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VI31
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Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Le temps gagné

© Christian Carat Autoédition

Acte IV : Alexandre

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Acte V : Le christianisme

Les Grecs vaincus par les Romains

Octave/Auguste ne voit pas que l’Empire qu’il crée cristallise la convergence d’intérêts entre les Grecs et leurs anciens dominés jusque-là hostiles, notamment au sud-Levant, dans le dernier royaume hellénistique encore autonome : le royaume hellénistique d’Israël que dirige le roi arabe Hérode. Avant de poursuivre notre étude, un bref résumé des événements précédents dans cette région s’avère indispensable, car on ne peut pas comprendre les développements des siècles suivants si on oublie ou si on sous-évalue la situation provoquée par ces événements précédents.


Dans notre dernier alinéa, nous avons vu qu’à la fin de l’ère hellénistique un même scénario se retrouve d’un bout à l’autre du monde méditerranéen grec oriental. A l’intérieur de chaque cité, les Grecs moyens se gèrent eux-mêmes et s’amusent à fabriquer et ruiner alternativement leurs gouvernants, qui dans les faits ne gouvernent plus grand-chose. Les Grecs moyens d’Alexandrie entretiennent des très bonnes relations avec les Grecs moyens de Ptolémaïs, qui entretiennent des très bonnes relations avec les Grecs moyens de Tyr et Byblos, qui entretiennent des très bonnes relations avec les Grecs moyens d’Antioche, qui entretiennent des très bonnes relations avec les Grecs moyens de Tarse, qui entretiennent des très bonnes relations avec les Grecs moyens de Trapézonte, Phasélis et Byzance, qui entretiennent des très bonnes relations avec les Grecs moyens de Thessaloniki et Athènes. Tous ces Grecs moyens ne se sentent plus citoyens d’Athènes ou de Thessaloniki ou de Byzance ou de Phasélis ou de Trapézonte ou de Tarse ou d’Antioche ou de Byblos ou de Tyr ou de Ptolémaïs ou d’Alexandrie, ils se sentent citoyens du monde ou, pour reprendre les termes grecs, citoyens de l’"œcuménie/o„koumšnh" ou de la "cosmopolis/kosmÒpolij" dominée par la langue grecque et par la culture grecque. Les découpages territoriaux sur le papier ne signifient plus rien. Ils ne servent qu’à satisfaire les egos de dynastes plus ou moins apparentés et plus ou moins dégénérés qui croient incarner l’ancienne puissance des premiers diadoques, alors qu’ils ne sont que des jouets dans les mains des foules qui les intronisent et qui les renversent. Pour cette raison, à l’exception de Mithridate VI et de Cléopâtre VII objets de notre alinéa précédent, l’étude biographique de ces derniers gouvernants hellénistiques est vaine, car l’Histoire leur échappe, l’Histoire s’écrit ailleurs, dans les masses des Grecs moyens anonymes qui les couronnent et qui les assassinent selon le besoin du moment. A partir de la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C., un nouvel acteur a été introduit dans ce jeu de chaises musicales : Rome. Tantôt les Romains sont appelés par les Grecs moyens contre leurs gouvernants (par exemple, dans le royaume séleucide, tous les soi-disant rois qui se succèdent à partir de la bataille de Magnésie en hiver -190/-189 ne doivent leur situation qu’à l’aval de leurs sujets tout-puissants épaulés par Rome : si les sujets ne sont pas contents, ils téléphonent à Rome, et Rome se charge d’éliminer le roi encombrant et de le remplacer par un autre), tantôt ils sont appelés par les gouvernants contre les Grecs moyens (par exemple en Macédoine les fantoches ayant conservé leur mandat après la bataille de Pydna en -168 demandent à Rome d’intervenir contre les Grecs moyens emmenés par Andriskos, dans la principauté de Pergame le roi Attale III lègue son pouvoir aux Romains dans l’espoir qu’ils réduisent les prétentions des Grecs moyens emmenés par Aristonikos, en Afrique Ptolémée Apion lègue pareillement la Cyrénaïque aux Romains dans l’espoir qu’ils réduisent les prétentions des Grecs moyens retors à l’autorité lagide autant qu’ils l’étaient du temps de son père Ptolémée VIII Physkon, en Anatolie Ariobarzanès Ier et Nicomède IV implorent le secours des Romains pour contenir les Grecs moyens emmenés par Mithridate VI). Dans notre paragraphe introductif, nous avons vu que les motivations des Romains au début sont confuses. L’unité de l’Italie contre les Grecs du sud de la botte et de Sicile était vitale pour ne plus tenter des nouveaux Pyrrhos. Les engagements à Cynocéphales en Grèce en -197 et à Magnésie en Anatolie en hiver -190/-189 en revanche n’étaient nullement liés à la survie de Rome : ils ont été entrepris par des légionnaires vétérans et des jeunes capitaines ambitieux avec les encouragements des vieux sénateurs pour qu’ils y trouvent la mort, et malheureusement pour ces vieux sénateurs les légionnaires et les jeunes capitaines ambitieux ont gagné. Quant à l’implication des Romains plus loin vers l’est, nous l’avons vu dans notre alinéa précédent, elle a beaucoup tardé. Les Romains n’ont accepté le don de la principauté de Pergame qu’avec réticence, pour des motifs pratiques davantage que par désir d’accroître leur influence : "Ce pignouf d’Attale III est mort, il nous donne sa principauté de Pergame en héritage. Qu’est-ce qu’on fait ? Si on renonce à l’héritage, on laisse le territoire livré à lui-même, avec le risque que le chaos qui en résultera se retournera contre nous un jour. Mais si on accepte l’héritage, nous devons installer des administrateurs sur place, qui guideront ceux que nous choisirons pour gouverner ou qui gouverneront eux-mêmes, nous devons donc prélever dans notre budget des nouveaux fonds pour entretenir des fonctionnaires, des militaires, des conseillers, des techniciens. Dans un sens comme dans l’autre, c’est un héritage que nous n’avons pas voulu et qui va nous coûter la peau du cul !". Même constat pour le reste de l’Anatolie après les premières défaites de Mithridate VI. Même constat pour le don de la Cyrénaïque par Ptolémée Apion. Même constat pour l’Egypte à partir de Ptolémée VIII Physkon. Ce n’est qu’à l’extrême fin de l’ère hellénistique, animés par une poignée de mégalomanes, Pompée, Crassus, César, Octave/Auguste, que les Romains commencent à concevoir et à forger l’idée d’un empire englobant toute la Méditerranée, débarrassé de tous les gouvernants fantoches, dans lequel les Grecs moyens ne seraient plus des citoyens du monde et des opportunistes faiseurs de rois mais des vulgaires sujets de Rome.


Parmi toutes les populations conquises par Alexandre et intégrées au monde hellénistique, nous nous intéressons en particulier aux juifs. A la fin de notre précédent paragraphe, nous avons vigoureusement expliqué pourquoi le discours des exégètes occidentaux de l’an 2000 sur la culture grecque et le judaïsme à l’ère hellénistique doit être rejeté. Contaminés par vingt siècles de pharisianisme et - surtout - par l’idéologie égalitariste du : "Tous ensemble ! Tous ensemble !" de l’an 2000, ces exégètes affirment que les Grecs et les juifs ont passé les trois siècles de l’ère hellénistique à "dialoguer", à "échanger" leurs points de vue. Nous avons bien expliqué que ces affirmations ne reposent sur rien, ou plus exactement elles reposent sur des textes exégétiques datant de l’extrême fin de l’ère hellénistique ou du début de l’ère impériale romaine, comme ceux de Philon d’Alexandrie ou de Flavius Josèphe, qui étaient juifs et qui, dans le contexte impérialiste romain où ils vivaient, avaient tout intérêt à dire que dans le passé les relations entre les Grecs et les juifs avaient été étroites, égales, respectueuses et fécondes. Prétendre décrire le début de l’ère hellénistique en s’appuyant sur ces textes tardifs et orientés de Philon d’Alexandrie ou de Flavius Josèphe, comme le font les exégètes de l’an 2000, est aussi intelligent que prétendre décrire l’époque de François Ier en s’appuyant sur Le roi s’amuse de Victor Hugo, ou l’époque des Médicis en s’appuyant sur Lorenzzacio d’Alfred de Musset. Les Grecs de l’époque de Ptolémée Ier n’étaient nullement des "craignant-Dieu" séduits par le judaïsme comme le prétendent de nombreux livres ou documentaires télévisés de l’an 2000. La vérité historique, que nous avons entrevue à travers l’analyse des rares documents datant du début de l’ère hellénistique, notamment les deux livres des Maccabées, le livre de Tobit, le Siracide et la Lettre d’Aristée, est totalement inverse : les Grecs de l’époque de Ptolémée Ier et de ses successeurs n’ont pas été séduits par les juifs, au contraire ce sont les juifs qui ont été pleinement, totalement, absolument séduits par les Grecs. Les juifs oublient la Torah pour Homère, ils mangent du porc et se promènent le sexe nu au gymnase, ils ne se circoncisent plus, ils vont à la pêche le jour du sabbat. C’est justement pour toutes ces raisons que Jésus ben Sirac seul et dépité leur écrit le Siracide, pour leur crier avec amertume et impuissance : "Arrêtez ! Vous faites n’importe quoi !". C’est aussi pour toutes ces raisons que nait le pharisianisme, qui est d’abord un mouvement des cadres juifs, des "maîtres" en judaïsme ou "rabbins" en hébreu : ceux-ci voient que les lieux de prière et de débats où on entretient le judaïsme, les "knessets" en hébreu ou "synagogues" en grec, sont de plus en plus désertés par les jeunes année après année, et concluent à l’urgence d’établir des annuaires de jurisprudences et de compromis pour fixer l’acceptable et l’inacceptable en regard de la Torah et éviter que le judaïsme disparaisse, ces annuaires seront le Talmud de Babylone et le Talmud de Jérusalem. Les exégètes de l’an 2000 assurent dans leurs livres et dans leurs documentaires télévisés que si les textes juifs ont été traduits en grec dans la Septante/Bible dès la fin du IVème siècle av. J.-C. ou dès le début du IIIème siècle av. J.-C. c’est parce que les Grecs ont été intéressés par les juifs, mais non, non et non : comme le sous-entend la Lettre d’Aristée, si les textes juifs ont été traduits en grec, par des juifs et non pas par des Grecs, c’est parce que les rabbins constataient que leurs knessets/synagogues se dépeuplaient et que leurs propres enfants ne parlaient plus hébreu, qu’ils parlaient et pensaient désormais en grec, et que pour maintenir a minima ces enfants dans le giron du judaïsme on n’avait plus d’autre solution que leur lire les textes juifs en langue grecque, dans une version canonique, précisément celle de la Septante/Bible. Cette situation a perduré et s’est aggravée pendant plus d’un siècle, jusqu’au début du IIème siècle av. J.-C.


A partir de cette date, dans l’état actuel de nos connaissances, les faits bruts - débarrassés de toute considération religieuse et de toute idéologie - sont les suivants.


Au tout début du IIème siècle av. J.-C., profitant des récentes défaites des Grecs lagides qui dominaient jusqu’alors le sud Levant face aux Grecs séleucides emmenés par Antiochos III, aboutissant à la transformation du royaume lagide en un simple protectorat de l’immense empire séleucide d’Antiochos III (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe introductif), les cadres juifs de Jérusalem s’organisent en une confrérie réactionnaire, les "hassidim", soit "les purs, les pieux" en hébreu, et commencent à revendiquer un statut à part. Au fond, ces hassidim rêvent d’accomplir l’ancien projet d’Ezékiel de recréer un royaume d’Israël indépendant avec Jérusalem pour capitale. L’Ecrit de Damas, un des manuscrits de la mer Morte sur lesquels nous reviendrons bientôt, déclare en effet que les juifs errent spirituellement "pendant trois cent quatre-vingt-dix ans après la conquête de Nabuchodonosor II" avant que Yahvé suscite parmi eux une "souche" vouée à ressusciter l’ancien royaume d’Israël ("Israël l’ayant abandonné en se montrant infidèle, [Yahvé] se détourna et livra son sanctuaire au tranchant de l’épée. Mais en souvenir de l’alliance qu’il avait conclue avec ses ancêtres, il préserva un reste d’Israël et ne permit pas qu’il fût exterminé. Pendant les trois cent quatre-vingt-dix ans de la colère, il les livra aux mains de Nabuchodonosor [II] roi de Babylone. Il veilla sur eux et fit pousser d’Israël et d’Aaron une souche afin qu’elle héritât de sa terre et s’engraissât des bons fruits de son sol", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 1 lignes 3 à 8). La prise de Jérusalem par Nabuchodonosor II remontant à -587, une simple soustraction permet de dater cet événement en -197 (année de la victoire des Romains à Cynocéphales contre les Grecs antigonides, alliés des Grecs séleucides d’Antiochos III : cette coïncidence est-elle fortuite, ou ceci est-il une conséquence de cela ?). L’image de la "souche" renaissante renvoie directement au verset 1 chapitre 11 d’Isaïe I prophétisant l’apparition d’un nouveau "rameau" issu de la souche de Jessé (le père du roi David), qui sera un "secoureur, protecteur" ou "nsr" en hébreu et reconstruira l’antique royaume de David et Salomon. La relation entre la "souche" des hassidim dans l’Ecrit de Damas et ce verset d’Isaïe I est clairement exposée dans un fragment du Pesher d’Isaïe, autre manuscrit de la mer Morte ("“Un rameau sortira de la souche de Jessé, un nsr poussera de ses racines, et sur lui reposera l’esprit du Seigneur, un esprit de sagesse et de discernement, un esprit de décision et de vaillance, un esprit de pénétration et de délectation dans la crainte du Seigneur. Il ne cherchera pas seulement selon ce que verront ses yeux, il ne décidera pas seulement selon ce qu’entendront ses oreilles, il jugera les faibles avec Justice et rendra ses arrêts avec équité aux humbles du pays, il punira la terre du sceptre de sa parole, du seul souffle de ses lèvres, il anéantira l’impie. La Justice sera la ceinture de ses reins, la Vérité sera l’écharpe de ses flancs.” [Isaïe I 11.1-5] Ce passage renvoie à la branche de David qui fera son apparition dans les derniers jours. [texte manque] ses ennemis, Yahvé le soutiendra d’un esprit puissant et lui donnera un trône glorieux, un diadème sacré et des habits d’apparat, il mettra un sceptre dans ses mains pour soumettre tous les gentils [c’est-à-dire les non-juifs], Magog et son armée, tous les peuples seront soumis à son épée", Pesher d’Isaïe, 4Q161, fragments 8-10 lignes 15-26).


En hiver -190/-189, à la bataille de Magnésie, Antiochos III est vaincu par les Romains. Ceux-ci lui imposent en -188, par le diktat d’Apamée, des indemnités de guerre écrasantes. Contraint de trouver de quoi payer ces indemnités, Antiochos III choisit de préserver sa façade méditerranéenne et d’aller piller l’est de son grand royaume. Il y trouve la mort en -187, tué par ses sujets orientaux.


Séleucos IV, fils et successeur d’Antiochos III, adopte une autre politique. Il veut une réforme fiscale touchant tous ses sujets, dont ceux d’origine juive. Cette réforme génère un mécontentement général. Les hassidim profitent de l’occasion pour tenter d’élargir leur influence, par un discours de type : "Jeunes gens, vous vous êtes égarés depuis plus d’un siècle en vous laissant séduire par les Grecs, mais vous voyez aujourd’hui que les Grecs sont mauvais parce qu’ils veulent prendre vos biens pour payer des guerres dont ils sont seuls responsables. Vous n’êtes pas perdus, redevenez ce qu’étaient vos ancêtres, redevenez des juifs, aidez-nous à bouter les Grecs hors de Judée et à rebâtir le royaume exclusif de Yahvé autour de Jérusalem !". C’est à cette époque que Jésus ben Sirac, qui est probablement un hassid (nous avons vu qu’il est un Jérusalémite selon le verset 27 chapitre 50 du Siracide, et un "expert de la Torah/Nomos" selon les versets 7 à 12 de la Préface du Siracide), commence la rédaction de son Siracide. C’est également à cette époque que sont commises les premières actions violemment anti-grecques de l’Asmonéen Mattatias, qui est aussi probablement un hassid, mais un hassid de second rang parce que le fait qu’on ne s’attarde pas sur sa relation à la famille sacerdotale de Sadoc (via Yoyarib selon Maccabées 1 2.1) suggère que cette parenté est éloignée, un cousinage davantage qu’une descendante directe. Nous sommes en -177, l’année où l’Ecrit de Damas situe le début de la guerre d’un mystérieux "More sedek/Maître de justice" (périphrase évoquant "Melkisédek" ou littéralement le "Prêtre/Mlk de justice/sedek", seigneur de Jérusalem et hôte d’Abraham au début de l’ère mycénienne selon Genèse 14.18, que les auteurs des manuscrits de la mer Morte appréciaient particulièrement puisque le texte 11Q13 de Qumran, désigné commodément Avènement de Melkisédek par les spécialistes, lui est consacré ? ou référence au prophète Osée qui associait "juste" à "légitime" en arguant qu’un homme est "légitimé" par Yahvé dès lors qu’il "justifie" ses bonnes intentions par son comportement ["Maintenant vous devez vous tourner vers Yahvé jusqu’à temps qu’il apporte la justice/sedek", Osée 10.12] ?) contre un aussi mystérieux "Is ha kazav/Homme de mensonge", soit "vingt ans" après la naissance et les "tâtonnements" de la "souche" des hassidim en -197 ("Pendant les trois cent quatre-vingt-dix de la colère, [Yahvé] livra [les juifs] aux mains de Nabuchodonosor [II] roi de Babylone. Il veilla sur eux et fit pousser d’Israël et d’Aaron une souche afin qu’elle héritât de sa terre et s’engraissât des bons fruits de son sol. Ils se penchèrent sur leurs iniquités, ils comprirent avoir péché et avoir tâtonné tels des aveugles pendant vingt ans. Mais Yahvé jugea leurs actes, vit qu’ils l’avaient imploré avec ferveur. Il leur envoya un Maître de justice pour les guider dans la voie de son cœur, qui enseigna aux générations suivantes ce que Yahvé avait infligé à celles qui avaient mérité sa colère, traîtresses, déviant du droit chemin, à l’époque où fut écrit : “Israël s’est rebellé comme une vache qui refuse d’avancer” [Osée 4.16]. L’Homme de mensonge répandit sur Israël les eaux de la tromperie, il les égara dans un désert sans issue, il renversa les nobles cimes d’antan, il se détourna des sentiers de justice, il déplaça les limites fixées par les ancêtres, alors ils furent maudits par l’alliance, livrés à l’épée de l’alliance vengeresse. Ils cherchaient la flatterie, simulaient la vraie religion, guettaient les moyens d’enfreindre la Torah, ils aimaient la beauté du cou, déclaraient le coupable innocent et l’innocent coupable, transgressaient l’alliance, violaient les règles, ils conspiraient entre eux pour nuire au juste, haïssant au fond de leur cœur tous ceux qui menaient une vie parfaite, ils les persécutaient violemment et se réjouissaient du règne de la discorde, alors Yahvé se dressa contre leur groupe, il anéantit leur multitude, car pour lui toutes leurs œuvres étaient impures", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 1 ligne 5 à colonne 2 ligne 1). Qui est cet "Is ha kazav/Homme de mensonge", dans ce passage ? L’Ecrit de Damas désigne très clairement l’ennemi : le dominant grec, qui reste encore tout-puissant au Levant en -177 malgré ses récentes défaites contre les légions romaines. Le même texte dit ironiquement que cet ennemi est entouré par des "mauvais bâtisseurs de murs", or cette périphrase peut s’appliquer aux pharisiens, qui voulaient élever "des clôtures sans brèche et des murailles de fer" (Lettre d’Aristée 139) autour de la Torah pour la préserver des séductions grecques dès l’époque de Ptolémée Ier, puis qui ont commencé à "ériger des murailles autour de la Torah" (Talmud de Babylone, Nezikin, Avot 1.1) en compilant toutes sortes de jurisprudences. L’Ecrit de Damas reproche à ces "mauvais bâtisseurs de murs" d’être des "badigeonneurs", sous-entendu des gens prompts à oindre n’importe quel Grec avec l’huile sacrée normalement réservée au Messie/Mashiah qui doit délivrer Israël : ce reproche peut viser les pharisiens, dont l’activité principale est la recherche permanente de compromis avec les non-juifs pour préserver la Torah ("Tel sera le sort de tous les membres de l’alliance n’ayant pas respecté les règles, ils seront voués à l’extermination par la main de Bélial, le jour du jugement de Yahvé : “Sur les princes de Juda je déverserai le flot de ma colère” [Osée 5.10]. Ils sont trop malades pour guérir, toute plaie vive perdure sur eux parce qu’ils ne se sont pas éloignés des traîtres, ils se délectent de la fornication et du lucre ignoble. Chacun d’eux rêve de vengeance contre son frère, vivant dans la haine de son prochain, chacun d’eux reste à l’écart de la chair mais se livre à des actes honteux, se vante de richesses mal acquises, se livre à ses passions selon son caractère, ils ne s’écartent pas du peuple, renonçant fièrement à toute modération, vivant d’impiétés comme a dit le Seigneur : “Leur vin est un venin de serpents, un cruel poison de vipère” [Deutéronome 32.33]. Les “serpents” renvoient aux gentils [c’est-à-dire aux non-juifs], “leur vin” renvoie à leurs pratiques, le “poison de vipère” renvoie au chef des rois grecs qui accomplit ses méfaits sur tous. Les mauvais bâtisseurs de murs, les badigeonneurs n’ont pas compris cela, et celui qui marchande le vent et crache le mensonge a craché sur eux", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 8 lignes 1 à 13 ; cette image de Grecs indifférenciés secondés par des juifs pharisiens/mauvais bâtisseurs de murs est une perfidie de la part de l’auteur de l’Ecrit de Damas à l’encontre de ses coreligionnaires pharisiens, car en -177 les Grecs moyens et les juifs pharisiens ne se parlent toujours pas, au contraire les juifs pharisiens misent beaucoup sur l’aide de Rome et des rois grecs contre les Grecs moyens, notamment en Cyrénaïque et en Anatolie comme nous l’avons vu précédemment). Doit-on conclure que l’"Homme de mensonge" ne désigne pas une personne en particulier, mais tous les chefs pharisiens qui se succèdent dans l’entourage des rois grecs au fil du temps ? Et qui est le "More sedek/Maître de justice" ? L’Ecrit de Damas révèle que les hassidim, dont les règles pieuses sont strictement équivalentes à celles du Siracide - solidarité entre juifs, obsession de la pureté rituelle -, quittent Jérusalem et s’exilent "au pays de Damas" ("[Les membres de l’alliance] distingueront le pur de l’impur et enseigneront la différence entre le sacré et le profane. Ils observeront le sabbat selon la règle, ainsi que les jours de fêtes et le jour du jeûne selon les commandements de l’alliance renouvelé au pays de Damas, ils donneront les offrandes prescrites. Chacun aimera son frère comme lui-même, il aidera le pauvre, le nécessiteux et l’étranger, chacun veillera au bien-être de son semblable sans jamais trahir un membre de sa famille selon les règles, chacun réprimandera son prochain sans rancœur postérieure. Ils s’abstiendront de toute impureté rituelle selon les règles, afin que chacun ne soit pas souillé et conserve son esprit saint comme Yahvé leur a ordonné", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 6 ligne 17 à colonne 7 ligne 4). Sur ce sujet, nous devons signaler l’existence à cette époque d’un "Antigone de Sokho", objet de toutes les conjectures dans le monde exégétique, connu par une incidence unique du traité Avot de l’ordre Nezikin. Cette incidence nous apprend qu’Antigone de Socko est un élève du Grand Prêtre Simon II, père et prédécesseur d’Onias III, et prône un judaïsme désintéressé des choses matérielles ("Antigone de Sokho reçut la Torah de Simon [II] le Juste, qui disait : “Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître afin de recevoir une récompense, mais comme des serviteurs qui servent leur maître afin de ne pas recevoir de récompense, et que la crainte du Ciel soit sur vous”", Talmud de Babylone, Nezikin, Avot 1.3). A quelle mouvance appartient-il ? Son nom grec, "Antigone", trahit-il une bâtardise de naissance ? ou signifie-t-il un rapprochement avec la culture grecque à l’âge adulte, à l’instar de Jésus le frère d’Onias III qui se rebaptise "Jason" en -175 lors de son intronisation comme nouveau Grand Prêtre par Antiochos IV, ou à l’instar de son successeur Ménélas dont nous ne connaissons même plus le nom originel hébraïque ? En tous cas ce nom grec rend difficile le rattachement d’Antigone de Socko à la mouvance des hassidim. La même incidence dit qu’Antigone de Socko a lui-même deux élèves, Yosé ben Yoezer et Yosé ben Johanan, le premier est associé à une cité non identifiée nommée "Tserada", et le second, à la cité de Jérusalem ("Yosé ben Yoezer de Tserada et Yosé ben Yohanan de Jérusalem furent les disciples du précédent [Antigone de Socko]. Yosé ben Yoezer de Tserada disait : “Que ta maison soit un lieu de réunion pour les sages, attache-toi à la poussière de leurs pieds et abreuve-toi de leurs paroles”. Yosé ben Yohanan de Jérusalem disait : “Que ta maison soit grande ouverte pour accueillir les pauvres comme les membres de ta famille, ne multiplie pas les conversations féminines”, il voulait signifier par-là “avec ta femme” et surtout “avec la femme de ton prochain”, les sages en ont conclu que celui qui converse trop avec une femme attire son propre malheur, néglige les paroles de la Torah et se condamne à la Géhenne”", Talmud de Babylone, Nezikin, Avot 1.4-5). Un passage du traité Haguida de l’ordre Moëd précise que, même s’il n’est pas associé à Jérusalem comme son pair, Yosé ben Yoezer est néanmoins un membre de la classe sacerdotale du Temple et appartient bien au mouvement des hassidim ("Yosé ben Yoezer faisait parti de la kehuna [milieu sacerdotal], il était un des plus grands hassidim", Talmud de Babylone, Moëd, Haguiga 2.7), autrement dit il est plus légitime que son maître Antigone de Socko à revendiquer un pouvoir sur le Temple, sur Jérusalem, sur la Judée. Un passage de l’Avot de rabbi Nathan d’origine incertaine, intégré en annexe de l’ordre Nezikin, dit que Yosé ben Yoezer et Yosé ben Johanan ont formé à leur tour d’autres élèves, et qu’in fine ils se sont retournés avec les jeunes gens qu’ils ont formés contre Antigone de Socko en l’accusant de servir la soupe aux pharisiens avec son judaïsme désintéressé, et ont fondé deux nouveaux courants : le courant dit "saducéen" fondé par Yosé ben Johanan sur le nom de "Sadoc", prêtre de l’entourage du roi David selon Second livre de Samuel 20.25 qui devient le premier Grand Prêtre du Temple de Jérusalem sous le roi Salomon selon Premier livre des rois 2.27, et le courant dit "boyetosim" fondé par Yosé ben Yoezer sur le nom d’un énigmatique "Boyetos" ("Antigone de Socko avait deux élèves qui reprirent son enseignement et le répétèrent à leurs propres élèves, et ces élèves à leurs élèves. Ceux-ci étudièrent cet enseignement de près, et finirent par se demander : “Est-ce possible qu’un ouvrier travaille toute la journée et ne soit pas payé le soir ? Si nos ancêtres avaient su l’existence d’un autre monde, ils l’auraient dit”. Ils se levèrent et se retirèrent de la Torah en fondant deux courants : les “saducéens” d’après le nom de Sadoc, et les “boyetosim” d’après le nom de Boyetos, utilisant toujours des vases en argent et en or non pas par ostentation mais, comme disent les saducéens, “parce que les pharisiens s’affligent de ce monde-ci et n’auront rien dans l’autre”", Talmud de Babylone, Nezikin, Avot de rabbi Nathan, version A, 5). En fait, les hellénistes remarquent que ce "Boyetos" n’est nullement énigmatique, puisque ce nom est simplement la version hébraïque de "Boethos/BohqÒj" signifiant "Celui qui sauve" en grec, correspondant au rôle que prétend jouer Yosé ben Yoezer. A partir de cette remarque des hellénistes, les hébréophones rapprochent "Boyetos/BohqÒj" de l’étymon sémitique "nsr" signifiant "secourir, protéger", qu’on retrouve par exemple dans le nom royal assyrien "Assurnazirpal" (littéralement "Assur-protège-[son]-héritier") ou dans le nom arabe "Nasser" (littéralement "le Protecteur"), qu’on retrouve aussi dans le "secoureur issu de la souche de Jessé" évoqué dans le verset 1 chapitre 11 d’Isaïe I et invoqué par les hassidim, et qu’on retrouve enfin dans le qualificatif "nazaréen" que nous commenterons juste après. Autrement dit, pour une raison qu’on ignore, le narrateur de l’Avot de rabbi Nathan a employé un mot grec hébraïsé "boyetos" plutôt que le mot hébreu originel "nazaréen", qui dans ces deux langues ont fondamentalement le même sens. Antigone de Socko était-il donc un pharisien ? On se souvient que les pharisiens, juifs qui vivent parmi les Grecs et sont obligés de répondre quotidiennement à des cas pratiques générés par leur voisinage grec, ont progressivement délaissé la vénération au Temple pour consacrer tout leur temps à l’étude et à l’application concrète de la Torah en milieu non-juif, transformant ainsi progressivement le judaïsme nationaliste de leurs ancêtres d’avant -587 centré sur la cité de Jérusalem, en une nouvelle forme de judaïsme centré seulement sur le livre de la Torah, proche de l’universalisme d’Isaïe II, avec une cité de Jérusalem devenue une cité idéale rêvée et non plus la capitale d’un royaume physique. Dans l’incidence de l’Avot de rabbi Nathan, Yosé ben Yoezer et Yosé ben Johanan semblent reprocher à Antigone de Socko de se détourner du Temple, de ses rites et de ses biens, et de préférer une vie de compromis et de renoncements dans l’espoir d’on-ne-sait-quelle récompense on-ne-sait-quand, d’oublier la vie ici-bas et de croire en une vie possible au-delà, une résurrection dans un monde meilleur, ce qui coïncide bien avec la Jérusalem rêvée des pharisiens. Un passage du traité Sabbat repris dans le traité Pessahim appartenant pareillement à l’ordre Moëd, confirme indirectement que les deux élèves sont sans concession avec les non juifs ("A propos des lois sur les mœurs païennes, rabbi Zeira ben Abouna au nom de rabbi Jérémie rappelle que Yosé ben Yoezer de Tserada et Yosé ben Yohanan de Jérusalem déclarèrent impurs la terre des peuples idolâtres et les vases en verre", Talmud de Jérusalem, Moëd, Sabbat 1.4 ; passage repris en Talmud de Jérusalem, Moëd, Pessahim 1.6 ; cette condamnation lancée conjointement par Yosé ben Yoezer et Yosé ben Yohanan contre les "peuples idolâtres" producteurs de vases en verre semble viser particulièrement les Phéniciens, dont les productions de verreries sont vantées par Strabon à l’alinéa 25 paragraphe 2 livre XVI de sa Géographie et par Pline l’Ancien à l’alinéa 2 paragraphe 66 livre XXXVI de son Histoire naturelle, et bien attestées par les multiples artefacts de l’actuel Musée national de Beyrouth au Liban). Le "Maître de justice" est-il donc Yosé ben Yoezer ou Yosé ben Johanan ?


