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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Parodos

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte I : Origines

La Mésopotamie

Vers le sud-ouest

Vers le nord-ouest

  

L’expansion des Levantins vers le nord-ouest


Les grandes découvertes à la Renaissance ont ébranlé le discours de l’Eglise. Comment imaginer que les peuples très différents révélés alors par les navigateurs européens en Afrique, en Inde, en Amérique, puissent avoir une origine commune ? Au modèle universel chrétien, les érudits ont donc voulu substituer un système plus rationnel fondé sur l’observation de la nature. L’étymologie du mot "race" reste sujette à débats, néanmoins l’hypothèse linguistique la plus probable fait de ce mot un dérivé de l’italien "razza" (lui-même dérivé de "ratio/compte, résultat" en latin) employé par les négociants du Moyen Age pour désigner les différentes "familles/variétés" de leurs animaux et de leurs fruits et légumes en vente. C’est en tous cas dans ce sens ambigu de "famille/variété/espèce" que le philosophe français François Bernier utilise pour la première fois le mot "race" appliqué au genre humain, dans son fameux article Nouvelle division de la Terre par les différentes espèces ou races d’homme qui l’habitent paru dans la revue scientifique Le journal des savants d’avril 1684, distinguant cinq grandes "races/familles" humaines séparées, justifiant indirectement le retour de l’esclavage disparu à la fin de l’Antiquité (car "origines différentes" implique nécessairement "destins différents" : les uns seraient naturellement faits pour dominer, les autres seraient naturellement faits pour être dominés). Cette dynamique de rejet général du modèle chrétien, née au XVIème siècle, a des aspects si négatifs qu’ils confinent au non-sens (notamment la controverse de Valladolid de 1551, qui remplace pour plusieurs siècles l’esclavage des Précolombiens, aboli depuis les bulles Veritas ipsa et Sublimis Deus de 1537, par l’esclavage des Africains noirs), mais elle a aussi des aspects positifs : à l’opposé du scénario linéaire de la Genèse, qui voudrait faire des Précolombiens, des Indiens et des Africains noirs, des descendants uniformes du couple suméro-sémitique Adam et Eve, le jésuite anglais Thomas Stephens en mission en Inde remarque dès la fin du XVIème siècle des similitudes entre le latin et le sancrit totalement étrangères au monde suméro-sémitique. D’autres missionnaires, chercheurs, aventuriers trop nombreux pour que nous les citions tous ici, multiplient les observations sur ce sujet au cours du XVIIème siècle. La philosophie des Lumières au XVIIIème siècle accélère le processus : désireuse de rejeter le judéo-christianisme ayant imposé, par sa domination sur l’Europe depuis le haut Moyen Age, l’idée que les Européens seraient des descendants des Sémites comme les autres peuples du monde, elle développe l’hypothèse indoeuropéenne suggérée aux siècles précédents, sans réussir toutefois à trouver la région où seraient nés ces hypothétiques Indoeuropéens. Selon Leibniz, dans le tome III de ses Nouveaux essais sur l’entendement humain en 1704, les premiers Indoeuropéens vivaient en bordure de la mer Noire. Selon Buffon, dans la septième partie de ses Epoques de la nature en 1780, ils vivaient en Asie centrale, à l’est de la mer Caspienne. Selon Voltaire, dans sa Lettre à Bailly sur l’origine des sciences et celles des peuples de l’Asie en 1777, ils vivaient en Inde. Le jésuite français Gaston-Laurent Cœurdoux en mission en Inde, dans divers textes - dont son mémoire de 1767 adressé à l’Académie des Sciences de Paris -, réalise les premières comparaisons systématiques entre mots latins, mots grecs et mots sanscrits : il suppose que la parenté évidente entre ces langues remonte à Alexandre le Grand qui, en imposant le grec, aurait influencé le latin à l’ouest et le sanscrit à l’est. L’hypothèse indoeuropéenne profite du soutien plus ou moins involontaire apporté par William Jones, administrateur colonial anglais en Inde, dont la conférence sur la langue sanscrite en 1786 soulignant à son tour la parenté entre latin, grec et sanscrit, est immédiatement reprise en boucle et amplifiée par la propagande colonialiste anglaise, qui y voit un moyen de justifier la fusion entre la couronne britannique et la couronne indienne. Au XIXème siècle, profitant des recherches du linguiste danois Rasmus Kristian Rask sur les relations entre langues scandinaves, langues germaniques, latin et grec, le linguiste allemand Franz Bopp rédige sa monumentale Grammaire comparée des langues indoeuropéennes, comprenant le sanscrit, le zend, l’arménien, le grec, le latin, le lituanien, l’ancien slave, le gothique et l’allemand. Sa démarche pragmatique, jugeant les mots seulement pour leur signifiant et non pour leurs signifiés éventuels, s’oppose à celle très pangermaniste de ses compatriotes qui, traumatisés par la défaite d’Iéna de 1806 face à Napoléon Ier, tentent à cette époque de minimiser l’apport gréco-latin et de survaloriser l’apport germanique dans la culture européenne : on doit à Franz Bopp l’adoption définitive du qualificatif "Indoeuropéen" contre le qualificatif "Indogermain" développé par ces pangermanistes très militants et par leurs élèves jusqu’en 1945. En 1861, le linguiste allemand August Schleicher dessine le premier arbre de parentés linguistiques indoeuropéennes, sur le modèle de l’arbre des espèces esquissé par le naturaliste anglais Charles Darwin dans son célèbre Sur l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle paru deux ans plus tôt en 1859, il fonde la première revue d’études indoeuropéennes (Historische sprachforschung, dont la publication continue aujourd’hui), et compose la fable Le mouton et les chevaux en indoeuropéen supposé : ces travaux érudits et neutres sont contrariés par Les origines indoeuropéennes ou les Aryens primitifs, essai de paléontologie linguistique de l’écrivain suisse Adolphe Pictet en 1859, première tentative de reconstitution de l’environnement, des techniques, des institutions, de la vie sociale, intellectuelle, morale, religieuse des Indoeuropéens à partir des occurrences de mots, des sous-entendus, des absences (les noms de plantes ou d’animaux, les qualités géographiques…), qui confirmeraient leur localisation entre Pamir et Hindou-Kouch, là où les textes védiques situent les terres des Aryens nobles et pieux. Adolphe Pictet ouvre là une voie inverse de celle de Franz Bopp naguère, il n’étudie les mots que pour leur donner toutes sortes de signifiés plus ou moins pertinents. Il est suivi jusqu’en 1945 par des essaims d’auteurs multipliant les suppositions sur les nouvelles découvertes des archéologues (notamment l’exhumation de la Grèce mycénienne à partir des fouilles de Schliemann à Hissarlik en 1871, puis la redécouverte de l’Anatolie hittite via les premières fouilles de Winckler à Hattusa en 1906 et le déchiffrement de la langue hittite par Hrozny en 1915, sur lesquels nous reviendrons bientôt), sur les rapports comparés des historiens des Arts, sur les déclarations des ethnologues (profitant de la colonisation pour étudier les techniques agricoles, les habitats, les mythes des peuples colonisés), plus ou moins sérieux (le tréfonds de la sottise est atteint en Allemagne après 1918, où les professeurs autoproclamés finissent par situer le berceau des Indoeuropéens sur les bords de la mer Baltique, et asséner un fatras délirant où la pureté indoeuropéenne soi-disant supérieure serait menacée par les Sémites juifs, par l’internationalisme financier, par le parlementarisme, par l’Art moderne, censés tout niveler par le bas). Quelques exemples suffisent à montrer les limites de cette méthode. Les émules d’Adolphe Pictet affirment que les Indoeuropéens étaient un peuple aristocratique guerrier composé surtout de cavaliers, parce que les mots désignant le "cheval", le "char" (de guerre) et le "roi/seigneur" se retrouvent sous des formes similaires dans toutes les langues indoeuropéennes. Arrêtons-nous sur le "cheval". Certes "equus" en latin, "asva" en sanscrit, "epo" en celte, "yakwe" en tokharien, utilisés pour désigner cet animal, semblent dériver d’un étymon commun indoeuropéen "ekwo" (au point que Schleicher a choisi le cheval comme sujet de sa fable en indoeuropéen supposé qu’on vient de mentionner, Le mouton et les chevaux !). Mais les linguistes modernes pensent que cet étymon "ekwo" désigne non pas l’animal, mais plutôt la notion de vitesse, car d’autres mots existent dans les langues indoeuropéennes pour désigner le cheval, sans aucun rapport phonétique entre eux, "hippos/†ppoj" en grec, "caballus" en latin (d’où dérive "cheval" en français), "hros" en vieil allemand (d’où dérive "horse" en anglais), "arklys" en lituanien, "koni" en slave, cela implique que la domestication du cheval est plus tardive que la dispersion des Indoeuropéens, et par conséquent que les Indoeuropéens ne sont pas un peuple de cavaliers. Arrêtons-nous maintenant sur le "char". Certes "vehiculum" en latin, "wo-ka" en grec mycénien (en linéaire B, d’où dérive "ochos/Ôcoj" en grec classique), "wagen" en vieil allemand (d’où dérive "wagon" en anglais), "vozu" en vieux-slave, semblent dériver d’un étymon commun indoeuropéen "uegh". Mais les linguistes modernes pensent que cet étymon "uegh" désigne non pas l’objet "char", mais plutôt la notion de déplacement, de mouvement, car d’autres mots existent dans les langues indoeuropéennes pour désigner le même objet, par exemple "amaxa/¤maxa" en grec (concaténation de "axe, essieu/¤xwn" et "ensemble/¤ma") ou "carrus" en latin (d’où dérive "char" en français) d’origine inconnue. On doit noter sur ce sujet que "ratha" en sanscrit, "rota" en latin (d’où dérive "roue" en français), "rad" en vieil allemand, semblent dériver d’un étymon commun indoeuropéen "rotho"… en contradiction avec "kyklos/kÚkloj" en grec (d’où dérive "cycle" en français), "kokale" en tokharien, "kolo" en slave, "wheel" en anglais, qui semblent dériver d’un autre étymon commun indoeuropéen "kwekwlo" (une onomatopée formée par la répétition d’une même racine imitant le bruit d’une roue qui tourne ?). Nous verrons dans un paragraphe ultérieur que, s’ils ont sans doute développé le char de guerre à roues creuses, les Indoeuropéens ne sont assurément pas les inventeurs de la roue pleine ni du char de guerre, par conséquent nous n’avons aucune certitude qu’ils étaient un peuple guerrier. Arrêtons-nous enfin sur le "roi". Certes "rajah" en sanscrit, "rex" en latin, "rix" en celte, semblent dériver d’un étymon commun indoeuropéen "rig", mais rien n’autorise à affirmer que celui-ci signifiait originellement "roi/seigneur" : les linguistes modernes pensent que ce mot désignait plutôt une autorité au sens large, sans contenu politique, comme le "premier" ou le "père", ou simplement une notion de droiture (d’où "rectus" en latin, ou "recht" en vieil allemand), et que c’est au contact des peuples non indoeuropéens que le contenu politique est apparu (le même phénomène se retrouve dans la transformation du mot latin neutre "major" désignant originellement le "premier" ou l’"ancêtre" à l’époque impériale romaine, qui a acquis un contenu politique au Moyen Age dans son dérivé "maire" en français, quand les menaces perpétuelles et l’absence d’autorité impériale ou royale ont nécessité la transformation des chefs de famille en chefs de clans, en chefs de quartiers, en chefs de communes), autrement dit les Indoeuropéens n’étaient pas des aristocrates naturels ayant imposé leurs hautes valeurs aux autres peuples, mais au contraire des culs-terreux qui se sont ennoblis par nécessité au contact des autres peuples. En fait, les occurrences de mots ne signifient pas grand chose. L’absence ou la rareté, dans les langues indoeuropéennes, de mots associés à la mer ("thalassa/q£lassa" en grec par exemple est d’origine inconnue, peut-être sémitique levantine comme nous l’avons supposé dans notre alinéa précédent, en tous cas non indoeuropéenne), aux reliefs, à l’agriculture, aux plantes, supposent que les Indoeuropéens étaient des continentaux nomades vivant dans une steppe désertique plate (ce qui n’a pas empêché les pseudo-linguistes allemands d’avant 1945 d’installer leur berceau sur les bords de la Baltique…). Peut-on aller plus loin dans les suppositions ? L’archéologue britannique Stuart Ernest Pigott répond négativement et ironiquement dans son Prehistoric India en 1950 : "A vouloir prendre les preuves linguistiques au pied de la lettre, on en vient à conclure que les premiers locuteurs indoeuropéens connaissaient le beurre mais pas le lait, la neige et les pieds mais pas la pluie ni les mains !". Le linguiste américain Ernst Pulgram, dans The tongues of Italy : prehistory and history en 1958, pousse encore plus loin l’ironie en démontrant par l’absurde à quel point la reconstitution d’une soi-disant civilisation indoeuropéenne sur des bases linguistiques ne repose sur rien : constatant que les langues latines (italien, français, espagnol, portugais et roumain) désignent par des mots apparentés le "roi", le "prêtre", l’"évêque", le "tabac", la "bière", le "café", la "guerre" et le "cheval", il déduit qu’en utilisant la même méthode que ces tenants d’une civilisation indoeuropéenne, les linguistes des millénaires futurs concluront que les Latins originels étaient dominés par des rois monothéistes, fumaient du tabac, buvaient de la bière et du café et guerroyaient à cheval (ignorant que tous ces mots sont apparus à différentes époques, et même pour certains après la fin de l’Empire romain, qui était un régime impérial polythéiste ignorant le tabac, ne buvant que du vin, et guerroyant à pied avec des légionnaires)…


La ruine de l’Allemagne nazie en 1945, a entrainé la ruine des théories indoeuropéennes fumeuses et ouvertement racistes et antisémites qu’elle portait. La recherche sur les premiers Indoeuropéens se réoriente rapidement, dès le milieu des années 1950, grâce aux travaux de l’archéologue lituanienne Marija Gimbutas. Celle-ci compare les "kurgans" (mot turc), tumulus funéraires dont les caveaux sont creusés dans le roc ou fabriqués par charpentage et accessibles par un puits ou par un couloir sur les rives nord de l’actuelle mer Noire datant du Vème au IIIème millénaires av. J.-C., avec les premiers tumulus funéraires indoeuropéens (dont ceux de Mycènes à partir du XVIIIème siècle av. J.-C., le plus spectaculaire étant celui dit "d’Atrée" avec sa coupole de quinze mètres de haut, accessible par un long couloir de trente-six mètres et large de six mètres fermé par des portes en bronze, au tournant des XIVème et XIIIème siècles av. J.-C.), et elle conclut que la langue indoeuropéenne trouve sa source dans cette région, approximativement entre l’actuelle Ukraine et l’actuelle Russie méridionale entre le nord de la mer Noire et la chaîne de l’Oural, et se serait propagée simultanément vers l’ouest en direction de l’océan Atlantique (à l’ouest de la mer Noire pour devenir la langue louvite, à travers les Balkans pour devenir la langue grecque, à travers l’Europe centrale pour devenir la langue celte) et vers l’est en direction de l’océan Indien (à l’est de la mer Noire pour devenir la langue hittite, à l’est de la mer Caspienne pour devenir l’avestique et le sanskrit). Cette base de travail a été renforcée par les découvertes parallèles sur le phénomène linguistique de satemisation. Dès le XIXème siècle en effet, les linguistes ont remarqué que les langues indoeuropéennes peuvent se répartir en deux grandes familles : celles dont les vélaires [k] et [g] se confondent avec les palato-vélaires, et celles dont les mêmes vélaires se confondent avec les labio-vélaires, autrement dit dans la première famille la vélaire est produite entre la langue et le milieu du palais de sorte que le nombre 100 se dit par exemple "centum" en latin ou "ekaton/˜katÒn" en grec ou "kant" en celte, tandis que dans la seconde famille la vélaire est produite entre la langue et l’avant du palais de sorte que le même nombre 100 se dit par exemple "satem" en avestique ou "satam" en sanskrit ou "suto" en vieux-slave. La répartition approximative entre la famille "centum" à l’ouest et la famille "satem" à l’est a posé problème jusqu’au début du XXème siècle, jusqu’à temps que des fouilles aient été entreprises dans l’immense bassin du Tarim et aux alentours correspondant à l’aire des antiques Tokhariens (qui ont peut-être donné leur nom aux actuels Ouïghours) : dans cette vaste région, les explorateurs (l’Austro-anglais Aurel Stein, les Allemands Emil Sieg, Wielhelm Siegling et Albert von Le Coq, le Français Paul Pelliot) ont retrouvé des textes bien lisibles car rédigés en brahmi, dans les langues parlées par les Tokhariens avant leur intégration au monde turcophone vers le IXème siècle. Le déchiffrement de ces textes, rendu possible grâce à des vieux documents bilingues tokharien-sanskrit, a permis de découvrir l’existence de deux langues tokhariennes, appelées commodément "koutchéenne" (en référence à la région de Koutcha) et "agnéenne" (en référence à un royaume tokharien dit "d’Agni" mentionné dans les textes sanskrits), bien apparentées aux langues indoeuropéennes, et rattachées à la famille "centum". De leur côté, les archéologues ont mis à jour des momies tokhariennes remontant à la plus haute Antiquité (au moins au XIXème siècle av. J.-C.), dont les caractéristiques physiques et vestimentaires (très bien conservées en raison du climat) sont similaires à celles des premiers Indoeuropéens d’Europe (dont les Celtes et les Achéens bien connus). Les linguistes ont pu ainsi établir que l’ordre des deux familles indoeuropéennes n’est pas synchronique mais diachronique : les deux familles ne se sont pas développées l’une à côté de l’autre, mais l’une après l’autre, la prononciation "centum" précédant la prononciation "satem" (d’où la définition du phénomène par le mot "satemisation", littéralement "transformation de l’ancien “centum” en “satem”" ; pour l’anecdote, ce phénomène se retrouvera plus tard dans le passage de "kant" en celte à "cent" en français et à "hundred" en anglais, qui feront disparaître la vélaire [k] initiale). Cela revient à dire que les Indoeuropéens parlant une langue "satem" sont plus anciens que ceux parlant une langue "centum" - puisque ceux-ci n’ont pas encore passé le stade de la satemisation, contrairement à ceux-là -, et explique pourquoi les langues "centum" antiques se trouvent aux périphéries (à l’extrême ouest en Europe, et à l’extrême est chez les Tokhariens) et pourquoi les langues "satem" antiques se trouvent au centre (entre Europe orientale et Inde). Or on constate que le cœur de cette aire "satem", autrement dit le noyau originel des langues indoeuropéennes, se situe précisément entre l’Ukraine et la chaîne de l’Oural, où Marija Gimbutas l’a supposé. Les mêmes linguistes modernes ont par ailleurs complètement abandonné la méthode littéraire d’Adolphe Pictet pour revenir au rationnalisme de Franz Bopp : ils ont cessé d’imaginer des signifiés, pour s’intéresser à nouveau aux signifiants, avec détachement et application. En 1982, le Britannique Norman Bird publie The distribution of indoeuropean root morphemes : a checklist for philologists, dictionnaire rassemblant environ deux mille étymons indoeuropéens supposés dans quatorze familles linguistiques, ce qui est très peu quand on compare avec les dizaines de milliers de mots des actuels dictionnaires de français standard, d’anglais standard, d’allemand standard. Un seul étymon est commun aux quatorze familles : "teu/enfler, gonfler". Huit étymons sont communs à treize familles : "au/asperger", "bher/porter", "dhe/poser", "in/dans", "es/être", "me/moi","sker/couper", et le chiffre "trei/trois". Vingt-huit étymons sont communs à douze familles, dont "brather/frère", "mater/mère", "tu/toi", et les chiffres "penkwe/cinq", "sweks/six", "septm/sept", "oktow/huit" et "hnewn/neuf". Trente-six étymons sont communs à onze familles, dont le chiffre "dwoh/deux". Soixante-seize étymons sont communs à dix familles, dont le chiffre "ketwores/quatre". Quatre-vingt-cinq étymons sont communs à neuf familles. Cent douze étymons sont communs à huit familles. A peine vingt ans plus tard, en 2006, les Américains James Patrick Mallory et Douglas Quentin Adams publient un nouveau dictionnaire, The Oxford introduction to proto-indoeuropean and the proto-indoeuropean world : le nombre d’étymons a été réduit de plus du quart - on n’en compte plus que mille quatre cent soixante-quatorze -, et les familles ne sont plus que douze. Seulement quatorze étymons sont communs à ces douze familles. Vingt-trois étymons sont communs à onze familles. Cinquante-deux étymons sont communs à dix familles. Les trois quarts des étymons ne sont communs qu’à six familles, ou moins (un quart de ces mille quatre cent soixante-quatorze étymons ne sont communs qu’à trois familles, minimum requis selon le linguiste français Antoine Meillet pour que l’indoeuropéanité soit considérée pertinente). Ce corpus extrêmement réduit incite aujourd’hui à penser que l’indoeuropéen originel n’était pas une langue de civilisation, ni même une langue franque (c’est-à-dire une langue élémentaire formée sur une langue dominante, destinée à régir la culture, la politique et les échanges quotidiens sur une grande aire, comme l’akkadien, puis le grec, puis le latin, puis le français, puis l’anglais depuis la bataille de Waterloo), mais plutôt un sabir voué à la communication basique sur des sujets ponctuels tels le négoce ou la diplomatie de voisinage. En d’autres termes, les premiers Indoeuropéens n’étaient pas un peuple, mais des peuples, ils ne partageaient aucune religion commune, aucune loi commune, aucune œuvre commune, aucune façon de vivre commune, simplement ils recouraient à un petit lexique commun quand les nécessités organiques les confrontaient les uns aux autres. La langue indoeuropéenne ne s’est pas développée pour vénérer des dieux particuliers, ni pour fabriquer des poèmes (du moins pas avant Le mouton et les chevaux de Schleicher au XIXème siècle !), ni pour régir des cités de rois ou des assemblées fédératives, mais pour que le cavalier démocratique Laurel en provenance de la mer Noire et le paysan monarchique Hardy en provenance de l’Oural conviennent que les trois gros ânes de la mère du premier soient troqués équitablement contre les cinq chèvres blanches du frère du second (avant que celui-ci reparte vers son village en Oural, et celui-là, vers sa plaine de la mer Noire). A l’opposé du discours qui prévalait avant 1945, ces récentes avancées linguistiques sous-entendent que si nous avions une machine à voyager dans le temps pour parcourir le berceau indoeuropéen entre Ukraine et Oural au XVIIIème siècle av. J.-C. puis la Mésopotamie et le Levant sémitiques de la même époque, nous découvririons que les structures politiques et commerciales, les techniques, les savoirs les plus développés se trouvent du côté des Sémites et non pas du côté des Indoeuropéens, nous découvririons même que c’est justement quand ils entrent au contact de ces Sémites que les Indoeuropéens se civilisent. Un récent article de l’historien Gérard Fussman intitulé Entre fantasmes, science et politique : l’entrée des Aryens en Inde, paru dans le numéro 58 de la revue Annales du quatrième trimestre 2003, mérite d’être cité ici. Dans cet article, l’auteur étudie les campements temporaires des pasteurs pashtounes actuels sur les terres des agriculteurs ouzbeks et persans. Il constate que ces semi-nomades pashtounes ne se distinguent de la population locale que par leur langue et leurs coutumes liées à leur seule famille et à leur mode de vie semi-nomade, et qu’après avoir levé le camp ils ne laissent rien derrière eux, sinon des trous de piquets, des cendres, des débris de vaisselles locales et des fosses qui ne renseigneront pas les archéologues fouillant l’endroit dans quatre mille ans. L’auteur suppose que l’invisibilité archéologique des Indoeuropéens (à l’exception des kurgans où reposent leurs morts) s’explique par le même phénomène : n’ayant aucune singularité en dehors de leur sabir indoeuropéen, ils se fondent dans les populations sédentaires des terres où ils s’installent de façon temporaire puis définitive, en s’appropriant leurs structures politiques et commerciales, leurs techniques, leurs savoirs.


Les populations sédentaires qui nous intéressent dans le cadre de notre étude sont celles d’une longue mais étroite bande entre les actuels Kurdistan iranien, Turquie et Grèce, que les spécialites désignent commodément par l’adjectif générique "asianiques". Laissons de côté les Asianiques de l’est, qui constituent certainement une grande portion de la population hurrite, car cela nous entrainerait trop loin de notre sujet.


Face aux Hittites


Intéressons-nous d’abord au territoire asianique correspondant approximativement à l’actuelle région de Cappadoce, dans l’est de la Turquie. Pour comprendre les choses au XVIIIème siècle av. J.-C., un petit retour temporaire est nécessaire, de même qu’un petit détour géographique, vers la haute vallée du Tigre où domine la cité sémitique d’Assur.


