à Jéricho, accompagné de ses fils Mattatias et Judas, au cours du onzième mois de shévat, en 177 [du calendrier séleucide, soit -134 du calendrier chrétien]. Le fils d'Aboulos les reçut dans le fortin appelé “Dok” qu'il avait fait construire. Dissimulant ses intentions, il leur servit un grand banquet. Mais il avait caché des hommes dans le fortin. Quand Simon et ses fils eurent beaucoup bu, Ptolémée et ses hommes entrèrent en action : ils saisirent leurs armes, se précipitèrent sur Simon dans la salle du banquet, et le tuèrent, ainsi que ses deux de fils et quelques-uns de ses serviteurs. […] Après quoi, Ptolémée adressa au roi Antiochos VII un rapport écrit de ces événements, en lui demandant d'envoyer des troupes de renfort pour qu'il puisse lui livrer les cités et le pays", Maccabées 1 16.11-18). Le meurtrier de Simon est exécuté par Jean Hyrcan Ier, fils et successeur de Simon ("Quelqu'un se précipita à Gazara [Guézer] assez tôt pour prévenir Jean [Hyrcan] que son père [Simon] et ses frères venaient d'être assassinés, et lui dire : “Ptolémée a envoyé des hommes pour te tuer également”. Cette nouvelle mit Jean [Hyrcan] hors de lui. Informé de ce projet d'assassinat, il fit arrêter les hommes envoyés pour cela et les fit mettre à mort. Le reste de l'histoire de Jean [Hyrcan], ses combats, ses exploits, la construction des murailles et ses autres actions, tout cela est raconté dans le livre consacré sa Grande Prêtrise, après qu'il eût succédé à son père", Maccabées 1 16.21-24). Le narrateur de Maccabées 1 semble être un partisan de Jean Hyrcan Ier et un adversaire du meurtrier de Simon autant que d'Antiochos VII, puisqu'il achève son récit sur l'image de Jean Hyrcan Ier rayonnant sur Jérusalem après avoir décrit Antiochos VII comme un personnage impitoyable. Diodore de Sicile et Flavius Josèphe s'opposent à ce jugement, en louant au contraire la retenue d'Antiochos VII. Ce dernier met en mouvement son armée et va assiéger Jérusalem ("Très irrité par les échecs que lui avait infligés Simon, Antiochos VII envahit la Judée la quatrième année de son règne [en -134]. La première du gouvernement de [Jean] Hyrcan Ier, la cent soixante-deuxième olympiade [de -132 à -128], après avoir ravagé le pays, il enferma [Jean] Hyrcan Ier dans Jérusalem, qu’il entoura de sept camps. Dans un premier temps il ne fit aucun progrès, à cause de la solidité des murailles, de la valeur des assiégés et du manque d’eau, auquel remédia une pluie abondante qui tomba au coucher des Pléiades [au milieu de l’automne -132]. Puis du côté du mur nord, au pied duquel le terrain était plat, il éleva cent tours à trois étages qu'il garnit de soldats. Il livra des assauts quotidiens, et creusa un double fossé de grande largeur, bloquant ainsi les habitants", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.236-239). Mais un accord est rapidement trouvé : Antiochos VII, assurant en même temps ses propres intérêts et les intérêts juifs, confirme Jean Hyrcan Ier comme Grand Prêtre, laisse à la Judée son autonomie sous l'autorité du Temple de Jérusalem, la forteresse de l'Akra ne reçoit plus de garnison, mais en échange les murs de Jérusalem doivent être abattus, et la principauté d'Israël doit payer une taxe pour continuer d'occuper les territoires non inclus dans l'accord de -142, et offrir des hommes qui serviront d'otages autant que de soldats dans l'armée séleucide ("[Jean] Hyrcan Ier demanda à Antiochos VII une trêve de sept jours pour célébrer la fête [de Soukkot]. Antiochos VII l'accorda par respect pour le Dieu et envoya même un magnifique sacrifice, des taureaux aux cornes dorées et des coupes d'or et d'argent pleines de parfums de toutes sortes. Les gardiens des portes reçurent cette offrande des mains des porteurs et la conduisirent au Temple. Pendant ce temps, Antiochos VII donna un festin à son armée. Il agit ainsi très différemment d'Antiochos IV Epiphane qui, après avoir pris la ville, avait sacrifié des porcs sur l'autel et arrosé le Temple de leur graisse, au mépris des coutumes religieuses des juifs, sacrilège qui avait poussé le peuple à la guerre et l'avait rendu intraitable. Antiochos VII au contraire, pour son extrême piété, fut surnommé par tous “Eusèbe”. [Jean] Hyrcan Ier, charmé par l'équité d'Antiochos VII et par son zèle pour le Dieu, députa pour lui demander de rendre aux juifs leur liberté politique. Antiochos VII repoussa sans examen le conseil de ceux qui le poussaient à exterminer ce peuple qu'ils prétendaient hostile à tous les autres, et résolut de conformer tous ses actes à sa piété. Il répondit aux députés qu'il cesserait la guerre aux conditions suivantes : les assiégés devraient livrer leurs armes, payer un tribut et accepter une garnison pour Joppé et les autres cités qu'ils occupaient en bordure de la Judée. Les juifs acceptèrent ces conditions, sauf les garnisons, repoussant tout contact avec d'autres peuples, ils proposèrent en compensation des otages et cinq cents talents d'argent. Le roi fut d'accord. Ils payèrent aussitôt trois cents talents et remirent les otages, parmi lesquels le frère de [Jean] Hyrcan Ier. Antiochos VII détruisit l'enceinte de la ville. Les conditions étant remplies, il leva le siège et se retira", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.242-248 ; "[Diodore de Sicile] dit que le roi Antiochos VII assiégeait Jérusalem, que les juifs soutinrent le siège pendant un temps mais que, toutes les munitions étant épuisées, ils furent forcés d'envoyer des parlementaires pour traiter de la paix. Beaucoup d'Amis conseillèrent au roi de prendre la ville d'assaut et d'exterminer les juifs sous prétexte qu'ils étaient les seuls à ne pas vouloir se lier avec les autres peuples, qu'ils regardaient tous comme leurs ennemis. Ses conseillers prétendirent que les ancêtres des juifs avaient été chassés de l'Egypte comme des gens impies et détesté par les dieux, comme des gens impurs propageant le dartre et la lèpre, qu'après avoir été ainsi jetés hors des frontières ils étaient venus s'installer à Jérusalem et dans les environs pour former le peuple juif en léguant à leurs descendants leur haine pour le genre humain, que les juifs suivaient des préceptes singuliers, qu'ils ne mangeaient jamais à la table d'un étranger, qu'ils ne souhaitaient jamais du bien aux autres, enfin les Amis rappelèrent au roi l'ancienne haine que ses ancêtres avaient eue pour ce peuple, ils évoquèrent Antiochos IV Epiphane qui, après avoir soumis les juifs, avait pénétré dans le sanctuaire de leur Dieu où seul le Grand Prêtre a le droit de pénétrer, et y avait trouvé une statue de pierre représentant un homme à longue barbe, assis sur un âne et tenant dans ses mains un livre : pensant que c'était Moïse, le fondateur de Jérusalem et du peuple juif, et le législateur qui avait prescrit aux juifs ces préceptes misanthropiques et sacrilèges, choqué de la haine que les juifs vouaient à tous les peuples, Antiochos IV Epiphane s'était empli de zèle pour abolir leur lois, il avait fait sacrifier une grosse truie au pied de la statue de leur législateur, sur l'autel de leur Dieu, en avait répandu le sang sur le monument, en avait fait cuire les chairs, avait ordonné d'arroser avec le jus les livres sacrés qui contenaient les lois opposées aux principes de l'hospitalité, puis il avait fait éteindre la flamme prétendue éternelle que les juifs entretiennent dans le Temple, et avait forcé le Grand Prêtre et les autres juifs à manger la viande de la victime. Par leur discours, les Amis exhortèrent Antiochos VII à exterminer le peuple juif ou du moins à abolir leurs institutions et les obliger à changer de mœurs, mais le roi naturellement magnanime et généreux pardonna aux juifs, et se contenta de prendre des otages, de leur imposer un tribut et de démanteler Jérusalem", Photios, Bibliothèque 244, Bibliothèque historique par Diodore de Sicile, Livre XXXIV). L'ordre étant ainsi rétabli au Levant, Antiochos VII peut se consacrer à la reconquête des provinces orientales et à la libération de son frère Démétrios II. Le début de la campagne, vers -131, est couronné de succès. Antiochos VII remporte trois victoires sur les Parthes, auxquelles participe Jean Hyrcan Ier (est-ce là l'origine de son surnom "Hyrcan", en souvenir de son aide à Antiochos VII marchant vers l'"Hyrcanie" où est retenu Démétrios II ?), il recouvre la Médie et la Babylonie, au point qu'Arsacès VI-Phraatès II inquiet lui propose de négocier. Antiochos VII réclame la libération de son frère Démétrios II, le retrait des troupes parthes dans leur territoire originel et le paiement du tribut que les Parthes payaient naguère à la couronne séleucide. Arsacès VI-Phraatès II, qui juge ces conditions inacceptables, se replie en attendant des jours meilleurs ("Arsacès VI[-Phraatès II] voulut sonder l'ennemi. Il envoya des ambassadeurs pour négocier la paix. En réponse, Antiochos VII dit qu'il consentait à la paix s'il tirait son frère Démétrios II de sa prison et le lui remettait, s'il évacuait les satrapies qu'ils avaient accaparées, et s'il lui payait tribut en se limitant à son territoire héréditaire. Choqué par la dureté de cette réponse, Arsacès VI[-Phraatès II] fit mouvement contre Antiochos VII", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 415). Antiochos VII poursuit son avance, et refoule les Parthes vers le plateau iranien. Il installe ses nombreux soldats, ainsi que leurs auxiliaires encore plus nombreux, dans les plaines autour de Babylone pour y passer l'hiver -130/-129 ("Antiochos VII conduisit contre les Parthes son armée aguerrie par plusieurs expéditions contre ses voisins, mais dont le luxe égalait l'efficacité militaire : ses quatre-vingt mille fantassins étaient suivis de trois cent mille auxiliaires, majoritairement des cuisiniers, l'or et l'argent abondait au point que même les bottines des soldats étaient garnies de clous d'or, ceux-ci foulaient ainsi ce métal générateur de tensions entre les peuples, les batteries de cuisine étaient en argent, de sorte qu'on semblait marcher à des festins davantage qu'à des combats. Plusieurs rois orientaux révoltés contre la tyrannie des Parthes se joignirent à Antiochos VII, livrant leur personne avec leurs territoires. La guerre commença. Vainqueur dans trois batailles, maître de Babylone, Antiochos VII fut surnommé “Mégas” ["Mšgaj/le Grand"]. Bientôt tous les peuples se soumirent à lui, les Parthes ne conservèrent que leur pays", Justin, Histoire XXXVIII.10). Arsacès VI-Phraatès II est réduit à libérer Démétrios II dans l'espoir qu'il entre en conflit de pouvoir contre son frère Antiochos VII ("[Arsacès VI-]Phraatès II renvoya Démétrios II vers la Syrie escorté par des Parthes afin qu'il recouvrît sa couronne, il voulait ainsi forcer Antiochos VII à quitter les Parthes pour aller défendre son trône. Dans le même temps, ne pouvant le renverser par la force, il lui dressait partout des embûches", Justin, Histoire XXXVIII.10), et à appeler à l'aide ses voisins les Scythes saces et les Tochariens. Heureusement pour lui, Antiochos VII précipite sa proche chute. D'abord, il passe l'hiver -130/-129 à picoler plutôt qu'à préparer les prochaines opérations militaires ("Antiochos VII, qui fit la guerre contre Arsacès VI[-Phraatès II] en Médie, aimait aussi le vin, comme le rapporte Posidonios d'Apamée dans le livre XVI de ses Histoires : “Après l'avoir tué, Arsacès VI[-Phraatès II] l'ensevelit en disant : « Antiochos, tu pensais avaler le royaume d'Arsacès comme un grand verre de vin, et finalement ton ivresse téméraire t'a noyé »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.10 ; "Dans le livre XIV [de ses Histoires], Posidonios dit que pendant sa campagne contre Arsacès VI[-Phraatès II] en Médie, le roi Antiochos VII organisa quotidiennement des banquets attirant une foule immense. La profusion de nourriture y était telle que chaque participant ramenait chez lui un char entier de viandes diverses, de fruits de mer, de gâteaux de miel en grandes quantité, et de guirlandes de myrrhe et d'encens entrelacés de fils d'or plus grandes qu'un homme, selon l'usage raffiné des Lydiens", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.56). L'image positive gagnée par ses premières victoires est plombée par ses soldats qui, inoccupés, trompent leur ennui dans la boisson et commettent des exactions sur leurs hôtes et qui, trop nombreux, doivent être nourris en prélevant une grande partie des réserves alimentaires de la population babylonienne. Cette dernière commence à trouver que le secours d'Antiochos VII lui coûte cher, et à regretter l'occupation parthe qui était moins contraignante et plus policée. Enfin, au printemps -129, Antiochos VII refuse d'écouter ses proches qui lui conseillent de refuser le combat proposé par Arsacès VI-Phraatès II dans une région accidentée près de Babylone, peu propice aux mouvements de cavalerie. Antiochos VII fonce sans réfléchir, il est encerclé, et se suicide pour ne pas être capturé ("Embarrassé par le trop grand nombre de ses soldats, Antiochos VII les dissémina dans différentes cités durant l'hiver [-130/-129]. Cette mesure causa sa perte. Contraints de nourrir ces troupes, et de supporter par ailleurs les violences des soldats, les habitants se retournèrent vers les Parthes. Un jour convenu, ils tombèrent par surprise sur ces garnisons dispersées, afin qu'elles fussent privées de secours. Informé, Antiochos VII partit avec le contingent qui hivernait près de lui pour soutenir les troupes les plus proches. Mais il rencontra le roi des Parthes, et engagea le combat avec un courage que ses soldats ne relayèrent pas. La valeur des ennemis l'emporta, et il périt abandonné des siens", Justin, Histoire XXXVIII.10 ; "Alors que les Amis d'Antiochos VII l'exhortaient à ne pas engager le combat contre les Parthes qui étaient plus nombreux et qui, réfugiés sur les hauteurs en terrain accidenté, ne craignaient pas la cavalerie, celui-ci négligea leurs propos, estimant honteux que des vainqueurs redoutassent les coups d'audace de gens précédemment vaincus. Il poussa les hommes qui étaient à ses côtés à affronter le danger et soutint fermement l'assaut des barbares", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 416 ; "[Antiochos VII] conduisit à son tour une expédition contre [Arsacès VI-]Phraatès II pour obtenir la libération de son frère. [Arsacès VI-]Phraatès II, qui le redoutait, libéra Démétrios II. Mais Antiochos VII livra néanmoins bataille contre les Parthes et, vaincu, se suicida", Appien, Histoire romaine XI.359). Babylone retombe dans le giron parthe. Le royaume séleucide à cette occasion perd son roi Antiochos VII, et surtout un outil miliaire humain et matériel considérable, qui ne sera jamais renouvelé. Les soldats-otages juifs conduits par Jean Hyrcan Ier vivent ce désastre aux côtés de leurs officiers-geôliers séleucides ("Quand Antiochos VII partit en expédition contre les Parthes, [Jean] Hyrcan Ier l'accompagna. Nicolas de Damas en apporte la preuve dans le passage suivant : “Après avoir dressé un trophée sur les bords de la rivière Lycos [aujourd'hui le Grand Zab, affluent du fleuvre Tigre] pour célébrer sa victoire sur le général parthe Indatès, Antiochos VII y demeura deux jours à la demande du juif [Jean] Hyrcan Ier, désireux de respecter la Loi interdisant aux juifs de marcher pendant une de leurs fêtes”. Le propos de Nicolas est fondé : en effet le jour de la fête de Pentecôte nous n'avons pas le droit de marcher, de même que le jour de sabbat qui la précède. Antiochos VII combattit ensuite contre le Parthe Arsacès VI[-Phraatès II], perdit une grande partie de son armée et fut tué. Le royaume de Syrie repassa aux mains de son frère Démétrios II, qu'Arsacès VI[-Phraatès II] avait libéré de captivité au moment où Antiochos VII avait envahi le territoire parthe", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.250-253). Le royaume séleucide n'est sauvé que par la déstabilisation interne du royaume parthe qu'Arsacès VI-Phraatès II a lui-même provoquée ("Après avoir vaincu Antiochos VII, Arsacès VI[-Phraatès II] le roi des Parthes projeta de descendre jusqu'en Syrie, espérant s'en rendre maître facilement. Mais il n'eut pas la possibilité d'entreprendre cette expédition car le sort l'exposa à des dangers et des malheurs mille fois plus grands que ses grands succès", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 418). Non seulement son prisonnier Démétrios II qu'il a libéré sans trop réfléchir durant l'hiver -130/-129 retrouve son trône sans aucun rival (puisque Tryphon et Antiochos VII sont morts), mais encore Arsacès VI-Phraatès II est malmené par les Scythes saces qu'il a appelés à l'aide durant le même hiver. Antiochos VII étant mort, les débris de l'armée séleucide retournant piteusement vers Antioche, ces Scythes saces ne sont plus utiles. Arsacès VI-Phraatès II refuse par conséquent de leur donner l'argent promis quelques mois plus tôt. Les Saces, aigris d'avoir accompli une très longue marche depuis l'Asie centrale pour rien, ne sont pas d'accord : puisque Arsacès VI-Phraatès II refuse de les indemniser, ils décident de se servir eux-mêmes sur place. La tension dégénère en heurts, et les heurts dégénèrent en conflit entre Saces et Parthes. Arsacès VI-Phraatès II s'apprêtait à punir les Grecs de Mésopotamie de leur soutien temporaire à Antiochos VII ("Arsacès VI[-Phraatès II] gardaient rancune des humiliations et des sévices que les habitants de Séleucie [Séleucie-sur-le-Tigre] avaient infligés à son général Enios. Les habitants de Séleucie lui ayant envoyé des ambassadeurs pour implorer le pardon de leurs actes, il conduisit ces ambassadeurs devant Pitthidès qui demeurait assis par terre les yeux crevés [personnage inconnu par ailleurs : est-ce un général parthe qui a été supplicié par les habitants de Séleucie-sur-le-Tigre, qu'Arsacès VI-Phraatès II veut venger ? ou au contraire est-ce un Grec rebelle de Séleucie-sur-le-Tigre qu'Arsacès VI-Phraatès II a puni et expose en guise d'avertissement à tous les autres rebelles ?], et leur répondit publiquement qu'il promettait le même sort aux habitants de Séleucie", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 419) : quand il voit les désordres causés par les Saces, il laisse son général Evheméros gérer la répression à Babylone ("Evheméros, roi des Parthes [erreur de Constantin VII Porphyrogénète, ou de Diodore de Sicile qu'il copie : Evheméros n'est pas le roi des Parthes, mais un général missionné par Arsacès VI-Phraatès II l'authentique roi des Parthes], d'origine hyrcanienne, se recula devant aucun châtiment. Il réduisit de nombreux Babyloniens avec toute leur famille à l'état d'esclave sous n'importe quel prétexte, et les envoya en Médie avec ordre de les vendre aux enchères. Il incendia l'agora de Babylone et certains de ses sanctuaires, et il tenta de détruire le plus beau quartier de la ville", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 342 ; ce général Evheméros s'appuie sur des Grecs collabos, comme le nommé Lysimachos mentionné par le philosophe historien Posidonios : "Au livre XXVI de ses Histoires, Posidonios dit que le Babylonien Lysimachos invita à souper Evheméros, tyran de Babylone et de Séleucie, avec trois cents autres personnes. A la fin du repas, il donna à chaque convive un ekpoma ["œkpwma", petite tasse] de quatre mines, et après les libations d'usage, il leur souhaita la santé en leur donnant des potères ["pot»ria", coupe à boire] à emporter", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XI.3), et se dirige en personne contre les Saces. Mais Arsacès VI-Phrratès II a commis l'imprudence d'intégrer dans son armée des Grecs séleucides récemment vaincus et capturés autour du cadavre de leur roi Antiochos VII, qui rêvent de vengeance. En -128, dès qu'Arsacès VI-Phrratès II relâche son attention, ils le tuent ("[Arsacès VI-]Phraatès II s'apprêtait à envahir la Syrie pour se venger des attaques d'Antiochos VII contre les Parthes, quand les Scythes le contraignirent à défendre ses terres. Ce peuple s'était engagé à secourir les Parthes contre Antiochos VII le roi de Syrie contre promesse d'un salaire, mais, arrivé après la dernière bataille, ledit salaire lui fut refusé sous ce prétexte. Regrettant d'avoir marché si longtemps pour rien, ils demandèrent à être indemnisés de leurs fatigues, ou employés contre un autre ennemi. Finalement, irrités par le mépris des Parthes, ils ravagèrent leurs frontières. [Arsacès VI-]Phraatès II marcha contre eux, confiant son empire à un certain Himère ["Himerus", latinisation d'"Evheméros"] qui avait livré sa jeunesse aux débauches du roi, et qui oublia sa honteuse vie passée et outrepassa son grade de simple lieutenant en faisant gémir sous un joug de fer Babylone et beaucoup d'autres cités. [Arsacès VI-]Phraatès II conduisait un corps de soldats grecs capturés lors de la guerre contre Antiochos VII, qu'il avait traités depuis avec hauteur et cruauté, renforçant ainsi la haine qu'ils lui vouaient : dès qu'ils virent fléchir l'armée parthe, ils passèrent à l'ennemi, et assouvirent leur vengeance longtemps réprimée en massacrant les Parthes et [Arsacès VI-]Phraatès II lui-même", Justin, Histoire XLII.1). Arsacès VII-Artaban II, oncle et successeur d'Arsacès VI-Phraatès II, réussit à chasser les Saces vers l'est, dans le territoire où ils s'installent définitivement et auquel ils donneront leur nom, le "Seistan" (aujourd'hui en Iran), mais il est battu par les Tochariens descendus dans le royaume parthe à la suite des Saces. Ces Tochariens seront refoulés plus tard par Arsacès VIII-Mithridate II, fils et successeur d'Arsacès VII-Artaban II, après diverses péripéties que nous n'aborderons pas ici pour ne pas nous éloigner de notre sujet, disons seulement que seules ces péripéties internes ont empêché les Parthes d'accaparer le Levant à cette époque, car plus aucune force n'existait à Antioche pour leur résister : l'entrée des Parthes dans Antioche et leur mainmise sur les côtes méditerranéennes orientales en -129, qui aurait signifié de facto l'abolition de la dynastie séleucide, plus de cinq décennies avant la déposition d'Antiochos XIII par Pompée en -64, auraient produit une Histoire générale très différente de celle que nous connaissons. Revenons au Levant. Diodore de Sicile, dans le livre XXXV de sa Bibliothèque historique cité de façon fragmentaire par Constantin VII Porphyrogénète, dit qu'Antioche est en grand deuil, en raison des nombreux hommes morts, blessés ou disparus en Mésopotamie ("Quand la mort d'Antiochos VII fut connue à Antioche, la cité entama un deuil public. Chaque demeure se remplit de tristesse et de lamentations, le gémissement des femmes enflammant la douleur. Trois cent mille hommes avaient péri, en comptant ceux qui avaient servi les soldats et étaient montés avec eux vers l'intérieur de l'Asie, aucune maison ne fut épargnée par l'infortune. Les unes pleuraient la mort d'un frère, d'autres celle d'un époux, d'autres celles d'un fils. Beaucoup de jeunes filles et de jeunes garçons devenus orphelins se désolèrent de leur solitude. Seul le temps, meilleur médecin contre le chagrin, atténua l'intensité de leur affliction", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 417). Jean Hyrcan Ier profite de la situation pour agrandir le royaume d'Israël. Il accapare et annexe au nord la totalité de la Samarie et au sud le pays d'Edom, hellénisé en "Idumée/Idouma…a" ("Quand il apprit la mort d'Antiochos VII, [Jean] Hyrcan Ier marcha rapidement vers les cités syriennes, pensant avec raison qu'elles étaient désormais dépourvues de défenseurs. Après six mois de siège il s'empara de Médaba au prix de dures fatigues supportées par son armée, ensuite il occupa Samega [ces deux cités de Médaba et Samega sont non localisées] et les localités voisines, puis Sikima ["S…kima", hellénisation de "Sichem"], Garizim et la région des Chouthéens ["Kouqa‹oj", originaires de Koutha en Mésopotamie selon le Second livre des rois 17.24-33], qui habitaient autour du temple copié sur le Temple de Jérusalem, construit par Manassé le frère du Grand Prêtre Iaddous avec le soutien du stratège Sanaballétès et la permission d'Alexandre, comme je l'ai raconté plus haut, c'est ainsi que ce temple fut dévasté après deux cents ans d'existence. [Jean] Hyrcan Ier prit aussi les cités iduméennes d'Adora et de Marissa, il soumit tous les Iduméens et leur permit de rester dans le pays à la condition de se circoncire et d'adopter la Loi des juifs : par attachement au sol natal, ceux-ci acceptèrent de se circoncire et de conformer leur genre de vie à celui des juifs, c'est depuis cette date qu'ils sont des vrais juifs", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.254-258). Parallèlement, l'Histoire des Séleucides raccorde une nouvelle fois avec l'Histoire des Lagides : c'est à cette époque que Cléopâtre II, ne supportant plus de partager son mari Ptolémée VIII Physkon avec sa propre fille Cléopâtre III, machine pour renverser Ptolémée VIII Physkon et le remplacer par leur fils Memphitès, et qu'en réponse Ptolémée VIII Physkon tue Memphitès et l'envoie en petits morceaux à Cléopâtre II. Comme on l'a vu plus haut, Cléopâtre II quitte nuitamment Alexandrie avec argenterie et boniches vers le Levant, dans l'espoir que sa fille Cléopâtre Thea et son gendre Démétrios II l'aideront à détrôner Ptolémée VIII Physkon. Mais Cléopâtre II calcule mal. Car sa fille Cléopâtre Thea n'est plus en couple avec Démétrios II : elle n'a pas digéré le remariage de Démétrios II avec Rhodogune la fille d'Arsacès V-Mithridate Ier durant sa captivité dorée en Hyrcanie, elle s'est remariée avec Antiochos VII mort en Babylonie. Cléopâtre Thea n'est donc absolument pas disposée à aider Démétrios II d'une façon ou d'une autre. Ptolémée VIII Physkon de son côté, jouant de l'inconstance des Antiochiens, fabrique un nouveau roi séleucide : il prend un obscur Egyptien appelé "Zabinas/Zeb…naj" (signification inconnue ; ce nom est probablement un qualificatif péjoratif plutôt qu'un nom, peut-être un sobriquet synonyme d'"esclave" ou de "vendu, acheté" en référence à l'origine basse de celui qu'il désigne, car il n'apparaît pas sur les monnaies, ce qui sous-entend que son porteur n'en tirait pas gloire…), il le présente comme le fils adoptif d'Antiochos VII, il l'envoie aux Antiochiens qui, prêts à accepter le premier péquenot pouvant évincer Démétrios II, rebaptisent ce Zabinas en "Alexandre" (comme l'obscur Balas naguère). Démétrios II, qui projetait de recréer une armée séleucide pour punir Jean Hyrcan Ier puis pour envahir l'Egypte et accaparer la couronne lagide selon le souhait de Cléopâtre II, est vite déçu. Les Antiochiens le chassent de son palais, puis d'Antioche, puis du nord Levant, et acclament Alexandre Zabinas comme le nouveau roi. Démétrios II croit trouver refuge auprès de son ex-épouse Cléopâtre Thea installée à Ptolémaïs, mais elle refuse de lui ouvrir sa porte, et même de l'accueillir dans la ville. Démétrios II s'enfuit vers Tyr, où il est finalement assassiné en -125 ("Son frère Antiochos VII ayant péri avec son armée chez les Parthes, Démétrios II libre et rétabli sur le trône vit la Syrie entière pleurer cette armée détruite. Confiant dans sa bonne fortune, puisque la guerre contre les Parthes lui avait apporté la liberté tandis qu'elle avait coûté la vie à son frère, il projeta d'envahir l'Egypte. Sa belle-mère Cléopâtre II lui promettait le sceptre d'Egypte en récompense du secours qu'elle lui demandait contre son frère [Ptolémée VIII Physkon]. Mais pendant qu'il songeait à cette invasion, il fut comme ses prédécesseurs dépouillé de son royaume par le soulèvement des Syriens. Les Antiochiens, influencés par Tryphon, indignés par les compromissions du roi Démétrios II avec l'orgueilleux et cruel peuple parthe, s'étaient soulevés les premiers contre lui pendant son absence. Les gens d'Apamée et d'autres cités suivirent cet exemple. En même temps, Ptolémée VIII roi d'Egypte qu'il menaçait, apprenant que sa sœur Cléopâtre II s'était embarquée avec les trésors de l'Egypte pour aller se réfugier en Syrie auprès de sa fille [Cléopâtre Thea] et de son gendre [Démétrios II], fit partir un jeune Egyptien fils de commerçant appelé “Protarchos” afin qu'il s'emparât du trône de Syrie, en répandant la rumeur que ce jeune homme avait été adopté par Antiochos VII et appartenait donc à la dynastie royale. Les Syriens, décidés à accepter n'importe quel roi pour se soustraire à la tyrannie de Démétrios II, surnommèrent “Alexandre” ce jeune homme soutenu par la puissante Egypte. […] Vaincu par cet “Alexandre”, entouré de mille dangers, Démétrios II fut même abandonné par ses enfants et par sa femme. Avec quelques esclaves, il partit vers Tyr dans l'espoir de se réfugier dans le temple, mais le gouverneur de la cité le fit assassiner dès qu'il sortit de son navire", Justin, Histoire XXXIX.1 ; "Le roi Démétrios II voulut lancer une expédition contre [Jean] Hyrcan Ier, mais il n'en eut ni l'occasion ni le moyen car les Syriens et ses soldats, qui le détestaient à cause de sa méchanceté, députèrent vers Ptolémée VIII Physkon pour lui demander un nouveau Séleucide susceptible de porter la couronne. Ptolémée VIII envoya Alexandre surnommé “Zabinas” à la tête d'une armée. Celui-ci livra bataille à Démétrios II qui, vaincu, s'enfuit à Ptolémaïs auprès de sa femme Cléopâtre [Thea], mais elle refusa de le recevoir, alors il partit pour Tyr, fut capturé et mourut après de longues souffrances infligées par ses ennemis", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.267-268 ; "Remonté sur le trône, Démétrios II fut assassiné à son tour par son épouse Cléopâtre [Thea], jalouse de son remariage avec Rhodogune", Appien, Histoire romaine XI.360). L'usurpateur Alexandre Zabinas ne profite pas longtemps de son trône, car en Egypte Ptolémée VIII Physkon commence vraiment à s'inquiéter de sa solitude au milieu de ses mercenaires grecs abrutis et des Egyptiens revendicatifs. Il utilise ces derniers contre le contingent d'Alexandrins lettrés conduits par le stratège Marsyas qui, scandalisés par l'infanticide de Memphitès, ont pris parti pour Cléopâtre II. Ces Alexandrins sont aisément encerclés, mais contrairement à son habitude Ptolémée VIII Physkon les épargne, leur pardonne, les comble de cadeaux pour qu'ils restent avec lui en Egypte ("Le vieux Ptolémée VIII envoya Hégélochos comme stratège à la tête d'une armée contre Marsyas le stratège des Alexandrins. Ce dernier fut capturé, et presque toute l'armée qui l'accompagnait fut détruite. Marsyas fut conduit devant le roi, on prévoyait pour lui le châtiment le plus sévère, or Ptolémée VIII ne retint pas les griefs qu'il avait à son encontre, au contraire il se repentit et chercha par des bienfaits à corriger les effets de l'exaspération du peuple contre lui", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 341), c'est-à-dire que son geste ne doit pas être regardé comme une clémence d'un roi tout-puissant et magnanime, au contraire c'est un geste qui révèle la faiblesse, le dénuement absolu d'un roi contraint de ménager ses adversaires survivants pour éviter d'être submergé par ses prétendus alliés, un roi inquiet de voir son royaume devenir un repère exclusif et incontrôlable de mercenaires grecs abrutis et d'Egyptiens revendicatifs. Sa réconciliation avec Cléopâtre II va dans le même sens ("Mais devenu roi de Syrie, enorgueilli par sa fortune, Alexandre [Zabinas] poussa l'audace et la fierté jusqu'à dédaigner Ptolémée VIII qui l'avait fait roi. Alors Ptolémée VIII, réconcilié avec sa sœur [Cléopâtre II], œuvra pour renverser ce souverain qu'il avait lui-même fabriqué par haine de Démétrios II", Justin, Histoire XXXIX.2). Le célèbre papyrus I.5 du répertoire Tebtynis papyri archive de la bibliothèque Bancroft de l'université de Californie à Berkeley aux Etats-Unis, rapportant le décret d'amnistie générale de Ptolémée VIII Physkon du début -118 ("Le roi Ptolémée [VIII], sa sœur royale Cléopâtre [II] et son épouse royale Cléopâtre [III], proclament une amnistie pour tous leurs sujets frappés de contraventions, crimes, accusations, condamnations et charges de toute nature avant le 9 pharmouti [mois du calendrier égyptien équivalant à notre actuel mi-février à mi-mars] de l'année 52 [du règne de Ptolémée VIII Physkon, qui se considère roi depuis la fuite de son frère Ptolémée VI lors de la première invasion de l'Egypte par Antiochos IV en -169 !], à l'exception de ceux qui sont coupables d'assassinat ou de sacrilège", papyrus Tebtynis I.5, lignes 1-6), que beaucoup d'égyptologues et d'hellénistes en l'an 2000 continuent d'invoquer comme soi-disant preuve de la générosité et de la largesse d'esprit de ce roi lagide, témoigne au contraire de son total isolement et de sa grande inquiétude, qui l'obligent à s'abaisser, à s'humilier, à se vendre par des faveurs mobilières et immobilères, des cadeaux fiscaux, des exemptions, des garanties de sécurité et d'accompagnement, afin d'inciter les Grecs à revenir se domicilier à ses côtés en Egypte : les rebelles sont absous ("Les personnes qui se sont réfugiées dans la clandestinité pour avoir été accusées de brigandage ou de tout autre motif, peuvent rentrer chez elles et reprendre leurs occupations antérieures, et les biens qui leur restent ne seront pas vendus par ceux qui les ont pris en gage", papyrus Tebtynis I.5, lignes 7-9), les dettes sont effacées ("Toutes les dettes antérieures à l'année 50 [du règne de Ptolémée VIII Physkon] sont abolies, tant les contributions en grains que les taxes en argent, sauf celles sur les locations de biens hérités soumises à garanties", papyrus Tebtynis I.5, lignes 10-12), les spoliations des militaires avant -118 sont entérinées ("Les soldats enrôlés et les militaires de profession, qui détiennent dix ou sept aroures de terre, leurs commandants et tous leurs homologues officiers, les marins professionnels et ceux qui [texte manque], sont déclarés propriétaires légitimes des lots de terre qu'ils occupaient avant l'année 52 [du règne de Ptolémée VIII Physkon], et ne feront pas l'objet d'accusations ou de saisies", papyrus Tebtynis I.5, lignes 44-48), les péages des nomes sont supprimés ("Les personnes voyageant à pied depuis Alexandrie empruntant la route terrestre conduisant à [texte manque ; probablement Memphis], comme celles passant d'une bande de terre à une autre [dans le delta du Nil], ne seront sujettes à aucune demande ni aucun péage de n'importe quelle nature, seulement aux taxes légales", papyrus Tebtynis I.5, lignes 28-32), les agriculteurs qui s'engagent à produire des récoltes sur des terres qui ne leur appartiennent pas seront dispensés de service militaire et deviendront propriétaires de ces terres ("Tous les bénéficiaires de lots de terre et tous les détenteurs de terre sacrée ou de terre allouée en échange de l'exemption militaire, tous ceux qui ont empiété sur la terre royale et tous ceux qui occupent une terre plus grande que celle correspondant à leur titre, à condition qu'ils se retirent des terres indûment occupées, fassent une déclaration et acquittent un loyer annuel, seront exemptés des taxes qu'ils doivent jusqu'à l'année 51 [du règne de Ptolémée VIII Physkon] [texte manque] et ils en deviendront légitimes propriétaires", papyrus Tebtynis I.5, lignes 36-43), ceux qui s'installeront en Egypte à partir de -118 seront dispensés de taxes pendant au moins cinq ans ("Les cultivateurs de vignes ou de jardins à travers tout le pays, s'ils effectuent des plantations en terrain inondé ou sec entre l'année 53 et l'année 57 [du règne de Ptolémée VIII Physkon], seront exemptés de taxe pendant cinq ans à compter de la plantation, puis taxés à un taux bas à partir de la sixième année pendant trois ans, ils rembourseront ce taux la quatrième année. A partir de la neuvième année, ils acquitteront les mêmes taxes que les autres propriétaires de terrains agricoles, sauf les cultivateurs de la terre autour d'Alexandrie qui bénéficieront de trois années supplémentaires de taux bas", papyrus Tebtynis I.5, lignes 93-98), l'inviolabilité du patrimoine foncier est assuré par le roi ("Ceux qui ont acheté à la Couronne, peu importe le moyen, des maisons, des vignobles, des jardins ou tout autre propriété sur la terre, des bateaux ou tout autre propriété sur l'eau, en resteront possesseurs, leurs domaines ne feront pas l'objet de réquisitions pour loger les soldats", papyrus Tebtynis I.5, lignes 99-101), les soldats n'ont pas le droit de le détruire ni même de le réquisitionner ("Les propriétaires de maison détruites ou incendiées seront autorisés à les reconstruire dans leurs dimensions antérieures. Les personnes possédant des maisons privées dans les villages seront aussi autorisées à les surélever jusqu'à une hauteur de [texte manque] […]. Personne n'est autorisé à prélever de taxe sur les cultivateurs, sur contripuables, sur les percepteurs, sur les apiculteurs, ni sur toute autre personne, au profit des stratèges, des chefs de la garde, des gardiens-chefs ou des intendants, ou de leurs adjoints, ou tout autre fonctionnaire, sous quelque forme que ce soit. Et les stratèges, les personnes ayant une charge officielle, ou leurs subordonnés, et toute autre personne ne pourront pas confisquer aux cultivateurs les terres fertiles du roi", papyrus Tebtynis I.5, lignes 134-146), à peine les fonctionnaires pourront-ils en limiter la jouissance en cas de non-paiement des impôts royaux ("Les Grecs servant dans l'armée, les prêtres, les cultivateurs des terres royales, les [texte manque], les tisserands et tailleurs, les éleveurs de porcs et d'oies, les fabricants de papyrus, les producteurs d'huile d'olive et d'huile de ricin, les apiculteurs, les fabricants de bière et tous ceux qui acquittent normalement les taxes royales, seront exemptées totalement de réquisition de logement pour le domaine qu'ils occupent eux-mêmes, et exemptés de moitié pour leurs autres domaines. [Ptolémée VIII Physkon, Cléopâtre II et Cléopâtre III] ont aussi décrété que les stratèges et les autres fonctionnaires ne pourront pas enrôler les habitants du pays pour des corvées privées, ni réquisitionner des bœufs leur appartenant pour des travaux privés, ni leur imposer d'élever des veaux ou d'autres animaux sacrés, ni les forcer à produire des oies, des volailles, du vin ou du grain sans prix à l'occasion d'un renouvellement de contrat, ni les obliger à travailler pour rien à quelque motif que ce soit", papyrus Tebtynis I.5, lignes 168-187), les outils professionnels des artisans seront pareillement protégés ("[Les percepteurs] ne pourront pas contraindre les cultivateurs des terres royales à vendre une maison renfermant leurs outils agricoles, ni leur bétail ni les autres biens en relation avec leur travail, sous prétexte d'obligations envers le roi, envers un temple, ou envers tout autre destinataire. Même règle pour les métiers à tisser et tous les autres outils des tisserands de lin, de byssus, de laine ou tout autre professionnel apparenté, quel que soit le prétexte. Par ailleurs, seuls pourront acquérir ou utiliser les métiers à tisser de lin et le byssus les personnes assujetties à la taxe sur le lin et le byssus, et à condition que les vêtements produits restent pour les temples, le roi et les autres dieux", papyrus Tebtynis I.5, lignes 231-247). Abandonné par Ptolémée VIII Physkon, et par les Antiochiens qui n'ont plus besoin de lui puisque Démétrios II est mort, Alexandre Zabinas est tué à son tour dès -122 par Antiochos VIII Grypos fils de Démétrios II.


Mithridate VI, le dernier conquérant


Sur la succession des rois hellénistiques à partir de cette époque jusqu'à la fin de l'ère hellénistique, à l'exception de Mithridate VI et de Cléopâtre VII dont nous allons à présent raconter la vie, nous pouvons répéter ce que nous avons dit dans notre paragraphe introductif sur la période -278 à -223 : les péripéties se suivent et se ressemblent sans signifier quoi que ce soit, à tel point qu'on peut se dispenser d'entrer dans le détail. A Antioche, les coups d'Etat répondent aux coups d'Etat, les rois remplacent les rois, sans que l'étude de ces coups d'Etat et de ces rois nous renseigne sur le fond des choses. Nous venons de voir que Démétrios II meurt en -125, renversé par Alexandre Zabinas le fantoche de Ptolémée VIII Physkon et des Antiochiens versatiles. Trois princes peuvent revendiquer sa place, nés de la même mère, Cléopâtre Thea : Séleucos et Antiochos dit "Grypos" ("GrupÒj/le Crochu", probablement en référence à son nez cassé, bien visible sur les monnaies) fils de Démétrios II, et leur cousin Antiochos dit "Cyzicène" (ainsi appelé parce qu'il grandit à Cyzique en Libye, ce qui sous-entend qu'il est protégé par Ptolémée VIII Physkon) fils d'Antiochos VII ("[Cléopâtre Thea] avait épousé Antiochos VII, frère de Démétrios II. Elle avait deux fils de Démétrios II : Séleucos et Antiochos surnommé “Grypos”. Et elle avait un fils d'Antiochos VII : Antiochos surnommé “Cyzicène”. Pour leur éducation, elle avait envoyé [Antiochos] Grypos à Athènes, et [Antiochos] Cyzicène, à Cyzique", Appien, Histoire romaine XI.361-362). Dès l'annonce de la mort de Démétrios II, l'aîné Séleucos revendique la couronne sous le nom de "Séleucos V" comme légitime héritier de son père contre le fantoche Alexandre Zabinas, mais il est aussitôt assassiné par sa mère Cléopâtre Thea qui veut garder le pouvoir pour elle seule ("Cléopâtre [Thea], indignée que son fils Séleucos [V] prenne le diadème sans son accord après la mort de son père Démétrios II, le fait mettre à mort", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LX ; "Séleucos [V] ceignit le diadème après la mort de son père [Démétrios II]. Mais par crainte que celui-ci l'accusât du meurtre de son père ou par haine générale envers tout le monde, elle le fit tuer à coups de flèches", Appien, Histoire romaine XI.361-363). Le cadet Antiochos Grypos, plus astucieux que son frère, préfère d'abord obtenir le soutien de Ptolémée VIII Physkon. Ce dernier, réconcilié avec sa sœur Cléopâtre II, donne à Antiochos Grypos pour épouse sa fille Tryphaina (qui est aussi sa petite-fille, puisque la mère de Tryphaina est Cléopâtre III la seconde épouse de Ptolémée VIII Phykson, et que Cléopâtre III est la fille de Cléopâtre II la première épouse de Ptolémée VIII Physkon ; on peut dire aussi que Tryphaina est à la fois la fille/petite-fille de Ptolémée VIII Phykson, et sa nièce/petite-nièce, puisque Cléopâtre II est également la sœur de Ptolémée VIII Phykson !), et des moyens militaires. Ainsi, dès -123, Antiochos Grypos peut se présenter avec toutes les garanties généalogiques, diplomatiques et politiques devant Antioche. Une bataille s'engage entre les mercenaires donnés récemment par Ptolémée VIII Physkon à Antiochos Grypos et les mercenaires donnés trois ans plus tôt par le même Ptolémée VIII Physkon à Alexandre Zabinas, le premier étant encouragé depuis les remparts de la cité par les mêmes Antiochiens qui applaudissaient encore le second quelques mois auparavant. Antiochos Grypos est vainqueur. Il devient le nouveau roi "Antiochos VIII". Alexandre Zabinas, vaincu, n'a plus les moyens de payer les survivants de son armée. Il tente de piller un sanctuaire, mais est capturé et exécuté ("Ptolémée VIII, réconcilié avec sa sœur [Cléopâtre II], œuvra pour renverser ce souverain [Alexandre Zabinas] qu'il avait lui-même fabriqué par haine de Démétrios II. Il donna à [Antiochos] Grypos des moyens importants et sa fille Tryphaina comme épouse, afin que le double titre de compagnon d'armes et de gendre incitât les peuples à le soutenir. Cet espoir fut comblé. Quand les peuples virent [Antiochos] Grypos appuyé par les forces égyptiennes, ils se détachèrent d'Alexandre [Zabinas]. Les deux rois s'affrontèrent. Alexandre [Zabinas] vaincu s'enfuit à Antioche, où, sans argent pour solder ses troupes, il fit enlever du sanctuaire de Zeus une statue en or représentant la Victoire, en prétextant que “Zeus lui avait prêté la victoire”, joignant ainsi la raillerie au sacrilège. Quelques jours plus tard, il ordonna d'enlever secrètement la lourde statue en or de Zeus même, mais, surpris dans ce nouveau sacrilège, il fut forcé de fuir devant la foule. Stoppé par une violente tempête, abandonné des siens, il fut capturé par des voleurs et conduit devant [Antiochos] Grypos, qui le fit tuer", Justin, Histoire XXXIX.2 ; "Peu confiant dans la populace qui constituait son armée, inexpérimentée au combat et prompte à changer de camp, Alexandre [Zabinas] n'osa pas livrer une bataille rangée. Il projeta de mettre dans ses bagages le trésor royal et de piller les offrandes consacrées aux dieux, puis de s'embarquer de nuit vers la Grèce. Avec quelques barbares, il commença à piller le sanctuaire de Zeus, il fut pris en flagrant délit, il aurait subi le châtiment approprié avec ses hommes s'il n'avait pas anticipé en s'enfuyant avec une poignée de soldats vers Séleucie [Séleucie-de-Piérie, port d'Antioche à l'embouchure du fleuve Oronte]. Mais la rumeur fut plus rapide que lui. Informés du pillage du sanctuaire, ils lui fermèrent les portes de la ville. Sa tentative ayant échoué, il essaya de se réfugier à Poseidion [site non localisé, mentionné incidemment par Strabon, à l'alinéa 8 paragraphe 2 livre XVI de sa Géographie, comme une petite cité côtière au sud de l'embouchure du fleuve Oronte, sur le flanc du mont Kasios/djebel Aqra], afin de garder le contrôle du littoral", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 345 ; "Après avoir pillé un sanctuaire, Alexandre [Zabinas] se réfugia à Poseidion. Mais un génie ["daimÒn"] caché le suivait de près et concourut à l'orienter vers le chemin de son châtiment. Il fut capturé en effet, et déféré au camp d'Antiochos [Grypsos] deux jours après le pillage du sanctuaire", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 425 ; nous ne tenons pas compte de Flavius Josèphe, qui prétend à tort qu'Alexandre Zabinas meurt les armes à la main pendant la bataille contre Antiochos Grypos ["Attaqué par Antiochos VIII Grypos, fils de Démétrios II, [Alexandre Zabinas] fut battu et périt dans le combat", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.269]). Le nouveau roi doit aussitôt lutter contre sa mère Cléopâtre Thea, qui veut le tuer de la même façon qu'elle a tué son autre fils Séleucos V afin de garder le pouvoir - du moins ce qu'il en reste - pour elle-même. Antiochos VIII Grypos, témoignant encore de sa malignité, déjoue le plan infanticide et régicide de sa mère et l'oblige à boire le poison qu'elle avait préparé à son attention ("Antiochos VIII Grypos, monté sur le trône de ses ancêtres et délivré des périls étrangers, devint l'objet des intrigues de sa mère [Cléopâtre Thea]. Cette femme avide de pouvoir, qui avait trahi son époux [Démétrios II] et massacré l'un de ses fils [Séleucos V], voyant avec douleur la victoire de l'autre [Antiochos VIII Grypos] affaiblir son autorité, présenta à ce dernier un breuvage empoisonné à l'occasion de son retour d'exercices militaires. Mais informé de son projet, [Antiochos VIII] Grypos la pria de boire avant lui, feignant de rivaliser de tendresse avec elle. Elle refusa. Il insista. Finalement, il l'accusa de forfaiture devant un témoin, en lui disant que le meilleur moyen de se justifier était qu'elle bût cette coupe qu'elle voulait offrir à son fils. C'est ainsi que le crime de la reine retomba sur elle-même, et qu'elle mourut par le poison qu'elle avait préparé pour un autre", Justin, Histoire XXXIX.2 ; "[Antiochos] Grypos devint roi à la place de Séleucos V, et il obligea sa mère à boire le poison qu'elle avait concocté à son intention", Appien, Histoire romaine XI.363). Après quelques années de relative tranquillité, la famille séleucide renoue avec ses habitudes fratricides. Le troisième fils, Antiochos Cyzicène, revendique à son tour la couronne. Son demi-frère Antiochos VIII Grypos essaie de l'empoisonner, mais il échoue, renforçant ainsi la détermination d'Antiochos Cyzicène à le renverser ("Pendant huit ans, [Antiochos VIII] Grypos jouit d'un repos qui profita à la Syrie. Mais il trouva un rival dans son frère [Antiochos] Cyzicène, né de sa mère [Cléopâtre Thea] et de son oncle paternel Antiochos VII. [Antiochos VIII] Grypos tenta de l'empoisonner : il ne réussit qu'à renforcer son désir de lui ravir la couronne au plus vite par la force", Justin, Histoire XXXIX.2). Le destin de cette famille de tarés se conjugue à nouveau avec celui de l'autre famille de tarés, les Lagides voisins, ravagées par la consanguinité, par une insondable incompétence gouvernementale, par l'inconscience des dangers extérieurs, par la médiocrité des prétentions, dans un invraisemblable méli-mélo de coucheries et d'assassinats entre frères/cousins et sœurs/cousines que même nos plus mauvais scénaristes modernes de films de catégorie Z ou de feuilletons sociaux hésiteraient à présenter à leurs producteurs. Ptolémée VIII Phykson est mort en -116. Il a légué la Libye par testament à son bâtard Ptolémée Apion, probable fils de la courtisane cyrénéenne Eiréné que nous avons brièvement évoquée plus haut (ce legs libyen à Ptolémée Apion est révélé par une incidence au livre XXXIX paragraphe 5 de l'Histoire de Justin), et il a laissé à sa veuve Cléopâtre III le soin de léguer l'Egypte à celui de leurs deux fils qu'elle souhaitera. Or Cléopâtre III est aussi possessive et peu maternelle que sa sœur Cléopâtre Thea : elle veut garder le pouvoir pour elle-même. Elle choisit donc de dresser ses enfants les uns contre les autres, à son profit. La tradition veut que l'aîné prenne la couronne et se marie avec sa sœur aînée : Cléopâtre III accepte effectivement de voir son fils aîné devenir "Ptolémée IX", mais elle machine pour qu'il épouse sa petite sœur Cléopâtre V Séléné au lieu de sa grande sœur Cléopâtre IV. Naturellement, Cléopâtre IV rumine contre sa mère. Elle part vers la lointaine île de Chypre où s'est installé son frère cadet, le futur Ptolémée X Alexandre, et se rapproche d'Antiochos Cyzicène, qu'elle épouse, et auquel elle apporte une petite armée de mercenaires chypriotes en dot : elle se dit qu'en aidant Antiochos Cyzicène à renverser Antiochos VIII Grypos et à prendre le pouvoir à Antioche, elle deviendra reine de Syrie et aura ainsi les moyens de se retourner contre l'Egypte et de punir sa mère. Antiochos Cyzicène débarque sur le continent avec sa femme Cléopâtre IV et les mercenaires, qui sont rapidement repoussés par les forces d'Antiochos VIII Grypos. Antiochos Cyzicène s'enfuit, mais Cléopâtre IV est capturée et suppliciée par… sa sœur Tryphaina, épouse d'Antiochos VIII Grypos. Peu après, à l'occasion d'une nouvelle altercation militaire, Tryphaina est à son tour capturée et suppliciée par son beau-frère Antiochos Cyzicène ("Le roi d'Egypte Ptolémée VIII mourut, laissant à sa femme [Cléopâtre III] le choix de confier la couronne à l'un de ses deux fils, comme si l'Egypte eût pu être plus tranquille que la Syrie quand une mère se déclare pour l'un de ses fils en soulevant ainsi la haine de l'autre. Elle penchait pour le cadet [le futur Ptolémée X Alexandre], le peuple la força à nommer l'aîné, elle donna le sceptre à ce dernier mais le priva d'amour : elle l'obligea à répudier sa sœur Cléopâtre IV qu'il chérissait, pour épouser sa seconde sœur [Cléopâtre V] Séléné, c'est ainsi que cette mère injuste envers ses filles enleva à l'une le mari qu'elle donna à l'autre. Cléopâtre IV, attribuant son divorce à sa mère plus qu'à son époux, alla en Syrie épouser [Antiochos] Cyzicène et lui apporta en dot des troupes chypriotes qu'elle avait débauchées [auprès de son frère Ptolémée X Alexandre installé à Chypre]. [Antiochos] Cyzicène, se croyant assez fort pour lutter contre son frère [Antiochos VIII Grypos], livra bataille. Il fut vaincu et s'enfuit à Antioche. [Antiochos VIII] Grypos assiégea cette cité, où était enfermée Cléopâtre IV femme d'[Antiochos] Cyzicène. Dès qu'il en reprit le contrôle, son épouse Tryphaina s'empressa de chercher sa sœur Cléopâtre IV non pas pour adoucir sa captivité mais pour en augmenter les rigueurs, elle voulait la punir de s'être dressée contre elle en envahissant son royaume, de s'être déclarée son ennemie en épousant l'ennemi de sa sœur, d'avoir amené des armées étrangères pour allumer la guerre entre des frères, d'avoir bafoué la volonté de sa mère en se mariant hors d'Egypte après avoir été répudiée par son frère. [Antiochos VIII] Grypos la supplia de ne pas le forcer à se souiller d'un tel crime, arguant que dans toutes les guerres externes et internes aucun de ses ancêtres victorieux n'avait sévi contre les femmes, préservées par leur sexe des périls des combats et de la cruauté des vainqueurs, que Cléopâtre IV avait des droits familiaux en supplément du droit naturel, étant la sœur de celle qui la poursuivait avec ardeur, sa propre parente, et la tante maternelle de leurs enfants, que les liens du sang s'ajoutaient à la sainteté du temple où était réfugiée Cléopâtre IV, et le respect aux dieux qui lui avait apporté la victoire, et enfin que la mort de Cléopâtre IV n'affaiblirait pas [Antiochos] Cyzicène mais au contraire le renforcerait. Ces réticences d'[Antiochos VIII] Grypos attisèrent l'opiniâtreté de sa femme, qui les attribua moins à la pitié qu'à l'amour. Elle appela des soldats et leur ordonna d'aller égorger sa sœur. Ceux-ci pénétrèrent dans le temple, et tranchèrent les mains de Cléopâtre IV qu'ils ne parvinrent pas à arracher de la statue de la déesse. Cléopâtre IV expira en maudissant les parricides, et confia aux dieux le soin de sa vengeance. Dans une seconde bataille peu après, [Antiochos] Cyzicène vainqueur captura Tryphaina qui avait versé le sang de sa sœur, et l'immola aux mânes de son épouse", Justin, Histoire XXXIX.3). Ainsi débarrassée de sa fille Cléopâtre IV, Cléopâtre III fomente l'élimination de ses trois autres enfants. Elle soulève la population d'Egypte, aussi versatile que celle du Levant, contre son fils Ptolémée IX, qui doit s'enfuir auprès de son frère cadet à Chypre. Et elle invite ce frère cadet à Alexandrie en le reconnaissant comme nouveau roi "Ptolémée X Alexandre" pour mieux l'égorger à la première occasion. Malheureusement pour elle, les deux frères réussissent à échapper aux assassins qu'elle a dépêchés vers eux. Elle se tourne alors vers Antiochos VIII Grypos en lui envoyant des mercenaires et Cléopâtre V Séléné comme nouvelle épouse (en remplacement de Tryphaina, sœur de Cléopâtre IV et de Cléopâtre V Séléné, tuée par Antiochos Cyzicène), dans l'espoir que celui-ci l'aide contre Ptolémée IX et contre Ptolémée X Alexandre. Mais Ptolémée X Alexandre tue finalement sa mère Cléopâtre III par on-ne-sait-quel moyen ("En Egypte, Cléopâtre III souffrait de devoir partager l'empire avec son fils Ptolémée IX. Elle souleva le peuple contre lui, cruellement et injustement elle contraignit à l'exil sa femme [Cléopâtre V] Séléné qui lui avait donné deux fils, et elle fit revenir son cadet [Ptolémée X] Alexandre pour le couronner roi à la place de son frère. Non contente d'avoir détrôné son fils, elle le poursuit jusque dans son exil sur l'île de Chypre. Ptolémée IX s'enfuit, non pas parce qu'il se sentait trop faible mais pour éviter la honte de combattre contre sa mère, alors elle fit exécuter le chef de l'armée pour l'avoir laissé s'échapper. Effrayé par les cruautés de Cléopâtre III, [Ptolémée X] Alexandre la quitta à son tour, préférant la sécurité d'une vie tranquille aux périls du trône. Craignant que son aîné Ptolémée IX s'alliât à [Antiochos] Cyzicène pour reconquérir l'Egypte, elle envoya à [Antiochos VIII] Grypos des moyens importants et sa fille [Cléopâtre V] Séléné comme épouse, afin qu'il devint l'ennemi de son premier mari. Elle députa aussi vers [Ptolémée X] Alexandre pour qu'il revienne, tout en machinant secrètement sa perte. Mais ce roi la devança en la faisant périr. C'est ainsi que cette reine acheva ses jours, non pas par la nature mais par un parricide à la mesure de ses actes horribles passés, elle qui avait chassé du lit nuptial sa mère [Cléopâtre II, épouse et cocue de Ptolémée VIII Physkon], dévasté ses deux filles [Cléopâtre IV et Cléopâtre V Séléné] en les obligeant à intervertir leur mariage avec leurs deux frères, détrôné et combattu l'un de ses fils [Ptolémée IX], et fomenté la mort de l'autre [Ptolémée X Alexandre] dont elle avait accaparé le sceptre", Justin, Histoire XXXIX.4 ; "Ptolémée IX Philométor ["Filom»twr", "qui aime sa mère"] était le huitième descendant [en réalité le neuvième, Pausanias oublie de compter Ptolémée VII qui n'a régné qu'un an vers -145/-144] de Ptolémée Ier fils de Lagos. Ce surnom est ironique, car aucun souverain ne subit de la part de sa mère autant de haine qu'il en subit de la part de Cléopâtre III. Ne supportant pas que celui-ci pût régner en vertu de son droit d'aînesse, elle poussa d'abord son père [Ptolémée VIII Physkon] à l'exiler dans l'île de Chypre. Croyant le cadet [Ptolémée X] Alexandre plus manipulable, elle voulut l'intrôniser par les Egyptiens. Ces derniers refusèrent. C'est donc [Ptolémée X] Alexandre qui partit vers l'île de Chypre, mais avec le titre de stratège et l'armée, afin de menacer davantage Ptolémée IX. Finalement, elle blessa des eunuques qui lui étaient totalement dévoués et les présenta au peuple comme des victimes d'une tentative d'assassinat par Ptolémée IX. Les Alexandrins se précipitèrent sur Ptolémée IX pour le punir, mais il leur échappa par la mer. [Ptolémée X] Alexandre revint de Chypre et s'installa sur le trône. Mais Cléopâtre III ne profita pas de sa malveillance envers Ptolémée IX car [Ptolémée X] Alexandre, qui lui devait pourtant la couronne, la fit mourir", Pausanias, Description de la Grèce, I, 9.1-3), il profite outrancièrement de son pouvoir ("Son fils [Ptolémée X] Alexandre ne cessa lui aussi d'engraisser à vue d'œil. On sait qu'il tua sa propre mère, qui gouvernait de concert avec lui. Voici ce que Posidonios dit à son sujet, dans le livre XLVII de ses Histoires : “Ce roi d'Egypte, un homme haï de son peuple mais soumis aux flatteries de ses courtisans, vécut dans un luxe éhonté. Quand il voulait se soulager, il ne sortait jamais sans être soutenu par deux gardes du corps. Mais quand dans un banquet les danses se mettaient en mouvement, il sautillait nu-pieds et se contorsionnait dans un rythme endiablé, comme un vrai danseur”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.73), et Ptolémée IX recouvrera son trône à Alexandrie après maintes péripéties à la mort de son frère Ptolémée X Alexandre vers -87 ("Ptolémée IX fut rappelé et rétabli dans ses fonctions parce qu'il avait refusé de combattre contre sa mère [Cléopâtre III] et de ravir par la force à son frère [Ptolémée X Alexandre] le trône qu'il avait possédé le premier", Justin, Histoire XXXIX.5). Bref. A la fin du IIème siècle av. J.-C., la compétition reste ouverte à Antioche entre Antiochos VIII Grypos et son demi-frère devenu "Antiochos IX Cyzicène" régnant sur une partie de la Syrie échappant au contrôle d'Antioche ("[Antiochos VIII Grypos] complota contre [Antiochos] Cyzicène, son frère utérin. Celui-ci en fut informé, entra en guerre contre lui, le chassa du pouvoir et devint roi des Syriens à sa place", Appien, Histoire romaine XI.364 ; dans sa Chronique inspirée par la Chronique perdue d'Eusèbe de Césarée, saint Jérôme résume la relation entre les deux hommes par cette note face à l'année -123 : "Antiochos Cyzicène chasse [Antiochos VIII] Grypos et s'empare de la Syrie, puis [Antiochos VIII] Grypos vainc [Antiochos] Cyzicène et le reprend, ils règnent ensuite à tour de rôle en combattant l'un contre l'autre" ; une copie partielle de la Chronique originelle d'Eusèbe de Césarée retrouvée en Arménie au XVIIIème siècle va dans le même sens : "Antiochos IX Cyzicène commença à régner la première année de la cent soixante-septième olympiade [c'est-à-dire en -112], après qu'Antiochos VIII [Grypos] se fût enfui vers Aspendos. Mais la deuxième année de la même olympiade [c'est-à-dire en -111], Antiochos VIII [Grypos] revint d'Aspendos et reconquit une partie de la Syrie, [Antiochos IX] Cyzicène continua de régner dans l'autre partie. Le royaume demeura divisé en deux. [Antiochos VIII] Grypos fut roi jusqu'à la quatrième année de la cent soixante-dixième olympiade [c'est-à-dire en -97], soit pendant quinze ans après son retour, sur un règne total de vingt-six ans", Extraits de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, édition d'Alfred Schoene, page 259), et à Alexandrie entre Ptolémée IX et son frère Ptolémée X Alexandre, chacun engendrant dans son coin des nouvelles générations d'enfants consanguins encore plus tarés que leurs parents.


Tous ces morts apparentés, on le devine, n'ont aucune importance, car l'Histoire se joue désormais ailleurs qu'à Antioche et à Alexandrie. L'Histoire se joue sur mer. Et la direction qu'elle va prendre, qui aboutira à la naissance de l'Empire romain, demeure encore aujourd'hui, en l'an 2000, une énigme. Souvent sûrs d'eux-mêmes dans leurs analyses de détails, hellénistes et latinistes reconnaissent leurs hésitations et leurs doutes sur le constat général. Contrairement aux romans du XIXème siècle et aux films du XXème siècle qui voyaient la naissance de l'Empire romain comme la conséquence d'une volonté impériale délibérée des Romains, hellénistes et latinistes modernes et nous-mêmes dans notre étude constatons que les Romains en réalité ne semblent pas avoir voulu cet Empire. Les romans et les films mettent en lumière quelques personnalités dévorées d'ambition qui ont certes rêvé reproduire l'épopée d'Alexandre, mais ces personnalités sont très peu nombreuses, elles se comptent sur les doigts d'une main, et encore ! leurs motivations sont discutables : Pompée, Crassus, César, Octave/Auguste avaient autant de raisons platement politiciennes que d'espoirs conquérants quand ils ont entrepris leurs aventures respectives, et ils ont été aidés souvent par les circonstances, en tous cas ils apparaissent à l'extrême fin de la République romaine, et ils ne représentent nullement l'esprit général qui dominait la cité de Rome avant eux, et qui domine encore le Sénat en leur temps. Dans notre paragraphe introductif, nous avons vu qu'à la fin du IIIème siècle av. J.-C. les Romains sont intervenus en Epire à reculons, non pas parce qu'ils le voulaient mais parce qu'ils y ont été contraints, parce que leurs navires marchands étaient continuellement arraisonnés par les pirates illyriens que la Ligue achéenne était incapable de contenir. Les Romains ont quitté leurs foyers pour former un contingent, ils ont traversé la mer Adriatique depuis Brindisi pour aller sécuriser la côte opposée, et ils sont retournés dans leurs foyers en dissolvant ledit contingent. Pendant vingt ans ils sont restés sourds aux appels à l'aide des Grecs qui subissaient le joug de l'Antigonide Philippe V, parce qu'ils estimaient que les affaires en Grèce ne concernaient que les Grecs. Nous avons vu que les Romains à cette époque n'avaient aucun rapport avec les fiers acteurs vantant la supériorité latine et leur professionnalisme martial mis en scène par les studios de Cinecittà et Hollywood : ils n'étaient pas des professionnels de la guerre offensive mais des citoyens ordinaires que les agressions récurrentes de leurs voisins italiotes obligeaient souvent à revêtir l'uniforme pour se défendre, et jusqu'à l'arrivée de Caton l'Ancien ils se considéraient naturellement inférieurs aux Grecs dans tous les domaines, moins inventifs, moins sensibles, moins savants, moins évolués, depuis la littérature jusqu'à l'art militaire, ils jugeaient d'emblée, spontanément, sans discuter, sans même penser à discuter, que leur langue latine était inférieure à la langue grecque, au point qu'ils respectaient davantage leurs compatriotes possédant un esclave grec ou une amphore de vin grec que ceux entretenant de leurs mains dix hectares de vignes dans le Latium. Nous avons vu que l'envoi de légionnaires en Grèce au tout début du IIème siècle av. J.-C. avait un but non pas hautement conquérant mais bassement et sordidement politicien : ces légionnaires étaient des vétérans des campagnes contre les Carthaginois, et des jeunes gens contaminés par ces légionnaires, que le Sénat voulait éjecter au plus vite du sol italien pour éviter que la contagion se propage, en espérant que ceux-ci et ceux-là trouveraient une fin commode au bout des sarisses de Philippe V. La victoire de Cynocéphales n'a pas été voulue par le Sénat : elle a été subie par le Sénat, qui à cause d'elle a vu revenir à Rome triomphants et revendicatifs les Romains instables dont il voulait se débarrasser, et qui à partir de cette date a dû réserver une partie de son temps et de son argent à la gestion des affaires de Grèce. Nous avons vu que l'envoi d'un nouveau contingent vers Antiochos III avait la même motivation : le Sénat voulait éloigner de Rome Scipion et des légionnaires instables dans l'espoir qu'ils trouvent une fin commode au bout des sarisses ou sous les pattes des éléphants d'Antiochos III. Comme la victoire de Cynocéphales, la victoire de Magnésie n'a pas suscité des : "Hourra !" mais des : "Flûte !" dans le cœur des sénateurs, qui à partir de cette date ont dû réserver une partie de leur temps et de leur argent à la gestion des affaires anatoliennes. Dans notre paragraphe précédent et depuis le début du présent alinéa, nous avons vu que les soi-disant aides romaines aux différents protagonistes de Méditerranée orientale au cours du IIème siècle av. J.-C. ne sont que des paroles : les Romains sont en fait très heureux de constater qu'ils n'ont pas besoin d'intervenir contre les Grecs puisque les Grecs se nuisent à eux-mêmes en se dressant les uns contre les autres, très heureux de ne pas devoir dépenser une partie du budget romain pour former un nouveau contingent de légionnaires qui risquerait de remporter des nouvelles batailles contre d'autres territoires hellénistiques et d'étendre encore les obligations romaines puisque ces territoires hellénistiques s'effondrent de l'intérieur. Nous avons vu que les Romains ont longtemps tergiversé avant de transformer l'ancien royaume antigonide en province romaine de Macédoine. Ils ont beaucoup débattu avant de transformer la principauté de Pergame, léguée par son dernier roi qu'ils méprisaient, dont ils ne voulaient pas, en province romaine d'Asie. Nous verrons bientôt qu'ils rechigneront pareillement à accepter la Cyrénaïque léguée par Ptolémée Apion, à abolir la couronne séleucide pour réorganiser la Syrie face aux Parthes, à évincer la couronne lagide pour réorganiser l'Egypte au profit de tous les peuples méditerranéens. En résumé, paradoxalement, l'implication des Romains dans l'apparition de l'Empire romain n'est pas évidente : les Grecs dans leur inaptitude à gérer la Méditerranée orientale, dans leur obsession mortifère à élever les voleurs et à abaisser les gendarmes sous prétexte que tous les citoyens de la cosmopolis/œcuménie sont égaux, semblent y avoir contribué bien davantage. Mais ce n'est pas si simple. Car jusqu'à Antiochos III les citoyens de la cosmopolis/œcuménie ont pareillement élevé leurs voleurs et abaissé leurs gendarmes sans entamer l'ordre hellénistique depuis la Méditerranée jusqu'à l'Inde, depuis Tanaïs jusqu'à Eléphantine : comme plus tard en Europe occidentale depuis Charlemagne jusqu'à la Révolution française, les seigneurs et les rois se marient ou se renversent dans l'indifférence de leurs sujets, qui partagent entre eux la même religion et le même passé lointain, pratiquant les mêmes métiers et échangeant leurs marchandises par nécessité. Autrement dit, l'incapacité des Grecs à se gouverner eux-mêmes ne peut pas expliquer à elle seule l'effondrement des royaumes hellénistiques à partir d'Antiochos III. Hellénistes et latinistes avancent deux catégories de raisons pour tenter d'éclaircir le sujet : des raisons immédiates et des raisons profondes. Les raisons immédiates sont les progressives disparitions des flottes hellénistiques, or ces disparitions ont été causées directement ou indirectement par Rome. A l'époque d'Antiochos III, on se souvient que trois flottes étatiques assuraient la sécurité des échanges en Méditerranée orientale, et donc la relative stabilité des royaumes et des principautés qui la bordaient : la flotte des Séleucides, la flotte de Rhodes et la flotte de Pergame. A la suite de la bataille de Magnésie, les Romains ont imposé en -188 le diktat d'Apamée à Antiochos III, incluant une indemnité de guerre qui a définitivement ruiné le budget séleucide (nous avons vu qu'en -168, vingt ans après la signature de ce diktat, cette indemnité n'est toujours pas payée en totalité parce que les rois séleucides peinent à trouver de l'argent, ces derniers sont même contraints de piller les temples, comme celui d'Elymaïde où Antiochos III trouve la mort, ou celui de Jérusalem en provoquant la révolte des Judéens), empêchant Antiochos III et tous ses successeurs de continuer à entretenir une armée conséquente pour maintenir l'hégémonie séleucide jusqu'au plateau iranien, et la limitation de la flotte royale à dix navires (et les Romains sont très pointilleux sur cette clause : peu après qu'Antiochos IV a reconstitué une flotte pour reconquérir Chypre, ils ont dépêché Cnaius Octavius vers le Levant pour la détruire). Ensuite, après leur victoire contre Persée à Pydna en -168, les Romains ont accusé les Rhodiens de ne pas les avoir aidés, ils les ont punis en créant un port franc à Délos, résultat tous les bateaux marchands en provenance ou à destination de la mer Egée ont délaissé Rhodes pour amarrer à Délos, vidant les caisses des Rhodiens, qui à leur tour n'ont plus été capables d'entretenir une flotte (on se souvient du discours de l'ambassadeur rhodien Astymédès devant les sénateurs romains dès -165, rapporté par Polybe dans le fragment 31 livre XXX de son Histoire, qui expose la situation financière catastrophique causée à Rhodes par la création de ce port franc délosien quelques années plus tôt). Enfin, quand Attale III a légué sa principauté de Pergame à Rome en -133, le Sénat, qui n'en voulait pas, a choisi de garder seulement la cité même de Pergame et de distribuer le reste du territoire aux principautés voisines, et de laisser la flotte pergaméenne pourrir sur les quais et dans les cales de Pergame. Ainsi, à partir de -133, plus aucune flotte officielle ne contrôle la Méditerranée orientale. Cela permet aux pirates de prospérer en attaquant les bateaux marchands désormais sans défense, et de se multiplier, transformant toute la Méditerranée orientale en un espace mafieux où l'on s'engage à ses risques et périls, causant un effondrement des échanges réguliers entre ports, un affaiblissement des économies, une instabilité sociale croissante. Telles sont les raisons immédiates. Les raisons profondes quant à elles sont expliquées par Strabon dans un long passage du livre XIV de sa Géographie. On peut les synthétiser en disant que Rome au IIème siècle av. J.-C. a reproduit à l'identique le scénario d'Athènes trois siècles plus tôt. On se souvient qu'au début du Vème siècle av. J.-C., la cité d'Athènes ne différait pas des autres cités grecques : elle était constituée d'une petite minorité de riches, d'une petite minorité de pauvres, et d'une très grosse majorité d'Athéniens pas assez riches pour vivre luxueusement ni assez pauvres pour échapper au fisc. Ces Athéniens moyens majoritaires ne dépendaient de personne, ils vivaient en Attique et travaillaient de leurs mains la terre ou la pierre ou le fer pour en tirer leur pécule quotidien autosuffisant. En -480, des envahisseurs venus d'Asie, les Perses, ont voulu envahir la Grèce. Ils ont été totalement vaincus. Les Athéniens ont été les grands artisans de cette défaite perse : ils ont été les seuls gagnants de Salamine (on peut même dire que dans cette bataille les Athéniens ont gagné non seulement contre les Perses mais encore contre leurs propres compatriotes grecs puisque ces derniers n'étaient pas d'accord avec Thémistocle sur la tactique à adopter, les Spartiates et les Corinthiens en particulier voulaient poursuivre la retraite vers le sud pour créer une ligne fortifiée barrant l'isthme de Corinthe), ils ont gagné conjointement avec les Spartiates à Platées, ils ont gagné aussi conjointement avec les Spartiates à Mycale sur le continent asiatique, et ils ont scellé la victoire en débarquant en Chersonèse derrière Xanthippos afin d'empêcher tout nouveau débarquement ennemi sur le continent européen. Après la guerre, les Athéniens moyens ayant participé à ces succès ont naturellement réclamé des récompenses. Certains d'entre eux ont vite découvert que les populations "libérées" du joug perse constituaient une main d'œuvre beaucoup plus rentable que la main d'œuvre athénienne, ils ont donc délocalisé leurs productions attiques sur les territoires de ces populations, qui sont devenues des prestataires plus ou moins contraintes d'Athènes, c'est ainsi que sur les marchés athéniens on a vu apparaître un blé en provenance d'au-delà de la mer Egée vendu beaucoup moins cher que le blé produit en Attique, ce qui a provoqué la ruine des agriculteurs attiques (parce que les consommateurs athéniens, comme les consommateurs européens modernes, préféraient acheter moins cher qu'acheter local), on a vu apparaître des céramiques, des tissus, des boucliers, des olives en provenance d'Ionie, de Chypre ou du Pont vendus beaucoup moins cher que les olives, les boucliers, les tissus, les céramiques produits et fabriqués en Attique, ce qui a provoqué la ruine des céramistes athéniens, la ruine des tisserands athéniens, la ruine des métallurgistes athéniens, la ruine des oliveurs athéniens (pour la même raison : les consommateurs athéniens pensaient d'abord à leur porte-monnaie avant le patriotisme économique). Les autres, beaucoup plus nombreux, ont choisi de demeurer en Attique en exigeant travailler moins et gagner davantage, ils ont joué avec les logiques électorales en signifiant aux candidats : "Si tu crées un nouveau dispositif social en notre faveur, on vote pour toi et on reconduit ton mandat, sinon on vote pour ton adversaire !". Ces mécanismes ont peu à peu transformé la population athénienne. A la fin du Vème siècle av. J.-C., la cité était constituée d'une petite minorité de riches très riches qui avaient dans leurs mains la quasi-totalité des ressources financières de l'Etat athénien, une très grosse majorité d'assistés sociaux de toutes catégories (depuis les fonctionnaires toujours plus nombreux refusant d'ajuster leurs privilèges sur les conjonctures de plus en plus défavorables sous prétexte qu'"un acquis est un acquis", jusqu'aux bénéficiaires du dikastikon, du théorikon, du triobole complétant leurs fins de mois dans des procès intentés sur n'importe quoi avec la complicité de rhéteurs et de politiciens intéressés), et entre eux deux une minorité de plus en plus réduite d'Athéniens moyens s'obstinant malgré tout à travailler de leurs mains leurs olives, leurs boucliers, leurs tissus, leurs céramiques, leur blé en Attique, rêvant à l'instauration d'un régime dur qui accaparerait l'argent des riches et balaierait les assistés sociaux. C'est ainsi qu'Athènes a basculé dans la dictature des Trente en -404, qu'elle a certes aboli l'année suivante mais sans jamais retrouver sa démocratie vaillante et productive de naguère. Rome vers -220, à l'époque de son installation en Italie méridionale hellénophone et de son expédition contre les pirates illyriens, ressemble à l'Athènes du début du Vème siècle av. J.-C. : la population se répartit en une petite minorité de riches, une petite minorité de pauvres, et une très grosse majorité de Romains moyens qui travaillent encore de leurs mains et gagnent médiocrement leur vie à la sueur de leur front dans le Latium. L'invasion de l'Italie par les Carthaginois emmenés par Hannibal peut se lire comme un équivalent à l'invasion de la Grèce par les Perses de Xerxès Ier. Contrairement aux Athéniens, les Romains ne sont pas victorieux tout de suite. Ils piétinent en Italie même, ils s'aventurent en Espagne sans résultat. Ce n'est qu'avec l'intervention de Scipion que les choses s'accélèrent dans le bon sens, jusqu'à la victoire de Zama à l'extrême fin du IIIème siècle av. J.-C. et à la fuite d'Hannibal vers l'est et finalement à son suicide. Rome se retrouve à la tête d'un immense territoire pris aux Carthaginois en Méditerranée occidentale. Comme les Athéniens moyens après leurs succès contre les Perses, les Romains moyens après leurs succès contre les Carthaginois réclament des récompenses en retour de leur participation aux combats. Comme à Athènes, on assiste à Rome à une progressive transformation de la population : les riches deviennent de plus en plus riches et de moins en moins nombreux (car les plus agressifs absorbent et éliminent les plus conciliants en accaparant leurs fortunes), et ils ne produisent plus rien par eux-mêmes, ils achètent des esclaves en quantités toujours plus grandes qu'ils importent en Italie pour travailler sur leurs terres ou dans leurs ateliers à leur place, ou ils transforment des populations entières en prestataires (par exemple ces riches Romains se sont appropriés les mines d'or et d'argent des Carthaginois en Espagne, mais évidemment ils n'y travaillent pas de leurs mains, ils y mettent d'ailleurs rarement les pieds : ils se contentent d'y exploiter les anciens esclaves des Carthaginois ou les Carthaginois vaincus eux-mêmes, et ils importent en Italie les métaux précieux qui y sont extraits, ou ils envoient ces métaux précieux dans des manufactures locales pour augmenter leur plus-value avant de les importer en Italie), la majorité des Romains ordinaires deviennent des assistés sociaux dépendant de l'Etat (c'est-à-dire dépendant des ultra riches, qui possèdent la quasi-totalité des ressources financières de l'Etat romain), et entre eux deux la minorité des Romains moyens travaillant de leurs mains et ne dépendant de personne décroît et finira par disparaître. Appien est parfaitement clair sur cette évolution sociale dans son long exposé du début du livre XIII de son Histoire romaine (la disparition du Romain moyen est plus généralement le sujet des livres XIII à XVII de l'Histoire romaine d'Appien, qui sont souvent publiés à part avec le sous-titre "Guerres civiles/Emful…wn") : toute l'Italie et toutes les terres conquises sur les Carthaginois finissent par être détenues par un très petit nombre de propriétaires romains ultra riches, qui préfèrent embaucher des Italiotes ou des Carthaginois réduits à l'esclavage plutôt que des Romains ordinaires réclamant un salaire ("Les citoyens riches accaparèrent la plus grande partie des terres incultes, et s'en considérèrent finalement comme les légitimes propriétaires, ils usèrent de persuasion ou envahirent par la violence les petites propriétés des pauvres citoyens qui les avoisinaient, substituant des vastes domaines à des minces héritages. Les terres et les troupeaux furent confiés à des agriculteurs et des pasteurs de condition servile, afin d'éviter l'inconvénient que posait la conscription militaire sur les hommes de condition libre. Cette ruse des propriétaires produisit une augmentation considérable des esclaves, qui, n'étant pas appelés sous les armes, se multiplièrent à loisir. Le résultat fut que les riches devinrent très riches et que les esclaves se répandirent dans les campagnes, alors que les hommes de condition libre déclinèrent par les maux des impôts, du service militaire, puis du chômage puisque toutes les terres appartenaient aux riches et que ceux-ci pour les cultiver préféraient employer des esclaves plutôt que des hommes libres", Appien, Histoire romaine, XIII, 1.7), ces propriétaires multimillionaires provoquent un chômage endémique dans la population romaine en même temps qu'ils créent un marché global en Méditerranée occidentale, où les esclaves se répandent, se reproduisent plus vite et en plus grand nombre que les Romains de condition libre mais pauvres, jouissent d'avantages au détriment de ces Romains pauvres, comme l'exemption de service militaire, l'exemption d'impôts, la protection et l'entretien par leurs maîtres-propriétaires ("[Tiberius Sempronius Gracchus] fit un discours solennel sur la situation des citoyens romains dispersés chez les Italiotes. Il expliqua que sur eux reposait le poids des batailles et qu'ils étaient liés à Rome par le sang, et pourtant ils dépérissaient dans la misère, en nombre de plus en plus réduit, sans perspective d'amélioration. Par ailleurs il fustigea les esclaves, évoqua leur dispense de service militaire, leur déloyauté permanente envers leurs maîtres, il raconta les déboires récents des propriétaires en Sicile contre leurs esclaves qui s'étaient multipliés dans les campagnes, obligeant les Romains à envoyer des soldats dans l'île, il rappela que la guerre n'avait été pas facile, qu'elle avait traîné en longueur, que les succès s'étaient mêlés à beaucoup de revers. Après avoir parlé ainsi, il proposa de renouveler la loi imposant à chaque citoyen de ne pas posséder plus de cinq cents arpents, et d'y ajouter que les enfants des propriétaires pourraient posséder seulement la moitié de cette superficie, et que le reste serait distribué légalement aux citoyens pauvres par trois citoyens élus pour un an", Appien, Histoire romaine, XIII, 1.9). Cette logique aboutit à une compétition sociale paradoxale, où les très riches d'origine latine et les très pauvres d'origine étrangère luttent ensemble contre les Romains moyens : les très riches voient les très pauvres comme une main d'œuvre bon marché et comme des consommateurs qui accroissent leur fortune personnelle, les très pauvres s'implantent, se multiplient, s'enrichissent grâce à la bienveillance intéressée des très riches, et face à ce jeu de dupes entretenu par les faux riches et les faux pauvres, les Romains de la classe moyenne meurent en criant : "Toi le métèque, j'ai vaincu ton père à la guerre et aujourd'hui tu vis mieux que moi en prétendant que tu es oppressé, je te méprise pour ces deux raisons, et toi l'ancien Romain qui a perdu tout bon sens à cause de ta richesse, tu crois dominer le monde, mais demain tes esclaves se retourneront contre toi, et les gens comme moi ne seront plus là pour te défendre contre eux, parce que tu nous auras tués, tu pleureras ta mère mais ce sera trop tard !" ("On vit partout [les propriétaires] se réunir [contre les propositions de Tiberius Sempronius Gracchus], se répandre en doléances, signifier aux citoyens pauvres qu'ils avaient arrosé leurs domaines avec leurs propres sueurs, qu'ils y avaient planté les arbres et construit les édifices, qu'ils étaient engagés dans des achats de terres attenantes qu'on voulait maintenant leur enlever. Les uns dirent que leurs pères étaient inhumés dans leurs sols, les autres, que leurs propriétés constituaient un lot indivisible. Ceux-ci alléguèrent que leurs terres étaient la dot de leur épouse et étaient destinées à doter leurs enfants, ceux-là montrèrent les dettes qu'ils avaient contractées en devenant propriétaires. De tous les côtés ils multiplièrent les plaintes et les clameurs d'indignation. Les citoyens pauvres rétorquèrent qu'ils avaient perdu leur ancienne aisance et avaient sombré dans une extrême misère, que cette détresse les dissuadait d'avoir des enfants puisqu'ils n'avaient pas les moyens de les nourrir, que les terres en question étaient le fruit de leurs expéditions militaires dont ils avaient été spoliés, enfin ils accusèrent les riches de mépriser des hommes de condition libre, des concitoyens, des soldats honorables, et de leur préférer des esclaves par nature infidèles, hostiles à leurs maîtres, auxquels pour cette raison on interdisait de porter des armes", Appien, Histoire romaine, XIII, 1.10). Selon Strabon, ces évolutions de la population romaine sont la cause profonde de l'insécurité en Méditerranée orientale, car elles créent une chaîne de conséquences néfastes. Les Romains riches réclamant toujours davantage d'esclaves, les pirates de Méditerranée orientale s'évertuent à leur en fournir parce que cela leur apporte également la richesse. Or, où trouver des nouveaux esclaves ? Ils n'ont juste qu'à s'adresser à tous les prétendants aspirant au pouvoir dans les royaumes et principautés alentours : "Moi, pirate Bidule, je te propose une partie de ma fortune pour payer des mercenaires qui te serviront à prendre le pouvoir à Antioche ou à Alexandrie ou dans telle principauté anatolienne, à condition que tu me livres tes adversaires quand tu auras vaincu, que je transformerai en esclaves et que je vendrai aux Romains ensuite". Les propositions des pirates suscitent l'intérêt de prétendants de moins en moins légitimes, qui se disent avoir tout à gagner dans ce marchandage douteux : selon Strabon, le putschiste Diodotos alias Tryphon est le premier exemple de ces prétendants issus de nulle part qui, jouant habilement de la nullité gouvernementale des rois hellénistiques et de l'opportunisme des pirates sévissant entre la Cilicie et Délos, sapent toute autorité royale et toute parole princière et finiront par contraindre les rois et les princes à devenir à leur tour des pirates (des petits dynastes locaux profitent la piraterie, comme ceux de Sidé qui n'hésitent pas à laisser les pirates s'installer sur leurs terres et à vendre leurs propres concitoyens ["Près de la cité de Sidé en Pamphylie les pirates ciliciens avaient un chantier naval : tout individu, même de condition libre, qu'ils y capturaient était vendu aux enchères", Strabon, Géographie, XIV, 3.2], ou ceux de Phasélis qui établissent avec les pirates des quasi contrats commerciaux ["Phasélis, qui a été prise par [Publius] Servilius [Vatia] [consul en -79], n'était pas jadis un repaire de Ciliciens et de pirates. Elle a été fondée par les Lyciens, eux-mêmes originaires de la Grèce. Parce que la cité s'avance beaucoup dans la mer, les pirates étaient souvent obligés d'y aborder quand ils quittaient leurs ports ou quand ils revenaient de leurs courses. Ils se l'associèrent d'abord par le commerce, ensuite par un traité d'alliance", Cicéron, Seconde action contre Verrès IV.10], chaque cité bat monnaie à l'effigie de ces détestables petits notables dont la mémoire collective a oublié les noms et les apanages, ce qui s'avère un casse-tête pour les numismates modernes ; parmi eux, on doit mentionner les scheiks arabes nabatéens qui se sédentarisent sur les terres frontalières entre le désert arabique à l'est et les actuelles Jordanie et Syrie à l'ouest, qui deviennent d'authentiques seigneurs et rois influençant directement le destin des Séleucides, comme le scheik "Zabdiel/Zabeilos" installé à Abai/Zabadani près de Damas qui tue Alexandre Balas en -145, ou le scheik "Eimalkouai/Malchos/Iamblichos" installé dans la même région qui confie le fils d'Alexandre Balas à Diodotos/Tryphon afin que ce dernier le couronne "Antiochos VI" vers -142 ["Contenus par les Romains installés à leurs frontières, les rois de Syrie et d'Egypte qui avaient jusqu'alors l'habitude de s'étendre aux dépens de leurs voisins, furent contraints de limiter leurs ambitions, ils tournèrent leurs armes les uns contre les autres, s'épuisèrent dans des guerres continuelles, suscitèrent le mépris et la convoitise des peuples proches qui se renforcèrent, parmi lesquels les Arabes dont le roi Herotimus [latinisation d'"Arétas/Arštaj" en grec ; le roi arabe évoqué ici par Justin est probablement Arétas III, qui à la fois participe à l'effondrement de la dynastie séleucide en complément de Pompée, et à l'avènement de l'Arabe édomite/iduméen hellénisé Antipatros comme nouvel homme fort du royaume d'Israël dans la première moitié du Ier siècle av. J.-C.] qui, avec le soutien de ses sept cents fils nés de ses concubines, divisa ses forces en plusieurs corps pour infester alternativement et abaisser l'Egypte et la Syrie en élevant le nom des Arabes", Justin, Histoire XXXIX.5]). Strabon ajoute que les Romains demeurent longtemps dans l'incapacité d'intervenir, primo parce que les évolutions sociales provoquent des très graves mouvements de masses sur leur propre sol italien (la foule des Romains ordinaires est manipulée par des démagogues menaçant la pérennité de la République, et les esclaves importés en grand nombre s'émancipent de leur condition, ils se soulèvent, ils prennent le pouvoir dans des provinces entières, la Sicile notamment échappe au contrôle de Rome qui doit y envoyer des légions) et les obligent à rester en Italie pour y remédier avant de s'intéresser aux problèmes étrangers, secundo parce que, par leurs victoires militaires à Cynocéphales, à Magnésie, à Pydna, et surtout par leur diplomatie du diviser-pour-mieux-régner, ils sont les premiers responsables de l'affaiblissement des autorités grecques qui régissaient la Méditerranée orientale jusqu'au début du IIème siècle av. J.-C. Ce n'est qu'après avoir stabilisé ces masses en Italie par la corruption ou par le fer que le Sénat, enfin conscient que la contagion générée par les pirates tout-puissants de Méditerranée orientale nuit à ses propres intérêts, s'occupera à nouveau des affaires d'Anatolie, du Levant, d'Egypte, pour transformer peu à peu ces territoires en nouvelles provinces romaines et permettre à ses plus riches citoyens d'y prélever directement des esclaves, des marchandises, des métaux, sans l'intermédiaire des pirates, et à ses assistés sociaux d'y trouver le pain et les jeux qui leur manquent ("Le modèle que donna Tryphon et l'incapacité absolue des rois successifs présidant la destinée commune de la Syrie et de la Cilicie sont à l'origine des associations de pirates apparues en Cilicie. L'insurrection de Tryphon donna à d'autres l'idée de s'insurger aussi, et dans le même temps les luttes fraternelles [entre Séleucides] livrèrent effectivement le pays sans défense aux attaques du premier ennemi venu. Le commerce des esclaves, par l'appât de ses énormes profits, précipita les Ciliciens dans cette vie de crimes et de brigandages, car pour eux c'était aussi facile de se procurer des prisonniers de guerre que de les vendre près de leurs côtes sur le grand et riche marché de Délos, où transitaient quotidiennement des myriades d'esclaves, à l'origine du proverbe souvent employé : “Vite marchand, aborde décharge vend”. Or le développement de ce commerce venait des Romains, qui, enrichis par la destruction de Carthage et de Corinthe, s'étaient habitués à être servis par un très grand nombre d'esclaves. Les pirates virent bien le parti à tirer de la situation : conciliant les deux métiers, celui de brigand et celui de marchand d'esclaves, ils se multiplièrent, profitant par ailleurs que les rois de Chypre et d'Egypte semblaient travailler pour eux en entretenant des guerres perpétuelles contre les Syriens, et que les Rhodiens n'aimaient pas assez ces derniers pour leur venir en aide. C'est ainsi que les pirates prirent le commerce d'esclaves comme un prétexte pour perpétuer impunément leurs criminelles déprédations. Ajoutons que les Romains à cette époque ne s'intéressaient pas encore aux affaires de l'Asie au-delà du Taurus, ils s'étaient contentés d'y envoyer Scipion Emilien et d'autres commissaires après lui pour étudier les populations et les institutions qui les régissaient, ayant acquis la certitude que le mal provenait de la lâcheté des souverains locaux, mais embarrassés par le soutien qu'ils continuaient eux-mêmes à apporter aux descendants de Séleucos Ier Nicator à jouir de leur droit dynastique. Cette situation en se prolongeant livra malheureusement le pays aux étrangers, aux Parthes d'abord qui contrôlaient déjà en maîtres toutes les provinces au-delà de l'Euphrate, aux Arméniens ensuite qui poussèrent leurs conquêtes en-deçà au Taurus jusqu'à la frontière phénicienne, ruinèrent la puissance des rois de Syrie, exterminèrent toute leur famille et livrèrent aux Ciliciens l'empire de la mer. Ces nouveaux accroissements de la flotte cilicienne attirèrent enfin l'attention des Romains, qui jugèrent nécessaire de détruire systématiquement par les armes cette puissance dont ils n'avaient pas empêché le développement jusqu'alors. Ajoutons aussi que les Romains ne peuvent pas être accusés de négligence, car ils étaient occupés jusqu'à ce moment par des ennemis plus proches et n'étaient en état de surveiller ce qui se passait dans les pays lointains", Strabon, Géographie, XIV, 5.2). Les historiens aujourd'hui, en l'an 2000, se divisent encore entre ceux qui, comme Xénophon, pensent que l'Histoire est due à des grands hommes, et ceux qui, comme Platon - et plus récemment comme Karl Marx -, pensent que l'Histoire est due à des mouvements de masse concertés. Le passage de l'hégémonie grecque à l'hégémonie romaine en Occident est un cas d'école, car il n'entre dans aucune de ces deux idéologies, il semble issu de la proverbiale et énigmatique "force des choses", car les Romains n'ont pas voulu l'Empire, maints discours sans arrière-pensée, de choix politiques clairement décrétés, d'actes civils et militaires, de traités, d'artefacts le prouvent (les Romains du haut de l'échelle ne voulaient pas dépenser le moindre sesterce à l'entretien de contingents et d'administrations dans des provinces lointaines, ils préféraient garder l'argent public pour maintenir l'ordre en Italie et dans Rome même, et les Romains du bas de l'échelle trouvaient scandaleux que le budget public fût consacré à la gestion militaire et civile de provinces lointaines alors que leurs propres estomacs étaient vides), les sénateurs vers -200 voyaient la Grèce comme Isocrate vers -350 voyait l'Anatolie "jusqu'à la Cilicie et à Sinope", simplement comme un entre-deux-mondes où envoyer les citoyens les plus turbulents pour qu'ils y trouvent la gloire ou la mort contre des étrangers prestigieux et cessent ainsi de troubler le sol de la patrie, et en même temps leurs décisions ont provoqué des conséquences non désirées mais obligées, qui ont provoqué d'autres décisions provoquant d'autres conséquences pareillement non désirées mais obligées, qui, les unes s'ajoutant aux autres, ont créé une situation ne pouvant se résorber que par l'instauration d'un Empire, autrement ils ont créé involontairement toutes les conditions nécessaires à la formation de cet Empire. Ce n'est pas un mouvement de masse du peuple romain ou des élites romaines qui a créé l'Empire, encore moins le battement d'ailes d'un papillon en Chine comme le prétendent les fanatiques de la théorie du chaos, mais bien la volonté délibérée de grands hommes isolés : Pompée, César, Octave/Auguste. Mais en même temps on peut dire le contraire, ce ne sont pas ces grands hommes qui ont créé l'Empire mais bien les mouvements actifs et concertés de la masse des soldats qu'ils commandaient et de la masse des Grecs qu'ils ont vaincus : Pompée, César, Octave/Auguste n'ont pas planté l'arbre, ils se sont contentés d'en cueillir intelligemment les fruits, ils ne sont pas responsables du légitime désir d'enrichissement de la masse des légionnaires qui aspiraient à la propriété et à la sécurité après leurs longs et pénibles combats contre Carthage, et ils ne sont pas responsables de la médiocrité de la masse des Grecs qui préféraient multiplier les guéguerres pour ou contre leurs propres compatriotes et des bouts de cailloux plutôt que se dresser ensemble contre les Romains comme ils s'étaient dressés ensemble jadis contre les Perses.


Nous avons dit plus haut qu'en -129, après avoir réduit à l'impuissance Aristonikos/Eumène III, Rome a décomposé la principauté de Pergame en conservant la cité pour elle-même et en distribuant les dépendances aux principautés voisines : celle de Cappadoce dirigée par Ariarathès V, celle de Bithynie dirigée par Nicomède III, celle du Pont dirigée par Mithridate V. Le roi de Cappadoce Ariorathès V a trouvé la mort au cours de la lutte contre Aristonikos/Eumène III. Sa femme Laodicé régente le royaume à la place des six garçons qui doivent hériter du pouvoir. Elle apprécie sa situation, veut la conserver, elle organise donc l'assassinat de ses six enfants. Un seul échappe à la mort grâce à l'intervention du reste de la famille. Il devient le nouveau roi "Ariarathès VI" à la faveur d'un soulèvement du peuple, qui tue Laodicé en punition de ses infanticides ("Laodicé avait eu du roi Ariarathès V six garçons, dont plusieurs étaient déjà adultes. Craignant de perdre bientôt le pouvoir [après la mort de son mari lors de la guerre contre Aristonikos], elle fit périr cinq d'entre eux par le poison. Le plus jeune [Ariarathès VI], préservé par sa famille de la cruauté de sa mère Laodicé, hérita de la royauté quand celle-ci fut punie à mort par le peuple", Justin, Histoire XXXVII.1). Le roi Mithridate V qui règne dans le Pont voisin, convoite la principauté de Cappadoce affaiblie. Il marie sa fille Laodicé (homonyme de la reine de Cappadoce que nous venons d'évoquer, on ne doit pas confondre ces deux femmes) à Ariarathès VI, selon une incidence du livre XXXVIII paragraphe 1 de l'Histoire de Justin. Devenu ainsi le beau-père du roi de Cappadoce, Mithridate V a un droit de regard sur le gouvernement de ce dernier, mais cela ne semble pas lui suffire puisqu'il envahit militairement la Cappadoce on-ne-sait-quand ("Le premier roi du Pont à avoir conclu une amitié avec les Romains, et même à leur fournir quelques navires et une poignée d'auxiliaires contre Carthage, fut Mithridate V surnommé “Evergète”, qui attaqua la Cappadoce comme un pays étranger", Appien, Histoire romaine XII.30). L'inscription 436 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae contient un fragment d'un sénatus-consulte de date incertaine vers -125 rattachant la Haute-Phrygie à la province romaine d'Asie : ce sénatus-consulte d'accaparement paraît une cause directe ou une conséquence directe des agissements de Mithridate V à cette époque en Cappadoce, puisque la Haute-Phrygie voisine a été confiée en -129 par Rome à Mithridate V après la ruine d'Aristonikos, comme on l'a vu plus haut. Mithridate V est assassiné à Sinope. Il laisse deux jeunes fils homonymes, l'un surnommé "Chrestos" ("CrhstÒj", littéralement "Celui qui est utile", d'où par extension "le Dévoué, le Serviable, l'Obligeant" et "l'Honorable, le Vertueux, le Noble"), l'autre est le futur Mithridate VI ("Enlevé par une mort soudaine, Mithridate V laissa un fils homonyme. Ce prince s'éleva à un tel degré de puissance qu'il supplanta les rois de son siècle et ceux qui l'avaient précédé, il guerroya pendant quarante-six années contre les Romains et fut battu par Sulla, par Lucullus, par d'autres habiles capitaines, enfin par le grand Pompée, mais à chaque fois il reprit toujours les armes avec plus de vigueur et d'éclat, rendant ses défaites plus dangereuses que ses victoires, et il périt chargé d'années non pas sous les coups de ses ennemis mais par une mort volontaire dans le royaume de ses ancêtres", Justin, Histoire XXXVII.1). Les deux princes sont régentés par leur mère, jusqu'au jour où le second, vers -112, désireux de garder le pouvoir pour lui seul, assassine sa mère et son frère, et devient "Mithridate VI" ("[Mithridate VI] était sanguinaire et cruel envers tous : il fit tuer sa mère et son frère", Appien in Histoire romaine XII.549 ; "Devenu maître d'un royaume déjà grand dès l'âge de treize ans, [Mithridate VI] fit enfermer sa mère qui régnait conjointement avec lui, il provoqua sa mort par la longueur et la dureté d'un traitement indigne, puis il fit mourir son frère", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d'Héraclée par Memnon 22 ; cet événement est rapporté aussi par deux inscriptions de Délos référencées 368 et 369 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae, qui donnent en passant le surnom "Chrestos" du frère de Mithridate VI). Pour l'anecdote, il est aidé par Dorylaos le jeune, neveu d'un serviteur zélé de Mithridate V, et cousin de Lagétas l'arrière-grand-père du géographe Strabon, que nous citons fréquemment dans nos analyses ("Grande est la renommée du tacticien Dorylaos, serviteur et ami de Mithridate V Evergète. Chargé, en raison de sa grande expérience militaire, de recruter des soldats pour ce roi en pays étranger, Dorylaos effectuait des fréquents voyages en Grèce et en Thrace et entretenait des relations suivies avec les Crétois. Les Romains à cette époque n'occupaient pas encore l'île de Crète, le pays regorgeait alors de soldats de fortune et de mercenaires recrutés par tous les chefs pirates. La fortune voulut que, lors d'un des voyages de Dorylaos en Crète, une guerre éclata entre Cnossos et Gortyne. Elu stratège par les Cnossiens, Dorylaos remporta vite de tels succès que ceux-ci lui décernèrent les plus grands honneurs. Peu après il apprit que [Mithridate V] Evergète avait été traîtreusement assassiné par les siens dans Sinope et que le pouvoir était passé dans les mains de sa femme et de ses jeunes enfants. N'espérant plus rien de ce côté, il choisit de se fixer à Cnossos, où il épousa une Macédonienne nommée Stéropé qui lui donna une fille et deux fils, Lagétas et Stratarchas. J'ai connu Stratarchas vivant, mais il était devenu très vieux. Sur les deux fils laissés par [Mithridate V] Evergète, Mithridate VI Eupator finit par occuper la place de son père sur le trône. Agé de onze ans, il avait pour compagnon Dorylaos le jeune, dont le père Philétairos était le frère du grand tacticien Dorylaos. Le roi resta fidèle à cette longue intimité jusqu'à l'âge adulte, en élevant Dorylaos le jeune à tous les honneurs et en prenant soin de sa famille, notamment en rappelant auprès de lui ses cousins de Cnossos. Lagétas, qui avait perdu son père et était devenu un homme mûr, répondit à cette invitation et quitta définitivement Cnossos. Il avait une fille, qui fut la mère de ma mère", Strabon, Géographie, X, 4.10).


Plein d’ambitions, et conscient que ces ambitions nécessitent d’importants préparatifs, Mithridate VI accapare les côtes orientales de la mer Noire, dont la Colchide léguée en testament par le dynaste local, qu’il transforme en arsenal. La Colchide est loin de tous les axes de communication, loin de la mer Méditerranée, loin du Bosphore, elle est donc à l’abri de toutes les menaces qui pourraient en surgir, elle est par ailleurs très riche en mines et en forêts, indispensables à la création d’une flotte ("Quand Mithridate VI Eupator monta sur le trône du Pont, ce royaume comprenait d’un côté le pays au-delà de l’Halys [aujourd’hui le Kizilirmak] jusqu’au territoire des Tibarènes [peuple anatolien d’origine incertaine] à la frontière de l’Arménie, et de l’autre côté celui en-deçà de l’Halys jusqu’à Amastris [aujourd’hui Amasra en Turquie], et même une partie de la Paphlagonie. Par la conquête, ce roi y ajouta à l’ouest toutes les côtes jusqu’à Héraclée […], et à l’est celles de la Colchide et de la Petite Arménie [le littoral de part et d’autre de la cité de Trapézonte]", Strabon, Géographie, XII, 3.1 ; "Mithridate VI Eupator commença à s’agrandir en prenant possession de ce pays [la Petite Arménie] en même temps que de la Colchide, cédés officiellement par Antipatros fils de Sisis. Il en tira aussitôt parti en y construisant soixante-quinze forts destinés à recevoir la majorité de ses richesses […]. Il avait remarqué les facilités défensives innombrables qu’offre la chaîne du Paryadrès, abondamment pourvue d’eau et de bois entre ravins et précipices, c’est pour cela qu’il choisit ce territoire pour y construire ses trésoreries ["gazofÚlax"]", Strabon, Géographie, XII, 3.28 ; "Les rois qui succédèrent à [Jason et les Argonautes] divisèrent le pays en plusieurs skeptouchies ["skhptouc…a", entité politique gouvernée par un porteur de "sceptre/skÁptron"], ce qui en affaiblit la puissance et explique pourquoi, dès que Mithridate VI Eupator voulut agrandir son domaine, la Colchide fut rapidement absorbée. Mithridate VI en confia l’administration à l’un de ses plus fidèles serviteurs et Amis, Moaphernès, oncle paternel de ma mère. La Colchide fut toujours le pays qui fournit le plus de ressources à ce roi pour l’entretien de ses forces navales", Strabon, Géographie, XI, 2.18). A cette époque, les Grecs installés dans le nord de la mer Noire subissent les attaques récurrentes de leurs voisins scythes commandés par un "Skilouros" puis par son fils "Palakos". Quand ils apprennent l’accroissement de la puissance de Mithridate VI, ils sollicitent son aide. Mithridate VI envoie un corps expéditionnaire sous les ordres du stratège Diophantos de Sinope vers -110, qui réussit après quelques années de combats, notamment autour du Bosphore cimmérien (aujourd’hui le détroit de Kertch : "La glace [dans le Bosphore cimmérien] s’amasse en telle quantité, notamment à l’entrée du lac Méotide [aujourd’hui la mer d’Azov], qu’un stratège de Mithridate VI y vainquit les barbares dans un combat de cavalerie en hiver et y remporta l’été, après la débâcle des glaces, une victoire navale sur les mêmes ennemis", Strabon, Géographie, II, 1.16) et en Chersonèse taurique (aujourd’hui la péninsule de Crimée : "Diophantos, stratège de Mithridate VI, y construisit [dans la péninsule de Chersonèse taurique/Crimée] le fort nommé “Eupatorion”. A quinze stades environ de la muraille bâtie par les gens de Chersonèsos [aujourd’hui Sébastopol en Russie], un cap se détache de la côte pour former un grand golfe dont l’ouverture regarde la cité de Chersonèsos, au-delà de ce golfe s’étend une lagune bordée d’importantes salines, à proximité se trouvait le port Ktenos : le stratège de Mithridate VI, pressé par les Scythes, renforça ses défenses en établissant sur le cap même, à l’abri d’une enceinte fortifiée, une garnison permanente, et il ferma l’entrée du golfe par une jetée se prolongeant jusqu’à la ville, de façon à communiquer directement avec elle, pour que la ville et le nouveau fort forment un ensemble. Par ces précautions, Diophantos repoussa plus facilement les Scythes. Ceux-ci entreprirent alors de forcer la muraille qui fermait l’isthme de Ktenos, pour cela ils voulurent combler le fossé avec du chaume, mais le stratège de Mithridate VI fit incendier chaque nuit les fascines que l’ennemi jetait pendant le jour, il réussit ainsi à prolonger sa résistance et finalement à emporter la victoire", Strabon, Géographie, VII, 4.7 ; le décret constituant le document 709 dans la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum détaille les prouesses militaires de Diophantos et les honneurs que lui ont réservés les gens de Chersonèsos), à s’imposer sur toutes les côtes depuis ce Bosphore cimmérien/détroit de Kertch que lui cède le dynaste local Pairisadès V à l’est ("La cité [de Chersonèsos], originellement autonome mais continuellement dévastée par les barbares, sollicita la protection de Mithridate VI Eupator. A cette époque, Mithridate VI méditait justement une expédition contre les peuples barbares répartis au-delà de l’isthme [de Perekop actuel] entre le Borysthène [aujourd’hui le fleuve Dniepr] et l’Adriatique, qui devait être le prélude à la guerre contre Rome. En raison de ce projet secret, il s’empressa d’envoyer une armée vers Chersonèsos. Pendant cette campagne qui affaiblit militairement les tribus scythes commandées par Skilouros et par son fils Palakos et ses frères (une cinquantaine selon Posidonios, quatre-vingts selon Apollonide), il entra pacifiquement en possession du Bosphore [cimmérien] par la cession volontaire de Pairisadès V qui le dirigeait alors. Depuis, la cité de Chersonèsos appartient aux souverains du Bosphore [cimmérien]", Strabon, Géographie, VII, 4.3 ; "J’ai dit plus haut que le dernier dynaste s’appelait Pairisadès V, et qu’il céda ses droits à Mithridate VI parce qu’il fut dans l’incapacité de résister aux barbares lui demandant un tribut plus élevé que par le passé", Strabon, Géographie, VII, 4.4), jusqu’à Olbia à l’ouest (selon l’inscription 35 dans la deuxième édition des Inscriptiones antiquae orae septentrionalis Ponti Euxini, abrégé en "IOSPE" dans le petit monde des hellénistes). C’est un bingo financier qui lui apporte cent quatre-vingt mille médimnes de blé et deux cents talents d’argent par an, et un bingo humain car cette région bien peuplée est un réservoir de futurs soldats, qui complètent la richesse stratégique déjà grande de la Colchide ("A l’exception de la chaîne montagneuse bordant la côte jusqu’à Théodosia [aujourd’hui Féodosia en Russie], la Chersonèse [taurique] ne compte que des plaines très fertiles, notamment en blé : remué avec n’importe quel outil, le sol rend partout trente fois la valeur de la semence. Avec le pays des Sindes [tribu scythe du Caucase] en Asie, elle payait à Mithridate VI un tribut annuel de cent quatre-vingt mille médimnes de blé et de deux cents talents d’argent", Strabon, Géographie, VII, 4.6) pour ses projets de conquêtes en Anatolie ("Arrivé à l’âge d’administrer son empire, [Mithridate VI] résolut de l’étendre au lieu de le régir. Les Scythes jusqu’alors invincibles, qui avaient vaincu les trente mille soldats de Zopyrion le stratège d’Alexandre le Grand [dans le troisième quart du IVème siècle av. J.-C.], qui avaient massacré le roi Cyrus II et ses deux cent mille Perses [dans le troisième quart du VIème siècle av. J.-C.], qui avaient chassé Philippe II le roi de Macédoine [au milieu du IVème siècle av. J.-C.], cédèrent à ses assauts victorieux. Cette conquête accrut ses forces pontiques et lui permit d’occuper bientôt la Cappadoce", Justin, Histoire XXXVII.3).


Mithridate VI se retourne ensuite vers l’Anatolie. Il voyage incognito dans toutes les provinces pour sonder l’opinion ("Désireux d’envahir l’Asie, [Mithridate VI] quitta secrètement son royaume, et la parcourut à l’insu de tous avec quelques amis pour s’instruire par lui-même de l’état du pays et de la position de chaque cité", Justin, Histoire XXXVII.3 ; les auteurs latins précisent que Mithridate VI est parfaitement polyglote et n’a pas besoin d’interprètes : "Le célèbre Mithridate VI roi du Pont et de Bithynie, qui fut vaincu par Cnaius Pompée, maîtrisait parfaitement les langues des vingt-cinq peuples soumis à son empire. Il ne recourait jamais à un interprète pour discuter avec les habitants de ses provinces, il s’adaptait à son interlocuteur en lui parlant dans sa langue avec autant d’aisance que dans sa propre langue paternelle", Aulu-Gelle, Nuits attiques XVII.17 ; "Cyrus II [fondateur de l’Empire perse au VIème siècle av. J.-C.] connaissait les noms de tous ses soldats et Mithridate VI connaissait la langue des vingt-deux peuples soumis à sa domination, l’un voulait saluer ses soldats sans nomenclateur, l’autre voulait parler à ses sujets sans interprète", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.7, Exemples étrangers 16). Il découvre à cette occasion que les Grecs d’Anatolie sont très majoritairement hostiles à l’ordre que les Romains imposent depuis leur province d’Asie à Pergame. Parallèlement, il entraîne à la guerre tous les hommes qu’il a recrutés, en participant lui-même aux exercices ("[Mithridate VI] passa l’hiver non pas dans les festins mais dans les camps, non pas dans le repos mais dans les exercices militaires, non pas parmi des compagnons de plaisir mais avec des adversaires réputés, s’exerçant à l’équitation, à la lutte, à la course. Ses soldats s’accoutumèrent aussi, par des exercices quotidiens, à supporter la fatigue, et devinrent invincibles comme leur roi", Justin, Histoire XXXVII.4). Afin de neutraliser Nicomède III de Bithynie qui pourrait se sentir menacé et appeler Rome à l’aide, il s’accorde avec celui-ci pour envahir ensemble la Paphlagonie qui les sépare et se la partager. Rome envoie un ultimatum aux deux souverains pour qu’ils évacuent. Dans les faits, Rome est alors engluée dans des problèmes que nous n’aborderons pas ici pour ne pas dépasser du cadre que nous nous sommes fixés, disons simplement que les Romains sont alors confrontés aux prétentions de Jugurtha au sud (héritier de Micispa fils de Massinissa le roi de Numidie, qui sera vaincu par Marius en -105) et aux invasions des Germains au nord (c’est l’époque du célèbre raid des Teutons et des Cimbres, qui seront stoppés par le même Marius respectivement en -102 et en 101), ils ne sont donc pas en situation de menacer qui que ce soit en Méditerranée orientale, leur ultimatum à Mithridate VI et à Nicomède III est un coup de bluff. En guise de réponse, non seulement les deux souverains ne se retirent pas, mais encore Mithridate VI envahit la Galatie ("[Mithridate VI] s’allia avec Nicomède III, il envahit la Paphlagonie et la partagea avec lui. Informés de l’occupation de ce pays par ces deux rois, le Sénat envoya des députés pour leur ordonner de la rendre à son premier maître. Mithridate VI, jugeant sa puissance égale à celle de Rome, répondit avec fierté que son père avait reçu ce territoire en héritage, il s’étonna qu’on contestât ainsi à un fils une jouissance que personne n’avait jamais contestée au père, puis, bravant les menaces, il envahit encore la Galatie", Justin, Histoire XXXVII.4). Ces événements sont datés vers -107. Mithridate VI décide ensuite d’annexer la Cappadoce dirigée par son beau-frère Ariarathès VI (rappelons que Laodicé, épouse d’Ariarathès VI, est la sœur de Mithridate VI, elle a été donnée en mariage à Ariarathès VI par Mithridate V afin de rapprocher les deux principautés du Pont et de Cappadoce). Pour cela, il fait assassiner Ariarathès VI par un nommé Gordios. Ariarathès VII, fils d’Ariarathès VI et de Laodicé, donc neveu de Mithridate VI, devint le nouveau roi de Cappadoce. Mithridate VI projette de l’assassiner à son tour. Mais il est pris de vitesse par Nicomède III de Bithynie, qui envahit la Cappadoce et épouse la reine-mère veuve Laodicé. Mithridate VI tourne alors complètement sa diplomatie en déclarant vouloir défendre les intérêts de son neveu Ariarathès VII. A son tour il envahit militairement la Cappadoce en chassant Nicomède III, et il remet Ariarathès VII sur le trône. Puis il assassine lui-même Ariarathès VII en public, et le remplace par son propre fils de huit ans qui devient "Ariarathès VIII" avec le régicide Gordios comme régent ("Mithridate VI résolut d’éliminer [Ariarathès VII] le fils de sa sœur Laodicé, veuve d’Ariarathès VI roi de Cappadoce assassiné par Gordios sous son ordre, jugeant inutile de laisser le fils occuper le trône du père égorgé qu’il rêvait d’accaparer. Tandis qu’il fomentait ce projet, il apprit que Nicomède III roi de Bithynie avait envahi la Cappadoce, laissée sans défense par le régicide. Il envoya un contingent repousser Nicomède III en feignant de secourir sa sœur Laodicé. Mais celle-ci négocia avec ce dernier et lui donna sa main. Furieux, Mithridate VI chassa de la Cappadoce les troupes de Nicomède III et confia le sceptre au fils de sa sœur [Ariarathès VII, qu’il a voulu assassiner peu de temps auparavant !], acte glorieux s’il n’avait pas été suivi d’un crime. En effet, après quelques mois, il favorisa malignement de retour d’exil de Gordios qu’il avait utilisé pour assassiner Ariarathès VI, en calculant que, si le jeune roi s’opposait à ce retour, cela fournirait un prétexte de guerre, ou que, si le jeune roi y consentait, il pourrait éliminer le fils par le même homme qui avait assassiné le père. Informé, et indigné de voir le meurtrier de son père rappelé d’exil par son oncle, le jeune Ariarathès VII leva une puissante armée. Mithridate VI prit la tête de quatre-vingt mille fantassins, dix mille cavaliers, six cents chars à faux. Mais constatant que son neveu était soutenu par les rois voisins et lui opposait des forces équivalentes, craignant les hasards d’une bataille, il résolut de recourir à la trahison. Il proposa au jeune roi une entrevue, il s’y rendit avec un poignard caché dans sa ceinture. Ariarathès VII, selon les usages royaux, envoya un officier pour le fouiller. Quand celui-ci le palpa en descendant vers le bas-ventre, il lui dit de “prendre garde de trouver une autre arme que celle qu’il cherchait”. Par cette plaisanterie, il dissimula sa trahison. Sous le prétexte de confidentialité, il sépara le jeune roi de sa suite, et le poignarda à la vue des deux armées. Il confia ensuite le royaume de Cappadoce à son fils âgé de huit ans, en lui donnant le nom d’“Ariarathès VIII”, avec Gordios comme régent", Justin, Histoire XXXVIII.1 ; "Prétextant vouloir un arrangement et sur la foi des serments, Mithridate VI attira chez lui son neveu Ariarathès VII, le tua de sa propre main et s’empara ensuite de la Cappadoce par la seule raison du plus fort. Ariarathès VII était le fils d’Ariarathès VI et d’une des sœurs de Mithridate VI", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22). Cet événement date de -105 selon Appien (dans les paragraphes 254-255 précités du livre XII de son Histoire romaine, Appien dit que Mithridate VI commence à s’étendre en Anatolie "en profitant que [les Romains] étaient occupés à rétablir la situation en Italie", précisément "vingt-quatre ans" après la capture d’Aristonikos en -129). Les Cappadociens (c’est-à-dire le peuple cappadocien dans son ensemble ? ou, comme en Macédoine et dans la principauté de Pergame naguère, seulement les fantoches qui gouvernent selon les désidératas romains, tandis que le peuple est majoritairement du côté de Mithridate VI ?) envoient des messagers à Rome pour demander au Sénat de les aider à évincer l’enfant Antiochos VIII. Le Sénat reconnaît officiellement l’indépendance et le régime démocratique de la Cappadoce. Mais les Cappadociens déclarent ne pas vouloir de régime démocratique et préférer une royauté (parce qu’en réalité ces Cappadociens représentent non pas le peuple cappadocien dans son ensemble mais l’aristocratie cappadocienne assujettie à Rome, qui craint de perdre ses avantages lors d’élections démocratiques ?), ils élisent roi un nommé "Ariobarzanès Ier" ("Les Cappadociens, las des cruautés et des injures de leurs gouverneurs, se soulèvent contre Mithridate VI, et rappelèrent de l’Asie [plus exactement la province romaine d’Asie, c’est-à-dire Pergame et ses alentours], où il était élevé, le frère de leur roi nommé aussi “Ariarathès [IX]”. Mithridate VI reprit les armes, le battit et le chassa de son royaume. Ce jeune roi succomba peu après à une maladie causée par ses chagrins. A sa mort, Nicomède III craignit que Mithridate VI maître de la Cappadoce, voulût accaparer la Bithynie. Il poussa un très beau jeune homme à se présenter comme le troisième fils d’Ariarathès VI, qui n’en avait eus que deux en réalité, et à réclamer le royaume paternel au Sénat. Il envoya aussi à Rome son épouse Laodicé [sœur de Mithridate VI, qui a épousé Ariarathès VI en premières noces puis Nicomède III en secondes noces], y affirmer avoir bien eu trois fils d’Ariarathès VI. Informé de ces intrigues, Mithridate VI poussa plus loin l’audace en envoyant à Rome Gordios, déclarer devant le Sénat que l’enfant qu’il avait placé sur le trône de Cappadoce était le fils d’Ariarathès V mort aux côtés des Romains lors de la guerre contre Aristonikos. Le Sénat comprit que les deux rois voulaient usurper un empire avec des noms empruntés, il retira donc la Cappadoce à Mithridate VI, il retira la Paphlagonie à Nicomède III pour consoler Mithridate VI, et il reconnut l’indépendance de ces deux territoires pour ne pas outrager les deux rois en accordant à des tiers ce qu’il leur ravissait. Mais les Cappadociens refusèrent ce cadeau en déclarant ne pas pouvoir vivre sans maître. Le Sénat leur donna alors pour roi Ariobarzanès Ier", Justin, Histoire XXXVIII.2 ; "La dynastie royale [de Cappadoce] s’étant brusquement éteinte, les Romains permirent au peuple, selon le traité d’alliance et d’amitié contracté entre les deux parts, de se gouverner par ses propres lois. Mais les Cappadociens députèrent à Rome pour décliner l’indépendance ainsi octroyée, s’avouant incapables de supporter un tel régime et réclamant un roi. Les Romains s’étonnèrent que des hommes fussent dégoûtés à ce point de la liberté [texte manque], ils autorisèrent le peuple cappadocien à élire le roi qu’il souhaitait. Ariobarzanès Ier fut élu", Strabon, Géographie, XII, 2.11 ; "[Mithridate V] eut pour successeur son fils Mithridate VI surnommé “Dionysos” et “Eupator”. Les Romains lui ordonnèrent de se retirer de la Cappadoce et de la laisser à Ariobarzanès Ier venu demander leur protection, soit parce qu’ils estimèrent que ce dernier avait une légitimité plus grande que Mithridate VI sur le trône de Cappadoce, soit parce qu’ils s’inquiétaient de l’expansion de l’empire de Mithridate VI et voulaient le morceler sans dévoiler leur intention", Appien, Histoire romaine XII.30-31). Jusqu’alors, les Romains se sont dispensés d’intervenir physiquement en Anatolie. Nous savons, grâce à une incidence de Tite-Live, qu’ils se sont limités à confier une escadre à l’orateur Marcus Antonius en -102, grand-père de Marc-Antoine le futur compagnon de Jules César et adversaire d’Octave/Auguste, contre les pirates infestant les côtes ciliciennes ("Le préteur Marcus Antonius poursuit les pirates jusqu’en Cilicie. Le consul Caius Marius se défend avec vigueur depuis son camp assiégé contre les Teutons et les Ambrons, il les vainc dans deux grandes batailles aux environs d’Aquae Sextiae [aujourd’hui Aix-en-Provence en France, cette victoire de Marius est bien datée en -102]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXVIII), mais cette mission maritime n’a eu aucun lendemain car les pirates ont continué à prospérer, elle a seulement permis au Sénat de prendre conscience que l’anarchie en Méditerranée orientale nécessite un très gros investissement politique, militaire, financier, que Rome n’est pas encore en capacité de produire. Vers -96, pour installer Ariobarzanès Ier sur le trône de Cappadoce, les Romains décident enfin d’envoyer un petit contingent sous les ordres d’un chef promis à un grand avenir : Sulla ("Ptolémée surnommé “Apion”, roi de Cyrénaïque, meurt [en -96] en désignant le peuple romain comme son héritier, le Sénat donne la liberté aux cités de son royaume. Ariobarzanès Ier est établi par Lucius Cornelius Sulla sur le trône de Cappadoce", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXX ; "Après sa préture [en -97], [Sulla] fut envoyé en Cappadoce sous prétexte d’installer Ariobarzanès Ier dans ses fonctions, en réalité pour contenir les ambitions de Mithridate VI qui intervenait partout et s’était constitué un empire deux fois plus grand que son royaume. Sulla n’emmena qu’un petit contingent, mais il utilisa des forces alliés qui le servirent avec zèle, il vainquit beaucoup de Cappadociens, et encore davantage d’Arméniens venus à leur secours, il chassa Gordios du trône de Cappadoce et y établit Ariobarzanès Ier", Plutarque, Vie de Sulla 5 ; "C’est moi qui ai amené Ariobarzanès Ier en Cappadoce, quand je gouvernais la Cilicie [c’est Sulla qui parle à Mithridate VI en -85, lors des négociations de paix à Dardanos que nous évoquerons plus loin], selon la décision des Romains", Appien, Histoire romaine XII.231). Il est possible que cette mission militaire de Sulla en -96 ne soit qu’une opération de police similaire à celle de Marcus Antonius en -102, censé impressionner les pirates ciliciens et les dynastes locaux, consistant simplement à débarquer, montrer les glaives et repartir aussitôt en espérant que cela suffira à contenir les ambitions de tous. Il est possible aussi qu’à cette occasion Sulla entre en contact avec une ambassade des Parthes, devenant ainsi le premier Romain à sonder ce peuple qui causera beaucoup de dommages à Rome dans les années à venir (Plutarque dit effectivement que Sulla reçoit des députés parthes "pendant son séjour sur les bords de l’Euphrate", or l’année -96 est le seul moment où Sulla longe l’Euphrate, dans son expédition de -86 que nous raconterons plus loin il n’ira pas plus loin que la côte anatolienne occidentale : "Pendant son séjour sur les bords de l’Euphrate, [Sulla] reçut dans son camp le Parthe Orobaze, ambassadeur du roi Arsacès [c’est-à-dire Arsacès VIII-Mithridate II ?]. Les deux peuples n’étaient encore jamais entré en contact, et on considéra comme un événement heureux le fait que Sulla le premier s’adressa aux Parthes pour leur proposer l’alliance et l’amitié des Romains", Plutarque, Vie de Sulla 5). Ce contingent ne va pas plus loin. Dès qu’Ariobarzanès Ier est intronisé, Sulla retourne à Rome. Mithridate VI tempère en renonçant momentanément à la Cappadoce. Il se console en apprenant la mort de Nicomède III de Bithynie, remplacé par son fils Nicomède IV. Très vite, Mithridate VI donne des moyens à Socrate Chrestos, frère de Nicomède IV, pour qu’il prenne le pouvoir à la place de ce dernier ("[Mithridate VI] endura l’affront [de l’intervention des Romains commandés par Sulla], mais il se retourna contre le fils de Nicomède III fils de Nicomède II fils de Prusias II, que les Romains avaient reconnu roi de Bithynie selon ses droits héréditaires. Il envoya contre Nicomède IV une armée commandée par le propre frère de celui-ci, Socrate surnommé “Chrestos”, qui lui arracha le royaume de Bithynie", Appien, Histoire romaine XII.32 ; "Le Sénat de Rome reconnut roi de Bithynie Nicomède IV, fils de Nicomède III et de Nysa. Mithridate VI lui opposa Chrestos, frère de Nicomède IV", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22 ; "Nicomède IV t’accuse [c’est Sulla qui parle à Mithridate VI en -85, lors des négociations de paix à Dardanos déjà mentionnées] d’avoir envoyé contre lui Alexandros [personnage inconnu par ailleurs] pour l’assassiner et Socrate Chrestos pour lui ravir le pouvoir", Appien, Histoire romaine XII.232). Nicomède IV chassé de Bithynie trouve refuge à Rome ("A la même époque, Nicomède III étant mort, son fils nommé aussi “Nicomède [IV]” lui succéda. Détrôné par Mithridate VI, celui-ci vint à Rome comme suppliant", Justin, Histoire XXXVIII.3). Parallèlement, Mithridate VI prend contact avec Tigrane II roi d’Arménie. Il lui offre sa fille Cléopâtre en mariage, devenant ainsi le beau-père de Tigrane II, qu’il incite à intervenir militairement en Cappadoce. Les armées coalisées du Pont et d’Arménie envahissent la Cappadoce. Ariobarzanès Ier, chassé de son trône, trouve refuge à Rome aux côtés de Nicomède IV, tandis qu’Ariarathès VIII recouvre la couronne de Cappadoce grâce à son père Mithridate VI ("Tigrane II régnait alors en Arménie. […] Mithridate VI voulait s’allier à lui dans la guerre contre Rome qu’il méditait depuis longtemps, mais Tigrane II n’avait contre les Romains aucun sujet de plainte. Alors Mithridate VI avec l’aide de Gordios l’incita à attaquer Ariobarzanès Ier, qu’il présenta comme indolent et faible, et lui offrit sa fille Cléopâtre en mariage pour dissimuler sa machination. Tigrane II intervint, Ariobarzanès Ier s’enfuit à Rome en emportant ses trésors. C’est ainsi que Mithridate VI, grâce à Tigrane II, redevint maître de la Cappadoce", Justin, Histoire XXXVIII.3 ; "Après avoir chassé Ariobarzanès Ier que les Romains avaient installé en Cappadoce, Mithraos et Bagoas [stratèges de Mithridate VI] y ramenèrent Ariarathès VIII", Appien, Histoire romaine XII.32). On remarque que, même s’il s’active beaucoup militairement et diplomatiquement pour étendre son hégémonie sur toute l’Anatolie, Mithridate VI jusqu’à ce moment n’est toujours pas en guerre contre Rome. Pourquoi ne franchit-il pas la ligne ? Lors du retour de Nicomède IV en Bithynie en -89 que nous allons raconter juste après, un représentant bithynien révèle l’ampleur et le danger des préparatifs de Mithridate VI ("Un mariage a attaché sa famille au roi d’Arménie [allusion au mariage entre Cléopâtre et Tigrane II], et il dépêche des émissaires en Egypte et en Syrie pour y obtenir l’amitié des rois de ces deux pays. Il possède trois cents navires pontés, d’autres sont prêts d’être achevés, et il a envoyé des agents recruter en Phénicie et en Egypte des vigies et des pilotes", Appien, Histoire romaine XII.44). Ces préparatifs sont confirmés peu après du côté pontique par Pélopidas stratège de Mithridate VI qui, en les rendant publics, veut dissuader Rome d’envoyer des légions en Anatolie. Pélopidas cité par l’historien Appien révèle que Mithridate VI est lié avec tous les personnages influents du moment, dont son gendre Tigrane II et le puissant roi parthe Arsacès VIII-Mithridate II, et qu’il est en contact avec les peuples italiotes et les esclaves alors révoltés contre Rome en Italie ("Mithridate VI règne sur le royaume de ses ancêtres long de vingt mille stades, il y a joints de nombreux territoires voisins, le peuple très belliqueux de Colchide, les Grecs installés en bordure du Pont-Euxin [aujourd’hui la mer Noire], les barbares vivant au-dessus d’eux et à l’intérieur des terres, il a aussi beaucoup d’amis qui attendent ses ordres : les Scythes, les Taures, les Bastarnes, les Thraces, les Sarmates, tous les peuples en bordure du Tanaïs [aujourd’hui le fleuve Don], de l’Istros [aujourd’hui le fleuve Danube] et du lac Méotide [aujourd’hui la mer d’Azov], il a pour gendre l’Arménien Tigrane II et le Parthe Arsacès VIII[-Mithridate II] pour ami, il possède beaucoup de navires, les uns opérationnels, les autres en chantier, et des armes considérables pour parer à toute éventualité. Les Bithyniens ne vous ont pas menti en évoquant les rois d’Egypte et de Syrie : si la guerre éclatait, ces derniers s’associeraient à nous, comme probablement l’Asie, la Grèce, l’Afrique que vous possédez depuis peu, et beaucoup de régions d’Italie qui ne supportent plus votre avidité et mènent contre vous une guerre inexpiable", Appien, Histoire romaine XII.53-55). Diodore de Sicile, dans un fragment du livre XXXVII de sa Bibliothèque historique conservé par l’érudit byzantin Photios, évoquant l’année du consulat de Cnaeus Pompeius Strabo (père de Pompée) et de Lucius Porcius Cato en -89, dit la même chose ("Les Italiotes envoyèrent une ambassade à Mithridate VI le roi du Pont, alors au sommet de sa puissance militaire tant par le nombre de ses soldats que par leur équipement. Ils lui demandèrent de diriger ses armées vers l’Italie contre les Romains, afin de s’unir à eux et d’abattre ensuite facilement la puissance romaine. Mais Mithridate VI leur répondit qu’il conduirait ses armées vers l’Italie seulement quand il aurait soumis l’Asie", Photios, Bibliothèque 244, Bibliothèque historique par Diodore de Sicile, Livre XXXVII). La découverte d’une monnaie à Amisos (en Paphlagonie, région frontalière entre la Bithynie à l’ouest et le Pont à l’est, aujourd’hui Samsun en Turquie) portant une légende en osque "MI[NIUS] IEIUS MI[NI]" datant de cette époque, aujourd’hui conservée à la Bibliothèque Nationale de Paris en France, semble acter ce lien entre les révoltés italiotes et Mithridate VI. En dépit de toutes ces forces matérielles et humaines, Mithridate VI se retient. Estime-t-il ne pas être encore prêt à affronter Rome ? Espère-t-il que Rome lui déclarera la guerre, afin de passer pour l’agressé plutôt que pour l’agresseur ? Veut-il achever l’unification de l’Anatolie avant de transporter ses armées vers l’ouest par les Balkans (comme le suggère une incidence de Strabon : "Mithridate VI méditait une expédition contre les peuples barbares répartis au-delà de l’isthme [de Perekop actuel] entre le Borysthène [aujourd’hui le fleuve Dniepr] et l’Adriatique, qui devait être le prélude à la guerre contre Rome", Strabon, Géographie, VII, 4.3), pour ensuite envahir l’Italie et s’y imposer en jouant des conflits entre les Romains et les Italiotes et les esclaves indociles, et entre les Romains eux-mêmes partagés entre les classes aisées soutenues par Sulla et les classes pauvres soutenues par Marius (comme le sous-entend une invitation de Pélopidas à régler le différend entre Mithridate VI et Nicomède IV à Rome devant le Sénat et le peuple romain plutôt qu’en Anatolie : "Empêchez donc Nicomède IV de nuire à vos amis […], ou alors rompez la prétendue amitié qui nous lie. Ou encore, allons à Rome pour y trancher le débat", Appien, Histoire romaine XII.57) ? Mystère.


Les motivations romaines sont aussi floues. Les auteurs antiques grecs et latins attribuent le déclenchement de la guerre entre Rome et Mithridate VI non pas au Sénat, mais aux initiatives de Manius Aquilius le fidèle lieutenant de Marius, secondé par Lucius Cassius le gouverneur de la province romaine d’Asie qui veut simplement s’emplir les poches. Plutarque dit qu’à une date indéterminée Marius s’est rendu en Anatolie pour y provoquer Mithridate VI, mais ce dernier n’est pas tombé dans le piège et a gardé son sang-froid. Marius, qui espérait obtenir le commandement d’un corps expéditionnaire dans une nouvelle guerre en Anatolie, est reparti vers Rome comme un pet ("[Marius] s’embarqua pour la Cappadoce et la Galatie sous prétexte d’y accomplir les sacrifices qu’il avait promis à la mère des dieux [Cybèle], mais ce voyage avait un autre motif inconnu du peuple. La nature ne l’ayant fait ni pour la paix ni pour la vie civile, ne devant qu’aux armes sa grandeur et sa fortune, constatant que sa gloire et sa puissance se flétrissaient dans le repos et dans l’inaction, il projetait une nouvelle affaire pour les Romains : il espérait irriter les rois de l’Asie, plus précisément Mithridate VI qui paraissait lui-même désirer la guerre, afin d’être rapidement désigné à la tête d’un contingent par les Romains contre ce roi, et de remplir Rome avec des nouveaux triomphes, et sa maison avec les dépouilles du Pont et les trésors de Mithridate VI. Pour cette raison, toutes les marques de respect et d’estime que ce roi lui prodigua furent vaines. Marius, inflexible dans ses résolutions, lui dit avec dureté : “O roi, essaie de devenir plus puissant que les Romains, ou obéis en silence à leurs ordres !”. Ce propos étonna Mithridate VI, qui avait entendu parler de la liberté de langage des Romains mais qui ne l’avait pas encore éprouvée", Plutarque, Vie de Marius 31). De leur côté, Appien et Justin affirment que le Sénat demande à Mithridate VI de redonner à Ariobarzanès Ier et à Nicomède IV leurs trônes respectifs, et missionne Manius Aquilius et Lucius Cassius pour les accompagner jusqu’en Cappadoce et en Bithynie en -89 ("Le Sénat décida de rétablir les deux rois [Ariobarzanès Ier de Cappadoce et Nicomède IV de Bithynie] sur leur trône, en confiant l’expédition à Manius Aquilius et Mallius Malthinus", Justin, Histoire XXXVIII.3 ; "Les Romains voulurent restaurer simultanément chacun dans son royaume, Nicomède IV et Ariobarzanès Ier, via une délégation dirigée par Manius Aquilius. Pour concourir à cette restauration, ils écrivirent à Lucius Cassius qui gouvernait l’Asie à Pergame avec un petit contingent, et à Mithridate VI Eupator. Ce dernier refusa de collaborer parce qu’il avait des griefs à l’encontre des Romains, au sujet de la Cappadoce, et de la Phrygie qu’ils lui avaient récemment enlevé comme je l’ai dit dans mon Hellénikè [sous-titre du livre X perdu de l’Histoire romaine]. [Lucius] Cassius et Manius [Aquilius], avec le contingent de [Lucius] Cassius et des troupes nombreuses de Galates et de Phrygiens, rétablirent Nicomède IV en Bithynie et Ariobarzanès Ier en Cappadoce", Appien, Histoire romaine XII.33-35). Le Sénat ne demande rien de plus. Le Sénat ne déclare pas la guerre à Mithridate VI, il se limite à une intervention de police entre voisins. Mais pourquoi désigne-t-il Manius Aquilius, et non pas un autre Romain moins compromis avec Marius ? Les sénateurs, majoritairement issus des classes aisés donc peu favorables à Marius, espèrent-il secrètement que ses deux représentants se comporteront de telle manière que la guerre contre Mithridate VI deviendra inévitable, et qu’ils pourront en conséquence nommer Marius à la tête d’un contingent que lui-même désire, et l’éloigner ainsi de l’Italie ? Notre difficulté à clarifier les positions des protagonistes dans cette période découle de la difficulté des Romains eux-mêmes à se positionner dans la guerre civile qui mine la République, inclinant tantôt vers l’aristocrate ruiné Sulla tantôt vers le plébéien parvenu Marius pour sauver leurs biens ou leur vie contre la vie et les biens d’autrui, selon les nécessités du moment. N’entrons pas dans les détails confus de l’Histoire romaine, pour ne pas nous écarter de notre sujet. Contentons-nous de suivre Manius Aquilius naviguant vers Pergame avec Ariobarzanès Ier et Nicomède IV, puis cheminer avec Lucius Cassius et son petit contingent provincial vers la Cappadoce et la Bithynie ("[Les Romains] recrutèrent une armée de Bithyniens, de Cappadociens, de Paphlagoniens et de Galates d’Asie. Leur propre armée sous les ordres de Lucius Cassius le gouverneur d’Asie acheva ses préparatifs. Tous les contingents alliés se regroupèrent. Cette masse humaine fut divisée en plusieurs corps : [Lucius] Cassius alla camper à la frontière de la Bithynie et de la Galatie, Manius [Aquilius] à l’endroit où Mithridate VI devait passer pour se rendre en Bithynie, l’autre stratège [Quintus] Oppius dans les montagnes de Cappadoce, chacun disposant de quatre mille cavaliers et environ quarante mille fantassins. Une flotte commandée par Minucius Rufus et Gaius Popilius gardait l’entrée du Pont[-Euxin] [la mer Noire] à Byzance. Nicomède IV était avec eux à la tête de cinquante mille fantassins et six mille cavaliers", Appien, Histoire romaine XII.59-61). Mithridate VI, renouvelant sa tactique dilatoire, se retire des deux territoires en feignant la défaite, pour apparaître comme l’agressé aux yeux de tous les Anatoliens ("Nicomède IV roi de Bithynie et Ariobarzanès Ier roi de Cappadoce sont rétablis sur leurs trônes. Les Marses sont vaincus en bataille par le consul Cnaius Pompeius [Strabo] [consul en -89, père de Pompée]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXIV). Les deux chefs romains demandent ensuite à leurs fantoches cappadocien et bithynien d’envahir la principauté du Pont, officiellement pour punir Mithridate VI, officieusement pour provoquer davantage Mithridate VI selon le vœu de Manius Aquilius, et pour accumuler du butin selon le vœu de Lucius Cassius. Ariobarzanès Ier refuse d’obéir à ses alliés romains, mais Nicomède IV, très endetté envers eux, se soumet. Au printemps -88, il avance en Paphlagonie jusqu’à Amastris (aujourd’hui Amasra en Turquie), laissant ses hommes et Lucius Cassius razzier tous les territoires traversés ("[Manius Aquillius et Lucius Cassius] cherchèrent à convaincre [Ariobarzanès Ier et Nicomède IV], étant voisins de Mithridate VI, de razzier ses territoires et de le pousser à la guerre par des provocations, en les assurant que les Romains les soutiendraient militairement dès que la guerre se déclarerait. Tous deux se montrèrent pareillement réticents à entreprendre une guerre contre le royaume de Mithridate VI voisin, dont ils redoutaient la puissance. Mais les délégués romains exercèrent des pressions sur eux, et Nicomède IV, endetté envers les généraux romains et les membres de la délégation en contrepartie de leur assistance, et ayant contracté par ailleurs des gros emprunts auprès des Romains subalternes qui le harcelaient, se résigna à envahir contre son gré le royaume de Mithridate VI, qu’il razzia jusqu’à Amastris", Appien, Histoire romaine XII.35-37 ; "Mithridate VI ne fut pas impressionné par les ambassadeurs romains. II répondit à leurs plaintes par divers griefs, énuméra les sommes considérables qu’il avait dépensées pour la République et pour quelques généraux en particulier, et se tint tranquille. Nicomède IV, au contraire, fort de son alliance avec Rome et pressé par des besoins d’argent, envahit les terres de Mithridate VI", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 288 des livres I-XXXV). Mithridate VI, malignement, ne répond toujours pas. Il veut jouer pleinement la victime. Il envoie son stratège Pélopidas déposer plainte officielle auprès des Romains : par la voix de Pélopidas, Mithridate VI demande à ces derniers de châtier Nicomède IV ou de l’autoriser à châtier Nicomède IV ("[Nicomède IV] ne fut empêché par rien ni personne, il ne rencontra aucune âme qui vive. Bien qu’il disposât d’une armée opérationnelle, Mithridate VI se replia pour permettre à des griefs justifiés de prendre de la consistance. Quand Nicomède IV leva le camp avec un énorme butin, Mithridate VI envoya Pélopidas vers les généraux romains et la délégation sénatoriale, qu’il savait déterminés à le combattre et responsables de cette incursion. Jouant la comédie, il chercha à se légitimer dans la guerre imminente, par des raisons nombreuses et honorables. Il rappela ainsi les traités d’amitié et d’alliance conclus par son père et par lui-même, suivis de la spoliation de la Cappadoce que, dit Pélopidas, “ses ancêtres avaient possédée tour à tour et que son père avait recouvrée”, et de la Phrygie “cédée par votre général [Marcus Perperna] en récompense de l’aide militaire apportée contre Aristonikos, au prix d’une forte somme donnée à ce même général”. “Et maintenant, poursuivit-il, vous laissez Nicomède IV fermer les détroits du Pont, envahir les terres royales jusqu’à Amastris et emporter un butin dont vous savez l’importance alors que mon roi n’est ni faible ni sans défense, il attendait seulement que vous fussiez les témoins oculaires des événements. Vous avez vu, vous êtes renseignés, votre ami et allié Mithridate VI vous demande donc selon les termes des traités d’amitié et d’alliance de réparer les dommages causés par Nicomède IV ou du moins de l’empêcher d’en causer davantage”", Appien, Histoire romaine XII.37-41). Les Romains ne peuvent évidemment pas approuver sa demande, ils finissent par congédier Pélopidas ("Les propos de Pélopidas gênèrent [les Romains], et aussi le traité d’amitié avec Mithridate VI toujours valide, et ils demeurèrent longtemps sans savoir comment répliquer, jusqu’au moment où, après réflexion, ils répondirent artificieusement : “Nous ne souhaitons pas que Mithridate VI souffre le moindre désagrément de la part de Nicomède IV, et nous ne supportons pas également qu’on guerroie contre Nicomède IV car l’intérêt de Rome est que Nicomède IV ne subisse aucun dommage”. Puis ils firent sortir Pélopidas de la salle du conseil, qui tenta vainement de souligner les contradictions de leur réponse", Appien, Histoire romaine XII.49 ; "Mithridate VI députa auprès des Romains pour les prier d’inciter ou de contraindre leur prétendu ami Nicomède IV à être juste envers lui, ou à défaut de lui permettre de se défendre contre l’envahisseur. Les Romains ne répondirent pas favorablement à sa demande, au contraire ils le menacèrent de représailles s’il contestait la Cappadoce à Ariobarzanès Ier et s’il rompait la paix avec Nicomède IV, ils congédièrent ses ambassadeurs le jour même et lui défendirent d’en envoyer d’autres avant de s’être soumis à leur volonté", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 289 des livres I-XXXVI), ainsi l’hostilité et la fourberie de Rome sont clairement établies aux yeux de tous les Anatoliens. La guerre devient inévitable.


Mithridate VI active aussitôt le réseau qu’il a patiemment tissé depuis des années : il convoque dans la principauté du Pont tous ses alliés préparés à dessein ("Mithridate VI, conscient des dangers de la guerre qu’il avait provoquée, députa pour demander l’aide des Cimbres [c’est-à-dire les Celtes vivant au nord du fleuve Danube], des Gallo-Grecs [c’est-à-dire les populations métissées vivant entre le fleuve Danube et la Macédoine], des Sarmates [peuple d’origine discutée vivant à l’embouchure du fleuve Don] et des Bastarnes [tribu celte vivant à l’embouchure du fleuve Danube], dont il avait gagné l’affection depuis longtemps par ses bienfaits en vue de la guerre contre Rome, il leva aussi une armée en Scythie et arma l’Orient contre Rome", Justin, Histoire XXXVIII.3), auxquels il adresse un discours exposant la faiblesse romaine bien réelle dans le contexte ("Ayant réuni ses soldats, [Mithridate VI] les harangua sans oublier aucun argument pour les exciter à chasser les Romains de l’Asie. Son discours mérite d’être rapporté dans mon abrégé. Trogue Pompée l’a écrit en style indirect, en accusant Tite-Live et Salluste d’avoir voulu briller en l’évoquant en style direct dans leurs œuvres respectives, et d’avoir violé ainsi les règles de l’historien. Mithridate VI dit à ses soldats que […] Pyrrhos le roi d’Epire avec seulement cinq mille Macédoniens avait battu les Romains à trois reprises, qu’Hannibal était resté vainqueur en Italie pendant seize ans et que s’il n’avait pas pris Rome c’était moins à cause de la puissance des Romains que des rivalités et des jalousies internes, que les Gaulois transalpins étaient entrés en Italie et y possédaient des nombreuses et puissantes cités pourtant peu défendues, qu’ils y avaient même envahi plus de territoires que n’en occupaient leurs cousins d’Asie [les Galates], que Rome avait été vaincue et conquise par les Gaulois à l’exception d’une colline et avait écarté cet ennemi redoutable par l’or et non pas par le fer [allusion au sac de Rome par Brennus en -390], que les Romains étaient effrayés par le nom même des Gaulois, or les Gaulois d’Asie [les Galates] qui l’accompagnaient ne différaient pas des conquérants de l’Italie sinon par leur situation géographique, que leur nature, leur bravoure, leur manière de combattre étaient les mêmes, leur longue et pénible marche à travers l’Illyrie et la Thrace [allusion à l’invasion du nord de la Grèce, de la Thrace et de l’Anatolie par les Galates au début du IIIème siècle av. J.-C., stoppés devant la chaîne du Taurus par Antiochos Ier], plus difficile peut-être que les conquêtes qui avaient suivi, attestait même que les Gaulois d’Asie étaient plus audacieux et plus habiles, par ailleurs Rome depuis sa fondation n’avait jamais réussi à soumettre totalement l’Italie, chaque année elle devait combattre sans repos et sans relâche pour défendre sa liberté ou pour maintenir son empire, les peuples italiotes avaient souvent massacré des armées romaines, plusieurs leur avaient même infligé une nouvelle sorte de joug, par exemple sans remonter dans le lointain passé on avait vu récemment l’Italie tout entière se soulever à la faveur de la guerre contre les Marses [montagnards samnites] et réclamer aux Romains non plus l’indépendance mais la citoyenneté et des droits sur l’empire, en plus des pressions militaires de ses voisins Rome était encore déchirée par les factions de ses chefs et par une guerre civile plus périlleuse que les guerres à l’étranger, du fond de la Germanie des Cimbres innombrables et farouches avaient déferlé comme un torrent sur l’Italie [allusion à l’expédition des Cimbres vers l’Italie en -101], et même si Rome avait été assez forte pour lutter contre tous ces ennemis séparément elle ne pourrait qu’être écrasée par leur union dans la guerre qui commençait", Justin, Histoire XXXVIII.3-4). Puis il envoie la grande armée ainsi constituée vers les agresseurs ("L’armée de Mithridate VI s’élevait à deux cent cinquante mille fantassins et quarante mille cavaliers, trois cents navires pontés, cent birèmes, et le reste à l’avenant. Ses stratèges étaient les frères Néoptolème et Archélaos. Le roi en personne était souvent présent. Il disposait aussi de troupes auxiliaires : son fils Arkathias lui amena dix mille cavaliers amenés de Petite Arménie, Dorylaos [ami d’enfance de Mithridate VI et cousin du géographe Strabon] une phalange, Cratéros cent trente chars", Appien, Histoire romaine XII.62-63). Au sud, son fils Ariarathès VIII chasse Ariobarzanès Ier et recouvre son trône en Cappadoce ("S’estimant victime d’un déni de justice désormais patent de la part des Romains, Mithridate VI envoya son fils Ariarathès VIII avec une troupe nombreuse régner sur la Cappadoce. Ariarathès VIII reprit rapidement le pouvoir en chassant Ariobarzanès Ier", Appien, Histoire romaine XI.50). On note en passant que Mithridate VI jouit du soutien de la population locale car son armée est qualifiée indifféremment de "pontique" ou de "cappadocienne" dans les textes antiques à partir de ce moment, Mithridate VI lui-même est souvent désigné comme "le Cappadocien", ce qui sous-entend que son armée est constituée d’un grand nombre de Cappadociens ordinaires volontaires, qu’aux yeux de ses adversaires romains le royaume du Pont se confond alors avec le royaume de Cappadoce, et qu’a contrario Ariobarzanès Ier représente seulement les Cappadociens aisés dont les intérêts sont liés aux administrateurs romains de Pergame. A l’ouest, une de ses avant-gardes entre au contact de l’armée de Nicomède IV et de Lucius Cassius ("Les Romains et Mithridate VI s’affrontèrent pour la première fois vers la cent-soixante-dixième olympiade [entre -100 et -97 ; cette date est trop haute, Manius Aquilius débarque à Pergame au plus tôt en -89, et les opérations militaires avec son compatriote Lucius Cassius commencent au printemps -88 suivant], dans une vaste plaine en bordure de la rivière Amneios [aujourd’hui le Gökirmak, affluent de l’Halys]", Appien, Histoire romaine XII.64). La bataille qui s’ensuit est racontée en détails par Appien aux paragraphes 64 à 68 livre XII de son Histoire romaine. Nous ne nous y attarderons pas ici. Disons simplement que les Bithyniens emmenés par Nicomède IV sont laminés (au sens littéral : les chars à faux de Mithridate VI les coupent ou les déchiquètent), et que les chefs romains présents, Lucius Cassius le premier, qui croyaient la victoire facile, sont médusés par l’efficacité de l’outil militaire adverse qu’ils découvrent, qui vient de les vaincre platement à un contre dix et en terrain défavorable, et ils s’inquiètent ("Nicomède IV s’enfuit vers la Paphlagonie avec les survivants, avant même que la phalange de Mithridate VI fût entrée en action, abandonnant son camp et son trésor bien garni qui furent pris, ainsi qu’une foule de prisonniers. Mithridate VI les traita avec humanité, puis les remit tous en liberté en les renvoyant chez eux, il se ménagea ainsi une réputation d’humanité chez l’adversaire. Ainsi s’acheva la première bataille de la guerre contre Mithridate VI. Les généraux romains demeurèrent stupéfaits, ils méditèrent sur leur précipitation à s’être engagés sans réfléchir et sans l’aval de la République romaine dans cette guerre importante, car une poignée d’hommes venait de vaincre un adversaire beaucoup plus nombreux sans être favorisé par le terrain ni par une faute ennemie, mais seulement grâce à la valeur des stratèges et à la bravoure des troupes", Appien, Histoire romaine XII.68-70). Nicomède IV et Lucius Cassius se replient avec les survivants vers Léontoképhalos, aujourd’hui Afyonkarahisar en Turquie ("Leontokšfaloj", littéralement "Tête-de-lion" ; c’est dans ce lieu que, pour l’anecdote, Thémistocle a failli être assassiné par le satrape local au Vème siècle av. J.-C., selon le paragraphe 30 de la Vie de Thémistocle de Plutarque). Mais dans l’incapacité d’entreprendre quoi que ce soit car les désertions sont massives, et peut-être aussi face à l’hostilité de la population, ils continuent leur retraite avec leurs derniers fidèles : Nicomède IV se réfugie à Pergame puis reprend la route de Rome ("C’est dans cette région [du fleuve Amneios] que Mithridate VI Eupator anéantit, non par lui-même mais par l’un de ses lieutenants, l’armée de Nicomède IV roi de Bithynie. Ce dernier réussit à s’échapper avec une faible escorte et à traverser ses territoires pour aller s’embarquer vers l’Italie, cédant la place à Mithridate VI qui le suivait de près, et qui accapara ainsi d’un seul coup la Bithynie, et s’empara rapidement de la même façon de l’Asie tout entière jusqu’à la Carie et la Lycie", Strabon, Géographie, XII, 3.40), Lucius Cassius se dirige vers Apamée (la cité du diktat de -188, anciennement "Kélainai", aujourd’hui Dinar dans la province d’Afyonkarahisar en Turquie) puis vers l’île de Rhodes ("[Lucius] Cassius, Nicomède IV et les délégués romains présents, ayant déplacé leur camp à Léontoképhalos qui était la plus fortifiée des places phrygiennes, voulurent entraîner les hommes à leur disposition, une masse d’artisans, de paysans et de gens ignorant le métier des armes, et ils essayèrent de recruter des Phrygiens. Mais ils furent finalement réticents, hésitant à mener des opérations de harcèlement avec ces gens sans expérience militaire, ils les licencièrent et se retirèrent, [Lucius] Cassius à Apamée avec ses troupes, Nicomède IV à Pergame, Mancinus à Rhodes", Appien, Histoire romaine XII.74). C’est ainsi que Mithridate VI reprend possession de la Bithynie ("Le proconsul Cnaius Pompeius [Strabo] [proconsul en -88, père de Pompée] reçoit la soumission des Vestins et des Péligniens. Les Marses sont battus dans plusieurs batailles contre les légats Lucius [Licinius] Muréna et Caecilius Pinna, ils demandent la paix. Prise d’Ascoli par Cnaius Pompeius [Strabo]. Les Italiotes sont taillés en pièces par le légat Mamercus Aemilius [Lepidus Livianus], [Quintus] Poppaedius Silo le général des Marses instigateur de la guerre périt dans cette bataille. Ariobarzanès Ier roi de Cappadoce et Nicomède IV roi de Bithynie sont chassés de leurs territoires par Mithridate VI roi du Pont", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXVI). Manius Aquilius quant à lui est intercepté et battu par Néoptolème, stratège de Mithridate VI, et par un mystérieux "Naimanès" d’origine arménienne. Ce Naimanès est-il apparenté à son homonyme qui a été ambassadeur de Mithridate V à Rome vers -120 selon le document 375 de l’Orientis graeci inscriptiones selectae ? Sa présence aux côtés de Néoptolème sous-entend-elle que l’Arménien Tigrane II est engagé directement dans la guerre contre Rome dès -88 en soutien à son beau-père Mithridate VI ? Manius Aquilius en tous cas est contraint de fuir lui aussi vers Pergame ("Manius [Aquilius] essayait de s’enfuir discrètement quand Néoptolème et l’Arménien Naimanès le surprirent près de Proton Pachion ["Prîton Pac…on", littéralement "le Premier-des-Gros", site inconnu] à la septième heure, tandis que Nicomède IV se retirait auprès de [Lucius] Cassius. Ils le contraignirent à livrer bataille avec ses quatre mille cavaliers et ses fantassins dix fois plus nombreux. Ils lui tuèrent environ dix mille hommes, et firent environ trois cents prisonniers. Quand on amena ces derniers devant lui, Mithridate VI les remit en liberté selon le même scénario, cherchant à ruiner l’adversaire en se rendant populaire. Le camp de Manius [Aquilius] fut pris. Celui-ci s’enfuit vers le fleuve Sangarios [aujourd’hui le Sakarya Nehri], le franchit à la nuit tombée et parvint sain et sauf à Pergame", Appien, Histoire romaine XII.72-73). Un dernier chef romain nommé Quintus Oppius à la fonction indéterminée (commandant militaire ? administrateur civil ?) est capturé à Laodicée-du-Lycos (site archéologique dans la banlieue nord de l’actuelle Denizli en Turquie), avec l’aide de la population ("[Mithridate VI] parcourut le reste de la Phrygie, la Mysie et l’Asie, récentes acquisitions des Romains. Il envoya des émissaires auprès des peuples voisins, soumettant à sa domination la Lycie, la Pamphylie et tout le pays jusqu’à l’Ionie. Les habitants de Laodicée-du-Lycos lui résistèrent parce qu’un général ["strathgÒj"] romain, Quintus Oppius, s’y était précipité et y avait installé son camp avec des cavaliers et quelques mercenaires, il envoya alors un héraut au pied des remparts proclamer : “Le roi Mithridate s’engage à accorder l’immunité aux habitants de Laodicée s’ils lui livrent Oppius”. Après la proclamation du héraut, les habitants autorisèrent les mercenaires de [Quintus] Oppius à se retirer sains et saufs, mais ils livrèrent [Quintus] Oppius à Mithridate VI, précédé par dérision de ses licteurs ["¸abdofÒroj"]. Sans lui accorder aucune marque de considération, Mithridate VI le transporta partout enchaîné, afin que partout on vît un général ["strathgÒj"] romain prisonnier", Appien, Histoire romaine XII.77-79). A l’exception de la Pamphylie et de la Lycie, toute l’Anatolie désormais débarrassée de la présence romaine passe spontanément sous l’autorité de Mithridate VI qui apparaît comme un libérateur ("Après avoir vaincu l’hégémonie romaine en Asie et fait beaucoup de prisonniers, Mithridate VI les renvoya tous libres dans leur patrie en leur donnant vêtements et argent pour la route. La rumeur de la bonté de Mithridate VI se répandit partout, un élan incontrôlé poussa les cités à prendre le parti du roi, ainsi on vit des ambassadeurs de toutes les cités lui apporter des décrets le saluant comme “Theos” ["QeÒj/Dieu"] ou “Soter” ["SwtÁr/Sauveur"] et l’invitant à venir dans chacune d’elles, et dans chaque cité où il se présenta le roi vida la ville en attirant à lui tous les citoyens portant des vêtements de fête et manifestant une grande joie", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 367) et qui, pour renforcer encore son hégémonie, multiplie les gestes bienveillants. Il laisse leur liberté aux déserteurs de l’armée de Nicomède IV (selon le paragraphe 69 précité du livre XII de l’Histoire romaine d’Appien). Il agit de la même façon avec les mercenaires qui ont abandonné Manius Aquilius (selon le paragraphe 73 précité du livre XII de l’Histoire romaine d’Appien), et avec ceux de Quintus Oppius à Laodicée-du-Lycos (selon le paragraphe 79 précité du livre XII de l’Histoire romaine d’Appien). Il ne punit pas les gens d’Apamée qui ont hébergé un temps Lucius Cassius en fuite, au contraire : il finance la reconstruction de leur ville récemment éprouvée par un tremblement de terre ("Apamée subit plusieurs séismes peu de temps avant la grande expédition de Mithridate VI, qui, en la voyant désemparée, donna cent talents à ses habitants pour aider à sa reconstruction", Strabon, Géographie, XII, 8.18). Grâce à toutes les richesses qu’il prend aux Romains et à leurs alliés en fuite, il peut dispenser d’impôt les cités qui se rangent à ses côtés ("[Mithridate VI] triompha aisément de [Manius] Aquilius et de [Mallius] Malthinus qui n’avaient que des soldats d’Asie [c’est-à-dire des soldats de la province romaine d’Asie], il les chassa en même temps que Nicomède IV et fut accueilli avec enthousiasme dans chaque cité, où il trouva beaucoup d’or, d’argent et de matériels militaires entreposés par les anciens rois. Maître de ces ressources, il annula dans toutes les cités les dettes privées et publiques, et les exempta d’impôts pendant cinq années", Justin, Histoire XXXVIII.3). Tite-Live dit que toutes les cités d’Anatolie se rangent derrière Mithridate VI, à l’exception d’une Magnésie qu’il ne précise pas ("Magnésie, la seule cité ville d’Asie restée fidèle aux Romains, oppose à Mithridate VI une valeureuse résistance", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXXI). Plutarque mentionne également la résistance d’une Magnésie non précisée ("On loue généralement Aristide et Thémistocle [à Athènes au Vème siècle av. J.-C.] parce que chaque fois qu’ils sortaient de l’Attique ensemble pour aller en ambassade ou à la guerre ils taisaient leurs différends, quitte à les reprendre ensuite. Certains rapportent la conduite aussi admirable de Crétinas de Magnésie qui avait pour adversaire politique un nommé Hermias, peu influent mais ambitieux et doué de grandes qualités. A l’époque de la guerre de Mithridate VI, Crétinas, voyant les dangers que courait la cité, invita Hermias à prendre la tête des affaires tandis que lui-même se retirerait, ou à s’expatrier en acceptant que lui-même devînt stratège, afin que leurs rivalités ne causassent pas la ruine de leur patrie. La proposition plut à Hermias. Il déclara que Crétinas était un soldat plus compétent que lui, et il s’éloigna avec sa femme et ses enfants. Crétinas l’accompagna jusqu’à la sortie de la ville, et il lui fournit de l’argent prélevé sur sa propre fortune en jugeant cette ressource “plus utile à des exilés qu’à des assiégés”. Il défendit efficacement la cité de Magnésie, qui, près d’être perdue, fut sauvée grâce à lui contre toute attente", Plutarque, Préceptes politiques 14). Grâce à Pausanias, nous savons que cette cité résistante est Magnésie-du-Sipyle, aujourd’hui Manisa en Turquie, près de laquelle les Romains ont remporté leur célèbre victoire contre Antiochos III en hiver -190/-189. Pausanias assure que le stratège chargé d’assiéger cette cité est Archélaos, l’un des plus importants compagnons de Mithridate VI ("[Archélaos] était un stratège de Mithridate VI, il avait été repoussé précédemment [avant sa campagne militaire en Grèce] avec beaucoup de pertes par les gens de Magnésie-du-Sipyle, qui l’avaient même blessé tandis qu’il ravageait le pays", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.5). Cela est confirmé par Strabon, qui dit au livre XIII paragraphe 3 alinéa 5 de sa Géographie que Magnésie-du-Sipyle sera plus tard "déclarée cité libre par les Romains", probablement en récompense de sa résistance à Mithridate VI. Ce statut particulier conféré ultérieurement à Magnésie-du-Sipyle par les Romains est aussi évoqué par Tacite ("Les Magnésiens rappelèrent [au Sénat, sous le règne de Tibère] les ordonnances de Lucius Scipion et de Lucius Sulla qui, vainqueurs l’un d’Antiochos III [allusion à la victoire romaine de Magnésie-du-Sipyle contre Antiochos III en hiver -190/-189] l’autre de Mithridate VI, avaient honoré le dévouement et le courage de ce peuple en déclarant asile inviolable le temple de Diane Leucophrus [latinisation de la déesse Artémis "Leukophrys/LeukÒfruj", "aux Blancs cils" ou "à la Blanche couronne"]", Tacite, Annales III.62). Mithridate VI entre dans Pergame, la capitale de la province romaine d’Asie, contraignant Manius Aquilius à fuir vers l’île de Lesbos. A Adramyttion, juste en face de l’île de Lesbos (aujourd’hui Edremit en Turquie), la population attisée par le philosophe platonicien Diodoros massacre les bouleutes, nouvel indice que Mithridate VI, comme naguère Aristonikos à Pergame et Andriskos en Macédoine, est soutenu par les Grecs moyens appauvris contre les Grecs aristocrates qui les spolient avec l’aval de Rome ("Adramyttion souffrit beaucoup durant la guerre contre Mithridate VI, ses bouleutes notamment furent égorgés en masse par ordre du stratège Diodoros qui espérait ainsi mériter la faveur du roi, Diodoros qui se présentait pourtant comme un philosophe de l’Académie épris de justice et spécialiste de la rhétorique", Strabon, Géographie, XIII, 1.66). Les Lesbiens se rangent spontanément sous l’autorité de Mithridate VI en réduisant à l’impuissance Manius Aquilius réfugié sur leur île. Les auteurs anciens ne sont pas d’accord entre eux sur la fin de ce personnage. Selon Diodore de Sicile rapporté obscurément par Constantin VII Porphyrogénète, Manius Aquilius se suicide avant d’être capturé, ou il est capturé pendant que son fils (?) se suicide pour ne pas subir le même sort ("Mithridate VI était victorieux en Asie, rien ne pouvait contenir la révolte des cités contre les Romains. Les gens de Lesbos décidèrent non seulement de se confier aux mains du roi Mithridate VI, mais encore de lui livrer [Manius] Aquilius réfugié à Mytilène pour s’y faire soigner : ils choisirent des jeunes gens vigoureux qu’ils envoyèrent se précipiter ensemble sur [Manius] Aquilius, ils l’enchaînèrent en pensant l’envoyer au roi comme un beau cadeau pour lui plaire. Mais le jeune [le fils de Manius Aquilius ?] accomplit un acte héroïque. Devançant ceux qui s’apprêtaient à le saisir, il préféra la mort aux outrages et à un châtiment honteux, il se trancha la gorge. Par ce geste terrible, il frappa de stupeur ceux qui s’étaient élancés contre lui, au point qu’ils n’osèrent pas s’approcher", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 368). Selon Valère-Maxime, Manius Aquilius a été capturé et livré à Mithridate VI, qui l’a supplicié on-ne-sait-comment ("Au lieu d’une mort glorieuse, Manius Aquilius choisit de survivre dans la honte au pouvoir de Mithridate VI : n’a-t-on pas raison de dire qu’il méritait le supplice qu’il subit dans le Pont davantage que le commandement d’une armée romaine, puisqu’en se déshonorant lui-même il déshonora aussi la République ?", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.13, Exemples romains 1). Cicéron dit que Manius Aquilius a été torturé avant d’être mis à mort ("Pour quelques propos insolents tenus à vos ambassadeurs, vos pères ont détruit Corinthe qui était la lumière de toute la Grèce [allusion à la destruction de Corinthe par Lucius Mummius en -146, que nous avons évoquée au début du présent alinéa], et vous laisseriez impuni ce roi [Mithridate VI] qui, après avoir battu de verges, enchaîné et torturé de toutes les manières un consul représentant le peuple romain, a fini par le mettre à mort ?", Cicéron, Pour la loi Manilius 11). Selon Appien et Pline l’Ancien, Mithridate VI a tué Manius Aquilius en versant de l’or fondu dans sa bouche, afin de le punir de sa cupidité ("Peu de temps après [la capture de Quintus Oppius], [Mithridate VI] captura également Manius Aquilius, le principal responsable de la délégation romaine et de la guerre. Il le promena partout enchaîné sur un âne, avec une proclamation : “Marius passe” à l’adresse des badauds, jusqu’au jour où, à Pergame, il lui fit verser de l’or fondu dans la bouche, certainement pour reprocher aux Romains leur vénalité", Appien, Histoire romaine XII.80 ; "Rome entière, et non plus seulement quelques Romains isolés, se rendit infâme par sa cupidité, au point que Mithridate VI fit verser de l’or fondu dans la bouche de son prisonnier [Manius] Aquilius", Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXIII.14), mais ce mode d’exécution sera aussi appliqué à Crassus selon certains auteurs, comme nous le verrons plus loin : Appien et Pline l’Ancien confondent-ils la mort Manius Aquilius avec celle de Crassus ? Peu importe, Lucius Cassius depuis Rhodes où il s’est retranché reste le seul général romain à s’opposer à Mithridate VI. Pour l’anecdote, la fureur des Grecs moyens de Lesbos est temporisée par Rutilius Rufus, ancien proche de Marius, qui a œuvré au côté du magistrat Quintus Mucius Scaevola dans la province romaine d’Asie vers -94 au profit des sujets grecs les plus humbles contre les percepteurs romains ("Quintus [Mucius] Scaevola s’évertua grandement à corriger les penchants pervers [de ses compatriotes]. Envoyé en Asie comme magistrat [littéralement "stratège/strathgÒj"] et s’étant choisi comme conseiller le plus noble de ses amis, Quintus Rutilius [Rufus], il siégeait avec lui quand il délibérait et jugeait toutes les affaires de la province, et il réglait toutes ses dépenses et celles de ses compagnons de voyage avec son propre argent. Modeste, simple, intègre dans ses jugements, il guérit la province des maux causés par les gouverneurs précédents qui, en s’associant aux percepteurs d’Asie, équivalents des publicains des procès publics à Rome, avaient répandu partout l’injustice", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 357). Lors de son retour à Rome, Rutilius Rufus a été accusé à tort de concussion par ses adversaires aristocrates et par Marius jaloux de sa popularité. Acquitté mais dégoûté, il a alors renoncé à tout rôle politique et s’est exilé à Mytilène de Lesbos, ("[Rutilius Rufus] fut néanmoins condamné à livrer immédiatement tous ses biens. L’injustice de sa condamnation apparut ainsi au grand jour, car on découvrit que sa fortune était très inférieure à la prétendue richesse accumulée en Asie que ses accusateurs lui reprochaient, qu’elle était légale et sans tache. La condamnation calomnieuse dont Rutilius [Rufus] fut victime retomba en partie sur Marius, qu’agaçait la réputation de cet excellent citoyen. Refusant de continuer à vivre dans Rome au côté d’un tel homme, Rutilius [Rufus] s’exila volontairement en Asie, et s’installa à Mytilène", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 284 des livres I-XXXVI), où les habitants n’ont pas oublié son équité : quand l’île de Lesbos passe du côté de Mithridate VI, Rutilius Rufus est l’un des seuls Romains à ne pas être massacré. La contagion anti-possédants, touchant les Romains et leurs affidés grecs locaux, s’étend vers le sud-ouest. Après les Lesbiens moyens, les Ephésiens moyens renversent à leur tour leurs dirigeants grecs et romains, en détruisant toute trace de domination romaine ("Après avoir installé des satrapes à la tête des provinces, [Mithridate VI] se rendit à Magnésie [c’est-à-dire Magnésie-du-Méandre, et non pas Magnésie-du-Sipyle qui résiste comme on vient de le voir], à Ephèse et Mytilène, et fut reçu partout avec joie. Les Ephésiens allèrent jusqu’à abattre les statues de Romains érigées dans leur cité", Appien, Histoire romaine XII.81 ; au paragraphe 60 de sa plaidoirie Pour Flaccus, Cicéron confirme indirectement que les bustes représentant des magistrats romains sont martelés quand il dit que "la mémoire du nom romain et les traces de notre empire [furent] effacées de toutes les maisons des Grecs"). Mithridate VI reçoit ensuite le soutien des gens de l’île de Kos. Ce ralliement est financièrement et diplomatiquement important car sur l’île vit le futur Ptolémée XI, laissé là par son père Ptolémée X Alexandre pour y être éduqué et préservé des troubles de la Cour lagide, ainsi que le futur Ptolémée XII Aulète, laissé là par son père Ptolémée IX pour les mêmes raisons, l’île de Kos conserve aussi un trésor que Cléopâtre III a déposé préventivement juste avant sa mort en -101, à l’époque où elle magouillait contre ses deux fils Ptolémée IX et Ptolémée X Alexandre, comme nous l’avons raconté plus haut. Les gens de Kos livrent les jeunes princes et le trésor à Mithridate VI, qui s’empresse de les envoyer vers son royaume de Pont ("Mithridate VI débarqua à Kos, où la population l’accueillit avec joie. Elle lui remit le fils de feu le roi d’Egypte [Ptolémée X] Alexandre, que sa grand-mère Cléopâtre III avait laissé à Kos avec des richesses considérables. Il l’éleva en roi et, prélevant sur les trésors de Cléopâtre III quantité d’objets de valeur, des œuvres d’art, des pierres précieuses, des bijoux féminins et de l’argent en masse, il envoya tout cela dans le Pont", Appien, Histoire romaine XII.92-93 ; on suppose que Mithridate projette de marier les deux princes à ses filles, afin que les enfants nés de ces deux unions puissent revendiquer plus tard la couronne lagide). Pour l’anecdote, dans ce trésor, on trouve la chlamyde d’Alexandre le Grand, que Ptolémée X Alexandre a déposé à Kos après avoir été retiré du tombeau du conquérant à Alexandrie (à court d’argent pour financer une expédition vers le Levant, Ptolémée X Alexandre a également retiré le riche sarcophage en or et l’a remplacé par un sarcophage bon marché en verre, que Strabon a vu de ses yeux : "Le corps du roi [Alexandre le Grand] fut retenu par Ptolémée [Ier], qui le transporta à Alexandrie et l’y ensevelit en grande pompe. Il y est encore, mais dans un cercueil en verre différent du cercueil en or où Ptolémée [Ier] l’avait mis, Ptolémée X surnommé “Kokkès” ["KÒkkhj/le Coucou"] ou “Pareisaktos” ["Pare…saktoj/l’Intrus, l’Importun, l’Incruste"] s’empara effectivement du cercueil initial pour financer une expédition militaire vers la Syrie mais il ne tira aucun bénéfice de son sacrilège car il fut vivement repoussé", Strabon, Géographie, XVII, 1.8). Mithridate VI prend grand soin de ce vêtement glorieux, qui lui permet de se placer dans la lignée du conquérant macédonien. Plus tard, vainqueur de Mithridate VI, Pompée en tirera la même légitimité ("On dit que [Pompée] [lors de son triomphe à Rome en -62] portait la chlamyde d’Alexandre de Macédoine qu’il avait trouvée dans le palais de Mithridate VI, confiée à ce dernier par les habitants de Kos, qui eux-mêmes l’avaient reçue de Cléopâtre III", Appien, Histoire romaine XII.577). Flavius Josèphe ajoute que les gens de Kos accaparent également les biens que les juifs d’Anatolie, fuyant l’avancée de Mithridate VI et les soulèvements populaires des cités anatoliennes, ont transporté sur l’île dans l’espoir de les en préserver ("Le Cappadocien Strabon dit [dans un passage non conservé de sa Géographie ou d’une autre œuvre] : “Mithridate VI envoya à Kos des émissaires qui s’emparèrent des richesses que la reine Cléopâtre III y avait déposées et des huit cents talents des juifs”. […] Il est évident que cette somme correspond aux biens des juifs d’Asie amenés à Kos par crainte de Mithridate VI, car les juifs de Judée qui contrôlaient une cité fortifiée [Jérusalem] et le Temple n’avaient pas besoin d’envoyer leurs richesses à Kos, et les juifs d’Alexandrie de leur côté n’étaient nullement menacés par Mithridate VI", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.111-113). Cette incise de Flavius Josèphe, qui place les possédants juifs d’Anatolie dans le camp des possédants romains contre la masse des Grecs moyens pressurés d’impôts, est parfaitement raccord avec le fait qu’à cette époque, nous avons vu cela dans notre paragraphe précédent et nous reviendrons sur ce sujet dans notre prochain alinéa, les cadres juifs jouissent du soutien déclaré des Romains contre les Grecs en général (on se souvient notamment de la circulaire envoyée en -142 par le consul Lucius Caecilius Metellus vers la Grèce, l’Anatolie [dont l’île de Kos], le Levant, l’Egypte et la Libye, garantissant la protection des intérêts juifs par Rome contre les Grecs locaux, rapportée au chapitre 15 versets 15 à 24 précités de Maccabées 1). Mithridate VI arrive devant l’île des Rhodiens. Ces derniers, qui sont restés neutres durant la guerre entre Rome et Persée, ont été punis par les Romains après la bataille de Pydna en -168 : les Romains ont créé le port franc de Délos, qui a ruiné les caisses rhodiennes. Les Rhodiens ont compris la leçon, ils ne veulent pas risquer de mécontenter encore les Romains dont ils ont déjà éprouvé les ressources militaires et politiques, ils décident donc de résister à Mithridate VI (même s’ils ont entretenu jusqu’ici une bonne relation avec ce dernier, comme le suggère l’érection à une date indéterminée sur l’agora de Rhodes d’une statue représentant Mithridate VI : "Les Rhodiens ont résisté presque seuls à Mithridate VI lors de la première guerre, ils ont repoussé ses troupes, soutenu ses plus rudes attaques contre leurs côtes, contre leurs murs, contre leur flotte. Ils étaient ennemis de ce roi plus qu’aucun autre peuple. Et pourtant, même dans le péril extrême, ils n’ont jamais touché à sa statue qui s’élevait dans l’endroit le plus fréquenté de leur ville. On peut trouver incohérent le fait de combattre un homme tout en épargnant son image. Mais quand je suis allé à Rhodes, j’ai compris que leurs ancêtres leur avaient transmis une vénération religieuse particulière pour ces monuments, je les ai entendu dire que l’image reflétait l’époque où ils avaient élevé la statue tandis que l’homme reflétait l’époque où Mithridate VI leur faisait la guerre", Cicéron, Seconde action contre Verres II.65). Ils sont secondés par les Romains réfugiés dans leurs murs, parmi lesquels Lucius Cassius ("Les Rhodiens fortifièrent leurs remparts et leurs ports, mirent partout des machines de guerre en batterie, avec l’aide des gens de Telmessos et des Lyciens, et de tous les Italiens ayant réussi à fuir la province d’Asie, parmi lesquels le proconsul Lucius Cassius. Quand Mithridate VI s’avança avec sa flotte, les Rhodiens détruisirent les faubourgs de la ville afin que l’ennemi n’y trouvât aucune ressource, puis ils prirent la mer pour livrer bataille, une partie de leurs navires rangés de front, les autres en équerre", Appien, Histoire romaine XII.94-95). Fin -88, les navires de Mithridate VI organisent un blocus de l’île ("Le roi, qui longeait la côte sur une pentère, ordonna à ses équipages de se diriger vers la haute mer afin d’envelopper rapidement l’ennemi, inférieur en nombre. Redoutant l’encerclement, les Rhodiens reculèrent lentement, puis ils virèrent de bord pour se réfugier dans le port qu’ils fermèrent avec des chaînes. Ils repoussèrent Mithridate VI du haut de leurs remparts. Campé près de la ville, ce dernier lança sans discontinuer des attaques infructueuses contre les ports, en attendant que son infanterie en provenance d’Asie le rejoignît", Appien, Histoire romaine XII.96). Divers engagements à l’issue incertaine rapportés par Appien n’entament pas la volonté des assiégés ("Un navire marchand du roi longea la côte à la voile. Un birème rhodien prit la mer pour l’attaquer. Les navires des deux camps se précipitèrent au secours de chacun de ces deux bâtiments. Une rude bataille navale commença. Dans sa fureur, Mithridate VI accabla l’adversaire sous le nombre de ses navires, tandis que les Rhodiens usèrent de leur expérience pour virevolter autour des bâtiments en cherchant à les enfoncer. Ces derniers regagnèrent le port après avoir pris en remorque une trière avec son équipage, ils emportèrent aussi beaucoup d’ornements de poupe et du butin enlevé à l’ennemi", Appien, Histoire romaine XII.99 ; "Une pentère [rhodienne] fut capturée par l’ennemi. Les Rhodiens retournèrent au large à sa recherche avec les six navires les plus rapides de leur flotte sous les ordres de Damagoras. Mithridate VI envoya contre lui vingt-cinq navires. Damagoras se déroba jusqu’au coucher du soleil, puis, quand l’obscurité tomba, il attaqua les navires royaux qui viraient de bord pour regagner leur mouillage. Il en coula deux, en poursuivit deux autres jusqu’en Lycie, et revint après une nuit passée en haute mer. Ainsi se termina cette bataille navale entre Mithridate VI et les Rhodiens, dont l’issue surprit autant les Rhodiens engagés en petit nombre, que Mithridate VI disposant d’un grand avantage numérique", Appien, Histoire romaine XII.100-101 ; "Alors que l’infanterie de Mithridate VI longeait la côte sur des navires marchands et des trières, un vent soufflant de Caunos s’abattit et déporta la flotte vers Rhodes. Les Rhodiens prirent aussitôt la mer et attaquèrent les navires gênés par la houle et éparpillés. Ils en prirent plusieurs en remorque, en défoncèrent ou incendièrent d’autres, et firent quatre cents prisonniers", Appien, Histoire romaine XII.102), qui se révèlent très supérieurs en tactique navale ("Au cours de la bataille, les Rhodiens furent supérieurs en tout sauf en nombre. Le savoir-faire des pilotes, la disposition des navires, l’expérience des rameurs, les capacités des officiers, la valeur des soldats embarqués s’opposèrent à l’inexpérience des Cappadociens, à leur manque d’entraînement, et aussi à leur indiscipline qui cause toujours les catastrophes. Ces derniers n’étaient pas inférieurs aux Rhodiens en ardeur, motivés par le roi qui assistait au combat comme spectateur, par leur désir de lui manifester leur bonne volonté. Plus nombreux, ils débordaient les navires ennemis pour les rabattre vers le centre et empêcher leurs manœuvres", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 369). Mithridate VI essaie de forcer la situation en construisant un gigantesque bateau, mais sans résultat ("Ensuite Mithridate VI se prépara pour une seconde bataille navale et pour un siège. Il fit fabriquer une énorme sambuque, une machine supportée par deux navires. Des déserteurs lui ayant indiqué un promontoire possible à escalader, celui de Zeus Atabyrios surmonté d’un mur écrêté, il fit embarquer de nuit son armée à bord des navires, distribuer des échelles à d’autres troupes, ordonna aux uns et aux autres de progresser en silence jusqu’à temps qu’on leur adressât des signaux lumineux depuis le sanctuaire d’Atabyrios, et alors de pousser de grands cris en attaquant les ports et en forçant les murailles. Ils s’approchèrent donc dans un profond silence, mais les Rhodiens depuis leurs postes avancés découvrirent leurs mouvements. Ces derniers lancèrent des signes lumineux : les soldats de Mithridate VI, croyant que ces signaux venaient du sanctuaire d’Atabyrios, sortirent de leur silence, ils crièrent tous ensemble, porteurs d’échelles et marins. Les Rhodiens peu impressionnés leur répondirent par des cris similaires en se précipitant massivement au sommet des remparts. Les soldats royaux ne tentèrent en raison de l’obscurité. Ils furent repoussés à l’aube", Appien, Histoire romaine XII.103-104), il décide par conséquent de lever le siège et d’orienter ses ambitions vers d’autres directions ("La sambuque fut avancée devant le rempart près du sanctuaire d’Isis. Son aspect était redoutable. Elle projetait des pluies de flèches, des béliers, des javelines, sur les côtés des soldats munis d’échelles se déplaçaient rapidement sur des nombreuses chaloupes dans le but d’assaillir le rempart. Les Rhodiens soutinrent fermement les attaques. Finalement, sous l’effet de son propre poids, la machine commença à se disloquer, et on crut voir une apparition d’Isis répandant sur elle des torrents de feu. Mithridate VI renonça à son entreprise, il leva le camp et quitta Rhodes", Appien, Histoire romaine XII.105-106). Le document 1.730 du livre XII des Inscriptions grecques alias "IG" dans le petit monde des hellénistes, célébrant la victoire de Rhodes en l’honneur d’Apollon "Eréthimios" ("Ereqim…oj/Irrité, Excité, Colérique"), trahit le soulagement des Rhodiens. Selon l’Histoire d’Héraclée de Memnon cité de façon fragmentaire par l’érudit byzantin Photios, Mithridate VI agacé par la résistance des Rhodiens se venge en décrétant l’exécution de tous les Romains jusqu’alors préservés du soulèvement des Grecs anatoliens ("Les Rhodiens demeurèrent seuls fidèles aux Romains. Offensé par cette résistance, Mithridate VI tourna vivement ses forces contre eux et les assiégea par terre et par mer. Non seulement le courage des Rhodiens leur apporta la victoire, mais ils réussirent presque à capturer Mithridate VI lors d’un combat naval. Echappé de ce danger, ce dernier apprit que les Romains dispersés en Asie soulevaient les cités contre lui. Il ordonna aussitôt à toutes ces cités d’attraper tous les Romains à leur portée. La majorité obéirent à cet ordre et firent un carnage : en une unique journée, quatre-vingt mille Romains périrent par l’épée", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22). Mais Tite-Live dit l’inverse : le massacre des Romains a lieu avant le siège de Rhodes, non après ("Mithridate VI s’empare de toute l’Asie. Il capture le proconsul Quintus Oppius et le légat [Manius] Aquilius. Par son ordre, tous les citoyens romains en Asie sont massacrés en un seul jour. Il assiège la ville de Rhodes, qui reste seule fidèle, mais, vaincu dans plusieurs engagements sur mer, il se retire. Son lieutenant Archélaos vient en Grèce avec une armée, il s’empare d’Athènes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXVIII). En fait, les massacres ont probablement commencé avant le siège de Rhodes comme le dit Tite-Live, et Mithridate VI furieux après son échec devant Rhodes a dynamisé et systématisé le processus pour signifier, comme beaucoup plus tard les exécutions du roi Louis XVI et du tsar Nicolas II, que tout retour au pouvoir des anciens possédants serait désormais impossible, et pour radicaliser et empêcher toute trahison des Grecs moyens qui se sont rangés à ses côtés depuis le début de son offensive (cet acte décidé par celui-ci et accompli par ceux-là, les rend solidaires et les condamnent à une victoire commune ou à une mort commune contre Rome). Tous les auteurs anciens, même les auteurs latins, disent que la raison profonde de ce massacre est moins le décret de Mithridate VI, qui lui a seulement donné un aval officiel, que l’hostilité justifiée des Grecs moyens contre les percepteurs et usuriers romains ("dhmosiènhj", de "çnšw/acheter, affermer" et ""dÁmoj/peuple", ainsi désignés par Diodore de Sicile dans l’extrait 357 précité de Sur les vertus et les vices de Constantin VII Porphyrogénète) qui pressurent l’Anatolie d’impôts et d’amendes depuis leur victoire sur Aristonikos en -129, une hostilité antérieure à l’arrivée de Mithridate VI. Ce massacre découle moins d’une adhésion contrainte et aveugle à Mithridate VI (qui accompagne son décret de mesures fiscales favorables aux meurtriers, c’est-à-dire aux Grecs appauvris par les Romains : "[Mithridate VI] adressa des instructions secrètes à tous les satrapes et aux magistrats des cités afin que, passé un délai de trente jours, ils attaquent tous en même temps les Romains et les Italiens résidant chez eux, non seulement les hommes mais encore leurs femmes et leurs enfants et tous leurs affranchis d’origine italienne, puis à jeter leurs corps sans sépulture et à partager leurs biens avec le roi Mithridate VI, il menaça ceux qui les enseveliraient ou les cacheraient, promit des récompenses aux délateurs et à ceux qui tueraient les fuyards, offrit la liberté aux esclaves qui se dresseraient contre leurs maîtres, et l’annulation de la moitié de leur dette aux débiteurs qui attaqueraient leurs créanciers", Appien, Histoire romaine XII.85-86) que d’une haine viscérale des distinctions sociales néfastes à l’utilité commune au sein de l’œcuménie/kosmopolis ("Si l’Asie perpétra de tels forfaits contre ces personnes, ce fut clairement par haine des Romains et non pas par peur de Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.91) : en Anatolie, les Romains jouent le même rôle négatif que les Séleucides en Syrie ou les Lagides en Egypte, ils alimentent contre eux l’espoir des Grecs ordinaires de voir émerger un roi sauveur universel semblable à Alexandre le Grand jadis, que ces derniers veulent trouver aujourd’hui dans Mithridate VI toujours vaincu et toujours vainqueur, et voudront trouver demain dans un insaisissable crucifié galiléen. Après la défaite de Mithridate VI, la province romaine d’Asie recevra un nouveau gouverneur nommé "Lucius Valerius Flaccus" d’origine obscure, probable fils d’un gouverneur ayant géré la même province avant la guerre de Mithridate VI au tout début du Ier siècle av. J.-C., et probable parent à on-ne-sait-quel degré de son homonyme assassiné en -85 par Fimbria dont nous parlerons un peu plus loin, ce Lucius Valerius Flaccus sera accusé d’avoir détourné de l’argent public à Tralles sous prétexte de le conserver pour des cérémonies, lors de son procès il sera défendu par Cicéron : dans sa plaidoirie Pour Flaccus, qui a traversé les siècles, Cicéron aura beaucoup de mal à nier l’acte de son client, à le justifier, à masquer que tous les Romains de son temps agissaient de la même manière contre la population grecque locale en lui infligeant des impôts sur les pâturages, des dîmes, des péages de toutes sortes, qui en retour les exécrait et considérait le faisceau romain comme le symbole de l’oppression (les latinistes, d’ordinaire très favorables à Cicéron, reconnaissent majoritairement que ce discours Pour Flaccus est l’un des plus faibles et l’un des plus bizarres de son auteur, puisque celui-ci dénigre les témoignages des accusateurs grecs tout en admettant qu’ils ont eu raison de se soulever contre le matraquage fiscal de leurs dominants romains : "Au sortir d’un long festin et comblés de largesses depuis peu, les habitants de Pergame s’assemblèrent, Mithridate VI qui gouvernait cette multitude par des bons repas plutôt que par des bonnes raisons leur déclara ce qu’il voulait, les cordonniers et les ceinturiers l’approuvèrent à grands cris : est-ce le témoignage d’une cité ? […] Un jeune homme d’un mérite rare, d’une grande naissance, éloquent, accompagné d’un brillant et nombreux cortège, arrive dans une cité grecque, en assemblée il intimide les puissants et les riches qu’il craint d’avoir contre lui en les sommant de venir se justifier, il flatte les petits et les pauvres par la promesse d’en faire des représentants payés par le trésor public, il les séduit par des dons particuliers. Comment s’étonner que ces ouvriers, ces petits marchands, toute la lie des villes, s’animent contre un homme [Lucius Valerius Flaccus] récemment investi de l’autorité sur eux, qui pour cette raison n’en est pas aimé ? Comment s’étonner que des individus pour qui nos haches sont un objet d’horreur, pour qui notre nom est un supplice, pour qui nos dîmes, nos péages, tous nos impôts sont un coup mortel, se saisissent de n’importe quelle occasion pour nous nuire ? Souvenez-vous donc, lorsque vous entendrez ces décrets, que ce ne sont pas des vrais témoignages que vous entendez, mais les vaines clameurs de la populace, les mouvements des plus capricieux des hommes, le bruit d’une foule ignorante, le tumulte d’un peuple léger", Cicéron, Pour Flaccus 17-19). Les chiffres des victimes varient selon les auteurs. Selon Sulla cité incidemment par Plutarque (Vie de Sulla 24), le nombre de morts romains atteint cent cinquante mille. Selon Valère-Maxime, "seulement" quatre-vingt mille Romains sont exécutés ("Le Sénat traita avec la même justice le roi Mithridate VI qui par un unique décret fit égorger quatre-vingt mille citoyens romains répartis dans les cités de l’Asie pour y commercer, et par ce sang injustement versé souilla les dieux de l’hospitalité dans cette vaste province", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.2, 3). Ce nombre minimum, auquel on doit ajouter le nombre des Romains ayant réussi à fuir, témoigne indirectement et a posteriori que l’implantation de Rome ne se limite pas à quelques centaines de colons latins autour de Pergame : depuis la création de la province romaine d’Asie en -130, ce sont bien des dizaines de milliers de Romains qui se sont installés sur les terres des Grecs dans toute l’Anatolie et qui y imposent leurs lois politiques et fiscales. La mémoire collective a retenu principalement les tueries perpétrées à Ephèse, à Pergame, à Adramyttion, à Caunos (site archéologique dans la banlieue sud-ouest de Dalyan dans la province turque de Mugla ; Caunos se trouve aujourd’hui à huit kilomètres de la mer car les alluvions du Dalyan Bogazi se sont accumulées et ont reculé la côte au fil des siècles), à Tralles (aujourd’hui Aydin en Turquie : "Le jour venu, le malheur s’abattit dans toute l’Asie, sous les formes diverses suivantes. Les Ephésiens tuèrent tous ceux qui cherchèrent refuge dans le sanctuaire d’Artémis, en les tirant hors du temple alors qu’ils tenaient dans leurs bras les statues de la déesse. Les Pergaméens abattirent à coups de flèches ceux qui se réfugièrent dans le sanctuaire d’Asclépios et s’accrochaient aux statues du dieu sans consentir à s’en écarter. Les habitants d’Adramyttion prirent la mer pour tuer ceux qui cherchaient à s’échapper à la nage, et ils noyèrent les jeunes enfants. Les Cauniens, que les Romains avaient pourtant récemment libérés du tribut imposé par les Rhodiens après la guerre contre Antiochos III [la cité de Caunos a été achetée en -197 par les Rhodiens deux cent talents selon l’alinéa 5 fragment 31 livre XXX de l’Histoire de Polybe, elle a été reconnue propriété des Rhodiens avec la Carie tout entière par les Romains en -188 en remerciement de leur engagement dans la guerre contre Antiochos III, les mêmes Romains ont sommé les Rhodiens d’y retirer leurs troupes en -167 en punition de leur non-engagement dans la guerre contre Persée selon l’alinéa 3 fragment 21 livre XXX de l’Histoire de Polybe], arrachèrent les Italiens réfugiés auprès de l’autel d’Hestia dans la salle du Conseil, ils tuèrent les enfants sous les yeux de leurs mères, puis celles-ci, et finirent par les maris. Les Tralliens, refusant de participer directement au crime, louèrent les services du Paphlagonien Théophile : cet homme sanguinaire, après avoir rassemblé les Italiens dans le temple de la Concorde, les massacra, tranchant les mains de quelques-uns qui tenaient dans leurs bras les statues des dieux", Appien, Histoire romaine XII.87-90 ; "Suivant un ordre de Mithridate VI, tous les peuples de l’Asie massacrèrent les Romains. Seuls les habitants de Tralles n’en tuèrent aucun eux-mêmes, ils employèrent un mercenaire Paphlagonien appelé “Théophile” pour se prémunir d’éventuelles représailles ou parce qu’ils considéraient que les Romains devaient être égorgés par telle main plutôt que par telle autre", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 291 des livres I-XXXV ; "Je vous rappelle cette époque désastreuse de la guerre de Mithridate VI, le jour, l’instant où survint l’horrible massacre de tous les citoyens romains répartis dans de nombreuses cités, nos préteurs livrés à l’ennemi, nos légats précipités dans les fers, la mémoire du nom romain et les traces de notre empire effacées de toutes les maisons des Grecs, et même de leurs archives. [Les gens de Tralles] appelèrent Mithridate VI “Dominus” ["Maître"], “Pater” ["Père"], “Conservator [latinisation de "SwtÁr/Sauveur"] de l’Asie”, “Euhius”, “Nusius”, “Bacchus” [latinisations de "EÜioj", "Nusa‹oj", "B£kcoj", autres noms de Dionysos], “Liber” [nom latin de Dionysos]. Dans le même temps qu’elle ferma ses portes au consul Flaccus, l’Asie reçut et même implora dans ses villes le barbare de Cappadoce", Cicéron, Pour Flaccus 60-61). Seuls échappent à la fureur sanglante des Grecs les Romains réfugiés dans le sanctuaire d’Asclépios à Kos ("Les gens de Kos présentèrent [à l’Empereur Tibère] des titres aussi anciens, et leur temple avait des droits à notre reconnaissance car ils l’avaient ouvert aux citoyens romains à l’époque où Mithridate VI ordonna qu’on les égorgeât dans toutes les îles et toutes les cités de l’Asie", Tacite, Annales IX.14) et sur les îles Calamines dans les maras Gygès (aujourd’hui le Marmara Gölü, au nord du site archéologique de l’antique Sardes, près de Salihli dans la province de Manisa en Turquie : "En Lydie, les îles appelées “Calamines” sont soumises aux souffles et aux crocs des vents, elles furent le salut de nombreux citoyens romains lors de la guerre de Mithridate VI", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, 96.2). Dans son discours prononcé en -66 pour inciter le Sénat à confier un imperium infinitum à Pompée, Cicéron dit que ce massacre a eu lieu "vingt-trois ans" plus tôt ("Puisque vous avez toujours été, plus que tout autre peuple, avides de gloire et d’honneur, vous devez effacer la tache que la précédente guerre contre Mithridate VI a causé au nom romain et qui l’a flétri d’une manière ineffaçable : cet homme qui, par un simple mot de sa main, a fait égorger et massacrer tant de citoyens romains en un seul jour dans un si grand nombre de cités d’Asie, cet homme non seulement n’a pas reçu le châtiment que méritait son crime, mais encore vingt-trois ans après son forfait il règne encore, et il ne se cache au fond du Pont ou de la Cappadoce, au contraire il sort du royaume de ses ancêtres pour revenir au grand jour submerger les peuples de l’Asie qui vous paient tribut", Cicéron, Pour la loi Manilius 7) : par soustraction, en comptant de manière inclusive, cette indication confirme qu’il a bien lieu en -88. Pour ne pas rester sur son échec devant Rhodes, Mithridate VI retire à son stratège Archélaos le siège de Magnésie-du-Sipyle et le charge d’aller avec la flotte vers la Grèce ("[Mithridate VI] chargea Pélopidas de lutter contre les Lyciens, et il envoya Archélaos vers la Grèce avec ordre de gagner l’amitié du plus grand nombre de Grecs ou de les réduire par la force", Appien, Histoire romaine XII.106). La première étape d’Archélaos est évidemment le port franc de Délos instauré par les Romains. Il débarque sur l’île, tue tous les Romains qu’il y trouve, et accapare les richesses qu’il confie aux Athéniens ("Archélaos prit la mer avec une flotte nombreuse et des vivres en abondance. Il réduisit par la force Délos qui s’était révoltée contre les Athéniens, ainsi que d’autres places. Il y exécuta environ vingt mille hommes, majoritairement des Italiens, et en revendiqua la possession au nom des Athéniens. Il envoya à ces derniers le trésor sacré de Délos via l’Athénien Aristion, qu’il fit accompagner par une escorte d’environ deux mille hommes", Appien, Histoire romaine XII.108-109). Par cet acte, il rend service aux Rhodiens, qui ont perdu la première place commerciale en mer Egée depuis la création de ce port franc de Délos par Rome en -167 : est-ce le but recherché, afin de convaincre les Rhodiens de rejoindre Mithridate VI par intérêt économique, après que celui-ci a échoué à les convaincre par la force militaire ? Archélaos s’assure ensuite de l’adhésion des Cyclades, puis il débarque sur le continent ("Les stratèges [de Mithridate VI] accroissaient les conquêtes avec des troupes nombreuses. Archélaos, le plus renommé d’entre eux, commandait la flotte. Maître de presque toute la mer, il subjugua les Cyclades et toutes les îles en deçà du cap Malée, il conquit l’Eubée. Il souleva contre les Romains tous les peuples de Grèce depuis Athènes jusqu’à la Thessalie", Plutarque, Vie de Sulla 11). Il envoie son collègue le stratège Métrophanès vers la grande île d’Eubée. Appien dit que Métrophanès soumet les Eubéens par la force ("En même temps [que le stratège Archélaos dans le Péloponnèse], Métrophanès fut envoyé par Mithridate VI avec une autre armée pour ravager l’Eubée, le territoire de Démétrias et le pays des Magnètes", Appien, Histoire romaine XII.113), mais nous croyons davantage Memnon qui affirme que les Eubéens se rallient spontanément et viennent grossir ses effectifs. Le même Memnon dit que les Spartiates sont vaincus par Archélaos ("Lorsque Erétrie, Chalcis et toute l’Eubée se joignirent ["prosqemšnwn"] au pouvoir de Mithridate VI, que les cités alentour entrèrent dans son alliance ["proscwroÚntwn"] et que les Spartiates furent vaincus ["¹tthqšntwn"], les Romains envoyèrent Sulla", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22). Mais sur ce point nous croyons davantage Appien, qui affirme que la Laconie se range spontanément du côté d’Archélaos ("L’Achaïe et la Laconie se rangèrent du côté d’Archélaos, ainsi que la Béotie sauf Thespies qu’il assiégea après l’avoir abordée", Appien, Histoire romaine XII.112). Métrophanès et Archéalos concentrent ensuite leurs forces vers la Béotie. Ils assiègent Thespies, dirigée par une association de marchands italiens qui survivra à la guerre puisque Cicéron la fréquentera lors de son séjour en Grèce en -79 (il l’évoquera incidemment dans la lettre XIII.22 du recueil Lettres familiales/Ad familiares). La province romaine de Macédoine (qui comprend l’ancienne Macédoine des Antigonides et la Thessalie, comme nous l’avons dit plus haut, créée après la défaite d’Andriskos en -149, servant de base arrière au Sénat pour imposer l’ordre romain à la Grèce tout entière) est alors gouvernée par Sentius Saturninus. Ce dernier envoie son légat le général Quintus Braetius Sura défendre les Romains assiégés dans Thespies en Béotie par Archélaos ("Braetius [Sura] arriva de Macédoine avec un petit contingent et lui livra [à Métrophanès] une bataille maritime. Il coula un navire de transport et une hémiole ["¹miÒlioj", petite barque à un rang et demi de rameurs], dont il fit exécuter tous les occupants sous les yeux de Métrophanès. Epouvanté, celui-ci prit la fuite. Braetius [Sura], ne bénéficiant pas d’un vent favorable, ne réussit pas à le rejoindre, mais il s’empara de Skiathos où les barbares entreposaient leur butin, il y fit crucifier plusieurs de leurs esclaves et trancher les mains aux hommes libres. Puis il se dirigea vers la Béotie", Appien, Histoire romaine XII.113-114). Près de Chéronée, des affrontements entre les légionnaires de Braetius Sura et les Grecs conduits par Archélaos aboutissent à la victoire du premier qui brise ainsi le siège de Thespies, et à la fuite du second qui se console en prenant Le Pirée avec sa flotte ("Mais [Archélaos] fut vaincu à Chéronée. Braetius Sura, lieutenant de Sentius [Saturninus] le gouverneur ["strathgÒj"] de Macédoine, homme hardi et prudent, stoppa Archélaos qui s’était répandu en Béotie tel un torrent impétueux, il le vainquit en trois batailles près de Chéronée et le chassa de la Grèce, le contraignant à se maintenir en mer", Plutarque, Vie de Sulla 11 ; "Renforcé d’un millier de cavaliers et de fantassins venus de Macédoine, [Braetius Sura] batailla pendant trois jours près de Chéronée contre Archélaos et Aristion. Pendant toute la durée de l’engagement, les adversaires furent à égalité et le combat demeura indécis. Mais quand des troupes de Laconie et d’Achaïe vinrent soutenir Archéalos et Aristion, Braetius [Sura] estima ne plus pouvoir résister contre tous ses adversaires réunis. Il se replia vers Le Pirée, jusqu’au moment où Archélaos, qui prit la même direction avec sa flotte, s’en empara", Appien, Histoire romaine XII.114-115). L’action de Braetius Sura, dont l’existence est confirmée par des tétradrachmes portant son nom découverts à Thassos, et par les tétradrachmes en argent dit "d’Aesillas" découverts en Macédoine, sera célébrée après guerre dans un décret des Italiens de Thespies rapporté à l’état fragmentaire par l’épigraphiste français André Plassart en 1948 dans un hors-série de la Revue archéologique sous-titré Mélanges d’archéologie et d’Histoire offerts à Charles Picard à l’occasion de son soixante-cinquième anniversaire. A Athènes pendant ce temps, la population renverse les plus riches d’entre eux qui obéissent à Rome et restaurent un régime démocratique pur, c’est-à-dire un régime conforme à la définition hérétique/sectaire du mot "démocratie" défendue par le ou les philosophes qui les guident alors. Selon Pausanias, Appien et Strabon, en effet, les Athéniens sont sous l’influence d’un nommé "Aristion" clairement qualifié d’"épicurien" par Appien ("Aristion, que Mithridate VI employa comme ambassadeur vers les cités grecques, était Athénien. Ce fut lui qui détermina ses concitoyens à préférer l’alliance de ce roi à celle des Romains, du moins le bas peuple le plus turbulent car les Athéniens de haut rang passèrent d’eux-mêmes chez les Romains", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.5 ; "Aristion, qui se prétendait philosophe épicurien, devint le tyran de sa patrie, exécutant certains Athéniens sous prétexte qu’ils étaient des partisans de Rome, et envoyant les autres devant le tribunal de Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.109 ; "Athènes était encore une démocratie quand elle se soumit aux Romains, qui lui laissèrent son autonomie et sa liberté. Mais quand la guerre contre Mithridate VI éclata, elle dut subir les nouveaux tyrans que le roi barbare lui imposa, notamment Aristion le plus puissant et le plus violent d’entre eux", Strabon, Géographie, IX, 1.20). Mais selon Posidonios, dans un livre qui n’est pas parvenu jusqu’à nous mais cité en partie par Athénée de Naucratis, les Athéniens sont sous l’influence d’un aristotélicien nommé "Athénion". Doit-on penser que l’épicurien "Aristion" et l’aristotélicien "Athénion" sont deux personnages distincts, ayant gouverné l’un après l’autre, ou ensemble… ou sont-ils un seul et même personnage ? Posidonios est un philosophe stoïcien, donc pareillement hostile aux aristotéliciens et aux épicuriens. Et il est un Rhodien d’adoption, donc hostile à Mithridate VI qui a essayé d’envahir Rhodes, et hostile à tous ses alliés, dont les Athéniens. Les propos de Posidonios sur ce sujet sont donc très tendancieux et doivent être relativisés. Posidonios dit qu’Athénion est le bâtard homonyme d’un authentique philosophe aristotélicien ("Un nommé “Athénion”, élève appliqué de l’école péripatéticienne d’Erymneos [directeur du Lycée à la fin du IIème siècle av. J.-C.], avait acheté une Egyptienne, il partagea son intimité, elle devint mère, de lui ou d’un autre. L’enfant fut nourri chez son maître Athénion et sous le même nom, il y reçut une éducation. Il conduisait son maître par la main, avec sa mère, durant ses vieux jours. Quand celui-ci mourut, il en recueillit la succession, il accéda à la citoyenneté athénienne et fut inscrit dans les registres sous le nom d’“Athénion”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.48), en d’autres termes "Athénion" n’est pas le vrai nom mais le patronyme de ce personnage, qui aurait pu être baptisé "Aristion/Arist…wn" en hommage à "Aristote/Aristotšlhj" dont le père était l’élève. A l’inverse, on ne peut pas s’empêcher de rapprocher "Athénion/Aqhn…wn" de la cité d’"Athènes/AqÁnai", et de penser que le bâtard Aristion fils de l’aristotélicien Athénion aurait pu insister sur son patronyme pour tenter d’estomper sa bâtardise et d’affirmer son attachement à la cité athénienne. L’appartenance d’Aristion à l’hérésie/secte épicurienne, selon Appien, est-elle crédible ? Pour notre part, nous ne rejetons pas cette hypothèse car, en admettant qu’Aristion et Athénion sont un seul et même personnage, celui-ci est devenu influent moins par les préceptes aristotéliciens reçus de son père que par sa propre débrouillardise, et il paraît plus occupé à vivre pleinement l’instant présent comme Epicure qu’à vouloir comprendre l’horlogerie universelle comme Aristote ("[Athénion] épousa une fille assez jolie et œuvra comme sophiste, cherchant de tous côtés des jeunes gens à instruire. Il professa à Messène, à Larissa en Thessalie. Ayant amassé beaucoup d’argent, il revint à Athènes. Les Athéniens le députèrent vers Mithridate VI, dont l’influence grandissait alors. Athénion sut s’insinuer dans l’esprit de Mithridate VI, devint un de ses Amis, obtint le libre accès auprès de sa personne. Dans cette position, le sophiste revigora les Athéniens par les lettres qu’il leur envoya, en insistant sur le grand crédit dont il jouissait aux côtés du roi de Cappadoce, en leur disant : “Vous serez bientôt délivrés de toutes vos dettes, vous vivrez à nouveau en bonne entente, dans votre démocratie régénérée au bénéfice du bien public comme du bien privé”. Enthousiasmés par ce discours, les Athéniens pensèrent que l’hégémonie des Romains était près de s’effondrer", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.48). Avec une ironie féroce, Posidonios le traite de faux brave, d’enfant attardé, de mégalomane, d’efféminé. Lors de l’invasion de l’Anatolie par Mithridate VI, Athénion s’installe dans la demeure du percepteur de Délos : ce "percepteur de Délos" est-il un Grec d’Athènes œuvrant au service des Romains ? ou un Romain travaillant au port franc de Délos pendant la semaine et revenant dans cette maison à Athènes s’y reposer pour le weekend ? Cela raccorde en tous cas avec le découpage sociologique du moment : d’un côté les riches affiliés aux Romains, de l’autre côté les citoyens ordinaires victimes des lois spoliatrices romaines et prêts à suivre n’importe quel chef promettant de les en libérer ("Quand l’Asie eut changé de parti [envahie par Mithridate VI], Athénion reprit la route d’Athènes. Pris dans une tempête, il fut rejeté vers Carystos [port au sud de l’île d’Eubée]. Informés, les Cécropides [une des dix tribus administratives d’Athènes] pour le ramener lui envoyèrent un long navire et une litière aux pieds en argent. Quand il arriva enfin, la plus grande partie de la ville se précipita pour l’accueillir, beaucoup d’autres personnes aussi accoururent simplement pour jouir du spectacle, pour voir cet Athénion favorisé par la fortune, ce récent naturalisé qui entrait dans Athènes sur une litière aux pieds en argent, ce tribun de l’Attique porté sur un tapis de pourpre mais n’ayant jamais porté la bande de pourpre [allusion à la toge prétexte portée par les jeunes citoyens romains entre sept ans et dix-sept ans, ornée d’une bande de pourpre], sans rival en faste et en mollesse parmi les Romains. Hommes, femmes et enfants se précipitèrent autant pour assister à sa pompeuse entrée que pour espérer profiter des mêmes avantages du roi Mithridate VI, qui avait rétribué les conseils d’Athénion si généreusement que celui-ci parti dans la misère traversait aujourd’hui le pays et la ville en grand luxe comme une femme. Les ouvriers de Dionysos allèrent aussi au-devant de lui pour le prier de se rendre à leur foyer commun et, en tant que messager du nouveau “Dionysos” [un des surnoms de Mithridate VI], d’assister à leurs prières et à leurs libations. Cet homme qui avait toujours habité en location, fut porté jusqu’à la demeure isolée du percepteur de Délos, une maison superbement ornée en tapis, peintures, statues, vases et ustensiles en argent. Il en ressortit couvert d’une magnifique chlamyde traînante, avec au doigt une bague en or enchâssée d’une pierre gravée au portrait de Mithridate VI", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.49). Les Athéniens se rangent derrière Athénion, qui se présente à eux comme un ami intime de Mithridate VI ("Le Céramique s’emplit de citoyens et d’étrangers désirant participer à l’assemblée. Athénion avança difficilement au milieu de ces gens conquis au point de vouloir toucher son vêtement. Il monta sur la tribune élevée pour les généraux romains devant le portique d’Attale II, se redressa, parcourut des yeux toute l’assemblée et dit : “Athéniens, les circonstances et les intérêts de la patrie m’obligent de vous dire ce que je sais, mais leur importance et leur nouveauté sont telles que j’hésite”. Aussitôt s’élèva un cri général, l’incitant à parler avec confiance. Il reprit : “Alors je vais vous exposer ce vous n’auriez jamais pu imaginer même en rêve, ce que vous n’auriez jamais espéré. Le roi Mithridate VI est maître de la Bithynie et de la haute Cappadoce, il contrôle aussi les terres voisines de l’Asie [la province romaine autour de Pergame] jusqu’à la Pamphylie et la Cilicie. Les rois d’Arménie et de Perse sont ses vassaux. Il domine les peuples sur trente mille stades de côtes autour du lac Méotide [la mer d’Azov] et du Pont [la mer Noire]. Quintus Oppius, le commandant ["strathgÒj"] des Romains en Pamphylie, lui a été livré et le suit désormais dans les fers. Le consul ["Øpateukèj"] Manius Aquilius, ancien vainqueur de la Sicile, est maintenant attaché par une longue chaîne à une basterne [charriot galate] haute de cinq coudées, mené à pieds par un cavalier. Les autres Romains quant à eux se sont réfugiés aux pieds des statues des dieux, ou ils ont repris leurs vêtements carrés et leurs noms paternels. Toutes les cités rendent à Mithridate VI des honneurs plus grands que ceux qu’on rend aux hommes, elles l’appellent « dieu », et les oracles lui prédisent l’empire de toute la terre. Sa grande armée est en route pour la Thrace et la Macédoine, toutes les provinces de l’Europe se jettent dans son parti. Il reçoit des députés des peuples de l’Italie, et même de Carthage, qui lui offrent leur concours pour anéantir Rome”. Athénion s’interrompit un temps, laissant la foule murmurer sur ses paroles extraordinaires, puis il reprit en frottant son front : “Vous voulez mon avis ? N’acceptez plus l’anarchie que le Sénat de Rome entretient jusqu’au jour où il décidera quel régime vous devez avoir, ne soyez plus indifférents face aux lieux sacrés fermés, aux gymnases délabrés, aux théâtres sans spectateurs, aux tribunaux sans juges, au peuple interdit de se rassembler en dépit des usages et des oracles. Athéniens ! Révoltez-vous pour la voix sacrée d’Iacchos ["Iakcoj", un des surnoms de Dionysos] réduite au silence, pour le vénérable temple des deux divinités fermé, pour les écoles philosophiques sans maîtres et sans auditeurs !”. Après que ce vil esclave eut tenu ces propos et beaucoup d’autres du même style, la foule discuta encore de ce qu’elle venait d’entendre, puis elle courut rapidement au théâtre pour déclarer Athénion stratège de toutes les troupes. Alors le péripatéticien se déplaça vers l’orchestre avec une démarche aussi fière que celle de Pythoclès, et il remercia les Athéniens en leur disant : “Puisque vous reprenez votre souveraineté, moi au gouvernement et vous à mes côtés, je pourrai faire autant avec vous tous, que vous tous avec moi”. Après ce discours, il nomma des archontes pour le seconder, désignant son poste à chacun devant le peuple", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.49-51). Posidonios s’ingénie ensuite à dénigrer Athénion en le montrant comme un tyran qui malmène, séquestre, torture, affame les Athéniens ("En seulement quelques jours, le philosophe [Athénion] devint le tyran de la patrie, à la manière des pythagoriciens qui répandent leurs principes insidieux soi-disant posés par le bon Pythagore et affirment appliquer sa vraie philosophie, comme l’ont raconté l’historien Théopompe au livre VIII de ses Philippiques, et Hermippos l’élève de Callimaque. Athénion écarta rapidement les citoyens qui, pourtant bien intentionnés, ne suivaient pas les enseignements d’Aristote et de Théophraste [élève d’Aristote, et premier directeur du Lycée après la mort d’Aristote en -322], vérifiant ainsi l’adage : “Ne jamais donner un couteau à un enfant” [" paidˆ m£cairan"]. Il plaça des gardes aux portes de la ville, beaucoup d’Athéniens craignant l’avenir tentèrent de fuir en franchissant les murs avec des cordes pendant la nuit, mais Athénion en fut informé et lança des cavaliers à leur poursuite, qui tuèrent les uns et ramenèrent les autres enchaînés. Il se créa une grosse escorte de soldats en armure. Lors des assemblées, prétendant tout savoir sur les affaires romaines, il accusa régulièrement des citoyens d’entretenir une correspondance secrète avec les fugitifs et de comploter contre l’Etat, pour les condamner à mort. Le nombre de gardes monta jusqu’à trente à chaque porte, afin d’empêcher quiconque d’entrer ou de sortir. Il s’appropria les biens de beaucoup de gens, et amassa tant d’argent qu’il en remplit plusieurs puits. Dans les campagnes il envoya des escouades pour intercepter ceux qui quittaient la région, pour les ramener et les faire périr sans procès après les tortures les plus cruelles. Il dénonça certains comme traîtres, en supposant qu’ils cherchaient à faire rentrer des rénégats dans la patrie : les uns purent s’échapper avant d’être traînés à son tribunal, les autres furent condamnés en sa présence, lui-même donna aussi sa voix à l’occasion. Il fit régner la disette dans la ville, ne distribuant que qu’un peu d’orge et de blé. Il envoya ses soldats dans toutes les vallées pour arrêter les fugitifs qui voulaient franchir la frontière des dèmes dans un sens ou dans l’autre. Les captifs furent exposés sur le banc, plusieurs périrent dans les tourments. Il publia par des cors de chasse l’obligation de rester à demeure au coucher du soleil, interdisant à qui que ce fût de sortir, même avec une lanterne", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.52), il révèle qu’Athénion a tenté vainement de prendre le contrôle du port franc de Délos, avant qu’Archélaos le stratège de Mithridate VI débarque sur l’île et s’en empare ("Après avoir pillé les biens des citoyens, [Athénion] voulut piller ceux des étrangers, et même porter la main sur le trésor d’Apollon conservé à Délos. Pour cela il envoya dans cette île Apellicon de Téos, naturalisé Athénien, qui avait joué alternativement tous les rôles durant sa vie. A l’époque où il jouait au philosophe, il avait constitué une importante bibliothèque en achetant beaucoup d’écrits des péripatéticiens, dont des livres d’Aristote même, et d’autres en assez grand nombre, car il était très riche. Il possédait aussi des anciens décrets originaux du peuple, qu’il avait enlevés du temple de Cybèle, ou de monuments anciens, ou de dépôts. Surpris dans ces vols à Athènes, il avait échappé à la condamnation en fuyant. Mais peu de temps après il osa reparaître en gagnant l’amitié de plusieurs personnes, et il se rangea au parti d’Athénion sous prétexte qu’il partageait avec lui les dogmes de la philosophie péripatéticienne, les mêmes dogmes qui poussaient Athénion à ne donner à chaque Athénien “insensé” qu’un chénice d’orge tous les quatre jours, soit la même quantité qu’on donne aux poules. Apellicon leva donc la voile pour Délos. Il s’y comporta avec davantage d’arrogance que d’expertise militaire : il négligea la garde de l’île, il s’endormit sans assurer ses arrières, sans même fortifier son camp. Orobius, commandant ["strathgÒj"] des troupes romaines à Délos, profitant d’une nuit sans lune, fit avancer ses soldats, et tomba sur les Athéniens et leurs auxiliaires endormis, les tailla en pièces, les égorgea comme des bêtes. Il en tua six cents, et fit environ quatre cents prisonniers. Le brave Apellicon se sauva secrètement de Délos. Informé que certains s’étaient réfugiés ensemble dans des bâtiments de campagne, Orobius les brûla dans leurs réduits avec toutes leurs machines de guerre, sans épargner l’hélépole qu’Apellicon avait dressée à son arrivée dans l’île. Orobius éleva un trophée sur les lieux, et un autel où il mit cette inscription : “Ce tombeau renferme les corps des étrangers qui perdirent la vie sur la mer de Délos, quand les Athéniens réunirent leurs armes à celles du roi de Cappadoce et vinrent piller cette île sacrée”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.53). Ainsi fin -88, toute l’organisation romaine en Méditerranée orientale s’est effondrée, Mithridate VI a presque réussi à ressusciter l’ancien royaume des Antigonides et de Lysimaque Ier, agrandi de la Colchide et des bords du lac Méotide/mer d’Azov et de la Chersonèse Taurique/péninsule de Crimée.


A Rome, la rivalité grandit entre le vieux plébéien parvenu Marius et l’aristocrate désargenté Sulla, plus jeune, ancien lieutenant de Marius. Les événements qui suivent sont évoqués en détails par Appien aux paragraphes 55 à 60 livre XIII de son Histoire romaine. Pour ne pas déborder du cadre de notre étude, contentons-nous d’en résumer les lignes principales. Marius et Sulla rêvent d’obtenir le commandement d’un contingent pour aller guerroyer contre Mithridate VI dans l’espoir d’en tirer des victoires personnelles, comme Flamininus et les frères Scipion naguère, et de revenir ensuite à Rome pour s’y imposer par le butin accumulé et la complicité de leurs légionnaires victorieux ("Sulla, qui considérait le consulat comme un mandat insignifiant en rapport de ses prétentions pour l’avenir, désirait ardemment le commandement de la guerre contre Mithridate VI. Son concurrent était Marius qui, égaré par les folles et permanentes passions de l’ambition et de la gloire, oubliait ses infirmités corporelles et son grand âge et, n’ayant pu achever les dernières expéditions en Italie, brûlait de partir batailler au loin", Plutarque, Vie de Sulla 7). Nous avons vu plus haut qu’à une date indéterminée, après sa victoire contre les Cimbres en -101, Marius s’est rendu en Anatolie et a multiplié les provocations pour pousser Mithridate VI à la guerre contre les Romains, mais Mithridate VI n’est pas tombé dans le piège, il a gardé son calme, et Marius est rentré à Rome comme un pet. Pour accélérer le processus, pour décider les sénateurs à lui confier enfin la direction d’un contingent vers l’Anatolie, Marius recourt aux services d’un très douteux personnage nommé "Publius Sulpicius". Les violences et la terreur répandue par cet individu sont telles ("Marius s’allia à Sulpicius, un scélérat sans égal qui cherchait à se surpasser toujours en méchanceté. Il portait à un tel excès la cruauté, l’audace et l’avidité, qu’il commettait de sang-froid les actions les plus criminelles et les plus infâmes. Il vendait publiquement le droit de cité aux affranchis et aux étrangers, et en comptait le prix sur une table dressée à cet effet sur le forum. Il entretenait trois mille mercenaires armés, et une troupe de jeunes cavaliers toujours prêts à exécuter ses ordres qu’il appelait l’“anti-Sénat”. Il avait manipulé le peuple pour faire adopter une loi interdisant à tout sénateur d’emprunter plus de deux mille drachmes, or lui-même à sa mort en devait trois millions. C’est ce scélérat que Marius poussa vers le peuple, pour porter confusion et désordre dans toutes les affaires, et employer le fer et la violence afin d’imposer plusieurs lois pernicieuses, dont celle qui donna à Marius le commandement de la guerre contre Mithridate VI", Plutarque, Vie de Sulla 8), qu’elles finissent par se retourner contre Marius. Quand Publius Sulpicius contraint le consul Quintus Pompeius Rufus à fuir et assassine son fils ("A l’instigation de Caius Marius, le tribun du peuple Publius Sulpicius fait passer plusieurs lois pernicieuses sur le rappel des exilés, sur l’inscription dans les tribus de nouveaux citoyens et d’affranchis, et sur la nomination de Caius Marius à la tête de l’expédition contre Mithridate VI. Dans son opposition aux consuls Quintus Pompeius [Rufus] et Lucius Sulla, il exerce des violences et fait tuer le fils du consul Quintus Pompeius [Rufus], gendre de Sulla", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXVII), Marius comprend avoir été trop loin. Sulla, menacé d’être tué pareillement par Publius Sulpicius, demande malignement asile à son pire adversaire Marius, qui ne peut pas lui refuser sous peine d’apparaître lui aussi comme un assassin aux yeux du peuple. C’est ainsi que Marius est contraint d’accueillir Sulla dans sa demeure, et d’en interdire l’accès à Publius Sulpicius. Un compromis est trouvé : Sulla est autorisé à s’enfuir à condition de renoncer à tout pouvoir sur Rome et au commandement de l’armée rassemblée à Nola (à une vingtaine de kilomètres de la baie de Naples, sur le flanc nord-est du Vésuve : "Pour réprimer les violences [de Sulpicius], les sénateurs décrétèrent la suspension des tribunaux. Mais un jour qu’ils tenaient une assemblée publique devant le temple des Dioscures, Sulpicius lança contre eux la masse de ses mercenaires, qui tuèrent sur place plusieurs personnes dont le fils du consul Pompeius. Ce dernier n’échappa personnellement à la mort que par la fuite. Sulpicius obligea Sulla à sortir de la maison de Marius où il s’était réfugié, le contraignit à abolir la suspension des tribunaux, à retirer à Pompeius le titre de consul et à donner à Marius le commandement de l’expédition contre Mithridate VI. C’est ainsi que Sulla eut la vie sauve", Plutarque, Vie de Sulla 8-9). Marius et Publius Sulpicius envoient des messagers informer les légionnaires stationnés à Nola qu’ils sont désormais sous l’autorité de Marius. Mais Sulla en fuite atteint Nola avant eux, il raconte les événements qui se sont produits dans Rome, les légionnaires décident de lui obéir et de combattre Marius. Sulla marche donc avec eux vers Rome ("Sulpicius envoya aussitôt des tribuns vers Nola pour y prendre le commandement de l’armée et l’amener à Marius. Mais Sulla le devança. Il s’échappa vers le camp et informa les soldats sur les événements, qui lapidèrent les tribuns. […] Sulla quitta Nola à la tête de six légions complètes", Plutarque, Vie de Sulla 8-9). Il entre dans la ville par le quartier de Pikta (au sud-est de Rome) et anéantit tous les habitants favorables à Marius qui lui résistent ("[Sulla] avança vers Rome. Arrivé près de Pikta, il reçut des députés qui le prièrent de prendre d’assaut la cité, en l’assurant que le Sénat était prêt à répondre favorablement à toutes ses requêtes raisonnables. Sur leur demande, il promit de camper sur place et ordonna aux capitaines de distribuer selon l’usage les quartiers du camp. Mais à peine les députés repartis pleins de confiance, il envoya Lucius Basillus et Caius Mummius se saisir de la porte et des murailles voisines du mont Esquilin, puis il les y rejoignit en hâte. Basillus entra dans la ville par la force. Les habitants, qui étaient sans armes, montèrent sur les toits des maisons et lancèrent des traits et des pierres sur les soldats, contraignant Basillus à s’arrêter et à battre en retraite jusqu’au pied des murailles. Sulla survint alors. En voyant la situation, il cria d’incendier les maisons. Il prit une torche le premier et avança en ordonnant à ses archers de lancer des flèches enflammées sur les toits. Sourd à la raison, n’écoutant que sa passion, prisonnier de sa colère, il ne vit dans la ville que des ennemis, et sans aucun égard, sans pitié pour ses amis, ses alliés et ses proches, sans aucune distinction de l’innocent et du coupable, il s’ouvrit un chemin dans Rome la flamme à la main", Plutarque, Vie de Sulla 9). Marius choisit de fuir, tandis que Publius Sulpicius se barricade dans une villa. Ils sont déclarés ennemis publics par le Sénat. Publius Sulpicius est arrêté et exécuté ("Refoulé dans le temple de Gaia, Marius proclama l’affranchissement des esclaves. Mais dans l’incapacité de contenir le vif assaut de ses ennemis, il s’enfuit précipitamment de la ville. Sulla rassembla le Sénat, qu’il contraignit à décréter la peine de mort pour Marius et quelques autres, parmi lesquels le tribun Sulpicius. Trahi par un de ses esclaves, Sulpicius fut égorgé. Sulla donna la liberté à cet esclave, puis le fit précipiter du haut de la roche Tarpéienne. La condamnation de Marius fut à la fois un acte d’ingratitude et d’imprudence politique, car peu de temps auparavant Sulla avait trouvé asile dans la maison de Marius, et Marius lui avait laissé la vie sauve", Plutarque, Vie de Sulla 9-10 ; "Le consul Lucius Sulla vient à Rome avec son armée. Il combat la faction de Sulpicius et de Marius dans l’intérieur même de la ville, et réussit à l’expulser. Douze hommes de cette faction, dont Caius Marius et son fils, sont déclarés ennemis publics par le Sénat. Publius Sulpicius, qui se tenait caché dans une villa, est dénoncé par un de ses esclaves et mis à mort. On affranchit l’esclave pour tenir la promesse faite au dénonciateur, mais on le précipite du haut de la roche Tarpéienne pour avoir trahi son maître", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXVII). L’ordre rétabli, Sulla réclame le commandement de la guerre contre Mithridate VI, qu’il obtient. Les caisses de Rome sont vides : on se résigne à vendre des objets précieux conservés dans des temples pour assurer un viatique élémentaire au contingent sur le départ ("Les Romains votèrent l’envoi d’un contingent contre [Mithridate VI], bien qu’ils fussent occupés par d’interminables luttes civiles au sein de leur cité et par une guerre difficile sur leur propre territoire puisque, région après région, l’Italie presque entière se rebellait. Les consuls tirèrent au sort, Cornelius Sulla obtint le gouvernement de l’Asie [c’est-à-dire de la province romaine d’Asie, à Pergame] et la conduite de la guerre contre Mithridate VI. Comme l’argent manquait, on vota la vente de toutes les offrandes vouées aux dieux instaurées par le roi Numa Pompilius [au tournant des VIIIème et VIIème siècles av. J.-C.], tant était grand alors leur dénuement en tout, et grandes leurs ambitions en tout. La vente rapide de ces biens permit de réunir neuf mille livres d’or : c’est avec cette faible somme que les Romains préparèrent leur si importante guerre. Les luttes intestines retinrent longtemps Sulla, comme je l’ai raconté dans mes Guerres civiles [sous-titre des livres XIII à XVII de l’Histoire romaine]", Appien, Histoire romaine XII.83-85), cela suppose que la campagne contre Mithridate VI devra être courte, ou que l’on devra piller les Grecs sur place pour durer. Sulla croit que pendant son absence la sécurité dans Rome sera garantie par Cinna, un partisan apparemment modéré de Marius, dont il favorise l’élection à la direction de l’administration romaine. C’est un mauvais calcul ("La guerre contre Mithridate VI était nécessaire selon Sulla, qui aspirait à la conduire pour en tirer gloire. Avant de partir, il chercha comment préserver son influence dans Rome. Il désigna pour successeur Cinna assisté du nommé “Cnaeus Octavius”, dans l’espoir d’y conserver son autorité pendant son absence. [Cnaeus] Octavius était réputé pour sa modération, Sulla était sûr qu’il n’exciterait aucun trouble. Cinna était certes un mauvais citoyen, mais il était écouté et Sulla voulait éviter qu’il devînt son ennemi, Cinna de son côté répétait sous serment vouloir agir dans l’intérêt de Sulla. C’est ainsi que Sulla, pourtant doué d’une rare sagacité à pénétrer les pensées des hommes et apprécier avec justesse la nature des choses, se trompa complètement dans cette circonstance et légua à sa patrie une guerre terrible", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 294 des livres I-XXXV). Le contingent n’a pas encore quitté le sol italien, que Cinna profite déjà de sa toute récente nomination pour intenter un procès contre Sulla. Mais Sulla le méprise et part vers la Grèce ("[Cinna] intenta un procès contre Sulla par l’intermédiaire de Virginius, un des tribuns du peuple. Mais Sulla, laissant ici l’accusateur et les tribuns, partit au loin guerroyer contre Mithridate VI", Plutarque, Vie de Sulla 10).


