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© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Parodos

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte I : Origines

La Mésopotamie

Vers le sud-ouest

Vers le nord-ouest

  

Les Sémites

Avant d’entamer notre étude, nous éprouvons le besoin d’insister sur le problème linguistique qu’elle pose. Nous voulons parler ici d’une époque passée lointaine, celle du XVIIIème siècle av. J.-C., qui ne comptait aucun Grec, aucun Phénicien, aucun Judéen, qui sont apparus plus tard. A cette époque, dans l’aire qu’on appelle commodément le Croissant Fertile, qui s’étend sur un vaste arc-de-cercle entre le désert du Sinaï et le golfe Arabo-persique via les actuels territoires de Palestine, d’Israël, du Liban, de la Syrie et de l’Irak, le concept moderne de "nation" n’existe pas encore : aucune solidarité sociale n’existe à cette époque en dehors de celle de la famille ou celle du clan, on ne se bat que pour défendre des biens vitaux à soi-même et à ses proches, un puits, ou un lopin de terre, ou un troupeau de chèvres, et non pas comme aujourd’hui pour défendre une langue, une façon de vivre, une culture, encore moins pour défendre la pureté de la race ou les lendemains chantants, ni la laïcité ou la parole d’un prophète. Ces familles et ces clans qu’on désigne pour des raisons pratiques par le mot "peuple", forment des groupes aux contours très flous. Primo leur constitution est très mouvante : si le mot "peuple" définit aujourd’hui un groupe de personnes parlant une même langue, et/ou partageant une même façon de vivre, et/ou obéissant aux mêmes lois, au XVIIIème siècle av. J.-C. le même mot peut renvoyer à des groupes parlant la même langue mais continuellement en guerre entre eux, ou partageant la même façon de vivre mais ne parlant pas la même langue ni obéissant aux mêmes lois (à l’ère mycénienne, on parle ainsi parfois de "peuple hittite" ou de "peuple égyptien" pour désigner en même temps la communauté hittite ou égyptienne dominante et les communautés levantines dominées qui n’ont qu’un rapport très lointain avec elle), ou parlant la même langue et ayant la même façon de vivre mais obéissant à des lois différentes (par exemple on parle de "peuple d’Ugarit" et de "peuple d’Alalakh" pour désigner les habitants des cités respectives d’Ugarit et d’Alalakh qui sont pareillement des commerçants, qui parlent la même langue, mais qui obéissent à deux souverains différents : c’est pour cette raison que, dans nos propres traductions des textes, pour désigner ces souverains, nous privilégierons le terme "seigneur" au sens médiéval plutôt que le terme "roi" utilisé habituellement par les spécialistes, car "seigneur" au sens médiéval correspond davantage à la réalité politique de ces soi-disant "rois" d’Ugarit et d’Alalakh qui sont en fait sous l’autorité des authentiques rois de Hatti ou d’Egypte). Secundo leur importance quantitative est très relative : si aujourd’hui le mot "peuple" nous évoque spontanément des centaines de millions de personnes comme le peuple chinois ou le peuple russe, ou des dizaines de millions de personnes comme le peuple allemand ou le peuple français, le même mot au XVIIIème siècle av. J.-C. peut renvoyer à un groupe de quelques milliers de membres, voire seulement quelques centaines (par exemple on parle de "peuple troyen" pour désigner les habitants de la cité de Troie à l’époque de Priam vers -1200, or, d’après leurs analyses des structures et des mobiliers retrouvés sur place, les archéologues n’estiment pas cette population à plus de dix mille individus dans leurs estimations les plus hautes, ou à cinq mille individus dans leurs estimations les plus basses : même en admettant que ces estimations pourraient être doublées ou triplées demain à la suite de nouvelles découvertes, elles demeureraient malgré tout très inférieures aux recensements des peuples actuels, cet exemple de Troie permet ainsi d’avoir une idée de la modestie numérique des "peuples" du Croissant Fertile six siècles avant Priam, surtout quand on pense que Troie vers -1200 est l’une des trois cités les plus importantes du nord-est de la Méditerranée avec Hattusa et Ugarit !). Autre différence nécessitant une mise en garde, le climat. Quand nous prononçons le nom de la Syrie ou de l’Irak aujourd’hui, spontanément nous avons en tête l’image de plaines plates et sèches, sous un ciel toujours blanc à cause de la chaleur excessive. Quand nous prononçons le nom du Liban aujourd’hui, spontanément nous avons en tête l’image de collines arides transformées en champs de batailles pour communautés pauvres rivales ou en cours de tennis pour touristes fortunés. Si nous avions une machine à voyager dans le temps pour revenir au XVIIIème siècle av. J.-C., notre première surprise serait de ne pas retrouver ces paysages. A cette époque, la Mésopotamie et le Levant n’étaient pas encore grignotés par le désert arabique comme aujourd’hui : leurs vallées étaient aussi vertes que celles de l’actuelle Normandie, leurs terres étaient aussi grasses, leurs ciels étaient aussi bas - cette constatation vaut aussi pour la vallée du Nil, qui n’était pas encore pareillement grignotée par le Sahara. Les humains y côtoyaient les bêtes sauvages de toutes sortes, dont des fauves ("A [Samsi-]Addu, message de Yasmah-Addu ton fils. Le pasteur Hardanum est venu vers moi via Iksud-appasu à propos des vaches, pour dire : “Les belles vaches du palais sont négligées, seuls trois bouviers surveillent mille deux cents vaches. Je prédis qu’elles disparaîtront bientôt. A cause de ce manque de bouviers, cinq d’entre elles sont sorties par un trou dans l’enclos vers la campagne, et ces cinq vaches ont été avalées par un lion dans un bosquet. […]”", ARM I.118 ; le nom du "tigre" en français est peut-être issu du fleuve homonyme "Tigre" où ce fauve vivait dans la haute Antiquité, via le vieux-perse "tigra", puis le grec "t…grij", puis le latin "tigris") qui nécessitaient de légiférer ("Si un bœuf ou un âne loué est tué par un lion dans la campagne, seul son propriétaire en assumera la perte", Code de Hammurabi 244 ; "Si le bétail d’un parc tombe malade [littéralement "est touché par un dieu"] ou est tué par un lion, le pasteur [en charge du bétail] se justifiera devant le dieu [dans le cas de la maladie], le propriétaire du parc assumera seul la perte [dans le cas de l’attaque de lion]", Code de Hammurabi 266). La façade maritime méditerranéenne notamment, dont les pentes sont lisses aujourd’hui, ressemblait alors aux Balkans de l’Antiquité classique, à l’Europe germanique médiévale ou au Canada de l’an 2000 : vue du ciel, depuis la moyenne vallée de l’Euphrate jusqu’aux premiers plateaux de l’actuelle Cisjordanie, elle était couverte à perte de vue d’une gigantesque forêt épaisse. La toponymie a conservé le souvenir de cette verdure antique dans le terme "halbu" de nature inconnue (les linguistes lui soupçonnent une origine asianique, en tous cas il n’est ni sumérien ni sémitique) signifiant "forêt", qu’on retrouve dans les noms des cités de "Halab" (qui s’est conservé jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Alep", en Syrie) et de "Halabit" (aujourd’hui le site archéologique de Halabiyé/Zénobia, en amont de Deir ez-Zor en Syrie). C’est dans cette région que les autorités de Mari recrutent des spécialistes du bois, ébénistes ("A mon seigneur, message de Yasim-Sumu ton serviteur. L’ébéniste yamhadéen [la région de Yamhad s’étend de part et d’autre de Halab/Alep] chargé de réaliser la lamassatu [idole en roseaux noués recouverts de métal] m’a réclamé un talent de tendons, du coup le stock de tendons a beaucoup diminué au palais. Que mon seigneur donne des instructions pour qu’on m’apporte au plus vite deux talents de joncs pour remplacer les tendons", ARM XIII.42) ou charpentiers de marine ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. A propos des menuisiers tuttuléens [la cité de Tuttul correspond à l’actuel site archéologique de tell Biha près de Racca en Syrie] qui résident à Subat-Samas, et que tu veux renvoyer à Tuttul selon ta lettre, j’ai envoyé un mot à Iskur-lutil : il va renvoyer ces menuisiers à Tuttul pour qu’ils y fabriquent des bateaux", ARM I.25). Cette gigantesque façade forestière est trouée par des clairières fertiles gérées par des gens vivant dans des bâtiments adossés les uns aux autres plus ou moins confortables, qu’on appelle pompeusement des cités alors que leurs dimensions sont très réduites (la superficie des plus importantes cités ne dépassait pas celle de quelques stades de football actuels) : quand on parle d’Ugarit, de Byblos ou de Qadesh vers -1750, on ne doit pas se figurer des villes aux dimensions de Paris ou Londres ou Berlin aujourd’hui, mais plutôt des villages isolés tassés sur eux-mêmes et plus ou moins fortifiés comme on peut encore en voir dans certaines provinces reculées françaises. Pour bien comprendre le monde du Croissant Fertile au XVIIIème siècle av. J.-C., nous devons impérativement nous débarrasser de nos schémas mentaux de l’an 2000, et ne pas chercher par exemple à plaquer les problèmes entre les hyksos et la XVIIIème Dynastie pharaonique sur ceux des Israéliens et des Egyptiens d’aujourd’hui, ou les problèmes entre les Achéens et les Hittites sur ceux des Grecs et des Turcs d’aujourd’hui, sous prétexte que cela permet de rendre les choses plus compréhensibles : non, ce procédé de comparaison raccourcie ne sert absolument pas à rendre les choses plus compréhensibles, au contraire cela ne sert qu’à tromper celui qui y recourt, et à aveugler celui qui y adhère, car les conditions d’hier n’ont aucun rapport avec celles d’aujourd’hui. Puisque nous devrons parler d’Abraham en particulier, personnage revendiqué actuellement par des communautés antagonistes qui lui donnent des significations diverses, nous tenons d’emblée à clarifier les qualificatifs d’"Israélien", de "sioniste", de "juif", de "Judéen", d’"Israélite", d’"hébreu", de "Sémite", que l’opinion commune, à la suite de ces communautés antagonistes, lui associe tantôt par simple maladresse ou ignorance, tantôt pour des raisons politiques ou religieuses délibérées, toujours pour le pire, en les considérant comme des synonymes : non, ces qualificatifs ne sont pas synonymes, et les violences verbales ou physiques qu’ils suscitent en l’an 2000 imposent de lever toute ambiguïté - nos présentes définitions vaudront pour toutes nos analyses ultérieures -, à savoir un "Israélien" est un membre de l’Etat d’Israël né en 1947 (donc avec "I" majuscule, comme on écrit "Français" avec "F" majuscule, "Allemand" avec "A" majuscule, ou "Italien" avec "I" majuscule), un "sioniste" est un activiste s’inscrivant dans le mouvement juif né à la fin du XIXème siècle désireux de redonner à Jérusalem, désignée par Sion l’une de ses collines, un statut central spirituel ou territorial ou étatique (donc avec "s" minuscule, comme on écrit "germaniste" avec "g" minuscule, ou "communiste" avec "c" minuscule), un "juif" est un individu qui obéit à la religion juive (donc avec "j" minuscule, comme on écrit "chrétien" avec "c" minuscule, ou "musulman" avec "m" minuscule), un "Judéen" est un habitant de Judée ou un descendant de Juda (donc avec "J" majuscule, comme on écrit "Normand" avec "N" majuscule, ou "Capétien" avec "C" majuscule), un "Israélite" est un descendant de Jacob (surnommé "Israël" selon le chapitre 32 verset 29 de la Genèse, donc avec "I" majuscule, comme on écrit encore "Capétien" avec "C" majuscule), un "hébreu" est un semi-nomade apparenté à ceux que les textes cunéiformes désignent par le terme "habirus" et à ceux que les textes hiéroglyphiques désignent par le terme "aprw" ("hébreu" désigne une classe socio-économique et non pas une ethnie, donc avec "h" minuscule, comme on écrit "nomade" avec "n" minuscule ou "sédentaire" avec "s" minuscule), un "Sémite" est un individu s’exprimant dans l’une des langues dites "sémitiques" (désignées ainsi commodément par les linguistes en référence à Sem l’un des fils de Noé, donc avec "S" majuscule, comme on écrit un "Latin" avec "L" majuscule, ou un "Germain" avec "G" majuscule, ou un "Scandinave" avec "S" majuscule ; disons en passant que l’utilisation moderne du terme "antisémite" pour qualifier un acte commis contre des juifs est donc étymologiquement tendancieux puisque tous les Sémites ne sont pas nécessairement des juifs, et même étymologiquement incorrecte quand cet acte est commis par un arabophone puisque l’arabe et l’hébreu sont deux langues pareillement sémitiques). Les seuls qualificatifs que nous reconnaissons à Abraham en regard de ces définitions, sont "hébreu" et "Sémite" : tel qu’il apparaît dans la Genèse, Abraham est effectivement un semi-nomade apparenté aux peuples parlant des langues sémitiques vivant à l’époque qui nous occupe, tels les Akkadiens ou les Amorrites. Pour éviter toute polémique cependant, nous éviterons d’employer ces deux termes trop souvent, et lui préférerons celui plus consensuel de "Levantin", désignant tout individu installé temporairement ou durablement sur le territoire du Levant correspondant à la bande côtière méditerranéenne entre le désert du Sinaï au sud et la chaine montagneuse du Taurus au nord. Quant à Jérusalem, nous tenons à rappeler qu’au XVIIIème siècle av. J.-C. ce n’est qu’un équivalent antique de Trifouillis-les-Oies : la menace qu’elle représente pour l’Egypte, confirmée par un texte d’exécration égyptien datant de la XIIème Dynastie, ne réside pas dans son importance politique mais dans sa nature, soit quelques dizaines de monticules de cailloux qu’on appelle pompeusement des maisons, avec pour habitants temporaires ou permanents non pas des Israéliens ni des sionistes ni des juifs ni des Judéens ni des Israélites qui n’existent pas encore, mais des Sémites stationnés là par fatigue ou parce que l’endroit leur a plu, dont un pépé qui compte ses dents avec sa langue assis sur un rocher, deux garçons qui tentent d’attraper une poule en courant pieds nus dans la boue sale de ce qu’on n’ose pas appeler une rue, et une petite fille qui s’amuse à curer ses crottes de nez pendant que son père rouspète en tondant les moutons et que sa mère rouspète en lavant le linge.


Fin XXIVème siècle av. J.-C. ou début XXIIIème siècle av. J.-C., dans le monde sumérien correspondant au sud de l’actuel Irak, à l’embouchure des fleuves "Idiklat" et "Purattu" en akkadien, que les Grecs traduiront respectivement en "Tigre/T…grhj" et "Euphrate/EÙfr£thj", un Sémite nommé "Sarrukinu", plus connu sous son nom francisé "Sargon", obscur fils de jardinier devenu échanson d’Ur-Zababa le seigneur de la cité de Kish (aujourd’hui le site archéologique de tell el-Oheimir et ses environs, à une dizaine de kilomètres à l’est de Hillah en Irak), y prend le pouvoir et l’étend au sud sur toute la basse Mésopotamie et au nord jusqu’à la haute vallée du Tigre et à l’Anatolie (selon la tablette AO 6702 commodément appelée La geste de Sargon par les spécialistes, de provenance inconnue, non datée précisément, conservée au Musée du Louvre à Paris en France et traduite par l’assyriologue français Jean Nougayrol en 1951, qui parmi les conquêtes mentionne aux lignes 102 et 104 les pays d’"Amurru" et de "Subartu" sur lesquels nous reviendrons bientôt, et peut-être la cité de Karkemish à la ligne 109), créant ainsi le premier royaume centralisé de l’Histoire. Il fonde une capitale, Akkad, non localisée par l’archéologie (située près de Kish ? ou plus au nord près de l’actuelle Bagdad ?), et confie chaque province conquise à des gouverneurs militaires ou "sakkanakkus" en akkadien. La Chronique de l’Esagil, texte tardif de propagande babylonienne dont sept copies ont été retrouvées, constituant le document 19 des Assyrian and babylonian chronicles de l’assyriologue canadien Albert Kirk Grayson, assure que Sargon doit réprimer une révolte générale à la fin de son règne, en révélant incidemment qu’Akkad se trouve dans le voisinage de Babylone ("Ur-Zababa ordonna à son échanson Sargon de changer le vin des coupes à libation de l’Esagil [temple du dieu Marduk à Babylone]. Sargon ne changea pas le vin, au contraire il le livra diligemment à l’Esagil. Marduk, fils du roi de l’Apsu [ou "fils d’Enlil" ou "fils du ciel et de la terre" selon les versions], posa sur lui son regard bienveillant et lui confia la royauté sur les quatre terres [périphrase traditionnelle pour désigner la Mésopotamie, plus exactement les deux rives du Tigre et les deux rives de l’Euphrate]. Il prit soin de l’Esagil. Tous les rois [littéralement "tous ceux qui résidaient dans un palais"] apportèrent leur tribut à Babylone. Mais lui-même négligea la parole du dieu : il tira la glaise de la terre pour faire une cité en face de Babylone qu’il nomma Akkad. A cause de ce sacrilège, Enlil revint sur sa parole en suscitant contre lui une révolte qui, de l’est à l’ouest, l’affligea d’insomnie", Chronique de l’Esagil). La Chronique des anciens rois, autre texte tardif de propagande babylonienne constituant le document 20A des Assyrian and babylonian chronicles d’Albert Kirk Grayson, dit la même chose ("Le roi Sargon d’Akkad s’éleva sous le règne d’Ishtar. Il n’eut ni rival ni adversaire, il répandit son éclat sur tous les pays et traversa la mer à l’est. La onzième année, il conquit le pays de l’ouest jusqu’à ses extrémités et le plaça sous son autorité, y fit dresser ses statues et en fit apporter le butin sur des barges. Il installa des courtisans toutes les cinq doubles lieues pour gouverner de concert l’ensemble des provinces. Il marcha sur Kazallu [cité non localisée] et la réduisit en ruines au point qu’un oiseau fût incapable de s’y poser. Dans sa vieillesse, tous les pays se rebellèrent contre lui et l’assiégèrent dans Akkad. Sargon fit une sortie, infligea une défaite à ses ennemis, les anéantit en renversant leur immense armée. Plus tard, le puissant Subartu [mentionné dans La geste de Sargon, province de haute Mésopotamie, peut-être plus spécialement la vallée de l’actuelle rivière Khabur, affluent de l’Euphrate] se souleva et le contraignit à prendre les armes. Sargon le prit par surprise, lui infligea une défaite, l’anéantit en renversant son immense armée et rapporta ses richesses dans Akkad. Mais Akkad était une réplique de Babylone faite avec de la glaise extraite de la terre de Babylone. A cause de ce sacrilège, le grand seigneur Marduk en colère épuisa son peuple par la famine, et suscita contre lui une révolte qui, de l’est à l’ouest, l’affligea d’insomnie", Chronique des anciens rois). Son royaume perdure néanmoins sous les règnes de ses fils Rimush et Manistusu (ce dernier semble avoir étendu la domination akkadienne jusqu’à la cité d’Anshan au sud-ouest du plateau iranien, et jusqu’à l’actuelle péninsule d’Oman), et de son petit-fils Naram-Sin. Il commence à rétrécir sous le règne de Sar-kali-sari, fils de Naram-Sin, à la fin du XXIIème siècle av. J.-C. ou au début du XXIème siècle av. J.-C. La domination d’Akkad s’achève au terme d’un processus dont le détail et la durée nous échappent. Tel est le résumé qu’offre la Chronique royale sumérienne (également appelée Liste royale sumérienne), document archéologique dont une quinzaine de copies ont été conservées, étudiées et éditées à partir de 1939 par l’assyriologue danois Thorkild Jacobsen ("A Kish, Puzur-Suhen fils de Ku-Bawa régna vingt-cinq ans. Ur-Zababa fils de Puzur-Suhen régna quatre cents ans. Zimudara régna trente ans. Usi-watar régna sept ans. Ishtar-muti régna onze ans. Isme-Samas régna onze ans. Nanniya le lapidaire régna sept ans. Ces sept rois régnèrent quatre cent quatre-vingt onze ans. Kish fut abandonnée, la royauté fut portée à Uruk. A Uruk, Lugal-zagezi régna vingt-cinq ans. Ce roi régna seul vingt-cinq ans. Uruk fut abandonnée, la royauté passa à Akkad. Sargon, dont le père était jardinier, était échanson d’Ur-Zababa. Il fonda Akkad, et y régna cinquante-six ans. Rimush fils de Sargon régna neuf ans. Manistusu, frère aîné de Rimush fils de Sargon, régna quinze ans. Naram-Sin fils de Manistusu régna trente-sept ans. Sar-kali-sari fils de Naram-Sin régna vingt-cinq ans. Qui fut roi ? Qui ne fut pas roi ? [formule suggérant que la mort de Sar-kali-sari est suivie d’une période de grande confusion durant laquelle des multiples prétendants revendiquent la couronne] Irgigi régna, Imi régna, Nanum régna, Ilulu régna : ces quatre rois régnèrent trois ans. Dudu régna vingt-et-un ans. Su-Durul fils de Dudu régna quinze ans. Ces onze rois régnèrent cent quatre-vingt un ans. Akkad fut abandonnée, la royauté fut portée à Uruk", Chronique royale sumérienne). Au milieu du XXIème siècle av. J.-C., la Mésopotamie est à nouveau une mosaïque de cités-Etats, dont la plus importante est Ur. Mais cette hégémonie akkadienne d’environ deux siècles a profondément marqué les esprits : tous les conquérants ultérieurs du Croissant Fertile seront obsédés par le souvenir de Sargon qui a inventé la notion de "grand roi", qu’on pourrait traduire par "souverain au-dessus des souverains, qu’ils soient seigneurs, princes ou rois, d’une région particulière de vaste étendue" (entre l’éruption de Santorin vers -1600 qui est l’objet de notre présente étude et l’effondrement général marqué notamment par la chute de Troie vers -1200, le Croissant Fertile comptera quatre "grands royaumes" concurrents calqués sur celui de Sargon jadis : la basse Mésopotamie centrée autour de Babylone, la haute Mésopotamie centrée autour d’Assur, l’Anatolie centrée autour de Hattusa, et l’Egypte centrée autour de Memphis ; il faudra attendre le Perse Darius Ier au VIème siècle av. J.-C. pour que cette notion de "grand roi" avec minuscules soit dépassée par la nouvelle notion de "Grand Roi" avec majuscules, ou "roi au-dessus des grands rois", synonyme d’"empereur"), et la langue akkadienne restera la langue franque dans les échanges diplomatiques et dans la littérature jusqu’à l’arrivée du grec vers les VIIème et VIème siècles av. J.-C. La nature sémitique de Sargon et de son entourage, révélée par l’akkadien qui est effectivement une langue sémitique, a-t-elle joué un rôle dans sa révolte contre les Sumériens - dont la nature demeure inconnue, en tous cas non-sémitique - qui dominaient précédemment la basse Mésopotamie ? Cela reste une supposition, car l’onomastique de la période akkadienne, sur laquelle nous ne nous attarderons pas ici car nous déborderions ainsi du cadre de notre étude, ne manifeste aucun accroissement des noms de type akkadien au détriment des noms de type sumérien. Nous savons par ailleurs que Sargon lui-même a une fille portant un nom sumérien, Enheduanna, auteur d’hymnes à Inanna (déesse sumérienne de l’amour, alias la déesse Ishtar chez les Sémites) parvenus jusqu’à nous, qu’il a nommée prêtresse du temple de Nanna (dieu-Lune sumérien et père d’Inanna/Ishtar, alias Sin chez les Sémites) à Ur. Peut-être que la raison de l’engagement de Sargon et de son entourage vis-à-vis des Sumériens découle moins de différends ethniques que de différends socio-économiques : les Sumériens seraient ainsi ceux qui possèdent tout et qui conservent jalousement le pouvoir, tandis que les Sémites autour de Sargon seraient ceux qui rêvent de prendre le pouvoir parce qu’ils n’ont rien ou pas grand-chose. Les deux hypothèses ne s’opposent pas nécessairement : l’écart socio-économique entre Sumériens et Sémites pourrait s’expliquer par une méfiance ethnique des premiers à l’encontre des seconds, et l’ouverture affichée de Sargon à la culture sumérienne après sa prise de pouvoir pourrait s’expliquer par le désir de s’élever intellectuellement au niveau de ses prédécesseurs sumériens pour tenter de faire oublier son origine roturière. La légende des premières années de Sargon rapportée par une tablette fragmentaire découverte à Ninive datant de la première moitié du Ier millénaire av. J.-C., reconstituée et conservée aujourd’hui par le British Museum à Londres en Grande-Bretagne, qui rattache ce dernier à la déesse Ishtar tout en avouant indirectement qu’il est bien un enfant trouvé, semble aller dans ce sens ("Ma mère était grande prêtresse. Je ne connais pas mon père. Les frères de mon père campaient dans la montagne. Je suis né à Azupiranu [site non localisé] sur les bords de l’Euphrate. Ma mère, la grande prêtresse, me conçut et m’enfanta en secret. Elle me déposa dans un coracle ["kuppu" en akkadien, d’où dérive "kuffa" en arabe signifiant indifféremment "panier" ou "coracle", hellénisé en "kÒfinoj", puis latinisé en "cofinus", puis francisé en "couffin"], dont elle scella l’ouverture avec du bitume. Elle me lança sur le fleuve sans que je puisse m’échapper. Le fleuve me porta jusque chez Aqqi le puiseur d’eau. Aqqi le puiseur d’eau me retira en plongeant son seau, il m’adopta comme son fils et m’éleva. Aqqi le puiseur d’eau m’enseigna son métier de jardinier. Alors que j’étais jardinier la déesse Ishtar me prit en affection, ainsi j’exerçai la royauté pendant [texte manque] ans") : cette légende, qui fait de Sargon un nouveau Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti élu des dieux engendrant une nouvelle humanité après avoir échappé à la noyade en flottant à la surface des eaux dans son petit coracle (nous reviendrons sur ce personnage Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti plus loin dans le présent alinéa), sera copiée et recopiée par les futurs biographes de Zeus et d’Œdipe en Grèce, d’Alexandre-Pâris à Troie, de Moïse en Egypte, de Cyrus II en Perse, enfants pareillement trouvés et recueillis, adultes pareillement en conflit contre le pouvoir en place dont ils revendiqueront la filiation et l’héritage.


Laissons les spécialistes débattre sur ces sujets, pour nous concentrer sur la moyenne vallée de l’Euphrate vers -2000. La Mésopotamie étant redevenue une mosaïque de provinces, chaque sakkanakku libéré de l’autorité centrale d’Akkad a commencé à s’y comporter comme un roi indépendant (pour l’anecdote, la postérité a conservé l’identité de trois d’entre eux ayant exercé à Mari : un nommé Ishtup-ilum dont la statue est conservée au Musée national d’Alep en Syrie, un nommé Idi-ilum dont la statue est conservée au Musée du Louvre à Paris en France, et un nommé Puzur-Ishtar dont la statue est conservée au Musée archéologique d’Istanbul en Turquie). Mais leurs usurpations n’ont pas tenu, bousculées par des nouveaux individus d’origine également sémitique, les Amorrites, ou "Amurrus" en akkadien. Ceux-ci apparaissent pour la première fois dans le récit Enmerkar et le seigneur d’Aratta, un texte de l’époque sumérienne dont plus d’une vingtaine de copies fragmentaires ont été retrouvées, traduites et éditées en 1973 par l’assyriologue américain Sol Cohen de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie aux Etats-Unis. Dans ce texte littéraire s’appuyant peut-être sur un substrat historique, Enmerkar, seigneur de la cité sumérienne d’Uruk, prétend à l’hégémonie sur le territoire d’Aratta, cité non localisée dans le sud-ouest de l’actuel Iran. Pour signifier cette hégémonie, il envoie un héraut à l’anonyme seigneur d’Aratta afin d’en obtenir un tribut. Le seigneur d’Aratta refuse d’obéir. Enmerkar, désireux de le culpabiliser avant d’engager ouvertement un conflit contre lui, compose alors un poème racontant comment jadis le dieu Enki a provoqué la confusion des langues parmi les hommes qui refusaient de vivre en bonne harmonie (une façon de dire : "Uruk et Aratta ont toujours vécu en bonne intelligence, aujourd’hui ce n’est pas moi qui crée la zizanie en ordonnant la soumission d’Aratta, au contraire c’est toi qui refuse de te soumettre à Uruk ! Si je veux qu’Aratta se soumette à Uruk, c’est pour le bien d’Aratta, c’est pour maintenir la bonne entente qui régnait jusque là entre nos deux cités, c’est pour éviter que nos deux cités subissent le même trouble du langage que jadis, la mésentente entre nos deux populations, la guerre !"), or dans ce monde de jadis apparaît le pays des Amorrites ou "pays de Martu" en sumérien, situé, par déduction des autres pays mentionnés, entre le nord-ouest du désert arabique et la moyenne vallée de l’Euphrate ("Autrefois il n’y avait pas de serpent, pas de scorpion, pas de hyène, pas de lion, pas de chien sauvage, pas de loup, il n’y avait ni peur ni terreur, chacun n’avait aucun rival. Autrefois les pays de Subur [équivalent sumérien du pays de "Subartu" en akkadien, province de haute Mésopotamie mentionnée dans La geste de Sargon et dans le passage de la Chronique des anciens rois que nous avons cité plus haut] et de Hamazi [la chaîne montagneuse du Zagros], le pays de Sumer aux lois divines, le pays d’Uri [la bande de terre entre Tigre et Euphrate, où Sargon fondera Akkad ?] pourvu de tout le nécessaire, le pays de Martu qui reposait dans la sécurité, l’univers tout entier, les peuples à l’unisson rendaient hommage à Enlil en une seule langue. Mais autrefois, à cause des seigneurs ambitieux, des princes ambitieux, des rois ambitieux, Enki, le seigneur de l’abondance aux commandements sûrs, le seigneur de la sagesse qui scrute la terre, changea les mots de leur bouche, mit de la discorde dans la langue des hommes qui avait été d’abord unique", Enmerkar et le seigneur d’Aratta). Le nom des Amorrites apparaît aussi à la fin de l’époque sumérienne ou au début de l’époque akkadienne dans les tablettes que les archéologues ont retrouvées sur l’important site de l’antique cité d’Ebla (aujourd’hui tell Mardikh, au sud d’Alep en Syrie), à mi-distance de la moyenne vallée de l’Euphrate et du littoral méditerranéen. Comme ces tablettes n’ont pas encore été l’objet d’un classement systématique ni d’une édition de référence, nous ne nous y attarderons pas ici, disons simplement que la présence des Amorrites à Ebla à cette époque de l’Histoire confirme leur origine dans le nord-ouest du désert arabique et leur installation progressive dans la moyenne vallée de l’Euphrate. Dans le texte de date indéterminé appelé commodément Enki ordonnateur du monde par les spécialistes, constituant le document 6 de l’anthologie de référence Lorsque les dieux faisaient l’homme des assyriologues respectivement américain et français Samuel Noah Kramer et Jean Bottéro en 1989, les gens de Martu sont décrits géographiquement et socialement opposés aux riches pays de Meluhha (la vallée de l’Indus ?), de Magan (la côte arabique à l’est de l’actuel détroit d’Ormuz) et de Dilmun (aujourd’hui Bahreïn), ils sont même si pauvres que le dieu Enki promet de leur venir en aide dans un premier temps ("Les pays de Magan et du Dilmun se tourneront vers moi, Enki, ils chargeront à ras bords les bateaux du Dilmun, et ils chargeront jusqu’au ciel les bateaux de Magan. Les bateaux de Meluhha transporteront or et argent jusqu’à Nippur pour Enlil le roi de tous les pays. Et à ceux qui n’ont ni cités ni maisons [c’est-à-dire des nomades, qui n’ont que leurs tentes comme toits], les gens de Martu, j’offrirai des troupeaux en partage", Enki ordonnateur du monde), puis les aide effectivement dans un second temps après une guerre contre les Elamites voisins à laquelle ils ont peut-être participé comme alliés ("L’Elam [région autour de la cité de Suse] et le Marhasi [région à l’ouest de l’Elam], ces pays belliqueux qui dévorent tout, le roi [Enki] investi des pouvoirs d’Enlil détruisit leurs demeures, démolit leurs remparts, et rapporta à Nippur, pour Enlil le roi de tous les pays, leur argent, leur lazulite, tous leurs trésors, et il attribua leurs troupeaux en partage à ceux qui n’ont ni cités ni maisons, les gens de Martu", Enki ordonnateur du monde). Nous retrouvons les Amorrites dans le texte de date indéterminée appelé commodément La malédiction d’Akkad par les spécialistes, traduit et publié en anglais en 1983 par l’assyriologue Jerrold Cooper, puis revu et enrichi en français en 2007 par l’assyriologue Pascal Attinger, racontant la fin du royaume akkadien : à la ligne 45 sont mentionnés les "montagnards amorrites qui ignorent le grain" - autrement dit les Amorrites sont désignés comme éleveurs et non comme agriculteurs -, apportant des bœufs à Akkad en offrande à Innana la déesse sumérienne de l’amour. Nous les retrouvons plus tard, après l’effondrement du royaume akkadien, dans les hymnes de Shulgi le seigneur d’Ur au XXIème siècle av. J.-C., parvenus jusqu’à nous mais n’ayant pas davantage été l’objet d’un déchiffrement et d’une édition de référence, nous ne nous y attarderons pas pareillement, constatons seulement que la présence des Amorrites cantonnés dans la moyenne vallée de l’Euphrate aux XXIVème ou XXIIIème siècles av. J.-C. s’étend jusqu’à Ur en basse Mésopotamie deux siècles plus tard. Dans Le mariage de Martu, texte tardif dont un unique exemplaire a été retrouvé sur le site archéologique de l’antique cité sumérienne de Nippur, constituant le document 25 de l’anthologie Lorsque les dieux faisaient l’homme précitée de Kramer et Bottéro, la sédentarisation progressive des Amorrites est évoquée à travers le mariage d’un personnage emblématique, Martu, avec la fille de Numusda le dieu protecteur de la cité de Kazallu non localisée exactement en basse Mésopotamie (le mariage a lieu dans une cité nommée "Ninab" inconnue par ailleurs : est-ce une autre façon de désigner la cité de Kazallu ?) : même si son langage et sa symbolique demeurent obscurs, ce texte vise un but très clair, il veut célébrer l’assimilation des Amorrites en provenance d’occident au prestigieux monde suméro-akkadien oriental. Une cité retient particulièrement notre attention sur ce sujet, objet de tous les fantasmes des générations ultérieures, Babylone (site archéologique dans la banlieue nord de l’actuelle Hillah, à une centaine de kilomètres au sud de Bagdad en Irak). Cette cité a pour dieu tutélaire un nommé "Amar-Utu" en sumérien, littéralement "taureau d’Utu (le dieu-Soleil sumérien)", plus connu sous son équivalent francisé "Marduk". Ce nom contient plusieurs indices. Etant d’origine sumérienne et non pas akkadienne, il suppose que l’existence de la cité de Babylone auquel il est attaché date d’avant la période akkadienne (c’est ce qu’affirment indirectement les passages de la Chronique de l’Esagil et de la Chronique des anciens rois que nous avons cités plus haut, en situant la fondation d’Akkad dans le voisinage de Babylone). Sa dépendance au dieu-Soleil sumérien Utu renforce cette supposition. Le qualificatif de "taureau/amar" laisse penser que Marduk était un dieu lié à la terre, peut-être un dieu agraire. Utu étant le dieu tutélaire des cités de Larsa au sud et de Sippar au nord, on peut admettre que Marduk n’était originellement que l’emblème d’agriculteurs dépendant de Larsa ou de Sippar venus - de leur plein gré, ou sous la contrainte ? - s’installer sur le site de la future cité de Babylone pour y exploiter la terre fertilisée par les crues de l’Euphrate, autrement dit Babylone n’est originellement qu’un comptoir agricole de Larsa ou plus sûrement de Sippar qui n’en est distante que d’une soixantaine de kilomètres (c’est-à-dire à la fois suffisamment près pour en garder le contrôle, et suffisamment loin pour s’en défendre en cas d’éventuelle rébellion). Marduk est vénéré dans un sanctuaire appelé "Esagil", soit "le Sommet élevé", par allusion littérale à la hauteur de l’édifice, ou par allusion figurée à ses anciens fondateurs sumériens. Le nom de Babylone quant à lui apparaît pour la première fois incidemment dans une tablette annalistique référencée sous le numéro 118 dans le Recueil de Tablettes Chaldéennes (ou "RTC" dans le petit monde des assyriologues) que l’archéologue français François Thureau-Dangin a publié en 1903. Cette tablette mentionne "l’année où Sar-kali-sari (arrière-petit-fils de Sargon d’Akkad) a fondé les temples d’Annunitum (déesse de la Fertilité, associée au fleuve Tigre, protectrice de la cité de Sippar, affiliée à la déesse de l’amour Inanna/Ishtar) et d’Ili-Abu (dieu de la Végétation) à Bab-El et a capturé Sarlag le roi du Gutium", "Bab-El" dans le contexte étant synonyme de "Babylone" : cette désinence "Bab-El" - littéralement "la Porte du Dieu" en sémitique - fait-elle référence au dieu Marduk ? ou à un autre dieu ? ou est-ce un calembour formé sur l’appellation originelle sumérienne de la cité, dont la forme et le sens auraient finalement disparu ? Retenons seulement qu’à la période akkadienne, la cité de Babylone, quelles que soient son antériorité et le nombre de sa population, est très périphérique et très secondaire en Mésopotamie. Or c’est dans cette cité située en plein territoire sumérien que des Sémites amorrites vont s’imposer, et c’est à partir d’elle que ces nouveaux seigneurs amorrites vont peu à peu étendre leur hégémonie aux régions alentours, puis, sous le règne de Hammurabi, reconstituer finalement l’ancien grand royaume des Akkadiens. A quelques siècles de distance, l’Histoire semble ainsi se répéter : contre les possédants sumériens, des Sémites venus du désert arabique - les ancêtres de Sargon naguère, les ancêtres de Hammurabi aujourd’hui - gravissent lentement les échelons sociaux, et finissent par prendre le pouvoir en ayant perdu complètement leur nature d’hommes du désert.


Le détail de l’Histoire mésopotamienne sous l’hégémonie amorrite nous échappe. La Chronique royale babylonienne (également appelée Liste royale babylonienne), document archéologique dont quatre copies très fragmentaires ont été retrouvées, constituant le document 18 des Assyrian and babylonian chronicles d’Albert Kirk Grayson, calquée sur la Chronique royale sumérienne que nous avons citée plus haut dont elle prétend être la suite (c’est une façon pour les Amorrites babyloniens et leurs successeurs de s’inscrire dans la lignée du prestigieux héritage sumérien ; les parties les plus récentes du texte ne sont pas conservées, le dernier nom intact est celui de Nabonassar qui règne au milieu du VIIIème siècle av. J.-C.), mentionne les rois amorrites babyloniens jusqu’au raid des Kassites et des Hittites au début du XVIème siècle av. J.-C. dont nous parlerons dans un paragraphe ultérieur : les noms de ces rois, leurs actes, leurs durées de règne sont toujours sources de débats entre spécialistes, nous ne nous y attarderons pas encore une fois ("[texte manque] A Babylone, Sumu-abum régna quatorze ans. Sumu-la-El régna trente-six ans. Sabium régna quatorze ans. Apil-Sin régna dix-huit ans. Sinmuballit régna vingt ans. Hammurabi régna quarante-trois ans. Samsu-iluna régna trente-huit ans. Abi-esuh régna vingt-huit ans. Ammi-saduka régna vingt-et-un ans. Ammi-ditana régna trente-sept ans. Samsu-ditana régna trente et un ans. Ces onze rois régnèrent trois cents ans. Babylone fut abandonnée, la royauté fut portée au pays de la Mer", Chronique royale babylonienne). Les grandes lignes de l’émergence de Hammurabi en revanche nous sont indirectement connues par les tablettes retrouvées en grand nombre à Mari sur le moyen Euphrate (aujourd’hui le site archéologique de tell Hariri en Syrie, à une dizaine de kilomètres d’Abou Kamal d’un côté, à une dizaine de kilomètres de la frontière irakienne de l’autre côté). Cette cité de Mari est très ancienne : la Chronique royale sumérienne en rapporte des noms de rois dont les règnes couvrent environ un siècle et demi avant de mentionner le règne de Sargon, donc Mari dominait une partie de la Mésopotamie au moins avant le XXIVème siècle av. J.-C. L’archéologie confirme cette ancienneté et cette domination. Le site a été fouillé à partir de 1933 de façon constante par l’archéologue français André Parrot, qui a été relayé par son compatriote Jean-Claude Margueron à partir de 1979. Ces décennies de campagnes régulières et méthodiques n’ont réussi qu’à explorer un dixième du site (sur la centaine d’hectares que celui-ci occupe, seulement une dizaine a été fouillée), révélant sa richesse et son importance historique. Trois niveaux ont été définis. Le niveau I, qui date de la fin du IVème millénaire av. J.-C., montre que la cité est en retrait par rapport au fleuve et entourée par une digue, certainement pour éviter les inondations, un rempart d’un peu plus d’un kilomètre la protège, des objets en bronze très travaillés attestent de sa pratique du métal. Le niveau II date du milieu du IIIème millénaire av. J.-C., créant un hiatus inexpliqué avec le niveau I, autrement dit un affaiblissement temporaire, des temples dédiés à des dieux divers ont été mis à jour dans le centre du site, à côté d’une place délimitée par des petites pièces, les archéologues ont aussi découvert des statues bien travaillées et des objets précieux attestant d’une opulence retrouvée après l’affaiblissement temporaire, des traces de destruction laissent penser que la cité a été finalement réprimée par Naram-Sin - le petit-fils de Sargon - après s’être soulevée contre son autorité. Le niveau III, qui nous intéresse ici, se distingue par la reconstruction de la place entourée de petites pièces du niveau II, en un gigantesque complexe : autour de cette nouvelle place que les spécialistes appellent commodément un mégaron ("mšgaron" en grec, "grand espace"), deux cents soixante salles ont été dégagées jusqu’à aujourd’hui (d’autres restent à découvrir sur les trois hectares que couvre le bâtiment), servant d’écuries, de magasins, de chapelles, de logements, de cuisines, de bureaux, de lieux de réunion, sans qu’on puisse définir clairement si ces fonctions étaient figées ou circonstancielles. On ignore le statut de ce complexe que les spécialistes, par analogie avec des constructions similaires exhumées sur les sites sumériens d’Uruk et de Larsa, disposant de salles serrées pareillement tournées vers un mégaron, appellent commodément "grand palais" sans garantir qu’il s’agissait bien d’un palais. Les textes retrouvés sur place, que nous étudierons bientôt, le désignent de façon neutre comme "le Palmier", en référence aux palmiers décorant le mégaron. Ajoutons que les salles de ce complexe sont presque toutes à étage (on doit donc multiplier au moins par deux le nombre total de salles !), et qu’aucune trace d’atelier n’y a été relevée. A proximité de ce complexe, un autre bâtiment plus modeste que les archéologues appellent aussi commodément "petit palais", servait peut-être de résidence au dignitaire de Mari ou aux membres de sa famille ou de sa Cour. Des milliers de tablettes ont été retrouvées qui, contrairement à celles d’Ebla, ont été consignées dans un catalogue de référence au fur et à mesure de leur découverte, les Archives Royales de Mari, abrégé en "ARM" dans le petit monde des assyriologues (c’est de ce catalogue que nous avons extrait les lettres citées au tout début du présent alinéa relatives aux fauves et aux forêts du Yamhad et de Tuttul, et que nous extrairons dorénavant toutes les lettres racontant l’Histoire mésopotamienne). Notons que ces tablettes concernent très majoritairement le fonctionnement ordinaire de Mari, et non pas les échanges diplomatiques entre puissances locales. Les historiens expliquent cette bizarrerie en supposant que Hammurabi, quand il a pris possession de Mari, a également pris possession de ces tablettes diplomatiques pour ne laisser à la postérité aucune trace de ses alliances et contre-alliances passées au bénéfice ou à l’encontre de Mari (les seules lettres retrouvées du roi mariote Zimri-Lim à Hammurabi, la ARM II.67 proposant une troupe pour garder le poste frontière de Hit contre l’envahisseur élamite, la ARM A.4028 informant de la neutralisation de Gutis alliés de la cité de Larsa ennemie de Babylone, doivent probablement leur survie à leur égarement sous un meuble ou sur une étagère en retrait, qui leur ont permis d’échapper à la vigilance intéressée du conquérant babylonien…) : avant la chute de Mari, Samsi-Addu et Zimri-Lim ont agi exactement de la même manière avec les tablettes de leurs subordonnés, ils les ont accaparées et détournées vers Mari pour s’informer et pour tenir ces subordonnés sous la menace. Selon cette hypothèse, si des tablettes mariotes à contenu diplomatique existent encore, les archéologues modernes ont davantage raison d’espérer les retrouver dans les bibliothèques patrimoniales de Babylone, que dans les ruines de Mari. L’Histoire de Mari et de ses relations avec les autres puissances amorrites de son temps ne nous est ainsi connue indirectement que par ces tablettes au contenu administratif, écrites par les gouverneurs locaux, dont Hammurabi a estimé à tort qu’elles ne risqueraient pas de remettre en cause la vision œcuménique de son grand royaume qu’il voulait léguer à la postérité.