Malheureusement pour les hassidim, Séleucos IV est assassiné dans des conditions obscures en -175. Il est vite remplacé par son frère Antiochos IV. Celui-ci repousse la réforme fiscale de Séleucos IV touchant tous ses sujets et la remplace par un nouveau projet touchant seulement les sujets les plus riches, en particulier les hassidim qui vivent sur le trésor du Temple de Jérusalem. Jésus, le frère d’Onias III le Grand Prêtre du Temple, vient effectivement à Antioche pour proposer un marché à Antiochos IV : "Si tu dégages mon frère Onias III et si tu me reconnais Grand Prêtre à sa place, je te promets une partie du trésor du Temple et j’accélère l’hellénisation de Jérusalem et de la Judée, d’ailleurs moi-même je renonce à mon nom hébraïque “Jésus” et je me rebaptise “Jason”". Antiochos IV donne son accord. Onias III est viré de son poste et remplacé par son frère Jésus/Jason, qui entame une hellénisation à grande échelle de Jérusalem et de la Judée. C’est un grand succès populaire, au grand dam des hassidim.


Fin -170 ou début -169, Antiochos IV reçoit la visite d’un nouveau juif appelé Ménélas, qui surenchérit sur la proposition de Jésus/Jason : ce Ménélas demande à Antiochos IV de dégager Jésus/Jason et de le nommer Grand Prêtre du Temple de Jérusalem à sa place, et lui promet en échange trois cents talents d’argent, sans préciser comment il les obtiendra. Antiochos IV accepte. Au printemps -169, Jésus/Jason est viré de son poste et remplacé par Ménélas, qui exerce une forte pression sur les Judéens pour leur extorquer les trois cents talents d’argent qu’il a promis… et qu’il ne donne pas finalement à Antiochos IV, il les garde pour lui-même. La bonne entente entre les Judéens et Antiochos IV se fissure, ceux-là ne comprennent pas pourquoi celui-ci a favorisé la prise de pouvoir de ce Ménélas pervers et inhumain, qui par ailleurs n’a pas la légitimité de ses devanciers Onias III et Jésus/Jason au poste qu’il usurpe. Un rapprochement s’opère entre ces Judéens, qui se souviennent soudain qu’ils ont des ancêtres juifs, et les hassidim.


En -168, Antiochos IV rencontre le représentant romain Caius Popilius Laenas en Egypte près d’Alexandrie. Ce dernier lui dit : "Jusqu’à aujourd’hui, l’Egypte était un protectorat grec séleucide. A partir d’aujourd’hui, Rome appelée à l’aide par les Grecs moyens d’Egypte te demande de renoncer à ce protectorat". Antiochos IV fait un geste vague de la main : "J’y réfléchirai plus tard". Avec un bâton Popilius trace alors silencieusement un cercle tout autour d’Antiochos IV et dit : "Rome exige une réponse immédiate : si tu franchis ce cercle sans avoir promis que tu renonces à l’Egypte, Rome considérera que tu lui as déclaré la guerre". Antiochos IV, qui n’a pas le caractère de Léonidas Ier ni de Thémistocle ni d’Alexandre, baisse son froc : il dit renoncer à l’Egypte, qui devient de facto un protectorat romain, et il rentre à Antioche. Au passage, il moleste une partie des juifs qui, guidés par Jésus/Jason, ont profité de son absence pour se soulever à Jérusalem : ces juifs sont des hassidim qui ont réussi à convertir un nombre important de Judéens à leur projet théocratique radical (sur ce point, on doit rapprocher le fragment précité du livre XXXIV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile cité dans la notice 244 de la Bibliothèque de Photios, qui rapporte comment Antiochos IV souille le Temple pour punir les juifs soulevés de "haïr le genre humain", de "suivre des préceptes singuliers", de "ne jamais manger à la table d’un étranger", de "toujours souhaiter du mal aux autres", des accusations trouvant leur source notamment dans le Siracide qui loue le peuple élu contre tous les autres, vante les préceptes exclusifs de la Torah, interdit toute compromission avec les Kittim/Grecs, promet la Lumière aux purs et les Ténèbres aux impurs). Le Cercle de Popilius a des conséquences sur les populations du sud Levant. Car l’Egypte étant devenue ainsi un protectorat romain, le sud Levant devient la frontière entre ce protectorat et ce qui reste du royaume séleucide. Pour les Grecs moyens d’Alexandrie en Egypte et de Ptolémaïs au sud Levant, rien ne change : leurs déplacements professionnels et privés continuent comme par le passé parce qu’ils se sentent toujours citoyens de l’œcuménie/cosmopolis. Leurs gouvernants au contraire, même s’ils sont apparentés par le sang, sont désormais des adversaires politiques puisque ceux-ci réfèrent à Rome tandis que ceux-là réfèrent au roi séleucide d’Antioche, Antiochos IV. Naturellement, Antiochos IV éprouve le besoin de renforcer cette région frontalière en y installant des garnisons. Or ces garnisons, regardées d’un mauvais œil par les Grecs moyens car elles matérialisent de façon permanente l’autorité royale séleucide qu’ils méprisent et veulent toujours renverser, même davantage aujourd’hui qu’hier car les exigences financières romaines du diktat d’Apamée perdurent et elles ont été augmentées par l’évacuation de la riche Egypte, rendant nécessaire la réforme fiscale initiée par Séleucos IV, sont constituées de mercenaires de toutes origines qui profitent de l’affaiblissement politique séleucide pour imposer toutes sortes de doléances sous peine de déserter, ou de mettre leurs armes au service des Grecs moyens mécontents. Parmi ces doléances, les mercenaires réclament l’aménagement de locaux et de temps de prière à leurs dieux tutélaires : les soldats d’origine grecque veulent prier Zeus, ceux d’origine non grecque veulent prier Truc ou Bidule ou Machin. Antiochos IV croit trouver la solution en décrétant la transformation des anciens lieux de cultes locaux en sanctuaires multi-cultuels. Le Temple de Jérusalem dédié à Yahvé est inclus dans cette liste de lieux de cultes, les hassidim devront donc accepter que leur Temple serve aux mercenaires grecs et barbares cantonnés dans la forteresse de l’Akra juste à côté, et que Yahvé y soit vénéré à l’égal de Zeus et de Truc, Bidule et Machin. C’en est trop pour les hassidim, qui dynamisent leurs appels à la renaissance d’un royaume juif et lancent officiellement la rébellion contre la couronne séleucide, avec le soutien des Judéens qui les ont rejoints depuis la nomination de Ménélas comme Grand Prêtre au printemps -169, sous le commandement de l’Asmonéen Mattatias et de son fils Judas Maccabée, comme le révèle le verset 42 chapitre 2 de Maccabées 1 ("Un groupe de hassidim se joignirent à eux [à Mattatias et à son fils Judas Maccabée], ils étaient des hommes réputés en Israël pour leur ferveur et chacun d’eux était prêt à défendre la Loi de Moïse") qui contient la plus ancienne occurrence connue et datée du mot "hassidim". Le verset 1 chapitre 2 de Maccabées 1 dit qu’à ce moment Mattatias "quitte Jérusalem et va s’installer à Modine" avec toute sa famille, or Modine (aujourd’hui Modiin en Israël) se situe à la frontière ouest de la Samarie, à mi-chemin entre Jérusalem au sud-est et Joppé/Jaffa sur la côte au nord-ouest. Doit-on supposer que les autres hassidim quittent aussi Jérusalem, notamment Yosé ben Yoezer et Yosé ben Yahanan ? Cela raccorderait avec la démarche des hassidim puisqu’on se souvient que c’est en Samarie que Yahvé jadis a accordé son soutien à Jéroboam (qui était associé à la cité non localisée de Tserada selon le verset 26 chapitre 11 du Premier livre des rois, la même cité associée à Yosé ben Yoeser dans le Talmud) contre Salomon : à la suite de cette intervention de Yahvé, Salomon a été privé de toutes les terres du royaume d’Israël à l’exception de Jérusalem et de ses alentours immédiats (Premier livre des rois 11.31-32), un scénario que les hassidim rêvent de reproduire contre l’usurpateur Ménélas ("[Ouvrez les yeux, traîtres, et soyez stupéfaits, car le Seigneur accomplit en votre temps ce que vous ne croiriez pas] si on vous le racontait” [Habacuc 1.5]. Cela renvoie aux traîtres assemblés autour de l’Homme de mensonge, qui ont méprisé les paroles de Yahvé sortant de la bouche du Maître de justice, traîtres à la nouvelle alliance [allusion à la nouvelle alliance annoncée par Isaïe II, qui transforme le judaïsme nationaliste ancien en un nouveau judaïsme universel ; nous verrons juste après que, si le Maître de justice se réfère à Isaïe II comme les pharisiens, il donne à celui-ci une interprétation très différente de celle des pharisiens] qui ne croient pas au saint nom de Yahvé", Pesher d’Habacuc, 1QpHab, colonne 1 ligne 16 à colonne 2 ligne 4).


Fin -165 ou mars -164, le gouverneur séleucide Lysias est vaincu par Judas Maccabée lors de la bataille de Beth-Sour, pendant qu’Antiochos IV se trouve en Mésopotamie. Pendant le même hiver -165/-164, Judas Maccabée et les hassidim ont député vers les Romains, qui les assurent de leur soutien (ce soutien romain est daté de février/mars -164 dans la lettre envoyée par le Sénat à Judas Maccabée, citée intégralement aux versets 34 à 38 chapitre 11 de Maccabées 2). Antiochos IV envoie une lettre aux juifs (daté du même mois de février/mars -164, citée intégralement aux versets 28 à 33 chapitre 12 de Maccabées 2) abolissant officiellement le décret d’uniformisation religieuse de -167. A la fin de cette année -164, Judas Maccabée rentre avec ses compagnons dans Jérusalem, il rend le Temple au culte exclusif de Yahvé, la garnison séleucide de l’Akra ne dit rien, Ménélas s’enfuit, la fonction de Grand Prêtre est assurée temporairement par un collège d’hommes "irréprochables et attachés à la Loi de Moïse" (Maccabées 1 4.42), périphrase équivalente à celle utilisée au verset 42 chapitre 2 de Maccabées 1 pour désigner les hassidim.


A la même date, fin -164, Antiochos IV décède de mort naturelle. Son fils Antiochos V, âgé seulement de neuf ans, lui succède. Dans les faits, le gouverneur Lysias dirige les affaires. Celui-ci commence en -163 par faire assassiner Ménélas à l’origine de tous les problèmes. Parallèlement, il organise en -162 un contingent pour reconquérir Beth-Sour et Jérusalem. Beth-Sour est reprise. Antiochos V et Lysias concentrent leurs derniers efforts sur Jérusalem, qu’ils assiègent. En réponse, Judas Maccabée prend en otage la garnison séleucide de l’Akra.


Des rivalités internes à la Cour séleucide provoquent en -161 le renversement et l’assassinat d’Antiochos V et de son tuteur-conseiller Lysias, et l’intronisation de Démétrios Ier fils de Séleucos IV.


Cette situation fissure la belle entente entre Judas Maccabée, la population juive et les hassidim entre eux. Elle est l’objet de débats entre les exégètes les plus récents qui, moins attachés aux intérêts religieux et idéologiques de leurs pairs jusqu’à l’an 2000, se limitent à recouper les faits historiques indiscutables avec leur lecture entrecroisée des textes juifs et des textes non-juifs, et proposent les conjectures plausibles suivantes.


Nous avons vu que l’Asmonéen Mattatias, mort en -166 selon Maccabées 1 2.70, était un hassid de second rang et que son fils Judas Maccabée n’a donc aucune légitimité à donner des leçons de religion et des ordres politiques aux hassidim d’ascendance plus noble, comme Yosé ben Yohanan et Yosé ben Yoezer. Les hassidim quant à eux sont débarrassés de l’usurpateur Ménélas, ils sont désormais les maîtres absolus dans le Temple et peuvent y appliquer leurs règles intégristes, ils veulent enfin appliquer le programme nationaliste d’Ezékiel sur lequel ils ont fondé leur mouvement depuis -197, c’est-à-dire ressusciter l’antique royaume d’Israël. Mais des divergences apparaissent. Pour les uns, pragmatiques, derrière Yosé ben Johanan, ce royaume sera certes une théocratie avec Jérusalem comme capitale et un Grand Prêtre issu directement de Sadoc - donc n’appartenant pas à la famille des Asmonéens, autrement dit Judas Maccabée ne peut pas devenir Grand Prêtre -, qui veillera à l’application stricte de la Torah dans Jérusalem et alentour, mais on ne peut pas l’instaurer sans négocier avec les Grecs séleucides. Pour les autres, plus exaltés, derrière Yosé ben Yoezer, ce royaume étant une théocratie il ne doit pas être instauré par des diplomates avec l’aval de l’ennemi grec, il doit être instauré par Yahvé lui-même, et la Lumière éclatante de Yahvé rayonnera non seulement sur Jérusalem et alentour mais encore sur toute la terre habitée : le nouveau Grand Prêtre ne sera pas un simple administrateur, il sera un être surnaturel envoyé par Yahvé, le dernier bras armé du Dieu unique qui répandra définitivement sa gloire jusqu’au bout du monde, on ne doit donc pas négocier quoi-que-ce-soit avec les Grecs parce que les Grecs, comme d’ailleurs tous les autres peuples non-juifs, sont voués à l’extermination par l’action spectaculaire et imminente de Yahvé. Yosé ben Yoezer concatène Ezékiel et une lecture apocalyptique d’Isaïe II (cette progressive appropriation d’Isaïe II par les hassidim partisans de Yosé ben Yoezer/Maître de justice se retrouve dans le début de la colonne 2 précité du Pesher d’Habacuc, qui voit la "nouvelle alliance" d’Isaïe II comme une ligue juive ethniquement pure promise à la victoire finale contre tous les non-juifs, c’est un comble quand on se souvient que les partisans originels d’Ezékiel et d’Isaïe II, à l’époque de l’exil à Babylone au VIème siècle av. J.-C., ont construit leurs discours respectifs sur une opposition mutuelle, et ont dressé les deux livres l’un contre l’autre comme deux étendards inconciliables !). Pour les pharisiens, Isaïe II prône un judaïsme universaliste dynamique qui se répandra progressivement par la Torah dans le quotidien de tous les peuples non-juifs qu’ils côtoient : pour Yosé ben Yoezer au contraire, Isaïe II prône un judaïsme universaliste figé qui se répandra soudainement par un envoyé divin, un Messie/Mashiah ultime scellant la longue liste des messies/mashiahs passés puisqu’il tuera tous les infidèles ayant survécu aux calamités provoquées par Yahvé, qui transformera la terre en un Bien absolu débarrassé du Mal sous toutes ses formes, un monde sans frontière où tous les hommes passeront la journée à prier Yahvé, à le remercier de leur interdire de jouer à la balle ou d’écouter de la musique, et leurs fils après eux, et les fils de leurs fils, de génération en génération sans changement et sans limite de temps car l’instauration de ce monde idéal signifiera la fin de l’Histoire, où chacun sera heureux et solidaire de son prochain puisque dès qu’un quidam manifestera la moindre individualité ou posera la moindre question il sera considéré comme mécréant et exécuté publiquement selon la volonté de Yahvé. Ainsi s’explique la division des partisans de Yosé ben Johanan et Yosé ben Yoezer évoquée dans l’incidence précitée de l’Avot de rabbi Nathan : ceux-ci génèrent un judaïsme "saducéen" regardant non pas vers leur maître Yosé ben Yohanan mais vers la fonction du Grand Prêtre issu de Sadoc servant à la fois de référent et d’intermédiaire face aux non-juifs, ceux-là génèrent un judaïsme "boyetosim/boethosien" regardant vers leur maître Yosé ben Yoezer/Boethos qui prophétise la venue du dernier Messie/Mashiah et la guerre sainte ultime contre les non-juifs.


Un homme nommé "Elyakim" en hébreu ou "Alkimos" en grec semble avoir suscité un temps l’enthousiasme d’une partie des hassidim : appartenant à la famille d’Aaron, il est légitime pour la Grande Prêtrise, et il promet un judaïsme intransigeant (plus intransigeant qu’Onias IV, qui à l’occasion est définitivement privé de la succession de son père Onias III à la Grande Prêtrise et fuira en Egypte, où il fondera le temple juif de Léontopolis, comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe précédent). Mais l’enthousiasme retombe très vite. Cet Elyakim/Alkimos, reconnu Grand Prêtre par le roi séleucide Antiochos V, veut simplement rétablir les relations qui existaient entre les autorités juives jérusalémites et les Grecs avant le renversement d’Onias III, et débarrasser la Judée de Judas Maccabée et de tous ceux qui l’ont soutenu peu ou prou durant les dernières années, dont les hassidim ("Judas et ses frères ont massacré tous tes partisans et ils nous ont chassés de notre pays [c’est Elyakim/Alkimos et son entourage qui parlent au roi séleucide]. Envoie maintenant un homme qui a ta confiance inspecter leurs destructions sur nos terres et sur les domaines royaux, et punir Judas, ses frères et tous ceux qui les aident", Maccabées 1 7.6-7). Démétrios Ier, qui vient de succéder à Antiochos V après l’avoir assassiné, envoie vers Jérusalem en-161 un contingent guidé par Elyakim/Alkimos. Une partie des hassidim s’avance au-devant de lui pour se repentir ("Parmi les juifs, les hassidim étaient les premiers à vouloir la paix. Ils dirent : “Alkimos, venu avec l’armée du roi, est un prêtre de la famille d’Aaron, il ne nous traitera pas injustement”", Maccabées 1 7.13-14). Après un temps, Elyakim/Alkimos épargne les uns, qui le reconnaissent nouveau Grand Prêtre et l’aident à prendre le contrôle de la Judée contre Judas Maccabée en fuite ("Les semeurs de trouble dans le peuple se joignirent à [Alkimos]. Bientôt ils contrôlèrent la Judée et firent beaucoup de mal aux Israélites", Maccabées 1 7.22), et il condamne à mort les autres ("[Alkimos] fit arrêter soixante d’entre eux et les fit mettre à mort le même jour, comme les écritures l’avaient annoncé : “Ils ont dispersé les cadavres de tes fidèles, ils ont répandu leur sang tout autour de Jérusalem, et personne n’est venu les ensevelir [Psaume 79 2-3]", Maccabées 1 7.16-17). Yosé ben Yohanan fait-il parti de ceux qui se rangent derrière le nouveau Grand Prêtre Elyakim/Alkimos ? Yosé ben Yoezer fait-il parti de ceux qu’Elyakim/Alkimos condamne à mort ? Les rares mentions de Yosé ben Yoezer et de Yosé ben Yohanan dans le Talmud sont extrêmement floues sur leurs relations et sur le contenu de leur enseignement : si on se contente de celle du traité Sotah ("Quand Yosé ben Yoezer de Tserada et Yosé ben Yohanan de Jérusalem furent morts, les raisins cessèrent, comme il est dit : “Rien à manger, aucun raisin, aucune figue tendre à envier” [Michée 7.1]", Talmud de Babylone, Nashim, Sotah 47b) on a l’impression que les deux hommes ont toujours été unis, mais si on se réfère à celle du traité Eduyot ("Yosé ben Yoezer de Tsereda dit que le terme “ail” [signification inconnue] est admissible pour tout liquide dans l’abattoir du Temple, seuls les cadavres sont impurs, d’où son surnom “Yosé le permissif”", Talmud de Babylone, Nezikin, Eduyot 8.4) on a l’impression au contraire qu’ils ne partagent pas le même avis sur tout, en particulier sur les rituels dans le Temple de Jérusalem. Doit-on voir dans Yosé ben Yohanan l’un des "bogdim/traîtres" qui, après avoir combattu avec le Maître de justice contre l’Homme de mensonge (alias Antigone de Socko ? ou Ménélas ?), se sont finalement rapprochés d’Elyakim/Alkimos à Jérusalem, au sein de la mouvance saducéenne ? Peut-être. Doit-on voir dans Yosé ben Yoezer le Maître de justice abandonné par ces "bogdim/traîtres", contraint de continuer sa lutte apocalyptique avec Judas Maccabée en dehors de Jérusalem, au sein de la mouvance boyetosim/boethienne, contre un "Cohen ha rashah/Prêtre impie" qui ressemble beaucoup à Elyakim/Alkimos ? Peut-être aussi. Le Pesher d’Habacuc dit que le Prêtre impie a adressé une "tokahah/mise en garde, avertissement officiel" au Maître de justice, et qu’à cette occasion il a été approuvé par le silence tacite de l’Homme de mensonge ("“Comment pouvez-vous garder le silence, traîtres, quand l’impie écrase plus juste que lui ?” [Habacuc 1.13] Cela renvoie à la maison av-shalom [c’est-à-dire "la maison d’Absalon" désignant Yosé ben Yohanan ? ou littéralement "la maison de la paix" désignant plus généralement les hassidim autour de Yosé ben Yohanan, les mêmes "partisans de la paix" mentionnés dans le chapitre 7 verset 13 précité de Maccabées 1 ?] et à ses partisans demeurés silencieux lors de la tokahah, qui ne se dressèrent pas contre l’Homme de mensonge ayant méprisé la Torah en leur présence", Pesher d’Habacuc, 1QpHab, colonne 5 lignes 8-12) : doit-on mettre cette "tokahah" en relation avec le verset 3 chapitre 14 de Maccabées 2 qui dit que certains hassidim ont jugé qu’Elyakim/Alkimos "s’est souillé en adoptant volontairement les coutumes grecques", et avec les versets 6 et 7 du même chapitre du même livre qui disent que ces hassidim récalcitrants aidés par Judas Maccabée ont été tellement virulents qu’Elyakim/Alkimos a dû s’enfuir vers Antioche en -161 pour demander l’aide de Démétrios Ier ("Parmi les juifs existent des gens appelés “hassidim” qui, sous la conduite de Judas Maccabée, sont toujours prêts à batailler ou à provoquer des révoltes, et empêchent le royaume de retrouver la paix. Par leur faute, j’ai perdu ma glorieuse fonction héréditaire de Grand Prêtre [c’est Elyakim/Aklimos qui s’adresse à Démétrios Ier], c’est pour cela que je suis ici. Je me préoccupe d’abord sincèrement des intérêts du roi, mais je me préoccupe aussi du bien de mes concitoyens, or la folie de ces gens plonge l’ensemble de nos peuples dans une situation très malheureuse […]. Tant que Judas [Maccabée] sera vivant, le pays ne connaîtra pas la paix", Maccabées 2 14.6-10) ? doit-on conclure qu’Elyakim/Alkimos alias le "Prêtre impie" a condamné publiquement le fanatisme apocalyptique de Yosé ben Yoezer alias le "Maître de justice", et que Yosé ben Yohanan en approuvant cette condamnation contre son ancien camarade de classe et de combat s’est attiré de la part de celui-ci et de ses derniers fidèles le qualificatif négatif "Homme de mensonge" porté avant lui par Antigone de Socko ou par Ménélas ? Le Pesher d’Habacuc dit que le Maître de justice a été finalement arrêté et exécuté par le Prêtre impie lors d’une fête de Yom Kippour, qui a lieu en automne ("“Malheur à qui enivre son compagnon, déverse sa colère et le force à boire juste pour découvrir à quoi ressemblent leurs jours sacrés” [Habacuc 2.15] Cela renvoie au Prêtre impie qui poursuivit le Maître de justice pour l’anéantir par le feu de sa colère dans son lieu d’exil. Lors du Yom Kippour sacré, il lui apparut pour le détruire, il l’anéantit le jour du jeûne et du sabbat sacrés", Pesher d’Habacuc, 1QpHab, colonne 11 lignes 2-8) : doit-on conclure que Yosé ben Yoezer a été finalement arrêté et exécuté par Elyakim/Alkimos, en automne -160, après le retour de celui-ci à Jérusalem escorté par l’armée séleucide de Démétrios Ier ? Peut-être encore (c’est peut-être à la mort de Yosé ben Yoezer/Maître de justice protégé par Yahvé, assimilé à un berger qui prenait soin d’un troupeau de pauvres/ebionim avant de tomber sous les coups d’épée du Prêtre impie alias Elyakim/Alkimos, que renvoie ce passage de l’Ecrit de Damas, en prophétisant que la mort du berger ne signifie pas la mort du troupeau, et que les pauvres/ebionim désormais dispersés mais toujours sous la protection de Yahvé sauront se rassembler contre les mécrants quand viendra le Messie/Mashiah : "“Epée, lève-toi contre le berger qui est mon associé, tue le berger : les moutons se disperseront et je tournerai ma main vers les petits” [Zacharie 13.7] Ceux qui écoutent Yahvé sont les pauvres/ebionim du troupeau, ils seront sauvés à l’heure du châtiment, tous les autres seront livrés à l’épée quand viendra le Messie/Mashiah d’Aaron et d’Israël", Ecrit de Damas, guéniza B colonne 19 ligne 7-11). On constate en tous cas que le mot "hassid" pour désigner un groupe religieux bien défini entre le soulèvement de -197 selon l’Ecrit de Damas et la réaffirmation définitive et musclée d’Elyakim/Alkimos comme Grand Prêtre en -160, disparaît complètement des textes juifs après cette date : cela pourrait s’expliquer par l’implosion de ce groupe en deux entités irréconciliables, d’un côté les saducéens de Yosé ben Yohanan qui se rangent derrière le nouveau Grand Prêtre, de l’autre côté les "boyetosim/boethosiens" de feu Yosé ben Yoezer qui s’y refusent.


Dans cette affaire, les juifs ordinaires témoignent de plus en plus de leur réserve. Maccabées 1 dit clairement que les effectifs de Judas Maccabée fondent ("Quand les soldats juifs virent que les troupes ennemies étaient si nombreuses, ils furent effrayés et s’enfuirent du camp. Seuls huit cents restèrent. Judas vit son armée fondre au moment où le combat allait s’engager", Maccabées 1 9.6-7), probablement parce que ses soldats sont lassés de répandre dans toute la Judée les flots de sang des soi-disant "bogdim/traîtres" ordonnés par Yosé ben Yoezer au nom de Yahvé ("Judas [Maccabée] vit qu’Alkimos et son entourage nuisaient aux Israélites davantage que les païens. Il effectua alors des raids dans toute la Judée pour punir les traîtres ["aÙtÒmoloj/transfuge, déserteur"] ayant rejoint Alkimos et les empêcher de circuler à travers le pays", Maccabées 1 7.23-24), et probablement aussi parce que, selon l’hypothèse exposée dans notre paragraphe précédent, Démétrios Ier a l’intelligence d’alléger l’impôt universel imaginé par son père Séleucos IV et appliqué par Antiochos IV au lendemain du Cercle de Popilius en -168. Ayant d’un côté Démétrios Ier et Elyakim/Alkimos entouré des saducéens qui proposent un allègement de l’impôt et une Judée pacifiée où domine un judaïsme hellénisé, et de l’autre côté le Maître de justice et son bras armé Judas Maccabée qui proposent de massacrer les infidèles à tour de bras pour purifier la terre en attendant la venue du Messie-issu-de-la-souche-de-Jessé envoyé par Yahvé, une venue soi-disant imminente mais qui tarde à venir depuis plusieurs décennies, le choix des juifs ordinaires de Judée est vite fait. Judas Maccabée envoie encore une ambassade dans l’espoir d’obtenir une aide matérielle de Rome. Il ne reçoit qu’une nouvelle lettre de soutien du Sénat (citée chapitre 8 versets 23 à 28 de Maccabées 2 : les Romains sont ravis de voir Démétrios Ier embourbé dans des troubles au sud Levant et flattent tous ceux qui veulent entretenir ces troubles, mais dans l’immédiat ils n’ont nullement envie d’y envoyer des légions). Il est finalement repéré et tué au printemps -160 par le stratège Bachidès envoyé par Démétrios Ier, soit quelques mois avant notre date supposée de l’assassinat du Maître de justice/Yosé ben Yoezer par Elyakim/Alkimos lors du Yom Kippour en automne -160.


La mort de Yosé ben Yoezer alias le Maître de justice, ne signifie pas la fin de son mouvement. Yosé ben Yoezer laisse une organisation et des textes à ses partisans survivants.


