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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Parodos

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte I : Origines

En Anatolie

En Egypte

En mer Egée

  

Des nouveaux peuples

En Anatolie


Le document CTH 19 (rappelons que "CTH" est l’abréviation du "Catalogue des Textes Hittites" initié par le hittitologue Emmanuel Laroche), appelé commodément Edit de Télipinu, rapporte la vie des premiers rois hittites. La partie consacrée à Hattusili Ier, troisième roi hittite, est un quasi copié-collé de celle consacrée à son prédécesseur Labarna, que nous avons citée dans notre paragraphe introductif. Elle affirme que Hattusili Ier a remporté des grandes victoires et unifié un grand territoire, que le narrateur oublie de délimiter précisément, elle évoque ensuite un soulèvement des populations de ce territoire, conduite par des chefs que le narrateur oublie aussi de nommer ("Ensuite Hattusili Ier fut grand roi, et ses fils, ses frères, ses parents par alliance, sa famille et ses troupes étaient unis. Là où il allait en expédition il soumettait aussi les pays ennemis par la force. Il détruisit des pays l’un après l’autre, et fit des mers ses frontières. Quand il revenait de campagne, ses fils allaient dans tous les pays soumis pour les gouverner. Les grandes cités étaient bien administrées. Mais plus tard les sujets des princes devinrent rebelles, ils dévorèrent leurs maisons, conspirèrent contre les princes, et commencèrent à répandre leur sang", CTH 19/Edit de Télipinu). On suppose que ce narrateur, Télépinu, qui se prétend l’héritier de Hattusili Ier, garde le silence sur ces points pour ne pas avouer que ce dernier a régné en fait sur un petit territoire, et que sa légitimité était douteuse - et que les populations soumises par la force à son autorité avaient par conséquent des bonnes raisons de se révolter. Nous avons vu en effet dans notre paragraphe introductif, à travers le document CTH 6 appelé commodément Testament de Hattusili Ier, que Hattusili Ier n’est certainement pas le fils du précédent roi Labarna, mais un neveu, ou un gendre, ou un cousin, ou autre. Confessons encore une fois notre ignorance sur l’instauration de la royauté hittite : les hittitologues ne sont toujours pas d’accord entre eux sur ce sujet, nous éviterons pour notre part de nous y attarder pour ne pas sortir du cadre de notre étude. Disons seulement que Hattusili Ier est le premier roi hittite à écrire sur lui-même, du moins d’après les tablettes parvenues jusqu’à nous. Ce document CTH 6 ou Testament de Hattusili Ier, comme celui référencé CTH 4 rapportant ses actes militaires, comme celui référencé CTH 16 appelé commodément Chronique de Puharu, comme peut-être - si on suit l’hypothèse du hittitologue Jacques Freu mentionnée encore dans notre paragraphe introductif - celui référencé CTH 3 appelé commodément Légende de Zalpa, même s’ils ont été écrits après la mort de Hattusili Ier, contiennent des passages dont la cohérence suggère qu’ils ont été élaborés de son vivant, ils incitent à conclure que ce roi a bien compris l’intérêt de l’écriture pour lui-même et pour sa descendance : ses scribes font parti des butins qu’il conquiert lors de ses campagnes orientales, et qu’il contraint à adapter les cunéiformes mésopotamiens à la langue hittite afin de fixer ses exploits, et de les transformer en légendes. Le CTH 16 doit justement son appellation, Chronique de Puharu, à son scribe nommé "Puhanu", sujet d’un dignitaire hittite nommé "Sarmassu", lui-même sujet du roi Hattusili Ier. Puhanu raconte la cérémonie d’entrée en fonction de ce Sarmassu devant le roi, puis la colère de ce dernier quand il apprend que Sarmassu a introduit un rebelle dans Arinna, cité sainte consacrée à la déesse-Soleil (aujourd’hui le site archéologique d’Alaca Höyük, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de la moderne Alaca, dans la province de Çorum en Turquie). Puhanu recourt ensuite au mode poétique en montrant Hattusili Ier, ou son dieu protecteur, prendre la forme d’un