La Chronique royale assyrienne (également appelée Liste royale assyrienne), document archéologique dont cinq copies ont été retrouvées, publiée en 1980 par Albert Kirk Grayson dans l’encyclopédique Reallexikon der assyriologie und vorderasiatischen archäologie (abrégée en "RlA" dans le petit monde des assyriologues), calquée sur les Chronique royale sumérienne et Chronique royale babylonienne mentionnées précédemment dont elle prétend être la suite (à l’instar des rois babyloniens via leur Chronique royale babylonienne, les rois assyriens promoteurs de cette Chronique royale assyrienne cherchent à s’approprier le glorieux héritage sumérien), rapporte les noms des dirigeants de la haute vallée du Tigre autour de la cité d’Assur, depuis les premiers chefs bédouins sur lesquels nous reviendrons dans un alinéa ultérieur, jusqu’à Salmanazar V au VIIIème siècle av. J.-C. Elle nous apprend l’existence d’un nommé "Samsi-Addu fils d’Ila-Kabkabu" dans la seconde moitié du XIXème siècle av. J.-C. Nous ne pouvons rien dire sur cet Ila-Kabkabu, sinon que ce nom apparaît en introduction de la même Chronique royale assyrienne comme l’un des dix "rois-ancêtres" - il y est désigné comme fils d’un nommé Yazkur-El, et père d’un nommé Aminu qui pourrait être le frère aîné de Samsi-Addu - installés dans la haute vallée du Tigre avant l’instauration de la royauté assyrienne. Or, toujours dans la Chronique royale assyrienne, ces dix "rois-ancêtres" succèdent à dix-sept "rois qui vivaient sous la tente", périphrase pour désigner des chefs bédouins. On en déduit qu’Ila-Kabkabu était certainement un Sémite semi-sédentaire comme tant d’autres Sémites de cette époque, un chef bédouin campant régulièrement dans la région de la future capitale royale Assur. Le texte évoque le départ de Samsi-Addu vers la région du Kardunias qui entoure Babylone - parce que son frère aîné Aminu hérite seul de l’autorité de leur père Ila-Kabkabu ? ou parce qu’Ila-Kabkabu l’a incité à aller faire fructifier les intérêts familiaux du côté de Babylone dans la basse vallée de l’Euphrate tandis que le fils aîné Aminu accomplit la même tâche dans la région d’Assur ? -, où il reste un temps avant de retourner vers le nord, contre la cité d’Ekallatum non encore retrouvée par l’archéologie, dont il s’empare. Sans doute après la mort de son père, il conquiert la région d’Assur, gouvernée alors par un nommé Erisum II fils de Naram-Sin. Après un règne de plusieurs décennies, son fils aîné Isme-Dagan lui succède. La haute vallée du Tigre sombre ensuite dans un chaos dynastique ("Naram-Sin fils de Puzur-Assur régna [texte manque] ans. Erisum II fils de Naram-Sin régna [texte manque] ans. Samsi-Addu fils d’Ila-Kabkabu alla au Kardunias du temps de Naram-Sin. Durant l’éponymie d’Ibni-Addu, Samsi-Addu quitta le Kardunias pour Ekallatum, dont il s’empara. Il résida trois ans à Ekallatum. Durant l’éponymie d’Atamar-Ishtar, Samsi-Addu quitta Ekallatum pour chasser Erisum II fils de Naram-Sin du trône, dont il s’empara. Il régna trente-trois ans. Isme-Dagan fils de Samsi-Addu régna quarante ans. Assur-dugul, un fils de personne qui n’avait aucun droit au trône, régna six ans. Au début du cours règne d’Assur-dugal fils de personne, Assur-apla-idi, Nasir-Sin, Sin-namir, Ipqi-Ishtar, Adad-salulu et Adasi, autres fils de personne, régnèrent aussi. Bel-bani fils d’Adasi régna dix ans. Libaya fils de Bel-bani régna dix-sept ans. […]", Chronique royale assyrienne). Dans la lettre ARM II.49 qui date de l’époque d’Isme-Dagan, on apprend incidemment que Samsi-Addu a été au service du roi de la cité d’Esnunna (aujourd’hui le site archéologique de tell Asmar près de Bakouba, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Bagdad en Irak), et qu’il s’en est libéré traitreusement en profitant d’une période de troubles d’on-ne-sait-quelle nature ("A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Au moment où j’adresse cette tablette à mon seigneur, des messagers d’Isme-Dagan sont arrivés chez Hammurabi pour lui dire : “Isme-Dagan avec son armée sont près de se joindre à toi”, avec un visage radieux. Dans ses messages à Hammurabi, Isme-Dagan s’adresse à lui comme un serviteur. Il reprend là l’attitude de son père [Samsi-Addu] naguère, qui dans les lettres au roi d’Esnunna s’adressait à ce dernier comme un serviteur, avant de prendre son pays suite aux ennuis traversés par Esnunna, et de l’appeler ensuite “mon Frère” : aujourd’hui Isme-Dagan calcule sans doute pareillement, ce n’est qu’en paroles qu’il semble répondre aux désirs de Hammurabi", ARM II.49) : on suppose que Samsi-Addu, parti chercher fortune au Kardunias, correspondant à l’ancienne région d’Akkad désormais dominée par la cité nouvelle Babylone, a servi comme mercenaire du roi d’Esnunna voisin, avant de se retourner contre lui pour s’imposer comme le nouveau chef de la cité d’Ekallatum plus au nord. Le fait que Samsi-Addu fonde une nouvelle capitale, Subat-Enlil (littéralement "la maison du dieu Enlil", aujourd’hui le site archéologique de tell Leilan, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Kameshli en Syrie, près de la frontière turque), à mi-chemin de la moyenne vallée de l’Euphrate et de la haute vallée du Tigre, pourrait s’expliquer autant par la volonté d’assurer son hégémonie sur ces deux vallées, que de se tenir à distance d’Ekallatum où sa légitimité ne semble pas acquise. De longues campagnes militaires, que Samsi-Addu confie à son fils Isme-Dagan installé comme gouverneur d’Ekallatum, sont effectivement nécessaires pour réussir à s’imposer contre le roi d’Esnunna qui ne lui pardonne pas sa traitrise, et qui a même demandé le soutien des troupes de Babylone. Les lettres d’Isme-Dagan et de ses lieutenants envoyées à son frère cadet Yasmah-Addu nous éclairent sur ce point. La première cité menacée est Mankisum sur le Tigre (cité non localisée : "A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Je t’ai écrit précédemment que je suis allé à Karana avec des troupes de renfort pour aider Samu-Addu, le roi d’Esnunna ayant mobilisé la totalité de son armée ainsi que ses domestiques et ses bourgeois ["damkutum", littéralement "les gens aisés, les notables" capables de se payer un équipement militaire] à Opis [cité frontalière sur la rivière Diyala, contrôlant la route du sud vers la Babylonie, la route du nord vers la haute vallée du Tigre, et la route de l’est vers le plateau iranien, peut-être l’actuel site de tell al-Mujailat dans la banlieue sud-est de Bagdad en Irak] et multipliant les messages au roi de Babylone pour l’inciter à s’emparer de Mankisum avec lui. Le roi de Babylone n’a donné aucun accord, mais cela ne l’a pas empêché de se rendre à Maskulliya, une cité à deux lieues de Dur Ipiq-Addu [littéralement "la Forteresse d’Ipiq-Addu", poste-frontière défendant le nord-ouest du territoire d’Esnunna], et d’y entreprendre le creusement d’un canal. Samu-Addu m’a informé de cette avancée vers Maskulliya [cité non localisée], c’est pour cette raison que je me suis rendu vers cette cité avec des troupes de secours. Près d’arriver, Samu-Addu m’a envoyé un nouveau message pour m’informer que la situation s’est apaisée après le repli du roi d’Esnunna qui a finalement renoncé à son mauvais coup. J’ai donc décidé de n’envoyer qu’une partie de mes troupes à Samu-Addu, et de renvoyer vers Ekallatum le reste qui était déjà en ordre de bataille et avait déjà pénétré dans la région [texte manque]. Ne t’inquiète pas", ARM IV.26), qui est prise ("A mon seigneur Yasmah-Addu, message de Tarim-Sakim ton serviteur. Inuh-libbi m’a écrit pour me dire : “Les Esnunnéens viennent tous de franchir le fleuve [Tigre] à Mankisum à la limite du désert. J’ignore vers où ils se dirigent”. La région va bien. Que mon seigneur ne s’inquiète pas", ARM V.33). Puis vient le tour de la cité de Rapiqum sur l’Euphrate (cité lon localisée : "A Yasmah-Addu, message de Warad-Sin. Le 21 du mois de tamhirum [troisième mois du calendrier d’Ekallatum], le message suivant m’est arrivé de Yankiha : “L’armée d’Esnunna se rassemble à Mankisum avec tout son équipement. Dannum-tahaz [homonyme d’un ancien roi d’Esnunna : cette homonymie suggère un lien de parenté, l’appartenance de ce personnage à la dynastie régnante à Esnunna] y a franchi le fleuve [Tigre] avec elle et marche sur Rapiqum”. On ne m’a pas confirmé la nouvelle de sa marche vers Rapiqum. Si cela est vrai, j’enverrai un message. Que cela soit fondé ou non, tu dois prendre des décisions", ARM V.59). Yasmah-Addu s’inquiète de la présence de Babyloniens en aval de la cité de Yabliya sur l’Euphrate (cité non localisée), occupés à creuser un canal ("A mon seigneur Yasmah-Addu, message d’Ili-asu ton serviteur. Deux messagers envoyés par Hammanum depuis Yabliya sont arrivés pour me dire que les Babyloniens ne font rien de mal en nettoyant le canal qu’ils ont pris. Que mon seigneur ne soit donc pas inquiet. Les Babyloniens n’ont jamais fait de mal à mon seigneur", ARM V.56) : nettoyer un canal signifie souvent assécher le terrain pour permettre le passage d’une armée (autrement dit, les terrassiers d’aujourd’hui sont peut-être les soldats envahisseurs de demain…). Dans une autre lettre, Yasmah-Addu précise que les Babyloniens sont deux mille, et qu’ils sont si bien installés à Hit sur l’Euphrate (qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui, cité à mi-chemin de Rabiqum en aval et de Yabliya en amont), qu’il s’attend à les voir envahir Mari bientôt ("A mon père [Samsi-Addu], message de Yasmah-Addu ton fils. Dans une tablette précédente, père, je t’ai écrit que deux mille Babyloniens se trouvaient face à mes troupes : ces troupes se sont désormais repliées. Par ailleurs, comme tu ne m’as donné aucun ordre pour mon déplacement vers Tullul, je ne suis pas parti. J’ai équipé des gens de mon entourage pris parmi les bourgeois ["damkutum"] et les simples citoyens pour les envoyer à Yabliya. Quant à moi, j’attends l’ennemi à Mari [texte manque]", ARM IV.17). Les Babyloniens ayant achevé leurs travaux de terrassement, les troupes d’Esnunna peuvent s’emparer de Harbu (cité non localisée, en amont de Hit et à peu de distance en aval de Yabliya : "A Isme-Dagan, message de Yasmah-Addu ton frère. Je t’ai écrit précédemment pour t’affirmer que les sabum [troupes légères] d’Esnunna étaient entrés dans Harbu avec [texte manque: désormais ce sont les kibittum [gros de l’armée, avec armes lourdes et bagages] ennemis qui sont entrés dans Harbu avec le fils d’Ahusina. Les présages pour le salut de Yabliya sont mauvais. Cette fumée ne doit pas devenir un brasier et s’étendre à la région de Mari. Expédie rapidement tes kibittum. La distance est longue. Je t’envoie tablettes sur tablettes pour que tu m’envoies des troupes : qu’elles ne tardent pas, expédie-moi les vite", ARM IV.88). Isme-Dagan tente de rassurer son frère, et même il le gronde en l’accusant de s’épouvanter à tort, et en l’incitant à corrompre le maximum de gens pour en faire des alliés contre les troupes esnunnéennes ("A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. J’ai pris connaissance de la tablette que tu m’as envoyée, où tu me dis : “Une nouvelle troupe du roi d’Esnunna vient d’entrer à Harbu”. Ton message est totalement infondé, aucune nouvelle troupe n’est entrée à Harbu. Comme je te l’ai écrit précédemment, je compte y expédier un contingent pour châtier cette cité. Tu me demandes conseil par ailleurs sur les dons à faire aux petits et aux grands. Pour ma part, je viens de récompenser les généraux, les sections, les chefs, les tribus qui m’ont soutenus. J’ai donné à tous les généraux un anneau d’or de dix sicles et un soleil d’or de cinq sicles, à toutes les sections, un anneau d’argent de cinq sicles et des habits, aux chefs et aux tribus, des habits. Ceux qui ne m’ont pas soutenu, je ne leur ai fait aucun cadeau. Si toi aussi tu veux être considéré, donne donc des semblables cadeaux à ceux qui sont à ton service, et ne te prive pas d’en donner aussi à ceux qui n’y sont pas [texte manque]", ARM IV.74). Mais dans une autre lettre, le même Isme-Dagan avoue que l’avancée des troupes esnunnéennes jusqu’à Mulhan (littéralement "le lieu du Sel", site non localisé) est suffisamment inquiétante pour nécessiter une contre-attaque sur leurs arrières. La même lettre indique de façon mystérieuse qu’un de ses contingents est chargée "d’escorter" les Babyloniens : faut-il comprendre que ce contingent suit de loin le départ des Babyloniens, qui auraient renoncé à soutenir plus longtemps les Esnunnéens ? ou faut-il comprendre qu’une entente séparée a été conclue entre Samsi-Addu et les Babyloniens, qui envoient conjointement des soldats vers Babylone pour parfaire cette nouvelle entente ? ("A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Le roi d’Esnunna fortifie Mulhan. Pendant qu’il se livre à cette tâche, je devrais le regarder sans réagir ? Je compte lui porter un coup équivalent dans son propre pays. Le contingent de Rehum-ili est à ta disposition. Prélève des hommes dans le contingent de Mut-Bisir pour escorter Addu-rabi de Babylone, et envoie-moi le reste avec le contingent de Tawiya et celui de Zikri-Addu", ARM I.123). S’ensuit une bataille conduite par Isme-Dagan, dont les spécialistes peinent à dire si elle s’achève par une victoire ou une défaite contre Esnunna ("A Isme-Dagan, message de Yasmah-Addu ton frère. Tu m’as écrit au sujet de la victoire d’Esnunna, mais tu ne m’as pas dit clairement si des nobles ont été tués, ni si beaucoup de soldats ont été tués avec eux. Décris-moi dans une lettre les péripéties de cette victoire et envoie-la moi : pour écraser les Lullus [mercenaires d’origine inconnue], a-t-on enfoncé le nombril de l’armée [l’endroit où se tient le roi, au centre de ses troupes, protégé par une garde lourdement armée : les armées mésopotamiennes du XIXème siècle av. J.-C. semblent se comporter comme celle des Perses en -333 à Issos ou en -331 à Gaugamèles, elles entourent le roi qui sert de référent spirituel dans le tumulte du combat davantage que de général contrôlant et orientant les mouvements de ses régiments], ou bien ce sont les forces alliés [littéralement "de droite et de gauche"] qui ont porté le coup décisif ? Envoie-moi un rapport détaillé des événements. Ordonne que cette tablette soit bien protégée lors de son transport. Prends des présages pour le salut des porteurs, ou fais-les escorter par trente serviteurs jusqu’aux rives du fleuve. Les porteurs ne doivent pas voir le contenu de cette tablette. Nous n’avons jamais indiqué la confidentialité des tablettes que tu m’envoies : celle-ci, qui répondra à la mienne, devra indiquer cette mention. Je t’envoie une tablette rédigée pour Warad-Sin : que tes messagers la prennent et l’apportent à Warad-sin, qu’ils obtiennent de lui une réponse, qu’ils me la rapportent", ARM IV.85). Les trois belligérants paraissent en tous cas normaliser leurs relations, puisque Samsi-Addu partage avec le roi d’Esnunna et le roi de Babylone la rançon que leur verse le seigneur de Malgihum (cité non localisée) désireux de ne pas être pillé ("A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Je vais bien. Envoie-moi vite des nouvelles de ta santé. Le contingent d’Isar-Lim qui était à Malgihum, vient de rentrer au pays et va bien. Le seigneur de Malgihum a payé quinze talents, que nous avons partagés en trois : le roi d’Esnunna a reçu cinq talents, celui de Babylone en a reçu cinq, ensuite le contingent est rentré. Je vais faire un recensement, qui est absolument nécessaire car la population est bien diminuée. Le roi va envoyer chez toi des inspecteurs pour que tu organises de la même façon un recensement dans ton pays", ARM I.129). Dans la lettre ARM I.76 difficilement datable, Samsi-Addu va jusqu’à réprimander son fils Yasmah-Addu qui traite mal les otages esnunnéens de son entourage, en lui rappelant qu’Esnunna reste une grande cité même si ses armées ont été repoussées ou vaincues ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. J’ai pris connaissance de la tablette que tu m’as envoyée. A propos des Esnunnéens nobles prisonniers chez toi, objet de ta lettre, tu dis : “Je leur ferai oublier leur patrie, je serai sans détour avec eux, ils seront assignés au service du palais et maintenus en résidence surveillée”. Voilà ce que tu m’as écrit. Mais comment pourrais-tu leur faire oublier leur patrie ? Le père de Samsi-Dagan a exercé sa royauté à Sudib : quel pays lui donneras-tu comme équivalent à Sudib ? Le père de Nur-Addu est célèbre, tous ses enfants également. Abandonne ton projet ! Qu’ils demeurent les prisonniers qu’ils étaient jusque là ! […]", ARM I.76). Les hommes de Samsi-Addu sont alors libres de s’engager dans diverses entreprises vers le nord-est mésopotamien, auxquelles participent des Esnunnéens selon certains spécialistes. Plusieurs lettres rapportent une campagne contre la cité de "Ninet", forme amorrite de "Ninive", la célèbre future métropole assyrienne, site archéologique au cœur de l’actuelle Mossoul en Irak : on ignore s’il s’agit d’une conquête, ou d’une opération de police contre la population récalcitrante à l’autorité de Samsi-Addu. On y remarque la présence d’un nommé Aminu, peut-être le fils d’Ila-Kabkabu - dont nous avons supposé qu’il est le frère aîné de Samsi-Addu, demeuré auprès de leur père Ila-Kabkabu dans la région d’Assur pendant que Samsi-Addu cherchait fortune dans le Kardunias ("A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Je vais bien, que ton cœur ne t’inquiète pas. Envoie-moi des nouvelles de ta santé. Le pays vient de passer de mon côté, sauf la ville haute de Ninet : un homme issu de l’intérieur de la ville m’a informé que les habitants y sont désormais affamés. Tant que je n’aurai pas pris la ville haute de Ninet, je n’irai nulle part ailleurs", ARM A.2728 ; "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. J’ai pris connaissance de ta tablette que tu m’as envoyée, dans laquelle tu disais qu’Aminu a vaincu trois cents hommes de Ninet, que l’ennemi a épuisé le grain de la région, et que tu as besoin de nouvelles troupes. Si je ne t’ai pas envoyé des nouvelles troupes jusqu’à présent, c’est pour la raison dont j’ai donné le détail à Usur-pi-sarrim. Prends bien soin d’écouter le message que je lui ai confié. Tablette portée le 6 du mois d’abum [onzième mois du calendrier d’Ekallatum, homonyme du quatrième mois du calendrier mariote], depuis Subat-Enlil", ARM I.67 ; "A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Naguère je t’ai écrit au sujet de la victoire : aujourd’hui j’ai pris Sibanum [alias la cité de Shibaniba bien attestée dans la littérature assyrienne du Ier millénaire av. J.-C., aujourd’hui le site archéologique de Tell Billa dans la banlieue nord-est de Mossoul en Irak], Ninet et le pays tout entier. Réjouis-toi !", ARM I.124). D’autres lettres racontent le progressif encerclement de Qabra (cité non localisée dans la vallée du petit Zab), et finalement sa conquête, par "le roi", sans qu’on sache si ce terme désigne le roi Samsi-Addu ou le roi d’Esnunna supposé présent sur les lieux par les spécialistes précités ("A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Le roi a pris Ahinnum et Zamiyatum [cités non localisées] sur les bords du Zab, qui appartiennent à Qabra. Réjouis-toi de cette conquête du roi ! Après leur prise, le roi a repris la route directement vers Qabra. Voilà le message qu’on m’a apporté. Je t’enverrai toute autre nouvelle qui me parviendra", ARM I.121 ; "A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Le roi s’est approché de la cité de Sarri [cité non localisée] qui appartient à Qabra, avec ses troupes lourdement armées. Les habitants de Sarri ont quitté la cité avant l’arrivée du roi et se sont réfugiés à Qabra. Le roi est donc entré dans Sarri. [texte manque] Voilà le message qu’on m’a apporté et que je t’envoie. Je t’enverrai de même toute autre nouvelle qui me parviendra", ARM IV 49 ; "A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Je suis allé attaquer Kerhum [cité non localisée] : j’ai fait lever la tour de siège, et j’ai créé une brèche dans sa muraille. Le huitième jour, j’ai pris la cité de Kerhum. Réjouis-toi. Toutes les forteresses du pays de Qabra sont prises, Qabra reste seule. Je vais bien. L’armée va bien. Ne t’inquiète en rien", ARM I.135 ; "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. A peine cinq jours après ma victoire sur le seigneur de Qabra, j’ai triomphé des Yahilanum [une tribu de bédouins ?] et je me suis emparé de la cité de Himara [cité non localisée]. Dans cette cité j’ai capturé les trois cents hommes de la forteresse, et l’un de ses fils. Réjouis-toi", ARM I.92). La soumission des Turukkéens, peuple mystérieux originaire du sud de l’actuel lac d’Ourmia dans les montagnes nord du Zagros, dans la région des futurs Hurrites auxquels ils sont peut-être apparentés, prompts aux rapines à l’ouest du Tigre, s’avère aventureuse, Isme-Dagan choisit sagement d’y renoncer et de se cantonner à Qabra ("A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. A propos du pays de Susarra, objet de ta lettre, Isar-Lim te confirmera qu’il est ingouvernable. Lidaya le Turukkéen et les Turukkéens qui le suivent se sont introduits dans ce pays, y ont provoqué des batailles, et y ont ruiné deux cités. Quand je suis arrivé à l’aide, ils sont repartis vers la montagne. Nous avons délibéré. Puisque nous ne pouvons pas gouverner ce pays, j’en ai déplacé les habitants, serviteurs et servantes compris, vers les pays d’Arrapha et de Qabra. L’armée se replie vers l’intérieur du pays. Je vais bien. Ton cœur ne doit pas avoir d’inquiétude", ARM IV.25). Les tensions et les heurts avec ces Turukkéens ponctueront tout le reste du règne de Samsi-Addu, comme en témoignent de nombreuses lettres non datables retrouvées à Mari ("A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Les ennemis turukkéens ont quitté leurs terres et ont envahi le pays. Ils ont pris du sel lors d’un raid à l’intérieur du pays, ils ont pris des bœufs et du butin. Après cette expédition, on ne peut plus dire qu’ils soient peu nombreux : ils sont venus en masse. Après enquête, je t’enverrai un rapport détaillé", ARM IV.21 ; "A Isme-Dagan, message de Yasmah-Addu ton frère. Le roi m’a écrit récemment que les Turukkéens ont envahi le pays, et qu’on les a assiégés à Nithum [cité non localisée]. Depuis ce jour, ni le roi ni toi ne m’avez écrit si ces gens ont été tués ou s’ils s’en sont sortis, et je suis toujours dans l’inquiétude. Envoie-moi dès maintenant tous les détails et des nouvelles de toi", ARM IV.87 ; "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Les Turukkéens s’étant installés à Amurasakki [cité non localisée près du confluent du wadi Jaghjagh et du wadi ar-Radd, dans la région de l’actuelle Nusaybin en Turquie], Dadanum s’est positionné à l’écart avec deux mille Nurruguéens dans un retranchement fortifié. Les ennemis, dans le dessein de couper le gué, se sont avancés au-devant de Dadanum pour le combattre. Ils étaient soutenus par Muharrium. On l’a tué, ainsi que cinq de ses hommes. Puis, tandis qu’on ramenait le troupeau, on a tué encore cinquante ennemis. Isar-Lim est allé le rejoindre. Isar-Lim va bien, l’armée va bien. La situation est sécurisée. Les régiments fortifient le retranchement et creusent un fossé pour entourer cité et camp. J’étais inquiet que tu prêtes attention à des rumeurs disant que quelqu’un d’important était mort : ne t’inquiète pas, l’armée va bien. Tablette portée à toi le 26 du mois de niqmum [premier mois du calendrier d’Ekallatum]", ARM I.90 ; "A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Je vais bien. L’armée va bien, j’agis pour la sauvegarder. J’ai fait exécuter ma tactique par Masum : j’ai fait incendier une distance d’une demi lieue près d’Amurasakki, j’ai ainsi anéanti le ravitaillement des ennemis", ARM IV.42 ; "A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Tu m’as écrit sur les Turukkéens. Le jour où les Turukkéens ont quitté le pays, j’étais trop occupé pour t’écrire sur eux. Une expédition les a poursuivis sans repos. J’ai tué beaucoup de leurs hommes. Arrivés sur les bords du fleuve, ils ont installé leur camp : le fleuve était en crue et ils ne pouvaient pas traverser. De mon côté, j’ai réussi néanmoins à faire passer des soldats pour les envoyer vers le pays de Tigunanum [ces soldats ne représentent pas toute l’armée d’Isme-Dagan, mais un simple groupe de reconnaissance destiné à suivre de loin les évolutions des Turukkéens ; Tigunanum est un site non localisé sur rive gauche du Tigre, à l’est de l’actuelle Diyarbekir en Turquie, peut-être au sud de cette ville sur la route frontalière reliant Mardin en Turquie à Amuda en Syrie]. Après le départ de ces soldats, le fleuve a diminué. La nuit même, les Turukkéens l’ont traversé. Immédiatement après, le fleuve a regrossi, je n’ai donc pas pu le traverser. Désormais les Turukkéens sont dans le pays de Tigunanum, et on m’informe [les soldats qui ont traversé le fleuve en reconnaissance] qu’ils repartent vers leur pays", ARM IV.23 ; "A Yasmah-Addu, message d’Isme-Dagan ton frère. Sur les Turukkéens objet de ta lettre, sache qu’ils sont dans le pays de Tigunanum. Précédemment, ils sont allés au pays de Hirbazarum [site non localisé]. Le village de Talzuru a conclu un pacte de non-agression avec eux : cela ne les a pas empêché d’en tuer tous les mâles et d’en rafler les gens et les biens. C’était un village de montagnards sans ressources, les Turukkéens y ont pris de la nourriture pour à peine cinq jours. Comme ce village avait conclu un rapport pacifique avec eux et qu’ils s’en sont emparés de force, la région qui était pourtant bien disposée envers eux s’est durcie et est devenue leur ennemie. Les Turukkéens, ayant de plus en plus faim et ne trouvant plus à manger, sont donc allés dans le pays de Tigunanum. Suite à cette tablette, je t’écrirai la direction qu’ils prendront et le détail de leur itinéraire. Je vais bien. L’armée va bien. Ne manque pas de m’envoyer de tes nouvelles", ARM IV.24).


La mainmise de Samsi-Addu sur la moyenne vallée de l’Euphrate est le fruit d’un long processus, qui impose un petit retour en arrière pour être bien comprise. Tout commence avec un nommé Yagid-Lim seigneur de Suprum (aujourd’hui le site archéologique de tell Abu Hassan, à une dizaine de kilomètres en amont d’Al Bukamal en Syrie, près de la frontière irakienne) et de Terqa voisine (aujourd’hui le site archéologique de tell Ashara, à une dizaine de kilomètres en aval d’Al Mayadin en Syrie, et à une cinquantaine de kilomètres en amont de Suprum/tell Abu Hassan), en rivalité avec Ila-Kabkabu pour le contrôle des affaires commerciales dans la région des "Bords-de-l’Euphrate", périphrase traditionnelle pour désigner Mari et ses environs. Ila-Kabkabu a lancé une attaque, qui s’est conclue par la défaite de ce Yagid-Lim et la capture de son fils nommé Yahdun-Lim. A la mort d’Ila-Kabkabu, son fils Samsi-Addu semble avoir cherché l’appaisement, puisqu’il a libéré Yahdun-Lim. Mais ce dernier s’est mal comporté en transformant Mari en cité de débauche. Son propre fils Sumu-Yamam l’en a chassé, avant d’être assassiné par ses serviteurs dans des conditions obscures. La région étant désormais sans chef, Samsi-Addu a pu s’en emparer aisément, et y installer son fils cadet Yasmah-Addu comme gouverneur. Tel est le résumé qu’offre une tablette de louanges à Nergal, dieu tutélaire de la cité de Suprum, par Yasmah-Addu, qui y pleure la mort d’un de ses enfants ("A Nergal qui m’a parlé, louange de Yasmah-Addu ton serviteur et ton dévot. Depuis toujours, quiconque doit de rester en vie grâce à son obéissance aux dieux. Jadis, Ila-Kabkabu et Yagid-Lim ont prêté mutuellement serment sur les dieux. Ila-Kabkabu n’a commis aucune faute envers Yagid-Lim, mais Yagid-Lim en a commis envers Ila-Kabkabu. Tu lui as demandé des comptes en marchant aux côtés d’Ila-Kabkabu, qui a détruit sa forteresse et a capturé son fils Yahdun-Lim. Quand Samsi-Addu a succédé à son père Ila-Kabkabu, il n’a commis aucune faute envers Yagid-Lim malgré le comportement de Yagid-Lim envers son père [texte manque]. Yahdun-Lim a été chassé de Mari par son fils Sumu-Yamam, qui a agi aussitôt comme son père en ruinant scandaleusement ta demeure, œuvre des anciens rois, pour en faire la demeure de son épouse. Tu lui as demandé des comptes, et ses serviteurs l’ont tué. Tu as alors donné la région des Bords-de-l’Euphrate [c’est-à-dire Mari et ses environs] au pouvoir de Samsi-Addu, qui m’y a installé comme gouverneur. Quand il m’a installé gouverneur des Bords-de-l’Euphrate, j’ai acquis un renom éternel et j’ai fondé une Cour [texte manque]. Pourquoi aujourd’hui me prends-tu mon fils ? Des gens avant moi t’ont demandé un accroissement de leurs royaumes, moi je ne te demande que vie et descendance : pourquoi convoites-tu les vivants ? Le pays ne doit pas s’éteindre [texte manque]", ARM I.3). Evidemment, ce résumé doit être pris avec beaucoup de précautions, car Yasmah-Addu s’y donne un beau rôle ainsi qu’à son père Samsi-Addu. On peut se demander par exemple quelle légitimité Ila-Kabkabu avait de prétendre à l’hégémonie sur Mari contre Yagid-Lim ? la libération de Yahdun-Lim a-t-elle été conditionnée à sa soumission forcée à Samsi-Addu, ce qui expliquerait que l’entente n’a pas duré longtemps entre les deux hommes ? le putsch de Sumu-Yamam contre son père a-t-il été soutenu en sous-main par Samsi-Addu ? l’assassinat de Sumu-Yamam a-t-il été pareillement fomenté en secret par Samsi-Addu ? La tablette ARM A.4471 rapporte un détail intéressant : elle rappelle incidemment que Yahdun-Lim était liée au roi du Yamhad (c’est-à-dire la cité d’Alep et ses environs) dont il avait épousé une fille, qu’il a négligée lors de son exercice du pouvoir ("Jadis Yahdun-Lim, par passion pour ses musiciennes, a installé à l’extérieur Gabetum et son épouse yamhadéenne, on a dit alors : “Son épouse ne vit pas au palais de Mari”, or elles valaient beaucoup moins que ton épouse aujourd’hui, fille d’Ishi-Addu [c’est Samsi-Addu qui met en garde son fils Yasmah-Addu, lui reprochant de négliger son épouse comme Yahdun-Lim a négligé la sienne jadis, ce qui a provoqué son abandon par le roi du Yamhad et finalement sa chute]", ARM A.4471 ; pour l’anecdote, Gabetum, l’autre épouse de Yahdun-Lim mentionnée dans cette lettre ARM A.4471, a été capturée quand Samsi-Addu s’est emparé de Mari, et a été envoyée à Subat-Enlil au service d’un mystérieux "Birikkum" [un sanctuaire ? un organisme cultuel ?] associé au culte du dieu Dagan : "A Akatiya [épouse de Samsi-Addu], message de Yasmah-Addu ton fils. Au sujet de la jeune Gabetum conduite au Birikkum, tu as dit à mes serviteurs : “Pourquoi me l’avez-vous amenée sans sa cassette de bijoux ?”. Voilà ce que tu as dit à mes serviteurs. Cela a été répété au roi, qui m’écrit aujourd’hui : “Donne-moi sa cassette. La jeune Gabetum que j’ai donnée à Dagan doit conserver ses affaires avec elles”. J’ai mis ses affaires sous scellés, que j’expédie à cette jeune femme, je lui envoie aussi cinq servantes, deux moutons, quatre grands agneaux, des vases de luxe et du mobilier. Ne parle donc plus étourdiment au roi, ne fais plus cela !", ARM M.7420). Les difficultés de Samsi-Addu à asseoir sa légitimité contre Esnunna dans la haute vallée du Tigre que nous avons soulignées précédemment, l’incitent à chercher une alliance de revers à l’ouest, dans la moyenne vallée de l’Euphrate. Puisque Yahdun-Lim était lié à la Cour d’Alep, Samsi-Addu se tourne naturellement vers la Cour de Qatna (aujourd’hui le site archéologique de tell Mishrife, dans la banlieue nord-est de Homs en Syrie) rivale d’Alep. Qatna est alors gouvernée par un nommé Ishi-Addu, qui s’empresse de proposer sa fille en mariage à Yasmah-Addu fils de Samsi-Addu. Les échanges épistolaires entre le père et le fils renseignent beaucoup sur la pauvreté de Samsi-Addu par rapport à Ishi-Addu, celui-là peinant à trouver cinq talents de bric et de broc en réponse à la dot de dix talents d’argent et cinq talents d’étoffes de celui-ci ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Que Lahum, Sin-iddinam et Masiya prenne connaissance de cette tablette en ta présence. Je veux te marier à la fille d’Ishi-Addu. La Cour de Mari a autant de renom que la Cour de Qatna, pourtant j’ai honte à offrir un contre-don aussi médiocre : je n’ai que cinq talents d’argent à offrir à Qatna, soit un talent, dix mines d’argent, douze mines d’or et [texte manque] mille ovins représentant un autre talent, [texte manque] cents bovins représentant un autre talent [texte manque]. La somme ne doit pas être perçue par Lahum et Sin-iddinam. Envoie-la-moi. Si tu dois la convertir en objets, envoie-moi ces objets. Dis-moi la forme que prendra le reste du contre-don, avant de le faire porter par Lahum et Sin-iddinam. Je suis prêt de mon côté à avancer un objet travaillé ou une œuvre, ou à passer des commandes. Il [Ishi-Addu] a envoyé cent étoffes à ton attention, mets-les sous scellés chez toi", ARM I.77 ; "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Quatre talents d’argent seront offerts en contre-don de la fille d’Ishi-Addu. Sur ces quatre talents, j’ai donné à Lahum une tablette pour un talent [cette tablette équivaut à une reconnaissance de dette, autrement dit Samsi-Addu est tellement pauvre qu’il est réduit à promettre à Ishi-Addu qu’il lui donnera l’intégralité du cadeau de mariage plus tard, quand il sera plus riche !], et j’avance moi-même trois talents. Ishi-Addu est informé de cet arrangement. En retour de ces quatre talents d’argent en contre-don de sa fille, il offrira en dot dix talents d’argent et environ cinq talents d’argent en étoffes. Aurai-je l’une de ces étoffes ? Les garderas-tu pour toi ? Mon versement à Qatna sera de trois talents, cinquante-deux mines et dix sicles d’argent. Je t’envoie Baqqanum. Donne-lui les cinquante-deux mines et les dix sicles d’argent, ainsi que des gardes du corps pour qu’il m’amène cette somme. Rassemble un autre talent, soit sept mines et demi d’argent, en faisant réaliser des épingles de nez et des bracelets : quelqu’un les prendra chez toi avant d’aller à Qatna", ARM I.46). Ils renseignent surtout sur le caractère strictement politique de ce mariage qui, magouillé par Samsi-Addu et Ishi-Addu sans l’assentiment du principal intéressé Yasmah-Addu, se solde par un mépris réciproque des deux époux, allant jusqu’à la mise à l’écart de la mariée (c’est cette mise à l’écart de la fille d’Ishi-Addu qui provoque la colère et l’inquiétude de Samsi-Addu contre son fils, et l’évocation du comportement de feu Yahdun-Lim dont nous venons de parler : "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Tu m’as écrit sur la mise à l’écart de la fille d’Ishi-Addu. Aujourd’hui dans le pays, on dit : “Les rois précédents ont toujours fait habiter leurs épouses à l’intérieur du palais, sauf Yahdun-Lim qui, par passion pour ses favorites, mettaient à l’écart ses épouses en les installant à l’extérieur”. Tu ne dois pas l’imiter, tu ne dois pas installer la fille d’Ishi-Addu à l’extérieur. Si son père l’apprend, il se mettra en colère et tout ira mal. Beaucoup d’appartements existent dans le Palmier [nom du "grand palais" à mégaron de Mari] : choisis-en un pour elle, qu’elle y habite. Ne la mets pas à l’écart", ARM A.2548 ; "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Tu m’as écrit au sujet de la fille d’Ishi-Addu, [texte manque] qui t’a été donnée. Ne réalise pas ce projet de mise à l’écart, ne l’injurie pas en la mettant au harem. Si son père l’apprend, il sera en colère. Elle doit habiter dans ton palais, à Mari. Des rations, des toilettes, de la nourriture, doivent lui être réservées. Qu’on la voie partout, afin que son père l’apprenne et se réjouisse. On dit : “Son épouse ne vit pas au palais de Mari”, que cela reste des on-dit. Jadis Yahdun-Lim, par passion pour ses musiciennes, a installé à l’extérieur Gabetum et son épouse yamhadéenne, on a dit alors : “Son épouse ne vit pas au palais de Mari”, or elles valaient beaucoup moins que ton épouse aujourd’hui, fille d’Ishi-Addu. Ton épouse doit être plus honorée qu’elles. Assure sa résidence à l’intérieur du palais, non au harem. Accorde-lui rations, toilettes, nourriture, donne-lui des servantes, montre-la avec les tisseuses, les [texte manque], les brasseurs, [texte manque] afin que son père n’entende pas des mauvaises choses et ne se mette pas en colère. Conforme-toi bien à mon message. Ecoute-le bien. Suis-le comme la loi", ARM A.4471). La cérémonie passée, Ishi-Addu s’empresse de demander à Samsi-Addu des renforts de troupes dans sa guerre contre Alep ("A Yasmah-Addu, message d’Ishi-Addu ton Frère. J’ai donné à tes bras ma chair et ma progéniture. Que la servante que je t’ai donnée, que ma chair et ma progéniture que j’ai données à tes bras, trouvent grâce aux yeux du dieu. Ma maison est devenue ta maison, et ta maison des Bords-de-l’Euphrate est devenue ma maison. Ecris-moi pour que je te donne ce que tu désires. Tout ce que le roi du pays m’a demandé, je ne lui ai rien refusé. Pourquoi ne me donne-t-il pas ce que je lui demande ? Qu’il me donne ce que je désire, et je te donnerai ce que tu désires. […]", ARM A.3158). Samsi-Addu répond favorablement à celui qui est devenu son Frère : la lettre ARM I.71, très mutilée, nous apprend que ce soutien militaire apporté par Samsi-Addu à Ishi-Addu après le mariage de Yasmah-Addu a lieu après un regain de tension temporaire contre Esnunna ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Je t’ai écrit pour te demander tantôt d’envoyer le contingent de Mut-Bisir et Habdu-Amim, tantôt de ne pas l’envoyer, en essayant de caler ma décision sur le début de la campagne pour éviter d’épuiser nos provisions. Finalement, je vais faire la paix avec le roi d’Esnunna [texte manque]", ARM I.71 ; "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Jusqu’au 20 de ce mois, je résiderai à Akkad. Ensuite je remonterai le fleuve [Tigre] jusqu’à la cité [d’Ekallatum]. Ne viens pas avec moi : attends cinq jours à Rapiqum après mon départ, et cinq jours avant la fin du mois pars pour Mari. Prends le contingent de Mut-Bisir et de Habdu-Amim, et partez ensemble, cela les réjouira, pendant que je reste sur place. Le contingent de Habdu-Amim doit être démobilisé, comme je dois démobiliser le mien dès que je le pourrai : quand tu seras revenu à Mari, démobilise donc le contingent de Habdu-Amim en même temps que le tien. Mais au préalable, recensez-vous, car cela n’a pas été fait depuis trois ans, seulement après les deux contingents seront dissous. Autre chose : l’année dernière les navires ont été immobilisés à Rapiqum, faute de haleurs. Dans les cinq jours où le contingent de Habdu-Amim y sera avant sa démobilisation, prélève un nombre d’hommes en proportion des navires immobilisés afin qu’ils leur fassent remonter le courant, avant que le reste de la troupe se mette en mouvement, pour arriver tous ensemble à Mari. Ces navires doivent atteindre Mari et y être disponibles pour le projet que j’ai détaillé quand j’étais à Rapiqum [c’est-à-dire la campagne prévue vers l’ouest aux côtés de l’armée qatnéenne]", ARM I.36). La lettre ARM I.42, dans laquelle Samsi-Addu détaille le contingent en formation pour Qatna, est très intéressante car elle donne des nombreux renseignements sur les populations mésopotamiennes et sur la constitution de Mari à cette époque. On y apprend qu’une grande partie de l’armée mariote est constituée de mercenaires d’origine bédouine (des "hanum" en langue amorrite), qualifiés de "bensimalites" pour ceux qui campent en amont de la cité (littéralement "les fils/ben de la gauche/simal" en sémitique) et de "benjaminites" pour ceux qui campent en aval (littéralement les "fils/ben de la droite/yamina" en sémitique) : le décompte montre que les bensimalites sont plus nombreux que les benjaminites. Parmi les bédouins benjaminites, on remarque des "Yarihéens", que certains linguistes apparentent à la célèbre et lointaine cité de Jéricho, devenus ou redevenus nomades en aval de Mari pour on-ne-sait-quelle raison, ce qui raccorderait avec les archéologues qui constatent de leur côté que Jéricho à cette époque n’est plus occupée et tombe en ruines ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Yarim-Addu m’a écrit ceci : “J’ai approvisionné des bédouins du désert, constituant ainsi une troupe de deux mille soldats qui iront en expédition avec Yasmah-Addu, cette troupe a été inscrite nom par nom sur une tablette”. Tel est son message. A ces deux mille bédouins du désert qui iront avec toi, ajoute trois mille autres hommes. Que Lahum et tes serviteurs prennent connaissance de cette tablette en ta présence, et que des dispositions soient prises sur ce que tu sais [c’est-à-dire la campagne prévue vers l’ouest aux côtés de l’armée qatnéenne]. Ton contingent n’a pas été recensé depuis longtemps : tu n’as plus le temps de le faire, cela se fera à ton retour. En attendant, remplace fugitifs et morts, en inscrivant tous les hommes qui te suivront sur la tablette, qui devront être recrutés de façon précise. Forme un régiment de mille soldats des deux Suhum [le haut et le bas Suhum sont deux régions en aval de Mari, correspondant à la région de l’actuel lac artificiel de Haditha sur l’Euphrate], un autre de mille bédouines bensimalites, mobilise aussi cinq cents Uprapéens, Yarihéens, Yahruréens et Amnanéens [noms de tribus bédouines benjaminites], ajoutés à deux cents hommes ici, trois cents là, prélevés selon les cas parmi tes domestiques, pour former un autre régiment de mille soldats. Ainsi tu auras recruté cinq mille soldats. Par ailleurs, je t’envoie un contingent de dix mille hommes du pays [la région d’Ekallatum] et des dumatum [littéralement le "pays des fermes", campagnes autour d’Ekallatum] formant une force puissante et bien équipée. J’ai écrit aussi à Esnunna, qui fait monter un contingent de six mille hommes. En tout, c’est une armée forte et irrésistible de vingt-et-un mille hommes qui ira à Qatna", ARM I.42). Samsi-Addu ne cache pas ses doutes sur la capacité de son fils cadet à commander ce contingent ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Tu m’a écris que tu pars avec l’armée. Mais conduire une armée est difficile, et tu es un novice. Jusqu’à présent, tu n’as pas une grande expérience des routes. Lahum et Mut-Bisir reçoivent régulièrement des nombreux messages : parle avec eux, et prends tes décisions après avoir discuté avec eux. Mut-Bisir a une bonne expérience de ces routes. Renseigne-toi sur ces routes : envoie des gens s’informer sur l’approvisionnement en eau, et décide en fonction des rapports détaillés qu’ils te rapporteront. L’eau est-elle suffisante pour abreuver l’armée ? Les troupes qui se déplaceront sont nombreuses : elles comptent vingt mille hommes, avec les ânes portant les provisions, et l’avant-garde. Si tu ne sais pas à quoi t’en tenir sur l’approvisionnement en eau avant ton départ, ne pars pas. Les Uprapéens [tribu bédouine benjaminite] ont une bonne connaissance de ces routes : envoie-les pour s’informer sur l’état des ressources en eau [texte manque]. Envoie-moi un rapport détaillé. Quelle route est la meilleure pour l’armée ? la route haute, la route moyenne, ou la route basse ? Quelle est la bonne voie ? l’armée doit-elle se mettre en route à partir d’Abattum [cité non localisée], où à partir d’Halabit [aujourd’hui le site archéologique de Halabiyé/Zénobia, en amont de Deir ez-Zor en Syrie], ou à partir du point devant toi [ce point est Dur-Yahdun-Lim, littéralement "la Forteresse-de-Yahdun-Lim", qui sera bientôt rebaptisée "Dur-Addu/la Forteresse-d’Addu", aujourd’hui Deir ez-Zor en Syrie?", ARM I.85). Il essaie de le motiver en rapportant une campagne victorieuse effectuée par Isme-Dagan dans la haute vallée du Tigre contre les Turukkéens, pour l’inciter à agir aussi victorieusement vers Qatna ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Quand les troupes ont été rassemblées à Qabra [cité non localisée dans la vallée du petit Zab conquise difficilement contre les Turukkéens, comme on l’a vu plus haut], j’ai envoyé Isme-Dagan avec elle vers le pays d’Ahazum [région non localisée], tandis que moi-même je suis parti vers la cité [d’Ekallatum]. Or, au moment où ces troupes se rassemblaient, les gens d’Ahazum en ayant été informés se sont rassemblés de leur côté avec les Turukkéens leurs alliés, ils ont pris position contre Isme-Dagan dans la cité d’Ikkallum [cité non localisée] du pays d’Ahazum. Isme-Dagan s’est dirigé contre cette cité. Quand il en est arrivé à moins de trois cents coudées, eux et les Turukkéens leurs alliés ont levé les armées contre Isme-Dagan pour livrer combat [texte manque]. [Les gens d’Ahazum] et les Turukkéens leurs alliés ont été capturés. Pas un homme n’a échappé ce jour-là [à Isme-Dagan], qui s’est emparé de tout le pays d’Ahazum. Cette victoire est considérable dans le pays. Sois heureux. Ton frère a remporté la victoire. Toi qui es là-bas au milieu de femmes, c’est à toi maintenant, en allant avec l’armée à Qatna, de montrer que tu es un homme. De même que ton frère s’est acquis une grande gloire, acquiers toi aussi une grande gloire lors de l’expédition vers Qatna", ARM I.69). Informé de cette campagne victorieuse d’Isme-Dagan dans la haute vallée du Tigre, Ishi-Addu essaie de rassurer à son tour son gendre Yasmah-Addu en lui certifiant que la victoire du côté de Qatna sera chose facile ("A Yasmah-Addu, message d’Ishi-Addu ton Frère. J’ai reçu tes bonnes nouvelles à propos d’Isme-Dagan, qui m’ont grandement réjoui. Ne sois pas négligent quand tu monteras jusqu’ici. Le moment est idéal pour offrir du butin à ton armée et pour qu’elle te bénisse : les trois cités dont je t’ai parlé sont faibles, nous les prendrons en un seul jour", ARM V.16). Yasmah-Addu tarde à se mettre en route ("A Yasmah-Addu, message d’Ishi-Addu ton Frère. Depuis longtemps je multiplie les lettres pour avoir des hommes. Tes gens me répondent toujours : “Oui, les troupes arrivent !”, mais aucune troupe ne monte. Aujourd’hui encore j’ai prêté serment par le dieu, mais désormais je ne crois plus à la venue de ces troupes tant qu’elles ne seront pas ici. Si c’est toi qui monte avec ces hommes, amène ma fille avec toi, afin de réjouir les dieux de sa cité et que je lui donne des nombreux cadeaux, que je la voie et l’honore", ARM II.51). On ignore le détail des opérations : Yasmah-Addu semble être passé d’abord par Tuttul pour impressionner le roi d’Alep ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Masiya m’est arrivé. Tu lui donnes trente hommes pour escorter les prisonniers : comment veux-tu qu’il escorte un millier de prisonniers avec trente hommes ? Prends une centaine d’hommes et des provisions pour quinze jours, et convoie-les rapidement avec Lahum pour escorter les prisonniers. Je ne t’impose aucun terme pour lever cette troupe, du moment que les prisonniers atteignent [texte manque]. Qu’ils se mettent en route quand tu le jugeras bon. Autre chose : tu me dis via Masiya : “Je veux me diriger avec le maximum de troupes vers Tuttul, afin que la rumeur de mon déplacement parvienne jusqu’aux oreilles du roi du Yamhad”. Voilà ce que tu me dis. Tu as raison. Prends avec toi les troupes de Mari, de Suprum, de Saggaratum, de Terqa. Nous sommes le 15 du mois d’ayyarum [septième mois du calendrier d’Ekallatum] : avec cinq jours pour rassembler tous ces soldats et cinq jours pour franchir la distance, tu atteindras Tuttul à la fin du mois d’ayyarum. Sumu-epuh entendra la rumeur de ton déplacement, et il évacuera ses conquêtes, ma forteresse d’Addu ["Dur-Addu", nouveau nom de "Dur-Yahdun-Lim", littéralement "la Forteresse-de-Yahdun-Lim", aujourd’hui Deir ez-Zor en Syrie, comme nous l’avons expliqué dans la lettre ARM I.85 précitée] et les cités que son armée ennemie a prises d’assaut. Ainsi toute cette région retrouvera la paix. Dis aux benjaminites [bédouins vivant en aval de Mari] : “Si vous ne voulez pas être interdit de pâtures, montez vous mettre à la disposition du pays !”. Reste quinze jours sur place, puis prends cinq jours pour revenir à Mari. Nous serons alors le 20 du mois d’addarum [huitième mois du calendrier d’Ekallatum], soit cinq jours avant la moisson. Tu utiliseras les hommes pour la moisson. Fais comme je te l’écris", ARM I.43), avant de prendre la direction du sud vers Qatna, et descendre loin vers le sud Levant, puisque les troupes enfin coalisées qatnéennes et mariotes campent dans le voisinage de "Rahisum", équivalent amorrite de la cité de "Ruhizzi" que la lettre d’El Amarna EA 53 du XIVème siècle av. J.-C. situera au sud de Damas (cette cité de Rahisum/Ruhizzi n’a pas encore été localisée précisément par les archéologues), et que la lettre ARM A.3552 situe "près des ruines de la cité de Yarih" dans laquelle certains linguistes voient un équivalent amorrite de "Jéricho" (effectivement en ruines à cette époque, comme nous venons de le dire), en précisant que la région est peuplée de "Kinahnus" dans lesquels les mêmes linguistes voient un équivalent amorrite de "Cananéens" ("A mon seigneur, message de Mut-Bisir ton serviteur. Nous campons face à Rahisum, dans la cité de Dubba [cité non localisée] dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises à mon seigneur. Les ruines de la cité de Yarih sont toutes proches, distantes de dix cordes de Rahisum. J’ai observé que [texte manque] soldats avec Halu-samuh à leur tête sont entrés dans Rahisum [texte manque] qui est mort parmi les survivants. Ses traits étant méconnaissables, j’ai interrogé des fugitifs, c’est ainsi que sa mort a été confirmée. J’ai transmis la nouvelle à la famille de Yatar-Hammu, qui a proposé des ovins pour récupérer sa dépouille. Des habatum [littéralement "qui vont, qui circulent, qui se déplacent", terme formé sur le verbe "aller", sans qu’on sache si l’emploi est neutre ou s’il comporte une connotation négative tel "vagabond" en français] et des gens de Kinahnu se sont installés dans Rahisum. Nous nous observons mutuellement. Les troupes vont bien. Que le cœur de mon seigneur s’apaise au sujet de ses troupes. Tablette portée à mon seigneur le 12 du mois de kinunum [deuxième mois du calendrier d’Ekallatum, homonyme du septième mois du calendrier mariote]", ARM A.3552). On ignore également la durée de ces opérations et leurs résultats, on sait seulement que les bédouins désertent en masse - parce que Yasmah-Addu ne les a pas convaincus comme commandant militaire ? parce que la durée de la campagne excède leur contrat d’engagement ? parce qu’ils n’ont pas reçu la solde promise ? -, et que les capitaines sont si durs avec les déserteurs rattrapés qu’ils ne réussissent qu’à amplifier le nombre de désertions, au point que Samsi-Addu est obligé d’intervenir en promettant la fin des sanctions contre les déserteurs et une démobilisation générale quand le contingent sera de retour à Mari ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Dans le régiment sous les ordres de Samid-ahum qui doit quitter Qatna, les chefs ["lumes"] des bédouins, sur l’ordre de Samid-ahum, mettent aux fers les déserteurs et les lui renvoient : les soldats, constatant comment on les met aux fers et comment on les renvoie à Samid-amum, ne veulent plus revenir au pays et partent en masse vers le territoire ennemi. J’ai donc envoyé un message pour démobiliser entièrement l’armée. Que Lahum et les chefs rassemblent les hommes, pour leur livrer l’édit suivant : “L’armée tout entière quitte Qatna et seront démobilisés. Ceux qui quittent Qatna se seront pas mis aux fers et ne seront pas livrés aux officiers”", ARM I.13). L’indocilité des bédouins dans la moyenne vallée de l’Euphrate demeurera, avec les raids des Turukkéens dans la haute vallée du Tigre, l’autre sujet d’inquiétude perpétuel jusqu’à la mort de Samsi-Addu. La lettre ARM V.17 permet de comprendre comment cette hostilité des bédouins s’alimente de l’hostilité réciproque des gouvernements sédentaires de Mari ou d’ailleurs. Théoriquement, les bédouins et les messagers sont libres d’aller et venir entre les grandes cités dominantes quel que soit l’état de leurs relations diplomatiques - Alep où règne un nommé Sumu-epuh, Qatna où règne Ishi-Addu, Subat-Enlil où règne Samsi-Addu, Mari et Ekallatum administrées respectivement par Yasmah-Addu et Isme-Dagan les fils de Samsi-Addu, Esnunna où règne un nommé Dadusa, Babylone où règne déjà Hammurabi -, mais en temps de guerre on leur interdit de voyager car on les soupçonne de véhiculer directement ou indirectement des informations sur l’adversaire : pris ainsi entre deux feux, les bédouins sont contraints de fuir s’ils ne veulent pas prendre parti et être enrôlés dans l’un ou l’autre camp. Dans la lettre ARM V.17, on découvre que les messagers subissent le même sort que les bédouins : des Turukkéens ayant été enrôlés par Sumu-epuh d’Alep, interceptent systématiquement les messagers d’Ishi-Addu de Qatna et de son gendre Yadmah-Addu de Mari, celui-ci éprouve donc le besoin d’envoyer une lettre - qui passe forcément par un chemin détourné pour ne pas être interceptée - afin d’assurer celui-là de sa détermination à combattre les Turukkéens et à ne pas céder aux intimidations de son adversaire Sumu-epuh d’Alep ("A Yasmah-Addu, message d’Ishi-Addu ton Frère. Sumu-epuh envoie constamment des nuzites [terme incertain, employé tantôt pour désigner spécifiquement les habitants de la cité de Nuzi, aujourd’hui le site archéologique de Yorghan Tepe dans la banlieue sud-ouest de Kirkouk en Irak, tantôt comme un synonyme de "mercenaires" en général] à travers le pays, et des messages de triomphe disant : “J’ai réuni les Turukkéens, j’ai introduit des gens chez eux et j’ai vaincu Samsi-Addu, j’ai pillé son pays !”. Voilà ce qu’il répète constamment. Depuis que j’entends cela, j’ai perdu tout courage. Aucun messager de toi ne monte plus vers moi depuis longtemps. La première fois, mon cœur n’a pas cru à cette déclaration, mais par la suite il y a cru puisque aucun messager ne montait plus vers moi. Déjà auparavant, quand les Turukkéens ont commencé à se livrer à des actes hostiles dans le pays, tu as retenu tes messagers et les miens chez toi, tu n’as même pas laissé monter les marchands, personne ne me renseignait. Aujourd’hui, ce sont les Turukkéens qui interceptent mes messagers et les tiens, je crois donc que la rumeur est fondée. Quelle raison pourrait expliquer que je ne sois plus informé de tes succès ni de tes déboires ? Aujourd’hui je constate que tu me considères comme un étranger et un ennemi, je suis renseigné sur ton sentiment profond. Tu te dis certainement : “Si j’écris à Ishi-Addu pour parler de la situation, un risque existe qu’il pactise avec Sumu-epuh et qu’il fasse la paix avec lui”. Voilà sans doute ce que tu penses. Mais même si Samsi-Addu signe la paix un jour avec Sumu-epuh, sache que moi, tant que je vivrai, je ne la ferai jamais avec Sumu-epuh. Si les propos de Sumu-epuh sont vrais, si les Turukkéens sont réellement en guerre contre toi, prélève donc deux cents hommes ici, trois cents là, pour monter un régiment : que se passe-t-il donc pour que ton père ne m’aie pas déjà donné ce régiment que je réclame ? Si tu es vraiment mon Frère, je désire ce que tu désires. Peu importe si les propos de Sumu-epuh sont vrais ou faux : envoie-moi rapidement un message pour me dire ce que tu veux, que mon cœur sache enfin à quoi s’en tenir !", ARM V.17). La lettre ARM II.131 est difficilement datable puisque son auteur est un capitaine mariote nommé Masum bien attesté à l’époque de Samsi-Addu, mais elle mentionne aussi un nommé Yapah-Addu qui prétendra au trône de Mari à l’époque de Zimri-Lim. Nous admettons pour notre part qu’elle date du règne de Samsi-Addu (et que la vie dudit Yapah-Addu s’étale sur les deux règnes de Samsi-Addu et de Zimri-Lim). Elle rapporte une autre tension entre les sédentaires mariotes et des nomades désignés par le terme "habirus" dans lequel les linguistes voient un équivalent des "hébreux" de la Genèse, du côté de Subat-Samas (cité non localisée précisément par les archéologues, sur la rive gauche de l’Euphrate en aval de l’actuelle Birecik en Turquie, sur la route caravanière entre Harran en Turquie et Halap/Alep en Syrie) et Ursum (autre cité non localisée précisément par les archéologues, sur la rive droite de l’Euphrate au nord de Karkemish, peut-être l’actuelle Gaziantep en Turquie : "A mon seigneur, message de Masum ton serviteur. Sin-teri m’a envoyé un messager pour demander du secours, j’ai donc été vers lui à Subat-Samas avec mon régiment. Le lendemain, des nouvelles sont arrivées sur l’ennemi : “Yapah-Addu a fortifié la cité de Zallul [cité non localisée] sur l’Euphrate, et campe à l’intérieur avec deux mille habirus du pays”. Voilà les nouvelles qui sont arrivées. En hâte, j’ai quitté Subat-Samas avec le régiment sous mes ordres et avec Sin-teri et son propre régiment, et j’ai fortifié la cité de Himus [cité non localisée] en face de la cité de Zallul, séparée d’elle de trente lieues. Quand j’ai achevé de fortifier la cité de Himus, il a aperçu les renforts venus du pays. Il a levé la torche, et toutes les cités de la rive opposée à Ursum ont reçu son message. Les troupes ennemies se sont rassemblées en nombre pour fortifier la cité [littéralement "pour fabriquer des briques"], que je ne veux plus attaquer car je ne peux plus la briser. Tablette portée depuis les rives de l’Euphrate à mon seigneur. L’armée et le gros bétail vont bien", ARM II.131). Deux lettres aussi difficilement datables sous le gouvernorat de Yasmah-Addu révèlent à quel point l’instabilité et la menace des nomades pèsent sur le devenir de la cité de Mari. La première lettre ARM II.44 est écrite par un nommé Sumiya, à qui Yasmah-Addu a confié la gestion de Mari pendant que lui-même allait combattre des adversaires non définis qui "pillent les campagnes mais sont incapables d’assiéger une cité" : encerclé par ces adversaires du côté de Suprum en amont de Mari, Yasmah-Addu envoie messages sur messages à son administrateur Sumiya en lui reprochant de demeurer dans l’expectative tandis que le danger grandit contre Mari, celui-ci répond en lui envoyant une troupe de secours sous la direction d’un capitaine nommé Yatir-Nannum (lui-même rattaché à un général nommé Isar-Lim : "A mon seigneur, message de Sumiya ton serviteur. Mon seigneur m’envoie régulièrement des tablettes, auxquelles je réponds le jour même par d’autres tablettes. Le messager de mon seigneur met un jour pour venir : dès le lendemain, je les réexpédie vers mon seigneur. Comment peut-on donc m’accuser de négligence envers les messages que mon seigneur m’envoie régulièrement ? J’ai pris l’habitude d’envoyer à Isar-Lim les tablettes les plus importantes de mon seigneur. Avant que la dernière tablette de mon seigneur me parvienne, j’avais écrit à Isar-Lim, qui aussitôt a détaché Yatir-Nannum avec trois mille soldats confirmés. Cette troupe de secours de Yatir-Nunnum arrivera rapidement chez mon seigneur : quand mon seigneur prendra connaissance de ma tablette, il devra compter quatre jours, le cinquième jour cette troupe sera parvenue à Suprum. Mon seigneur Isme-Dagan va bien. Son armée va bien. Pourquoi mon seigneur s’angoisse-t-il ? Mon seigneur voit bien à quel point notre position est forte, pourquoi s’inquiète-t-il ? Ils ont pillé les campagnes, mais ils sont incapables d’assiéger une cité. Que mon seigneur continue de contrôler la forteresse et garde la porte sans risquer une sortie pour engager une bataille, en attendant l’arrivée de Yatir-Nannum. Quand Yatir-Nannum sera arrivé, mon seigneur pourra constater la force de sa troupe et l’engager à sa convenance", ARM II.44). La seconde lettre ARM V.2 raconte le dénouement de la crise. La cité de Suprum ayant été désertée par ses habitants, les mystérieux adversaires l’ont prise sans coup férir, avant de se tourner vers Mari où Yasmah-Addu s’est réfugié avec ses soldats survivants, ce qui montre a posteriori que l’administrateur Sumiya était bien inconscient du danger dans sa lettre ARM II.44. Mais finalement, Yasmah-Addu a renversé la situation en vainquant et en dispersant les assiégeants, désignés par le terme "sagagu" en amorrite, équivalent de "scheik" en français, ce qui renforce l’hypothèse que ces mystérieux adversaires sont des nomades et non pas une armée régulière entrainée, coordonnée, aguerrie, d’une puissance rivale (de la cité d’Alep par exemple, même si Alep a pu favoriser logistiquement ou financièrement ces sagagus/scheiks : "A Isme-Dagan, message de Yasmah-Addu ton frère. Je t’ai récemment écrit que l’ennemi assiégeait Suprum. Après mon message, sache qu’il s’est emparé de Suprum, et que la cité de Mari, où tous les habitants de Suprum s’étaient réfugiés, serviteurs et servantes compris, a eu très peur d’un siège. L’ennemi possédait une tour de siège et un bélier. Le jour où il est arrivé, en amont de la cité [texte manque] a été pris. L’armée s’est interposée. J’ai remporté la victoire. Tous les scheiks ["sagagus"] ont été tués, et tous les chefs ["lumes"] qui ont troublé le pays sont tombés au pouvoir des dieux : Ahi-Maras, Yamatti-El, Zimri-Ilamma, le Soutéen Yasim-Addu, Issur-Dagan le frère de Mutu-Abih, et tous ceux qui étaient avec eux, sont morts. [texte manque] est revenu en courant. La troupe de la forteresse est alors sortie pour attaquer : le roi, ses domestiques, tous ceux qui étaient à leurs côtés, ont été tués [texte manque] remporter la victoire", ARM V.2).