Tandis que Mithridate VI se réjouit à Pergame ("On raconte que quand Sulla quitta l’Italie pour venir le combattre, Mithridate VI qui résidait alors à Pergame reçut des dieux plusieurs avertissements, dont celui-ci : les Pergaméens avaient réalisé une statue de Victoire portant dans sa main une couronne qui, grâce à une machine, devait descendre sur la tête de Mithridate VI, or pendant la cérémonie la couronne tomba et roula par terre dans le théâtre, causant l’effroi du peuple", Plutarque, Vie de Sulla 11), Sulla débarque en Illyrie avec cinq légions début -87. Il n’a aucune flotte. On suppose qu’il suit la via Egnatia pour gagner Pella ou Thessaloniki où réside Sentius Saturninus le gouverneur de la province romaine de Macédoine. Puis il incline vers le sud pour aller au contact de l’armée d’Archélaos ("Sulla, auquel les Romains confièrent le commandement de la guerre contre Mithridate VI, passa d’Italie en Grèce avec seulement cinq légions et quelques escadrons. Il rassembla aussitôt argent, contingents alliés et vivres d’Etolie et de Thessalie, puis, quand il s’estima prêt, il traversa le pays en direction de l’Attique pour attaquer Archéalos", Appien, Histoire romaine XII.116). Selon Appien et Plutarque, toutes les cités qui s’étaient rangées derrière Mithridate VI quelques mois plus tôt, en particulier les cités béotiennes, retournent leur veste et se soumettent spontanément à Sulla ("A l’exception de quelques cités, toute la Béotie changea de camp, notamment la grande cité de Thèbes qui, avec beaucoup de légèreté, avait préféré Mithridate VI aux Romains, et qui n’attendit pas un affrontement pour abandonner rapidement Archélaos et rallier le camp de Sulla", Appien, Histoire romaine XII.117 ; "Toutes les cités députèrent vers Sulla et l’appelèrent dans leurs murs. Seule Athènes, dominée par le tyran Aristion, demeura fidèle au roi [Mithridate VI]", Plutarque, Vie de Sulla 12). Mais selon Memnon, ces ralliements à Sulla se font autant par adhésion que par contrainte ("Quand [Sulla] arriva, certaines cités se rendirent à lui, d’autres furent forcées", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22). Sulla y restaure l’ordre romain avec l’aide d’un auxiliaire promis à un grand avenir, Lucius Licinius Lucullus. Ce dernier est chargé de collecter des métaux dans les cités ralliés et de le monnayer pour financer la suite de la campagne ("Sulla employa toujours [Lucullus] dans les tâches les plus importantes, notamment pour la fabrication de la monnaie. Ce fut sous la direction de Lucullus que dans le Péloponnèse fut frappée presque toute la monnaie nécessaire à la guerre contre Mithridate VI. Cette monnaie fut qualifiée de “lucullienne”, elle perdura longtemps dans les armées car elle était très demandée", Plutarque, Vie de Lucullus 2). Athènes et Le Pirée restent les seules cités à refuser l’entrée des légionnaires dans leurs murs, la première défendue par le philosophe Aristion - alias "Athénion" chez Posidonios, selon l’hypothèse expliquée précédemment -, la seconde défendue par le stratège Archélaos. Sulla occupe toute l’année -87 à essayer de prendre d’assaut ces deux cités, pressé par son manque de ressources ("Sulla marcha contre [Athènes] avec toutes ses troupes, assiégea Le Pirée, déployant toutes ses machines de siège et donnant vingt fois l’assaut. S’il eût été patient, la ville haute se serait rendue sans coup férir en raison de la pénurie de vivres, mais pressé de retourner à Rome où il redoutait des nouveaux troubles il n’épargna ni les dangers, ni les combats, ni les dépenses pour terminer ce siège au plus vite", Plutarque, Vie de Sulla 12). En vain. Les assiégés résistent, notamment grâce aux mixtures ignifuges qu’Archélaos a étalées sur les murailles du Pirée, qui impressionnent les Romains ("[Antonius] Julianus [le dernier gouverneur de Judée avant le soulèvement des juifs en 66 ?] répondit avec son aménité naturelle : “Si tu avais lu le livre XIX des Annales de Claudius Quadrigarius [historien romain du Ier siècle, dont l’œuvre n’a pas survécu], auteur aussi crédible qu’agréable, Archélaos le lieutenant du roi Mithridate VI t’aurait enseigné comment préserver tes bateaux en bois au milieu d’un tourbillon de flammes”. Je lui demandai quel était ce merveilleux moyen indiqué par [Claudius] Quadrigarius, il reprit : “J’ai lu dans son livre que quand Lucius Sulla assiégeait Le Pirée en Attique défendue par Archélaos le lieutenant du roi Mithridate VI, une haute tour défensive en bois fut enveloppée de toutes parts par le feu sans brûler parce qu’Archélaos l’avait enduite d’alun. Voici le passage en question de [Claudius] Quadrigarius : « Sulla fit longtemps avancer des troupes et s’épuisa en efforts incroyables pour incendier une unique tour en bois qu’Archélaos avait élevée entre le fort et l’ennemi. Il s’approcha, lança des brandons contre la tour, écarta les Grecs la flamme à la main, mais malgré ses tentatives répétées il ne parvint pas à l’embraser parce qu’Archélaos l’avait enduite d’alun. Sulla et ses soldats en furent étonnés et se replièrent, fatigués de leurs vains assauts »”", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.1). Manquant de bois pour fabriquer des machines de guerre, Sulla n’hésite pas à couper les arbres de l’Académie et du Lycée ("Sulla fit fabriquer des machines de guerre pour attaquer Le Pirée et projetta d’élever une terrasse pour l’attaquer. Les corps de métiers vinrent de Thèbes, qui lui fournit aussi les équipements, le fer, les engins balistiques et tous les autres matériels de guerre. Il coupa le bois de l’Académie pour construire ses grandes machines, et démolit les Longs Murs [reconstruits partiellement par Conon au IVème siècle av. J.-C., après avoir été démantelés par les Spartiates vainqueurs à la fin de la troisième guerre du Péloponnèse en -404] afin d’en récupérer les pierres, les madriers et le remblai pour construire sa terrasse", Appien, Histoire romaine XII.120-121 ; "Le bois commença à manquer parce que ses machines se brisaient sous le poids de leurs énormes fardeaux ou parce les ennemis les incendiaient continuellement, [Sulla] maltraita alors les bois sacrés, notamment celui de l’Académie qui était le plus beau de la banlieue athénienne, et celui du Lycée", Plutarque, Vie de Sulla 12 ; "Lors du siège du Pirée, la plupart des machines de guerre de Sulla se brisèrent sous leur propre poids ou furent consumées par le feu que les ennemis lançaient sans cesse. Les matériaux commençant à manquer pour en construire d’autres, Sulla porta la main sur les bois sacrés. Il coupa les arbres de l’Académie, le jardin qui en comptait le plus dans les faubourgs, et fit abattre aussi ceux du Lycée", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 299 des livres I-XXXV). Après tous ces efforts inutiles, il se replie sur Eleusis pour y passer l’hiver -87/-86 ("Après avoir envoyé une partie de son armée prendre position autour de la ville [d’Athènes] pour y assiéger Aristion, [Sulla] descendit lui-même vers Le Pirée où se trouvait Archélaos. Les ennemis étaient enfermés à l’intérieur des murailles d’environ quarante coudées de haut, formées de grandes pierres bien taillées remontant à l’époque de Périclès, quand celui-ci avait espéré la victoire des Athéniens contre les Spartiates en fortifiant Le Pirée. Sulla appliqua rapidement des échelles contre ces remparts, mais il subit autant de dommages qu’il en causa à l’adversaire cappadocien qui s’était bien préparé à ses assauts. Finalement, épuisé, il se replia sur Eleusis et Mégare", Appien, Histoire romaine XII.118-120 ; "La mauvaise saison [l’hiver -87/-86] approchant, Sulla établit son camp à Eleusis. De l’intérieur des terres jusqu’à la mer il creusa un fossé profond pour empêcher la cavalerie ennemie de l’assaillir. Tandis qu’il réalisait cette tâche, des combats importants eurent lieu chaque jour, les uns près du fossé, les autres près du rempart, car les ennemis multiplièrent les assauts en usant de pierres, de flèches, de balles de plomb", Appien, Histoire romaine XII.130), qu’il occupe à piller les sanctuaires avec l’aide de son lieutenant Lucullus, le maigre pécule qu’il a emporté de Rome en début d’année pour financer sa campagne étant épuisé ("Pour financer les besoins immenses du siège [d’Athènes], [Sulla] n’épargna pas même les plus inviolables temples de la Grèce. Il fit enlever d’Epidaure et d’Olympie les plus belles et les plus riches offrandes. Il écrivit aux amphictyons pour qu’ils lui envoient les trésors du dieu de Delphes “afin de les mettre en sécurité entre ses mains” tout en promettant de les rembourser au cas où il serait contraint de les vendre. Il leur envoya un de ses amis, le Phocéen Caphis, avec ordre de peser tout ce qu’il prendrait. Arrivé à Delphes, Caphis n’osa pas toucher à ces dépôts sacrés. Pressé par les amphictyons, il fondit en larmes, honteux de la mission qui lui était imposée. Quelques-uns lui dirent avoir entendu résonner la lyre d’Apollon au fond du temple. Soit parce qu’il croyait sincèrement à ce prodige, soit parce qu’il désirait insinuer dans l’âme de Sulla une terreur sacrée, Caphis écrivit à Sulla pour rapporter cette rumeur. Sulla lui répondit avec ironie : “Je m’étonne, Caphis, que tu ne comprennes pas que ce chant est un signe de joie et non pas de colère”, l’incitant ainsi à tout accaparer sans crainte puisque c’était avec plaisir que le dieu jugeait l’enlèvement de ses richesses" Plutarque, Vie de Sulla 12 ; "Manquant d’argent, Sulla porta la main sur trois sanctuaires contenant une multitude d’objets votifs en argent et en or, consacrés à Apollon à Delphes, à Asclépios à Epidaure, à Zeus à Olympie. C’est à Olympie qu’il en enleva le plus grand nombre, parce que ce sanctuaire était demeuré inviolé depuis très longtemps. […]. Avec cette grande quantité d’or, d’argent, de mobiliers précieux, Sulla eut les fonds nécessaires face aux combats qu’il prévoyait en Italie. Il saisit ces richesses sacrées sans éprouver la moindre crainte des dieux, auxquels il promit de dédier en contrepartie les terres qui produirait un revenu annuel. En plaisantant, il déclara que les dieux avaient contribué à sa victoire totale puisqu’ils lui avaient permis de financer sa guerre", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 372 ; "Quand Mithridate VI déclara la guerre aux Romains, je crois que les Thébains suivirent son parti seulement par amitié pour les Athéniens. Dès que Sulla entra en Béotie, ils changèrent immédiatement d’avis et recherchèrent l’amitié des Romains. Sulla irrité les affaiblit en leur ôtant la moitié de leur territoire sous prétexte que, la guerre contre Mithridate VI coûtant cher et lui-même manquant de fonds, il avait dû prendre les offrandes déposées à Olympie et à Epidaure, et toutes celles laissées par les Phocéens à Delphes, pour payer ses troupes, et qu’il voulait donner la moitié de territoire thébain aux dieux en contrepartie de ces offrandes qu’il leur avait spoliées", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.4-6 ; "A court d’argent, Sulla enleva les richesses les plus saintes de la Grèce, il fit amener les offrandes les plus belles et les plus précieuses d’Epidaure et d’Olympie, il écrivit aux amphictyons de Delphes de lui envoyer les trésors d’Apollon “qui seraient en sécurité sous sa garde ou qu’il rembourserait intégralement s’il en faisait usage”", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 300 des livres I-XXXV). Les Grecs sont forcés de constater que le regard des Romains sur eux a beaucoup changé depuis l’époque de Philippe V, d’Antiochos III, de Persée : à l’époque de ces anciens rois, les Grecs même vaincus inspiraient encore du respect à leurs adversaires romains, désormais les politiciens ambitieux qui gouvernent Rome tel Sulla ne les voient plus que comme des sujets ordinaires, des subalternes glorieux ou des vieux maréchaux juste bons pour la maison de retraite ("Quand on découpa le pithon en argent, cadeau des rois, intransportable en l’état en raison de son poids et de sa grosseur, les amphictyons se souvinrent de Titus Flamininus, de Manius Acilius, de Paul-Emile, qui avaient chassé Antiochos III et vaincu les rois de Macédoine : ces hommes-là respectaient les temples grecs et les avaient même enrichis et honorés par leurs dons, leur commandement était légal, leurs troupes étaient sages, disciplinées, obéissantes à leurs chefs, ils étaient des vrais rois par leurs sentiments élevés et leurs besoins modestes, se limitant aux dépenses nécessaires, estimant plus honteux pour un général de flatter ses soldats que de craindre les ennemis, au contraire les généraux plus récents accédaient aux premières places par la force plutôt que par la vertu, ils s’armaient pour se combattre les uns les autres davantage que pour combattre les ennemis de la patrie, séduisaient leurs soldats en achetant leurs services et en alimentant généreusement leurs débauches", Plutarque, Vie de Sulla 12 ; "Les bêtes de somme ne pouvant transporter le dernier pithon d’argent à cause de son poids et de sa grandeur, les amphictyons furent contraints de le découper. Ils se souvinrent alors de Titus Flamininus, de Manius Aquilius, de Paul-Emile, qui avaient chassé Antiochos III de la Grèce et battu les rois de Macédoine en s’abstenant de porter sur les temples une main sacrilège, qui en avaient même augmenté l’éclat et la majesté en y déposant des nouvelles offrandes : ces généraux-là commandaient à des hommes disciplinés, exécutant en silence les ordres de leurs chefs, réglant leur vie simple sur la loi comme des rois, imposant à leurs dépenses des limites raisonnables, les généraux récents au contraire, tel Sulla, accédant aux premiers rangs par la violence et non pas par le mérite, étaient réduits à tourner leurs armes les uns contre les autres plutôt que contre les ennemis et à courir après le peuple, ils prodiguaient l’or pour prodiguer des jouissances à leurs soldats et se prémunir de leurs fatigues, ils corrompaient inconsciemment leur patrie en se rendant eux-mêmes esclaves les hommes les plus pervers et en soumettant à leur autorité tous ceux qui valaient mieux qu’eux. Ce furent effectivement ces raisons qui chassèrent Marius de Rome et qui l’y ramenèrent contre Sulla, qui poussèrent Cinna à tuer [Cnaeus] Octavius, qui poussèrent Fimbria à tuer Flaccus. Sulla fut le premier à répandre l’or à pleines mains pour séduire des soldats enrôlés par d’autres chefs et les attirer sous ses drapeaux : c’est en dépensant des sommes considérables, afin de pousser les soldats de ses adversaires à la trahison et de corrompre ses propres soldats, qu’il put assiéger Le Pirée", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 301 des livres I-XXXV). Handicapé par son manque de navires, Sulla demande aux Rhodiens de lui envoyer leur flotte. Les Rhodiens lui répondent poliment ne pas pouvoir l’aider car les navires de Mithridate VI contrôlent la mer Egée. Mais on devine que la raison du refus des Rhodiens est plus profonde : en réalité, les Rhodiens n’ont pas une flotte assez conséquente pour à la fois protéger leur île et venir en soutien à Sulla, et pour cause ! les Romains, par la création du port franc de Délos en -167 sont les premiers responsables de cette affaiblissement de la flotte rhodienne. Sulla envoie donc son lieutenant Lucullus en catimini vers les ports supposés alliés de Cyrénaïque, d’Egypte, de Syrie et de Chypre afin de rassembler tous les bateaux qu’il y trouvera ("Parce qu’il n’avait aucun navire, Sulla appela la flotte rhodienne. Comme les Rhodiens ne pouvaient pas traverser puisque Mithridate VI était maître de la mer, il ordonna à Lucullus […] d’aller secrètement à Alexandrie et en Syrie, d’y réunir une grande flotte avec le concours des rois et des cités maritimes, afin de renforcer celle des Rhodiens. Malgré la domination maritime de l’ennemi, Lucullus ne douta pas de son succès : il monta sur un kelès ["kšlhj", petite barque de course] puis, passant de bateau en bateau pour ne pas être repéré, il gagna Alexandrie", Appien, Histoire romaine XII.131-132). La lecture entrecroisée de Plutarque et de Strabon cité par Flavius Josèphe nous apprend que la Cyrénaïque est à ce moment dans le même état que la principauté de Pergame à la mort d’Attale III en -133. Comme le roi Attale III naguère attaqué par ses sujets grecs moyens pergaméens, le roi lagide Apion (bâtard de Ptolémée VIII Physkon, qui lui a légué la Cyrénaïque à sa mort en -116) était attaqué par ses sujets grecs moyens cyrénéens. Strabon cité par Flavius Josèphe révèle que les principaux soutiens d’Apion étaient les juifs installés à Cyrène. Nous n’avons aucune raison de douter de cette précision, car elle s’inscrit dans la lignée du soutien des juifs de Cyrène apporté antérieurement à Ptolémée VIII Physkon aspirant à renverser son frère le roi Ptolémée VI (sous-entendu dans la seconde lettre servant d’introduction à Maccabées 2 que nous avons étudiée dans notre paragraphe précédent : à Cyrène vivaient notamment le juif Aristobule didascale de Ptolémée VIII Physkon, et le juif Jason auteur d’une Histoire des juifs cyrénéens en cinq livres dont Maccabées 2 est le résumé ; on se souvient que Ptolémée VIII Physkon a dû s’imposer par la force et par le sang aux Grecs moyens de Cyrène : dans son entourage on trouvait des Grecs pauvres mercenaires, des berbères libyens et des Egyptiens autochtones, on trouvait aussi des juifs pharisiens), et par ailleurs elle raccorde parfaitement avec l’alliance entre Rome et les juifs contre les Grecs moyens dont nous avons parlé précédemment, matérialisée par la circulaire du consul Lucius Caecilius Metellus en -142 garantissant la protection des intérêts juifs par Rome contre les Grecs moyens de Grèce, d’Anatolie, du Levant, d’Egypte et de Libye (dont Cyrène), rapportée au chapitre 15 versets 15 à 24 précités de Maccabées 1. De même qu’Attale III a voulu spolier de tout héritage ses sujets grecs moyens en léguant au peuple romain sa principauté de Pergame à sa mort en -133, Apion a voulu spolier de tout héritage ses sujets grecs moyens en léguant au peuple romain son royaume de Cyrénaïque à sa mort en -96. Et de même qu’en -133 Rome a boudé le legs de la principauté de Pergame, laissant les Grecs moyens pergaméens se regrouper autour d’Aristonikos puis autour de Mithridate VI contre les juifs anatoliens contraints de retirer leurs biens sur l’île de Kos (vainement, puisque Mithridate VI débarque sur l’île de Kos en -88 et s’approprie ces biens, nous venons de le voir, et les redistribue aux cités qui l’ont accueilli, désormais dispensées d’impôt), en -96 Rome a boudé le legs du royaume de Cyrénaïque, laissant les Grecs moyens cyrénéens se regrouper contre les juifs courtisans de feu Apion. Ce lien entre juifs (d’Anatolie, de Cyrénaïque, de Judée) et Romains à cette époque ne doit pas nous surprendre : avant Pompée, nous ne le répéterons jamais assez, juifs et Romains sont dans le même camp contre les Grecs. En hiver -87/-86, obligé de trouver rapidement des fonds pour prolonger sa guerre contre Mithridate VI, et pour nourrir ses légionnaires, Sulla doit urgemment trouver des alliés : il pense que le royaume de Cyrénaïque boudé jusqu’alors par Rome pourrait lui servir de grenier et de banque de secours. Quand Lucullus débarque en Libye début -86, il découvre une situation ingérable, les Grecs majoritaires et appauvris soumis aux orientations politiques des juifs enrichis et minoritaires ("Le même Strabon, dans un autre passage [non conservé de sa Géographie ou d’une autre œuvre], témoigne qu’à l’époque où Sulla passa en Grèce pour aller combattre Mithridate VI et envoya Lucullus réprimer la révolte de ses compatriotes à Cyrène, on trouvait des juifs partout. Voici ce qu’il dit : “La population de Cyrène se divisait en quatre : les citoyens, les paysans, les métèques et les juifs. Ces derniers avaient investi toutes les cités, et étaient devenus les maîtres de tous les endroits les ayant accueillis. La Cyrénaïque, longtemps sous domination de l’Egypte, l’avait copiée sur des nombreux sujets, notamment en accueillant favorablement des colons juifs, qui s’y multiplièrent en continuant d’obéir à la Loi de leurs pères. En Egypte les juifs vivent à part, à Alexandrie un quartier leur est réservé, ils ont même à leur tête un ethnarque qui les dirige [le Grand Prêtre du temple de Léontopolis, aujourd’hui le site archéologique de tell el-Yahoudieh près de Kafr Taha, à une trentaine de kilomètres au nord du Caire en Egypte, concurrent du Temple de Jérusalem], règle les litiges, décide des contrats et des ordonnances, comme un chef de gouvernement autonome. Si ce peuple a pris en Egypte une telle importance, c’est parce que les juifs sont originaires de l’Egypte, et parce qu’ils se sont établis à proximité après l’avoir quittée [allusion aux Sémites hyksos qui dominaient l’Egypte à l’ère minoenne, alors installés à Avaris, aujourd’hui le site archéologique de tell el-Daba à mi-chemin entre Le Caire et Port-Saïd en Egypte, avant d’en être chassés par le pharaon Ahmosis et ses successeurs de la XVIIIème Dynastie à l’ère mycénienne ; les Sémites hyksos se sont dispersés en donnant naissance à divers peuples, dont les Israélites, descendants de Jacob/Israël, lui-même descendant du Sémite hyksos Abraham]. Et s’il s’est répandu en Cyrénaïque, c’est parce que cette région est limitrophe de l’Egypte, et appartenait jadis à ce royaume comme la Judée”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.114-118). Plutarque dit que Lucullus rétablit l’ordre en s’attirant la sympathie des "Cyrénéens infortunés", avec lesquels il rétablit un régime démocratique, avant de vite quitter les lieux en direction de l’Egypte, échappant de justesse à une attaque de pirates ("Lors du siège d’Athènes, Sulla qui dominait sur terre mais était dominé sur mer par ses ennemis, envoya Lucullus vers l’Egypte et la Libye pour en ramener des navires. Lucullus partit au cœur de l’hiver [-87/-86] avec trois brigantins ["muop£rwn", dérivé de "màj/rat, souris" et "p£reimi/assister, seconder"] grecs et autant de birèmes ["d…krotoj", dérivé de "krÒtoj", bruit produit par tout type de frappe, précédé du préfixe "di/deux"] rhodiennes. Il se faufila dans la vaste mer au milieu des nombreux bateaux ennemis qui circulaient partout, réussissant à soumettre la Crète au passage. Les Cyrénéens vivaient alors dans le désordre légué par une succession de tyrannies cruelles. Il se les concilia et rétablit leur constitution en se souvenant du mot de Platon qui, sollicité pour leur donner des lois afin que leur démocratie devînt un régime plus sage, avait répondu : “Difficile de donner des lois à un peuple aussi prospère !”. Rien n’est plus difficile effectivement à gouverner qu’un homme riche, et rien n’est plus docile qu’un homme ayant perdu sa fortune. C’est ainsi que Lucullus imposa son autorité aux Cyrénéens infortunés. Quand il quitta Cyrène pour l’Egypte, il fut surpris par des pirates et perdit la plupart de ses bateaux. Il parvint à s’échapper et à gagner Alexandrie", Plutarque, Vie de Lucullus 2). Doit-on comprendre que Lucullus a tenté de jouer les Grecs contre les juifs, s’attirant ainsi la colère de tous (les juifs l’accusant de trahir l’alliance entre eux et Rome, les Grecs l’accusant d’opportunisme) ? En Egypte, Ptolémée X Alexandre est mort très récemment, son frère aîné Ptolémée IX, qui a déjà régné à la fin du IIème siècle av. J.-C. comme nous l’avons raconté plus haut, recouvre son trône. Prudent, Ptolémée IX ne prend aucun engagement. Il accueille Lucullus avec fastes - qui laissent Lucullus de glace, selon Plutarque -, mais il ne lui apporte aucune aide, d’abord parce qu’il n’a aucune aide concrète à lui offrir, son autorité à la tête de l’Egypte étant très fragile (à cause de l’entourage toujours hostile de son défunt frère Ptolémée X Alexandre, et à cause de la capture récente de son propre fils le futur Ptolémée XII Aulète par Mithridate VI à Kos, que nous venons de raconter), ensuite parce que Ptolémée IX connaît bien la situation politique et sociale anarchique au Levant (il y est intervenu contre son frère Ptolémée X Alexandre à une date indéterminée à l’extrême fin du IIème siècle av. J.-C., avant la mort de sa mère Cléopâtre III en -101, nous évoquerons rapidement cet épisode un peu plus loin, quand nous parlerons d’Alexandre Jannée) et ne veut pas risquer de l’aggraver et de la répandre sur le sol égyptien en y ajoutant une intervention romaine (au sud Levant le roi Alexandre Jannée est en conflit contre les pharisiens, à Antioche les Séleucides continuent de s’assassiner mutuellement avec les encouragements des Antiochiens, et entre les deux le roi des Arabes nabatéens Arétas III accroît son influence). Le seul point positif du séjour de Lucullus en Egypte réside dans cette mise en garde de Ptolémée IX : "Tu espères trouver des soutiens en Syrie ? Non seulement tu n’en trouveras pas, mais encore je te déconseille d’y mettre les pieds : j’en viens, je peux te témoigner que c’est un authentique merdier !". Ptolémée IX confie une petite escadre à Lucullus pour l’escorter jusqu’à l’île de Chypre, où il demeure jusqu’à la fin de l’hiver -86/-85 ("[Lucullus] gagna Alexandrie au milieu de la flotte royale venue à sa rencontre dans le plus grand apparat, comme elle a coutume d’aller au-devant du roi quand il revient de voyage. Le récent roi Ptolémée IX l’accueillit avec égards, il lui donna sa table et un appartement dans son palais, honneur inédit pour un général étranger. Ptolémée IX multiplia par quatre les dépenses accordées d’ordinaire aux étrangers, mais Lucullus ne prit que le strict nécessaire, il refusa tous les cadeaux envoyés par le roi, qui se montaient à plus de quatre-vingts talents, on dit aussi qu’il ne visita pas Memphis ni aucune autre merveille de l’Egypte, estimant que cela était bon pour les hommes oisifs et voyageant pour leur agrément mais pas pour un soldat ayant laissé son général [Sulla] sous sa tente au pied des retranchements ennemis [à Athènes en Grèce]. Ptolémée IX refusa une alliance par peur de s’attirer la guerre, mais il donna à Lucullus des navires d’escorte pour l’accompagner jusqu’à Chypre. […] Au cours de sa traversée il attira à lui beaucoup de bateaux des cités maritimes, à l’exception de celles compromises avec les pirates, et il amena cette flotte à Chypre. Là, il apprit que les ennemis étaient cachés derrière les promontoires pour le surprendre au passage. Alors il tira ses bateaux à terre et écrivit aux cités des environs de lui envoyer des provisions d’hiver et du blé jusqu’au printemps [-85]", Plutarque, Vie de Lucullus 2-3).


Pendant ce temps, Mithridate VI n’est pas resté inactif. Il a consacré l’année -87 à rassembler une nouvelle armée pour envahir la Macédoine. Fin -87, il confie cette armée à son fils Arkathias, qui se met en route. Arkathias débarque sur le continent européen, il traverse la Thrace. Son stratège Taxilès prend Amphipolis, qui ouvre l’accès à la Macédoine. Mais après avoir traversé la Macédoine, Arkathias tombe soudain malade en Thessalie, et meurt. Le stratège Taxilès le remplace à la tête du contingent ("A la même époque [en hiver -87/-86], Arkathias fils de Mithridate VI envahit la Macédoine avec une nouvelle armée. Il vainquit sans difficulté le peu de Romains qui s’y trouvaient et il soumit la Macédoine entière dont il confia l’administration à des satrapes. Il marchait en personne contre Sulla quand il tomba malade dans la région du Tisaion [mont qui ferme le golfe Pagasétique, face au cap Artémision de l’île d’Eubée] et mourut", Appien, Histoire romaine XII.137 ; "[Mithridate VI] avait conquis l’Asie romaine, chassé les rois de Bithynie et de Cappadoce, et il vivait paisiblement à Pergame, distribuant à ses amis des richesses, des gouvernements et des tyrannies. Son premier fils Pharnacès occupait les vastes régions du Bosphore [cimmérien] entre le Pont et les déserts du lac Méotide, qui correspondait à l’ancien domaine de ses ancêtres, tandis que son deuxième fils Ariarathès [erreur de Plutarque, qui confond "Arkathias" et "Ariarathès VIII", autre fils de Mithridate VI installé sur le trône de Cappadoce en -105 comme on l’a vu plus haut] soumettait la Thrace et la Macédoine à la tête d’une nombreuse armée", Plutarque, Vie de Sulla 11). Au printemps -86, Taxilès descend vers le sud pour soutenir Archélaos assiégé en Attique ("Taxilès, stratège de Mithridate VI, descendit de Thrace et de Macédoine avec une armée de cent mille fantassins, dix mille cavaliers et quatre-vingt-dix chars à faux, en demandant à Archélaos de se rapprocher de lui. Archélaos était ancré devant Munichie, décidé à ne pas repartir au large tout en se tenant à distance des Romains qu’il redoutait, il voulait faire traîner la guerre en longueur et couper les vivres aux ennemis", Plutarque, Vie de Sulla 15), qu’il ravitaille par la mer ("La disette commença à s’étendre dans l’armée de Mithridate VI [commandée par Archélaos], qui n’avait pas ménagé ses vivres et en manqua soudain. La situation aurait été catastrophique si Taxilès, qui s’était ouvert la Macédoine en prenant Amphipolis, n’en avait pas amené d’abondantes provisions", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22). A la même date, n’ayant pas réussi à prendre Le Pirée l’année précédente, Sulla retourne ses efforts sur Athènes. A l’intérieur de la cité assiégée, la situation est catastrophique : les habitants n’ont plus de vivres, et Aristion dissuade brutalement les notables épargnés jusque-là réclamant une négociation avec Sulla ("Aristion, chargé de la défense d’Athènes, était un mélange de corruption et de cruauté, un condensé de tous les vices de Mithridate VI. Dans la grave crise frappant cette cité qui avait jusqu’alors échappé à mille guerres, à mille tyrannies, à mille séditions, il apparut comme le fléau suprême : le médimne de blé s’éleva à mille drachmes, les assiégés furent réduits à manger l’herbe qui croissaient autour du Parthénon sur l’Acropole, ou leurs chaussures ou leurs huiliers en cuir ramollis à l’eau bouillante, pendant qu’Aristion passait les journées entières à boire et à manger, lançant sarcasmes et plaisanteries contre les ennemis, indifférent à l’extinction par manque d’huile de la flamme consacrée à Athéna, accordant seulement un demi-setier de poivre à la prêtresse qui lui demandait un demi-setier de blé, dispersant à coups de flèches les bouleutes et les prêtres qui le suppliaient d’avoir pitié d’Athènes et de traiter avec Sulla", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 302 des livres I-XXXV). Sulla profite du relâchement de la défense du côté du Céramique. Quelques légionnaires réussissent à prendre le contrôle de la muraille, puis introduisent leurs compagnons à l’intérieur de la ville, qui s’y répandent en trucidant tous les habitants sur leur passage et en incendiant de nombreux bâtiments, dont l’Odéon. Aristion parvient à se réfugier avec quelques proches sur l’Acropole, et à en empêcher l’accès aux envahisseurs ("Des hommes de Sulla surprirent une conversation de vieillards dans le Céramique, qui s’inquiétaient de la négligence du tyran [Aristion] à renforcer la muraille du côté de l’Heptachalkon ["Ept£calkon", littéralement "les Sept/Ept£ bronzes/calkÒj", monument non identifié : un sanctuaire décoré de sept statues ou colonnes en bronze ? un pont à sept piliers en bronze ?] contre un éventuel assaut ennemi, seul endroit où l’escalade était possible et facile. Ces hommes en informèrent Sulla, qui alla estimer l’endroit en question, constater qu’effectivement la victoire y serait facile, et se disposa à attaquer. Selon les Mémoires de Sulla lui-même, le premier à monter sur la muraille fut Marcus Ateius, qui porta sur le casque d’une sentinelle un coup si violent que son épée se brisa en deux, puis conserva sa position en refoulant sans armes tous ses adversaires. La ville fut prise à partir de cet endroit, comme les vieillards athéniens l’avaient redouté. Sulla fit abattre la muraille entre la porte du Pirée et la porte Sacrée puis, le terrain aplani, il entra dans Athènes vers minuit au son effrayant des salpix, des cors et des cris furieux de toute l’armée autorisée à piller et égorger qui se répandit dans toutes les rues l’épée à la main. Le carnage fut horrible. On ignore le nombre des morts, mais on peut le deviner par la grande quantité de sang qui couvrit, outre les autres quartiers, toute l’agora depuis le Céramique jusqu’au Dipylon, certains prétendent même qu’il refluait par les portes de la ville et ruisselait dans les faubourgs", Plutarque, Vie de Sulla 14 ; "S’étant rendu compte que la famine avait redoublé sur les habitants de la ville, qu’ils avaient sacrifié tout le petit bétail, qu’ils léchaient des peaux et des cuirs bouillis, que certains même consommaient la chair des mourants, Sulla ordonna à son armée d’entourer la ville d’un fossé afin que les individus isolés ne pussent pas s’échapper subrepticement. Ces travaux achevés, il fit appliquer des échelles contre le rempart, qu’il perça. Les gardes furent rapidement dispersés, comme le laissait prévoir leur épuisement physique, et les Romains envahirent la ville. Très vite dans Athènes on extermina sans pitié. Par dénutrition les hommes ne furent pas en état de se soustraire à la mort, Sulla n’eut pas davantage de pitié pour les femmes et les enfants en ordonnant à ses soldats de tuer quiconque se trouverait sur leur chemin […], à tel point qu’un très grand nombre d’Athéniens, dès qu’ils entendirent cette proclamation, s’offrirent d’eux-mêmes aux égorgeurs afin d’être exécutés prestement. Seule une poignée d’entre eux coururent vers l’Acropole, d’un pas affaibli. Aristion se mêla aux fuyards, après avoir incendié l’Odéon afin de priver Sulla de bois de charpente pour attaquer les défenses de l’Acropole. Sulla interdit d’incendier la ville mais permit à ses soldats de la saccager. […] Le lendemain, Sulla mit les esclaves en vente et accorda la liberté aux hommes libres, du moins à ceux peu nombreux qui n’avaient pas été massacrés avant la nuit", Appien, Histoire romaine XII.147-150 ; "Près du sanctuaire et du théâtre de Dionysos [à Athènes] se trouve un édifice [l’Odéon] bâti, dit-on, sur le modèle de la tente de Xerxès Ier, et rebâti après avoir été incendié par le général romain Sulla lors de sa prise d’Athènes", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.4). Selon Sulla lui-même, dans ses Mémoires non conservées mais citées de façon fragmentaire par Plutarque, cet événement a lieu début mars -86 ("[Sulla] écrit dans ses Mémoires qu’il prit Athènes le jour des calendes de mars [c’est-à-dire le 1er mars -86], correspondant à la nouvelle lune du mois anthesterion [mi-février à mi-mars dans le calendrier chrétien], qui tombait précisément le jour des cérémonies consacrées par Athènes au déluge qui dévasta la terre jadis à cette même date", Plutarque, Vie de Sulla 14). Les historiens romains Tite-Live et Dion Cassius admettent que la soi-disant restitution de la liberté aux Athéniens vantée dans les hagiographies de Sulla, n’est en réalité qu’une restitution des biens et des privilèges aux Athéniens fantoches de Rome, au détriment des Athéniens moyens et des Athéniens pauvres qui sont vaincus par leurs limites physiques après des mois et des mois de siège davantage que par les vains assauts répétés de Sulla ("Sulla met le siège devant Athènes, dans laquelle s’est enfermé Archélaos le stratège de Mithridate VI. Il s’en empare après de longs efforts", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXXI). Dion Cassius dit même que ces Athéniens fantoches de Rome ont insisté pour que Sulla stoppe le carnage dans la ville, non pas pour sauver leurs compatriotes athéniens, mais pour sauver leurs propres maisons, leurs propres meubles, leurs propres vaisselles ("Sulla assiégea et vainquit les Athéniens, qui s’étaient rangés derrière Mithridate VI. Il aurait détruit totalement leur cité pour se venger des affronts qu’il avait reçus pendant le siège, si quelques bannis athéniens et des représentants romains qui lui étaient favorables ne l’avaient pas décidé à arrêter le carnage. Il prononça alors quelques mots en l’honneur des Athéniens d’autrefois, voulant gracier “ceux d’aujourd’hui en mémoire de leurs pères, les petits en mémoire des grands, les vivants en mémoire des morts”", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 303 des livres I-XXXV) : à Athènes comme partout ailleurs, la guerre entre Mithridate VI et les Romains est d’abord une guerre entre la déclinante hégémonie grecque égalitariste et l’émergente hégémonie romaine appropriative, les Grecs fortunés très peu nombreux sont aux ordres des Romains tandis que la masse des Grecs ordinaires soutiennent Mithridate VI aujourd’hui comme ils ont soutenu Aristonikos et Andriskos hier. Sulla laisse une garnison autour de l’Acropole pour empêcher Aristion de s’enfuir ("Sulla disposa une garnison autour de l’Acropole qui permit, peu après [la prise de la ville d’Athènes], de réduire par la faim et la soif Aristion et ses compagnon fuyards", Appien, Histoire romaine XII.151), et il dirige le gros de son armée vers Le Pirée, bien décidé à y déloger Archélaos. Après des offensives difficiles, Sulla réussit son but. Il prend Le Pirée. Mais n’ayant pas de flotte, il ne peut pas poursuivre Archélaos qui s’échappe par la mer avec ses soldats survivants et part vers la Boétie rejoindre l’armée du nord - intacte - de Taxilès ("Dès que la ville [d’Athènes] fut prise, Sulla n’accepta plus le siège du Pirée. Il ordonna l’assaut simultané des béliers, des boulets et des dards des engins balistiques, des nombreux soldats qui creusaient des galeries en bas de la muraille à l’abri des tortues, des cohortes qui repoussaient les gardes sur le rempart par une grêle ininterrompue de javelots et de flèches. Une demi-lune nouvellement construite, dont la maçonnerie était encore humide, tomba. Archélaos avait anticipé l’assaut en construisant beaucoup d’ouvrages de ce type. Cela rendit la tâche de Sulla interminable, car dès qu’il emportait un ouvrage il tombait sur un autre semblable. Mais il ne relâcha pas son mouvement offensif, alternant les unités en ligne, se déplaçant en personne pour encourager au travail et rappeler que le peu qui restait à accomplir couronnerait tous les espoirs et tous les efforts antérieurs. Estimant qu’effectivement leurs épreuves touchaient à leur terme, rivalisant d’ardeur à l’exécution de leur tâche qu’ils voyaient comme une grande action d’éclat, les Romains pesèrent de toutes leurs forces contre les défenses adverses. Effrayés par ce comportement qu’il jugea furieux et déraisonnable, Archélaos leur abandonna finalement le rempart et se retira vers un fortin du Pirée baigné de tous côtés par la mer que Sulla, qui n’avait pas de flotte, ne pouvait pas attaquer. De là, Archélaos se replia en Béotie, en direction de la Thessalie", Appien, Histoire romaine XII.153-156 ; "Une bataille eut lieu, les Romains remportèrent une grande victoire et poursuivirent Aristion jusque dans la ville, et les barbares commandés par Archélaos dans Le Pirée", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.5). Ce dernier est alors en Phocide. Quand il apprend les difficultés de son homologue en Attique, il dirige son armée vers la Béotie. Sulla agit de même : il détruit les fortifications du Pirée, il laisse la petite garnison assiéger l’Acropole, et se dirige avec le gros de son armée vers Archélaos et Taxilès en Béotie ("Taxilès rejoignit Archélaos, ils formèrent ainsi une armée de plus de soixante mille hommes. Ils s’installèrent en Phocide, projetant de marcher vers Sulla et le vaincre", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22 ; "Les Romains organisèrent le siège d’Athènes, Taxilès, stratège de Mithridate VI qui assiégeait alors Elatée en Phocide, informé de la situation des Athéniens par leurs envoyés, se mit en marche pour l’Attique avec ses troupes. A cette nouvelle, le général Romain laissa une partie de son armée devant Athènes pour en continuer le siège, et alla avec la plus grande partie de ses forces vers la Béotie à la rencontre de Taxilès", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.6 ; "[Archéalos] concentra aux Thermopyles ce qui restait de sa propre armée […], celle d’Arkathias fils de Mithridate VI qui avait envahi la Macédoine sans difficulté dont les effectifs étaient intacts, et d’autres forces envoyées récemment par Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.153 ; "Sulla incendia Le Pirée sans épargner l’arsenal, les hangars des trières et les autres bâtiments célèbres, puis il marcha vers la Béotie pour aller attaquer Archélaos", Appien, Histoire romaine XII.157 ; "Les Longs Murs ont disparu : rasés une première fois par les Spartiates [en -404], ils ont été définitivement démolis par la main des Romains, quand après un long siège Sulla eut conquis d’assaut Le Pirée et l’astu", Strabon, Géographie, IX, 1.15). Sulla est renforcé en chemin par une troupe romaine conduite par le général Hortensius fraichement débarquée en Grèce ("Sulla, comprenant les calculs d’Archélaos, quitta le pays [l’Attique] aux ressources trop maigres pour assurer son ravitaillement, et passa en Béotie. Beaucoup qualifièrent d’imprudence le fait d’abandonner ainsi les reliefs pentus attiques, difficiles pour les cavaliers, et de se jeter dans les plaines ouvertes de Béotie alors que la force des barbares résidait justement dans la cavalerie. Mais, comme je l’ai dit précédemment, la crainte de la famine le força à courir les risques d’une bataille, il craignait par ailleurs qu’Hortensius, général expérimenté, courageux et hardi, qui amenait de Thessalie un renfort à l’armée de Sulla, tombât dans une embuscade barbare lors du passage des défilés", Plutarque, Vie de Sulla 15), guidé par un Phocidien ("Mais Caphis, originaire de mon pays [la Phocide], trompa les barbares en guidant Hortensius vers un chemin inhabituel sur le mont Parnasse. Il le dirigea au-dessous de Tithorea [un des sommets du mont Parnasse, dominant la vallée du Céphise], qui n’était pas encore la grande cité qu’elle est aujourd’hui mais un simple fort assis sur une roche escarpée de tous côtés, où les Phocidiens s’étaient réfugiés jadis lors de l’invasion de Xerxès Ier [en -480/-479 ; Hérodote évoque cet épisode au paragraphe 32 livre VIII de son Histoire]. Hortensius prit position au pied de la forteresse et passa la journée à repousser les ennemis. Quand la nuit fut tombée, il descendit vers Patronis [cité non identifiée] par des sentiers difficiles et rejoignit Sulla venu à sa rencontre avec son armée", Plutarque, Vie de Sulla 15). Les deux armées ennemies entrent au contact près de Chéronée. La bataille qui s’ensuit racontée par Memnon n’est qu’une petite escarmouche peu glorieuse ("[Sulla] se posta à distance de l’ennemi. Après quelques jours, profitant que les soldats d’Archélaos s’étaient dispersés dans les environs pour aller fourrager, il vint brusquement attaquer le camp sans défense, les quelques hommes demeurés sur place qui résistèrent furent tués, les autres furent capturés et contraint d’allumer des feux comme d’ordinaire afin que les fourrageurs revinssent sans se méfier. Quand ces derniers furent de retour le soir, ils furent tués ou capturés à leur tour, l’un après l’autre. C’est ainsi que Sulla, presque sans aucune perte, emporta une grande victoire", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 22). La même bataille racontée par d’autres auteurs anciens s’apparente au contraire à une grande fresque épique flamboyante pour les vainqueurs romains, cataclysmique pour les vaincus grecs. Sulla, entraîné très en amont du fleuve Céphise par Archélaos, redescend vers Chéronée. Il calcule vite qu’en s’emparant de la passe de Parapotamies, cité ruinée au sommet d’une colline bordant le fleuve Céphise, équidistante d’Elatée en amont et Chéronée en aval (cité non localisée ; le site de Parapotamies correspond peut-être à la colline sur laquelle est adossée l’actuel village d’Anthochori, à cinq cent mètre à peine de la colline de Basilika où se trouve le mystérieux cratère homonyme, entre ces deux collines coule le Céphise qui y reçoit les eaux d’un petit affluent longeant la colline d’Anthochori), qu’Archélaos est obligé d’empreinter pour regagner la côte vers Chalcis, il le bloquera dans la plaine d’Elatée, et l’obligera à accepter une bataille qui lui sera défavorable car cette passe étroite empêche tout mouvement d’ampleur des chevaux et des chars grecs au bénéfice des fantassins romains ("Archélaos ne cessait de ranger son armée en bataille et de provoquer Sulla au combat, mais ce dernier temporisait, considérant avec soin le terrain et le grand nombre des ennemis, il suivait Archélaos pas à pas qui se dirigeait vers Chalcis, guettant une occasion et un terrain favorable. Quand il vit l’ennemi établir son camp près de Chéronée sur un terrain accidenté imposant soit la victoire soit une impossible retraite, il occupa une vaste plaine avec l’intention de passer à l’offensive, en poussant Archélaos au combat", Appien, Histoire romaine XII.160-161). Dans un premier temps, les légionnaires sont inquiets, impressionnés par le brillant et le nombre des équipements des adversaires ("[Sulla et Hortensius] s’établirent au milieu de la plaine d’Elatée, sur une colline couverte d’arbres et baignée à sa base par la rivière appelée “Philoboitos”, dont Sulla jugea favorablement la hauteur et la nature. Dès qu’ils eurent dressé leur camp, les ennemis constatèrent leur petit nombre, soit seulement quinze cents cavaliers et un peu moins de quinze mille fantassins. Les stratèges pressèrent Archélaos en disposant leurs hommes en ordre de bataille et en occupant la plaine avec leurs cavaliers, leurs chars et leurs boucliers ronds ou longs. L’air s’emplit des clameurs et des hurlements de tous les peuples divers prenant chacun leur poste. Le luxe des équipements ajoutait à l’effet que produisait cette masse : le scintillement des armes enrichies d’or et d’argent, les couleurs brillantes des cottes de mailles médiques et scythiques, le brillant du bronze et du fer, étaient comme un feu effrayant qui tremblait à chacun de leur mouvement et de leur pas", Plutarque, Vie de Sulla 16), mais Sulla les rassure et les pousse à surmonter virilement leurs craintes en prenant d’assaut l’ancienne forteresse des Parapotamiens surplombant la passe ("Les Romains effrayés n’osèrent pas quitter leurs retranchements. Sulla, qui ne parvint à les rassurer par aucun discours et ne voulut pas les obliger à combattre dans cet état de découragement, fut contraint de demeurer dans l’inaction et de supporter avec une vive impatience les bravades et les risées insultantes des barbares. Mais cela lui servit beaucoup. Car la discipline des ennemis, méprisant envers les Romains, se relâcha grandement, et la multitude de chefs rendit impossible le maintien de l’ordre. Finalement, seule une petite troupe de soldats demeura campée sur les lieux, tandis que tous les autres, attirés par l’appât du pillage et du butin, s’écartèrent dans les environs, jusqu’à plusieurs journées de marche du camp. […] Pour ne pas laisser ses soldats inoccupés, Sulla leur ordonna de détourner le cours du Céphise en creusant des grands canaux. Aucun homme ne fut exempté, il surveilla en personne l’avancement des travaux, châtiant sévèrement tout relâchement, afin qu’épuisés de fatigue ils préférassent à cette tâche pénible le danger d’une bataille. Ce calcul fut payant. Car après trois jours d’efforts, les soldats prièrent Sulla à grands cris de les mener au combat. Il leur répondit ne voir dans leur demande que le dégoût du travail davantage qu’une ardeur guerrière, et il ajouta : “Si vous voulez vraiment combattre, prouvez-le en prenant immédiatement vos armes pour aller vous emparer de ce poste !”, en montrant de la main la citadelle en ruines des anciens Parapotamiens [Parapotamies a été détruite par Xerxès Ier lors de son invasion de la Grèce en -480, cet épisode est raconté brièvement par Hérodote au paragraphe 33 livre VIII de son Histoire], séparée du mont Edylion [non identifié, peut-être la colline déjà mentionnée au pied de laquelle se trouve l’actuel village d’Anthochori ?] par la rivière Assos [non identifiée, peut-être l’affluent déjà mentionné qui longe le village d’Anthochori avant de se jeter dans le Céphise juste avant la passe ?] qui se joignait au Céphise en contrebas, ces deux cours d’eau au fort débit assurant la sécurité de la position. Sulla, qui avait remarqué les chalkaspides ["c£lkapij", "qui portent un bouclier/¢spij de bronze/calkÒj"] ennemis grimper vers cette hauteur, voulut les devancer, et il réussit grâce à l’ardeur de ses soldats", Plutarque, Vie de Sulla 16). Les soldats d’Archélaos sont contraints de raser en file indienne le bord de la plaine ("Après cet échec [à prendre l’ancienne cité fortifiée de Parapotamies au sommet de la passe], Archélaos se tourna vers Chéronée. Les gens de Chéronée qui servaient dans l’armée de Sulla le supplièrent de ne pas abandonner cette cité. Il y envoya un tribun nommé Gabinius à la tête d’une légion, avec les gens de Chéronée. Ces derniers, malgré leur désir d’arriver à Chéronée les premiers, furent devancés par Gabinius, qui témoigna dans la circonstance d’un plus grand zèle que ceux qui avaient besoin d’être sauvés. Juba II [roi berbère de Maurétanie-Numidie dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., fantoche d’Octave/Auguste, auteur d’œuvres sur des sujets divers n’ayant pas traversé les siècles à l’exception de quelques fragments, dont une Histoire de Rome bien appréciée par les érudits grecs et latins antiques, d’où est probablement issu le passage cité ici par Plutarque] dit que ce tribun s’appelait “Ericius”, et non pas “Gabinius”. Peu importe, c’est ainsi que ma cité fut préservé du danger", Plutarque, Vie de Sulla 16). Ils exposent leur flanc aux attaques de l’armée romaine. Sulla juge le moment favorable, il range ses hommes en bataille ("[Sulla] rangea son infanterie en bataille, répartit sa cavalerie sur les deux ailes, gardant pour lui la droite et confiant la gauche à Muréna. Ses lieutenants Gallus et Hortensius furent placés en arrière avec le corps de réserve, occupant les hauteurs pour empêcher que les ennemis enveloppassent les Romains", Plutarque, Vie de Sulla 17), pendant qu’un petit détachement guidé par deux Chéronéens part s’emparer du mont Thourion (à deux kilomètres à l’est de Chéronée, qui domine à la fois la rive sud du Céphise et la route conduisant à Chéronée) afin de perturber la fuite prévisible d’Archélaos ("Sulla approchait de Chéronée, quand le tribun envoyé pour défendre la cité vint au-devant de lui avec ses soldats en armes, portant à la main une couronne de laurier. Sulla reçut la couronne, salua les soldats, et les exhorta à affronter courageusement le danger. Tandis qu’il parlait, deux Chéronéens, Homoloichos et Anaxidamos, l’abordèrent, et lui proposèrent de chasser les ennemis du Thourion avec une petite troupe en empruntant un sentier qu’ils assuraient inconnu des barbares, commençant dans un endroit appelé “Pétrochos” et longeant le temple des Muses jusqu’au sommet du Thourion, d’où on pourrait facilement fondre sur les adversaires, leur jeter des pierres, les contraindre à redescendre dans la plaine. Gabinius ayant garanti la fidélité et le courage de ces deux hommes, Sulla leur demanda de réaliser leur projet", Plutarque, Vie de Sulla 17). Quand les Grecs découvrent ce petit détachement installé sur le mont Thourion devant eux, ils comprennent qu’ils sont dans un étau, ils paniquent, se bousculent, se blessent par manque de place, ils ne savent vers où aller ni quoi faire à tel point qu’ils commencent à s’entre-tuer accidentellement ("Les deux Chéronéens, placés sous le commandement d’Ericius par Sulla, gagnèrent le sommet du Thourion sans être vus par l’ennemi.. Ils se montrèrent tout à coup, causant l’effroi des barbares, qui ne pensèrent plus qu’à fuir. Beaucoup se tuèrent mutuellement parce que, renonçant à affronter l’ennemi et s’abandonnant à la pente du terrain, ils tombèrent sur leurs propres lances, entraînés par leurs compagnons qui dévalaient vers le bas de la montagne, sans pouvoir échapper à leurs adversaires qui les assaillaient d’en haut, et qui les perçaient facilement parce qu’ils étaient sans protection. Trois mille hommes périrent sur le Thourion. Parmi ceux qui échappèrent à ce premier massacre, les uns furent décimés par l’aile bien rangée de Muréna, les autres coururent vers leurs camarades demeurés au camp et y provoquèrent confusion, trouble et effroi, retardant les ordres de leurs chefs, ce qui causa leur perte", Plutarque, Vie de Sulla 18). Archélaos tente de lancer ses chars mais la plaine de Chéronée, aussi étroite que celle d’Elatée, ne leur permet pas de prendre suffisamment d’élan ni de faire demi-tour : leurs charges trop molles se perdent dans le vide que les légionnaires créent en reculant de façon coordonnée, avant de se refermer, piégeant fatalement les chars derrière les lignes romaines contre les collines escarpées ("Les Romains disposaient d’une plaine en pente douce, favorable à la poursuite comme au repli, alors qu’Archélaos était entouré d’escarpements ne permettant pas à la totalité de son armée de participer au combat, les accidents du terrain l’empêchant de se reformer en masse, et les ravins prédisaient à toute fuite une issue catastrophique. Ces calculs sur les difficultés du terrain, qui ruinaient la supériorité numérique d’Archélaos, renforça la confiance de Sulla, qui marcha à l’ennemi. Celui-ci, qui ne voulaient pas affronter Sulla à ce moment et avait en conséquence négligé l’ordonnance de ses troupes, comprit trop tard le danger, quand Sulla se mit en mouvement contre lui. Il envoya quelques cavaliers barrer la route à l’adversaire, qui furent défaits et bousculés jusqu’aux ravins. Il envoya un groupe de soixante chars dans l’espoir qu’une charge vigoureuse pourrait tailler une brèche dans les légions. Mais les chars manquèrent leur but car les Romains ouvrirent leurs rangs, emportés par leur élan ils s’avancèrent jusqu’aux lignes arrières, et dans l’incapacité de tourner ils furent encerclés par les hommes des derniers rangs, qui les mirent hors de combat en les criblant de javelots", Appien, Histoire romaine XII.161-164 ; "Sulla se précipita sur l’ennemi avant qu’il se réorganise, il parcourut rapidement la distance qui le séparait de l’armée adverse, ôtant aux chars à faux toute leur efficacité. Ces derniers tirent leur puissance de la longueur de leur course, qui donne à leur mouvement impétuosité et raideur, s’ils ne disposent que d’un espace réduit ils ne peuvent pas s’élancer et leur action perd en force, comme les flèches d’un arc dont la détente est trop courte : c’est précisément ce qui arriva aux barbares, les premiers chars partirent si lentement et se lancèrent avec tant de mollesse que les Romains les repoussèrent sans difficulté et demandèrent même avec des applaudissements et des éclats de rire, comme lors des courses du cirque, qu’on en lançât d’autres", Plutarque, Vie de Sulla 18). Dans le camp grec, les combattants les plus déterminés sont tous les esclaves que Mithridate VI a affranchis, qui savent qu’une victoire de Sulla équivaudra au mieux à un retour à leur condition d’esclave, au pire à une condamnation à mort par crucifixion (comme leurs semblables révoltés et écrasés en Italie et en Sicile), et n’ont donc rien à perdre ("Les infanteries se mêlèrent. Les barbares baissèrent leurs longues lances et serrèrent leurs rangs et leurs boucliers pour conserver leur ordre de bataille. Mais les Romains jetèrent rapidement leurs javelots pour tirer leurs épées, écarter les piques ennemis, et entamer le corps à corps. Ils étaient transportés de fureur en voyant aux premiers rangs quinze mille esclaves que les stratèges de Mithridate VI avaient affranchis par décret public dans les cités de la Grèce, mêlés aux hoplites. On dit qu’un centurion romain déclara à cette occasion “n’avoir jamais vu autant d’esclaves jouir de la liberté excepté lors des Saturnales”. Leurs bataillons étaient si profonds et si serrés qu’ils soutinrent longtemps leur position contre le choc de l’infanterie romaine, et ils résistèrent avec un courage inattendu pour des soldats de cette nature. Mais la seconde ligne des Romains, formée de frondeurs et de lanceurs, les accablèrent d’une grêle de javelots et de pierres, et finirent par les contraindre à la fuite", Plutarque, Vie de Sulla 18). Après une ultime tentative pour retourner la situation, Archélaos cède, il force le chemin et s’enfuit vers Chalcis ("Archélaos étendit son aile droite dans l’espoir d’envelopper les Romains. Alors Hortensius surgit avec ses cohortes pour l’attaquer de flanc. Archélaos retourna aussitôt deux mille cavaliers. Hortensius poussé par cette masse recula lentement vers les montagnes, à l’écart du cœur de la bataille il fut presque encerclé par les ennemis. Sulla informé du danger abandonna l’aile droite toujours inactive et se précipita à son secours. En voyant la poussière soulevée par sa marche rapide, Archélaos devina la manœuvre et décida de laisser Hortensius pour se porter contre l’aile droite désormais privée de son chef Sulla. Au même moment, Taxilès marcha à la tête des chalkaspides contre Muréna, les deux corps adverses poussèrent des grands cris qui se répercutèrent sur toutes les montagnes alentour. Sulla s’arrêta, ne sachant plus vers quel côté se porter. Il décida finalement de revenir à son poste : il envoya quatre cohortes soutenir Hortensius et Muréna, tandis que lui-même prit le commandement d’une cinquième pour retourner vers l’aile droite, qui combattait contre Archélaos avec un avantage égal. Dès qu’il parut, ses soldats redoublèrent d’efforts, ils renversent les ennemis, les obligèrent à fuir, les poursuivirent jusqu’au fleuve [Céphise] et au mont Akontion [qui longe la rive nord du fleuve Céphise jusqu’à Orchomène]. N’oubliant pas la situation difficile de Muréna, Sulla courut à son secours. Quand il constata que de ce côté-là la victoire était aussi assurée, il imita ses soldats en poursuivant les fuyards. Les barbares furent massacrés dans la plaine, beaucoup furent tués en tentant de regagner leur camp, parmi les milliers qu’ils étaient au départ seulement dix mille parvinrent à rejoindre Chalcis", Plutarque, Vie de Sulla 19 ; "Les troupes de Galba et Hortensius furent particulièrement exposés. Archélaos était posté face à elles, et les barbares sous l’œil de leur stratège se battaient avec ardeur et pressaient rudement l’adversaire. Sulla se transporta sur ce flanc avec une nombreuse cavalerie. En voyant l’enseigne du général et la poussière qui volait, Archélaos devina que c’était Sulla qui s’avançait, il interrompit l’encerclement et se replia pour reformer sa ligne de bataille. Sulla commandait l’élite de sa cavalerie. Il se renforça de deux cohortes fraîches qu’il tenait en réserve. Il se rua sur les ennemis qui n’avaient pas encore entamé leur contremarche ni même reformé solidement leur ligne. Il jeta le désordre dans leurs rangs, les entama, les mit en fuite et les poursuivit. Tandis que la victoire était acquise de ce côté, Muréna à l’aile gauche s’activait en accablant ses propres troupes de reproches et en lançant lui-même de vaillantes attaques et la poursuite", Appien, Histoire romaine XII.166-169), où il rassemble les survivants peu nombreux qui ont réussi à le suivre ("Archélaos et tous ceux qui, chacun pour soi, s’étaient tirés d’affaire, allèrent se regrouper à Chalcis. On ne compta que dix mille survivants sur les cent vingt mille hommes du départ. Du côté romain, on estima à quinze le nombre de morts, mais deux disparus furent retrouvés. Ainsi se termina pour Sulla et Archélaos, stratège de Mithridate VI, la bataille de Chéronée, dont l’issue dépendit de la prudence de l’un et de l’irréflexion de l’autre", Appien, Histoire romaine XII.174-175 ; "Les troupes de Mithridate VI, après avoir soumis la Macédoine, entrent en Thessalie. Sulla les vainc, leur tue cent mille hommes et reste maître de leur camp", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXXII). Le succès est complet pour Sulla. Il est couronné le même jour par la prise de l’Acropole par la garnison que Sulla a laissé avant de marcher vers la Béotie ("Le troisième jour, [Sulla] apprit la prise d’Athènes par les hommes qu’il avait laissés sur place, et ces hommes apprirent le même jour la défaite de Taxilès à Chéronée", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.6). Les assiégés athéniens, très affaiblis par le manque de vivres et leur total isolement, ont été incapables de résister à l’investissement des lieux par les Romains. Aristion a été attrapé dans le temple d’Athéna. Pausanias pense que la cause de la maladie mortelle dont sera atteint Sulla quelques années plus tard est due à la colère d’Athéna, qui a voulu ainsi le punir de cet acte sacrilège commis par ses soldats à l’encontre du suppliant désarmé Aristion ("Sulla fut ensuite atteint de la même maladie que Phérécyde de Syros avant lui. Je pense que cette maladie lui a été infligée par Hikesios ["Ikšsioj/Suppliant", un des qualificatifs de Zeus] pour le punir de ses excès barbares indignes d’un Romain contre un grand nombre d’Athéniens, et surtout d’avoir fait mourir Aristion en l’arrachant du temple d’Athéna où il s’était réfugié. La cité d’Athènes réduite à la plus grande détresse par cette guerre des Romains, ne redevint florissante que sous le règne de l’Empereur Hadrien", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.7). Quand il revient à Athènes, Sulla s’empresse d’exécuter Aristion. Selon Strabon, il épargne les Athéniens ("A la tête de l’armée romaine, Sulla reprit Athènes, il envoya Aristion au supplice et pardonna aux Athéniens", Strabon, Géographie, IX, 1.20). Mais la vision des "Athéniens" par Strabon semble aussi réductrice que celle de Sulla : en fait, les seuls Athéniens épargnés sont ceux qui participaient au pouvoir fantoche des Romains avant l’arrivée de l’armée de Mithridate VI, c’est-à-dire ceux qui possédaient des biens et des privilèges garantis par Rome en Attique, et qui les retrouvent maintenant que Sulla a gagné la bataille de Chéronée et chassé Archélaos du Pirée ("[Sulla] rend la liberté à la cité, et la jouissance de leurs biens aux habitants", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXXI), les Grecs ordinaires représentant la majorité vaincue retrouvent leur statut de sujets de Rome d’avant guerre, les plus chanceux redeviennent esclaves, les plus compromis avec Mithridate VI sont condamnés à la décimation ("La garnison autour de l’Acropole [réduisit] par la faim et la soif Aristion et ses compagnons fuyards. Sulla punit de mort Aristion et ses auxiliaires, et quiconque avait exercé une magistrature ou agi à l’encontre des dispositions imposées à Athènes par Rome après sa conquête [en -146 par Lucius Mummius, dont nous avons parlé au tout début du présent alinéa]", Appien, Histoire romaine XII.151 ; "De retour en Attique, Sulla enferma dans le Céramique les Athéniens qui s’étaient déclarés contre lui, et en fit mourir un sur dix par tirage au sort", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.6).


Informé de la défaite de ses stratèges Archélaos et Taxilès en Grèce, Mithridate VI furieux choisit de basculer dans la guerre totale : avec moi contre les Romains ou avec les Romains contre moi. Il recrute une nouvelle armée en puisant dans les milieux les plus pauvres et il radicalise sa position face aux dignitaires locaux ("Quand il apprit l’étendue du désastre, Mithridate VI demeura d’abord anéanti, et il conçu naturellement des craintes sur les conséquences de la bataille. Mais ensuite il s’empressa de recruter une nouvelle armée parmi tous les peuples qui lui étaient soumis. Persuadé que sa défaite allait pousser certains de ses sujets à profiter de l’occasion pour l’attaquer immédiatement ou bientôt, il dressa une liste de suspects afin que sa situation militaire n’empirât pas", Appien, Histoire romaine XII.177). Les premières victimes de ce basculement sont les Galates. Mithridate VI convoque les chefs à Pergame pour leur reprocher leur mollesse. Ceux-ci n’apprécient pas la remontrance. L’un d’eux nommé "Eporédorix" convainc ses camarades d’assassiner Mithridate VI. Mais le complot est découvert. Mithridate VI exécute Eporédorix et la plupart des chefs galates ("Mithridate VI attira à Pergame de façon amicale une soixantaine de chefs galates, qu’il traita injurieusement comme un despote. Ils en furent tous indignés. L’un d’eux, Eporédorix, tétrarque des Tosiopes, fort et courageux, proposa de saisir Mithridate VI à l’occasion d’une séance de justice dans le gymnase, et de le jeter avec ses jurés dans la vallée voisine. Mais le hasard voulut que, le jour convenu, Mithridate VI ne se rendit pas au gymnase et convoqua les Galates chez lui. Eporédorix exhorta ses amis à ne pas se défiler, et à profiter qu’ils seraient ensemble chez Mithridate VI pour se jeter sur lui et le mettre en pièces. Mais le roi fut informé du complot et ordonna que tous les Galates fussent mis à mort […]. Eporédorix eut la tête tranchée, et son corps fut laissé sans sépulture, aucun de ses amis n’osant l’enlever pour lui rendre les derniers devoirs. Une Pergaméenne avec laquelle il avait vécu en eu l’audace. Les gardes l’ayant surprise, l’attrapèrent et l’amenèrent devant le roi. On raconte que Mithridate VI, frappé d’abord par sa jeunesse et son naturel, fut plus touché encore quand elle lui avoua que l’amour était la raison de son acte. Il lui permit d’emporter le corps d’Eporédorix et paya la sépulture avec le trésor royal", Plutarque, Sur le courage des femmes, Une Pergaméenne). Il s’approprie leurs biens, mais au lieu de les redistribuer à la population comme il faisait jusque-là, il les garde pour lui et regroupe brutalement les Galates dans des endroits sécurisés ("Pour commencer, [Mithridate VI] mit à mort avec femmes et enfants tous les tétrarques des Galates, ceux qui résidaient à sa Cour comme Amis et ceux qui refusaient de lui obéir, sauf trois. Les uns périrent dans des embuscades fomentées par ses soldats, les autres furent massacrés en une nuit pendant qu’ils dînaient. Il jugea ne pas pouvoir compter sur leur fidélité au cas où Sulla s’approcherait. Il s’appropria leurs biens, installa des garnisons dans leurs cités et donna à ce peuple Eumachos comme nouveau satrape. Mais les tétrarques rescapés, après avoir recruté des troupes dans les campagnes, expulsèrent vite ce dernier et les garnisons hors de Galatie, de sorte que le seul avantage que Mithridate VI conserva fut la possession de leurs biens", Appien, Histoire romaine XII.178-179), notamment dans une garnison-camp de concentration à laquelle il donne son nom, "Mithridation" ("Miqrid£tion", non localisée), sur le modèle de "Philippes" en Thrace fondée jadis par Philippe II, et des multiples garnisons "Alexandries" fondées par Alexandre le Grand, et des multiples lieux de déportation fondés par les diadoques ("Thessaloniki" créée par Cassandre Ier pour regrouper toutes les populations installées sur les bords du golfe Thermaïque, "Lysimacheia" créée par Lysimaque Ier pour regrouper toutes les populations de l’Hellespont, "Antigonia" créée par Antigone Ier pour regrouper les populations du sud de l’Anatolie et du nord du Levant, rebaptisée "Antioche" après sa conquête par Séleucos Ier : "Les Trokmoi [tribu galate] occupent la partie de la Galatie voisine du Pont et de la Cappadoce, la partie la plus fertile de la région, dominée par trois places fortifiées par les Trokmoi : la première nommée “Taovion” possède la plus grande agora du pays […], la deuxième est Mithridation que Pompée naguère détacha du royaume du Pont pour la donner à Bogodiataros, la troisième est Damala", Strabon, Géographie, XII, 5.2). C’est un mauvais calcul, car en agissant ainsi Mithridate VI braque contre lui la population galate, qui l’abandonne en se rangeant derrière ses quelques chefs ayant échappé aux exécutions de Pergame ("Mais les tétrarques [galates] rescapés, après avoir recruté des troupes dans les campagnes, expulsèrent vite le satrape [de Mithridate VI] et les garnisons hors de Galatie, de sorte que le seul avantage que Mithridate VI conserva fut la possession de leurs biens", Appien, Histoire romaine XII.179). Il se tourne ensuite contre les gens de Chio, dont un bateau a éperonné son navire amiral lors du siège de Rhodes deux ans plus tôt. Ce bateau rhodien était-il affrété par des marins représentant l’opinion majoritaire, ou seulement par des riches de Chio ? Selon Appien, Mithridate VI semble avoir voulu punir non pas toute la population, mais seulement les possédants de Chio et les Romains survivants du massacre de -88 ("[Mithridate VI] éprouvait un ressenti contre les gens de Chio dont un des bateaux, lors de la bataille navale au large de Rhodes, avait éperonné insidieusement le navire royal. Il commença par confisquer les biens des habitants de Chio réfugiés auprès de Sulla. Ensuite, il envoya des enquêteurs répertorier les biens que les Romains possédaient à Chio. Dans un troisième temps, Zénobios avec une armée en route vers la Grèce s’empara nuitamment des remparts de Chio et d’autres points fortifiés, posta des gardes aux portes, demanda par un héraut aux étrangers de garder leur calme et aux citoyens de Chio de se réunir afin d’entendre un message du roi. Quand ces derniers furent rassemblés, Zénobios leur dit : “Le roi soupçonne la cité à cause des partisans de Rome. Ses soupçons cesseront si vous livrez vos armes, et les enfants des premières familles comme otages”. Constatant que leur cité était sous contrôle, ils donnèrent les unes et les autres. Zénobios envoya le tout à Erythrée", Appien, Histoire romaine XII.180-182). Mais l’ampleur des dédommagements qu’il réclame est telle, qu’elle implique la population dans son ensemble, qui est finalement assiégée et capturée par le stratège Zénobios ("Une lettre de Mithridate VI arriva, qui disait ceci : “Aujourd’hui encore vous êtes favorables aux Romains puisque beaucoup de vos concitoyens sont auprès d’eux et que vous percevez les revenus des biens acquis chez vous par les Romains au lieu de me les reverser. Par ailleurs, lors de la bataille navale devant Rhodes, une de vos trières a ébranlé mon navire, je n’ai alors puni que les pilotes en vous laissant volontairement la vie sauve. Vous continuez pourtant à envoyer secrètement les plus nobles d’entre vous vers Sulla, sans les juger, sans les dénoncer ouvertement, par complicité. Pour ces raisons, mes Amis veulent punir de mort ceux qui complotent contre mon gouvernement et contre ma personne. Mais moi je vous condamne seulement à une amende de deux mille talents”. Tel était le contenu de la lettre. [Les gens de Chio] voulurent envoyer une ambassade au roi, mais Zénobios s’y opposa. Privés de leurs armes et des fils des notables, retenus comme otages, menacés par une grande armée barbare, ils tirèrent en gémissant les ornements précieux des sanctuaires et apportèrent les bijoux de leurs femmes pour arriver aux deux mille talents. Mais quand ce total fut atteint, Zénobios prétexta que le poids était inférieur pour rassembler les citoyens au théâtre et les conduire vers la mer via un chemin borné par ses soldats l’épée nue. Puis il embarqua un à un les habitants de Chio sur ses navires, comme des marchandises, les hommes d’un côté, les femmes et les enfants de l’autre côté, sous les coups des pilotes barbares. De là, ils furent déportés vers Mithridate VI dans le Pont", Appien, Histoire romaine XII.183-186), ou par le stratège Dorylaos selon Memnon ("Pendant ce temps [à la même époque que la victoire de Sulla en Phocide et la fin du siège d’Athènes], Mithridate VI ne pardonnant pas aux gens de Chio d’avoir secouru les Rhodiens quand il les avait attaqués, confia le siège de leur cité à Dorylaos", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 23), et est emmenée réduite à l’esclavage vers le Pont ("Chio se défendit bien, mais fut prise par Dorylaos. Celui-ci distribua à ses soldats les terres des assiégés des habitants captifs, qu’il fit monter sur des bateaux de transport afin d’être conduits vers le Pont", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 23). Selon le paragraphe 23 du résumé de l’Histoire d’Héraclée de Memnon constituant la notice 224 de la Bibliothèque de Photios, que nous ne commenterons pas ici pour ne pas nous écarter de notre sujet, ces captifs de Chio sont interceptés et sauvés par des Héracléens pendant qu’ils croisent au large de la Bithynie. Le document 785 de la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum évoque le pardon accordé à Sulla après la guerre aux gens de Chio qui certes ont choisi Mithridate VI en -88 mais, ayant subi un décret fiscal injuste qu’ils n’ont pas honoré, se sont ensuite désolidarisé de lui, et confirme leur déportation et leur sauvetage par des Héracléens. La même ambiguïté plane sur Ephèse. Appien dit que "les Ephésiens" se révoltent contre Mithridate VI. Mais dans le même passage il dit que "les Ephésiens" rebelles sont en réalité les possédants, qui ont participé au massacre des Romains en -88 pour s’enrichir davantage sous des masques de victimes, et qui craignent d’être punis par les Romains après la victoire de Sulla à Chéronée. Ces Ephésiens opportunistes contraignent "le bas peuple" à lui obéir contre Mithridate VI, mais ce dernier les écrase, et impose à Ephèse et à toutes les autres cités anatoliennes des mesures sociales et fiscales très favorables aux pauvres, incluant la fin des dettes privées, l’affranchissement des esclaves, la citoyenneté à tout étranger ou esclave désireux de se battre à ses côtés, afin de couper court à toute nouvelle révolte potentielle ("Quand ils virent Zénobios approcher avec ses soldats, les Ephésiens lui demandèrent de déposer ses armes aux portes de la ville et de n’entrer qu’avec une poignée d’hommes. Il y consentit […]. Par un héraut, il convoqua les Ephésiens en assemblée. Ceux-ci, redoutant un mauvais coup de sa part, renvoyèrent l’assemblée au lendemain. Au cours de la nuit, ils se réunirent et décidèrent de passer immédiatement à l’action. Ils capturèrent Zénobios, l’exécutèrent, occupèrent les remparts, embrigadèrent le bas peuple, recueillirent les produits de leurs champs et mirent la ville totalement sous leur contrôle. […] Mithridate VI envoya une armée pour infliger mille sévices aux rebelles et, afin de contenir la réaction des autres, accorder la liberté aux cités grecques, proclamer des allègements de dettes, conférer le statut de citoyen aux résidents étrangers et l’affranchissement des esclaves dans chacune d’elle", Appien, Histoire romaine XII.187-190 ; la trahison des Ephésiens riches en -88 et leur retournement intéressé en -86 ne les empêcheront pas après-guerre de clamer leur loyauté à Rome dans le document 742 de la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum !). Ce mélange de brutalité et de démagogie permet à Mithridate VI de rassembler une nouvelle armée qu’il confie à Dorylaos, n’ayant plus confiance en Archélaos, avec ordre de se diriger vers la Grèce pour contrer Sulla ("Tandis que ces événements se déroulaient en Asie, Mithridate VI rassembla une armée de quatre-vingt mille hommes, que Dorylaos conduisit vers la Grèce en renfort des dix mille hommes qui restaient à Archélaos", Appien, Histoire romaine XII.194).


Dorylaos jouit d’un contexte favorable, car à Rome des événements se produisent qui affaiblissent Sulla. Oubliant qu’il devait sa nomination de consul à Sulla en -88, Cinna permet à Marius de revenir dans Rome dès -87, les deux hommes liquident leurs opposants avec l’aide d’un sous-fifre nommé "Caius Flavius Fimbria", et ils s’autoproclament consuls pour l’année -86 ("Marius ravage les colonies d’Antium, d’Aricie et de Lanuvium. Désespérant finalement de résister plus longtemps, paralysés par l’inertie et la trahison des chefs et des soldats qui refusent de combattre ou passent à l’ennemi, les nobles ouvrent les portes de Rome à Cinna et à Marius. Les vainqueurs la traitent en ville conquise, la livrent au meurtre et au pillage, massacrent le consul Cnaeus Octavius et tous leurs adversaires nobles parmi lesquels le grand orateur Marcus Antonius [qui a commandé la première expédition contre les pirates en Méditerranée orientale en -102 que nous avons brièvement évoquée plus haut, grand-père de Marc-Antoine le futur compagnon de Jules César], et Lucius et Caius César [oncle de Jules César] dont les têtes sont exposées sur les Rostres. Crassus le fils [Lucius Crassus, frère du futur triumvir Marcus Licinius Crassus] tombe sous les coups des cavaliers de Fimbria. Crassus le père [Publius Licinius Crassus, père du futur triumvir Marcus Licinius Crassus], pour échapper à un traitement indigne de sa vertu, se perce de son épée. Sans convoquer les comices, Cinna et Marius se décernent le titre de consuls pour l’année suivante [-86]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXX). Ils s’empressent de retirer son commandement à Sulla, et de nommer à sa place un "Lucius Valerius Flaccus" probablement apparenté à son homonyme qui a gouverné la province romaine d’Asie au tout début du Ier siècle av. J.-C. et à son autre homonyme nommé au même poste après-guerre qui détournera des fonds publics et sera défendu par Cicéron comme nous l’avons dit précédemment. Mais, n’ayant pas confiance dans ce personnage, Marius et Cinna lui impose leur sous-fifre Fimbria ("Pendant ce temps, à Rome, ses adversaires [à Sulla] Cornelius Cinna et Caius Marius l’ayant décrété ennemi des Romains, détruisirent sa demeure et ses maisons de campagne et mirent à mort ses amis. […] Cinna, ayant choisi Flaccus comme collègue au consulat, l’avait envoyé vers l’Asie avec eux légions pour remplacer Sulla devenu ennemi public, gouverner l’Asie et guerroyer contre Mithridate VI. Comme Flaccus n’avait aucune expérience de la guerre, un sénateur reconnu pour ses compétences de chef appelé “Fimbria” l’accompagnait comme volontaire. Lors de la traversée après avoir quitté Brindisi, la tempête avait dispersé la plupart de leurs navires, et l’avant-garde avait été incendiée par une escadre envoyée par Mithridate VI. Flaccus, qui n’était qu’un misérable, se montrait maladroit dans l’application des sanctions et sensible à l’appât du gain. L’armée entière le méprisait. Une unité envoyée en avant-garde vers la Thessalie se rallia à Sulla. Fimbria, que les troupes jugeaient meilleur général que Flaccus et plus humain que lui, retint les autres de suivre la même voie", Appien, Histoire romaine XII.203-207). Sulla apprend le coup d’Etat commis à Rome, les persécutions contre ses partisans, la spoliation de tous ses biens, son remplacement par Flaccus. Il brûle de revenir en Italie pour abattre définitivement son vieux rival Marius, mais en même temps il ne veut pas risquer de laisser Mithridate VI reprendre l’offensive après son départ ("Pendant ce temps, à Rome, Cinna et Carbo traitaient avec tant d’injustice et de cruauté les plus respectables citoyens que nombre d’entre eux, pour échapper à leur tyrannie, rejoignirent le camp de Sulla devenu un port de refuge, au point de former autour de lui un quasi Sénat. Métella, qui avec ses enfants avait échappé difficilement à leur fureur, vint annoncer à Sulla que sa maison et ses terres avaient été incendiées par ses adversaires, et l’implora de secourir ceux qui étaient restés à Rome. Ces nouvelles indisposèrent beaucoup Sulla : il ne pouvait se résoudre à laisser sa patrie en proie à tant de maux, mais il ne voulait pas partir en laissant inachevée sa grande guerre contre Mithridate VI", Plutarque, Vie de Sulla 22). C’est alors qu’en été -86, soit quelques mois seulement après sa victoire à Chéronée contre Archélaos et Taxilès et sa prise d’Athènes, d’autres informateurs lui annoncent le débarquement de Dorylaos en Thessalie avec la nouvelle armée formée par Mithridate VI ("[Sulla] apprit que son adversaire politique Flaccus venait d’être nommé consul et qu’il traversait la mer Ionienne avec une armée pour guerroyer en apparence contre Mithridate VI, mais en réalité contre lui-même. Il prit aussitôt la route de la Thessalie pour aller à la rencontre de Flaccus. Mais quand il arriva près de Mélitéia [cité non localisée dans le golfe Maliaque], des informateurs venus de partout lui signalèrent la venue qu’une autre armée royale aussi nombreuse que la première, qui ravageait à nouveau les provinces qu’il avait laissées derrière lui : Dorylaos avait ancré sa flotte à Chalcis et débarqué avec quatre-vingt mille hommes bien équipés, les plus disciplinés parmi les troupes de Mithridate VI", Plutarque, Vie de Sulla 20). Dans un premier temps, Dorylaos fanfaronne, il veut écraser au plus vite les légions qu’il croit être une armée de papier, accusant Archélaos d’avoir trahi Mithridate VI en perdant la bataille de Chéronée. Mais dès qu’il entre au contact des Romains entre Coronée et Orchomène et constate de loin leur organisation, il conclut - comme Pyrrhos jadis - que les soi-disant barbares romains n’ont en fait rien de barbare et que la partie sera plus difficile que prévu. Il revoit donc sa tactique en optant pour une guerre d’usure, afin d’acculer les soldats de Sulla à la famine ou à la révolte ("[Dorylaos] manœuvrait pour attirer Sulla dans une bataille. Archélaos tentait de l’en détourner, mais Dorylaos ne l’écoutait pas, au contraire il répandait la rumeur que la défaite de tant de milliers d’hommes lors de la première bataille relevait d’une trahison. Sulla en tous cas revint promptement sur ses pas, et prouva rapidement à Dorylaos qu’Archélaos avait du bon sens et connaissait bien, pour l’avoir éprouvée, la valeur des Romains. Dès les premières escarmouches contre les troupes de Sulla près du Tilphossion [mont sur lequel est adossée la cité de Coronée, à une quinzaine de kilomètres au sud d’Orchomène], Dorylaos déclara ne plus vouloir risquer une bataille, mais étirer la guerre en longueur afin de miner les Romains par le temps et les dépenses qu’ils devraient engager", Plutarque, Vie de Sulla 20). Ce jeu du chat et de la souris dure jusqu’à l’automne -86. Sulla craint que la largeur de la plaine en face d’Orchomène, permettant les grandes charges de cavalerie, redonne de l’audace aux Grecs. Il ordonne à ses hommes de creuser des tranchées pour interdire ces déploiements de chevaux ennemis ("Sulla avait établi son camp près d’Orchomène en face d’Archélaos. Quand il vit la masse de cavalerie marcher contre lui, il fit creuser à travers la plaine de nombreux fossés, larges de dix pieds", Appien, Histoire romaine XII.194). Archélaos en effet estime l’occasion très favorable, il envoie ses cavaliers vers les Romains pour les empêcher de creuser des tranchées. Les Romains effrayés reculent ("Archélaos s’avança en alignant ses troupes. Les Romains s’engagèrent mollement par crainte de la cavalerie", Appien, Histoire romaine XII.194-195 ; "La plaine d’Orchomène où [les Romains] avaient installé leur camp, était idéale pour des opérations massives de cavalerie. Cela redonna du courage à Archélaos. […] Mais Sulla fit creuser des tranchées en divers endroits de la plaine pour ôter à la cavalerie ennemie l’avantage de ce sol ferme et dégagé, et la maintenir du coté des marais. Les barbares l’empêchèrent de poursuivre sereinement sa tâche : au premier signal de leurs stratèges, ils se jetèrent impétueusement, tête baissée, sur les sapeurs de Sulla, qui s’enfuirent avec leurs auxiliaires", Plutarque, Vie de Sulla 20-21). Sulla ranime leur courage en se précipitant seul avec un étendard contre les assaillants, tel le général Bonaparte à Arcole, du moins selon la légende rapportée par les auteurs anciens. Les cavaliers d’Archélaos sont repoussés ("Sulla passa à cheval le long des lignes [des Romains] pour les encourager par des reproches et des menaces. Mais constatant que ce moyen ne suffisait pas pour les pousser au combat, il sauta à bas de son cheval, empoigna une enseigne et parcourut l’espace entre les deux armées avec sa garde en clamant : “Romains, quand on vous demandera où vous avez trahi votre général Sulla, vous pourrez répondre : « A Orchomène, alors qu’il combattait les armes à la main » !”. Les officiers abandonnèrent aussitôt leurs unités pour protéger leur général, la troupe honteuse fit demi-tour pour les suivre. Ce fut le prélude à la victoire. Remontant en selle, Sulla couvrit d’éloges les soldats en ligne, qu’il tint en haleine jusqu’à la victoire totale. Environ quinze mille ennemis périrent, principalement des cavaliers, dont Diogénès le fils d’Archélaos. Les fantassins se réfugièrent dans leur camp", Appien, Histoire romaine XII.195-197 ; "Sulla descendit alors de son cheval, prit un étendard et se précipita à travers les fuyards vers l’ennemi en criant : “Romains, je mourrai ici glorieusement, vous pourrez dire que vous avez abandonné votre général à Orchomène !”. Cet acte poussa tous ses hommes à faire demi-tour. Et avec l’aide de deux cohortes en provenance de l’aile droite, il s’élança sur les ennemis et les dispersa. Il ramena ensuite ses soldats au camp, et, après un repas, leur ordonna de continuer le creusement des tranchées autour du camp adverse. Les ennemis revinrent à la charge, en meilleur ordre qu’auparavant. Diogénès, fils de l’épouse d’Archélaos, périt glorieusement à l’aile droite lors de ce nouvel assaut. Les lanceurs, serrés de près par les Romains, n’avaient pas assez de recul pour se servir de leurs arcs, ils utilisèrent leurs flèches à pleines mains comme des épées pour frapper les Romains, finalement ils se replièrent vers leur camp, et y passèrent une nuit pénible à méditer sur le grand nombre de leurs morts et de leurs blessés", Plutarque, Vie de Sulla 21 ; "Campé près d’Orchomène devant Archélaos stratège de Mithridate VI, Sulla vit que ses soldats assaillis s’enfuyaient. Il descendit de cheval, saisit un étendard et se précipita vers les ennemis à travers les fuyards en leur criant : “Romains, je mourrai ici glorieusement, vous pourrez dire que vous avez abandonné votre général à Orchomène !”. Ces paroles provoquèrent la honte des Romains, qui firent demi-tour, attaquèrent vaillamment les ennemis et les mirent en fuite", Polyen, Stratagèmes, VIII, 9.2 ; "Lors de la bataille contre l’armée de Mithridate VI, les Romains furent mis en fuite. Sulla descendit de cheval, saisit un étendard et se précipita vers les ennemis à travers les fuyards en leur criant : “Romains, je mourrai ici glorieusement, vous pourrez dire que vous avez abandonné votre général à Orchomène !”. A ces mots, saisis par la honte et par la peur pour leur général, les soldats revinrent sur leurs pas et vainquirent les ennemis", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 305 des livres I-XXXV). Déboussolés par cette escarmouche, par la témérité des Romains inférieurs en nombre et par les hésitations tétanisées de leurs chefs Dorylaos et Archélaos, les Grecs ne savent plus comment agir. Ils se replient, laissant les Romains achever leurs tranchées, ils se privent ainsi de toute possibilité de relancer des charges de cavalerie. Toujours privé de flotte (Lucullus chargé de rassembler des navires chez les alliés de Rome, se trouve à cette date quelque part entre la Libye et l’Egypte, comme on l’a raconté précédemment), Sulla craint que les Grecs lui échappent encore par mer. Il lance donc une offensive contre le camp des ennemis qui, pourtant beaucoup plus nombreux mais démotivés et mal commandés, sont massacrés ("Redoutant qu’Archéalos lui échappât une nouvelle fois vers Chalcis en profitant de son propre manque de navires, Sulla fit surveiller la plaine entière par des postes épars pendant la nuit. Le matin, il fit creuser un fossé à moins d’un stade du camp d’Archélaos, pour l’empêcher d’en sortir. Sulla encouragea ses troupes à achever les derniers résidus de l’armée ennemie, qui ne s’exposait même plus, et il lança l’assaut […]. Des deux côtés, on redoubla d’ardeur, on poussa des cris, on accomplit mille prouesses militaires. Les Romains arrachèrent un saillant du camp. Les barbares bondirent du haut du retranchement vers l’intérieur de ce saillant afin d’arrêter épée à la main quiconque voudrait s’y ruer. Nul n’eut l’audace de s’y risquer, jusqu’au moment où le taxiarque ["tax…arcoj", hellénisation de "centurion primipile" ?] Basillus s’élança et tua un ennemi venu à sa rencontre [ce "Basillus" qui conduit l’assaut à Orchomène en -86 doit-il être confondu avec le Basillus qui a conduit la marche vers Rome en -88 pour y chasser Marius et y restaurer Sulla, selon le paragraphe 9 précité de la Vie de Sulla de Plutarque ?]. Son armée entière se précipita derrière lui vers l’intérieur, les barbares furent mis en fuite et massacrés. Les uns furent exécutés sur place, les autres furent acculés vers les marais voisins et, ne sachant pas nager, adressèrent en langue barbare des prières inintelligibles à leurs bourreaux. Archélaos se cacha dans ces marais, il eut la chance d’y trouver une barque et s’enfuit vers Chalcis, en rappelant au passage les unités survivantes dispersées de l’armée de Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.198-202 ; "Le lendemain, Sulla conduisit à nouveau ses hommes vers le camp ennemi pour continuer le creusement des tranchées. Les ennemis sortent en grand nombre pour les repousser. Sulla les contint vigoureusement et les contraignit à la fuite, leur frayeur se communiqua à leurs camarades demeurés au camp, personne n’osa y rester pour le défendre, et Sulla l’investit rapidement. Le carnage fut si grand que les marais prirent la couleur du sang et se remplirent de morts à tel point qu’aujourd’hui encore, presque deux cents ans après cette bataille, on trouve des arcs barbares, des casques, des pièces de cuirasses, des épées et d’autres armes dans le limon", Plutarque, Vie de Sulla 20-21). Ainsi sont anéantis l’armée de Dorylaos et l’espoir de Mithridate VI de reprendre l’avantage en Grèce.


La chance sourit à Sulla, qui décide de passer l’hiver -86/-85 en Thessalie voisine, dont les grandes plaines fertiles et peu peuplées assureront le ravitaillement à peu de frais ("[Sulla] se rendit en Thessalie, où il passa la mauvaise saison [l’hiver -86/-85], attendant les navires rassemblés par Lucullus. Ignorant où se trouvait Lucullus, il en fit construire d’autres", Appien, Histoire romaine XII.203). D’abord, durant ce même hiver -86/-85, son vieux rival Marius meurt à Rome ("Souillé de nombreux crimes, [Marius] meurt aux ides de janvier [-85]. Si l’on compare les vertus et les vices de cet homme, il est difficile de dire s’il fit davantage de bien à sa patrie dans la guerre que de mal dans la paix, car comme général il sauva la République [en -102/-101 contre les Cimbres et les Teutons] mais comme citoyen il causa sa ruine, d’abord par toutes sortes d’intrigues et finalement par la guerre civile", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXX ; "Cinna fut élu consul pour l’année suivante [-85] pour la seconde fois, et Marius pour la septième […]. Alors qu’il méditait des nombreuses et grandes mesures contre Sulla, [Marius] mourut dans le premier mois de son consulat. Pour le remplacer, Cinna choisit Valerius Flaccus, qu’il envoya en Asie", Appien, Histoire romaine XIII.75). Ensuite, le nouveau contingent romain formé par Marius et Cinna pour le relever, souffre d’une grave crise de commandement. Officiellement, Flaccus le dirige. Mais officieusement, tandis qu’il chemine sur la via Egnatia vers la Thrace, le lieutenant Fimbria fait tout pour ruiner l’autorité de son supérieur Flaccus ("Marchant très en avant de Flaccus, Fimbria qui voulait mettre les soldats de son côté, eut l’audace de leur permettre de piller les territoires des alliés comme s’ils étaient en pays ennemi et de réduire en esclavage tous les gens qu’ils rencontraient. Les soldats accueillirent avec satisfaction cette permission et s’enrichirent grandement en quelques jours. Les victimes des pillages se présentèrent au consul et se lamentèrent sur leur sort. Très affecté, celui-ci leur demanda de l’accompagner afin de récupérer leurs biens. Il adressa des violentes menaces à Fimbria et lui ordonna de restituer les biens pillés. Celui-là déclara officiellement que la faute incombait entièrement aux soldats, qui avaient agi ainsi sans son consentement, mais officieusement il dit aux mêmes soldats de ne pas prêter attention aux ordres et de conserver ce qu’ils avaient acquis par les armes selon les lois de la guerre", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 373). Quand le contingent arrive à Byzance fin -86, la mésentente entre les deux hommes éclate au grand jour et atteint un point de non-retour. Flaccus entre seul dans la ville pour y rencontrer les responsables, laissant les soldats à l’extérieur avec Fimbria. Veut-il ainsi ménager les Byzantins, demeurés neutres jusque-là dans la lutte entre Rome et Mithridate VI et désireux de le rester, comme le laisse sous-entendre Diodore de Sicile (dans un passage du livre XXXVIII de sa Bibliothèque historique rapporté l’état fragmentaire par l’extrait 373 précité de Sur les vertus et les vices de Constantin VII Porphyrogénète) ? ou a-t-il été payé secrètement par les autorités byzantines justement pour laisser ses soldats à l’extérieur de la ville ? Peu importe : Fimbria s’empare aussitôt de la seconde hypothèse, il accuse son chef Flaccus d’avoir été payé par les Byzantins au détriment de la troupe ("Arrivé près de Byzance, Flaccus ordonna à Fimbria et aux soldats de camper hors des murs et entra seul dans la ville. Fimbria saisit cette occasion pour l’accuser d’avoir été payé par les Byzantins et répéta partout que Flaccus jouissait d’une existence dorée dans Byzance pendant que lui-même et les soldats subissaient les rigueurs de l’hiver [-86/-85] sous leurs tentes. Les soldats en colère s’élancèrent dans la ville, ils tuèrent plusieurs habitants qui résistèrent et se dispersent dans les maisons", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 307 des livres I-XXXV ; "Quand Flaccus arriva à Byzance, son questeur Fimbria suscita une révolte contre lui. Prêt à tout oser, excessivement orgueilleux, ce dernier rêvait de gloire à n’importe quel prix, n’hésitant pas à dénigrer quiconque valait mieux que lui. Affectant depuis le départ de Rome un grand désintéressement et beaucoup de dévouement pour les soldats, il s’attira leur affection et les dressa contre Flaccus. Il y parvint facilement car Flaccus était cupide, insatiable, profitant de toutes les opportunités, s’appropriant même les ravitaillements des soldats et les butins qu’il considérait comme son bien personnel", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 306 des livres I-XXXV). Flaccus dégrade Fimbria, qui ravale temporairement sa colère. Mais quand le contingent débarque sur le continent asiatique, à Chalcédoine, au printemps -85, Fimbria donne le signal de la révolte. Aigris contre Flaccus qui leur a interdit de passer l’hiver au chaud dans Byzance, les soldats rejettent son commandement et se rangent tous derrière Fimbria ("Flaccus se querella avec son lieutenant Fimbria et le menaça de le renvoyer à Rome contre son gré. Fimbria irrité lança quelques sarcasmes contre Flaccus, qui lui ôta son commandement. Contraint de partir, il se rendit auprès des soldats campés autour de Byzance pour simuler ses adieux, transmettre leurs lettres vers Rome, se plaindre d’être indignement traité, tout en leur rappelant le soutien qu’il leur avait toujours apporté et en les mettant en garde contre Flaccus qu’il soupçonnait de vouloir leur nuire. Constatant que son discours prenait, et que les soldats manifestaient autant de sympathie envers lui que de défiance envers Flaccus, il monta sur une estrade et les excita davantage contre Flaccus par diverses accusations, allant jusqu’à l’accuser de les trahir pour de l’argent. Ils chassèrent Thermus, que Flaccus leur avait imposé comme nouveau chef", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 308 des livres I-XXXV). Flaccus est tué par Fimbria dans un guet-apens selon Appien ("Une querelle éclata dans une auberge entre Flaccus et Fimbria à propos de l’hébergement. Désireux d’arbitrer le différend, Flaccus ne témoigna d’aucun égard pour Fimbria, qui menaça de retourner à Rome. Flaccus désigna Thermus pour remplacer Fimbria. Mais ce dernier attendit que Flaccus passât à Chalcédoine pour déclarer prendre le commandement à l’appel des soldats, et il dépouilla de ses faisceaux Thermus que Flaccus avait laissé sur le continent européen. Puis il prit en chasse Flaccus lui-même. Celui-ci quitta nuitamment la maison où il résidait et s’enfuit de Chalcédoine en franchissant les remparts, il alla à Nicomédie dont il fit verrouiller les portes. Mais Fimbria arriva à l’improviste et, bien que l’un était consul romain et le général en chef dans la guerre présente tandis que l’autre n’était qu’un simple particulier accueilli comme un ami ou un invité, il le tua alors qu’il se cachait dans un puits, il lui coupa la tête qu’il jeta dans la mer, il laissa le corps sans sépulture, et se proclama général", Appien, Histoire romaine XII.207-210), ou par deux légionnaires lors d’une revue selon Memnon ("Flaccus ne supportait pas que ses soldats considérassent Fimbria comme meilleur commandant que lui-même, il finit par médire de ce dernier et de ses hommes, jusqu’au jour où deux soldats ne pouvant plus se retenir le tuèrent en passant leur épée au travers de son corps", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 24). Le nouveau général Fimbria balaie les troupes de Mithridate VI présentes en Phrygie hellespontique commandées par divers stratèges, dont Taxilès qui s’est enfui de Grèce après sa défaite à Chéronée l’année précédente, et un des fils homonyme de Mithridate VI que nous retrouverons plus tard. Les Grecs survivants se dispersent, Mithridate junior s’enfuit vers Pergame pour informer son père que la Phrygie hellespontique est aux mains des Romains ("Le fils de Mithridate VI, qui commandait une armée importante et avait sous ses ordres trois bons stratèges, Taxilès, Diophantos et Ménandre, voulut stopper l’avance rapide de Fimbria en marchant à sa rencontre et le combattre. La partie n’était pas égale, Fimbria fut vaincu, mais il se retira en bon ordre derrière une rivière qui le préserva de ses adversaires. Pour palier à la supériorité numérique des barbares, il imagina un stratagème qui lui réussit : profitant d’un épais brouillard, il passa la rivière le lendemain dès l’aube et tomba à l’improviste sur le camp des barbares qui dormaient encore, et les massacra. Peu y échappèrent, même parmi les officiers et les stratèges. [Mithridate] le fils de Mithridate VI s’enfuit vers Pergame avec une poignée de survivants et alla porter lui-même la nouvelle de sa défaite à son père. Après ce désastre, qui ne laissait plus espérer la victoire de Mithridate VI, la plupart des cités se déclarèrent pour les Romains", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 24). Mithridate VI décide d’abandonner Pergame et d’aller se retrancher à Pitane (à l’embouchure du fleuve Caïque, aujourd’hui Çandarli à l’embouchure du Bakirçay dans la province d’Izmir en Turquie : "[Fimbria] batailla vaillamment à plusieurs reprises contre [Mithridate] le fils de Mithridate VI, il poursuivit le roi en personne jusqu’à Pergame, l’obligeant à fuir pour se réfugier à Pitane. Il marcha vers cette cité, autour de laquelle il commença à creuser un fossé", Appien, Histoire romaine XII.210). Mais les succès de Fimbria sont vite gâchés par la vénalité des soldats qu’il commande - et qu’il a contribué à rendre vénaux ! -, qui massacrent, pillent, incendient toute la côte jusqu’à Nicomédie en Bithynie ("Après avoir franchi l’Hellespont et incité ses soldats aux crimes et aux pillages, Fimbria réclama de l’argent aux cités pour le distribuer à ses hommes. Ceux-ci, poussés ainsi à des excès incontrôlés et motivés par la promesse de butins, le chérirent comme un bienfaiteur. Il prit d’assaut des cités refusant d’obéir et les abandonna au saccage de ses soldats, il leur livra notamment Nicomédie pour qu’ils la pillent", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 374). Quand Fimbria descend vers le sud pour prendre Pergame, il détruit au passage la cité de Troie/Ilion, dont les habitants, inquiets des revers récents de Mithridate VI, ont déclaré maladroitement "confier leur sort aux mains de Sulla" (Fimbria ne peut pas accepter cette déclaration puisque Sulla est à la fois un adversaire politique et le chef d’un contingent concurrent victorieux en Grèce et devenu illégal par le putsch de Marius et Cinna : "Fimbria assiégea Ilion. Les habitants cherchèrent du secours auprès de Sulla, qui leur promit de venir et leur conseilla dans l’immédiat de déclarer à Fimbria qu’“ils confiaient leur sort aux mains de Sulla”. Fimbria feignit de les féliciter d’être désormais des amis de Rome, il leur demanda de l’accueillir dans leurs murs puisqu’il était Romain lui-même, en rappelant la parenté entre les Romains et les gens d’Ilion. Mais dès qu’il fut entré, il fit massacrer tous ceux qui étaient sur son chemin, et incendia toute la ville. Il infligea divers supplices aux ambassadeurs qui s’étaient rendus auprès de Sulla, il n’épargna ni les sanctuaires, ni les suppliants réfugiés dans le temple d’Athéna, qui furent brûlés avec l’édifice. Il fit aussi démanteler les remparts et s’assura dès le lendemain que plus aucun vestige de la cité ne subsistait. Celle-ci subit ainsi un sort bien pire que celui qu’elle avait connu à l’époque d’Agamemnon. Elle fut entièrement détruite par un homme apparenté à ses habitants, qui ne laissa ni une maison, ni un sanctuaire, ni une statue. […] Tel fut le traitement que Fimbria infligea à Ilion à la fin de la cent soixante-treizième olympiade [printemps -85]. Certains disent que cette catastrophe arriva mille cinquante ans exactement après Agamemnon", Appien, Histoire romaine XII.211-214 ; "[La cité de Troie/Ilion] souffrit beaucoup des Romains de Fimbria lors de la guerre contre Mithridate VI, qui l’assiégèrent et la prirent d’assaut. Fimbria avait accompagné comme questeur le consul Valerius Flaccus désigné pour combattre Mithridate VI en Asie, mais arrivé en Bithynie il avait soulevé l’armée, tué de sa main le consul, accaparé le commandement, avancé jusqu’à Ilion et, face au refus des habitants de recevoir chez eux un tel brigand, avait décidé d’assiéger la cité, qu’il prit après dix jours. Il se gonfla en déclarant que dix longues et pénibles années avaient été nécessaires à Agamemnon pour prendre cette cité avec mille navires et tous les Grecs réunis alors que lui-même l’avait prise en seulement dix jours, mais un habitant d’Ilion l’interrompit : “Hector n’est plus là pour nous défendre !”", Strabon, Géographie, XIII, 1.27 ;"Fimbria s’empara d’Ilion et il massacra tous les habitants qu’il put sans épargner personne, et livra presque toute la ville aux flammes. Il la prit non pas d’assaut mais par un subterfuge : il loua d’abord les habitants d’avoir envoyé une ambassade à Sulla et leur dit qu’ils pouvaient traiter aussi avec lui-même puisqu’ils étaient tous deux des généraux romains, puis, étant accueilli dans la ville comme un ami, il s’y livra aux excès que j’évoque", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 310 des livres I-XXXV ; "Flavius Fimbria entre en Asie, vainc quelques officiers de Mithridate VI, prend la cité de Pergame, assiège le roi qu’il manque de capturer. Il conquiert et détruit la cité d’Ilion qui a reconnu l’autorité de Sulla et l’attendait. Il soumet une grande partie de l’Asie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXXIII).


Mais la chance sourit aussi à Mithridate VI. Car à la même époque, au printemps -85, Lucullus revient de son périple africain et chypriote avec une flotte composite ("Lucullus avait enfin rejoint Sulla après avoir risqué à plusieurs reprises d’être capturé par les pirates, rassemblé une flotte importante constituée de bateaux de Chypre, de Phénicie, de Rhodes et de Pamphylie, et ravagé beaucoup de côtes ennemies en affrontant les navires de Mithridate VI qui y croisaient", Appien, Histoire romaine XII.226 ; "Quand le vent devint favorable [au printemps -85], [Lucullus] s’empressa de mettre ses bateaux à la mer et quitta Chypre, voguant à voiles baissées le jour, cinglant à pleines voiles la nuit. Ainsi il arriva à Rhodes sans accident. Les Rhodiens lui fournirent des navires. Il persuada les gens de Kos et de Cnide d’abandonner le roi [Mithridate VI] et de marcher avec lui contre les Sarniens. Il chassa à lui seul la garnison de Mithridate VI installée à Chio, et rendit la liberté aux gens de Colophon", Plutarque, Vie de Lucullus 3). Or Lucullus reste fidèle à Sulla contre Fimbria. Quand Fimbria, après avoir investi Pergame, vient assiéger par la terre Pitane où Mithridate VI s’est retranché, et demande à Lucullus de l’assiéger pareillement par la mer, Lucullus refuse de lui obéir, permettant ainsi à Mithridate VI de s’échapper librement vers Mytilène ("Mithridate VI ayant abandonné Pergame s’était enfermé dans Pitane. Fimbria l’assiégea par terre. N’osant pas risquer une bataille contre l’audacieux Fimbria qui venait de remporter une victoire, Mithridate VI se tourna vers la mer, il rassembla autour de lui ses escadres. Fimbria pressentit ce projet. Comme il n’avait pas de navires, il écrivit à Lucullus pour le prier d’amener sa flotte et de l’aider à détruire le roi, en disant : “Ne laissons pas échapper Mithridate, le plus ardent et le plus redoutable ennemi des Romains, le prix glorieux de tant de travaux et de combats. Les Romains l’ont à portée de main, il est venu se jeter dans leurs filets : quand il sera pris, toute la gloire reviendra à celui qui l’aura stoppé et à celui qui l’aura capturé tandis qu’il fuyait ses adversaires, nous partagerons à deux l’honneur de cet exploit, moi pour l’avoir chassé de la terre, toi pour l’avoir privé d’une retraite, et ce succès effacera dans l’esprit des Romains les victoires trop célébrées de Sulla à Orchomène et à Chéronée”. Ces propos de Fimbria n’étaient pas exagérés : si Lucullus, qui était proche, les avaient écoutés en bloquant le port avec sa flotte, la guerre aurait pris fin, et les nombreux maux qui survinrent ensuite auraient été évités. Mais Lucullus, parce qu’il préférait sacrifier tout intérêt privé ou public à l’exécution fidèle des ordres de son général Sulla, ou parce qu’il détestait Fimbria, scélérat à l’ambition détestable s’étant récemment souillé du meurtre de son général et ami, épargna Mithridate VI et, par une divine fortune, se réserva ainsi un adversaire digne de lui : il refusa de bouger, donnant l’occasion à Mithridate VI de s’échapper et de braver toutes les forces de Fimbria", Plutarque, Vie de Lucullus 3 ; "[Fimbria] contraignit Mithridate VI à embarquer sur sa flotte vers Mytilène. Fimbria parcourut la province d’Asie en punissant ceux qui avaient adopté le parti des Cappadociens et en pillant les territoires des cités qui refusaient de l’accueillir", Appien, Histoire romaine XII.210).


Par un aléa ironique de l’Histoire, Sulla et Mithridate VI ont ainsi un intérêt mutuel à négocier la paix contre Fimbria leur ennemi commun du moment. Mithridate VI a perdu trois armées en Grèce (celle d’Archélaos, celle de Taxilès, celle de Dorylaos), il vient d’être chassé de Pergame et doit stabiliser la situation en Anatolie pour y conserver ses derniers atouts ("Mithridate VI apprit la défaite d’Orchomène en plus du reste. Considérant les énormes moyens qu’ils avaient envoyés en Grèce depuis le début de la guerre et la rapidité avec laquelle ils avaient fondus, il ordonna à Archélaos d’œuvrer à un armistice aux meilleurs conditions possibles", Appien, Histoire romaine XII.215 ; "Le désir [de négocier] de Mithridate VI était motivé par l’approche de Fimbria qui, après avoir assassiné le consul Flaccus adversaire politique de Sulla et vaincu les stratèges de Mithridate VI, s’avançait contre le roi en personne : la peur de cette menace directe le poussait à chercher l’amitié de Sulla", Plutarque, Vie de Sulla 23). Sulla de son côté est certes victorieux en Grèce, mais il est un vainqueur hors-la-loi, non reconnu par le Sénat désormais sous contrôle de Cinna, il est à la tête d’un contingent illégitime contre lequel Fimbria se retournera dès qu’il aura réduit Mithridate VI à l’impuissance, il n’a plus de ravitaillement, plus d’argent, entre une Italie aux mains de ses adversaires politiques et une Anatolie aux mains de ses adversaires militaires ("Marius avait quitté sa retraite et était rentré dans Rome, Sulla craignit avec raison que ce puissant ennemi le bannît. Dans cette appréhension, il députa vers Mithridate VI pour lui signifier que les Romains étaient favorables à un arrangement", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 25 ; "Sulla n’avait pas de navires [à l’exception des bateaux de bric et de broc amenés par Lucullus], ses adversaires à Rome ne lui envoyait ni argent ni moyen et le considérait même comme un ennemi public, pour rembourser les sanctuaires de Pytho, d’Olympie et d’Epidaure dont il avait pillé les trésors il avait donné la moitié du territoire de Thèbes rebelle, et il était pressé d’affronter ses opposants en Italie en y transportant son armée intacte et libérée de la guerre, il aspirait donc à une paix négociée", Appien, Histoire romaine XII.217), il redoute surtout que Fimbria le devance en s’alliant opportunément avec Mithridate VI contre lui ("Sulla sentit que ses soldats étaient mécontents de cette paix [signée en -85], indignés qu’un roi qui en un seul jour avait fait égorger cent cinquante mille Romains répartis en Asie [allusion au décret de Mithridate VI en -88 qui a provoqué la mort de tous les Romains alors présents en Anatolie], le plus mortel ennemi de Rome, retournât tranquillement dans ses territoires en emportant les richesses et les dépouilles de cette Asie qu’il avait pillée et accablée de contributions pendant quatre longues années. Mais il se justifia auprès d’eux en leur disant que si Fimbria et Mithridate VI s’unissaient contre lui il ne pourrait pas leur résister", Plutarque, Vie de Sulla 24 ; ce passage de Plutarque constitue le fragment 314 des livres I-XXXV de l’Histoire romaine de Dion Cassius). Un premier contact est établi à Délion en Béotie, le stratège vaincu Archélaos servant de médiateur. Sulla propose la paix et la reconnaissance de la souveraineté de Mithridate VI sur le royaume du Pont à condition que Mithridate VI évacue la province romaine d’Asie et toutes les provinces alentours, notamment la Bithynie et la Cappadoce qu’il devra restituer à Nicomède IV et Ariobarzanès Ier, ainsi que la Paphlagonie, et qu’il livre une partie de sa flotte et une indemnité de guerre ("Sulla dit : “Si Mithridate VI nous livre tous les navires dont tu disposes, ô Archélaos, s’il nous rend nos généraux, nos ambassadeurs, nos transfuges, nos esclaves fugitifs, s’il rend la liberté aux gens de Chio et à tous ceux du Pont, s’il retire ses garnisons de toutes les citadelles sauf celles qui étaient sous sa souveraineté selon les précédents traités, et s’il verse une indemnité couvrant les frais de cette guerre dont il est responsable en se contentant de son seul royaume héréditaire, j’arriverai à convaincre les Romains de lui pardonner ses actes”", Appien, Histoire romaine XII.222-223 ; "Un marchand de Délion nommé “Archélaos” vint secrètement de la part du stratège royal Archélaos lui proposer la paix. Cette proposition apporta un tel plaisir [à Sulla] qu’il se hâta d’aller en personne négocier avec le stratège. L’entrevue eut lieu au temple d’Apollon en bordure de mer, près de Délion. Archélaos parla le premier, il demanda à Sulla de renoncer à l’Asie et au Pont et de retourner à Rome terminer la guerre civile, contre la livraison de tout l’argent, tous les navires et toutes les troupes dont il aurait besoin pour cela de la part du roi. Sulla répondit en conseillant à Archélaos de se désolidariser de Mithridate VI et de se proclamer roi à sa place, et de lui prêter toute sa flotte comme nouvel allié des Romains. Archélaos rejeta avec horreur ce conseil de trahison. Sulla rétorqua : “O Archélaos, toi Cappadocien, toi esclave ou Ami d’un roi barbare, tu rejettes avec horreur le conseil que je te donne malgré tous les biens que je t’offre, et moi Sulla, moi général romain, je devrais trahir les miens comme tu me le demandes ? Tu oublies que tu t’es enfui de Chéronée avec une poignée d’hommes sur les cent vingt mille que tu conduisais au départ, Archélaos, et que tu t’es caché pendant deux jours dans les marais d’Orchomène en laissant en Béotie tellement de cadavres qu’on n’y voit plus les chemins ?”. Après cette réplique, Archélaos changea de ton : il s’humilia devant Sulla, le supplia de mettre fin à la guerre et d’accorder la paix à Mithridate VI. Sulla consentit à sa demande, et le traité fut conclu aux conditions suivantes : Mithridate VI devait renoncer à l’Asie et à la Paphlagonie, restituer la Bithynie à Nicomède IV et la Cappadoce à Ariobarzanès Ier, payer aux Romains deux mille talents et leur livrer soixante-dix navires aux proues de bronze et tout équipés, Sulla de son côté garantissait à Mithridate VI la possession des autres provinces et lui accordait le titre d’allié du peuple romain", Plutarque, Vie de Sulla 22 ; ce passage de Plutarque constitue le fragment 311 des livres I-XXXV de l’Histoire romaine de Dion Cassius). Mithridate VI accepte la majorité de ces conditions, qui ne lui coûtent pas grand-chose : il ne contrôle plus la province d’Asie ni la Bithynie désormais occupées par les troupes de Fimbria, il sait que la population cappadocienne ne supportera pas longtemps le retour d’Ariobarzanès Ier (qui ne représente que les riches, comme nous l’avons vu plus haut), et ses navires sont assez nombreux et ses richesses assez grandes pour en céder une partie à Sulla afin que celui-ci les utilise pour retourner en Italie et y reprendre le pouvoir (ou s’y faire tuer par Cinna…). Seul l’indispose l’abandon de la Paphlagonie, qu’il considère comme partie intégrante de son royaume du Pont. En apprenant les tergiversations de Mithridate VI sur cette dernière clause, Sulla entre dans une colère noire, il éconduit brutalement Archélaos et se met en marche vers la Thrace et l’Hellespont contre le roi pour le contraindre à signer sa reddition (selon Appien, la décision de Sulla est motivée par la menace de Mithridate VI d’un rapprochement avec Fimbria : "Archélaos retira rapidement les garnisons de toutes les places qu’elles occupaient. Pour les autres clauses [imposées par Sulla], il en référa au roi. […] Les ambassadeurs de Mithridate VI arrivèrent, ils consentirent à toutes les clauses, sauf celle sur la Paphlagonie en ajoutant que “Mithridate VI obtiendrait davantage en traitant avec le général Fimbria”. Sulla n’appréciant pas le parallèle, il déclara vouloir passer en Asie pour abaisser Fimbria et constater lui-même si Mithridate VI voulait un traité de paix ou la guerre. Sur ces mots, il marcha à travers la Thrace en direction de Cypsela", Appien, Histoire romaine XII.224). S’ensuit un épisode flou sur lequel les historiens débattent encore aujourd’hui. Les auteurs anciens disent qu’Archélaos s’abaisse jusqu’à l’humiliation devant Sulla pour le calmer et y réussit ("Des représentants de Mithridate VI arrivèrent à Larissa, qui déclarèrent consentir à toutes les conditions du traité excepté la dépossession de la Paphlagonie et l’obligation de livrer les navires, auxquelles Mithridate VI ne pouvait se résoudre. Sulla répondit avec colère : “Que dites-vous ? Mithridate VI veut conserver la Paphlagonie et refuse de livrer ses navires alors que je devrais le voir à mes pieds me remercier pour lui laisser sa main droite qui a tué tant de Romains ? Il changera bientôt de langage, quand je serai passé en Asie ! Pour l’heure, qu’il profite bien de son repos dans Pergame, à faire des plans de batailles pour une guerre qu’il n’a même pas encore vue !”. Les députés effrayés n’osèrent pas répliquer. Mais Archélaos intercéda auprès de Sulla : il prit sa main, l’arrosa de ses larmes et réussit à adoucir sa colère, il finit par le persuader de le renvoyer auprès de Mithridate VI pour le décider à ratifier la paix aux conditions proposées ou, en cas d’échec, pour s’y suicider. Sur cette parole, Sulla le laissa partir", Plutarque, Vie de Sulla 23 ; ce passage de Plutarque constitue le fragment 312 des livres I-XXXV de l’Histoire romaine de Dion Cassius), ce qui le décrédibilise aux yeux de Mithridate VI, qui le juge désormais comme un traître à la solde des Romains. Sulla quant à lui sera suspecté par les compatriotes d’avoir magouillé sa victoire à Chéronée avec Archélaos ("Sulla marcha vers la Thessalie et la Macédoine pour gagner l’Hellespont, emmenant avec lui Archélaos qu’il entoura d’égards. Ce dernier étant tombé très malade près de Larissa, Sulla stoppa son avance et le soigna, traitant Archélaos de la même manière qu’un officier ou un général romain. Dès lors la victoire de Sulla à Chéronée fut remise en cause, ce soupçon étant renforcé par le fait qu’il rendit la liberté aux Amis de Mithridate VI qu’il y avait capturés, se contentant d’exécuter Aristion qu’Archélaos détestait, et par le fait qu’il donna au Cappadocien un domaine de dix mille plèthres sur l’île d’Eubée en le considérant ami et allié du peuple romain", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 311 des livres I-XXXV). Pire : selon une incidence de Plutarque, Sulla sera accusé par Caius Marcius Censorinus, un des partisans de Marius et de Cinna, d’avoir reçu un pot-de-vin d’on-ne-sait-qui parmi ses ennemis grecs facilitant son retour à Rome. Plutarque dit que l’accusation sera finalement abandonnée ("De retour à Rome, Sulla fut accusé par [Caius Marcius] Censorinus d’avoir touché illégalement une grande somme d’argent d’un royaume allié et ami. Mais l’affaire n’alla pas en justice, et Censorinus cessa finalement de l’accuser, comme le raconte Sulla en personne dans ses Mémoires", Plutarque, Vie de Sulla 5). Mais Plutarque s’appuie sur les propres Mémoires de Sulla, qui embellissent naturellement les affaires de leur auteur. Sulla a-t-il été réellement blanchi de toute accusation ? ou celle-ci a été étouffée parce que Sulla a finalement recouvré son pouvoir dans Rome en réduisant ses opposants au silence, dont Caius Marcius Censorinus ? l’accusation visait-elle le traité de paix négocié avec Mithridate VI, qui s’apparente effectivement à un gros pot-de-vin accélérant le retour de Sulla à Rome ? ou visait-elle un authentique dessous-de-table accordé au seul bénéfice de Sulla par Mithridate VI via Archélaos (qui dans cette hypothèse apparaît comme un parfait pigeon) contre l’abandon de toute discussion à propos de la Paphlagonie ? Mystère. Sulla retrouve son fidèle Lucullus en Chersonèse, qui l’aide à traverser l’Hellespont ("Ensuite Lucullus alla rejoindre Sulla qui se disposait à quitter la Chersonèse. Il assura son propre passage et l’aida au transport de son armée", Plutarque, Vie de Lucullus 4). Il se rend ensuite à Dardanos pour un face-à-face avec Mithridate VI ("La rencontre eut lieu dans la cité de Dardanos en Troade. Mithridate VI vint avec deux cents navires à rames, vingt mille hoplites, six mille cavaliers et un grand nombre de chars à faux. Sulla n’avait que quatre cohortes et deux cents cavaliers. Mithridate VI avança vers Sulla et lui tendit la main. Sulla lui demanda s’il consentait à terminer la guerre aux conditions négociées par Archélaos", Plutarque, Vie de Sulla 24 ; ce passage de Plutarque constitue le fragment 313 des livres I-XXXV de l’Histoire romaine de Dion Cassius). La discussion entre les deux hommes commence mal. Mithridate VI déclare sans détours que l’origine de la guerre est la cupidité des Romains installés à Pergame depuis le legs d’Attale III en -133, qui ont ruiné les Grecs moyens de toute l’Anatolie soit directement par des impôts excessifs soit indirectement par des spéculations scandaleuses, les jetant ainsi dans les bras du premier chef soucieux de les défendre, en l’occurrence Mithridate VI lui-même. Et Mithridate VI a raison. Malignement, il va même jusqu’à sous-entendre que Sulla n’est pas personnellement à l’abri de tout soupçon de corruption ("Sulla venu de Cypsela et Mithridate VI venu de Pergame descendirent en terrain plat, accompagnés de quelques hommes, tandis que de part et d’autres les armées observaient la scène. Mithridate VI rappela l’amitié et l’alliance de ses pères, et les siennes, il accusa les ambassadeurs romains, l’entourage des généraux et les généraux eux-mêmes des actes injustes commis contre lui, en installant Ariobarzanès Ier en Cappadoce, en subtilisant la Phrygie, en causant des dommages via Nicomède IV, et il ajouta : “Et tout cela, ils l’ont fait pour de l’argent, qu’ils ont reçu alternativement de moi et de ceux-là, la cupidité anime effectivement la majorité d’entre vous, ô Romains, la guerre a éclaté à cause de vos généraux qui m’ont contraint à me défendre contre ma volonté”", Appien, Histoire romaine XII.227-229), ce que l’avenir confirmera puisque, nous venons de le voir, Sulla sera accusé d’avoir touché un pot-de-vin à son retour dans Rome. Aussi sec, Sulla rétorque que Mithridate VI aspire à la création d’un empire et saute sur n’importe quelle occasion pour réaliser cette ambition. Et Sulla a raison aussi : nous avons vu que Mithridate VI a préparé la guerre depuis de longues années et qu’il a profité des déboires des Romains en Italie pour l’étendre ("Depuis longtemps tu nourris l’espoir de gouverner la terre entière en vainquant les Romains, alors tu uses de tous les prétextes pour réaliser ton plan bien arrêté. La preuve : quand personne ne se dressait contre toi, tu pressais les Thraces, les Scythes, les Sarmates pour qu’ils s’allient à toi, tu envoyais des émissaires vers les rois voisins, tu fabriquais des navires, tu recrutais des pilotes et des vigies. Mais c’est surtout l’occasion choisie qui démontre ta préméditation : c’est lorsque tu as appris que les Italiens étaient soulevés contre nous et que tu as constaté notre embarras, que tu as attaqué Ariobarzanès Ier, Nicomède IV, les Galates, les Paphlagoniens, et la province d’Asie qui nous appartient", Appien, Histoire romaine XII.234-235). Mais l’urgence et la convergence des intérêts atténuent rapidement la tension. Mithridate VI accepte d’abandonner les habitants de toutes les cités anatoliennes qui l’ont suivi depuis -88 sous la promesse que Sulla ne les punira pas, une promesse que Sulla ne respectera pas. Ce dernier accepte de son côté de bâcler la paix en laissant Mithridate VI retourner tranquillement dans son royaume du Pont avec le gros de sa flotte et toutes ses richesses (qui lui permettront en peu de temps de reconstituer des armées bien équipées et bien entraînées), et sans remettre sur la table la question de la Paphlagonie. Les deux hommes s’embrassent et se séparent ("“J’ai recouvré la Macédoine, j’ai libéré la Grèce de la violence que tu exerçais sur elle, j’ai taillé en pièces cent dix mille hommes de ton armée et pris tes camps avec leur matériel de guerre. Je suis donc étonné par tes tentatives de justifier aujourd’hui les requêtes que tu m’adressais hier par le biais d’Archélaos. Me craignais-tu quand j’étais loin ? Crois-tu que je suis venu jusqu’ici pour une discussion juridique ? Tu nous as fait la guerre, nous nous sommes défendus avec succès, et nous nous défendrons jusqu’au bout !” Tandis que Sulla achevait ce discours avec colère, un revirement s’opéra dans l’esprit du roi, saisi d’appréhension, qui consentit aux conventions établies par l’intermédiaire d’Archélaos. Il livra ses navires et tout le reste, et se retira dans le Pont pour gouverner son seul royaume ancestral", Appien, Histoire romaine XII.239-240 ; "Mithridate VI entama alors une longue apologie, s’efforçant de rejeter la guerre sur les dieux et sur les Romains. Mais Sulla l’interrompit : “Depuis longtemps on me rapporte que Mithridate a une grande éloquence, aujourd’hui je conclus dans le même sens en constatant comment tu habilles tes actes cruels et injustes sous un flot de paroles spécieuses”, puis il énuméra sèchement toutes ses perfidies, le força à les reconnaître, et lui redemanda s’il acceptait les conditions négociées par Archélaos. Mithridate VI déclara les ratifier. Sulla le salua enfin, il l’embrassa affectueusement, puis il fit approcher les rois Nicomède IV et Ariobarzanès Ier et les réconcilia avec Mithridate VI, qui remit à Sulla les soixante-dix navires avec cinq cents hommes de trait avant de remettre à la voile vers le Pont", Plutarque, Vie de Sulla 23-24 ; ce passage de Plutarque constitue le fragment 314 des livres I-XXXV de l’Histoire romaine de Dion Cassius ; "Quand ils [Mithridate VI et Sulla] furent proches l’un de l’autre, ils firent signe à leur escorte de s’éloigner et se rendirent tous deux à la cité de Dardanos en Troade. Là fut signée la paix, qui contenait les articles suivants : “Mithridate remet l’Asie tout entière aux Romains. Les peuples de Cappadoce et de Bithynie seront gouvernés par leurs propres rois. Mithridate est reconnu roi du Pont. Il donne à Sulla quatre-vingts trières et trois mille talents pour qu’il puisse retourner à Rome. Toutes les cités qui ont pris parti pour Mithridate ne seront en aucune manière inquiétées pour ce sujet par les Romains”. Cette dernière clause ne fut pas respectée car les Romains appesantirent leur joug sur toutes ces cités. Après la conclusion du traité, Sulla revint glorieusement à Rome, et Marius en sortit une seconde fois [en réalité Memnon ne désigne ici que les partisans de Marius, car Marius lui-même est mort en janvier -85]. Mithridate VI quant à lui retourna dans son pays en soumettant plusieurs peuples [dans le nord, on le verra juste après] qui avaient profité de sa mauvaise fortune pour se soustraire à son autorité", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 25).


Sulla a ainsi les mains libres pour s'occuper des affaires romaines. Il se retourne contre son compatriote Fimbria qui, abandonné par ses soldats, est contraint au suicide ("Sulla débarque en Asie. Il fait la paix avec Mithridate VI, à condition que celui-ci évacue les provinces d'Asie, de Bithynie et de Cappadoce. Fimbria, abandonné par ses troupes qui passent du côté de Sulla, est réduit à se donner la mort. Il présente sa tête à un esclave et lui ordonne de le tuer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre LXXXIII ; "En très peu de temps, Fimbria plongea la province dans tous les malheurs qu'on peut attendre d'un homme impie et licencieux. Ravageant la Phrygie tel un ouragan, renversant tout ce qui était sur sa route, il s'abattit sur [texte manque] de chaque cité. En se suicidant, il acquitta par sa seule mort la dette d'une multitude de morts", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 464). La scène se passe à Thyateira selon Plutarque (aujourd'hui Akhisar dans la province de Manisa en Turquie : "[Sulla] marcha contre Fimbria, qui était campé sous les murs de Thyateira. Il prit position près du camp de Fimbria, et ordonna de creuser une tranchée autour. Les soldats de Fimbria sortirent alors en simple chiton pour venir embrasser ceux de Sulla et les aider avec ardeur à terminer leur tâche. En voyant ces mouvements, Fimbria, qui n'attendait aucune grâce de Sulla, qu'il regardait comme un ennemi implacable, se suicida dans son camp", Plutarque, Vie de Sulla 25), ou à Pergame selon Appien, qui dit au passage que Rutilius Rufus sert alors de médiateur aux deux généraux ("Quand il arriva à deux stades de Fimbria, Sulla lui ordonna de livrer son armée, sur laquelle il exerçait un commandement illégal. Celui-ci répondit ironiquement que lui non plus n'exerçait pas un commandement légal. Mais comme Sulla l'entoura d'un retranchement et que beaucoup de ses hommes désertèrent ouvertement, Fimbria rassembla les restants pour les inciter à rester avec lui. Ils déclarèrent ne pas vouloir batailler contre leurs propres compatriotes et déchirèrent son vêtement. Alors il les implora un par un. Ils lui tournèrent le dos et les désertions devinrent massives […]. Rutilius [Rufus] lui dit que Sulla lui permettait de se rendre en sécurité jusqu'à la mer, au cas où il voulait fuir par la côte de l'Asie [la province romaine, dont Pergame est la capitale] dont Sulla était proconsul. Fimbria déclara qu'il songeait à un voyage plus avantageux. Il se retira à Pergame, se rendit au sanctuaire d'Asclépios, où il se frappa de son épée. La blessure n'étant pas mortelle, il ordonna à son serviteur d'appuyer davantage. Celui-ci tua son maître puis se suicida sur son corps", Appien, Histoire romaine XII.241-247). Puis en automne -85 Sulla reprend fermement en mains la province romaine d'Asie et ses alentours, oubliant les promesses de clémence adressées à Mithridate VI quelques mois plus tôt. Les esclaves affranchis par Mithridate VI sont sommés de reprendre leur vie d'esclave auprès de leurs maîtres romains, ou de leurs maîtres grecs protégés par les Romains, ceux qui refusent de retourner à leur condition première sont massacrés. Les Grecs moyens doivent aussi se soumettre à l'autorité romaine ("[Sulla] fit proclamer que les esclaves libérés par Mithridate VI devaient rentrer immédiatement chez leurs maîtres. Comme beaucoup désobéirent et que plusieurs cités se révoltèrent, des hommes libres et des esclaves furent massacrés en nombre sous des prétextes divers, les fortifications de nombreuses cités furent abattues, la majeure partie de l'Asie [c'est-à-dire la seule province romaine autour de Pergame ? ou plus sûrement l'Anatolie occidentale tout entière ?] fut réduite en esclavage et livrée au pillage. Les partisans des Cappadociens, individus ou cités, furent durement châtiés, notamment les Ephésiens qui s'étaient livrés de façon ignoble à la flatterie en profanant les monuments élevés à des Romains", Appien, Histoire romaine XII.251-252). Sulla leur demande vingt mille talents de frais de guerre ("Sulla imposa l'Asie collectivement de vingt mille talents, il imposa aussi les particuliers en les obligeant à accueillir à discrétion dans leur maison ses soldats, qui s'y comportèrent avec insolence : chaque hôte devait payer à chaque soldat logeant chez lui quatre tétradrachmes quotidiens en plus d'un souper pour lui-même et pour tous ses amis, et à chaque centurion cinquante drachmes quotidiens en plus d'un vêtement pour le privé et d'un autre pour le public", Plutarque, Vie de Sulla 25). En réalité, comme l'explique Appien, cette somme ne correspond pas seulement à des frais de guerre, elle se compose d'un tribut de quinze mille talents au vainqueur, qui permet à Sulla d'apparaître comme un continuateur des frères Scipion jadis (qui ont également demandé quinze mille talents aux Carthaginois après la bataille de Zama en -202, et quinze mille talents à Antiochos III après la bataille de Magnésie en hiver -190/-189), auxquels s'ajoutent cinq mille talents équivalant à l'impôt annuel que les Anatoliens n'ont pas payé depuis que Mithridate VI les a défiscalisé en -88 (selon le livre XXXVIII paragraphe 3 précité de l'Histoire de Justin : "“Je vous inflige [c'est Sulla qui s'adresse aux délégués des cités anatoliennes vaincues en -automne -85] comme unique sanction le versement immédiat de cinq années d'impôt, ainsi qu'un tribut de guerre pour régler les dépenses que j'ai déjà engagées et celles qui seront nécessaires pour réparer les dommages de la guerre. Je répartirai ce tribut entre vous, cité par cité, et je fixerai une date limite pour les versements, au-delà de laquelle ceux qui ne s'en seront pas acquitté seront châtiés comme des ennemis”. Sur ces mots, Sulla répartit le tribut entre les délégués et envoya des représentants recueillir les fonds", Appien, Histoire romaine XII.259-261). Ce retour des percepteurs romains va précipiter toute la Méditerranée nord-orientale dans un désastre économique et social sans précédent. Incapables d'honorer ce tribut par les moyens ordinaires, les cités sont réduites à vendre à l'encan les biens publics : théâtres, gymnases, ports, tous ce que leurs ancêtres ont bâti pendant des siècles, est quasiment offert à une petite clique de Romains véreux confortablement installés dans Pergame. Pressées par leurs administrations à la solde des Romains, ne possédant plus rien en propre, les Grecs moyens sont réduits à se vendre eux-mêmes ou à se perdre dans la piraterie, qui se généralise depuis la Cilicie et Chypre jusqu'à la mer Egée, jusqu'à la mer Ionienne, jusqu'à la mer Tyrrhénienne ("Dépourvues de moyens, les cités empruntèrent à des taux élevés : les unes donnèrent leur théâtre en gage aux créanciers, les autres donnèrent leur gymnase, ou leurs remparts, ou leur port, ou tout autre édifice public, sous la pression des soldats. C'est ainsi que furent récoltés les fonds pour Sulla, et que l'Asie souffrit tous les maux. Parallèlement, les incursions de pirates se généralisèrent, opérées par des flottes ressemblant de plus en plus à des escadres régulières. Mithridate VI en était à l'origine, il les avait poussées à ravager la mer à l'époque où il pensait de plus pouvoir la conserver longtemps [après ses premiers revers contre Sulla en -86]. Désormais elles pullulaient, attaquant ouvertement les navires, et aussi les ports, les forteresses, les villes. Iasos en fut victime, comme Samos et Clazomènes, et le sanctuaire de Samothrace qui fut pillé de mille talents d'objets précieux", Appien, Histoire romaine XII.261-263). Le magistrat temporaire chargé de cette appropriation totale de l'Anatolie est Lucullus, que Plutarque présente comme un modéré ("La paix fut conclue, Mithridate VI se retira dans le Pont-Euxin. Sulla imposa l'Asie de vingt mille talents pour frais de guerre, il chargea Lucullus de prélever cette somme et d'en frapper une monnaie romaine. Ce dernier traita les cités avec moins de dureté que Sulla, il se montra désintéressé et juste, et plein de douceur dans l'accomplissement de cette cruelle et odieuse mission", Plutarque, Vie de Lucullus 4) tout en reconnaissant que quinze ans plus tard, quand Lucullus reviendra à Pergame vers -70, ayant laissé ses subalternes imposer leurs rafles, leurs spoliations, leurs montages financiers à leur guise pendant quinze ans, l'injustice dominera partout ("[L'Anatolie] était ravagée, réduite en servitude par les percepteurs ["telènhj"] et les usuriers ["daneist»j"], les particuliers étaient réduits à vendre leurs plus beaux jeunes gens et leurs filles vierges, et les gouvernements des cités, leurs offrandes consacrées, leurs tableaux, les statues des dieux. Les citoyens quant à eux étaient réduits à se vendre comme esclaves à leurs créanciers. Leurs souffrances avant de tomber dans l'esclavage étaient cruelles : torture, prison, pilori, exposition en plein air où ils brûlaient sous le soleil en été et gelaient dans la fange ou la glace en hiver, à tel point que la servitude leur semblait un soulagement et un repos. […] Les dettes généralisées à toute l'Asie provenaient des vingt mille talents que Sulla avait imposés : les usuriers avaient doublé cette somme et, en accumulant les créances, avaient monté les obligations jusqu'à cent vingt mille talents", Plutarque, Vie de Lucullus 20). Pour l'anecdote, le philosophe platonicien Diodoros qui a poussé les gens d'Attramytion à en chasser les Romains, s'exile vers le Pont auprès de Mithridate VI (selon une incidence du livre XIII paragraphe 1 alinéa 66 de la Géographie de Strabon), laissant le rhéteur Xénoclès assurer seul la défense de la cité ("Adramyttion a donné le jour à Xénoclès, rhéteur pétri d'asianisme mais bon dialecticien, comme le prouve le plaidoyer qu'il prononça devant le Sénat pour la province d'Asie accusée de mithridatisme", Strabon, Géographie, XIII, 1.66). Pour l'anecdote encore, l'exilé Rutilius Rufus quitte Mytilène totalement ruinée par la guerre et s'installe sur le continent à Smyrne, où il recevra la visite de Cicéron en -78 ("[Mytilène de Lesbos] ayant été saccagée pendant la guerre contre Mithridate VI, Rutilius [Rufus] déménagea à Smyrne, où il passa le reste de ses jours, sans vouloir rentrer dans sa patrie", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 284 des livres I-XXXVI ; "Je me souviens, quand je séjournais à Smyrne, avoir entendu Publius Rutilius Rufus raconter les faits suivants. […]", Cicéron, Brutus ou Des orateurs illustres 22 ; "Mon intention n'est pas de développer ici un nouveau système politique éclos de mon imagination, mais de rapporter en narrateur fidèle, telle que Publius Rutilius Rufus me l'a rapportée de sa propre bouche quand j'ai séjourné à Smyrne en sa compagnie dans ma jeunesse, une discussion entre plusieurs anciens Romains, les plus illustres de leur temps et les plus sages de notre République, abordant à mon sens tous les sujets relatifs au gouvernement d'un Etat", Cicéron, De la République I.8) et où il finira ses jours à écrire des biographies aujourd'hui perdues (dont la sienne en cinq livres mentionnée par Tacite au paragraphe 1 de son De la vie et de la mort de Julius Agricola, une autre sur Marius dont il a été un proche mentionnée par Plutarque au paragraphe 28 de sa Vie de Marius, et une autre sur Mithridate VI mentionnée par Plutarque au paragraphe 37 de sa Vie de Pompée). Pour l'anecdote toujours, Ptolémée XI, le jeune fils de Ptolémée X envoyé sur l'île de Kos par sa grand-mère Cléopâtre III et capturé par Mithrdiate VI en -88, profite des déboires de l'armée pontique pour s'enfuir et se réfugier auprès de Sulla (nous reviendrons sur ce point plus loin). Laissant sur place les deux légions de Fimbria (à dessein, pour qu'elles achèvent de ruiner l'Anatolie avec l'aide directe ou indirecte des usuriers romains et des pirates de Cilicie ?) sous les ordres de son général Muréna, Sulla prend finalement la route d'Ephèse avec son contingent, embarque vers Athènes où il accapare la bibliothèque aristotélicienne comme nous l'avons raconté brièvement à la fin de notre paragraphe introductif ("[Sulla] quitta ensuite Ephèse avec tous ses navires pour aller jeter l'ancre, trois jours plus tard, au Pirée. Sur des renseignements qu'on lui donna, il fit enlever pour son propre usage la bibliothèque d'Apellicon de Téos, qui contenait la plupart des livres d'Aristote et de Théophraste, encore mal connus, et la fit transporter à Rome. On dit que le grammairien Tyrannion remit ces livres en ordre, qu'il laissa Andronicos de Rhodes [directeur du Lycée au milieu du Ier siècle av. J.-C.] en faire des copies, et y ajouta les tables dont on se sert aujourd'hui. Les péripatéticiens antérieurs étaient certainement éclairés et érudits, mais ils n'étudiaient que sur la base d'un petit nombre de traités d'Aristote et de Théophraste et de copies incorrectes, parce que les héritiers de Nélée de Skepsis à qui Théophraste avait légué les livres originaux étaient des gens peu instruits et incapables de les apprécier", Plutarque, Vie de Sulla 26), il traverse la Thessalie pour rejoindre la via Egnatia et regagner l'Italie. Il reprend le pouvoir à Rome contre Cinna par un processus que nous n'aborderons pas ici pour ne pas nous écarter de notre sujet ("Laissant derrière lui [les pirates] exercer leurs violences sur des gens qu'il jugeait coupables, et impatient de regagner Rome pour mâter les factieux, Sulla retourna en Grèce puis vers l'Italie avec la majeure partie de son armée", Appien, Histoire romaine XII.263 ; "Sulla traversa la Thessalie et la Macédoine, puis il descendit vers la mer pour s'embarquer à Durrachium [aujourd'hui Durrës en Albanie] et, de là, passer à Brindisi avec une flotte de douze cents navires", Plutarque, Vie de Sulla 27 ; "Après avoir taillé en pièces en Béotie les armées de Mithridate VI et prit Athènes d'assaut, puis s'être allié à Mithridate VI et obtenu de lui sa flotte, Sulla revint en Italie. Très rapidement il tailla en pièces les armées de Cinna et de Marius, il devint le maître de Rome et de l'Italie entière, il égorgea les partisans de Cinna qui avaient versé le sang et il anéantit la famille de Marius", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 463).


Nous devons revenir une dernière fois sur la famille séleucide, qui provoque son propre hallali. Nous avons laissé Antiochos VIII Grypos à la tête d'Antioche en lutte contre son demi-frère Antiochos IX Cyzicène à la tête d'une partie de la Syrie non déterminée échappant au contrôle d'Antioche. L'inscription 257 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae révèle qu'Antiochos VIII Grypos a perdu sa souveraineté sur Séleucie-de-Piérie, port d'Antioche, en lui accordant l'autonomie vers -109 : cette décision motivée certainement pour une raison politicienne immédiate a eu pour conséquence de priver Antioche de l'accès à la mer, accroissant ainsi son isolement. En -97, Antiochos VIII Grypos est assassiné par un courtisan dans on-ne-sait-quelle circonstance ("Antiochos VIII surnommé “Grypos” mourut assassiné par Héracléon, à l'âge de quarante-cinq ans, après vingt-neuf ans de règne", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.365). Son demi-frère Antiochos IX Cyzicène ne profite pas de cette mort, car Séleucos VI succède aussitôt à son père Antiochos VIII Grypos et lance une armée contre son oncle Antiochos IX Cyzicène : ce dernier est vaincu dès l'année suivante, en -96 ("Séleucos VI, le fils d'Antiochos VIII Grypos, entra en campagne contre son oncle [Antiochos IX Cyzicène] et lui enleva le pouvoir", Appien, Histoire romaine XI.365). Selon Flavius Josephe Antiochos IX Cyzicène est exécuté par Séleucos VI ("Son fils Séleucos VI [à Antiochos VIII Grypos] lui succéda sur le trône et combattit le frère de son père, Antiochos IX surnommé “Cyzicène”, il le vainquit, le captura et le mit à mort", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.36), selon Eusèbe de Césarée il se suicide avant d'être capturé ("[Antiochos IX] Cyzicène régna à partir de la première année de la cent soixante-septième olympiade [c'est-à-dire en -112] et mourut à cinquante ans la première année de la cent soixante-et-onzième olympiade [c'est-à-dire en -96] après un règne de dix-huit ans, de la manière suivante. Après la mort d'Antiochos VIII Grypos précédemment évoquée, son fils Séleucos vint avec une armée et prit beaucoup de cités. Antiochos IX Cyzicène sortit d'Antioche avec des troupes, il fut vaincu en bataille, son cheval l'emporta vers les ennemis, mais au moment où ils allaient le capturer il tira son épée et se suicida. Séleucos VI prit ainsi le contrôle de tout le royaume et entra dans Antioche", Extraits de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, édition d'Alfred Schoene, page 259). Mais Séleucos VI est tué à son tour par la population en Cilicie qui ne supporte pas ses manières tyranniques, il est remplacé par son cousin Antiochos X Eusèbe fils d'Antiochos IX Cyzicène ("Peu après [l'intronisation de Séleucos VI], Antiochos X surnommé “Eusèbe” fils d'Antiochos IX Cyzicène vint à Arados et ceignit le diadème. Il déclara la guerre à Séleucos VI, le vainquit, et le chassa de Syrie. Séleucos VI s'enfuit en Cilicie. Arrivé à Mopsou Hestia, il accapara de l'argent. Les habitants irrités incendièrent son palais et le tuèrent avec ses amis. Antiochos X [Eusèbe] fils d'Antiochos IX Cyzicène resta roi en Syrie", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.367-369 ; "Le fils survivant d'[Antiochos IX] Cyzicène commença une guerre contre Séleucos VI. Les deux armées entrèrent au contact près la cité cilicienne appelée “Mopsou Hestia”, Antiochos X [Eusèbe] fut vainqueur. Séleucos VI se réfugia dans la ville, mais quand il découvrit que les habitants voulaient le brûler vif il se hâta de se suicider", Extraits de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, édition d'Alfred Schoene, page 259 ; "Violent et tyrannique, [Séleucos VI] fut brûlé vif dans le gymnase de Mopsou Hestia en Cilicie. Antiochos X fils d'[Antiochos IX] Cyzicène, lui succéda", Appien, Histoire romaine XI.365-366). Par une incidence d'Appien, on apprend que Cléopâtre V Séléné, que nous avons vue précédemment mariée à son frère Ptolémée IX puis à son cousin Antiochos VIII Grypos, s'est mariée ensuite avec son autre cousin Antiochos IX Cyzicène, et elle se remarie avec Antiochos X Eusèbe quand celui-ci devient roi ("Parce qu'[Antiochos X] avait subi les attaques de son cousin Séleucos VI et semblait y avoir échappé grâce à sa piété, les Syriens le surnommèrent “Eusèbe” ["EÙseb»j/le Pieux, le Saint"]. En réalité, je crois que les Syriens lui ont donné ce surnom par dérision : dans les faits, ce personnage soi-disant “pieux” dut effectivement la vie sauve à [Cléopâtre V] Séléné qu'il épousa épris de sa beauté, mariée auparavant à son père [Antiochos IX] Cyzicène et à son oncle [Antiochos VIII] Grypos. C'est pour cela qu'il fut puni par les dieux, via Tigrane II qui le chassa du pouvoir", Appien, Histoire romaine XI.366). A peine installé sur le trône, le nouveau roi Antiochos X Eusèbe est à son tour contesté par ses cousins : Antiochos XI et Philippe Ier, frères jumeaux de feu Séleucos VI, reprennent le contrôle de la Cilicie en-94. Antiochos X Eusèbe réussit à tuer Antiochos XI en bataille, mais ne parvient pas à déloger Philippe Ier, qui règne à partir de cette date comme un chef de bande au milieu des pirates ciliciens dont nous parlerons juste après ("Ses deux frères jumeaux [à Séleucos VI] Antiochos XI et Philippe Ier apparurent avec une armée et s'emparèrent de la ville [de Mopsou Hestia] par la force, ils vengèrent la mort de leur frère en la détruisant. Le fils d'[Antiochos IX] Cyzicène [c'est-à-dire Antiochos X Eusèbe] vint les affronter, il les vainquit en bataille. Antiochos XI le frère de Séleucos VI s'enfuit à cheval, il tomba accidentellement tête en avant dans le fleuve Oronte et mourut emporté par le courant. Les deux adversaires Philippe Ier, frère de Séleucos VI et fils d'Antiochos VIII Grypos, et Antiochos X [Eusèbe] fils d'Antiochos IX Cyzicène rivalisèrent pour le royaume à partir de la troisième année de la cent soixante-quatorzième olympiade [c'est-à-dire en -94], ils s'affrontèrent mutuellement pour la possession de la Syrie avec des armées importantes, chacun contrôlant une partie du pays", Extraits de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, édition d'Alfred Schoene, page 261 ; Philippe Ier survit au moins jusqu'à l'arrivée de Pompée en -64 puisqu'il se présente alors comme un concurrent d'Antiochos XIII, mais on ignore comment : on devine simplement qu'il n'est pas regardé comme un allié par Mithridate VI en -88 puisque le trône séleucide est accaparé par Tigrane II gendre de Mithridate VI, ni par la majorité des pirates qui se rangent du côté de Mithridate VI, ni par Lucullus qui débarque en Cilicie en -74 avec le titre de gouverneur romain et dénie par conséquent toute légitimité séleucide sur ce territoire, ni par Pompée qui dépose finalement la dynastie séleucide en créant la nouvelle province romaine de Syrie en -64). Antiochos X Eusèbe doit également supporter au sud les ambitions de Démétrios III, quatrième frère de feu Séleucos VI, qui s'installe à Damas parmi les Arabes nabatéens et s'y proclame roi avec l'aide de Ptolémée IX ("Antiochos XI frère de Séleucos VI attaqua [Antiochos X Eusèbe], mais fut vaincu et périt avec son armée. Après lui, son frère Philippe Ier prit la couronne et régna sur une partie de la Syrie. Ptolémée IX Lathyros ["l£quroj/pois chiche", un des surnoms de Ptolémée IX, par allusion au bouton sur son nez bien visible sur ses monnaies] fit venir de Cnide le quatrième frère, Démétrios III surnommé “Akairos” ["Akairoj", littéralement "l'Importun", dérivé de "kairÒj/convenable, opportun, bienvenu, à propos" précédé d'un "a-" privatif] et l'établit roi à Damas", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.369-370). En résumé, le royaume séleucide déjà très petit et peu signifiant, se réduit et s'affaiblit davantage par une partition entre trois rois : Antiochos X Eusèbe à Antioche amputée de Séleucie-de-Piérie, Philippe Ier en Cilicie chez les pirates, et Démétrios III à Damas sous contrôle de Ptolémée IX et des Arabes nabatéens ! Pire : Antiochos X Eusèbe est confronté à l'ouest à une puissance montante, le royaume d'Arménie. Au début du Ier siècle av. J.-C. en effet, le roi parthe Arsacès VIII-Mithridate II a vassalisé l'Arménie, mais sa mort a été suivie d'un flou dynastique dont a profité Tigrane II héritier de la couronne arménienne ("Retenu d'abord chez les Parthes comme otage, [Tigrane II] avait réussi à se faire rétablir sur le trône de l'Arménie en leur cédant soixante-dix vallées. Devenu plus fort, il les avait reprises et avait même dévasté leur territoire dans les régions de Ninive et d'Arbèles, puis il avait rattaché à son pouvoir l'Atropatène et la Gordyène", Strabon, Géographie, XI, 14.15 ; "Tigrane II régnait en Arménie. Autrefois otage des Parthes, il avait été renvoyé par eux dans le royaume de ses pères", Justin, Histoire XXXVIII.3), devenu le gendre de Mithridate VI depuis que ce dernier lui a donné une de ses filles pour épouse, comme nous l'avons dit précédemment. Tigrane II accapare les territoires de la haute vallée de l'Euphrate, qu'il confie à son stratège Bagadatès, sans qu'Antiochos X Eusèbe paraisse s'inquiéter du danger ("Le roi d'Arménie Tigrane II fils de Tigrane Ier, après avoir soumis de nombreux peuples voisins avec leurs dynastes, résolut de devenir le roi des rois. Il fit campagne contre les Séleucides, qui refusaient de se soumettre. Mais, Antiochos X Eusèbe n'opposant aucune résistance, Tigrane II domina finalement la Syrie du haut Euphrate, tous les peuples syriens jusqu'à la mer, et aussi la Cilicie qui était alors sujette des Séleucides, pendant quatorze ans, confiant l'administration de tous ces territoires au stratège Bagadatès", Appien, Histoire romaine XI.247-248). Selon Strabon, c'est à cette époque que Tigrane II, gouvernant à la manière hellénistique, crée une cité-garnison à laquelle il donne son nom, "Tigranocerte", en y déportant les populations conquises récalcitrantes ("Ayant franchi l'Euphrate, [Tigrane II] conquit militairement la Syrie et la Phénicie. Parvenu à ce haut degré de puissance, il fonda entre l'Ibérie [région du Caucase] et la région de Zeugma sur l'Euphrate une nouvelle cité qu'il appela “Tigranocerte”, qu'il peupla en y déportant les habitants d'une douzaine de cités grecques", Strabon, Géographie, XI, 14.15). Cette cité-garnison de Tigranocerte n'a pas encore été localisée par l'archéologie, elle se trouve "sur une hauteur" selon une incidence de Pline l'Ancien (Histoire naturelle, VI, 10.2), près de Nisibe/Nusaybin selon Strabon ("Le Taurus méridional s'étend au-delà de l'Euphrate vers l'est, vers la Cappadoce et la Commagène. Dans sa première partie, qui sépare la Sophène et l'Aménie de la Mésopotamie, il est désigné sous le nom même de “Taurus”, quelquefois sous celui de “chaîne de Gordyène”, et sous celui particulier de “Masios” au-dessus des cités de Nisibe et de Tigranocerte. Il s'élève en prenant un nouveau nom : le “Niphatès” ["Nif£thj/l'Enneigé"]", Strabon, Géographie, XI, 12.4 ; "Au pied du mont Masios se trouve Nisibe appelée parfois “Antioche-de-Mygdonie”, cité remarquable aux côtés d'autres voisines dont Tigranocerte, Carrhes [Harran en Turquie], Nicéphorion [Raqqa en Syrie], Chordiraza [non localisée], et Sinnaka où périt Crassus, victime du guet-apens fomenté par Suréna le général des Parthes", Strabon, Géographie, XVI, 1.23). Antiochos X Eusèbe est finalement tué lors d'une obscure bataille vers -88, laissant le trône d'Antioche vacant ("Antiochos X [Eusèbe] résista énergiquement aux deux frères [Philippe Ier et Démétrios III], mais il mourut peu après : parti secourir Laodicée la reine des Saméniens [tribu arabe nomade selon l'article "Saméniens/Samhnw…" des Ethniques de Stéphane de Byzance] en guerre contre les Parthes, il tomba en combattant courageusement", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.371). Cet événement est exactement contemporain de l'offensive générale de Mithridate VI en Anatolie et en Grèce que nous venons de raconter en détails. Les Antiochiens hésitent : doivent-ils incliner vers Mithridate VI, ou vers Ptolémée IX qui redevient roi unique d'Egypte après la mort récente de son frère Ptolémée X Alexandre ? Ils croient trouver une solution en ne prenant parti ni pour l'un ni pour l'autre, et en choisissant Tigrane II. Ce dernier accepte leur proposition, il entre dans Antioche et y impose son stratège Bagadatès "pendant dix-huit ans" selon Justin : comme on sait que Bagadatès quittera Antioche en automne -69 pour retourner à Tigranocerte auprès de son roi assiégé par Lucullus, une simple soustraction nous permet de dater cet événement en -87. Les hellénistes jusqu'à la fin du XXème siècle, s'appuyant sur le seul témoignage de Justin qui affirme que "grâce à Tigrane II la Syrie vit en paix pendant dix-huit ans" ("La haine implacable des deux frères [Antiochos VIII Grypos et Antiochos IX Cyzicène] qui passa à leurs enfants, et la guerre acharnée qu'elle alluma, ayant épuisé la Syrie et ses rois, le peuple chercha du secours dans les rois étrangers. Les uns voulaient offrir la couronne à Mithridate VI roi du Pont, et les autres à Ptolémée IX roi d'Egypte, mais le premier était engagé dans la guerre contre les Romains et Ptolémée IX avait toujours été l'ennemi de la Syrie. Tous les suffrages se réunirent donc sur Tigrane II roi d'Arménie qui, déjà puissant par lui-même, était de plus un allié des Parthes et un parent de Mithridate VI. Appelé au trône de Syrie, il en jouit paisiblement pendant dix-huit ans, sans être jamais forcé d'attaquer ni de repousser aucun ennemi", Justin, Histoire XL.1), ont cru que Tigrane II a restauré la grandeur et la sécurité du royaume séleucide. Les hellénistes récents, que nous suivons, ne partagent pas cet avis : en juxtaposant des fragments de textes de plusieurs auteurs antiques et en s'appuyant sur la numismatique, ils concluent au contraire que Tigrane II a accéléré l'atomisation du royaume séleucide en une multitude de fiefs sous l'autorité de petits chefaillons locaux, rendant nécessaire la création de la province romaine de Syrie par Pompée quelques années plus tard. On déduit ainsi d'un passage de Strabon ("Grande et forte, [Séleucie-de-Piérie] est une place imprenable, c'est pour cela que Pompée la déclara “cité libre” après en avoir chassé Tigrane II", Strabon, Géographie, XVI, 2.8) que Tigrane II échoue à prendre Séleucie-de-Piérie, les habitants devenus autonomes sous Antiochos VIII Grypos refusant de se soumettre de nouveau au joug d'un roi. Les numismates confirment la longue résistance de cette cité par la disparition de son monnayage, qui prouve indirectement la pénurie de matière monétisable et/ou l'effondrement de l'activité commerciale dû au blocus de Tigrane II. Les mêmes numismates signalent parallèlement l'apparition d'un monnayage important à la même époque dans les cités de Laodicée (aujourd'hui Lattaquié en Syrie), d'Apamée-sur-l'Oronte (aujourd'hui le site archéologique de Qalat al-Madhiq, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest d'Hama en Syrie) et de Bérytos (aujourd'hui Beyrouth capitale du Liban), qui peut s'expliquer justement par la baisse des activités portuaires à Séleucie-de-Piérie assiégée. On apprend par un court passage de Flavius Josèphe que les deux frères Philippe Ier et Démétrios III, au lieu de s'entendre sur une stratégie commune contre Tigrane II, se lattent mutuellement avec le soutien intéressé de petits caïds levantins, en l'occurrence un nommé "Straton" qui règne sur Beroia (aujourd'hui Alep en Syrie) et un scheik arabe nommé "Aziz/Azizoj" sévissant dans le voisinage. Démétrios III est vaincu, capturé, et envoyé prisonnier vers le royaume des Parthes, où il meurt de maladie ("Démétrios III assiégea son frère son frère Philippe Ier à Beroia à la tête de dix mille fantassins et mille cavaliers. Straton, tyran de Béroia et allié de Philippe Ier, appela à l'aide le chef arabe Aziz et le gouverneur parthe Mithridate Sinacès. Ceux-ci vinrent avec des forces considérables, ils assiégèrent Démétrios III, le continrent dans ses retranchements par des pluies de flèches, et par la soif ils le forcèrent finalement à se rendre avec son armée. Ils pillèrent la région, envoyèrent Démétrios III à [Arsacès VIII-]Mithridate II le roi des Parthes [qui meurt vers -88, l'événement est donc antérieur ou contemporain de la mort d'Antiochos X Eusèbe ? ou Flavius Josèphe se trompe-t-il sur le nom du roi parthe ?], et rendirent sans rançon aux Antiochiens tous leurs compatriotes capturés. [Arsacès VIII-]Mithridate II le roi des Parthes traita avec beaucoup d'égards Démétrios III, qui mourut de maladie", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.384-386). On apprend par un autre passage de Flavius Josèphe qu'un cinquième fils d'Antiochos VIII Grypos, Antiochos XII surnommé "Dionysos", prend le pouvoir à Damas en remplacement de son frère Démétrios III. Cet Antiochos XII Dionysos lance une attaque contre Arétas III le roi des arabes nabatéens, en balayant au passage les troupes d'Alexandre Jannée roi d'Israël, mais il est battu et tué par Arétas III. Les habitants de Damas n'ayant plus de roi sont menacés par un autre petit chefaillon local, "Ptolémée fils de Mennaios", ils se résignent donc à appeler l'Arabe Arétas III comme nouveau roi ("Peu après [la défaite de Démétrios III], le frère de Philippe Ier, Antiochos XII surnommé “Dionysos”, aspirant au pouvoir, vint à Damas, s'en rendit maître et prit le titre de roi. […] Il se mit en campagne vers la Judée avec huit mille fantassins et huit cents cavaliers. Craignant d'être envahi, Alexandre [Jannée] creusa un large fossé dans la région la plus exposée, sur cent cinquante stades entre Chabarzaba [aujourd'hui Kfar Saba, dans la banlieue nord-est de Tel Aviv en Israël] appelée aujourd'hui “Antipatris” et Joppé [Jaffa, quartier sud de Tel Aviv en Israël] au bord de la mer, il éleva une muraille avec des tours de bois reliées par des courtines, et attendit Antiochos XII. Ce dernier incendia l'ouvrage et par cette brèche fit passer ses troupes vers l'Arabie. Le roi des Arabes se retira d'abord, puis reparut tout à coup avec dix mille cavaliers. Antiochos XII marcha à leur rencontre, il combattit avec courage, il vainquit sur son flanc mais fut tué en portant secours à l'autre flanc qui faiblissait. Antiochos XII mort, ses soldats se réfugièrent dans le bourg de Cana, où beaucoup moururent de faim. Après lui Arétas III régna en Koilè-Syrie, appelé par les gens de Damas qui haïssaient Ptolémée fils de Mennaios", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.387-391). Strabon révèle que ce "Ptolémée fils de Mennaios" règne sur Chalcis du Liban (aujourd'hui Anjar au Liban, en plein milieu de la vallée de la Bekaa, exactement à mi-chemin entre Beyrouth au -delà des monts Liban à l'ouest et Damas au-delà des monts Anti-Liban à l'est ; Chalcis du Liban est appelée "Gherra/Gšrra" [hellénisation de l'arabe "Anjar"] par Polybe, qui précise que ce lieu situé sur la chaîne Anti-Liban forme un verrou avec "Brochoi/BrÒcoi" située en face sur la chaîne Liban, aujourd'hui le village de Barouk au Liban : "Le bassin de Massyas […] s'étend entre Liban et Anti-Liban et s'étrangle en un défilé barré, en son lieu le plus étroit, par une zone de marécages où on cueille des joncs odorants. Ce lieu étroit est contrôlé d'un côté par Brochoi et de l'autre côté par Gerrha", Polybe, Histoire, V, 45.8-46.1), où il bat monnaie et impose sa loi en totale autonomie ("Le phylarque Ptolémée fils de Mennaios […] depuis la forteresse de Chalcis contrôlait tout le Massyas et les monts ituréens" Strabon, Géographie, XVI, 2.10). Après la mort du roi Alexandre Jannée en -76, la reine Salomé-Alexandra tentera de réduire Ptolémée fils de Mennaios, sans succès ("[Salomé-Alexandra] envoya son fils Aristobule avec une armée vers Damas contre Ptolémée fils de Mennaios, qui vivait à proximité et importunait la cité. Mais il revint sans avoir rien accompli d'important", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.418). On apprend a posteriori, dans les paragraphes 39-40 du livre XIV des Antiquités juives de Flavius Josèphe racontant la mainmise de Pompée sur la Syrie en -64, que nous aborderons plus loin, que Ptolémée fils de Mennaios est associé par mariage à un autre petit caïd appelé "Dionysios" qui règne en bordure de mer sur Tripoli du Liban (qui a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui). Le même passage mentionne encore un autre petit chef d'origine juive appelé "Silas", qui règne près d'Apamée-sur-l'Oronte sur un lieu-dit non localisé exactement par l'archéologie appelé "Forteresse de Lysias", probablement un ancien fortin de Lysias gouverneur d'Antiochos IV puis d'Antiochos V dans la première moitié du IIème siècle av. J.-C. (dont nous avons rapporté les déboires dans notre paragraphe précédent) sous ou à proximité de la forteresse Bourzey bâtie par les croisés au Moyen Age sur le flanc oriental du djebel Ansariya, dominant la fertile vallée du Ghab, à une trentaine de kilomètres au nord-ouest d'Apamée-sur-l'Oronte/Qalat al-Madhiq. Le verset 31 chapitre 12 de Maccabées 1 mentionne la tribu arabe des "Zabadéens/Zabada…oi" campant près de Damas, qui a donné son nom à la moderne ville de Zabadani sur le flanc oriental de l'Anti-Liban à une trentaine de kilomètres au nord-est de Damas en Syrie, on soupçonne fortement que cette tribu descend du scheik homonyme "Zabdiel/Zabdi»l" (selon Maccabées 1 11.17) alias "Zabeilos/Z£beiloj" (selon Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.118) qui a capturé et tué Alexandre Balas en -145, on soupçonne aussi fortement que ce "Zabdiel/Zabeilos" était le père d'"Eimalkouai/E„malkouaˆ" (selon Maccabées 1 11.40) alias "Malchos/M£lcoj" (selon Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.131) alias "Iamblichos/I£mblicoj" (selon Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 39) qui a gardé et éduqué le très jeune fils d'Alexandre Balas avant que celui-ci soit emmené par l'usurpateur Diodotos/Tryphon vers Antioche pour y devenir le nouveau roi séleucide fantoche "Antiochos VI" vers -142 : ce "Eimalkouai/Malchos/Iamblichos" est certainement un aïeul du scheik homonyme qui campe à Aréthuse (aujourd'hui Rastane, à une vingtaine de kilomètres au nord d'Homs en Syrie) à l'époque de Pompée, mentionné incidemment par Strabon. Le même Strabon révèle que ce "Iamblichos/I£mblicoj" d'Aréthuse est le fils d'un nommé "Sampsikéramos/Samyiker£moj" qui campe à Emèse (aujourd'hui Homs en Syrie : "Caecilius Bassus [partisan de Pompée qui refuse l'hégémonie de César et tente de soulever le Levant en -46, avant de disparaître de la scène politique on-ne-sait-comment quand César est assassiné en -44] […] trouva toutes les ressources nécessaires au ravitaillement de son armée dans la région d'Apamée, et de nombreux auxiliaires parmi les phylarques locaux qui jouissaient de positions inexpugnables, par exemple le phylarque de la Forteresse de Lysias au-dessus du lac d'Apamée [le juif Silas], les scheiks Sampsikéramos et son fils Iamblichos installés à Emèse et Aréthuse, et leurs voisins le phylarque d'Héliopolis et le phylarque Ptolémée fils de Mennaios qui depuis la forteresse de Chalcis contrôlait tout le Massyas et les monts ituréens", Strabon, Géographie, XVI, 2.10). Sampsikéramos est allié avec le scheik "Aziz/Azizoj" sévissant près de Beroia (aujourd'hui Alep en Syrie), qui a participé au renversement de Démétrios III vers -88 : nous verrons qu'en -64 Sampsikéramos et Aziz se concerteront pour éliminer Antiochos XIII et se partager le territoire d'Antioche, et que cette concertation secrète sera justement l'une des raisons incitant Pompée à créer la province romaine de Syrie - pour contrer leur projet. Plus généralement, Strabon explique que la région de Massyas (qui a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Masyaf" en Syrie) et la vallée de la Bekaa qui la prolonge sont un nid de brigands incontrôlables ("A la région de Macras succède celle de Massyas bordée de montagnes. Chalcis est son point fortifié le plus élevé. Laodicée dite “du Liban” [aujourd'hui Lattaquié en Syrie] marque la frontière de cette région de Massyas. Toutes les populations des hauteurs, d'origine ituréenne et arabe, vivent de crime et de brigandage, celles de la plaine au contraire sont exclusivement agricoles et requièrent l'aide de quiconque contre les violences de leurs voisins montagnards. On trouve dans les montagnes du Massyas des repaires aménagés dans d'anciennes forteresses qui dominaient le Liban, comme à Sinnas ou Borrama, ou qui en protégeaient les vallées, comme à Botrys et Gigarton [sites non identifiés], dans des grottes du côté de la mer, dans le promotoire de Théoprosopon ["QeoàprÒswpon", littéralement "la Face-du-dieu", aujourd'hui le cap de Hamat, à une vingtaine de kilomètres au sud de Tripoli au Liban], qui furent tous détruits naguère par Pompée parce que des nouvelles bandes en sortaient sans cesse qui couraient et dévastaient le pays de Byblos [aujourd'hui le village de Jbayl, à une vingtaine de kilomètres au nord de Beyrouth au Liban] et le pays de Bérytos [aujourd'hui Beyrouth au Liban] qui lui succède", Strabon, Géographie, XVI, 2.18). Au-delà de l'Anti-Liban, vers Damas, Strabon dit que le voyageur s'engage à ses risques et périls, et mentionne au passage l'existence d'un autre scheik appelé "Zénodoros/ZhnÒdwroj" qui y a commis des razzias avec sa tribu avant d'être tué récemment par les légions stationnées en Syrie ("Du côté de l'Arabie et de l'Iturée, on s'engage dans un enchevêtrement de montagnes inaccessibles, creusées de grandes grottes servant d'arsenaux et de refuges aux brigands qui s'infiltrent et menacent de toute part la région de Damas. On dit qu'une de ces grottes est assez spacieuse pour contenir quatre mille hommes. Les caravanes en provenance d'Arabie Heureuse [c'est-à-dire les côtes arabiques du sud de la mer Rouge, équivalent au Yémen actuel] souffrent beaucoup des prédations de ces barbares, même si les attaques sont devenues plus rares depuis que la bande de Zénodoros a été été exterminée tout entière grâce aux sages dispositions des gouverneurs romains et à la protection des légions permanentes de Syrie", Strabon, Géographie, XVI, 2.20). Plus loin vers le sud, à Ptolémaïs (aujourd'hui Acre en Israël), les Séleucides n'ont pas dit leur dernier mot puisque la reine-mère Cléopâtre V Séléné y assure une résistance vigoureuse contre les ambitions de Tigrane II. Selon Flavius Josèphe, le siège de Ptolémaïs par Tigrane II commence peu après la mort d'Alexandre Jannée en -76 et se termine à la veille de l'invasion de l'Arménie par Lucullus en -69… inutilement puisque Tigrane II est justement contraint de vite rapatrier toutes ses troupes, dont celles qui occupent Ptolémaïs, pour défendre le sol de la patrie ("On annonça que Tigrane II le roi d'Arménie, à la tête d'une armée de trois cent mille hommes avait envahi la Syrie et marchait vers la Judée. Cette nouvelle épouvanta la reine [Salomé-Alexandra] et le peuple. Ils envoyèrent des ambassadeurs chargés de riches présents à Tigrane II qui assiégeait alors Ptolémaïs, la reine de Syrie Cléopâtre V surnommée “Séléné” ayant persuadé les habitants de lui fermer leurs portes. Les ambassadeurs prièrent Tigrane II d'accorder sa faveur à la reine [Salomé-Alexandra] et au peuple. Tigrane les reçut avec bienveillance, flatté d'un hommage venu de si loin, et leur adressa plein de promesses. Mais à peine s'empara-t-il de Ptolémaïs qu'il apprit que Lucullus, lancé à la poursuite de Mithridate VI réfugié chez les Ibères, ravageait l'Arménie. Dès qu'il reçut cette nouvelle, Tigrane II reprit la route de son royaume", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.419-421). Disons enfin que la situation au nord n'est guère plus brillante. A l'ouest, la région d'Osroène autour de la cité d'Edesse (aujourd'hui la ville et la province turque de Sanliurfa), servant de frontière entre la Syrie maritime et l'Arménie, est devenue un royaume indépendant depuis qu'un obscur scheik arabe s'est affranchi de l'autorité séleucide dans la seconde moitié du IIème siècle av. J.-C. et s'est enrichi en taxant toutes les marchandises transitant à Zeugma sur l'Euphrate (Zeugma unit les anciennes Apamée-sur-l'Euphrate de la rive gauche et Séleucie-sur-l'Euphrate de la rive droite, cette cité de Zeugma a été engloutie par les eaux du barrage de Birecik en Turquie, mis en service en 2000). Sur le papier, Tigrane II a vassalisé ce royaume, mais dans les faits le roi osroène Abdgar II se ralliera à Pompée dès que celui-ci se présentera au Levant en -64, avant de se rallier à Crassus pour mieux le vaincre avec les Parthes à Carrhes/Harran comme nous le verrons plus loin. A l'est, alors que Justin au livre XL paragraphe 1 de son Histoire dit que Tigrane II règne "pendant dix-huit ans" sur la Syrie, Appien au livre XI paragraphe 248 de son Histoire romaine dit que le même Tigrane II règne seulement "pendant quatorze ans" sur la Cilicie via son gouverneur Bagadatès : est-ce parce que la conquête de la Cilicie débute quatre ans après la conquête de la Syrie ? ou, plus sûrement, parce que la Cilicie échappe complètement au contrôle de Tigrane II durant ses quatre dernières années de règne sur la Syrie ? En conclusion, toutes ces indications suggèrent moins la suprématie de Tigrane II sur le Levant que sa totale inefficacité. Tigrane II a simplement bénéficié d'une conjecture favorable dont il a habilement profité, mais il n'a pas en lui les qualités réalistes et stratégiques d'un grand roi, d'un Arsacès VIII-Mithridate II ou d'un Mithridate VI par exemple. A sa décharge, on doit dire que le Levant qu'il convoite renferme une population beaucoup moins homogène que l'Anatolie ou la Grèce. Dans ces deux derniers territoires en effet, on distingue nettement d'un côté les Grecs moyens et les Grecs pauvres très majoritaires et dominés, et de l'autre côté les Romains très minoritaires et dominants aidés par une petite clique de Grecs intéressés (dont les dynastes, comme Nicomède IV en Bithynie ou Ariobarzanès Ier en Cappadoce) et par les juifs pharisiens (insistons encore sur ce sujet : nous l'avons vu à Kos et à Cyrène, avant l'arrivée de Pompée au Levant en -64 les juifs sont amis et alliés des Romains). La composition sociologique du Levant est beaucoup plus complexe. Au sud Levant on trouve le royaume d'Israël, politiquement cohérent mais socialement et culturellement très disparate, un parfait exemple de métissage hellénistique à l'image de l'Arménie ou de l'Afghanistan : en bas se mélangent des juifs de toutes tendances, des Grecs ayant survécu aux purges des Asmonéens, des Arabes édomites/iduméens judaisés, en haut la dynastie asmonéenne originellement rigoriste incline peu à peu vers les compromis, elle est dominée par le mouvement saducéen dont nous parlerons dans notre aliéna suivant, son roi récent Alexandre Jannée (le nom helléno-hébraïque trahit bien les compromis !) a longtemps persécuté les juifs pharisiens avant de se repentir, cette dynastie asmonéenne de nature juive sera bientôt remplacée par une nouvelle dynastie de nature arabe édomite/iduméenne, celle des Hérodiades aussi compromise (comme le prouve le nom grec de son fondateur, "Antipatros", père d'Hérode le Grand qui construira au lieu-dit "Tour de Straton" un port calqué sur ceux d'Ephèse et de Rhodes, qui construira près de Bethléem son tombeau rivalisant avec le tombeau de Mausole à Halicarnasse, qui construira à Jérusalem une esplanade et un Temple copiés sur l'Acropole et le Parthénon d'Athènes). Au nord Levant, les Grecs moyens toujours majoritaires se nuisent à eux-mêmes en élevant et en abaissant alternativement les héritiers dégénérés de la dynastie séleucide et des opportunistes de tous bords, en s'aidant imprudemment d'Arabes sédentaires corrompus et corruptibles, d'Arabes nomades voleurs et sanguinaires, de juifs apocalyptiques réfugiés dans la région par hostilité à leurs frères pharisiens disséminés dans toutes les cités grecques de l'ancien empire alexandrin autant qu'à leurs frères saducéens contrôlant la famille asmonéenne à Jérusalem, comme nous le verrons aussi dans notre alinéa suivant (le juif Silas sévissant au lieu-dit "Forteresse de Lysias" près d'Apamée-sur-l'Oronte est peut-être l'un de ces juifs apocalyptiques).


Mithridate VI passe les dix années suivantes (entre le départ de Sulla vers Rome en hiver -85/-84 et la reprise de la guerre en -74) à tirer les conséquences de son échec. Il estime d'abord que la guerre a été perdue à cause de la trop grande masse de son armée : ses propres soldats étaient bien préparés et bien entraînés, mais leurs qualités ont été réduites à néant à cause des foules venues se greffer à eux certes pleines de bonne volonté mais totalement inaptes à la chose militaire. Mieux vaut une petite armée de professionnels bien coordonnés qu'une grosse armée d'amateurs brouillons. Il réduit donc ses effectifs aux seuls éléments utiles ("Mithridate VI, arrogant et chanceux, avait attaqué [en -88] les Romains avec un outil sans force réelle, imposant seulement par son éclat, comme les ridicules déclamations des sophistes, qui ne lui avait apporté que des défaites. Quand il reprit la guerre [en -74], il résolut donc de réduire ce fastueux outil à l'essentiel : il congédia les nombreux peuples barbares qui représentaient une menace en s'exprimant en une vingtaine de langues, il dépouilla les armes de leurs ors et de leurs pierreries qui ne servaient qu'à enrichir le vainqueur, il équipa ses soldats d'une simple épée à la romaine et d'un bouclier massif, il conserva les chevaux bien dressés en écartant les parures magnifiques. Son armée comptait désormais cent vingt mille fantassins disciplinés comme les Romains, seize mille cavaliers et cent quadriges à faux. Et il débarrassa ses navires de leurs pavillons dorés, de leurs baignoires à concubines, de leurs cabines féminines voluptueusement meublés, afin d'y entreposer armes, traits et argent pour la solde des troupes", Plutarque, Vie de Lucullus 7). Mithridate VI estime ensuite que la guerre a été perdue parce qu'il a accordé une trop grande confiance à son entourage, parce qu'il n'a pas commandé personnellement les batailles et a laissé ses stratèges prendre des fatales décisions sur le terrain. Quand il reprendra la guerre en -74, il restera donc sur les champs de bataille, autant pour contrôler le déroulement des opérations que pour surveiller ses stratèges qu'il regarde désormais d'un œil soupçonneux ("[Mithridate VI] harangua ses soldats [au printemps -74], évoquant ses ancêtres et parlant de lui-même avec emphase, rappelant comment parti de rien il avait étendu son empire, et précisant qu'en sa présence les Romains avaient toujours été vaincus", Appien, Histoire romaine XII.296). Mithridate VI s'interroge en particulier sur Archélaos, qui a perdu la bataille de Thespies contre Braetius Sura, puis la bataille de Chéronée avec Taxilès contre Sulla, puis la bataille d'Orchomène avec Dorylaos contre le même Sulla, avant de discuter les clauses de l'armistice avec Sulla. Archélaos perçoit les interrogations dont il est l'objet, et choisit finalement de trahir en poussant le général romain Muréna, laissé en Anatolie par Sulla, à relancer la guerre contre Mithridate VI ("[Mithridate VI] devint soupçonneux envers Archélaos qui, au cours des négociations de paix en Grèce, avait cédé à Sulla beaucoup plus que nécessaire. Conscient de ce soupçon, Archélaos s'inquiéta, et se réfugia finalement auprès de Muréna, dont il aiguisa les ambitions en le poussant à engager une action préventive contre Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.268). Muréna organise une série d'attaques sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici, que Mithridate VI réduit à néant vers -80. Parallèlement, Mithridate VI reprend en mains ses possessions de l'est et du nord de la mer Noire, qui se sont rebellées contre son autorité. Dans l'est, en Colchide, son fils homonyme est probablement à l'origine du soulèvement. Nous avons vu que ce Mithridate junior a été battu par Fimbria en Phrygie hellespontique au printemps -85 et qu'il s'est précipité vers Pergame pour informer son père de sa défaite et l'aider à fuir vers Pitane. Juge-t-il que le temps de son père est fini et que le sien commence ? Son audace en tous cas ne lui profite pas : son père Mithridate VI le nomme temporairement à la tête de la Colchide puis, quand la fièvre populaire retombe, le fait exécuter ("Après avoir regagné le [royaume du] Pont par la mer, Mithridate VI batailla contre les gens de Colchide et du Bosphore [cimmérien] qui s'étaient rebellés. Parmi eux, les Colchidiens réclamèrent pour roi son propre fils Mithridate. Dès qu'ils le reçurent, ils rentrèrent dans l'obéissance. Soupçonnant que cette rebellion avait éclaté à l'instigation de son fils, qui aspirait à la royauté, il le convoqua et l'enchaîna avec des entraves en or. Peu après il le mit à mort, en dépit des grands services qu'il lui avait rendu en Asie dans la guerre contre Fimbria", Appien, Histoire romaine XII.265-266). Pour l'anecdote, ce Mithridate junior exécuté est peut-être remplacé comme gouverneur de Colchide par un nommé "Moaphernès", qui est le grand-oncle du futur géographe Strabon ("Mithridate VI confia toujours [la Colchide] à des serviteurs sûrs et à des Amis de confiance, parmi lesquels Moaphernès l'oncle paternel de ma mère", Strabon, Géographie, XI, 2.18). Au nord, autour du lac Méotide/mer d'Azov, Mithridate VI nomme un autre de ses fils, Macharès ("Mithridate VI soumit les rebelles du Bosphore [cimmérien] et y désigna son fils Macharès comme roi. Il envahit le pays des Achéens au nord de la Colchide, qui selon la tradition descendent de ceux qui s'égarèrent lors du retour de Troie [vers -1200]. Ayant perdu les deux tiers de son armée dans les batailles, les glaces et les embuscades, il regagna son royaume", Appien, Histoire romaine XII.281-282 ; la date de cette campagne vers le nord-est de la mer Noire est inconnue, Appien l'évoque après les vaines attaques de Muréna vers -80 que nous venons de mentionner, on suppose donc qu'elle en est contemporaine ou immédiatement postérieure), auquel il donne une flotte si importante que les Romains la croient destinée à une nouvelle offensive vers l'ouest contre Rome ("Contre les gens du Bosphore [cimmérien], [Mithridate VI] fit construire une flotte et équipa une armée nombreuse, à tel point que l'ampleur de ces préparatifs généra la rumeur que ces concentrations militaires ne visaient pas les gens du Bosphore mais les Romains", Appien, Histoire romaine XII.267). Au sud, Mithridate VI persuade son gendre Tigrane II d'envahir à nouveau la Cappadoce en chassant Ariobarzanès Ier. Tigrane II, alors englué dans les insolubles conflits internes du Levant que nous avons racontés, voit dans cette occasion une diversion salutaire et un moyen d'accroître ses possessions à peu de frais. Il envahit la Cappadoce et déporte les habitants récalcitrants vers Tigranocerte ("Mithridate VI poussa son gendre Tigrane II à envahir la Cappadoce comme s'il agissait de lui-même. Ce stratagème ne trompa pas les Romains, mais n'empêcha pas l'Arménien de prendre la Cappadoce et de déporter en Arménie environ trois cent mille personnes dans le lieu où il avait été couronné roi et qu'il avait baptisé “Tigranocerte” signifiant “la cité de Tigrane”", Appien, Histoire romaine XII.284-285). Ces déportés ne constituent pas toute la population cappadocienne, mais seulement l'entourage provilégié d'Ariobarzanès Ier résidant dans la capitale Masaca (aujourd'hui Kayseri en Turquie : "Les gens de Masaca souffrirent beaucoup des incursions répétées de Tigrane II en Cappadoce naguère. Ils furent enlevés à leurs foyers par le roi d'Arménie et transportés en Mésopotamie pour y former le principal noyau de la population de Tigranocerte. Plus tard, après la prise de Tigranocerte [par les Romains], tous ceux qui le pouvaient furent autorisés à regagner leurs demeures", Strabon, Géographie, XII, 2.9). Appien évoque cette invasion juste après la mort de Sulla en -78, suggérant que celle-ci est une conséquence de celle-là. Enfin, méditant une grandiose tenaille de Rome depuis les deux extrémités de la Méditerranée, Mithridate VI vers -75 prend contact avec Quintus Sertorius, un proche du défunt Marius qui, après la mort de Sulla en -78, gouverne comme un quasi roi dans la péninsule ibérique, en opposition ouverte au Sénat romain ("La réputation de Sertorius s'était répandue partout, notamment dans le royaume du Pont, grâce aux marchands venant des mers occidentales. Excité par les flatteries de ses courtisans qui comparaient Sertorius à Hannibal et lui-même à Pyrrhos, et lui assuraient que les Romains “ne pourraient pas résister quand ils seraient attaqués de part et d'autre par les forces réunies du plus habile général et du plus grand des rois”, Mithridate VI lui envoya des ambassadeurs. Ceux-ci partirent pour l'Ibérie avec des lettres offrant expressément à Sertorius des navires et de l'argent pour soutenir la guerre, à condition que Sertorius reconnaisse à Mithridate VI la possession de toute l'Asie", Plutarque, Vie de Sertorius 23). Plutarque affirme que Sertorius, qui repousse tous les assauts de Quintus Caecilius Metellus Pius (descendant de son homonyme Quintus Caecilius Metellus vainqueur d'Andriskos en Macédoine en -146) envoyé vers l'Espagne par le Sénat avec le jeune Pompée comme lieutenant, rechigne à l'alliance de Mithridate VI par esprit patriotique romain ("Sertorius reçut les ambassadeurs [de Mithridate VI], puis consulta les membres de son Conseil qu'il appelait “Sénat”. Ceux-ci déclarèrent unanimement et avec joie qu'accepter les propositions de Mithridate VI ne coûtait pas grand-chose puisqu'il réclamait la possession de territoires sur lesquels ils n'avaient aucune autorité, dans le même temps qu'il leur garantissait tous les moyens dont ils avaient besoin. Mais Sertorius rejeta leur avis en disant que, si la Bithynie et la Cappadoce étaient certes des royaumes immémoriaux que Mithridate VI pouvait revendiquer sans en référer aux Romains, ce dernier n'avait en revanche aucun droit sur la province légitimement légué aux Romains [la province romaine d'Asie], qu'il avait envahie puis perdue après sa défaite contre Fimbria, et qu'il avait cédée à Sulla par un traité, et en ajoutant : “Je veux vaincre en élevant Rome, non en l'abaissant, le courage appelle l'honneur, non la survie par des moyens honteux”. Cette réponse fut rapportée à Mithridate VI, qui s'en offusqua face à ses Amis : “Ce Sertorius veut fixer les limites de mon royaume et me menace de guerre si je marche vers l'Asie, alors qu'il vit acculé sur les côtes atlantiques : quels ordres nous imposera-t-il donc demain quand il sera dans Rome, assis au milieu du Sénat ?”", Plutarque, Vie de Sertorius 23-24), mais cette affirmation est en absolue contradiction avec les faits puisque tous les auteurs antiques disent qu'un représentant de Sertorius nommé "Marcus Marius" (apparenté à son homonyme Marius, adversaire de Sulla et mentor de Sertorius ?) assisté de plusieurs conseillers seront présents aux côtés de Mithridate VI quand la guerre reprendra en -74 ("Sertorius le gouverneur d'Ibérie provoqua le soulèvement de l'Ibérie même et de tous les peuples alentours, et instaura un Conseil avec ses compagnons semblable au Sénat de Rome. Lucius Magius et Lucius Fannius, deux de ses partisans, incitèrent Mithridate VI à s'allier avec Sertorius en lui promettant l'Asie et les territoires voisins. Mithridate VI intéressé envoya une ambassade vers Sertorius. Celui-ci accueillit les délégués devant son Conseil, satisfait de constater que sa gloire s'étendait jusque dans le Pont. Projetant d'assiéger Rome par l'ouest et par l'est, il reconnut à Mithridate VI la possession de l'Asie, de la Bithynie, de la Paphlagonie, de la Cappadoce et de la Galatie, il lui envoya Marcus Marius comme général et Lucius Magius et Lucius Fannius comme conseillers", Appien, Histoire romaine XII.286-288), que ce Marcus Marius recevra une escadre et des fonds de la part de Mithridate VI après l'échec du siège de Cyzique, et que cette alliance entre Sertorius et Mithridate VI est justement l'une des principales causes de l'envoi du contingent de Lucullus vers l'Asie en -74. Plutarque lui-même admet que Sertorius reconnaît à Mithridate VI la souverainté sur tout le reste de l'Anatolie à condition que Mithridate VI reconnaisse l'autorité de Marcus Marius dans la province romaine d'Asie, agissant comme gouverneur pour le compte de Sertorius, Marcus Marius appliquant en Asie la même politique démagogique anti-riches que Sertorius en Espagne depuis la mort de Sulla… et que Mithridate VI en Méditerranée orientale depuis toujours, autrement dit Sertorius sert les intérêts de Mithridate VI en croyant naïvement s'imposer à lui ("Un traité fut néanmoins conclu sur les clauses suivantes : Mithridate VI conservait la Bithynie et la Cappadoce, et s'engageait à fournir quarante navires et trois mille talents au contingent que Sertorius lui envoyait pour gouverner l'Asie, commandé par un des sénateurs romains réfugiés auprès de lui : Marcus Marius. Mithridate VI prit quelques cités d'Asie [c'est-à-dire la province romaine d'Asie, autour de Pergame] en s'imposant le second rôle, marchant derrière [Marcus] Marius et ses faisceaux chaque fois qu'il entrait dans une ville. Le général romain donna la liberté à certaines de ces cités, dispensa d'impôt les autres, déclarant partout agir au nom de Sertorius. Les habitants de l'Asie, floués par les percepteurs ["telènhj"] et opprimés par les soldats avares et insolents qui y stationnaient, retrouvèrent l'espoir et se tournèrent vers ce gouverneur consolant", Plutarque, Vie de Sertorius 24). Les auteurs romains surtout insistent sur le rapport de causalité entre l'alliance Mithridate VI-Sertorius et la décision du Sénat de renforcer la pression contre Sertorius en Espagne et d'intervenir à nouveau en Méditerranée orientale : tant que Sertorius s'agite seul en Espagne, les sénateurs ne semblent pas inquiets, ils considèrent sa révolte comme une affaire interne, mais dès qu'ils apprennent ses pourparlers avec Mithridate VI ils le voient soudain comme un danger mortel à réduire au plus vite ("Nicomède IV le roi de Bithynie meurt en léguant au peuple romain son royaume, qui devient province romaine. Mithridate VI conclut une alliance avec Sertorius et rentre en guerre contre le peuple romain. Grands préparatifs du roi sur terre et sur mer. Entrée des Romains en Bithynie. Victoire du roi sur le consul Marcus Aurelius Cotta près de Chalcédoine. Opérations de Pompée et de Metellus contre Sertorius", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre XCIII ; "Après quelques années occupées à combler ses pertes et à rassembler des nouvelles forces, [Mithridate VI] reparut si puissant et si redoutable qu'il se flatta un temps d'unir l'Océan et le Pont, les troupes de Sertorius et les siennes. Deux consuls furent chargés de conduite cette guerre, l'un [Lucius Octavius, vite remplacé par Lucullus] à la poursuite de Mithridate VI, l'autre [Marcus Aurelius Cotta] à la défense de la Bithynie : les échecs essuyés par le second sur terre et sur mer ne firent qu'augmenter encore la puissance et la gloire de ce roi", Cicéron, Pour Muréna 15). Et cette inquiétude est fondée car Mithridate VI, en dépit de ses défaites contre Sulla, a toujours les moyens humains, techniques et financiers de ses ambitions. Il se rapproche notamment des pirates apparus à la fin du IIème siècle av. J.-C. dans les conditions que nous avons expliquées plus haut, dont il a personnellement favorisé les expansions après son échec devant Rhodes en -88, qui sillonnent désormais tous les grands axes méditerranéens et menacent même les approvisionnements vitaux de l'Italie. Rome se retrouve ainsi dans une situation de double front similaire à celle des Etats-Unis en 1941 : Sertorius joue le rôle du Japon certes agressif mais loin et disposant de ressources limitées, tandis que Mithridate VI avec ses pirates joue le rôle de l'Allemagne avec ses u-boots attaquant directement le territoire national et disposant d'un outil militaire adapté, considéré en conséquence comme la cible prioritaire par les Romains/Etats-Unis. On se souvient que les pirates installés sur les côtes difficilement accessibles de la partie de la Cilicie surnommée "Trachée" pour cette raison ("Trace‹a/Rocheuse" en grec), ont apporté très tôt leur soutien à Mithridate VI. Certains latinistes supposent que le mystérieux Quintus Oppius capturé à Laodicée-du-Lycos/Denizli par Mithridate VI dès le début de la guerre en -88 était alors le gouverneur de la Cilicie, devenue province romaine à l'occasion de sa conquête en -102 par Marcus Antonius qui a conduit une première expédition contre les pirates cette année-là, comme nous l'avons raconté plus haut. Cette supposition est très possible, et expliquerait pourquoi Sulla est passé par la Cilicie en -96 pour aller en Cappadoce y installer Ariobarzanès Ier nouveau roi, comme nous l'avons également raconté brièvement plus haut. Et elle semble confirmée par la revendication de Lucullus comme nouveau gouverneur de Cilicie en -74, que nous allons raconter juste après, en remplacement d'un nommé "Lucius Octavius" mort récemment. Mais même si la Cilicie est devenue province romaine dès -102 sur le papier, les possibles Romains présents sur place comme Quintus Oppius n'ont en fait jamais gouverné grand-chose, car la Cilicie depuis l'époque de Diototos/Tryphon a toujours été contrôlée par les pirates, les aventuriers, les usurpateurs (selon le long alinéa 2 précité du paragraphe 5 du livre XIV de la Géographie de Strabon, qui a vécu seulement une génération après Mithridate VI et est originaire d'Anatolie, donc bien renseigné sur le sujet). Doit-on conclure que Mithridate VI apparaît aux yeux des pirates à la fois comme le libérateur qui les débarrasse de la présence romaine, et comme le souverain qui légitime leurs brigandages et leur donne une nouvelle respectabilité ? Les pirates ciliciens en tous cas ont été intégrés comme des marins réguliers dans la flotte d'Archélaos : ce sont eux qui ont obligé Lucullus à naviguer de nuit et en zig-zag pour ne pas être capturé en route vers la Cyrénaïque en hiver -87/86, ce sont eux aussi qui ont anéanti sa petite escadre et l'ont obligé à fuir lors de son cabotage depuis la Libye vers l'Egypte en -86, ce sont encore eux qui l'ont cantonné sur une côte de Chypre durant l'hiver -86/-85 et l'ont obligé à se faufiler la nuit vers Rhodes pour ne pas être pris au printemps -85. Le repli de Mithridate VI face à Sulla en -85 n'a nullement signifié leur dissolution. Au contraire, la guerre leur a appris la cohésion et la solidarité : après -85, les pirates ciliciens agissent non plus isolément mais en meutes, non plus sur des bateaux improvisés mais sur des authentiques navires de haute mer, profilés pour la course et l'abordage, pontés pour l'accumulation de butins ("Lors de la première guerre contre Rome, quand Sulla le mit en difficulté en Grèce [en -86], Mithridate VI estima qu'il ne conserverait pas longtemps sa mainmise sur l'Asie et saccagea tout, comme je l'ai dit, il poussa notamment des pirates à harceler les habitants des côtes avec des flottilles de petits bateaux. La guerre perdurant, les pirates pullulèrent et utilisèrent des embarcations plus importantes. Ils prirent goût aux grands profits, et ne mirent pas un terme à leurs attaques quand Mithridate VI vaincu conclut la paix et se retira", Appien, Histoire romaine XII.416-417). Les temples des rivages de Grèce et des îles égéennes, derniers lieux où l'on trouve encore des richesses dans le monde grec, sont pillés ("Les pirates se renforcèrent en Cilicie. Les services qu'ils rendirent à Mithridate VI pendant sa guerre contre les Romains, à peine remarqués au début, les rendirent orgueilleux et audacieux. Par la suite, les Romains occupés par leurs guerres civiles aux portes de Rome, laissèrent la mer sans défense. Profitant de l'occasion, les pirates firent de tels progrès qu'ils ne se contentèrent plus d'assaillir ceux qui naviguaient, ils commencèrent à ravager les îles et les ports. Des hommes riches, de bonne naissance et compétents, montèrent sur leurs bateaux et se joignirent à eux, transformant la piraterie en une activité honorable, suscitant des vocations. Plusieurs ports servaient de refuges, et des tours servaient de forts d'observation. Leurs escadres légères et rapides, manœuvrées par des rameurs et des pilotes habiles, se répandirent partout. La magnificence de ces bateaux était plus affligeante que leur équipage n'était effrayant : les poupes étaient dorées, les tapis étaient pourpres, les rames étaient argentées, parce que les pirates portaient leurs butins comme des trophées, et sur toutes les côtes on voyait des aulètes et des chœurs joyeux s'ennivrer de la honte infligée à la puissance romaine, aux officiers du premier ordre emmenés prisonniers, aux cités achetant une fortune leur tranquillité. On comptait plus d'un millier de bateaux pirates. Ils contrôlaient quatre cents cités. Des temples jusque là inviolés furent profanés et pillés : ceux de Claros, de Didyme et de Samothrace, ceux de Chthonia ["Cqon…a/la Souterraine", surnom de la déesse Déméter] à Hermione et d'Asclépios à Epidaure, ceux de Poséidon dans l'isthme [de Corinthe], au [cap] Tainare et à Calaurie [ilot en face de Trézène], ceux d'Apollon à Actium et à Leucade, ceux d'Héra à Samos, à Argos et au [cap] Lakinion [aujourd'hui le cap Colonna près de Crotone en Italie, désigné ainsi en raison de l'unique colonne de l'antique temple d'Héra encore debout]. A Olympos [site archéologique sur l'actuelle commune de Çirali, dans le golfe d'Antalya en Turquie] ils sacrifiaient à la manière barbare et y célébraient des mystères secrets, dont celui de Mithra qui existe encore aujourd'hui et qu'ils sont les premiers à avoir diffusé", Plutarque, Vie de Pompée 24 ; le document 5.860 du livre XII des Inscriptions grecques, alias "IG" dans le petit monde des hellénistes, mentionne le pillage de l'île de Ténos ; le document 5.653 du livre XIII du même répertoire mentionne le pillage des îles de Siphnos et Syros). Les raids contre les biens et les personnes romains s'avèrent beaucoup plus lucratifs. Les documents 1621 et 1855-1858 des Inscriptions de Délos, répertoire en sept volumes compilés à Paris entre 1926 et 1972 abrégé en "ID" dans le petit monde des hellénistes, mentionnent un pirate appelé "Athènodoros" responsable du pillage du port franc romain de Délos avant l'arrivée du général Triarius vers -68 (cela sous-entend que les pirates n'estiment plus les Romains nécessaires à leur commerce d'esclaves, comme c'était le cas à l'époque de Diodotos/Tryphon : désormais ils capturent les Romains et rançonnent leur libération !), contraignant les autorités romaines locales à se fortifier. Avec leurs navires bien conçus et agissant toujours en meutes, les pirates atteignent progressivement les côtes de l'Italie, ils empêchent les approvisionnements du Maghreb ("Depuis que plusieurs pays avaient simultanément sombré dans des guerres sans fin, beaucoup d'habitants de cités détruites, devenus des fugitifs menacés partout du même châtiment et privés d'asile sûr, s'étaient réfugiés dans le brigandage. Sur terre, on pouvait les contenir parce qu'ils étaient aisément identifiables et préhensibles, et parce que les outils défensifs étaient à portée de main. Sur mer au contraire, ils pullulèrent, profitant que les Romains étaient toujours occupés dans des batailles internes. Les pirates accrurent beaucoup leurs forces en parcourant diverses mers et en se mutualisant. […] Au début, ils se contentèrent de piller et d'enrôler les marins de force. L'habitude et la fortune renforcèrent leur audace, ils affrontèrent la mer même en hiver. Puis ils attaquèrent les marins dans les ports. Quand certains voguaient contre eux, ils étaient généralement vaincus et trouvaient la mort dans le combat, les plus chanceux ne réussissaient qu'à attraper un seul bateau en laissant les autres trop rapides s'enfuir. Dans ce dernier cas, les pirates, oubliant leur défaite momentanée, revenaient rapidement ravager et incendier les campagnes et les habitations qui s'y trouvaient, parfois les cités, où ils s'installaient pour l'hiver, s'en servant comme refuges et comme bases arrières pour leurs raids. Enhardis par ces succès, ils débarquèrent de plus en plus souvent pour attenter aux non-marins, ils ciblèrent les alliés de Rome hors d'Italie, puis en Italie même, persuadés que la terreur qu'ils y répandraient leur rapporterait des plus gros butins. Plusieurs cités du rivage furent touchées, dont Ostie, où ils brûlèrent les navires et pillèrent tout ce qu'ils y trouvèrent. Puisque personne ne réprimait leurs excès, ils finirent par considérer certains territoires côtiers comme leur bien propre et s'y établir solidement, monnayant la liberté des habitants épargnés et les dépouilles des morts, envoyant des aides humaines et matérielles à leurs congénaires connus ou inconnus afin qu'ils portassent les pillages de ci de là sur toute la mer, grandissant leur statut en honorant ensemble ceux d'entre eux qui étaient bienveillants envers quelques-uns et punissant ensemble ceux d'entre eux qui étaient nuisibles à tous", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.18-20 ; "La guerre avaient privés [les pirates] de moyens d'existence et de leur patrie, les plongeant dans un dénuement extrême, ils exploitèrent donc la mer comme on exploite une terre, chacun développa son propre secteur d'abord avec chaloupes ou vedettes rapides, puis avec des birèmes et des trirèmes commandées par des chefs se comportant comme des stratèges dans une guerre ordinaire. Ils s'abattaient sur les cités non fortifiées, prenaient les autres en creusant des mines sous leurs murailles, en fracassant leurs portes ou en les assiégeant, et toutes étaient pillées. Ils kidnappaient les riches et les emmenaient dans leurs repères afin d'en tirer rançon, les qualifiant de “paie du soldat” car ils jugeaient le terme “butin” indigne d'eux. Ils gardaient aussi enchaînés des artisans à leur service et ils rassemblaient continuellement des matières premières, du bois de construction, du bronze, du fer. Excités par le gain et résolus à pérenniser la piraterie, ils s'égalaient à des rois, à des tyrans, à des grands stratèges. Sûrs que l'union fait la force, ils fabriquaient tous leurs navires et toutes leurs armes dans les mêmes endroits, en particulier en Cilicie dite “Trachée” qui était leur base commune maritime et terrestre. Contrôlant beaucoup de postes fortifiés, de citadelles, d'îles désertes et de mouillages, ils considéraient effectivement cette Cilicie à la côte rocheuse, inhospitalière et surplombée de pics élevés, comme leur point de relâche principal. C'est pour cette raison qu'ils furent surnommés “Ciliciens” alors que, même si les premiers pirates furent probablement originaires de Cilicie Trachée, ils furent rejoints par des Syriens, des Chypriotes, des Pamphyliens, des habitants du Pont et tous les autres peuples orientaux qui trouvaient que la guerre de Mithridate VI s'étendait dans l'espace et dans le temps et avaient en conséquence préféré agir plutôt que subir, sur mer plutôt que sur terre. Très rapidement, des dizaines de milliers de pirates régnèrent non seulement en Méditerranée orientale mais encore sur toutes les mers en-deçà des Colonnes d'Héraclès", Appien, Histoire romaine XII.416-422), ils asphyxient Ostie le port de Rome ("Toutes les mers se fermèrent à la navigation, et les terres restèrent en jachère à cause de la disparition des relations commerciales. La ville même de Rome ressentait le fléau, en raison de sa nombreuse population, qui souffrit de disette", Appien, Histoire romaine XII.423-424). En -79, Publius Servilius Vatia est envoyé vers la côte sud anatolienne, il débarque dans l’actuel golfe d’Antalya, repousse les pirates jusqu’en Isaurie à l’intérieur des terres, mais dès qu’il quitte les lieux les pirates reprennent la mer et recommencent leurs activités ("Pendant que le peuple romain était occupé dans diverses parties du monde, les Ciliciens avaient envahi les mers. Supprimant tout trafic, brisant les traités qui unissent les hommes, ils avaient fermé les mers aussi parfaitement que la tempête. Les troubles de l’Asie, agitée par la guerre de Mithridate VI, leur donnèrent cette audace effrénée et criminelle. Profitant du désordre causé par les soldats étrangers contre le roi qu’ils haïssaient, ils exercèrent impunément leurs brigandages, d’abord dans les mers proches sous les ordres d’Isidoros, puis ils étendirent leur piraterie entre la Crète et Cyrène, en Achaïe, dans le golfe de Malée qu’ils surnommèrent “golfe d’Or” en raison des richesses qu’ils s’y approprièrent. On envoya contre eux Publius Servilius, dont les lourds navires réussirent à disperser leurs légers et rapides brigantins, mais ce fut une sanglante victoire. Il chassa les Ciliciens de la mer, puis détruisit leurs forteresses leur servant de coffre-forts à Phasélis, à Olympe, en Isaurie. Les grandes difficultés qu’il éprouva dans cette dernière région lui valurent le surnom d’“Isauricus”. Mais ces nombreuses défaites ne domptèrent pas les pirates, qui ne restèrent pas sur le continent : sembables à certains animaux auxquels leur double nature permet d’habiter l’eau et la terre, ils quittèrent le rivage dès que l’ennemi se retira et s’élancèrent à nouveau sur la mer, poussant leurs raids encore plus loin et répandant l’effroi par leurs irruptions soudaines sur les côtes de la Sicile, et même sur les côtes de la Campanie", Florus, Epitomé III.7). En Sicile, le gouverneur Caius Licinius Verres, en poste entre -73 et -71, plus occupé à spolier ses administrés qu'à protéger l'île contre les agressions extérieures, est assiégé dans Syracuse ("[Les pirates] vainquirent des généraux romains dans des batailles navales, entre autres celui qui dirigeait la Sicile, à proximité de l'île", Appien, Histoire romaine XII.423) par un pirate appelé "Pyrganion". Ce désastre provoque un tel scandale que la population s'empresse de demander sa révocation avec l'aide d'un jeune avocat qui aura un grand avenir : Cicéron (les plaidoiries de Cicéron ont été conservées dans la Première action contre Verres relatif au premier procès contre Verres en -70, et dans la Seconde action contre Verres relatif au second procès contre Verres en -69, ce dernier livre comprend les cinq discours de Cicéron dénonçant respectivement 1/ les magouilles de Verres à Rome, 2/ son administration injuste en Sicile, 3/ son matracage fiscal, 4/ ses captations d'œuvres d'Art, 5/ ses abus de pouvoir). Ce Pyrganion sera abattu par le gouverneur suivant, Quintus Caecilius Metellus Creticus (descendant de son homonyme vainqueur d'Andriskos en -146, et apparenté à son autre homonyme qui combat avec Pompée contre Sertorius en Espagne). Les dignitaires romains eux-mêmes ne sont pas à l'abri d'être kidnappés, afin d'être monnayé par une grosse rançon payée par leur riche famille ("Les pirates, ne reculant plus devant rien, débarquèrent sur les côtes d'Italie, dans la région de Brindisi et en Etrurie, ils enlevèrent des femmes nobles en voyage, ainsi que deux prêteurs avec leurs insignes", Appien, Histoire romaine XII.427 ; "[Les pirates] ne se bornèrent pas à insulter les Romains : ils multiplièrent les débarquements pour infester les chemins par leurs brigandages et ruiner les maisons de plaisance près de la mer. Ils enlevèrent deux préteurs, Sextilius et Bellinus, vêtus de leurs robes de pourpre, et les emmenèrent avec leurs domestiques et leurs licteurs. La fille d'Antonius, personnage ayant été honoré du triomphe, fut aussi enlevée pendant qu'elle se rendait à la campagne, et elle ne recouvra sa liberté qu'au prix d'une grosse rançon", Plutarque, Vie de Pompée 24 ; "Dois-je dire à quel point ces dernières années la mer était fermée à nos alliés autant qu'à nous-mêmes, nous obligeant à quitter Brindisi en plein hiver ? Dois-je plaindre les ambassadeurs étrangers kidnappés en venant vers vous, et ceux du peuple romain qui ont dû être rachetés ? Dois-je rappeler que la mer n'était pas sûre pour les marchands, que douze faisceaux sont tombés entre les mains des pirates ? que les célèbres cités de Cnide, de Colophon, de Samos et tant d'autres ont subi leur joug ? que nos ports et ceux qui nous apportaient la subsistance et la vie l'ont subi également ? Dois-je ignorer que le port très fréquenté de Gaète, plein de navires, a été pillé par eux sous les yeux d'un préteur, qu'à Misène ils ont enlevé les enfants de celui qui les avait précédemment combattus ? Dois-je pleurer le désastre d'Ostie, cette tache, cette honte imprimée sur le nom de Rome, quand sous nos yeux une flotte commandée par un consul romain fut prise et coulée à fond par ces brigands ?", Cicéron, Pour la loi Manilius 32-33). Pour l'anecdote, le jeune Jules César, inquiété par Sulla à cause de sa parenté avec Marius (Jules César est le neveu de Julia la veuve de Marius, selon le paragraphe 1 de la Vie de César de Plutarque), parti s'installer en Asie pour cette raison, et retournant y séjourner après la mort de Sulla en -78, est capturé par des pirates lors d'un déplacement en mer Egée vers -76 (il a alors environ vingt-cinq ans : "[César] se retira en Bithynie auprès du roi Nicomède IV. Après un court séjour, il repartit en mer et fut capturé près de l'île de Farmakonisi par des pirates, qui étaient alors maîtres de toutes les mers grâce à leurs importantes flottes et leur nombre infini de petits bateaux. Les pirates demandèrent vingt talents pour sa rançon. Il se moqua d'eux en leur disant qu'ils ne savaient pas qui ils retenaient et en leur promettant de pouvoir leur rapporter cinquante talents. Puis il envoya ses compagnons dans différentes cités y rassembler cette somme, ne gardant qu'un seul ami et deux domestiques auprès de lui. Il traita les sanguinaires pirates ciliciens avec tant de mépris que quand il voulait dormir il leur ordonnait de faire silence. Il demeura parmi eux pendant trente-huit jours, davantage comme un prince entouré par ses gardes que comme un prisonnier. Confiant en lui-même, il s'exerça avec eux, composa des poèmes et des discours qu'il leur lit, les accusant abruptement d'ignorance et de barbarie quand ils se montraient indifférents, allant jusqu'à les menacer de les pendre en riant. Ils s'amusèrent de ce franc-parler, croyant qu'il était un simple d'esprit. Mais dès qu'il recouvra la liberté, après avoir reçu et payé sa rançon, il équipa plusieurs navires dans le port de Milet et cingla vers ces pirates, qu'il surprit à l'ancre dans la rade même de l'île. Il en prit un grand nombre et s'empara de tout leur butin. Il les conduisit à Pergame pour les livrer enchaînés à [Marcus] Junius [père de Brutus, futur meurtrier de César] le gouverneur d'Asie", Plutarque, Vie de César 1-2 ; "César résolut de se retirer à Rhodes […]. Au cours du trajet, réalisé en hiver [-77/-76 ? ou plus sûrement -76/-75 ?], il fut capturé par des pirates près de l'île de Farmakonisi. Plein de rancœur, il resta parmi eux une quarantaine de jours, ne gardant avec lui qu'un médecin et deux esclaves domestiques pendant que ses autres compagnons collectaient sa rançon. Les cinquante talents de rançon furent payés. Aussitôt relâché sur le rivage, il poursuivit avec une flotte les pirates qui partaient, les prit, et les punit du supplice qu'il leur avait promis en riant", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 4 ; "[César] était naturellement modéré, même dans ses vengeances : quand il eut capturé les pirates dont il avait été le prisonnier, auxquels il avait promis la croix, il les étrangla avant de les y attacher", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 74 ; "César, qui s'est frayé le chemin du ciel par ses vertus, allait en Asie dans sa prime jeunesse comme simple particulier, lorsqu'il fut capturé par des pirates près de l'île de Farmakonisi. Il se racheta au prix de cinquante talents. […] César peu après prit ces pirates et les crucifia", Valère-Maxime, Actes et paroles mémorables VI.9, Exemples romains 15). Ce sont ces pirates que Mithridate VI invite à s'installer dans le port stratégique de Sinope, d'où ils assureront son autorité sur toute la mer Noire pendant que lui-même relancera l'offensive contre les Romains vers le Bosphore.


L’événement déclencheur est la mort de Nicomède IV de Bithynie fin -76 qui, sans enfant, prend la même décision qu’Attale III à Pergame jadis et Ptolémée Apion en Cyrénaïque naguère : il lègue par testament sa principauté "au peuple romain". On reste étonné par la promptitude et l’ampleur de la réaction romaine. On se souvient qu’en -133, quand Attale III a légué sa principauté de Pergame, les Romains ont rechigné à accepter ce legs, résultat ils ont laissé les Grecs moyens s’y rassembler autour d’Aristonikos, ils ont dû envoyer un contingent pour préserver les intérêts romains, ils ont vaincu Aristonikos, ils ont transformé de mauvaise grâce la principauté en province romaine en la confiant à des administrateurs véreux, qui ont poussé les Grecs moyens à se soulever de nouveau contre eux avec l’aide de Mithridate VI. En Libye, même scénario : quand Ptolémée Apion leur a légué son royaume à sa mort en -96, les Romains ont rechigné à l’accepter, résultat ils ont laissé les Grecs moyens y multiplier les méfaits contre les alliés de Rome, en l’occurrence contre les Lagides et les influents juifs de Cyrène, et quand Lucullus a débarqué en -76 il a été accueilli avec des jets de gadins, et quand il est parti il a failli être trucidé par les pirates rôdant au large. Le Sénat jusque-là circonspect ("Gênés par la révolte des Italiens et accablés par la famine provoquée par la piraterie maritime, les Romains estimaient inopportun pour eux de mener une guerre d’importance [contre Mithridate VI] avant d’avoir réglé leur embarras. Conscient de leur situation, Mithridate VI envahit la Cappadoce [via son gendre Tigrane II] et fortifia son royaume. Et les Romains le laissèrent agir pour se consacrer à la lutte contre la piraterie maritime", Appien, Histoire romaine XII.413-414), ne veut pas reproduire les mêmes erreurs. Dès qu’il reçoit le testament du défunt Nicomède IV, il s’empresse d’accepter le legs en transformant la principauté de Bithynie en nouvelle province romaine et en y envoyant Marcus Aurelius Cotta comme gouverneur ("Nicomède IV était mort récemment. N’ayant pas d’enfants, il avait légué son royaume aux Romains. Cotta avait été chargé de le gouverner", Appien, Histoire romaine XII.299 ; "L'année suivante, lors de la cent soixante-seizième olympiade [entre -76 et -72], les Romains acquirent par testament deux provinces, la première de la part de Nicomède IV de Bithynie, la seconde de la part du Lagide Ptolémée surnommé “Apion” roi de Cyrénaïque. La guerre était alors allumée partout contre eux : d’un côte par Sertorius en Ibérie, de l’autre côté par Mithridate VI en Orient, ici par les pirates sur toute la mer, là par les Crétois pour reconquérir leur indépendance, et dans le cœur même de l’Italie par les gladiateurs [allusion au soulèvement de Spartacus, réprimé en -71 par Crassus]", Appien, Histoire romaine XIII.101). Et ce n’est pas tout. Le Sénat accepte aussi (enfin) le legs de Ptolémée Apion ("Le roi Apion, un bâtard lagide, avait cédé [aux Romains] la Cyrénaïque par testament", Appien, Histoire romaine XII.600) en transformant la Cyrénaïque en province romaine ("Un des frères [de Ptolémée IX], né d’une courtisane, et à qui son père [Ptolémée VIII Physkon] avait laissé par testament le trône de Cyrène, mourut, instituant pour héritier le peuple romain. C’est ainsi que Rome, dont la puissance débordait de l’Italie et commençait à s’étendre vers l’Orient, fit de cette partie de la Libye une province romaine", Justin, Histoire XXXIX.5) et en y envoyant Publius Lentulus Marcellinus comme gouverneur, cette décision est motivée par la pénurie de blé en Italie, que l’apport de blé libyen doit compenser, et par le souci de fermer aux pirates l’accès de la Méditerranée occidentale (par une ceinture maritime entre le Péloponnèse au nord et la Cyrénaïque au sud). Le Sénat vote parallèlement la création de deux contingents, l’un terrestre l’autre maritime, pour à la fois anéantir les pirates vers la Cilicie et anéantir Mithridate VI dans le Pont. Le contingent maritime est confié à Marcus Antonius junior, fils de l’orateur homonyme Marcus Antonius qui a conduit un vain raid contre les pirates dans la même région cilicienne en -102, et père de Marc-Antoine le futur compagnon de César. Le contingent terrestre est confié à Lucius Octavius, avec le titre tout théorique de "gouverneur de Cilicie". Les sénateurs pensent en effet que Mithridate VI va rapidement revendiquer la Bithynie sous on-ne-sait-quel prétexte et relancer la guerre. Et ils pensent bien. Car telle est l’occupation de Mithridate VI dès -75 ("[Mithridate VI] passa l’été [-75] et l’hiver [-75/-74] à couper des arbres pour construire des navires, à fabriquer des armes, à entreposer deux millions de médimnes de grains en différents endroits le long des côtes. A ses troupes régulières il ajouta comme auxiliaires des Chalybes [vivant "en-deça du fleuve Halys" selon le livre I paragraphe 28 de l’Histoire d’Hérodote, à proximité de la cité de Pharnakia-Cotyora, aujourd’hui Ordu en Turquie, selon l’alinéa 19 paragraphe 3 livre XII de la Géographie de Strabon], des Arméniens, des Scythes, des Taures [peuple marin vivant sur les côtes de l’actuelle péninsule de Crimée], des Achéens [vivant sur les côtes entre la Colchide au sud et l’actuel péninsule de Taman au nord], des Héniochiens [peuple voisin des Achéens mentionnés juste avant], des Leucosyriens ["LeukÒsuroi", littéralement les "Syriens blancs", appellation originelle des Cappadociens] et des habitants des bords du fleuve Thermodon [aujourd’hui le Terme çayi] où vivaient jadis les Amazones. A ces peuples asiatiques venus grossir son armée s’ajoutèrent aussi, débarquant d’Europe, les Sarmates [peuple d’origine discutée vivant à l’embouchure du fleuve Don] […], toutes les tribus thraces des bords de l’Istros [aujourd’hui le fleuve Danube], des Rhodopes [chaîne montagneuse de Thrace, servant aujourd’hui de frontière entre la Grèce et la Bulgarie] et de l’Haimos [aujourd’hui la chaîne du Grand Balkan, qui traverse toute la Bulgarie d’ouest en est, et qui a donné son nom à la partie de l’Europe située entre la rive sud du Danube et la Grèce], ainsi que le peuple belliqueux des Bastarnes [tribu celte vivant à l’embouchure du fleuve Danube]. Tels furent les peuples venus s’ajouter aux forces de Mithridate VI. En tout, on comptait cent quarante mille fantassins et seize mille cavaliers, suivis par une masse de sapeurs, de portefaix et de marchands", Appien, Histoire romaine XII.292-294), qui noue sa relation avec Sertorius à cette date comme allié de revers contre Rome.


Les hostilités reprennent au printemps -74. Elles tournent au fiasco pour les Romains. Sur mer, Marcus Antonius junior concentre toutes ses forces contre la Crète. On se souvient que les Crétois ont une longue responsabilité dans l’effondrement de l’autorité séleucide puisqu’ils ont participé notamment à la prise de pouvoir de Démétrios II en -145 et à sa répression sanglante des Antiochiens quelques mois plus tard, on sait aussi que la Crète est depuis longtemps un vivier de pirates prêts à se vendre à n’importe qui, et une terre d’aventures pour tous les petits chefs en mal de respectabilité (comme Dorylaos, proche de Mithridate V et oncle du stratège homonyme servant Mithridate VI, qui y est devenu un capitaine réputé : "Les Romains à cette époque [sous Mithridate V] n’occupaient pas encore l’île de Crète, le pays regorgeait alors de soldats de fortune et de mercenaires recrutés par tous les chefs pirates", Strabon, Géographie, X, 4.10). On voit par ailleurs sur la carte que l’île de Crète occupe une place stratégique à mi-chemin entre le Péloponnèse au nord et la Cyrénaïque au sud : contrôler la Crète, c’est cadenasser la ceinture de sécurité que le Sénat vient juste de créer en acceptant le legs libyen de Ptolémée Apion. Marcus Antonius junior lance son offensive, et est instantanément battu. Les Crétois le surnomment "Creticus" par dérision ("Les insulaires crétois ont toujours été favorables à Mithridate VI roi du Pont. On raconte qu’ils servirent comme mercenaires dans sa guerre contre les Romains. On raconte aussi qu’ils rangèrent à la cause de Mithridate VI les pirates qui infestèrent la mer plus tard, et qui les aidèrent ouvertement quand ils furent menacés par Marcus Antonius. Quand [Marcus] Antonius leur envoya des émissaires pour qu’ils s’expliquent sur ce sujet, ils lui donnèrent une réponse dédaigneuse. [Marcus] Antonius les combattit sans aucun effet, s’attirant le surnom ironique de “Creticus” (il était le père de Marc-Antoine qui combattit Octave César à Actium). Pour cela, les Romains déclarèrent officiellement la guerre aux Crétois", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 30). Sur terre, Lucius Octavius meurt on-ne-sait-comment. Son poste vacant est convoité par une poignée d’ambitieux, parmi lesquels Lucullus, l’ancien lieutenant de Sulla ("On apprit la mort de [Lucius] Octavius, qui gouvernait la Cilicie. Beaucoup aspiraient à ce poste. Convaincus que Cethegus contrôlait le choix du peuple, ils le courtisèrent assidûment. Lucullus méprisait la Cilicie en elle-même, mais il pensait que la proximité avec la Cappadoce lui permettrait de reprendre la guerre contre Mithridate VI plus aisément qu’à partir de n’importe quelle autre province, en conséquence il magouilla pour que ce gouvernement ne fut pas confié à un autre", Plutarque, Vie de Lucullus 6). On passe sur les manœuvres politiciennes de Lucullus pour obtenir le commandement, détaillées par Plutarque au paragraphe 6 de sa Vie de Lucullus (disons simplement que Lucullus flatte la maîtresse du sénateur sans étiquette Caius Cornelius Cethegus alors très influent dans Rome, qui flatte à son tour les électeurs en faveur de Lucullus). Celui-ci obtient ce qu’il voulait : il est nommé à la tête du contingent terrestre en Cilicie contre Mithridate VI. Mais tout cela - l’envoi d’un messager à Rome pour informer de la mort de Lucius Octavius, les discussions et le vote d’un nouveau commandant en chef, l’envoi de l’élu Lucullus vers la Cilicie - prend du temps. Mithridate VI met ce délai à profit pour concentrer toutes ses forces sur l’autre Romain récemment nommé, Marcus Aurelius Cotta le gouverneur de Bithynie. Il envahit la Paphlagonie, avec à ses côtés le stratège Taxilès, ancien vaincu de la bataille de Chéronée contre Sulla en -86 ("Au début du printemps [-74], […] [Mithridate VI] marcha rapidement sur la Paphlagonie, Taxilès et Hermocratès à la tête de son armée", Appien, Histoire romaine XII.295). Puis il envahit la Bithynie, où les Grecs moyens l’accueillent avec la même ferveur qu’en -88 ("Avec sa formidable armée, [Mithridate VI] se jeta sur la Bithynie, dont les cités s’empressèrent de lui ouvrir leurs portes", Plutarque, Vie de Lucullus 7). Lucullus débarque en Cilicie. Il fusionne la légion qui l’accompagne avec les deux légions fraîches du défunt Lucius Octavius, et avec les deux autres légions vétérantes de Fimbria laissées en Anatolie par Sulla en -84 ("Elu consul et chargé de conduire la guerre [contre Mithridate VI], Lucius Lucullus amena de Rome une légion, qui s’ajoutèrent aux deux anciennes légions de Fimbria et encore à deux autres. Il disposait ainsi de trente mille fantassins et mille six cents cavaliers", Appien, Histoire romaine XII.305) qui ont perdu l’habitude d’obéir à leur général Muréna mais qu’il remet vite dans le rang ("Lucullus passa en Asie en emmenant avec lui la légion qu’il avait levée à Rome. Quand il arriva dans le pays pour y prendre le commandement, il trouva le contingent qui y stationnait corrompu par la mollesse et par la cupidité, les anciennes troupes de Fimbria notamment s’étaient habituées à vivre sans chef et refusaient d’obéir, elles avaient tué le consul Flaccus à l’instigation de Fimbria puis livré Fimbria à Sulla, les hommes qui les constituaient étaient des audacieux sans frein et sans loi, mais pleins de bravoure, endurcis aux travaux et expérimentés dans la guerre. Lucullus réprima rapidement leur audace et ramena à la discipline tous ces hommes qui pour la première fois surent ce qu’est un vrai capitaine compétent, eux qui jusqu’alors avaient été flattés par des généraux complaisants", Plutarque, Vie de Lucullus 7). Il prend la route de la Bithynie afin d’attaquer Mithridate VI par ses arrières. Marcus Aurelius Cotta apprend la venue de Lucullus. Aussi nul en matière militaire que jaloux de la notoriété de Lucullus, Marcus Aurelius Cotta veut provoquer Mithridate VI en bataille dans l’espoir de gagner un rapide succès et souffler ainsi à Lucullus le prestige de la victoire : il est vite écrasé et doit fuir avec ses forces survivantes en se barricadant dans Chalcédoine ("[Mithridate VI] envahit la Bithynie. Nicomède IV était mort récemment. N’ayant pas d’enfants, il avait légué son royaume aux Romains. Cotta avait été chargé de le gouverner. N’ayant aucune aptitude dans les affaires militaires, ce dernier se réfugia à Chalcédoine avec les troupes dont il disposait. C’est ainsi que la Bithynie tomba à nouveau sous le joug de Mithridate VI. Tous les Romains qui s’y trouvaient s’enfuirent vers Chalcédoine auprès de Cotta", Appien, Histoire romaine XII.299-300 ; "Le Sénat envoya Aurelius Cotta en Bithynie et Lucius Lucullus en Asie, tous deux reçurent l’ordre de combattre vivement Mithridate VI. Mais le roi avait recruté en masse pour se constituer une puissante armée et disposait de quatre cents navires. Il donna un gros détachement à Diophantos avec mission de marcher vers la Cappadoce afin d’y renforcer les garnisons de toutes les places, et, si Lucullus approchait du royaume de Pont, d’aller à sa rencontre et d’arrêter sa progression. De son côté, il se mit à la tête de cent cinquante mille fantassins, douze mille cavaliers, vingt-six chars à faux et une prodigieuse quantité de machines de guerre de toutes espèces, et traversa à grandes journées la Timonitide [région frontalière entre la Paphlagonie et la Bithynie], la Paphlagonie et la Galatie. Il arriva le neuvième jour en Bithynie. La flotte des Romains commandée par Cotta se replia dans le port de Chalcédoine", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 27 ; "Cotta, qui crut l’occasion favorable pour lui-même, se prépara à affronter Mithridate VI. Informé par plusieurs canaux de l’arrivée de Lucullus qui se trouvait alors en Phrygie, croyant le triomphe à portée de main et ne voulant pas en partager l’honneur avec Lucullus, il précipita la bataille. Il fut battu à la fois sur terre et sur mer, perdit soixante bateaux avec leurs équipages et quatre mille fantassins. Réfugié et assiégé dans Chalcédoine, il n’eut plus d’espoir que dans Lucullus. Certains conseillèrent à Lucullus de laisser Cotta et d’entrer sur les terres de Mithridate VI sans défense. Tel était surtout le langage des soldats, indignés que Cotta, après s’être perdu avec son armée à cause de sa témérité, eût voulu les priver d’une bataille victorieuse. Mais dans le discours qu’il adressa à ses soldats, Lucullus déclara “préférer sauver un seul Romain plutôt qu’acquérir tous les biens de l’ennemi”", Plutarque, Vie de Lucullus 8 ; selon le paragraphe 15 précité de la plaidoirie Pour Muréra de Cicéron, le prestige de Mithridate VI est grandement renforcé par cette rapide et complète défaite de Cotta en Bithynie). Mithridate VI organise le siège de Chalcédoine en disposant ses fantassins autour de la ville et en bloquant son port avec sa flotte ("Près de Chalcédoine eut lieu un sanglant combat entre les deux flottes, pendant que les deux années combattaient au sol. Mithridate VI en personne commandait la sienne. Cotta commandait celle des Romains. Les Bastarnes tombèrent avec furie sur ses fantassins, les enfoncèrent et les massacrèrent. La fortune ne fut pas plus favorable aux Romains sur mer. Ainsi le même jour la terre et l’eau furent teintes de leur sang et couvertes de leurs morts. Dans le combat sur mer ils eurent six mille morts et quatre mille cinq cents prisonniers. Dans le combat sur terre, ils perdirent quatre mille trois cents hommes. Du coté de Mithridate VI on ne compta que trente Bastarnes morts et sept cents hommes d’autres régiments. Par cet étonnant succès, Mithridate VI jeta la terreur dans tous les esprits. Lucullus était campé sur les bords du fleuve Sangarios [aujourd’hui le Sakarya Nehri]. Dès qu’il fut informé de cette malheureuse journée, il harangua les soldats en méprisant l’impression qu’elle provoquait sur eux", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 27 ; "Mithridate VI attaqua Chalcédoine. Paralysé, Cotta n’alla pas à sa rencontre. Nudus le chef de sa flotte, qui occupait plusieurs forteresses du bas pays avec des garnisons, en fut chassé et s’enfuit vers Chalcédoine. Ces garnisons eurent beaucoup de difficultés à franchir les nombreux murs défensifs : elles se bousculèrent près de la porte en voulant se ruer à l’intérieur en même temps, ainsi tous les traits de leurs poursuivants trouvèrent des cibles. Craignant pour leur sécurité, les gardes abaissèrent la herse mécanique. Nudus et quelques autres officiers furent hissés sur le rempart à l’aide de cordes, pendant que les autres, piégés entre amis et ennemis, tendant les mains vers les uns et vers les autres, périrent. Profitant de son succès, Mithridate VI avança sa flotte vers le port le jour même, il brisa la chaîne de bronze qui en fermait l’accès, il incendia quatre navires ennemis et prit en remorque les soixante autres sans que Cotta ni Nudus, bloqués à l’intérieur des remparts, pussent l’en empêcher. Les Romains perdirent environ trois mille hommes, dont le sénateur Lucius Mallius. Dans le camp de Mithridate VI, on compta seulement vingt Bastarnes morts, les premiers à s’être précipités dans le port", Appien, Histoire romaine XII.300-304). Chalcédoine est un point stratégique car elle est la base navale qui permet aux Romains de contrôler toute la Propontide/mer de Marmara : si Mithridate VI prend Chalcédoine, il pourra accéder librement à la mer Méditerranée dominée par ses alliés pirates, c’est-à-dire envoyer à loisir depuis ses arsenaux du Pont, de Colchide et de Chersonnèse taurique tous les hommes et tous les matériels nécessaires pour étouffer ou même prendre Rhodes qui lui a résisté en -88, bloquer Lucullus en Anatolie jusqu’à sa reddition ou à sa mort, et aller aider Sertorius en Espagne.