Les fondements de cette cité se trouvent sous l’actuel site archéologique de Qalat Sherqat sur le Tigre en Irak, à une dizaine de kilomètres en amont du confluent du Tigre et du Petit Zab. Ils remontent à l’époque sumérienne, puisque deux sanctuaires datant de cette époque, peut-être dédiés à Inanna, ont été retrouvés sous le sanctuaire d’Ishtar plus tardif. Assur est ruinée à l’époque akkadienne. Elle renaît lentement ensuite, à l’époque de la domination d’Ur. Une inscription sur un clou de reconstrution datant du règne d’Assur-rim-nisenu au tournant des XVème et XIVème siècle av. J.-C., célébrant les principaux restaurateurs d’un édifice, en nomme un certain Kikkia comme fondateur. Une autre inscription datant du règne de Salmanazar II au XIème siècle av. J.-C., relative au même édifice, mentionne aussi ce Kikkia comme fondateur. La Chronique royale assyrienne, document annalistique que nous avons déjà cité dans notre alinéa introductif, longue liste des rois assyriens calquée sur la Chronique royale sumérienne dont elle se prétend l’héritière, comporte effectivement un Kikkia, qui apparaît après les dix-sept "rois qui vivaient sous la tente" et les dix "rois-ancêtres" initiaux, comme successeur d’un nommé "Sulili fils d’Aminu", or nous avons vu dans cet alinéa introductif qu’Aminu est peut-être le frère ainé de Samsi-Addu. Kikkia appartient à un petit groupe de six rois dont la Chronique royale assyrienne dit qu’ils "sont inscrits sur des briques mais que leurs éponymes [sont inconnus]" : si Sulili peut se rattacher à l’ancêtre Ila-Kabkabu comme fils d’Aminu, les cinq autres rois de ce petit groupe - dont Kikkia - semblent sortir de nulle part. Plus généralement, on doit reconnaître que la Chronique royale assyrienne est très floue sur la période précédant l’intronisation de Samsi-Addu : elle nomme "Aminu fils d’Ila-Kabkabu" comme le dernier des "rois-ancêtres", puis elle nomme les six mystérieux "rois inscrits sur des briques" dont le dernier, Ilu-suma, est l’ancêtre des six rois suivants aux durées de règnes illisibles (Erisum Ier fils d’Ilu-suma, Ikunum fils d’Erisum Ier, Sargon Ier fils d’Ikunum [à ne pas confondre avec Sargon d’Akkad !], Puzur-Assur II fils de Sargon Ier, Naram-Sin fils de Puzur-Assur II, et Erisum II fils de Naram-Sin), puis elle évoque la vie de Samsi-Addu, autre fils d’Ila-Kabkabu. On est tenté de conclure que ces six "rois inscrits sur des briques" et ces six rois descendants d’Ilu-Suma ont eu des règnes courts, et non pas successifs mais simultanés, dans une haute vallée du Tigre totalement morcellée, ce qui expliquerait pourquoi Aminu a été finalement écarté par son frère cadet Samsi-Addu plus brutal (nous avons vu, toujours dans notre alinéa introductif, que Samsi-Addu chasse du trône Erisum II fils de Naram-Sin) mais aussi plus rassembleur. Le scénario ainsi esquissé de l’antique Histoire d’Assur, ne diffère pas de celui des autres cités mésopotamiennes : Assur, comme Mari et comme Babylone, est un ancien établissement sumérien devenu un centre de pouvoir sémite amorrite. D’où vient le nom "Assur" ? Est-ce celui d’une famille bédouine qui, ayant coûtume de camper en ce lieu, y a peu à peu imposé son autorité et son patronyme ? ou préexistait-il à l’installation des bédouins, qui finalement s’y sont identifiés ? Doit-on rapprocher "Assur" du dieu du ciel "An" en sumérien alias "Anu" en sémitique, et du pays de "Subur" en sumérien (dans Enmerkar et le seigneur d’Aratta) alias le pays de "Subartu" en sémitique (dans La geste de Sargon, dans la Chronique des anciens rois et dans la lettre ARM VI.27 : nous renvoyons ici encore à notre alinéa introductif), désignant le territoire compris entre la vallée de la rivière Khabur affluent de l’Euphrate et la vallée du Tigre : en quelques siècles, entre l’époque akkadienne et l’époque de Samsi-Addu, "An-Subur" aurait perdu ses consonnes faibles [n] et [b] pour ne conserver que ses consonnes fortes [ʃr] à l’origine d’"Assur" ? Peut-être aussi doit-on rapprocher "Assur" du pays de "Hurri" voisin : le second ne serait qu’une corruption du premier commise par les Hurrites qui y vivent, mélange d’Asianiques et d’Indoeuropéens confondant les [ʃ] avec les [c] et doublant les [r] ? Face à ces accrobaties linguistiques phonétiquement possibles mais qui nous laissent perplexes, un point est sûr : les Assyriens, habitants d’Assur et de ses environs, sont indiscutablement des Sémites, leur langue appartient à la même famille sémitique orientale que les langues akkadienne, babylonienne et mariote - cousine de la famille sémitique occidentale des langues hébraïque, phénicienne et arabe -, contrairement à la langue hurrite voisine qui demeure une énigme. Pour quelle raison la cité d’Assur s’est-elle développée ? La réponse à cette question impose d’élargir notre point de vue à la vaste région nord du Croissant Fertile. Sur la carte, on voit qu’Assur se situe stratégiquement à la croisée des axes nord-sud entre la basse Mésopotamie sémito-sumérienne et le Caucase indoeuropéen, mais surtout est-ouest entre le plateau iranien et l’Anatolie. Le développement de l’archéologie dans l’est de l’actuelle Turquie au XXème siècle a permis de découvrir que la cité d’Assur, à l’époque qui nous occupe, au XVIIIème siècle av. J.-C., est le point de départ d’un réseau de comptoirs ou "karums" en sémitique (littéralement des "quais") s’étendant jusqu’au fleuve Kizilirmak. Un karum en particulier, celui de Kanesh (aujourd’hui le site archéologique de Kültepe près de Kayseri en Turquie), joue un rôle de relai entre la capitale Assur et les karums plus petits disséminés dans les provinces de l’actuelle Turquie orientale. Des milliers de tablettes y ont été retrouvées, malheureusement non encore répertoriées dans une édition de référence, néanmoins les quelques centaines déjà traduites et publiées, porteuses des comptes détaillés des marchands assyriens (on y a retrouvé très peu de tablettes à contenu littéraire, annalistique ou administratif, contrairement à Babylone ou à Mari), ont permis de reconstituer de façon précise le fonctionnement de ce réseau, et, combinées à d’autres documents du Croissant Fertile, de rattacher ce réseau à un système plus vaste que l’assyriologue français Francis Joannès a décrit dans une communication de référence intitulée L’étain, de l’Elam à Mari lors du trente-sixième colloque de la RAI (acronyme pour "Rencontre Assyriologique Internationale", association internationale de spécialistes du Moyen-Orient ancien) de juillet 1989 à Gand en Belgique (cette communication a été publiée en 1991 dans le recueil Mésopotamie et Elam, Actes de la 36ème Rencontre Assyriologique Internationale de la collection Mesopotamian history and environment de l’université de Gand). Le point de départ de ce système est le pays que Darius Ier au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C. nommera "Zranka" sur sa monumentale inscription de Béhistun et sur l’épitaphe de son tombeau de Naqsh-e Rostam, que les Grecs helléniseront en "Drangiane" sous une graphie très instable : "Sar£ggh" chez Hérodote au Vème siècle av. J.-C., "Z£rin" chez Ctésias au IVème siècle av. J.-C., "DragghnÁ" chez Polybe au IIème siècle av. J.-C., "Draggin»" chez Diodore de Sicile et "Draggian»" chez Strabon au Ier siècle av. J.-C., "Dr£ggaj" chez Arrien et "Draggian»" chez Claude Ptolémée au IIème siècle. Les grandes différences de prononciation entre le vieux-perse et le grec, et entre Grecs, découlent du nom originel dont les linguistes reconstituent la phonie consonantique en "dzlc", employant une mystérieuse affriquée alvéolaire voisée [dz] inusitée en vieux-perse comme en grec, et plus généralement inusitée dans les langues indoeuropéennes. Cet étymon "dzlc", après multiples corruptions, a peut-être donné le nom de la province moderne de "Khorasan" (dans le nord-est de l’Iran) recouvrant l’antique pays de Drangiane, dont l’origine divise également les spécialistes (toutes les hypothèses avancées jusqu’à présent pour expliquer ce nom "Khorasan", très éloignées les unes des autres, s’appuyant sur divers étymons iraniens ou vieux-perses ou indoeuropéens exotiques, ne sont pas convaincantes). La Drangiane doit sa richesse à son sous-sol, riche en étain ("On ignore tout des Drangiens, sinon qu’ils vivent généralement comme les Perses, qu’ils ont peu de vignes, et que toute leur richesse réside dans leurs mines d’étain", Strabon, Géographie, XV, 2.10) ou "kassiteros/kass…teroj" en grec, qui avec le cuivre entre dans la composition du bronze. Selon Francis Joannès, cet étain de Drangiane est contrôlé par l’Elam, qui le diffuse en Mésopotamie via la cité d’Esnunna : ainsi s’explique l’hégémonie d’Esnunna à l’époque d’Ila-Kabkabu (qui y envoie son fils Samsi-Addu) sur Babylone au sud, sur Mari à l’ouest et sur Assur au nord. La dépendance de Mari à ce métal contrôlé par Esnunna est claire dans les lettres mariotes ("A mon seigneur, message de Yassi-Dagan ton serviteur. […] A propos de l’étain, mon seigneur m’a écrit : “Achète de l’étain à crédit à un marchand dans Esnunna, que je paierai ici [à Mari]”. Voilà ce que mon seigneur m’a écrit. Selon la lettre de mon seigneur, j’achèterai cinq talents d’étain à crédit à un marchand pour mon seigneur avant mon départ [d’Esnunna]", ARM A.2993 + A.4008 ; "A mon seigneur, message de Meptum ton serviteur. Précédemment, j’ai appris de la bouche même de mon seigneur, que le palais n’a plus d’étain et qu’un besoin d’étain est réel. Aujourd’hui j’envoie vers mon seigneur quarante-quatre marchands et leurs vingt-neuf ânes porteurs d’étain en provenance d’Esnunna. Si mon seigneur a toujours besoin d’étain, qu’il parle avec le chef de ces marchands, qui le pourvoira en étain. Que mon seigneur envoie des hommes à Hiddan ou à Der [deux postes au sud-ouest de Mari], au devant des ânes, pour empêcher que l’étain soit vendu à quelqu’un d’autre. Autre chose : je n’ai pas touché à leur étain, que je n’ai pas mis sous scellés, mais je les ai fouillés dans l’hypothèse qu’ils pourraient faire passer des tablettes. La région va bien", ARM A.16). Les mêmes lettres rapportent que cet étain esnunnéen est vendu aux Méditerranéens. Le document constitué par les fragments ARM M.5572 et ARM M.14742 intrigue particulièrement les hellénistes : très corrompu, son texte est illisible à l’exception de quelques mots rapportant une négociation entre des marchands en provenance de Mari, qui vendent leur étain et leurs lapis-lazuli, et un acheteur en provenance d’"Alashiya", c’est-à-dire un Chypriote. La lettre ARM A.2455 est également intéressante car elle révèle indirectement que très tôt, avant la fatale conquête de Hammurabi, la cité de Mari s’inquiète de voir les marchands d’étain préférer la voie du nord, entre Assur et Halab/Alep via Harran ("A mon seigneur, message de Yan-takim [Mariote bien attesté à l’époque de Samsi-Addu] ton serviteur. Neuf hommes d’Emar [aujourd’hui le site archéologique de tell Meskeneen en Syrie, sur la rive droite de l’Euphrate, à une quarantaine de kilomètres à l’est d’Alep ; Emar est, avec Karkemish, l’un des deux points de passage de l’Euphrate entre Harran et Halab/Alep] sont arrivés ici en disant : “Nous allons à Subat-Enlil pour acheter de l’étain”. J’envoie ces hommes à mon seigneur. Ce sont peut-être des espions. Que mon seigneur prenne une décision à leur sujet", ARM A.2455). Assur est effectivement la destination privilégiée des marchands d’étain élamite, car depuis Assur ils peuvent écouler leurs produits en même temps que les étoffes locales mésopotamiennes, vers l’est via le djebel Sinjar, Harran, Karkemish et Halab/Alep, ou vers le nord via le même djebel Sinjar et Harran, puis Hurrama (à l’entrée orientale de la chaîne du Taurus), Kanesh (à la sortie occidentale de la chaîne du Taurus) et les karums anatoliens. Contre cet étain, les acheteurs occidentaux donnent de l’or et de l’argent, qui partent vers l’est en direction d’Assur, puis vers Esnunna, puis vers les Elamites qui s’en servent pour acheter à nouveau de l’étain aux mineurs de Drangiane, et pour relancer des nouvelles caravanes d’étain vers l’ouest, et ainsi de suite (la pertubation même temporaire de ce système pendulaire, quelqu’en soit la raison [guerre, tension diplomatique, troubles internes…], provoque aussitôt des crises économiques d’ampleurs variables, obligeant à vivre à crédit, sur les réserves, et à presser le paiement des impayés, comme en témoigne cette lettre référencée 26 17 dans le recueil Atlassyrische tontafeln aus Kültepe publié par les assyriologues Evelyn Klengel-Brandt et Klaas Veenhof en 1992 : "D’Assur-malik et Salim-Assur, à Pusu-ken. Tu nous as écrit à propos des étoffes akkadiennes : sache que les Akkadiens [c’est-à-dire les Babyloniens] n’ont pas pu venir à la cité [d’Assur], leur pays est troublé. S’ils viennent avant l’hiver avec des produits présentant des possibilités de bénéfices pour toi, nous t’en achèterons avec notre argent. Envoie donc de l’argent. D’Assur-malik : continue de veiller à tirer chaque mine d’argent de mes marchandises à crédit. Tu m’as ouvert les yeux. Envoie les dix mines d’argent obtenues à Puzur-Ishtar fils d’Assur-malik au plus tôt. J’ai pris connaissance de ta tablette, qui m’a beaucoup réjoui. De Salim-Assur : j’ai envoyé un serviteur à Enna-Sin, qui me doit par contrat le paiement des dix étoffes en laine que je lui ai remises. Tu es mon frère : si tu vois qu’il maltraite le serviteur, que le serviteur reste avec toi, et qu’Enna-Sin me paie les étoffes en laine selon le contrat" ; pour l’anecdote, la célèbre tablette découverte en 1958 dans le karum de Kanesh, référencée Kt j/k 97 au Musée des civilisations anatoliennes d’Ankara, recopiée plus tard par la tablette hittite CTH 310 et la lettre d’El Amarna EA 359, comportant le récit de la supposée conquête du nord du Croissant Fertile jusqu’au pays d’Amurru [ligne 25 verso], aux monts Aman [ligne 17 verso] et à la cité de Kanesh [ligne 29 verso] par Sargon d’Akkad, n’est certainement qu’un document de propagande assyrien visant à confondre cet ancien grand roi Sargon d’Akkad de la seconde moitié du IIIème millénaire av. J.-C. avec Sargon Ier fils d’Ikunum mentionné dans la Chronique royale assyrienne, pour légitimer le total contrôle de ce dernier sur le réseau commercial entre Assur et Kanesh du début du IIème millénaire av. J.-C.). L’invasion de la Mésopotamie avec la complicité d’Esnunna par les Elamites de Siwapalarhuhpak, contre les forces coalisées de Mari, de Babylone et d’Assur (puisque Isme-Dagan roi d’Assur était alors réfugié à Babylone tandis que la haute vallée du Tigre était occupée par les troupes élamites), n’a été qu’une manière musclée de signifier aux Assyriens, aux Babyloniens et aux Mariotes qu’ils n’avaient pas à contester le monopole d’Esnunna sur l’étain élamite. Malheureusement pour Esnunna, Siwapalarhuhpak le roi d’Elam a été refoulé de Mésopotamie (certainement suite à une négociation avec Hammurabi de Babylone et avec Zimri-Lim de Mari, comme nous l’avons vu dans notre premier alinéa). Et malheureusement pour l’Elam, Hammurabi a réussi, par un habile mélange de campagnes militaires limités et de manipulations diplomatiques, à unifier toute la Mésopotamie sous sa seule autorité dans la première moitié du XVIIIème siècle av. J.-C., au détriment de Mari et d’Assur. Pour maintenir la concurrence face à la traditionnelle route de l’étain désormais totalement sous contrôle babylonien (Esnunna a perdu son hégémonie et est devenue une simple halte douanière entre Suse et Babylone), une seconde route s’est développée dans le nord, avec la complicité des Hurrites locaux. Ces derniers entreront plus tard en contact direct avec les Anatoliens dominés par les Hittites. Cela signifiera la fin du réseau de karums, et le repli des Assyriens sur leur haute vallée du Tigre originelle. Signalons aussi que, parallèlement au commerce de l’étain, le réseau de karums assyriens gère aussi une part importante du commerce du cuivre ou "chalcos/calkÒj" en grec, second ingrédient nécessaire à la fabrication du bronze. Nous reviendrons sur ce point un peu plus loin.


Les localisations exactes des petits karums, dont les noms apparaissent dans les tablettes du grand karum de Kanesh auquel ils sont rattachés, ne sont pas aisées. Le karum de Kanesh est bien identifié au pied de l’actuel tell de Kültepe, entouré de fortifications, constitué de maisons à trois ou quatre pièces aux fenêtres et aux portes ouvertes sur des rues serrées, magasins au rez-de-chaussée, habitat à l’étage, les ateliers et les fonderies se trouvant au centre de la ville, qui sera détruit et abandonné au XVIIIème siècle av. J.-C. Le karum de Purushanda correspond certainement au site archéologique d’Acem Höyük (à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Aksaray en Turquie), dont les fouilles à partir de 1963 ont révélé un complexe architectural comportant des dizaines de salles, et un riche mobilier (vases en obsidienne et cristal, ivoires, sceaux, objets en bronze, cachets en argile, quelques tablettes assyriennes) conservé aujourd’hui au Musée des civilisations anatoliennes d’Ankara en Turquie : ce site sera aussi détruit à la fin du XVIIIème siècle av. J.-C. Le site d’Alishar Höyük (à une vingtaine de kilometres de Sorgun dans la province d’Yozgat en Turquie) correspond peut-être à la cité nommée "Ankuwa" dans les textes hittites, mais le nom originel assyrien nous échappe : on est seulement sûr, grâce aux fouilles effectuées avant la deuxième Guerre Mondiale, et à la découverte sur place de quelques tablettes assyriennes, que ce site a bien contenu un karum. En l’absence de données archéologiques plus conséquentes, notre principale mine demeure l’énorme corpus de textes comptables mis à jour à Kanesh, qui trahissent une organisation et des façons de vivre très similaires à celles des autres cités amorrites. Comme à Mari et à Babylone, les actes notariaux sont soigneusement conservés par des procédures scellées (comme en témoigne ce texte référencé 44a dans le recueil de Tablettes paléoassyriennes de Kültepe publié par l’assyriologue Paul Garelli en 1997, envoyé par les autorités centrales de Kanesh au karum de Durhumit, non localisé exactement dans l’ouest de la Cappadoce : "Des petits et des grands du karum de Kanesh, aux petits et aux grands du karum de Durhumit. Les fils d’Iddin-abum fils d’Assuri-rabi et les fils de Buzazu fils de Pusu-ken nous ont présenté une requête en ajoutant : “Les documents officiels de nos pères se trouvent sous scellés dans le karum de Durhumit, portant le sceau du karum”. Quand vous prendrez connaissance de notre tablette, demandez qu’on apporte devant vous les tablettes et messages mentionnant les noms d’Elamma, Pusu-ken, Iddin-abum et Assur- sululi. Brisez les sceaux, prenez connaissance des contenus, et placez à l’intérieur les sceaux que vous aurez brisés. Scellez-les à nouveau et confiez le tout à Mada notre serviteur, qui nous l’apportera. Ne retardez pas Mada notre messager"). Dans une récente anthologie intitulée Correspondance des marchands de Kanesh, publiée en 2001, l’assyriologue française Cécile Michel s’est amusée à rassembler des lettres écrites et envoyées par quelques familles assyriennes, qui révèlent que les liens généalogiques sont souvent perturbés par des liens commerciaux parallèles. L’aïeul de la famille, ex-nomade, réside à Assur, et gère ses affaires depuis ses appartements d’Assur comme aujourd’hui un chef de PME, ex-fondateur de start-up, gère ses succursales provinciales depuis son bureau de Paris : il assure les achats et les réceptions des marchandises en provenance de l’est ou du sud, qu’il envoie vers l’est par ses fils, ou par des employés à destination de ses fils, qui doivent les vendre aux populations d’Anatolie centrale et occidentale via les comptoirs/karums au-delà du Taurus. Ces lettres permettent d’imaginer comment un chef bédouin tel Ila-Kabkabu s’est peu à peu sédentarisé, et comment il a fini par contrôler commercialement puis politiquement un vaste territoire avec l’aide de ses fils (Aminu au nord, Samsi-Addu au sud). On peut imaginer le même scénario pour les ancêtres de Hammurabi à Babylone. On peut imaginer le même scénario pour Terah à Ur, comptant sur son fils Abraham pour faire fructifier sa fabrique d’idoles. Et cela permet de comprendre à quel point le fait de ne pas avoir d’enfant, comme Abraham à Harran, équivaut à une faillite familiale autant qu’économique. Ces lettres confirment ensuite la grande difficulté que nous avons soulevée plus haut, à définir les Sémites amorrites comme "nomades" ou comme "sédentaires" : on peut dire que les Assyriens sont des sédentaires puisque les pères ont un siège social à Assur et que les fils siègent dans les karums anatoliens, mais on peut dire aussi qu’ils sont des nomades puisque leur richesse et leur survie reposent sur le commerce pendulaire entre Elam et Anatolie auquel eux-mêmes participent physiquement pour les négociations d’achats et de ventes ou pour le convoyage des marchandises. Elles confirment enfin que la présentation monobloc des Amorrites dans les livres de vulgarisation entre 1945 et 1989 est bien un mythe, car non seulement les Amorrites assyriens préservent jalousement, contre leurs cousins les autres Amorrites babyloniens ou levantins, leur monopole sur le commerce du nord du Croissant Fertile (comme en témoigne ce contrat envoyé par Assur à un seigneur anatolien, pour lui rappeler les conditions de commerce avec Assur : "Dans les régions sous ta corde et tes piquets [périphrase désignant la tente du scheik : c’est là une formule trahissant l’origine nomade des Assyriens, signifiant : "dans les régions sous ton autorité"], aucun Assyrien ne doit être lésé, sinon tu devras rechercher ce qu’il aura perdu et nous rembourser. Si un meurtre y est commis, tu devras nous livrer les coupables pour que nous les exécutions. Tu ne dois pas accueillir des Akkadiens [c’est-à-dire des Babyloniens] : tout homme qui monte vers ton pays, tu devras nous le livrer pour que nous l’exécutions. Tu ne dois rien nous réclamer : comme ton père tu pourras prélever douze sicles d’étain sur chaque caravane qui montera, et comme ton père tu pourras prélever un sicle un quart d’argent par âne qui montera. Tu n’auras rien d’autre. Si une guerre se déclenche et qu’aucune caravane ne peut plus circuler, nous t’enverrons cinq mines d’étain depuis Hahhum […]", tablette inédite référencée Kt n/k 794 du Musée des civilisations anatoliennes d’Ankara ; dans cet autre document, Assur rappelle au karum de Kanesh que l’or anatolien obtenu par la vente d’étain et d’étoffes reste le monopole exclusif des Assyriens : "Du waklum ["représentant des notables", qualificatif désignant en fait le roi d’Assur], au karum de Kanesh. La tablette que nous vous avons envoyée concernant l’or dans la cité, est annulée. Sur l’or, nous n’avons rien fixé [littéralement : "nous n’avons pas scellé un isurtum", document officiel à valeur législative]. Les règles restent les mêmes que précédemment : un frère peut vendre à un frère, mais, selon les termes de la stèle, aucun Assyrien ne peut vendre de l’or à un homme d’Akkad [c’est-à-dire un Babylonien], à un homme d’Amurru [le nom d’Amurru, équivalent sémitique du "Martu" sumérien, désigne ici le territoire originel des Amorrites, entre moyenne vallée de l’Euphrate et nord Levant, et non pas tous les Amorrites, puisque les Assyriens eux-mêmes sont des Amorrites !] ou à un homme de Subarru [équivalent assyrien du "Subur" sumérien et du "Subartu" akkadien, qui semble renvoyer ici moins au territoire que nous avons délimité plus haut, entre vallée du Khabur et vallée du Tigre, qu’aux Hurrites voisins et concurrents des Assyriens]. Celui qui en vendra sera condamné à mort", tablette inédite référencée Kt 79/k 101 du Musée des civilisations anatoliennes d’Ankara), mais encore ils se jalousent au sein de leurs propres familles. La lettre 254 rapportée par Cécile Michel est ainsi intéressante à deux titres : d’abord elle révèle que des basses querelles d’argent existe entre le rédacteur, un nommé Assur-idi installé à Assur, et le destinataire, son fils nommé Assur-nada en poste à Kanesh pour y faire fructifier les affaires paternelles, ensuite elle nous informe de la relation très tendue, voire violente, que ce Assur-idi entretient avec ses petits-enfants, puisque ceux-ci ont été jusqu’à se rebeller contre lui et à quitter sa maison et la cité d’Assur après une ultime dispute ("D’Assur-idi, à Assur-nada. Tu m’as écrit : “Tu m’as promis que je pourrai solder mes comptes avec ton argent !”, or je ne t’ai rien promis. Tu m’as supplié, et je t’ai confié vingt étoffes en laine via Assur-kasid. Maintenant que l’affaire est conclue, renvoie-moi mon argent sur le prix des étoffes ou sur le prix de tes ânes, soit dix mines. Je vais acheter deux talents d’étain et je te les enverrai : conserve-en les bénéfices, mais ne dépense pas mon argent, n’agis pas selon tes désirs. J’ai élevé ton fils, mais il m’a dit : “Tu n’es pas mon père !”, il s’est levé et il est parti. J’ai élevé aussi tes filles, mais elles m’ont dit : “Tu n’es pas notre père !”. Trois jours plus tard, elles se sont levées et elles sont parties vers toi. Donne-moi ta décision"). Dans la lettre 131, Assur-idi accuse même son petit-fils, nommé Iddin-Ishtar, d’avoir volé des biens dans ses entrepôts ("D’Assur-idi, à Assur-nada et Assur-taklaku [fils cadet d’Assur-idi]. […] Non seulement Iddin-Ishtar me vole constamment, mais encore il m’a utilisé pour pénétrer par effraction dans la maison siège [littéralement la "maison/beth des pères/abbim"] et s’est enfui. Saisissez Iddin-Ishtar, prélevez trois mines d’argent sur ses fonds, et envoyez-le-moi pour que je décharge ma colère sur lui. […]"). D’autres lettres nous apprennent qu’Iddin-Ishtar ne renouera jamais le contact avec son grand-père : installé durablement à Durhumit, il ne conservera de lien qu’avec son père Assur-nada. Sans aucun rapport avec cette famille, d’autres lettres évoquent un nommé Su-kubum gérant l’entreprise familiale de négoce d’étain et d’étoffes depuis Assur, laissant à son frère cadet nommé Innaya, installé à Kanesh, le soin de vendre ces produits en Anatolie. Mais dans la lettre 192, on découvre que cet Innaya tente d’arrondir ses fins de mois avec quatre complices, dont ses propres fils Puzur-Assur et Assur-resi, en achetant frauduleusement du fer pour le revendre en sous-main ("A Innaya, d’Assur-resi. A propos de l’argent et de l’or que tu as remis à Hanunu, Sahaya, Alabum et Puzur-Assur pour acheter du fer asihum, sache qu’ils ont été avec cet or et cet argent à l’intérieur du pays, mais ils n’en ont pas trouvé. Alabum et Puzur-Assur ont ramené deux mines et quatorze sicles d’or, qui se trouvent actuellement protégés dans la maison d’un ummianum [bailleur de fonds, commanditaire, actionnaire]. Alabum et Puzur-Assur sont repartis à l’intérieur du pays chercher le reste de l’or et l’argent. Ils reviendront dans trois jours. J’enverrai Puzur-Assur vers toi pour qu’il t’apporte des informations précises. Hanunu et Sahaya te disent : “Nous n’avons certes pas trouvé de fer asihum à l’intérieur du pays, mais on peut en trouver dans la région : laisse-nous ton or et ton argent, nous en tirerons du fer asihum pour toi chez l’homme”. Assur-Samsi, [l’ami] de Hanunu, est en conflit avec l’homme à Hurrama. Le fer asihum ne devra pas entrer dans Luhusaddiya [karum voisin de celui de Hurrama], ni y être vendu, cela risquerait d’indisposer le tamkarum [marchand, créancier]. Guide-moi par tes instructions"). Un des complices le trahit dans la lettre 193 ("A Innaya, d’Assur-imitti. J’ai écrit : “L’or et l’argent que tu as confiés à Sahaya pour acheter du fer asihum, n’est plus accessible. Ecris à ton représentant le plus fiable pour recouvrer tes biens. Et s’il a trouvé du fer asihum, vois comment tu peux négocier avec ceux qui t’ont gardé leur parole”. J’ai interrogé ces associés, pour savoir comment sauver le fer asihum : ils t’ont mis en situation délicate, tu vas au-devant d’ennuis. L’homme a promis au palais une grande quantité de fer asihum. Ecris pour que bloquer tes biens ou le fer asihum éventuellement trouvé n’aille pas au-delà de Luhusaddiya. […]"). La lettre 187 est écrite par l’un des acheteurs de ce fer frauduleux, qui est bien conscient de son acte et des risques encourus auprès des autorités d’Assur, en rapportant que des barrages ont été installés pour intercepter la marchandise mal acquise ("A Puzur-Assur, de Sueha. Si tu as encore le fer amutum [on ignore la différence entre le fer "asihum" et le fer "amutum"] du fils d’Innaya, ne m’oublie pas : envoie-le-moi, sans que le karum le sache. Ici le rabi sikkatim [gouverneur militaire du karum] d’Usa et le rabi sikkatim de Hudurut me menace constamment en disant : “Si un stock de fer asihum existe quelque part, écris afin que [texte manque] et Su-Nawar le saisissent !” [texte manque] Je ne promets rien pour le fer asihum. Le karum ici ne doit pas apprendre ton envoi de fer amutum : les gens y deviennent mauvais. […]"). Celle-ci est saisie dans la lettre 207, en même temps qu’un de ses destinataires ("D’Imdilum, Ennum-Belum et Assur-sululi, à Puzur-Assur. […] Le fils d’Innaya a envoyé sa contrebande à Pusu-ken, mais le palais l’a saisie, avec Pusu-ken qui a été jeté en prison. Les gardes sont renforcées. La princesse a écrit à Luhasaddiya, à Hurram, à Salahsa, et des douaniers ont été postés. S’il te plaît, ne tente pas d’envoyer de la contrebande ! Si tu passes à Timilkiya, laisse-y ton fer asihum dans une maison sûre avec un serviteur de confiance, et viens ici pour que nous discutions. Et si quelqu’un veut te corrompre dans l’espoir de gagner un sicle d’argent par un discours du genre : “Donne-moi ton étain ou tes étoffes, je les passerai en contrebande, j’en prends la responsabilité”, ne lui donne rien : là-bas on travaille main dans la main contre toi"). Innaya est arrêté dans la lettre 206 ("A Innaya, d’Ikuppiya, Enlil-Nabi et Assur-taklaku. Nous avons entendu ici que le palais t’a inquiété. Nous n’avons pas accordé de sérieux à cette rumeur, jusqu’à temps que nous obtenions des informations claires. Nous avons interrogé Iddin-Sin, le fréteur de la firme d’Enna-Sin, qui nous a répondu : “Ils le retiennent à l’écart”. Nous avons aussitôt envoyé Belum-bani pour qu’il s’occupe de toi. Pour tes biens et les biens du tamkarum, ne crains rien. Belum-bani ne tardera pas une seule journée. Que tes nouvelles arrivent pour calmer nos craintes"). On ignore comment l’affaire s’est achevée, même si on suppose fortement qu’Innaya après un séjour indéterminé en prison est mort ruiné. Ces quelques lettres montrent que non seulement les Amorrites ne sont pas unis entre eux, mais encore ils ne respectent pas toujours leurs propres lois, ils peuvent même se concurrencer entre frères. Elles banalisent les relations conflictuelles qu’Yahdun-Lim a entretenues avec son fils Sumu-Yamam à Mari, ou celles que Zimri-Lim a entretenues avec les benjaminites qui l’ont pourtant porté au pouvoir, ou celles qu’Abraham a pu entretenir avec son père Terah.