La mort de Samsi-Addu provoque la convoitise de ses pairs amorrites. A l’est, la vallée du Tigre est reconquise en partie par Ibal-pi-El le roi d’Esnunna (successeur du vieux Dadusa que nous avons brièvement mentionné plus haut), contre Isme-Dagan contraint de se replier vers le nord et d’appeler à l’aide Hammurabi le roi de Babylone. A l’ouest, Yasmah-Addu est balayé par un nouveau-venu aux origines obscures nommé Zimri-Lim. En 1987, dans le numéro 5 de la revue Mari : Annales de recherches interdisciplinaires (ou "MARI" dans le petit monde des assyriologues), l’assyriologue français Dominique Charpin a établi que Hammurabi s’empare de Mari la trente-deuxième année de son règne, correspondant à la treizième année de règne de Zimri-Lim : par soustraction, on déduit que Zimri-Lim prend le pouvoir à Mari durant la dix-septième année de règne de Hammurabi. Cette prise du pouvoir est évoquée en flash-back dans la lettre ARM VI.76 par un administrateur nommé Bahdi-Lim : celui-ci rappelle à son maître qu’il lui a servi de guide depuis sa région benjaminite originelle (en aval de Mari) jusqu’à Mari, on apprend au passage que Zimri-Lim est entré dans la ville de Mari sur un "nubalum" (une chaise à porteur ?) et non pas monté sur un cheval car à l’époque cette pratique est considérée comme un signe d’arrogance barbare ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. C’est un fait que mon seigneur est descendu à Kulhitum [cité non localisée] avant l’aube et qu’à son invitation je lui ai servi de garde du corps lors de son entretien avec Yaggih-Addu. C’est un fait aussi qu’au camp d’Appan j’ai dit à mon seigneur : “Aujourd’hui le pays benjaminite se livre à toi, or c’est un pays akkadien. Que mon seigneur honore donc la capitale du royaume en tant que roi de bédouins et roi d’Akkadiens : mon seigneur ne doit pas monter à cheval, c’est sur un nubalum avec des mules que mon seigneur doit honorer sa capitale”, voilà ce que j’ai dit à mon seigneur. La ville de Mari, le palais et la région, vont bien. La ville est bien gardée. Que mon seigneur vienne pour apaiser le cœur de son pays. Que l’armée se rende où elle doit se rendre, mais que mon seigneur vienne à Mari pour apaiser le cœur de son pays. Message envoyé le 21 du mois d’abum [quatrième mois du calendrier mariote, homonyme du onzième mois du calendrier d’Ekallatum] à mon seigneur", ARM VI.76). Dans la tablette ARM TH.72-15, Zimri-Lim se prétend maître de l’Ida-Maras correspondant à la vallée de l’actuelle rivière Khabur en amont de Mari, avant de reconnaître qu’il n’en maîtrise seulement que certaines forteresses, conquises avec la complicité d’autochtones - nomades ou sédentaires ? - désireux d’y acquérir ou d’y affirmer un patrimoine foncier. Cette tablette ARM TH.72-15 est adressée à un seigneur local nommé Tas-Ulme que Zimri-Lim prétend vassaliser, ce qui sous-entend que sa légitimité n’est pas reconnue par tous. La même lettre est intéressante par le fait que les archéologues l’ont retrouvée dans son enveloppe d’origine non ouverte, encore cachetée du sceau de Zimri-Lim s’y présentant comme "fils de Hadni-Addu", personnage inconnu par ailleurs, et non pas comme "fils de Yahdun-Lim" comme il le fera systématiquement dans la suite de son règne pour tenter de s’inscrire dans la continuité de cet ancien roi de Mari ("A Tis-Ulme, message de Zimri-Lim. Le pays tout entier a retrouvé son découpage patrimonial, et chacun est remonté sur le trône de ses ancêtres. On m’a appris ceci : “L’Ida-Maras tout entier, ou du moins les régions dont Zimri-Lim a conquis les forteresses, est tourné vers lui”. Ecris-moi maintenant, afin que je vienne te jurer un serment solennel par les dieux. Remets-moi la cité, afin que je la redonne à son maître et que je vous réinstalle, toi et tes biens, où tu me diras", ARM TH.72-15). Le soutien initial des benjaminites ne dure pas : à peine Zimri-Lim s’installe-t-il sur le trône mariote, que ceux-ci renoncent à le soutenir ("A mon seigneur, message de Bannum ton serviteur. Je suis sorti hier de Mari, et ma halte m’a porté à Zurubban [cité non localisée]. Tous les benjaminites ont levé la torche, depuis Samanum jusqu’à Ilum-muluk et d’Ilum-muluk jusqu’à Mislan [cités non localisées]. Toutes les cités benjaminites de la région de Terqa ont levé la torche en réponse. Je n’ai pas d’autre information actuellement sur ces torches. Je me renseigne aujourd’hui, et j’écrirai à mon seigneur sur la situation. Les gardes de la ville de Mari sont bien renforcées. Que mon seigneur n’en franchisse pas les portes", ARM A.56 ; "A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. Mon seigneur m’a envoyé une lettre à propos du regroupement des hommes et des femmes de la campagne dans les villes fortifiées de ma région. J’ai envoyé des gens de Terqa rassembler les habitants de Zurubban, de Hisamta, de Himmaran et de Hanna [cités non localisées]. J’ai envoyé un message aux cités benjaminites. Le scheik de Dumtan [cité non localisée] a répondu : “Que l’ennemi vienne donc ! Qu’il essaie donc de nous retirer de nos cités !”. Voilà sa réponse. Et au moment de la moisson, aucun benjaminite ne m’a aidé", ARM III.38). Pendant ce temps, une lettre lacunaire d’Ibal-pi-El roi d’Esnunna reconstituée à partir des trois fragments ARM A.1289, ARM M.13103 et ARM M.18136, annonce la chute imminente d’Ekallatum en même temps que l’envoi d’un contingent babylonien au secours d’Isme-Dagan assiégé, elle révèle aussi le jeu ambigu d’Ibal-pi-El, qui s’adresse à Zimri-Lim à la fois comme un allié bienveillant en l’appelant "mon Fils" et en lui envoyant des soldats, et comme un rival en découpant le domaine de feu Samsi-Addu à son propre profit (notamment en amputant autoritairement le gouvernorat mariote de la région de Rapiqum sur l’Euphrate : "A Zimri-Lim, message de ton Père Ibal-pi-El. Précédemment tu as envoyé ton serviteur chez moi pour me rapporter tes paroles : “Que mon Père m’envoie trois mille hommes. Je les emploierai à conquérir les cités que j’assiège et en arracher les forces qui me sont hostiles”. Voilà ce que tu m’as écrit. Dès que j’ai reçu ce message de la part de ton serviteur, je l’ai approuvé. J’ai constitué un contingent lourdement équipé que j’ai confié à un général, qui est parti vers toi. Ensuite [texte manque]. J’ai envoyé mes hommes au pays de Situllum [cité non localisée], dont j’ai recouvré le pouvoir. Seule la forteresse même de Situllum résiste. Je l’assiège. A l’intérieur se trouvent Ibni-Tispak fils d’Isme-Dagan et ses fidèles. Je bloque cette cité, qui tombera rapidement par la force des armes. J’enverrai des nouvelles réjouissantes à mon Fils Zimri-Lim. Or ce siège de Situllum, et la fixation de l’ennemi qui ne peut plus envoyer ses forces concentrées sur n’importe quel point, équivaut au travail d’une armée de dix mille hommes : mon aide est vraiment remarquable. Mon Fils, viens assister à la chute de la Cour d’Ekallatum. Actuellement [texte manque]. “Ces hommes sont venus piller ma frontière, mais ai-je causé, moi, du dommage à ton pays ?”. Voilà ce que tu m’as écrit. Hier tu ne cessais de m’écrire sur la restauration de ton territoire, et des six rois longtemps chassés de leur demeure, mais aujourd’hui c’est le domaine d’Haradum [cité non localisée], dépendance de mon serviteur Hagalum gouverneur de Rapiqum, que tu contestes. Interroge tes serviteurs les plus âgés : ils te diront que du temps de l’intendant Abba le nom de Hagalum était bien inscrit sur les portes de cette cité, ils te rappelleront que ce n’est pas une position que j’ai arrachée par fait de guerre. C’est un pays que j’ai repris des mains de Samsi-Addu et que j’ai reconquis jusqu’à Babnahlim [cité non localisée]. Sur la tablette que tu dois m’envoyer, contenant ton serment sur le dieu, reconnais donc ma frontière à Haradum, acte cette reconnaissance par écrit, si tu veux que je m’engage envers toi et que les terres soient assurées. […] [texte manque] Que les rois voisins constatent qu’Esnunna est ton grand allié ! De même que ton père Yahdun-Lim a pris la frange de la Cour de Tispak afin de se fortifier et agrandir son pays, tant que tu seras mon Fils sollicite-moi en prenant ma frange, afin que je te donne satisfaction en t’étendant de tous côtés, en restaurant la cité de Mari dans ses anciennes dimensions, en affermissant tes assises. A propos des messagers qu’Isme-Dagan t’a envoyés, depuis le jour où ceux-ci se sont présentés à toi je t’ai envoyé deux messages pour me les envoyer, et tu n’as rien fait. Ici je livre d’incessantes batailles contre ton ennemi Isme-Dagan, et toi tu accueilles ses messagers et tu les informes en permanence ! Est-ce ainsi que ton cœur est sincère ? Ne m’irrite pas à cause de ces hommes ! Ne me les refuse pas ! Envoie-les-moi vite, afin que je puisse les interroger. [texte manque] […] Un contingent de six mille Babyloniens doit aller aider Isme-Dagan. Or [texte manque] Soutéens sont dans le Suhum. J’ai donc écris à mon général qui tient cette zone des rives de l’Euphrate, de s’opposer à ce contingent pour l’empêcher d’aller aider Isme-Dagan. Il doit sortir sa troupe prête au combat et attendre le contingent babylonien de pied ferme. Quand [Hammurabi] apprendra que ma troupe l’attend de pied ferme, il renoncera à son secours […]", ARM A.1289 + ARM M.13103 + ARM M.18136). Zimri-Lim, soupçonneux à l’égard de cet ambigu voisin esnunnéen et empêtré dans les revendications des nomades autour de Mari - les benjaminites ouvertement révoltés d’un côté, et les bensimalites au comportement distant de l’autre côté ! -, finit par se tourner vers la cité d’Alep, alors gouvernée par un nommé Yarim-Lim, renversant ainsi la diplomatie de son prédécesseur Yasmah-Addu qui était en même temps l’allié et le gendre d’Ishi-Addu roi de Qatna ennemie d’Alep. Ce Yarim-Lim saute sur l’occasion : il envoie des messagers à Zimri-Lim en l’appelant à son tour "mon Fils", en lui conseillant de répondre favorablement à tous les nomades autour de Mari pour pacifier la région, en lui proposant de réorienter sa politique vers la lutte contre Isme-Dagan pour unir la population mariote autour de sa personne, et de signer un traité d’alliance avec Alep ("A Zimri-Lim, message de Yarim-Lim ton Père. […] A propos des rois à tes frontières, objet de ta lettre, mon serviteur Isbi-Ila et ton serviteur Sumhu-rabi doivent te faire un rapport détaillé. Ecoute-les. Tu ne dois pas repousser ces habitants qui sont tes frères. Ton seul ennemi, c’est Isme-Dagan : cet homme qui dispose de beaucoup d’argent et d’or ne doit pas séduire tes frères et les éloigner de toi. Sois ami avec eux. Quand ils viennent à toi, donne-leur des habits et un vase précieux en argent : tu n’es pas pauvre dans ce domaine, et tu es roi, fais donc le nécessaire pour être ami de tes frères. Autre chose : dans ta lettre, tu proposes un serment sur les dieux. J’accepte que nous en établissions les modalités, pour devenir ton allié, et pour que tu deviennes mon allié. Quand le feu viendra du Yamhad, tu viendras l’éteindre. Et quand le feu naîtra dans Mari, je viendrai l’éteindre. […]", ARM TH.72-8 + ARM TH.72-39). La lettre reconstituée à partir des fragments ARM A.2988 et ARM A.3008, confirme la volonté de Zimri-Lim de maintenir les troupes esnunnéennes à distance, et de conclure une alliance de revers avec Yarim-Lim d’Alep ("A mon seigneur, message de ton serviteur Yatar-Kabkab. Mon seigneur m’a dit à propos d’Esnunna : “Tu voyages vers l’amont pour aller rencontrer Yarim-Lim. Tu lui diras : « Le roi d’Esnunna ne cesse de m’envoyer des propositions d’alliance. Une première fois il a envoyé un messager, que j’ai reconduit à la frontière. Il en a envoyé un deuxième, que j’ai reconduit de même à la frontière. Ensuite un dignitaire est venu, que j’ai encore reconduit à la frontière en lui disant que je ne peux pas m’allier à Esnunna sans l’accord de Yarim-Lim »”. Je lui ai rapporté ton propos. Il m’a répondu : “Si le roi d’Esnunna ne désire plus déplacer ses frontières comme précédemment, qu’il commence par retirer ses troupes d’amont ! En attendant Zimri-Lim doit capturer les messagers qui circulent vers l’amont”. Yarim-Lim ne désire pas l’alliance avec Esnunna. Il dit : “Je suis mieux avec Zimri-Lim qu’avec Esnunna !”, ou encore : “N’ai-je pas des troupes équivalentes à celles d’Esnunna ? Si une cité est menacée par Esnunna sous prétexte qu’elle est l’ennemie de tous, je viendrai avec mes troupes pour rendre à cette cité son pouvoir !”", ARM A.2988 + ARM A.3008). La conséquence est prévisible : la guerre éclate entre la cité de Mari et la cité d’Esnunna. Après quelques années dont nous ignorons le détail (nous savons seulement que le ravitaillement est difficile : "A mon seigneur, message de Sammetar ton serviteur. Précédemment, j’ai dit en présence de mon seigneur, à propos de l’envoi de quelqu’un chez Yarim-Lim pour avoir du grain : “Ce n’est pas une crue, qui a emporté la moisson de grains de mon seigneur, ce ne sont pas des intempéries répétées qui handicapent aujourd’hui mon seigneur, mais l’insécurité, qui empêche qu’on moissonne le grain tranquillement dans le pays de mon seigneur. Et mon seigneur n’a aucun scrupule à envoyer quelqu’un !”. Voilà ce que j’ai dit précédemment en présence de mon seigneur. Mais je n’aurais pas dû exprimer cet avis, puisque finalement mon seigneur a renoncé à envoyer quelqu’un chez Yarim-Lim. Que mon seigneur réfléchisse : les mots qu’il doit adresser à Yarim-Lim sont les suivants : “Voilà deux ans complets qu’à cause de la guerre, le grain de mon pays n’est pas moissonné tranquillement, et qu’il est devenu de ce fait très rare”. Tels sont les mots que mon seigneur doit écrire. Car à un moment ou l’autre Yarim-Lim risque de se tourner vers mon seigneur pour lui dire : “Si le grain est devenu très rare dans le pays, pourquoi ne m’as-tu pas écrit ?”. Que mon seigneur ne crée pas un sujet de discorde avec lui [Sammetar craint que si Zimri-Lim tarde à demander de l’aide à Yarim-Lim, ce dernier deviendra suspicieux et le prendra mal] !", ARM A.1101), Zimri-Lim s’impose par une victoire sur les Esnunnéens. Il contraint ainsi les benjaminites, qui campent ou nomadisent entre Mari et Esnunna, à se soumettre à son autorité ("A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. J’ai envoyé deux hommes de Misul à l’assemblée des benjaminites pour en recueillir des informations, avant que mon seigneur remporte la victoire sur les soldats d’Esnunna. L’un des deux hommes est revenu me dire ceci : “Ils se préparent à razzier les Bords-de-l’Euphrate [périphrase désignant la région de Mari], en pensant que l’éloignement du roi dans son camp est l’occasion idéale pour tourmenter la région. Voilà ce que les benjaminites ont décidé. Après l’annonce de la victoire de mon seigneur sur le roi d’Esnunna, ils ont pensé que le relâchement du roi [de Mari] suite à sa victoire était l’occasion idéale pour razzier et rendre ainsi service au roi d’Esnunna. Ils étaient prêts à passer à l’acte, quand un homme dans l’assemblée s’est levé pour dire : « Toute la population et tout le grain des bensimalites ont été rassemblés dans des forteresses. Une razzia [de Mari] apporterait quoi ? On ne prendrait que des moutons et des bœufs ! Et en réponse le roi Zimri-Lim viendrait avec son armée [texte manque] ». Voilà ce qu’il a dit. Ils ont alors renoncé à passer à l’acte, afin de s’informer : ils ont envoyé des espions pour savoir si toute la population et tout le grain sont vraiment rassemblés dans des forteresses”. En apprenant l’envoi de ces espions, j’ai fait aussitôt des signaux de feu et j’ai écrit à Sammetar à Mari pour mettre le pays en état d’alerte. Les espions, constatant cela, ont fait demi-tour, et ont rapporté que les Bords-de-l’Euphrate sont en état d’alerte, et que toute la population et tout le grain sont effectivement rassemblés dans des forteresses. En entendant ce rapport, les benjaminites ont entrepris de fortifier la cité d’Abattum [cité non localisée]. Pour me décider sur leur sort, j’ai envoyé deux voyageurs. Dès que ces hommes seront de retour, je rapporterai leurs informations à mon seigneur", ARM XIV.84 ; "A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. Dagan et Ekrub-El vont bien. La cité de Terqa et la région vont bien. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, un Uprapéen, un Yahuréen et un Amnanéen, soit trois benjaminites, sont venus depuis l’amont avec Yasim-Mahar [un représentant mariote chargé de négocier la paix ?] pour faire la paix. Ils voulaient discuter avec moi. Ils partent aujourd’hui vers mon seigneur en même temps que cette tablette", ARM III.50). Un dernier scheik nommé Lahun-Dagan refusant de déposer les armes, est désavoué et isolé par ses pairs, qui se rendent ("A mon seigneur, message de Yasmah-Addu [chef benjaminite, homonyme de l’ancien gouverneur de Mari fils de feu Samsi-Addu] ton serviteur. Précédemment, j’ai écrit à mon seigneur pour avoir des gens. Mon seigneur m’a répondu : “Pour tes déplacements, prends donc les équipages de Lahun-Dagan [la réponse de Zimri-Lim signifie : "Commence d’abord par réduire Lahun-Dagan à l’impuissance, après seulement je te donnerai des cadeaux !"] !”.  Voilà la réponse de mon seigneur. Aujourd’hui je me disposais à agir, mais les Yarihéens, chefs parmi les bédouins, m’en ont empêché. Autre chose : les scheiks benjaminites se sont réunis à Zalpah, et se sont rendus à Ahuna [cités non localisées]. Sura-Hammu et Yarim-Lim qui siégeaient ont proposé d’aller chez mon seigneur. Les scheiks des bédouins se sont levés pour dire à Yarim-Lim et à Sura-Hammu : “Allez chez Zimri-Lim pour réclamer nos cités. Et si Lahum-Dagan ne se rend pas, nous le tuerons, ou nous le chasserons de son trône”. Voilà ce qu’ont dit les scheiks benjaminites. Yarim-Lim, Sura-Hammu et les scheiks sont en route vers mon seigneur. Que mon seigneur ne repousse pas leurs demandes. Moi-même j’arriverai après eux", ARM II.53). Les terres autour de Mari sont ensuite redistribuées en fonction du degré d’allégeance que les bédouins ont témoigné durant les années passées, causant d’interminables contestations ("A mon seigneur, message de Yasmah-Addu ton serviteur [c’est le Yasmah-Addu de la lettre ARM II.53 précédente, à ne pas confondre avec son homonyme le fils de feu Samsi-Addu]. A propos du canal de Zurmahhum [lieu inconnu], mon seigneur m’a écrit : “Tu cherches querelle à propos des cités sur le canal de Zurmahhum, n’oublie pas que j’en suis le propriétaire !”. Oui, les cités, terre et ciel, appartiennent à mon seigneur. Mais mon seigneur m’a confié ces cités, et de nombreux calomniateurs ont ensuite ruiné ma réputation dans le cœur de mon seigneur. [texte manque] Que mon seigneur ne remette pas en question mes cités ! J’ai toujours été disponible pour mon seigneur, or je n’ai pas recouvré mes cités comme mes soi-disant Frères qui ont reçu satisfaction en recouvrant les leurs. Ce sont des calomnies qui m’ont ruiné devant mon seigneur. Mon seigneur m’a confié quatre bourgades à Arahitum [région non localisée] qui sont quatre ruines, dès lors je ne peux pas répondre à mes sujets qui me disent : “Tes soi-disant Frères ont obtenu des cités avec des champs, alors que toi tu as cédé nos champs au palais !”. J’ai entendu mon seigneur accepter du bout des lèvres de me redonner mes quatre cités, j’ai donc envoyé un de mes serviteurs pour en bouter les agriculteurs du palais et imposer aux responsables de prêter le saint serment au roi. Et pour qu’ils ne contestent pas ce serment au roi, il a [texte manque]. Je veux venir devant mon seigneur pour défendre mon parti", ARM II.55), relayées parfois par le propre fils de Zimri-Lim ("A Zimri-Lim mon père, message de Dadi-hadun ton fils. Toutes les cités appartiennent à mon père, et nous sommes tes fils. Mais sache que dans le pays mes frères ont reçu beaucoup de cités pratiquant beaucoup de cultures, alors que pour ma part j’ai été lésé de deux cités. Des plaintes de ces deux cités sont arrivées jusqu’à moi, disant : “L’année passée, on nous a cédé un bail correspondant à dix qors [unité de mesure mariote] de grain pour un arpent de champ, or on veut nous imposer aujourd’hui vingt qors par arpent, c’est un scandale !”. Après enquête, j’ai constaté que ces gens sont très pauvres. Par ailleurs, leur bail est au nom du palais alors que leurs champs appartiennent à des particuliers : pourquoi leur avons-nous fait des baux au nom du palais ? Et si je me rends chez toi, avec quoi pourrai-je nourrir la troupe qui m’accompagnera ? Réfléchis et prends tes décisions", ARM II.61). La tablette ARM A.361, trop fragmentaire pour être citée ici, datée de la quatrième année de règne de Zimri-Lim, contient un serment d’Ibal-pi-El qui, se présentant comme "fils de Dadusa" l’ancien roi d’Esnunna, renonce à toute nouvelle revendication territoriale et déclare la paix avec Mari.