taureau chargeant contre une montagne si massive qu’elle endommage ses cornes, puis atteindre la mer, puis encourager les troupes qui le suivent à marcher contre la cité d’Halab (aujourd’hui Alep en Syrie) : on devine que cette montagne est la chaîne du Taurus séparant la côte maritime de Cilicie du reste de l’Anatolie, et que cet itinéraire d’Arinna/Alaca Höyük à Halab/Alep via la Cilicie décrit simplement la route suivie par l’armée de Hattusili Ier à la poursuite du fugitif Sarmassu, coupable d’impiété et de forfaiture. Les fragments KBo 10.1 et 2, les mieux conservés du CTH 4, racontent quant à eux six années du règne de Hattusili Ier. On ignore si ces six années sont immédiatement postérieures au couronnement, et si elles suivent, intègrent ou précèdent l’épisode de rébellion de Sarmassu du CTH 16. Le passage concernant la première année montre l’impuissance de Hattusili Ier à réprimer la cité de Sanahuitta (cité non localisée précisément près de Tapikka/Masat Höyük, à une soixantaine de kilomètres au nord-est de Hattusa), et son succès contre celle de Zalpa (peut-être le site archéologique d’Ikiztepe à l’embouchure du Kizilirmak, près de l’actuelle Bafra en Turquie) dont le rapport à l’autorité hittite a toujours été compliqué (sur ce point encore, nous renvoyons à notre paragraphe introductif) : Zalpa est détruite, ses richesses sont emmenées à Arinna pour y être consacrés à la déesse-Soleil et à Tarhu le dieu de l’Orage. La deuxième année, Hattusili Ier organise une campagne dans le nord-Levant : le roi assure avoir vaincu la cité bien connue d’Alalakh (aujourd’hui le site archéologique de tell Atçanah, à une dizaine de kilomètres à l’est d’Antakya/Hatay en Turquie, juste à côté de la frontière syrienne ; une couche de débris datée grâce à ses tablettes vers -1600 sur ce site archéologique, pourrait correspondre à cette campagne de Hattusili Ier du CTH 4), ainsi que celle non localisée de "Warsuwa" ("L’année suivante j’ai marché contre la cité d’Alalakh et je l’ai détruite, puis contre la cité de Warsuwa, et de là à la cité d’Ikkakali [équivalent hittite d’"Ekalte" en akkadien, correspondant au site archéologique de tell Munbaqa sur la rive nord de l’Euphrate, à environ quatre-vingt-dix kilomètres au nord-ouest de Racca en Syrie, partiellement inondé depuis la mise en service du barrage de Tabqa en 1976], et de là à la cité de Tashiniya [cité non localisée] : j’ai détruit ces pays et j’ai pris leurs biens, que j’ai emmenés à la frontière de mon domaine", CTH 4). Certains hittitologues remarquent que cette mystérieuse cité de "Warsuwa" se retrouve dans le fragment KBo 1.11 du document CTH 7, qui raconte au contraire l’incapacité d’un roi hittite non identifié à s’en emparer : stationné à Lawazantiya en Cilicie (aujourd’hui Elbistan en Turquie ?), celui-ci fulmine contre ses lieutenants dont les engins de siège sont systématiquement brisés ou indisponibles à cause des contre-offensives efficaces des habitants de Warsuwa, soutenus par une coalition de soldats d’Halab/Alep et de mercenaires hurrites venus à leur secours (pour l’anecdote, un nommé "Tudhaliya" se trouve parmi ces lieutenants hittites incompétents, dans lequel des exégètes bibliques voient le nom originel de "Tidal", un des adversaires d’Abraham cité en Genèse 14.1 et 9). Ce texte CHT 7 se rapporte-t-il à la campagne de Hattusili Ier du CTH 4 ? est-il la version historique, peu glorieuse, que Hattusili Ier aurait transformée en victoire éclatante dans son hagiographie du CTH 4 ? C’est possible. La troisième année, le territoire hittite est envahi par des Hurrites - "sauf Hattusa", la capitale - pendant que Hattusili Ier est parti s’aventurer vers le sud. Cette province du sud, qui alors ne porte pas encore de nom, sera appellée plus tard "Arzawa". Selon le document tardif CTH 76, rédigé par le roi Muwattali II au XIIIème siècle av. J.