A qui les Assyriens d’avant le XVIIIème siècle av. J.-C. vendent-ils leurs marchandises en Anatolie ? Comme beaucoup de ses pairs linguistes de la fin du XIXème siècle, l’Allemand Hugo Winckler a été intrigué par le point d’interrogation qui demeurait alors entre les Indoeuropéens de l’ouest (Grecs, Latins, Celtes) et les Indoeuropéens de l’est (Iraniens). C’est pour résoudre ce point d’interrogation qu’il entame en 1906 des fouilles sur le site de Bogâzköy, dans la province de Çorum en Turquie. Ce site est très reculé, à des centaines de kilomètres de la mer (à quatre cents kilomètres de la mer Méditerranée d’un côté, et coupée de la mer Noire par des montagnes de l’autre côté), en plein centre du vaste arc-de-cercle formé par le fleuve Kizilirmak, au milieu de collines arides, sous un climat très rigoureux (enneigé pendant des mois à cause de l’altitude), renforcé par des aménagements défensifs sophistiqués, dont un mur d’enceinte fortifié de six kilomètres de circonférence, large par endroits de huit mètres, ce qui en fait la plus épaisse muraille connue de l’Antiquité. L’épaisseur de cette enceinte, dont les fondations sont conservées, permet d’estimer que sa hauteur était en moyenne de huit mètres de haut. Des tours étaient bâties tous les douze mètres. Une autre enceinte plus petite existait à l’intérieur de cette enceinte extérieure. Huit tunnels sillonnaient la cité, pour attaquer par en-dessous un ennemi éventuel s’y étant introduit. Ce grand ensemble pouvait accueillir au moins cinquante mille personnes, et comptait plusieurs monuments importants : un temple avec deux cents salles, une pyramide édifiée à flanc de montagne à l’extérieur de l’enceinte sur la partie accessible de la cité (cette pyramide était la première chose que le visiteur voyait en arrivant) avec deux sphinx tournés vers le sud gardant une porte monumentale, le palais royal entouré d’une autre enceinte fortifiée plus petite avec des entrées réduites et multiples avant d’arriver à appartements privés bâtis sur une hauteur qui permet de voir - ou de surveiller - toute la cité. Surtout, la cité comptait une grande bibliothèque de plusieurs dizaines de milliers de tablettes écrites en cunéiforme, donc déchiffrables, mais dans une langue incompréhensible. Hugo Winckler néanmoins met à jour une tablette écrite en akkadien comportant un traité de paix entre le pharaon Ramsès II et un nommé "Hattusili", traité bien connu par les égyptologues car une version égyptienne existe sur une stèle du temple d’Amon à Opet-Isout/Karnak en Egypte : ce document permet d’identifier le site de Kültepe à Hattusa, capitale du peuple hittite tombé complètement dans l’oubli après le XIIIème siècle av. J.-C. après avoir dominé longtemps l’Anatolie et le nord Levant (dans ce document, Hattusili III le roi de Hatti est appelé "mon Frère" et qualifié de "grand roi" par Ramsès II, il est donc un égal du puissant pharaon d’Egypte). Les autres tablettes resteront un mystère jusqu’au jour où le linguiste tchèque Bedrich Hrozny, mobilisé au front pendant la première Guerre Mondiale, aura l’idée entre deux bombardements de confronter une partie de leur contenu à certains mots de langues occidentales : Bedrich Hrozny par exemple constatera que "waatar" sur les tablettes est très proche de l’anglais "water" ("eau" en français), qu’"ezza" est très proche du haut-allemand "etzo" (apparenté à "eat" en anglais, "manger" en français), que "nu" est très proche du latin "nunc" ("maintenant" en français, apparenté à "now" en anglais), qu’"eku" est très proche du latin "aqua" ("eau" en français). Cette intuition sera vérifiée par d’autres linguistes, qui effectueront des rapprochements systématiques avec d’autres mots indoeuropéens, restituant progressivement les données des tablettes. Celles-ci renferment des textes de toutes natures, littéraires, religieux, administratifs, annalistiques, comme à Mari et à Babylone, qui permettent de tracer dans les grandes lignes l’Histoire des Hittites. Elles recourent à plusieurs langues : la majorité est dans la langue hittite déchiffrée par Bedrich Hrozny, qui appartient bien à la famille indoeuropéenne (même si les linguistes ne sont toujours pas d’accord aujourd’hui pour dire à quel degré), d’autres en moins grandes quantités sont en langue akkadienne (la langue franque de l’époque, utilisée dans la correspondance diplomatique : certaines lettres en hittite sont les brouillons, les lettres en akkadien sont les textes définitifs, doubles des originaux envoyés aux rois voisins ou réponses de ces rois voisins [comme le traité de paix de Ramsès II à Hattusili III]) ou en langue louvite (autre langue indoeuropéenne, parlée par les habitants d’Anatolie occidentale, cousins des Hittites), enfin certaines en petit nombre ont des formules idiomatiques dans une langue totalement inconnue, en rapport avec des cultes particuliers pratiqués par les Asianiques locaux avant l’arrivée des Hittites, que les linguistes appellent "Hattis" par défaut. Le classement méthodique de ces milliers de tablettes a été initié par le hittitologue français Emmanuel Laroche dans son perpétuel Catalogue des Textes Hittites, ou "CTH" dans le petit monde des hittitologues (ainsi le traité de paix entre Hattusili III et Ramsès II découvert par Hugo Winckler est référencé CTH 91). Les Hittites étaient-ils les interlocuteurs des Assyriens des karums avant le XVIIIème siècle av. J.-C. ? Rien n’est clair sur sur point. Le nom de la cité d’Hattusa apparaît bien dans les tablettes assyriennes de Kanesh, mais celles-ci datent d’immédiatement avant la fin du karum, et par conséquent ne permettent pas de savoir jusqu’à quand remonte le contact entre les habitants de la future capitale hittite et les marchands du karum. Mais surtout, qui sont ces habitants d’Hattusa, avant la destruction de Kanesh ? L’onomastique des seigneurs cappadociens dans la correspondance de Kanesh ne révèle pas d’indoeuropéanité évidente, de même que l’omomastique des premiers rois du Hatti ("Huzziya", le premier roi hittite, porte-il un nom spécifiquement indoeuropéen, ou un nom emprunté aux autochtones asianiques ?). Dans leurs tablettes, les Hittites qualifient leur langue de "nasili/nésite", c’est-à-dire originaire d’une cité de "Nésa" non identifiée : les uns croient déceler dans ce nom un étymon indoeuropéen, qu’on retrouve par exemple dans la plaine de "Nisée/N…saia" en Médie (où les Perses de l’ère classique trouveront leurs meilleurs chevaux) et dans la cité de "Nysa" où grandira Dionysos de Thèbes (aujourd’hui Nevsehir en Turquie ?), les autres le considèrent comme une simple abréviation de "Kanesh" (avec disparition du [k] faible initial), ce qui signifie que dans le premier cas les Hittites désigneraient la langue d’une cité indoeuropéenne, alors que dans le second cas ils désigneraient la langue d’une cité asianique cosmopolite (puisque Kanesh possède un karum d’étrangers assyriens). En matière religieuse, même constat. Les textes hittites parlent d’une mystérieuse "cité de la déesse-Soleil d’Arinna", que les hittitologues rapprochent du site archéologique d’Alaca Höyük (à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de la moderne Alaca, dans la province de Çorum en Turquie) : si cette hypothèse est bonne, la déesse-Soleil anonyme en question est bien une déesse asianique et non pas indoeuropéenne, car un sanctuaire lui étant certainement dédié, datant de la seconde moitié du IIIème millénaire av. J.-C., donc antérieur à l’émergence des Indoeuropéens hittites au début du IIème millénaire av. J.-C., avec des bâtiments plusieurs fois détruits (par des incendies ? par des tremblements de terre ?) et treize tombes de couples renfermant un riche mobilier (bijoux et vaisselles en or et argent, ainsi qu’un poignard en fer qui est le plus ancien témoignage de l’utilisation de ce métal en Anatolie), y ont été découverts. Dans les mêmes textes, cette déesse solaire d’Arinna/Alaca Höyük est associée au dieu de l’Orage Tarhu, qui a beaucoup de points communs avec le dieu de l’Orage hurrite Tesub et avec le dieu de l’Orage sémitique Addu, figurés pareillement par un taureau. Ces maigres indices suffisent pour nous convaincre que l’installation des Indoeuropéens hittites ne s’est pas déroulée par une violente et soudaine invasion comme l’affirmaient les fanatiques de la supériorité indoeuropéenne d’avant 1945, mais par des infiltrations limitées étalées dans le temps et par un métissage total avec la population cappadocienne antérieure. Insistons bien sur cela : on ne doit pas imaginer d’un côté des Asianiques "hattis" et de l’autre côté des Indoeuropéens s’affrontant pour décider qui imposera son hégémonie sur l’Anatolie, mais plutôt des familles indoeuropéennes non civilisées - qui n’ont même pas de nom, puisque "Hittite" est un dérivé de la cité de "Hattusa" qui existait avant l’arrivée des Hittites ! - se sédentarisant peu à peu sur un territoire hatti peu peuplé mais bien structuré par des routes, une économie, des règles politiques, des dieux. On ignore comment l’usage a finalement imposé la langue indoeuropéenne de ces nouveaux-venus, contre la langue "hattie" des autochtones qui leur ont tout appris, et qui est devenue une langue morte en dehors des formules idiomatiques cultuelles précédemment mentionnées. Pour notre part, nous rapprochons le scénario de la naissance du royaume hittite, de celui de la naissance du royaume parthe au IIIème siècle av. J.-C. : les Parthes, originellement des nomades scythes, s’installeront progressivement dans le territoire de Parthie d’où ils tireront leur nom et ils apprendront tout des Grecs séleucides autochtones, la seule différence entre les Hittites et les Parthes est que ces derniers ne parviendront pas à imposer leur propre langue parthe d’envahisseurs contre la langue grecque locale. Nous pouvons le rapprocher aussi du scénario de la naissance du royaume des Francs au haut Moyen Age : la germanisation du nord de la Gaule romaine ne s’opérera pas en une invasion soudaine et unique, elle sera le fruit d’une lente infiltration de Germains sur ce territoire, qui deviendront paysans ou seigneurs parmi une population toujours majoritairement gallo-romaine. A l’époque des Mérovingiens comme à l’époque des Carolingiens, cette population gallo-romaine constituera la classe moyenne qui encadrera les paysans en tant que propriétaires terriens, ou qui entourera les seigneurs en tant que ducs, comtes et marquis (une population gallo-romaine qui, comme dans le cas des Grecs en Parthie, saura maintenir sa propre langue contre la langue de l’immigré) : on peut supposer pareillement que l’indoeuropéanisation de l’Anatolie s’est opérée non pas par une invasion soudaine mais par une classe moyenne asianique encadrant progressivement des paysans ou des seigneurs d’origine indoeuropéenne venus s’installer ou s’approprier le territoire.


Le début de l’Histoire hittite nous est connu sommairement par le sceau de Mursili II, roi hittite au tournant des XIVème et XIIIème siècles av. J.-C., étudié dans un article collectif intitulé The cruciform seal from Bogazköy-Hattusa publié dans le numéro 43 de la revue Istanbuler Mitteilungen (ou "IstMit" dans le petit monde des hittitologues) en 1993. Le recto de ce sceau comporte les seuls hiéroglyphes de Mursili II et de son épouse, la reine Gassulawiya. Le verso est plus complexe : sa partie centrale est occupée par les hiéroglyphes de Suppiluliuma Ier et de sa première épouse la reine Henti, parents de Mursili II, tandis qu’autour les hiéroglyphes des rois fondateurs sont inscrits dans le sens inverse des aiguilles d’une horloge, soit en bas "Mursili" avec son épouse "Kali", à droite "Hattusili" avec son épouse "Kaddusi", en haut "Labarna" avec son épouse au nom illisible, et à gauche "Huzziya" avec son épouse dont seule la terminaison du nom "-ziya" est lisible. L’ordre de succession des premiers rois hittites est donc : Huzziya Ier, Labarna, Hattusili Ier, Mursili Ier. Le document CTH 661 contient une liste de rois anciens, dont, sur un de ses fragments référencé KUB 11.7, un nommé "Hazziya" et une reine dont seule la fin "-ziya" est lisible, recevant un bœuf et un mouton en cadeau, pendant qu’un chanteur les célèbre : confronté au sceau de Mursili II, ce fragment KUB 11.7 confirme que la première reine hittite porte un nom dont la terminaison est homophone à celle de son mari Huzziya Ier. Le document CTH 3, appelé commodément Légende de Zalpa par les hittitologues, est un texte littéraire mélangeant bizarrement des passages de type mythologique avec d’autres passages de type annalistique, évoquant les relations anciennes compliquées entre les cités de Kanesh et de Zalpa (aujourd’hui le site archéologique d’Ikiztepe à l’embouchure du Kizilirmak, près de l’actuelle Bafra en Turquie ?), et le profit qu’en a tiré le seigneur de Hattusa à mi-chemin de ces deux cités, grand-père du narrateur. La reine de Kanesh a mis au monde trente fils en une seule année, qu’elle a abandonnés au fleuve Kizilirmak, mais, protégés par les dieux, ces fils ont été sauvés par les habitants de Zalpa. Devenus adultes, ils ont remonté le fleuve à la recherche de leur mère. Quand ils sont arrivés à Kanesh, celle-ci ne les pas reconnus, au point de leur proposer d’épouser les trente filles qu’elle avait mises au monde entre-temps. L’un des fils a retenu ses frères pour ne pas commettre un inceste. La suite du texte est mutilée. On lit ensuite un flash-back remontant à deux générations : à cette époque, le grand-père de la reine de Kanesh avait établi un accord de paix avec son homologue de Zalpa, auquel il avait donné sa fille comme bru, le roi de Zalpa et la bru avaient été assassinés par le chambellan Alluwa, le roi de Kanesh était intervenu pour tuer Alluwa et arrêter ses complices, qu’il avait déportés à Tuwanuya (alias "Tyana/TÚana" des Grecs, cité louvite fondée par un Indoeuropéen nommé Thoas selon le paragraphe 7 du Périple du Pont-Euxin d’Arrien, aujourd’hui Bor dans la banlieue sud de Nigde en Turquie), en même temps qu’il avait installé son fils, que le narrateur présente comme son père, à Hurma (équivalent hittite du karum d’"Hurrama" dans les tablettes assyriennes, non localisé exactement à l’est du Taurus ?). La suite du texte est encore mutilée. On retrouve le père du narrateur plus tard, assiégeant Zalpa "la troisième année" d’on-ne-sait-quoi, contre les habitants de Zalpa rangés derrière deux chefs hittites rebelles nommés Happi et Tabarna, enfin "après deux ans de siège" le grand-père du narrateur a recouvré Zalpa et l’a détruite. Le hittitologue français Jacques Freu, dans son très récent et monumental Les Hittites et leur Histoire, pense que le narrateur de cette Légende de Zalpa est Hattusili Ier, le grand-père victorieux serait donc Huzziya Ier… c’est-à-dire non pas un Hittite pur mais bien un métis indoeuropéen-asianique (puisqu’il est d’abord roi de Kanesh, avant d’être roi de Hattusa, de Tuwanuya et de Zalpa). Le document CTH 6, appelé commodément Testament de Hattusili Ier par les hittitologues, complique le récit de la succession de Huzziya Ier davantage qu’il ne l’éclaire. Dans ce texte, Hattusili Ier parle de Labarna, deuxième roi hittite, comme "fils de mon grand-père (Huzziya Ier)" et non pas comme "mon père". On en déduit que Labarna n’est pas le père de Hattusili Ier, mais un oncle, ou un beau-père, ou un cousin, ou autre ("Les fils de mon grand-père respectèrent-ils ses paroles ? Il installa son fils Labarna dans la cité de Sanahuitta [cité non localisée précisément près de Tapikka/Masat Höyük, à une soixantaine de kilomètres au nord-est de Hattusa ; l’installation de Labarna en cet endroit est-elle une récompense, ou au contraire un bannissement ?]. Ensuite ses serviteurs et les notables ont méprisé ses paroles en mettant Papahdilmah sur le trône [cet usurpateur "Papahdilmah" prend-il le pouvoir à Hattusa, ou à Sanahuitta ? son putsch est-il réalisé contre Labarna, ou au contraire avec la complicité de Labarna ?]. Les années ont passé : combien ont échappé ? où sont les demeures de ces nobles ? n’ont-ils pas péri ?", CTH 6/Testament de Hattusili Ier). Disons franchement que sur ce sujet les hittitologues disent tout et son contraire, incapables de s’accorder entre eux sur une mystérieuse "Tawananna" qui semble avoir joué un rôle essentiel entre les trois premiers rois hittites (est-ce une reine ? est-ce une sœur royale ? est-ce une princesse ?). Nous ne nous y attarderons pas car cela nous entrainerait loin de notre étude, contentons-nous de conclure que l’instauration de la royauté hittite ne se déroule pas dans la douceur et qu’elle s’imbrique complètement dans l’Histoire asianique locale. Dans le document CTH 414, Labarna fonde sa légitimité sur le dieu de l’Orage Tarhu pris aux Sémites (Addu) et aux Hurrites (Tesub), qui eux-mêmes l’ont probablement pris aux Asianiques, et sur un autre dieu appelé "Halmasuit" pris à la précédente dynastie hégémonique locale, celle de la cité de Kussar non encore retrouvée par les archéologues mais bien attestée par le document CTH 1 rédigé par son roi "Anitta fils de Pithana" (qui, pour l’anecdote, dit avoir détruit la cité de Hattusa ; cet Anitta est-il apparenté au destinataire de la tablette assyrienne Kt n/k 794 précitée ?) : Labarna confirme ainsi le socle non indoeuropéen de la royauté hittite ("A moi, roi, Mon Soleil, le dieu de l’Orage a remis le pays et ma maison. Moi, roi, je gouvernerai le pays et ma maison. A moi, roi, Halmasuit depuis l’eau [le fleuve Kizilirmak ?] m’a confié la royauté et le char. Ils m’ont ouvert le pays et m’ont nommé roi Labarna. C’est pourquoi je prie mon père le dieu de l’Orage", CTH 414). Le nom même de "Labarna" pourrait s’apparenter à un étymon asianique "lawar" signifiant "briser, trancher" qu’on retrouve dans "labrys", la double hache caractéristique vénérée dans le sud-ouest de l’Anatolie, notamment à Labranda en Carie (nous reviendrons plus loin sur ce site). Le document CTH 19, appelé commodément Edit de Télipinu par les hittitologues, donne un embryon de biographie de Labarna, elle avoue que le territoire contrôlé par Labarna est petit, et rapporte ses empiètements vers le sud ("Labarna fut grand roi, et ses fils, ses frères, ses parents par alliance, sa famille et ses troupes étaient unis. Le pays était petit, mais là où il allait en expédition il soumettait le pays ennemi par la force. Il détruisit des pays l’un après l’autre, et utilisa les eaux comme frontières. Quand il revenait de campagne, ses fils allaient dans tous les pays soumis, Hupisna [alias "Kybistra/Kub…stra" des Grecs, aujourd’hui le site archéologique d’Eregli-Konya, à l’ouest des premiers monts du Taurus, et à une soixantaine de kilomètres à l’est de Konya en Turquie], Tuwanuwa [alias "Tyana/TÚana" des Grecs, comme on vient de le voir, aujourd’hui Bor dans la banlieue sud de Nigde en Turquie], Nenassa [alias "N£nandoj" des Grecs, corrompue plus tard en "Nazianze/NazianzÒj", cité non localisée qui a donné son nom au Nenezi Dagi à l’ouest d’Aksaray en Turquie], Landa [alias "Leandis/Leand…j" chez les Grecs, cité non localisée], Zallara [cité non localisée], Purushanda [aujourd’hui le site archéologique d’Acem Höyük, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest d’Aksaray en Turquie], Lusna [alias "Lystra/LÚstra" des Grecs, aujourd’hui Hatunsaray au sud de Konya en Turquie], pour les gouverner. Les grandes cités étaient bien administrées", CTH 19/Edit de Télipinu). Le document CTH 89, décret de Hattusili III sur la cité de Tiliura, rappelle que ses ancêtres Labarna et Hattusili Ier ont mené des opérations vers le nord-est anatolien montagneux, sans toutefois dépasser la rivière "Kummesmaha" (alias le "Lycos/LÚkoj" des Grecs, aujourd’hui le Kelkit Çayi, affluent du fleuve Yesilirmak qui se jette dans la mer Noire à l’est du Kizilirmak), plaçant la gouvernance de ces deux rois dans la continuité de la difficile relation entre Huzziya Ier et les populations du nord - dont celle de Zalpa, objet du texte CTH 3 - probablement moins compromises que lui avec les autochtones asianiques et les étrangers sémitiques assyriens.


Face aux Achéens


Le second territoire asianique qui nous intéresse correspond approximativement à la façade continentale égéenne de l’actuelle Grèce, depuis la Thessalie jusqu’au Péloponnèse. Comme dans le cas de la Cappadoce, un petit aparté historico-archéologique est nécessaire pour bien comprendre la situation.


Tout commence en 1900, quand l’archéologue britannique Arthur John Evans, explorant le site ruiné de l’antique cité de Cnossos sur l’île de Crète, y découvre trois systèmes d’écriture répartis dans trois couches différentes : une écriture hiéroglyphique ancienne, une écriture avec des signes plus complexes plus récente qu’il appelle commodément "linéaire A", et une autre écriture reprenant une partie de ces signes encore plus récente qu’il appelle aussi commodément "linéaire B". Si les artefacts de la couche du linéaire B ont des points communs avec ceux retrouvés sur le continent datant de l’ère mycénienne, ceux de la couche du linéaire A en revanche ne ressemblent à rien de connu. Evans en déduit qu’il a mis à jour une ère antérieure à l’ère mycénienne, qu’il raccorde au roi Minos dont Thucydide au livre I paragraphe 4 de sa Guerre du Péloponnèse dit qu’il a été le premier à posséder une flotte et à imposer son hégémonie sur la mer Egée. Toujours par commodité, Evans appelle "minoenne" - en référence à Minos - cette nouvelle couche archéologique. Il établit également un système de datation relative, toujours utilisé aujourd’hui, pour harmoniser ses propres découvertes en Crète avec celles réalisées par d’autres archéologues sur le continent : le "Minoen ancien", le "Minoen moyen" et le "Minoen récent" crétois coïncident respectivement avec l’"Helladique Ancien", l’"Helladique Moyen" et l’"Helladique récent" continentaux. Ce système sera étendu ensuite aux artefacts des îles égéennes, répartis en "Cycladique ancien", Cycladique moyen" et "Cycladique récent" (en référence à l’archipel des Cyclades), et à ceux de l’île de Chypre, répartis pareillement en "Chypriote ancien", "Chypriote moyen" et "Chypriote récent". Ces périodes sont elles-mêmes divisées en sous-périodes sur lesquelles les spécialistes peinent à trouver un consensus, tout simplement parce que les couches se mélangent entre elles, et que les techniques et les styles ne changent jamais brusquement du jour au lendemain : par exemple les vases fabriqués à la fin du Minoen ancien continuent à être utilisés au début du Minoen moyen (de même qu’en l’an 2000 on trouve toujours des 2CV Citroën en circulation alors que la fabrication de ce modèle a commencé avant la deuxième Guerre Mondiale et a cessé depuis dix ans !). Nous n’entrerons pas ici dans ce débat pointilleux de spécialistes, contentons-nous de constater que le passage du Minoen ancien au Minoen moyen date des environs de -2000, et que le passage du Minoen moyen au Minoen récent date des environs de -1600 : cette période comprise entre -2000 et -1600 est approximativement celle de l’ère dite "minoenne" du linéaire A. En 1953, un architecte britannique nommé Michael Ventris, passionné de linguistique, se penche sur le linéaire B du Minoen récent, période correspondant à l’ère mycénienne. Avec l’aide de son compatriote le philologue John Chadwick, il prouve de façon certaine que le linéaire B est une écriture syllabique utilisée par des locuteurs grecs. Des textes en linéaire B ayant été découverts sur le continent, dans les ruines des antiques cités de Pylos, de Mycènes, de Thèbes, cela confirme que les individus habitant en Crète à la fin du Minoen récent et sur le continent à la fin de l’Helladique récent, soit vers -1200, sont bien des Grecs. Ainsi a été ruinée la thèse de beaucoup d’hellénistes qui pensaient encore que l’émergence des Grecs ne remontait pas plus haut que l’ère archaïque, débutant avec l’instauration des premiers Jeux olympiques en -776. Ainsi a été également ébranlée la thèse des mêmes hellénistes qui voyaient dans l’Iliade homérique une œuvre de pure fiction : l’historicité du grec en mer Egée vers -1200 étant établie, l’historicité de la guerre de Troie est devenue possible. Néanmoins, l’enthousiasme suscité par le déchiffrement de Ventris et Chadwick retombe très vite, pour trois raisons. La première raison est que le contenu des textes en linéaire B s’avère désespérément pauvre, ceux-ci n’ayant pas une vocation législative ou administrative ou annalistique comme les tablettes de Mari ou de Hattusa, permettant de reconstituer dans les grandes lignes l’Histoire de leurs auteurs, mais une vocation comptable ou cultuelle, c’est-à-dire une fonction utilitaire qui ne nous renseigne pas sur l’Histoire égéenne à l’ère mycénienne. Inscrites dans le temps court de l’exercice budgétaire ou du rituel, et destinées à être rapidement effacées ou brisées, les tablettes en linéaire B ne doivent leur survie qu’au chaos général dans lequel plonge la Méditerranée orientale vers -1200 : au lieu d’être anéanties comme d’ordinaire, elles ont été préservées dans les couches de destructions et d’incendies, jusqu’à leur exhumation par les archéologues du XXème siècle. Autrement dit, on ne sait pas jusqu’où remonte l’utilisation du grec avant -1200. On peut juste remarquer que les textes comptables impliquent un pouvoir centralisé, et que les textes religieux contiennent déjà la majorité des noms des dieux de la mythologie grecque de l’ère classique. La deuxième raison est que la langue du linéaire B est certes grecque, mais c’est un grec sensiblement différent du grec de l’ère classique. Dès 1953, Ventris et Chadwick ont apporté deux explications à ce constat. Primo, la langue a évolué entre l’ère mycénienne et l’ère classique. Dès le XIXème siècle, des hellénistes férus de linguistique ont notamment subodoré l’existence d’une consonne spirante labio-vélaire voisée [w] dans le grec archaïque, surnommée familièrement "digamma", disparue à l’ère classique : Ventris et Chadwick révèlent que cette consonne a bien existé puisqu’on la trouve en linéaire B, par exemple dans "wa-na-ka", forme originale mycénienne du titre politique "anax/¥nax" disparu aussi à l’ère classique, un mot que certains hellénistes d’avant 1953, ne le retrouvant nulle part ailleurs que dans l’Iliade et dans les tragédies du Vème siècle av. J.-C. inspirées par l’Iliade, croyaient inventé par Homère. Secundo, le linéaire B n’est pas adapté à la restitution du grec. Par exemple, le linéaire B ignore les sons [b] et [l], qui existent pourtant en grec : pour traduire "basileus/basileÚj", "roi (légitime)" en grec classique, on écrit "qa-si-re-u" en linéaire B. Le son [f] est également ignoré : pour traduire "elephas/™lšfaj", "ivoire" en grec classique, on écrit "e-re-pa-te" en linéaire B. Cela suppose que le linéaire B n’est pas une invention des Grecs mycéniens : c’est une récupération d’un syllabaire préexistant, en l’occurrence le linéaire A qui comporte un grand nombre de signes identiques à ceux du linéaire B, que les Grecs mycéniens ont essayé d’adapter à leur langue. La troisième raison est que toutes les tentatives de déchiffrement du linéaire A, qui pourrait nous renseigner indirectement sur les Grecs mycéniens puisque ceux-ci ont copié ce linéaire A pour inventer leur propre linéaire B hellénophone, se sont soldées jusqu’à aujourd’hui par des échecs. A l’exception des noms propres - ceux des cités (comme "Phaistos" traduit en "Pa-i-to", ou "Kydonia" traduit en "Ku-do-ni") et ceux des dieux -, la nature même de la langue du linéaire A, langue des Minoens, nous échappe. La situation ressemble à celle d’un Français ou d’un Allemand face à un texte vietnamien, qui ignorerait l’existence du Vietnam : le vietnamien recourant à une écriture alphabétique latine, n’importe quel Français ou Allemand peut le lire, mais sans le comprendre car le lexique et la syntaxe vietnamiens sont totalement étrangers à l’indoeuropéen latin ou germanique des Français et des Allemands. Notre seule certitude est que le linéaire A n’est pas utilisé par des locuteurs grecs.