Cette normalisation des relations entre les cités de Mari et d’Esnunna, découle de la victoire de la première sur la seconde, mais elle est aussi motivée par un intérêt commun. La Mésopotamie tout entière est alors menacée par un puissant voisin, le roi Siwapalarhuhpak d’Elam. Divers indices que nous ne commenterons pas ici laissent penser que tout commence la septième année du règne de Zimri-Lim, soit la vingt-sixième année du règne de Hammurabi, quand, à la suite d’on-ne-sait-quelles péripéties, Ibal-pi-El perd le pouvoir à Esnunna au profit d’un Amorrite nommé Atamrum favorable aux Elamites. Ainsi introduite en Mésopotamie, l’armée de Siwapalarhuhpak guidée par les Esnunnéens sous le commandement d’un général nommé La-awil-Addu, se répand vers le nord en direction de Subat-Enlil, qui est prise. Les envahisseurs se tournent ensuite vers la région de l’Ida-Maras au nord-est de Mari. La lettre ARM VI.66 précise que cette invasion se déroule pendant que Zimri-Lim est en voyage officiel à Ugarit, un voyage bien attesté par d’autres lettres qu’on peut dater précisément entre la fin de la huitième année et le quatrième mois de la neuvième année de son règne ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. Haya-Sumu m’a envoyé le message suivant : “L’armée élamite et le roi d’Esnunna sont montés vers le pays de Zimri-Lim, à l’intérieur de l’Ida-Maras, avec tous leurs équipements. Personne n’est là pour sauver l’Ida-Maras, et Zimri-Lim se trouve dans un pays lointain [à Ugarit]. Si tu n’écris pas à Zimri-Lim pour lui demander de venir à notre secours, l’Ida-Maras est perdu”. [texte manque]", ARM VI.66 ; "A mon seigneur, message de Saknum ton serviteur. La cité d’Ilan-sura [cité non localisée] du seigneur Haya-Sumu et le contingent que mon seigneur y a expédié, vont bien. Autre chose : le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, le général La-awil-Addu a quitté Subat-Enlil avec trois mille Esnunnéens. Se dirige-t-il vers Asnakkum ou vers Surusum [cités non localisées] ? Personne ne le sait", ARM II.135). La lettre ARM III.15 date peut-être de cette époque, qui décrit l’invasion de la rive gauche d’un cours d’eau - la rivière Khabur ? ou le fleuve Euphrate ? - par un ennemi non nommé, et la nécessité urgente de transférer tous les troupeaux sur la rive droite pour en empêcher la capture par cet ennemi ("A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. A propos des rumeurs qui courent sur l’ennemi (que le dieu brise les armes de l’ennemi !), on peut craindre que si les troupeaux transhumants des bédouins demeurent à pâture sur la rive gauche, l’ennemi survienne et cause des pertes. En revanche, si ces troupeaux transhumants traversent de la rive gauche à la rive droite, l’ennemi ne pourra plus causer aucun tort et nous-mêmes n’aurons plus de souci. Que mon seigneur réfléchisse et donne des ordres clairs aux bédouins pour que leurs troupeaux transhumants se rassemblent sur une seule rive", ARM III.15). Zimri-Lim et Hammurabi s’empressent d’oublier leurs différends passés pour signer un pacte d’assistance mutuelle rapporté par les fragments joints ARM M.6435 et ARM M.8987 (dans lequel Zimri-Lim est qualifié de "fils de Yahdun-Lim" l’ancien roi de Mari, et non plus de "fils de Hadni-Addu" comme sur le sceau de la lettre ARM TH.72-15 précitée : "Jure par Samas du ciel, jure par Addu du ciel, Hammurabi fils de Sinmuballit roi de Babylone : “A partir de ce jour, pour ma vie entière, je serai en guerre contre Siwapalarhuhpak. Je n’enverrai aucun de mes messagers au devant des siens. Je ne ferai pas la paix avec Siwapalarhuhpak sans l’accord de Zimri-Lim roi de Mari et du pays bédouin. Si je veux faire la paix avec Siwapalarhuhpak, je jure d’en discuter avant avec Zimri-Lim roi de Mari et du pays bédouin. Je jure que nous ferons ou non ensemble la paix avec Siwapalarhuhpak. Je formule ce serment avec des bons sentiments et une sincérité complète par mes dieux Samas et Addu, envers Zimri-Lim fils de Yahdun-Lim roi de Mari et du pays bédouin, afin de me rapprocher de lui”", ARM M.6435 + ARM M.8987). Dans deux lettres circulaires ARM VI.51 et ARM VI.52 adressées à des généraux mariotes, Hammurabi insiste lourdement sur son soutien à Zimri-Lim, en racontant l’héroïque résistance de la cité de Razama (cité non localisée précisément dans la région du Yamutbal, région au sud du djebel Sinjar) assiégée par La-awil-Addu ("A Bahdi-Lim, message de Hammurabi. Une lettre précédente me disait : “La-awil-Addu [général esnunnéen qui a pris Subat-Enlil] est parti à Esnunna pour obtenir un renfort de troupes. Atamrum l’a envoyé porter au roi d’Elam le message suivant : « Quand Zimri-Lim approchera de Razama pour lui porter secours, profites-en pour marcher contre son pays ». Tel est le message d’Atamrum. Que mon seigneur ne néglige pas ma lettre”. En réponse à cette lettre, sache que le roi d’Elam n’a accordé aucun renfort de troupes à La-awil-Addu, et que celui-ci est revenu bredouille vers Atamrum. Ici, en revanche, mon armée est rassemblée et prête. Que mon Frère se réjouisse ! Envoie-moi constamment des nouvelles de Zimri-Lim, de son armée, de l’armée élamite et de celle d’Esnunna qui assiège Ramaza. Je dois être toujours informé. J’ai préparé une autre tablette pour Zimri-Lim. Si tu ne gardes pas les Soutéens que je t’ai expédiés, équipe-les et envoie-les à Zimri-Lim. Si tu les gardes, envoie cette tablette à Zimri-Lim", ARM VI.51 ; "A Buqaqum, message de Hammurabi. Une lettre précédente me disait : “La-awil-Addu est parti à Esnunna pour obtenir un renfort de troupes. Atamrum l’a envoyé porter au roi d’Elam le message suivant : « Quand Zimri-Lim approchera de Razama pour lui porter secours, tu en profiteras pour marcher contre son pays ». Tel est le message d’Atamrum. Que mon seigneur ne néglige pas ma lettre”. En réponse à cette lettre, sache que le roi d’Elam n’a accordé aucun renfort de troupes à La-awil-Addu, et que celui-ci est revenu bredouille vers Atamrum. Ici, en revanche, mon armée est rassemblée et prête. Envoie-moi constamment des nouvelles de Zimri-Lim, de son armée, de l’armée élamite et de celle d’Esnunna qui assiège Ramaza. Je dois être toujours informé", ARM VI.52). La lettre ARM XIV.104 adressée à Zimri-Lim par l’un de ses généraux, rapporte également en détails ce siège de Razama par les Esnunnéens ("A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, trois habitants de Bab-nahlim [cité non localisée], ex-captifs d’Esnunna depuis l’époque de l’expédition de Dannum-tahaz contre Mari, échappés de l’armée d’Atamrum, sont arrivés chez moi. Je leur ai demandé des nouvelles. Voici ce qu’ils m’ont dit. Dès que l’armée est arrivée à Razama, les habitants de cette cité ont fait une sortie, tuant sept cents soldats élamites et six cents soldats esnunnéens. Après un siège de dix jours, les Anciens sont sortis vers Atamrum pour lui dire : “Nous voulons la paix. Que tes soldats s’éloignent de leur camp d’une demie lieue, et nous t’apporterons de l’argent”. Il leur a répondu : “Vous croyez pouvoir me mentir pour que je retire mon camp et que je mette fin aux tourments de l’Ida-Maras. Si vous voulez la paix, pourquoi Sarriya n’est-il pas sorti vers moi ? Battons-nous donc ! Apprêtez-vous à défendre votre cité !”. Les habitants de la cité lui ont répondu : “Le maître de cette cité est Zimri-Lim, et son armée est avec lui. Ne fais rien jusqu’à temps qu’il te rejoigne”. Sarriya a alors placé la cité en état de défense. Il a effectué régulièrement des sorties, tuant des soldats d’Esnunna, tandis qu’Atamrum réalisait une terrasse avançant vers la cité. Cette terrasse atteignant la base de la muraille extérieure, l’ennemi a entreprit de faire une brèche. Mais les habitants, après avoir renforcé les côtés de la brèche, s’y sont introduits nuitamment pour se rassembler au pied de la terrasse. Au matin, ils ont achevé leur sortie en tuant la moitié des soldats de la terrasse, en les dépouillant de leurs lances de bronze et de leurs boucliers, qu’ils ont ramenés dans la cité. Les habitants sont restés fidèles à mon seigneur. Atamrum a tenté une ruse en prenant des hors-la-loi ["surrarum", littéralement "qui ne sont pas soumis à une autorité", dans le sens neutre de "non inféodés" ou, comme ici, dans le sens négatif de "rebelles, brigands"] qu’il a équipés avec des javelines de bronze [armement standard des bédouins enrôlés dans l’armée mariote]. Il a intimidé la cité en disant : “Pourquoi restez-vous fidèles à Zimri-Lim ? Vous ne voyez pas que désormais ses troupes vous assiègent ?”. Mais les gens de la cité lui ont répondu : “Ces hommes qui approchent ne sont que des hors-la-loi que tu as équipés ! Dans cinq jours, c’est toi qui verra les vraies troupes de Zimri-Lim, qui les conduira en personne !”. La rumeur de l’arrivée de mon seigneur plane sur l’armée des assiégeants. Ceux-ci, lors de la première veille, organisaient deux corvées d’approvisionnement, se figurant que, la distance de l’eau à l’armée étant d’une lieue franchie avant l’aube, et l’armée comptant deux ou trois mille hommes, les gens de la cité seraient trop peu nombreux pour attaquer les porteurs d’eau : ces derniers ont pourtant effectué une sortie et tué de nombreux soldats, depuis lors les corvées d’approvisionnement se font dans le camp, où une grande peur de mon seigneur règne. Que mon seigneur vienne donc pour sauver cette cité ! Par ailleurs, suite à mon précédent message au sujet de Subat-Enlil, sache que cette cité n’est toujours pas tombée, ses habitants ayant refusé à l’armée [esnunéenne, alliée de l’Elam] d’y entrer en disant : “La cité appartient au roi [Isme-Dagan, alors réfugié à Babylone ? ou Zimri-Lim ?], aucune troupe ne peut y pénétrer”. Tel est le rapport de ces hommes à mon seigneur. Je les ai envoyés à Bahdi-Lim avec des gardes du corps. La muraille de Saggaratum [cité non localisée précisément dans la vallée du Khabur] s’est effondrée sur trente mètres : j’ai rassemblé les habitants pour la consolider. Que mon seigneur ne soit plus inquiet sur cet effondrement de la muraille. Autre chose : le transport des grains du palais s’effectue correctement. Le palais va bien. La région va bien. Saggaratum et Dur-Yahdun-Lim vont bien. Message envoyé le 27 du mois de lahhum [troisième mois du calendrier mariote, homonyme du dixième mois du calendrier d’Ekallatum] à mon seigneur", ARM XIV.104 ; on note que l’état de délabrement des fortifications de Saggaratum est évoqué dans une autre lettre, qui date peut-être de la même époque : "A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Je suis arrivé à Saggaratum. Une faille s’est produite sur le Khabur, j’ai levé les gens de la région pour s’y rendre. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, le sulhum [une digue ?] fortifié en amont de la ville de Saggaratum s’est effondré. Or on ne trouve plus de maître maçon dans la région. Dagan-asraya, l’ancien maître maçon, est mort, et il était de toute façon incapable de construire quoi que ce soit de son vivant. Quand mon seigneur a ordonné de construire le glacis, j’ai réclamé un maître maçon à mon seigneur, et j’ai obtenu le maître maçon Ahum : cette homme a construit le glacis, puis il est reparti à Mari son travail terminé. Aujourd’hui on ne trouve plus aucun maître maçon pour les fortifications et les palais de Dur-Yahdun-Lim et de Saggaratum. Mon seigneur doit donner l’ordre de m’envoyer un maître maçon compétent pour remettre en état ces deux fortifications et ces deux palais", ARM II.101). Un petit contingent mariote d’avant-garde est envoyé vers Babylone, sous le commandement d’un nommé Ibal-pi-El homonyme de feu le roi d’Esnunna, devant lequel Hammurabi prodigue les signes d’amitié aux Mariotes et d’hostilité aux Elamites ("A mon seigneur, message de Yarim-Addu ton serviteur. Quand le contingent d’Ibal-pi-El était à Babylone, Hammurabi leur a dit : “Après votre départ, je renverrai les messagers élamites à leur roi sans escorte”. Voilà ce qu’a dit Hammurabi. Et le lendemain du départ du contingent d’Ibal-pi-El vers mon seigneur, les messagers élamites ont effectivement été repoussés, ne pouvant même plus approcher de la porte du palais, ils demeurent en résidence surveillée, gardés par des gens du roi. Je n’ai pas reçu la confirmation de leur renvoi, c’est pour cela que je n’ai pas écrit à mon seigneur. Dès que j’aurai la confirmation du renvoi de ces hommes, j’en informerai mon seigneur. Autre chose : j’ai appris par la rumeur publique que le roi d’Elam se trouve à Esnunna et que, décidé à ne pas repartir vers ses terres, l’armée esnunnéenne [texte manque]", ARM II.73). A l’ouest, Zimri-Lim obtient l’envoi d’un contingent de la cité d’Alep où le roi Yarim-Lim vient de mourir, remplacé par son fils Hammurabi homonyme du roi de Babylone ("A Hammurabi, message de Zimri-Lim ton Frère. A propos des forces alliées objet de tes lettres, sache que j’ai envoyé plusieurs messages à Hammurabi le seigneur d’Alep pour qu’il envoie un contingent. Il l’a fait. Sa troupe est arrivée chez moi. Voici ce que j’ai dit aux généraux qui commandent ce contingent : “[texte manque]", ARM II.68 ; "A mon seigneur, message de Marad-ili-su ton serviteur. Hammurabi [d’Alep] s’est beaucoup réjoui d’apprendre que le contingent du Yamhad soit en route pour Babylone, il a dit : “C’est une bonne nouvelle, que mon Frère [Zimri-Lim] envoie mon contingent vers Babylone, et noue ma frange à celle du roi de Babylone”. Il a ajouté qu’il me garde jusqu’au pudum [une fête ?], je quitterai donc Alep quatre jours après avoir envoyé cette tablette à mon seigneur", ARM II.71). Mais très vite, les soldats d’Alep manifestent leur manque d’enthousiasme au combat, estimant que la zone de conflit est très éloignée de leur cité : beaucoup désertent ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. Le général yamhadéen m’a informé : “Quatre hommes ont déserté. J’ai envoyé des hommes à leur recherche. Ecris à ton seigneur qu’ils se sont enfuis, afin que ces hommes ne quittent pas le territoire”. Voilà ce que m’a dit le général yamhadéen. Puisqu’en ce moment mon seigneur se trouve en amont, qu’il donne des ordres clairs à Kibri-Dagan et à Yaqqum-Addu pour que ces hommes ne quittent pas le territoire. Dès qu’ils seront pris, on les ramènera pour les emprisonner [ou "pour les mettre à mort" ?], afin de servir d’exemples", ARM VI.35 ; "A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. A propos de la lettre de mon seigneur sur les gens du Yamhad [région autour d’Alep] et du Zalmaqum [région autour de Harran] qui se cessent de déserter, sache que précédemment j’ai donné un ordre clair aux capitaines de chaque cité ainsi qu’aux scheiks et aux chefs : “Tout Yamhadéen ou Zalmaquéen surpris à marcher vers l’amont [de l’Euphrate, qui conduit vers le Yamhad et le Zalmaqum], doit être saisi selon la lettre de mon seigneur, et m’être ramené”. Après la centaine d’hommes qui ont déserté, un Yamhadéen avec un âne a été surpris à marcher vers la vallée : des capitaines l’ont saisi nuitamment et me l’ont ramené. J’ai fait enfermer cet individu. Précédemment aussi, j’ai installé les capitaines dans la vallée, dans les champs, sur la gorge du wadi et à Bit Kapan [cité non localisée sur la rive droite de la rivière Khabur, au nord de Saggaratum]. Selon la lettre de mon seigneur, j’ai installé dix hommes au puits du Dihum [site non localisé]. Les capitaines sont bien épaulés. On ne constate aucune négligence", ARM XIV.75). La cité de Qatna quant à elle, ennemie traditionnelle de sa voisine la cité d’Alep, est vite soupçonnée de manigances au bénéfice de l’envahisseur élamite ("A mon seigneur, message de Hammi-sagis ton serviteur. Un messager élamite est passé dans la région d’Alep, et a envoyé depuis Emar [aujourd’hui le site archéologique de tell Meskeneen Syrie, sur la rive droite de l’Euphrate, à une quarantaine de kilomètres à l’est d’Alep] deux serviteurs vers Qatna. Quand Hammurabi [d’Alep] a appris cela, il a envoyé des gardes à sa frontière pour qu’ils capturent ces gens à leur retour. On les a interrogés, ils ont répondu : “Le seigneur de Qatna nous a renvoyés [vers Siwapalarhuhpak le roi d’Elam] avec le message suivant : « Le pays se remet à toi. Monte donc, tu auras de quoi t’occuper [c’est-à-dire : "Tu pourras te servir en butin à ta guise"] »”. Ces gens ont été mis au secret dans un village. Le seigneur de Qatna a envoyé à son tour vers l’Elam deux messagers [texte manque]. Que mon seigneur donne des ordres clairs et écrive au roi de Babylone afin que ces individus ne passent pas la frontière", ARM A.266 ; "A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. La ville de Mari, le palais et la région vont bien. Une ambassade accréditée est arrivée depuis Qatna : Kukkumanzu et Inneri messagers élamites et Epi-El messager de Qatna se dirigent vers l’Elam, tandis que Yaslim-Andu messager de Qatna et Yasmah-El messager de Qabra [cité non localisée dans la vallée du petit Zab, objet de convoitise des Turukkéens voisins comme on l’a vu plus haut] se dirigent vers Qabra. Ces hommes doivent-ils continuer leur chemin ? Que mon seigneur m’écrire pour me dire sa décision", ARM VI.22 ; "A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. La ville de Mari, le palais et la région vont bien. Des messagers élamites et qatnéens en ambassade sont arrivés de chez le roi [élamite], en route pour Qatna : “Kukkumanzu messager élamite et Epi-El messager de Qatna. Je les ai retenus. Doivent-ils continuer leur route, ou être arrêtés ? Que mon seigneur m’écrive pour me dire sa décision. Yarpa-Addu messager de Qatna mandaté pour chez mon seigneur, a déjà été l’objet d’une de mes lettres : finalement, après réflexion, j’ai retenu cet homme, en me disant que si les contingents amis ne sont pas encore rassemblés sous les ordres de mon seigneur cet homme pourrait transmettre cette information”, voilà pourquoi je l’ai retenu. Dois-je maintenant le laisser partir vers chez mon seigneur ? Que mon seigneur m’écrive pour me dire sa décision. J’ai interrogé les marchands de mon entourage à propos de Yatar-Addu, on m’a dit qu’il va bien, qu’il a reçu son ordre de départ le lendemain du départ des messagers de Qatna, et qu’Innerri a reçu son ordre de départ en même temps que lui. Tablette envoyée le 11 [texte manque] à mon seigneur", ARM VI.19). Plusieurs lettres très importantes pour la suite de notre étude, racontent la création de l’armée que Zimri-Lim veut envoyer à Hammurabi de Babylone. Comme à l’époque de Samsi-Addu, le gros des troupes mariotes est constitué de mercenaires d’origine bédouine, enrôlés contre la promesse de cessations temporaires de terres autour de Mari. Un général de ce corps expéditionnaire, un nommé Kibri-Dagan, informe Zimri-Lim du regroupement spontané de ces soldats improvisés et de leur déplacement collégial vers l’est ("A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, je suis à la tête d’un millier de bédouins, soit un corps, et je suis arrivé à Qattunan. Les autres arriveront peu à peu après moi à Qattunan pour s’y rassembler, trois mille hommes, comme mon seigneur m’a ordonné. Personne ne pose de difficultés. Que mon seigneur se réjouisse", ARM III.14 ; "A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, j’ai quitté Qattunan et je fais étape à Bit Kapan. Je dois atteindre demain Saggaratum. Avant que j’arrive à Bit Kapan, la tablette de mon seigneur m’est parvenue en aval de Qattunan, où se trouvait mon corps. Avant qu’elle me parvienne, mille cinq cents bédouins m’ont rejoint en trois jours, après être descendus vers le fleuve. Le reste arrive peu à peu", ARM XIII.102 ; "A mon seigneur, message de Kibru-Dagan ton serviteur. Avant que la tablette de mon seigneur me parvienne à Qattunan, où se trouve mon corps, deux mille bédouins sont descendus vers le fleuve en aval. Selon la lettre de mon seigneur, j’ai pris un édit pour leur rassemblement : quand les sacrifices à Dagan seront accomplis, j’ai fixé le jour du [texte manque] comme date ultime pour constituer le contingent. Autre chose : le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, j’ai atteint Terqa en soirée. J’y garderai les troupes au fur et à mesure de leur arrivée. Le restant des hommes [texte manque]. Les trois milles hommes réclamés dans la lettre de mon seigneur, seront totalement rassemblés", ARM XIII.103). Un autre général, nommé Bahdi-Addu, assure Zimri-Lim de la bonne ambiance qui règne entre eux ("A mon seigneur, message de Bahdi-Addu ton serviteur. Les bédouins de l’arrière-garde sont arrivés. Les bédouins de l’avant-garde, comme ceux de l’arrière-garde, vont bien : pas de maladie, ni aucune perte. L’ensemble de l’armée va bien. Que mon seigneur ne s’inquiète pas. Dans chaque expédition, j’ai l’habitude de prêter l’oreille pour entendre les nombreuses doléances. Dans la présente expédition, j’ai prêté l’oreille : actuellement je n’ai entendu aucune doléance, tout n’est que rires et chansons. Leurs cœurs sont contents, comme s’ils étaient chez eux. L’unique objet de leurs désirs, est de livrer combat et battre l’ennemi. Ainsi parle le cœur des serviteurs de mon seigneur. Que mon seigneur soit heureux", ARM II.118). Mais Bahdi-Lim - l’administrateur qui a aidé Zimri-Lim à s’emparer de la couronne mariote, comme on l’a vu plus haut - est nettement moins enthousiaste, en constatant avec inquiétude que l’armée mariote n’est qu’une masse de "pihrum", c’est-à-dire littéralement de "gens réunis pour une opération militaire ponctuelle" aux motifs bassement intéressés, alors que l’armée babylonienne, même plus restreinte numériquement, est composée de soldats aguerris et entrainés, au point que les régiments de deux cents Babyloniens valent largement les régiments de deux mille Mariotes ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. Yantin-Erah est arrivé, il m’a dit : “J’approvisionne l’armée, et je repars : même si les bédouins sont regroupés par sections et par clans, ce n’est là qu’une armée de conscrits ["pihrum"], qui ne compte par ailleurs aucun réserviste. Deux mille hommes répartis dans deux bataillons. Qui peut mener une telle armée à bon port ?” [Yantin-Erah ici pose indirectement sa candidature au poste de général en chef du corps expéditionnaire mariote, suggérant que cette armée n’est rompu à aucune discipline militaire et que lui seul est capable de donner un ordre à cette masse informe], puis Yantin-Erah est reparti. Nos amis babyloniens nomment un général pour deux ou trois cents hommes, et ceux-ci sont les meilleurs [c’est-à-dire les plus expérimentés au combat]. Notre grande armée se déplace sans général, mais Yantin-Erah est-il vraiment capable de la mener à bon port ? J’admets qu’il est capable de l’équiper, mais pour la commander seul Zimri-Lim est qualifié comme général, et Yantin-Erah doit rester son lieutenant. Si demain une raison pousse mon seigneur à ordonner une attaque, qui pourra diriger cette armée convenablement ? Yantin-Erah serait-il capable de la conduire et de la ramener ? J’écris à mon seigneur selon mes devoirs de serviteur : que mon seigneur réfléchisse selon ses devoirs de roi", ARM VI.28 ; on peut supposer au passage que si Hammurabi a composé son armée en régiments de seulement deux cents soldats, c’est justement parce que ces soldats sont bien aguerris et entrainés, et que s’ils étaient regroupés en régiments plus nombreux ils pourraient facilement se retourner contre lui et le renverser…). Quand les chefs mariotes parviennent à Babylone, ils réclament d’emblée des égards, avant même d’avoir fait leurs preuves sur le champ de bataille ("A mon seigneur, message de Lahum ton serviteur. Nous sommes entrés dans la cour du palais pour déjeuner devant Hammurabi. Seuls Zimri-Addu, moi-même et Yarim-Addu avons reçu un habit, alors que les gens de Yamhad entrés en même temps que nous ont tous reçu un habit. Les Yamhadéens étant ainsi vêtu, contrairement aux secrétaires de mon seigneur, j’ai demandé à Sin-bel-aplim : “Pourquoi cette ségrégation de ta part à notre encontre, comme si nous étions des fils de truie ? Les secrétaires-ci ne sont-ils pas comme nous aux ordres du même roi de premier rang ? Pourquoi fais-tu une distinction entre eux et nous [littéralement : "Pourquoi rends-tu la droite étrangère à la gauche ?"] ?”. Voilà ce que j’ai dit vivement à Sin-bel-aplim. Je me suis personnellement fâché contre lui, les secrétaires de mon seigneur ont protesté et sont sortis de la cour du palais. L’affaire a été rapportée à Hammurabi. Finalement, ils ont reçu un habit. Quand ils ont été vêtus, Tab-eli-matin et Sin-bel-aplim m’ont interpellé : “Hammurabi te dit ceci : « D’emblée tu me cherches des noises ! Te prends-tu pour le censeur de mon palais ? Je vêts qui me plaît, et je dévêts qui me déplaît ! C’est la première et dernière fois que j’accepte de vêtir des secrétaires à l’occasion d’un déjeuner ! »”. Telles sont les paroles de Hammurabi. Que mon seigneur en soit informé", ARM II.76). Hammurabi, pour fêter ses alliés mariotes, organise une grande parade à Kish… et cela provoque des jalousies dans les rangs, des affrontements de susceptibilités, qui ne s’apaisent que par des difficiles compromis ("A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, l’armée de Hammurabi sort de Babylone. J’ai été convoqué pour la suivre. J’ai accepté. Mais actuellement j’ignore où nous allons. Suite à cette tablette, j’informerai mon seigneur sur le but de l’expédition [texte manque]", ARM II.20 ; "A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Suite à ma convocation pour suivre l’expédition, j’ai écrit à mon seigneur : “On m’a réclamé des provisions pour dix jours. J’ignore où nous allons. Dès que j’aurai l’information, j’enverrai un message à mon seigneur”. Voilà ce que j’ai écrit à mon seigneur, et voici le but de l’expédition pour laquelle j’ai été convoqué : Hammurabi est allé à Kish, où il ne s’était pas rendu depuis plus de dix ans. L’armée de mon seigneur et sa garde personnelle l’ont accompagné. Il est resté trois jours à Kish. Durant le trajet, la nouvelle de l’arrivée des bédouins m’est parvenue, je la lui ai annoncée : “Les bédouins sont arrivés, mon seigneur veut-il aller à leur rencontre ?”. Telle a été ma question. Il m’a répondu : “Le 5 [de ce mois] à Babylone, je t’informerai de ma décision”. Telle a été sa réponse. De retour à Babylone, nous nous sommes présentés à la porte du palais. Dès que nous sommes entrés, Hammurabi a dit : “Allons ! Que l’armée entre en ville, qu’elle prenne ses quartiers dans les maisons réquisitionnées, demain elle prendra son repas en ma présence”, puis il est sorti. J’ai parlé ainsi à son ministre Sin-bel-aplim : “Chaque fois qu’ils [les bédouins] descendent à Mari, mon seigneur sort à leur rencontre, et les porte-enseigne de ses serviteurs paradent devant mon seigneur”. Telles ont été mes paroles. Il m’a répondu : “Puisque tous les bédouins prendront leur repas demain en présence de mon seigneur, que leurs porte-enseigne fassent leur parade demain”. Telle a été sa réponse. Tab-eli-matim et Sin-bel-aplim sont sortis avec moi, puis nous avons fait entrer l’armée en ville. Le lendemain, j’ai réuni cinquante soldats d’élite et je les ai fait entrer pour parader, tandis que tous les bédouins prenaient leur repas dans le jardin en sa présence. C’est dans ce jardin que les porte-enseigne ont paradé. Il était vraiment content de l’arrivée des bédouins. Il a distribué des cadeaux. Bahdi-Addu a reçu un anneau-hullum et un anneau d’or d’une valeur nominale de vingt sicles, et d’une valeur réelle de dix-huit sicles, ainsi qu’un habit et une chemise multicolore. Bahdi-Addu avait nommé douze hommes chefs de sections par bataillon. Après réflexion, je me suis dit d’abord : “Un bataillon doit compter mille hommes, et mille hommes doivent être répartis entre dix chefs de sections, or le nombre des chefs de sections correspond à mille deux cents hommes, et vingt-quatre capitaines les entourent, ce qui correspond à mille quatre cents hommes. Comment nous justifierons-nous en cas d’enquête ?”. Mais après réflexion, je me suis dit ensuite que si je démettais de leurs fonctions les chefs de section excédentaires, je susciterais l’hostilité contre moi. Par crainte de cela, j’ai affecté Sulum à la tête des bédouins Yabasa, j’ai affecté Bihirum à la tête des clans Asarugayus, j’ai confirmé les dix autres chefs de sections, ainsi que vingt capitaines sur les vingt-quatre nommés par Bahdi-Addu. A propos de Sulum et Bihirum, j’ai dit aux Babyloniens que Bahdi-Addu dirigeait en tant que général, et que ces deux hommes étaient ses commandants. Suite à ma manigance, Sulum et son collègue ont reçu un anneau d’or d’une valeur nominale de cinq sicles et un disque solaire d’or d’une valeur nominale de cinq sicles, et d’une valeur réelle commune de huit sicles, ainsi que deux habits et deux chemises multicolores. Les dix chefs de sections ont reçu des anneaux-hullum et des anneaux d’une valeur nominale de vingt sicles, et d’une valeur réelle de dix-huit sicles. Tel et le cadeau donné aux chefs de sections. Les vingt capitaines ont reçu un anneau d’une valeur nominale de dix sicles d’argent, et d’une valeur réelle de huit sicles, une médaille d’une valeur nominative d’un sicle, et d’une valeur réelle de deux tiers de sicle, ainsi que des habits et des chemises multicolores. Pour les bédouins : une médaille d’une valeur nominale de trois sicles, et d’une valeur réelle de deux sicles et demi. Cette médaille a été donnée pour chaque groupe de dix hommes. Les cinquante porte-enseigne ont reçu chacun un anneau d’une valeur nominale de cinq sicles et une médaille d’une valeur nominale d’un sicle, dont la valeur réelle commune est de quatre sicles deux tiers, ainsi qu’une chemise multicolore. Tel est le cadeau pour les porte-enseigne", ARM A.486 + ARM M.5319). Par la suite, des troubles éclatent, dont les chefs ont beaucoup de peine à atténuer les effets dévastateurs ("A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. […] Suite aux troubles qui ont eu lieu dans l’armée, je n’ai pas expédié les messagers à mon seigneur, ils ne seront pas ainsi les témoins de ces troubles : je les ai dirigés vers Terqa en leur disant : “Le roi y arrivera dans deux jours, par la rive opposée [texte manque]", ARM XIV.103).


Heureusement pour Zimri-Lim et surtout pour Hammurabi, leurs adversaires ne s’avèrent pas très efficaces. La lettre ARM XIV.124 nous apprend que des nouveaux régiments élamites sont en route vers le nord pour aider Atamrum à s’emparer enfin de Razama, et vers le sud où la cité de Larsa est prête à les accueillir ("A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. [texte manque] Autre chose : j’ai appris à Hanat [aujourd’hui Anah en Irak] que l’armée élamite s’est divisée en deux, une partie se dirige vers Babylone, conduite par un homme de Larsa, l’autre partie se dirige vers Ekallatum. Jusqu’à maintenant, je n’ai pas de confirmation. Je vais à Sippar : si j’obtiens confirmation de cette nouvelle, j’enverrai immédiatement tous les détails à mon seigneur", ARM XIV.24). Dans la lettre ARM II.67, Zimri-Lim réclame à Hammurabi l’envoi d’un détachement de bédouins mariotes pour garder la cité de Hit sur l’Euphrate, à mi-chemin entre Mari et Babylone, calculant que si les Elamites s’en emparent la communication entre les deux cités sera rompue ("A Hammurabi, message de Zimri-Lim ton Frère. Tu m’as envoyé ce message : “Pour me procurer le grain de la rive orientale, j’ai mobilisé le peuple. Prends tes dispositions [texte manque]”. […] Il prélèvera cent ou deux cents soldats dans notre armée, qui n’y perdra pas son allant. Donne des ordres clairs, et veille à ce que cette troupe se mette en route seulement après avoir reçu des bons présages. Assure-toi que ni cette troupe ni le pays ne subiront le moindre dommage. D’autre part, les bédouins que je t’ai envoyés sont experts dans les opérations commandos et les patrouilles. Prélève donc deux cents hommes ici, trois cents là parmi eux, et confie-leur la garde de Hit, face à l’ennemi, afin qu’il ne puisse rien faire. Dirige toi-même le reste de l’armée. Elle vaut trente mille hommes, et peut mettre fin à nos problèmes [texte manque]", ARM II.67). La lettre ARM II.34 confirme la crainte de Zimri-Lim, qui veut aussi poster des hommes à Hanat (aujourd’hui Anah en Irak, à mi distance de Mari en amont, et de Hit en aval), elle révèle aussi la présence, aux côtés des Mariotes et des Babyloniens, d’Esnunnéens hostiles à Atamrum et aux Elamites (ces Esnunnéens résistants sont l’objet d’une grande suspicion de la part de Zimri-Lim, qui demande à Hammurabi de ne pas les laisser entrer dans Babylone : "A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Mon seigneur a écrit à Hammurabi d’expédier dix mille hommes avec des barques à Hanat dans l’attente de l’ennemi. Avant qu’arrive la tablette de mon seigneur, j’ai multiplié les demandes pour qu’il envoie une troupe nombreuse et des barques. Maintenant que la tablette de mon seigneur est arrivée, j’ai dit à Hammurabi : “Comme ton Frère te le demande, envoie troupe et barques pour qu’il se prépare, car l’ennemi est proche”. Voilà ce que je lui ai dit. Il m’a répondu : “Une troupe et des barques sont déjà campées [à Hanat], de même qu’à Rapiqum et à Uhul [cité non localisée]. J’ai réuni troupe et barques selon mes responsabilités”. J’ai ensuite envoyé à Hammurabi le message suivant [Ibal-pi-El était donc en déplacement, il n’était plus à Babylone pour s’adresser à Hammurabi de vive voix] : “Ne refuse pas une troupe et des barques à ton Frère. Tu dois faire ce que ton devoir t’impose”. Voilà ce que je lui ai dit. Hammurabi ne m’a pas écouté. Précédemment, mon seigneur a envoyé un message à Hammurabi au sujet des soldats d’Esnunna : “Si des troupes alliées intégrant ces gens se rendent chez toi, elles ne doivent pas résider dans la ville de Babylone mais à l’extérieur. Seule mon armée peut résider dans la ville de Babylone et dans le camp”. Tel était le message de mon seigneur à Hammurabi. Mais il ne faudrait pas que, l’armée résidant dans la ville de Babylone suite au message de mon seigneur, cela engendre du désagrément quand on fera appel à elle pour batailler contre l’ennemi. Actuellement l’armée procurée par mon seigneur réside effectivement dans la ville de Babylone : il me semblerait plus pertinent que l’armée de mon seigneur campe à l’extérieur, pour briser l’ennemi là où il se trouvera, pour je puisse nettoyer les régions agricoles [langage militaire signifiant : "nettoyer de la présence des Elamites, chasser les Elamites de ces territoires agricoles"]. Que mon seigneur réfléchisse à cela. On ne peut pas protéger l’extérieur de Babylone en résidant dans la ville. L’armée de mon seigneur va bien", ARM II.34). La lettre ARM II.77 appartient peut-être à cette période : inquiet de voir une partie de l’armée élamite se diriger vers le sud en direction de Babylone, Hammurabi aurait choisi dans un premier temps de garder toutes les forces coalisées auprès de lui pour défendre son royaume, avant de se raviser en répondant favorablement à son allié mariote ("A mon seigneur, message d’Abumekim et Lahum tes serviteurs. Je suis arrivé à Babylone, et j’ai exposé toute l’affaire à Hammurabi. Je l’ai incité à s’engager solennellement. Il a contesté à propos de Hit, essayant de s’imposer à force de paroles, mais je n’ai pas cédé, j’ai conduit l’affaire comme cela convenait, j’ai tenu tête, je l’ai amené à des concessions. Finalement Hit n’est plus objet de litige. Il ne s’est pas engagé solennellement le 25, en prétextant : “Si le 25 n’était pas prohibé par Sin [dieu-Lune sémitique, équivalent du dieu-Lune Nanna sumérien], je m’engagerais solennellement. Mais le 25 est prohibé par Sin, donc je ne m’engagerai pas solennellement le 25. Ton maître doit s’engager dans les mêmes conditions. D’ailleurs, qui accepterait de s’engager un 25 ?”. Je lui ai donc vers de l’eau sur les mains le 27, et le 28, lors de son conseil privé, Hammurabi s’est engagé sur les dieux pour mon seigneur. Que mon seigneur soit informé de tout cela ! […]", ARM II.77). Hammurabi a raison d’être inquiet : un de ses capitaines l’a trahi, proposant à Siwapalarhuhpak le roi d’Elam de livrer le Mutiabal (région au sud de Babylone, servant de frontière avec le territoire de Larsa alliée des Elamites), cette manœuvre a été déjouée de justesse ("A mon seigneur, message de Yarim-Addu ton serviteur. Le chef de section d’origine mutiabaléenne capturé avec le détachement babylonien le mois passé a dit au roi d’Elam : “Le Mutiabal tout entier a attendu ce jour. Renvoie-moi dans mon pays, et je soulèverai le Mutiabal en ta faveur”. Voilà ce que cet homme a dit au roi d’Elam, qui l’a renvoyé à Babylone. Arrivé à Babylone, il s’est entretenu avec le roi en cachant ses intentions. Puis il est parti vers Kazallu [cité non localisée, capitale du Mutiabal]. Il y a exposé le message que le roi d’Elam lui avait confié. Les gens de Kazallu l’ont écouté, se sont concertés, et ont écrit au roi d’Elam. Cette affaire a transpiré chez Hammurabi, qui l’a astucieusement reprise en mains. Il a envoyé des espions pour se renseigner. Quand ils sont revenus pour confirmer les faits, il a adressé aux notables de Kazallu le discours suivant : “A cause de l’Elamite, toute la population doit rassembler grain et paille dans Babylone, afin que [texte manque] et que votre pays ne soit pas pillé. Rassemblez tout votre grain et votre paille, tous vos garçons et vos filles, et envoyez-les vers Babylone. Conservez seulement vos moutons qui mangeront dans votre pays, et restez dans vos maisons”. A ce discours du roi, ils ont répondu : “Notre seigneur ordonne, nous obéirons”, et après cette réponse ils sont partis. Après leur départ, il a envoyé un contingent de six mille hommes avec des bateaux pour transporter leur grain et leurs familles. Ils ont cherché un prétexte : “Nous n’avons pas terminé, donnez-nous encore trois jours”. Tel est le prétexte qu’ils ont donné aux hommes du roi qui étaient chez eux. Le troisième jour, ils ont entendu des nouvelles du roi d’Elam. Ayant confiance en lui, ils se sont déclarés unanimement contre Hammurabi et ont tué autant de ses hommes qu’ils ont pu. Hammurabi, informé de leur attaque, a envoyé une autre troupe vers ce pays. Tous les soldats du Mutiabal ont barré la route. Une bataille a eu lieu. Ils ont été battus. [texte manque] La population de ce pays, hommes et femmes, garçons et filles, a été déportée [texte manque]", ARM II.74). Dans le nord, les efforts des envahisseurs se portent contre la cité de Kurda (cité non localisée, dans le sud du djebel Sinjar), dont le seigneur nommé Hammurabi (un homonyme de ses contemporains Hammurabi de Babylone et Hammurabi d’Alep, d’où la difficulté à distinguer ces trois personnages dans certaines lettres !) est sommé de choisir : avec le roi d’Elam contre les Mariotes et les Babyloniens, ou avec les Mariotes et les Babyloniens contre le roi d’Elam ("A mon seigneur, message de Haqba-Ahum ton serviteur. Voici, sur cette tablette que j’envoie à mon seigneur, la copie de la tablette que le roi des Elamites a envoyée à Hammurabi : “Du roi, à Hammurabi. Tu es le vassal de mon serviteur Atamrum, or j’entends dire partout que tu entretiens une abondante correspondance avec Babylone et Mari. Cesse donc cette correspondance avec Babylone et Mari ! Si tu continues à l’entretenir, je provoquerai une tempête sur toi !”. Tel est le message que le roi des Elamites a envoyé à Hammurabi, que j’ai personnellement entendu", ARM A.6). Zimri-Lim envoie des renforts à Hammurabi de Kurda, en particulier le contigent que lui a confié Hammurabi d’Alep. Cela indispose Hammurabi de Babylone, qui soupçonne son allié Zimri-Lim de vouloir mener une guerre parallèle de conquête en Ida-Maras, au détriment de Babylone qui est alors en situation périlleuse face aux troupes de l’Elam et de Larsa. Mais Ibal-pi-El le général de Zimri-Lim apaise momentanément ces soupçons en rappelant que la cité de Qatna, dont les accointances avec l’Elam sont manifestes, pourrait apporter un soutien militaire à Hammurabi de Kurda, ce qui ferait basculer tout l’Ida-Maras dans le camp élamite : face à cette menace, on peut estimer naturel que le contingent de la cité d’Alep, ennemie traditionnelle de la cité de Qatna, prenne les devants en intervenant ainsi en Ida-Maras ("A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Hier Hammurabi [de Babylone] m’a dit : “Mari et Babylone sont en paix. J’ai envoyé un de mes serviteurs vers ton seigneur [Zimri-Lim], qui m’est revenu. De même je sais qu’un serviteur de ton seigneur fiable qui n’altère pas les messages, doit m’arriver : je lui dirai tout, il pourra écrire tout ce qu’il entendra après un rapide contrôle. Or, depuis que moi-même et Zimri-Lim formons un seul doigt, l’armée d’Atamrum s’occupe à razzier”. Voilà ce que Hammurabi m’a dit. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, un serviteur de Meptum a apporté une tablette pour Hammurabi. Nous sommes entrés avec lui. Le serviteur de Meptum a raconté les évolutions de l’Esnunnéen dans le haut pays, et il a dit à propos du contingent yamhadéen : “Dix mille Yamhadéens viennent de quitter la cité de Tuttul, on attend dix mille homme du Zalmaqum [rappelons que le Yamhad est la région autour d’Alep, et que le Zalmaqum est la région autour de Harran qui dépend aussi d’Alep], ils se dirigent vers l’Ida-Maras pour y affronter Atamrum”. Voilà ce qu’a raconté le serviteur de Meptum. Hammurabi a dit alors : “J’apprends que Zimri-Lim monte vers l’Ida-Maras, mais en fait c’est contre moi qu’il agit ! Au fond, il craint que si des soldats de Qatna montent vers Hammurabi [de Kurda, pour l’aider contre les Mariotes, et surtout contre les troupes d’Alep ennemies héréditaires de Qatna] tandis que lui-même ne dispose que d’une troupe réduite, ils se disent : « Zimri-Lim est privé des troupes de ses alliés [texte manque] »”. Voilà ce qu’il a dit. J’ai rétorqué instinctivement : “Cet homme [Hammurabi d’Alep] a prêté serment par les dieux avec mon seigneur [Zimri-Lim], ils font cause commune : je suppose que c’est parce qu’il craint une attaque d’Atamrum, qu’il envoie message sur message à mon seigneur. Sinon pour quelle autre raison mon seigneur monterait-il [vers l’Ida-Maras] ?”. Voilà ce que j’ai rétorqué instinctivement, entre autres. Après lui avoir parlé ainsi, [Hammurabi de Babylone] m’a dit : “Ecris à ton maître pour qu’il m’envoie toutes ses forces et pour que nous vainquions l’armée ennemie [élamite], ensuite nous nous retournerons pour frapper ses éléments avancés [c’est-à-dire : "Nous nous retournerons contre les cités de Kurda et de Qatna"]. D’abord nous devons unir nos forces. Que ton seigneur donne l’ordre à son général qui doit affronter l’ennemi du seigneur de Kurda, de se remettre en route avec le maximum de soldats. Qu’il envoie aussi un messager à Hamman afin que celui-ci envoie vite ses hommes”", ARM II.21). La lettre ARM II.121 dit que finalement Siwapalarhuhpak "a été battu" ("A mon seigneur, message de Meptum ton serviteur. Je détiens quatre tablettes du roi de Suse en Elam, qui a été battu, que portaient quatre messagers capturés lors de la campagne. Je les ai ouvertes en me disant : “Ces tablettes contiennent certainement des renseignements sur l’étranger ou le pays, je dois les ouvrir, en prendre connaissance, transmettre les informations à mon seigneur et prendre moi-même des dispositions”. Mais ces tablettes ne contenaient aucune information sur l’étranger ni le pays. Je les envoie à mon seigneur, pour qu’il en prenne connaissance", ARM II.121). En fait, il semble bien que le repli des troupes élamites a été négocié. Dans le sud, nous venons de voir que la tentative de Siwapalarhuhpak contre le Mutiabal a échoué. Dans le nord, les résultats ne sont pas plus heureux, notamment à cause de la mésentente entre Siwapalarhuhpak et son allié esnunnéen Atamrum : Siwapalarhuhpak demande à Atamrum de venir l’aider dans ses opérations au sud et d’abandonner le siège de Razama dont les habitants refusent toujours de se rendre, mais Atamrum refuse de lâcher Razama ("A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, Yawi-Addu fils de Hayama-ila, que mon seigneur avait envoyé dire à Atamrum : “Razama est ma cité, quitte-la !”, m’est revenu, accompagné de deux messagers esnunnéens. J’ai demandé des nouvelles à Yawi-Addu. Il m’a dit : “[texte manque] [Le roi d’Elam] a multiplié les messages à Atamrum pour lui dire : « Quitte cette cité et viens me rejoindre ! », mais Atamrum a répondu insolemment au roi d’Elam en lui écrivant : « J’ai bouleversé cette cité : si tu veux que je la quitte, écris aux habitants pour qu’ils me donnent un tribut, sinon je ne la quitterai pas ! »”. Voilà ce que Yawi-Addu m’a dit, que je rapporte à mon seigneur. […]", ARM XIV.103). On suppose que les cafouillages des uns conjugués aux hantises des autres ont amené les deux parts à trouver un compromis acceptable. Hammurabi de Kurda, dont la loyauté a été floue avec tout le monde, est sacrifié : la gestion de sa cité de Kurda est confiée à des représentants élamites, avec la bénédiction de Zimri-Lim et de Hammurabi de Babylone (qui y dépêchent chacun un messager agissant "au service du roi d’Elam" : "A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, Buzi serviteur du roi de Babylone et son compagnon Mut-Humusim serviteur de mon seigneur, me sont arrivés. Je leur ai demandé des nouvelles. Mut-Humusim m’a dit : “Deux messagers élamites se sont présentés à Abi-matim, qui est sorti à leur rencontre et s’est courbé devant eux. Ensuite ils se sont présentés à Hammurabi de Kurda, qui n’est pas sorti à leur rencontre pour se courber. Les messagers élamites ont dit : « Pourquoi Hammurabi ne sort-il pas à notre rencontre, pourquoi ne veut-il pas se courber, pourquoi ne nous offre-t-il pas bière et moutons ? ». Le lendemain, on les a calmés, mais quand nous avons voulu entrer pour présenter leurs lettres de créance on a empêché Mut-Humusim d’avancer. Celui-ci a dit : « La troupe de mon seigneur [Zimri-Lim] n’est-elle pas au service du roi d’Elam ? Pourquoi nous mettez-vous à l’écart ? ». On lui a répondu : « Vous ne passerez pas ! ». Le surlendemain, Mut-Humusim a dit : « Vous refusez de laisser passer les messagers, mais nos maîtres sont des rois puissants. Vous avez mis à l’écart un Babylonien, et vous m’avez personnellement empêché de présenter des lettres de créance. Sachez bien que je rapporterai l’affaire à mon seigneur [Zimri-Lim], qui écrira au roi d’Elam, qui sera très en colère contre vous ! »”. Voilà ce qu’il m’a dit, que j’écris à mon seigneur", ARM XIV.122). Atamrum, accusé de complicité avec l’envahisseur élamite, est déchu de son titre de roi d’Esnunna, qui revient à un Esnunnéen résistant nommé Silli-Sin, au grand dam de Hammurabi de Babylone qui aurait voulu annexer la cité ("A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. J’ai pris connaissance de la réponse que mon seigneur a écrite à Hammurabi au sujet du pays d’Esnunna, et que mon seigneur a fait porter chez moi. “Si les nobles d’Esnunna le veulent, exerce toi-même la royauté à Esnunna, sinon installe comme roi un membre de la famille royale présent à ta Cour” : voilà ce que mon seigneur a bien dit et bien écrit à Hammurabi. Mais comment les nobles d’Esnunna pourraient-ils le vouloir comme roi ? On dit qu’ils ont pris un chef ["lumes"] comme roi [texte manque]", ARM A.257). Mais, ayant grandement contribué à l’échec des Elamites par son entêtement à assiéger vainement Razama, Atamrum sauve sa tête en étant reconnu seigneur de la cité d’Andarig (cité non localisée, dans le sud du djebel Sinjar, à proximité de Kurda ; "Andarig" doit peut-être son nom aux "Turukkéens" du nord Zagros, qui ont l’habitude d’effectuer des raids à l’ouest du Tigre) par Zimri-Lim et Hammurabi de Babylone. En retour, Atamrum s’engage à tout faire pour chasser le fantoche qui a administré Subat-Enlil durant l’occupation élamite - un nommé Kunnam - et qui est toujours en place ("A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, Yarih-abum et deux messagers de Kurda qui l’accompagnent me sont arrivés à Saggaratum. Je lui ai demandé des nouvelles. Il a dit : “Atamrum [texte manque]. Voilà le message de Hammurabi [de Babylone ? ou, plus sûrement, de Kurda ?] à Aramrum. Atamrum a répondu : « Depuis que tu as saisi le pan de son manteau, tu es en paix avec Zimri-Lim. Moi aussi je veux faire la paix. La cité fortifiée de Subat-Enlil est comme une montagne au milieu du pays. Je veux y aller, intimider Kunnam l’Elamite, le chasser de la ville. S’il s’y refuse, je le tuerai, et je libérerai la cité de Subat-Enlil au profit de son maître. Sois à nouveau mon intercesseur afin que j’aie une entrevue avec Zimri-Lim ». Voilà ce qu’Atamrum a répondu à Hammurabi”. Telles sont les nouvelles rapportées par Yarih-abum, que je transmets par écrit à mon seigneur. Cette tablette arrivera après-demain à mon seigneur", ARM XIV.101). Le serment d’allégeance d’Atamrum à Zimri-Lim a été conservé sur la tablette ARM A.96 ("Par Samas du ciel, Atamrum fils de Warad-Sin roi d’Andarig : “A partir de ce jour, tant que je vivrai, je ne commettrai aucun méfait contre Zimri-Lim fils de Yahdun-Lim roi de Mari et du pays bédouin, contre sa ville, contre son armée, contre son pays [texte manque]. Je jure d’écrire à Zimri-Lim fils de Yahdun-Lim roi de Mari et du pays bédouin sans mensonge ni malveillance ni arrière-pensée. Je jure de formuler mes paroles d’amitié à l’égard de Zimri-Lim fils de Yahdun-Lim roi de Mari et du pays bédouin avec une total sincérité”", ARM A.96).