Mais Lucullus est plus malin que son confrère Marcus Aurelius Cotta. Conscient de ne pas disposer de forces assez importantes pour s’opposer à celles de Mithridate VI, qui laisse le siège de Chalcédoine à une petite troupe et entame le siège de Cyzique où d’autres Romains survivants sont retranchés, Lucullus choisit prudemment de disposer ses légionnaires près de Cyzique, sur une route vitale au ravitaillement de son ennemi ("Mithridate VI voulut surprendre les gens de Cyzique affaiblis par les combats à Chalcédoine, où ils avaient perdu trois mille hommes et dix navires. Afin donc de cacher sa manœuvre à Lucullus, il leva son camp après dîner et se précipita vers Cyzique, qu’il atteignit à l’aube. Il installa son camp sur la colline d’Adrastée [site inconnu sur la rive orientale du fleuve Granique/Biga çayi]. Informé de son départ, Lucullus le suivit la nuit même, en ordre, en milieu hostile. Il s’installa près d’un village appelé “Thracia”, en un lieu par lequel les vivres de ennemis devaient nécessairement passer. Prévoyant cela, il ne cacha rien à ses soldats : dès qu’ils eurent fini d’établir le camp, il les rassembla pour leur annoncer une victoire prochaine qui ne leur coûterait pas une goutte de sang", Plutarque, Vie de Lucullus 9 ; "[Lucullus] vint établir son camp dans le voisinage de Mithridate VI, près de Cyzique. Des déserteurs lui apprirent que le roi disposait d’une armée de trois cent mille hommes, mais que son ravitaillement se limitait aux collectes de ses fourrageurs et à ses approvisionnements par la mer. Il déclara alors à son entourage pouvoir vaincre l’ennemi sans livrer bataille, et de bien se souvenir de cet engagement. Il repéra une colline propice à l’établissement d’un camp, où il pourrait stocker des vivres en abondance tout en coupant les arrivages de l’ennemi. Il résolut de s’en emparer", Appien, Histoire romaine XII.305-307), espérant affaiblir ses ennemis par la faim ("Estimant que l’entretien d’une armée aussi nombreuse que celle de Mithridate VI nécessitait beaucoup de provisions et de richesses, surtout en présence de l’ennemi, Lucullus demanda à un prisonnier qu’on lui amena le nombre de soldats et la quantité de blé que renfermait sa tente. Le prisonnier lui ayant répondu, il le renvoya, en fit venir un deuxième puis un troisième, auxquels il posa les mêmes questions. Il calcula les réserves de blé en fonction du nombre de soldats à nourrir, et conclut que l’adversaire manquerait de vivres sous trois ou quatre jours. Il se fortifia donc afin de gagner du temps, amassa dans son propre camp une grande quantité de blé en attendant que le camp adverse souffrit la disette", Plutarque, Vie de Lucullus 8). En résumé, Mithridate VI assiège les Romains survivants de Marcus Aurelius Cotta dans Cyzique, mais il est lui-même assiégé par Lucullus. Ce choix de Lucullus est judicieux car les glaces hivernales commencent à se former en Propontide/mer de Marmara, rendant très difficiles les approvisionnements de Mithridate VI par la mer. Des deux côtés, les adversaires se livrent à une surenchère de bluff. Les Romains assiégés dans Cyzique voient les légionnaires de Lucullus au loin, mais ne parviennent pas à les identifier, les soldats de Mithridate VI les effraient donc en leur criant que ce sont des Arméniens envoyés par Tigrane II qui vont participer à l’assaut imminent contre eux ("Mithridate VI avait partagé son armée de terre en dix camps qui entouraient la ville, tandis que ses navires contrôlaient de part et d’autre l’isthme reliant la ville au continent. Bloqués ainsi des deux côtés, les gens de Cyzique résolus à braver tous les malheurs pour rester fidèles à Rome étaient cependant très inquiets. Sans nouvelles de Lucullus, ils ne voyaient pas que les Romains étaient juste devant leurs yeux, sur les hauteurs près de leurs murailles, ils étaient trompés par les soldats de Mithridate VI qui leur disaient en les désignant : “Vous voyez ces troupes ? Ce sont des Arméniens et des Mèdes envoyés par Tigrane au secours de Mithridate !”. Les assiégés s’effrayaient de se croire assiégés par une multitude d’ennemis", Plutarque, Vie de Lucullus 9). Lucullus quant à lui répète tous les soirs à ses soldats : "La victoire est pour demain !", mais tous les matins Mithridate VI réapparaît pour inventer une nouvelle tactique contre eux ("Mithridate VI, bloqué par les marais, par les hauteurs [dont celle qu’occupe Lucullus] et par les cours d’eau, n’eut plus accès aux ressources terrestres sinon à des prises de fortune, il ne disposa plus de grands espaces pour effectuer des sorties, il perdit les moyens de déloger Lucullus de la position inexpugnable qu’il avait négligée avant que ce dernier en prenne possession. Le début de la mauvaise saison [l’hiver -74/-73] le priva de ses approvisionnements par mer. Lucullus en tira argument pour déclarer à ses amis que l’engagement qu’il avait pris devant eux [la victoire sur Mithridate VI sans livrer bataille] était sur le point de se concrétiser", Appien, Histoire romaine XII.311-312). L’hiver -74/-73 se passe ainsi sans évolution de part et d’autre. Toutes les tentatives de Mithridate VI pour déloger Lucullus de sa position près de Cyzique échouent (elles sont rapportées longuement par Appien dans les paragraphes 313 à 324 livre XII de son Histoire romaine, et brièvement par Plutarque au paragraphe 10 de sa Vie de Lucullus). Pour l’anecdote, Mithridate VI creuse une mine dans l’espoir d’attaquer Lucullus par en-dessous ("[Mithridate VI] monta sur le Dindymon [aujourd’hui le Kapu Dagh] dominant la cité [de Cyzique], et de là il réalisa une levée de terre en direction de la ville surmontée de tours et creusée de galeries pour miner le rempart", Appien, Histoire romaine XII.324), mais ce stratagème est découvert et Mithridate VI manque d’être capturé par les soldats romains qui creusent une mine défensive en sens contraire ("Mithridate VI manqua de tomber par trahison dans les mains des gens de Cyzique, à cause d’un centurion romain qui combattait à leurs côtés dans les mines. Des rencontres en effet avaient lieu continuellement entre les galeries creusées par deux camps, celui-ci se lia avec des soldats du roi lors de conversations régulières. Un jour, tandis qu’il gardait seul une galerie, il fut approché par l’un des chefs des travaux et feignit la sympathie. Cela fut rapporté au roi qui, désirant s’emparer de la ville, décida de conclure une alliance. Le Romain réclama des garanties. Le roi libéra des prisonniers afin qu’ils servent d’intermédiaires. Mais l’autre déclara n’avoir confiance en personne et demanda que l’alliance fût conclue avec le roi en personne. Le roi estimait indigne de son rang de descendre dans des galeries, mais comme le traître répétait qu’il ne céderait pas autrement et que le siège de la ville s’éternisait, Mithridate VI accepta la demande. Le roi aurait été capturé si un de ses Amis, pressentant le traquenard, n’avait pas fabriqué une machine en conséquence, qui s’ouvrait et se refermait rapidement, descendue dans la galerie. Mithridate VI y entra avec ses Amis, le centurion [texte manque] avec ceux qui devaient attenter au roi [texte manque] aux mains. Le centurion dégaina son épée et se précipita sur le roi, mais celui-ci se depêcha de fermer la porte et échappa au danger", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 51). Les choses tournent néanmoins lentement en faveur de Lucullus. Les forces laissées à l’intérieur de l’Anatolie par Mithridate VI sont entamées par les Galates (c’est-à-dire tous les Galates ? ou seulement ceux qui ont des intérêts avec les Romains ?), il ne peut donc plus en espérer du secours ("A la même époque [durant l’hiver -74/-73, tandis que Mithidate VI est bloqué devant Cyzique], Eumachos stratège de Mithridate VI envahit la Phrygie, où il tua de nombreux Romains avec femmes et enfants. Il soumit la Pisidie, l’Isaurie et la Cilicie avec orgueil, jusqu’au jour où le tétrarque galate Déjotaros le prit en chasse et massacra beaucoup de ses hommes", Appien, Histoire romaine XII.326). La masse de l’armée mithridatique se retourne contre elle-même, car les soldats et les bêtes qui la composent sont avant tout des estomacs à nourrir, en plus grand nombre que le petit contingent de Lucullus. Mithridate VI décide de renvoyer vers le Pont ses fantassins hors de combat, ses cavaliers et ses bêtes de somme, qui lui coûtent cher en vivres et ne lui servent à rien dans le contexte. Il profite d’une indisposition de Lucullus pour forcer le passage. Mais Lucullus est informé, il intercepte aussitôt le cortège et le décime ("Mithridate VI profita que Lucullus était occupé à assiéger une cité voisine pour renvoyer en hâte vers la Bithynie presque toute sa cavalerie, ses bêtes de somme et ses fantassins hors service. Lucullus apprit ce départ, il retourna de nuit vers son camp, et le lendemain matin malgré la rigueur de l’hiver il partit à sa poursuite avec dix cohortes et sa cavalerie. La neige et le froid rendaient la marche difficile, certains soldats ne résistèrent pas et demeurèrent en arrière, il continua sa route avec les autres et atteignit l’ennemi près du fleuve Rhyndakos [aujourd’hui le fleuve Simav, qui se jette dans la mer de Marmara à une vingtaine de kilomètres au nord du lac Ulubat dont il reçoit les eaux]. Il lui infligea une défaite si totale que les femmes d’Apollonia [aujourd’hui Gölyazı-Apolyont en Turquie, sur une péninsule de la côte nord-est du lac d’Ulubat] sortirent de la cité pour piller les bagages et les dépouilles des morts en grand nombre, il captura à cette occasion six mille chevaux, une quantité innombrable de bêtes de somme et quinze mille prisonniers", Plutarque, Vie de Lucullus 11 ; "Les chevaux lui étant inutiles dans le contexte, affaiblis par le manque de nourriture, leurs sabots étant si usés qu’ils boitaient, [Mithridate VI] voulut les renvoyer en Bithynie. Mais lors du passage du Rhyndakos, Lucullus leur tomba dessus. Il tua là beaucoup d’ennemis, captura environ quinze mille hommes, six mille chevaux et de nombreuses bêtes de somme", Appien, Histoire romaine XII.325). A l’intérieur des campements de Mithridate VI, les conditions sanitaires deviennent calamiteuses. Les soldats sont réduits à manger leurs chaussures, des épidémies se répandent ("La mauvaise saison [l’hiver -74/-73] arriva, privant Mithridate VI du peu de ravitaillement qui lui arrivait encore par mer. La famine se répandit dans l’armée, beaucoup de ses hommes moururent, les uns étant réduits de façon barbare à manger de la chair humaine, et les autres, des herbes non comestibles. Leurs cadavres demeurèrent sans sépulture auprès des vivants, provoquant une épidémie de peste qui s’ajouta à la famine", Appien, Histoire romaine XII.328 ; "Trompé par ses stratèges, Mithridate VI ignorait la famine qui régnait dans son camp, il supportait mal que ses efforts pour réduire Cyzique n’aboutissaient pas. Mais quand il fut informé que la disette était telle que ses soldats se nourrissaient de chair humaine, son ambition opiniâtre s’évanouit très vite. Lucullus ne lui infligeait pas une guerre théâtrale, il lui “sautait sur le ventre” selon l’expression, prenant des mesures pour lui couper les vivres de tous côtés", Plutarque, Vie de Lucullus 11). Mithridate VI se résoud à lever le siège avant de perdre toute son énergie, Strabon précise que les assiégés dans Cyzique sortent quasiment indemnes de l’épreuve, leurs institutions les obligeant à toujours anticiper les agressions extérieures ("Entre autres usages, [les gens de Cyzique] confient la gestion des bâtiments militaires et l’entretien des machines de guerre à trois architectes différents, et ils conservent dans trois dépôts séparés les armes, les machines de guerre, et le blé qu’ils préservent des moisissures en le mélangeant à de la terre chalcidique. L’utilité de ces usages à été hautement démontrée lors de la guerre contre Mithridate VI. Ce roi est venu attaquer Cyzique à l’improviste avec cent cinquante mille fantassins et une nombreuse cavalerie, il a occupé d’abord la colline d’Adrastée face à la ville et le faubourg voisin. Mithridate VI a fait passer des troupes dans l’isthme au-dessus de la ville afin de l’assiéger complètement par terre et par mer avec quatre cents navires. Mais les gens de Cyzique ont résisté à tous ses efforts, ils ont même presque réussi, en creusant une contre-mine, à capturer le roi dans une de ses galeries souterraines : prévenu à temps, le roi a pu sortir de la galerie et s’échapper sain et sauf. De son côté, le général romain Lucullus a fait entrer de nuit des secours dans la ville, certes tardivement. Une authentique famine a achevé d’aider les assiégés en s’abattant brusquement sur les nombreux assiégés, qui ont été décimés au point de contraindre le roi à lever le siège", Strabon, Géographie, XII, 8.11). Début -73, dès que les glaces fondent et que la mer redevient accessible, il confie tous ses fantassins à l’un de ses stratèges avec ordre de foncer à travers les positions de Lucullus en suivant la côte vers Lampsaque, il confie une grosse escadre de cinquante navires à Marcus Marius le représentant de Sertorius, il confie une petite escadre à l’un de ses navarques avec ordre de voguer en avant vers la mer Egée pour faire diversion, et il part lui-même avec le gros de sa flotte longer les côtes en suivant ses fantassins de loin vers Lampsaque. C’est un ratage total. La petite escadre destinée à faire diversion en mer Egée tombe au pouvoir de Lucullus par trahison ("Mithridate VI résolut de fuir au plus vite. Pour occuper Lucullus en l’attirant d’un autre côté, il envoya vers la mer des Grecs [la mer Egée] son navarque Aristonikos. Mais au moment de mettre à la voile, Aristonikos fut trahi et livré à Lucullus avec dix mille pièces d’or qu’il transportait, destinées à corrompre les régiments romains", Plutarque, Vie de Lucullus 11). Les fantassins sont taillés en pièces par les légionnaires de Lucullus au moment où ils franchissent le fleuve Aisèpos séparant la Mysie et la Troade (aujourd’hui le Gönen çayi : "Mithridate VI pensa à fuir. Il partit nuitamment vers Parion sur ses navires, tandis que son armée se dirigea vers Lampsaque par voie de terre. Mais celle-ci fut anéantie en franchissant le fleuve Aisèpos alors en crue, et à cause de l’intervention de Lucullus accouru pour les attaquer", Appien, Histoire romaine 328-329 ; "Tandis que Mithridate VI s’enfuit par mer, ses stratèges replièrent l’armée de terre. Lucullus les poursuivit, il les rejoignit près du Granique [l’affrontement a lieu plus probablement sur le fleuve Aisèpos comme le dit Appien, et non pas sur le fleuve Granique, aujourd’hui le Biga çayi : en déplaçant l’événement sur le fleuve Granique, Plutarque veut établir un parallèle entre le Romain Lucullus et le conquérant grec Alexandre le Grand, qui y a remporté sa première grande bataille en -334 contre le Perse Darius III], captura un grand nombre d’hommes et en tua vingt mille autres. On dit que dans toute cette campagne [sur les bords de la Propontide/mer de Marmara en -73] au moins trois cents mille hommes périrent, si on compte ceux qui suivaient les soldats [chiffre très exagéré qui ne correspond pas aux décomptes des forces en présence, même en ajoutant leurs auxiliaires : par cette exagération, Plutarque veut encore grandir l’exploit de Lucullus]", Plutarque, Vie de Lucullus 11). N’ayant plus de forces terrestres, Mithridate VI laisse Marcus Marius partir avec sa grosse escadre vers Pergame - Marcus Marius doit devenir le gouverneur de la province d’Asie, selon les clauses de l’accord conclu entre Mithridate VI et Sertorius que nous avons mentionné précédemment -, tandis que lui-même fait demi-tour avec le gros de sa flotte vers la mer Noire ("[Mithridate VI] confia une cinquantaine de navires avec dix mille soldat d’élite à [Marcus] Marius, que Sertorius lui avait envoyé comme général, ainsi qu’au Paphlagonien Alexandros et à l’eunuque Dionysos, et partit vers Nicomédie avec le reste de sa flotte", Appien, Histoire romaine XII. 332 ; Memnon oublie de parler de la bataille de l’Aisèpos et passe sans transition de l’abandon du siège de Cyzique au retour en mer Noire : "Mithridate VI dut lutter contre la faim, les vivres manquèrent totalement dans son armée et l’extrême disette dans laquelle elle sombra provoqua beaucoup de morts. Malgré toutes ces disgrâces, il s’obstina à maintenir le siège de Cyzique. Mais après avoir beaucoup souffert et usé inutilement beaucoup de moyens, il fut enfin contraint de le lever. Il confia toute son infanterie à Hermaios et trente mille hommes à [Marcus] Marius et résolut de rejoindre son pays de son côté par la mer", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 28). L’effort principal pour Lucullus doit être porté sur cette force maritime conduite par Marcus Marius, dont l’existence bafoue l’autorité du Sénat en Asie et risque d’avoir des graves conséquences en Méditerranée occidentale si Marcus Marius, escorté par les pirates ayant vaincu Marcus Antonius junior, parvient à rejoindre Sertorius en Espagne. Laissant la fuite de Mithridate VI à la surveillance d’un de ses capitaines, Lucullus avec les rares navires à sa disposition suit de loin l’escadre de Marcus Marius. Il apprend qu’elle relâche dans la petite île déserte de Chrysé, à mi-chemin entre l’île de Ténédos à l’est et l’île de Lemnos à l’ouest (cette île de Chrysé disparaîtra plus tard dans la mer selon Pausanias : "Près de Lemnos se trouvait l’île de Chrysé où Philoctète eut le malheur d’être mordu par un serpent : les flots l’ont entièrement recouverte, elle s’est enfoncée et a disparu dans les abîmes", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 33.4). Il s’empresse d’y débarquer secrètement ses légionnaires, qui tombent soudain sur les équipages grecs de l’escadre ennemie encore amarrée. S’ensuit le massacre de Marcus Marius, de ses auxiliaires, et de tous les marins grecs confiés par Mithridate VI ("Des gens d’Ilion [Troie] arrivèrent pour dire [à Lucullus] avoir aperçu près du port des Achéens treize pentères royales qui voguaient vers Lemnos. Il s’embarqua aussitôt pour aller s’emparer de ces navires et tuer leur navarque Isidoros [le même Isidoros mentionné par Florus au paragraphe 7 précité livre III de son Epitomé ?]. De là il voulut attaquer les autres capitaines qui étaient à l’ancre dans la rade. Mais quand il approcha, ces derniers rangèrent leurs navires le long du rivage, combattirent de dessus le tillac et blessèrent plusieurs soldats de Lucullus. La nature du lieu ne permettait ni d’envelopper les ennemis, ni, à cause de l’agitation des flots, de forcer leurs bâtiments solidement appuyés contre la côte. Lucullus chercha alors un endroit où débarquer, il y laissa ses meilleurs soldats qui, chargeant les ennemis par derrière, en tuèrent un grand nombre et contraignirent les autres à couper les câbles qui attachaient leurs bâtiments à la côte. En s’écartant du rivage, ces navires se heurtèrent les uns les autres ou s’embrochèrent sur les éperons de ceux de Lucullus. On commit là un grand carnage et beaucoup de prisonniers, parmi lesquels [Marcus] Marius que Sertorius avait envoyé comme général", Plutarque, Vie de Lucullus 12 ; "Lucullus surprit treize navires ennemis près du port des Achéens. Il découvrit [Marcus] Marius, Alexandros et Dionysios [navarques de Mithridate VI] dans une île déserte près de Lemnos, à proximité de l’autel de Philoctète […]. Il se précipita sur eux à force de rames, plein de mépris. Ceux-ci résistèrent avec efficacité. Il cessa donc les manœuvres et envoya vers eux ses navires deux par deux dans l’espoir de les inciter à quitter leur mouillage. Mais ils n’appareillèrent pas et continuèrent à se défendre depuis le rivage. Alors il dirigea d’autres navires vers la face opposée de l’île pour y débarquer des hommes, qui contraignirent les ennemis à se replier sur leurs navires. Ces derniers, ne pouvant pas fuir vers le large bloqué par l’escadre de Lucullus, longèrent la côte, ils se trouvèrent ainsi sous les tirs croisés depuis la terre et la mer et furent massacrés en nombre. [Marcus] Marius, Alexandros et l’eunuque Dionysos furent capturés dans une grotte où ils s’étaient cachés. Dionysos se suicida en buvant le poison qu’il portait sur lui. [Marcus] Marius fut mit à mort par Lucullus, qui estimait inconvenant qu’un sénateur romain apparût dans un triomphe, contrairement à Alexandros qui fut préservé à cette fin", Appien, Histoire romaine XII.334-338). Le Sénat romain pousse un grand soupir de soulagement quand il apprend l’issue de cette bataille, comme le suggèrent indirectement les envolées enthousiastes de Cicéron ("Je rends à Lucius Lucullus toute la justice due à un citoyen courageux, à un homme plein de sagesse, à un général éminent, je déclare qu’à son arrivée les troupes de Mithridate étaient parfaitement équipées et munies de tous les attributs nécessaires, que la cité de Cyzique, la plus belle de l’Asie et la plus dévouée à nos intérêts, était vivement assiégée par ce roi en personne à la tête d’une armée considérable, que par sa valeur, ses actions, sa prudence, Lucius Lucullus a délivré cette place d’un danger imminent. Une flotte importante et en parfait état s’élançait avec une extrême ardeur vers l’Italie sous la conduite de lieutenants de Sertorius : le même Lucullus l’a battue et coulée à fond", Cicéron, Pour la loi Manilius 20-21 ; "Lucullus obtint des succès si brillants et a conduit son importante campagne avec une prudence et un courage sans précédents. Quand tout l’effort de la guerre se concentra autour des murs de Cyzique, que Muréna considérait comme la clef de l’Asie, dont la prise et la ruine devaient lui ouvrir l’entrée de la province, Lucullus prit des mesures adaptées qui garantirent la cité alliée de tous les périls et en même temps épuisèrent les soldats du roi dans un siège long et inutile. Et le combat naval de Ténédos, mené par les chefs ennemis les plus intrépides qui voguaient à pleines voiles vers l’Italie, gonflés d’ardeur et d’espérance : estimez-vous qu’il n’a été qu’une simple escarmouche et que la victoire n’a pas été dûrement acquise ?", Cicéron, Pour Muréna 15 ; "C’est encore au peuple romain qu’appartient l’honneur d’avoir, par la prudence [de Lucullus], arraché Cyzique aux fureurs d’un roi menaçant, aux horreurs d’une guerre cruelle, et d’avoir conservé cette cité, notre fidèle alliée. C’est notre gloire qu’on vantera toujours en rappelant le combat mémorable où Lucullus tua tous les généraux ennemis, coula à fond leur flotte, et rendit Ténédos témoin d’une victoire incroyable", Cicéron, Pour Archias 9). Lucullus peut se retourner alors vers l’est contre son ennemi principal, Mithridate VI, qui a tenté vainement de prendre Périnthe ("Revenu dans le Pont, Mithridate VI monta une armée improvisée avec laquelle il vint assiéger Périnthe. Sa tentative échoua, il passa rapidement en Bithynie", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 28), puis qui a semé le capitaine romain chargé de le surveiller ("Lucullus se hâta [après sa victoire navale près de Ténédos] de retourner à la poursuite de Mithridate VI. Il espérait le trouver encore en Bithynie, surveillé par Voconius qu’il avait envoyé à Nicomédie avec des navires pour s’opposer à sa fuite. Mais Voconius avait perdu beaucoup de temps à s’initier aux mystères de Samothrace et à célébrer des fêtes, et Mithridate VI en avait profité pour s’échapper avec sa flotte vers le Pont avant le retour de Lucullus", Plutarque, Vie de Lucullus 13). Mithridate VI joue de malchance : sa flotte est prise dans une violente tempête au large des côtes bithyniennes, beaucoup de ses navires sont coulés ou endommagés, lui-même n’échappe au naufrage qu’en étant recueilli par les pirates qu’il a installés à Sinope ("Assailli dans sa fuite par une tempête violente, [Mithridate VI] vit une partie de ses navires emportés ou coulés, au point que pendant plusieurs jours toute la côte fut couverte de débris des naufrages que les vagues y apportèrent", Plutarque, Vie de Lucullus 13 ; "[Lucullus] se hâta vers la Bithynie [après sa victoire à Ténédos]. Lors de l’entrée de la flotte de Mithridate VI dans le Pont, une nouvelle tempête survint, qui anéantit environ dix mille hommes et soixante navires, et dispersa le reste dans toutes les directions. Le navire amiral lui-même fut fracassé, le roi en dépit des objurgations de ses Amis embarqua sur une chaloupe de pirates, qui le transporta sain et sauf à Sinope. De là, il gagna Amisos par cabotage", Appien, Histoire romaine XII.339-342). Dès qu’il arrive enfin dans son royaume du Pont, il députe vers son gendre Tigrane II et vers son fils Macharès pour qu’ils lui envoient des renforts ("[Mithridate VI] députa vers son gendre l’Arménien Tigrane II et vers son fils Macharès qui régnait sur le Bosphore [cimmérien] pour leur demander du secours", Appien, Histoire romaine XII.342). Ne trouvant plus d’opposition à sa marche, Lucullus traverse toute la Bithynie d’ouest en est et vient assiéger Amisos (aujourd’hui Samsun en Turquie), cité frontalière du Pont, près de l’arrière-pays de Thémiscyre (aujourd’hui Terme en Turquie) aux grandes vallées fertiles, antique territoire des Amazones ("[Lucullus] traversa la Bithynie et la Galatie et envahit le royaume du Pont. Au début de cette campagne il éprouva une si grande disette qu’il s’accompagna de trente mille Galates portant chacun un médimne de blé. Mais, entré au cœur du pays, tout plia devant lui, et il se trouva dans une telle abondance que dans son camp un bœuf ne valut plus qu’une drachme, et un esclave, quatre drachmes, et le reste fut abandonné ou dilapidé par manque d’acheteurs, tout le monde étant abondamment pourvu", Plutarque, Vie de Lucullus 14 ; "[Lucullus] soumit toutes les campagnes plantureuses et longtemps épargnées par la guerre qu’il traversa. Le prix d’un esclave tomba rapidement à quatre drachmes, celui d’un bœuf à une drachme, ceux des chèvres, des moutons, des vêtements et des autres biens baissèrent en proportion", Appien, Histoire romaine XII.343-344). Il adopte une tactique pertinente : ayant constaté depuis -88 que Mithridate VI se reconstitue toujours après ses défaites grâce à ses manœuvres dilatoires et à la profondeur de son royaume - qui s’étend jusque dans les montagnes du Caucase et jusque dans la vallée du fleuve Tanaïs/Don et les plaines de Chersonnèse taurique/Crimée -, il veut l’inciter à attaquer pour le vaincre définitivement. Pour cette raison, il refuse d’aller plus loin vers l’est. Il ordonne à ses soldats de continuer le siège d’Amisos durant l’hiver -73/-72 afin d’entretenir leur condition physique, en leur interdisant tout pillage dans la riche plaine de Thémiscyre voisine qui risquerait d’amollir leurs ardeurs. Mais c’est une tactique que les légionnaires ne comprennent pas et n’acceptent pas. Quand Lucullus au printemps -72 dit vouloir laisser le siège d’Amisos à une petite troupe sous le commandement de Muréna (ancien lieutenant de Sulla resté en Anatolie après le départ de celui-ci en -85, vaincu par Mithridate VI vers -80 comme on l’a dit rapidement plus haut) et conduire lui-même le gros des régiments vers Kabeira (aujourd’hui Niksar en Turquie) sur le fleuve Lycos (aujourd’hui le Kelkit çayi) pour aller provoquer Mithridate VI qui y a stationné une nouvelle armée, ils laissent éclater leur colère : "Nous avons perdu des mois précieux à nous entraîner aux exercices militaires devant Amisos alors que nous aurions pu la prendre d’assaut, nous avons laissé Mithridate VI reconstituer ses forces alors que nous aurions pu le chasser de son royaume du Pont et nous en approprier les richesses, et maintenant nous devons risquer nos vies de miséreux pour aller dans un trou paumé batailler à nouveau contre lui !". Lucullus doit se justifier ("Les cavaliers limitaient leurs incursions jusqu’à Thémiscyre et aux plaines du Thermodon [aujourd’hui le Terme çayi] à la seule nécessité du ravitaillement. Cela irritait les soldats, qui reprochaient à Lucullus de prendre toutes les cités par la reddition plutôt que par la force et les empêcher ainsi de s’enricher par pillage. “Et aujourd’hui, alors qu’on pourrait prendre la riche Amisos pour peu qu’on en presse le siège, il nous demande de la laisser derrière nous pour aller combattre Mithridate dans la région pauvre des Tibaréniens [peuple non localisé précisément en bordure de la mer Noire, selon une incidence d’Hérodote au paragraphe 94 livre III de son Histoire] et des Chaldéens ["Calda‹oi", autre graphie pour "Kardoàcoi" Kardouques", ancêtres des modernes "Kurdes", bien attestés près de Trapézonte par une incidence de Strabon à l’alinéa 18 paragraphe 3 livre XII de sa Géographie] !”. Ne mesurant pas la profondeur de ce ressenti qui allait pousser les soldats à la révolte peu de temps après, Lucullus le méprisa. Il préféra se justifier devant ceux qui l’accusaient de lenteur et de s’arrêter trop longtemps devant des villages et des cités de second ordre en laissant Mithridate VI se fortifier. Il leur répondit : “C’est précisément mon but. Je m’arrête à dessein pour donner à Mithridate le temps d’augmenter ses forces, je veux qu’il nous attende, qu’il arrête de fuir chaque fois que nous approchons. Vous ne voyez pas le désert immense derrière lui ? et le Caucase avec ses montagnes aux gorges profondes, capables de cacher dix mille rois susceptibles de nous combattre ? Seulement quelques jours de marche séparent Kabeira de l’Arménie, or c’est en Arménie que vit Τigrane le roi des rois, disposant d’une puissance avec laquelle il dispute l’Asie aux Parthes, transporte les cités grecques jusqu’en Médie, soumet la Palestine et la Syrie, abat les Séleucides en retenant captives leurs femmes et leurs filles. Il est l’allié et le gendre de Mithridate : si celui-ci va chez lui, il ne l’abandonnera pas, il nous déclarera la guerre. En nous hâtant contre Mithridate, nous courons le risque d’attirer sur nous Tigrane, qui cherche depuis longtemps un prétexte contre nous, et qui sauterait sur l’occasion en déclarant vouloir secourir un roi allié réduit à implorer son aide. Pourquoi donner cet avantage à Mithridate ?”", Plutarque, Vie de Lucullus 14). C’est la première expression de la mésentente entre Lucullus et ses soldats, qui culminera cinq ans plus tard dans la rébellion lors de la campagne d’Arménie. Une première escarmouche tourne à l’avantage de Mithridate VI, qui repousse les légionnaires de Lucullus vers les hauteurs ("Lucullus fit durer le siège d’Amisos. Quand l’hiver [-73/-72] fut passé, il en laissa la conduite à Muréna et marcha contre Mithridate VI. Ce dernier attendait les Romains dans la région de Kabeira avec une armée de quarante mille fantassins et quatre mille cavaliers, avec lesquels il espérait une victoire. Il traversa le fleuve Lycos, et présenta la bataille aux Romains", Plutarque, Vie de Lucullus 15 ; "Les gens d’Amisos repoussaient les assauts [de Lucullus], réalisaient des sorties régulières et provoquaient des combats ponctuels. Mithridate VI leur envoyait en abondance vivres, armes et troupes depuis Kabeira, où il passait la mauvaise saison [l’hiver -73/-72] à reconstituer une armée d’environ quarante mille fantassins et quatre mille cavaliers. Au début du printemps [-72], Lucullus marcha contre Mithridate VI en passant par les montagnes. […] Après avoir franchi les montagnes, Lucullus descendit vers Kabeira. Un combat de cavalerie l’opposa à Mithridate VI, il fut vaincu et remonta d’un bond vers les hauteurs", Appien, Histoire romaine XII.347-351). L’escarmouche suivante tourne à l’avantage de Lucullus qui, depuis un réduit inexpugnable en bordure d’un ravin ("Lucullus craignait de rester en plaine parce que l’ennemi lui était supérieur en cavalerie, et il n’osait pas se risquer dans le chemin des montagnes qui était long, couvert de bois et difficile. On découvrit par hasard quelques Grecs réfugiés dans une caverne. Artémidore, le plus âgé d’entre eux, proposa aux Romains de les conduire dans un lieu sûr et fortifié dominant Kabeira pour y établir leur camp. Lucullus se fia à sa parole. Dès la nuit venue, il laissa des feux allumés et quitta sa position pour passer les défilés sans incident, et aller s’établir dans le fort. Le lendemain, les ennemis l’aperçurent au-dessus d’eux, distribuant son armée en différents postes avantageux pour combattre au moment opportun, et où il ne pourrait jamais être forcé tant qu’il ne voudrait pas en sortir", Plutarque, Vie de Lucullus 15 ; "Rechignant à descendre dans la plaine dominée par la cavalerie adverse, Lucullus cherchait une autre voie, et découvrit dans une grotte un chasseur connaissant les sentiers des bêtes sauvages. Il le prit pour guide et contourna les positions de Mithridate VI par un itinéraire non frayé pour arriver au-dessus de lui, puis il redescendit en évitant les cavaliers dans la plaine et installa son camp à l’abri du ravin d’un torrent", Appien, Histoire romaine XII.356-357), repousse les cavaliers de Mithridate VI dans la plaine ("Lucullus et Mithridate VI hésitèrent à s’affronter, jusqu’au moment où, dit-on, des soldats du roi partis à la chasse au cerf furent stoppés en chemin par des soldats romains. Les deux partis envoyèrent successivement des nouveaux secours. La bataille commença alors. Les troupes de Mithridate VI eurent le dessus. Les Romains demeurés dans leurs retranchements virent leurs camarades s’enfuir, ils furent dépités, ils coururent demander à Lucullus de les conduire vers l’ennemi. Mais Lucullus, qui voulait leur apprendre à quel point la présence et la vue d’un général ont un effet positif dans une situation dangereuse, leur ordonna de rester sur place, puis il descendit en personne vers la plaine en courant, commanda aux premiers fuyards qu’il croisa de s’arrêter et de retourner avec lui au combat. Ils obéirent, et tous les autres à leur exemple, se ralliant autour du général, mirent en fuite les ennemis sans effort, et les poursuivirent jusqu’à leur camp. Lucullus, rentré dans le sien, infligea aux fuyards une infamie prescrite par la discipline romaine : il les obligea à creuser sans vêtement ni ceinture un fossé de douze pieds en présence des autres soldats", Plutarque, Vie de Lucullus 15). Face à l’impossibilité d’emporter la décision dans un combat en bonne forme, Mithridate VI choisit de retourner contre Lucullus le stratagème que ce dernier a employé contre lui à Cyzique : il installe ses hommes sur des chemins que Lucullus doit nécessairement emprunter pour se ravitailler, afin de les en empêcher et réduire ainsi Lucullus à la famine dans son réduit inexpugnable. Malheureusement, ces hommes qu’il installe n’ont pas des nerfs aussi solides que les légionnaires de Lucullus : ils s’enfuient souvent dès que les escarmouches deviennent trop violentes ("[Lucullus] envoyait des hommes chercher du grain en Cappadoce en engageant des escarmouches contre l’ennemi, jusqu’au jour où Mithridate VI, voyant fuir ses soldats royaux, sortit en hâte de son camp retranché, réprimanda ses hommes, leur imposa un demi-tour et causa une telle frayeur aux Romains que ceux-ci s’échappèrent en grimpant dans les montagnes sans se rendre compte que l’ennemi avait cessé depuis longtemps de les poursuivre", Appien, Histoire romaine XII.358). A l’occasion d’une énième escarmouche, ils provoquent la fuite de trop : ils s’avancent à découvert, révélant leur position aux légionnaires qui se rangent pour les contrer, la plupart des cavaliers de Mithridate VI sont tués, seuls deux survivants parviennent à regagner le camp, provoquant la consternation de leurs camarades, puis leur découragement quand ils voient passer au loin les légionnaires chargés de victuailles qui les narguent. Mithridate VI décide d’évacuer les lieux ("Mithridate VI ordonna à une grosse troupe de cavaliers très offensifs de stationner sur la route de Cappadoce que Lucullus empruntait pour son ravitaillement, espérant priver ce dernier de vivres de la même manière que lui-même avait souffert du manque de vivres à Cyzique. […] Mais quand le convoi de ravitaillement romain arriva, les cavaliers royaux ne le laissèrent pas s’engager dans le défilé étroit, ils s’avancèrent à découvert sans attendre, perdant l’avantage de la situation et de la surprise. Les Romains purent interrompre leur marche pour se placer en ordre de bataille. Expérimentés, ils profitèrent des aspérités du terrain pour tuer certains soldats royaux, précipiter les autres dans le ravin, et disperser le reste. Des fuyards, après avoir galopé de nuit jusqu’au camp, déclarèrent être les seuls survivants, alourdissant ainsi la nouvelle du revers subi. Mithridate VI, informé avant Lucullus du désastre infligé à ses cavaliers et craignant une attaque imminente de sa part, fut consterné. Il résolut de fuir", Appien, Histoire romaine XII.359-362 ; "Lucullus avait envoyé Adrianus avec un détachement considérable pour ravitailler ses soldats. Mithridate VI voulut profiter de l’occasion, il détacha Ménémachos et Myron à la tête d’un corps nombreux de cavaliers et de fantassins qui, à l’exception de deux hommes, furent tous taillés en pièces par les Romains. Mithridate VI dissimula sa perte, assurant qu’elle était minime et découlait de l’inexpérience des stratèges. Mais Adrianus à son retour passa le long du camp des ennemis avec ostentation, conduisant un grand nombre de chariots chargés de blé et de dépouilles. Cette vision découragea Mithridate VI et jeta la consternation dans l’âme de ses soldats. On résolut donc de quitter les lieux", Plutarque, Vie de Lucullus 17). Il convoque ses proches durant la nuit pour préparer le départ vers Komana (site archéologique sur le village actuel de Gümenek, à une dizaine de kilomètres au nord-est de Tokat en Turquie). Selon Plutarque, le jour venu, un bouchon se forme à cause des bagages des stratèges qui partent en tête de cortège, créant des ralentissements chez les soldats qui suivent, qui maugréent, qui s’énervent, et qui finissent par renverser leurs stratèges, et même tuer certains d’entre eux, en particulier Dorylaos (le vaincu de la bataille d’Orchomène en -85 contre Sulla). Mithridate VI qui marche en queue de cortège échappe de justesse aux avant-gardes romains en semant à dessein des pièces d’or derrière lui, sur lesquelles ces avant-gardes se jettent avec convoitise en oubliant de le capturer ("Afin d’expédier plus rapidement leurs bagages, les courtisans empêchèrent les soldats de passer. Ceux-ci, bousculés, repoussés, furent transportés de colère, ils commencèrent à piller les équipages et à égorger leurs propriétaires. Le stratège Dorylaos fut massacré pour sa cotte pourpre, seul objet de valeur qu’il portait sur lui. Le sacrificateur Hermaios fut piétiné à la porte du camp. Mithridate VI en sortit entraîné par la foule, sans valet ni écuyer auprès de lui, sans même un cheval. Ce fut plus tard, quand l’eunuque Ptolémée le vit emporté par ces flots de fuyards, que ce dernier descendit de son cheval et le lui céda. Les Romains étaient tout près, mais ils le manquèrent par la convoitise et l’avarice des soldats, qui privèrent ainsi Lucullus du prix glorieux de ses victoires : ils étaient sur le point de saisir le cheval que montait le roi lorsqu’un mulet portant son or se glissa entre eux et lui, soit par hasard, soit tiré là à dessein par Mithridate VI, les soldats abandonnèrent la poursuite et se jetèrent sur l’or, se battirent les uns contre les autres, perdant un temps précieux", Plutarque, Vie de Lucullus 17 ; on retrouve la même séquence dans le passage suivant de Polyen, où Mithridate VI du Pont semble confondu avec un autre "Mithridate" non identifié : "Mithridate [VI], assiégé dans une cité de Paphlagonie, pressé par ses ennemis, voulut s’enfuir. Afin de prendre de l’avance sur eux, il retira des maisons tous les meubles, vases, objets, qu’il dispersa dans les rues avant de quitter les lieux durant la nuit. Ses assaillants investirent la cité, ils trouvèrent tous ces biens dispersés, qu’ils pillèrent au dam de leurs chefs qui leur ordonnaient de poursuivre Mithridate [VI]. C’est ainsi que, profitant de la cupidité des soldats attirés par un profit immédiat, Mithridate [VI] put regagner son pays", Polyen, Stratagèmes, VII, 29.2). Mais Appien donne une autre version : selon lui, les stratèges n’ont pas attendu le lever du jour pour expédier leurs biens, ils se sont précipités sur leurs valises dès qu’ils sont sortis de la tente de Mithridate VI, en pleine nuit, et la panique a été provoquée justement par cette agitation précipitée qui a réveillé les soldats, qui les a convaincus - peut-être avec raison - que leurs chefs les abandonnaient à leur sort, préférant sauver leur peau et leurs bimbeloteries plutôt que les sauver, et qui a en conséquence provoqué leur colère et l’envie de tuer leurs stratèges comme le dit Plutarque ("[Mithridate VI] exposa son plan [de fuite] à ses Amis. Aussitôt, avant même qu’un ordre fût donné, en pleine nuit, ces derniers s’empressèrent de faire sortir du camp leurs effets personnels, provoquant un embouteillage autour des portes. Les soldats, reconnaissant les portefaix au milieu de ces encombrements, en tirèrent toutes sortes de conclusions fabuleuses et furent à la fois effrayés et furieux qu’aucune information ne leur ait été transmise. Ils coururent démolir leurs quartiers et s’échappèrent dans toutes les directions comme sur un champ de bataille, en désordre, oubliant leurs stratèges et leurs officiers. Constatant la pagaille provoquée par ce départ précipité, Mithridate VI bondit hors de sa tente pour tenter de parler à la foule, mais personne ne l’écouta, il fut renversé et tomba à terre. Seule une poignée d’hommes le remit en selle et l’emmena vers les montagnes. Lucullus […] envoya une importante troupe de cavaliers poursuivre les fuyards et ordonna à ses fantassins d’encercler le camp, de s’abstenir de le piller et de tuer tous ceux qui y étaient encore. Mais quand ils virent le grand nombre de vaisselle d’or et d’argent et de vêtements précieux, ces derniers oublièrent cet ordre. Ceux qui poursuivaient Mithridate VI quant à eux frappèrent le bât d’un des mulets qui portaient son or : quand ils virent l’or tomber à terre, ils se jetèrent dessus, laissant Mithridate VI s’échapper vers Komana", Appien, Histoire romaine XII.363-367). Cette version d’Appien semble confirmée par Strabon, chronologiquement plus proche des faits que Plutarque, et surtout apparenté à Dorylaos donc mieux informé que Plutarque sur le sujet car tenant ses sources de sa propre famille, qui dit que Dorylaos n’est pas mort piétiné accidentellement par les soldats à Kabeira, mais exécuté pour cause de trahison par Mithridate VI à Komana, certainement parce qu’il est l’un des stratèges ayant provoqué la panique nocturne à Kabeira peu de temps auparavant ("Tant que dura la faveur de Dorylaos, ses parents partagèrent sa prospérité, mais quand il fut surpris à œuvrer en faveur des Romains qui lui avaient promis le trône en cas de succès, sa disgrâce entraîna la leur, ils tombèrent brusquement dans le néant", Strabon, Géographie, X, 4.10 ; "Quand j’ai parlé précédemment du tactitien Dorylaos, arrière-grand-père de ma mère, j’ai évoqué un autre Dorylaos, neveu du précédent et fils de Philétairos, j’ai raconté comment, après avoir été comblé par [Mithridate VI] Eupator des plus grands honneurs, après avoir été même investi par ce roi de la grande prêtrise de Komana, il fut surpris à soulever le royaume en faveur des Romains, et comment sa ruine avait entraîné la disgrâce de toute sa famille", Strabon, Géographie, XII, 3.33). Désormais seul, sans armée, sans royaume puisque le Pont est envahi par Lucullus, Mithridate VI s’enfuit vers l’Arménie, où son gendre Tigrane II refuse de le recevoir, craignant d’être envahi à son tour. Heureusement sa fille, épouse de Tigrane II, plaide sa cause : elle convainc Tigrane II de lui accorder une résidence dorée loin de de Tigranocerte ("Mithridate VI députa vers les rois des Scythes et des Parthes et vers son gendre Tigrane II roi d’Arménie pour leur demander du secours. Les premiers refusèrent de s’immiscer dans le conflit. Tigrane II quant à lui demeura longtemps incertain, mais céda finalement aux insistances de sa femme qui était la fille du roi, et promit de joindre ses armes aux siennes", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 29 ; "[Mithridate VI] s’enfuit auprès de Tigrane II avec deux mille cavaliers. Celui-ci ne lui accorda pas audience, il lui réserva néanmoins un train de vie royal dans des domaines ruraux", Appien, Histoire romaine XII.368). Lucullus envoie Appius Claudius Pulcher en ambassade vers Tigrane II réclamer l’extradition de Mithridate VI ("Arrivé en Arménie, Mithridate VI sollicita un entretien avec son gendre, mais il ne l’obtint pas. Tigrane II se contenta de remplir tous les devoirs de l’hospitalité, en lui donnant des gardes pour s’assurer de sa sûreté et de son confort. Informé de cela, Lucullus députa aussitôt Appius Claudius [Pulcher] vers Tigrane II pour demander l’extradition de Mithridate VI", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 31 ; "[Lucullus] demanda à Tigrane II l’extradition de Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.375), puis, sans attendre la réponse, il part à Pergame passer l’hiver -72/-71 en prenant Amisos au passage ("[Lucullus] poursuivit Mithridate VI jusqu’à Talaures [site inconnu], où il apprit que le roi était passé quatre jours auparavant pour se retirer en Arménie auprès de Tigrane II. Alors il revint sur ses pas, il soumit les Chaldéens [alias les Kardouques/Kurdes, comme on l’a dit plus haut] et les Tibaréniens, il s’empara de la Petite Arménie dont il réduisit les forteresses et les cités, et, après avoir envoyé Appius [Claudius Pulcher] vers Tigrane II pour demander l’extradition de Mithridate VI, il reprit le siège d’Amisos où il avait laissé ses troupes", Plutarque, Vie de Lucullus 19 ; "Callimachos, qui commandait dans la cité [d’Amisos], était seul cause de la longue durée du siège : son habileté à inventer des machines de guerre, sa fécondité en stratagèmes et en ruses pour la défense des places, avaient causé mille maux aux Romains. […] Mais Lucullus usa d’un stratagème qui trompa Callimachos. A l’heure où ses troupes se retiraient habituellement pour se reposer, il les mena brusquement à l’assaut, et se rendit maître d’une partie de la muraille. Callimachos y alluma un feu en abandonnant la ville, par jalousie du butin qu’il cédait aux Romains ou pour cacher sa fuite par la mer. Dès que l’incendie s’étendit aux murailles, les Romains se préparèrent au pillage. Lucullus, vivement touché de voir ce ravage, tenta d’intervenir du dehors en exhortant les soldats à éteindre les flammes, mais personne n’obéit, tous réclamaient du butin à grands cris en frappant sur leurs armes. Lucullus céda à la violence, et permit de piller, espérant sauver la ville à défaut de sauver ses murailles. Mais le contraire se produisit : en fouillant toutes les maisons avec des torches allumées, les soldats brûlèrent la plupart d’entre elles", Plutarque, Vie de Lucullus 19).


Pendant ce temps, à Rome, des changements ont lieu. C’est l’époque où commence à émerger Cnaeus Pompeius Magnus, plus connu aujourd’hui sous son apocope francisée "Pompée", que le destin portera aux sommets par une succession d’invraisemblables coups de chance, avant de le réduire à néant par sa fuite anonyme depuis Pharsale jusqu’à Thessalonique et sa mort minable sur une plage de Péluse. Né en -106, Pompée est le fils de Cnaeus Pompeius Strabo qui a bien contribué à la reprise en mains de l’Italie par Rome au début du Ier siècle av. J.-C. Il est apparenté à l’ancien consul Cnaius Pompeius, dont le fils a été assassiné par Publius Sulpicius le sanguinaire auxiliaire de Marius en -88. Ce fils assassiné était aussi le gendre de Sulla, selon une incidence de Tite-Live (dans l’abrégé du livre LXXVII précité de son Ab Urbe condita libri). Le jeune Pompée incline naturellement vers les aristocrates ligués derrière Sulla, plutôt que vers les plébéiens entretenant la mémoire de Marius. Il se distingue dans la défense de son domaine familial en Picenum (ancienne province romaine en bordure de l’Adriatique, incluse dans l’actuelle province italienne des Marches) lors de l’hégémonie de Cinna entre -87 et -84. Il participe à l’écrasement de Cinna aux côtés de Sulla revenu en Italie en -84. Sulla le charge ensuite de remettre la Sicile et l’Afrique ex-carthaginoise (c’est-à-dire les côtes depuis l’actuelle frontière algéro-tunisienne jusqu’à la cité de Leptis servant de poste-frontière entre la Tripolitaine carthaginoise et la Cyrénaïque grecque) dans le giron de Rome. Pompée s’acquitte de sa tâche avec une absence de compassion et une cruauté qui nuiront à sa postérité. Il reçoit pendant de cette campagne le qualificatif latin "Adulescentulus carnifex" ("Adolescent boucher"), qui renseigne sur le regard inquiet que lui portent ses adversaires et ses propres soldats (on peut rappeler sur ce sujet le jugement pertinent de Malraux dans La légende du siècle en 1972 : "Il y a davantage de héros dans Jaurès que dans Clémenceau, car Clémenceau est : “Je fais la guerre !” alors que Jaurès est : “Je fais la paix !” : Sulla n’est pas un héros, Pompée n’est pas un héros, alors que César l’est dans une large mesure"), et aussi le qualicatif grec "Magnus/Mšgaj", c’est-à-dire "le Grand", qui semble moins une flatterie (en référence à Alexandre "le Grand") qu’un sarcasme (qui renvoie par antithèse à la petite taille de Pompée, et/ou à son jeune âge, et/ou au décalage entre les victoires d’Alexandre le Grand hier en Asie contre des Perses bien équipés supérieurs en nombre et les victoires de Pompée aujourd’hui en Afrique contre des opposants politiques désarmés aux abois). A son retour à Rome, Pompée reçoit les félicitations de Sulla, qui ramasse le qualificatif "Magnus" pour lui en faire un second nom propre ("Quand [Sulla] apprit que tout le monde se présentait à Pompée et l’accompagnait en lui prodiguant des témoignages d’affection, il voulut les surpasser tous : il alla à sa rencontre et l’embrassa de la façon la plus cordiale en l’appelant à haute voix “Magnus”, et en ordonnant à tous ceux qui le suivaient de l’appeler pareillement. Selon certains, ce surnom lui a été donné d’abord en Afrique par l’armée, et Sulla en le confirmant lui donna force et valeur. Pompée fut le dernier de tous à se l’attribuer. Ce ne fut que longtemps après, lorsqu’il fut envoyé en Espagne contre Sertorius avec le titre de proconsul, qu’il commença à signer “Pompeius Magnus” dans ses lettres et dans ses ordonnances, ce titre auquel on était alors accoutumé n’excitait plus l’envie", Plutarque, Vie de Pompée 13), et lui accorde un triomphe avec beaucoup de jalousie ("A son retour [d’Afrique], Sulla le combla d’honneurs, et entre autres distinctions flatteuses il fut le premier à le surnommer “Magnus”. Pompée demandait les honneurs du triomphe, que Sulla ne voulait pas lui accorder parce qu’il n’était pas membre du Sénat. Pompée se tourna vers la foule en disant : “Sulla semble ignorer que la majorité préfère toujours le soleil levant au soleil couchant”. Sulla s’écria alors : “Qu’il brille donc !”", Plutarque, Apophtegmes des Romains, Pompée). Parmi les événements qui suivent la mort de Sulla en -78, signalons les agissements de Marcus Aemilius Lépidus, père du futur triumvir homonyme collègue de Marc-Antoine et d’Octave, qui réussit à soulever la population étrusque contre Rome. Quintus Lutatius Catulus est envoyé à la tête d’une armée, assisté de Pompée, pour réduire ce soulèvement. Mais la tentative de Marcus Aemilius Lépidus fait flop puisqu’il est lâché par ses cadres dès -77, et beaucoup de ses hommes partent vers l’Espagne pour se mettre au service de Sertorius. C’est ainsi que Pompée, par un premier coup de chance, s’offre une victoire sans combat. Pompée est ensuite envoyé en Espagne comme lieutenant de Quintus Caecilius Metellus Pius contre Sertorius. Ce dernier comprend vite que l’impulsif et brutal Pompée est un militaire beaucoup moins compétent que le tenace et prudent Quintus Caecilius Metellus Pius, il dirige donc ses coups sur Pompée, qui subit défaites sur défaites. Les allers et venues de Quintus Caecilius Metellus Pius pour aider Pompée en difficulté finissent par miner les hommes de Sertorius, qui se retournent contre lui et l’assassinent en -72 dans des conditions non élucidées. C’est ainsi que Pompée, par un deuxième coup de chance, l’assassinat de son adversaire Sertorius qui lui a pourtant infligé une série de défaites, s’offre un triomphe, au grand dam de Quintus Caecilius Metellus Pius. C’est ainsi également que le grandiose projet de Mithridate VI et de Sertorius, la conquête de Rome par une large tenaille, devient caduc. Pendant que Pompée était en Espagne, des esclaves se sont révoltés à Capoue. Ils sont dirigés par un petit groupe de gladiateurs influencés par le célèbre Spartacus. Cette révolte est plus dangereuse que toutes les précédentes car ces gladiateurs ont reçu un entraînement spécial et, par leurs prestations régulières dans l’arène, sont plus habitués à donner et recevoir des coups que les légionnaires qui leur font face. Après avoir répandu l’anarchie dans tout le sud de l’Italie, Spartacus et les siens sont néanmoins battus en -71 par Crassus à Senerchia, village près d’Avellino dans la province italienne de Campanie. Spartacus disparaît, probablement tué pendant la bataille, les prisonniers sont crucifiés par Crassus le long de la via Appia, seule une petite poignée de survivants réussissent à s’enfuir vers le nord… mais ils ont la mauvaise idée de passer par le Picenum, province natale de Pompée, juste au moment où celui-ci revient d’Espagne avec ses légions. Pompée extermine sans scrupules cette petite poignée de spartakistes démunis et, bon propagandiste, envoie fissa un messager vers Rome pour déclarer partout "avoir vaincu l’armée de Spartacus", avant que Crassus fasse de même. C’est ainsi que Pompée, par un troisième coup de chance, est acclamé dans Rome comme le vainqueur de Spartacus, au grand dam de Crassus ("[Pompée] ramena l’armée [d’Espagne] en Italie à l’époque où, par un heureux hasard, la guerre des esclaves atteignit son apogée. Quand il apprit son arrivée, Crassus qui commandait dans cette guerre se hâta de provoquer une bataille qu’il eut le bonheur de gagner, tuant douze mille trois cents ennemis. Mais la Fortune voulut diviser la gloire de cette victoire avec Pompée. Cinq mille fuyards ayant survécu au combat tombèrent entre ses mains, il les tailla tous en pièces, et devança Crassus en écrivant au Sénat que “Crassus avait certes vaincu les gladiateurs en bataille mais que lui-même avait arraché les racines mêmes de la révolte”. Les Romains, par affection pour Pompée, apprécièrent son propos et le répétèrent", Plutarque, Vie de Pompée 21). Une sourde haine s’instaure naturellement entre les deux hommes. Pompée accepte publiquement de partager le consulat avec Crassus l’année suivante, en -70, mais dans les coulisses ils œuvrent à leur ruine mutuelle ("Crassus, le plus riche et le plus éloquent des grands politiques d’alors, malgré le mépris qu’il vouait à Pompée comme à tout le monde, n’osa pas briguer le consulat sans demander d’abord la permission à Pompée. Celui-ci accueillit sa requête car depuis longtemps il cherchait l’occasion de se lier à Crassus en l’endettant. Il l’appuya avec chaleur auprès du peuple, assurant que “l’élection d’un tel collègue convenait idéalement à son propre consulat”. Mais dès qu’ils furent nommés consuls, ils ne cessèrent pas de se contredire mutuellement sur tout, sans jamais s’accorder. Crassus avait davantage d’autorité dans le Sénat, et Pompée davantage de crédit auprès du peuple", Plutarque, Vie de Pompée 22). A la même époque, en -71, Quintus Caecilius Metellus Creticus succède au véreux Verres comme gouverneur en Sicile et repousse le pirate Pyrganion qui imposait sa loi à Syracuse, comme nous l’avons dit plus haut. En Crète, Marcus Antonius Creticus a accepté sa défaite face aux Crétois et s’est accomodé de leur système mafieux en s’emplissant les poches. On ne sait pas en quoi ont consisté ces détournements de Marcus Antonius Creticus, on sait seulement qu’ils ont été strictement contemporains du gouvernement de Verres en Sicile puisque lors de son second procès en -69 celui-ci se défendra en criant : "Je n’ai fait qu’imiter en Sicile ce que Marcus Antonius faisait en Crète !" ("Tu invoques les détournements financiers de Marcus Antonius sur les transactions du blé ? Hortensius me confirme le nom de Marcus Antonius par un signe de tête [c’est Cicéron qui s’exprime comme avocat des Siciliens dépouillés, contre Hortensius l’avocat de Varres]. Ainsi donc, Verres, parmi tous les préteurs, consuls et imperators romains, tu retiens Marcus Antonius dans ses actes les plus répréhensibles ? Puis-je me retenir de dire ou de penser que [Marcus] Antonius a usé de son imperium infinitum dans des œuvres pernicieuses, et qu’un accusé se place en mauvaise posture s’il déclare avoir voulu l’imiter dans l’une d’elles ou dans leur ensemble ? Devant les juges, les accusés se justifient habituellement en prétendant avoir copié des bonnes actions réalisées par certains hommes durant leur vie tout entière, or les actions et les projets de [Marcus] Antonius ont beaucoup coûté au salut des alliés et aux nécessités des provinces avant que la mort mette un terme à ses injustices et à sa cupidité, et toi, Hortensius, comme si le Sénat et le peuple romain les approuvaient, ce sont ces œuvres-là de [Marcus] Antonius que tu invoques pour justifier l’audace de Verres !", Cicéron, Seconde action contre Verres III.91), on sait aussi que Marcus Antonius a été tué finalement par un Crétois nommé "Lasthénès" (la contemporanéité des événements est confirmée par Tite-Live : "Ensuite Crassus met en déroute les troupes de Spartacus, qui périt lui-même avec soixante mille proches [lors de la bataille de Senerchia en -71]. Le préteur Marcus Antonius échoue dans une expédition contre les Crétois, qui se termine par sa mort", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre XCVII). Feignant de s’offusquer de l’assassinat de Marcus Antonius, les sénateurs réclament aux Crétois la livraison de Lasthénès et la soumission de toute l’île de Crète à la loi romaine. Selon un passage du livre XL perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile conservé dans l’extrait 34 de Sur les lois internationales de Constantin VII Porphyrogénète, les Crétois refusent ("Après avoir conclu la paix avec les Crétois, Marcus Antonius [texte manque]. [Les Crétois] respectèrent la paix pendant un temps, puis une discussion s’ouvrit pour savoir comment préserver au mieux leurs intérêts. Les citoyens les plus âgés et les plus sensés conseillèrent d’envoyer des représentants à Rome pour se défendre des accusations portées contre eux et tenter d’apaiser le Sénat par des discours avisés et des prières. Ils députèrent donc vers Rome les trente citoyens les plus réputés, qui se rendirent en privé dans chaque maison des sénateurs pour leur adresser toutes sortes de suppliques et adressèrent toutes leurs attentions à ceux qui dirigeaient le Sénat. Introduits devant le Sénat, ils se défendirent de façon avisée contre les accusations portées contre eux, exposant en détails les services qu’ils avaient rendus et l’assistance militaire qu’ils avaient fournie à l’empire des Romains, demandant le retour à la bonne entente et à l’alliance qui avait existé antérieurement. Le Sénat accueillit avec joie leurs paroles et entreprit de voter un sénatus-consulte pour disculper les Crétois des reproches qui leur étaient faits et les proclamer amis et alliés de l’empire romain. Mais [Publius Cornelius] Lentulus Spinther fit invalider le vote. Les Crétois partirent. La rumeur de la participation des Crétois aux opérations des pirates se répandit, le Sénat rédigea un sénatus-consulte demandant aux Crétois d’envoyer à Rome tous leurs bateaux de plus de quatre rameurs, de livrer trois cents otages de haute noblesse, d’exiler Lasthénès et Panarès, et à payer une amende publique de quatre mille talents d’argent. Quand ils reçurent cette directive du Sénat, les Crétois délibérèrent sur la décision à prendre. Les plus sensés expliquèrent qu’il fallait acceopter tous les ordres, mais Lasthénès et ses partisans, exposés aux accusations et redoutant d’être envoyés à Rome et châtiés, agitèrent le peuple et l’exhorta à sauvegarder la liberté dont il jouissait depuis les temps anciens", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 34). Selon un fragment du livre V perdu de l’Histoire romaine d’Appien conservé dans l’extrait 30 de Sur les lois internationales du même Constantin VII Porphyrogénète, le Sénat en -69 nomme Quintus Caecilius Metellus Creticus nouveau consul pour envahir la Crète ("[Les Crétois] envoyèrent une ambassade à Rome pour traiter de la paix. Les Romains leur ordonnèrent de livrer Lasthénès qui avait tué [Marcus] Antonius, tous leurs navires pirates, tous les prisonniers romains, ainsi que trois cents otages et quatre mille talents d’argent. Comme les Crétois n’acceptèrent pas ces conditions, le général [Quintus Caecilius] Metellus fut envoyé contre eux. Il remporta la victoire près de Kydonia contre Lasthénès, qui s’enfuit vers Cnossos. Panarès consentit à livrer Kydonia à [Quintus Caecilius] Metellus contre la vie sauve" Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 30).


Revenons à Lucullus qui, depuis Pergame où il s’est installé, occupe l’année -71 à réorganiser l’Anatolie, plus précisément à soulager les Grecs moyens anatoliens du tribut que Sulla leur a imposé en -84… et que lui-même a collecté ("[Lucullus] commença par fixer le taux d’intérêt à un pour cent par mois, et défendit de rien exiger au-delà. Ensuite il retrancha toute usure qui dépassait le capital. Enfin, point principal, il établit que les créanciers percevraient le quart du revenu du débiteur, et que celui qui aurait accru le capital de l’intérêt perdrait l’un et l’autre. Par ces règlements, toutes les dettes furent acquittées en moins de quatre ans, et les biens-fonds, ainsi libérés, retournèrent à leurs propriétaires", Plutarque, Vie de Lucullus 20 ; "De retour dans la province d’Asie qui devait encore une partie du tribut infligé par Sulla [en -84], [Lucullus] plafonna l’impôt au quart de la production agricole et fixa les taxes sur les esclaves et les propriétés bâties", Appien, Histoire romaine XII.376). Pour l’anecdote, c’est probablement à cette époque que le philosophe Diodoros, ancien héraut du soulèvement contre les Romains, désormais abandonné par Mithridate VI et poursuivi en justice par ses compatriotes anatoliens achetés par Lucullus, se laisse mourir de faim à Amasée (aujourd’hui Amasya en Turquie : "[Diodoros] suivit Mithridate VI dans le Pont. Mais à la chute de celui-ci, il ne tarda pas à porter la peine de ses iniquités, mille plaintes furent portées contre lui. Ne supportant pas l’idée de devoir soutenir un procès infamant, il se laissa lâchement mourir de faim tandis qu’il résidait dans ma cité natale", Strabon, Géographie, XIII, 1.66 ; c’est peut-être le même personnage que Strabon dans un autre passage de sa Géographie surnomme "Zonas/Zwn©j", littéralement "la Ceinture", en référence à son austérité ou à son avarice, ayant pendant un temps été soupçonné par Mithridate VI d’être un traître ou un velléitaire comme Archélaos ["Entre autres célébrités, Sardes a vu naître deux grands orateurs apparentés appelés “Diodoros”. Le plus ancien, surnommé “Zonas”, défenseur de la province d’Asie dans plusieurs causes mémorables, dut se défendre lui-même lors du retour offensif de Mithridate VI : accusé par ce roi d’avoir poussé beaucoup de cités à quitter son parti, il présenta une éloquente apologie de sa conduite et réussit à se faire absoudre", Strabon, Géographie, XIII, 4.9 ; ce "Zonas" est mentionné parmi les auteurs préférés de l’anthologiste Philippe de Thessalonique au Ier siècle, selon le prologue conservé dans le livre IV de l’Anthologie grecque, qui ne renseigne pas sur le contenu de sa pensée). En Arménie, l’ambassadeur romain Appius Claudius Pulcher heurte Tigrane II par son franc-parler, qui tranche avec le discours mielleux et flatteur auquel celui-ci s’est habitué depuis le début de son règne. La rencontre entre les deux hommes s’achève en conséquence par un échec : Tigrane II refuse de livrer son beau-père Mithridate VI à Lucullus ("Appius [Claudius Pulcher], dès la première entrevue, déclara sans aucun détour [à Tigrane II] être venu pour emmener Mithridate VI, récompense des victoires de Lucullus, ou pour déclarer la guerre à Tigrane II en cas de refus. Malgré ses efforts pour donner à son visage une expression ouverte et riante tandis qu’Appius [Claudius Pulcher] parlait, Tigrane II ne parvint pas à cacher sa colère causée par la franchise du jeune homme, la première parole libre qu’il entendait en vingt-cinq ans de règne tyrannique. Il répondit à Appius [Claudius Pulcher] qu’il ne livrerait pas Mithridate VI, et que si les Romains commençaient la guerre il se défendrait. Irrité contre Lucullus qui le qualifiait simplement de “roi” et non pas de “roi des rois” dans sa lettre, il lui répondit en refusant de l’appeler “général”. Il offrit à Appius [Claudius Pulcher] des cadeaux magnifiques, mais celui-ci les refusa. Il voulut lui en offrir des plus beaux encore, alors Appius [Claudius Pulcher] en accepta une seule coupe pour signifier que son refus n’était pas motivé par la haine, et il renvoya tout le reste. Puis il se hâta de rejoindre son général", Plutarque, Vie de Lucullus 21 ; "Tigrane II lui répondit [à Lucullus, via son ambassadeur Appius Claudius Pulcher] ne pas pouvoir livrer son beau-père [Mithridate VI] sans se rendre méprisable aux yeux de tous les hommes car, même s’il convenait que Mithridate VI était un mauvais roi, il devait d’abord respecter en lui le père de sa femme. Et pour achever d’irriter Lucullus, il refusa d’employer le titre “imperator” dans sa lettre au général romain, sous prétexte que Lucullus avait refusé de s’adresser à lui en employant le titre “roi des rois”. Ainsi s’achève le livre XV de [l’Histoire d’Héraclée par] Memnon", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 31). Parallèlement, Appius Claudius Pulcher reçoit le soutien de plusieurs opposants à Tigrane II, notamment du gouverneur arabe de la Gordyène (province frontalière entre l’Arménie et l’Empire parthe), ancien roi indépendant qui a été vassalisé par Tigrane II. Il reçoit aussi le soutien des Grecs maintenus en captivité dorée à Tigranocerte, Antiochiens qui croient encore pouvoir jouer un quelconque héritier séleucide contre Tigrane II en utilisant Rome aujourd’hui comme leurs aïeux ont joué Séleucos V contre Antiochos III et Antiochos IV contre Séleucos V hier (les mêmes qui ont joué naguère Tigrane II contre les frères séleucides Philippe Ier et Démétrios III, comme nous l’avons dit précédemment !). Tigrane II est soutenu de son côté par les Arabes levantins, grands acteurs du commerce d’esclaves (ils sont parmi les principaux interlocuteurs des pirates ciliciens prospérant sur mer) et grands bénéficiaires de l’effondrement du pouvoir séleucide (rappellons que depuis la mort de Démétrios III et Antiochos XII Dionysos vers -87, le roi arabe nabatéen Arétas III règne sur Damas avec l’accord tacite de Bagadatès le gouverneur d’Antioche nommé par Tigrane II : "Appius Claudius [Pulcher], envoyé vers Tigrane II, frère de la femme de Lucullus, […] arriva à Daphné-sous-Antioche. Il reçut l’ordre d’y attendre Tigrane II, qui était occupé à soumettre plusieurs cités en Phénicie. Appius [Claudius Pulcher] attira dans le camp des Romains plusieurs souverains locaux qui n’obéissaient qu’à regret à Tigrane II, entre autres Zarbiénos roi de la Gordyène. Plusieurs cités récemment soumis par Tigrane II députèrent vers lui, il leur promit l’aide de Lucullus en leur conseillant de ne pas bouger dans l’immédiat. La domination des Arméniens était insupportable aux Grecs. Ce qui révoltait par-dessus tout était l’arrogance du roi, ses succès l’avaient rendu fier et dédaigneux, et il regardait toute chose admirable comme sa propriété personnelle. Faible et méprisable à l’origine, il avait dompté des peuples, rabaissé la puissance des Parthes plus qu’aucun autre homme, rempli la Mésopotamie en y déportant des Grecs de Cilicie et de Cappadoce, il accueillait auprès de lui des Arabes nomades ["skhn…thj", littéralement "vivant sous la tente"] pour assurer son commerce", Plutarque, Vie de Lucullus 21). Tigrane II se rapproche de Mithridate VI, qu’il évitait jusqu’alors ("Jusqu’alors Tigrane II refusait de voir son beau-père Mithridate VI et de lui parler, il traitait avec mépris et arrogance ce roi qui venait de perdre un si grand empire, il le tenait à distance, tel un prisonnier, dans des lieux marécageux et malsains. Mais après [l’entrevue avec Appius Claudius Pulcher], il l’invita à sa Cour et lui prodigua des témoignages d’honneur et de bienveillance. Ils eurent dans le palais des conversations secrètes qui guérirent les soupçons qu’ils avaient l’un contre l’autre", Plutarque, Vie de Lucullus 22 ; "Depuis un an et huit mois, Mithridate VI demeurait dans un coin de l’Arménie sans réussir à voir son gendre. Finalement honteux de lui avoir infligé une si longue attente, Tigrane II alla au-devant de lui en grande pompe et le reçut avec une magnificence royale. Ils passèrent ensemble trois jours en conversations sécrètes. Puis Tigrane II le remercia généreusement en lui témoignant son amitié et en le renvoyant dans son royaume avec dix mille cavaliers", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 38). Appius Claudius Pulcher revient vers Lucullus et l’informe de l’échec de sa mission. Lucullus quitte donc Pergame début -70 pour marcher vers l’est contre Tigrane II ("[Lucullus] partit en campagne avec deux légions d’élite et cinq cents cavaliers contre Tigrane II qui refusait de lui livrer Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.377). Il arrive à Sinope, qui est toujours aux mains des pirates installés par Mithridate VI. Il en commence le siège ("Le retour d’Appius [Claudius Pulcher] convainquit Lucullus de la nécessité de la guerre contre Tigrane II. Il reprit la route du Pont à la tête de ses troupes. Il assiégea Sinope, ou plutôt la garnison de Ciliciens qui la dirigeaient pour le roi", Plutarque, Vie de Lucullus 23). Selon Strabon, la ville est épuisée par la sévère administration d’un nommé "Bacchidès" imposé par Mithridate VI, et n’est plus en mesure de résister longtemps ("[Sinope] fut conquise par Lucullus, ou plutôt elle fut abattue du dehors par Lucullus avec l’aide du tyran Bacchidès imposé par le roi [Mithridate VI], qui l’avait abattue du dedans par sa méfiance continuelle, par des vexations de toute sorte et des terrifiantes exécutions de masse : Sinope ayant perdu toute énergie et n’étant plus en mesure de résister héroïquement ou d’obtenir une capitulation honorable, elle fut prise d’assaut", Strabon, Géographie, XII, 3.11). Au moment où Lucullus se présente devant ses murs, elle est dominée par un duo de gouverneurs assisté d’un stratège laissé par Mithridate VI, qui ne parviennent pas à s’entendre. Le premier gouverneur veut se rendre à Lucullus, il est assassiné par le second gouverneur ("Léonippos, qui gouvernait à Sinope conjointement avec Cléocharès pour le compte de Mithridate VI, désespérant de pouvoir conserver cette place, […] résolut de la livrer à Lucullus et prit contact avec lui. Mais Cléocharès et Séleucos, un lieutenant que Mithridate VI leur avait associé, devinèrent le projet de Léonippos. Ils convoquèrent aussitôt le peuple pour accuser le gouverneur de traîtrise. Mais le peuple, persuadé de sa loyauté, refusa leur sombre discours. Redoutant la popularité de l’accusé, la faction de Cléocharès le surprit la nuit suivante et l’assassina. Le peuple cria beaucoup, mais Cléocharès et ses partisans, devenus les plus forts par leur coup audacieux, se rendirent maîtres de toutes les affaires", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 37), mais celui-ci est à son tour contesté par le stratège après qu’une escadre romaine a été capturée ("Une flotte romaine de quinze navires commandée par Censorinus, qui apportaient des vivres et des munitions du Bosphore au camp de Lucullus, approcha de Sinope. Cléocharès et Séleucos décidèrent d’aller les combattre avec les navires sinopiens. Séleucos, chargé de cette mission, défit entièrement la flotte romaine, mais il partagea ensuite tout le butin entre lui-même et son collègue, ce qui les rendit encore plus odieux et renforça leur tyrannie. Ils condamnèrent les citoyens sans les entendre, les traînèrent au supplice, leur infligèrent toutes sortes de cruautés, en même temps qu’ils commencèrent à se déchirer, Cléocharès voulant continuer la guerre, Séleucos au contraire estimant préférable de passer au fil de l’épée tous les habitants de Sinope et de monnayer la livraison de la cité aux Romains en récompense de ce service", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 37). Le dénouement est provoqué par Macharès, le fils de Mithridate VI qui gouverne sur le Bosphore cimmérien : ce dernier, chargé de ravitailler les Sinopiens assiégés, trahit effectivement son père en proposant à Lucullus de ne plus ravitailler les Sinopiens à condition que Rome le traite en ami. Lucullus accepte ("Le général romain Lucullus vint assiéger Sinope. A peine était-il arrivé que Macharès lui proposa son alliance et son amitié. Lucullus répondit qu’il les accorderait à condition que Macharès renonçât à aider les assiégés. Non seulement ce prince le lui promit, mais par la suite il envoya à Lucullus les provisions destinées aux troupes de Mithridate VI", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 37 ; "Macharès, fils de Mithridate VI, qui régnait dans le Bosphore [cimmérien], envoya à Lucullus une couronne d’or valant de mille pièces, en le priant de lui donner le titre d’ami et d’allié des Romains", Plutarque, Vie de Lucullus 24 ; "[Lucullus] conclut un pacte d’amitié avec Macharès, le fils de Mithridate VI qui régnait sur le Bosphore [cimmérien] et lui avait envoyé une couronne d’or", Appien, Histoire romaine XII.375). Comprenant qu’ils sont perdus, le gouverneur survivant et le stratège mettent leurs différends entre parenthèses et conviennent de quitter Sinope par la mer avec les bateaux romains capturés. Une partie des pirates ciliciens les accompagnent, les autres sont piégés dans la ville et sont massacrés par les soldats de Lucullus quand ceux-ci y pénètrent fin -70 ("Cléocharès et Séleucos, perdant tout espoir [après l’alliance entre Lucullus et Macharès], laissèrent leurs soldats piller la ville, charger leur immense butin sur plusieurs bateaux, sur lesquels ils s’embarquèrent de nuit afin de gagner les endroits les plus reculés du royaume de Pont, chez les Sanèges et les Lazes [peuples non identifiés]. Les feux qu’ils avaient provoqués avant leur départ pour détruire les bateaux qu’ils ne pouvaient pas emmener, muèrent en une haute flamme, qui révéla leur fuite à Lucullus. Aussitôt celui-ci ordonna à ses soldats de prendre des échelles et de monter à l’assaut de la ville. Les habitants furent dépouillés, le sang coula dans tous les quartiers. Pris de pitié, Lucullus fit cesser le carnage, satisfait d’avoir apporté cette importante place au pouvoir des Romains", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 37 ; "La garnison de Ciliciens qui dirigeaient [Sinope] pour le roi, après avoir massacré beaucoup de Sinopiens, mirent le feu à la ville et s’enfuirent pendant la nuit. Informé de leur départ, Lucullus entra dans la cité, passa au fil de l’épée les huit mille Ciliciens qui y restaient, rendit aux habitants leurs biens et œuvra à sauver la ville", Plutarque, Vie de Lucullus 23 ; "Sinope résistait encore vigoureusement et livra sur mer une importante bataille [contre les bateaux de Censorinus, cette bataille est évoquée dans le paragraphe 37 précité du résumé de l’Histoire d’Héraclée de Memnon par Photios]. Assiégés, les habitants [en réalité les pirates, et non pas les habitants] incendièrent leurs navires les plus lourds et s’embarquèrent sur les bateaux les plus légers pour fuir. Lucullus accorda aussitôt la liberté à la cité", Appien, Histoire romaine XII.370). Ayant ainsi sécurisé ses arrières, Lucullus se dirige vers l’Arménie. Il franchit le fleuve Euphrate en hiver -70/-69 ("Lucullus marchait à grandes journées, sans s’arrêter. Arrivé sur le bord de l’Euphrate, il le trouva grossi par les pluies de l’hiver [-70/-69], et plus rapide que d’ordinaire. Il voyait avec dépit la perte de temps et l’embarras pour rassembler des barques et construire des radeaux, mais le soir même les eaux commencèrent à se retirer, elles diminuèrent pendant la nuit, et le lendemain le fleuve était rentré dans son lit. […] Lucullus profita de l’occasion pour faire traverser son armée", Plutarque, Vie de Lucullus 24 ; "Lucullus entra en Cappadoce où régnait Ariobarzanès Ier, roi ami du peuple romain, et avec son aide il passa l’Euphrate", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 38). Tigrane II envoie une armée pour tenter de le stopper, mais elle est rapidement défaite ("[Lucullus] hâta la marche, passa le Tigre, et se précipita en Arménie. Le premier qui vint annoncer à Tigrane II l’approche de Lucullus n’eut pas à s’en féliciter : il le paya de sa tête. Personne n’osa plus évoquer le sujet […]. Le premier Ami qui osa dire la vérité, Mithrobarzanès, ne fut pas davantage payé de sa franchise, car il fut envoyé aussitôt contre Lucullus à la tête de trois mille cavaliers et d’un gros contingent de fantassins, avec ordre d’amener le général en vie et de passer sur le ventre de tout le reste. Lucullus s’occupait à établir son camp avec une partie de ses troupes, tandis que ses autres soldats arrivaient à la file. Des éclaireurs vinrent prévenir que le barbare approchait. Lucullus eut peur d’être attaqué avant d’avoir réuni et organisé son armée. Il demeura dans le camp pour le fortifier et détacha son lieutenant Sextilius avec seize cents cavaliers et un peu plus de fantassins légers et bien armés, avec ordre de s’arrêter dès qu’il serait près de l’ennemi, et d’attendre qu’on l’informât de l’achèvement des retranchements. Sextilius était décidé à respecter cet ordre, mais provoqué par Mithrobarzanès il engagea la bataille. Mithrobarzanès périt dans l’affrontement, en luttant avec courage. Ses troupes en déroute furent taillées en pièces, à l’exception d’un petit nombre de soldats", Plutarque, Vie de Lucullus 24-25 ; "Personne n’osait révéler à Tigrane II l’avance de Lucullus, car le premier qui en avait parlé avait été crucifié comme un agitateur public. Mais un jour il apprit la situation et ordonna à Mithrobarzanès de se porter au-devant de Lucullus avec deux mille cavaliers. […] Dès le premier contact, Lucullus obligea Mithrobarzanès à tourner bride, et le poursuivit", Appien, Histoire romaine XII.378-381). Lucullus parvient devant Tigranocerte, que Tigrane II a quittée en la confiant à son stratège Mankaios. Lucullus laisse sur place une petite troupe sous le commandement du général Sextilius, avec l’ordre de surveiller les agissements de Mankaios, pendant que lui-même part avec le gros de ses légions saccager les alentours ("A cette nouvelle [la défaite et la mort de Mithrobarzanès], Tigrane II abandonna Tigranocerte, importante cité qu’il avait lui-même bâtie, et se retira vers les monts du Taurus pour y rassembler toutes ses forces. Mais Lucullus ne lui en laissa pas le temps, il envoya Muréna intercepter les troupes qui rejoignaient Tigrane II, pendant que Sextilius arrêta un gros corps d’Arabes qui se rendaient auprès du roi. Muréna entreprit la chasse à Tigrane II. Saisissant le moment où il entrait dans une vallée étroite, rude et difficile pour une grande armée, il fondit sur lui si brusquement que Tigrane II prit la fuite en abandonnant tous ses bagages. Beaucoup d’Arméniens périrent à cette occasion, et un plus grand nombre encore furent capturés", Plutarque, Vie de Lucullus 25 ; "[Tigrane II] éleva près de la ville une solide forteresse. Après avoir confié l’ensemble [palais, ville et forteresse] à Mankaios, il alla réunir une armée en parcourant son royaume. […] Sextilius enferma Mankaios dans Tigranocerte. Il pilla aussitôt le palais, qui était dépourvu de protections, il isola la ville et la forteresse par un monticule sur lequel il installa des machines de guerre, et il sapa le rempart par des mines", Appien, Histoire romaine XII.380-381). Tigrane II demande conseil à son beau-père Mithridate VI ("Lucullus laissa un gros corps qu’il chargea d’assiéger Tigranocerte et, afin d’attaquer d’autres lieux simultanément, il continua sa marche avec le reste de l’armée. Ainsi menacé de toutes parts, Tigrane II rappela Mithridate VI en diligence", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 38), qui propose d’appliquer encore la tactique utilisée avec succès par Lucullus à Cyzique : ne pas affronter l’adversaire frontalement, mais l’étouffer en l’empêchant de s’approvisionner. Tigrane II refuse cette tactique. D’abord parce qu’il ne supporte pas que toutes les richesses matérielles que renferme sa capitale Tigranocerte soient assiégées par les Romains, et que toutes les populations qu’elle retient comme gages de sa grandeur puissent être libérées par les Romains ("Encouragé par ses succès, Lucullus leva son camp, marcha sur Tigranocerte et assiégea la ville. Dans Tigranocerte se trouvaient une foule de Grecs que Tigrane avait déportés de Cilicie, et beaucoup de barbares ayant éprouvé le même sort : Adiabéniens, Assyriens, Gordyéniens, Cappadociens, dont Tigrane II avait détruit les cités avant de les forcer à s’installer dans la sienne. Elle regorgeait de richesses et d’ornements de toutes sortes car beaucoup de ses habitants, simples particuliers ou dignitaires, s’étaient évertués à courtiser le roi en contribuant à l’accroître et à l’embellir. Lucullus pressa le siège, sûr que Tigrane II ne s’y résignerait pas et que la colère le pousserait à revenir et à combattre. Ce qui se passa effectivement, en dépit des dépêches que Mithridate VI envoyait à Tigrane II pour l’en dissuader, et lui conseiller plutôt de maintenir ses cavaliers dans les plaines afin de couper les vivres à Lucullus", Plutarque, Vie de Lucullus 26). Ensuite parce qu’aveuglé par les opportunités favorables qui ont agrandi son royaume depuis des années et par tous ses courtisans l’assurant de la pérennité de sa bonne fortune, Tigrane II croit pouvoir vaincre les légions romaines très facilement. Il passe l’été -69 à rassembler ses propres forces et celles de ses alliés ("Quand les Arméniens et les Gordyéniens vinrent avec toutes leurs forces, quand les rois des Mèdes et des Adiabéniens eurent amené toutes les leurs, quand des nombreux Arabes arrivèrent des bords de la mer Babylonienne, quand des Albaniens et des Ibères voisins de l’Albanie aussi nombreux arrivèrent de la mer Caspienne, quand une multitude de barbares sans rois arrivèrent des rives de l’Araxe, tous pleins de bonne volonté ou attirés par des cadeaux, les festins du roi et ses conseils s’emplirent d’espoirs flatteurs, de propos audacieux, de menaces barbares. Taxilès [stratège messager de Mithridate VI, vaincu avec Dorylaos à la bataille de Chéronée contre Sulla en -86] risqua sa vie en s’opposant aux partisans d’une bataille, on soupçonna Mithridate VI de vouloir en détourner Tigrane II parce qu’il jalousait la gloire de son gendre. Tigrane II n’attendit pas Mithridate VI, ne voulant pas partager la victoire avec lui, il se mit en marche avec toute son armée. On raconte même qu’il se plaignit de n’avoir affaire qu’à Lucullus seul, et non pas à tous les généraux romains réunis. Cette confiance n’était pas insensée quand on considérait la masse des peuples et des rois qui marchaient à sa suite, les régiments de fantassins, les milliers de cavaliers : il conduisait vingt mille archers et frondeurs, cinquante-cinq mille cavaliers dont dix-sept mille bardés de fer, comme Lucullus le précisa dans sa lettre au Sénat, cent cinquante mille fantassins répartis en auxiliaires et phalangistes, et trente-cinq mille sapeurs chargés d’ouvrir des chemins, jeter des ponts, nettoyer les rivières, couper des bois et tout autre travail nécessaire, rangés en bataille en queue de formation afin de faire paraître l’armée plus nombreuse et plus forte", Plutarque, Vie de Lucullus 26 ; "Tigrane II réunit environ deux cent cinquante mille fantassins et cinquante mille cavaliers. […] Tigrane II marcha en personne contre Lucullus. Admis pour la première fois devant lui, Mithridate VI lui conseilla de ne pas livrer bataille aux Romains, et de ravager plutôt les terres alentours avec sa seule cavalerie afin de réduire l’adversaire par la famine comme Lucullus l’avait fait à Cyzique contre sa propre armée, qu’il avait anéantie sans livrer bataille. Mais Tigrane II s’esclaffa devant ce stratagème et marcha en avant, s’estimant prêt pour le combat", Appien, Histoire romaine XII.382-384), puis au début d’octobre -69 ("la veille des nones d’octobre" selon Plutarque au paragraphe 27 de la Vie de Lucullus), il s’avance vers Tigranocerte. Quand il voit l’armée romaine au loin quantitativement moins importante que sa propre armée, il pouffe en proférant un bon mot qui ravit ses courtisans ("Après avoir vaincu et chassé les rois d’Asie Mithridate VI et l’Arménien Tigrane II, Lucius Lucullus assiégea Tigranocerte. Les barbares lui causèrent beaucoup de dommages avec leurs traits et avec la naphthe qu’ils versaient sur ses machines de guerre, une matière bitumineuse si inflammable qu’elle consume tout ce qu’elle touche et qu’aucun liquide ne peut l’éteindre. Les difficultés rencontrées par les Romains rendirent confiance à Tigrane II, qui s’avança contre Lucullus avec des forces considérables. On dit qu’il se moqua des soldats qui assiégeaient Tigranocerte en disant : “S’ils viennent comme ambassadeurs ils sont trop, mais s’ils viennent comme soldats ils ne sont pas assez”. Mais sa joie ne dura pas, car il apprit bientôt que le courage et la compétence l’emportent sur le grand nombre", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 2 ; "Après avoir franchi les monts du Taurus, [Tigrane II] parut à découvert avec son armée. Il aperçut l’armée des Romains campée devant Tigranocerte. En voyant Tigrane II, les barbares enfermés dans la ville poussèrent des cris divers, battirent des mains, menacèrent les Romains du haut des murailles en leur montrant les Arméniens. Lucullus tint conseil pour décider comment agir. Les uns lui dirent d’abandonner le siège et de marcher contre Tigrane II, les autres lui dirent de ne pas laisser à l’arrière une multitude d’ennemis en interrompant le siège. Lucullus dit que ces deux avis étaient mauvais séparément mais bons ensemble. Il scinda donc son armée en deux : il laissa six mille fantassins à Muréna pour la poursuite du siège, et marcha en personne à l’ennemi à la tête de vingt-quatre cohortes, soit dix mille hommes, de toute sa cavalerie, et environ mille archers et frondeurs. Il installa son camp dans une vaste plaine le long de la rivière [non identifiée]. Son armée parut bien petite à Tigrane II, et suscita les plaisanteries de ses courtisans. Les uns ironisaient, les autres par dérision tiraient au sort les dépouilles. Chacun des rois et des stratèges vint lui demander de terminer seul l’affaire pendant que lui-même demeurerait spectateur du combat. Tigrane II lui aussi fut moqueur, en proférant ce trait passé à la postérité : “S’ils viennent comme ambassadeurs ils sont trop, mais s’ils viennent comme soldats ils ne sont pas assez”", Plutarque, Vie de Lucullus 27 ; "Tigrane II rassembla une armée de quatre-vingt mille hommes et résolut d’aller en personne briser le siège de Tigranocerte. Quand il fût à portée du camp des Romains, considérant la petitesse de son enceinte, il ne put s’empêcher de le moquer en disant : “S’ils viennent comme ambassadeurs ils sont trop, mais s’ils viennent comme soldats ils ne sont pas assez”, puis il installa son propre camp", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 38 ; on remarque que les effectifs de Tigrane II avancés par Memnon sont beaucoup moins nombreux que ceux avancés par Plutarque et Appien : est-ce parce que Memnon s’appuie sur des sources locales anatoliennes, tandis que Plutarque s’appuie sur le rapport exagéré envoyé par Lucullus au Sénat, et parce qu’il déforme par ailleurs la vérité historique afin de rapprocher Lucullus d’Alexandre le Grand, comme nous l’avons déjà constaté dans d’autres passages de sa Vie de Lucullus, copiée ensuite par Appien ?). Mais il déchante très vite. Car Lucullus ne fuit pas, au contraire il accourt avec ses légionnaires. Tigrane II, ne comprenant pas qu’on puisse oser l’attaquer ainsi de façon impromptue, est réduit à répéter stupidement : "De quoi ? De quoi ? Il m’attaque ? Il m’attaque ?", pendant que ses soldats d’opérette courent à droite et à gauche paniqués ("Le lendemain, au point du jour, Lucullus fit sortir ses troupes en armes. Les barbares étaient campés sur la rive est de la rivière. Le lit à cet endroit se détourne vers l’ouest et forme un gué. Lucullus marcha vers ce côté prestement. Tigrane II crut que cette marche rapide était une fuite, il appela Taxilès et lui dit avec un rire insultant : “Eh bien ! Cette invincible infanterie romaine, tu la vois fuir ?”. Taxilès répondit : “O roi ! je voudrais que la Fortune soit exceptionnellement bonne avec toi aujourd’hui, car pour une simple marche les Romains ne prennent jamais leurs équipements les plus éclatants, ils ne portent pas leurs boucliers luisants et leurs casques nus, et ils ne sortent pas leurs armes de leurs étuis de cuir comme actuellement : cet éclat, c’est celui de soldats prêts au combat, qui avancent vers l’ennemi !”. Taxilès achevait à peine sa phrase quand on aperçut l’aigle de Lucullus tournée vers l’ouest et les cohortes se ranger pour passer la rivière. Comme s’il sortait péniblement d’une profonde ivresse, Tigrane II s’écria à deux ou trois reprises : “Ces gens nous attaquent ?”, pendant que ses nombreux soldats se disposèrent dans la confusion", Plutarque, Vie de Lucullus 27). S’ensuit une fausse bataille, les Romains pénétrant dans le camp arménien comme dans du beurre, tuant tous les hommes de Tigrane II incapables d’organiser une défense cohérente ("C’était la veille des nones d’octobre [début octobre -69] [Lucullus] il exhorta les siens au courage il passa la rivière et se jeta le premier vers l’ennemi. Il portait une cuirasse d’acier à écailles, luisante au soleil, et une cotte d’armes bordée d’une frange. Il fit briller son épée aux yeux de ses soldats pour leur signifier qu’ils devaient entrer au plus vite au contact de l’ennemi spécialisé dans le combat à distance, afin de le priver de l’espace nécessaire au lancement des flèches. Il vit que la cavalerie bardée de fer se déployait au pied d’une colline dont la pente ne mesurait que quatre stades et n’était ni fortement inclinée ni escarpée, il ordonna donc à ses cavaliers thraces et galates de l’attaquer par le flanc pendant qu’il écarterait à l’épée les lances des ennemis. La lance est en effet la seule force de la cavalerie bardée de fer : privé de cet accessoire, les cavaliers ne peuvent plus nuire, ils ne peuvent même plus se défendre, car ils sont comme murés dans leur équipement lourd et raide. Lucullus courut avec deux cohortes de fantassins d’infanterie vers la colline, ses soldats le suivirent avec ferveur, animés à la vue de leur général à pied, couvert de ses armes. Ils arrivèrent au sommet, Lucullus s’arrêta dans l’endroit le plus découvert et cria : “A nous la victoire ! A nous la victoire, ô soldats !”. Et en disant ces mots, il fondit sur la cavalerie bardée de fer, ordonnant à ses hommes de ne pas utiliser leurs javelots mais de frapper les ennemis à l’épée, précisément aux jambes et aux cuisses qui étaient les seules parties du corps à découvert. Mais cela fut inutile. Car les ennemis n’attendirent pas l’arrivée des Romains, ils se dispersèrent honteusement en poussant des cris affreux, refusant l’engagement, et ils allèrent s’enfoncer avec leurs pesants chevaux dans leurs propres formations d’infanterie. Ainsi ces milliers d’hommes furent vaincus sans une seule blessure et sans une goutte de sang. Le massacre commença quand où ils voulurent fuir sans le pouvoir, empêchés par la densité et la profondeur des effectifs", Plutarque, Vie de Lucullus 27-28 ; "Quand [Tigrane II] vit les effectifs réduits des Romains, il s’en moqua en disant : “S’ils viennent comme ambassadeurs ils sont trop, mais s’ils viennent comme soldats ils ne sont pas assez”. Mais Lucullus avait repéré une hauteur propice sur les arrières de Tigrane II. Il ordonna à ses cavaliers de harceler ce dernier de front, de l’attirer à eux et de simuler la retraite afin d’inciter les barbares à rompre leur ordre de bataille en les poursuivant, pendant que lui-même accomplit un mouvement tournant avec ses fantassins sans se faire remarquer. Il vit que l’ennemi s’éparpillait par une multituide de petits groupes à poursuivre les apparents vaincus en abandonnant leurs auxiliaires, il s’écria : “A nous la victoire, ô soldats !”. Il fut le premier à s’élancer sur les auxiliaires, les bêtes de somme se dispersèrent aussitôt dans un grand tumulte, bousculèrent les fantassins, qui eux-mêmes bousculèrent les cavaliers. La déroute fut vite complète. Ceux qui s’étaient avancés trop loin à la poursuite des cavaliers romains périrent quand ceux-ci firent demi-tour et les attaquèrent", Appien, Histoire romaine XII.384-387 ; "Mais Lucullus abattit bientôt son orgueil [à Tigrane II] car, après avoir organisé savamment ses troupes et piqué leur honneur par une courte harangue, il fondit brusquement sur l’aile droite des Arméniens, il les culbuta, suscita leur effroi, provoqua leur déroute, tous s’enfuirent poursuivis par les Romains, qui les massacrèrent", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 38). La victoire des Romains est si facile qu’ils en ont honte, ils jugent indigne d’eux la nullité militaire des Arméniens ("On dit que plus de cent mille fantassins périrent dans cette déroute, seuls un très petit nombre de cavaliers survécurent. Les Romains ne comptèrent qu’une centaine de blessés et cinq tués. Le philosophe Antiochos [d’Ascalon, philosophe stoïcien du Ier siècle av. J.-C.] dans son traité Sur les dieux, dit que le soleil n’avait jamais vu une semblable bataille. Strabon, autre philosophe, écrit dans ses Mémoires historiques [œuvre perdue, contrairement à sa Géographie que nous utilisons fréquemment dans notre étude] que les Romains étaient honteux et se moquaient d’eux-mêmes d’avoir dû employer leurs armes contre de pareils esclaves. Tite-Live quant à lui rappelle que les Romains ne furent jamais vainqueurs contre des ennemis aussi supérieurs en nombre, ceux-ci étant vingt fois plus nombreux que ceux-là", Plutarque, Vie de Lucullus 28). La captation par Lucullus de la couronne arménienne, que Tigrane II a jetée afin de ne pas être reconnu et capturé dans la confusion générale, marque symboliquement la fin du royaume indépendant d’Arménie, qui devient un protectorat romain à partir de ce moment - et pour longtemps, puisque l’Arménie demeurera un royaume vassal de Rome jusqu’à son annexion à l’Empire romain par l’Empereur Trajan en 114 ("Dès le début de l’affrontement, Tigrane II s’enfuit avec une petite troupe. En voyant son fils qui partageait son sort, il retira son diadème, le lui donna en pleurant, et lui ordonna de se sauver en empruntant un autre chemin. Le jeune homme n’osa pas le mettre sur sa tête, il le confia à la garde de son plus fidèle serviteur. Mais celui-ci fut capturé par hasard et conduit à Lucullus. C’est ainsi que le diadème de Tigrane II fit parti du butin", Plutarque, Vie de Lucullus 28 ; "Les soldats romains ayant trouvé la tiare [de Tigrane II] et la bandelette qui l’entourait, les remirent à Lucullus. Craignant que ces ornements l’identifient et menacent sa liberté, Tigrane II s’en était dépouillé et les jetant", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 2). Lucullus a désormais les mains libres pour prendre la cité de Tigranocerte, sans grande difficulté car les Grecs à l’intérieur de la ville se soulèvent contre leurs geoliers arméniens et favorisent son investissement par les Romains ("Observant la défaite [de Tigrane II] depuis Tigranocerte, Mankaios [stratège par Tigrane II, chargé de défendre Tigranocerte] devint soupçonneux envers les Grecs mercenaires à son service et voulut les désarmer. Ceux-ci se déplaçaient ensemble avec des gourdins, redoutant d’être arrêtés. Quand ils virent Mankaios marcher contre eux avec les barbares en armes, ils roulèrent leur manteau autour de leur avant-bras gauche en guise de bouclier et se précipitèrent courageusement contre eux. Dès qu’un ennemi était tué, ils se partageaient ses armes. Quand ils furent suffisamment armés, ils s’emparèrent d’une courtine, appelèrent les Romains à venir de l’extérieur et les accueillirent à mesure qu’ils escaladaient la muraille. Ainsi fut prise la cité récemment bâtie et magnifique de Tigranocerte, une multitude d’objets précieux y furent pillés", Appien, Histoire romaine XII.389-392 ; "Pendant ce temps les Grecs dans Tigranocerte s’étaient soulevés contre les barbares et voulaient livrer la ville. Lucullus lança l’assaut, et l’emporta. Il s’y saisit de tous les trésors du roi, et livra la ville au pillage. Ses soldats découvrirent entre autres richesses huit mille talents d’argent monnayé. Indépendamment de ces sommes immenses, Lucullus leur distribua, sur le reste du butin, huit cents drachmes à chacun", Plutarque, Vie de Lucullus 29 ; "Lucullus s’empara ensuite de Tigranocerte, qu’il livra au pillage, mais il mit les femmes à l’abri de tous les outrages et gagna ainsi l’amitié de leurs maris qui fuyaient avec Tigrane II", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 2). Vidée de ses habitants-déportés désormais libres, et saccagée par les vainqueurs romains, Tigranocerte est ruinée et entame sa lente disparition de la mémoire collective ("[Tigrane II] fonda […] une nouvelle cité qu’il appela “Tigranocerte” en y déportant les habitants d’une douzaine de cités grecques. Mais son entreprise fut interrompue par l’invasion de Lucullus, le vainqueur de Mithridate VI, qui ordonna à chaque habitant de Tigranocerte de regagner sa cité natale, détruisit la nouvelle capitale à moitié achevée, la réduisit à l’état d’un village, puis chassa Tigrane II de Syrie et de Phénicie", Strabon, Géographie, XI, 14.15). La victoire de Lucullus accroît la confusion au Levant. Tigrane II a rapatrié ses troupes qui occupaient Ptolémaïs/Acre depuis peu, son gouverneur Bagadatès a également quitté Antioche avec ses troupes pour secourir son roi à Tigranocerte, comme nous l’avons dit précemment, en conséquence on ne trouve plus aucune armée régulière dans le nord Levant depuis la frontière de la Galilée jusqu’à la frontière de la Cilicie. Ce vide attire les convoitises. C’est certainement à cette époque que nous devons dater l’envoi de troupes asmonéennes contre Ptolémée fils de Mennaios, que nous avons mentionné plus haut : cette expédition semble, de la part de la reine-mère Salomé-Alexandra, veuve d’Alexandre Jannée mort en -76, une tentative de conquête de Chalcis/Anjar où est installé Ptolémée fils de Mennaios, et au-delà une tentative d’annexion de toute la vallée de la Bekaa que cette cité contrôle. Cela contrarie les projets du roi arabe nabatéen Arétas III installé à Damas, qui rêve d’accéder à la mer par le port le plus proche, celui de Bérytos/Beyrouth, relié à Damas par une route transversale passant justement par Chalcis/Anjar. Pour parer à l’extention de l’anarchie vers l’Arménie, Lucullus reconnaît le fils d’Antiochos X Eusèbe et de Cléopâtre V Séléné, Antiochos XIII, comme nouveau roi séleucide ("Le général romain Lucullus chassait Mithridate VI, qui s’était réfugié secrètement auprès de Tigrane II. Bagadatès se replia pour porter secours à Tigrane II. Antiochos XIII fils d’Antiochos X Eusèbe en profita pour se faufiler vers la Syrie et prendre le pouvoir avec le consentement des Syriens. Lucullus, premier Romain à guerroyer contre Tigrane II et l’ayant chassé des territoires qu’il avait annexés, consentit à laisser Antiochos XIII sur le trône de ses ancêtres royaux", Appien, Histoire romaine XI.249-250 ; "Après sa victoire sur Tigrane II, Lucullus reconnut Antiochos XIII [petit-]fils d’[Antiochos IX] Cyzicène sur le trône de Syrie", Justin, Histoire XL.2). Il espère ainsi ne pas être inquiété sur ses arrières quand il sera occupé à réduire les derniers nids de résistance arméniens et à sécuriser la frontière sud-est de l’Arménie contre l’Empire parthe, également intéressé par les territoires désormais libérés de la tutelle de Tigrane II. Les rois arabes sédentaires des territoires au sud de l’Arménie, notamment celui de Gordyène qui avait déjà offert son sontien à l’ambassadeur Appius Claudius Pulcher en -71, apportent immédiatement leur soumission à Lucullus ("Des rois arabes vinrent mettre à son service [à Lucullus] leur personne et leurs biens. Les Sophéniens se rallièrent à sa cause. Les Gordyéniens conçurent pour lui une affection si vive qu’ils étaient prêts à abandonner leurs cités pour le suivre avec femmes et enfants", Plutarque, Vie de Lucullus 29), non pas par sympathie pour Rome, mais parce qu’ils craignent eux aussi la contagion anarchique et l’immiscion des Parthes dans leurs affaires.


Mithridate VI n’a pas participé à la déculottée de Tigrane II devant Tigranocerte. Refusant la tactique de guérilla que lui proposait Mithridate VI, Tigrane II l’a congédié et a tout perdu. Dans une séquence très cinématographique, Plutarque montre Mithridate VI chevauchant vers le champ de bataille, mesurant progressivement l’étendue de la défaite de son gendre Tigrane II par les Arméniens blessés qu’il croise de plus en plus nombreux marchant en sens contraire, fuyant les combats, abandonnant leur roi redevenu un simple particulier. Mithridate VI descend de cheval, et, au lieu de railler son gendre qui a refusé de suivre ses conseils, il le prend par les épaules, le réconforte, et ranime sa flamme combattive ("Telle était la raison des lenteurs de Mithridate VI à l’occasion de la bataille [de Tigranocerte] : il savait que Lucullus agissait avec tempérance et prudence. Il se rendit à petites journées au camp de Tigrane II. Quand il rencontra en chemin quelques Arméniens qui fuyaient pleins de terreur et d’épouvante, il devina aussitôt le malheur qui venait d’arriver. Une foule de fuyards nus et blessés lui apprirent la déroute de l’armée. Il chercha alors Tigrane II. Il le trouva seul, abandonné de tous, réduit au plus triste état. Il ne moqua pas son malheur, comme Tigrane II avait moqué le sien, au contraire il descendit de cheval et pleura avec lui sur leurs disgrâces communes. Puis il lui donna sa propre garde et les officiers qui l’accompagnaient, il ranima ses espoirs pour l’avenir, et ils s’occupèrent ensemble à réunir des nouvelles troupes", Plutarque, Vie de Lucullus 29). Tigrane II choisit sagement de confier la poursuite de la guerre à Mithridate VI, qui a mieux calculé que lui l’efficacité romaine. L’hiver -69/-68 se passe en démarches diplomatiques infructueuses pour tout le monde. Lucullus veut abattre définitivement les deux rois avant d’affronter le Parthe Phraatès III, il députe donc vers ce dernier pour lui dire : "Soit tu me rejoins pour capturer ensemble Tigrane II, soit tu restes tranquille, dans les deux cas n’espère pas annexer les territoires antérieurement soumis à Tigrane II, qui reviennent soit aux populations locales soit à Rome". Tigrane II et Mithridate VI de leur côté veulent persuader Phraatès III que l’autorité arménienne est certes momentanément affaiblie mais non totalement anéantie, et l’inciter à défendre leurs intérêts communs autochtones contre l’envahisseur étranger romain, ils députent donc vers Phraatès III pour lui dire : "Si tu es avec nous contre Lucullus, nous reconnaissons officiellement ta mainmise sur la Mésopotamie jusqu’à Arbèles" ("Mithridate VI, revenu auprès de son gendre, employa tous les moyens pour relever son courage. D’abord il le poussa à recouvrer son diadème et son apparât royal. Ensuite il le persuada de lever des nouvelles troupes et de les joindre aux siennes qui n’étaient pas négligeables, afin de tenter une seconde fois le hasard d’une bataille. Mais Tigrane II croyait davantage dans la valeur et la prudence de son beau-père que dans les siennes, et il le jugeait aussi plus capable que lui-même de disputer le territoire aux Romains, il le laissa donc faire tout ce qu’il voulait, dans le même temps qu’il envoya une ambassade personnelle à Phraatès III le roi des Parthes pour lui offrir la Mésopotamie, l’Adiabène et les grandes vallées. Mais la démarche de Tigrane II fut contrée par Lucullus, qui députa pareillement vers ce roi", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 38). Phraatès III quant à lui veut évidemment prendre l’Arménie vaincue, si possible en provoquant la mort mutuelle de Lucullus, Tigrane II et Mithridate VI, il députe donc vers Lucullus pour lui dire : "Je suis d’accord avec toi, je te soutiens contre Tigrane II et Mithridate VI", et il députe simultanément vers Tigrane II et Mithridate VI pour leur dire : "Je suis d’accord avec vous, je vous soutiens contre Lucullus". Ces ambitions contradictoires sont devinées par les trois parts, qui restent finalement sur leurs positions de -69 : Lucullus continue seul la guerre contre les Arméniens et Mithridate VI, Phraatès III reste neutre ("Des ambassadeurs du roi des Parthes vinrent proposer son amitié et son alliance [aux Romains]. Cette proposition plut à Lucullus, qui s’empressa d’envoyer une députation vers le Parthe. Mais les députés découvrirent que le roi flottait entre les deux partis, et qu’il avait réclamé à Tigrane II la Mésopotamie pour prix de son alliance. A cette nouvelle, Lucullus décida d’oublier Tigrane II et Mithridate VI comme deux adversaires hors de combat, et de marcher contre les Parthes pour tester leur puissance militaire, espérant tirer gloire de battre trois rois à la suite en une seule expédition, tel un athlète qui vainc tour à tour ses rivaux à la lutte, et de traverser trois des plus puissantes monarchies existant sous le soleil", Plutarque, Vie de Lucullus 30 ; "Tigrane II et Mithridate VI parcoururent le royaume pour rassembler une nouvelle armée. Tigrane II en confia le commandement à Mithridate VI, la défaite [devant Tigranocerte] lui ayant servi de leçon. Ils envoyèrent une ambassade vers le roi des Parthes pour lui demander de l’aide, mais Lucullus les contra diplomatiquement en sommant le Parthe de s’allier avec lui ou de se tenir à l’écart du conflit, celui-ci conclut finalement des accords secrets avec les deux adversaires sans se hâter de venir au secours de l’un ni de l’autre", Appien, Histoire romaine XII.392-393 ; "Informé des démarches de Tigrane II et Mithridate VI vers Arsacès [X-Phraatès III], Lucullus députa vers ce dernier certains de ses alliés avec des menaces s’il secourait Tigrane II et Mithridate VI, et des promesses s’il embrassait le parti des Romains. Encore aigri contre Tigrane II et n’ayant encore aucun a priori sur les Romains, Arsacès [X-Phraatès III] envoya de son côté une ambassade à Lucullus pour lui proposer la paix et une alliance. Mais quand Secilius se rendit ensuite auprès de roi Arsacès [X-Phraatès III], celui-ci le soupçonna d’avoir été envoyé pour observer secrètement l’état de son armée et de son pays, estimant qu’un homme aussi réputé pour ses compétences militaires ne pouvait pas avoir été choisi pour entretenir la paix. En conséquence, il n’aida personne, il n’attaqua personne, et resta neutre. Il ne voulut pas augmenter les forces des Romains ni celles de leurs ennemis, calculant que, leurs chances étant égales, il se préserverait du danger en les laissant s’entretuer", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 3 ; "Le Parthe donna audience séparément aux ambassadeurs arméniens et aux députés de Lucullus, il promit tout aux uns et aux autres et les trompa pareillement", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d’Héraclée par Memnon 38). En été -68 Lucullus marche vers la Gordyène, et, selon Plutarque, veut continuer plus loin vers Arbèles et la Mésopotamie contre les Parthes, mais il en est empêché par ses soldats qui se révoltent, il se résoud alors à faire demi-tour vers Artaxata, capitale de l’Arménie (site archéologique sur l’actuel village de Lusarat, au pied du mont Ararat, à environ vingt-cinq kilomètres au sud d’Erevan en Arménie ; "Artaxata" doit son nom à "Artaxias" Ier, ancien gouverneur d’Antiochos III devenu roi indépendant au début du IIème siècle av. J.-C., la cité antique à son tour a donné son nom à la moderne "Artashat" située à proximité du site archéologique, aujourd’hui capitale de la province arménienne d’Ararat : "[Lucullus] ordonna à Sornatius et aux autres chefs restés dans le Pont d’amener leurs troupes en Gordyène. Mais ceux-ci, qui plus d’une fois avaient été confrontés à la désobéissance et à l’insubordination des soldats, connurent alors une révolte générale. Ni la persuasion ni la contrainte ne décidèrent les hommes à bouger : ils crièrent, ils menacèrent même de laisser le Pont sans défense et de retourner à Rome. Quand elle fut connue dans le camp de Lucullus, cette révolte se propagea parmi ses propres soldats amollis par les richesses et les délices, fatigués de la guerre, n’aspirant qu’au repos. Ils déclarèrent vouloir imiter ces hommes : “Nous avons rendu assez de services à la patrie pour avoir droit à n’être plus exposés au danger, et à voir la fin de nos travaux !”. Quand ces propos et d’autres plus coupables lui furent rapportés, Lucullus abandonna son projet d’expédition contre les Parthes, et se retourna contre Tigrane II. On était au milieu de l’été [-68]. […] Il se dirigea vers Artaxata, résidence royale de Tigrane II, où vivaient ses plus jeunes enfants et ses femmes, sûr que Tigrane II risquerait une bataille pour conserver des objets si chers", Plutarque, Vie de Lucullus 30-31). Cet épisode est-il authentique ? On en doute, car il rappelle trop fortement la révolte des soldats d’Alexandre sur l’Hyphase en -326, qui l’ont empêché de marcher plus loin vers la haute vallée du Gange et l’ont contraint à faire demi-tour vers la basse vallée de l’Indus : est-ce un accommodement avec la vérité historique fabriqué par Plutarque (qui veut établir un parallèle entre Lucullus et Alexandre dans l’esprit de son lecteur, comme nous l’avons remarqué à plusieurs reprises)… ou par Lucullus lui-même, puisque Plutarque pour écrire sa Vie de Lucullus s’est appuyé sur le rapport que celui-ci a adressé au Sénat ? Pour notre part, nous pensons qu’une traversée de la Gordyène par Lucullus début -68 est très possible puisque nous venons de voir que les autorités arabes de ce territoire se sont rangés spontanément sous son autorité, nous pensons qu’une révolte des légionnaires est également très possible puisque nous avons déjà constaté une incompréhension réciproque entre eux et Lucullus lors du siège d’Amisos en hiver -73/-72, qui culminera avec la rébellion de l’hiver -68/-67 suivant, en revanche nous ne croyons pas que Lucullus a sérieusement projeté d’envahir l’Empire parthe, car cela s’apparenterait à une aventure téméraire en opposition avec la prudence calculée que Lucullus a témoignée depuis le début de son engagement en -74. Mithridate VI, nouveau commandant en chef de ce qui reste de l’armée arménienne, combine l’entraînement individuel à la grecque qui lui a réussi jadis à une réorganisation copiée sur les unités tactiques romaines qui l’ont perdu naguère (l’armée arménienne est réduite à ses seuls éléments utiles, comme sa propre armée pontique au début de l’offensive de -74, qui sont formés à se battre par groupes de dix, de cinquante ou de cent, en fonction des aléas du combat : "Mithridate VI fit fabriquer des armes dans chaque cité et convoqua presque tous les Arméniens. Il sélectionna les plus braves d’entre eux, soit environ soixante-dix mille fantassins et moitié moins de cavaliers, et renvoya les autres dans leurs foyers. Il forma des escadrons et des cohortes sur le modèle des unités tactiques italiennes et confia leur entraînement à des hommes du Pont", Appien, Histoire romaine XII.394). Les belligérants se retrouvent à proximité d’Artaxata à l’automne -68. Plutarque raconte que Tigrane II, qui ne paraît pas avoir compris la leçon de Tigranocerte, se présente avec toute l’armée arménienne "dont l’ordre et le nombre inquiète un temps Lucullus" en dépit de l’absence mystérieuse de son commandant en chef Mithridate VI, Tigrane II est lâché par ses archers et ses lanciers qui s’enfuient, attirant derrière eux une partie des Romains, Tigrane II envoie ses cavaliers contre l’autre partie des Romains, qui font : "Bouh !", cela effraie les cavaliers arméniens qui s’enfuient à leur tour, c’est ainsi que Lucullus remporte une nouvelle grande victoire ("Tigrane II ne put se résigner à voir Lucullus marcher contre Artaxata. Il rassembla son armée, et au quatrième jour il vint camper en face des Romains. Les deux armées étaient séparées par la rivière Arsanias [affluent de l’Euphrate], que les Romains devaient franchir pour atteindre Artaxata. Après avoir sacrifié aux dieux, sûr de vaincre, Lucullus fit passer la rivière son armée. Il plaça douze cohortes de front et laissa les autres à l’arrière en file, craignant d’être enveloppé par la cavalerie ennemie dont les nombreux escadrons se déployaient en face, soutenus par des archers mardes à cheval et des lanciers ibères, les troupes étrangères les plus aguerries, qui avaient la confiance de Tigrane II. Mais ceux-ci ne brillèrent pas : après une escarmouche avec la cavalerie romaine, ils n’osèrent pas attendre le choc de l’infanterie, ils s’enfuirent à droite et à gauche, attirant à leur poursuite les cavaliers ennemis. Lucullus vit s’avancer la cavalerie de Tigrane II, dont l’ordre et le nombre l’inquiéta un temps. Il rappela sa cavalerie qui poursuivait les fuyards, et se lança à l’avant contre les satrapes qui entouraient le roi et contre leurs meilleurs régiments. Mais avant même d’entrer en contact, ces derniers pleins d’effroi s’enfuirent à leur tour", Plutarque, Vie de Lucullus 31). Une fois de plus, nous doutons fortement du récit de Plutarque. D’abord parce qu’à aucun moment Plutarque ne dit que Lucullus entre dans Artaxata, ce qui sous-entend que Lucullus n’a pas réussi à vaincre l’armée arménienne et que Tigrane II est resté maître du terrain : l’affrontement devant Artaxata ne s’est pas conclu par une victoire des Romains, mais par une défaite des Romains - même s’ils ont pu emporter quelques succès ici ou là -, qui explique pourquoi ils passeront le début de l’hiver -68/-67 dans la froide plaine de Nisibe plutôt que dans les bâtiments chauffés d’Artaxata. Ensuite parce que certains détails maladroitement lâchés par Plutarque combinés aux fragments d’autres auteurs évoquant cette même bataille, permettent de reconstituer une trame historique très différente du récit de Plutarque. Ainsi Dion Cassius révèle que les légions sont en piteux état, ayant mal supporté les rigueurs de l’hiver -69/-68, au point de se remettre en marche tardivement, à l’été -68. Il révèle aussi que les Arméniens, malgré l’acharnement de Lucullus à saccager leurs territoires, refusent systématiquement le combat, pour attirer les légions toujours plus loin de leurs bases et les affaiblir ("Quintus Marcius [Rex] fut consul unique, même s’il ne fut pas élu seul : son collègue Lucius Metellus [Caprarius] mourut en début de mandat, le consul remplaçant [Lucius] Metellus [Caprarius] mourut avant d’entrer en fonctions, et aucun autre ne fut nommé à sa place. Cette année-là [en -68], Lucullus se mit en campagne au milieu de l’été, car le froid ne lui permit pas d’envahir le territoire ennemi au printemps. Il en ravagea une partie pour forcer les barbares à le défendre et les inciter au combat, mais ils ne bougèrent pas et Lucullus fondit sur eux", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 4). Dans un passage mutilé de son Histoire romaine, Appien révèle que Mithridate VI est à l’origine de cette résistance élastique, et qu’il est bien présent à la bataille devant Artaxata, mais en retrait, pour diriger les opérations tactiques, d’où son apparente absence suggérée malignement par Plutarque. Mithridate VI veut casser l’ordonnance des décuries, des centuries, des manipules, en les occupant séparément par des petits groupes d’archers et de lanciers sur les hauteurs, qui éviteront les contacts et les anéantiront à distance par leurs projectiles, tandis que Tigrane II avec ses cavaliers garderont la plaine et menaceront les Romains demeurés à l’arrière pour les pousser à rejoindre leurs camarades sur les hauteurs ("Lucullus approchait. Mithridate VI concentra sur une colline toute l’infanterie et une partie de la cavalerie, pendant que Tigrane II avec le reste des cavaliers tomba sur les fourrageurs romains. Ce dernier fut défait. Les Romains fourragèrent et établirent leur camp sans craindre Mithridate VI qui était tout près. Provoquant un nuage de poussière, Tigrane II marcha à nouveau vers eux : le plan était de prendre Lucullus entre les deux corps armés ennemis. Analysant la situation, Lucullus envoya à l’avant l’élite de sa cavalerie affronter Tigrane II et l’empêcher de déployer en ligne sa colonne de marche, tandis que lui-même provoqua Mithridate VI au combat [texte manque]", Appien, Histoire romaine XII.395-396). Le détail des manœuvres selon Appien nous est inconnu car la partie du livre XII de son Histoire romaine qui les racontait a disparu, mais à travers les explications ambiguës de Plutarque on devine qu’elles se déroulent selon le plan prévu. Ainsi, quand Plutarque dit qu’archers et lanciers "s’enfuient en attirant derrière eux les Romains", on doit comprendre que cette fuite est délibérée, elle vise à briser la cohésion des légionnaires qui poursuivent les fuyards et à faciliter leur anéantissement sur les hauteurs. Dans un passage conservé du livre XXXVI de son Histoire romaine, Dion Cassius rapporte que la forme particulière des pointes de flèches arméniennes, qui se fichent dans la chair sans pouvoir en être retiré, cause d’irrémédiables blessures aux Romains ("Si les cavaliers ennemis causèrent beaucoup de dommages aux cavaliers romains, les barbares n’entrèrent pas au contact des fantassins [romains], au contraire ils s’enfuirent dès que Lucullus vint secourir ses cavaliers avec ses soldats armés de boucliers. Mais ils éprouvèrent peu de pertes, car ils se mirent à lancer leurs traits en arrière contre leurs poursuivants, qu’ils tuèrent ou blessèrent en grand nombre. Ces traits étaient redoutables autant que difficiles à guérir car les flèches en fer utilisées étaient façonnées de deux pointes à la manière parthe, de sorte que si la grande pointe ne donnait pas une mort prompte, la flèche se brisait quand on essayait de l’extraire à cause de la petite pointe taillée en sens contraire, et restait fichée dans le corps", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 5). Dans la plaine, quand Plutarque dit que "l’ordre et le nombre des cavaliers autour de Tigrane II inquiète un temps Lucullus", on doit comprendre que ces cavaliers arméniens ont appris le courage depuis la bataille de Tigranocerte l’année précédente (où ils se sont enfuis en désordre dès que Lucullus a levé son épée !), et même s’ils ne parviennent pas à casser le moral des légions ils les dissuadent du moins de stopper leur invasion. Cela est confirmé par Appien qui rapporte que, conscients d’être dans une impasse, les trois belligérants se quittent sur un statu quo : Tigrane II se retire à l’intérieur de ses terres pour reconstruire son autorité, Mithridate VI regagne rapidement son royaume du Pont avec les hommes qu’il a formés, et Lucullus se résigne au demi-tour ("Ses forces ruinées, Tigrane II leva le camp pour se replier dans l’intérieur de l’Arménie. Mithridate VI de son côté se hâta de regagner le Pont pour recouvrer son royaume avec quatre mille hommes lui appartenant et d’autres confiés par Tigrane II, talonné par Lucullus qui avait également abandonné son camp à cause du manque de ressources", Appien, Histoire romaine XI.397-398). En effet, selon un autre fragment conservé du livre XXXVI de l’Histoire romaine de Dion Cassius, les pertes romaines sont telles que Lucullus sonne la retraite. On suppose qu’il repasse par le site ruiné de Tigranocerte avant d’aller à Nisibe, qui se trouve juste à côté selon les antiques indications géographiques précédemment citées (aujourd’hui Nusaybin en Turquie, juste à côté de la frontière syrienne : "Beaucoup de soldats romains étaient blessés, les uns mouraient, les autres perdaient un membre, et les vivres commençaient à manquer. Dans ces conditions, Lucullus leva le camp et se dirigea en toute hâte vers Nisibe. Cette cité mésopotamienne contrôle toute la région entre le Tigre et l’Euphrate, elle nous appartient aujourd’hui et jouit de tous les droits d’une province romaine. En ce temps-là, Tigrane II l’avait enlevée aux Parthes et y avait déposé ses trésors sous la garde de son frère. Lucullus échoua à s’en emparer malgré ses assauts vigoureux durant le reste de l’été [-68], car elle était défendue par une double enceinte de remparts en briques, très larges, séparés par un fossé profond, qu’on ne pouvait ni renverser avec le bélier ni affaisser par la sape. Tigrane II s’abstint de la secourir", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 6). Est-il guidé par les Arabes du roi osroène Abgar II qui, comme les Arabes du royaume de Gordyène, supportent mal la domination des Arméniens de Tigrane II et craignent l’invasion des Parthes de Phraatès III ? Lucullus, toujours selon Dion Cassius, réussit à prendre Nisibe après un siège très pénible ("L’hiver [-68/-67] approchant, les barbares se crurent vainqueurs, sûrs que les Romains ne tarderaient pas à s’éloigner. Ils se relâchèrent. Lucullus profita d’une nuit pluvieuse sans lune, éclairée seulement par la foudre orageuse : les barbares ne pouvant rien voir ni rien entendre, ayant dégarni l’enceinte extérieure et le fossé qui la séparait du rempart intérieur, il lança l’assaut sur plusieurs points, passa facilement la haute enceinte en massacrant les gardes en trop petit nombre qui la surveillaient, puis, préservé des flèches et du feu par la pluie torrentielle, il combla une partie du fossé (les barbares en avaient détruit les ponts avant de se replier). Lucullus franchit ce fossé, et, le rempart intérieur étant plus faible que l’enceinte extérieure, il pénétra rapidement dans la ville. Il contraignit les derniers défenseurs réfugiés dans la citadelle, parmi lesquels le frère de Tigrane II, à se rendre. Des trésors considérables tombèrent au pouvoir du général romain, qui établit là ses quartiers d’hiver", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 7). Mais il doit affronter deux nouveaux ennemis. Le premier ennemi est l’hiver, qui arrive plus tôt que prévu, et fige sur place les légionnaires déjà mal disposés ("[texte manque] et il [Lucullus ? ou un chef de la résistance nisibéenne ?] l’entoura d’un retranchement sans le provoquer, jusqu’à l’arrivée de la mauvaise saison [l’hiver -68/-67] qui interrompit toutes les opérations", Appien, Histoire romaine XII.397 ; "Animé par sa victoire, plein de confiance, Lucullus voulut pénétrer dans les hautes provinces pour achever la ruine des barbares. Mais la météo changea soudain. On était à l’équinoxe d’automne [-68], et le froid devint aussi rude qu’au cœur de l’hiver. Presque tous les jours la neige tomba. Et quand le temps devenait serein, on ne voyait plus que glaces et frimas. Les chevaux pouvaient à peine boire dans les rivières gelées, qu’ils ne pouvaient pas traverser sans risquer de briser la glace et de se briser nerfs et pattes sur les tranchants. Le pays couvert de bois n’était franchissable que par des sentiers étroits couverts de congères. Et la nuit les soldats souffraient dans des lieux humides et fangeux", Plutarque, Vie de Lucullus 32). Le second ennemi est la rébellion des légionnaires, alimentée de longue date par la guérilla perpétuelle que leur inflige Mithridate VI, par la fatigue des marches interminables dans des territoires inconnus aux reliefs difficiles, par le froid soudain ("[Les légionnaires] commencèrent à désobéir. D’abord ils recoururent aux prières et s’adressèrent à leurs capitaines comme médiateurs, puis ils demeurèrent massivement dans leurs tentes militaires en exprimant leur sédition par des cris affreux et sans équivoque. Lucullus leur parla vivement, les conjura de s’armer de patience […]. Mais il échoua à les motiver. Il les ramena donc sur leurs pas, il repassa les défilés du Taurus et descendit en Mygdonie, pays fertile à la température plus clémente, où se trouve la grande cité populeuse que les barbares appellent “Nisibe” et que les Grecs appellent “Antioche-de-Mygdonie”", Plutarque, Vie de Lucullus 32), et aussi par la dureté de Lucullus lui-même ("Ses malheurs [à Lucullus] s’expliquent en grande partie par lui-même, par son absence de soin à s’attirer l’affection des soldats, par sa certitude que toute complaisance déshonore et ruine l’autorité d’un général, et surtout par le mépris avec lequel il traitait ses égaux en naissance et en dignité, qu’il regardait publiquement comme des êtres ordinaires par rapport à lui, au lieu de s’en accommoder", Plutarque, Vie de Lucullus 33), et par les discours démagogiques de Publius Clodius Pulcher, frère d’Appius Claudius Pulcher envoyé comme ambassadeur vers Tigrane II en -70 (donc beau-frère de Lucullus, puisque l’épouse de Lucullus est la sœur d’Appius Claudius Pulcher ; les latinistes modernes ont conservé l’habitude des Claudii antiques d’écrire "Clodius" avec "o" et non pas avec "au" pour signifier que ce Publius Clodius Pulcher est la tache de la famille, précisément en raison de ses comportements démagogiques et de ses accointances avec la vile populace, et ne mérite pas par conséquent de porter le noble nom "Claudius" de ses aïeux), qui compare les conditions de vie calamiteuses des soldats de Lucullus à celles délicieuses des vétérans de Pompée ("La rumeur de l’arrivée de Tigrane II se répandit, provoquant une sédition dans l’armée romaine. Les soldats de Valerius [Flaccus], qui avaient repris du service après avoir reçu leur congé, se révoltèrent à Nisibe. Jouissant de la victoire, du repos, de l’abondance, de l’éloignement de Lucullus en perpétuels déplacements, ils furent attisés par Publius Clodius [Pulcher], que certains appellent “Claudius”, qui aspirait aux changements et au désordre, dont la sœur était pourtant la femme de Lucullus", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 14 ; "L’hostilité de Publius Clodius [Pulcher] acheva de perdre Lucullus. C’était un homme insolent, présompteux, audacieux, frère de la femme de Lucullus, on le soupçonnait d’ailleurs d’une relation honteuse avec sa sœur dont les mœurs étaient très déréglées. Il servait alors dans l’armée de Lucullus, à un rang qu’il estimait très inférieur à son mérite, car il se croyait digne des premières places, qui lui échappaient au profit d’autres moins dépravés. Il commença à fréquenter les anciennes troupes de Fimbria pour les dresser contre Lucullus, en les séduisant par ses discours. Ces soldats étaient accoutumés depuis longtemps aux flatteries des démagogues, et l’écoutèrent avec plaisir. Ils avaient tué naguère le consul Flaccus à l’instigation de Fimbria qu’ils s’étaient donné comme général, ils accueillirent Clodius avec le même empressement, le qualifiant d’“ami des soldats” parce qu’il feignait de s’indigner de leurs peines en disant : “A quand la fin de vos combats et de vos efforts ? Epuiserez-vous votre vie à batailler contre tous les peuples, à errer dans tous les pays, sans recueillir d’autre fruit de vos pénibles expéditions que l’honneur d’escorter les chariots et les chameaux de Lucullus chargés de vaisselle d’or et de pierres précieuses ? Les soldats de Pompée sont des civils aujourd’hui, ils vivent en paix avec femmes et enfants, ils cultivent des terres fertiles, ils sont installés dans des villes heureuses, or ils n’ont pas repoussé Mithridate et Tigrane dans des déserts inaccessibles ni détruit les palais des rois de l’Asie, ils ont seulement rétabli l’ordre en Espagne contre des fuyards [allusion à la guerre de Pompée contre Sertorius] et en Italie contre des esclaves [allusion à l’extermination des survivants spartakistes en Picenum] !”", Plutarque, Vie de Lucullus 34). Et tandis que Lucullus piétine de froid et d’impuissance à Nisibe, Tigrane II a recouvré l’Arménie, et Mithridate VI revenu dans son royaume du Pont prépare ses nouvelles offensives pour le printemps -67 ("Lucullus s’empara de Nisibe mais perdit plusieurs régions d’Arménie et du Pont. Tigrane II en effet ne secourut pas Nisibe qu’il jugeait imprenable, mais il parcourut les régions en question pour les reprendre, profitant justement que le général romain était occupé à assiéger Nisibe, et il ordonna parallèlement à Mithridate VI de rentrer dans son pays pendant que lui-même recouvrait son royaume d’Arménie", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 8). Tout est à refaire.


Pendant ce temps en Méditerranée, l’insécurité demeure. Les approvisionnements vers Rome sont perturbés à cause des pirates qui rackettent les marchands en provenance ou à destination du port d’Ostie, et finalement interrompus car lesdits marchands redoutant de perdre la vie à chaque voyage décident de rester à quai. Et le Sénat ne sait plus quoi faire. Les précédentes tentatives se sont soldées par des fiascos. L’expédition de Marcus Antonius en -102 n’a été qu’un coup dans l’eau, le périple de Lucullus depuis Cyrène vers Alexandrie et Chypre en -86 a montré qu’aucune flotte importante de secours ne subsiste dans le monde hellénistique, l’expédition de Publius Servilius Vatia en -79 n’a été qu’un second coup dans l’eau, et l’envoi de Marcus Antonius Creticus en Crète en -74 s’est achevé par la corruption et la mort de ce dernier au profit de la mafia locale. Une idée germe peu à peu, et est exprimée publiquement fin -68 par l’obscur démagogue Aulus Gabinius. Cette idée est très simple : puisque les pirates, tels des loups en meute, se dispersent ou s’enfuient chaque fois qu’on les attaque sur un point déterminé, pourquoi ne pas les attaquer en même temps sur tous les points pour empêcher leur fuite ou leur dispersion ? C’est une idée intelligente, qui inverse la tactique appliquée en -74 : au lieu de combattre les pirates à partir d’une base terrestre en plein milieu de la Méditerranée - l’île de Crète, où est envoyé Marcus Antonius Creticus -, on les combattra exclusivement sur la mer en utilisant leurs méthodes, c’est-à-dire en opposant des escadres à leurs meutes pour les isoler, les aborder, les couler. Mais c’est aussi une idée lourde de conséquences, car elle menace directement la République. Car qui peut coordonner ces attaques simultanées impliquant des moyens immenses, sinon un citoyen qui sera au-dessus de tous les citoyens, au-dessus de tous les amiraux, qui sera même au-dessus de la République puisque gardien de la République ? On se souvient que le mot grec "poros/pÒroj", signifiant "passage, voie de communication, chemin" (à l’origine du français "pore" désignant les petits trous dans la peau par lesquels sort la sueur et entre l’oxygène, ou "passages" entre l’intérieur du corps et l’extérieur ; le même mot a aussi donné l’adjectif "poreux" en français, qui qualifie une matière ou une substance laissant passer des éléments du dedans vers le dehors et du dehors vers le dedans), a dérivé en "emporos/™mpÒroj" ("poros/pÒroj" précédé du préfixe "dans/™n") après la victoire des Athéniens contre les Perses à Salamine en -480 pour désigner spécifiquement les endroits servant de "passages" aux intérêts des vainqueurs athéniens sur les populations libérées du joug perse ou sur les Perses eux-mêmes. L’importance stratégique des "emporos/™mpÒroj" athéniens a conféré à ces lieux, qui n’étaient d’abord que des banales places de commerce, une haute valeur politique, et même religieuse, comme le prouve la déformation d’"emporos/™mpÒroj" en "emporion/™mpÒrion" (avec le suffixe saint "-ion") : un "emporion/™mpÒrion athénien" était étymologiquement un "lieu sacré où on honorait Athènes" (comme par exemple un "Héracleion/Hr£kleion" est un "lieu sacré où on honore Héraclès", ou un "Achilleion/Ac…lleion" est un "lieu sacré où on honore Achille"), nuire à un "emporion/™mpÒrion athénien" équivalait à attenter à la cité d’Athènes qu’il représentait. Au Vème siècle av. J.-C., l’intelligence politique de Périclès, qui savait jouer des rivalités entre ses opposants et incliner le peuple à ses vues, lui a permis de maintenir la démocratie en se dispensant de devenir "empereur" d’Athènes, c’est-à-dire littéralement le "protecteur des emporion/™mpÒrion athéniens". L’immaturité suicidaire de la génération suivante, dont le calamiteux Alcibiade est l’incarnation, a dévasté Athènes, sa démocratie, et ses "emporion/™mpÒrion", rendant inutiles les débats sur la création d’un "empereur" athénien (le mot "empereur" n’existe pas en grec). Le mot grec "poros/pÒroj" est passé dans le monde romain, il s’est latinisé en "portus", qui a donné "port" en français, ces deux avatars conservant le sens de leur étymon grec : un "portus" en latin ou un "port" en français est un "lieu de passage" servant à écouler les marchandises de la communauté dominante romaine ou française vers la communauté dominé où ce "portus/port" est implanté. Avec le développement de la piraterie maritime au IIème siècle av. J.-C., menaçant les intérêts des "portus/places de commerce" romains conquis sur les Carthaginois et sur les souverains hellénistiques, le mot latin "portus" a connu la même évolution que le mot grec "poros/pÒroj" : les "portus" sont devenus des "imperium" (latinisation du grec "emporion/™mpÒrion") sacrés, nuire à ces "imperiums" a peu à peu signifié attenter à la cité de Rome qu’ils représentent. Les sénateurs romains ont pris progressivement l’habitude de confier un "imperium" symbolique à leurs généraux missionnés contre les adversaires de Rome, établissant le lien organique entre la cité-mère Rome et les "portus" attaqués ou menacés par ces adversaires et défendus par ces généraux. Or, contre les pirates maritimes, ces missions "imperiums/impériales" limitées par le Sénat ont prouvé leur inefficacité. Le projet que propose Aulus Gabinius est donc l’adoption d’un "imperium infinitum", soit une mission "impériale infinie" sans limitation de moyens et irresponsable. Et dans le contexte des débats, aux yeux de tous, Pompée - qui a influencé Aulus Gabinius ? - est le candidat tacite pour exercer cette charge ("La puissance terrible et permanente des pirates avait grandi à un tel point que la guerre contre eux était inévitable, ne pouvant être évitée par aucun traité négocié. Les Romains n’étaient plus seulement des spectateurs de leurs brigandages, ils en étaient devenus des victimes : les importations avaient cessé, les arrivages de blé étaient totalement interrompus. Ils s’étaient préoccupés du sujet trop légèrement et trop tard. Ils avaient bien envoyé des navires et des généraux contre les pirates après chaque nouvelle inquiétante, mais sans obtenir d’autre résultat que l’accroissement des malheurs de leurs alliés, et finalement ils se retrouvèrent eux-mêmes en situation critique. Ils s’assemblèrent et délibérèrent pendant plusieurs jours sur le parti à prendre. Pressés par des dangers constants, acculés à une lutte redoutable et compliquée, dans l’incapacité de combattre les pirates tous ensemble ni les uns après les autres car ils se secouraient mutuellement et empêchaient les attaques simultanées, les Romains ne savaient plus quelle décision prendre et désespéraient de trouver une issue. C’est alors qu’un tribun du peuple, Aulus Gabinius, un très mauvais citoyen qui n’agissait pas d’abord pour l’intérêt commun mais pour obéir à Pompée ou pour s’en attirer les faveurs, proposa de confier la guerre contre les pirates à un seul général doté d’un pouvoir absolu, choisi parmi les consulaires, investi pour trois ans du commandement sur des forces considérables et sur plusieurs lieutenants. Il ne désigna pas formellement Pompée, mais en exposant sa proposition il savait que le choix du peuple allait vers celui-ci", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.21 ; "Presque tout entière infestée par les pirates, notre mer était impraticable à la navigation et au commerce. Telle fut la raison principale qui décida les Romains manquant de vivres et craignant la famine, à envoyer Pompée pour délivrer la mer de la domination des pirates. Son ami [Aulus] Gabinius proposa un décret conférant à Pompée non seulement le commandement des forces maritimes, mais une autorité monarchique et une puissance universelle et irresponsable", Plutarque, Vie de Pompée 25). Nous n’étudierons pas ici les discours publics sur l’adoption de la loi Gabinius, rapportés longuement par Dion Cassius (Histoire romaine XXXVI.22-35), pour ne pas nous écarter de notre sujet. Reconnaissons simplement qu’ils sont passionnants, pour les latinistes parce qu’ils expliquent la transformation de la République en Empire, autant que pour les historiens en général, parce qu’ils trouvent des résonances dans tous les régimes malades en quête de rédemption. Par exemple, ces discours publics de -68 à Rome rappellent beaucoup les discours publics en France en 1958. On se souvient qu’en 1958, par leurs offensives extraverties, par leurs lâches silences ou par leurs appels mensongers au consensus, élus et électeurs en France étaient fondamentalement d’accord pour admettre l’inaptitude de la Quatrième République à répondre aux enjeux du moment, notamment à la crise algérienne, au chaos alimenté mutuellement par les actions musclées des militaires et par les attentats d’agitateurs intérieurs et extérieurs commis sur le sol de la métropole. Les mêmes élus et électeurs étaient unanimement d’accord pour enterrer cette Quatrième République, dont les lois constitutionnelles trop complexes empêchaient toute réforme efficace et rapide. Le fond du problème était : par quel régime la remplacer ? Les uns appelaient un régime fort, les autres objectaient avec pertinence que tout régime fort ne vaut que par l’individu qui le dirige, et par conséquent réclamaient paradoxalement un régime fort mais contrôlé par les assemblées, autrement dit un régime faible sous son apparence de régime fort. Ainsi le parlementaire Pierre Mendès-France était opposé à l’avènement d’un régime fort non pas par hostilité personnelle au candidat alors pressenti pour occuper le poste suprême, le général de Gaulle (sous l’autorité duquel il s’était spontanément rangé au début de la deuxième Guerre Mondiale, avec lequel il avait rétabli les libertés publiques à la Libération, et dont il continuait à admirer en 1958 les authentiques vertus démocratiques), mais par méfiance envers les successeurs du général de Gaulle : selon Mendès-France, confier les pleins pouvoirs au général de Gaulle garantissait certes la survie momentanée de la France, mais institutionnaliser la transmission de ces pleins pouvoirs impliquait le risque de les voir tomber, après le retrait ou la mort du général de Gaulle, dans les mains d’aventuriers ou d’incapables au détriment de la France. Et les faits ont donné raison à Mendès-France puisque dès que de Gaulle a démissionné en 1969 en réponse à un référendum perdu portant sur un sujet anecdotique, ses successeurs - dont certains, par une ironie de l’Histoire, se trouvaient en 1958 dans l’entourage de Mendès-France et affirmaient partout que de Gaulle était un "tyran méprisant la volonté du peuple" - n’ont eu aucun problème de conscience à magouiller leur élection au poste présidentiel, et à garder farouchement leurs pouvoirs suprêmes après avoir perdu des multiples élections intermédiaires et référendums portant sur des sujets essentiels. Sénateurs et peuple romains en -58 sont pareillement unanimes pour admettre l’incapacité de la République romaine à répondre aux urgences du moment, en l’occurrence la fièvre sociale que génère la pénurie alimentaire causée par les pirates, et les mouvements de masses provoqués par des factions adverses - comme celles de Marius et de Sulla naguère -, ils sont aussi unanimes pour dire qu’une grande refonte institutionnelle est vitale, mais ils ne sont pas d’accord sur la solution à apporter. Les uns appellent un régime fort, les autres objectent que Rome ne sera sauvée que si ce régime fort est confié un individu adéquat. Dans un passage de son Histoire romaine certes sujette à réserves, l’historien Velleius Paterculus affirme qu’Aulus Gabinius n’est pas l’inventeur de l’"imperium infinitum" qu’il veut confier à Pompée : le premier détenteur de cette charge était Marcus Antonius Creticus en -74, les sénateurs la lui avait accordée parce qu’ils étaient sûrs que Marcus Antonius Creticus était trop bête pour en abuser, pour en instrumentaliser les apanages et la retourner à son profit contre le Sénat. Velleius Paterculus ajoute que le refus de certains sénateurs d’accorder cette charge à Pompée en -68 découle de la même raison : ces sénateurs craignent que Pompée, qui est beaucoup plus intelligent que Marcus Antonius Creticus, s’en serve contre le Sénat à son profit ("Les pirates terrorisant le monde non plus par des brigandages mais par une véritable guerre, non plus par des raids furtifs mais par des escadres entières, ayant même eu l’audace de piller plusieurs cités d’Italie, le tribun Aulus Gabinius proposa par une loi de missionner Cnaius Pompée pour les écraser, en lui confiant un pouvoir égal à celui des proconsuls jusqu’à cinquante milles dans l’intérieur de toutes les provinces maritimes. Ce sénatus-consulte mettait presque toute la terre sous l’autorité d’un seul. Le préteur Marcus Antonius avait joui du même pouvoir deux ans auparavant mais, malgré le mauvais usage qu’il en avait tiré, cela n’avait suscité aucune jalousie ni aucune inquiétude car il n’avait ni honneur ni influence. Au contraire, certains citoyens se montrèrent réticents à donner ces pouvoirs extraordinaires à un homme animé d’une ambition effrenée, dont on pensait qu’il pouvait les restituer ou les conserver selon son désir. Le parti aristocratique fit opposition à la loi, mais la ferveur générale fut plus forte que les bons conseils", Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 31.3). Les débats durent, et plus ils durent, plus le peuple radicalise sa position en faveur de Pompée ("Avant Pompée, jamais les Romains n’avaient désigné quelqu’un pour exercer un commandement d’une telle ampleur, personne n’avait encore pris la mer en disposant sans délai d’une armée de cent vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers, d’une flotte de deux cent soixante-dix navires dont des bateaux légers, et vingt-cinq légats issus du Sénat", Appien, Histoire romaine XII.431), au grand dam des sénateurs réticents. Pour l’anecdote, le jeune César, qui a été personnellement kidnappé et rançonné par les pirates comme on l’a raconté plus haut, est du côté de Gabinius ("Ce décret lui donnait [à Pompée] un empire absolu sur toute la mer jusqu’aux colonnes d’Héraclès, et jusqu’à quatre cents stades à l’intérieur des terres. Cet espace embrassait la plus grande partie des régions sous domination romaine et des royaumes les plus puissants et les plus peuplés. A ce privilège s’ajoutait le droit de choisir dans le Sénat quinze lieutenants chargés d’exécuter chacun une partie de ses ordres, de prélever à loisir l’argent des questeurs et des fermiers, d’équiper une flotte de deux cents navires et de recruter tous les soldats, tous les rameurs et tous les marins nécessaires. Lu publiquement, ce décret fut ratifié par le peuple avec un vif empressement. Mais les premiers du Sénat et les plus considérables virent dans cette puissance sans contrôle et sans borne un motif d’envie ou une source d’inquiétude, ils s’opposèrent donc au décret, à l’exception de César, qui l’appuya moins pour favoriser Pompée que pour s’attirer les faveurs du peuple", Plutarque, Vie de Pompée 25). Cicéron, aspirant à un grand rôle politique, se déclare aussi en faveur du projet proposé par Gabinius ("Que dit Quintus Hortensius [hostile à la loi Manilius dont nous parlerons juste après] ? “Pompée est certes le plus digne de recevoir tous les pouvoirs si nécessité, mais aucune nécessité n’oblige à mettre tous les pouvoirs dans les mains d’un seul homme.” C’est là un langage usé, qui résiste encore moins aux faits qu’à mes paroles. Avec ton admirable et féconde éloquence, Quintus Hortensius, dans un discours aussi solide que séduisant, tu t’es exprimé en plein Sénat contre le courageux citoyen Gabinius quand il a proposé une loi investissant Pompée du commandement unique contre les pirates, du haut de cette même tribune tu as parlé longuement contre son projet. Mais, ô dieux immortels ! si à cette occasion ton autorité s’était imposée au peuple romain, contre le salut de Rome et contre la vérité, où seraient aujourd’hui notre gloire et notre empire sur le monde ? Dans quel état était-il, cet empire, quand les pirates kidnappaient nos ambassadeurs, nos préteurs, nos questeurs, quand les communications privées et publiques avec toutes nos provinces étaient interrompues ?", Cicéron, Pour la loi Manilius 52-53). Un compromis est finalement trouvé : l’imperium infinitum est confié à Pompée, qui dispose de tous les pouvoirs sur la mer et les côtes ("Le peuple se rassembla, et [Pompée] obtint presque le double de ce que le décret lui accordait pour la guerre : on équipa cinq cents navires, on recruta vingt mille fantassins et cinq mille cavaliers, on nomma sous les ordres de Pompée vingt-quatre sénateurs, tous anciens généraux ou prétoriens, auxquels ajouta deux questeurs. Le prix des denrées baissa aussitôt, le peuple satisfait en conclut que “le nom seul de Pompée avait déjà terminé la guerre”", Plutarque, Vie de Pompée 26), mais pour une durée limitée à trois ans ("N’acceptant plus les dommages et la honte infligés par les pirates, les Romains votèrent une loi désignant celui d’entre eux qui jouissait de la plus grande gloire, Cnaius Pompée, pour exercer trois ans, avec les pleins pouvoirs, le commandement sur toutes les mers en-deçà des Colonnes d’Héraclès ainsi que sur toutes les terres jusqu’à quatre cents stades des côtes. Ils écrivirent aux rois, aux dynastes, aux peuples et à toutes les cités afin qu’ils offrent leur aide dans tous les domaines à Pompée, qu’ils autorisèrent à lever des troupes et à recueillir des fonds. Eux-mêmes apportèrent leur contribution en lui confiant des conscrits en grand nombre et tous les navires disponibles, et en lui fournissant environ six mille talents attiques, tant ils jugeaient importante et difficile la tâche de réduire des bandes armées innombrables qui se dissimulaient aisément dans tous les recoins de la vaste mer, se repliaient sans difficultés et revenaient à l’attaque sans se laisser voir", Appien, Histoire romaine XII.428-430). A posteriori, on peut dire que l’adoption de cette loi Gabinius est l’acte de naissance de l’Empire romain tel que la mémoire collective le conçoit aujourd’hui, car même si cet imperium infinitum ne donne pas à Pompée le titre d’"Empereur/Imperator" avec un "E/I" majuscule, il lui en donne déjà tous les attributs quasi divins, il le dispense de rendre des comptes à quiconque (l’imperium infinitum rend Pompée irresponsable devant le Sénat et devant les hommes) et l’investit du droit de grâce sur chaque habitant du territoire impérial. On peut dire aussi que l’association de ce titre latinisé originellement grec et du personnage Pompée marque symboliquement la fin de l’hégémonie grecque et le début de l’hégémonie romaine : Pompée continue à rêver une gloire personnelle semblable à celle d’Alexandre et des diadoques, dont il reprend l’épithète "Magnus/Mšgaj" et qu’il imite - en fondant des cités-garnisons portant son nom ("Pompeiopolis") et en administrant à sa guise et brutalement les territoires sous sa domination -, comme César, Octave/Auguste et les premiers Empereurs, mais en même temps il est le premier chef romain, avant les premiers Empereurs, avant Octave/Auguste, avant César, à juger que l’ordre romain est supérieur à toute autre séduction, supérieur notamment aux grandes épopées individuelles à la manière hellénistique. Pompée organise des triomphes singeant les parades des anciens Séleucides ou des anciens Lagides en même temps qu’il rend ses légionaires à la vie civile et retourne bêcher ses terres en Picenum après chaque expédition, il imite la gouvernance démocratique de Périclès en ruinant les démocrates romains et la République qu’ils portent, il est doté d’un pouvoir monarchique par le Sénat pour abattre les monarques hellénistiques, il promeut l’héritage grec en réduisant les Grecs à l’esclavage par le glaive. Aussitôt investi, Pompée exécute le plan prévu. Il divise la mer Méditerrannée en zones, et lance un ratissage méthodique d’ouest en est. Dès qu’une zone est débarrassée de ses pirates, un amiral y est laissé avec tous les moyens nécessaires pour empêcher que les pirates y reviennent, et ainsi, de zone en zone, tous les pirates sont refoulés vers leur Cilicie originelle ("Pompée attribua un secteur maritime à chacun [des légats] avec navires, cavalerie et infanterie, ainsi que les insignes de la préture, afin que chacun disposât sans restriction des pleins pouvoirs dans son secteur. Tel un roi des rois, il projetait d’aller de l’un à l’autre pour s’assurer que chacun ne dépassât pas le secteur qui lui était assigné, et ne se laissât pas entraîner à courir les pirates en oubliant d’achever sa tâche. En dispersant ses hommes partout pour y chasser les pirates, il voulait au contraire interdire à ces derniers la possibilité de s’échapper en passant d’un secteur à l’autre", Appien, Histoire romaine XII.432-433. Le nombre des zones diffère selon les auteurs : Plutarque en compte treize au paragraphe 26 de sa Vie de Pompée, Appien n’en compte que neuf et donne les noms de leurs amiraux aux paragraphes 434-436 livre XII de son Histoire romaine. Pour l’anecdote, parmi les amiraux, dans ce passage d’Appien, on trouve l’écrivain Marcus Terentius Varro, plus connu sous son nom francisé "Varron" (Pline l’Ancien confirme cette investiture en parlant incidemment de "la couronne navale que Pompée le Grand décerna [à Varron] pour ses services dans la guerre contre les pirates" à l’alinéa 7 paragraphe 37 livre VII de son Histoire naturelle, il dit aussi que Varron a repris l’ambitieux projet de Pyrrhos de relier par un pont la province italienne des Pouilles et l’Illyrie : "Les cités de Basta [aujourd’hui Vaste dans la province des Pouilles] et d’Hydrunta [aujourd’hui Otrante dans la province des Pouilles] marquent la séparation entre la mer Ionienne et la mer Adriatique. Elles sont les plus proches de la Grèce. La cité d’Apollonia [aujourd’hui Pojan en Albanie] se trouve juste en face, à cinquante mille pas de distance. Des projets de ponts ont été lancés pour relier les deux rives. Pyrrhos le roi d’Epire y a pensé le premier jadis, puis après lui Marcus Varron à l’époque où il commanda la flotte de Pompée contre les pirates, mais l’un et l’autre furent finalement pris par d’autres affaires", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 16.2-3), on trouve aussi Tiberius Claudius Nero le père du futur Empereur Tibère. La rapidité du succès étonne tout le monde - dont sûrement Pompée lui-même ! -, et constitue un énième coup de chance pour Pompée. Selon Appien, Cicéron et Plutarque, l’opération est préparée à la fin de l’hiver -68/-67, une première phase lancée en Méditerranée occidentale au printemps -67 s’achève après une quarantaine de jours, une seconde phase lancée depuis Brindisi vers la Méditerranée orientale s’achève également après une quarantaine de jours au milieu de l’été -67 par le blocus de la Cilicie ("O dieux immortels ! Comment la valeur incroyable et divine d’un seul homme a-t-elle pu apporter un tel éclat à la République dans un délai aussi court ? Comment, vous qui voyiez naguère la flotte ennemie à l’embouchure du Tibre, expliquez-vous qu’aucun bateau de pirates ne soit aujourd’hui visible sur l’Océan ? Vous savez avec quelle rapidité ces exploits ont été accomplis, mais je ne peux pas m’empêcher d’en reparler. A-t-on jamais vu un homme qui, chargé de mission, ou pour s’enrichir personnellement, a parcouru autant de pays, a été aussi loin et en aussi peu de temps que Pompée, qui a traversé la mer avec toute son armada ? Avant même la belle saison, il est allé en Sicile, il a visité l’Afrique, il est revenu de là en Sardaigne avec sa flotte, et ses garnisons considérables ont garanti ces trois greniers à la République. De retour en Italie, après avoir pareillement sécurisé les deux Espagnes [en-deçà et au-delà du fleuve Ibère/Ebre] et la Gaule Cisalpine, après avoir envoyé des navires sur les côtes de l’Illyrie, de l’Achaïe et du reste de la Grèce, il a protégé les deux mers d’Italie [la mer Tyrrhénienne à l’ouest, la mer Adriatique à l’est] par des nombreuses escadres et des fortes garnisons. Il a quitté Brindisi, et après quarante-neuf jours toute la Cilicie fut soumise, les pirates de toutes les mers furent capturés ou tués, ou se rendirent d’eux-mêmes. Les Crétois lui ont envoyé jusqu’en Pamphylie des députés chargés d’apaiser sa colère : il a accueilli favorablement leur soumission en exigeant qu’ils lui donnent des otages. Ainsi, cette terrible guerre, longue, générale, affectant tous les peuples et tous les pays, Pompée l’a méditée à la fin de l’hiver, l’a entamée au début du printemps, et l’a achevée au milieu de l’été", Cicéron, Pour la loi Manilius 33-35 ; "[Pompée] entreprit d’abord une inspection générale du dispositif occidental en quarante jours, et il regagna Rome. De là, il se rendit à Brindisi, et accomplit dans le même laps de temps un tour maritime en Méditerranée orientale qui stupéfia tout le monde par sa rapidité, par l’ampleur des moyens engagés et par la crainte qu’inspirait sa réputation. A tel point que les pirates qui espéraient devancer son attaque, ou du moins montrer leur détermination à résister, furent vite effrayés : ils prirent le large, abandonnant les cités qu’ils assiégeaient, et s’enfuirent vers les refuges et les mouillages où ils avaient l’habitude de relâcher. C’est ainsi que Pompée, sans livrer combat, nettoya instantanément la mer tandis que partout les bandes de pirates furent capturés l’une après l’autre par ses légats", Appien, Histoire romaine XII.438-440 ; "Pompée quadrilla la mer intérieure en treize zones, chacune sous la responsabilité d’une escadre et d’un commandant. En dispersant ainsi ses forces navales, il enveloppa comme dans un filet tous les bateaux des pirates. Puis il contraignit les fuyards à se réfugier dans leurs ports. Ces derniers cherchèrent une retraite en différents endroits de Cilicie, tels des essaims d’abeilles regagnant leurs ruches. Après avoir nettoyé la mer Tyrrhénienne, les côtes de Libye, de Sardaigne, de Corse et de Sicile, il les assaillit avec ses soixantes meilleurs navires. En seulement une quarantaine de jours, payant de sa personne avec un courage infatigable et secondé par le zèle dévoué de ses lieutenants, il finit de purger toutes les mers de pirates", Plutarque, Vie de Pompée 26). Pour l’anecdote, cette phénoménale victoire rend dérisoire la reprise en mains de la Crète par Quintus Caecilius Metellus Creticus, qui y commande le contingent romain depuis -69 en remplacement du véreux Marcus Antonius Creticus tué par les pirates crétois, comme nous l’avons raconté précédemment : toute la Méditerranée orientale étant désormais sécurisée, la piraterie crétoise n’est plus qu’un danger secondaire voué à l’extinction ("[Quintus Caecilius] Metellus assiégea Lasthénès dans Cnossos, ce dernier mit le feu à sa propre maison qui contenait une grande fortune et s’enfuit. Les Crétois députèrent vers Pompée le Grand, qui conduisait la guerre contre les pirates et Mithridate VI, ils lui proposèrent de venir sur l’île afin de se rendre à lui. Comme il était alors occupé à d’autres affaires, il ordonna à [Quintus Caecilius] Metellus de se retirer sous prétexte qu’“on ne peut pas continuer une guerre contre des gens qui proposent leur reddition” et leur dit qu’il se rendrait sur leur île plus tard. Mais [Quintus Caecilius] Metellus ignora cet ordre, il continua la guerre jusqu’à la soumission complète des insulaires, accordant à Lasthénès les mêmes conditions que précédemment à Panarès [la livraison des cités contre la vie sauve]. [Quintus Caecilius] Metellus obtint le triomphe et le titre de “Creticus” porté injustement avant lui par [Marcus] Antonius" Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 30). Dans la foulée de ce succès maritime, Pompée débarque sur la côte cilicienne, pour y traquer les derniers pirates n’ayant pas été capturés. Il s’y comporte avec humanité, usant de son imperium infinitum en grâciant les chefs traqués avec tous leurs lieutenants et toute leur famille ("Quelques pirates, qui écumaient encore les mers ensemble, recoururent aux prières. [Pompée] les traita avec douceur, il prit leurs bateaux et leurs personnes mais ne leur infligea aucun mal. Cet exemple suscita l’espoir chez d’autres, qui évitèrent les lieutenants de Pompée pour aller se rendre directement à lui avec enfants et femmes. Il les grâcia tous, et ils lui dirent où se cachaient ceux qui se sentaient coupables de crimes indignes de pardon. Les plus nombreux et les plus puissants avaient mis en sûreté leurs familles, leurs richesses et leurs nombreux auxiliaires inutiles dans des forts des monts Taurus tandis qu’eux-mêmes sur leurs bateaux devant Korakesion [aujourd’hui Alanya en Turquie] en Cilicie attendaient Pompée, qui avança sur eux à toutes voiles. Battus lors d’une bataille, ils se renfermèrent dans la ville, que Pompée assiégea. Ils finirent par demander une reddition sous conditions. Ils livrèrent leurs personnes, les cités et les îles qu’ils occupaient et qu’ils avaient si bien fortifiées qu’elles étaient presque inexpugnables. Cet événement signifia le terme de la campagne. Moins de trois mois furent nécessaires pour dissiper tous les pirates de la mer. Pompée prit un grand nombre de navires, dont quatre-vingt-dix armés d’éperons de bronze, et fit vingt mille prisonniers", Plutarque, Vie de Pompée 27-28 ; "[Pompée] se précipita vers la Cilicie avec une armée diverse et de nombreuses machines de guerre, s’attendant à devoir recourir à toutes les formes de combat et de siège contre des refuges inaccessibles. Mais il n’eut besoin d’aucune. Terrifiés par sa gloire et par les moyens qu’il s’apprêtait à engager, les pirates espérèrent qu’ils les traiteraient avec humanité s’ils se rendaient. Ceux qui occupaient les grosses forteresses du Kragos et de l’Antikragos [en Lycie, entre Telmissé/Fethiye et Pinara/Minare en Turquie selon l’alinéa 5 paragraphe 3 livre XIV de la Géographie de Strabon] se rendirent les premiers, suivis par les montagnards ciliciens, puis tous les pirates les uns après les autres, et en même temps que leur personne ils livrèrent des quantités d’armes finies ou en fabrication, des bateaux en construction ou prêts à naviguer, des stocks de fer et de bronze destinés à ces bateaux, des voiles, des cordages, des bois de toutes sortes, et une foule de prisonniers enchaînés en attente de rançon ou destinés à différents travaux", Appien, Histoire romaine XII.441-442). Agissant comme un roi hellénistique, il déporte les pirates captifs vers la cité cilicienne de Soles (site archéologique sur la côte de l’actuelle Mezitli, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Mersin en Turquie) qu’il rebaptise de son nom, "Pompeiopolis" ("PomphioÚpolij" en grec, et non pas "Pompeiurbs" ou "Pompeiucivitas" en latin !), ou vers d’autres territoires sous domination romaine ("[Pompée] résolut de transporter les prisonniers loin de la mer, dans l’intérieur des terres, et de leur inspirer le goût d’une vie paisible en les accoutumant au séjour des villes ou à la culture des champs. Des petites cités peu peuplées de Cilicie acceptèrent d’en intégrer quelques-uns contre un accroissement de leur territoire. Pompée en établit un grand nombre à Soles, qu’il releva de ses ruines après avoir été ravagée naguère par Tigrane II roi d’Arménie. Il envoya les autres à Dymé en Achaïe dont le territoire est vaste et fertile, qui manquait alors d’habitants", Plutarque, Vie de Pompée 28 ; "Disposant d’une flotte considérable et de nombreux régiments, rien ne put lui résister sur mer ni sur terre. En même temps, il se montra plein d’humanité pour ceux qui se soumettaient spontanément. Il convainquit ainsi un grand nombre de pirates qui, inférieurs en forces, se rendirent avec empressement. Pompée combla leurs besoins immédiats, puis, afin que les sortir de la pauvreté et de les détourner de nouveaux brigandages, il leur donna des terres désertes ou les installa dans des cités manquant d’habitants. Il peupla ainsi la cité qu’il nomma “Pompéiopolis”, située sur la côte cilicienne, appelée antérieurement “Soles”, que Tigrane II avait ruinée", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.35 ; "En voyant [Soles] complètement dépeuplée, Pompée le Grand eut l’idée d’y transporter tous les pirates survivants qui lui paraissaient dignes de pardon et d’intérêt. A cette occasion, il substitua au nom de “Soles” celui de “Pompéiopolis”", Strabon, Géographie, XIV, 5.8 ; "Dans le Pont, Mithridate VI Eupator avait détruit la cité qu’il avait fondé et à laquelle il avait donné son nom, “Eupatoria”, sous prétexte qu’elle avait accueilli les Romains : Pompée la releva en la rebaptisant “Magnopolis” [littéralement la "cité/pÒlij de [Pompée] le Grand/Magnus"]. Il restaura d’autres cités qui avaient été détruites ou endommagées, […] surtout en Cilicie à Soles, rebaptisée “Pompeiopolis”, où il installa des pirates", Appien, Histoire romaine XII.561-562 ; "[Le canton de Phanarée] est arrosé par deux cours d’eau, le Lycos [aujourd’hui le Kelkit çayi] au sortir de l’Arménie [en réalité la Petite Arménie, correspondant à l’arrière-pays de Trapézonte] et l’Iris [aujourd’hui le Yesilirmak] au sortir des gorges d’Amasée [aujourd’hui Amasya en Turquie], ils s’unissent au milieu, près de la cité appelée d’abord “Eupatoria” d’après son fondateur [Mithridate VI], puis “Magnopolis” par Pompée qui, l’ayant trouvée inachevée, agrandit son territoire et augmenta le nombre de ses habitants", Strabon, Géographie, XII, 3.30). Pour l’anecdote, selon les Commentaires sur les Georgiques de Virgile du grammairien Maurus Servius Honoratus, le vieux paysan originaire de la cité cilicienne de Korykos (aujourd’hui Kizkalesi en Turquie) installé près de Tarente alias "Oebalus" en Italie et croisé par Virgile aux vers 125-129 livre IV de ses Georgiques est l’un de ces pirates grâciés et déportés par Pompée en -67. Tarcondimotos, seigneur de Tarse, qualifié de “fidèle allié et ami du peuple romain dans les pays au-delà du Taurus” par Cicéron dans la lettre XV.1 du recueil Lettres familiales/Ad familiares datée de -51, qu’on retrouvera aux côtés de César en -48, puis de Cassius en -44, puis de Marc-Antoine, obtenant des privilèges à chacun de ses retournements diplomatiques jusqu’à obtenir le titre honorifique de "roi", et qui mourra lors de la bataille d’Actium en -31 ("Les monts Aman ont toujours été divisés entre des familles de dynastes ou des petits tyrans installés dans des forteresses distinctes. Mais on a vu récemment le remarquable Tarcondimotos étendre sa domination sur toute la chaîne, obtenir des Romains le titre de “roi” en récompense de ses exploits, et transmettre à ses enfants la principauté qu’il a fondée", Strabon, Géographie, XIV, 5.18), est probablement aussi un ancien pirate cilicien absous par Pompée en -67. Prévu pour trois ans, l’imperium infinitum de Pompée restaure ainsi la puissance de Rome en moins d’un semestre. Fin politicien, Pompée joue alors au blasé, il déclare vouloir redonner au plus vite les pleins pouvoirs aux sénateurs et retourner en Picenum y entretenir ses rosiers. Ce comportement lui attire naturellement une ovation populaire dans Rome, qui pousse un nouvel obscur démagogue appelé "Caius Manilius" à proposer non seulement le maintien des pleins pouvoirs à Pompée, mais encore l’extension de son imperium infinitum aux terres orientales, autrement dit Pompée n’aura plus seulement tous moyens sur mer, désormais il aura aussi tous moyens sur les régions continentales que Sulla puis Lucullus n’ont pas réussi à dompter depuis vingt ans. Dans les nouveaux débats qui s’engagent fin -67, César et Cicéron (dont le long discours prononcé à l’occasion, Pour la loi Manilius [Pro lege Manilia], parfois sous-titré "De l’imperium à Cnaius Pompée" [De imperio Cnaei Pompei], est parvenu jusqu’à nous) sont encore côte-à-côte en faveur de Pompée.


La cible principale de Manilius et des partisans de Pompée est Lucullus, qui a passé toute l’année -67 à lutter autant contre Mithridate VI que contre ses propres légionnaires. Nous avons laissé le contingent de Lucullus dans les froids murs de Nisibe/Nusaybin en hiver -68/-67, après avoir échoué à prendre Artaxata. Mithridate VI a occupé le même hiver -68/-67 à projeter des nouvelles offensives. Au printemps -67, il a relancé ses troupes contre le général Marcus Fabius Hadrianus, que Lucullus avait laissé en Anatolie l’année précédente pendant que lui-même combattait en Arménie. Fabius a été vaincu ("Mithridate VI se jeta sur la Petite Arménie et les régions voisines, tombant à l’improviste sur les Romains, il en tua un grand nombre qui y erraient ici et là, en massacra d’autres en bataille et ainsi recouvra vite la plus grande partie du pays. Les habitants, qui lui étaient dévoués parce qu’il était né au milieu d’eux et qu’ils avaient eu ses ancêtres pour rois, détestaient les Romains, parce qu’ils étaient des étrangers, et que leurs gouverneurs imposaient des mauvais traitements aux autochtones. Ils se déclarèrent donc pour Mithridate VI et attaquèrent Marcus Fabius, qui commandait localement les soldats romains. Les Thraces, précédemment aux ordres de Mithridate VI et soumis ensuite aux ordres de ce général, les aidèrent beaucoup, de même que les esclaves de l’armée romaine. Quand Fabius envoya les Thraces en reconnaissance en effet, ceux-ci lui donnèrent des renseignements flous, l’obligeant à s’avancer dangereusement : Mithridate VI fondit soudain sur lui et les Romains, secondé par les Thraces et les esclaves, auxquels il promit la liberté", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 9 ; "Mithridate VI attaqua Fabius, que Lucullus avait laissé pour gouverner le Pont. Il le mit en fuite et lui tua cinq cents hommes", Appien, Histoire romaine XII.398). Il a pu s’enfuir parce que Mithridate VI a été blessé au cours de l’affrontement ("Fabius aurait été perdu si Mithridate VI, qui combattait encore ardemment au milieu des ennemis en dépit de ses soixante-dix ans passés, n’eût reçu un jet de pierre. Les barbares, inquiets de la blessure du roi barbare, cessèrent de batailler, permettant à Fabius de se réfugier dans un lieu sûr avec ses soldats", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 9 ; "Mais Fabius affranchit tous les esclaves de son camp, et il provoqua une nouvelle bataille qui dura une journée entière et tourna à l’avantage des Romains. Atteint par une pierre au genou et par une flèche au-dessous de l’œil, Mithridate VI fut emmené rapidement à l’arrière", Appien, Histoire romaine XII.399). Assiégé par l’armée pontique dans Kabeira/Niksar, Fabius a été délivré par l’arrivée de Caius Valerius Triarius, autre général laissé en Anatolie l’année précédente par Lucullus (nous avons vu que, selon deux inscriptions retrouvées à Délos, ce général Triarius a fortifié le port franc romain de Délos contre les assauts d’un pirate appelé "Athènodoros" : on suppose que le nettoyage de la Méditerranée orientale en été -67 par Pompée ayant rendu obsolètes ces fortifications, Triarius a jugé être plus utile sur le continent contre Mithridate VI que sur l’île de Délos désormais hors de danger). Triarius a repoussé Mithridate VI vers Komana en automne -67, sans pouvoir l’en déloger ("Un autre général de Lucullus, Triarius, arriva avec sa propre armée auprès de Fabius, qui lui transmit son commandement et ses hommes. Peu après, Mithridate VI et Triarius marchèrent au combat", Appien, Histoire romaine XII.400-401 ; "Assiégé dans Kabeira, Fabius fut ensuite délivré par Triarius, qui passa par cette cité tandis qu’il cheminait de la [province romaine d’]Asie vers Lucullus. Informé de la situation, il rassembla en un corps unique tous les soldats qu’il trouva afin d’effrayer Mithridate VI. Croyant voir arriver toute l’armée romaine, ce dernier leva son camp sans attendre. Fort de ce succès, Triarius poursuivit le roi en fuite jusqu’à Komana, où il remporta une victoire : positionné sur la rive du fleuve [Iris, aujourd’hui le Yesilirmak] opposé à la route qu’empruntaient les Romains, Mithridate VI voulut profiter de leur épuisement pour les anéantir, il alla les attaquer en personne de front et ordonna au reste de son armée de les attaquer de flanc en traversant un pont distant, Mithridate VI porta longtemps l’assaut avec avantage, mais il ne reçut pas le secours attendu car le pont en question s’effondra sous le poids des soldats qui le traversèrent ensemble, ainsi le plan échoua. Comme l’hiver [-67/-66] commençait, Triarius et Mithridate VI se retranchèrent sur leurs positions et n’en bougèrent plus", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 10). Pendant toutes ces péripéties militaires, qu’ont fait les soldats de Lucullus ? Rien. Refusant d’obéir à leur général pour lequel ils n’épouvent plus aucun respect, ils ont refusé de reprendre leurs longues marches contre Mithridate VI dans le Pont au printemps -67, ils ont refusé de quitter Nisibe/Nusaybin pour aller secourir Fabius assiégé dans Kabeira/Niksar à l’été -67, et en automne -67 au moment où Triarius et Mithridate VI se font face à Komana et où les débats sur la loi Manilius commencent à Rome, ils refusent toujours de bouger. Depuis leur échec devant Artaxata l’année précédente, ils n’attendent qu’une chose : le limogeage de Lucullus et son remplacement par n’importe quel autre général ("Corrompue par les déclamations [de Publius Clodius Pulcher], les soldats de Lucullus refusèrent de le suivre contre Tigrane II, et contre Mithridate VI qui s’était précipité d’Arménie dans le Pont et travaillait à reconquérir son royaume. Ils prétextèrent la rigueur de l’hiver [-68/-67] et demeurèrent oisifs en Gordyène en attendant l’arrivée de Pompée ou de n’importe quel autre général pour remplacer Lucullus", Plutarque, Vie de Lucullus 34). Enfin, au début de l’hiver -67/-66, après des mois d’inaction, ils daignent se mouvoir. Plutarque affirme qu’ils ont honte d’avoir laissé leurs camarades dans la panade à Kabeira/Niksar ("Quand ils apprirent que Mithridate VI avait vaincu Fabius et marchait contre Sornatius et Triarius, [les soldats de Lucullus] rougirent de leur révolte, et suivirent Lucullus", Plutarque, Vie de Lucullus 35). C’est possible. On peut penser aussi que Lucullus les a harangués sur le mode : "Soit vous m’aidez maintenant à abattre Mithridate VI qui n’a qu’une petite troupe à Komana, soit vous devrez lui résister au printemps prochain quand il viendra ici assiéger Nisibe avec une grande armée, et peu importe si au printemps prochain je serai encore votre chef". Pour notre part, nous pensons que cette hypothèse est historiquement plus crédible que le propos de Plutarque, parce que celui-ci sert la propagande de Lucullus en sous-entendant : "Si Lucullus n’a pas réussi à vaincre Mithridate VI, ce n’est pas sa faute, mais la faute de ses soldats qui manquaient d’ardeur au combat !", alors que celle-là dessert la propagande de Lucullus en signifiant : "Voilà six ans que Lucullus mène la guerre contre Mithridate VI, or Mithridate VI est toujours vivant et toujours vaillant !". En tous cas le populiste Appius Clodius Pulcher choisit sagement de quitter le camp de son beau-frère Lucullus : Dion Cassius nous apprend incidemment que Clodius est capturé puis relâché par des pirates (nous reviendrons plus loin sur cet épisode important, qui aura des effets sur le devenir de la dynastie lagide), Clodius se réfugie ensuite à Antioche où Antiochos XIII, reconnu nouveau roi séleucide par Lucullus en -69, jouissant du soutien des Antiochiens, lutte contre les convoitises du scheik Aziz installé à Beroia/Alep, Clodius essaie de soulever la population contre Antiochos XIII, mais c’est un mauvais calcul car la population se retourne violemment contre lui ("Craignant les conséquences de ses actes à Nisibe, [Clodius] abandonna Lucullus. Il fut capturé par des pirates, qui le relâchèrent pour ne pas fâcher Pompée. Clodius se rendit alors à Antioche en Syrie, dont les habitants étaient en guerre contre les Arabes. Il tenta d’y susciter une révolte, vainement, échappant de peu à la mort", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 17), on sait qu’il sauve encore sa peau puisqu’on le retrouvera peu de temps après à Rome mais on ignore comment et par quel chemin. Selon Dion Cassius, à l’extrême fin -67, Mithridate VI pousse Triarius au combat pour le vaincre avant la venue des légions de Lucullus ("Sous le consulat de Manius Acilius [Glabrio] et Caius [Calpurnius] Pison [en poste jusque fin décembre -67], Mithridate VI campa en face de Triarius, près de Gaziura [site non identifié, peut-être sous ou à proximité de l’actuelle Turhal en Turquie ?]. Il le provoqua au combat par tous les moyens, notamment en manœuvrant lui-même et en exerçant ses soldats sous les yeux des Romains. Il voulait affronter Triarius avant l’arrivée de Lucullus dans l’espoir de le vaincre et de recouvrer le reste de son territoire, mais Triarius ne bougea pas", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 12). Selon Plutarque et Appien au contraire, c’est Triarius qui, en apprenant la venue de Lucullus, a la même réaction que Marcus Aurelius Cotta en Bithynie en -74 : il veut provoquer une bataille contre Mithridate VI dans l’espoir de la gagner, pour priver Lucullus de la victoire ("Triarius voulut remporter une victoire qu’il croyait certaine avant l’arrivée de Lucullus", Plutarque, Vie de Lucullus 35 ; "Triarius voulut passer à l’action avant l’arrivée de Lucullus, qui approchait. Il attaqua les avant-postes de Mithridate VI durant la nuit", Appien, Histoire romaine XII.402). Une fois encore, nous soupçonnons Plutarque de puiser ses informations dans la propagande de Lucullus, et Appien de copier Plutarque, car primo Mithridate VI a plus intérêt à écraser Triarius avant l’arrivée de Lucullus, que Triarius n’a intérêt à risquer d’être écrasé par Mithridate VI, et secundo attribuer à l’imprudence de Triarius la victoire finale de Mithridate VI à Komana permet de gommer le fait que Lucullus, malgré six ans de guerre, n’a pas réussi à entamer l’audace et l’énergie de Mithridate VI. Dion Cassius et Appien se rejoignent en disant que la bataille a lieu en bordure du fleuve Iris/Yesilirmak, dans une zone marécageuse près de Zéla (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Zile", dans la province de Tokat en Turquie ; dans ce même lieu César vaincra Pharnacès II au printemps -47 selon Appien [Histoire romaine XII.592], Dion Cassius [Histoire romaine XLII.48] et Pline l’Ancien [Histoire naturelle, VI, 4.1], comme nous verrons plus loin). Mithridate VI lance ses hommes vers un fortun appelé "Dadasa" (non localisé) où les légionnaires ont entreposé leurs bagages. Ces derniers veulent défendre leurs biens, ils sont vite repoussés par Mithridate VI et piégés dans les marécages ("Mithridate VI envoya une partie de ses hommes le fort de Dadasa où les Romains avaient déposé leurs bagages. Il voulait pousser Triarius à combattre par la nécessité de le défendre. Il y réussit. Redoutant les forces de Mithridate VI et attendant Lucullus qu’il avait appelé à son secours, Triarius s’était tenu en réserve jusqu’alors, mais quand il apprit que Dadasa était assiégé, et quand il constata que ses soldats inquiets s’agitaient et menaçaient de courir protéger cette place avec ou sans chef, il se mit en mouvement malgré lui. A peine arrivé, les barbares fondirent sur lui, enveloppèrent les Romains, les taillèrent en pièces, ou ils les poussèrent à fuir vers la plaine où ils avaient détourné les eaux du fleuve pour les y piéger, et en firent un grand carnage", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 12). Les auteurs anciens s’accordent sur la grande ampleur de la défaite romaine, l’une des plus sanglantes de toute l’Histoire romaine ("Mais [Triarius] fut totalement défait, on dit que dans cette bataille sept mille Romains périrent, dont cent cinquante centurions et vingt-quatre tribuns, et son camp tomba entre les mains de Mithridate VI", Plutarque, Vie de Lucullus 35 ; "Quand on dépouilla les morts, on répertoria vingt-quatre tribuns et cent cinquante centurions. Rarement les Romains perdirent autant d’officiers lors d’une bataille", Appien, Histoire romaine XII.408 ; "Mithridate rassura les siens, et aux nouvelles troupes qu’il tira de son territoire il ajouta celles que lui envoyèrent plusieurs rois et plusieurs peuples. Tant les désastres subis par les rois suscitent la sympathie des autres rois, ou des peuples obéissant à des rois dont le nom leur semble grand et respectable ! C’est ainsi que Mithridate, pourtant vaincu, fit ce qu’il n’aurait pas osé du temps de ses victoires : rentré dans son royaume, il ne s’est pas contenté de jouir simplement, contre toute espérance, des lieux d’où il avait été chassé, il s’est jeté à nouveau sur notre armée triomphante. Ici, Romains, permettez-moi, comme le font les poètes chantant les exploits de Rome, de passer sous silence notre désastre, qui a été tel qu’aucun combattant n’a pu s’échapper pour nous en informer, nous l’avons appris par la rumeur publique", Cicéron, Pour la loi Manilius 24-25 ; "Le proconsul Quintus [Caecilius] Metellus, chargé de la guerre contre les Crétois, assiège la cité de Kydonia. Caius [Valerius] Triarius, lieutenant de Lucullus, est vaincu en bataille contre Mithridate VI. Lucullus veut poursuivre Mithridate VI et Tigrane II et achever sa conquête, mais il en est empêché par la mutinerie de ses soldats qui refusent de le suivre, surtout par les anciens légionnaires de Valerius [Flaccus] qui estiment avoir accompli leur temps de service et abandonnent leur général", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre XCVIII). La déroute est évitée grâce à un soldat romain qui parvient à s’infiltrer dans l’entourage du roi Mithridate VI et à le blesser grièvement. Le roi est aussitôt envoyé à l’abri à l’arrière, et ses officiers inquiets cessent le carnage ("[Les troupes de Mithridate VI] les auraient massacrés jusqu’au dernier, si un soldat romain, prétendant appartenir au corps de garde de Mithridate VI fondé sur le modèle des Romains, ne s’en était approché comme pour lui parler à l’oreille, et ne l’avait blessé. Certes il fut arrêté aussitôt et mis à mort, mais son acte provoqua un trouble parmi les barbares, que beaucoup de Romains mirent à profit pour se sauver", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 13 ; "La bataille demeura longtemps incertaine. Le roi emporta finalement la décision en écrasant les troupes de son côté. Il sépara les fantassins du corps de bataille ennemi en les refoulant dans des marécages, où ils furent massacrés par manque d’assise. Et il poursuivit avec ardeur la cavalerie à travers la plaine, tirant parti de l’élan de son succès. Mais un centurion romain qui courait à ses côtés tel un écuyer lui infligea avec son glaive une profonde blessure à la cuisse, ne pouvant pas l’atteindre au tronc à travers la cuirasse. L’homme fut immédiatement abattu par les hommes entourant Mithridate VI, qui fut emporté vers l’arrière pendant que ses Amis rappelèrent l’armée avec insistance, la privant d’une brillante victoire", Appien, Histoire romaine XII.402-405). Quand il revient à lui, Mithridate VI est furieux, il reproche à ses hommes de s’être trop inquiétés de sa santé, d’avoir ainsi laissé s’échapper les Romains survivants, le privant d’une victoire totale. Il se console en massacrant quelques légionnaires égarés ("Vite remis de sa blessure, Mithridate VI soupçonna que d’autres ennemis s’étaient infiltrés dans son armée. Il la passa donc en revue sous un motif quelconque, puis il ordonna à chaque soldat de rentrer sous sa tente. Les rangs se défirent, et quelques Romains se retrouvèrent isolés, qu’il exécuta aussitôt", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 13 ; "Quand il revint à lui, Mithridate VI blâma ceux qui avaient replié son armée. Le jour même, il relança ses troupes contre le camp des Romains, mais ces derniers plein d’effroi avaient quitté leurs positions", Appien, Histoire romaine XII.407). Lucullus arrive dans la principauté du Pont peu après le désastre de Triarius. Il veut affronter au plus vite Mithridate VI. Mais aucune bataille n’aura lieu. Parce que Mithridate VI se dérobe en attendant des renforts envoyés par Tigrane II, et surtout parce que ses légionnaires viennent d’apprendre le limogeage de Lucullus et cessent immédiatement de lui obéir ("Une sédition éclata dans l’armée romaine. […] La principale cause des troubles qui éclatèrent alors fut la nouvelle de la prochaine arrivée du consul [Manius] Acilius [Glabrio] [en poste en -67 avec Caius Calpurnius Pison], nommé à la place de Lucullus dans les conditions que j’ai racontées. A leurs yeux, Lucullus n’était plus qu’un simple particulier, et par ailleurs ils n’avaient aucune déférence pour lui", Dion Cassius, Histoire romaine, XXXVI, fragment 14 ; "Lucullus arriva peu de jours après [la défaite de Triarius] […]. Mithridate VI refusa la bataille, attendant Tigrane II qui venait avec une grande armée. Lucullus résolut d’empêcher leur jonction en marchant contre Tigrane II pour le vaincre. Mais en chemin les anciens légionnaires de Fimbria se révoltèrent et sortirent des rangs, prétendant qu’un décret du peuple les avait licenciées et que Lucullus n’avait plus droit de commander, ses provinces ayant été confiées à d’autres. Lucullus s’abaissa à toutes sortes d’humiliations pour tenter de les fléchir, les suppliant l’un après l’autre, parcourant leurs tentes d’un air triste et les larmes aux yeux, prenant même la main à quelques-uns, mais ils repoussèrent toutes ses avances et jetèrent à ses pieds leurs bourses vides et lui disant d’“aller seul combattre les ennemis puisqu’il savait si bien s’enrichir seul de leurs dépouilles”", Plutarque, Vie de Lucullus 35 ; "Lucullus établissait son camp près de celui de Mithridate VI, quand des hérauts envoyés dans toutes les directions depuis la province d’Asie vinrent prolamer que “Rome accuse Lucullus de prolonger la guerre plus que nécessaire et démobilise les hommes sous son commandement, et confisquera les biens de ceux qui n’obéiront pas”. Aussitôt après cette proclamation, l’armée se débanda, à l’exception d’une poignée d’indigents qui demeurèrent auprès de Lucullus parce qu’ils ne craignaient pas la spoliation dont on les menaçait", Appien, Histoire romaine XII.411-412). A Rome en effet, les partisans de Pompée ont gagné la majorité des sénateurs contre Lucullus ("Les démagogues à Rome accusaient [Lucullus] de prolonger la guerre pour satisfaire son ambition et son avarice. Ils disaient : “Il étend son emprise personnelle sur la Cilicie, l’Asie, la Bithynie, la Paphlagonie, la Galatie, le Pont, l’Arménie, tous les pays jusqu’au Phase [fleuve en Colchide], maintenant il pille les résidences du roi Tigrane, comme si on l’avait envoyé pour dépouiller les rois et non pas pour les soumettre !”. Parmi eux était le préteur Lucius Quintius qui, par ses déclamations, poussa le peuple à exiger l’envoi de gouverneurs dans ces provinces en remplacement de Lucullus et le licenciement d’une grande partie de son armée", Plutarque, Vie de Lucullus 33) : la loi Manilius a été adoptée au tout début de janvier -66 ("Le premier jour du mois où lequel Lucius [Volcacius] Tullius et [Manius] Aemilius Lepidus entamèrent leur consulat [en janvier -66], […] [Manilius] malgré une vive répugnance prit parti pour Pompée en le flattant, afin de contrer le favori Gabinius. Il œuvra pour lui confier la guerre contre Tigrane II et contre Mithridate VI, et le gouvernorat de la Bithynie et de la Cilicie. […] Le peuple, qui peu de temps auparavant avait envoyé des commissaires pour gérer les pays conquis, la guerre étant terminée selon les lettres de Lucullus, adopta néanmoins la loi Manilius. César et Marcus Cicéron en furent les principaux promoteurs, non pas parce qu’ils la jugeaient avantageuse pour la République ou parce qu’ils voulaient plaire à Pompée, mais parce qu’ils l’estimaient incontournable pour eux-mêmes. César voulait à la fois séduire le peuple qui lui paraissait beaucoup plus puissant que le Sénat, se frayer une voie pour obtenir un jour une loi semblable en sa faveur, et exciter la jalousie et la haine contre Pompée par les honneurs ainsi conférés et lui attirer rapidement le dégoût du peuple. Cicéron quant à lui aspirait à gouverner la République en signifiant au peuple et aux notables que leur force dépendait de sa propre position, il favorisait donc tantôt les uns tantôt les autres afin d’être sollicité par les deux partis : ayant amadoué les notables en préférant l’édilité au tribunat, il se déclara alors pour la lie du peuple", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.40-41 ; "Du jour où [Pompée] a été investi de la guerre contre les pirates, le simple espoir placé sur son nom, comme une récolte extraordinaire en période de paix, a provoqué la chute du prix des denrées jusque là rares et chères. A l’inverse, après le désastre du Pont, après cette bataille que j’ai évoquée à regret [la victoire de Mithridate VI contre Triarius à Zéla], nos alliés ont été effrayés, nos ennemis ont repris confiance et rassemblé des forces importantes, notre province d’Asie insuffisamment défendue semblait perdue. C’est alors, Romains, que la Fortune de la République a fait apparaître Pompée dans cette région comme un envoyé du ciel. Aussitôt Mithridate VI qui s’enorgueillissait de son récent triomphe, s’est arrêté. Tigrane II, qui menaçait l’Asie avec une armée considérable, n’ose plus avancer. Et tu t’inquiètes [c’est Cicéron qui parle, contre Quintus Hortensius opposé à la loi Manilius] de ce que pourra la valeur d’un homme dont la réputation produit de tels effets ? Tu doutes qu’avec un commandement et une armée il sauvera facilement nos alliés et nos tributaires, quand son nom seul et la rumeur de son arrivée ont suffi pour les défendre ?", Cicéron, Pour la loi Manilius 44-45 ; "Quand on annonça dans Rome que la guerre contre les pirates était terminée, et que Pompée profitait de son temps libre pour visiter les cités sous son autorité, un des tribuns du peuple, Manilius, proposa une loi pour donner à Pompée le commandement de toutes les provinces et de toutes les troupes que Lucullus avait sous ses ordres […] et le charger de continuer la guerre contre les rois Mithridate VI et Tigrane II depuis les provinces maritimes, s’ajoutant aux forces qu’on lui avait confiées dans la guerre matitime qui venait de s’achever. C’était soumettre à un seul homme tout l’empire romain, car les provinces qui ne lui avaient pas été attribuées par la première loi [la loi Gabinius de fin -68], soit la Phrygie, la Lycaonie, la Galatie, la Cappadoce, la Cilicie, la haute Colchide et l’Arménie, étaient jointes aux autres dans la seconde, ainsi que toutes les forces armées avec lesquelles Lucullus avait vaincu Mithridate VI et Tigrane II. Cette loi nuisait à Lucullus en l’empêchant d’achever ses victoires par un triomphe et en assurant à son successeur la gloire d’une guerre déjà gagnée. Les nobles en furent affligés, scandalisés par l’injustice et l’ingratitude dont on payait les services de ce général, et surtout très irrités de voir Pompée s’élever à un pouvoir qu’ils considéraient comme une tyrannie déguisée. Ils s’encourèrent les uns les autres à repousser cette loi et à ne pas trahir la liberté. Mais le jour venu ils perdirent courage, effrayés des dispositions du peuple, et tous gardèrent le silence. Seul Catulus combattit la loi, sans réussir à retourner la position populaire, il se tourna alors vers les sénateurs pour leur crier plusieurs fois du haut de la tribune de “chercher comme leurs ancêtres une colline abrupte afin de s’y retirer et y conserver la liberté” [allusion à l’invasion de Rome par les Gaulois au début du IVème siècle av. J.-C., quand les sénateurs se retranchèrent et résistèrent sur le Capitole], mais la loi passa malgré ses efforts, ratifiée dit-on par le suffrage unanime des tribus", Plutarque, Vie de Pompée 30 ; "Portant Pompée aux nues après sa rapide et extraordinaire victoire [contre les pirates], les Romains lui attribuèrent, alors qu’il se trouvait en Cilicie, le commandement de la guerre contre Mithridate VI avec tous pouvoirs de paix ou de guerre à sa convenance, et pour traiter en amis ou en ennemis de Rome ceux qu’il jugerait l’être", Appien, Histoire romaine XII.446).


Le nouveau commandant en chef du contingent oriental s’empresse de mettre les soldats de Lucullus dans son parti par des déclarations bienveillantes ("Pompée de son côté invita par lettres les autres soldats [de Lucullus] à se ranger sous ses ordres, la faveur du peuple et les flatteries des démagogues l’ayant investi de la continuation de la guerre contre Mithridate VI et Tigrane II", Plutarque, Vie de Lucullus 35). Les deux hommes se rencontrent à Damala en Galatie (site non localisé : "Damala, à peine une forteresse, […] fut témoin de l’entrevue entre Pompée et Lucullus, celui-ci venu pour continuer et achever la guerre contre Mithridate VI, celui-là venu pour remettre son commandement et regagner Rome où l’attendaient les honneurs d’un triomphe", Strabon, Géographie, XII, 5.2). Le dialogue commence courtoisement, mais très vite Pompée bouffi d’orgueil ironise sur les vaines manœuvres militaires de Lucullus depuis six ans, Lucullus aigri lui rétorque : "Tu peux parler ! En Etrurie contre Lépidus, en Espagne contre Sertorius, en Italie contre Spartacus, en mer contre les pirates, et aujourd’hui contre Mithridate VI et Tigrane II, tu passes ton temps à profiter du travail des autres !" ("Leurs amis communs [à Lucullus et à Pompée] jugèrent convenable qu’ils eussent une entrevue. La rencontre eut lieu dans un village de Galatie. Ils s’entretinrent avec une courtoisie réciproque et se félicitèrent mutuellement de leurs exploits. Lucullus était plus âgé, mais Pompée supérieur en dignité car il avait commandé dans un plus grand nombre de guerres et obtenu deux triomphes. Ils étaient précédés l’un et l’autre de faisceaux couronnés de lauriers rappelant leurs victoires, mais les lauriers de Pompée s’étaient flétris durant son voyage à travers le pays aride, les licteurs de Lucullus s’en aperçurent et donnèrent malignement à Pompée une partie de leurs lauriers qui étaient frais et verdoyants, les amis de Pompée retournèrent ce geste en un augure favorable, en disant que le commandement de Pompée se glorifiait d’emblée des victoires de Lucullus. Cette entrevue cependant ne parvint pas à les concilier : ils se séparèrent avec une hostilité réciproque", Plutarque, Vie de Lucullus 36 ; "Lucullus se plaignit à des amis communs [à lui-même et à Pompée], qui convinrent d’organiser une entrevue. Elle eut lieu en Galatie. Comme ils étaient deux grands généraux s’étant illustrés par de glorieux exploits, les licteurs marchaient devant eux avec leurs faisceaux entourés de branches de laurier. Lucullus venait d’un pays verdoyant et ombragé, Pompée au contraire avait effectué une longue marche à travers des paysages sans arbres et arides. Quand ils furent face-à-face, les licteurs de Lucullus virent que les lauriers des licteurs de Pompée étaient desséchés et flétris, ils prirent une partie des leurs fraîchement cueillis et les partagèrent : on en conclut que Pompée venait pour frustrer Lucullus du prix de ses victoires et de la gloire qui devait lui en revenir. Lucullus avait été consul avant Pompée et était plus âgé que lui, Pompée de son côté jouissait d’une plus grande dignité grâce à ses deux triomphes. Leur entrevue fut d’abord très courtoise, avec des marques d’estime réciproque, ils exaltèrent les exploits l’un de l’autre et se félicitèrent de leurs succès. Mais par la suite leur conversation perdit toute mesure et toute retenue, ils finirent par s’injurier, Pompée blâmant la cupidité de Lucullus et Lucullus condamnant l’ambition de Pompée, et leurs amis eurent beaucoup de peine à les séparer. […] [Pompée] contesta les hauts exploits de Lucullus en disant : “Lucullus a fait la guerre seulement contre les vaines pompes des deux rois [Mithridate VI et Tigrane II] en laissant intacts leurs boucliers, leurs épées, leurs chevaux auprès desquels Mithridate guéri de son aveuglement cherche désormais du secours, que je dois combattre !”. Lucullus répliqua en disant : “Pompée ne combattra qu’un fantôme, comme à son habitude : tel un rapace lâche et timide qui se repaît des corps qu’il n’a pas tués, l’homme qui s’est attribué hier les défaites de Sertorius, de Lépidus, de Spartacus, qui en réalité ont été vaincus par Crassus, par Metellus, par Catulus, s’attribuera demain sans complexe la gloire d’avoir terminé les guerres d’Arménie et du Pont !”", Plutarque, Vie de Pompée 31). Lucullus se retire ensuite en Italie, emportant avec lui toutes les richesses accumulées depuis -74. Pour l’anecdote, la cargaison retrouvée au large de l’île d’Anticythère en 1900, contenant entre autres objets d’apparat la célèbre "machine d’Anticythère" que nous avons décrite à la fin de notre paragraphe introductif, est peut-être l’une des cargaisons emmenées par Lucullus depuis Pergame ou Rhodes vers ses propriétés italiennes. Lucullus ne joue plus aucun rôle politique ni militaire ensuite. Selon les derniers paragraphes de la Vie de Lucullus de Plutarque, il se contente de vivre luxueusement et mollement parmi tous ses trésors rapportés, entretenant une rancœur intacte à l’encontre de Pompée, qui la lui rendra bien : Plutarque raconte que Pompée, après avoir réorganisé le Levant et être revenu à son tour en Italie, neutralisera définitivement Lucullus en l’accusant de vouloir l’assassiner et en lui interdisant par les armes l’accès au Forum et à la ville même de Rome ("Pompée recourut à l’amitié de Crassus et de César, il se ligua avec eux pour remplir la ville [de Rome] d’armes et de soldats, chasser du Sénat Caton et Lucullus, et faire confirmer ces directives par la force", Plutarque, Vie de Lucullus 42 ; "Pompée remplit la ville [de Rome] de soldats et s’empara des affaires ouvertement par les armes. Le consul Bibulus étant descendu au Forum avec Lucullus et Caton, des soldats tombèrent sur eux brusquement et brisèrent les faisceaux, ils jetèrent même un panier d’ordures sur Bibulus qui en fut couvert de la tête aux pieds, et deux tribuns du peuple qui l’accompagnaient furent blessés. Ces violences chassèrent du Forum tous ceux qui résistaient aux desseins de César et de Pompée", Plutarque, Vie de Pompée 48).


Mithridate VI tente une nouvelle fois d’attirer à lui Phraatès III le roi parthe, mais Pompée opère de la même façon que Lucullus en -69-/68 en envoyant un ambassadeur signifier à ce dernier : "Sois avec moi, ou reste où tu es si tu ne veux pas d’ennuis", et Phraatès III choisit la neutralité. Mithridate VI se résoud à demander à Pompée ce qu’il veut. Pompée lui répond simplement désirer la paix et la livraison des transfuges, c’est-à-dire des Anatoliens qui ont servi les Romains après le départ de Sulla en -85 avant de changer leur diplomatie en servant Mithridate VI à partir de -74. On note que selon Appien, qui semble suivre la propagande romaine, Mithridate VI est obligé de se comporter cruellement pour contraindre ses hommes à le suivre dans la guerre, alors que selon Dion Cassius au contraire, qui semble suivre des sources grecques anatoliennes, ce sont les soldats pontiques qui poussent farouchement leur vieux roi Mithridate VI à continuer la guerre. Pour notre part, nous inclinons vers la version de Dion Cassius, parce que ces soldats pontiques savent qu’ils ont tout à perdre si Mithridate VI compose avec les Romains. Les transfuges en particulier, très nombreux, sûrs d’être exécutés par Pompée s’ils sont livrés, clament leur foi pour Mithridate VI, qui les rassure en déclarant de pas accepter les conditions de Pompée. Pour l’anecdote, les messages entre les deux camps sont transmis par le stratège Métrophanès, un proche de Mithridate VI qui a débarqué en Eubée avant de rejoindre Archéalos en Béotie et d’être stoppé devant Thespies par le général Braetius Sura en -88 : ce Métrophanès est-il toujours dans le camp de Mithridate VI en -66 ? ou est-il passé dans le camp romain comme son collègue Archélaos, par crainte des représailles de Mithridate VI après son échec en Grèce en -88 ? On l’ignore ("Pompée réunit une armée en provenance de la province d’Asie et transporta son camp vers la frontière de Mithridate VI. Celui-ci disposait d’une armée d’élite de trente mille fantassins et trois mille cavaliers, installés pour défendre son territoire. Comme Lucullus avait ravagé ses domaines, il éprouvait des difficultés à trouver du ravitaillement, ce qui causait beaucoup de désertions. Mais Mithridate VI rechercha les déserteurs, les crucifia, leur arracha les yeux ou les brûla vifs. Ayant ainsi diminué par la terreur la fréquence des désertions, il demeura usé par la disette. Il envoya donc des émissaires à Pompée afin de connaître ses intentions sur la manière d’achever la guerre. Celui-ci répondit : “Si tu nous livres les traîtres et si tu remets entièrement ton sort entre nos mains”. Informé de cette réponse, Mithridate VI expliqua la situation aux traîtres qui en furent effrayés, il déclara “être engagé dans une lutte sans merci contre les Romains en raison de leur cupidité, ne vouloir livrer personne et n’agir que pour l’intérêt commun”", Appien, Histoire romaine XII.449-452 ; "Voulant sonder Mithridate VI, [Pompée] chargea Métrophanès de lui porter des paroles de paix. Mithridate VI ne tint aucun compte de Pompée. Le roi des Parthes Arsacès [IX-Sanatrocès Ier] étant mort, il voulait s’allier à son successeur Phraatès III. Pompée le devança en députant rapidement vers Phraates III avec les mêmes conditions, et en le poussant à envahir l’Arménie de Tigrane II. A cette nouvelle, le roi du Pont effrayé envoya aussitôt une ambassade à Pompée pour demander la paix. Pompée exigea qu’il déposât les armes et rendît les transfuges. Mithridate VI n’eut pas le temps de délibérer. A peine ses soldats furent-ils informés des conditions imposées par le général romain, qu’ils se révoltèrent, les nombreux transfuges parce qu’ils ne voulaient pas être livrés, les barbares parce qu’ils ne voulaient pas aller au combat sans eux. Le roi aurait été submergé s’il n’était pas parvenu, avec beaucoup de difficultés, à les convaincre d’avoir envoyé cette ambassade “non pas pour négocier mais pour observer les préparatifs des Romains”", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.43). Informé du refus de Mithridate VI, Pompée avance ses légions vers le nord en été -66. Les deux armées entrent au contact et s’escarmouchent pendant plusieurs mois ("Pompée avait placé des cavaliers en embuscade, et en avait envoyé d’autres harceler à découvert les avant-postes du roi avec ordre de provoquer l’adversaire et de battre en retraite comme lors d’une défaite. [texte manque] jusqu’au moment où les cavaliers romains placés en embuscade les enveloppèrent et les contraignirent à faire demi-tour. Ils auraient peut-être réussi à pénétrer dans le camp des fugitifs si le roi, anticipant le danger, n’avait pas avancé son infanterie. Les cavaliers romains se retirèrent. Ainsi s’acheva le premier affrontement, une altercation de cavaliers, entre Pompée et Mithridate VI", Appien, Histoire romaine XII.453-454). L’itinéraire des Romains est difficile à établir. On sait seulement que Mithridate VI, espérant épuiser Pompée comme il a épuisé naguère Lucullus devant Artaxata, en l’éloignant de ses bases et en l’empêchant de s’approvisionner, abandonne sottement une position favorable, riche en sources et d’accès facile pour la logistique romaine. Il ouvre ainsi un boulevard à Pompée, qui envahit le Pont, et le contraint à fuir vers l’est. Dion Cassius précise que Pompée s’enfonce profondément vers les territoires orientaux puisqu’il atteind la région "Anaïtide/Anai‹tij" dont Artaxata est la capitale, qui doit son nom à la déesse "Anahita", probable équivalent perse de la déesse sémitique Ishtar/Astarté, importée en Arménie comme mère du dieu solaire Mithra par Artaxias Ier l’ancien gouverneur d’Antiochos III devenu roi indépendant au début du IIème siècle av. J.-C. (l’Anaïtide antique correspond à la moderne province arménienne d’Ararat à la frontière turque, dont la capitale "Artashat" doit son nom au site archéologique d’"Artaxata" situé à proximité : "Mithridate VI, dont les forces étaient inférieures à celles de Pompée, l’évita pendant un temps, ravageant tout en chemin et modifiant sa direction pour épuiser les ressources de son ennemi. Les provisions s’amenuisant, le général romain se jeta sur l’Arménie [en réalité la Petite Arménie, correspondant à l’arrière-pays de Trapézonte], qui n’était pas défendue. Mithridate VI craignit de perdre définitivement ce territoire, il s’y rendit à son tour, et prit position sur une hauteur inexpugnable juste en face de son adversaire. Il y demeura sans bouger, désireux d’affamer les Romains, sans risque pour lui-même puisque les vivres lui arrivaient en abondance de tous côtés et que le pays lui était encore totalement soumis. […] Pompée ne tenta pas d’affronter l’armée de Mithridate VI. Il transféra son camp vers un autre endroit entouré de bois, donc inadapté aux attaques des cavaliers et archers ennemis. Il plaça une partie de ses soldats en embuscade dans un lieu choisi à dessein, et alla ouvertement avec d’autres soldats vers le camp des barbares pour les provoquer, les attirer dans le lieu en question et les exterminer. Enhardi par ce succès, il envoya plusieurs détachements de son armée collecter des vivres dans les alentours. Mithridate VI, constatant que Pompée s’approvisionnait sans problème, qu’il s’était assuré avec une poignée de soldats le contrôle du district arménien d’Anaïtide qui doit son nom à une déesse locale, que ces succès lui attiraient de nombreux partisans […], s’inquiéta. Il quitta rapidement les lieux à la faveur de la nuit, et marcha vers l’Arménie que contrôlait Tigrane II", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.45-46 ; "A cause de la disette, le roi battit en retraite contre son gré, laissant Pompée pénétrer à l’intérieur de son royaume. Il espérait qu’installé sur ce territoire ravagé ce dernier serait en détresse, mais Pompée se ravitaillait par l’arrière et contourna par l’est les positions de Mithridate VI, et l’encercla sur deux cent cinquantes stades avec des fortins et des camps nombreux, retournant contre lui la difficulté de trouver des vivres. […] De nouveau aux abois à cause de la disette, [Mithridate VI] sacrifia toutes ses bêtes de somme, épargnant seulement ses chevaux. Finalement, après avoir péniblement résisté cinquante jours, il s’enfuit de nuit et en silence par des chemins difficiles", Appien, Histoire romaine XII.455-457 ; "[Mithridate VI] abandonna sa position parce qu’il y manquait d’eau. Pompée […] alla ensuite encercler l’ennemi par des retranchements. Mais après quarante-cinq jours de siège, Mithridate VI fit tuer les personnes inutiles et les malades et s’échappa sans être aperçu avec l’élite de son armée", Plutarque, Vie de Pompée 32). On voit sur la carte que ce déploiement de Pompée depuis le Pont jusqu’à Artaxata prive Mithridate VI de l’accès au cœur de l’Arménie où réside Tigrane II, et l’oblige à reculer dos à la mer Noire et à la Colchide. Ainsi progressivement encerclé, Mithridate VI choisit de se retrancher en Petite Arménie près d’une cité appelée "Dasteira/D£steira" par Strabon (aujourd’hui Erzurum en Turquie ?) à proximité de l’Euphrate ("[Mithridate VI] avait remarqué les facilités défensives innombrables qu’offre la chaîne du Paryadrès, abondamment pourvue d’eau et de bois entre ravins et précipices, c’est pour cela qu’il choisit ce territoire pour y construire ses trésoreries. C’est pour la même raison qu’il choisit cette région frontalière du Pont comme refuge lors de la marche rapide et victorieuse de Pompée : en Akilisène près de Dasteira, à proximité de l’Euphrate qui sépare l’Akilisène et la Petite Arménie, il prit position sur une hauteur pourvue d’eau et y demeura jusqu’au moment où, craignant d’y être bloqué, il franchit la chaîne du Paryadrès pour gagner la Colchide, et de là le Bosphore [cimmérien]", Strabon, Géographie, XII, 3.28). Il y est vite assiégé ("[Mithridate VI] occupa un village entouré de précipices, accessible seulement par une rampe dont il confia la protection à quatre régiments. Les Romains vinrent monter la garde en face, craignant que Mithridate VI s’échappât", Appien, Histoire romaine XII.458). Pompée enveloppe ses ennemis puis provoque un tintamarre pour les effrayer, et les obliger à se regrouper sur un périmètre réduit ("Au signal convenu, toutes les trompettes [romaines] sonnèrent la charge, puis les soldats, auxiliaires, intendants poussèrent un cri de guerre, frappant ensemble avec leurs lances sur leurs boucliers ou avec des pierres sur des objets en bronze. Les sons se répercutèrent sur les flancs creux des montagnes, et répandirent l’effroi chez les barbares qui, ainsi surpris au milieu de la nuit dans des lieux déserts, se crurent frappés par des dieux. De tous les positions élevées qu’ils occupaient, les Romains lancèrent pierres, flèches, javelots, qui tombèrent sur les groupes de barbares et leur causèrent des graves blessures. Equipés pour la route mais non pour le combat, les hommes mélangés avec les femmes, les chevaux mélangés avec les chameaux, les chars mélangés avec les attelages couverts portant les bagages, les blessés et les individus indemnes s’attendant à être blessés à leur tour, tout cela se confondit en une panique générale, en une masse qui hâta la mort en elle-même. Tel fut le résultat de l’attaque à distance. Quand les Romains eurent épuisés leurs munitions, ils fondirent sur ceux qui restaient aux extrémités pour les tailler en pièces, un seul coup suffisait car la plupart n’étaient pas armés, ou pour les repousser vers le centre. C’est ainsi que les barbares, effrayés par les massacres commis aux extrémités, se regroupèrent, se pressèrent, s’écrasèrent les uns sur les autres, sans pouvoir se défendre et sans rien oser contre leurs adversaires", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.47). Des légionnaires vétérans proposent ensuite à Pompée de lancer l’assaut final de nuit, en profitant de la lumière rasante de la lune pour tromper les soldats de Mithridate VI. Pompée adopte la proposition. L’attaque est donc lancée la nuit. La lumière lunaire étale sur le sol les ombres des légionnaires qui avancent, empêchant les soldats de Mithridate VI d’évaluer la distance qui les en sépare : ces derniers jettent leurs projectiles sur les assaillants, mais ne les atteignent pas ("Cavaliers et archers [pontiques] ne pouvaient ni voir devant eux à cause de la nuit, ni tenter quoi que ce soit en raison de l’étroitesse des lieux. Quand la lune brilla, ils crurent pouvoir se défendre en profitant de sa clarté. Mais elle trompa leurs yeux et leurs bras quand les Romains, qui l’avaient dans leur dos, fondirent sur eux ici et là. En effet, les ombres des nombreux assaillants en approche s’étalèrent loin devant eux et se mélangèrent, induisant les barbares dans l’erreur : croyant l’ennemi près d’eux, ceux-ci tirèrent leurs traits qui tombèrent dans le vide, et ils se blessèrent les uns les autres en voulant combattre ces ombres au corps à corps", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.47 ; "Pompée se lança à la poursuite [de Mithridate VI], l’atteignit près de l’Euphrate et campa près de lui. Craignant qu’il passât le fleuve durant la nuit, il mit son armée en ordre de bataille. […] Ses Amis [à Mithridate VI] entrèrent dans sa tente pour le réveiller et l’informer que Pompée était là, et qu’on devait vite organiser la défense du camp. Ses stratèges ordonnèrent aux troupes de prendre les armes et de se ranger en bataille. Averti de ces préparatifs, Pompée ne voulut pas risquer un affrontement nocturne, préférant envelopper les ennemis pour les empêcher de fuir, et attendre le lever du jour pour les attaquer et profiter de la supériorité de ses soldats. Mais les plus vieux officiers le poussèrent vivement à attaquer sans différer parce que la nuit n’était pas absolument noire et parce que la lune éclairait à ras du sol. Ce phénomène trompa effectivement les soldats du roi. Quand les Romains avancèrent avec la lune dans le dos qui projetait leurs ombres très loin devant eux, ils furent incapables d’estimer l’intervalle qui les séparait : croyant les Romains proches, ils lancèrent leurs javelots, qui n’atteignirent aucune cible", Plutarque, Vie de Pompée 32). La panique se répand alors dans le camp pontique, qui est investi au petit jour par les hommes de Pompée. Par une charge brusque, Mithridate VI réussit à se tailler un passage avec quelques hommes ("Au lever du jour, les deux adversaires se préparaient tandis qu’en bas les avant-postes s’escarmouchaient. Quand soudain quelques cavaliers de Mithridate VI, sans leurs chevaux et sans en avoir reçu l’ordre, se portèrent au secours de leurs avant-postes. Chargés par les cavaliers romains en plus grand nombre, ils remontèrent à pied en rangs serrés vers le camp de Mithridate VI, dans l’espoir d’enfourcher leurs chevaux et d’affronter les Romains à égalité. Mais en haut, les fantassins qui se préparaient et qui ignoraient la situation, en les voyant accourir avec des cris, crurent qu’ils fuyaient et que le camp était pris désormais en tenaille. Ils jetèrent leurs armes et voulurent s’enfuir. Comme l’endroit était sans issue, ils se bousculèrent les uns les autres et finalement ils dévalèrent les précipices. C’est ainsi que Mithridate VI vit son armée anéantie dans la panique provoquée par l’emportement de quelques-uns qui avait décidé sans ordre d’aider les troupes légères de première ligne. Pompée paracheva facilement sa victoire en massacrant et en capturant ces troupes désarmées piégées dans un endroit entouré de précipices. On compta environ dix mille morts. Le camp fut pris avec toute sa logistique. Accompagné de ses seuls écuyers, Mithridate VI s’ouvrit un chemin jusqu’aux escarpements et s’enfuit", Appien, Histoire romaine XII.459-463 ; "Les Romains coururent sur eux en poussant des grands cris. Les barbares ne les attendirent pas, ils furent saisis de frayeur et s’enfuirent. Plus de dix mille périrent, et leur camp fut pris. Mithridate VI s’engagea d’abord à travers les Romains avec huit cents cavaliers, puis il s’éloigna du champ de bataille. Ses cavaliers se dispersèrent. Il resta seul avec trois proches", Plutarque, Vie de Pompée 32). Dion Cassius dit qu’un nombre indéterminé d’assiégés sont capturés par Pompée ("Beaucoup périrent, d’autres aussi nombreux furent capturés, beaucoup d’autres encore, parmi lesquels Mithridate VI, s’enfuirent", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.47) : ce sont probablement ces prisonniers de Dasteira que Pompée déporte vers l’ouest pour peupler deux nouvelles cités-camps de concentration, l’une baptisée "Nicopolis" en souvenir de sa victoire (littéralement la "cité/pÒlij de la victoire/n…kh" ; les historiens modernes situent cette Nicopolis à proximité ou sous l’actuelle Koyulhisar dans la province turque de Sivas, à environ deux cent cinquante kilomètres à l’ouest d’Erzurum : "Dans cette même Petite Arménie, Pompée fonda Nicopolis, qui est aujourd’hui une cité très peuplée", Strabon, Géographie, XII, 3.28), l’autre baptisée "Neapolis" (littéralement la "nouvelle/ne£ cité/pÒlij", aujourd’hui Merzifon dans la province turque d’Amasya, à environ cent cinquante kilomètres à l’ouest de Koyulhisar : "Le premier district au-delà d’Amisos [aujourd’hui Samsun en Turquie], qui se prolonge jusqu’à l’Halys [aujourd’hui le Kızılırmak], est la Phazémonitide, rebaptisé “Neapolitide” depuis que Pompée a élevé le bourg de Phazémon au statut de cité et a changé son nom en “Neapolis”", Strabon, Géographie, XII, 3.38 ; on note que ces fondations à la manière hellénistique, comme "Pompeiopolis" ou "Magnopolis" peu de temps auparavant, portent encore des noms grecs, et non latins). Avant de continuer sa course, pour l’anecdote, Pompée confie la gestion de Komana au fils d’Archélaos (qui est mort à cette date ?), l’ancien stratège vaincu par Sulla à la bataille de Chéronée en -86, dont la loyauté à Mithridate VI s’est relâchée par la suite ("J’ai dit précédemment comment le temple de Komana était organisé à l’époque du royaume du Pont. Quand Pompée s’en est emparé, il a élevé Archélaos à la dignité de grand prêtre et agrandi le domaine sacré d’un territoire de deux stades, dont les habitants furent contraints de lui obéir. Ainsi Archélaos devint à la fois le chef de la cité et maître des six mille hiérodules locaux, avec pour seule restriction l’interdiction de les vendre. Cet Archélaos était le fils du dignitaire homonyme auquel Sulla et le Sénat romain avaient décerné les honneurs publics", Strabon, Géographie, XII, 3.34).


Mithridate VI espère trouver refuge chez son gendre Tigrane II. Mais ce dernier, refroidi par les aventures qui ont dégradé son autorité et porté la guerre sur son propre territoire les années précédentes, lui signifie qu’il n’est plus bienvenu. Dion Cassius ajoute que Tigrane II soupçonne Mithridate VI d’avoir poussé à la révolte son fils Tigrane le Jeune, ce qui renforce sa mauvaise disposition. Mithridate VI se dirige donc vers la Colchide ("Mithridate VI députa vers le roi Tigrane II, mais celui-ci ne lui manifesta aucune amitié parce qu’il le soupçonnait d’avoir poussé son fils à la révolte. Non seulement Tigrane II lui refusa l’asile, mais encore il fit arrêter et enchaîner ses envoyés. Mithridate VI tourna donc ses pas vers la Colchide par dépit", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.48 ; "[Mithridate VI] prit le chemin de l’Arménie pour rejoindre Tigrane II. Mais Tigrane II lui refusa l’entrée de son territoire et proclama qu’il donnerait cent talents à quiconque lui apporterait sa tête. Cela obligea Mithridate VI à aller passer l’Euphrate à sa source, pour s’enfuir en Colchide", Plutarque, Vie de Pompée 32 ; "[Mithridate VI] se hâta vers la source de l’Euphrate, dans l’intention de passer de là en Colchide", Appien, Histoire romaine XII.464). Une connivence a-t-elle réellement existé entre le grand-père Mithridate VI et le petit-fils Tigrane le Jeune contre Tigrane II ? Mystère. Notre seule certitude est que Tigrane le Jeune s’est effectivement rebellé contre son père et a fui vers le royaume parthe ("[Tigrane II] avait eu deux fils de la fille de Mithridate VI. Il en avait tué deux : le premier comme adversaire lors d’une bataille, le second parce qu’il avait laissé son père sans soins à terre après une chute de cheval lors d’une partie de chasse et avait ceint le diadème. Le troisième, appelé “Tigrane” comme son père, avait manifesté une profonde douleur quand celui-ci était tombé lors de ladite partie de chasse, il en avait reçu en retour une couronne honorifique. Mais peu après il s’était rebellé à son tour, il avait combattu contre son père et, vaincu, s’était réfugié auprès du roi des Parthes Phraatès III qui venait de succéder à son père [Arsacès IX-]Sanatrocès Ier ["Sintr…koj"]", Appien, Histoire romaine XII.485-486). Une incidence au paragraphe 33 de la Vie de Pompée de Plutarque nous apprend qu’il y épouse une fille du roi Phraatès III. Quand il apprend la défaite de son grand-père Mithridate VI en Petite Arménie, Tigrane le Jeune se présente au vainqueur Pompée, dans l’espoir d’en obtenir une aide contre son père Tigrane II ("Le fils de Tigrane II, à la tête de quelques hommes importants qui supportaient mal l’autorité du père, se retira auprès de Phraatès III. Ce dernier hésitait à s’engager en raison des accords conclus avec Pompée, il le poussa néanmoins à envahir l’Arménie. Ils soumirent toutes les régions traversées et avancèrent jusqu’à la cité d’Artaxata, qu’ils assiégèrent. Effrayé de leur approche, le père Tigrane II se réfugia dans les montagnes. Mais Phraatès III, redoutant que le siège d’Artaxata n’aboutisse pas, retourna dans son pays en laissant une partie de ses troupes à Tigrane le Jeune. Le père Tigrane II marcha alors contre son fils ainsi abandonné, et le vainquit. Celui-ci s’enfuit  d’abord vers son grand-père Mithridate VI, mais informé que lui aussi était vaincu et cherchait du secours sans pouvoir secourir les autres, il se jeta dans les bras des Romains et servit de guide à Pompée dans sa marche vers l’Arménie contre son père", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.49 ; "A l’approche de Pompée, le jeune homme [Tigrane le Jeune] communiqua son plan à Phraatès III, qui donna son accord car il voulait obtenir un pacte d’amitié pour lui-même, puis, oubliant qu’il était le petit-fils de Mithridate VI, il se présenta comme suppliant à Pompée", Appien, Histoire romaine XII.487 ; "Tigrane le Jeune était en révolte contre son père. Il vint au-devant de Pompée sur les bords de l’Araxe. Pompée et Tigrane le Jeune avancèrent ensemble dans le pays, recevant la soumission des cités", Plutarque, Vie de Pompée 33). Mais Tigrane II sape la démarche de son fils en se soumettant officiellement à Pompée selon le statu quo arraché par Lucullus naguère : il accepte que son royaume devienne un protectorat de Rome (on se souvient que lors de la bataille de Tigranocerte en octobre -69 Tigrane II a effectivement perdu sa couronne, tombée dans les mains de Lucullus !) contre son renoncement à toute autorité sur le Levant. Pompée répond favorablement à sa demande, en ajoutant deux clauses supplémentaires destinées à temporiser les ambitions de Tigrane le Jeune : en plus de la cessation du Levant, Tigrane II doit reconnaître publiquement Tigrane le Jeune comme son héritier et lui céder la Sophène et la Gordyène, régions frontalières du royaume parthe. Tigrane II, trop content de recouvrer sa couronne et une partie de son autorité légitime, se précipite aux pieds de Pompée pour baiser ses orteils en prodiguant des larmes de joie et des : "Merci ! Merci ! Merci ! Merci !" ("A cette nouvelle [la démarche de son fils vers Pompée], le vieux Tigrane II saisi de crainte députa vers Pompée pour lui livrer les ambassadeurs de Mithridate VI. Mais les manœuvres de son fils l’empêchèrent d’obtenir des conditions raisonnables de la part de Pompée, qui franchit l’Araxe et s’avança jusque sous les murs d’Artaxata. Réduit à la dernière extrémité malgré ses démarches, Tigrane II lui abandonna la ville et se présenta spontanément devant son camp, sans son pardessus à rayures blanches et son chiton pourpre mais avec sa tiare et son bandeau [insignes royaux hellénistiques], pour rappeler sa dignité passée et sa déchéance présente et inspirer à la fois le respect et la pitié. Pompée envoya un licteur pour lui ordonner de descendre de cheval, car Tigrane II s’apprêtait effectivement à pénétrer dans le camp romain à cheval selon l’usage du pays. Après y être entré à pied, il déposa son diadème, se prosterna et loua Pompée. Touché par ce spectacle, ce dernier s’élança vers lui, le releva, ceignit son front du bandeau royal, le fit asseoir à ses côtés et le consola en disant entre autres choses qu’il “n’avait pas perdu son royaume d’Arménie mais gagné l’amitié des Romains”. L’ayant rassuré par ces paroles, il l’invita à souper", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.50 ; "Le roi Tigrane II, qui avait été totalement vaincu par Lucullus, apprit que Pompée avait un caractère doux et facile. Il ouvrit les portes de sa capitale à une garnison romaine, et sortit avec ses Amis et sa famille pour se rendre à Pompée. Quand il se présenta à cheval devant les fortifications, deux licteurs de Pompée se présentèrent et lui ordonnèrent de descendre de cheval et d’entrer à pied, en lui disant que d’ordinaire personne n’entrait à cheval dans un camp romain. Tigrane II obéit, et il ôta même son épée qu’il remit aux licteurs. Quand il fut devant Pompée, il détacha son diadème pour le mettre aux pieds du général, et il se prosterna bassement à terre pour lui embrasser les genoux. Mais Pompée le retint, il prit sa main et le conduisit dans sa tente, où il le fit asseoir d’un côté, Tigrane le Jeune étant assis de l’autre côté, et lui dit : “C’est Lucullus qui t’a vaincu, c’est lui qui t’a pris la Syrie, la Phénicie, la Galatie et la Sophène. Pour ma part, je te laisse tout ce que tu avais à mon arrivée, à condition que tu paies aux Romains six mille talents de réparations de guerre, et je donne à ton fils le royaume de Sophène”. Satisfait de ces conditions, reconnu roi par les Romains, transporté de joie, Tigrane II promit de donner une demi-mine d’argent à chaque soldat, dix mines à chaque centurion et un talent à chaque tribun", Plutarque, Vie de Pompée 33 ; "Mais la réputation de justice et de loyauté de Pompée était grande chez les barbares, parmi lesquels Tigrane II le père. Ce dernier se rendit auprès de Pompée sans même le prévenir par un héraut, certain de son bon droit contre les accusations de son fils. Pompée ordonna à des tribuns militaires et à des officiers de cavalerie de se porter au-devant de Tigrane II pour lui rendre les honneurs. L’entourage de Tigrane II, redoutant leur venue hors protocole, fit demi-tour et s’enfuit. Tigrane II poursuivit son chemin et se prosterna devant Pompée à la manière barbare, pour signifier qu’il le considérait plus fort que lui. Certains prétendent qu’il fut amené par des licteurs, sur convocation de Pompée. Peu importe, il s’excusa sur les événements passés et offrit six mille talents à Pompée lui-même, cinquante drachmes à chaque soldat, mille à chaque centurion, dix mille à chaque tribun. Pompée lui pardonna le passé et voulut le réconcilier avec son fils par l’arbitrage suivant : le fils Tigrane deviendrait roi de Sophène et de Gordyène […], le reste de l’Arménie resterait au père Tigrane II à condition que ce fils en fût l’héritier déclaré, et que les territoires annexés fussent libérés immédiatement, soit la Syrie entre l’Euphrate et la mer et la partie de la Cilicie que Tigrane II occupait après en avoir chassé Antiochos X Eusèbe", Appien, Histoire romaine XII.488-492 ; "Le roi Tigrane II d’Arménie, qui avait causé personnellement des guerres terribles au peuple romain et avait assisté Mithridate VI le plus implacable ennemi de la République, alors chassé de son royaume du Pont, vint se prosterner en suppliant aux pieds de Pompée. Celui-ci ne le laissa pas dans cette attitude humiliante : il lui adressa des paroles bienveillantes, le rassura, remit sur sa tête le diadème qu’il avait jeté à terre, et sous diverses conditions il le rétablit pleinement dans ses anciennes attributions, trouvant aussi glorieux de vaincre les rois que de les créer", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.1, Exemples romains 9 ; "La richesse et la puissance de ce pays [l’Arménie] sont clairement prouvées par le fait que, Pompée ayant imposé un tribut de guerre de six mille talents à Tigrane II père d’Artavazde II, ce dernier distribua aussitôt la somme aux troupes romaines, à chaque soldat cinquante drachmes, à chaque centurion mille drachmes, à chaque hipparque et à chaque chiliarque un talent", Strabon, Géographie, XI, 14.10). Ce marchandage déplaît à Tigrane le Jeune qui voulait davantage et, rancunier, menace désormais physiquement Pompée. Aussitôt Pompée le fait arrêter et jeter aux fers ("Assis de l’autre côté de Pompée, le fils de Tigrane II ne se leva pas devant son père et ne lui manifesta aucun signe d’affection. Il ne se rendit pas même au souper auquel il avait été invité. Cela lui attira la haine de Pompée. Le lendemain, après avoir entendu le père et le fils, le général romain rendit au vieux Tigrane II les territoires qu’il avait reçus de ses ancêtres, il lui enleva les vastes provinces qu’il avait conquises, soit diverses parties de la Cappadoce, de la Syrie, de la Phénicie, et la Sophène voisine de l’Arménie, il exigea un tribut en argent, et il donna à Tigrane le Jeune la Sophène qui renfermait précisément le trésor royal arménien. Tigrane le Jeune protesta avec énergie, mais le tribut réclamé par Pompée ne pouvait pas être payé autrement qu’avec ce trésor. N’ayant pu obtenir ce qu’il voulait, il se renfrogna et résolut de fuir. Informé à temps de son projet, Pompée le fit surveiller et envoya aux gardiens du trésor l’ordre de le confier au père Tigrane II. Ces derniers refusèrent, sous prétexte d’obéir seulement aux ordres de Tigrane le Jeune, que Pompée lui-même venait juste de reconnaître comme le légitime souverain du pays. Pompée le conduisit vers la forteresse où le trésor était déposé. Celle-ci étant fermée, Tigrane le Jeune fut amené très près et ordonna sous la contrainte qu’on ouvrît la porte. Les gardiens n’obéirent pas davantage, comprenant qu’il ne donnait pas cet ordre de gré mais de force. Pompée indigné jeta Tigrane le Jeune en prison, et déclara le trésor propriété du père", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.52 ; "Mais [Tigrane le Jeune] fut très mécontent. Invité à souper par Pompée, il lui dit qu’il n’avait pas besoin de Pompée ni de ses cadeaux, et ajouta : “Je trouverai bien d’autres Romains qui sauront m’en procurer davantage !”. Piqué de cette réponse, Pompée le fit enchaîner et le réserva pour son triomphe", Plutarque, Vie de Pompée 33 ; "Les Arméniens qui avaient abandonné Tigrane II quand il se rendait auprès de Pompée, craignant d’être punis, poussèrent Tigrane le Jeune à tuer son père. Celui-ci fut arrêté et enchaîné", Appien, Histoire romaine XII.493-494).


Nous sommes en hiver -66/-65. Malgré ses revers, Mithridate VI a réussi à remonter vers le nord en suivant la côte et à ressouder autour de lui diverses populations grecques du Caucase ("Les Héniochiens [Grecs du Caucase, qui doivent leur nom à leurs ancêtres "écuyers/¹niocoj" de Castor et Pollux qui y ont accosté à l’ère mycénienne] avaient quatre rois à l’époque où Mithridate VI Eupator, chassé du royaume de ses pères, dut traverser leur pays pour aller chercher un refuge au fond du Bosphore [cimmérien]. Il y réussit facilement, mais en s’obligeant à suivre la côte afin d’éviter les chemins difficiles et le territoire des féroces Zyges ["Zugîn", peuple inconnu, peut-être une tribu héniochienne ne reconnaissant pas l’autorité de Mithridate VI ?], en cabotant même ponctuellement, jusqu’au pays des Achéens [autres Grecs du Caucase, qui doivent leur nom à leurs ancêtres "achéens" ayant accompagné Jason vers la Colchide à l’ère mycénienne] qui l’aidèrent à achever son voyage. Il parcourut ainsi presque quatre mille stades depuis le Phase [aujourd’hui le fleuve Rion]", Strabon, Géographie, XI, 2.13) et les Scythes vivant autour du lac Méotide/mer d’Azov ("Usant de persuasion et de force, [Mithridate VI] traversa les farouches peuples scythes, tant il était encore révéré et redoutable en dépit de sa fuite et de sa mauvaise fortune", Appien, Histoire romaine XII.469). Avec eux, il reprend en mains ses territoires du nord du Pont-Euxin/mer Noire, et fait exécuter son fils Macharès pour le punir de sa compromission avec Lucullus au moment du siège de Sinope en -70, que nous avons racontée plus haut ("[Mithridate VI] avança par terre jusqu’au lac Méotide et au Bosphore [cimmérien] en ralliant les uns et en réduisant les autres par la force. Il reprit possession du pays alors gouverné par son fils Macharès, qui avait assisté les Romains et craignait de se présenter à lui. Macharès fut tué par ses Amis, à l’instigation de son père qui promit impunité et argent à ces derniers", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.48 ; "Son fils Macharès apprit la longue marche que [Mithridate VI son père] avait accompli en temps record, ses relations avec les sauvages, et son franchissement des Portes dites “scythiques” que personne n’avait réussi jusqu’alors [lieu inconnu ; comme on sait que Mithridate VI a longé la côté, grâce au témoignage fiable de Strabon qui est originaire de l’Anatolie voisine et qui a vécu seulement une génération après les faits, on déduit que ces "Portes scythiques" renvoient à un col difficile entre Pityounta, aujourd’hui Pitsunda en Géorgie, et Panticapée, aujourd’hui Kertch en Russie, et qu’elles n’ont aucun rapport avec la passe de Darial située en plein milieu des terres, actuel poste-frontière entre la Georgie et la Russie, à une centaine de kilomètres au nord de Tbilissi en Georgie, ni avec les Portes de fer situées trop à l’est, aujourd’hui Derbent en Russie, en bordure de la mer Caspienne ; ces "Portes scythiques" chez Strabon sont probablement les mêmes que Claude Ptolémée à l’alinéa 11 paragraphe 9 livre V de sa Géographie appelle "Portes sarmatiques", et les mêmes que Pline l’Ancien à l’alinéa 6 paragraphe 15 livre VI de son Histoire naturelle appelle "Portes caucasiennes" conduisant vers le territoire des Ibères et des Sarmates]. Il envoya des émissaires à son père pour se défendre, pour expliquer qu’il avait pactisé avec les Romains seulement par nécessité, tout en se repliant vers la Chersonnèse taurique [la péninsule de Crimée] et en incendiant tous ses navires pour empêcher son père, qu’il savait irascible, de le poursuivre. Mais ce dernier envoya contre lui une autre flotte. Macharès devança son châtiment en se suicidant", Appien, Histoire romaine XII.474-475). Mithridate VI s’attèle ensuite à un nouveau projet grandiose : former une armée qui longera les côtes occidentales du Pont-Euxin/mer Noire - qui lui appartiennent déjà -, remontera le fleuve Danube à travers les Balkans, empruntera la plaine de Pannonie en direction des côtes septentrionales de la mer Adriatique afin d’envahir l’Italie par la plaine du Pô ("Le roi conclut des alliances avec eux [les peuples du Caucase et les Scythes] pour accomplir un projet inouï : atteindre la Macédoine en traversant la Thrace, puis traverser la Macédoine pour atteindre la Péonie ["Paion…a", région de Macédoine du nord, correspondant à la haute vallée du fleuve Axios/Vardar] et franchir la chaîne des Alpes en direction de l’Italie. Pour sceller cette alliance, il fiança ses filles aux plus puissants de leurs chefs", Appien, Histoire romaine XII. 473-474). Sans attendre, Pompée se dirige vers le Caucase, en choisissant l’intérieur des terres plutôt que la voie côtière empruntée avant lui par Mithridate VI. Aux paragraphes 478 à 481 de son Histoire romaine, Appien décrit l’itinéraire de Pompée dans le Caucase comme un quasi voyage touristique à la recherche d’Héraclès, de Prométhée, des Argonautes, et il confond en une seule les différentes batailles racontées par Plutarque et Dion Cassius : nous rejetons cette version, qui est incohérente avec l’Histoire. Selon Plutarque et Dion Cassius en effet, la marche de Pompée n’est pas une partie de plaisir. Dès la fin -66, les Romains sont stoppés par la soudaine chute des températures et par la résistance vigoureuse des Albaniens, peuple autochtone ("[Pompée] confia la garde de l’Arménie à [Lucius] Afranius et marcha contre Mithridate VI en passant à travers les peuples du Caucase. […]. L’hiver [-66/-65] surprit son armée. Au moins quarante mille barbares profitèrent du moment où les Romains célébraient la fête des Saturnales [le 21 décembre] pour les attaquer. Ils passèrent le fleuve Kyros [qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Koura" ; ce fleuve, qui traverse presque tout le Caucase d’ouest en est avant de se jeter dans la mer Caspienne, doit son nom au conquérant perse Cyrus II et marquait la frontière nord-ouest de l’Empire perse du VIème au IVème siècles av. J.-C.]. […] Pompée eût pu s’opposer au passage des ennemis, mais il choisit de les laisser traverser pour mieux les charger brusquement, les mettre en déroute et les massacrer", Plutarque, Vie de Pompée 34 ; "Orosès, roi des Albaniens vivant au-delà du Kyros, voulait aider son ami Tigrane le Jeune [alors prisonnier des Romains] et redoutait l’invasion de l’Albanie par les Romains. Il voulut profiter de l’hiver [-66/-65] pour fondre sur eux tandis que leurs camps étaient dispersés. Il se mit en marche la veille des Saturnales : lui-même se dirigea contre Metellus Celer qui détenait Tigrane [le Jeune], il envoya d’autres troupes contre Pompée, et encore d’autres troupes contre le troisième chef Lucius Flaccus, afin d’inquiéter les Romains sur plusieurs points simultanément et les empêcher de se secourir les uns les autres. Mais il ne réussit nulle part. Metellus Celer le repoussa vigoureusement. Flaccus, dans l’incapacité de défendre son camp trop étendu, fit creuser un réduit intérieur pour que les ennemis le croient inquiet : ceux-ci entrèrent dans le camp, il tomba sur eux à l’improviste, massacra les uns sur place et les autres qui fuyaient. Pompée quant à lui, informé de l’attaque imminente des barbares, se porta brusquement contre ceux qui avançaient vers lui, puis il marcha aussitôt contre le roi Orosès qui menaçaient les Romains campés ailleurs, mais inutilement puisque [Metellus] Celer l’avait déjà repoussé. Pompée néanmoins intercepta des Albaniens au moment où ils traversaient le Kyros, et les tailla en pièces", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVI.52). Au retour de la belle saison en -65, les mêmes Albaniens attaquent à nouveau les Romains ("La poursuite de Mithridate VI, qui s’était caché parmi les peuples du Bosphore [cimmérien] et du lac Méotide, fut très difficile. Pompée apprit que les Albaniens s’étaient à nouveau révoltés. Il traversa le Kyros, avec beaucoup de peine et de danger car les barbares en défendirent la berge derrière une palissade de troncs d’arbres. Après le fleuve, dont il puisa l’eau pour remplir dix mille outres, il dut marcher longtemps dans un pays sec et aride. Il retrouva des ennemis rangés en bataille sur le bord de la rivière Abas ["Abaj", probable corruption de la rivière "Araxe/Ar£xhj" graphiquement proche en grec, affluent du Kyros/Koura]. Ils étaient soixante mille fantassins et douze mille cavaliers, mal armés, la plupart couverts de peaux de bêtes en guise de cuirasse. Leur chef était un frère du roi nommé “Kosis” qui courut sur Pompée dès le début du combat, lui lança son javelot et l’atteignit à une jointure de cuirasse. Mais Pompée le perça de sa javeline, et l’étendit mort", Plutarque, Vie de Pompée 35 ; "Pompée traversa le Kyros à pied, que l’été [-65] avait rendu guéable. […] Les Romains ne rencontrèrent aucune résistance, ils s’avancèrent vers l’Abas [probablement l’"Araxe", comme dans le passage de Plutarque : les deux auteurs Dion Cassius et Plutarque semblent se référer aux mêmes archives et ils reproduisent les mêmes coquilles…] avec seulement des réserves d’eau, les autochtones leur fournirent spontanément tout le reste pour ne pas attirer les représailles. Les Romains avaient déjà franchi la rivière, quand ils apprirent qu’Orosès approchait. Pompée voulut l’attirer au combat avant que les forces romaines fussent regroupées, de peur qu’il se repliât en découvrant leur importance. Il positionna la cavalerie en première ligne et ordonna à ses soldats à l’arrière de mettre genou à terre et de se couvrir de leur bouclier sans bouger. Orosès voulut engager la bataille dès qu’il sut la présence des Romains. Comme prévu par Pompée, le roi des Albaniens crut n’avoir affaire qu’aux cavaliers et se précipita sans réfléchir. Ceux-ci prirent la fuite à dessein, ils attirèrent Orosès derrière eux, alors les fantassins se levèrent soudain en ouvrant leurs rangs pour les laisser se replier en sécurité, puis les refermèrent pour contrer les ennemis qui les poursuivaient témérairement. Ces derniers furent enveloppés, les uns périrent dans l’assaut des fantassins, les autres tombèrent sous les coups des cavaliers qui firent demi-tour et les rattrapèrent à droite et à gauche. Beaucoup d’Albaniens furent tués là par l’infanterie et la cavalerie de Pompée. Ceux qui se réfugièrent dans les bois furent brûlés avec les arbres par les Romains qui crièrent : “Saturnales ! Saturnales !” en mémoire de l’attaque des barbares durant cette fête", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.3-4). Après une ultime tentative par la route de l’est vers la mer Caspienne, qui se conclut encore par un échec en raison des difficultés du terrain ("Après ce combat, Pompée se dirigea vers l’Hyrcanie et la mer Caspienne. Il n’en était qu’à trois journées de marche quand, arrêté par le grand nombre de serpents venimeux locaux, il décida de revenir sur ses pas, et il se retira en Petite Arménie", Plutarque, Vie de Pompée 36), Pompée renonce définitivement à franchir le Caucase.