Les fouilles d’Evans en Crète ont précédé d’autres fouilles au XXème siècle, en Grèce, en Turquie, à Chypre, en Syrie, au Liban, en Israël, en Palestine, en Egypte, révélant des techniques urbaines et des styles picturaux très similaires à ceux de la Crète minoenne. Pendant des décennies, jusqu’à aujourd’hui, les archéologues majoritairement européens et majoritairement hellénocentriques, en ont conclu que des savants, législateurs, artistes crétois "minoens" se seraient expatriés dans tous ces pays pour y prodiguer leurs sciences. Pour notre part, nous raisonnons de manière exactement inverse. Face à ces archéologues qui disent qu’une soi-disant civilisation "minoenne" serait née spontanément en Crète et aurait influencé différentes populations de Méditerranée orientale, nous affirmons au contraire que la Méditerranée orientale entre -2000 et -1600 est influencée non pas par différentes populations mais par une seule population, celle des Sémites amorrites, et que cette population s’est répandue progressivement depuis son pays de Martu/Amurru originel vers le sud en Egypte (où ils ont été qualifiés d’"hyksos") et sans doute sur les côtes des actuelles Libye et Tunisie, et vers le nord sur les côtes sud des actuelles Turquie et Grèce (dont la Crète, où ils ont été qualifiés de "Minoens"). Autrement dit, ce ne sont pas les Crétois "minoens" qui ont colonisé le Levant, au contraire ce sont les Levantins qui ont colonisé la Crète encore dans la préhistoire pour en faire la Crète "minoenne" exhumée par Evans. L’homogénéité des techniques urbaines et des styles picturaux depuis Mari jusqu’à Cnossos et à Avaris ne s’explique pas par d’hypothétiques "Minoens" sortis d’on-ne-sait-où et ayant tout inventé on-ne-sait-comment qui auraient quitté Cnossos pour apporter leurs lumières aux lointaines Mari et Avaris, elle s’explique beaucoup plus simplement par le fait que les gens qui vivaient à Mari, à Avaris et à Cnossos vers -1800 sortaient du même moule sémitique amorrite : ils avaient les mêmes façons de vivre, ils partageaient les mêmes goûts, ils suivaient les mêmes raisonnements, parce qu’ils appartenaient à la même généalogie. Et si ces techniques urbaines et ces styles picturaux ont évolué différemment par la suite, pour donner par exemple une culture spécifiquement hyksos ici et une culture spécifiquement minoenne là, c’est parce que cette population sémitique amorrite était constituée de familles en perpétuelle compétition les unes contre les autres, et qu’au fil de leurs extensions territoriales chacune d’elles a été confrontée à des autochtones bien distincts dont elle a adopté le raisonnement, le goût, la façon de vivre, des Egyptiens ici, des Asianiques là, et un peu plus loin des barbares indoeuropéens hittites ou achéens. Le grand nombre d’artefacts retrouvés en Crète, comparé au petit nombre d’artefacts similaires retrouvés en Anatolie, au Levant et en Egypte, ne signifie rien. La Crète est une île, elle est donc à l’écart des grands mouvements d’invasions. De plus, après sa conquête par les Achéens à l’ère mycénienne, elle perdra définitivement son statut de centre politique (contrairement à l’Angleterre ou au Japon plus tard, par exemple, qui acquerront un poids politique justement à cause de leur insularité). L’Anatolie, le Levant et l’Egypte quant à eux sont des territoires continentaux qui serviront de couloirs à tous les envahisseurs, leurs plaines et leurs collines seront détruites et reconstruites au cours des siècles, leurs sous-sols seront abrasés dans la concertation ou dans la violence, laissant très peu de matériau aux archéologues futurs. Notons aussi que les autorités successives de ces territoires auront toujours tendance, pour des raisons idéologiques, à casser méthodiquement toutes les traces des occupants passés pour légitimer leur nouvelle domination : à l’opposé des Européens qui bâtiront leurs villes en superposant leurs fondations romanes, leurs colonnes gothiques, leurs toitures renaissantes, leurs collatéraux classiques et baroques, leurs flèches romantiques, et à les préserver même en périodes de guerres ou à les restaurer à l’identique, les Moyen-Orientaux détruiront souvent leurs propres œuvres dans leurs guerres fratricides. Ajoutons enfin que la Crète est un petit rectangle de deux cent soixante kilomètres sur soixante kilomètres dont les habitants ont été souvent ouverts et accueillants depuis leur rattachement à la Grèce indépendante en 1913, alors que la façade méditerranéenne orientale s’étend sur des milliers de kilomètres et n’a pas connu une seule année de paix depuis le déclenchement de la première Guerre Mondiale en 1914 : on fouille plus facilement un petit jardin bien entretenu peuplé de gens apaisés, qu’un grand parc labouré par les idéologies et les pioches peuplé de gens en armes…


Dans notre alinéa précédent, nous avons raconté comment la mythologie sémitique levantine voit son émancipation par rapport à la mythologie sémitique mésopotamienne plus ancienne : face au dieu du ciel Anu, ou "Ili-Anu/Elion" en hébreu, ou "Ouranos" en grec, avec lequel elle entretient une relation trouble, elle valorise toutes les formes du dieu-Lune Sin. Le Phénicien Sanchoniathon, via Philon de Byblos et Eusèbe de Césarée qui le résument, dit qu’un conflit s’est produit entre Ouranos et l’un de ses fils nommé Kronos, s’achevant par la victoire de Kronos : doit-on comprendre, dans cette franche hostilité entre le fils Kronos et le père Ouranos, que les Sémites levantins ont bataillé pareillement contre leurs aïeux mésopotamiens ? Dans le même passage, Sanchoniathon dit que Kronos est aidé par Hermès "Trismégiste", or la célèbre Pierre de Rosette hellénistique identifie clairement Hermès Trismégiste au dieu-Lune égyptien Thot (qui dans les textes égyptiens est invoqué par le qualificatif "très grand" répété trois fois, d’où probablement ce surnom "Trismégiste/Trismeg…stoj", littéralement "trois fois très grand") : doit-on comprendre qu’avant d’être combattus par les Egyptiens des XVIIème et XVIIIème Dynasties, les Sémites levantins/hyksos ont été soutenus par les Egyptiens de la XIIème Dynastie (pour la raison que nous avons développée dans notre alinéa précédent : l’Egypte a impérativement besoin du bois levantin, par conséquent elle veut garder toute la partie côtière jusqu’au fleuve Oronte sous sa dépendance directe ou indirecte), contre les Sémites mésopotamiens unis autour de la royauté hégémonique babylonienne et le réseau de karums assyriens ? Toujours dans le même passage, Sanchoniathon dit qu’après avoir vaincu son père Ouranos, Kronos devient roi du Levant, et se sédentarise à Byblos : nous avons vu dans notre alinéa précédent que la XIIème Dynastie a effectivement entretenu des relations diplomatiques étroites avec la cité de Byblos/Gubla (aujourd’hui Jbayl, à une vingtaine de kilomètres au nord de Beyrouth au Liban). Enfin, Sanchoniathon dit que Kronos écarte son frère Atlas du pouvoir, en "l’enfouissant sous la terre" (allusion à l’image traditionnelle d’Atlas, qui porte la Terre sur son épaule ?) : nous avons vu aussi dans notre précédent alinéa que ce récit pourrait s’appuyer sur une lutte bien historique entre Levantins pour le contrôle des actuelles côtes libyennes et tuniennes ("Ouranos eut une nombreuse progéniture avec d’autres femmes. Gaia, jalouse, accabla Ouranos de reproches, et ils se séparèrent. Mais après cette séparation, Ouranos continua de la violer quand il en avait le désir, et la délaissait après chaque nouveau rapport. Il essaya de tuer les enfants qu’il avait eus d’elle, mais Gaia écarta toutes ses tentatives grâce à ses auxiliaires. Kronos parvint à l’âge adulte. Aidé par les conseils et l’assistance d’Hermès Trismégiste, il résista à Ouranos son père, pour venger les outrages faits à sa mère. […] Hermès enseigna la magie aux auxiliaires de Kronos, et leur inspira la plus vive ardeur pour combattre Ouranos au bénéfice de Gaia. Kronos vainquit Ouranos, et le dépouilla de son empire […]. Ensuite Kronos fortifia sa demeure, et il fonda Byblos la première cité de Phénicie. Soupçonneux à l’égard de son frère Atlas, Kronos l’enfouit profondément dans la terre, suivant le conseil de Hermès", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10). Le renversement d’Ouranos par son fils résonne tristement dans notre actualité du XXème siècle : Kronos attrape son père pour le castrer avec une sauvagerie que pourraient revendiquer certains de ses lointains descendants moyen-orientaux de l’an 2000, prompts à jouer du couteau ("[Ouranos] exerça le pouvoir suprême pendant trente-deux ans, jusqu’au jour où Ilos surnommé Kronos, en embuscade dans un lieu au milieu de la terre [ou "au milieu de Gaia"], saisit son père et lui coupa l’organe viril. C’est dans ce lieu entouré de sources et de rivières qu’Ouranos fut honoré plus tard, son esprit et le sang de ses blessures s’étant répandus dans ces sources et ces rivières. On montre encore aujourd’hui l’endroit où fut commis cet acte", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10). Les Grecs reprendront cette mythologie sémitique levantine, en qualifiant les Levantins de "Titans" (Hésiode donne à ce nom une double origine qui ne nous convainc pas : "Le grand Ouranos, en colère contre les enfants qu’il avait engendrés, les surnomma “Titans”, car ils s’étaient “étendus” ["tita…nw", "étendre, se développer, se raidir avant un effort"] pour commettre leur gros méfait, et ils en seraient un jour “châtiés” ["t…sij", "jugement, punition, vengeance, châtiment"]", Hésiode, Théogonie 207-210 ; nous ne sommes pas davantage convaincus par les calembours employés par Socrate cité par Platon pour expliquer le nom "Kronos" : "[Le nom de “Kronos”] sous-entend la “virginité” ["kÒroj"], il désigne non pas le fils mais l’essence du “Noos” ["NÒoj", "Esprit, Ame, Intelligence supérieure" selon le philosophe Anaxagore dont Socrate a été un temps l’élève]", Platon, Cratyle 396b), et en débarrassant l’épisode de la castration d’Ouranos de tout contexte historique ("[Les Titans], les plus redoutables enfants parmi ceux qu’engendrèrent Gaia et Ouranos, furent immédiatement odieux à leur père. Au lieu de les laisser naître et voir la lumière du jour, Ouranos les retenait dans les flancs de Gaia et se réjouissait de cet acte mauvais. La grande Gaia gémissait, affligée, jusqu’au moment où elle médita une cruelle et perfide vengeance. Elle tira de son sein l’acier éclatant de blancheur, elle en fabriqua une grande faux, et elle révéla son projet à ses enfants en les motivant par sa douleur : “Mes fils, obéissez-moi, et nous vengerons l’outrage de ce père coupable, premier auteur d’un acte mauvais !”. Elle dit. La crainte s’empara de tous ses enfants, aucun n’osa dire un mot. Mais le grand et astucieux Kronos, ayant pris confiance, répondit à sa vénérable mère : “O ma mère, je promets d’accomplir notre vengeance, car je ne respecte plus mon mauvais père, le premier auteur d’un acte mauvais !”. A ces mots, la grande Gaia ressentit une grande joie. Elle plaça Kronos en embuscade, lui remit la faux à la dent tranchante et lui expliqua son plan. Le grand Ouranos arriva avec la nuit. Animé par le désir, il s’étendit sur Gaia de tout son long. Alors son fils, sortant de sa cache, le saisit de la main gauche, et, agitant sa main droite qui tenait la faux énorme, longue, acérée, il coupa vivement l’organe viril de son père et le jeta en arrière", Hésiode, Théogonie 154-181). Les hellénistes qui veulent tout intellectualiser déduiront que tout cela a été inventé pour les besoins d’on-ne-sait-quelles démonstrations philosophiques. Pour notre part, nous pensons que l’histoire d’Ouranos et de son fils Kronos n’est nullement un blablabla philosophique : même si Ouranos et Kronos sont deux noms inventés, ils incarnent un conflit bien réel, entre les Sémites de l’est plus anciens qui écrivent en cunéiforme (en particulier les Assyriens, dont la cité "Assur" est justement dédiée au dieu du ciel Anu si on accepte l’étymologie "An-Subur" détaillée plus haut ; la tablette de Kanesh Kt 79/k 101 précitée montre bien que le réseau de karums assyriens est en concurrence contre les commerçants du "pays d’Amurru" septentrional dont sont issus les Levantins comme Abraham) et les Sémites de l’ouest plus jeunes qui écrivent en hiéroglyphes et bientôt en alphabet. Selon Sanchoniathon, Ouranos rechigne longtemps à s’avouer vaincu, mais peine perdue : les Levantins de Kronos captent tout son héritage, depuis la fertile Ishtar qui mue en Astarté, les lamassatus qui muent en bétyles ("Ouranos, qui avait été contraint de prendre la fuite, chargea sa fille Astarté, encore vierge, avec ses deux sœurs Rhéa et Artémis, de tuer Kronos par trahison. Mais celui-ci séduisit ses sœurs et les épousa. Informé, Ouranos envoya ses autres auxiliaires Eimarmené ["Eƒmarmšnh", "Destinée"] et Uranie ["OÙran…a", littéralement "la Céleste", par extension "la Merveilleuse, la Prodigieuse, la Grande"] guerroyer contre Kronos, mais Kronos les séduisit pareillement et les retint près de lui. Ouranos créa alors les Bétyles, des pierres animées. Kronos eut d’Astarté sept filles appelées “Titanides” ou “Artémides”, et il eut de Rhéa sept garçons, dont le plus jeune fut consacré à la naissance [on retrouve l’obsession des Sémites mésopotamiens pour le chiffre sept, héritée des Sumériens, que nous avons soulignée dans notre alinéa introductif]", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10), jusqu’au dieu de l’Orage Addu qui apporte son bucrane emblématique (hellénisé en "Adodos/Adwdoj" par Philon de Byblos et par Eusèbe de Césarée : "La grande déesse Astarté, le dieu Démarous ["Dhmaroàj", dieu à la fonction et à l’origine inconnues, peut-être une simple personnification d’un chef de peuple/dÁmoj] et Adodos le roi des dieux, régnèrent dans le pays avec le consentement de Kronos. Astarté plaça sur sa tête une tête de taureau comme insigne de la royauté. Elle trouva une étoile tombée du ciel : elle la prit et la consacra dans l’île sainte de Tyr", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10).


La Pierre de Palerme, document archéologique déjà mentionné dans notre précédent alinéa, rapporte le versement à l’Egypte en l’an 13 du règne de Sahourê, pharaon de la Vème Dynastie peut-être au XXVème siècle av. J.-C., d’un tribut de quatre-vingt mille mesures de myrrhe, électrum et autres produits précieux en provenance du "pays de Pount" : c’est la plus ancienne mention connue de ce mystérieux pays de Pount qui divise toujours les égyptologues. Un document beaucoup plus tardif, le bas-relief du portique nord de la seconde terrasse du temple funéraire d’Hatchepsout, pharaone de la XVIIIème Dynastie au XVème siècle av. J.-C., à Deir el-Bahari (sur la rive gauche du Nil, dans la banlieue ouest de Ta-Opet/Thèbes en Egypte), apporte un éclairage. Il représente l’expédition organisée durant le règne d’Hatchepsout vers le pays de Pount, constituée de cinq navires à voiles et à rames, pour en rapporter des ivoires, de l’ébène, des épices, et surtout trente-et-un arbres à myrrhe dont les racines sont soigneusement emballées afin d’être replantées en Egypte. La population du Pount ressemble exactement aux Aamus levantins représentés dans la tombe du fonctionnaire Khnoumhotep II de la XIIème Dynastie, et dans celle du pharaon Sahourê de la Vème Dynastie (nous renvoyons ici encore à notre alinéa précédent) : ils ont la peau ocre rouge, des barbes en pointe, des longs cheveux à nattes. De ce bas-relief tardif, on conclut que le pays de Pount se situe en bordure de la mer (puisque les Egyptiens utilisent des navires pour s’y rendre), et que ses habitants ne sont assurément pas des Egyptiens. Des considérations politiques récentes ont conduit à voir exclusivement en "Pount" le nom antique de la pointe orientale de l’actuelle Somalie, en raccordant avec la cité homophone d’"Opone/Opènh" (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Hafun", péninsule du nord-est de la Somalie) mentionnée au paragraphe 13 du Périple de la mer Erythrée (texte anonyme conservé par une copie du Xème siècle mais remontant au Ier siècle). Nous ne partageons pas cette analyse. Si on trouve certes des produits en provenance d’Afrique dans les listes de Sahourê et d’Hatchepsout (par exemple les ivoires), on trouve aussi d’autres produits qui semblent plutôt provenir de la péninsule arabique voisine (par exemple les encens et les épices). Pour notre part, nous pensons que le nom "Pount" désigne moins un pays précis, qu’une zone géographique aux contours flours, englobant les actuelles côtes de Somalie, d’Erythrée, du Yémen et d’Arabie saoudite occidentale, soit le sud et l’est de la mer Rouge. On est tenté de rapprocher ce nom d’un des peuples qui viennent rendre hommage à Sinouhé, à la fin du récit Sinouhé que nous avons étudié dans notre alinéa précédent, datant de la XIIème Dynastie, appelé "fnhw", francisé en "Fénékhous", associé à un mystérieux "double pays" non localisé. Sinouhé étant en poste au Levant, dans la région de Byblos, et achevant sa vie en Egypte auprès du pharaon Sésostris Ier, on suppose que ces Fénékhous vivent au Levant ou dans la région arabique frontalière de l’Egypte. Le pays de "Pount" et les "Fénékhous" de Sinouhé doivent-ils leur appellation à un étymon commun "fnq" ? Les Fénékhous ne seraient-ils qu’une famille de nomades sémitiques qui, à l’instar de la famille de Séir dans la Genèse, commerce entre le Levant et le Hedjaz ? On peut rapprocher "Fénékhou" de l’adjectif grec d’origine inconnue "phénix/fo‹nix" en grec, signifiant "palmier" ou "rouge", d’où dérive le nom des "Phéniciens/Foinik»‹oj" habitant justement la côte levantine aux ères archaïque et classique (nous avons expliqué dans notre alinéa précédent que cet adjectif "phénix" ferait allusion à la production de pourpre ou à la végétation levantines supposées à ces époques ; au paragraphe 62 livre IX de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien explique longuement comment, par l’ébouillantage ["porphyra/porfÚra" en grec, dérivé de "porfÚrw", "bouillir, agiter", qui donnera "purpura" en latin et "pourpre" en français] de certains coquillages [les hexaplex trunculus qu’on trouve en eaux de surface, et les bolinus brandaris qu’on trouve en eaux profondes], les Phéniciens obtiennent le rouge vif que les Grecs de l’ère classique leur jalousent). Par extension, on peut établir une relation entre cette couleur "rouge/phénix" et la mer "Rouge", ainsi nommée à travers les siècles en hébreu, en arabe, en grec, en turc, sans qu’on réussisse à trouver une étymologie pertinente à partir de ces différentes langues : la signification première de "Pount" pourrait être simplement "l’endroit où on trouve du rouge" - et peu importe si cette couleur s’obtient par un coquillage, ou si le terme renvoie à un encens particulier de couleur rouge (le ciste, d’où est extrait le ladanum) vendue par les Fénékhous/Phéniciens entre Hedjaz et Levant, ou à une algue (la trichodesmium erythraeum) qui colorerait périodiquement la mer en rouge, comme l’affirment certains linguistes. Ces Fénékhous/Phéniciens nomadisant sur les côtes sud et est de la mer Rouge à l’époque de Sahourê, présents dans un "double pays" à l’époque de Sésostris Ier, et définitivement sédentarisés autour de Byblos à la fin de l’ère mycénienne ("Les Phéniciens disent qu’ils habitaient autrefois sur la mer Erythrée [c’est-à-dire l’océan Indien et ses mers alentour, dont l’actuel golfe Arabo-persique et la mer Rouge], avant d’aller s’installer sur la côté syrienne, dans cette région s’étendant de la Syrie à l’Egypte qu’on appelle la Palestine", Hérodote, Histoire VII.89), s’insèrent dans la révolution du bronze des XIXème et XVIIIème siècles av. J.-C. Alors que les Cananéens exercent leur négoce sur les hautes terres (nous renvoyons ici encore à notre précédent alinéa), les Fénékhous/Phéniciens semblent se cantonner sur la côte méditerranéenne. Nous avons souligné l’extrême difficulté à distinguer les Asianiques "hattis" des Indoeuropéens hittites entre Kanesh et Hattusa vers -1700 : la difficulté est aussi grande à distinguer les Sémites cananéens ou phéniciens localisés au sud Levant, et les Sémites en provenance du nord Levant et cheminant vers l’Egypte tel Abraham à la même époque. Les uns ont apporté leur réseau commercial et diplomatique, les autres leur mythologie et leur science agricole, et, portés par une expansion que rien ne paraissait empêcher (pas même les pharaons légitimes d’Egypte retranchés à Ta-Opet/Thèbes), tous ces Sémites se sont affrontés en se métissant, ou se sont métissés en s’affrontant. Qui sont les habitants de Byblos vers -1700 ? sont-ils des récents immigrés du nord ? sont-ils des semi-nomades du sud ? Probablement un mélange. En tous cas, ils sont bien des Sémites (le phénicien se rattache aux langues sémitiques de l’ouest, comme l’hébreu et l’arabe ; les rédacteurs de la Genèse, pour des raisons politiques, refuseront de reconnaître dans les Fénékhous/Phéniciens des descendants de Sem, en les attachant artificiellement à Cham [via leur anthroponyme "Pount" hébraïsé en "Pouth", Genèse 10.6] ; notons qu’en regard de la Genèse, le métissage des Fénékhous/Phéniciens est complexe puisqu’on peut aussi les rattacher à Thiras le fils de Japhet dont l’étymon "trʃ" leur est associé, comme on va le voir juste après, et que le nom de Japhet sera porté par l’un des douze Juges israélites après la mort de Moïse installé dans les environs du lac de Galilée, c’est-à-dire précisément entre le désert arabique de Galaad/Jordanie où nomadisaient les anciens habitants du Pount au sud et la frontière du Liban où prospéreront les futures cités phéniciennes au nord), et ils s’enrichissent en particulier par le négoce du cuivre. Sur ce sujet, une remise à plat du discours généralement admis par les hellénistes du XXème siècle, est indispensable. Ceux-ci plaquent la carte de l’Anatolie à l’ère mycénienne sur celle de l’ère minoenne, pour conclure que cette région est déjà à cette époque une grande exportatrice de bronze. En réalité, l’archéologie incite à conclure dans l’autre sens. La découverte dans les années 1990 par l’archéologue turc Kutlu Aslihan Yener de mines d’étain exploitées entre la fin du IVème millénaire av. J.-C. et la fin du XIXème siècle av. J.-C. autour de l’actuelle Çamardi à une vingtaine de kilomètres à l’est de Nigde en Turquie (notamment les sites de Kestel et Göltepe), aux pieds des premiers monts occidentaux du Taurus, en pleine aire des karums assyriens, sous-entend que le commerce d’étain va des Assyriens (à l’est) vers les Hittites et les Achéens (à l’ouest). L’origine du cuivre quant à elle a été révélée très récemment dans une thèse intitulée La Métallurgie du Levant au Bronze moyen à travers les armes, soutenue par le doctorant Ziad El Morr à l’université de Bordeaux en France : à travers une analyse très technique de la composition des armes levantines de la première moitié du IIème millénaire av. J.-C., en particulier des armes retrouvées sur le site de l’antique Byblos, cette thèse établit de façon indiscutable que le cuivre de ces armes provient minoritairement d’Anatolie - alors sous contrôle assyrien - et d’Iran, majoritairement des mines de Fayman (alias les mines de Punon [un dérivé de l’étymon "fnq", à rapprocher de l’adjectif latin "punique" ?] dans le Tanakh, étape de Moïse en route vers Canaan [Nombres 33.42] et sources de la richesse du roi Salomon, dans la vallée d’Arabah au sud de la mer Morte, aujourd’hui en Jordanie ; ces mines de cuivre de Fayman sont complémentaires de celles des monts Kesrouan à proximité de Byblos) et d’Oman. Autrement dit, les Assyriens et les Levantins ne sont pas acheteurs, mais vendeurs de ces deux métaux nécessaires à l’obtension du bronze. Et le réseau commercial des premiers qui couvre le nord du Croissant Fertile entre la chaîne du Zagros et l’Anatolie, semble bien en concurrence contre le réseau commercial des seconds, qui emprunte le désert arabique et les côtes de la mer Rouge.