L’organisation


Comment les partisans de Yosé ben Yoezer se désignent-ils eux-mêmes ? Dans les très médiatiques manuscrits de la mer Morte, découverts juste après la deuxième Guerre Mondiale sur des sites archéologiques ou dans des grottes en bordure occidentale de la mer Morte, soit, du sud au nord, dans la forteresse de Massada, dans la vallée du Nahal Hever, dans l'oasis d'Ein Gedi, dans la vallée du Murabba'at, à Qumran et à Jéricho, les auteurs se qualifient d'"ebionim", c'est-à-dire "pauvres" en hébreu ("Ceux qui écoutent Yahvé sont les pauvres/ebionim du troupeau, ils seront sauvés à l'heure du châtiment", Ecrit de Damas, guéniza B colonne 19 ligne 9-10 ; "Par l'intermédiaire de tes messies/mashiahs, prophètes des choses fixées, tu nous as parlé du temps des guerres que tu livreras de tes mains afin de te glorifier au milieu de nos ennemis, d'abattre les hordes de Bélial, les sept nations orgueilleuses, dans la main des pauvres/ebionim que tu as rachetés", Rouleau de la guerre, 1QM, colonne 11 lignes 7-9 ; "Dans la main des pauvres/ebionim tu livreras les ennemis de tous les pays", Rouleau de la guerre, 1QM, colonne 11 ligne 13 ; "Ta main puissante est avec les pauvres/ebionim", Rouleau de la guerre, 1QM, colonne 13 ligne 14 ; "Il sera châtié [le Prêtre impie] par Yahvé comme lui-même a voulu châtier les pauvres/ebionim", Pesher d'Habacuc, 1QpHab, colonne 12 lignes 3 et 6 ; "Il [Le Prêtre impie] dépouilla les pauvres/ebionim de leurs possessions", Pesher d'Habacuc, 1QpHab, colonne 12 ligne 10, "La communauté des pauvres/yahad ha ebionim subit le temps de l'erreur, mais elle sera délivrée de tous les pièges de Bélial", Pesher du Psaume 37, 4Q171, colonne 2 lignes 9-10 ; "La communauté des pauvres/yahad ha ebionim recevra les biens de tous", Pesher du Psaume 37, 4Q171, colonne 3 ligne 10 ; "Les saints loueront [Yahvé] dans l'assemblée du peuple, et Yahvé aura pitié des pauvres/ebionim pour la joie d'Israël", Psaumes de Salomon X.6 ; "L'espoir et le refuge des pauvres/ebionim, c'est toi, ô Yahvé", Psaumes de Salomon XV.1 ; "Ton regard surveille et nul n'en est privé, tes oreilles écoutent la confiante prière du pauvre/ebion", Psaumes de Salomon XVIII.2 ; "Ceux qui auront été pauvres/ebionim à cause de Yahvé seront enrichis, et ceux qui auront péri à cause de Yahvé se réveilleront pour vivre", Testaments des douze patriarches, Juda XXV.4). Tel qu'il est utilisé dans ces manuscrits, l'adjectif "ebion/pauvre" paraît un marqueur social autant qu'un statut assumé et revendiqué, à la manière de la classe "des petits, des obscurs, des sans-grades" à laquelle se targue d'appartenir le laquais du maréchal Marmont dans L'Aiglon d'Edmond Rostand. Les textes montrent clairement que les juifs habitant sur ces sites isolés sont opposés à la fois aux saducéens (dévoyés au Grand Prêtre, alias les "traîtres/bogdim" dévoyés à l'"Homme de mensonge/Is ha kazav" ou au "Prêtre impie/Cohen ha rashah") regroupés autour du Temple à Jérusalem, et aux pharisiens (les "mauvais bâtisseurs de murs") dispersés dans toutes les villes de Méditerrannée, ils pensent que le monde est dominé par le "Mal" avec "M" majuscule, ou "Harisa" en hébreu, que cette domination du Mal/Harisa résulte de la trop grande liberté donnée aux initiatives humaines, autrement dit le Mal/Harisa a été répandu par les Grecs alias les "Kittim", promoteurs de l'homme mesure de toute chose au détriment de Yahvé, et ils espèrent une intervention divine imminente pour renverser les Grecs et débarrasser le monde du Mal/Harisa. Ce raisonnement et ces accusations se trouvaient déjà dans le Siracide, on les retrouve chez Yosé ben Yoezer (le "Maître de justice/More sedek"), puisque c'est justement cette conviction de l'intervention imminente et spectaculaire de Yahvé qui a poussé ce dernier à provoquer délibérément Elyakim/Alkimos vers -161 avec les conséquences fatales que nous avons supposées. La cité grecque, importée au Levant par Alexandre, est regardée comme la source de tous les maux, d'où la volonté d'ascèse, de retourner au désert comme les lointains ancêtres sémitiques du temps d'Abraham ou comme Moïse, pour se préserver de toutes les séductions urbaines, pour se purifier. Aux paragraphes 12 et 13 de son essai Tout homme vertueux est libre (connu aujourd'hui sous son titre latinisé "Quod omnis probus liber sit"), et dans son Apologie des juifs qui n'a pas traversé les siècles mais dont Eusèbe de Césarée cite un long passage au paragraphe 11 livre VIII de sa Préparation évangélique, le juif pharisien hellénophone Philon au début du Ier siècle mentionne "en Palestine" l'existence d'une commauté appellée les "esséens/essa‹oi" en grec, il dit ne pas savoir d'où vient ce nom ("La Palestine en Syrie aussi est vertueuse, habitée majoritairement par le peuple innombrable des juifs, dont une partie, plus de quatre mille selon mes sources, portent le qualificatif “esséens”, qui rappelle “osios” ["Ósioj/saint, sacré, sanctifié"] dans la langue des Grecs", Philon, Tout homme vertueux est libre 12 ; "Notre Législateur a incité le plus grand nombre à se réunir en communauté, ainsi vivent les “esséens”, à mon avis nommés ainsi à cause de leur sainteté", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique VIII.11 ; cette explication du mot hébraïque "esséen" par un étymon grec est aberrante, nous ne la retenons pas). "Esséens" en grec est-il une corruption de "hassidim" en hébreu, les deux mots semblant issus du même étymon ? En tous cas leur description par Philon colle parfaitement avec les ébionites/pauvres assumés et militants des manuscrits de la mer Morte, autant qu'avec la communauté de Yosé ben Yoezer telle que nous la supposons. Les exégètes du XXème siècle qui ont redécouvert ces extraits de Philon ont été trompés par une lecture figurée, insinuée par la vision idéalisée des monastères chrétiens médiévaux. Quand Philon dit que les esséens "ont fui les cités où les âmes sont viciées" et qu'ils se sont installés dans des "gros hameaux/meg£louj kèmaj" épars ("Ils se fixent dans des cités excentrées ["pÒleij ™ktrepÒmenoi"], fuyant les vices dans lesquels sombrent trop facilement les citadins. De même que l'air infecté provoque des maladies, ils sont convaincus que la fréquentation des hommes entre eux provoque la corruption de l'âme", Philon, Tout homme vertueux est libre 12 ; "Ils sont répandus dans beaucoup de cités en Judée, ils peuplent beaucoup de gros hameaux", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique VIII.11 ; on rappelle que la langue grecque distingue nettement le "lieu-dit, petit bourg, hameau/kèmh", la "ville, centre urbain/¥stu", et la "cité, entité politique/pÒlij", comme nous l'avons précisé à la fin de notre alinéa précédent quand nous avons suivi Aelius Gallus dans le Hedjaz), ces exégètes ont cru voir en eux des proto-moines aspirant au "Mens sana in corpore sano" de Juvénal, entre une saine activité physique aux champs et une saine activité spirituelle de plain-chanteur et d'enlumineur bibliste, mais la lecture littérale est très différente : si les esséens fuient les cités pour aller vivre pauvrement dans des lieux désertiques, ce n'est pas pour tonifier leurs muscles ou s'adonner à la méditation métaphysique, mais pour y attendre l'apocalypse, l'Armaggedon, la fin du monde, pour se préparer de loin à la destruction imminente des cités par le Messie/Mashiah envoyé par le tout-puissant Yahvé. Quand Philon dit que les esséens limitent leurs travaux agricoles et pastoraux au strict nécessaire, qu'ils n'exercent aucune autre tâche matérielle, qu'ils rejettent tout commerce, qu'ils n'ont même pas de monnaie, qu'ils sont opposés aux armes, qu'ils n'ont aucune propriété mobilière ni immobilière ("Les uns cultivent la terre, les autres se livrent à l'artisanat, aucun ne s'adonne à une activité en rapport avec la guerre, car ils se consacrent à la paix et à tout ce qui la favorise. Ils n'amassent ni argent ni or. Ils n'achètent pas des grands domaines pour en tirer des revenus, ils se limitent au strict nécessaire à la vie. Parmi tous les hommes, ils sont les seuls à ne pas avoir de monnaie ni de territoire, volontairement et non pas par revers de fortune, parce qu'ils croient que la plus grande richesse est la sobriété et la résignation. Ils n'ont ni javelot, ni flèche, ni épée, ni casque, ni cuirasse, ni bouclier, en résumé ils n'ont ni arme ni machine de guerre, ni rien qui pourrait troubler la paix en favorisant un acte criminel. Ils rejettent tout commerce de gros ou de détail, et la navigation, qui engendrent l'avarice", Philon, Tout homme vertueux est libre 12), ces exégètes ont crû voir en eux une communauté pacifique, heureuse dans la sobriété, accueillante et bienveillante envers l'étranger, mais c'était un contresens absolu : en réalité les esséens se voient comme des cancéreux en phase terminale qui veulent tout brader avant l'heure fatale afin de partir le cœur léger dans l'au-delà, ils espèrent la mort dans la fin imminente de l'Histoire, parce que la mort leur apportera les grandes récompenses que Yahvé leur promet en retour de leur sainteté. Pourquoi fabriquer des armes humaines ce soir contre les infidèles si je suis sûr que demain matin le Messie/Mashiah tuera tous les infidèles à ma place avec des armes divines ? Pourquoi accumuler des biens si je suis sûr de mourir demain dans le maelstrom universel qui anéantira toute l'humanité, et si je suis sûr que le vice des citadins les condamnera éternellement aux Ténèbres, dans le même temps que ma vertu ascétique m'apportera tous les biens de la Lumière éternelle ? Pourquoi me fatiguer à travailler plus que nécessaire aujourd'hui ici-bas, si je suis sûr que demain dans l'au-delà Yahvé me donnera spontanément toutes les nourritures que je désire ? Pourquoi m'encombrer d'une maison, d'un coffre-fort, d'une batterie de casseroles, d'une Deux-chevaux, si je suis sûr que demain Yahvé me donnera trente Facel Véga II, quarante cuisiniers, cinquante banques, soixante villas ? Pourquoi même m'encombrer d'une femme avec ses cycles, ses humeurs et ses kilos, si je suis sûr que demain Yahvé me donnera soixante-dix bimbos permanentes, auto-vierges et dociles ? Les esséens selon Philon rejettent les enfants, ils acceptent seulement les adultes, non pas parce que leur hypothétique bonté leur murmure qu'un enfant pour bien grandir doit manger davantage que les trois figues et les deux haricots qu'ils peuvent lui offrir, comme le croyaient les exégètes du XXème siècle, mais parce qu'un enfant pose toujours des questions, et que les questions engendrent le doute, autrement dit la "vertu" des esséens ressemble beaucoup à la bêtise, elle est synonyme d'obéissance aveugle, de soumission fanatique à l'idéal totalitaire de la communauté, Philon va même plus loin en écrivant que les esséens jugent cette soumission totale à la bêtise comme la seule vraie Liberté, car elle dispense l'individu de tout raisonnement, de toute imagination, de toute sensibilité ("Parmi les esséens ["essa‹oi"], on ne voit aucun enfant ni adolescent ni jeune homme, parce qu'à ces âges le caractère n'est pas encore formé et incline à la nouveauté, on voit seulement des hommes mûrs ou vieux, qui ne sont plus troublés par l'inconstance et le charme des passions, et qui savent apprécier la liberté réelle et sans fard", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique VIII.11), la soi-disant "vertu" des esséens n'est qu'un nihilisme où la chair doit s'effacer au profit de l'âme nue, où la mort est conçue comme la délivrance de toutes les tentations de la chair. Et les esséens rejettent les femmes pour la même raison : parce que les femmes sont des tentatrices libidineuses ou des épouses réclamant toujours plus de confort matériel pour elles-mêmes ou pour leurs enfants, elles sont la chair corruptrice et corrompue, la chair honnie, la chair qui doit être annihilée bientôt par l'action foudroyante et pure du Messie/Mashiah ("Ils préservent sagement leur assemblée de toute dissolution en bannissant le mariage et en observant une stricte continence. Aucun esséen ne prend une femme, car la femme est égoïste, très envieuse, habile à troubler les habitudes de son époux en lui tendant des pièges en permanence, en le séduisant par des discours flatteurs et des artifices de toutes sortes, elle fascine les yeux et les oreilles pour égarer l'esprit de celui qui commande, elle corrompt les sens qui lui sont soumis, et quand elle devient mère elle se gonfle d'orgueil et d'effronterie, elle exige avec une audace et une arrogance sans limite ce qu'auparavant elle osait entreprendre de façon détournée, elle ruine autoritairement la bonne harmonie du foyer, et l'époux enlacé par les philtres de sa femme, préoccupé par les soins à apporter à ses enfants, n'est plus le même pour les autres, il perd sa liberté pour devenir un esclave", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique VIII.11). L'interprétation des exégètes du XXème siècle était d'autant plus surprenante que Philon est très clair sur les obsessions des esséens : Philon dit bien que, comme naguère le Siracide, les esséens vomissent tous les apports des Grecs, ils considèrent inutile la philosophie parce que la Torah répond à toutes les questions existentielles, dangereux le débat démocratique parce qu'il suscite des points de vues contradictoires, condamnable la science parce qu'elle empiète sur le domaine cosmique de Yahvé, ils regardent comme une bonne hygiène de l'âme l'apprentissage mécanique de la Torah, qu'ils ânonnent tel un mantra, sans rien y comprendre, et en se convainquant que dans cette incompréhension qu'ils entretiennent réside une toute-puissance cachée ("L'avarice […] rend îvre de convoitise et empêche la confraternité par ses artifices en substituant l'indifférence à l'amitié, et la haine à l'affection. Ils abandonnent la philosophie aux conversations oiseuses, en estimant que la logique n'est pas nécessaire pour acquérir la vertu, et que la physique est au-delà de la nature humaine. Leur unique philosophie se borne à reconnaître l'existence de Yahvé et la création de l'univers. Ils se livrent à l'étude attentive de la morale en s'appuyant sur leurs lois ancestrales, persuadés qu'elles ont été conçues par des âmes humaines divinement inspirées", Philon, Tout homme vertueux est libre 12). Comme les hassidim qui se lamentaient de la construction d'un gymnase à Jérusalem (Maccabées 1 1.14) et de sa fréquentation (Maccabées 2 4.12-13) à l'époque d'Antiochos IV, les esséens de l'époque de Philon voient dans le sport une autre perversion amenée par les Grecs, une exaltation de la chair qui distrait, égare, perd l'âme ("Ils prétendent que leur usage de leurs facultés est plus utile aux hommes et plus doux à l'âme que la gymnastique, car leurs effets sont plus durables que les exercices athlétiques et ne décroissent pas quand le corps décline. Parmi eux, certains sont agriculteurs, ils labourent et ensemencent la terre, certains sont pasteurs, ils surveillent des troupeaux de bêtes diverses, certains encore sont apiculteurs ou exercent une autre activité leur assurant le strict nécessaire à la vie", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique VIII.11). Enfin on remarque que les esséens de Philon, comme les ébionites/pauvres communautaires des manuscrits de la mer Morte ("On prendra aussi des mesures pour annexer son bien [au nouvel entrant], qui sera placé sous l'autorité de l'inspecteur/meqaber et confié à la communauté même si celle-ci n'en aura pas encore l'usage", Règle de la communauté, 1QS, colonne 6 lignes 19-20), n'existent pas en dehors du groupe, aucun n'a une vie privée, chacun n'est qu'un numéro ayant l'obligation d'aimer son prochain dans le cadre étroit de la communauté esséenne, et même l'obligation de partager sa chlaina en été et son exomide en hiver ("On ne trouve aucun esclave parmi eux, tous sont libres et s'entr'aident mutuellement. Ils condamnent les maîtres comme injustes parce qu'ils attentent à l'égalité, et comme impies parce qu'ils enfreignent la loi naturelle qui, telle une mère, a engendré et élevé tous les hommes de la même manière afin qu'ils fussent frères, sincèrement et non pas seulement en paroles, puisqu'ils ont des droits égaux", Philon, Tout homme vertueux est libre 12 ; "Aucune maison n'appartient en propre à l'un d'eux, sans pour autant être commune à tous. Ils habitent par chambrée, leur demeure est ouverte à tous ceux qui, venant de l'extérieur, professent les mêmes doctrines, ils ont un trésor commun fournissant toutes les dépenses. Leurs vêtements et leurs aliments n'ont pas de maître, et leurs tables sont indivises. Cette communauté de maisons, de biens, de tables, ne se retrouve pas ailleurs, que ce soit entièrement et effectivement ou en partie. Le produit du travail journalier de chacun n'est pas conservé par un seul, il est mis à disposition de tous ceux qui en ont besoin", Philon, Tout homme vertueux est libre 12 ; "Aucun d'eux ne possède quoi que ce soit, ni maison, ni esclave, ni champ, ni troupeau, ni rien qui constitue l'illusion de la richesse. Ils mettent tout en commun et chacun profite des ressources destinées à tous. Ils habitent ensemble, ils prennent leurs repas ensemble à la manière des thiases [les servants de Dionysos], et ils s'occupent à toutes sortes de tâches utiles à la communauté", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique VIII.11 ; "Compagnons de chambrée et de table, ils partagent les mêmes goûts. Amants de la frugalité, ils abhorrent le luxe, aussi néfaste au corps que dangereux pour l'esprit. Outre les repas, ils s'échangent aussi les vêtements, la chlaina en hiver ["cla‹na", manteau épais], l'exomide en été ["™xwm…doj", vêtement léger, qui laisse le bras droit dégagé pour le travail], de sorte que chacun peut choisir de porter l'habit qu'il souhaite puisque ce qui est à l'un appartient à tous", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique VIII.11). En apparence, le réseau des esséens ressemble aux hérésies/sectes des Grecs que nous avons détaillées à la fin de notre paragraphe introductif, mais l'apparence est trompeuse : les hérésies/sectes grecques ont des chefs philosophiques, des guides intellectuels qui se préparent à gouverner le peuple dès qu'une révolution politique se produira, les esséens au contraire n'ont pas de chef ni de guide puisque leur seul guide et leur seul chef est Yahvé, et ils ne se préparent pas à gouverner le peuple puisqu'ils se réjouissent que le peuple, entité grouillante corrompue par les Grecs, sera bientôt exterminé par le Messie/Mashiah de Yahvé. Certains exégètes rapprochent le qualificatif "esséen" du nom même de "Yosé" ben Yoezer, en rappelant que les noms francisés "José/Yosé", "Jessé", "Jésus", "Josué", "Joseph", "Osée", "Isaïe" sont construits autour de la même base consonantique hébraïque [js], autrement dit "esséens" désignerait simplement les "partisans de Yosé". D'autres exégètes pensent qu'"esséen" vient d'"asya", soit "guérisseur, médecin" en araméen, en établissant un parallèle avec "boyetos/boethos" au sens équivalent ("sauveur"), et en s'appuyant sur le petit essai Sur la vie contemplative de Philon qui décrit longuement une communauté vivant en son temps en Egypte qu'il appelle les "thérapeutes/qerapeÚta…" en grec. Ce terme "thérapeute/qerapeut»j" est très ambigu puisqu'il dérive du verbe "qerapeÚw" signifiant "prendre soin de" au sens large, il peut s'appliquer par exemple à un agriculteur (qui "prend soin" de la terre, qui l'entretient), il peut s'appliquer à un authentique médecin (qui "prend soin" de son patient ; le mot français "thérapie", désignant un protocole pour obtenir une guérison, est directement issu de ce verbe grec), mais il peut aussi s'appliquer au servant de n'importe quel dieu (qui "prend soin", choie et honore ce dieu) : un "thérapeute" en grec peut désigner autant un honnête homme désireux de guérir un malade, qu'un illuminé prétendant "guérir" l'humanité en la massacrant au nom de son dieu (à la manière de Didi dans Le Lotus bleu d'Hergé, qui veut "guérir" tous ses interlocuteurs en les convertissant à Lao-Tseu par le bagua dao : "Je vais commencer par vous couper la tête, après vous vous sentirez mieux" ; on note que Philon lui-même, qui est un pharisien donc bien intégré à la vie citoyenne instaurée par les Grecs lagides, contrairement aux "thérapeutes", hésite sur l'origine de cette appellation, et ne repousse pas l'idée d'une communauté d'illuminés : "On les appelle “thérapeutes” et “thérapeutrides”, peut-être parce qu'ils exercent une médecine supérieure à celle partiquée dans les cités, qui ne guérit que le corps, tandis que la leur délivre les âmes des maladies profondes et insaisissables causées par la volupté, le désir, les soucis, la peur, l'avarice, les mauvais raisonnements, l'injustice et toutes les autres passions innombrables définissant le vice", Philon, Sur la vie contemplative 2 ; nous profitons de cette parenthèse pour avancer une remarque de bon sens : s'il pensait réellement que les "esséens/thérapeuthes" étaient des esprits purs et des guérisseurs de l'âme, on se demande pourquoi le pharisien hellénisé Philon est resté fidèle au pharisianisme jusqu'à sa mort, pourquoi il n'a jamais quitté la cité d'Alexandrie pour aller rejoindre les "esséens/thérapeuthes" dans leurs hameaux reculés en Palestine ou en Egypte et participer à leur vie marginale, la réponse a cette question est évidemment que Philon n'a jamais pensé réellement que les "esséens/thérapeuthes" étaient des esprits purs et des guérisseurs de l'âme, en conséquence on doit lire les passages qui les concernent dans Tout homme vertueux est libre, dans l'Apologie des juifs et dans Sur la vie contemplative non pas comme descriptions neutres ou des louanges au premier degré mais comme des railleries mordantes contre ces esséens/thérapeuthes). L'hypothèse est pertinente car selon cet essai de Philon les "thérapeutes" en Egypte ressemblent beaucoup aux "esséens" en Palestine. Ils vivent à l'écart des villes, qu'ils jugent gangrénées par le vice, on les trouve principalement autour d'un lac "Mareia/Mare…a", certainement une corruption du lac "Mo‹rij/Moeris", également connu sous son appellation francisée "Fayoum" (aujourd'hui le lac Karoun : "On les trouve partout dans l'œcuménie […], mais surtout en Egypte, dans un grand nombre de nomes et à proximité d'Alexandrie. Les thérapeutes les plus éminents colonisent un lieu adapté qui semble leur lieu d'origine, au bord du lac Mareia, sur une colline peu élevée, qui leur assure à la fois la séurité et un air pur", Philon, Sur la vie contemplative 21-22). Les thérapeutes en Egypte portent exactement les mêmes vêtements ordinaires que les esséens en Palestine : une chlaina en été et un exomide en hiver ("Leur vêtement est très simple, destiné à les protéger contre le froid et la chaleur : en hiver une chlaina, en été une exomide ou une othonè ["ÑqÒnh", tunique longue ordinaire, peut-être en lin]", Philon, Sur la vie contemplative 38). Ils ont coupé tout contact avec leurs père, mère, famille ("Lorsqu'ils se sont débarrassés de leurs biens et de tous les charmes, ils partent sans retour, abandonnant frères, enfants, femmes et parents, loin des lieux fréquentés où sont leurs familles, leurs amis, leurs compagnons, loin de la patrie qui les a vus naître et grandir, car la fréquentation des autres hommes entrave et séduit. Ils n'émigrent pas dans une autre cité, comme les esclaves malheureux et misérables qui demandent à leur propriétaire de les vendre parce qu'ils croient pouvoir se libérer de la servitude en changeant de maître : même la cité la mieux organisée n'échappe pas aux troubles, aux désordres, aux tracas innombrables, intolérables pour qui se voue à la sagesse. Ils s'installent hors des murs des cités, dans des jardins ou des lieux solitaires, recherchant la solitude non pas par misanthropie farouche mais pour éviter tout contact avec les hommes de mœurs opposées, qu'ils jugent dangereux et nuisible", Philon, Sur la vie contemplative 18-20), ils rejettent tout héritage matériel car ils se considèrent déjà morts ("Portés ardemment vers la vie immortelle et bienheureuse, et s'estimant être déjà morts, ils ouvrent leur héritage délibérément et laissent leurs biens à leurs enfants ou à leurs proches, ceux qui n'ont pas de parents abandonnent tout à leurs compagnons et à leurs amis. Ayant acquis les trésors de la vue spirituelle, ils pensent en effet devoir livrer leurs fausses richesses à ceux dont l'esprit aveugle est encore enveloppé de Ténèbres" Philon, Sur la vie contemplative 11-13). Pour cette raison, ils sont aussi pauvres que les ébionites des manuscrits de la mer Morte. Philon ne précise pas comment ils s'alimentent, il dit seulement qu'ils sont obsédés par les Ténèbres de la chair et par la Lumière de l'âme, et que cela les pousse à s'alimenter du strict nécessaire durant la nuit afin de mieux jouir de leurs méditations religieuses durant le jour, certains s'abstiennent même de manger pendant presque une semaine ("Ils considèrent la tempérance comme le socle de leur âme, et sur ce socle ils édifient les autres vertus. Aucun d'eux ne mange ni ne boit avant le coucher du soleil, car ils estiment que l'étude de la philosophie est digne de la Lumière tandis que les nécessités du corps ne méritent que les Ténèbres, pour cette raison ils consacrent le jour à la philosophie et un court moment de la nuit à l'entretien du corps. Chez certains, la passion de la sagesse est telle qu'ils restent trois jours sans penser à la nourriture. Certains même ressentent un tel désir et une telle jouissance dans ce festin de sagesse riche d'enseignements, qu'ils supportent l'abstinence deux fois plus longtemps et se nourrissent à peine au bout de six jours", Philon, Sur la vie contemplative 34-35). Ils accomplissent au moins deux prières quotidiennes, et s'occupent le reste du temps à recopier des parties du Tanakh en les commentant et en étudiant les textes de leurs membres fondateurs : ces deux derniers points collent parfaitement avec le fait que des exemplaires de l'Ecrit de Damas, peut-être écrit par Yosé ben Yoezer en personne ou par son entourage proche comme nous allons le voir juste après, seront retrouvés dans une guéniza du Caire en Egypte à la fin du XIXème siècle, et avec l'exhumation de nombreux commentaires/peshers à Qumran et alentours après la deuxième Guerre Mondiale, sur lesquels nous allons aussi bientôt nous attarder ("Ils prient habituellement deux fois par jour, le matin et le soir. Au lever du soleil, ils implorent un jour heureux, très heureux, en demandant que leur âme s'emplisse de la Lumière céleste. Au coucher du soleil, ils demandent que leur âme soit totalement affranchie des entraves des sens et du poids des choses sensibles, qu'elle puisse se retirer en elle-même et trouver la voie de la vérité. Du matin au soir ils se livrent à l'ascèse. Ils étudient les saintes écritures et appliquent à la philosophie de nos ancêtres la méthode de l'allégorie, ils croient en effet que le sens littéral couvre un sens mystérieux que l'interprétation dévoile. Ils possèdent des écrits de leurs anciens fondateurs, notamment des nombreux commentaires contenant des modèles d'allégories dont leurs successeurs se servent pour en composer d'autres en les imitant", Philon, Sur la vie contemplative 27-29). Philon remarque qu'aux côtés des thérapeutes, des femmes sont présentes, mais volontairement fanées, volontairement débarrassées de tout attribut féminin et de toute aspiration féminine, sans passion charnelle (elles sont vierges, et on suppose qu'elles portent des vêtements cachant non seulement leur tronc, mais encore leurs bras, leur cou, leurs chevilles, leurs cheveux), dévouées totalement à l'exaltation de l'âme ("Les femmes prennent part au repas. Elles sont majoritairement âgées et vierges. Elles conservent la chasteté non pas par nécessité comme certaines prêtresses chez les Grecs, mais volontairement, pour obéir à leur désir de sagesse, qui les pousse à embrasser la vie des solitaires. Dédaignant les plaisirs du corps, leur âme éprise de Yahvé recherche non pas l'union charnelle mais l'union céleste, elles aspirent à être fécondées par les rayons spirituels que le Père descend en elles comme une semence, qui leur manifestent et leur enseignent sa sagesse", Philon, Sur la vie contemplative 68). Hommes et femmes se regroupent chaque fin de semaine pour chanter en l'honneur de Moïse et de sa sœur Maryam ("Sur l'ordre de Yahvé, la mer sauva un peuple et engloutit l'autre : les flots violents furent séparés et se solidifièrent de part et d'autre comme des murailles, l'espace intermédiaire libéré fournit au peuple hébreu une route large et sèche qui lui permit de traverser la haute mer et d'atteindre le rivage du continent opposé, puis les eaux refluèrent en inondant le sol à découvert, les ennemis qui le poursuivaient furent engloutis et périrent. En voyant ce prodige accompli pour eux, qui dépassait leur imagination et leurs espoirs, les hommes et les femmes enthousiastes célébrèrent leur sauveur Yahvé par un chant [allusion aux chapitres 14 et 15 de l'Exode]. Le chœur des hommes était conduit par le prophète Moïse, celui des femmes par la prophétesse Maryam. C'est en souvenir de ce chant que le chœur des thérapeutes et le chœur des thérapeutrides se combinent et se répondent pour former un ensemble harmonieux, les voix graves des hommes se mêlant aux voies aiguës des femmes", Philon, Sur la vie contemplative 86-88). Cette précision est importante car elle confirme que les thérapeutes d'Egypte sont bien des juifs, comme les ébionites de la mer Morte, et comme les esséens de Palestine. Le témoignage suivant est celui d'un non-juif, un Romain, Pline l'Ancien, qui écrit une génération après Philon, vers 70 (dans le passage qui nous intéresse, Pline l'Ancien évoque la récente destruction du Temple de Jérusalem en 70, et lui-même mourra dans l'éruption du Vésuve en 79). Avec sarcasme et férocité, Pline l'Ancien évoque une communauté d'"esséniens" ("esseni" en latin) vivant "au-dessus d'Ein Gedi", autrement dit dans la région de Qumran, qui rejette les femmes, la chair, l'usage de la monnaie, et qui occupe son quotidien à spéculer sur les péchés d'autrui ("Sur la rive occidentale [de la mer Morte], mais éloigné des mauvaises exhalaisons, vivent les esséniens, peuple solitaire, remarquable par le fait qu'il ne compte aucune femme, qu'il a renoncé au sexe, qu'il ignore la monnaie, qu'il n'a que les palmiers pour seule compagnie, mais il se renouvelle quotidiennement par l'intégration de nombreux réfugiés [Pline l'Ancien, qui écrit en latin mais qui est parfaitement hellénophone comme tous les Romains, joue ici sur les différents sens du mot "phénix/fo‹nix" en grec, désignant à la fois le "palmier", herbe des pays chauds caractérisée par sa faculté d'adaptation et sa rapidité à pousser et à se reproduire, le peuple "phénicien" issu de "Phénix" le fils d'Agénor à l'ère mycénienne, ainsi nommé parce qu'il colonise toutes les rives de la Méditerranée et se reproduit aussi facilement que les palmiers, et le dieu-oiseau "Phénix" qui meurt et renaît perpétuellement, à l'image des oiseaux migrateurs qui disparaissent et réapparaissent à chaque nouvelle saison chaude ; on subodore par ailleurs que Pline l'Ancien ironise sur les textes juifs, sur Job qui, au chapitre 29 verset 18 de son livre Job, aspire à "retrouver son nid comme le Phénix" après sa vie de malheurs, et sur Jésus ben Sirac qui, au chapitre 24 verset 14 de son Siracide, dit avoir grandi "comme un palmier dans l'oasis d'Ein Gedi"] qui, lassés des fluctuations de la fortune, viennent partager cette vie, maintenant des effectifs constants. C'est ainsi que depuis des milliers de siècles [nouvelle ironie de Pline l'Ancien], chose incroyable, ce peuple subsiste sans la moindre naissance. Tant est fécond le repentir des hommes sur leurs actes passés ! En dessous d'eux se trouvait autrefois la cité d'Engada [latinisation d'"Ein Gedi"], qui naguère rivalisait avec Jérusalem pour sa fertilité et ses palmeraies, mais comme elle aujourd'hui réduite en cendres", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, V, 15.4). La communauté des "esséens/essa‹oi" de Palestine chez Philon est-elle la même que la communauté des "esséniens/esseni" de Qumran chez Pline l'Ancien une génération plus tard ? Beaucoup de spécialistes pensent que oui, en expliquant que la corruption d'"esséen" en "essénien" n'est qu'un méchant calembour de Pline l'Ancien, qui veut assimiler les pratiques des "esséens" de la mer Morte à celles des "esséniens/essÁnoi" d'Ephèse, serviteurs moisis et ringards du célèbre temple d'Artémis bien connus des lecteurs grecs et romains auxquels il s'adresse ("Dans la région d'Orchomène [d'Arcadie], à gauche en venant du mont Anchisia, se trouve un temple dédié à Artémis Hymnia, commun aux gens d'Orchomène et de Mantinée. Il est entretenu par un prêtre et une prêtresse astreints à une chasteté à vie et à beaucoup d'autres prescriptions : entre autres règles remarquables, ils ont interdiction de se baigner et de pénétrer dans une maison privée. Les serviteurs d'Artémis à Ephèse, qu'on appelle “esséniens”, chargés de présider les repas dans le temple, sont astreints aux mêmes règles, mais leur sacerdoce ne dure qu'un an", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 13.1). Le dernier témoin qui nous intéresse ici est Flavius Josèphe, qui publie sa Guerre des juifs seulement quelques années après la mort de Pline l'Ancien, qu'il complètera un peu plus tard avec ses monumentales Antiquités juives. Dans son Autobiographie, écrite à l'extrême fin du Ier siècle en guise de préface à ses Antiquités juives, juste avant sa mort, Flavius Josèphe dit avoir fréquenté les "esséniens/esshnîn" durant son adolescence, avoir été déçu, et avoir finalement choisi de suivre le mouvement pharisien à l'âge de dix-neuf ans ("A l'âge de treize ans, désireux de connaître les trois hérésies, celle des pharisiens, celle des saducéens et celle des esséniens, afin de m'attacher à celle qui me paraîtrait la meilleure, je les étudiai chacune avec application. Cette expérience ne me satisfit pas. J'appris qu'un nommé Bannous vivait austèrement dans le désert, qu'il avait pour seul vêtement des écorces d'arbres, qu'il se nourrissait de ce que la terre produit d'elle-même, que pour préserver sa virginité il se baignait plusieurs fois par jour et par nuit dans l'eau froide. Je résolus de l'imiter. Je passai trois ans avec lui. A l'âge de dix-neuf ans, je retournai à Jérusalem, je m'engageai dans la vie politique en adoptant l'hérésie pharisienne", Flavius Josèphe, Autobiographie 10-12). Dans ses Antiquités juives, il rapporte les actes de plusieurs personnages qu'il qualifie tantôt d'"esséens" tantôt d'"esséniens". Le plus ancien est un "essénien" nommé Judas en -103, qui prédit la mort d'Antigone, frère cadet du roi asmonéen Aristobule Ier, que nous avons évoquée brièvement dans notre alinéa précédent ("Quand [Antigone] emprunta le passage très sombre au pied de la tour dite “de Straton” [peut-être une des tours de l'Akra, à côté du Temple de Jérusalem], les gardes du corps le tuèrent […]. Une chose étonnante arriva. Un essénien ["™ssÁnon"] nommé “Judas”, dont les prédictions finissaient toujours par se réaliser, vit passer Antigone près du Temple, et s'écria au milieu de ses compagnons et des familiers auxquels il enseignait l'art de connaître l'avenir : “Je mérite de mourir pour avoir menti, puisqu'Antigone est vivant !”. Il avait prédit en effet qu'Antigone mourrait le jour même à la Tour de Straton [aujourd'hui le site archéologique de Césarée en Israël, sur la côte à mi-chemin entre Tel-Aviv au sud et Acre au nord] : quand il le vit passer sous ses yeux, à environ six cents stades de l'endroit où le meurtre devait avoir lieu, tandis que le jour était déjà très avancé, il crut que sa prédiction était fausse. Mais pendant qu'il ruminait sa honte, on annonça qu'Antigone venait d'être tué dans ce passage de la tour également dédiée à Straton. Le devin en fut bouleversé", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.309-313) : Flavius Josèphe reprend là l'anecdote dont il a déjà parlé aux paragraphes 78-80 livre I de sa Guerre des juifs, qui qualifie Jean comme "esséen" et non pas "essénien", et précise qu'il est un "vieillard/gšrwn", sous-entendu le mouvement esséen/essénien ne date pas d'Aristobule Ier mais remonte au moins à l'époque de Jean Hyrcan Ier. Ensuite Flavius Josèphe parle d'un "esséen/essénien" (on trouve les deux graphies dans le même passage) nommé Manahem, qui vers -37 prédit au roi Hérode que sa royauté durera une trentaine d'années : la prédiction de ce Manahem plaît à Hérode, qui le récompense en l'invitant à sa Cour ("Les esséens ["essa‹oi"] aussi furent exemptés de cette obligation [de prêter serment à Hérode] […]. Je parlerai d'eux ailleurs plus en détails, je veux simplement dire ici pourquoi [Hérode] les tenait en haute estime et leur témoignait plus de considération qu'aux hommes ordinaires. Cette explication ne sera pas déplacée dans un livre d'Histoire, et elle permettra de comprendre l'opinion qu'on leur portait. Un essénien ["™ssÁnon"] nommé “Manahem”, qui vivait très honnêtement et tenait de Yahvé le don de prédire l'avenir, observa un jour Hérode encore enfant et le salua comme “roi des juifs”. Hérode crut qu'il ignorait son identité ou qu'il se moquait de lui, et lui rappela être un simple particulier. Mais Manahem sourit tranquillement et lui donna une tape sur les fesses en disant : “Pourtant tu seras roi, et tu régneras heureusement car Yahvé t'en a jugé digne. Souviens-toi de la fessée de Manahem, qu'elle te rappelle toujours les revers de fortune, l'amour de la justice, la piété envers Yahvé, l'équité à l'égard des citoyens : moi qui sait tout, je prédis que tu oublieras tout cela, tu seras heureux comme personne avant toi et tu connaîtras la gloire, mais tu oublieras la piété et la justice, et tu n'échapperas pas à la colère de Yahvé à la fin de ta vie”. Sur le moment, Hérode ne prêta pas attention à ces prédictions, ne croyant pas qu'elles se réaliseraient. Mais après s'être élevé peu à peu jusqu'au trône et à la prospérité, à la gloire et au pouvoir, il fit venir Manahem et l'interrogea sur le nombre d'années de son règne. Manahem refusa de lui dire le total. Comme il se taisait, Hérode lui demanda s'il régnerait dix ans, Manahem répondit : “Oui, et même vingt, et trente”, mais refusa toujours de donner la date de fin. Hérode se déclara néanmoins satisfait, il renvoya Manahem après lui avoir donné la main, et par la suite il honora particulièrement tous les esséniens ["™sshno…"]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XV.371-378). Ensuite Flavius Josèphe raconte comment un "esséen" nommé Simon en l'an 6 prédit au roi Archélaos de Judée qu'il mourra dix ans plus tard en exil (Antiquités juives XVII.346-347), il signale aussi brièvement cet épisode dans sa Guerre des juifs (aux paragraphes 113 livre II). Nous reviendrons sur cet esséen Simon dans notre prochain paragraphe. Enfin, dans sa Guerre des juifs, Flavius Josèphe mentionne un "esséen" nommé Jean qui organise la défense de la région de Thamna/Khirbet Tibnah contre les légions romaines en 66 (Guerre des juifs II.567), avant d'être tué devant Ascalon en 67 (Guerre des juifs III.11). Nous reviendrons pareillement sur cet esséen Jean dans un paragraphe ultérieur. Au paragraphe 145 livre V de sa Guerre des juifs, Flavius Josèphe signale incidemment l'existence d'une "porte des esséniens" permettant l'accès à la ville basse de Jérusalem, au sud-ouest, juste au-dessus du bassin de Siloé. Cette porte doit-elle son nom au fait qu'elle s'ouvre sur la vallée du Cédron, entre la ville de Jérusalem à l'ouest et le mont des Oliviers à l'est, passage obligé pour quiconque veut relier Jérusalem et les rives nord de la mer Morte où vivent les esséens/esséniens ? La majorité de ces paragraphes de Flavius Josèphe, on le voit, utilise "esséen" plutôt qu'"essénien". La fluctuation entre ces deux qualificatifs phonétiquement très proches est-elle due à des copistes maladroits… ou à Flavius Josèphe lui-même qui, s'adressant au même lectorat grec et latin que Pline l'Ancien, emploie à dessein "essénien" renvoyant aux servants cloitrés d'Artémis, afin que ce lectorat non-juif qui ignore les "esséens" puisse néanmoins les imaginer comme des homologues des "esséniens" d'Artémis ? Certains exégètes pensent que la longue notice sur les "esséniens" aux paragraphes 119 à 166 de la Guerre des juifs de Flavius Josèphe est un insert tardif, notamment parce qu'elle contredit leur image pacifique des "esséens/esséniens" : Flavius Josèphe y affirme en effet que les esséniens se promènent armés ("Dans leurs déplacements ils n'emportent rien avec eux, sauf des armes à cause des brigands", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.125) et il ajoute que, dans la guerre contre les Romains qui s'est achevée en 70, les esséniens ont beaucoup souffert, et ont été heureux de souffrir car cela leur a permis de témoigner de la profondeur de leur foi ("Ils méprisent les dangers, triomphent de la douleur par la hauteur de leur âme et considèrent la mort, si elle se présente avec gloire, comme préférable à une vie immortelle. La guerre des Romains a éprouvé leur force de caractère en plusieurs occasions. Les membres roués, tordus, brûlés, brisés, soumis à tous les instruments de torture afin de les obliger à blasphémer contre le Législateur ou à manger des aliments interdits, personne n'a réussi à les contraindre à l'un ni à l'autre, ni même à supplier leurs bourreaux ou à verser des larmes. Souriant au milieu des supplices et raillant leurs tortionnaires, ils rendaient l'âme avec joie, comme s'ils devaient la reprendre bientôt", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.151), sous-entendant qu'ils y ont activement participé, de façon jusqu'au-boutiste. Pour notre part, nous pensons que cette notice est authentique. D'abord, nous avons bien exprimé notre position sur cette vision irénique proto-chrétienne que les exégètes du XXème siècle ont projetée sur les esséens/esséniens : non, les esséens/esséniens n'étaient pas des proto-chrétiens pacifiques, ils étaient des fanatiques apocalyptiques convaincus de la fin imminente de l'Histoire, de l'extermination imminente des Grecs et des juifs pharisiens et saducéens ne partageant pas leur point de vue, par une intervention spectaculaire de Yahvé via son Messie/Mashiah surhumain, et ils vivaient volontairement à l'écart des cités non pas pour cultiver des pommes à cidre ou inventer des neumes comme les moines médiévaux de Jumièges mais pour se préparer à suivre et à seconder militairement leur Messie/Mashiah apocalyptique jusque dans la mort. Philon dit que les esséens n'ont "ni javelot ni flèche ni épée ni casque ni cuirasse ni bouclier" (au paragraphe 12 précité de son Tout homme vertueux est libre), mais cela n'implique pas qu'ils ont des bonnes intentions envers autrui : pour notre part, nous voyons les esséens/esséniens comme certains chefs de clans actuels subsahariens ou moyen-orientaux qui, prêchant l'amour et la paix sous des apparences faussement affables et réservées, dans leurs quartiers périphériques ou leurs bleds isolés, rêvent de renverser leurs dirigeants gagnés aux mœurs étrangères et de provoquer un chaos étendu à leur pays, à leur continent, au monde entier, des chefs faussement adultes qui raisonnent comme des adolescents mal dans leur peau et aspirant à la révolution permanente, des impuissants n'ayant réellement aucune culture, aucune propriété, aucun bien, aucune arme mais songeant toute la journée au moyen d'acquérir telle kalashnikov au marché noir, tel lance-roquettes périmé ou tel vieux T-72 bradé par la mafia locale, afin de donner à leur idéologie clanique un simulacre de puissance, de domination technique physique et intellectuelle, de maîtrise sur les êtres et sur les choses. Le chef Jean qui organise militairement la défense de la région de Thamna en 66 est bien qualifié d'"esséen" par Flavius Josèphe, et il n'est certainement pas le seul ni le premier esséen/essénien à prendre les armes, ou à encourager ses disciples à prendre les armes et à mourir en martyrs, en leur expliquant d'un air faussement calme et réfléchi qu'ils doivent "ouvrir un chemin bien droit, élever les vallées et abaisser les collines car la venue du Seigneur est proche", pour citer les célèbres versets 3 et 4 chapitre 40 d'Isaïe II. La vérité est que depuis la mort de Yosé ben Yoezer, le Messie/Mashiah tarde à venir, et que l'impatience des nouvelles générations d'esséens/esséniens les radicalise, les détourne de l'attente passive de leurs prédécesseurs et les incite à l'action directe. Ensuite, les détails de la notice de Flavius Josèphe ne diffèrent pas de ceux avancés par Philon et Pline l'Ancien, au contraire ils les répliquent. Philon disait que les thérapeutes en Egypte imposaient à leurs nouvelles recrues la rupture avec leur famille de sang : Flavius Josèphe dit la même chose sur les esséniens ("Ils sont juifs, mais moins attachés au lien du sang ["gšnoj"] qu'au lien d'amitié ["fil£llhloj", littéralement "ami/f…loj de l'autre/¥lloj"]. Ils répudient les plaisirs comme un péché et tiennent pour vertu la tempérance et la résistance aux passions. Ils ne se marient pas, ils adoptent les enfants des autres dont les esprits maléables intègrent facilement leurs enseignements, qu'ils traitent comme leur propre progéniture en leur inculquant leurs propres mœurs. Ils ne condamnent pas par principe le mariage et la procréation, mais ils redoutent le dévergondage des femmes et sont sûrs qu'aucune d'elles n'est fidèle", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.119-121). Philon disait que les esséens en Palestine, comme les ébionites de la mer Morte, partageaient tout en commun et n'avaient pas de vie privée : Flavius Josèphe dit la même chose ("Leur loi prescrit aux nouveaux adhérents à leur hérésie d'abandonner leurs biens au groupe, ainsi la détresse de la pauvreté et la vanité de la richesse n'existent pas chez eux, car la mise en commun des biens de chacun donne à tous un unique patrimoine", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.122). Philon disait que les esséens de Palestine vivaient dans les gros hameaux épars, et non pas dans un endroit unique, les ébionites dans leurs manuscrits disent pareillement vivre dans des camps/mahanots dispersés le long de la mer Morte et du Jourdain : Flavius Josèphe dit la même chose ("Ils ne vivent pas dans une seule cité, ils sont dispersés en grand nombre dans toutes les cités", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.124). Philon et Pline l'Ancien disaient que les esséens/esséniens n'utilisaient pas la monnaie : Flavius Josèphe dit la même chose ("Entre eux rien ne se vend ni ne s'achète : chacun donne le nécessaire à l'autre en puisant dans ses provisions, et reçoit en retour ce dont il a besoin", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.127). Philon disait que les thérapeutes en Egypte passaient tout le jour à étudier le Tanakh afin de trouver les moyens de "guérir" l'humanité : Flavius Josèphe dit la même chose ("Ils s'appliquent à la lecture des anciens écrits, choisissant surtout ceux qui peuvent aider ["çfelšw" "secourir, assister, aider"] contre les maux de l'esprit et du corps", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.136). Même sur les vêtements, les deux auteurs se rejoignent. Philon disait que les thérapeutes en Egypte, quand ils se réunissaient chaque fin de semaine, quittaient leur chlaina estivale ou leur exomide hivernale pour porter un habit blanc ("Ils se rassemblent en habits blancs", Philon, Sur la vie contemplative 66), il ajoutait indirectement que cet habit blanc était retenu par une ceinture, car les jeunes gens qui les servaient lors de ces repas n'avaient pas droit de porter une ceinture justement pour signifier qu'ils étaient en période d'apprentissage et n'appartenaient pas encore totalement à la communauté des thérapeutes ("Ils ne sont pas servis par des esclaves [lors du repas commun de fin de semaine, en Egypte], car ils pensent que la possession de serviteurs ou d'esclaves est contraire au droit de la nature, qui nous a tous engendrés libres, et que l'inégalité relève de l'injuste soumission des plus faibles au joug de quelques hommes forts dominés par l'avarice, source de tous les maux. Aucun esclave ne sert donc le repas consacré, le service est assuré par des individus de condition libre qui répondent aux besoins des convives non pas sous la contrainte mais spontanément, avec zèle et prévenance. Cet office n'est pas dévolu à n'importe qui, il est confié aux jeunes gens, choisis avec soin parmi les membres de la communauté selon leur mérite, leur tenue, leur noblesse, leur aspiration à la vertu, qui s'apparentent à des fils heureux et empressés autour de leurs pères et de leurs mères, attachés à des aînés communs par un lien plus étroit que celui du sang […]. Ils entrent dans la salle du repas vêtus d'un chiton sans ceinture, pour ne pas être assimilé à des esclaves", Philon, Sur la vie contemplative 70-72) : Flavius Josèphe dit pareillement que les esséniens portent toujours un habit blanc quand ils se regroupent ("Ils sont toujours vêtus de blancs", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.123) après leur travail solitaire nocturne, cet habit blanc est retenu par une ceinture de lin ("Jusqu'à la cinquième heure ils travaillent de toutes leurs forces, puis ils se réunissent dans un même lieu, mettent une ceinture de lin autour de leurs reins et se lavent tout le corps à l'eau froide", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.129), ils retirent l'un et l'autre dès que le groupe se dissout ("Du début à la fin [du repas], tous rendent grâce à Yahvé, dispensateur de la nourriture nécessaire à la vie. Puis ils retirent leurs vêtements consacrés au repas et retournent à leurs travaux jusqu'au soir", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.131), il ajoute que l'habit blanc et la ceinture de lin font partie, avec l'axinarion vouée aux besoins hygiéniques ("¢xin£rion", hachette servant à creuser un trou pour y enfouir les déjections naturelles), de la panoplie donnée à chaque nouvel entrant ("Celui qui veut entrer dans l'hérésie doit s'astreindre d'abord à la même vie à l'extérieur pendant un an. Il reçoit un axinarion, la ceinture et le vêtement blanc", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.137). Le seul point sur lequel Flavius Josèphe diffère de ses prédécesseurs est la question des femmes. Philon et Pline l'Ancien en leur temps disaient qu'esséens/esséniens et thérapeutes méprisaient les femmes jusqu'à leur interdire l'accès à leur communauté ou les toléraient à condition qu'elles renonçassent absolument à leur féminité. Flavius Josèphe dit qu'à son époque certains esséniens sont mariés. Mais son explication rejoint notre remarque sur l'usage des armes : les esséniens de l'époque de Flavius Josèphe acceptent les femmes non pas par amour, mais parce que le Messie/Mashiah tarde à venir, que cela décrédibilise le discours apocalyptique de la communauté esséenne/essénienne, qui peine à recruter des nouveaux adeptes, qui voit fondre ses effectifs et qui, pour ne pas disparaître, est bien obligée de recourir au ventre des femmes ("Certains esséniens ["™sshnîn"] s'accordent avec les autres sur le régime, les coutumes et les lois, mais s'en séparent sur la question du mariage, parce qu'ils pensent que renoncer au mariage équivaut à renoncer à perpétuer l'espèce, à nuire à la vie, et que si tous suivaient cette voie le genre humain disparaîtrait. Ils prennent donc des femmes à l'essai : après trois cycles successifs prouvant qu'elles sont aptes à enfanter, ils les épousent. Et dès qu'elles sont enceintes ils n'ont plus de relation avec elles, afin de montrer qu'ils se marient non pas pour le plaisir mais pour fabriquer des enfants", Flavius Josèphe, Guerre des juifs 160-161). Autrement dit, la différence entre Flavius Josèphe et ses prédécesseurs sur ce sujet n'est pas si flagrante : les esséniens du dernier quart du Ier siècle sont toujours aussi hostiles aux femmes, ils ne les considèrent que comme des vagins à ensemencer, des pondeuses de chair à canon. Chez les esséens/esséniens de Flavius Josèphe à la fin du Ier siècle comme chez les ébionites du temps de Yosé ben Yoezer, on demeure dans l'idéal totalitaire où n'existent plus ni homme ni femme, ni riche ni pauvre, ni maître ni esclave, seulement des soldats interchangeables, indifférenciés, standardisés, asexués, démunis, abrutis, voués à servir le Messie/Mashiah dès qu'il se présentera, des robots programmés à l'extermination du Mal/Harisa et de ses alliés autant qu'à leur propre mort dès que Yahvé appuiera sur le bouton "On". Selon la même notice de Flavius Josèphe, les esséniens ne distinguent aussi des pharisiens et des saducéens par une conception particulière de l'au-delà. La séparation que les pharisiens opèrent entre le domaine politique et le domaine spirituel, entre le Temple et la Torah, entre les choses matériels et la foi, les a conduit à distinguer nettement le corps et l'âme, et à échaffauder un discours cohérent sur l'ici-bas et un hypothétique au-delà : les pharisiens pensent que les actes d'un juif découlent de sa seule volonté et non pas de la volonté de Yahvé, ils croient que Yahvé juge ces actes dans un sens ou dans l'autre sens, et promet au juif qui les a accomplis une nouvelle vie ici-bas en récompense, ou un séjour éternel au Shéol en punition. Sur ce point, toujours selon Flavius Josèphe, les pharisiens s'opposent aux saducéens de Yosé ben Yohanan beaucoup plus terre-à-terre : les saducéens pensent aussi que les actes d'un juif découlent de sa seule volonté et non pas de la volonté de Yahvé, mais ils nient l'existence d'un au-delà, ils croient que le jugement de Yahvé s'exerce seulement ici-bas, que Yahvé suscite des épreuves pour mesurer l'amour que chaque juif lui porte, et que la seule récompense ou la seule punition est la victoire ou la défaite dans ces épreuves. Flavius Josèphe ajoute que la définition du bien et du mal diffère dans les deux cas : les pharisiens définissent le bien selon un savant équilibre entre le respect à la Torah et l'ouverture aux autres en général, juifs et non-juifs, tandis que les saducéens définissent le bien dans le cadre restreint de leur intérêt communautaire saducéen, voire dans le cadre encore plus restreint de leur intérêt personnel ("Sur les deux premières hérésies, les pharisiens sont les plus anciens, ils sont des interprètes exacts des lois et rattachent tout à la providence et à Yahvé. Ils pensent que la faculté d'agir bien ou mal dépend d'abord de l'homme mais que la providence coopère pour chaque acte particulier, que l'âme est immortelle, que celles des bons passent dans un autre corps tandis que celles des mauvais subissent un châtiment éternel. Les saducéens quant à eux, qui sont la deuxième hérésie, nient la providence, ils prétendent que Yahvé ne peut pas faire le mal ni le prévoir, ils disent que l'homme est libre de choisir le bien ou le mal et que l'inclinaison d'un côté ou de l'autre découle de la volonté de chacun. Ils ne croient pas à la survie de l'âme après la mort, ni aux châtiments et aux récompenses dans un autre monde. Les pharisiens sont très dévoués les uns pour les autres et restent en contact avec le peuple en général, alors que les saducéens sont peu accueillants, même entre eux, et aussi rudes dans leurs relations avec leurs compatriotes qu'avec les étrangers", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.162-166). Les esséniens quant à eux, toujours selon Flavius Josèphe, séparent le corps et l'âme comme les pharisiens, mais leur définition du bien est beaucoup plus étroite : ils croient au jugement apocalyptique de Yahvé et à la récompense dans l'au-delà, "aussi lumineuse que l'île des Bienheureux au large de l'Océan entourant l'œcuménie/kosmopolis ou aussi ténébreuse que les Enfers d'Hadès", par rapport au degré de soumission absolu d'eux-mêmes et d'autrui à la Torah. Flavius Josèphe établit un parallèle significatif entre eux et les Grecs de l'ère mycénienne, qui accomplissaient des exploits pour les autres jusqu'à en mourir afin de devenir des héros après leur mort, tel Achille qui tue des Troyens à la chaîne pour apporter la victoire aux Grecs en espérant une mort glorieuse et rapide au combat plutôt que vivre une longue et simple existence de paysan ou d'artisan anonyme en Grèce : les esséniens combattent pareillement quiconque ne partage pas leur idéal communautaire, et ils espèrent que leur martyr servira d'exemple à leurs contemporains jusqu'à l'heure du jugement apocalyptique de Yahvé et de son Messie/Mashiah ("[Les esséniens] croient fermement que le corps est corruptible et que la matière qui le compose est inconsistante, tantis que l'âme est immortelle et impérissable, qu'elle habite l'éther le plus haut mais qu'attirée dans le corps comme dans une prison elle s'unit à lui par un charme naturel, et qu'après s'être détachée des liens de la chair, comme libérée d'un long esclavage, elle reprend joyeusement son vol vers les hauteurs. Ils s'accordent avec les fils des Grecs pour prétendre que les âmes pures sont vouées au séjour au-delà de l'Océan, là où n'existent ni pluie ni neige ni canicule et où souffle toujours le doux et raffraichissant zéphyr en provenance de l'Océan, et que les âmes impures sont reléguées dans un abîme ténébreux et agité par les tempêtes, foisonnant d'éternelles souffrances. Cela me rappelle l'île des Bienheureux que les Grecs consacrent à ceux qu'ils qualifient de “héros” ou de “demi-dieux”, et l'Hadès où les méchants subissent tous les supplices, où les mythes situent les méchants Sisyphe, Tantale, Ixion, Tiyos : on retrouve la même croyance en l'immortalité de l'âme, et la même volonté d'exhorter la vertu et d'écarter le vice dans l'espoir que ceux ayant accompli le bien durant leur vie seront honorés après leur mort, et que les méchants freineront leurs passions pour éviter le châtiment ici-bas et un supplice éternel après leur mort", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.154-158). Cette conception de l'au-delà est parfaitement raccord avec l'obsession de la Lumière et des Ténèbres qu'on remarque partout dans les manuscrits de la mer Morte (remarquons au passage qu'aucun texte d'inspiration pharisienne, aucun exemplaire ou proto-exemplaire du Talmud de Babylone ni du Talmud de Jérusalem, n'a été retrouvé dans les manuscrits de la mer Morte, ce qui prouve bien que les auteurs de ces manuscrits n'ont aucun lien avec les pharisiens), parfaitement raccord avec la croyance en un au-delà accessible par un comportement jusqu'au-boutiste ici-bas (le Pesher d'Habacuc promet aux fidèles qu'ils échapperont à la justice des hommes s'ils restent fidèles jusqu'à la mort au "Maître de justice" : "Yahvé les délivrera de la maison de jugement à cause de leurs peines et de leur foi pour le Maître de justice", Pesher d'Habacuc, 1QpHab, colonne 8 lignes 2-3), parfaitement raccord avec Judas Maccabée qui rachetait par des sacrifices les égarements ponctuels de ses soldats morts afin de leur assurer un au-delà glorieux (au chapitre 12 versets 39-45 précités de Maccabées 2, nous renvoyons ici à notre paragraphe précédent), parfaitement raccord le rejet absolu du passé considéré comme le règne de la mécréance, avec la foi dans l'imminence de l'apocalypse régénérateur et avec l'idéalisation de l'avenir divin et pur, parfaitement raccord avec l'espoir d'un renversement de l'ordre social impie actuel selon la célèbre formule : "Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers" (nous allons voir juste après que beaucoup d'esséens/esséniens ne vivent pas dans des riches et confortables maisons à Jérusalem comme leurs rivaux saducéens vendus aux dominants grecs, mais dans des grottes reculées : on devine aisément que leur quotidien dans ces grottes sombres est à l'origine de leur obsession des Ténèbres, et que l'espoir d'acquérir un jour une belle maison à Jérusalem est aussi à l'origine de leur espoir de Lumière, on comprend plus généralement pourquoi ils veulent renverser cet ordre établi, qui leur est défavorable : l'opposition entre la Lumière et les Ténèbres, comme la formule : "Les premiers seront les derniers, les derniers seront les premiers", trahissent simplement leur volonté d'inverser les positions sociales, et leur conviction d'être tellement impuissants à accomplir cela que le dernier moyen qui leur reste est le martyr et le martelage de l'imminence apocalyptique divine).