-C., la conquête "de toutes les provinces de l’Arzawa et du pays de Wilussa" date du règne de Labarna. Mais dans l’état actuel du déchiffrement des tablettes hittites, rien n’indique que Labarna se soit effectivement engagé dans ces territoires. Au contraire, les maigres indices que nous avons mentionnés dans notre paragraphe introductif disent que Labarna a limité ses ambitions à la boucle du fleuve Marassantiya/Kizilirmak, il n’a pas été plus loin que les premiers monts du Taurus (selon le CTH 19 ou Edit de Télipinu) au sud-est, c’est-à-dire à l’exact opposé du "Wilussa" à l’extrême ouest de l’Anatolie, terme hittite correspondant à l’"Iliade" grecque (autour de l’actuel golfe d’Edremit en Turquie). Hattusili Ier, "pris en main" par la déesse-Soleil d’Arinna qui "marche devant lui", reconquiert le Hatti contre les envahisseurs hurrites. Le CTH 4 ne mentionne aucune bataille, il donne seulement la liste des cités reprises et châtiées pour avoir accueilli l’ennemi (Ninassa [cité non localisée] ouvre ses portes sans résister, Ulma [peut-être la cité d’Olmoi/Olmoi en grec, aujourd’hui la ville côtière de Tasucu à environ quatre-vingts kilomètres au sud-ouest de Mersin en Turquie, qui sera en grande partie désertée par ses habitants au profit de la ville nouvelle de Séleucie/Silifke à l’ère hellénistique selon le livre XIV paragraphe 5 alinéa 4 de la Géographie de Strabon] subit deux assauts avant d’être vaincue puis rasée, Salahsuwa [cité non localisée] est asservie) : on en déduit que l’invasion hurrite n’a été qu’un raid sans volonté d’occupation durable. La quatrième année, après six mois de siège, Hattusili Ier prend (enfin !) la cité de Sanahuitta, puis il s’empare d’Appaya (cité non localisée), Alha (peut-être l’"Argos/Argoj adossée au Taurus" mentionnée au livre XII paragraphe 2 alinéa 5 de la Géographie de Strabon, près de l’antique Mélitène qui a conservé son nom sous la forme "Malatya" en Turquie) et deux autres cités non localisées (nommées "Ummaya" et "Parmanna"), dans le prolongement des expéditions punitives de l’année précédente. La cinquième année, il lance une nouvelle campagne vers le nord-Levant, non plus contre les populations sémitiques mais contre les Hurrites qui dominent désormais ("L’année suivante, j’ai marché contre Zaruna et Hassuwa [cités non localisées en bordure du fleuve Euphrate]. Les hommes d’Hassuwa sont venus me combattre, soutenus par des troupes d’Halab [Alep]. Mais je les ai tous vaincus au mont Atallur [mont non localisé dans la chaîne de l’Aman]. En quelques jours, j’ai franchi la rivière Puruna [équivalent hittite du "Pyramos/PÚramoj" en grec, aujourd’hui le fleuve Ceyhan], et j’ai dominé Hassuwa comme un lion domine ses lionceaux. Après les avoir vaincu, j’ai répandu du sable sur les cités et pris possession de tous leurs biens, avec lesquels je suis rentré à Hattusa", CTH 4). La sixième année est encore consacrée à des batailles contre les Hurrites, notamment ceux installés à Hassuwa et à Hahha (peut-être le site archéologique de Lidar Höyük, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Sanliurfa en Turquie ?) conquise après trois assauts et saccagée ("Personne n’avait traversé le fleuve Mala [nom hittite de l’Euphrate] : moi, grand roi, je l’ai passé à pied avec mon armée. Sarragina [équivalent hittite de "Sarrukinu" en akkadien, alias le roi "Sargon" en français] l’avait certes traversé et avait écrasé les troupes de Hahha, mais il n’a rien fait à Hahha, il ne l’a pas brûlée, il n’a pas fait monter la fumée vers le dieu céleste de l’Orage : moi, grand roi, tabarna, j’ai détruit Hassuwa et Hahha, j’ai brûlé leurs sites, j’ai fait monter la fumée vers le dieu céleste de l’Orage, et j’ai mis le harnais au seigneur d’Hassuwa et au seigneur d’Hahha pour qu’ils tirent un chariot", CTH 4). On voit que l’époque de Hattusili Ier est marquée par l’émergence du mystérieux peuple des Hurrites qui, d’abord auxiliaire des gens d’Halab/Alep attaqués par le roi hittite la deuxième année des fragments KBo 10.1 et 2, devient la préoccupation principale du même roi les années suivantes selon les mêmes fragments, après avoir effectué un raid dévastateur en Hatti. Ces Hurrites, probable mélange de locaux asianiques, de bédouins sémites marginaux et d’Indoeuropéens (la langue hurrite demeure une énigme, difficilement assimilable aux langues sémitiques comme aux langues indoeuropéennes), contraignent peu à peu les Sémites de l’antique pays d’Amurru, anciennement dominateurs, puis alliés, tels ceux d’Halab/Alep, à se soumettre où à déménager vers les côtes maritimes levantines plus au sud. Une tablette inédite publiée en 1994 dans le numéro 34 de la revue italienne Studi micenei ed Egeo-Anatolici par l’historien Mirjo Salvini, contenant une lettre de Hattusili Ier à un vassal portant un nom indiscutablement hurrite, "Tunip-Tesub", seigneur de la cité non localisée de "Tikunani", pour lui demander son aide contre les Hurrites installés à Hahha/Lidar Höyük ("En tant que vassal, protège-moi, et moi je te protègerai. La cité de Tikunani m’appartient, tu es mon vassal, ton pays est mon pays, et je te protège. Ma campagne est commencée : toi, face à l’homme de Hahha, soit un homme !"), intrigue : ce "Tunip-Tesub" est-il un authentique Hurrite allié des Hittites et hostile à ses congénères ? ou est-il un Asianique ou un Sémite ayant consenti à son assujettissement aux Hurrites, jusqu’à prendre un nom hurrite, dans l’espoir que ceux-ci épargnent sa cité de Tikunani, se retrouvant ainsi adversaire des Hittites ? Le même Mirjo Salvini prolonge son étude en 1996 en rendant public un prisme contenant une liste en langue akkadienne de quatre cent trente-huit mercenaires habirus/hébreux au service de ce Tunip-Tesub seigneur de Tikunani, dont la moitié portent des noms hurrites : doit-on en conclure que ces Sémites habirus/hébreux sont pleinement favorables aux Hurrites et viscéralement hostiles aux Hittites (comme Abraham) ? ou qu’ils n’ont pris des noms hurrites et défient les Hittites aux côtés des Hurrites que par la même faculté d’adaptation qui leur a permis de se mouler dans le monde sumérien jadis et dans le monde égyptien naguère, et qui permettra plus tard à leurs descendants d’être plus Lagides que les Lagides ou plus Séleucides que les Séleucides, et encore plus tard de se conformer à la célèbre maxime : "A Rome, on fait comme les Romains" ?


Le fragment KBo 3.57 du document CTH 11 rapporte la destruction d’Halab/Alep par Mursili Ier, en précisant que par cette action Mursili Ier "venge le sang de son père" : doit-on en déduire que Hattusili Ier meurt lors d’une nouvelle campagne au nord-Levant, en particulier qu’il est mortellement blessé à l’occasion d’un énième assaut contre cette cité d’Halab/Alep ? C’est possible, car nous venons de voir, à travers le CTH 4, qu’au fil des années Hattusili Ier est de plus en plus préoccupé par les Hurrites qui s’imposent au nord-Levant. Le fragment KUB 1.16 du CTH 6 (le Testament de Hattusili Ier) révèle en tous cas que Hattusili Ier a anticipé sa mort en adoptant ce nommé "Mursili" comme son fils et son successeur ("Mursili est maintenant mon fils. [texte manque] A la place du lion, est un autre lion. A l’appel aux armes, vous marcherez en avant, et [en cas de révolte] vous, sujets et notables, devrez assistance à mon fils. Trois ans s’écouleront avant qu’il aille en campagne, [car] je dois faire de lui un roi qu’il n’est pas encore. Il est le descendant de votre roi : élevez-le pour qu’il devienne un roi. Quand il sera en campagne, ramenez-le sauf. Soyez aussi unis que les loups", CTH 6/Testament de Hattusili Ier ; le lien de parenté entre Mursili Ier et Hattusili Ier, de même que le lien familial entre Mursili Ier et la mystérieuse Tawananna que nous avons évoquée rapidement dans notre paragraphe introductif, est toujours l’objet de débats âpres et contradictoires entre hittitologues, nous choisissons donc de ne pas nous attarder sur ces points, disons seulement que le document CTH 75 datant du règne tardif de Muwatalli II contredit le CTH 11 puisqu’il affirme que Mursili Ier est le petit-fils ["Après Hattusili Ier, grand roi, son petit-fils Mursili Ier, grand roi, a détruit la royauté d’Halab et le pays d’Halab", CTH 75] et non pas le fils de Hattusili Ier). Le fragment KBo 3.27 du CTH 5 quant à lui comporte un texte