Jusqu’où se sont étendus les Levantins vers le nord-ouest ? Notre fil rouge sera l’étymon "trʃ" dont nous avons signalé plusieurs fois l’omniprésence dans l’onomastique maritime levantine : "trʃ" en sémitique levantin pourrait signifier simplement "port, comptoir maritime", à l’instar des "karums/quais" concurrents assyriens (annonçant les "empires/™mpÒroj" grecs des ères archaïque et classique). En 1895, dans un article publié dans le numéro 17 de la revue Annales de géographie, l’helléniste français Victor Bérard s’est amusé à répertorier tous les sites méditerranéens portant des noms supposés dérivés de cet étymon levantin antique "trʃ", où le [t] initial devient parfois un [k] (comme dans "Carthage" fondée à l’ère des Ages obscurs, francisation du latin "Carthago", lui-même latinisation du grec "Karchdèn", lui-même hellénisation du phénicien "karth/trʃ hadash", littéralement le "port nouveau" ; la confusion entre [t] et [k] s’observe souvent chez les enfants, qui prononcent "krain" pour désigner un "train", ou "krait" pour désigner un "trait", ou "maîkresse" pour désigner la "maîtresse", ou à l’inverse "tri" pour désigner un "cri", ou "tour" pour désigner la "cour", ou "traie" pour désigner la "craie"), où la consonne roulée alvéolaire voisée [r] bien méditerranéenne devient parfois une spirante latérale [l] phonétiquement très proche, ou même disparaît en raison de sa position centrale faible, et où le [ʃ] final balance parfois entre [s] et [t] ou disparaît aussi (comme dans "Tyr", l’un des ports principaux de Phénicie) : c’est cette étude que nous prendrons comme guide dans le survol topographique que nous entamons ici vers la mer Egée. Nous garderons aussi en tête un autre étymon sémitique, "slm", dont nous avons dit dans notre alinéa précédent qu’il renvoie à un mouvement de haut vers le bas, et plus précisément à l’occident quand il est employé dans un nom de cité (comme "Jérusalem", littéralement la "cité/ur où le soleil se couche/slm", la "cité de l’ouest"). Cet étymon varie également selon les prononciations locales, avec le [s] initial qui devient parfois un [t], et le [l] central qui devient parfois un [r]. Par ailleurs, les linguistes s’interrogent sur les suffixes grecs "-nthos" et "-ssos". Le suffixe "-nthos" pourrait être l’hellénisation d’un suffixe asianique "-nda" désignant un lieu, tel la cité de "Purushanda/Acem Höyük" où les Assyriens ont un karum secondaire, ou la cité de "Landa" non localisée au sud de la Cappadoce dans la lettre CTH 19 précitée. Le suffixe "-ssos" quant à lui pourrait être l’hellénisation d’un suffixe sémitique géographique équivalent "-sh", qu’on retrouve dans la cité de "Qadesh" au nord Levant, ou dans le karum principal de "Kanesh/Kültepe" en Cappadoce (la cité de "Hatussa" doit peut-être son nom pré-hittite à une phonie similaire "Hatush") : le mot "thalassa/q£lassa" dériverait ainsi d’une phonie sémitique "talash" apparenté à "Atlas" et aux cités maritimes levantines en "trʃ" que nous allons parcourir maintenant (notons que par extension ces suffixes se retrouvent dans beaucoup de noms de plantes associées à des lieux, comme la fleur saisonnière "hyakinthos/Ø£kinqoj" d’où dérivera la "jacinthe" en français [personnifée en un dieu laconien accidentellement tué par le dieu Apollon, d’où l’hypothèse que cette fleur a été en Laconie l’objet d’un culte asianique célébrant le retour des saisons, supplanté ensuite par le culte à Apollon apporté par les envahisseurs levantins ou achéens, selon la nature sémitique ou indoeuropéenne qu’on donne à ce dieu], ou comme l’arbre "cyparissos/kup£rissoj" d’où dérivera le "cyprès" en français [désignant peut-être "l’arbre de Chypre" en sémitique]).


Dans la Genèse, on apprend qu’un peuple appelé "Kaphtor" est issu de Misraïm fils de Cham ("Misraïm fut l’ancêtre des gens de […] Kaslou d’où sont issus les Philistins, et de Kaphtor", Genèse 10.13-14), or Misraïm est bien identifié à l’Egypte par diverses sources non bibliques (dont le linéaire B sous la forme "mi-sa-ra-jo" dans la tablette KN F 841 [pour cette tablette mycénienne-ci comme pour toutes celles que nous citerons par la suite, nous nous référons au site Deaditerranean de l’internaute Kim Raymoure, et au dictionnaire mycénien du site Biblioteca Virtual Cervantes de l’Université d’Alicante], et dans les lettres d’El Amarna). Ce lien entre l’Egypte et les "Kaphtor" est confirmé par Flavius Josèphe, qui précise qu’on ignore tout d’eux "car la guerre éthiopienne a ruiné leurs cités" (Antiquités juives I.137), une "guerre éthiopienne" dont il raconte longuement les péripéties aux paragraphes 238 à 253 de ses Antiquités juives : à la fin de l’ère mycénienne, les Ethiopiens auraient envahi l’Egypte, obligeant les Kaphtor à s’exiler vers le nord, les Ethiopiens auraient finalement été vaincus et repoussés militairement par Moïse. On ne sait pas quoi penser de ce récit, que Flavius Josèphe est seul à rapporter. Les linguistes rapprochent les "Kaphtor" de la Genèse et des Antiquités juives, de la cité de "Coptos", site archéologique à une vingtaine de kilomètres en aval de Ta-Opet/Thèbes, dont l’occupation est au moins aussi ancienne que la Ière Dynastie, qui provoque des graves confusions par son homophonie en hébreu, en grec et en français avec le nom même de l’Egypte : "Coptos/KÒptoj" est l’hellénisation de "gbtjw/Gebtou" en égyptien, du nom du dieu égyptien de la terre Geb qui y est vénéré, phonétiquement proche du grec "Egypte/A‡guptoj" issu de l’"Het-ka-Ptah/Forteresse-du-ka-de-Ptah" de Memphis (ou "a-ku-pi-ti-jo" en linéaire B, dans la tablette KN Db 1105), qui sera de son côté transformé par apocope en "coptita" en latin et "qoubt" en arabe, eux-mêmes francisés en "copte" au Moyen Age pour désigner les chrétiens d’Egypte. Cette hypothèse sudiste trouve un appui dans l’écriture hiéroglyphique retrouvée par Evans en Crète et par d’autres archéologues ultérieurs sur l’île de Chypre, non encore déchiffrée, qui semble inspirée par l’écriture hiéroglyphique égyptienne. Mais les mêmes linguistes constatent que la base consonantique [kptr] de "Kaphtor" peut aussi se rapprocher de l’île de "Chypre" ("KÚproj" en grec, où le [t] antépénultième a disparu, ou "ku-pi-ri-jo" en linéaire B) et peut-être de la région de "Cappadoce" ("Kappadok…a" en grec, où le [r] final a disparu) dans le nord-est de la Méditerranée. Cette hypothèse nordiste trouve paradoxalement un appui dans le Tanakh, qui décrit le pays de Kaphtor comme une île, à laquelle sont liés les Philistins de l’ère archaïque ("J’ai fait partir de Kaphtor les Philistins", Amos 9.7 ; "Les Avites, qui demeuraient dans la région de Gaza, furent exterminés par les gens de Kaphtor, qui s’installèrent à leur place", Deutéronome 2.23 ; "Le seigneur ravage tout chez les Philistins, survivants de l’île de Kaphtor", Jérémie 47.4). Elle trouve peut-être un autre appui dans la forteresse de Nitovikla (sur la côte sud de l’actuelle presqu’île de Karpas, au nord-est de Chypre) qui sera détruite à la fin du Chypriote moyen, près de laquelle les archéologues ont mis à jour la nécropole contemporaine de Paleoskoutella dont la structure (une galerie à degrés conduisant à une salle en forme de haricot) est similaire à la nécropole levantine de tell el-Farah (aujourd’hui Tirtza en Palestine) et dont les poteries supposées hyksos se retrouvent en abondance sur les sites d’Ugarit, d’Alalakh, de Megiddo, de Gézer, de Lakish, de tell el-Ajjul. Les "Kaphtor" sont-ils donc des Egyptiens installés au Levant, à Chypre, et peut-être plus au nord en Cappadoce, cousins de ceux qui naviguent régulièrement entre le delta du Nil et le Liban (ou qui s’y sédentarisent, comme Sinouhé sous la XIIème Dynastie) ? ou sont-ils à l’inverse des gens du nord, Asianiques autochtones, ou Sémites installés à Chypre après avoir transité par la Cappadoce ou le Levant ? Dans notre premier alinéa, à travers la lettre très corrompue constituée des fragments ARM M.5572 et ARM M.14742, nous avons vu que la cité de Mari est en contact avec des marchands en provenance d’"Alashiya" : ce toponyme, qu’on retrouve en linéaire B sous la forme "a-ra-si-jo" dans les tablettes KN Df 1229, KN Fh 369 et KN X 1463, et qu’on retrouve aussi dans les tablettes hittites et dans les lettres d’El Amarna, renvoie certainement à une cité chypriote, même si des doutes subsistent sur l’identité de cette cité (est-ce la forme antique d’"Alassa/Alassa" [qui se termine par le suffixe géographique supposé sémitique "-ssos" signalé précédemment], dans la banlieue nord-ouest de l’actuelle Limassol au sud de l’île de Chypre, où des fouilles entreprises au milieu des années 1980 ont révélé une occupation depuis au moins le Chypriote moyen ? ou est-ce la forme antique de "Kalopsida/Kaloy…da", dans la banlieue ouest de l’actuelle Enkomi à l’est de l’île, où des fouilles entreprises avant la partition de l’île en 1973 ont révélé une importante villa aux fondations en pierres et aux murs en briques, constituée d’une dizaine de pièces serrées autour d’un patio, datant également du Chypriote moyen ?). Après la publication de l’Essai sur les relations entre Egyptiens et préhellènes de Jean Vercoutter en 1954, les spécialistes ont admis que "Kaphtor" renvoyait à l’île de Crète et non pas à l’île de Chypre, mais depuis la publication contradictoire de Caphtor/Keftiu, a new investigation de John Strange en 1980 ce jugement a été nuancé. En fait, le nom de "Kaphtor" est aussi problématique que celui de "Kition" : à l’origine "Kition" dans le Tanakh désigne simplement la cité chypriote (aujourd’hui Larnaka), mais aux ères hellénistique et impériale le même nom (par exemple dans la littérature apocalyptique de Qumran) désignera les Grecs dans leur ensemble, puis les Romains, puis tous les étrangers non juifs, on peut supposer une évolution similaire pour "Kaphtor", désignant originellement l’île de Chypre, puis les populations maritimes du nord-est méditerranéen dans leur ensemble (dont les Minoens de Crète). A l’époque qui nous intéresse, à l’ère minoenne des XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C., Chypre ne semble pas encore la grande productrice de cuivre qu’elle deviendra à l’ère mycénienne suivante : certes le travail du cuivre est bien attesté (par exemple sur le site d’Ampelikou, aujourd’hui Bagliköy au milieu de la baie de Morfou dans le nord-ouest de l’île, où une fonderie et deux moules comportant des scories de cuivre ont été découverts à proximité de poteries remontant au IIIème millénaire av. J.-C.), mais les plus gros gisements dans la presqu’île de Karpas ne semblent pas exploités avant la fin du Chypriote moyen (c’est-à-dire avant l’attestation de la présence supposée hyksos à Nitovikla et à Paleoskoutella prémentionnées). Avant cette époque, le cuivre chypriote paraît provenir d’orient, comme celui d’Anatolie en provenance d’Elam, via les marchands assyriens après les marchands hurrites, et après les montagnards du haut Zagros, les "Kardouques/Kardoàcoi" en grec (les futurs "Kurdes"), qui doivent leur nom à ce métal (les "Kardouques/Kurdes", alias les "Chaltiq" en arménien, sont étymologiquement "ceux qui transportent le chalcos/calkÒj ["cuivre" en grec]"). Ce n’est qu’à partir de la fin de l’ère minoenne ou de l’ère mycénienne que, la production de cuivre chypriote s’industrialisant, le nom de l’île se confondra avec celui du métal, au point qu’à l’époque romaine "Cuprum" (latinisation de "Chypre/KÚproj") sera utilisé comme un synonyme de "chalcos/calkÒj", avant d’être francisé en "cuivre" (étymologiquement le "métal de Chypre").


La province de "Cilicie/Kilik…a" (aujourd’hui en Turquie, le nom "Cilicie" durera sous la forme "Içel" jusqu’en 2002, date de la fusion administrative de cette province dans celle de Mersin voisine) doit son nom à la cité de "Tarse/TarsÒj" en son centre, via la mutation du [t] initial en [k] et l’ambivalence méditerranéenne entre [r] et [l] expliquées précédemment (Tarse, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui, était jadis un port de mer, mais les alluvions de l’antique fleuve Cydnos/KÚdnoj [aujourd’hui le Tarsus Çayi, rebaptisé récemment Berdan Çayi en référence au barrage de Berdan inauguré en 1984 en amont de Tarse] se sont accumulées à son embouchure au cours des siècles, reculant le rivage jusqu’à une dizaine de kilomètres de ses premiers faubourgs). Cette cité de "Tarse" dérive de l’étymon "trʃ", comme peut-être le fleuve "Kalykadnos/Kaluk£dnoj" qui traverse la région (aujourd’hui le fleuve Göksu), et la cité côtière de "Korykos/Kèrukoj" à son embouchure (servant de frontière entre la Cilicie et la Pamphylie, aujourd’hui Kizkalesi en Turquie), toujours selon les ambivalences [t]/[k] et [r]/[l]. Si on suit la tradition rapportée par Hérodote et pseudo-Apollodore, Tarse est fondée à l’ère mycénienne par son homonyme le prince phénicien "Cilix/K…lix", fils d’Agénor le roi de Tyr ("Appelés auparavant “Hypachéens” ["Upacaio…", littéralement "les Achéens d’en-bas", terme d’origine et de signification inconnues], [les Ciliciens] doivent leur nom à Cilix fils du Phénicien Agénor", Hérodote, Histoire VII.91 ; "Ayant parcouru toutes les terres sans retrouver Europe, [les fils d’Agénor] renoncèrent à retourner dans leur patrie, Phénix demeura dans le pays qui porte aujourd’hui son nom, et Cilix demeura près de la Phénicie, dans les environs du fleuve Pyramos [aujourd’hui le Ceyhan], appelant “Cilicie” le territoire qu’il avait soumis", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 1.6 ; le chapitre 10 paragraphe 4 de la Genèse lui donne pour autre fondateur un homonyme "Tharsis/Q£rsij", présenté comme un des fils de Yawan, lui-même fils de Japhet ; dès la basse Antiquité, Flavius Josèphe établit des équivalences entre les différentes phonies, expliquant pourquoi la même région est appelée ici "Tharsis" et là "Tarse" ["Tharsis donna son nom aux Tharsiens dans l’ancienne Cilicie. Leur cité la plus importante, Tarse, a changé le thêta en tau", Flavius Josèphe, Antiquités juives, I, 6.1]). Les fouilles archéologiques menées avant et après la deuxième Guerre Mondiale sur le tumulus de Gözlükule dans la banlieue est de Tarse ont révélé que ce site est occupé depuis le IVème millénaire av. J.-C., et connaît un essor à partir de la première moitié du IIème millénaire av. J.-C. Durant cette dernière période, avant son appropriation par Cilix, la Cilicie est désigné sous le nom de "Kizzuwatna" dans les textes hittites, dont l’étymologie (asianique ?) reste un mystère. Après son appropriation par Cilix, ce nom "Kizzuwatna" s’hellénisera en "Cataonie/Kataon…a" pour ne plus désigner qu’un petit territoire montagneux rattaché au sud de la Cappadoce. Notons l’existence en Lycaonie, région frontalière de la Cilicie et de la Cappadoce, à l’époque classique, d’un lieu appelé "Tyriaion/Turia‹on" dérivé aussi de l’étymon "trʃ" (non localisé exactement, où le prince Cyrus passera ses troupes en revue en -401 selon Xénophon dans son Anabase de Cyrus livre I paragraphe 2 alinéa 14).


La province de Lycie (correspondant à la bosse continentale entre les actuelles Antalya à l’est et Fethiye à l’ouest, sur la côte sud-ouest de la Turquie) doit son nom au prince grec Lycos, fils de Pandion roi d’Athènes à l’ère mycénienne. Ce territoire était antérieurement dominé par des "Termiles/Term…lai" ("Les Lyciens s’appelaient autrefois les Termiles, ils étaient originaires de la Crète. Ils doivent leur nom à l’Athénien Lycos fils de Pandion", Hérodote, Histoire VII.92) ou des "Solymes/SÒlumoi" dont Hérodote situe l’origine en Crète ("En Crète jadis, Sarpédon et Minos les fils d’Europe se disputèrent la royauté. Le parti de Minos l’emporta. Sarpédon fut chassé avec ses partisans, ils s’exilèrent en Asie au pays des Milyens qu’ils appelaient “Solymes”, correspondant aujourd’hui à la Lycie. Sous le règne de Sarpédon, ces gens gardèrent leur nom ancien, maintenant encore leurs voisins les appellent “Termiles”. Quand Lycos fils de Pandion fut pareillement chassé d’Athènes par son frère Egée, il se rendit chez Sarpédon au pays des Termiles, et le nom “Lycos” devint celui des “Lyciens”", Hérodote, Histoire I.173), autrement dit ces "Termiles" ou ces "Solymes", qui reprennent l’étymon "slm" (avec un [s] devenu un [t] et un [l] devenu un [r]), sont apparentés à ceux qu’Evans appelle les "Minoens". Ces Termiles/Solymes donneront leur nom à la cité de "Telmissé/TelmhssÒj" (aujourd’hui Fethiye en Turquie) qu’Alexandre conquerra par la négociation durant l’hiver -334/-333 selon le livre I paragraphe 24 alinéa 4 de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien, et à la cité homonyme de "Termessos/TermhssÒj" (à la frontière entre les antiques Lycie et Pisidie, site aujourd’hui abandonné au nord-ouest d’Antalya) que le même Alexandre conquerra dans la foulée après un difficile combat selon le livre I paragraphe 27 alinéas 5 à 8 de la même œuvre d’Arrien. On note que ces deux cités "Telmissé/TelmhssÒj" et "Termessos/TermhssÒj" comportent le suffixe géographique supposé sémitique "-ssos" signalé plus haut.


L’Histoire de l’île de Rhodes, qui contrôle l’entrée en mer Egée, est résumée par Strabon, avec des détails très importants pour notre étude. Celui-ci rapporte clairement que l’île a été occupée par des Levantins antérieurement installés à Chypre, et postérieurement installés en Crète : ce sont encore les "Minoens" d’Evans. Strabon précise que ces gens s’appelaient "Telchiniens/Telc…n", nouveau dérivé de l’étymon "trʃ" (avec un [r] devenu un [l] et un [ʃ] devenu un [c]), et qu’ils ont apporté l’usage du bronze aux autochtones moins développés (nous rejetons l’étymologie avancée par Suidas, qui insiste par ailleurs sur le caractère manipulateur de ces Telchiniens : "Qšlgei” : “qui séduit, maltraite, obscurcit, assombrit, trompe, enflamme”, ou, au sens propre, “qui conduit ["¥gein"] celui qu’il veut ["qšlei"]”. Origine des “qelkt»ria ["enchantements"] du chansonnier qui séduit ceux qui l’écoute, et des “Telchiniens” qui, dit-on, “marchandent les eaux naturelles qu’ils ont utilisées pour assécher les choux qu’ils gardent pour eux-mêmes”", Suidas, Lexicographie, Thelgei Q103). Enfin, Strabon dit que ces Telchiniens ont armé Kronos, c’est-à-dire - si on accepte l’interprétation pragmatique que nous avons longuement exposée dans notre alinéa précédent - qu’ils ont été des meneurs dans la lutte opposant les Sémites levantins à leurs aïeux rivaux mésopotamiens (incarnés par le dieu du ciel Anu, alias "Ili-Anu/Elion" dans la Genèse, alias "Ouranos" père de Kronos dans la mythologie phénicienne reprise plus tard par les Grecs : "Rhodes, après avoir été appelée “Ophioussa” et “Stadia”, fut appelée “Telchiné” du nom des Telchiniens, qu’on présente tantôt comme une race d’enchanteurs et de sorciers qui empoisonnaient animaux et plantes en les arrosant d’un mélange de soufre et d’eau du Styx, tantôt au contraire comme une race très industrieuse que leurs rivaux ont calomnié à dessein auprès des autres peuples, de même origine que les Crétois, venue dans l’île de Chypre d’abord, puis de là à Rhodes, qui aurait été la première à travailler le fer et le cuivre puisque la tradition veut que la faux de Kronos soit une de leurs œuvres", Strabon, Géographie, XIV, 2.7). Diodore de Sicile aussi raccorde indirectement ces Telchiniens à l’étymon "trʃ" en évoquant leurs grandes connaissances météorologiques de marins (nous avons rappelé les connaissances célestes identiques du navigateur-colon Atlas dans notre alinéa précédent), et au Levant sémitique du dieu de l’Orage Addu (alias "Poséidon" selon l’étymologie proposée dans le même alinéa précédent : "L’île de Rhodes fut primitivement habitée par des hommes nommés “Telchiniens”. Selon la fable, ils étaient des fils de Thalassa [littéralement "la Mer"]. On dit qu’ils élevèrent Poséidon avec l’océanide Kapheira, confiée par Rhéa. On leur attribue l’invention de plusieurs arts utiles aux hommes. Les premiers, ils ont dressé des statues aux dieux, on en voit encore quelques-unes avec leur nom : à Lindos se trouve un Apollon Telchinien, à Ialysos se trouve une Héra Telchinienne et ses nymphes, une autre Héra surnommée pareillement se trouve à Camiros. On dit aussi qu’ils étaient enchanteurs, capables de rassembler les nuages et de faire tomber de la pluie, la grêle et la neige comme les Mages [tribu mède spécialisée dans l’observation des phénomènes célestes, qui acquerra le monopole sacerdotal à l’époque perse, et sera confirmée dans ses privilèges par Alexandre le Grand pour toute l’ère hellénistique], changeant de forme à leur gré, conservant comme un secret tous leurs arts", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.55). A l’ère hellénistique, "Telchinien" deviendra un sobriquet employé par les Grecs de Grèce contre ceux de Rhodes pour leur rappeler méprisamment leur lointaine origine orientale, comme en témoigne Callimaque le conservateur du Musée d’Alexandrie qui utilisera ce terme dans son pamphlet Ibis (conservé partiellement dans le papyrus 2079 d’Oxyrhynchos) pour dénigrer Apollonios son ancien élève devenu rival exilé à Rhodes. A l’époque impériale romaine, Ovide aux vers 365-367 livre VII de ses Métamorphoses parlera encore de la cité d’Ialysos dans l’extrême nord de l’île, face à la Carie, "habitée par les Telchiniens qui corrompaient tout par leurs regards immondes, et que Jupiter (équivalent latin de Zeus) engloutit sous les vagues de son frère (Poséidon)". Les travaux de l’archéologue britannique John Nicolas Coldstream concluent à l’antériorité de la cité de Trianda sur sa voisine Ialysos (dans l’extrême nord de l’île), la seconde ayant été fondée durant le Minoen moyen alors que la première remonte au début du Minoen moyen ou à la fin du Minoen ancien, comme le prouvent les céramiques retrouvées sur place, qui renseignent par ailleurs sur les relations étroites entre Rhodes et la Crète à ces époques. On peut raccorder ces conclusions au fait que "Trianda" possède le suffixe "-nda" supposé asianique, et qu’"Ialysos" possède le suffixe "-ssos" supposé sémitique levantin : les Levantins se seraient installés dans la cité autochtone asianique de Trianda au début de l’ère minoenne, puis, pour on-ne-sait-quelle raison, peut-être après une inondation du lieu (si on se réfère au récit d’Ovide) situé juste en bordure de mer, ils auraient reconstruit leur comptoir un peu plus loin sur une hauteur, en le baptisant Ialysos ? Saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, date l’installation des Telchinens vers l’an -1740, qu’il accole à l’indication suivante : "Les Telchiniens conquièrent et fondent Rhodes, appelée antérieurement “Ophuisa”". Dans les couches les plus anciennes de la cité côtière de Camiros, plus au sud, face à la mer Egée (site archéologique dans la banlieue ouest de l’actuelle Kalavarda), des céramiques de l’époque minoenne ont aussi été retrouvées.