Le départ des envahisseurs élamites, la dixième année de règne de Zimri-Lim, c’est-à-dire la vingt-neuvième année de règne de Hammurabi, signifie le retour des luttes fratricides entre puissances amorrites. Réfugié à Babylone pendant la guerre contre l’Elam, Isme-Dagan manœuvre pour recouvrer son trône d’Ekallatum : cela fâche Zimri-Lim, qui retrouve ainsi son concurrent à l’hégémonie sur la région du Sinjar entre Tigre et Euphrate. Mais surtout, Hammurabi de Babylone comprend que l’occasion est idéale pour lui d’accaparer toute la Mésopotamie. L’outil militaire dont il dispose est sans précédent depuis Sargon, composé de plusieurs dizaines de milliers de soldats parfaitement entrainés et aguerris par des mois de conflit contre l’Elam. Face à lui, son alter ego Zimri-Lim ne dispose que d’une armée formée majoritairement de bédouins instables… que Hammurabi connaît très bien puisqu’ils sont toujours à ses côtés en Babylonie, où il les retient en ignorant les messages de Zimri-Lim qui lui réclame leur renvoi à Mari. La lettre ARM II.23 montre que Hammurabi joue habilement sur l’hostilité encore larvée entre Zimri-Lim et Isme-Dagan pour le contrôle de l’Ida-Maras, où Hammurabi de Kurda et Atamrum tentent sans succès de s’affirmer ("A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Après l’arrivée des tablettes de mon seigneur à Hammurabi, le salut destiné à Hammurabi et les instructions orales reçues [les tablettes sont apportées par des messagers qui peuvent transmettre des instructions non mentionnées dans les tablettes], nous sommes sortis. Nous nous sommes présentés à la porte du palais au petit matin. Les plantons ont fait entrer un messager du roi de Kurda en même temps que nous. J’ai réussi à maintenir le messager du roi de Kurda à distance de Lahum, d’Etel-pi-Samas et de tous les autres serviteurs de mon seigneur. Moi-même et Zimri-Addu nous sommes avancés pour parler à Hammurabi, devant lequel se tenaient Isar-Lim, Mutu-Hadquim, Rim-Addu, serviteurs d’Isme-Dagan. Je lui ai dit : “A deux reprises, mon seigneur t’a demandé de lui envoyer dix mille de tes soldats, mille bédouins et des troupes alliées. Pourquoi ne lui envoies-tu pas ces forces ? Envoie-lui au moins tes soldats, afin que là-bas mon seigneur aille avec eux rencontrer les rois qui ont pactisé avec les Elamites, les remette du bon côté, les pousse à unir leurs armées à ton armée. Réfléchis à propos de cette troupe. Envoie ce que tu peux envoyer. Sois attentif à ce que mon seigneur ne cesse de t’écrire. Le pays tout entier envoie lettre sur lettre vers toi pour obtenir ton soutien, or toi tu as grand besoin d’alliés”. Voilà ce qu’entre autres choses je lui ai dit. [texte manque] “Il veut le priver d’une troupe importante”. Voilà ce que Mut-Hadqim a déclaré, avant de murmurer à l’oreille de son seigneur [Isme-Dagan] : “Ibal-pi-El est informé. C’est parce que son seigneur [Zimri-Lim] a peur, que, par fidélité envers son seigneur, il vient débattre avec mon seigneur”. Voilà ce qu’il lui a murmuré à l’oreille, avant de sortir. Après qu’il est sorti, je lui ai dit astucieusement [à Hammurabi] : “Tu as pu toi-même constater le fond d’Atamrum et du roi de Kurda [sous-entendu : "Tu as pu constater leur absence de loyauté, leur personnalité retorse"], alors que tu n’as jamais relevé par le passé que ses propos [à Zimri-Lim] étaient exagérés. Il ne cesse de t’écrire pour que tu lui envoies des soldats, en te promettant : « Je veux aller occuper le pays de Kurda avec une armée coalisée. Quand j’occuperai ce pays avec une armée coalisée, tous les rois qu’il renferme ne pourront plus se tourner vers qui que ce soit ». Telle est la motivation de mon seigneur. Envoie donc des troupes à ton Frère”. Voilà ce que je lui ai dit. Et voici ce qu’il m’a répondu : “Ton propos a bien évolué, depuis le temps où tu prétendais : « Quand nous envoyons une troupe de cent hommes, l’adversaire en parle comme une troupe de mille hommes. Quand nous envoyons une troupe de mille hommes, l’adversaire en parle comme une troupe de dix mille hommes. Le jour même, l’adversaire décroche et son cœur est affolé » ! J’attends des renseignements d’ici cinq jours. Je réfléchirai après, et j’agirai en fonction de ce que j’aurai appris. Je ne libérerai aucune troupe tant que je n’aurai pas toutes les informations sur la situation”. Voici sa réponse. Il n’enverra aucune troupe que mon seigneur réclame. L’armée de mon seigneur va bien", ARM II.23). Quand Zimri-Lim demande : "Siwapalarhuhpak est parti, et on entre en hiver, tu n’as donc plus aucune raison de retenir mes soldats chez toi ! Renvoie-les-moi !", Hammurabi le repousse en prétextant que des Esnunnéens rebelles menacent à sa frontière nord ("A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Mon seigneur ne cesse de m’envoyer des messages pour que je presse Hammurabi de façon amicale pour qu’il libère l’armée [mariote] avant l’hiver. Je me suis donc adressé à Hammurabi de façon amicale en lui disant : “Le dieu a abandonné l’ennemi, et les jours de froid arrivent, pourquoi continues-tu donc à garder les serviteurs de ton Frère ? Donne-moi des instructions pour partir, afin que les soldats puissent regagner leurs demeures avant le froid”. Voilà ce qu’entre autres choses je lui ai dit de façon pressante. Mais comme je l’ai déjà écrit précédemment à mon seigneur, voici la réponse qu’il m’a répétée : “Je veux connaître les intentions d’Esnunna dans les cinq à dix jours, tais-toi !”. Telle a été sa réponse. Quand les ambassadeurs de mon seigneur ont reçu les propos destinés à mon seigneur, je siégeais, et j’ai émis les propos détournés suivants [à Hammurabi] : “Le dieu a instauré une amitié entre toi et le seigneur d’Esnunna, par conséquent les serviteurs de ton Frère n’ont plus rien à faire ici. Et même si le dieu, après avoir instauré cette amitié, provoque un différend, que pourrais-tu faire alors que nous sommes en plein hiver, comment pourrais-tu aller assiéger la cité ou razzier le pays [d’Esnunna] ?”. Voilà ce qu’entre autres choses je lui ai dit de façon pressante, voilà comment j’ai essayé de le convaincre. Mais tous les propos aimables que je lui ai adressés avec insistance, toutes mes paroles amicales, il refuse de les entendre", ARM II.24). Quand Zimri-Lim demande : "J’apprends qu’Isme-Dagan est en route pour Ekallatum afin d’y reprendre ses anciennes fonctions ! Tu veux vraiment me pourrir la vie, ou quoi ?", Hammurabi ne daigne même pas répondre, le général mariote Ibal-pi-El est obligé d’agir en catimini pour renvoyer nuitamment quelques centaines de bédouins vers Mari, en précisant qu’il a eu toutes les peines du monde à les convaincre parce que Hammurabi les traite si bien à Babylone qu’ils ne sont plus pressés de retourner à Mari ("A mon seigneur, message d’Ibal-pi-El ton serviteur. Mon seigneur a écrit à Hammurabi de lui expédier rapidement des bédouins, cinq cents Mariotes et dix mille Babyloniens. Hammurabi n’a pas donné cette troupe qu’a réclamée mon seigneur, prétextant : “Je n’expédierai aucune troupe tant que je n’aurai pas de renseignements sur l’ennemi”. Tel est le prétexte invoqué par Hammurabi. Or, des Esmunnéens ont bien été repérés au gué de Mankisum, et on a rapporté qu’ils se dirigent vers Situllum. Apprenant cela, Hammurabi m’a dit : “Les Esnunéens ont traversé et se dirigent vers Situllum : comment pourrais-je par conséquent renvoyer les bédouins et les Mariotes que ton seigneur me réclame, en supplément de mes hommes ?”. Voilà le discours que m’a tenu Hammurabi. Voici ma réponse : “Toutes les lettres de mon seigneur sont inspirées par vos traités d’alliance. Or on lui a rapporté qu’Isme-Dagan monte vers Ekallatum [texte manque]”. J’ai eu peur, j’ai donc retenu ces trois cents bédouins, dont les blessés qui doivent être remplacés. Les bédouins que j’ai expédiés sont accompagnés par une centaine d’hommes de la garde réunis en bataillon, ils ont pris la route sous le commandement de Yantin-Erah et Bahdi-Addu. Telle est la troupe que j’ai expédiée vers mon seigneur. Que mon seigneur ne se fâche pas contre moi en disant : “Pourquoi Ibal-pi-El n’a-t-il pas expédié mille bédouins de l’armée mariote ?”. Je me suis renseigné sur ces bédouins, serviteurs de mon seigneur, et cela m’a causé des craintes, je me suis dit : “Si je les envoyais, ils pourraient se rebeller, et cela nuirait à mon seigneur et au pays tout entier. Par ailleurs ces hommes armés de mon seigneur présents en Babylonie ne manifestent nullement le désir de retourner vers mon seigneur”. Que mon seigneur interroge Yantin-Erah sur ces bédouins. L’armée de mon seigneur va bien", ARM II.25). La onzième année de règne de Zimri-Lim, c’est-à-dire la trentième année de règne de Hammurabi, ce dernier porte ses assauts contre la cité de Larsa, pour la punir de ses agissements aux côtés des Elamites. On ignore le détail de la campagne, à laquelle participe Atamrum, on sait seulement qu’elle se termine par la conquête de la ville, et par l’annexion du territoire de Larsa à la couronne babylonienne ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. Une ambassade m’est arrivée, formée par Yahmus-El, [texte manque], et Namra-sarur le [texte manque] leur accompagnateur. Ils m’ont dit : “[texte manque] Ils ont levé les yeux vers Zimri-Lim”. Voilà le rapport qu’ils ont fait en ma présence. J’ai demandé ce qu’ils ont vu, comment le combat s’est-il déroulé. Ils m’ont répondu : “Les dix mille soldats de Hammurabi ont vaincu Larsa, et ils sont saufs”. Ils ont ajouté : “Le contingent de l’Esnunnéen [Atamrum] venu d’Andarig n’a ni brandi la lance ni bandé l’arc [autrement dit Atamrum n’a pas été un allié très actif, il est venu après la bataille…]”. Quand ils ont dit cela, j’ai demandé : “Comment le roi a-t-il réagi ?”. Ils m’ont dit : “Sa face était altérée, mais [texte manque]”. Voilà ce qu’ils ont vu. Aujourd’hui Isar-Lim est à la tête des troupes [babyloniennes] et le contingent esnunnéen est avec elles", ARM VI.70). Atamrum revient vers Andarig : Hammurabi le fait escorter par un gros contingent de six mille hommes, qui inquiète fortement le général mariote venu à sa rencontre ("A mon seigneur, message de Buqaqum ton serviteur. La région va bien. Je suis allé à Yabliya au devant d’Atamrum. J’ai rencontré Zimri-Addu, Menirum et Kibsi-Addu, qui m’ont donné des nouvelles. Je me suis approché pour demander à Atamrum : “Dis-moi par où tu veux passer [pour revenir à Andarig : Atamrum est autant surveillé par Mari que par Babylone !], que j’envoie une information sûre à mon seigneur”. Atamrum m’a répondu : “Je vais à Sapiratum [peut-être l’ancienne île de Bijan sur l’Euphrate, engloutie par la création du barrage de Haditha en 1987, à une vingtaine de kilomètres en aval de l’actuelle Anah en Irak], et à Sapiratum je verrai si je vais vers Mari ou si je coupe par la steppe. Alors tu enverras une information sûre”. Il veut donc longer le fleuve à la limite du désert. Quand nous serons à Sapiratum, j’écrirai à mon seigneur sur la suite de son voyage. Autre chose : j’ai estimé la troupe qui l’accompagne, elle se monte à environ six mille hommes", ARM II.120). Pour être sûr qu’Atamrum est désormais à ses bottes, Hammurabi ampute le territoire d’Andarig de la cité d’Allahad voisine (cité non localisée), qui est confiée à un fantoche nommé Halalum appuyé par dix mille soldats babyloniens ("A mon seigneur Asqur-Addu [gouverneur de Karana, cité non localisée, dans le sud du djebel Sinjar,près d’Andarig et de Kurda : la lettre, ayant été découverte à Mari par les archéologues, a donc été redirigée vers Mari après avoir été envoyée vers Karana], message de Meptum ton serviteur. Trois jours avant que je t’envoie cette tablette, un contingent de dix mille Babyloniens venant de Sippar a traversé, commandé par Mut-Hadqim. Ils conduisent Hulalum à Allahad pour en faire le seigneur à la place d’Atamrum. Voilà les informations que j’ai apprises. Prends tes dispositions. Que ces informations envoyées vers toi parviennent rapidement chez le roi [Zimri-Lim], afin qu’il lève la région avant leur arrivée. Quand j’aurai confirmation, je te l’écrirai, pour l’heure je ne fais que te transmettre ce que j’ai entendu. Dès que j’aurai confirmation de ces informations, j’enverrai aussitôt un message chez mon seigneur", ARM II.122). Par toutes ces décisions, Hammurabi cherche à isoler Zimri-Lim, mais sans le provoquer directement, afin que Zimri-Lim n’ait plus d’autre choix que lui déclarer la guerre en passant pour l’agresseur. Cette stratégie est payante. Refoulé de la haute vallée du Tigre où Isme-Dagan se réinstalle, refoulé de l’Ida-Maras que les Babyloniens investissent lentement, Zimri-Lim s’appuie sur le contingent d’Alep qui lui reste (celui que nous avons vu opérer en Ida-Maras durant la guerre contre l’Elam, objet de la lettre ARM II.21 précitée), et tente un rapprochement avec Silli-Sin le nouveau roi d’Esnunna (la lettre ARM A.2119 date peut-être de cette époque, qui montre Ibal-pi-El, le général et ambassadeur mariote à la Cour de Babylone, très opposé à l’alliance entre Mari et Esnunna envisagée par Zimri-Lim : "A mon seigneur, message de ton serviteur Ibal-pi-El. J’ai appris que Yarih-abum a été autorisé à quitter le seigneur d’Esnunna [en agissant ainsi le seigneur d’Esnunna signifie son approbation au message que Yarih-abum est venu lui apporter]. Mon seigneur sait que cette Cour est pleine de tromperies. Elle agit par ruse envers mon seigneur, dans le but de s’accaparer Andarig, et quand elle l’aura prise elle visera Kurda, ensuite elle franchira les hauteurs du Sinjar, et tout le pays de Subartu lui criera : “Bonne santé à mon seigneur [formule traditionnelle signifiant un ralliement sans condition, ici à la Cour d’Esnunna] !”. Cette Cour reproduit les agissements de Samsi-Addu, elle ne cesse de déplacer ses frontières : elle s’est installée à Ekallatum, elle campe près de Qattara et Allahad pour les prendre et les annexer. Cette Cour est pleine de tromperies. Avant que la situation échappe à notre contrôle, marchons sans tarder contre elle. Les bédouins brûlent de combattre, les rois de l’Ida-Maras ont rassemblés leurs troupes et tournent leurs regards vers mon seigneur, les scheiks se sont réunis et ont délégué chez mon seigneur Anni-itti-El et Hanzan. Que mon seigneur interroge ses serviteurs et se mette en route", ARM A.2119), qui de son côté noue des relations avec les Gutis, peuple montagnard de la chaîne du Zagros aussi instable que leurs voisins septentrionaux turukkéens. La lettre ARM A.649 nous informe que le seigneur de la cité de Qattara (cité à mi-chemin entre Ninive/Mossoul et le djebel Sinjar, aujourd’hui le site archéologique de tell Rimah, à une dizaine de kilomètres au sud de Tal Afar en Irak), un nommé Hadnu-rabi, a été destitué - par Zimri-Lim qui doutait de sa loyauté ? -, et que cela a provoqué un chaos : des Turukkéens ont envahi la région, avant de déguerpir en apprenant l’arrivée de Gutis conduits par Isme-Dagan. Hammurabi de Kurda, craignant la contagion, appelle Zimri-Lim au secours ("A mon seigneur, message de Hadba-Ahum ton serviteur. Les Turukkéens sont venus au pays de Qattara pour secourir Hadnu-rabi : les gens de Qattara ont effectivement réclamé avec insistance le retour de Hadnu-rabi sur son trône. Mais le cinquième jour, les Turukkéens ont quitté le pays de Qattara après avoir reçu des nouvelles sur les Gutis. Hammurabi [de Kurda] très inquiet m’a informé : “Sans que j’ai le temps de réagir, j’ai appris qu’en aval Zazzum le roi du Gutium avance avec son armée, guidé par des serviteurs d’Isme-Dagan, et qu’il est arrivé à la cité de Qabara, qu’il occupe. D’autre part, Isme-Dagan est arrivé de Babylone à Makilan [cité non localisée entre Babylone et Ekallatum], terme de son parcours. Depuis Makilan, il a envoyé des messagers vers Atamrum pour lui dire : « Je vais bien, je suis arrivé ». Les Turukkéens m’ont envoyé ce message : « Les Gutis nous menacent, alors que nous sommes en position de faiblesse. Pouvons-nous abandonner nos demeures alors que les Gutis arrivent ? Serons-nous chassés de tout ce que nous possédons ? Gagnerons-nous la montagne, trouverons-nous une terre où nous pourrons vivre ? Et vous, abandonnerez-vous vos demeures et vos cités, et partirez-vous face aux Gutis ? Réfléchissez aux événements. Joignez vos forces aux nôtres, et nous réussirons à repousser les Gutis ». Voilà le message qu’ils m’ont envoyé, qui explique pourquoi les Turukkéens, face à la menace armée des Gutis, ont quitté Qattara pour retourner chez eux. Va donc chez Zimri-Lim et parle avec lui. Précédemment, Sarrum-kima-kalima occupait les terres d’Ekallatum et gardait la frontière du pays : aujourd’hui Sarrum-kima-kalima est mort et Isme-Dagan occupe le pays de Razama. Après la mort de Sarrum-kima-kelima, Hadbu-rabi gardait la frontière : maintenant Hadnu-rabi a été chassé, et le pays de Qattara est en désordre. Je suis devenu la frontière. Le temps est trop court pour que Zimri-Lim fasse l’aller et le retour de Mari : l’ennemi est sur le point d’envahir le pays, c’est la panique. Demande à Zimri-Lim de monter jusqu’à Saggaratum, que cette demande lui arrive rapidement, afin que je me mette en route au plus vite et que je puisse m’entretenir avec lui à Saggaratum, revenir, et préserver la capitale du pays. Si Zimri-Lim a un empêchement à Mari et ne peut pas venir à Saggaratum, que sa réponse me parvienne rapidement afin que je reste sur place pour défendre la capitale du pays. Voici toutes les données de l’affaire. Ecris à ton seigneur pour qu’il m’envoie rapidement une réponse”. Telles sont les informations que m’a communiquées Hammurabi. Mon seigneur doit réfléchir en roi. S’il veut monter à Saggaratum, qu’il me l’écrive, afin que je guide Hammurabi à la rencontre de mon seigneur. Si cela n’est pas possible ou si mon seigneur ne veut pas monter à Saggaratum, qu’il réponde à ma lettre avec ses instructions. Que mon seigneur prenne connaissance de ces nouvelles et me répondre pour que je fasse ce qu’il m’écria", ARM A.649), qui lui-même redemande à Hammurabi de Babylone la restitution du gros de son armée toujours cantonnée à Babylone. Dans la lettre ARM A.4028, on apprend que Hammurabi de Babylone pousse le cynisme jusqu’à réclamer à Zimri-Lim l’envoi du contingent d’Alep pour on-ne-sait-quelle raison - parce que des Gutis sont descendus en Babylonie ? parce que les gens de Larsa sont récalcitrants à l’autorité de leur nouveau maître babylonien ? - : Zimri-Lim lui répond diplomatiquement qu’il a encore besoin de ce contingent pour capturer les Gutis en route vers l’Ida-Maras, qu’il projette de retourner pour en faire une garnison frontalière à Subat-Enlil ("A Hammurabi, message de Zimri-Lim ton Frère. A propos de la venue de l’armée yamhadéenne chez toi, objet de tes multiples lettres, sache que je me suis montré très pressant et que cette armée [texte manque] sont arrivés chez Atamrum, qui m’a envoyé le message suivant : “Nous avons un projet pour les Gutis armés en route vers Subat-Enlil, objet de ta lettre : nous agirons rapidement, et ainsi nous aurons cinq mille hommes à disposition pour constituer une garnison à Subat-Enlil. Ces hommes ne nous échapperons pas”. Tel est le message d’Atamrum. Par ailleurs, mes serviteurs chez Atamrum et chez Hammurabi [de Kurda] m’ont envoyé ce message : “Atamrum et Hammurabi roi de Kurda ont très envie d’envoyer des troupes contre Isme-Dagan”", ARM A.40.28). La lettre ARM II.40 date peut-être de cette époque, qui raconte comment Isme-Dagan rassure les Turukkéens en négociant leur alliance, et comment un rapprochement s’opère entre Isme-Dagan et la cité d’Esnunna ("A mon seigneur, message de Yasim-El ton serviteur. La rumeur apporte qu’Isme-Dagan a conclu un pacte de non-agression avec les Turukkéens. Il a marié la fille de Sasiya [chef turukkéen] à son fils Mut-Asqur contre un don d’or et d’argent. D’autre part, des soldats esnunnéens ont rejoint Isme-Dagan. Mon seigneur est certainement au courant de ces nouvelles. J’écris là à mon seigneur ce que dit la rumeur", ARM II.40). Hammurabi de Kurda, conscient à la fois de la faiblesse de Zimri-Lim et de ses ambitions sur l’Ida-Maras, pousse finalement les notables de sa cité et des cités alentour à provoquer une guerre ouverte contre les Mariotes avec l’aide d’Isme-Dagan et des Babyloniens ("[texte manque] Hammurabi [de Kurda] a envoyé ce message à son pays : “Rassemblez-vous à Kasapa [cité non localisée] pour que nous nous décidions sur la guerre”, puis il a envoyé rapidement chez [texte manque], serviteur de mon seigneur, cinq personnes de Suda pour qu’ils l’interrogent sur ce sujet. Tout le Numha [nom du pays dirigé par Hammurabi, dont la cité de Kurda est la capitale] étant réuni à Kasapa, Hammurabi s’est levé au sein de l’assemblée du pays de Numha et a parlé ainsi : “Quelle est votre opinion sur ce sujet ? Suda a envoyé des gens pour porter le message suivant : « Rejoignez-nous ! Faites la paix entre vous et [texte manque] ! Prenez un ou dix jours pour lever votre armée, et venez l’unir à la nôtre pour sauver vos frères ! Nous n’avons pas d’autre ennemi que Mari ! ». Par ailleurs, le roi de Babylone m’a envoyé une troupe. Jamais Zimri-Lim n’a soutenu le Numha : à l’époque de Qarni-Lim il a appuyé la rébellion, à l’époque d’Atamrum il a agi de même, aujourd’hui c’est encore Himdiya qu’il s’apprête à secourir. Dès que les Babyloniens auront rejoint mes forces, je veux déclarer la guerre au bensimalite [c’est-à-dire Zimri-Lim, qui est pourtant un benjaminite : Hammurabi de Kurda qualifie Zimri-Lim de "bensimalite" par ironie, par haine des bédouins bensimalites qui soutiennent la cité de Mari contre la cité de Kurda]”. Mais le peuple du Numha lui a répondu : “Nous sommes en aussi bons termes avec Babylone qu’avec notre Frère bensimalite, mais avec le bensimalite nous partageons et partagerons toujours notre vie”. Après avoir entendu cette réponse, il a rétorqué : “Si vous n’êtes pas d’accord avec moi, faudra-t-il que j’attende [texte manque]”. [Hammurabi de Kurda] a pillé le Yamutbal [le pays dont Andarig est la capitale], il a emporté au Numha deux mille moutons et quarante personnes", ARM A.3757). Hammurabi de Kurda est entendu par la population de la cité de Hadna sur le Tigre, non encore localisée par les archéologues, équivalent mariote de la cité de "Hutnum" bien attestée dans les textes babyloniens, probablement fondée sur un étymon sémitique "dn" signifiant simplement "plaine, vallée" dont les auteurs de la Genèse feront l’"Eden". Zimri-Lim y envoie un détachement qui y rétablit rapidement son autorité, et en chasse les hommes d’Isme-Dagan ("A mon seigneur, message de Haqba-Hammu ton serviteur. Le pays de Hadna a fait défection, il est passé du côté de Hammurabi de Kurda. Je suis parti en renfort avec deux mille hommes. Isme-Dagan a été informé de mon départ avec deux mille hommes [texte manque]. J’ai équipé cette troupe pour une expédition à Razama. Elle s’est levée, a bousculé les soldats d’Isme-Dagan, qui ont dû abandonner tous leurs équipements et leurs boucliers. Isme-Dagan s’est échappé de justesse. Je ne lui ai pas permis de faire entrer un seul pain à Razama. Les dieux protecteurs de mon seigneur marchent au côté de son armée, et écartent les obstacles. Que mon seigneur se réjouisse ! Maintenant, cet homme qui s’est réfugié à Razama, a été chassé par le contingent de ton fils jusqu’à Rakna [cité non localisée]. Ton fils s’informera [texte manque]. Après cette tablette, je transmettrai toute autre information ultérieure à mon seigneur soit directement soit par un de mes serviteurs", ARM II.50). Mais bientôt tout s’accélère. La douzième année de règne de Zimri-Lim, c’est-à-dire la trente-et-unième année de règne de Hammurabi de Babylone, Isme-Dagan tombe malade, et se résoud à la paix avec Zimri-Lim, qu’il appelle désormais "mon Père" en signe d’allégeance (Isme-Dagan demande à Zimri-Lim l’envoi de prêtres pour hâter sa guérison : "A Zimri-Lim, message d’Isme-Dagan ton Fils. J’ai demandé dans mes prières un signe malikum [un présage écartant le mauvais sort ?]. Ce signe est venu. Mais personne ici ne connaît le rituel pour un malikum. Envoie-moi donc avec mon messager un de tes serviteurs qui connaisse ce rituel", ARM A.674). Des ambassadeurs mariotes sont envoyés à la Cour d’Ekallatum ("A notre seigneur, message d’Ibal-pi-El et Buqaqum tes serviteurs. Depuis que nous avons quitté la demeure de notre seigneur jusqu’à notre actuel séjour à Ekallatum, beaucoup de temps est passé. Suivant la lettre de notre seigneur, nous nous sommes rendus à Ekallatum où Isme-Dagan est alité. Nous avons chanté l’incantation [texte manque]. […] Autre chose : parmi les nombreuses instructions qu’il [Isme-Dagan] nous a données avant notre départ, il nous a confié une tablette adressée à notre seigneur signée “ton Fils”, il nous a donné un guide, et il a grandement loué Asqur-Addu le fils de Samu-Addu. Nous prenons connaissance de cette tablette [texte manque]", ARM II.119), ce qui équivaut de facto à un rapprochement avec les Gutis et avec les Esnunnéens, alliés de la Cour d’Ekallatum. La lettre ARM VI.27 révèle que Silli-Sin, le chef des Esnunnéens, machine de son côté pour s’attirer la sympathie des Elamites et des gens de Larsa ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. La ville de Mari, le palais et la région vont bien. Trois messagers, Ibal-Addu de Kurda, Haqbu-Dadi d’Ekallatum et Imgur-Samas d’Esnunna, ont été arrêtés tandis qu’ils cheminaient vers Ekallatum et Kurda dans une caravane. Ils ont été conduits à Meptum, qui me les a expédiés, et je les expédie à mon tour vers mon seigneur. Ils arriveront après cette tablette. Je leur ai demandé des nouvelles d’Esnunna. Ils ont dit : “Douze mille Esnunnéens sont montés à Situllum, six mille portant le grain et six mille les escortant. [texte manque] Silli-Sin a donné une énorme quantité de grain aux Elamites, qui doit être transporté à Diniktum [cité non localisée] et mis à leur disposition”. Puis ils ont dit : “Un contingent de dix mille Gutis de la reine de Nawar est monté avant la fête des Sept jours et se dirige vers Larsa. Les Babyloniens ont fait une sortie depuis Malgihum et ont razzié à [texte manque] les moutons des Elamites. Hammurabi se trouve à Sippar”. Voilà les nouvelles qu’ils m’ont dites. Je leur ai demandé leurs ordres de mission. Voici le message qu’ils portaient à Isme-Dagan et à Hammurabi [de Kurda, qui se retrouve allié de Zimri-Lim qu’il voulait combattre !] : “Gardez sous votre contrôle le pays du Subartu [la haute Mésopotamie], ne donnez pas les troupes prévues par le traité avec le roi de Babylone, demandez à Zimri-Lim de ne pas en donner également au roi de Babylone”. Tablette envoyée le [texte manque] du mois de hibirtum [cinquième mois du calendrier mariote] à mon seigneur", ARM VI.27). Isme-Dagan ne sait pas quelle attitude adopter face à Silli-Sin qui multiplie les incitations à une guerre ouverte contre Hammurabi de Babylone : il demande conseil à Zimri-Lim ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. Le Soutéen Ishi-Addu, serviteur de mon seigneur envoyé chez Isme-Dagan à l’occasion de la montée des troupeaux, est venu à moi avec Sin-ili le chevaucheur d’ânes et Hadni-Addu le [texte manque], messagers d’Isme-Dagan. Je leur ai demandé des nouvelles. Voici ce qu’ils m’ont répondu : “[texte manque]. L’homme qui les dirige a suscité désagréments et ennuis. Par ailleurs, Silli-Sin ne cesse d’envoyer des messages au chef guti par notre intermédiaire, il pose des questions et il nous gêne. Si notre Père [Zimri-Lim] est d’accord, tout message qu’il enverra par notre intermédiaire, quel qu’il soit, nous l’enverrons désormais à notre Père. Nous avons envoyé le bétail restant vers la région de notre Père. Que notre Père écrive à Meptum afin que ce bétail accède à la steppe de notre Père, et paisse avec le bétail de notre Père”. Voici le message qu’ils portent à mon seigneur. Que mon seigneur me dise si je dois lui envoyer ces messagers ou non", ARM II.45). Ce que Zimri-Lim lui répond nous importe peu. Nous devinons aisément que Hammurabi de Babylone ne peut pas rester sans réagir devant la grande coalition qui se forme contre lui - qu’il a contribué à former ! -, incluant Zimri-Lim, les seigneurs de l’Ida-Maras, Isme-Dagan, les Turukkéens, et peut-être demain Esnunna, les Gutis, et Larsa soulevée. Apprenant les mouvements de messagers entre Mari et Esnunna, il entre dans une fureur noire, et décide d’inverser complètement sa diplomatie en achetant la neutralité des Elamites ennemis d’hier - pour s’assurer qu’ils n’attaqueront pas dans son dos quand il quittera Babylone -, et en lançant une offensive générale contre Zimri-Lim ("A mon seigneur, message de Yatar-Addu ton serviteur. Après avoir ouvert son Conseil, Hammurabi s’est lamenté, attestant le dieu contre mon seigneur, en disant : “Je lui rendrai [à Zimri-Lim] la monnaie de sa pièce dans moins de deux mois, je le roulerai dans la poussière ! Les messagers élamites me proposent la paix ? Je dis oui au roi [d’Elam] !”. Depuis, les messagers élamites se succèdent à Babylone, ils y résident une journée et sont relayés les uns par les autres. J’ai entendu une rumeur : “Puisqu’il [Zimri-Lim] s’est allié à l’Esnunnéen [Silli-Sin], je vais l’obliger à assumer ses responsabilités !”. Que mon seigneur soit informé de tout cela", ARM A.2962). La suite de l’Histoire nous échappe, tout simplement parce que notre principale source, les tablettes de Mari, se tarit. Au début de la treizième année de règne de Zimri-Lim, c’est-à-dire au début de la trente-deuxième année de règne de Hammurabi, les troupes babyloniennes investissent la cité de Mari, apparemment en douceur puisque les archéologues n’y ont retrouvé aucune trace de destruction, à l’exception possible d’un incendie responsable du noircissement de L’investiture de Zimri-Lim, fresque dont nous parlerons dans notre prochain alinéa, ce qui sous-entend soit que les Mariotes ont quitté leur cité avant l’invasion - retournant à leur ancienne vie nomade, ou se sédentarisant plus loin vers l’ouest -, soit qu’ils ont accueilli favorablement les Babyloniens en dénonçant la politique dilatoire de leur ancien roi Zimri-Lim. On ignore ce que devient Zimri-Lim, on constate seulement que la cité de Mari cesse de jouer le moindre rôle politique, et même le moindre rôle économique puisque les commerçants des siècles futurs la délaisseront pour emprunter la route désertique du sud, ou la route montagneuse du nord (via Assur, le djebel Sinjar, Harran, Karkemish, Halab/Alep) : ses bâtiments, ses mobiliers, ses fresques restent figés dans l’état de leur grandeur soudainement interrompue, progressivement recouverts par le sable, pour le bonheur des archéologues qui les ressusciteront quatre millénaires plus tard (le site archéologique de Mari ne comporte aucune couche d’occupation postérieure au niveau III correspondant aux règnes de Samsi-Addu et Zimri-Lim). On ignore pareillement ce que deviennent Silli-Sin et Isme-Dagan, on sait seulement que Hammurabi annexe leurs territoires autour d’Esnunna et d’Ekallatum en même temps qu’il annexe celui de Mari, recréant ainsi, on l’a dit plus haut, l’ancien "grand royaume" mésopotamien de Sargon.


Comme on le voit, le principal intérêt des tablettes de Mari ne réside pas dans leurs indications historiques très relatives - qui, dans l’état actuel de leur déchiffrement, ne permettent pas d’établir une Histoire de Mari plus détaillée que celle que nous venons de faire -, mais dans la description indirecte des populations qui y vivent.


Primo, ces populations sémitiques sont bien d’origine nomade et commerçante, mais au XIXème et XVIIIème siècles av. J.-C. elles ne sont plus exclusivement commerçante ni exclusivement nomade. Au sein d’une même famille, une année N, on peut voir le père garder un troupeau de chèvres entre Alep et Mari, le fils engagé comme soldat dans l’armée mariote, et l’oncle cultiver un lopin de terre cédé contractuellement dans les alentours de Mari : l’année N+1, on peut retrouver le même oncle engagé comme soldat dans l’armée mariote parce que le contrat sur son lopin de terre a pris fin, le même fils déserteur réfugié du côté de Harran comme gardien du troupeau de chèvres du père, et le même père installé comme agriculteur dans les alentours d’Alep dans les mêmes conditions contractuelles que l’oncle à Mari l’année précédente. En d’autres termes, les Sémites de l’époque amorrite - comme probablement ceux de l’époque de Sargon quelques siècles plus tôt -, ne sont pas des nomades ni des sédentaires mais à la fois des semi-sédentaires et des semi-nomades, ils ne sont pas des commerçants ni des soldats ni des agriculteurs mais à la fois des agriculteurs, des soldats et des commerçants. Nous avons vu que les dynasties régnantes elles-mêmes sont issues de bédouins ayant renoncé à leurs déplacements laborieux à travers le désert, pour fonder ou s’installer dans les cités plus confortables d’Assur et d’Ekallatum (dans le cas d’Ila-Kabkabu et de son fils Samsi-Addu), de Mari (dans le cas de Zimri-Lim), ou de Babylone (dans le cas très probable des ancêtres de Hammurabi). Nous avons souligné l’importance de la lettre ARM I.42, qui révèle que l’armée mariote n’est composée que de bédouins d’amont (les "bensimalites") et d’aval (les "benjaminites"). Nous avons insisté sur la même importance des lettres ARM VI.28, ARM II.76, ARM A.486 + ARM M.5319, ARM XIV.103, qui trahissent le caractère composite et extrêmement instable de cette armée. D’autres lettres complètent ce sujet. Plusieurs d’entre elles montrent que les terres autour de Mari appartiennent à la cité, et que leur cessation passe par des procédures administratives très pointues pour éviter tout litige ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. J’ai pris connaissance des tablettes que tu m’as envoyées, où tu m’écris ton projet de recenser les benjaminites. Ne recense pas les benjaminites ! Si tu le fais, leurs frères les Rabbéens, qui habitent sur la rive opposée, au Yamhad [la région autour de la cité d’Alep], seront fâchés et leur interdiront le retour. Ne les recense pas, prend un édit et délivre-le leur, tourné de la façon suivante : “Le roi part en campagne, il a besoin de tous au complet, jusqu’au plus petit. Le scheik dont la troupe ne sera pas complète et qui laissera quiconque de côté sera coupable d’avoir mangé le serment du roi”. Voilà l’édit que tu dois leur délivrer, sans les recenser. Autre chose : je t’ai écrit une lettre à propos des champs des Bords-de-l’Euphrate [périphrase pour désigner la région de Mari] à partager entre les soldats, or tu me demandes : “Les bédouins de la steppe doivent-ils recevoir des champs des Bords-de-l’Euphrate ?”. Voilà ce que tu m’as écrit. J’ai interrogé ici Isar-Lim et les personnes concernées. Tu ne dois pas partager ni t’occuper de l’occupation des champs des Bords-de-l’Euphrate. Si tu partages ces champs et en examine l’occupation, cela engendrera des multiples plaintes. Ne partage pas les champs des Bords-de-l’Euphrate. Que chacun tienne aujourd’hui ce qu’il tenait antérieurement. Les champs ne doivent pas devenir un sujet de troubles. Les seuls champs dont tu peux t’occuper sont ceux des morts et des fugitifs. Donne-les à ceux qui n’ont pas de champ, à condition de bien en mentionner l’occupation lors de ton recensement. Organise les troupes et recense-les avec soin. Les bédouins de la steppe qui ont actuellement des champs sur les Bords-de-l’Euphrate, doivent les conserver comme précédemment. […]", ARM I.6). La lettre ARM XIII.14, qui date du règne de Zimri-Lim, rapporte que les tablettes contenant le découpage cadastral sont conservées dans des coffres scellés d’une pièce dédiée - à l’intérieur du "grand palais" à mégaron de Mari ? ou dans un autre bâtiment séparé ? -, et que leur simple consultation est strictement contrôlée ("A mon seigneur, message de Mukannisum ton serviteur. Mon seigneur m’a écrit à propos de l’armée régulière composée de personnes isolées et de domestiques régionaux, scellés au sceau de Sammetar. Suivant la lettre de mon seigneur, dame Inib-sunu a ouvert la pièce scellée renfermant les tablettes [texte manque]. Il nous a montré les deux coffres contenant les tablettes de la région scellées au sceau de Sammetar. Moi-même et Tabat-sarrussu les avons sortis avec nos mains. Suivant la lettre de mon seigneur, je n’ai ouvert aucun coffre. Les coffres étant sortis, je les envoie vers mon seigneur. […]", ARM XIII.14). Ces lopins de terre sont attribués à des bédouins recensés avec soin ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Le recensement a commencé, ton frère [Isme-Dagan] l’effectue là-bas [dans la région d’Ekallatum], et moi, ici [dans la région de Subat-Enlil]. Tu dois le faire aussi. Va dans la steppe avec des serviteurs de Lahum et des scheiks des Bords-de-l’Euphrate [périphrase désignant la région de Mari], une troupe d’un millier d’hommes y sont non inféodés ["surrarum"] : mets-les au pas, Lahum et les scheiks doivent parcourir toute la steppe pour obtenir leur serment. Quand ils auront fait allégeance, tu les passeras en revue aux Bords-de-l’Euphrate en les recensant, pour éviter les problèmes à faire cela dans la steppe. Je t’envoie Masum avec des instructions complètes. Lis-les avec soin", ARM IV.7). Ils sont restitués à la cité en vertu des contrats qui y sont attachés, ou d’autorité par le roi pour punir leurs locataires ou la famille de leurs locataires coupables de désobéissance, ou pour son service personnel, les bédouins sédentarisés jouissant jusque-là de ces lopins de terre redeviennent ainsi de facto des nomades ("A mon seigneur Yasmah-Addu, message de Tarim-Sakim ton serviteur. Naguère, quand je suis allé à Mari, mon seigneur m’a dit : “Tu auras du grain et un champ à Mari”, or, grain ou champ, on ne m’a rien donné. J’ai réclamé à plusieurs reprises à Hammanum un des champs de Harbu [cité non localisée, en amont de Hit et à peu de distance en aval de Yabliya comme on l’a vu plus haut dans les lettres ARM IV.88 et ARM IV.74] destinés aux lassus [littéralement "non affecté", terme qui pourrait désigner les réservistes ou les vétérans de l’armée mariote], mais il ne veut rien me donner. N’ayant ni champ à cultiver ni grain pour me nourrir comme les autres soldats, je meurs de faim. Que mon seigneur me pourvoie !", ARM V.22 ; "A mon seigneur Yasmah-Addu, message d’Isar-Lim ton serviteur. Le roi a attribué trois cents arpents de champs dans la région de Mari aux fils de Yan-Takim ton serviteur, or on a repris cent cinquante arpents de champs en leur laissant cent cinquante arpents : quel service mon seigneur attend-il des fils de Yan-Takim, qui exécutent pourtant tous les ordres de mon seigneur, et de moi-même ? Mon seigneur n’a-t-il plus besoin de leur service, pour reprendre ainsi leurs champs ? Que mon seigneur m’envoie une tablette pour me donner sa décision les concernant", ARM V.48 ; "A mon seigneur Yasmah-Addu, message d’Ili-asu ton serviteur. Je donnerais ma vie pour mon seigneur : qu’on ne me reprenne donc pas [texte manque] arpents de champs ! Addu-muballit ton serviteur [texte manque]", ARM V.57). Nous avons vu, lorsque nous avons raconté l’invasion élamite, combien les bédouins sont difficiles à contrôler ("A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. Voilà cinq jours que j’attends les bédouins par rapport au terme convenu, et ils ne se sont toujours pas rassemblés. Venus de la steppe, les bédouins s’installent dans les villes. J’ai envoyé des ordres à deux reprises dans ces villes pour qu’on les mobilise, mais ils ne viennent toujours pas. En conséquence, si dans trois jours ils ne sont toujours pas là, si mon seigneur est d’accord, je compte exécuter un prisonnier, lui couper la tête, pour la promener de ville en ville jusqu’à Hadna [homonyme de Hadna sur le Tigre mentionnée dans la lettre ARM II.50 précitée, dont nous avons dit qu’elle est probablement fondée sur un étymon sémitique "dn" signifiant simplement "plaine, vallée" dont les auteurs de la Genèse feront l’"Eden"] et Appan [cité bensimalite au nord de Mari], afin que tous soient effrayés et se rassemblent au plus vite. Je pourrais ensuite les expédier pour l’affaire pressante à l’origine des instructions de mon seigneur ", ARM II.48 ; "A mon seigneur, message de Bahdi-Lim ton serviteur. A propos des benjaminites absents que j’ai approvisionnés à Der, dont j’ai parlé à mon seigneur, voici ce que mon seigneur m’a écrit : “Leur retard découle probablement de dispositions particulières ou du temps à collecter leur nécessaire. Telle est la cause de leur retard. Tu les fourniras à destination”. Voilà ce que mon seigneur m’a écrit. Aujourd’hui j’ai fourni des retardataires à destination. Mais des benjaminites sont toujours manquants, qui ne sont pas passés à Der. Aucun de ceux qui sont à l’origine de ma lettre à mon seigneur n’est présent. Ce sont des déserteurs. J’ai donc comblé les vides de l’armée avec les hommes à ma disposition [Bahdi-Lim sous-entend avoir puisé dans sa garde personnelle ?], que j’ai expédiés de force en campagne. Moi-même je partirai dès que j’aurai reçu la lettre de mon seigneur […]", ARM VI.30), et en même temps faciles à corrompre (gavés de cadeaux par Hammurabi à Babylone, les bédouins constituant l’armée mariote se détournent de Zimri-Lim au point de contribuer à sa perte). Ce constat vaut pour l’époque de Samsi-Addu ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Pars à Subat-Samas pour transmettre cette tablette à Sin-teri, à Mut-Bisir, et à Masum le scribe amorrite. Je t’envoie le contingent de Yarim-Addu avec Qarradum. Envoie un message aux bensimalites et aux benjaminites pour qu’ils te viennent en aide. Pour eux et pour l’armée sous tes ordres, donne mensuellement une moitié de farine et une moitié de pain aigre parmi les réserves que le pays a préparé pour ma venue. Fais garder les citadelles par des troupes légèrement armées. Quand tu l’auras fait, forme-toi un bataillon de bédouins, sans lui accorder tout son saoul de viande et de vin : ne provoque pas de motifs de mécontentement, mais s’ils sont enclins à contester n’entre pas dans leur jeu […]", ARM I.60), qui profite d’un recensement de bédouins pour se créer une garde royale privilégiée dans sa capitale Subat-Enlil (ou littéralement "garde de la porte du palais" : "A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Je t’ai donné du cuivre pour réaliser des pointes de lances : dès que tu auras connaissance de cette tablette que je t’envoie, donne des ordres dans Mari pour qu’on m’envoie rapidement celles qui sont déjà faites avec le cuivre que je t’ai donné. Autre chose : parmi les bédouins de tu vas recenser, réserve quatre cents hommes de qualité qui serviront à la porte de mon palais. Cette troupe devra être constituée d’une section de deux cents fils de bourgeois, et une autre section de deux cents jeunes gens pauvres. Ces derniers étant dans le besoin, je les pourvoirai  abondamment sur le palais, alors que les fils de bourgeois se procureront tout sur leur héritage paternel. Recense vite les bédouins. Délibère avec Yarim-Addu. Organise un rassemblement dans un point d’eau, à Gassum ou à Surhum. L’armée de Mari doit se rendre à Saggaratum. L’expédition est pour la fin du mois. Comme je te l’ai écrit, tu viendras avec moi. Prends ce dont tu as besoin, et organise-toi", ARM II.1 ; Zimri-Lim se constituera une "garde de la porte du palais" similaire à Mari, jouissant des mêmes largesses : "A mon seigneur [Zimri-Lim], message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Avant le recensement naguère, je ne disposais pas de courriers. Dans l’année qui a suivi le recensement, trois hommes de Saggaratum ont été affectés à mon service, qui amènent mon courrier à mon seigneur. Or quand je me suis rendu chez mon seigneur pour le sacrifice d’Ishtar, un seul est venu, les deux autres n’ont pas bougé. Je me dis que je suis bien petit, de n’avoir pas assisté davantage mon supérieur lors de l’introduction de la déesse [la puissance d’un notable, comme la puissance du roi, se mesure au nombre de serviteurs qui l’entourent]. J’ai donc envoyé une tablette pour demander que leurs familles soient affectées au domaine du palais [autrement dit ces familles servent d’otages pour s’assurer de la rentrée dans le rang des deux serviteurs déserteurs], et qu’eux-mêmes, qui ne m’ont pas accompagné à Mari, soient affectés à la garde qui ne s’occupe pas de la porte du palais [autrement dit les soldats de la garde qui sont postés à la porte du palais jouissent de récompenses dont sont privés leurs camarades : l’affectation à la porte du palais est une promotion, l’affectation aux autres services au palais est une punition]. Informés de ma demande, ils se sont rendus au palais pour dire : “Puisque nous devons entrer dans la garde, nous préférerions servir à la porte du palais bénévolement [littéralement "sans que nos noms soient enregistrés"]”. On compte aujourd’hui beaucoup de morts et de déserteurs parmi les gardes civils. Si mon seigneur est d’accord, qu’ils soient donc affectés à la garde en remplacement de ces morts et de ces fugitifs. Et puisqu’ils ont reconnu leur faute en s’empressant de proposer leurs services à la porte du palais, qu’ils soient traités comme les autres [littéralement "que leurs noms soient enregistrés", c’est-à-dire : "qu’ils bénéficient des mêmes privilèges que les autres gardes affectés à la porte du palais"]", ARM XIV.66). D’autres lettres renseignent sur les difficultés partagées des dynastes à contrôler les déplacements des bédouins non sédentaires, quand ceux-ci fuient un dynaste hostile ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Des Rabbéens [nomades mentionnés dans la lettre ARM I.6 précitée, concentrés autour de la cité non localisée d’Abattum] m’ont écrit du Yamhad [région autour de la cité d’Alep, adversaire de la cité de Mari] pour me dire : “Nous voulons traverser l’Euphrate, mais aucun bateau n’est disponible pour cela”. Tel est leur message. Ces gens veulent sortir [du Yamhad] pour passer de notre côté. Malgré deux demandes, ils n’ont toujours pas de bateaux pour traverser. Ecris donc à Yasub-El pour qu’il mette à disposition des bateaux à Yakaltum ou n’importe où sur les bords de l’Euphrate afin que, quand ces gens arriveront, ils ne soient pas empêchés", ARM IV.6), cherchent simplement une nouvelle pâture pour leurs troupeaux ("A Yasmah-Addu, message d’Ishi-Addu ton Frère. Dès que j’ai reçu ta lettre, j’ai prêté attention à tes propos. Que les moutons des bédouins passent le fleuve et viennent jusqu’ici paître avec les miens : la pâture est suffisamment abondante. Envoie-moi les scheiks pour que je leur donne mes instructions [comportant la route qu’ils devront suivre pour retourner vers Mari : les scheiks et leurs familles sont libres de rester nomades, mais ils ne peuvent pas aller partout n’importe comment…], je leur rendrai leurs moutons quand ils auront terminé la pâture avec les miens", ARM V.15 ; "A mon seigneur, message de Lahum ton serviteur. Les moutons des bédouins et des gens des Bords-de-l’Euphrate [périphrase désignant la région de Mari] ont passé le fleuve pour aller vers les oueds. Onze pâtres de Samas-musallim et tous les bédouins Yumma-hammu ont effectué la traversée, ils paissent à Dur-Yasmah-Addu [nouveau nom de la forteresse Dur-Yahdun-Lim : cette lettre date donc de l’époque de Samsi-Addu] et en aval. Les benjaminites non inféodés ["surrarum"] ne doivent pas leur causer du tort. Mon seigneur se trouve à proximité d’eux, qu’il réfléchisse et décide si leurs bêtes peuvent ou non franchir la frontière de la steppe. Que mon seigneur m’écrive sa décision. Mari va bien. Le pays va bien", ARM V.81 ; "A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Yatarum le gouverneur de Qattunan [en poste sous le règne de Zimri-Lim, la cité de Qattunam se trouve peut-être près du confluent de la rivière Khabur et du wadi Jallal] m’a envoyé le message suivant : “A Qattunan sont arrivés Ibal-pi-El avec les scheiks et mille bédouins, et Amud-pi-El de Suduhhum avec cinquante de ses servicteurs. Dans deux jours ils seront à Saggaratum”. Voilà le message de Yatarum. Je préviens donc mon seigneur. Que mon seigneur m’écrive si ces troupes qui arrivent peuvent passer ou non à Mari. […]", ARM XIV.112), ou se rendent en pèlerinage, notamment à la cité de Terqa où le dieu Dagan est vénéré ("A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. Tous les benjaminites de ma région sont arrivés depuis l’amont. Sura-Hammu est en route depuis l’amont : quand il arrivera à Terqa, dois-je lui donner ou accès à la ville ? Que mon seigneur m’écrire sa décision", ARM III.58). Cela explique naturellement pourquoi, en temps de guerre, les mêmes dynastes interdisent à ces bédouins non sédentaires de circuler (nous renvoyons ici à la lettre ARM V.17 précitée). Toutes ces constatations sur Mari se retrouvent à Babylone, notamment dans le célèbre Code de Hammurabi, texte découvert en 1901 et 1902 par l’explorateur français Jacques de Morgan à Suse, gravé sur un bas-relief surmonté d’une partie sculptée figurant Hammurabi debout face au dieu-Soleil Samas assis sur un trône. Comme à Mari, l’enrichissement personnel est interdit, surtout s’il est commis au détriment de la collectivité ("L’homme qui, pour avoir négligé d’entretenir la digue sur son terrain, cause une brèche par où les eaux emportent toute la terre cultivable ["ugarum", terre d’alluvion, facilement irrigable et très fertile, mais toujours sous la menace des crues], devra compenser les pertes d’orge qu’il aura provoquées. S’il est incapable de compenser l’orge, il se vendra lui-même avec ses biens, et les détenteurs [propriétaires ou locataires] des terres agricoles dont l’orge aura été emporté par les eaux, se les partageront", Code de Hammurabi 53-54 ; "Quand un marchand confie à un commis ["samallum", intermédiaire entre marchands et acheteurs] un pécule pour vendre et commercer, ce commis réalisera la mission qui lui aura été confiée. Si, là où il va, il obtient des bénéfices, il organisera ces bénéfices pour en tirer ses propres comptes et se désendetter auprès du marchand. Si, là où il va, il n’obtient aucun bénéfice, le commis devra rendre au marchand le double du pécule que celui-ci lui aura confié", Code de Hammurabi 100-101 ; "Quand un marchand confie à un commis de l’orge, de la laine, de l’huile ou n’importe quel autre bien meuble de détail, ce commis doit rendre l’argent qu’il a obtenu [par la vente de ces biens] au marchand en demandant une tablette scellée mentionnant cet argent rendu. Si le commis a été négligent en ne réclamant pas une tablette scellée mentionnant l’argent rendu au marchand, cet argent ne figurant sur aucune tablette scellée ne pourra devenir l’objet d’aucun litige", Code de Hammurabi 104-105 ; "Si un stock laissé en dépôt dans une maison disparaît suite à une effraction ou à un effondrement en même temps qu’un bien du propriétaire de cette maison, ce dernier sera accusé de négligence, il devra reconstituer le stock laissé en dépôt chez lui qu’il aura laissé perdre et le rendre au propriétaire du stock, avant de chercher sans trêve les biens disparus et les reprendre au voleur", Code de Hammurabi 125 ;"Si le propriétaire d’un stock d’orge laissé en dépôt dans la maison d’un homme, constate une perte parce que cet homme a ouvert le silo pour y puiser de l’orge, et si cet homme conteste la quantité totale d’orge laissé en dépôt dans sa maison, le propriétaire de l’orge fera une déclaration officielle sur son orge devant le dieu : cet homme devra alors donner au propriétaire une quantité d’orge double de celle laissée en dépôt dans sa maison", Code de Hammurabi 120). Comme à Mari, tous les actes sont consignés sur des tablettes officielles ("Si un homme veut laisser en dépôt de l’argent, de l’or ou quoi que ce soit à un dépositaire, il doit montrer ce dépôt à des témoins et en dresser un constat avant de l’effectuer. S’il laisse un dépôt sans témoins ni contrat, en cas de contestation il n’obtiendra aucune réparation. Si un homme a laissé en dépôt de l’argent, de l’or ou quoi que ce soit à un dépositaire devant témoins, le dépositaire qui lui conteste le dépôt sera confondu et devra lui donner le double de chaque bien qu’il aura contesté", Code de Hammurabi 122-124 ; "Quand, de la part d’un homme libre ou d’un esclave, un homme achète ou reçoit sans témoins ni contrat de l’argent, de l’or, un esclave, une esclave, un bœuf, un mouton, un âne ou quoi que ce soit, cet homme est un voleur. Il sera exécuté", Code de Hammurabi 7 ; autrement dit, tout homme qui se plaint sans pouvoir prouver ses affirmations par une tablette, est condamné à mort pour mensonge, et ses biens reviennent à la cité). Les juges en charge de ces tablettes officielles n’ont pas le droit de varier leurs verdicts au cours du temps, sinon ils sont accusés d’incompétence et déchus de leurs fonctions ("Après avoir traité une cause, un juge livre sa sentence sur une tablette scellée. Si son jugement varie ensuite, on l’accusera d’avoir varié son jugement, et il devra livrer jusqu’à douze fois l’amende résultant de sa sentence. Il sera aussi démis définitivement de son poste de justice, il ne pourra plus siéger avec les juges dans un procès", Code de Hammurabi 5 ; les juges sont aidés par le fait que les lois établissent une stricte équivalence entre le dommage et la punition, résumable par la formule "œil pour œil, dent pour dent" que reprendra plus tard la Torah ["Si quelqu’un prend l’œil à un homme libre, on lui retirera aussi un œil", Code de Hammurabi 196 ; "Si quelqu’un brise un os à un homme libre, on lui brisera aussi un os", Code de Hammurabi 197 ; "Si un homme libre casse une dent à un de ses égaux, on lui cassera aussi une dent", Code de Hammurabi 200 ; "Le coupable sera puni vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, coup pour coup", Exode 21.23-25 ; "Si un homme tue un autre homme, il doit être mis à mort. S’il tue un animal appartenant à quelqu’un d’autre, il doit le remplacer par un animal vivant. Si un homme blesse une autre personne, on lui infligera la même blessure, fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent, on lui rendra le mal qu’il a fait à l’autre", Lévitique 24.17-20 ; "Vous n’aurez aucune pitié pour le coupable, il doit être puni vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied", Deutéronome 19.21]). Comme à Mari, une relation existe entre la possession de terres et le service militaire ("Si un soldat ["redum", troufion ordinaire] ou un chasseur ["bahirum", soldat d’élite, commando] ayant reçu l’ordre de partir pour une mission au service du roi n’est pas parti, ou s’il a engagé quelqu’un pour partir à sa place, ce soldat ou ce chasseur sera exécuté, son dénonciateur obtiendra sa maison", Code de Hammurabi 26). Plusieurs articles incitent les conscrits à confier ces terres aux membres de leurs familles ou à des manœuvres, sinon la cité de Babylone menace de les en priver, le but étant que les terres demeurent le moins longtemps possible à l’abandon ("Si un soldat ou un chasseur laisse à l’abandon ses terres, ses vergers et sa maison pour accomplir son service, et si quelqu’un profite de son éloignement pour prendre ses terres, ses vergers et sa maison après avoir accompli au moins trois ans de service, celui-là lors de son retour ne recouvrera pas ses terres, ses vergers et sa maison, qui resteront la propriété de celui-ci qui les aura entretenus. Si son éloignement ne dure qu’un an, il recouvrera ses terres, ses vergers et sa maison et pourra seul les entretenir", Code de Hammurabi 30-31 ; "Les terres, les vergers et la maison d’un soldat, d’un chasseur ou d’un équipier ["nasibiltim", manœuvre chargé de l’intendance militaire] ne peuvent pas être vendus. Si un homme achète les terres, les vergers ou maison d’un soldat, d’un chasseur ou d’un équipier, sa tablette [contenant l’acte d’achat] sera brisée et il perdra son argent, les terres, les vergers et la maison reviendront à leur propriétaire. Un soldat, un chasseur ou un équipier ne peut pas donner par écrit des terres, des vergers ou des maisons liés à son service [par exemple les terres réquisitionnées temporairement pour l’armée en campagne, ou les terres prises à l’ennemi], à son épouse ni à sa fille, ni à un débiteur. Les terres, les vergers ou la maison dont il est propriétaire après les avoir achetés peuvent être donnés par écrit à son épouse ou à sa fille, ou à un débiteur", Code de Hammurabi 36-39 ; "Si le locataire d’une terre cultivable n’y a pas fait pousser de l’orge en quantité convenable, on l’accusera de ne pas avoir travaillé correctement cette terre, et il devra donner au propriétaire une quantité d’orge équivalent à celle des terres voisines. S’il n’a pas travaillé la terre et l’a laissé à l’abandon, il devra donner au propriétaire une quantité d’orge équivalente à celle des terres voisines, et il devra défricher à la houe cette terre négligée avant de la rendre au propriétaire", Code de Hammurabi 42-43 ; "Si une terre est confiée à un laboureur contre intérêt ["anabiltim"] et si, après que cet intérêt a été donné, le dieu [de l’Orage] Addu noie la terre ou l’emporte, les dommages seront à la charge du laboureur seul", Code de Hammurabi 45 ; "Si un pasteur en charge de la pâture de gros bétail ou de petit bétail, après avoir reçu son salaire complet à sa convenance, amoindrit ce bétail ou en diminue le rendement, il devra en livrer un équivalent selon les termes de son contrat. Si un pasteur en charge de la pâture de gros bétail ou de petit bétail, veut voler en changeant la marque de ce bétail et en le vendant, il sera confondu et devra donner au propriétaire du petit bétail ou du gros bétail l’équivalant de dix fois ce qu’il aura volé", Code de Hammurabi 264-265).