La vérité est que Pompée a intelligemment conclu que, au lieu de s’acharner à provoquer des nouveaux combats hasardeux dans le nord, mieux vaut attendre simplement la mort naturelle de Mithridate VI qui a désormais passé soixante-dix ans, ou son assassinat par ses sujets mécontents. Pompée considère que le projet grandiose d’invasion de l’Italie via les Balkans par Mithridate VI est chimérique, parce qu’il nécessite un chef vaillant et endurant, ce que Mithridate VI n’est plus, et des préparatifs militaires de grande ampleur que les sujets de Mithridate VI, après quatre décennies de guerres presque continuelles, ne supportent plus ("Pompée poursuivit le fuyard [Mithridate VI] jusqu’en Colchide, mais ne poussa pas plus loin, sûr que le roi ne contournerait pas le Pont et le lac Méotide et que par ailleurs après son échec [à Dasteira en Petite Arménie] il ne se lancerait plus dans des grandes entreprises", Appien, Histoire romaine XII.477). Autrement dit, Mithridate VI est piégé dans le nord, le contraindre à y demeurer équivaut à précipiter sa perte. Pompée s’assure donc que le Caucase, à défaut d’être conquis, sera du moins cadenassé. Les ports du royaume du Pont étant désormais sous contrôle romain, Pompée organise le blocus de l’Anatolie. A proximité, Tigrane II a placé son royaume arménien sous pouvoir romain, ou plutôt sous protection romaine car, réduit désormais à la seule Arménie, sa survie même est menacée, donc aucun risque de trahison de sa part. Reste le royaume parthe entre l’Arménie et la mer Caspienne : Pompée doit montrer ses crocs pour inciter Phraatès III à rester neutre. Ensuite les légions descendront vers le Levant pour achever la stabilisation de la Méditerranée nord-orientale ("[Pompée] désira alors ardemment conquérir la Syrie et traverser l’Arabie jusqu’à mer Erythréenne [la mer Rouge] afin de borner toutes ses conquêtes par l’Océan qui entoure la terre […]. Il voyait que Mithridate VI était difficile à atteindre par ses troupes, et plus dangereux dans la retraite que dans l’attaque. Il dit : “Je vais lui laisser un ennemi plus fort que lui-même : la famine”, et il envoya ses navires sillonner le Pont-Euxin pour y empêcher l’approvisionnement du Bosphore [cimmérien] et punir de mort les marchands qui s’y risqueraient. Puis il se mit en marche avec le gros de son armée", Plutarque, Vie de Pompée 38-39). La lecture entrecroisée de Plutarque et Dion Cassius suggère une crainte réciproque de la part du roi parthe et du généralissime romain : Phraatès III est sur le trône depuis seulement quelques années et son pouvoir est fragile, notamment face à ses deux propres fils Mithridate et Orodès qui rêvent de prendre sa place, Pompée de son côté sait bien qu’aucun chef occidental n’a réussi une guerre au-delà de la Syrie depuis Antiochos III. Phraatès III députe à nouveau vers Pompée pour réclamer la libération de son gendre Tigrane le Jeune et la cession de la Gordyène et de la Sophène confiés officiellement quelques mois plus tôt à Tigrane le Jeune. Pompée méprise les députés parthes ("Peu de temps après [la mise aux fers de Tigrane le Jeune par Pompée], le Parthe Phraatès III députa pour réclamer la libération de son gendre Tigrane le Jeune et signifier à Pompée qu’il devait borner ses conquêtes à l’Euphrate. Pompée répondit que Tigrane le Jeune était mieux près de son père que de son beau-père, et que les bornes de ses conquêtes seraient décidés par la justice", Plutarque, Vie de Pompée 33), et pour seule réponse il envoie son lieutenant Lucius Afranius occuper la Gordyène ("En voyant la rapidité des progrès de Pompée, l’Arménie et le Pont voisin conquis par ses lieutenants, Gabinius franchir l’Euphrate et atteindre les bords du Tigre, [Phraatès III] eut peur et désira confirmer son traité avec Pompée. Mais il n’obtint rien. Confiant dans ses succès et dans les espoirs qu’ils lui donnaient pour l’avenir, Pompée le méprisa, il parla avec arrogance à ses ambassadeurs et exigea que Phraatès III lui abandonnât la Gordyène, que ce roi contestait à Tigrane II. Les ambassadeurs ne répondirent pas car ils n’avaient aucune instruction sur ce sujet, alors Pompée écrivit une lettre à Phraatès III et, sans attendre la réponse, il envoya immédiatement Afranius vers la Gordyène afin de s’en emparer et de la donner à Tigrane II", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.5 ; "Le Parthe [Phraatès III] s’étant jeté sur la Gordyène et opprimant les sujets de Tigrane II, Pompée envoya contre lui Afranius avec un corps d’armée", Plutarque, Vie de Pompée 36). Mais Afranius s’avance imprudemment vers la Mésopotamie, dans la région d’Arbèles (aujourd’hui Erbil en Irak). Agit-il de lui-même ? ou obéit-il à Pompée qui a promis aux Grecs de Médie et d’Elymaïde de les libérer du joug parthe, comme le sous-entend Plutarque ("[Pompée] reçut des ambassadeurs des rois d’Elymaïde et de Médie, et leur remit des lettres remplies de témoignages d’amitié pour leurs maîtres", Plutarque, Vie de Pompée 36) ? Afranius doit faire demi-tour par manque de vivres, à cause de l’hiver -65/-64 qui arrive, et n’est sauvé que par l’aide de Grecs macédoniens venus d’Harran alias "Carrhes" en latin (aujourd’hui en Turquie), qui le ramènent à son point de départ en Arménie ("[Afranius] le chassa [Phraatès III] jusque dans la région d’Arbèles", Plutarque, Vie de Pompée 36 ; "Au mépris des conventions avec le roi parthe, Afranius regagna la Syrie en traversant la Mésopotamie. Il s’égara en chemin et souffrit beaucoup de l’hiver [-65/-64] et du manque de vivres. Il aurait péri avec ses soldats, si des colons macédoniens établis à Carrhes ne l’avaient pas accueilli et accompagné plus loin", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.5). Phraatès III répond à cette agression en lançant au printemps -64 une attaque contre l’Arménie de Tigrane II, qu’il vainc ("[Pompée] railla l’appellation “roi des rois” dont Phraatès III se parait face aux autres peuples, et les Romains qui la lui avaient accordée. Dans ses lettres en effet, Pompée l’appela seulement “roi” en retranchant “des rois” […]. Phraatès III craignait Pompée et cherchait un accord. Mais il considéra l’amputation de son titre comme une atteinte à sa royauté. Il députa pour se plaindre de toutes les injustices subies et défendre le passage de l’Euphrate. Pompée n’ayant montré aucune modération dans sa réponse, Phraatès III, au commencement du printemps sous le consulat de Lucius [Julius] Caesar et Caius [Marcus] Figulus [en-64], se mit en campagne pour son gendre, fils du roi Tigrane II. Défait dans une bataille, il fut ensuite vainqueur", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.6). Tigrane II demande le secours de Pompée. Mais celui-ci craint de subir un scénario similaire à celui subi par Lucullus naguère : il ne veut pas (ou il ne veut plus ?) tenter l’aventure en Mésopotamie et risquer d’anéantir tous ses succès, il refuse donc de secourir Tigrane II, et tempère la colère de Phraatès III en disant n’être pas responsable des exactions d’Afranius du côté d’Arbèles, vouloir une paix négociée avec les Parthes et se limiter à batailler contre Mithridate VI et ses anciens sujets ("Tigrane II ayant appelé à son secours Pompée qui était en Syrie, Phraatès III envoya de nouveau une ambassade au général romain pour exposer clairement tous ses griefs à l’encontre des Romains, suscitant la honte et l’inquiétude de Pompée. Ce dernier ne secourut pas Tigrane II. Et il ne tenta plus rien contre Phraatès III, expliquant que son expédition était dirigée non pas contre lui mais contre l’armée de Mithridate VI, répétant qu’il préférait se contenter de ses succès présents plutôt que se risquer à les ruiner en désirant davantage, comme Lucullus naguère. Affectant le langage d’un sage, il dit que “la passion permanente d’acquérir est dangereuse” et que “convoiter le bien d’autrui est injuste”. Mais il parla ainsi parce qu’il n’était plus en mesure de lui nuire. Redoutant les forces du roi parthe, craignant l’inconstance des fortunes humaines, il renonça à l’affronter, repoussant ceux qui l’y incitaient. Il encaissa les accusations de Phraatès III et, sans les réfuter, il répondit que le différend frontalier avec Tigrane II devait être tranché par trois commissaires", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.6-7). Des négociateurs sont désignés, et finalement les trois partis s’entendent sur un compromis général : Pompée est prêt à signer n’importe quoi pour sécuriser ses arrières avant de s’engager au Levant, Phraatès III n’a au fond aucun grief contre Tigrane II et serait même très heureux de l’avoir comme allié contre Pompée, et Tigrane II rêve de jouer les arbitres entre Pompée qui ne l’a pas secouru et Phraatès III qui l’a bafoué en alimentant la révolte de Tigrane le Jeune ("[Pompée] envoya les commissaires. Tigrane II et Phraatès III les acceptèrent pour arbitrer leurs revendications, le premier parce qu’il était indigné de n’avoir obtenu aucun secours, le second parce qu’il voulait que le roi d’Arménie conservât une autorité afin de le retourner comme allié contre les Romains dès que l’occasion se présenterait. Tous deux savaient que si l’un affaiblissait l’autre, cela faciliterait les projets d’expansion des Romains et condamnerait le vainqueur à tomber sous leur domination. Tels furent les motifs de leur réconciliation", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.7).


Nous avons quitté Antioche en -69, au moment où Antiochos XIII (fils d’Antiochos X Eusèbe, donc arrière petit-fils de Cléopâtre Thea) est devenu le nouveau roi séleucide, reconnu par Lucullus. Nous avons vu qu’en -67 Antiochos XIII bénéficiait du soutien des Antiochiens, puisque quand Clodius a essayé de les soulever contre Antiochos XIII les habitants d’Antioche ont violemment éjecté ledit Clodius de leur cité. Ce soutien des Antiochiens était très certainement dû à la lutte d’Antiochos XIII contre contre les incursions du scheik arabe Aziz installé à Beroia/Alep. Nous avons vu aussi que Philippe Ier (fils d’Antiochos VIII Grypos, donc petit-fils de Cléopâtre Thea : Philippe Ier est un grand cousin d’Antiochos XIII), installé en Cilicie depuis -94, a survécu on-ne-sait-comment à toutes les péripéties que la région a connues depuis cette date (Philippe Ier est-il parmi les pirates repentis grâciés fin -67 par Pompée, qui le juge inoffensif ?). Diodore de Sicile, dans un passage du livre XL de sa Bibliothèque historique rapporté à l’état fragmentaire par Constantin VII Porphyrogénète, dit qu’Antiochos XIII a subi une défaite. On ignore quand, où, et contre qui (peut-être contre les Parthes, selon un passage de la version partielle arménienne de la Chronique perdue d’Eusèbe de Césarée ["Antiochos XIII fut vaincu par les Parthes et s’enfuit", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, page 261] ?). Peu importe : certains Antiochiens profitent de cette défaite pour comploter le renversement d’Antiochos XIII et son remplacement par Philippe Ier. Malheureusement pour eux, le complot est découvert, ils sont obligés de fuir vers la Cilicie. C’est peut-être à ce complot raté que Clodius participe, avant d’être chassé d’Antioche en -67. Philippe Ier ne baisse pas les armes : il entre en contact avec le scheik Aziz à Beroia/Alep, dont il obtient le soutien spontané contre Antiochos XIII ("Pleins de mépris pour le roi Antiochos XIII en raison de sa défaite, certains Antiochiens cherchèrent à soulever le peuple et conseillèrent de le chasser de la cité. Mais le roi domina la rébellion, les responsables furent effrayés, ils quittèrent la Syrie pour se réfugier en Cilicie où ils organisèrent le retour de Philippe Ier fils d’Antiochos VIII Grypos. Philippe Ier reçut favorablement leur demande, il se rendit chez l’Arabe Aziz qui l’accueillit avec joie, le ceignit du diadème et l’aida à revenir dans son royaume", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 54). Ce dernier cherche un allié. Il députe vers le scheik arabe Sampsikéramos installé à Emèse/Homs, qu’il invite avec sa tribu en armes à Antioche. C’est une mauvaise idée. Car Sampsikéramos et Aziz ont convenu secrètement de zigouiller les deux dignitaires grecs séleucides et de s’approprier ce qui reste de leur royaume, c’est-à-dire Antioche et ses alentours. Abusé par le sourire trompeur de son faux ami arabe Sampsikéramos, Antiochos XIII se laisse bêtement capturer. Pendant ce temps à Beroia/Alep, l’aussi fourbe scheik Aziz planifie l’assassinat de Philippe Ier ("Plaçant tous ses espoirs dans l’aide militaire de Sampsikéramos, [Antiochos XIII] le fit venir avec son armée. Celui-ci, qui avait conclu avec Aziz un accord secret visant à tuer les rois, arriva avec son armée et demanda à Antiochos XIII de le rejoindre. Il feignit l’amitié quand le roi se présenta innocemment, avant de le contenir et de le placer enchaîné sous bonne garde. […] En application de l’accord conclu avec lui qui visait à partager le royaume de Syrie, Aziz projeta pareillement d’assassiner Philippe Ier", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 53). Tel est le contexte lors de l’arrivée des légions de Pompée à Antioche au printemps -64. Antiochos XIII depuis sa prison d’Emèse/Homs réussit à envoyer un messager demander l’aide romaine. Mais Pompée comprend vite qu’Antiochos XIII ne contrôle plus rien, et il subodore les prétentions des deux scheiks. Pour anticiper la déposition de la dynastie séleucide par les Arabes, il n’a pas d’autre choix que… la déposer lui-même, et transformer ce qui reste du royaume séleucide en une nouvelle province romaine, sous l’autorité d’un préfet et d’un contingent permanent ("Après sa victoire sur Tigrane II, Lucullus reconnut Antiochos XIII [petit-]fils d’[Antiochos IX] Cyzicène sur le trône de Syrie. Mais ce pouvoir accordé par Lucullus fut plus tard retiré par Pompée, qui répondit aux réclamations du [petit-fils d’Antiochos IX] Cyzicène [c’est-à-dire Antiochos XIII] “ne pas vouloir donner à la Syrie, de gré ou de force, un roi demeuré caché au fond de la Cilicie durant les dix-huit ans que Tigrane II avait occupé son trône, et, maintenant que Tigrane II était abaissé par les victoires des Romains, réclamant pour lui-même un pouvoir qu’il n’avait jamais possédé, qu’il avait cédé à Tigrane II sans savoir le défendre”. Pompée craignait par ailleurs que ce royaume devint la proie des juifs et des Arabes. C’est ainsi qu’il réduisit la Syrie au statut de province romaine, et que l’Orient, à cause des discordes entre princes consanguins, tomba progressivement sous le joug de Rome", Justin, Histoire XL.2 ; "Pompée élimina Mithridate VI, consentit à laisser Tigrane II gouverner l’Arménie, mais il chassa du trône de Syrie Antiochos XIII qui n’avait pourtant commis aucune faute contre les Romains. Officieusement, il profita de l’armée dont il disposait pour accaparer un vaste royaume, mais officiellement il déclara que la Syrie ne pouvait plus être dirigée par les Séleucides chassés naguère par Tigrane II, elle devait être dirigée désormais par les Romains vainqueurs de Tigrane II", Appien, Histoire romaine XI.250 ; "[Pompée] n’avait rien à reprocher à Antiochos XIII fils d’Antiochos X Eusèbe, qui réclamait sur place la restitution de la couronne paternelle, mais il estima que celle-ci revenait de fait aux Romains puisqu’ils avaient repoussé du royaume Tigrane II le vainqueur d’Antiochos X", Appien, Histoire romaine XII.500 ; "Antiochos XIII fut vaincu par les Parthes et s’enfuit. Plus tard il députa vers Pompée dans l’espoir d’être restauré en Syrie. Mais Pompée, à qui les gens d’Antioche donnèrent de l’argent, ignora Antiochos XIII et rendit la cité autonome" Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, page 261 ; "Comme la Syrie n’avait plus de rois légitimes, [Pompée] la réduisit en province et la déclara possession du peuple romain", Plutarque, Vie de Pompée 39). Sampsikéramos, n’ayant plus aucun intérêt à maintenir Antiochos XIII en vie, l’assassine. Philippe Ier de son côté échappe à Aziz qui voulait pareillement l’assassiner ("[Sampsikéramos] le fit périr [Antiochos XIII]. En application de l’accord conclu avec lui qui visait à partager le royaume de Syrie, Aziz projeta pareillement d’assassiner Philippe Ier, mais ce dernier, informé du complot, se réfugia à Antioche", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 53), mais ne jouera plus aucun rôle politique : on le retrouvera plus tard, sous la préfecture de Gabinius entre -57 et -55, essayant vainement d’imposer ses ascendances lagides à Alexandrie, puis il disparaîtra ("Philippe Ier dont j’ai parlé précédemment, fils d’[Antiochos VIII] Grypos et de Tryphaina fille de Ptolémée VIII [Physkon], fut également déposé. Il voulut aller en Egypte pour y régner, à l’appel des habitants d’Alexandrie, mais Gabinius le gouverneur romain de Syrie, officier de Pompée, l’en empêcha. C’est ainsi que la dynastie royale de Syrie finit, avec Antiochos XIII et Philippe Ier", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, page 261). Le premier gouverneur de la province romaine de Syrie est Marcus Aemilius Scaurus. Selon Plutarque, Pompée envoie son lieutenant Afranius vers les monts Aman, pour signifier à Aziz et à Sampsikéramos qu’ils doivent renoncer à leur projet d’appropriation de la Syrie ("Pompée, par son lieutenant Afranius, soumit les Arabes habitant autour des monts Aman, et descendit en Syrie", Plutarque, Vie de Pompée 39). Selon Flavius Josèphe, il envoie parallèlement ses lieutenants Marcus Lollius Palicanus et Metellus Celer contre le roi nabatéen Arétas III installé à Damas, pour le dissuader aussi de convoiter les dépouilles du royaume séleucide ("Le roi de l’Arabie Pétrée ["Pštran/Rocheuse, Pierreuse", dérivé de "pštroj/pierre", origine du nom de la cité nabatéenne de "Pétra", site archéologique sur l’actuelle commune de Wadi Musa dans le sud-ouest de la Jordanie, à une vingtaine de kilomètres de la frontière israélienne], qui avait jusqu’alors méprisé la puissance romaine, effrayé à l’approche de Pompée, lui écrivit pour l’assurer de sa totale obéissance et de sa totale disponibilité. Pour renforcer sa résolution, Pompée envoya son armée en Pétrée", Plutarque, Vie de Pompée 41 ; "Pompée guerroya aussi contre les Arabes nabatéens dirigés par le roi Arétas III", Appien, Histoire romaine XII.498 ; "Pompée marcha contre Arétas III qui régnait jusqu’à la mer Erythrée [la mer Rouge], sur le pays des Arabes aujourd’hui sous domination romaine. Il avait beaucoup nui naguère à la Syrie, et continuait à la menacer tandis qu’elle était sous protection romaine, Pompée envoya donc ses troupes contre Arétas III et ses voisins, les vainquit aisément et laissa un contingent sur place", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.15). Ce contingent romain envoyé vers Damas reçoit bientôt la visite du gouverneur Scaurus, tandis que Pompée passe l’hiver -64/-63 en Arménie où, toujours selon Flavius Josèphe, Tigrane II semble manifester des velléités contre l’hégémonie romaine (c’est certaintement à cette époque que, pour l’anecdote, le roi osroène Abdgar II se rallie à Pompée : "A cette époque, Pompée, qui était en Arménie encore en conflit contre Tigrane II, envoya Scaurus vers Damas en Syrie. Quand celui-ci arriva dans cette cité, il retrouva [Marcus] Lollius [Palicanus] et Metellus [Celer] qui venaient de s’en emparer", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.29).


Hellénistes et latinistes ont raison de juger la dissolution de la dynastie séleucide et la création de la province romaine de Syrie comme un événement de première importance dans l’Histoire de Méditerranée orientale, qui matérialisent en -64 la fin de l’hégémonie grecque sur le Levant - après la dissolution de l’autre grande dynastie hellénistique des Antigonides en -168 et la création de la province romaine de Macédoine en -148, qui matérialisaient la fin de l’hégémonie grecque sur le continent européen et la mer Egée. Mais, parce qu’ils limitent leur vision au cadre étroit de l’Histoire hellénistique ou de l’Histoire romaine, depuis la Grèce ou depuis Rome, refusant d’étudier les données levantines et refusant de s’élever pour mesurer les sources de l’amont et les estuaires de l’aval, ils continuent aujourd’hui en l’an 2000 à se perdre en circonvolutions littéraires, à survaloriser la gabégie des souverains hellénistiques et les sordides calculs électoraux des dignitaires romains de l’époque, autant qu’à minimiser voire à ignorer les conséquences sociales, politiques et religieuses sur les populations locales. Les uns disent que la déposition de la dynastie grecque séleucide et la création de la province romaine de Syrie ne découlent que de la jalousie de Pompée vis-à-vis de Lucullus, sur le mode : "Lucullus a installé Antiochos XIII sur le trône séleucide en -69, alors Pompée pour se démarquer a agi délibérément en sens contraire en -64 en renversant Antiochos XIII et en abolissant le trône séleucide". Cette explication n’est pas crédible, et elle trahit une grande arrogance occidentalocentrique car elle sous-entend que les Levantins ne sont que des pions sans âme acceptant docilement tel maître un jour et tel autre maître le lendemain. L’explication du tampon contre les Parthes, sur le mode : "Pompée a créé la province de Syrie pour empêcher les Parthes de remplacer les Séleucides et d’accéder à la Méditerranée", n’est pas davantage convaincante, car on a vu que les Parthes vers -64 ne sont pas une menace contre Rome : le roi récent Phraatès III a des gros soucis familiaux avec ses fils Mithridate et Orodès, qui finiront par l’assassiner en -58, il doit composer avec les Grecs instables de son propre royaume (notamment ceux installés en Médie et en Elymaïde, selon le paragraphe 36 précité de la Vie de Pompée de Plutarque), il n’a nullement envie de s’ajouter des problèmes avec ses voisins, son intervention en Arménie en -64 n’est pas l’œuvre d’un conquérant agressif mais au contraire une réponse mesurée aux fanfaronnades de Pompée et à l’agression de son lieutenant Afranius contre Arbèles, Phraatès III conclut d’ailleurs rapidement un compromis avec Tigrane II et avec Pompée. Nous sommes dubitatifs face au discours des autres qui s’efforcent d’associer l’intervention romaine à Antioche en -64 à d’hypothétiques pressions de lobbys affairistes romains en quête de nouveaux marchés : la Syrie de -64 n’est pas la Grèce de l’époque de Philippe V ni l’Anatolie de l’époque d’Antiochos III, et la Rome de l’époque de Flamininus et des frères Scipion n’était pas la Rome de -64, aucun texte ancien ni aucun indice archéologique ne suggère que Pompée serait soutenu ou manipulé ou influencé par des marchands romains comme l’a été effectivement le Sénat à l’époque de Flamininus et des frères Scipion, et plus tard à l’époque de Paul-Emile (qui a créé le port franc de Délos), à l’époque de Quintus Caecilius Metellus (qui a créé la province romaine de Macédoine avec ses percepteurs), à l’époque de Sulla (qui a systématisé le matracage fiscal sur toute l’Anatolie depuis Pergame). Nous rejetons pareillement ceux qui voient dans cet événement une énième bouffée hégémonique de Pompée, sur le mode : "Après avoir soumis des peuples qu’il a déportés dans des cités-garnisons, auxquelles il a donné son nom comme Alexandre et les diadoques jadis, Pompée se rêve en roi hellénistique, il veut se constituer un domaine autour d’Antioche pour imiter Antiochos III naguère, dont il reprend le qualificatif “Magnus/le Grand”, il devient ainsi le modèle de ses pairs romains qui rêveront pareillement de grandeur hellénistique après lui, par exemple Crassus qui voudra se tailler un domaine en Mésopotamie, ou César qui se taillera un domaine en Gaule". Si la province créée par Pompée semble certes l’héritière du royaume séleucide, notre étude montre bien que, comme la province de Pergame, comme la province de Cyrénaïque, comme la province de Bithynie, elle est un héritage contraint et non désiré, l’ego de Pompée occupe une place très secondaire dans son apparition. La vérité est que l’acte de Pompée est une conséquence nécessaire de la "force des choses" dont avons parlé plus haut, et elle s’inscrit pleinement dans l’imperium infinitum dont Pompée est investi. Dans le contexte levantin du moment, Pompée ne pouvait pas agir autrement. Ne pas créer cette province romaine de Syrie, cela aurait causé des problèmes immédiats et graves. Ne pas instaurer une présence romaine permanence à Antioche, cela aurait signifié l’atomisation de la région (momentanément dédaignée par l’Arménien Tigrane II et par le Phraatès III, trop occupés à résoudre leurs problèmes internes) par des petits caïds locaux inconstants et déloyaux - comme Aziz et Sampsikéramos, qui caressent la main qui les bat et mordent la main qui les caresse -, le retour rapide de l’anarchie sur terre et sur mer, le retour de la piraterie dans le nord-est méditerranéen. Créer cette province coûte cher au budget romain, mais ne pas la créer aurait coûté encore plus cher, car les escadres romaines installées par la loi Gabinius auraient été continuellement sollicitées, elles auraient réclamé des moyens plus importants, et les légions installées à Pergame, à Nicomédie, à Tarse, auraient dû intervenir régulièrement comme arbitres entre ces fourbes petits caïds locaux (sans compter les appétits potentiels des héritiers de l’Arménien Tigrane II et du Parthe Phraatès III !). Cette "force des choses" qui ne doit rien à Pompée, ni à des masses concertées comme le prétendent les marxistes ni à un Dieu tout-puissant comme le prétendent les croyants, qui est simplement un exemple de logique historique similaire à celle qu’Hérodote jadis avait révélée dans son analyse des causes nécessaires et des conséquences obligées entre l’époque de Crésus et l’époque de Salamine, provoquera au Levant une suite de bouleversements souvent zappés par les hellénistes et les latinistes, parmi lesquels la naissance du christianisme. Elle redéfinit en effet totalement les rapports diplomatiques, elle inverse certaines alliances et en suscite d’autres. Dans nos précédents paragraphes, nous avons notamment insisté de manière très vigoureuse et argumentée, contre les livres et les documentaires de l’an 2000 destinés au grand public, sur le fait qu’entre le règne de Ptolémée Ier à la fin du IVème siècle av. J.-C. et l’arrivée des légions à Antioche en -64 les relations entre les cadres juifs et les Romains sont très étroites, parce que les cadres juifs et les Romains ont alors un adversaire commun : les Grecs moyens, qui imposent leurs lois civiques et charment par leurs mœurs et par leur science les populations autochtones - dont les propres enfants des cadres juifs ! - dans toute la Méditerranée depuis le Levant jusqu’à l’Italie. Nous avons lourdement rappelé que cela est confirmé par les sources juives elles-mêmes et par d’innombrables incidences d’auteurs anciens. Oui, in fine, juifs et Romains se feront la guerre en 66, les Romains détruiront le Temple de Jérusalem en 70, ils extermineront la dernière résistance juive à Massada en 73, ils écraseront sans pitié toutes les tentatives de soulèvement juives aux siècles suivants, mais cela n’implique pas que cette hostilité sanglante finale entre juifs et Romains remonte à l’aube des temps. Jusqu’à l’arrivée du Romain Pompée à Antioche en -64, cette hostilité n’existait pas. Nous avons vu que les deux livres des Maccabées s’enorgueillissent des prévenances du Sénat romain à l’égard des cadres juifs au début du IIème siècle av. J.-C., que ce soient les proches du Grand Prêtre à Jérusalem inclinant vers Ezékiel (d’où est probablement issu Maccabées 1), ou les pharisiens en-dehors de Jérusalem inclinant vers Isaïe II (tel Jason de Cyrène, auteur d’une œuvre historique en cinq livres dont Maccabées 2 est le résumé). Nous avons vu qu’en Anatolie les juifs ont été des grands bénéficiaires du matracage fiscal instauré par les Romains, qu’ils étaient aux côtés des Romains contre les Grecs locaux lors de l’intervention de Mithridate VI en -88, auquel ils ont tenté vainement de soustraire leurs appropriations mobiliaires en les transportant sur l’île de Kos. Nous avons vu aussi qu’en Afrique du nord ils ont suivi strictement l’attitude des Romains depuis le début du IIème siècle av. J.-C. : quand Popilius par son célèbre Cercle en -164 a défendu indirectement Ptolémée VI contre Antiochos IV, les cadres juifs ont profité de Ptolémée VI (comme Aristobule "didascale" de Ptolémée VI installé en Egypte selon Maccabées 2 1.10 et selon Clément d’Alexandrie au paragraphe 14 précité livre V de ses Stromates, ou comme le Grand Prêtre déchu Onias IV installé à Léontopolis vers -162, ou comme l’historien Jason de Cyrène qui semble avoir vécu sous Ptolémée VI puisque Maccabées 2, abrégé de son œuvre, se termine sur la victoire de Judas Maccabée contre Nicanor stratège de Démétrios Ier à Hadacha au printemps -161, soit au même moment que la prise en mains brutale de la Cyrénaïque par Ptolémée VIII Physkon), et quand Ptolémée VIII Physkon est devenu roi en -145/-144 Rome s’est retirée du jeu égyptien, et les cadres juifs d’Egypte ont été persécutés (ils ont été écrasés par des éléphants de Ptolémée VIII Physkon selon les paragraphes 51-55 précités livre II de Contre Apion de Flavius Josèphe) en laissant leurs propres enfants se déjudaiser (le petit-fils de Jésus ben Sirac voyage en Egypte "la trente-huitième année de règne de [Ptolémée VIII] Evergète" en -132/-131 selon les versets 27-30 précités de la Préface du Siracide, et il constate que les juifs n’y parlent plus hébreu au point qu’il doit traduire le Siracide en grec pour y être compris) ou ils ont déménagé en Cyrénaïque devenue un royaume indépendant dirigé par Ptolémée Apion, où leurs descendants en -67 accueillent le Romain Lucullus contre les Grecs locaux. Ces excellentes relations entre cadres juifs et Romains s’achèvent précisément avec la création de la province romaine de Syrie par Pompée en -64. Parce que la création de cette province barre les expansions territoriales du royaume d’Israël vers le nord, et parce qu’elle remplace l’œcuménie/kosmopolis certes ondoyante mais ouverte des Grecs par l’assujettissement strict et clos aux Romains. Elle renverse totalement les intérêts : les Grecs moyens et les cadres juifs jusqu’alors opposés, sont désormais unis dans une aversion partagée contre les Romains, ceux-ci désireux de recouvrer leur indépendance, ceux-là inquiets de la présence des légions à la frontière galiléenne et des empiètements de l’ordre latin - qui est encore plus opposé au nationalisme d’Ezékiel et au messianisme universel d’Isaïe II, que l’était l’œcuménie/kosmopolis des Grecs.


Ce rapprochement entre juifs et Grecs a été facilité par la progressive hellénisation de la dynastie asmonéenne, à travers des aléas historiques que nous voulons aborder ici. Dès le départ en effet, la relation entre les Asmonéens et les Romains était ambiguë : les Asmonéens attendaient beaucoup des Romains, au contraire les Romains n'attendaient pas grand-chose des Asmonéens, l'alliance avec Rome était importante aux yeux des Asmonéens, alors que l'alliance avec les Asmonéens n'était qu'une arme secondaire aux yeux de Rome dans la lutte contre les Grecs. Nous avons vu, à l'occasion de notre étude sur Maccabées 1 dans notre paragraphe précédent, que le tout premier sénatus-consulte obtenu par Judas Maccabée en -161, rapporté intégralement aux versets 23 à 32 chapitre 8 de Maccabées 1, n'était pas une marque de générosité spontanée et gratuite de la part du Sénat : primo ce sénatus-consulte était adressé "au peuple juif" ("œqnei iouda…wn", Maccabées 1 8.23) et non pas "aux Judéens" ou à Judas Maccabée en personne, c'est-à-dire qu'il était adressé aux individus de confession juive indistinctement installés dans toutes les cités méditerranéennes, dont à Antioche et à Rome, et non pas à la formation politique que Judas Maccadée prétendait représenter associée au territoire de Judée, secundo il était la conséquence de la fuite de Démétrios Ier de sa prison dorée romaine et de sa prise de pouvoir à Antioche, il trahissait la colère et l'inquiétude des sénateurs romains face aux ambitions et à la compétence de Démétrios Ier dans le rétablissement de la puissance séleucide. Pour dire les choses simplement, les Romains ont décrété ce sénatus-consulte principalement pour attirer à eux les juifs de Rome et Antioche contre Démétrios Ier, afin d'empêcher Démétrios Ier d'attirer à lui les juifs d'Antioche et de Rome contre les Romains. Cela était prouvé par la conclusion de ce sénatus-consulte, que l'auteur de Maccabées 1 a malignement séparé du reste du texte par le commentaire anodin du verset 29 chapitre 8 ("Tels sont les termes du traité que [les Romains] ont conclu avec le peuple juif") : cette conclusion établissait que "dans l'avenir les deux alliés [Romains et juifs] pourront s'accorder pour ajouter ou supprimer une clause" au sénatus-consulte (Maccabées 1 8.30), autrement dit le Sénat refusait de se lier indéfectiblement aux juifs et se réservait la possibilité de réorienter, ou d'atténuer, ou d'annuler les clauses de l'accord, elle révélait aussi l'envoi parallèle d'un message à Démétrios Ier pour le dissuader de restaurer l'hégémonie séleucide sur le sud Levant ("Nous avons adressé au roi Démétrios Ier ce message écrit, relatif aux torts qu'il cause aux juifs : “Pourquoi opprimes-tu si durement nos amis et alliés, les juifs ? S'ils se plaignent encore de toi, nous défendrons leurs droits et nous te ferons la guerre sur mer et sur terre”", Maccabées 1 8.31), autrement dit la démarche des sénateurs visait non pas à aider les juifs mais bien à contenir Démétrios Ier. Le même sénatus-consulte a été renouvelé avec Jonatan vers -144 contre Démétrios II et contre Diodotos/Tryphon (avec beaucoup moins d'empressement qu'en -161 : "Les ambassadeurs [de Jonatan] partirent pour Rome et se présentèrent devant les membres du Sénat. Ils leur dirent : “Le Grand Prêtre Jonatan et le peuple juif nous ont envoyés pour renouveler le traité d'amitié et d'alliance que vous avez signé avec eux”. Les membres du Sénat leur donnèrent des lettres à l'attention des autorités des pays qu'ils traversaient, afin de garantir leur retour", Maccabées 1 12.3-4), puis avec Simon en -142 contre les mêmes (rapporté intégralement aux versets 15 à 24 précités chapitre 15 de Maccabées 1), mais cela n'a pas empêché le Sénat d'expulser brutalement les juifs de Rome en -139 sous un obscur prétexte ("Sous le consulat de Marcus Popilius Laenas et de Lucius Calpurnius [Pison] [en poste en -139], le préteur pérégrin Cnaeus Cornélius Hispalus décréta l'expulsion sous dix jours des Chaldéens de Rome et de l'Italie, qui abusaient les esprits faibles et les sots par leur trompeuses interprétations des astres. Le même préteur obligea également les juifs, qui corrompaient les mœurs de Rome en y introduisant le culte du dieu Sabazios [originellement thrace ou phrygien, peut-être avatar d'un dieu de l'Orage local, le dieu Sabazios semble associé tardivement à Yahvé, soit par son symbole puisqu'il est suggéré par une main dressée rappelant la main de Yahvé vue par Moïse en Exode 33.22-23, soit par calembour puisque "Sabazios" peut se traduire en "Dieu du sabbat" via le suffixe "-zios" homonyme de "qeÒj, deus/dieu" en grec et en latin, et le radical "Saba" homonyme de "sabbat"], à retourner dans leurs foyers", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.1, Exemples étrangers 5). Nous avons également remarqué lors de notre étude de Maccabées 1 dans notre paragraphe précédent que le narrateur de ce livre, qui est un juif nationaliste - donc qui cherche en toutes occasions à montrer la parfaite unité des juifs et leur parfaite loyauté à Yahvé -, cache mal son malaise et sa difficulté à reconnaître que Jonatan était facilement corruptible et peu sensible aux questions d'honneur (qui n'a pas hésité à trahir Démétrios Ier pour obtenir d'Alexandre Balas la Grande Prêtrise du Temple, ni à trahir Démétrios II pour obtenir d'Antiochos VI les côtes jusqu'à la frontière égyptienne, ni à trahir Antiochos VI pour obtenir de Tryphon la cessation de Ptolémaïs et des forteresses alentours). Si Judas Maccabée a manifesté une franche hostilité aux Grecs, son frère et successeur Jonatan au contraire n'a pas protesté quand vers -152 Démétrios Ier a voulu enrôler trente mille juifs dans l'armée séleucide (Maccabées 1 10.36-37), ni quand Alexandre Balas vers -150 l'a couvert de son propre manteau de pourpre, insigne royal hellénistique, pour montrer à tous que la Judée était sous son autorité (Maccabées 1 10.62), et l'a transformé en fonctionnaire du royaume séleucide par sa nomination comme "stratège/strathgÒj" de Judée (Maccabées 1 10.65), ni quand vers -144 Antiochos VI a fonctionnarisé aussi Simon par sa nomination comme "stratège/strathgÒj" des côtes sud levantines (Maccabées 1 11.59). Paradoxalement, l'autonomie de la Judée a accéléré son hellénisation. Ainsi l'expression "cité sainte" pour parler de Jérusalem, dans la bouche de Démétrios Ier vers -152, doit être comprise comme "cité grecque", avec toutes ses conséquences : certes le Temple a recouvré son inviolabilité, certes son culte à Yahvé a été reconnu, certes son tribut a été aboli, mais il est devenu aussi une propriété du royaume séleucide, entretenu par le trésor royal séleucide, exactement comme en France depuis 1905 les cultes dépendent des autorités religieuses tandis que l'entretien - et donc le contrôle - des édifices religieux dépend de l'Etat français ("Je m'engage à donner annuellement cinq mille sicles d'argent prises sur les ressources royales. Auparavant, les provinces royales les plus importantes conservaient leurs surplus d'argent, désormais ceux-ci seront consacrés aux besoins du Temple", Maccabées 1 10.40-41). De plus, la reconnaissance de Jérusalem comme cité sainte ne signifie nullement que Démétrios Ier voit en Yahvé le Dieu unique : il respecte simplement le culte à Yahvé dans la cité de Jérusalem comme les grecs en général respectent le culte à Athéna dans la grande cité d'Athènes, ou le culte à Amon dans la cité isolée de Siwah, ou le culte à Poséidon dans la petite cité de Poseidonia/Paestum. Cette tendance s'est confirmée sous Simon, qui a remplacé Jonatan assassiné en -142 : dès que Démétrios II a renoncé à tout droit fiscal et militaire sur Israël, établissant de facto son autonomie, Simon a imité l'usage séleucide de dater les événements par rapport au roi fondateur ("C'est ainsi qu'en l'an 170 [du calendrier séleucide, soit -142 du calendrier chrétien], Israël fut enfin libéré de la domination des peuples païens, et que les actes et les contrats commencèrent à être datés de la façon suivante : “En l'an 1 de l'instauration de Simon comme Grand Prêtre, stratège et hégémon des juifs”", Maccabées 1 13.41-42), de porter le manteau de pourpre ("Simon était le responsable des affaires du Temple, tout le monde devait lui obéir, tous les documents officiels du pays devaient être rédigés en son nom et il avait le droit de porter le pourpre de cérémonie et les insignes d'or", Maccabées 1 14.43) et de battre monnaie à son nom (nouvelle marque de souveraineté cédée vers -138 par Antiochos VII le frère de Démétrios II alors prisonnier des Parthes, selon Maccabées 1 15.6). On peut s'interroger d'ailleurs sur les motivations de Démétrios II. A l'instar des coûteux contingents que Français et Anglais envoient vers l'Europe orientale pour barrer la contagion bolchevique auxquels le traité de Versailles à partir de 1919 substitue des Etats indépendants associés depuis la mer Baltique jusqu'à la mer Egée dans le même but mais à moindre frais, ou à l'instar des colonies africaines qui plombent le budget et la politique de la métropole française jusqu'en 1960 auxquelles le président De Gaulle substitue des Etats indépendants gouvernés par un réseau de présidents fantoches moins onéreux et plus efficace, Démétrios II a cédé l'autonomie non pas par amour pour Israël mais pour soulager efficacement le budjet séleucide, parce qu'il savait que la première décision prise par le nouvel ethnarque Simon serait de créer une armée nationale et de développer les fortifications en Judée (il l'a même incité ouvertement à agir dans ce sens : "Les forteresses que vous avez bâties vous appartiennent", Maccabées 1 13.38) contre l'usurpateur Tryphon et contre l'Egypte lagide. Nous avons vu que quand il arrive à Jérusalem, Athénobios l'émissaire d'Antiochos VII est stupéfait de voir que Simon vit dans un confort plus grand que les rois séleucides à Antioche (Maccabées 1 15.32). Et Simon fabrique un tombeau familial dont la richesse décorative et la mégalomanie n'ont rien à envier aux tombes monumentales des Argéades à Aigai ("Simon fit surélever le tombeau de son père et de ses frères pour qu'il fût visible de loin. L'avant et l'arrière de ce monument étaient en pierre polie. Simon fit aussi dresser sept pyramides accolées pour son père, sa mère et ses quatre frères, entourées de hautes colonnes décorées d'armes, afin d'entretenir le souvenir des Maccabées. A côté de ces armes étaient sculptés des navires en relief, afin d'attirer le regard des marins", Maccabées 1 13.27-29). On note que le décret rapporté aux versets 27-49 chapitre 14 de Maccabées 1, daté de l'époque de Simon, est copié dans sa forme sur les décrets grecs (l'inxipit mentionne le jour d'adoption par rapport à un dignitaire [ici l'ethnarque fondateur Simon], ensuite on trouve l'exposé des causes qui ont conduit à la décision, puis le contenu, puis les modalités d'affichage), et dans son fond il légitime Simon fils de rien à la manière des stèles athéniennes du Vème siècle av. J.-C. honorant les citoyens ordinaires morts au combat (sur ce point ce décret est en totale opposition au judaïsme, qui valorise le père, la mère, la famille, le lien du sang, la naissance, contre le mérite). C'est peut-être à cette époque que vit le tragédien juif Ezékiel, auteur d'une pièce intitulée "Exagwg»/La Sortie" (synonyme d'"Exode/Exodoj") mettant en scène le ministère et la mort pitoyable de Moïse, abaissant ce dernier au même niveau que les pitoyables faux dieux et faux héros de Clisthène de Sicyone, Thespis, Eschyle, Sophocle, Euripide et autres illustres tragédiens avant lui - aberration antithétique de la Torah et blasphème suprême de la part d'un juif ! -, conservée à l'état fragmentaire par Clément d'Alexandrie (au paragraphe 23 livre I de ses Stromates) et par Eusèbe de Césarée (aux paragraphes 28 à 30 livre IX de sa Préparation évangélique ; on sait que ce tragédien juif Ezékiel est antérieur au début du Ier siècle av. J.-C. car Eusèbe de Césarée puise des extraits de sa pièce dans l'Histoire de la Judée de Cornelius Alexandre Polyhistor qui, selon l'article Alexandre de Milet A1129 de la Lexicographie de Suidas, est un contemporain de Sulla). Le même constat s'observe sous Jean Hyrcan Ier, fils et successeur de Simon en -134. L'alliance avec Rome est renouvellée, non pas parce que les Romains apprécient les juifs plus qu'auparavant mais simplement pour nuire au roi séleucide Antiochos VII, et encore ! sans engagement réel du Sénat ("Le Grand Prêtre [Jean] Hyrcan Ier, désirant renouveler l'amitié qui liait son peuple aux Romains, leur envoya une ambassade. Le Sénat reçut sa lettre et confirma son amitié dans les termes suivants : “Le prêteur [Caius Fannius Strabo] fils de Fannius Marcus a réuni le Sénat en assemblée le 8 avant les ides de février, étant présents Lucius Manlius fils de Lucius Mentina et Caius Sempronius fils de Cnaeus Falerna, pour délibérer sur l'ambassade des respectables Simon fils de Dosithéos, Apollonios fils d'Alexandre et Diodore fils de Jason, envoyés par le peuple juif. Ceux-ci nous ont parlé de l'amitié et de l'alliance avec les Romains et de leurs affaires publiques. Ils ont demandé que le port de Joppé [Jaffa], Gazara [Guézer], Pègai ["Phga…", littéralement "Les sources", lieu inconnu, peut-être proche des sources du fleuve Jourdain dans l'Anti-Liban ?] et toutes les autres cités et places leur appartenant, prises de force par Antiochos VII au mépris du sénatus-consulte, leur soient restituées, que les soldats du roi soient empêchés de traverser leur territoire et ceux de leurs sujets, que toutes les mesures prises par Antiochos VII pendant la guerre contre le sénatus-consulte soient dénoncées, que des commissaires romains soient envoyés pour restituer aux juifs tout ce qu'Antiochos VII leur a volé et pour estimer les dommages subis, enfin que les ambassadeurs juifs reçoivent des lettres à destination des rois et des peuples libres qui assureront leur retour dans leur patrie. Sur ces sujets, les décisions prises sont les suivantes. L'amitié et l'alliance sont renouvellées aux respectables ambassadeurs, envoyés par un peuple honnête et ami. Les Romains répondront à la lettre dès que les affaires intérieures cesseront d'occuper le Sénat, qui veillera à préserver les juifs de nouvelles injustices. Le préteur [Caius] Fannius [Strabo] donnera aux ambassadeurs l'argent nécessaire pour garantir leur retour, prélevé sur le trésor public”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.259-265). Quand Antiochos VII vient assiéger Jérusalem vers -131, Rome n'intervient pas pour aider ses prétendus amis et alliés juifs, Jean Hyrcan Ier doit se débrouiller tout seul, comme on l'a raconté plus haut. Et cela n'est pas difficile, car Jean Hyrcan Ier et Antiochos VII ont beaucoup de points en commun, malgré leur différence de nature. En fait, Jean Hyrcan Ier poursuit l'hellénisation entamée par son oncle Jonatan et par son père Simon : il crée un corps de cavalerie à la manière grecque ("Jean Hyrcan Ier recruta dans le pays vingt mille fantassins et cavaliers", Maccabées 1 16.4) alors que la Torah interdit formellement les corps de cavalerie ("Votre roi ne devra pas posséder un grand nombre de chevaux, ni envoyer des gens en acheter en Egypte", Deutéronome 17.16), il pille le tombeau du roi David pour payer des mercenaires non juifs ("[Jean] Hyrcan Ier ouvrit le tombeau de David, le plus riche des anciens rois, il en tira trois mille talents d'argent qu'il utilisa pour entretenir des mercenaires étrangers, ce qu'aucun juif n'avait fait avant lui", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.249), ses ambassadeurs à Rome ne portent pas des noms hébraïques mais grecs (selon le paragraphe 260 précité livre XIII des Antiquités juives de Flavius Josèphe), ses enfants portent aussi des noms grecs : "Aristobule", "Antigone", "Alexandre". Après avoir servi en Mésopotamie comme lieutenant d'Antiochos VII jusqu'à la défaite et au suicide de celui-ci près de Babylone en -129, Jean Hyrcan Ier revient au sud Levant et, par des guerres continuelles longuement racontées par Flavius Josèphe aux paragraphes 275 à 283 livre XIII de ses Antiquités juives sur lesquelles nous ne nous attarderons pas, annexe des nouveaux territoires. Quand il meurt en -104, le domaine d'Israël s'étend depuis Scythopolis au nord (à une vingtaine de kilomètres au sud du lac de Galilée, aujourd'hui Beth-Shéan en Israël) incluant toute la Samarie, jusqu'à Beersheba au sud (à mi-chemin entre la mer Morte et Raphia, aujourd'hui Rafah en Palestine) incluant tout le pays d'Edom/Idumée. Flavius Josèphe prétend que Jean Hyrcan Ier contraint les Edomites/Iduméens, qui sont des Arabes nabatéens, à se circoncire ("[Jean Hyrcan Ier] soumit tous les Iduméens et leur permit de rester dans le pays à la condition de se circoncire et d'adopter la Loi des juifs : par attachement au sol natal, ceux-ci acceptèrent de se circoncire et de conformer leur genre de vie à celui des juifs, c'est depuis cette date qu'ils sont des vrais juifs", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.257-258), Strabon de son côté dit que la circoncision généralisée des Edomites/Iduméens n'est pas due à Jean Hyrcan Ier, mais à un mouvement volontaire des Edomites/Iduméens, qui sont ethniquement proches des Israélites, et aussi parce que certains Edomites/Iduméens - dont peut-être déjà la dynastie des Hérodiades - calculent que leur circoncision leur permettra bientôt de jouer un rôle dans la principauté israélite en gestation ("Les Iduméens sont des anciens Nabatéens chassés de leur patrie à cause de dissentions intertes qui, mêlés aux juifs, ont fini par adopter leurs mœurs et leurs coutumes", Strabon, Géographie, XVI, 2.34) : pour notre part, nous inclinons vers la version de Strabon, qui est un observateur neutre et non-juif, alors que Flavius Josèphe est un juif pharisien naturellement porté à dénigrer les actes de la dynastie asmonéenne. N'oublions pas par ailleurs que, selon la tradition, les Arabes sont des descendants d'Ismael fils d'Abraham, donc des petits cousins d'Isaac l'ancêtre des juifs : les descendants d'Ismael et les descendants d'Isaac ont hérité de leur ancêtre commun Abraham l'obligation de se circoncire, le commandement de Jean Hyrcan Ier aux Arabes sur ce sujet s'apparente à un rappel à l'ordre de leurs ancêtres, à la reprise d'une pratique négligée depuis on-ne-sait-quand. Jean Hyrcan Ier est suivi par son fils aîné, Aristobule Ier. Ce dernier continue l'expansion territoriale en envahissant et en annexant l'Iturée, région longeant la rive orientale du fleuve Jourdain au nord du lac de Galilée, correspondant approximativement à l'actuel plateau du Golan et à la plaine entre l'Anti-Liban et Damas, dont les habitants sont également circoncis de force selon Flavius Josèphe, ou de gré selon l'historien Timagène d'Alexandrie cité par Strabon ("[Aristobule Ier] fit la guerre contre les Ituréens et annexa une grande partie de leur pays à la Judée, en obligeant les habitants désirant y demeurer à se circoncire et à suivre la Loi des juifs. Il était juste et modeste, comme en témoigne Strabon [dans un passage perdu de sa Géographie] citant Timagène : “Il fut un homme juste et très dévoué aux juifs, il agrandit leur territoire en annexant une partie du pays des Ituréens, qu'il unit par la circoncision”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.318-319). La décision la plus spectaculaire d'Aristobule Ier est de se couronner roi ("Après la mort du père [Jean Hyrcan Ier], l'aîné Aristobule transforma de lui-même son pouvoir en royauté, le premier il ceignit le diadème quatre cent quatre-vingt-un ans et trois mois après le départ du peuple en captivité à Babylone [chronologie aberrante de Flavius Josèphe, puisque l'année ainsi obtenue par soustraction de l'année -103 est -584, or la prise de Babylone par Nabuchodonosor II et la déportation des élites juives vers Babylone date de -587]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.301 ; "Après la mort de [Jean] Hyrcan Ier, son fils aîné Aristobule transforma la principauté en royaume, il fut le premier à ceindre le diadème, quatre cent soixante-et-onze ans et trois mois après la fin de la captivité à Babylone et le retour du peuple en Judée [nouvelle chronologie aberrante de Flavius Josèphe, puisque l'année ainsi obtenue par soustraction de l'année -103 est -574, or la libération des juifs déportés à Babylone est consécutive de la prise de cette cité par le Perse Cyrus II dans la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C.]", Flavius Josèphe, Guerre des juifs I.70), il rabaisse ainsi le projet théocratique de son grand-père Judas Maccabée à une vulgaire ambition politique, et fait d'Israël une simple principauté hellénistique semblable à celles anatoliennes de Pergame ou de Bithynie récemment appropriées par Rome. Parce qu'il accomplit ainsi le discours nationaliste d'Ezékiel, il attire sur lui et sur sa famille asmonéenne la colère des pharisiens, qui le jugent comme un mauvais interprète de la Torah, et aussi la colère des nazaréens dont nous parlerons dans notre alinéa suivant, qui refusent d'assimiler son diadème à l'onction du Messie apocalyptique qu'ils espèrent. Aristobule Ier a bien intégré les mœurs matricides et fratricides des dynasties séleucide et lagide puisqu'il laisse sa mère mourir de faim après l'avoir emprisonnée, il assassine son frère Antigone, et il jette son autre frère Alexandre au cachot ("Parmi ses frères, [Aristobule Ier] n'aimait que son cadet Antigone, qu'il jugea digne de partager ses honneurs. Il jeta les autres aux fers. Il emprisonna aussi sa mère, qui lui disputait le pouvoir car [Jean] Hyrcan Ier l'avait laissée maîtresse de tout, il poussa la cruauté jusqu'à la laisser mourir de faim dans des chaînes. Puis il fit subir le même sort à son frère Antigone, qu'il paraissait aimer tendrement et avait associé à sa royauté", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.302-303). Il épouse une femme portant le nom hébraïque "Salomé" mais rebaptisée du nom grec "Alexandra". Selon Flavius Josèphe, Aristobule Ier est surnommé "Philhellène" ("l'Ami des Grecs") par ses contemporains. Il meurt de maladie après seulement un an de règne, en -103 (rongé par le remords d'avoir fait assassiné son frère Antigone, selon Flavius Josèphe : "Pris de remords du meurtre de son frère, Aristobule Ier tomba malade, l'esprit torturé par son crime au point que, la violence de la douleur ayant corrompu ses organes, il vomit du sang. […] Il mourut après un an de règne. Il fut surnommé “Philhellène”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.314-318). Sa mort permet à son frère Alexandre de recouvrer la liberté, et de lui succéder comme nouveau roi. L'orientation politique ne change pas. Le roi Alexandre accole à son nom grec le nom hébraïque de son grand-oncle "Yehonatan/Jonatan" abrégé en "Yannai/Jannée", qui apparaît sur ses monnaies (tantôt sous la forme consonantique hébraïque "YHNWT" au recto avec une corne d'abondance entouré du diadème au verso, tantôt sous la forme d'une étoile à huit raies ponctuées de lettres hébraïques au recto avec le titre "BASILEWS ALEXANDROU" au verso), pour la forme, mais dans le fond il porte l'hellénisme jusqu'à un point encore jamais atteint par ses prédécesseurs. Il ne remet nullement en cause le titre de roi instauré par son frère, au contraire il le renforce à tel point que Strabon voit en lui le vrai fondateur de la principauté hellénistique d'Israël ("La Judée était en proie à tous les excès de la tyrannie. Un de ses Grands Prêtres, Alexandre, s'attribua le premier le titre de roi. Alexandre eut deux fils, Hyrcan et Aristobule, qui après lui se disputèrent violemment le pouvoir", Strabon, Géographie, XVI, 2.40). Singeant les coucheries entre frères et sœurs des Séleucides et des Lagides, Alexandre Jannée épouse sa belle-sœur Salomé-Alexandra ("Après la mort d'Aristobule Ier, sa femme Salomé, que les Grecs appelaient “Alexandra”, délivra les frères d'Aristobule Ier, que celui-ci avait emprisonnés comme je l'ai dit plus haut, et donna la royauté à Jannée, appelé aussi “Alexandre”, le plus âgé et le plus modéré d'entre eux", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.320-321), alors que la Torah interdit formellement les mariages entre beaux-frères et belles-sœurs ("Vous ne devez pas déshonorer votre frère en ayant une relation avec sa femme", Lévitique 18.16 ; "Si un homme prend pour épouse la femme de son frère, il agit de façon répugnante. Le couple n'aura pas d'enfants puisque l'homme a déshonoré son frère", Lévitique 20.21). Et pour conquérir des nouveaux territoires il enrôle des pirates ciliciens ("[Alexandre Jannée] recruta aussi des pirates de Pisidie et de Cilicie", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.374), les mêmes qui perturbent les échanges maritimes en Méditerranée orientale, contre lesquels le Sénat envoie vainement Marcus Antonius en -102. Avec l'aide de ces pirates non-juifs, la domination israélite étant bien assurée dans l'intérieur des terres en Judée et en Samarie, Alexandre Jannée convoite la côte, en particulier les ports lagides de Gaza et de Ptolémaïs (aujourd'hui Acre en Israël), et le lieu-dit fortifié "Tour de Straton" (aujourd'hui le site archéologique de Césarée en Israël, à mi-chemin entre Tel-Aviv au sud et Acre au nord) gouverné par un petit chef local appelé "Zoilos/Zèiloj" en grec. Il assiège Ptolémaïs. Les habitants s'empressent de demander du secours à Ptolémée IX alors en exil à Chypre, chassé d'Egypte par sa mère Cléopâtre III qui veut garder tout le pouvoir pour elle-même, comme nous l'avons raconté plus haut ("[Alexandre Jannée] marcha contre Ptolémaïs. Il remporta la victoire et enferma les vaincus dans la ville, dont il entama le siège. Après Ptolémaïs, il désirait soumettre Gaza et le tyran Zoïlos qui occupait la Tour de Straton et Dora. Antiochus VIII Philometor [alias "Grypos"] et son frère Antiochos IX surnommé “Cyzicène” détruisaient alors leurs forces en bataillant l'un contre l'autre, les gens de Ptolémaïs n'en attendirent aucune aide, à peine furent-ils secouru par Zoilos qui occupait la Tour de Straton et Dora avec sa propre armée et profitait des discordes entre rois pour accroître sa tyrannie. Les deux rois étaient effectivement en trop mauvais état pour qu'on pût placer le moindre espoir en eux, ils étaient comme les athlètes épuisés qui, retenus par la honte de céder, retardent la reprise du combat par leur inaction et leurs atermoiements. Les gens de Ptolémaïs se tournèrent donc vers le roi d'Egypte Ptolémée IX Lathyros ["l£quroj/pois chiche", un des surnoms de Ptolémée IX, qui renvoie à son bouton sur le nez], qui avait été chassé du pouvoir par sa mère Cléopâtre III et s'était réfugié à Chypre. Ils députèrent vers lui, le supplièrent de les aider à ne pas tomber dans les mains d'Alexandre [Jannée], en l'assurant que s'il débarquait en Syrie les gens de Gaza, de Zoilos, de Sidon et beaucoup d'autres le rejoindraient à Ptolémaïs. Soulevé par ces assurances, il se hâta d'apprêter sa flotte", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.324-329). Un jeu de dupes permet à Ptolémée IX de débarquer près de la Tour de Straton et de renverser le petit chef Zoilos. Alexandre Jannée perd ensuite le contrôle de la Galilée, saccagée par Ptolémée IX. Ce dernier passe notamment dans la cité de Sepphoris, à mi-chemin entre Ptolémaïs/Acre à l'ouest et le lac de Galilée à l'est (site archéologique ayant donné son nom à la moderne commune de "Tsipori" à proximité, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Nazareth en Israël) : c'est la plus ancienne occurrence connue de cette cité, qui deviendra la capitale de la Galilée au début de l'ère impériale ("Craignant Ptolémée IX, [Alexandre Jannée] leva le siège, ramena ses troupes dans leurs foyers et recourut à la ruse. Il appela secrètement Cléopâtre III contre Ptolémée IX, tout en proposant son amitié et son alliance à ce dernier, et en lui promettant quatre cents talents d'argent s'il abattait le tyran Zoilos et attribuait ses possessions aux juifs. Ptolémée IX accepta l'amitié d'Alexandre [Jannée] et captura Zoilos, mais, informé des négociations secrètes entre Alexandre [Jannée] et sa mère Cléopâtre III, il rompit les serments échangés avec lui, il envoya ses stratèges avec une partie de ses forces assiéger Ptolémaïs qui avait refusé de le recevoir et se tourna lui-même avec le reste contre la Judée, qu'il envahit. Quand il apprit la manœuvre de Ptolémée IX, Alexandre [Jannée] rassembla environ cinquante mille habitants du pays (certains historiens disent quatre-vingt mille) et les conduisit contre Ptolémée IX. Ce dernier tomba brusquement sur la cité d'Asochis en Galilée [aujourd'hui le site archéologique de Shikhin, dans la banlieue nord de Tsipori en Israël], un jour de sabbat, où il fit environ dix mille prisonniers et un riche butin. Il tenta aussi de dévaster la cité de Sepphoris à proximité, mais il y perdit un grand nombre de soldats. De là, il marcha contre Alexandre [Jannée]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.334-338). Les deux hommes s'affrontent au sud du lac de Galilée, près du Jourdain, à proximité du lieu-dit Asophon (site inconnu). Alexandre Jannée est totalement battu ("Alexandre [Jannée] vint au contact [de Ptolémée IX] sur les bords du Jourdain au lieu-dit Asophon. Il planta son camp près des ennemis. Il avait huit mille fantassins de première ligne qu'il appelait “ekatontamachos” ["˜katont£macoj", littéralement "les cent champions"], armés de boucliers de bronze. Les soldats de première ligne de Ptolémée IX portaient des boucliers semblables, mais ils étaient inférieurs et se présentèrent au danger avec crainte. Le tacticien Philostéphanos leur inspira néanmoins confiance, et leur fit traverser le fleuve qui séparait les deux camps. Alexandre [Jannée] ne s'opposa pas à leur passage, calculant qu'en se plaçant dos au fleuve ils rendaient leur retraite impossible et qu'ainsi il les écraserait plus facilement. La bataille s'engagea. Au début les deux armées s'engagèrent avec la même ardeur et éprouvèrent des grandes pertes. Les soldats d'Alexandre [Jannée] prirent l'avantage. Mais Philostéphanos, qui avaient habilement réparti ses troupes, renforça celles-ci qui faiblissaient avec celles-là. Du côté des juifs en revanche, aucune troupe ne vint soutenir les soldats qui commencèrent à fatiguer, et qui finirent par s'enfuir, entraînant leurs camarades dans la déroute. Les hommes de Ptolémée IX poursuivirent les juifs et les taillèrent en pièces. Ils anéantirent l'armée tout entière, pourchassant et massacrant leurs adversaires jusqu'à temps que leurs épées fussent émoussées et leurs mains lasses de tuer. On dit que trente mille juifs périrent, cinquante mille selon Timagène. Les autres furent capturés ou se réfugièrent dans leurs bourgades respectives", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.338-344). Il n'est sauvé que par l'intervention de Cléopâtre III, inquiète aujourd'hui des richesses amassées par Ptolémée IX en Galilée, qui permettront demain à ce dernier de payer des mercenaires pour recouvrer son trône à Alexandrie. Cléopâtre III prend soin d'envoyer une partie du trésor lagide sur l'île de Kos - qui y sera accaparé par Mithridate VI en -88, comme nous l'avons raconté plus haut, incluant l'antique chlamyde d'Alexandre le Grand -, et elle conduit en personne l'armée lagide terrestre vers la Galilée tandis que son autre fils Ptolémée X Alexandre longe la côte avec une flotte. Ptolémée IX tente de profiter de l'absence de sa mère en Egypte pour s'y précipiter. Mais il y est mal accueilli ("Face à l'accroissement des forces de son fils [Ptolémée IX], qui pillait la Judée à loisir jusqu'à Gaza à la frontière du royaume d'Egypte et aspirait à en recouvrir l'empire, Cléopâtre III ne put rester indifférente. Elle réunit sans tarder des forces terrestres et maritimes. Elle dirigea contre lui un contingent sous les ordres des juifs Chelkias et Ananias. En même temps, elle envoya vers Kos en dépôt une grande partie de ses richesses, ses petits-fils [dont le futur Ptolémée XI] et son testament, elle ordonna à son fils [Ptolémée X] Alexandre de naviguer vers la Phénicie avec une flotte considérable, et elle vint en personne à la tête de toutes ses forces à Ptolémaïs. Les habitants refusèrent de l'accueillir, alors elle assiégea la ville. Ptolémée IX quitta la Syrie pour marcher rapidement vers l'Egypte, espérant la trouver dégarnie de troupes et s'en emparer par surprise. Mais ses attentes furent déçues", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.348-351). Cléopâtre III rencontre Alexandre Jannée à Scythopolis/Beth-Shéan, et conclut une alliance avec lui. Alexandre Jannée peut ainsi retourner aux affaires intérieures juives, et Cléopâtre III peut retourner toutes ses forces contre son fils Ptolémée IX retranché à Gaza ("Informé de la tentative ratée de son fils [Ptolémée IX] en Egypte, Cléopâtre III y envoya une partie de ses troupes pour l'en chasser définitivement. Ptolémée IX quitta l'Egypte et passa l'hiver à Gaza, Cléopâtre III pendant ce temps vainquit la garnison qui protégeait Ptolémaïs et s'empara de la ville. Alexandre [Jannée] se présenta à elle avec des cadeaux et des flatteries, comme une victime de Ptolémée IX en quête de refuge. Des conseillers suggérèrent à la reine d'accepter ces cadeaux puis d'envahir le pays, estimant indécent qu'un homme seul détienennt autant de richesses. Mais Ananias l'incita à agir dans le sens contraire, en disant que déposséder de ses biens un allié est injuste, et en ajoutant : “Il est aussi mon compatriote, si tu te comportes mal avec lui tu transformeras tous les juifs en ennemis”. Le discours d'Ananias convainquit Cléopâtre III de ménager Alexandre [Jannée]. Elle le rencontra à Scythopolis en Koilè-Syrie et fit alliance avec lui", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.352-355). Pour l'anecdote, cette alliance entre Ptolémée X Alexandre, via sa mère Cléopâtre III, et Alexandre Jannée, sera fatale au premier puisque Grecs d'Alexandrie et Egyptiens, n'acceptant pas cette union entre un roi d'Egypte et un roi juif, s'évertueront à effacer systématiquement sa mémoire après sa mort vers -88 ("Les habitants d'Alexandrie n'ont pas réussi à effacer complètement le règne de [Ptolémée X] Alexandre mais ils se sont affairés à en supprimer toute mention, car [Ptolémée X] Alexandre les avait opprimés avec l'aide des juifs. Pour cette raison ils ne comptent pas les années de son règne, et attribuent trente-six années entières au frère aîné [Ptolémée IX, depuis son intronisation en -116 jusqu'à sa mort en -80]", Extraits de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, édition d'Alfred Schoene, page 165). La position des Asmonéens devient intenable. L'agrandissement du royaume implique l'intégration de populations non-juives de plus en plus nombreuses. Certaines tribus arabes, comme celles d'Edom/Idumée au sud ou d'Iturée au nord, se convertissent (spontanément selon Strabon ou par la force selon Flavius Josèphe), mais la majorité restent attachées à leur autonomie. Les Grecs quant à eux, installés dans les cités de la côte maritime à l'est et les forteresses libanaises au nord, sont aussi rétifs à la Torah qu'à la dynastie séleucide moribonde. Les dirigeants asmonéens eux-mêmes, depuis Jonatan, ont oublié la rigueur doctrinale de leurs ancêtres Mattatias et Judas Maccabée, ils inclinent vers des accommodements hellénistiques incompatibles avec le judaïsme. Les pharisiens en particulier sont mécontents. Accusés depuis toujours par les juifs nationalistes de respecter davantage la Torah que le Temple, les pharisiens rétorquent qu'ils se glorifient de mieux respecter effectivement la Torah qu'eux, et ils constatent que leur accusateurs ne respectent même plus le Temple, ni le peuple juif, ni Israël, puisqu'ils acceptent des mœurs étrangères au cœur de la Judée et se laissent personnellement travestir par ces mœurs étrangères. On note qu'au début du traité Avot de l'ordre Nezekin du Talmud de Babylone, œuvre pharisienne, le texte rapporte le fil de la transmission de la Torah depuis Moïse jusqu'aux pharisiens qui "érigent des murailles autour de la Torah", via Josué, les prophètes et la Knesset Haguedolah (grande assemblée de Jérusalem, instaurée par Esdras à l'époque perse, traduite en "Gérousie" puis en "Sanhédrin" dans les textes grecs), en omettant absolument la dynastie asmonéenne (et aussi la dynastie hérodiade qui la suivra : "Moïse a reçu la Torah au Sinaï et l'a transmise à Josué. Josué l'a transmise aux anciens, et les anciens aux prophètes. Ceux-ci l'ont transmise à leur tour aux hommes de la Knesset Haguedolah. Ces derniers ont enseigné trois principes : “Soyez pondérés dans le jugement, formez de nombreux élèves, et érigez des murailles autour de la Torah", Talmud de Babylone, Nezikin, Avot 1.1). Flavius Josèphe dit que l'hostilité entre pharisiens et Asmonéens commence avec Jean Hyrcan Ier, qui refuse de céder la Grande Prêtrise du Temple et est accusé en retour d'être un fils d'esclave par les pharisiens ("Les succès de [Jean] Hyrcan Ier et de ses fils excitèrent l'envie chez les juifs. Il était surtout mal vu par les pharisiens, constituant l'une des hérésies ["a†resij"] juives dont j'ai parlé précédemment, qui étaient très influents sur le peuple, et très écoutés quand ils parlaient contre le roi ou le Grand Prêtre. [Jean] Hyrcan Ier avait reçu leur enseignement et en était très aimé à l'origine. Mais un jour, les ayant conviés à un magnifique manquet et les voyant dans des bonnes dispositions, il leur dit vouloir être juste et œuvrer pour plaire à Yahvé autant qu'à la philosophie qu'ils prétendaient incarner, et les pria de lui signaler un éventuel écart dans sa conduite et de l'aider à revenir dans la bonne voie. L'assemblée le proclama vertueux en tous points et le loua, à l'exception d'un des convives nommé Eléazar, naturellement méchant et séditieux, qui déclara : “Puisque tu veux la juste vérité, renonce à la Grande Prêtrise et contente-toi de gouverner le peuple”. [Jean] Hyrcan Ier lui demanda pourquoi. Il répondit : “Parce que nos anciens nous ont appris que ta mère fut esclave sous le règne d'Antiochos IV Epiphane”. C'était un mensonge. [Jean] Hyrcan Ier fut vivement irrité contre lui", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.288-292). Profitant de cette discorde, les saducéens, opposés aux pharisiens (nous reviendrons sur cela dans notre alinéa suivant), s'installent durablement aux côtés de Jean Hyrcan Ier et de ses successeurs ("Tous les pharisiens manifestèrent leur indignation. Un nommé “Jonathas” de l'hérésie ["a†resij"] saducéenne opposée à celle des pharisiens, ami proche de [Jean] Hyrcan Ier, affirma alors qu'Eléazar avait insulté celui-ci avec l'assentiment des pharisiens, et il voulut le prouver en incitant [Jean] Hyrcan Ier à leur demander quel châtiment Eléazar méritait pour ses paroles, afin qu'ils expriment leur sentiment sur l'offense par l'ampleur de leur sentence. Les pharisiens, estimant qu'aucune insulte ne mérite la mort et généralement indulgents dans l'application des peines, le condamnèrent seulement aux coups et aux chaînes. Cette réponse provoqua la colère de [Jean] Hyrcan Ier, qui conclut que le coupable l'avait insulté avec leur accord. C'est ainsi que, stimulé vivement par Jonathas, il abandonna l'hérésie pharisienne et se tourna vers l'hérésie saducéenne, qu'il abrogea les pratiques populaires soutenues par les pharisiens et punit ceux qui les observaient, et qu'il attira contre lui-même et contre ses fils la haine du peuple, comme nous le verrons par la suite. Je rappelle ici que les pharisiens ont introduit dans les pratiques populaires beaucoup de jurisprudences extérieures à la Loi de Moïse, que l'hérésie saducéenne rejette précisément pour cette raison, estimant que seule compte la Loi écrite et que les coutumes n'ont aucune valeur. Sur ce sujet, controverses et débats se sont élevés entre saducéens et pharisiens, ceux-ci ne parvenant à convaincre que les riches, ceux-là attirant à eux la masse du peuple. J'ai parlé longuement de ces deux hérésies, ainsi que de celle des esséniens, dans le livre de II de ma Guerre des juifs", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.292-298). Selon un passage du traité Kiddoushin de l'ordre Nashim du Talmud de Babylone, la rupture ne date pas de Jean Hyrcan Ier mais d'Alexandre Jannée ("Le roi [Alexandre] Jannée alla à Kohalith [site non localisé] dans le désert et conquit soixante forteresses. A son retour, étant d'excellente humeur, il invita tous les sages d'Israël à un festin. Il leur dit : “Nos ancêtres ont mangé des fruits amers quand ils ont entrepris la construction du Temple, mangeons pareillement des fruits amers en souvenir de nos ancêtres”. Des fruits amers furent servis sur des tables d'or, et ils mangèrent. Parmi eux se trouvait un homme frivole, méchant et sans valeur nommé Eléazar ben Poïra, qui dit au roi [Alexandre] Jannée : “O roi Jannée, les cœurs des pharisiens sont contre toi”. “Que dois-je faire ?” “Teste-les par la plaque entre tes yeux [emblème de la Grande Prêtrise].” Il les testa alors par la plaque entre ses yeux. Le vieux Juda ben Gedidiah, qui était présent, dit au roi [Alexandre] Jannée : “O roi Jannée, contente-toi de la couronne royale et laisse la couronne sacerdotale aux descendants d'Aaron”, car la rumeur racontait que sa mère avait été emprisonnée à Modine [on retrouve la même accusation avancée par Jonathas dans le récit de Flavius Josèphe : un fils de captive n'a pas le droit d'être Grand Prêtre du Temple ; on se souvient que Modine est la cité originelle de la famille asmonéenne, aujourd'hui Al-Midya en Palestine]. L'accusation fut examinée et rejetée. Les sages d'Israël partirent, en colère. Eléazar ben Poïra dit alors : “O roi Jannée, la Loi est la même pour le plus humble Israélite comme pour toi, roi et Grand Prêtre”. “Que dois-je faire ?” “Je te conseille de les écraser.” “Que prescrit la Torah ?” “Vois ce qui est écrit dans le coin du rouleau : quiconque veut l'étudier, le peut” [allusion à plusieurs passages de la Torah condamnant la calomnie : "Tu ne témoigneras pas à tort contre ton prochain", Exode 20.16 et Deutéronome 5.20, "Vous ne propagerez pas des fausses rumeurs ni ne témoignerez à tort au profit de malfaiteurs", Exode 23.1, "N'usez pas de mensonge ou de fraude contre vos compatriotes", Lévitique 19.11, "Ne répandez pas de calomnies sur vos compatriotes", Lévitique 19.15] (Rabbi Nahman ben Isaac a dit : “A ce moment l'hérésie [saducéenne] était installée dans son esprit [à Alexandre Jannée], car il aurait dû rétorquer : “Admettons pour la Torah écrite, mais que prescrit la Torah orale ?”) Ainsi, par l'action d'Eléazar ben Poïra, le mal surgit, tous les sages d'Israël furent massacrés et le monde fut dévasté", Talmud de Babylone, Nashim, Kiddoushin 66a). Le pharisien Flavius Josèphe remonte-il donc malignement l'événement au temps de Jean Hyrcan Ier pour rassembler tous les Asmonéens depuis Jean Hyrcan Ier dans une même exécration mémorielle ? Peu importe. Le point de non-retour est atteint sous Alexandre Jannée. A l'occasion d'une fête, il est malmené par les Jérusalémites attisés par les pharisiens, qui lui jettent des citrons à la figure. En représailles, il massacre environ six mille contestataires ("Alexandre [Jannée] vit ses compatriotes se révolter contre lui. Pendant une fête, tandis que le roi se trouvait devant l'autel prêt à sacrifier, il fut assailli de citrons jetés par le peuple. La coutume veut en effet que pendant la fête de Soukkot chaque juif porte un thyrse composé de rameaux de palmiers et de citrons, comme je l'ai dit ailleurs [Antiquités juives III.245]. Ils l'injurièrent en le traitant de fils de captive et en lui déniant la légitimité d'offrir des sacrifices. Alexandre irrité en massacra environ six mille, puis il entoura d'une barrière en bois l'autel et le sanctuaire jusqu'à son sommet que les prêtres seuls eurent le droit de franchir, afin d'empêcher le peuple de l'atteindre", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.372-374). Quelques années plus tard, à la suite d'une bataille perdue contre le roi arabe nabatéen Obodas Ier, les Jérusalémites se soulèvent à nouveau. Il en massacre encore cinquante mille, selon Flavius Josèphe ("[Alexandre Jannée] engagea la guerre contre le roi arabe Obodas Ier, il tomba dans une embuscade, il fut acculé par des nombreux chameaux dans une passe étroite près de Gadara en Jordanie [aujourd'hui Umm Qeis, au nord-ouest d'Irbid en Jordanie], il s'en tira à grand'peine et s'enfuit de là vers Jérusalem. Cet échec lui attira l'hostilité du peuple, qu'il combattit pendant six ans en tuant au moins cinquante mille juifs", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.375-376). Les Jérusalémites contactent Démétrios III (en compétition contre son frère Antiochos X Eusèbe à Antioche, comme on la raconté plus haut), qui vient d'être reconnu nouveau roi séleucide à Damas par Ptolémée IX. Démétrios III écrase l'armée de mercenaires cilicens d'Alexandre Jannée près de Sichem en Samarie, mais, prudent, ne s'aventure pas plus loin, permettant à Alexandre Jannée de retourner à Jérusalem ("[Alexandre Jannée] pria ses compatriotes de cesser leur malveillance à son égard. Mais leur haine s'était accrue à la suite des événements récents. Il leur demanda ce qu'ils voulaient, ils répondirent d'une seule voix : “Ta mort !”, et ils députèrent vers Démétrios III Akairos ["Akairoj/l'Importun"] pour solliciter son alliance. Démétrios III vint camper près de la cité de Sichem avec son armée et ceux qui l'avaient appelé. Alexandre [Jannée] se porta à sa rencontre à la tête de dix mille deux cents mercenaires et environ vingt mille partisans juifs. Démétrios III comptait trois mille cavaliers et quarante mille fantassins. Les deux adversaires se provoquèrent, celui-ci pour attirer les mercenaires grecs d'Alexandre [Jannée], celui-là pour attirer les juifs ayant rejoint Démétrios III. Leurs tentatives échouèrent, ils durent engager le combat. Démétrios III fut vainqueur. Tous les mercenaires d'Alexandre [Jannée] périrent, témoignant de leur loyauté et de leur courage. Beaucoup de soldats de Démétrios III furent aussi tués. Alexandre [Jannée] s'enfuit dans la montagne. Environ dix mille juifs le rejoignirent, par compassion pour son revers de fortune. Démétrios III prit peur et se retira", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.376-379). C'est l'humiliation de trop pour le roi asmonéen, qui décide de punir définitivement les chefs pharisiens à l'origine des rébellions. Flavius Josèphe révèle incidemment qu'Alexandre Jannée offre les territoires à l'est du fleuve Jourdain au roi arabe nabatéen Arétas III, fils et successeur d'Obodas Ier, pour s'assurer de sa neutralité. Cela suppose que les faits se déroulent vers -87, puisque c'est à cette époque que Démétrios III est vaincu par les Parthes et remplacé à Damas par Antiochos XII Dionysos puis Arétas III. Alexandre Jannée lance la chasse aux chefs pharisiens, qu'il assiège et capture en un lieu non localisé appelé "Baithommé/Baiqommei" (selon Antiquités juives XIII.380) ou "Bemeselis/Bemšselij" (selon Guerre des juifs I.96). Huit cents d'entre eux sont ramenés à Jérusalem et crucifiés, pendant que leurs femmes et enfants sont égorgés sous leurs yeux. Alexandre Jannée achève son règne dans une paix relative, ayant certes réussi à mâter les pharisiens, mais tiraillé par le remords de son acte cruel ("Après son départ [à Démétrios III], les juifs continuèrent la lutte contre Alexandre [Jannée], mais furent vaincus en combat et périrent en grand nombre. Les plus importants d'entre eux furent assiégés dans la cité de Baithommé. Alexandre [Jannée] se rendit maître de la ville et de ses ennemis, qu'il ramena à Jérusalem et châtia de la plus cruelle manière. A l'occasion d'un banquet public auquel il participa avec ses concubines, il fit crucifier environ huit cents d'entre eux et, pendant qu'ils vivaient encore, fit égorger leurs femmes et leurs enfants sous leurs yeux. Ces représailles inhumaines vengèrent tout les maux qu'il avait subis, les guerres endurées, les menaces contre sa vie et contre le royaume, provoqués par des adversaires qui l'avaient attaqué avec leurs propres forces autant qu'avec l'aide des étrangers, l'obligeant à abandonner ses places fortes en Galaad et en Moab au roi des Arabes pour l'inciter à ne pas s'allier avec eux, et multipliant les outrages et les calomnies à son encontre. Cet acte cruel lui attira le qualificatif de “Thracidas” ["Qrak…daj", littéralement "le Thrace", par allusion à la férocité des Thraces et aux mercenaires non-juifs qui l'entourent] de la part des juifs. Environ huit mille rebelles survivants s'enfuirent nuitamment et restèrent en exil tant que vécut Alexandre [Jannée]. Celui-ci, débarrassé de leur présence, termina son règne en paix.", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.380-383 ; "Même après le retrait de son allié [Démétrios III], le reste du peuple refusa de traiter et continua sans relâche la guerre contre Alexandre [Jannée]. Finalement, celui-ci en tua un grand nombre et refoula les survivants vers Bemeselis. Après avoir détruit cette cité, il emmena les défenseurs enchaînés à Jérusalem. L'excès de sa fureur porta sa cruauté jusqu'au sacrilège. Il fit crucifier au milieu de la ville environ huit cents prisonniers et égorger sous leurs yeux leurs femmes et leurs enfants, lui-même contempla ce spectacle en buvant, étendu parmi ses concubines. Le peuple fut saisi d'une telle terreur que huit mille rebelles quittèrent la Judée la nuit suivante, leur exil ne finit qu'avec la mort d'Alexandre [Jannée]. C'est par de tels actes qu'il procura tardivement et avec peine la tranquillité à son royaume et put se reposer des combats", Flavius Josèphe, Guerre des juifs I.96-98). Selon le pharisien Flavius Josèphe, Alexandre Jannée juste avant de mourir en -76 demande à sa femme Salomé-Alexandra de se réconcilier avec les pharisiens ("[Alexandre Jannée] mourut près de Gerasa [aujourd'hui Jerash en Jordanie] au-delà du Jourdain, tandis qu'il assiégeait le fort de Ragaba [site inconnu]. Quand la reine le vit moribond, sans aucun espoir de guérison, elle versa des larmes et se frappa la poitrine, gémissant sur l'isolement où il la laissait avec ses enfants : “A quel sort nous condamnes-tu, moi et nos enfants, qui avons tant besoin de protection contre le peuple indisposé ?”. Alexandre Jannée lui conseilla de sécuriser ses enfants et son autorité par les mesures suivantes. Elle devrait cacher sa mort aux soldats jusqu'à la prise du fort, puis rentrer à Jérusalem avec la victoire et céder aux pharisiens une part du pouvoir. En agissant ainsi, elle attirerait la bienveillance de ces derniers, qui en retour lui apporterait le soutien du peuple. Il dit qu'ils étaient influents auprès des juifs, capables de nuire à leurs ennemis et de servir leurs amis, écoutés par la masse même quand ils calomniaient, lui-même s'était coupé du peuple en laissant les pharisiens l'outrager. Et il conclut : “Quand tu seras à Jérusalem, invite leurs chefs, montre-leur mon cadavre, permets-leur sincèrement d'en user à leur guise, afin qu'ils le privent de sépulture en réparation du mal que je leur ai fait ou qu'ils lui infligent n'importe quelle autre injure, et promets-leur de ne rien décider dans le royaume sans demander leur avis. Quand tu leur auras tenu ce discours, ils m'accorderont des funérailles plus somptueuses que celles que tu peux m'offrir, la possession de ma dépouille les retenant de la maltraiter, et toi tu régneras en toute sécurité”. Après avoir donné ces conseils à sa femme, il mourut, après un règne de vingt-sept ans, à l'âge de quarante-neuf ans", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.398-404). Selon un passage du traité Sota de l'ordre Nashim du Talmud de Babylone, Alexandre Jannée incite Salomé-Alexandre non pas à la réconciliation avec les pharisiens, qu'il estime perdus pour le judaïsme saducéen qu'il défend et qui ne méritent en conséquence que le mépris, mais à lutter contre les juifs encore indécis inclinant vers le pharisianisme, pour les dissuader d'y adhérer pleinement et les maintenir dans le giron des saducéens ("Le roi [Alexandre] Jannée avant de mourir dit à sa femme : “Ne te préoccupe pas des pharisiens eux-mêmes ni de leurs adversaires, préoccupe-toi plutôt des hypocrites qui apprécient les pharisiens, leurs actes imitent ceux de Zimri et appellent la même réponse que celle de Pinhas [allusion à Nombres 25]", Talmud de Babylone, Nashim, Sota 22b). Peu importe. Salomé-Alexandra apaise les relations avec les pharisiens ("Quand le fort [de Ragaba] fut pris, [Salomé-]Alexandra, suivant les recommandations de son mari, parla aux pharisiens. Elle les laissa disposer en toute liberté du cadavre [de son mari Alexandre Jannée] et de la royauté. Elle apaisa ainsi leur colère contre Alexandre [Jannée] et s'attira leur bienveillance et leur amitié. Ils se dispersèrent pour discourir publiquement sur les actes d'Alexandre [Jannée], concluant avoir perdu un roi juste, suscitant le deuil et les regrets du peuple, à tel point qu'Alexandre [Jannée] reçut des funérailles plus somptueuses qu'aucun autre roi l'ayant précédé", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.405-406). Elle assure ainsi son maintien à la tête du royaume d'Israël, et la sécurité de ses deux fils Hyrcan l'aîné et Aristobule le cadet. Comme le nom gréco-hébraïque "Alexandre Jannée" du roi, le nom hébraïco-grec "Salomé-Alexandra" de la reine trahit l'ambiguïté du personnage. Salomé-Alexandra laisse les pharisiens régler leurs comptes avec les saducéens qui ont crucifié leurs proches vers -87 ("[Salomé-Alexandra] céda tout pouvoir aux pharisiens. Elle ordonna au peuple de leur obéir, et rétablit toutes les jurisprudences ancestrales que les pharisiens avaient introduites et que son beau-père [Jean] Hyrcan Ier avait supprimées. Elle conserva le titre royal, mais dans les faits les pharisiens en exercèrent la fonction. Ils rappelèrent les exilés, délivrèrent les prisonniers, agirent en tout comme des maîtres. […] Tout le pays demeura tranquille à l'exception des pharisiens, qui commencèrent à tourmenter la reine pour obtenir la mise à mort de ceux qui avaient conseillé à Alexandre Jannée de crucifier les huit cents, puis ils égorgèrent l'un d'eux, Diogène, puis d'autres et d'autres encore", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.408-410), et en même temps elle perpétue la politique internationale de son défunt mari, en entretenant des mercenaires non-juifs, en concluant des alliances avec les petits chefs voisins ("La reine aussi s'occupait du royaume : elle rassembla de nombreux mercenaires et doubla son armée, au point qu'elle effraya les tyrans voisins et reçut d'eux des otages", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.409), en essayant de conquérir des nouveaux territoires sur le royaume séleucide agonisant (à une date inconnue entre la mort d'Alexandre Jannée en -76 et sa propre mort en -67, elle lance une offensive vers la vallée de la Bekka contrôlée par Ptolémée fils de Mennaios, sans succès, comme on l'a vu précédemment). Cette ambiguïté de la mère s'incarne idéalement dans les caractères opposés de ses deux fils. Selon la lecture entrecroisée de Nicolas de Damas qui est un proche d'Hérode Ier, et de Flavius Josèphe qui est un pharisien, l'aîné Hyrcan est une moule alors que le cadet Aristobule est une boule de nerfs. Par son pacifisme, sa conciliation, son "indifférence pour les affaires", le premier plaît naturellement aux pharisiens, qui se réjouissent de sa nomination comme nouveau Grand Prêtre et co-roi début -69 par sa mère et en profitent pour continuer leurs persécutions contre les saducéens. Le second, par son activité, son implication, son ambition, reçoit les appels au secours des saducéens persécutés par les pharisiens ("Alexandre [Jannée] laissa deux fils, Hyrcan et Aristobule, mais légua sa couronne à [Salomé-]Alexandra. L'aîné Hyrcan était peu apte à gouverner et aimait la vie paisible, le cadet Aristobule était actif et entreprenant. La reine était aimée du peuple parce qu'elle paraissait déplorer les fautes commises par son mari. Elle nomma Hyrcan Grand Prêtre parce qu'il était l'aîné, mais surtout parce qu'il était indifférent pour les affaires", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.407 ; "Hyrcan […] était naturellement honnête, et sa loyauté n'admettait pas facilement la calomnie, il était si indifférent aux intrigues et si doux que certains le considéraient dégénéré et dépourvu de virilité. Aristobule avait un tempérament totalement opposé, il était actif et vif d'esprit", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.13), il finit même par s'opposer ouvertement à sa mère Salomé-Alexandra ("Un jour les notables se rendirent au palais en compagnie d'Aristobule, qui semblait désapprouver ce qui se passait [les représailles des pharisiens contre les saducéens] et être prêt à désapprouver sa mère à la première occasion. Là, ils rappelèrent les dangers qu'ils avaient encourus et la fidélité inébranlable qu'ils avaient témoignée pour que triomphe leur maître [Alexandre Jannée], qui les avait récompensés dignement en retour. Ils demandèrent que leurs espoirs ne soient pas déçus. Préservés de toute menace étrangère, ils étaient maintenant massacrés chez eux par leurs adversaires politiques, comme des animaux, sans aucun secours", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.411) et par lui signifier qu'elle doit prendre sa retraire et lui laisser le pouvoir ("Aristobule montra clairement sa pensée par le reproche qu'il adressa à sa mère, il déclara en effet que “ces hommes [les saducéens] avaient causé leur propre malheur en confiant imprudemment le pouvoir à une femme dévorée de l'ambition de régner alors qu'elle avait des fils adultes”. La reine préserva son honneur en leur confia la garde des forteresses, à l'exception d'Hyrcania, Alexandreion et Macheronte qui renfermaient ses richesses", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.416-417). Salomé-Alexandra a la bonne idée de décéder de mort naturelle en -67, évitant de finir assassiné par son fils à la manière lagide ou séleucide. Les deux princes s'entendent sur un partage de l'héritage : l'aîné Hyrcan II, légitime successeur sur le trône, y renonce après avoir été molesté par son frère, il se contente de sa Grande Prêtrise et laisse son cadet devenir le nouveau roi "Aristobule II" ("Hyrcan II monta sur le trône la troisième année de la cent soixante-dix-septième olympiade [c'est-à-dire en -70/-69], sous le consulat de Quintus Hortensius [Hortalus] et [Quintus] Caecilius Metellus Creticus [c'est-à-dire en -69]. Aristobule lui déclara aussitôt la guerre. Lors d'une bataille près de Jéricho, la plupart des soldats d'Hyrcan II passèrent dans le camp de son frère. Hyrcan II se réfugia dans la citadelle, où la femme et les enfants d'Aristobule avaient été enfermés par sa mère comme je l'ai raconté, il captura ses adversaires réfugiés dans l'enceinte du temple, puis entama des pourparlers avec son frère. Il s'engagea à cesser les hostilités et consentit à donner la royauté à Aristobule fût roi sans se mêler lui-même aux affaires, à condition de jouir en paix de sa fortune. Cet accord fut juré sur les objets sacrés conservés dans le sanctuaire et confirmé par des serments qu'ils prêtèrent la main dans la main. Puis, après s'être embrassés devant le peuple, ils se retirèrent, Aristobule II dans le palais, Hyrcan II devenu simple particulier dans l'ancienne maison d'Aristobule II", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.4-7). Evidemment, les partis contraires ne se satisfont pas de ce marchandage. En -66, Hyrcan II et ses partisans reçoivent l'aide d'un Arabe intéressé, le gouverneur édomite/iduméen Antipatros ("Hyrcan II avait un ami iduméen appelé “Antipatros”, très riche, d'un naturel entreprenant et remuant, en mauvais termes avec Aristobule II justement à cause de son dévouement à Hyrcan II. Nicolas de Damas déclare qu'il appartenait à l'une des premières familles juives revenues de Babylone en Judée [libérées de leur exil à Babylone par le Perse Cyrus II dans la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C.], mais cette déclaration n'est qu'une flatterie à l'attention d'Hérode Ier, le fils d'Antipatros et nouveau roi des juifs après les événements que je vais raconter. Antipatros portait d'abord le nom “Antipas”, qui était aussi le nom de son père, un homme qui avait acheté l'amitié des Arabes locaux et des gens de Gaza et Ascalon grâce à sa fortune et qu'Alexandre [Jannée] puis sa femme [Salomé-Alexandra] avaient reconnu gouverneur de toute l'Idumée. Le jeune Antipatros craignait que sa mauvaise relation avec Aristobule II devenu roi lui attirât des ennuis, il conspira donc contre lui en attirant les juifs les plus influents, en s'offusquant qu'“Aristobule ait arraché le pouvoir à son frère et le conserve en dépit du droit d'aînesse”, en répétant le même discours à Hyrcan II, en ajoutant que la vie de ce dernier était menacée et qu'il devait la préserver “car les complices d'Aristobule fomentaient son assassinat à la première occasion afin d'affermir le pouvoir de son frère”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.8-12). Le territoire d'Edom/Idumée est soumis à l'autorité asmonéenne depuis Jean Hyrcan Ier, ses habitants sont des anciens nabatéens rebelles à leurs chefs, qui se sont convertis au judaïsme, mais dans le contexte Antipatros opère un rapprochement avec ses cousins orientaux, plus particulièrement avec Arétas III qui règne à Damas depuis la défaite d'Antiochos XII Dionysos : après avoir élargi son influence au nord en contribuant grandement à la ruine de la dynastie séleucide, Arétas III estime pouvoir pareillement élargir son influence au sud en accélérant la ruine de la dynastie asmonéenne ("[Antipatros] pressa Hyrcan II pour le décider à se réfugier chez Arétas III le roi des Arabes [nabatéens], dont il lui promit l'alliance. Convaincu par ses conseils, Hyrcan II résolut de s'enfuir chez Arétas III, qui vivait dans l'Arabie proche de la Judée. Il envoya d'abord Antipater auprès du roi des Arabes, pour lui signifier qu'il venait non pas comme ennemi mais comme suppliant. Dès qu'il reçut des garanties, Antipatros revint à Jérusalem auprès d'Hyrcan II. Puis après il sortit de la ville nuitamment avec lui, et l'amena après un long voyage à Pétra, la cité où se trouvait le palais d'Arétas III. Grand ami du roi, il lui demanda de ramener Hyrcan II en Judée. Grâce à ses insistances qu'il renouvela quotidiennement sans se lasser, grâce aussi à ses cadeaux, il décida Arétas III", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.14-17). En -65 Arétas III écrase les troupes d'Aristobule II puis, au printemps -64, il vient assiéger Jérusalem où Aristobule II s'est réfugié ("Fort de ces promesses [d'Antipatros], Arétas III marcha contre Aristobule avec cinquante mille cavaliers et fantassins, et le vainquit en bataille. A la suite de cette victoire, beaucoup passèrent dans le camp d'Hyrcan II. Aristobule II abandonné s'enfuit vers Jérusalem. Mais le roi des Arabes à la tête de son armée vint assiéger le Temple avec l'aide du peuple qui s'était prononcé pour Hyrcan II, seuls les prêtres demeurèrent fidèles à Aristobule II. Arétas III renforça le siège en unissant les Arabes et les juifs. Ces événements eurent lieu à l'époque de la fête des Azymes qui suit la Pâque", Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIV.19-21).


Nous retrouvons le fil de notre récit. Pompée, qui vient de créer la province romaine de Syrie avec Marcus Aemilius Scaurus comme gouverneur, envoie ce dernier vers le sud pour éclaircir la situation. Scaurus arrive à Damas en -64, précédé par ses lieutenants Marcus Lollius Palicanus et Metellus Celer. Il montre les muscles pour dissuader Arétas III de continuer le siège de Jérusalem et pour lui signifier qu'il ne doit plus convoiter les anciennes terres des Séleucides au nord ni grignoter le royaume d'Israël au sud. Scaurus reçoit les ambassadeurs respectifs d'Hyrcan II et d'Aristobule II. N'ayant pas des moyens militaires suffisants dans l'immédiat et soumis à l'ordre de Pompée de rétablir l'ordre au plus vite, il raisonne en général : il prend parti pour Aristobule II contre Hyrcan II, il substitue ainsi les légions à Arétas III aux côtés d'Aristobule II, autrement dit il prive Arétas III de toute légitimité à intervenir de nouveau en Judée ("A cette époque, Pompée, qui était en Arménie encore en conflit contre Tigrane II, envoya Scaurus vers Damas en Syrie. Quand celui-ci arriva dans cette cité, il retrouva [Marcus] Lollius [Palicanus] et Metellus [Celer] qui venaient de s'en emparer. Il se dirigea en personne vers la Judée. A peine arrivée, des envoyés d'Aristobule II et d'Hyrcan II se présentèrent pour demander son alliance. Ceux d'Aristobule II promirent de donner quatre cents talents. Ceux d'Hyrcan II promirent la même somme. Scaurus inclina pour Aristobule II, car celui-ci détenait des richesses et ses promesses généreuses étaient crédibles alors qu'Hyrcan II ne possédait pas grand-chose et ses promesses forcées étaient douteuses, par ailleurs il jugea plus difficile de prendre d'assaut une cité fortifiée et bien défendue que de chasser la troupe de transfuges et la masse des Nabatéens peu doués pour la guerre. Telles furent les raisons qui l'inclinèrent vers Aristobule II. Il reçut la somme promise, et intima à Arétas III l'ordre de lever le siège et de se retirer sous peine d'être déclaré ennemi des Romains. Puis Scaurus revint à Damas. A la tête d'une grosse armée, Aristobule II marcha contre Arétas III et Hyrcan II, les attaqua près du lieu-dit “Papyron” [site non localisé] et les vainquit, tuant environ six mille ennemis, dont Phallion le frère d'Antipatros", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.29-33). Quand Pompée est informé de la situation par deux ambassades envoyées respectivement par Hyrcan II et par Aristobule II, il raisonne au contraire en stratège : il choisit de ne pas choisir, et de se rendre d'abord sur place pour juger les choses, sans se prononcer publiquement ("Pompée reçut de nouvelles ambassades : celle d'Antipatros pour Hyrcan II, et celle de Nicodémos pour Aristobule II. Ce dernier accusa Gabinius et Scaurus de lui avoir extorqué de l'argent, l'un trois cents talents, l'autre quatre cents talents, il se créa ainsi deux nouveaux ennemis. Pompée convoqua les plaignants puis, au commencement du printemps, il concentra son armée, quitta ses quartiers d'hiver [-64/-63] et marcha vers le territoire de Damas", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.37-38). Au printemps -63, Pompée prend la route de Damas. En chemin, il découvre l'insondable anarchie dans laquelle la dynastie séleucide a plongé la région. On suppose que les scheiks arabes Aziz à Beroia/Alep et Sampsikéramos à Emèse/Homs s'écrasent ou reprennent temporairement la vie nomade, pour éviter de provoquer les nouveaux dominants romains, qui forment un bloc uni et que les Arabes ne peuvent donc pas manipuler aussi facilement que les dynastes séleucides fratricides naguère. Pompée exécute certains petits chefs locaux, épargne les autres sous conditions. Ainsi Ptolémée fils de Mennaios qui contrôle Chalcis/Anjar doit la vie sauve à la logistique qu'il apporte aux légions. Dionysios au contraire, le caïd de Tripoli du Liban, est tué. Le juif Silas quant à lui est chassé de la Forteresse de Lysias près d'Apamée-sur-l'Oronte où il s'était retranché ("Sur sa route, [Pompée] détruisit la citadelle d'Apamée bâtie par Antiochos IX Cyzicène. Il dévasta le territoire de Ptolémée fils de Mennaios, dont la cruauté équivalait à celle de son allié par mariage Dionysios de Tripoli, qui périt sous la hache. Ce Ptolémée échappa au châtiment que méritaient ses crimes en donnant mille talents à Pompée pour payer ses troupes. Pompée détruisit ensuite la Forteresse de Lysias contrôlée par le juif Silas. Puis il traversa les villes d'Héliopolis et de Chalcis, franchit la chaîne [l'Anti-Liban] séparant la Koilè-Syrie du reste de la Syrie, et arriva à Damas", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.38-40). Arrivé à Damas, Pompée reçoit une nouvelle ambassade d'Aristobule II, et une autre de Ptolémée XII Aulète ("Peu de temps après, Pompée arriva à Damas en Koilè-Syrie. Il reçut des envoyés de toute la Syrie, de l'Egypte et de la Judée. Aristobule II lui envoya en cadeau une vigne d'or d'une valeur de cinq cents talents. La Cappadocien Strabon mentionne ce cadeau dans ce passage : “Il reçut d'Egypte une ambassade et une couronne d'une valeur de quatre mille pièces d'or, et de Judée une vigne que les juifs appellent « Terpolè » ["Terpwl»/le Ravissement"]. J'ai vu de mes yeux cette œuvre à Rome dans le temple de Jupiter Capitolin, elle porte l'inscription : « D'Alexandre roi des Juifs » et est estimée à cinq cents talents. On dit que cette offrande vient d'Aristobule II le chef des juifs”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.34-36). Il reçoit aussi les envoyés d'Hyrcan II… et des dignitaires pharisiens qui semblent désormais distants d'Hyrcan II et rejeter pareillement les deux frères asmonéens, très probablement parce qu'ils craignent de susciter l'agacement des Romains et des représailles sur leurs familles installées en Anatolie ou en Cyrénaïque désormais sous contrôle romain, ou installées à Rome même ("[Pompée] écouta les doléances des juifs et de leurs chefs. Hyrcan II et Aristobule II ne s'entendaient pas entre eux, et le peuple ne soutenait ni l'un ni l'autre, réclamant la fin de la royauté car, dirent-ils, “la tradition leur imposait d'obéir aux honorables prêtres de Yahvé, et non pas à ces hommes qui, pourtant issus de prêtres, voulaient changer la Loi et réduire le peuple à leur merci", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.41 ; "Alors qu'il séjournait à Damas en Syrie, Pompée reçut la visite d'Aristobule II le roi des juifs et de son frère Hyrcan II qui se disputaient le trône. Plus de deux cents notables vinrent aussi pour déclarer à l'imperator que leurs ancêtres préposés à l'administration du Temple avaient député vers le Sénat et reçu l'aval des juifs libres pour régir les affaires selon leurs propres lois, sans roi, avec seulement un Grand Prêtre à la tête du peuple, alors qu'eux avaient instauré la royauté et exerçaient leur pouvoir en méprisant les lois ancestrales, leurs concitoyens et la justice", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 477). Pompée pense, contrairement au gouverneur Scaurus, que Rome a tout intérêt à choisir Hyrcan II plutôt qu'Aristobule II. D'abord parce qu'Hyrcan II est un velléitaire que Rome pourra tourner et retourner à ses vues, contrairement à Aristobule II qui a un caractère plus affirmé. Ensuite parce qu'Aristobule II n'est l'allié de personne, alors qu'Hyrcan II est un allié des Arabes nabatéens, ceux d'Edom/Idumée au sud gouvernés par l'ambitieux Antipatros, et surtout ceux de la région de Damas gouvernés par Arétas III désomais voisins des Romains de Syrie : mieux vaut ménager ces voisins arabes proches, que les voir se liguer contre Rome au bénéfice d'un héritier asmonéen légitime bafoué par son frère cadet. Enfin parce que choisir Aristobule II, c'est choisir les saducéens contre les pharisiens, et risquer que ces pharisiens expriment leur mécontentement en propageant le trouble non seulement au Levant mais encore partout ailleurs en Méditerranée via leurs familles installées en Anatolie, en Cyrénaïque, à Rome même. Autrement dit, les pharisiens ont peur de Pompée, autant que Pompée a peur des pharisiens. Cette méfiance réciproque pousse ceux-ci à s'éloigner progressivement des questions politiques, et celui-là à les ménager en orientant son regard exclusivement vers l'ambitieux Aristobule II et les saducéens qui l'entourent. Afin de garder ses atouts, Pompée ne dévoile pas immédiatement sa décision, il se limite à réprimander Hyrcan II pour la forme ("Pompée renvoya à plus tard l'examen des litiges. Il adressa des durs reproches à Hyrcan II et à ses partisans pour leurs crimes contre les juifs et pour leurs fautes contre les Romains, il déclara qu'ils méritaient un châtiment sévère, mais que la clémence ancestrale des Romains les jugeaient dignes de pardon à condition d'être obéissants à partir de ce jour", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 477), il promet à Aristobule II de venir à Jérusalem s'entretenir avec lui des affaires juives dès que les relations entre les Romains de Syrie et Arétas III seront normalisées ("Après avoir entendu les deux adversaires, Pompée condamna la violence d'Aristobule II, mais il se contenta de les renvoyer avec des bonnes paroles, promettant de tout arranger dans leur pays dès qu'il aurait examiné les affaires des Nabatéens, les invitant à rester tranquilles jusque là, et flattant Aristobule II de peur qu'il soulevât le pays et coupât ses communications", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.46), et il reprend silencieusement sa marche vers le sud. Mais dès qu'il entre en Galilée, Aristobule II inquiet l'oblige à tomber le masque. L'affrontement devient inévitable. Aristobule II se retranche dans Jérusalem ("Pompée rassembla l'armée qu'il prévoyait de conduire contre les Nabatéens, il joignit aux légionnaires romains des auxiliaires de Damas et du reste de la Syrie, et marcha contre Aristobule II. Il dépassa Pella et Korea près de Scythopolis, première cité judéenne quand on vient de l'extérieur. Aristobule II prit position dans la remarquable forteresse d'Alexandreion au sommet de la montagne. Pompée le convoqua. Suivant le conseil de ses amis qui ne voulaient pas batailler contre les Romains, Aristobule II descendit de son refuge, il réclama le pouvoir contre son frère, puis remonta dans la citadelle avec la permission de Pompée. Il recommença une deuxième fois, puis une troisième fois, flattant Pompée pour qu'il l'aide à obtenir le trône, promettant d'obéir à tous ses ordres, mais se retirant toujours dans sa forteresse pour se défendre au besoin et préparant des stocks en cas de conflit, soupçonnant que Pompée reconnaisse finalement Hyrcan II. Pompée le contraignit à envoyer un ordre écrit de sa main à tous les chefs de garnisons afin qu'ils livrassent toutes les places fortes. Il s'exécuta mais, irrité, il se retira à Jérusalem et se prépara à la guerre", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.48-52 ; "[Pompée] se rendit rapidement en Palestine en Syrie, dont les habitants dévastaient la Phénicie. Le pays était gouverné par deux frères, Hyrcan II et Aristobule II, qui se disputaient la Grande Prêtrise de leur Dieu, sur lequel on ne sait rien mais qui confère le pouvoir suprême sur ce pays. Cette rivalité créait des désordres dans les cités. Pompée soumit immédiatement et sans combat Hyrcan II, qui était faible. Puis il enferma Aristobule II dans une forteresse et le contraignit à traiter. Comme Aristobule II ne lui livrait ni cette forteresse ni les sommes qu'il avait promises en capitulant, il le fit prisonnier. Dès lors le reste de la Syrie fut facile à conquérir", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.15). Pompée le suit de près et commence le siège de la ville. Aristobule II veut négocier, mais ses troupes veulent résister. Aristobule II est capturé par les Romains et enchaîné ("Aristobule II changea de tactique, il se rendit auprès de [Pompée] pour lui promettre de l'argent et l'entrée dans Jérusalem, en le suppliant de mettre fin à la guerre et de pacifier les choses à sa convenance. Touché par cette démarche, Pompée lui pardonna et envoya Gabinius avec une troupe prendre l'argent et la ville. En vain : Gabinius revint sans avoir pris l'argent ni la ville, car les hommes d'Aristobule II, refusant cet arrangement, en avaient fermé les portes. Cela provoqua la colère de Pompée, qui jeta Aristobule II en prison et marcha lui-même sur la ville", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.55-57). Une partie des Jérusalémites ouvrent les portes de la ville basse à Pompée ("A l'intérieur de la ville le chaos régnait, les habitants étant incapables de s'entendre entre eux. Les uns voulaient livrer la ville à Pompée alors que les autres, partisans d'Aristobule II, voulaient fermer les portes et résister sous prétexte qu'Aristobule II était prisonnier de Pompée. Ces derniers prirent l'initiative en s'emparant du Temple, en coupant le pont qui le reliait à la ville, et en organisant le siège. Les autres ouvrirent les portes à l'armée et livrèrent à Pompée la ville et le palais", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.58-59). Les Romains élèvent une terrasse vers la ville haute et le Temple, où se sont retranchés les Jérusalémites résistants. Ils profitent astucieusement des jours de sabbat, durant lesquels leurs adversaires s'interdisent toute défense. En automne -63, les premiers légionnaires lancent l'assaut et conquièrent ce quartier haut avec le Temple ("Pompée envoya son lieutenant [Lucius Calpurnius] Pison [futur consul en -58 avec Gabinius] avec des troupes prendre possession de la ville et du palais, et fortifier les maisons voisines du Temple. Dans un premier temps il adressa aux assiégés des paroles conciliantes, mais comme ils refusèrent de l'écouter il installa des fortins tout autour, avec l'aide d'Hyrcan II. Au point du jour, Pompée alla camper au nord du Temple. Ce côté, le plus accessible, était barré par des hautes tours, on avait creusé un fossé, et un ravin profond entourait l'édifice. L'accès à la ville était impossible puisque le pont était coupé. Les Romains s'efforcèrent quotidiennement d'élever une terrasse d'approche avec le bois local. Quand celle-ci fut assez haute et le fossé comblé en profondeur, Pompée amena de Tyr des machines et des engins qu'il dressa pour battre les murs du Temple. Les assiégés se seraient opposés à l'élévation de cette terrasse, si la tradition ne les avait pas contraints au repos tous les sept jours : la Loi permet en effet de se défendre quand un ennemi engage le combat et porte des coups, mais l'interdit dans tous les autres cas, quoi que fasse l'ennemi. Les Romains sachant cela, ils se retinrent de tirer ou de porter la main sur les juifs chaque jour de sabbat, se contentant d'apporter de la terre, d'élever des tours, d'avancer leurs machines, afin que tout soit prêt pour le lendemain. La piété envers Yahvé et le respect de la Loi fut tellement constants que les terreurs du siège ne détournèrent jamais les juifs de l'accomplissement des rites : deux fois par jour, le matin et vers la neuvième heure, ces rites furent accomplis sur l'autel, et les sacrifices ne furent jamais interrompus en dépit des difficultés provoquées par les attaques de l'ennemi. Mieux encore : quand la ville fut prise après trois mois, le jour du jeûne [soit le jour du Yom Kippour, en automne], en la cent soixante-dix-neuvième olympiade [entre juillet -64 et juin -60], sous le consulat de Caius Antonius [Hybrida] et de Marcus Tullius Cicéron [en poste en -63], quand les ennemis envahirent le Temple et égorgèrent ceux qui s'y trouvaient, les sacrificateurs continuèrent les cérémonies, indifférents à leur propre vie autant qu'aux massacres qui se multipliaient autour d'eux. Refusant de s'enfuir, ils jugèrent préférable d'attendre la mort à l'autel plutôt que transgresser le moindre article de la Loi. Ces faits, qui ne sont pas des inventions destinées à exalter une piété imaginaire mais bien la vérité, sont établis par ceux qui ont écrit l'histoire de Pompée, dont Strabon, Nicolas de Damas, et l'historien romain Tite-Live [dans des passages de leurs œuvres qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous… ou que Flavius Josèphe invente ?]. Dès qu'une brèche fut créée par l'écroulement de la tour la plus élevée, battue par les machines, les ennemis s'y précipitèrent. Cornélius Faustus, fils de Sulla, escalada le premier le rempart, suivi par ses hommes. Après lui, le centurion Furius pénétra par le côté opposé avec ses soldats, puis le centurion Fabius passa par le milieu avec le gros de la troupe", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.59-69 ; "Reçu par les partisans d'Hyrcan II, [Pompée] fut aisément maître de la ville, mais la prise du Temple, où les partisans opposés s'étaient retranchés, nécessita beaucoup d'efforts. Celui-ci se trouvait sur une hauteur et était entouré de puissants remparts. Si les assiégés l'avaient défendu avec une vigilance égale, Pompée n'aurait jamais pu s'en emparer. Mais ils suspendaient les combats chaque jour dédié à Kronos, parce que leur tradition leur interdit tout travail ce jour-là, et cela permit aux assaillants d'ébranler les remparts : ayant remarqué ces interruptions, les Romains limitèrent leurs attaques tous les autres jours, et chaque jour de Kronos ils relancèrent leurs assauts. C'est ainsi que le Temple tomba au pouvoir des Romains, un jour dédié à Kronos, sans que ses défenseurs résistassent. Tous ses trésors furent pillés, le pouvoir suprême fut donné à Hyrcan II, et Aristobule II fut emmené en captivité", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.16). Flavius Josèphe dit que lors de la prise du quartier du Temple les légionnaires provoquent un bain de sang. Mais son propos doit être nuancé : Flavius Josèphe écrit ses Antiquités juives au lendemain de la guerre de 66 et calque naturellement ce qu'il a vu de ses propres yeux sur les événements de l'époque de Pompée un siècle et demi plus tôt, par ailleurs il sous-entend que ce bain de sang relève moins des épées des légionnaires que du fanatisme des Jérusalémites résistants, qui choisissent de se suicider en masse pour ne pas voir le sanctuaire de Yahvé foulé aux pieds des goyim romains ("Le carnage fut général. Les juifs furent massacrés par les Romains, ou ils se massacrèrent entre eux, les uns se jetant dans le ravin, les autres incendiant leur maison et se brûlant vifs, incapables de supporter leur sort. On compta environ douze mille morts chez les juifs, mais très peu chez les Romains", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.70-71 ; Appien semble confirmer la retenue romaine en disant incidement, au livre XI paragraphe 251 et au livre XII paragraphe 498 de son Histoire romaine, que Pompée s'est contenté d'"abaisser" ["kaqairšw/abattre, descendre"] la puissance de Jérusalem sans la détruire). Aux yeux des juifs, dont Flavius Josèphe, le fait que les Romains profitent du jour de sabbat pour conquérir Jérusalem renouvelle et même accroît le sacrilège d'Antiochos IV jadis : non seulement les Romains profanent le Temple, mais encore ils ne respectent pas le jour consacré au Dieu unique. C'est là une lecture religieuse de l'événement, qui amplifie voire qui déforme les actes réels des Romains. Flavius Josèphe lui-même reconnaît que, certes Pompée blasphème en pénétrant dans le Temple interdit aux non-juifs, mais il ne touche à rien à l'intérieur, et il ressort en laissant tous les objets sacrés qui s'y trouvent ("Des graves sacrilèges furent commis dans le sanctuaire, dont l'accès était jusque-là interdit et où nul ne pouvait porter les yeux. Pompée y pénétra avec une suite nombreuse. Ils virent ce qu'aucun homme ne doit voir à l'exception des Grands Prêtres : la table d'or, les chandeliers sacrés, des vases à libations, des quantités de parfums, et le trésor sacré d'environ deux mille talents enfermé dans des caisses. Pompée ne toucha à rien, par piété, prouvant ainsi sa vertu. Le lendemain, après avoir fait nettoyer le Temple par les serviteurs et offrir à Yahvé les sacrifices prescrits par la Loi, il conféra la Grande Prêtrise à Hyrcan II en reconnaissance des services qu'il lui avait apportés, notamment ses démarches pour dissuader les juifs de la campagne de rallier Aristobule II, puis il fit trancher la tête des promoteurs de la guerre", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.71-73). Cicéron dit la même chose ("On dit que Cnaius Pompée, vainqueur et maître de Jérusalem, n'a touché à rien dans le Temple. Ne pas alimenter les médisances, dans une cité connue pour ses calomnies, voilà l'un de ses innombrables traits de prudence, car je crois que ce n'est pas la religion de nos ennemis juifs qui l'a retenu mais bien sa propre modération", Cicéron, Pour Flaccus 67-68) Tacite aussi ("Pompée fut le premier Romain qui dompta les juifs. Sa victoire lui conféra le droit d'entrer dans le Temple. C'est ainsi qu'on découvrit que ce lieu ne renfermait aucune image divine, et que sa mystérieuse enceinte ne cachait rien. Les murs de Jérusalem furent rasés, mais le Temple resta debout", Tacite, Histoire V.9). La seule conclusion qui s'impose est que l'image des légionnaires pénétrant de force dans la ville de Jérusalem en automne -63 (cette date est sure, car cet événement a lieu exactement vingt-sept ans avant la seconde prise de Jérusalem en -37 par Hérode et Sosius envoyé par Marc-Antoine, que nous raconterons plus loin : "Cette catastrophe s’abattit sur Jérusalem sous le consulat de Marcus [Vipsanius] Agrippa et [Lucius] Caninius Gallus [en -37], […] le jour du jeûne [soit le jour du Yom Kippour, en automne], comme un  anniversaire du malheur ayant frappé les juifs sous Pompée [en -63] car la ville fut reprise [par Sosius et Hérode] le même jour vingt-sept ans plus tard [en -37]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.487-488), et l'image de Pompée pénétrant dans le Temple sans comprendre quoi que ce soit au culte qui s'y pratique, montrent à quel point le traité d'alliance et d'amitié entre Judas Maccabée et Rome en -161, renouvelé plusieurs fois jusqu'à Pompée, n'était que du vent. Les juifs pieux ont cru utiliser Rome contre les Grecs qui les dominaient, et finalement Rome a vaincu les Grecs et les a remplacés comme dominants. Le royaume d'Israël devient un protectorat romain, amputé d’une partie des territoires conquis par les Asmonéens précédents, Jérusalem est punie par l’instauration d’un impôt à Rome ("Pompée imposa à Jérusalem un tribut ["fÒroj/impot, tribut", somme exigée à intervalles réguliers, non limitée dans le temps, par opposition à "g£za/trésor, butin", somme exigée une unique fois] aux Romains. Il enleva aux juifs les cités de Koilè-Syrie qu'ils avaient accaparées et les plaça sous l'autorité du gouverneur romain", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.74), avec à sa tête une dynastie asmonéenne dont les jours sont comptés : Hyrcan II a perdu toute crédibilité aux yeux de tous les juifs et est manipulé par son conseiller arabe Antipatros, Aristobule II quant à lui est envoyé captif vers Rome, où il défilera bientôt comme trophée dans le cortège triomphal de Pompée. Les saducéens survivants sont contraints de composer avec Hyrcan II et avec son mentor Antipatros. Pendant ce temps-là, un peu partout depuis Beroia/Alep jusqu'au lac Moeris/Karoun, les juifs nazaréens apocalyptiques dont nous parlerons dans notre alinéa suivant, qui jusqu'alors n'ont soutenu personne, regardent Aristobule II partir vers Rome chargé de chaînes et, entre les Grecs réduits à l'état de sujets de Rome et les Arabes nomades de Syrie ou sédentaires de Damas humiliés par Pompée, aspirent de plus en plus à la venue du Messie/Mashiah.


C'est lors de ce siège de Jérusalem en -63 qu'arrive la nouvelle de la mort de Mithridate VI ("Peu de temps après, tandis que Pompée partait en expédition contre [Aristobule II], des messagers arrivant du Pont lui apprirent que Mithridate VI venait de périr de la main de son fils Pharnacès", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.53). On se souvient que celui-ci méditait une invasion de l'Italie par l'est. C'était un projet inadapté à son âge avancé et à ses moyens matériels. On soupçonne fortement que Mithridate VI souhaitait en réalité accomplir une dernière grande action militaire et y trouver une mort glorieuse au milieu de ses sujets, pour marquer la mémoire collective et laisser aux générations futures le souvenir d'un vieux conquérant toujours vigoureux et foudroyé ("Mithridate VI ne céda pas à l'adversité. Puisant dans sa volonté au mépris de ses forces, profitant que Pompée était en Syrie, il projeta de marcher vers l'Istros [le Danube] à travers le pays des Scythes, et de là envahir l'Italie. Naturellement porté aux grandes entreprises, ayant souvent éprouvé la bonne et la mauvaise fortune, il croyait pouvoir tout oser et ne devoir désespérer de rien, et il préférait périr sur les ruines de son trône avec un courage toujours ferme plutôt que survivre dans l'humiliation et dans l'obscurité après l'avoir perdu. Il se raffermit énergiquement dans cette résolution. Plus son corps s'épuisait et se flétrissait, plus son âme se revigorait, tant la faiblesse de celui-ci était soutenue par la virile inspiration de celle-là", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.11 ; "[Mithridate VI] projetait de passer chez les Celtes, avec lesquels il entretenait une amitié depuis longtemps, et d'envahir l'Italie avec eux. Il espérait qu'en Italie même de nombreux peuples hostiles aux Romains se joindraient à lui. Il avait appris qu'Hannibal parti d'Ibérie avait agi pareillement et que cela l'avait rendu redoutable aux Romains. Il avait appris aussi que l'Italie tout entière s'était récemment soulevée contre les Romains haïs en s'alliant au gladiateur Spartacus, issu du bas de l'échelle sociale. En songeant à tout cela, il avait hâte de passer chez les Celtes. Mais ce coup d'audace qui aurait pu lui apporter une gloire immense inquiétait ses soldats précisément à cause de sa démesure : Mithridate VI voulait les emmener pour une longue durée sur une terre étrangère contre des hommes qu'ils n'arrivaient pas à vaincre sur leur propre sol, et ils soupçonnaient par ailleurs que Mithridate VI, n'ayant désormais plus d'avenir, voulait mourir en roi ["sunapolšsqai basilšia"] en accomplissant une grande action", Appien, Histoire romaine XII.518-521). Pressé par le temps, craignant de mourir avant d'avoir pu réaliser cette ultime et suicidaire expédition, Mithridate VI a épuisé et révolté ses hommes ("[Mithridate VI] enrôlait un grand nombre d'hommes libres et d'esclaves, il faisait fabriquer des quantités d'armes, de projectiles et de machines, sans épargner les forêts pour se procurer des bois de toutes sortes, et les bœufs pour se procurer des nerfs. Et il obligeait tout le monde à participer à l'effort de guerre, même les gens dont les biens étaient minimes", Appien, Histoire romaine XII.508 ; "Mais les partisans de Mithridate VI jusque-là fidèles, voyant la puissance des Romains grandir et la sienne décroître de jour en jour, l'abandonnèrent. Parmi diverses calamités, un séisme d'une violence encore jamais vue détruisit plusieurs de ses cités, des troubles éclatèrent dans son armée, plusieurs de ses enfants furent enlevés et conduits à Pompée. Mithridate VI arrêta des suspects et les livra au supplice, mais dans sa colère soupçonneuse il punit des hommes qui n'avaient rien fait. Il se méfiait de tous, il fit même égorger certains de ses enfants qui ne lui inspirait plus confiance", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.11-12), qui se sont finalement retournés contre lui. Il a été renversé par son fils Pharnacès, devenu "Pharnacès II" ("Pharnacès, le fils que Mithridate VI appréciait le plus et qu'il avait plusieurs fois désigné comme son héritier, soit qu'il s'inquiétât sur cette expédition et sur le destin du royaume […], soit qu'il fût poussé par d'autres raisons nécessitant une justification, complota contre son père. […] Sachant que l'armée renâclait devant cette expédition, il vint trouver de nuit les déserteurs romains campés près de Mithridate VI, il leur présenta tous les dangers - dont ils avaient déjà conscience - à aller attaquer l'Italie et tous les bénéfices à demeurer sur place, pour les pousser à la révolte contre son père. Après les avoir persuadés, la même nuit, Pharnacès envoya des émissaires auprès d'autres soldats disséminés dans les alentours qui donnèrent aussi leur accord. C'est ainsi que les déserteurs romains furent les premiers à pousser une clameur dès l'aube, qui se propagea de camp en camp. Les équipages de la flotte leur firent écho sans connaître la raison du phénomène, mais préférant fonder leurs espoirs sur n'importe quel changement plutôt que sur leur infortune présente. D'autres, ignorant l'identité des conspirateurs, crurent que toute l'armée était séduite, et jugèrent que leur loyauté ne pèserait rien face à la majorité, ils s'associèrent donc aux clameurs moins par la conviction que par la crainte. Réveillé par ce tumulte, Mithridate VI demanda ce que voulaient les braillards, qui répondirent sans se dissimuler : “Nous voulons que ton fils règne, un jeune à la place d'un vieux devenu le jouet des eunuques et responsable de la mort de beaucoup de ses fils, de ses capitaines et de ses Amis !”", Appien, Histoire romaine XII.522-530), et s'est réfugié à Panticapée ("Pharnacès, l'un de ses fils ayant atteint l'âge adulte, qui le craignait et qui rêvait en même temps d'être intrônisé par les Romains, trama sa perte. Tous les actes publics et privés étant surveillés, son crime fut découvert, et il aurait été puni sur-le-champ si les gardes du vieux roi ne l'avaient pas défendu. Mithridate VI, qui avait pourtant l'expérience de son règne, oublia que les armes et les sujets en grand nombre ne servent à rien s'ils ne sont pas dédiés à leur roi, et qu'ils sont même un danger quand ils ne sont pas fidèles. A la tête de complices de la première heure, et aussi des hommes que Mithridate VI avait envoyés pour l'arrêter, qu'il retourna rapidement en sa faveur, Pharnacès marcha sans détour contre son père. A cette nouvelle, le vieillard alors à Panticapée missionna quelques soldats contre son fils, en leur promettant de les suivre. Pharnacès les retourna facilement comme les précédents, car ils n'aimaient pas Mithridate VI. Il s'empara de la ville qui n'opposa aucune résistance et fit périr son père dans le palais royal où il s'était réfugié", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.12). Là, il a tenté de s'empoisonner pour échapper à ses opposants, mais en vain, car les contrepoisons avalés régulièrement au cours de sa vie ont annulé l'effet du poison (cette technique d'immunisation au poison par ingestion régulière de contrepoisons a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui, la "mithridatisation" : "Mithridate VI, le plus puissant roi de son époque, dont Pompée acheva la défaite, s'intéressa plus que tout autre à la médecine. Pour preuves, outre sa célèbre habitude d'avaler volontairement une petite dose de poison chaque jour afin de s'accoutumer à ses effets néfastes, il est l'inventeur de plusieurs antidotes, dont l'un a pris son nom. On dit qu'il a imaginé un antidote mêlant du sang de canard du Pont, qui se nourrit d'animaux venimeux", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXV, 3.1 ; "Cratévas a attribué à Mithridate VI une plante appelée “mithridatia” [peut-être l'erythronium dens-canis, de la famille des liliaceae], possédant à la racine deux feuilles qui ressemblent à celle de l'acanthe, la tige s'élève au milieu et porte une fleur couleur de rose. Lenaeus attribue à Mithridate VI une seconde plante, le scordium [le nepeta scordotis], qu'il a créée lui-même : haute d'une coudée, cette plante à tige quadrangulaire, rameuse, semblable au chêne, porte des feuilles lanugineuses, on la trouve dans les campagnes grasses et humides du royaume du Pont, la saveur en est amère. Une autre espèce existe à feuilles plus larges, ressemblant à la menthe sauvage [la sauge des bois ou "faux scordium"]. Toutes deux ont de nombreux usages isolément, et mélangées à certains ingrédients elles servent d'antidotes. […] L'eupatoria [l'aigremoine eupatoire] aussi doit son nom au roi ["Eupator", surnom de Mithidate VI]. Sa tige est ligneuse, noirâtre, velue, haute d'une coudée ou plus. Ses feuilles disposées par intervalles ressemblent à celles de la quintefeuille ou du chanvre, elles sont découpées en cinq parties, et elles sont également noires et velues. Sa racine ne sert à rien mais sa graine mélangée au vin guérit de la dysenterie", Pline l'Ancien, Histoire naturelle XXV.26-29 ; "Après la défaite du puissant Mithridate VI, Cnaius Pompée trouva dans ses archives secrètes, rédigée de la main même du roi, une recette d'antidote ainsi composé : “Prendre deux noix sèches, deux figues, vingt feuilles de ruta, broyer le tout ensemble après avoir ajouté un grain de sel, mélange à prendre à jeun pour se protéger de tout poison pendant une journée”. On dit que les noix mâchées à jeun prémunissent contre la morsure des chiens enragés", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXIII, 77.2 ; "Les canards du Pont constituent un efficace contre-poison, le roi Mithridate VI en a tiré parti pour composer des antidotes. On dit que les canards du Pont se nourrissent communément de poisons. Lenaeus, affranchi de Cnaius Pompée, rapporte que le célèbre Mithridate VI roi du Pont, qui avait une connaissance approfondie de la médecine et surtout des poisons, mêlait à ses antidotes le sang de ces canards comme un ingrédient très efficace, et qu'il se préservait des éventuels mauvais aliments servis à sa table par l'ingestion régulière de ces mélanges, souvent il allait même par bravade jusqu'à ingérer volontairement des poisons virulents. Quand plus tard, vaincu les armes à la main, réfugié au fond de son domaine, il tenta de se donner la mort par des poisons violents il n'y parvint pas, et il dut se percer de son épée. Le roi Mithridate VI a donné son nom à un antidote célèbre", Aulu-Gelle, Nuits attiques XVII.16). Selon Appien, il a alors demandé à un homme de sa garde de l'exécuter avant l'arrivée des hommes de Pharnacès II ("[Les transfuges romains] tuèrent son cheval pendant que Mithridate VI prit la fuite. Maîtres de la situation, ils proclamèrent roi Pharnacès II. Un homme apporta d'un sanctuaire un rouleau de papyrus déroulé et l'en couronna en guise de diadème. Mithridate VI assista à ce spectacle du haut d'un portique. Il envoya à Pharnacès II messager sur messager pour lui réclamer un sauf-conduit, mais aucun ne revint. Craignant d'être livré aux Romains, il couvrit d'éloges ses gardes du corps et les Amis encore présents à ses côtés, et les envoya vers le nouveau roi. […] Mithridate VI détacha le poison qu'il portait partout près de son épée et le délaya dans un liquide. […] Il n'en ressentit aucun effet, en dépit de ses tentatives répétées, précisément parce qu'il s'y était accoutumé par la consommation régulière d'un antidote encore appelé aujourd'hui “mithridatique”. Alors il appela un capitaine celte appelé Bitoitos et lui dit : “J'ai souvent profité de ton bras contre les ennemis, j'en profiterai davantage aujourd'hui contre moi-même, car je risque d'être capturé et exposé en triomphe, moi qui a été pendant si longtemps le roi d'un grand empire : je n'arrive pas à mourir par le poison parce que je me suis sottement immunisé, ignorant que le poison le plus dangereux n'est pas celui qu'on verse dans les repas, mais celui de la déloyauté des soldats, des enfants, des Amis qui hantent en permanence la demeure des rois !”. Plein de pitié, Botoitos apporta au roi l'aide qu'il réclamait. C'est ainsi que Mithridate VI mourut", Appien, Histoire romaine XII.532-540). Selon Dion Cassius, il a été massacré par les hommes de Pharnacès II ayant investi sa demeure ("Mithridate VI résolut de se suicider. Après avoir donné du poison à ses femmes et aux enfants qui lui restaient, il but le reste, mais il ne put s'ôter la vie ni par le poison ni en se frappant lui-même avec une épée. Ce poison était bien mortel, mais Mithridate VI s'en était immunisé en ingérant quotidiennemnt des contrepoisons. Et son coup d'épée fut émoussé par une main que l'âge avait engourdie et par l'effet du poison pourtant atténué. Incapable de mourir de sa propre main, Mithridate VI fut tué par ses hommes, qui se jetèrent sur lui avec leurs épées et leurs lances. Ainsi ce roi qui avait traversé toutes les extrémités de la bonne et de la mauvaise fortune, termina sa vie d'une manière extraordinaire : il désira la mort contre sa volonté, il essaya de se tuer sans y parvenir, il attenta à ses jours par le poison et par le fer, et il fut égorgé par ses ennemis", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.13). Peu importe. Mithridate VI est bien mort. Les messagers chargés de propager la nouvelle se présentent à Pompée quand celui-ci est en opérations près de Pétra. Les légionnaires poussent un grand cri de joie, reconnaissant tacitement que la tactique de leur généralissime de laisser Mithridate VI mourir seul de vieillesse ou assassiné par ses propres troupes plutôt que s'aventurer dans une campagne vers le Caucase et le lac Méotide/mer d'Azov, était une bonne tactique ("Cette expédition [de Pompée au Levant en -64] fut fortement critiquée, elle fut regardée comme un prétexte pour cesser la chasse à Mithridate IV. On dit : “Pompée doit tourner toutes ses forces vers le vieil adversaire de Rome, qui prépare une nouvelle guerre et s'apprête, aux dernières nouvelles en provenance du Bosphore [cimmérien], à traverser la Scythie et la Péonie pour envahir l'Italie avec ses troupes !”. Mais Pompée, persuadé qu'il était plus facile de ruiner sa puissance en le laissant continuer des préparatifs qu'en tentant de s'emparer de sa personne, ne voulait pas le poursuivre vainement, il gagnait donc du temps par une autre expédition en attendant le moment favorable. La Fortune trancha la difficulté. Il se trouvait près de Pétra et achevait d'y installer son camp quand, tandis qu'il s'exerçait hors des retranchements à manœuvrer son cheval, il vit arriver des courriers en provenance du royaume de Pont. Ceux-ci apportaient des bonnes nouvelles, comme le prouvaient les lauriers qui, selon l'usage romain en pareil cas, entouraient la pointe de leurs javelines. Les ayant aperçus, les soldats accoururent auprès de Pompée. Il voulait achever ses exercices avant de donner audience aux courriers, mais les soldats le supplièrent à grands cris de les reporter à plus tard. Il descendit donc de cheval, prit les dépêches, et entra dans le camp. Il n'y avait pas d'estrade. Les soldats n'eurent pas la patience d'en élever une selon l'usage, en coupant d'épaisses mottes de terre et en les entassant les unes sur les autres : curieux et impatients, ils improvisèrent en amoncelant les bâts des bêtes de somme. Pompée monta dessus, et leur annonça que Mithridate VI était mort, qu'il s'était suicidé suite à la révolte de son fils Pharnacès II, que Pharnacès II avait pris possession de tous les territoires de son père en précisant, selon les dépêches, avoir agi ainsi “en son propre nom et au nom des Romains”", Plutarque, Vie de Pompée 41). On soupçonne que Pompée se préparait à marcher vers l’Egypte à l’invitation de Ptolémée XII Aulète dont on apprend, par une incidence de Varron cité par Pline l’Ancien, qu’il finance une partie de l’armée romaine ("Que sont ces richesses en regard de celles de Ptolémée [XII Aulète] qui, selon Varron, paya les frais des huit mille cavaliers de Pompée lors de son expédition en Judée, et donna un repas de mille couverts, où on compta autant de coupes en or, et où on changea de plat à chaque mets ?", Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXIII.47). La mort impromptue de Mithridate VI oblige Pompée à revoir ce projet. Il renonce à l’Egypte, laissant Ptolémée XII Aulète se débrouiller seul avec ses rivaux politiques dans Alexandrie ("[Pompée] étendit jusqu’à l’Egypte les frontières de l’empire romain, mais il ne pénétra pas en Egypte même, bien qu’elle fût soulevé contre son roi [Ptolémée XII Aulète] et que ce roi en personne l’appelât en offrant des cadeaux, de l’argent et des vêtements à toute son armée : peut-être redouta-t-il la grandeur d’une monarchie encore prospère, ou voulut-il atténuer la jalousie de ses ennemis politiques ou respecter l’interdiction des oracles, ou obéit-il à d’autres considérations que j’exposerai quand je parlerai de l’Egypte [les livres XVIII à XXI de l’Histoire romaine, dans lesquels Appien parlait de l’Egypte, n’ont pas été conservés]", Appien, Histoire romaine XII.556-557), et s’empresse de revenir en Anatolie pour empêcher toute renaissance de principautés hellénistiques : il crée les nouvelles provinces romaines de Cilicie et du Pont, qui complètent celles d'Asie (autour de Pergame) et de Bithynie déjà existantes ("Après la chute de [Mithridate VI] Eupator, Pompée prit possession [du Pont]. Il partagea les provinces voisines de l'Arménie et de la Colchide entre des petits princes l'ayant aidé à triompher de [Mithridate VI] Eupator, et il divisa le reste du pays en onze satrapies qu'il annexa à la province de Bithynie. Seul un petit territoire intérieur de Paphlagonie demeura un royaume confié aux descendants de Pylaménès. Il laissa également leur indépendance aux tétrarques de Galatie", Strabon, Géographie, XII, 3.1). Pharnacès II lui envoie la dépouille de son père Mithridate VI, et reçoit en échange la reconnaissance de sa souveraineté sur le nord du Pont-Euxin/mer Noire par Rome, et l'amitié du peuple romain ("[La mort de Mithridate VI] achevant ses exploits beaucoup plus facilement qu'il ne l'avait espéré, Pompée quitta l'Arabie et traversa par une marche rapide les provinces qui la séparaient de la Galatie. Arrivé dans la cité d'Amisos, il trouva des présents magnifiques envoyés par Pharnacès II et les cadavres de plusieurs personnes de sang royal, dont celui de Mithridate VI. Ce dernier n'était pas facile à reconnaître parce que les esclaves chargés de son embaumement avaient oublié de dessécher la cervelle, mais un examen attentif des cicatrices sur son visage trahissait son identité", Plutarque, Vie de Pompée 42 ; "Pharnacès II fit partir pour Sinope un navire de guerre qui portait à Pompée la dépouille de son père, ainsi que les responsables de la capture de Manius [Aquilius] et de nombreux otages grecs et barbares, en demandant la reconnaissance de son statut de roi sur l'ensemble des territoires paternels, ou seulement sur le Bosphore [cimmérien] que son frère Macharès avait reçu de Mithridate VI. Pompée apporta des soins matériels à la dépouille de Mithridate VI, ordonnant aux serviteurs du défunt d'organiser des funérailles royales et de le déposer à Sinope dans la nécropole royale, par respect pour ses grands exploits et parce qu'il voyait en lui le plus valeureux des rois de son temps. Et il fit de Pharnacès II, qui avait débarrassé l'Italie d'une lourde menace, un ami et un allié des Romains en lui accordant de régner sur le Bosphore [cimmérien]", Appien, Histoire romaine XII.552-555 ; "Pharnacès II embauma la dépouille de son père et l'envoya à Pompée, comme une preuve irrécusable de ce qu'il avait fait, en même temps qu'il offrit sa propre personne et son royaume. Pompée n'insulta pas le cadavre de Mithridate VI, il ordonna de le déposer dans le tombeau de ses pères, estimant que sa haine s'était éteinte avec sa vie, et il ne voulut pas exercer contre un corps inanimé une vengeance inutile. Il reconnut nénanmoins Pharnacès II comme roi du Bosphone [cimmérien] en récompense de son parricide, et il le considéra ami et allié de Rome", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.14).


C'est ainsi que s'achève la mission de Pompée en Méditerranée orientale. La mer est sécurisée, le Levant est sous contrôle de la garnison romaine permanente installée dans la province de Syrie récemment fondée, l'Anatolie et ses alentours sont muselés par l'autorité directe du Sénat ou par des monarques endettés. Pompée reste un temps sur place, notamment pour relever des cités détruites ou en créer des nouvelles ("[Pompée] restaura d'autres cités qui avaient été détruites ou endommagées, dans le Pont, en Palestine, en Koilè-Syrie, et surtout en Cilicie", Appien, Histoire romaine XII.562), puis il retourne vers l'Italie avec son butin fin -62 ("Pompée dressa la liste de ses exploits personnels sur le sol de l'Asie, dans la dédicace suivante : “Pompée le Grand, fils de Cnaius, imperator, a libéré des pirates les côtes du monde habité et toutes les îles en-deçà de l'Océan par les armes, il a sauvé du péril le royaume d'Ariobarzanès Ier [la Cappadoce] assiégé par l'ennemi ainsi que la Galatie et les provinces d'Asie et de Bithynie au-dessus, il a couvert de son bouclier la Paphlagonie, le Pont, l'Arménie et le pays des Achéens [tribu du Caucase, sans rapport avec les Achéens de Grèce], et aussi l'Ibérie [région du Caucase, sans rapport avec la péninsule homonyme qui ferme la mer Méditerranée à l'ouest], la Colchide, la Mésopotamie, la Sophène, la Gordyène, il a soumis Darius le roi des Mèdes, Artolès le roi des Ibères, Aristobule II le roi des juifs, Arétas III le roi des Arabes nabatéens, ainsi que la Syrie voisine de la Cilicie, la Judée, l'Arabie, la province de Cyrénaïque, les Achéens, les Iozyges ["IozÚgwn", alias les mystérieux "Zyges/Zugîn" mentionnés par Strabon à l'alinéa 13 précité paragraphe 2 livre XI de sa Géographie], les Soanes [qui ont donné leur nom à la moderne province de Svanétie en Géorgie], les Héniochiens et tous les autres peuples habitant le littoral entre la Colchide et le lac Méotide avec leurs neuf rois, et aussi tous les peuples habitant en-deçà du Pont[-Euxin] et la mer Erythrée [la mer Rouge], il a avancé les frontières de l'Empire [romain] jusqu'aux limites de la terre, il a sauvegardé les revenus du peuple romain et en a même augmenté certains, il a enlevé aux ennemis les statues des hommes et les offrandes aux dieux et tous les objets décoratifs de valeur, il a consacré à la déesse [probablement la déesse guerrière Minerve, équivalent latin d'Athéna] douze mille soixante statères d'or et trois cent sept talents d'argent”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 478). Flavius Josèphe note qu'un des fils d'Aristobule II, son aîné nommé "Alexandre" (encore un nom grec !), promis à la captivité à Rome, réussit à s'échapper, ce qui aura une grande importance pour la suite : cet Alexandre fils d'Aristobule II va rassembler les juifs contestataires autour de sa personne et mener une guérilla active en Galilée jusqu'à la nomination de Gabinius en -57 ("Pompée, après avoir confié à Scaurus toute la Koilè-Syrie jusqu'à l'Euphrate et à l'Egypte avec deux légions romaines, partit pour la Cilicie, ayant hâte de rentrer à Rome. Il emmena Aristobule II prisonnier avec ses enfants, deux filles et deux fils. L'aîné Alexandre réussit à s'échapper, mais le cadet Antigone fut conduit à Rome avec ses sœurs", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.79). Un triomphe est accordé à Pompée au milieu de l'année -61, qui marque l'apogée de sa carrière. Symboliquement, lors de ce triomphe, on trouve côte-à-côte un dignitaire grec (Tigrane le Jeune, fils du roi Tigrane II, auquel Plutarque et Appien ajoutent cinq fils du roi Mithridate VI) et un dignitaire juif (Aristobule II, fils du roi Alexandre Jannée) exposés comme des trophées au milieu de vulgaires malfaiteurs (des pirates ciliciens) : c'est une image parfaite du complet retournement d'intérêts entre Grecs et juifs par rapport aux Romains ("Parmi les prisonniers exposés en triomphe, on trouva les chefs des pirates, le fils de Tigrane II roi d'Arménie avec sa femme et sa fille […], Aristobule II roi des juifs, une sœur et cinq des enfants de Mithridate VI, des femmes scythes […]", Plutarque, Vie de Pompée 45 ; "[Dans le cortège triomphal] se trouvaient Tigrane le Jeune fils de Tigrane II, cinq fils de Mithridate VI (Artaphernès, Cyrus, Oxathrès, Darius et Xerxès) et deux filles (Orsabaris et Eupatra), […] Aristobule II le roi des juifs, les tyrans des Ciliciens, des femmes scythes de sang royal […]", Appien, Histoire romaine XII.572 573), qui trouvera son aboutissement un siècle plus tard dans l'image d'un meneur juif crucifié par des légionnaires entre deux brigands/lhsta… sous un titulus rédigé en grec. De façon significative, le très approximatif historien arménien Moïse de Khorène affirme que, pendant que Pompée part batailler contre les juifs, l’un des fils du roi grec Mithridate VI est gardé en prison par le soi-disant père de Ponce Pilate ("En ce temps-là, le chef romain Pompée arriva sur les côtes méditerranéennes avec son armée, il envoya en Syrie son lieutenant Scaurus pour livrer bataille à Tigrane [II]. Scaurus, n’ayant pu entrer au contact de ce dernier retourné dans son pays […], se rendit à Damas. Il trouva cette cité au pouvoir de Metellus [Celer] et de Lucullus [erreur : Lucullus n’a jamais mis les pieds à Damas, Marcus Lollius Palicanus en revanche l’a investie en même temps que son pair Metellus Celer pour le compte de Pompée, Moïse de Khorène a confondu maladroitement "Lucullus" l’adversaire politique de Pompée avec "Lollius" le lieutenant de Pompée], les en chassa, puis se hâta vers la Judée pour attaquer Aristobule [II] avec l’aide de son frère aîné le Grand Prêtre Hyrcan [II] fils d’Alexandre [Jannée]. Pendant ce temps, Pompée combattait contre Mithridate [VI] qui lui résistait vigoureusement, il bataillait sans relâche et courut de grands périls. Finalement le nombre l’emporta, et Mithridate [VI] s’échappa vers les territoires du Pont. Ainsi débarrassé de son ennemi par un bonheur inespéré, Pompée captura le fils homonyme de Mithridate [VI] [inconnu par ailleurs, en tous cas sans rapport avec le fils homonyme battu par Fimbria en -85, puis exécuté en Colchide quelques années après par Mithridate VI qui le soupçonnait de comploter contre lui : on découvre dans la suite de son récit que Moïse de Khorène confond ce mystérieux "Mithridate" fils de Mithridate VI roi du Pont, avec Mithridate III fils parricide de Phraatès III roi des Parthes, et avec Mithridate de Pergame à la généalogie douteuse allié de Jules César contre Ptolémée XIII puis contre Pharnacès II…], prit le contrôle de Masaca [aujourd’hui Kayseri en Turquie], y mit une garnison, mais au lieu de continuer la poursuite il se précipita vers la Judée via la Syrie, après avoir confié Mithridate enchaîné au père de Ponce Pilate", Moïse de Khorène, Histoire de l’Arménie II.15).


Cléopâtre VII, la dernière reine


On se souvient, nous l’avons dit à plusieurs reprises, qu’en Egypte l’hellénisation ne s’est pas traduite par un brassage entre dominants grecs et dominés autochtones comme dans tous les autres pays conquis par Alexandre, mais par l’apparition d’un communautarisme : les Grecs se sont installés à Alexandrie et dans les grandes cités, les Egyptiens sont restés dans les villages et les campagnes autour du Nil, sans que ces deux populations réussissent à se mélanger. Dans notre paragraphe introductif, nous avons vu que quand Antiochos III a pour la première fois manifesté son désir de soumettre l’Egypte, Ptolémée IV n’ayant pas une armée assez importante pour lui résister a dû appeler à l’aide les Egyptiens en leur promettant davantage de droits en cas de victoire. C’est grâce à cette aide militaire des Egyptiens que Ptolémée IV a gagné militairement la bataille de Raphia contre Antiochos III en -217, mais l’a perdue politiquement car les Egyptiens lui ont naturellement demandé de tenir sa promesse en leur accordant des droits, et à partir de cette date une guerre civile larvée s’est développée en Egypte entre les Grecs désireux de freiner l’émancipation des Egyptiens, et les Egyptiens désireux de s’émanciper toujours plus de leurs dominants grecs. La mainmise d’Antiochos III sur l’Egypte, via son appropriation du Levant vers -200 et le mariage qu’il a imposé entre sa fille Cléopatre Ière et Ptolémée V en hiver -194/-193, n’a rien changé à la situation intérieure égyptienne : les Grecs d’Alexandrie et des grandes cités ont continué à pressurer d’impôts les Egyptiens des villages et des campagnes, et les Egyptiens des villages et des campagnes ont continué à grogner contre les impôts des Grecs d’Alexandrie et des grandes cités. Dans notre paragraphe précédent, nous avons vu que la rivalité entre Ptolémée VI et son frère Ptolémée Physkon a fragilisé encore plus la domination grecque. Lors de l’opération militaire d’Antiochos IV contre les Grecs d’Alexandrie, Ptolémée Physkon a résisté alors que Ptolémée VI s’est enfui. Après le départ d’Antiochos IV, Ptolémée Physkon n’a pas été récompensé de son engagement puisque les Grecs d’Alexandrie, peu rancuniers, ont confirmé Ptolémée VI dans son statut de roi. Ptolémée Physkon en a conçu un incurable ressentiment contre les Grecs alexandrins, et en réaction s’est appuyé sur les Egyptiens pour malmener son frère Ptolémée VI. Après la mort de Ptolémée VI vers -145, Ptolémée Physkon avec l’aide des Egyptiens s’est imposé sans ménagement contre l’héritier légitime, son neveu Ptolémée VII, avant d’assassiner ce dernier et de devenir le nouveau roi "Ptolémée VIII Physkon". Son gouvernement a été impitoyable contre les Grecs d’Egypte, qui ont fui le pays et ont offert leurs services au Levant, en Anatolie, en Grèce, en Italie. Après deux décennies de cette politique agressive, Ptolémée VIII Physkon juste avant de mourir a constaté que l’identité grecque en Egypte était très fragilisée, et que sa propre Cour n’était qu’un ramassis d’Egyptiens ambitieux et de Grecs plus ou moins dégénérés, il a donc cessé ses persécutions et a incité les Grecs exilés à revenir s’installer en Egypte. Ainsi à la fin du IIème siècle av. J.-C., à la mort de Ptolémée VIII Physkon en -116, l’Egypte a recouvré une partie de ses cadres grecs face aux Egyptiens autochtones de plus en plus revendicatifs : c’est ce mélange de dominants grecs très minoritaires contraints de s’adapter aux traditions pharaoniques antérieures à la conquête d’Alexandre le Grand, et de dominés égyptiens très majoritaires devenus hellénophones, que les derniers Lagides jusqu’à Cléopâtre VII, pour tenter de maintenir a minima leur indépendance héritée de leurs aïeux, présenteront faussement comme un "peuple égyptien" uni et fort face à la nouvelle puissance hégémonique, Rome. Ce déclin du royaume lagide est d’autant plus lamentable qu’il n’était nullement inéluctable, l’Egypte n’ayant pas d’ennemis à ses frontières - contrairement au défunt royaume séleucide confronté en permanence aux Parthes, aux Galates, aux juifs, aux Arabes -, n’étant pas menacée directement par Rome (qui ne veut pas s’encombrer d’une province supplémentaire à gérer !), et possédant le Nil qui lui garantit des récoltes saisonnières, c’est-à-dire une stabilité économique intérieure et des confortables revenus à l’exportation.


Nous avons vu plus haut que Ptolémée IX, revenu sur le trône égyptien après le décès de son frère ennemi Ptolémée X Alexandre vers -87, a été condamné aussitôt à l’inaction. Avant de mourir, Ptolémée X Alexandre a légué le royaume lagide à Rome par testament ("Ptolémée [X Alexandre] a légué son royaume par testament au peuple romain", Cicéron, De la loi agraire I.1), agissant de la même façon qu’Attale III jadis à Pergame ou Ptolémée Apion naguère à Cyrène, sur le mode : "Plutôt tout léguer aux Romains qu’à mes rivaux grecs locaux !", et provoquant le même embarras du Sénat : refuser cet héritage c’est laisser le territoire aux complots, aux guerres civiles, à l’anarchie, et menacer les intérêts romains, mais accepter cet héritage c’est plomber encore le trésor public romain en y entretenant une garnison permanente, des administrateurs, des fonctionnaires, des techniciens militaires et civils. Comme précédemment, le Sénat a choisi de ne pas choisir, en gardant le testament de Ptolémée X Alexandre sous le coude comme moyen de pression contre Ptolémée IX. Par ailleurs, le futur Ptolémée XI fils de Ptolémée X Alexandre, donc neveu de Ptolémée IX, a été capturé à Kos en -88 par Mithridate VI, il a été emmené comme butin et otage dans le royaume du Pont, il s’en est échappé en -84 pour se réfugier auprès de Sulla, qui l’a placé sous protection romaine. Lors de cette même invasion de l’île de Kos en -88, Mithridate VI a également capturé le futur Ptolémée XII Aulète, fils de Ptolémée IX, qui a été emmené pareillement vers le royaume du Pont. Mais contrairement à son cousin Ptolémée XI, le jeune Ptolémée XII Aulète ne s’est pas échappé de sa prison pontique. Ptolémée IX est donc réduit à l’impuissance, menacé d’être renversé par Rome et remplacé par son neveu Ptolémée XI s’il choisit de soutenir Mithridate VI, ou menacé de voir son fils Ptolémée XII Aulète exécuté par Mithridate VI s’il choisit de soutenir Rome. Ptolémée IX meurt en -80. Sulla, tout puissant dans Rome à cette époque, se tourne vers son protégé Ptolémée XI séjournant alors à Rome, et lui demande de partir vers Alexandrie pour y devenir le nouveau roi. Ptolémée XI ne règne que dix-neuf jours : accueilli à Alexandrie par la fille de Ptolémée IX qui lui remet spontanément le pouvoir, il la remercie en l’assassinant, déclenchant la colère de l’entourage de feu Ptolémée IX, qui l’assassinent à leur tour ("[Ptolémée XI] Alexandre était le fils de Ptolémée [X] le cadet également surnommé “Alexandre”, et le beau-fils de [Bérénice] [fille de Ptolémée IX et épouse de Ptolémée IX : Bérénice est donc en même temps la cousine et la belle-mère de Ptolémée XI, avant d’en devenir l’épouse !]. Il séjournait à Rome quand il fut convoqué à Alexandrie parce qu’aucun membre de la famille royale ne subsistait en Egypte. Il épousa [Bérénice] qui lui céda spontanment le pouvoir, et l’assassina dix-neuf jours plus tard. Il fut lui-même capturé et tué dans le gymnase par des hommes armés scandalisés par ce meurtre odieux", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, page 166 ; "Par décret, Sulla rendit à l’Egypte [Ptolémée XI], fils du roi homonyme [Ptolémée X Alexandre], qui avait été envoyé à Kos pour y être éduqué, qui avait été livré à Mithridate VI par les habitants de cette île, et qui s’était échappé pour se rendre auprès de Sulla, dont il avait obtenu la bienveillance. Ce royaume était alors gouverné par des femmes, qui avaient besoin d’un prince de leur sang pour s’unir à elles. Sulla espérait tirer beaucoup d’argent de ce riche pays. Mais les Egyptiens, hostiles d’emblée à [Ptolémée XI] Alexandre et à sa dépendance à Sulla, le renversèrent le dix-neuvième jour de son règne, le conduisirent de son palais au gymnase, et l’y égorgèrent", Appien, Histoire romaine XIII.102). L’Histoire des Lagides se combine alors avec l’Histoire intérieure romaine. Car la mort de Ptolémée XI crée un vide, que les Romains ne veulent pas confier à Ptolémée XII Aulète, qu’ils voient comme un roi aussi illégitime que son père Ptolémée IX. Mais en même temps les Romains ne veulent pas se brouiller avec Ptolémée XII Aulète car à cette date, en -80, Mithridate VI est toujours en pleine vigueur, certes il a été repoussé par Sulla mais il n’a pas été anéanti, au contraire il prépare déjà sa revanche de -74 avec le soutien des pirates ciliciens qui ruinent les échanges commerciaux dans toute la Méditerranée. Les Romains ne veulent pas s’encombrer d’une charge supplémentaire en acceptant le legs, ni risquer une guerre périphérique en Egypte en essayant d’imposer un fantoche pour remplacer Ptolémée XII Aulète. De son côté, Ptolémée XII Aulète est bien conscient que sa position est aussi fragile que celle de son père Ptolémée IX : pendant vingt ans il multipliera les démarches pour se faire reconnaître officiellement par le Sénat, avec des résultats divers, que nous ne détaillerons pas ici. Nous avons dit comment l’agitateur Clodius, lieutenant de Lucullus, choisit en -67 de quitter ce dernier qu’il a trahi, et est capturé en chemin par des pirates. Sa rançon est payée par des tiers. Ptolémée XII Aulète, par l’intermédiaire de son frère appelé également "Ptolémée" gouverneur de l’île de Chypre, ne participe à sa libération qu’à hauteur de deux talents. Cela irrite fortement Clodius qui, rancunier, se vengera quelques années plus tard de la manière que nous allons raconter juste après ("Le dernier Ptolémée [à régner sur l’île de Chypre], oncle paternel de la reine Cléopâtre VII qui gouvernait l’Egypte récemment, fut détrôné par ses bienfaiteurs romains, qui l’accusèrent d’abus de pouvoir et d’ingratitude avant de prendre possession de l’île et d’en faire une nouvelle province administrée par un de leurs stratèges ["strathgÒj"]. L’auteur principal de la ruine de ce Ptolémée fut Publius Clodius Pulcher. A l’époque où les pirates ciliciens imposaient leurs lois, Clodius était tombé entre leurs mains. Pour payer la rançon exigée par les pirates, il s’était adressé au roi de Chypre, le priant d’envoyer la somme nécessaire à sa libération. Mais le roi envoya si peu d’argent que les pirates eurent honte de l’accepter et préférèrent renvoyer l’argent et libérer gratuitement leur prisonnier. Ainsi libéré, Clodius voulut se venger des deux parts", Strabon, Géographie, XIV, 6.6 ; "Ptolémée [de Chypre] par avarice n’avait envoyé que deux talents pour la libération [de Clodius] à l’époque de sa détention par les pirates", Appien, Histoire romaine XIV.23). Tout change à partir de -63. Cette année-là, nous venons de le voir, Mithridate VI meurt, et Pompée instaure l’ordre romain en Syrie. La fin des guerres mithridatiques soulage les sénateurs, autant que l’aura politique et militaire de Pompée les inquiète. Ptolémée XII Aulète de son côté est toujours en quête de reconnaissance de la part des Romains. Il envoie une ambassade à Pompée qui séjourne à Damas, et lui offre en cadeau une couronne d’une valeur de quatre mille pièces d’or (selon un passage d’une œuvre perdue de Strabon rapporté par Flavius Josèphe aux paragraphes 35-36 précités du livre XIV de ses Antiquités juives). L’Egypte lagide se retrouve ainsi au cœur des intrigues politiciennes romaines. Le Sénat est en plein dilemme, tiraillé entre l’hégémonie de Pompée et la jalousie de Crassus. D’un côté Pompée noue des relations personnelles avec Ptolémée XII Aulète dans l’espoir d’étendre son influence jusqu’à la mer Rouge tout en préservant l’apparente indépendance de l’Egypte, de l’autre côté Crassus rêve de transformer l’Egypte en nouvelle province romaine dont il deviendrait le premier gouverneur (en -65, désigné à la charge de censeur avec Quintus Lutatius Catulus, pendant que Pompée multipliait les succès en Méditerranée orientale, Crassus a manœuvré pour essayer d’obtenir les pleins pouvoirs en Egypte : la dispute a été si vive entre les deux magistrats que ceux-ci, ne parvenant pas à s’entendre, ont fini par démissionner avant la fin de leur mandat : "On rapporte que Crassus ayant voulu soumettre violemment et injustement l’Egypte aux Romains, [Quintus Lutatius] Catullus s’opposa à lui avec une telle vigueur qu’après une dispute acharnée ils démissionnèrent de leur charge", Plutarque, Vie de Crassus 13) : l’un veut dominer en sous-main, l’autre veut dominer au grand jour. Le Sénat ne décide rien. Ptolémée XII Aulète est sur le trône d’Egypte : on accepte qu’il y reste, mais sans la reconnaissance officielle de Rome. Pompée considère la province romaine de Syrie comme sa propriété privée, comme sa chose, et se voit comme l’héritier de la dynastie séleucide : on le rappelle à Rome, et on le laisse ruminer pendant six mois avant de lui accorder un triomphe à l’été -61, pour bien lui signifier que son imperium infinitum était temporaire et lui a été confié pour le bien commun romain, et non pas pour satisfaire ses ambitions personnelles. Et on a déjà un Pompée, inutile d’en fabriquer un second en Crassus : accepter le testament de Ptolémée X Alexandre, renverser Ptolémée XII Aulète et le remplacer par Crassus comme gouverneur, ce serait faire de Crassus l’héritier de la dynastie lagide, avec la certitude qu’il considérerait aussi la province romaine d’Egypte comme sa chose, comme sa propriété privée. On adopte donc le statu quo. Entre les deux rivaux, face au Sénat tétanisé, une nouvelle voix s’impose alors : en -63, un obscur démagogue nommé Publius Servilius Rullus propose de renoncer à la couronne égyptienne mais d’accepter le pays, autrement dit on laisse Ptolémée XII Aulète sur son trône mais on l’entoure d’une dizaine de conseillers romains qui administreront l’Egypte à sa place, plus précisément qui spolieront les Egyptiens de leurs terres pour les revendre à bas coût à des Romains pauvres qu’on aura incités à s’installer sur les rives du Nil. L’orateur Cicéron comprend très vite la finalité et le danger de cette loi agraire proposée par Rullus : derrière l’apparente compassion portée aux Romains les plus pauvres, pour leur permettre de devenir propriétaires en Egypte, les promoteurs de cette loi veulent au fond les endetter pour, avec leur aide, devenir les vrais maîtres de l’Egypte autour de Ptolémée XII Aulète réduit à l’état de fantoche. Cicéron s’oppose vigoureusement à cette proposition de loi dans plusieurs discours au Sénat, dont trois ont traversé les siècles sous le titre général De la loi agraire ("On sait publiquement que le royaume d’Egypte appartient au peuple romain en vertu du testament du roi [Ptolémée X] Alexandre. Eh bien ! Moi, consul du peuple romain [Cicéron est nommé consul pour l’année -63 avec Caius Antonius Hybrida], je suis réservé sur cette affaire, je refuse tout avis tranché, car c’est là un sujet grave qui doit être jugé et débattu. Certains insistent sur la validité du testament. Je sais que, par un décret du Sénat, des députés ont été envoyés à Tyr pour prendre possession de l’argent que Ptolémée [X Alexandre] y avait déposé à notre attention après sa mort. Je me souviens que Lucius [Marcius] Philippus [second époux d’Atia la nièce de Jules César] a plus d’une fois attesté ces faits dans le Sénat. Et tout le monde s’accorde pour dire que l’homme qui règne aujourd’hui [Ptolémée XII Aulète] n’a ni le sang ni les sentiments d’un roi. Mais d’autres prétendent que ce testament est un faux destiné à contenter l’appétit du peuple romain pour tous les royaumes, en même temps qu’ils incitent nos citoyens à émigrer en masse dans ce pays au sol fertile et abondant en toutes choses. Comment cette grande question pourrait-elle être tranchée par Rullus et par ses collègues ? De quelle manière ? La moindre décision sur ce sujet aura des conséquences, et vous ne devez pas souffrir ni permettre que Rullus en prenne aucune. Il veut être populaire. Il pourrait convenir que le royaume est au peuple romain, vendre Alexandrie et l’Egypte légalement, devenir juge, arbitre, maître de la riche cité et des plus belles campagnes, et finalement roi de cet opulent royaume, mais non : cela révélerait son ambition, son avidité. C’est pour cela qu’il déclare qu’Alexandrie appartient au roi [Ptolémée XII Aulète] et non pas au peuple romain. D’abord, comment pouvez-vous accepter que dix hommes gèrent un héritage du peuple romain, et en parallèle demander que les héritages privés soient gérés par cent hommes ? Ensuite, qui seront ces hommes chargés de parler au nom du peuple ? quelle forme auront les discussions ? comment ces decemvirs irréprochables administreront le royaume d’Alexandrie autour de Ptolémée [XII Aulète] ? Pourquoi ne proposent-ils pas de prendre Alexandrie par les moyens projetés sous le consulat de Lucius [Aurelius] Cotta et Lucius [Manlius] Torquatus [en poste en -65 : Cicéron fait ici allusion aux manœuvres de Crassus, alors censeur, pour accaparer l’Egypte par la force et en devenir le premier gouverneur, que nous venons d’évoquer] ? pourquoi ne réclament-ils pas ce pays par un sénatus-consulte ? Parce que, n’ayant pas réussi à entrer dans Alexandrie directement à pleines voiles, ils rêvent de se l’approprier par des voies détournées !", Cicéron, De la loi agraire II.16-17), et dans sa plaidoirie en faveur de Publius Sextius (ce personnage s’opposera en -58 aux attaques de Clodius contre Cicéron qui, après son retour d’exil en -57, le défendra en remerciement : "Le roi Ptolémée [XII Aulète] n’avait pas encore reçu du Sénat le titre d’allié mais il était frère d’un roi [Ptolémée XI, protégé de Sulla, en réalité cousin de Ptolémée XII Aulète et non pas frère] qui avait obtenu cet honneur en défendant les mêmes causes, il appartenait à la même haute famille, il était uni à nous par les mêmes liens, sans être notre allié il n’avait jamais été notre ennemi, pacifique, tranquille sur le trône de son père et de ses ancêtres, heureux à l’ombre de notre empire, il jouissait du repos que peut désirer un monarque, il ne s’attendait à rien, il ne soupçonnait rien, et tout à coup par les manœuvres d’un tribun [Rullus] on vote une loi ordonnant que Ptolémée [XII Aulète], pourtant assis sur son trône, revêtu de la pourpre, le sceptre à la main, entouré de toute sa Cour royale, soit mis à l’enchère par un crieur public, qu’en vertu de la volonté souveraine du peuple romain qui a si souvent rendu la couronne aux rois vaincus, un roi ami auquel on ne peut reprocher aucun outrage ni aucune usurpation soit vendu avec tous ses biens au profit de la République !", Cicéron, Pour Sextius 57). La loi agraire proposée par Rullus, en raison de l’action de Cicéron, est rejetée.


Les latinistes soupçonnent que derrière Rullus se cache Jules César, né en -100, qui commence précisément à cette date son ascension que rien ne pourra arrêter, en jouant habilement de la rivalité entre Crassus et Pompée. Rappelons quelques éléments biographiques sur ce personnage, que nous avons croisé épisodiquement dans notre récit des guerres mithridatiques. Jules César est apparenté par mariage à Marius, mort en janvier -85 : Julia, tante de Jules César, était l’épouse de Marius, autrement dit César est le neveu de Marius. Selon le principe : "Les parents de mon ennemi sont mes ennemis", l’enfant César a été l’objet de la méfiance impitoyable de Sulla, ennemi intime de Marius. Sulla a même songé à le tuer avant qu’il atteigne l’âge adulte. Pour cette raison César devenu adolescent a sagement choisi de s’éloigner de Rome ("Marius l’ancien avait épousé Julia, sœur du père de César. De Julia était né Marius le jeune, qui était donc le cousin de César. A l’époque des premières proscriptions, occupé chaque jour à abattre ses nombreuses victimes, Sulla ne se préoccupa pas de César. Mais César qui était à peine un adolescent, au lieu de s’effacer, se présenta au suffrage du peuple pour obtenir la préture. Sulla non seulement s’opposa à lui et ruina sa démarche, mais encore voulut l’éliminer. Et quand ses amis lui signifièrent qu’aucune raison ne justifiait la mort d’un si jeune enfant, il répondit : “Vous êtes vraiment aveugles, de ne pas voir dans cet enfant plusieurs Marius”. Ce propos, rapporté à César, le décida à se cacher", Plutarque, Vie de César 1 ; "César était dans sa seizième année [en -84] lorsqu’il perdit son père. L’année suivante, il fut désigné pour devenir flamine de Jupiter. Bien qu’il portait encore la toge prétexte il fut fiancé à Cossutia, fille d’une famille équestre simple mais très riche. Il répudia cette dernière pour épouser Cornélia, fille de Cinna le quadruple consul, qui lui donna rapidement une fille nommée Julia. Le dictateur Sulla voulut le contraindre à la répudier. Tous les moyens ayant échoué, il le priva du sacerdoce, de la dot de sa femme, de plusieurs successions familiales, et le considéra comme son ennemi. César fut réduit à se cacher. […] On sait que Sulla demeura longtemps sourd aux prières de ses amis et des hommes les plus éminents et que, vaincu par leur persévérance, il s’écria par une inspiration divine ou par un pressentiment de l’avenir : “Très bien, je cède, soyez satisfaits, mais celui dont la vie vous est si chère écrasera un jour la noblesse que nous avons défendue ensemble, car dans ce César existent plusieurs Marius”", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 1). A la mort de Sulla en -78, la situation politique dans Rome étant toujours instable, César prudent est demeuré à l’écart, en Anatolie. C’est à cette occasion, lors d’un déplacement sur mer, qu’il a été capturé et rançonné par des pirates, comme on l’a dit plus haut. Revenu à Rome, sans ressources, il a monté une opération pour voir si le souvenir de Marius était toujours vivace : l’opération a été un succès, qui lui a permis d’apparaître aux yeux de tous comme l’héritier naturel de Marius, et de garantir sa propre sécurité (car les partisans du défunt Sulla ont compris à partir de ce moment qu’ils ne pouvaient plus éliminer César sans risquer de provoquer une révolte populaire : "Rome était divisée en deux factions, celle toute-puissante de Sulla, et celle de Marius si affaiblie qu’elle n’osait plus se montrer. César voulut relever et ranimer cette dernière. Profitant des fêtes somptueuses de son édilité, il fit réaliser secrètement des images de Marius, avec des Victoires portant des trophées, qu’il déposa de nuit sur le Capitole. Le lendemain, quand apparurent à la lumière ces images éclatantes et raffinées en or couvertes d’inscriptions rappelant les victoires remportées sur les Cimbres, tous furent effrayés par l’audace de celui qui les avait placées, dont l’identité n’était pas douteuse. La rumeur se répandit, la foule vint nombreuse. Les uns crièrent que César aspirait à la tyrannie en ressuscitant des honneurs enterrés par des lois et des décrets officiels, qu’il cherchait à sonder les dispositions du peuple déjà apprivoisé par les fêtes publiques qu’il venait de donner, autant qu’à voir si on le laisserait continuer ses jeux de séduction et en organiser d’autres encore plus téméraires. Les partisans de Marius de leur côté reprirent confiance, ils s’exposèrent soudain en masse et remplirent le Capitole du bruit de leurs applaudissements. Beaucoup d’entre eux versèrent des larmes de joie devant la figure de Marius, tous élevèrent César aux nues en le proclamant seul héritier digne de Marius", Plutarque, Vie de César 6). César est sans argent mais il possède un nom et un héritage, il est jeune et cherche un appui expérimenté face aux sénateurs qui le méprisent, Crassus quant à lui est riche mais n’a ni héritage ni nom, il est en pleine maturité politique et cherche une épée fougueuse, ambitieuse, juvénile pour contrer Pompée : les deux hommes trouvent naturellement leur intérêt réciproque. En -61, grâce à l’argent de Crassus qui corrompt les notables les plus récalcitrants, César est nommé gouverneur d’Ibérie ("César fut désigné stratège dans la province d’Ibérie. Le voyant prêt à partir, ses créanciers vinrent lui réclamer le règlement de ses dettes. Etant dans l’incapacité de les satisfaire, il demanda l’aide de Crassus le plus riche des Romains, qui comptait utiliser le dynamisme et l’ardeur de César pour contrer Pompée, son rival politique. Crassus s’entendit avec les créanciers les plus difficiles et les moins traitables, et se porta caution pour huit cent trente talents. César fut libre alors de partir pour son gouvernement", Plutarque, Vie de César 11 ; "César fut choisi comme stratège en Ibérie, mais il fut momentanément retenu à Rome par ses créanciers. Son ambition l’avait en effet criblé de dettes, on dit qu’elles s’élevaient à vingt-cinq millions de sesterces et qu’il ne possédait plus rien. Il réussit néanmoins à s’arranger avec ses interlocuteurs et passa en Ibérie", Appien, Histoire romaine XIV.8). Sur place, il se révèle un bon capitaine et un bon administrateur, il est apprécié par ses hommes. Il étend l’hégémonie romaine jusqu’à l’océan Atlantique en envahissant le territoire des Lusitaniens, correspondant à l’actuel Portugal, et la Galice ("Aussitôt arrivé en Ibérie, il recruta une dizaine de cohortes, qu’il joignit aux vingt qu’il y avait trouvées. Il marcha contre les Galicéens ["Kalaiko…"] et les Lusitaniens, les vainquit, et s’avança jusqu’à la mer extérieure en subjuguant des peuples n’ayant jamais été soumis aux Romains. A la gloire de ses succès dans la guerre il ajouta celle d’une sage administration dans la paix. Il rétablit la concorde entre les cités, il s’appliqua surtout à terminer les différends qui s’élevaient chaque jour entre les créanciers et les débiteurs : il ordonna que le créancier prélève chaque année les deux tiers des revenus du débiteur, laissant celui-ci jouir du dernier tiers jusqu’à l’entier acquittement de la dette. Ensuite il partit, laissant dans le pays qu’il avait gouverné une grande réputation, ayant amassé des grandes richesses et procuré des gains considérables à ses soldats, qui le saluèrent avec le titre d’“imperator”", Plutarque, Vie de César 12), et il envoie une partie du butin à Rome pour y accroître sa popularité ("[César] ne voulut pas négocier avec les cités, rendre la justice ni s’adonner à d’autres tâches analogues, qu’il considérait inutiles à ses projets : il leva une armée, soumit les uns après les autres les Ibères rebelles, jusqu’à rendre l’Ibérie tout entière tributaire de Rome. Puis il envoya beaucoup d’argent au Trésor public de Rome", Appien, Histoire romaine XIV.8). Pour l’anecdote, lors d’un passage à Gadeira, aujourd’hui Cadix en Espagne, il lit un livre sur l’épopée d’Alexandre le Grand (selon Plutarque), ou il tombe sur une statue d’Alexandre le Grand dans le temple d’Héraclès/Melkart (selon Dion Cassius et Suétone), et pleure en comparant la petitesse de ses succès civils et militaires d’alors à la grandeur des exploits du conquérant grec au même âge ("Pendant son séjour en Ibérie, il lut par oisiveté un passage de l’histoire d’Alexandre. Après sa lecture, il tomba dans une méditation profonde, puis il se mit à pleurer. Ses amis, étonnés, lui en demandèrent la cause. Il répondit : “Quelle douleur, de voir qu’Alexandre à mon âge avait déjà conquis tant de royaumes, alors que je n’ai encore rien fait de mémorable !”", Plutarque, Vie de César 11 ; "Un jour qu’il lut les exploits d’Alexandre, il dit en pleurant à ses amis : “A mon âge ce héros avait vaincu Darius III, alors que je n’ai encore rien fait !”", Plutarque, Apophtegmes des Romains, César ; "César fut nommé stratège en Lusitanie. […] Avide de gloire, jaloux d’égaler Pompée et les autres hommes qui s’étaient élevés à une grande puissance avant lui, il formait des vastes projets, espérait se distinguer, être nommé consul et accomplir des choses extraordinaires. Cette ambition était née à Gadeira : il y avait rêvé avoir commerce avec sa mère, et les devins en avait déduit qu’il obtiendrait un grand pouvoir, et, surtout, il y avait vu une statue d’Alexandre près du temple d’Héraclès et s’était mis à gémir et à verser des larmes en pensant que lui-même n’avait encore rien fait de mémorable", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.52 ; "Il fut questeur en Espagne ultérieure. Il alla jusqu’à la cité de Gadis [latinisation de Gadeira/Cadix] pour rendre la justice par délégation du préteur. Il y vit la statue d’Alexandre le Grand près du temple d’Héraclès. Il poussa un profond soupir, en se lamentant de n’avoir encore accompli aucune action mémorable alors qu’à son âge Alexandre avait déjà conquis l’univers. Il demanda son congé, afin de revenir au plus tôt à Rome et saisir toutes les occasions de se distinguer", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 7). César revient à Rome en -60, dans un contexte idéal pour lui. Pompée est faché contre le Sénat qui l’a boudé pendant six mois avant de lui accorder un triomphe de mauvais gré l’année précédente, et Crassus est également fâché contre le Sénat qui lui a refusé de gouverner l’Egypte en remplacement de Ptolémée XII Aulète (en -65). César se dit qu’il a tout à gagner à leur servir d’intermédiaire pour les rapprocher, et pour en obtenir une charge consulaire. Au milieu de cette année -60, les trois hommes s’accordent secrètement pour former ce que Varron appelle en grec le "trikaranos/trik£ranoj", la "chose à trois têtes" en français (ce qualificatif renvoie à un pamphlet écrit par le rhéteur Anaximène de Lampsaque au IVème siècle av. J.-C. contre l’historien Théopompe, dénonçant l’hégémonie des trois cités Athènes, Sparte et Thèbes : "Anaximène se vengea d’un de ses ennemis d’une manière à la fois astucieuse et cruelle. Il était sophiste et excellait à copier le style de ses pairs. Ayant eu une altercation avec Théopompe fils de Damasistrate, il écrivit un livre plein d’invectives contre Athènes, Sparte et Thèbes, en imitant parfaitement le style de Théopompe, et l’envoya dans ces cités sous le nom de Théopompe. Et ainsi, par ce livre, il attira sur Théopompe la haine de toute la Grèce", Pausanias, Description de la Grèce, VI, 18.5 ; le même livre est évoqué ironiquement par Lucien dans son Pseudologiste ["Et tu prétends chérir les mots, toi qui méprise autrui ? Mais tu as raison, nous ne parlons pas comme toi, nous ne sommes pas assez audacieux pour demander publiquement comme toi, au lieu d’une simple épée, “un trident pour punir trois adultères” en invoquant le Trikaranos de Théopompe, pour déclarer que “son éloquence à triple tranchant a détruit des cités éminentes”, qu’il “a tridenté la Grèce”, qu’il “est le Cerbère de la Parole” !", Lucien, Le pseudologiste 29 ; dans sa petite comédie Les fugitifs, le même Lucien met en scène trois esclaves en fuite avec une femme, à la fin de la pièce ces trois esclaves sont rattrapés par leur maître qui offre la femme complice à un tiers, mais ce dernier refuse car il ne veut pas d’"une femme qui va accoucher d’un nouveau Tricaranos", sous-entendant qu’elle a copulé avec les trois esclaves, qu’elle est enceinte, et que l’enfant à naître passera toute sa vie à cracher son fiel contre le maître de son/ses père/pères]), que la postérité désignera en latin comme le premier "triumvirat". Dès l’année suivante, en -59, César obtient ce qu’il désirait : après diverses magouilles sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici pour ne pas déborder de notre cadre d’étude, appuyé tacitement par ses deux collègues Crassus et Pompée, il est nommé consul ("Pompée, de retour de sa campagne contre Mithridate VI, au faîte de la gloire et de la puissance, voulut que toutes ses donations à des rois, à des princes et à des cités, fussent confirmées par le Sénat. Mais par jalousie la majorité des sénateurs s’y opposa, surtout Lucullus qui avait bataillé contre Mithridate VI et estimait l’avoir laissé très affaibli à Pompée, et déclarait que la victoire sur Mithridate VI était son œuvre. Lucullus fut soutenu par Crassus. Indigné, Pompée se rapprocha de César et jura de lui obtenir le consulat. Ce dernier réussit rapidement à réconcilier Pompée et Crassus. Ces trois hommes, qui disposaient d’une grande influence dans tous les domaines, mirent en commun leurs moyens pour former ce que Varron appelle, dans son livre où il raconte cette entente, un “tricaranos”", Appien, Histoire romaine XIV.9 ; "César renonça au triomphe [à retour d’Espagne en -60] et s’attacha au consulat. Il rentra à Rome et exécuta une manœuvre qui trompa tout le monde sauf Caton : il réconcilia Crassus et Pompée, les deux plus puissants personnages de Rome, il apaisa leurs dissensions et les rapprocha. Ainsi César s’attira la puissance de l’un et de l’autre. On ne vit pas que cet acte apparemment honnête causa en réalité le renversement de la République. En effet, ce n’est pas l’inimitié de César et de Pompée qui engendra la guerre civile, comme on le croit généralement, mais plutôt leur amitié, qui d’abord les réunit pour renverser le gouvernement aristocratique, et ensuite généra une irréconciliable rivalité. Caton, qui avait anticipé ces choses, ne gagna rien, sinon une réputation d’homme dûr et importun, puis plus tard de conseiller sage mais malheureux", Plutarque, Vie de César 13 ; "[César] briguait son premier consulat. Calculant que, tant que Crassus et Pompée seraient en désaccord, il ne pourrait s’attacher à l’un sans avoir l’autre pour ennemi, il travailla à les réconcilier, tâche noble et digne d’un grand politique si le motif n’en eût pas été condamnable, et si l’habileté qu’il déploya dans l’exécution n’eût pas couvert un mauvais dessein. La puissance répartie entre deux rivaux maintint l’équilibre dans Rome, comme une cargaison dans un bateau, mais dès qu’elle fut réunie et pesa tout entière sur un seul point [par l’élimination politique de Crassus, vaincu par les Parthes à Carrhes en -53], elle n’eut plus de contre-poids, et finit par ébranler la République et la renverser", Plutarque, Vie de Pompée 47 ; "Rentré à Rome, [César] brigua le consulat et gagna si bien l’affection de tous les citoyens, et en particulier celle de Pompée et de Crassus, qu’il mit dans ses intérêts ces deux hommes alors divisés par une inimitié réciproque, chacun disposant de partisans dévoués, l’un reprenant les armes dès qu’il découvrait le nouveau projet de l’autre. César fut nommé consul à l’unanimité. Il prouva son habileté en s’attirant les faveurs de Pompée et Crassus par ses prévenances et sa mesure, et en abaissant simultanément leurs différends. Comme cela ne lui suffit pas, il réconcilia Pompée et Crassus, non pas parce qu’il souhaitait les voir œuvrer de concert mais parce que leur puissance respective était telle que rien n’était possible en laissant l’un des deux à l’écart : intéresser celui-ci, c’était faire de celui-là un antagoniste dont la dangerosité dépasserait l’utilité de celui-ci. D’une part, les hommes ont plus d’ardeur à combattre leurs ennemis qu’à soutenir leurs amis, parce que la colère et la haine inspirent plus d’énergie et d’efforts que l’amitié, et aussi parce que celui qui agit pour lui-même et celui qui agit pour un autre n’éprouvent ni la même satisfaction s’ils réussissent, ni la même peine s’ils échouent. D’autre part, les hommes inclinent naturellement à empêcher les autres de s’élever plutôt qu’à favoriser leur élévation, pour diverses raisons, mais surtout parce qu’en les empêchant de s’élever ils plaisent à la foule autant qu’ils assurent leur propre intérêt, alors qu’en élevant les autres ils embarrassent la foule autant qu’eux-mêmes. Telles furent les considérations qui poussèrent César à rechercher les bonnes grâces de Pompée et de Crassus et à les réconcilier. Il savait ne pas pouvoir devenir puissant sans eux. Il ne voulait surtout pas les heurter. Il était sûr que leur puissance ne pourrait plus augmenter après leur réconciliation. Il calculait que leur amitié l’élèverait rapidement au-dessus de la masse, puis au-dessus d’eux-mêmes. Ceci arriva en effet. Voilà dans quel but César les rapprocha et se les attacha. Pompée et Crassus quant à eux, dans leur désir d’apaisement et de complicité associant César, étaient animés par des raisons personnelles. Pompée s’estimait mal récompensé de ses exploits, il voyait le grand crédit dont jouissait Crassus, il constatait l’influence grandissante de César, et il craignait d’être brisé par eux : en s’unissant à eux, il pensait les utiliser pour recouvrer sa mainmise sur les affaires. Crassus de son côté jugeait que sa naissance et sa richesse lui donnaient des droits supérieurs, or il était très inférieur à Pompée et redoutait l’ambition de César, il voulait donc les mettre face-à-face et tirer bénéfice de leur rivalité, utiliser leur amitié pour obtenir les plus grands honneurs. Dans son engagement politique effectivement, Crassus ne cherchait pas le triomphe du Sénat ou du peuple, il visait seulement sa propre gloire, et pour atteindre ce but il favorisait à égalité le Sénat et le peuple, ménageant leur haine et défendant l’un après l’autre, afin d’apparaître responsable de leurs réussites et innocent de leurs échecs", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVII.54-56 ; nous ne retenons pas la version de Suétone qui, au paragraphe 19 du livre Jules César dans ses Vies des douze Césars, commet l’erreur grossière de dater la formation du triumvirat après le consulat de Jules César, alors que ce consulat est précisément l’un des buts du triumvirat). Et au début de l’année suivante, en -58, grâce aux agissements d’un obscur tribun à son service nommé "Publius Vatinius", il obtient le commandement militaire de la Gaule cisalpine.


Jules César quitte Rome au printemps -58, rêvant de se tailler dans le nord une province d’importance politique et économique rivalisant avec celle de Syrie créée récemment par Pompée (ce rêve est clairement exprimé dans le discours que César adresse à ses soldats après les premières batailles gagnées contre les Gaulois, rapporté par Dion Cassius : "Nos pères ne se contentèrent pas de ce qu’ils possédaient, ils ne se limitèrent pas à jouir de leur héritage. Considérant l’inaction comme une cause de ruine et la fatigue comme un gage de salut, craignant que leurs possessions en demeurant dans leurs limites se détériorassent et se consumassent par le temps, jugeant honteux de ne rien ajouter aux vastes régions que leurs ancêtres leur avaient léguées, ils en conquirent d’autres encore plus vastes. Dois-je mentionner la Sardaigne, la Sicile, la Macédoine, l’Illyrie, la Grèce, l’Asie près de l’Ionie, la Bithynie, l’Ibérie, l’Afrique ? Les Carthaginois leur ont proposé beaucoup d’argent, pour ne pas voir les navires romains aborder dans leur pays. Philippe V et Persée leur ont proposé la même chose, pour détourner leurs armes. Antiochos III, ses fils et successeurs, leur ont offert d’immenses richesses, pour les dissuader de passer la frontière de l’Europe. Mais les Romains de ces diverses époques n’ont jamais préféré un loisir obscur et une opulence terne à la gloire et à la grandeur de l’empire. On peut parler de la même façon sur certains de nos contemporains […]. Sachant que l’acquisition est un bon moyen de conserver, ils ont consolidé nos possessions en réalisant des nouvelles conquêtes. Dois-je encore énumérer la Crète, le Pont, Chypre, l’Ibérie et l’Albanie asiatiques, les deux Syries, les deux Arménies, l’Arabie, la Palestine ? Ces pays dont jusqu’alors nous ignorions les noms, sont aujourd’hui sous notre domination, ou sous celle d’autres pays qui nous fournissent des subsides, des troupes, des honneurs et des alliés. Ayez toujours ces exemples sous vos yeux, ne déshonorez pas les exploits de vos pères et ne perdez pas notre puissance déjà grande", Dion Cassius, Histoire romaine XXVIII.38-39). Avant de partir, il a certes appuyé la nomination d’Aulus Gabinius comme consul pour l’année -58, le lieutenant de Pompée à l’origine de la loi Gabinius de l’hiver -68/-67, qui l’a accompagné en Anatolie contre Mithridate VI et au Levant, mais il a aussi pris deux décisions qui ruineront les espoirs de ses deux pairs.


A l’intérieur, César a porté sur le devant de la scène le véreux Clodius, en laissant Pompée croire que ce personnage pervers pouvait devenir un allié des triumvirs. Pompée est tombé dans le piège : il a soutenu Clodius à son tour, qui, devenu extrêmement médiatique par ses discours démagogiques, s’est finalement retourné contre lui via des piques violentes contre son ami Cicéron ("De tous les actes de son consulat [de César en -59], le plus honteux fut d’avoir nommé Clodius tribun du peuple […]. Ce choix visait à ruiner Cicéron. César ne partit pour son gouvernement [en Gaule] qu’après avoir brouillé Cicéron et Clodius, et l’avoir fait bannir d’Italie", Plutarque, Vie de César 14 ; "Appelé à témoigner, César ne parla pas contre Clodius, et le fit même désigner comme tribun, afin de contrecarrer Cicéron qui avait commencé à dénoncer les visées des triumvirs au pouvoir absolu. C’est ainsi qu’il sacrifia son ressentiment personnel à son intérêt, en favorisant un ennemi pour asseoir sa position contre son adversaire. On dit que César a été contraint par Clodius, qui auparavant l’avait aidé à obtenir son gouvernement en Gaule", Appien, Histoire romaine XIV.14). Les stratagèmes de Clodius pour nuire à Cicéron sont rapportés en détails par Dion Cassius aux paragraphes 12 à 17 livre XXXVIII de son Histoire romaine. Nous nous contentons de les résumer ici en disant simplement qu’ils sont si efficaces que Pompée est finalement contraint d’abandonner Cicéron à la vindicte publique sous peine d’être lui-même attaqué. Quand Cicéron vient frapper à sa porte pour lui demander de l’aide, Pompée refuse de lui ouvrir. Lâché par tous, craignant pour sa vie, Cicéron est contraint à l’exil au printemps -58 (il s’installe à Thessalonique puis à Epidamne/Durrachium, aujourd’hui Durrës en Albanie : "Pompée recourut aux tribuns du peuple et à une foule de jeunes gens. Clodius, le plus scélérat et le plus audacieux de ces misérables, le manipula à son gré : il le jeta à la populace, il avilit sa dignité en l’entraînant dans les assemblées publiques, en l’utilisant pour avaliser toutes ses propositions destinées à flatter la foule et à s’en attirer les faveurs. Pire encore : sous prétexte d’avoir servi efficacement Pompée alors qu’il le déshonorait, il exigea et obtint de lui pour salaire qu’il abandonnât son ami Cicéron, qui avait toujours œuvré ouvertement et avec zèle pour les intérêts de Pompée. Menacé, Cicéron implora le secours de Pompée, mais celui-ci ne voulut pas le voir, Pompée refusa même l’entrée de sa maison à ceux qui venaient de sa part et s’échappa par une autre porte. Cicéron, qui craignit l’issue du jugement, sortit secrètement de Rome", Plutarque, Vie de Pompée 46 ; "Pompée, qui promettait son appui à Cicéron, allégua un prétexte après l’autre et effectua à dessein plusieurs déplacements pour ne pas l’aider. Craignant pour sa sûreté, Cicéron voulut attaquer, il insulta publiquement Pompée. Mais Caton et Hortensius le retinrent, redoutant qu’il provoquât une guerre civile. Alors Cicéron s’éloigna de Rome", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVIII.17). Fort de ce résultat, Clodius peut lancer son fiel directement sur Pompée ("[Cicéron] qui avait montré jusque-là dans ses actes la plus noble fermeté, perdit tous ses moyens pour affronter son procès : vêtu de frusques poussiéreuses et sales, on le vit se jeter aux pieds d’inconnus dans les rues, sans honte, provoquant le rire plus que la pitié par l’incongruité de sa conduite. Tel fut le degré de lâcheté où s’abaissa, pour l’unique procès qui lui fut personnellement intenté, un homme qui avait toujours manifesté son brio dans les procès des autres. On dit que l’Athénien Démosthène, ne supportant pas l’action qui lui était intentée, s’exila avant le procès : quand Clodius interrompit violemment ses supplications dans les rues, Cicéron abandonna tout espoir et décida lui aussi de s’exiler volontairement. Une foule d’amis l’escorta, tandis que le Sénat le recommanda à des cités, à des rois et à des princes. Clodius entreprit de raser sa demeure et ses propriétés de campagne, et, enflé de son acte, entreprit de se mesurer au premier notable de Rome, Pompée", Appien, Histoire romaine XIV.15).


A l’extérieur, César est entré en contact avec Ptolémée XII Aulète, qu’il a reconnu roi légitime d’Egypte contre la promesse d’un dessous-de-table exhorbitant de dix-sept millions cinq cent mille sesterces, soit six mille talents, pour lui-même et pour Pompée ("[Jules César] endetta des royaumes, ainsi il obtint de Ptolémée [XII Aulète] six mille talents en son nom et en celui de Pompée", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 54). Lui-même et Pompée ont ainsi stérilisé l’ambition affichée de Crassus de transformer l’Egypte en province romaine et d’en devenir le gouverneur, en même temps qu’ils ont endetté la dynastie lagide à laquelle ils réclameront leur dû plus tard (c’est en retour de cette dette qu’après sa défaite à Pharsale en -48 Pompée croira trouver refuge auprès de Ptolémée XIII fils et successeur de Ptolémée XII Aulète, pour son malheur, et que César débarquera à Alexandrie à sa suite pour y imposer l’entretien de ses troupes et la présence de Cléopâtre VII : "Le père du roi régnant devait effectivement à César dix-sept millions cinq cent mille sesterces, César avait acquitté les enfants de ce roi de sept millions cinq cent mille sesterces mais il réclamait les dix millions restants pour l’entretien de ses troupes", Plutarque, Vie de César 48). Cela déplaît à Clodius, qui a un vieux compte à régler avec Ptolémée XII Aulète : on se souvient que ce dernier n’a pas daigné dépenser plus de deux talents pour libérer Clodius prisonnier des pirates en -67. Clodius imagine alors un plan pour nuire à Ptolémée XII Aulète, et en même temps pour se débarrasser d’un sénateur qui dénonce ses nuisances contre Cicéron, Marcius Porcius Cato, plus connu sous son surnom "Caton le Jeune" ou "Caton d’Utique" en référence à son suicide stoïcien à Utique en -46, arrière-petit-fils de son homonyme Caton l’Ancien (qui a notamment combattu aux côtés d’Acilius en -191 aux Thermopyles contre Antiochos III, nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif). Clodius pousse à l’adoption d’une loi pour intervenir à Chypre contre le gouverneur lagide Ptolémée, frère homonyme de Ptolémée XII Aulète, officiellement pour faire de l’île de Chypre une nouvelle terre romaine en l’attachant d’autorité à la province de Cilicie voisine, mais en réalité pour éloigner Caton de Rome sans moyens militaires, avec l’espoir à peine dissimulé que sa mort dans une quelconque embuscade nuise aux intérêts lagides ("A l’époque où les pirates ciliciens imposaient leurs lois, Clodius était tombé entre leurs mains. Pour payer la rançon exigée par les pirates, il s’était adressé à [Ptolémée] roi de Chypre [en réalité gouverneur, sous l’autorité de son frère homonyme le roi Ptolémée XII Aulète], le priant d’envoyer la somme nécessaire à sa libération. Mais le roi envoya si peu d’argent que les pirates eurent honte de l’accepter et préférèrent renvoyer l’argent et libérer gratuitement leur prisonnier. Ainsi libéré, Clodius voulut se venger des deux parts. Devenu tribun, il s’arrangea pour que Marcus Caton fût envoyé à Chypre afin de détrôner et déposséder Ptolémée", Strabon, Géographie, XIV, 6.6 ; "Un décret [missionnant Caton vers Chypre] fut porté par Clodius, désireux de se venger de Ptolémée qui par avarice n’avait envoyé que deux talents pour sa libération à l’époque de sa détention par les pirates", Appien, Histoire romaine XIV.23 ; "Pour faciliter ses projets, Clodius voulut éloigner Caton et se venger de Ptolémée, le maître de Chypre qui ne l’avait pas racheté des mains des pirates. Il accapara cette île au nom du peuple romain et en confia le gouvernement à Caton contre son gré", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVIII.30 ; "Clodius était conscient de ne pas pouvoir se débarrasser de Cicéron tant que Caton serait présent à Rome. Pour cette raison, dès qu’il fut nommé, il convoqua Caton pour lui dire : “Parmi tous les Romains, tu es le plus pur, et je veux te prouver cette haute pensée que j’ai sur toi. Beaucoup réclament un commandement à Chypre, mais je crois que toi seul es digne d’y gouverner, je t’y envoie donc avec plaisir”. Caton déclara que cette offre était un piège et une injure, plutôt qu’un cadeau. “Eh bien ! rétorqua Clodius fier et méprisant, si tu ne veux pas y aller de gré, tu partiras de force !” Et il se présenta aussitôt devant le peuple assemblé afin d’y imposer le décret qui missionnait Caton à Chypre. Il ne lui donna ni bateaux, ni troupes, ni subalternes, mais seulement deux greffiers, dont l’un était voleur et scélérat, et l’autre, dévoué à Clodius. Et comme si chasser de Chypre le roi Ptolémée eût été une affaire trop facile, Clodius imposa en supplément à Caton de ramener à Byzance les citoyens qui en avaient été bannis. Par ce moyen, il voulait éloigner Caton de Rome le plus longtemps possible, pendant son tribunat", Plutarque, Vie de Caton d’Utique 34). Evidemment Caton n’est pas d’accord avec cette proposition, mais l’influence populaire de Clodius et la pression qu’il exerce sur les sénateurs sont telles que ceux-ci sont contraints de l’accepter. Caton part donc vers la Méditerranée orientale sans moyens militaires, avec mission de contraindre le gouverneur Ptolémée de remettre Chypre à l’autorité romaine. Pour l’anecdote, il est accompagné par son neveu, Brutus, jeune homme qui laissera bientôt son nom à l’Histoire romaine comme co-meurtrier de César ("Dans sa prime jeunesse, [Brutus] accompagna son oncle Caton lors de l’expédition contre Ptolémée de Chypre", Plutarque, Vie de Brutus 3). Il est aussi accompagné par un individu d’origine obscure nommé "Publius Canidius Crassus", probablement non Latin comme son nom "Canidius" le suggère, peut-être ancien esclave affranchi de Crassus comme le sous-entend son surnom (Caton lui témoigne la même méfiance qu’à Crassus : Plutarque qualifie incidemment ce Canidius d’"ami de Caton" au paragraphe 35 de sa Vie de Caton d’Utique, mais au paragraphe 36 de la même œuvre il dit que "Caton n’avait pas confiance en Canidius"), personnage douteux qu’on retrouvera aux côtés de Pompée l’année suivante en -57 lors de la question égyptienne, puis lieutenant de Lépide contre Marc-Antoine début -43, puis à la tête d’un contingent au service de Marc-Antoine dans le Caucase en hiver -37/-36, puis commandant de l’armée de terre de Marc-Antoine pendant la bataille d’Actium en -31, et qui s’enfuira avant la fin de cette bataille et sera tué en Egypte par Octave/Auguste en -30. Avant d’aborder à Chypre, Caton fait une halte à Rhodes ("Réduit à obéir, Caton exhorta Cicéron à ne pas exciter de sédition contre Clodius, à ne pas provoquer une guerre qui remplirait la ville de massacres, et à s’absenter momentanément afin de se préparer à sauver la patrie une seconde fois. Caton envoya vers Chypre son ami Canidius, pour pousser Ptolémée à abdiquer sans combat, en lui promettant richesses et honneurs pour le reste de sa vie comme grand prêtre d’Aphrodite de Paphos au nom du peuple romain. Lui-même s’arrêta à Rhodes pour s’organiser et attendre la réponse de Ptolémée", Plutarque, Vie de Caton d’Utique 35).


Pompée reste à demeure, menacé physiquement par l’entourage de Clodius ("Ces outrages [de Clodius] affligeaient Pompée, qui n’était pas habitué à entendre de pareilles invectives et n’était pas fait pour ce genre de combat. Il était particulièrement déçu par la joie qu’exprimaient les sénateurs, qui considéraient ces insultes comme une juste punition en retour de sa lâcheté à sacrifier Cicéron. Des violences éclatèrent sur le Forum, plusieurs personnes furent blessées. Un esclave de Clodius qui s’était glissé dans la foule jusqu’à Pompée fut surpris un poignard à la main. Pompée, effrayé par l’audace et la violence de Clodius, en tira prétexte pour se retirer des assemblées jusqu’à la fin du mandat de Clodius. Il demeura dans sa maison, s’occupant avec ses amis à chercher un moyen de calmer le ressenti du Sénat et des notables", Plutarque, Vie de Pompée 49). Mais Clodius commet l’acte qui va le perdre : il libère l’Arménien Tigrane le Jeune, amené captif à Rome par Pompée naguère et exposé comme trophée lors du triomphe de -61 ("Après avoir chassé Cicéron de Rome, envoyé Caton à Chypre sous un prétexte militaire, assisté au départ de César vers la Gaule, et s’être assuré l’obéissance du peuple par des actes complaisants, [Clodius] commença à annuler des ordonnances de Pompée. Il tira Tigrane [le Jeune] de sa prison par la force et l’invita chez lui. Il suscita des procès aux amis de Pompée pour mesurer, à travers eux, jusqu’où allait la puissance de leur protecteur", Plutarque, Vie de Pompée 48). C’en est trop. Pompée sort enfin de sa torpeur, il décide de rassembler ses derniers fidèles et d’œuvrer au retour de Cicéron, qui signifiera l’affaiblissement de Clodius ("L’exil [de Cicéron] ne dura pas longtemps. Pompée, qui y avait contribué plus que tout autre, décida d’y mettre fin, parce que le corrompu Clodius avait retiré de force la garde de Tigrane le Jeune à son geôlier Lucius Flavius et l’avait remis en liberté. Pompée et Gabinius avaient protesté, Clodius les avait insultés, il avait frappé et même blessé des membres de leur entourage, brisé les faisceaux du consul et consacré ses biens aux dieux. Exaspéré par l’audace de Clodius et par l’hostilité que les tribuns influencés lui témoignaient, Pompée résolut de rappeler Cicéron et prépara aussitôt son retour", Dion Cassius, Histoire romaine XXXVIII.30). Ces manœuvres qui aboutissent effectivement au retour de Cicéron dans Rome à l’été -57 sont racontées en détails par Appien au paragraphe 16 livre XIV de son Histoire romaine, et par Dion Cassius aux paragraphes 6 à 9 livre XXXIX de son Histoire romaine, nous ne les commenterons pas davantage dans notre présente étude ("[Pompée] écouta ceux qui lui proposèrent de rappeler Cicéron, ennemi déclaré de Clodius et favori du Sénat. Il conduisit en personne le frère de Cicéron jusqu’au Forum, avec une troupe nombreuse. On dénombra encore à cette occasion un grand nombre de blessés et quelques morts de part et d’autre, mais Pompée l’emporta sur Clodius", Plutarque, Vie de Pompée 49). Contentons-nous de mentionner le premier acte très ambigu de Cicéron juste après son retour, qui semble à la fois un geste officiel de clémence, pour remercier Pompée d’avoir contribué à la fin à son exil, et un geste officieux de vengeance, pour punir Pompée de n’avoir pas empêché cet exil l’année précédente : il demande au Sénat de nommer Pompée à la tête du ravitaillement de Rome ("Cicéron revint donc à Rome. Les consuls lui ayant permis de parler, il remercia le Sénat dans la Curie et le peuple sur le Forum. Il éteignit son inimitié à l’encontre de Pompée qui n’avait rien fait pour empêcher son exil, se réconcilia avec lui et lui témoigna sa reconnaissance. Une famine terrible désolait Rome, et le peuple avait investi […] le Capitole où siégeaient les sénateurs, les avait menacés de les égorger ou de les les livrer aux flammes avec le temple [de Jupiter capitolin] : Cicéron persuada le Sénat de confier à Pompée la gestion du ravitaillement via une charge de proconsul en Italie et hors d’Italie pour cinq années. C’est ainsi que Pompée eut à nouveau en son pouvoir, comme naguère contre les pirates, tous les pays soumis aux Romains", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.9 ; "Rappelé par un décret du peuple, Cicéron s’empressa dès son retour de réconcilier Pompée avec le Sénat. Il fit passer la loi qui chargeait ce dernier de l’approvisionnement de l’Italie en blé, le rendant une seconde fois maître de toutes les terres et toutes les mers soumises aux Romains. Cette loi mettait dans sa dépendance tous les ports, tous les marchés, toutes les ventes de produits de la mer et de la terre. Clodius s’éleva contre cette loi, en disant qu’“elle ne servait pas à résoudre la famine, au contraire on avait provoqué la famine pour imposer cette loi, qui visait à sortir Pompée de sa retraite et à renforcer son pouvoir déclinant”", Plutarque, Vie de Pompée 49). Cette charge en apparence est prestigieuse car elle donne à Pompée tous pouvoirs sur les circulations de marchandises en Méditerranée à destination de Rome, mais en réalité elle enferme Pompée dans un vulgaire rôle d’intendant, de commissaire aux marchés, de contrôleur des fruits et légumes, en l’obligeant à rester dans Rome, elle le prive du moindre espoir de jouer à nouveau au grand conquérant au Moyen-Orient ou ailleurs. Pendant ce temps, du côté de Chypre, les choses tournent aussi mal pour Clodius. Face à l’agression romaine contre son frère, Ptolémée XII Aulète ne réagit pas. Cela scandalise ses sujets, déjà échaudés par la rumeur du dessous-de-table de six mille talents qu’ils devront payer, promis à César et à Pompée, et par ses lubies artistiques qui le distraient de ses taches royales. Ptolémée XII Aulète doit quitter l’Egypte pour ne pas mourir assassiné ("De nouveaux troubles éclatèrent à cause du roi Ptolémée XII [Aulète] qui, pour raffermir sa puissance et en obtenir le titre d’ami et allié, avait promis à plusieurs Romains des sommes considérables prélevées sur ses trésors ou empruntées, et était réduit à employer la violence contre les Egyptiens pour collecter ces sommes. Son refus de défendre Chypre contre les Romains et de renoncer à leur amitié, le rendit encore plus odieux à ses sujets. Dans l’incapacité de les apaiser par la persuasion, ni de les contraindre par la force puisqu’il ne disposait d’aucune armée étrangère, il s’enfuit de l’Egypte", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.12), sa fille aînée Bérénice le remplace à la tête du royaume ("[Ptolémée XII] Aulète, entre autres débordements honteux, vouait une passion pour l’aulos [d’où son surnom "Aulète/le Joueur d’aulos"], qu’il se targuait de pouvoir enseigner, il était si sûr et si fier de son talent qu’il ne rougissait pas d’organiser dans son palais des concours de musique et de se mêler aux concurrents pour en disputer le prix. Indignés, les Alexandrins le chassèrent. Ils proclamèrent [Bérénice] l’aînée de ses trois filles comme reine légitime, ses fils étant trop jeunes furent totalement écartés", Strabon, Géographie, XVII, 1.11). Il se réfugie à Rhodes auprès de Caton, croyant trouver en celui-ci un caractère aussi accommodant que César et Pompée. Il se trompe. Caton est un roc, loyal, droit, qui ne supporte pas de voir un roi s’avilir de cette manière aux pieds des Romains pour en obtenir un soutien matériel contre ses propres sujets, contre son propre pays. Caton ne lui donne rien. Ptolémée XII Aulète continue donc sa route vers Rome ("[Caton] s’arrêta à Rhodes pour s’organiser et attendre la réponse de Ptolémée [de Chypre]. C’est alors que Ptolémée [XII Aulète] roi d’Egypte, en conflit avec ses sujets, s’enfuit d’Alexandrie vers Rome, dans l’espoir que Pompée et César le ramèneraient en Egypte avec une puissante armée. Il envoya un de ses lieutenants vers Caton, croyant que celui-ci refuserait de le recevoir. Mais quand celui-ci se présenta, Caton qui s’affairait dans une armoire lui dit que si Ptolémée [XII Aulète] voulait discuter, il pouvait venir. Le roi vint donc. Caton n’alla pas au-devant de lui, il ne se leva pas, il le salua comme un simple particulier et l’invita à s’asseoir. Cet accueil à la fois simple et familier en apparence, et raide et fier dans la manière, troubla Ptolémée [XII Aulète], qui commença à raconter ses déboires. Caton lui répondit avec un profond bon sens et une entière franchise. Il blâma sa démarche, il lui signifia qu’il quittait le bonheur de la liberté pour le malheur de l’esclavage, à vouloir se livrer ainsi à la corruption et à l’avarice des notables de Rome que l’Egypte tout entière, même convertie en or, ne pourrait jamais contenter, il lui conseilla de retourner en Egypte et de se réconcilier avec ses sujets, il lui offrit même de l’accompagner et de servir de médiateur. Rappelé à la raison par ces remontrances, comme au sortir d’un coup de folie ou d’une crise de colère, frappé de la sagesse de Caton et de la justesse de ses conseils, le roi se disposait à les suivre. Mais ses Amis le ramenèrent à ses premiers sentiments. Il se rendit à Rome. Dès qu’il se présenta à la porte d’un premier magistrat, il eut l’occasion de regretter sa funeste résolution : il comprit avoir rejeté non pas l’avis d’un sage mais l’oracle d’un dieu", Plutarque, Vie de Caton d’Utique 35 ; "[Ptolémée XII Aulète] se réfugia à Rome et accusa son peuple de l’avoir chassé du trône", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.12). C’est alors qu’à Rhodes on apprend que le gouverneur Ptolémée, lâché par son frère Ptolémée XII Aulète, seul contre la puissance diplomatique romaine, a choisi de se suicider dans son palais de Chypre plutôt que se soumettre (on peut rapprocher cet épisode du Cercle de Popilius en -168 : Caton s’est présenté sans armes pour imposer une décision romaine au dignitaire lagide de Chypre comme jadis Popilius s’était présenté sans armes pour imposer une décision romaine au roi séleucide Antiochos IV, mais en la circonstance le dignitaire lagide en se suicidant a témoigné avoir davantage de couilles qu’Antiochos IV, qui avait baissé son froc en se retirant piteusement sur ses terres à Antioche…). Contre toute attente, Caton peut donc débarquer sur l’île de Chypre et en prendre possession au nom du peuple romain ("Caton s’empara de Chypre, Ptolémée ayant jeté son argent dans la mer et s’étant suicidé dès qu’il fut informé [de la mission de Caton imposée par Clodius]", Appien, Histoire romaine XIV.23). Il y trouve d’immenses richesses, qu’il inventorie scrupuleusement, sans rien garder pour lui-même, et il envoie le tout vers Rome sous le contrôle de son jeune neveu Brutus ("Mais Ptolémée le roi de Chypre, par un bonheur que Caton ne pouvait espérer, se suicida par le poison, laissant des trésors immenses. Caton, qui voulait aller personnellement à Byzance, et qui n’avait pas confiance en Canidius, envoya vers Chypre Brutus le fils de sa sœur. Après avoir ramené les bannis à Byzance et rétabli la concorde dans la cité, il revint vers Chypre. Il y trouva des richesses prodigieuses du roi, sa vaisselle d’or et d’argent, ses tables précieuses, ses pierreries, ses étoffes de pourpre, qu’il devait convertir en numéraire. Désireux de respecter les formes et de tirer le maximum de bénéfices, Caton assista lui-même à la vente et répertoria jusqu’au plus petit gain. Suspectant les officiers, les crieurs, les enchérisseurs et même ses amis de vouloir tout brader, il les força à monter les enchères. Par ce moyen, tout fut vendu à sa juste valeur", Plutarque, Vie de Caton d’Utique 36 ; "[Ptolémée de Chypre] s’étant suicidé, Caton retenu par d’importantes affaires à Rhodes avait chargé son ami Canidius de veiller sur les richesses de Chypre, mais doutant de l’intégrité de Canidius il écrivit à Brutus de quitter la Pamphylie où il se rétablissait d’une maladie et de se rendre promptement à Chypre. […] [Brutus] fit le voyage, et accomplit sa mission avec tant de loyauté et de soin qu’il s’attira les louanges de Caton. Tous les biens de Ptolémée furent vendus, et les bénéfices furent transportés à Rome par Caton lui-même", Plutarque, Vie de Brutus 3 ; "Caton s’enorgueillissait de sa gestion dans l’île [de Chypre] et voulait qu’elle fût approuvée. Ptolémée le maître de Chypre s’était empoisonné dès qu’il avait appris le décret du Sénat, n’osant pas batailler contre les Romains et ne supportant pas d’être dépossédé de son pouvoir. Ses sujets chypriotes, qui espéraient devenir alliés et amis de Rome, avaient reçu Caton à bras ouverts. Ce n’est pas de cela que Caton tirait gloire, mais de l’habileté et de l’irréprochabilité de son administration : ayant eu dans ses mains tous les esclaves et les trésors considérables du roi, il avait tout remis aux Romains. Il estimait que ce comportement le rendait aussi respectable qu’un général ayant remporté la victoire sur un champ de bataille, car “quand la corruption règne partout, mépriser la richesse est une dignité plus haute que triompher d’un ennemi”", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.22 ; "Devenu tribun, [Clodius] s’arrangea pour que Marcus Caton fût envoyé à Chypre afin de détrôner et déposséder Ptolémée. Celui-ci anticipa en se suicidant. Quand Caton arriva, il n’eut plus qu’à prendre possession des biens du roi, qu’il vendit, et il versa tous les bénéfices au Trésor public à Rome. C’est ainsi que Chypre devint ce qu’elle est encore aujourd’hui, une province romaine administrée par un stratège ["strathgÒj"]", Strabon, Géographie, XIV, 6.6). C’est un échec total pour Clodius, qui avait espéré la défaite et la mort de Caton quelques mois plus tôt : non seulement Caton n’est pas mort, mais il revient les bras chargés d’un gros butin qui lui attire immédiatement l’affection du peuple, auréolé de sa rigueur morale qui l’a détourné de tout enrichissement personnel ("Caton rapporta de Chypre près de sept mille talents. Pour assurer le transport par mer, il les divisa dans des petites caisses renfermant deux talents cinq cents drachmes, chaque caisse étant reliée par une corde à un gros morceau de liège afin que, si un bateau coulait, ces lièges flottant à la surface de la mer indiquassent l’endroit où repêcher les caisses. Cette somme parvint presque intégralement à Rome. Caton avait consigné soigneusement dans deux registres les dépenses de sa mission. Le premier registre fut confié à l’un de ses affranchis nommé Philargyros, qui s’embarqua à Cenchrées [port de Corinthe] et fit naufrage en perdant le registre et toutes ses caisses. Caton conserva l’autre registre jusqu’à Corcyre, où il fit dresser ses tentes sur l’agora, des matelots allumèrent un grand feu pour se prémunir du froid piquant nocturne, le feu se propagea aux tentes, et le registre fut consumé dans l’incendie", Plutarque, Vie de Caton d’Utique 38 ; "[Caton] approcha avec ses bateaux. Informés de son arrivée, les Romains, magistrats, prêtres, sénateurs, la masse du peuple, tous allèrent avec empressement au-devant de lui. Les deux rives du Tibre se couvrirent de monde, comme lors d’un triomphe. Certains accusèrent Caton d’avoir montré à l’occasion une fierté déplacée en refusant de stopper son exère ["˜x»rhj", navire à six rangs de rames, ou à six rameurs par aviron] à l’endroit où étaient les consuls et les préteurs, et en continuant à voguer avec sa flotte jusqu’à l’arsenal. Quand les immenses sommes d’or et d’argent furent portées à travers le Forum, l’admiration du peuple fut extrême. Le Sénat s’assembla, adressa des éloges à Caton, lui décerna une préture extraordinaire avec le privilège d’assister aux jeux vêtu de la toge bordée de pourpre. Mais Caton refusa ces honneurs et demanda simplement au Sénat l’affranchissement de Nicias, intendant royal de feu Ptolémée, dont il attesta les soins et la fidélité", Plutarque, Vie de Caton d’Utique 39). Clodius ne retrouvera jamais son audience des mois précédents. Il sera progressivement marginalisé, et finalement assassiné dans des conditions obscures sur la via Appia début -52 par Titus Annius Milo, gendre de Sulla, plus connu sous son nom francisé "Milon" (pour l’anecdote, lors de son procès pour ce meurtre de Clodius, Milon aura pour avocat Cicéron, dont la plaidoire Pour Milon a survécu). Crassus de son côté ne tire aucun bénéfice de la neutralisation de Pompée comme grand intendant de Rome, ni de la fuite de Ptolémée XII Aulète. Ce dernier arrive à Rome. Pompée aimerait l’aider, mais il ne peut pas, car il est contraint par sa charge comptable, occupé à compter les sacs de blés en provenance du Maghreb et les amphores de vin en provenance de Grèce. Pire : une députation d’Alexandrins débarque en Italie pour demander au Sénat la destitution de Ptolémée XII Aulète, ce dernier fait exécuter ces députés avant qu’ils n’entrent dans Rome, cette nouvelle lâcheté lui attire l’hostilité des Romains ("Les habitants d’Alexandrie, ignorant que [Ptolémée XII Aulète] avait vogué vers l’Italie ou le croyant mort, donnèrent la couronne à sa fille Bérénice. Quand ils surent la vérité, ils députèrent à Rome une centaine de représentants pour les défendre contre le roi et dénoncer ses injustices. Prévenu à temps, Ptolémée [XII Aulète] qui se trouvait à Rome envoya des fidèles les surprendre en embuscade. La majorité des députés furent tués en chemin, les autres furent massacrés dans Rome même ou, effrayés, se laissèrent corrompre, oubliant la raison de leur démarche dès qu’ils se présentèrent devant les magistrats et passant sous silence leurs collègues assassinés. Cet événement provoqua un tel scandale que le Sénat, par la voix de Marcus Favonius, exprima clairement son indignation face aux députés d’un peuple allié ayant péri par la violence, autant qu’aux Romains complices de ce forfait. Dion, qui conduisait l’ambassade et avait échappé au danger, fut invité à exposer les faits, mais Ptolémée [XII Aulète] usa encore de son influence grâce à son or et Dion ne témoigna pas. Tant que le roi demeura à Rome, on n’entendit plus parler de ces meurtres. Et quand plus tard Dion périt à son tour dans un guet-apens, Ptolémée [XII Aulète] ne fut pas inquiété, étant protégé par le puissant Pompée qui le recevait dans sa maison", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.13-14 ; selon Strabon, le massacre des députés alexandrins a été tacitement accepté par Pompée : "[Ptolémée XII] Aulète vint à Rome et fut accueilli par le grand [Pompée], qui le défendit devant le Sénat et fit décréter son retour sur ses terres, et fit accepter en même temps l’élimination de la centaine de députés que les Alexandrins avaient envoyés pour plaider contre lui, conduits par l’Académien Dion qui fut tué avec ses collègues", Strabon, Géographie, XVII, 1.11). Les débats sont vifs entre Pompée, qui demande aux sénateurs la suspension de sa charge d’intendant de Rome et son envoi à Alexandrie pour y restaurer Ptolémée XII Aulète, et Crassus qui s’y oppose à dessein. Le Sénat décide de maintenir les attributions de Pompée, soutenu à l’occasion par l’opportuniste Canidius, et de faire accompagner le roi lagide par l’un des deux consuls, Publius Cornelius Lentulus Spinther ("[Ptolémée XII] obtint d’être ramené sur ses terres par Spinther, gouverneur de la Cilicie", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.12 ; "Certains disent que [la décision du Sénat] fut influencée par le consul Spinther qui, désirant être envoyé en Egypte au secours du roi Ptolémée [XII Aulète], rusa en enfermant Pompée dans cette charge prestigieuse [d’intendant de Rome]. Le tribun Canidius proposa un autre décret missionnant Pompée en Egypte sans armée, avec seulement deux licteurs, pour réconcilier le roi et les habitants d’Alexandrie. Cette proposition plaisait à Pompée, mais le Sénat la rejeta en prétextant avec raison qu’elle ne garantissait pas une sécurité suffisante pour une personnalité aussi importante", Plutarque, Vie de Pompée 49). Mais l’année -57 passe, et le départ vers l’Egypte est continuellement repoussé (on suppose que les sénateurs estiment moins dangeureuse l’Egypte livrée à des Lagides déchirés, qu’à un Romain ambitieux…). Finalement, en -56, Ptolémée XII Aulète quitte seul l’Italie et part se réfugier à Ephèse, près du temple inviolable d’Artémis, pour y trouver asile au cas où d’autres Alexandrins seraient tentés de le supprimer ("On délibéra. Les uns voulaient charger Spinther de ramener Ptolémée [XII Aulète] en Egypte sans armée, les autres, que Pompée l’y reconduisît avec deux licteurs selon le souhait du roi […]. Craignant que cette mission rendît Pompée encore plus puissant, le Sénat s’y opposa en rappelant qu’il était mandaté pour assurer le ravitaillement [de Rome]. Tels furent les événements sous le consulat de Lucius [Marcius] Philippus et de Cnaeus [Cornelius Lentulus] Marcellinus [en -56]. Quand il apprit ces résolutions, Ptolémée [XII Aulète] désespéra de retourner en Egypte et se retira à Ephèse, dans le sanctuaire d’Artémis", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.16), et pour solliciter l’aide militaire d’Aulus Gabinius, l’un des deux consuls de l’année -58 comme nous l’avons dit précédemment, devenu gouverneur de la province de Syrie en -57. Ce voyage de Rome à Ephèse est financé par un nouveau crédit accordé à Ptolémée XII Aulète par Pompée via un nommé "Rabirius Postumus". Plus tard, en -54, ce Rabirius Postumus proche de Pompée sera inquiété pour ce prêt d’argent et conduit au tribunal, mais il sera finalement acquitté grâce à son avocat Cicéron, dont la plaidoirie a traversé les siècles ("Admettons que l’argent remis par [Rabirius] Postumus à Ptolémée [XII Aulète] ne visait pas seulement à payer son voyage et à assurer ses dépenses somptuaires, admettons que des tractations ont eu lieu dans la maison de Pompée à Albe avant que le roi quitte Rome pour retourner dans son pays. Et alors ? Celui qui a remis l’argent n’avait pas à examiner son usage par celui qui l’a reçu. [Rabirius] Postumus n’a pas prêté à un brigand mais à un roi. Il n’a pas prêté à un ennemi du peuple romain mais à un souverain qu’un consul avait été chargé par le Sénat de rétablir sur son trône. Il n’a pas prêté à un étranger à l’empire [romain] mais à un allié ayant conclu un traité avec nous dans le Capitole. Par ailleurs, si on condamne celui qui prête l’argent et non pas celui qui en use mal, alors il faut condamner le forgeron qui a réalisé le glaive et l’armurier qui l’a vendu, et non pas celui qui tue un citoyen avec ce glaive", Cicéron, Pour Rabirius Postumus 3).