Nous avons dit précédemment que les auteurs hassidim de l'Ecrit de Damas se sont exilés "au pays de Damas" vers -177 pour échapper aux pressions fiscales de Séleucos IV. L'assassinat de Séleucos IV en -175 a incité les exilés à revenir en Judée. Beaucoup sont repartis quand Antiochos IV, frère et successeur de Séleucos IV, a pillé Jérusalem en -169 pour couvrir les frais de sa première campagne en Egypte (ces frais devaient être payés par les trois cents talents promis par le Grand Prêtre Ménélas, mais ce dernier n'a pas tenu sa promesse, Antiochos IV s'est donc servi directement), puis a malmené les Jérusalémites en -168 pour les punir de leur soulèvement lors de sa seconde campagne en Egypte (les Jérusalémites ont tenté de renverser le Grand Prêtre Ménélas avec la complicité de Jésus/Jason, son prédécesseur à la Grande Prêtrise désormais réduit à la clandestinité). Beaucoup sont revenus en Judée participer à la guerre conduite par Judas Maccabée à partir de décembre -167. Une partie d'entre eux, les "saducéens", à l'image de leur chef Yosé ben Yohanan/Homme de mensonge, s'est rangée derrière le nouveau Grand Prêtre Elyakim/Alkimos vers -161. L'autre partie, les "boyetosim/boethosiens", pour ne pas subir le même sort que leur guide spitituel Yosé ben Yoezer/Maître de justice exécuté par Elyakim/Alkimos, et le même sort que leur guide militaire Judas Maccabée tué par les Grecs en -160, sont repartis "au pays de Damas". L'appropriation du poste de Grand Prêtre en -152 par l'Asmonéen Jonatan, frère de Judas Maccabée, est apparue comme un compromis acceptable pour les uns et les autres : Jonatan a bien embrouillé certains Grecs séleucides au bénéfice d'une renaissance politique juive, et en même temps il a entretenu des bonnes relations avec d'autres Grecs séleucides qui ont accéléré l'hellénisation de la principauté d'Israël en gestation. Même conclusion pour Simon, frère et successeur de Jonatan, qui a appliqué la même politique louvoyante et a rendu Israël autonome en -142. Même conclusion pour Jean Hyrcan Ier, fils et successeur de Simon, qui a renforcé la puissance de la principauté hellénistique d'Israël au détriment de plusieurs rois séleucides (Démétrios II, Antiochos VII, Antiochos VIII Grypos, Antiochos IX Cyzicène) et lagides (Ptolémée VIII Phykson, Ptolémée IX, Ptolémée X Alexandre). Aristobule Ier, fils aîné et sucesseur de Jean Hyrcan Ier, a transformé la principauté autonome d'Israël en royaume vers -104. On se souvient que ces deux derniers dynastes ont imposé la domination juive sur les Arabes d'Edom/Idumée au sud, et sur les Arabes d'Iturée au nord vers le "pays de Damas". A cette époque, sous Jean Hyrcan Ier et sous son fils Aristobule Ier, le "pays de Damas", ancienne terre d'exil et nouvelle terre de conquête, a été considéré comme un prolongement naturel du royaume d'Israël renaissant, des nouvelles générations de juifs s'y sont rendues comme négociants, comme colons, comme diplomates notamment auprès des Nabatéens voisins. La politique violemment anti-pharisienne d'Alexandre Jannée, fils cadet de Jean Hyrcan II, et frère et successeur d'Aristobule Ier, a pu apaiser durablement les différends anciens entre saducéens et boyetosim/boethosiens, pareillement hostiles aux pharisiens. Après la mort d'Alexandre Jannée, la lutte entre ses deux fils a ranimé les rivalités : les pharisiens ont soutenu l'aîné Hyrcan II qui était parfaitement creux, leurs adversaires ont soutenu le cadet Aristobule II et ses fils. Les Arabes ont commencé à servir d'arbitres entre les deux frères. L'Arabe judaisé et hellénisé Antipatros d'Edom/Idumée s'est rangé du côté d'Hyrcan II. Les Arabes nabatéens du "pays de Damas" se sont rangés du côté d'Aristobule II. Et peu à peu, les saducéens se sont rapprochés d'Antipatros puis de son fils Hérode, tandis que les boyetosim/boethosiens se sont rapprochés des Arabes nabatéens qu'ils côtoyaient. Durant ces longues décennies d'allers et retours entre la Judée et le "pays de Damas", certains boyetosim/boethosiens ont fait souche, et leur implantation dans le sol du "pays de Damas", correspondant approximativement aux actuels Syrie, Liban et nord Israël, s'est inscrite dans la topographie jusqu'à aujourd'hui. Leur présence ne se signale pas par le qualificatif grec "boethos/bohqÒj" ni par sa traduction hébraïque "boyetos", mais par l'étymon consonantique hébraïque originel déjà mentionné "nsr" au sens équivalent ("secoureur, protecteur"), qui est bien revendiqué par les boyetosim/boethosiens comme un synonyme du Messie/Mashiah, du "secoureur issu de la souche de Jessé" dont le verset 1 chapitre 11 d'Isaïe I leur garantit la venue imminente. Dans un paragraphe de son Histoire naturelle datant d'avant 79 (année de l'éruption du Vésuve où l'auteur trouve la mort), Pline l'Ancien décrit une région dans l'extrême nord de la Syrie, à la frontière entre l'Empire romain et l'empire parthe, habitée par des "nazeriniens/nazerinorum". Cette région est en amont de la rivière Marsyas, aujourd'hui la rivière Afrin affluent du fleuve Oronte (à ne pas confondre avec l'homonyme rivière Marsyas affluent du fleuve Méandre en Anatolie), elle forme un quadrilatère dont les pointes sont au nord-est Apamée-sur-l'Euphrate (sur la rive gauche de l'Euphrate, en vis-à-vis de Séleucie-sur-l'Euphrate ; ces deux villes constituent la cité de Zeugma, site archéologique englouti en 2000 par la mise en service du barrage de Birecik en Turquie), au sud-est Bambyce (qui a conservé son nom sous la forme "Manbij", à environ quatre-vingt kilomètres au nord-est d'Alep en Syrie, à côté de la frontière turque, juste en face de Zeugma/barrage de Birecik en Turquie), au sud-ouest Chalcis-sur-le-Bélos, et au nord-ouest Kyrrhos (aujourd'hui site archéologique à la frontière syrienne, sur la rive occidentale de la rivière Marsyas/Afrin, à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Kilis en Turquie, et à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest d'Azaz en Syrie : "Pénétrons dans les terres. En Koilè-Syrie, on trouve Apamée[-sur-l'Euphrate] séparée de la tétrarchie des nazeriniens par la rivière Marsyas, Bambyce appelée aussi “Hiérapolis” ou “Magog” par les Syriens, où on vénère la monstrueuse Atargatis appelée “Derketo” par les Grecs ["Atargateh" en araméen, alias "Derketo/Derketè" en grec, alias "Atargatis" en latin, est la mère de Sammuramat plus connue sous son nom francisé "Sémiramis", épouse du roi assyrien Samsi-Addu V dans la seconde moitié du IXème siècle av. J.-C. : après la naissance non désirée de sa fille Sammuramat/Sémiramis, Atargateh/Derketo honteuse a voulu se suicider en se jetant dans un lac près d'Ascalon sur la côte philistine, elle s'est transformée en poisson, d'où sa représentation monstrueuse avec une tête de femme et un corps de poisson], Chalcis dite “sur-le-Bélos” qui a donné son nom à la “Chalcidène”, région la plus fertile de la Syrie, Kyrrhos et la Kyrrhestique", Pline l'Ancien, Histoire naturelle V.19). Ces "nazeriniens/nsr" du temps de Pline l'Ancien ont donné leur nom à Chalcis-sur-le-Bélos à la fin de l'Antiquité ou au début du Moyen-Age, soit "Qinnasrin" ou littéralement le "Nid des nsr" en araméen, correspondant à l'actuel village d'Al-Hader sur la rive orientale de la rivière Quweiq, ou à l'actuel village d'Al-Iss sur la rive occidentale de la même rivière, ou à ces deux villages ensemble (sur le modèle des cités fluviales hellénistiques, comme Zeugma constituée d'Apamée-sur-l'Euphrate et de Séleucie-sur-l'Euphrate de part et d'autre du fleuve Euphrate), dont l'importance, soulignée déjà par Pline l'Ancien qui décrit les terres autour de cette cité comme "les plus fertiles de la Syrie", est confirmée par l'organisation radiale de ses accès routiers encore visible aujourd'hui sur photo-satellite, par l'appellation de la "porte de Qinnasrin" au sud de la vieille-ville d'Alep reliant jadis Alep à Qinnasrin via une voie romaine, par le fait que Qinnasrin et sa vallée seront longtemps revendiquées par les Byzantins et les Sassanides, qu'elle supplantera même Alep au point que les musulmans en feront la capitale d'un jund après leur conquête de la Syrie au VIIème siècle, Qinnasrin sera détruite par les Turcs au XIIème siècle, elle sera désertée et sombrera dans l'oubli ensuite (le site de Qinnasrin/Al-Hader-Al-Iss, à une trentaine de kilomètres au sud d'Alep en Syrie, a commencé à être fouillé par une prometteuse mission archéologique française à partir de 1997, brutalement interrompue par la contagion islamiste en 2011, la rivière Quweiq correspondant à l'antique rivière Bélos traversant Alep puis le site de Qinnasrin ne charrie plus que des cadavres et des regrets après 2011). Les "nsr" ont aussi donné leur nom à l'actuel quartier "Al-Ansari" au sud-est de l'actuelle ville d'Alep en Syrie, longeant la rive occidentale de la rivière Bélos/Quweiq, juste en face de la "porte de Qinnasrin" de la vieille ville d'Alep sur la rive orientale, autrement dit ce quartier Al-Ansari est un passage obligé pour tout "nsr" désirant se rendre d'Alep à Qinnasrin ou de Qinnasrin à Alep. Ajoutons que la présence de ces nazeriniens/nsr autour d'Alep au plus tard en l'an 79, si bien implantés dans la région que leur nom est parvenu aux oreilles d'un Romain habitant sur les flancs du Vésuve dans la lointaine Italie, implique que cette implantation n'est pas récente. Des exégètes voudraient croire que ces nazeriniens/nsr sont des juifs ayant fui la répression romaine en Judée, suite à la prise et à la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en 70, mais non : primo ce passage de l'Histoire naturelle de Pline l'Ancien a peut-être été écrit avant 70, et secundo, même en admettant qu'il a été écrit après 70, on n'imagine pas que ces juifs se seraient si bien adaptés à la région d'Alep qu'en moins de neuf ans ils lui auraient donné leur nom. Même au XXème siècle, quand un groupe de réfugiés s'installent dans un endroit désert, on ne leur attribue la propriété de cet endroit désert, ou seulement la jouissance, qu'après des longues décennies de présence permanente, et ils y sont reconnus par des outils de communication rapide : l'assimilation des nazeriniens/nsr à la région d'Alep au plus tard en 79 sous-entend que leur présence ne date pas d'hier, elle ne date pas de la chute de Jérusalem en 70, elle date de plusieurs décennies avant, et que le Romain Pline l'Ancien les y reconnait par des outils de communication beaucoup plus lents que le téléphone, la télévision ou internet. Responsable de plusieurs campagnes de fouilles en Syrie à l'époque du protectorat français entre 1920 et 1944, l'archéologue René Dussaud en a rapporté une Topographie historique de la Syrie antique et médiévale en 1927, ensemble de cartes très détaillées signalant les emplacements des moindres villages et cours d'eau encore visibles en Syrie à cette date. Sur la carte consacrée à la région de Hama, qui apparaît dans le Tanakh sous la forme "Hamath", et qui doit constituer la frontière nord du royaume d'Israël selon Ezékiel ("[La frontière d'Israël] sera bordée au nord par les royaumes de Damas et de Hamath", Ezékiel 47.17), on remarque l'existence d'un village appelé "Nasiriyé" sur la rive orientale de l'Oronte, juste en face d'un confluent de l'Oronte, à environ cinq kilomètres en aval de la ville d'Hama. Ce village est situé stratégiquement à mi-chemin entre Hama au sud-est, et la cité fortifiée de Shaizar à environ cinq kilomètres au nord-ouest. L'existence de Shaizar est très ancienne puisque qu'on la trouve sous la forme "Sinzar" dans la lettre d'El-Amarna EA 53 datant du XIVème siècle av. J.-C. Elle est rebaptisée "Larissa" à l'ère hellénistique en raison des nombreux colons grecs originaires de Larissa en Thessalie qui viennent l'habiter (c'est sous ce nom "Larissa/L£rissa" qu'elle apparaît encore à l'ère impériale au IIème siècle chez Claude Ptolémée, Géographie, V, 15.16). Au haut Moyen Age elle sera revendiquée par les Byzantins et les musulmans, puis par les croisés, avant de subir plusieurs tremblements de terre qui la ruineront. La cité de Shaizar est bien identifiée avec l'actuel village de Muharda, sur la rive occidentale de l'Oronte, à une dizaine de kilomètres en aval d'Hama. Les solides ruines de la forteresse médiévale de Shaizar sont encore visibles aujourd'hui sur le piton au nord-ouest de Muharda, dominant d'un côté les boucles de l'Oronte vers Hama et de l'autre côté le plateau fertile qui s'étend vers le djebel Ansariya et s'incline doucement vers la vallée du Ghab. L'étude par photo-satellite de cette région entre Shaizar/Muharda et Hama, à laquelle nous sommes réduits depuis 2011, depuis que les fouilles archéologiques n'y sont plus possibles, choque par la désolante dévastation de la guerre civile, la majorité des villages y apparaissent comme des tas de cailloux, résultant involontairement des combats ou volontairement du fanatisme religieux désireux de faire table rase : l'endroit où René Dussaud a signalé le village de Nasiriyé en 1927 n'échappe pas à ce constat, on n'y voit plus qu'un tell grossier avec quelques structures de surface à côté de quelques petites maisons en mauvais état, on espère que la folie actuelle sera trop bête pour y prêter attention et préservera ainsi le site pour des futurs archéologues dans un avenir apaisé. Entre la plaine fertile de Qinnasrin/Al-Hader-Al-Iss au nord et la région d'Hama au sud se trouve le djebel Ansariya. Ce massif n'est pas désigné ainsi dans l'Antiquité : Pline l'Ancien, avant 79, l'appelle incidemment le djebel "Bargulus" à l'alinéa 4 paragraphe 17 livre V de son Histoire naturelle. "Bargulus" en latin a-t-il un rapport avec "Bargylos/BargÚloj" en grec, compagnon de Bellérophon à l'ère mycénienne, tué par le cheval Pégase, selon l'article que Stéphane de Byzance dans ses Ethniques consacre à la cité de "Bargylia" en Carie (ainsi baptisée par Bellérophon en hommage à Bargylos, aujourd'hui le village de Boğaziçi, entre Bodrum au sud-ouest et Milas au nord-est, dans la province de Muğla en Turquie) ? La mythologie raconte que le cheval Pégase est né du sang de la matriarche Méduse, cheftaine des Gorgones sur le territoire de l'actuelle Tunisie, quand celle-ci a été tuée par Persée. On sait par ailleurs que Persée a œuvré à Joppé/Jaffa au sud Levant, où il a sauvé la princesse Andromède d'une noyade sacrificielle, avant de revenir en Grèce. Derrière l'image mythologique du cheval Pégase, doit-on voir simplement un cavalier au service de Méduse, qui s'est rangé à l'autorité de Persée au sud Levant après la mort de sa maîtresse, avant de batailler sous les ordres de Bellérophon en Anatolie ? Mais quel serait le lien entre ce Bargylos compagnon de Persée au sud-Levant, puis compagnon de Bellérophon en Anatolie, et le djebel "Bargulus" au nord Levant ? Convenons de notre ignorance sur ce point. Intéressons-nous plutôt au changement de "Bargulus" en "Ansariya". Selon la tradition locale, "Ansariya" vient de Muhammad ibn "Nusayr", un mystique chiite du IXème siècle qui s'installe sur le djebel avec ses partisans. Mais on peut facilement retourner cette tradition en rappelant que la doctrine des nusayris s'apparente moins à un islam chiite pûr qu'à un syncrétisme de l'islam né après le VIIème siècle avec des pratiques et des croyances déjà présentes dans les manuscrits de la mer Morte au Ier siècle av. J.-C., comme la consécration du pain et du vin, l'espérance en la résurrection, l'intériorisation de la foi en attendant le retour du Messie (les nusayris boudent La Mecque et les démonstrations extraverties de soumission à Allah), et en soupçonnant que le nom même de "Nusayr" dérive des "nazeriniens" de Pline l'Ancien, autrement dit "Ansariya" dérive de l'étymon "nsr" préislamique. Cette ambiguïté est tellement gênante que les nusayris, qui se sont regroupés autour de Laodicée/Lattaquié au fil des siècles, qui ont toujours été minoritaires dans la population musulmane sunnite locale, et qui ont été fortement favorisés par les Français sous le protectorat entre 1920 et 1944, se sont rebaptisés "alaouites" à cette époque en référence au calife Ali pilier du chiisme, afin de justifier leur pouvoir dans l'Etat naissant de Syrie et d'affirmer aux musulmans sunnites majoritaires leur appartenance à l'islam chiite, et leur appartenance à l'islam en général. Pour les mêmes raisons, ayant conquis le pouvoir en Syrie après l'indépendance en 1944, les nusayris/alaouites ont rebaptisé le "djebel Ansariya" en "djebel des Alaouites" : ne représentant que dix pour cent de la population syrienne en l'an 2000, les nusayris/alaouites ne veulent surtout pas apparaître comme des descendants de juifs "nazeriniens/nsr" déguisés en musulmans sur le tard et par nécessité. On doit rappeler ici la forte présomption que la "Forteresse de Lysias" dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent, située "au-dessus du lac d'Apamée[-sur-l'Oronte]" selon Strabon (Géographie, XVI, 2.10), correspond à la forteresse de Bourzey agrandie par les croisés au Moyen Age sur le flanc oriental du djebel Ansariya/des Alaouites, surplombant toute la vallée du Ghab : le nommé Silas qui y vit retranché à l'époque de Pompée est clairement qualifié de "juif" par Flavius Josèphe (Antiquités juives XIV.40), on devine qu'il est apparenté aux "nazeriniens/nsr" vivant juste à côté au nord à Chalcis-sur-le-Bélos alias "Qinnasrin/Nid des nsr", et aux gens de "Nasiriyé/nsr" vivant juste à côté au sud dans la région d'Hama. Quand on descend vers la Phénicie/Liban, sur la côte à mi-chemin entre Sidon/Sour au nord et Tyr au sud, on trouve l'actuelle station balnéaire d'"Ansariyeh" voisine de la nécropole d'Adloun, ensemble de grottes préhistoriques dont la préservation est compromise par le très récent aménagement de la côte en attrape-touristes. "Ansariyeh" doit-elle son nom à des lointains juifs "nsr" réfugiés dans les grottes d'Adloun ? L'hypothèse est pertinente si on la rapporte aux nombreuses campagnes qu'Hérode a menées dans la région avant de devenir roi, contre des adversaires clairement identifiés commes juifs, que nous avons racontées rapidement dans notre précédent alinéa. Rappelons notamment sa campagne vers -46 contre un "chef de brigands/¢rcilhst»j" au nom hébraïque, "Ezéchias", qui sévissait entre la Galilée et la province romaine de Syrie gouvernée alors par Sextus Julius Caesar (rapportée par Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.159-160) : cet Ezéchias est-il un "nsr" apocalyptique, rabaissé au rang de vulgaire "brigand" par la propagande de son vainqueur Hérode ? Rappelons aussi la campagne du même Hérode de l'hiver -39/-38 dans les grottes près d'Arbèla (aujourd'hui Irbid en Jordanie) contre d'autres "brigands/lhstîn" dirigés par Antigone le fils cadet d'Aristobule II (rapportée par Flavius Josèphe, Antiquités juives XIV.413-417). Enfin mentionnons le site de "Nazareth" en Galilée, qui reprend l'étymon "nsr". Ce site lié à la vie canonique de Jésus pose problème aux chrétiens car aucune trace d'occupation importante n'y a été retrouvée datant de l'époque de Jésus. Les archéologues chrétiens eux-mêmes, au premier rang desquels le franciscain italien Bellarmino Bagatti qui a minutieusement fouillé la ville dans les années 1950-1960, se désespérèrent de l'extrême pauvreté de leurs propres découvertes, et s'acharnent à voir dans tel amas de cailloux le mur d'un antique cellier ou dans telle cavité le vestige d'une fontaine publique, afin de justifier l'argent que les autorités chrétiennes et les agences de voyages réclament aux pèlerins et aux touristes. Leurs travaux ont au moins le mérite d'avoir révélé l'étendue des grottes dans le sous-sol de la ville moderne (on en trouve sous la basilique de l'Annonciation, sous l'église Saint-Joseph, sous le couvent des Sœurs de Nazareth), qui sont, comme les grottes d'Adloun, des nécropoles très antérieures à l'époque de Jésus. Dans son Autobiographie, Flavius Josèphe dit qu'en son temps à la fin du Ier siècle "Sepphoris et Tibériade […] sont les plus grandes cités de la Galilée", et il précise que Sepphoris "est assise au milieu du pays et a autour d'elle plusieurs villages qui en dépendent" (Flavius Josèphe, Autobiographie 346). Il dit aussi que peu de temps avant la guerre de 66, ayant reçu le commandement des défenses de la Galilée contre l'invasion imminente des légions romaines, il "a séjourné quelques jours à Yafia" (Flavius Josèphe, Autobiographie 270). Le village de Yafia est bien identifié avec le quartier homonyme dans la banlieue sud-ouest de la ville actuelle de Nazareth. Ses plus anciennes traces d'occupation remontent à l'ère des Ages obscures, ce qui coïncide avec sa mention dans le livre de Josué (Yafia est mentionnée au verset 10 chapitre 19 de Josué comme propriété de Zébulon), mais les archéologues constatent un grand vide entre cette période très ancienne et les traces d'occupation suivantes, qui ne remontent pas avant la fin du IIème siècle av. J.-C., et encore ! ces traces sont constituées de céramiques éparses et non pas d'habitats de grande facture : on suppose que la réinstallation des juifs sur le site de Yafia à partir de la fin du IIème siècle av. J.-C. relève de la politique de colonisation asmonéenne, ou de l'accroissement démographique dans Jérusalem poussant les nouvelles générations à aller s'établir ailleurs, ou de la volonté de certains juifs de recouvrer en Galilée un espace isolé pour exprimer leur foi, ou de toutes ces raisons combinées. Dans un article de référence intitulé Vestiges d'une synagogue antique à Yafia de Galilée dans le numéro 30 de la Revue biblique en 1921, l'archéologue dominicain français Louis-Hugues Vincent a établi l'existence d'une synagogue à Yafia au Ier siècle, à partir de pièces de maçonnerie et de charpente originellement sacrées et réutilisées dans des constructions de maisons profanes ultérieures, l'emplacement de cette synagogue reste à découvrir. La présence au Ier siècle à Yafia d'une synagogue, lieu de réunion et de prière des juifs pharisiens, s'accorde bien avec l'installation en 66 à Yafia de Flavius Josèphe, qui est un pharisien. Sa situation à l'écart de la grande cité hellénistique de Sepphoris (aujourd'hui le site archéologique de Tsipori, à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Nazareth en Israël), à la fois assez proche pour participer pleinement à la vie citoyenne, et assez loin pour se prémunir des séductions urbaines contraires à la Torah, s'accorde également avec la doctrine pharisienne qui veut bâtir "des clôtures sans brèche et des murailles de fer" autour de la Torah (selon Lettre d'Aristée 139), ou "ériger des murailles autour de la Torah" (selon Talmud de Babylone, Nezikin, Avot 1.1). Le même Flavius Josèphe, aux paragraphes 573 et 574 livre III de sa Guerre des juifs, énumère les villages galiléens dont il entreprend la fortification en 66, à l'exception de Sepphoris "qui est déjà fortifiée et dont les habitants sont assez riches pour se défendre eux-mêmes" : dans cette liste, on trouve Yafia, mais nulle mention de Nazareth. La résistance de Yafia est de courte durée, dès l'été 67 elle est écrasée par la légion du général Trajan, père du futur Empereur homonyme. Flavius Josèphe raconte en détails la fin de Yafia aux paragraphes 289 à 306 livre III de sa Guerre des juifs. Le village est anéanti. On subodore que la synagogue, dont les éléments seront recyclés plus tard pour les maisons de nouveaux habitants, avant d'être remarqués par l'archéologue Louis-Hugues Vincent dans son article de 1921, est détruite à ce moment. Tous les hommes, soit quinze mille individus, sont tués au combat ou exécutés après l'assaut. Les femmes et les enfants en bas âge, soit deux mille cent trente individus, sont réduits à l'esclavage (Flavius Josèphe, Guerre des juifs III.304-305). La totalité des vaincus s'élève donc à plus de dix-sept mille individus, mais on devine que tous n'étaient pas des habitants de Yafia avant la guerre. Certains hommes sont venus à Yafia pour renforcer la défense des habitants, et certaines femmes sont venues s'y réfugier, croyant trouver un salut derrière les fortifications élevées à la hâte quelques mois plus tôt par Flavius Josèphe. L'étude de cet épisode raconté par Flavius Josèphe et l'archéologie suggèrent que Yafia avant 66 n'est qu'un hameau faiblement développé autour d'une synagogue, dont la majorité des habitants pauvres ne vivent pas dans le hameau même, mais dans les grottes à proximité, autrement dit un hameau dont le cœur minoritaire est pharisien mais dont la périphérie majoritaire est ébionite. La vie indigente de juifs "nsr" dans les grottes près de Yafia, qui ont fini par donner leur nom "Nazareth/nsr" au site, ne doit pas nous surprendre : elle trouve un parallèle à l'ouest dans les juifs "nsr" des grottes d'Adloun qui ont donné leur nom à "Ansariyeh/nsr", à l'est dans ceux des grottes d'Arbèla/Irbid qui ont soutenu Antigone fils d'Aristobule II et sont traités de "brigands" par Hérode, et au sud dans ceux des grottes de la mer Morte où seront retrouvés leurs manuscrits au XXème siècle.