Deusio, ces bédouins en constante rivalité les uns contre les autres sur des questions politiques ou économiques, et en déplacements réguliers de cités en cités, ont paradoxalement un fort sentiment d’appartenance à une famille commune et un fort attachement à leurs terres mésopotamiennes. Lors de l’invasion élamite, benjaminites et bensimalites, nomades et sédentaires, Mariotes et Babyloniens, taisent spontanément leurs différends pour former le bloc contre les envahisseurs - la lettre ARM A.3080 contient la plus ancienne trace écrite retrouvée d’un discours raciste, le rédacteur opposant la couleur de peau basanée des Sémites amorrites, à la couleur de peau plus claire des Elamites (ceux-ci étant une belle "berge noire", tandis que ceux-là ne sont que des méprisables "insectes blancs" : "A mon seigneur, message de Hammi-istamar ton serviteur. J’ai pris connaissance de la lettre que mon seigneur m’a envoyée au sujet des troupes : celles-ci sont en train de se rassembler. Cette lettre de mon seigneur est très longue. Que les dieux empêchent le méchant ennemi d’atteindre les Bords-de-l’Euphrate [périphrase désignant la cité de Mari] ! Que ton dieu [Itur-Mer, dieu tutélaire de Mari] et Dagan le maître de la région [de Terqa, d’où est originaire Hammi-istamar le rédacteur de la tablette] brisent l’armée des Elamites ! S’ils parviennent jusqu’aux Bords-de-l’Euphrate, ne pourra-t-on pas les distinguer, tels les insectes blancs sur la berge noire ? On désigne telle cité comme bensimalite et telle autre comme benjaminite, mais leurs différends ne sont-ils pas comme la crue qui amène les courants d’amont et d’aval du même fleuve à se rencontrer ? Pourquoi donc mon seigneur m’a-t-il envoyé cette lettre ? Que mon seigneur ne s’irrite pas sous prétexte que je ne suis pas encore chez lui : mon seigneur sait que si les scheiks et les bédouins sont toujours avec moi à Samanum [cité non localisée], c’est parce qu’ils ne s’étaient pas rencontrés entre frères en ville depuis longtemps. Que mon seigneur ne s’irrite pas contre moi sous prétexte que je réponds d’eux. J’arriverai chez mon seigneur un jour après avoir envoyé cette tablette", ARM A.3080). Les cultes sont également communs. Outre la vénération du dieu-Lune Sin dans la cité de Harran (qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui, et l’a même donné à un district de la province de Sanliurfa en Turquie, à la frontière de la Syrie ; notons que Sin est aussi vénéré à Babylone puisque, selon la lettre ARM II.77, c’est à cause de l’un de ses interdits que Hammurabi refuse d’envoyer immédiatement des troupes de renfort vers Hit, et ce dernier dans le prologue de son célèbre Code se définit lui-même comme une "semence de la royauté créée par Sin"), équivalent sémitique du dieu-Lune sumérien Nanna vénéré dans la cité d’Ur en basse-Mésopotamie, dont beaucoup de notables amorrites portent le nom ("Naram-Sin", "Apil-Sin", "Warad-Sin", "Silli-Sin", "Sarrum-Sin", "Nasir-Sin", "Sin-namir", "Sin-iddinam", "Sin-bel-aplim", "Sin-teri", "Sin-ili"...), les Amorrites adorent le dieu de l’agriculture Dagan dans la cité de Terqa. L’origine de ce dieu Dagan, qui n’appartient pas au panthéon sumérien, est inconnue : peut-être est-ce un dieu local ou, pour utiliser le terme approprié que nous expliquerons dans un alinéa ultérieur, "asianique" ? Beaucoup de notables amorrites portent aussi son nom ("Isme-Dagan", "Samsi-Dagan", "Kibri-Dagan", "Lahun-Dagan", "Dagan-asraya"… ; notons encore que dans le prologue de son Code, Hammurabi de Babylone vénère également Dagan, au nom duquel il prétend avoir "soumis les établissements de l’Euphrate" et "épargné les gens de Mari"). Zimri-Lim commande la réalisation d’un trône monumental en son honneur ("A mon seigneur, message de Mukannisum ton serviteur. Mon seigneur m’a ordonné par écrit de réaliser un trône à Dagan. J’ai rassemblé les responsables, Yasub-Asar, Tab-Sumu, Eressum-Matum et Iddin-Estar, pour les informer de la tablette de mon seigneur. Ils ont répondu : “L’or est inadéquat pour un tel travail. Nous allons en informer nous-mêmes notre seigneur”. Ils ont donc envoyé une tablette à mon seigneur", ARM XIII.5 ; "A Su-nuhra-Halu, message de Yasim-Sumu. Dans ta lettre, tu proposes de dénommer l’année en cours comme “Année de l’offrande du grand trône à Dagan par Zimri-Lim”, or ce trône n’a pas encore été achevé. Je viens pour ma part d’envoyer une tablette au roi, dans laquelle je propose de la dénommer “Année de l’alliance de Zimri-Lim avec Babylone et, pour la seconde fois, avec Larsa”. Attire l’attention du roi sur ma tablette et dis-moi par écrit ce qu’il décide. Donne-moi aussi des nouvelles d’Atamrum [la référence à l’alliance entre Zimri-Lim et Babylone avec Larsa dans le nom de l’année en cours, et la mention d’Atamrum, permet de dater précisément la réalisation de ce trône la onzième année de règne de Zimri-Lim]", ARM XIII.47 ; pour l’anecdote, la tablette envoyée au roi demandant la renomination de l’année en cours dont parle le narrateur de cette lettre ARM XIII.47, a été retrouvée : "A mon seigneur, message de Yasim-Sumu ton serviteur. L’iggum [terme désignant, selon les archéologues, le large puits de sept mètres de profondeur découvert dans la partie ouest du mégaron du Palmier, le "grand palais" de Mari], objet de la lettre et des ordres de mon seigneur, a été enduit de bitume de bas en haut, sur lequel a été plaquée une couche de goudron, et une couche de plâtre dans la partie supérieure. Autre chose : l’année en cours devrait être dénommée “Année de l’alliance de Zimri-Lim avec Babylone et, pour la seconde fois, avec Larsa”", ARM XIII.27). Notons encore que les Amorrites fabriquent des idoles à la fonction mystérieuse, formées de roseaux noués recouverts de métal, nommées "lamassatus" : on est tenté de rapprocher ce terme des "lamas" sumériens, dieux mineurs apotropaïques demandant aux dieux majeurs d’accorder protection et salut aux hommes, peut-être en rapport avec les "lamassus" homonymes qui beaucoup plus tard protégeront les portes des palais assyriens et perses, mais la lettre ARM XIII.42 - que nous avons déjà citée en début du présent alinéa - dit bien que l’artiste chargé de réaliser l’une des lamassatus de Mari est originaire du Yamhad au nord-ouest et non pas de Sumer au sud-est ("A mon seigneur, message de Yasim-Sumu ton serviteur. L’ébéniste yamhadéen chargé de réaliser la lamassatu m’a réclamé un talent de tendons, du coup le stock de tendons a beaucoup diminué au palais. Que mon seigneur donne des instructions pour qu’on m’apporte au plus vite deux talents de joncs pour remplacer les tendons", ARM XIII.42 ; "A mon seigneur, message de Mukannisum ton serviteur. Mon seigneur m’a ordonné : “Qu’on teste les lamassatus amovibles et la Médiatrice dans la cour du Palmier avant ma venue. Vous les fixerez avant mon arrivée”. Mais Ibbi-Addu le métallurgiste, qui doit réaliser la Médiatrice, n’est pas là, il est parti à Hanat. […]", ARM XIII.16 ; "A Mukannisum, message de ton seigneur [Zimri-Lim]. La lamassatu qui a été réalisée est totalement ratée. Ses placages ont mal séché, ainsi quand on l’a dressée les roseaux sont apparus par une faille. Cette constatation m’irrite beaucoup. Dès que tu auras connaissance de ma lettre, qu’on retire les placages de cette lamassatu en ta présence, et qu’on les fixe à nouveau. On ne doit plus voir les jointures et les roseaux [texte manque]", ARM XVIII.2 ; "A Mukannisum, message de ton seigneur [Zimri-Lim]. A propos de la lamassatu ratée, je t’ai déjà écrit. Maintenant, on doit encore retirer ses placages pour sécher correctement les roseaux : ceux-ci n’ayant pas bien séché, leurs extrémités sont visibles ! Cela m’agace vraiment ! Selon ma lettre [texte manque]. Arrange-toi maintenant pour que cette lamassatu n’ait plus de défaut. Si elle est à nouveau ratée, si les roseaux sèchent toujours mal, quelle excuse me donneras-tu encore ? Débrouille-toi pour qu’elle soit parfaite !", ARM XVIII.3), et il semble par ailleurs que les plus anciens lamassus retrouvés par les archéologues se trouvent à Ebla également au nord-ouest et non pas du côté de Sumer. Les lettres ARM III.43 et ARM XIII.116 évoquent la fabrication d’une statue en or de la déesse de l’agriculture Shala, d’origine discutée (associée au dieu de l’Orage sémitique Addu, ou associée au dieu de l’Orage hurrite Tesub : "A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. A propos de la réalisation de la déesse Shala que mon seigneur m’a confiée, le métallurgiste Eressum-Matum m’a dit : “Je dois prendre l’or afin de réaliser Shala telle que mon seigneur la veut”. Voilà ce qu’il m’a dit. Or je n’ai pas d’instructions de mon seigneur sur ce point, je n’ai donc pas donné d’or à cet homme pour la déesse. Que mon seigneur m’écrive sa décision, pour que je donne l’or s’il faut le donner, afin que le travail soit réalisé tel que mon seigneur le veut", ARM III.43 ; "A mon seigneur, message de Kibri-Dagan ton serviteur. Mon seigneur m’a écris à propos de l’or destiné à Shala. J’ai pris deux mines et douze sicles et demie d’or pour la réalisation de la déesse. Si cet or subit une freinte au cours du travail, je puiserai dans celui du trésor de Shala et je le livrerai. Mon seigneur n’aura pas de raison de s’irriter contre moi", ARM XIII.116). La lettre ARM XIII.19 quant à elle évoque une fabrication industrielle de statues de serpents en bronze ("A mon seigneur, message de Mukannissum ton serviteur. A propos du serpent qu’a coulé Yasub-Nar, mon seigneur m’a écrit : “Si ce serpent est identique au tien, fais-le faire”. C’est Yasub-Nar qui a coulé ce serpent hier : c’est Himid-Erra qui en coule un aujourd’hui. Il a testé [texte manque : le moule ?] et a versé le métal. L’examen révèle que sa coulée est parfaite. J’ai commencé le travail, et il l’a terminé : j’ai fourni le bronze, et Himid-Erra avec Iddin-Annu ont coulé la barre pour réaliser ce serpent, qui sera installé pour la venue de mon seigneur. Par ailleurs, j’ai donné des ordres à Yasub-Nar pour recouvrir les raccords de tous les serpents, en disant : “Recouvre tous les serpents et examine-les. Quand le roi viendra, si ces serpents ne sont pas affinés, leur travail [texte manque]", ARM XIII.19).


Tertio, les Amorrites, comme les Akkadiens de l’époque de Sargon, ne rejettent nullement le passé sumérien, au contraire ils cherchent à se l’approprier, comme le prouve la lettre ARM V.73 qui parle d’un Sumérien comptable nommé "Ur-Samana" et d’un autre musicien nommé "Nanna-mansum" au service de Yasmah-Addu ("A mon seigneur Yasmah-Addu, message d’Ur-Samana ton serviteur. Les moissons du pays et du palais vont bien. Depuis que mon seigneur est parti pour un voyage de vie, les pluies sont tombées continuellement. Les champs des notables, dont la lettre de mon seigneur dit que leurs superficies ont diminué, ont été inspectés par Lahum, Masiya, Zippatanum et des grands serviteurs de mon seigneur : depuis mon entrée en fonction, jamais leurs champs n’ont autant diminué. Le champ de Sarrum-Sin [texte manque]. J’ai présenté Nanna-mansum, dont les talents musicaux sont grands, à mon seigneur, qui a demandé qu’on lui donne une maison, or on ne lui a rien donné. Mon seigneur doit envoyer une lettre pour qu’on lui donne une maison. Profitant de son absence, ses frères lui ont intenté un procès et lui conteste cette maison : ils sont nombreux à s’être installés à Mari, où ils ont reçu champs et maisons dans le pays en étant dispensés de service militaire, et pourtant ils se plaignent contre lui ! Que mon seigneur, là où il réside, prenne une décision sur son serviteur, afin qu’on ne lui conteste pas sa maison", ARM V.73), la lettre ARM I.61 dans laquelle Samsi-Addu défend un Sumérien administrateur nommé Mugal-saga ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. J’ai pris connaissance de ta tablette. Voilà trois ans que tu dénigres Mubal-saga. Tu le prives de moyens, et en même temps tu le rabroues, en fait tu le fais tourner en rond. Es-tu un bébé ? N’as-tu pas de poil au menton ? Tu es un adulte aujourd’hui, or tu n’as aucune Cour, tu es démuni de tout, tu oublies Ekallatum et Subat-Enlil. Regarde donc tes biens à Ekallatum et à Subat-Enlil [texte manque]. Tes biens à Subat-Enlil sont aussi peu affermis qu’à Mari. Depuis la mort d’Usur-awassu, qui s’occupe de ta Cour ? Si les administrateurs ne donnent pas de directives, en deux ou trois jours le service cesse. Pourquoi ne nommes-tu pas aujourd’hui un homme unique pour ton administration ? A propos de Sin-ili, tu m’écris : “Il n’est pas à la hauteur ! Il n’a aucune compétence administrative !”. Mais ne savais-tu pas précédemment qu’il n’était pas à la hauteur ? Pourquoi l’as-tu écouté, et pourquoi l’as-tu calomnié ensuite ? Combien de temps vas-tu continuer à faire tourner Mubal-saga en rond ? Comment, d’où je suis, pourrais-je nommer ton administrateur à ta place ? C’est toi, qui connais tes serviteurs ! C’est à toi d’en nommer un selon ta préférence !", ARM I.61), la lettre ARM A.900 qui rapporte les actes de trois autres Sumériens administrateurs nommés Lamma-saga, Iskur-lutil et Iskur-zi-kalama ("A mon seigneur, message de Lamma-saga ton serviteur. Mon seigneur m’a ordonné de venir à Subat-Samas. Iskur-lutil est venu chez moi, à Ekallatum, depuis Subat-Samas, j’ai pris connaissance des nouvelles. Je suis allé à Andarig [texte manque]. Autre chose : je fais porter la tablette que mon seigneur destinait à Iskur-zi-kalama", ARM A.900).


Quarto, dans le nord les Amorrites sont en contact avec l’énigmatique peuple hurrite qui divise toujours les linguistes, probable mélange de locaux asianiques (dont les Turukkéens que nous avons croisés à plusieurs reprises, originaires du nord du Zagros ?), de bédouins sémites marginaux et d’Indoeuropéens, sans qu’on puisse définir le pourcentage des uns par rapport aux autres, tantôt soumis tantôt rebelles, qui causeront la ruine du grand royaume babylonien au début du XVIème siècle av. J.-C. Leur présence est attestée dès le règne de Samsi-Addu, comme le prouvent la lettre ARM I.14 mentionnant un Hurrite nommé Akiya chef cuisinier à Mari ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. J’ai compté les cuisiniers. Ils sont vraiment nombreux sous les ordres de tes chefs. Aujourd’hui Habdu-Nawar et Ziliban sont au service du chef cuisinier Akiya chez toi. Dès connaissance de cette tablette, donne-leur une forte escorte et un homme de confiance pour les conduire chez moi avec le porteur de cette tablette. […]", ARM I.14), la lettre ARM A.2412 mentionnant un autre Hurrite nommé Nubur-adal administrateur aux côtés du Sumérien Iskur-lutil de la lettre ARM A.900 précitée ("A mon seigneur Yasmah-Addu, message d’Iskur-lutil ton serviteur. Mon seigneur m’a écrit : “Je vais à Subat-Samas. Ecris tout ce dont j’aurai besoin pour constituer un stock, afin que je n’ai aucune raison de m’irriter”. Voilà ce que mon seigneur m’a écrit. Selon la lettre de mon seigneur, j’écris à Ili-uri, et après avoir réalisé cette tablette je rejoindrai mon seigneur à Subat-Samas. Mon seigneur a dit aussi : “Confie à Nubur-adal la tablette destinée à Ili-uri et à l’homme de Suda”, mais Nubur-adal n’est pas venu, et ce sont des hommes à moi que je dois envoyer", ARM A.2412), la lettre ARM I.78 révélant le métissage de cette population hurrite à travers un musicien portant un nom hurrite "Kulpi-adal", dont le père porte un nom sémitique "Hasri-Amim", affecté au culte du dieu infernal Amum d’origine inconnue ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Tu as pris à Mari Kulpi-adal fils de Hasri-Amim, musicien d’Amum de Hubsalum, un déporté. Aujourd’hui rends-lui la liberté, pour qu’il vienne exercer ici [à Subat-Enlil] l’office musical d’Amum", ARM I.78). La lettre ARM I.75 rapporte les interrogations de Samsi-Addu sur la nature et la la façon d’occuper des "Nuzites" - doit-on les destiner à un sacerdoce ? ou à une carrière militaire ? -, or ce terme "Nuzites" apparaît dans la lettre ARM V.17 que nous avons citée plus haut pour désigner des gens turbulents proches des Turukkéens du nord-est : ces "Nuzites", originaires de la cité de Nuzi, aujourd’hui le site archéologique de Yorghan Tepe dans la banlieue sud-ouest de Kirkouk en Irak, sont-ils une tribu hurrite ? Mystère ("A Yasmah-Addu, message de Samsi-Addu ton père. Sin-bel-ili m’a écrit au sujet des Nuzites : “Où doivent-ils êtres installés ? Que mon seigneur réfléchisse sur ce sujet”. Voilà ce que Sin-bel-ili m’a écrit. Dans une tablette précédente que je t’ai adressée, je t’ai dit : “Si ces Nuzites forment un groupe et si ce groupe est estimable, compte l’or, l’argent et le bronze, établis un protocole et regroupe-les pour les conduire à Ekallatum, afin qu’ils soient affectés au temple d’Addu d’Arrapha. Qu’ils brûlent cuirasses et ceintures”. Voilà ce que je t’ai dit. Mais après réflexion, je pense que l’envoi de ces Nuzites n’est pas pertinent. Si ces Nuzites sont toujours à ton service, envoie-les moi à Subat-Enlil, pour ne pas causer du souci au pays ni aux gens d’Ekallatum. Si au moment de partir ces Nuzites se montrent fatigués, installe-les sur des chariots pour les amener chez moi à Subat-Enlil. Après réflexion, c’est à Subat-Enlil que je compterai l’argent, l’argent le bronze. Qu’ils ne brûlent pas cuirasses et casaques", ARM I.75). Sous le règne de Zimri-Lim, les relations avec les Hurrites deviennent très difficiles. Le général mariote Sarriya, gouverneur d’Eluhhut (cité non localisée), est envoyé pour réprimer le soulèvement de la province du Hursanum (région non localisée) : le notable local vaincu, portant le nom d’origine inconnue "Zinnugan", est remplacé par un nouveau notable au nom clairement hurrite "Nanip-sawri", et c’est un messager au nom également hurrite "Nuzzugulli" qui transporte les tablettes de Sarriya ("A mon seigneur, message de Yaqqim-Addu ton serviteur. Le jour où j’envoie cette tablette à mon seigneur, Nuzzugulli messager d’Eluhhut m’est arrivé. Je lui a ai demandé des nouvelles, et il m’a dit : “Sarriya a vaincu deux cents soldats du pays de Hursanum, qu’il s’est approprié. Zinnugan le roi du Hursanum, s’est enfui. Sarriya a installé Nanip-sawri comme nouveau roi du Hursanum”. Voilà les nouvelles qu’il m’a dites, que j’écris à mon seigneur. J’ai envoyé à mon seigneur la tablette que Sarriya m’a apportée avec l’empreinte de son sceau : que mon seigneur en prenne connaissance", ARM XIV.94). Après sa mort, Sarriya est remplacé à Eluhhut par un nouveau gouverneur portant encore un nom hurrite "Sekru-Tesub", qui, même s’il affecte d’obéir à Zimri-Lim, cherche à empiéter sur les attributions de Sub-Ram le gouverneur de Subat-Enlil, qu’il renvoie à ses origines roturières (Sub-Ram est originaire de la petite cité non localisée de Susa : "A mon seigneur, message de Yasim-El ton serviteur. Voici le double de la lettre que Sukru-Tesub d’Eluhhut a envoyée à Sub-Ram le gouverneur de Subat-Enlil : “Quelle est la raison de ton acte ? Ignorais-tu qu’un de mes administrateurs résidait à Amaz, et que cette cité est à moi ? Les habitants d’Amaz ont-ils levé les mains vers Sub-Ram de Susa [c’est-à-dire : "Les habitants d’Amaz ont-ils demandé ton aide, à toi le pécore de Susa ?"] ? Comment sans ma permission et sans m’écrire as-tu pu t’emparer et maltraiter cette cité ? Si tu voulais la châtier, pourquoi ne me l’as-tu pas écrit ? Quand je suis descendu vers toi pour que nous discutions, n’avons-nous pas dit que cette cité ne devait pas être attaquée ? J’attends qu’une réponse à ma tablette me parvienne de mon Père [Zimri-Lim] là-bas [à Mari]. Qu’un messager passe chez moi pour m’apporter la décision de mon Père, que je sois informé rapidement des événements ici et là-bas”. Telle est la lettre que Sukru-Tesub a envoyée à Sub-Ram, qui l’a transmise à Himdiya, qui lui-même l’a recopiée. […]", ARM II.109).


Abraham I : de la Mésopotamie au Levant


Prétendre étudier le passé à travers la Genèse est risqué, car se pose d’emblée la question : quand a été écrit ce livre ? Différents indices que nous n’aborderons pas ici laissent supposer que sa fixation par l’écriture, ou du moins le début de sa mise en forme canonique, ne date pas d’avant le VIème siècle av. J.-C., plus précisément d’avant l’époque de la prise de Jérusalem par le roi babylonien Nabuchodonosor II en -587 et l’exil de l’élite sacerdotale juive à Babylone qui a suivi. Mais dire cela ne signifie rien, puisqu’en couchant par écrit les premières versions canoniques de la Torah, cette élite sacerdotale jérusalémite exilée à Babylone a voulu préserver pour les générations ultérieures le souvenir de sa légitimité à la tête de Jérusalem avant -587, or cette légitimité se fonde sur le ministère d’un nommé Moïse qui aurait vécu bien avant -587, à l’époque où en Egypte régnait la XIXème Dynastie, celle des Ramessides (puisque ce Moïse selon le chapitre 1 verset 11 de l’Exode aurait participé à la construction de Pi-Ramsès, hébraïsme de "Per-Ramsès" ou littéralement "Maison-de-Ramsès" en égyptien [aujourd’hui le site archéologique de Qantir, à proximité de l’ancien site hyksos d’Avaris/tell el-Daba, à mi-chemin entre les villes modernes du Caire et de Port-Saïd en Egypte ; la branche du Nil sur laquelle Per-Ramsès s’est développée est aujourd’hui totalement asséchée], capitale de cette XIXème Dynastie, qui n’existait pas avant les Ramessides et qui a été ruinée par les Dynasties suivantes), au tournant des XIIIème et XIIème siècles av. J.-C. La question se complique encore quand on s’intéresse au contenu du ministère de ce Moïse. En effet, dès le début de ce ministère, Moïse dit clairement que ses actes sont inspirés par une divinité qui lui est très antérieure, qui était celle de son prétendu ancêtre Abraham ("Je suis le Dieu de ton père, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob", Exode 3.6), que ses semblables de l’époque des Ramessides ont oubliée. La Torah, dont la tradition considère que Moïse est l’un des auteurs majeurs sinon l’auteur unique (tradition fondée sur le verset 9 chapitre 31 du Deutéronome, répété aux versets 24-25 du même chapitre du même livre : "Moïse mit par écrit la Torah de Yahvé, qu’il confia aux Lévites chargés de porter le coffre de l’alliance"), est composée de cinq livres : les quatre derniers livres (Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome) évoquent le ministère de Moïse, le premier livre Genèse évoque quant à lui les événements qui se sont déroulés avant ce ministère, sur lesquels Moïse légitime ses actes. Autrement dit, pour donner une image, la Genèse face aux quatre autres livres joue pour le ministère de Moïse le même rôle que l’Ancien Testament pour les chrétiens : de même que l’évangile se prétend l’aboutissement, la révélation, l’accomplissement du judaïsme qui l’a précédé, le ministère de Moïse se prétend l’aboutissement, la révélation, l’accomplissement des événements qui l’ont précédé consignés dans la Genèse. La difficulté pour étudier la Genèse réside dans le fait que, contrairement aux chrétiens qui n’ont pas réussi à réduire les juifs au silence et à imposer leur version chrétienne des textes juifs, Moïse et ses successeurs ont réussi à imposer leur version mosaïque des événements et des textes ayant inspiré la Genèse, et à imposer cette version pendant des millénaires, jusqu’aux premières fouilles systématiques du Moyen Orient au XIXème siècle et au déchiffrage des textes anciens par les égyptologues et les assyriologues. La Genèse se présente donc comme un ensemble de textes que nous pouvons supposer s’appuyer sur des sources antérieures au XIIIème siècle av. J.-C., mais aussi tendancieux, orientés, déformés, tronqués par les rédacteurs mosaïques, que l’Ancien Testament l’est par les évangélistes : n’ont été conservés, amplifiés, embellis, que les récits anciens qui paraissaient justifier le ministère de Moïse, de la même façon que n’ont été conservées, amplifiées, embellies, que les prophéties de l’Ancien Testament qui paraissaient annoncer le christianisme. Quand nous étudions la Genèse, nous ne devons jamais oublier que les récits et les affirmations qui y sont consignés relèvent tantôt de l’Histoire authentique, tantôt de l’Histoire revue et corrigée par le dessein mosaïque. Pour dire les choses autrement, les personnages évoqués dans la Genèse ne doivent pas être qualifiés de "juifs", autant que les personnages de l’Ancien Testament ne doivent pas être qualifiés de "chrétiens" : considérer David ou Isaïe II comme "chrétiens", c’est accepter le filtre chrétien que les évangélistes ont voulu imposer aux actes de David et aux prophéties d’Isaïe II qui les ont précédés, de même considérer Adam, Noé ou Abraham comme "juifs", c’est accepter le filtre mosaïque que les rédacteurs de la Torah ont voulu imposer aux vies réelles ou fictives d’Adam, Noé ou Abraham qui les ont précédés. Notre tâche ici consistera à essayer d’établir ce qui relève de l’Histoire authentique et ce qui relève de l’Histoire déformée par le dessein mosaïque.


La version du passé véhiculée par vingt siècles pharisianno-chrétiens, si ancrée dans l’inconscient collectif qu’elle n’a même plus été discutée par les non chrétiens et par les non juifs jusque dans la seconde moitié du XIXème siècle, obéit au scénario suivant. Après avoir créé l’univers ex nihilo, un Dieu tout-puissant crée l’homme Adam et la femme Eve dans un jardin non localisé entre le Tigre et l’Euphrate, avant de les en chasser. Plusieurs générations issues d’Adam et Eve passent, dont les membres jouissent d’une longue espérance de vie. Les jugeant méchants, le Dieu tout-puissant décide de les noyer par un Déluge, à l’exception d’un homme nommé Noé et de ses trois fils Sem, Cham et Japhet qui, à la fin du Déluge, engendrent une progéniture dont l’espérance de vie s’est rapetissée par rapport aux générations précédentes. Sans transition, on apprend ensuite qu’à Babel, autre nom de Babylone comme nous l’avons vu au début du présent alinéa à travers le document 118 du Recueil de Tablettes Chaldéennes de Thureau-Dangin, le même Dieu tout-puissant intervient encore en provoquant une confusion des langues, pour punir les gens de Babel/Babylone de leur arrogance. Ainsi s’achève la première partie de la Genèse. La deuxième partie raconte la vie d’un nommé Abraham, qui avec son père Terah quitte sa cité sumérienne originelle d’Ur en basse Mésopotamie pour aller s’installer à Harran, puis quitte Harran avec sa propre famille (son père Terah est mort) pour aller s’installer dans le pays de Canaan au Levant, puis quitte Canaan pour aller s’installer en Egypte, puis est expulsé d’Egypte (où il s’est mal comporté) et revient en Canaan, où il meurt. La troisième et dernière partie de la Genèse raconte la vie de Jacob/Israël petit-fils d’Abraham, et la vie de Joseph fils de Jacob/Israël. Viennent ensuite l’Exode, le Lévitique, les Nombres et le Deutéronome, qui racontent la vie de Moïse, lointain descendant de Jacob/Israël, depuis sa rébellion contre l’autorité pharaonique pour libérer les Israélites captifs en Egypte et sa fuite vers le désert du Sinaï, jusqu’à sa mort à la frontière de Canaan. Ainsi s’achève la Torah. La suite est évoquée dans le livre de Josué, qui raconte la conquête militaire de Canaan par Josué, ex-lieutenant de Moïse, et la division du territoire en douze provinces, chacune confiée à un chef israélite. Puis vient le livre des Juges, qui rapporte l’administration compliquée de ces douze territoires autonomes. Les deux livres de Samuel justifient la transformation de cette fédération de douze provinces autonomes, en un royaume unifié sous la couronne d’un nommé Saul, puis d’un nommé David. A la mort de David, son fils Salomon lui succède qui, incapable de rassembler ses sujets, laisse après lui un royaume coupé en deux, la Samarie au nord, la Judée au sud, finalement envahis celui-ci par les Assyriens en -722, celui-là par les Babyloniens en -587 : tel est le sujet des deux livres des Rois. L’ensemble de ces livres, auxquels les juifs pharisiens du Ier siècle ont ajouté plusieurs autres textes non annalistiques, constitue le Tanakh, abréviation consonantique [tnk] du corpus canonique juif : la consonne "t" renvoie à la "Torah" (la "Loi" en hébreu, équivalent du "Pentateuque/Pent£teucoj" en grec, ainsi désigné parce qu’il est formé de "cinq/pšnta urnes, coffres/teàcoj", soit la Genèse/Gšnesij ou Berechit ["commencement" en hébreu], l’Exode/Exodoj ou Chemot ["les noms" en hébreu], le Lévitique/Leu‹tikÒn ou Vayiqra ["il appela" en hébreu], les Nombres/Arismo… ou Bamidbar ["dans le désert" en hébreu] et le Deutéronome/DeuteronÒmion ou Debarim ["les paroles" en hébreu]), la consonne "n" renvoie au "Neviim" (les "Prophètes" en hébreu, contenant Josué, Juges, les deux livres de Samuel et les deux livres des Rois dont nous venons de parler, suivis de prédications antérieures à l’exil du VIème siècle av. J.-C. [Amos et Osée pour le royaume de Samarie, Michée et Isaïe I pour le royaume de Judée], contemporaines de cet exil [Sophonie, Jérémie, Nahum et Habacuc pour la période précédant immédiatement la chute de Jérusalem en -587, Ezékiel et Isaïe II pour la période exilique] et postérieures [Isaïe III, Abdias, Agée et Zacharie]), la consonne "k" renvoie à "Ketouvim" (les "Ecrits" en hébreu, contenant des hagiographies et des œuvres de natures diverses [les Psaumes, les Proverbes, Job, le Cantique des cantiques, Ruth, les Lamentations de Jérémie sur la chute de Jérusalem en -587, L’Ecclésiaste, Esther, l’apocalypse de Daniel du temps d’Antiochos IV, Esdras, Néhémie et les deux livres des Chroniques]). Le développement spectaculaire de l’archéologie au Moyen-Orient et de la linguistique au XIXème siècle, a permis un éclairage nouveau sur ces textes, et même, dans certains cénacles d’assyriologues et d’égyptologues, leur légitime remise en cause. Si certains points peuvent être acceptés parce qu’ils relèvent du monde séculaire des nomades - par exemple dans la Genèse, au chapitre 13 versets 5 à 12 on négocie pour obtenir des droits de pature, au chapitre 21 versets 25 à 33 on se querelle sur l’accès à un puits, au chapitre 30 versets 30 à 43 on mesure la prospérité d’une famille au nombres de moutons et de chèvres qu’elle possède : ces pratiques sont encore observées au Moyen-Orient au début du XXème siècle, avant son occidentalisation -, d’autres points en revanche posent question, et sont même incompatibles avec l’Histoire. Ainsi on compte plus d’une vingtaine d’occurrences du mot "chameau" dans la Genèse, or aucune représentation de cet animal n’apparaît sous forme peinte ni sculptée dans le Croissant Fertile avant le début du Ier millénaire av. J.-C., les plus anciens squelettes domestiqués ont été découverts sur le site archéologique de tell Jemmeh en Israël (identifié à l’antique cité de Yurzah, dans l’ouest du désert du Néguev, près de l’actuel territoire de Gaza), datant du VIIème siècle av. J.-C., et encore ! ce sont des squelettes de chameaux adultes, donc nés et élevés ailleurs. Au chapitre 37 verset 25 de la Genèse est mentionnée une caravane de bédouins cheminant depuis Galaad (la rive orientale du fleuve Jourdain jusqu’au nord de la mer Morte, "Galaad" a donné son nom au fleuve "Jourdain" et à la moderne "Jordanie") vers l’Egypte pour y vendre de la gomme adragante, du baume et du ladanum : ce commerce de résines odoriférantes entre Arabie et Egypte via Canaan n’est pas attesté avant le VIIème siècle av. J.-C. par l’archéologie. Les noms des descendants d’Ismaël, chapitre 25 versets 13 à 15 de la Genèse, semblent être d’abord des noms de lieux en rapport avec le VIIème siècle av. J.-C. : "Qédar" renvoie au royaume du même nom bien attesté dans la littérature assyrienne à partir de la fin du VIIIème siècle av. J.-C., hellénisé en "Cadytis/K£dutij" par Hérodote (au livre II paragraphe 159 et au livre III paragraphe 5 de son Histoire), qui donnera le nom moderne de "Gaza/G£za" à l’ère hellénistique, "Téma" quant à lui renvoie à l’oasis de Tayma (site archéologique dans l’actuelle province de Tabuk en Arabie saoudite) fréquenté au moins depuis Ramsès III, qui devient un carrefour caravanier de grande importance à partir du VIIIème siècle av. J.-C. Au chapitre 26 verset 1 de la Genèse, Isaac se rend dans la cité de Gérar dirigée par Abimélek "roi des Philistins", or l’installation des Philistins en Canaan date seulement du XIIIème siècle av. J.-C., et la cité de Gérar (aujourd’hui le site archéologique de tell Haror en Israël, à mi-distance de Beersheba au sud-est et du territoire de Gaza au nord-ouest) ne devient un centre administratif reconnu qu’au VIIème siècle av. J.-C. Hélas, ces cénacles d’érudits assyriologues et égyptologues étant plus intéressés à approfondir leurs connaissances dans le silence de leurs cabinets qu’à expliquer leurs découvertes au plus grand nombre, l’attitude générale au XXème siècle, plus particulièrement après la cessation d’une moitié du monde à l’idéal agnostique communiste lors de la conférence de Yalta en 1944, a été la relégation du Tanakh dans la catégorie des fables à vocation éducative, voire des objets fabriqués par un hypothétique grand complot destiné à justifier la mainmise des rabbins et des évêques sur la vie intellectuelle et spirituelle depuis des siècles. Au début du XXème siècle, le grand public considérait le Tanakh de la même façon que Heinrich Schliemann considérait l’Iliade, comme un livre ayant perdu son caractère sacré mais encore suffisamment crédible pour servir d’indicateur historique et archéologique : après 1944, le même grand public considère le Tanakh comme un assemblage de fictions inintéressantes puisque totalement inventées, au plus tôt à l’époque de Josias au VIIème siècle av. J.-C. (comme le suggèrent les points que nous venons d’évoquer) ou de l’exil à Babylone au VIème siècle av. J.-C., ou au début de l’ère chrétienne (après la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains en l’an 70), ou plus tard au Moyen Age. En résumé, on est passé d’un excès à l’autre : après avoir été lu littéralement, spirituellement pendant des siècles, le Tanakh a été lu rationnellement, puis rejeté en bloc, comme une œuvre de faussaires. L’effondrement de l’idéal communiste en 1989 a favorisé tout récemment une nouvelle démarche, que pour notre part nous approuvons, consistant à aborder le Tanakh de la même façon que nous abordons l’Iliade, non pas comme un objet sacré sur lequel une toute-puissance invisible nous défend de dire quoi que ce soit, ni comme une propagande fomentée par d’hypothétiques conspirateurs séculaires pour répandre partout leurs bas intérêts, mais comme un texte réalisé avant l’invention de l’imprimerie et du droit d’auteur. L’époque d’Abraham vu par Moïse dans la Torah, l’époque des royaumes de Samarie et de Judée vue par les exilés à Babylone dans les deux livres des Rois, à l’instar de l’ère mycénienne vue par Homère dans l’Iliade, doivent être traitées de la même manière que Charles Quint vu par Victor Hugo, ou Jules César vu par Shakespeare, ou l’épopée alexandrine vue par les enlumineurs du Moyen Age, qui représentent Alexandre portant heaume et haubert, pénétrant dans Persépolis garnie de créneaux et de tourelles en pur style gothique flamboyant. Assurément en -330 la cité de Persépolis n’avait ni créneaux ni tourelles gothiques et Alexandre ne portait ni heaume ni haubert, néanmoins Alexandre a bien existé, et il a bien conquis Persépolis. Pareillement, on peut douter que vers -1200 un Achille et un Hector se soient affrontés en respectant l’unité de temps, l’unité de lieu et l’unité d’action sur lesquelles est fondée l’Iliade, néanmoins la cité de Troie a bien existé, et comme toutes les autres cités d’Anatolie occidentale elle était bien menacée par des Achéens, mentionnés par les tablettes hittites que nous étudierons plus loin. De même, on peut douter qu’un David aussi photogénique que celui du Caravage, ou un Salomon aussi majestueux que celui d’Edward Poynter, aient jamais existé, néanmoins rien n’interdit de penser que ces peintures tonitruantes modernes fondées sur le Tanakh possèdent un fond de vérité historique, dans des petits caïds nommés David et Salomon qui auraient bataillé au début du Ier millénaire du côté de Jérusalem, dont les vies auraient été amplifiées et embellies après leur mort par les multiples rédacteurs du Tanakh. Oui, le Tanakh est un échaffaudage intellectuel, spirituel, religieux, mais cet échafaudage ne sort pas du néant : il nous renseigne directement sur la nature de ceux qui l’ont construit, et indirectement sur l’Histoire ancienne qu’il cache.