Le nom de la "Carie", province continentale dans l’extrême sud-ouest de l’Anatolie, voisine de la Lycie et face à l’île de Rhodes, dérive de l’étymon "trʃ", avec [t] devenu [k] et disparition du [ʃ] final. Les vestiges de l’ère minoenne y sont relatifs. La cité d’Aphrodisias (site archéologique à une quinzaine de kilomètres à l’ouest de l’actuelle Denizli en Turquie) est occupée depuis le IVème millénaire av. J.-C., comme le prouvent les céramiques retrouvées dans son sous-sol. Stéphane de Byzance, dans l’article "Ninoé" de ses Ethniques, dit que les premiers habitants en étaient des "Pélasges lélèges", il ajoute qu’elle s’est appelée successivement la "cité des Lélèges/Lelšgwn pÒlij" puis la "Grande cité/Meg£lh pÒlij" avant de prendre le nom de "Ninoé/NinÒh" puis d’être désignée comme la "cité d’Aphrodite/Afrodisi£j", déesse grecque de l’amour. Doit-on rapprocher "Ninoé" d’"Inanna", la déesse sumérienne de l’amour ? Mystère (pourquoi aurait-on utilisé le nom sumérien de la déesse de l’amour, plutôt que ses équivalents sémitiques "Ishtar" mésopotamien ou "Astarté" levantin ?). Dans un long passage de son Histoire, Hérodote rapporte deux traditions sur l’origine des Cariens : la première tradition, défendue par les Cariens eux-mêmes à l’époque classique, les décrit comme des autochtones continentaux, la seconde tradition rapportée par les Crétois les décrit comme des autochtones insulaires appelés "Lélèges" qui se sont sédentarisés sur le continent suite aux empiètements des Crétois ("Les Cariens sont des insulaires passés sur le continent, anciens sujets de Minos. Appelés “Léléges” du temps de leur vie dans les îles, ils ne payaient aucun tribut, selon ce que j’ai pu apprendre par les plus anciennes traditions, néanmoins ils fournissaient à Minos des marins chaque fois qu’il en avait besoin. Les victoires militaires et l’expansion de ce roi ont permis aux Cariens d’acquérir une renommée qui les distinguait parmi tous les autres peuples de ce temps. Les Cariens ont apporté trois inventions aux Grecs, toujours en usage : ils sont les premiers à avoir porté des panaches sur leurs casques, à orner leurs boucliers par des dessins, et à ajouter une anse de cuir à ces boucliers qui jusqu’alors étaient manipulés au moyen d’un baudrier de cuir suspendu au cou et à l’épaule gauche. Longtemps après, les Doriens et les Ioniens ont chassé les Cariens des îles, c’est ainsi que les Cariens sont devenus des continentaux. Tel est le récit des Crétois sur les Cariens. Mais ces derniers pensent différemment leur origine. Ils prétendent être nés sur le continent, et croient n’avoir jamais porté d’autre nom que celui qu’ils portent aujourd’hui", Hérodote, Histoire I.171). Ces deux versions ne sont pas contradictoires, elles reproduisent le scénario qu’on verra plus loin dans d’autres régions de la mer Egée : des Sémites levantins en provenance de Crète (les "trʃ" qui ont donné leur nom à la "Carie") semblent s’être installés progressivement sur des terres appartenant à d’autres populations, appelés ici "Pélasges" ou "Lélèges", sur lesquelles tous les doutes sont permis (ces "Pélasges lélèges" sont-ils des Asianiques ? sont-ils des Levantins d’on-ne-sait-où installés avant d’autres Levantins en provenance de Crète ? sont-ils un mélange de plusieurs communautés ?). Le nom même des "Pélasges/Pelasgo…" ne nous renseigne pas : on peut le rapprocher de "pelagos/pšlagoj" qui désigne la "haute mer" en grec classique, mais cela ne nous avance pas puisque dans le cas de la Carie comme dans le cas de beaucoup d’autres sites égéens - notamment dans le cas des Cyclades - on constate que les autochtones asianiques sont aussi experts que les Levantins en navigation de haute mer. Hérodote signale l’existence d’un temple classique à Mylasa (qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Milas", dans la province de Mugla en Turquie) où seuls les natifs de Carie, de Mysie (région bordant l’actuel détroit des Dardanelles et le sud-ouest de la mer de Marmara, par où les historiens supposent que les Indoeuropéens louvites ont pénétrés en Anatolie, et où d’autres Pélasges chassés d’Attique trouveront refuge comme on le verra plus loin) et de Lydie (région entre la Mysie et la Carie) ont le droit d’entrer ("[Les Cariens] montrent à Mylasa un ancien temple dédié à un dieu carien où ne sont admis que les Mysiens et les Lydiens, car la légende dit que Lydos et Mysos étaient frères de Car, et que leurs descendants peuvent donc entrer dans ce temple dont sont exclus tous les autres peuples, même ceux qui parlent la même langue", Hérodote, Histoire I.171). Le géographe Strabon parle aussi de ce temple de Mylasa, et d’un autre temple situé dans le sanctuaire de Labranda voisin (aujourd’hui le site archéologique du même nom, à une dizaine de kilomètres au nord de Milas en Turquie) dédié à un "Zeus Stratios" ("Les gens de Mylasa possèdent deux temples dédié à Zeus, l’Osogoa ["Osogîa", signification inconnue] bâti dans la ville même, et le Labrandéen en référence au village de Labranda, situé dans la montagne à distance de la cité, près du col reliant Alabanda à Mylasa. Ce temple très ancien contient la statue en bois de Zeus Stratios, objet de vénération autant pour les populations environnantes que pour les gens de Mylasa. Il est relié à la cité par une route de près de soixante stades appelée la “Voie sacrée”, servant aux fêtes ou aux processions. Le grand prêtre est invariablement choisi parmi les plus illustres citoyens de Mylasa et toujours nommé à vie. Ces deux temples sont la propriété des gens de Mylasa, mais un troisième dédié au dieu carien appartient en commun à toutes les populations cariennes, qui y admettent les Lydiens et les Mysiens comme frères", Strabon, Géographie, XIV, 2.23 ; pour l’anecdote, ce sanctuaire de Labranda rend un oracle au moyen d’anguilles élevées en conséquence : "Dans la fontaine de Jupiter [latinisation du dieu grec Zeus] Labrandéen, les anguilles mangent à la main, elles portent en outre des boucles d’oreilles", Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXII.7 ; c’est dans ce lieu que se réfugieront vainement les Cariens lors de la répression perse de -493, selon le livre V paragraphe 119 de l’Histoire d’Hérodote). Evoquant un événement de l’époque du roi lydien Gygès au VIIème siècle av. J.-C., Plutarque dans le paragraphe 45 de ses Questions grecques révèle incidemment que "labrys/l£bruj" en langue carienne signifie "hache". On remarque par ailleurs que, si "Mylasa" content le suffixe géographique supposé sémitique "-ssos", "Labranda/L£braunda" au contraire contient le suffixe géographique supposé asianique "-nda" (comme "Trianda" sur l’île de Rhodes voisine). "Labranda" paraît donc désigner littéralement le "lieu de la hache"… auquel on est tenté d’associer le dieu sémitique de l’Orage Addu dont nous avons dit à plusieurs reprises qu’il est probablement d’origine asianique (et qui deviendra peut-être le "seigneur/pÒsij Addu", concaténé en "Poséidon" chez les Grecs), représenté justement avec une hache dans ses avatars Tesub hurrite et Tarhu hittite : cela raccorderait avec le qualificatif "Stratios/Str£tioj", littéralement "stratège, chef des armées" en grec, que Strabon lui appose. On remarque que cette hache caractéristique vénérée à Labranda, appelée commodément "labrys", est en réalité une double hache, constituée de deux lames au dos collé de part et d’autre du manche : on suppose que cette forme a été conçue pour rappeler les deux cornes de taureau associées au dieu Addu. Le "dieu à la double hache" n’est pas vénéré seulement à Labranda, puisque ce nom se retrouve dans l’homonyme cité de "Laranda/L£randa" en Pisidie (aujourd’hui Karaman en Turquie, qui sera punie pour rébellion par Perdiccas en -322 selon le paragraphe 22 livre XVIII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile), et surtout dans le célèbre "Labyrinthe/LabÚrinqoj" qui se confond avec la cité de Cnossos sur l’île de Crète. L’abondance du mobilier datant du Minoen moyen sur le site de Labranda, et l’omniprésence d’objets en forme de double hache découverts en Crète datant de la même période, conjuguées aux décorations cornues des toits des palais crétois, prouve le lien étroit entre cette région et l’île de Crète. La mythologie grecque, qui fait du Crétois Minos un frère du Carien Sarpédon, appuie ce constat. Tous ces faits prouvent l’extrême diversité et à l’extrême métissage de la Carie, terre d’Asianiques mélangés à des Levantins et à des Indoeuropéens louvites, et rendent impossible une conclusion dans un sens plutôt que dans un autre.


Selon la tradition fondée sur le géographe Pausanias, la cité d’Erythrée en Ionie a été fondée à l’ère mycénienne par un Crétois homonyme, "Erythras", présenté comme un fils de Rhadamanthe le frère de Minos ("Les Erythréens se prétendent originaires de l’île de Crète, d’où ils seraient venus avec Erythras fils de Rhadamanthe, fondateur de la cité. Les Lyciens, les Cariens et les Pamphyliens y habitent conjointement avec les Crétois : les Lyciens sont les descendants des Crétois ayant quitté cette île avec Sarpédon, les Cariens jadis ont été liés à Minos, et les Pamphyliens sont d’origine grecque, descendants de ceux qui, après le siège de Troie, ont erré un temps avec Calchas", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 3.7). Rappelons qu’"Erythrée/Eruqra‹oj" dans la littérature grecque désigne les eaux entourant la péninsule arabique, soit le golfe Arabo-persique, l’océan Indien et - c’est ce qui nous intéresse ici - la mer Rouge, alias le Pount des Egyptiens, d’où seraient originaires les Phéniciens d’après l’hypothèse exposée plus haut. Rappelons aussi qu’en grec "érythrée/™ruqra‹oj" est synonyme de "phénix/fo‹nix", c’est-à-dire précisément "rouge" en français. Notons encore, à proximité d’Erythrée, la cité côtière de "Corycos/Kèrukoj" non encore localisée par les archéologues (dans la péninsule au nord de l’actuelle Çesme en Turquie, près de laquelle aura lieu la victoire navale romaine contre la flotte d’Antiochos III en automne -191) qui, comme son homonyme "Korykos" précédemment mentionnée à l’embouchure du Kalykadnos/Göksu entre Pamphylie et Cilicie, doit peut-être son nom à l’étymon "trʃ".


A Lemnos, sur le site archéologique de Kaminia au sud-est de l’île, en 1885, une stèle datant de la fin de l’ère archaïque a été découverte, aujourd’hui conservée par le Musée national archéologique d’Athènes, comportant une inscription en langue lemnienne (intégrée sous la référence XII, 8, 1 dans le répertoire perpétuel des Inscriptions grecques créé par le logographe allemand Philipp August Böckh dans la première moitié du XIXème siècle [traditionnellement initialisé en "IG" dans le petit monde des hellénistes], soit le livre "XII" consacré aux inscriptions des côtes orientales égéennes, le paragraphe "8" consacré à l’île de Lemnos, et le numéro "1" indiquant l’ordre d’entrée dans ce paragraphe), que les linguistes apparentent à la langue étrusque (qui elle-même est liée à l’Histoire ancienne de l’Anatolie selon le livre I paragraphe 94 de l’Histoire d’Hérodote et le livre 5 paragraphe 2 alinéa 2 de la Géographie de Strabon : "étrusque" est une francisation du latin "trusci", qui lui-même est une latinisation du grec "tyrsénien/turshnÒj" [ou "tyrrénien/turrhnÒj" en dialecte attique] comportant l’élément "trʃ", désignant la population levantine installée sur la côte ionienne et dans la région lydienne voisine, qui en sera chassée par la faim à l’époque des Ages obscurs selon ces deux auteurs). Au livre XXIII vers 743 à 745 de l’Iliade, on découvre incidemment qu’à l’époque de la guerre de Troie vers -1200 Lemnos est une étape de la route commerciale sémitique entre le Levant et Troie (ce passage raconte comment un cratère en argent fabriqué par des artisans de Sidon a été offert en cadeau à Thoas le roi de Lemnos, avant d’être donné à Patrocle par Eunée, petit-fils et successeur royal de Thoas, contre la dépouille du Troyen Lycaon tué par Achille). Le document XIV 904 des Inscriptions grecques est un texte bilingue grec/latin dédié à Héraclès/Hercule par un citoyen romain nommé Lucius Cornelius et son affranchi nommé Lemnius (est-ce son nom de naissance, qui trahirait une origine lemnienne ? ou est-ce son surnom de nouvel homme libre, en hommage à l’île de Lemnos où aurait eu lieu son affranchissement ?) : ce texte prouve qu’un culte dédié à Héraclès lemnien perdure à l’époque impériale romaine, probable hellénisation d’un culte antérieur dédié au Levantin Melkart.


L’étymologie commune voit dans la "Chersonèse" une simple "presqu’île", composé de "nèsos/nÁsoj", "île", et "chersos/cšrsoj", "solide, dur" ou par extension "terre ferme, continent", d’où littéralement "île reliée au continent" (on ignore l’origine du mot "chersos" : est-ce un terme géographique incluant encore le suffixe supposé sémitique levantin "-ssos" ? ou est-ce un terme indoeuropéen apporté par les Louvites [apparenté au sanskrit "harsate/poilu", à l’avestique "zarsayamna/ébouriffé", au latin "horreo/figé, raidi, hérissé d’effroi" et "eris/dressé, levé"] ?). Mais dans un passage de sa Bibliothèque historique, Diodore de Sicile rejette cette explication en disant que la Chersonèse doit son nom à un ancien roi : l’"île de Chersos" (dans laquelle on retrouverait l’élément "trʃ", avec un [t] initial devenu un [c] et un [ʃ] final devenu un [s] ?) se serait lexicalisée au cours du temps pour désigner toutes les autres presqu’îles fréquentées par les Grecs (comme la "Chersonèse taurique", aujourd’hui la Crimée, ou la lointaine "Chersonèse cimbrique", aujourd’hui le Jutland, ou la plus lointaine "Chersonèse d’Or", aujourd’hui la péninsule malaise). Dans le même passage, Diodore de Sicile raccorde cette région à la Crète, en rapportant l’installation de cinq Crétois à une époque inconnue, qui auraient chassés les descendants dudit Chersos, qu’il qualifie de Cariens ("L’Histoire de Rhodes étant liée à celle de la Chersonèse située à l’opposé [de la mer Egée], passons logiquement de l’une à l’autre. Selon certains, la Chersonèse doit son nom ancien à sa nature de presqu’île. Mais selon d’autres, ce nom est celui d’un roi qui le lui a donné. Peu de temps après son règne, cinq Courètes passèrent de l’île de Crète à la Chersonèse. On dit qu’ils descendaient de ceux qui reçurent Zeus des mains de sa mère Rhéa et le nourrirent sur le mont Ida. Accompagnés d’une escorte adéquate, ils chassèrent les Cariens qui habitaient la Chersonèse, pour s’établir à leur place. Ils partagèrent le pays en cinq provinces, et chacun d’eux bâtit dans la sienne une cité à laquelle il donna son nom", Diodore, Bibliothèque historique V.60). Ces communautés en provenance directe ou indirecte du Levant se sédentarisent sur des terres déjà occupées, comme le suggère le nom de la cité de "Périnthe/Pšrinqoj" au nord de la Chersonèse (aujourd’hui Egergli-Marmara en Turquie, où Alcibiade se réfugiera à la fin du Vème siècle av. J.-C., et où Philippe II perdra un œil au siècle suivant), qui contient le suffixe géographique "-nthos" trahissant une origine supposée asianique. Dans un paragraphe ultérieur, nous verrons que la région de Troade sur le continent asiatique, juste en face de la Chersonèse, doit également son nom à l’étymon "trʃ", via un nommé "Tros" petit-fils de Dardanos vivant au tout début de l’ère mycénienne, juste après l’éruption de Santorin, Dardanos étant un descendant du Levantin Atlas selon l’alinéa 1 paragraphe 61 livre I des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse : cette région de "Troade" donnera son nom à sa principale cité, "Troie", dont les archéologues rappellent que la fondation est très antérieure aux époques de Dardanos et d’Atlas (autrement dit, on ignore comment s’appelait la cité de Troie à l’époque minoenne et avant l’époque minoenne). Notons que l’Iliade, généralement assimilée à la Troade par les hellénistes, semble au contraire une région originellement concurrente de la Troade, correspondant au golfe de l’actuelle Edremit dans la province de Balikesir en Turquie, face à l’île de Lesbos (du moins dans les textes hittites : l’Iliade sera conquise à la fin du XVème siècle av. J.-C. par Tudhaliya II le roi des Hittites, et c’est seulement après cette conquête que, plus ou moins délaissée par les Hittites, sa population et son administration seront rattachées à Troie mieux située entre Europe et Asie, et que le nom de l’Iliade se confondra avec celui de la Troade). On est tenté de confondre "Ilion" - d’où dérive l’"Iliade" - avec "Elion" père et rival de Kronos dans la mythologie levantine rapportée par Sanchoniathon, celui-ci personnifiant les Sémites levantins plus récents tandis que celui-là personnifie les Sémites mésopotamiens plus anciens, en particulier ceux d’Assur (cité consacrée au dieu du ciel Anu si on accepte l’étymologie développée dans l’alinéa précédent, alias justement "Ili-Anu/Elion") contre lesquels les Levantins sont en concurrence pour l’hégémonie commerciale dans le nord-est méditerranéen : le nom de l’Iliade, rapporté à l’actuelle province de Balikesir, désignerait-il donc la pointe occidentale du réseau de karums assyriens (ce qui expliquerait partiellement sa captation par les Hittites de Tudhaliya II, héritiers de ce réseau de karums) ? doit-on considérer la filiation entre Ilion (ou "Ilos" selon les auteurs, simple hellénisation d’"El/Dieu" en sémitique) et son prétendu père Tros dans la mythologie grecque héritée de la mythologie levantine, comme une appropriation du passé local assyrien (incarné dans Ilion/Ilos) par les immigrants levantins (incarnés dans Tros) ? C’est possible. De l’autre côté de la Chersonèse, le littoral du nord de la mer Egée est appelé "Thrace" dans les textes grecs : selon Flavius Josèphe, cette appellation dérive du nom de "Thiras" l’un des fils de Japhet de la Genèse ("Thiras donna son nom aux Thiriens qu’il gouvernait, les Grecs en ont fait les “Thraces”", Flavius Josèphe, Antiquités juives I.125), dont nous avons expliqué plus haut le rapport avec l’étymon "trʃ" et avec le nom "Atlas".


L’Histoire ancienne de l’île de Samothrace est inconnue. Le suffixe la rattache clairement à la Thrace voisine. Le préfixe renvoie selon les versions à l’île de Samos (à l’étymologie aussi mystérieuse : dérive-t-elle de l’étymon sémitique "slm" où le [l] faible central aurait disparu ? ou de l’étymon également sémitique "ʃm" qu’on retrouve dans "Cham" l’un des fils de Noé ?) dont les habitants l’auraient colonisée ("Certains disent que cette île s’appelait autrefois “Samos”, mais qu’on l’a appelée ensuite “Samothrace” pour la distinguer de l’île sur laquelle la cité de Samos a été bâtie. Les habitants de Samothrace sont des indigènes, c’est pour cela que nous n’avons aucune certitude sur l’Histoire ancienne de ce pays. D’autres disent qu’elle tire son nom des colons de Samos et de Thrace qui vinrent s’y établir en même temps. Elle conserve encore dans les cérémonies sacrées plusieurs termes de sa langue originelle", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.47), ou à un ancêtre homonyme ("On dit que Saon ["S£wn"], fils de Zeus et d’une nymphe selon les uns, ou fils d’Hermès et de Rhéné [une nymphe également mentionnée par Homère, mais dans un autre contexte, en Iliade II.728] selon les autres, rassembla les habitants de cette île qui vivaient épars dans les campagnes. Il leur donna des lois, puis il les répartit en cinq tribus auxquelles il donna les noms de ses cinq fils, tandis qu’il donna son propre nom au pays", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.48). Selon Hérodote, les premiers habitants remarquables de l’île sont les mêmes "Pélasges" que nous avons croisés en Carie ("Les Pélasges, voisins des Athéniens ultérieurs, vivaient précédemment à Samothrace, et c’est d’eux que les habitants de cette île ont pris leurs mystères", Hérodote, Histoire II.51), qui y vénèrent la déesse-Mère asianique Kubaba que les Grecs helléniseront en "Cybèle/Kubšlh". Selon les alinéas 2 à 4 paragraphe 68 livre I des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, ils sont envahis par les Levantins en provenance d’Arcadie conduits par Darnados mentionné précédemment, juste après l’éruption de Santorin. Ce sont ces Levantins qui superposent au culte asianique à Kubaba/Cybèle, leur propre culte à mystères dédié à l’énigmatique "Ax…eroj", probable corruption hellénisée de la déesse sémitique de l’amour "Ishtar/Astarté" (nous reviendrons dans un paragraphe ultérieur sur cet épisode), dont la célèbre Olympias, épouse de Philippe II de Macédoine et mère d’Alexandre le Grand, sera une lointaine héritière (en s’entourant de serpents, symboles de vie omniprésents dans l’iconographie sémitique amorrite, Olympias ne fera que perpétuer l’image antique d’Ishtar/Astarté, symbole de fécondité et d’abondance qui leur est associée).


L’île de "Thassos" dérive de l’étymon "trʃ" (avec [t] initial devenu [q], et disparition du [r] central). Elle comporte le suffixe géographique supposé sémitique "-ssos" signalé plus haut. Selon Hérodote et Strabon, elle est colonisée par les Levantins à l’ère mycénienne, plus précisément au XIVème siècle av. J.-C. puisque Hérodote dit que cette colonisation est due à Thassos qui a légué son nom au lieu, fils d’Agénor le roi de Tyr, parti à la recherche de sa sœur Europe "cinq générations avant la naissance d’Héraclès fils d’Amphitryon" au milieu du XIIIème siècle av. J.-C. Les Thassiens édifient un sanctuaire à Melkart à une époque inconnue, dont le culte durera au moins jusqu’à l’ère classique, où Melkart sera hellénisé via son assimilation au héros mycénien tardif Héraclès ("Je me suis rendu à Thassos où j’ai découvert un temple à Héraclès [Melkart], élevé par les Phéniciens qui, partis par mer à la recherche d’Europe, ont colonisé l’île cinq générations avant la naissance d’Héraclès fils d’Amphitryon", Hérodote, Histoire II.44 ; "Les Thassiens, dont les ancêtres d’origine phénicienne partirent par mer de Tyr et du reste de la Phénicie avec Thassos fils d’Agénor pour aller à la recherche d’Europe, ont dédié à Olympie une statue d’Héraclès [Melkart] entièrement en bronze ainsi que son piédestal. Héraclès, haut de dix coudées, tient sa massue d’une main et son arc de l’autre. On dit que l’Héraclès de Thassos est celui des Tyriens, mais que par la suite, étant devenus Grecs, les Thassiens ont rendu aussi un culte à Héraclès fils d’Amphitryon", Pausanias, Description de la Grèce, V, 25.12). Une inscription découverte en 1913, datant du Vème siècle av. J.-C., reprise dans le répertoire des Inscriptions grecques sous la référence XII.Supplément 414, révèle que ce culte à Melkart/Héraclès thassien exclut les femmes, les jeux (contrairement aux cultes agraires à Déméter, à Ishtar/Astarté et à Addu/Poséidon ?) et les porcs ("A Héraclès Thassien, interdiction de sacrifier ni chèvre ni porc, interdiction aux femmes de participer au sacrifice, interdiction de répartir les neuf parts, interdiction de prélever des honoraires pour le prêtre, interdiction d’organiser des jeux athlétiques"). L’île se situe stratégiquement à proximité des immenses forêts balkaniques, et surtout des mines aurifères qui lui apporteront une grande fortune financière et politique à l’ère archaïque ("Les revenus des Thassiens leur venaient du continent et de leurs mines : celles de Scapté-Hylé [sur le continent, non encore découvertes par les archéologues] leur rapportaient ordinairement quatre-vingt talents. Les mines sur Thassos même étaient moins riches, néanmoins elles suffisaient à dispenser les Thassiens de tout impôt sur les récoltes. Au total le revenu annuel du continent et des mines s’élevait à deux cents talents, et jusqu’à trois cents talents dans les années fastes. J’ai vu moi-même ces mines dont les plus curieuses ont été découvertes par les colons phéniciens venus avec Thassos s’installer dans l’île, qui porte aujourd’hui le nom de ce Phénicien. Ces mines ouvertes par les Phéniciens se trouvent dans l’île, entre deux points nommés Ainyra et Coinyra, en face de l’île de Samothrace", Hérodote, Histoire VI.46-47), convoitées par les Grecs de Samos emmenés par Télésiclès (père du célèbre poète Archiloque) au VIIème siècle av. J.-C., puis par les Perses emmenés par Darius Ier à la fin du VIème siècle av. J.-C., puis par les Grecs d’Athènes emmenés par Cimon dans la première moitié du Vème siècle av. J.-C.


L’île de "Crète/Kr»th" doit son nom aux "Courètes/Kour»j", autre dérivé de l’étymon "trʃ" (avec un [t] initial devenu un [k], et un [ʃ] final devenu un [t]). Dans le long paragraphe 3 livre X de sa Géographie, Strabon moque les étymologies fantaisistes contradictoires sur ce mot, et établit l’équivalence entre ces Courètes et les Telchiniens, et aussi l’équivalence entre les cérémonies des Corybantes (en Anatolie, de nature asianique), celles des Cabires (à Lemnos, Samothrace et Imbros, de nature composite asianico-levantine), et celles des Dactyles (sur le mont Ida en Crète, de nature levantine). Il cite ensuite un extrait d’une œuvre perdue d’Hésiode dédiée à une mystérieuse "fille de Phoronée" (c’est-à-dire Niobé, que la mythologie grecque désigne comme mère d’Argos et de Pélasgos ?) soi-disant grand-mère des Courètes, et d’autres traditions relatives aux origines de ce peuple ("Hésiode dit qu’Hécatéros et la fille de Phoronée ont engendré cinq filles, “qui engendrèrent à leur tour les divines nymphes des montagnes, et des satyres fainéants, et les divins Courètes amis des jeux et de la danse”. Selon l’auteur de La Phoronide, les Courètes sont des habiles aulètes d’origine phrygienne, mais selon d’autres ils sont des fils de la terre chalkaspide ["c£lkaspij", littéralement "au bouclier de bronze"]”. D’autres encore disent que les Corybantes seuls sont d’origine phrygienne, que les Courètes sont nés en Crète et de là ont été en Eubée où, les premiers, ils ont revêtu des armures en bronze, s’attirant le surnom de “Chalcidiens ["calkidšaj", littéralement "les hommes de bronze"]” qu’on leur donne parfois. Certains assurent que les Corybantes viennent de Bactriane ou de Colchide, et ont été donnés par les Titans à Rhéa comme gardes armés, mais les Crétois disent bien que seuls les Courètes ont nourri et gardé Zeus, et qu’ils ont été appelés de Phrygie en Crète par Rhéa. Ailleurs on lit que quelques-uns des neuf Telchiniens de Rhodes suivirent Rhéa en Crète, et furent chargés de veiller sur l’enfance de Zeus : ce sont ces Telchiniens qu’on désignerait sous le nom de “Courètes”", Strabon, Géographie, X, 3.19). Au final, les Courètes - ou les "Minoens", pour reprendre le terme d’Evans - semblent des authentiques Sémites levantins qui, comme leurs pairs partout ailleurs en Méditerranée, se sont imposés aux populations vivant à proximité de leurs comptoirs, en l’occurrence les Asianiques insulaires et continentaux (d’Asie et d’Europe). L’organisation et les pratiques cultuelles ou militaires des Courètes ont particulièrement impressionné les Asianiques et les Indoeuropéens achéens voisins, qui ont lexicalisé le nom des Courètes pour désigner leurs danses et leurs chants, hellénisés en "chœur/corÒj" (rappelons que jusqu’à l’ère classique, ce mot "corÒj" ne renvoie pas exclusivement à l’art vocal d’agrément, comme le mot français "chœur" qui en dérive, il définit plus généralement toutes les cérémonies agitées, codifiées, coordonnées, chantées et dansées, similaires à celles des anciens Courètes/Minoens : "Les danses et exercices exécutés par des hommes en armes, et le bruit qu’ils font en frappant leurs boucliers avec leurs épées, selon les témoignages anciens, ont été institués par les Courètes", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, II, 70.5). Dans l’Iliade, Homère détaille une scène dessinée sur le bouclier d’Achille, figurant l’un de ces chœurs antiques crétois/minoens conduit par des "kouros/kÒroj", "jeune garçon", et des "koré/kÒrh", "jeune fille" ("L’illustre boiteux [Héphaïstos] figure [sur une partie du bouclier façonné pour Achille] un chœur semblable à celui que jadis dans la vaste Cnossos Dédale exécuta pour Ariane aux belles boucles. Là, des jeunes gens et des jeunes filles valant beaucoup de bœufs dansent en se tenant la main au-dessus du poignet. Elles portent de fins tissus, ils sont vêtus de chitons bien cousus, brillant d’une huile au doux éclat. Elles ont des belles couronnes, ils portent des épées d’or pendus à des baudriers d’argent. Tantôt ils tournent aisément avec leurs pieds aussi exercés que la main du potier essayant une roue pour constater son bon fonctionnement, tantôt ils courent en lignes les uns vers les autres. Une grande foule ravie entoure ce chœur charmant. Deux acrobates guident la fête en tournant au milieu de tous", Iliade XVIII.590-607). L’iconographie minoenne perpétue la symbolique et les dieux levantins constatés ailleurs. Ainsi on retrouve à Cnossos, dans la célèbre fresque montrant un jeune garçon sautant par-dessus un taureau entre deux jeunes filles conservée au Musée archéologique d’Héraklion, et dans le fragment de bronze aussi célèbre montrant un jeune homme sautant par-dessus un taureau conservé au British Museum à Londres en Grande-Bretagne, la scène de "taurokathapsia" ("taurokaq£yia/saut sur taureau" : ce terme apparaît aux ères classique et hellénistique pour désigner cette acrobatie pratiquée à Thessaloniki [dans une scholie anonyme expliquant le vers 78 de la Deuxième pythique de Pindare], à Smyrne [dans l’inscription 3121 du Corpus Inscriptionum Graecarum de Philipp August Böckh, alias "CIG" dans le petit monde des hellénistes] et à Sinope [dans l’inscription 4157 du même Corpus Inscriptionum Graecarum de Böckh]) que nous avons vue sur une fresque fragmentaire à Avaris en Egypte, jeu sacré dont la signification nous échappe encore (associé au dieu de l’Orage Addu [alias "Shadday" des hébreux, alias "Seth" des hyksos, futur "pÒsij Addu/Poséidon" des Grecs] qui apporte les pluies bienfaisantes aux cultures ?). On retrouve aussi la déesse aux serpents entrevue à Samothrace qui, selon une très récente enquête du linguiste allemand Harald Haarmann, apparaît peut-être en linéaire A sous la forme "A-sa-sa-ra" lisible sur divers objets votifs, ce qui raccorderait avec notre identification à l’homophone "Ishtar/Astarté", déesse sémitique de l’amour et de la fertilité. Les détails même de ces personnages crétois ne laissent aucun doute sur leur parenté avec les personnages représentés au Levant et en Egypte à l’époque minoenne : les attitudes de profil (mains en croix devant la poitrine, bras levés comme les lamassatus de Mari), les vêtements, la couleur de peau ocre rouge, les longues tresses retenues par un bandeau, les décors végétaux à feuilles bleues, le trait général souple et ondoyant (totalement opposé au style rigide des Sumériens et des Egyptiens d’avant la XIIème Dynastie). Les archéologues par ailleurs mettent en parallèle les gradins découverts sur les principaux sites minoens, avec les degrés du temple des Mystères à Eleusis datant de l’ère classique, où seront pratiquées des représentations symboliques de mort hivernale et de renaissance printanière du grain, associées à la déesse de l’agriculture Déméter (sœur de Kronos, peut-être "da-ma-te" en linéaire A dans les inscriptions AR Zf 1 et 2 retrouvées à Arkalochori en Crète et KY Za 2 retrouvée à Cythère, et encore "da-ma-te" en linéaire B dans la tablette PY En 609 ; c’est peut-être encore Déméter qui est désignée par l’expression "maîtresse/pÒtnia du grain/s‹toj" ou "si-to po-ti-ni-ja" en linéaire B dans la tablette MY Oi 701) et à sa fille Perséphone (peut-être "pe-re-[he]" en linéaire B dans la tablette PY Tn 316, également appelée "Koré/KÒrh", littéralement "la Jeune fille", dans les textes grecs) : ce culte éleusien à mystères de l’époque classique, est-il un héritage de l’époque minoenne ? les gradins des sites minoens sont-ils des vestiges de lieux cérémoniels où étaient pratiquées les mêmes représentations rituelles saisonnières ? ces représentations s’accompagnaient-elles de jeux (des taurokathapsias, des compétitions de lutte [comme celle de la fresque de la maison Ouest à Akrotiri sur l’île de Santorin, figurant deux jeunes garçons face-à-face dont les poings sont enveloppés dans des gants bleus semblables à des modernes gants de boxe], de danses et de chants plus ou moins militaires), annonçant les jeux de l’ère mycénienne (comme ceux funèbres de Patrocle à l’époque de la guerre de Troie vers -1200, rapportés au livre XXIII de l’Iliade), puis les jeux athlétiques panhelléniques instaurés à l’ère archaïque ? s’achevaient-elles par des offrandes de germes et de moissons à la déesse Déméter, et par le plantage solennel d’arbres et de plantes sacrées (à rapprocher de l’érection des bétyles au Levant) ? Les réponses à ces pertinentes questions restent dans le domaine des hypothèses.