La nomination de Gabinius comme gouverneur de Syrie est un échange de bons précédés : en hiver -68/-67 Gabinius a pressé le Sénat pour qu'il adopte la loi portant son nom donnant à Pompée l'imperium infinitum en Méditerranée orientale, en retour Pompée a pressé le Sénat pour que Gabinius le remplace en -57 à la tête de la province de Syrie. En chemin vers Damas, Gabinius a attiré à lui un jeune homme promis à un grand avenir, qu'il considère comme son principal lieutenant : Marc-Antoine, né vers -83 (les historiens ne sont pas d'accord entre eux sur la date de naissance), fils de Marcus Antonius junior surnommé "Créticus" par dérision suite à sa défaite en Crète en -74, et petit-fils de l'orateur Marcus Antonius senior qui a dirigé la première expédition navale romaine contre les pirates siliciens en -102. Marc-Antoine a été un compagnon très intime de Curion, un peu plus âgé que lui. Les deux amants se sont livrés à la débauche et ont contracté des dettes si importantes que le père de Curion a craint de finir ruiné et a chassé Marc-Antoine de sa maison ("Tu as pris la toge virile, qui sur toi est devenue aussitôt la toge d'une pute [c'est Cicéron qui parle à Marc-Antoine]. Tu étais à qui voulait te payer, tes tarifs étaient réglés et ils étaient très élevés. Curion est apparu, il t'a retiré du marché, et en te prenant il t'a offert une situation. Jamais esclave acheté pour les plaisirs n'a été au service de son maître autant que toi au service de Curion. Combien de fois son père t'a-t-il éjecté de sa maison ? Combien de fois a-t-il placé des gardes pour t'en interdire l'entrée ? Peine perdue. Profitant de la nuit, débauché accroc au libertinage et à l'argent, tu te faisais descendre par le toit. La famille n'a pas supporté longtemps ces affreux déportements. Tu sais que je suis au courant de tout. Rappelle-toi quand le père de Curion était au lit, malade de chagrin. Son fils s'est jeté à mes pieds, il a fondu en larmes, il t'a recommandé à moi en me priant de m'intéresser à toi pour résoudre tes six millions de sesterces de dettes : son père voulait te conduire au tribunal, et le malheureux jeune homme dévoré par son indigne passion disait préférer s'exiler plutôt que renoncer à te voir. J'ai apaisé les douleurs de cette respectable famille, ou plus exactement j'en ai tari la source en convainquant le père de se priver pour acquitter les dettes de son fils, afin de tirer d'embarras un jeune homme au caractère et aux talents prometteurs", Cicéron, Deuxième philippique 18 ; "Marc-Antoine étant très beau, il fut recherché dès sa jeunesse par Curion. On dit que leur relation amicale eut des conséquences funestes. Pour maintenir Marc-Antoine sous sa dépendance, cet homme s'abandonna à toutes sortes de voluptés, le plongea dans la débauche des femmes et du vin, et ces dépenses aussi folles que honteuses s'accumulèrent jusqu'à constituer une dette bien supérieure à celles des jeunes gens de son âge, de deux cent cinquante talents, dont Curion fut caution. Quand le père de Curion découvrit cet engagement, il chassa Marc-Antoine de sa maison", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 2). Marc-Antoine est devenu ensuite un sbire du démagogue Clodius, avant de s'exiler en Grèce quand les affaires de Clodius ont commencé à décliner au milieu de l'année -57 ("Pendant le tribunat de Clodius, [Marc-Antoine] a été son intime ami, et il ose me parler de vertu ! Il a été le ministre et l'agent de ce tribun incendiaire, c'est même chez lui que s'est tramé un complot particulier. Il sait à quoi je fais allusion [nous ignorons la nature et la date du complot évoqué ici par Cicéron]", Cicéron, Deuxième philippique 19 ; "Peu de temps après [avoir été chassé de la maison de Curion], [Marc-Antoine] se lia avec Clodius, le plus audacieux et le plus scélérat des démagogues de son temps, dont les fureurs troublaient la République. Mais il se lassa vite des folies de cet homme, et il craignit par ailleurs la puissance de ceux qui s'étaient ligués contre Clodius. Il quitta l'Italie et fit voile vers la Grèce. Il y séjourna un temps pour se former aux exercices militaires et à l'éloquence, en imitant notamment le style de l'école asiatique alors à son apogée [école de rhétorique fondée à Rhodes par Eschine, après avoir été chassé d'Athènes par son adversaire Démosthène lors de l'affaire de la couronne en -336], qui convenait parfaitement à sa vie fastueuse, outrancière, inégale et ambitieuse", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 2). C'est là, en Grèce, que Gabinius, l'a recruté ("Le consul [plus exactement : ancien consul] Gabinius faisait voile vers la Syrie, il passa en Grèce, voulant persuader Marc-Antoine de l'accompagner. Marc-Antoine répondit qu'il ne voulait pas entrer dans l'armée comme simple soldat. Gabinius lui confia donc le commandement de sa cavalerie, et l'emmena avec lui", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 3 ; "Puis, au mépris du Sénat et des oracles sibyllins, [Marc-Antoine] est parti pour Alexandrie. Il a suivi Gabinius. Pouvait-il s'égarer sur les traces d'un tel chef ?", Cicéron, Deuxième philippique 19). Arrivé en Syrie, Gabinius a découvert une situation politique à nouveau tendue. Au sud, dans le royaume hellénistique d'Israël devenu un protectorat romain sans roi - puisque le roi officiel Aristobule II a été emmené captif à Rome -, le Grand Prêtre Hyrcan II était agressé par son neveu Alexandre, fils d'Aristobule II, qui s'était échappé des geôles de Pompée lors de son transfert vers Rome vers -62 comme on l'a dit plus haut, qui avait excité les campagnes autour de Jérusalem et avait relevé les forteresses "Alexandreion" (aujourd'hui le site archéologique de Sartaba, à environ vingt-cinq kilomètres au nord de Jéricho en Israël ) et "Machéronte" (du grec "m£caira/grand couteau, sabre", site archéologique sur la rive orientale de la mer Morte, à une vingtaine de kilomètres au sud-ouest de Madaba en Jordanie) fondées par Alexandre Jannée et démantelées par Pompée ("Gabinius vint de Rome comme gouverneur ["strathgÒj"] de Syrie. Entre autres actes remarquables, il batailla contre Alexandre qui menaçait Hyrcan II. Alexandre avait tenté de relever les murs de Jérusalem, détruits par Pompée, mais les Romains présents dans la ville l'en avait empêché, il avait alors parcouru tous les environs, armé beaucoup de juifs, réunit promptement dix mille fantassins et quinze cents cavaliers, puis il s'était retranché dans Alexandreion près de Korea, et dans Machéronte près du plateau arabique", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.82-83). Dès son arrivée en -57, notamment avec la complicité de l'Arabe judaisé édomite/iduméen Antipatros, d'un Grec ou un juif hellénisé nommé "Peitholaos" et d'un autre personnage dont le nom "Malichos" à consonance nabatéenne suggère qu'il est un Arabe récemment judaïsé (comme Antipatros) ou simplement désireux de jouer une carte personnelle en utilisant les juifs affidés à Antipatros, Gabinius a remis les campagnes jérusalémites dans le rang ("Gabinius marcha contre [Alexandre]. Marc-Antoine fut envoyé à l'avant avec d'autres officiers, qui armèrent les Romains à leur suite ainsi que les juifs alliés que commandaient Peitholaos et Malichos. Renforcés des auxiliaires d'Antipatros, ils se portèrent vers Alexandre. Gabinius les suivait avec le gros des fantassins. Alexandre se retira près de Jérusalem. Le combat s'engagea. Les Romains tuèrent environ trois mille ennemis, et en firent autant prisonniers", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.84-85) et assiégé Alexandreion avec succès. Durant ces opérations militaires, Marc-Antoine s'est révélé un très bon soldat ("Gabinius marcha sur Alexandreion. Il invita la garnison à se rendre, en promettant l'amnistie. Un gros régiment d'ennemis campait sous les murs, les Romains s'avancèrent contre eux, Marc-Antoine se distingua dans cet affrontement et en tua un grand nombre. Gabinius laissa une partie de son armée pour assiéger la place, et parcourut lui-même le reste de la Judée. Il ordonna la reconstruction de chaque ville détruite qu'il traversa, ainsi furent relevées Samarie, Azotos [Ashdod], Scythopolis [Beth-Shéan], Anthedon [site archéologique à deux kilomètres au nord du port de Gaza], Raphia [Rafah], Adora [Dura au sud-ouest d'Hébron], Marisa [site archéologique de tell Maresha près de l'antique Lakish, à une vingtaine de kilomètres à l'ouest d'Hébron], Gaza et beaucoup d'autres. La population se rangea aux ordres de Gabinius, ces villes restées longtemps désertes purent être repeuplées en toute sécurité", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.86-88). Alexandre a dû la vie sauve et la liberté surveillée à l'intervention de sa mère, qui a plaidé sa cause auprès de Gabinius ("Après avoir ainsi réorganisé le pays, Gabinius revint à Alexandreion pour renforcer le siège. Un envoyé d'Alexandre vint implorer son pardon et lui livrer les forteresses d'Hyrcania [forteresse fondée peut-être par Jean Hyrcan Ier, ou par son fils Alexandre Jannée qui l'a ainsi nommée en hommage à son père, site archéologique à mi-chemin entre Jérusalem et la mer Morte, à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Qumran], de Machéronte, et enfin d'Alexandreion. Gabinius rasa ces places. Il accorda à la mère d'Alexandre, qui était présente avec les Romains à côté de lui parce que son mari [Aristobule II] et son autre fils [Antigone] étaient détenus à Rome, ce qu'elle demandait. Et quand il eut réglé cette affaire il ramena Hyrcan II à Jérusalem pour lui confier la garde du Temple", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.89-90). Après les combats, Gabinius a officiellement aboli la royauté et abaissé l'influence du Sanhédrin/Knesset Haguedolah de Jérusalem en les remplaçant par une fédération de cinq provinces autonomes administrées par cinq conseils respectivement installés à Jérusalem pour la Judée, à Jéricho pour la Samarie, à Amathonte (site non localisé, dans la banlieue sud de Pella selon Eusèbe de Césarée à l'article "Aimath" de son Onomasticon) pour le sud Galaad, à Gadara (aujourd'hui Umm Qeis, au nord-ouest d'Irbid en Jordanie) pour le nord Galaad, et à Sepphoris pour la Galilée ("[Gabinius] établit ensuite cinq conseils [Flavius Josèphe emploie ici le terme "sunedr…a/assemblée" d'où est issu le latin francisé "Sanhédrin", mais nous préférons traduire le terme neutre "synode/sÚnodoj" employé par le même Flavius Josèphe au paragraphe 170 livre I de sa Guerre des juifs racontant brièvement le même épisode, qui signifie simplement "conseil, réunion" sans la portée politique de la prestigieuse "sunedr…a/assemblée" de Jérusalem] et il partagea le peuple en cinq provinces égales. Ces conseils siégeaient respectivement à Jérusalem, à Gadara, à Amathonte, à Jéricho, et à Sepphoris en Galilée. C'est ainsi que les juifs perdirent leur gouvernement dynastique et furent organisées en aristocraties", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.91). Peitholaos est nommé "lieutenant" de Gabinius ("Øpostr£thgoj", littéralement "qui est sous/ØpÒ les ordres du stratège/strathgÒj") à Jérusalem, et Malichos reçoit aussi probablement un poste en Samarie puisque c'est dans cette province qu'on le retrouvera en -43 quand Cassius deviendra gouverneur de Syrie. Quelques mois plus tard, en -56, Gabinius a été informé d'un nouveau soulèvement des juifs, fomenté par Aristobule II échappé de sa prison romaine. Comment Aristobule II a-t-il trompé la vigilance de ses geoliers à Rome ? A-t-il profité de la complicité du fourbe Clodius, qui a libéré Tigrane le Jeune à la même époque ? Mystère. Selon Flavius Josèphe, Aristobule II revenu en Judée a bénéficié du soutien armé de Peitholaos, qui a retourné sa diplomatie contre les Romains ("Aristobule II s'échappa de Rome vers la Judée. Il essaya de relever Alexandreion de ses ruines récentes. Gabinius envoya contre lui des troupes commandées par Sisenna [fils de Gabinius], Marc-Antoine et Servilius [personnage inconnu, que Flavius Josèphe rebaptise "Servianus" au paragraphe 172 livre I de sa Guerre des juifs] pour l'empêcher d'occuper la place et le capturer. Beaucoup de juifs prirent parti pour Aristobule II, en souvenir de son ancienne renommée autant que par goût pour les révoltes. Le nommé Peitholaos, lieutenant à Jérusalem, fit défection en sa faveur avec mille hommes", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.92-93). A l'est, pendant ce temps, le royaume parthe a subi des graves troubles dynastiques. En -58 le roi Phraatès III a été assassiné par ses propres fils Mithridate III et Orodès II. Après leur parricide, les deux princes se sont partagé le royaume puis entredéchirés, et Orodès II vainqueur a dû contraindre son frère Mithridate III à la fuite ("Le roi des Parthes Mithridate III fut détrôné par le sénat parthe à cause de sa cruauté. Son frère Orodès II occupa le trône vacant", Justin, Histoire XLII.4). Ne sachant pas où aller, Mithridate III s'est présenté au palais de Gabinius à Damas pour implorer son aide à reconquérir ses terres contre Orodès II. C'est dans ce contexte qu'arrivent les messagers de Ptolémée XII Aulète, qui demandent à Gabinius de rétablir ce dernier sur son trône en Egypte. Ptolémée XII Aulète présente la lettre de recommandation confiée par Pompée avant son départ d'Italie, il promet de lui donner une partie des fonds prêtés par Rabirius Postumus pour payer l'expédition, ainsi qu'un pot-de-vin prélevé sur le trésor lagide quand il aura recouvré sa couronne à Alexandrie ("Après que Phraatès III eut péri de la main de ses enfants, Orodès II hérita de son pouvoir et chassa son frère Mithridate III de la Médie qu'il gouvernait. Mithridate III se réfugia auprès de Gabinius pour l'inciter à intervenir en Médie. Mais Ptolémée XII [Aulète] arriva alors avec les lettres de Pompée en promettant de donner à Gabinius et à ses troupes des sommes considérables, une partie sur-le-champ, l'autre partie dès qu'il aurait recouvré son royaume", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.56 ; "Mithridate III le roi des Parthes, chassé du pouvoir par son frère Orodès II, incita [Gabinius] à marcher vers les Parthes plutôt que vers les Arabes. Mais Ptolémée le onzième roi d'Egypte [en réalité Ptolémée XII : comme d'autres auteurs antiques, Appien oublie de compter Ptolémée VII, qui n'a régné que quelques mois entre la mort de son père Ptolémée VI et son assassinat par son oncle Ptolémée VIII Physkon], chassé également du pouvoir, l'en dissuada en lui versant beaucoup d'argent, et le persuada de marcher vers Alexandrie plutôt que vers les Parthes", Appien, Histoire romaine XI.257). Entre les deux options, entre marcher vers l'est chez les Parthes sans garantie de succès en laissant derrière lui le Levant soulevé et les richesses de l'Egypte livrées aux intriguants, ou marcher vers le sud pour écraser facilement Aristobule II et accaparer l'Egypte au nom de Ptolémée XII Aulète - et au nom de son protecteur Pompée, qui préfère toujours une Egypte lagide gouvernée par un Ptolémée XII Aulète couvert de dettes plutôt qu'une province romaine égyptienne gouvernée par Crassus - en laissant les Parthes s'entretuer sur ses arrières, le choix de Gabinius est vite fait : il laisse une petite troupe à Damas, et marche avec le gros de sa garnison vers le sud, en direction du sud Levant et de l'Egypte ("Gabinius renonça à ses projets contre les Parthes et se dirigea vers l'Egypte malgré la loi qui interdisait aux gouverneurs de sortir de leur province et d'entreprendre une guerre de leur propre autorité, et au mépris du peuple et de la Sibylle qui avait défendu de ramener Ptolémée [XII Aulète] sur ses terres. […] Il laissa son très jeune fils Sisenna en Syrie avec une poignée de soldats, et, abandonnant à tous les brigands la province qui lui avait été confiée, marcha vers la Palestine", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.56 ; "Gabinius marchait contre les Parthes et avait déjà traversé l'Euphrate, quand il changea de dessein, et se tourna vers l'Egypte pour y rétablir Ptolémée [XII Aulète], comme d'autres l'ont raconté", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.98). Selon Plutarque, Marc-Antoine approuve et encourage ce choix ("C'est à cette époque que Ptolémée [XII Aulète] vint trouver Gabinius pour lui offrir dix mille talents s'il l'aidait à rentrer en Egypte avec son armée et à le rétablir sur son trône. La plupart des officiers s'opposaient à cette expédition, et Gabinius lui-même, pourtant captivé par l'appât des dix mille talents, hésitait à s'engager. Mais Marc-Antoine, toujours désireux de se distinguer à la moindre occasion, et qui voulait profiter des sollicitations de Ptolémée [XII Aulète] pour l'endetter, détermina Gabinius à entreprendre l'expédition", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 3). Gabinius signifie à Mithridate III qu'il devra se débrouiller tout seul contre son frère rival Orodès II ("[Gabinius] renvoya les exilés parthes Mithridate III et Orsanès [personnage inconnu] qui s'étaient réfugiés auprès de lui. On raconta qu'ils s'étaient évadés", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.103). Le prince en fuite sera finalement capturé et exécuté par son frère quelques mois plus tard ("[Orodès II] l'assiégea longtemps dans Babylone où il s'était réfugié. La ville affamée fut forcée de se rendre. Mithridate III, comptant sur les droits du sang, se livra à Orodès II. Mais celui-ci vit en lui un ennemi plus qu'un frère, et le fit massacrer sous ses yeux", Justin, Histoire XLII.4). En Egypte, la fille aînée de Ptolémée XII Aulète, Bérénice, qui occupe le trône depuis la fuite de ce dernier vers Rome en -58, a beaucoup peiné pour se trouver un époux. Strabon dit qu'elle s'est d'abord mariée à un nommé "Kybiosaktès/Kubios£kthj", littéralement "qui prépare, emballe/s£ttw les thons/kÚbion", soi-disant issu de l'ancienne famille séleucide, elle l'a assassiné très vite parce qu'il avait des mauvaises manières ("Dès que la nouvelle reine [Bérénice] prit possession du trône [à la faveur du départ de son père Ptolémée XII Aulète en -58, chassé par les Alexandrins], on fit venir de Syrie pour l'épouser un nommé “Kybiosaktès” qui prétendait appartenir à la dynastie des rois de Syrie. Mais après quelques jours, la reine qui ne supportait pas ses manières basses et ignobles le fit étrangler", Strabon, Géographie, XVII, 1.11). Dion Cassius de son côté dit qu'elle s'est mariée avec un nommé "Séleucos" également apparenté aux Séleucides, elle l'a assassiné très vite parce qu'il était incompétent pour lutter contre les Romains ("[Bérénice] avait appelé auprès d'elle un nommé “Séleucos” qui se prétendait apparenté à l'ancienne dynastie royale de Syrie, elle l'avait épousé et associé au trône et à la guerre [contre Rome], mais elle n'avait pas tardé pas à découvrir son incompétence et l'avait fait périr", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.57). "Kybiosaktès" chez Strabon et "Séleucos" chez Dion Cassius sont-ils un même individu, l'un étant le sobriquet de l'autre ? Nous avons vu plus haut que Philippe Ier, grand cousin d'Antiochos XIII le dernier roi séleucide, a été l'un des prétendants, soutenu par les Grecs d'Alexandrie, mais Gabinius l'a empêché de se rendre en Egypte ("[Philippe Ier] voulut aller en Egypte pour y régner, à l'appel des habitants d'Alexandrie, mais Gabinius le gouverneur romain de Syrie, officier de Pompée, l'en empêcha. C'est ainsi que la dynastie royale de Syrie finit, avec Antiochos XIII et Philippe Ier", Extraits de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, édition d'Alfred Schoene, page 261). Dion Cassius dit que Bérénice a ensuite invité un stratège nommé "Archélaos", que Gabinius a d'abord emprisonné à Damas avant de se dire que l'invasion de l'Egypte risquait d'être trop facile, que Ptolémée XII Aulète pourrait user de ce prétexte pour diminuer le pot-de-vin promis, et que mieux valait finalement relâcher cet Archélaos dans l'espoir qu'il soulève une armée et provoque une bataille, même une petite bataille, pour mériter son pot-de-vin ("[Après avoir assassiné son précédent mari,] [Bérénice] avait appelé auprès d'elle l'ambitieux Archélaos qui vivait en Syrie, dont le père Archélaos avait embrassé naguère le parti de Sulla. Gabinius pouvait étouffer le mal à la racine : il avait arrêté Archélaos dont il doutait de la loyauté et qui ne représentait plus un danger, mais il craignait de paraître n'avoir rien fait et être privé en conséquence d'une partie de la somme que Ptolémée [XII Aulète] lui avait promise, il calculait à l'inverse que vaincre un adversaire aussi réputé qu'Archélaos lui permettrait d'obtenir une récompense plus élevée, enfin Archélaos lui-même donna une caution importante pour recouvrer la liberté, il le laissa donc partir en répandant la rumeur qu'il s'était échappé", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.57). Strabon précise que cet Archélaos est le fils homonyme d'Archélaos le stratège de Mithridate VI (qui a pris Athènes en -88 avant d'en être délogé par Sulla quelques mois plus tard et de servir de médiateur entre ce dernier et Mithridate VI en -86), ayant reçu la gestion du territoire sacré de Komana (site archéologique sur le village actuel de Gümenek, à une dizaine de kilomètres au nord-est de Tokat en Turquie) par Pompée à la fin des guerres mithridatiques, comme nous l'avons dit brièvement plus haut, l'ambition de cet Archélaos junior l'a poussé à rêver devenir régent d'Egypte en l'absence de Ptolémée XII Aulète, en s'inventant une filiation fictive de prestige avec Mithridate VI. Gabinius l'a laissé partir vers l'Egypte en sachant qu'il n'avait aucune chance de réussir ("J'ai dit précédemment comment le temple de Komana était organisé à l'époque du royaume du Pont. Quand Pompée s'en est emparé, il a élevé Archélaos à la dignité de grand prêtre et agrandi le domaine sacré d'un territoire de deux stades, dont les habitants furent contraints de lui obéir. Ainsi Archélaos devint à la fois le chef de la cité et maître des six mille hiérodules locaux, avec pour seule restriction l'interdiction de les vendre. Cet Archélaos était le fils du dignitaire homonyme auquel Sulla et le Sénat romain avaient décerné les honneurs publics. Il s'efforça de devenir l'ami du consul Gabinius envoyé en Syrie, dans l'espoir de participer à l'expédition que ce dernier projetait contre les Parthes. Malheureusement le Sénat n'autorisa pas cette expédition et Archélaos dut renoncer aux avantages qu'il s'en était promis. Alors il releva son ambition. Ptolémée XII Aulète père de Cléopatre VII ayant été récemment chassé par les Egyptiens, sa fille aînée, sœur de Cléopâtre VII, occupait le trône à sa place. On chargea des députés de lui trouver un époux de sang royal, Archélaos se présenta à eux en prétendant être un fils de Mithridate VI Eupator. Sous cette étiquette, il partagea le trône de cette princesse pendant six mois", Strabon, Géographie, XII, 3.34 ; "Archélaos se proposa pour remplacer [Kybiosaktès], il se disait également de sang royal, affirmant être un fils de Mithridate VI Eupator, mais en fait il était le fils d'Archélaos l'adversaire de Sulla que les Romains ensuite avaient comblé d'honneurs, ancêtre de l'actuel roi de Cappadoce. Cet Archélaos junior était grand prêtre de Komana dans la province du Pont. Il était dans le camp de Gabinius, disposé à partir avec lui contre les Parthes, quand tout à coup il partit sans prévenir Gabinius pour rejoindre des amis sûrs qui le conduisirent à la reine pour se faire proclamer roi", Strabon, Géographie, XVII, 1.11). Aristobule II est rapidement refoulé et assiégé dans le fort de Machéronte ("Mais beaucoup de ses partisans [à Aristobule II] étaient sans armes. Alors Aristobule II, qui s'était retranché à Machéronte, renvoya ces gens désarmés qui lui étaient inutiles, puis il partit à la tête de ceux qui étaient armés, soit environ huit mille hommes. Les Romains les attaquèrent vigoureusement. Les juifs se battirent avec courage et audace, mais ils furent défaits, et les ennemis les obligèrent à prendre la fuite. On compta cinq mille morts, les autres se dispersèrent de tous côtés, essayant de se sauver. Aristobule II se replia sur Machéronte et s'y fortifia avec plus de mille hommes. Bien que très éprouvé, il gardait espoir", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.94-96). Marc-Antoine, comme l'année précédente, s'illustre comme un excellent soldat, il conduit l'assaut contre les assiégés et capture Aristobule II, qui est aussitôt renvoyé entravé vers Rome ("Envoyé d'abord contre Aristobule II qui avait soulevé les juifs, [Marc-Antoine] monta le premier sur la muraille de la plus importante forteresse du pays, et en chassa Aristobule II. Puis il l'affronta, malgré son infériorité numérique, il le défit, anéantit la plus grande partie de son armée, et le captura avec son fils", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 3 ; "Après une résistance de deux jours, pendant lesquels il reçut plusieurs blessures, [Aristobule II] fut fait prisonnier avec son fils Antigone qui s'était enfui de Rome avec lui, et fut conduit devant Gabinius. Tel fut le sort d'Aristobule II. On le renvoya à Rome, où il fut chargé de chaînes et emprisonné", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.96-97). On note que dans cette campagne au sud Levant, Gabinius est aidé par l'Arabe judaisé édomite/iduméen Antipatros, administrateur d'Hyrcan II ("Pendant toute l'expédition que dirigea Gabinius, Antipatros lui fournit blé, armes et argent, il lui gagna l'amitié et l'alliance des juifs qui gardaient les quatre passes en amont de Péluse, à la frontière de l'Egypte", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.99). Selon Dion Cassius, Gabinius instaure un impôt juif ("[Gabinius] captura Aristobule II qui excitait des troubles [au sud Levant] après s'être échappé de Rome, il le renvoya à Pompée, il imposa un tribut ["fÒroj"] aux juifs, puis il pénétra en Egypte", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.56), or on se souvient que, selon Flavius Josèphe, Pompée a instauré un impôt similaire à Jérusalem en -63 ("Pompée imposa à Jérusalem un tribut ["fÒroj/impot, tribut", somme exigée à intervalles réguliers, non limitée dans le temps, par opposition à "g£za/trésor, butin", somme exigée une unique fois] aux Romains", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.74) : Pompée a-t-il imposé seulement les juifs de Jérusalem en -63, et Gabinius a élargi cet impôt à tous les juifs du sud Levant en -56 ? Nous l'ignorons. Marc-Antoine est envoyé à l'avant vers l'Egypte, chargé de sécuriser la route de Péluse. Il n'y trouve aucune résistance ("Plus que les combats, on craignait le chemin pour arriver à Péluse, surtout les sables profonds et secs près de la bouche que les Egyptiens appellent le “Soupirail de Typhon” ["Tufînoj men Ekpno¦j"] déversant les eaux du lac Sirbonis [aujourd'hui le lac Bardawil en Egypte] dans la mer, qui semble lui-même un écoulement de la mer Erythée [la mer Rouge] stagnant là après avoir traversé sous terre la partie la plus resserrée de l'isthme séparant cette mer de la mer intérieure [la mer Méditerranée]. Marc-Antoine, que Gabinius avait envoyé à l'avant avec la cavalerie, se saisit de ce passage", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 3). Enfin il atteint Péluse, où il écrase la petite armée lagide levée à la hâte par Archélaos, l'idiot utile libéré dans ce but par Gabinius peu de temps auparavant. Archélaos trouve la mort dans l'affrontement ("[Marc-Antoine] se rendit maître de l'importante cité de Péluse, dont il captura la garnison, sécurisant ainsi la route au reste de l'armée et assurant les espoirs de victoire de son général", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 3 ; "Ensuite [Archélaos] périt dans une bataille contre Gabinius, entré en Egypte pour y rétablir Ptolémée [XII Aulète]", Strabon, Géographie, XII, 3.34). Ptolémée XII Aulète, arrivé sur les lieux on-ne-sait-comment, veut massacrer les habitants de Péluse et profaner la dépouille d'Archélaos, mais Marc-Antoine l'en empêche, au contraire il accorde des obsèques solennelles à Archélaos, pour s'attirer les faveurs des Alexandrins autant que pour gonfler les mérites du défunt et justifier ainsi le versement du pot-de-vin promis ("Dès que [Marc-Antoine] entra dans Péluse, Ptolémée [XII Aulète] aveuglé par la haine et la colère voulut en massacrer les habitants. Marc-Antoine s'y opposa et tempéra ses désirs de vengeance. Dans toutes les batailles importantes lors de cette expédition, il fit preuve d'un courage extraordinaire et montra la sage prudence d'un chef. Ce jour-là surtout, il sut si bien envelopper les ennemis par derrière qu'il rendit la victoire facile à ses hommes qui les attaquaient de front, ce succès lui attira honneurs et récompenses. Les Egyptiens le remercièrent par ailleurs de l'humanité qu'il témoigna envers Archélaos, qui avait été son ami et son hôte : ne l'ayant combattu que par nécessité, il lui accorda des obsèques magnifiques après avoir retrouvé son corps sur le champ de bataille. Cette conduite lui attira les faveurs des Alexandrins, autant qu'une brillante réputation chez les Romains qui l'accompagnaient", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 3). Gabinius, entré à son tour sur le territoire égyptien, rejoint Marc-Antoine et Ptolémée XII Aulète, et chemine jusqu'à Alexandrie en détruisant quelques nids de résistance ("Gabinius arriva sans obstacle jusqu'à Péluse. De là il divisa son armée en deux et pénétra plus avant. Il remporta deux victoires le même jour contre les Egyptiens venus à sa rencontre, la première sur le Nil avec ses bateaux, l'autre sur terre. Les habitants d'Alexandrie sont très doués pour dire tout ce qui leur traverse l'esprit, mais totalement inadaptés aux dangers de la guerre, néanmoins ils ne reculent jamais face aux effusions de sang lors des séditions si fréquentes et si terribles chez eux, ils aspirent même à périr dans la lutte plutôt que se rendre, comme si la vie n'avait aucun prix et que la mort leur était plus désirable. Pour cela, Gabinius dut en massacrer beaucoup après sa victoire, dont Archélaos en personne. Il fut aussitôt maître de l'Egypte, qu'il rendit à Ptolémée [XII Aulète]", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.58). Selon Appien, c'est à cette occasion que Marc-Antoine à Alexandrie voit pour la première fois Cléopâtre VII, alors âgée d'un peu plus de treize ans, fille aînée de Ptolémée XII Aulète ("On raconte que [Marc-Antoine] fut toujours enclin à la luxure, et qu'il tomba amoureux d'elle [de Cléopâtre VII] très tôt, à l'époque où elle était encore jeune fille et où il servait comme lieutenant de cavalerie de Gabinius à Alexandrie", Appien, Histoire romaine XVII.8 ; "Cléopâtre VII mourut à l'âge de trente-neuf ans [en été -30], après en avoir régné vingt-deux, dont plus de quatorze avec Marc-Antoine, qui mourut à cinquante-trois ans selon les uns ou à cinquante-six ans selon les autres", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 86). Le roi lagide fait exécuter les Alexandrins qui l'ont trahi, dont sa propre fille aînée Bérénice qui a régné pendant son absence, et les propriétaires les plus riches pour pouvoir payer le pot-de-vin promis à Gabinius ("[Ptolémée XII Aulète], pressé par le besoin d'argent, fit mettre à mort sa fille et les citoyens les plus réputés par leur rang et leur richesse", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.58 ; "Ramené par Gabinius, Ptolémée XII Aulète fit mettre à mort Archélaos et sa propre fille. Mais il ne profita de son règne retrouvé que quelques années, car il mourut de maladie, laissant deux fils et deux filles dont l'aînée Cléopâtre VII", Strabon, Géographie, XVII, 1.11). Ce dernier installe une troupe de soutien commandée par Lucius Septimius, qui a servi sous Pompée contre les pirates ciliciens en -67 : c'est le premier contingent romain permanent en Egypte ("Le centurion Septimius […] avait servi dans la flotte de Pompée", Plutarque, Vie de Pompée 78 ; "Le Romain Lucius Septimius avait servi sous Pompée et, devenu lieutenant de Gabinius, [fut] laissé par celui-ci avec un petit contingent pour garder Ptolémée [XII Aulète]", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.3 ; "Pompée connaissait un peu [Lucius Septimius] car il avait commandé dans son armée lors de la guerre contre les pirates", Jules César, Guerre civile, III, 104.3 ; Jules César précise incidemment à l'alinéa 4 paragraphe 3 livre III de sa Guerre civile que ce contingent est constitué de cinq cents cavaliers d'origine gauloise et germanique). Quand il retourne vers Damas, probablement au retour de la belle saison au printemps -55, Gabinius doit batailler de nouveau contre le prince juif Alexandre fils d'Aristobule II, qui a rassemblé des partisans sur le mont Garizim. Avec l'aide du gouverneur arabe édomite/iduméen Antipatros, il retourne certains révoltés, vainc les autres, et capture Alexandre ("A son retour d'Egypte, Gabinius trouva la Syrie à nouveau soulevée car Alexandre fils d'Aristobule II avait recouvré son pouvoir par la force, il avait rassemblé de nombreux juifs, parcouru le pays à la tête de son armée, tué en chemin certains Romains et refoulé les autres vers le mont Garizim, qu'il assiégeait. Informé de ces événements, Gabinius envoya Antipatros vers la Syrie contre les rebelles, comptant sur son intelligence pour essayer de les guérir de leur folie et les ramener à la raison. Antipatros partit, en raisonna beaucoup et les remit dans le rang, mais il ne parvint pas à arrêter Alexandre. Celui-ci marcha avec à la tête de trente mille juifs au-devant de Gabinius, l'attaqua, et subit près du mont Itabyrion [le mont Thabor] une défaite qui lui coûta dix mille des siens", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.100-102). Il réaffirme l'ordre romain dans le territoire des Arabes nabatéens sur la rive orientale du Jourdain, avant de retrouver sa province de Syrie ("Après avoir tout réglé à Jérusalem selon les désirs d'Antipatros, Gabinius marcha contre les Nabatéens et les vainquit", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.103). Arrivé à destination, il constate que la population est très irritée contre lui. Les Grecs et les Syriens autochtones sédentaires ne lui pardonnent pas d'avoir utilisé la garnison provinciale pour aller toucher un pot-de-vin en Egypte en les laissant à la merci des razzias des brigands locaux, et les usuriers romains installés à Damas ne lui pardonnent pas d'avoir ruiné ainsi les Grecs et les Syriens autochtones sédentaires, source de leurs rentes. Gabinius est convoqué à Rome pour s'expliquer devant le Sénat ("Gabinius rétablit Ptolémée [XII Aulète] sur son trône après avoir battu les Alexandrins. Mais il fut exilé par le Sénat romain pour avoir envahi l'Egypte sans qu'un décret l'y autorisât", Appien, Histoire romaine XI.258). En la circonstance, Cicéron est son plus virulent accusateur ("C'est ainsi que Gabinius ramena Ptolémée [XII Aulète] en Egypte. Il n'écrivit pas à Rome sur ce sujet, ne voulant pas révéler les illégalités qu'il avait commises. Mais un acte de cette ampleur ne pouvait pas rester caché. Le peuple l'apprit par les Syriens, qui se plaignirent d'avoir été maltraités par les brigands en l'absence de Gabinius, et par les percepteurs ["telènhj"] ruinés parce que les mêmes brigands avaient empêché de lever les impôts. Il l'accusa et voulut le condamner, poussé avec ardeur par Cicéron", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.59). Nous sommes fin -55. Quand Gabinius entre dans Rome pour y être jugé, Crassus prépare déjà ses valises pour le remplacer comme gouverneur de Syrie ("S'étant ainsi couvert de gloire pendant son gouvernement [en Syrie], Gabinius remis ses pouvoirs à Crassus et rentra à Rome", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.104).


Un petit retour en arrière chronologique et géographique est nécessaire pour comprendre ce qui s'est passé en Italie pendant que Gabinius opérait au Levant et en Egypte. Nous avons laissé Jules César au moment où il quittait l'Italie pour aller prendre la tête de ses légions en Gaule cisalpine en -58. Depuis cette date, César n'est pas resté inactif. Il a vaincu un grand nombre de tribus celtes/gauloises, porté l'étendard romain jusque sur le Rhin, et même sur l'île de Bretagne, accumulant un butin phénoménal et acquérant par là un poids militaire et politique sans précédent. Les soldats qu'il dirige efficacement deviennent une garde rapprochée invincible et dévouée, et les richesses gagnées sur les Celtes/Gaulois vaincus sont envoyées vers Rome pour s'assurer l'adhésion du peuple et pour corrompre les sénateurs indécis. En seulement deux ans, alors qu'il se trouve à des centaines de kilomètres de Rome, César a miné l'autorité de ses deux pairs triumvirs, l'autorité de Pompée toujours occupé à compter les fruits et les légumes à destination des marchés romains et à rêver à sa lointaine province de Syrie, et l'autorité de Crassus qui se rend compte que César n'a plus besoin de son argent et de son soutien contre le Sénat, et qui souffre de ne pas avoir un domaine associé à son nom équivalent à la Syrie associée à Pompée ou à la Gaule dite "chevelue" désormais associée à César ("On croyait [César] simplement occupé à batailler contre les Belges, les Suèves et les Bretons, or il menait habilement les affaires au milieu du peuple de façon invisible, en minant le crédit de Pompée, en aspirant ses armes : il utilisait les soldats non pas principalement pour vaincre les barbares mais, comme dans des exercices militaires, pour les rendre redoutables et invincibles, et il envoyait à Rome l'or, l'argent, et toutes les autres dépouilles de ses chasses sur ses nombreux ennemis pour les offrir à ceux qui pouvaient lui être utiles, pour corrompre en sa faveur les édiles, les préteurs, les consuls et leurs femmes", Plutarque, Vie de Pompée 51 ; "Au cours de cette guerre [en Gaule], Pompée ne comprit pas que César à la fois domptait les ennemis avec les armes des Romains, et domptait les Romains avec l'argent des ennemis", Plutarque, Vie de César 20). Chaque fin d'année, à la saison froide, les trois triumvirs ont l'habitude de se retrouver secrètement dans le nord de l'Italie pour parler des affaires en cours et discuter de leurs projets pour l'année suivante ("On sait que chaque année, après avoir réglé les affaires de la Gaule, César venait passer l'hiver aux environs du Pô pour conduire les affaires de Rome. Il ne se bornait pas à fournir aux candidats l'argent nécessaire pour corrompre le peuple et à se créer ainsi des partisans qui employaient toute leur autorité à accroître sa puissance, il donnait aussi rendez-vous à Lucques aux plus grands notables de Rome, dont Pompée et Crassus", Plutarque, Vie de César 21). Pendant l'hiver -56/-55, les trois hommes se réunissent à Lucques en Toscane et s'accordent sur les points suivants : Pompée et Crassus magouilleront afin d'être élus consuls pour l'année -55, en retour ils feront pression sur les sénateurs pour que le mandat militaire de César en Gaule soit prolongé de cinq ans (tant que César est en Gaule, il ne les gêne pas en Italie, et avec un peu de chance il s'y fera tuer avant cinq ans…), et à la fin de leur consulat Crassus sera nommé gouverneur de Syrie en remplacement de Gabinius, et Pompée sera nommé gouverneur en Ibérie ("Après chacune de ses nombreuses et brillantes campagnes en Gaule et en Bretagne que j'ai relatées dans mon Celtikè [sous-titre du livre IV perdu de l'Histoire romaine d'Appien], César chargé de richesses revenait vers la Gaule voisine de l'Italie, autour du Pô, pour soulager ses soldats après leurs incessants combats. De là, il envoyait vers Rome quantité d'argent à quantité d'individus, recevant la visite des magistrats annuels, de personnalités de toutes sortes, de chefs civils ou militaires avant leur départ pour leur province. On compta jusqu'à cent vingt faisceaux auprès de lui, plus de deux cents sénateurs, les uns le remerciant pour les décisions qu'il avait prises, les autres pour demander de l'argent ou pour qu'il arrange diverses affaires à leur profit. Tout passait désormais par lui, à cause de l'importance de son armée, de la puissance que lui donnait sa richesse, et de sa cordialité à l'égard de tous. Il reçut la visite de Pompée et de Crassus, avec lesquels il partageait le pouvoir. Après délibération, ils décidèrent que Pompée et Crassus exerceraient de nouveau le consulat [en -55], et que le gouvernement de César dans ses nouvelles provinces serait prolongé de cinq ans", Appien, Histoire romaine XIV.17 ; "Crassus et Pompée allèrent trouver César qui avait repassé les Alpes, et convinrent avec lui d'obtenir pour eux-mêmes un second consulat l'année suivante [en -55], puis, dès leur entrée en charge, de réclamer la prolongation pour cinq ans du gouvernement de César en Gaule, et la gestion des provinces les plus importantes avec les armées et les fonds nécessaires à leur entretien. Cet accord fut une véritable conspiration, dont le but était le partage de l'empire et la ruine de la République", Plutarque, Vie de Caton d'Utique 21 ; "[Les triumvirs] [à Lucques durant l'hiver -56/-55] convinrent que Crassus et Pompée seraient désignés consuls pour l'année suivante [en -55], et que le gouvernement de César en Gaule serait prolongé de cinq ans, avec tous les moyens afférents. Ces mesures révoltèrent tous les Romains sensés, car les bénéficiaires de l'argent de César contraignaient ainsi le Sénat à lui en réclamer comme s'ils n'en avaient pas assez, en réduisant le Sénat à gémir sur ses propres décrets", Plutarque, Vie de César 21). Le complot est exécuté - car c'est bien un complot : trois hommes décident dans l'ombre et unilatéralement du destin de la République, par des jeux d'influence, des promesses financières ou d'évolution sociale privées, des propagandes publiques, des votes truqués. Aucun triumvir n'est dupe des ambitions personnelles des deux autres ("Pompée et Crassus s'occupèrent à concrétiser leurs projets, sans les évoquer au Sénat ni devant le peuple, et en feignant ne pas ambitionner davantage. Le tribun populaire Caius Trebonius proposa de donner pour cinq ans à l'un le gouvernement de la Syrie et des régions limitrophes, à l'autre celui de l'Ibérie où des troubles avaient récemment éclaté, de les autoriser à recruter autant de soldats qu'ils jugeaient nécessaires parmi les citoyens et parmi les alliés, et à conclure la paix ou la guerre avec les peuples qu'ils désiraient. Cette proposition fut mal accueillie, surtout par les amis de César, sûrs que dès qu'elle serait adoptée celui-ci perdrait son gouvernement, plusieurs se préparèrent à la combattre. Mais, craignant de ne pas parvenir à leurs fins, les consuls [Pompée et Crassus] apaisèrent les opposants en promettant de prolonger le mandat de César de trois ans [erreur de Dion Cassius : le mandat est prolongé de cinq ans à partir de l'hiver -56/-55]. Telle est l'exacte vérité, mais ces discussions furent rendues publiques seulement après que chacun eût consolidé sa position. Les partisans de César ainsi gagnés, se tinrent tranquilles", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.33). Caton le Jeune est leur adversaire le plus acharné et le plus incorruptible, il essaie de dresser sa vertu républicaine contre leurs manœuvres, dans des procédures décrites en détails par Plutarque aux paragraphes 42 et 43 de sa Vie de Caton d'Utique et par Dion Cassius aux paragraphes 33 à 37 livre XXXIX de son Histoire romaine, que nous ne commenterons pas ici. En vain. Manipulée par le tribun Caius Trebonius à la solde des triumvirs, les sénateurs votent les propositions de ces derniers. Notons que Caton en la circonstance anticipe bien les événements à venir : il prévient Pompée que les dispositions adoptées favoriseront César, qui a prouvé ses capacités sur les champs de bataille depuis deux ans, et qui en tire richesse, influence politique, soutien militaire, pour renverser la République dès qu'il le souhaitera, mais Pompée s'aveugle sur sa propre popularité dans Rome, sur son prestige passé, sur les ressources de la province de Syrie comparées aux richesses de la Gaule chevelue, sur sa prétendue amitié avec la dynastie lagide qu'il a ménagée à dessein depuis -63, et repousse Caton d'un revers de main, il va même jusqu'à prêter à César une partie des légionnaires destinés originellement à son propre gouvernorat en Ibérie ("Caius Trebonius proposa un décret répartissant les provinces entre les consuls, assignant à l'un l'Ibérie et la Libye, à l'autre la Syrie et l'Egypte, avec le pouvoir d'attaquer et de soumettre tous les peuples à leur gré par la terre ou par la mer. Tous gardèrent le silence en calculant n'avoir rien à gagner à résister, sauf Caton qui monta à la tribune avant le vote et demanda la parole. On lui accorda avec réticence deux heures pour s'exprimer. Quand il eut employé ce temps à éclairer le peuple, à lui montrer ses intérêts, à le bousculer, à lui prédire les événements futurs, on l'interdit de continuer. Comme il demeurait à la tribune, un licteur vint l'en arracher. Il se mit à crier au pied de la tribune, beaucoup l'écoutèrent et partagèrent son indignation. Le licteur mit une seconde fois la main sur lui pour l'entraîner hors de la place, mais dès que le licteur le lâcha il revint aussitôt à la tribune et cria encore plus fort en appelant plusieurs fois les citoyens à son aide. [Caius] Trebonius exaspéré ordonna au licteur de le jeter en prison, mais la foule le suivit pour l'écouter tandis qu'on l'y conduisait et [Caius] Trebonius saisi de crainte le laissa en liberté. C'est ainsi que Caton empêcha le vote ce jour-là. Mais les jours qui suivirent, les partisans des consuls intimidèrent certains citoyens, gagnèrent les autres par l'argent ou par des promesses, ils retinrent par les armes dans le Sénat le tribun [Caius] Aquilius [Gallus] qui voulait se rendre à l'assemblée, ils chassèrent du Forum Caton qui criait comme le tonnerre, ils blessèrent plusieurs personnes, en tuèrent quelques-unes, et par ces moyens odieux ils firent passer le décret. La foule irritée par ces violences se regroupa pour renverser les statues de Pompée, mais Caton la retint de passer à l'acte. On proposa ensuite une loi sur les provinces et les légions accordées à César. Caton ne s'adressa pas au peuple comme précédemment, il se tourna vers Pompée et lui prédit les événements à venir : “Je t'assure que tu te mets sous le joug de César. Tu ne le comprends pas aujourd'hui, mais quand tu commenceras à en sentir le poids ce sera trop tard, tu ne pourras plus t'en défaire, et Rome en subira les conséquences. Tu te souviendras alors des avertissements de Caton, tu concluras qu'ils étaient conformes aux intérêts de Pompée, en plus d'être honnêtes et justes”. Il répéta plusieurs fois ce discours, mais Pompée l'ignora, sûr que sa fortune et sa puissance ne risquaient rien de César", Plutarque, Vie de Caton d'Utique 43 ; "Ensuite [Pompée et Crassus] présentèrent par le tribun [Caius] Trebonius les décrets convenus à Lucques : le premier reconduisait le mandat de César pour cinq ans, le deuxième donnait à Crassus la Syrie et la conduite de la guerre contre les Parthes, le troisième attribuait le gouvernement de la Libye et des deux Ibéries avec quatre légions à Pompée, qui en prêta deux à César pour sa guerre des Gaules", Plutarque, Vie de Pompée 52 ; "Elus consuls, Crassus et Pompée comme convenu prolongèrent de cinq ans le mandat de César et se répartirent les provinces et les armées : Pompée choisit l'Ibérie et la Libye, il y délégua ses amis tandis que lui-même resterait à Rome, Crassus prit la Syrie et ses environs avec le désir de mener contre les Parthes une guerre qu'il pensait facile, glorieuse et rentable", Appien, Histoire romaine XIV.18). Pompée et Crassus sont donc nommés consuls pour l'année -55. C'est à la fin de leur consulat, après la nomination Lucius Domitius Ahenobarbus et Appius Claudius Pulcher comme nouveaux consuls pour l'année -54, mais avant l'entrée en fonction de ceux-ci, que la nouvelle des agissements de Gabinius en Egypte parvient à Rome ("Pompée et Crassus étaient encore consuls. Ils défendirent ouvertement Gabinius, le premier dans son intérêt, le second pour être agréable à son collègue et parce qu'il avait reçu l'argent que Gabinius lui avait envoyé […]. Mais lorsque leur consulat fut arrivé à son terme et qu'ils eurent été remplacés par Lucius Domitius [Ahenobarbus] et par Appius Claudius [Pulcher], on discuta de nouveau cette affaire, et presque toutes les opinions furent hostiles à Gabinius. [Lucius] Domitius [Ahenobarbus] était un adversaire de Pompée, qui avait obtenu le titre consulaire avant lui et contre lui. [Appius] Claudius [Pulcher] était apparenté à Pompée, mais il voulait plaire à la foule et il espérait obtenir de l'argent de Gabinius en excitant des troubles. Ils conjuguèrent leurs efforts contre Gabinius, qui par ailleurs était accusé de ne pas avoir accueilli le lieutenant envoyé par Crassus, et soupçonné d'avoir voulu conserver son gouvernement sans limite de durée", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.60). Dans un premier temps, attisée par Cicéron qui se venge ainsi indirectement des errements de Pompée avec Clodius en -58 ayant conduit à son exil en Grèce, et profitant de l'absence de Pompée interdit de pénétrer en ville en raison de sa charge consulaire, la foule réclame la condamnation de Gabinius. Mais les juges, achetés par les partisans de Pompée, ne retiennent aucune charge contre Gabinius ("[Gabinius] était si honteux de ses méfaits et si tourmenté par sa conscience, qu'il retarda longtemps son retour en Italie, rentra dans Rome de nuit, et pendant plusieurs jours n'osa pas sortir de sa maison. Plusieurs griefs existaient contre lui, et ses accusateurs étaient nombreux. Les premiers comptes que lui réclamèrent les juges concernaient le retour de Ptolémée [XII Aulète]. Le peuple accourut en masse au tribunal et, parce que Pompée était absent et que Cicéron attaquait avec toute la force de son éloquence, voulut plusieurs fois attenter à Gabinius. Mais malgré cette colère générale il fut absous, grâce aux sommes considérables qu'il avait distribuées à ses accusateurs et grâce à l'appui fervent des amis de Pompée et de César", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.62). Cela provoque un tel scandale que la décision judiciaire est cassée, les audiences reprennent, et Pompée… obtient de Cicéron qu'il cesse ses accusations, et même qu'il défende Gabinius ! La plaidoirie de Cicéron en faveur de Gabinius est perdue. Nous savons seulement qu'elle n'a pas été efficace, car Gabinius est finalement condamné à l'exil ("Les juges, pour éviter d'être massacrés par la foule, prirent la fuite. […] Lors du nouveau procès, les juges désignés par le sort, redoutant la foule ou n'ayant pas reçu assez d'argent de Gabinius qui, estimant l'accusation trop faible et se croyant acquitté à l'avance, avait réduit ses pots-de-vin en conséquence, le condamnèrent, au mépris de la proximité de Pompée et de la défense de Cicéron. En effet, Pompée, parti chercher du blé pour remplacer les provisions récemment détruites par le débordement du Tibre, était vite revenu en Italie pour assister au premier jugement, il était arrivé après le verdict, le peuple s'était déplacé en nombre au-delà au pomerium [zône sanctuarisée où on ne peut pas bâtir ni cultiver, marquant la frontière entre le cœur de la ville et ses quartiers ou campagnes alentours] où il demeurait, étant interdit de pénétrer dans Rome par sa charge consulaire, Pompée avait longuement parlé pour Gabinius, il avait lu plusieurs lettres de César en sa faveur, adressé des prières aux juges, dissuadé Cicéron de continuer à l'accuser, il avait même persuadé ce dernier de prendre sa défense, attirant sur l'orateur les qualificatifs d'“inconstant” et de “traître”. En vain. Les juges condamnèrent Gabinius au bannissement", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.63 ; "Ptolémée [XII Aulète] fut reconduit en Egypte et recouvra son pouvoir, en dépit des Romains qui, irrités par ses malversations, avaient décidé de ne lui accorder aucun secours. Cela fut possible grâce à Pompée et Gabinius. La corruption par les jeux d'influence et par l'argent dépassait alors les décrets du peuple et le Sénat. Pompée écrivit à Gabinius, gouverneur de la Syrie, pour le charger de ramener Ptolémée [XII Aulète] en Egypte. Celui-ci se mit aussitôt en route et l'y reconduisit, malgré la volonté publique et au mépris des oracles de la Sibylle. Pompée voulait plaire à Ptolémée [XII Aulète], et Gabinius voulait en obtenir un dessous-de-table. Accusé ensuite de s'être laissé acheter, Gabinius ne fut pas condamné grâce à Pompée et à son or. Dans Rome régnait un tel désordre moral que les magistrats et les juges ayant reçu de Gabinius une petite partie de ce dessous-de-table, oublièrent tous leurs devoirs, ils incitèrent même les autres à agir pareillement en leur montrant que l'argent peut abolir tout châtiment. C'est ainsi que Gabinius fut absous dans un premier temps. Mais dans un second procès, sous le coup d'autres accusations, dont la spoliation de plus de cent millions de drachmes dans la province [la Syrie] qu'il gouvernait, il fut condamné. Ainsi, paradoxalement, l'argent qui sauva Gabinius dans le premier jugement, le perdit dans le second en raison même du premier, et Pompée absent qui le secoura par l'entremise de ses amis lors du premier, ne l'aida pas par sa présence lors du second", Dion Cassius, Histoire romaine XXXIX.55). Marc-Antoine quant à lui, revenu en Italie avec son chef Gabinius, choisit sagement de répondre à l'invitation de son ancien amant Curion à continuer sa route vers l'ouest et à le rejoindre en Gaule pour se mettre au service de Jules César ("[Marc-Antoine] a suivi Gabinius. Pouvait-il s'égarer sur les traces d'un tel chef ? Quel a été son retour ? Il est passé de l'Egypte aux extrémités de la Gaule", Cicéron, Deuxième philippique 19 ; "A cette époque, Rome était divisée en deux factions : celle des nobles rangés derrière Pompée qui était à Rome, et celle du peuple qui implorait le retour de César alors en guerre contre les Gaulois. Curion, ayant quitté le parti du Sénat pour embrasser celui de César, y attira Marc-Antoine, dont il était l'ami", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 5 ; "[César] gagnait secrètement par la corruption certains magistrats, entre autres le consul [Lucius Aemilius] Paullus [en poste en -50], qu'il attira à son parti en lui donnant quinze cents talents, le tribun du peuple Curion dont il paya les dettes immenses, et Marc-Antoine l'ami endetté de Curion", Plutarque, Vie de Pompée 58).


Crassus n'a pas attendu la fin du procès contre Gabinius. Il est parti prestement vers Damas, dans l'espoir de se construire une légende. Crassus est jaloux de la gloire (et de la chance) de Pompée en Méditerranée orientale hier, autant que des succès de son poulain César en Gaule aujourd'hui. N'ayant pas réussi à abolir la dynastie lagide et à transformer l'Egypte en une province romaine à ses ordres, il s'est consolé en étudiant les opérations de Lucullus et de Pompée contre les Parthes et en concluant que le royaume parthe sera facile à vaincre ("Les trophées que [Lucullus] planta en Arménie près des Parthes, la prise de Tigranocerte et de Nisibe, les richesses qu'il transporta à Rome, le diadème de Tigrane II apporté en triomphe, allumèrent dans l'âme de Crassus le désir d'une expédition en Asie. Il crut que les barbares étaient une proie facile et leurs dépouilles un butin tout prêt. Mais rapidement accueilli par les flèches des Parthes, il prouva que les victoires de Lucullus étaient dues à son audace et à sa compétence, et non pas à l'imprudence et à la mollesse des ennemis", Plutarque, Vie de Lucullus 37). Il s'imagine déjà utiliser la Syrie comme une tête-de-pont pour une anabase vers la Bactriane à la manière d'Antiochos III ou vers l'Inde à la manière d'Alexandre le Grand ("Dès que la répartition [des provinces, en accord avec Pompée et César] fut confirmée, Crassus signifia par ses transports de joie qu'elle était le plus grand bonheur de sa vie. Si publiquement, devant des étrangers, il peinait à se contenir, en revanche avec ses amis il se livra à des discours vaniteux et puérils, inconvenant à son âge autant qu'au caractère mesuré qu'il avait toujours montré : hors de lui-même, égaré par sa nouvelle nomination comme consul, il déborda ses prétentions à conquérir les Parthes en Syrie en réduisant à des jeux d'enfants les exploits de Lucullus contre Tigrane II et les victoires de Pompée sur Mithridate VI, et espéra follement soumettre à ses armes la Bactriane, l'Inde et la mer extérieure [l'océan Indien]", Plutarque, Vie de Crassus 16). On note au passage que Crassus souffre du même complexe d'infériorité vis-à-vis des Grecs que ses deux collègues triuvirs : comme Pompée et César, outre son désir d'imiter Alexandre, il est parfaitement bilingue, selon Quintilien il peut même parler sans interprète à n'importe quel Grec dans sa langue et selon son dialecte ("Le riche Romain Crassus maîtrisait si bien les cinq dialectes de la langue grecque que, lors de son mandat en Asie, il délibérait dans celui de chaque plaignant en justice", Quintilien, De l'institution oratoire XI.2). Durant l'hiver -55/-54, il accapare le trésor juif déposé dans le Temple de Jérusalem, pour financer sa campagne ("Avant de partir contre les Parthes, Crassus vint en Judée pour enlever du Temple les deux mille talents monnayés que Pompée y avait laissés et les huit mille talents d'or qui l'ornaient. Il emporta d'abord une poutre d'or forgée d'un seul bloc pesant trois cents mines (une mine vaut deux livres et demie). Cette poutre lui fut donnée par un prêtre nommé “Eléazar” en charge de la garde des trésors, non pas par méchanceté mais au contraire par honnêté et justice : voyant Crassus prêt à accaparer les beaux et riches voiles admirablement travaillés suspendus sous cette poutre, les objets en or, toute la décoration du sanctuaire, ce gardien convint sous serment de lui céder cette poutre comme rançon de tout le reste. Elle valait des myriades de drachmes, et, étant cachée dans une autre poutre de bois creuse, sa disparition ne susciterait aucune interrogation et ne serait connue que d'Eléazar. Crassus la prit, assurant qu'il ne toucherait à rien d'autre dans le Temple. Mais ensuite il viola son serment et emporta tout l'or qu'il renfermait", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.105-109). Au printemps -54, il se met en marche vers l'est, il franchit l'Euphrate, malmène le gouverneur parthe de la région d'Harran alias "Carrhes" en latin (aujourd'hui en Turquie) qui s'empresse d'aller prévenir Orodès II de l'agression romaine ("Crassus aspirait à une entreprise qui pût lui procurer gloire et profit, mais il ne voyait rien en Syrie qui pût assouvir son ambition : les habitants de cette province se tenaient tranquilles, et les peuples qui les avaient attaqués par le passé ne bougeaient plus parce qu'ils redoutaient sa puissance. Il entra en guerre contre les Parthes sans avoir rien à leur reprocher et sans autorisation légale, simplement parce qu'on disait qu'ils étaient riches et parce qu'il croyait vaincre facilement Orodès II récemment intrônisé. Il franchit l'Euphrate et s'avança en Mésopotamie, dévastant et pillant le pays. Ne s'attendant pas à cette invasion, les barbares n'eurent pas le temps de se défendre. Le satrape local Talymenos Ilakès le combattit avec une poignée de cavaliers près d'un fort appelé “Ichnia” [site non localisé]. Vaincu et blessé, celui-ci s'enfuit et porta lui-même au roi des Parthes la nouvelle de l'expédition de Crassus", Dion Cassius, Histoire romaine XL.12), il massacre la population d'une petite cité non identifiée appelée "Zénodotie" en présentant cette action comme une grande victoire ("En Syrie, [Crassus] vit dans ses premiers succès une justification à ses espoirs. Il jeta un pont sur l'Euphrate sans opposition, et y fit passer son armée sans difficulté. Plusieurs cités de Mésopotamie se rendirent à lui volontairement. Une seule résista, dirigée par le tyran Apollonios, tuant une centaines de soldats romains. Crassus fit approcher toutes ses troupes, prit la ville d'assaut, en pilla toutes les richesses et vendit les habitants. Cette cité est appelée “Zénodotie” [cité non localisée] par les Grecs. Crassus se couvrit de honte et ruina son prestige en laissant ses hommes l'acclamer “imperator” suite à cette médiocre victoire, car en attachant un tel prix à un si petit succès il sembla renoncer à des exploits plus grands", Plutarque, Vie de Crassus 17 ; "Crassus fut rapidement maître des forts et des cités [de haute Mésopotamie], surtout des cités grecques comme Nicéphorion [Raqqa en Syrie] dont les habitants, d'origine macédonienne ou d'autres régions de Grèce, avaient bataillé naguère aux côtés des Romains, détestaient la domination des Parthes, et considéraient les Romains comme des amis. Les habitants de Zénodotie furent les seuls qui, après avoir feint leur soumission en introduisant dans leurs murs quelques soldats romains, les saisirent et les massacrèrent peu après leur entrée. Leur trahison causa la destruction de leur ville. Ce fut l'unique acte d'inhumanité commis et assumé par Crassus", Dion Cassius, Histoire romaine XL.13), il occupe le reste de la belle saison à piller les environs, et il revient passer l'hiver -54/-53 à Damas ("Après avoir installé des garnisons dans les cités soumises, soit sept mille fantassins et un millier de cavaliers, [Crassus] retourna prendre ses quartiers d'hiver en Syrie", Plutarque, Vie de Crassus 17). Plutarque et Dion Cassius disent que ce choix d'errer à la frontière syro-parthe pendant une saison entière avant de revenir sur ses pas est le pire des choix, car en laissant ainsi filer le temps et en se signalant sur le mode : "Attention, préparez-vous, car je vais vous envahir dans quelques mois !", il a dévoilé ses intentions conquérantes aux Parthes en leur offrant tout loisir de s'organiser pour l'anéantir. Crassus montre aussi qu'il est un piètre tacticien, qui ne comprend pas - contrairement au prince Cyrus à la fin du Vème siècle av. J.-C., ou à Alexandre le Grand à la fin du IVème siècle av. J.-C. - que chaque jour qui s'écoule joue contre lui, que ses soldats sont des estomacs à nourrir avant tout, des hommes qui s'affaiblissent si on ne les oblige pas aux exercices militaires permanents, des rebelles potentiels si on ne les contente pas rapidement par une solde conséquente, face à un ennemi qui jouit d'immenses ressources humaines et matérielles et de la profondeur de la Mésopotamie et du plateau iranien ("[Crassus] aurait pu s'emparer d'autres forteresses en-deçà du Tigre en se déployant avec impétuosité et en profitant de la consternation des barbares, il aurait pu y installer ses garnisons pour y passer l'hiver [-54/-53]. Non seulement il ne tenta pas de prendre ces places, mais encore il se désintéressa de celles qu'il avait enlevées. Fatigué de sa campagne en Mésopotamie, impatient de se reposer en Syrie, il donna aux Parthes le temps de s'organiser pour affronter les soldats qu'il avait installés dans leur pays. Tel fut le début de la guerre des Romains contre les Parthes", Dion Cassius, Histoire romaine XL.13 ; "La plus grande faute de Crassus fut d'entreprendre cette guerre. La plus fatale fut ce prompt retour en Syrie. Au lieu de hâter sa marche et d'aller occuper les cités de Babylone et de Séleucie[-sur-le-Tigre] depuis toujours hostiles aux Parthes, il laissa aux ennemis le temps de préparer leur défense. De plus, de façon honteuse et impardonnable, il se comporta en Syrie davantage en commerçant qu'en général : au lieu de passer ses troupes en revue, de les entretenir par des exercices ou des jeux, il s'occupa pendant des jours à comptabiliser les revenus des cités, à peser lui-même à la balance tous les trésors que renfermait le temple de la déesse d'Hiérapolis ["Ier£polij/la Cité sainte", autre nom de la cité de Bambyce, aujourd'hui Manbij au nord-est d'Alep en Syrie, où on vénère la déesse-poisson "Derketo" en grec alias "Atargatis" en latin], à recruter des soldats chez tous les peuples et dans toutes les cités tout en leur proposant l'exemption militaire contre de l'argent. Cette conduite le rendit méprisable même à ceux qui n'en furent pas victimes", Plutarque, Vie de Crassus 17). L'inconscience et l'arrogance de Crassus éclatent au grand jour quand une délégation parthe envoyée par Orodès II vient lui demander la raison de ses empiètements sur le territoire parthe : Crassus répond méprisamment qu'il veut envahir la Mésopotamie jusqu'à Séleucie-sur-le-Tigre ("Alors qu'il rassemblait ses troupes dispersées dans leurs quartiers d'hiver, [Crassus] reçut des ambassadeurs d'Arsacès [XIV-Orodès II] le roi des Parthes, qui lui exposèrent brièvement leur position : “Si ces soldats sont envoyés par Rome, lui dirent-ils, notre roi les combattra sans pitié. Mais si, selon la rumeur, ils sont entrés en armes dans le pays des Parthes et ont accaparé leurs cités contre la volonté de Rome, seulement pour satisfaire la cupidité de Crassus, Arsacès [XIV-Orodès II] aura pitié de sa vieillesse et lui rappelera la mesure en laissant partir les soldats romains, qu'il considérera comme des victimes captives plus que comme des envahisseurs”. Crassus leur répondit avec bravade qu'il “leur montrerait ses intentions à Séleucie[-sur-le-Tigre]”. Vagisès, le plus âgé des ambassadeurs, se mit à rire, et répliqua en lui montrant la paume de sa main : “O Crassus, des poils pousseront là avant que tu ne voies Séleucie[-sur-le-Tigre] !”. Les ambassadeurs se retirèrent. Ils retournèrent vers leur roi [Arsasès XIV-]Orodès II et lui dirent de ne plus penser qu'à la guerre", Plutarque, Vie de Crassus 18 ; "Crassus ayant pénétré en Mésopotamie comme je l'ai dit, Orodès II lui envoya des députés en Syrie pour se plaindre de cette invasion et lui en demander la cause. Il dirigea Suréna avec une partie de l'armée contre les cités occupées par les Romains ou qui avaient fait défection, et en même temps se porta lui-même vers l'Arménie d'Artavazde II, fils et successeur de Tigrane II, afin de lui confirmer son pouvoir et le dissuader d'aider les Romains. Crassus répondit à Orodès II qu'il “lui montrerait la cause de guerre à Séleucie[-sur-le-Tigre], cité mésopotamienne dont la majorité des habitants sont Grecs encore aujourd'hui. A ces mots, un Parthe s'écria en frappant de sa main droite la paume de sa main gauche : “Des poils pousseront là avant que tu ne voies Séleucie[-sur-le-Tigre] !”", Dion Cassius, Histoire romaine XL.16). Les légionnaires laissés autour de Zénodotie et des autres cités pillées, observant de loin les mouvements des cavaliers parthes envoyés à dessein par Orodès II, commencent à s'en inquiéter et confient leurs doutes au lieutenant de Crassus, Caius Cassius Longinus - qui restera dans l'Histoire comme le proche beau-frère de Brutus et comme co-assassin de Jules César -, qui les rapporte à son chef. Mais Crassus ignore les appels à la prudence de Cassius ("Certains soldats romains que Crassus avait installés en garnison dans les cités de Mésopotamie, s'en échappèrent avec beaucoup de risques, et apportèrent à Crassus des nouvelles inquiétantes. Ils avaient vu de leurs yeux le grand nombre des ennemis et leurs tactiques pour reprendre ces cités, cela les avait effrayés et, comme toujours en pareil cas, ils dramatisèrent les choses en disant : “On ne peut pas échapper aux Parthes en fuyant, ni les atteindre quand ils fuient, ils lancent des flèches dont la forme est inconnue des Romains, avec une rapidité telle que l'œil ne peut pas suivre leur course, on les voit atteindre leur cible avant de les voir décochées, les charges de leurs chevaux brisent et pénètrent tout, et leurs armes défensives résistent à tout !”. Ces rapports émoussèrent beaucoup l'audace des soldats, qui avaient cru les Parthes semblables aux Arméniens et aux Cappadociens que Lucullus avait toujours battus et poussés devant lui jusqu'à se lasser, qui avaient cru que la plus grande difficulté de cette guerre serait la longue distance à parcourir avant que les ennemis terrorisés osassent enfin se mesurer à eux, et qui se sentirent soudain sous la menace d'attaques terribles et permanentes. Plusieurs officiers, parmi lesquels le questeur Cassius, voulurent discuter avec Crassus des suites de l'expédition avant de s'aventurer plus loin. Les devins murmurèrent que les victimes envoyaient des mauvais signes et que les dieux n'étaient pas propices. Mais Crassus passa outre ces mauvais augures et n'écouta que ceux qui l'exhortaient à presser la marche", Plutarque, Vie de Crassus 18). Pire encore : quand Artavazde II, fils et successeur de Tigrane II à la tête du royaume d'Arménie (Artavazde II est le frère cadet de Tigrane le Jeune emprisonné à Rome), allié des Romains, propose à Crassus : "Si tu veux batailler contre les Parthes, passe par chez moi en Arménie, je peux ravitailler tes légionnaires et la route sera moins risquée que celle du sud", celui-ci lui répond avec dédain : "Je n'ai pas besoin de ton aide et de tes conseils, je suis invincible, et les Parthes sont des petites crottes" ("Son orgueil [à Crassus] fut conforté quand arriva à son camp le roi arménien Artavazde II avec six mille cavaliers de sa garde personnelle, et la promesse de dix mille cavaliers cataphractes ["kat£fraktoj/protégé, abrité, cuirassé, blindé"] supplémentaires et trente mille fantassins à sa charge. Il conseilla à Crassus d'entrer dans le pays des Parthes par l'Arménie, où se trouvaient en abondance tout le ravitaillement nécessaire à son armée, mis à disposition par le roi, un pays protégé par une longue chaîne montagneuse très escarpée, inadapté aux chevaux qui constituaient la principale force des Parthes. Crassus le remercia froidement pour sa générosité et sa puissante aide, et lui dit vouloir passer par la Mésopotamie où il avait laissé un grand nombre de braves Romains. Sur cette réponse, le roi d'Arménie fit demi-tour", Plutarque, Vie de Crassus 19). Au printemps -53, Crassus retraverse l'Euphrate à Zeugma avec le gros de son armée ("Crassus passa l'Euphrate à Zeugma (c'est ce nom qu'on donne à l'endroit où Alexandre a traversé le fleuve jadis)", Dion Cassius, Histoire romaine XL.17). L'expédition débute mal. Les Romains avancent dans un brouillard à couper au couteau, qui semble les avertir qu'ils se dirigent vers une aventure inconsidérée et fatale, et la météo devient si calamiteuse que le vent et la pluie emportent le pont qu'ils ont emprunté pour traverser le fleuve, empêchant tout retour en arrière. Et Crassus, aussi médiocre orateur que médiocre général, commet une bourde en disant maladroitement à ses soldats : "Tant mieux si le pont est détruit, ça nous oblige à vaincre ou à périr" selon Plutarque ("Crassus faisait passer l'Euphrate à ses troupes sur le pont qu'il avait réalisé près de la cité de Zeugma, quand soudain des coups de tonnerre effrayants éclatèrent, et des éclairs illuminèrent les visages des soldats. Un vent impétueux s'éleva, et depuis les épais nuages la foudre tomba brusquement sur le pont et le démolit en grande partie, un cheval portant un riche harnais emporta son écuyer dans le fleuve et se noya avec lui, l'aigle indiquant le sens de la marche se retourna vers l'arrière. Quand tous les soldats eurent traversé le fleuve, on distribua les vivres en commençant par le sel et les lentilles, utilisés ordinairement pendant les funérailles : les soldats regardèrent cela comme un signe de deuil. Crassus prit la parole, et jeta le trouble dans toute l'armée en prétendant avoir volontairement détruit le pont “afin que personne ne pût retourner sur ses pas”. Il sentit bien la maladresse de ce propos, mais, au lieu de le corriger et de l'expliquer pour redonner confiance, son opiniâtreté naturelle l'en détourna", Plutarque, Vie de Crassus 19), ou : "On ne repassera pas par ici pour le retour, on passera par l'Arménie d'Artavazde II que j'ai récemment envoyer bouler" selon Dion Cassius ("Au moment où ils passèrent le fleuve [Euphrate], les soldats furent enveloppés d'un brouillard si épais qu'ils se heurtèrent les uns contre les autres, et ne purent voir le sol ennemi qu'après y avoir mis le pied. Beaucoup d'efforts furent nécessaires pour franchir l'eau et débarquer sur la rive opposée. C'est alors qu'un vent très fort se mit à souffler, la foudre éclata, et le pont se rompit avant que les dernières troupes eussent traversé. Ces présages parurent signifiants même aux hommes les plus bêtes et inintelligents, ils annonçaient que tous périraient bientôt dans un grand malheur et que personne ne rentrerait dans son foyer. La peur et une profonde consternation régnaient dans l'armée. “Soldats, leur dit Crassus pour les consoler, ne soyez pas effrayés par la destruction du pont, et n'y voyez pas un signe funeste : je vous jure avoir toujours voulu vous ramener en Italie par l'Arménie” Ce discours les ranima, mais il ajouta ensuite en élevant la voix : “Soyez sûrs qu'aucun de nous ne reviendra d'ici dans son pays”. Par son ambiguïté, ce propos s'ajouta aux sombres présages précédents, et plomba encore plus le moral des soldats", Dion Cassius, Histoire romaine XL.18-19). Des éclaireurs signalent les traces d'un grand nombre de cavaliers parthes en direction de l'est. Crassus en déduit que les Parthes sont effrayés par l'armée romaine et s'enfuient par peur d'être vaincus. Son lieutenant Cassius au contraire, moins crâneur, a bien compris que les Parthes veulent épuiser l'armée romaine en refusant le combat et en l'attirant loin de ses bases. Il propose à Crassus de camper sur place pour réfléchir à la situation, ou foncer par une marche éclair vers la Mésopotamie (comme le prince Cyrus ou Alexandre le Grand jadis), à Séleucie-sur-le-Tigre où la population grecque viscéralement hostile aux Parthes accueillera favorablement les légionnaires ("[Crassus] entama sa marche le long de l'Euphrate avec sept légions de fantassins, un peu moins de quatre mille cavaliers, et un nombre équivalent de troupes légères. Des éclaireurs lui rapportèrent ne pas avoir trouvé un seul homme dans la campagne, mais avoir remarqué beaucoup de traces de cavaliers qui paraissaient avoir pris la fuite. Ces rapports renforcèrent son assurance, et les soldats se remirent à mépriser les Parthes en s'imaginant qu'ils n'oseraient jamais se confronter à eux. Cassius proposa à nouveau à Crassus de laisser reposer l'armée dans une des cités où il avait mis garnison pour se donner le temps de collecter des informations plus solides sur les ennemis, ou, s'il désapprouvait ce conseil, de gagner Séleucie[-sur-le-Tigre] en suivant l'Euphrate pour transporter plus aisément l'abondant ravitaillement avec des bateaux, et aussi pour empêcher les ennemis de les envelopper, et les combattre en ligne en position favorable", Plutarque, Vie de Crassus 20). Mais le roi arabe Abgar II d'Osroène, naguère allié opportuniste de Pompée contre Tigrane II, devenu allié opportuniste des Parthes depuis que les Romains ont remplacé Tigrane II en Syrie, ayant quitté sa capitale Edesse (aujourd'hui la ville et la province turque de Şanlıurfa) pour se présenter faussement à la tente de Crassus comme un ami, flatte celui-ci et l'écarte de Cassius. Et Crassus, décidément très bête, l'approuve ("Leur plus grand fléau [aux soldats romains] fut l'Osroène Abgar II ["AÜgaroj"]. Ancien allié de Rome pendant la guerre de Pompée, ce personnage avait embrassé le parti des Parthes, suivi par l'Arabe Alchaudonios ["AlcaudÒnioj", inconnu par ailleurs]. Ce dernier était toujours disposé à passer du côté du plus fort, du moins avait-il le mérite de déclarer ouvertement ses défections, incitant ainsi ses adversaires à se mettre à distance. Abgar II au contraire servait les Parthes en simulant son amitié pour Crassus, en dépensant pour lui des sommes considérables, afin d'en obtenir des secrets qu'il répétait au chef des barbares. Quand Crassus prenait une sage résolution, Abgar II l'en détournait, et dans le cas inverse il le poussait à la réaliser. Voici ce qu'il fit. Crassus projetait de conduire son armée vers Séleucie[-sur-le-Tigre] en longeant l'Euphrate, afin de convoyer son ravitaillement en toute sécurité sur le fleuve, puis de gagner Ctésiphon avec l'aide des Séleuciens, qui étaient majoritairement des Grecs aquis à sa cause. Abgar II le convainquit d'abandonner ce plan sous prétexte qu'il était trop long à appliquer, et l'engagea plutôt à affronter Surena qui stationnait à proximité avec peu de soldats", Dion Cassius, Histoire romaine XL.20 ; "Crassus délibérait avec son conseil sur les propositions de Cassius, lorsque dans le camp vint un mielleux et fourbe scheik arabe nommé “Abgar II” ["Abgaroj"], le plus important et le plus décisif parmi tous les malheurs envoyés par la Fortune contre Crassus. Quelques officiers qui avaient servi sous Pompée dans ce pays, à l'époque où cet Arabe se prétendait ami de Rome, savaient la valeur nulle de cette prétendue amitié. Les généraux du roi des Parthes, dont il était le nouvel ami, l'avaient envoyé vers Crassus pour le détourner par tous moyens des bords du fleuve [Euphrate] et des régions montagneuses et l'inciter à s'engager dans les larges plaines où ils pourraient plus facilement l'encercler, car ils redoutaient d'attaquer les Romains de front. Ce barbare baratineur vint donc à la rencontre de Crassus, loua d'abord Pompée comme son bienfaiteur, félicita ensuite Crassus sur le bon état de son armée, il lui reprocha de faire traîner la guerre, de perdre du temps en préparatifs, de miser sur son armement plutôt que sur les pieds et les mains de ses soldats, alors que les ennemis mettaient ce temps à profit pour emporter leurs proches et leurs biens à l'abri chez les Scythes ou chez les Hyrcaniens. “Tu dois te dépêcher de les combattre, ajouta-t-il, avant que leur roi reprenne courage et rassemble ses forces. Il a lancé Silakès et Suréna entre toi et lui, pour t'empêcher de le poursuivre. Et actuellement il ne se montre nulle part”", Plutarque, Vie de Crassus 21). Guidé par le fourbe Abgar II, Crassus s'éloigne des rives de l'Euphrate et s'enfonce dans l'intérieur des terres, à la merci des cavaliers du général parthe Suréna, auquel Orodès II a confié la défense de la Mésopotamie pendant que lui-même opère en Arménie pour y punir Artavazde II ("Le roi Orodès II avait divisé son armée en deux, à la tête de l'une il était allé ravager l'Arménie pour punir Artavazde II, et il avait envoyé l'autre contre les Romains sous les ordres de Suréna. Orodès II ne méprisait pas Crassus, comme on le raconte, il ne pouvait pas négliger un tel adversaire, l'un des premiers personnages de Rome, au contraire il avait choisi d'aller en Arménie moins pour batailler contre Artavazde II que, par crainte des Romains, pour y attendre la bataille conduite par Suréna et en tirer les conséquences comme simple spectateur. Suréna n'était pas un homme ordinaire. Sa richesse, sa naissance et sa réputation le plaçaient immédiatement en-dessous du roi. En valeur et en prudence, en taille et en beauté, il était le premier des Parthes. Il voyageait avec un cortège de mille chameaux portant ses bagages, deux cents chariots pour ses concubines, mille cavaliers cataphractes et un plus grand nombre armés légèrement, ses vassaux et ses esclaves représentaient une escorte de dix mille chevaux", Plutarque, Vie de Crassus 21). L'armée romaine se retrouve en plein désert, dans la région d'Harran/Carrhes qu'elle a dévastée l'hiver précédent. C'est alors qu'arrivent des messagers d'Artavazde II, qui dissuade Crassus de passer par l'Arménie et déclare ne plus pouvoir l'aider car Orodès II ravage son pays. Crassus, qui ne comprend vraiment rien à la situation et confirme son absolue incompétence, considère les propos d'Artavazde II comme une trahison, et promet aux messagers arméniens qu'il ira punir leur roi en Arménie dès qu'il aura vaincu les Parthes de Suréna. Cassius est effrayé par la nullité de son chef. Il renonce désormais à le raisonner ("Le barbare Abgar II, ayant convaincu [Crassus] de s'éloigner du fleuve [Euphrate], le mena à travers des grandes plaines, par un chemin facile d'abord, mais bientôt très aride. On ne trouva plus que des sables profonds, des vastes campagnes sans arbre ni eau, où l'œil n'apercevait aucune borne laissant espérer un repos. La soif, la fatigue, et plus encore les objets désespérants que les Romains avaient sous les yeux, les jetèrent dans le découragement. Ils ne virent plus aucun arbuste ni ruisseau ni colline ni herbe verte, une mer immense de sables déserts les environnèrent. Ils soupçonnèrent la trahison. Ils n'en doutèrent plus quand arrivèrent des courriers d'Artavazde II informant Crassus que, contraint de soutenir une guerre difficile contre Orodès II tombé sur lui avec des forces importantes, il ne pouvait plus lui envoyer l'aide promise, et lui conseillant au contraire de se détourner vers l'Arménie afin de joindre ses troupes aux siennes et de combattre ensemble contre le roi des Parthes, ou, à défaut de suivre ce conseil, d'éviter du moins de marcher et de camper dans des lieux favorables à la cavalerie et de se rapprocher des montagnes. Crassus, aveuglé par sa colère et par son imprudence, ne daigna pas même écrire au roi d'Arménie, il se contenta de répondre de vive voix aux messagers “ne pas avoir le temps de penser aux Arméniens mais aller bientôt dans leur pays pour punir la trahison d'Artavazde II”. Dégoûté par cette réponse, Cassius cessa toute démarche auprès de Crassus", Plutarque, Vie de Crassus 22), et se tourne vers Abgar II pour l'accuser publiquement et tenter de le démasquer. Abgar II se défend en disant calmement, avec un petit sourire en coin : "On est au Moyen Orient, ici, pas dans les campagnes verdoyantes d'Italie… Mais rassurez-vous, vos malheurs se termineront bientôt… Et puisque vous doutez de ma loyauté, laissez-moi sortir de votre camp, et je vous promets de vous aider en provoquant des troubles chez les Parthes…". Et Crassus, dont la sottise devient abyssale, le défend toujours contre Cassius : il laisse Abgar II quitter le camp ("[Cassius] prit Abgar II à part pour l'accabler de reproches et d'injures : “O scélérat, lui dit-il, quel mauvais génie t'a conduit vers nous ? Par quels charmes as-tu persuadé Crassus de jeter son armée dans ces déserts immenses, dans ces abîmes de sables, dans ces chemins arides qui conviennent davantage à un chef de voleurs numides qu'à un général romain ?”. Le barbare rusé répondit à Cassius sur le ton mensonger de la soumission pour essayer de le rassurer, en l'exhortant à “supporter cette marche pénible car elle finirait bientôt”. Puis, se mêlant aux soldats et marchant avec eux, il leur dit avec moquerie : “Vous croyez marcher dans les belles plaines de Campanie ? Vous voulez des sources, des ruisseaux, des ombrages, et des thermes et des hôtels en nombre ? Oubliez-vous que vous êtes au fin fond de l'Arabie et de l'Assyrie ?”. C'est ainsi que ce barbare tâcha de les adoucir. Et avant que sa fourberie fut découverte, il quitta le camp non pas en s'enfuyant mais avec le consentement de Crassus qu'il jura encore de servir “en jetant le trouble parmi les ennemis”", Plutarque, Vie de Crassus 22) ! Suréna, certainement renseigné par Abgar II, juge le moment idéal pour attaquer. Il présente son avant-garde à l'avant-garde de Crassus, qui sonne aussitôt l'alerte. Cassius conseille d'étirer la ligne le plus possible, pour éviter l'encerclement. Mais Crassus rejette son conseil encore une fois, et opte pour une formation serrée, avec lui-même au centre, flanqué de son propre fils Crassus junior d'un côté et de Cassius de l'autre côté ("Après avoir agi de façon à garantir la perte de Crassus et le succès du Surena, avec lequel il s'entretenait fréquemment sous prétexte de l'épier, Abgar II attira les Romains hors de leur camp. Ils marchèrent au combat sans inquiétude, comme vers une victoire sure. Il fondit sur eux avec leurs ennemis durant la bataille", Dion Cassius, Histoire romaine XL.21 ; "Des éclaireurs vinrent rapporter [à Crassus] que leurs camarades avaient été tués par les ennemis, qu'ils avaient beaucoup peiné eux-mêmes pour se sauver, et que l'armée des Parthes nombreuse et pleine d'audace était en chemin pour attaquer. Ces nouvelles jetèrent le trouble chez les soldats. Crassus en fut si étonné et irrité qu'il rangea ses troupes en bataille à la hâte et sans réfléchir. D'abord, suivant le conseil de Cassius, il étira son infanterie le plus possible afin d'occuper un large espace difficile à envelopper, et répartit les cavaliers sur les ailes, mais ensuite il changea d'avis, il resserra son infanterie en formation carrée, faisant face de chaque côté avec douze cohortes de grande profondeur renforcées chacune par une compagnie de cavaliers, afin que les fantassins se sentissent partout soutenus par les cavaliers, et que l'ensemble fût solidaire des parties et s'engageât dans la défense et l'assaut avec plus de confiance. Il se plaça au centre, Cassius d'un côté, son fils Crassius junior de l'autre côté. Ils s'avancèrent dans cet ordre jusqu'au bord d'une petite rivière appelée “Balissos” [qui a gardé son nom jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Balikh", affluent du fleuve Euphrate]", Plutarque, Vie de Crassus 23). Non seulement cette formation laisse les cavaliers parthes profiter des grandes étendues plates alentour pour opérer un enveloppement général, mais elle n'a même pas le temps de se structurer car Crassus junior, emporté par son ardeur juvénile et par le désir de briller aux yeux de son père, se précipite avec ses hommes vers l'avant-garde parthe, il oblige ainsi tout le reste de l'armée romaine à le suivre, à s'étirer. Quand il arrive devant l'avant-garde parthe, Crassus junior constate qu'elle est très peu nombreuse. C'est un piège. Suréna, qui a caché le gros de ses hommes à l'arrière, leur ordonne soudain de foncer contre Crassus junior et contre la longue file des Romains qui le suivent en désordre ("La majorité des officiers proposèrent de camper en cet endroit [au bord de la rivière Balissos/Balikh] et d'y passer la nuit, pour s'assurer du nombre des ennemis, de leur ordre de bataille, et les attaquer le lendemain à la pointe du jour. Mais Crassus se laissa contaminer par la fougue de son fils et des cavaliers qu'il commandait et qui le pressait de les mener au combat. Il ordonna de dîner debout en maintenant les rangs, et avant même que ses soldats eurent achevé de manger il leur imposa de se remettre en mouvement. Et au lieu d'adopter une marche à petites foulées, pour se ménager avant les combats comme on le fait généralement avant une bataille, ils avancèrent à pas rapide, jusqu'à temps d'apercevoir les Parthes. Ceux-ci ne leur parurent pas si nombreux ni si impressionnants qu'ils le redoutaient, parce que Suréna avait placé à dessein une infime partie de ses troupes à l'avant en laissant le gros de son armée à l'arrière, et parce qu'il avait recouvert ses armes avec des peaux ou des manteaux pour en cacher l'éclat. Mais dès que les Romains approchèrent, Suréna donna le signal, et aussitôt toute la campagne retentit de cris affreux et de bruits épouvantables, car les Parthes au combat n'utilisent pas des cors ou des trompettes mais des caisses recouvertes de cuir et entourés de clochettes en brouze sur lesquelles ils frappent avec force, produisant un son sourd et effrayant semblable au rugissement d'une bête féroce ou à un coup de tonnerre, ils ont bien compris que l'ouïe est le sens qui perturbe le plus l'âme, qui véhicule les passions, qui transporte le plus vivement l'homme hors de lui-même", Plutarque, Vie de Crassus 23). Le cauchemar de Cassius se réalise : très rapidement, l'armée romaine est totalement encerclée ("Les Romains étaient encore effrayés de ce bruit extraordinaire, quand les Parthes jetèrent les couvertures cachant leurs armes et parurent soudain dans la vive lumière de leurs casques, de leurs cuirasses réalisées en acier de Margiane aussi brillant qu'une flamme, de leurs chevaux cataphractes au fer et au bronze éclatants. A leur tête, Suréna se remarquait par sa taille et sa beauté féminine, qui semblait démentir sa haute réputation, il peignait effectivement son visage à la manière des Mèdes et ses cheveux étaient séparés sur le front, contrairement aux autres Parthes qui laissaient pousser leurs cheveux naturellement à la manière des Scythes afin de paraître plus terribles. Il voulut d'abord charger les Romains à la lance pour les enfoncer et ouvrir leurs premiers rangs, mais quand il vit la profondeur de leur formation carrée et la densité des soldats serrés les uns contre les autres, il recula un peu en feignant de se disperser, et enveloppa les Romains avant qu'ils s'en rendissent compte", Plutarque, Vie de Crassus 24). S'ensuit un massacre implacable des légionnaires. Dès qu'ils tentent de sortir de leur formation serrée, ils deviennent des cibles pour les archers parthes, qui les obligent à faire demi-tour. Et en se serrant les uns contre les autres, ils garantissent que chaque flèche parthe même mal lancée atteindra l'un d'eux ("Crassus ordonna à ses troupes légères de charger l'ennemi, mais elles n'allèrent pas loin : accablées d'une grêle de flèches, elles se retirèrent très vite pour se mettre à couvert sous l'infanterie, qui commença à s'inquiéter en constatant que ces flèches brisaient tous les boucliers par leur puissance et leur dureté. Les Parthes lançaient leurs terribles traits à distance, dans tous les sens et sans viser car la formation romaine était si compacte que chaque coup trouvait une cible. Leurs grands arcs dont la solidité et la flexibilité augmentaient la tension de la corde et éjectaient les flèches avec impétuosité, causaient des blessures profondes. Les Romains étaient dans une situation inextricable : s'ils tenaient leurs rangés ils étaient cruellement blessés, et s'ils marchaient vers les ennemis ils ne parvenaient pas à l'atteindre et étaient autant maltraités, car quand on les approche les Parthes se replient sans cesser de tirer, c'est une technique que seuls les Scythes maîtrisent mieux qu'eux, qui atténue la honte de la fuite par une défense adroite", Plutarque, Vie de Crassus 24). Perdu pour perdu, Crassus donne toutes ses réserves à son fils avec mission de rompre l'encerclement ennemi ("Les Romains résistèrent courageusement en espérant que les Parthes cesseraient bientôt leurs tirs faute de flèches et entameraient le corps-à-corps. Mais on découvrit qu'à l'arrière se trouvaient des chameaux chargés de carquois, dans lesquels les premiers rangs allaient se ravitailler après avoir épuisé leurs réserves à chaque assaut, comme dans une noria. Ne voyant pas le terme à cette mauvaise situation, Crassus demanda à son fils de tout tenter pour aller au contact des ennemis sans se faire envelopper […]. Crassus junior prit immédiatement treize cents cavaliers, dont les mille que César lui avait donnés, cinq cents archers, huit cohortes de fantassins qui étaient près de lui, et se lança contre ses adversaires qui cherchaient à l'isoler", Plutarque, Vie de Crassus 25). Suréna demande alors à une petite partie de ses cavaliers de simuler une retraite pour attirer l'ardent et juvénile Crassus junior, ce dernier tombe à nouveau dans le piège, il fonce comme un abruti derrière les cavaliers parthes qui l'éloignent de l'armée romaine, et qui font soudain volte-face pour l'assaillir ("Les Parthes firent demi-tour et s'échappèrent, soit parce qu'ils eurent peur du jeune homme [Crassus junior] comme on le prétend, soit parce qu'ils voulaient l'attirer le plus loin possible de son père. Le fils de Crassus cria que “les ennemis n'osaient pas l'attendre”, et il fonça vers eux au galop, avec ses deux amis Censorinus, à la dignité sénatoriale et à la grande éloquence, et Megabacchos fort et courageux [personnages inconnus par ailleurs], qui avaient à peu près son âge. Dès que les cavaliers se jetèrent dans la poursuite, les fantassins voulurent rivaliser d'ardeur et d'enthousiasme, sûrs de tenir la victoire dès que les ennemis seraient rattrapés. Mais lorsqu'ils furent très éloignés du corps de leur armée, ils comprirent la feinte des Parthes : ceux-ci avaient simulé la fuite, ils firent volte-face, vite rejoints par beaucoup de leurs camarades. Les Romains s'arrêtèrent, croyant que leurs adversaires encore inférieurs en nombre acceptaient le corps-à-corps. Les Parthes leur opposèrent leurs chevaux cataphractes, et les entourèrent par leur cavalerie légère, qui remua tellement le sable de la plaine qu'elle généra un nuage épais empêchant les Romains de se voir et de se parler. Regroupés sur un petit espace, pressés les uns contre les autres, ces derniers tombèrent sous les flèches adverses et expirèrent d'une mort lente et cruelle, dans des souffrances et des déchirements insupportables : les uns périrent dans d'affreux tourments en roulant sur le sable et en s'enfonçant les fléches plantées dans leur corps, les autres augmentèrent leurs douleurs en essayant de s'arracher ces flèches, car leurs pointes inversées coupaient les veines et les nerfs dans lesquelles elles avaient pénétré et élargissaient les plaies. Beaucoup succombèrent dans cet épisode sanglant. Les survivants ne furent plus en état de tenter quoi-que-ce-fût : quand Crassus junior les exhorta à charger les chevaux cataphractes, ils lui montrèrent leurs mains attachées à leurs boucliers, leurs pieds percés de part en part et fichés dans le sol, signifiant qu'ils étaient dans l'incapacité de combattre comme de fuir. Crassus junior prit ses cavaliers et se jeta avec eux au milieu des ennemis, il les chargea avec vigueur mais il n'avait plus assez de forces pour attaquer ni pour se défendre", Plutarque, Vie de Crassus 25). Complètement isolé, Crassus junior n'a plus d'autre choix que la fuite solitaire ou la mort le glaive à la main. Deux soldats grecs qui connaissent bien la région, intégrés dans l'armée romaine, lui proposent de se réfugier à Harran/Carrhes proche. Mais Crassus junior opte pour la mort le glaive à la main ("Auprès de Crassus junior se trouvaient deux Grecs habitant à Carrhes, une cité locale, nommés Hiéronymos et Nicomachos. Ils lui proposèrent de s'enfuir avec eux et de se retirer dans la cité d'Ichnia qui était proche et contrôlée par les Romains. Il leur répondit qu'il préférait mourir plutôt qu'abandonner des soldats qui se sacrifiaient pour lui. Il leur conseilla donc de se sauver, les embrassa, les congédia, puis, ne pouvant plus se servir de sa main qui était traversée d'une flèche, il présenta son flanc à son écuyer et lui ordonna de le percer de son épée. On dit que Censorinus mourut de la même manière, et que Megabacchos se donna lui-même la mort. Les principaux officiers se suicidèrent également, les derniers survivants périrent par le fer de leur ennemi en combattant valeureusement. Les Parthes ne firent pas plus de cinq cents prisonniers. Ils coupèrent la tête de Crassus junior et marchèrent aussitôt contre son père", Plutarque, Vie de Crassus 25 ;"Les Parthes s'avancèrent contre les Romains en cachant aisément le gros de leurs troupes derrière les arbres et les aspérités du terrain. Crassus, non pas celui dont j'ai parlé jusqu'à maintenant mais son fils qui avait quitté la Gaule pour l'accompagner [en Syrie], les aperçut et voulut les attaquer aussitôt avec sa cavalerie, croyant qu'ils étaient faibles et peu nombreux. Les Parthes prirent la fuite à dessein, Crassus [junior] les poursuivit comme après une victoire, il se laissa emporter loin de son infanterie, il fut cerné par les barbares, et tué", Dion Cassius, Histoire romaine XL.21). Crassus, ne voyant pas revenir son fils, s'inquiète. Les messagers romains ne parviennent pas à traverser les régiments ennemis. Finalement, les Parthes reviennent en masse vers ce qui reste de l'armée romaine, en brandissant joyeusement la tête de Crassus junior au bout d'une pique. Crassus tente de raviver le courage de ses dernières troupes en leur rappelant que certaines batailles mal engagées jadis ont rapporté à Rome ses plus belles victoires ("Crassus, qui avait ordonné à son fils d'attaquer les Parthes, vit qu'ils fuyaient et il attendait des nouvelles des Romains qui les chassaient. Les assauts qu'il subissait dans son secteur n'étaient plus aussi vigoureux car la majorité des ennemis étaient partis batailler contre son fils. Cela lui redonna espoir. Il réunit ses troupes et prit position sur une colline en arrière, pour guetter le retour victorieux de son fils contre les Parthes. Mais des courriers vinrent lui apprendre que Crassus junior était en grand danger et se faisait massacrer par l'adversaire. D'autres, s'étant échappés avec beaucoup de peine, vinrent lui annoncer que son fils était perdu s'il ne lui envoyait pas immédiatement une force de secours. Ces nouvelles provoquèrent des pulsions contraires en Crassus, qui hésita sur la décision à prendre. Après avoir longuement hésité entre la crainte de tout perdre et le désir d'aller sauver son fils, il choisit de faire avancer son armée. A peine s'était-il mit en mouvement, que les Parthes réapparurent dans des cris perçants et de chants de victoire qui les rendirent encore plus terribles. Ils firent retentir les sons effrayants de leurs tambours aux oreilles des Romains, qui en déduisirent l'imminence d'une nouvelle bataille. Ceux qui portaient au bout d'une pique la tête de Crassus junior s'approchèrent des Romains, et la leur présentèrent en demandant avec une ironie insultante quels étaient les parents et la famille de ce jeune homme “car on n'imagine pas qu'un jeune guerrier aussi courageux et aussi valeureux puisse avoir pour père un homme aussi lâche et aussi méprisable que Crassus”. Cette vision réduisit l'ardeur et les forces des Romains plus que tous les maux endurés antérieurement. Elle n'enflamma pas leur colère, elle n'anima pas une envie naturelle de vengeance, au contraire elle les glaça de crainte et d'horreur. Dans un si grand malheur, Crassus témoigna néanmoins d'une dignité qu'il n'avait encore jamais montrée, il parcourut les rangs en criant à ses soldats : “O Romains, je suis seul responsable de cette perte. Tant que vous vivrez, la fortune et la gloire de Rome subsisteront et resteront invincibles. Si vous êtes touchés par la tristesse d'un père qui vient de perdre un fils si estimable, montrez votre compassion pour moi dans votre colère contre les ennemis, privez-les de leur joie barbare, punissez leur cruauté, ne vous laissez pas abattre par ma douleur. Endurer la souffrance est le corollaire des grandes entreprises : beaucoup de sang romain a été versé pour que Lucullus gagne contre Tigrane II ou pour que Scipion gagne contre Antiochos III, nos ancêtres ont perdu mille navires sur les mers de Sicile, ils ont vu périr en Italie leurs généraux et leurs capitaines, et leurs défaites n'ont jamais empêché les Romains de subjuguer leurs vainqueurs. Ce n'est pas aux faveurs de la fortune, mais à leur patience et à leur courage dans l'adversité qu'ils doivent la toute-puissance à laquelle ils sont parvenus”", Plutarque, Vie de Crassus 26). Mais cela n'est pas suffisant pour éviter le nouveau massacre qui commence. Les Parthes lancent assauts après assauts sur les légionnaires, qui meurent en groupes, parfois en s'embrochant volontairement sur les lances parthes pour mourir promptement et éviter la mort lente des flèches ennemies à doubles pointes. Selon Dion Cassius, le fourbe Abgar II participe activement au carnage avec ses propres troupes osroènes, aux côtés des Parthes ("Abgar II n'attaqua pas [les Romains] tout de suite. Les Osroènes tombèrent sur eux quand les Romains leur tournèrent le dos, afin de frapper leurs membres les plus vulnérables alors à découvert, et de faciliser leur anéantissement par les Parthes : quand les Romains firent demi-tour pour faire face aux Osroènes, ils eurent les Parthes dans le dos, et ainsi de suite tantôt vers les uns tantôt vers les autres, et ces revirements continuels augmentèrent le désordre. Contraints de porter leurs regards dans toutes les directions d'où partaient les traits qui les décimaient, ils se heurtèrent avec leurs épées, et plusieurs tuèrent involontairement leurs compagnons", Dion Cassius, Histoire romaine XL.23). L'affrontement cesse avec la nuit ("Les encouragements de Crassus n'impressionnèrent pas. Quand il lança le cri du combat, la réponse de ses troupes en écho fut si faible et si inégale, comparativement aux clameurs déterminées des barbares, qu'il comprit qu'elles avaient perdu tout espoir. Dès que le début de l'engagement, la cavalerie légère des Parthes se répandit sur les flancs des Romains et fit pleuvoir sur eux une grêle de flèches. La cavalerie lourde les chargea de front avec ses lances, les forçant à se resserrer. Certains se précipitèrent sur les barbares avec l'audace du désespoir, non pas pour leur causer des dommages, mais parce qu'ils voulaient éviter une mort cruelle par leurs flèches et préféraient recevoir une mort prompte par leurs lances, qui causaient des blessures larges et profondes et frappaient avec une telle puissance que souvent elles embrochaient deux hommes ensemble. Cet affrontement inégal dura jusqu'à la nuit, qui obligea les Parthes à rentrer dans leur camp", Plutarque, Vie de Crassus 27 ; "Les fantassins romains ne s'enfuirent pas, au contraire ils se battirent avec ardeur pour venger sa mort [à Crassus junior], mais sans obtenir le moindre résultat à cause du nombre des ennemis, ou à cause de leurs techniques de combat […]. Quand ils formaient la tortue pour échapper aux flèches des barbares en se pressant les uns contre les autres, les lanciers parthes fondaient sur eux avec impétuosité, les renversaient ou les dispersaient. Quand ils marchaient à distance les uns des autres pour éviter un choc, ils devenaient des cibles pour les flèches parthes. Ainsi certains périrent frappés d'épouvante par les assauts brusques des lanciers, ceux-ci enveloppés et massacrés par la cavalerie, ceux-là chassés à coups de lances, percés de part en part et traînés sur le sol. Les autres furent blessés mortellement ou handicapés par les flèches qui volaient comme des essaims et tombaient de tous les côtés en même temps, crevaient les yeux, perçaient les boucliers et les mains et toutes les parties du corps, sans pouvoir se mettre à l'abri, restant exposés sans défense à des nouveaux traits, essayant d'arracher ceux qui étaient plantés en eux. Ils ne savaient plus s'ils devaient se mouvoir ou demeurer sur place, car le mouvement les mettait en danger et l'immobilité assurait leur perte, face à un ennemi qui les dissuadait de bouger afin de les atteindre plus facilement. […] A la fin, ils se retrouvèrent dans un espace si étroit qu'ils n'eurent que les boucliers de leurs camarades pour se protéger des ennemis qui les harcelaient sans relàche, de partout simultanément, leurs membres exposés, sans pouvoir bouger. Ils ne pouvaient même plus rester debout de manière cohérente à cause des morts qui jonchaient le sol, ils tombaient au milieu des cadavres […]. Ils évitèrent l'anéantissement total parce que toutes les lances des Parthes étaient tordues ou brisées, parce que les cordes de leurs arcs étaient rompues par les traits lancés sans interruption, parce que leurs carquois étaient vides, parce que leurs épées étaient émoussées, et surtout parce que les Parthes eux-mêmes étaient fatigués du carnage. La nuit arriva, et les Parthes, qui ne campent jamais près de leurs ennemis même affaiblis, cessèrent les hostilités", Dion Cassius, Histoire romaine XL.22-24). Dans une scène très cinématographique, Plutarque montre Crassus méditant dans l'obscurité sur sa vie ratée, pleurant la mort de son fils, son échec à égaler la gloire de Pompée et de César, sa déchéance imminente aux mains des Parthes ("Cette nuit fut terrible pour les soldats de Crassus. Ils ne pensèrent pas à enterrer les morts ni à soigner les blessés qui expiraient dans les douleurs les plus cruelles : chacun médita sur son propre sort en le jugeant inévitable, les uns en attendant l'aurore dans le camp, les autres en profitant de la nuit pour hasarder la fuite dans la vaste plaine. Les blessés suscitaient un terrible dilemme : les emporter signifiait ralentir leur retraite, les abandonner signifiait provoquer un tumulte qui informerait l'ennemi sur leur retraite. Ils considéraient Crassus comme l'auteur de tous leurs malheurs, mais ils voulaient encore le voir et l'entendre. Retiré dans un coin obscur, couché à terre, la tête couverte, celui-ci offrait à la multitude un exemple des vicissitudes de la fortune, et aux hommes sensés une preuve de sa folie et de son ambition qui, le rendant insensible à la gloire d'être le premier et le plus grand parmi des milliers d'hommes, l'avaient convaincu d'être insignifiant entre deux hommes [Pompée et César] qu'il jalousait", Plutarque, Vie de Crassus 27). Poussé par Cassius, Crassus rassemble néanmoins les survivants valides et les conduit vers Harran/Carrhes, en abandonnant les blessés sur place ("Son lieutenant Octavius et Cassius voulurent le relever et lui redonner courage. En vain. Ils appelèrent les centurions et les commandants, tinrent conseil à la hâte, et décidèrent le départ. Ils firent lever le camp sans sonner la trompette. L'ordre s'exécuta d'abord dans un grand silence, mais dès que les blessés comprirent qu'on les abandonnait ils poussèrent des cris et des gémissements qui provoquèrent le trouble et la confusion, car ceux qui étaient partis les premiers crurent à une attaque ennemie, paniquèrent, revinrent sur leurs pas, se rangèrent en bataille en contraignant leurs blessés légers à descendre des bêtes de somme pour installer à leurs place les blessés plus graves, et perdirent un temps considérable. Seulement trois cents cavaliers sous le commandement d'Egnatius arrivèrent à Carrhes au milieu de la nuit. Cet officier appela en langue romaine les gardes qui surveillaient les murailles, il les chargea d'informer Coponius, le commandant de la place, que “Crassus avait livré un grand combat contre les Parthes” mais sans rien dire de plus et sans dévoiler son identité. Puis il gagna le pont que Crassus avait construit sur l'Euphrate et se sauva avec ses cavaliers. Il fut blâmé d'avoir ainsi abandonné son général, néanmoins le message qu'il laissa à Coponius lors de sa fuite fut utile à Crassus. Ce commandant jugea en effet que la précipitation et l'obscurité du discours du fugitif présageait un malheur, il mit aussitôt sa garnison en alerte. Quand il apprit que Crassus approchait, il alla spontanément vers lui et assura son entrée dans la cité avec ses hommes", Plutarque, Vie de Crassus 27 ; "Après cette défaite, Crassus et tous les survivants valides se retirèrent à Carrhes, où ils trouvèrent une retraite sûre grâce aux Romains qui y étaient restés. Les blessés en grand nombre qui ne pouvaient plus marcher et qui n'avaient aucun moyen de transport ni personne pour les conduire (chacun pensait d'abord à se sauver soi-même) restèrent en revanche sur le champ de bataille. Les uns périrent des suites de leurs blessures ou se suicidèrent. Les autres, capturés le lendemain, succombèrent d'épuisement en chemin, ou ultérieurment par manque de soins adaptés", Dion Cassius, Histoire romaine XL.25). Le lendemain matin, Suréna découvre que Crassus et Cassius ont quitté les lieux. Il fait exécuter tous les Romains blessés ou égarés qu'il croise et se précipite vers Harran/Carrhes ("Les Parthes virent que les Romains fuyaient, mais ne voulurent pas les poursuivre la nuit. Le lendemain, au point du jour, ils entrèrent dans le camp et passèrent au fil de l'épée les quatre mille blessés qu'on y avait laissés, tandis que leur cavalerie chassa dans la plaine les nombreux fuyards qui s'étaient égarés. Vargonteius, un des lieutenants de Crassus, avait profité de la nuit pour s'éloigner avec quatre cohortes et s'était trompé de chemin, il avait pris position sur une colline, où les Parthes vinrent l'attaquer : malgré une vigoureuse défense, ce contingent fut entièrement massacré à l'exception de vingt hommes, ceux-ci se jetèrent épée à la main sur les Parthes qui, admirant leur valeur, s'écartèrent pour les laisser passer et gagner librement Carrhes", Plutarque, Vie de Crassus 28). Arrivé sur place, renseigné par des Arabes (osroènes sous l'autorité d'Abgar II ?), Suréna comprend que Crassus et Cassius sont piégés à l'intérieur de la ville. Il en entame le siège ("On rapporta à tort à Suréna que Crassus avait quitté Carrhes avec ses soldats les plus braves, et que dans cette cité ne restaient plus qu'une masse de troufions hagards ne méritant aucune attention. Il crut d'abord avoir manqué le fruit de sa victoire, mais comme il doutait il voulut vérifier les faits sur place et, selon ce qu'il y apprendrait, assiéger Carrhes ou laisser la cité et poursuivre Crassus. Il fit partir un de ses intermédiaires qui savait les deux langues, avec ordre d'approcher des murailles, d'appeler Crassus ou Cassius dans la langue des Romains, et de dire à l'un ou à l'autre que Suréna désirait discuter avec lui. L'intermédiaire accomplit sa mission. Crassus, qui fut contacté, accepta la discussion. Peu de temps après arrivèrent de la part des barbares des Arabes qui connaissaient Crassus et Cassius, qu'ils avaient vus dans le camp avant la bataille. Ces Arabes, ayant aperçu Cassius sur la muraille, lui dirent que Suréna souhaitait traiter avec les Romains, qu'il les laisserait libres de se retirer à condition d'accepter le voisinage du roi des Parthes et de ne plus lui contester la Mésopotamie, qu'il estimait cette proposition plus avantageuse aux deux parts qu'une fatale poursuite du conflit. Cassius acquiesça. Il demanda que Suréna fixât une date et un lieu pour pouvoir se rencontrer, les Arabes lui répondirent qu'ils porteraient sa demande à Suréna, puis ils se retirèrent. Suréna fut ravi d'apprendre que les Romains étaient piégés dans une cité qu'il pourrait facilement assiéger. Dès le lendemain, il en fit approcher les Parthes, qui les accablèrent d'injures et leur crièrent qu'ils n'obtiendraient rien tant qu'ils ne livreraient pas Crassus et Cassius chargés de chaînes", Plutarque, Vie de Crassus 28-29). Cassius propose à Crassus de sortir en catimini et de fuir vers l'Arménie. Crassus accepte, mais à condition de prendre des Arabes pour guides, avec à leur tête un nommé "Andromachos/AndrÒmacoj" qui n'est peut-être qu'une corruption d'"Abgar/Abgaroj", ou un valet de celui-ci ! La nuit, profitant du relâchement des assiégeants parthes, les fuyards se mettent en route. Très vite, Cassius comprend que l'itinéraire louvoyant proposé par les Arabes vise à retarder leur marche et à faciliter leur capture par Suréna, il quitte donc son chef Crassus et, accompagné de quelques centaines de cavaliers, repart en vitesse vers l'ouest en direction de la province de Syrie. D'autres cavaliers guidés par un nommé "Octavius" partent en éclaireurs vers la frontière arménienne ("Les Romains conseillèrent à Crassus de renoncer à la lointaine et vaine espérance d'un secours arménien, et de ne songer qu'à la fuite. Le projet devait rester secret aux gens de Carrhes jusqu'à son exécution, mais le perfide Andromachos l'apprit par Crassus lui-même, qui le mit dans la confidence et le prit pour guide. C'est ainsi, par ce scélérat, que les Parthes furent avertis de la résolution des Romains. Parce qu'ils ne combattent jamais la nuit, défavorable aux actions militaires, parce que Crassus avait décidé de partir à ce moment-là, et parce qu'il craignait que les Romains prissent trop d'avance et que les Parthes ne pussent pas les rattrapper, Andromachos usa de la ruse la plus perfide : il les conduisit par tel chemin puis par tel autre, il les engagea dans des marais profonds, dans des sentiers coupés de fossés, les contraignant à des détours permanents, rendant la marche très difficile. Des Romains, par cet itinéraire singulier, devinèrent les traîtres intentions d'Andromachos et ne voulurent plus le suivre. Cassius retourna vers Carrhes. Les guides arabes lui conseillèrent d'attendre que la lune eût passé en Scorpion, il leur rétorqua : “Je crains davantage le Sagittaire !” [allusion aux archers parthes] et il regagna aussitôt la Syrie avec cinq cents cavaliers. D'autres suivirent des guides loyaux et gagnèrent les hauteurs de Sinnaka [site non identifié] avant le jour, ils étaient environ cinq mille et avaient pour chef un brave officier nommé Octavius", Plutarque, Vie de Crassus 29). Au lever du jour, Suréna découvre la fuite de Crassus, il se précipite à sa poursuite. Mais Octavius de son côté, craignant pour la vie de son général, est revenu sur ses pas pour le protéger. Quand Suréna arrive à hauteur de Crassus, il voit les hommes d'Octavius faire rempart de leur corps, bien décidés à vendre chèrement leur vie et à mourir pour sauver leur général ("Crassus, accompagné de  quatre cohortes de fantassins bien protégés, d'un très petit nombre de cavaliers et de cinq licteurs, se trouvait dans une région marécageuse et difficile, où l'avait engagé le perfidie d'Andromachos, quand le jour se leva. Il rejoignit une route principale avec beaucoup de peine. Alors qu'il n'avait plus que douze stades à parcourir pour rejoindre Octavius, il vit les ennemis arriver. Il eut le temps de gagner une montagne moins élevée que celle de Sinnaka mais aussi sûre, reliée à cette dernière par une chaîne longeant la plaine. Octavius vit la position inconfortable de Crassus, il se porta le premier à son secours avec un petit nombre des siens, il fut rapidement suivi par tous les autres qui se reprochèrent leur lâcheté et fondirent impétueusement sur les barbares, qu'ils repoussèrent de la chaîne. Ils prirent Crassus au milieu d'eux et lui firent rempart de leurs boucliers, en affirmant crânement qu'aucune flèche parthe n'atteindrait leur général avant qu'ils n'aient péri à le défendre", Plutarque, Vie de Crassus 29). Suréna propose donc une trêve, pour discuter avec Crassus de sa reddition dans l'honneur ("Suréna vit que l'ardeur des Parthes fléchissait, et que si les Romains gagnaient le haut de la chaîne à la faveur de la nuit il ne parviendrait pas à les en déloger. Alors il rusa encore, afin de tromper Crassus. Il demanda à plusieurs barbares de converser entre eux sur “le désir du roi de ne pas continuer l'implacable guerre contre les Romains mais au contraire de s'attirer leur amitié en se comportant avec attention et humanité envers Crassus”, de manière à être entendus par des prisonniers, qu'il laissa s'enfuir. Les Parthes suspendirent leur attaque. Suréna avec ses principaux officiers s'approcha de la hauteur où se trouvait Crassus, il débanda son arc et tendit la main pour l'inviter à traiter avec lui, en l'assurant que le roi lui avait imposé cette épreuve de force et de courage contre sa volonté, et souhaitait désormais lui témoigner sa douceur et sa bienveillance en lui accordant la paix et la liberté de se retirer", Plutarque, Vie de Crassus 30). Selon Dion Cassius, Crassus croit en la sincérité de Suréna et se présente à lui de son plein gré ("[Suréna] députa pour proposer la paix contre leur retrait [aux Romains] de tout le pays en-deçà de l'Euphrate. Crassus ne soupçonna rien, il crut à sa sincérité : en proie à mille craintes, abattu par son malheur et par celui de la République, voyant que ses soldats étaient éprouvés par leur marche longue et difficile et qu'ils avaient peur d'Orodès II, il était hors d'état de prendre les mesures adaptées aux circonstances, et se montra disposé à traiter. Suréna ne voulut pas négocier par des intermédiaires, il insista pour discuter avec Crassus en personne, dans l'espoir qu'il vint avec une faible escorte et qu'il pût le capturer. Le lieu laissé entre les deux armées fut choisi, et les deux chefs s'accordèrent pour s'y rendre avec le même nombre d'hommes", Dion Cassius, Histoire romaine XL.26). Selon Plutarque au contraire, Crassus ne croit pas au discours de Suréna, et il accepte de se présenter à lui seulement parce que ses propres hommes sont fatigués de se battre et de fuir ("Toutes les troupes [romaines] entendirent avec une extrême joie le discours de Suréna. Crassus au contraire, qui avait subi ruse sur ruse de la part des barbares et qui ne voyait aucun motif d'un changement si subit, refusa d'y croire et en discuta avec ses officiers. Mais les soldats le pressèrent à grands cris d'aller vers Suréna, et passèrent bientôt aux injures, l'accusant de lâcheté, lui reprochant de vouloir leur mort, de les forcer à batailler contre des ennemis que lui-même refusait d'affronter même désarmés. Crassus essaya les prières d'abord, en leur disant de patienter sur cette chaîne d'accès difficile jusqu'à la fin du jour, il leur promit de profiter de la nuit pour se sauver, il leur montra même le chemin à emprunter et les exhorta à ne pas compromettre cette chance de salut. Mais quand il les vit se mutiner et frapper d'un air menaçant sur leurs armes, craignant qu'ils l'aggressât, il descendit de la hauteur puis se retourna pour déclarer devant toute son armée : “Octavius et Pétronius, et vous tous officiers romains, on m'impose d'aller trouver l'ennemi, vous êtes témoins de l'indignité et de la violence avec laquelle on me traite, mais si vous échappez à ce danger dites partout que Crassus a péri par la fourberie des ennemis et non pas par la trahison de ses concitoyens”", Plutarque, Vie de Crassus 30 ; cette version de Plutarque rappelle beaucoup l'épisode de la bataille d'Orchomène en -86 que nous avons raconté plus haut, où Sulla se dirige seul vers Archélaos en demandant à ses soldats de déclarer à Rome qu'ils l'ont laissé lâchement périr face à l'ennemi : Plutarque trafique-t-il la réalité historique pour établir un parallèle entre l'heureux Sulla hier et le malheureux Crassus aujourd'hui ?). Peu importe qui a raison de Dion Cassius ou de Plutarque, les deux auteurs s'accordent pour dire que les Parthes se saisissent de Crassus dès que celui-ci s'avance seul ("Les premiers à venir au-devant de [Crassus] furent deux Grecs métis, qui descendirent de cheval, le saluèrent avec respect, et lui demandèrent en langue grecque d'envoyer un de ses hommes vers Suréna et sa suite constater qu'ils étaient sans armes. Crassus leur répondit : “Si je craignais pour ma vie, je ne la remettrais pas entre vos mains”, et il renvoya les deux frères Roskios s'informer du contenu et des participants à la négociation. Suréna fit arrêter ces deux envoyés, il s'avança avec ses principaux officiers et, quand il vit Crassus, dit : “Quoi ! le général des Romains est à pied, et nous à cheval !”, et ordonna aussitôt qu'on amenât un cheval. Crassus lui répondit : “Ni toi ni moi ne sommes en tort, nous venons à cette entrevue selon l'usage de notre pays”. Suréna enchaîna : “Etablissons au plus vite un traité de paix entre le roi Orodès II et les Romains. Mais nous devons en régler les conditions sur les bords de l'Euphrate car vous, Romains, avez tendance à oublier vos conventions passés”. Et en tenant ce propos, il tendit la main. Crassus voulut retourner chercher un de ses chevaux, mais Suréna lui dit que cela n'était pas nécessaire puisque le roi lui en offrait un. Et en même temps il présenta à Crassus un cheval au frein d'or. Les écuyers du roi l'aidèrent à monter puis, s'étant placés autour de lui, ils frappèrent le cheval afin de hâter sa marche", Plutarque, Vie de Crassus 31 ; "Crassus descendit dans la plaine. Pour accélérer sa venue, Suréna lui envoya un cheval en cadeau. Crassus hésita. Alors les barbares se saisirent de lui et le placèrent de force sur ce cheval", Dion Cassius, Histoire romaine XL.26-27), que les Romains conduits par Octavius tentent de le libérer, en vain, Octavius est tué dans l'escarmouche, les autres Romains sont tués sur place ou en essayant de s'enfuir ("Alors Octavius le premier saisit la bride, puis le tribun militaire Pétronius l'imita, puis tous ceux qui avaient accompagné Crassus l'entourèrent pour arrêter le cheval et écarter ceux qui le pressaient. On se poussa de part et d'autre dans le bruit et la confusion, rapidement on en vint à se frapper. Octavius tira son épée, tua un palefrenier barbare mais fut touché lui-même par derrière et tomba mort. Pétronius, qui n'avait pas de bouclier, reçut un coup dans sa cuirasse et fut renversé de son cheval sans être blessé. […] On dit que cette expédition coûta aux Romains vingt mille morts et dix mille prisonniers", Plutarque, Vie de Crassus 31 ; "Ses soldats voulurent reprendre [Crassus], une lutte s'engagea, la victoire resta incertaine pendant un temps, finalement elle inclina pour les barbares, soutenus par des renforts qui se trouvaient dans la plaine, préparés pour agir en conséquence, et devancèrent les Romains positionnés sur les hauteurs", Dion Cassius, Histoire romaine XL.27). Les deux auteurs s'accordent également pour dire que Crassus meurt lors de cette escarmouche, soit tué par un Romain pour ne pas finir captif des Parthes, soit par un Parthe de l'entourage de Suréna. Ils rapportent aussi le célèbre épisode des Parthes versant de l'or en fusion dans la bouche du général romain mort, "pour l'abreuver de ce métal dont il était si avide" ("Crassus fut tué par un Parthe nommé Exathrès. Plusieurs disent que celui-ci lui coupa la tête et la main droite après que le coup mortel fut porté par un autre Parthe. Mais on parle de cet événement par conjecture plus que par connaissance réelle des faits, car parmi tous ceux qui y ont participé, les uns ont été tués en combattant près de Crassus, les autres se sont enfuits vers les hauteurs et, suivis de près par les Parthes qui leur disaient que “Crassus avait été justement puni de sa perfidie” et incités par Suréna à se rendre sans crainte, ont fini par en resdescendre et par se livrer entre leurs mains, ou par se disperser en profitant de la nuit avant d'être chassés et massacrés par les Arabes, de sorte qu'un très petit nombre a survécu", Plutarque, Vie de Crassus 31 ; "Là périrent une partie de notre armée et Crassus lui-même, soit tué par par l'un des siens afin de en pas être pris vivant, soit tué par les Parthes après avoir reçu de graves blessures. Telle fut la fin de Crassus. On raconte que les Parthes versèrent dans sa bouche de l'or fondu en l'insultant, en raillant son besoin d'amasser de nouvelles richesses en dépit de son immense fortune, qui l'avait conduit à une telle pauvreté qu'il ne pouvait même plus nourrir une légion", Dion Cassius, Histoire romaine XL.27). Plutarque ajoute que Suréna organise son propre triomphe à Séleucie-sur-le-Tigre, dans l'espoir de discréditer les Romains aux yeux de la population grecque locale, que Crassus avait promis présomptueusement de libérer de la domination parthe quelques mois plus tôt. Mais le caractère outrancier et obscène de ce triomphe se retourne contre lui, car les Grecs de Séleucie-sur-le-Tigre en déduisent que les Parthes même vainqueurs restent bien des bouseux sans classe et sans mesure qui ne s'élèveront jamais à la grandeur et à la vertu des Romains vaincus ("Suréna fit transporter la tête et la main de Crassus à Orodès II en Arménie, en même temps qu'il envoya des courriers à Séleucie[-sur-le-Tigre] pour y annoncer qu'il amenait Crassus vivant. Il organisa un cortège étrange qu'il qualifia dérisoirement de “triomphe”. Parmi les prisonniers se trouvait un nommé Caius Paccianus qui ressemblait beaucoup à Crassus : il fut habillé de façon barbare, dressé à réagir quand on l'appelait “Crassus” ou “général”, on le fit défiler à cheval, précédé de trompettes et de licteurs montés sur des chameaux, portant des faisceaux avec des testicules suspendus aux verges et des têtes de Romains fraichement coupées suspendues aux haches. Derrière Paccianus une troupe de prostituées séleuciennes entonnaient des chansons insultantes moquant la molesse et la lâcheté de Crassus. Parallèlement à cette farce destinée au peuple, Suréna convoqua l'assemblée [la "gérousie/gerous…a" dans le texte] de Séleucie[-sur-le-Tigre] et fit apporter un exemplaire des obscènes Milésiaques d'Aristide [auteur au tournant des IIème et Ier siècles av. J.-C.] qu'il certifia avoir été trouvé dans les bagages de Rustius, et en tira argument pour décrier les Romains “qui même à la guerre ne peuvent s'abstenir de lire et faire de telles infamies”. Les notables de Séleucie[-sur-le-Tigre] virent à cette occasion la pertinence d'Esope dans sa fable sur les deux besaces [allusion à la fable racontant comment Prométhée incite les hommes à enfermer leurs défauts dans une besace cachée derrière une autre besace portant les défauts d'autrui, afin de porter les accusations vers autrui plutôt que vers eux-mêmes] : Suréna avait mis dans la besace de devant les obscénités des Milésiaques, et dans celle de derrière ses auxiliaires de débauche qui transformaient le pays des Parthes en une nouvelle Sybaris [cité grecque d'Italie du sud réputée pour son luxe et ses débordements de toutes sortes à l'ère archaïque], ses innombrables chariots portant ses prostituées, assimilant son armée à un monstre effrayant à la tête de vipère avec lanciers, archers, cavaliers, et à la queue de scytale ["skut£lh", désigne originellement n'importe quelle "bâton, branche", puis le bout de bois sur lequel les Spartiates enroulent une lanière portant des lettres formant des messages secrets, puis n'importe quel serpent par allusion : ici "scytale" semble désigner le serpent à sonnettes] avec ces filles instrumentistes, chanteuses, danseuses de mauvaise vie nocturne. Certainement Rustius était blâmable, mais quelle impudence de la part des Parthes, de reprocher aux Romains le stupre des Milésiaques, quand on pense que la majorité des rois arsacides sont nés de putes de Milet ou d'autres cités ioniennes !", Plutarque, Vie de Crassus 32). Plutarque dit aussi que, pendant que Suréna se ridicule ainsi en Mésopotamie, son roi Orodès II a conclu une alliance forcée avec Artavazde II en Arménie et, plus subtil que son général, scelle cette alliance par un grand banquet à la manière grecque, avec joutes poétiques et représentations théâtrales ("Pendant que Suréna se donnait ainsi en spectacle [à Séleucie-sur-le-Tigre], le roi Orodès II avait rétabli la paix avec Artavazde II le roi d'Arménie, et conclu le mariage entre la sœur de ce dernier et son propre fils Pacorus. Les deux rois se donnaient réciproquement des festins agrémentés de poésies grecques. Orodès II connaissait effectivement la langue et les livres des Grecs, et Artavazde II avait composé dans cette langue des tragédies, des discours et des histoires dont une partie existe encore aujourd'hui. Quand des coursiers portant la tête de Crassus se présentèrent à la porte de la salle du festin, les tables étaient déjà enlevées : un acteur tragique appelé “Jason” originaire de la cité de Tralles joua la scène d'Agavé dans la tragédie Les bacchantes d'Euripide [à la fin de cette pièce, dans un long passage aujourd'hui partiellement perdu, Agavé découvre avec horreur qu'elle vient de tuer son propre fils Penthée dans un excès d'orgie]", Plutarque, Vie de Crassus 33). Pour l'anecdote, selon Pline l'Ancien, les rares légionnaires capturés seront déportés vers la lointaine Alexandrie/Antioche de Margiane (aujourd'hui Mary au Turkménistan : "C'est dans ce lieu [à Alexandrie/Antioche de Margiane] qu'Orodès II déporta les Romains prisonniers après la défaite de Crassus", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 18.2). Pendant ce temps, Cassius a réussi à atteindre Damas et gouverne de facto la province romaine de Syrie ("Dans la ville de Carrhes, les soldats romains aigris contre Crassus avaient offert le commandement à Cassius, Crassus lui-même accablé par ses revers voulait le lui céder, et Cassius ne l'avait pas accepté. Mais la nécessité le força à prendre en mains le gouvernement de la Syrie", Dion Cassius, Histoire romaine XL.29 ; "Après avoir tout organisé à son gré, Crassus marcha contre les Parthes, mais il fut vaincu et périt avec toute son armée, comme d'autres l'ont raconté. Cassius réussit à s'enfuir, prit le gouvernement de la Syrie et tint tête aux Parthes qui voulaient l'envahir, enhardis par leur victoire sur Crassus", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.119). Enhardis par leur victoire contre Crassus, les Parthes pensent accaparer cette province sans effort et étendre ainsi leur empire jusqu'à la côte méditerranéenne. Le contingent parthe est facilement refoulé à la frontière par Cassius ("[Les Parthes] envahirent la Syrie avec des faibles forces car ils pensaient n'y trouver ni général ni armée, mais Cassius les repoussa facilement", Dion Cassius, Histoire romaine XL.28), qui descend aussitôt vers le sud pour mâter les rebelles juifs ayant profité de l'absence et de la défaite de Crassus pour tenter un nouveau soulèvement contre les Romains. Cassius capture et exécute leur chef, Peitholaos, l'ex-sous-officier de Jérusalem au nom grec que nous avons évoqué brièvement plus haut. Pendant cette campagne au sud Levant, il est secondé par l'Arabe judaisé édomite/iduméen Antipatros ("Ensuite [après avoir contenu l'offensive parthe], étant revenu à Tyr, [Cassius] passa de là en Judée. Il attaqua aussitôt Taricheia ["Tarice…a/la Saline", autre nom de la cité de Magdala sur la rive ouest du lac de Galilée], s'en empara, fit environ trente mille esclaves et, influencé par Antipatros jouissant d'un grand pouvoir sur les juifs, exécuta Peitholaos qui avait succédé à Aristobule II comme chef des rebelles", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.120-121). Les Parthes renouvellent leur tentative avec une armée plus nombreuse. Orodès II confie cette entreprise à son très jeune fils Pacorus Ier, assisté d'un général nommé "Osacès". Les troupes parthes atteignent les murs d'Antioche. Elles sont favorablement accueillies par les populations autochtones, c'est-à-dire par les Arabes, par les juifs, et aussi par les Grecs - qui, contrairement à leurs compatriotes de Séleucie-sur-le-Tigre, ignorent tout des Parthes et sont prêts à s'allier à n'importe qui pour bouter les Romains hors de Syrie. Mais Cassius revient en toute hâte ("Après cela [la mise au pas de Peitholaos et des rebelles] Cassius leva le camp et marcha en toute hâte vers l'Euphrate, pour s'opposer aux ennemis qui arrivaient de ce côté, comme d'autres historiens l'ont raconté", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.122) et brise les assauts de l'ennemi. Pacorus Ier et Osacès renoncent à prendre Antioche ("Les barbares revinrent avec des troupes plus nombreuses, ils étaient conduits officiellement par Pacorus Ier le fils d'Orodès II encore enfant, mais en réalité Osacès commandait. Ils avancèrent jusqu'à Antioche, subjuguant tout sur leur passage et pleins d'espoir de conquérir la Syrie entière car les Romains ne disposaient pas des forces suffisantes pour les arrêter, et parce que les autochtones ne supportaient pas la domination étrangère et jugeaient plus favorablement leurs voisins partageant les mêmes mœurs. Repoussés avec vigueur par Cassius et incompétents en poliorcétique, les Parthes échouèrent devant Antioche", Dion Cassius, Histoire romaine XL.28-29). Ils errent un temps, suivis à la trace par Cassius, qui les harcèle et anéantit leurs bataillons l'un après l'autre dans des embuscades. Finalement Osacès est tué. Selon Justin, Orodès II doute des capacités de son fils Pacorus Ier à remplir la mission qu'il lui a confiée, alors il le rappelle. Le contingent parthe laissé en Syrie, désormais sans chef, est massacré par Cassius ("[Les Parthes] se dirigèrent vers Antigonia [cité non localisée sur l'Oronte, fondée par Antigone Ier à la fin du IVème siècle av. J.-C., elle est rasée peu après par Séleucos Ier et sa population est déportée vers Séleucie-de-Pierie selon le paragraphe 47 livre XX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile], mais furent gênés par les arbres des faubourgs. Ils résolurent d'abattre ces arbres afin de mettre la ville à nu et de l'attaquer sans danger, mais n'y parvinrent pas car cette opération très pénible prit beaucoup de temps, dont Cassius profita pour maltraiter tous les soldats qui s'éloignaient du gros de l'armée. Les Parthes abandonnèrent Antigonia pour tenter une autre entreprise. Cassius dressa des pièges sur la route qu'ils devaient emprunter. Il se montra devant eux avec une poignée de soldats pour les inciter à le poursuivre, puis il les enveloppa avec toutes ses forces et en fit un grand carnage. Osacès fut parmi les morts. Pacorus Ier évacua la Syrie et renonça à l'invasion", Dion Cassius, Histoire romaine XL.29 ; "Ensuite [Orodès II] fit la guerre contre les Romains, il massacra entièrement l'armée de Crassus et de son fils. Il envoya son fils Pacorus Ier terminer cette guerre, mais les manœuvres que celui-ci accomplit en Syrie suscita les soupçons de son père, qui le rappela. Après son départ, l'armée des Parthes laissée en Syrie fut massacrée avec tous ses chefs par Cassius, questeur de Crassus", Justin, Histoire XLII.4). C'est ainsi que Cassius, avec des moyens dérisoires, alors que tout semblait perdu, réimpose l'autorité romaine dans la province de Syrie, et l'ordre romain dans tout le Levant contre la menace parthe.


La mort de Crassus en orient en -53 bouleverse la politique intérieure à Rome. Elle signifie la fin du triumvirat. Et le début d'un duel à mort pour le pouvoir suprême entre les deux triumvirs restant, Pompée et César ("Depuis longtemps César voulait abaisser Pompée, et Pompée voulait ruiner César. Crassus, le seul adversaire qui eût pu prendre la place du vaincu, avait péri chez les Parthes. César œuvra [après sa victoire sur Vercingétorix à Alesia en automne -52] à s'élever au premier rang en renversant celui qui l'occupait, et Pompée à abattre celui qu'il craignait pour éviter sa propre perte", Plutarque, Vie de César 28). Dans la ville de Rome, Pompée constate que les richesses envoyées depuis la Gaule par César au peuple dressent ce dernier contre les vieux sénateurs aristocratiques. Il croit trouver un avantage à se poser en médiateur. Quand les sénateurs tempêtent contre César et contre le peuple en réclamant l'emploi de la force, Pompée s'oppose à eux et encourage en sous-main les fauteurs de troubles, en rappelant à tous qu'il est l'ami de César. Des tribuns naïfs ou corrompus par Pompée accusent les sénateurs d'avoir dévoyé la République et réclament l'instauration d'un régime autoritaire. Craignant de perdre leurs charges et même leur vie, les sénateurs se résignent à l'établissement de ce régime autoritaire ou, pour utiliser le terme grec, "monarchique" ("monarc…a", littéralement le "pouvoir/¢rc» confié à un seul/mÒno"). Comme à son habitude, Pompée feint la modestie : il repousse poliment la fonction et le titre de "dictateur/dictator" qu'on lui propose, qui le rendrait irresponsable devant le Sénat (comme en -66 son poste d'"imperator infinitum" contre les pirates ciliciens), et accepte la fonction et le titre de "seul consul/consul solus" pour l'année -52, qui le maintient responsable devant le Sénat. Caton lui murmure à l'oreille : "Je t'avais bien prévenu, que César te roulerait dans la farine ! Vois dans quel merdier nous sommes aujourd'hui à cause de lui, et à cause de toi qui l'a soutenu !", puis il se tourne vers ses pairs sénateurs pour déclarer publiquement son soutien à la nomination de Pompée comme seul consul ("Persuadé que César ne congédierait pas son armée, [Pompée] voulut utiliser les dignités politiques comme un rempart contre lui, sans rien innover et sans paraître craindre César, affectant le mépris et l'indifférence. Puis, quand il vit que les citoyens corrompus par l'argent ne distribuaient pas les magistratures à son gré, il laissa régner l'anarchie dans la ville. Le tribun Lucilius le premier osa proposer au peuple d'élire un dictateur en conseillant de nommer Pompée. Caton s'éleva contre cette proposition avec tant de force que le tribun manqua de perdre sa charge. Plusieurs amis de Pompée se présentèrent pour justifier la conduite de ce dernier, assurant qu'il n'avait jamais demandé ni désiré la dictature. Caton loua Pompée en le priant de respecter l'ordre et la décence. […] Mais l'anarchie reparut, et plusieurs personnes se remirent avec encore plus d'audace à parler de dictateur. Redoutant un débordement de violences, Caton se résigna à abandonner à Pompée une grande autorité, mais bornée par les lois afin qu'il ne fût pas tenté d'exercer une tyrannie sans bornes. Bibulus, qui était pourtant l'adversaire de Pompée, demanda au Sénat de désigner Pompée seul consul ["mÒnon Ûpaton"]. “Ainsi, ajouta-t-il, la cité sortira de son actuelle confusion, ou du moins elle sera sous la servitude de l'homme le plus valeureux.” Ce propos sembla extraordinaire dans la bouche de Bibulus. Quand Caton se leva, on pensa que c'était pour le combattre. Un grand silence se répandit. “Je n'aurais jamais donné l'avis que vous venez d'entendre. Mais puisqu'un autre l'a donné, je vous engage à le suivre. Je préfère n'importe quel magistrat à l'anarchie. Et pour régler les troubles, je ne connais personne plus capable que Pompée.” Le Sénat acquiesça à cette opinion, et décréta que Pompée serait seul consul pendant deux mois, et qu'ensuite il pourrait choisir lui-même un collègue s'il en ressentait le besoin. Entré dans sa nouvelle fonction, confirmé par l'interroi Sulpicius, Pompée alla embrasser Caton avec de grands témoignages d'amitié, avouant qu'il lui devait tout, et le conjura de l'aider de ses conseils dans l'exercice de sa charge. Caton lui répondit : “Tu ne me dois rien. J'ai donné mon avis non pas pour satisfaire tes intérêts mais pour le bien de la République. Je te conseillerai sur toutes tes affaires privées, si tu me le demandes. Mais sur les affaires publiques j'exprimerai toujours ouvertement ma position, même si tu ne me le demandes pas”. Tel était Caton dans tous les actes de sa vie", Plutarque, Vie de Pompée 54 ; "A Rome, ceux qui briguaient les charges dressaient des tables ouvertement, achetaient sans honte les suffrages des citoyens qui, après s'être ainsi vendus, descendaient au champ de Mars pour soutenir leur corrupteur non seulement par la voix mais encore à coup d'épées, de flèches, de frondes. Ils ne sortaient de l'assemblée qu'après avoir souillé la tribune de sang et de meurtre. La ville ainsi plongée dans l'anarchie ressemblait à un bateau sans gouvernail emporté par la tempête. Les gens sensés conclurent que la monarchie ne pouvait pas être pire que cet état violent de démence et d'agitation. Certains osèrent déclarer publiquement que l'unique moyen de remédier aux maux de la République était de confier le pouvoir à un seul, au plus doux des médecins, autrement dit à Pompée. Ce dernier affecta dans ses discours de refuser le pouvoir absolu, mais tous ses actes tendaient à le nommer dictateur. Caton pénétra son dessein, et conseilla au Sénat de le nommer seul consul, afin que donner des limites légales à son inclination monarchique et à le dissuader d'obtenir la dictature par la force. Le Sénat adopta ce conseil, en même temps qu'il prolongea son double gouvernorat en Ibérie et en Libye, assuré par des lieutenants et des troupes payées par le trésor public dont la dépense s'élevait à mille talents annuels", Plutarque, Vie de César 28 ; "L'anarchie se prolongeait, chaque jour l'équivalent de trois armées assiégeaient le Forum. Le mal étant devenu presque irrémédiable, [Caton] jugea prudent de ne pas attendre la dernière extrémité et pensa qu'il fallait confier, avec l'agrément du Sénat, toutes les affaires à Pompée afin de faire du moindre des maux un remède aux plus grands, confier délibérément le pouvoir à un seul afin d'empêcher la sédition de se répandre et d'aboutir à une tyrannie. Bibulus, allié de Caton, proposa au Sénat de nommer Pompée seul consul. “Ainsi, dit-il, les affaires se rétabliront par l'ordre qu'apportera Pompée, ou du moins la cité sera sous la servitude de l'homme le plus digne de la commander.” Caton se leva, et contre toute attente il appuya cet avis. “Une domination vaut toujours mieux que l'anarchie, dit-il, j'espère que Pompée usera sagement de son autorité dans les circonstances difficiles actuelles, et préservera la cité que nous remettons entre ses mains.” C'est ainsi que Pompée fut nommé seul consul. Il invita Caton dans ses jardins du faubourg. Caton s'y rendit. Pompée le reçut avec des grandes preuves d'amitié, le remercia de l'honneur qu'il lui avait procuré, le pria de l'aider de ses conseils, de considérer qu'il partageait l'autorité avec lui. “Ma conduite passée n'était pas dictée par la haine et ma conduite présente n'est pas une faveur, répondit Caton. Je ne pense qu'à l'intérêt de la République. Quand tu me demanderas conseil sur tes affaires privées je te le donnerai volontiers, mais sur les affaires publiques je donnerai toujours mon avis même si tu ne me le demandes pas”", Plutarque, Vie de Caton d'Utique 47-48 ;"Les sénateurs paniqués se réunirent, ils se tournèrent vers Pompée qu'ils voulaient nommer dictateur, car selon eux le mal présent ne requérait pas d'autre remède. Mais les conseils de Caton modifièrent leur avis : ils nommèrent Pompée consul sans collègue, pour lui donner le pouvoir d'un dictateur en gouvernant seul, tout en le rendant comptable de ses actes comme n'importe quel consul. Il fut ainsi le premier, en tant que seul consul, à gouverner deux grandes provinces avec une armée, des fonds, et la cité de façon absolue", Appien, Histoire romaine XIV.23). Pompée exerce correctement son mandat et rétablit la sécurité dans Rome. Il quitte son poste fin -52, remplacé par deux consuls annuels, selon l'usage. Mais dès -51, César pose encore problème. En automne -52, ce dernier a vaincu son dernier adversaire celte/gaulois, Vercingétorix, au siège d'Alésia. Donc la guerre en Gaule chevelue est officiellement terminée. Donc plus aucune raison ne justifie le maintien de César à la tête des légions. Par ailleurs, le mandat que César lui-même a obtenu en magouillant à Lucques avec ses collègues Pompée et Crassus en -55 se limitait à cinq ans : ce mandat se termine à la fin de l'année -50. Or César sait que l'aura qu'il a acquise en Gaule, la richesse, le poids politique, auront des conséquences dès qu'il redeviendra un citoyen romain ordinaire, les sénateurs qui le haïssent chercheront aussitôt à l'abattre. Alors il veut préparer sa retraite, se protéger. A Rome, les sénateurs sont aussi préoccupés par le duel entre César et Pompée que par les événements survenus en Syrie. Ils décident de jouer une pierre deux coups : ils votent la création d'un contingent qui sera confié à Marcus Calpurnius Bibulus pour asseoir la reprise en mains du Levant accomplie par Cassius quelques mois plus tôt, en prélevant des troupes parmi celles de César et de Pompée. Mais Pompée contourne cette décision en offrant l'une des légions qui lui ont été confiées pour son gouvernorat en Ibérie en -55… précisément celle qu'il a prêtée à César pour sa conquête de la Gaule, comme nous l'avons évoqué plus haut, autrement dit il conserve ses propres forces intactes en privant César de deux légions. César n'est pas dupe de ce stratagème. Au lieu de répondre par la colère, il accepte la cession de ces deux légions - il lui en reste suffisamment pour continuer de menacer Rome… -, en offrant une prime exceptionnelle aux légionnaires partant, s'attirant ainsi leur affection et une apparence de loyauté au Sénat ("Après la défaite de Crassus, le Sénat vota un décret demandant à César et à Pompée d'envoyer chacun une légion de soldats en Syrie. Malignement, Pompée réclama la légion qu'il avait prêtée à César après la déroute de ses deux généraux Titurius et Cotta. César renvoya cette légion vers Rome en donnant une récompense de deux cent cinquante drachmes à chaque soldat, accompagnée d'une autre légion prise sur les siennes", Appien, Histoire romaine XIV.27 ; "[Pompée] lui demanda [à César] les troupes qu'il lui avait prêtées, prétextant la guerre des Parthes. César ne fut pas dupe des vrais motifs de sa demande, mais il lui renvoya aussitôt ces soldats, après les avoir comblés de cadeaux", Plutarque, Vie de Pompée 56). Selon Dion Cassius, c'est Pompée qui a poussé les sénateurs à la création de ce contingent destiné à la Syrie, et quand les deux légions envoyées par César arrivent en Italie elles sont détournées de leur marche et cantonnées à Capoue, avec l'aval de Marcus Claudius Marcellus, l'un des deux consuls de -51, proche de Pompée ("A l'époque où il était encore ami avec César, Pompée lui avait confié une des ses légions, car lui-même n'avait pas de guerre à soutenir et César manquait de soldats. Mais quand la discorde éclata entre eux, Pompée voulut reprendre cette légion et en enlever une autre à César, en alléguant que Bibulus avait besoin de soldats pour combattre les Parthes, et qu'on n'avait pas le temps de lever des nouvelles légions alors que par ailleurs les Romains en avaient à disposition. Il fit décréter que lui-même et César devrait envoyer chacun une légion à Bibulus. Mais Pompée n'envoya aucune de ses légions : il députa pour réclamer celle qu'il avait confiée à César, ainsi en apparence chacun en fournirait une, alors qu'en réalité César en donnerait deux. César ne fut pas dupe de ce stratagème, mais il se résigna pour ne pas être accusé de désobéir, et surtout parce que cela lui donna prétexte à recruter davantage de soldats qu'il n'en perdait. Ces deux légions étaient destinées à marcher contre les Parthes, mais comme Bibulus ne les réclama pas parce qu'il n'en avait nullement besoin, Marcellus craignit qu'elles fussent rendues à César, il déclara qu'elles devaient rester en Italie, et les mit ainsi à la disposition de Pompée", Dion Cassius, Histoire romaine XL.65-66). Quelques mois plus tard, fin -50, avant l'échéance de son mandat en Gaule, César envoie Curion et Marc-Antoine le représenter à Rome pour y défendre ses intérêts. Par leur intermédiaire, César rappelle d'abord qu'il est un triumvir comme Pompée, or Pompée a été nommé seul consul en -52 et il continue de peser sur toutes les décisions sénatoriales alors que son mandat consulaire est terminé, donc César propose un échange : il laissera ses légions en Gaule et reviendra à Rome au terme de son mandat fin -50 à condition d'y être nommé consul pour l'année -49 comme Pompée, si cette condition n'est pas acceptée cela signifiera que les sénateurs sont influencés par Pompée, que celui-ci règne sur Rome comme un tyran derrière le masque du républicain, que les sénateurs eux-mêmes et la République romaine sont en danger, et que César a donc légitimité à conserver le commandement de ses légions en Gaule, et même à venir avec elles à Rome pour sauver le Sénat et la République. Caton fulmine contre cette proposition qu'il assimile à un ultimatum. Pompée approuve Caton du bout des lèvres pour ne pas paraître hostile à César, mais au fond il est très heureux du discours de Caton ("Les amis de César utilisèrent ce sujet [la nomination exceptionnelle de Pompée comme seul consul] pour demander des faveurs équivalentes envers César, en retour des combats qu'il avait menés pour étendre l'empire de Rome. Ils dirent : “Il mérite un second consulat, ou le prolongement de son commandement militaire pour que la gloire de ses travaux ne lui soit pas subtilisée par un successeur. Soit on permet à César de commander seul dans les lieux qu'il a conquis, soit on lui assure pacifiquement la jouissance des honneurs en retour de ses exploits”. Cette demande provoqua un grand débat. Comme par affection ou pour atténuer la haine dont César était l'objet, Pompée déclara posséder des lettres de lui qui réclamaient un successeur et la fin de sa charge militaire, puis il ajouta : “Et même s'il est absent, j'estime juste qu'on le laisse demander le consulat”. Caton s'opposa à cette proposition, il exigea que César déposât les armes et vînt personnellement comme un simple particulier solliciter auprès des citoyens la récompense de ses services. Pompée n'insista pas, il feignit d'être vaincu par les arguments de Caton, ce qui accrut encore les soupçons sur la sincérité de sa position envers César", Plutarque, Vie de Pompée 56). Curion et Marc-Antoine rappellent que les troupes stationnées à Capoue depuis plusieurs mois étaient originellement destinées à Bibulus en Syrie et que Pompée et ses amis n'ont pas le droit de les retenir en Italie : elles doivent être envoyées en Syrie comme prévues ou rendues à la vie civile. Puis ils imposent aux sénateurs de mettre bas les masques. Deux versions existent. La première version est de Plutarque. Quand Curion et Marc-Antoine soumettent au vote : "Qui veut la destitution de César seul ?", beaucoup de sénateurs sont indécis, craignant de faire le mauvais choix. Quand ils demandent ensuite : "Qui veut la destitution de César et Pompée ensemble ?", la majorité des sénateurs lèvent la main, seulement vingt-deux affirment clairement leur soutien à Pompée, dont Caton, Caius Claudius Marcellus l'un des deux consuls de cette année -50 (frère de Marcus Claudius Marcellus consul en -51), et Lucius Cornelius Lentulus Crus qui sera consul en -49, mais ces derniers réussissent à chasser Curion et Marc-Antoine du Sénat et de Rome, et à maintenir les troupes de Capoue sous le commandement de Pompée ("A peine entré en charge, Marc-Antoine seconda vigoureusement les ambitions politiques de César. Il s'opposa d'abord au consul [Caius Claudius] Marcellus qui réservait à Pompée les troupes déjà sur pied et l'autorisait à effectuer de nouvelles recrues, il fit décréter que l'armée qui était rassemblée serait envoyée en Syrie pour renforcer celle de Bibulus contre les Parthes, et que Pompée désormais ne pourrait plus enrôler personne. Ensuite, comme le Sénat refusait de recevoir César et de lire ses lettres dans l'assemblée, Marc-Antoine usa du pouvoir de sa charge pour les lire publiquement, il retourna l'opinion de plusieurs sénateurs qui estimèrent à cette occasion que les demandes de César étaient justes et raisonnables. Enfin, il réduisit le différend par cette double question : “Pompée doit-il renoncer à ses légions ? César doit-il renoncer aux siennes ?”. Un très petit nombre de sénateurs voulurent retirer son commandement à Pompée, alors que la majorité réclamèrent que César quittât le sien. Alors Marc-Antoine se leva et leur demanda s'ils jugeaient convenable que César et Pompée posassent les armes et se démissent ensemble de leur commandement. Ce propos fut approuvé à l'unanimité, les sénateurs comblèrent Marc-Antoine de louanges puis ils firent dresser le décret. Les consuls s'y opposèrent. Les amis de César avancèrent en son nom de nouvelles propositions. Caton les combattit avec force, et le consul Lentulus [en réalité futur consul : les débats évoqués ici ont lieu en -50, Lentulus est élu consul pour l'année -49] chassa Marc-Antoine du Sénat. Ce dernier sortit en lançant des imprécations contre les sénateurs, puis il revêtit un vêtement d'esclave et se rendit dans une voiture de louage avec Quintus Cassius au camp de César. Quand ils furent en vue des soldats, ils crièrent que l'ordre n'existait plus dans Rome, que même les tribuns n'avaient plus la liberté de parler, qu'on les chassait du Sénat, et que quiconque osait se déclarer pour la justice mettait sa propre personne en danger", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 5 ; "Les propositions de Curion au nom de César paraissaient raisonnables : il demandait que Pompée licenciât ses troupes ou que César ne fût pas dépouillé des siennes, en ajoutant : “S'ils redeviennent simples particuliers ils accepteront les compromis équitables, s'ils restent armés ils se tiendront tranquilles et se contenteront de ce qu'ils possèdent, mais en affaiblissant l'un par l'autre vous doublerez la puissance que vous craignez”. Le consul Marcellus répondit à Curion en traitant César de brigand et en proposant, s'il refusait de déposer les armes, de le déclarer ennemi de la patrie. Mais Curion, soutenu par Marc-Antoine et par [Lucius Calpurnius] Pison, réussit à imposer ses propositions au Sénat. Il invita ceux qui voulaient que seul César posât les armes et que Pompée conservât le commandement, à se ranger d'un côté, puis il invita ceux qui voulaient que tous deux posassent les armes et qu'aucun ne conservât son armée, à se ranger de l'autre côté : seulement vingt-deux demeurèrent fidèles à Pompée, tous les autres se rangèrent du côté de Curion. Fier de sa victoire, transporté de joie, Curion s'élança dans la foule, qui le reçut avec de vifs applaudissements et le couvrit de bouquets de fleurs et de couronnes. Pompée n'était pas présent dans le Sénat car les généraux en charge n'ont pas le droit d'entrer dans la ville, mais Marcellus se leva et déclara qu'il ne resterait pas tranquillement assis à écouter de vaines paroles alors que dix légions s'avançaient déjà depuis les hauteurs des Alpes, et qu'il allait envoyer contre elles l'homme capable de les arrêter et de défendre la patrie", Plutarque, Vie de Pompée 58 ; "La demande déposée au nom de César avait une apparence de justice : il proposait de déposer les armes à condition que Pompée fît de même. Redevenus simples particuliers ils jouiraient des honneurs décernés par leurs concitoyens, mais lui ôter son armée et laisser à Pompée la sienne signifiait, en accusant l'un d'aspirer à la tyrannie, donner à l'autre les moyens d'y parvenir. Ces offres que Curion fit au nom de César furent accueillies par le peuple avec d'unanimes applaudissements, certains même jetèrent à Curion des couronnes de fleurs comme à un athlète victorieux. Le tribun Marc-Antoine apporta dans l'assemblée une lettre de César sur le sujet, et la lut contre la volonté des consuls. [Metellus] Scipion, beau-père de Pompée, proposa de considérer César ennemi public s'il ne déposait pas les armes au jour fixé. Les consuls demandèrent qui souhaitait que Pompée renvoyât ses troupes, et qui souhaitait que César renvoyât les siennes : quelques voix approuvèrent la première option, beaucoup approuvèrent la seconde. Alors Marc-Antoine demanda à nouveau qui souhaitait qu'ils cédassent ensemble leur commandement : cette option fut unanimement approuvée. Mais les violences de [Metellus] Scipion et les clameurs du consul Lentulus, qui déclara qu'“un brigand nécessite des armes et non pas des décrets”, obligèrent les sénateurs à abandonner la délibération", Plutarque, Vie de César 29 ; Appien suit cette version de Plutarque : "Curion dévoila son jeu plus clairement et plus brutalement, en disant qu'on ne devait donner un successeur à César si on n'en donnait pas aussi à Pompée, car leur défiance réciproque nécessitait qu'ils fussent réduits à l'état de simples particuliers sous peine de menacer la paix dans Rome. Il était conscient que Pompée n'abandonnerait pas son commandement, et que le peuple se méfiait des ambitieuses manœuvres de Pompée. Jugeant sa proposition convenable, le peuple approuva Curion, voyant en lui le seul Romain osant affronter dignement les deux puissants adversaires, elle l'escorta même en lui jetant des fleurs comme à un athlète sortant d'une lutte longue et difficile", Appien, Histoire romaine XIV.27). Dans la seconde version au contraire, celle de Dion Cassius, les sénateurs répondent majoritairement "oui" à la première question et "non" à la seconde question, par crainte de froisser Pompée et de l'inciter à prendre le pouvoir dans Rome par un putsch à la tête des légionnaires de Capoue ("Curion, chargé des lettres de César pour le Sénat, arriva à Rome le jour même où [Lucius] Cornelius Lentulus [Crus] et Caius Claudius [Metellus] furent élus au consulat [ces deux personnages sont élus en l'automne -50 comme consuls pour l'année -49 ; le Caius Claudius Metellus ici mentionné est le cousin homonyme du Caius Claudius Metellus consul en l'an -50]. […] Dans ces lettres, César exposait tout ce qu'il avait accompli pour la République, il se défendait des accusations portées contre lui, il promettait de licencier son armée et de se démettre du commandement à condition que Pompée en fît autant, ajoutant trouver injuste qu'on le forçât à déposer les armes si Pompée gardait les siennes car cela signifiait le livrer à ses ennemis. Le vote sur ce sujet se fit par majorité et non pas par tête, afin que l'expression des opinions ne fût pas faussée par la honte ou la crainte. Personne ne voulut désarmer Pompée, qui stationnait dans les faubourgs avec ses troupes. Tous, à l'exception de Marcus Caelius [Rufus] et de Curion qui avait apporté les lettres de César, réclamèrent la destitution de celui-ci. Les tribuns, qui avaient le droit d'approuver ou de désapprouver un décret à leur convenance, ne crurent pas nécessaire d'incliner d'un côté ou de l'autre. Le Sénat enregistra le vote, mais Marc-Antoine et Longinus empêchèrent sa ratification ce jour-là et le lendemain. Les sénateurs s'en indignèrent et décrétèrent le deuil public, les mêmes tribuns s'opposèrent à ce décret. Le vote fut finalement entériné et exécuté. Les sénateurs sortirent tous du lieu de l'assemblée, changèrent de vêtement et y rentrèrent pour délibérer sur la peine à infliger à Longinus et à Marc-Antoine. Les deux tribuns résistèrent d'abord, mais en voyant comment tournaient les choses, notamment quand Lentulus leur conseilla de s'éloigner avant que la sanction fût arrêtée, ils furent saisis de crainte et retournèrent auprès de César accompagnés de Curion et de [Marcus] Caelius [Rufus]", Dion Cassius, Histoire romaine XLI.1-3). Peu importe. Cette tentative de César via Curion et Marc-Antoine est un échec. César tente un ultime compromis. Il renvoie Curion et Marc-Antoine vers Rome pour dire aux sénateurs qu'il accepte de céder son commandement militaire en Gaule à condition d'être nommé gouverneur de Gaule cisalpine et d'Illyrie avec deux légions. C'est encore un échec ("Peu de temps après, arriva une autre lettre de César encore plus modérée : il proposait de tout céder à condition qu'on lui octroyât le gouvernement de la Gaule cisalpine et celui d'Illyrie avec deux légions, jusqu'à temps d'obtenir un second consulat. L'orateur Cicéron, qui revenait de Cilicie et cherchait à rapprocher les deux partis, essaya de tempérer Pompée. Celui-ci consentit aux demandes de César, tout en refusant de lui laisser des troupes. Cicéron persuada les amis de César d'accepter les deux gouvernements avec seulement six mille soldats. Mais alors que Pompée fléchissait et se rangeait à cette proposition, le consul Lentulus la rejeta, il traita outrageusement Marc-Antoine et Curion et les chassa honteusement du Sénat", Plutarque, Vie de César 31 ; "Contre la volonté du Sénat, Marc-Antoine lut devant le peuple une lettre de César qui contenait des propositions acceptables pour la majorité : il demandait que lui-même et Pompée rendissent leurs gouvernements et leurs troupes pour se présenter devant le peuple et rendre compte de leurs actions. Le consul Lentulus, qui venait d'être élu, la rejeta au nom du Sénat. Cicéron, qui revenait de Cilicie, tenta un accommodement en proposant que César quittât la Gaule et licenciât toute son armée à l'exception de deux légions, qu'il conserverait avec le gouvernement de l'Illyrie en attendant un second consulat. Comme Pompée désapprouvait ces conditions, les amis de César consentirent à renoncer à l'une de ces deux légions. Mais Lentulus repoussa encore la proposition, il reprocha à Pompée de se laisser duper, et la négociation n'aboutit pas" Plutarque, Vie de Pompée 59 ; Appien suit encore Plutarque sur ce point : "César tenta encore un compromis. Il chargea ses amis d'intervenir en sa faveur, en proposant la cessation de ses provinces et son armée sauf deux légions et l'Illyrie et la Gaule cisalpine, jusqu'à temps d'obtenir un nouveau consulat. Pompée estima la proposition recevable, mais les consuls s'y opposèrent absolument", Appien, Histoire romaine XIV.32). La guerre civile devient inévitable. N'ayant plus rien à perdre, César au début janvier -49 franchit avec ses légions le fleuve Rubicon marquant la frontière entre la province de Gaule cisalpine au nord et le territoire de la République romaine au sud. Pour l'anecdote, selon Plutarque et Appien, il prononce à cette occasion un vers de Ménandre, extrait de sa comédie L'arréphore ou l'aulète ("ArrhfÒrh À aÙlhtr…j") : "Aνερρίφθω κύϐος", soit littéralement "Que soit jeté le dé" en grec ("Ménandre dit dans L'arréphore ou l'aulète : “Si tu sensé, ne te marie pas : tu perdrais la vie que tu mènes. J'ai été marié, je te le déconseille.” “L'affaire est arrangée. Que soit jeté le dé.”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.8), signifiant : "Que les choses s'accomplissent" ou : "Advienne que pourra" en français (Plutarque insiste bien sur le fait que César s'exprime en grec et non en latin : "Arrivé sur les bords du Rubicon qui bornait son gouvernement, [César] s'arrêta en silence, réfléchissant sur la grandeur et la témérité de son entreprise, et différa un temps le passage du fleuve. Puis, comme s'il se précipitait d'un lieu escarpé dans un profond abime, il cessa sa réflexion, s'étourdit sur le danger, dit à haute voix en langue grecque ["˜llhnist…"] à ceux qui l'entouraient : “Que soit jeté le dé”, et il fit traverser son armée", Plutarque, Vie de Pompée 60 ; "Arrivé sur le bord du fleuve séparant la Gaule cisalpine du reste de l'Italie, [César] suspendit sa marche, soudain frappé par les réflexions que lui inspirait l'approche du danger, troublé par la grandeur et l'audace de son entreprise. Il demeura un temps sur place, il pesa en silence les différentes options qui s'offraient à lui, évalua les partis contraires, changea plusieurs fois d'avis. Il conféra longtemps avec ses amis qui l'accompagnaient, parmi lesquels [Caius] Asinius Pollio. Il pensa à tous les maux que le passage du Rubicon engendrerait, au jugement de la postérité sur cette action. Finalement la passion l'emporta. Il repoussa les conseils de la raison, il se précipita aveuglément dans l'avenir, il prononça le mot qui inaugure ordinairement les entreprises difficiles et hasardeuses : “Que soit jeté le dé”, et traversa aussitôt le fleuve", Plutarque, Vie de César 32 ; "Préférant provoquer la surprise et la peur par une action rapide et audacieuse, plutôt qu'asseoir sa force par des longs préparatifs, [César] décida de prendre l'initiative de la guerre avec cinq mille hommes en s'emparant des positions stratégiques de l'Italie par prévention. Il envoya à l'avant leurs centurions et une petite troupe d'hommes hardis habillés en civils vers Ariminum [aujourd'hui Rimini en Italie], première cité italienne quand on arrive de Gaule, pour la prendre à l'improviste. Le soir, prétextant une indisposition, il quitta le dîner, laissant ses amis à table, monta sur son char pour gagner à son tour Ariminum, suivi par ses cavaliers. Sa course le conduisit au bord du Rubicon, qui marque la frontière de l'Italie. Alors il s'arrêta, regarda le fleuve, plongea dans ses réflexions, pesant chaque malheur qui adviendrait dès qu'il traverserait ce cours d'eau avec ses armes. Puis il se reprit. Il déclara à ses compagnons : “Si je ne passe pas ce fleuve, mes amis, ce sera le début de mes malheurs, et si je le passe ce sera le début des malheurs pour tous les hommes”, il ajouta le mot habituel : “Que soit jeté le dé”, et il le traversa comme un fou. De là il reprit sa course jusqu'à Ariminum, dont il s'assura le contrôle au lever du jour. Il s'avança en laissant des garnisons sur les positions stratégiques et en s'emparant de tout sur son chemin, par la force ou par la douceur. Les habitants des cités se mirent à fuir, à crier, à courir dans tous les sens, comme toujours en cas de panique, ignorant la réalité des faits, croyant que César avançait avec une armée forte et immense", Appien, Histoire romaine XIV.34-35). Ce vers sera traduit plus tard par Suétone en : "Iacta alea est", soit littéralement : "Que le sort soit jeté" en latin, et passera à la postérité sous cette forme latine ("Dès qu'on annonça à César que le droit d'intercession des tribuns avait été supprimé et qu'ils avaient dû fuir Rome, il envoya secrètement des cohortes à l'avant et, pour cacher sa manœuvre et ne pas éveiller les soupçons, assista un spectacle public, examina le plan d'une école de gladiateurs en construction, participa à un banquet comme à son habitude. Puis, après le coucher du soleil, il fit atteler à un chariot des mulets pris au moulin le plus proche et s'engagea avec une faible escorte dans un chemin de traverse. Les flambeaux s'éteignirent, il s'égara et erra longtemps. Au point du jour, il trouva un guide, marcha à pied par des sentiers très étroits et rejoignit ses cohortes au bord du fleuve Rubicon, qui marquait la frontière de sa province. Là il s'arrêta un instant pour mesurer la grandeur de son entreprise, il se tourna vers ceux qui l'accompagnaient pour leur dire : “Nous pouvons encore revenir sur nos pas, si nous passons ce petit pont nous devrons nous soumettre au hasard des armes”. Il hésitait encore, quand eut lieu un prodige : un homme de grande prestance était assis à proximité et jouait du chalumeau pour des bergers et des soldats venus des postes alentours en nombre, dont des trompettistes, il saisit la trompette de l'un d'eux et entama une fanfare avec une force extraordinaire en s'élançant d'un bond vers le fleuve et en se dirigeant vers la rive opposée. Alors César dit : “Allons où nous appellent les signes des dieux et l'iniquité de nos ennemis. Que le sort soit jeté”", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 31-32). Les sénateurs, qui ne croyaient pas César capable d'un tel coup de force, sont pris au dépourvu, ils paniquent, et décident avec Pompée d'abandonner Rome. Au moment de partir, Caton accuse ses collègues sénateurs de ne pas avoir suivi ses conseils de prudence à l'encontre de l'ambitieux César et de l'inconscient Pompée, et Pompée qui sent déjà avoir perdu sa chance et l'odeur de sa propre mort tente de s'excuser pour la postérité en répondant amèrement : "J'ai mal non pas parce que j'étais inconscient des ambitions de César, mais parce que je voulais que César soit mon ami" ("César s'était emparé d'Ariminum et marchait sur Rome avec son armée. A cette nouvelle, tous les yeux se tournèrent vers Caton. Le peuple et Pompée en personne avouèrent qu'il était le seul à avoir pressenti dès le début et annoncé publiquement les ambitions de César. Il leur dit alors : “Si vous aviez cru ce que je vous ai si souvent prédit et si vous aviez suivi mes conseils, vous ne seriez pas réduits aujourd'hui à tout craindre d'un homme et à tout espérer d'un autre !”. Pompée répondit : “Oui, Caton a tout vu en prophète, mais j'ai agi en ami”. Caton demanda au Sénat de confier à Pompée seul la conduite des affaires, en ajoutant : “Que celui qui a causé des grands malheurs, les répare !”. Mais Pompée n'avait pas d'armée prête, et ses récentes recrues témoignaient leur réticence à sa cause. Il résolut d'abandonner Rome. Caton l'accompagna dans sa fuite", Plutarque, Vie de Caton d'Utique 52). Notons qu'à cette occasion Cicéron, qui exprime ses doutes dans une célèbre formule ("Quand Pompée et César rompirent ouvertement, Cicéron déclara à propos : “Je sais qui je dois fuir, mais je ne sais pas qui je dois suivre”", Plutarque, Apophtegmes des Romains, Cicéron), trahit à son tour à quel point l'univers mental romain est obsédé par la culture grecque : Cicéron ne peut pas s'empêcher de comparer la décision de Pompée à celle de Thémistocle qui a laissé Athènes à la merci du roi étranger Xerxès Ier en -480, et lui reprocher de n'avoir pas imité plutôt Périclès qui a défendu la même Athènes contre le roi grec Archidamos II durant la deuxième guerre du Péloponnèse ("[Cicéron] blâma Pompée de s'être éloigné de Rome en imitant Thémistocle plutôt que Périclès dans une situation semblable", Plutarque, Apophtegmes des Romains, Cicéron).


S'ensuit toutes sortes de péripéties qui débordent de notre sujet, que par conséquent nous n'aborderons pas ici. Pompée traverse l'Italie en essayant d'attirer à lui toutes les troupes qu'il y croise. Il s'embarque à Brindisi sur la mer Ionienne vers la Grèce, pour y recruter des alliés. Flavius Josèphe rapporte plusieurs mesures prises par le consul Lucius Cornelius Lentulus Crus, qui a fui l'Italie aux côtés de Pompée. Ces mesures exemptent de service militaire les juifs pharisiens résidant à Ephèse ("Le consul Lucius [Cornelius] Lentulus [Crus] a dit : “Pour motifs religieux, je dispense de service les juifs citoyens romains qui m'ont paru observer et pratiquer les rites juifs à Ephèse. Fait le douzième jour avant les calendes [premier jour du mois] de quintilis [dans le calendrier romain, soit juillet dans le calendrier chrétien]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.228, 234 et 240 ; "Titus Ampius Balbus, fils de Titus, légat propréteur, aux magistrats, à la Boulè et au peuple d'Ephèse, salut. Sur mon intervention, le consul Lucius [Cornelius] Lentulus [Crus] a dispensé de service les juifs d'Asie. J'ai adressé la même demande de dispense au propréteur Fannius et au proquesteur Lucius Antonius, et j'ai obtenu satisfaction. Je désire que vous preniez les mesures pour que personne ne leur cause d'embarras”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.230), à Délos, à Sardes ("Décret des Déliens : “Sous l'archontat de Boiotos, le 20 du mois de thargélion [dans le calendrier athénien, soit mi-mai à mi-juin dans le calendrier chrétien], motion des stratèges. Le légat Marcus Pison en charge du recrutement, qui réside dans notre cité, nous a convoqués avec des notables pour nous ordonner de ne pas inquiéter les juifs citoyens romains vivant parmi nous, dispensés de service pour motifs religieux par le consul Lucius Cornélius Lentulus [Crus]. Nous devons obéir au légat”. Les habitants de Sardes ont rendu en notre faveur [c'est le juif Flavius Josèphe qui s'exprime] un décret analogue", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.231-232 ; "Le proquesteur et propréteur Lucius Antonius fils de Marcus [probablement le même "Lucius Antonius" mentionné dans la lettre de Titus Ampius Balbus précédemment citée] aux magistrats, à la Boulè et au peuple de Sardes, salut. Les juifs citoyens romains sont venus me montrer qu'ils ont toujours eu, conformément aux lois de leurs pères, des associations distinctes et des lieux de réunion séparés pour traiter leurs affaires et leurs litiges, ils m'ont demandé de préserver ces traditions, et j'ai répondu favorablement à leur demande", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.235), à Kos ("Le préteur et proconsul Caius Fannius fils de Caius [probablement le même "Fannius" mentionné dans la lettre de Titus Ampius Balbus précédemment citée] aux magistrats de Kos, salut. Je vous informe que des ambassadeurs juifs sont venus à moi et m'ont demandé de leur remettre les décrets du Sénat les concernant. Je vous demande de prendre soin de ces hommes conformément à ces décrets du Sénat, dont vous trouverez le contenu en pièces jointes, afin qu'ils puissent rentrer dans leur pays sans difficulté en traversant votre territoire", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.233). Elles sous-entendent que les relations entre juifs et Romains ne sont vraiment plus ce qu'elles étaient avant -64, et que Pompée, conscient que les juifs ne lui obéiront pas s'il les enrôle de force, et qu'ils pourraient même profiter de la guerre civile romaine pour nuire à tous les Romains en jouant opportunément double jeu entre lui et César, choisit via le consul Lentullus d'acheter leur neutralité. César de son côté libère l'Asmonéen Aristobule II (échappé de Rome en -56, capturé par Gabinius peu après et renvoyé captif à Rome, comme on l'a raconté plus haut) et lui donne des légionnaires, en espérant qu'il soulèvera à nouveau le sud Levant dans le dos de Pompée. Mais Pompée ruine ce projet en faisant assassiner Aristobule II avant son départ pour la Judée ("César, resté maître de Rome par la fuite de Pompée et des sénateurs au-delà de la mer Ionienne, rendit la liberté à Aristobule II et résolut de l'envoyer en Syrie avec deux légions pour y rétablir l'ordre selon ses moyens. Mais Aristobule II ne put réaliser aucun des projets qu'il avait conçus en recevant le pouvoir des mains de César : les partisans de Pompée le devancèrent en l'empoisonnant. Les amis de César l'ensevelirent, le cadavre resta longtemps conservé dans du miel, jusqu'au jour où Marc-Antoine le renvoya en Judée et le fit déposer dans la tombe royale", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.123-124). Alexandre le fils aîné d'Aristobule II (capturé une première fois par Gabinius en -56 puis relâché, et capturé une seconde fois par Gabinius lors de son retour d'Egypte en -55, comme on l'a aussi raconté plus haut) est également exécuté sur ordre de Pompée ("[Metellus] Scipion [beau-père de Pompée et gouverneur de Syrie], sur ordre de Pompée, mit à mort Alexandre fils d'Aristobule II. Il reprocha au jeune homme tous ses torts passés vis-à-vis des Romains, et le fit décapiter à Antioche", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.125). Antigone quant à lui, fils cadet d'Aristobule II, trouve refuge auprès de Ptolémée fils de Mennaios qui règne toujours sur Chalcis du Liban ("Ptolémée fils de Mennaios, qui régnait à Chalcis au pied du mont Liban, recueillit les autres enfants d'Aristobule II. Il envoya son propre fils Philippion à Ascalon auprès de la veuve d'Aristobule II pour qu'elle lui confiât son fils Antigone et ses filles. Philippion devint amoureux de l'une d'elles, Alexandra, et l'épousa. Plus tard, Philippion fut tué par son père Ptolémée, qui épousa à son tour Alexandra, et resta le protecteur du frère et de la sœur de celle-ci", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.126). Au nord, Pharnacès II, fils de Mithridate VI, qui règne sur le Bosphore cimmérien/détroit de Kertch, croit le moment venu pour reconstituer le royaume de son père : profitant que Pompée et César sont occupés à préparer une bataille qui les départagera, il tente de recouvrer le territoire du Pont ("Ce roi [Pharnacès II] était un fils de Mithridate VI et régnait sur le Bosphore cimmérien. Désirant reconstituer le royaume de ses ancêtres, il avait profité de la querelle entre César et Pompée pour se soulever", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.45).


Pompée et César se retrouvent face-à-face en août -48 à Pharsale, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Larissa en Thessalie. Les effectifs de Pompée sont plus nombreux que ceux de César. Ils incluent beaucoup de régiments orientaux non romains, dont des Galates, des Arméniens envoyés par Artavazde II, des juifs envoyés par Hyrcan II ou (plus certainement) par son administrateur édomite/iduméen Antipatros, des Arabes (des sédentaires nabatéens contraints de s’engager ? ou des nomades de Syrie venus d’eux-mêmes, attirés par l’espoir d’un gros butin ?), des Ciliciens envoyés par Tracondimotos le probable pirate absous en -67 et installé à Tarse dont nous avons parlé plus haut ("Tarcondimotos, qui tenait sous sa puissance une partie de la Cilicie, [fournit] des secours considérables à la flotte de Pompée", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.63 ; dans sa lettre XV.1 des Lettres familiales/Ad familiares datée de -51, Cicéron qualifie incidemment Tarcondimotos de "fidèle allié et ami du peuple romain dans les pays au-delà du Taurus"), on trouve aussi un contingent égyptien (c’est-à-dire des Egyptiens autochtones encadrés par la garnison romaine laissée en Egypte par Gabinius en -55 ?) qui se contente de faire de la figuration en demeurant sur ses navires au large (des sources consultées par Appien affirment que ce contingent est envoyé collégialement par le roi Ptolémée XIII et sa sœur-épouse Cléopâtre VII, mais c’est très peu probable car à cette date, dans le premier semestre -48, la rupture entre ces deux souverains est déjà consommée, comme on va le voir juste après : "Pompée avait à ses côtés tous les peuples de l’Orient en grand nombre, les uns à cheval, les autres à pied. Chez les Grecs, on trouvait les Laconiens commandés par leurs propres rois, les autres Péloponnésiens, les Béotiens, les Athéniens étaient aussi présents malgré une proclamation les dissuadant de nuire aux deux adversaires pour respecter la sainteté des Thesmophories [fête agricole athénienne], ils avaient décidés de participer à la gloire de la guerre qui établirait l’hégémon des Romains. Chez les non Grecs, on trouvait presque tous les peuples des bords maritimes orientaux : les Thraces, les Hellespontins, les Bithyniens, les Phrygiens, les Ioniens, les Lydiens, les Pamphiliens, les Pisidiens, les Paphlagoniens, les Ciliciens, les Syriens, les Phéniciens, le peuple hébreu et ses voisins arabes, les Chypriotes, les Rhodiens, les frondeurs crétois et tous les autres insulaires. On trouvait aussi des rois et des dignitaires à la tête de leurs armées : Déjotaros le tétrarque de Galatie orientale, Ariarathès X prince de Cappadoce [frère cadet du roi Ariobarzanès III ; ces deux frères sont les petits-fils d’Ariobarzanès Ier de l’époque de Mithridate VI], le général Taxilès à la tête des Arméniens d’en-deçà de l’Euphrate, Mégabatès le lieutenant du roi Artavazde II à la tête des Arméniens d’au-delà de l’Euphrate, et d’autres souverains secondaires. On dit qu’il reçut aussi d’Egypte soixante navires de la part de Cléopâtre VII et de son très jeune frère [Ptolémée XIII] qui régnaient sur ce pays, mais ces navires ne participèrent pas aux combats, ni d’ailleurs le reste de la flotte, qui resta sans bouger à Corfou", Appien, Histoire romaine XIV.70-71). On remarque que les Parthes sont absents, même si Orodès II incline naturellement vers Pompée qui a négocié avec les Parthes naguère pendant la guerre contre Mithridate VI, plutôt que vers César qui prétend vouloir venger la mort de son ancien protecteur Crassus contre les Parthes à Harran/Carrhes en -53 ("Peu de temps après [la défaite de Crassus en -53], la guerre civile entre César et Pompée déchira l’empire romain. Les Parthes se déclarèrent pour Pompée, à cause de l’alliance qu’ils avaient conclue avec lui dans la guerre contre Mithridate VI, ou à cause de la mort de Crassus : ils savaient que le fils de Crassus combattait dans le camp de César et étaient persuadés que, en cas de victoire de César, ce fils voudrait venger le sang de son père", Justin, Histoire XLII.4 ; "[Pompée] avait réuni autour de lui des forces considérables, fournies par les provinces soumises à Rome, par les peuples et les rois alliés, ceux qui lui avaient été attachés dans le passé par un lien quelconque lui donnèrent de l’argent, ou lui envoyèrent de l’aide, ou se présentèrent en personne. Seuls Pharnacès II et Orodès II demeurèrent en retrait. Il avait tenté d’attirer ce dernier à lui, qui était théoriquement un ennemi depuis qu’il avait tué les deux Crassus, le roi parthe lui avait promis un soutien contre la cessation de la Syrie mais, ne l’ayant pas obtenue, il avait repris sa promesse", Dion Cassius, Histoire romaine XLI.55). Contre toute logique, César est vainqueur. Cassius, l’ancien lieutenant de Crassus, sauveur de la province romaine de Syrie contre les Parthes en -53/-52, abandonne Pompée et fuit vers l’est auprès de Pharnacès II. Caton abandonne aussi Pompée et fuit vers l’Afrique ("Cassius prit la mer à destination du Pont pour dresser Pharnacès II contre César. [Metellus] Scipion et Caton embarquèrent pour la Libye, comptant sur [Sextus Quinctilius] Varus et son armée, et sur leur allié Juba Ier roi de Numidie", Appien, Histoire romaine XIV.87). Habilement, César prodigue sa clémence, il épargne ses ennemis non Romains, dont les Ciliciens de Tarcondimotos qu’il laisse retourner libres à Tarse, dont aussi les Galates qu’il prive d’une partie de leur territoire mais en leur promettant une partie du royaume de Pharnacès II en dédommagement, il va même jusqu’à brûler leurs lettres compromettantes qu’il trouve dans le camp de Pompée pour leur signifier qu’il ne les utilisera pas contre eux et qu’il leur pardonne leur égarement momentané ("[César] laissa la vie au Thrace Sabalos et au Galate Déjotaros qui avaient participé à la bataille. Il usa de la même clémence envers Tarcondimotos, qui tenait sous sa puissance une partie de la Cilicie et avait fourni des secours considérables à la flotte de Pompée. Doit-on énumérer tous ceux que César grâcia contre une simple caution, alors qu’ils avaient offert leur aide à Pompée ? Il ne leur infligea aucun châtiment et ne leur enleva rien, malgré les faveurs que Pompée leur avait prodiguées jadis et jusqu’à récemment. Certes il donna à Ariobarzanès III le roi de Cappadoce une partie de l’Arménie qui appartenait à Déjotaros, mais il ne nuit pas pour autant à Déjotaros, il ne dissout pas son territoire, au contraire quand il reprit le contrôle total de l’Arménie accaparée par Pharnacès II [après la bataile de Zéla à la fin du printemps -47 dont nous parlerons plus loin] il la partagea entre Ariobarzanès III et Déjotaros. Telle fut la générosité de César. […] Par la suite, il montra la même douceur et la même magnanimité à l’encontre de ses adversaires. Ayant découvert dans les coffres de Pompée des lettres secrètes qui témoignaient du dévouement de certains hommes pour son rival et de leur haine pour lui, il ne les lut pas, il ne les copia pas, il les brûla sur-le-champ afin de se priver de motifs de les punir. Cette grandeur d’âme raviva la haine de ceux qui voulaient sa perte", Dion Cassius, Histoire romaine XLI.63). Déchu soudain de toute sa gloire passée, seul, très seul, vraiment très seul, accompagné d’une poignée d’auxiliaires sans importance, Pompée fuit également le lieu de sa défaite. Dans une nouvelle séquence cinématographique telle qu’il les affectionne, Plutarque montre Pompée marchant dépité avec Larissa, sa voix off méditant sur sa puissance perdue, sur le destin, sur le vide ("Pompée s’éloigna du champ de bataille, il abandonna son cheval, et il profita de n’être pas poursuivi pour quitter les lieux d’un pas lent avec un très petit nombre de personnes, en proie aux réflexions naturelles d’un homme accoutumé à tout réussir depuis trente-quatre ans et expérimentant pour la première fois la déroute et la fuite dans sa vieillesse. Comment une gloire et une puissance qui s’étaient développées par tant de combats et de guerres, avaient-elles pu se perdre en une heure ? Comment, après avoir été entouré de fantassins, de cavaliers, de marins en si grand nombre, pouvait-il fuir maintenant si faible, avec un cortège si pauvre qu’il échappait sans être reconnu à ses ennemis qui le cherchaient ? Il passa près de Larissa sans s’y arrêter. Dans les Tempè [vallée du fleuve Pénée située entre le mont Olympe au nord et le mont Ossa au sud], pressé par la soif, il se jeta visage contre terre et but dans le fleuve [Pénée]. Après s’être relevé, il descendit la vallée jusqu’à la mer. Il passa le reste de la nuit dans une cabane de pêcheurs. Au point du jour, il monta dans un bateau fluvial avec les citoyens libres qui l’accompagnaient, après avoir commandé à ses esclaves de se rendre sans crainte à César", Plutarque, Vie de Pompée 73). Pompée gagne la mer, il monte sur un petit bateau marchand pour gagner Mytilène de Lesbos, où l’attendent son épouse Cornélia et son fils Sextus ("[Pompée] quitta son camp rapidement et s’échappa avec quelques compagnons vers Larissa. Il n’entra pas dans la cité, malgré la demande des habitants, craignant qu’ils le condamnassent, il les invita à se rendre au vainqueur. Il s’approvisionna par lui-même, descendit vers la mer, et s’éloigna sur un navire marchand vers Lesbos pour rejoindre son épouse Cornélia et son fils Sextus. Il les prit à bord, sans entrer non plus dans Mytilène. Puis il partit pour l’Egypte, espérant obtenir l’aide du roi Ptolémée XIII, fils de Ptolémée XII [Aulète] qu’il avait aidé à recouvrer le trône via Gabinius, service en échange duquel Ptolémée XIII avait envoyé une flotte à Pompée", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.2 ; "Pompée se rendit à la même allure de Larissa à la mer, monta dans une petite barque, rejoignit un bateau qui passait à proximité, sur lequel il vogua jusqu’à Mytilène, d’où il partit en compagnie de sa femme Cornélia, avec quatre trières envoyées par les Rhodiens et les Tyriens", Appien, Histoire romaine XIV.83), nouveau prétexte à une séquence mélodramatique et à des réflexions métaphysiques chez Plutarque ("Pompée passa devant Amphipolis, et de là fit voile vers Mytilène pour y retrouver Cornélia et son fils. Quand il eut jeté l’ancre devant l’île, il envoya vers la ville un message que Cornélia n’attendait pas. Après les succès dont on l’avait bercée de vive voix et par écrit, elle espérait que la victoire de Durrachium [aujourd’hui Durrës en Albanie, où César et Pompée se sont affrontés avant la bataille de Pharsale] terminerait la guerre, et que Pompée s’occupait à poursuivre César. Le messager, la voyant pleine de cet espoir, n’osa pas la saluer, il la renseigna sur l’étendue du malheur par ses larmes plus que par ses paroles, avant de lui dire enfin : “Hâte-toi, si tu veux voir Pompée sur le seul bateau qui lui reste et qui ne lui appartient même pas !”. A ces mots, Cornélia se jetta à terre, elle y resta longtemps, hors d’elle-même et sans voix. Elle recouvra la raison à grand’peine. Estimant que le temps n’était plus aux gémissements et aux pleurs, elle traversa la ville et courut au rivage. Pompée alla vers elle et la reçut dans ses bras, prête à s’évanouir : “Ο mon époux, lui dit-elle, c’est ma mauvaise fortune et non pas la tienne, qui t’a réduit à cet unique bateau, toi qui voguait sur la même mer avec cinq cents navires avant ton mariage avec Cornélia ! Pourquoi es-tu venu me chercher ? Pourquoi ne m’abandonnes-tu pas avec cette mauvaise fortune qui vient de t’accabler ? […]”. Telles furent les paroles de Cornélia. Pompée lui répondit : “Cornélia, tu te trompes, ma bonne fortune que tu as connue m’a contenté au-delà de ce qu’un homme peut souhaiter. Nous sommes nés mortels, nous devons accepter les disgrâces et toujours espérer en elle, je peux sortir de mon état pour revenir à ma gloire passée de la même façon que je suis tombé de ma grandeur dans l’état où tu me vois”. Cornélia envoya chercher ses effets précieux et ses domestiques. Les Mytiléniens vinrent saluer Pompée et le prièrent d’entrer en ville, mais il refusa et leur dit de se soumettre au vainqueur avec confiance, “car César est clément et bon” ajouta-t-il", Plutarque, Vie de Pompée 74-75). Il rembarque avec quelques amis. Il atteint les côtes de la Cilicie. Il regrette avoir provoqué une bataille terrestre en songeant qu’avec ses forces navales il aurait pu vaincre César sur mer ("Ayant pris sur son bateau sa femme et ses amis, Pompée continua sa route en s’arrêtant dans certains ports seulement par nécessité de s’approvisionner en eau et en vivres. La première cité où il descendit fut Attaleia en Pamphylie [qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Antalya" en Turquie]. Quelques trières vinrent de Cilicie l’y rejoindre, il rassembla des troupes, il eut même rapidement auprès de lui une soixantaine de sénateurs. On lui apprit que la flotte était intacte et que Caton était passé en Libye avec un grand nombre de soldats. Alors il se reprocha vivement devant ses amis de s’être laissé entraîner dans une bataille sur terre en négligeant ses forces maritimes qui constituaient son principal avantage, ou du moins de n’avoir pas utilisé sa flotte comme un rempart contre l’armée terrestre de son adversaire plus efficace que la sienne", Plutarque, Vie de Pompée 76). Il hésite sur le chemin à prendre. L’Afrique, comme Caton ? Beaucoup de légionnaires survivants y ont trouvé refuge mais ne sont plus disposés à lui obéir, et les autochtones ne sont pas pas sûrs (les Grecs à l’est du golfe de Syrte et les Carthaginois à l’ouest du golfe de Syrte détestent les Romains depuis toujours, de plus les Carthaginois n’ont pas oublié les carnages commis sur leur sol par Pompée dans sa jeunesse, qui lui valu le surnom d’"Adulescentulus carnifex/Adolescent boucher", que nous avons rapidement évoqués plus haut). Le royaume parthe ? Certes Orodès II n’est pas intervenu en faveur de César, mais sa neutralité ne signifie pas forcément qu’il est un ami : il reste le fossoyeur les légions de Crassus, l’envahisseur de la province romaine de Syrie en -53/-52, et surtout un barbare indifférent aux convenances gréco-latines qui n’hésitera pas à violer Cornélia si tel est son plaisir. Rapidement, la seule option qui s’impose est l’Egypte ("[Pompée] refusa de gagner Corfou, ainsi que la Libye où il disposait de troupes importantes et de sa flotte intacte. Il se dirigea vers l’est, du côté des Parthes, pensant qu’ils l’aideraient. Il révéla ce projet à ses amis en arrivant en Cilicie. Mais ceux-ci lui conseillèrent de se méfier des Parthes, qui récemment avaient été agressés par Crassus et s’enorgueillissaient de l’avoir écrasé, et surtout de ne pas emmener chez des barbares une femme aussi belle que Cornélia qui avait été l’épouse de Crassus. Pompée proposa alors l’Egypte ou Juba Ier. Ils rejetèrent Juba Ier qu’ils jugeaient peu sûr, et approuvèrent l’Egypte, qui était proche et constituait un royaume vaste et prospère, possédant en quantité bateaux, ravitaillement, argent, dont le roi [Ptolémée XIII] encore enfant avait hérité de son père [Ptolémée XII Aulète] des liens d’amitié avec Pompée", Appien, Histoire romaine XIV.83 ; "On raconte que Pompée pensa fuir chez les Parthes, mais j’ai des doutes. Car ce peuple était si détesté des Romains depuis l’expédition de Crassus, et surtout de Pompée qui était lié à Crassus, qu’ils avaient emprisonné un de leurs ambassadeurs, en dépit de sa dignité de bouleute, venu demander de l’aide. De plus, on imagine difficilement Pompée à l’époque de sa déchéance suppliant son ennemi le plus acharné afin d’en obtenir ce qu’il n’en avait jamais obtenu à l’époque de sa gloire", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.2 ; "[Pompée] délibéra avec ses amis. Aucune province de l’empire ne semblait garantir leur sûreté. Parmi les royaumes étrangers, celui des Parthes paraissait le plus adapté pour les accueillir, pour protéger leur faiblesse d’abord, pour reconstituer une armée ensuite et revenir en force. La majorité inclinait pour la Libye et le roi Juba Ier. C’est alors que Théophane de Lesbos lui signifia qu’il était fou de négliger l’Egypte, à seulement trois jours de navigation, dont Ptolémée XIII encore enfant était lié par l’amitié et les services que son père [Ptolémée XII Aulète] avait reçus de Pompée, et de préférer se jeter ainsi dans les mains des Parthes, le plus perfide de tous les peuples. Il dit : “Quoi ! Pompée prétend être au-dessus des hommes, il refuse de devenir le second après un Romain dont il a été le gendre [Pompée a été le gendre de César, dont il a épousé la fille Julia ; après le décès de cette dernière en -54 il s’est remarié avec Cornélia], il ne veut pas profiter de la clémence de César, et il est prêt à livrer sa personne à un Arsacide qui n’a pas réussi à capturer Crassus vivant ? Il mènerait une jeune femme du sang des Scipions au milieu de barbares qui n’ont pas d’autres règles que leurs caprices et la satisfaction de leurs passions brutales ? Et même si sa vertu n’est pas outragée, comment l’empêcher de subir le soupçon indigne qu’elle l’a été, si tu la livres ainsi à des hommes capables de tout ?”. On rapporte que ce dernier argument décida Pompée à abandonner la route de l’Euphrate et à se retirer en Egypte. On se demande néanmoins si ce choix de Pompée venait de lui-même ou d’un mauvais génie. Il quitta Chypre avec sa femme sur une trière de Séleucie [dont le nom est resté jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Silifke" en Turquie, cité portuaire à l’embouchure du fleuve Kalykadnos, aujourd’hui le fleuve Göksu], les personnes qui le suivaient embarquèrent sur des navires longs ou des bateaux marchands. La traversée se déroula sans incident", Plutarque, Vie de Pompée 76-77).


Ptolémée XII Aulète est mort en -51, laissant deux fils et deux filles, Cléopâtre VII l’aînée et Arsinoé la cadette. Par testament, il a légué son royaume à Ptolémée XIII, son fils aîné alors âgé d’environ dix ans, à condition qu’il épouse sa sœur Cléopâtre VII alors âgée d’environ dix-huit ans ("Ptolémée [XII Aulète] le père, dans son testament, avait désigné comme héritiers [Ptolémée XIII] l’aîné de ses deux fils et [Cléopâtre VII] l’aînée de ses deux filles. Dans le même document, il implorait le peuple romain, au nom de tous les dieux et de l’alliance qu’il avait contractée avec lui, de veiller à l’application de ces dispositions", Jules César, Guerre civile, III, 108.4-5). En attendant la majorité de Ptolémée XIII, la gestion du royaume a été confiée à un eunuque portant un nom grec, "Pothinos/PoqeinÒj", assisté d’un stratège nommé "Achillas", ancien gouverneur militaire de Péluse ("En raison de l’extrême jeunesse du roi, l’administration du royaume avait été confiée à un eunuque nommé “Pothinos”. Cet homme d’abord s’était opposé violemment aux amis du roi qui le protégeait, puis, ayant trouvé dans la Cour royale des gens de son avis et disposés à le seconder, il appela secrètement à Alexandrie l’armée de Péluse à Alexandrie, commandée par l’Achillas déjà évoqué", Jules César, Guerre civile, III, 108.1-2), et de la garnison romaine commandée par Lucius Septimius que Gabinius a laissée à Alexandrie en -55, dont la discipline s’est fortement dégradée depuis ("Les troupes que commandait Achillas n’étaient négligeables ni par leur nombre, ni par leur courage, ni par leur expérience. Elles s’élevaient à vingt mille hommes. Parmi elles se trouvaient les soldats de Gabinius. Accoutumés à la vie et aux mœurs d’Alexandrie, ils avaient perdu le souvenir de la discipline romaine. Ils s’étaient mariés, la plupart avaient des enfants. A eux s’étaient joints un ramassis de voleurs et de brigands de Syrie, de Cilicie et des pays alentours, et une foule de condamnés à mort et de bannis. Nos esclaves fugitifs trouvaient dans Alexandrie une retraite sûre et une nouvelle vie dès qu’ils s’enrôlaient dans l’armée. Quand l’un d’eux était arrêté par son maître, tous accouraient pour le délivrer, étant pareillement coupables, chacun défendant la cause de tous", Jules César, Guerre civile, III, 110.1-4). Nul besoin d’être fin psychologue pour deviner que la relation entre Cléopâtre VII et Pothinos a dû être conflictuelle dès le début. Cléopâtre VII, au caractère bien affirmé et très libérée sur le plan sexuel, comme sa biographie future allait le révéler, n’était pas femme à se laisser marcher sur les pieds par un eunuque. Et Pothinos, courtisan ambitieux et sans scrupules, n’était pas disposé à se laisser importuner par une donzelle de dix-huit ans. On ignore le détail des premières années de régence. On sait seulement que, pour un prétexte conjoncturel que nous ignorons et qui n’a au fond aucune importance, la donzelle a été chassée d’Alexandrie début -48 par l’eunuque ("Les Alexandrins se donnèrent pour rois l’aîné des fils [de Ptolémée XII Aulète] et Cléopâtre VII. Rapidement les partisans du jeune roi se soulevèrent, Cléopâtre VII fut chassée et s’embarqua avec sa sœur [Arsinoé] vers la Syrie", Strabon, Géographie, XVII, 1.11 ; "Dionysos [un des surnoms de Ptolémée XII Aulète] mourut en laissant quatre enfants : deux fils appelés “Ptolémée” et deux filles appéles “Cléopâtre” et “Arsinoé”. Le pouvoir revint aux deux aînés, Ptolémée XIII et Cléopâtre VII, qui régnèrent conjointement pendant quatre ans. Cette situation dura jusqu’au moment où Ptolémée XIII accapara le pouvoir pour lui seul, en violation des ordres de son père", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, page 168). C’est dans ce contexte risqué que Pompée s’avance vers les côtes égyptiennes à la fin de l’été de la même année. Pompée croit que l’enfant Ptolémée XIII et ses protecteurs se souviendront de l’aide diplomatique, financière et militaire qu’il a apportée naguère à Ptolémée XII Aulète, cette conviction est renforcée par le fait que, nous venons de le voir, Ptolémée XIII et Pothinos ont envoyé des navires pour l’aider contre César avant la bataille de Pharsale. Mais il calcule mal. Car de leur côté Pothinos et Achillas jugent que primo accueillir le vaincu Pompée en Egypte signifie devenir de facto des adversaires du vainqueur César, deusio si Pompée s’installe en Egypte il y gouvernera en maître à leurs dépens, et tertio chasser Pompée leur attirera la colère de César qui les accusera d’être des complices passifs de Pompée… et peut-être la colère de Pompée si celui-ci s’installe dans un autre pays, y reconstitue des forces et obtient une revanche contre César. Selon eux, la seule solution est d’assassiner Pompée, en espérant que cet acte leur apportera la reconnaissance du vainqueur César ("Informé que Ptolémée XIII était à Péluse avec ses troupes, en guerre contre sa sœur [Cléopâtre VII], [Pompée] s’y rendit. Il envoya un de ses amis prévenir le roi de son arrivée et lui demander asile. Ptolémée XIII était extrêmement jeune. Pothinos, qui exerçait toute l’autorité, rassembla les courtisans sous son influence et les invita à exposer chacun leur avis. Quelle honte pour Pompée le Grand, de s’être livré ainsi aux résolutions de l’eunuque Pothinos, du rhétoricien corrompu Théodotos de Chio, de l’Egyptien Achillas, les trois personnages qui avaient élevé le roi et qui étaient devenus, parmi tous ses autres valets de chambre, ses principaux ministres ! Tel fut le conseil dont Pompée, ancré au large, attendait la décision, lui qui trouvait indigne de sa grandeur de devoir la vie à César ! Les avis les plus opposés furent avancés. L’un voulait expulser Pompée, l’autre voulait le recevoir. Théodotos usa de son art rhétorique pour signifier que ces deux avis étaient pareillement dangereux. Il dit : “Recevoir Pompée, c’est faire de César notre ennemi, et de Pompée notre maître. Et si nous le rejetons, il nous punira peut-être plus tard parce que nous l’aurons chassé, et César nous punira assurément parce que nous l’aurons obligé à le poursuivre. Le meilleur parti est donc de l’accueillir et de le tuer. Ainsi nous obligerons César et nous ne craindrons plus Pompée”. Et il conclut en souriant : “Un mort ne mord pas”", Plutarque, Vie de Pompée 77). Pompée arrive à Péluse, où Ptolémée XIII est positionné avec sa Cour pour barrer la route à Cléopâtre VII réfugiée au sud Levant. Achillas et Lucius Septimius l’accueillent avec un grand sourire, et le poignardent aussitôt. Ainsi finit Pompée le Grand, en septembre -48 ("Les courtisans qui administraient le royaume à la place du très jeune roi répondirent avec une politesse affectée aux envoyés de Pompée, et l’incitèrent à débarquer. En réalité, soit par peur que Pompée débauchât l’armée et se rendît maître d’Alexandrie et de l’Egypte, comme ils le prétendirent plus tard, soit par mépris pour son infortune (après une défaite, les amis deviennent souvent des ennemis), ils s’étaient concertés pour le tuer. Ils missionnèrent le préfet Achillas, personnage ambitieux et téméraire, et le tribun militaire Lucius Septimius pour aller à sa rencontre avec une franchise apparente, surtout Septimius que Pompée connaissait un peu car il avait commandé dans son armée lors de la guerre contre les pirates. Pompée monta dans une chaloupe avec quelques proches. Et là il fut tué par Achillas et Septimius", Jules César, Guerre civile, III, 104.1-3 ; "Pompée le Grand, réduit à la fuite après [la bataille de] Pharsale, arriva en vue de Péluse et du mont Kasios, où il fut assassiné lâchement par les familiers du roi", Strabon, Géographie, XVII, 1.11 ; "Achillas fut chargé de l’exécution. Il prit avec lui deux Romains, le centurion Septimius et le commandant Salvius qui avaient servi dans la flotte de Pompée, il y joignit trois ou quatre esclaves, et se rendit au navire de Pompée. Tous les compagnons de Pompée s’étaient rassemblés, attendant la réponse du messager. Quand ils virent le petit nombre d’hommes qui approchaient sur une barque de pêche au lieu de l’accueil royal somptueux que Théophane [de Lesbos] leur avait fait espérer, ils eurent des doutes et conseillèrent à Pompée de regagner le large avant qu’il fût à portée de flèche. Mais la barque s’avança. Septimius se leva le premier et salua Pompée en latin par le titre d’“imperator”. Achillas le salua en langue grecque et l’invita à passer dans la barque, prétextant les bas-fonds de la côte et les bancs de sable dont la mer était remplie : selon lui, l’eau n’était pas assez profonde pour y engager une trière. Au même moment on vit des bateaux du roi qui s’équipaient, des soldats qui se répandaient sur le rivage, rendant toute fuite impossible même en cas de volte-face de Pompée. Par ailleurs, se montrer défiant, c’était fournir aux assassins l’excuse de leur crime. Pompée embrassa Cornélia, qui le pleurait déjà comme un homme mort, et ordonna à deux centurions qui l’accompagnaient, à son affranchi Philippe et à son esclave Skythès de monter avant lui dans la barque. Quand Achillas lui tendit la main par-dessus le navire, il se retourna vers sa femme et son fils pour leur adresser ce vers de Sophocle : “Tout homme libre qui entre chez un tyran devient son esclave” [extrait d’une œuvre non conservée de Sophocle]. Ce furent les dernières paroles qu’il dit aux siens. Il passa dans la barque. La distance était longue de la trière jusqu’au rivage. Durant le trajet, comme personne dans la barque ne lui adressait un mot affectueux, il regarda Septimius et lui demanda : “Mon ami, je me trompe, ou tu as fait la guerre avec moi ?”. Septimius répondit affirmativement par un simple signe de tête, sans prononcer une parole, sans témoigner à Pompée le moindre intérêt. Un profond silence retomba. Alors Pompée prit des tablettes sur lesquels il avait écrit un discours en grec à l’attention de Ptolémée XIII, et se mit à le lire. Lorsqu’ils furent près du rivage, Cornélia très inquiète regarda avec ses amis par-dessus la trière ce qui allait arriver. Elle commençait à se rassurer en voyant plusieurs serviteurs royaux venir vers Pompée, comme pour l’honorer à son débarquement, quand soudain, au moment où Pompée prit la main de Philippe pour se lever plus facilement, Septimius lui porta un premier coup d’épée par derrière au travers du corps, puis Salvius, puis Achillas. Pompée prit sa toge des deux mains, s’en couvrit le visage, et se livra dignement à leurs coups sans rien dire ni rien faire, avant d’expirer", Plutarque, Vie de Pompée 78-79 ;"Pompée vogua vers l’Egypte. Cléopâtre VII, qui partageait le pouvoir avec son frère [Ptolémée XIII], avait récemment fui l’Egypte et rassemblait une armée en Syrie. Son frère Ptolémée XIII guettait son attaque près du mont Kasios. Le vent, probablement sous l’action d’un dieu, poussa Pompée vers cet endroit. En voyant une grande armée sur la côte, il conjectura que le roi se trouvait là. Il stoppa et envoya des messagers annoncer son arrivée et rappeler son amitié avec le père du roi. Ce dernier avait à peine treize ans, l’armée était régentée par Achillas, et les finances, par l’eunuque Pothinos, qui tinrent conseil à propos de Pompée. Le rhéteur Théodotos de Samos, précepteur du jeune homme, proposa l’infâmie de piéger Pompée et de le tuer afin d’obtenir les faveurs de César. Son avis fut approuvé. On prétexta que la mer était peu profonde et inadaptée aux grands navires pour n’envoyer qu’une simple barque, avec quelques serviteurs royaux et le Romain Sempronius [alias "Septimius" chez les autres auteurs] qui avait servi sous Pompée avant de se mettre au service du roi. Celui-ci invita Pompée de la main à se rendre auprès du jeune roi “qui était son ami”. Pendant ce temps, l’armée tout entière se répartit sur le rivage comme pour honorer Pompée, et le roi apparut au milieu revêtu de sa pourpre. Pompée commença à douter sur tout : sur ce déploiement des troupes, sur la modestie de la barque, sur le fait que le roi ne s’était pas déplacé en personne, ni d’ailleurs aucun de ses dignitaires. Mais il se contenta de citer ce vers de Sophocle : “Tout homme libre qui entre chez un tyran devient son esclave”, puis il monta dans la barque. Ses soupçons se renforcèrent pendant la traversée, où chacun garda le silence. Soit parce qu’il le reconnut, soit parce qu’il devina son statut en le voyant rester debout selon l’usage militaire romain interdiant à un officier de s’asseoir en présence de son général, il demanda à Sempronius : “Tu ne m’es pas inconnu : n’as-tu pas servi sous mes ordres ?”. Sempronius répondit oui par un signe, puis, dès que Pompée tourna son regard, il lui porta le premier coup, et les autres l’imitèrent. La femme et les amis de Pompée, assistant de loin à cette scène, se mirent à hurler de douleur, levèrent leurs mains vers les dieux pour implorer vengeance contre les accords violés, ils se hâtèrent de repartir au large, loin de cette terre ennemie", Appien, Histoire romaine XIV.84-85 ; "Pour les raisons précédemment évoquées, [Pompée] se dirigea vers l’Egypte. Après avoir longé les côtés jusqu’à la Cilicie, il alla de là à Péluse où se trouvait le camp de Ptolémée XIII en guerre contre sa sœur Cléopâtre VII. Il jetta l’ancre, il envoya des messagers rappeler au roi les bienfaits qu’il avait prodigués à son père et lui demander l’autorisation de débarquer sous certaines garanties, dont sa propre sécurité. Ptolémée XIII ne lui apporta aucune réponse parce qu’il était encore un enfant. Mais plusieurs Egyptiens ainsi que le Romain Lucius Septimius, qui avait servi sous Pompée et, devenu lieutenant de Gabinius, avait été laissé par celui-ci avec un petit contingent pour garder Ptolémée [XII Aulète], vinrent en feignant l’amitié afin de lui nuire. Cet acte impie apporta la malédiction sur eux-mêmes et sur toute l’Egypte : non seulement ils périrent personnellement peu de temps après, mais encore les Egyptiens devinrent les esclaves de Cléopâtre VII qu’ils détestaient, puis les sujets de Rome. Septimius et le stratège Achillas, et ceux qui étaient avec eux, déclarèrent à Pompée le recevoir avec plaisir, afin de le tromper et le capturer plus facilement, puis ils renvoyèrent ses messagers. Les conspirateurs reçurent des encouragements, ils embarquèrent sur un petit bateau et se dirigèrent vers lui. Après de nombreuses salutations amicales, ils le prièrent de venir sur leur bateau, assurant qu’en raison de sa taille et de la faible profondeur d’eau son navire ne pouvait pas avancer jusqu’à terre et que Ptolémée XIII était très désireux de le voir promptement. Alors, contre l’avis de tous ses amis, il changea d’embarcation en accordant sa confiance à ses hôtes, et en se contentant de dire : “Tout homme libre qui entre chez un tyran devient son esclave”. Quand ils arrivèrent près du rivage, avant d’entrer dans le port, craignant qu’il pût être sauvé par le roi Ptolémée XIII lui-même ou par les Romains ou par les Egyptiens qui le respectaient, ils le tuèrent. Il ne poussa aucun cri ni aucune plainte : dès qu’il comprit la conspiration, et l’impossibilité de les retenir ni de s’échapper, il se voila le visage", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.3-4). Les assassins coupent la tête de Pompée, et la conservent précieusement en attendant l’arrivée de César ("En voyant ce meurtre, ceux qui étaient dans le navire poussèrent des cris affreux qui retentirent jusqu’au rivage, ils se hâtèrent de lever l’ancre et prirent la fuite, favorisés par un bon vent qui les poussait en poupe. Les Egyptiens renoncèrent à les poursuivre. Les assassins coupèrent la tête de Pompée et jetèrent hors de la barque le corps dénudé", Plutarque, Vie de Pompée 80 ; "La tête de Pompée fut coupée et conservée par Pothinos et son entourage pour César, dont ils espéraient de grandes compensations, mais qui leur fit payer justement leur infamie. Le reste de son corps fut enseveli sur la côte par un inconnu qui lui érigea une tombe modeste, où une autre personne fit inscrire : “Pour qui fut si sanctifié, quelle misère que cette tombe !”. Le temps recouvrit cette tombe de sable. Toutes les statues de bronze en l’honneur de Pompée que ses partisans érigèrent dessus, furent outragées et transportées dans des endroits secrets, avant d’être recherchées et retrouvées récemment par l’Empereur Hadrien, qui a fait nettoyer la tombe, lui a rendu son ancien lustre et a redressé ces statues de Pompée", Appien, Histoire romaine XIV.86).


Ce dernier suit son adversaire malheureux à la trace. Dans l’Hellespont, il a croisé Cassius qui fuyait avec une petite flotte vers Pharnacès II. Effrayé par la baraka de César, Cassius a renoncé à engager le combat alors qu’il était en situation favorable, il s’est soumis spontanément à César, qui lui a accordé aussitôt son pardon ("Trois jours après [la bataille de Pharsale], [César] s’élança vers l’Orient, selon les informations à sa disposition sur la fuite de Pompée. Faute de trières, il entreprit de traverser l’Hellespont sur des petits bateaux. Or, pendant qu’il traversait, Cassius qui filait vers Pharnacès II apparut avec une partie de ses trières. Alors qu’avec ces nombreux navires il aurait pu capturer les petits bateaux de César, la peur de la bonne fortune de son adversaire le paralysa : il crut que César naviguait exprès en travers de sa route, et il tendit les mains vers lui, du haut de ses trières en direction des barques en contrebas, pour lui demander pardon et lui offrir ses navires. Tant était puissante la renommée de réussite de César ! Car comment expliquer autrement qu’un remarquable général comme Cassius disposant de soixante-dix trières, pût ainsi renoncer d’emblée au combat contre César rencontré au dépourvu ? Ce fut cet homme qui, s’étant livré sous le coup d’une frayeur honteuse à César voguant au hasard, l’assassina plus tard quand celui-ci devint le maître à Rome", Appien, Histoire romaine XIV.86 ; "Tandis qu’il traversait l’Hellespont sur un bac, [César] rencontra la flotte de Pompée que commandait Lucius Cassius. Il terrifia ce dernier dans combattre et le fit changer de camp. Ensuite il prit possession de la région sans rencontrer de résistance, il y régla les affaires et préleva une contribution d’argent, comme je l’ai dit, mais sans léser personne et en essayant de contenter tout le monde", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.6). César a ensuite absous les Grecs d’Anatolie, avant de prendre la direction de l’Egypte ("[César] accorda son pardon aux Ioniens, aux Eoliens et à tous les autres peuples habitant la grande péninsule appelée communément “Asie Mineure” qui lui envoyèrent des ambassades pour l’en supplier. Ayant appris que Pompée était en route pour l’Egypte, il s’embarqua pour Rhodes. Là, sans attendre son armée qui s’y dirigeait par détachements, il monta sur les trières de Cassius et des Rhodiens avec les soldats déjà présents, puis il prit la mer dans la soirée sans révéler à quiconque la direction à prendre, il ordonna seulement aux autres pilotes de suivre son navire éclairé durant la nuit et son pavillon durant le jour. Quand ils furent au large, il demanda à son pilote de mettre le cap sur Alexandrie. Après trois jours de pleine mer, il parvint à Alexandrie, où il fut reçu par les tuteurs du roi car celui-ci se trouvait encore aux environs du mont Kasios", Appien, Histoire romaine XIV.89). Quand il arrive à Alexandrie, Pothinos et Achillas s’empressent de lui montrer la tête de Pompée, croyant lui faire plaisir. Mais ils comprennent vite qu’ils sont des imbéciles cocus. Car si César est intimement très heureux d’être enfin débarrassé de son rival triumvir, officiellement il joue l’indignation, il se pose en élu romain outragé et rassembleur face à des Grecs dégénérés qui ont offensé la dépouille d’un héros de Rome ("César ne tarda pas à se rendre en Egypte, dont il découvrit la situation confuse. On lui présenta la tête de Pompée. Il se détourna avec horreur, sans pouvoir supporter la vue du scélérat qui la portait. Il pleura quand on lui remit la bague de Pompée, montrant un lion armé d’un glaive", Plutarque, Vie de Pompée 80 ; "[César] débarqua à Alexandrie après l’assassinat de Pompée. Quand Théodotos lui présenta la tête de Pompée, il se détourna avec horreur, et il pleura en recevant la bague du vaincu. Il combla de cadeaux les amis de Pompée qui s’étaient dispersés dans la campagne après sa mort et qui avaient été capturés par le roi d’Egypte, il se les attacha, et il écrivit à ses propres amis de Rome que le fruit le plus réel et le plus doux de sa victoire était le sauvetage quotidien des citoyens qui avaient porté les armes contre lui", Plutarque, Vie de César 48 ; "On apporta la tête de Pompée à César, qui réagit très mal. Il ordonna de l’ensevelir dans une petite enceinte dédiée à Némésis près de la ville, qui a été récemment pillée par les juifs d’Egypte pour subvenir à leurs besoins de guerre contre l’Empereur romain Trajan", Appien, Histoire romaine XIV.90 ; "[César] apprit que Pompée se rendait en Egypte. Il craignait que celui-ci en débarquant le premier dans ce pays pût recouvrer sa puissance, il s’y dirigea donc à toute vitesse. Mais il apprit sa mort quand il arriva à Alexandrie avec quelques compagnons, avant que Ptolémée XIII fût rentré de Péluse. Comme la population dans la ville était en ébullition à cause de la disparition de Pompée, il ne descendit pas immédiatement à terre, il demeura en mer jusqu’à temps de voir la tête et la bague de l’homme assassiné, envoyées par Ptolémée XIII. Il mit pied à terre, plus rassuré. La foule ayant manifesté son irritation en voyant ses licteurs, il fut néanmoins heureux de se réfugier dans le palais", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.7 ; Dion Cassius dénonce sans détours l’hypocrisie de César : "En voyant la tête de Pompée, César pleura et s’affligea amèrement de sa mort, en l’appelant “compatriote” et “gendre” [Pompée a été effectivement l’époux de Julia la fille de César, avant le décès de celle-ci et son remariage avec Cornélia], en énumérant toutes les bontés qu’ils s’étaient rendues. Et il refusa de donner la moindre récompense aux meurtriers, au contraire il les accabla de reproches, et ordonna que la tête fût ornée, correctement apprêtée et enterrée. Son comportement fut louable, mais son hypocrisie fut ridicule : depuis le début il aspirait au pouvoir, il avait toujours regardé Pompée comme un opposant, il avait entrepris maintes démarches contre lui, dont cette guerre, afin de ruiner son rival et d’obtenir l’hégémonie, il s’était précipité en Egypte parce qu’il le croyait encore vivant et voulait le renverser, et pourtant il fit semblant de pleurer sa perte et d’être accablé par son meurtre !", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.8). Il enchaîne en réclamant le remboursement des dettes contractées par Ptolémée XII Aulète. On se souvient en effet que celui-ci en -58 avait reçu un prêt de six mille talents, soit dix-sept millions cinq cent mille sesterces, de la part de Pompée et de César, pour recouvrer son trône en Egypte : César accepte de réduire cette dette à dix millions, à condition que Ptolémée XIII demande à Cléopâtre VII de revenir à Alexandrie, il espère par ce moyen jouer le frère contre la sœur, qu’il n’a encore jamais vue, au profit de Rome. Pothinos lui répond : "Nous te remercions pour ta générosité, ô César, maintenant tu peux retourner à Rome, nous te promettons de t’y envoyer les dix millions que tu réclames". César lui rétorque : "Je préfère attendre ici dans Alexandrie que tu les collectes et que tu me les donnes directement de main à main" ("Pothinos, qui avait commandé l’assassinat de Pompée et qui avait chassé Cléopâtre VII, tendait secrètement des embûches à César. On dit que c’est cette raison qui poussa César à occuper ses nuits dans les festins, afin de mieux assurer sa propre protection. Pothinos était publiquement insupportable, signifiant son mépris pour César par ses paroles et ses actes odieux : il donna aux soldats romains le blé le plus vieux et le plus gâté et leur disant qu’“ils n’avaient pas à s’en plaindre car ils vivaient au dépens d’autrui”, il servait à la table du roi dans une vaisselle de bois et de terre sous prétexte que “César avait emporté la vaisselle d’or et d’argent en paiement d’une dette”. Le père du roi régnant devait effectivement à César dix-sept millions cinq cent mille sesterces, César avait acquitté les enfants de ce roi de sept millions cinq cent mille sesterces mais il réclamait les dix millions restants pour l’entretien de ses troupes. Pothinos l’assura qu’il pouvait partir sans délai pour terminer ses grandes affaires, qu’il recevrait bientôt son argent et les bonnes grâces du roi, César répondit ne pas avoir besoin de conseil de la part des Egyptiens, et il demanda secrètement à Cléopâtre VII de revenir en ville", Plutarque, Vie de César 48). Sous la menace des quelques régiments de légionnaires venus de Pharsale avec César, Pothinos est contraint de piller les temples pour récolter la somme demandée, ce qui achève de dresser les Egyptiens contre les Romains, et contre Cléopâtre VII qui n’est pas encore à Alexandrie mais qui apparaît déjà comme la putain dévouée de Rome ("Les Egyptiens étaient mécontents des prélèvements d’argent, et indignés que même leurs temples ne fussent pas épargnés. Leur zèle religieux n’a pas d’équivalent chez les autres peuples, ils entrent même en guerre les uns contre les autres parce qu’ils ne sont pas d’accord entre eux sur des rites et d’autres sujets annexes. Pour cela, et aussi parce qu’ils redoutaient le retour de Cléopâtre VII et sa grande influence sur César, ils se soulevèrent", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.34). Pour la première fois en Egypte, on observe le même rapprochement entre Grecs et autochtones qu’on a constaté à partir de -64 au Levant entre Grecs et juifs : avant l’arrivée de César en cette année -48, nous l’avons répété plusieurs fois, la mixité entre les Grecs installés à Alexandrie et les grandes villes des bords du Nil et les Egyptiens autochtones installés dans les petites villes et les campagnes était très relative, les premiers minoritaires étant plus ou moins contraints de composer avec les seconds majoritaires depuis la bataille de Raphia en -217 et la curée de Ptolémée VIII Physkon au IIème siècle av. J.-C., l’irruption des Romains dans les affaires lagides casse les barrières entre ceux-ci et ceux-là et les amène à faire front commun contre le nouveau dominant venu d’Italie. Et malgré les apparences, la dernière arme des Grecs lagides et des Egyptiens contre ce dominant romain n’est pas le falot Ptolémée XIII, mais bien Cléopâtre VII qu’ils ne connaissent pas encore et qu’ils jugent mal. Car Cléopâtre VII n’est pas la potiche qu’ils imaginent. D’abord, elle est polyglote, ce qui lui permet d’établir des liens directs avec ses interlocuteurs, sans passer par des interprètes : elle parle notamment l’hébreu, l’arabe, le parthe, et surtout l’égyptien ("[Cléopâtre VII] parlait l’éthiopien, le troglodytique [c’est-à-dire le somalien : on se souvient que les Grecs lagides ont des comptoirs tout le long de la mer Rouge jusqu’à l’actuel golfe d’Aden], l’hébreu, l’arabe, le syrien [c’est-à-dire l’araméen et/ou le phénicien, que Cléopâtre VII a pu apprendre lors de son exil au Levant], le mède, le parthe et quelques autres langues, alors que les rois d’Egypte qui l’avaient précédée parlaient à peine l’égyptien et que certains d’entre eux avaient même oublié le dialecte macédonien originel", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 27). Ensuite, pour pasticher Clausewitz, elle a bien compris que le sexe est la continuation de la politique par d’autres moyens, et elle est très décomplexée par rapport à son propre corps : quand elle apprend que l’étranger qui la convoque à Alexandrie est un quinquagénaire qui "a été l’amant de toutes les femmes et la femme de tous leurs maris" (la formule est du père de Curion : "Afin que personne ne doutât de l’infame tendance de César à l’adultère et à l’impudeur, le père de Curion dans un de ses discours le qualifia de “mari de toutes les femmes” et de “femme de tous les maris”", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 52 ; sur ce sujet, on doit rapporter aussi la chanson sans équivoque des vétérans de César après son retour de Gaule : "Dans les provinces qu’il gouvernait, [César] ne respectait pas le lit conjugal. Ces vers chantés en chœur par ses vétérans le jour de son triomphe sur les Gaulois en témoignent : “Citoyens, surveillez vos épouses, nous amenons un adultère chauve qui a forniqué en Gaule avec l’or emprunté à Rome !”", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 51), elle entrevoit immédiatement les avantages qu’elle peut tirer de son petit cul de dix-huit printemps. Elle se maquille, dénoue ses cheveux, enfile une tenue transparente, traverse secrètement tous les postes militaires entre le sud Levant et Alexandrie, pénètre dans le palais enroulée dans un tapis ou emballée dans un sac, et se présente à genoux devant César en le regardant droit dans les yeux. Elle dit deux ou trois phrases, et aussitôt César subodore le genre de femme qu’elle est et tous les bénéfices qu’il peut en obtenir ("Cléopâtre VII se plaignit de son son frère [Ptolémée XIII] à César par des tiers, mais quand elle apprit qu’il baisait à tout-va ["™rwtikètatoj kaˆ ple…staij kaˆ ¥llaij", soit littéralement "il se livre à Eros avec nombre de partenaires et avec beaucoup d’autres encore"] elle lui envoya un mot pour se déclarer trahie par ses amis et demander à plaider sa cause en personne. Elle était une femme très belle, sa jeunesse à cette époque la rendait encore plus attirante, elle possédait une voix charmante et elle savait se rendre agréable à tout le monde. Elle était agréable à voir et à entendre, elle pouvait subjuguer même un homme repu d’amour et déjà âgé. Telles étaient les raisons qui la poussa à vouloir rencontrer César : elle comptait sur sa beauté pour revendiquer le trône. Elle réclama une audition, qui lui fut accordée, elle se para et se maquilla afin de paraître en même temps majestueuse et pitoyable. S’étant ainsi apprêtée, elle entra en ville de nuit, et pénétra dans le palais à l’insu de Ptolémée XIII. En la voyant et en l’entendant dire quelques mots César, fut immédiatement captivé", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.34-35 ; "Cléopâtre VII prit avec elle un seul Ami, le Sicilien Apollodore, elle monta dans un petit bateau et arriva de nuit devant le palais. Comme elle ne pouvait pas y entrer sans être reconnue, elle s’enveloppa dans un sac, qu’Apollodore ferma avec une corde et qu’il fit entrer chez César par la porte même du palais. On dit que cette ruse de Cléopâtre VII fut le premier appât qui séduisit César. Charmé par son inventivité, puis par sa fréquentation intime ["Ðmil…a", qui signifie à la fois "relation familière, commerce ordinaire" et "relation sexuelle, coït", par exemple Hérodote au paragraphe 182 livre I de son Histoire dit que les prostitués sacrées dédiées au dieu Bélos/Marduk à Babylone ou au dieu Amon à Ta-Opet/Thèbes sont privées de "rapport intime/Ðmil…a" avec les hommes] et ses grâces ["c£rij", qui signifie à la fois "grâce, élégance, beauté extérieure" et "jouissance physique, plaisir sexuel, volupté", par exemple au vers 243 livre XI de l’Iliade le Thrace Iphidamas meurt en regrettant n’avoir jamais profité des "grâces/c£rij" de la fille de Kissès qu’il a récemment épousée], il la réconcilia avec son frère le roi en imposant un partage du pouvoir", Plutarque, Vie de César 49). César impose à Ptolémée XIII, et à Pothinos et Achillas qui l’entourent, de faire la paix avec Cléopâtre VII ("César fut immédiatement captivé [par Cléopâtre VII], à tel point qu’avant l’aube il envoya chercher Ptolémée XIII et essaya de les réconcilier. Alors qu’il pensait être juge, il fut avocat. Pour cette raison, et aussi parce qu’il ne s’attendait pas à voir sa sœur dans le palais, le jeune homme s’emplit de colère, il se précipita au milieu des courtisans en criant qu’il était trahi, et finalement il arracha son diadème et le jeta au loin. Un grand tumulte s’ensuivit. Les troupes de César saisirent le souverain. La populace égyptienne [autrement dit les Grecs d’Alexandrie, et non pas les Egyptiens autochtones] protesta. Elle assaillit le palais par terre et par mer et en aurait pris le contrôle, les Romains n’ayant pas à ce moment des forces suffisantes, et les autochtones leur accordant une amitié apparente [autrement dit les Egyptiens, qui sont ruinés par le remboursement de la dette de Ptolémée XII Aulète, comme on vient de le voir, et partagent avec les Grecs d’Alexandrie la haine de Rome], si César inquiet n’était pas sorti vers eux et, après s’être installé dans un endroit sûr, ne leur avait pas promis tout ce qu’ils voulaient. Ensuite il se présenta à leur assemblée avec Ptolémée XIII et Cléopâtre VII pour lire les volontés de leur père, qui leur ordonnait de vivre maritalement selon l’usage égyptien et de gouverner ensemble sous la protection des Romains. Il ajouta qu’en tant que dictateur élu du peuple, il était chargé de surveiller les jeunes gens et d’assurer la bonne application des volontés de leur père. Il leur reconnut le royaume à eux deux, et donna Chypre à leur sœur Arsinoé et leur frère Ptolémée le cadet. C’est ainsi que, dans sa grande inquiétude, non seulement il ne garda rien de l’Egypte, mais encore il offrit certains de ses propres territoires", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.35). Pothinos et Achillas devinent que César veut progressivement les écarter en favorisant Cléopâtre VII, sa nouvelle complice et bientôt sa nouvelle amante, au détriment de Ptolémée XIII. Achillas, depuis Péluse, prépare ses troupes à lancer un assaut contre le palais d’Alexandrie où loge César ("L’eunuque Pothinos, qui était chargé de la gestion du trésor de Ptolémée XIII et qui était l’un des principaux meneurs de l’agitation égyptienne, eut peur de devoir payer pour sa conduite. Il envoya secrètement un messager à Achillas toujours stationné à Péluse, qu’il effraya et en même temps qu’il combla d’espoirs, afin de l’attirer à lui et de rallier tous ses soldats. Tous considéraient honteux d’être gouverné par une femme, suspectant César d’avoir simulé donner le royaume aux deux enfants afin de calmer le peuple mais de vouloir à terme le confier à Cléopâtre VII seule, et ils s’estimaient assez forts pour lutter contre l’armée adverse. Ils partirent rapidement vers Alexandrie. Informé, effrayé par leur nombre et par leur audace, César envoya des hommes à Achillas, non pas en son nom mais en celui de Ptolémée XIII, pour lui offrir une trêve. Achillas, devinant que la proposition ne venait pas du jeune roi mais de César, plein de mépris pour son expéditeur, le croyant aux abois, n’y donna pas suite. Il rassembla ses soldats, et par un long discours en faveur de Ptolémée XIII contre César et Cléopâtre VII il excita leur colère. Ils tuèrent les messagers, qui étaient des Egyptiens : ainsi ils se profanèrent et se contraignirent à la guerre. Quand César apprit cela, il demanda le secours des troupes de Syrie et entoura le palais et les bâtiments attenants par un fossé et un mur longeant la mer [le palais royal se trouve sur la péninsule de Lochias à l’est d’Alexandrie, qu’on peut facilement défendre par un fossé au sud la coupant du reste de la ville, et par des barricades face à la mer d’un côté et face au grand port de l’autre côté pour empêcher tout débarquement ; selon Strabon, ce palais dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. représente le quart de la ville d’Alexandrie, il est contitué de bâtiments que les rois Lagides depuis trois siècles ont construit les uns à côté des autres : "Les magnifiques jardins publics et les palais des rois couvrent le quart ou le tiers de la superficie totale [de la ville d’Alexandrie] par le fait des rois qui, l’un après l’autre, se sont honorés en ajoutant des embellissements aux bâtiments publics sans oublier d’agrandir à leurs frais la demeure royale avec des nouveaux édifices […]. Cette suite de palais s’étale le long du port et de l’avant-port. On peut aussi inclure parmi les palais royaux le Musée, avec ses portiques, son exèdre et son grand bâtiment où les philologues sont tenus de prendre leurs repas en commun", Strabon, Géographie, XVII, 1.8]", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.36-37). Pothinos quant à lui ne réussit pas à s’échapper : il est arrêté et exécuté par César ("Un des esclaves de César, qui était son barbier, le plus timide et le plus soupçonneux des hommes, découvrit en prêtant l’oreille à toutes les intrigues de la Cour que le stratège royal Achillas et l’eunuque Pothinos tramaient un complot contre la vie de César. Ayant obtenu les preuves, César plaça des gardes autour du palais et fit tuer Pothinos. Achillas quant à lui se réfugia parmi ses troupes et suscita contre César une guerre difficile et dangereuse. Avec très peu d’hommes, il dut résister contre une cité puissante et des armées considérables", Plutarque, Vie de César 49 ; "César, craignant que Pothinos enleva Ptolémée XIII, fit périr celui-là et garda celui-ci sévèrement et ouvertement. Ce comportement renforça l’indignation des Egyptiens [autrement dit les Grecs d’Alexandrie] dont les rangs grossirent peu à peu [par l’arrivée d’Egyptiens autochtones, qui font progressivement cause commune avec les Grecs d’Alexandrie]", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.39 ; "Pothinos, gouverneur du jeune roi et administrateur du royaume, écrivait du quartier de César à Achillas pour l’exhorter à tenir bon et à ne pas perdre courage. Ses messagers ayant été interceptés, César le fit mourir", Jules César, Guerre civile, III, 112.12). Une nouvelle guerre commence en Egypte.