Résumons. Un peu partout en Egypte, mais surtout autour du lac Moeris/Karoun en Egypte, à l'époque de Philon, on a des "guérisseurs/qerapeÚta…". A la même époque selon le même auteur, on a des "esséens" en Palestine. Selon Flavius Josèphe, on a un "esséen/essénien" appelé Judas qui vit à l'époque de Jean Hyrcan Ier dans la seconde moitié du IIème siècle av. J.-C. et, devenu un vieillard prédisant l'avenir, annonce la mort d'Antigone fils de Jean Hyrcan Ier vers -104. Selon l'Avot de rabbi Nathan, on a des "sauveurs/boyetosim" qui vivent on-ne-sait-où après Yosé ben Yoezer mort probablement en -160. Dans des grottes sur les bords de la mer Morte, on a des compilateurs de manuscrits datés entre le IIème siècle av. J.-C. et la prise de Massada par les Romains en 73, des manuscrits écrits par des "pauvres/ébionites" qui préparent leurs lecteurs à la venue du Messie/Mashiah qui doit les sauver. On a des "esséniens" qui vivent au-dessus d'Ein Gedi sur le bord de la mer Morte à l'époque de Pline l'Ancien. On a des "pauvres/ébionites", qualifiés de "brigands/lhstîn" par la propagande hérodienne, qui vivent dans des grottes de Galilée et alentours (rivages de Phénicie/Liban d'un côté, vallée du Jourdan/Jordanie de l'autre côté). On a des "nsr" qui vivent on-ne-sait-quand près d'Hama et sur le djebel Ansariya. On a des "nazeriniens/nsr" qui vivent à l'époque de Pline l'Ancien dans la région d'Alep. Le recoupement des manuscrits, des témoignages d'auteurs antiques, de l'archéologie et de la topographie amène à conclure que ces différents qualificatifs renvoient à la même population juive apocalyptique, qui s'est étalée et s'est maintenue entre le IIème siècle av. J.-C. et la guerre de 66 dans tous ces lieux entre la vallée du Nil au sud et la région d'Alep au nord. Pour ces raisons, les spécialistes récents pour les désigner tendent à rejeter le mot discutable "esséen/essénien" qui prévalait aux XIXème et XXème siècles, et à le remplacer par "nazaréen" formé sur l'étymon "nsr" au dessein clair et adopté par la population juive concernée, que nous adoptons nous-mêmes à partir de maintenant et dans nos analyses ultérieures. Disons au passage que nous reprenons à notre compte l'équivalence déjà établie au XIXème siècle par le bibliste James Strong entre les termes "natsar" et "netser" en hébreu (référencés respectivement 5341 et 5342 dans son monumental répertoire Concordance exhaustive de la Bible/Exhaustive Concordance of the Bible initié en 1890), qui sont deux avatars du même étymon sémitique "nsr". On trouve encore aujourd'hui des phonéticiens qui ergotent sur la différence entre les mots "mas" et "manoir" en français, désignant respectivement la demeure du paysan et la demeure du seigneur au haut Moyen Age en France : l'analyse du discours de ces phonéticiens montre qu'ils sont animés par l'idéologie marxiste ramenant toutes les sociétés de tous les temps et de tous les pays à une confrontation binaire entre des prolétaires exploités et des bourgeois exploiteurs, ou par la simple bêtise, ils voient les choses à ras du sol volontairement ou involontairement en oubliant que "mas" et "manoir" dérivent du même étymon latin "manere" signifiant "demeurer, rester sur place", et que cette proximité étymologique prouve, en dépit d'effectives différences de surface entre les mas et les manoirs étudiés, que les paysans et les seigneurs au haut Moyen Age en France n'avaient rien à voir avec le tiers-Etat de 1789 et l'aristocratie de Versailles, ils n'étaient pas des possédés et des possédants, mais des individus mal vêtus partageant la même galère existentielle, contraints de naître, grandir, se marier, se reproduire, vieillir et mourir sur la même terre, celui-ci défendant le travail de celui-là qui nourrissait celui-ci contre les convoitises des seigneurs voisins et des paysans voisins soumis à la même galère existentielle. Le ratiocinage des théologiens qui, encore aujourd'hui, écrivent des articles de cinquante pages sur la différence entre "natsar/qui préserve, conserve, sauve, garde, protège" et "netser/rameau, rejeton" obéit au même mécanisme : ces théologiens restent volontairement ou involontairement à ras du texte - ou plus exactement à ras de la lettre -, par idéologie ou par bêtise, en oubliant que le Tanakh raisonne souvent par calembour (on peut ainsi dire qu'un enfant/netser préserve/natsar la dynastie à laquelle il appartient puisqu'il l'empêche de disparaître, on peut dire aussi qu'un arbre préserve/natsar sa bonne santé par les surgeons/netser qu'il engendre) et que la proximité étymologique des deux mots, en dépit des interprétations opposées qu'ils favorisent en surface, garantit l'égalité de fond de leurs traductions (par exemple on peut traduire le "nsr issu de la racine de Jessé" du verset 1 chapitre 1 d'Isaïe I en "rejeton issu de la racine de Jessé" ou en "sauveur issu de la souche de Jessé" sans altérer en profondeur le sens et la finalité de l'expression).