Les historiens d’après 1989 notent que le premier pharaon désigné par son nom dans le Tanakh est Sheshonq Ier, au chapitre 11 verset 40 et au chapitre 14 verset 25 du Premier livre des rois, fondateur de la XXIIème Dynastie dans la seconde moitié du Xème siècle av. J.-C. Ils en déduisent que l’Histoire du judaïsme commence au plus tôt à cette époque, et que tous les événements précédents ont été réécrits par les juifs ultérieurs pour créer une continuité, autrement dit ces événements précédents ne concernent pas seulement les juifs, mais plus généralement toutes les populations du Croissant Fertile avant le Xème av. J.-C. Tel est en tous cas le constat pour la première partie de la Genèse, dont les assyriologues dès le XIXème siècle ont découvert qu’elle n’est qu’une compilation raisonnée d’œuvres littéraires sumériennes très répandues dans l’Antiquité moyen-orientale.


Tout commence par le récit de la création de l’univers en six jours par un Dieu tout-puissant appelé "Elohim", depuis le chapitre 1 verset 1 jusqu’au chapitre 2 verset 4 : d’abord la lumière, puis le ciel, puis la terre, puis les astres, puis les animaux, puis les êtres humains, enfin le septième jour Elohim se repose. On lit ensuite, au chapitre 2 versets 4 à 24, un texte qui semble un flash back sur le sixième jour, mais qui est en réalité un autre récit de création : dans ce texte, le Dieu tout-puissant ne s’appelle plus "Elohim" mais "Yahvé", et l’ordre de création est inversé puisque l’être humain est fabriqué au verset 7 avant les végétaux au verset 8 et avant les animaux au verset 19. Dans le premier récit le monde est aux dimensions de l’univers et la raison pour laquelle le Dieu crée tous les êtres humains (chapitre 1 verset 27 : Elohim engendre toute l’humanité, et non pas seulement un homme et une femme comme Yahvé !) demeure obscure, dans le second récit en revanche le monde est aux dimensions d’une petite vallée verdoyante au milieu d’un désert (sans buisson, sans herbe et sans pluie, chapitre 2 verset 5), l’"Eden" (nous avons vu plus haut que ce nom vient peut-être d’un étymon sémitique "dn" signifiant précisément "vallée, plaine", qu’on retrouve dans la cité de "Hadna" [dans les tablettes mariotes] ou "Hutnum" [dans les tablettes babyloniennes] sur le Tigre, et dans l’homonyme "Hadna" de la banlieue nord de Mari), coincée entre quatre fleuves dont deux sont bien connus puisqu’il s’agit du Tigre et de l’Euphrate (verset 14), et la raison pour laquelle le Dieu crée l’être humain est platement utilitaire : "personne n’existe pour cultiver le sol" de l’Eden (verset 5), et le Dieu ne veut pas se fatiguer à l’entretenir, il crée donc l’homme Adam à seule fin de "cultiver et garder l’Eden" à sa place (verset 15). Dans le premier récit le Dieu est une transcendance immatérielle, abstraite, invisible, un démiurge extérieur au cosmos, qui organise l’univers par sa seule volonté ou sa seule Parole ("Alors Elohim dit : “Que la lumière soit !”, et la lumière fut", Genèse 1.3), dans le second récit en revanche, plus naïf et ingénu, le Dieu est une entité concrète, figurative, humanisé, un roi qui n’est pas extérieur au cosmos, un sculpteur qui retrousse ses manches pour travailler la matière à la sueur de son front ("Yahvé prit de l’argile du sol et en façonna un être humain", Genèse 2.7). Cette bizarrerie s’explique par des rédactions décalées dans le temps. Le premier récit est le plus récent, écrit par un auteur appelé commodément "élohiste" par les exégètes, qui le situent à l’époque de l’exil à Babylone au VIème siècle av. J.-C., désireux de montrer que le Dieu des juifs est au-dessus de tous les dieux (dont évidemment les dieux babyloniens !) puisqu’il a créé tout l’univers. Le second récit, écrit par un auteur appelé aussi commodément "yahviste" par les exégètes, est le plus ancien, ce n’est qu’un pastiche de la première partie d’un poème mésopotamien appelé commodément du nom de son héros, "Atrahasis" en sémitique akkadien ou "Supersage" en français, dont la plus ancienne copie retrouvée est signée par un nommé "Ipik-Aya" et datée du règne d’Ammi-saduka (un des successeurs de Hammurabi de Babylone). Cette dernière ayant été combinée à d’autres copies plus récentes, les assyriologues britanniques Wilfred George Lambert et Alan Ralph Millard ont recomposé l’intégralité du texte en 1969, constituant le document 45 de l’anthologie Lorsque les dieux faisaient l’homme précitée de Kramer et Bottéro. Dans cet ancien texte sémitique, probablement issu de sources sumériennes, le monde est peuplé de dieux immortels qui se divisent en deux classes : en bas les dieux travailleurs ou "igigus", en haut les dieux gouvernants ou "anunnakus" qui se contentent de récolter les fruits des dieux travailleurs/igigus ("Les grands anunnakus imposèrent aux igigus des travaux septuples. Anu était leur père, le preux Enlil leur roi, Ninurta leur préfet, et Ennugi leur contremaître. D’accord ensemble, les grands dieux avaient tiré leurs lots au sort : Anu était monté au ciel, Enlil avait la terre, le verrou de la mer [texte manque]. Anu monta au ciel, les dieux de l’Apsu y descendirent. C’est alors que les célestes anunnakus imposèrent les travaux aux igigus. Ces dieux durent creuser les canaux pour vivifier la terre, creuser le cours du Tigre, et celui de l’Euphrate", Atrahasis). Un jour, révoltés par leur injuste condition, les igigus se mettent en grève ("Après avoir déplacé des montagnes, [les igigus] comptèrent leurs années de travaux. Après avoir organisé les grands marais du sud, ils comptèrent leurs années de travaux. Deux mille cinq cents ans et davantage : voilà combien de temps, jours et nuits, ils avaient enduré leur tâche. Ils commencèrent à débattre et à murmurer, se plaignant de leur condition : “Allons trouver le préfet [Ninurta], afin qu’il nous décharge de notre tâche ! Le preux roi des dieux [Enlil], allons le tirer de chez lui !”", Atrahasis), puis assiègent le palais d’Enlil le chef des anunnakus ("Les dieux [igigus] entendirent l’appel à la révolte. Ils brûlèrent leurs outils, leurs houes, leurs hottes. Ils s’attroupèrent ensuite à la porte de la sainte maison du preux Enlil. C’était au milieu de la nuit, à l’insu d’Enlil le palais fut cerné. Kalkal, informé, fit fermer et surveiller la porte. Il réveilla Nuska, tandis qu’on entendait le tapage [des igigus]. Et Nuska réveilla son seigneur, qu’il tira de son lit : “Ton palais est cerné, seigneur ! Le combat s’est propagé jusqu’à ta porte !”", Atrahasis). Furieux, ce dernier veut punir les igigus en les exterminant. Mais Enki frère d’Enlil fait remarquer qu’exterminer les agigus n’arrangera pas la situation (puisque les anunnakus seront contraints de travailler à leur place !), et incite plutôt à fabriquer un être de remplacement ("Enki s’adressa aux dieux [anunnakus] ses frères : “Pourquoi les incriminerions-nous ? Leur tâche est dure, chaque jour [texte manque]. Leurs appels sont fondés, mais un remède existe. Que Nintu ici présente fabrique un prototype d’homme : c’est lui qui portera le joug des dieux [igigus]”", Atrahasis). Et pour garantir que cet être de remplacement ne se révoltera pas comme les igigus, Enki propose de le mouler dans une matière non éternelle, en argile. C’est ainsi qu’est créé l’être humain ("On immola le dieu Wê plein d’esprit en pleine assemblée. A sa chair et à son sang, Nintu [la "Dame-qui-engendre, l’Accoucheuse, la Matrice", surnom de la déesse-Mère Mammi] mélangea de l’argile. […] Après qu’Enki a façonné cette argile, il appela les grands dieux anunnakus et les grands dieux igigus afin qu’ils crachent dessus. Mammi s’adressa aux grands dieux : “J’ai accompli le travail que vous m’avez commandé. Vous avez immolé un dieu plein d’esprit [cette séquence de l’immolation d’un dieu nommé "Wê" ne devait pas exister dans les probables sources sumériennes : elle ne sert qu’à expliquer par un calembour le mot "awilu" en sémitique akkadien désignant un "individu de sexe masculin", prétendu mélange d’"esprit/wê" et de "divin/ilu"], et je vous ai débarrassés de votre dure tâche en l’imposant à l’homme. Quand vous aurez accordé à l’homme le bruit du nombre [c’est-à-dire : "quand vous aurez accordé à l’homme la possibilité de se reproduire en grand nombre"], j’aurai détaché vos chaînes et vous aurai libérés”. En entendant son discours, ils accoururent lui baiser les pieds : “Jusqu’à maintenant nous t’appelions Mammi, désormais nous t’appellerons « Belet-kala-ili [la "Maîtresse-de-tous-les-dieux"] !”", Atrahasis), voué, comme Adam dans le récit yahviste, au dur travail de la terre pour le bien-être de ses géniteurs.


Le nom d’Adam dérive peut-être d’"adama", soit "terre, argile" en sémitique. En tous cas, il ne signifie pas "individu de sexe masculin", qu’on traduit par "is" en sémitique. Le nom d’Eve - "Hawa" en hébreu - est d’origine inconnue. Le chapitre 3 verset 20 de la Genèse en fait un synonyme de "vie" ("L’homme Adam nomma sa femme “Eve”, c’est-à-dire “Vie”, car elle est la mère de tous les vivants") sans aucune raison. Il ne signifie pas davantage "individu de sexe féminin", qu’on traduit par "issa" en sémitique. Le XIXème siècle puritain, et le XXème siècle psychanalyste, ont lu l’histoire d’Adam et Eve comme la révélation d’une hypothétique culpabilité sexuelle ressentie par ce couple après sa consommation des fruits de l’arbre tabou au milieu de l’Eden. Cette lecture moderne ne s’appuie sur rien. Elle n’est qu’une projection des fantasmes des puritains du XIXème siècle et des psychanalystes du XXème siècle sur la Genèse, qui ne comporte aucune allusion de nature sexuelle, et pour cause ! Chez les Mésopotamiens antiques, le sexe ne pose aucun problème, comme en témoignent de nombreux textes sumériens et sémitiques au vocabulaire très cru retrouvés par les archéologues et déchiffrés par les assyriologues. Chez les juifs avant Freud, le sexe ne pose pas plus de questions, comme en témoigne le très explicite Cantique des cantiques. Et même chez les théologiens chrétiens comme Thomas d’Aquin, le sexe est considéré comme une activité saine, joyeuse et enrichissante tant qu’il ne lèse personne, ce même auteur va jusqu’à déclarer qu’avant leur faute Adam et Eve avaient des relations sexuelles ordinaires, autrement dit la raison de leur punition par Yahvé et leur éjection de l’Eden ne doit pas être cherchée dans le domaine sexuel ("Plusieurs des anciens Pères, considérant la laideur de la convoitise associée actuellement à l’union charnelle, ont soutenu qu’à l’époque de l’innocence la procréation ne se faisait pas par l’union des sexes. Ainsi saint Grégoire de Nysse prétend que dans le Paradis le genre humain se multipliait d’une autre façon, à la manière des anges, sans commerce charnel, par l’opération de la puissance divine, et il dit que Dieu a créé l’homme et la femme sans le péché tout en sachant que les générations ultérieures porteraient le péché. Mais cette opinion n’est pas raisonnable. Car le péché ne s’oppose ni ne s’accorde avec la nature de l’homme. Si on considère qu’avant le péché l’homme menait une vie animale, comme nous venons de le dire, il procréait naturellement par l’union charnelle, comme n’importe quel autre animal parfait. La nature destine ces membres à cet usage, on ne voit donc pas pourquoi avant le péché ces membres comme tous les autres auraient eu un usage différent. Deux conclusions s’imposent sur l’état actuel de l’union charnelle. D’abord, on doit affirmer qu’elle est naturelle. La procréation découle de la conjonction du mâle et de la femelle. De même que toute chose naît d’une vertu active et d’une vertu passive, chez les êtres on distingue sexuellement la vertu active dans le mâle et la vertu passive dans la femelle, et l’ordre de la nature exige l’union charnelle du mâle et de la femelle pour engendrer. Mais ensuite, on doit constater qu’elle s’accompagne d’une convoitise immodérée, qui n’existait pas à l’époque de l’innocence, où les facultés inférieures étaient totalement soumises à la modération", Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, 98.2). En fait, leur faute réside moins dans l’acte de consommation, que dans l’intention qui y est associée, le désir de puissance, de "savoir ce qui est bon ou mauvais" (Genèse 3.5 ; le serpent, souvent associé à Ishtar la déesse sémitique de l’amour, apparaît moins ici comme symbole du désir amoureux que comme symbole du désir de pouvoir). Dans les langues sémitiques, le verbe "connaître" équivaut à "apprécier par les sens, participer à, s’impliquer dans" ce qu’on cherche à connaître, c’est-à-dire, dans le cas d’Adam et Eve, "goûter, participer, être complice" du bien mais aussi "goûter, participer, être complice" du mal : l’histoire d’Adam et Eve n’est que l’histoire d’un putsch fomenté par des amateurs démunis ("L’homme et la femme étaient nus, et n’en éprouvaient aucune gêne l’un et l’autre", Genèse 2.25) qui, après être passés à l’acte, se rendent comptent à quel point ils sont démunis, et à quel point leur acte est dérisoire face à la puissance intacte de leur maître, au point qu’ils éprouvent le besoin de se constituer une armure improvisée pour se protéger de sa colère avant de le rencontrer à nouveau ("Alors ils se virent tels qu’ils étaient, ils se rendirent compte qu’ils étaient nus. Ils attachèrent ensemble des feuilles de figuier, pour s’en faire chacun un pagne", Genèse 3.7). C’est un récit qui veut donner à son lectorat sémitique, mal vu et relégué au désert arabique par les Sumériens, une explication à la difficulté de cultiver cette terre désertique arabique (qui n’est pas une terre prodigue comme l’Eden sumérien entre le Tigre et l’Euphrate : "Par ta faute, ton sol sera désormais maudit : tu peineras à en tirer ta nourriture toute ta vie, il produira pour toi épines et chardons. Tu devras manger les pousses des champs. Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front", Genèse 3.17-19 ; les narrateurs sémitiques de l’histoire d’Adam sont face aux Sumériens comme nous-mêmes en l’an 2000 pourrions l’être si les télescopes nous révélaient soudain l’existence d’extraterrestres possédant des connaissances techniques et une organisation beaucoup plus avancées que les nôtres : après avoir goûté au fruit de la connaissance, en explorant l’univers par nos télescopes et en signalant notre présence de façon tonitruante via nos sondes et nos messages radio nous serions aussi démunis et craintifs face à ces extraterrestres tout-puissants que l’ont été les Sémites des IIIème ou IIème millénaires av. J.-C. face aux Sumériens, ou qu’Adam face à Yahvé), et à la difficulté de la femme d’enfanter ainsi qu’au patriarcat ("Tes grossesses seront pénibles, tu souffriras pour mettre au monde tes enfants. Tu seras attirée par ton mari, mais lui dominera sur toi", Genèse 3.16). Et tout cela, comme le récit yahviste de la création, ne sort pas de nulle part : ce n’est qu’un pastiche misogyne d’un autre poème sumérien, intitulé Enki et Ninhursag par les assyriologues (dont trois copies ont été retrouvées, les deux premières conservées au Museum de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie aux Etats-Unis, la troisième conservée au Musée du Louvre à Paris en France), constituant le document 5 de l’anthologie Lorsque les dieux faisaient l’homme précitée de Kramer et Bottéro (qui demeure incomplet : pour cette œuvre mieux vaut consulter la version plus précise donnée par l’assyriologue Pascal Attinger en 1984). Ce texte sumérien a pour cadre le Dilmun, aujourd’hui Bahreïn, un pays aussi idyllique que l’Eden (autrement dit les rédacteurs yahvistes se sont contentés de déplacer en Mésopotamie le pays idyllique que les Sumériens plaçaient au Dilmun/Bahreïn, ils regardent ce pays de Mésopotamie avec convoitise depuis le désert arabique tandis que les Sumériens regardaient avant eux le pays de Dilmun/Bahreïn avec autant de convoitise depuis la Mésopotamie : ce qui apparaît comme un pays de rêve pour les uns, n’est qu’un pis-aller pour les autres…), où les souffrances n’existent pas ("Au Dilmun, aucun corbeau ne coassait, aucun ittidu [oiseau indéterminé : peut-être le francolin ?] ne poussait de cri, aucun lion ne rugissait, aucun loup n’emportait les agneaux, aucun chien ne rabattait les chevreaux, aucun sanglier ne mangeait le grain. Quand une veuve étalait du malt sur le toit, aucun oiseau du ciel ne le picorait, aucune colombe ne penchait la tête. Aucun malade des yeux pour dire : “J’ai mal aux yeux !”. Aucun malade de la tête pour dire : “J’ai mal à la tête !”". Aucune vieille pour dire : “Je suis vieille !”, ni aucun vieux pour dire : “Je suis vieux !”. Aucune jeune fille en se baignant en répandait ses eaux dans la ville [c’est-à-dire : "aucune jeune fille ne souillait les eaux de ses menstrues" ?]. Aucun nageur dans le fleuve ne criait : “[texte manque] !”. Aucun héraut ne surveillait ses frontières. Aucun chanteur n’entonnait une élégie ou se lamentait aux abords de la ville", Enki et Ninhursag). Enki (l’un des dieux gouvernants/anunnakus d’Atrahasis) y vit avec la déesse-Terre et déesse-Mère Ninhursag à laquelle il promet toutes sortes de cadeaux ("Utu depuis le ciel t’apportera, à travers les bouches de la terre, une eau douce qui montera dans tes grands [texte manque] : la ville et Dilmun s’abreuveront de ces sources abondantes, les puits d’eau saumâtres deviendront des puits d’eau douce, les champs prodigueront les moissons, la ville sera l’entrepôt  [littéralement "la maison du bord de quai"] du Dilmun. Le pays de Tukris te livrera l’or de Harali [régions inconnues], des lapis-lazulis et [texte manque]. Le pays de Meluhha [la vallée de l’Indus ?] te livrera sur des grands bateaux des cornalines convoitées et précieuses, des arbres mesh de Magan [la côte arabique à l’est de l’actuel détroit d’Ormuz] et des beaux arbres maritimes. Le pays de Marhasi [région voisine de l’Elam] [te livrera] des pierres précieuses et de l’agate. Le pays de Magan [te livrera] du cuivre dur et résistant, de la diorite, des pierres-à-deux-mains [outils de nature inconnue]. Le pays de la Mer [l’actuel territoire de Koweït et la côte arabique du golfe Arabo-persique] [te livrera] de l’ébène, ornement royal. Le pays des tentes [le désert arabique à l’ouest de la basse vallée de l’Euphrate, par allusion aux tentes des bédouins qui y nomadisent] [te livrera] de la bonne laine multicolore [prélevée sur les troupeaux des bédouins ?]. Le pays d’Elam te livrera de la laine en tribut. La sainte Ur, siège de la royauté, ville [texte manque], te livrera sur des grands bateaux de l’orge, de l’huile de sésame, d’immenses et belles étoffes. L’abondance viendra de la mer à toi. Les maisons de la ville et du Dilmun seront agréables. L’orge sera fin, les dattes seront grosses, les moissons seront triples [texte manque]", Enki et Ninhursag) avant de la féconder. De leur union naît une fille, Ninnisi. Tout va bien, jusqu’au jour où, sous l’influence tentatrice de son conseiller Isimu, Enki commet l’inceste avec Ninnisi ("Enki, aux aguets dans le marais, demanda à son homme de confiance Isimu : “N’embrasserai-je pas cette jeune et belle enfant, la belle Ninnisi ?”. Son homme de confiance Isimu lui répondit : “Embrasse donc cette jeune et belle enfant, la belle Ninnisi. Que mon maître donne la voile, je dirigerai le bateau”. Enki monta alors dans le bateau. Il toucha vite la terre ferme. Il serra Ninnisi contre sa poitrine et l’embrassa. Enki épancha sa semence dans son giron", Enki et Ninhursag). De cet inceste naît une nouvelle fille, Ninkura, avec laquelle Enki couche. Une autre fille naît, Uttu, avec laquelle Enki couche encore, de façon plus violente. Mais cette fois Ninhursag découvre l’infidélité d’Enki et décide de se venger. Non seulement elle recueille la jeune Uttu délaissée à son tour après avoir été engrossée ("Enki, s’enivrant de la vue [d’Uttu], s’étendit sur elle, saisit sa poitrine, tapa ses cuisses, la toucha partout. Etendu sur elle, saisissant sa poitrine, il coucha avec la jeune enfant en l’embrassant. Enki épancha sa semence dans le giron d’Uttu, qui reçut la semence d’Enki dans son giron. Uttu, la belle jeune fille, gémit : “Oh, mes cuisses ! Oh, mon corps ! Oh, mon ventre !”. Ninhursag essuya la semence des cuisses", Enki et Ninhursag : doit-on comprendre que Ninhursag soigne Uttu après son viol ? ou plus simplement qu’elle l’aide à avorter ?), mais encore elle crée des plantes empoisonnées afin qu’Enki, toujours sous l’influence de son mauvais conseiller Isimu qui l’incite à les manger, tombe malade ("Enki, aux aguets dans le marais, demanda à son homme de confiance Isimu : “Ne décrèterai-je pas le destin des plantes [créées par Ninhursag] ?”. Son homme de confiance Isimu lui répondit : “Mon maître, voici la plante bois”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Il lui dit : “Mon maître, voici la plante sirop”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Il lui dit : “Mon maître, voici la plante [texte manque]”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Il lui dit : “Mon maître, voici la plante anumun”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Il lui dit : “Mon maître, voici la plante atutu”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Il lui dit : “Mon maître, voici la plante astaltal”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Il lui dit : “Mon maître, voici la plante [texte manque]”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Il lui dit : “Mon maître, voici la plante amaru”. Il la lui arracha, et Enki la mangea. Enki décréta ainsi le destin des plantes, en connaissant leur nature intime. Ninhursag jura alors sur Enki : “Je ne poserai plus mes yeux de vie sur lui jusqu’à temps qu’il meure !”", Enki et Ninhursag). Enki est près de mourir, mais finalement Ninhursag accepte de faire la paix : elle tire du corps d’Enki les maux qui le font souffrir, et ces sept maux deviennent sept dieux du panthéon sumérien (les noms propres des dieux émanent ainsi de noms communs qui les expliquent, par des calembours : "“Mon Frère, où as-tu mal ?” “Mon crâne ["ugbu"] me fait mal” [Ninhursag] engendra alors Abu [dieu de la Végétation]. “Mon Frère, où as-tu mal ?” “Mes cheveux ["siki"] me font mal” Elle engendra alors Ninsikila [déesse à la fonction inconnue, associée au pays de Magan dans la suite du poème, déformation sumérienne et féminisation du dieu "Meskilak" vénéré sur le territoire antique de Magan, aujourd’hui la côte arabique à l’est du détroit d’Ormuz]. “Mon Frère, où as-tu mal ?” “Mon nez ["giri"] me fait mal” Elle engendra alors Nigiritu [déesse à la fonction inconnue, mariée au dieu médecin Ninazu dans la suite du poème ; on apprend dans le prologue du Code de Hammurabi que Ninazu est le dieu tutélaire de la cité d’Esnunna ; Ninazu est aussi représenté sous la forme d’un "mushussu/dragon rouge" sur la porte d’Ishtar à Babylone]. “Mon Frère, où as-tu mal ?” “Ma bouche ["ka"] me fait mal” Elle engendra alors Ninkasi [déesse de la Boisson, littéralement "qui emplit la bouche"]. “Mon Frère, où as-tu mal ?” “Ma gorge ["zi"] me fait mal” Elle engendra alors Nazi [déesse de l’Ordre]. “Mon Frère, où as-tu mal ?” “Mon bras ["a"] me fait mal” Elle engendra alors Azimua [déesse à la fonction inconnue]. “Mon Frère, où as-tu mal ?” “Mes côtes ["ti"] me font mal” Elle engendra alors Ninti [déesse de la Vie et du Temps, par rapprochement entre le nombre de mois et le nombre de côtes censées contenir la vie humaine]. “Mon Frère, où as-tu mal ?” “Mes hanches ["zag"] me font mal” Elle engendra alors Ensag [dieu de la Bonne fortune, ou littéralement "qui organise bien les choses", déformation sumérienne du dieu "Inzak" vénéré au Dilmun, aujourd’hui Bahreïn]", Enki et Ninhursag).


L’histoire de Noé et du Déluge quant à elle n’est qu’une adaptation de la seconde partie d’Atrahasis et d’un passage d’un autre poème mésopotamien, Gilgamesh, constituant le document 48 de l’anthologie Lorsque les dieux faisaient l’homme précitée de Kramer et Bottéro, très célèbre depuis sa traduction et sa présentation historique par l’assyriologue britannique George Smith en décembre 1872 devant la Society of biblical archeology de Londres, qui a lancé la résurrection mésopotamienne et indirectement remis en cause l’originalité et l’antériorité de la Genèse biblique (notons que les archéologues ont retrouvé des exemplaires complets ou fragmentaires de Gilgamesh un peu partout dans le Croissant Fertile [à Uruk, Ur, Sippar, Nippur, Babylone, Assur, Ninive, tell Sultantepe, Karatepe, Alalakh, Alep, Emar, Karkemish, Ugarit, Meggido, Jérusalem, Gézer, Qumran], jusqu’en Anatolie [à Hattusa/Boghazkoy] : cette large diffusion sous-entend que les rédacteurs hébraïques ou juifs de la Genèse connaissent ce poème aussi bien que toutes les autres communautés de cette vaste région). Dans Gilgamesh, Atrahasis/Supersage se nomme "Uta-napishti", soit peut-être "Vie-sauvée" en sémitique (la traduction reste sujette à caution). Ces deux textes sémitiques s’appuient sur un texte sumérien antérieur dont une partie a été retrouvée au XIXème siècle sur une tablette de la cité de Nippur, étudiée et traduite par l’assyriologue allemand Arno Poebel en 1914 : dans cette version sumérienne ancienne, que les spécialistes appellent Déluge sumérien par défaut, constituant le document 46 de l’anthologie Lorsque les dieux faisaient l’homme précitée de Kramer et Bottéro, le héros Atrahasis/Uta-napishti est désigné par son nom originel "Ziusudra", littéralement "Jours-de-vie-prolongés" en sumérien. Dans la première partie précitée d’Atrahasis, comme dans le récit yahviste de la Genèse, l’être humain est créé à l’image de son géniteur pour accomplir des tâches à sa place. Cela présente un danger car, aujourd’hui docile, l’être humain peut s’avérer demain aussi prétentieux que son géniteur. C’est précisément ce qu’on lit dans nos sources mésopotamiennes : les hommes se sont multipliés, et leur nombre empêche les dieux de dormir… seulement parce qu’ils font du bruit en travaillant ? ou parce qu’ils maugréent sur leurs conditions de travail et menacent de déclencher une révolution, comme naguère les igigus ? Les dieux décident de les faire mourir en provoquant des famines et des épidémies ("Mille deux cents ans s’écoulèrent. Le territoire s’élargit, la population [humaine] se multiplia. Le pays grondait comme un taureau. Le dieu roi [Enlil] en fut incommodé. Il s’adressa aux grands dieux : “Le bruit des hommes est devenu trop fort : à cause de leur tapage je n’arrive plus à dormir ! Que vienne l’épidémie !”", Atrahasis). Mais cela ne suffit pas, car les hommes sont aidés par Enki. Les dieux décident alors de provoquer un Déluge pour tout noyer ("“Je vous ai débarrassés de votre dure tâche en l’imposant à l’homme [c’est Enki qui parle aux autres dieux], vous lui avez accordé le bruit du nombre en immolant un dieu afin qu’il soit plein d’esprit, et maintenant vous voulez organiser collégialement son élimination, vous voulez son retour au néant, en obligeant le prince Enki à prêter serment ?” Enki s’adressa à nouveau aux dieux ses frères : “Pourquoi voulez-vous me contraindre par un serment ? Comment pourrais-je porter la main contre mes créatures ? Qu’est-ce que ce Déluge dont vous parlez ? Est-ce à moi de le provoquer ? Non ! C’est un travail pour Enlil ! C’est lui qui l’a décidé, c’est à lui de l’ordonner ! Et que Sullat et Hanis marchent donc en tête ! Que Nergal arrache donc les étais des vannes célestes ! Que Ninurta fasse donc déborder les barrages d’en-haut !”", Atrahasis). Mais Enki prévient le seigneur de la cité de Suruppak, Ziusudra en sumérien, alias Atrahasis/Uta-napishti en sémitique, pour qu’il se sauve en construisant un grand coracle capable d’emporter sa famille et des animaux, afin de perpétuer l’espèce humaine après le cataclysme. Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti se révèle parfaitement amoral en cette circonstance, puisque pour construire ce coracle il trompe délibérément ses sujets en leur promettant l’abondance pour mieux sceller leur mort : il leur déclare vouloir se sacrifier pour leur bien, en se laissant emmurer vivant dans ce coracle fermé de toutes parts (l’intérieur, privé de la lumière du jour, est "aussi sombre que l’Apsu", le séjour souterrain d’Enki), qui sera en réalité comme une bulle hermétique certes bousculée en tous sens mais demeurant à la surface des flots quand le Déluge commencera à engloutir toutes les terres et tous les êtres vivants ("Uta-napishti dit à Gilgamesh : “Gilgamesh, je vais te révéler un secret des dieux. Tu connais la cité de Suruppak sur l’Euphrate, antique cité habitée par les dieux. C’est là que les grands dieux décidèrent de provoquer le Déluge. Les instigateurs étaient leur père Anu, le preux Enlil leur roi, leur préfet Ninurta et Ennugi leur contremaître. Or, bien qu’ayant juré le secret avec eux, le prince Ea [équivalent sémitique d’"Enki" en sumérien] répéta leur projet au mur d’Uta-napishti : « Paroi, ô paroi ! Ecoute, mur ! Retiens bien, palissade ! O roi de Suruppak, fils d’Ubar-tutu, abandonne ta maison et construis-toi un bateau, détourne-toi de tes biens pour sauver ta vie, et embarque avec toi des spécimens de chaque être vivant. Le bateau que tu dois construire aura une largeur et une longueur identiques. Toiture-le comme l’Apsu ». En entendant cela, je dis à mon seigneur Ea : « Mon seigneur, j’appliquerai le conseil que tu viens de me donner. Mais comment faire face à ma cité, au peuple, aux Anciens ? ». Ea s’adressa de nouveau à moi, son serviteur : « Homme ! Tu leur diras ceci : ″Enlil m’a pris en haine, je ne peux donc plus rester plus dans cette cité. Je ne mettrai plus mes pieds sur le territoire d’Enlil. Je vais descendre dans l’Apsu pour y demeurer auprès de mon seigneur Ea. Ainsi Enlil vous offrira oiseaux à profusion et poissons par corbeilles, il vous accordera les moissons les plus riches, sur vous il fera pleuvoir des petits pains dès l’aurore et des grains de froment jusqu’au crépuscule″ ». A la première lueur du jour, tout le pays se rassembla autour de moi : les charpentiers avec leurs doloires, les menuisiers avec leurs maillets [texte manque], les plus petits apportèrent le bitume, les plus pauvres apportèrent le fourniment. En cinq jours, l’armature du bateau fut achevée : dix gurs de long sur dix gurs de large [en admettant que le "gur", unité de mesure sumérienne, équivaut à environ six mètres, la superficie totale du coracle est donc trois mille six cents mètres carrés]. Ensuite, j’aménageai l’intérieur : je réalisai six ponts pour créer sept étages, que je décomposai en neuf compartiments. […] Je fis abattre pour les artisans une grande quantité de bœufs et de moutons, chaque jour j’offris cervoise, bière fine, huile et vin, et ils en consommèrent autant que la rivière consomme son eau. On fit enfin une fête comme celle de l’Akitu, tandis que je me toilettai. Le soir du septième jour, le bateau était achevé”", Gilgamesh ; "La sainte déesse Nintu se lamenta sur sa progéniture. Mais Enki réfléchit contre An et Enlil, qui avaient soumis par serment tous les dieux. Le roi Ziusudra son serviteur était alors [texte manque], il avait édifié [texte manque]. Avec humilité et en choisissant bien ses mots, toute la journée il remémorait ses rêves à tous les dieux. Le dieu [texte manque] au mur. Ziusudra entendit ainsi, tout près de lui, depuis le mur à sa gauche : “Paroi, écoute ! Je vais parler. Retiens bien mes instructions. Un Déluge va anéantir les cités, recouvrir les capitales, détruire tous les hommes. Ainsi en a décidé de façon irrévocable l’assemblée conduite par Anu et Enlil. L’empire des hommes [texte manque]", Déluge sumérien ; "Atrahasis s’adressa à son seigneur : “Explique-moi le sens de ce rêve, que j’en comprenne la portée et en saisisse les conséquences”. Enki s’adressa à son serviteur : “Tu veux comprendre ce rêve. Eh bien ! Retiens bien le message que je te livre, écoute bien à la paroi : abandonne ta maison et construis-toi un bateau, détourne-toi de tes biens pour sauver ta vie. Le bateau que tu dois construire [texte manque]. Toiture-le afin que le soleil ne le pénètre pas davantage que l’Apsu. Il sera fermé de tous côtés, son équipement devra être solide, et son calfatage, épais et résistant. [texte manque] Après il leur offrira oiseaux à profusion et poissons par corbeilles”. Enki remplit la clepsydre, la réglant pour le début du Déluge sept jours plus tard. Quand Atrahasis eut reçu ces instructions, il réunit les Anciens et s’adressa à eux : “Mon dieu n’est plus d’accord avec le vôtre : Enki et Enlil sont fâchés. Cela m’oblige à quitter la cité, car je suis le serviteur d’Enki. C’est décidé : je ne reste plus dans cette cité, je ne mettrai plus mes pieds sur le territoire d’Enlil. Je [texte manque]", Atrahasis). Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti échappe ainsi à la mort. En découvrant que Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti a survécu, Enlil (chef des dieux gouvernants/anunnakus et frère d’Enki, comme on l’a vu précédemment) entre dans une grande colère ("Quand le preux Enlil aperçut le bateau, il enragea contre les igigus et cria : “Nous les grands anunnakus avons prêté collégialement serment ! Comment donc un homme a-t-il pu échapper au carnage ?”. Anu dit au preux Enlil : “Sans doute Enki a fait cela, moi je n’ai pas trahi notre serment”. Enki s’adressa alors aux grands dieux : “Oui, j’ai fait cela, contre la volonté de tous ! J’ai sauvé un homme [texte manque] Calme-toi, Enlil : si tu veux punir quelqu’un, punis donc le seul coupable, celui qui n’a pas respecté tes ordres !”", Atrahasis). Mais Enki réussit à le calmer. Enlil renonce finalement à tuer Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti, à condition que tous ses descendants aient une espérance de vie beaucoup plus réduite que celle de ses ancêtres ("Enlil s’adressa au prince Enki : “Bon. Appelle Nintu la matrice, et réfléchissez tous deux dans l’assemblée”. Enki s’adressa alors à Nintu la matrice : “O divine matrice, maîtresse des destins, impose aux hommes une mort [texte manque]. En complément, trois lois s’appliqueront aux femmes : parmi elles certaines seront infécondes, parmi elles la Démone-qui-éteint ravira des bébés aux genoux de leurs mères, parmi elles certaines seront consacrées ugbabtus, entus et igisitus avec interdiction de devenir mères”", Atrahasis ; seul Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti conserve une longue vie, mais les dieux l’exilent au Dilmun en résidence surveillée, à l’écart de sa progéniture ["[texte manque] “Je t’avais pourtant contraint par serment devant le ciel et la terre [texte manque], devant An et Enlil en personne !”. Enki fit néanmoins sortir les survivants. Le roi Ziusudra s’étant prosterné devant An et Enlil, ceux-ci le prirent finalement en affection. Ils lui accordèrent une vie comparable à celle des dieux, un souffle de vie immortel. Voilà comment le roi Ziusudra, après avoir préservé les animaux et l’humanité, fut installé en bordure de mer, au pays de Dilmun, là où le soleil se lève", Déluge sumérien ; "Mais Enlil arriva bientôt, et en apercevant le bateau il entra dans une grande fureur contre les igigus : “Un homme a donc été sauvé, alors que personne ne devait survivre !”. Ninurta s’adressa au preux Enlil : “Qui, hormis Ea [équivalent sémitique d’"Enki" en sumérien] qui sait tout faire, aurait pu commettre cela ?”. Ea s’adressa alors à Enlil : “Toi le plus sage et le plus preux des dieux, comment as-tu pu décider aussi inconsidérément le Déluge ? Si tu veux punir quelqu’un, punis donc le seul coupable, ou bien ne les anéantis pas et pardonne-leur ! Au lieu du Déluge, mieux eussent valu des lions et des loups pour décimer les hommes ! Au lieu du Déluge, mieux eussent valu une famine et une épidémie pour désertifier le pays ! Non, je n’ai pas trahi le serment des grands dieux, j’ai seulement envoyé un songe au supersage [Atrahasis] afin qu’il devine ce secret. A présent, tu peux décider de son sort !”. Enlil monta sur le bateau, me prit la main pour que je monte avec lui, il fit monter et s’agenouiller aussi mon épouse, il nous toucha le front et, debout entre nous, nous bénit par ces mots : “Uta-napishti, tu n’es qu’un être humain : désormais toi et ta femme vous serez des dieux comme nous, mais vous demeurerez à l’écart, à l’embouchure des fleuves”. C’est ainsi qu’on nous enleva, pour nous installer à l’écart, à l’embouchure des fleuves", Gilgamesh]). Ainsi s’explique la grande différence de durées de règnes dans la Chronique royale sumérienne que nous avons déjà mentionnée au début du présent alinéa : les rois post-diluviens vivent beaucoup moins longtemps que les rois anté-diluviens ("La royauté descendit du ciel. Eridu prit la royauté. A Eridu, Alulim régna vingt-huit mille huit cents ans. Alalgar régna trente-six mille ans. Ces deux rois régnèrent soixante-quatre mille huit cents ans. Eridu fut abandonnée, la royauté fut portée à Bad-tibira. A Bad-tibira, Enmen-lu-ana régna quarante-trois mille deux cents ans. Enmen-gal-ana régna vingt-huit mille huit cents ans. Le divin Dumuzi, pasteur, régna trente-six mille ans. Ces trois rois régnèrent cent huit mille ans. Bad-tibira fut abandonnée, la royauté fut portée à Larak. A Larak, En-sipazi-ana régna vingt-huit mille huit cents ans. Ce roi régna seul pendant vingt-huit mille huit cents ans. Larak fut abandonnée, la royauté fut portée à Sippar. A Sippar, Enmen-dur-ana régna vingt-et-un mille ans. Ce roi régna seul pendant vingt-et-un mille ans. Sippar fut abandonnée, la royauté fut portée à Suruppak. A Suruppak, Ubar-Tutu régna dix-huit mille six cents ans. Ce roi régna seul dix-huit mille six cents ans. Dans ces cinq cités, ces huit rois régnèrent trois cent quatre-vingt-cinq mille deux cents ans [ce total ne raccorde pas avec le nombre d’années de règne des huit rois évoqués : on suppose que le ou les auteurs de ce texte ont oublié certains rois, comme Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti qui apparaît dans Gilgamesh comme fils et successeur d’Ubar-Tutu roi de Suruppak]. Le Déluge nivela. Après que le Déluge eut nivelé, la royauté descendit du ciel. Kish prit la royauté. A Kish, [texte manque] régna mille deux cents ans. Kullassina-bel régna neuf cents soixante ans. [texte manque] régna mille deux cents ans. En-dara-ana régna quatre cent vingt ans, trois mois et trois jours et demi. Babum régna trois cents ans. Puhannum régna huit cents quarante ans. Kalibum régna neuf cent soixante ans. Kalumum régna huit cent quarante ans. Zuqapiq régna neuf cents ans. Atab régna six cents ans. Masda fils d’Atab régna huit cent quarante ans. Arwihum fils de Masda régna sept cent vingt ans […]", Chronique royale sumérienne). On constate que tous les éléments du Déluge mésopotamien se retrouvent dans le Déluge de la Genèse. Les hommes antédiluviens ont une vie très longue : Adam par exemple meurt à neuf cent trente ans (Genèse 5.5), Matusalem meurt à neuf cent soixante-neuf ans (Genèse 5.27). Comme les dieux sumériens, Yahvé craint que les hommes lui contestent un jour son pouvoir, et veut les noyer pour cette unique raison ("Yahvé vit que les hommes devenaient malfaisants dans le monde, et que leur cœur les portaient constamment et radicalement vers le mal [c’est le même "mal" de l’émancipation qui naguère a condamné Adam et Eve à être chassés de l’Eden…]. Il s’en attrista et regretta d’avoir créé des hommes sur la terre. Il se dit : “Je dois balayer de la terre les hommes que j’ai créés, et même les animaux grands ou petits, et les oiseaux ! Je regrette vraiment de les avoir créés !”", Genèse 6.5-7). Le coracle de forme ronde de Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti est remplacé par l’arche de forme allongée de Noé, mais les deux bateaux ont une superficie équivalente : soixante mètres sur soixante mètres pour le premier, soit trois mille six cent mètres carrés, contre cent cinquante mètres sur vingt-cinq mètres pour le second (Genèse 6.15), soit trois mille sept cent cinquante mètres carrés. L’embarquement de Noé ne semble qu’un copié-collé de l’embarquement de Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti ("Tout ce qu’il avait d’or, tout ce qu’il avait d’argent, les animaux [texte manque] [Atrahasis] les prit et les embarqua. Oiseaux à plumes du ciel, troupeaux [texte manque], bêtes de la steppe, il les prit et les embarqua. […] Puis le ciel changea d’aspect. Addu retentit dans les nuages. Dès qu’on entendit le grondement du dieu, on apporta du bitume pour obturer l’écoutille. A peine fut-elle scellée, qu’Addu tonna dans les nuages, tandis qu’un vent furieux rompit d’un coup les amarres et libéra le navire", Atrahasis ; "Le lendemain matin, tout ce que je possédais, tout ce que j’avais d’argent, tout ce que j’avais d’or, tous les spécimens d’être vivants, je les embarquai avec ma famille et ma domesticité. […] J’examinai l’aspect du temps : il était effrayant à voir. Je m’introduis dans le bateau, et en obturai l’écoutille. A celui qui la scella, l’armateur Puzur-Amurru, j’offris mon palais et ses richesses en cadeau [ultime cynisme de Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti, qui offre des cadeaux à son armateur en sachant qu’il le condamne à périr noyé avec ces cadeaux…]", Gilgamesh ; à comparer avec Genèse 7.13-16 : "C’est ce jour-là que Noé entra dans l’arche avec sa femmes, ses fils Sem, Cham et Japhet et ses trois belles-filles, et avec toutes les espèces d’animaux sauvages ou domestiques, de petites bêtes, d’oiseaux et d’insectes. Des couples de toutes les espèces vivantes arrivèrent ainsi à l’arche auprès de Noé. Un mâle et une femelle de chaque espèce y entrèrent, comme Yahvé avait ordonné à Noé. Puis le seigneur ferma la porte derrière Noé"). Idem pour le récit de l’innondation, qui dure sept jours dans la version de Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti, contre quarante jours dans la version de Noé ("Anzu [serviteur d’Enlil, au corps d’aigle et à la tête de lion] labourait le ciel de ses serres. La tempête frappait la terre, dans des bruits secs comme des pots qu’on brise. Le Déluge se déchaîna. L’anathème passa comme la guerre sur les hommes. Personne ne voyait plus personne, nul n’était discernable dans ce carnage. Le Déluge mugissait comme un taureau, le vent hurlait comme un aigle qui glatit. Les ténèbres étaient profondes, le soleil avait disparu. Les gens mouraient comme des mouches. [texte manque] Le fracas du Déluge épouvantait même les dieux. Enki était hors de raison en voyant ses enfants emportés sous ses yeux. La grande Nintu trahissait son horreur sur ses lèvres, tandis que les grands dieux anunnakus demeuraient figés, anéantis de faim et de soif. A ce spectacle, la divine matrice Mammi éclata en sanglots : “Comme je voudrais effacer ce jour funeste où, dans l’assemblée des dieux, j’ai cautionné une décision aussi radicale ! Enlil, par son discours aussi habile que celui de la célèbre Tiruru, a retourné mes paroles ! Je reçois les appels au secours que les hommes m’adressent personnellement, et sans que je puisse rien faire ma progéniture tombe comme mouches abattues ! Comment rester ici, mes cris étouffés, dans une telle désolation ? Je remonte au ciel, pour ne pas demeurer dans cette résidence funeste, je rejoins Anu notre père, et les dieux ses enfants, qui ont entendu son appel après avoir inconsidérément décidé le Déluge et voué les hommes à cette hécatombe !”. [texte manque] Nintu se plaignit encore : “Qui a produit ce Déluge ? Les hommes remplissent la mer comme les mouches la rivière ! Tels des morceaux de bois, les voici entassés sur la plage ! En les voyant je verse des larmes, je ne finis pas de me lamenter sur eux !”, sanglota-t-elle pour apaiser son cœur. Et tandis que Nintu gémissait ainsi, exhalant son émoi, les dieux avec elle déploraient la terre. Ivre de désespoir, la déesse avait soif de bière : là où elle se tenait, ils se tenaient aussi, pareils à des moutons serrés autour d’un abreuvoir, leurs lèvres desséchées d’angoisse et titubant d’inanition. Sept jours et sept nuits se poursuivirent bourrasques, pluies battantes et [texte manque]", Atrahasis ; à comparer avec Genèse 7.17-23 : "La grande inondation dura quarante jours sur la terre. Quand le niveau de l’eau monta, l’arche fut soulevée au-dessus du sol et se mit à flotter. Puis le niveau monta de plus en plus et l’arche partit à la dérive sur l’eau. Le niveau monta toujours, recouvrant les plus hautes montagnes. L’eau monta monta finalement jusqu’à plus de sept mètres au-dessus des sommets. Tout ce qui vivait et se mouvait sur la terre expira : les oiseaux, le bétail, les animaux sauvages, les insectes qui grouillent sur la terre, et aussi les humains. Sur l’ensemble de la terre ferme, tout ce qui possédait un souffle de vie mourut. Le seigneur balaya ainsi de la terre tout ce qui vivait, depuis les êtres humains jusqu’aux grands animaux, aux insectes et aux oiseaux. Ils furent éliminés de la terre. Seul Noé survécu, et avec lui ceux qui étaient dans l’arche" ; reconnaissons que le récit le plus détaillé sur cet épisode est celui de Gilgamesh, qui montre l’arrivée des premiers nuages ["A la première lueur du jour, des nuages noirs montèrent de l’horizon, dans lesquels tonnait Addu, précédés des hérauts divins Sullat et Hanis qui sillonnaient monts et vallées. Nergal arracha les étais des vannes célestes. Ninurta fit déborder les barrages d’en-haut. Les anunnakus brandirent leurs torches, incendièrent le pays tout entier. Addu étendit dans le ciel son silence de mort, réduisant en ténèbres tout ce qui était lumineux", Gilgamesh], l’effrayante montée des eaux ["L’anathème passa comme la guerre sur les hommes. Personne ne voyait plus personne, nul n’était discernable dans ce carnage. Le fracas du Déluge épouvantait même les dieux. Prenant la fuite, ils remontèrent au ciel d’Anu, pour y demeurer blottis comme des chiens. La déesse Belet-ili se lamentait en disant : “Comme je voudrais effacer ce jour funeste où, dans l’assemblée des dieux, j’ai cautionné une décision aussi radicale ! Comment ai-je pu approuver l’assemblée des dieux ? Comment ai-je pu décider ce carnage pour faire disparaître les hommes ? Je n’aurai donc engendré ma progéniture que pour en remplir la mer, comme du poisson !”. Et les dieux anunnakus se lamentaient avec elle. Tous restaient prostrés, en larmes, désespérés, lèvres brûlantes, dans l’angoisse. Six jours et six nuits se poursuivirent bourrasques, pluies battantes et ouragans, saccageant la terre", Gilgamesh], et l’image saisissante des corps et des visages des noyés si maltraités par les ressacs pendant six jours, que leurs formes ont perdu toute humanité au point de les faire ressembler à des blocs d’argile, et si nombreux à flotter qu’ils masquent la surface de l’eau ["Le septième jour, tempête, Déluge et hécatombe cessèrent, après avoir distribué leurs coups au hasard comme une femme dans les douleurs. La mer se calma et s’immobilisa. Alentour le silence régnait : tous les hommes étaient retournés à l’argile, et l’étendue liquide ressemblait à une terrasse. J’ouvris une lucarne. L’air vif me sauta au visage. Je tombai à genoux, immobile, et pleurai à grosses larmes", Gilgamesh]). Idem pour le lâcher d’un oiseau pour constater si des terres émergent, après échouage au sommet du mont Nisir (aujourd’hui le pir Omar Gudrun, apocopé en pir "Magrun" à une soixantaine de kilomètres à l’est de Kirkouk en Irak, dans la banlieue nord-ouest de Sulaymaniyah près de la frontière iranienne) dans la version de Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti, ou au sommet du mont Ararat (à l’extrême est de l’actuelle Turquie, marquant la frontière avec l’Arménie voisine ; cette localisation sur le mont Ararat est peut-être tardive, car selon les chrétiens syriaques et selon le Coran 11.44 Noé n’échoue pas sur ce sommet mais sur une autre montagne de la même chaîne un peu plus au sud, le Cudi Dagi) dans la version de Noé ("Puis je cherchai du regard une côte à l’horizon. A peu de distance, une langue de terre émergeait : c’était le sommet du mont Nisir. Le bateau s’y échoua. Le Nisir le retint, sans le laisser partir. Un premier jour, un deuxième jour, le Nisir le retint de même. Un troisième jour, un quatrième jour, le Nisir le retint de même. Un cinquième jour, un sixième jour, le Nisir le retint de même. Le matin du septième jour, je pris une colombe et la lâchai : la colombe partit, puis revint, n’ayant rien vu où se poser. Puis je pris une hirondelle et la lâchai : l’hirondelle partit, puis revint, n’ayant rien vu où se poser. Puis je pris un corbeau et le lâchai : le corbeau partit, mais ayant trouvé une terre d’où les eaux s’était retirées il picora, il croassa, il s’ébroua, et ne revint plus", Gilgamesh ; à comparer avec Genèse 8.4-12 : "Le dix-septième jour du septième mois, l’arche s’échoua sur le mont Ararat. Les eaux continuèrent à se retirer jusqu’au dixième mois. Le premier jour de ce mois, on vit apparaître le sommet des montagnes. Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu’il avait aménagée dans l’arche. Il laissa partir un corbeau, qui sortit et revint rapidement : l’eau devait se retirer de la terre. Puis Noé laissa partir une colombe, pour voir si le niveau de l’eau avait baissé : elle ne trouva aucun endroit où se percher, car l’eau couvrait encore toute la terre, elle revint donc à l’arche auprès de Noé, qui tendit la main, prit la colombe et la ramena dans l’arche. Il attendit une semaine et la laissa de nouveau partir. La colombe revint auprès de lui vers le soir, elle tenait dans son bec une jeune feuille d’olivier : alors Noé sut que le niveau de l’eau avait baissé sur la terre. Il attendit encore une semaine et laissa partir la colombe, mais celle-ci ne revint pas"). Idem pour le sacrifice de remerciement, après la sortie du coracle/arche ("Bourrasques et tempêtes se succédaient, tandis que le Déluge engloutissait la capitale. Après sept jours et sept nuit, le Déluge ayant recouvert le pays et ballotté le navire à travers les vents et les eaux, Utu [dieu-Soleil sumérien] réapparut, illuminant ciel et terre. Ziusudra créa une ouverture dans le bateau, par laquelle le preux Utu en éclaira tout l’intérieur. Le roi Ziusudra se prosterna devant Utu, et sacrifia bœufs et moutons en grand nombre", Déluge sumérien ; "Alors je dispersai tout dans toutes les directions, et je fis un sacrifice. Je disposai le repas sur le sommet du mont [Nisir], je plaçai de chaque côté sept vases-rituels et versai dans le brûle-parfum en retrait cymbopogon, cèdre et myrte. Les dieux, humant la bonne odeur, s’attroupèrent comme des insectes autour du sacrificateur, Dès son arrivée, la déesse [Mammi] brandit le collier de grosses lazulites qu’Anu lui avait offert à l’époque de leurs amours : “O dieux, je n’oublierai jamais ces lazulites de mon collier, mais je n’oublierai pas davantage ces jours funestes, gravés pour toujours dans ma mémoire : que tous les dieux prennent part au repas, mais qu’Enlil n’y paraisse pas, lui qui a décidé inconsidérément le Déluge et l’extermination de ma progéniture !”", Gilgamesh ; à comparer avec Genèse 8.20-21 : "Noé bâtit un autel qu’il consacra au seigneur. Parmi les grands animaux et les oiseaux, il prit une bête de chaque espèce considérée comme pure et les offrit en sacrifice au Seigneur sur l’autel entièrement consumé par le feu. Le seigneur respira l’odeur apaisante de ce sacrifice et il se dit : “Désormais je renonce à maudire le sol à cause des êtres humains”"). Comme Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti, Noé survit longtemps après le Déluge grâce à la bienveillance divine (il meurt à neuf cent cinquante ans selon le chapitre 9 verset 28 de la Genèse), tandis que la durée de vie de ses descendants est revue à la baisse ("Alors Yahvé se dit : “Je ne peux pas laisser les hommes profiter indéfiniment du souffle de vie que je leur ai donné, ils ne sont après tout que des êtres mortels : désormais ils ne vivront pas plus de cent vingt ans”", Genèse 6.3) : Nahor l’ancien et Terah, respectivement grand-père et père d’Abraham, ne dépassent pas cent quarante-huit ans (Genèse 11.24-25) et deux cent cinq ans (Genèse 11.32). Néanmoins on remarque que la Genèse amplifie les versions mésopotamiennes antérieures : dans le Déluge sumérien l’innondation paraît se limiter à la région de Suruppak, dans la version sémitique de Gilgamesh elle s’étend à toute la Mésopotamie, dans la Genèse elle recouvre le monde entier. Et la Genèse efface ou corrige certains points gênants du Déluge mésopotamien. Par exemple, en sauvant Noé ("Mais Noé bénéficiait de la bienveillance de Yahvé", Genèse 6.8), Yahvé joue à la fois le rôle négatif d’Enlil et le rôle positif d’Enki. Et Noé n’est pas un roi comme Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti, et il construit seul son arche (sans l’aide de ses semblables qui s’apprêtent à mourir noyés)…