Tous les indicateurs semblent contraires à César, qui envoie vite des messagers vers le Levant pour y quérir du secours, parmi lesquels Mithridate de Pergame, d’origine obscure ("Mithridate de Pergame, de haute naissance, remarquable par ses talents militaires et sa bravoure, et cher à César pour sa constante fidélité, [fut] envoyé en Syrie et en Cilicie afin d’y chercher des secours dès le début de la guerre d’Alexandrie", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXVI.1). Pharnacès II envahit les provinces romaines d’Anatolie pour reconstituer le royaume pontique de son père Mithridate VI, du côté de Carthage Caton prépare une nouvelle bataille pour effacer son échec à Pharsale ("Après la disparition de Pompée, [César] pensait ne plus avoir d’ennemi. En Egypte où il séjournait, il s’occupait à prélever de l’argent et à résoudre le conflit entre Ptolémée XIII et Cléopâtre VII. Mais pendant ce temps d’autres guerres se préparaient contre lui. L’Egypte entra en révolte. Pharnacès II, profitant du désaccord entre Pompée et César, avait réclamé son domaine héréditaire, il avait calculé que les deux généraux gaspilleraient beaucoup de temps dans leur querelle et que les forces romaines adverses s’épuiseraient mutuellement : s’appuyant sur ses expériences passées, exploitant l’éloignement de César, il suivit son plan en accaparant de nombreuses régions. Parallèlement, en Afrique, Caton, [Metellus] Scipion et leurs partisans engagèrent une lutte qui devint vite une guerre civile autant qu’une guerre étrangère", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.9), du côté de Péluse Achillas reçoit un soutien massif de la population autochtone égyptienne et, avec elle, s’assure le contrôle des quartiers ouest d’Alexandrie, contraignant César à édifier en hâte un mur de défense, Achillas reçoit même le soutien la garnison de Lucius Septimius dont les hommes ont oublié leur origine romaine et leurs vertus latines ("Achillas arriva avec la garnison romaine commandée par Septimus, que Gabinius avait laissée en Egypte pour garder Ptolémée XII, dont les mœurs s’étaient corrompues au contact des autochtones. Il s’empara rapidement de la plus grande partie d’Alexandrie et y installa des postes aux endroits stratégiques", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.38). Selon Aulu-Gelle, pour l’anecdote, c’est lors de ces assauts d’Achillas contre le quartier royal qu’un incendie se déclare, provoqué par des soldats d’on-ne-sait-quel camp, et brûle la grande bibliothèque du Musée (nous avons vu dans notre paragraphe introductif que cette grande bibliothèque se situe dans le quartier du Bruchium, juste à côté du palais royal où César s’est retranché avec sa complice Cléopâtre VII et son otage Ptolémée XIII : "Le tyran Pisistrate [au VIème siècle av. J.-C.] fut le premier, dit-on, qui fonda à Athènes une bibliothèque publique, après avoir réuni un assez grand nombre d’ouvrages littéraires et scientifiques. Par la suite, les Athéniens mirent tous leurs soins à augmenter cette bibliothèque. Mais Xerxès Ier, après s’être emparé d’Athènes et avoir réduit en cendres toute la ville à l’exception de l’Acropole [en -480], fit enlever tous les livres, qui furent par son ordre transportés en Perse. Longtemps après, les mêmes livres furent rapportés à Athènes par le roi Séleucos [Ier] surnommé “Nicanor” [au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C.]. Plus tard, les Ptolémées fondèrent en Egypte une riche bibliothèque d’environ sept cent mille volumes rassemblés ou écrits selon leurs ordres. Mais lors de la première guerre d’Alexandrie, quelques soldats auxiliaires imprudents qui pillaient la ville provoquèrent un incendie, qui causa la perte de ces richesses littéraires", Aulu-Gelle, Nuits attiques VI.17). Un nouvel eunuque appelé "Ganymède" déclare reine la sœur cadette de Cléopâtre VII, Arsinoé, en remplacement de cette dernière accusée de trahison. Arsinoé arrive-t-elle du Levant, comme le sous-entend Dion Cassius ("Un eunuque nommé “Ganymède” ramena secrètement aux Egyptiens [c’est-à-dire aux Grecs alexandrins] Arsinoé qui était mal surveillée. Ceux-ci la déclarèrent reine et relancèrent la guerre avec plus de vigueur, ayant désormais comme chef une représentante de la dynastie ptolémaïque", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.39) ? ou se trouve-t-elle déjà dans Alexandrie au début du conflit, comme le dit César dans sa Guerre civile ? Peu importe. Un conflit d’influence naît entre l’eunuque Ganymède et le stratège Achillas ("[Arsinoé] la fille cadette du roi Ptolémée [XII Aulète], estimant le trône vacant et prétendant y monter, s’échappa du palais, alla joindre Achillas, et se mit à diriger la guerre avec lui. Mais bientôt s’éleva entre eux une rivalité sur le commandement, qui profita aux soldats car celui-ci et celle-là s’efforçaient de se les attacher par des largesses", Jules César, Guerre civile, III, 112.10-11), qui s’achève quand le premier assassine le second avec la bénédiction d’Arsinoé ("Une querelle s’éleva entre Achillas qui commandait les vétérans et Arsinoé la fille cadette de Ptolémée [XII Aulète], l’un cherchant à surprendre l’autre pour s’emparer du pouvoir. Mais Arsinoé devança Achillas en le faisant assassiner par l’eunuque Ganymède, son gouverneur. Son rival étant mort, elle obtint seule toute l’autorité, et confia le commandement de l’armée à Ganymède", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie IV.1-2 ; "Les partisans d’Arsinoé se soulevèrent. Ganymède la persuada de mettre à mort Achillas qui projetait de livrer la flotte. Quand cet acte fut commis, il prit le commandement des troupes", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.40). Ganymède désormais seul aux commandes des troupes égyptiennes dynamise les assauts contre le quartier royal, il bouche les canaux afin que leur contenu impropre à la consommation déborde dans les citernes d’eau douce ("La première menace que [César] dut affronter fut la pénurie d’eau, car les ennemis bouchèrent tous les canaux qui en apportaient dans son secteur", Plutarque, Vie de César 49 ; "D’abord [Ganymède] nous coupa des canaux de la partie de la ville qu’il occupait. Ensuite, avec des roues et des machines, il tira l’eau de la mer pour la répandre depuis les quartiers supérieurs dans les citernes de César. Ainsi, rapidement, les soldats postés en haut constatèrent que l’eau qu’ils puisaient était plus salée que d’ordinaire. Ils en cherchèrent la cause. Ils crurent avoir perdu le goût quand leurs camarades postés en bas déclarèrent que leur eau avait une saveur habituelle. Les uns et les autres se livrèrent à des comparaisons et conclurent qu’effectivement les deux eaux étaient différentes. Mais après quelques jours, l’eau d’en haut devint absolument imbuvable, et l’eau d’en bas commença à se corrompre et à se saliniser", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie VI.1-3). Les légionnaires fidèles à César s’inquiètent. Celui-ci leur promet un ravitaillement par la mer ("César releva le courage des soldats par des consolations et par des conseils. Il leur dit qu’en creusant des puits ils trouveraient de l’eau douce, car la nature met des veines d’eau douce près de tous les rivages, et que, même si le rivage égyptien n’obéissait pas à cette loi naturelle, leur supériorité maritime et l’absence de flotte ennemie garantissaient de toute façon la possibilité d’amener quotidiennement par leurs navires l’eau douce de Paraetonium [aujourd’hui Marsa Matrouh en Egypte] d’un côté, ou celle de l’île de Pharos de l’autre côté, le vent ne pouvant jamais s’opposer à la navigation dans ces deux directions en même temps", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie VIII.1-2). Mais même de ce côté-ci la situation est désespérée. César doit compter sur trente-quatre navires alliés, dont seulement une quinzaine de fort tonnage, stationnés près de la côte dans la banlieue d’Alexandrie ("César n’avait que neuf navires de Rhodes […], huit du Pont, cinq de Lycie, douze d’Asie. Dans ce nombre, on ne comptait que cinq quinquérèmes et dix quadrirèmes, le reste était de catégorie inférieure, et la plupart était non couvert ["apertae", autrement dit sans protection et/ou non pontés]", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XIII.5), contre la flotte égyptienne de Ganymède constituée d’une vingtaine de navires de fort tonnage utilisés ordinairement à contrôler les bouches du Nil ("Des navires stationnaient à toutes les bouches du Nil pour y percevoir l’octroi, dans l’arsenal royal [à l’embouchure du Cibotos, dans le port Eunostos au nord-ouest d’Alexandrie] se trouvaient des vieux bâtiments n’ayant pas servi depuis plusieurs années : on radouba ceux-ci, et on ramena ceux-là vers Alexandrie. Comme on manquait de rames, on en fabriqua en dépouillant les charpentes des portiques, des gymnases et des édifices publics. C’est ainsi que le génie industrieux des habitants et la richesse de la cité pallièrent les manques. Les préparatifs visaient non pas une navigation au large mais un débarquement dans le port [c’est-à-dire le port principal d’Alexandrie, appelé aussi "grand port" pour le distinguer commodément du port Eunostos ; ces deux ports sont séparés par l’Heptastade reliant la ville d’Alexandrie à l’île de Pharos]. Vingt-deux quadrirèmes et cinq quinquérèmes furent rassemblées, avec beaucoup d’autres bâtiments de moindre importance. Ils furent essayés à la rame dans le port. Puis ils furent chargés de soldats choisis, qui se munirent des équipements nécessaires au combat", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XIII.1-4). Pour l’anecdote, une incidence de pseudo-Jules César (Guerre d’Alexandrie XXV.3), une autre de Suétone (Vies des douze Césars, Tibère 4), et une autre encore de Dion Cassius (Histoire romaine XLII.40), nous apprennent que le chef de cette flotte composite romaine est Tiberius Claudius Nero, descendant de l’illustre Appius Claudius Caecus qui a donné son nom à la via Appia, et père du futur Empereur Tibère : Tiberius Claudius Nero était l’un des amiraux de Pompée lors de la guerre contre les pirates en -67, comme nous l’avons signalé plus haut, on suppose qu’il était aux côtés de Pompée lors de la bataille de Pharsale, et qu’il a retourné sa veste en faveur de César après la débâcle et l’assassinat de Pompée. Ces Egyptiens manœuvrant au large veulent pénétrer dans le grand port d’Alexandrie pour y débarquer ou, à défaut, pour y prendre l’escadre envoyée en soutien à Pompée avant la bataille de Pharsale et revenue intacte ("Confiant dans ses troupes et plein de mépris pour les troupes adverses peu nombreuses, Achillas s’empara de la ville, à l’exception du quartier que César occupait. Il tenta d’abord un assaut sur les bâtiments, mais César, qui avait réparti ses cohortes à l’entrée des rues, résista. Dans le même temps une bataille acharnée s’engagea du côté du port : en effet, tandis que nos troupes divisées combattaient dans plusieurs rues de la ville, la masse des ennemis essaya de capturer l’escadre de cinquante navires envoyée au secours de Pompée en Thessalie, qui était revenue au port [après la bataille de Pharsale]. Cette escadre était constituée de quadrirèmes et de quinquérèmes équipées pour la navigation en haute mer, distincte des vingt-deux navires pontés destinés à la surveillance ordinaire d’Alexandrie", Jules César, Guerre civile, III, 111.1-6). La topographie est à l’avantage des Egyptiens : le grand port d’Alexandrie est accessible uniquement par un passage étroit entre la large île de Pharos (où se trouve le célèbre Phare) contrôlée par les Egyptiens et l’étroite pointe de Lochias contrôlée par César ("Pharos est l’île sur laquelle est bâtie la haute tour homonyme à l’architecture merveilleuse, elle est située en face d’Alexandrie et en ferme le port. Une digue maritime de neuf cents pas de long [l’Heptastade], réalisée par les anciens rois du pays, la relie à la ville. Les Egyptiens ont constitué un bourg important sur l’île. Quand un bateau s’y déporte par imprudence ou par la violence du vent, ils le pillent comme des pirates. L’entrée du port est si étroite qu’aucun navire ne peut passer sans le consentement des habitants de Pharos", Jules César, Guerre civile, III, 112.1-4 ; "Achillas contrôlait le continent sauf la partie que César avait murée, et César contrôlait la mer opposée au port. Les Egyptiens craignaient que ses navires victorieux en mer vinssent dans le port, ils surveillaient donc le passage étroit qui en était la seule entrée", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.38 ; "[Ganymède] fit venir tous les bateaux qui se trouvaient sur le fleuve et le lac [Maréotis, aujourd’hui le lac Mariout, qui communique avec la mer via le canal du Cibotos et l’arsenal du port Eunostos], et en fit construire d’autres qu’il convoya par les canaux jusqu’à la mer. Il attaqua les Romains qui ne s’y attendaient pas, brûla certains de leurs bâtiments de fret sur le rivage, en remorqua d’autres. Ayant dégagé l’entrée du port, il prit position contre les navires ennemis", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.40). Les navires alliés, à l’appel de César, se regroupent devant le passage pour empêcher Ganymède d’investir le grand port. La bataille s’engage. Elle s’achève sans résultat décisif. Les navires alliés de César se réfugient dans l’ouest du grand port vers la péninsule de Lochias, une partie des navires égyptiens a réussi à forcer l’entrée et se réfugie dans l’est du grand port vers l’île de Pharos, les autres navires égyptiens s’enfuient au large ("S’ils avaient réussi à s’en emparer [de l’entrée du grand port], ils auraient pu s’approprier l’escadre, ils seraient ainsi devenus les maîtres du port et de toute la mer, empêchant les vivres et les secours d’arriver jusqu’à César. C’est pour cette raison que l’action fut aussi vive entre les belligérants : les uns cherchèrent le succès dans une prompte victoire, les autres défendirent leur salut. Finalement César l’emporta", Jules César, Guerre civile, III, 111.4-6 ; "[Les marins alliés] se comportèrent si vaillamment que les ennemis ne purent s’appuyer ni sur leur science maritime, ni sur le nombre de leurs navires supérieur au nôtre, ni sur leurs combattants d’élite choisis pour contrer nos courageuses troupes. Dans cette bataille, nous leur prîmes une quinquérème et un birème avec tous ses soldats et matelots, trois autres navires furent coulés, et aucun de nos bâtiments ne fut endommagé. Le reste de leur flotte s’enfuit vers la ville, défendu depuis les môles ou et les édifices qui nous dominaient, inaccessible pour nous", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XVI.5-7). Dans sa Guerre civile, César lui-même avoue ses doutes après cet affrontement naval, il dit avoir incendié volontairement l’escadre amarée pour en priver les Egyptiens dans l’hypothèse qu’ils attaquent à nouveau et prennent leur revanche, et avoir décidé aussitôt de lancer l’assaut contre l’île de Pharos pour tenter de dégager le passage ("Ne pouvant occuper un si vaste périmètre avec aussi peu de troupes, [César] brûla toute l’escadre ainsi que les bateaux qui se trouvaient dans l’arsenal [dans le grand port, contre la péninsule de Lochias, se trouve un port imbriqué réservé aux bateaux du roi, incluant un petit arsenal distinct de l’arsenal principal de Cibotos : c’est dans ce port royal que stationne l’escadre convoitée par les Egyptiens], et aussitôt après il organisa une descente sur Pharos", Jules César, Guerre civile, III, 111.6). Selon Plutarque, c’est cet incendie provoqué par César qui, mal incontrôlé, s’est étendu aux bâtiments proches, dont la grande bibliothèque du Musée, et en a brûlé les livres ("[César] courut un nouveau péril quand les Alexandrins voulurent lui enlever ses navires : pour échapper au danger, il fut contraint de les brûler lui-même, et l’incendie se propagea de l’arsenal au palais, et consuma la grande bibliothèque", Plutarque, Vie de César 49). Dion Cassius de son côté dit que l’incendie de cette escadre amarée n’est pas l’œuvre délibérée de César, mais un dommage colatéral de la bataille qui s’est déroulée devant le port ("[Ganymède] causa des grands dommages aux Romains. Mais César profita d’un moment où les ennemis se relâchaient après leurs succès, pour descendre brusquement dans le port et incendier un grand nombre de navires, puis débarquer sur Pharos", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.40), et il confesse sagement ne pas savoir à quel moment et pour quelle raison précise la grande bibliothèque du Bruchium a pris feu, il affirme simplement que celle-ci a disparu dans les flammes "lors des nombreux combats entre les deux camps" ("De nombreux combats eurent lieu entre les deux camps, de jour comme de nuit, provoquant partout des incendies qui détruisirent beaucoup de bâtiments, dont les docks et les entrepôts de grain, et aussi la bibliothèque qui renfermait une grande quantité de très beaux livres", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.38). A peine débarqué sur l’île de Pharos ("Pour empêcher que cela [la bataille navale gagnée in extremis devant le port] se renouvelât, César mis tout en œuvre pour s’emparer de l’île [de Pharos] et de la jetée [l’Heptastade] qui y conduisait", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XVII.1), César envoie des soldats dans toutes les directions pour y subtiliser le maximum de réserves d’eau douce ("Profitant que l’ennemi était occupé ailleurs, César débarqua des troupes sur Pharos et s’y établit. Il put ainsi recevoir des vivres et des secours par la mer depuis les pays voisins. Dans les autres quartiers de la ville, les combattants se replièrent simultanément, sans qu’aucun des deux partis ne cédât la moindre parcelle de terrain. César perdit quelques hommes ici et là, mais se maintint sur des positions importantes, qu’il fortifia pendant la nuit. Une partie du palais, dans le quartier resserré [le quartier du Bruchium, sur la péninsule de Lochias] où César demeurait depuis son arrivée, jouxtait un théatre transformé en citadelle, communiquant avec le port et l’arsenal [royaux, en bordure occidentale de la péninsule du Lochias, dans le grand port] : il en développa les fortifications les jours suivants pour en faire un rempart, afin de dissuader les assauts de ce côté-ci", Jules César, Guerre civile, III, 112.5-9). La résistance des Egyptiens est farouche, les combats sont violents, racontés en détails aux paragraphes XVII à XXI de la Guerre d’Alexandrie de pseudo-Jules César. Les Romains ne peuvent pas tenir. Avant de sonner la retraite, César ordonne de saborder plusieurs bateaux remplis de pierres devant le passage, afin d’interdire l’accès de la mer aux navires égyptiens réfugiés dans la partie ouest du grand port qui attendent le meilleur moment pour rejoindre Ganymède au large, et l’accès du port aux navires de Ganymède qui font des cercles au large en attendant le meilleur moment pour relancer une offensive vers le grand port ("César ordonna de fortifier la jetée face à l’ennemi, et de combler avec des pierres le passage utilisé par les bateaux. Quand ce travail fut exécuté, même une chaloupe ne put sortir", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XIX.4-5 ; "[César] coupa la sortie en coulant des bateaux de fret chargés de pierres. Ainsi plus aucun bateau ne put regagner la mer. Le ravitaillement, notamment l’eau, arriva plus facilement, compensant la privation d’eau locale causée par Achillas qui avait bouché les canaux", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.38). Puis les légionnaires se replient. Au cours de de ce recul, César est encerclé, il doit se sauver en sautant à l’eau et en regagnant le quartier royal à la nage ("[César] débarqua sur l’île de Pharos et tua les habitants. Quand les Egyptiens virent cela depuis le continent, ils se précipitèrent sur la digue [l’Heptastade] avec leurs amis pour tuer à leur tour beaucoup de Romains, qui se replièrent. Dans la cohue générale, pris dans l’élan des fugitifs qui s’efforçaient de regagner leurs navires, César comme beaucoup d’autres tomba à la mer. Il aurait péri malheureusement, entraîné vers le fond par sa toge et criblé par les Egyptiens qui ciblait son pourpre, s’il ne l’avait pas retirée et n’avait pas réussi à nager jusqu’à une barque qui l’emmena. C’est ainsi qu’il se sauva, sans mouiller les documents qu’il tenait dans sa main gauche en nageant. Les Egyptiens récupérèrent son vêtement et l’accrochèrent sur le trophée qu’ils érigèrent pour célébrer cette débâcle, comme s’ils l’eussent capturé en personne", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.40 ; "Les Alexandrins s’agitèrent et l’armée royale marcha contre César. Plusieurs combats se déroulèrent près du palais royal et sur le rivage qui le borde. Lors d’une retraite, César fut poussé dans la mer et s’en tira en nageant longtemps sous l’eau. Les Alexandrins s’emparèrent de sa chlamyde et la suspendirent en trophée", Appien, Histoire romaine XIV.90 ; "Lors de la guerre d’Alexandrie, [César] se retrouva seul sur une digue en position difficile, il se débarrassa alors de son vêtement de pourpre et se jeta dans la mer, il nagea sous l’eau un long moment pour échapper aux ennemis qui le cherchaient, remontant à la surface par intermittence seulement pour respirer, et il arriva finalement près d’un bateau ami, tendit les mains vers lui, se fit reconnaître et fut sauvé", Appien, Histoire romaine XIV.150 ; "Lors de l’affrontement près de l’île de Pharos, [César] sauta d’une digue dans un bateau pour aller au secours de ses troupes pressées par l’ennemi. Les navires égyptiens vinrent de partout pour l’envelopper. César se jeta à la mer et se sauva à la nage à grand peine. On raconte qu’à cette occasion il tint à la main des documents qu’il ne lâcha pas malgré les traits qui pleuvaient sur lui et l’obligèrent à plonger à plusieurs reprises : il garda d’une main ces papiers au-dessus de l’eau tandis qu’il nagea de l’autre, pendant que son bateau coula", Plutarque, Vie de César 49 ; "[César] à Alexandrie attaquait une digue, mais une brusque offensive ennemie le força à sauter dans une barque. Comme beaucoup de soldats s’y précipitèrent également, il se jeta à la mer et nagea sur deux cents pas jusqu’au bateau le plus proche, en gardant sa main gauche en l’air pour ne pas mouiller les documents qu’elle tenait, traînant son paludamentum [manteau de général] avec ses dents pour ne pas laisser comme dépouille à ses adversaires", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 64). L’île de Pharos est à nouveau sous le contrôle des Egyptiens, qui immédiatement déblaient les pierres et les bateaux sabordés devant l’entrée du port ("César exhorta les siens à tenir ferme sur la digue et sur leurs positions, s’exposant aux mêmes dangers. Quand il les vit tous plier, il se retira sur son bateau. Comme beaucoup de fugitifs s’y précipitèrent après lui, empêchant toute manœuvre pour s’éloigner de la terre, il pressentit la suite des événements. Il se jeta alors dans la mer et gagna à la nage d’autres bateaux stationnés plus loin. De là il envoya des chaloupes au secours des siens et en sauva plusieurs. Pendant ce temps son bateau trop chargé s’enfonça, et disparut avec tous ceux qui étaient restés dessus. Dans cette bataille, nous perdîmes environ quatre cents fantassins et un peu plus de marins. Aussitôt après, les Alexandrins renforcèrent leurs positions avec des multiples machines et déblayèrent le passage que nous avions comblé, rouvrant la voie à leurs navires", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXI.1-5).


Heureusement pour César, cette situation désespérée à Alexandrie est compensée par les très bonnes nouvelles en provenance du Levant. Mithridate de Pergame a réussi à soulever un gros contingent de secours, incluant notamment mille cinq cents juifs conduits par Hyrcan II en personne (selon César lui-même dans un message postérieur à la guerre adressé à Sidon rapporté par Josèphe ["Le juif Hyrcan II fils d’Alexandre [Jannée], aujourd’hui comme hier, dans la paix comme dans la guerre, a toujours prouvé sa fidélité et son zèle à notre égard, beaucoup de généraux en ont témoigné, récemment dans la guerre d’Alexandrie il est venu à mon secours avec quinze cents soldats aux côtés de mon envoyé Mithridate [de Pergame] et a participé bravement aux combats", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.192-193] et selon le géographe Strabon, qui est un jeune homme au moment des faits, dans deux passages non identifiés de son œuvre cités par Flavius Josèphe ["Beaucoup disent qu’Hyrcan II prit part à l’expédition en Egypte. Strabon de Cappadoce confirme cette assertion [dans un passage non identifié de son œuvre] via une incidence de [Caius] Asinius [Pollio] [homme politique partisan de César puis de Marc-Antoine, et homme de lettres auteur notamment d’une Histoire de la guerre civile en dix-sept livres qui n’a survécu qu’à l’état fragmentaire] : “Après que Mithridate et le Grand Prêtre juif Hyrcan II eurent envahi l’Egypte”. Le même Strabon [dans un autre passage non identifié de son œuvre], citant Hypsicratès [d’Amisos, compatriote et contemporain de Strabon], dit par ailleurs : “Mithridate partit seul mais, ayant sollicité à Ascalon l’administrateur de Judée Antipatros, ce dernier lui amena trois mille soldats de renfort et plaida sa cause auprès d’autres dynastes, le Grand Prêtre Hyrcan II prit aussi part à l’expédition”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.138-139]), ou trois mille juifs conduits par son administrateur arabe judéisé édomite/iduméen Antipatros (selon Hypsicratès d’Amisos via Strabon cité par Flavius Josèphe au paragraphe 139 précité de ses Antiquités juives, et surtout selon Nicolas de Damas cité par Flavius Josèphe au paragraphe 128 livre XIV de ses Antiquités juives ; pour notre part, nous pensons que la vérité historique est un mélange des deux : nous doutons fortement que le vieux Hyrcan II a participé en personne à l’expédition, en même temps que nous comprenons bien que César, qui veut s’attirer la sympathie des juifs, a intérêt à prétendre qu’Hyrcan II est venu à son aide à Alexandrie, par ailleurs nous doutons fortement de cette version de Nicolas de Damas, historien et philosophe de l’époque d’Octave/Auguste, natif et résident de Damas donc proche des Arabes, et surtout ami proche d’Hérode Ier le Grand donc naturellement enclin à embellir le souvenir et à doubler les effectifs d’Antipatros père d’Hérode Ier le Grand au détriment d’Hyrcan II le dernier des Asmonéens), et des Arabes conduits par le scheik Iamblichos dont on a vu précédédemment (en nous appuyant sur l’alinéa 10 paragraphe 2 livre XVI de la Géographie de Strabon) qu’il nomadise avec son père Sampsikéramos autour de Damas en Syrie. Par une manœuvre brusque et massive, Mithridate prend le contrôle de Péluse, cité-frontalière de l’Egypte ("Mithridate de Pergame, […] envoyé dès le début de la guerre alexandrine en Syrie et en Cilicie afin d’y chercher des secours, arriva par voie de terre avec un gros contingent, qu’il avait rassemblé rapidement grâce à l’affection que les habitants de ces territoires lui portaient. Il le conduisit vers Péluse, à la frontière entre l’Egypte et la Syrie. Achillas y avait installé une forte garnison, sachant que Péluse du côté de la terre est, avec Pharos du côté de la mer, l’une des deux clés du royaume. Mithridate investit brusquement la place et, malgré la résistance opiniâtre des habitants, grâce au roulement de ses nombreuses troupes, les soldats frais remplaçant ceux qui étaient fatigués ou blessés, grâce aussi à sa persévérance et à sa fermeté, il en prit le contrôle le jour même et y laissa une garnison. Après ce succès, il marcha vers Alexandrie pour rejoindre César, en soumettant tous les territoires traversés par l’autorité naturelle des vainqueurs", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXVI.1-3 ; "Durant sa guerre en Egypte, César profita des bons services d’Antipatros, qui administrait la Judée pour Hyrcan II. Mithridate de Pergame, qui amenait des renforts à César, voulait forcer le passage de Péluse. Il stoppa près d’Ascalon, Antipatros le rejoignit à la tête de trois mille soldats juifs, ce fut lui aussi qui incita les chefs arabes à apporter leur aide depuis toutes les parties de la Syrie, chacun surenchérissant sur les autres à servir César, tels le dynaste Iamblichos et Ptolémée fils de Soaimos ["Soa…moj", probable corruption de Ptolémée fils de "Mennaios/Menna…oj", qui règne sur Chalcis du Liban/Anjar] qui dominait sur presque toutes les cités du Liban. Mithridate quitta la Syrie et arriva devant Péluse. Comme les habitants refusèrent de le recevoir, il assiégea la cité. Antipatros se distingua en créant une brèche dans la muraille, permettant aux troupes de pénétrer dans la ville. C’est ainsi que Péluse fut prise", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.127-131 ; "Mithridate de Pergame entreprit de remonter la bouche pélusiaque du Nil avec ses bateaux. Comme les Egyptiens lui en barraient l’entrée avec leurs navires, il les contourna en remorquant de nuit ses bateaux vers le Nil, et il les attaqua subitement par la mer et par le fleuve, ainsi il dégagea la bouche et cassa leur blocus. Ensuite il assaillit Péluse en même temps avec son infanterie et sa flotte, et il prit la ville. Puis il marcha vers Alexandrie", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.41). Il remonte ensuite la branche pélusiaque du Nil en passant par Léontopolis (aujourd’hui le site archéologique de tell el-Yahoudieh près de Kafr Taha, à une trentaine de kilomètres au nord du Caire en Egypte), où se trouve le Temple fondé au milieu du IIème siècle av. J.-C. par le Grand Prêtre Onias IV chassé de Judée, concurrent du Temple de Jérusalem. Les juifs qui vivent là sont naturellement hostiles à Antipatros, âme damnée d’Hyrcan II le Grand Prêtre du Temple de Jérusalem qu’ils honnissent. Mais on suppose qu’Antipatros les retourne par un discours du genre : "Nous avons été manipulés jadis par les Grecs séleucides, que les Romains de Pompée nous ont aidés à chasser, vous êtes pareillement manipulés aujourd’hui par les Grecs lagides, qui pillent votre Temple pour rembourser les dettes de Ptolémée XII Aulète et vous obligent à défendre un enfant prépubère, sa sœur cadette et un eunuque : libérez-vous à votre tour, avec notre aide, nous vos frères en Yahvé, et avec l’aide des Romains de César". Les juifs de Léontopolis laissent finalement passer le contingent de Mithridate ("Les juifs habitant le territoire dit “d’Onias [IV]” voulurent empêcher Antipatros et Mithridate de rejoindre César. Mais Antipatros réussit à les rallier à la cause de l’envahisseur à l’exemple de leurs compatriotes [de Judée], en leur montrant les lettres du Grand Prêtre Hyrcan II [ce détail semble confirmer qu’Hyrcan II ne participe pas à cette expédition en Egypte, car s’il participait il s’exprimerait personnellement de vive voix aux juifs de Léontopolis, et non pas par l’intermédiaire d’Antipatros ni de "lettres/™pistol»"], qui les priait d’être les amis de César, d’accueillir son armée et de lui fournir tout le nécessaire. Quand les juifs virent qu’Antipatros et le Grand Prêtre étaient d’accord, ils obéirent", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.131-132). L’itinéraire de ce dernier devient flou ensuite. Flavius Josèphe dit que les "habitants de Memphis", quand ils apprennent la position conciliante des juifs de Léontopolis, se rangent spontanément derrière Mithridate ("Les habitants de Memphis, apprenant que [les juifs de Leontopolis] s’étaient ralliés à César, appelèrent à leur tour Mithridate. Celui-ci répondit favorablement à leur appel et les intégra", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.132). Puis il évoque une bataille difficilement gagnée contre des "Egyptiens/A„gÚptioi" près du lieu-dit "Stratopéda/StratÒpeda", littéralement "le territoire/pšdon où son installés les soldats/stratÒj", soit plus simplement "les Camps militaires" ("Tandis qu’il cheminait dans le Delta, [Mithridate de Pergame] rencontra l’ennemi près du lieu-dit "Stratopéda". Mithridate prit l’aile droite et Antipatros l’aile gauche. La bataille commença. L’aile de Mithridate faiblit, et se serait effondrée si Antipatros, ayant vaincu l’ennemi de son côté, ne s’était pas précipité avec ses soldats en longeant le fleuve pour tirer Mithridate du danger et mettre en déroute les Egyptiens/A„gÚptioi. Il les poursuivit avec ardeur, s’empara de leur camp et rappela Mithridate qui s’était replié très en arrière. Mithridate perdit huit cents hommes, Antipatros quarante. Mithridate écrivit à César sur ce sujet, déclarant devoir la victoire et son propre salut à Antipatros. En retour, César adressa des éloges à ce dernier et l’employa dans les missions les plus périlleuses pour le reste de la guerre. Antipatros fut blessé dans différents combats", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.133-136), qui doit son nom aux soldats grecs d’Ionie et de Carie installés là par Psammétique Ier au VIIème siècle av. J.-C., sur la branche pélusiaque du Nil, "au-dessus de Bubastis" (aujourd’hui le site archéologique de tell Basta près de Zagazig en Egypte) selon Hérodote (Histoire II.154) et Diodore de Sicile (Bibliothèque historique I.67). Doit-on conclure que Mithridate remonte le Nil jusqu’à Memphis, et est obligé de le redescendre pour nettoyer un nid de résistance à Stratopéda ? Ou doit-on conclure que la bataille de Stratopéda sur la branche pélusiaque a lieu juste après la prise de Péluse, et que la soumission spontanée des "habitants de Memphis" le dispense d’y mettre les pieds et l’incite à foncer droit sur Alexandrie après sa victoire à Stratopéda ? On s’interroge aussi sur la nature de ces "habitants de Memphis" mentionnés par Flavius Josèphe : s’agit-il de la population de Memphis dans son ensemble ? ou seulement les Egyptiens autochtones de la classe populaire ? ou les Egyptiens influents de la classe sacerdotale ? ou les cadres administratifs d’origine grecque ? ou la communauté juive locale ? Idem pour les soi-disant "Egyptiens" que Mithridate doit combattre à Stratopéda : ce site étant originellement grec, on soupçonne que les adversaires qu’y affronte Mithridate ne sont pas des "Egyptiens" mais bien des Grecs associés à la dynastie lagide. Même remarque à Alexandrie. La convergence d’intérêts entre Egyptiens autochtones et Grecs lagides qu’on a observée au début des événements, semble vasciller. Dion Cassius, qui est un auteur hellénophone, donc proche des Grecs, dit que les "Egyptiens/A„gÚptioi", lassés du sang versé, cherchent un compromis avec César : ils acceptent de mettre bas les armes et de lui livrer leur chef Ganymède et la princesse rénégate Arsinoé, à condition qu’il libère Ptolémée XIII ("[Les Egyptiens/A„gÚptioi] feignirent d’être épuisés par leurs désastres et de désirer la paix, ils envoyèrent des messagers à César avec des propositions, réclamant la permission de consulter Ptolémée XIII sur les conditions d’une trêve", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.42). L’auteur anonyme de la Guerre d’Alexandrie, qu’on appelle "pseudo-Jules César" par commodité mais dont nous ne savons rien sinon qu’il est un latinophone, donc proche des Romains, raconte le même épisode, mais en précisant bien que les négociateurs sont des "Alexandrins/Alexandrini", c’est-à-dire des Grecs lagides, et non pas des "Egyptiens/A„gÚptioi" comme le prétend Dion Cassius ("Voyant que les Romains ne s’amollissaient pas après leurs revers, qu’au contraire leurs défaites renforçaient leur détermination, et n’espérant plus une occasion aussi favorable que les deux précédentes [la bataille navale devant le port et la bataille terrestre pour le contrôle de l’île de Pharos], les Alexandrins/Alexandrini suivirent le conseil de l’entourage du roi [Ptolémée XIII] en contact avec César, comme on le suppose, ou ils suivirent leur propre résolution qu’ils avaient transmise secrètement au roi et que celui-ci avait approuvée : ils députèrent pour demander à César de libérer le roi et de le rendre à ses sujets, en ajoutant que “le peuple tout entier était fatigué d’obéir à l’autorité précaire d’une jeune fille [Arsinoé] et à la cruelle domination de Ganymède, et aspirait à se soumettre aux ordres de son roi”", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXIII.1-2). Pour notre part, nous pensons que l’auteur anonyme latinophone de la Guerre d’Alexandrie dit la vérité, alors que Dion Cassius manipule les faits en faveur des Grecs, pour que son lecteur hellénophone croie que les Egyptiens autochtones sont soudés derrière les Grecs d’Alexandrie et la dynastie lagide. César accepte. Il libère son jeune otage Ptolémée XIII. Justement pour amplifier la zizanie chez ses adversaires, parce qu’il voit que Grecs et Egyptiens ne sont plus aussi soudés qu’au début. Et parce que, face à ces adversaires affaiblis par leurs divisions, l’arrivée imminente des renforts de Mithridate le renforce ("César connaissait bien ce peuple perfide, toujours habile à feindre des sentiments qu’il n’a pas. Il céda néanmoins à leur requête [aux émissaires adverses], en calculant que s’ils étaient sincères le roi [Ptolémée XIII] lui resterait fidèle après sa libération, et que dans le cas contraire, plus conforme à leurs penchants naturels, s’ils ne réclamaient la libération du roi que pour relancer la guerre en le prenant pour chef, il tirerait davantage de gloire et d’honneur en vainquant ce roi plutôt qu’un ramassis d’aventuriers et d’esclaves. Il exhorta donc le jeune souverain à ménager le royaume de ses pères; à sauver sa belle patrie que ravageaient le fer et le feu, à ramener ses sujets à la raison et à les maintenir dans des sages dispositions, enfin à rester fidèle au peuple romain et à César qui avait en lui une telle confiance qu’il le rendait à ses ennemis armés. Il prit la main du roi qui était déjà grand, et lui donna congé", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXIV.1-2 ; "César crut que [les Egyptiens/A„gÚptioi] avaient changé d’esprit. Il connaissait leur lâcheté et leur versatilité naturelles, mais il vit qu’ils étaient inquiets de leurs défaites. Et même s’ils rusaient, il ne voulut pas qu’on l’accusât de s’opposer à la paix. Il accéda donc à leur demande et leur envoya Ptolémée XIII, dont la jeunesse et l’incompétence ne présentait aucun danger. Il souhaitait que les Egyptiens se réconciliassent avec lui, ou, plus certainement, il espérait une reprise des combats pour les subjuguer et avoir une juste raison de les livrer à Cléopâtre VII, ne doutant plus de sa victoire avec les nouvelles troupes qui le rejoignaient", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.42). La suite des deux versions conforte notre hypothèse. Selon Dion Cassius (version grecque), les "Egyptiens" décident de trahir leur promesse de paix parce qu’ils pensent que la présence du roi lagide à leur tête va unifier toute l’Egypte contre les Romains ("Mais quand les Egyptiens eurent le jeune homme [Ptolémée XIII], ils ne pensèrent plus à la paix, et immédiatement se lancèrent contre Mithridate, comme si le nom et la famille de Ptolémée XIII suffisaient à leur garantir la victoire", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.43). Mais selon l’auteur de la Guerre d’Alexandrie (version latine), ce sont bien les Grecs, c’est-à-dire les "Alexandrins", qui persistent dans la guerre en s’illusionnant sur le pouvoir rassembleur du nom lagide, et qui sont vite déçus en constatant non seulement que toute l’Egypte ne se mobilise pas autour du roi libéré, mais encore que même les Egyptiens sous leurs ordres ne leur obéissent plus ("Les Alexandrins s’apercurent que la présence de leur chef [Ptolémée XIII] ne les rendaient pas plus forts ni les Romains plus faibles. Ils virent avec beaucoup de tristesse que les troupes méprisaient la jeunesse et l’incapacité de leur roi, et que tous leurs espoirs s’effondraient", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXV.1). Abandonnant le front d’Alexandrie, ces Grecs lagides accompagnés de Ptolémée XIII vont au contact de Mithridate. Une bataille a lieu sur un site non défini d’une branche intermédiaire du Nil. Mithridate doit redoubler d’efforts pour repousser ces adversaires qui s’investissent avec l’énergie du désespoir ("Le roi [Ptolémée XIII], informé de l’avancée de Mithridate et sachant qu’il devait passer le fleuve, envoya contre lui des troupes qu’il croyait assez nombreuses pour le détruire ou du moins pour le stopper. Pour le vaincre, il n’avait qu’à l’empêcher de rejoindre César. Mais les premiers soldats qui traversèrent le fleuve se hâtèrent d’attaquer Mithridate pour ne pas avoir à partager avec les autres l’honneur de la victoire. Mithridate, qui s’était prudemment retranché selon l’usage, soutint leur assaut, puis, quand il les vit sans protection et sans ordre près de ses défenses, il fit une sortie en masse et en tua un grand nombre. Si la connaissance des lieux, et les bateaux qui leur servaient à franchir le fleuve, n’eussent sauvé les autres, ils auraient été complètement détruits", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXVII.2-6). Il parvient dans la banlieue d’Alexandrie, près du lac Maréotis. Assiégé par des troupes dont la vigilance s’est émoussée après des mois de combats, César quitte le palais royal en catimini avec ses hommes par la mer, il effectue ensuite un grand arc-de-cercle autour d’Alexandrie, dans le sens inverse des aiguilles d’horloge, depuis le nord-ouest vers le sud-est, dans le dos de ses assiégeants, et rejoint ainsi le contingent de Mithridate en bordure du lac Maréotis ("César fut informé par Mithridate des événements [sa victoire sur les bords du Nil], Ptolémée XIII le fut également par ses proches. L’un et l’autre partirent presque en même temps, le roi pour écraser Mithridate, César pour le soutenir. Le roi prit un raccourci en empruntant sa flotte qui stationnait en permanence sur le Nil. César choisit un autre chemin : ne voulant pas risquer un combat fluvial, il se détourna vers la mer, longea la côte dite “africaine” dont j’ai déjà parlé, et il se présenta aux troupes royales avant qu’elles n’eussent commencé à combattre, et rejoignit Mithridate vainqueur et son armée intacte", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXVIII.1-2 ; "[Les Egyptiens] encerclèrent Mithridate près du lac [Maréotis], entre le fleuve et les marais, et écrasèrent ses troupes. César n’intervint pas, craignant d’être piégé. Mais la nuit, il fit lever les voiles comme pour gagner précipitamment une bouche du Nil, en allumant un grand feu sur chaque navire pour montrer sa présence, puis il s’éloigna, éteignit les feux, fit demi-tour, longea la ville vers la péninsule du côté de la Libye, débarqua ses soldats, qui contournèrent le lac [Maréotis] et tombèrent brusquement sur les Egyptiens à l’aube. Ces derniers furent tellement consternés qu’ils demandèrent une trêve, mais il refusa leur demande et une bataille féroce débuta", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.43 ; on suppose que César se contente de remonter le canal de Cibotos, qui relie le lac Maréotis à la mer : "Au fond de l’Eunostos se trouve un bassin artificiel dit “Cibotos” contenant ses propres chantiers et son propre arsenal. Un canal navigable débouche dans ce bassin, qui le relie directement au [lac] Maréotis", Strabon, Géographie, XVII, 1.10). Une ultime bataille s’engage, racontée en détails par pseudo-Jules César aux paragraphes XXIX à XXXI de la Guerre d’Alexandrie. Les Romains sont vainqueurs. Leurs adversaires s’enfuient, parmi lesquels le jeune roi Ptolémée XIII, qui monte dans un bateau trop chargé, qui coule, et qui meurt noyé ("Il est certain que le roi [Ptolémée XIII] prit la fuite, il se jeta dans un bateau, mais ceux qui nagèrent pour s’y accrocher étaient si nombreux qu’ils le firent couler, et le roi périt", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXXI.5 ; "[César] remporta la victoire et tua beaucoup d’ennemis. Ptolémée XIII et quelques autres essayèrent de fuir en traversant le fleuve, et ils y périrent", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.43 ; "Le roi rejoignit son armée. César le suivit, lui livra bataille, et remporta une victoire complète. Beaucoup d’ennemis périrent dans ce combat, dont le roi, qui ne fut jamais retrouvé", Plutarque, Vie de César 49 ; "Finalement, sur les bords du Nil, [César] livra au roi [Ptolémée XIII] le combat qui lui assura la victoire décisive", Appien, Histoire romaine XIV.90 ; "[Ptolémée XIII] mourut, vaincu dans une bataille navale par Jules César intervenu en faveur de Cléopâtre VII", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, page 168). Arsinoé est capturée. César règle ses comptes avec les habitants de l’île de Pharos, qui devient quasi déserte ("Depuis que le divin César après sa guerre alexandrine a dévasté l’île [de Pharos] pour la punir d’avoir soutenu le parti du roi [Ptolémée XIII], celle-ci est resté déserte, seules quelques familles de marins y subsistent regroupées au pied du Phare", Strabon, Géographie, XVII, 1.6). Nous sommes au printemps -47. La guerre d’Egypte s’achève, elle a duré neuf mois (selon Appien au paragraphe 90 livre XIV de son Histoire romaine).


Ptolémée XIV, âgé d’environ douze ans, frère cadet de Ptolémée XIII, le remplace comme nouveau roi d’Egypte. César envoie Arsinoé enchaînée vers Rome, destinée à subir le même sort fatal que Vercingétorix, étranglée lors d’un prochain triomphe. Dans les faits, c’est évidemment Cléopâtre VII qui gouverne, et sort grande gagnante de l’épreuve ("César, qui suivait de près [Pompée], tua le jeune roi [Ptolémée XIII] et rétablit sur le trône Cléopâtre VII en lui associant son frère restant [Ptolémée XIV] qui était à peine sorti de l’enfance", Strabon, Géographie, XVII, 1.11 ; "Après la mort de Ptolémée XIII, son frère cadet Ptolémée XIV gouverna conjointement avec sa sœur Cléopâtre VII selon le vœu de César. L’année suivante [-47] fut appelée “l’an 5 de Cléopâtre VII et l’an 1 de Ptolémée XIV”", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, pages 168-169 ; "[Jules César] vainquit [Pompée] à Pharsale, et le poursuivit jusqu’à Alexandrie, où il le trouva assassiné. Il combattit le roi Ptolémée XIII dans une guerre difficile, désavantagé par le temps et le lieu : l’hiver [-48/-47] fut rigoureux, et il demeura assiégé sans ressources ni approvisionnements par un ennemi pourvu de tout et très rusé. Vainqueur, il confia le royaume d’Egypte à Cléopâtre VII et à son frère cadet [Ptolémée XIV], refusant de transformer le pays en province romaine et risquer ainsi de donner à un gouverneur ambitieux les moyens de provoquer des désordres", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 35 ; "Maître de l’Egypte et d’Alexandrie, César y rétablit la royauté selon les volontés testamentaires que Ptolémée [XII Aulète] avait supplié le peuple romain d’appliquer : le roi aîné [Ptolémée XIII] étant mort, il donna la couronne au fils cadet [Ptolémée XIV] et à la fille aînée, Cléopâtre VII, qui était restée fidèle à César et n’avait pas quitté le quartier où il s’était réfugié. Il décida parallèlement d’exfiltrer du royaume la fille cadette, Arsinoé, dont Ganymède avait utilisé le nom pour exercer sa cruelle tyrannie, comme je l’ai raconté, craignant que des séditieux se servissent d’elles pour exciter des nouveaux troubles avant que l’autorité des deux souverains s’affermît", pseudo-Jules César, Guerre d’Alexandrie XXXIII.1-2 ; "Ayant ainsi accaparé l’Egypte, César ne la rendit pas sujette de Rome, il la confia à Cléopâtre VII, en remerciement de sa position bienveillante durant la guerre. Mais, craignant que les Egyptiens se rebellassent à nouveau en prétextant ne pas vouloir obéir à une femme, ou en s’indignant de la relation que lui-même entretenait avec cette femme, il lui imposa le mariage avec son autre frère [Ptolémée XIV] et le partage du royaume, du moins en théorie. En pratique, Cléopâtre VII possédait seule le pouvoir puisque ce mari était toujours un enfant et que la faveur de César lui permettait tout. C’est pour cela qu’elle accepta ce simulacre de vie commune avec son frère et de partage du pouvoir : dans les faits, elle régnait seule et passait tout son temps avec César", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.44). La tradition dit qu’elle entraîne César dans une excursion romantique vers l’amont du Nil. Le couple est suivi par des centaines de bateaux selon une incidence d’Appien, qui promet de raconter cet épisode en détail dans les livres de son Histoire romaine consacrés à l’Egypte, hélas ces livres sont perdus ("Cette guerre dura neuf mois, jusqu’au moment où [César] établit Cléopâtre VII sur le trône d’Egypte à la place de son frère [Ptolémée XIII]. Puis il croisa sur le Nil avec quatre cents navires et contempla le paysage avec Cléopâtre VII, dont la compagnie lui procura beaucoup de plaisir. Je rapporterai ces événements plus en détails dans mon Egyptiaka [sous-titre des livres XVIII à XXI perdus de l’Histoire romaine d’Appien]", Appien, Histoire romaine XIV.90). Notons que dans cette incidence, Appien ne parle pas de la naissance d’un enfant. Suétone brode en imaginant César désireux de pousser ses conquêtes vers l’Ethiopie mais arrêté par ses légionnaires : nous rejetons cette version de propagande qui veut établir tacitement un parallèle avec Alexandre le Grand, aussi désireux jadis de pousser ses conquêtes vers l’Inde au-delà de l’Hyphase mais arrêté par ses Macédoniens ("[César] remonta le Nil avec [Cléopâtre VII] sur un navire nuptial, il aurait traversé ainsi toute l’Egypte et pénétré en Ethiopie si l’armée n’eût refusé de les suivre", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 52). Nous pensons que cette expédition vers l’amont du Nil avec une partie des légions est très possible, mais pour César elle a été moins une lune de miel qu’une reconnaissance préventive sur ses arrières avant d’aller combattre Pharnacès II ("[CléopâtreVII] aurait gardé [César] plus longtemps en Egypte ou serait partie aussitôt avec lui à Rome, si César n’eut pas été contraint de quitter l’Egypte à cause de Pharnacès II et de revenir en hâte vers l’Italie", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.45). César est mû par son désir de pouvoir, de conquête, d’hégémonie : la présence très probable de Cléopâtre VII à ses côtés sur le Nil a servi ce désir personnel de pouvoir, mais n’a certainement pas obéi à une passion sentimentale. La meilleure preuve de ceci est la distance que César met entre lui et Cléopâtre VII durant les trois années qui lui restent à vivre, dont nous connaissons la chronologie par une grande abondance de documents : dès son retour de cette expédition sur le Nil, César quitte Cléopâtre VII au printemps -47, il vainc Pharnacès II à Zéla juste après, il revient à Rome en automne -47, Cléopâtre VII et Ptolémée XIV arrivent à Rome en automne -46 pour assister au triomphe de César, ils logent chez César tout le temps de leur séjour romain, mais César repart en Espagne dès la fin -46 pour batailler contre les derniers partisans de Pompée, il y remporte la victoire de Munda au printemps -45, il est retenu en Espagne par la maladie, il est de retour à Rome en octobre -45 pour un nouveau triomphe, il y reste jusqu’à son assassinat en mars -44, Cléopâtre VII et Ptolémée XIV quittent Rome juste après. Autrement dit, en trois ans, César et Cléopâtre VII n’ont passé que quelques mois ensemble. Donc imaginer César se servir de Cléopâtre VII comme d’un outil de pouvoir sur l’Egypte, oui, mais l’imaginer transi d’amour à ses genoux, ou simplement partageant une vie commune ordinaire, non. On note que dans la version de Suétone, comme dans la version d’Appien, aucune naissance d’enfant n’est mentionnée. Par ailleurs, aucun texte évoquant la venue de Cléopâtre VII et de son royal frère Ptolémée XIV à Rome en automne -46 ne précise qu’ils sont accompagnés par un enfant (Dion Cassius parle bien du scandale causé par la présence de Cléopâtre VII et Ptolémée XIV dans la maison personnelle de César sur la rive sud du Tibre, mais pas d’un scandale lié à l’existence d’un bâtard de Cléopâtre VII et César : "On lui reprocha surtout [à César] sa passion pour Cléopâtre VII, non pas celle qu’il manifesta en Egypte et qui resta une rumeur, mais celle qu’il montra à Rome même, quand elle y vint avec son mari [Ptolémée XIV] et s’installa dans la propre maison de César, attirant sur ce dernier une mauvaise réputation pour ces deux raisons, mais il méprisa ces reproches", Dion Cassius, Histoire romaine XLIII.27). L’énigme que pose Ptolémée XV Césarion vient d’un passage ambigü de Plutarque. Dans sa Vie de César, Plutarque dit en effet qu’après sa victoire sur les Egyptiens, César et Cléopâtre VII passent un moment ensemble, Cléopâtre VII accouche "peu après/mikrÕn Ûsteron" de Césarion, puis il enchaine abruptement en disant que César part vers la Syrie et l’Anatolie contre Pharnacès II ("César donna tout le royaume d’Egypte à Cléopâtre VII, qui peu après/mikrÕn Ûsteron accoucha d’un fils que les Alexandrins surnommèrent “Césarion”. César partit rapidement pour la Syrie", Plutarque, Vie de César 49). Le problème de la formule "peu après" dans ce passage, comme d’ailleurs chez tous les auteurs grecs antiques qui l’utilisent très souvent, est qu’elle ne renseigne pas sur la durée exacte qu’elle implique : "peu après" peut signifier "quelques mois" après l’idylle sur le Nil en -47, ou "quelques années" lors du séjour de Cléopâtre VII chez César à Rome entre l’automne -46 et le printemps -44 qui prolongerait l’idylle sur le Nil de -47. Ce passage a été combiné par les égyptologues au XXème siècle avec une petite stèle conservée sous la référence IM8 au musée du Louvre à Paris en France, pour réaliser l’échaffaudage intellectuel suivant. Cette stèle IM8, qu’on ne peut pas dater, retrouvée dans le Sérapeion de Memphis par l’archéologue français Auguste Mariette au XIXème siècle, comporte un texte en démotique constituant le document 194 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae. Peu importe son auteur et sa finalité, son intérêt réside dans sa dernière ligne, que ses premiers graphologues ont traduit en : "Ecrit en l’an 5, deuxième mois d’akhet, jour 23, lors de la fête d’Isis, également jour de naissance du pharaon 0sr". Tout semblait coller, en admettant que la base consonantique "0sr/KSR" renvoyait au fils de "KaiSaR/César" autrement dit à Césarion, et que l’"an 5" se référait au règne de Ptolémée XIII : ce dernier ayant prit la succession de son père Ptolémée XII Aulète en -51, l’"an 5" de son règne correspond donc à -47 en comptant de façon inclusive, le "deuxième mois d’akhet" équivaut au mois égyptien de phaophi, soit mi-août à mi-septembre dans le calendrier chrétien, en retirant neuf mois de grossesse à septembre -47 on obtient janvier -47, correspondant au plein milieu de la guerre d’Alexandrie, on déduisait que César et Cléopâtre VII avaient copulé pendant le siège d’Alexandrie, que Cléopâtre VII s’était trouvée vite enceinte, et que Césarion était né à la fin de l’été -47, soit "peu après" la fin de la guerre d’Alexandrie et l’idylle du couple sur le Nil comme le disait Plutarque. Mais ce fragile échaffaudage intellectuel a été totalement remis en cause par les conclusions de nouveaux graphologues, qui ne lisent pas "0sr" à la fin du texte mais plutôt "&sr/JSR" qu’on peut identifier au pharaon "DJoSeR"de la IIIème Dynastie bien antérieure à la dynastie grecque lagide, autrement dit la stèle IM8 n’a certainement aucun rapport avec Césarion ni d’ailleurs avec l’ère hellénistique. D’autres sources antiques plus fiables vont dans le même sens. Selon Suétone, Cléopatre VII quitte Rome avant la mort de César ("[César] la fit venir à Rome, et la renvoya comblée d’honneurs et de récompenses magnifiques", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 52), mais selon Cicéron, qui est un contemporain des faits donc plus crédible que Suétone, Cléopâtre VII est bien présente à Rome lors de l’assassinat de César, et juste après elle repart en Egypte pour une raison pressante sur laquelle Cicéron insiste mais sans jamais dévoiler la nature. Dans sa lettre à Atticus du 16 avril -44, Cicéron se réjouit du départ de la reine ("Je ne suis pas fâché du brusque départ de la reine", Cicéron, Lettres à Atticus/Ad Atticus XIV.8), sans dire pourquoi. Dans sa lettre du 11 mai -44, il se lamente sur la récente fausse-couche de Junia Tertulla l’épouse de Cassius et la sœur de Brutus, qui viennent d’assassiner Jules César, et il enchaîne aussitôt en demandant ce que devient la reine Cléopâtre VII et "son César" ("Je n’accepte pas la fausse-couche ["abortum"] de [Junia] Tertulla. Nous avons besoin de la graine de Cassius autant que de Brutus. J’aimerais la vérité sur la reine et son César", Cicéron, Lettres à Atticus/Ad Atticus XIV.20) : on déduit primo que Césarion est sorti du ventre de sa mère à cette date, en mai -44, mais secundo qu’il est si fragile que les adversaires de César, dont Cicéron, espèrent qu’il ne survivra pas. Quelques jours plus tard, dans sa lettre du 17 mai -44, Cicéron regrette que "la rumeur concernant la reine" n’aboutisse pas dans son sens ("La rumeur sur la reine s’éteint", Cicéron, Lettres à Atticus/Ad Atticus XV.1), autrement dit le nouveau-né Césarion s’accroche à la vie. Dans sa lettre du 24 mai -44, Cicéron met en parallèle une femme nommée Ménédème dont il plaint le récent malheur, sans le préciser, et Cléopâtre VII à laquelle il souhaite un malheur identique ("Sur Ménédème j’aurais souhaité que ce fût faux, sur la reine j’aurais souhaité que ce soit vrai", Cicéron, Lettres à Atticus/Ad Atticus XV.4) : derrière cette formulation mystérieuse, qu’on doit relier au contenu des lettres antérieures, on devine que cette Ménédème a également subi une fausse-couche ou ne réussit pas à être enceinte, et que ses problèmes de fertilité attristent Cicéron en proportion de la colère qu’il ressent face à Cléopâtre VII ayant récemment accouché. Dans une lettre de juin -43, Cicéron est plus explicite, tout en restant flou car son interlocteur Atticus connaît parfaitement l’affaire et n’a pas besoin de détails : il dit que Cléopâtre VII lui a promis on-ne-sait-quoi qu’elle ne lui a jamais donné, leur relation s’est donc aigrie, cela explique pourquoi Cicéron par vengeance espère que Césarion ne survivra pas ("Je déteste cette reine. Elle sait les promesses qu’elle m’a faites au nom d’Amon, en rapport avec un philologue et un dignitaire comme moi qui s’exprime en assemblée. […] Je souffre encore de l’arrogance de la reine, quand elle était dans les jardins de l’autre côté du Tibre [quand elle vivait dans la maison de César]. Je ne veux plus rien avec eux, qu’on ne m’en parle plus, ils me donnent mal au cœur", Cicéron, Lettres à Atticus/Ad Atticus XV.15). Ces lettres permettent de conclure avec assurance que Césarion est bien né en -44 et non pas en -47, et que sa naissance a lieu juste avant ou juste après l’assassinat de César en mars -44. Et cela amène à s’interroger sur sa paternité. Car si on retire neuf mois à partir d’avril -44 au plus tard (date de la première lettre de Cicéron à Atticus), on tombe en plein été -45, or nous n’avons aucune certitude sur la présence de César à Rome en été -45. César a-t-il conçu Césarion avec Cléopâtre VII un peu plus tard, au début de l’automne -45, et Césarion est-il né prématurément, ce qui expliquerait sa fragilité au moment où Cicéron écrit ses lettres précitées à Atticus ? Selon Appien, César reconnaît la paternité de Césarion puisqu’il installe une statue de Cléopâtre VII dans le temple de Vénus Genetrix ("[César] fit également construire le temple de Vénus Genetrix, comme il l’avait promis juste avant la bataille de Pharsale. Il entoura ce temple d’un lieu de rencontre destiné non pas au commerce mais à la résolution des litiges entre Romains, sur le modèle de ceux où les Perses réclament et reçoivent justice. A côté de la statue de la déesse, il plaça la belle statue de Cléopâtre VII qu’on voit encore aujourd’hui", Appien, Histoire romaine XV.102). Suétone quant à lui demeure dans le vague. Il dit que "certains auteurs" ont souligné la ressemblance entre César et Césarion, mais il oublie de nous donner leurs noms. Il cite Marc-Antoine affirmant en pleine assemblée sénatoriale, juste après la mort de César, que celui-ci a bien reconnu être le père de Césarion, mais Marc-Antoine après la mort de César a ses propres raisons politiciennes pour déclarer cela : Marc-Antoine est opposé au fils adoptif Octave, il a donc besoin de soutenir le fils présumé Césarion contre Octave (pour la même raison, le besoin d’élever Césarion pour mieux abaisser Octave, on doit rester prudent sur la prétendue paternité de César invoquée dans le testament de Cléopâtre VII et Marc-Antoine publié à Rome par Lucius Munatius Plancus vers -32, sur lequel nous reviendrons plus loin). Suétone cite aussi Caius Matius, dont le témoignage n’est pas fiable car c’est un personnage fallot, sans étiquette, ami avec tout le monde (inclus César et Cicéron, qui s’entretient avec lui dans les lettres XI.27 et XI.28 du recueil Lettres familiales/Ad familiares), et Gaius Oppius, auteur de livres qui n’ont pas survécu, dont le témoignage est pareillement sujet à caution puisqu’il a été d’abord un fidèle de César, donc un défenseur de Césarion comme fils de César, avant de devenir un fidèle d’Octave, ayant écrit un pamphlet réfutant la filiation entre Césarion et César ("Certains auteurs grecs ont écrit que ce fils lui ressemblait [à César] pour la figure et la démarche. Marc-Antoine affirma en plein Sénat que César l’avait reconnu, en invoquant le témoignage de Caius Matius, de Gaius Oppius et d’autres amis du dictateur. Mais Gaius Oppius se défendit sur ce sujet, il publia un livre pour démontrer que le fils de Cléopâtre VII n’était pas de César comme elle l’affirmait", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 52). Le problème se complique quand on pense que César lui-même a des bonnes raisons d’assumer cette filiation même s’il n’est pas le vrai père de Césarion. Car, répétons-le encore, César est motivé par l’ambition politique, nullement par l’amour, or le lien génétique que Césarion crée entre Cléopâtre VII et César sert politiquement ce dernier. Etre père de Césarion, cela signifie pour César la captation personnelle de l’Egypte comme tuteur ou régent du nouveau-né, cela signifie également qu’un lien direct existe désormais entre les Egyptiens, leur reine lagide et Rome, un lien qui garantira la paix sur ses arrières africains lors de la campagne contre les Parthes projetée pour l’été -44, décidée juste avant son assassinat, cela signifie enfin, plus intimement, qu’une connexion généalogique est créée entre la famille romaine des Julii et la prestigieuse famille grecque des Lagides. Cléopâtre VII a également intérêt à clamer la paternité de César, car cela légitime les obligations romaines envers l’Egypte. Bref : ce lien du sang dépasse et simplifie toutes les alliances qui existaient jusque-là par des documents juridiques incommodes ou par des discutables victoires militaires entre Rome et l’Egypte, César comme Cléopâtre VII ont toutes sortes de raisons pour clamer partout que Césarion est bien leur fils, même si l’un et autre doutent ou même sont sûrs que le père de Césarion n’est pas César. Une récente conjecture émise par les égyptologues et les latinistes permet d’expliquer les événements en Egypte postérieurs à la mort de César, en même temps qu’elle ravive l’imagination du grand public sur Cléopâtre VII. Cette conjecture pose que le père de Césarion est non pas César mais Marc-Antoine. Convenons que l’hypothèse est intelligente. D’un point de vue chronologique, d’abord : on ignore si César est à Rome en été -45, revenu de sa campagne en Espagne, on est certain en revanche que Marc-Antoine y est bien présent, par conséquent la possibilité technique d’une relation conjugale de Cléopâtre VII à cette date est plus grande avec celui-ci qu’avec celui-là. Ensuite, Cléopâtre VII connaît Marc-Antoine depuis plus longtemps que César : on se souvient qu’ils se sont vus pour la première fois à l’occasion de l’opération militaire de Gabinius en -56, quand Cléopâtre VII était encore une adolescente, et que selon Appien (au paragraphe 8 précité livre XVII de son Histoire romaine) Marc-Antoine alors simple lieutenant de Gabinius est tombé immédiatement amoureux d’elle. Enfin, la très grande proximité entre Marc-Antoine et Cléopâtre VII après la mort de César s’explique certes par l’ambition hégémonique de Marc-Antoine contre Octave, mais elle pourrait s’expliquer aussi par l’attachement naturel d’un père pour la mère de son enfant, autrement dit par l’attachement de Marc-Antoine pour son fils Césarion (un fils que Marc-Antoine, redisons-le encore une fois, attribue publiquement à César pour des raisons politiciennes, mais rien ne garantit que ces déclarations publiques sur la paternité de César soient fondées : dans cette hypothèse, Marc-Antoine entretient ce mensonge à dessein, et il réussit tellement bien qu’Octave décide de supprimer Césarion en -30 parce que, si lui-même ne croit pas à la filiation avec Jules César, le peuple romain en revanche a un doute, et Octave ne peut effacer ce doute qu’en effaçant Césarion). Le sujet reste ouvert.


Revenons à -47. Pendant que César combattait à Pharsale contre ses compatriotes, puis en Egypte contre les Grecs lagides (sauf Cléopâtre VII !) et les Egyptiens, Pharnacès II a agrandi son territoire. Il a envahi la Colchide, l’Arménie d’Artavazde II (selon Dion Cassius) ou plus sûrement la Petite Arménie dépendante du Pont (selon Plutarque), la Cappadoce d’Ariobarzanès III (petit-fils d’Ariobarzanès Ier de l’époque de Mithridate VI), le territoire des Galates alors gouvernés par leur compatriote romanisé Déjotaros, et enfin la province romaine du Pont, ancien royaume de son père, où il s’est installé pour passer l’hiver -48-/-47 ("Profitant que les Romains se battaient entre eux [entre partisans de Pompée et partisans de César, avant la bataille de Pharsale] puis contre les Egyptiens [au profit de César, après la bataille de Pharsale], [Pharnacès II] avait prit possession de la Colchide sans difficulté, et en l’absence de Déjotaros il s’était emparé de toute l’Arménie et d’une partie de la Cappadoce, ainsi que de quelques cités du Pont qui avaient été assignées à la province de Bithynie", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.45). Cnaeus Domitius Calvinus, nommé par César gouverneur de la province romaine d’Asie après la bataille de Pharsale, a essayé de s’opposer à l’expansion de Pharnacès II, mais, mal préparé, il a été battu sèchement par ce dernier devant Nicopolis, la cité-camp de concentration créée par Pompée dont nous avons parlé plus haut (aujourd’hui Koyulhisar à mi-chemin de la mer et de Sivas en Turquie ?), et a dû battre en retraite vers Pergame. Dans la foulée de cette victoire, Pharnacès II a pris Amisos, cité frontalière entre le Pont et la Bithynie (aujourd’hui Samsun en Turquie : "[César] apprit que Domitius [Calvinus] s’était enfui du Pont avec une poignée de soldats après avoir été battu par Pharnacès II le fils de Mithridate VI qui, dans la foulée de sa victoire, avait accaparé la Bithynie et la Cappadoce, et s’apprêtait à envahir la Petite Arménie avec le soutien de tous les rois et tétrarques. César marcha contre lui avec trois légions", Plutarque, Vie de César 50 ; "Retenu en Egypte qui n’était pas encore pacifiée, César avait confié les légions de l’Asie à Cnaeus Domitius Calvinus avec mission de vaincre Pharnacès II [texte manque]. Avec les troupes de Déjotaros et d’Ariobarzanès III, [Domitius Calvinus] avait marché directement contre Pharnacès II installé à Nicopolis qu’il venait de prendre, il avait méprisé et refusé la demande de trêve demandée via une ambassade par ce dernier qui craignait son arrivée, l’avait attaqué, et avait été vaincu. N’ayant plus assez de forces pour s’opposer à Pharnacès II, il s’était retiré en Asie pour y passer l’hiver [-48/-47]. Cela avait renforcé l’arrogance de Pharnacès II qui, après avoir accaparé le reste du Pont, avait pris Amisos par un long siège, pillé la ville, passé au fil de l’épée tous les hommes en âge d’être soldats, et se dirigeait vers la Bithynie et l’Asie en caressant les mêmes espoirs que son père", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.46 ; "Après avoir réglé la situation à Alexandrie, César se hâta de traverser la Syrie pour attaquer Pharnacès II. Celui-ci avait déployé une grande activité, dépouillé des places fortes romaines, engagé le combat contre Domitius [Calvinus], général de César, et remporté une éclatante victoire. Dans l’exaltation de ce succès il avait pris la cité d’Amisos dans le Pont, qui soutenait les Romains, avait réduit sa population en esclavage et fait des eunuques de tous les enfants", Appien, Histoire romaine XIV.91). César quitte l’Egypte on-ne-sait-quand au printemps -47 ("[César] laissa trois légions à Alexandrie, il chargea l’un de ses amants ["exoletus"], Rufion, fils d’un de ses affranchis, en assurer l’entretien et le commandement", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 76) et marche vers l’Anatolie. Lors de son passage au sud Levant, il confirme Hyrcan II comme Grand Prêtre du Temple de Jérusalem en récompense de l’aide militaire qu’il lui a apportée en Egypte ("César termina la guerre [en Egypte] et prit la route de Syrie. Il combla d’honneurs Hyrcan II auquel il confirma la Grande Prêtrise, et Antipatros auquel il accorda la citoyenneté romaine et l’exemption d’impôts dans tous les pays", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.137 ; le décret de César en faveur d’Hyrcan II est rapporté par Flavius Josèphe : "Caius [Jules] César, général en chef, dictateur, consul, en raison de l’estime dont jouit Hyrcan II fils d’Alexandre [Jannée], de son mérite, de son humanité, lui reconnaît pour lui-même et pour ses descendants, dans l’intérêt du Sénat et du peuple romain, la dignité de Grand Prêtre et ethnarque de Jérusalem et du peuple juif, avec tous les droits et prérogatives sous lesquels leurs ancêtres ont détenu la Grande Prêtrise", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.199), et il impose au Sénat de renouveler l’alliance conclue jadis entre Rome et l’Asmonéen Judas Maccabée (ce renouvellement d’alliance sera officialisé à Rome en décembre -47 : "César confirma Hyrcan II comme Grand Prêtre, et permit à Antipatros de choisir le gouvernement qu’il voudrait. Celui-ci le laissa décider, alors César le nomma procurateur ["™p…tropoj"] de Judée. Il permit aussi à Hyrcan II, qui lui demanda cette faveur, de relever les murs de sa patrie, qui étaient toujours en ruine depuis que Pompée les avait abattus [au paragraphe 199 livre I de sa Guerre des juifs qui mentionne brièvement le même épisode, c’est Antipatros et non pas Hyrcan II qui demande à César le rétablissement des forteresses judéennes]. Puis il manda aux consuls [Quintus Fufius Calenus et Publius Vatinius, en poste en -47] à Rome de consigner ces dispositions au Capitole. Le décret rendu par le Sénat fut rédigé comme suit : “Le préteur Lucius Valerius fils de Lucius a proposé cette décision au Sénat aux ides [milieu du mois] de décembre [-47], dans le Temple de la Concorde. Etaient présents, lors de la rédaction du décret, Lucius Coponius fils de Lucius de la tribu Collina, et [texte manque] Papirius fils de [texte manque] de la tribu Quirina. Alexandre fils de Jason, Numenios fils d’Antiochos, et Alexandre fils de Dorotheos, ambassadeurs des justes et fidèles alliés juifs, ont renouvelé leur ancienne amitié pour les Romains et apporté comme marque de reconnaissance un bouclier d’or équivalent à cinquante mille pièces d’or, ils ont demandé des lettres pour les cités indépendantes et pour les rois afin que ceux-ci respectent leur territoire et leurs ports et ne commettent aucune injustice. Nous avons décidé de faire amitié et alliance avec eux, de leur accorder tout ce qu’ils demandent, et d’accepter le bouclier qu’ils nous ont apporté”. Cela se passa l’an 9 du Grand Prêtre et ethnarque Hyrcan II, au mois de panémos [du calendrier macédonien, soit mi-juin à mi-juillet dans le calendrier chrétien]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.143-148 ; "Décisions, autorisations, concessions de Caius César, général en chef et consul : [Hyrcan II et] ses descendants régneront sur le peuple juif et jouiront de tous les territoires à eux concédés. Le Grand Prêtre et ethnarque sera le protecteur des juifs lésés. On enverra des ambassadeurs porteurs de paroles d’amitié et d’alliance au Grand Prêtre des juifs Hyrcan II fils d’Alexandre [Jannée]. Une table de bronze contenant ces dispositions, gravées en latin et en grec, sera déposée dans le Capitole, et dans les temples de Sidon, Tyr et Ascalon. Ce décret sera porté à la connaissance de tous les trésoriers et gouverneurs des cités et de tous nos amis. Les envoyés recevront les présents d’hospitalité, et ces dispositions seront notifiées partout", Josèphe, Antiquités juives XIV.196-198). Lors de son passage au Liban en revanche, il punit les cités phéniciennes qui ont soutenu Pompée. A Tyr, il accapare les richesses déposées dans le temple d’Héraclès/Melkart ("[César] enleva toutes les offrandes d’Héraclès à Tyr, parce que les habitants avaient reçu l’épouse et le fils de Pompée lors de leur fuite", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.49). A Sidon, il impose des mesures défavorables aux Sidoniens autochtones et favorables aux résidents juifs ("Caius Julius César, général en chef, grand pontife, dictateur pour la deuxième fois, aux magistrats, à la Boulè et au peuple de Sidon, salut. […]. Le juif Hyrcan II fils d’Alexandre [Jannée], aujourd’hui comme hier, dans la paix comme dans la guerre, a toujours prouvé sa fidélité et son zèle à notre égard, beaucoup de généraux en ont témoigné, récemment dans la guerre d’Alexandrie il est venu à mon secours avec quinze cents soldats aux côtés de mon envoyé Mithridate [de Pergame] et a participé bravement aux combats. Pour ces raisons je veux qu’Hyrcan II fils d’Alexandre [Jannée] et ses descendants soient ethnarques des juifs et détiennent à perpétuité la Grande Prêtrise des juifs selon les coutumes de leur peuple, que lui-même et ses enfants soient inscrits parmi nos alliés et nos amis nominativement désignés et conservent tous les privilèges sacerdotaux et pécuniaires établis par les lois de leurs pères, et je veux qu’ils soient juges de tout litige sur la loi des juifs. J’interdis que les troupes prennent chez eux leurs quartiers d’hiver ou qu’on exige d’eux de l’argent”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.190-195). Pharnacès II prend peur. Il envoie un messager avec une proposition de trêve, puis un second messager. César ne répond pas et continue d’avancer. Arrivé en Syrie, quand Pharnacès II lui envoie un troisième messager avec une nouvelle proposition de paix, César exprime ouvertement son agacement et lui promet de l’anéantir ("Ptolémée XIII étant mort et Domitius [Calvinus] étant vaincu, César décida que rester en Egypte ne lui apportait ni profit ni honneur, il leva le camp et marcha en hâte vers l’Arménie. Effrayé par la rapidité de César plus encore que par son armée, le barbare lui envoya des messages avant son arrivée en multipliant les propositions pour essayer d’échapper au danger d’une façon ou d’une autre. Son principal argument était qu’il n’avait pas soutenu Pompée, il espérait pousser César à une trêve, sachant que ce dernier était impatient d’aller en Italie et en Afrique, et il calculait qu’il pourrait continuer la guerre à son aise dès que César serait parti. Mais César soupçonna tout cela. Il traita convenablement les première et deuxième ambassades parce qu’il ne pouvait pas attaquer abruptement un ennemi qui proposait ainsi la paix, mais il reprocha à la troisème ambassade d’avoir trahi son bienfaiteur Pompée, et il ne tarda plus", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.47 ; "Pharnacès II crut obtenir son pardon en rappelant ne pas avoir secouru Pompée, mais César lui refusa sa clémence en lui reprochant sa méchanceté et son impiété envers son bienfaiteur", Dion Cassius, Histoire romaine XLI.63 ; "Mais quand César arriva, [Pharnacès II] devint inquiet et exprima des regrets. Arrivé à deux cents stades, César reçut une ambassade proposant une paix négociée, apportant une couronne d’or et lui offrant absurdement en mariage la fille de Pharnacès II. Il négligea ces avances et continua sa progression avec son armée", Appien, Histoire romaine XIV.91). César nomme son juvénile cousin Sextus Julius Caesar comme gouverneur de Syrie ("Caius [Jules] César traversa la Syrie, il y laissa une légion comme s’il projetait déjà une expédition contre les Parthes. Caecilius Bassus en fut administrateur ["™pimelht»j"] sous les ordres du très jeune ["meir£kion", terme utilisé ordinairement pour désigner un adolescent] Sextus Julius apparenté à César, personnage dissipé qui conduisit la légion de façon désordonnée et indécente", Appien, Histoire romaine XV.77 ; "Le chevalier Caecilius Bassus, qui avait servi sous Pompée, vivait à l’écart dans le port de Tyr. La Syrie était alors gouvernée par le questeur ["tam…aj"] Sextus [Julius], qui avait reçu sa charge par son parent César en route contre Pharnacès II après sa guerre d’Egypte. [Caecilius] Bassus se tint tranquille dans un premier temps, satisfait d’avoir simplement la vie sauve", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.26), puis il pénètre en Anatolie. Pharnacès II n’est pas aidé sur ses arrières : pendant qu’il passait l’hiver -48/-47 en Anatolie, un de ses officiers nommé "Asandros" s’est rebellé et a pris le pouvoir à Panticapée/Kertch ("Quand [Pharnacès II] apprit qu’Asandros, qu’il avait laissé comme administrateur du Bosphore [cimmérien], s’était révolté, il renonça à aller plus loin. Asandros avait ambitionné de profiter de l’éloignement de Pharnacès II pour se rebeller, espérant que cela satisferait les Romains et qu’en retour il obtiendrait d’eux la souveraineté sur le Bosphore [cimmérien]", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.46). Dos à la mer, il est contraint d’accepter la bataille que lui impose César à une centaine de kilomètres au sud d’Amisos, près de Zéla (aujourd’hui Zila dans la province de Tokat en Turquie), précisément là où son père Mithridate VI en -67 a écrasé les troupes romaines de Caius Valerius Triarius. En temps record, l’armée de Pharnacès II est balayée. César résumera cette courte bataille par la célèbre formule : "Veni, vedi, vici", soit : "Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu" en latin ("Le fleuve Iris reçoit le Lycos. En amont on rejoint la cité de Zéla, célèbre par la défaite de Triarius et par la victoire de Jules César. En aval on rejoint l’estuaire du Thermodon, dont la source se trouve près du fort de Phanarée", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 4.1 ; "[Pharnacès II] fit la guerre à César, le vainqueur de Pompée, lors de son retour d’Egypte. La bataille eut lieu près du mont Skotion, où son père [Mithridate VI] avait vaincu l’armée romaine de Triarius", Appien, Histoire romaine XII.592 ; "Quand il fut près du camp de Pharnacès II, [César] dit : “Ce parricide [allusion au putsch de Pharnacès II contre son père Mithridate VI en -63, qui a poussé ce dernier au suicide] doit-il encore attendre pour payer ses crimes ?”, et il sauta sur son cheval. Son premier cri provoqua immédiatement la fuite de Pharnacès II. Opérant avec seulement un millier de cavaliers, les premiers à s’être lancés à ses côtés, il tua beaucoup d’ennemis. On raconte qu’il déclara : “O bienheureux Pompée, voilà donc les soldats que tu as combattus à l’époque de Mithridate [VI], le père de cet homme, qui t’ont fait croire grand et surnommer « le Grand » !”. Puis il envoya à Rome un message résumant cette bataille : “Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu” ["Álqon, e‹don, ™n…khsa"]", Appien, Histoire romaine XIV.91 ; "[César] lui livra [à Pharnacès II] une grande bataille près de la cité de Zéla. Il tailla en pièces toute son armée et le chassa du Pont. Pour marquer la rapidité inouïe de cette victoire, il écrivit à Rome à son ami Amintius ces trois mots qui frappent par leur concision : “Je suis venu, j’ai vu, j’ai vaincu” ["Álqon, e‹don, ™n…khsa"], recourant à la même désinence courte dans la langue des Romains", Plutarque, Vie de César 50 ; "Le jour même où il arriva, [César] engagea le combat. L’ennemi provoqua un peu de confusion avec sa cavalerie et ses porteurs de faux, mais il remporta la victoire grâce à ses troupes lourdement armées. […] César fut très fier de cette victoire, non pas parce qu’elle fut la plus brillante, mais parce qu’en une unique journée, en une heure, il était venu à l’ennemi, il l’avait vu et l’avait vaincu. Il donna l’énorme butin à ses soldats et éleva un trophée pour contrebalancer celui que Mithridate VI avait érigé naguère au même endroit pour célébrer la défaite de Triarius", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.47-48 ; "César alla d’Alexandrie vers la Syrie, puis de là vers le Pont où des messagers l’avaient appelé : Pharnacès II fils du grand Mithridate VI avait profité des troubles [entre César et Pompée] pour relancer la guerre et avait remporté de nombreux succès qui l’avaient enorgueilli. Quatre heures de combat suffirent à César, le cinquième jour de son arrivée, pour détruire cet adversaire en une seule bataille. Il se lamenta sur le bonheur de Pompée, qui avait dû principalement sa gloire militaire à la faiblesse de pareils ennemis", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 35 ; "Dans son triomphe du Pont [en été -46], on remarqua parmi les ornements un tableau où étaient écrits ces seuls mots : "ueni, uidi, uici" qui ne retraçaient pas toutes les opérations militaires comme les inscriptions ordinaires mais en soulignaient la rapidité", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 37). Pharnacès II s’enfuit avec une poignée de survivants vers le Pont puis vers le Bosphore cimmérien/détroit de Kertch pour tenter d’y recouvrer son trône, mais l’usurpateur Asandros finit par le tuer ("Vaincu, [Pharnacès II] s’enfuit à Sinope avec un millier de cavaliers. N’ayant pas le temps de le poursuivre, César envoya Domitius [Calvinus] contre lui. Pharnacès II livra Sinope à Domitius [Calvinus] en échange d’un sauf-conduit pour lui-même et ses cavaliers. Il fit tuer les chevaux, provoquant le mécontentement de ses cavaliers, ils montèrent sur des navires et s’enfuirent vers le Pont. Il y réunit des Scythes et des Sarmates, avec lesquels il s’empara de Théodosia et Panticapée. Asandros, qui le détestait, l’attaqua de nouveau et vainquit ses cavaliers qui n’avaient plus de chevaux et ne savaient pas combattre à pied. Pharnacès II batailla seul avec courage jusqu’au moment où, criblé de blessures, il expira", Appien, Histoire romaine XII.593-595 ; "Pharnacès II s’échappa par mer et essaya ensuite de forcer le passage du Bosphore [cimmérien], mais Asandros le repoussa et le tua", Dion Cassius, Histoire romaine XLII.47). César ne reste pas sur-place. Il se rend à Pergame, puis retourne à Rome ("Pharnacès II eut l’heureuse idée de se réfugier dans son royaume du Bosphore [cimmérien], que Pompée lui avait reconnu. César, qui n’avait pas de temps à perdre dans des détails alors que des grandes guerres l’attendaient, retourna dans la province d’Asie. En chemin, il régla les problèmes des cités écrasées par le tribut de guerre, comme je l’ai expliqué dans mon livre sur l’Asie [Appien fait ici allusion au livre XII sous-titré Mithridateios de son Histoire romaine ; cette incidence révèle qu’en -47, une génération après la fin de la guerre entre Sulla et Mithridate VI, les Grecs d’Anatolie sont toujours matraqués d’impôts par les percepteurs romains et endettés par les spéculateurs romains, en dépit des assouplissements et des aménagements consentis naguère par Lucullus puis par Pompée]. Quand il apprit que des troubles avaient éclaté à Rome et que son chef de cavalerie Marc-Antoine faisait garder le Forum par la troupe, il laissa tout cela pour regagner Rome au plus vite", Appien, Histoire romaine XIV.92), pour y préparer une nouvelle offensive contre l’Afrique carthaginoise où s’est réfugié Caton, que nous ne raconterons pas ici.


César parti, Antipatros a les mains libres pour étendre son influence personnelle sur le sud Levant au détriment de son supérieur le Grand Prêtre Hyrcan II, avec la bénédiction de Sextus Julius Caesar le nouveau gouverneur de la province romaine de Syrie. Dans un passage de ses Antiquités juives, Flavius Josèphe dit qu’Antipatros parvient seul à sécuriser les cinq provinces de l’ancien royaume d’Israël "par la menace ou la persuasion" ("Ayant réglé les affaires de Syrie, César reprit la mer. Antipatros accompagna César puis revint de Syrie en Judée. Il s’affaira aussitôt à relever les fortifications abattues par Pompée, et il réprima les troubles dans tout le pays, rétablissant la sécurité par la menace ou par la persuasion, en déclarant : “Les partisans d’Hyrcan II vivront heureux et jouiront en toute sécurité de leurs biens, ceux qui espèrent encore une révolution pour en tirer profit en revanche trouveront en moi un maître et non un guide, en Hyrcan II un tyran et non un roi, en César et les Romains des ennemis cruels et non des chefs, car nous n’accepterons pas que le pouvoir que nous avons établi soit ébranlé”. Tel fut le discours qui permit à Antipatros de soumettre le pays", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.156-157). Mais juste après dans le même livre il révèle que cette mainmise sur les cinq territoires est réalisée avec l’aide de ses fils, en particulier avec l’aide active de son cadet Hérode. Antipatros a pour épouse une Arabe portant un nom grec, "Kypris", qui lui a donné cinq enfants, soit quatre garçons et une fille, auxquels il a donné des noms hébraïques. Hérode est son deuxième fils, après l’aîné Phasael ("[Antipatros] avait pour épouse une Arabe iduméenne de haute naissance nommée “Kypris”, et en eut quatre fils : Phasael, Hérode le futur roi, Joseph et Phéroras, ainsi qu’une fille : Salomé", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.121). Nous ignorons la date exacte de naissance d’Hérode, nous savons seulement (grâce à deux incidences de Flavius Josèphe dans Antiquités juives XVII.148 et dans Guerre des juifs I.647) qu’il mourra peu avant ses soixante-dix ans en -4, autrement dit il est né au plus tôt en -73. Le même Flavius Josèphe dit qu’Antipatros délègue l’administration de la Judée à son aîné Phasael et l’administration de la Galilée à son cadet Hérode alors que ce dernier est âgé de seulement "quinze ans" ("Voyant qu’Hyrcan II était indolent et lourd, [Antipatros] désigna son fils aîné Phasael comme stratège de Jérusalem et des alentours, et confia la Galilée à son fils cadet, le jeune Hérode âgé de quinze ans", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.158). S’agit-il d’une erreur de relecture de l’auteur ou d’une coquille d’un de ses copistes ? Si non, cette indication biographique signifie qu’Hérode a été nommé par son père à la tête de la Galilée vers -58, au début du gouvernorat de Gabinius. Si oui, si Flavius Josèphe ou ses copistes ont écrit par erreur "quinze ans" au lieu de "vingt-cinq ans", cela signifie qu’Hérode est entré en fonction en Galilée vers -48, précisément au moment où César bataille en Egypte et reçoit l’aide d’Antipatros contre Ptolémée XIII. Peu importe. Hérode est gouverneur de Galilée pour le compte de son père Antipatros au moment où Sextus Julius Caesar gouverne en Syrie voisine. Un mystérieux "chef de brigands/¢rcilhst»j" au nom hébraïque, "Ezéchias", soulève la région en profitant de la proximité de la frontière syrienne : Hérode lance une campagne contre cet Ezéchias et finit par le tuer avec son entourage, ce qui lui attire les félicitations de Sextus Julius Caesar ("Doté d’un caractère énergique, le jeune homme [Hérode] trouva vite l’occasion de montrer sa valeur. Ayant appris que le chef de brigands Ezéchias parcourait à la tête d’une forte bande les frontières de Syrie, il l’attaqua et le tua ainsi que beaucoup de brigands qui l’accompagnaient. Cet exploit lui valut l’attachement des Syriens, qui aspiraient à la fin du brigandage : dans les villages et dans les cités les habitants le louèrent pour leur avoir rendu la paix et la jouissance de leurs biens. Il s’attira aussi l’intérêt de Sextus César, parent du grand César et gouverneur de Syrie", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.159-160). Pour notre part, nous soupçonnons fortement que ce juif Ezéchias en Galilée, comme le juif Silas dont nous avons déjà parlé, retranché dans la Forteresse de Lysias près d’Apamée-sur-l’Oronte (aujourd’hui le site archéologique de Qalat al-Madhiq, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest d’Hama en Syrie), est un judéo-nazaréen apocalyptique, nous reviendrons sur ce sujet dans notre alinéa suivant. La détermination d’Hérode dans cette affaire inquiète les pharisiens à Jérusalem, qui font pression sur Hyrcan II en disant : "Réagis, Hyrcan ! Ton conseiller arabe Antipatros a installé sa progéniture aux postes-clés depuis la Judée jusqu’en Galilée, il décide sur tout en prétextant agir en ton nom, il méprise la Torah autant que le Temple, aujourd’hui il tue seulement des juifs rénégats mais demain, quand tu ne seras plus là, il tuera tous les juifs pour instaurer sa propre dynastie arabe !". En dépit de son affection personnelle pour Antipatros et pour le jeune Hérode, Hyrcan II cède à son entourage : il convoque Hérode à Jérusalem ("Quand les responsables juifs virent que le pouvoir d’Antipatros et de ses fils grandissait grâce à l’affection que leur portait le peuple, aux revenus de la Judée et aux richesses d’Hyrcan II, ils se liguèrent contre lui. […] Les notables juifs craignaient qu’Hérode, qui se montrait violent et audacieux, aspirât à la tyrannie. Ils se rendirent donc auprès d’Hyrcan II et accusèrent ouvertement Antipatros. Ils dirent : “Jusqu’à quand supporteras-tu ce qui arrive sans t’inquiéter ? Ne vois-tu pas qu’Antipatros et ses fils possèdent la réalité du pouvoir, et que ta royauté se résume à ton titre ? Ne crois pas que ton insouciance pour tes propres affaires et pour la royauté n’aura aucune conséquence : Antipatros et ses fils ne sont plus tes simples intendants, sache qu’ils sont reconnus ouvertement comme des maîtres, par exemple son fils Hérode a tué Ezéchias et ses compagnons en violation de la loi interdisant de donner la mort à quiconque, même à un criminel, sans avoir été au préalable condamné à cette peine par le Sanhédrin, et il a osé agir sans t’en avoir demandé permission”. Hyrcan II se laissa convaincre par ce discours. Sa résolution fut renforcée par les mères des victimes d’Hérode, qui vinrent quotidiennement au Temple demander au roi et au peuple qu’Hérode rendît compte de ses actes devant le Sanhédrin. Ebranlé par leurs plaintes, Hyrcan II convoqua Hérode afin qu’il répondît aux accusations portées contre lui", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.163-169). Ce dernier arrive avec une forte escorte et une lettre de soutien de Sextus Julius Caesar. Les notables juifs de Jérusalem ne savent plus quoi faire. L’un d’eux nommé "Saméas" en grec, alias le pharisien "Shemaya" en hébreu, futur maître du célèbre rabbin Hillel (selon une incidence du Talmud de Jérusalem, Moëd, Pessahim 66a), se lève et demande la condamnation immédiate d’Hérode. Hyrcan II use de son autorité pour interrompre les débats et permettre à Hérode de s’échapper secrètement de Jérusalem. Hérode s’enfuit vers la Syrie, il trouve refuge à Damas auprès de Sextus Julius Caesar ("[Antipatros] lui conseilla [à Hérode] de se présenter non pas comme un simple particulier mais avec des gardes du corps. Après avoir arrangé les affaires en Galilée selon son intérêt, il partit donc avec une escorte adaptée, à la fois peu nombreuse pour ne pas effrayer Hyrcan II, et bien armée pour se défendre contre les juges. Sextus [Julius] le gouverneur de Syrie écrivit parallèlement à Hyrcan II pour lui conseiller d’absoudre Hérode, ajoutant des menaces au cas où ce conseil ne serait pas suivi. Cette lettre de Sextus [Julius] était destinée à fournir à Hyrcan II, qui aimait Hérode comme un fils, un prétexte pour renvoyer ce dernier sans qu’il fût inquiété par le Sanhédrin. Quand Hérode se présenta au Sanhédrin avec son imposante escorte, aucun de ses accusateurs n’osa s’exprimer, personne ne bougea, on ne sut quoi faire. C’est alors qu’un nommé “Saméas”, un juste que rien n’effrayait, se leva et dit : “Membres du Sanhédrin, et toi roi, je n’ai jamais vu un accusé se comporter ainsi devant vous, et je suppose que vous ne pouvez pas davantage me citer un précédent : quiconque se présente d’ordinaire devant cette assemblée pour être jugé est humble, craintif, implore notre pitié, baisse la tête, porte des vêtements sombres, or voilà l’excellent Hérode accusé de meurtres, convoqué en justice, qui comparait drapé dans le pourpre, la tête ornée d’une coiffe sophistiquée, entouré de soldats qui pourront nous tuer et le sauver en violant le droit si nous le condamnons selon la loi ! Mes reproches ne sont pas dirigés vers Hérode qui bafoue la loi à son profit, mais vers vous, et vers toi roi, qui le lui avez permis ! Mais Yahvé est grand : cet homme que vous voulez absoudre aujourd’hui par égard pour Hyrcan II, vous châtiera un jour, vous et toi aussi, roi !”. […] Quand Hyrcan II vit les membres du Sanhédrin incliner vers la condamnation à mort d’Hérode, il renvoya le verdict à une date ultérieure, et il dépêcha secrètement un messager à Hérode pour lui conseiller de quitter la ville, seul moyen d’échapper au danger. Hérode partit vers Damas, comme s’il fuyait le roi, il se réfugia auprès de Sextus [Julius] Caesar", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.169-178 ; pour l’anecdote, cette scène entre le pharisien Saméas/Shemaya et Hyrcan II rappelle une scène similaire une génération plus tôt entre un nommé "Siméon ben Shetah" et Alexandre Jannée le père d’Hyrcan II, rapporté dans le Talmud de Babylone ["Un esclave du roi [Alexandre] Jannée avait tué un homme. Siméon ben Shetah dit alors aux sages : “Convoquez-le et laissez-nous le juger”. Ceux-ci transmirent cette demande au roi en justifiant : “Ton esclave a tué un homme”. Le roi leur livra l’esclave, mais ils ajoutèrent : “Tu dois aussi venir ici, car la Torah dit : « Si un propriétaire est informé que son bœuf a donné des coups de cornes, ce bœuf sera lapidé s’il récidive, et dans ce cas son propriétaire sera aussi condamné à mort » [Exode 21.29]. Le roi vint. Il voulut s’asseoir, mais Siméon ben Shetah lui dit : “Roi Jannée, reste debout pour entendre les témoins qui t’accusent car en ce moment, selon les écritures, tu n’es pas devant nous mais devant Celui qui parle et qui engendre, et les deux adversaires doivent rester debout pour présenter leur affaire devant les prêtres et les juges [Deutéronome 19.17]” Il répondit : “'J’obéirai non pas à toi mais à tes collègues”. Siméon ben Shetah tourna la tête à droite puis à gauche, et vit que tous ses collègues regardaient le sol, alors il leur dit : “Vous êtes perdus dans vos pensées ? Bientôt le maître des pensées [Yahvé] viendra vous demander des comptes !”. [L’ange] Gabriel [ou plus sûrement Alexandre Jannée, par vengeance…] vint rapidement les abattre et les tuer. Un décret fut ensuite publié, stipulant qu’un roi ne peut être ni juge ni jugé, et ne peut ni accuser ni être accusé", Talmud de Babylone, Nezekin, Sanhédrin 19a-b], peut-être que le pharisien Saméas/Shemaya est le fils de ce "Siméon ben Shetah" et qu’il tente à cette occasion d’abaisser Hyrcan II pour venger a posteriori les crimes de son père Alexandre Jannée contre les pharisiens, que nous avons racontés précédemment ?). Le gouverneur romain donne des troupes à Hérode, qui entame une marche vers Jérusalem avec ces renforts, bien décidé à punir Saméas/Shemaya et ses pairs qui l’ont condamné. Mais il est intercepté par son père Antipatros, qui réussi à calmer ses ardeurs vengeresses ("Les membres du Sanhédrin en colère tentèrent de persuader Hyrcan II que [les manœuvres de Sextus Julius et d’Hérode] étaient dirigées contre lui. Hyrcan II en était bien conscient, mais ne décida rien par faiblesse autant que par sottise. Sextus [Julius] vendit à Hérode la charge de stratège de Koilè-Syrie. Hyrcan II craignit qu’Hérode entrât en guerre contre lui. Sa crainte s’avéra vite fondée : Hérode vint à la tête d’une armée, irrité d’avoir été accusé et contraint de se justifier devant le Sanhédrin. Il fut cependant retenu par son père Antipatros et par son frère [Phasael] qui le dissuadèrent d’attaquer Jérusalem, calmèrent son ardeur, le supplièrent de ne pas sombrer dans l’excès, de se contenter de terroriser ses adversaires seulement par la menace sans attenter à l’homme auquel il devait sa situation, cet homme qui l’avait convoqué pour le mettre aussitôt hors de cause et qui méritait donc sa reconnaissance, ils lui signifièrent l’injustice d’accabler Hyrcan II pour sa rigueur sans le remercier pour sa clémence, ils lui rappelèrent que Yahvé contrôle les aléas de la guerre et la balance du droit contre le talent militaire et que par conséquent la victoire n’était pas possible sur cet homme qui était son roi, son ami, son protecteur qui ne lui avait jamais fait aucun mal, ils orientèrent ses griefs vers les mauvais conseillers d’Hyrcan II pour le détourner d’Hyrcan II lui-même qui n’avait jamais manifesté la moindre hostilité à son égard. Hérode se laissa persuader", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.179-184). De son côté, Sextus Julius Caesar ne profite pas longtemps de son poste de gouverneur. Il est assassiné on-ne-sait-quand fin -46 ou début -45 par son lieutenant Caecilius Bassus, un ancien proche de Pompée grâcié par César ("Un jour que [Caecilius] Bassus le réprimandait, [Sextus Julius] répondit en l’insultant. Un peu plus tard, [Caecilius] Bassus tardant à venir après qu’il l’eut convoqué, il ordonna qu’on le traînât devant lui. Une rixe s’ensuivit. Les soldats ne tolérèrent pas cette indignité et tuèrent [Sextus] Julius. Ils regrettèrent leur acte et redoutèrent la réaction de César. Ils jurèrent donc collégialement de se défendre jusqu’à la mort s’ils n’étaient pas pardonnés et réhabilités, en contraignant [Caecilius] Bassus au même serment. Ils forcèrent une autre légion à s’associer avec eux, puis ils s’entraînèrent. Voilà ce qu’on raconte sur [Caecilius] Bassus. Selon [Lucius Scribonius] Libo [ancien partisan et beau-frère de Pompée via sa fille Scribonia, épouse de Sextus Pompée le fils de Pompée], ce dernier s’est réfugié dans la cité de Tyr après la défaite de Pompée, sous les ordres duquel il servait, il y a corrompu certains légionnaires, qui ont tué Sextus [Julius] et ont choisi Bassus comme chef", Appien, Histoire romaine XV.77 ; "[Caecilius Bassus] réunit autour de lui ses partisans et s’attacha des soldats de [Julius] Sextus venus à différentes périodes en garnison dans la ville [de Tyr]. Des nouvelles défavorables à César arrivèrent d’Afrique, il jugea le moment opportun pour sortir de sa condition et, afin d’aider [Metellus] Scipion, Caton et les Pompéiens, ou afin d’acquérir une puissance personnelle, organiser une sédition. [Julius] Sextus ayant découvert son projet avant qu’il fût prêt, il réussit à le persuader qu’il rassemblait des secours pour Mithridate de Pergame contre le Bosphore [cimmérien] et fut relâché. […] Il résolut de ne plus agir par un coup de force, mais par l’intermédiaire de ses messagers : ceux-ci retournèrent certains soldats, qui tuèrent [Julius] Sextus de leur propre main", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.26 ; "Caecilius Bassus, partisan de Pompée, conspira contre Sextus [Julius] Caesar, l’assassina, rallia ses troupes et s’empara du pouvoir. La guerre éclata aussitôt aux environs d’Apamée[-sur-l’Oronte]. Les généraux de César marchèrent contre Caecilius [Bassus] avec cavaliers et fantassins", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.268). Caecilius Bassus trouve aussitôt un soutien dans tous les petits chefaillons levantins épargnés hier par Pompée et inquiétés aujourd’hui par les Hérodiades ralliés à César : parmi ces petits chefaillons, on retrouve le juif Silas du côté d’Apamée-sur-l’Oronte, les scheiks Sampsikéramos et Iamblichos du côté de Damas, Ptolémée fils de Mennaios du côté de Chalcis du Liban ("Caecilius Bassus […] trouva toutes les ressources nécessaires au ravitaillement de son armée dans la région d’Apamée, et de nombreux auxiliaires parmi les phylarques locaux qui jouissaient de positions inexpugnables, par exemple le phylarque de la Forteresse de Lysias au-dessus du lac d’Apamée [le juif Silas], les scheiks Sampsikéramos et son fils Iamblichos installé à Emèse et Aréthuse, et leurs voisins le phylarque d’Héliopolis et le phylarque Ptolémée fils de Mennaios qui depuis la forteresse de Chalcis contrôlait tout le Massyas et les monts ituréens", Strabon, Géographie, XVI, 2.10). Antipatros envoie ses fils défendre les intérêts de César. Une guérilla s’instaure dans tout le nord Levant, qui durera jusqu’à l’assassinat de César en mars -44 ("Les généraux de César marchèrent contre Caecilius [Bassus] avec cavaliers et fantassins. Antipatros leur envoya des renforts et ses fils [Phasael et Hérode] en souvenir des bienfaits de [Julius Sextus] Caesar, estimant juste de le venger et de châtier le meurtrier. La guerre traîna en longueur. [Lucius Statius] Murcus vint de Rome [nommé en -44] pour remplacer [Julius] Sextus. C’est alors que César fut assassiné par Cassius et Brutus en plein Sénat", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.268-270).


En Méditerranée occidentale, César a affermi son pouvoir. La campagne contre Caton en Afrique carthaginoise s'est soldée par la victoire de Thapsos en avril -46 et par le suicide mémorable de Caton à Utique juste après (qui lui a valu son surnom de "Caton d'Utique"). Pour l'anecdote, Jules César vainc aussi et accule au suicide le roi berbère Juba Ier, qui règne sur la Numidie (correspondant à la côte méditerranéenne de l'actuelle Algérie) et la Maurétanie (correspondant au nord de l'actuel Maroc), et Juba II le fils de Juba Ier est envoyé à Rome comme élément du butin. En juin -46, César est honoré lors d'un quadruple triomphe, commémorant ses victoires en Gaule (contre Vercingétorix), en Egypte (contre Ptolémée XIII et Arsinoé), en Anatolie (contre Pharnacès II) et en Afrique (contre Juba Ier). Cléopâtre VII et son royal frère-époux Ptolémée XIV viennent à Rome pour y assister, ils sont logés dans la demeure privée de César sur la rive sud du Tibre. Lors de ce triomphe, le Celte/Gaulois Vercingétorix est exposé comme un trophée, avant d'être exécuté. Arsinoé, sœur de Cléopâtre VII, capturée sur les bords du lac Maréotis en Egypte un an plus tôt, promise au même sort, est épargnée car sa jeunesse émeut la foule ("[César] célébra des triomphes sur la Gaule, l'Egypte, Pharnacès II et Juba Ier, en quatre parties, sur quatre jours. La majeure partie ravit les spectateurs, mais quand ils virent l'Egyptienne Arsinoé parmi les captifs, et les nombreux licteurs portant le butin pris sur les citoyens tombés en Afrique, ils furent très contrariés. Ce trop grand nombre de licteurs les inquiéta car ils n'en avaient jamais vus autant auparavant, et la déchéance d'Arsinoé, qui avait été reconnue reine et qui défilait désormais dans les chaînes, image sans précédent à Rome, suscita leur pitié car elle leur rappela leurs propres malheurs privés. Celle-ci fut finalement libérée en considération pour ses frères [Ptolémée XIII mort au combat… et Ptolémée XIV qui assiste au défilé !], mais les autres furent mis à mort, dont Vercingétorix", Dion Cassius, Histoire romaine XLIII.19), sa peine est commuée en une condamnation aux ordres : elle est envoyée à Ephèse pour y devenir une servante d'Artémis. Ensuite, après une dure campagne contre les derniers partisans de Pompée en Espagne, César remporte la victoire de Munda en mars -45. Quand il rentre à Rome en automne -45, la flagornerie des sénateurs, inquiets pour leur avenir, ne semble plus avoir de limites, ils offrent à César tout ce qu'il demande, et même ce qu'il ne demande pas. De son côté, César croit apaiser la jalousie et la rancœur de ses opposants en les gavant de titres et d'honneurs, il redresse les statues à la gloire de Pompée, il nomme Cassius préteur, il distribue des vivres aux Romains pauvres et des terres à ses vétérans, il veut éteindre la haine séculaire des Carthaginois et des Grecs en lançant la reconstruction de Carthage et de Corinthe détruites par les armées romaines en -146 ("Après être restée longtemps abandonnée, Corinthe fut relevée de ses ruines par le divin César qui, frappé des avantages de sa position, y envoya une forte colonie composée principalement d'affranchis. Ces nouveaux habitants remuèrent les décombres de la ville et fouillèrent les tombeaux, ils y trouvèrent beaucoup de sculptures en terre cuite et de bronzes précieux. Ces chefs-d'œuvre les fascinèrent tellement qu'ils ne laissèrent pas une seule tombe intacte. Après s'être eux-mêmes richement pourvus, ils vendirent les surplus à des prix très élevés, inondant Rome de “nécrocorinthions” ["nekrokorinq…wn", littéralement des "reliques sacrées de Corinthe"], comme ils appelaient ces objets d'arts tirés des tombes, surtout les sculptures en terre cuite. Dès le début ces terres cuites furent extrêmement recherchées, autant estimées que les plus beaux bronzes corinthiens", Strabon, Géographie, VIII, 6.23 ; "Non seulement [César] repeupla de colons romains les anciennes cités de Corinthe et Carthage brillantes et réputées qui avaient été rasées, mais encore il les honora de leurs noms antiques et il leva la malédiction qui pesait sur elle à cause de leurs populations qui avaient nui aux Romains. C'est ainsi que ces villes qui furent rasées ensemble jadis, renaquirent ensemble et s'épanouirent à nouveau", Dion Cassius, Histoire romaine XLIII.50). En retour, le Sénat décrète la construction d'un temple à la Clémence, qui lui sera associé ("[César] fut proclamé officiellement “dieu Julius”, et un temple avec une enceinte sacrée fut créé en l'honneur de César et de sa clémence, avec Marc-Antoine comme prêtre", Dion Cassius, Histoire romaine XLIV.6 ; "Après la fin de la guerre civile, [César] se conduisit de manière irréprochable. On célébra justement sa douceur après sa victoire, en ordonnant la création d'un temple à la Clémence. Il pardonna effectivement à la majorité de ses ennemis, il donna même des dignités et des postes à certains d'entre eux, comme Brutus et Cassius qu'il nomma tous deux préteurs, il releva les statues de Pompée qu'il regrettait de voir abattues, s'attirant sur ce point le mot de Cicéron : “En relevant les statues de Pompée, il affermit les siennes”. Ses amis le poussèrent à renforcer sa sécurité, plusieurs s'offrirent à lui comme gardes, mais il refusa en disant : “Plutôt mourir une fois, que redouter la mort en permanence”. Il était persuadé que la meilleure et la plus honorable sécurité résidait dans l'affection du peuple, il s'appliqua donc à gagner les citoyens par des repas publics et des distributions de blé, et les soldats par la fondation de nouvelles colonies, dont les plus importantes furent Corinthe et Carthage qui, détruites en même temps, furent ainsi rétablies ensemble par une étrange fortune. Il rallia les notables à sa cause, en promettant aux uns des consulats et des prétures, en consolant les autres de leurs pertes par des charges et des honneurs. Il redonna espoir à tous", Plutarque, Vie de César 57-58). Certaines de ses décisions résisteront au temps. La plus importante est la réforme du calendrier, effectuée d'après les travaux de l'astronome grec Sosigène d'Alexandrie sur lequel nous ne savons rien (est-ce un pensionnaire du Musée d'Alexandrie, venu à Rome en -46 dans le même bateau que Cléopâtre VII et Ptolémée XIV ?). Le calendrier romain était jusqu'alors lunaire, ce qui provoquait des décalages au fil des ans. Il commençait avec le printemps au mois dédié à Mars le dieu de la guerre, il comptait onze mois de trente jours et se terminait par un mois de "purification", littéralement "februarius" en latin (qui donnera "février" en français), possédant un nombre variable de jours, pour caler approximativement la fin de l'hiver en cours avec le début du printemps suivant. César décide que le calendrier sera désormais solaire, autrement dit certains mois auront un jour supplémentaire pour correspondre au cycle du Soleil d'environ trois cent soixante-cinq jours. Et il insère soixante-sept jours à l'année -46, correspondant à l'année 708 de Rome, pour décaler exceptionnellement le commencement de l'année suivante (l'année -46 compte donc quatre-cent quarante-cinq jours : "César corrigea le calendrier, qui était tellement dérangé par les prêtres et par l'antique abus des intercalations que les fêtes des moissons ne tombaient plus en été ni celles des vendanges en automne : il régla l'année sur le cours du Soleil, et la composa de trois cent soixante-cinq jours, en supprimant le mois intercalaire et en augmentant d'un jour chaque quatrième année. Pour que ce nouveau dispositif pût commencer avec les calendes de janvier de l'année suivante, il ajouta deux autres mois supplémentaires à l'année en cours, entre novembre et décembre, qui compta ainsi quinze mois avec le mois intercalaire encore usité", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 40 ; "Le souverain pontife Caius [Jules] César, sous son troisième consulat et celui de Marcus Emilius Lepidus [alias "Lépide" en français courant, consul avec César en -46], revint sur cette erreur et la répara en plaçant deux mois supplémentaires de soixante-sept jours entre novembre et décembre, en plus des vingt-trois jours intercalaires de février, de sorte que cette année-là compta quatre cent quarante-cinq jours", Censorin, Du jour natal 20). C'est ainsi que l'année -45 - et les années suivantes jusqu'à aujourd'hui, puisque le calendrier dit "julien" (de "Jules" César) est celui que nous utilisons encore en l'an 2000 -, débute non plus au mois dédié à Mars mais soixante-sept jours plus tôt, au mois dédié à Janus le dieu des Portes/Passages, littéralement "Ianuarius" en latin (qui donnera "janvier" en français), à date fixe, et que les mois s'écouleront désormais invariablement par périodes de trente ou trente-et-un jours ("Je rappele d'abord que le monde est courbe, ce qui implique que l'astre apparaît différemment aux peuples selon les saisons, et que son influence n'est pas uniforme. La difficulté est augmentée par les auteurs qui, effectuant leurs observations dans des lieux éloignés ou dans les mêmes lieux, aboutissent à des conclusions incompatibles. Trois calendriers existent : le chaldéen [ou "babylonien"], l'égyptien, le grec. Un quatrième a été instauré chez nous par le dictateur César, qui cala l'année sur la révolution du Soleil avec l'aide de l'habile astronome Sosigène", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XVIII, 57.4 ; "[César] fixa aussi les jours de l'année telle que nous la connaissons aujourd'hui, en abolissant le calendrier lunaire qui prévalait jusqu'alors. Il dut ajouter soixante-sept jours pour la caler de manière adéquate. Certains disent qu'il en a ajouté davantage, mais j'affirme mon propos. Il en eut l'idée lors de son séjour à Alexandrie, même si là-bas les mois comptent trente jours suivis de cinq jours en fin d'année, tandis que César a réparti ces cinq jours dans sept mois [janvier, mars, mai, juillet, août, octobre et décembre] et a retiré deux jours à un mois [février]. Il a reporté le quart de jour qui reste, en un jour unique ajouté tous les quatre ans [année bisextile], ainsi le rythme des saisons ne se décale presque plus d'une année sur l'autre, seulement un jour tous les mille quatre cent soixante-et-un ans", Dion Cassius, Histoire romaine XLIII.26 ; "L'ingénieuse correction que [César] imagina pour remédier à la perturbation du calendrier, fut appliquée avec bonheur, et son usage s'est avéré aussi commode qu'agréable. Antérieurement les Romains n'avaient jamais réussi à fixer des périodes et à régler leurs mois avec l'année, en conséquence les sacrifices et les fêtes se décalaient peu à peu et on les célébrait dans des saisons totalement opposées à leur saison originelle. A l'époque de César, on employait le calendrier solaire, mais sans connaître la révolution du Soleil, les prêtres qui seuls avaient autorité sur la mesure du temps continuaient à recourir de façon impromptue au mois intercalaire appelé “mercedonius”, remède de court terme pour corriger les mauvais calculs annuels, usage introduit par le roi Numa comme je l'ai écrit dans ma Vie de Numa. César proposa le problème aux plus savants philosophes et mathématiciens de son temps, et en se fondant sur leurs conclusions instaura un calendrier précis toujours utilisé par les Romains, qui leur permet une meilleure maîtrise de temps que les calendriers de tous les autres peuples", Plutarque, Vie de César 59), avec un jour supplémentaire tous les quatre ans (ce jour supplémentaire n'étant pas strictement égal à vingt-quatre heures, provoquera un décalage au cours des siècles, qui sera corrigé au XVIème siècle par le calendrier dit "grégorien" proposé par le pape Grégoire XIII : le décalage sera alors aboli en décrétant que le 4 octobre 1582 du calendrier julien équivaut au 15 octobre 1582 du calendrier grégorien). Une autre décision importante, liée au complexe d'infériorité des Romains par rapport aux Grecs, est la transformation de Rome en centre intellectuel et culturel à l'image d'Athènes, de Corinthe récemment redécouverte, de Pergame, d'Ephèse, d'Alexandrie : César attire les artistes et les techniciens en leur offrant la citoyenneté romaine ("[César] ouvrit la citoyenneté romaine à tous ceux qui pratiquaient la médecine à Rome et qui y professaient les arts libéraux ["liberalium artium doctores"], cette faveur visait à les convaincre de demeurer dans la ville et à en attirer d'autres", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 42) et il crée des bibliothèques publiques, et une bibliothèque patrimoniale calquée sur le Musée dont le premier conservateur est Marcus Varron, l'ancien amiral de Pompée en -67 comme on l'a signalé plus haut ("[César] ouvrit au public des bibliothèques grecques et latines très fournies, et confia à Marcus Varron le soin d'acquérir et de classer les livres", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 44 ; cette bibliothèque patrimoniale administrée par Marcus Varron est subventionnée par Caius Asinius Pollio, qui était aux côtés de César lors du franchissement du Rubicon en -49 selon le paragraphe 32 précité de Vie de César de Plutarque : "Aujourd'hui on consacre l'or, l'argent ou le bronze à l'esprit immortel de ceux qui emplissent les bibliothèques, on les remodèle par l'imagination, on leur redonne leurs traits que le passé ne nous a hélas pas transmis, comme Homère. Telle est la plus grande gloire pour un homme, selon moi : le désir de la postérité de reconstituer son visage. L'idée de réunir ces portraits est due à [Caius] Asinius Pollio, qui créa la première bibliothèque à Rome et fit des grands génies un bien public", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 2.6 ; "Dans la bibliothèque que [Caius] Asinius Pollio fonda à Rome, qui fut la première bibliothèque publique du monde, Marcus Varron eut sa statue. Il fut le seul à l'avoir de son vivant. J'estime que cette distinction, obtenue du plus grand des orateurs et du plus grand des citoyens [César] parmi les multiples génies qui vivaient alors, est aussi glorieuse que la couronne navale que Pompée le Grand lui décerna pour ses services dans la guerre contre les pirates", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VII, 37.7). Plus rien ne semble s'opposer à l'intronisation de César comme nouveau roi de Rome. Mais César ne veut pas de ce titre royal, qui signifierait la mort de la République et réveillerait légitimement la colère de ses adversaires politiques. Il préfère être désigné de manière moins polémique par son titre, "imperator" en latin, qui donnera "empereur" en français, soit littéralement "qui a reçu un imperium", charge temporaire à contenu civil et/ou militaire, sans connotation religieuse (contrairement à la charge de roi), obligeant son titulaire à protéger les intérêts de Rome notamment dans les "portus/ports" romains (nous avons vu que "imperium" et "portus" sont apparentés, et dérivent du grec "emporion/™mpÒrion" désignant des "lieux de passage/pÒroj" entre une communauté dominante et une communauté dominée), ou par son nom "Caesar/César" qu'il lexicalise (qui deviendra un "césar" en français, puis un "kaiser" en vieil-allemand, puis un "tsar" en slave : "[Les sénateurs] lui donnèrent [à César] pour la première fois comme un surnom le titre d'“imperator” ["autokrator/aÙtokr£twr" dans le texte : le mot "imperator/empereur" n'existe pas en grec, parce que l'habileté politique de Périclès lui a permis de se dispenser de ce titre pour gérer les "emporion/™mpÒrion" des Athéniens, inventeurs de ce concept au Vème siècle av. J.-C., et parce qu'après la mort de Périclès ses successeurs ont ruiné l'empire athénien, rendant caduque la nécessité de créer une fonction d'"imperator/empereur", les auteurs hellénophones comme Dion Cassius sont donc contraints de traduire ce mot latin "imperator" par le mot grec composite équivalent "autokrator/aÙtokr£twr", littéralement "qui gouverne/kratÚnw seul/aÙtÒ"], non plus selon l'ancien usage pour distinguer un chef militaire ou un magistrat civil particulier, mais comme un titre accordé à vie au détenteur du pouvoir suprême. Ils poussèrent la flagornerie jusqu'à voter l'attribution de ce titre à ses fils et petits-fils, alors qu'il n'avait aucun enfant et était à un âge avancé. C'est pour cette raison que ce titre d'“empereur/imperator” et que le nom même de “César” furent portés par tous ses sucesseurs", Dion Cassius, Histoire romaine XLIII.44 ; "Tandis que [César] revenait à cheval des monts Albains, quelques-uns l'avaient interpellé en lui disant “roi”, il avait répondu : “Mon nom est « César » et non pas « Roi »”", Dion Cassius, Histoire romaine XLIV.10 ; "Jamais [César] ne put se laver du reproche déshonorant d'avoir ambitionné la royauté, même après qu'il eût répondu au peuple le saluant comme “roi” un jour : “Mon nom est « César » et non pas « Roi »”", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 79). Les auteurs anciens sont unanimes pour dire que César occupe ses derniers mois à préparer une nouvelle guerre autour de la mer Noire, d'abord contre les Parthes (officiellement pour venger la mort de son ancien collègue triumvir Crassus, officieusement pour laisser à la postérité la preuve qu'il est un meilleur général que Crassus…), ensuite, après avoir traversé le Caucase, contre le royaume du Bosphore cimmérien (pour prendre possession de l'héritage de Pharnacès II qu'il a vaincu à Zéla), enfin en réalisant le grandiose projet de Mithridate VI à la fin de sa vie : passer par l'actuelle Ukraine, longer les côtes de l'actuelle Roumanie jusqu'à l'embouchure du fleuve Istros/Danube, traverser les Balkans (pour soumettre les Celtes/Gaulois qui y vivent, de la même façon qu'il a soumis naguère les Celtes/Gaulois de la rive gauche du Rhin), et revenir en Italie directement par la plaine du Pô (au sud des Alpes) ou indirectement par la rive droite du Rhin (au nord des Alpes) puis la Gaule chevelue romanisée ("César se sentait né pour les grandes entreprises. Ses exploits nombreux n'étaient pas un prétexte à jouir d'un paisible repos, ils étaient une amorce et un appât à son audace. Il était totalement tourné vers l'avenir, formant des desseins toujours plus vastes, désirant acquérir des gloires nouvelles pour flétrir ses propres gloires passées. Cette passion était une jalousie non pas contre les autres mais contre lui-même, une obstination à vouloir surpasser ses travaux précédents par ceux qu'il s'imposait d'accomplir. Il se prépara ainsi à la guerre contre les Parthes, puis, après les avoir vaincus, à traverser l'Hyrcanie, à longer la mer Caspienne et le Caucase pour se jeter sur les Scythes, puis à soumettre tous les pays frontaliers de la Germanie et les Germains eux-mêmes, enfin à revenir en Italie par les Gaules, après avoir arrondi l'empire romain en repoussant ses frontières de tous côtés jusqu'à l'Océan [les Romains du temps de César, comme les Grecs du temps d'Alexandre trois siècles plus tôt, croient que la terre forme un tore minuscule entourné par un Océan immense et unique, dont la mer extérieure/océan Atlantique serait la partie occidentale, dont la mer Erythrée/océan Indien serait la partie méridionale, et dont le lac Méotide/mer d'Azov et la mer Caspienne seraient les baies encaissées de la partie septentrionale encore à découvrir]", Plutarque, Vie de César 58 ; "[César] voulut repousser les Daces [nom latin des "Gètes" en grec, peuple thrace du bas Danube] qui s'étaient répandus en Thrace et dans le Pont[-Euxin] [la mer Noire], puis porter la guerre chez les Parthes en passant par la Petite Arménie, et éprouver leurs forces avant de les attaquer en bataille rangée. C'est au milieu de ces préparatifs et de ces projets que la mort le surprit", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 44 ; "Les Romains désirèrent subjuguer les Parthes pour venger Crassus et ceux qui avaient péri avec lui. Ils confièrent unanimement le commandement de la guerre à César et prirent toutes les dispositions nécessaires. Entre autres, ils décidèrent de lui donner un grand nombre de fonctionnaires et, afin que la cité ne fût pas démunie en son absence et de la préserver des séditions, de l'autoriser à choisir préalablement ses représentants sur trois ans, durée estimée de la campagne", Dion Cassius, Histoire romaine XLIII.51). C'est peut-être en prévision de cette expédition contre les Parthes que César, pour garantir l'ordre dans Rome pendant son absence, tout en se ménageant des alliés sur ses arrières quand il sera en opération au Moyen Orient, décrète illégaux tous les partis, corporations, groupes, phratries, syndicats ("César fit dissoudre toutes les associations, sauf celles dont l'institution remontait à la naissance de Rome", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 42) à l'exception des juifs de tout l'Empire romain qu'il autorise à se réunir à leur gré et à s'autogérer dans le respect de Rome (par exemple sur l'île de Paros : "Julius Caius [personnage non identifié], stratège hypatos ["stathgÕj Ûpatoj”, préteur proconsul ?] des Romains, aux magistrats, à la Boulè et au peuple des Pariens, salut. Les juifs de Délos sont venus me voir, avec certains juifs habitant chez vous. En présence de vos envoyés, ils m'ont dit que vous leur interdisez par décret de pratiquer leurs usages et la religion de leurs pères. Ce décret qui prive nos amis et alliés de collecter de l'argent pour leurs repas communs et leurs cérémonies selon leurs traditions, me déplaît, car à Rome on ne les traîte pas ainsi : quand notre général en chef Caius [Jules] César par ordonnance a dissout les associations dans Rome, il a exempté les juifs, qui seuls ont le droit de réunir de l'argent et d'organiser des repas communs. J'interdis moi-même toutes les associations sauf celles des juifs, que j'autorise à vivre selon leurs coutumes et leurs lois et à se réunir en banquets. Je vous demande donc de m'informer sur ce décret hostile à nos amis et alliés, qui nous ont bien servis et ont des bonnes dispositions à notre égard", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.213-216). Selon Appien, Dion Cassius et Suétone, c'est précisément ce projet de nouvelle expédition qui alimente le complot de Cassius, car un fumeux oracle sibyllin prétend que "les Romains ne peuvent vaincre les Parthes que s'ils sont conduits par un roi" : Cassius en déduit que César au Moyen Orient rêve de devenir roi universel ("[César] projeta une grande campagne contre les Gètes et les Parthes. Il voulait d'abord attaquer les Gètes, peuple frontalier rude et belliqueux, puis venger Crassus en se portant chez les Parthes. Il fit traverser l'Adriatique à une première armée constituée de seize légions de fantassins et dix mille cavaliers. Mais un oracle sibyllin circulait, prédisant que “les Parthes se soumettront aux Romains quand ceux-ci seront conduits par un roi”. Pour cette raison, certains prétendirent que les Romains devaient l'appeler avec raison “dictator” ou “imperator” ou n'importe quel autre terme équivalent à “roi”, et que tous les peuples soumis à Rome devaient l'appeler ouvertement “roi”. Lui-même déclina cette proposition et tâcha d'avancer son départ, sentant une forte opposition dans la cité. Quatre jours seulement avant son départ, ses ennemis l'assassinèrent dans le Sénat, parce qu'ils jalousaient ses succès et son pouvoir excessif, ou, comme ils le prétendirent, parce qu'ils voulurent préserver la République ancestrale, parce qu'ils connaissaient suffisamment cet homme pour deviner qu'après avoir ajouté ces provinces à l'empire il réclamerait la royauté universelle", Appien, Histoire romaine XIV.110-111 ; "Une rumeur prétendit que les prêtres appelés “quindécemvirs” avaient publié un oracle sibyllin prédisant que “les Parthes ne se soumettront qu'à un roi”, certains proposèrent en conséquence de donner ce titre à César. Parce qu'ils crurent cette rumeur fondée, et parce des magistrats parmi eux, dont Brutus et Cassius, devait débattre de la proposition mais sans oser parler tout en ne supportant plus de garder le silence, les conjurés se hâtèrent de passer à l'acte avant le vote", Dion Cassius, Histoire romaine XLIV.15 ; "On raconte que lors de la première assemblée du Sénat le quindécemvir Lucius [Aurelius] Cotta devait proposer le titre de “roi” à César sous prétexte qu'un oracle sibyllin prédisait que “les Parthes ne seront vaincus que par un roi”", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 79). Pour donner un habillage symbolique à son acte, qui au fond n'est rien d'autre qu'un putsch, Cassius recrute son beau-frère Marcus Junius Brutus Caepio, personnage vertueux, perturbé et tragique (les hommes ont deux caractères exactement opposés, selon Plutarque : "Cassius était un homme de guerre réputé mais violent, gouvernant par la crainte, qui raillait avec ses amis. Brutus quant à lui n'était même pas haï par ses ennemis. Il était aimé du peuple pour sa vertu, chéri de ses amis, admiré de tous les gens honnêtes, il devait cette affection générale à son extrême douceur, à son esprit élevé, à une fermeté d'âme qui le rendait supérieur à la colère, à l'avarice et à la volupté, il s'attirait la bienveillance et l'estime publique par la droiture de ses jugements, par son attachement inflexible à la justice, par la confiance qu'inspirait la pureté de ses vues. […] On pensait que Cassius, qui commettait souvent des injustices par colère ou par intérêt, faisait la guerre dans tous les pays et s'exposait à tous les dangers moins pour apporter la liberté à ses concitoyens que pour s'assurer à lui-même une forte autorité. […] Brutus ne suscita jamais chez ses ennemis le moindre soupçon tyrannique, même Marc-Antoine reconnut un jour devant plusieurs témoins que, lors du complot contre César, Brutus fut le seul à obéir à des motifs grands et nobles alors que tous ses complices ne furent motivés que par leur haine et leur jalousie contre César", Plutarque, Vie de Brutus 29 ; Appien dit la même chose : "[Brutus] était doux et mesuré, contrairement à Cassius qui était prodigue et excessif en tout, s'attirant spontanément l'obéissance de ses soldats par ses ordres péremptoires", Appien, Histoire romaine XVI.123), au centre d'une généalogie et d'un contexte historique qui le dépassent. L'entourage de ce Brutus veut à dessein le persuader qu'il est le descendant direct de Lucius Junius Brutus, qui a renversé Tarquin le Superbe le dernier roi de Rome et instauré la République en -508, mais cette version est contestée dès l'Antiquité car tout le monde sait que Lucius Junius Brutus n'avait pas d'héritier au moment de son trépas (on se souvient que Lucius Junius Brutus a lui-même condamné à mort et assisté à l'exécution de ses deux fils qui s'étaient mal comportés envers la République naissante). Selon une rumeur véhiculée par les partisans d'Octave après l'assassinat de César en -44 et rapportée par Plutarque au paragraphe 1 de sa Vie de Brutus, le père de Marcus Junius Brutus Caepio était un mystérieux homonyme issu d'une "maison populaire" ("dhmÒthn toàton o‹kon") dont l'ascension sociale était récente. Doit-on en conclure que ce père était un lointain cousin de la famille des Junii, qui a adhéré au parti de Marius contre Sulla, qui a pu s'élever socialement grâce aux faveurs de Marius, et qui a été surnommé "Brutus" justement parce que cette ascension sociale rappelait celle de Lucius Junius Brutus jadis (qui fut d'abord "l'Abruti", c'est-à-dire "Brutus" en latin, avant de devenir le héros du peuple contre le puissant Tarquin le Superbe) ? La mère de Brutus est Servilia, qui est de notoriété publique la maîtresse préférée de Jules César. Servilia avait pour mère Livia Drusa qui, après la naissance de Servilia, s'était remariée avec le petit-fils de Caton l'Ancien, avec qui elle a eu Caton le Jeune dit "Caton d'Utique", autrement dit Servilia est la demi-sœur de Caton le Jeune, et Caton le Jeune est l'oncle - plus précisément le demi-oncle - de Brutus. Plutarque dit que Brutus dans sa jeunesse était très proche de Caton, qui l'a initié à la philosophie ("Le philosophe Caton était le frère de Servilia, mère de Brutus. Cet oncle fut un modèle révéré pour Brutus. […] Parmi tous les philosophes grecs, dont aucun ne lui était inconnu, Brutus appréciait surtout Platon. Il méprisait la nouvelle et la moyenne Académie, et demeurait attaché à l'ancienne, il avait une grande admiration pour Antiochos d'Ascalon [treizième et dernier directeur de l'Académie, avant sa fermeture par Sulla lors de l'investissement d'Athènes en -86 que nous avons raconté plus haut], dont le frère nommé “Ariston” fut l'ami et le confident ["sumbiwt»j"] de Brutus. Certes les autres philosophes le surpassaient en logique [littéralement "en maîtrise du Logos/™n LÒgoij"] mais il les égalait en rigueur et en pratique. Le rhéteur Empylos, confident de Brutus comme en témoignent les lettres de Brutus lui-même et de ses amis, a laissé un écrit bref mais estimable intitulé Brutus, sur le meurtre de César. Brutus maîtrisait suffisamment la langue des Romains pour haranguer les troupes et plaider au tribunal. Il maîtrisait aussi la langue des Grecs, ses lettres montrent son goût pour l'apophtegme et le style laconique", Plutarque, Vie de Brutus 2) et l'a emmené avec lui à Chypre en -58, comme on l'a dit précédemment. On imagine les déchirements intérieurs de la mère et du fils au moment du conflit entre Pompée et César : la mère Servilia est restée fidèle à ses sentiments et a pris parti pour son amant César, le fils Brutus est resté fidèle à son oncle Caton et l'a suivi jusqu'à Pharsale quand celui-ci a pris parti pour Pompée. On imagine aussi les déchirements à la fois politiques et affectifs de César : parent par alliance de Marius, et aussi amoureux de Servilia que Servilia est amoureuse de lui (au paragraphe 50 du livre Jules César de ses Vies des douze Césars, Suétone rapporte que César a offert à Servilia une perle d'une valeur de six millions de sesterces lors de son retour d'Ibérie : "[César] n'aima aucune femme autant que Servilia, mère de Marcus Brutus : pendant son premier consulat [en -59] il lui offrit une perle d'une valeur de six millions de sesterces, et pendant la guerre civile [contre Pompée] il la combla de riches cadeaux, dont d'immenses domaines alors vendus à l'encan", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 50), César est naturellement attaché à Brutus, qui est en même temps le fils d'un protégé de Marius et le fils de sa maîtresse préférée, on devine qu'à certains moments César a pu considérer Brutus comme son propre fils, ou du moins comme un fils d'adoption. Cela explique pourquoi, juste avant la bataille de Pharsale, César a sommé ses troupes de ne pas toucher à un seul de ses cheveux ("[César] ordonna à ses officiers de ne pas le tuer [Brutus] dans le combat, de le lui amener s'il se rendait, ou de le laisser partir sans le violenter s'il refusait de se laisser arrêter. On dit qu'il ordonna cela par égard pour Servilia le mère de Brutus : depuis sa jeunesse César était un intime de cette femme qui l'aimait éperdument, et il était persuadé que Brutus était le fruit de cette passion", Plutarque, Vie de Brutus 5), et après la bataille il s'est empressé de lui pardonner son engagement aux côtés de Pompée et de Caton ("César, heureux de savoir [Brutus] en vie, lui demanda de le rejoindre, et non seulement il lui pardonna mais encore il le traita avec plus d'attentions qu'aucun de ses amis", Plutarque, Vie de Brutus 6). A une date inconnue, Servilia s'est remariée avec Quintus Servilius Caepio, à qui elle a donnée une fille, Junia Tertulla. Cette Junia Tertulla, demi-sœur de Brutus, s'est mariée avec Cassius. Selon Plutarque, c'est parce que Brutus a plaidé efficacement la cause de son beau-frère Cassius après la bataille de Pharsale, que celui-ci a été rapidement grâcié par César, comme on l'a vu plus haut ("Brutus défendit Cassius auprès de César […]. Dès que Brutus commença à parler sur ce sujet, César dit à ses amis : “Je ne sais pas ce qu'il veut, en tous cas il est convainquant”. Brutus avait un esprit ferme, il ne cédait pas facilement aux prières et aux faveurs, il obéissait à la raison dans tous les domaines : par libre choix il se portait vers le parti qu'il estimait le meilleur et il investissait toute son énergie pour l'imposer, la flatterie et les réclamations injustes n'avaient aucun effet sur lui. Il voyait l'opportunisme comme une défaite, une imprudence, une honte, une humiliation contraire à la grandeur, répétant que “ceux qui ne savent rien refuser usent mal leur jeunesse”", Plutarque, Vie de Brutus 6). On imagine encore le tiraillement de Brutus, entre l'affection réelle ou contrainte que lui prodigue César l'amant de sa mère, et Cassius qui jalouse César, qui rêve de retourner en Syrie contre les Parthes pour s'y couvrir de gloire en effaçant l'humiliante défaite de Crassus hier, et qui ne supporte pas d'imaginer César mener demain cette campagne à sa place. César ne veut pas croire aux rumeurs de complot tramé par Cassius, qui lui doit la vie après Pharsale, ni aux tentations de Brutus de participer à ce complot : peut-être songe-t-il à confier à Cassius un important commandement dans l'expédition qu'il projette au Moyen Orient, pour tempérer ses ambitions ? peut-être a-t-il rédigé un testament léguant à Brutus son nom et sa fortune, pour qu'il lui succède à la tête de Rome après sa mort ? Nous savons que, peu avant son assassinat en mars -44, César nomme Cassius gouverneur de Syrie et Brutus gouverneur de Macédoine pour l'année -43 ("Cassius et Marcus Brutus, qui étaient les grands favoris du Sénat, avaient été choisis par César comme gouverneurs pour l'année suivante, Cassius en Syrie et Brutus en Macédoine", Appien, Histoire romaine XV.2), mais ce sont des nominations pleines d'ambiguïtés : s'agit-il de contenter les impatiences de Cassius, ou au contraire de le brider en l'enfermant dans un poste administratif en Syrie pendant que le gros de l'armée bataillera contre les Parthes en Mésopotamie, contre les Scythes autour du lac Méotide/mer d'Azov, contre les Celtes/Gaulois des Balkans ? s'agit-il d'un cadeau pour élever le curriculum vitae de Brutus, ou au contraire un moyen de l'éloigner de Rome autant que des mauvaises ondes de Cassius ? Plutarque rapporte une scène suggérant que César, se voyant vieillir et croyant mourir bientôt de mort naturelle, conserve son affection pour Brutus, et ne doute pas qu'après sa mort la droiture et l'éloquence de Brutus garantiront l'indépendance du Sénat, la stabilité de la République et les intérêts du peuple contre des nouveaux Sulla ("On dénonça Brutus, on avertit [César] de s'en méfier, mais celui-ci montra son propre corps avec sa main en demandant : “Vous ne croyez pas que Brutus attend simplement la fin de ce corps si faible ?”, sous-entendant qu'après lui Brutus deviendrait naturellement tout-puissant. On imagine en effet que si Brutus avait consenti pendant un temps à rester le second en laissant la puissance de César s'éteindre et la gloire de ses exploits se flétrir, il serait sûrement devenu le premier dans Rome. Mais le bouillant Cassius, qui haissait César plus que la tyrannie, contrairement au peuple, chauffa le courageux Brutus en l'incitant à précipiter les choses, d'où cette formule : “Brutus hait la tyrannie, et Cassius, le tyran”", Plutarque, Vie de Brutus 8). Cette scène est en contradiction avec une autre scène rapportée par le même Plutarque, dans laquelle César confesse se méfier du maigre Brutus plutôt que du gras Marc-Antoine ("Ses amis [à César] lui dirent de se méfier de Marc-Antoine et de Dolabella, qu'ils soupçonnaient de traîtrise, mais il leur répondit : “Je ne crains pas les hommes gras et mous, je crains plutôt les visages maigres et décharnés” en montrant Brutus et Cassius", Plutarque, Apophtegmes des Romains, César), et surtout avec le fait que, dans le courant de l'année -45, après la bataille de Munda, César reçoit la visite de son petit-neveu Octave et, impressionné par l'intelligence et la détermination de celui-ci ("[César] partit pour combattre les fils de Cnaius Pompée en Espagne. A peine relevé d'une grave maladie et échappé d'un naufrage, [Octave] l'y suivit avec une faible escorte, à travers des chemins infestés d'ennemis. Le caractère qu'il manifesta et l'habileté avec laquelle il accomplit ce trajet lui attira les hautes félicitations de César", Suétone, Vies des douze Césars, Auguste 8), le désigne seul héritier de son nom et de sa fortune par un testament secret ("César avait fait [son testament] aux dernières ides de septembre [-45] dans sa propriété de Labicum, il l'avait ensuite confié à la grande Vestale", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 83), oubliant Brutus à l'occasion. Suétone précise par ailleurs que, pour son projet de campagne contre les Parthes et contre les Celtes/Gaulois des Balkans, César envoie Octave à Apollonia en Illyrie, aujourd'hui Pojan en Albanie, pour s'y former comme chef de sa cavalerie personnelle ("Après la soumission de l'Espagne, César préparait une expédition contre les Daces et les Parthes. [Octave] fut envoyé en avant à Apollonia, où il étudia", Suétone, Vies des douze Césars, Auguste 8 ; "Octave, le fils de la fille de la sœur de César, avait été nommé maître de la cavalerie de César pour un an. Cette charge avait été effectivement rendue annuelle par César, qui la réservait à ses proches. César avait envoyé ce jeune homme à Apollonia en Adriatique pour qu'il se formât à l'art militaire et qu'il pût l'accompagner ensuite dans ses expéditions. Des escadrons de cavaliers lui étaient envoyés de Macédoine par roulement afin qu'il s'exerçât. Certains officiers lui rendirent visite comme parent de César : comme il les reçut convenablement, une bonne relation et une bienveillance mutuelle s'établit entre lui et l'armée. Il séjournait depuis six mois à Apollonia, quand on lui annonça un soir que César avait été tué dans le Sénat par ses meilleurs amis", Appien, Histoire romaine XV.9), cela sous-entend qu'il veut lui confier un rôle important dans la conduite des opérations, au détriment de Cassius. Reste la conclusion. Sous la pression insistante de Cassius, Brutus, influençable à cause de sa trop grande vertu, incapable de prendre parti à cause de sa trop grande intelligence, égaré par les sangs mêlés qui coulent dans ses veines et par les attachements contradictoires qui bataillent dans son cœur, se laisse fléchir et offre son nom et sa main au complot. Le 15 mars -44, en plein Sénat, César est assassiné par Cassius et ses complices, dont Brutus. Au moment où ce dernier lève le poignard contre lui, César dans un dernier souffle dit : "Kai sy, teknon/Kaˆ , tšknon", soit littéralement : "Et (même) toi, garçon", prouvant la tendresse que César a entretenu malgré tout jusqu'à sa dernière minute pour Brutus ("Alors que Brutus lui portait un coup violent, [César] lui aurait dit : “Kai sy, teknon”", Dion Cassius, Histoire romaine XLIV.19). Notons au passage que cette dernière parole de César est bien prononcée en grec, et non pas en latin sous la forme : "Tu quoque, mi fili" comme le prétendent encore en l'an 2000 les latinistes et leur auditoire dévot : le plus ancien auteur latin qui la rapporte, Suétone, brise effectivement sa narration latine pour l'écrire noir sur blanc en grec sans la remettre en cause, dans son récit sur la mort de César ("Tradiderunt quidam Marco Bruto irruenti dixisse : “Kaˆ , tšknon"/"On dit que quand Marcus Brutus se précipita [César] dit : “Kaˆ , tšknon", Suétone, Vies des douze Césars, Jules César 82). Ce "petit fait vrai", pour reprendre l'expression de Stendhal, renseigne beaucoup sur la profondeur de l'influence intellectuelle que continuent d'avoir les Grecs, pourtant presque totalement réduits à l'impuissance politique en cette année -44, sur les plus éminents dignitaires romains - comme César qui oublie le latin et pense spontanément en grec au moment de sa mort (à mettre en relation avec Publius Servilius Casca qui, après avoir porté le premier coup contre César, panique et appelle à l'aide son frère Caius Servilius Casca spontanément "en langue grecque" selon Plutarque : "Casca, qui était derrière le dictateur, tira son poignard et lui porta le premier coup, sur l'épaule. Comme la blessure n'était pas profonde, César saisit le manche de l'arme qui venait de le frapper et s'écria dans la langue des Romains ["Rwma‹stˆ"] : "Sacrilège Casca, que fais-tu ?". Casca appella alors son frère à l'aide dans la langue des Grecs ["Ellhnistˆ"]", Plutarque, Vie de Brutus 17).


Passons rapidement sur les tractations politiques à Rome immédiatement postérieures à la mort de César, qui ne nous intéressent pas ici. Les comploteurs ne profitent pas de leur crime. Car la mort de César ne suscite aucun mouvement de liesse populaire, au contraire elle provoque le chaos généralisé, entre crainte de l'avenir et colère contre les meurtriers de César. Marc-Antoine, consul pour l'année -44 sous la tutelle de l'imperator César, qui aurait dû être exécuté en même temps que son maître mais apparemment épargné par Brutus (ce point n'est pas très clair chez les latinistes), joue habilement sur une faille juridique. Lors d'un rendez-vous avec les complotistes organisé on-ne-sait-comment, il commence par constater à haute voix que le meurtre de César n'attire pas l'adhésion du peuple, et il rappelle que l'armée est de son côté car il a participé aux guerres de César et les légionnaires le considèrent comme un des leurs, puis il met ses adversaires face à un dilemme. Si ces derniers estiment que leur acte est légitime et a sauvé la République, cela signifie que César était un tyran et que toutes ses décisions doivent être annulées puisqu'elles étaient des décisions illégitimes, tyranniques, hostile à la République, donc Cassius doit renoncer au gouvernorat en Syrie que César lui a donné pour l'année -43, Brutus doit renoncer pareillement au gouvernorat de Macédoine, et tous les autres comploteurs doivent de la même manière se décharger des titres que César leur a donnés avant d'être assassiné par eux, des nouvelles élections doivent être organisées pour permettre au peuple débarrassé du tyran César d'exprimer à nouveau librement son avis et de décider à qui doivent revenir ces gouvernorats et ces titres… des élections de Cassius, Brutus et tous les autres complotistes sont sûrs de perdre car le peuple ne les aime pas. Si au contraire ils veulent garder leurs gouvernorats et leurs titres, ils reconnaissent tacitement que les décisions de César étaient légitimes, donc que César n'était pas un tyran, donc que leur acte n'était pas légitime, donc qu'ils sont des vulgaires assassins et nullement des sauveurs de la République ("Marc-Antoine, qui observait et cherchait à piéger [les comploteurs], développa une argumentation claire et infaillible, et il décida aussitôt de perturber leur esprit en jouant sur les craintes que leur provoquait leur position. Un grand nombre de sénateurs avaient été nommés par César à des postes civils, religieux ou miliaires à Rome même et dans les provinces pour les cinq prochaines années, durée estimée de la campagne qu'il projetait [à l'est contre les Parthes, puis au nord contre les Scythes et les Gaulois/Celtes des Balkans et de Germanie]. Marc-Antoine en tant que consul demanda le silence, et il déclara : “Ceux qui réclament un vote à propos de César doivent admettre que, si tous ses actes et décrets demeurent valides, alors il était un représentant civil et militaire légitime. Si au contraire, comme vous le dites, il était un tyran régnant par la violence, dont le cadavre doit être banni de la patrie et laissé sans sépulture, alors tous ses actes doivent être annulés comme illégitimes. Or les décisions qu'il a prises concernent toutes les terres et toutes les mers, et la plupart doivent être exécutées, que nous le voulions ou non, comme je vous le démontrerai par la suite. Pour le moment, restons sur le sujet qui nous concerne directement. Nous devons le traiter d'abord, parce qu'il génère une question simple, après nous discuterons des questions plus difficiles. Nous, sénateurs, avons presque tous exercé des magistratures sous César, que nous continuons d'exercer, que nous tenons de lui, ou nous avons été choisis par lui pour en exercer dans les cinq prochaines années, civiles ou militaires, à Rome même ou dans les provinces : voulez-vous délégitimer ces nominations ? Vous êtes seuls décisionnaires. Voilà la première question que je vous demande de trancher. J'aborderai le reste ensuite”", Appien, Histoire romaine XIV.128). Marc-Antoine propose un compromis : "Je vous apporte ma popularité pour calmer la haine que la foule vous témoigne, en échange toutes les décisions de César sont maintenues, je reste consul jusqu'à la fin de l'année -44, Cassius et Brutus conservent leur nomination en Syrie et en Macédoine pour l'année -43, et ainsi de suite, et pour sceller cet accord nous célébrons ensemble les funérailles de César en pleurant le grand général républicain qu'il fut jadis et en dénonçant le politicien aux tendances tyranniques qu'il est devenu naguère" ("Abordons maintenant les réalités plus lointaines, qui impliquent un grand nombre de cités, de provinces, de rois et de dynastes. Presque tous les pays depuis l'Occident jusqu'à l'Orient ont été effectivement conquis par César, d'abord écrasés par les armes, puis associés par la force, enfin soumis par des lois, des faveurs et des actes d'humanité. Lequel de ces pays, à votre avis, acceptera d'être privé des avantages qu'il a reçus ? Ou bien vous voulez semer la guerre partout, vous qui prétendez dans une patrie affaiblie avoir sauvé un grand nombre d'invididus par l'exécration d'un seul ? Je laisse de côté les dangers et les menaces extérieurs pour m'intéresser seulement à ceux qui existent chez nous, dans nos murs. Les hommes que César a récompensés après leurs victoires en les installant dans des colonies par régiments entiers et en leur laissant leurs armes, comme pendant leur service dans l'armée, ou qui résident par dizaines de milliers dans Rome même, que pensez-vous qu'ils feront, si on les prive de ce qu'ils ont déjà reçu, et des cités et des terres qui leur ont été promises ? Si le corps de César est traîné, outragé, jeté sans sépulture, comme les lois le prescrivent pour les tyrans, pensez-vous que ses vétérans l'accepteront ? Croiront-ils que ce qu'ils ont gagné en Gaule et en Bretagne sera préservé, si on outrage celui qui le leur a donné ? Et le peuple, que fera-t-il ? Et les Italiens ? Combien vous serez détestés des hommes et des dieux, si vous souillez l'homme qui a étendu votre empire jusqu'à l'Océan en pénétrant sur des terres inconnues ! Quelle extravagance, si d'un côté nous honorons ceux qui ont tué un consul en plein Sénat, un homme sacré dans un lieu sacré, devant les sénateurs réunis sous les regards des dieux, et si de l'autre côté nous déshonorons un homme dont même nos ennemis honorent la valeur ! De telles décisions seraient sacrilèges, elles outrepasseraient nos compétences, et je dis bien haut que nous devons absolument les rejeter. Je propose donc de ratifier les actes et les projets de César, et de ne pas décerner le moindre éloge aux coupables, car ce ne serait ni pieux ni juste, ni cohérent avec la ratification des actes de César. Je vous demande seulement de leur laisser la vie sauve, par pitié, par égard pour leurs proches et leurs amis, si toutefois eux aussi conviennent qu'ils méritent l'indulgence", Appien, Histoire romaine XIV.133-134). Le compromis est accepté, grâce à Cicéron qui prône la réconciliation et l'aministie générale devant le Sénat, dans un long discours que Dion Cassius reproduit intégralement aux paragraphes 23 à 33 livre XLIV de son Histoire romaine. Dans la minorité d'opposants à cette aministie, on note la présence de Tiberius Claudius Nero, chef de la flotte de César durant la guerre en Egypte en hiver -47/-46, comme on l'a vu plus haut, qui incline désormais vers les putschistes ("Après le meurtre de César, on vota l'amnistie pour éviter les troubles, mais [Tiberius Claudius Nero] proposa de récompenser les tyrannicides", Suétone, Vies des douze Césars, Tibère 4) : la raison de sa position est autant politique que familiale, en effet Livie la femme de Tiberius Claudius Nero est la fille de Marcus Livius Drusus Claudianus, fils adoptif de Marcus Livius Drusus le frère de Livia Drusa (mère de Servilia et grand-mère de Brutus comme on l'a vu précédemment), autrement dit Livie est la petite-nièce de Livia Drusa, donc la cousine de Brutus. Comme nouveau collègue de Marc-Antoine pour le reste de l'année-44, on nomme consul Publius Cornelius Dolabella, un aventurier opportuniste naviguant pour les pro-César ou pour les anti-César selon les circonstances : cette nomination signifie le retour au double consulat traditionnel (instauré en -508 par Lucius Junius Brutus le prétendu aïeul de Brutus) et la fin du système de "seul consul/consul solus" inventé pour Pompée en -52, et du système de "dictateur/dictator" et d'"empereur/imperator" systématisé par César après la mort de Pompée en -48. C'est dans cette ambiance très tendue que Cléopatre VII repart en Egypte avec son fils nouveau-né Césarion et avec Ptolémée XIV, comme on l'a raconté plus haut. Son statut de reine et sa réputation de pute cadrent mal avec le contexte de retour à l'égalité et à la vertu républicaines. Son départ est certainement planifié et protégé par Marc-Antoine, qui espère un retour politique sur son investissement, et qui veut aussi mettre à l'abri cette femme dont il est probablement déjà très épris, et ce fils Césarion dont il est peut-être (si on accepte l'hypothèse avancée plus haut) le père. Malheureusement pour les complotistes, Marc-Antoine ne tient pas sa promesse. Lors des funérailles de César sur le Forum, au lieu d'apaiser la foule, Marc-Antoine l'excite en prenant dans ses bras la toge ensanglantée du défunt et en pleurant sur le grand ami qu'il vient de perdre. Cette scène outrancièrement dramatique confirme que Marc-Antoine a bien intégré les rudiments rhétoriques et l'art de théâtraliser appris lors de son séjour en Grèce en hiver -57/-56 (Plutarque et Appien insistent beaucoup sur ce point : "Lorsqu'on porta le corps de César sur le bûcher, [Marc-Antoine] prononça l'oraison funèbre selon l'usage. Voyant le peuple singulièrement ému et attendri par son discours, il mêla tout à coup à l'éloge de César des élans de pitié pour enflammer l'âme du public. Il finit par déployer la toge de César encore ensanglantée et trouée par les coups, appelant “sacrilèges” et “scélérats” les meurtriers. Il échauffa tellement l'esprit des auditeurs qu'ils dressèrent rapidement sur le Forum un bûcher avec les tables et les bancs qu'ils y trouvèrent et brûlèrent sur ce lieu le corps de César, puis ils prirent des tisons enflammés et ils coururent vers les maisons des meurtriers pour les incendier et les y attaquer", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 14 ; "Après ce discours [sur la dépouille de César, le jour de cérémonie funèbre], [Marc-Antoine] déchira sa toge comme un fou, il s'en ceignit de façon à avoir les mains libres, il se déplaça vers le cercueil, se pencha vers lui comme au théâtre, puis il se releva et commença à célébrer César comme un dieu du ciel : il tendit ses mains vers le haut pour attester sa naissance divine, énuméra précipitamment ses guerres, ses batailles, ses victoires, toutes les provinces qu'il avait adjointes à l'empire de ses pères, les dépouilles qu'il avait envoyées, il exalta chacun de ces hauts faits en criant : “Lui seul est resté invaincu face à tous ceux qui l'ont combattu !” et : “Toi seul as su venger ta patrie outragée après trois cents ans en mettant à genoux le seul peuple sauvage [c'est-à-dire les Celtes/Gaulois] qui envahit Rome qui la brûla [allusion au sac de Rome par le Celte/Gaulois Brennus en -390] !”. Après beaucoup d'autres propos aussi illuminés, il changea sa voix pour passer de l'éclat à la lamentation : il déplora l'ami victime d'un coup injuste, versa des larmes, assura vouloir échanger sa vie contre celle de César. Puis il glissa habilement vers le pathétique en découvrant le corps de César, en accrochant au bout d'une pique et en agitant la toge percée par les coups et trempée du sang de l'imperator. A ce spectacle, le peuple joignit sa douleur à la sienne, tel un chœur tragique, et, après avoir épanché sa souffrance, se remplit de colère", Appien, Histoire romaine XIV.146), elle sera reprise par beaucoup d'auteurs futurs, dont Shakespeare qui en fera une scène célèbre de sa tragédie Jules César, et le cinéaste Joseph Mankiewicz qui en fera une séquence légendaire du cinéma avec Marlon Brando dans le rôle de Marc-Antoine (Dion Cassius donne une version longue de cet épisode aux paragraphes 36 à 49 livre XLIV de son Histoire romaine, des résumés en sont proposés par Appien aux paragraphes 144 à 146 livre XIV de son Histoire romaine, et par Plutarque au paragraphe 20 de sa Vie de Brutus). Cassius et Brutus tentent de s'attirer la sympathie des vétérans en autorisant la vente immédiate des terres que César leur a confiées, alors que la loi ordonne la conservation de ces terres pour une durée minimale de vingt ans ("Comme préteurs [Cassius et Brutus] se concilièrent les colons par divers décrets, dont celui qui leur permettait de vendre immédiatement leurs parcelles de terre alors que la loi le leur interdisait pendant une période de vingt ans", Appien, Histoire romaine XV.2). Mais cela ne suffit pas. Alors ils choisissent sagement de renoncer à tout rôle politique dans Rome et partent passer le reste de l'année -44 dans la campagne italienne en attendant de prendre leurs fonctions respectives en Syrie et en Macédoine en -43 ("[Cassius et Brutus] étaient impatients de prendre le gouvernement des provinces que César leur avait assignées, mais le moment n'était pas encore venu, et ils pensèrent que quitter avant terme leur charge de préteurs urbains serait indécent et leur attirerait des soupçons d'ambition néfastes. Ils résolurent néanmoins de renoncer à cette charge prétoriale car dans la ville leur sécurité n'était plus garantie, et ils n'y recevaient pas la considération qu'ils estimaient mériter en retour des avantages qu'ils avaient apportés à leur pays, ils décidèrent de passer le reste de l'année ailleurs comme des citoyens ordinaires. Le Sénat pensa la même chose, et leur confia la supervision de l'approvisionnement de Rome en blé depuis les provinces, jusqu'à temps qu'ils prissent leurs fonctions dans leurs gouvernements. Le Sénat prit cette décision pour que Brutus et Cassius ne parussent pas avoir fui", Appien, Histoire romaine XV.6 ; "Après leur convention avec Marc-Antoine et les autres citoyens, Brutus et Cassius descendirent au Forum pour exercer leur prêture comme auparavant, mais quelques citoyens maugréèrent sur la mort de César, alors ils partirent en hâte, pressés de rejoindre les provinces qui leur avaient été confiées", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.20). Dès qu'ils ont quitté Rome, Marc-Antoine gouverne à sa guise. Il reçoit des envoyés d'Hyrcan II et d'Antipatros, auxquels il renouvelle le soutien du Sénat romain ("Après la mort de César, les consuls Marc Antoine et Publius Dolabella réunirent le Sénat et introduisirent les envoyés d'Hyrcan II, prirent la parole à leur demande et firent amitié avec eux. Le Sénat vota tout ce qu'ils demandèrent", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.217). Il finit même par subtiliser à Brutus son gouvernorat en Macédoine pour l'année -43, et par obtenir pour son collègue Dolabella le gouvernorat de Syrie en remplacement de Cassius ("Quand Brutus et Cassius eurent quitté la ville, Marc-Antoine, qui jouissait alors d'un pouvoir quasi royal, convoita le gouvernement d'une province et d'une armée. Il désirait la Syrie, mais il savait qu'on se méfiait de lui et que réclamer cette province le discréditerait. Le Sénat soutenait secrètement l'autre consul, Dolabella, qui était toujours en désaccord avec Marc-Antoine. Comme le jeune Dolabella était ambitieux, Marc-Antoine le poussa à demander la province de Syrie et l'armée créée contre les Parthes, originellement prévues pour Cassius, non pas au Sénat qui n'avait pas le pouvoir de les lui accorder, mais au peuple par une loi. Dolabella fut ravi. Il proposa immédiatement la loi. Le Sénat l'accusa d'attenter aux décrets de César. Il rétorqua que César n'avait assigné la guerre contre les Parthes à personne, et que Cassius lui-même, à qui le gouvernement de la Syrie avait été réservé à l'origine, avait modifié le premier les décrets de César en autorisant des colons à vendre leurs parcelles avant l'expiration de la période légale de vingt ans. […] Le Sénat persuada un tribun nommé “Asprenas” de présenter un faux rapport de signes célestes durant les comices, en espérant que Marc-Antoine, consul et augure, d'ordinaire en désaccord avec Dolabella, coopérerait avec lui. Mais quand le vote arriva, Asprenas manqua de conviction en prétendant que les signes célestes étaient défavorables, et Marc-Antoine irrité par ce mensonge ordonna aux tribus de voter pour Dolabella", Appien, Histoire romaine XV.7). En maigre compensation, Cassius reçoit la province de Crète et Cyrénaïque, et Brutus reçoit la province de Bithynie ("[Les sénateurs] demandèrent à Marc-Antoine d'autres provinces pour Brutus et Cassius : et on leur assigna la Cyrenaïque et la Crète, ou, selon certains, ces deux provinces à Cassius et la Bithynie à Brutus", Appien, Histoire romaine XV.8), c'est-à-dire des provinces dont la richesse et l'importance stratégique sont quasi nulles en comparaison des provinces de Syrie et de Macédoine.


Soudain, stupeur. On ouvre le dernier testament que Jules César a rédigé secrètement et officialisé devant notaire en automne -44, et on découvre que celui-ci, méprisant à la fois Brutus et Marc-Antoine, a reconnu son petit-neveu Octave comme seul héritier de son nom et de ses biens. Octave, on s'en souvient, a été envoyé à Apollonia en Illyrie pour s'exercer au commandement de cavalerie, afin de jouer un rôle actif dans l'expédition contre les Parthes que César projetait juste avant son assassinat. Octave, qui n'a pas encore vingt ans à ce moment (il est né en automne -63), est toujours à Apollonia quand il apprend la mort de son grand-oncle ("[Octave] séjournait depuis six mois à Apollonia, quand on lui annonça un soir que César avait été tué dans le Sénat par ses meilleurs amis", Appien, Histoire romaine XV.9). Il décide de revenir en Italie. Il débarque à Lupiae (aujourd'hui Lecce, au sud de Brindisi en Italie : "Certains, parmi lesquels des officiers supérieurs, invitèrent [Octave] à se réfugier auprès de l'armée en Macédoine pour garantir sa propre sécurité et, quand on établirait que ce meurtre avait été commis seulement pour des motifs personnels, de reprendre courage contre ses ennemis et de venger César. Mais sa mère [Atia] et son beau-père [Lucius Marcius] Philippus [second époux d'Atia, consul en -56] lui écrivirent de Rome de se méfier et de ne pas se laisser emporter, en lui rappelant combien César après chaque victoire sur l'ennemi avait souffert de ses amis les plus proches, et, dans le contexte actuel, de choisir plutôt la prudence en revenant à Rome auprès de sa famille. Octave se rendit à leur avis parce qu'il ignorait les événements postérieurs à la mort de César. Il prit congé des officiers et traversa l'Adriatique, non pas vers Brindisi pour éviter la garnison qui y stationnait et qu'il ne connaissait pas, mais vers une autre cité appelée “Lupiae” à proximité", Appien, Histoire romaine XV.10). C'est là qu'il apprend être l'héritier de Jules César. Il accepte l'héritage et demande qu'on l'appelle désormais "Octave César" afin que sa filiation soit rappelée en permanence. Quand il entre dans Brindisi, le nom de César attire sur lui la sympathie du peuple et des légionnaires présents ("Lors du meurtre de César, Octave se trouvait à Apollonia sur la côte adriatique, où il avait été envoyé par César pour se préparer à l'expédition contre les Parthes. La nouvelle de cet événement l'affligea naturellement, cependant il ne tenta rien, car il ignorait encore sa désignation comme fils et héritier, et on disait que le peuple approuvait cet acte. Mais quand il eut traversé la mer pour gagner Brindisi, il apprit le testament et les dispositions du peuple. Alors, renforcé par les sommes considérables qui lui revenaient et par les nombreux soldats qui avaient été envoyés avec lui, il n'hésita plus : il prit immédiatement le nom “César”, accepta l'héritage et se lança dans les affaires", Dion Cassius, Histoire romaine XLV.3 ; "Ses parents [à Octave] l'avertirent davantage de se méfier des ennemis de César quand on apprit que ce dernier l'avait reconnu fils adoptif et héritier. Ils lui conseillèrent même de renoncer à l'un et à l'autre. Mais il considéra qu'agir ainsi sans venger César serait honteux. Il alla donc à Brindisi. Il envoya des hommes en avant pour vérifier qu'un des assassins ne lui avait pas tendu un piège. Comme l'armée qui s'y trouvait vint à sa rencontre et le reçut comme “fils de César”, il prit courage, offrit un sacrifice, et immédiatement s'accola le nom “César” selon l'usage romain qui veut qu'un fils adopté prenne le nom du père adoptif, il changea même complètement son propre nom et son patronyme en se faisant appeler à partir de ce moment “César fils de [Jules] César” et non plus “Octave fils de [Caius] Octavius”. Beaucoup de gens se rassemblèrent spontanément de partout autour de lui comme “fils de César”, parmi lesquels les amis de César, ses affranchis et ses esclaves, et les soldats, les uns fournissant la logistique matérielle et financière à l'armée de Macédoine, les autres apportant à Brindisi argent et hommages d'autres provinces", Appien, Histoire romaine XV.11). Il remonte la via Appia vers Rome. Arrivé à destination, il rencontre Marc-Antoine. Pour ne pas le froisser, Octave joue le simplet qui a besoin de conseils ("Quand [Octave] arriva à Rome, sa mère [Atia] et [Lucius Marcius] Philippus et tous ses proches s'inquiétaient de l'hostilité du Sénat envers [Jules] César, du décret interdisant les poursuites contre ses meurtriers, et du mépris que Marc-Antoine lui témoignait. Ce dernier était alors tout puissant, il n'était pas allé au-devant du “fils de César” à son arrivée et ne lui avait envoyé personne. Octave apaisa leurs craintes, en disant qu'il inviterait Marc-Antoine “comme un jeune homme doit inviter un homme adulte, et comme un citoyen ordinaire doit inviter un consul”", Appien, Histoire romaine XV.13 ; "[Octave] entra dans Rome pour prendre possession de l'héritage de César comme un simple citoyen, modestement, sans ostentation. Il ne menaça personne, n'affecta ni mécontentement ni désir de vengeance. Au lieu de réclamer à Marc-Antoine les sommes qu'il avait accaparées, il le caressa", Dion Cassius, Histoire romaine XLV.5). La vérité est que Marc-Antoine est piégé par l'amnistie qu'il a lui-même proposé à Cassius et à Brutus peu de temps auparavant : si, pour éviter le chaos et ne pas provoquer des élections anticipées hasardeuses, on accepte le statu quo sur toutes les décisions prises par César avant son assassinat, on doit accepter aussi la décision de César de faire d'Octave son unique héritier ("Si [Marc-Antoine] rejette l'héritage et l'adoption, il trahira César et retournera le peuple contre lui", Appien, Histoire romaine XV.13). Marc-Antoine reconnaît donc Octave comme l'héritier de César ("[Marc-Antoine] était dans les anciens jardins de Pompée, que César lui avait donnés. Octave fut obligé d'attendre un temps dans le vestibule, ce fait trahissait l'agacement de Marc-Antoine, mais quand il fut admis à entrer il le salua et s'adressa à lui selon les usages", Appien, Histoire romaine XV.14). Mais Octave est trop gourmand. Il réclame l'application immédiate d'une des clauses du testament : la permission de piocher dans le trésor public pour distribuer un pécule exceptionnel aux vétérans ("Tu connais ma situation, et la distribution d'argent au peuple que mon père m'a ordonnée. Tu sais aussi que je dois appliquer cette clause rapidement pour ne pas paraître ingrat, et pour hâter le départ des colons qui végètent actuellement en ville. Je te cède tous les biens mobiliers et ornements de César qui, juste après son meurtre, ont été apportés chez toi par sécurité, conserve-les comme souvenirs. Mais donne-moi accès à l'or que César avait réuni pour ses guerres futures. Actuellement j'ai assez d'argent à distribuer à trois cent mille hommes. Pour le reste, je peux effectuer un emprunt chez toi, si je peux te faire confiance, ou au trésor public, avec ta garantie si tu la donnes, et je mettrai mes propriétés en vente immédiatement", Appien, Histoire romaine XV.17), cela afin de s'en attirer un début de reconnaissance et d'atténuer leur mépris que suscitent son jeune âge et son inexpérience. Marc-Antoine n'est pas d'accord. Car permettre à Octave de faire ami-ami avec les vétérans, c'est ruiner l'influence que lui-même entretient sur eux. Il répond avec agacement : "Ne confonds pas domaine privé et domaine public. Que César post mortem te considère comme son fils adoptif, c'est du domaine privé, c'est respectable, et nous nous inclinons tous devant sa décision. Mais le trésor public, ce n'est pas du domaine privé. La clause testamentaire que tu invoques est un signe supplémentaire de l'inclination tyrannique de César avant son assassinat, c'est même pour cette raison qu'il a été assassiné : parce qu'il ne parvenait plus à distinguer ce qui lui appartenait en propre et ce qui appartenait à la République. Donc sa maison, ses meubles, ses livres et ses petites cuillères, oui, tout cela est à toi. Mais le trésor public, non, je ne te laisserai pas piocher dedans" ("Les Romains n'ont jamais donné le gouvernement à quelqu'un par héritage, même quand ils avaient des rois, qu'ils ont fini par expulser en jurant de ne plus jamais en avoir. C'est justement cette raison qu'invoquent les assassins de ton père : ils l'ont tué parce qu'il n'était plus un chef mais un roi […]. Par ailleurs, ne me remercie pas, je n'ai pas agi dans ton intérêt mais dans celui du peuple […] : si j'avais permis que des honneurs soient votés pour les meurtriers, cela aurait signifié que César était un tyran, par conséquent sa mémoire n'aurait plus été honorée, ses actes n'auraient pas été confirmés, ses dispositions testamentaires n'auraient pas été acceptées, et tu ne serais pas reconnu comme son fils" Appien, Histoire romaine XV.18). Et la conversation s'achève en eau de boudin. Vexé, Octave prend possession des biens mobiliers et immobiliers de César et les vend aussitôt pour en tirer du numéraire, qu'il distribue aux vétérans dans le dos de Marc-Antoine. Il s'attire ainsi leur reconnaissance en même temps que l'inimitié de Marc-Antoine, il se ruine financièrement mais acquiert un poids politique (car on n'ose pas attaquer un homme soutenu par l'armée, ou par une partie de l'armée). Et cette guerre froide entre Octave et Marc-Antoine ravit les sénateurs, très satisfaits de voir les deux hommes se quereller en sollicitant leurs suffrages ("[Octave] était le fils de la nièce de César, qui l'avait adopté et reconnu comme son héritier. Lors du meurtre de César, il se trouvait à Apollonia, il s'y formait en attendant que son grand-oncle l'emmenât avec lui dans la guerre projetée contre les Parthes. Dès qu'il apprit la mort de César, il se rendit à Rome où d'abord, pour s'attirer les faveurs du peuple, il prit le nom “César”, puis il distribua aux citoyens l'argent que le dictateur leur avait promis, il les excita contre Marc-Antoine, et par ses largesses il attira dans son parti un grand nombre de vétérans qui avaient servi sous César", Plutarque, Vie de Brutus 22 ; "Le très jeune [Octave] César, qui porta plus tard le surnom d'“Auguste”, réclama les vingt-quatre millions de drachmes que Marc-Antoine avait enlevées de la maison de Jules César juste après son assassinat, il voulait avec cet argent honorer la clause testamentaire que le dictateur avait conçue pour le peuple romain, soit le don de soixante-quinze drachmes par tête. Marc-Antoine refusa de les rendre, et lui dit même de ne plus insister sur ce sujet. Alors il vendit tout son patrimoine, distribua aux citoyens la somme que César leur avait promise, et gagna l'affection de chacun en même temps qu'il attira sur Marc-Antoine la haine de tous", Plutarque, Apophtegmes des Romains, Auguste ; "Octave vendit les propriétés qu'il venait d'hériter, espérant par ce zèle attirer le peuple à lui. Marc-Antoine manifesta aussitôt son opposition à cet acte précipité. Le Sénat vota une enquête immédiate sur les comptes publics. La majorité des sénateurs craignaient le jeune [Octave] César à cause de la bienveillance des soldats et du peuple pour son père, de sa popularité obtenue par sa distribution d'argent, et de sa grande fortune récemment héritée qui lui assurait un avenir au-dessus des simples citoyens. Mais ils craignaient davantage que Marc-Antoine s'associât avec le jeune [Octave] César, offrît son autorité au nom et à la richesse de ce dernier, et qu'ensemble ils reprissent le pouvoir de l'ancien César. Certains au contraire se réjouissaient de la situation, croyant que les deux hommes entreraient en conflit l'un contre l'autre, et que l'enquête mettrait rapidement un terme à la richesse d'Octave en remplissant le trésor, parce qu'elle révèlerait que les biens hérités par [Octave] César étaient en fait des biens publics", Appien, Histoire romaine XV.21 ; "Quand deux hommes trouvent un accord après une grande inimitié, la chose la plus dérisoire survenue par hasard peut leur inspirer des soupçons, car la haine qu'ils refoulent les incite à voir partout des intentions malveillantes. Les intermédiaires dans ce cas enveniment souvent leur aigreur réciproque derrière leur bienveillance simulée. Tant sont nombreux ceux qui préfèrent voir les hommes puissants se nuire mutuellement, et pour cela favorisent ceux qui leur nuisent ! Tant aussi, quand on a été calomnié une fois, on incline facilement à considérer n'importe quel propos amical comme une malveillance calculée ! C'est ainsi que ces deux hommes [Octave et Marc-Antoine] qui se méfiaient l'un de l'autre, renforcèrent leur aigreur mutuelle", Dion Cassius, Histoire romaine XLV.8). Pour l'anecdote, c'est en jouant de son opposition à Marc-Antoine qu'Octave incite les sénateurs à consacrer à Jules César le septième mois du calendrier julien, alias le cinquième mois de l'ancien calendrier lunaire, appelé pour cette raison "quinctilis" : ce mois devient le mois "Julius/[dédié à] Jules", qui deviendra "juillet" en français (ce mois "quinctilis" était alors le premier mois disponible pour cette consécration à Jules César, après le premier mois dédié à Mars, le deuxième mois dédié à "Apru" en étrusque alias "Aphrodite" en grec [qui deviendra "avril" en français], le troisième mois dédié à "Maia" la déesse latine de la croissance et de la fertilité [dérivé de "maius/grand" en latin, qui deviendra "mai" en français] et le quatrième mois dédié à "Junon" l'épouse de Jupiter [équivalente latine d'Héra l'épouse de Zeus chez les Grecs, qui deviendra "juin" en français] : "Comme chacun se taisait par crainte de tous, [Octave] en profita pour faire passer plusieurs autres décrets en l'honneur de César. Ainsi on donna le nom “Julius” à un mois", Dion Cassius, Histoire romaine XLV.7). Octave devient intouchable ("[Octave] vendit sa propriété qui lui venait de son père Octavius et d'autres qu'il possédait, ainsi que tous les biens de sa mère [Atia] et de [Lucius Marcius] Philippus, et il réclama sa part d'héritage à [Quintus] Pedius et à [Lucius] Pinarius [neveux de Jules César, donc grands cousins d'Octave] pour tout redistribuer au peuple, puisque la vente des biens de César n'était pas suffisante après le litige [le bloquage de Marc-Antoine]. Le peuple considéra cela comme un cadeau non pas de l'ancien César mais du jeune [Octave] César, il le prit en pitié, et le félicita pour ce qu'il supportait et pour ce qu'il aspirait à devenir", Appien, Histoire romaine XV.23). Même les vétérans les plus dévoués à Marc-Antoine commencent à douter ("Des clameurs continues et répétées contre Marc-Antoine se développèrent de tous les côtés. Quand le peuple apprenait qu'il avait proféré une nouvelle menace contre Octave, il redoublait d'excitation contre lui. Même les tribuns de la garde de Marc-Antoine, qui entretenaient des bonnes relations avec lui depuis qu'ils avaient servi ensemble sous l'ancien César, lui conseillèrent de freiner son orgueil, dans leur intérêt et dans le sien puisqu'il devait sa bonne fortune justement à César", Appien, Histoire romaine XV.29). Au fond, la majorité des légionnaires rêvent de concilier les deux hommes, le fils adoptif de Jules César qui leur a apporté la gloire et le général qui les a accompagnés dans toutes les batailles en Gaule et ailleurs, et de les pousser à se retourner ensemble contre Cassius et Brutus ("Les tribuns militaires demandèrent de nouveau audience à Marc-Antoine et s'adressèrent à lui : “O Marc-Antoine, nous et les autres qui avons servi avec toi sous César, nous avons établi son pouvoir, et nous continuons à le maintenir tous les jours en défenseurs fidèles. Nous savons à quel point ses meurtriers nous détestent et conspirent contre nous avec l'aide du Sénat. Mais quand le peuple les a expulsés, nous avons repris courage en constatant que les actes de César avaient encore leurs partisans, qu'ils n'étaient pas oubliés, qu'ils étaient toujours appréciés. Pour nous protéger, nous avons mis notre confiance en toi, l'ami de César, toi le commandant le plus expérimenté après lui, toi qui mérite d'être notre chef. Nos ennemis redressent de nouveau la tête. Ils se sont emparés par la force de la Syrie et de la Macédoine et rassemblent de l'argent et des troupes contre nous. […] Pendant ce temps, tu gaspilles tes forces en te disputant avec le jeune [Octave] César. Nous craignons qu'à la guerre imminente [contre Cassius et Brutus] s'ajoute une guerre entre vous, au bénéfice de nos ennemis qui n'attendent que cela. Nous te demandons de réfléchir à cela en souvenir de César et pour nous, qui ne t'avons jamais donné le moindre sujet de plainte, pour ton propre intérêt encore plus que pour le nôtre, tant que tu le peux encore, au moins en aidant Octave à punir les meurtriers", Appien, Histoire romaine XV.32). Marc-Antoine se montre intraitable, et, dans des conditions discutables que nous n'aborderons pas ici, finit par se replier en Gaule cisalpine avec des troupes fidèles, dont une partie de celles destinées originellement à la guerre contre les Parthes. Aulus Hirtius et Caius Vibius Pansa Caetronianus sont nommés consuls pour l'année -43, avec mission de réduire militairement Marc-Antoine. Cicéron demande au Sénat de déclarer Marc-Antoine ennemi public ("Cicéron et ses amis demandèrent que Marc-Antoine fût immédiatement déclaré ennemi public, puisqu'il s'était emparé par la force de la Gaule cisalpine contre la volonté du Sénat, et qu'il avait agi contre la République en introduisant en Italie une armée originellement destinée à batailler contre les Thraces. Ils l'accusèrent également d'aspirer au pouvoir suprême comme successeur de César, parce qu'en ville il se déplaçait escorté de centurions, parce que sa maison était gardée comme une citadelle et qu'un mot de passe était nécessaire pour y pénétrer, et que dans tout le reste il se comportait d'une manière trop hautaine pour un magistrat annuel", Appien, Histoire romaine XV.50), et, ne pouvant pas écarter Octave des débats, qui a gagné le soutien d'une partie du peuple et de l'armée grâce à ses distributions d'argent, qui a acquis une légitimité civile et militaire en plus de sa légitimité testamentaire, il propose que le jeune homme accompagne Hirtius et Pansa comme mascotte ("[Les sénateurs] nommèrent Octave pour qu'il aidât les consuls Hirtius et Pansa avec sa propre armée. Ils lui élevèrent une statue en or, ils lui accordèrent le droit de donner son avis dans le Sénat devant les consuls, ils l'autorisèrent à se présenter au consulat dix ans avant la période légale, ils lui permirent de donner aux déserteurs de Marc-Antoine la même quantité d'argent public que celui-ci leur avait promis en cas de victoire", Appien, Histoire romaine XV.51). Selon Appien, les sénateurs réattribuent à Cassius et à Brutus leurs gouvernorats respectifs en Syrie et en Macédoine, annulant ainsi leur propre décision précédente prise sous l'influence de Marc-Antoine ("Le Sénat décréta [Marc-Antoine] ennemi public, avec son armée si elle ne l'abandonnait pas. Le gouvernement de la Macédoine et de l'Illyrie avec les troupes qui s'y trouvaient fut confié à Marcus Brutus jusqu'au rétablissement de la République. Ce dernier avait déjà sa propre armée, et avait reçu quelques troupes de [Marcus] Apuleius [gouverneur de la province romaine d'Asie]. Il avait aussi des navires de guerre et des bateaux de transport et environ seize mille talents d'argent, et la grande quantité d'armes que Caius [Jules] César avait déposées à Démétrias [en prévision de l'expédition projetée contre les Parthes]. Le Sénat lui demanda par vote d'utiliser tous ces moyens pour sauver la République. Ils confièrent à Cassius le gouvernement de Syrie, avec ordre de combattre Dolabella. Ils décidèrent que tous les autres gouverneurs provinciaux et tous les soldats romains entre la mer Adriatique et l'Orient devraient obéir en tous points aux ordres de Cassius et de Brutus", Appien, Histoire romaine XV.63), Octave supporte mal la condescendance dédaigneuse des sénateurs et de Cicéron à son égard, mais il s'écrase et accompagne Hirtius et Pansa vers le nord contre Marc-Antoine ("Octave fut très préoccupé en apprenant ce qui s'était passé. […] L'octroi de grandes provinces à Brutus et à Cassius avec les forces et l'argent en conséquence, la mise sous leur tutelle de tous les gouverneurs au-delà de la mer Adriatique, tout cela relevait le parti de Pompée et abaissait celui de César. Le procédé était intelligent : [les sénateurs] le traitaient comme un adolescent tout en lui dédiant une statue et un siège curule, ils lui donnaient le titre de propréteur alors qu'en réalité ils lui prenaient son armée puisqu'un propréteur n'a aucun pouvoir quand les consuls font campagne avec lui, inciter les soldats de Marc-Antoine à déserter en leur promettant une récompense était une insulte pour eux, et la guerre était un déshonneur pour lui-même puisque le Sénat s'utilisait pour écraser Marc-Antoine", Appien, Histoire romaine XV.64). Selon Dion Cassius au contraire, les sénateurs ordonnent à Marc-Antoine d'aller en Macédoine pour y exercer son mandat ("On députa vers Marc-Antoine pour lui ordonner de quitter les légions et la Gaule et de partir en Macédoine, et pour signifier à ses soldats qu'ils devaient revenir dans leurs foyers au plus vite sous peine d'être déclarés ennemis publics. De plus, les sénateurs qui avaient reçu de lui des gouvernements provincieux furent révoqués, et d'autres furent envoyés à leur place en vertu d'un sénatus-consulte", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.29), et c'est Marc-Antoine qui refuse de s'y rendre, qui cède sa place à Brutus et réclame en compensation la distribution d'une solde exceptionnelle pour ses soldats en Gaule cisalpine, espérant ainsi contrebalancer les largesses financières d'Octave et utiliser Brutus contre lui tel un épouvantail ("[Marc-Antoine] répondit qu'il abandonnerait la Gaule et licencierait ses légions à condition qu'elles reçussent les mêmes récompenses que celles de César, et que Cassius et Marcus Brutus fussent nommés consuls. Marc-Antoine avança ces demandes pour atténuer le ressentiment de ceux-ci sur son comportement envers leur complice Decimus [Junius Brutus Albinus] [assiégé par Marc-Antoine à Mutina/Modène en hiver -44/-43], tout en sachant qu'elles étaient inacceptables pour celui-là : [Octave] César ne pouvait pas tolérer que les meurtriers de son père obtinssent le consulat, ni risquer que les soldats de Marc-Antoine en recevant les mêmes récompenses que les siens devinssent encore plus attachés à leur général", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.30-31), Octave est dégoûté de ces négociations entre les sénateurs et Marc-Antoine à son propre détriment, mais il subit en silence et suit docilement Hirtius et Pansa en méditant sa future vengeance ("[Octave] César avait marché contre Marc-Antoine sans attendre qu'un décret l'y autorisât, et n'avait accompli aucun acte remarquable. Quand il apprit la décision du Sénat, il reçut les honneurs avec joie […], mais en même temps il fut affligé d'apprendre qu'on envoyait vers Marc-Antoine des députés chargés de propositions au lieu de mener contre lui une guerre totale. Il découvrit notamment que les consuls [Hirtius et Pansa] avaient expédié des messages privés de conciliation, qu'ils avaient intercepté à son insu des lettres adressées à quelques sénateurs, et qu'ils prétextaient l'hiver [-44/-43] pour limiter et différer l'engagement militaire", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.35). Et, toujours selon Dion Cassius, c'est seulement après la bataille de Mutina/Modène début -43 que les sénateurs réattribuent la Syrie à Cassius et la Macédoine à Brutus, non pas pour faire plaisir à Marc-Antoine mais pour affaiblir Octave qui sort grand vainqueur de cette bataille ("Afin de lui ôter toute velléité de nuire, on déchaîna contre [Octave] tous ses ennemis : on donna […] la Macédoine à Marcus Brutus, la Syrie à Cassius avec mission d'abattre Dolabella, on l'aurait même privé officiellement de ses troupes si on n'avait pas redouté de provoquer l'affection que celles-ci lui portaient", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.40). Peu importe. Retenons simplement que Marc-Antoine demeure en Gaule cisalpine début -43, et qu'il est vaincu par Hirtius et Pansa à la bataille de Mutina/Modène (racontée en détails par Dion Cassius aux paragraphes 35 à 39 livre XLVI de son Histoire romaine et par Appien aux paragraphes 67 à 72 livre XV de son Histoire romaine). Hélas pour lui et pour les sénateurs, Hirtius et Pansa sont mortellement blessés lors de l'affrontement, et Octave reste seul bénéficiaire de leur brillante prestation et devient de facto le commandant en chef du contingent victorieux. Marc-Antoine se replie avec ses légionnaires survivants en province de Narbonnaise, dirigée par Marcus Aemilius Lepidus, plus connu sous son nom francisé "Lépide". Les sénateurs prennent peur : Marc-Antoine vaincu et les deux consuls Hirtius et Pansa morts, comment empêcher le jeune et ambitieux Octave de reproduire le scénario de son père adoptif en revenant vers Rome à la tête de ses troupes aguerries et enivrées par leur succès, pour y instaurer un nouveau pouvoir personnel ? Toujours sous l'influence de Cicéron, les sénateurs confient le contingent à Decimus Junius Brutus Albinus, l'un des meurtriers de César, en le chargeant de poursuivre Marc-Antoine jusqu'en Narbonnaise, avec l'aide des légions de Lépide, des légions de Lucius Munatius Plancus le gouverneur de Gaule chevelue (et, pour l'anecdote, maître d'œuvre du quartier romain de Lugdunum en Gaule, qui a donné son nom au quartier de "Fourvière/Forum vetus" à Lyon en France), et des légions stationnées dans le nord-est de l'Italie aux ordres de Caius Asinius Pollio, ancien compagnon de César lors du passage du Rubicon en -49 puis fondateur de la bibliothèque patrimoniale de Rome comme on l'a dit plus haut (on ignore le statut de Caius Asinius Pollio à cette date, on sait seulement par une incidence d'Appien au paragraphe 46 livre XV de son Histoire romaine qu'il est à la tête de deux légions dans la vallée du Pô), autrement dit il spolie Octave de son commandement ("A Rome, Cicéron lut au peuple le rapport du consul [Pansa], et au Sénat celui d'Octave. Pour la victoire sur Marc-Antoine, il fit voter cinquante jours de remerciements, la plus grande fête jamais décrétée par les Romains, même après la guerre contre les Gaulois. Il les persuada de confier l'armée consulaire à Decimus […], et de nommer Decimus généralissime contre Marc-Antoine. Des prières publiques furent organisées pour attirer la victoire de Decimus sur Marc-Antoine. Tant était profonde l'aversion de Cicéron contre Marc-Antoine et contre sa vulgarité ! […] Les décrets ne disaient rien sur Octave, son nom ne fut même pas prononcé, comme s'il était devenu négligeable, et comme si Marc-Antoine n'existait déjà plus. On écrivit à Lepide, à [Lucius Munatius] Plancus et [Caius] Asinius Pollio de continuer la guerre et de rattraper Marc-Antoine", Appien, Histoire romaine XV.74 ; "Le Sénat ne lui accorda aucune faveur nouvelle [à Octave], au contraire il chercha à le renverser en décernant à Decimus tous les honneurs que lui-même espérait recevoir : il accorda à Décimus non seulement l'honneur de sacrifices pour les succès remportés, mais encore le triomphe, et il lui confia la poursuite de la guerre comme généralissime des légions", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.40). Le comportement de Cicéron provoque le résultat inverse de celui attendu : il jette Octave dans les bras de Marc-Antoine, réalisant le rêve des vétérans quelques mois plus tôt. Octave se montre effectivement très clément à l'égard des officiers de Marc-Antoine capturés ou assiégés, qu'il laisse repartir libres avec leurs hommes vers leur chef, parmi lesquels Publius Ventidius Bassus, aventurier de très basse classe ("[Publius Ventidius Bassus] était originaire du Picenum, de la plus basse classe. Il fut capturé avec sa mère par [Cnaeus] Pompeius Strabo, père de Pompée le Grand, lors de la prise d'Asculum pendant la guerre sociale [en -89]. Encore enfant, il défila dans les bras de sa mère au milieu de la foule, devant le char du vainqueur, lors du triomphe de [Cnaeus] Pompeius Strabo. Parvenu à l'adolescence, il vécut misérablement en achetant des mulets et des chariots qu'il louait aux magistrats des provinces. C'est par ce biais que Caius [Jules] César le remarqua, qui l'emmena avec lui en Gaule. Il sut se distinguer par son activité dans cette province. Plus tard, pendant la guerre civile, il s'acquitta avec intelligence et zèle de toutes les missions qui lui furent confiées, il gagna ainsi l'amitié de César, et cette amitié lui valut les plus hautes dignités. Il fut nommé tribun du peuple, puis préteur. Il était à ce poste quand il fut déclaré “ennemi de la République” avec Marc-Antoine", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.4) ayant gravi un à un les échelons de la hiérarchie militaire au cours de ses engagements en Gaule aux côtés de Jules César et de Marc-Antoine naguère ("[Octave] campa près de Ventidius, un ami de Marc-Antoine qui commandait trois légions. Il lui fit peur mais n'entreprit aucun acte hostile. Il lui offrit de le rejoindre, ou d'aller tranquillement avec son armée retrouver Marc-Antoine et de le réprimander d'ignorer leurs intérêts communs. Ventidius accepta ce conseil et alla retrouver Marc-Antoine. [Publius] Decius, un officier de Marc-Antoine qui avait été capturé à Mutina, fut traité avec les mêmes honneurs par Octave, qui lui permit de retourner chez Marc-Antoine", Appien, Histoire romaine XV.80). Il met en garde Lépide et Caius Asinius Pollio : "Cicéron vous manipule en vous demandant de combattre Marc-Antoine : aujourd'hui il vous utilise contre lui, et demain il vous utilisera contre moi, puis l'un contre l'autre, et pour quoi ? pour protéger Brutus et Cassius à nos dépens et favoriser leur retour à Rome quand nous nous serons entretués !", il leur propose d'aller au contact de Marc-Antoine pour tromper le Sénat, et en même temps de trouver un arrangement commun avec Marc-Antoine pour retourner leurs forces unifiées contre Cicéron ("Octave écrivit encore plus clairement à Lépide et à [Caius] Asinius [Pollio] sur les indignités que lui-même endurait et sur les rapides progrès des meurtriers [Cassius et Brutus, et leurs complices], afin de leur signifier qu'en cas de victoire des Pompéiens les partisans de César seraient traités l'un après l'autre comme Marc-Antoine, qui devait sa situation à sa folle inconscience. Il leur conseilla d'obéir en apparence au Sénat tout en assurant leur propre sécurité en s'accordant ensemble tant qu'ils le pouvaient encore, et de reprocher à Marc-Antoine sa conduite en s'appuyant sur ses propres soldats, qui ne s'étaient pas séparés à la fin de leur service mais avaient préféré rester unis et forts en territoire conquis plutôt que s'offrir comme cibles à leurs ennemis en retournant à la vie civile dans leurs maisons isolées. Voilà ce qu'il écrivit à Lépide et à [Caius] Asinius [Pollio]", Appien, Histoire romaine XV.81). Et il dupe Cicéron en flattant sa vanité : il lui propose, en remplacement de Hirtius et Pansa morts, de partager le consulat avec lui pour le reste de l'année -43, en promettant de rester dans l'ombre et de le laisser prendre toutes les décisions, tel un élève qui se contente d'écouter un maître plus âgé et plus expérimenté. Et Cicéron se laisse aveugler : il demande aux sénateurs de nommer consuls Octave et lui-même pour le reste de l'année -43, jugeant cette nomination personnelle comme le couronnement de sa carrière, et ne doutant pas de dompter aisément le jeune présomptueux Octave ("Des Pompéiens se présentèrent au consulat pour le reste de l'année [-43] en remplacement d'Hirtius et de Pansa. Octave convoitait aussi cette charge. Il recourut non pas au Sénat mais à Cicéron, en privé, il lui proposa de devenir son collègue en l'assurant qu'il “le laisserait gouverner car il était l'aîné et avait plus d'expérience” et qu'il réclamait seulement le titre […]. Grisé par cette proposition, désirant ardemment le consulat, Cicéron dit au Sénat que “des négociations doivent s'ouvrir entre les généraux qui commandent les provinces”, et il conseilla aux sénateurs de “faire la paix avec celui qu'ils traitent avec dédain alors qu'il commande toujours une grande armée”, de “lui accorder une magistrature à Rome malgré sa jeunesse plutôt que le laisser ruminer à la tête de cette armée”, et, pour ne pas les contrarier, de “choisir comme co-consul un homme d'expérience parmi eux, qui servira de garde-fou contre l'immaturité d'Octave”", Appien, Histoire romaine XV.82). En entendant Cicéron inverser aussi radicalement sa diplomatie, déclarer qu'"Octave sera un excellent consul parce que c'est un garçon très dynamique et très beau et très intelligent et très vertueux", les sénateurs ne peuvent pas se retenir de rire ("Le Sénat moqua l'ambition de Cicéron, et les parents des meurtriers s'opposèrent à lui, craignant que la nommination d'Octave au consulat lui donnât les moyens de condamner les meurtriers. Pour diverses raisons, par des objections légales, l'élection fut reportée à plus tard", Appien, Histoire romaine XV.83). Mais quand ils apprennent qu'en Narbonnaise les légionnaires de Lépide ont déserté en masse pour passer dans le camp de Marc-Antoine ("[Marc-Antoine] avança jusqu'au fleuve où Lépide stationnait. Il n'entoura pas son camp d'une palissade et d'un fossé, comme contre un ennemi, au contraire les messagers allèrent et vinrent sans obstacle. Marc-Antoine rappela à Lépide leur amitié et leurs bonnes relations, en expliquant que tous ceux qui avaient profité de l'amitié de César étaient voués au même destin. Lépide craignait le Sénat, qui lui avait ordonné de lutter contre Marc-Antoine, mais il promit de ne pas provoquer le combat. Les soldats de Lépide respectaient beaucoup Marc-Antoine : quand ils virent les messagers aller d'un camp à l'autre, et la convivialité du camp de Marc-Antoine, ils se mêlèrent à ses hommes, d'abord secrètement, puis ouvertement, comme concitoyens et frères d'armes, négligeant les tribuns qui le leur interdisaient, et finalement ils construisirent un pont de bateaux sur le fleuve pour faciliter les échanges", Appien, Histoire romaine XV.83), influencés notamment par l'opportuniste Publius Canidius Crassus, ex-bras droit de Caton à Chypre en -58 puis ex-soutien de Pompée sur la question égyptienne en -57 comme nous l'avons vu plus haut, désormais lieutenant rénégat de Lépide ("Quand Lépide harangua son armée, une grande rumeur s'éleva parmi ses soldats, naturellement indisposés envers lui ou influencés par [Publius] Canidius [Crassus], par Rufrenus [inconnu par ailleurs] et par d'autres généraux que je nommerai en temps opportun : ils se mirent à crier “vouloir la paix parce qu'ils étaient des bons citoyens”, que “la patrie avait suffisament souffert en perdant ses deux consuls et tant de braves gens”, et qu'ils ne voulaient plus se battre “en étant déclarés ennemis publics et dépouillés de leurs biens”. Lépide ne fit rien pour mâter les mutins et arrêter le mal", Cicéron, familiales/Ad familiares X.21), quand ils apprennent que Lépide lui-même a fraternisé avec Marc-Antoine (est-ce une fraternisation forcée, Lépide n'ayant plus assez d'hommes pour batailler contre les troupes de Marc-Antoine ?), que Marc-Antoine a ajouté ainsi les sept légions de Lépide aux trois légions de Ventidius qu'Octave a laissé libre ("Les soldats [de Lépide] s'armèrent comme pour une expédition, ils prirent le contrôle du camp et ouvrirent les portes à Marc-Antoine. Celui-ci se précipita à la tente de Lépide, escorté par tous les soldats adverses. Il demanda la paix à Lépide et son pardon pour ses malheureux concitoyens. Lépide sauta de son lit, la ceinture déliée, il leur promit tout ce qu'ils réclamaient, puis il embrassa Marc-Antoine en plaidant la nécessité. Certains prétendent qu'il s'agenouilla devant Marc-Antoine, parce qu'il était naturellement hésitant et timide, mais la plupart des auteurs ne croient pas à cette version des faits, ni moi, parce que jusqu'alors il n'avait commis aucun acte hostile qui eût pu inquiéter Marc-Antoine. C'est ainsi que Marc-Antoine devint encore plus puissant et plus menaçant contre ses ennemis : aux soldats survivants du siège de Mutina, parmi lesquels ses redoutables cavaliers, auxquels s'étaient ralliés en chemin les trois légions de Ventidius, il ajouta les sept légions de fantassins et leur logistique toujours théoriquement dirigées par Lépide, mais en réalité désormais sous son propre commandement", Appien, Histoire romaine XV.84), ils ne rient plus. Ils consentent à confier la direction de l'armée du nord à Octave mais sans lui octroyer le titre de consul, et secrètement ils convoquent en Italie deux légions stationnées en Afrique et demandent à Brutus et Cassius de revenir à Rome avec toutes leurs forces, soit huit légions pour Brutus selon Appien (Histoire romaine XV.79 et XVI.75) et douze légions pour Cassius, comme on va le voir juste après ("L'élection consulaire fut à nouveau reportée. Craignant une alliance entre Octave et Marc-Antoine, les sénateurs envoyèrent secrètement deux des leurs, Lucius et Pansa, vers Brutus et Cassius sous prétexte de superviser les jeux en Grèce mais en réalité pour réclamer leur secours. Parallèlement ils rappelèrent d'Afrique deux des trois légions de Sextius, laissant le commandement de la troisième à Cornificius qui gouvernait une autre partie de l'Afrique et favorisait le parti sénatorial. Ils savaient bien que ces légions avaient servi sous Caius [Jules] César et que leur loyauté était très douteuse, mais leur embarras était tel, depuis qu'ils avaient maladroitement nommé Octave comme général aux côtés de Decimus [Junius Brutus Albinus] contre Marc-Antoine, qu'ils acceptèrent le risque", Appien, Histoire romaine XV.84 ; "Les sénateurs paniqués, au lieu de nommer clairement [Octave] César consul comme il le désirait, lui accordèrent seulement les ornements du consulat et le droit d'exprimer son opinion à la manière d'un consul. Il méprisa cette distinction. Alors ils l'élirent préteur, en lui promettant le consulat ensuite, affirmant agir ainsi sagement à l'égard de [Octave] César qui, répétèrent-ils, “n'était encore qu'un adolescent”. Exaspéré d'être toujours considéré immature, celui-ci n'hésita plus, il tourna ses regards vers l'armée et la puissance qu'elle procure, et parlementa secrètement avec Marc-Antoine. Il rassembla les survivants qu'il avait lui-même vaincus en bataille et que le Sénat avait déclarés ennemis publics, et devant eux il accusa ouvertement les sénateurs et le peuple", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.41). En réponse, Octave marche non pas vers Marc-Antoine en Narbonnaise, mais vers le Sénat de Rome. Il singe son père adoptif en franchissant le Rubicon ("[Octave] emmena huit légions de fantassins et un nombre équivalent de cavaliers et de troupes auxiliaires. Après avoir traversé le fleuve Rubicon séparant la Gaule et l'Italie, que son père avait traversé de la même manière au début de la guerre civile, il divisa son armée en deux corps : le premier reçut l'ordre de marcher à pas lent, le second constitué des troupes d'élite accéléra pour prendre Rome avant qu'elle s'organisât", Appien, Histoire romaine XV.88). Il est accueilli avec ferveur dans Rome par les civils et par les militaires, et aussi par Cicéron qui, ne sachant plus quoi faire, multiplie les flagorneries ("Octave avança vers Rome avec une simple garde, laissant ses troupes en arrière. En chemin, des gens vinrent à lui par groupes, pleins d'amitié et d'attentions. Sa mère et sœur, qui étaient dans le temple de Vesta avec les vestales, l'embrassèrent. Les trois légions [celle qui stationne en permanence dans le Latium, à laquelle s'ajoutent les deux légions rappelées d'Afrique] lui envoyèrent des émissaires et se rallièrent à lui, leurs généraux maugréèrent avant de se rallier à leur tour, sauf un, Cornutus, qui fut tué. Quand Cicéron apprit cet accord, il sollicita un entretien via les amis d'Octave. Quand il rencontra enfin Octave, il se défendit en disant avoir beaucoup insisté pour lui obtenir le consulat, et être prêt à le redemander au Sénat. Octave répondit ironiquement que “Cicéron était son dernier ami à venir le saluer”", Appien, Histoire romaine XV.92). Enfin il dispose ses troupes arme au point autour du Sénat, pénètre dans l'hémicycle et dit aux sénateurs médusés : "Je vous remercie du fond du cœur, ô sénateurs, de vos applaudissements, suite à votre décision de me nommer consul, que Cicéron vient de m'apprendre". Les sénateurs ne réagissent pas pendant quelques secondes. Dans un silence de mort, l'un d'eux applaudit timidement. Puis un autre, par réflexe de survie. Et un autre encore. Et ces applaudissements saccadés se répandent mécaniquement à l'assemblée tout entière. C'est de cette façon qu'Octave, qui n'a que vingt ans, devient officiellement consul ("[Octave] quitta la ville jusqu'à l'élection des consuls par les comices. Après avoir été élu avec Quintus Pedius, qui lui avait cédé sa part d'héritage de César et qu'il désirait comme collègue [Quintus Pedius est le grand cousin d'Octave, comme on l'a dit précédemment], il rentra en ville comme consul", Appien, Histoire romaine XV.94 ; "Quand [Octave] César fut sous les murs de la ville, la panique se répandit. Quelques sénateurs d'abord, puis la masse du peuple, se rallièrent. Les préteurs à leur tour descendirent du Janicule et se livrèrent à lui, avec leurs soldats. C'est ainsi que [Octave] César prit Rome sans combat et fut proclamé officiellement consul. […] Il obtint ce résultat par la force des armes, même si, pour ne pas paraître trop menaçant, il n'assista pas à l'assemblée", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.45).


Dans la foulée de ce coup de force politique, Octave oblige les sénateurs à déclarer Brutus et Cassius ennemis publics, à redonner le gouvernement de la Syrie à Dolabella alors assiégé à Laodicée par Cassius comme on va le raconter par la suite ("Octave fit passer une nouvelle loi pour abroger celle qui déclarait Dolabella ennemi public, et pour punir aussi le meurtre de César", Appien, Histoire romaine XV.95 ; "Sitôt les soldats payés et le Sénat asservi, [Octave] César s'occupa à venger son père. Pour ne pas troubler le peuple, il ne révéla son intention qu'après lui avoir payé son legs, qui fut prélevé sur le trésor public et collecté sous prétexte de la guerre. Quand il s'en eut assuré la soumission grâce à cet argent, il lança la chasse aux meurtriers. Il simula la douceur et la justice en faisant passer une loi pour les juger, et pour établir des tribunaux spéciaux chargés de statuer sur les absents vivant au loin qui constituaient la majorité, et sur quelques-uns [dont les deux principaux : Cassius et Brutus !] qui gouvernaient des provinces", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.48), à pardonner les égarements de Marc-Antoine et à l'inciter à participer à la guerre contre Brutus et Cassius ("Octave voulut se réconcilier avec Marc-Antoine, parce qu'il apprit que Brutus et Cassius avaient rassemblé vingt légions et qu'il avait besoin de Marc-Antoine pour les vaincre. Il sortit de la ville, se dirigea vers la côte adriatique et attendit calmement de voir ce que le Sénat allait faire. Après le départ d'Octave, [Quintus] Pedius [grand cousin d'Octave, récemment élu consul avec Octave pour le reste de l'année -43] persuada les sénateurs de ne pas se braquer contre Lépide et Marc-Antoine et d'opérer un rapprochement. Bien qu'ils pensassent qu'une telle réconciliation était néfaste pour eux-mêmes et pour la patrie, et qu'elle servait simplement les intérêts d'Octave contre Brutus et Cassius, ils se résignèrent à donner leur consentement. Ainsi furent abrogés les décrets déclarant ennemis publics Marc-Antoine, Lépide et leurs soldats", Appien, Histoire romaine XV.96 ; "[Octave] partit avec son armée sous prétexte d'aller les combattre [Marc-Antoine et Lépide], tandis que Quintus [Pedius], simulant agir pour lui-même, conseilla de leur accorder le pardon et leur permettre le retour. [Marc-Antoine et Lépide] obtinrent leur grâce après que le Sénat eut communiqué ce conseil à [Octave] César, qui feignit l'ignorance et la nécessité de l'approuver sous l'insistance de ses soldats", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.52 ; "Soutenu par le Sénat, le nouveau César [Octave] s'était opposé au puissant Marc-Antoine et l'avait chassé d'Italie, avant de se montrer menaçant à son tour, réclamant le consulat contre les lois et entretenant des nombreuses troupes dont Rome n'avait aucun besoin. Quand le Sénat, mécontent de sa conduite, avait tourné les regards vers Brutus pour prolonger et même accroître le gouvernement de celui-ci, il avait craint pour lui-même et recherché l'amitié de Marc-Antoine, en même temps il avait pénétré avec ses soldats dans Rome pour y être élu consul alors qu'il sortait à peine de l'adolescence, âgé seulement d'une vingtaine d'années comme il le dit lui-même dans ses Mémoires. Il avait convoqué aussitôt en justice Brutus et les autres conjurés", Plutarque, Vie de Brutus 27). Les sénateurs n'ont pas le choix. Lucius Munatius Plancus le gouverneur de Gaule chevelue s'est rallié avec ses trois légions à Marc-Antoine, et les dix légions de Decimus Junius Brutus Albinus ont déserté à leur tour pour passer dans le camp de Marc-Antoine. Decimus Junius Brutus Albinus a été obligé de fuir ("En poursuivant Decimus, Marc-Antoine fut rejoint par les deux légions de [Caius] Asinius Pollio, qui avait lui-même réussi à convaincre [Lucius Munatius] Plancus de rallier Marc-Antoine avec ses trois légions. Ainsi la puissance de Marc-Antoine dépassa celle des dix légions de Decimus, dont quatre, les plus expérimentées, avaient beaucoup souffert de la famine et étaient très affaiblies, et que les six autres étaient composées de nouvelles recrues inaptes au combat. Ce dernier n'osa pas tenter une bataille, il s'enfuit vers Marcus Brutus en Macédoine", Appien, Histoire romaine XV.97). Le sud des Alpes étant sous contrôle d'Octave, il tentera de rejoindre Cassius et Brutus par la Germanie via le nord des Alpes et sera tué en chemin par des Celtes/Gaulois (selon Appien, Histoire romaine XV.97-98, et selon Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.53). En automne -43, un nouveau triumvirat est fondé pour cinq ans, unissant Octave, Marc-Antoine, et Lépide qui joue le rôle de l'idiot utile entre ses deux collègues. Pour sceller le lien entre Octave et Marc-Antoine, un mariage est organisé, sur lequel nous devons nous attarder car il aura une importance pour l'avenir. Nous avons dit brièvement qu'en -52 le fourbe démagogue Clodius a été assassiné sur la via Appia. Il a laissé une veuve, Fulvia, fille de Caius Sempronius Gracchus (frère de Tiberius Sempronius Gracchus qui a proposé vers -133 la réforme agraire que nous avons rapidement évoquée). Fulvia et Clodius ont eu deux enfants : un garçon et une fille, Clodia Pulchra. Fulvia s'est remariée aussitôt en -52 avec Curion, qui effectuait alors des allers et retours entre Rome et la Gaule pour négocier le retour de César, comme nous l'avons raconté. En -49, César en guerre contre Pompée a envoyé Curion en Afrique. La campagne de Curion contre les partisans de Pompée en Afrique s'est achevée par un désastre, Curion a été tué ou s'est suicidé lors d'un ultime combat raté. A nouveau veuve, Fulvia a épousé aussitôt Marc-Antoine. En -43, afin d'unir Octave et Marc-Antoine par le sang, un mariage est célébré entre Clodia Pulchra, fille de Fulvia, et Octave, qui devient ainsi le gendre de Marc-Antoine, en même temps que Marc-Antoine devient l'oncle d'Octave. C'est un mariage sordide qui, selon Octave lui-même, ne sera jamais consommé (Clodia Pulchra sera répudiée encore vierge l'année suivante en -42, comme nous le raconterons juste après : "S'étant brouillé avec Fulvia, il répudia [Clodia Pulchra] encore vierge", Suétone, Vie des douze Césars, Auguste 62 ; "[Octave] renvoya [à Fulvia] sa fille en assurant sous serment qu'elle était encore vierge", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.5). Marc-Antoine et Octave préparent la campagne vers les provinces de Méditerranée orientale contre Cassius et Brutus, Lépide restera en Italie pour y assurer l'ordre ("Octave et Marc-Antoine mirent fin à leur différend sur un îlot plat de la rivière Lavinius, près de la cité de Mutina [aujourd'hui la rivière Secchia à l'ouest de Modène ? ou la rivière Panaro à l'est de Modène ?]. Chacun avança avec cinq légions, qui prirent position de chaque côté du cours d'eau, puis se dirigea vers le pont avec trois cents hommes. Lépide s'était rendu seul avant eux sur l'îlot, l'avait fouillé avec soin, et avait brandi sa chlamyde en signe de bienvenue. Chacun laissa ses trois cents hommes sur le pont et progressa vers le milieu de l'îlot à la vue de tous. Ils entamèrent la discussion à trois. Octave demeura au milieu parce qu'il était consul. La conversation dura du matin au soir pendant deux jours. Les conclusions furent les suivantes. Octave devait démissionner du consulat, Ventidius le remplacerait pour le reste de l'année [-43]. Une nouvelle magistrature devait être créée légalement afin d'apaiser les dissensions civiles. Le titre de “consul”, préférable à celui de “dictateur” à cause du décret de Marc-Antoine abolissant la dictature, serait partagé pendant cinq ans par Lépide, Marc-Antoine et Octave. Les trois hommes nommeraient immédiatement les magistrats annuels de la cité pour les cinq prochaines années. La répartition des provinces serait ainsi faite : Marc-Antoine recevrait la totalité des Gaules, sauf celle bordant les Pyrénées ou “vieille Gaule” qui reviendrait à Lépide avec l'Ibérie, et Octave aurait l'Afrique, la Sardaigne, la Sicile et les autres îles à proximité. Telle fut la division de l'empire romain par les triumvirs eux-mêmes. L'attribution des parties au-delà de l'Adriatique fut remise à plus tard parce qu'elles étaient toujours sous le commandement de Brutus et de Cassius, contre qui Marc-Antoine et Octave devaient faire la guerre. Lépide serait consul l'année suivante [en -42] et resterait en ville pour y assurer l'ordre, en régissant l'Ibérie par procuration. Il conserverait trois de ses légions, et confierait les sept autres à Octave et Marc-Antoine, soit trois pour Octave et quatre pour Marc-Antoine, qui auraient ainsi vingt légions pour la guerre. Pour motiver les troupes, on leur promettrait notamment en récompense dix-huit riches cités italiennes à coloniser, les terres et les bâtiments seraient divisés entre eux à la manière d'un butin pris à l'ennemi. Etaient concernées les cités renommées de Capoue, Rhégion [Reggio], Venusia [Venosa], Bénévent, Nuceria [Nocera], Ariminum [Rimini] et Vibo. C'est ainsi que les plus belles régions de l'Italie furent données aux soldats. Ils décidèrent d'abord d'éliminer leurs ennemis personnels, afin que ceux-ci ne nuisissent pas à leurs arrangements pendant qu'ils poursuivraient l'ennemi à l'extérieur", Appien, Histoire romaine XVI.2-3). Pour financer les vingt légions prêtes à partir autant que pour assurer leurs arrières, Marc-Antoine et Octave planifient froidement le massacre et la spoliation de tous les Romains fortunés qui soutiennent encore Cassius et Brutus, ou qui ont changé trop souvent d'opinion durant l'année écoulée ("[Octave] César vint à la rencontre [de Marc-Antoine et Lépide] avec un gros contingent aux environs de Bononia [Bologne], bien préparé à les repousser s'ils se montraient violents. Mais la haine qu'ils entretenaient mutuellement les dispensa de recourir aux armes entre eux. Leurs armées étaient à peu près équivalentes, et ils voulaient prioritairement se venger de leurs ennemis en mutualisant leurs forces. Ils feignirent donc de s'unir. Ils se rendirent au rendez-vous non pas seuls, mais chacun avec un nombre identique de soldats, qui prirent position de part et d'autre d'un îlot du fleuve [Reno] qui baigne Bononia, afin de ne pas entrer en contact. Chacun s'éloigna de ses hommes, ils se fouillèrent réciproquement pour vérifier qu'aucun ne cachait un poignard sous le bras, puis, après quelques paroles à voix basse, ils décidèrent le partage du pouvoir suprême et la perte de leurs ennemis. Pour ne pas trop paraître aspirer à l'oligarchie, atténuer les jalousies et réduire les entreprises contraires, ils convinrent d'administrer et organiser la République comme trois simples protecteurs ["™pimelht»j"] et réformateurs ["diorqwt»j"] pendant une durée de cinq ans, se réservant néanmoins le droit de confier magistratures et honneurs à qui ils voudraient sans rendre compte au peuple ni au Sénat. Et pour ne pas paraître s'appropier toutes les provinces, ils limitèrent leurs attributions personnelles : [Octave] César aurait les deux Libyes [la carthaginoise dépendante de Carthage, et la grecque dépendante de Cyrène], la Sardaigne et la Sicile, Lépide aurait toute l'Ibérie et la Gaule narbonnaise, Marc-Antoine aurait les Gaules cisalpine et transalpine (je rappelle qu'on appelait la première “Togata” [littéralement "qui porte la toge/toga"] parce qu'elle était pacifiée et que ses habitants y portaient déjà le vêtement que les Romains portent ordinairement à Rome, tandis qu'on appelait les autres “Comata” [littéralement "qui a beaucoup de cheveux/comans"] en raison de ses habitants qui laissaient pousser leurs cheveux longs). Ils réglèrent ce partage par le sort pour accaparer les provinces les plus fortes tout en laissant croire qu'ils ne les convoitaient pas toutes. Ils décidèrent aussi qu'ils exécuteraient leurs ennemis, que Lépide serait consul à la place de Decimus [Junius Brutus Albinus] [mort récemment en tentant de fuir vers Brutus en Macédoine], et qu'il garderait Rome et le reste de l'Italie pendant que les deux autres marcheraient contre Brutus et Cassius", Dion Cassius, Histoire romaine XLVI.54-56 ; "Dès qu'ils se furent proclamés triumvirs, ils se réunirent pour établir la liste de ceux qui seraient mis à mort. Ils consignèrent d'abord ceux dont l'autorité les inquiétait et leurs ennemis personnels, incluant des parents et des amis qu'ils exécutèrent immédiatement ou plus tard. Peu à peu ils ajoutèrent ceux-ci par hostilité, ceux-là par rancune, ou parce que leurs victimes étaient des amis de leurs ennemis ou des ennemis de leurs amis. D'autres furent inscrits à cause de leur richesse : les triumvirs avaient besoin d'argent pour continuer la guerre, car Brutus et Cassius percevaient les impots d'Asie et recevaient les tributs des rois et des satrapes, tandis qu'eux-mêmes étaient ruinés par les guerres et les rébellions en Europe, plus particulièrement en Italie. Les plébéiens surtout furent visés, et même les femmes, qui furent lourdement taxés sur les ventes et les locations. D'autres encore furent inscrits sur la liste simplement parce qu'ils possédaient des belles villas ou des belles résidences en ville. Le nombre des sénateurs qui furent condamnés à mort et à la confiscation de leurs biens s'éleva à environ trois cents, et celui des chevaliers, à environ deux mille. Dans la liste se trouvaient des frères et des oncles des triumvirs, et des officiers sous leurs ordres qui s'étaient soulevés contre leurs chefs ou contre leurs camarades", Appien, Histoire romaine XVI.5). Cicéron est en tête de la liste des condamnés ("Finalement réconcilés, [Octave] César, Marc-Antoine et Lépide s'étaient partagé les provinces en condamnant à mort deux cents citoyens, dont Cicéron", Plutarque, Vie de Brutus 27 ; "Ils envoyèrent des exécuteurs pour mettre à mort sans avertissement douze personnalités, ou dix-sept selon certains auteurs, parmi lesquelles Cicéron", Appien, Histoire romaine XVI.6). Les excécutions sont racontées en détails par Appien aux paragraphes 17 à 30 livre XVI de son Histoire romaine (dont celle de Cicéron aux paragraphes 19 et 20). Appien, aux paragraphes 37 à 51 du même livre de la même œuvre, raconte aussi longuement comment certains des condamnés réussissent à se cacher, à se sauver et à se reconstruire après l'épreuve (Dion Cassius donne une version similaire des faits aux paragraphes 10 et 11 livre XLVII de son Histoire romaine). Pour l'anecdote, parmi ces survivants, on trouve Marcus Varron, qui a été l'un des amiraux de Pompée lors de l'opération contre les pirates en -67, qui est devenu conservateur de la bibliothèque publique de Rome par une faveur de Jules César peu avant -44, et qui, dégoûté par la politique, se consacrera désormais à l'écriture en renonçant à tout engagement partisan ("Varron était philosophe et historien, soldat et général réputé, c'est probablement pour ces raisons qu'il fut inscrit comme ennemi de la monarchie. Ses amis désirèrent lui donner asile, ils se disputèrent pour obtenir cet honneur. Calenus gagna la compétition. Il l'emmena dans sa maison de campagne. Marc-Antoine avait l'habitude de s'y arrêter quand il voyageait, mais aucun esclave, ni de Calenus ni de Varron lui-même, ne révéla la présence de Varron", Appien, Histoire romaine XVI.47).


Revenons au milieu de l’année -44, pour découvrir comment Cassius et Brutus ont occupé leur temps après leur départ de Rome. En Macédoine, Brutus a été bien accueilli. Il a pris possession des forces laissées là par César pour son projet contre les Parthes ("[Brutus] se transporta par mer à Démétrias. Il s’appropria le stock d’armes que Jules César avait amassé contre les Parthes, que Marc-Antoine voulait enlever. Hortensius lui remit son gouvernement de Macédoine, et tous les rois et dynastes voisins se réunirent à lui et le secondèrent avec toutes leurs forces", Plutarque, Vie de Brutus 25 ; "Brutus attira la Grèce et la Macédoine à son parti. La gloire de ses actes et l’espoir d’autres semblables lui valurent l’obéissance des peuples. Beaucoup de soldats, les uns errant depuis la bataille de Pharsale, les autres venus avec Dolabella puis abandonnés pour cause de maladie ou d’indiscipline, vinrent grossir son armée. Trébonius [un des comploteurs assassins de César] lui envoya de l’argent d’Asie. Avec ces ressources, il soumit facilement la Grèce, qui n’avait plus d’armée. Il arriva en Macédoine au moment où […] le gouverneur Quintus Hortensius s’apprêtait à quitter son mandat. Il n’éprouva aucune difficulté, car Hortensius se joignit aussitôt à lui", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.21). Cassius quant à lui a continué son chemin vers la Syrie, en passant par la Cilicie où, pour l’anecdote, le seigneur Tarcondimotos de Tarse a négocié son alliance : selon Dion Cassius, Tarcondimotos, probablement ancien pirate grâcié par Pompée en -67, puis grâcié par César après la bataille de Pharsale en -48, comme on l’a vu précédemment, devenu un respectable notable local qui a rebaptisé Tarse en "Juliopolis" ("la cité/polis de Jules [César]") en hommage à son protecteur Jules César, s’est présenté comme un partisan d’Octave le fils adoptif de César, avant de se soumettre à Cassius du bout des lèvres ("Cassius passa en Asie pour rejoindre Trébonius [un des comploteurs assassins de César] et, avec l’argent qu’il reçut de celui-ci, attira à lui beaucoup de cavaliers que Dolabella avait envoyés à l’avant vers la Syrie, et aussi beaucoup d’autres d’origine asiatique ou cilicienne. Ensuite il contraignit à entrer dans son alliance Tarcondimotos et les Tarsiens, qui étaient tellement attachés au premier César et, à cause de lui, tellement attirés par le second qu’ils avaient changé le nom de leur cité en “Juliopolis”. Après cela, Cassius entra en Syrie", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.26). Rappelons que la province de Syrie a été confiée par César à son jeune neveu Sextus Julius Caesar en -46, qui a été assassiné par son lieutenant Caecilius Bassus peu de temps après. La province a sombré dans l’anarchie, jusqu’à la nomination du général Lucius Staius Murcus par César fin -45 pour y rétablir l’ordre avec trois légions. Refoulé sur ses bases à Apamée-sur-l’Oronte, Caecilius Bassus a bien résisté, au point que Murcus a dû demander de l’aide à Quintus Marcius Crispus le gouverneur de Bithynie, qui est venu avec trois légions ("César envoya [Lucius] Staius Murcus contre lui avec trois légions. [Caecilius] Bassus le repoussa avec vigueur. Alors Murcus fit appel à [Quintus] Marcius Crispus, le gouverneur de la Bithynie, et ce dernier vint à son aide avec trois légions", Appien, Histoire romaine XV.77 ; "[Caecilius] Bassus, après avoir eu un temps l’avantage, fut ensuite assiégé par [Quintus] Marcus Crispus et par Lucius Statius Murcus", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.27). C’est dans ce contexte qu’est arrivé Cassius en provenance de Cilicie fin -44… suivi de près par Dolabella qui lui contestait le gouvernorat de Syrie pour l’année -43 comme on vient de le voir. Depuis Pergame où il s’est installé le temps de regrouper ses troupes et de compter ses soutiens, Dolabella a renouvelé les exemptions civiles et militaires accordées par Rome aux juifs ("Hyrcan II envoya l’un de ses ambassadeurs à Dolabella, alors gouverneur d’Asie, pour le prier de dispenser les juifs du service militaire, et de leur permettre de vivre selon les coutumes de leurs pères. Il obtint facilement gain de cause. Dès qu’il reçut la lettre d’Hyrcan II, Dolabella sans même délibérer donna ses instructions à tous les habitants de la province d’Asie, et il écrivit à Ephèse, la cité la plus importante, la lettre suivante relative aux juifs : “Artémon étant prytane, le premier du mois lènaion ["lainaièn", mois non identifié du calendrier ionien, probablement en rapport avec les homonymes "fêtes des Pressoirs" ou "Lénéennes/L»naia" à Athènes qui ont lieu au mois de gamèlion dans le calendrier attique, équivalent à mi-janvier mi-février dans le calendrier chrétien ; la lettre évoquée ici semble donc datée de début -43]. Dolabella, général en chef, aux magistrats, à la Boulè et au peuple d’Ephèse, salut. Alexandre fils de Théodoros, ambassadeur d’Hyrcan II fils d’Alexandre [Jannée], Grand Prêtre et ethnarque des juifs, m’a déclaré que ses compatriotes sont dispensés de service militaire parce que leurs lois et leurs traditions leur interdisent le port des armes, la marche les jours de sabbat et la consommation de certains aliments. Comme mes prédécesseurs, je leur accorde l’exemption de service et je les autorise à observer les coutumes de leurs pères, à se réunir pour célébrer leur religion, accomplir leurs cérémonies selon leurs lois et recueillir les contributions destinées aux sacrifices. Je désire que vous transmettiez la présente lettre aux autres cités”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.223-227). En vain. Murcus (pourtant nommé par César, et envoyé pour tuer Caecilius Bassus l’assassin de Sextius Julius César le neveu de César !) s’est rangé spontanément sous les ordres de Cassius. Crispus a fait le même choix. Et les légionnaires de Caecilius Bassus, dont le nom disparaît des annales à partir de ce moment (s’est-il rendu à Cassius avant d’être éliminé, comme le suggère Flavius Josèphe au paragraphe 272 livre XIV de ses Antiquités juives ? a-t-il été vaincu en bataille ?), ont choisi aussi d’obéir à Cassius (parmi les légionnaires fourvoyés de Caecilius Bassus se trouvaient certainement des vétérans de l’expédition de Crassus contre les Parthes en -53, ayant conservé un bon souvenir de leur ancien chef Cassius, d’où leur ralliement). Ainsi Cassius, venu quasi proscrit de Rome, ayant traversé la frontière de Syrie les mains dans les poches, s’est retrouvé immédiatement à la tête de huit légions : les trois de Murcus, les trois de Crispus, et deux formées des légionnaires ralliés de Caecilius Bassus ("Tandis que [Caecilius] Bassus était assiégé par [Murcus et Crispus], Cassius arriva soudain et prit possession, non seulement des deux légions de [Caecilius] Bassus, mais aussi des six qui l’assiégeaient : leurs chefs se rendirent spontanément et lui obéirent comme proconsul, le Sénat ayant décrété, comme je l’ai dit, que tous les dignitaires au-delà de l’Adriatique devait obéir à Cassius et à Brutus", Appien, Histoire romaine XV.78 ; "Telle était la situation [Caecilius Bassus assiégé par Murcus et Crispus] quand vint Cassius, qui gagna aussitôt à sa cause toutes les cités par sa renommée comme questeur et par tous ses autres actes, et qui s’adjoignit facilement les légions de [Caecilius] Bassus et celles des autres", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.28). Sa première décision, pour entretenir cette immense masse de soldats, a été d’imposer un tribut aux cinq provinces juives voisines. Antipatros, administrateur tacite de ces cinq provinces pour le compte du Grand Prêtre Hyrcan II, n’ayant pas les moyens de s’opposer, a demandé aux cinq gouverneurs de payer, dont ses deux fils Phasael et Hérode respectivement gouverneurs de Judée et de Galilée, et Malichos l’ancien allié opportuniste de Gabinius contre Alexandre fils d’Aristobule II en -57, probablement gouverneur de Samarie en -43. Le rusé Hérode s’est empressé d’apporter à Cassius la somme demandée. Malichos au contraire, a rechigné. En représailles, Cassius s’est servi en nature en pillant les cités de Gophna (aujourd’hui le village de Jifna dans la banlieue nord de Ramallah en Palestine), de Thamna (aujourd’hui le site archéologique de Khirbet Tibnah entre les villages de Deir Nidham au sud et Nabi Salih au nord en Palestine), d’Emmaüs (cité frontalière entre la Samarie au nord et la Judée au sud, à mi-chemin entre Jérusalem au sud-est et Joppé/Jaffa au nord-ouest, aujourd’hui le site archéologique d’Emmaüs-Nicopolis entre la Palestine et Israël) et de Lydda (aujourd’hui Lod en Israël : "La mort de César déchaîna la guerre. Tous les personnages importants se dispersèrent pour rassembler des troupes. Cassius arriva de Rome en Syrie afin de s’assurer celles qui assiégeaient Apamée[-sur-l’Oronte]. Il mit fin au siège en se conciliant les deux adversaires [Caecilius] Bassus et Murcus, puis il parcourut les cités en rassemblant des armes et des soldats et en imposant partout des forts tributs. La Judée fut particulièrement éprouvée : il l’imposa de sept cents talents d’argent. Constatant que la terreur et le désordre se répandait, Antipatros résolut de diviser cette somme, il chargea ses deux fils [Phasael et Hérode] d’en percevoir chacun une partie, Malichos mal disposé envers lui d’en rassembler une autre partie, et d’autres de réunir le reste. Hérode fut le premier à tirer de la Galilée tout l’argent qu’il devait collecter, cela lui attira les faveurs de Cassius. Il trouva prudent effectivement de flatter les Romains, et de s’assurer leur bienveillance aux dépens des autres. Des dignitaires furent vendus avec leurs biens. Cassius réduisit en esclavage quatre cités : deux importantes, Gophna et Emmaüs, et deux autres, Lydda et Thamna", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.271-275). Dolabella n’a pas eu plus de chance au sud : Cléopâtre VII lui a envoyé quatre légions constituées de vétérans de Gabinius, de Crassus, de Pompée et de César, commandés par le général Aulus Allienus, mais à peine arrivés en Palestine ces vétérans se sont déclarés pour Cassius, contraignant leur général à les imiter ("Envoyé par Dolabella, [Aulus] Allienus amena d’Egypte quatre légions de vétérans égarés par les désastres de Pompée et de Crassus ou laissés à Cléopâtre VII par César. Cassius l’encercla à l’improviste en Palestine et le contraignit à se rendre, fort de ses huit légions contre quatre. C’est ainsi que Cassius, d’une façon étonnante, fut à la tête de douze légions", Appien, Histoire romaine XV.78 ; "Maître de la Syrie, [Cassius] marcha contre les juifs, et contre les soldats laissés en Egypte par César qui marchaient vers lui : il attira sans effort ceux-ci et ceux-là dans son parti", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.28). Ces événements ont eu lieu à la fin de l’hiver -44/-43 ou au début du printemps -43, à l’époque où Marc-Antoine était encore à Rome et influent devant le Sénat, puisque que Cléopâtre VII à cette date a éliminé son jeune frère Ptolémée XIV avec lequelle elle corégnait depuis -47 ("Le co-règne [de Cléopâtre VII et de son frère cadet Ptolémée XIV, instauré en -47 par César, après sa victoire sur Ptolémée XIII] dura plus de deux ans, jusqu’à la mort de Ptolémée XIV dans sa quatrième année [en -44], tué par un complot fomenté par Cléopâtre VII dans sa huitième année [Cléopâtre VII a co-régné précédemment avec son frère aîné Ptolémée XIII, à partir de -51]. A partir de cette date, Cléopâtre VII régna seule", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, édition d’Alfred Schoene, pages 168-169), elle l’a remplacé par son très jeune fils Ptolémée XV Césarion, et, en remerciement de l’engagement militaire d’Aulus Allienus en faveur de Dolabella, elle a obtenu du Sénat romain l’absolution du meurtre de celui-ci et la reconnaissance comme roi d’Egypte de celui-là ("Grâce à ses secours envoyés à Dolabella, Cléopâtre VII obtint que son fils Ptolémée [XV], surnommé “Césarion” car elle prétendait l’avoir eu de César, fût proclamé roi d’Egypte", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.31), or cette décision du Sénat a forcément été influencée par Marc-Antoine, désireux à la fois de soutenir son collègue consul Dolabella contre Cassius et de dresser Ptolémée XV Césarion comme fils légitime de César contre le fils testamentaire Octave. Peu de temps après, Marc-Antoine s’est retiré en Gaule cisalpine, comme nous l’avons raconté, tandis que Dolabella a quitté Pergame pour prendre la route de la Syrie avec deux légions, suivi d’une flotte composée en partie de Rhodiens ("Aidé de Lucius [Marcius] Figulus, [Dolabella] loua une flotte aux Rhodiens, aux Lyciens, aux Pamphyliens et aux Ciliciens. Quand tout fut prêt, il s’avança vers la Syrie à la tête de deux légions par voie de terre, tandis que [Lucius Marcius] Figulus le suivait au large", Appien, Histoire romaine XVI.60). Pour l’anecdote, il a bénéficié de la complicité du Cilicien Tarcondimotos, qui a encore changé de camp ("Maître de l'Asie, Dolabella vint en Cilicie tandis que Cassius était en Palestine. Il prit Tarse qui se rendit volontairement, vainquit plusieurs garnisons que Cassius avait installée à Egées ["A‹geai", site non localisé à l’embouchure du fleuve Pyramos/Ceyhan Nehri, près de l’actuelle village côtier de Yumurtalık en Turquie], puis se jeta sur la Syrie", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.30). Cassius, désormais à la tête de douze légions, a confié à Hérode le soin de maintenir l’ordre dans le sud Levant tandis que lui-même est remonté vers le nord pour aller au-devant de Dolabella ("Cassius et Murcus rassemblèrent une armée, il la confièrent à Hérode qu’ils nommèrent stratège de Koilè-Syrie, ils lui donnèrent navires, cavaliers, fantassins, et lui promirent de le reconnaître roi de Judée après la guerre qui venait de commencer contre Marc-Antoine et le jeune [Octave] César", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.280). Estimant n’avoir aucune chance avec ses deux légions contre les douze légions de Cassius, Dolabella s’est retranché dans Laodicée (aujourd’hui Lattaquié en Syrie), ravitaillé au large par sa flotte ("[Dolabella] fut refoulé par les troupes qui gardaient la cité d’Antioche, mais il prit Laodicée sans combat grâce à l’amitié des habitants pour le premier César. Pendant quelques jours il profita de ce succès et de l’arrivée de sa flotte d’Asie. Il alla à Arados s’y procurer argent et navires, mais il risqua sa vie dans un guet-apens. Dans sa fuite, il entra au contact de Cassius qui marchait contre lui. Il fut vite vaincu en bataille et se retrancha dans Laodicée. Assiégé, complètement coupé du côté du continent […], il resta néanmoins puissant grâce à sa flotte d’Asie, et grâce aux navires et à l’argent que Cléopâtre VII lui envoya d’Egypte", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.30 ; "[Cassius] assiégea Dolabella venu d’Asie avec deux légions et fut reçu amicalement à Laodicée", Appien, Histoire romaine XV.78 ; "Quand [Dolabella] eut connaissance des forces de Cassius, il se rendit à Laodicée, cité amie sur une péninsule, bien fortifiée du côté du continent et possédant une rade sûre, qui pouvait donc aisément être ravitaillée par la mer", Appien, Histoire romaine XVI.60). Arrivé sur place, Cassius a construit un mur pour empêcher Dolabella de s’enfuir côté terre ("Craignant que Dolabella s’échappât, Cassius fit construire un monticule coupant les deux stades de l’isthme, composé de pierres et d’autres matériaux pris dans les maisons et les tombeaux hors de la ville, en même temps qu’il demanda des navires aux Phéniciens, aux Lyciens et aux Rhodiens", Appien, Histoire romaine XVI.60). Il a ensuite cherché des alliés côté mer, sans succès. Un premier engagement naval s’est terminé à l’avantage de Dolabella ("[Cassius] demanda des navires aux Phéniciens, aux Lyciens et aux Rhodiens. Tous refusèrent, sauf les gens de Sidon. Il engagea un combat naval contre Dolabella. Quelques bateaux furent coulés des deux côtés, Dolabella en captura cinq avec leurs équipages", Appien, Histoire romaine XVI.60-61). Cassius a réitéré son appel à l’aide avec plus de vigueur : les cités de Tyr et d’Arados lui ont envoyé des navires, ainsi que Sérapion l’administrateur égyptien de Chypre, Cléopâtre VII en revanche a feint de ne pas pouvoir le rejoindre en raison de difficultés internes à l’Egypte, et les Rhodiens ont défendu une neutralité ambiguë inclinant vers Dolabella ("Cassius envoya des nouveaux messagers à ceux qui avaient rejeté sa demande, ainsi qu’à Cléopâtre VII la reine d’Egypte, et à Sérapion qui gouvernait Chypre au nom de Cléopâtre VII. Les Tyriens, les Aradiens, et Sérapion sans consulter Cléopâtre VII, envoyèrent les navires qu’ils avaient à Cassius. La reine s’excusa en prétextant que l’Egypte souffrait alors de la famine et de la peste. Mais en fait elle aidait Dolabella en mémoire de sa relation avec l’ancien César : c’était pour cette raison qu’elle avait donné quatre légions à [Aulus] Allienus [le lieutenant de Dolabella], et qu’elle avait préparé une flotte de secours, qui était retardée à cause des vents défavorables. Les Rhodiens et les Lyciens quant à eux répondirent qu’ils n’aideraient pas Cassius et Brutus dans la guerre civile, et qu’ils n’avaient fourni des navires à Dolabella que pour l’escorter, sans savoir qu’il les entrainerait dans la guerre", Appien, Histoire romaine XVI.61). Cassius a jeté ces renforts dans un second engagement naval, qui s’est terminé par une victoire, il a pu débarquer sur les quais de Laodicée et investir la ville. Pour ne pas être capturé, Dolabella s’est suicidé. Cassius a gonflé ses douze légions avec les légionnaires survivants de Dolabella ("Quand Cassius eut rassemblé ses nouvelles forces, il relança l’assaut contre Dolabella. La première bataille fut douteuse, mais lors de la seconde Dolabella fut battu sur mer. Depuis le monticule [barrant l’isthme de Laodicée], Cassius attaqua les murs de Dolabella jusqu’à temps qu’ils fussent ébranlés. Il échoua à suborner le veilleur de nuit Marsus, mais réussit à soudoyer les centurions assurant la garde de jour pandant que Marsus dormait : il investit la ville par des petites ouvertures qui furent secrètement dégarnies l’une après l’autre. Quand la ville fut sous contrôle de Cassius, Dolabella offrit sa tête à son garde du corps et lui dit de la couper et de la porter à Cassius pour garder la vie. La garde la coupa, mais se tua aussi, et Marsus se suicida. Cassius fit prêter serment d’allégeance à l’armée de Dolabella. Il pilla les temples et le trésor de Laodicée, punit les premiers citoyens et exigea de très lourdes contributions aux autres, réduisant la cité à une extrême misère", Appien, Histoire romaine XVI.62 ; "Staius [Murcus] rassembla la flotte [de Cassius], pénétra dans le port de Laodicée, vainquit les troupes adverses et leur interdit l’accès à la mer. N’ayant plus de vivres, coupé des deux côtés, [Dolabella] fut réduit à tenter une sortie. Il fut promptement rejeté dans ses murs, qui furent livrés à l’ennemi. Craignant d’être pris vivant, il se donna la mort", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.30). Toujours pour l’anecdote, les Ciliciens de Tarcondimotos ont été punis de leur soutien à Dolabella : Cassius a pillé leur principale cité, Tarse, ce qui leur attirera plus tard les honneurs de Marc-Antoine et Octave ("[Les Tarsiens] marchèrent contre Adana, cité voisine et concurrente, sous prétexte qu’elle inclinait vers Cassius. A cette nouvelle, Cassius envoya d’abord contre eux Lucius Rufus, car Dolabella vivait encore. Puis il vint en personne et ne leur fit aucun mal car ils s’étaient rendus à [Lucius] Rufus sans combat, il se contenta de prendre tout leur argent privé et public. Plus tard, les triumvirs qui dominaient Rome adressèrent des éloges aux Tarsiens, et leur promirent un dédommagement pour cet argent perdu", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.31). Pendant ce temps, au sud Levant, Malichos a conspiré contre Antipatros, pour le remplacer comme administrateur des provinces juives au nom d’Hyrcan II. Hérode l’a soupçonné : "Tu veux tuer mon père !". Malichos lui a répondu : "Pas du tout !". Peu après, Antipatros a été retrouvé mort, et Malichos en a profité pour s’installer dans Jérusalem avec ses hommes de main ("Dès que Cassius eut quitté la Judée, Malichos conspira contre Antipatros, espérant que sa mort consoliderait le pouvoir d’Hyrcan II. Antipatros découvrit son projet, il se retira au-delà du Jourdain et rassembla une armée composée d’Arabes et d’autochtones. Malichos désavoua malignement le complot, il protesta en expliquant à Antipatros que, ses fils Phasael et Hérode contrôlant respectivement la garnison de Jérusalem et le stock d’armes, personne ne pouvait concevoir simplement un tel projet puisqu’il était inexécutable. Il se réconcilia avec Antipatros. […]. Mais Malichos craignait toujours Antipatros, il résolut de s’en débarrasser. Il corrompit par l’argent l’échanson d’Hyrcan II, chez qui tous deux dînaient, et empoisonna son rival. Puis il prit possession de la ville avec ses gens d’armes", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.277-281). Hérode a voulu aussitôt venger son père en tuant Malichos, mais son frère Phasael l’a retenu de peur que ce geste déclenche une guerre civile entre juifs : cette retenue de Phasael et Hérode trahit à quel point le judaïsme est divisé à cette époque, nous reviendrons en détails sur ce sujet dans notre alinéa suivant. Hérode a rongé son frein en s’installant à Samarie. Puis, à l’occasion d’une fête indéterminée en -43, Hérode est revenu à Jérusalem pour accuser de nouveau Malichos : "Tu as tué mon père !", qui lui a répondu encore : "Pas du tout !" ("Quand ils apprirent l’attentat contre leur père [Antipatros], Hérode et Phasael furent très irrités. [Malichos] nia de nouveau et se déclara innocent de ce meurtre. […] Hérode résolut aussitôt de venger son père, il marcha à la tête d’une armée contre Malichos. Mais l’aîné Phasael jugea qu’ils devaient jouer plus finement afin de ne pas apparaître comme des fauteurs de guerre civile. Il accepta la justification de Malichos, il feignit de croire qu’il n’était pas coupable du meurtre d’Antipatros, et il s’occupa d’élever un somptueux tombeau à son père. Hérode arriva à Samarie, s’en empara, releva la cité qui était dévastée et apaisa les discordes des habitants. Peu de temps après, à l’approche de la fête de Jérusalem [Pâque/Pessah au printemps -43 ? ou Soukkot en automne -43 ? ou autre ?], il se dirigea vers la cité avec ses soldats. Malichos prit peur et implora Hyrcan II de ne pas le laisser entrer. Hyrcan II y consentit, il se justifia par l’impossibilité d’admettre une troupe d’étrangers au milieu du peuple occupé à se purifier. Hérode méprisa cette interdiction, il entra de nuit dans la ville. Malichos terrorisé conserva néanmoins son masque : il continua à pleurer Antipatros, à l’évoquer publiquement comme un ami, tandis qu’en secret il se constitua une garde du corps. Hérode voulut attendre encore avant de dénoncer sa duplicité, pour ne pas éveiller ses soupçons il résolut même de partager ses démonstrations d’amitié", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.282-287). Hérode a député vers Cassius pour sonder sa position. Quand il a compris que Cassius le soutenait, Hérode a fomenté l’assassinat de Malichos à l’occasion d’un déplacement de celui-ci à Tyr. L’acte commis, Hyrcan II a demandé à Hérode : "Malichos est mort ? C’est toi qui l’a tué ?". Hérode a répondu : "Pas du tout ! Je pense plutôt que c’est Cassius". L’insipide Hyrcan II a laissé tomber une main sur la cuisse : "Ah, bien bien bien… Mais maintenant je n’ai plus d’administrateur… Veux-tu remplacer ton père Antipatros ?". Hérode a accepté immédiatement la proposition ("Hérode informa Cassius de la mort de son père [Antipatros]. Celui-ci, qui connaissait bien la personnalité de Malichos, répondit à Hérode de venger son père, et il envoya secrètement aux chiliarques de Tyr l’ordre d’aider Hérode à appliquer la justice. Quand Cassius eut pris Laodicée [et poussé Dolabella au suicide], les habitants du pays vinrent à sa rencontre avec couronnes et argent. Hérode pensa que Malichos se déplacerait également et pourrait recevoir son châtiment à l’occasion. Mais Malichos était soupçonneux, il se rendit à Tyr avec un dessein ambitieux : son fils étant retenu otage dans cette cité, il projeta d’y entrer, de le libérer, puis de revenir en Judée pour y soulever le peuple et s’emparer du pouvoir pendant que Cassius serait occupé contre Marc-Antoine. Mais un génie contraire le ruina. Le rusé Hérode devina son calcul, il envoya un serviteur en avant, chargé de préparer le banquet qu’il avait promis au peuple, en réalité missionné pour parler aux chiliarques et les persuader d’aller à la rencontre de Malichos avec des poignards. Ces derniers sortirent de la ville, le croisèrent sur le rivage et le poignardèrent. Hyrcan II fut tellement touché par cet événement qu’il perdit la parole. Revenu de son émotion, il demanda le détail des faits aux gens d’Hérode et le nom du meurtrier de Malichos. On lui répondit que l’ordre était venu de Cassius. Il approuva tout, en ajoutant que Malichos était un méchant homme qui conspirait contre sa patrie. C’est ainsi que Malichos expia sa déloyauté envers Antipatros", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.288-293). Débarrassé de son concurrent Dolabella et n’ayant plus aucun adversaire à sa taille dans le sud-est méditerranéen puisque Cléopâtre VII a perdu l’armée d’Aulus Allienus, Cassius a repris la route du sud Levant, bien décidé à s’emparer de l’Egypte. Cléopâtre VII s’est préparée à fuir Alexandrie avec sa flotte dans l’espoir de rejoindre Marc-Antoine en Italie, récemment réconcilié avec Octave ("Après la prise de Laodicée, Cassius s’élança sur l’Egypte. Ayant appris que la reine Cléopâtre VII était prête à rejoindre Octave et Marc-Antoine avec une flotte importante, il décida de l’empêcher de lever l’ancre et de la punir. Il pensa que la situation de l’Egypte, dévastée par la famine et sans protection puisque l’armée d’[Aulus] Allienus l’avait désertée, se prêtait idéalement à ce projet", Appien, Histoire romaine XVI.63). C’est précisément à ce moment, sur le point d’envahir l’Egypte, que Cassius reçoit un appel au secours de Brutus, qui l’informe que Marc-Antoine et Octave se sont alliés et se dirigent vers la Macédoine avec vingt légions. A regret, Cassius renonce à ses ambitions sur l’Egypte. Il laisse son neveu comme gouverneur de Syrie avec une légion, et il part avec ses onze légions restantes vers la Macédoine, suivi au large par la flotte qu’il a subtilisée à Dolabella ("[Cassius] était plein d’ardeur et d’espoir dans ce moment favorable [à la conquête de l’Egypte], quand brusquement Brutus le rappela en lui signalant qu’Octave et Marc-Antoine naviguaient sur l’Adriatique. Cassius renonça à contrecœur à ses ambitions sur l’Egypte. […] Cassius laissa son neveu ["¢delfideÒj"] en Syrie avec une légion", Appien, Histoire romaine XVI.63).