A l'époque de Yosé ben Yoezer, dans la première moitié du IIème siècle av. J.-C., les Grecs dominaient au Levant. Même si Antiochos III a été battu par les Romains à Magnésie-du-Sipyle en hiver -190/-189, cela n'a pas immédiatement remis en cause l'hégémonie des commerçants grecs, des scientifiques grecs, des intellectuels grecs entre l'Anatolie et l'Egypte. L'incapacité des successeurs d'Antiochos III à contrer les manipulations politiciennes des Romains et des Grecs moyens d'Antioche et des autres cités séleucides a peu à peu détérioré la situation. Il est très possible qu'après l'épisode de forte tension entre saducéens et nazaréens/boyetosim sous Elyakim/Alkimos, ceux-ci et ceux-là se soient rapprochés sous Jonatan. Certes Jonatan n'était pas vraiment légitime comme Grand Prêtre puisqu'il appartenait à une famille sacerdotale secondaire (celle de Yoyarib selon Maccabées 1 2.1), mais aux yeux des saducéens il présentait néanmoins l'intérêt de parler d'égal à égal avec les rois grecs séleucides et lagides, qu'il dominait systématiquement par ses manœuvres politiques. Jonatan était par ailleurs le frère cadet de Judas Macabée, bras armé de Yosé ben Yoezer le fondateur des nazaréens/boyetosim : ces derniers pouvaient voir dans son accession à la Grande Prêtrise une juste revanche posthume de Yosé ben Yoezer contre Elyakim/Alkimos, et le prélude à l'avènement apocalyptique de leur théocratie rêvée. Le manuscrit très corrompu 4Q448 loue à deux reprises (colonne B ligne 2 et colonne C ligne 8) un "roi Jonatan", les exégètes ont commodément intitulé ce texte "Eloge du roi Jonatan" en supposant qu'il renvoie au roi Alexandre Jannée ("Yannai" en hébreu, abrégé de "Yehonatan/Jonatan" qu'on retrouve sur les monnaies sous la forme consonantique hébraïque "YHNWT") plutôt qu'à son grand-oncle Jonatan qui n'avait pas le titre de roi. Pour notre part, nous pensons que les exégètes se trompent. Car les très courts fragments conservés de ce texte 4Q448 ont toutes les caractéristiques d'un commentaire/pesher sur un psaume non repris dans le Tanakh canonique des juifs pharisiens ni dans la Bible canonique chrétienne mais bien présent dans la Peshitta syriaque, le psaume dit "154" issu d'un ensemble de cinq psaumes prétendument écrits par le roi David : au verset 18 de ce Psaume 154, Yahvé "soustrait le pauvre au pouvoir des ennemis" et "délivre les purs de la main des impies", or on retrouve ce verset dans le manuscrit 4Q448 colonne A lignes 7 à 10. Il est hautement intéressant de constater que ce Psaume 154 a été retrouvé à Qumran dans le manuscrit 11Q5 (le verset 18 du Psaume 154 est reproduit aux lignes 15-16 colonne 18 de ce manuscrit 11Q5), il était donc familier aux auteurs du manuscrit 4Q448, on devine que ces derniers ont cru voir en Jonatan frère de Judas Macabée un envoyé de Yahvé, défenseur des pauvres/ebionim et réconciliateur de tous les purs/hassidim contre les Grecs, et qu'ils lui ont donné pour cela le titre honorifique de "roi" même s'il ne l'était pas aux yeux des rois grecs séleucides et lagides de son temps. En apparence, tout allait bien pour les héritiers de Yosé ben Yoezer : au nord les Grecs étaient occupés par les débordements des Romains ou des dynastes fantoches des Romains, ou par les conquêtes et les défaites de Mithridate VI, et au sud ils étaient contraints à la conversion ou au cercueil par les empiètements des Asmonéens. C'est par exemple à cette époque, après la prise de Gadara (aujourd'hui Umm Qeis, au nord-ouest d'Irbid en Jordanie) par Alexandre Jannée vers -102 (Flavius Josèphe nous informe incidemment que l'appropriation de Gadara par Alexandre Jannée suit sa défaite face à Ptolémée IX Lathyros et son accord diplomatique avec Cléopatre III à Scythopolis/Beth-Shéan, que nous avons racontés dans notre alinéa précédent : "[Alexandre Jannée] livra bataille à Ptolémée IX surnommé “Lathyros” qui avait prit la cité d'Asochis [aujourd'hui le site archéologique de Shikhin, dans la banlieue nord de Tsipori en Israël]. Il tua beaucoup d'ennemis, mais la victoire pencha du côté de Ptolémée IX. Quand ce dernier, poursuivi par sa mère Cléopâtre III, se retira en Egypte, Alexandre [Jannée] assiégea Gadara et Amathonte [site non localisé dans la banlieue sud de Pella en Jordanie] et s'en empara", Flavius Josèphe, Guerre des juifs I.86), que des Grecs illustres quittent cette cité devenue juive pour aller s'exiler en Europe. Méléagre de Gadara, auteur d'épigrammes et du célèbre recueil "Couronne" ("Stšfanoj" en grec, par analogie avec des fleurs tressées), qui sera étoffé après sa mort pour devenir l'"Anthologie" grecque ("AnqolÒgoj", littéralement "composition, discours raisonné/lÒgoj de fleurs/¥nqoj") que nous avons commentée à la fin de notre paragraphe introductif, s'exile d'abord à Tyr et finit sa vie sur l'île de Kos (selon sa propre épitaphe, portant le numéro 419 dans le livre VII de l'Anthologie grecque). Son compatriote contemporain Philodèmos de Gadara s'exile également à Athènes pour y suivre les enseignements des épicuriens, et finit sa vie à Herculanum en Italie protégé par Lucius Calpurnius Pison (consul en -58). Un autre compatriote, Démétrios de Gadara, réduit à l'esclavage, acheté sur le Forum romain et affranchi par Pompée dans on-ne-sait-quelles circonstances (selon une incidence de Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 58.2), fait fortune en Italie au point de devenir plus riche que son ancien maître ("Quand [Pompée] revint en Italie [après sa campagne en Méditerranée orientale en -63], [Démétrios de Gadara] était propriétaire des plus belles maisons et des plus beaux jardins de la campagne romaine, dont celui surnommé le “Demetrion”, tandis que Pompée, qui préparait son troisième triomphe, était logé de la manière la plus simple et la plus modeste", Plutarque, Vie de Pompée 40), il laisse un héritage de quatre mille talents à sa veuve ("Pompée traita durement et vulgairement la veuve de son affranchi Démétrios, qui laissa quatre mille talents en héritage : il agit ainsi pour ne pas être accusé de se laisser charmer par cette femme dont la beauté était vantée par tous", Plutarque, Vie de Pompée 3). La cité de Gadara sera accaparée par Pompée en -64 et intégrée à la province romaine de Syrie, les Romains tenteront de la sortir de la torpeur où les juifs asmonéens l'ont plongée ("[Pompée] enleva aux juifs les cités de Koilè-Syrie qu'ils avaient conquises et les confia à l'autorité du gouverneur romain, contenant ainsi les ambitions des juifs. Pour faire plaisir à son affranchi Démétrios de Gadara, il rebâtit Gadara qu'ils avaient détruite", Flavius Josèphe, Guerre des juifs I.155-156 et Antiquités juives XIV.74-75), sans grand succès : dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C., le rhétoricien Theodoros de Gadara, auteur d'un livre de curiosités sur sa région natale (intitulé Sur la Koilè-Syrie, aujourd'hui perdu) et de divers essais sur l'art oratoire dont Suidas donne la liste à l'article "Theodoros" Q151 de sa Lexicographie, quittera Gadara pour Rome, où il deviendra précepteur du futur Empereur Tibère (sans l'apprécier pourtant : "Sa nature insensible et cruelle [à Tibère] se décela dès son enfance. Le premier à l'avoir remarquée fut son précepteur le rhétoricien Theodoros de Gadara, qui le qualifia un jour de “phlÕn a†mati pefuramšnon”, c'est-à-dire “boue pétrie de sang”", Suétone, Vies des douze Césars, Tibère 57]), parce qu'il se sentira plus en sécurité comme domestique à Rome que comme citoyen libre à Gadara, à la merci de ses voisins juifs trop exaltés. C'est à la même époque, vers -79, que les Grecs de Pella (ainsi nommée en souvenir de Pella la capitale de la Macédoine en Grèce d'où sont originaires les premiers colons, site archéologique dans la banlieue est de l'actuelle Tabaqat Fahil en Jordanie, juste en face de Beth-Shéan en Israël) sont massacrés par Alexandre Jannée parce qu'ils refusent de se convertir au judaïsme ("Pella fut détruite parce que ses habitants refusèrent d'adopter les usages des juifs", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.397 ; la pratique juive la plus rédhibitoire pour les Grecs est la circoncision, la conversion des Arabes d'Edom/Idumée et d'Iturée au judaïsme est plus facile car les Arabes sont des descendants d'Abraham via Ismaël et par conséquent déjà circoncis). Mais la victoire finale de Pompée sur Mithridate VI, son arrivée à Antioche en -64, sa déposition du dernier roi grec séleucide Antiochos XIII et sa transformation de la Syrie en province romaine, contraignent les héritiers de Yosé ben Yoezer à redéfinir leur ennemi : à partir de cet événement, le Mal/Harisa ne s'incarne plus seulement dans les Grecs, il englobe les Grecs et les Romains qui les remplacent. C'est ainsi que le nom "Kittim", qui se rapportait originellement aux seuls Grecs de la cité de "Kition" sur l'île de Chypre (en Genèse 10.4), simplement dans le sens de "cité du bout du monde", sans connotation négative, puis qui a désigné les Grecs en général à partir de l'invasion du Levant par Alexandre au IVème siècle av. J.-C. ("Alexandre le Grand, fils du roi Philippe II de Macédoine, quitta le pays des Kittim pour faire la guerre", Maccabées 1 1.1), avec une forte connotation négative dans les manuscrits de la mer Morte (par exemple dans le Pesher d'Habacuc sur lequel nous nous arrêterons un peu plus loin), devient à partir de -64 un synonyme de "non-juifs" dans leur ensemble, Grecs et Romains inclus (ainsi dans le Rouleau de la guerre, 1QM et 4Q491-496, colonne 1 ligne 2, le narrateur évoque les "Kittim d'Assur" en Mésopotamie, cette formule peut renvoyer spécifiquement aux Grecs de Séleucie-sur-Tigre qui dominent sur toutes les affaires mésopotamiennes jusqu'à l'invasion des Parthes vers -140, ou globalement à tous les peuples qui ont tourmenté les juifs par le passé, c'est-à-dire les Assyriens, les Babyloniens ou les Grecs ; dans le Pesher de Nahoum que nous étudierons plus loin, le même mot "Kittim" désigne sans ambiguïté les Romains). On observe la même évolution, mais à l'envers, dans le camp des saducéens, rivaux spirituels et politiques des nazaréens. Les saducéens n'ont au fond aucun grief contre les non-juifs, tant que ces non-juifs ne prétendent pas à l'hégémonie sur le Temple de Jérusalem et ses environs. Si les saducéens à l'époque de Yosé ben Yohanan étaient hostiles aux Grecs séleucides, ce n'était pas par haine doctrinale, mais simplement parce que les Grecs séleucides de cette époque prétendaient avoir autorité sur la Judée. Dès que Démétrios Ier et ses successeurs ont reconnu l'autonomie de la Judée, les saducéens héritiers de Yosé ben Yohanan ont normalisé leurs relations avec les Grecs. La politique ambiguë de Jonatan, de Simon, de Jean Hyrcan Ier, d'Alexandre Jannée, d'Aristobule Ier, qui ont intégré à la principauté d'Israël les anciens territoires séleucides du sud Levant tout en maintenant la langue grecque, les réseaux commerciaux et le confort des anciens dominants grecs, leur convenait parfaitement. L'essor de l'Edomite/Iduméen Antipatros et de son fils Hérode, au début, leur paraît une menace : Antipatros est un Arabe, et il cache à peine sa volonté de dégager l'Asmonéen Hyrcan II qu'il prétend protéger, et de gouverner à sa place. Mais quand ils découvrent qu'Hérode les défend mieux contre les Arabes que leurs compatriotes juifs eux-mêmes (notamment les juifs nazaréens qui sont retournés au "pays de Damas" avec leur chef Aristobule II et ses fils, qui sont malmenés par les Romains et favorisés en sous-main par les rois arabes nabatéens, dont Malichos Ier qui refuse d'accueillir Hérode en fuite en -40), qu'il parle d'égal à égal avec les Romains ayant remplacé les Grecs avec des moyens militaires renforcés (les Romains sont installés désormais à Damas, au nord ils jouxtent le royaume d'Israël et à l'est ils tentent de transformer le royaume nabatéen en protectorat : Pompée dès -64 oblige Arétas III à rompre son alliance avec les nazaréens entourant Aristobule II, et Octave/Auguste vers -25 oblige Obodas III à ouvrir la route au gouverneur Aelius Gallus vers l'Arabie Heureuse/Yémen), et qu'il garantit l'héritage hellénistique en maintenant la langue grecque, les réseaux commerciaux et le confort des Grecs (la cité qu'il construit à partir de -25 pour les Romains au lieu-dit "Tour de Straton", qu'il baptisera bientôt "Césarée" en hommage à l'Empereur Octave César/Auguste [Flavius Josèphe, Guerre des juifs I.396 et Antiquités juives XV.217], est une cité grecque typique avec théâtre et hippodrome ; le Temple de Jérusalem qu'il aménage à partir de -19 est calqué pareillement sur les bâtisses monumentales des Grecs, comme le temple d'Apollon à Delphes, le Parthénon à Athènes, le temple d'Artémis à Ephèse), les saducéens se rangent à ses ordres, et ils ne réagissent pas quand vers -30 Hérode fait exécuter Hyrcan II soupçonné de complot (Flavius Josèphe, Guerre des juifs I.433 et Antiquités juives XV.165-176) puis Mariamné accusée faussement d'adultère (Flavius Josèphe, Guerre des juifs I.435-443 et Antiquités juives XV.219-236). Ainsi par un aléa de l'Histoire, les Grecs vaincus se trouvent momentanément sollicités par beaucoup de leurs anciens subalternes, qui veulent récupérer leur héritage. Quand Pompée en -63 capture et envoie Aristobule II vers Rome pour l'exposer en triomphe aux côtés des fils de Mithridate VI chargés de fer, un rapprochement de circonstance s'opère entre les Grecs et les juifs nazaréens, assimilés à des vulgaires "brigands/lhstîn" par les Romains et par leur nouvel allié Hérode. Les nazaréens reprennent l'organisation des Grecs. Comme les Grecs à la fois unis par leur culture œcuménique/cosmopolite mais dispersés physiquement dans leurs clérouquies, les nazaréens sont unis par leur espérance apocalyptique mais dispersés dans des "camps" ou "mahanots" en hébreu. A l'intérieur de chaque camp/mahanot, les nazaréens sont sous la surveillance d'un "inspecteur" ou "meqaber" en hébreu, chargé de veiller au respect des principes de la communauté, qui rappelle l'"épiscope/™p…skopoj" laissé comme observateur dans chaque administration vassalisée par les rois hellénistiques, chargé de veiller à la bonne application des lois œcuméniques/cosmopolites. Peut-on aller plus loin en considérant le duo fondateur homme de pensée-homme d'action formé par Yosé ben Yoezer-Judas Maccabée, comme un avatar des duos fondateurs hérétiques/sectaires hellénistiques, par exemple Aristote-Alexandre, ou Démétrios de Phalère-Ptolémée Ier ? La différence essentielle réside dans l'attitude par rapport au but souhaité : les Grecs œuvrent au quotidien à l'édification de l'œcuménie/kosmopolis, ils sont actifs, les nazaréens en revanche sont totalement passifs, le monde universel qu'ils rêvent sera l'œuvre unique de Yahvé, la seule raison de leur communauté est la préservation de leur pureté jusqu'au jour très prochain où le Mal/Harisa sera annihilé de la surface de la terre par l'ultime Messie/Mashiah envoyé par Yahvé ("Voici la règle pour le mosav ha mahanot ["constitution/organisation des camps"], qui devra être suivie durant le qes Harisa [le "temps du Mal"] jusqu'à l'avènement du Messie/Mashiah d'Aaron et d'Israël", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 12 lignes 22-33 ; "Tel sera le mosav ha-mahanot, tous [texte manque] selon ces prescriptions ne réussiront pas à prospérer dans le pays", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 13 lignes 20-21 ; "Voici les prescriptions qui [devront être suivies jusqu'à] l'avènement du Messie/Mashiah d'Aaron et d'Israël, qui expiera leur iniquité", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 14 ligne 19). Dans les manuscrits de la mer Morte, les nazaréens désignent leur propre communauté par le trigramme "YHD" traduit commodément par les exégètes en "yahad", qui reprend la base consonantique de "YeHuDa/Juda", c'est-à-dire qu'ils se définissent comme les seuls juifs légataires de Juda, fondateur de la Judée à l'ère des Ages obscurs. On note que le Messie/Mashiah attendu n'est pas Yosé ben Yoezer/Maître de justice ressuscité ("Tel est le sort de tous les hommes entrés dans l'alliance renouvelée au pays de Damas qui, se ravisant ensuite, se sont écartés de la source d'eau vive : ils ne seront pas comptés dans l'assemblée du peuple et leurs noms ne seront pas inscrits dans son registre depuis le jour où le Maître [de justice] bien-aimé a été enlevé jusqu'à l'avènement du Messie/Mashiah d'Aaron et d'Israël", Ecrit de Damas, guéniza B colonne 19 ligne 33 à colonne 20 ligne 1), mais un être surnommé "Prince de la communauté/yahad" ou "Nasi YHD" en hébreu ("“Une étoile sortira de Jacob, un sceptre surgira d'Israël” : le “sceptre” renvoie au Prince de la communauté, qui lors de son avènement “renversera tous les fils de Seth” [ces deux citations viennent de Nombres 24.17]", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 7 lignes 19-21 ; "“Un rameau sortira de la souche de Jessé, un nsr poussera de ses racines” [Isaïe I 11.1-5] : cela renvoie au rameau de David qui jugera [texte manque]. Les Kittim [tomberont], le Prince de la communauté alias le “rameau [de David]” les mettra à mort. [texte manque] et les danseurs, et le [Grand] Prêtre ordonnera de [texte manque] dans le sang des Kittim", Guerre du Messie, 4Q285, fragment 5 lignes 2-6). Le site archéologique de Qumran est le camp/mahanot nazaréen le mieux conservé. L'accaparement des fouilles par des archéologues chrétiens après sa découverte en 1947, a durablement et négativement influencé son interprétation. Trompés par leur lecture christianisante des textes de Philon, de Pline l'Ancien et de Flavius Josèphe que nous venons de citer, ces archéologues ont en effet assimilé l'ensemble des bâtiments exhumés à un monastère préchrétien, et les "esséens/esséniens" qui y ont vécu, à des proto-moines éclairés et apaisés : l'entrée de ce complexe se trouve au nord, au pied d'une tour qu'ils ont comparée à une conciergerie, plusieurs pièces - dont certaines avaient des étages - s'ordonnent autour d'une cour centrale qu'ils ont comparée à un cloître, une grande salle comportait des bancs le long des murs qu'ils ont comparée à une salle capitulaire dans laquelle les membres de la communauté se réunissaient et recopiaient les Textes sacrés, au point qu'ils l'ont appelée le "scriptorium" alors qu'aucune trace de parchemin ni de papyrus n'y a été retrouvée, ils ont aussi comparé un long vestibule au sud à un réfectoire. Cette vision chrétienne est aujourd'hui abandonnée car elle est incompatible avec le détail des artefacts. La tour nord ressemble davantage à une tour de guet fortifiée (avec des murs très épais) qu'à une conciergerie. La construction et l'entretien des nombreuses canalisations supposent des moyens humains et financiers plus proches de ceux des forteresses hellénistiques que des monastères ordinaires de campagne médiévaux. L'analyse graphologique des manuscrits révèle que presque chacun d'eux a été écrit par un scribe différent, donc aucun scriptorium n'a existé à Qumran, les occupants ne passaient pas exclusivement leur temps à écrire. Le complexe est atteint par le tremblement de terre qui ravage la Judée au printemps -31 (dislocation de tous les bâtiments du côté est ; ce tremblement de terre cause tellement de dégâts que le roi arabe nabatéen Malichos Ier juge l'occasion favorable pour envahir le territoire, il sera arrêté par Hérode l'année suivante : "A l'époque de la bataille d'Actium, la septième année du règne d'Hérode, la Judée fut éprouvée par un séisme sans précédent. Beaucoup de bêtes périrent, environ trente mille personnes furent écrasées par la chute de leurs maisons, mais les soldats qui campaient en plein air survécurent. A cette nouvelle, dont l'ampleur fut exégérée par ceux qui voulaient flatter leur haine, les Arabes espérèrent que, le territoire étant ravagé et les habitants anéantis, la conquête en serait aisée. Ils exécutèrent les ambassadeurs juifs venus conclure la paix suite aux derniers événements, et marchèrent pleins d'ardeur contre l'armée juive", Flavius Josèphe, Antiquités juives XV.121-124). Diverses données archéologiques (situation des monnaies, compositions des couches) laissent penser que le site est à cette époque très peu peuplé, et que le tremblement de terre n'a donc pas eu des conséquences dramatiques. Une nouvelle occupation, mixte (présence de squelettes féminins dans le cimetière, qui jusqu'alors ne comptait que des squelettes masculins), commence aux alentours de l'an 0. Les bâtiments sont détruits par les Romains lors de la guerre de 66 (comme en témoignent la couche de cendres datant de cette époque, et la destruction des murs à leur base selon la technique de siège romaine), plus précisément au printemps 68 par les troupes du général Vespasien en provenance de Jéricho (selon une incidence de Flavius Josèphe, Guerre des juifs IV.451-453 ; pour l'anecdote, Vespasien jette les prisonniers dans la mer Morte et, en les voyant flotter à la surface, constate l'impossibilité de s'y noyer : "Les propriétés naturelles de la mer Morte méritent d'être mentionnées. Son eau est amère et stérile, comme je l'ai dit, mais elle est si légère qu'elle fait remonter les objets les plus lourds qu'on y jette, et on ne peut pas attendre son fond même si on le veut. Vespasien le constata lui-même : il se déplaça pour y précipiter des gens qui ne savaient pas nager dont les mains étaient attachées dans le dos, or tous restèrent à la surface, comme poussés par un souffle ascendant", Flavius Josèphe, Guerre des juifs IV.476-477). Le scénario le plus probable est donc le suivant. Qumran est une forteresse séleucide ou asmonéenne du IIème siècle av. J.-C. (les plus anciennes monnaies retrouvées sont aux noms d'Antiochos VII qui règne entre -138 et -129, et de Jean Hyrcan Ier qui gouverne la principauté d'Israël de -134 à -104), elle est abandonnée progressivement par désuétude (la frontière de la principauté d'Israël se déplace peu à peu vers le nord, loin de Qumran et de la mer Morte) ou brusquement par le tremblement de terre de -31, puis elle est réoccupée non pas par des soldats mais par quelques dizaines d'individus qui y amènent leurs femmes, y collectionnent des manuscrits, y suivent des rituels religieux stricts (présence de plusieurs mikvahs). Le colloque décisif organisé sur le sujet en 1992 par l'Académie des sciences de New York aux Etats-Unis, dont les résultats ont été publiés en 1994 dans le numéro 722 des Annals of the New York Academy of Sciences, a établi que les habitants de cette période juste antérieure à la guerre de 66 y survivent grâce à la production d'ensens réalisé par l'extraction d'essence du baume (un arbuste poussant abondamment sur les lieux) et sa stabilisation par le bitume des bords de la mer Morte, permettant sa commercialisation, via des contenants également fabriqués sur place (présence d'un petit atelier au sud-est, avec une cuve pour la préparation de l'argile, une roue de potier en pierre et deux fours à cuisson ronds). A la suite de ces conclusions, les commentateurs chrétiens ont sombré dans une nouvelle hypothèse, aussi excessive et incohérente que l'hypothèse proto-chrétienne : "Puisque le site archéologique de Qumran n'est pas un monastère préchrétien, alors ses habitants n'étaient pas des esséens/esséniens, on doit dissocier le site et les manuscrits retrouvés à proximité !". Ils se sont retrouvés alors devant un problème insoluble : si le site de Qumran dans la première moitié du Ier siècle n'était pas habité par des esséens/esséniens, par qui était-il habité, et, surtout, où sont passés les esséens/esséniens mentionnés précisément dans ce lieu à cette époque par Pline l'Ancien, qui auraient disparu sans laisser le moindre vestige ? Formulé autrement : Pline l'Ancien aurait vu des esséens/esséniens qui n'existaient pas, et il n'aurait pas vu les gens qui existaient à Qumran ? Et quid des manuscrits ? Comment imaginer que des habitants Laurel aient pu vivre à Qumran en totale ignorance d'individus Hardy qui se seraient amusés à compiler des centaines de manuscrits en grand secret dans des grottes à proximité de Qumran ? Le fond du problème, pour ces commentateurs chrétiens, résidait dans le contenu de ces manuscrits. Dès leur découverte en 1947, les premiers traducteurs en effet ont été étonnés d'y trouver des passages très similaires à certains passages des évangiles, mais dans un substrat très éloigné du pacifisme catéchétique canonique : difficile de faire coïncider l'amour altruiste naïf chrétien moderne, idéalement incarné par l'acteur au visage de craie gominée, aux yeux bleux et à la voie mielleuse jouant Jésus dans le film homonyme de Franco Zeffirelli en 1977, avec le discours fanatique, jusqu'au-boutiste, haineux, délirant (opposant les Nous-la-Lumière à Eux-les-Ténèbres-qui-doivent-être-anéantis-par-le-Mashiah), de ces manuscrits ! Pour ne pas remettre en questions leur version du ministère de Jésus, ils ont donc tenté de minimiser le fanatisme des textes de Qumran pour les relier à leur Jésus tolérant, ou, au contraire, ils ont admis le contenu fanatique des textes de Qumran en tentant de le dissocier absolument des évangiles et de Jésus. Nous ne les suivrons pas dans cette impasse. Nous verrons dans notre prochain paragraphe qu'une filiation existe bien entre les manuscrits nazaréens de la mer Morte et Jésus, qui était qualifié de "nazaréen" par ses contemporains et qui n'avait aucun rapport avec la face de craie gominée du film de Zeffirelli, et que cette filiation est évidente dans les évangiles, aveuglante même, à condition de lire ses propos au sens littéral et non pas au sens figuré comme le font les chrétiens depuis deux mille ans. Pour le moment, penchons-nous sur ces textes de Qumran.


Les textes


Attardons-nous d'abord sur les productions de facture théorique, que nous soupçonnons avoir été écrites par Yosé ben Yoezer lui-même, ou par ses disciples désireux de conserver son enseignement immédiatement après sa mort : les manifestes et les peshers/commentaires.


Les manifestes, d'abord.


- L’Ecrit de Damas (reconstitué à partir de documents découverts dans une guéniza du Caire fin XIXème siècle, et des manuscrits 4Q266-272), la Règle de communauté (reconstituée à partir des manuscrits 1QS, 4Q255-264a et 5Q11) et le Manifeste sectaire ou MMT (pour "Miqsat Ma'aseh ha Torah/Quelques ouvrages de la Torah", manuscrits 4Q398-399) forment un ensemble nous renseignant sur l’origine des membres de la communauté/yahad. Nous ne nous attarderons pas puisque nous avons déjà bien décortiqué ce sujet. Disons simplement que ces textes établissent une distinction très nette entre le "ils" et le "nous". D’un côté, le "nous" renvoie à la communauté/yahad conçue comme un bloc et non pas comme une addition d’individualités, le "nous" définit l’intelligence et la valeur de chacun selon son degré de renoncement à sa propre personne et d’adhésion, de soumission, de dévotion au groupe. De l’autre côté, le "ils" mêle malignement les saducéens et les pharisiens, comme nous l’avons expliqué, de manière codée. Les saducéens sont visés derrière le "Prêtre impie/Cohen ha rashah" et les "traîtres/bogdim" qui le suivent, détenteurs du pouvoir sur le Temple de Jérusalem, tandis que les "nous", c’est-à-dire les nazaréens/nsr auteurs des manuscrits de la mer Morte, sont dispersés un peu partout dans des endroits reculés entre l’Egypte et la Syrie, dont à Qumran. On note que dans la Règle de la communauté (1QS, colonne 5, lignes 2 et 9), les "nous" se définissent comme les seuls vrais "fils de Sadoc", déniant cette qualité aux saducéens qui prétendent pourtant tirer leur légitimité de Sadoc. Les pharisiens quant à eux sont visés derrière l’expression "mauvais bâtisseurs de murs", qui renvoie à leur volonté clairement affirmée de "bâtir des murailles autour de la Torah" (Talmud de Babylone, Nezikin, Avot 1.1), que nous avons rappelée à plusieurs reprises. Quand les nazaréens/nsr accusent les pharisiens derrière l’indistinct "Homme de mensonge/Is ha kazav" de "renverser les nobles cimes d’antan, se détourner des sentiers de justice, déplacer les limites fixées par les ancêtres", de "chercher la flatterie, simuler la vraie religion, guetter les moyens d’enfreindre la Torah" ou de "déclarer le coupable innocent et l’innocent coupable" (Ecrit de Damas, guéniza A colonne 1 lignes 15-19), ils dénoncent l’autorité diffuse des knessets/synagogues pharisiennes qui tend de plus en plus à se substituer à l’autorité centrale du Temple de Jérusalem, qu’ils rêvent de conquérir bientôt sur les saducéens avec l’aide apocalyptique du Messie/Mashiah envoyé par Yahvé. Entre le soulèvement de -197 (mentionné par l’Ecrit de Damas, guéniza A colonne 1 lignes 5-6 précitées) et la destruction du Temple de Jérusalem en 70, des rapprochements de circonstance ont eu lieu entre ces trois mouvements religieux. Par exemple nous avons raconté comment la politique violemment anti-pharisienne d’Alexandre Jannée a apaisé temporairement les différends entre saducéens et nazaréens. Plus tard, quand Hérode a pris le pouvoir avec l’aide des saducéens contre les pharisiens (dont Saméas/Shemaya, qui a accusé Hérode devant le Sanhédrin en -46 et a été assassiné par lui vers -30), les nazaréens ont découvert qu’ils avaient des intérêts communs avec les pharisiens. Mais ces rapprochements ponctuels ne modifient pas les antagonismes fondamentaux irréconciliables entre saducéens, nazaréens et pharisiens. Les saducéens prônent un judaïsme nationaliste traditionnel, avec un Etat d’Israël indépendant qui traite d’égal-à-égal avec les autres Etats, et avec Jérusalem comme capitale de cet Etat. Les nazaréens prônent un judaïsme triomphant sur toute la planète, avec Israël devenu un Etat mondial sans frontière dans lequel les non-juifs n’existent plus, et avec Jérusalem comme capitale de cet Etat universel. Les pharisiens prônent un judaïsme distinguant nettement le domaine spirituel privé, qui reste le domaine de Yahvé défendu par des "murailles autour de sa Torah", et le domaine politique public, qui est laissé aux profanes grecs, romains ou autres. Nazaréens et pharisiens sont intimement convaincus d’être les élus du Dieu unique, mais dans un esprit très différent : les nazaréens se croient élus au-dessus des autres, alors que les pharisiens se croient élus parmi les autres, ce qui explique pourquoi les pharisiens jouissent d’une audience favorable dans la masse des juifs qu’ils fréquentent au quotidien, et même suscitent la curiosité chez certains non-juifs, tandis que les nazaréens vivent à l’écart en méprisant la masse du peuple qu’ils jugent corrompu, juifs et non-juifs inclus, en espérant son anéantissement prochain lors de la venue du Messie/Mashiah. Nazaréens et pharisiens sont aussi des grands connaisseurs de la Torah, qu’ils maîtrisent de mémoire et respectent à la lettre, mais leur manière de l’appliquer est très différente : les nazaréens veulent simplement tuer le mécréant quand la Torah dit qu’il faut tuer le mécréant, alors que les pharisiens prennent le temps d’analyser chaque contexte pour savoir si celui-ci peut renvoyer ou non à tel ou tel passage de la Torah, et ils compilent leurs analyses dans des jurisprudences qui donneront naissance au Talmud de Babylone et au Talmud de Jérusalem, canonisés après 70. On note enfin que ces documents de Qumran relatifs à l’organisation de la communauté/yahad sous-entendent que celle-ci est bien un réseau ou, pour reprendre la célèbre image qu’Hannah Arendt emploie au paragraphe 1 chapitre III de La crise de la culture pour définir un organisme totalitaire, un oignon : la communauté/yahad des nazaréens n’a pas la forme d’une pyramide avec une pointe représentant une autorité supérieure, elle a la forme d’un oignon, avec un centre vide dans lequel les nazaréens croient voir Yahvé et son Messie/Mashiah, et autour duquel se superposent des couches solidaires les unes des autres (d’abord la couche des inspecteurs/meqaber, puis la couche des vieux ayant poussé tellement loin l’ascèse qu’ils sont capables de rester six jours sans manger [selon Philon, Sur la vie contemplative 35], puis la couche des novices qui n’ont pas encore reçu leur panoplie d’intégration [l’axinarion, la ceinture et le vêtement blanc, selon Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.137] et qui servent les repas aux vieux sans porter de ceinture [selon Philon, Sur la vie contemplative 72], puis la couche des femmes ayant renoncé à leur féminité [selon Philon, Sur la vie contemplative 68] ou ayant accepté de n’être que des pondeuses sans amour [selon Flavius Josèphe, Guerre des juifs 160-161], enfin la couche indistincte des juifs qui apportent un soutien logistique au groupe). Dans ce réseau, Qumran n’est qu’un camp/mahanot parmi beaucoup d’autres, à l’intérieur duquel coexistent toutes ces couches.