qui semble un programme de gouvernement de Mursili Ier : la cité de Zalpa a été châtiée jadis pour s’être révoltée contre Huzziya Ier, la cité de Hassuwa a été châtiée naguère pour s’être révoltée contre Labarna, la cité d’Halab/Alep doit être châtiée pareillement aujourd’hui pour s’être révoltée contre Hattusili Ier ("L’homme de Zalpa a rejeté la parole du père : que reste-t-il de Zalpa ? L’homme de Hassuwa a rejeté la parole du père : que reste-t-il de Hassuwa ? L’homme de Halab a rejeté la parole du père : Halab périra", CTH 5). Le CTH 75 assure que Mursili Ier détruit la cité de Halab/Alep ("Jadis les gens d’Halab possédaient une grande royauté, mais Hattusili Ier y mit fin. Après Hattusili Ier grand roi de Hatti, Mursili Ier, grand roi, a détruit la royauté et le pays d’Halab", CTH 75), mais en réalité le ou les expéditions de Mursili Ier contre cette cité n’ont été que des pillages, et non pas un anéantissement ni même des occupations durables : après le règne de Mursili Ier, la cité d’Halab/Alep redeviendra une puissance locale plus ou moins indépendante. Plus généralement, le règne de Mursili Ier paraît aussi fragile que celui de ses prédécesseurs, malgré les apparences, malgré notamment sa mémorable campagne contre la lointaine Babylone (rapportée de façon épique dans le CTH 19 alias l’Edit de Télipinu : "Quand Mursili Ier fut roi à Hattusa, et ses fils, ses frères, ses parents par alliance, sa famille et ses troupes étaient unis. Il soumit les pays ennemis par la force, il les détruisit et fit des mers ses frontières. Il alla à la cité de Halab, qu’il détruisit, il déporta les captifs de Halab et ses biens à Hattusa. Puis il alla à Babylone, qu’il détruisit, il combattit les Hurrites, il déporta les captifs de Babylone et ses biens à Hattusa", CTH 19/Edit de Télipinu). Pour bien comprendre le contexte de cette aventure militaire vers Babylone, qu’on peut dater précisément au début du XVIème siècle av. J.-C., confirmée du côté mésopotamien par la Chronique des anciens rois constituant le document 20 des Assyrian and babylonian chronicles d’Albert Kirk Grayson déjà citée dans notre paragraphe introductif (qui la date précisément du temps de Samsu-ditana, roi de Babylone pendant une trentaine d’années au tournant des XVIIème et XVIème siècle av. J.-C. ["Au temps de Samsu-ditana, l’homme de Hatti vint en Akkad", Chronique des anciens rois]), un petit retour en arrière est nécessaire. Depuis l’époque de Hammurabi au XVIIIème siècle av. J.-C., Babylone n’a pas cessé d’imposer son hégémonie sur toute la Mésopotamie, mais cette hégémonie a été progressivement rongée par l’émergence de nouvelles communautés. Nous avons expliqué dans notre paragraphe introductif que la richesse dans cette région du monde est liée au contrôle de la route de l’étain (l’un des deux composants du bronze, le cuivre étant le second composant) reliant la province iranienne de Drangiane productrice à la mer Méditerranée consommatrice : l’essor de la communauté hurrite au nord de la Mésopotamie est assurément lié a sa mainmise sur la partie septentrionale de cette route, contrôlée précédemment par les bédouins sédentarisés d’Assur. Sur les flancs ouest du Zagros, face à Babylone, une autre communauté d’origine discutée émerge, appelée "kassite" dans les textes babyloniens, un nom qu’on est tenté de rapprocher du grec "kassiteros/kass…teroj" désignant justement l’étain : les "Kassites", ancêtres des "Cosséens" qu’affrontera plus tard Alexandre le Grand (ainsi nommés en latin par Quinte-Curce au livre IV paragraphe 12 alinéa 10 de son Histoire d’Alexandre le Grand), ne sont peut-être que des montagnards autochtones du Zagros, autrement dit étymologiquement des "vendeurs d’étain" qui en tirent un confortable pourcentage, apparentés aux "Gutis" ennemis de Hammurabi jadis (un lien entre "Guti" et "Kassite" est phonétiquement possible). Un texte de date incertaine conservé sous la référence 1429 par le Vorderasiatische Museum de Berlin en Allemagne rapporte le voyage de messagers d’un "homme d’Halab/Alep" vers Babylone, qui fait halte dans "les demeures d’Agum le bugash". On ignore la signification du qualificatif "bugash", mais on constate qu’il se retrouve dans le nom de certains rois kassites bien référencés, parmi lesquels un "Nazi-Bugash" mentionné dans une chronique annexe constituant le document 21 des Assyrian and babylonian chronicles précitées d’Albert Kirk Grayson ("Au temps du roi assyrien Assur-uballit [au XIVème siècle av. J.