A quoi ressemble la Crète à l’ère minoenne ? Tout et son contraire a été dit sur le sujet, dès l’Antiquité. A la fin du Vème siècle av. J.-C., Thucydide y voit négativement le premier royaume hégémonique de mer Egée, au paragraphe 4 livre I précité de sa Guerre du Péloponnèse. Une génération plus tard, au début du IVème siècle av. J.-C., Platon y voit positivement le régime politique qu’il rêve pour Athènes, dans ses dialogues Timée et Critias (nous étudierons ces textes dans notre alinéa suivant). Pour notre part, nous nous garderons bien de trancher, en nous souvenant que les conditions ont dû beaucoup varier durant les quatre siècles de cette ère minoenne, entre -2000 et -1600 (songeons par comparaison à tous les événements que Paris, Londres, Berlin, Rome ou Madrid ont connus durant les quatre derniers siècles, depuis la fin de la Renaissance jusqu’à aujourd’hui !). Contentons-nous d’avancer quelques constats généraux.


Dans le domaine religieux, d’abord. Selon l’archéologue français Paul Faure, l’absence de temples en Crète minoenne s’expliquerait par le fait que les prétendus "palais" retrouvés à Cnossos, à Phaistos, à Mallia et à Zakros ne seraient pas des palais mais justement des temples, des résidences de dieux et de déesses fréquentées seulement par les prêtres et les suppliants, et que les vrais palais se trouveraient à côté : à Cnossos la demeure des rois serait la structure dite du "Petit palais" ou celle dite "Villa royale", à Phaistos la demeure des rois serait la villa d’Aghia Triada, à Mallia la demeure des rois serait la résidence exhumée sur la colline dédiée aujourd’hui au prophète Elie, et à Zakros la demeure des rois serait la maison A. Mais cette hypothèse est sans doute fausse, car on trouve bien des lieux de culte en Crète, simplement ils ne prennent pas l’apparence de bâtisses monumentales comme les ziggurats mésopotamiennes ou comme les futurs sanctuaires grecs classiques et hellénistiques. Ainsi Amnisos, port de Cnossos (dans la banlieue est de l’actuelle Héraklion), est dédié selon l’Odyssée à une mystérieuse déesse "Ilithye/E„le…quia" ("Les vents avaient poussé [Ulysse] vers la Crète alors qu’il passait le cap Malée pour aller vers Troie. Mouillant dans le port dangereux d’Amnisos, près de la grotte d’Ilithye, il n’avait échappé qu’avec peine aux rafales", Odyssée XIX.186-189). L’association entre ce site et cette déesse (qui apparaît en linéaire B sous la forme "e-re-u-ti-ja", dans les tablettes KN Od 714, 715 et 716) a été confirmée en 1973 par Ventris et Chadwick (les déchiffreurs du linéaire B) dans la tablette comptable KN Gg 705, comportant une liste de marchandises (destinées au culte ? ou à une consommation ordinaire ?) en relation avec des lieux : à la première ligne, on lit "a-mi-ni-so e-re-u-ti-ja", soit "Amnisos Ilithye/E„le…quia". L’ancienneté et la nature de cette déesse pose problème. Homère utilise son nom tantôt au singulier (Iliade XVI.187), tantôt au pluriel (Iliade XI.270 et XIX.119). Uniforme ou polymorphe, Ilithye veille aux accouchements : c’est elle qui assistera Alcmène engendrant Héraclès à la fin de l’ère mycénienne (Iliade XIX.103), c’est elle aussi qui assiste Léto engendrant Apollon à une date indéterminée de l’ère minoenne ou du début de l’ère mycénienne (Hymne à Apollon 97-116 ; nous reviendrons plus loin sur la naissance d’Apollon). Le site d’Amnisos est identifié dès le XIXème siècle, il est fouillé avant la deuxième Guerre Mondiale par Spyridon Marinatos, le médiatique explorateur d’Akrotiri dont nous parlerons juste après, qui y met à jour une villa dont l’un des murs a gardé une fresque intacte représentant des lys, construite à la fin du Minoen moyen et détruite au début du Minoen récent. La cause de la destruction est sujette à débat : on y voit des traces d’incendie, qui semble consécutif à un séisme ou à un raz-de-marée car les blocs de fondation de la villa sont disloqués. Ilithye est-elle une déesse-Mère asianique locale, antérieure à l’installation des Sémites levantins ? est-elle au contraire une déesse sémitique levantine (liée à la destruction d’Amnisos à la fin de l’ère minoenne ?), récupérée par les Indoeuropéens achéens à l’ère mycénienne ? Peu importe : elle est bien l’objet d’un culte, dans une "grotte/spšoj" voisine du port selon le vers 188 livre XIX précité de l’Odyssée, en-dehors des bâtiments de Cnossos proche. On peut dire la même chose de la grotte d’Arkalochori près de l’actuel village de Partira à une trentaine de kilomètres au sud-est de Cnossos/Héraklion : une grande quantité de mobiliers de l’ère mycénienne y ont été retrouvés entre les deux Guerres Mondiales, dont des labrys qui rattachent ce lieu à la Carie. Le mont "Ida" qui domine au centre de l’île doit peut-être son nom au dieu sémitique de l’Orage "Addu", ce qui relierait l’île de Crète au dieu "Poséidon" également sémitique selon l’hypothèse que nous avons maintes fois avancée : l’équivalence entre le mont "Ida" et le dieu "Addu" expliquerait l’homophone mont "Ida" en Troade, ainsi nommé après l’éruption de Santorin en souvenir d’Idaios fils de Dardanos (selon le livre I paragraphe 64 alinéa 4 des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse) qui n’a aucun rapport avec les Crétois sinon sa lointaine origine sémitique levantine (Dardanos est un descendant d’Atlas selon l’alinéa 1 du même paragraphe du même livre des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse ; autrement dit, Dardanos aurait appelé son fils "Idaios/Ida‹oj" en hommage à "Addu"). Un passage de Diodore de Sicile raccorde bien le mont Ida de Crète au mont Ida de Troade en confondant les habitants de celui-ci avec les habitants de celui-là, et en précisant leur dévotion à un "Héraclès" différent du futur Héraclès mycénien fils d’Alcmène, très certainement une hellénisation du dieu sémitique levantin Melkart. Le même passage décrit ces habitants des deux monts Ida comme des spécialistes du bronze, ce qui les rapproche encore des Levantins. Ils y sont également qualifiés de "magiciens", comme les descendants d’Atlas qui prédisent le temps grâce à leurs grandes connaissances météorologiques… et comme les Levantins installés à Rhodes qui manipulent tout le monde grâce à leurs talents de commerçants ("Les premiers habitants de Crète dont le souvenir est resté, vivaient dans les environs du mont Ida et s’appelaient “Dactyles idéens” ["D£ktuloi Ida‹oi", littéralement "les Doigts de l’Ida", par allusion à leur grande habileté manuelle]. Selon les uns, ils étaient une centaine, mais les autres affirment qu’ils n’étaient qu’une dizaine, c’est-à-dire en nombre égal aux doigts des deux mains. Des historiens, parmi lesquels Ephore, prétendent que les Dactyles idéens sont originaires du mont Ida en Phrygie, et qu’ils ont été jusqu’en Europe avec Minos. Magiciens, ils se livraient aux enchantements, aux initiations et aux mystères […]. On dit que les Dactyles idéens ont enseigné l’usage du feu et découvert le cuivre et le fer, et l’art de travailler ces métaux, dans la région des Aptériens près du mont Bérékynthos [peuple et site non localisés]. Pour ces grands bienfaits, ils obtinrent les honneurs divins. On rapporte que l’un d’eux, plus renommé que les autres, s’appelait Héraclès, il institua des jeux à Olympie, et par similitude de noms la postérité a attribué la création de ces jeux à Héraclès fils d’Alcmène. On trouve des preuves de cela dans les paroles magiques et les amulettes que beaucoup de femmes consacrent encore aujourd’hui à ce dieu, comme s’il était l’objet d’un culte à mystères, alors qu’Héraclès fils d’Alcmène y est totalement étranger", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.64). Mentionnons encore la nymphe Britomartis vénérée dans le port oriental d’Olous (aujourd’hui englouti, près de l’actuel village d’Elounda), près duquel des objets dédiés (pièces, sceaux, anneaux) ont été retrouvés avec des labrys, et où Dédale réalisera une célèbre statue à l’ère mycénienne ("Les autres statues en bois réalisées par Dédale sont dans l’île de Crète, Britomartis à Olous, et Athéna à Cnossos", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 40.3), et les tablettes HT 103 et 88 en linéaire A portant respectivement les séquences "da-ku-na" et "ku-pa-pa" que certains hellénistes traduisent par le dieu sémitique de l’agriculture "Dagan" et par la déesse-Mère asianique "Kubaba".


Dans le domaine social, ensuite. Ces dieux et déesses que nous avons nommés sous-entendent un mélange de cultes locaux et de cultes orientaux, pratiqués en dehors des soi-disant palais : même en admettant qu’Ilithye, Addu, Britomartis et d’autres ont été vénérés par exemple dans le palais de Cnossos (la tablette KN Gg 702 mentionne "da-pu-ri-to-jo po-ti-ni-ja" en linéaire B, c’est-à-dire la "maîtresse/pÒtnia du Labyrinthe", expression qui peut renvoyer à une reine comme à une déesse vénérée dans l’édifice), ils n’y ont jamais occupé que quelques salles, car on est sûr que ce palais de Cnossos, comme ceux de Phaistos, de Mallia et de Zakros, comme tous les autres palais sémitiques du Levant et d’Egypte que nous avons survolés dans notre alinéa précédent, jusqu’au lointain palais de Mari, ont eu des fonctions diverses non exclusivement religieuses. On s’étonne encore aujourd’hui de l’absence de fortifications en Crète à l’ère minoenne, et on en déduit souvent rapidement que les puissants d’alors étaient des seigneurs pacifiques régnant sur des sujets complaisants et enthousiastes. Mais on oublie ainsi, primo, que ces palais sont en plein milieu des cités - ou même se confondent avec ces cités -, ce qui implique que leurs usagers exercent un contrôle immédiat sur la population. Deusio, ils sont tous structurés autour d’une cour centrale, le mégaron, confondant les salles à usage privé, celles à usage cultuel, et celles à usage économique (les magasins, situés à l’ouest, identifiables par les innombrables récipients de toutes tailles exhumés par les archéologues), c’est-à-dire qu’ils fusionnent les activités politiques, religieuses et financières en un unique ensemble, ne laissant aucune place aux initiatives extérieures. Tertio, le caractère comptable très pointilleux du linéaire B et la permanence des magasins depuis l’ère minoenne jusqu’à l’ère mycénienne suggérée par l’ancienneté des bâtiments, impliquent que le linéaire A - dont le linéaire B est un avatar - est aussi une écriture de comptables, et que la société minoenne du linéaire A est aussi centralisée, bureaucratique, hiérarchisée, que celle mycénienne du linéaire B. Quarto, l’estimation des zones de stockage dans le palais de Cnossos s’élève à un peu plus de quatre cents pithos de cinq cent cinquante litres ("p…qoj", gros récipient en céramique semblable à un tonneau), soit au moins deux cent vingt mille litres correspondant à la production d’environ trois cents hectares d’oliveraies : cette estimation suppose que les dirigeants du palais dominent non seulement la cité et sa proche banlieue, mais encore une vaste région alentour, sur laquelle elle s’assure un monopole. Quinto, les fresques retrouvées sur l’île - comme sur les autres sites minoens en dehors de la Crète - montrent des personnages indifférenciés, dont l’identité se confond avec leur fonction : cette standardisation est-elle une figure de style délibéré, ou traduit-elle la réalité, où l’individu n’existe pas en dehors du rôle que des héritages convenus lui imposent ? Sexto, beaucoup de Grecs des ères ultérieures vanteront la législation minoenne (dont le célèbre code datant du Vème siècle av. J.-C. retrouvé sur le mur d’un moulin à Gortyne dans le sud de l’île [attestée à l’ère minoenne en linéaire A, sous la forme "ki-re-ta" dans les tablettes HT 85 et 129, ou "ki-re-ta-na" dans les tablettes HT 2, 8, 108 et 120 ?], gravé en boustrophédon [la première ligne de droite à gauche, la deuxième ligne de gauche à droite, la troisième ligne de droite à gauche, et ainsi de suite], est certainement un descendant) comme une garante d’une société équilibrée, juste et prospère, des Lycurgue et des Platon regarderont la thalassocratie minoenne de la même manière que les Sumériens regardaient le Dilmun ou que les Sémites de la Genèse regardent la Mésopotamie édénique sumérienne, comme un monde idyllique, comme un paradis perdu qu’on rêve de reconstituer. Mais si les lois sont certes nécessaires pour régir les communautés, l’excès de lois finit toujours par oppresser et par nuire à ces communautés, les œuvres mêmes des Lycurgue et des Platon nous mettent en garde : c’est en s’inspirant des lois minoennes que Lycurgue figera définitivement sa cité de Sparte dans son état de l’ère archaïque, cantonnant les Brasidas et les Lysandre à y demeurer des vulgaires auxiliaires d’éphores déconnectés des exigences classiques et hellénistiques, c’est en s’inspirant des lois minoennes que Platon inventera le régime communiste avec deux mille trois cents ans d’avance, avec ses nomenklaturas de philosophes-dictateurs et ses goulags rééducatifs. En résumé, l’absence de fortifications en Crète minoenne ne prouve pas que les personnes qui y vivaient entre -2000 et -1600 étaient libres et épanouies. N’oublions jamais que la Crète est une île, et que la mer sert de barrière naturelle contre tous les étrangers tentés de s’en approprier les richesses… et aussi contre tous les Crétois qui seraient tentés de fuir le rôle social qu’un Big Brother minoen leur impose.


Le site de Cnossos est occupé depuis au moins le VIIIème millénaire av. J.-C., et les restes d’un grand bâtiment en pierres datant de la seconde moitié du IIIème millénaire av. J.-C. y ont été dégagés, soit bien avant l’ère minoenne. Un ou plusieurs violents séismes détruisent tout au milieu du Minoen moyen. On ne peut rien dire de plus, sinon que le nom de "Cnossos/KnwsÒj" est bien attesté à l’ère mycénienne en linéaire B sous la forme "Ko-no-so" (dans des tablettes trop nombreuses pour que nous les citions toutes ici), et qu’il comporte le suffixe supposé sémitique "-ssos" désignant un lieu, comme d’ailleurs son port "Amnisos/AmnisÒj". L’origine des gens de Phaistos se révèle peut-être indirectement dans une récente enquête intitulée Les monstres humains dans l'Antiquité du paleopathologiste Philippe Charlier. Dans notre paragraphe précédent, nous avons vu que le royaume égyptien se fonde sur le couple primordial de Ptah et Neith. Dieu créateur et démiurge, Ptah a été adopté comme le dieu des artisans et des inventeurs par les Levantins qui, tel un porte-bonheur, l’ont réprésenté à la proue de leurs navires via une sémitisation en "Pataikos/P£taikoj". Dans un passage de son Histoire, Hérodote établit clairement l’équivalence entre ces "Pataikos" levantins et le dieu "Ptah" de Memphis, qu’il assimile au dieu forgeron grec "Héphaistos" à la même base consonantique [ptc], dont la mythologie grecque raconte qu’il est un bâtard de Zeus si laid que celui-ci le rejette, et qu’il ne doit la vie sauve que parce qu’il est recueilli et élevé par deux nymphes de l’île de Lemnos (Iliade I.589-594 ; les deux nymphes sont nommées Thétis et Eurynomé en Iliade XVIII.394-405), très probable colonie levantine selon nos observations précédentes ("[Cambyse II] [après sa victoire à Péluse contre l’armée égyptienne et l’entrée de ses troupes perses dans Memphis, à la fin du VIème siècle av. J.-C.] pénétra aussi dans le temple d’Héphaistos [c’est-à-dire Ptah] et se moqua beaucoup de la statue de ce dieu, qui rappelle les pataikos que les Phéniciens promènent sur les mers à la proue de leurs navires, semblables (pour ceux qui n’en ont jamais vu) à des pygmées", Hérodote, Histoire III.37). Philippe Charlier pense que la représentation en nains difformes du dieu égyptien Ptah et de son équivalent grec Héphaistos (qui est attesté en linéaire B sous la forme "a-pa-i-ti-jo", dans la tablette KN L 588) découle de l’utilisation sans protection du plomb, de l’arsenic, du mercure, par les artisans antiques, qui provoque rapidement des graves et fatales maladies corrompant tout le corps. La cité de "Phaistos/FaistÒj", fondée sur le même étymon consonantique "ptc", bien attestée à l’ère mycénienne en linéaire B sous la forme "pa-i-to" (dans des tablettes encore trop nombreuses pour que nous les citions toutes ici), et peut-être à l’ère minoenne sous la même forme en linéaire A (dans les tablettes HT 97 et 120), située au sud de la Crète, juste face à l’Egypte, sous-entend une parenté entre ses habitants et les Sémites hyksos qui dominent en Egypte aux XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C. : Phaistos ne serait ainsi qu’une colonie sémitique levantine, composée de spécialistes du travail du métal, plus ou moins discriminés par leurs familles du Levant et d’Egypte en raison de leurs handicaps physiques causés par l’exercice de leur profession, mais toujours respectés pour la qualité de leurs productions. Comme le palais de Cnossos, le palais de Phaistos est détruit au milieu du Minoen moyen par un ou plusieurs séismes. La reconstruction qui suit immédiatement, s’accompagne d’un développement du site d’Aghia Triada voisin. Notons que le nom de "Phaistos" est encore bien attesté en égyptien sous la forme "bjstj", aux côtés de "Cnossos/knws", d’"Amnisos/imnjs" et de "Kaphtor/kftjw", dans l’inscription d’un des cinq socles de statues découverts par l’égyptologue allemand Hebert Ricke dans l’Aménophium de Kom el-Hettan (sur la rive gauche du Nil, face à Louxor en Egypte) du XIVème siècle av. J.-C. On ignore comment s’appelait l’actuel site archéologique de Mallia aux ères minoenne et mycénienne. Les fouilles partielles menées entre le palais et la mer ont révélé une ville constituée d’un assemblage de maisons bien structurées autour de patios et de maisons bancales. Dans la nécropole au nord, au lieu-dit Chrysolakkos, malheureusement pillée avant l’intervention des archéologues dans la première moitié du XXème siècle, ont été découverts divers objets dont le célèbre pendentif aux abeilles conservé aujourd’hui au Musée archéologique d’Héraklion : le prétendu "trésor d’Egine" exposé actuellement au British Museum de Londres en Grande-Bretagne, au style très similaire, incluant d’autres pendentifs aux abeilles, provient sans doute de Mallia avant son pillage, et non pas d’Egine (la relation antique de la cité de Mallia avec l’image de l’abeille, qui perdure en l’an 2000 jusque dans des dessins animés populaires, demeure une énigme). Comme Cnossos et Phaistos, le site est détruit par un ou plusieurs séismes au milieu du Minoen moyen et aussitôt reconstruit. Le nom du site archéologique de Zakros à l’ère minoenne, sur la côte orientale de l’île, reste aussi inconnu que celui de Mallia. On ne peut pas dire grand-chose du palais qui y a été mis à jour, sinon qu’il obéit au même scénario que ceux de Cnossos, Phaistos et Mallia : agrandi au début du IIème millénaire av. J.-C., il est subitement détruit par un ou plusieurs séismes au milieu du Minoen moyen, et reconstruit aussitôt. Parmi les autres sites d’importance, mentionnons celui de Gournia, dans l’est de l’île, à mi-chemin entre Mallia à l’ouest et Zakros à l’est. Son nom minoen est également inconnu. Il comporte l’une des deux seules villes minoennes crétoises, avec celle de Mallia, découvertes jusqu’à aujourd’hui (tous les autres sites minoens de Crète sont des palais ou des villas ou des sanctuaires). Les maisons de cette ville sont en pierres recouvertes de plâtre, comme les maisons grecques égéennes actuelles, rectangulaires à quatre pièces, elles ont des escaliers (pour accéder à des étages ? ou à des toits-terrasses ?), certaines ont des ateliers, les rues sont étroites et pavées de pierres. Au sud, une villa à patio jouxte un petit sanctuaire constitué d’une salle rectangulaire bordée par un banc, dans lequel une statuette de déesse aux serpents a été mise à jour. Le nom de la cité de "Kydonia/Kudwn…a" est bien attesté à l’ère mycénienne en linéaire B sous la forme "ku-do-ni", et en égyptien sous la forme "ktwnj" dans l’inscription de l’Aménophium déjà mentionnée. L’endroit ayant été habité continuellement au cours des siècles pour devenir aujourd’hui La Canée, capitale administrative de l’île de Crète, les fouilles y sont difficiles, et peu probantes car le sous-sol a été retourné par les multiples constructions et reconstructions. On peut seulement dire que des rares tessons datant du Minoen ancien témoignent d’une occupation antérieure à l’ère minoenne, et que le nom "ku-do-ni" apparaît peut-être en linéaire A sur les tablettes HT 13 et 85. Signalons enfin le site côtier de Palaikastro, à l’extrême nord-est de l’île, qui semble un hameau au Minoen moyen et au début du Minoen récent, avec des petites maisons à patio. Aucune trace d’occupation n’a été trouvée pour le milieu du Minoen récent. L’endroit est à nouveau habité à la fin du Minoen récent, comme en témoignent des poteries locales identiques à celles de Cnossos alors devenue une cité achéenne.