- Le Rouleau du Temple (manuscrits 11Q19-20) renseigne sur le but de la communauté/yahad. Ce document est le plus long (déroulé, il mesure huit mètres cinquante) et le mieux conservé des documents découverts à Qumran. Il se présente comme un livre complémentaire aux cinq livres de la Torah, un manifeste politique décrivant la Terre Promise rêvée par les nazaréens. On peut distinguer trois parties, à mettre en parallèle avec le livre d’Ezékiel. La première partie, colonnes 1 à 29, détaille les rituels de toutes les fêtes que doivent respecter les juifs, à comparer au chapitre 44 d’Ezékiel. La deuxième partie, colonnes 30 à 46, détaille le Temple de Jérusalem qui doit remplacer le Temple actuel, à comparer aux chapitres 40 à 43 d’Ezékiel. La troisième partie, colonnes 47 à 66, détaille les lois auxquelles devront se soumettre les juifs dans l’Etat d’Israël purifié, à comparer aux chapitres 45 à 48 d’Ezékiel. La lecture de ce document, très fastidieuse, confirme l’impression que nous avons eue lors de nos lectures précédentes : le monde post-apocalyptique rêvé par les nazaréens est totalement figé, les fêtes n’y sont plus que des gesticulations cérémonielles creuses, autour d’un Temple grandiose mais vide de sens et d’esprit, entretenu par un peuple juif devenu un peuple de robots heureux de vivre sans contradicteur et de traquer et d’annihiler quiconque en son sein dévie de la sainte voie collective, qui n’est jamais assez collective ni assez sainte et appelle toujours davantage de jugements et de condamnations. En effet, les fêtes sont si nombreuses, et leur déroulement est si compliqué et si pointilleux, qu’elles deviennent une occupation à plein temps, un métier pour techniciens, un travail à la chaîne. Les caractéristiques du Temple qui sera bâti après la guerre apocalyptique sur les ruines du Temple actuel, dépassent les capacités financières et surtout techniques de l’époque : ce nouveau Temple consistera en trois enceintes carrées emboîtées l’une dans l’autre, l’enceinte extérieure mesurera mille six cents coudées (Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 40 ligne 8), ce qui correspond, si on admet qu’une coudée équivaut à environ cinquante centimètres, à huit cents mètres, le Temple s’étendra donc sur une superficie de quatre-vingts hectares (huit cents mètres sur huit cents mètres ; par comparaison, rappelons que le Temple élaboré par Hérode, qui est le plus vaste de son temps, ne couvre seulement que vingt hectares, soit quatre cents quatre-vingt-dix mètres sur trois cent dix mètres, et que sa construction s’est étalée sur huit décennies). Et le résultat final ressemble moins au château de Vaux-le-Vicomte avec ses proportions parfaitement équilibrées, qu’aux complexes immobiliers de Ceausescu avec leurs proportions grossières : chacun des quatre côtés de l’enceinte extérieure consistera en une barre de sept coudées d’épaisseur et de quarante-neuf coudées de hauteur (Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 40 ligne 9), trouée par trois portes consacrées à trois des douze chefs de tribus historiques juives. Dans ce futur idéal, les particularismes n’auront aucune place, même les enfants n’auront pas le droit de contester quoi que ce soit sous peine de lapidation, et les parents de l’enfant lapidé devront remercier publiquement Yahvé et toute la communauté de les avoir ainsi débarrassés de l’enfant mauvais qu’ils seront coupables d’avoir engendré ("Si un enfant est obstinément désobéissant à son père et à sa mère, et n’écoute pas quand ils le corrigent, son père et sa mère se saisiront de lui et le mèneront aux anciens de sa ville, à la porte du lieu où il vit. Ils diront alors aux anciens de la ville : “Ce fils que nous avons est obstinément désobéissant, il refuse de se soumettre et n’est qu’un ivrogne et un goinfre”. Alors tous les hommes de sa ville le lapideront jusqu’à la mort. Ainsi tu extirperas le mal d’au milieu de toi et tous les enfants d’Israël l’apprendront et seront pris de crainte", Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 64 lignes 2-6). Plus généralement, la guerre contre l’impureté sera la priorité, et peut-être même l’unique raison d’être ("Si parmi vous, dans l’une des cités que je vous donne, un homme ou une femme fait ce qui est mal à mes yeux et viole mon alliance en allant servir et adorer d’autres dieux, le Soleil, la Lune ou tout autre membre de la milice céleste, et si vous êtes informés ou si vous soupçonnez une telle rumeur, vous chercherez et enquêterez avec soin. Si cette rumeur s’avère fondée et avérée (cette abomination a déjà été perpétrée en Israël), vous ferez sortir cet homme ou cette femme et vous les lapiderez", Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 55 lignes 15-21 ; "Quand tu approcheras d’une cité pendant la guerre, propose-lui la paix. Si elle adhère à cette proposition et t’ouvre ses portes, alors toutes les personnes qui s’y trouvent deviendront tes esclaves. Mais si elle n’accepte pas cette proposition et décide de te combattre, tu l’assiégeras. Puis, quand je la livrerai entre tes mains, tu passeras tous les hommes au fil de l’épée et tu prendras femmes, enfants, bétail et tout ce qui s’y trouve, tout son butin, comme trophées pour toi-même. Tu profiteras du butin de tes ennemis que je t’accorderai. Tu traiteras de la même manière les cités lointaines", Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 62 lignes 6-12 ; "Tu extermineras complètement les Hittites, les Amorrites, les Cananéens, les Hivites, les Jébusites, les Girgashites et les Phéréziens ainsi que je te l’ai commandé, de crainte qu’ils ne t’enseignent toutes les pratiques abominables auxquelles ils se livrent pour leurs dieux", Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 62 lignes 15-16). Au Rouleau du Temple, on peut ajouter trois petits textes en annexes. Celui que les spécialistes ont intitulé Vision de la nouvelle Jérusalem (reconstitué à partir des manuscrits 1Q32, 2Q24, 4Q554-555, 5Q15 et 11Q18) donne quelques précisions supplémentaires sur ce Temple pachydermique que les membres du yahad veulent édifier. Celui que les spécialistes ont intitulé Charte pour Israël durant les derniers jours (manuscrits 1QSa et 1Q28a) décrit la société totalitaire rêvée par les membres du yahad. Tous les individus sont soumis à l’omnipotence de la communauté, les enfants ("Dès la petite enfance, chaque garçon sera instruit dans le Livre de Méditation. Quand il grandira, on lui enseignera les statuts de l’alliance et on lui inculquera leurs ordonnances", Charte pour Israël durant les derniers jours, 1QSa et 1Q28a, colonne 1 ligne 6-8), les jeunes gens ("A l’âge de vingt ans, le jeune homme sera inscrit dans les rangs de la communauté et prendra place parmi les hommes de son clan, s’adjoignant ainsi à la sainte organisation. Il ne cohabitera pas sexuellement avec une femme avant la fin de sa vingtième année, quand il saura distinguer le bien du mal. De son côté, c’est par le mariage que la femme entrera dans le monde des adultes. A compter de ce moment, il pourra témoigner des statuts de la Loi, et prendre place parmi les rangs de la communauté pour la cérémonie de proclamation des ordonnances", Charte pour Israël durant les derniers jours, 1QSa et 1Q28a, colonne 1 lignes 9-11), les adultes ("A vingt-cinq ans, il pourra prendre place parmi les piliers de la sainte organisation et commencer à la servir. A trente ans, il pourra commencer à prendre part aux discussions dans les procès. De surcroît, il pourra prétendre exercer un commandement comme chef de mille d’Israël, ou de cent, ou de cinquante ou de dix, ou comme juge ou intendant pour leurs tribus ou leurs clans. Les nominations à ces fonctions seront prononcées par les prêtres fils d’Aaron, aidés de tous les chefs de clans de la communauté. Celui qui sera désigné prendra ses fonctions publiquement, et de même partira au combat et en reviendra sous le regard de la communauté. Selon son intelligence et la perfection de sa voie, chaque homme fortifiera ses reins pour remplir sa mission auprès des troupes, pour s’acquitter de sa tâche auprès de ses frères. Quel que soit son rang, modeste ou élevé, chaque homme cherchera à se distinguer en s’efforçant de surpasser l’autre", Charte pour Israël durant les derniers jours, 1QSa et 1Q28a, colonne 1 lignes 12-18), les vieillards ("L’homme avancé en âge assumera au service de la communauté une tâche en accord avec les forces qui lui restent", Charte pour Israël durant les derniers jours, 1QSa et 1Q28a, colonne 1 ligne 19), en revanche les infirmes sont proscrits ("Aucun homme souffrant d’une seule des impuretés affectant l’humanité n’entrera dans l’assemblée [du yahad], aucun homme ainsi marqué ne recevra de charge de la communauté. Aucun homme avec un handicap physique, paralysé des jambes ou des mains, boiteux, aveugle, sourd, muet, ou affligé dans sa chair d’une tare visible, ni aucun vieillard tremblotant inapte à toute activité dans la communauté ne pénétrera pour prendre place parmi les hommes de renom", Charte pour Israël durant les derniers jours, 1QSa et 1Q28a, colonne 2 lignes 3-8). Enfin les textes que les spécialistes ont intitulés Rouleau de la guerre (reconstitué à partir des manuscrits 1QM et 4Q491-496) et Guerre du Messie (reconstitué à partir des manuscrits 4Q285 et 11Q14), qui étaient certainement unis à l’origine car le second apparaît comme la conclusion du premier, décrivent la guerre ultime, qui mettra fin à toutes les guerres et assurera l’éternité à la communauté du yahad. On remarque que, parmi les mécréants "fils des Ténèbres" que le Messie/Mashiah anéantira, le Rouleau de la guerre mentionne les gens d’Edom/Idumée (Rouleau de la guerre, 1QM et 4Q491-496, colonne 1 ligne 1), d’où est originaire Hérode.


- Plusieurs textes sur la pureté, enfin (manuscrits 4Q274, 4Q278, 4Q284 et 4Q512), renseignent sur la manière dont les membres de la communauté doivent s’occuper en attendant la guerre finale. Le moins qu’on puisse dire est que leur sens du mot "pureté" est très restreint. Nous avons vu dans les textes précédents que la communauté considère impurs non seulement les non-juifs, mais encore les enfants rebelles, les femmes enceintes hors mariage, les infirmes (vieillards gâteux, handicapés, boiteux, aveugles, sourds, muets, et toute autre personne ayant une particularité physique), les malades. A cette liste déjà conséquente, il faut ajouter les personnes atteintes d’écoulements ("Toute personne impure à la suite d’un écoulement [menstrues et leucorrhées chez les femmes, pollutions nocturnes chez les hommes, énurésie] se baignera dans l’eau et lavera ses vêtements, alors seulement elle pourra manger. Ainsi qu’il est dit, elle criera : “Impur, impur !” [référence à Lévitique 13.45] durant tous les jours de l’écoulement. C’est une affliction", 4Q274, fragment 1 colonne 1 lignes 3-4 ; "Tout meuble sur lequel elle [la femme en période de menstrues] s’assiéra sera impur", 4Q278, fragment 1 ligne 4 ; le manuscrit 4Q512, qui est dans un très mauvais état, est également consacré à ce sujet), et celles qui ont des rapports sexuels ("Si un homme a des rapports sexuels avec une femme, ils se baigneront dans l’eau et seront souillés jusqu’au soir", 4Q284, fragment 1 colonne 1 lignes 7-8). Cette obsession pathologique de la pureté confine parfois au ridicule. Ainsi le cadastre de la nouvelle Jérusalem qui sera rebâtie après l’apocalypse indique bien que les lieux d’aisance seront situés à l’extérieur de la ville, au nord-ouest, précisément "à trois mille coudées de n’importe quel point de la ville" (Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 46 lignes 13-16). Or trois mille coudées est une distance supérieure à celle que les membres de la communauté, s’appuyant sur un commandement du Deutéronome ("Un endroit retiré hors du camp sera réservé pour les besoins naturels. Chacun utilisera le pic ["p£ssaloj"] à sa ceinture pour creuser le sol puis pour recouvrir ses excréments quand il s’y retirera", Deutéronome 23.13-14) sont autorisés à parcourir le jour du sabbat ("Le jour du sabbat, on ne sortira pas de la ville dans un rayon de plus de mille coudées", Ecrit de Damas, guéniza A colonne 10 ligne 21). Donc ces derniers ne devront pas soulager leur vessie ou leurs intestins le jour du sabbat sous peine d’être considérés impurs et d’être anathémisés. Flavius Josèphe confirme que les esséens/esséniens sont obsédés par ce commandement, tout en précisant qu’ils ne le respectent pas souvent, parce que la nature est la plus forte : incapables de se retenir, chaque membre urine ou défèque à l’écart, utilise son axinarion pour recouvrir ses déjections, et se lave aussitôt en ruminant sur sa honte ("Ils observent plus rigoureusement que les autres juifs le jour de repos [le sabbat]. Non seulement ils préparent leur nourriture la veille pour n’avoir pas à allumer de feu ce jour-là, mais encore ils refusent de déplacer le moindre ustensile, et même de satisfaire leurs besoins naturels. Les autres jours, sur ce dernier sujet, ils creusent un trou d’un pied de profondeur avec leur axinidion ["¢xin…dion", corruption graphique ou synonyme d’"axinarion/¢xin£rion"] qui est donné à chaque néophyte, ils le dissimulent pour ne pas offenser les rayons de Yahvé, ils s’accroupissent, puis ils rejettent dans le trou la terre qu’ils en ont tirée. Ils choisissent pour cela les endroits les plus solitaires. Et aussitôt après s’être déchargés ainsi naturellement, ils ont l’habitude de se laver comme s’ils s’étaient chargés d’une souillure", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.147-149).


Les peshers, ensuite, c’est-à-dire "commentaires" en hébreu. Ce sont des tentatives d’explication du présent au moyen des textes sacrés.


- Le Pesher d’Habacuc (manuscrit 1QpHab) renvoie à des événements bien précis qui étaient connus par les contemporains, mais que nous avons du mal à identifier aujourd’hui derrière les formules codées. Les recoupements que nous avons effectués plus haut laissent penser cependant que l’exécution du "Maître de justice" par le "Prêtre impie" lors d’une fête de Yom Kippour à la colonne 11 lignes 2-8 décrit l’arrestation et la mise à mort de Yosé ben Yoezer par Elyakim/Alkimos en automne -160. Le grand nombre d’allusions à des faits, même si nous ignorons la nature de ces faits, suggère que ceux-ci sont encore bien présents à l’esprit des auteurs du Pesher d’Habacuc, l’insistance sur la gravité des actes commis révèle par ailleurs à quel point ces auteurs au moment de la rédaction sont encore touchés par les événements qu’ils évoquent, enfin les formules codées prémunissent les rédacteurs favorables au "Maître de justice" de toute poursuite si le texte tombe entre les mains des partisans du "Prêtre impie" désormais au pouvoir : ces trois raisons sous-entendent que le Pesher d’Habacuc a été écrit peu après la mort du "Maître de justice" (même si un doute subsiste sur le manuscrit 1QpHab : s’agit-il du texte originel qui remonterait à -160 ? ou d’une copie revue et corrigée plus tardive ?). Beaucoup d’exégètes continuent à croire que le mot "Kittim" dans le Pesher d’Habacuc sert à désigner les Romains, parce qu’ils datent ce texte après la venue de Pompée à Jérusalem en automne -63, ils argumentent en montrant notamment les lignes 4-5 de la colonne 6 qui affirment que les Kittim "offrent des sacrifices à leurs étendards et adorent leurs armes", pratique bien attestée dans la légion romaine. Mais la vénération des armes (souvenons-nous d’Ajax et d’Ulysse à la fin de l’ère mycénienne, qui se sont affrontés pour récupérer les armes sanctifiées d’Achille) et les invocations guerrières aux dieux ou à la cité tutélaire ou aux rois sont également bien attestées chez les Grecs, et si le texte décrit des faits remontant à la première moitié du IIème siècle av. J.-C., comme nous le pensons, les "Kittim" du Pesher d’Habacuc sont bien les Grecs séleucides et non pas les Romains, car à cette date les Romains ne jouent pas encore un rôle direct dans les affaires du Levant. Face à ces Kittim, on distingue nettement trois groupes. Le premier groupe est dominé par l’"Homme de mensonge" ("“Malheur à vous qui fondez une cité avec le sang et avec le vice ! Cette prophétie émane de Yahvé tout-puissant : les peuples peineront par le feu, les nations s’épuiseront pour rien” [Habacuc, 2.12-13]. Cela renvoie à l’Homme de mensonge qui a égaré beaucoup de gens en bâtissant une inutile cité sur le crime et en fondant une communauté dans la tromperie pour sa propre gloire, attelant un grand nombre à des tâches sans objet et leur enseignant le mensonge. Mais leur peine ne servira à rien : ils subiront de terribles châtiments pour avoir blasphémé et insulté les élus de Yahvé", Pesher d’Habacuc, 1QpHab, colonne 10 lignes 6-13) : nous avons vu que cette formule renvoie certainement un ou plusieurs chefs pharisiens, ou à des gens que les auteurs du Pesher d’Habacuc veulent assimiler malignement aux pharisiens. Le deuxième groupe est désigné par "nous", comme dans les manifestes, sous l’autorité du "Maître de Justice". Ces "nous" sont en compétition contre un troisième groupe sous l’autorité du "Prêtre impie", ces deux derniers groupes formaient une communauté unique à l’origine mais des "traîtres/bogdim" se sont exclus eux-mêmes de cette communauté en choisissant de se ranger derrière le "Prêtre impie", s’attirant ainsi l’anathème de leurs anciens pairs ("“Ouvrez vos yeux, traîtres, et regardez, et soyez frappés d’étonnement. En votre temps il accomplit une œuvre que vous refuseriez de croire si on vous la racontait” [Habacuc 1.5]. Ce passage renvoie aux traîtres/bogdim ligués à l’Homme de mensonge qui n’ont pas cru aux paroles de Yahvé émanant de la bouche du Maître de justice, aux traîtres/bogdim de la nouvelle alliance qui n’ont pas cru à l’alliance de Yahvé et ont profané son saint nom", Pesher d’Habacuc, 1QpHab, colonne 1 lignes 16-17 et colonne 2 lignes 1-4) : nous avons vu aussi que ce qualificatif "traîtres/bogdim" renvoie certainement aux saducéens de Yosé ben Yohanan, qui se sont exclus eux-mêmes du mouvement des hassidim en pactisant avec le "Prêtre impie" Elyakim/Alkimos, s’attirant ainsi l’anathème de leurs anciens pairs boyetosim dirigés par Yosé ben Yoezer.


- Le Pesher d’Isaïe (manuscrits 4Q161-165) est très fragmentaire. On devine néanmoins qu’il est très ancien, il a peut-même été rédigé par le "Maître de justice" lui-même. Il décrit les événements qui arriveront lors de la venue du Messie/Mashiah, dans divers passages en langage codé que nous ne citerons pas ici parce qu’ils n’intéressent pas le cœur de notre étude. Le Pesher d’Isaïe rappelle que la communauté/yahad qu’il représente est issue du milieu sacerdotal ("“[Je mettrai du kohl autour de tes pierres,] je te donnerai des saphirs pour assise” [Isaïe II 54.11] Cela renvoie aux prêtres qui ont fondé la communauté/yahad et [texte manque] l’assemblée de ses élus, comme des saphirs au milieu des pierres", Pesher d’Isaïe, 4Q164, lignes1-3), ce qui renforce notre hypothèse : Yosé ben Yoezer fondateur des boyetosim/ébionites est bien un prêtre. Un passage annonce que les "chercheurs de flatterie" seront traqués durant les Derniers Jours (Pesher d’Isaïe, 4Q163 fragment 23 colonne 2 ligne 10) : nous venons de voir que cette périphrase "chercheurs de flatterie" se trouve aussi dans l’Ecrit de Damas et désigne les pharisiens. Un autre passage évoque des "hommes de raillerie qui sont à Jérusalem" ("“Malheur à ceux qui se lèvent tôt en quête de liqueurs fortes, qui se couchent tard pour s’enivrer de vin, qui mêlent lyre, luth, pipeau et tambourin à leurs beuveries sans respecter l’œuvre de Yahvé et sans voir ce qu’il a fait. Voilà pourquoi mon peuple est en exil, privé d’intelligence, pourquoi les masses sont affamées, les foules dévorées par la soif. Voilà pourquoi l’abîme a ouvert son gosier, pourquoi sa gueule est un gouffre béant. Tous ses atours et son tintamarre y seront engloutis, et c’est là que la clameur joyeuse finira” [Isaïe I 5.11-14]. Cela renvoie aux hommes de raillerie qui sont à Jérusalem. Ce sont eux “qui ont rejeté la Loi de Yahvé, repoussé la parole du saint Israël, c’est pour cela qu’il s’est emporté contre son peuple, qu’il a brandi sa main contre lui et l’a frappé si fort que les montagnes ont tremblé et que les cadavres gisent comme des immondices au milieu des rues, et sa colère ne cesse pas, sa main reste toujours brandie” [Isaïe I 5.24-25]. Telle est la bande des hommes de raillerie qui sont à Jérusalem", Pesher d’Isaïe, 4Q162 colonne 2 lignes 2-10) : cette autre périphrase "hommes de raillerie" peut désigner aussi les pharisiens, ou ceux qui se sont accommodés avec eux et avec les "Kittim" (mentionnés lignes 7-14 des fragments 8 à 10 de 4Q161), en l’occurrence les saducéens de Yosé ben Yahanan qui se sont accomodés avec les Grecs via Elyakim/Alkimos. La précision "qui sont à Jérusalem" sous-entend que le texte date de l’époque où les saducéens ("hommes de raillerie") cohabitaient dans cette cité avec les pharisiens ("chercheurs de flatterie"), le fait que le texte annonce que les pharisiens ("chercheurs de flatterie") seront traqués durant les Derniers jours sous-entend que ceux-ci ne sont pas encore traqués au moment où le texte est écrit, ces deux points argumentent donc indirectement sur l’ancienneté du texte, qui remonte au plus tard à Alexandre Jannée le grand persécuteur des pharisiens.


- Le Pesher de Nahoum (manuscrit 4Q169) est l’un des très rares textes de Qumran dans lesquels les individus sont identifiables grâce à des allusions claires. On lit en effet dans les fragments 3-4 colonne 1 lignes 1-3 : "“Où se trouve l’antre du lion, l’endroit où se gavent les lionceaux ? Là où veut entrer le lion, veulent aussi entrer les lionceaux.” [Nahoum 2.11]. Cela renvoie à Démétrios, roi des Grecs, qui chercha à entrer dans Jérusalem à l’incitation des chercheurs de flatterie. Mais Jérusalem ne tomba jamais sous la coupe des rois grecs depuis Antiochos jusqu’à l’apparition des Kittim". L’opposition entre "les rois grecs" et "les Kittim" permet de conclure avec assurance que "Kittim" dans ce texte ne désigne plus les Grecs mais les Romains. Ce texte a donc été écrit après l’arrivée des Romains à Jérusalem avec Pompée en -63. L’identité du "Démétrios roi des Grecs" quant à elle est révélée par les lignes suivantes, qui font clairement référence à la crucifixion des huit cents pharisiens (les "chercheurs de flatterie") par Alexandre Jannée après sa bataille perdue contre Démétrios III vers -87 près de Sichem en Samarie, que nous avons racontée brièvement dans notre alinéa précédent ("[texte manque] vengeance contre les chercheurs de flatterie, car il avait coutume de suspendre les hommes vivants, comme on faisait jadis en Israël. A celui suspendu vivant à un arbre s’applique le verset : “Vois, j’interviens contre toi, dit Yahvé” [Nahoum 2.14]", Pesher de Nahoum, 4Q169, fragments 3-4, colonne 1 lignes 6-9). On déduit que le "Antiochos" mentionné dans le fragment précédent est Antiochos IV, dernier roi séleucide qui a réprimé violemment la population de Jérusalem en -168 (Antiochos VII a bien assiégé Jérusalem entre -134 et -132, mais il a finalement trouvé un compromis avec Jean Hyrcan Ier qu’il a laissé à la tête de la Judée, comme nous l’avons vu aussi dans notre alinéa précédent ; après Antiochos VII aucun roi séleucide n’a plus réellement menacé l’intégrité de Jérusalem). Il est hautement intéressant de remarquer que, en affirmant que désormais l’hégéménie au Levant n’appartient plus aux "rois grecs" mais aux Romains/Kittim, ce texte révèle un retournement diplomatique entre les Grecs et les nazaréens/ébionites qui ont écrit ce texte après -63, selon le fameux adage : "Les ennemis de mes ennemis sont mes amis", du moins jusqu’à la venue du Messie/Mashiah ou, pour reprendre l’expression des manuscrits de Qumran, jusqu’à la venue du "Prince de la communauté". Cette convergence d’intérêts établie par le Pesher de Nahoum entre Grecs et nazaréens contre les Romains raccorde parfaitement avec l’image du juif Aristobule II et des fils du Grec Mithridate VI défilant prisonniers côte-à-côte dans le cortège triomphal de Pompée à Rome en -61. Le Pesher de Nahoum confime par ailleurs la profonde antipathie des nazaréens/ébionites de Qumran après -63 envers les pharisiens, au point d’oublier qu’Alexandre Jannée qui les a crucifiés en masse n’était pas un modèle de vertu nazaréenne/ébionite puisqu’il a tué son frère pour s’assurer le monopole du pouvoir ("Alexandre Jannée ayant pris le pouvoir après la mort d’Aristobule Ier, fit périr l’un de ses frères qui aspirait à la royauté, et traita avec honneur l’autre qui préférait vivre sans se mêler aux affaires", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.323) et il n’hésitait pas à s’afficher ouvertement avec ses concubines ("A l’occasion d’un banquet public auquel il participa avec ses concubines, il fit crucifier environ huit cents [pharisiens]", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.380). Le Pesher de Nahoum confirme aussi l’antipathie encore plus profonde des mêmes envers les saducéens, assimilés ici à Manassé : jadis le roi Manassé s’est cru respectable en soumettant Israël à la puissance assyrienne et Yahvé l’a finalement puni, aujourd’hui les saducéens derrière leur protecteur Hérode se croient respectables en soumettant Israël à la puissance romaine et bientôt Yahvé les punira pareillement ("“Vaux-tu mieux qu’Amon qui s’étalait le long des canaux du Nil ?” [Nahoum 3.8]. “Amon” désigne Manassé, et les “canaux” sont les nobles de Manassé, les hommes respectables de [texte manque]", Pesher de Nahoum, 4Q169, fragments 3-4 colonne 3 lignes 8-9 ; "“Elle a connu l’exil, la captivité, ses nouveaux-nés ont été fracassés à tous les coins de rues. On a tiré au sort le destin de ses citoyens, et enchaîné tous ses nobles” [Nahoum 3.11]. Cela renvoie à Manassé dans les derniers jours, car son royaume sera mis à bas en Israël, ses femmes, ses nourrissons et ses enfants seront emmenés en captivité, ses guerriers et ses nobles seront tués par l’épée", Pesher de Nahoum, 4Q169, fragments 3-4 colonne 4 lignes 2-4).


- Le Pesher des Psaumes (manuscrits 4Q171, 4Q173 et 1Q16) se réfère à plusieurs psaumes en employant les mêmes formules codées. Le manuscrit 4Q171 oppose l’auteur à "Ephraïm et Manassé" les fils de Joseph, qui refusent de suivre le "droit chemin" de Yahvé et obéissent au "Prêtre impie" pour combattre les "pauvres/ebionim" ("“Les impies tirent l’épée, ils tendent leur arc pour terrasser le pauvre et le nécessiteux, pour tuer ceux qui suivent le droit chemin. Mais leur épée les transpercera eux-mêmes, et leur arc se brisera” [Psaume 37 versets 14-15]. Cela renvoie aux impies d’Ephraïm et Manassé, qui tenteront de se défaire du Prêtre impie et des membres de son parti à l’heure du jugement qui s’abattra sur eux. Mais Yahvé les arrachera à leur pouvoir et ensuite il les livrera aux nations impies pour leurs châtiments", Pesher des Psaumes, 4Q171, fragments 1-2 colonne 2 lignes 15-19 ; ne pas confondre Manassé fils de Joseph avec le roi homonyme plus tardif évoqué dans le Pesher de Nahoum) : cette allusion à Ephraïm et Manassé, qui sont bien des Israélites puisque leur grand-père était Jacob/Israël, et qui sont bien cousins des Judéens puisque leur père Joseph était le frère de Juda, mais qui se sont corrompus pour engendrer les Samaritains compromis avec les puissances étrangères, établit un parallèle avec Yosé ben Yahanan qui était bien un hassid comme son pair Yosé ben Yoezer mais qui s’est souillé en créant le mouvement saducéen compromis avec les Grecs puis avec les Romains. Un autre passage du même manuscrit 4Q171 insiste sur un ancien contact entre le "Maître de justice", dont l’auteur est un partisan, et le "Prêtre impie" qui a reçu une mystérieuse "Loi" de la part du "Maître de justice" avant de le traquer et de le condamner à mort ("“Le méchant guette le juste et cherche à le tuer. Mais le Seigneur n’abandonnera pas le fidèle entre ses griffes et il ne le condamnera pas quand il passera en jugement” [Psaume 37 versets 32-33]. Cela renvoie au Prêtre impie qui guette le Maître de justice et cherche à le tuer avec la Loi qu’il lui envoya. Mais Yahvé ne le laissera pas entre ses griffes et ne le condamnera pas quand il passera en jugement. Au Prêtre impie il donnera ce qu’il mérite en le livrant aux mains des nations cruelles pour qu’elles le traitent à leur guise", 4Q171, fragments 1-2 colonne 4 lignes 7-10) : on est tenté de voir dans cette mystérieuse "Loi" l’ensemble ou une partie des manuscrits de la mer Morte, plus précisément les manifestes dont nous venons de parler (Ecrit de Damas, Règle de communauté, Manifeste sectaire, Rouleau du Temple, Vision de la nouvelle Jérusalem, Charte pour Israël durant les derniers jours et annexes 4Q274, 4Q278, 4Q284 et 4Q512), que Yosé ben Yoezer (le "Maître de justice") aurait envoyé à Elyakim/Alkimos (le "Prêtre impie"), qui aurait répondu abruptement par la tokahat mentionnée dans le Pesher d’Habacuc (1QpHab, colonne 5 lignes 8-12 précitées) et par la mise à mort lors du Yom Kippour de l’automne -160 évoquée dans le même Pesher d’Habacuc (1QpHab, colonne 11 lignes 2-8 précitées). L’auteur du Pesher des Psaumes, écrit on-ne-sait-quand, se console en pensant qu’il quittera bientôt son lieu d’exil au désert pour rentrer à Jérusalem "la tête haute" derrière le Messie/Mashiah pour y vivre "mille générations dans la droiture" ("“Ils garderont la tête haute quand viendra le malheur, et dans les temps de famine ils seront dans l’abondance” [Psaume 37 verset 19]. Cela renvoie à ceux qui reviendront du désert, qui vivront pour mille générations dans la droiture. Ce sont eux et leurs descendants qui détiendront à jamais tout l’héritage d’Adam. Tandis que Yahvé les nourrira durant la famine du temps de l’égarement, beaucoup succomberont à la famine et à la peste, tous ceux qui ne sont pas sortis rejoindre la communauté de ses élus", 4Q171 fragments 1-2 colonne 3 lignes 1-5) : cela raccorde avec notre analyse des nazaréens (alias les "boyetosim", alias les "ébionites", alias les "thérapeutes", alias les "esséens/esséniens") exilés "au pays de Damas" ou sur les bords de la mer Morte ou en Egypte espérant la fin imminente de l’Histoire et l’instauration d’une théocratie universelle avec Jérusalem comme capitale mondiale. On note que l’auteur du Pesher des Psaumes voue aussi une haine mortelle à l’"Homme de mensonge" et à ses sbires ("“Garde le silence devant le Seigneur, et espère en lui. Ne jalouse pas ceux qui réussissent et dont les œuvres sont impies” [Psaume 37 verset 7]. Cela renvoie à l’Homme de mensonge qui a égaré beaucoup de gens par ses déclarations trompeuses, ils ont choisi la frivolité plutôt qu’écouter le porte-parole de la vraie connaissance. C’est pourquoi ils périront par l’épée, la famine et la peste", 4Q171 fragments 1-2 colonne 2 lignes 26-27), périphrase renvoyant à un ou plusieurs chefs pharisiens, comme nous l’avons expliqué précédemment. Le même manuscrit 4Q171 insiste sur l’éloquence remarquable du "Maître de justice", dont les propos sont rapportés par les auteurs des manuscrits de la mer Morte ("“Mon cœur agite un beau dessein : je veux réciter mon poème au roi. Je le dirai avec autant d’art que le scribe expérimenté” [Psaume 45 verset 1]. Cela renvoie [...] au Maître de justice, doté par Yahvé d’une langue éloquente", 4Q171, fragments 1-2 colonne 4 lignes 25-27) : doit-on déduire que la mise en forme de ces propos et la compilation de ces manuscrits ont été initiées par Yosé ben Yoezer en personne (alias le "Maître de justice") dès sa condamnation par Elyakim/Alkimos (alias le "Prêtre impie") ?