-C.], les troupes kassites se rebellèrent contre le roi du Kardunias [la région qui entoure Babylone] Kara-hardash fils de Muballitat-Sherua fille d’Assur-uballit, elles le tuèrent, et portèrent à la royauté le Kassite Nazi-Bugash fils de personne"). Le nom "Agum" quant à lui est bien kassite : on le retrouve porté par un personnage clairement qualifié de "Kassite" dans la Chronique des anciens rois ("Ulam-Buriash frère du Kassite Kashtiliash rassembla son armée, conquit le pays de la Mer et le gouverna. Agum fils de Kashtiliash rassembla son armée et marcha sur le pays de la Mer", Chronique des anciens rois). Le texte de Berlin indique donc une alliance entre ces Kassites et l’anonyme "homme d’Halab/Alep". D’accord sur ce constat initial, les spécialistes se divisent ensuite en trois groupes sur les conclusions à en tirer. Les premiers disent que l’"homme d’Halab/Alep" désigne simplement le seigneur de cette cité, qui recherche l’alliance des Kassites pour défendre son indépendance contre les Hurrites voisins de plus en plus envahissants. Les deuxièmes disent au contraire que l’"homme d’Halab/Alep" désigne non pas un seigneur local mais le roi des Hurrites qui contrôle désormais cette cité, et cherche l’alliance des Kassites pour étendre son hégémonie vers Babylone au sud. Les troisièmes, qui nous intéressent ici, et que nous préférons, affirment de leur côté que l’"homme d’Halab/Alep" ne désigne ni le seigneur local ni le roi des Hurrites mais Mursili Ier qui, nous venons de le voir, a organisé une ou plusieurs expéditions pour prendre le contrôle de cette cité, et qui est autant menacé par les prétentions hégémoniques hurrites que l’était son prédécesseur Hatussili Ier. Selon cette troisième hypothèse, Mursili Ier a député chez les Kassites pour leur proposer une alliance de revers contre les Hurrites. On peut supposer que les Kassites lui ont alors proposé un donnant-donnant du genre : "D’accord, nous acceptons de t’aider contre les Hurrites, mais à condition qu’au préalable tu nous aides à asseoir notre domination en Babylonie". En s’appuyant sur cette hypothèse, certains hittitologues pertinents supposent même que cette alliance a été non pas une proposition de Mursili Ier aux Kassites, mais une menace feutrée des Kassites contre Mursili Ier dans le style : "Nous, Kassites, sommes en compétition contre les Hurrites pour l’hégémonie sur toute la Mésopotamie. Nos zones d’influence respectives peuvent se définir dans une guerre, mais elles peuvent se définir aussi dans une négociation contre des intérêts communs, par exemple contre vous les Hittites. Tu as donc le choix : soit tu viens nous aider dans le sud mésopotamien à y conquérir notre hégémonie contre les Hurrites, soit nous aidons les Hurrites à conquérir leur hégémonie contre toi moyennant leur reconnaissance de notre propre hégémonie sur le sud mésopotamien". La longue route séparant l’Anatolie du sud mésopotamien, implique en effet la mainmise des Hittites sur l’un des deux passages du fleuve Euphrate, au nord à Karkemish ou, plus sûrement, au sud à Emar (à l’est d’Halab/Alep ; une couche de destruction datant du début du XVIème siècle av. J.