Les deux beaux-frères se retrouvent à Smyrne en Anatolie, s’étonnant mutuellement des vingt-et une légions qu’ils ont rassemblées depuis leur fuite misérable d’Italie quelques mois plus tôt (huit légions pour Brutus, onze légions pour Cassius : "[Brutus] conduisit en Asie son armée déjà nombreuse et puissante. Il fit équiper une flotte en Bithynie et à Cyzique, pendant que lui-même parcourut la province par voie de terre, rétablit le tranquillité dans les cités, donna audience aux gouverneurs. Il écrivit à Cassius de quitter l’Egypte et de revenir vers la Syrie pour le rejoindre. Il lui dit : “Nous avons rassemblé des troupes non pas pour accaparer l’empire mais pour délivrer notre patrie de la servitude et pour opprimer les tyrans. Au lieu d’errer chacun ici et là, nous devons toujours nous souvenir du but que nous nous sommes fixé. Afin de ne pas nous en écarter, rapprochons-nous de l’Italie, et allons au secours dès que nous le pourrons”. Cassius approuva ce discours, et se mit en mouvement pour le rejoindre. Brutus alla au-devant de lui, et ils se rencontrèrent près de Smyrne. Ce fut leur première entrevue depuis qu’ils s’étaient séparés au port du Pirée pour aller l’un en Macédoine et l’autre en Syrie. Ils furent très heureux de se revoir, et les nombreuses de troupes qu’ils avaient sous leurs ordres raviva leur confiance : ils avaient quitté l’Italie tels des bannis méprisables, sans argent, sans armes, sans un seul bateau militaire, sans un soldat, et sans cité partageant leurs intérêts, et ils se retrouvaient ensemble après avoir réuni en temps record une puissante flotte, beaucoup de fantassins et de cavaliers, l’argent nécessaire à leur entretien, et les moyens de reprendre militairement l’empire à leurs ennemis", Plutarque, Vie de Brutus 28). Ils décident de confier leur flotte à Murcus, et de la stationner devant le cap Tainare afin de barrer la route à la flotte égyptienne envoyée par Cléopâtre VII, qui tente de gagner l’Italie pour aider Marc-Antoine et Octave à traverser la mer Adriatique ("[Brutus et Cassius] apprirent que Cléopâtre VII était sur le point de prendre la mer avec une grande flotte et des vivres en abondance pour Octave et Marc-Antoine, auxquels elle s’était ralliée d’abord à cause de sa relation avec le premier César, ensuite par crainte de Cassius. Murcus fut envoyé vers le Péloponnèse avec une légion d’élite et des archers, sur soixante navires cuirassés, la surprendre en embuscade près du cap Tainare", Appien, Histoire romaine XVI.74). Cette précaution est superflue puisque la flotte égyptienne est prise dans une tempête et sombre. Murcus se déplace alors au large de Brindisi pour contrer toute tentative d’embarquement de Marc-Antoine et Octave vers la Grèce ("Murcus était dans le Péloponnèse, quand il fut informé que la flotte de Cléopâtre VII qu’il guettait avait été ravagée par un orage près de la côte libyenne. Il vit des épaves emmenées par les vagues jusqu’en Laconie, et il apprit qu’elle était rentrée dans son pays difficilement et très démoralisée. Pour ne pas rester inactif avec sa grande flotte, il partit vers Brindisi. Il jeta l’ancre près de l’île en face du port, afin d’empêcher l’armée et les approvisionnements ennemis de passer en Macédoine. Marc-Antoine le combattit avec les quelques navires de guerre qu’il possédait, et avec les tours qu’il avait montées sur des radeaux", Appien, Histoire romaine XVI.82). Mais son plan est ruiné car Octave se présente avec sa propre flotte et profite d’un vent favorable pour faire traverser les légionnaires des triumvirs entre Brindisi et Apollonia ("Marc-Antoine lui ayant demandé de venir en hâte, [Octave] leva les voiles pour rejoindre ce dernier à Brindisi, laissant la Sicile sur sa gauche […], remettant à plus tard la conquête de cette île [contrôlée par Sextus Pompée]. A l’approche d’Octave, Murcus se retira au large de Brindisi pour ne pas se retrouver entre Marc-Antoine et Octave, de là il observa le passage des navires qui transportaient l’armée depuis Brindisi vers la Macédoine, escortés par des trières. Un vent fort et favorable se leva, permettant à ces navires de traverser en toute sécurité. Murcus fut vexé, il se repositionna pour attendre le retour des navires vides, mais ceux-ci réussirent à embarquer le reste des soldats avec Octave et Marc-Antoine, ils levèrent à nouveau la voile et permirent à l’armée entière de traverser", Appien, Histoire romaine XVI.86). Pour l’anecdote, Murcus se replie avec sa flotte désormais inutile vers la Sicile dominée par Sextus Pompée, fils cadet de Pompée le Grand, hostile aux triumvirs. Il y restera jusqu’à son assassinat en hiver -40/-39 (selon Appien, Histoire romaine XVII.70), et sa flotte sera détruite à l’occasion de la bataille gagnée par Agrippa contre Sextus Pompée en -36 au large de Naulochos, qui permettra à Octave de remettre la Sicile dans le giron de Rome. Marc-Antoine et Octave se dirigent vers la Thrace, et rejoignent leurs adversaires à Philippes en automne -42, où se déroule la célèbre bataille, sur laquelle nous ne nous étendrons pas pour ne pas nous écarter de notre sujet. En fait, cette bataille de Philippes n’est pas un affrontement décisif sur un périmètre réduit, mais une série d’opérations offensives menées par Marc-Antoine autour de Philippes, étalées dans le temps et non signifiantes séparément, qui aboutissent à la défaite et au suicide de Cassius (racontés en détails par Plutarque, Vie de Brutus 41-43, Appien, Histoire romaine XVI.105-114, et Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.42-46), puis à la défaite et au suicide de Brutus (racontés par les mêmes Plutarque, Vie de Brutus 49-52, Appien, Histoire romaine XVI.117-131 et Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.47-49). On note que dans cette affaire, Cassius et Brutus ne déméritent pas et se défendent avec courage jusqu’au bout, contrairement à Octave qui est mystérieusement malade. Cet affaiblissement physique d’Octave, qui est réel puisqu’il se prolongera jusqu’à son retour en Italie, a-t-il une origine infectieuse… ou psychosomatique, permettant à Octave, qui n’est pas un homme de guerre, de rester en retrait pendant que son copain Agrippa combat en son nom aux côtés de Marc-Antoine ? Les latinistes s’interrogent encore aujourd’hui sur cette maladie qui se déclare au moment opportun, juste après la débandade des régiments qu’Octave commande face à Brutus lors des premières escamouches ("[Octave et Marc-Antoine] divisèrent l’armée en deux, pour aller ensemble combattre Brutus et Cassius alors en Macédoine, et laissèrent le gouvernement de Rome aux mains de Lépide. Quand ils eurent traversé la mer et établi leur camp près des ennemis pour débuter l’affrontement, Marc-Antoine se trouva opposé à Cassius, et [Octave] César à Brutus. Marc-Antoine eut toujours l’avantage et fut vainqueur dans toutes les batailles. [Octave] César au contraire fut vaincu par Brutus dès la première bataille, il perdit son camp et manqua d’être capturé, il échappa de peu à ses poursuivants, même s’il prétend dans ses propres Mémoires s’être replié avant l’engagement pour conjurer le mauvais rêve d’un de ses amis. Marc-Antoine défit Cassius. Certains affirment qu’il ne participa pas à la dernière bataille et n’arriva qu’après la victoire, quand on poursuivait les ennemis. Cassius par ses prières et ses ordres obligea Pindarus, son plus fidèle affranchi, à le percer de son épée, ignorant que Brutus était vainqueur sur son flanc. Peu de jours après, une seconde bataille s’engagea. Elle fut perdue par Brutus, qui se donna la mort. Marc-Antoine eut presque seul l’honneur de la victoire, [Octave] César étant alors malade", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 21-22). On note également que, juste avant la bataille, Cassius est pris d’un doute et se confie en langue grecque à son ami l’écrivain Marcus Valerius Messalla Corvinus ("Selon Messala [Corvinus], Cassius dîna dans sa tente avec un petit nombre d’amis en demeurant pensif et taciturne contrairement à son habitude. Après dîner, il prit la main de Messala [Corvinus] qu’il serra avec amitié, et lui dit dans la langue des Grecs ["EllhnikÁ fwnÁ"] : “Sois témoin, Messala, que comme le grand Pompée je suis forcé de remettre le sort de ma patrie au hasard d’une bataille. Mais nous sommes courageux et confiants : ne doutons pas de la justice, nous avons fait le bon choix”. En terminant ce propos, Cassius embrassa Messala [Corvinus] et lui dit adieu", Plutarque, Vie de Brutus 40). On note la même chose du côté de Brutus à la fin de la bataille : c’est en langue grecque que Brutus demande à son camarade d’études Publius Volumnius de l’aider à se suicider ("[Brutus] se tourna finalement vers Volumnius, il lui parla dans la langue des Grecs ["Ellhnistˆ"] de leurs anciennes études et de leurs anciens combats, et le pria de l’aider à tenir son épée pour se percer la poitrine", Plutarque, Vie de Brutus 52). Ce sont là deux indices supplémentaires sur la profondeur de la culture grecque dans le monde romain : même chez les élites romaines en -42, chez César comme chez ses meurtriers, on n’arrive toujours pas à penser en latin ni à mourir en latin. Dans le préambule de son récit de la bataille de Philippes, Dion Cassius remarque que cette dernière constitue un tournant dans l’Histoire de Rome, car elle acte la fin du dialogue républicain, la fin du pouvoir de la cité, alias la "polis/pÒlij" chez les Grecs, et le début du pouvoir aux mains d’un seul, ou "monarchie/monarc…a" chez les Grecs, même si en -42 on ignore encore la forme que prendra cette monarchie, et si elle tombera in fine dans les mains de Marc-Antoine ou dans les mains d’Octave ("Cette bataille [de Philippes] fut la plus grande et la plus importante parmi toutes les batailles des guerres civiles romaines, non pas par la quantité ni la qualité des combattants impliqués car on vit des soldats plus nombreux et plus braves dans maintes autres occasions, mais par la liberté et la République qu’elle engagea. On s’affronta comme auparavant, mais tandis que les luttes précédentes avaient servi à établir celui auquel le peuple romain voulait obéir, la lutte présente favorisa le pouvoir d’un seul homme contre un parti qui souhaitait rendre leur indépendantance à tous. Les citoyens romains, pourtant vainqueurs de tous les peuples devenus des sujets ou des alliés, qui prirent part à l’affrontement comme auxiliaires, ne se dressèrent plus comme des individus vraiment libres, ils furent à la fois supérieurs et inférieurs à eux-mêmes, à la fois auteurs et victimes de leur propre chute. A partir de ce moment l’esprit démocratique se perdit, et l’esprit monarchique se fortifia. Je ne dis pas que cette défaite fut inutile pour les Romains, je dis simplement que tous les Romains des deux côtés furent vaincus et que [Octave] César fut l’unique vainqueur. La République romaine n’était plus capable de concorde, son gouvernement ne pouvait plus rester démocratique, parce que l’empire était si démesuré que toute mesure y était devenu impossible", Dion Cassius, Histoire romaine XLVII.39). Les deux vainqueurs se partagent immédiatement les fruits de leur victoire. Octave prétexte sa maladie pour retourner en Italie. Marc-Antoine marchera vers l’est pour s’assurer la soumission des territoires de feu Cassius. Les deux hommes s’accordent pour évincer le pâle Lépide : Octave prendra sa place à Rome, Marc-Antoine récupérera ses provinces en Gaule promises antérieurement, et si Lépide n’est pas content on lui donnera la province de Cyrénaïque comme os à ronger ("Après cette victoire, [Octave] César dont la maladie se prolongeait se fit porter à Rome, où la faiblesse de sa santé laissa croire qu’il ne vivrait pas longtemps. Marc-Antoine quant à lui parcourut les provinces orientales pour y lever des contributions, puis il passa en Grèce avec une nombreuse armée. Les triumvirs avaient promis cinq mille drachmes à chacun de leurs soldats, ils durent forcer les impositions afin de se procurer l’argent nécessaire", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 23 ; "Pour fournir les récompenses de la victoire, Octave qui était malade alla en Italie répartir les territoires destinés à être colonisés par les vétérans, pendant que Marc-Antoine alla chez les peuples au-delà de la mer Egée rassembler l’argent promis aux soldats. Ils se répartirent les provinces entre eux comme prévu, et s’emparèrent de celles de Lépide", Appien, Histoire romaine XVII.3 ; "[Octave] César et Marc-Antoine assurèrent immédiatement leur domination sur Lépide qui n’avait pas participé à la bataille, mais ils se retournèrent l’un contre l’autre peu de temps après. Ces deux hommes face au troisième étaient parvenus à une telle égalité en honneurs et en puissance qu’ils pouvaient difficilement s’entendre. Jusqu’alors l’un s’était accordé avec l’autre dans le but de le renverser, désormais leur ambition s’exprima ouvertement : ils se partagèrent l’empire, [Octave] César prit l’Ibérie et la Numidie, Marc-Antoine prit la Gaule et l’Afrique, ils convinrent que si Lépide maugréait ils lui cèderaient l’Afrique", Dion Cassius, Histoire naturelle XLVIII.1). En guise de serments mutuels, Octave laisse officiellement deux légions à Marc-Antoine pour son périple en orient, et Marc-Antoine écrit à son frère Lucius, nommé consul pour l’année -41, pour lui demander d’aider Octave à reprendre la Sicile contrôlée par Sextus Pompée ("Marc-Antoine se chargea de pacifier ceux qui avaient pris part à la guerre et de collecter l’argent promis aux soldats. De son côté [Octave] César se chargea de réprimer Lépide s’il tentait le moindre mouvement, de faire la guerre contre Sextus [Pompée], de distribuer aux soldats les terres qu’ils s’étaient engagés à leur donner et de les licencier aussitôt. De plus, [Octave] César laissa Marc-Antoine emmener deux de ses légions, en retour celui-ci lui céda deux autres légions qui stationnaient alors en Italie. Ils prirent ces décisions en particulier, ils les consignèrent par écrit et les marquèrent de leur sceau, ils s’échangèrent des preuves de leur entente pour se garantir mutuellement contre toute infraction. Ensuite Marc-Antoine partit pour l’Asie, et [Octave] pour l’Italie", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.2). Cette lettre de Marc-Antoine à son frère Lucius aura une grande importance quelques mois plus tard.


Quand il revient à Rome, Octave voit que son collègue triumvir Lépide s’est laissé déborder par ce Lucius frère de Marc-Antoine, et surtout par Fulvia l’épouse de Marc-Antoine. Celui-ci et celle-là gouvernent le Sénat et le peuple dans Rome à leur guise ("L’année suivante [en -41] Publius Servilius [Vatia Isauricus] et Lucius Antonius furent consuls en théorie, [Octave] César et Fulvia le furent en réalité. Belle-mère de [Octave] César et épouse de Marc-Antoine, Fulvia méprisait l’indolence de Lépide et dirigeait seule les affaires, ni le Sénat ni le peuple ne décidaient rien contre son gré", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.4 ; "Le consul Lucius Antonius frère de Marc-Antoine, Fulvia l’épouse de Marc-Antoine, et Manius, son intendant pendant son absence, manœuvrèrent pour repousser la question des colonies jusqu’au retour de Marc-Antoine, pour empêcher Octave de la régler seul et d’en tirer tous les bénéfices auprès des soldats au détriment de Marc-Antoine", Appien, Histoire romaine XVII.14). Ils sont indirectement aidés par Octave lui-même, qui gère mal son retour de Philippes. Octave en effet expose publiquement la tête de Brutus, espérant susciter l’enthousiasme populaire et apparaître comme un grand capitaine victorieux, il obtient le résultat inverse : la foule s’apitoie sur le sort de Brutus, qu’elle n’a jamais vraiment détesté en dépit de son implication dans le meurtre de César, car Brutus s’est toujours montré soucieux de la cause républicaine, et elle sait parfaitement que la défaite de Brutus est redevable non pas à Octave mais à Agrippa qui a combattu en son nom, et surtout à Marc-Antoine qui a organisé et conduit toutes les offensives ("[Octave] envoya à Rome la tête de Brutus pour qu’elle fût déposée au pied de la statue de César. Il mêla l’outrage aux supplices qu’il prononça contre les plus illustres captifs. Ainsi on raconte que l’un d’eux lui demanda une sépulture avec instance, et qu’il lui répondit : “Les vautours te serviront de tombeau !”. Certains rapportent aussi qu’un père et un fils le supplièrent de leur accorder la vie : il ordonna qu’ils tirassent au sort ou qu’ils combattissent ensemble en promettant la grâce au vainqueur, le père succomba sous l’épée de son fils, et le fils se suicida. En conséquence, quand d’autres captifs parurent enchaînés [...], [les Romains] saluèrent respectueusement Marc-Antoine du titre d’“imperator” et accablèrent [Octave] Auguste de leurs railleries les plus méprisantes", Suétone, Vies des douze Césars, Auguste 13). Deux versions s’affrontent sur la suite des événements. Selon Dion Cassius, la tension devient telle entre Octave et Fulvia, qu’Octave répudie son épouse Clodia Pulchra (toujours vierge, comme on l’a dit plus haut, car le mariage n’a jamais été consommé), fille de Fulvia, pour provoquer l’indignation de cette dernière et la pousser à déclarer une guerre ouverte avec l’aide son beau-fère Lucius ("[Octave] César vint à Rome, et après avoir accompli les cérémonies légales suite à sa victoire il reprit les rênes de l’administration que Lépide, par crainte de [Octave] César autant que par faiblesse de caractère, avait complètement délaissées. Comme Lucius et Fulvia lui étaient liés par mariage, il partagea tranquillement l’autorité avec eux dans un premier temps. Mais plus tard ils se divisèrent, Lucius et Fulvia réclamant la part des terres qui avaient été attribuées à Marc-Antoine, [Octave] César réclamant les légions que ce dernier lui avait promises. Ces différends provoquèrent l’annulation du mariage, puis une guerre ouverte. Ne supportant plus l’arrogance de sa belle-mère, qui l’exaspérait encore plus que Marc-Antoine, [Octave] César lui renvoya sa fille [Clodia Pulchra] en assurant sous serment qu’elle était encore vierge, ignorant ceux qui disait que cette femme ne pouvait pas avoir gardé sa virginité après être restée si longtemps chez lui, et ceux qui disait qu’il avait préservé sa virginité justement pour pouvoir la répudier ultérieurement. Après la répudiation, aucune amitié de subsista entre eux. Secondé par Fulvia, Lucius s’empara des affaires sous prétexte de défendre les intérêts de Marc-Antoine, et il ne fit aucune concession", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.5). Selon Appien, c’est Lucius qui pousse sa belle-sœur Fulvia à déclarer la guerre à Octave, en jouant sur la jalousie de Fulvia : Lucius affirme à Fulvia que la guerre ramènera son mari Marc-Antoine en Italie contre Octave, alors que la paix permettra à Marc-Antoine de prolonger son adultère avec Cléopâtre VII, au bénéfice d’Octave qui restera seul aux commandes en Italie ("Lucius Antonius inclinait pour le peuple et détestait le triumvirat, qui selon lui n’avait plus légitimité à perdurer. Il entra en conflit contre Octave. Le différend s’agrava car il était le seul à recevoir avec bonté et à promettre son aide aux paysans spoliés de leurs terres qui suppliaient alors tous les notables, et qui promirent de lui obéir. Les soldats de Marc-Antoine et Octave le blâmaient de travailler contre les intérêts de Marc-Antoine. Fulvia elle-même le blâmait de provoquer la guerre au mauvais moment. Mais le fourbe Manius réussit à la faire changer d’avis en lui disant que, tant que l’Italie était en paix Marc-Antoine resterait avec Cléopâtre VII, mais si la guerre y éclatait il reviendrait aussitôt. Fulvia, par jalousie féminine, poussa alors Lucius à la confrontation", Appien, Histoire romaine XVII.19). Ces deux versions ne sont pas incompatibles, car les trois personnages ont trop d’intérêts opposés pour se satisfaire longtemps d’une entente mutuelle. Quand le conflit se déclare, en tous cas, peu importe les causes, le principal souci d’Octave est de ne pas passer pour l’agresseur, et de demeurer dans une stricte légalité. Il refuse d’accuser Marc-Antoine de diriger secrètement son épouse Fulvia et son frère Lucius, car cela ranimerait à son désavantage la guerre civile contre Marc-Antoine. Il choisit de laisser pourrir la situation, de laisser le désordre se propager, tout en regrettant dans ses déclarations officielles que "Marc-Antoine ait une épouse aussi néfaste pour Rome" ("[Octave] César n’accusa pas Marc-Antoine, de peur que celui-ci recueillît dans ses mains toutes les forces des provinces asiatiques qu’il administrait alors, il accusa seulement Lucius et Fulvia, s’opposant à leurs résolutions comme s’ils agissaient en tout contre les intentions de Marc-Antoine et désiraient dominer pour leur propre compte", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.5). Lucius et Fulvia s’attirent une popularité à peu de frais en disant qu’Octave redistribue injustement les biens que lui-même et Marc-Antoine ont pris sur les riches Romains exécutés avant leur départ vers Cassius et Brutus ("Lucius et Fulvia attirèrent les citoyens à eux sans offenser les partisans de [Octave] César. En effet ils ne contestèrent pas les distributions de terres, mais ils prétendirent que celles de leurs adversaires étaient suffisantes, que les soldats devaient recevoir au plus tôt les biens et les meubles disponibles ou l’argent de leur vente, et ils entretinrent les espoirs des mécontents en leur promettant d’autres ressources en provenance d’Asie. Ces manœuvres coalisèrent les deux partis contre [Octave] César, qui dépouillait violemment les propriétaires et exposait tout le monde à des fatigues et à des dangers. Lucius et Fulvia, en ne dépouillant personne et en satisfaisant avec les moyens existants ceux auxquels on avait garanti une part des distributions, se concilièrent les uns et les autres", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.7). Un cap est franchi quand Lucius et Fulvia rassemblent à Préneste (aujourd’hui Palestrina à une quarantaine de kilomètres à l’est de Rome), comme un Etat dans l’Etat, les soi-disant victimes de cette mauvaise redistribution de biens spoliés ("Lucius et Fulvia attirèrent dans leur camp tous ceux qui avaient été dépouillés de leurs terres : Lucius les détacha de César en les fédérant en ligues, Fulvia prit le contrôle de Préneste avec l’aide de sénateurs et de chevaliers, délibérant avec eux sur toutes les affaires et envoyant des ordres partout où cela était nécessaire", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.10 ; "Lucius partit pour Préneste en prétextant qu’il craignait Octave, qui jouissait d’une garde personnelle en raison de sa fonction tandis que lui-même n’avait aucune protection. Fulvia alla rejoindre Lucius en disant qu’elle redoutait que Lépide attentât à ses enfants, mais en réalité elle avait peur d’Octave. Tous deux écrivirent cela à Marc-Antoine, des amis lui envoyèrent aussi des lettres rapportant des récriminations. En dépit de mes recherches, je n’ai pas retrouvé les réponses de Marc-Antoine", Appien, Histoire romaine XVII.21). Conscient qu’il est toujours en situation de faiblesse et que seul le respect aux lois peut lui redonner une majorité électorale, Octave propose une conciliation : il veut ainsi montrer qu’il est prêt au dialogue, tout en espérant que Lucius et Fulvia repousseront sa proposition et seront jugés comme des diviseurs, des rebelles à la paix civile. Selon Dion Cassius, il envoie une délégation officielle vers Préneste. Lucius et Fulvia la repoussent, comme prévu ("[Octave] leur envoya [à Fulvia et Lucius] des députés choisis parmi les vétérans. Ou bien ils lui donnaient ce qu’il demandait et dans ce cas il remettrait le présent en ordre et assurerait sa position contre eux dans l’avenir, ou bien ils le repoussaient et dans ce cas ils apparaîtraient responsables de la division. Ceci arriva. Il n’obtint rien, même par l’entremise des soldats. Il députa alors des sénateurs, auxquels il communiqua ses conventions avec Marc-Antoine, qu’il chargea de régler le différend, mais il n’obtint rien encore", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.11). Selon Appien, Lucius et Fulvia n’ont pas repoussé la délégation : ils ont été molestés par les délégués d’Octave sur le chemin de Préneste, qui les ont empêché de parvenir à destination et qui les ont contraint à faire demi-tour ("Deux légions installées comme colonie à Ancône, qui avaient servi sous le premier César et sous Marc-Antoine, entendirent parler de leurs préparatifs militaires respectifs. Comme ils avaient de l’amitié pour l’un et pour l’autre, ils envoyèrent des ambassadeurs à Rome pour les supplier tous deux de parvenir à un accord. Octave répondit qu’il ne faisait pas la guerre à Marc-Antoine, mais que Lucius faisait la guerre contre lui. Les ambassadeurs s’associèrent avec les officiers de ces légions pour former une députation commune à Lucius, afin de lui demander d’exposer ses griefs contre Octave en justice, en le menaçant clairement s’il n’acceptait cette proposition. Lucius et ses amis se soumirent, en fixant le lieu du procès dans la cité de Gabies [site archéologique dans la banlieue est de l’actuelle Osteria Dell’osa, à une vingtaine de kilomètres de Rome en Italie] à mi-chemin entre Rome et Préneste. Une estrade fut aménagée pour les juges, ainsi que deux tribunes au milieu pour les orateurs, comme dans un tribunal ordinaire. Octave arriva le premier. Pour se prémunir contre tout stratagème, il envoya quelques cavaliers le long de la route par laquelle Lucius devait arriver. Ceux-ci rencontrèrent des cavaliers de Lucius, son avant-garde ou des éclaireurs, une lutte s’engagea, plusieurs furent tués. Lucius battit en retraite en disant qu’il craignait être assailli […]. C’est ainsi que les négociations échouèrent, et qu’Octave et Lucius résolus à la guerre publièrent des proclamations incendiaires l’un contre l’autre", Appien, Histoire romaine XVII.23-24). Encore une fois, peu importe qui a raison entre Dion Cassius et Appien, la conséquence est la même dans les deux versions. Fin -41, Octave se retourne vers le Sénat en montrant la lettre écrite par Marc-Antoine à Lucius, que nous venons d’évoquer, et dit : "Voyez cette lettre, lisez son contenu : c’est la preuve que Lucius n’agit pas au nom de son frère, ni Fulvia au nom de son mari, ils cherchent seulement à gouverner pour eux-mêmes, contre leur frère et mari, contre moi, et ils prouvent cela en refusant l’offre de conciliation que je leur ai tendue". Les sénateurs acquiescent. Les agissements de Lucius et Fulvia, et le rassemblement de leurs partisans à Préneste, sont déclarés illégaux ("Réunis dans le Capitole, [les vétérans et les sénateurs envoyés d’Octave] se firent lire les conventions entre Marc-Antoine et [Octave] César, les confirmèrent, s’instaurèrent juges du différend, écrivirent leur décision sur des tablettes scellées qu’ils remirent aux Vestales. Ils convoquèrent [Octave] César, qui était présent, et les autres [Lucius et Fulvia], par des députés, à Gabies pour un jour précis afin d’y être jugés. [Octave] César se montra disposé à accepter leur jugement. Ses adversaires en revanche, après avoir promis de se présenter, se désistèrent, par crainte ou par mépris envers les vétérans qu’ils appelèrent par dérision “Sénat de caliges” [en référence aux chaussures militaires], alors ces derniers déclarèrent Lucius et Fulvia coupables et prirent parti pour [Octave] César", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.12). Pour les réduire, Octave obtient l’autorisation de convoquer des légions stationnées en Gaule, et de collecter des fonds pour financer leur intervention ("[Octave et ses partisans] recueillirent de l’argent de partout, même des temples. Ils enlevèrent toutes les offrandes et tous les objets convertibles en numéraire dans les parties de l’Italie qu’ils contrôlaient ou à Rome même, ils tirèrent aussi des troupes et de l’argent de la Gaule chevelue, qui dépendait militairement de l’Italie, autrement dit des triumvirs, puisque aucun gouverneur provincial ne disposait de soldats en-deçà des Alpes", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.12 ; "Lucius alla à la rencontre de [Quintus] Salvidienus [Rufus], qui revenait de Gaule vers Octave avec une grande armée", Appien, Histoire romaine XVII.31). Les péripéties militaires sont brèves, elles s’achèvent dès le début du printemps -40. Assiégé dans Pérouse en Etrurie (le siège est raconté en détails par Appien aux paragraphes 32 à 49 livre XVII de son Histoire romaine), Lucius est capturé et épargné ("[Lucius] se retira vers la cité fortifiée de Pérouse, il installa son camp à proximité […]. Agrippa, [Quintus] Salvidienus [Rufus] et Octave s’avancèrent contre lui et contre Pérouse et l’encerclèrent avec leurs trois armées", Appien, Histoire romaine XVII.32 ; "Lucius quitta alors Rome et partit vers la Gaule, mais il fut bloqué en chemin et dut se diriger vers la cité étrusque de Pérouse. Les lieutenants de [Octave] César d’abord, puis [Octave] César lui-même, vinrent l’assiéger. La place étant naturellement forte et assez approvisionnée, et défendue vigoureusement par les cavaliers de Lucius et une foule d’auxiliaires venus de partout qui causèrent beaucoup de dommages à [Octave] César, le siège se prolongea. Plusieurs batailles eurent lieu contre ces auxiliaires et aux pieds des remparts. Finalement les partisans de Lucius, qui avaient presque toujours le dessus, furent atteints par la famine et se rendirent. Lucius et quelques autres obtinrent l’impunité, mais la plupart des sénateurs et des chevaliers furent mis à mort", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.14). Fulvia s’enfuit en direction de son mari Marc-Antoine, vers la Grèce, où nous la retrouverons bientôt. Pour l’anecdote, parmi les partisans de Lucius et Fulvia qui réussissent à sauver leur peau, on trouve Tiberius Claudius Nero, qui stationne un temps en Campanie qu’il essaie vainement de soulever contre Octave ("[Tiberius Claudius Nero] suivit à Pérouse le consul Lucius Antonius, frère du triumvir, auquel il resta fidèle même après la défection de tout son parti. Il se retira d’abord à Préneste, puis à Naples. N’ayant pas réussi à y soulever les esclaves auxquels il offrit la liberté, il s’enfuit en Sicile", Suétone, Vies des douze Césars, Tibère 4), puis qui part vers la Sicile avec sa femme Livie et son très jeune fils Tibère junior, futur Empereur (né en novembre -42 : "Parmi les fugitifs qui alors quittèrent l’Italie pour aller rejoindre Marc-Antoine, se trouvait Tiberius Claudius Nero, commandant une garnison en Campanie. Quand [Octave] César vainquit, il partit avec son épouse Livie Drusilla et avec son fils Tibère Claudius Nero, ainsi étrangement cette Livie qui fuyait à ce moment [Octave] César devint plus tard sa femme, et ce Tibère qui fuyait avec ses parents devint son successeur à la tête de l’Empire", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.15), il y soutiendra un temps Sextus Pompée, avant de rejoindre Fulvia et Marc-Antoine en Grèce (en Achaïe : "Indigné qu’on l’eût fait attendre pour obtenir une audience auprès de Sextus Pompée et qu’on lui interdît l’usage des faisceaux, [Tiberius Claudius Nero] passa en Achaïe auprès de Marc-Antoine", Suétone, Vies des douze Césars, Tibère 4). Ayant réduit ses adversaires en Italie continentale, Octave peut se consacrer entièrement au problème de la Sicile, seul territoire encore dominé par les nostalgiques de Brutus et Cassius, conduits par Sextus Pompée. Plutôt que la confrontation brutale, Octave choisit la voie matrimoniale. Redevenu célibataire depuis qu’il a divorcé de Clodia Pulchra, il entreprend une diplomatie de velours via son copain Mécène, qui aboutit à son remariage en -40 avec Scribonia, sœur de Lucius Scribonius Libo le beau-père de Sextus Pompée ("[Octave] César, après avoir terminé les affaires d’Italie et sécurisé la mer Ionienne […], se préparait à marcher contre Sextus [Pompée] mais, informé de son influence et des liens qu’il entretenait avec Marc-Antoine par l’entremise de sa mère [Mucia Tertia, troisième épouse de Pompée le Grand] et d’ambassadeurs, il craignit de devoir les combattre tous les deux à la fois. Jugeant Sextus [Pompée] plus fidèle et peut-être plus puissant que Marc-Antoine, il lui envoya sa mère Mucia [Tertia] et épousa la sœur de son beau-père Lucius Scribonius Libo, pour tenter de se concilier son amitié", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.16 ; "[Octave] écrivit à Mécène d’arranger un mariage entre lui-même et Scribonia, la sœur de [Lucius Scribonius] Libo beau-père de [Sextus] Pompée, pour s’accorder avec ce dernier si besoin. Quand [Lucius Scribonius] Libo apprit cette démarche, il écrivit aussitôt à sa famille de répondre favorablement à Octave", Appien, Histoire romaine XVII.53).


Transportons-nous à nouveau en Méditerranée orientale, pour suivre le périple de Marc-Antoine. Selon Plutarque, juste après la bataille de Philippes en -42 et le départ d’Octave, Marc-Antoine resté en Grèce s’y est bien comporté et s’est attiré l’amitié des populations ("Marc-Antoine ne se montra ni dur ni exigeant envers les Grecs, au contraire il prit plaisir à écouter les philologues, à participer aux spectacles, à assister aux cérémonies initiatiques, il rendit la justice avec douceur, aimant s’entendre appeler “Philhellène” ["Filšllhn/l’Ami des Grecs"] et plus encore “Philathénien” ["Filaq»naioj/l’Ami des Athéniens"] en raison des cadeaux considérables qu’il fit à la cité [d’Athènes]", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 23). Pendant ce temps, au sud Levant, Hérode devenu le nouvel administrateur d’Hyrcan II après l’assassinat de son père Antipatros et l’assassinat de son rival Malichos, a dû lutter contre Antigone fils cadet d’Aristobule II. Ce dernier, financé par son protecteur le vieux Ptolémée fils de Mennaios seigneur de Chalcis du Liban, et par un mystérieux "Fabius" (ce "Fabius" est-il le neveu que Cassius a laissé à Damas comme gouverneur de Syrie avec une légion selon le paragraphe 63 précité livre XVI de l’Histoire romaine d’Appien, avant de rejoindre Brutus en Macédoine ?), a lancé une armée contre la Judée, Hérode l’a repoussé, Antigone s’est réfugié chez les Parthes où on le retrouvera en -40. En remerciement, Hyrcan II fiance Hérode à Mariamné, qui a pour père Alexandre le fils aîné d’Aristobule II (que nous avons vu capturé une première fois par Gabinius en -56 puis relâché, capturé une seconde fois par Gabinius lors de son retour d’Egypte en -55, puis assassiné par Pompée en -49), et pour mère Alexandra la fille d’Hyrcan II ("Antigone fils d’Aristobule II, qui avait rassemblé une armée et avait corrompu Fabius, revint avec l’aide de Ptolémée fils de Mennaios. […] [Hérode] marcha contre Antigone, l’attaqua et le défit au moment où il allait franchir les frontières de la Judée. Quand il revint à Jérusalem, Hyrcan II et le peuple lui décernèrent des couronnes. Son lien déjà solide à la famille d’Hyrcan II se renforça par ses fiançailles avec [Mariamné] la fille d’Alexandre fils d’Aristobule II, qui était aussi la petite-fille d’Hyrcan II par sa mère, qui lui donna trois fils et deux filles. D’une première épouse appelée “Doris” issue du peuple il avait un fils : Antipatros", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.297-300), autrement dit Mariamné est à la fois la petite-fille (par sa mère) et la petite-nièce (par son père) d’Hyrcan II, et la nièce d’Antigone fils cadet d’Aristobule II. Quand Marc-Antoine passe sur le continent asiatique et arrive en Bithynie, Hérode se déplace en personne pour l’informer de la tentative d’Antigone contre la Judée et de ses propres fiançailles avec Mariamné, et aussi pour contrer les accusations des délégués juifs venus parallèlement pour l’accuser de manipuler Hyrcan II. Nous avons dit plus haut qu’après la déposition d’Aristobule II par Pompée en -64, les saducéens ont été contraints de composer avec son frère, Hyrcan II, dont la platitude et l’indolence satisfont les pharisiens. Pour notre part, nous pensons que les saducéens ont peu à peu trouvé un appui dans l’administrateur d’Hyrcan II, Antipatros, qui lui-même avait besoin d’eux pour contrer l’influence des pharisiens sur Hyrcan II. Nous avons vu effectivement qu’en -46 c’est bien un pharisien, Saméas/Shemaya, qui a conduit la fronde du Sanhédrin contre Hérode fils d’Antipatros. Pour cette raison, nous soupçonnons fortement que la délégation juive venue à Marc-Antoine en Bithynie vers -41 est constituée de pharisiens, qui ne supportent pas l’ascendant de l’Arabe Hérode et de son entourage saducéen, qu’ils voient comme le contraire absolu du judaïsme prôné par Isaïe II, comme un monstrueux dévoiement de la Torah. Ainsi s’explique l’hésitation de Marc-Antoine face à Hérode, qu’il connaît pourtant depuis longtemps puisqu’il a combattu avec son père Antipatros à l’époque du gouvernorat de Gabinius en -57 : Marc-Antoine ne veut pas pardonner trop vite à Hérode qui s’est égaré momentanément avec Cassius, c’est-à-dire mécontenter les pharisiens qui le détestent, parce qu’il ne veut pas risquer que leur mécontentement se propage à tous les juifs pharisiens installés dans toutes les provinces romaines (en Anatolie où il se trouve, en Cyrénaïque, à Rome). Marc-Antoine n’accorde bon accueil à Hérode qu’après en avoir obtenu un pot-de-vin ("Marc-Antoine et [Octave] César vainquirent Cassius à Philippes, comme l’ont raconté d’autres historiens. Après leur victoire, [Octave] César revint en Italie, et Marc-Antoine se rendit en Asie. Arrivé en Bithynie, celui-ci reçut des ambassades de partout. Parmi eux, des notables juifs vinrent se plaindre qu’Hyrcan II ne possédait qu’une apparence de royauté et accuser Phasael et Hérode d’exercer le pouvoir réel. Hérode vint se défendre. Marc-Antoine le reçut avec les plus grands honneurs et ses adversaires furent même réduits au silence, Hérode ayant obtenu ces égards de Marc-Antoine en le corrompant", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.301-303). Même attitude quand Marc-Antoine descend ensuite vers Ephèse où, pour l’anecdote, sont organisées des grandes fêtes orgiaques ("Mais, dès qu’il passa en Asie après avoir confié le gouvernement de la Grèce à Lucius [Marius] Censorinus, dès qu’il commença à goûter des richesses de cette province, voyant les rois venir à sa porte pour le courtiser, et les reines s’empresser de lui envoyer des cadeaux et étalant leurs charmes pour gagner ses faveurs, dans le même temps que [Octave] César à Rome était confronté à des séditions et des guerres, [Marc-Antoine] désœuvré s’abandonna aux passions de la paix, il mena une vie de plaisirs et de délices. Il invita un citharède appelé “Anaxénor”, un aulète appelé “Xouthos” et un danseur appelé “Metrodoros”, puis des tiases asiatiques qui surpassaient en effronterie et en bouffonnerie leurs équivalents d’Italie, et dès lors l’Asie toute entière fut infectée sans limite et sans mesure, chacun voulant suivre son exemple, telle la cité dont Sophocle dit qu’elle était “à la fois pleine de vapeurs d’encens et de péans mêlés de plaintes” [vers 4-5 d’Œdipe roi de Sophocle ; la cité évoquée dans cette tragédie est Thèbes en Béotie, cité natale de Dionysos]. Il entra dans Ephèse précédé par des femmes déguisées en bacchantes et des jeunes gens déguisés en satyres et en Pan, la cité fut envahie de thyrses couronnés de lierre, partout retentirent les sons des syrinx, des aulos et autres instruments. Certains l’appelèrent “Dionysos Charidotès” ["CaridÒthj", littéralement "qui donne/dot»r la joie/c£rij"] et “Meilichios” ["Meil…cioj", littéralement "doux comme le miel/mšli"]. Mais pour le plus grand nombre il fut “Omestès” ["Omhst»j/le Carnassier"] et “Agrionios” ["Agriènioj/le Sauvage"]. Il dépouilla effectivement beaucoup de notables de haute naissance pour donner leurs biens à des vils flatteurs et des gens infâmes qui les réclamaient comme si ces personnes eussent été mortes, et qui étaient sûrs de les obtenir. Ainsi on raconte qu’il donna la maison d’un citoyen de Magnésie à un de ses cuisiniers, parce qu’il lui avait apprêté un excellent repas", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 24 ; "Marc-Antoine arriva à Ephèse, il offrit un magnifique sacrifice à [Artémis] la déesse de la cité et pardonna à ceux qui s’étaient réfugiés dans le temple comme suppliants après le désastre de Brutus et de Cassius, sauf à [Marcus] Petronius qui avait participé au meurtre de César, et à Quintus [Dellius] [opportuniste, ancien lieutenant de Dolabella, puis de Cassius, puis de Marc-Antoine dont il deviendra, après une période de purgatoire, le "jeune favori/paidik£" selon Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.39, Quintus Dellius participera à la campagne de Marc-Antoine contre les Parthes en -36/-35, il en tirera un livre aujourd’hui perdu, utilisé en partie par Plutarque dans sa Vie de Marc-Antoine ; Quintus Dellius se ralliera plus tard à Octave/Auguste, il est certainement le personnage homonyme visé par Horace dans son Ode 3 livre II, parfait épicurien qui se moque de tout et profite pleinement de la vie avant de mourir] qui avait trahi Dolabella pour Cassius à Laodicée", Appien, Histoire romaine XVII.4) : il y reçoit une nouvelle délégation de juifs réclamant la libération de leurs "compatriotes que Cassius a réduit en esclavage", c’est-à-dire la libération des juifs hostiles à Hérode (puisqu’Hérode était soutenu par Cassius !), c’est-à-dire des pharisiens, et aussi des nazaréens qui par une ironie de l’Histoire ont alors le même intérêt que les pharisiens contre Hérode (nous parlerons des nazaréens dans notre alinéa suivant), et il leur donne satisfaction, contre Hérode. Et même plus encore : par décret, il menace de représailles les gens de Tyr tentés de "violenter ou spolier les juifs" ("Quand Marc-Antoine vint à Ephèse, le Grand Prêtre Hyrcan II et le peuple lui envoyèrent une ambassade pour lui remettre une couronne d’or et le supplier d’écrire aux gouverneurs des provinces de libérer les juifs que Cassius avait réduit en esclavage contre les usages de la guerre, et de restituer les territoires accaparés du temps de Cassius. Marc-Antoine estima justes les réclamations des juifs, il écrivit aussitôt à Hyrcan II et au peuple et prit en même temps le décret suivant qu’il envoya aux Tyriens : “Marc-Antoine, général en chef, au Grand Prêtre et ethnarque Hyrcan II et au peuple juif, salut. Portez-vous bien, l’armée et moi-même sommes en bonne santé. Vos envoyés Lysimachos fils de Pausanias, Joseph fils de Mennaios [apparenté à Ptolémée fils de Mennaios, seigneur de Chalcis du Liban qui a recueilli Antigone fils d’Aristobule II en -48 ?], et Alexandre fils de Théodoros [on note que tous ces ambassadeurs des juifs portent des noms grecs et non pas hébraïques, ce qui renseigne sur la profondeur de l’hellénisation dans la communauté juive en général], sont venus me trouver à Ephèse. Ils ont renouvelé auprès de moi la mission qu’ils ont précédemment remplie avec zèle à Rome en ton nom et au nom du peuple, manifestant vos bonnes dispositions à notre égard. Leurs actes et leurs protestations nous ayant persuadé que vous avez pour nous des vrais sentiments d’amitié, et connaissant d’autre part la fermeté de vos mœurs et votre piété, je considère votre cause comme la mienne. Des bandes hostiles à nous-même et au peuple romain se sont répandues dans toute l’Asie, n’épargnant ni les cités ni les temples, parjures à tous les serments : nous les avons combattues non pas dans notre seul intérêt mais dans l’intérêt de tous, nous avons abattu les hommes déloyaux, coupables de sacrilège envers les dieux, qui ont repoussé le soleil en commetant l’horrible crime contre César. Ces comploteurs hostiles aux dieux, qui ont cherché en Macédoine le seul air respirable à leur audacieuse impiété, ce ramassis de méchants forcenés occupant des positions favorables à Philippes, défendues par les montagnes jusqu’à la mer de façon à n’être accessibles que par un unique passage, nous les avons écrasés avec l’aide des dieux, qui les ont condamnés pour leur criminelle entreprise. Nous avons cerné Brutus en fuite à Philippes, et nous avons ruiné Cassius. Ceux-là châtiés, nous espérons pouvoir désormais jouir de la paix et délivrer l’Asie du fléau de la guerre, et nous voulons partager cette paix divine avec nos alliés. L’Asie se relève d’une maladie grave grâce à notre victoire. Je me souviens de toi et de ton peuple, je m’occuperai de vos intérêts. J’ai affiché des instructions dans les cités afin que ceux, hommes libres ou esclaves, qui ont été vendus à l’encan par Caius Cassius ou enrôlés sous ses ordres, soient remis en liberté. Et je veux que vous jouissiez des bienfaits accordés par moi et Dolabella. J’interdis aux Tyriens de vous violenter, et je leur ordonne de restituer tout ce qu’ils ont pris aux juifs. J’accepte la couronne que tu m’as envoyée”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.304-313), or ce décret est clairement dirigé contre Hérode, puisque les Tyriens ont aidé Cassius et Hérode contre Dolabella, et c’est à Tyr qu’Hérode a tué son rival Malichos avec la complicité de la population. Au cours de sa marche vers la Syrie, Marc-Antoine répartit les punitions et les récompenses, il accapare les biens des uns ayant soutenu Cassius ou étant seulement restés neutres ("[Marc-Antoine] traversa la Phrygie, la Mysie, la Galatie, la Cappadoce, la Cilicie, la Koilè-Syrie, la Palestine, l’Iturée et les autres provinces de la Syrie en les imposant lourdement, et il se servit d’arbitre entre les rois et les cités", Appien, Histoire romaine XVII.7) et il dispense d’impôts les autres ayant soutenu les triumvirs, dont la cité de Tarse en Cilicie et la cité de Laodicée en Syrie ("[Marc-Antoine] déclara cités libres Laodicée et Tarse, il les exempta totalement d’impôts, et il libéra par un édit les habitants de Tarse qui avaient été vendus comme esclaves", Appien, Histoire romaine XVII.7). Hébergé à Tarse par Tarcondimotos, il députe vers l’Egypte pour demander à Cléopâtre VII de venir le rejoindre ("En route pour aller combattre les Parthes, [Marc-Antoine] ordonna à Cléopâtre VII de venir le rejoindre en Cilicie, afin qu’elle se défendît contre les rumeurs d’aide militaire importante à Brutus et Cassius qui pesaient sur elle. Il envoya [Quintus] Dellius [le personnage opportuniste précédemment évoqué] qui, dès qu’il vit la beauté de Cléopâtre VII et qu’il eut jugé le charme et la finesse de sa conversation, pressentit que Marc-Antoine ne voudrait jamais déplaire à une telle femme et qu’elle captiverait aisément son âme. Il s’évertua donc à la flatter, la pressa d’aller en Cilicie parée de tous ses charmes comme le raconte Homère [allusion au vers 162 livre XIV de l’Iliade, où Héra s’apprête à rejoindre Zeus sur le mont Ida et à le tromper en usant de ses charmes], l’exhorta à ne pas craindre Marc-Antoine qui était, dit-il, “le plus doux et le plus humain des généraux”. Cléopâtre VII crut au discours de [Quintus] Dellius. Elle avait déjà pu constater par elle-même l’effet de ses charmes sur Jules César et sur Pompée le Jeune [frère aîné de Sextus Pompée, mort à la bataille de Munda en -45], elle ne doutait pas qu’elle séduirait pareillement Marc-Antoine, d’autant plus que les premiers l’avaient connue quand elle était encore très jeune et inexpérimentée tandis que Marc-Antoine la verrait à l’âge où les femmes jouissent de la plus éclatante beauté et du plus fort esprit. Elle emporta des riches cadeaux, des sommes d’argent considérables, un cortège magnifique en rapport avec sa puissance de reine et avec l’opulence de son royaume, mais ce fut bien sur elle-même, sur sa séduction, qu’elle fonda d’abord tous ses espoirs", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 25). Cléopâtre VII répond à la convocation. Selon Plutarque, cette rencontre entre Marc-Antoine et Cléopâtre VII à Tarse en été -41 marque le début de leur idylle ("[Cléopâtre VII] reçut des lettres de Marc-Antoine et de ses amis qui lui demandait de se hâter, mais elle les méprisa : elle navigua tranquillement sur le Cydnos [qui relie la cité cilicienne de Tarse à la mer, aujourd’hui le Tarsus Cayi, rebaptisé le Berdan Cayi depuis la mise en fonction du barrage du même nom en 1984] dans un navire à la poupe d’or, aux voiles pourpres et aux avirons d’argent, dont le mouvement des rames étaient cadencé par le son mêlé des aulos, des syrinx et des cithares. Magnifiquement parée, telle Aphrodite sur les peintures, elle était couchée sous un pavillon tissé d’or, des jeunes enfants vêtus comme l’Eros des peintres demeuraient à ses côtés avec des éventails pour la rafraîchir, ses femmes parfaitement belles et vêtues commes les Néréides et les Charites tenaient le gouvernail et les cordages. Les rives du fleuve s’embaumaient de l’odeur des parfums brûlés dans le navire, elles étaient couvertes d’une foule immense qui suivait Cléopâtre VII, accourue de la cité [de Tarse] pour jouir de ce spectacle extraordinaire. Le peuple tout entier quitta l’agora pour aller au-devant d’elle, laissant Marc-Antoine seul assis sur le tribunal où il donnait audience. Un bruit se répandit, disant qu’“Aphrodite venait se divertir chez Dionysos pour le bonheur de l’Asie”. Dès qu’elle eut accosté, Marc-Antoine l’invita à souper, mais elle émit le désir de le recevoir plutôt chez elle. Marc-Antoine lui témoigna sa complaisance et sa civilité en se déplaçant. Il découvrit des apprêts magnifiques, impossibles à décrire. Ceux qui le surprirent le plus furent les multiples flambeaux qui éclairaient tout, les uns suspendus au plafond, les autres attachés à la muraille, formant d’admirables symétries carrées ou circulaires", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 26). Mais en réalité ce sont des retrouvailles : Marc-Antoine a vu pour la première fois Cléopâtre VII quand elle était adolescente, lors de son entrée dans Alexandrie aux côtés de Gabinius en -56, il l’a revue à Rome entre -46 et -44 quand elle s’est installée avec son frère-époux Ptolémée XIV dans la villa de César où, comme nous l’avons expliqué plus haut, nous avons des fortes raisons de penser que leur relation a été très proche, peut-être même que Marc-Antoine est le vrai père de Ptolémée XV Césarion, possiblement conçu pendant que César était en Espagne en -45, et présenté comme un fils posthume de César pour des raisons politiciennes. Appien semble aller dans ce sens en racontant une scène où les deux amants se chamaillent comme un vieux couple, Marc-Antoine demande : "Où tu étais, salope, quand je pansais mes blessures tout seul en Gaule après avoir été chassé de Rome ? Et qu’est-ce que tu aurais fait, si je n’avais pas obligé Cassius à revenir en Grèce et si je ne l’avais pas battu à Philippes ?", Cléopâtre VII rétorque : "C’est toi, connard, qui m’a laissée toute seule face à Cassius ! Si tu avais commandé les quatre légions que j’ai envoyées pour aider Dolabella, elles ne se seraient certainement pas retournées contre moi ! Et je t’ai envoyé une flotte pour t’aider à traverser la mer Adriatique, je ne suis pas responsable de la tempête qui l’a coulée avant d’arriver à destination ! Je donne la panade à Césarion depuis trois ans, et tu es où, toi, depuis tout ce temps ? Avec ta nouvelle pouffiase Fulvia !" ("Cléopâtre VII vint à sa rencontre en Cilicie. Il lui reprocha de ne pas avoir partagé les peines des vengeurs de César. Au lieu de s’excuser, elle lui énuméra tout ce qu’elle avait fait : l’envoi immédiat à Dolabella des quatre légions que [César] lui avait laissées, la constitution rapide d’une flotte qu’elle n’avait pas pu convoyer à cause de vents défavorables et devenue inutile par la défaite soudaine et malheureuse de Dolabella, une flotte qu’elle avait refusé de donner à Cassius alors que celui-ci l’avait menacée à deux occasions, qu’elle avait dirigée ensuite personnellement vers l’Adriatique pour l’aider dans la guerre qui perdurait contre Cassius, pour briser le blocus de Murcus, la mort à laquelle elle avait échappé lors de la tempête ayant brisé cette flotte, qui l’avait empêché de reprendre la mer avant la victoire [de Marc-Antoine et Octave à Philippes]. Marc-Antoine fut stupéfait par son intelligence autant que par ses yeux doux. Alors qu’il avait passé les quarante ans, il fut séduit comme un adolescent", Appien, Histoire romaine XVII.8). Cléopâtre VII demande à Marc-Antoine de tuer sa sœur cadette Arsinoé, qui lui a contesté le pouvoir lors du siège d’Alexandrie en hiver -48/-47, qui a été épargnée lors du triomphe de César en -46 et envoyée de force à Ephèse pour y devenir une servante d’Artémis. Marc-Antoine accomplit le souhait de son amante ("Après la bataille de Philippes, Marc-Antoine passa sur le continent asiatique. Parcourant certains pays en personne, envoyant des agents dans d’autres, il rançonna les cités et vendit les royautés. Il vit Cléopâtre VII en Cilicie, s’en épris, et n’eut plus aucun souci de son honneur : il devint l’esclave de l’Egyptienne et ne s’occupa plus que de son amour pour elle. Entre autres actes insensés que lui inspira cette passion, il fit mettre à mort [Arsinoé] la sœur de cette femme, qu’il arracha du temple d’Artémis à Ephèse. Finalement il confia la province d’Asie à [Lucius Munatius] Plancus [l’ancien gouverneur de la Gaule chevelue, à l’époque de la succession de César] et la province de Syrie à [Lucius Decidius] Saxa, et il partit pour l’Egypte", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.24 ; "Tout ce que Cléopâtre VII demandait, [Marc-Antoine] le faisait sans se soucier des lois humaines ou divines. Sa sœur Arsinoé était suppliante dans le temple d’Artémis Leukophrys ["LeukÒfruj", "aux Blancs cils" ou "à la Blanche couronne"] à Milet : Marc-Antoine y envoya des assassins et la fit mettre à mort", Appien, Histoire romaine XVII.9 ; "La Syrie était troublée parce que Cléopâtre VII ne cessait d’exciter Marc-Antoine contre tous les dynastes, elle voulait qu’il les dépossédât et lui donnât leurs territoires. Elle le dominait par la passion qu’elle lui inspirait. Naturellement âpre au gain, elle commettait toutes sortes de violations de droits. Elle avait empoisonné son frère [Ptolémée XIV] le roi légitime quand il avait une quinzaine d’années [en -44], elle avait demandé à Marc-Antoine de tuer sa sœur Arsinoé, suppliante dans le temple d’Artémis à Ephèse. Insatiable de richesses, elle avait profané nombre de temples et de tombeaux qu’elle croyait remplis de trésors. Elle accapara tous les ornements des lieux sacrés, elle commit tous les excès dans les lieux profanes. L’abondance ne parvenait pas à contenter son avidité injuste, rien ne pouvait satisfaire cette femme prodigue et esclave de ses désirs, qui souffrait de frustration dès que le moindre de ses souhaits ne se réalisait pas", Flavius Josèphe, Antiquités juives XV.88-91). Pour l’anecdote, les fouilles archéologiques effectuées au XXème siècle dans le monument appelé commodément "Octogone" situé en plein cœur de la cité antique d’Ephèse, dont la construction date de la fin de l’ère hellénistique et dont la forme est peut-être copiée sur la partie supérieure du Phare d’Alexandrie, ont révélé un squelette en bon état de conservation. L’Institut archéologique d’Autriche, qui a analysé ce squelette en 1994, a établi qu’il était celui d’une jeune fille âgée approximativement d’une vingtaine d’années, mesurant un mètre cinquante-cinq, n’exerçant pas de tâches physiques et en bonne santé (les os sont solides et bien développés, sous-entendant une nourriture saine, régulière et équilibrée) donc de rang social aisé. S’agit-il de la dépouille d’Arsinoé ? Cette hypothèse possible a malheureusement été récupérée presque aussitôt par le totalitarisme bien-pensant mondialiste anti-occidental moderne qui, à partir d’une discutable reconstitution faciale réalisée par l’Université médicale de Vienne en Autriche la même année 1994, et de conclusions encore plus discutables d’ethnologues relevant des caractéristiques prétendûment négroïdes dans la face ainsi reconstituée, a clamé dans tous les médias qu’Arsinoé était une métisse, que les derniers Lagides avaient autant de sang grec que de sang africain dans les veines, que Cléopâtre VII elle-même était une championne des Africains - et pourquoi pas une championne des juifs et des musulmans, puisque Plutarque dit qu’elle parlait hébreu et arabe ! -, et que la victoire finale du blanc Octave sur la noire Cléopâtre VII à Actium en -31 est un énième épisode de la séculaire oppression des peuples de couleur par les méchants bourreaux européens blancs occidentaux. Nous pensons pour notre part que l’hypothèse du métissage est intéressante (Arsinoé était-elle la sœur de Cléopâtre VII, issu de la même mère grecque lagide ? ou une demi-sœur, issu d’une maîtresse africaine de Ptolémée XII Aulète, ce qui expliquerait la rivalité entre les deux jeunes femmes pour le pouvoir en hiver -48/-47 ?) mais nécessite des arguments plus solides que des considérations fumeuses fondées sur une reconstitution faciale également fumeuse (une reconstitution appliqué à un squelette qui, rappelons-le, n’est peut-être pas celui d’Arsinoé), qu’elle ne remet pas en cause la nature fondamentalement grecque de la dynastie lagide et de la classe dominante alexandrine jusqu’à la bataille d’Actium en -31, ni de sa politique, ni de ses mœurs, ni de sa culture (les papyrus retrouvés à Oxyrhynchos, dont une grande partie provient de l’antique Bibliothèque d’Alexandrie, sont rédigés en grec, non pas en nubien ou en berbère, et ils portent des fragments de Sophocle ou de Xénophon, non pas des légendes tribales de Libye ou des annales d’Ethiopie), et que la question ne pourra pas hélas être tranchée tant que les investigations scientifiques authentiques, froides, patientes et minutieuses, seront parasitées par ce mondialisme lourd et dégénéré. Lorsqu’il passe à Daphné, lieu-dit près Antioche (à Daphné se trouve un bois et un temple dédiés à Apollon et Artémis décrits par Strabon à l’alinéa 6 paragraphe 2 livre XVI de sa Géographie), le couple reçoit une nouvelle délégation juive, qui dénonce encore une fois la manipulation d’Hyrcan II par Hérode. Jusque-là Marc-Antoine s’est montré réticent à l’égard d’Hérode. Et Cléopâtre VII a probablement ressenti les mêmes sentiments partagés : si Antipatros le père d’Hérode a ouvert la route de Gabinius pour l’aider à rétablir son père Ptolémée XII Aulète sur le trône en -56, s’il est aussi intervenu en Egypte aux côtés de Mithridate de Pergame pour briser le siège d’Alexandrie où elle était recluse avec César en hiver -48/-47, Hérode en revanche a misé sur le mauvais cheval en offrant ses services à Cassius. Mais cette délégation juive à Daphné est celle de trop. Marc-Antoine, avec l’approbation de Cléopâtre VII, non seulement réaffirme son amitié à Hérode en l’absolvant de son adhésion temporaire à Cassius, mais encore il arrête les délégués les plus revendicatifs, et veut même les exécuter, Hérode est obligé d’intervenir pour obtenir leur grâce ("Marc-Antoine marcha vers la Syrie. Cléopâtre VII vint à sa rencontre en Cilicie, et le rendit passionnément épris. Une centaine de notables juifs, accompagnés d’orateurs brillants pour plaider leur cause, se rendirent à nouveau auprès de lui pour accuser Hérode et ses partisans. Messala [Corvinus] [l’écrivain qui a accompagné Cassius à Philippes en -42, comme on l’a vu plus haut] parla au nom des jeunes gens [Hérode et Phasael] en présence d’Hyrcan II, devenu récemment beau-père d’Hérode [via les fiançailles avec Mariamné]. Marc-Antoine entendit les deux partis à Daphné. Il demanda à Hyrcan II lequel serait le plus apte à la tête du peuple. Hyrcan II répondit : “Hérode, avec son frère”. Marc-Antoine avait pour ces derniers des anciens sentiments d’amitié, forgés aux côtés de leur père [Antipatros] du temps de la campagne de Gabinius : il les nomma tous deux tétrarques des juifs, rédigea des instructions [texte manque]. Il jeta dans les fers une quinzaine de leurs adversaires, il allait même les mettre à mort, mais Hérode obtint leur grâce", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.324-326 ; on suppose, si on prolonge notre hypothèse précédente, que ces délégués hostiles à Hérode sont des pharisiens, et qu’Hérode a habilement plaidé leur cause en expliquant à Marc-Antoine que les condamner à mort risquait de provoquer un soulèvement de tous les juifs pharisiens dans toutes les provinces romaines, par cette démarche il a aussi a endetté les pharisiens de Judée, notamment ceux du Sanhédrin, en leur signifant : "Vous voyez que je ne vous suis pas hostile, ô pharisiens, je vous défends alors que vous m’avez condamné naguère et contraint à fuir Jérusalem, contre les saducéens qui vous détestent, et contre les Romains qui veulent vous exécuter !"). Marc-Antoine désigne des subalternes pour administrer l’Anatolie et le Levant à sa place, et il part vers l’Egypte avec Cléopâtre VII pour y passer l’hiver -41/-40 ("Délaissant son épouse Fulvia qui défendait ses intérêts à Rome contre [Octave] César, négligeant l’armée que les généraux du roi parthe [Orodès II] avait confiée à [Quintus] Labienus […], qui stationnait en Mésopotamie et guettait la première occasion d’envahir la Syrie, Marc-Antoine se laissa entraîner par Cléopâtre VII à Alexandrie, où il dépensa dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse selon Antiphon : le temps", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 28 ; "[Marc-Antoine] répartit son armée en quartiers d’hiver dans les provinces, et lui-même partit [fin -41] vers l’Egypte rejoindre Cléopâtre VII", Appien, Histoire romaine XVII.10). Arrivé à Alexandrie, Marc-Antoine se laisse aller à tous les plaisirs, selon Plutarque ("[Cléopatre VII] démontra que la flatterie, que Platon décrit seulement sous quatre formes [Gorgias 463b], peut exister en réalité sous une infinité de formes. Dans les affaires sérieuses ou légères qui occupèrent les journées de Marc-Antoine, elle sut toujours imaginer un nouveau plaisir, une nouvelle attention pour le divertir. Elle ne le quitta ni le jour ni la nuit : elle joua, but, chassa avec lui, elle assista même à ses exercices militaires. La nuit, elle l’accompagna habillée en servante tandis que lui-même était habillé en valet, ils coururent les rues, s’arrêtant aux portes ou aux fenêtres pour invectiver les habitants, attirant souvent des injures sur eux, et quelquefois des coups sur lui. Ces comportements attirèrent sur Marc-Antoine la suspicion des Alexandrins, néanmoins ils s’amusèrent de ses plaisanteries, et y répondirent avec finesse en déclarant que “Marc-Antoine prenait le masque de la tragédie pour les Romains et gardait le masque de la comédie pour eux-mêmes”. Rapporter toutes ses frasques serait trop long et trop puéril, je me borne donc à n’en évoquer qu’une seule. Un jour il pêchait à la ligne sans rien prendre, cela le désolait parce que Cléopâtre VII était présente, alors il ordonna à des pêcheurs de se glisser dans l’eau et d’attacher à son hameçon un des poissons qu’ils venaient de prendre. L’ordre fut exécuté. Marc-Antoine retira deux ou trois fois sa ligne chargée d’un poisson. L’Egyptienne ne fut pas dupe. Elle feignit de féliciter Marc-Antoine, mais elle signifia à ses amis avoir compris la ruse employée et leur demanda de revenir le lendemain pour une nouvelle pêche. Lorsqu’ils furent tous remontés dans les barques et que Marc-Antoine eut jeté sa ligne, Cléopâtre VII ordonna à l’un de ses serviteurs de devancer les pêcheurs de Marc-Antoine et d’aller attacher à l’hameçon un poisson salé du Pont[-Euxin] [la mer Noire]. Marc-Antoine sentit sa ligne chargée, la retira, et la vue de ce poisson suscita un grand éclat de rire. Cléopâtre VII dit à Marc-Antoine : “Laisse donc la pêche à ceux qui règnent à Pharos et à Canope, et retourne à ta chasse aux cités, aux rois et aux continents”", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 29) et selon Appien ("[CléopâtreVII] lui réserva [à Marc-Antoine] un accueil magnifique. Il passa l’hiver [-41/-40] [à Alexandrie] sans ses insignes de commandant, il y vécut à la manière d’un simple particulier, parce qu’il se trouvait dans une cité soumise à des lois étrangères et gouvernée par une reine, ou parce qu’il estimait que la période hivernale est l’occasion de festoyer. Il oublia ses soucis et ses fonctions de général, il abandonna le vêtement de sa patrie pour le tétragone des Grecs ["tetr£gwnon", vêtement ordinaire grec à quatre angles, par opposition à la toge romaine formée de deux demi-cercles] et les chaussures blanches attiques des prêtres d’Athènes et d’Alexandrie appelées “phaikasion” ["faik£sion"]. Il fréquenta les temples et les gymnases, il assista aux débats entre philosophes, il passa tout son temps avec des Grecs, en compagnie de Cléopâtre VII qu’il ne quittait jamais", Appien, Histoire romaine XVII.11). Il est interrompu dans ses débauches début -40 par les messagers en provenance d’Italie, qui l’informent que sa femme Fulvia et son frère Lucius sont en guerre contre Octave entre Préneste et Pérouse, et par les messagers en provenance de Syrie, qui l’informent que les Parthes ont commencé l’invasion que nous raconterons juste après.


Selon Plutarque et Dion Cassius, Marc-Antoine se sépare de Cléopâtre VII à contrecœur et après des longues hésitations. Il quitte Alexandrie par mer avec une importante flotte vers Tyr à l’extrême fin de l’hiver -41/-40 ou au début du printemps -40. Arrivé devant les côtes du Liban, il voit que toute la province est déjà sous contrôle des Parthes. Il renonce à débarquer, abandonne Tyr et part directement vers la Grèce, où son épouse Fulvia s’est réfugiée après la prise de Pérouse par Octave ("[Marc-Antoine] reçut deux mauvaises nouvelles. La première venue de Rome l’informait que son frère Lucius s’était brouillé avec sa propre femme Fulvia, qu’ils s’étaient réconciliés pour batailler contre [Octave] César, et qu’ils avaient été contraints finalement de quitter l’Italie. La seconde, plus inquiétante, l’informait que [Quintus] Labienus à la tête des Parthes avait envahi toutes les provinces asiatiques depuis l’Euphrate et la Syrie jusqu’à la Lydie et à l’Ionie. Comme réveillé péniblement d’un long sommeil ou d’une profonde ivresse, il résolut d’aller contre les Parthes, vers la Phénicie. Mais arrivé sur place, il reçut des lettres larmoyantes de Fulvia et décida de retourner en Italie avec deux cents navires", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 30 ; "Marc-Antoine était renseigné sur ces événements [en Syrie] et sur ceux d’Italie, il n’ignorait rien mais ne sut pas aviser en temps utile, enchaîné par l’amour et par l’ivresse il ne songea ni à ses alliés ni à ses ennemis. Jusqu’alors en position inférieure et aspirant au premier rang il avait gardé l’esprit tendu vers les affaires, mais désormais au pouvoir il négligeait tout, s’abandonnait à la mollesse avec Cléopâtre VII et les Egyptiens, jusqu’à sa ruine. Contraint de se réveiller, il fit voile tardivement pour Tyr pour la secourir, mais quand il vit que le pays était déjà pris par l’ennemi il abandonna Tyr", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.27 ; nous ne retenons pas la version d’Appien, qui dit que Marc-Antoine va vers Tyr par voie de terre : "Durant l’hiver [-41/-40], Marc-Antoine retint les délégués envoyés par les vétérans des colonies, et cacha ses intentions. Au printemps [-40], il prit la voie de terre depuis Alexandrie jusqu’à Tyr, puis il prit la mer gagner Chypre et Rhodes, et la province d’Asie où il apprit les événements de Pérouse. Il blâma son frère et Fulvia, et surtout Manius [intendant de Marc-Antoine à Rome]. Il alla retrouver Fulvia à Athènes, où elle s’était réfugié après avoir fui Brindisi", Appien, Histoire romaine XVII.52). Selon Plutarque, Marc-Antoine arrive en Grèce, il retrouve Fulvia et les survivants de la guerre contre Octave, qui s’empressent de jeter toutes les fautes sur Fulvia, en prétextant que les provocations de Fulvia contre Octave étaient motivées par la seule jalousie, qu’elle voulait la guerre contre Octave pour contraindre Marc-Antoine à revenir en Italie et l’arracher des bras de Cléopâtre VII ("En cours de traversée, il recueillit certains de ses amis qui avaient fui Rome. Ceux-ci déclarèrent que Fulvia était la seule responsable de la guerre parce que, naturellement inquiète et téméraire, elle avait espéré arracher Marc-Antoine des bras de Cléopâtre VII en excitant des troubles en Italie", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 30). Selon Dion Cassius, Marc-Antoine méprise ces accusations et défend sa femme Fulvia, il prend son relai en déclarant la guerre ouverte contre son collègue triumvir Octave et part assiéger Brindisi ("[Marc-Antoine] longea le continent jusqu’à la [province romaine d’]Asie, puis il passa en Grèce où il retrouva sa mère et sa femme. Après réflexion, il déclara [Octave] César ennemi public, et conclut un traité d’amitié avec Sextus [Pompée]. Ensuite il atteignit les côtes de l’Italie, il s’empara de Sipontum [aujourd’hui Siponto dans la provine italienne de Foggia], et mit le siège devant Brindisi qui refusait de se soumettre", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.27). Appien dit la même chose : Marc-Antoine lève la voile vers Brindisi en laissant Fulvia malade à Sicyone ("Marc-Antoine laissa Fulvia malade à Sicyone, et fit voile vers Corcyre en Adriatique avec une petite armée et deux cents navires qu’il avait fait construire en Asie", Appien, Histoire romaine XVII.55). Au cours de la traversée, il est rejoint par Cnaeus Domitius Ahenobarbus. Ce personnage est le neveu de Caton le Jeune (la mère d’Ahenobarbus est Porcia, sœur de Caton le Jeune), il a été un opposant à César (dans la lettre VI.22 du recueil Lettres familiales/Ad familiares, datée de -46, Cicéron l’incite à faire la paix avec César, autrement dit Ahenobarbus est toujours en conflit contre César à cette date) mais son implication dans le meurtre de César n’est pas clairement établie par les auteurs anciens (il est l’un des comploteurs selon les paragraphes 7, 29 et 54 du livre XLVIII de l’Histoire romaine de Dion Cassius, mais il est innocent selon le paragraphe 3 du livre Néron des Vies des douze Césars de Suétone), elle n’est même pas établie aux yeux de ses contemporains (il est l’un des comploteurs selon le paragraphe 11 de la Deuxième philippique de Cicéron et selon la loi Pedius [ou "lex Pedia" en latin, du nom de son promotteur Quintus Pedius le neveu de Jules César et grand cousin d’Octave] imposée par Octave en -43 contre les meurtriers de Jules César mentionnée par Appien au paragraphe 55 livre XVII de son Histoire romaine, mais il est innocent selon Lucius Cocceius Nerva dont Appien rapporte le discours de -40 au paragraphe 61 livre XVII de son Histoire romaine), en tous cas il rejoint Brutus et Cassius après le meurtre de César (il accompagne les deux hommes en Campanie selon la lettre XVI.4 du recueil Lettres familiales/Ad familiares de Cicéron datée de été -44, puis Brutus en Macédoine puis Cassius en Syrie fin -44, où il prend la tête des déserteurs de Dolabella selon le paragraphe 6 de la Dixième philippique de Cicéron). C’est avec cet allié inattendu que Marc-Antoine entame au printemps -40 le siège de Brindisi ("Marc-Antoine apprit que [Cnaeus Domitius] Ahenobarbus venait à sa rencontre avec une flotte et un grand nombre de soldats. Certains de ses amis jugèrent dangereux d’accorder confiance à l’entente qu’ils avaient conclue, car [Cnaeus Domitius] Ahenobarbus avait été condamné lors du procès des meurtriers de César, il avait été mis sur la liste des proscrits [selon la loi Pedius/lex Pedia votée en -43], il avait lutté contre Marc-Antoine et Octave à la bataille de Philippes [en-42]. Mais Marc-Antoine s’avança avec ses cinq meilleurs navires […]. Quand les deux commandants se virent ils se saluèrent, et les soldats de [Cnaeus Domitius] Ahenobarbus acclamèrent Marc-Antoine comme “imperator”. […] Ils s’embarquèrent pour Brindisi, qui était gardée par cinq cohortes d’Octave. Les citoyens fermèrent leurs portes “à [Cnaeus Domitius] Ahenobarbus parce qu’il était un ancien ennemi et à Marc-Antoine parce qu’il voulait introduire un ennemi”. Marc-Antoine fut indigné de ce prétexte, qu’il crut dicté aux habitants par les soldats d’Octave. Il fit creuser un fossé et dresser une palissade à travers l’isthme reliant la cité au continent", Appien, Histoire romaine XVII.55-56). S’ensuivent des combats à l’été -40, qui paraissent annoncer une nouvelle guerre civile, racontés par Appien (Histoire romaine XVII.57-59) et Dion Cassius (Histoire romaine XLVIII.28). Mais la chance sourit aux deux adversaires : Fulvia décède soudain de mort naturelle à Sicyone. Ce décès de Fulvia est très pratique car il permet à Marc-Antoine autant qu’à Octave de rejeter toutes les fautes et tous les malentendus sur la défunte, et de faciliter un rapprochement ("Tandis que ces événements se passaient [les tensions entre Octave et Marc-Antoine autour de Brindisi], on annonça la mort de Fulvia. On raconta qu’elle était tombée malade à cause des reproches de Marc-Antoine, qui avait aggravé sa souffrance en ne lui rendant même pas visite avant son départ. La mort de cette femme turbulente, qui avait provoqué une guerre désastreuse à cause de sa jalousie envers Cléopâtre VII, fut une grande chance pour les deux partis, qui furent ainsi débarrassées d’elle", Appien, Histoire romaine XVII.59 ; "Mais sur ces entrefaites, par bonheur pour Marc-Antoine, [Fulvia] mourut de maladie à Sicyone alors qu’elle s’apprêtait à le rejoindre. Cette mort facilita grandement le rapprochement de [Octave] César et Marc-Antoine. Car dès qu’ils virent Marc-Antoine débarquer en Italie et qu’ils constatèrent que [Octave] César ne lui adressait aucun reproche personnel, leurs amis respectifs s’empressèrent de rejeter tous les torts sur Fulvia avec l’aide de Marc-Antoine, et, sans leur laisser le temps d’appronfondir leurs griefs réciproques, les réconcilièrent. Ils établirent un nouveau partage de l’empire, avec la mer Ionienne comme frontière : Marc-Antoine recevrait les provinces orientales, [Octave] César recevrait les provinces occidentales, et ils laissèrent la Libye à Lépide", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 30 ; "Tandis que les chefs et les soldats se préparaient à l’affrontement, Fulvia mourut dans sa demeure de Sicyone. On accusa Marc-Antoine d’avoir provoqué cette mort par sa passion débridée pour son amante Cléopâtre VII. Peu importe. Dès qu’on apprit ce fait, on déposa les armes de part et d’autre, soit parce qu’on pensait réellement que Fulvia avait provoqué la guerre, soit parce qu’on cachait derrière ce prétexte la peur qu’inspirait la parfaite égalité des forces et des ambitions opposées. [Octave] César reçut la Sardaigne et la Dalmatie en supplément de l’Ibérie et de la Gaule, Marc-Antoine reçut toutes les provinces romaines d’Europe et d’Asie au-delà de la mer Ionienne, Lépide conserva la Libye, et Sextus [Pompée] obtint la Sicile", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.28). Octave donne carte blanche à Marc-Antoine pour repousser les Parthes, qui ont pris Damas, et Marc-Antoine donne carte blanche à Octave pour réduire Sextus Pompée et remettre la Sicile dans le giron de Rome ("Octave et Marc-Antoine se partagèrent la totalité de l’empire romain en prenant comme frontière la cité illyrienne de Scodra [aujourd’hui Shkodër en Albanie], située au milieu de la mer Adriatique. Toutes les provinces et les îles depuis ce lieu jusqu’au fleuve Euphrate furent assignées à Marc-Antoine, toutes celles depuis le même lieu jusqu’à l’Océan [la côte atlantique] jurent assignées à Octave. Lépide garda la Libye qu’Octave lui avait cédée. Octave devait trouver un accord avec [Sextus] Pompée ou à défaut lui faire la guerre, et Marc-Antoine devait combattre les Parthes pour venger la défaite de Crassus", Appien, Histoire romaine XVII.65). Pour sceller leur réconciliation, un mariage est célébré. Marc-Antoine, devenu veuf, se remarie en automne -40 avec Octavie la sœur d’Octave (Marc-Antoine et Octave deviennent ainsi beaux-frères : "Ce traité [de réconciliation entre les deux triumvirs] fut unanimement approuvé, mais il avait besoin d’une solide garantie, et la fortune la leur offrit. [Octave] César avait une sœur aînée nommée “Octavie”, qui avait pour mère Ancharia tandis que lui-même était né d’Atia, seconde femme de son père. Il aimait beaucoup cette sœur, réputée très estimable, qui était récemment veuve de [Caius Claudius] Marcellus [consul en -50, frère du consul homonyme de -51]. Marc-Antoine de son côté était veuf depuis la mort de Fulvia. Il ne cachait pas son attachement à Cléopâtre VII, mais il avait encore assez de raison pour combattre sa passion et se retenir d’épouser l’Egyptienne. Tout le monde s’accorda sur un mariage entre Octavie et Marc-Antoine, dans l’espoir que cette femme très belle et profondément sensée stabiliserait Marc-Antoine par sa tendresse, et maintiendrait l’harmonie entre [Octave] César et lui, devenant ainsi une assurance pour celui-ci et pour celui-là. [Octave] César et Marc-Antoine aprouvèrent ce projet. Ils retournèrent à Rome, et célébrèrent les noces aussitôt, en dépit de la loi interdisant aux veuves de se remarier moins de dix mois après le décès de leur mari, Octavie ayant été dispensée d’obéir à cette loi par un décret du Sénat", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 31 ; "On décida d’une amnistie entre Marc-Antoine et Octave pour le passé, et d’une amitié pour l’avenir. Comme Octavie, la sœur d’Octave, était récemment veuve de [Caius Claudius] Marcellus, les négociateurs décidèrent que son frère la marierait à Marc-Antoine. Cela fut fait immédiatement. Puis Marc-Antoine et Octave s’embrassèrent. Les soldats acclamèrent les deux généraux et les félicitèrent sans interruption pendant un jour et une nuit", Appien, Histoire romaine XVII.64).


Revenons en Méditerranée orientale. A l’automne -41, avant de partir passer l’hiver -41/-40 à Alexandrie avec son amante Cléopâtre VII, Marc-Antoine a laissé des administrateurs gérer l’Anatolie et le Levant. Ces derniers peinent à imposer leur autorité. Début -40, les gens d’Arados refusent d’accueillir les percepteurs de Marc-Antoine, ils en massacrent même certains. Les Parthes jugent le moment idéal pour intervenir. Ils sont commandés par Pacorus Ier, le fils d’Orodès II qui a déjà conduit l’expédition ratée contre Cassius en -53, assisté de deux lieutenants : un Perse nommé "Barzapharnès", et un transfuge romain nommé "Quintus Labienus" ("Les habitants de l’île d’Arados refusèrent d’obtempérer aux ordres des percepteurs que Marc-Antoine leur avait envoyés, ils en mirent à mort quelques-uns. Les Parthes, déjà soulevés, dirigés par [Quintus] Labienus et par Pacorus Ier le fils du roi Orodès II, renouvelèrent leur agressivité contre les Romains", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.24), ancien lieutenant de Cassius et Brutus envoyé par ceux-ci vers l’est pour y quérir des alliés avant la bataille de Philippes, et ayant offert ses services aux Parthes après la bataille (autrement dit, par une ironie de l’Histoire, Pacorus Ier en -40 est assisté d’un ex-lieutenant de son ancien ennemi de -53 : "[Labienus] servait Cassius et Brutus, il avait été envoyé avant la bataille [de Philippes] vers Orodès II pour en obtenir du secours, ce dernier l’avait maintenu dans l’attente par refus de s’engager autant que par crainte de le repousser, et finalement, quand était venue la nouvelle de la défaite et de l’impitoyable vengence des vainqueurs contre tous leurs adversaires, il était resté sur place, préférant vivre chez les barbares plutôt que mourir dans sa patrie", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.24). Barzapharnès marche droit vers l’ouest et atteint les côtes levantines, tandis que Labienus marche vers le nord et envahit l’Anatolie. Barzapharnès est bien accueilli à Chalcis du Liban par Lysanias, fils et successeur du vieux Ptolémée fils de Mennaios qui vient de mourir. Puis il suit le bord de mer, guidé par le juif Antigone, fils cadet d’Aristobule II chassé du Levant par Hérode en -41 comme nous l’avons vu plus haut ("Deux ans après [la mort de Cassius et Brutus à Philippes en -42, donc en -40], Pacorus Ier fils du roi [Orodès II] et le satrape parthe Barzapharnès occupèrent la Syrie. Ptolémée fils de Mennaios mourut, son fils Lysanias lui succéda et fit amitié avec Antigone fils d’Aristobule II par l’intermédiaire du satrape qui avait sur lui beaucoup d’influence", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.330). Sidon lui ouvre ses portes. Tyr résiste un temps (peut-être pour ne pas accueillir Antigone et se mêler à nouveau des affaires juives, et risquer des représailles de Marc-Antoine et Hérode si Antigone et les Parthes sont encore battus), avant de céder. Ptolémaïs/Acre se montre également favorable aux envahisseurs. Pacorus Ier envoie ensuite Barzapharnès vers Jérusalem, pour l’assiéger ("Pacorus Ier envahit la Syrie et la soumit à son pouvoir, à l’exception de Tyr qui passa sous le contrôle des Romains et des citoyens affidés, et demeura imprenable par la persuasion ni par la force, Pacorus Ier n’ayant aucune flotte", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.26 ; "Antigone promit d’offrir aux Parthes mille talents et cinq cents femmes s’ils retiraient le pouvoir à Hyrcan II pour le lui donner et s’ils tuaient Hérode. Il n’eut pas à honorer cette promesse. Les Parthes marchèrent vers la Judée en emmenant Antigone, Pacorus Ier par la côte, le satrape Barzapharnès par l’intérieur des terres. Les Tyriens fermèrent leurs portes à Pacorus Ier, mais les habitants de Sidon et de Ptolémaïs le reçurent. Afin de reconnaître la région et agir de concert avec Antigone, Pacorus Ier envoya vers la Judée un détachement de cavalerie commandé par un échanson homonyme du prince ["Pacorus"]. Aux environs du mont Carmel, au lieu-dit “Drymoi” ["Drumo…/les Chênes", site non identifié], des juifs se joignirent à Antigone pour l’aider à envahir le pays. Ils entrèrent au contact de leurs adversaires, qu’ils poursuivirent vers Jérusalem. Des nouveaux venus vinrent grossir leur nombre. Tous marchèrent vers le palais, qu’ils assiégèrent", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.331-334). Selon le récit de Flavius Josèphe, les Jérusalémites inclinent du côté d’Antigone, mais ils sont vivement réprimés par Hérode ("Phasael et Hérode vinrent le défendre [le palais de Hyrcan II à Jérusalem, assiégé par les Parthes et Antigone], une bataille s’engagea sur l’agora, les deux jeunes hommes vainquirent, ils contraignirent leurs opposants à se réfugier dans le Temple et envoyèrent des soldats occuper les maisons voisines, mais le peuple soulevé incendia ces maisons avec leurs occupants qui ne reçurent aucun secours. Peu de temps après, Hérode vengea cet acte injuste : il lança l’assaut contre les rebelles et en tua beaucoup", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.335-336). A l’occasion de l’afflux de juifs venant fêter Chavouot (alias la "Pentecôte/Penthkost»" en grec parce qu’elle a lieu "cinquante/pent»konta" jours après Pâque/Pessah) à la fin du printemps -40, Hérode et son frère aîné Phasael doivent batailler durement contre les partisans d’Antigone qui pénètrent dans la ville ("Des escarmouches se produisaient quotidiennement. Les ennemis attendaient la foule qui venait traditionnellement à l’occasion de la fête appelée “Pentecôte”. Ce moment arriva. Des myriades d’hommes se regroupèrent autour du Temple, avec ou sans armes. Ils occupèrent le Temple et la ville, sauf le palais qu’Hérode tenait avec un petit régiment. Pendant que Phasael gardait les murailles, Hérode avec un détachement attaqua vivement les myriades d’insurgés dans le faubourg, obligeant les uns à se réfugier dans la ville, les autres dans le Temple, quelques-uns dans le retranchement extérieur", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.337-339). Un chef parthe homonyme de Pacorus Ier propose un échange d’otages : il laissera deux cents cavaliers parthes et leurs dix chefs à Hérode si Hérode lui laisse Phasael et Hyrcan II pour négocier avec Antigone. Hérode sent le traquenard, mais son frère Phasael refuse de l’écouter. Hérode demeure donc sur le rempart de Jérusalem, à regarder les deux cents cavaliers parthes et leurs dix chefs entrer dans la ville comme otages, pendant que Phasael et Hyrcan II s’éloignent escortés par le général Pacorus vers la Galilée pour y rencontrer Barzapharnès et Antigone ("Le capitaine de cavalerie parthe Pacorus [l’échanson royal, et non pas Pacorus Ier le prince héritier !], marcha alors sur la ville avec quelques cavaliers à la demande d’Antigone, sous prétexte d’apaiser le soulèvement, en réalité pour aider Antigone à s’emparer du pouvoir. Phasael vint à la rencontre de Pacorus et le reçut comme un hôte. Celui-ci lui conseilla perfidement d’envoyer une ambassade à Barzapharnès. Phasael ne se méfia pas et, sans écouter Hérode qui redoutait la déloyauté des barbares et lui conseillait plutôt d’attaquer Pacorus et son entourage, donna son accord. Hyrcan II et Phasael partirent donc en ambassade, Pacorus les escorta après avoir laissé à Hérode deux cents cavaliers et dix éleuthères ["™leuqšroi", hommes libres, dignitaires]. Quand ils arrivèrent en Galilée, les révoltés locaux vinrent en armes à leur rencontre. Barzapharnès les reçut d’abord avec empressement et les combla de cadeaux, puis il conspira contre eux", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.340-343). Phasael comprend avoir été trompé par les Parthes, mais trop tard. Pour ne pas abandonner Hyrcan II ni embarrasser Hérode, Phasael dupe à son tour les Parthes en feignant la naïveté : il les suit jusqu’en Galilée, s’étonne de ne pas y trouver Antigone comme convenu, et quand les soldats qui l’escordent se jettent sur lui et l’enchaînent il joue la surprise et l’indignation ("Phasael et ses compagnons furent emmenés au bord de la mer [le paragraphe 257 livre I de la Guerre des juifs, dans lequel Flavius Josèphe raconte le même épisode, précise que ce lieu maritime où Phasael est emmené est Ecdippa, qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Achziv", dans la banlieue nord de Nahariya en Israël, près de la frontière libanaise], où ils apprirent la promesse de mille talents et de cinq cents femmes qu’Antigone avait adressée à leur dépens aux Parthes. Ils commencèrent à s’en défier. Ils apprirent aussi que les barbares préparaient contre leurs personnes un complot qui devait être exécuté de nuit, qu’ils les surveillaient étroitement, et qu’avant de passer à l’acte les Parthes attendaient que leurs compatriotes laissés à Jérusalem s’emparassent d’Hérode car ils craignaient, en agissant dans l’ordre contraire, qu’Hérode découvrît leurs intentions et s’échappât. Ce rapport était exact. Ils constatèrent être effectivement surveillés. Certains conseillèrent à Phasael de s’enfuir à cheval sans tarder, surtout Ophellios, qui tenait ses renseignements de Saramallas l’homme le plus riche de Syrie et qui promettait de fournir des bateaux pour s’échapper par la mer toute proche. Mais Phasael ne voulut pas abandonner Hyrcan II ni mettre son frère en danger. Il alla trouver Barzapharnès, dénonça son projet en disant que lui-même pouvait fournir beaucoup plus d’argent qu’Antigone en promettait, et que rien n’était plus honteux et déloyal que menacer de mort des ambassadeurs innocents venus en confiance. A ce discours, le barbare jura à Phasael qu’aucun projet de complot n’existait et qu’il s’égarait dans des faux soupçons, puis il alla rejoindre Pacorus. Dès qu’il fut parti, un groupe de Parthes enchaînèrent Hyrcan II et Phasael", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.343-348). En réalité, Phasael a envoyé secrètement des messagers à Hérode pour le prévenir de son arrestation imminente et pour lui suggérer de fuir au plus vite. Hérode suit le conseil de son frère Phasael : il endort son assiégeant le capitaine Pacorus en lui disant qu’il attend patiemment la fin des négociations ("L’échanson [Pacorus] avait pour instructions d’attirer Hérode hors des murs [de Jérusalem] et de s’en emparer. Mais Phasael avait envoyé des messagers à son frère pour lui révéler la conduite déloyale des Parthes. Ces messagers furent interceptés par les ennemis. Hérode l’apprit, il se rendit auprès de Pacorus et des chefs parthes qui avaient tous pouvoirs sur les autres. Bien qu’informés de tout, ils dissimulèrent leur perfidie en l’incitant à venir avec eux, hors des murs, au-devant des messagers, en lui disant que les lettres qu’ils apportaient n’avaient probablement pas été prises par les rebelles et qu’elles annonçaient certainement des succès de Phasael. Hérode ne se fia pas à eux", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.348-351), et il quitte de nuit Jérusalem en direction de Massada dans son Edom/Idumée originelle ("Les Parthes se demandèrent comment agir. N’osant pas attaquer ouvertement un homme de cette importance [Hérode], ils remirent leur décision au lendemain. Très troublé, et plus porté à croire les nouvelles sur son frère et sur les manigances parthes que les assurances contraires, Hérode résolut de fuir sans délai, la nuit même en profitant de l’obscurité, comme si la menace ennemie sur sa personne était réelle. Il rassembla tous ses hommes en armes, il installa sur des bêtes de somme les femmes, [Kypris] sa mère, [Salomé] sa sœur, [Mariamné] sa fiancée qui était fille d’Alexandre fils d’Aristobule II, la mère de celle-ci qui était fille d’Hyrcan II, ainsi que [Phéroras] son plus jeune frère et tous les serviteurs, et il partit vers l’Idumée sans que l’ennemi s’en aperçût", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.352-353). En chemin, une partie de sa smala tombe accidentellement dans un fossé. Cela le décourage tellement - car cet accident ralentit sa fuite -, qu’il songe à se suicider. Il en est dissuadé par son entourage ("Son char ayant versé et sa mère ayant frôlé la mort, il fut tenté de se suicider. Il craignait de mettre sa mère à nouveau en danger, et, à cause du retard causé par cet accident, d’être capturé vivant par ses poursuivants. Il tira son épée, mais ses compagnons intervinrent en nombre pour l’empêcher de se frapper. Ils le ramenèrent à la raison en lui signifiant qu’il ne pouvait pas les abandonner ainsi à l’ennemi, qu’il était égoïste à vouloir se soustraire lui-même aux difficultés sans se soucier de ses proches qui y restaient exposés. Forcé de cette façon, par la honte que lui provoqua ce discours, et par le nombre d’amis qui arrêtèrent sa main, Hérode renonça à se tuer. Sa mère ayant été soignée convenablement et recouvré ses forces, il reprit sa marche en hâte vers la forteresse de Massada", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.356-358). Les Parthes, ayant découvert qu’il n’est plus dans Jérusalem, courent à sa poursuite. Suivi de près par les Parthes sur ses arrières, Hérode est aussi harcelé sur ses flancs par des juifs locaux qui ne l’aiment pas, il échappe notamment de justesse à un guet-apens dans le lieu où, en souvenir de ce jour, il construira plus tard son mausolée, l’"Hérodion" (dans la banlieue sud-est de Bethléem en Palestine : "[Hérode] subit de nombreuses attaques des Parthes qui le poursuivaient, mais il en sortit toujours vainqueur. Il fut harcelé dans sa fuite par les juifs, qui l’attaquèrent à une soixantaine de stades de la cité [de Jérusalem] depuis les bords du chemin. Hérode les battit et les mit en fuite, non pas comme s’il était démuni et aux abois mais au contraire comme s’il disposait d’importantes ressources et de la meilleure position pour vaincre. Plus tard, devenu roi, il bâtit à cet endroit où il avait écrasé les juifs un magnifique palais qu’il appela “Hérodion”, autour duquel il fonda une cité", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.358-360). Afin d’accélérer sa marche, il ordonne à ses serviteurs de se disperser dans toutes les directions, pendant que lui-même continue sa route vers Massada seulement avec sa famille et son entourage très proche. Il atteint enfin Massada. Il y laisse sa famille et ses proches en sécurité. Puis il se dirige seul vers Pétra pour y demander l’aide du roi nabatéen Malichos Ier ("Quand il arriva à la forteresse iduméenne de Thressa [non localisée], son frère Joseph vint à sa rencontre. Ils tinrent conseil sur les décisions à prendre. Le nombre des fugitifs non armés qui l’accompagnaient était considérable, et la forteresse de Massada où Hérode comptait se réfugier était trop petite pour tous les accueillir. Hérode en renvoya donc la majorité, soit plus de neuf mille personnes, en leur donnant un viatique et en les incitant à se disperser ici et là en Idumée pour assurer leur propre sécurité. Il garda auprès de lui les plus lestes et ses proches. Il arriva à la forteresse, il y laissa les femmes et leur suite, soit huit cents personnes. La place était bien pourvue en vivres, en eau et en ressources de toutes sortes. Lui-même marcha vers Pétra en Arabie", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.361-362). Pendant ce temps, les Parthes prennent possession de Jérusalem ("Les Parthes pillèrent Jérusalem et le palais, épargnant seulement le trésor d’Hyrcan II qui se montait à environ trois cents talents. Une grande partie des richesses d’Hérode échappa au pillage, parce qu’il les avait préventivement transportées en Idumée. Les Parthes ne se contentèrent pas du butin qu’ils amassèrent dans la ville, ils se répandirent dans la région alentour, ils pillèrent détruisirent noramment l’importante cité de Marissa", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.363-364). Ils y installent Antigone comme nouveau Grand Prêtre ("[Pacorus] envahit la Palestine, destitua Hyrcan II qui administrait alors cette province pour les Romains, et établit à sa place [Antigone] le fils de son frère Aristobule II comme archonte selon l’usage local", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.26). Antigone veut empêcher tout retour en arrière : comme le Lévitique précise qu’un Grand Prêtre ne doit pas présenter la moindre infirmité ni la moindre mutilation ("Dans les générations à venir, aucun de tes descendants [à Aaron] atteint d’un défaut physique ne sera autorisé à s’approcher de l’autel pour m’y offrir ma nourriture", Lévitique 21.17 et 21), il ordonne de couper les oreilles de son oncle Hyrcan II ("Antigone, ramené ainsi en Judée par le roi des Parthes, reçut Hyrcan II et Phasael enchaînés. […] Craignant que le peuple arrachât Hyrcan II aux mains de ses geôliers parthes et le rétablît sur le trône, il lui fit couper les oreilles afin que cette mutilation l’empêchât définitivement de redevenir grand-prêtre, la Loi réservant cette charge aux hommes exempts de toute infirmité", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.365-366). Phasael quant à lui est exécuté ("Informé de sa condamnation à être égorgé, Phasael ne recula pas devant la mort, au contraire il jugea vexant et déshonorant de la recevoir d’un ennemi et, n’ayant pas d’autre option puisque ses mains étaient dans les fers, il se brisa volontairement la tête sur une pierre. Par ce suicide délibéré, dont le moyen fut imposé par son dénuement, il priva ses adversaires de la possibilité de disposer de lui à leur guise. Certains racontent qu’il se blessa grièvement, et qu’Antigone lui envoya des médecins qui, sous prétexte de le soigner, l’achevèrent avec des poisons mortels appliqués sur sa blessure. Avant de rendre le dernier soupir, Phasael apprit par une femme que son frère Hérode avait échappé aux Parthes, alors il supporta courageusement la mort, sachant qu’il laissait quelqu’un qui saurait le venger et châtier ses ennemis", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.367-369). En chemin vers Pétra, Hérode est éconduit par Malichos Ier. Il choisit de s’éloigner et de marcher vers l’Egypte ("[Hérode] se rendit auprès du roi arabe Malichos Ier qui lui devait des dettes. Arguant des services passés qu’il lui avait rendus et de ses nécessités présentes, il voulait lui demander de l’argent en prêt ou en don afin d’arracher aux ennemis son frère [Phasael] dont il ignorait encore la mort, par une caution qu’il était prêt à monter jusqu’à trois cents talents. Il amenait avec lui le fils de Phasael âgé de sept ans, pour le laisser en gage aux Arabes. Mais des messagers vinrent à sa rencontre de la part de Malichos Ier, avec l’ordre de le maintenir à distance car les Parthes avait interdit à Malichos Ier de recevoir Hérode. Ce dernier utilisa ce prétexte pour ne pas acquitter ses dettes, poussé d’ailleurs par les chefs arabes qui voulaient s’approprier les dépôts que leur avaient confiés Antipatros", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.370-373). En arrivant au Sinaï, à Rhinokoloula (aujourd’hui El-Arich en Egypte), il apprend la mort de son frère aîné Phasael. Il parvient à Alexandrie, où il est bien accueilli par Cléopâtre VII. Puis il prend la mer en direction de Rome (son itinéraire est sinueux car il est pris dans des tempêtes, il passe par la Pamphylie et Rhodes avant d’atteindre Brindisi en Italie :"Jugeant sage de s’éloigner [de l’Arabie], il prit la route de l’Egypte. Il s’arrêta un jour dans un sanctuaire, où il laissa une partie de sa suite. Le lendemain, il atteignit Rhinokoloula, où il apprit le sort de son frère [Phasael]. […] Il hâta sa marche vers le port de Péluse. Les bateaux à quai refusèrent de l’embarquer. Il alla voir les commandants, qui l’accompagnèrent jusqu’à la cité [d’Alexandrie] avec des grandes marques d’honneur et de respect. Cléopatre VII voulut le retenir, mais elle échoua car il voulait se rendre au plus vite à Rome, en dépit de la mauvaise saison et des troubles qui agitaient l’Italie. Il partit vers la Pamphylie, il subit une terrible tempête qui l’obligea à jeter une partie de la cargaison par-dessus bord, il parvint péniblement à Rhodes. Deux de ses amis se présentèrent à lui, Sappinos et Ptolémée. La ville portait encore les ruines de la guerre contre Cassius […]. Ayant équipé une trière, il s’embarqua avec ses amis pour l’Italie. Il débarqua à Brindisi. De là, il gagna Rome", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.374-379). Les succès des Parthes dans le sud Levant sont parallèles à ceux de Labienus dans le nord Levant. Labienus en effet attire facilement à lui les anciens légionnaires de Cassius, qui le voient d’abord comme un ancien compagnon d’armes de Brutus et Cassius. Seule la cité d’Apamée-sur-l’Oronte résiste, et Lucius Decidius Saxa, que Marc-Antoine a laissé comme gouverneur de Syrie en -41, refuse de se rallier ("Labienus se jeta sur la Phénicie. Il échoua à prendre d’assaut les murs d’Apamée[-sur-l’Oronte], mais il obtint la reddition spontanée des garnisons locales. Celles-ci étaient composées de soldats qui avaient bataillé aux côtés de Cassius et Brutus. Marc-Antoine les avaient incorporés dans ses légions et, parce qu’ils connaissaient bien le pays, leur avait confié la garde de la Syrie. Anciens camarades, Labienus les amena facilement à lui", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.25). Mais Saxa est vaincu en bataille et s’enfuit. Labienus prend Antioche, il obtient la reddition par dépit d’Apamée-sur-l’Oronte, et il rattrape et tue finalement Saxa en Cilicie ("[Labienus] vainquit leur chef Saxa en bataille rangée grâce à ses nombreux et valeureux cavaliers, et le poursuivit la nuit tandis qu’il quittait son retranchement. Craignant que ses soldats embrassassent le parti de Labienus, qui les sollicitait par des billets lancés au moyen de flèches dans ce retranchement, Saxa en effet prit la fuite. Labienus captura ses soldats et en exécuta beaucoup. Saxa parvint à Antioche. Les gens d’Apamée[-sur-l’Oronte] le crurent mort et cessèrent de résister. Labienus s’empara de cette cité. Saxa quitta Antioche, dont les habitants se soumirent pareillement. Finalement il fut rattrapé en Cilicie et mis à mort", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.25). Labienus envahit ensuite l’Anatolie jusqu’à la province d’Asie sur la côte égéenne ("Labienus s’empara de la Cilicie puis, [Lucius Munatius] Plancus effrayé s’étant enfui vers les îles [en mer Egée], il s’attacha les cités de l’intérieur de l’Asie sauf Stratonicée [en Carie], presque toutes sans combat, seules Mylasa et Alabanda furent prises d’assaut. Les habitants de ces deux dernières cités avaient accepté une garnison, mais ils l’avaient massacrée lors d’une fête et s’étaient soulevés. Il supplicia les citoyens d’Alabanda après les avoir vaincus, et il rasa Mylasa que ses habitants avaient désertée. Stratonicée quant à elle supporta un long siège sans jamais céder", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.26).


Hérode arrive comme suppliant à Rome à la fin de l’été ou à l’automne -40, après la réconciliation entre Marc-Antoine et Octave ("Son premier soin [à Hérode] fut d’informer Marc-Antoine des événements de Judée provoqués par les Parthes : son frère Phasael capturé et condamné, Hyrcan II retenu prisonnier, Antigone installé sur le trône après leur avoir promis mille talents et cinq cents femmes de l’aristocratie juive, sa propre fuite de nuit avec ses femmes et les épreuves endurées, le danger encouru par ses parents et amis qu’il avait laissé assiégés pour s’embarquer en plein hiver et affronter tous les périls vers Marc-Antoine, son dernier espoir et son dernier secours", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.379-380). Les deux triumvirs l’invitent à s’exprimer devant le Sénat. Les sénateurs missionnent Marc-Antoine pour éliminer Antigone et pour chasser les Parthes. Marc-Antoine, en souvenir de l’aide apporté naguère à Gabinius puis à César par Antipatros le père d’Hérode, et des efforts accomplis en -41 par Hérode pour remettre les juifs dans le rang romain après leur soutien temporaire à Cassius, demande que les cinq provinces israélites soient réunifiées en une principauté sous autorité unique, et qu’Hérode soit reconnu roi de cette principauté. Le Sénat accepte ("Marc-Antoine eut pitié de l’infortune d’Hérode, en remarquant que “les plus hauts placés sont toujours les plus exposés à Tychè ["TÚch/le Sort, le Destin", heureux ou malheureux]”. A la fois à cause de l’ancienne hostpitalité d’Antipatros, de l’argent qu’Hérode lui promit s’il le reconnaissait roi comme naguère il l’avait reconnu tétrarque, et, surtout, de sa haine contre Antigone qu’il considérait comme un factieux et un ennemi des Romains, il soutint les revendications d’Hérode. [Octave] César de son côté, en souvenir de l’aide qu’Antipatros avait apporté à son père [Jules César] lors de sa campagne d’Egypte et de son hospitalité, de la bonne volonté témoignée par Hérode en toutes circonstances, et aussi pour plaire à Marc-Antoine qui le soutenait vivement, reçut favorablement les demandes d’Hérode et lui promit son aide. Le Sénat se réunit. Messala [Corvinus] puis [Lucius Sempronius] Atratinus présentèrent Hérode, rappelèrent tous les services rendus par son père et les bonnes dispositions que lui-même avait toujours montré à l’égard des Romains, en même temps ils accusèrent Antigone de traîtrise envers les Romains et de connivence avec les Parthes, qui lui avaient donné le pouvoir. Les sénateurs manifestèrent leur colère au récit de ces événements insultants pour Rome. Marc-Antoine intervint pour ajouter que toute entreprise contre les Parthes, pour être victorieuse, nécessitait qu’Hérode devint roi [allusion à l’oracle sibyllin prédisant que "la victoire contre les Parthes est possible seulement si les Romains sont conduits par un roi", que Cassius et Brutus ont utilisée en -44 pour accuser César d’aspirer à la royauté et pour légitimer leur complot, comme on l’a dit plus haut]. La motion fut approuvée et votée à l’unanimité", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.381-385). C’est ainsi que le royaume d’Israël, aboli en -57 par Gabinius suite à la défaite militaire et la déposition d’Aristobule II, renaît officiellement en -40 ("La séance du Sénat levée, Marc-Antoine et [Octave] César sortirent, Hérode au milieu d’eux, escortés par les consuls et les autres magistrats, pour aller offrir un sacrifice et déposer le décret au Capitole. Marc-Antoine fêta par un banquet ce premier jour du règne d’Hérode. C’est ainsi que celui-ci fut nommé roi, durant la cent quatre-vingt-quatrième olympiade [de l’été -44 à l’été -41 ; erreur de Flavius Josèphe : Hérode redevient roi durant la première année de l’olympiade suivante], sous le consulat de Cnaeus Domitius Calvinus, élu à ce poste pour la seconde fois, et de Caius Asinius Pollio [en -40]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV. 14.5).


Marc-Antoine ne peut pas se rendre immédiatement en orient, car en occident l’influence de Sextus Pompée se répand et cause des graves problèmes de ravitaillement à la métropole Rome. Marc-Antoine envoie Publius Ventidius Bassus, que nous avons déjà croisé, pour gérer les urgences en province d’Asie à sa place contre Labienus, durant l’hiver -40/-39 ("Marc-Antoine envoya Ventidius en Asie contre les Parthes, et contre Labienus fils de Labienus qui avait envahi la Syrie avec l’aide des Parthes et avait jeté le trouble jusqu’en Ionie. J’ai raconté les souffrances infligées par Labienus et par les Parthes dans mon [Syriakè et] Parthikè [sous-titre du livre XI perdu de l’Histoire romaine]", Appien, Histoire romaine XVII.67 ; "Dès que le traité eut été conclu entre [Octave] César et Marc-Antoine, ce dernier envoya Ventidius en avant en Asie pour stopper les Parthes", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 33). Dans un premier temps, Octave croit pouvoir résoudre la crise pacifiquement. En été -39, après des mois de tensions, entouré par Marc-Antoine et par Lépide (qui ne sert plus que d’élément du décor !), Octave signe avec son neveu par alliance Sextus Pompée l’accord dit "de Misène" ou "de Baies", en référence au lieu où il est conclu (dans la presqu’île du même nom, prolongeant la banlieue sud de Pouzzoles, à l’extrême ouest de la baie de Naples). Ce document (rapporté par Appien, Histoire romaine XVII.69-73, et par Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.36-38) amnistie les partisans des deux camps et reconnaît à Sextus Pompée l’hégémonie sur l’île de Sicile et ses alentours à condition qu’il assure les approvisionnements réguliers de Rome. Pour l’anecdote, parmi les partisans amnistiés de Sextus Pompée, on trouve Tiberius Claudius Nero, qui peut revenir vivre à Rome ("[Tiberius Claudius Nero] revint à Rome en compagnie de [Marc-Antoine], après la publication d’une amnistie générale", Suétone, Vies des douze Césars, Tibère 4). C’est un échec quasi instantané, car Rome souffre toujours des privations causées par la mafia de Sextus Pompée. Octave charge alors son copain Agrippa de régler définitivement le problème Sextus Pompée ("Parce qu’il accueillait les fugitifs, recherchait l’amitié de Marc-Antoine et ravageait une partie de l’Italie, [Octave] César désira se réconcilier avec Sextus [Pompée]. Mais ses tentatives échouèrent, et il donna ordre à Marcus Vipsanius Agrippa de lui faire la guerre", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.20). Parallèlement, il divorce d’avec Scribonia (la tante par alliance de Sextus Pompée, ce divorce équivaut à une déclaration de guerre ouverte contre Sextus Pompée), et il oblige Tiberius Claudius Nero à divorcer d’avec Livie pour se remarier avec celle-ci (on soupçonne que ce divorce est imposé à Tiberius Claudius Nero en échange de son absolution définitive et de son entrée dans le cercle étroit des intimes d’Octave). Le mariage entre Octave et Livie est célébré en janvier -38… tandis que Livie est enceinte du futur Drusus qui naîtra en avril -38, frère cadet de Tibère le futur Empereur, ce qui provoque beaucoup de railleries dans Rome ("Sous le consulat de Lucius Marcius [Censorinus] et de Caius [Calvisius] Sabinus [en -39], […] [Octave] se coupa la barbe pour la première fois. Il célébra une fête splendide et offrit un banquet public. Depuis ce jour, comme tous les citoyens ordinaires, son menton est toujours rasé. Il commençait à aimer Livie et, pour cette raison, il répudia Scribonia qui lui avait donné une fille", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.34 ; "[Tiberius Claudius Nero] céda à [Octave] Auguste sa femme Livie, qui était alors enceinte, et lui avait déjà donné un fils [Tibère, futur Empereur]", Suétone, Vies des douze Césars, Tibère 4 ; "Sous le consulat d’Appius Claudius [Pulcher] et de Caius Norbanus [Flaccus] [en -38] […], [Octave] César épousa Livie. Celle-ci était la fille de [Marcus] Livius Drusus [Claudianus] qui avait été inscrit sur la liste des proscrits [en -43] et s’était donné la mort après la défaite de Macédoine [à Philippes aux côtés de Brutus et Cassius en -42]. Elle était la femme de [Tiberius Claudius] Nero, qu’elle accompagnait dans ses errements, comme je l’ai dit. Elle était alors enceinte de six mois. Incertain, [Octave] César demanda aux pontifes s’il pouvait l’épouser malgré sa grossesse. Ils répondirent que le mariage devait être repoussé si le père était inconnu, mais que dans le cas contraire rien ne s’opposait à le célébrer immédiatement. J’ignore d’où ils tirèrent cette jurisprudence, peut-être l’inventèrent-ils à l’occasion. Le mari de Livie la dota lui-même comme un père. […] Entre autres propos qui circulèrent sur ce sujet, on dit que “dans les milieux privilégiés les grossesses durent seulement trois mois”, cette plaisanterie devint un proverbe", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.43-44).


Ventidius, chargé par Marc-Antoine de contenir les offensives de Labienus en hiver -40/-39, dépasse largement les attentes de son chef. Non seulement il empêche Labienus de subjuguer la province romaine d’Asie, mais il le chasse d’Anatolie, et le repousse jusqu’aux premiers monts du Taurus, à la frontière de la Cilicie ("[Publius Ventidius Bassus] atteignit Labienus à l’improviste et l’effraya par sa rapidité et ses légions, celui-ci étant alors séparé des Parthes et n’ayant à sa disposition que des soldats ramassés dane le pays. Il le chassa sans combat et le poursuivit à la tête de troupes légères vers la Syrie où il s’enfuyait. Il le rejoignit au pied du Taurus, et l’empêcha d’aller plus loin. Les deux adversaires installèrent leur camp en vis-à-vis. Ils demeurèrent tranquilles pendant plusieurs jours, Labienus attendant les Parthes, et Ventidius ses légions", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.39). Labienus reçoit des renforts de cavalerie parthes, que Ventidius vainc pareillement. Labienus se retrouve isolé avec ses troupes survivantes ("Les renforts arrivèrent en même temps de part et d’autre, le même jour. Redoutant la cavalerie des barbares, Ventidius resta sur la colline où il était campé. Confiants dans leur nombre et dans leurs succès initiaux, les Parthes se mirent en mouvement à l’aube vers la colline pour opérer leur jonction avec Labienus. Comme personne ne vint à leur rencontre, ils se rapprochèrent de la colline en empruntant des chemins escarpés. Les Romains saisirent l’occasion pour les chasser par le flanc. Beaucoup périrent immédiatement, la majorité furent écrasés par la chute de leurs camarades, les uns en les recevant sur leur dos, les autres pendant qu’ils montaient encore. Ceux qui s’échappèrent partirent non pas vers Labienus, mais vers leur camp du côté de la Cilicie. Ventidius les poursuivit, mais quand il vit Labienus il s’arrêta", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.40), qui ne lui inspirent pas confiance. Il s’enfuit seul de nuit vers la Cilicie, mais il y est reconnu et capturé par un ancien esclave affranchi de Jules César, qui le remet enchaîné à Ventidius ("[Labienus] se mit en ligne, comme pour engager le combat. Mais il sentit que ses soldats étaient découragés par la fuite des barbares, il n’osa pas engager la bataille et résolut de s’enfuir pendant la nuit. Ayant appris son projet par des transfuges, Ventidius lança une attaque et lui tua beaucoup d’hommes, les survivants changèrent de parti et furent intégrés dans ses rangs. Abandonné, par tous, Labienus s’échappa en se déguisant. Il demeura un temps caché en Cilicie, mais fut pris finalement par Démétrios, un affranchi du premier César que Marc-Antoine avait nommé administrateur à Chypre, qui le fit rechercher et le captura", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.40). A une date inconnue de l’année -39, aidé par l’un de ses capitaines nommé "Pompedius Silo" appartenant certainement à la famille du célèbre chef marse homonyme du temps de la guerre sociale, Ventidius franchit les Portes amaniques qui contrôlent l’accès à la Syrie par le nord (par où est passé Darius III en -333, croyant y surprendre Alexandre le Grand engagé sur le chemin côtier d’Issos, aujourd’hui le col d’Alma Dag en Turquie), mal contrôlées par les Parthes. La province de Syrie tout entière tombe facilement ensuite car les Parthes, ainsi attaqués à revers, décident de l’évacuer. La cité d’Arados refuse d’ouvrir ses portes à Ventidius ("Ventidius détacha Pompedius Silo avec un corps de cavalerie en avant vers les monts Aman, servant de frontière entre la Cilicie et la Syrie, franchissables par un col étroit qui jadis était barré par une muraille dont la porte a donné son nom à l’endroit. [Pompedius] Silo ne réussit pas à s’emparer de ce passage, qui était gardé par Pharnapatès [alias le général "Barzapharnès" chez Flavius Josèphe ?], lieutenant de Pacorus Ier. Il aurait même été tué si Ventidius, survenant par hasard pendant le combat, ne l’eût dégagé. Fondant sur les barbares, qui ne s’y attendaient pas et qui étaient inférieurs en nombre, ce dernier recouvra sans combat la Syrie, que les Parthes venaient d’évacuer, à l’exception d’Arados", Dion Cassius, Histoire romaine XVLIII.41) car elle a bien compris que, son refus d’accueillir les percepteurs de Marc-Antoine en hiver -41/-40 étant à l’origine de l’intervention des Parthes, Ventidius lieutenant de Marc-Antoine lui promet des terribles représailles ("Craignant d’être punis pour leurs actes par Marc-Antoine, les gens d’Arados refusèrent de se rendre à Ventidius, la cité subit un long siège et fut prise plus tard par un autre général après beaucoup de peines", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.41). Pendant ce temps, le juif Antigone assiège la famille d’Hérode réfugiée dans Massada ("Antigone assiégeait les fugitifs enfermés à Massada, qui étaient abondamment pourvus de tout, sauf d’eau. Joseph le frère d’Hérode projeta de fuir de nuit avec deux cents compagnons chez l’Arabe Malichos Ier, qui se rependait de sa conduite à l’encontre d’Hérode. Mais une pluie nocturne d’origine divine le retint, qui remplit les citernes d’eau et rendit la fuite inutile. Les assiégés au contraire, ayant désormais en abondance ce qui leur avait manqué et interprétant ce fait comme le signe du soutien de Yahvé, effectuèrent des sorties pour attaquer les ennemis ouvertement ou par surprise, et en tuèrent beaucoup", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.390-391), il est aidé par le roi arabe nabatéen Malichos Ier. Ventidius laisse une garnison assiéger Arados, et descend vers le sud en direction de Jérusalem ("Ensuite [Ventidius] s’empara aisément de la Palestine, dont il effraya le roi Antigone. Telles furent les opérations de Ventidius. Il imposa respectivement des lourds tributs à tous ceux qui s’étaient rangés derrière Pacorus Ier, dont Antigone, Antiochos Ier [de Commagène] et le Nabatéen Malichos Ier", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII). Antigone lui verse un pot-de-vin pour le dissuader de continuer plus loin. Ventidius accepte de faire demi-tour mais, pour que sa corruption ne soit pas trop visible, il laisse en Judée son capitaine Pompedius Silo, qu’Antigone corrompt à son tour ("Ventidius, le général romain envoyé de Syrie pour repousser les Parthes, vint en Judée, sous prétexte de porter secours à Joseph, en réalité pour rançonner Antigone. Il campa près de Jérusalem. Dès qu’il obtint d’Antigone une somme importante, il se retira avec le gros de son armée. Néanmoins, afin que sa corruption ne fût pas trop voyante, il laissa sur place [Pompedius] Silo avec un petit contingent. Antigone sut s’arranger aussi avec cet officier pour qu’il ne l’inquiétât pas, en attendant que les Parthes lui envoyassent une nouvelle aide", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.392-393). Nous sommes à la fin -39. Laissant Octave se débrouiller seul contre Sextus Pompée, Marc-Antoine quitte l’Italie pour la Grèce, accompagné de sa nouvelle épouse Octavie. Selon Plutarque, Marc-Antoine arrivé à Athènes apprend les exploits accomplis par son lieutenant Ventidius durant les derniers mois, la capture de Labienus, le repli des Parthes : la situation au Levant n’étant plus aussi urgente, il décide de rester à Athènes durant l’hiver -39/-38, où il retombe dans la luxure ("Laissant ses affaires personnelles aux mains de [Octave] César, [Marc-Antoine] quitta l’Italie et emmena avec lui jusqu’en Grèce sa femme Octavie, dont il avait une fille. Il se trouvait à Athènes, en plein hiver [-39/-38], quand il reçut la nouvelle des premiers succès de Ventidius, la défaite des Parthes en bataille, la mort de Labienus et de Phranipatès [alias "Pharnapatès" chez Dion Cassius et "Barzapharnès" chez Flavius Josèphe ?] le plus compétent général du roi Orodès II. Dans la joie que lui causa cette heureuse nouvelle, Marc-Antoine donna aux Grecs un grand festin, et présida en personne les compétitions gymniques : abandonnant toutes les marques de sa dignité, il descendit dans le gymnase en portant le manteau, les phaikasion et la verge des gymnasiarques, et il servit d’arbitre aux jeunes combattants", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 33). Selon Dion Cassius au contraire, Marc-Antoine retombe dans la luxure quand il arrive à Athènes fin -39 et c’est quand il apprend les exploits de Ventidius au début -38 que, jaloux, il décide de se rendre en urgence au Levant pour y terminer les derniers batailles et priver Ventidius de la victoire finale ("[Marc-Antoine] passa l’hiver [-39/-38] à Athènes avec Octavie de la même façon qu’il avait passé le précédent [-40/-39] à Alexandrie avec Cléopâtre VII, en se contentant de lire les rapports militaires, en abandonnant sa charge de commandant pour une vie ordinaire, portant un tétragone et des sandales attiques, sans recevoir personne. Il sortait de la même manière, sans insignes, accompagnés de deux amis et de deux préposés, pour aller écouter les débats entre professeurs, il prenait ses repas à la grecque, passait tout son temps libre avec des Grecs. Il participait plaisamment aux fêtes avec Octavie dont il était très amoureux, étant naturellement passionné pour les femmes. Mais à la fin de l’hiver il devint un autre homme : il changea de vêtements, et plus généralement d’apparence, on vit à sa porte nombre de licteurs, de chefs militaires, de gardes, toutes sortes d’hommes inspirant terreur et crainte, il reçut les ambassades qu’il avait ignorés auparavant, il équipa des navires et s’occupa de tous les autres préparatifs pour la campagne à venir", Appien, Histoire romaine XVII.76). Durant le même hiver -39/-38, méprisant les orgies de Marc-Antoine et Octavie à Athènes, Hérode débarque à Ptolémaïs/Acre puis se rend en Galilée, où il rassemble une petite armée de fidèles ("Revenu d’Italie, Hérode débarqua à Ptolémaïs. Il réunit un fort contingent de compatriotes et de mercenaires, qu’il conduisit à travers la Galilée contre Antigone. Il reçut l’aide de [Pompedius] Silo et de Ventidius, incités à agir dans ce sens par [Quintus] Dellius [l’opportuniste déjà mentionné, ancien lieutenant de Dolabella, puis de Cassius, et maintenant de Marc-Antoine] envoyé par Marc-Antoine. Ventidius était alors occupé à apaiser les troubles soulevés dans les cités par les Parthes, [Pompedius] Silo se trouvait en Judée, manipulé par l’argent d’Antigone", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.394-395). Il reprend le contrôle de Joppé/Jaffa, entre en contact avec la garnison romaine de Pompedius Silo laissée en Judée par Ventidius peu de temps auparavant puis, avec elle, va désenclaver Massada ("Au cours de sa marche, Hérode vit ses forces augmenter quotidiennement, presque toute la Galilée se déclara pour lui. Avant de prendre la direction de Massada pour y délivrer sa famille assiégée, il voulut s’emparer de la cité de Joppé qui lui était hostile, jugeant qu’il ne devait pas laisser sur les arrières de Jérusalem une forteresse aux mains de l’ennemi. [Pompedius] Silo utilisa ce prétexte pour le distancer, des juifs le poursuivirent, Hérode intervint avec une petite troupe, repoussa ces juifs et sauva [Pompedius] Silo dont la résistance faiblissait. Puis, après avoir pris Joppé, Hérode alla au secours de ses amis à Massada", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.395-397). Il chasse les soldats d’Antigone assiégeant le site, il libère ainsi sa famille qui y vivait recluse depuis l’été -40, et il poursuit Antigone jusqu’à Jérusalem. Depuis le haut des remparts de Jérusalem où il s’est barricadé, Antigone harrangue les Romains de Pompedius Silo, il les supplie de se désolidariser d’Hérode qui n’est pas d’origine royale asmonéenne (c’est vrai : Hérode est un fils d’Antipatros l’administrateur d’Hyrcan II, et son récent mariage avec Mariamné la nièce d’Antigone vise justement à estomper cette origine roturière), qui n’est même pas un juif (c’est vrai aussi en partie : Hérode est issu d’une famille arabe d’Edom/Idumée judaisée depuis peu), et il propose, si Rome ne l’accepte pas comme nouveau Grand Prêtre, de céder cette place à n’importe quel autre notable à condition qu’il soit authentiquement juif et appartienne à la classe sacerdotale ("Après avoir enfin délivré ses compagnons à Massada et pris la forteresse de Thressa, Hérode marcha vers Jérusalem. Ses troupes étaient grossies par celles de [Pompedius] Silo et par beaucoup de gens de la ville, vivement frappés par sa puissance. Il installa son camp sur la colline à l’ouest de la ville. Les gardes de ce côté lancèrent des flèches et des javelots sur ses soldats, certains effectuèrent des sorties coordonnées et attaquèrent ses avant-postes. Alors Hérode ordonna qu’on proclamât autour des remparts qu’il était venu pour le bien du peuple et pour le salut de la cité, sans intention de vengeance, même contre ses ennemis déclarés, décidé à oublier les torts commis contre lui par ses pires adversaires. En réponse, Antigone déclara à [Pompedius] Silo et aux troupes romaines qu’ils violaient leurs propres règles de justice en offrant le trône à Hérode qui était un simple particulier et un Iduméen à peine juif plutôt qu’à un membre de la famille royale, et que, s’ils étaient en colère contre Antigone et désiraient le destituer pour avoir pactisé avec les Parthes, ils devaient transmettre la couronne à n’importe quel autre membre de sa dynastie sacerdotale qu’ils estimaient irréprochable à l’égard de Rome, afin de respecter la Loi et ne pas priver injustement cette dernière de sa dignité", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.400-404). Pompedius Silo tente de se défiler en demandant la suspension du siège de Jérusalem, prétextant la dureté de l’hiver -39/-38 et la nécessité de disperser ses légionnaires dans la campagne judéenne pour qu’ils puissent s’y ravitailler. Mais Hérode ruine ce stratagème en apportant à Pompedius Silo tout l’approvisionnement dont ses légionnaires ont besoin, qui n’ont donc plus de raison de se retirer et d’interrompre le siège ("[Pompedius] Silo trahit alors sa corruption. Il poussa beaucoup de ses soldats à crier famine, à réclamer de l’argent pour acheter des vivres, à demander qu’on les laissât hiverner dans un lieu plus favorable car le pourtour de la ville avait été dévasté par les hommes d’Antigone et n’offrait plus aucun moyen de subsistance, il utilisa ce prétexte pour lever son camp. Hérode supplia les officiers et les soldats de [Pompedius] Silo de ne pas l’abandonner, il leur rappela qu’il était lui-même un envoyé de [Octave] César, de Marc-Antoine et du Sénat, il leur promit qu’ils ne manqueraient de rien et recevraient en abondance tout ce qu’ils désiraient. Il donna aussitôt des ordres de mobilisation dans le pays, et priva ainsi [Pompedius] Silo de prétexte à partir, car une grande quantité d’approvisionnements dépassant toutes les espérances furent envoyés par les gens de Samarie qui étaient ses amis, et furent stockés à Jéricho, du blé, du vin, de l’huile, du bétail, et tout le nécessaire à l’entretien des soldats", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.406-408). La situation à Jérusalem étant ainsi stabilisée, Hérode part vers le nord pour s’assurer la soumission de la Samarie. Il s’installe ensuite à Sepphoris en Galilée pour coordonner les attaques contre les derniers nids de résistance des "brigands/lhstîn" dans les grottes d’Arbèla (les grottes à l’est du lac de Galilée, près de l’actuelle Irbid en Jordanie : "[Hérode] envoya en Idumée son frère Joseph avec deux mille fantassins et quatre cents cavaliers, lui-même se rendit à Samarie pour y installer sa mère et ses parents libérés de Massada, puis il alla vers la Galilée pour y recouvrer des places occupées par les garnisons d’Antigone. Il arriva à Sepphoris enneigée, la garnison venait de quitter secrètement la cité en y laissant un ravitaillement abondant. Informé que des brigands vivaient dans les grottes des environs, près du bourg d’Arbèla, il leur envoya un détachement de cavalerie et trois compagnies de fantassins pour les empêcher de nuire. Vers le quarantième jour, il se présenta lui-même avec toute son armée. Les ennemis lancèrent une attaque audacieuse, les troupes d’Hérode flanchèrent sur sa gauche mais il intervint avec des renforts, rallia ses hommes qui s’enfuyaient, mit en déroute ses adversaires, qu’il chassa par divers chemins jusqu’au Jourdain. C’est ainsi qu’il soumit toute la Galilée, à l’exception des habitants des grottes", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.413-417).


Ventidius ne laisse pas à Marc-Antoine le temps d’arriver en Syrie. Début -38, il convoque la garnison de Pompedius Silo en prévision de l’offensive finale contre Pacorus Ier au printemps -38, laissant Hérode gérer seul la pacification de la Galilée et la lutte contre Antigone à Jérusalem ("Marc-Antoine séjournait à Athènes. Ventidius donna des ordres à [Pompedius] Silo depuis la Syrie : il lui demanda d’assister d’abord Hérode dans sa guerre, ensuite de convoquer les alliés pour celle des Romains contre les Parthes. Mais Hérode, occupé à chasser les brigands des grottes, renvoya [Pompedius] Silo vers Ventidius et continua seul la guerre contre ses adversaires", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.420-421). Hérode remporte des succès en Galilée ("Ces grottes étaient situées dans des parois très abruptes, leurs entrées étaient à mi-hauteur et très difficiles d’accès, entourées de roches escarpées. Les brigands y vivaient cachés avec tous leurs biens. Dans l’impossibilité de les atteindre depuis le bas ni depuis le haut à cause de l’escarpement, le roi fit construire des coffres, les suspendit avec des chaînes de fer, et les fit descendre du haut des parois à l’aide de machines. Les coffres étaient remplis de soldats armés de longs crocs, avec lesquels ils devaient harponner les brigands qui leur résisteraient et les précipiter dans l’abîme. L’opération était très dangereuse en raison de la hauteur, mais les soldats à l’intérieur disposaient de tout le nécessaire. On descendit les coffres, aucun des brigands n’osa réagir. Le coffre arrivé au niveau des grottes, les brigands ne bougèrent pas davantage, pris de peur. Irrité de leur lenteur à se manifester, un des soldats ceignit son épée, attrapa des deux mains la chaîne qui retenait le coffre et se laissa glisser jusqu’à l’entrée. Dès qu’il toucha terre, il repoussa vigoureusement ceux qui s’y trouvaient et utilisa son croc pour attraper et jeter dans le vide ceux qui résistaient, il avança dans les profondeurs de la grotte, égorgea la plupart de ceux qu’il y rencontra, et revint se reposer dans le coffre. En entendant les gémissements, les autres furent frappés de terreur et se crurent perdus, mais la nuit tomba et mit fin à l’épreuve. Avec la permission du roi, après discussion entre parlementaires, beaucoup acceptèrent la soumission et se rendirent. Le lendemain, les soldats d’Hérode attaquèrent de la même façon. Depuis leurs coffres, ils assaillirent leurs adversaires plus vigoureusement encore : ils forcèrent les entrées, provoquèrent des incendies, qui se propagèrent car les grottes renfermaient des grandes quantités de bois. Un vieillard, cerné à l’intérieur avec ses sept enfants et sa femme qui le suppliaient de les laisser se rendre, vint à une entrée et y égorgea ses fils à mesure qu’ils sortaient, jusqu’au dernier, puis sa femme, il jeta les cadavres dans l’abîme et s’y précipita lui-même, préférant la mort à la servitude. Avant de passer à l’acte, il se plaignit de la bassesse de sa condition au roi Hérode, qui lui tendit pourtant la main et lui promit la grâce en assistant à toute la scène. C’est ainsi que toutes les grottes de ces brigands furent prises", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.422-430), mais qui restent très fragiles : dès qu’il prend la route de Jérusalem dans l’espoir d’abattre Antigone, l’administrateur qu’il a laissé à Sepphoris est tué par les juifs locaux, et il est contraint de rebrousser chemin pour les mâter à nouveau ("Le roi laissa le stratège Ptolémée [personnage inconnu par ailleurs, peut-être le même Ptolémée qui a accueilli Hérode en fuite à Rhodes en été -40 selon le paragraphe 274 précité livre XIV des Antiquités juives de Flavius Josèphe ?] dans la région, et partit vers la Samarie avec six cents cavaliers et trois mille fantassins pour achever son différend avec Antigone. Mais Ptolémée échoua dans sa charge : ceux qui avaient déjà troublé la Galilée l’attaquèrent et le tuèrent, ils se replièrent dans des marais et d’autres endroits difficiles d’accès d’où ils pillèrent et dévastèrent la région. Hérode revint sur ses pas et les châtia : il tua certains révoltés, assiégea les autres réfugiés dans des places fortes, les prit, les mit à mort et détruisit les repaires. Après avoir mis ainsi un terme à la sédition, il frappa les cités d’une amende de cent talents", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.431-433) Au printemps -38, Ventidius s’avance vers Pacorus Ier, qu’il attire dans la plaine de Kyrrhos (cité fondée par Séleucos Ier, demeurée périphérique à l’ère hellénistique, jusqu’à l’arrivée des Romains qui l’ont transformée en cité frontalière entre la province romaine de Syrie et le royaume parthe, site archéologique à la frontière syrienne, sur la rive occidentale de la rivière Marsyas/Afrin, à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Kilis en Turquie, et à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest d’Azaz en Syrie : "Publius Ventidius apprit que Pacorus Ier rassemblait son armée pour envahir la Syrie. Il fut effrayé car les cités n’étaient pas encore affermies et ses propres troupes étaient dispersées dans leurs quartiers d’hiver. Pour pallier son indisposition et retarder Pacorus Ier, il employa le moyen suivant. Il connaissait un dynaste nommé “Hannaios” ["Canna‹on tina dun£sthn" ; la graphie et la signification de ce nom propre sont très incertaines : doit-on plutôt traduire "originaire d’une cité ou une région appelée “Channaia”" ? ou "originaire du pays de Canaan/Cana£n" ?] inclinant pour les Parthes : malgré son attitude complaisante, Ventidius lui accorda des honneurs comme à un ami très sûr, le sollicita sur des projets anodins mais en les présentant comme des secrets de première importance, puis, après l’avoir ainsi conditionné, il feignit de redouter que les barbares renonçassent à franchir l’Euphrate près de Zeugma comme lors de leurs précédentes invasions et préférassent emprunter une autre voie en aval. Cette crainte simulée fut répétée à Pacorus Ier, qui la crut. C’est ainsi que Ventidius abusa Pacorus Ier, qui passa par la voie de plaine en aval, plus longue que l’autre, en laissant à son adversaire le temps de réunir ses forces. Ce stratagème permit à Ventidius de remporter la victoire en Syrie kyrrhestique", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.19-20). S’ensuit une bataille qui tourne au désastre pour les Parthes, Pacorus Ier est tué ("Comme [Ventidius] n’empêcha pas les barbares de passer le fleuve et ne les attaqua pas aussitôt après leur traversée, ceux-ci jugèrent les Romains lâches et poltrons, et ils s’élancèrent vers leur camp situé sur une hauteur, espérant l’emporter rapidement. Mais leurs adversaires effectuèrent une brusque sortie et refoulèrent facilement leur cavalerie car le terrain était en pente. Malgré leur courage et leurs cuirasses, ils furent troublés par cette attaque imprévue, ils se bousculèrent les uns les autres, malmenés par les légions et surtout par les nombreux frondeurs qui les visaient de loin. Pacorus Ier tomba lors de cette retraite. Cela causa leur perte. Quand ils virent leur chef mort, certains voulurent défendre sa dépouille, ils furent tués à leur tour, et tout le reste plia : les uns tentèrent de repasser le pont et de retourner chez eux mais ils furent stoppés par les Romains et périrent, les autres s’enfuirent vers la Commagène auprès d’Antiochos Ier. Ventidius, simplement en brandissant la tête de Pacorus Ier, soumit les cités de haute Syrie qui attendaient l’issue de la bataille et regrettèrent la justice et la douceur de ce prince. Puis il marcha contre Antiochos Ier", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.20 ; "Ventidius battit une nouvelle fois en Kyrrhestique Pacorus Ier fils du roi des Parthes [Orodès II], qui était entré en Syrie à la tête d’une puissante armée. Pacorus Ier périt dans l’action, avec un grand nombre des siens. Cet exploit, un des plus célèbres rapporté par les historiens, fut pour les Romains une brillante vengeance du revers infligé à Crassus par les Parthes, et obligea ces derniers, vaincus dans trois batailles consécutives, à se renfermer en Médie et en Mésopotamie", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 34 ; "Sous les ordres du même Pacorus Ier [vaincu par Cassius en -52], après Cassius, [les Parthes] furent battu par Ventidius en l’absence de son chef [Marc-Antoine], puis tentèrent une revanche. Ventidius simula la peur, il resta dans ses retranchements et endura leurs insultes pendant un temps. Puis, profitant de leur relâchement et de leur joie, il lança contre eux une partie de ses légions. Le choc les ébranla et les dispersa. Pacorus Ier, croyant que toutes les légions romaines étaient occupées à chasser les fuyards et que le camp de Ventidius était sans défense, se jeta dessus. Alors Ventidius mit en mouvement les légions restantes, qui taillèrent en pièce les Parthes et Pacorus Ier lui-même. Jamais, dans aucune bataille, les Parthes ne subirent un plus cruel désastre", Justin, Histoire XLII.4). Pour l’anecdote, le roi parthe Orodès II, qui avait associé son fils Pacorus Ier à son gouvernement, ne se consolera jamais de sa mort : il entame une longue dépression qui virera à la folie. Son fils cadet Phraatès IV l’assassinera et prendra sa couronne fin -38 ("Le roi Orodès II, fatigué par l’âge et la douleur d’avoir perdu Pacorus Ier, abandonna son autorité à son fils aîné Phraatès IV. Maître du pouvoir, ce dernier se révéla le plus impie des hommes : il mit à mort par ruse ses frères nés de la fille d’Antiochos [Ier de Commagène] qui lui étaient supérieurs en mérite et en noblesse du côté maternel, il tua aussi de sa propre main Orodès II qui ne supportait pas ces meurtres, ensuite il fit périr des nobles et beaucoup d’autres personnes. Cela incita un grand nombre de notables à l’abandonner pour d’autres dignitaires, certains comme Monaisès [transfuge des Parthes, dont on parlera juste après] se rangèrent derrière Marc-Antoine. Cet événement eut lieu sous le consulat de [Marcus Vipsanius] Agrippa et [Lucius Caninius] Gallus [en -37]", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.23 ; "La nouvelle [de la victoire de Ventidius] parvint au pays [des Parthes]. Orodès II, qui s’enorgueillissait du ravage de la Syrie et de l’invasion de l’Asie par ses troupes, et du triomphe de Pacorus Ier sur les Romains, apprit brusquement la mort de son fils et le massacre de son armée. Il tomba de la consternation dans la démence. Il passa plusieurs jours sans parler à quiconque, sans se nourrir, sans prononcer un seul mot, comme s’il fût devenu muet. Plus tard, sa douleur s’étant apaisée, on entendit à nouveau le son de sa voix : il ne prononçait que le nom “Pacorus”, croyant le voir, l’écouter, lui parler, l’avoir près de lui, puis, revenant à la raison et constatant qu’il n’était plus, il recommençait à le pleurer. A ce long deuil succédèrent d’autres tourments pour ce malheureux vieillard. Parmi ses trente fils, il ne parvenait pas à choisir le remplaçant de Pacorus Ier comme héritier du trône, leurs mères respectives l’épuisaient par leurs intrigues pour favoriser leur propre progéniture. Le destin des Parthes, dont le trône est presque toujours occupé par des parricides, remit la royauté à Phraatès IV, le plus scélérat de tous ses fils : à peine nommé roi, comme si son père eût trop tardé à mourir, il le tua, il fit égorger aussi tous ses frères, il n’épargna même pas ses propres enfants", Justin, Histoire XLII.4-5). Cette victoire apporte beaucoup de gloire à Ventidius, et la reconnaissance de ses légionnaires qui le voient comme un nouveau Pompée ou un nouveau Jules César ayant lavé l’humiliation de la défaite de Crassus à Harran/Carrhes en -53. Mais Ventidius a l’intelligence de ne pas continuer sa marche plus loin vers la Mésopotamie et de ne pas parader, pour ne pas augmenter la jalousie déjà grande de Marc-Antoine, qui arrive enfin en Syrie, après la bataille. Ventidius remet aussitôt à son chef son commandement et les drapeaux pris à l’ennemi parthe à Kyrrhos en lui suggérant, pour partager les honneurs militaires, d’entamer le siège de la cité de Samosate où s’est retranché Antiochos Ier de Commagène, qui s’est compromis avec les Parthes ("Ventidius n’osa pas poursuivre [les Parthes] plus loin, de peur d’exciter la jalousie de Marc-Antoine. Il se borna à remettre dans le rang les peuples qui s’étaient révoltés, puis il alla assiéger la cité de Samosate où s’était réfugié Antiochos Ier de Commagène. Celui-ci lui proposa mille talents pour le détourner de son entreprise, et il promit d’obéir ponctuellement aux ordres de Marc-Antoine. Ventidius lui répondit transmettre ces offres à Marc-Antoine en personne, qui marchait effectivement vers Samosate pour empêcher Ventidius de conclure la paix avec Antiochos Ier, afin qu’elle fût signée sous son nom et que tous les succès ne fussent pas attribués à son lieutenant", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 34 ; "Marc-Antoine survint tout à coup. Non seulement il ne lui témoigna aucune satisfaction [à Ventidius], mais encore il se montra jaloux, parce que Ventidius avait pris des initiatives et s’était comporté bravement. Il lui retira son commandement et ne l’employa plus sur le moment ni plus tard, bien que Ventidius par ce double succès lui eût valu des supplications et les honneurs du triomphe", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.21). Marc-Antoine renvoie à Hérode une petite troupe commandée par un capitaine nommé "Machairas". Espérant obtenir un pot-de-vin d’Antigone, ce Machairas marche droit vers Jérusalem en ignorant Hérode en difficulté à Sepphoris. C’est un mauvais calcul. Quand Machairas arrive devant Jérusalem en effet, non seulement Antigone ne lui donne aucun pot-de-vin, mais encore il lui jette des gadins. Plein d’amertume, Machairas se venge en se repliant vers Emmaüs en massacrant indifféremment tous les juifs qu’il croise. Hérode vient au-devant de lui en Samarie pour lui signifier : "Tu es fou ? Tu es ici pour m’aider, non pas pour massacrer mon peuple ni pour t’emplir les poches. Alors tu te calmes, sinon j’écris à ton supérieur Marc-Antoine qu’avec des alliés comme toi je n’ai plus besoin d’ennemis, et que des trous-du-cul dans ton genre ne me sont pas utiles pour régler seul le différend qui m’oppose à Antigone". Le capitaine Machairas obtempère aussitôt ("Pacorus Ier avant succombé dans une bataille et les Parthes ayant été défaits, Ventidius envoya à Hérode, sur les instances de Marc-Antoine, Machairas avec deux légions et mille cavaliers comme renforts. Machairas fut contacté et attiré par l’or d’Antigone et, malgré les protestations d’Hérode, partit [vers Jérusalem] sous prétexte d’examiner la position d’Antigone. Mais ce dernier, qui se méfiait, jeta le masque : redoutant son arrivée, il le repoussa à coups de fronde. Machairas comprit alors que le conseil d’Hérode était le meilleur et qu’il avait eu tort de ne pas l’écouter. Il se retira vers la cité d’Emmaüs en massacrant en chemin tous les juifs amis ou ennemis qu’il croisa, très irrité de sa mésaventure. Le roi à Samarie en conçut une vive colère, il résolut d’aller voir Marc-Antoine sur ce sujet, estimant “ne pas avoir besoin d’alliés de ce genre qui lui faisaient plus de mal que ses adversaires” et pouvoir régler seul le différend avec Antigone. Machairas le rejoignit pour le supplier de rester, ou du moins, s’il voulait vraiment partir, de lui laisser son frère Joseph pour aider l’armée romaine à contenir Antigone. Hérode, gagné par ces prières insistantes de Machairas, lui pardonna et lui laissa Joseph avec un contingent, en lui demandant de ne rien risquer et de s’accorder intelligemment avec Machairas", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.434-438). Hérode confie Machairas à son frère cadet Joseph afin qu’ils réactivent ensemble le siège de Jérusalem, pendant que lui-même part vers Samosate pour apporter son soutien à Marc-Antoine contre Antiochos Ier de Commagène. En chemin, il est assailli par des Parthes embusqués, qu’il vainc ("[Hérode] marcha rapidement avec un renfort de cavaliers et de fantassins vers Marc-Antoine, qui assiégeait la place forte de Samosate sur l’Euphrate. Arrivé à Antioche, il trouva beaucoup de gens regroupés désireux d’aller rejoindre Marc-Antoine, mais craignant de partir parce que les barbares attaquaient et tuaient les voyageurs. Il les rassura et se mit à leur tête pour le voyage. A l’avant-dernière étape, avant Samosate, les barbares étaient embusqués pour assaillir ceux qui se rendaient quotidiennement auprès de Marc-Antoine. Un gros détachement de cavaliers parthes se tenait caché dans les épais taillis qui contrôlaient l’accès à la plaine, avec ordre de ne pas bouger jusqu’à temps que la colonne fût engagée dans le terrain praticable pour les chevaux. Dès que la tête de la colonne passa, les cinq cents cavaliers embusqués tombèrent sur elle à l’improviste et la disloqua. Mais le roi Hérode, qui veillait en queue, se précipita, repoussa les assaillants par sa seule impétuosité, releva le courage et la volonté de ses amis. Les fuyards firent demi-tour et engagèrent le combat. Les barbares furent tués de tous côtés, massacrés avec acharnement par le roi qui, après avoir rassemblé la colonne, bagages et esclaves inclus, poursuivit sa marche", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.439-443). Hérode arrive à Samosate. Le siège dure un temps, avant qu’Antiochos Ier de Commagène capitule après négociations. Marc-Antoine, qui n’a pas réalisé grand-chose depuis son arrivée, décide de quitter les lieux au plus vite. Il nomme Caius Sosius comme nouveau gouverneur de Syrie à l’été ou à l’automne -38, et il repart vers l’Italie pour seconder Octave contre Sextus Pompée selon Dion Cassius ("Marc-Antoine attaqua aussitôt Antiochos Ier [de Commagène] et l’assiégea dans Samosate où il s’était réfugié. Parce qu’il n’obtenait pas de résultat, parce que le temps passait inutilement, parce qu’il soupçonnait ses propres soldats de garder rancune du déshonneur infligé à Ventidius, il parlementa secrètement avec lui et conclut un traité fictif afin de se retirer honorablement. Ainsi il ne reçut aucun otage à l’exception de deux personnages sans importance, ni l’argent qu’il demandait, et pour satisfaire Antiochos Ier il dut exécuter un nommé “Alexandre” qui précédemment avait trahi Antiochos Ier pour les Romains. Après cela, il partit pour l’Italie, en laissant à Caius Sosius le gouvernement de la Syrie et de la Cilicie", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.22), ou vers la Grèce pour y retrouver son épouse Octavie selon Plutarque ("Mais le siège [de Samosate] traîna en longueur, les assiégés acculés au désespoir opposèrent une défense vigoureuse aux assiégeants, Marc-Antoine ne parvint à aucun résultat. Plein de honte et de repentir, il se satisfit de conclure avec Antiochos Ier une paix négociée contre trois cents talents. Ensuite il termina en Syrie quelques affaires mineures, puis il retourna à Athènes, où il rendit à Ventidius tous les honneurs dus à ses exploits avant de le renvoyer à Rome pour le triomphe", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 34), ou vers l’Egypte pour y retrouver sa maîtresse Cléopâtre VII selon Flavius Josèphe ("Quand Hérode arriva près de Samosate, Marc-Antoine envoya à sa rencontre un détachement bien équipé, autant pour lui rendre honneur que pour l’escorter car il avait appris l’attaque des barbares. Il manifesta son plaisir de le voir, le félicita en apprenant les péripéties de son voyage et admira sa valeur. Il le serra dans ses bras et lui témoigna tous les honneurs, comme d’ordinaire à un homme récemment proclamé roi. Peu après, Antiochos Ier [de Commagène] se rendit et la guerre fut ainsi terminée. Marc-Antoine laissa sur place Sosius, qu’il invita à assister Hérode, puis il partit pour l’Egypte", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.445-447). Ainsi s’achève le premier engagement (très relatif) de Marc-Antoine contre les Parthes.


Fin -38, le nouveau gouverneur Sosius confie deux légions à Hérode pour achever la guerre contre Antigone ("Sosius dépêcha en avant, pour la Judée, deux légions de renfort à Hérode, et lui-même suivit avec le gros de l’armée", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.447), pendant que lui-même part assiéger la cité d’Arados, qui se rendra par dépit, après une longue résistance, à une date indéterminée durant l’hiver -38/-37 ("[Caius Sosius] réduisit les gens d’Arados jusqu’alors assiégés et décimés par la famine et les maladies", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.22). Pendant qu’Hérode était aux côtés de Marc-Antoine et de Ventidius devant Samosate, à l’été ou à l’automne -38, des événements se sont produits dans le sud Levant. N’écoutant pas les conseils de prudence de son frère aîné Hérode, Joseph s’est aventuré avec les légionnaires de Machairas dans la région de Jéricho. Il y a été attaqué par des juifs partisans d’Antigone, qui l’ont tué ("Joseph mourut en Judée dans les circonstances suivantes. Négligeant les recommandations adressées par son frère avant de partir rejoindre Marc-Antoine, il alla vers Jéricho pour y camper accompagné de cinq cohortes de Machairas, avec l’intention de couper les moissons des habitants. L’armée romaine était composée de recrues sans expérience militaire, la plupart des soldats ayant été levés en Syrie. Dès la première attaque ennemie, Joseph fut cerné dans une position difficile, il mourut courageusement les armes à la main et perdit toute son armée, l’équivalent de six cohortes furent détruites. Antigone s’empara des cadavres et coupa la tête de Joseph, que son frère Phéroras voulut racheter pour cinquante talents. A la suite de cet échec, les Galiléens se soulevèrent contre les notables et jetèrent dans le lac les partisans d’Hérode", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.448-450). Hérode apprend cette nouvelle tandis qu’il se trouve à Daphné près d’Antioche. Il se précipite vers le sud Levant, passe par la Galilée qu’il remet dans le rang, chasse les rebelles survivants qui fuient vers Jéricho ("Des messagers portèrent au roi [Hérode] à Daphné près d’Antioche la nouvelle de ces événements, ils l’informèrent de la mort de son frère [Joseph] […]. [Hérode] hâta sa marche, arriva au pied du mont Liban, intégra huit cents habitants locaux à la légion romaine qu’il dirigeait, et parvint à Ptolémaïs. De là, il reprit la route de nuit et traversa la Galilée. Les ennemis vinrent à sa rencontre, furent battus et bloqués dans la forteresse d’où ils étaient partis la veille. Il voulut les attaquer le matin suivant, mais une violente tempête éclata, qui l’empêcha d’agir. Il conduisit son armée dans les villages voisins. Une seconde légion envoyée par Marc-Antoine le rejoignit alors. Les défenseurs de la forteresse, effrayés, l’abandonnèrent pendant la nuit. Le roi les poursuivit rapidement vers Jéricho, dans l’intention de venger la mort de son frère", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.451-454), sans parvenir à les capturer ("Six mille ennemis descendirent des sommets pour attaquer, au grand effroi des Romains. Des troupes armées légèrement assaillirent de traits et de pierres les soldats à l’avant qui entouraient le roi, lui-même fut blessé au flanc par un javelot", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.456). Depuis Jérusalem, Antigone envoie des renforts, mais ceux-ci sont stoppés par Machairas près d’Isana en Samarie (aujourd’hui Ein Sinia dans la banlieue nord de Ramallah en Palestine, cette localisation est confirmée par le paragraphe 284 livre VIII des Antiquités juives de Flavius Josèphe, qui désigne "Isana" en grec à proximité de Béthel, aujourd’hui le site archéologique de Beitin dans la banlieue nord-est de Ramallah en Palestine , et par le verset 19 livre 13 du Second livre des chroniques, qui nomme "Yechana" en hébreu juste après Béthel/Beitin : "Antigone envoya contre Samarie un stratège nommé “Pappos” avec une petite troupe, pour tromper l’ennemi sur l’état de ses forces. Machairas prit position entre ce stratège et Hérode qui, après avoir pris et incendié cinq cités et exécuté environ deux mille prisonniers, revint vers Pappos campé près du bourg appelé “Isana”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.457-458), et massacrés par Hérode ("Les ennemis tentèrent une audacieuse sortie contre [Hérode]. Il tomba sur eux, les défit et, désireux de venger son frère, poursuivit les fuyards jusque dans le bourg [d’Isana] en les massacrant. Les maisons étaient pleines de combattants, certains étaient réfugiés sur les toits. Il captura ceux-ci, puis il fit retirer les toitures, on aperçut alors ceux-là tassés dans les intérieurs. Ces malheureux furent lapidés du haut des murs et écrasés en masse. Les cadavres innombrables qui s’entassèrent les uns sur les autres dans les bâtiments furent le plus terrible spectacle de cette guerre. Ce massacre ébranla fortement l’assurance des ennemis et les inquiéta sur l’avenir : venus en bandes nombreuses autour du bourg, on les vit de loin prendre la fuite, et si elle n’avait pas été retenue par une violente tempête l’armée du roi enhardie par sa victoire serait parvenue à Jérusalem et tout aurait été terminé", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.458-461). Au printemps -37, Hérode assiège à nouveau Jérusalem. Pendant les travaux de terrassement, il s’accorde une pause pour célébrer en grandes pompes son mariage avec Mariamné à Samarie ("La mauvaise saison [l’hiver -38/-37] finie, Hérode se remit en mouvement, il vint devant la ville Jérusalem et installa son camp. Trois ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait été proclamé roi à Rome [en -40]. Il leva le camp pour se rapprocher du côté le plus favorable à une attaque, devant le Temple, résolu à l’assaut comme naguère Pompée. Il fit élever trois terrassements et des tours par des nombreux soldats, en coupant le bois des forêts alentours. Puis, ayant confié ces travaux à des chefs et ayant bien installé ses troupes, il se rendit personnellement à Samarie pour y épouser [Mariamné] la fille d’Alexandre fils d’Aristobule II, à laquelle il était fiancé comme je l’ai dit plus haut", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.465-467). Le gouverneur romain Sosius arrive pour renforcer le siège de Jérusalem, qui est désormais entourée par onze légions ("Après son mariage, [Hérode] vit arriver par l’intérieur de la Phénicie Sosius avec le gros de son armée. Le général lui-même commandait, à la tête d’un grand nombre de cavaliers de de fantassins. Le roi revint de Samarie avec un gros renfort de trente mille hommes, qui s’ajoutèrent à ses forces déjà existantes. Toutes ces troupes se réunirent devant Jérusalem, elles campèrent au pied du mur nord de la ville. On comptait onze légions de fantassins, six mille cavaliers, sans compter des auxiliaires venus de Syrie", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.468-469). La ville basse est investie en été -37 ("Les trois terrassements, auxquels de nombreux soldats travaillaient sans relâche, s’élevèrent sans encombre, ni la chaleur de l’été [-37] ni les travailleurs ne retardèrent leur achèvement. On y installa des machines, on ébranla les murs avec les moyens adaptés. Les assiégés ne se laissèrent pas effrayer, ils ripostèrent à toutes les tentatives des assiégeants : ils effectuèrent des sorties pour brûler les ouvrages à moitié terminés ou même achevés, témoignant d’autant d’audace que les Romains en dépit de leur carence en science militaire, contre les machines ils construisirent des nouveaux murs chaque fois que les machines en détruisirent un, ils se glissèrent sous terre pour aller combattre les mineurs ennemis. Par une lutte désespérée plutôt que méthodique, ils résistèrent ainsi jusqu’au bout, pressés par une armée considérable, souffrant de famine et dépouillés de tout le nécessaire car on était en année sabbatique. Finalement, la muraille fut escaladée par vingt hommes choisis, puis par les centurions de Sosius. Le premier mur fut pris en quarante jours, le second en quinze. Plusieurs portiques qui entouraient le Temple furent incendiés, et Hérode, pour attirer la haine des juifs sur Antigone, l’accusa faussement d’y avoir mis le feu", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.473-476). Un assaut général sur la ville haute et le Temple est lancé peu après ("Quand les abords du Temple et la ville basse furent aux mains de l’ennemi, les juifs se réfugièrent dans l’intérieur du Temple et dans la ville haute. Craignant d’être empêchés par les Romains d’offrir les sacrifices quotidiens à Yahvé, ils leur demandèrent par des envoyés l’autorisation d’y introduire seulement les victimes. Hérode, croyant qu’ils étaient sur le point de se rendre, accéda à leur demande. Mais quand il vit que leur soumission tardait et que les assiégés continuaient à résister vigoureusement pour défendre la royauté d’Antigone, il attaqua la ville et la prit de force. Le carnage fut général, car les Romains étaient irrités des lenteurs du siège, et les soldats juifs d’Hérode ne voulaient laisser vivant aucun de leurs adversaires. On égorgea les malheureux entassés dans d’étroites ruelles, dans les maisons ou réfugiés dans le Temple, on n’eut aucune pitié pour les enfants et les vieillards, on ne ménagea pas la faiblesse des femmes", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.477-480 ; "[Sosius] vainquit en bataille Antigone qui avait massacré les garnisons romaines installées sur son territoire, et emporta d’assaut Jérusalem où celui-ci s’était réfugié. Ainsi le peuple juif, cruel quand il est en colère, souffrit encore plus de la colère des Romains. Ceux qui défendaient le Temple de leur Dieu furent capturés les premiers, les autres furent pris plus tard lors du jour dédié à Kronos [alias Saturne chez les Romains, auquel est consacré le samedi, jour de sabbat chez les juifs]. Leur ferveur religieuse était telle que les premiers, capturés dans le Temple par Sosius, lui demandèrent la faveur d’y rentrer le jour de Kronos simplement pour accomplir les rituels de leur Loi avec le reste de leurs concitoyens", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.22). Antigone est capturé par Sosius ("Oubliant sa fortune passé et tout espoir sur sa situation présente, Antigone descendit de la tour Baris [hellénisation de la "Biryah" en hébreu, probablement issu du perse "baru" signifiant "fort", dont la plus ancienne occurrence remonte au livre de Néhémie, chapitre 2 verset 8 et chapitre 7 verset 2 ; la "Baris/Baryah" est la forteresse jouxtant le Temple de Jérusalem, elle est rebaptisée "Akra" par les Grecs à l’époque hellénistique, elle sera agrandie et encore rebaptisée "Antonia" en l’honneur de Marc-Antoine par Hérode, juste après l’accession de celui-ci au trône d’Israël en -37] et vint se jeter aux pieds de Sosius. Celui-ci n’eut aucune pitié pour l’infortune où il était tombé, il l’insulta sans retenue, il l’appela “Antigona” mais au lieu de le renvoyer libre comme une femme il l’enchaîna et l’emprisonna", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.481). L’Arabe édomite/iduméen Hérode, n’ayant plus d’adversaire, prend ses fonctions de roi d’Israël, comme promis par Octave et Marc-Antoine à Rome devant le Sénat trois ans plus tôt. Flavius Josèphe date ces faits en automne -37 ("Cette catastrophe s’abattit sur Jérusalem sous le consulat de Marcus [Vipsanius] Agrippa et [Lucius] Caninius Gallus [en -37], en la cent quatre-vingt-cinquième olympiade [entre juillet -40 et juin -37 ; légère erreur de Flavius Josèphe : puisque la prise de Jérusalem a lieu en automne -37, la cent quatre-vingt-sixième olympiade est déjà commencée], après trois mois, le jour du jeûne [soit le jour du Yom Kippour, en automne], comme un anniversaire du malheur ayant frappé les juifs sous Pompée [en -63] car la ville fut reprise [par Sosius et Hérode] le même jour vingt-sept ans plus tard [en -37]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.487-488). Hérode paie les légionnaires qui l’ont aidé, pour les empêcher de piller Jérusalem (car un pillage de Jérusalem par les Romains débuterait mal son règne : "Ses ennemis étant vaincus, Hérode s’évertua à faire respecter le Temple par ses alliés étrangers, qui se précipitèrent en foule pour le voir et admirer les objets sacrés qu’il renfermait. Par ses prières, par ses menaces, ou même par la force, le roi parvint à les contenir, jugeant que s’ils voyaient ce qui leur était interdit sa victoire serait plus regrettable qu’une défaite. Il empêcha le pillage de la ville par des réclamations énergiques auprès de Sosius, demandant si les Romains “voulaient l’introniser roi d’un désert après avoir vidé la ville d’hommes et d’argent”, déclarant que “même l’empire du monde ne compenserait jamais la disparition de tant de citoyens”. Sosius lui répondit que le pillage était pour les soldats un juste dédommagement des fatigues du siège. Alors Hérode se déclara disposé à les indemniser tous sur ses propres biens. Il racheta ce qui restait de la ville et tint sa promesse : les soldats furent récompensés brillamment, les officiers à proportion, Sosius lui-même reçut un cadeau vraiment royal, ainsi tous purent partir comblés de richesses", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.482-486). Il réorganise le Sanhédrin de Judée siégeant dans Jérusalem, qui redevient la principale assemblée d’Israël maintenant que les cinq provinces israélites sont réunifiées et que les quatre autres conseils (de Jéricho en Samarie, d’Amathonte en Galaad méridional, de Gadara en Galaad septentrional, et de Sepphoris en Galilée) sont réduits à des rôles subalternes (vers -30, il en tuera les membres gênants, et le vieux Hyrcan II lui-même : "Sa prédiction [du pharisien Shemaya/Saméas] se réalisa. Car après s’être emparé de la royauté, Hérode fit mettre à mort tous les membres du Sanhédrin, et Hyrcan II lui-même. Il épargna cependant Saméas, qu’il estimait pour son honnêteté, et pour avoir conseillé aux habitants [de Jérusalem] d’ouvrir leurs portes lors du siège de la cité par Hérode et Sosius, assurant que par leurs décisions ils avaient rendu inéluctable leur propre perte. Je raconterai cet événement plus tard", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.175-176 ; "Quand Hérode eut soumis à son pouvoir la Judée entière, il récompensa les citoyens ordinaires qui s’étaient déclarés pour lui à l’époque où il n’était encore qu’un simple particulier, et il châtia et se vengea sans relâche de ceux qui avaient pris le parti de ses adversaires. Le pharisien Pollion et son élève Saméas furent favorisés car pendant le siège de Jérusalem ils avaient conseillé à leurs concitoyens d’ouvrir les portes à Hérode, ils reçurent de celui-ci le retour de leurs bons offices. Ce Pollion, quand peu de temps auparavant Hérode était passé en jugement sous une grave accusation, avait reproché leur lâcheté à Hyrcan II et aux juges, et prédit qu’en acquittant Hérode ils s’attireraient sa vengeance. Cette prédiction divine se réalisa. Devenu maître de Jérusalem, Hérode y amassa toutes les richesses du royaume, il spolia les riches pour réunir des butins d’or et d’argent qu’il distribua à Marc-Antoine et à son entourage. Il fit mettre à mort les quarante-cinq principaux partisans d’Antigone, il plaça des gardes aux portes de la ville pour que rien ne fût emporté avec les morts, les cadavres furent fouillés et tout l’or, l’argent, les objets précieux qu’on trouva sur eux furent apportés au roi", Flavius Josèphe, Antiquités juives XV.2-6 ; ces deux personnages appelés en grec "Saméas" et "Pollion" par Flavius Josèphe, sont évoqués incidemment sous leurs noms originels hébraïques "Shemaya" et "Abtalion" par le célèbre Hillel au paragraphe 66a du traité Pessahim de l’ordre Moëd du Talmud de Jérusalem). Sosius envoie Antigone captif à Marc-Antoine, qui est alors revenu en Egypte. Hérode obtient de Marc-Antoine qu’Antigone soit exécuté. Ainsi est définitivement renversée la dynastie asmonéenne ("Après avoir consacré à Yahvé une couronne d’or, Sosius partit de Jérusalem, il livra Antigone prisonnier à Marc-Antoine. Hérode craignit qu’Antigone, étant emmené captif à Rome par Marc-Antoine, pût plaider sa cause devant le Sénat en rappelant son ascendance royale tandis qu’Hérode n’était qu’un simple particulier, et pût obtenir que le trône revint à ses enfants par droit dynastique même si lui-même avait fauté contre les Romains. Redoutant cela, il corrompit financièrement Marc-Antoine pour le pousser à tuer Antigone. Il fut alors délivré de son souci. Ainsi finit la dynastie asmnonéenne, qui dura cent vingt-six ans [de -162 à -37]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV 16.4 ; "Marc-Antoine confia le gouvernement de ce pays à un nommé “Hérode”. Il attacha Antigone à un poteau et le fit battre de verges, traitement qui n’avait encore jamais été infligé à un roi par les Romains, puis il le fit mettre à mort. Ces événements eurent lieu sous [Appius] Claudius [Pulcher] et de [Caius] Norbanus [Flaccus] [erreur de Dion Cassius : ces deux Romains sont consuls en -38, l’exécution d’Antigone a lieu au plus tôt après sa capture à Jérusalem en -37, sous le consulat de Marcus Vipsanius Agrippa et Lucius Caninius Gallus]", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.22-23 ; "[Marc-Antoine] dépouilla aussi plusieurs rois de leurs territoires, dont le juif Antigone qu’il fit décapiter publiquement, peine qui n’avait jusqu’alors été appliquée à aucun roi", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 36).


Au printemps -37, en difficulté face à Sextus Pompée, Octave demande de l’aide à ses deux pairs triumvirs Lépide et Marc-Antoine. Lépide reste inerte. Marc-Antoine arrive devant Brindisi à la tête d’une grande flotte. S’ensuit une mésentente dont nous parvenons difficilement à démêler les fils, qui de toute façon n’est pas très importante pour notre étude. Marc-Antoine aimerait céder cette grande flotte qui ne lui servira à rien contre les Parthes, en échange de fantassins prélevés sur les légions d’Octave. Mais Octave de son côté a également besoin de ces fantassins, qu’il opposera à Sextus Pompée dès qu’il aura réussi à débarquer sur l’île de Sicile, et par ailleurs il ne veut pas paraître trop dépendant de Marc-Antoine, dont il jalouse secrètement les succès en orient (ou plutôt les succès de son lieutenant Ventidius !). Octave envoie donc un message à Marc-Antoine : "Je te remercie d’avoir répondu à mon appel, mais finalement j’ai lancé la construction de ma propre flotte donc je n’ai plus besoin de toi, tu peux retourner à Antioche". Marc-Antoine juge mal l’attitude d’Octave : "Quel petit morveux, cet Octave ! Il me convoque, je viens à son secours, et il me repousse comme un domestique : pour qui se prend-il ?". Après diverses péripéties qui ne profitent qu’à Sextus Pompée au cours de l’été -37, les deux beaux-frères sont contraints de recourir à la médiation d’Octavie, sœur de l’un et épouse de l’autre ("Au début du printemps [-37], Marc-Antoine quitta Athènes pour Tarente avec trois cents navires pour aider Octave comme promis. Mais ce dernier avait changé d’avis, il avait reporté ses manœuvres après l’achèvement de ses propres navires. Quand on lui fit remarquer que les forces de Marc-Antoine étaient à sa disposition et en grand nombre, il avança d’autres raisons pour retarder les opérations. […] Marc-Antoine en fut vexé, mais il resta sur place, et maintint sa relation avec Octave parce que les dépenses de sa flotte étaient énormes. Par ailleurs, il avait besoin de soldats italiens pour sa guerre contre les Parthes, et il souhaitait échanger sa flotte contre une partie de l’armée d’Octave : même si leur accord autorisait chacun à recruter des hommes en Italie, cela lui était difficile puisque l’Italie était dans les mains d’Octave. En conséquence, il envoya Octavie chez son frère comme médiatrice", Appien, Histoire romaine XVII.93 ; "César demanda l’aide de Marc-Antoine et de Lépide. Ce dernier ne répondit pas tout de suite à cet appel. Marc-Antoine quant à lui, qui se trouvait encore en Grèce, se déplaça jusqu’à Brindisi. Mais au lieu de rejoindre [Octave] César en Etrurie, il fut effrayé parce qu’un loup entra dans son prétoire et tua plusieurs soldats, et il retourna en Grèce sous prétexte de devoir contenir les Parthes. [Octave] César pensa que ce départ était destiné à le laisser seul contre Sextus [Pompée], néanmoins il dissimula son ressentiment. Sextus [Pompée] de son côté propagea la rumeur que Marc-Antoine n’approuvait pas la guerre, et profita de l’occasion pour renforcer ses ambitions, il finit même par cingler vers l’Italie, par y débarquer et saccager les côtes", Dion Cassius, Histoire romaine XLVIII.46 ; "Ces exploits [des soldats de Marc-Antoine en orient] augmentèrent la gloire de Marc-Antoine chez les barbares, et lui donnèrent une haute idée de sa puissance. Irrité contre [Octave] César d’après plusieurs rapports qu’on lui transmit, il cingla vers l’Italie avec trois cents navires. Les habitants de Brindisi lui refusèrent l’entrée de leur port, alors il gagna celui de Tarente. Là, sa femme Octavie, qui l’accompagnait depuis la Grèce, et qui était à nouveau enceinte [d’Antonia la Cadette] après lui avoir donné une fille [Antonia l’Aînée], le conjura de la laisser retrouver son frère. Marc-Antoine y consentit", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 35). La jeune femme obtient un compromis : Marc-Antoine cède à Octave la moitié de sa flotte, soit cent vingt navires, et Octave promet à Marc-Antoine l’envoi de vingt mille légionnaires, soit deux légions, dès qu’il aura vaincu Sextus Pompée en Sicile. L’accord signé, Marc-Antoine repart aussitôt vers l’orient ("Octavie rencontra [Octave] César en chemin, et conversa avec lui en présence de ses deux amis Mécène et Agrippa. Elle le supplia pressamment de ne pas “faire de la plus heureuse des femmes, la plus malheureuse”. Elle dit : “Aujourd’hui tout le monde me voit comme l’épouse d’un des triumvirs et comme la sœur d’un autre. Si les pires conseils l’emportent, si la guerre se déclenche, je ne sais pas qui vivra la victoire, mais dans un cas comme dans l’autre je sais que moi je vivrai une défaite”. Attendri par le discours d’Octavie, [Octave] César se rendit à Tarente avec des intentions pacifiques. On vit alors un magnifique spectacle : une nombreuse armée vint stationner près du rivage, tandis que dans la rade était ancrée une flotte puissante, les chefs et leurs partisans se visitèrent réciproquement et se donnèrent les plus touchants témoignages d’amitié. Marc-Antoine reçut le premier [Octave] César à souper, qui céda la priorité par amour pour sa sœur. Ils convinrent que [Octave] César donnerait à Marc-Antoine deux légions pour la guerre contre les Parthes, et Marc-Antoine donnerait à [Octave] César cent navires à proue de bronze, Octavie demanda en outre à son mari vingt brigantins ["muop£rwn"] pour son frère, et à son frère mille hommes de plus pour Marc-Antoine. Cet accord conclu, ils se séparèrent : [Octave] César alla aussitôt batailler contre le jeune [Sextus] Pompée pour lui reprendre la Sicile, et Marc-Antoine, après lui avoir confié Octavie avec ses deux enfants [Antonia l’Aînée, et Antonia la Cadette qui vient juste de naître] et ceux qu’il avait eus de Fulvia [Antyllus l’aîné et Iullus Antonius le cadet], reprit la route de l’Asie", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 35 ; "Octave remit son expédition contre [Sextus] Pompée à l’année suivante. Marc-Antoine ne pouvait pas attendre à cause de la guerre contre les Parthes. Ils firent donc un échange : Marc-Antoine donna à Octave cent vingt navires, qu’il lui livra immédiatement à Tarente, et Octave promit de lui envoyer vingt mille légionnaires italiens. […] Comme le terme du triumvirat approchait, ils le prorogèrent pour cinq années supplémentaires sans demander l’avis du peuple. Puis ils se séparèrent. Marc-Antoine retourna aussitôt en Syrie, laissant Octavie avec son frère, et une fille [Antonia la Cadette] qui venait de naître", Appien, Histoire romaine XVII.95). Les navires cédés par Marc-Antoine et ceux qui sortent des arsenaux d’Octave sont placés sous le commandement d’Agrippa, qui anéantit la flotte de Sextus Pompée lors d’une première bataille navale en été -36 au large de Mylae (aujourd’hui Milazzo, racontée par Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.1-4, et par Appien, Histoire romaine XVII.105-108), puis lors d’une seconde bataille navale en automne -36 au large de Naulochos (site non localisé près du cap Peloro, dans la banlieue nord de Messine, racontée par Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.9-10, et par Appien, Histoire romaine XVII.116-121). Les légions d’Octave peuvent ainsi débarquer sur l’île de Sicile et tuer ou capturer tous les partisans de Sextus Pompée. Nous ne détaillerons pas les opérations ici, pour ne pas déborder du cadre que nous nous sommes fixé. Disons seulement que Sextus Pompée est contraint de fuir, il part se réfugier en mer Egée sur l’île de Lesbos, où il est assassiné sur l’ordre de Marc-Antoine (selon Appien, Histoire romaine XVII.133-144, selon Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.17-18, et selon Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre CXXXI). Selon Dion Cassius (Histoire romaine XLIX.12), Octave, après avoir soumis la Sicile, accuse Lépide de n’avoir pas répondu à son appel contre Sextus Pompée, autrement dit d’avoir favorisé Sextus Pompée par passivité, en conséquence il lui retire d’autorité son statut de triumvir. Selon Appien (Histoire romaine XVII.123-126), ce sont les propres soldats de Lépide qui, l’accusant d’avoir joué un jeu trouble lors de la soumission de la Sicile, ne lui obéissent plus, Octave en lui retirant son statut de triumvir ne fait qu’entériner son total isolement. Peu importe. Dion Cassius et Appien concluent de la même manière : Lépide est déchu de toute autorité, et la province de Cyrénaïque qu’Octave et Marc-Antoine lui avaient concédée après la bataille de Philippes en -42 passe dans les mains d’Octave. C’est la fin du pacte de l’automne -43. Marc-Antoine ayant éliminé physiquement Sextus Pompée, Octave ayant éliminé politiquement Lépide, les deux triumvirs fin -36 sont désormais face-à-face, ils n’ont plus d’opposant immédiat qui pourrait les distraire, les retenir de générer une guerre froide qui évoluera bientôt en guerre chaude.


Revenons un peu en arrière, fin -37, à Antioche, où Marc-Antoine s'installe à nouveau afin de préparer son second engagement contre les Parthes, qu'il rêve glorieux pour supplanter les succès de son lieutenant Ventidius l'année précédente. Marc-Antoine convoque Cléopâtre VII. Celle-ci vient à Antioche avec ses deux jumeaux, Alexandre et Cléopâtre, nés en -40, dont Marc-Antoine est le père… un père qui, rappelons-le, vient juste de quitter son épouse officielle Octavie, demeurée en Italie aux côtés d'Octave ! Les deux amants esquissent une grande geste de style hellénistique comblant leurs ambitions respectives. Marc-Antoine ne veut pas transformer l'Egypte en province romaine et abolir la dynastie lagide parce qu'il ne veut pas apparaître comme un nouveau Pompée - qui naguère en -64 a transformé la Syrie en province romaine et a aboli la dynastie séleucide - et s'attirer ainsi les foudres du Sénat au bénéfice d'Octave. On devine par ailleurs qu'il n'a pas envie de nuire à la mère de ses deux jumeaux. Il a aussi besoin de sécuriser ses arrières pendant qu'il bataillera vers l'est contre les Parthes, il n'a donc aucun intérêt à froisser Cléopâtre VII. Enfin il pressent certainement qu'après avoir vaincu les Parthes il devra batailler contre Octave, donc il doit compenser tous les navires qu'il lui a cédés dans sa guerre contre Sextus Pompée, donc il doit lancer dès maintenant la construction de nouveaux navires dans les arsenaux du Levant et d'Anatolie, or seule l'Egypte avec ses rentes régulières issues de ses exportations agricoles peut garantir le financement de ces constructions navales. Cléopâtre VII quant à elle veut restaurer l'autorité de ses ancêtres grecs lagides, non seulement en redonnant à l'Egypte un premier rôle dans les discussions internationales, mais encore en redessinant la carte du Moyen Orient, en étendant son territoire jusque sur le fleuve Oronte comme du temps du fondateur Ptolémée Ier, ou même, pourquoi pas, jusqu'au golfe Arabo-persique comme du temps du conquérant Ptolémée III, or seul Marc-Antoine dispose des outils politiques et des compétences militaires pour un tel projet. On devine également que Cléopâtre VII ne veut pas nuire au père de ses deux jumeaux. Entre l'amant qui veut utiliser l'Egypte comme tremplin pour conquérir Rome, et l'amante qui veut utiliser Marc-Antoine pour recouvrer une respectabilité militaire, diplomatique et politique, le contrat est vite signé. Marc-Antoine refuse de céder tout le Levant à Cléopâtre VII, notamment parce qu'il veut ménager Hérode, mais il lui reconnaît l'autorité sur Chalcis du Liban/Anjar (qui a accueilli les Parthes en -40) et sur les côtes phéniciennes, il rebaptise ses deux jumeaux en "Alexandre-Hélios" ("Hlioj/Soleil") et "Cléopâtre-Séléné" ("Sel»nh/Lune") pour réaffirmer leur ascendance alexandrine grecque et divine égyptienne… et il leur donne un petit frère, qui portera le même surnom que Ptolémée II fils de Ptolémée Ier, "Ptolémée Philadelphe" ("Mais la plus funeste calamité, son amour pour Cléopâtre VII, qui paraissait assoupi depuis longtemps, qui semblait même avoir disparu au profit du bon sens, se réveilla avec une fureur redoublée dès qu'il approcha de la Syrie. Finalement, son âme “telle un coursier indocile et fougueux”, pour reprendre l'expression de Platon [dans Phèdre 254a], rejeta toute réflexion utile et mesurée, et il envoya [Caius] Fonteius Capito à Alexandrie chercher Cléopâtre VII et la lui amener en Syrie. Quand elle arriva, il lui témoigna la joie qu'il avait de la revoir par des cadeaux immodérés, en lui donnant la Phénicie, la Koilè-Syrie, l'île de Chypre et une grande partie de la Cilicie, il y ajouta la partie de la Judée qui produit le baume, et l'Arabie nabatéenne bordant la mer extérieure [la mer Erythrée, alias la mer Rouge que les Grecs anciens considèrent  comme un golfe de l'océan Indien]. Ces dons affligèrent les Romains. Cela ne l'empêcha pas de distribuer à des simples particuliers des tétrarchies et des vastes royaumes. Il dépouilla aussi plusieurs rois de leurs territoires, dont le juif Antigone qu'il fit décapiter publiquement, peine qui n'avait jusqu'alors été appliquée à aucun roi. Le plus honteux et le plus humiliant aux yeux des Romains furent les honneurs excessifs dont il combla Cléopâtre VII, et l'infamie de surnommer respectivement “Hélios” et “Séléné” son fils Alexandre et sa fille Cléopâtre, deux enfants jumeaux qu'il avait eus d'elle", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 36 ; "[Marc-Antoine] confia la Galatie agrandie d'une partie de la Lycaonie et de la Pamphylie à Amyntas, un ancien secrétaire de Déjotaros, et il chassa Ariarathès X du trône de Cappadoce pour en donner une partie à Archélaos, qui descendait par son père de l'Archélaos ayant bataillé contre les Romains [au côté de Mithridate VI contre Sulla, avant de servir de médiateur et d'obtenir de Pompée la gestion du territoire sacré de Komana/Gümenek, comme on l'a vu plus haut], et par sa mère de la courtisane Glaphyra. Cette administration qui jouait contre les étrangers temporisa la mauvaise réputation que Marc-Antoine avait chez ses concitoyens, Cléopâtre VII en revanche lui attira leur haine, parce qu'il reconnut les enfants qu'il avait eus d'elle, les jumeaux Alexandre et Cléopâtre et leur cadet Ptolémée surnommé “Philadelphe”, et parce qu'il leur concéda une grande partie de l'Arabie en spoliant les terres de Malichos Ier [roi des Arabes nabatéens] et celles ituréennes de Lysanias [fils de Ptolémée fils de Mennaios, seigneur de Chalcis du Liban], qu'il fit périr sous prétexte qu'il avait favorisé Pacorus Ier et que celui-ci l'avait confirmé roi de cette région, ainsi qu'une grande partie de la Phénicie et de la Palestine, et une partie de la Crète, et Cyrène, et Chypre", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.32 ; "[Cléopâtre VII] poussait toujours Marc-Antoine à spolier les biens d'autrui afin qu'il les lui donnât. Ainsi, séjournant avec lui en Syrie, elle rêva accaparer cette province. Elle provoqua la mort de Lysanias fils de Ptolémée [fils de Mennaios, seigneur de Chalcis du Liban] en l'accusant d'avoir aidé les Parthes, et elle demanda à Marc-Antoine la Judée et l'Arabie en les retirant à leurs rois. Marc-Antoine se laissait dominer par cette femme, qui l'assujetissait par ses charmes et par ses philtres à toutes ses volontés. Néanmoins en la circonstance il refusa de se soumettre, tant l'injustice eut été flagrante et sa faute irréparable. Pour ne pas s'opposer frontalement à Cléopâtre VII ni se déconsidérer publiquement en accomplissant ses ordres, il se contenta d'enlever aux deux rois des parties de leur territoire et les lui offrit. Il lui donna également les cités en-deçà du fleuve Eleuthère [aujourd'hui le fleuve Al-Kabir] jusqu'à l'Egypte, à l'exception de Tyr et de Sidon qui était libres depuis très longtemps, même quand elle insista pour les obtenir", Flavius Josèphe, Antiquités juives XV.91-95 ; "L'an 16 [de Cléopâtre VII, en -36] fut aussi appelé “l'an 1”, car Cléopâtre VII reçut alors du général romain Marc-Antoine Chalcis en Syrie et ses alentours après la mort du roi Lysimachos [coquille d'Eusèbe de Césarée ou d'un de ses copistes : le roi de Chalcis se nommait "Lysanias" et non pas "Lysimachos"]. A partir de cette date et jusqu'à l'an 22 [en -30] marquant le terme du règne de Cléopâtre VII, les années furent comptées de la même manière. Ainsi l'an 22 fut également appelé “l'an 7”", Extraits de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, édition d'Alfred Schoene, page 169). Marc-Antoine envoie Publius Canidius Crassus (le douteux personnage que nous avons vu aux côtés de Caton à Chypre en -58, puis soutenant Pompée dans la question égyptienne en -57, puis lieutenant de Lépide début -43 contre Marc-Antoine) vers le Caucase durant l'hiver -37/-36, s'assurer l'alliance ou la neutralité des petits seigneurs locaux. Canidius est guidé par un nommé "Monaisès/Mona…shj" d'origine inconnue (un Parthe ? un Arabe ?), antérieurement ami des Parthes mais qui s'est brouillé avec Phraatès IV. Marc-Antoine fonde des grands espoirs sur ce Monaisès, qu'il pense employer comme éclaireur lors de son expédition contre le royaume parthe, et auquel il promet le trône de Phraatès IV quand celui-ci sera vaincu ("Pendant le reste de l'hiver [-37/-36], sous le consulat de [Lucius] Gellius [Publicola] et de [Marcus Cocceius] Nerva [en -36], Publius Canidius Crassus marcha vers le pays des Ibères, défit en une bataille leur roi Pharnabaze et l'obligea à une alliance, puis avec lui il pénétra dans le pays des Albaniens voisins, vainquit les habitants et leur roi Zober, qu'il contraignit également à le rejoindre. Enflé de ces succès, et surtout fondant des grands espoirs sur Monaisès qui lui avait proposé de guider l'expédition et l'avait assuré pouvoir soumettre sans combat une grande partie du pays des Parthes, Marc-Antoine lui confia la conduite de la guerre contre les Parthes, lui concéda entre autres faveurs la possession jusqu'à la fin de la guerre de trois cités appartenant aux Romains, et en supplément lui promit le royaume des Parthes", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.24). Malheureusement Phraatès IV renoue secrètement avec Monaisès. Marc-Antoine est furieux de ce revirement, mais, au lieu de tuer Monaisès, il le laisse repartir vers Phraatès IV avec un message trompeur : "O Phraatès IV, tu vois mes bonnes intentions : je laisse Monaisès revenir librement vers toi, parce que je veux la paix. Je ne réclame qu'une chose de ta part en retour : la restitution des drapeaux de Crassus, que les Parthes ont pris après leur victoire à Harran/Carrhes en -53". Ce stratagème perturbe Phraatès IV, qui ne sait pas quoi répondre. C'est exactement ce que voulait Marc-Antoine : pendant que Phraatès IV réfléchit, il commence l'invasion du royaume parthe ("Phraatès IV, inquiet de constater que les Parthes désaprouvaient l'exil de Monaisès, traita avec celui-ci en lui adressant toutes sortes d'offres et le décida à revenir. Quand il apprit cette défection, Marc-Antoine fut très irrité, avec raison, mais il ne condamna pas Monaisès qui était encore en son pouvoir, jugeant que cela risquerait de dissuader d'autres barbares de le rejoindre. Il tendit un piège au roi et à Monaisès : il le laissa partir comme un dignitaire parthe, accompagné d'une ambassade proposant à Phraatès IV une paix apparente contre la restitution des enseignes et des prisonniers saisis lors de la déroute de Crassus, pour prendre le roi au dépourvu en lui laissant espérer un traité, pendant que lui-même se prépara à la guerre", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.24 ; pour l'anecdote, on ignore ce que devient Monaisès à partir de ce moment, des spécialistes remarquent que "Monaisès/Mona…shj" pourrait être une hellénisation de "Maanu" III Saphul, que l'incertain Moïse de Khorène appelle "Manova" et désigne comme un acteur parallèle de la déchéance et de l'exécution d'Hyrcan II par Hérode vers -30, et comme le père de l'Arabe Abgar V seigneur d'Edesse en Osroène à l'extrême fin du Ier siècle av. J.-C. ["L'an 20 de son règne, Arschès [personnage parthe inconnu par ailleurs : peut-être une déformation du nom générique "Arsacès" désignant les rois parthes, autrement dit Phraatès IV ?] rassembla les troupes arméniennes, qui élurent pour roi Arscham [déformation d'"Arsamès" ?] fils d'Ardaschès, frère de Tigrane [II] [généalogie aberrante : le père de Tigrane II se nommait "Tigrane Ier" et non pas "Ardaschès" qui semble une déformation d'"Artaxias", et aucune autre source ne dit que Tigrane II aurait eu un frère appelé "Arscham/Arsamès"], père d'Abgar [V]. Des Syriens le surnomment “Manova”, selon l'usage du double nom qu'on observe par exemple dans “Hérode Agrippa” [dernier et éphémère roi d'Israël dans la première moitié du Ier siècle, petit-fils d'Hérode] ou “Tibia Antonin” ou “Titus Justus”. Cette même année, Arschès mourut, il laissa la couronne de Perse à son fils Arschavir [souverain inconnu : dans les faits bien attestés, Phraatès IV règne pendant trente-six ans entre -38 et -2, aussitôt suivi par son fils parricide Phraatès V] qui, encore en bas âge, ne fut d'aucun secours à Arscham contre les Romains. C'est pourquoi Arscham signa la paix avec ses ennemis, il paya un impot sur les territoires mésopotamiens et sur Césarée que possédaient Hérode [Moïse de Khorène confond le port de Césarée construit par Hérode et situé effectivement sur le territoire du sud Levant qu'il lègue à son fils Antipas en -4, avec la cité homonyme anatolienne appelée anciennement "Masaca" et rebaptisée "Césarée" on-ne-sait-quand en hommage à Jules César ou à son fils adoptif Octave/Auguste, qui a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Kayseri" en Turquie, située beaucoup trop loin du sud Levant pour être gouvernée par la dynastie hérodienne…], et rendit l'Arménie partiellement tributaire des Romains", Moïse de Khorène, Histoire de l'Arménie II.24]). Mais la saison est trop avancée. Nous sommes en été -36 ou au début de l'automne -36, trop tard en tous cas pour une campagne longue. Et tout est fait dans la précipitation, sans préparation logistique, sans vision stratégique. Selon Plutarque, cette précipitation s'explique par le désir de Marc-Antoine d'achever par une bataille décisive la guerre contre les Parthes qui au fond ne l'intéresse pas, afin de revenir au plus vite dans le lit de Cléopâtre VII qui l'a ensorcelé. Pour notre part, nous pensons plutôt que Marc-Antoine sous-estime totalement la valeur militaire des Parthes, qu'il considère comme des soldats de papier qu'on peut abattre aisément par une simple charge frontale ou par un vulgaire encerclement, il se laisse aveugler par leur dérobade devant Ventidius l'année précédente comme Crassus s'est laissé aveugler par leur dérobade devant Lucullus naguère, il croit que ces manœuvres dilatoires trahissent leur faiblesse alors qu'elles témoignent d'une astuce et d'une mobilité beaucoup plus efficaces et redoutables que les lourds mouvements de masses des Grands Rois perses Xerxès Ier ou Darius III ayant conduit à leur perte jadis. Marc-Antoine se rend en Arménie auprès d'Artavazde II, allié de Rome, où, à l'imitation d'Antiochos III avant son anabase en -212, ou d'Antiochos IV avant son anabase en-166, il passe en revue son immense armée, dont les effectifs dépassent ceux de Crassus en -54 ("[Marc-Antoine] voulut prendre au dépourvu Phraatès IV en lui proposant la paix contre la restitution des enseignes romaines que les Parthes avaient prises à Crassus, et des prisonniers qui restaient encore sur leurs terres. Il renvoya Cléopâtre VII en Egypte, et marcha lui-même via l'Arabie vers l'Arménie, où il rassembla ses troupes et celles des rois alliés, notamment celles d'Artavazde II roi d'Arménie, le plus puissant de tous, qui lui amena six mille cavaliers et sept mille fantassins. Là, il passa son armée en revue, forte de soixante mille fantassins d'origine romaine, dix mille cavaliers d'origine ibérique et celte enrôlés sous le drapeau romain, et trente mille hommes d'origines diverses servant dans la cavalerie et les troupes légères. Ces puissants préparatifs militaires jetèrent l'effroi jusqu'en Inde au-delà de la Bactriane, et firent trembler toute l'Asie. Mais Marc-Antoine n'en tira aucun bénéfice, à cause de sa passion pour Cléopâtre VII. Impatient de retourner passer l'hiver [-36/-35] avec elle, il débuta la guerre hors saison, et agit en tout avec précipitation. Incapable de raisonner, comme charmé par un breuvage ou par un sortilège, tous ses regards étaient tournés vers cette femme, il fut plus occupé par le désir de la rejoindre au plus vite, que par l'envie de vaincre les ennemis par n'importe quel moyen. Il aurait dû prendre ses quartiers d'hiver [-36/-35] en Arménie, ménager ses troupes fatiguées après une marche de huit mille stades, et repousser l'invasion de la Médie au premiers jours du printemps [-35] avant que les Parthes eussent quitté leurs cantonnements : au lieu de suivre ces mesures prudentes, il les contraignit à poursuivre leur marche", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 37-38 ; "On raconte aussi que, quand Artavazde II rejoignit Marc-Antoine pour envahir la Médie avec lui, il s'enorgueillit de passer ses troupes en revue devant le général romain, alignant six mille chevaux cataphractes ["kat£fraktoj/protégé, abrité, cuirassé, blindé"] parmi tous les autres corps de cavalerie", Strabon, Géographie, XI, 14.9). Il franchit la frontière de Médie. Il avance jusqu'à la cité de Phraaspa en Atropatène (ancienne "basse Médie" à l'ère classique, l'"Atropatène" doit son nom au Perse "Atropatès" désigné satrape de ce territoire après la mort d'Alexandre en -323, qui en a fait une province quasi autonome, correspondant aux actuelles provinces azéris dans le nord-ouest de l'Iran ; la cité de "Phraaspa/Fr£aspa", ainsi nommée tardivement par Stéphane de Byzance dans l'article dédié de ses Ethniques, que les archéologues n'ont pas encore identifiée, paraît une corruption de "Phraata/Fr£ata" graphiquement proche, soit littéralement la "cité de Phraatès [IV]", elle est appelée "Ouera/Oušra" par le géographe Strabon contemporain des événements ["Le palais d'été des rois d'Atropatène se trouve en plaine à Gazaka [site non localisé] et [celui d'hiver] à Ouera sur un site naturellement fortifié, que Marc-Antoine assaillit lors de sa campagne contre les Parthes. Selon le témoignage de [Quintus] Dellius [l'opportuniste déjà mentionné, ancien lieutenant de Dolabella, puis de Cassius, et maintenant de Marc-Antoine], ami de Marc-Antoine qui nous a laissé un récit complet de cette campagne contre les Parthes à laquelle il a participé comme commandant, Ouera se trouve à deux mille quatre cents stades de la rivière Araxe marquant la frontière entre l'Arménie et l'Atropatène. Ce pays est globalement accueillant et fertile, seule sa partie septentrionale est élevée, âpre et froide et n'a pour habitants que des montagnards kadousiens, mardes, tapyres, kyrtiens et autres, immigrés volontaires et brigands", Strabon, Géographie, XI, 13.3], elle correspond peut-être à l'actuelle ville d'Ourmia en Iran en bordure du lac homonyme, ou au site archéologique zoroastrien de Takht-e Suleiman au sud-est du lac d'Ourmia), qu'il assiège. L'affaire devient vite calamiteuse. Car Phraatès IV, remis de ses réflexions, attaque la ligne de ravitaillement des Romains, et la coupe. Quand Artavazde II roi d'Arménie apprend que Marc-Antoine est isolé en Médie, bloqué autour de la lointaine Phraaspa, il fait défection ("[Marc-Antoine] s'avança jusqu'à l'Euphrate qu'il croyait non défendu, mais partout il tomba sur des postes de garde. Alors il s'en détourna et, sous l'influence d'Artavazde II roi de Grande Arménie, marcha contre le roi mède homonyme et concurrent [Artavazde Ier d'Atropatène]. Sur place, il apprit que le Mède était parti très loin pour aller aider le Parthe [Phraatès IV]. Il laissa à l'arrière ses bagages et une partie de son armée sous le commandement d'Oppius Statianus avec ordre de le suivre, tandis que lui-même avec sa cavalerie et l'élite de son infanterie accéléra sa marche dans l'espoir de conquérir rapidement toutes les possessions des ennemis. Il arriva devant la résidence royale de Phraaspa, éleva des fortifications et commença le siège. Informés de cette agression, le Parthe et le Mède le laissèrent s'épuiser en vain contre les solides remparts de la cité et la nombreuse garnison qui la défendait, et, fondant à l'improviste sur Statianus qui était fatigué par sa marche, ils massacrèrent tout […]. Ils purent accomplir cette action parce que l'Arménien [Artavazde II] ne participa pas au combat : alors qu'il aurait pu secourir les Romains, selon les rapports de plusieurs historiens, il abandonna Marc-Antoine et se retira sur ses terres", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.25 ; "Laissant l'Arménie à gauche, [Marc-Antoine] entra en Atropatène et la ravagea. Il fit transporter sur trois cents chariots tous les matériels de siège, dont un bélier long de quatre-vingts pieds : si une seule de ces machines s'était rompue, il eût été impossible de la refaire à temps, parce que les bois de haute Asie ne sont ni assez longs ni assez durs pour être employés à cet usage. Il était si pressé que, jugeant que ces matériels ralentissaient sa marche, il les laissa en chemin sous la garde d'une troupe commandée par un officier nommé “Statianus”, et il alla assiéger l'importante cité de Phraaspa où vivaient les femmes et les enfants du roi mède [Artavazde Ier d'Atropatène]. La nécessité l'obligea vite à reconnaître son erreur d'avoir laissé ses machines. Pour y suppléer, il fit réaliser une terrasse qui coûta beaucoup de temps et de fatigues. Phraatès IV, qui arrivait avec une armée très nombreuse, apprit que Marc-Antoine avait laissé derrière lui les chariots portant ces machines de guerre : il envoya sur-le-champ un gros corps de cavalerie encercler Statianus, qui fut tué en combattant, en même temps que dix mille hommes de son détachement. Les barbares saisirent et détruisrent toutes les machines […]. Cet échec inattendu, subi alors que la campagne était à peine commencée, affligea vivement les Romains. Le roi arménien Artavazde II, ne croyant plus au succès de Marc-Antoine, se retira avec ses troupes, bien qu'il fût le principal auteur de cette guerre", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 38-39). Phraatès IV resserre son entreinte autour des envahisseurs romains, il les harcèle en refusant systématiquement une bataille en bonne forme afin de les épuiser, émousser leurs ardeurs, casser leur moral ("Marc-Antoine attaqua de nouveau Phraaspa qu'il assiégeait, sans causer des dommages importants aux ennemis puisque ceux qui étaient à l'intérieur de la cité le repoussaient vigoureusement et ceux qui étaient à l'extérieur limitaient leurs engagements, au contraire il perdit beaucoup de soldats lors des collectes de vivres et par les châtiments qu'il infligea au plus grand nombre. Au début en effet, quand ils se ravitaillèrent sur les lieux mêmes, ils purent assurer leur sécurité tout en continuant le siège, mais quand les provisions vinrent à manquer ils furent contraints d'aller en chercher plus loin, or quand ils partaient en petits groupes ils n'apportaient rien et étaient tués, et quand ils partaient en formation plus importantes ils diminuaient les troupes de siège, et les barbares profitaient de l'occasion pour effectuer des sorties contre les Romains et contre leurs machines. Marc-Antoine finit par distribuer de l'orge en remplacement du blé à ses soldats, et décima plusieurs corps. En résumé il était un assigeant mais il souffrait tous les maux d'un assiégé. Les ennemis qui étaient dans les murs observaient les choses de loin pour décider d'attaquer aux moments propices, et ceux qui étaient hors des murs harcelaient cruellement les Romains demeurés sur place dès qu'ils s'entredéchiraient, et ils laissaient les fourrageurs s'éloigner en groupe vers les villages pour fondre sur eux dès qu'ils se dispersaient ou dès qu'ils revenaient avec leurs charges", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.26-27 ; "Marc-Antoine, qui ne voulait pas livrer ses troupes au découragement et à la peur en les laissant dans l'inaction, prit avec lui dix légions et trois cohortes prétoriennes pesamment armées, avec toute sa cavalerie, et les mena au fourrage, persuadé que cela attirerait les ennemis hors de leurs retranchements et les pousserait à une bataille rangée. Après avoir marché pendant une journée, il vit les Parthes autour de lui, prêts à tomber sur ses hommes. Il éleva dans son camp le signal de la bataille, puis il fit plier les tentes comme s'il eût voulu éviter le combat et replier son armée. Il passa devant les régiments barbares disposés en arc, après avoir ordonné à sa cavalerie de fondre impétueusement sur eux dès qu'ils chargeraient l'infanterie romaine. Les Parthes, en ordre de bataille, admirèrent un temps la discipline des Romains, qui marchaient sans rompre leurs intervalles et leurs rangs et agitaient leurs javelots en silence. Ils lancèrent leur attaque. Aussitôt la cavalerie romaine tourna bride et chargea vivement les Parthes en poussant des grands cris. Elle dépassa la portée des traits, les barbares s'apprêtaient à la contenir avec vigueur, mais alors l'infanterie chargea à son tour, en poussant aussi des grands cris et en faisant résonner les armes : ce double bruit effraya les chevaux parthes, qui se cabrèrent, les cavaliers renoncèrent au corps-à-corps et prirent la fuite. Marc-Antoine les poursuivit dans l'espoir que cette seule bataille terminerait la guerre, ou du moins en avançerait la fin. L'infanterie les chassa sur cinquante stades, et la cavalerie, sur trois fois cette distance. Quand les Romains comptèrent les pertes ennemies, ils ne trouvèrent que trente prisonniers et quatre-vingt morts. Ce résultat provoqua un découragement et un désespoir général, car leur victoire avait causé beaucoup moins de pertes à l'ennemi, que celui-ci leur en avait causées lors de la prise des machines. Le lendemain ils plièrent bagage et retournèrent vers leur camp devant la cité de Phraaspa. En chemin, ils se heurtèrent à un petit régiment ennemi, puis à d'autres, puis à toute l'armée, qui, telles des troupes fraiches n'ayant connu aucune défaite, les harcela de tous côtés et les provoqua au combat", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 39). Les Mèdes assiégés dans Phraaspa tentent une sortie : ils provoquent la fuite des légionnaires chargés de surveiller les portes de la ville, avant d'être refoulés dans leurs murs. Quand les légionnaires fuyards reviennent vers leurs camarades, Marc-Antoine pour les punir et pour servir d'exemple ordonne leur décimation, singeant à l'occasion Crassus qui a pareillement décimé les légionnaires ayant fui devant l'armée des esclaves de Spartacus en -71, avant la bataille victorieuse de Senerchia brièvement évoquée plus haut ("Les Mèdes assiégés firent une sortie sur les hommes de garde, les effrayèrent et provoquèrent leur fuite. Pour punir ces derniers de leur lâcheté, Marc-Antoine irrité recourut à l'ancienne pratique de la décimation : il les divisa en groupes de dix, et condamna à mort par le sort un homme dans chaque groupe. Et il punit les survivants en leur donant de l'orge au lieu de blé à manger", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 39). Phraatès IV retourne finalement contre Marc-Antoine le stratagème qui a permis à celui-ci de le duper quelques mois plus tôt : il envoie des messagers vers Marc-Antoine pour l'assurer de son désir de paix, et de sa volonté de laisser les Romains retourner sains et saufs vers la Méditerranée. Marc-Antoine se laisse berner. Il rassemble ses soldats fatigués par des mois de siège infructeux et d'attaques surprises parthes, leur ordonne de boucler leurs bagages, et il abandonne Phraaspa en prenant la route de l'ouest ("Dans l'impossibilité de fourrager sans exposer ses hommes à la mort ou aux blessures, Marc-Antoine était menacé de famine. Phraatès IV de son côté, sachant que les Parthes ne supportent pas de camper l'hiver hors de leurs cités, craignait que les Romains s'obstinassent à rester dans le pays et provoquassent ainsi une rébellion de ses propres troupes, déjà grommelantes à cause du froid depuis l'équinoxe d'automne. Alors il rusa. Il ordonna aux chefs parthes de charger plus faiblement les Romains aux fourrages et dans les autres lieux, de leur laisser même à dessein prendre certaines choses, de vanter leur valeur, de leur dire que le roi des Parthes louait personnellement leur courage et les considérait avec admiration comme des soldats valeureux. Ces chefs s'approchèrent peu à peu en restant pacifiquement sur leurs chevaux, entamèrent la conversation avec les Romains, injurièrent Marc-Antoine en lui reprochant de refuser la paix que lui proposait Phraatès IV pour épargner tant de braves gens et de s'obstiner à attendre les deux ennemis les plus redoutables, l'hiver et la faim, auxquels ils ne pourraient pas échapper même si les Parthes relâchaient leur pression. Ces propos furent rapportés à Marc-Antoine par des proches. Adouci par les espoirs qu'il en conçut, il ne voulut pas néanmoins négocier avec les Parthes sans avoir l'assurance que ces barbares aux paroles si prévenantes s'exprimaient au nom de leur roi. Ils le lui confirmèrent, et l'exhortèrent à ne rien craindre et à ne pas se méfier de leur maître. Alors il envoya quelques-uns de ses amis redemander les enseignes et les soldats de Crassus que Phraatès IV gardait encore prisonniers, pour que celui-ci ne se réjouisse pas trop vite de son départ à peu de frais. Le Parthe lui répondit ne plus vouloir entendre parler de cette restitution, tout en lui promettant la paix et une entière sécurité s'il se retirait sur-le-champ. Marc-Antoine accepta. Peu de jours après, il fit charger ses bagages et se mit en marche", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 40 ; "Comme Marc-Antoine malgré ses revers continuait le siège [de Phraaspa], Phraatès IV craignit qu'avec le temps il affaiblirait la cité avec ses seules forces ou avec des alliés. Il se décida donc à lui proposer un compromis par des émissaires : assis sur un trône d'or, la main sur la corde de son arc, il dit aux envoyés de Marc-Antoine que les Romains méritaient tous les reproches, mais qu'il consentait à leur accorder la paix à condition qu'ils se retirassent sans délai. Marc-Antoine reçut ce message. Impressionné par la pompe de Phraatès IV, il se replia en se convainquant de pouvoir négocier ensuite, sans détruire ses installations de siège, comme s'il eût été sur une terre amie. Mais dès qu'il eut opéré ce mouvement, les Mèdes, au lieu de lui proposer une trève, incendièrent ces installations et détruisirent tous ses retranchements, et les Parthes n'envoyèrent aucun message de paix mais fondirent brusquement sur les Romains et les maltraitèrent", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.27-28 ; "Marc-Antoine, pour punir les Parthes d'avoir dressé leurs armes contre lui et contre [Octave] César, vint attaquer [Phaatès IV] avec seize de ses meilleures légions, mais maltraité dans plusieurs batailles il s'éloigna en hâte", Justin, Histoire XLII.5). La retraite vers l'Arménie, qui s'étale sur presque un mois pendant l'hiver -36/-35, tourne au désastre ("Quand il comprit avoir été dupé, Marc-Antoine renonça à renvoyer des députés, craignant de décourager ses soldats en se soumettant à des conditions de paix inacceptables ou en échouant dans une nouvelle négociation. Il résolut de lever le camp et de retourner en Arménie au plus vite. La route de l'aller étant totalement verouillée, son armée dut en emprunter une autre, et endurer des souffrances nombreuses et inédites. Les territoires qu'ils traversèrent leur étant inconnus, ils durent affronter en effet des nouveaux pièges, agravés par les barbares cachés préalablement dans les défilés, qui ici creusèrent des fossés, là dressèrent des obstacles, les tourmentèrent autour des sources, les maltraitèrent dans les pâturages, les persuadèrent à tort que les lieux favorables étaient bien gardés afin de les en détourner et de les mener vers des mauvais chemins et les prendre en embuscades. Beaucoup de Romains périrent dans ces tourments et par la faim", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.28), elle est évoquée en détails par Plutarque aux paragraphes 41 à 49 de sa Vie de Marc-Antoine. Ne nous y attardons pas. Notons simplement que les cavaliers celtes/gaulois (des Galates venus d'Anatolie ? ou des Celtes/Gaulois venus de Méditerranée occidentale ?) intégrés à la légion se révèlent des auxiliaires efficaces, qui empêchent l'anéantissement total en répondant coup sur coup aux charges des cavaliers parthes ("Un Marde qui connaissait les tactiques parthes de longue date et qui avait prouvé sa fidélité à Marc-Antoine quand les ennemis avaient attaqué et détruit les machines romaines, lui conseilla de se replier par la droite vers les montagnes, et non pas par les vastes plaines où ses soldats alourdis par leurs armes et leurs bagages seraient exposés à la cavalerie et aux flèches des Parthes. […] Le troisième jour, tandis que Marc-Antoine marchait [par les plaines, contrairement à l'avis du Marde] en confiance sans penser aux Parthes, le Marde vit que la voie à emprunter était inondée par la rupture d'une digue, il devina que c'était l'œuvre des Parthes afin de ralentir et embarrasser les Romains. Il prévint Marc-Antoine et lui conseilla d'avancer avec prudence car les ennemis étaient proches. Et effectivement, juste après qu'il eût reformé les rangs de ses soldats en les alternant par des lignes protectrices de frondeurs et de lanceurs, les Parthes apparurent et se répandirent de tous les côtés dans le but d'encercler les Romains et de les disperser. Les troupes légères se défendirent contre les Parthes, ceux-ci comptèrent quelques blessés par les flèches de ceux-là, et ceux-là comptèrent autant de blessés par les pierres et les traits de ceux-ci. Les Parthes se retirèrent à peu de distance. Ils voulurent revenir à la charge, mais la cavalerie des Celtes les repoussa avec tant de vigueur qu'ils s'enfuirent et ne reparurent plus ce jour-là", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 41). Notons aussi que les officiers romains rivalisent de bravoure, qui s'apparentent parfois à de l'héroïsme suicidaire tant leur inaptitude à contrer les tactiques parthes est grande : Canidius est l'un de ces officiers courageux mais stériles qui, au lieu de diriger des cohortes entières vers les soldats en difficulté à l'avant, envoie des petits détachements par crainte de perdre trop d'hommes d'un coup, or ces petits détachements sont justement des cibles plus faciles que les cohortes pour les ennemis parthes, qui les détruisent les uns après les autres ("Le cinquième jour, le courageux et dynamique officier Flavius Gallus demanda à Marc-Antoine le gros des régiments légers de l'arrière-garde et une partie de la cavalerie de l'avant-garde en promettant d'accomplir un exploit. Marc-Antoine lui ayant donné ces troupes, il repoussa les ennemis qui avaient chargé à nouveau, mais au lieu de se retirer après ce succès vers la masse des fantassins, comme Marc-Antoine le lui avait ordonné, il tenta de pousser son avantage avec plus de témérité que de prudence. Les chefs de l'arrière-garde redoutèrent l'isolement et préconisèrent le repli, mais il méprisa leur avis. Un questeur nommé “Titius” voulut prendre sa charge à l'un des porte-drapeaux et le renvoyer, en accablant [Flavius] Gallus d'injures et en lui reprochant de conduire à la mort beaucoup de braves jeunes gens. [Flavius] Gallus lui répondit sur le même ton, en sommant ses troupes de demeurer à ses côtés. Titius se retira. [Flavius] Gallus reprit sa chasse aux ennemis, sans s'apercevoir que sa retraite était coupée. Quand il se vit totalement encerclé, il envoya demander du secours. Les chefs des légions, parmi lesquels Canidius qui jouissait de la faveur de Marc-Antoine, commirent alors une grande erreur : ils envoyèrent vers [Flavius] Gallus non pas toute l'infanterie, mais seulement des petits détachements qui furent anéantis les uns après les autres. Ces petites défaites accumulées jetèrent un grand trouble dans l'armée, et auraient provoqué une déroute générale, si Marc-Antoine en personne n'était pas intervenu avec son propre corps de fantassins afin d'ouvrir un passage sécurisé pour les fuyards, et de diriger la IIIème légion contre leurs poursuivants. On compta au moins trois mille morts dans cette affaire, et cinq mille blessés, dont [Flavius] Gallus qui, percé de quatre flèches frontales, mourut peu de temps après", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 42-43). Notons encore que, même après ses erreurs tactiques (son choix de lancer l'offensive peu avant la mauvaise saison, son choix de s'enfoncer profondément en Médie sans sécuriser sa ligne de ravitaillement, son choix de s'acharner vainement à prendre Phraaspa), même après la décimation que nous venons de mentionner, cette calamiteuse retraite n'entame en rien la popularité de Marc-Antoine, qui est toujours très aimé par ses hommes. Contrairement à Octave, qui est un animal à sang froid et calculateur ayant beaucoup de mal à susciter l'enthousiame même quand il remporte des victoires, Marc-Antoine garde l'estime de la masse, son armée reste unie même quand il subit des revers : à aucun moment durant cette campagne contre les Parthes en -36, ni avant, ni pendant, ni après, les auteurs anciens ne signalent des désertions et des rébellions semblables à celles des légionnaires de Lucullus en -66, ni des mouvements de colère semblables à ceux des légionnaires de Pompée en -64, qui étaient dans une situation identique, en terre étrangère, très loin de leurs bases, et nous n'avons aucune raison de douter de la réalité historique de cet amour du tout-venant pour Marc-Antoine puisque les auteurs anciens s'appuient sur la propagande d'Octave/Auguste d'après la bataille d'Actium, très défavorable à Marc-Antoine, autrement dit si nous avions une machine à voyager dans le temps pour remonter à l'époque de la campagne de Marc-Antoine contre les Parthes en -36 nous découvririons certainement que l'amour des soldats pour Marc-Antoine vaincu par Phraatès IV est encore plus grande que ne le raconte Plutarque - et qu'à l'inverse la victoire d'Octave sur Sextus Pompée en Sicile ne provoque que défiance ou mépris chez les Italiens. Plutarque explique cela par la maîtrise de la rhétorique et de la dramaturgie, que Marc-Antoine a apprises en Grèce : indépendamment de son dédain pour les protocoles, de son goût pour la simplicité, de son implication personnelle à la ville ou sur le champ de bataille au milieu du grouillot, Marc-Antoine sait dire les mots adaptés, serrer les mains et les épaules, rire en se tapant sur les cuisses ou affecter une mine grave et altière quand il faut, où il faut, comment il faut, dans la paix (on se souvient de sa tirade en larmes sur le Forum en -44, portant la toge ensanglantée de César dans les bras) comme dans la guerre ("Marc-Antoine leur rendait visite [aux blessés], il fondait en larmes en les consolant, il partageait leur malheur. Et malgré leurs souffrances, les blessés manifestaient leur satisfaction : ils lui prenaient la main, ils le conjuraient de se replier en pensant à lui-même sans se soucier d'eux, ils l'appelaient “imperator” en lui disant qu'ils conserveraient un espoir de salut tant que lui-même se garderait sauf. On peut dire que jamais un Empereur des temps récents ne profita d'une armée aussi forte, constituée d'une jeunesse aussi glorieuse et endurante dans les épreuves, et que jamais la Rome des temps anciens ne profita d'un tel respect de chacun pour l'intérêt commun, d'une telle obéissance et d'une telle affection, d'un dévouement aussi généreux depuis les hauts gradés jusqu'aux simples soldats, depuis les nobles renommés jusqu'aux particuliers obscurs, préférant l'estime et les bonnes grâces de Marc-Antoine à leur propre sécurité et à leur propre vie. Plusieurs causes expliquent cela, que j'ai déjà évoquées : la haute naissance de Marc-Antoine, son éloquence efficace, sa simplicité, sa libéralité, sa magnificence, ses agréables plaisanteries, son abord facile. Dans cette occasion, la compassion qu'il témoigna pour les blessés et les malades, la générosité avec laquelle il répondit à leurs besoins, les rendit plus empressés à lui obéir que les soldats encore sains. […] Quand Marc-Antoine voulut parler à ses hommes en toge noire afin de susciter la pitié, ses amis maugréèrent, alors il sortit en armure de général et loua ceux qui avaient affronté l'ennemi et adressa des vifs reproches à ceux qui avaient pris la fuite. Les premiers l'exhortèrent à avoir confiance en eux. Les seconds réclamèrent la décimation ou n'importe quelle autre condamnation pour eux-mêmes, en juste punition de leur faute, pourvu que cela effaçât la tristesse et le chagrin qu'ils lui avaient causés. Alors Marc-Antoine leva les mains au ciel et demanda aux dieux, s'ils voulaient punir ses succès passés, de diriger leur malédiction sur sa seule personne et de donner à son armée le salut et la victoire", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 43-44). Notons enfin que Marc-Antoine, comme beaucoup d'autres notables romains avant lui (dont Pompée, Crassus, Cicéron, César, les frères Casca, Cassius et Brutus, nous l'avons vu), souffre d'un complexe d'infériorité par rapport aux Grecs : lors d'une pause, il compare sa situation à celle de Xénophon au début du IVème siècle av. J.-C., qui a réussi à conduire les Dix Mille depuis Kounaxa en Perse jusqu'en Grèce via Trapézonte sur le Pont-Euxin/mer Noire, attaqué en permanence par des forces perses beaucoup plus nombreuses et organisées que les Parthes aujourd'hui, et il conclut avec amertume ne pas être à la hauteur ("Quand il constata que les Parthes ne s'éloignaient pas, Marc-Antoine s'écria plusieurs fois : “O Dix Mille !” en se souvenant des Dix Mille Grecs qui, sous l'admirable conduite de Xénophon, après avoir parcouru une distance beaucoup plus longue depuis la Babylonie contre des ennemis beaucoup plus nombreux, étaient rentrés heureusement dans leur patrie", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 45). L'armée romaine (ou plutôt ce qu'il en reste) arrive péniblement en Arménie. Marc-Antoine obtient du traître roi Artavazde II la promesse d'accueillir sur ses terres les légionnaires survivants, qui seront entretenus par Cléopâtre VII jusqu'au printemps -35 ("Marc-Antoine passa en revue son armée. Les pertes s'élevaient à vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers. Moins de la moitié avaient péri par les mains des ennemis, la majorité étaient morts de maladie. Ils avaient marché pendant vingt-sept jours depuis la cité de Phraaspa jusqu'en Arménie. Dans cette période, ils avaient repoussé les Parthes dix-huit fois sans jamais obtenir une vraie victoire car les ennemis s'étaient systématiquement enfuis. Ils attribuèrent cet échec au seul Artavazde II roi d'Arménie, qui avait privé le général romain d'une gloire assurée. Les seize mille cavaliers arméniens en effet étaient armés à la manière des Parthes et habitués à les combattre : s'ils étaient demeurés en Médie auprès de Marc-Antoine quand les Romains chassaient les ennemis, ils les auraient empêchés de s'échapper, de se regrouper, et de revenir si souvent à la charge. Tous les Romains en conçurent du ressenti, ils pressèrent Marc-Antoine de punir l'Arménien. Marc-Antoine, plus calculateur, ne lui reprocha pas sa traîtrise et continua à lui témoigner son affection et à l'honorer comme auparavant, parce qu'il avait besoin de lui pour entretenir son armée affaiblie. Mais plus tard [en -34, comme nous le verrons juste après], revenant en armes en Arménie, il l'invita à le rejoindre par des promesses insistantes, et il l'arrêta dès qu'il se présenta, le conduisit chargé de fers à Alexandrie, et le fit défiler ainsi en triomphe", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 50 ; "Ensuite Marc-Antoine ne souffrit plus de l'ennemi, mais du froid. L'hiver [-36/-35] était bien présent, et les montagnes arméniennes aux chemins difficiles et obligés sont perpétuellement couvertes de glace. Cela agrava les maux des nombreux blessés, beaucoup périrent ou devinrent invalides. Il ne supporta plus d'en connaître les détails, et interdit même qu'on l'en informât. Irrité contre le roi d'Arménie qui l'avait abandonné, désirant ardemment le punir, il se retint néanmoins et le flatta afin d'en obtenir vivres et argent, ses soldats étant hors d'état de marcher plus longtemps dans la neige et d'endurer des nouveaux combats. Tout en projetant de se venger du roi arménien au plus tôt, il multiplia les caresses et les promesses afin d'obtenir sa permission de passer le reste de l'hiver sur son territoire, prétextant qu'il repartirait contre les Parthes au printemps [-35]. Cléopâtre VII de son côté lui envoya de l'argent, qui lui permit de payer la solde de trente-cinq drachmes à chaque légionnaire, et les services rendus à leurs auxiliaires", Dion Cassius, Histoire romaine XILIX.31). Puis il retourne seul en Egypte retrouver sa maîtresse Cléopâtre VII.


Marc-Antoine passe les derniers mois de l'hiver -36/-35 à fomenter sa vengeance contre Artavazde II, qui l'a abandonné pendant que le Parthe Phraatès IV l'assaillait à Phraaspa. C'est alors qu'il est informé de la sécession de la Médie : le satrape de Médie, Artavazde Ier d'Atropatène (qui est peut-être un petit-fils de Tigrane II, donc cousin homonyme d'Artavazde II d'Arménie), s'est brouillé avec Phraatès IV juste après le départ des Romains, l'accusant de ne pas avoir été suffisamment récompensé de la résistance de ses sujets à Phraaspa. Marc-Antoine calcule qu'il pourrait s'entendre avec Artavazde Ier d'Atropatène pour punir les Arméniens, puis l'utiliser dans une revanche contre Phraatès IV ("A la même époque [la fin de l'hiver -36/-35] s'instaura une profonde mésentente entre [Artavazde Ier d'Atropatène] le roi mède et Phraatès IV le roi parthe, relative au partage des dépouilles romaines. Redoutant de perdre son royaume, le roi mède députa vers Marc-Antoine pour le pousser à reprendre la guerre contre les Parthes, en lui promettant de le seconder avec toutes ses forces. Cette proposition redonna espoir à Marc-Antoine, car elle lui apportait cavaliers et lanceurs, les seules ressources qui lui avaient manqué dans sa récente invasion du territoire parthe : sans qu'il eût rien demandé, on les lui offrait, et on jugeait même comme un grand service le fait qu'il les acceptât. Il se prépara donc depuis l'Arménie à rencontrer le roi mède sur les bords de l'Araxe, et à reprendre avec lui la guerre contre les Parthes", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 52). Dans l'immédiat, il invite Artavazde II à venir boire un verre à Alexandrie, officiellement pour le remercier d'héberger l'armée romaine, en réalité pour le déposer. Artavazde II sent l'embrouille et décline l'invitation ("Sous le consulat de [Sextus] Pompeius et de [Lucius] Cornificius [en -35 ; ce "Sextus Pompeius" est un homonyme du fils de Pompée vaincu et tué en -36], [Marc-Antoine] projeta une expédition contre l'Arménie en plaçant beaucoup d'espoirs dans [Artavazde Ier d'Atropatène] le roi mède, désireux de se venger à la fois de Phraatès IV qui l'avait spolié du butin et privé d'honneurs, et de l'Arménien [Artavazde II] qui avait aidé les Romains à envahir son pays […]. Il commença par inviter amicalement l'Arménien à le rejoindre en Egypte, dans le but de le destituer et de s'emparer de sa personne, mais celui-ci, soupçonnant ce but, ne répondit pas à l'invitation", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.33). Au printemps -35, Marc-Antoine s'apprête à rejoindre ses soldats en Arménie pour concrétiser ses projets contre Artavazde II et le satrape de Médie. Mais une raison inattendue le retient à Alexandrie, qui va précipiter sa chute, et celle de Cléopâtre VII, et plus généralement la fin de l'ère hellénistique. Un bateau en provenance de Rome s'avance dans le port d'Alexandrie. Il s'immobile à quai. Octavie en descend. Elle frappe à la porte du palais pour parler à son époux.


Retournons à Rome, quelques mois auparavant. Après sa victoire contre Sextus Pompée et la déchéance de Lépide, Octave feint l'amitié avec Marc-Antoine. Mais son attitude ne trompe personne. Il veut tout le pouvoir pour lui-même, et Marc-Antoine est son dernier obstacle. Octave est bien informé des revers de Marc-Antoine contre les Parthes durant l'hiver -36/-35, mais il ne peut pas l'attaquer directement car il n'a pas encore la légitimité pour cela ni, nous avons insisté sur ce point, le soutien populaire ("A Rome, on n'ignorait rien des événements, non pas grâce aux rapports écrits de Marc-Antoine qui cachait ses revers et laissait même croire qu'il était victorieux, mais grâce aux rumeurs. [Octave] César et ses partisans tâchaient de s'informer de tous les faits, et les divulguaient, même si publiquement ils n'accablaient pas Marc-Antoine et immolaient des victimes et célébraient des fêtes", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.32). Alors il lui tend un piège. En -37, nous avons vu que Marc-Antoine lui a cédé une partie de sa flotte contre la promesse de l'envoi de vingt mille hommes, soit deux légions. Octave décide de lui envoyer non pas vingt mille hommes comme promis, mais seulement deux mille, qui seront accompagnés d'Octavie ("[Marc-Antoine] imagina une autre manière de le tromper [le roi Artavazde II d'Armenie]. Il réfréna sa colère pour abaisser sa garde et, feignant de marcher de nouveau contre les Parthes afin de fondre sur lui brusquement, il quitta l'Egypte. C'est alors que, tandis qu'il cheminait, il apprit qu'Octavie arrivait de Rome. Il n'alla pas plus loin et revint sur ses pas, bien qu'il lui eût ordonné de repartir immédiatement et lui eût accusé réception des cadeaux qu'elle lui envoyait, notamment les soldats qu'elle avait réclamés à son frère pour cette expédition. Il était plus que jamais dominé par son amour et par les charmes de Cléopâtre VII", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.33). Le stratagème est fourbe et imparable : si Marc-Antoine ouvre la porte du palais d'Alexandrie à Octavie, cela signifie qu'il choisit son épouse romaine contre sa maîtresse grecque lagide, la République romaine contre un royaume étranger, la vertu contre le stupre, la modestie d'une vie familiale au service de la collectivité contre des aventures guerrières au service d'ambitions personnelles ; s'il refuse d'ouvrir à Octavie au contraire, cela signifie qu'il a basculé du côté obcur, qu'il est devenu le jouet de Cléopâtre VII, qu'il préfère sa gloire personnelle à la gloire de Rome, les hasards de la guerre à la douceur de la paix familiale, le stupre à la vertu, la monarque grecque à la République romaine, sa maîtresse à son épouse. Le procédé est déloyal, car Octave ne respecte pas sa promesse, les deux mille légionnaires qu'il envoie ne signifient rien par rapport aux effectifs des ennemis parthes ni même à l'armée que Marc-Antoine conserve en Arménie, mais ils sont suffisants pour dire aux sénateurs et aux habitants de Rome : "Voyez, j'aide mon pair triumvir, mon ami, mon beau-frère, dans sa mission contre les Parthes pour la gloire de Rome. S'il renvoie les légionnaires que je lui donne, cela signifie qu'il rejette Rome et veut la gloire seulement pour lui-même. Et s'il renvoie Octavie, cela signifie qu'il me rejette, moi le frère d'Octavie, et qu'il préfère une pute grecque à une digne Romaine" ("Pendant ce temps, à Rome, Octavie désirait s'embarquer pour aller retrouver Marc-Antoine. [Octave] César y consentit, moins pour satisfaire le désir de sa sœur que, comme le disent la majorité des historiens, pour qu'elle fût méprisée et outragée par Marc-Antoine, et que cela servit de prétexte à déclarer la guerre à ce dernier. En arrivant à Athènes, elle reçut des lettres de son mari lui ordonnant de l'y attendre, et l'informant de l'expédition projetée en Asie. Octavie devina aisément la raison de cet ordre si offensant. Elle répondit en lui demandant où il souhaitait recevoir tout ce qu'elle apportait pour lui : les stocks de vêtements militaires, les bêtes de somme, l'argent, les cadeaux destinés aux officiers et aux amis, ainsi que deux mille soldats d'élite bien équipés et couverts d'armes aussi belles que celles des prétoriens", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 53). Marc-Antoine, en plein dilemme, certainement influencé par Cléopâtre VII, refuse d'ouvrir la porte à Octavie ("Cléopâtre VII pressentit qu'Octavie venait lui disputer le cœur de Marc-Antoine. Craignant que cette femme estimable et aux mœurs dignes, soutenue par la toute puissance de [Octave] César, usât de sa conversation et de ses caresses pour reprendre rapidement et définitivement l'ascendant sur son mari, elle feignit la passion la plus violente pour Marc-Antoine. Elle se priva de nourriture afin d'affaiblir son corps. Elle avait le regard vif quand il entrait chez elle, et les yeux plein de langueur quand il en sortait. Elle paraissait souvent en larmes, en affectant de les essuyer discrètement devant Marc-Antoine, surtout quand il évoquait son prochain départ pour aller rencontrer le roi mède [Artavazde Ier d'Atropatène] en Syrie. Les courtisans zélés reprochèrent à Marc-Antoine son cœur dur et insensible, l'accusant de laisser mourir de chagrin “une femme qui ne respirait que pour lui”, ils lui dirent : “Octavie est ton épouse seulement pour les intérêts de son frère, elle jouit de ce statut d'épouse alors que Cléopâtre VII, qui est pourtant la reine de beaucoup de peuples, est surnommée « la maîtresse ["™rwmšnh"] de Marc-Antoine », et pourtant si tu continues à la voir et à partager sa vie celle-ci acceptera ce sobriquet et ne se sentira pas déshonorée, si au contraire tu l'abandonnes elle ne survivra pas à sa tristesse”. Attendri, ou plutôt amolli par ces discours, Marc-Antoine eut peur que Cléopâtre VII mit fin à ses jours. Il revint aussitôt à Alexandrie et, bien qu'il apprit que les Parthes étaient affaiblis par des séditions, il repoussa son expédition vers la Médie au printemps suivant [-34]", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 53). Cet acte signifie la guerre à mort entre lui et Octave. Car Marc-Antoine n'a plus d'autre option : ayant repoussé son épouse Octavie au profit de sa maîtresse Cléopâtre VII, il sait qu'Octave va sauter sur ce prétexte pour le dénigrer à Rome en jouant publiquement au beau-frère bafoué et à l'ami insulté, autrement dit il n'a plus aucun espoir de revoir Rome et l'Italie tant qu'il n'aura pas éliminé Octave. C'est une victoire politique pour Cléopâtre VII car, s'il veut éliminer Octave et revoir Rome, Marc-Antoine doit vaincre les forces qu'Octave dirigera bientôt contre lui, il a donc besoin de forces équivalentes que seule l'Egypte peut lui fournir, Marc-Antoine est donc acculé à ressusciter un royaume lagide fort pour contrer la puissance de Rome qu'Octave va dresser contre lui.