Attardons-nous maintenant sur les productions de facture littéraire, plus précisément sur les testaments. Le testament consiste à exposer les dernières paroles d’un illustre ancêtre s’exprimant à la première personne du singulier, afin de justifier les décisions de ses lointains descendants, il est généralement structuré en trois parties : dans une première partie cet ancêtre rappelle les moments importants de sa vie, dans une deuxième partie il exhorte ses héritiers à demeurer moraux et vertueux, dans une troisième partie il prophétise.


- Les Testaments des douze patriarches sont une compilation de douze testaments évoquant les derniers moments des douze fils de Jacob/Israël, soit Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issacar, Zébulon, Dan, Nephtali, Gad, Aser, Joseph et Benjamin. Cette œuvre en grec est connue très tôt, dès le bas Moyen Age : l’érudit anglais Robert Grosseteste en a réalisé une traduction en latin dès le XIIIème siècle. Le texte grec est imprimé pour la première fois par le théologien allemand John Ernst Grabe en 1698 dans le premier volume de son Spicilegium SS Patrum, ut et haereticorum, anthologie d’œuvres théologiques des trois premiers siècles chrétiens. La découverte de fragments de Lévi en hébreu dans la guéniza du Caire en Egypte au XIXème siècle, la même guéniza qui renfermait des larges passages de l’Ecrit de Damas précédemment commenté, a prouvé que les Testaments des douze patriarches n’avaient pas une origine gréco-chrétienne mais bien judéo-nazaréenne (ces fragments de Lévi sont aujourd’hui conservé respectivement à Oxford et à Cambridge, d’où leur appellation commode "guéniza Oxford" et "guéniza Cambridge" que leur ont donnée leurs conservateurs). Après la deuxième Guerre Mondiale, la découverte d’autres fragments de Lévi (manuscrits 1Q21, 4Q213-214 et 4Q540-541), de Nephtali (manuscrit 4Q215), de Juda (manuscrits 3Q7 et 4Q538) et de Joseph (manuscrit 4Q539) parmi les manuscrits de la mer Morte a confirmé que les Testaments des douze patriarches étaient bien d’origine nazaréenne, même si des différences de surface existent entre ces fragments hébraïques antiques et la version grecque moyenâgeuse. La première partie (biographie) de Lévi évoque l’épisode de Genèse 34 : Dina la sœur de Lévi a été violée par le Hivite Sichem, qui en est finalement tombé amoureux, Sichem a demandé la main de Dina à Jacob/Israël, qui a accepté, Sichem s’est circoncis, mais cela n’a pas suffit à calmer Lévi qui, s’estimant déshonoré par le viol de sa sœur et incurablement hostile aux Hivites, a pénétré dans la cité où résidait Sichem et l’a massacré ainsi que toute la population. On note que le passage de la Genèse qui relate ce massacre ("Lévi et Siméon, frères de Dina, prirent leur épée, entrèrent dans la cité sans éveiller les soupçons et massacrèrent tous les hommes, dont Hamor et son fils Sichem. En quittant la maison de Sichem, ils emmenèrent Dina. Les autres fils de Jacob dépouillèrent les cadavres et pillèrent la ville, parce qu’on avait déshonoré leur sœur. Ils s’emparèrent des moutons et des chèvres, des bœufs et des ânes, en résumé de tout ce qui était dans la ville et la campagne. Ils emportèrent toutes les richesses, emmenèrent tous les enfants et les femmes, et ils pillèrent complètement toutes les maisons", Genèse 34.25-29) rappelle beaucoup les consignes du Rouleau du Temple à l’égard des impies ("Vous passerez tous les habitants de cette cité au fil de l’épée. Et la ville elle-même, détruisez-la de fond en comble, avec toutes ses personnes et tout son bétail. Rassemblez tout le butin sur la place centrale et brûlez la ville et son butin comme holocauste au Dieu éternel. Qu’elle devienne à jamais un monceau de ruines et ne soit plus rebâtie", Rouleau du Temple, 11Q19-20, colonne 55 lignes 6-10). Ensuite Lévi raconte comment son père Jacob/Israël l’a consacré prêtre (en oubliant de rappeler ses vigoureuses remontrances : "Lévi et Siméon sont frères, ils s’accordent pour agir avec violence. Mais je ne participerai pas à leurs complots, je n’assisterai pas à leurs rencontres, car dans leur colère ils ont tué des hommes, et ils ont mutilé des bœufs par plaisir. Je maudis leur ardente colère et leur fureur impitoyable. Je disperserai leurs descendants en Israël, je les éparpillerai dans tout le pays", Genèse 49.5-7), et énumère les principes que lui a inculqués son grand-père Isaac. On note qu’Isaac a une définition du mot "pureté" aussi restrictive et obsessionnelle que les membres de la communauté nazaréenne ("Prends garde à l’esprit de luxure, qui ne se relâche pas et souillera le sanctuaire par ta descendance. Pendant que tu es encore jeune, prends une femme sans souillure n’appartenant pas aux nations étrangères. Avant d’entrer dans le sanctuaire, lave-toi, et quand tu as fini de sanctifier lave-toi de nouveau", Testaments des douze patriarches, Lévi IX.9-11 ; à comparer à ce passage du manuscrit de la guéniza Oxford : "Evite soigneusement toute lubricité impure et toute espèce de relation sexuelle condamnable. Tu épouseras une femme de mon clan, afin de ne pas souiller ta postérité avec des étrangères, parce que tu es l’origine d’une sainte postérité, aussi sainte que le saint Temple, et parce que tu es le saint prêtre de toute la postérité d’Abraham. Tu es proche de Yahvé et proche de tous les anges saints. Alors tiens ta chair éloignée de toute impureté humaine", Testaments des douze patriarches, Lévi, guéniza Oxford, colonne B, lignes 15-23). Enfin Lévi raconte son mariage avec Milka, la naissance de ses trois fils Gershon, Kehath et Merari (évoqués brièvement dans Genèse 46.11) et son installation en Egypte (en évitant de donner des détails sur ses relations avec son jeune frère Joseph, et pour cause ! la Genèse ne donne pas de noms mais, étant donné sa personnalité, Lévi a certainement fait parti des frères jaloux qui ont voulu tuer Joseph avant de se résigner, sous la pression de Ruben, à le vendre comme esclave [Genèse 37.18-35]...). La première partie s’achève sur un court résumé de la vie du narrateur ("J’avais huit ans quand j’entrai dans le pays de Canaan, dix-huit ans quand je tuai Sichem, vingt-huit ans quand je pris une femme et quarante ans quand j’entrai en Egypte. Et vous, mes enfants, vous être la troisième génération", Testaments des douze patriarches, Lévi XII.5-6 ; à comparer avec ce passage du manuscrit de la guéniza Cambridge : "A dix-huit ans je fus conduit au pays de Canaan, à dix-huit ans je tuai Sichem et supprimai ceux qui commettent des crimes. A dix-neuf ans je devins prêtre. A vingt-huit ans je pris femme. J’avais quarante-huit ans quand Yahvé nous conduisit en Egypte, où je demeurai pendant vingt-neuf ans. En tout j’aurai vécu cent trente-sept ans et aurai vu mes descendants jusqu’à la troisième génération avant de mourir", Testaments des douze patriarches, Lévi, guéniza Cambridge, colonne D lignes 15-23 et colonne E ligne 1-2). Dans la deuxième partie (exhortation), Lévi invite ses fils - et indirectement le lecteur - à une "sagesse" ("Craignez le Seigneur votre Dieu de toute votre cœur, et marchez simplement selon sa Loi. Apprenez aussi à lire à vos enfants afin qu’ils soient intelligents toute leur vie et lisent continuellement la Loi de Yahvé. Car quiconque connait la Loi de Yahvé est respecté et n’est jamais un étranger où qu’il aille : il acquiert en effet beaucoup d’amis en plus de ses parents, beaucoup d’hommes désirent être à son service et entendre la Loi de sa bouche. Pratiquez la justice sur la terre, mes enfants, afin de la sauver dans les cieux. Semez le Bien dans vos âmes, et vous les sauverez dans votre vie. Mais si vous semez le Mal, vous ne moissonnerez que désordre et souffrance. Acquérez la sagesse dans la crainte de Yahvé, car, même captifs, villes et campagnes ravagées, or, argent et tout le reste ruinés, la sagesse ne peut pas être pillée", Testaments des douze patriarches, Lévi XIII.1-7 ; à comparer à ce passage du manuscrit de la guéniza Cambridge : "Quiconque sème le Bien récoltera le Bien. Mais quiconque sèmera le Mal verra sa descendance se retourner contre lui. Ainsi donc, mes fils, enseignez l’écriture, la discipline et la sagesse à vos enfants afin que la sagesse soit pour eux une gloire éternelle, car celui qui fait l’apprentissage de la sagesse trouvera par elle la gloire. Mais quiconque dédaigne la sagesse devient un objet de mépris. […] Ne délaissez pas l’enseignement de la sagesse. Celui qui apprend la sagesse voit ses jours s’allonger et sa réputation grandir dans tous les pays et chez tous les peuples qu’il visite. Il est alors considéré comme un frère, et reconnu, il n’est pas pris pour un étranger ou un métis, car tous l’honorent, et tous veulent apprendre de sa sagesse. Ses amis sont nombreux, de même que ses admirateurs, et ils l’installent à la place d’honneur afin d’entendre ses paroles de sagesse. Ainsi la sagesse est une grande source de gloire, et un précieux trésor pour tous ceux qui la détiennent. Même si des puissants rois arrivent avec une forte armée, des chars et des cavaliers, même s’ils s’emparent de la richesse des terres et des peuples, pillant tout sur leur passage, ils ne peuvent pas piller les réservoirs de la sagesse ni débusquer ses trésors cachés", Testaments des douze patriarches, Lévi, guéniza Cambridge, colonne E lignes 14-21 et colonne F lignes 5-22) aussi douteuse que celle du Siracide ("J’ai décidé de mettre la sagesse en pratique, j’ai cherché le Bien et je n’ai pas été déçu. J’ai combattu pour garder la sagesse, je me suis appliqué à mettre en pratique la Torah. Souvent j’ai prié, les mains tendues vers le ciel, avouant que j’avais négligé la sagesse. Je suis resté tourné vers elle, je suis resté pur et je l’ai retrouvée. C’est elle qui, dès le début, m’a rendu intelligent. Aucun danger qu’elle ne m’abandonne. J’avais si grande envie de m’attacher à elle, que j’ai acquis ce Bien précieux. En prime, le Seigneur m’a donné de savoir m’exprimer, et je me sers de ce don pour le louer. Approchez-vous de moi, gens sans instruction, installez-vous à l’école de la sagesse", Siracide 51.18-23). La troisième partie (prophétie) en hébreu est malheureusement éparpillée sur des fragments en très mauvais état. La version moyenâgeuse décrit une époque de troubles, fatale aux juifs n’ayant pas suivi strictement les préceptes de leurs compatriotes nazaréens, au terme de laquelle viendra un sauveur reprenant les attributs du Messie/Mashiah alias le "Prince de la communauté" des textes précédents ("Il jugera la vérité sur la terre pendant une multitude de jours. Son astre se lèvera dans le ciel comme celui d’un roi, resplendissant de la Lumière de la connaissance comme le soleil brille en plein jour, et il sera magnifié dans le monde entier. Il resplendira comme le soleil sur la terre, il supprimera toutes les Ténèbres sous le ciel et la paix règnera sur toute la terre. Les cieux seront dans la jubilation en ses jours, la terre se réjouira et les nuées seront dans l’allégresse […]. Sous son sacerdoce, les nations augmenteront leur connaissance sur la terre et seront illuminées par la grâce de Yahvé, tandis qu’Israël sera diminué dans l’ignorance et sera dans les Ténèbres du deuil. Sous son sacerdoce, le péché disparaîtra, les impies cesseront de faire le Mal, et les justes se reposeront sur lui", Testaments des douze patriarches, Lévi XVIII.2-9 ; à comparer à ce passage du manuscrit 4Q541 : "Il fera expiation pour tous les hommes de sa génération, et il sera envoyé à tous les enfants de son peuple. Son commandement sera comme le commandement du Ciel, et son enseignement sera comme la volonté de Yahvé. Le soleil éternel brillera et son feu réchauffera toutes les extrémités de la terre. Il brillera sur les Ténèbres qui disparaîtront, et sur les nuées de la terre. Ils proféreront de nombreuses paroles contre lui et forgeront de nombreux mensonges, ils déverseront sur lui toutes sortes calomnies. Sa génération sera mauvaise et perverse, son mandat sera caractérisé par le mensonge et la violence, le peuple s’égarera et se perdra", Testaments des douze patriarches, Lévi, 4Q541, fragment 9 colonne 1 lignes 2-7). Neftali a pour narrateur un autre fils de Jacob, Neftali, dont la Genèse dit seulement qu’il est le fils de Bila, servante de Rachel, et que son nom signifie : "J’ai combattu" (Genèse 30.7-8). La première partie (biographie) en hébreu, dont seul le début a survécu, évoque les liens compliqués entre Jacob/Israël, sa femme Rachel et la servante Bila. La deuxième partie (exhortation) a entièrement disparu. La troisième partie (prophétie), dont seuls quelques fragments ont survécu, annonce la fin d’une ère de décadence et le commencement d’une ère de Justice ("Celui qui n’accomplit pas le Bien sera maudit par les anges et par les hommes, Yahvé sera déshonoré à cause de lui parmi les nations, le Mal se l’appropriera comme un outil familier, toutes les bêtes sauvages domineront sur lui et Yahvé le haïra. […] Mes enfants, devenez des sages en Yahvé, des hommes prudents qui connaissent l’ordre de ses commandements et les lois de toutes choses, afin que Yahvé vous aime", Testaments des douze patriarches, Nephtali VIII.6-10 ; à comparer à ce passage du manuscrit 4Q541 : "Ils connaîtront l’affliction de la détresse et l’épreuve de la fosse, et ils seront purifiés par elles et deviendront les élus de la justice. Il effacera tout péché pour l’amour de ceux qui lui sont dévoués. Car l’ère de l’impiété est à son comble, l’ère de la justice approche, et la terre s’emplit de la vraie connaissance et de la louange de Yahvé aux jours de [texte manque]. L’ère de la paix approche, les fidèles statuts et les temps fixés, instruisant chacun des voies de Yahvé, et de ses hauts faits pour l’éternité. Le monde entier le bénira, et chacun se prosternera devant lui", Testaments des douze patriarches, Nephtali, 4Q541, colonne 2 lignes 2-7). Cette division de l’Histoire en ères prédéterminées par Yahvé est conforme aux conceptions, par exemple, du Rouleau du Temple, du Rouleau de la guerre et de la Guerre du Messie, qui opposent une ère d’impureté, d’impiété, de mécréance, d’infidélité au Dieu unique (aujourd’hui) à une ère de pureté et de soumission à Yahvé (demain, quand le nouveau Temple sera construit à Jérusalem, et quand la communauté/yahad aura exterminé tous ses ennemis grâce au Messie/Mashiah envoyé par Yahvé). Les fragments de Juda (3Q7, 4Q538) et de Joseph (4Q539) sont en trop mauvais état pour que nous puissions en dire quoi que ce soit. Remarquons simplement que dans la Règle de la communauté, qui remonte certainement au IIème siècle av. J.-C. comme nous venons de le voir, un passage annonce de façon ambiguë la venue "d’un prophète et du Messie/Mashiah d’Aaron et d’Israël" (Règle de la communauté, 1QS, colonne 9 ligne 11), entretenant un doute sur la fonction politique ou la fonction religieuse du Messie/Mashiah attendu (le "prophète" en question précédera-t-il le Messie/Mashiah afin de "lui ouvrir un chemin bien droit, élever les vallées et abaisser les collines" selon les Isaïe II 40.3-4 ? ou viendra en même temps que le Messie/Mashiah, pour se charger des questions sacerdotales tandis que le Messie/Mashiah se chargera des questions militaires ?), la Charte pour Israël durant les derniers jours est aussi floue en disant que quand viendra l’apocalypse le chef de la communauté/yahad qui représentera la descendance d’Aaron s’assiera à côté du Messie/Mashiah qui représentera la descendance d’Israël, et l’un et l’autre béniront ensemble le pain et le vin devant cette première assemblée apocalyptique, et devant toutes les assemblées postérieures rassemblant au moins dix fidèles ("Procédure pour la réunion des hommes de renom au banquet de la communauté/yahad quand le Messie/Mashiah sera apparu parmi eux. Le chef de la communauté/yahad entrera le premier, suivi par tous ses frères les fils d’Aaron, prêtres au banquet des hommes de renom, puis le Messie/Mashiah d’Israël suivi des chefs des milliers, qui s’assiéront devant lui selon leur rang, leur position dans les camps et dans les batailles, puis les chefs de clan de la communauté/yahad et les sages s’installeront devant eux selon leur rang. Réunis à la table commune, [texte manque] vin à boire, personne ne tendra la main vers les prémices du pain et du vin. Il bénira les prémices du pain et du vin en tendant la main en premier vers le pain. Puis le Messie/Mashiah d’Israël à son tour, la main en premier vers le pain. Puis chaque membre de la communauté/yahad [texte manque]. Cette procédure s’appliquera à tous les repas, dès qu’un minimum de dix hommes seront réunis", Charte pour Israël durant les derniers jours, 1QSa et 1Q28a, colonne 2 lignes 11-22) : dans les Testaments des douze patriarches en revanche, rédigés plus tard, cette ambiguité a disparu, car le Messie/Mashiah annoncé cumulera les fonctions religieuses et les fonctions politiques en étant à la fois issu de Lévi et de Juda ("Ordonnez à vos enfants d’être unis à Lévi et à Juda, car d’eux se lèvera le sauveur d’Israël et en lui Jacob sera béni", Testaments des douze patriarches, Nephtali VIII.2 ; "Mes enfants, gardez les commandements du Seigneur et honorez Lévi et Juda, car c’est de leur descendance que se lèvera pour vous l’agneau de Yahvé qui, par grâce, sauvera les nations et Israël", Testaments des douze patriarches, Joseph XIX.11 ; "Le Seigneur suscitera quelqu’un de Lévi comme Grand Prêtre et de Juda comme Roi, Dieu et homme. C’est lui qui sauvera les nations et Israël", Testaments des douze patriarches, Siméon VII.2).


- Le Testament de Kehath (manuscrit 4Q542) a pour narrateur l’un des fils de Lévi, Kehath, qui n’apparaît nulle part dans la Genèse en dehors du passage que nous avons déjà signalé (Genèse 46.11). La première partie (biographie) a disparu. En revanche, de longs passages de la deuxième partie (exhortation) ont survécu, et ont suscité beaucoup commentaires chez les spécialistes car ils évoquent des "étrangers" et des "assimilationnistes" ("A présent, mes fils, prenez soin de l’héritage qui vous a été confié, et que vos ancêtres vous ont légué. N’abandonnez pas votre héritage aux mains d’étrangers ou d’assimilationnistes, de crainte de vous abaisser et de vous avilir à leurs yeux, de sorte qu’ils vous méprisent. Car alors ils résideront parmi vous et deviendront vos maîtres. Restez attachés aux commandements de votre ancêtre Jacob, fidèles aux jugements d’Abraham et à la justice de Lévi et de moi-même, soyez saints et purs de tout mélange, attachés à la vérité, intègres, avec un cœur non pas divisé mais pur, et avec un esprit honnête et bon. Alors vous jouirez parmi eux d’une bonne réputation, et le bonheur viendra à Lévi, la joie à Jacob, la célébration à Isaac, et la louange à Abraham, parce que vous aurez préservé et transmis l’héritage que vous ont légué vos ancêtres", Testament de Kehath, 4Q542, colonne1 lignes 4-12). Les auteurs de ce testament, via le narrateur Kehath, visent naturellement des "étrangers" et des "assimilationnistes" précis. Par "étrangers", on doit comprendre "les Grecs". Mais "assimilationnistes" renvoie à quel groupe ? Aux pharisiens ? ou aux saducéens ? ou aux deux mêlés malignement dans le même ensemble ? Enfin, de la troisième partie (prophétie), seule l’amorce a survécu ("[texte manque] tous mes livres comme un témoignage dont vous prendrez soin. Un grand mérite vous échoira si vous ne vous en séparez pas", Testament de Kehath, 4Q542, colonne 2 lignes 12-13).


- Le Testament d’Amran (manuscrits 4Q543-548) a pour narrateur un petit-fils de Lévi, un fils de Kehath, Amran, dont l’Exode 6.20 indique simplement qu’il a épousé sa tante Jokabed, et qu’il a conçu avec elle deux fils promis à un grand avenir : Aaron et Moïse. La première partie (biographie), outre la naissance et la jeunesse d’Aaron et Moïse, évoque un épisode ignoré dans l’Exode. Amran et son père Kehath se rendent d’Egypte en Canaan afin de bâtir des tombeaux pour leurs ancêtres morts en Egypte. Pendant leur séjour, une menace de guerre incite Kehath à repartir en Egypte, Amran reste seul en Canaan. La guerre éclate et Amran se retrouve bloqué en Canaan pendant un peu plus de quatre décennies sans pouvoir contacter sa femme Jokabed et le reste de sa famille ("La guerre éclata entre les Philistins et l’Egypte. La Philistie défit l’Egypte, et les portes de l’Egypte se fermèrent, et il devint impossible [texte manque]. Pendant quarante et un ans nous ne pûmes retourner en Egypte. [...] Pendant ce temps, ma femme Jokabed ne devint pas la femme d’un autre homme. Je ne pris pas d’autre femme, car je voulais retourner en Egypte et revoir le visage de ma femme", Testament d’Amran, 4Q544, lignes 4-9). La deuxième partie (exhortation) a disparu. La troisième partie (prophétie) annonce un duel futur entre les "fils de Lumière" et les "fils des Ténèbres" ("Dans ma vision rêvée, deux figures se disputaient violemment à mon sujet. Je leur demandai : “Comment avez-vous autorité sur moi ?”. Ils répondirent : “Nous sommes les maîtres de toute l’humanité et nous avons pouvoir sur elle”. [...] Je levai les yeux et je vis le premier, dont l’aspect était terriblement effrayant, son habit était multicolore et très sombre. Et je vis l’autre qui avait un aspect avenant, son visage souriait et il était vêtu de blanc", Testament d’Amran, 4Q544, lignes 10-14 ; "Tous les fils de Lumière seront Lumière et tous les fils des Ténèbres seront Ténèbres. [...] Les sots et les méchants sont Ténèbres, les hommes sages et droits sont Lumière. Tous les fils de Lumière sont destinés à la Lumière et connaîtront un juste sort, alors que tous les fils des Ténèbres sont destinés aux Ténèbres et seront détruits", Testament d’Amran, 4Q548, lignes 9-14) conforme à celui décrit dans la Règle de communauté étudiée précédemment ("La droiture et le destin naissent dans la maison de Lumière, la perversité nait dans la fontaine des Ténèbres. L’empire du souverain de Lumière s’étend à tous les hommes vertueux, qui marchent dans les voies de Lumière. Parallèlement, l’empire de l’ange des Ténèbres embrasse tous les impies qui marchent dans les voies des Ténèbres", Règle de communauté, 1QS, colonne 3 lignes 19-20). Un court fragment, malheureusement en très mauvais état (4Q547) annonce que l’un des fils d’Amran "sera élevé comme prêtre au-dessus de tous les enfants de la terre", et "ses fils après lui pour toutes les générations de l’éternité" (lignes 5-6). Ce passage, qui annonce le pontificat d’Aaron, devait servir de conclusion à la troisième partie, Aaron et sa descendance étant les "fils de Lumière" qui mettront fin au règne de l’impureté et de l’impiété.


- Le Testament de Moïse a été découvert au XIXème siècle par le philologue italien Antonio Maria Ceriani dans une traduction latine, sur un palimpseste du VIème siècle conservé à la bibliothèque Ambrosienne de Milan en Italie. Ce texte est plus tardif que les précédents testaments puisqu’il fait allusion à des événements du début du Ier siècle. Cela explique probablement pourquoi sa structure diffère des testaments précédents. En effet, sa première partie ne comporte pas de biographie du narrateur Moïse, mais une succession de visions sur les siècles postérieurs à Moïse jusqu’au Ier siècle : le paragraphe II prophétise l’infidélité des Samaritains à Yahvé, le paragraphe III prophétise la déportation à Babylone au début du VIème siècle av. J.-C., le paragraphe IV prophétise la libération par le Perse Cyrus II dans la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C., le paragraphe V prophétise les compromissions des pharisiens avec les Grecs à l’ère hellénistique ("En ce temps-là les maîtres, les savants, respecteront les gens cupides, ils accepteront leurs cadeaux, ils trafiqueront leurs verdicts au tribunal, leurs groupes et leurs territoires seront pleins de crimes et d’injustices", Testament de Moïse V.5-6 ; les "maîtres" renvoient directement aux rabbins, c’est-à-dire "maîtres" en hébreu, guides spirituels dans le mouvement pharisien) et à la corruption des saducéens sur Jérusalem dominée par les Grecs séleucides ("Ils ne suivront pas la vérité divine, au contraire ils souilleront l’autel par leurs dons au Seigneur, n’étant pas des prêtres mais des esclaves fils d’esclaves", Testament de Moïse V.4), le paragraphe VI prophétise le règne cruel d’Hérode, puis de ses enfants, puis des Romains (le passage suivant renvoie à la répression au printemps -4 par Publius Quinctilius Varus, le gouverneur romain de Syrie, des soulèvements en Galilée et en Judée, à l’incendie des portiques du Temple lors de cette intervention, et à la crucifixion de deux mille prisonniers qui a conclu l’opération, sur laquelle nous reviendrons dans notre prochain paragraphe : "Leurs territoires [aux enfants d’Hérode] seront envahis par les cohortes d’un puissant roi venu d’Occident, qui les soumettra, les réduira en captivité, brûlera une partie de leur Temple, crucifiera certains autour de leur colonie", Testament de Moïse VI.8-9), le paragraphe VII prophétise l’immoralité qui en découlera, correspondant à l’époque de rédaction du Testament de Moïse (les termes latins employés dans ce chapitre reprennent ceux hébraïques des manuscrits de Qumran, ils condamnent l’impiété, l’injustice, la tromperie : "[texte manque] Des hommes pestilentiels et impies règneront, qui se prétendront justes, ils exciteront la colère dans leur cœur, ils tromperont en se satisfaisant d’eux-mêmes, mentiront en tout, passeront toutes les heures du jour dans des banquets pour nourrir leur gosier [texte manque]. Ils mangeront les biens des pauvres en prétextant agir avec justice, ils banniront les plaignants, ils se dissimuleront pour ne pas être reconnus, ils accompliront leurs impiétés dans le crime et l’iniquité du matin au soir, ils diront : “Festoyons sans retenue, mangeons et buvons, prenons-nous pour des souverains !”", Testament de Moïse VII.1-8). La deuxième partie annonce l’apocalypse. Selon le paragraphe VIII, un "roi des rois de la terre" multipliera les destructions : on devine que cette formule désigne l’Empereur de Rome. Le paragraphe IX montre "un homme de la tribu de Lévi nommé “Taxo” avec ses sept fils", qui leur demande de se retirer dans une grotte à l’écart pendant 3 jours et d’y mourir pour ne pas être souillé ("Jeûnons pendant trois jours puis, le quatrième jour, allons dans une grotte à la campagne pour y mourir, plutôt que transgresser les commandements du seigneur des seigneurs, le Dieu de nos pères", Testament de Moïse IX.6) : l’identité de ce "Taxo" demeure un mystère en dépit de nombreuses hypothèses exégétiques, on ne trouve aucune trace de ce personnage par ailleurs, son sacrifice rappelle celui du vieillard Elazar dans Maccabées 2 (au chapitre 6 versets 18-31, que nous avons étudié dans notre paragraphe précédent) et celui du vieillard avec ses sept enfants piégés par Hérode dans une grotte de Galilée selon Flavius Josèphe au livre XIV paragraphes 429-430 de ses Antiquités juives (nous avons cité cet épisode dans notre alinéa précédent). Le paragraphe X parle d’un "envoyé" divin (le Messie/Mashiah ?) qui accomplira des prodiges : il abaissera les montagnes (X.4), éteindra le soleil afin de répandre les Ténèbres pour les impies (X.5), assèchera les mers et les fleuves (X.6), pendant que les élus s’élèveront vers Yahvé en regardant leurs ennemis subir leur châtiment. Le Testament de Moïse se conclut par une troisième partie où Josué pleure la mort imminente de Moïse au paragraphe XI, et par les ultimes paroles réconfortantes de Moïse au paragraphe XII. Ce texte a probablement un rapport avec le manuscrit 1Q22 très fragmentaire, qui rapporte des paroles de Moïse au seuil de la mort (il met en garde sur l’obéissance à Yahvé et sur le jugement final). En tous cas un point reste certain : le mode de conservation de la Torah que Moïse ordonne à Josué dans le Testament de Moïse, des jarres d’argile déposée dans des lieux reculés ("Reçois cet écrit [c’est Moïse qui parle à Josué juste avant de mourir] et pense à protéger les livres que je te confie. Tu les mettras en ordre, tu les oindras et tu les déposeras dans des jarres d’argile en un lieu que [Yahvé] a fait dès la création du monde", Testament de Moïse I.16-17), est exactement celui des nazaréens de Qumran, qui ont stocké leurs jarres d’argile dans les grottes alentours.


- Mentionnons enfin le Testament d’Abraham, reconstitué par Montague Rhodes James en 1892 d’après sept manuscrits en grec dont le plus ancien date du XIème siècle et le plus récent date du XVIIème siècle conservés dans diverses bibliothèques patrimoniales, et le Testament de Job publié pour la première fois en 1833 par le cardinal Angelo Mai d’après un manuscrit en grec du XIIIème siècle conservé à la bibliothèque Vaticane, puis dans une nouvelle édition plus complète en 1897 par le même Montague Rhodes James d’après un autre manuscrit en grec du XIème siècle conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris en France. On retrouve dans ces deux œuvres le schéma des testaments précédents (biographie, exhortation, prophéties), le même lexique et les mêmes obsessions (opposition entre la Lumière et les Ténèbres, annonce du Messie/Mashiah, imminence de l’apocalypse), ce qui nous incite à croire que leurs originaux n’étaient pas en grec mais en hébreu, et que leurs auteurs étaient encore les nazaréens du Levant ou d’Egypte du Ier siècle av. J.-C. ou du début du Ier siècle (le manuscrit 11Q10 de Qumran comporte un texte en araméen relatif à Job qui pourrait être un extrait du Testament de Job originel en hébreu).

  

Mithridate VI et Cléopâtre VII

Les juifs

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