-C. à Ebla, aujourd’hui le site archéologique de tell Mardikh au sud d’Alep en Syrie, correspond peut-être au saccage de cette cité par Mursili Ier lors de sa marche vers Babylone), au détriment des Hurrites, puis une logistique le long du même fleuve assurée nécessairement par des adversaires des Hurrites, en l’occurrence les Assyriens refoulés de leurs domaines d’Assur dans le nord mésopotamien, et/ou les Kassites venus du sud mésopotamien à dessein. Cette hypothèse d’un chantage exercé par les Kassites sur les Hittites, qui signifierait que l’expédition des Hittites de Mursili Ier vers Babylone a été contrainte davantage que désirée, est confortée par le très fragmentaire CTH 10 qui, dans deux passages (KBo 3.45 et KBo 22.7), évoque un Hittite haut placé pétri de remords sur ses "mauvaises actions" lors de la prise et du pillage de Babylone, et accusant Mursili Ier d’avoir "rejeté la parole du père" : doit-on sous-entendre que Hattusili Ier avant de mourir a incité son héritier Mursili Ier à prendre Halab/Alep tout en lui déconseillant de s’aventurer plus loin vers la Babylonie ? Même si ce document CTH 10 demeure flou sur ses finalités - il semble une justification du futur meurtre de Mursili Ier par ses successeurs Hantili Ier ou Zidanta Ier -, il témoigne en tous cas que le raid sur Babylone n’a pas laissé que des bons souvenirs chez les Hittites, qui s’y sont comportés comme des barbares sanguinaires perdus en territoire étranger civilisé - comme plus tard Achille en territoire troyen. Les archéologues prouvent le saccage total de la cité et son abandon temporaire par le fait que les événements ultérieurs seront datés justement en fonction de cette destruction : dans un ouvrage collectif publié en 1998, Dating the Fall of Babylon, l’Oriental Institut de Chicago aux Etats-Unis révèle des inscriptions datant de cette période retrouvées sur le site archéologique de tell Muhammad (large tell correspondant à une cité antique non identifiée, que certains archéologues croient être Akkad, entre la rive gauche du Tigre au sud-ouest et les actuels quartiers Al-Ghadeer et Bagdad-al-Jadeeda au nord-est, au cœur de Bagdad en Irak), comportant la formule annalistique : "l’année N après le redressement de Babylone", ce qui suggère une reconstruction de grande ampleur, consécutive d’une destruction d’ampleur équivalente. Dans le numéro 8 de la revue Journal of cuneiform studies de l’American Schools of Oriental Research (ou "ASOR" dans le petit monde des assyriologues, association internationale et pluridisciplinaire de spécialistes du Moyen-Orient antique), l’assyriologue Benno Landsberger en 1954 commente une inscription commémorant le retour du dieu Marduk à Babylone après vingt-quatre ans d’exil à Hana (site non localisé, peut-être en rapport avec la cité homonyme de Hanat, aujourd’hui Anah en Irak ?) grâce au roi kassite Agum, ce qui implique que les infrastructures liées au culte de Marduk à Babylone ont été laissées à l’abandon pendant au moins vingt-quatre ans, sans doute parce qu’elles étaient tellement ruinées après le saccage des Hittites que leur rénovation nécessitait un temps aussi long, et beaucoup d’argent, que les Babyloniens survivants ont préféré consacrer d’abord à leur subsistance quotidienne. Notre inclination à penser que le roi hittite a été embarqué dans cette aventure mésopotamienne contre son gré, pour obéir à une injonction des Kassites, s’appuie encore sur le passage précité du CTH 19 (l’Edit de Télipinu), qui dit que Mursili Ier est attaqué par les Hurrites sur le chemin du retour : le principal adversaire de Mursili Ier, ce ne sont pas les lointains Babyloniens, mais bien les Hurrites du nord-Levant voisin. Le très fragmentaire CTH 13 mentionne une "deuxième année" d’on-ne-sait-qui ou d’on-ne-sait-quoi (avant ou après le raid vers Babylone ?), au cours de laquelle les Hurrites lancent des nouvelles offensives en direction du Hatti grâce à la complicité de plusieurs cités frontalières contraintes de leur ouvrir les portes, notamment celle de Sukziya (site non localisé [correspondant au site archéologique de BoyBeypinari dans la province actuelle d’Adiyaman en Turquie ?] ; le texte précise que les habitants de Sukziya ayant refusé de se soumettre sont mutilés par les Hurrites, et que leur compatriotes demeurés passifs durant l’occupation hurrite seront déportés par Mursili Ier après la reconquête de la cité par les troupes hittites). La cité de Hurma (site non localisé ; équivalent hittite du karum d’"Hurrama" mentionné dans les tablettes assyriennes ?) subit