Bien plus intéressant est le récit de la tour de Babel, qui rattache ces pastiches d’œuvres sumériennes à la biographie spécifiquement hébraïque d’Abraham. Ce récit a longtemps dérouté les théologiens juifs et chrétiens car Yahvé semble s’y comporter de façon négative : alors que l’harmonie règne parmi les hommes, Yahvé décide de les diviser en favorisant l’apparition de nouvelles langues incompréhensibles les unes aux autres. Au tournant des XIXème et XXème siècle, l’analyse de l’exégète allemand Hermann Gunkel corrige cette lecture erronée. Celui-ci remarque effectivement que la fameuse tour demeurée dans l’inconscient collectif judéo-chrétien, n’est que l’emblème de la cité où elle est construite, autrement dit c’est la cité que le narrateur vise en accusant la tour ("Bâtissons une cité, avec une tour dont le sommet touchera le ciel", Genèse 11.4 ; "Yahvé descendit du ciel pour voir la cité et la tour que les hommes bâtissaient", Genèse 11.5 ; "Yahvé dispersa [les hommes] dans toutes les directions sur la terre, qui durent abandonner la construction de la cité", Genèse 11.8), et c’est le peuple intramuros qu’il vise en accusant la cité. Or cette cité est clairement localisée au pays de "Shinar" au chapitre 11 verset 2, hébraïsation du pays de "Sumer" en basse Mésopotamie, et clairement nommée au chapitre 11 verset 9 : c’est Babel, alias Babylone (nous renvoyons ici encore au document 118 du Recueil de Tablettes Chaldéennes de Thureau-Dangin), que le narrateur prétend expliquer par un calembour (que pour notre part nous rejetons : "C’est pour cela que [cette cité] se nomme “Babel”, parce que Yahvé y a “mis du désordre” dans la langue des hommes et les a dispersés dans toutes les directions de la terre", Genèse 11.9 ; la pratique de l’étymologie par le calembour est très fréquente dans le Tanakh [c’est elle qui prétend expliquer le nom d’Eve par le mot "Vie", dans le chapitre 3 verset 20 précité de la Genèse], elle est héritée de la pratique sumérienne qu’on a constatée par exemple dans les noms des dieux à la fin du récit d’Enki et Ninhursag). Que cette cité de Babel, au chapitre 10 verset 10 de la Genèse, soit associée à un roi appelé Nimrud dont nous n’avons aucune trace par ailleurs, ni dans le Tanakh ni dans la littérature antique mésopotamienne (ce nom n’apparaît pas dans la Chronique royale babylonienne), ne nous aide pas. Que le récit de son érection ratée précède immédiatement la liste des ancêtres d’Abraham, et plus précisément la mention du départ de Terah père d’Abraham de la cité d’Ur en basse Mésopotamie vers la cité d’Harran, peut nous aider davantage ("A l’âge de soixante-dix ans, Terah eut trois fils : Abraham, Nahor [le jeune] et Harran. Voici la liste des descendants de Terah père d’Abraham, Nahor [le jeune] et Harran. Harran eut un fils, Loth, et mourut avant son père Terah à Ur en Chaldée, son pays natal. […] Terah emmena son fils Abraham et son petit-fils Loth fils de Harran, et sa belle-fille Saraï épouse d’Abraham. Ils quittèrent Ur en Chaldée pour aller vers le pays de Canaan. Ils voyagèrent jusqu’à Harran et s’y installèrent", Genèse 11.26-31). Le chapitre 15 verset 13 de la Genèse prophétise que des descendants d’Abraham seront exploités par les Egyptiens pendant quatre siècles avant d’être délivrés par Moïse ("Tes descendants séjourneront en pays étranger, ils y seront esclaves, et y seront opprimés pendant quatre cents ans"). Cette prophétie est rappelée un peu plus de quatre siècles plus tard, au moment du départ d’Egypte de Moïse ("Le peuple d’Israël avait séjourné quatre cent trente ans en Egypte. Après quatre cent trente ans, en ce jour mémorable, le peuple du seigneur sortit d’Egypte en bon ordre", Exode 12.40-41). Or nous avons vu précédemment que le ministère de Moïse date de l’époque des Ramessides au tournant des XIIIème et XIIème siècles av. J.-C. Une simple soustraction nous permet de dater Abraham vers le XVIIème siècle av. J.-C., précisément à l’époque où, après avoir vaincu le Mariote Zimri-Lim (dans la première moitié du XVIIIème siècle av. J.-C.), les Babyloniens ressuscitent le grand royaume mésopotamien de feu Sargon. Faut-il voir, dans l’hostilité de Yahvé à Babel/Babylone et dans son soutien à la famille d’Abraham, une opposition de cette famille à l’hégémonie babylonienne des XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C. (symbolisée par sa tour/ziggurat, comme beaucoup plus tard le World Trade Center symbolisera l’hégémonie des Etats-Unis) ? Divers indices nous laissent penser que oui.


D’abord, la cité de départ, Ur en Chaldée (région de la basse Mésopotamie). Les exégètes entre 1944 et 1989, aveuglés par leur conviction que le Tanakh est un objet totalement fabriqué, ont répété à l’envi que, la mise en forme canonique du Tanakh datant au plus tôt de l’exil à Babylone au VIème siècle av. J.-C., la référence à Ur n’est qu’une invention des élites juives de cette époque pour signifier à leur communauté : "Jadis notre ancêtre Abraham a quitté la Mésopotamie pour aller s’intaller en Canaan, imitons-le aujourd’hui : quittons Babylone qui nous retient captifs, et retournons nous installer dans notre terre ancestrale cananéenne". Sans remettre en cause ce raisonnement, qui est pertinent car les élites juives du VIème siècle av. J.-C. avaient certes intérêt à mettre en parallèle leur situation à celle d’Abraham un millénaire plus tôt, les exégètes d’après 1989 en dénoncent l’étroitesse. Car rien n’interdit de penser qu’un Abraham a pu réellement habiter et quitter Ur au XVIIème siècle av. J.-C. Nous avons vu, à travers notre étude des tablettes de Mari, que les Sémites des XIXème et XVIIIème siècles av. J.-C. sont une population très mouvante, et non pas figée économiquement, socialement, politiquement et religieusement, nous avons vu que le nom "Amorrite" ne désigne pas - comme le prétendent beaucoup de livres de vulgarisation publiés entre 1944 et 1989 - une communauté soudée qui se serait déplacée d’ouest en est le long de l’Euphrate en quelques années ou quelques décennies, mais des gens n’ayant pas d’autres liens que leur origine désertique arabique et leur semi-nomadisme tous azimuts dans l’ensemble du Croissant Fertile pendant plusieurs siècles. Supposer qu’un Sémite amorrite appelé Terah ait planté durablement sa tente et celles de sa famille dans les environs d’Ur, comme tant d’autres ont planté durablement les leurs dans les environs de Babylone, d’Assur, de Mari ou de Qatna, et supposer que ce Terah ait levé sa tente et celles de sa famille à la suite d’un différend de n’importe quelle nature contre les autorités locales pour aller s’installer à Harran, comme tant d’autres ont levé les leurs à la suite de différends identiques pour aller s’installer à Esnunna, à Ekallatum, en Ida-Maras ou au Yamhad, ce n’est pas se rendre complice d’un grand complot juif légitimant le sionisme ni d’un grand complot chrétien désireux de se rattacher à la prestigieuse antiquité sumérienne, ce sont là des hypothèses de simple bon sens, étrangères à toutes considérations religieuses, politiques, sociales et économiques postérieures au XVIIème siècle av. J.-C. Pourquoi Ur, en effet ? Si les élites juives du VIème siècle av. J.-C. voulaient fabriquer un parallèle entre leur situation et celle d’un Abraham un millénaire plus tôt, si les rédacteurs chrétiens du Moyen Age voulaient rattacher leur religion à la plus haute Antiquité, pourquoi auraient-ils choisi cette cité sumérienne très distante géographiquement et ne signifiant plus rien au VIème siècle av. J.-C. ni au Moyen Age, plutôt que la grande cité de Babylone conquérante de Jérusalem en -587, ou la grande cité d’Eridu fondatrice de Sumer et siège du dieu Enki le créateur des hommes et leur sauveteur lors du Déluge ? Le Tanakh lui-même, à travers des incidences, ne nie pas ses fondations païennes mésopotamiennes. Au chapitre 24 verset 2 du livre de Josué par exemple, Josué rappelle aux Israélites qu’autrefois leurs ancêtres étaient établis non pas en Canaan, non pas dans le nord du Levant vers Harran, mais "de l’autre côté de l’Euphrate, et [ils] adoraient des dieux étrangers : c’était la famille de Terah le père d’Abraham". Le chapitre 20 verset 4 de l’Exode commande de "ne fabriquer aucune idole, aucun objet qui représente ce qui est dans le ciel, sur la terre et dans l’eau sous la terre" : cette "eau sous la terre" vénérée via des idoles ne signifie rien dans le judaïsme, dans la religion sumérienne en revanche elle désigne l’Apsu, royaume souterrain du dieu Enki, source de vie, que les rabbins assècheront pour en faire le Shéol, séjour des morts. L’obsession du Tanakh pour le chiffre 7 (les sept jours de la création élohiste dans le chapitre 1 de la Genèse, les sept meurtres promis contre quiconque tuera Caïn en Genèse 4.15, les sept branches de la Menorah décrite en Exode 25.31-40, les sept ans de la chemitta en Lévitique 25.4, la rémission des dettes accordée tous les sept ans en Deutéronome 15.1-2, la haqqafah des sept trompettes autour de Jéricho en Josué 6.13-16…) est un autre indice : elle est l’héritière de la semblable obsession pour le chiffre 7 des Sumériens, à travers leurs sept Sages (leur histoire est rapportée dans le poème intitulé commodément Les sept Sages par les assyriologues, dont les rares fragments constituent le document 8 de l’anthologie Lorsque les dieux faisaient l’homme précitée de Kramer et Bottéro), à travers les sept maux endurés par Enki dans le poème Enki et Ninhursag, à travers les sept jours de construction du coracle à sept étages de Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti avant le Déluge, à travers les sept jours du Déluge, à travers les sept vases que Ziusudra/Atrahasis/Uta-napishti consacre à Enki après le Déluge…


Ensuite, la famille d’Abraham. Le chapitre 11 de la Genèse dit que Terah a pour ancêtre un nommé Eber, arrière-petit-fils de Sem (verset 14). S’agit-il d’un personnage historique, qui aurait donné son nom à la classe sociale des "hébreux" ? ou au contraire la classe sociale des "hébreux" a-t-elle donné son nom à ce personnage, qui serait donc fictif, par anthroponymie ? Nous sommes confrontés là au même problème que posent les "Eoliens" grecs : ceux-ci descendent-ils d’un ancêtre commun appelé Eole, qui leur aurait donné son nom ? ou descendent-ils au contraire de populations mélangées qui, partageant une même instabilité sur les rivages du nord de la mer Egée, auraient été désignés communément par un ancêtre fictif appelé Eole incarnant cette instabilité (le nom "Eole/A„Òloj" dérive peut-être d’un adjectif d’on-ne-sait-quelle langue signifiant "en déplacements constants, en perpétuel mouvement, remuant, irrégulier, fuyant, insaisissable", d’où la qualification d’Eole comme dieu du Vent, qu’on retrouve dans "éolien/qui concerne le vent" en français) ? Reconnaissons notre incapacité à trancher. A quel étymon se rattachent le nom "Eber" et l’adjectif "hébreu" ? Les linguistes se déchirent encore aujourd’hui sur le sujet, par des arguments qui tournent tous autour de l’idée de distance, d’éloignement, d’exogénéité, au sens littéral ou au sens figuré. Les uns y voient le développement d’un nom de lieu, en l’occurrence celui de la cité d’"Ebla", à mi-chemin entre la moyenne vallée de l’Euphrate et le littoral méditerranéen, au cœur de la région appelée "Martu" dans les textes sumériens et "Amurru" dans les textes sémitiques, dont nous avons vu plus haut qu’elle a donné son nom aux Sémites "amorrites" (dans ce cas "Ebla" signifie pour les habitants de basse Mésopotamie l’"endroit du bout du monde", comme aujourd’hui la Chine ou le Pérou pour les Européens, ou la Lune ou la planète Mars). Les autres y voient le développement d’une préposition introduisant un ailleurs concret (une cité lointaine, une région lointaine, un pays lointain : on peut rapprocher "Eber/hébreu" de l’expression "eber nari" en araméen utilisée par les Grands Rois à l’époque perse pour désigner la partie occidentale de leur Empire ou, littéralement, "au-delà du fleuve [Euphrate]") ou abstrait (une direction géographique, un monde d’outre-horizon, un au-delà), qui aurait donné la racine hébraïque "br" signifiant de façon neutre "traverser, franchir une frontière, quitter un endroit pour un autre, nomadiser", ou de façon négative "en dehors de la norme, en dehors du cadre social, hors-la-loi, brigand". Laissons les spécialistes s’entre-déchirer, en constatant seulement que leurs positions respectives s’apparentent à chou vert et vert chou : nous avons vu précédemment que les rédacteurs de Mari par exemple emploient tantôt "Nuzites" comme un nom propre désignant spécifiquement les habitants de la cité de Nuzi bien identifiée par l’archéologie (lettre ARM I.75), tantôt "nuzites" comme un adjectif synonyme de "mercenaires, soldats non apparentés au service d’une cause agressive commune" (lettre ARM V.17 ; la même remarque vaut pour les soldats "turukkéens" qui paraissent ici en particulier comme "Turukkéens" avec un T majuscule, montagnards bien localisés au sud de l’actuel lac d’Ourmia [qui ont peut-être donné leur nom à la cité d’Andarig], et là en général comme "bandits du nord" d’origine indistincte), le mot "hébreux/habirus" des textes mésopotamiens du début du IIème millénaire av. J.-C. sert peut-être pareillement à désigner tantôt les bédouins qui campent régulièrement dans la lointaine région de Martu/Ebla, tantôt une population réputée indocile, prompte à la contestation autant qu’à la fuite, dans tous les cas une population non Sumérienne, non sédentaire, non socialisée. Et telle semble être justement la famille de Terah, qui quitte Ur au chapitre 11 verset 31 de la Genèse pour continuer ailleurs sa vie semi-nomade selon les uns, pour fuir la répression des autorités sumériennes d’Ur contrôlées alors par l’impériale Babylone qu’elle a mécontentées à tort ou à raison selon les autres, ou pour ces deux raisons ensemble. Nous avons insisté plus haut sur l’impossibilité de définir les Amorrites du début du IIème millénaire av. J.-C., à la fois nomades et sédentaires, à la fois agriculteurs, soldats et commerçants : la difficulté est aussi grande à distinguer précisément les "habatum" ("qui vont, qui circulent, qui se déplacent", lettre ARM A.3552), les "itangusum" ("qui sont sans emploi, sans activité sociale, qui errent"), les "surrarum" ("qui ne sont pas soumis à une autorité, non inféodés", lettres ARM XIV.104, ARM IV.7 et ARM V.81), les "lassus" ("qui n’ont pas d’affectation", lettre ARM V.22), auxquels s’ajoutent peut-être les "habirus/hébreux", ces termes pouvant désigner tels individus en situation plus ou moins marginale une année N, mais devenant caducs l’année N+1 quand les mêmes individus réintègrent temporairement un cadre civil officiel.


Ensuite, la lecture littérale ou figurée du récit. Au sens littéral, quand le texte dit qu’avant l’intervention de Yahvé "tout le monde parlait la même langue et utilisait les mêmes mots" (Genèse 11.1), on peut comprendre : "tout le monde était d’accord sur tout dans le cadre civil", "tout le monde utilisait les mêmes signifiants pour désigner les mêmes signifiés dans l’espace public", mais cela n’implique nullement que dans l’espace privé on employait partout la même langue en recourant aux mêmes mots. Quand plus loin Yahvé dit vouloir "mettre le désordre dans la langue [des hommes] et les empêcher de se comprendre les uns les autres" (Genèse 11.7), on doit comprendre pareillement : "les mots qui étaient employés jusqu’alors dans l’espace privé, débordent désormais sur l’espace public, et comme leurs locuteurs restent campés sur leurs définitions personnelles antithétiques la conversation devient impossible". C’est un phénomène universel, qu’on peut observer à notre époque moderne. Quand on veut se démarquer d’autrui, imposer sa singularité, un Dieu tout-puissant comme Yahvé n’est pas nécessaire : on se retranche derrière une langue préexistante différente de la langue commune (par exemple l’hébreu que les juifs ont imposé à partir de 1947 au sud Levant dans un milieu majoritairement arabophone, ou l’arabe que des contestataires veulent imposer aujourd’hui dans certains quartiers européens) ou derrière une langue inventée en conséquence (par exemple l’argot des quartiers pauvres parisiens développé au XIXème siècle par les malfrats désireux de ne pas être compris par la police, ou le jargon mâtiné de locutions codées et de verlan employé par chaque nouvelle génération de collégiens et de lycéens désireux de ne pas être compris par leurs parents et par leurs professeurs, ou le vocabulaire technique mélangeant des étymons issus du grec, du latin et du français médiéval prodigué par les geeks en quête de légitimité). Derrière la chronique de la construction de l’Etemenanki (ziggurat de Babylone, en l’honneur du dieu Marduk), le récit de la tour de Babel/Babylone raconte en fait la réticence de certains individus ou de certaines familles mésopotamiennes à construire ce monument, et par suite à accepter l’hégémonie babylonienne qu’il incarne sur toute la Mésopotamie. Pour exprimer cette réticence, et en même temps pour ne pas être compris par les cadres babyloniens qui les dirigeaient, on peut imaginer que ces individus ou ces familles se sont retranchés derrière des dialectes étrangers au sémitique babylonien, préexistants ou totalement inventés, et que certains d’entre eux se sont retrouvés dans une situation si délicate après des multiples rappels à l’ordre, que, pour éviter la prison ou pire, ils ont éprouvé le besoin de quitter définitivement la basse Mésopotamie. Abraham fils de Terah pourrait être l’un de ces individus. Sur ce point, on doit mettre en parallèle le chapitre 11 verset 4 de la Genèse, dans lequel les cadres de Babel/Babylone disent lancer la construction de la tour/ziggurat pour littéralement "se faire un nom", pour "devenir célèbres", et le chapitre 12 verset 2 de la Genèse, dans lequel Yahvé promet à Abraham que "son nom sera célèbre" : on voit là que les deux parts sont en quête de reconnaissance, et que l’instrument de cette reconnaissance est l’érection de la tour/ziggurat chez les uns, la revendication d’une autre manière de parler, de penser et de vivre (via Yahvé !) chez l’autre. Au sens figuré, que pour notre part nous préférons, le même récit sous-entend aussi un conflit. L’expression "confusion des langues", comme les précédents épisodes de la Genèse, ne sort pas ne nulle part : on a vu plus haut qu’elle se retrouve à l’identique dans le récit sumérien Enmerkar et le seigneur d’Aratta, quand Enmerkar seigneur d’Uruk menace de provoquer une "confusion des langues", c’est-à-dire une mésentente - ou, plus simplement, la guerre ! -, contre son pair anonyme seigneur d’Aratta qui refuse de se soumettre. Derrière l’image de Yahvé incitant Abraham à parler une autre langue que celle du dominant babylonien, nous devons voir simplement le refus d’Abraham de se soumettre aux Babyloniens, à leur Code, à leurs cultes. Telle est en tous cas la version retenue par la tradition juive autant que la tradition musulmane, qui affirment collégialement l’hostilité farouche d’Abraham à la vénération des idoles que pratiquent les Sémites amorrites de son temps (en complétant le chapitre 24 verset 2 précité de Josué : "Le rabbin Hiyya dit : “Terah, qui était idolâtre, sortit un jour en confiant son magasin à Abraham. Un homme vint pour acheter une idole, Abraham lui demanda : « Quel âge as-tu ? ». Il répondit : « Cinquante ans ». Abraham rétorqua : « Tu as cinquante ans, et tu veux vénérer une idole d’un jour ! ». Le client, honteux, se retira. Une femme vint avec un panier de farine, en disant : « Voici pour tes idoles ». Abraham prit un bâton, et fracassa toutes les idoles à l’exception de la plus grande, dans la main de laquelle il mit le bâton. Quand son père revint, il demanda ce qui s’était passé. Abraham répondit : « Je ne cacherai rien à mon père : une femme est venue avec un panier de farine en me demandant de la donner à ces idoles, quand je la leur ai présentée une idole a dit : ″Moi d’abord !″, une autre : ″Non, moi !″, alors la plus grande s’est levée et les a toutes brisées ». Terah dit : « Tu te moques de moi ! Comment ces idoles pourraient-elles faire quoi que ce soit ? ». Abraham rétorqua : « Tes oreilles n’entendent-elles pas ce que ta bouche vient de dire ? ». Terah emmena Abraham chez Nimrud [le mystérieux roi de Babylone du chapitre 10 verset 10 précité de la Genèse], qui lui dit : « Adorons le feu ! ». Abraham répondit : « Adorons plutôt l’eau, qui éteint le feu », Nimrud dit alors : « Adorons l’eau ! ». Abraham répondit : « Adorons plutôt les nuages, qui portent l’eau », alors Nimrud dit : « Adorons les nuages ! ». Abraham répondit : « Adorons plutôt le vent, qui porte les nuages », Nimrud dit alors : « Adorons le vent ! ». Abraham répondit alors : « Adorons plutôt l’homme, qui résiste au vent », Nimrud dit alors : « Ce que tu dis est absurde : je suis un homme, et je ne résiste pas au feu ! Je vais t’y précipiter ! Que le Dieu devant qui tu t’inclines vienne donc te sauver ! ». Harran, qui était présent, pensa : « Si Abraham survit, je soutiendrai Abraham ; si Nimrud triomphe, je soutiendrai Nimrud ». On jeta Abraham dans un four. Il en sortit indemne. On interrogea Harran : « Qui soutiens-tu ? ». Il répondit : « Je soutiens Abraham ! ». On le prit pour le jeter dans le four, et ses entrailles brûlèrent. Il sortit en mourant devant Terah, son père. Voici la signification du verset : « Harran mourut avant son père [Genèse 11.28] »”", Bereshit Rabba 38.13 ; "Lorsque le méchant Nimrud fit jeter Abraham dans une fournaise, l’ange Gabriel demanda à Dieu la permission d’aller refroidir le feu, afin de sauver le juste. Dieu lui répondit : “Je suis seul dans l’univers, et lui est seul dans le monde, celui qui est seul doit sauver son pair”", Talmud de Babylone, Pessahim 118a ; "Abraham s’adressa à son père Terah en criant : “Père !”. Celui-ci lui répondit : “Je suis ici, mon fils !”. Et il dit : “Quelle aide et quels avantages avons-nous de ces idoles que tu vénères, et devant quoi t’agenouilles-tu ? Ils n’ont aucun esprit en eux, ce sont des formes sourdes-muettes et une méprise pour le cœur. Ne les vénère plus, vénère le Dieu du ciel qui fait descendre pluie et rosée sur la terre et qui a créé toutes choses sur la terre par sa parole devant sa face. Pourquoi vénérer des choses qui n’ont pas d’esprit en eux ? Ce sont des œuvres de mains d’hommes, que tu portes sur tes épaules, et tu n’obtiens aucune aide d’eux, au contraire ils sont une grande cause de honte pour ceux qui les ont faites et une méprise pour le cœur de ceux qui les vénèrent. Ne les vénère pas !”. Et son père répondit : “Je le sais, mon fils. Mais comment faire avec les gens de mon entourage qui m’obligent à les adorer ? Si je leur dis la vérité, ils me tueront, car leur esprit tend vers elles pour les adorer et les bénir. Garde le silence, mon fils, sinon ils te tueront”. Et il répéta ces paroles aux deux frères [d’Abraham] qui furent en colère contre lui. Il garda le silence. […] Abraham se leva nuitamment et brûla la maison des idoles. Tout ce qui était dans la maison brûla sans qu’on sache le responsable. Tous se levèrent dans la nuit et tentèrent de sauver leurs idoles des flammes. Harran se précipita pour les sauver mais le feu l’atteignit, et il brûla par le feu et mourut devant son père Terah à Ur en Chaldée. On l’enterra à Ur en Chaldée. Et Terah quitta Ur en Chaldée, lui et ses fils, pour aller vers le pays du Liban et le pays de Canaan. Il habita au pays de Harran, et Abraham habita avec son père Terah à Harran", Jubilés 12 ; "[Abraham] dit à son père : “O mon père, pourquoi adores-tu ce qui n’entend pas, ce qui ne voit pas, ce qui ne sert à rien ? O mon père, j’ai reçu un savoir que tu n’as pas reçu, suis-moi que je te guide sur la voie droite. O mon père, n’adore pas le démon, qui s’est révolté contre le Miséricordieux. O mon père, j’ai peur que le Miséricordieux t’inflige un tourment, et que tu sois un client du démon”. Il répondit : “O Abraham, haïs-tu mes idoles ? Cesse, ou je te lapiderai ! Eloigne-toi de moi pour un temps !”. Abraham dit : “Salut à toi ! Je demanderai pardon pour toi à mon seigneur, qui est bienveillant envers moi. Je m’éloigne de toi et de ce que tu pries à la place d’Allah. J’invoque mon seigneur : peut-être que ma prière à mon seigneur ne sera pas infructueuse”. Il s’écarta de lui et de ce qu’il priait à la place d’Allah. Je lui ai donné Isaac et Jacob, et de chacun d’eux j’ai fait un prophète. Je leur ai donné ma miséricorde, je leur ai donné une langue sublime", Coran 19.42-50 ; "[Abraham] dit à son père et à son peuple : “Que sont ces idoles devant lesquelles vous vous tenez ?”. Ils répondirent : “Nos pères les adoraient !”. Il dit : “Vous et vos pères, vous êtes dans une erreur manifeste”. Ils répondirent : “Es-tu sérieux, ou plaisantes-tu ?”. Il dit : “Votre seigneur est le seigneur des cieux et de la terre. Il les a créés et j’en suis témoin. Par Allah, je tramerai contre vos idoles quand vous aurez le dos tourné”. Il les mit en pièces, sauf la plus grande, pour qu’ils se tournent vers elle. Ils dirent : “Celui qui a traité ainsi nos dieux est coupable !”. Ils dirent : “Nous avons entendu un jeune homme les vilipender, nommé Abraham !”. Ils dirent : “Amenez-le devant les gens, pour qu’ils témoignent !”. Ils dirent : “Est-ce toi, Abraham, qui a traité ainsi nos dieux ?”. Il répondit : “Non, c’est la plus grande idole : questionnez-les, s’ils peuvent parler”. Ils se tournèrent pour leur demander : “Qui sont les coupables ?”, mais ils firent aussitôt volte-face pour dire : “Tu sais bien qu’ils ne parlent pas !”. Il répondit : “Vous adorez donc, à la place d’Allah, des choses qui ne vous servent pas et qui ne peuvent pas vous nuire ? Honte à vous et à ce que vous adorez à la place d’Allah ! Ne comprendrez-vous pas ?”. Ils dirent : “Brûlez-le, et que ton Dieu te sauve, s’il en est capable !”. Je dis : “O feu, sois fraîcheur et paix pour Abraham !”. Ils voulaient perdre Abraham, et j’ai fait d’eux les pires perdants. Je l’ai sauvé, ainsi que Loth, en les menant au pays que j’ai béni pour les mondes. Je lui ai donné en supplément Isaac et Jacob, dont j’ai fait des justes", Coran 21.52-72 ; "[Abraham] dit à son père et à son peuple : “Qu’adorez-vous ? Cherchez-vous par égarement d’autres dieux qu’Allah ? Que pensez-vous du seigneur des mondes ?”. Il regarda les étoiles et il dit : “Je suis malade !”, mais tous lui tournèrent le dos. Il se faufila près de leurs idoles et il dit : “Quoi ! Vous ne mangez pas ! Vous ne parlez pas !”. Il se jeta sur elles en les frappant de sa main droite. On accourut vers lui. Il dit : “Vous adorez ce que vous sculptez, alors que c’est Allah qui vous a créés, vous et vos œuvres !”. Ils dirent : “Construisez un four, et jetez-le dans le feu !”. Ils voulaient répandre le mensonge, mais je les ai humiliés", Coran 37.85-98), une hostilité qui pourrait expliquer la méfiance de la police babylonienne et la nécessité pour Terah d’emmener Abraham et le reste de sa famille loin de la basse Mésopotamie, afin d’empêcher que les provocations de celui-ci ne finissent par causer des représailles à celle-là.


Enfin, les liens entre la famille d’Abraham et la région de Harran. Cette région est habitée depuis longtemps, puisque nous avons vu sa région, le Zalmaqum, offrir des soldats à Mari au moins un siècle avant l’époque supposée de Terah et d’Abraham (lettres ARM II.21 et ARM XIV.75). Sa caractéristique principale dans le cadre de notre étude, est qu’elle possède un sanctuaire dédié au dieu-Lune Sin, équivalent sémitique du dieu-Lune sumérien Nanna dont le sanctuaire principal, l’Egisnugal, se trouve justement à Ur, cité de départ de Terah et d’Abraham. Ce sanctuaire était probablement jadis situé sur l’actuel site archéologique de tell Sultantepe, à une vingtaine de kilomètres au nord de Harran et à une dizaine de kilomètres au sud de Sanliurfa en Turquie, comme le suggère la découverte sur place d’une bibliothèque datant de Salmanazar III au IXème siècle av. J.-C., réalisée par un prêtre de Sin nommé Kurdi-Nerga, contenant entre autres une chronique des guerres de Salmanazar III, divers textes littéraires dont des fragments de Gilgamesh, et des textes religieux liés à Sin (trois blocs montrant des personnages babyloniens dans leur partie haute arrondie et mentionnant la reconstruction du temple de Sin par Nabonide au VIème siècle av. J.-C., un voyage du même Nabonide vers l’oasis de Tayma en Arabie et les funérailles de la mère centenaire [et prêtresse de Sin] de Nabonide, retrouvés par l’historien des Arts David Storm Rice dans les fondations de l’actuelle mosquée du village de Sultantepe Köyü au pied du tell antique, appartenaient probablement à cet ancien sanctuaire de Sin non encore localisé). L’un des frères d’Abraham porte le nom d’Harran : c’est le père de Loth (Genèse 11.27), il meurt à Ur "avant son père Terah" (Genèse 11.28). Peut-être doit-il son nom à la lointaine cité du Zalmaqum, comme une affirmation du lien unissant la famille de Terah à cette région, et à la région d’Ur vénérant pareillement Sin (comme beaucoup plus tard, entre 1940 et 1944, beaucoup de parents nommeront leurs enfants Francis, François, Françoise, Francine, pour bien affirmer leur lien à la France). Le nom de Terah lui-même est peut-être en relation avec "Yareah/Lune" en hébreu. Le nom de Sarah, épouse d’Abraham, dérive de Sharratu, déesse-Lune épouse de Sin, équivalente sémitique de la déesse-Lune sumérienne Ningal. Derrière toutes ces références directes ou indirectes à Sin, faut-il comprendre que la famille de Terah (Abraham le premier, sous les formes farouches que racontent les textes juifs et le Coran précités) revendique sa filiation à ce dieu ? Cela constituerait un argument supplémentaire à notre hypothèse d’un conflit entre cette famille finalement contrainte à l’exil vers Harran, et les autorités babyloniennes dont nous avons vu (à travers le prologue du Code de Hammurabi, à travers la lettre ARM II.77) qu’elles revendiquent elles aussi leur filiation à Sin. Nahor le jeune, autre frère d’Abraham, a peut-être donné son nom à "Til-Nahiri", colline non localisée dans les environs de Harran mentionnée dans les archives assyriennes de Ninive au VIIIème siècle av. J.-C. Les mêmes archives assyriennes mentionnent aussi une autre colline voisine, "Til-sha-Turahi", qui doit peut-être son nom à Terah. Rappelons par ailleurs que la lettre ARM II.131 citée en amont, datant du règne de Samsi-Addu, signale la présence de habirus dans les environs de Subat-Samas (citée non localisée sur la route caravanière reliant Harran à Halab/Alep). La lettre ARM A.2939, datant du règne de Zimri-Lim, en signale la présence au Yamutbal, région du sud du djebel Sinjar, dont Andarig est la capitale ("A mon seigneur, message d’Itur-Asdu ton serviteur. Hier Terru [nom d’origine inconnue] roi d’Urkesh [aujourd’hui le site archéologique de tell Mozan à une diziane de kilomètres à l’ouest de Kameshli, dans le nord-est de la Syrie, près de la frontière turque] m’a écrit : “J’ai commis des fautes envers mon seigneur, que je veux corriger par un grand coup : je couperai la tête d’Isme-Addu et l’apporterai à mon seigneur”. Voilà ce qu’il m’a écrit, que j’ai transmis à mon seigneur. Aujourd’hui Isi-Nabu du Yamutbal, qui a trente habirus du Yamutbal sous ses ordres, m’écrit : “Rassemble nuitamment une troupe de cinq cents ou six cents hommes, et je te livrerai Asnakkum [cité non localisée]”. Voilà ce qu’il m’écrit. N’ayant pas d’autorisation, et n’ayant pas une telle troupe à ma disposition, j’ai laissé passer l’occasion. Que mon seigneur réfléchisse sur le sujet, afin que j’agisse selon l’ordre de mon seigneur. […]", ARM A.2939). Dans ces deux lettres, le terme "habirus" désigne des rebelles à l’autorité mariote, opérant dans les reliefs difficiles au nord-ouest de Mari, précisément dans la moyenne vallée de l’Euphrate où les Sumériens plaçaient le pays de Martu, ce qui renforce l’hypothèse qu’Abraham est bien un Sémite amorrite, qu’il est bien un opposant à l’hégémonie de Babel/Babylone où ni lui, ni sa famille, ni ses descendants ne remettront les pieds avant d’y être contraints au VIème siècle av. J.-C., et qu’il s’apparente bien aux marginaux contestataires habirus/hébreux des textes sémitiques antérieurs à la canonisation de la Torah.

  

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