Le reste de l’année -35 et l’année suivante se passent sous tension, les deux triumvirs affinent leur propagande et leurs tactiques de part et d’autre de la Méditerranée. De retour en Italie, Octavie s’enferme pour pleurer son mari qui l’a répudiée. Cette femme, que pour notre part nous trouvons extrêmement attachante, gâtée par la nature comme en témoignent les portraits parvenus jusqu’à nous (dont le célèbre buste exposé au musée Massimo alle Terme à Rome en Italie sous la référence 121221, qui a conservé l’extraordinaire sex-appeal de son modèle après plus de deux mille ans), et dotée d’une authentique bonté, qui élève les enfants de la défunte Fulvia sous son toit avec les mêmes attentions que ses propres enfants, comprend très bien que son frère Octave cherche à la manipuler. Elle refuse de participer aux malignités de ce dernier, de surjouer l’épouse humiliée réclamant réparation, d’assombrir le portrait de son époux Marc-Antoine… et Octave, toujours prompt à s’adapter quand le contexte l’exige, s’appuie justement sur la retenue de sa sœur pour clamer aux sénateurs et à la plèbe de Rome : "Voyez comme ma sœur est digne et mérite toutes nos louanges : elle est salie par son mari qui lui préfère une pute grecque, elle pourrait me pousser à la venger, mais non, elle me retient d’utiliser sa douleur comme justification de ma colère contre lui, parce qu’elle l’aime toujours, parce qu’elle est prête à pardonner son adultère et à l’accueillir à nouveau, parce qu’elle est une Romaine bonne et vertueuse autant que son mari est un porc dévoyé à la cause d’une étrangère" ("Dès qu’Octavie fut de retour d’Athènes, [Octave] César s’indigna de l’affront qu’elle avait reçu. Il lui ordonna de quitter la maison de Marc-Antoine et de loger seule ailleurs, mais elle répondit qu’elle resterait dans la maison de son mari, qu’il ne devait pas mélanger ses griefs contre Marc-Antoine et sa vie privée à elle, et que ce serait odieux que deux grands imperators provoquassent une guerre civile entre Romains, l’un par désir d’une femme, l’autre par jalousie. Sa conduite prouva ses dispositions encore mieux que ses paroles : elle continua de vivre dans la maison de son mari comme s’il eût été présent, élevant avec autant d’attentions et de générosité non seulement les enfants qu’elle avait eus avec Marc-Antoine mais encore ceux qu’il avait eus avec Fulvia, recevant les amis de son mari qui venaient de sa part à Rome pour réclamer des attributions publiques ou pour raisons privées, et leur obtenant par son frère les faveurs qu’ils sollicitaient. En agissant ainsi, elle nuisit involontairement à Marc-Antoine, dont les injustices envers une telle femme suscitèrent l’indignation générale", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 54). Marc-Antoine quant à lui tente toujours d’attirer Artavazde II à Alexandrie, sans succès. En -34, il se rend en Anatolie, d’où il multiplie les attaques directes contre le roi arménien, qui est finalement capturé et envoyé enchaîné à Alexandrie. Il chasse également Artaxias II, fils et héritier d’Artavazde II, qui part se réfugier à la Cour du Parthe Phraatès IV. Puis il envoie une délégation vers la Médie afin de fiancer son propre fils aîné Alexandre-Hélios, âgé seulement de six ans, à Jotapé la fille du satrape Artavazde Ier d’Atropatène, âgée d’une dizaine d’années ("Pour réussir à se venger de l’Arménien [Artavazde II] sans prendre de risques, il lui demanda la main de sa fille via son jeune favori nommé “Quintus Dellius” [l’opportuniste déjà mentionné, ancien lieutenant de Dolabella, puis de Cassius, et maintenant de Marc-Antoine] et beaucoup de promesses, pour la marier à son fils Alexandre[-Hélios]. Puis au début du printemps [-34] il arriva tout à coup à Nicopolis fondée naguère par Pompée [en Anatolie], et de là il convoqua le roi d’Arménie en prétextant avoir besoin de ses conseils et de son aide contre les Parthes. Comme celui-ci ne répondit pas à la convocation parce qu’il flairait un piège, il renvoya [Quintus] Dellius lui parler, et s’avança en personne jusqu’à Artaxata. De cette manière, en le persuadant par ses amis, en le menaçant par ses soldats, en lui écrivant et en agissant avec lui comme avec un ami, il le décida enfin à venir dans son camp. Il prit le contrôle de sa personne, d’abord par une surveillante rapprochée, sans l’enchaîner. Il se présenta avec lui devant des places où étaient conservés ses trésors, afin de les accaparer sans combat, en proposant leur cession contre la libération du roi arménien. Mais les gardiens des trésors refusèrent de céder, et les soldats élurent roi son fils aîné Artaxias II pour le remplacer. Alors il chargea Artavazde II de chaînes en argent, pour ne pas trop humilier sa dignité royale avec des chaînes en fer. Ensuite, tantôt par la persuasion, tantôt par la force, il se rendit maître de toute l’Arménie. Il vainquit Artaxias II en bataille, qui se retira chez les Parthes. Puis Marc-Antoine fiança son fils [Alexandre-Hélios] à [Jotapé] la fille du Mède [Artavazde Ier d’Atropatène] pour se l’attacher, et retourna en Egypte avec un butin considérable, incluant l’Arménien [Artavazde II] avec sa femme et ses enfants, qu’il fit marcher devant son char comme des trophées parmi les autres captifs lorsqu’il entra dans Alexandrie, et qu’il offrit chargés de chaînes d’or en cadeaux à Cléopâtre VII", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.39-40 ; "[Marc-Antoine] rentra en Médie, mais simplement pour établir une alliance avec le roi [Artavazde Ier d’Atropatène] via un mariage entre [Alexandre-Hélios] l’un des fils qu’il avait eus de Cléopâtre VII à [Jotapé] une fille encore très jeune de ce souverain, et aussitôt après le mariage il fit demi-tour pour se préparer à la guerre civile", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 53 ; "Marc-Antoine ayant attiré auprès de lui par des promesses Artavazde II le roi d’Arménie, le fait jeter dans les fers, et place sur le trône de ce pays [Alexandre-Hélios] un des fils qu’il a eu de Cléopâtre VII", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre CXXXI). En automne -34, il célèbre la soumission de l’Arménie et l’alliance avec la Médie par un triomphe, en distribuant les titres à ses enfants, avec l’assentiment évident de Cléopâtre VII. Ptolémée XV Césarion, qui n’a qu’une dizaine d’années et co-règne officiellement sur l’Egypte avec sa mère depuis -43, est proclamé "roi des rois". Alexandre-Hélios, qui n’a que six ans, est proclamé roi d’Arménie (en remplacement d’Artavazde II) "et des territoires au-delà de l’Euphrate jusqu’à l’Inde", autrement dit Alexandre-Hélios est placé non seulement à la tête de la Médie dont il était déjà l’héritier indirect via ses récentes fiancailles avec Jotapé fille du satrape local mais encore, de façon toute théorique, à la tête du royaume parthe que Marc-Antoine considère déjà totalement conquis. Ptolémée Philadelphe, né l’année précédente, donc âgé de seulement un an, est proclamé roi "des territoires en deçà de l’Euphrate" : ainsi renaît sur le papier le défunt royaume séleucide, du moins son cœur historique, entre l’Hellespont et la Phénicie, avec Antioche en son centre (cette donation inclut notamment les arsenaux de Cilicie, utiles à l’entretien de la flotte lagide : "Juste après Korakesion [aujourd’hui Alanya en Turquie] se trouve la cité d’Arsinoé, puis Hamaxia [aujourd’hui le site archéologique d’Hemaksia-Sinek kalesi, dans la banlieue nord-ouest d’Alanya en Turquie] bâtie sur une hauteur, au-dessus d’une anse qui lui sert de port, vers laquelle sont envoyés les bois destinés aux constructions navales, surtout le cèdre qui pousse naturellement dans les alentours. Marc-Antoine connaissait cette particularité, c’est pour cette raison qu’il a attribué cette région à Cléopâtre VII, afin d’en tirer avantage pour l’entretien de sa flotte", Strabon, Géographie, XIV, 5.3). Cléopâtre-Séléné, âgée de six ans comme son frère jumeau Alexandre-Hélios, est proclamée reine de Libye : ainsi est réaffirmé le lien millénaire entre Egyptiens et Libyens (on se souvient que ce lien existe depuis les premières dynasties pharaoniques, qu’il en est même peut-être à l’origine, Hérodote le souligne indirectement dans le livre I de son Histoire quand il parle du dieu démiurge égyptien Ptah dont la maison est à Memphis [qui a donné son nom à l’"Egypte/A‡guptoj", littéralement la "Maison-du-ka-de-Ptah/Het-ka-Ptah"] et de la déesse démiurge libyenne Neith dont la maison est à Saïs [qui a peut-être donné son nom à "Athéna", littéralement la "Maison-de-Neith/Het-Neith"]) autant que le lien séculaire entre Grecs d’Alexandrie et Grecs de Cyrène (depuis l’époque du fondateur Ptolémée Ier), autrement dit la captation de la province romaine de Cyrénaïque qui n’a plus de gouverneur (puisque Lépide vient d’être dépossédé de ce titre par Octave et le Sénat) est revendiquée clairement par la Lagide Cléopâtre VII. Les enfants sont placés sous la tutelle de leur mère Cléopâtre VII, qui est proclamée régente avec le titre de "reine des rois". Dans les faits, c’est naturellement elle qui gouverne. Plutarque insiste encore sur la théâtralisation très grecque de ce triomphe et de cette distribution de royaumes ("[Marc-Antoine] se rendit encore plus odieux par le partage qu’il réalisa en faveur des enfants de Cléopâtre VII à Alexandrie, avec autant d’emphase que dans une tragédie, qui sembla dicté par la haine des Romains. Dans le gymnase, au milieu d’une foule immense, sur une estrade d’argent ornée de deux trônes en or pour lui-même et pour Cléopâtre VII, il la déclara reine d’Egypte, de Chypre, de Libye et de Koilè-Syrie, associé à [Ptolémée XV] Césarion qui passait pour le fils du premier César, qui avait laissé Cléopâtre VII enceinte. Ensuite il déclara “rois des rois” les enfants que cette reine lui avait donnés : Alexandre[-Hélios] reçut l’Arménie, la Médie, et le royaume des Parthes dès qu’il serait conquis, Ptolémée [Philadelphe] son second fils reçut la Phénicie, la Syrie et la Cilicie. Il les présenta tous les deux au peuple : Alexandre[-Hélios] était vêtu à la manière mède avec la tiare et le kidaris, Ptolémée [Philadelphe] avait les crépides, la chlamyde, la kausia et le diadème ordinaire des rois ayant succédé à Alexandre [le Grand]. Les deux princes saluèrent leur père et leur mère, puis furent dotés respectivement d’une garde d’Arméniens et d’une garde de Macédoniens. A partir de ce jour, Cléopâtre VII parut toujours en public dans le vêtement sacré d’Isis, et donna ses audiences sous le nom de “Nea Isis” ["Nša Isij/Nouvelle Isis"]. [Octave] César rapporta ce partage au Sénat et accusa régulièrement Marc-Antoine dans les assemblées du peuple, lui attirant une hostilité générale", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 54-55). Le même Plutarque rapporte que Marc-Antoine, désireux de ressusciter l’ancien éclat intellectuel du Musée, restaure la Bibliothèque du Bruchium incendiée accidentellement lors du siège d’Alexandrie en hiver -48/-47 et la remplit partiellement en accaparant les livres de la bibliothèque des anciens Attalides de Pergame ("[Caius] Calvisius [Sabinus], proche de [Octave] César, révéla que Marc-Antoine était coupable d’avoir donné les vingt mille livres de la bibliothèque de Pergame à Cléopâtre VII pour lui faire plaisir", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 58). Marc-Antoine ne garde rien pour lui-même : certes il ne peut pas se proclamer roi ni même protecteur des rois car cela le transformerait en ennemi de la République romaine, mais la vraie raison de son retrait est qu’il veut signifier aux Romains son renoncement général à tout pouvoir politique, même à son trumvirat, et pousser Octave à l’imiter sous peine d’apparaître comme un tyran qui aspire à la toute-puissance ("A la suite de ce triomphe, Marie-Antoine donna un banquet aux Alexandrins. Au milieu du peuple assemblé, il fit asseoir près de lui Cléopâtre VII et ses enfants. Il prononça quelques paroles, puis ordonna qu’elle fût appellée “reine des rois”, et que Ptolémée XV surnommé “Césarion” fût appelé “roi des rois”. Il leur confia l’Egypte et Chypre, en rappelant que Cléopâtre VII avait été la femme du premier César et que Ptolémée XV [Césarion] était vraiment son fils : par cet acte il sembla affirmer son amitié pour l’ancien dictateur, en réalité il voulut délégitimer Octave César, qui était seulement son fils adoptif et non pas son fils naturel. Telle fut la part qu’il leur assigna. Aux enfants qu’il eut lui-même de Cléopâtre VII, il donna à Ptolémée [Philadelphe] la Syrie et tous les pays en-deçà de l’Euphrate jusqu’à l’Hellespont, à Cléopâtre[-Séléné] la Libye autour de Cyrène, et à leur frère Alexandre[-Hélios] l’Arménie et tous les pays au-delà de l’Euphrate jusqu’à l’Inde, qu’il considérait déjà conquis. Il ne se contenta pas de déclarer oralement ces dispositions à Alexandrie, il les consigna aussi par écrit à destination de Rome. […] Il osa écrire au Sénat qu’il renonçait à son commandement et cédait toutes les affaires aux sénateurs et au peuple. Mais son intention n’était nullement de se retirer : par cette manœuvre, il voulait forcer [Octave] César sur place à déposer les armes, ou, s’il s’y refusait, à le perdre dans l’opinion des Romains", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.41). Par ailleurs, il adresse au Sénat des reproches bien fondés contre Octave : de quel droit celui-ci a-t-il conservé les navires que Marc-Antoine lui a prêtés en -40 et qui ne lui servent plus à rien puisque Sextus Pompée est désormais mort et la Sicile soumise, et pourquoi ne lui a-t-il envoyé que deux mille légionnaires sur les vingt mille promis ? de quel droit Octave a-t-il déposé Lépide sans consulter Marc-Antoine, et quelle légitimité avait-il d’accaparer d’autorité et en totalité la province de Cyrénaïque ? et de quel droit Octave peut-il reprocher à Marc-Antoine de distribuer les terres du Moyen-Orient aux enfants de Cléopâtre VII avec lesquels le Sénat pourra toujours composer quand ils seront adultes, alors que lui-même a distribué les terres d’Italie à ses vétérans afin de les endetter et de les maintenir à sa disposition si besoin contre le Sénat ? ("Marc-Antoine députa à Rome pour accuser [Octave] César. Ses griefs principaux étaient les suivants. Primo, pourquoi [Octave] César ne lui avait pas donné la moitié de la Sicile, après l’avoir enlevée à Sextus Pompée ? Deusio, pourquoi après cette guerre il avait gardé les navires qu’il lui avait empruntés pour la faire ? Tertio, pourquoi après avoir dépouillé Lépide de son titre de triumvir et l’avoir réduit à l’état de simple particulier, il en avait gardé les troupes, les provinces et les revenus ? Quarto, pourquoi avait-il distribué à ses soldats presque toutes les terres de l’Italie, sans rien laisser pour les troupes de Marc-Antoine ?", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 55). Ces arguments sont embarrassants pour Octave, qui peine tellement à les réduire ("Marc-Antoine reprocha à [Octave] César d’avoir destitué Lépide et de s’en être approprié le territoire et l’armée, ainsi que ceux de Sextus [Pompée], alors qu’il aurait dû les partager entre eux deux et leurs soldats respectifs recrutés en Italie. [Octave] César quant à lui reprocha notamment à Marc-Antoine de gouverner l’Egypte sans concertation, d’avoir exécuté Sextus [Pompée] sans prévenir et sans lui accorder le pardon, d’avoir nui au peuple romain en saisissant perfidement la personne de l’Arménien [Artavazde II] et en le jetant aux fers, il lui réclama la moitié du butin [réalisé en Arménie], et surtout il lui reprocha les donations à Cléopâtre VII, aux enfants qu’il avait eus d’elle et qu’il élevait, et l’attribution du surnom “Césarion” au fils [Ptolémée XV] de cette femme et son intégration à la famille de [Jules] César", Dion Cassius, Histoire romaine L.1) que, pour ne pas être accusé d’incliner à la tyrannie comme son père adoptif Jules César, et comme Marc-Antoine l’espère, il renonce à son tour au titre de triumvir, puis au poste de consul auquel il a été élu pour l’année -33.


En cette même année -33, Marc-Antoine se rend en Médie pour assister à la cérémonie nuptiale de son fils Alexandre-Hélios avec Jotapé la fille du satrape local Artavazde Ier d’Atropatène ("Pour imiter Marc-Antoine, [Octave] César renonça dès le premier jour au titre de consul, obtenu pour la seconde fois avec Lucius [Volcacius] Tullus pour collègue [en -33] […]. Pendant ce temps, Marc-Antoine s’avança jusqu’à l’Araxe, officiellement pour faire la guerre contre les Parthes, en réalité pour établir avec le Mède [Artavazde Ier d’Atropatène] un traité d’assistance mutuelle, l’un contre les Parthes, l’autre contre [Octave] César. Ils échangèrent des troupes, l’un reçut une partie de l’Arménie récemment conquise, l’autre reçut Jotapé la fille du roi pour la marier à son propre fils Alexandre[-Hélios], ainsi que les enseignes prises lors de la bataille contre [Oppius] Statianus [lieutenant de Marc-Antoine chargé de l’arrière-garde pendant le siège de Phraaspa en hiver -36/-35, attaqué et vaincu par Artavazde Ier d’Atropatène alors allié des Parthes, comme on l’a vu plus haut]", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.43-44). Il revient seul vers la Grèce pour y préparer l’affrontement ultime contre Octave, laissant une partie de son armée en Médie. Grâce à ce contingent romain, Artavazde Ier d’Atropatène résiste aux assauts d’Artaxias II l’héritier du trône arménien, protégé et armé par les Parthes. Mais Marc-Antoine ordonne à ce contingent romain de le rejoindre en Grèce, privant ainsi Artavazde Ier d’Atropatène de puissance militaire. Ce dernier est finalement vaincu en bataille et capturé par Artaxias II, qui se précipite vers l’Arménie pour y recouvrer le trône de son père Artavazde II. Marc-Antoine perd à cette occasion la Médie et l’Arménie, c’est-à-dire l’embryon du royaume oriental qu’il rêvait pour son fils Alexandre-Hélios ("Puis Marc-Antoine […] partit vers l’Ionie et la Grèce pour faire la guerre à [Octave] César. Le Mède [Artavazde Ier d’Atropatène] aidé de ses alliés romains vainquit les Parthes et Artaxias II qui l’attaquèrent. Mais Marc-Antoine rappela ses soldats tout en gardant ceux du roi, qui fut alors vaincu et capturé. Ainsi l’Arménie fut perdue, avec la Médie", Dion Cassius, Histoire romaine XLIX.43-44). Du côté occidental, ses affaires sont aussi mitigées. Cnaeus Domitius Ahenobarbus, l’ancien partisan de Brutus et Cassius qui l’a rejoint à Brindisi en -40 comme on l’a raconté plus haut, et Sosius l’ex-gouverneur de Syrie, sont élus consuls pour l’année -31 : Marc-Antoine espère qu’ils défendront ses intérêts devant les sénateurs et devant Octave. Mais en même temps Marc-Antoine connaît des défections. Les plus importantes sont celles de Lucius Munatius Plancus, gouverneur de la Gaule chevelue à l’époque de la succession de César, et son neveu Titius Plancus. Pline l’Ancien et Velleius Paterculus se rejoignent déclarer que ces deux personnages sont parmi les plus vils adorateurs de Cléopâtre VII ("Les deux plus grosses perles connues, après être passées dans les mains de rois orientaux, furent toutes deux possédées par Cléopâtre VII, dernière reine d’Egypte. Marc-Antoine s’engraissait de mets sophistiqués, il demanda un jour comment accroître ce luxe : la pute couronnée ["meretrix regina"] Cléopâtre VII, indifférente à la dépense, répondit avec sa morgue hautaine et impudente qu’elle “engloutirait dix millions de sesterces en un seul repas”. Il désira savoir comment, estimant cela impossible. Alors ils parièrent. Le lendemain, jour du défi, un dîner certes magnifique mais habituel fut servi à Marc-Antoine, qui railla Cléopâtre VII et demanda son compte. Celle-ci lui dit que ce banquet n’était qu’un premier service afin qu’il ne perdît pas sa journée, et qu’elle seule dînerait pour dix millions de sesterces, puis elle ordonna qu’on apportât le second service. Conformément à ses instructions, les serviteurs posèrent simplement devant elle un vase de vinaigre très âcre. Marc-Antoine se demandait ce qu’elle allait faire. Elle ôta une des perles qu’elle portait aux oreilles, plongea dans le vinaigre cet objet naturel extraordinaire et précieux, qui se liquéfia, et elle l’avala. Elle s’apprêtait à engloutir l’autre perle de la même manière, mais Lucius [Munatius] Plancus qui arbitrait le pari leva la main et déclara Marc-Antoine vaincu […]. La seconde perle eut un destin aussi remarquable : quand cette reine élevée si haut fut finalement abattue, elle fut coupée en deux parties qui furent accrochées aux oreilles de la Vénus du Panthéon à Rome, afin de l’honorer de la moitié du dîner de Marc-Antoine et de Cléopâtre VII", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, IX, 58.3-5 ; "Pendant que la guerre se préparait, [Lucius Munatius] Plancus passa dans le camp de [Octave] César, non pas par amour de la justice ni du peuple ni de [Octave] César qu’il continua à attaquer, mais parce que la trahison lui était naturelle. Parmi tous les flatteurs de la reine [Cléopâtre VII], il s’était montré le plus vil, il s’était abaissé plus bas qu’un esclave sous prétexte de servir. Secrétaire de Marc-Antoine, il avait inventé et organisé les pires obscénités, toujours prêt à se vendre pour tout et à tous. Lors d’un banquet, on l’avait vu notamment jouer le rôle de Glaucos [dieu marin dans la mythologie grecque] nu, peint en bleu, la tête couronnée de roseaux, traînant derrière lui une queue et rampant à genoux. La cause de sa trahison fut que Marc-Antoine devant les preuves flagrantes de ses spoliations l’avait traité avec froideur. […] Son neveu Titius [Plancus] imita son exemple. Quand [Lucius Munatius] Plancus après sa trahison énuméra les nombreuses infamies de Marc-Antoine absent en plein Sénat, le respectable [Caius] Coponius, ancien préteur, beau-père de Publius Silius [Nerva], lui dit ironiquement : “Par Hercule, Marc-Antoine a vraiment commis beaucoup de crimes, juste avant que tu l’abandonnes !”", Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 83.1-3 ; selon l’historien britannique Ronald Syme, la cité de "Titiopolis", en Cilicie offerte à Cléopâtre VII par Marc-Antoine, site archéologique en surplomb de l’actuelle ville côtière d’Anamur en Turquie, doit son nom à "Titius" Plancus, Cléopâtre VII l’aurait ainsi remercié de ses flagorneries). Mais quand ils se rendent auprès de Marc-Antoine en -33 et constatent la faiblesse de ses moyens et sa grande dépendance affective à Cléopâtre VII, ils déduisent que le duel qui se prépare penchera vers Octave et ils décident d’inverser leur diplomatie tant que cela est encore possible. Certains latinistes modernes, constatant l’opportunisme manifeste de ces deux hommes, avancent une hypothèse complémentaire : le revirement des deux Plancus est peut-être encouragé par Marc-Antoine lui-même qui, ayant découvert des malversations que nous ignorons, les a menacés de les dénoncer publiquement, les contraignant à fuir vers Octave (et Octave, après sa victoire à Actium en -31, aurait intégré Munatius et Titius à sa propagande en effaçant ces malversations gênantes, pour ne pas laisser à la postérité l’image d’un fondateur d’Empire redevable à deux individus très louches). Les deux Plancus en tous cas vont à Rome en emportant une copie du testament commun de Marc-Antoine et de Cléopâtre VII (qu’ils ont obtenu on-ne-sait-comment, de toute façon par des moyens illégaux : cela renforce l’hypothèse qu’ils sont bien enclins aux malversations), qu’ils s’empressent de rendre publique, sous les insistances jubilatives d’Octave. Ce testament notifie les légations territoriales décidées en automne -34 aux trois enfants du couple adultérin, et à Ptolémée XV Césarion qui y est qualifié de "fils de Jules César", ce que le fils adoptif Octave ne peut pas tolérer. La lecture donne à penser que Marc-Antoine est devenu un roi hellénistique ayant complètement perdu le sens des valeurs romaines, ce qui renforce a contrario Octave comme défenseur de la Rome républicaine contre l’héritière grecque de Pyrrhos, de Philippe V, d’Antiochos III, de Persée, d’Antiochos IV, ou plus récemment de Mithridate VI ("Plusieurs personnalités abandonnèrent Marc-Antoine pour passer dans le camp adverse, entre autres Titius [Plancus] et [Lucius Munatius] Plancus, qui furent bien accueilli par son rival [Octave] parce qu’ils connaissaient tous les secrets. Après le départ des consuls [Ahenobarbus et Sosius, début -31], [Octave] César avait convoqué les sénateurs pour leur lire et leur dire ses volontés. Informé, Marc-Antoine avait réuni à son tour les notables présents pour former un quasi Sénat et, après beaucoup de discussions dans un sens et dans l’autre, avait accepté les conséquences de la guerre et répudié Octavie. C’est ce moment que Titius [Plancus] et [Lucius Munatius] Plancus, prétextant leur opposition à cette décision ou leur haine de Cléopâtre VII, avait choisi pour changer de parti. [Octave] César les accueillit avec empressement. Grâce à eux, il apprit tous les actes et tous les projets de Marc-Antoine, les dispositions de son testament et leurs bénéficaires, puisque Titius [Plancus] et [Lucius Munatius] Plancus y avaient apposé leur cachet. Vivement irrité par ces révélations, il n’hésita pas à se saisir de ce testament, à l’apporter dans le Sénat pour en donner lecture, puis à l’assemblée du peuple. Les clauses inacceptables firent oublier que les procédés employés par [Octave] César étaient parfaitement illégaux. Marc-Antoine y déclarait effectivement que [Ptolémée XV] Césarion était vraiment fils de [Jules] César, y accordait des legs démeusurés aux enfants qu’il avait eus de l’Egyptienne, et y ordonnait que son corps fût enseveli à Alexandrie avec celui de cette femme", Dion Cassius, Histoire romaine L.3 ; "Titius [Plancus] et [Lucius Munatius] Plancus, deux amis de Marc-Antoine, anciens consuls devenus la cible des mauvais traitements de Cléopâtre VII depuis qu’ils avaient déclaré ne pas aimer la voir au milieu de l’armée, abandonnèrent Marc-Antoine, et se retirèrent auprès de [Octave] César. Ils emmenèrent le testament de Marc-Antoine, dont ils savaient toutes les dispositions, qui fut confié aux vestales. Celles-ci refusèrent de le donner à [Octave] César, elles lui dirent que pour l’obtenir il devrait venir le leur prendre en personne. Il se déplaça, prit connaissance de son contenu en le lisant seul, il copia les clauses les plus répréhensibles, puis il rassembla le Sénat et les lut publiquement. La majorité des sénateurs furent scandalisés, jugeant odieux qu’un homme fût ainsi désigné coupable durant sa vie pour des clauses à exécuter après sa mort. [Octave] César insista surtout sur le passage relatif à sa sépulture, qui stipulait que, même si Marc-Antoine mourait à Rome, son corps devrait traverser le Forum en grande pompe, être transporté à Alexandrie et remis à Cléopâtre. [Caius] Calvisius [Sabinus], proche de [Octave] César, révéla que Marc-Antoine était coupable d’avoir donné les vingt mille livres de la bibliothèque de Pergame à Cléopâtre VII pour lui faire plaisir, il ajouta qu’un jour Marc-Antoine s’était levé de table en plein banquet pour, au milieu de la foule, aller toucher le pied de Cléopâtre VII, signe convenu pour l’entraîner avec lui, et il avait souffert d’entendre les gens d’Ephèse appeler Cléopâtre VII “maîtresse” ["kÚria"]. Quand assis sur une estrade il donnait audience aux rois et aux tétrarques, Marc-Antoine recevait souvent d’elle des tablettes ornées d’onyx et de cristaux contenant des messages érotiques qu’il ne rougissait pas de lire. Le respectable [Caius] Furnius, alors le plus éloquent des Romains, plaidait un jour devant lui, quand Cléopâtre VII passa soudain dans une litière : dès que Marc-Antoine l’aperçut, il quitta l’audience et la rejoignit en portant sa litière", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 58).


En janvier -32 commence le consulat d’Ahenobarbus et de Sosius, qui lancent aussitôt des attaques contre Octave. Mais Octave parle bien, se défend bien, devient menaçant. Les deux consuls décident de quitter Rome et de partir en Grèce rejoindre Marc-Antoine. Ils sont suivis par un tiers des sénateurs. Les deux camps sont désormais bien définis ("Le jour même des calendes [le premier jour du mois dans le calendrier romain, soit le 1er janvier -32, jour d’investiture des deux consuls], Sosius qui n’avait encore jamais connu d’infortunes se répandit en éloges pour Marc-Antoine et en blâmes contre [Octave] César. Il aurait imposé un décret contre ce dernier, si le tribun Nonius Balbus ne l’en avait pas empêché. [Octave] César, qui soupçonnait les intentions du consul et ne voulait ni se laisser dominer ni s’imposer et paraître vouloir déclencher la guerre, s’abstint de venir au Sénat et quitta Rome. Il imagina un prétexte pour justifier son absence, et en profita pour prendre les meilleures décisions selon les nouvelles qui lui parvenaient. Quand il revint, il rassembla le Sénat, et, entouré d’une garde de soldats et d’amis portant des poignards cachés, entre les consuls, assis sur le siège curule, il s’exprima en termes modérés sur lui-même et exposa ses griefs à l’encontre de Sosius et de Marc-Antoine. Personne n’osa élever la voix, pas même les consuls. Il fixa un nouveau jour de réunion pour écrire à Marc-Antoine et l’amener à reconnaître ses torts. Mais les consuls, n’ayant pas le courage de le contredire et ne supportant pas de garder le silence, sortirent discrètement de la ville avant la réunion et allèrent rejoindre Marc-Antoine, suivis d’un grand nombre de sénateurs", Dion Cassius, Histoire romaine L.1). La guerre chaude est déclarée. Octave harangue les officiels et la foule en instrumentalisant Cléopâtre VII, en la présentant comme une grande reine dangereuse, alors que plus prosaïquement il veut anéantir son dernier rival politique Marc-Antoine, qu’il ne se prive pas de décrire comme un pauvre naze dont la romanité a été corrompue par la démone royale grecque ("On décréta l’impunité et des éloges à ceux qui abandonneraient son parti [à Marc-Antoine], et on déclara ouvertement la guerre à Cléopâtre VII. On prit l’habit militaire, et on alla au temple de Bellone pour y accomplir, sous la direction de [Octave] César et des Féciaux, toutes les cérémonies d’entrée en guerre prescrites par les lois. Toutes ces mesures furent dirigées verbalement contre Cléopâtre VII, mais en réalité elles visaient aussi Marc-Antoine", Dion Cassius, Histoire romaine L.4 ; "Par un décret du Sénat, [Octave] fit déclarer la guerre à Cléopâtre VII et retirer à Marc-Antoine l’autorité que celui-ci avait déjà abandonnée à cette femme, il dit même que Marc-Antoine était ensorcelé par les breuvages de Cléopâtre VII et que ce n’était pas lui que les Romains devraient combattre mais l’eunuque Mardion, Potheinos, Eira, Charmion la coiffeuse de Cléopâtre VII [ces deux dernières femmes, Eira et Charmion, se suicideront en même temps que leur maîtresse en -30, comme nous le verrons plus loin], qui seuls décidaient des affaires de l’empire", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 60). Il recourra au même argumentaire à la fin de la bataille d’Actium quelques mois plus tard, juste avant la fuite de Cléopâtre VII et Marc-Antoine : "Mon ancien collègue triumvir est envoûté par une sorcière et son peuple de dégénérés, la guerre contre Cléopâtre VII est l’aboutissement de nos guerres contre tous les peuples dont les Grecs ont toujours été les chefs, nos grands-pères avant-hier ont vaincu Pyrrhos en Italie, nos pères hier ont vaincu Philippe V et son fils Persée en Grèce, et Antiochos III et ses descendants en Anatolie et au Levant, aujourd’hui c’est à nous de vaincre Cléopâtre VII en Egypte et de régler définitivement le problème grec" ("Romains, maîtres de la plus grande et de la noble partie du monde, être méprisés et foulés aux pieds par une femme, par une Egyptienne, est indigne de nos pères qui ont vaincu Pyrrhos, Philippe V, Persée, Antiochos III, qui ont renversé Numance et Carthage, qui ont taillé en pièces les Cimbres et les Ambrons, indigne de nous-mêmes qui avons soumis les Gaulois et les Pannoniens jusqu’aux bords de l’Istros, qui avons franchi le Rhin, qui avons débarqué en Bretagne. Quelle douleur pour tous les grands hommes dont je viens de rappeler les hauts faits, s’ils apprenaient que nous sommes tombés sous le joug d’une femme exécrable ! Et quelle honte sur nous, si, après avoir prouvé à tous notre courage supérieur, nous supportions tranquillement les insultes de ces Alexandrins d’Egypte qui, par Hercule ! comble du pire ! vénèrent publiquement comme des dieux les reptiles et toutes sortes d’animaux, embaument les cadavres pour faire croire à leur immortalité, sont arrogants, faibles quand ils devraient être forts, tristes esclaves d’une femme au lieu d’un homme, qui osent prétendre à nos avantages et les conquérir avec notre aide, comme si nous étions disposés à leur céder le bonheur dont nous jouissons ! […] Qui ne pleure pas en voyant Marc-Antoine, deux fois consul, plusieurs fois imperator, qui a conduit les affaires avec moi, qui a eu entre ses mains tant de cités et tant d’armées, abandonner aujourd’hui les usages de sa patrie pour adopter des mœurs étrangères et barbares et, sans respect pour nous, pour les lois, pour les dieux de nos ancêtres, se prosterner devant cette femme comme si elle était Isis ou la Lune, surnommer les enfants qu’il a eus d’elle “Hélios” et “Séléné”, se désigner lui-même comme Osiris et Dionysos, et distribuer des îles et des provinces comme s’il était maître de toutes les terres et de toutes les mers ?", Dion Cassius, Histoire romaine L.24-25), et il insistera pareillement sur la déchéance de Marc-Antoine au contact des mœurs alexandrines ("Qu’on cesse de le considérer Romain : il est devenu Egyptien. Qu’on cesse de l’appeler “Marc-Antoine” : il est devenu Sérapion. Qu’on cesse de rappeler son passé de consul et d’imperator : il est devenu gymnasiarque. Il a choisi délibérément ces titres à la place des autres, il a renoncé aux dignes usages de la patrie pour intégrer les rangs des bruyants cymbalistes de Canope. Ne craignez plus d’affronter cet homme en bataille. Déjà par le passé, en le vainquant à Mutina, vous avez pu constater que ses talents militaires sont discutables [mauvaise foi d’Octave, qui omet de rappeler qu’il a participé seulement en spectateur au siège de Mutina/Modène en hiver -44/-43, et que Marc-Antoine, inférieur en effectifs avant l’engagement, ne s’est replié affaibli mais non terrassé qu’après avoir mortellement blessé les deux consuls Hirtius et Pansa qui lui faisaient face…]. Certes nous lui avons appris la vertu lors de la campagne que nous avons effectuée ensemble [nouvelle mauvaise foi d’Octave, qui semble oublier qu’il a tremblé comme une fillette dès le premier assaut de Brutus et aurait péri si Agrippa n’était pas intervenu pour le protéger, et que Marc-Antoine est le seul vrai meneur et le vrai vainqueur de la double bataille de Philippes contre Cassius et Brutus en automne -42…], mais il l’a totalement perdue depuis qu’il a changé de vie. Car comment penser et agir en homme, quand on s’abandonne au luxe comme les rois et à la mollesse comme les femmes ? A telle vie, tel caractère. La preuve : depuis cette campagne [de Philippes en -42] il n’a conduit qu’une seule guerre, ou plutôt une seule expédition, résultat un grand nombre de citoyens sont morts dans les combats, et la retraite de Phraaspa a été une honte, une fuite dans laquelle ont péri beaucoup de soldats. Si vous deviez l’affronter dans un concours de danses ridicules ou de cordax, vous seriez assurément vaincus parce qu’il est devenu un expert en la matière, mais dans le domaine des armes et de la guerre qu’avez-vous encore à redouter de lui ?", Dion Cassius, Histoire romaine L.27). Le tragique du couple formé par Cléopâtre VII et Marc-Antoine, dont la fin alimentera nombre d’œuvres littéraires et artistiques au cours des siècles à venir, est que le discours d’Octave a très probablement un fond de vérité : comme le dit Dion Cassius, Cléopâtre VII s’illusionne certainement elle-même sur sa supposée puissance, elle s’imagine déjà dans Rome comme régente de Ptolémée XV Césarion devenu imperator sur toute la Méditerranée à la place de son supposé père Jules César et hégémon au Sénat à la place d’Octave défait et tué au combat, et Marc-Antoine est certainement aussi aveuglé par ses réels sentiments envers Cléopâtre VII ("Cléopâtre VII avait asservi [Marc-Antoine] au point qu’il s’était abaissé aux fonctions de gymnasiarque des Alexandrins, qu’il l’appelait “ma reine” et “ma despote”, qu’il lui avait donné une garde de soldats romains et avait gravé son nom sur tous les boucliers. Elle se rendait avec Marc-Antoine sur l’agora, s’occupait avec lui des jeux publics, jugeait les affaires avec lui, parcourait les cités avec lui, portée sur une sorte de siège curule tandis que Marc-Antoine la suivait à pied avec les eunuques. Il se qualifiait de “stratège royal”, portait parfois un cimeterre [arme scythe, par opposition au glaive romain] ou revêtait un costume étranger et se déplaçait en public porté sur une litière dorée, il faisait réaliser des tableaux et des statues où ils apparaissaient ensemble, lui sous les traits d’Osiris et de Dionysos, elle sous les traits de la Lune et d’Isis. Telles furent les raisons qui amenèrent à penser qu’elle avait non seulement troublé la raison de Marc-Antoine par un charme magique, mais encore qu’elle avait ensorcelé et enchaîné tout son entourage, surtout quand elle s’exprimait en prêtant serment “au nom de la Justice qu’elle rendrait bientôt sur le Capitole”", Dion Cassius, Histoire romaine L.5). En -32, Marc-Antoine a rassemblé ses troupes et sa flotte en Anatolie, puis il est passé en Grèce. Ahenobarbus, l’un des deux consuls qui viennent de provoquer la crise et de quitter Rome, n’est pas d’accord pour laisser Cléopâtre VII venir sur le champ de bataille, car il devine que sa seule présence jettera de l’huile sur le feu, alimentera le ressentiment des légionnaires d’Octave contre leurs camarades opposés défendant l’étendard de Marc-Antoine. Mais le trouble Canidius, que Marc-Antoine vient de nommer à la tête de son armée de terre, se prononce en faveur de Cléopâtre VII - qui l’a corrompu - et gagne le débat ("Marc-Antoine se trouvait en Arménie, quand il apprit les événements à Rome [le départ des deux consuls Ahenobarbus et Sosius]. Il confia aussitôt seize légions à Canidius et lui ordonna de les conduire vers la côte, tandis que lui-même se rendrait à Ephèse avec Cléopâtre VII. Une flotte de huit cents bateaux, dont des bâtiments de transport, vint amarrer à cette cité. Deux cents d’entre eux appartenaient à Cléopâtre VII, qui amena par ailleurs vingt mille talents et tout le ravitaillement nécessaire à l’armée pour la durée de la guerre. [Cnaeus] Domitius [Ahenobarbus] et plusieurs autres amis de Marc-Antoine l’incitèrent à renvoyer Cléopâtre VII en Egypte pour y attendre la fin de la guerre, mais cette reine craignit qu’Octavie le réconciliât une nouvelle fois avec [Octave] César et elle corrompit Canidius pour qu’il plaidât sa cause auprès de Marc-Antoine, en lui signifiant l’injustice d’éloigner du front une souveraine qui apportait un contingent aussi considérable, et le danger de décourager les Egyptiens en éloignant leur reine alors qu’ils constituaient une grande partie de ses forces navales. Canidius ajouta que Cléopâtre VII lui paraissait aussi compétente que tous les rois sous ses ordres, ayant longtemps gouverné seule un vaste empire et appris à diriger les affaires depuis qu’elle vivait à ses côtés. Ces raisons triomphèrent des réticences de Marc-Antoine", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 56).


Les forces, telles qu'elles apparaissent fin -32, juste avant la déclaration de guerre, sont disproportionnées. L'armée de Marc-Antoine est beaucoup plus importante en nombre que celle d'Octave mais, à l'instar de l'armée d'Antiochos III à la bataille de Magnésie en hiver -190/-189, elle est constituée d'un bric-à-brac de régiments venus de tout le Moyen Orient n'ayant pas de rapport entre eux sinon leur soumission théorique à Marc-Antoine, à Cléôpâtre VII et à leurs très jeunes enfants, parmi lesquels, pour l'anecdote, Tarcondimotos le seigneur de Tarse, Mithridate II de Commagène le fils cadet d'Antiochos Ier de Commagène que Marc-Antoine a assiégé à Samosate en -36, des Arabes envoyés par Malichos Ier le roi nabatéen qui a pactisé avec l'Asmonéen Antigone, des juifs envoyés par Hérode le roi d'Israël qui a éliminé l'Asmonéen Antigone après avoir été éconduit par le roi nabatéen Malichos Ier, des Mèdes ayant fui leur pays depuis sa reprise en mains par les Parthes et la défaite d'Artavazde Ier d'Atropatène l'année précédente due à l'abandon de Marc-Antoine. L'armée d'Octave a des effectifs moins nombreux, mais elle est plus soudée, plus cohérente, plus organisée autour d'un noyau de légionnaires novices, de vétérans et de généraux compétents, dont Agrippa l'incontournable et dynamique copain d'Octave ("Marc-Antoine avait plus de cinq cents navires, dont plusieurs à huit et à dix rangs de rames, équipés aussi magnifiquement que pour une parade triomphale. Son armée comptait deux cent mille fantassins et douze mille cavaliers. Il avait sous ses ordres plusieurs souverains alliés : Bocchos II de Libye, Tarcondimotos de Cilicie, Archélaos de Cappadoce, [Déjotaros] Philadelphe de Paphlagonie, Mithridate II de Commagène, Sadalès III de Thrace. D'autres souverains non présents lui avaient envoyé des troupes : des Pontiens de Polémon Ier, des Arabes de Malichos Ier, des juifs d'Hérode, des Lycaoniens et des Galates d'Amyntas, et un gros contingent du roi des Mèdes [Artavazde Ier d'Atropatène]. [Octave] César n'avait que deux cent cinquante navires, quatre-vingt mille fantassins, et presque autant de cavaliers que son adversaire. […] Les triérarques [de Marc-Antoine], faute de rameurs, agravèrent les malheurs de la Grèce en lui enlevant des voyageurs, des muletiers, des moissonneurs, des jeunes gens, afin de compléter les équipages qui manquaient de bras et ne parvenaient pas à naviguer correctement. Les navires de [Octave] César n'étaient pas aussi gros, aussi imposants, aussi ostentatoires : ils étaient légers, facilement manœuvrables et pourvus de tout le nécessaire", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 61-62). Marc-Antoine s'avance vers la côte adriatique pour y passer l'hiver -32/-31 ("Marc-Antoine s'avança comme pour débarquer en Italie à l'improviste, mais arrivé à Corcyre il apprit que des navires guêtaient sa venue près des monts Cérauniens [qui servent aujourd'hui de frontière entre l'Albanie et la Grèce]. Il crut que [Octave] César s'y tenait à l'ancre avec toute sa flotte. Il renonça à aller plus loin, et revint dans le Péloponèse passer l'hiver [-32/-31] à Patras. Il dispersa ses soldats de tous côtés pour garder le pays et pour se procurer des vivres plus aisément", Dion Cassius, Histoire romaine L.9). En prévision de débarquer sur le sol italien à la belle saison -31, il installe ses troupes en Achaïe autour de Patras, et stationne sa flotte un peu plus au nord, dans le golfe d'Ambracie en Acarnanie, plus précisément à l'entrée de ce golfe, près d'un promontoire au sud sur lequel s'élève un temple dédié à Apollon "du Rivage" ("Aktioj"), surnommé "Aktion/Aktion" pour cette raison, que les Romains latinisent en "Actium" ("“Actium” désigne un temple dédié à Apollon devant la passe du golfe d'Ambracie, face aux ports de Nicopolis [cité fondée après la bataille]. Ce golfe très large et très profond, accessible seulement par cette passe étroite avancée, constitue un lieu idéal pour le mouillage des navires. Les hommes de Marc-Antoine s'emparèrent d'abord de la passe, ils élevèrent des tours des deux côtés et occupèrent le milieu avec leur flotte pour contrôler les entrées et les sorties. Puis ils établirent leur camp près du temple, sur un côté du golfe, dans une vaste plaine qui, plus propice à une brève bataille qu'à une installation de longue durée, favorisa les épidémies durant l'hiver [-32/-31], et davantage encore durant l'été [-31]", Dion Cassius, Histoire romaine L.12). Octave de son côté rassemble ses troupes - et ses soutiens politiques, pour les motiver autant que pour les surveiller - à Brindisi. Au printemps -31, il traverse la mer Ionienne, sans réaction de la part de Marc-Antoine ("Ils passèrent l'hiver [-32/-31] à s'espionner et à se nuire mutuellement. [Octave] César navigua depuis Brindisi juqu'à Corcyre dans l'intention de surprendre son ennemi ancré à Actium, mais il fut pris dans une tempête, subit des avaries, et dut rebrousser chemin. Au printemps [-31], Marc-Antoine ne bougea pas. Ses équipages, mélange de peuples divers, avaient hiverné loin de lui, sans s'entretenir par des exercices, et étaient diminués par la maladie et par les désertions. De plus, il était inquiété par Agrippa qui, après avoir pris d'assaut Méthone […], explorait les côtes grecques afin de trouver le meilleur site de mouillage pour les bateaux de transport et effectuer un débarquement. [Octave] César, enhardi par les hésitations de son rival, voulant profiter au plus tôt de son armée motivée et parfaitement entraînée, et préférant engager la guerre près des possessions de son rival en Grèce plutôt qu'en Italie sur la route de Rome, rassembla à Brindisi les soldats les plus aptes, les sénateurs et les chevaliers les plus influents pour les inciter à s'engager, leur signifier qu'ils ne gagneraient rien à rester seuls à l'arrière, et montrer au monde que la majorité des Romains les plus valeureux étaient de son côté. Puis, après avoir défini le nombre d'esclaves à emmener et avoir invité chacun à assurer son propre entretien, il traversa la mer Ionienne", Dion Cassius, Histoire romaine L.11). Il s'oriente non pas vers les forces terrestres de son adversaire à Patras, mais vers ses forces navales à Actium. Il prend le contrôle de l'île de Corcyre puis débarque ses hommes sur la côte continentale juste en face, au pied des monts Cérauniens ("[Octave] dirigea son armée non pas vers le Péloponnèse ni vers Marc-Antoine, mais vers Actium, où était ancrée le gros de la flotte de son adversaire, qu'il comptait prendre de gré ou de force. Il envoya ses fantassins débarquer au pied des monts Cérauniens, pendant que lui-même avec ses navires s'empara de Corcyre qui n'avait plus aucun soldat, il vint stationner dans le port de Glykys ["GlukÚj/le Doux", aujourd'hui le village d'Ammoudia], ainsi nommé parce qu'il se situe à l'embouchure d'un fleuve [l'Achéron] dont les eaux s'“adoucissent” ["gluka…nw"] à proximité, et de là il se rendit à Actium", Dion Cassius, Histoire romaine L.12 ; "Marc-Antoine se tenait à l'ancre sous le promontoire d'Actium, près du lieu où se trouve aujourd'hui la cité de Nicopolis. [Octave] César le devança : il traversa la mer Ionienne et s'empara d'un site côtier de l'Epire appelé “Torynè” [aujourd'hui le village de Perga]. Cela troubla Marc-Antoine, qui ne disposait pas de son armée de terre. Mais Cléopâtre VII lui dit en plaisantant : “Pourquoi t'inquiéter que [Octave] César soit dans une cuillère [allusion au site de Torynè, qui doit son nom à sa baie en forme de "cuillère/torÚnh" ; ce mot "cuillère/torÚnh" apparaît chez Aristophane dans ses comédies Les cavaliers 1172 et Les oiseaux 78, et chez Platon dans son dialogue Hippias majeur 290d, comme ustensile pour faire des purées : Cléopâtre VII sous-entend qu'Octave lui aussi sera bientôt réduit en purée par Marc-Antoine…] ?”", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 62). Il fait mouvement vers le golfe d'Ambracie et s'empare du promontoire opposé à Actium, qu'il fortifie ("[Octave] se saisit du lieu élevé où se trouve aujourd'hui Nicopolis, d'où la vue plonge d'un côté sur la mer jusqu'à Paxos [petite île au sud de Corcyre, et juste en face de Toronè/Perga et Glykys/Ammoudia], et de l'autre côté sur le golfe d'Ambracie, dont les ports en contrebas de Nicopolis. Il fortifia cette position, y établit des murailles qu'il étendit au port extérieur de Komaros [aujourd'hui le village de Mytikas ?], et de là il observa Actium par terre et par mer", Dion Cassius, Histoire romaine L.12). Informé, Marc-Antoine se rend sur place, non pas avec ses troupes terrestres (qui sont bloquées dans le Péloponnèse : pour rejoindre la flotte depuis Patras, elles doivent traverser le golfe de Corinthe entre Rion et Antirion, or cette traversée est impossible puisque les navires nécessaires sont piégés dans le golfe d'Ambracie par la flotte d'Octave) mais accompagné seulement d'un petit contingent et de Cléopâtre VII. S'ensuit une longue phase d'observation et d'escarmouches, pendant tout l'été -31 ("Dès qu'il apprit l'approche de [Octave] César, Marc-Antoine se rendit en diligence à Actium avec ses proches. Il y arriva peu de temps après [Octave] César, et demeura sans combattre. Son adversaire se présenta devant son camp et forma ses rangs, il avança ses navires en interceptant les bateaux de transports, dans le but de provoquer une bataille avant la venue de toutes ses troupes. Mais Marc-Antoine ne voulut pas tout perdre en une rencontre, il se limita à des escarmouches en attendant la réunion de toutes ses troupes", Dion Cassius, Histoire romaine L.13 ; "Marc-Antoine parcourut ses lignes sur une chaloupe, il exhorta ses soldats à profiter de la lourdeur de leurs navires pour y combattre comme sur la terre ferme, il ordonna aux pilotes de soutenir le choc ennemi avec la même immobilité qu'à l'ancre et de ne pas se risquer dans la passe. […] Afin d'observer l'ordonnance de la flotte ennemie, [Octave] César se transporta sur une chaloupe à l'aile droite, et fut supris de la voir devant la passe, aussi immobile qu'à l'ancre. Il en fut si impressionné qu'il tint les siens éloignés de la flotte ennemie à distance de huit stades", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 65). On voit des défections du côté de Marc-Antoine, dont la plus importante est celle du consul Ahenobarbus, qui ne supporte plus la proximité de Cléopâtre VII. Ahenobarbus ne profitera pas longtemps de sa traîtrise puisqu'il mourra de mort naturelle en automne de cette même année -31 ("Cnaeus Domitius [Ahenobarbus], irrité contre Cléopâtre VII, changea de camp. Il ne fût d'aucune utilité pour [Octave] César car il mourut de maladie peu après, il sembla avoir abandonné une cause désespérée", Dion Cassius, Histoire romaine L.13 ; "[Marc-Antoine] montra encore une grande générosité envers [Cnaeus] Domitius [Ahenobarbus] qui, fiévreux, monta dans une barque comme pour prendre l'air, et passa du côté de [Octave] César. Contre l'avis de Cléopatre VII, et malgré le chagrin qu'il eut de sa désertion, Marc-Antoine lui renvoya tous ses équipages, ses amis et ses domestiques. [Cnaeus] Domitius [Ahenobarbus] mourut peu après, apparemment rongé par le remords et la publicité donnée à sa perfidie et à sa trahison", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 63 ; "L'illustre Cnaeus Domitius [Ahenobarbus], le seul partisan de Marc-Antoine qui refusa toujours de saluer Cléopâtre VII en l'appelant “reine”, passa dans le camp de [Octave] César en courant les plus grands dangers", Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 84.2), laissant un fils Lucius qui, pour l'anecdote, épousera Antonia l'Aînée fille de Marc-Antoine et d'Octavie et deviendra le beau-père d'Agrippine, mère du futur Empereur Néron. Agrippa s'occupe en débarquant ponctuellement à Leucade puis à Corinthe ("Agrippa fit voile vers Leucade, il s'empara de l'île et des navires qui s'y trouvaient, après avoir vaincu sur mer Quintus Nasidius. Plus tard il se rendit maître de Corinthe", Dion Cassius, Histoire romaine L.13 ; "En présence et sous les yeux des marins de Marc-Antoine, Marcus Agrippa prit d'assaut Leucade, puis il s'empara de Patras, et il occupa Corinthe. Avant la bataille suprême, il vainquit la flotte ennemie à deux reprises", Velleius Paterculus, Histoire romaine, II, 84.2). Dans le camp de Marc-Antoine, on s'interroge sur la tactique à adopter. A la fin août -31, Cléopâtre VII ordonne le rassemblement des navires les plus solides et le stockage de toutes les richesses dans leurs cales, dans le but de forcer l'entrée du golfe d'Ambracie et se replier en Egypte ("Comme les convois n'arrivaient plus, les vivres commencèrent à manquer. [Marc-Antoine] tint conseil pour décider s'il devait rester sur place et tenter une bataille, ou partir ailleurs et traîner la guerre en longueur. Après des avis divers, celui de Cléopâtre VII l'emporta : elle préconisait de laisser des garnisons dans les lieux les plus importants, et de retourner en Egypte avec le gros de l'armée et Marc-Antoine. […] Pour ne pas effrayer leurs alliés, ils résolurent de partir non pas en catimini comme dans une fuite, mais ouvertement, et prêts à forcer le passage si l'ennemi tentait de s'opposer à leur sortie. Cette décision étant prise, ils sélectionnèrent les meilleurs navires, sur lesquels ils firent monter les équipages en bonne santé et demeurés loyaux, ils y transportèrent discrètement leurs richesses, et incendièrent tous les autres", Dion Cassius, Histoire romaine L.14-15). Le consul Sosius veut profiter d'une brume et de l'absence supposée d'Agrippa pour réaliser ce projet. Il lance l'escadre vers le large ("Un combat naval s'engagea. Lucius Taresius stationnait en face de Sosius avec un petit nombre de navires. Ce dernier voulut se distinguer par une action d'éclat avant le retour d'Agrippa le commandant suprême de la flotte ennemie : il s'avança brusquement, avant l'aube, profitant d'une brume qui dissimulait le nombre de ses bateaux et empêchait la fuite", Dion Cassius, Histoire romaine L.14), mais c'est l'échec, car Agrippa est bien présent et vigilant, il le repousse avec vigueur à l'entrée du golfe. Le Cilicien Tarcondimotos est tué dans l'affrontement ("A la sixième heure du jour, les soldats de Marc-Antoine, qui souffraient de l'inaction et qui avaient une confiance excessive dans la grandeur et la hauteur de leurs navires, profitèrent d'un vent léger venu de la mer pour ébranler leur aile gauche. Ravi de ce mouvement, [Octave] César fit reculer sa droite afin d'attirer les ennemis hors de la passe, et ensuite avec ses bateaux légers et rapides d'envelopper et charger les lourds navires de Marc-Antoine, que leurs rameurs en trop petit nombre peinaient à manœuvrer", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 65 ; "Dès le premier choc, l'ennemi obligea [Sosius] à faire demi-tour et Agrippa, survenu par hasard, le poursuivit. La victoire fut cependant incomplète car Sosius s'échappa, laissant morts Tarcondimotos et plusieurs autres", Dion Cassius, Histoire romaine L.14). Marc-Antoine, qui avait avancé une partie de ses fantassins en direction d'Octave, vers le promontoire opposé, décide sagement de les ramener autour d'Actium ("Après cet échec [de Sosius sur mer contre Agrippa], Marc-Antoine en personne fut battu dans un combat de cavalerie contre les avant-postes de [Octave] César. Il résolut de ne pas laisser son camp à portée de son adversaire : profitant de la nuit, il abandonna sa position et se replia de l'autre côté du détroit, où stationnait le gros de ses troupes", Dion Cassius, Histoire romaine L.14). Dans le prolongement de son succès sur Sosius, Octave déploie ses navires pour former une ligne interdisant toute sortie à la flotte de Marc-Antoine, et il avance progressivement cette ligne de barrage vers l'entrée du golfe ("Les navires [de Marc-Antoine] levèrent l'ancre au son des salpix, ils se présentèrent en rangs serrés devant la passe, et s'immobilisèrent. [Octave] César cingla vers eux dans l'espoir de les assaillir s'ils restaient sur leurs positions, ou de les repousser. Mais ils demeurèrent sur place, sans avancer ni reculer, collés les uns aux autres. Il hésita. Puis, après avoir demandé à ses marins de tenir un moment leurs rames baissées dans l'eau, il leur donna un signal pour se déloyer en arc vers les ailes, afin d'envelopper ses adversaires et les inciter à se dessouder. Craignant l'encerclement, Marc-Antoine déploya une ligne contre son gré. C'est ainsi que la bataille débuta", Dion Cassius, Histoire romaine L.31). S'ensuit un long combat indécis : les bâtiments de Marc-Antoine sont peu à peu enveloppés, mais leur fort tonnage les rend inexpugnables et leur fort blindage interdit les éperonnages, dans le même temps les navires d'Octave sont visés par les jets de flèches et de pierres de leurs adversaires mais beaucoup manquent leurs cibles car ces navires ont un faible tonnage qui leur assurent une grande maniabilité et une grande mobilité ("Les tactiques étaient opposées. Les soldats de [Octave] César, dont les bateaux étaient petits et rapides, misaient tout sur leurs rames car l'adversaire les assaillaient de toutes les façons : ils heurtaient à l'éperon tel navire pour tenter de les couler, effectuait une nouvelle charge ou se retournaient contre un autre navire, qu'ils endommageaient à peine le temps d'un court engagement, puis ils ciblaient un autre, et un autre encore qui ne s'y attendait pas, en supportant les flèches lancés de loin, en refusant le combat de près, l'abordage, l'attaque frontale, en se glissant entre les bâtiments pour ne pas être atteints par les armes de jet, en se contentant de désorganiser les ennemis ou simplement de les déstabiliser, en se rendant insaisissables et inaccessibles à ses traits. Les soldats de Marc-Antoine quant à eux misaient tout sur leurs jets de pierres, de traits, de crocs de fer contre ceux qui s'approchaient trop près, quand ils les atteignaient ils prenaient toujours l'avantage, mais les dommages causés à leur navires provoquaient des voies d'eau, et le temps passé à colmater les brèches servait à l'ennemi à relancer d'autres attaques, certains étaient éperonnés par deux ou trois bateaux à la fois qui causaient des avaries irrémédiables. La souffrance et la fatigue étaient d'un côté chez les pilotes et les rameurs, de l'autre côté chez les équipages. Ceux-ci ressemblaient à des cavaliers en perpétuel mouvement, avançant, reculant, chargeant, tournant bride, alors que ceux-là ressemblaient à une formation d'hoplites soudée contre les assauts de l'ennemi et essayant de le réduire. La victoire dépendait pour les uns de la capacité à frôler l'adversaire afin de briser ses rames, pour les autres à couler leurs agresseurs à coups de lourdes pierres dès qu'ils les frôlaient. La défaite équivalait pour les uns à ne pas attraper leurs adversaires dès que ceux-ci leur en donnaient l'occasion, pour les autres à rester accrochés dans les navires éperonnés et être à la merci de leurs équipages", Dion Cassius, Histoire romaine L.32 ; "Le combat ne fut pas un affrontement direct entre bateaux. Les navires de Marc-Antoine en effet, à cause de leur lourdeur et de leur largeur, ne disposaient pas du recul nécessaire pour s'élancer et briser impétueusement leurs adversaires. Ceux de [Octave] César quant à eux s'écartaient des proues adverses disposant d'un gros éperon de bronze, et ils ménageaient leurs propres éperons plus fragiles contre les flancs des navires ennemis constitués de solides poutres carrées attachées par des liens de fer. Cette bataille navale ressembla au siège d'une ville : trois ou quatre bateaux de [Octave] César se réunissaient pour attaquer un seul navire de Marc-Antoine avec des pieux, des piques, des lances, des flèches enflammés, auxquels les équipages de Marc-Antoine répondaient depuis leurs tours avec leurs batteries de jets", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 66). Le tournant est provoqué par Cléopâtre VII, qui profite d'une configuration favorable pour se faufiler et cingler vers le large. Dion Cassius relaie la propagande d'Octave en attribuant ce mouvement de Cléopâtre VII à une impatience féminine et une lâcheté barbare ("Le combat fut longtemps indécis parce qu'aucun des deux partis ne pouvait l'emporter sur l'autre. Il se termina de la façon suivante. Cléopâtre VII, dont le navire battu par les flots demeurait à l'arrière, ne supporta plus d'attendre la décision. Dévorée par son impatience de femme et d'Egyptienne, par une inquiétude durable, par une anxiété qui se renouvelait incessamment dans l'un ou l'autre sens, elle résolut de s'enfuir. Elle éleva un signal à l'attention de ses sujets égyptiens, qui déployèrent aussitôt les voiles et prirent le large, favorisés par une brise qui commença à souffler", Dion Cassius, Histoire romaine L.33 ; "Le combat était encore douteux et la victoire incertaine, quand tout à coup les soixante navires de Cléopâtre VII déployèrent leurs voiles et prirent la fuite à travers les bateaux qui combattaient, désagrégeant la ligne des gros navires de Marc-Antoine par l'arrière. A la grande surprise de l'ennemi qui les observait, ils cinglèrent vers le Péloponèse en profitant d'un vent favorable", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 66), mais il s'agit plus sûrement d'éviter qu'Octave, à la faveur d'un aléa de la bataille, subtilise le trésor que Cléopâtre VII et Marc-Antoine ont amené d'Egypte destiné à la solde de leurs soldats. En tous cas c'est un mouvement lourd de conséquences. Car en voyant l'escadre de Cléopatre VII s'éloigner, Marc-Antoine croit qu'une aile a flanché et que la bataille est perdue (selon Dion Cassius), ou il veut la rejoindre par amour fou (selon Plutarque), ou ces deux raisons à la fois, et il décide de la suivre. Il provoque ainsi un doute chez ses marins, et le doute se transforme en sauve-qui-peut général ("Persuadé que [les navires égyptiens] s'éloignaient non pas pour obéir à un ordre de Cléopâtre VII mais pour échapper à une attaque, Marc-Antoine voulut les suivre. Alors le découragement et la confusion se répandirent dans la troupe : tous désirèrent fuir, de n'importe quelle façon, les uns en resserrant les voiles, les autres en jetant à l'eau les tours et les batteries afin de s'alléger", Dion Cassius, Histoire romaine L.33 ; "Le général Marc-Antoine montra alors avoir perdu toute prudence, tout courage, et même tout bons sens, et vérifia le plaisant adage : “Toute âme amoureuse vit dans un corps étranger” [propos extrait d'une œuvre perdue de Caton l'Ancien, selon le paragraphe 9 de la Vie de Caton l'Ancien de Plutarque]. Entraîné par Cléopâtre VII comme s'il eût été collé à elle et forcé de singer chacun de ses gestes, dès qu'il vit le navire de cette femme lever la voile il oublia tout, il abandonna tout, il trahit les soldats qui bataillaient et mouraient pour lui, il monta sur une pentère avec Alexas de Syrie et Skellius pour seuls compagnons, et il suivit celle qui se perdait, et allait bientôt le perdre lui-même", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 66). Conscient que ses petits navires à rames ne peuvent pas rattraper les gros navires à voiles adverses ayant réussi à forcer sa ligne et à s'éloigner d'Actium, Octave les laisse partir, et se concentre sur ceux qui restent piégés dans le golfe, qu'il attaque en meutes, tels des îlots fortifiés assiégés ("[Les marins d'Octave] ne poursuivirent pas les fuyards, parce que leurs bateaux n'avaient pas de voiles et qu'ils étaient équipés seulement pour le combat. Ils fondirent sur ceux qui restaient. Ils attaquèrent chaque navire ennemi en avançant et en reculant deux ou trois bateaux simultanément, ce qui débloqua rapidement et diversement les situations. Les uns ravagèrent les parties inférieures des navires, brisèrent les rames, arrachèrent les gouvernails, montèrent à l'abordage, forcèrent ceux-ci au corps-à-corps, repoussèrent ceux-là, luttèrent à égalité numérique contre les survivants. Les autres refoulèrent les assaillants avec des crocs, les tuèrent à coups de hache, les écrasèrent avec des lourdes pierres et d'autres objets massifs stockés dans ce but, ils en vinrent aux mains quand l'adversaire réussit à les atteindre. Ces assauts maritimes épars ressemblaient à grande échelle à l'investissement d'un archipel d'îles nombreuses et serrées, l'ardeur des assiégeants à utiliser tous les moyens pour investir les embarcations fortifiées de l'ennemi rappelant la conquête d'une citadelle sur la terre ferme", Dion Cassius, Histoire romaine L.33). Il lance à son tour des flèches enflammées contre ces ennemis assiégés, qui doivent donc lutter en même temps contre les assiégeants et contre le feu ("Les chances se balançant, [Octave] César après un temps d'hésitation envoya chercher du feu à son camp. […] Cette décision hâta le terme de la bataille. Car quand ses soldats lancèrent de toutes parts une pluie de projectiles incendiaires sur leurs adversaires, des torches embrasées jetées de près, des récipients de charbons ardents et de poix jetés de loin, ces derniers relâchèrent leur défense pour s'occuper des objets qui tombaient sur eux et qui, en se fixant aux bois des navires, créèrent des foyers de plus en plus importants. Ils utilisèrent d'abord l'eau potable qu'ils avaient apportée et parvinrent à étouffer plusieurs incendies. Quand ils eurent vidé les stocks, ils puisèrent l'eau de mer. S'ils l'avaient versée en grande quantité ils eussent peut-être atténué les flammes, mais ils ne disposaient que d'un petit nombre de seaux, et dans la panique ils les remontèrent à moitié vide, résultat ils renforcèrent les incendies au lieu de les éteindre (l'eau de mer répandue en petites quantités sur une flamme en augmente effectivement la force). Comme ce moyen s'avéra un échec, ils entassèrent leurs vêtements les plus épais et les cadavres sur les feux. Cette technique sembla fonctionner et les soulagea un temps, mais un vent violent se mit à souffler et ranima les incendies, qui gagnèrent même en intensité en s'alimentant de ces vêtements et de ces cadavres", Dion Cassius, Histoire romaine L.34). Les navires de Marc-Antoine finissent par griller, avec leurs équipages ("Les soldats de [Octave] César se maintenaient à distance pour échapper aux flammes, qui se répandaient tout autour des navires de Marc-Antoine jusqu'à leur ligne de flottaison. Les marins adverses périrent alors dans des conditions horribles. Certains furent asphyxiés par la fumée avant d'être atteints par le feu, d'autres furent grillés comme dans un four, ou cramèrent lentement par leurs boucliers rougis, ceux-ci pour éviter de mourir de la même façon jetèrent leurs boucliers à moitié consumés et furent fauchés par les traits lancés de loin, ou ils se précipitèrent dans la mer et se noyèrent, ou furent engloutis sous les coups des ennemis, ou furent dévorés par les monstres marins [les requins]. Comme toujours en pareilles circonstances, les victimes les plus enviables furent ceux qui moururent les premiers, ou qui se donnèrent la mort par eux-mêmes ou mutuellement, car ils ne supportèrent aucune souffrance et leurs corps brûlèrent avec leurs navires comme sur un bûcher", Dion Cassius, Histoire romaine L.35 ;"Sa flotte [à Marc-Antoine] se défendit longtemps devant Actium. Mais violemment agitée par les flots qui la battaient en proue, elle céda finalement à la dixième heure. Plus de cinq mille hommes périrent dans l'action, trois cents navires furent pris, selon le rapport de [Octave] César", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 68). La victoire militaire et politique d'Octave, en dépit de la fuite de Cléopâtre VII et de Marc-Antoine, est indiscutable, car le couple désormais maudit n'a plus ni soldats ni alliés : à l'exception de quelques figures isolées, tel le fourbe Canidius qui quitte les lieux (il sera retrouvé, capturé et tué par Octave en Egypte en -30), la masse des marins survivants et des fantassins se rangent sous les oripeaux du vainqueur, dont le consul Sosius, et les ex-alliés rentrent chez eux pour y préparer leur reddition négociée ("[Octave] envoya une partie de ses navires à la poursuite de Marc-Antoine et de Cléopâtre VII, mais ils ne parvinrent pas à les atteindre et firent demi-tour. Avec les soldats qui lui restaient, il s'empara des retranchements ennemis sans rencontrer de résistance car ils étaient faiblement défendus, et il rattrapa les fuyards qui se dispersaient vers la Macédoine et les incorpora sans peine. Les notables romains rejoignirent Marc-Antoine, mais les dignitaires étrangers qui lui avaient prêté leur concours le lâchèrent : ils retournèrent dans leurs foyers, rangèrent leurs armes, et traitèrent avec [Octave] César, les uns immédiatement, les autres plus tard", Dion Cassius, Histoire romaine LI.1 ; "Le gros de l'armée ne s'aperçut pas de la retraite de Marc-Antoine, et ceux qui l'apprirent refusèrent d'y croire, ne parvenant pas à imaginer qu'un général aussi expérimenté pût abandonner dix-neuf légions et douze mille cavaliers invaincus et prendre lâchement la fuite après un banal et indécis revers de fortune. Persuadés de son retour imminent, guettant sa réapparition, ses soldats montrèrent tant de fidélité et de courage que, même quand sa fuite fut avérée, ils restèrent sept jours entiers sans se séparer et repoussèrent toutes les ambassades envoyées par [Octave] César pour les inciter à changer de camp. Ce n'est que quand leur commandant Canidius s'enfuit nuitamment que, dégoûtés par l'abandon et la trahison de leurs chefs, ils se rangèrent du côté du vainqueur", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 68). Le lieu de la bataille navale devient le symbole d'une nouvelle ère, qu'Octave marque par la fondation d'une nouvelle cité sur le promontoire où il s'est installé, "Nicopolis" (littéralement la "cité/pÒlij de la victoire/n…kh", site archéologique dans la banlieue nord de l'actuelle Préveza, à ne pas confondre avec la "Nicopolis" homonyme en Anatolie fondée naguère par Pompée : "Telle fut la bataille qui opposa l'un et l'autre sur mer le 2 septembre [-31]. Je donne cette date précise, contrairement à mon habitude, parce qu'elle correspond au jour où [Octave] César réunit pour la première fois tout le pouvoir entre ses mains, et parce qu'à partir de cette date on peut dérouler exactement les événements de son règne. En souvenir de cette journée, [Octave] César offrit à Apollon Aktios des trières, des tétrères, et ainsi jusqu'à des dekères [navires à trois, à quatre, et ainsi jusqu'à dix rangs de rames], choisis parmi ceux qu'il avait capturés, il bâtit en son honneur un temple plus grand, institua des “Jeux aktiens” quinquennaux et sacrés (c'est-à-dire accompagnés d'un banquet) récompensant les talents physiques et intellectuels [littéralement "les gymnastes et les musiciens"], il fonda aussi une cité qu'il appela “Nicopolis” en rassemblant les habitants des environs sur le lieu où il avait installé son camp, il marqua l'emplacement de sa tente quadragulaire en y posant des pavés, qu'il décora de rostres pris à l'ennemi et d'une statue d'Apollon en plein air", Dion Cassius, Histoire romaine LI.1).


Marc-Antoine et Cléopâtre VII passent leurs derniers mois, entre leur fuite d'Actium fin été -31 au débarquement d'Octave à Péluse en Egypte printemps -30, à mesurer l'étendue de leur dénûment. Cléopâtre VII fait assassiner des notables à Alexandrie et dans les grandes villes égyptiennes pour accaparer leurs biens et dissuader toute contestation politique (c'est la même méthode cynique et sanglante qu'Octave et Marc-Antoine ont utilisée contre leurs opposants en Italie fin -43). Elle fait assassiner aussi Artavazde II d'Arménie, qui croupissait dans ses geôles. Marc-Antoine de son côté veut envahir la province romaine de Cyrénaïque avec le contingent qu'il a laissé à la frontière entre Libye et Egypte avant la bataille d'Actium, mais dès qu'il approche les légionnaires de ce contingent lui signifient qu'ils n'obéiront pas, Marc-Antoine est contraint de revenir vers Alexandrie ("[Cléopâtre VII et Marc-Antoine] avait fui la bataille navale [à Actium] en voguant de conserve jusqu'au Péloponèse. Là, ils renvoyèrent tous leurs soutiens qu'ils soupçonnaient de déloyauté, beaucoup les quittèrent aussi sans leur demander leur avis. Craignant que ses sujets se révoltassent en apprenant sa défaite avant sa venue, Cléopâtre VII se hâta de rentrer en Egypte. Elle sécurisa le trajet en faisant couronner les proues et chanter triomphalement ses aulètes comme si elle eût remporté une victoire, puis, quand elle arriva en sécurité, elle fit mourir un grand nombre de notables qui lui étaient hostiles et que la nouvelle de sa défaite avait enhardis. Elle se procura beaucoup d'argent en accaparant leurs biens et leurs propriétés, et aussi en pillant les lieux sacrés dont elle ne respecta pas l'inviolabilité. Elle leva des régiments, chercha des alliés dans son entourage. Elle fit exécuter [Artavazde II] le roi d'Arménie, dont elle envoya la tête au roi des Mèdes [Artavazde Ier d'Atropatène] pour essayer d'en obtenir de l'aide. Marc-Antoine quant à lui fit voile vers la Libye, où stationnait l'armée de [Lucius] Pinarius Scarpus qui gardait la frontière de l'Egypte. Mais [Lucius] Pinarius [Scarpus] refusa de le recevoir, il fit même égorger ses envoyés et fit exécuter ses propres soldats qui s'indignèrent de cet acte. Il revint alors à Alexandrie, sans avoir rien accompli", Dion Cassius, Histoire romaine LI.5). Les événements qui suivent sont sujets à toutes les conjectures. Marc-Antoine semble très affecté par sa défaite à Actium et par le rejet des légionnaires qui lui étaient fidèles jusque-là (comme ceux de la frontière entre Libye et Egypte), au point qu'il quitte le luxueux palais royal pour s'installer seul dans une villa isolée sur l'île d'Antirhodos, en plein milieu du port, entre l'île de Pharos à l'ouest et la presqu'île de Lochias à l'est ("Marc-Antoine quitta Alexandrie et refusa de voir ses amis, il fit construire une jetée vers le Phare, et y bâtit une retraite, dans laquelle il se retira loin de toute société", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 69 ; "Antirhodos est un îlot disposant d'une villa et d'un petit port, qui semble défier par son nom la grande île de Rhodes. A l'arrière se trouve le théâtre, et le port appelé “Poseidion” en raison du temple à Poséidon qui s'y élève. Marc-Antoine a fait construire une jetée à partir de cet endroit jusqu'au milieu du port, au bout de laquelle il a bâti la belle villa royale qu'il a baptisée “Timonion”, sa dernière œuvre puisqu'elle date de l'époque où, après sa défaite à Actium, abandonné par tous ses partisans, il s'est retiré à Alexandrie en vivant à la manière de Timon [riche citoyen athénien du Vème siècle av. J.-C. qui, ruiné après un revers de fortune, a été délaissé par son entourage et a terminé son existence dans la misanthropie et la mélancolie à l'écart du monde ; sa vie nous est connue seulement par une allusion aux vers 805-820 de la comédie Lysistrata de son contemporain Aristophane, par une courte notice au paragraphe 70 de la Vie de Marc-Antoine de Plutarque, et par le dialogue tardif Timon ou le Misanthrope de Lucien qui en rapporte la naïveté et la générosité trompées], loin des faux amis qui l'entouraient précédemment", Strabon, Géographie, XVII, 1.9). On suppose qu'il n'y pleure pas uniquement sur ses défaites militaires et son total isolement politique. Il y pleure aussi sur son abandon par Cléopâtre VII. Plutarque et Dion Cassius disent en effet que Cléopâtre VII, contrairement à Marc-Antoine, ne renonce à rien. Elle envoie des messagers à Rome pour tromper la vigilance des sénateurs, et dans le même temps elle fomente l'assassinat d'Octave, et des alliances avec des seigneurs voisins de l'Egypte afin d'en obtenir des fonds et des soldats pour former une nouvelle armée victorieuse, ou des facilités diplomatiques et une logistique pour fuir vers la mer Rouge en cas de nouvelle défaite ("Marc-Antoine et Cléopâtre VII se préparèrent à défendre l'Egypte avec leurs navires et leurs troupes de terre. Dans ce but, ils réclamèrent l'aide des peuples alentours et des rois amis, tout en se disposant à passer en Ibérie et d'y soulever la population par l'argent ou par d'autres moyens, ou à fuir vers la mer Erythrée [la mer Rouge] si besoin. Pour dissimuler leurs intentions à Octave [César], pour le tromper le plus longtemps possible ou même pour le faire périr par ruse, ils envoyèrent des messagers porteurs de propositions pacifiques pour lui et de pots-de-vin pour ses proches", Dion Cassius, Histoire romaine LI.6). Elle essaie même de transporter ce qui reste de sa flotte de la mer Méditerranée vers la mer Rouge, via l'isthme que Ferdinand de Lesseps creusera au XIXème pour former le canal de Suez. Mais tout rate. Le gouverneur romain de Syrie, rallié à Octave, avec l'aide des Arabes nabatéens de Malichos Ier, attaque et brûle les navires au cours de leur transport ("Entre la mer Erythrée [la mer Rouge] et la mer d'Egypte [la mer Méditerranée] existe un isthme séparant l'Asie et l'Afrique qui, dans sa partie la plus resserrée, mesure moins de trois cents stades. [Cléopâtre VII] entreprit de faire transporter tous ses navires par cet isthme, de les rassembler dans le golfe Arabique [le golfe d'Aqaba] avec toutes ses richesses et des forces considérables, pour chercher une terre lointaine où s'établir qui la préserverait de la guerre et de la servitude. Mais les Arabes habitant autour de Pétra incendièrent les premiers navires ainsi traînés à travers l'isthme, et, quand Marc-Antoine lui dit compter encore sur les troupes qu'il avait laissées près d'Actium, elle abandonna son entreprise et se contenta de faire garder les principaux postes-frontières de son territoire", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 69 ; "Les navires construits dans le golfe Arabique [le golfe d'Aqaba] pour naviguer sur la mer Erythrée [la mer Rouge] furent incendiés par les Arabes sur l'ordre de Quintus Didius, gouverneur de Syrie. Par ailleurs, les peuples et les dynastes leur refusèrent le moindre secours", Dion Cassius, Histoire romaine LI.7). Dion Cassius mentionne que les abandons se généralisent. Le dernier soutien étranger de Cléopâtre VII est un dérisoire petit groupe de gladiateurs qui, partis de Cyzique, traversent toute l'Anatolie en luttant contre tous les obstacles, dont les fils de Tarcondimotos à Tarse en Cilicie qui se sont également ralliés à Octave, avant d'être arrêtés par le gouverneur de Syrie et placés en résidence surveillée à Daphné près d'Antioche ("Je suis très étonné de constater que, tandis que beaucoup de dignitaires ayant bénéficié de leurs largesses les abandonnèrent [Marc-Antoine et Cléopâtre VII], des gens de basse condition nourris pour les combats de gladiateurs montrèrent le plus grand dévouement à leur cause et combattirent valeureusement. Ces hommes s'exerçaient à Cyzique en prévision des jeux triomphaux qu'on espérait organiser après la défaite de [Octave] César. Dès qu'ils apprirent la nouvelle [la victoire d'Octave à Actium], ils partirent pour l'Egypte dans l'intention de secourir Marc-Antoine et Cléopâtre VII. Ils causèrent beaucoup de dommages à Amyntas en Galatie, aux fils de Tarcondimotos en Cilicie, qui avaient oublié l'amitié de Marc-Antoine pour changer de camp après son revers de fortune, et à [Quintus] Didius [gouverneur de Syrie, rallié à Octave] qui leur avait fermé le passage. Ils ne parvinrent jamais en Egypte. Cernés, ils repoussèrent toutes les propositions de compromis sous serment envoyés par [Quintus] Didius, et ils appelèrent Marc-Antoine à les rejoindre dans l'espoir de combattre avantageusement sous ses ordres en Syrie. Quand ils virent non seulement qu'il tardait à venir mais encore qu'il ne leur envoyait aucun message, ils se convainquirent qu'il était mort, ils consentirent donc à négocier, à regret, à condition de ne plus jamais être gladiateurs. [Quintus] Didius les installa à Daphné près d'Antioche. [Octave] César en fut informé, il envoya Marcus Valerius Messalla Corvinus [écrivain que nous avons croisé à Philippes en -42, proche de Cassius, désormais rallié à Octave, qui le remercie en le nommant co-consul pour le reste de l'année -31 en remplacement de Cnaeus Domitius Ahenobarbus récemment décédé] qui, sous prétexte de les incorporer dans ses légions, les dispersa dans différents endroits et profita de la première occasion pour les mettre à mort", Dion Cassius, Histoire romaine LI.7).


Selon Plutarque, Cléopâtre VII organise des orgies décadentes auxquelles participe Marc-Antoine, comme une ultime débauche avant un suicide collectif ("Cléopâtre VII reçut [Marc-Antoine] dans son palais, et prodigua à nouveau festins et débauches dans Alexandrie. Le fils de Cléopâtre VII et de [Jules] César [Ptolémée XV Césarion] fut déclaré éphèbe [statut des jeunes gens entre dix-huit et vingt ans dans le monde grec, qui marque la fin de l'adolescence et l'entrée dans la vie citoyenne ; Ptolémée XV Césarion a treize ans en -31], et Antyllus, le fils aîné que Marc-Antoine avait eu de Fulvia, reçut la toge prétexte [portée par les adolescents romains entre sept ans et dix-sept ans ; Antyllus a quinze ou seize ans en -31]. Pendant les jours que dura cette cérémonie, la cité tout entière s'adonna aux jeux, aux banquets, aux divertissements. Le conseil des Amimétobiens ["Amimhtob…wn/les Inimitables"] fut dissout et remplacé par un autre aussi mou, luxueux et prodigue appelé “Synapothanoumènes” ["Sunapoqanoumšnwn", littéralement "qui meurent/¢poqn»kw ensemble/sÚn"]. Les Amis entrèrent dans cette association dont la première loi était de mourir ensemble, passant toutes leurs journées à se nourrir de discussions plaisantes", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 71), et elle se divertit en testant des poisons sur des condamnés à mort ("Cléopâtre VII collectait des poisons de toutes sortes qu'elle testait sur des prisonniers condamnés à mort. Elle découvrit par ces expériences que les plus rapides causaient des douleurs cruelles, et que les plus doux causaient une mort très lente. Alors elle essaya les bêtes venimeuses, qu'elle testa sur quelques personnes. Après plusieurs jours d'expériences, elle conclut que la morsure du cobra ["aspis/¢sp…j" ; nous reviendrons juste après sur ce sujet] était la seule qui, sans causer ni convulsions ni déchirements, provoquait une lourdeur et un assoupissement accompagnés d'une légère moiteur au visage, et, par un affaiblissement successif de tous les sens, conduisait à une mort si douce que ceux qui en étaient piqués ressemblaient à des personnes en phase d'endormissement profond, et même maugréaient quand on tentait de les maintenir éveillés", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 71). Ces descriptions cadrent tellement bien avec la propagande d'Octave/Auguste, qui veut signifier à la postérité que Marc-Antoine est absolument corrompu par Cléopâtre VII (Plutarque semble les avoir puisées dans les Mémoires d'Octave/Auguste aujourd'hui perdus, ce qui renforce l'hypothèse de la propagande), que beaucoup de latinistes et d'hellénistes les jugent infondées. Mais exagération ne signifie pas toujours invention : certes Octave/Auguste a pu grossir à postériori les traits de son adversaire Cléopâtre VII, cela n'implique pas nécessairement que ces traits échappent à l'Histoire. Car le même Plutarque et Dion Cassius avec lui, disent bien que ces orgies visent à endormir Marc-Antoine, perdu dans sa mélancolie, pendant que Cléopâtre VII trame sa perte et un rapprochement avec Octave. Et le stratagème opère. Dans un premier temps, Octave promet à Cléopâtre VII de ne pas remettre en cause son autorité royale en Egypte à condition qu'elle lui livre Marc-Antoine ("A l'insu de Marc-Antoine, Cléopâtre VII envoya [à Octave] un sceptre d'or, une couronne d'or et le siège royal pour signifier qu'elle consentait à lui livrer l'autorité suprême et à satisfaire sa haine implacable contre Marc-Antoine, à condition qu'il eût pitié d'elle. [Octave] César reçut ces cadeaux comme des bons augures et, sans informer Marc-Antoine, répondit à Cléopâtre VII de façon menaçante en public qu'“il réfléchirait à la grâcier si elle quittait les armes et la royauté”, en privé qu'“il lui accorderait l'impunité et lui laisserait son royaume intact si elle tuait Marc-Antoine”", Dion cassius, Histoire romaine LI.6 ; "Cléopâtre VII et Marc-Antoine envoyèrent en Asie des ambassadeurs à [Octave] César, elle pour demander qu'il garantît à ses enfants le royaume d'Egypte, lui pour le prier de le laisser vivre en Egypte ou à Athènes comme un simple particulier. […] [Octave] César rejeta la demande de Marc-Antoine, et il répondit à Cléopâtre VII qu'“elle ne devait attendre aucune clémence de sa part tant qu'elle n'aurait pas tué Marc-Antoine, ou ne l'aurait pas banni de son territoire”", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 72-73). Mais dans un second temps, l'un et l'autre entretenant des méfiances réciproques, se lancent dans un poker menteur, dont ils sortiront mutuellement dupés. D'un côté, Cléopâtre VII n'a aucune confiance dans Octave, alors elle multiplie les ambassades pour demander toujours plus de garanties. De l'autre côté, Octave craint qu'elle s'enfuie avec ses richesses, vers la mer Rouge ou ailleurs, où elle pourrait lever des nouvelles troupes, alors il feint la passion, il lui répond être tombé amoureux, être charmé par sa beauté et par son courage ("[Octave] César, craignant que Cléopâtre VII par désespoir mît le feu à toutes ses richesses, lui envoya quotidiennement des nouveaux émissaires pour l'assurer qu'il la traiterait avec égards", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 74), bref, il lui débite toutes les sottises que les femmes aiment entendre, pour la fixer à Alexandrie… et ça fonctionne ! Au printemps -30, séduite par ce discours mielleux, Cléopâtre VII ouvre les portes de Péluse à Octave qui arrive de Syrie, et elle interdit aux Alexandrins de nuire à l'envahisseur, croyant pouvoir renouveler avec Octave le jeu de séduction qu'elle a réussi avec Jules César en -48, oubliant à l'occasion que son visage même maquillé n'a plus la fraicheur de la jeunesse, que sa poitrine a subi les lois de la gravité, que ses hanches ont accumulé dix-huit ans de cellulite, et qu'Octave n'a jamais manifesté un penchant pour les cougars ("[Octave] envoya [à Cléopâtre VII] son affranchi Thyrsos, qui était intelligent et, missionné par un jeune imperator à une reine naturellement fière et misant beaucoup sur sa beauté, parfaitement adapté pour inciter celle-ci à agir selon les désirs de [Octave] César. Thyrsos eut avec Cléopâtre VII des entretiens plus longs que les autres personnes qui l'approchaient, et fut traité de façon privilégiée […]. [Octave] César marcha contre Marc-Antoine par la Syrie, et ses lieutenants par la Libye. Quand Péluse tomba, le bruit courut que Séleucos ["épitrope/™p…tropoj" de Cléopâtre VII selon Plutarque, Vie de Marc-Antoine 83, c'est-à-dire "administrateur, gestionnaire, trésorier, intendant" ; comme son nom le suggère, ce Séleucos est probablement apparenté à la dynastie séleucide chassée d'Antioche par Pompée en -64] l'avait livrée pour obéir à Cléopâtre VII. Pour se justifier auprès de Marc-Antoine, cette dernière lui remit la femme et les enfants de Séleucos afin qu'ils fussent exécutés", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 73-74 ; "[Octave] craignit que, désespérant de n'être jamais pardonnée, Cléopâtre VII s'obstinât à résister, ou s'embarquât pour l'Ibérie ou la Gaule pour y chercher des nouvelles ressources, ou anéantît ses trésors considérables que, selon la rumeur, elle avait amassés dans le Mnemeion près du palais royal et qu'elle menaçait de brûler avec elle en cas d'échec. Il envoya son affranchi Thyrsos à cette femme persuadée d'être fantasmée par tous les hommes, pour lui dire des paroles bienveillantes, entre autres qu'il était épris d'elle, afin de l'inciter à tuer Marc-Antoine et à préserver sa propre personne et ses trésors intacts. Ce stratagème réussit. […] [Octave] César prit Péluse, en apparence par la force, en réalité par le gré de Cléopâtre VII. Cette dernière en effet, ne voyant arriver aucun secours et consciente de l'impossibilité de résister à [Octave] César, se convainquit que Thyrsos disait la vérité, qu'elle était vraiment aimée par [Octave] César, d'abord parce qu'elle voulait y croire, ensuite parce que par le passé elle avait déjà asservi son père [Jules César] et Marc-Antoine. Elle se flatta par ce moyen non seulement de conserver l'impunité et sa royauté en Egypte, mais encore d'obtenir tout l'empire romain. Pour cette raison, elle céda spontanément Péluse à [Octave] César, et quand il marcha sur Alexandrie elle exhorta publiquement les habitants à défendre la cité tout en donnant des ordres secrets pour le leur interdire", Dion Cassius, Histoire romaine LI.8-9). Ainsi trompé par sa maîtresse, plus seul encore que Pompée après sa bataille à Pharsale (car après Pharsale, Pompée a conservé au moins l'amour de sa femme Cornélia, avec laquelle il s'est enfui, comme nous l'avons raconté), Marc-Antoine avec une poignée de derniers fidèles essaie de stopper la marche d'Octave. Il gagne une première bataille ("[Octave] approchait d'Alexandrie à la tête de ses troupes. Quand il y arriva, il installa son camp près de l'hippodrome. Marc-Antoine effectua une sortie et combattit avec tant de valeur qu'il mit en fuite la cavalerie de [Octave] César et la poursuivit jusqu'à ses retranchements", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 74), mais perd la seconde ("Marc-Antoine proposa pour la seconde fois d'affronter [Octave] en duel, mais celui-ci lui répondit que “Marc-Antoine avait d'autres chemins pour aller à la mort”. Cette réponse convainquit Marc-Antoine que la mort au combat était la plus honorable. Il résolut donc d'attaquer [Octave] César par terre et par mer. On raconte que le soir il ordonna à ses serviteurs de lui livrer un excellent dîner parce qu'il ne savait pas si le lendemain ils auraient l'occasion de le lui préparer, s'ils auraient un nouveau maître et si lui-même serait encore vivant. Comme ses amis pleurèrent en entendant ce discours, il leur dit qu'il voulait “assurer leur survie dans une victoire et non pas les conduire à une mort glorieuse” […]. Le lendemain, à l'aube, il rangea ses fantassins sur les hauteurs de la ville, d'où il vit ses navires avancer au large contre ceux de [Octave] César. Il attendit sans bouger l'issue de cette bataille. Mais quand ses bateaux furent prêts de ceux de [Octave] César, ils les saluèrent de leurs rames, les bateaux de [Octave] César leur rendirent le salut, et les deux flottes se mêlèrent pour n'en former qu'une seule, qui tourna ses proues contre la ville. Pendant qu'il assistait à cette désertion, Marc-Antoine fut abandonné par ses cavaliers, et ses fantassins furent défaits. Il rentra dans la ville en criant avoir été trahi et livré par Cléopâtre VII à “ceux qu'il combattait seulement par amour pour elle”", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 75-76 ; "Marc-Antoine revenait de Paraitonia [aujourd'hui Mersa Matruh en Egypte], quand il apprit la prise de Péluse. Devant Alexandrie, il surprit [Octave] César fatigué de sa marche et le vainquit grâce à ses cavaliers. Enhardi par ce succès, il lança vers le camp ennemi des flèches sur lesquelles étaient accrochés des billets promettant mille cinq cents drachmes. Il lança une nouvelle attaque avec son infanterie, mais il fut défait. Alors [Octave] César en personne lut les billets à ses soldats en attaquant Marc-Antoine, pour leur inspirer la honte s'ils voulaient le trahir et l'enthousiasme s'ils voulaient le suivre, il réussit ainsi à susciter leur indignation d'avoir été mis à l'épreuve et leur désir de redoubler d'efforts pour prouver leur loyauté", Dion Cassius, Histoire romaine LI.10). Plutarque et Dion Cassius divergent sur les faits qui suivent. Selon Dion Cassius, Marc-Antoine se réfugie vers le port, pour batailler sur mer ou pour fuir vers l'Espagne. Mais il n'y trouve aucun salut car Cléopâtre VII a désarmé tous les navires et licencié les équipages. Et même pire. Cléopâtre VII a édifié un riche mausolée dans lequel elle souhaite être déposée, le Mnemeion ("Mnhme‹on", dérivé de "mn»mh/mémoire, souvenir" suivi du suffixe saint "-ion"), à côté du temple d'Isis sur l'île de Pharos, face à la villa où Marc-Antoine vit reclus depuis plusieurs mois ("Près du temple d'Isis, la reine avait fait construire un haut et magnifique bâtiment, où elle transporta tous ses trésors : l'or, l'argent, les pierreries, l'ébène, l'ivoire, le cinname, puis elle fit apporter des torches et des étoupes", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 74) : quand elle voit Marc-Antoine chercher une échappatoire dans le port, elle se dirige ostensiblement vers ce Mnemeion, et elle envoie des serviteurs l'informer qu'elle veut s'y suicider avant l'arrivée d'Octave ("Vaincu de façon inattendue, Marc-Antoine se réfugia vers ses bateaux pour se défendre sur mer ou pour fuir vers l'Ibérie. En voyant cela, Cléopâtre VII quitta brusquement ces bateaux pour courir s'enfermer dans le bâtiment [le Mnemeion], déclarant malignement craindre [Octave] César et vouloir le devancer en se suicidant alors qu'en réalité elle ne visait qu'à y attirer Marc-Antoine", Dion Cassius, Histoire romaine LI.10). En réalité, toujours selon Dion Cassius, cette démarche est un subterfuge : politicienne perverse jusqu'au bout, Cléopâtre VII joue avec les sentiments que Marc-Antoine lui porte, elle veut simuler son suicide afin de provoquer le désespoir de Marc-Antoine, le pousser à se poignarder par amour, et offrir ensuite son cadavre à Octave pour conserver son trône. Et sa feinte réussit : quand Marc-Antoine se tourne vers le Mnemeion et voit Cléopâtre VII y pénétrer, il croit réellement qu'elle veut mettre fin à ses jours, il est envahi par la douleur et cherche aussitôt un couteau pour mettre également fin à ses jours ("Marc-Antoine soupçonna la trahison, mais son amour l'empêcha d'y croire, au contraire sa compassion était plus grande pour elle que pour lui-même. Cléopâtre VII, qui savait parfaitement cela, calcula que, si elle diffusait la fausse nouvelle de sa mort, il ne le supporterait pas et se suiciderait aussitôt. Ce fut pour cette raison qu'elle courut dans le Mnemeion avec un eunuque et deux femmes, et qu'elle lui envoya un messager l'informer de sa mort. Dès qu'il reçut ce messager, Marc-Antoine n'hésita pas, il désira la suivre", Dion Cassius, Histoire romaine LI.10). Selon Plutarque, Cléopâtre VII s'enferme dans le Mnemeion non pas pour pousser Marc-Antoine au suicide, mais parce qu'elle croit que Marc-Antoine a percé son double jeu et veut la tuer, autrement dit elle s'y barricade en attendant qu'Octave tue Marc-Antoine en bataille ou le contraigne au suicide, pour pouvoir ensuite jouer à Octave le rôle de la princesse oppressée délivrée par son prince charmant ("Craignant son emportement et son désespoir [à Marc-Antoine], [Cléopâtre VII] s'enfuit dans le bâtiment qu'elle avait construit, fortifié par une herse et des gros leviers en bois, et envoya un messager informer Marc-Antoine de sa mort. Celui-ci crut réellement à sa mort, et se dit : “Qu'attends-tu encore, Antoine ? La Fortune vient de te prendre la seule raison qui te retenait à la vie”. Puis il entra dans sa chambre, détacha sa cuirasse et s'écria : “O Cléopâtre, je ne me plains pas d'être privé de toi puisque je te rejoins dans un instant, je me plains que le puissant imperator que je suis ait abandonné la femme courageuse que tu es !”", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 76). Peu importe. Dans ces deux versions, Cléopâtre VII est une calculatrice froide, et Marc-Antoine est un pauvre type perdu par sa passion. Plutarque et Dion Cassius se rejoignent pour dire que Marc-Antoine rate son coup : il ne se tue pas immédiatement, il se blesse et agonise assez longtemps pour voir Cléopâtre VII toujours vivante sur le toit du Mnemeion, pour comprendre qu'elle l'a berné. Et Plutarque et Dion Cassius s'accordent aussi pour dire que Cléopâtre VII change soudain d'avis. Est-elle prise de remords ? Sent-elle les limites de ses tactiques politiciennes pour conserver son trône, la fragilité de sa situation publique et privée, sa détresse de femme entre un homme qui l'a toujours défendue depuis son adolescence et meurt par sa faute et un autre homme plus jeune d'une génération qui rêve de l'asservir, le poids de son ascendance lagide, l'étendue de l'amour qu'aurait pu lui prodiguer Marc-Antoine dans une autre vie, l'imminence de sa propre mort et de l'extinction de la dynastie lagide, dernière dynastie hellénistique héritée d'Alexandre le Grand, dernière dynastie grecque héritée d'Achille, d'Héraclès et de Dionysos ? En tous cas elle accepte que Marc-Antoine agonisant lui soit amené, qu'il soit hissé dans le Mnemeion, et elle s'agenouille pour caresser ses cheveux une dernière fois et pour regarder ses yeux se révulser. Elle reste là sans pouvoir bouger. Elle sombre dans une insondable et incurable nausée métaphysique : "Tout ça pour ça…" ("[Marc-Antoine] demanda d'abord à un de ses assistants de le tuer, mais celui-ci sortit son épée et se perça lui-même. Il voulut l'imiter, et ne réussit qu'à se blesser. Il tomba sur la face, et les assistants le crurent mort. Une confusion se répandit suite à cet événement. Cléopâtre VII vit le tumulte depuis le haut du Mnemeion, dont les portes étaient fermées depuis l'intérieur par un mécanisme, et dont le toit n'était pas encore terminé. En la voyant, certains poussèrent des cris, que Marc-Antoine entendit. Quand il apprit qu'elle vivait encore, il tenta de se relever et reprit espoir, mais comme il avait perdu beaucoup de sang il renonça, et supplia les assistants de le transporter vers le Mnemeion et de le hisser via les palans servant à monter les pierres. Ainsi mourut Marc-Antoine, dans les bras de Cléopâtre VII", Dion Cassius, Histoire romaine LI.10 ; "[Marc-Antoine] avait depuis longtemps auprès de lui un esclave dévoué nommé “Eros”, chargé de l'aider à mourir s'il lui en donnait l'ordre. Eros lui obéit en sortant son épée, il la leva, mais au lieu de frapper Marc-Antoine il tourna la tête et se perça lui-même, et tomba mort à ses pieds. Marc-Antoine s'écria : “O Eros, ce que tu n'as pas eu la force de faire sur moi, tu viens de me montrer comment je dois le faire moi-même !”, et il plongea l'épée dans son flanc. Il se laissa tomber sur un petit lit. Mais le coup n'était pas mortel : après qu'il se fut allongé, le sang s'arrêta de couler, il reprit connaissance. Il supplia son entourage de l'achever, mais tous s'enfuirent de la chambre en le laissant crier et se débattre. C'est alors qu'apparut Diomède, le secrétaire aux ordres de Cléopâtre VII. Dès que Marc-Antoine apprit qu'elle vivait encore, il demanda à ses esclaves de le transporter auprès d'elle. Ils le déplacèrent sur leurs bras jusqu'à l'entrée du tombeau. Cléopâtre VII n'ouvrit pas la porte, elle parut à une fenêtre, par laquelle elle fit descendre des chaînes et des cordes. On l'attacha, et elle le tira à elle, seulement aidée des deux femmes qui l'avaient accompagnée. Les témoins rapportent n'avoir jamais vu spectacle plus digne de pitié. Marc-Antoine, souillé de sang, n'ayant plus qu'un reste de vie, tiré vers cette fenêtre en se hissant lui-même comme il pouvait pour faciliter le travail des femmes, tendait vers Cléopâtre VII ses mains défaillantes. Cléopâtre VII quant à elle, les bras raides et le visage tendu, tirait les cordes avec effort, tandis que des gens en bas l'encourageaient en criant, seule aide qu'ils pouvaient lui apporter. Quand il fut dans le bâtiment, elle le fit allonger, et elle déchira ses voiles, se frappa la poitrine, se meurtrit de ses propres mains, elle essuya son sang en collant son visage sur le sien, en l'appelant “mon maître”, “mon homme”, “mon empereur”, sa compassion pour les maux de Marc-Antoine lui fit oublier les siens. Marc-Antoine la calma, il demanda du vin parce qu'il avait vraiment soif ou parce qu'il espérait que le vin hâterait sa mort. Après avoir bu, il exhorta Cléopâtre VII à assurer sa propre sécurité dans les conditions les plus honorables, et à se fier à [Caius] Proculeius plutôt qu'à aucun autre des amis de [Octave] César. Il lui demanda de ne pas pleurer sur son récent revers, au contraire il la remercia pour les bienfaits qu'elle avait apportée à son existence, il affirma son bonheur d'avoir été le plus illustre et le plus puissant des hommes, et sa gloire d'achever ses jours en Romain, vaincu par un autre Romain. Il expira en terminant ces mots, au moment même où arriva [Caius] Proculeius envoyé par [Octave] César", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 76-78).


Octave entre dans Alexandrie. Selon Dion Cassius, Cléopâtre VII se prépare à le rencontrer, en même temps qu'elle se prépare au suicide si la rencontre tourne mal ("[Cléopâtre VII] avait une confiance limité en [Octave] César, elle l'informa rapidement de ce qui s'était passé [le suicide de Marc-Antoine] mais, ne s'estimant pas à l'abri de tout danger, demeura enfermée afin de sauver son impunité et son trône en menaçant [Octave] César de faire disparaître tous ses trésors, ultime bien qu'elle possédait encore. Acculée au malheur, elle ne cessa pas de songer au pouvoir, préférant mourir avec son titre et ses attributs de reine plutôt que vivre parmi les gens ordinaires. Elle garda près d'elle un feu pour ses trésors, et des cobras et d'autres reptiles pour elle-même, dont elle avait testé l'efficacité mortelle sur des cobayes", Dion Cassius, Histoire romaine LI.11). Octave de son côté veut la capturer vivante pour l'exposer en triomphe, il envoie donc des émissaires pour la rassurer et la dissuader de mettre fin à ses jours ("[Octave] César désirait vivement accaparer les trésors et Cléopâtre VII vivante pour les exposer en triomphe, mais il ne voulait pas apparaître comme un manipulateur en lui adressant des fausses promesses et la faire passer pour une captive tacite ou pour une femme trompée. Il lui envoya Caius Proculeius, chevalier romain, et son affranchi Epaphroditos, avec des instructions précises. Ceux-ci entrèrent en contact avec Cléopâtre VII par un langage mesuré, ils s'assurèrent de sa personne en lui demandant au préalable d'éloigner d'elle tout ce qui pouvait servir à attenter à sa vie, ils lui accordèrent quelques jours pour embaumer le corps de Marc-Antoine, puis ils la ramenèrent au palais royal en lui laissant sa suite et ses usages, afin qu'elle eût davantage que ce qu'elle espérait et renonçât au suicide. Elle manifesta l'intention de voir [Octave] César et de lui parler. Celui-ci, pour l'abuser, non seulement répondit à son souhait mais encore consentit à se déplacer au-devant d'elle", Dion cassius, Histoire romaine LI.11). Lors de l'entrevue, Cléopâtre VII surjoue son amour brisé pour Jules César et son souhait d'aimer Octave comme un fils ("[Cléopâtre VII] orna sa chambre et son lit de façon somptueuse, tout en conservant négligemment ses habits de deuil qui réhaussaient sa beauté. Elle s'assit sur le lit, près d'elle des portraits de toute sorte du père de [Octave] César, sur sa poitrine toutes les lettres qu'il lui avait adressées. Quand [Octave] César entra, elle s'élança vers lui en rougissant et lui dit : “Salut, ô maître. Un dieu t'a donné ce titre, en me le retirant. Tu vois ton père tel qu'il est venu souvent vers moi, tu sais comment il m'a reconnu reine d'Egypte, entre autres honneurs : si tu veux connaître à quel point il m'estimait, prends et lis ces lettres qu'il m'a écrites”. Elle ponctua son discours en lui citant certaines paroles amoureuses de son père, elle pleura en couvrant les lettres de baisers, elle se prosterna devant les portraits de [Jules] César en les adorant du regard, en gémissant avec une retenue calculée, tantôt en prononçant des paroles langoureuses, tantôt en criant : “O [Jules] César, à quoi me servent tes lettres ?” puis : “Mais pour moi, tu vis dans celui-ci !”, ou : “Pourquoi ne suis-pas morte avant toi ?” puis : “Mais je te possède en possédant celui-ci !”, elle employa tous les propos et tous les gestes pour l'adoucir", Dion Cassius, Histoire romaine LI.12), mais Octave n'est pas dupe. De même, Cléopâtre VII n'est pas dupe des prétendues bonnes intentions d'Octave à son égard : elle comprend vite que son interlocuteur veut la préserver afin de la mener en bonne santé sur le lieu de son exécution à Rome. Alors elle se résoud à la mort. Elle ruse pour relâcher la surveillance d'Octave : elle commence par évoquer Marc-Antoine ("[Octave] César comprit qu'elle cherchait à l'émouvoir, mais il simula l'indifférence, il garda les yeux baissés et lui dit simplement : “Aie confiance, ô femme, garde courage, je ne te ferai aucun mal”. Ne supportant pas qu'il la fuît du regard et ne lui parlât ni de royauté ni d'amour, elle tomba à ses genoux et s'écria en fondant en larmes : “La vie m'est devenue trop douloureuse, [Octave] César ! En souvenir de ton père, auquel j'ai appartenu avant que le sort me livre à Antoine, je te supplie de me laisser mourir ! Le destin m'impose ce malheur parce que je ne suis pas morte aussitôt après [Jules] César : envoie-moi vers Antoine et ne me ménage pas ! Je meure à cause de lui : je dois habiter à côté de lui dans les Enfers !”", Dion Cassius, Histoire romaine LI.12), cela inquiète Octave (il ne veut pas que son trophée se tue lui-même !) qui simule la compassion, cela redouble la résolution de Cléopâtre VII ("Telles furent les paroles dont [Cléopâtre VII] usa pour tenter d'apitoyer [Octave] César. En vain. Craignant toujours qu'elle se donnât la mort, il l'exhorta de nouveau à garder confiance et veilla à maintenir son apparat. Il voulait qu'elle illuminât son triomphe. Cléopâtre VII devina son intention, et, préférant subir mille morts, planifia son suicide", Dion Cassius, Histoire romaine LI.13) qui, retournant cette affabilité factice contre Octave, l'assure vouloir aller en Italie pour partager ses parures avec Livie, Octave se laisse convaincre, il relâche son attention, Cléopâtre VII recouvre ainsi le minimum de liberté nécessaire pour se suicider ("[Cléopâtre VII] fit semblant de changer, d'accorder confiance à [Octave] César et à Livie, elle déclara être disposée à s'embarquer. Elle s'occupa à choisir des parures tirées de ses coffres, soi-disant pour les offrir à Livie, en réalité pour suggérer avoir renoncé à se suicider, relâcher la surveillance de ses gardes, et avoir l'opportunité d'accomplir le projet fatal qu'elle fomentait contre elle-même. Son stratagème réussit. Ses gardes et Epaphroditos, croyant à la sincérité de son attitude, relâchèrent leur surveillance, elle se prépara alors rapidement à la mort. Elle écrivit un billet priant [Octave] César de l'ensevelir au côté de Marc-Antoine, elle le cacheta, elle le remit à Epaphroditos en lui ordonnant de le transmettre comme un billet ordinaire, afin de l'éloigner et de pouvoir accomplir son dessein. Elle termina sa vie revêtue de sa robe la plus magnifique, richement parée et ornée de tous les insignes royaux", Dion Cassius, Histoire romaine LI.13). On retrouve à peu près le même récit chez Plutarque, qui s'appuie sur le témoignage d'Olympos le médecin personnel de Cléopâtre VII : selon Olympos via Plutarque, Octave veut capturer Cléopâtre VII vivante pour l'exposer en triomphe à Rome, dans un premier temps Cléopâtre VII songe à se frapper avec un poignard mais Octave envoie un émissaire pour la retenir de passer à l'acte ("[Octave] avait envoyé [Caius] Proculeius en lui demandant si possible de prendre Cléopâtre VII vivante, parce qu'il redoutait qu'elle détruisît ses trésors et parce qu'il espérait se glorifier en la faisant défiler à son triomphe. Elle refusa de se livrer à [Caius] Proculeius; elle consentit seulement à converser avec lui à l'entrée du bâtiment [le Mnemeion] en le maintenant à l'extérieur, la porte étant verouillée de l'intérieur, un trou permettant le passage de la voix. Cléopâtre VII lui réclama le royaume d'Egypte pour ses enfants, [Caius] Proculeius lui demanda d'accorder sa confiance à [Octave] César […]. [Caius] Proculeius approcha une échelle du mur, il entra suivi de deux officiers par la même fenêtre où les servantes de Cléopâtre VII avaient introduit Marc-Antoine, il descendit vers l'entrée, où Cléopâtre VII était totalement absorbée par les propos de [Caius Cornelius] Gallus [officier d'Octave, qui deviendra bientôt le premier gouverneur de la nouvelle province romaine d'Egypte]. Quand elle le vit, une des servantes enfermées avec elle s'écria : “Malheureuse Cléopâtre, tu es piégée !”. La reine se retourna, vit [Caius] Proculeius, et voulut se frapper immédiatement avec un poignard qu'elle portait en permanence à la ceinture. Mais [Caius] Proculeius courut à elle et la prit dans ses bras : “O Cléopâtre, lui dit-il, tu te nuis à toi-même, et tu es injuste envers [Octave] César en refusant sa douceur, tu calomnies le plus clément des imperators en le faisant passer pour un homme sans pitié et pour un vengeur implacable”. En même temps il lui retira le poignard de la main, et il secoua sa robe pour s'assurer qu'elle n'y avait pas caché de poison. [Octave] César envoya auprès d'elle son affranchi Epaphroditos, avec ordre de la surveiller attentivement, de l'empêcher de se suicider, et de lui accorder tout ce qu'elle demandait", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 78-79) et il la menace d'attenter à ses enfants si elle renouvelle sa tentative ("Des rois et des capitaines réclamèrent le corps de Marc-Antoine pour lui rendre les honneurs funèbres, mais [Octave] César ne voulut pas en priver Cléopâtre VII : il lui permit de prendre toutes les dispositions qu'elle désirait, il la laissa l'enterrer de ses propres mains dans les fastes royaux. Elle prétexta une tristesse sans mesure, les douleurs provoquées par les coups qu'elle s'était infligés, une violente fièvre, pour ne plus s'alimenter et se laisser mourir naturellement de faim. Elle communiqua son projet à son médecin ordinaire Olympos, qui lui apporta ses conseils et son aide à se délivrer de la vie, comme il l'a écrit lui-même dans son récit historique. [Octave] César soupçonna ce qu'elle voulait faire, il voulut l'en dissuader en menaçant ses enfants", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 82), elle dépérit tellement qu'Octave, craignant qu'elle meure avant d'atteindre l'Italie, assouplit son discours, lui rend visite régulièrement et lui assigne des domestiques, mais Cléopâtre VII comprend bien que ces visites ne sont pas amicales et que ces domestiques sont en réalité des geôliers contrôlant tous ses actes. On raccorde ensuite au récit de Dion Cassius : ces fausses prévenances renforcent la détermination de Cléopâtre VII, qui trompe Octave en l'assurant vouloir partager ses parures avec Livie, Octave est rassuré, il relâche son attention, Cléopâtre VII recouvre ainsi le minimum de liberté nécessaire pour se suicider ("[Octave] César se rendit auprès d'elle [Cléopâtre VII] pour lui parler et la consoler. Il la trouva couchée sur un petit lit, dans un environnement mal entretenu. Dès qu'il entra, elle se précipita à ses genoux, vêtue négligemment d'un chiton, la figure horrible, les cheveux épars, les traits altérés, la voix tremblante, les yeux presque clos d'avoir trop versé de larmes, la poitrine meurtrie par les coups qu'elle s'était donnés, en résumé son corps n'était pas en meilleur état que son esprit. Néanmoins sa grâce naturelle et la fierté que sa beauté lui inspirait n'étaient pas entièrement éteintes, et du fond de son abattement elle conservait une vivacité qui animait chaque mouvement de son visage. [Octave] César l'obligea à se remettre sur le lit, il s'assit auprès d'elle, et voulut se justifier en expliquant les événements passés par la nécessité et par sa propre crainte de Marc-Antoine. Comme elle était impliquée dans chaque affaire et ne pouvait pas nier ses responsabilités, elle ne songea plus qu'à exciter sa compassion. Elle recourut aux prières pour laisser croire qu'elle désirait continuer à vivre. Quand elle rapporta l'état de ses richesses, son administrateur Séleucos ["™p…tropoj" ; c'est le même Séleucos qui a ouvert les portes de Péluse à Octave, et qui en retour a perdu sa femme et ses enfants condamnés par Cléopâtre VII, comme l'a vu plus haut] lui reprocha d'en cacher une partie, elle se leva pour le saisir par les cheveux et lui donner plusieurs coups au visage. [Octave] César ne put se retenir de rire de son emportement et voulut la calmer, alors elle lui dit : “Quel démon, ô César, toi qui daigne venir me voir et me parler dans l'état déplorable où je me trouve, peut pousser mes serviteurs à m'accuser d'avoir mis de côté quelques bijoux féminins, non pas pour parer la femme malheureuse que je suis, mais pour offrir à ta sœur Octavie et à ton épouse Livie afin que m'assurer ta clémence et ta bonté par leur protection ?”. Ce propos plut à [Octave] César, qui en déduisit qu'elle avait réellement retrouvé le goût de vivre. Il lui laissa tous ses bijoux, lui promit un traitement au-delà de ses espérances, puis il la quitta, sûr de l'avoir trompée. Mais c'est elle qui le trompa", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 83). Le moyen utilisé par Cléopâtre VII pour mettre fin à ses jours demeure une énigme. Toutes les versions paraissent néanmoins converger vers le venin de serpent. Sur ce point, nous devons apporter une précision étymologique. Les textes anciens qualifient le serpent en question d'"aspis/¢sp…j", qui a donné le mot "aspic" en français, désignant un petit serpent européen venimeux mais non mortel. Or le nom même d'"aspis/¢sp…j" renvoie non pas à l'aspic européen mais bien au cobra d'Egypte puisque "aspis/¢sp…j" désigne à l'origine le petit bouclier rond du hoplite de l'ère classique, et a été appliqué au cobra par allusion à son dos qui s'arrondit et se dresse avant l'attaque. Le déroulement de l'événement est très rapide, selon le médecin royal Olympos cité par Plutarque. Cléopâtre VII prend un bain, puis elle dîne, puis elle écrit une missive pour Octave, qu'elle confie à un serviteur, puis elle s'enferme avec deux servantes. Octave reçoit la missive, dans laquelle Cléopâtre VII l'informe de son suicide imminent. Octave se précipite. Trop tard. Quand on rouvre les portes, Cléopâtre VII est déjà morte, une des servantes est aussi morte à ses pieds, l'autre agonise en réhaussant le diadème sur la tête de sa maîtresse ("[Cléopâtre VII] ordonna qu'on lui préparât un bain. Quand elle l'eut pris, elle se mit à table, où on lui servit un repas magnifique […]. Après le dîner, Cléopâtre VII prit une tablette sur lequelle elle avait écrit un message à l'attention de [Octave] César, elle la cacheta et la lui envoya, puis elle fit sortir tous ceux qui étaient dans sa chambre à l'exception de deux femmes, et elle ferma la porte. [Octave] César lut le message : Cléopâtre VII lui demandait par des prières vives et touchantes d'être enterrée auprès de Marc-Antoine. Il devina qu'elle était passée à l'acte. Il voulut courir à son secours, il envoya aussitôt des gens pour constater les faits. La mort de Cléopâtre VII fut prompte, car les gens de [Octave] César, malgré leur intervention rapide, trouvèrent les gardes à leur poste, ignorant encore l'événement. Ils ouvrirent les portes, et la trouvèrent sans vie, couchée sur un lit d'or, vêtue de ses habits royaux. Sa première servante appelée “Eira” ["E„r£"] était morte à ses pieds. La seconde appelée “Charmion” ["C£rmion"], moribonde, ne pouvant plus se soutenir, lui maintenait le diadème sur la tête. “Tu trouves ça beau, Charmion ?”, demanda en colère un homme de [Octave] César. “Oui, très beau, répondit-elle, et digne de sa lignée royale”, et après ces mots elle tomba morte au pied du lit", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 85). Le géographe Strabon, contemporain mais extérieur aux faits, avance deux hypothèses : un poison - qui pourrait être un venin de serpent - appliqué comme une pommade, ou une morsure de cobra on-ne-sait-où ("Peu de temps après [le suicide de Marc-Antoine], Cléopâtre VII attenta aussi à sa vie dans la tour où on la gardait, par une morsure de cobra ["d»gmati ¢sp…doj"] ou par l'application d'un poison ["farm£kw ™picr…stw"] (les deux versions circulent), achevant la longue lignée des Lagides", Strabon, Géographie, XVII, 1.10). Plutarque, qui vit au tournant des Ier et IIème siècles mais qui a entre les mains le récit d'Olympos le médecin personnel de Cléopâtre VII et les récits de propagande d'Octave/Auguste, avance trois hypothèses. La première hypothèse est un poison - qui pourrait être aussi un venin de serpent - conservé secrètement dans une fausse épingle à cheveux ("de knhst…da"), consommé on-ne-sait-comment : par ingestion ? par application sur une plaie ouverte, telle une pommade, comme chez Strabon ? par piqure ? La deuxième hypothèse est la morsure d'un cobra apporté à dessein dans un panier de figues par un serviteur : le cobra attaque la reine au bras. La troisième hypothèse est aussi la morsure d'un cobra, mais conservé dans un vase : la reine excite ce cobra, qui finit par l'attaquer au bras ("On lui servit un repas magnifique [à Cléopâtre VII]. Pendant ce temps arriva un paysan avec un panier. Les gardes lui demandèrent ce qu'il apportait, il ouvrit le panier, écarta les feuilles, et leur montra qu'il était plein de figues. Comme les gardes admirèrent leur grosseur et leur beauté, l'homme les invita en souriant à en prendre. Son apparente franchise écarta tout soupçon, et ils le laissèrent entrer. […] On raconte qu'un cobra ["¢sp…j"] fut apporté avec ces figues, caché sous les feuilles, selon l'ordre de Cléopâtre VII, afin qu'il l'attaquât sans qu'elle le sût, mais qu'elle le vit en prenant les figues, elle dit : “Le voilà !” et dénuda son bras ["brac…wn"] pour l'offrir à la morsure. D'autres disent que Cléopâtre VII gardait ce cobra enfermé dans un vase et qu'elle le provoqua en l'irritant avec une tige dorée, afin qu'il bondît et l'attaquât au bras ["brac…wn"]. Mais personne ne connait la vérité, car on dit aussi qu'elle portait du poison dans une fausse épingle à cheveux/de knhst…da qu'elle cachait dans sa coiffure", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 85-86). Plutarque précise que ces trois hypothèses ne sont nullement certaines puisqu'aucun témoin direct ne peut les attester (les deux servantes, seules personnes présentes aux côtés de Cléopâtre VII au moment de son suicide, ont accompagné leur maîtresse dans la mort) et que les portes étaient fermées donc les gardes n'ont rien vu, il sous-entend qu'Octave lui-même, en l'absence de consensus, a imposé l'hypothèse de la morsure au bras en prétendant avoir constaté deux petites piqures au bras et une trace de serpent entre le cadavre de la reine et une fenêtre ouverte par où le supposé serpent se serait échappé, et en représentant Cléopâtre VII par une statue au bras orné d'un serpent lors du triomphe de -29 à Rome ("On ne vit sur son corps [à Cléopâtre VII] aucune tache ["khl…j"] ni marque de poison. On ne trouva aucun serpent à l'intérieur, mais on découvrit des traces en bordure de la mer, du côté où étaient les fenêtres de la chambre. Certains prétendent avoir remarqué deux piqûres légères presque invisibles sur le bras ["brac…wn"] de Cléopâtre VII : c'est cette version que [Octave] César accrédita puisque lors de son triomphe il fit défiler une statue de Cléopâtre VII avec un cobra attaché. Voilà tout ce qu'on raconte sur ce sujet", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 86). Suétone, qui vit à la même époque que Plutarque au tournant des Ier et IIème siècles, relaie l'hypothèse officielle de la morsure de cobra, mais, comme Strabon et comme Plutarque, sans préciser où. Il dit qu'Octave a essayé de réanimer Cléopâtre VII en appelant des psylles ("[Octave] désirait fortement préserver Cléopâtre VII pour son triomphe. Comme on crut qu'elle avait été mordue par un cobra ["aspis"], il fit venir des psylles pour sucer le venin de la plaie", Suétone, Vies des douze Césars, Auguste 17). Dion Cassius, qui vit au début du IIIème siècle, compile toutes les versions et s'empresse d'ajouter qu'il n'en croit aucune : il avance l'hypothèse d'un poison mélangé au sang par le biais d'une aiguille ("belÒnh"), et l'hypothèse de la morsure d'un cobra dissimulé à dessein dans un vase ou dans un panier de fleurs, en citant le rapport officiel mentionnant les deux petites piqures au bras, il rappelle également l'intervention des psylles d'après Suétone ("Personne ne sut vraiment comment [Cléopâtre VII] périt. On trouva seulement des légères piqûres à son bras. Les uns disent qu'elle y appliqua un cobra ["¢sp…j"] qu'on lui avait apporté dans un vase ou parmi des fleurs. Les autres disent qu'elle possédait une aiguille/belÒnh utilisée ordinairement pour attacher ses cheveux, enduite d'un poison inoffensif pour le corps mais provoquant une mort prompte et sans douleur dès qu'il est en contact avec le sang : elle aurait pris cette aiguille qu'elle portait toujours dans sa coiffure, pour se piquer au bras et l'aurait enfoncée jusqu'au sang. Ce fut de cette manière, ou d'une autre similaire, qu'elle mourut, ainsi que ses deux servantes […]. Quand il apprit sa mort, [Octave] César fut frappé de douleur, il fit examiner son corps, appliquer des remèdes, venir des psylles dans l'espoir de la sauver. Ces psylles sont des hommes (il n'existe pas de psylle femme) qui peuvent sucer rapidement le venin de tout serpent, avant que la victime ne meure, sans éprouver le moindre mal car eux-mêmes ne sont jamais mordus par les serpents. Ils se transmettent ce don par la naissance, et éprouvent leurs enfants en les plaçant dès leur venue au monde au milieu de serpents, ou en lançant leurs langes aux serpents : ceux-ci s'engourdissent au contact de l'enfant ou de ses langes et ne lui font aucun mal", Dion cassius, Histoire romaine LI.14). Dans un article de référence publié dans la Revue des études grecques n°128 en 2015, l'helléniste française Véronique Boudon-Millot a remis en cause cette version officielle de morsure au bras. Elle explique que ladite version trouve sa source dans le bracelet en forme de serpent que Cléopâtre VII portait de son vivant, et qui ornait sa statue lors du triomphe de -29 : ignorant que ce bracelet est lié au culte d'Isis, dont le temple s'élevait près du Mnemeion où Cléopâtre VII souhaitait reposer, les Romains ont cru qu'il suggérait sa mort par morsure au bras. Véronique Boudon-Millot rappelle qu'une autre version circule très tôt, due à un témoin présent dans le palais royal d'Alexandrie lors de l'événement, affirmant que Cléopâtre VII s'est suicidée par morsure de cobra au sein. Dans leur anthologie Corpus Paroemiographorum Graecorum, les hellénistes allemands Ernest Ludwig von Leutsch et Friedrich Wilhelm Schneidewin rapportent un passage d'une œuvre conservée à l'état fragmentaire du rhétoricien Zénobios vivant sous l'Empereur Hadrien au début du IIème siècle, louant la fidélité des deux servantes de Cléopâtre VII : dans ce fragment, Zénobios parle bien d'une morsure au sein et non pas au bras ("“Naèra et Charmionè” ["Na»ra", à comparer avec "Eira/E„r£" chez Plutarque ; "CarmiÒnh", à comparer avec "Charmion/C£rmion" chez Plutarque]. Désigne des servantes de la reine Cléopâtre VII, celle-ci sa coiffeuse, celle-là sa manucure, qui l'ont suivie dans la mort et ont mérité de partager sa somptueuse sépulture. Cléopâtre VII en effet était soumise à [Octave] César Auguste, qui convoitait le diadème royal et voulait la conduire en triomphe à travers Rome. Cléopâtre VII serait morte déshonorée, parmi un cortège de gens ordinaires dans un spectacle outrageant, indigne d'elle. Naèra et Charmionè cherchèrent toutes les deux une solution, elles trouvèrent des vipères ["œcidna"] à appliquer sur chacun des seins ["˜katšrw tîn mazîn"], et elles agirent ensemble. Elles laissèrent les vipères s'enrouler autour des seins de la reine Cléopâtre VII et attaquer. Devant le tombeau de Cléopâtre VII furent placées des statues de bronze de Naèra et Charmionè, qui lui restèrent fidèles jusque dans la mort. Ce proverbe annonce la proximité de la mort", Corpus Paroemiographorum Graecorum I, Zénobios V.24). Or, selon Suidas, cette œuvre de Zénobios n'est qu'une compilation de proverbes du philosophe Arios Didymos, présent au côté d'Octave lors de son invasion de l'Egypte en -30 ("Sophiste. Il enseignait à Rome sous César Hadrien. Auteur d'un abrégé de proverbes de [Arios] Didymos et du Tarrhaen [c'est-à-dire Lucillus de Tarrha en Crète, aujourd'hui connu seulement comme scholiaste des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes] en trois livres", Suidas, Lexicographie, Zénobios Z73). Cette version de morsure au sein a probablement été soufflée à Arios Didymos par Olympos, le médecin personnel de Cléopâtre VII que Plutarque cite dans sa Vie de Marc-Antoine, d'où les gros doutes de Plutarque sur la version officielle de morsure au bras. Le rapport officieux d'Olympos a été exhumé par Véronique Boudon-Millot dans un passage de Sur la thériaque à Pison de pseudo-Galien reconstitué à partir du texte grec du tome XIII des Œuvres d'Hippocrate et de Galien publié par le médecin René Cartier à Paris en 1639 et d'une traduction anonyme en arabe datant du IXème siècle conservée dans le manuscrit 3590 de la bibliothèque Aya Sofya d'Istanbul en Turquie. Plusieurs indices laissent penser que ce passage décrit les faits tels qu'ils se sont historiquement déroulés. D'abord, Cléopâtre VII semble bien connaître les effets de la morsure de cobra au sein, plus précisément au sein gauche près du cœur : cela raccorde avec les connaissances qu'Olympos a pu lui transmettre, et avec ses propres connaissances acquises lors des exécutions expérimentales de condamnés à mort mentionnées par Plutarque (au paragraphe 71 précité de sa Vie de Marc-Antoine). Le narrateur (pseudo-Galien ? ou Olympos cité par pseudo-Galien ?) renvoie à la tragédie Hécube d'Euripide, dans lesquels Polyxène désirant mourir offre sa poitrine à son bourreau, ce qui renforce la thèse de morsure au sein. Ensuite, Cléopâtre VII meurt avec son diadème sur la tête, ce qui raccorde encore avec Plutarque (au paragraphe 85 précité de sa Vie de Marc-Antoine). L'expression de la reine et son attitude sont figées (quand Octave et les gardes pénètrent dans la pièce, la défunte se présente droite, la main tenant le diadème sur sa tête), et le narrateur ne mentionne aucune trace visible sur son corps, or la médecine moderne confirme que le venin de cobra a le même effet que le curare : il paralyse les organes en bloquant les influx nerveux, dont les muscles respiratoires, causant la mort par asphyxie, autrement dit le texte de pseudo-Galien raccorde aussi avec les interrogations d'Octave sur l'absence d'œdème, d'inflammation, d'hémorragie, et sous-entend que les deux petites piqures sur le bras mentionnées dans le rapport officiel ont été inventées post-mortem pour accréditer la version imposée par Octave. Le narrateur dit, comme Plutarque et Dion Cassius, que le cobra a été apporté à dessein dans un panier, dissimulé sous des figues, par un serviteur. Dans la fin du passage, on lit que la version du poison ingéré ou appliqué telle une pommade, rapportée par Strabon et par Plutarque, a été fabriquée par l'entourage d'Octave/Auguste ne parvenant pas à croire qu'une simple morsure de cobra - au bras ou au sein - puisse provoquer une mort si rapide et sans séquelle ("Parmi les cobras ["¢sp…j"], celui qu'on surnomme “ptuas” ["ptu£j/cracheur"] tend le cou pour mesurer la longueur le séparant de sa proie, comme s'il était capable de calcul, et cracher son venin dans la chair sans la rater. On dit que c'est un cobra de cette famille (trois familles existent : celle que je viens d'évoquer, celle dite “chersaias” [ou "cobra terrestre/cersa…aj"] et celle dite “chelidonias” [ou "cobra-hirondelle/celidon…aj"]) qui a provoqué la mort rapide et mystérieuse de la reine Cléopâtre VII à l'insu de ses gardiens. Après avoir vaincu Marc-Antoine en effet, [Octave] Auguste voulut prendre vivante cette femme célèbre et la préserver par une garde rapprochée afin de l'exhiber devant les Romains lors de son triomphe. Celle-ci l'apprit et préféra quitter le monde comme reine plutôt qu'apparaître aux Romains comme une citoyenne ordinaire, elle organisa alors son suicide en recourant à cette bête. Elle fit appeler ses deux plus fidèles servantes attachées à l'entretien de son corps, appelées “Naeira” ["N£eira"] et “Carmionè” ["KarmiÒnh"], celle-ci chargée de lui tresser élégamment les cheveux, celle-là chargée de lui couper joliment les ongles. Elle ordonna qu'on apportât la bête dissimulée parmi des raisins et des figues, à l'insu des gardiens comme je l'ai dit. Elle testa la bête sur ces femmes pour s'assurer qu'elle pouvait tuer promptement, et comme celles-ci furent emportées par une mort rapide elle décida d'y recourir à son tour. Elle prit son diadème et le posa sur sa tête, elle se para de tous ses bijoux royaux : or, perles, saphirs, chrysolithes, elle prit le serpent et l'appliqua sur son sein gauche, car elle savait que le cœur est de ce côté. Le serpent la mordit et elle mourut aussitôt. On dit que [Octave] Auguste, quand il apprit la nouvelle, se montra très impressionné par l'attachement des unes les ayant conduites à mourir avec leur maîtresse et par la volonté de l'autre de ne pas vivre en esclave et de mourir noblement. On la découvrit la main droite posée sur sa tête pour maintenir son diadème, pour offrir l'image d'une reine à ceux qui la verraient, comme Polyxène dont le tragédien [Euripide] rapporte le soin à mourir dans la grâce [allusion aux vers 547-565 d'Hécube où Polyxène, refusant d'"être appelée esclave chez les morts", offre à son bourreau "ses seins et son admirable poitrine de statue"]. Néanmoins certains auteurs, désireux de souligner l'habilité de cette femme à échapper à ses gardiens et d'expliquer la rapidité de la bête à donner la mort, écrivent qu'elle se mordit elle-même très profondément au bras, qu'elle se fit apporter le venin de la bête dans un ustensile ["skeàoj", ce terme générique désignant tout objet mobilier : vase, arme, outil, meuble, ne renseigne pas sur la nature de l'ustensile utilisé] et se le versa sur sa blessure : c'est ainsi que, peu après se l'être administré, elle serait morte paisiblement à l'insu de ses gardiens", pseudo-Galien, Sur la thériaque à Pison 8-13). Pour l'anecdote, la version romaine de morsure au bras est assénée immédiatement par Mécène, ministre de la propagande d'Octave/Auguste, via Properce ("J'ai vu sur son bras la morsure du serpent ["colubris", d'où dérive "couleuvre" en français] sacré qui a tiré sourdement ses membres dans un sommeil éternel", Properce, Elégies III.53-54). Mais la version alexandrine de morsure au sein résistera à la politique et au temps puisque, toujours pour l'anecdote, on l'observera dans un tableau perdu décrit par un mystérieux Ponnanus à la fin de l'Antiquité ou au début du Moyen Age, dans l'épigramme 274 de l'Anthologie latine (tirée du codex Parisinus Latinus 10318 conservé à la BNF à Paris en France, surnommé "codex Salmasianus" d'après son découvreur le philologue français Claude Saumaise au XVIIème siècle), et dans une illustration anonyme (où Cléopâtre est représentée avec deux serpents, qui mordent respectivement ses deux seins, comme dans le texte de Zénobios) d'une œuvre de Boccace, Des femmes illustres/De mulieribus claris, contenu dans folio 339 du manuscrit 14 E V de la British Library Royal de Londres en Grande-Bretagne, datant de la fin du XVème siècle. Reste une question : quelles étaient les motivations d'Octave en pénétrant dans Alexandrie ? Octave gardait-il le souvenir d'Arsinoé, qui a tellement ému les Romains lors du triomphe de -46 que Jules César a été obligé de la libérer pour ne pas apparaître comme un monstre : Octave redoutait-il pareillement de passer pour un monstre et voulait-il en conséquence traiter sa très précieuse prisonnière Cléopâtre VII avec beaucoup d'égards dans une prison dorée de Rome ? C'est possible. Ou voulait-il le contraire, pousser Cléopâtre VII au suicide en lui offrant l'occasion de passer à l'acte (d'où le relâchement de la surveillance : il lui laisse un peu de liberté pour signifier qu'il n'est pas un monstre, mais au fond il espère qu'elle profitera de cette liberté pour mettre fin au jeu de dupes qu'il lui inflige, en endossant l'habit du geôlier attentionné et compatissant), pour ne pas s'encombrer d'une autre Arsinoé susceptible de lui causer des problèmes à l'avenir ? C'est possible aussi. Le philosophe Arios Didymes dit que l'ordre ne sera pas garanti dans les provinces romaines et ailleurs "tant que vivront deux fils de Jules César", il dit aussi que le fils adoptif Octave sera toujours moins légitime que le fils supposé génétique Ptolémée XV Césarion. Octave en tire la conclusion : il ordonne la chasse et l'exécution de Ptolémée XV Césarion ("[Ptolémée XV] Césarion, supposé fils de [Jules] César, avait été envoyé par sa mère vers l'Ethiopie avec des grandes richesses, et de là vers l'Inde. Son précepteur nommé Rhodon, aussi perfide que Théodoros, le convainquit de retourner à Alexandrie où, prétendit-il, [Octave] César le rappelait pour lui confier la royauté. Comme [Octave] César hésitait sur le sort à réserver à ce jeune homme, Arios [Didymes] lui dit : “Il n'est pas bon qu'existent plusieurs Césars”. [Octave] César le fit mourir peu de temps après la mort de Cléopâtre VII", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 81-82 ; "[Ptolémée XV] Césarion, qui fuyait vers l'Ethiopie, fut capturé en chemin et exécuté", Dion Cassius, Histoire romaine LI.15 ; "[Ptolémée XV] Césarion, que Cléopâtre VII prétendait avoir eu de [Jules] César, fut arrêté dans sa fuite et livré au supplice", Suétone, Vies des douze Césars, Auguste 17 ; pour l'anecdote, Ptolémée XV Césarion est assassiné en même temps qu'Antyllus, le fils d'aîné de Marc-Antoine et de Fulvia, qui a alors seize ou dix-sept ans et présente donc un danger car il a l'âge de succéder à son père ["Parmi les enfants de Marc-Antoine, le fils aîné Antyllus qu'il avait eu de Fulvia fut livré par son précepteur Théodoros et exécuté. Les soldats lui coupèrent la tête, Théodoros accapara une pierre précieuse que le jeune homme portait au cou et la cousit à sa ceinture. Il nia ce vol, mais on trouva la pierre et il fut crucifié", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 81 ; "Antyllus, bien que fiancé à la fille de [Octave] César [c'est-à-dire Julia, fille d'Octave et de Scribonia] et réfugié dans le tombeau élevé à son père [Marc-Antoine] par Cléopâtre VII, fut rapidement égorgé", Dion Cassius, Histoire romaine LI.15 ; "[Antyllus] le jeune fils de Marc-Antoine, aîné des deux garçons nés de Fulvia, après avoir vainement essayé de fléchir [Octave] Auguste par des prières, se réfugia aux pieds de la statue de [Jules] César. [Octave] Auguste l'en arracha et le fit mettre à mort", Suétone, Vies des douze Césars, Auguste 17]). Les jumeaux Alexandre-Hélios et Cléopâtre-Séléné sont emmenés à Rome parmi le butin. Ils seront exposés derrière la statue de leur mère lors du triomphe de -29 ("Le triomphe le plus somptueux et remarquable fut celui sur l'Egypte. Entre autres objets on y porta [une statue de] Cléopâtre VII sur un lit, dans une attitude qui rappelait celle de sa mort, de sorte qu'on crut la voir avec les autres captifs du défilé, notamment avec ses enfants Alexandre-Hélios et Cléopâtre-Séléné", Dion Cassius, Histoire romaine LI.21). La vertueuse Octavie se chargera de les élever avec leurs demi-frères et demi-sœurs, c'est-à-dire avec ses propres enfants (Antonia l'Aînée et Antonia la Cadette) et avec Iullus Antonius le second fils de Marc-Antoine et Fulvia (frère cadet d'Antyllus assassiné en Egypte en même temps que Ptolémée XV Césarion). En -19, Cléopâtre-Séléné épousera Juba II (capturé par Jules César en -46, comme nous l'avons dit brièvement plus haut), roi berbère ayant recouvré le royaume de Maurétanie-Numidie de son père Juba Ier temporairement ressuscité par la grâce d'Octave/Auguste en -25 ("Cléopâtre[-Séléné] épousa Juba II fils de Juba Ier. [Octave] César confia à ce dernier le royaume de ses ancêtres, parce qu'il avait été élevé en Italie et parce qu'il l'avait aidé pendant ses expéditions, il accorda aussi aux deux époux la grâce d'Alexandre[-Hélios] et de Ptolémée [Philadelphe]. Ses nièces [Antonia l'Aînée et Antonia la Cadette], qu'Octavie avait eues de Marc-Antoine et qu'elle avait élevées, reçurent de l'argent pris sur les biens de leur père", Dion Cassius, Histoire romaine LI.15). Nous ne savons pas ce que devient Ptolémée Philadelphe, le fils cadet de Marc-Antoine et Cléopâtre VII.


Les livres et les documentaires télévisés sur la naissance de l'Empire romain présentent aujourd'hui Cléopâtre VII comme une grande reine d'Egypte, respectée et belle. Le long exposé que nous achevons montre que cette image découle directement de la propagande d'Octave/Auguste, qui a magnifié et survalorisé sa dernière adversaire pour sa propre gloire et pour la gloire de l'Empire qu'il a fondé, comme avant lui son père adoptif Jules César a magnifié et survalorisé Vercingétorix pour grossir l'importance de ses exploits en Gaule. En réalité, n'en déplaise aux féministes forcenés qui la voient comme une icône de la Femme forte et intelligente à la sexualité libre et assumée, Cléopâtre VII n'était ni belle, ni respectée, ni Egyptienne, ni grande. Le point essentiel, presque toujours oublié dans la présentation du personnage ou rappelé comme un détail anecdotique alors qu'il devrait passer avant tous les autres, le point qu'on doit garder systématiquement en tête quand on étudie chaque acte ou chaque comportement de Cléopâtre VII, c'est sa nature grecque. Car effectivement Cléopâtre VII n'est pas Egyptienne, elle est Grecque, elle est totalement Grecque, elle est fondamentalement Grecque (et même si du sang non grec coule dans ses veines, comme certains spécialistes l'affirment à partir de l'analyse douteuse de la supposée dépouille d'Arsinoé que nous avons mentionnée plus haut, cela ne remet pas en question son ascendance grecque lagide qu'elle revendique farouchement, la langue grecque qu'elle emploie au quotidien, les bâtiments de style grec et les papyrus en grec réalisés par sa dynastie et par elle-même que les archéologues exhument régulièrement en Egypte). Nous avons répété dans nos paragraphes précédents et dans le présent alinéa que les Grecs en Egypte, durant les trois siècles de domination lagide, n'ont pas réussi à convertir la population autochtone à la culture grecque, contrairement aux Grecs du Levant, d'Anatolie et d'ailleurs. Nous avons vu qu'en raison notamment de l'implication des autochtones égyptiens dans la victoire de Raphia contre Antiochos III en -217, puis de la politique mortifère de Ptolémée VIII Physkon au cours du IIème siècle av. J.-C., l'hégémonie des Grecs moyens d'Alexandrie et des grandes villes égyptiennes s'est peu à peu émoussée, elle a été grignotée par les revendications pressantes des autochtones, parfois avec l'aide très politicienne de certains membres de la dynastie lagide afin de gagner une audience, une influence, une part de pouvoir contre leur frère, leur sœur ou leur mère. Cléopâtre VII est l'aboutissement de ce processus régressif. Elle se présente aux Romains comme "reine d'Egypte" ou comme "reine du peuple d'Egypte", mais la vérité est que l'Egypte de son temps est divisée entre d'un côté les autochtones désireux de se libérer de l'hégémonie grecque, et de l'autre côté les Grecs qui ne sont plus assez nombreux ni puissants pour s'imposer sur les autochtones, et encore moins nombreux ni puissants pour s'imposer contre les Romains, autrement dit ce qualificatif "reine d'Egypte" ou "reine du peuple d'Egypte" est un vœu pieux, un programme de gouvernement aux abois : au mieux Cléopâtre VII est "reine des Egyptes (grecque et autochtone)" ou "reine des peuples (grec et autochtone) d'Egypte", au pire elle est "reine des Grecs d'Egypte qui rêvent d'une union nationale avec les autochtones contre les Romains". Toutes les décisions politiques de Cléopâtre VII sont motivées par ce total isolement des Grecs d'Alexandrie et des grandes villes égyptiennes, entre la masse des autochtones indépendantistes à l'intérieur et les empiètements des Romains à l'extérieur. La situation de Cléopâtre VII en Egypte dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. nous évoque celle des Français en Indochine vers 1950. Depuis le début de leur colonisation, les Français sont demeurés à Hanoi, à Saigon et dans les grandes villes indochinoises, reléguant les autochtones dans les petites villes et les campagnes, ils ont utilisé ces derniers pour vaincre les Allemands (pendant la première Guerre Mondiale) puis les Japonais (pendant la deuxième Guerre Mondiale) en les remerciant médiocrement par des participations sélectives dans les industries, dans les administrations, dans les assemblées. Peu à peu, absorbés par des querelles internes et constatant en même temps leur disproportion numérique décroissante face aux autochtones, les chefs d'entreprises et les préfets français ont pris l'habitude de dire : "mes partenaires d'Indochine" ou : "mes concitoyens indochinois", et quand la Chine s'est unifiée en 1949 ils ont fini par dire : "mon pays d'Indochine", mais en réalité leur pays restait la France et non pas l'Indochine, et leurs partenaires et leurs concitoyens ordinaires étaient les colons français en telle infériorité et en telle impuissance face au nouvel hégémon chinois qu'ils espéraient une union nationale avec les autochtones afin de ne pas être rejetés à la mer ou contraints de retourner dans la métropole française. De même, depuis la conquête d'Alexandre le Grand et la captation de la vallée du Nil par Ptolémée Ier, les Grecs sont demeurés à Alexandrie et dans les grandes villes égyptiennes, reléguant les autochtones dans les petites villes et les campagnes, ils ont utilisé ces derniers pour vaincre leurs adversaires grecs ou libyens ou éthiopiens en les remerciant médiocrement par des participations sélectives à la gestion des nomes, à la résurrection des cultes aux dieux anciens et des cérémonies pharaoniques. Peu à peu, absorbés par des querelles internes et constatant en même temps leur disproportion numérique décroissante face aux autochtones, les Lagides ont pris l'habitude de dire : "mes sujets égyptiens" puis : "mes administrés égyptiens" puis : "mes compatriotes égyptiens", et quand Rome s'est approchée des frontières (après la création des provinces romaines de Cyrénaïque et de Syrie) Cléopâtre VII a fini par dire : "mon peuple d'Egypte", mais en réalité le pays de Cléopâtre VII restait la Grèce et non pas l'Egypte, et son peuple était les Grecs moyens en telle infériorité et en telle impuissance face au nouvel hégémon romain qu'ils espéraient une union nationale avec les autochtones afin de ne pas être rejetés à la mer ou contraints de retourner à Pella ou à Thessaloniki. Tout le reste doit être lu à la lumière de ce fait grec. La mémoire collective a vanté la beauté de Cléopâtre VII. Mais sur les tétradrachmes la représentant retrouvés à Ascalon, datés de sa brouille contre son frère-époux Ptolémée XIII et de son exil au sud Levant vers -48, elle apparaît très commune, très loin d'une classe mannequin : elle a un gros nez (dont Blaise Pascal tirera l'une de ses plus célèbres pensées), et surtout elle a une mine peu conciliante, qui trahit un caractère intraitable, despotique, inapte à l'empathie, tout l'opposé d'une potiche, le genre cadre bancaire en tailleur serré qui expose debout et froidement les flux financiers de son entreprise à une cinquantaine de subalternes masculins contraints de l'écouter en silence assis sur des tabourets. Cette image sur les tétradrachmes peut être comparée au buste retrouvé sur la via Appia et conservé aujourd'hui à l'Altes Museum de Berlin en Allemagne sous la référence 1976.1, qui la figure également avec un gros nez et un air pas commode. On remarque, sur les monnaies d'Ascalon comme sur la statue de Berlin, qu'elle porte le diadème, ce qui primo signifie qu'elle règne à la manière d'un homme ou, pour parler familièrement, elle porte la culotte (les reines lagides précédentes étaient représentées tête nue, ou avec des coiffes féminines, ou avec le pschent ou l'uraeus millénaires, mais jamais avec la couronne des rois hellénistiques… et pourtant beaucoup d'entre elles étaient des femmes imposantes et impitoyables, n'hésitant pas à exterminer leurs propres enfants quand ils leur faisaient de l'ombre ni à déclencher des guerres pour étendre leur domination), et secundo elle affirme clairement qu'elle est une reine grecque et non pas une reine égyptienne (sinon elle porterait une coiffe égyptienne à la place du diadème ; notons qu'elle meurt aussi en reine grecque puisque lors de son suicide elle porte encore le diadème, selon les extraits précités de Plutarque et de pseudo-Galien). Les monnaies de la fin de sa vie, où elle est gravée avec Marc-Antoine, la bouche pincée vers le bas, le nez proéminent, le cou épais (contrairement aux monnaies de sa jeunesse où le cou est plus fin, ce qui suggère une forte accumulation de graisses au fil des ans ; sur ce sujet, on doit rappeler que les monnaies inclinent généralement à donner aux souverains un aspect flatteur tout en respectant la vraisemblance, autrement dit l'épaississement du cou de Cléopâtre VII sur les monnaies à l'époque de sa vie commune avec Marc-Antoine sous-entend une importante prise de poids que les représentations officielles ne peuvent pas masquer, on doit rappeler aussi que Cléopâtre VII appartient à une longue famille d'obèses, on se souvient que son arrière-grand-père Ptolémée VIII Physkon était tellement handicapé par sa rondeur qu'il a beaucoup peiné à suivre Scipion Emilien à pied dans les rues d'Alexandrie vers -145 [selon Plutarque, Apophtegmes des Romains, Scipion Emilien], et son grand-oncle Ptolémée X Alexandre "engraissait à vue d'œil" selon Athénée de Naucratis [Deipnosophistes XII.73] : si nous avions une machine à voyager dans le temps, nous découvririons certainement que la Cléopâtre VII de l'Histoire, après quatre grossesses, ressemblaient davantage à la rombière aux "trois mentons les nichons qui dévalent sur la brioche" de La traversée de Paris qu'à la légère et souple Lyndsey Marshal dans la série Rome, ou à la mignonne petite pépée dessinée par Uderzo dans la série Astérix), toujours avec le diadème, appuient cette impression générale de dominante aigrie et peu avenante. La vérité est que l'attractivité de Cléopatre VII réside moins dans sa beauté physique toute relative, que dans son sang et dans son nom. Nous avons bien insisté sur l'intérêt que Jules César lui a manifesté en la voyant pour la première fois fin -48, à l'époque où elle avait la fesse ferme et le sein arrogant, nous ne doutons pas que César, bien connu par ailleurs pour ses multiples écarts intimes, a été attiré sexuellement par elle. Mais nous avons insisté pareillement sur le complexe d'infériorité que César a toujours éprouvé face à la gloire d'Alexandre : pour notre part, nous ne doutons pas qu'il a été autant attiré par le minois et le corps de la jeune Cléopâtre VII que par l'illustre aïeul fondateur dont elle était l'héritière, et qu'en couchant avec elle il a pu s'imaginer approcher au plus près son modèle Alexandre. De même, nous ne remettons pas en cause le désir physique que Cléopâtre VII a suscité chez Marc-Antoine, mais ce désir physique coexistait certainement avec des séductions plus abstraites, par exemple la fierté de pouvoir crier à Octave : "Tu es peut-être le fils adoptif de César, mais moi je suis l'amant de sa glorieuse maîtresse !", ou de se dire à lui-même : "Par mes trois enfants qui portent le sang lagide et qui règneront bientôt légitimement sur la Libye, sur le Levant et au-delà, j'appartiens désormais à la lignée d'Alexandre et de son compagnon Ptolémée Ier !" (et, même en admettant que les goûts et les couleurs diffèrent selon chacun, quand nous mettons en parallèle le sex-appeal déjà signalé du buste d'Octavie et le gros nez des tétradrachmes de Cléopâtre VII, et quand nous pensons que Marc-Antoine a délaissé ce canon-ci pour aller vivre avec ce laideron-là, nous avons du mal à conclure que son attirance pour ledit laideron était uniquement physique…). Et si Octave/Auguste veut conserver Cléopâtre VII en vie pour l'inclure dans son triomphe, et si après son suicide il recourt à une statue afin que la foule romaine la voie en image à défaut de la voir en chair et en os, ce n'est certainement pas parce qu'il trouve que Cléopâtre VII est belle et qu'il veut offrir sa beauté au plus grand nombre, mais bien parce que la fascination qu'exerce la reine - même au-delà de sa mort - repose sur ce qu'elle est davantage que sur ce qu'elle paraît. Sur ce sujet, pour l'anecdote, Octave ne diffère pas de ses prédécesseurs (Pompée, Crassus, Jules César, les frères Casca, Cicéron, Cassius, Brutus, Marc-Antoine, que nous avons tous entendu vivre et mourir en langue grecque), comme eux il souffre d'un énorme complexe d'infériorité par rapport aux Grecs, et plus particulièrement Alexandre : il refuse d'assister aux cérémonies de l'Apis, autrement dit il affiche son mépris pour les traditions égyptiennes et sous-entend aux Egyptiens que la fin des Lagides n'équivaudra pas à une restauration du passé pharaonique, il refuse de se recueillir sur les tombes des rois lagides parce qu'il ne veut pas honorer les ancêtres de Cléopâtre VII (qui vient de lui échapper en se suicidant), mais il visite le mausolée d'Alexandre et s'y arrête longtemps, et il recourt à la langue grecque devant les Grecs d'Alexandrie pour les assurer de son pardon et leur dire qu'il veut désormais jouer aux côtés de leur philosophe Arios Didymes le même rôle qu'Alexandre jadis aux côtés d'Aristote ("[Octave] accorda aux Egyptiens et aux Alexandrins un pardon si complet que personne ne fut mis à mort. Il jugea inconvenant de leur imposer des mesures punitives en regard des nombreux services qu'ils avaient rendus aux Romains en maintes circonstances : pour les épargner, il invoqua le dieu Sérapis, Alexandre [le Grand] leur fondateur, et leur concitoyen Arios [Didymes] qui était son ancien maître philosophe et son ami. Pour être sûr d'être compris, il leur adressa publiquement son pardon en langue grecque ["˜llhnist…"]. Puis il visita le Soma d'Alexandre, on raconte qu'il brisa une partie du nez en le touchant. Les Alexandrins empressés voulurent lui montrer les corps des Ptolémées, mais il refusa en disant : “Je désire voir un roi, et non pas des morts”. Il refusa pareillement de se rendre auprès de l'Apis, en disant : “J'adore des dieux, et non pas des bœufs”", Dion Cassius, Histoire romaine LI.16 ; "Après la prise d'Alexandrie, les habitants s'attendaient à être traités avec la dernière rigueur. [Octave] Auguste monta sur un tribunal, fit asseoir à côté de lui un Alexandrin nommé “Arios [Didymes]”, et déclara grâcier la cité d'abord par respect de sa grandeur et de sa beauté, ensuite par respect pour Alexandre [Le Grand] son fondateur, enfin par respect pour son ami Arios [Didymes]", Plutarque, Apophtegmes des Romains, Auguste). Enfin, la mémoire collective a brodé sur la sexualité débridée de Cléopâtre VII. Les artistes protégés de Mécène ont été les premiers propagateurs de cette réputation. Par exemple Horace montre Cléopâtre VII comme une femme "incapable de se réfréner" entourée d'un "troupeau malsain d'hommes infâmes" ("Une reine démente préparait la ruine du Capitole et les funérailles de l'Empire, avec son troupeau malsain d'hommes infâmes ["grege turpium morbo uirorum"], incapable de se réfréner ["quid libet impotens"], enivrée par l'espoir de la douce Fortune", Horace, Odes I, 37.6-12 ; au vers 21 de la même ode 37 livre I, Horace dit qu'elle est le "monstre du Destin/Fatale monstrum"), Virgile la qualifie d'"abomination" et d'"Egyptienne" avec force mépris, en même temps qu'il réhausse Marc-Antoine en insistant sur ses prouesses militaires afin d'estomper sa soumission aux prouesses sexuelles de sa "conjointe/conjux" étrangère (dans sa description du bouclier imaginaire d'Enée annonçant les futures victoires des Romains, une des scènes anticipe la bataille d'Actium : "Marc-Antoine, avec ses forces barbares et ses armes de toutes sortes, revenu vainqueur des peuples de l'Aurore [en réalité Marc-Antoine a été vaincu par les Parthes] et de la mer Rouge, transporte avec lui l'Egypte, et les puissances de l'Orient, et la lointaine Bactriane [en réalité Marc-Antoine n'a pas dépassé Phraaspa en Médie, où il a été vaincu], et il est suivi, ô abomination ! par une conjointe égyptienne", Virgile, Enéide VIII.685-688), Tite-Live via Florus désigne aussi Cléopâtre VII comme "l'Egyptienne" qui pervertit Marc-Antoine en lui réclamant "l'empire romain pour prix de ses caresses" ("Après son expédition contre les Parthes, [Marc-Antoine] prit la guerre en horreur et vécut dans l'oisiveté. Il s'éprit de Cléopâtre VII, et comme après une victoire il se reposa de ses fatigues dans les bras de cette reine. L'Egyptienne demanda à ce général ivre l'empire romain pour prix de ses caresses. Marc-Antoine le lui promit, comme si les Romains eussent été plus faciles à vaincre que les Parthes. Il se prépara à conquérir le pouvoir, ouvertement. Il oublia sa patrie, son nom, sa toge, ses faisceaux, et devenu totalement le jouet de ce monstre ["monstrum", comme chez Horace] il renonça, pour lui plaire, à ses sentiments, son costume et ses principes. Un sceptre d'or à la main, un cimeterre au côté, une robe de pourpre attachée par d'énormes pierres précieuses, il ne lui manqua que le diadème pour, devenu roi, pouvoir posséder une reine", Florus, Epitomé IV.11) et qui tente vainement de séduire Octave pour conserver sa collection d'escarpins et son buffet à vaisselle ("La reine se jeta aux pieds de [Octave] César, essaya de séduire les yeux du vainqueur. Peine inutile ! Sa beauté ne put triompher de la continence du prince. Ce qui la préoccupait n'était pas la vie sauve, qui lui fut accordée, mais la conservation d'une partie de son royaume", Florus, Epitomé IV.12). Properce va plus loin en la désignant comme une "femelle défoncée par ses esclaves", en l'assimilant à Anubis le dieu funéraire à la tête de chacal, autrement dit une chienne porteuse de mort, et en inventant la formule "pute couronnée/meretrix regina" promise à un long avenir ("Que dire de celle qui naguère apporta la honte à nos armes et, femelle défoncée par ses esclaves ["famulos inter femina trita suos"], pour prix de ses faveurs exigea de son époux impudique qu'il lui ouvrît les portes de sa patrie ? […] Oui, l'incestueuse pute couronnée de Canope, marque honteuse du sang de Philippe II [père d'Alexandre le Grand], prétendit opposer à notre Jupiter l'aboyant Anubis, forcer le Tibre à subir les menaces du Nil, couvrir les trompettes romaines du son pénible du sistre [instrument du culte d'Isis]", Properce, Elégies, III, 11.29-43). Plus tard, Pline l'Ancien reprend cette formule "pute couronnée/meretrix regina" (à l'alinéa 3 précité paragraphe 58 livre IX de son Histoire naturelle), Lucain surenchérit dans l'image de la beauté fatale et prodigue qui, à l'instar de la Grecque Hélène jadis ayant corrompu Pâris et entraîné la ruine de Troie, a corrompu Jules César et entraîné la ruine de Rome héritière des Troyens via Enée ("[Cléopâtre VII] n'atteint pas l'oreille farouche de [Jules] César, mais sa beauté charmeuse se communique à sa prière, et ses yeux impurs parlent éloquemment et persuadent plus que sa voix. Après avoir séduit son juge, elle emploie une nuit honteuse à l'enchaîner. César, ayant rétabli et payé la paix à prix d'or, célèbre ce grand événement avec joie dans un festin. Cléopâtre VII y étale un luxe, une magnificence dont Rome n'avait pas l'idée. Le lieu du festin ressemble à un temple tel que le siècle présent pourtant corrompu pourrait difficilement construire : les toits sont chargés de richesses, les lambris sont cachés sous d'épaisses lames d'or, les murs ne sont pas incrustés mais bâtis d'agate et de porphyre, dans tout le palais on marche sur l'onyx, l'ébène de Méroé [site archéologique à une dizaine de kilomètres de l'actuelle ville de Kabushiya en aval de Shendi au Soudan] s'y trouve en grande quantité comme le chêne ordinaire et sert non pas d'ornement mais de support, les portiques sont couverts d'ivoire, sur les portes immenses l'écaille des tortues de l'Inde est appliquée en relief et dans chacune de ses taches une émeraude étincelle, à l'intérieur on ne voit que des vases de jaspe, des sièges émaillés de pierreries, des lits où le pourpre, l'or, l'écarlate éblouissent les yeux par le riche mélange que la navette des Egyptiens sait donner au tissu. La salle du festin se remplit d'un peuple innombrable, de nombreux esclaves d'âges différents et de diverses couleurs, les uns brûlés par le soleil de Libye et portant leurs cheveux en arrière et repliés autour de leur tête, les autres à la blondeur si claire et si brillante que César dit n'en avoir pas vu de semblable sur les bords du Rhin, on voit aussi une jeunesse malheureuse à laquelle le fer a ôté la vigueur, des hommes dénués de force ayant à peine sur le menton le duvet de l'adolescence. Elle se met à table, et César plus grand que les rois se place entre elle et son frère-époux. Peu satisfaite du sceptre et de son mari, la pernicieuse Cléopâtre VII s'est fardée sans mesure : les dons les plus précieux de la mer Rouge brillent dans ses cheveux et forment sa parure, la blancheur de ses seins luit à travers un voile de Sidon dont les fils, noués par le peigne des Sères [les Chinois], ont été desserrés et élargis", Lucain, De la guerre civile/Pharsale X.104-143), et Flavius Josèphe rejoint Horace en décrivant Cléopâtre VII comme une nymphomane exhubérante ("L'abondance ne parvenait pas à contenter son avidité injuste, rien ne pouvait satisfaire cette femme prodigue et esclave de ses désirs, qui souffrait de frustration dès que le moindre de ses souhaits ne se réalisait pas", Flavius Josèphe, Antiquités juives XV.91). La dynamique est lancée. A la fin de l'ère impériale, pseudo-Aurélius Victor pense que les hommes étaient tellement épris par la beauté de Cléopâtre VII, qu'ils acceptaient de lui offrir le reste de leur vie contre une nuit de tagada-tsoin-tsoin ("Cléopâtre VII était si libidineuse qu'elle se prostitua souvent, si belle que beaucoup d'hommes achetèrent de leur existence la faveur d'une de ses nuits", pseudo-Aurélius Victor, Des hommes illustres de la cité de Rome 86). Au XIXème siècle, Théophile Gautier mélange cette supposition de pseudo-Aurélius Victor avec le paragraphe 71 précité de la Vie de Marc-Antoine de Plutarque, et avec l'accusation de nymphomanie véhiculée par tous les autres auteurs, pour écrire son récit Une nuit de Cléopâtre, où Cléopâtre VII, à la fois désireuse de croquer un homme et de se documenter sur l'efficacité de plusieurs poisons qu'on lui a concoctés, invite dans son lit pour une nuit un soupirant assidu contre la promesse qu'il absorbera l'un de ces poisons le lendemain matin. L'industrie pornographique moderne a fait de Cléopâtre VII une de ses cocardes, et même mieux : elle a popularisé l'expression "bouche de Cléopâtre" pour qualifier la bouche de n'importe quelle femme supposée experte en fellation, et elle n'hésite pas à attribuer à Cléopâtre VII l'origine de telle ou telle pratique sexuelle à la mode, en lui donnant des surnoms suggestifs en grec (comme "Cheilon/Ce…lwn", littéralement "les Lèvres" ou "la Bouche", ou "Myriochannè/MuriÒcannh", littéralement "qui s'ouvre/ca…nw à des myriades/mur…oj [de partenaires]"), pour leur donner une réputation antique et aristocratique et assurer la rentabilité des actrices qui les diffusent (ainsi les milieux pornographiques ont récemment attribué à Cléopâtre VII l'invention du vibromasseur, sous la forme d'un morceau de branche de papyrus hermétiquement fermé dont l'intérieur est rempli d'abeilles vivantes). Ces accusations de mauvaises mœurs à l'encontre d'une femme de pouvoir sont banales : par exemple on les entendait déjà au Vème siècle av. J.-C. à Athènes dans les discours des opposants à Aspasie la maîtresse de Périclès. Mais dans le cas de Cléopâtre VII, leur intensité est sans précédent. On peut les expliquer par le patriarcat romain, qui voit dans les Grecs, dans l'Orient en général, dans les femmes, une menace contre la vertu virile latine : pour ces défenseurs de la romanité masculine et martiale, Cléopâtre VII, qui cumule les handicaps puisqu'elle est une femme, une Méditerranéenne orientale, une Grecque, est la cible détestée, exécrée, honnie, elle est fantasmée comme une sorcière charmeuse, perfide, lubrique, cruelle, conspiratrice, incestueuse, menteuse, adultère, fastueuse, luxurieuse, impudique, vaniteuse, manipulatrice, cupide (ou tenancière de bistrot qui incite ses clients à boire pour les corrompre, comme chez Sénèque qui réhabilite ainsi indirectement Marc-Antoine, à l'instar de Virgile : "Marc-Antoine, grand homme et génie réputé, quelle raison l'a perdu et jeté dans les mœurs étrangères indignes des Romains, sinon l'ivrognerie et sa passion aussi forte pour Cléopâtre VII ? Voilà ce qui l'a rendu ennemi de la République, ce qui l'a déchu face à ses rivaux, ce qui l'a poussé à la cruauté jusqu'à se faire apporter à table les têtes des premiers citoyens, à chercher des yeux les mains et les visages de ses proscrits au milieu des somptueux banquets et du faste royal, assoiffé de sang même quand il était gorgé de vin", Sénèque, Lettres à Lucilius 83 ; chez Eutrope, Cléopâtre VII semble avoir pris possession du corps de Marc-Antoine, qui agit sous sa volonté contre Rome : "[Marc-Antoine] alluma une effroyable guerre civile sous la pression de son épouse ["uxore/épouse, femme mariée", par opposition à "conjointe/conjux"] Cléopâtre VII reine d'Egypte, qui brûlait avec toute sa cupidité féminine de régner même à Rome", Eutrope, Abrégé de l'Histoire romaine VII.4). Mais on peut les expliquer aussi par le comportement de Cléopâtre VII elle-même. Attardons-nous un instant sur deux illustrations de papyrus. La première illustration est extraite du papyrus dit "d'Hounefer", datant de la XIXème Dynastie, conservé au British Museum à Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM EA9901.7, qui raconte les étapes funéraires réelles et mythologiques d'Hounefer, un scribe du pharaon Séthi Ier. Elle montre le sarcophage dressé du défunt Hounefer, derrière lequel se trouve un personnage au corps d'homme et à la tête de chacal qu'on identifie aisément à Anubis le dieu égyptien des morts. Devant le sarcophage, on voit deux femmes identiques, cheveux longs sans coiffe, poitrine découverte, bras nus, le bras droit à l'avant, le bras gauche levé, la première à genoux, la seconde debout. On est tenté de penser que ces deux femmes représentent l'épouse et la fille du défunt, qui rendent hommage une dernière fois à leur mari ou père, mais non : le papyrus donne le nom de l'épouse d'Hounefer, "Nasha", sans mentionner l'existence d'une fille, et surtout il montre à deux reprises cette Nasha au début de la cérémonie funèbre en lui donnant une apparence très différente des deux femmes en question puisqu'elle a des cheveux longs surmontés d'une coiffe, la poitrine recouverte d'un large collier, et des bracelets au poignet et en haut du bras. Par ailleurs, les hiéroglyphes autour du sarcophage et des deux femmes évoquent le dieu Osiris. On en déduit que ces deux femmes sont des servantes de la déesse Isis, elles accomplissent des rituels assurant au défunt une renaissance symbolique dans l'au-delà, rappelant l'antique légende d'Isis qui, après que son frère-époux Osiris roi d'Egypte a été attaqué, vaincu et tué par l'usurpateur Typhon, a récupéré sa dépouille et lui a redonné vie. La seconde illustration est extraite du papyrus dit "d'Ani", datant également de la XIXème Dynastie et conservé également au British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM EA10470.6. Ce papyrus raconte pareillement les étapes funéraires d'un dignitaire, mais l'identité de celui-ci est mal identifiée. Peu importe : l'image qui nous occupe reprend la même composition que dans le papyrus d'Hounefer, elle montre le sarcophage dressé du défunt, derrière lequel se trouve Anubis. Devant le sarcophage, on voit une seule femme, à la même apparence que les deux servantes d'Isis du précédent papyrus : cheveux longs sans coiffe, poitrine découverte, bras nus. La différence avec la première illustration, est que cette femme unique est agenouillée près du sarcophage. Très près. Très très près. La position de ses bras reprend celle de l'autre femme agenouillée, mais ici la signification est sans équivoque : le bras droit est à l'avant, la main droite est posée sur le ventre du sarcophage, le bras gauche levé entoure complètement les hanches du sarcophage (on voit nettement la main gauche dépasser à l'arrière, agrippant le bas du dos du sarcophage). En résumé, cette servante d'Isis simule une fellation sur le défunt, rappelant la fellation revigorante pratiquée jadis par Isis sur son frère-époux Osiris pour le ranimer. Le mythe égyptien d'Osiris a un lien étroit avec les Grecs puisqu'on soupçonne fortement qu'il a été adapté pour décrire les relations compliquées à l'ère minoenne entre les Egyptiens et les hyksos, lointains cousins des Grecs (rappelons le lien qu'Hérodote établit entre Isis et Io d'Argos au paragraphe 41 livre II de son Histoire, par ailleurs Osiris vaincu par Typhon qui meurt sans descendance au profit des autochtones égyptiens doit être mis en parallèle avec Danaos vaincu par Egyptos qui meurt aussi sans descendance au profit des autochtones égyptiens). Le tombeau supposé d'Osiris se trouve dans le voisinage de l'antique comptoir grec de Naucratis ("A gauche, dans le Delta, se trouve la branche de Naucratis, à deux schoenes ["sco‹noj", unité de mesure égyptienne équivalente à soixante stades selon Hérodote, Histoire II.60] de la branche de Saïs, qui est un peu en-dessous de l'Asile d'Osiris, ainsi appelé parce qu'on dit qu'Osiris y repose", Strabon, Géographie, XVII, 1.23), qui lui-même est proche d'Alexandrie. Et surtout le temple d'Isis le plus important à l'ère hellénistique est celui d'Alexandrie, près duquel Cléopâtre VII a bâti le Mnemeion où Marc-Antoine trouve la mort, et Cléopâtre VII elle-même est assurément une servante d'Isis ("Cléopâtre VII parut toujours en public dans le vêtement sacré d'Isis, et donna ses audiences sous le nom de “Nea Isis” ["Nša Isij/Nouvelle Isis"]", Plutarque, Vie de Marc-Antoine 55 ; dans le vers 11.43 précité du livre III de ses Elégies, Properce rappelle que Cléopâtre VII a voulu imposer le "son pénible du sistre", instrument du culte d'Isis, contre les trompettes romaines), comme en témoigne son bracelet en forme de serpent emblématique d'Isis, qu'Octave remarque et reproduit sur la statue de Cléopâtre VII exposée lors de son triomphe de -29 (selon le paragraphe 86 précité de la Vie de Marc-Antoine de Plutarque). Autrement dit, nous sommes sûrs que Cléopâtre VII, dans le cadre des rituels funéraires d'Isis dont elle était une servante, pratiquait la fellation symbolique sur les sarcophages des défunts, à l'instar de ses modèles de la XIXème Dynastie. On imagine facilement qu'elle pratiquait la fellation hors de ce cadre. Elle l'a très probablement exercée dans des conditions très réelles sur Jules César puis sur Marc-Antoine, pour leur vanter les mœurs séculaires égyptiennes d'accueil et d'immortalité (ou du moins de petite mort…) autant que pour les inciter à offrir à Isis et à ses servantes une place privilégiée à Rome. Pour notre part, nous pensons que Cléopâtre VII mérite bien sa réputation de professionnelle du sexe, nous pensons qu'elle a réellement usé et abusé de son corps, mais le plaisir n'était certainement pas la cause première. Elle a utilisé son corps comme Ptolémée Ier a utilisé sa diplomatie, comme Ptolémée III a utilisé son armée, comme Ptolémée V et Ptolémée VI ont utilisé la manne agricole du Nil, comme Ptolémée VIII Physkon à la fin de sa vie a utilisé le Musée, elle a recouru à son corps parce que c'était la dernière chose qui lui restait, l'unique dernière chose qui restait à l'Egypte et à la dynastie lagide. Quel effondrement en effet, depuis l'époque du fondateur Ptolémée Ier ! Cléopâtre VII n'a aucune crédibilité militaire : elle a pu constater dans sa jeunesse que les Grecs alexandrins ont été incapables de prendre d'assaut le palais où elle s'était réfugiée avec Jules César, ni d'arrêter le petit contingent d'alliés amenés par Mithridate de Pergame, des Grecs alexandrins qui se sont rangés sous son autorité de mauvaise grâce, parce qu'ils sont devenus si minoritaires qu'ils n'ont plus d'autre choix, et qui au fond d'eux-mêmes jugent mal ses compromissions avec les Romains, à la même occasion elle a pu mesurer le manque d'enthousiame des Egyptiens à défendre leurs dominants grecs (dont Ptolémée XIII qu'ils ont abandonné à la noyade), et les Romains laissés par Gabinius puis par Jules César ont une loyauté très flexible, par ailleurs l'Egypte n'a plus d'influence sur les peuples levantins qui contrôlaient traditionnellement sa frontière asiatique. Elle a une crédibilité économique très affaiblie depuis que la Gaule conquise par César offre à Rome toutes les ressources nécessaires et à peu de frais : l'Egypte n'a pas de bois comme la Phénicie ou la Thrace, ni de mines d'or et d'argent comme l'Espagne, sa seule richesse est l'importation de marchandises (épices et pierres précieuses) depuis l'océan Indien et sa production agricole que lui garantissent les crues saisonnières du Nil, or les Romains peuvent se dispenser de celles-ci et de celle-là puisqu'ils importent désormais des richesses équivalentes (céréales, vins et bières, troupeaux, étain de l'île de Bretagne, ambre de la mer du Nord) de Gaule sans intermédiaire (puisque la Gaule leur appartient), dans des délais courts et de façon sécurisée (puisque la Gaule est juste à côté de l'Italie, contrairement à l'Egypte qui est à l'autre bout de la Méditerranée, d'où les incertitudes des transports). Elle n'a même plus de crédibilité intellectuelle depuis que Ptolémée VIII Physkon, avant de revenir sur sa décision à la fin de sa vie, a chassé tous les philosophes, artistes, scientifiques, ingénieurs du Musée, qui sont partis s'installer au Levant, en Anatolie, en Cyrénaïque, en Grèce ou en Italie : tous les techniciens et les créateurs demeurés ou revenus en Egypte sont sans génie, ils se contentent de répéter les œuvres de leurs prédécesseurs, et le Musée est devenu un "musée" au sens moderne, un lieu où on compile un savoir moribond. Ces pertes militaires et diplomatiques, financières, culturelles, ont conduit l'Egypte à ne plus avoir de crédibilité politique. L'Egypte du Ier siècle av. J.-C. n'est plus une grande puissance, c'est un pays périphérique qui sombre dans le souvenir de ses fastes passés. Et sa reine par conséquent ne peut pas être qualifiée de grande reine. Cléopâtre VII est une souveraine qui ne conserve une audience sursitaire que par sa généalogie, une monarque qui fait ce qu'elle peut avec ce qu'elle a. Et elle n'a plus grand-chose : sa bouche, sa poitrine, son cul, son ventre. Un pays dont l'avenir dépend de la qualité des fellations pratiquées par sa dirigeante sur des dignitaires étrangers, comment peut-on appeler ça un "grand pays" ? Une reine dont l'habileté à satisfaire les généraux romains entre ses cuisses - hier Jules César, aujourd'hui Marc-Antoine - conditionne la survie de son peuple, comment peut-on appeler ça une "grande reine" ? La ruine des Grecs lagides se mesure au décalage entre Ptolémée Ier qui imposait sa volonté par une simple inflexion de voix ou un simple geste de l'index, et sa descendante Cléopâtre VII qui n'impose plus rien malgré sa prostitution, qui finira même par devoir mourir de sa propre main, c'est-à-dire attenter à son corps qui ne lui aura rien rapporté, pour conserver un reliquat de dignité face aux légions amenées par Octave. Comme souvent dans les crises historiques, la postérité confond les causes et les conséquences. Elle croit par exemple que Sparte a vaincu Athènes à la fin du Vème siècle av. J.-C., et que cela explique la fin de la démocratie athénienne, alors que les faits décrivent rigoureusement l'inverse, selon le célèbre principe de Saint-Augustin : "Quand un empire s'effondre du jour au lendemain, c'est parce que toutes les conditions étaient réunies pour que cet empire s'effondre du jour au lendemain" : c'est parce que la démocratie athénienne s'est effondrée, que Sparte a vaincu Athènes. De même, l'installation des Romains en Méditerranée orientale n'est pas la cause mais la conséquence de la fin des royaumes grecs : ce n'est pas parce que Rome est venue, que les Grecs se sont effondrés, au contraire c'est parce que les Grecs se sont effondrés, que Rome est venue. La transformation de l'Egypte en province romaine ne s'explique pas par la victoire d'un nain romain sur une grande reine grecque lagide, mais au contraire par une reine grecque lagide devenue tellement dérisoire qu'un vulgaire nain romain l'a finalement vaincue.


Après sa conquête d'Alexandrie, comme après sa conquête d'Actium, Octave fonde une cité, ou plutôt un nouveau quartier à l'est d'Alexandrie, "Nicopolis" ou littéralement la "cité/pÒlij de la victoire/n…kh (à ne pas confondre avec la "Nicopolis" fondée en -31 à Actium, ni avec la "Nicopolis" fondée naguère en Anatolie par Pompée : "Depuis Nécropolis [la "Cité des morts", banlieue non habitée, réservée aux sépultures, à l'ouest de la ville d'Alexandrie] la grande rue s'étire en passant près du gymnase jusqu'à la porte Canopique. Au-delà se trouve l'Hippodrome, qui donne son nom à un faubourg s'étendant en rues parallèles jusqu'au canal dit “de Canope”. Après avoir traversé l'hippodrome on arrive à Nicopolis, nouveau centre de population qui s'est formé en bordure de mer et est devenu presque aussi important qu'une ville. Nicopolis se trouve à trente stades d'Alexandrie, [Octave] César Auguste a beaucoup œuvré à son développement, en mémoire de sa victoire naguère contre les troupes conduites par Marc-Antoine en personne, qui lui a apporté d'emblée la cité, a acculé Marc-Antoine au suicide et a réduit à la reddition Cléopâtre VII toujours vivante", Strabon, Géographie, XVII, 1.10). A ses gestes politiques contemporains de la mort de Cléopâtre VII (mépris des pharaons dont il boude les rituels, mépris des Lagides dont il boude les tombeaux, respect à Alexandre), il donne une traduction administrative immédiate. Comme Pompée en Syrie en -64, il abolit la dynastie locale pour la remplacer par un gouverneur romain équivalant à un épiscope du temps d'Alexandre. Mais comme encore Pompée en Syrie en -64, il met ce gouverneur romain sous l'autorité du Sénat, et non pas sous sa propre autorité à la manière d'Alexandre, c'est-à-dire que ce gouverneur doit obéir à une entité abstraite et non pas à un roi de chair et d'os, il doit obéir à une assemblée divinisée d'élus et non pas à un humain divinisé. Comme le royaume antigonide de Persée, comme la principauté de Pergame d'Attale III, comme la principauté de Bithynie de Nicomède IV, comme le royaume de Cyrénaïque de Ptolémée Apion, comme le royaume du Pont de Mithridate IV, comme le royaume séleucide d'Antiochos XIII, le royaume lagide de Cléopâtre VII devient une province romaine ordinaire. Son organisation est détaillée par le géographe Strabon, qui vit à l'époque des faits. Les fonctionnaires lagides sont maintenus, mais ils sont placés sous les ordres d'un administrateur ou "diocète/dioikht»j" en grec (on ignore si c'est un "préfet/praefectus" ou un "procurateur/procurator" en latin, c'est-à-dire un militaire ou un civil) qui exerce seulement le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif est transféré au Sénat à Rome. Pour maintenir la sécurité et appliquer les directives de Rome, le gouverneur dispose d'un contingent constitué de deux corps permanents installés respectivement à Alexandrie et à Syène (aujourd'hui Assouan en Egypte), et d'un troisième corps mobile en réserve. Il est entouré d'un juridiscus ou "dikaiodote/dikaiodÒthj" en grec (littéralement "qui donne/dot»r la justice/d…kh"), incarnant le pouvoir judiciaire (donc inféodé au pouvoir exécutif du gouverneur, qui lui-même est inféodé au pouvoir législatif détenu par le Sénat de Rome), et d'un intendant ou "idiologue/„diÒlogoj" en grec (littéralement "qui organise, gère, raisonne/lšgw les simples particuliers/„dièthj") en charge des affaires courantes. Grec, issu d'une famille liée à la Cour de Mithridate VI, Strabon est pourtant très proche des Romains, qu'il juge positivement. Ainsi il concède que l'Egypte conquise par Octave est écrasée d'impôts, mais heureusement ses administrateurs/diocètes sont "sensés, mesurés, modérés/sèfrwn", ils pillent le territoire avec élégance et humanité ("L'Egypte est aujourd'hui une province romaine, elle acquitte un tribut considérable mais elle trouve dans les administrateurs/diocètes que Rome lui envoie des hommes sensés. Le légat romain a le même rang qu'un roi. Juste au-dessous de lui est le dikaiodote qui contrôle la plupart des procès, et l'idiologue, un officier spécialement chargé de rechercher les biens vacants qui comme tels doivent échoir à [Octave] César. Ces hauts dignitaires sont assistés par des affranchis de [Octave] César et des économes, à qui ils confient des affaires moins importantes. Je précise que les forces militaires sont constituées de trois corps : l'un est caserné en ville, les deux autres stationnent à la campagne. Aux côtés de ces trois corps on trouve neuf cohortes romaines : trois à Alexandrie, trois à Syène sur la frontière de l'Ethiopie, les trois autres dans le reste de l'Egypte. Enfin on doit ajouter trois détachements de cavalerie cantonnés pareillement dans les positions les plus adéquates", Strabon, Géographie, XVII, 1.12)… Dion Cassius précise que le premier gouverneur est Gaius Cornélius Gallus qui, de même que ses proches successeurs, font de l'Egypte un camp de concentration à l'échelle d'un pays : interdiction d'y entrer ni d'en sortir sans autorisation personnelle d'Octave (les Romains n'ont pas le droit de venir en Egypte, pour ne pas reproduire la corruption de Marc-Antoine, et les Grecs ex-lagides et les Egyptiens n'ont pas le droit de venir à Rome ni d'aspirer à un poste administratif romain élevé, pour ne pas reproduire les prétentions de Cléopâtre VII). Alexandrie perd sa position dominante sur les nomes : les anciens hauts fonctionnaires lagides ne peuvent plus prendre la moindre décision sans référer d'abord au gouverneur, et leur domaine de compétence se limite à la cité même d'Alexandrie, chaque nome devient autonome avec une administration distincte et contrôlée aussi directement par le gouverneur. Les descendants des Grecs lagides et les Egyptiens devront attendre l'Empereur Sévère pour qu'une nouvelle assemblée soit créée dans Alexandrie, rassemblant tous les nomarques, qui auront dorénavant permission de se présenter aux élections sénatoriales à Rome, redonnant à l'Egypte un semblant d'autorité nationale ("[Octave] imposa un tribut à l'Egypte et la confia à [Gaius] Cornélius Gallus, sans lui donner un statut de sénateur car il craignait la population nombreuse de ses cités et de ses provinces, la versatilité et la légèreté de ses habitants, ses ressources en blé et sa richesse. Personne ne pouvait y voyager sans une autorisation nominative délivrée par lui-même. Il priva aussi les Egyptiens de l'accès au titre de sénateur. Il décida que les peuples de ce pays se gouverneraient chacun séparément, et les Alexandrins sans l'assistance de sénateurs, tant il condamnait leur excessive inconstance. La plupart des lois qu'il y a instaurées sont toujours observées aujourd'hui, mais l'Empereur Sévère a créé un conseil ["boul»"] à Alexandrie dont les membres ont été reconnus à l'égal des sénateurs romains par son fils Antonin. C'est ainsi que l'Egypte fut asservie", Dion Cassius, Histoire romaine LI.17). La priorité pour Octave est de sécuriser les étapes de la route maritime de la soie. Octave découvre en effet l'étendue du réseau commercial que les premiers Lagides ont créé avec l'Inde (notamment Ptolémée II Philadelphe, qui a envoyé son ambassadeur Dionysios à la Cour des rois mauryas à Pataliputra/Patna, selon Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 21.3 précité), via la péninsule de Saraostos/Surashtra et la cité portuaire de Patala/Hyderabad contrôlées par les rois indo-grecs/gandhariens et les riches tribus arabes de l'Arabie Heureuse/Yémen (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif). Il est également informé de la petitesse du détroit (aujourd'hui le détroit de Bab-el-Mandeb) séparant la Troglodytique/Somalie au sud sur le continent africain et l'Arabie Heureuse/Yémen au nord sur le continent asiatique, et aimerait en prendre le contrôle. Enfin, comme Crassus naguère avec le roi arabe osroène Abgar II, Octave est séduit par les garanties d'amitié et de soutien logistique que lui adresse le roi arabe nabatéen Obodas III, successeur de Malichos Ier ("Frappé de la situation de la Troglodytique [aujourd'hui la Somalie] par rapport à l'Ethiopie d'un côté et à l'Egypte de l'autre côté, et du resserrement du golfe Arabique [alias la mer Rouge, rappelons que les Grecs dans l'Antiquité considèrent la mer Rouge et le golfe Arabo-persique comme des simples baies encaissées de la mer Erythrée/océan Indien] à sa hauteur qui la rapproche de l'Arabie [Heureuse], [Octave] Auguste songea à s'allier ou à soumettre militairement les Arabes. Une autre raison l'y poussait : on l'avait informé de la richesse séculaire des Arabes, qui stockent les parfums et les pierres précieuses d'autres peuples et les échangent seulement contre de l'or et de l'argent qu'ils ne dépensent pas, il espéra trouver dans ces Arabes des amis pour l'aider avec leurs trésors, ou des ennemis riches faciles à vaincre et à dépouiller. Enfin ses espoirs furent exaltés par l'assistance que lui promirent les Nabatéens", Strabon, Géographie, XVI, 4.22). Une expédition est organisée, sous les ordres de Gaius Aelius Gallus, gouverneur d'Egypte entre -27 et -25, très probablement apparenté à son prédécesseur homonyme Gaius Cornélius Gallus, et ami de Strabon, qui nous en transmet le compte-rendu aux aliénas 22 à 24 paragraphe 4 livre XVI de sa Géographie ("L'expédition récente de l'armée romaine vers l'Arabie Heureuse sous les ordres de mon camarade et ami Aelius Gallus et les voyages des marchands d'Alexandrie qui commencent à envoyer des navires vers l'Inde par le Nil et le golfe Arabique, ont permis d'accroître nos connaissances sur ces deux régions", Strabon, Géographie, II, 5.12 ; on note que ce propos de Strabon donne à Aelius Gallus une allure de pionnier à dessein, pour glorifier Rome, alors qu'Aelius Gallus n'est pas le fondateur des ports africains que les marchands utilisent avant et après lui pour écouler leurs marchandises en provenance d'Inde [que Strabon lui-même fréquente lors de son séjour à Myos-Hormos/Kosseir en Egypte : "Quand je vins en Egypte rejoindre Gallus pour remonter le fleuve avec lui jusqu'à Syène à la frontière de l'Ethiopie, j'appris que cent vingts bateaux étaient en instance de départ de Myos-Hormos pour l'Inde", Strabon, Géographie, II, 5.12], et qu'il n'a fondé aucun port sur la côte arabique puisque son expédition se termine par un fiasco). Dès le départ, l'action s'engage mal. Le général nabatéen Syllaios, qu'Obodas III confie à Aelius Gallus avec un millier d'auxiliaires nabatéens, donne des mauvais conseils tactiques et géographiques : il épuise les finances du contingent romain en suggérant de construire une flotte, que rien ne justifie puisque les Arabes ne sont pas un peuple marin et ne menacent donc pas les Romains par mer, et par ailleurs la côte arabique n'est pas adaptée au cabotage, les Romains le constatent eux-mêmes en amenant très difficilement cette flotte depuis Arsinoé récemment rebaptisée "Cléopatris" (aujourd'hui Suez en Egypte) jusqu'à Leuké Komè ("Leukš Kèmh", littéralement "le Village Blanc", port non localisé sur la côte nord-ouest de l'actuelle Arabie saoudite, peut-être le site archéologique dans la banlieue nord de la ville côtière de Sharma en Arabie saoudite, en vis-à-vis de Charm el-Cheikh en Egypte, ou peut-être le port saoudien de Douba à une soixantaine de kilomètres au sud de Sharma ; notons que ces deux villes de Sharma et de Douba sont les deux débouchés maritimes de l'importante cité de Tabuk, bien attestée à l'ère impériale)… où ils découvrent que leurs soi-disant alliés nabatéens vont et viennent depuis Pétra en toute sécurité, autrement dit ils se sont ruinés à venir à Leuké Komè par voie de mer alors qu'ils auraient pu y venir par voie de terre sans effort ("La première faute fut de construire des navires longs alors qu'aucune guerre maritime n'était engagée, ni ne se profilait puisque les Arabes sont justes capables de commercer et trafiquer sur terre et ne s'aventurent pas sur mer. Gallus n'y réfléchit pas et fit construire quatre-vingts birèmes, trirèmes et phasèles ["f£shloj", longue chaloupe] à Cléopatris, sur le vieux canal du Nil. Plus tard il reconnut son erreur. Il rassembla cent trente cargos et s'embarqua avec dix mille fantassins environ, Romains prélevés sur les légions et troupes auxiliaires d'Egypte, dont cinq cents juifs et mille Nabatéens commandés par Syllaios. Après quinze jours de traversée pénible et malheureuse, il arriva à Leuké Komè, le grand marché des Nabatéens : il avait perdu beaucoup de ses embarcations, certains avec leur équipage, à cause de la mer et des difficultés de navigation, aucun ennemi n'était responsable de ce désastre, sinon Syllaios qui avait malignement prétendu que la voie terrestre jusqu'à Leuké Komè n'est pas praticable par une armée alors que des caravanes vont et viennent en permanence entre Pétra et Leuké Komè sans accident et en toute sécurité, avec un nombre d'hommes et de chameaux équivalent à celui d'une armée avec toute sa logistique", Strabon, Géographie, XVI, 4.23). Beaucoup de légionnaires ont péri noyé dans leurs navires, fracassés sur les récifs ou échoués sur les hauts fonds, d'autres tombent malades en raison du climat. Aelius Gallus reste bloqué à Leuké Komè pendant des mois ("Quand Gallus atteignit Leuké Komè, son armée était déjà très éprouvée par le stomakakè ["stomak£kh", littéralement "mal de bouche" ; ce symptôme évoque le scorbut] et le skélotyrbè ["skelotÚrbh", littéralement "affaiblissement des jambes"], maladies du pays causées par la mauvaise qualité des eaux et de la flore et caractérisées celle-ci par une altération des gencives, celle-là par une quasi paralysie des membres inférieurs. Pour cela il fut contraint de passer l'été à Leuké Komè, et d'y rester encore tout l'hiver pour permettre à ses malades de recouvrer leurs forces", Strabon, Géographie, XVI, 4.24). Il laisse sur place sa flotte inutile mais, aussi mal inspiré que Crassus naguère, il maintient sa confiance dans son guide arabe, qui l'emmène très loin dans l'intérieur des terres désertiques au lieu de lui montrer la route caravanière du Hedjaz. Il erre pendant trente jours dans des conditions épouvantables dans l'actuelle province saoudienne de Tabuk ("Gallus quitta enfin Leuké Komè et se remit en route avec son armée. Mais la sécheresse du territoire qu'il traversa était telle qu'il dut transporter de l'eau à dos de chameaux. Ce fut là une nouvelle fourberie de son guide [Syllaios] pour retarder son arrivée sur le domaine d'Arétas, parent d'Obodas III. Ce dernier l'accueillit avec bienveillance, il lui offrit même des riches cadeaux. Mais le traître Syllaios lui suscita encore des embarras, dans cette province pourtant amie : trente jours furent nécessaires à l'armée pour la traverser, ne trouvant en chemin que de l'épeautre, des rares palmiers, du beurre au lieu d'huile, à cause du mauvais itinéraire qu'il lui indiqua", Strabon, Géographie, XVI, 4.24), puis pendant cinquante jours dans des conditions encore plus épouvantable dans le désert d'"Ararène/Ararhn»", correspondant à l'actuelle province saoudienne de Ryad et à l'aride désert de Rub al-Khali qui barre toute la largeur de la péninsule arabique depuis la chaîne cotière du Hedjaz à l'ouest jusqu'au golfe Arabo-persique à l'est. Il arrive enfin devant la cité de "Négrana/Negr£na" à la frontière de l'Arabie Heureuse (qui a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Najran" en Arabie saoudite, juste à côté de la frontière du Yémen), qu'il investit sans dommages car le seigneur local s'est enfui ("Le pays que [l'armée de Gallus] dut emprunter juste après était peuplé seulement de nomades et n'était en grande partie qu'un désert. On l'appelle “Ararène”. Son roi était Sabos ["S£bwj"]. Cinquante jours furent encore nécessaires pour traverser ce désert, en raison des nouvelles fausses indications de son guide [Syllaios], avant que Gallus atteignît la cité de Négrana et la région favorable environnante. Le roi s'était enfui, sa cité fut prise d'assaut", Strabon, Géographie, XVI, 4.24). S'ensuivent diverses opérations à la cohérence discutable et aux conclusions mitigées, menées avec les légionnaires survivants. Aelius Gallus atteint la rivière Jawf, qui se jette dans le lac en banlieue nord de la cité d'"Athroula/Aqroula", aujourd'hui Yathul-Baraqish au Yémen, qu'il prend, et où il installe ce qui reste de son armée. Strabon et Pline l'Ancien disent qu'il descend jusqu'à "Mariaba/Mar…aba", aujourd'hui Marib à une centaine de kilomètres à l'est de Sanaa la capitale du Yémen, qu'il assiège en vain avant de revenir sur ses pas ("L'armée parvint au bord de la rivière [texte manque], les barbares l'y attendaient et lui livrèrent bataille : dix mille ennemis succombèrent, seulement deux Romains furent tués, ces barbares étant naturellement très peu belliqueux et maîtrisant mal leurs arcs, lances, épées, frondes, et même la hache à double tranchant ["¢mfistÒmoi pelškesi"] leur arme principale. Il prit la cité d'Aska ["Ask©"], également abandonnée par son roi. Il s'installa sans combattre à Athroula, et y approvisionna son armée en blé et en dattes [texte manque] Ensuite il s'avança vers le peuple des Rhammanites ["Rammanitîn"] dirigée par le roi Ilasar ["Ilas£r" ; ce nom apparaît sous la forme "Ilsharah" dans le document 4085 du Répertoire d'épigraphie sémitique], il assiégea leur cité Mariaba pendant six jours, mais leva le siège par manque d'eau", Strabon, Géographie, XVI, 4.24 ; "La seule armée romaine à être entrée en Arabie [Heureuse] jusqu'à aujourd'hui est celle du chevalier Aelius Gallus […]. [Aelius] Gallus détruisit des cités que les auteurs avant lui ignoraient : Négrana [aujourd'hui Najran], Nestum, Nesca, Magusa, Caminacum, Labaetia [cités non localisées ; "Nesca" en latin chez Pline l'Ancien semble l'équivalent d'"Aska/Ask©" en grec chez Strabon, et correspond peut-être à l'actuelle Al-Bayda au Yémen] et Mariba [aujourd'hui Marib] dont je viens de parler qui a une circonférence de six mille pas, il détruisit aussi Caripeta [cité non localisée], qui marque la limite de son expédition. Il rapporta les renseignements suivants : les nomades se nourrissent de lait et de la chair des bêtes sauvages, les sédentaires tirent un vin des palmiers et une huile du sésame comme les Indiens, les Homérites [tribu inconnue ; Pline l'Ancien, à l'alinéa 15 paragraphe 32 livre VI de son Histoire romaine, dit que les Homérites vivent autour d'une cité fortifiée non identifiée appelée "Mesala" et sont voisins des "Rhadaméens", qu'il apparente à Rhadamanthe le frère du Sémite Minos à l'ère mycénienne : ces "Rhadaméens" en latin chez Pline l'Ancien équivalent-ils aux "Rhammanites/Rammanitîn" en grec chez Strabon, qui vivent autour de Marieba/Marib ?] sont les plus nombreux, les Minéens [latinisation de la tribu "Ma'in", apparentés au Sémite Minos à l'ère mycénienne, selon Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 32.14] dominent les champs fertiles de Chatramotide [latinisation d'"Hadramaout", région mal définie entre le désert de Rub al-Khali au nord et l'océan Indien au sud, en rapport avec "Hazarmaveth" arrière-petit-fils de Cham selon Genèse 10.26 et Premier livre des chroniques 1.20 ; l'Hadramaout antique a donné son nom à l'actuelle province d'Hadramaout au Yémen], les Carréens [tribu inconnue] ont les champs les plus vastes et les plus fertiles, le territoire des Sabéens [habitants de la cité de Saba, site archéologique à une centaine de kilomètres au nord de l'actuelle ville d'Ataq au Yémen ; l'antique cité de Saba a donné son nom à l'actuelle province de Shabwah au Yemen, voisine occidentale de la province d'Hadramaout] comporte un grand nombre de forêts d'arbres odoriférants, de mines d'or, de cours d'eau pour l'irrigation des champs, du miel, de la cire. […] Les Arabes portent la mitre ou les cheveux longs, ils rasent leur barbe sauf la lèvre supérieure, certains la gardent entière. Ils se distinguent de tous les autres peuples de la région par le fait qu'une moitié vit du commerce et l'autre moitié du brigandage. Au final, les Arabes [de l'Arabie Heureuse/Yémen] sont le peuple le plus riche du monde, car ils échangent les productions de leurs mers ou de leurs forêts contre les trésors des Romains et des Parthes, et ils n'achètent rien", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 32.17). Les dérobades des autorités locales, les maladies, les mauvaises conditions de cantonnement, l'absence de finalité réelle à son projet, incitent Aelius Gallus à retourner vers le nord. Mais désormais renseigné sur le peu de loyauté de Syllaios, il lui met le glaive sous la gorge pour l'obliger à le guider vers un chemin plus adéquat. Selon Strabon, le but d'Obodas III était de razzier les tribus arabes du sud de la péninsule en utilisant les Romains, et en les réduisant peu à peu par des marches longues, par le manque de nourriture et d'eau, afin qu'après la mort du dernier légionnaire le butin tombe dans les mains des Nabatéens ("Quand je réfléchis à la ruse et la perfidie dont Syllaios a usé en tout et toujours, je suppose qu'il avait préalablement calculé qu'en guidant les Romains et en les aidant à réduire certaines forteresses et certaines tribus arabes il explorerait le pays pour son propre compte et s'en rendrait seul maître après s'être débarassé de ses alliés par la faim, la fatigue et les maladies provoquées par ses ruses et ses machinations", Strabon, Géographie, XVI, 4.24) : cette razzia en Arabie Heureuse/Yémen ayant échoué, Syllaios n'a plus de raison de tromper Aelius Gallus, il le conduit donc vers le Hedjaz, en empruntant la route caravanière reliant l'Arabie Heureuse/Yémen à Pétra. Le contingent romain quitte son camp d'Athroula/Yathul-Baraqish pour regagner en neuf jours la cité frontalière de Négrana/Najran. Le compte-rendu que cite Strabon mentionne ensuite un lieu-dit (le texte précise bien "lieu-dit, petit bourg, hameau/kèmh", et non pas "ville, centre urbain/¥stu" ni encore moins "cité, entité politique/pÒlij") appelé "Epta Phreata/Ept¦ Fršata", littéralement "les Sept Sources", qu'Aelius Gallus atteint en onze jours : ce nom et cette indication temporelle sous-entend qu'Epta Phreata se situe dans les environs de l'actuelle ville de Bishah en Arabie saoudite, sur le wadi homonyme. La suite est sujette à toutes les conjectures. La route cavanière encore utilisée dans la première moitié du XXème siècle, avant que la dynastie Saoud impose sa domination, longeait le bord occidental de la chaîne du Hedjaz, selon les endroits à une cinquantaine ou une centaine de kilomètres des rives de la mer Rouge, elle passait par Taïf, puis par Yathrib/Médine, avant de rejoindre Hégra/Al-Ula au nord-ouest et Tayma au nord. On remarque que les distances entre ces sites sont approximativement équivalentes : on compte le même nombre de jours de voyage en chameau de Epta Phreata/wadi Bishah à Taïf, que de Taïf à Yathrib/Médine, de Yathrib/Médine à Hégra/Al-Ula ou à Tayma, de Hégra/Al-Ula ou de Tayma à Tabuk, et de Tabuk à Pétra. Aelius Gallus est certainement passé par les mêmes étapes, mais le détail nous échappe. Strabon dit que les Romains, après Epta Phreata/wadi Bishah, traversent deux autres "petits bourgs/kèmh" : "Chaalla/C£alla", puis "Malotha/MalÒqa" qui est "près/prÒj d'un cours d'eau/potamÒj". Le terme grec "potamos/potamÒj" pose question, car il peut désigner n'importe quel cours d'eau : un gros fleuve, ou une rivière, ou un simple ruisseau. Ce passage de Strabon indispose les musulmans dogmatiques parce que la région traversée par Aelius Gallus avoisine le site de l'actuelle Mecque, et parce que le dogme musulman martèle que "La Mecque est une ville très ancienne puisqu'elle est le lieu où Hagar et son fils Ismaël, ancêtre des Arabes, se sont fixés après leur errance dans le désert au début de l'ère mycénienne", or Strabon ne parle nullement de La Mecque : il parle seulement de deux sites non localisés appelés "Chaalla" et "Malotha" qu'on ne peut pas rapprocher phonétiquement de la future "Mecque", qui ne sont que des "petits bourgs/kèmh" (insistons bien sur le mot "kèmh" employé par Strabon : ce ne sont pas des villes, ni même des villages), sans importance politique, sans importance intellectuelle, sans importance religieuse, qui n'ont aucune particularité culturelle ni historique ni géographique sinon la proximité d'un "cours d'eau/potamÒj" non identifié. Certains musulmans dogmatiques disent : "Strabon ne parle pas de La Mecque tout simplement parce qu'Aelius Gallus n'est pas passé par La Mecque !", mais cela leur crée un dilemme théologique parce que Strabon affirme bien que le retour d'Aelius Gallus en Arabie nabatéenne a été très rapide, sous-entendu Aelius Gallus n'a pas dévié de la route caravanière du Hedjaz, ce qui implique que le site de La Mecque est en-dehors de cette route caravanière, avec toutes les conséquences qui s'ensuivent : si La Mecque n'est pas une étape de la route caravanière du Hedjaz, cela signifie qu'elle n'est pas et n'a jamais été le grand centre commercial et religieux dans lequel aurait prospéré Mahomet comme le prétendent les mêmes musulmans dogmatiques, autrement dit Mahomet est né, a grandi, a reçu sa révélation et a exercé son ministère ailleurs qu'à La Mecque, parce que La Mecque à son époque, comme à l'époque d'Hagar et d'Ismaël, et comme encore au début du XXème siècle, avant que la dynastie Saoud redessine la route caravanière séculaire pour créer l'actuelle autoroute 15 qui descend des hauteurs du Hedjaz depuis Taïf vers La Mecque avant de remonter vers Yathrib/Médine, n'était rien, ou au mieux un négligeable "petit bourg/kèmh". Pour notre part, au vu du rapport d'Aelius Gallus cité par Strabon, et surtout en l'absence totale de vestiges archéologiques antérieurs au VIIème siècle in situ, nous pensons qu'effectivement La Mecque n'existait pas à l'époque d'Aelius Gallus, ni d'ailleurs à l'époque de Mahomet, et que le Zemzem jusqu'au VIIème siècle s'apparentait au puits de la séquence de Lawrence d'Arabie de David Lean où Lawrence/Peter O'Toole et Ali ibn el Kharish/Omar Sharif se rencontrent pour la première fois : un point d'eau dans un environnement très désertique, autour duquel se retrouvent des caravaniers en transit, qui s'accordent une pause près de leurs chameaux ou sous leurs tentes, en attendant de reprendre leur descente de Taïf vers Djeddah ou leur montée de Djeddah vers Taïf. Aelius Gallus aurait mentionné deux petits bourgs sans importance, sans que les autochtones lui signalent l'existence d'une supposée grande ville appellée "La Mecque" dans le voisinage ? Ça n'a pas de sens. Alors d'autres musulmans dogmatiques, plus nombreux, tentent une explication alternative. Ils affirment que "Chaalla" est l'ancien nom de La Mecque, que "Malotha" est l'ancien nom de Djeddah, et que le "cours d'eau/potamÒj" mentionné par Strabon désigne la Vallée Verte qui serpente dans la banlieue sud de Djeddah avant de se jeter dans la mer Rouge. Cette explication n'est pas crédible. D'abord parce qu'on ne voit pas pourquoi Aelius Gallus, qui voulait retourner en Arabie nabbatéenne au plus vite, aurait dévié de la route caravanière pour descendre du Hedjaz, prendre un bain de pieds du côté de l'antique Djeddah, et remonter vers le Hedjaz en direction de Yathrib/Médine. Ensuite parce qu'elle semble contredite par d'autres sources. En effet, dans un autre passage de sa Géographie n'ayant aucun rapport avec l'expédition d'Aelius Gallus, Strabon mentionne une cité côtière ("lim»n" en grec) appelée "Charmothas/Carmoq©j" dont les caractéristiques évoquent précisément Djeddah : elle se situe environ à mille huit cents kilomètres au sud des côtes nabatéennes du golfe d'Aqaba, dans un amphithéâtre naturel de la chaîne du Hedjaz, au fond d'un golfe constellé de petites îles, dans lequel se jette un fleuve propice à la végétation ("Le rivage qui suit [le pays des Arabes nabatéens] est pierreux sur environ mille stades, il ne compte aucun port ni point d'ancrage et est très dangereux pour la navigation. Tout le long de cette côte s'élève une chaîne montagneuse très haute et très escarpée, dont le pied s'avance jusque dans la mer et y forme des écueils sur lesquels les navires risquent de s'échouer sans pouvoir être secourus, surtout lors des vents étésiens et des grandes pluies que ces vents amènent. Un golfe s'ouvre ensuite, contenant des îles éparses. On remarque un alignement de trois dunes de sable noir très élevées, avant d'atteindre le port de Charmothas. Ce golfe a une circonférence d'environ cent stades, mais son entrée est tellement étroite qu'elle constitue un danger pour n'importe quel bateau. Un fleuve ["potamÒj"] s'y jette, au milieu duquel se trouve une île couverte d'arbres et propice à la culture", Strabon, Géographie, XVI, 4.18). L'historien Diodore de Sicile, une génération avant Strabon, mentionne aussi incidemment cette cité portuaire de Charmothas, en précisant qu'elle se trouve sur une "presqu'île/cersÒnhsoj" (son récit ressemble étrangement à celui de Strabon, ce qui suggère que les deux auteurs puisent à la même source, ou que Strabon a copié Diodore de Sicile : "Au delà [de la côte arabique nabatéenne], le rivage est escarpé et inaccessible aux navires sur plus de mille stades, il ne compte aucun port ni point d'ancrage ni refuge pour les voyageurs fatigués. Il est longé par une chaîne montagneuse aux sommets abrupts et très hauts, dont le pied s'avance jusque dans la mer et y forme des écueils pointus et des gouffres sinueux. Ces récifs étant très proches les uns des autres et la mer y étant très profonde, le flux et le reflux des brisants produisent un bruit similaire à un fort mugissement : certaines vagues s'élancent contre les immenses rochers, s'élèvent et retombent en écume, d'autres vagues se perdent dans les abysses en tournoyant, provoquant l'effroi de tous ceux qui passent près de cette chaîne. […] Un golfe s'ouvre ensuite, contenant des îles qui rappellent l'archipel des Echinades [îles au large de l'Acarnanie]. Les bords de ce golfe sont constitués de larges dunes de sable noir très élevées. Plus loin, on atteint une presqu'île tournée vers l'occident sur laquelle on voit le plus beau port connu selon les historiens, appelé “Charmothas”. Ce golfe est en même temps plaisant et commode : il est dominé par une montagne couverte d'arbres, il a une circonférence de cent stades, une entrée large de deux plethres [environ soixante mètres], le port peut contenir deux mille navires. En supplément, un fleuve important [littéralement un "cours d'eau/potamoà de grande largeur/me…zonoj"] s'y jette, au milieu duquel se trouve une île jouissant de ses bonnes eaux et propice à la culture", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.44). Comme dans d'autres estuaires, on devine que le paysage a beaucoup changé depuis l'Antiquité parce que les alluvions fluviales ont peu à peu englouti les habitations qui s'y trouvaient, comblé l'estuaire, et reculé le rivage (à l'instar de Troie/Hissarlik qui était un port de mer à l'ère mycénienne mais est aujourd'hui en plein milieu des terres parce que les alluvions du Scamandre se sont accumulées en reculant progressivement la côte, même constat pour Tarse avec le fleuve Cydnos, ou pour Milet avec le fleuve Méandre, ou pour Iuliobona/Lillebonne qui était un port de mer à l'ère impériale romaine mais est aujourd'hui à plus de trente kilomètres en amont du port du Havre parce que la Seine a inexorablement ensablé ses quais) : on peut supposer que l'actuelle ville de Djeddah croît sur les alluvions qui au cours des siècles ont comblé le large golfe décrit par Strabon et Diodore de Sicile, et que l'antique Charmothas se situait dans les parages ou sous l'actuel village de Khumrah en banlieue sud de Djeddah, près de la péninsule de Jazīrat Ghurāb, on peut supposer aussi que le fleuve nourricier désigné par ces deux auteurs est bien la Vallée Verte qui encore aujourd'hui fertilise les terres dans la même banlieue sud de Djeddah (pour l'anecdote, "Charmothas" chez Diodore de Sicile et chez Strabon est certainement la même cité que Claude Ptolémée au IIème siècle, dans sa description de la côte arabique de la mer Rouge, rebaptise "Badeos royale/Badeë bas…leion" à l'alinéa 6 paragraphe 7 livre VI de sa Géographie, située "à l'embouchure du fleuve Baitios/Bait…ou potamoà ™kbola…" selon l'alinéa 5 du même paragraphe du même livre de la même œuvre ; on ignore autant la signification de "Badeos" que de "Charmothas", toutes les tentatives d'explications avancées jusqu'à maintenant par des étymologies sémitiques ou grecques sont très fumeuses ; on remarque par ailleurs que Claude Ptolémée dans le même passage mentionne d'autres sites qu'il qualifie majoritairement de "petits bourgs/kèmh" parmi quelques "cités/pÒlij", sans jamais évoquer les "Chaalla" et "Malotha" de Strabon). En résumé, Strabon distingue nettement le port/lim»n de Charmothas/Djeddah au pied du Hedjaz, et les petits bourgs/kèmh Chaalla et Malotha sur les hauteurs du Hedjaz, qui par ailleurs n'ont pas davantage de lien phonétique avec l'antique "Charmothas" qu'avec la future "Mecque". Donc Aelius Gallus ne s'est pas écarté de la route caravanière sur les hauteurs du Hedjaz, il ne s'est pas accordé un aparté du côté de Charmothas/Djeddah avant de reprendre son chemin vers Yathrib/Médine, car dans ce cas Strabon qui connaît l'existence de Charmothas/Djeddah ne se serait pas privé de nous le dire. Convenons de notre incapacité à identifier précisément les petits bourgs de Chaalla et Malotha, en supposant qu'ils correspondent à l'actuelle ville de Taïf ou à des sites proches (le "cours d'eau/potamÒj" mentionné par Strabon renvoie peut-être au wadi qui alimente l'actuel barrage Ghadir Al Banat au sud de Taïf, ou à une quelconque rivière du parc naturel de Saiysad à l'est de Taïf). Strabon dit qu'Aelius Gallus, après avoir quitté ces énigmatiques Chaalla et Malotha, a traversé - mot à mot - "un désert/™r»mhj qui comportait/™coÚshj quelques/Ñl…ga points d'eau/Ødre‹a". Le terme grec "hydreia/Ødre…a" est aussi générique que "potamos/potamÒj" : il désigne tout objet contenant une eau puisée, il peut renvoyer à un simple seau, ou à une citerne, ou à un canal d'irrigation. Comme nous venons de voir que Chaalla et Malotha se situent dans la région de Taïf, on déduit que parmi les "points d'eau" auxquels a recouru Aelius Gallus, se trouvent ceux de Yathrib, aujourd'hui Médine en Arabie Saoudite, étape naturelle de la route caravanienne du Hedjaz entre Taïf au sud et l'Arabie nabatéenne au nord. L'existence de Yathrib/Médine à l'ère impériale romaine est bien attestée par Claude Ptolémée, qui l'appelle "Lathrippa/Laqr…ppa" à l'alinéa 31 paragraphe 7 livre VI de sa Géographie. Au VIème siècle, Stéphane de Byzance lui consacre un article dans ses Ethniques, en l'appelant "Iathrippa/I£qrippa". Le contenu de ce très court article interroge, il dit - mot à mot - : "Iathrippa/I£qrippa. Cité/pÒlij d'Arabie/Arab…aj proche/plhs…on de Hégra/tÁj Egraj [aujourd'hui Al-Ula en Arabie Saoudite ; dans les faits Yathrib/Médine se situe à quatre cents kilomètres au sud de Hégra/Al-Ula, mais Stéphane de Byzance raccourcit les kilomètres parce qu'il écrit de loin et voit mal les distances…]. Habitants/Ð o„k»twr : les “Iathrippéens/IaqripphnÒj”. En effet/g¦r les autochtones/™picèrioj [ou littéralement "ceux qui sont sur/™p… place/cwr…on"] sont typés/Ð tÚpoj, comme/æj les Mèdabèniens/MhdabhnÒj". Le nom "Mèdabèniens/MhdabhnÒj" est un hapax, qui pourrait être une hellénisation de "Medabeni" en sémitique, c'est-à-dire les "fils/beni de Meda". On est tenté de rapprocher phonétiquement la base consonnantique [md] dans "Mèdabèniens", du pays de "Madian" où Moïse a trouvé refuge à la fin de l'ère mycénienne selon la Torah, situé justement à côté de la province de Médine, approximativement au nord-ouest de l'actuelle Arabie Saoudite et au sud-ouest de l'actuelle Jordanie (Claude Ptolémée mentionne le pays de "Madian/Madi£ma" à l'alinéa 27 paragraphe 7 livre VI de sa Géographie, peu avant de mentionner le pays de "Yathrib/Laqr…ppa"). On est tenté également de rapprocher phonétiquement ce nom "Mèdabèniens" employé par Stéphane de Byzance au VIème siècle, du nom "Médine" qui sera utilisé de façon systématique après la naissance de l'islam au VIIème siècle pour désigner la ville de Yathrib. Doit-on conclure que Yathrib/Laqr…ppa à l'époque d'Aelius Gallus à la fin du Ier siècle av. J.-C. n'était qu'un point d'eau/Ødre…a (un simple puits ? ou déjà une oasis plus ou moins développée ?), qu'elle est devenu au VIème siècle un refuge pour tous les Arabes du pays de Madian fuyant les combats hégémoniques entre Romains byzantins et Perses sassanides, au point d'être qualifiée de "cité ("pÒlij" selon l'article de Stéphane de Byzance) des fils/beni de Madian/Meda", et qu'après la naissance de l'islam au VIIème siècle ce qualificatif s'est finalement imposé sous la forme apocopée "Médine" en supplantant l'antique nom "Yathrib" ? C'est très possible. Parce que dans le Coran, le nom de Yathrib apparaît une unique fois, incidemment, et de façon négative ("O vous les gens de Yathrib, aucune place pour vous, demi-tour !", Coran 33.13), cela signifie que le nom "Yathrib" n'a pas encore disparu à l'époque de Mahomet, et qu'il est associé à des gens hostiles à Mahomet : le changement de "Yathrib" en "Médine" peut s'expliquer facilement par la volonté des théologiens musulmans de purifier cette ville de son passé mécréant. Si notre étymologie est bonne, cette purification lexicale est encore plus tentante : si le nom "Médine" désigne bien le refuge des "fils de Madian", cela permet d'établir une connexion entre Moïse recueilli jadis par les Arabes de Madian et Mahomet défenseur aujourd'hui de leurs descendants qui veulent s'installer à Yathrib, et en même temps de justifier l'élimination de tous ceux qui s'opposent à la colonisation totale de Yathrib par les Arabes de Madian, notamment les judéo-nazaréens qui y vivent à l'époque de Mahomet. Par la suite, les théologiens musulmans ont répété que "Médine" signifie simplement "la Ville" avec un "V" majuscule, mais cela sert trop idéalement leurs intérêts théologiques pour être honnête : donner à Yathrib la dignité de "la Ville" avec un "V" majuscule revient à l'introniser comme nouvelle capitale universelle en remplacement de Rome, également surnommée "la Ville" en latin ("Urbs" avec un "U" majuscule). On sait aussi que les théologiens musulmans ont appris des théologiens juifs la technique du calembour, ils excellent dans l'art de remplacer une étymologie devenue gênante par une autre étymologie plus conforme à leurs dogmes, en recourant au double sens, au rébus, à l'homophonie : ils ont peut-être voulu estomper l'image anxiogène des "Mèdabèniens/MhdabhnÒj" colonisant Yathrib en la remplaçant par l'image d'une "Ville/Médine" universelle ouverte aux réfugiés, en jouant sur la proximité phonétique entre le nom de "Madian" et l'étymon sémitique "mdn" qui désigne effectivement une entité territoriale administrée (on la trouve par exemple en hébreu sous la forme "mediynah", que le bibliste James Strong a enregistrée sous les références 4082 et 4083 dans son Exhaustive Concordance of the Bible). L'ancienneté du "petit bourg Hégra/kèmh Egr©", ainsi qualifié par Strabon, servant de poste-frontière entre l'extrême sud du royaume nabatéen et les premiers monts du Hedjaz, est aussi bien attestée (Claude Ptolémée le mentionne sous la même forme grecque "Egr©" à l'alinéa 29 paragraphe 7 livre VI de sa Géographie, juste après Madian/Madi£ma et juste avant Yathrib/Laqr…ppa). Ce site a un lien avec "Dedan", désigné en Genèse 10.7 comme l'arrière-petit-fils de Cham et frère de Saba, fondateur de la cité homonyme en Arabie Heureuse/Yémen. On apprend dans Isaïe I que Dedan est à l'ancêtre d'un peuple de caravaniers, le prophète Isaïe I à la fin du VIIIème siècle av. J.-C. conseille à ces derniers de fuir vers leurs compatriotes de Téma/Tayma pour éviter de subir le même sort que leurs autres compatriotes de Qédar/Gaza saccagés par les envahisseurs assyriens ("Dans la brousse, dans la steppe, retirez-vous nuitamment, caravaniers de Dedan. Vous habitants de Téma, portez-vous vers ceux qui meurent de soif et offrez-leur de l'eau, portez-vous vers les fuyards et offrez-leur à manger, car ils ont fuit devant l'épée que rien ne retient, devant l'arc tendu contre eux, devant les assauts des ennemis. Voici en effet ce que le Seigneur m'a dit : “Dans un an, jour pour jour, toute la gloire de Qédar finira, le nombre des survivants parmi les archers et les fantassins de Qédar sera insignifiant”", Isaïe I 21.13-16). Un peu plus tard, durant l'exil des cadres juifs à Babylone, après la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor II en -587, le prophète Ezékiel prophétise la chute de la cité de Tyr coupable de commercer avec tous les peuples corrompus du monde, notamment les "gens de Dedan" qui lui apportent "des ivoires et de l'ébène" (Ezékiel 27.15). Ces liens établis dans le Tanakh entre Dedan alias Hégra/Al-Ula et Téma/Tayma (la proximité entre ces deux cités est rappelée incidemment en Jérémie 25.23), Qédar/Gaza et Tyr au nord, et l'ivoire et l'ébène d'Ethiopie via Saba/Shabwah en Arabie Heureuse/Yémen au sud, sous-entendent les ramifications de ce carrefour caravanier dès l'ère archaïque. Son importance à l'ère impériale romaine est confirmée quant à elle par l'archéologie, plus précisément par la gigantesque nécropole de Madain Saleh dans la banlieue nord d'Hégra/Al-Ula, que l'Unesco a rebaptisée récemment de son nom antique "Hégra/Egr©" en grec alias "Al-Hjir" en arabe. Totalement abandonné à la fin de l'Antiquité, vers le Vème siècle, à l'occasion du repli des Romains sur les bords de la Méditerranée, ce site contenant plus de cent trente tombes monumentales taillées dans le roc comme à Pétra a été redécouvert par les explorateurs européens au XIXème siècle. Il est l'objet de fouilles systématiques depuis l'an 2000 par une mission franco-saoudienne, qui a révélé de nombreuses inscriptions en arabe, en grec et en latin, majoritairement postérieures à l'annexion du royaume nabatéen à l'Empire romain et à sa transformation en "province romaine d'Arabie" par l'Empereur Trajan au début du IIème siècle. Pour l'anecdote, la même mission archéologique a souligné l'existence, à l'intérieur des tombes, de niches à bétyle qui sont les ancêtres du mihrab islamique. La présence humaine autour de l'oasis de Tayma, alias "Qa‹ma" chez Claude Ptolémée (Géographie, VI, 7.29), alias "Téma" dans le Tanakh, est attestée archéologiquement depuis au moins la fin de l'ère mycénienne, comme le prouve la découverte en 2010 d'un double cartouche sur un rocher portant le nom de Ramsès III, similaire à d'autres cartouches retrouvés au Neguev et dans le Sinaï. Tayma doit notamment sa célébrité au fait d'avoir servi de résidence à Nabonide, le dernier roi babylonien au VIème siècle av. J.-C., qui y est resté pour on-ne-sait-quelle raison pendant plusieurs années après avoir confié la gouvernance de Babylone à son fils Belshazzar/Balthasar (l'absence de ce roi est racontée dans la Chronique de Nabonide, introduite par la formule : "Le roi Nabonide à Tayma, le prince, les chefs et son armée à Akkad" entre la septième année et la onzième année de son règne). Le nom de l'actuelle ville de Tabuk quant à lui n'apparaît pas dans la Géographie de Claude Ptolémée, mais sa succession raisonnée de sites aux alinéas 27 à 31 paragraphe 7 livre VI laisse penser que "Tabuk" est l'appellation moderne de la cité qu'il nomme "Madian/Madi£ma" déjà signalée, autrement dit la moderne Tabuk existait bien à l'ère impériale romaine même si elle était désignée par le nom des Arabes madianites qui l'habitait. En tous cas, pour revenir à notre sujet, ce voyage du retour est beaucoup plus tranquille et rapide que le voyage de l'aller puisqu'après avoir atteint Hégra/Al-Ula Aelius Gallus rejoint vite la côte (au niveau de l'actuelle ville moderne d'Al-Wajh en Arabie saoudite, qui est la côte la plus proche d'Hégra/Al-Ula ? ou repasse-t-il par Leuké Komè/Douba ou Sharma plus au nord ?), et Strabon indique que la durée du trajet depuis Epta Phreata/wadi Bishah et la côte en aval d'Hégra/Al-Ula n'a pas dépassé deux mois ("C'est ainsi, à cause de son guide [Syllaios], que l'expédition dura six mois. [Gallus] comprit sa méprise et la trahison de Syllaios. Pour son retour, il ne prit pas le même chemin. En neuf jours, il regagna Négrana où il avait livré bataille. Une autre marche de onze jours l'amena à Epta Phreata, qui doit son nom aux sept sources qui s'y trouvent. De là, il traversa un territoire pacifié et atteignit le lieu-dit Chaalla, et plus loin celui de Malotha au bord d'un cours d'eau. Il franchit encore un désert qui comportait quelques oasis. Il atteignit enfin le petit bourg d'Hégra dépendant d'Obodas III, et de là il gagna la mer. Tout ce voyage de retour s'effectua en soixante jours, alors que l'aller avait pris six mois", Strabon, Géographie, XVI, 4.24). Le général en piteux état traverse la mer Rouge avec la poignée de vétérans valides qui lui reste, il débarque à Myos-Hormos (aujourd'hui Kosseir en Egypte), parcourt la centaine de kilomètres de désert entre cette cité portuaire maritime lagide et la cité portuaire fluviale de Coptos (aujourd'hui Keft en Egypte), il descend le Nil et retrouve enfin Alexandrie ("[Gallus] fit repasser la mer à son armée, il atteignit Myos-Hormos en onze jours, franchit rapidement la distance qui le séparait de Coptos, et avec tous les hommes transportables qui lui restaient il s'embarqua sur le fleuve pour Alexandrie, après avoir perdu tous ses autres soldats non pas sous les coups de l'ennemi (seulement sept hommes périrent au combat) mais par les maladies, les fatigues, la faim et des fautes volontaires de son guide [Syllaios]", Strabon, Géographie, XVI, 4.24). Bref, l'aventure qu'il a accomplie pour Octave ne vaut pas davantage que celle du naïf qui prétend réinventer l'eau chaude par un moyen inédit, avant de découvrir que ce moyen inédit coûte très cher et n'est pas au point, et que le moyen traditionnel consistant à réchauffer l'eau dans une casserole au-dessus de la cheminée ou en plongeant dedans une pierre rougie au feu, est finalement bien simple et peu onéreux, et que mieux vaut continuer à y recourir. La route maritime de la soie se perpétue donc sous l'hégémonie romaine de la même façon que sous l'hégémonie grecque lagide, non pas directement par une "province romaine d'Arabie Heureuse" comme le rêvait Octave, mais indirectement par les commerçants arabes du sud de la péninsule arabique et par les ports africains des défunts Grecs lagides. Strabon note en passant que ces transactions commerciales avec l'Orient sont très lucratives, et expliquent à la fois pourquoi la dynastie lagide a tenu plus longtemps que les dynasties séleucide et antigonide, et pourquoi Octave et ses successeurs impériaux et sénatoriaux rechigneront longtemps à redonner une autonomie à l'Egypte ("Cicéron nous apprend dans un de ses discours que l'impôt annuel versé à [Ptolémée XII] Aulète, le père de Cléopâtre VII, s'élevait à douze mille cinq cent talents. Si un roi aussi mauvais et nonchalant pouvait obtenir hier une telle somme, peut-on imaginer ce que le pays offre aujourd'hui, avec une administration étroitement surveillée et des relations avec l'Inde et la Troglodytique [aujourd'hui la Somalie] en plein essor ? Au début une vingtaine de navires seulement se sont risqués à naviguer dans le golfe Arabique [c'est-à-dire la mer Rouge, que les Grecs considèrent comme un golfe de la mer Erythrée/océan Indien] et à avancer un peu au-delà de son embouchure [le détroit de Bab-el-Mandeb], mais aujourd'hui des grandes flottes sont envoyées vers l'Inde et vers les extrémités de l'Ethiopie, transportant en Egypte des cargaisons précieuses qui sont exportées partout ensuite, un double bénéfice en est tiré résultant des taxes à l'import et des taxes à l'export, d'autant plus lourdes que les marchandises sont rares, et en supplément Alexandrie jouit du monopole puisqu'elle est presque le seul entrepôt pour ces produits et qu'elle en est le seul point d'approvisionnement pour les autres pays", Strabon, Géographie, XVII, 1.13). A l'exception de cette situation ambivalente dans l'extrême sud-est méditerranéen - et même si c'est justement dans ce sud-est méditerranéen que naîtra bientôt l'opposition la plus menaçante contre Rome, le christianisme, qui sera la cause principale de la disparition de Rome quatre siècles plus tard -, le succès d'Octave est total. La mort de son dernier rival intérieur Marc-Antoine et de sa dernière rivale extérieure Cléopâtre VII lui permet d'achever la création d'un nouvel empire-monde, qui est un subtil mélange entre le régime "monarchique/monarc…a" (le "pouvoir/¢rc» confié à un seul/mÒno") et le régime "démocratique/dhmokrat…a" (le "pouvoir/kr£toj confié au peuple/dÁmoj", alias la "république" en latin ou littéralement la "chose/res du peuple/publica"), qu'il conçoit comme l'aboutissement, l'achèvement, le dépassement de l'œuvre d'Alexandre ("Quand on lui dit qu'Alexandre, maître à trente-deux ans de presque tout l'univers, se demandait comment occuper le reste de sa vie, [Octave] répondit : “Je m'étonne qu'Alexandre ait considéré la conquête d'un vaste empire comme une tâche plus difficile que le conserver”", Plutarque, Apophtegmes des Romains, Auguste). Concrètement, il ne change pas grand-chose : il garde le titre d'"empereur/imperator" en lui ajoutant une majuscule, et en -25 il adosse le qualificatif d'"Auguste" ("Saint, Vénérable, Majestueux") à son nom "Octave César", pour marquer un avant et un après (et Octave donne son nouveau nom "Auguste" au mois suivant celui de juillet dédié à son père adoptif Jules César, le mois "sextilis", qui devient le mois "augustus", qui deviendra "août" en français : "Après avoir assuré la paix de l'Empire et réglé l'organisation des provinces, [Octave] César reçoit le surnom “Auguste”. Pour l'honorer, ce nom est donné au mois sextilis", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre CXXXIV). L'"empereur/imperator" était un élu du peuple, il dominait le peuple : l'"Empereur" est désormais un protecteur du peuple, il se soumet au peuple. Le Sénat représentant le peuple était la chose de l'"empereur/imperator", désormais l'"Empereur" est la chose du Sénat. Cette caractéristique de l'"Empereur" créée par Octave/Auguste restera chez tous ses successeurs romains, et chez tous les chefs impériaux occidentaux ultérieurs. La République romaine s'est noyée dans des guerres de clans, et les guerres de clans ont suscité des guerres de masses : au lieu des guerres de clans par masses interposées, Octave/Auguste invente les guerres de clans par Empereur interposé. L'Empereur n'est pas un roi mais un simple mandataire, un simple délégué des clans qui, via le Sénat, le chargent de les unir. Autrement dit l'Empereur n'est pas propriétaire de son pouvoir comme un roi, son pouvoir n'est pas un patrimoine familial qu'il peut transmettre à ses héritiers comme le patrimoine des rois. On naît roi et on meurt roi, alors qu'on devient Empereur et on peut être déchu : un roi qui perd une guerre est plaint par ses sujets (ce sont ses ministres et ses généraux qui sont taxés d'incompétence, mais pas lui), alors qu'un Empereur qui perd une guerre devient aussitôt l'objet de toutes les critiques et est rapidement destitué. Un roi n'est pas de même nature que ses sujets, au contraire un Empereur est de même nature que les citoyens ordinaires : on est roi parce qu'on est désigné par les dieux, la charge royale n'est pas destinée à n'importe qui, alors que n'importe quel citoyen peut prétendre à la charge d'Empereur dès lors qu'il est sénateur et qu'il apparaît plus apte que ses pairs à rassembler les masses. Octave/Auguste dit vrai quand il affirme avoir rétabli la République de Rome, car l'Empire qu'il fonde est réellement une République, l'Empereur ne possède la toute-puissance que pour une durée limitée (le temps de sa vie, ou le temps de quelques années, en tous cas pas pour ses enfants et petits-enfants à la manière d'un roi), pour une fonction bien définie (la défense et/ou la sauvegarde de la République), et pour la collectivité (ses défaites militaires sont imputées à sa seule personne, mais ses victoires militaires ne lui sont pas attribuées, elles reviennent à la "Gloire de Rome/Gloria Romanorum"). Octave/Auguste réalise la cosmopolis/œcuménie rêvée des Grecs depuis le IVème siècle av. J.-C., l'Empire universel qu'Alexandre n'a pas eu le temps de fonder : un pouvoir centralisé comme dans un régime de basileus/basileÚj (monarchie légitime, par exemple celle de Charles X en France, fondée sur Dieu) ou de tyrannos/tÚrannoj (monarchie illégitime, par exemple celle de Louis-Philippe Ier en France, fondée sur le soutien d'un clan intéressé), mais où le basileus/tyrannos est "plébiscité", littéralement "décrété/scitum par le peuple/plebs", comme dans une assemblée démocratique. Et telle est précisément la faiblesse de ce nouveau régime. Certes l'Empire assure une stabilité à la base (l'Empire romain durera environ quatre siècles après Octave/Auguste, la sécurité intérieure/pax romana que symbolise la fermeture des portes du temple de Janus en -29, évoquée par le propagandiste Tite-Live ["Partout le genre humain jouit d'une paix ou d'une alliance durable et universelle, et sept cents ans après la fondation de Rome [Octave] César Auguste osa enfin fermer le temple de Janus aux deux visages, qui n'avait été fermé que deux fois avant lui, sous le règne de Numa [au début du VIIème siècle av. J.-C.] et après notre première victoire sur Carthage [au milieu du IIIème siècle av. J.-C.]", Florus, Epitomé IV.12] et par l'historien Dion Cassius ["Une joie surpassa celle que lui causèrent tous les décrets [à Octave] : on ferma les portes de Janus, signe que toutes les guerres étaient finies", Dion Cassius, Histoire romaine LI.20], n'est pas qu'une formule : même si les portes de Janus seront vite rouvertes à causes de guerres éparses, le cœur de l'Empire restera vraiment préservé pendant quatre siècles), mais il provoque sa propre instabilité à sa tête, car l'Empereur se retrouve dans une situation schizophrénique : comment être à la fois tout-puissant et simple citoyen ? comment d'un côté maintenir la proximité avec le peuple et faire passer l'intérêt personnel après celui de Rome sous peine d'être renversé ou assassiné, et de l'autre côté ne pas succomber à l'adulation permanente et à l'imagerie hagiographique présentant l'Empereur comme l'égal des dieux, comme l'incarnation de la communauté tout entière ? On se souvient que le mot "emporion/™mpÒrion" en grec à l'époque de Périclès désignait simplement un territoire extérieur où une communauté dominante impose ses intérêts commerciaux et culturels à une communauté dominée, et que le mot est passé en latin sous la forme "imperium" avec la même fonction : l'Empereur, placé à la tête de tous les "imperium", ne s'occupe plus seulement des intérêts commerciaux et culturels sur des territoires extérieurs, il gère dorénavant tous les domaines du quotidien des citoyens à l'intérieur même de l'Empire, il a droit de vie et de mort sur quiconque (dont les sénateurs), il protège ou combat les religions, il est au-dessus du politique (l'"édit/edictum", qui a valeur de loi, permet à l'Empereur de se dispenser de passer par le Sénat), il décide des orientations fiscales, il impose son propre goût dans les Arts. Et c'est ce pouvoir absolu octroyé à un homme seul pour orchestrer la vie de tous, qui causera la fin des Empereurs de Rome, et la fin de tous les autres Empereurs à leur suite, Napoléon Ier en France, Nicolas II en Russie, Guillaume II en Allemagne. A cause des compétences illimitées que lui assure sa fonction, l'Empereur finit toujours par croire qu'il est l'instrument du Destin, et il entraîne l'Empire dans sa chute en s'accrochant au trône en prétextant sa soi-disant Destinée. Parce qu'il n'est qu'un être humain, il finit naturellement par oublier que ce n'est pas lui-même que les citoyens vénèrent comme le Destin, mais la fonction qu'il occupe. L'Empereur demeure aux yeux de tous - sauf souvent à ses propres yeux ! - un être de chair et d'os, il n'est pas un être transcendant comme les rois. Et même si son génie particulier lui permet d'obtenir des victoires spectaculaires, et si ces victoires spectaculaires lui confèrent temporairement une apparence surnaturelle et charismatique, cette apparence surhumaine disparaît à la première défaite, et il ne devient jamais l'objet d'une louange séculaire ni d'un culte domestique (dans tous les pays à toutes les époques, on trouve des textes épigraphiques ou des lettres qui, pour guider un voyageur, pour favoriser un accouchement, pour retrouver un objet perdu ou autres, invoquent tel dieu ou tel roi ou telle cité, mais on n'en a jamais trouvé invoquant un Empereur).

  

Mithridate VI et Cléopâtre VII

Les juifs

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