pareillement les assauts hurrites, ses environs sont ravagés, mais la ville échappe à l’invasion car ses dieux protecteurs provoquent une épidémie qui tue beaucoup de Hurrites, dont un de leurs chefs nommé "Nippa". Le texte dit que Mursili Ier de son côté enrôle trois mille mercenaires habirus/hébreux. Avant, pendant ou après ces événements, il fait campagne en "Arzawiya", forme archaïque de l’"Arzawa", la région où nous avons vu que son prédécesseur Hattusili Ier a également bataillé : c’est la plus ancienne occurrence retrouvée de ce nom, de nature inconnue. Les habitants de l’Arzawa sont accusés par Mursili Ier d’allégeance aux Hurrites, qui s’y installent comme au temps de Hattusili Ier. Mais le chef des Hurrites meurt pour on-ne-sait-quelle raison (victime de la même épidémie qui a décimé les assiégeants hurrites de Hurma ?). On suppose que la reprise en mains de l’Arzawa par Mursili Ier est efficace, puisque aucun des textes hittites traduits jusqu’à aujourd’hui n’y mentionne une révolte ou une nouvelle expédition punitive hittite avant le règne d’Ammuna. Selon le CTH 19 (l’Edit de Télipinu), Mursili Ier est assassiné par son beau-frère Hantili, avec la complicité d’un mystérieux "Zidanta" ("Hantili était échanson. Son épouse Harapseki était la sœur de Mursili Ier. Zidanta et Hantili ont comploté, ils se sont élevés en commettant la mauvaise action de tuer Mursili Ier", CTH 19/Edit de Télipinu). Cet assassinat découle-t-il des médiocres résultats politiques et militaires du sac de Babylone ? ou de l’incapacité de Mursili Ier à endiguer les débordements hurrites ? On l’ignore.


En dépit de ces péripéties auliques hittites et soldatesques hurrites, l’hégémonie sémitique que nous avons détaillée dans notre paragraphe introductif depuis Sumer jusqu’à l’Anatolie, est néanmoins bien terminée, dès la première moitié du XVIème av. J.-C. Dans le sud mésopotamien, les dynastes amorrites héritiers de Hammurabi sont durablement écartés par les Kassites dont l’origine est discutée, mais qui ne sont assurément pas des Sémites : après le sac de Babylone, les Kassites adoptent les institutions, les mœurs, la religion, les réseaux commerciaux de leurs prédécesseurs (les fouilles sur le site archéologique de Dur-Kurigalzu, capitale kassite particulièrement dynamique dans la première moitié du XIVème siècle av. J.-C., dans la banlieue ouest de Bagdad en Irak, montrent que ce dynamisme est très conjoncturel, dû à un roi kassite de cette époque désireux de se distinguer aux yeux des générations futures : les rois kassites depuis le XVIème siècle av. J.-C. jusqu’à leur renversement par les Elamites au milieu du XIIème siècle av. J.-C. restent attachés à Babylone comme centre de leur pouvoir). Dans le nord mésopotamien, autour de la cité d’Assur, les dynastes amorrites héritiers des bédouins d’Ila-Kabkabu sont pareillement bousculés par les Hurrites, dont l’expansion se structure peu à peu en seigneuries puissantes aux frontières toujours mouvantes. En Anatolie enfin, les notables assyriens des anciens karums sont retournés vers Assur pour devenir sujets hurrites, ou vers les déserts alentours pour redevenir bédouins, ou ils se sont métissés avec les Hittites en oubliant leur origine sémitique (ils parlent hittite, ils écrivent en hittite, ils pensent en Hittites). Leurs cousins occidentaux, les Sémites levantins, installés sur toutes les côtes méditerranéennes de l’Anatolie, depuis la Cilicie colonisée par le fils du Tyrien Agénor jusqu’aux lointaines terres louvites de Troade refuge de l’Atlante Dardanos dont nous parlerons plus loin, sont temporairement préservés par leurs positions excentrées, mais leurs ports seront vite convoités par le royaume hittite émergent. Les Sémites habirus/hébreux quant à eux, classe sociale de marginaux instables, proposent indifféremment leurs services au plus offrant (tantôt à un seigneur local dévoyé aux Hurrites selon le prisme de Tunip-Tesub, tantôt à leurs adversaires hittites conduits par Mursili Ier selon le CTH 13).

  

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