Les premières fouilles archéologiques sur l’île de Santorin sont entreprises en 1866 par le géologue français Ferdinand André Fouqué, qui s’intéresse davantage à son passé volcanique qu’à son passé historique. L’Ecole française d’Athènes lance des nouvelles fouilles en 1870, confiées au minéralogiste français Claude-Henri Gorceix et à son compatriote le géologue Henri Mamet, qui repèrent le site d’Akrotiri, d’où ils sortent les premiers murs et les premières céramiques sans savoir à quelle époque les rattacher, et pour cause ! ces céramiques sont d’époque "minoenne", et elles sont exhumées avant les premières fouilles d’Evans à Cnossos qui ressusciteront médiatiquement ce passé dit "minoen". Les campagnes systématiques conduites avant et après la deuxième Guerre Mondiale par l’archéologue grec Spyridon Marinatos, puis par son compatriote Christos Doumas à partir de 1974, mettent à jour la ville d’Akrotiri, brusquement et définitivement ensevelie par l’éruption volcanique que nous détaillerons dans notre prochain alinéa, au tout début du Minoen récent. Parmi les nombreux artefacts retrouvés sur ce site, les plus spectaculaires sont les fresques, préservées intactes dans la volumineuse couche de cendres, mais au contenu toujours énigmatique. Celles de la pièce 5 de la maison Ouest nous interpellent. Sur les murs est et ouest, deux jeunes garçons à la peau ocre rouge, aux cheveux bleus, nus, portant des poissons accrochés par des cordes, sont représentés de profil. Sur le mur sud, une parade pacifique de huit grands bateaux à rames relie une cité à gauche entourée d’eau à une autre cité à droite : le fait que ces bateaux ne soient pas équipés pour affronter la haute mer, qu’ils soient décorés et montés par certains personnages en habits de fête, que les cités se ressemblent (maisons serrées les unes contre les autres, toits-terrasses, construction en briques), et que le décor montagneux figuré autour de ces deux cités soit identique, suggère que cette procession se déroule sur un trajet court, entre deux points de l’île de Santorin, ou entre l’île de Santorin et une autre île cycladique proche. Sur le mur nord, une scène objet de tous les fantasmes représente au premier plan des jeunes garçons nus que certains historiens des Arts voient comme des pêcheurs d’éponges et que d’autres voient comme des soldats se noyant, près d’un bateau dans lequel sont tracés des longs traits que les uns voient comme des rames et que les autres voient comme des lances, au deuxième plan un défilé d’hommes en armes, indiscutablement équipés du casque en dents de sanglier, de la lance et du grand bouclier que portent les Achéens dans l’Iliade (nous avons repris ces soldats pour illustrer l’en-tête de notre présent acte), sortent d’un bâtiment non identifié pour se diriger vers la droite on-ne-sait-où (cette partie droite de la fresque n’a pas été conservée), au troisième plan un paysage pastoral montre des femmes portant des vases sur la tête et un berger dirigeant son troupeau de chèvres et de moutons : est-ce une scène de vie pastorale conquérante en opposition à la scène de vie maritime pacifique du mur sud ? est-ce une scène de défaite militaire, autrement dit une scène de mort en opposition à la scène de vie festive du mur sud ? L’hypothèse de Marinatos, premier fouilleur du site, qui considérait les fresques de cette salle comme une évocation d’une expédition de Crétois minoens vers l’Egypte des hyksos, en s’appuyant sur la présence de fauves (on voit un lion chasser trois cerfs en haut à gauche sur le mur sud, au-dessus de la cité d’où partent les huit bateaux) et de lotus parmi la végétation, et aussi par la mèche au front des jeunes garçons des murs est et ouest caractéristique des peuples libyens selon les paragraphes 175 et 180 livre IV de l’Histoire d’Hérodote (aux paragraphes 189 et 191 du même livre de la même œuvre, Hérodote ajoute que certains peuples libyens teignent leurs vêtements ou leur peau en rouge, comme ces deux jeunes garçons à la peau ocre rouge), est aujourd’hui abandonnée. Selon l’historien britannique Peter Warren, il s’agit de festivités en vue d’une guerre, et d’une bataille ratée de Minoens contre des Achéens ou contre d’autres Minoens. Selon l’historien allemand Heinz-Eberhard Giesecke, il s’agit au contraire d’une bataille de Minoens contre des Achéens ou d’autres Minoens qui, s’achevant en défaite pour les premiers, a conduit aux festivités de réconciliation figurés sur le mur sud, en vue d’un traité de paix. Selon l’historienne britannique Lyvia Morgan, les scènes représentées ne sont pas historiques mais saisonnières, elles ont une vocation universaliste (elles signifient la paix, la guerre, la fête, la mort, la vie quotidienne à la ville ou à la campagne, la navigation, la transhumance…), elles doivent être considérées de la même façon que les scènes totalisantes figurées sur le bouclier d’Achille au livre XVIII de l’Iliade. Reconnaissons notre incapacité à trancher entre ces trois dernières hypothèses, aussi pertinentes l’une que l’autre. Des poteries mycéniennes retrouvées dans les environs du village de Monolithos sur la côte orientale de l’île, prouve sa réoccupation partielle après l’éruption qui marque la fin de l’ère minoenne, et avant sa recolonisation par les Doriens à l’ère des Ages obscurs.


Les îles de Naxos, Paros et Syros au nord de Santorin ont été habitées très tôt, engendrant une culture originale commodément appelée "cycladique" par les spécialistes (due à des Asianiques insulaires apparentés à ceux de Rhodes et de Crète ?), sur laquelle nous ne nous attarderons pas car cela nous entrainerait loin de notre sujet. Constatons seulement que les tombes datant du Minoen ancien et du Minoen moyen explorées sur ces trois îles au XXème siècle ont révélé des céramiques minoennes, prouvant les relations entre cette population cycladique autochtone et les Levantins crétois de ces deux époques.


Sur le site d’Aghia Irini dans l’île de Kéos, à l’extrême nord-ouest des Cyclades, face au continent européen, les archéologues ont établi huit niveaux d’occupation entre le milieu du IIIème milléaire av. J.-C. et la fin de l’ère mycénienne. Au niveau 4, on observe une muraille avec des tours semi-circulaires, renfermant en même quantité des poteries du Minoen moyen et des poteries de l’Helladique moyen dite "minyenne", ce qui prouve que l’île est un carrefour commercial entre les Levantins crétois venant du sud et les Asianico-achéens de l’Attique proche. Au niveau 5, datant de la fin du Minoen/Helladique moyen, des nouvelles fortifications sont élevées, plus larges, avec des tours d’angles, qui sous-entendent l’enrichissement de l’île par rapport à l’époque précédente, et la nécessité de la protéger des convoitises. Aux niveaux 6 et 7, correspondant au début et au milieu du Minoen/Helladique récent, le site se dote d’un réseau d’égoûts conduisant vers la mer, l’opulence constatée précédemment perdure, jusqu’à une destruction brutale et générale de nature inconnue (tremblement de terre ? invasion ?).


Le site de Phylakopi sur l’île de Milo, à l’extrême sud-ouest des Cyclades, à mi chemin entre Santorin et le Péloponnèse, a été aussi habité très tôt (depuis la fin du IIIème millénaire av. J.-C.), mais il se développe réellement au milieu du Minoen moyen, avec une muraille de six mètres d’épaisseur formée par deux murs parallèles dont l’entre-deux est comblé par des pierres. A l’intérieur de cette enceinte fortifiée on découvre des bâtiments avec des salles à piliers, décorées de peintures identiques à celles des autres sites levantins/minoens, ce qui suppose que les habitants ne sont pas des autochtones cycladiques mais bien des Levantins/Minoens. Ce site est détruit au début du Minoen récent.


Le site de Kastri sur l’île de Cythère est le pendant méridional du site d’Aghia Irini sur l’île de Kéos : l’île de Cythère (dont le nom est attesté à l’époque mycénienne en linéaire B sous la forme "ku-te-ro" dans la tablette KN B 822, et en égyptien sous la forme "ktjr" dans l’inscription de l’Aménophium mentionnée plus haut) se trouvant juste en face du Péloponnèse, a servi très tôt de carrefour commercial entre les Levantins crétois venant du sud et les Asianico-achéens continentaux, comme le prouvent les égales quantités de poteries datant du Minoen ancien et de poteries datant de l’Helladique ancien retrouvées sur place. Mais contrairement à l’île de Kéos qui semble garder une relative indépendance, l’île de Cythère est progressivement appropriée par les Crétois/Minoens, comme le suggèrent la présence exclusive de poteries du Minoen moyen et l’absence de fortifications à cette époque (si l’île n’est pas fortifiée, c’est parce que l’autorité de ceux qui l’habitent n’est contestée par personne). Ce n’est qu’au début du Minoen récent qu’une muraille est élevée, impliquant la nécessité de se protéger, probablement contre les Achéens continentaux. La mythologie grecque associe l’île de Cythère à la naissance d’Aphrodite. Hésiode, l’auteur le plus ancien relatant la naissance de cette déesse grecque de l’amour, la rattache à l’histoire de la lutte entre Kronos et son père Ouranos, en expliquant son nom et ses surnoms par des calembours qui nous laissent perplexes ("[Kronos] mutila avec l’acier le membre [de son père Ouranos] qu’il avait coupé et le lança du rivage dans les vagues agitées de la mer. Celle-ci le soutint longtemps, et de ce reste d’un corps immortel jaillit une blanche écume d’où naquit une jeune fille qui fut d’abord portée vers la divine Cythère et de là parvint à Chypre entourée de flots. Bientôt, la déesse ravissante de beauté s’élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne “Aphrodite” ["Afrod…th"] parce qu’elle fut nourrie de l’écume ["¢frÒj"], “Cythérée” ["Kuqšreia"] parce qu’elle aborda Cythère, “Cyprigénie” ["Kuprogenša"] parce qu’elle fut engendrée ["genn£w"] par les flots à Chypre ["KÚproj"], et “Philomédée” parce qu’elle naquit de rien ["Filommhdša", littéralement "amie/f…loj" de "rien/mhde…j"]", Hésiode, Théogonie 188-200). Le géographe Pausanias rattache aussi Aphrodite à la mythologie levantine, et précise que son culte a été adopté par les Achéens à l’ère mycénienne, via Egée le roi d’Athènes ("On voit à proximité [du temple d’Hephaïstos, au-dessus du quartier du Céramique à Athènes, à l’ère impériale romaine] le temple d’Aphrodite-Uranie. Le culte de cette déesse est né chez les Assyriens. Il a été adopté ensuite par les Chypriotes de Paphos et par les Phéniciens d’Ascalon en Palestine. Les habitants de Cythère l’ont reçu de ces derniers. C’est Egée, attribuant son malheur de ne pas avoir d’enfants et l’infortune de ses sœurs à la colère de cette déesse, qui a introduit son culte dans Athènes", Pausanias, Description de la Grèce, I, 14.7 ; Hérodote au Vème siècle av. J.-C. dit la même chose : "Le temple d’Aphrodite-Uranie [d’Ascalon], d’après mes informations, est le plus ancien consacré à cette déesse : le temple de Chypre en est issu selon les propres dires des Chypriotes, et celui de Cythère a été fondé par des Phéniciens originaires de cette région", Hérodote, Histoire I.105). L’Aphrodite de Cythère était-elle originellement une déesse asianique locale que les Levantins minoens ont assimilé à leur déesse de l’amour Ishtar/Astarté quand ils ont colonisé l’île (à l’instar de la déesse-Mère Kubaba/Cybèle sur l’île de Samothrace assimilée aussi à Ishtar/Astarté) ? Le souvenir de la présence des Levantins minoens à Cythère sera conservé par-delà les siècles puisque Xénophon y signale incidemment l’existence de "Phénikous/Foinikoàj", littéralement le "Port des Phéniciens" (site non localisé), dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C. (où le stratège athénien Conon jettera l’ancre, au livre IV paragraphe 8 alinéa 7 des Helléniques).


La région continentale qu’on appellera plus tard la "Laconie", dans la grande presqu’île qu’on appellera aussi plus tard le "Péloponnèse", consiste en une longue vallée traversée par le fleuve Eurotas qui se jette dans la mer Méditerranée face à l’île de Cythère, entourée par des montagnes sur ses trois autres côtés (les monts Taygète à l’ouest, les monts Parnon au nord et à l’est). La Laconie n’est accessible au reste du Péloponnèse que par deux passes : la première au nord-ouest - où Epaminondas fondera Mégalopolis à l’ère classique - conduisant vers l’Arcadie, la seconde au nord-est conduisant vers l’Argolide. A ces caractéristiques topographiques se rapportent peut-être le nom "Laconie", apparenté à "l£kkoj", qui signifie en grec "creux, trou, fosse" et aussi "citerne, réservoir, cellier", par allusion à l’encaissement de cette vallée autant qu’à la fertilité de son sol et aux réserves abondantes qu’on y entrepose (l’étymologie de "Laconie" demeure incertaine ; pour l’anecdote, "l£kkoj" donnera "lac" en français, via le latin "lacus"). Elles font de ce pays une tête-de-pont continentale aisément défendable qui a naturellement intéressé très tôt les Courètes voisins. La tradition voit dans un autochtone nommé "Lélex" le premier roi de Laconie : les mythographes des ères hellénistique et impériale ont rapproché ce nom de celui des "Lélèges", que nous avons croisés en Carie. Ce Lélex a un petit-fils nommé Eurotas, qui canalise les eaux du fleuve et lui donne son nom. Eurotas a une fille, Sparta, qu’il marie à un autochtone bâtard (littéralement un "fils des mont Taygète et de Zeus" !) nommé "Lacédémon" ("Lakeda…mwn" ; ce nom est-il un assemblage de "l£kkoj" et de "da…mwn/âme, esprit" [d’où dérivera "démon" en français] désignant un simple "chef du L£kkoj/Laconie" ?). A la mort d’Eurotas, c’est ce Lacédémon qui hérite de la couronne : il donne son nom au pays ("Lacédémone", qui durera jusqu’à l’ère archaïque comme un synonyme de "Laconie", avant de tomber en désuétude), et le nom de son épouse ("Sparte"), à la cité qu’il fonde en bordure de l’Eurotas. Après sa mort, son fils et successeur Amyclas fonde à son tour une cité portant son nom ("Amyclée") dans la banlieue sud de Sparte ("De Lacédémon et de Sparta fille d’Eurotas, lui-même fils [en réalité petit-fils, selon le géographe Pausanias] de l’autochtone Lélex et de la naïade Kléochareia, naquirent Amyclas et Eurydice, qu’Acrisios [roi de l’Argolide] épousa", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 10.3 ; "Les Spartiates disent que l’autochtone Lélex fut le premier roi du pays, et que ses sujets furent appelés “Lélèges”. Il eut deux fils, Mylès et Polycaon. […] A la mort de Mylès, son fils Eurotas monta sur le trône, et fit creuser un canal pour conduire vers la mer les eaux stagnantes de la plaine : une partie de ces eaux s’écoula, formant un fleuve qu’il nomma l’“Eurotas”. N’ayant pas de fils, il laissa son royaume à Lacédémon, qui avait pour mère Taygète dont la montagne a pris le nom, et pour père Zeus selon l’opinion commune. Lacédémon était le mari de Sparta, fille d’Eurotas. Quand il monta sur le trône, il changea d’abord le nom du pays et de ses habitants pour leur donner le sien, ensuite il fonda une cité qu’il appela “Sparte” en hommage à son épouse, appellation qui est restée jusqu’à aujourd’hui. Amyclas, fils de Lacédémon, aussi désireux de laisser le souvenir de son nom, fonda la cité d’Amyclée en Laconie", Pausanias, Description de la Grèce, III, 1.1-3). Toujours selon la tradition, rapportée par le géographe Pausanias, la Laconie est liée très tôt au pays voisin qu’on appellera plus tard la "Messénie" ("Mes»nh", dont le nom est bien attesté à l’ère mycénienne en linéaire B sous la forme "me-za-na" dans les tablettes PY Cn 3 et PY Sh 736, et en égyptien sous la forme "mznj" dans l’inscription de l’Aménophium plusieurs fois citée), puisque celui-ci est accaparé par Polycaon, fils cadet de Lélex, tandis que le fils aîné Mylès (père d’Eurotas) prend la succession de Lélex en Laconie ("A la mort de Lélex, roi des “Lélèges” en Laconie, son fils aîné Mylès monta sur le trône. Polycaon, le fils cadet, ne chercha pas à dépasser ce statut secondaire ni à sortir de l’ombre jusqu’à son mariage avec Messènè la fille de Triopas, lui-même fils de Phorbas roi d’Argos. Fière de la puissance et de la prééminence de son père reconnues par tous les rois grecs, Messènè ne voulut pas que son époux demeurât un simple particulier. Celui-ci rassembla donc des troupes à Argos et en Laconie, qui entrèrent dans le pays auquel Messènè imposa son nom. Ils y fondèrent plusieurs cités, entre autres Andania ["Andan…a", peut-être l’actuel village de Polichni près de Meligalas, à une trentaine de kilomètres à l’est de Kyparissia, et à une trentaine de kilomètres au nord de Kalamata] qui devint la capitale de leur royaume", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 1.1). Nous avons vu précédemment, quand nous avons parlé de la Carie, que l’appellation "Lélèges" est concomitante de "Pélasges", et qu’un mystère total plane sur la(les) communauté(s) que ces deux appellations recouvrent. La tradition insiste sur le fait que Lélex est un "autochtone/aÙtÒcqwn", littéralement "issu du sol", c’est-à-dire non pas un immigré sémitique du Levant, de Crète ou d’ailleurs, mais bien un Asianique local. Pausanias dit que Mylès fils de Lélex est le premier Laconien à avoir moulu le grain ("En avançant vers le Taygète, on trouve Alésia ["Ales…a"], ainsi nommée parce que Mylès fils de Lélex fut le premier à y moudre ["¢lšw"] le grain", Pausanias, Description de la Grèce, III, 20.2), ce qui rapprocherait encore les Lélèges/Pélasges des Asianiques experts en agriculture. Mais dans le même passage, Pausanias révèle que près de la cité de Thérapné dans la banlieue orientale de Sparte un antique sanctuaire existe dédié à un Poséidon "Gaiaochos/GaiaÒcoj", c’est-à-dire littéralement "qui tient la terre/Gaia", qualificatif qui renvoie à l’époque minoenne où Poséidon, alias le dieu sémitique de l’Orage Addu si on accepte l’hypothèse plusieurs fois avancée, était un dieu terrien, et non pas le dieu marin qu’il deviendra à l’ère mycénienne après le putsch de Zeus : cela rapprocherait les Lélèges/Pélasges des Sémites levantins, que nous avons soupçonné d’avoir pris aux Asianiques leurs techniques et leurs dieux agricoles. Un autre sanctuaire à Poséidon/Addu existe dans l’extrême sud de la Laconie, sur le cap Tainaire (aujourd’hui le cap Matapan), où les hilotes trouveront refuge avant d’être massacrés au tout début du règne d’Archidamos II au Vème siècle av. J.-C. Dans un autre passage, Pausanias rappellent les liens étroits entre les Spartiates et le sanctuaire de Siwah en Egypte, dont nous avons vu dans notre précédent alinéa qu’il est lié au Sémite atlante Ammon, roi des côtes libyennes ("En avançant un peu, on trouve le temple d’Ammon. On dit que les Spartiates sont, parmi les Grecs, ceux qui s’adressent le plus souvent à l’oracle libyen depuis son origine. On raconte que Lysandre [général spartiate, vainqueur de la troisième guerre du Péloponnèse à la fin du Vème siècle av. J.-C.], quand il assiégeait Aphytis en Pallènè [l’une des trois presqu’îles de Chalcidique], vit en songe le divin Ammon, qui lui conseilla pour le bien de Sparte de ne plus batailler contre les Aphytéens, Lysandre leva le siège et engagea les Spartiates à honorer ce dieu plus qu’ils ne le faisaient. Les Aphytéens rendent à Ammon un culte aussi solennel que les Ammonites de Libye", Pausanias, Description de la Grèce, III, 18.3). Mentionnons encore le sanctuaire à Athéna "Chalkioikos" ("Calk…oikoj"/"à la Demeure de bronze"), toujours sur le cap Tainare, où la traîtrise du régent spartiate Pausanias sera démasquée au début du Vème siècle av. J.-C. (selon le paragraphe 133 livre I de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide) : nous avons vu dans notre alinéa précédent que cette déesse d’origine libyenne a probablement été importée sur le continent européen par les marins sémites levantins installés sur les côtes des actuelles Libye et Tunisie, nous avons aussi insisté sur le rapport entre l’expansion vers l’ouest de ces Sémites levantins et l’exploitation progressive du bronze dans le domaine militaire et civil en Méditerranée orientale. Au livre IV paragraphe 35 alinéa 1 de sa Description de la Grèce, Pausanias dit que la cité de Méthone en Messénie, à l’extrême pointe sud-ouest du Péloponnèse, s’appelait "Pèdasos/P»dasoj" avant la guerre de Troie "et même pendant la guerre de Troie" à la fin de l’ère mycénienne : dans ce nom ancien, on retrouve le suffixe géographique supposé sémitique "-ssos". Le site archéologique en grande partie englouti de Pavlopétri, à l’extrême sud du cap Malée, juste en face de l’île de Cythère, révèle une occupation (asianique ?) depuis le IVème millénaire av. J.-C. : des poteries minoennes retrouvées sur place suggèrent que ce site sert de port aux Crétois minoens/levantins à l’ère minoenne. Le site archéologique d’Aghios Stephanos dans la banlieue ouest de Skala à l’embouchure de l’Eurotas est un autre port de mer à l’ère minoenne (les alluvions de l’Eurotas ont reculé le rivage au cours des siècles, qui se trouve aujourd’hui à quelques kilomètres au sud). L’abondance de vases de l’Helladique moyen aux caractéristiques similaires à ceux du Minoen moyen, a suggéré à l’archéologue britannique William Taylour, qui a fouillé ce site entre 1959 et 1977, que celui-ci possédait un atelier minoen dans lequel travaillaient des artisans asianiques. Sur le site de Vaphio, à l’est d’Amyclée, les archéologues ont exhumé une tombe à tholos typiquement indoeuropéenne du début de l’Helladique récent, mais contenant une grande quantité d’artefacts non-indoeuropéens préservés des pilleurs, dont un anneau en fer de provenance anatolienne, des vases d’albâtre levantins ou égyptiens, des sceaux crétois, de l’ambre de la mer Baltique, et surtout les deux célèbres tasses en or conservées aujourd’hui au Musée national archéologique d’Athènes, la première décorée par une scène de capture de taureaux sauvages, la seconde décorée par des taureaux tirant la charrue d’un agriculteur, dans un style bien minoen : l’homme enterré là était-il un Levantin de Crète ou d’ailleurs ? était-il au contraire un Asianico-achéen désireux de signifier sa réussite par une accumulation d’objets minoens et d’autres origines ? sur quel territoire régnait-il ? sur la seule cité d’Amyclée et de Vaphio, ou sur toute la vallée de l’Eurotas ? Nous l’ignorons. Le site de Sparte à l’ère minoenne reste un mystère (notons plus généralement que cette cité de Sparte ne sera jamais spectaculaire, même à l’époque de sa grandeur aux ères archaïque et classique : dans sa fameuse uchronie au livre I paragraphe 10 de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide remarque que si une catastrophe détruisait la Sparte de son temps, au Vème siècle av. J.-C., fédération de petites bourgades éparses, rien ne pourrait suggérer aux générations futures sa puissance réelle, qui bousculera et vaincra finalement Athènes en -404). Les fouilles entreprises à partir des années 1970 sur la colline à l’est de l’actuelle ville de Sparte ont révélé des structures urbaines de l’Helladique récent, et un sanctuaire que les archéologues ont appelé commodément "Menelaion" en référence au roi Ménélas : la Sparte minoenne de Lacédémon gendre d’Eurotas se trouve-t-elle sous cette Sparte mycénienne ? Nous l’ignorons encore. La présence crétoise/minoenne est également attestée dans la Messénie voisine. Près du village de Myrsinochori, à quelques kilomètres à l’est du futur palais de Nestor au nord de la baie de Pylos en Messénie, Marinatos (le fouilleur d’Akrotiri sur l’île de Santorin) met à jour en 1956 deux autres tombes à tholos intactes, contenant des artefacts internationaux très similaires à ceux de Vaphio : des boites en ivoire, un collier d’ambre de la mer Baltique, un peigne gravé d’origine égyptienne (montrant des chats sauvages chassant des canards, et des scarabées), deux dagues en bronze niellé d’or identiques à d’autres retrouvées à Mycènes (l’une montrant des nageurs autour de rochers, l’autre montrant des léopards qui courent). Le site de Kakovatos, port de Messénie, au centre de l’actuel golfe de Kyparissia, face à la mer Ionienne, a été fouillé par l’archéologue allemand Wilhelm Dörpfeld en 1906, qui y a découvert aussi deux tombes à tholos partiellement pillées, contenant des artefacts internationaux rappelant ceux de Vaphio et de Myrsinochori : un anneau en fer de provenance anatolienne, de l’ambre de la mer Baltique, une amulette représentant un bœuf en pâte de verre bleue d’origine égyptienne, une rosette d’or avec du lapis-lazuli importé d’orient, et des jarres de type "palais" (style de poteries minoennes datant du milieu du Minoen Récent, ces tombes de Kakovatos datent donc de l’ère mycénienne). Le nom "Sparte" est apparenté à "spartos/spartÒj", qui en grec classique signifie indifféremment "semé, engendré, ensemencé" ou "disséminé, dispersé". Les hellénistes des XIXème et XXème siècles en ont déduit majoritairement que les premiers Spartiates seraient des autochtones, agriculteurs disséminés dans la vallée de l’Eurotas, qui auraient fondé Sparte par synœcisme. Mais ces découvertes archéologiques incitent plutôt à conclure que les premiers Spartiates sont un mélange d’Asianiques autochtones et de Levantins débarqués à l’ère minoenne, ces derniers ayant peu à peu pris le contrôle commercial, administratif, politique et militaire de la Laconie et de la Messénie (ce qui expliquerait pourquoi ces Levantins n’ont pas éprouvé le besoin de fortifier leur comptoir de Kastri sur l’île de Cythère voisine) comme leurs lointains cousins à l’autre bout de la Méditerranée ont peu à peu pris le contrôle commercial, administratif, politique et militaire du delta du Nil, et que ceux-ci seront boutés de Laconie par les Achéens de la même façon que ceux-là seront boutés du delta du Nil par les XVIIème et XVIIIème Dynasties. A l’ère hellénistique, au tournant des IVème et IIIème siècle av. J.-C., le roi de Sparte Areus Ier, en quête d’alliés contre les diadoques, tentera de s’attirer l’alliance des juifs de Judée via leur Grand Prêtre Onias Ier, en rappelant le lointain cousinage de l’ère minoenne entre les premiers Spartiates et les ancêtres des juifs ("Areus [Ier] le roi des Spartiates salue le Grand Prêtre Anias [Ier]. Nous avons trouvé un document sur les Spartiates et les juifs, attestant qu’ils sont frères, et que les deux peuples sont apparentés à Abraham. Suite à cette découverte, nous serions heureux que vous nous informiez de votre situation. De notre côté, nous tenons à vous dire ceci : considérez nos troupeaux et nos biens comme les vôtres, et nous considérerons les vôtres comme les nôtres. Ordre est donné à nos messagers de vous renseigner sur toutes nos intentions", Maccabées 1 12.20-23).


L’Arcadie est un grand point d’interrogation. Pays voisin de la Laconie (au sud-est) et de la Messénie (au sud-ouest), il est situé en plein milieu du Péloponnèse et ne dispose d’aucune façade maritime, ses habitants sont donc nécessairement des agriculteurs et non pas des marins. Les auteurs antiques sont unanimes pour relier ces habitants aux mystérieux "Pélasges" que nous avons croisés ailleurs en mer Egée, issus d’un aussi mystérieux homonyme "Pélasgos" issu du sol, premier sédentaire du lieu, et premier homme à y porter des vêtements ("Les Arcadiens habitent l’intérieur des terres, ils sont loin de la mer de tous les côtés, c’est pour cela qu’Homère dit qu’ils allèrent au siège de Troie non pas par leurs propres moyens mais sur des navires prêtés par Agamemnon [allusion à Iliade II.612-614 ; cela signifie à la fin de l’ère mycénienne, au moment au débute la guerre deTroie, les Arcédiens n’ont toujours aucun rapport avec la mer]. Les Arcadiens disent que Pélasgos fut le premier homme ayant vécu dans ce pays. Mais d’autres hommes vécurent sans doute avec lui, car comment aurait-il pu régner seul ? Pélasgos était certainement supérieur aux autres par la taille, par la force par la beauté, et par la prudence : je pense que cela explique pourquoi les autres le choisirent pour roi. Asios dit à son sujet, dans un de ses poèmes : “Le divin Pélasgos sur les collines touffues est né de la terre pour engendrer les mortels”. Pendant son règne, Pélasgos enseigna aux hommes l’art de construire des cabanes pour se protéger du froid, de la pluie et de la chaleur, et l’art de fabriquer des vêtements avec des peaux de sangliers, que les gens pauvres continuent aujourd’hui de fabriquer en Eubée et en Phocide", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 1.3-5). Nous avons vu que dans certains cas le terme "Pélasges" peut se rapporter aux Sémites levantins qui ouvrent des comptoirs partout en mer Egée. Nous avons vu que dans d’autres cas le même terme semble désigner un mélange de Sémites levantins et d’Asianiques. Ephore cité par Strabon privilégie cette définition pour les Arcadiens : selon Ephore, ceux qu’on appelle les "Pélasges" ne sont pas un peuple particulier mais des peuples ayant appris des premiers Arcadiens l’art de manier les armes ("L’opinion commune dit que les Pélasges étaient une famille ou un peuple ancien répandu partout en Grèce, et principalement dans la région de Thessalie appelée “Eolie”. Mais Ephore pense que les premiers Pélasges étaient des soldats originaires d’Arcadie qui, experts dans le maniement des armes, donnèrent leur nom à tous les peuples initiés à cet art militaire, qui ont donné à ce nom une grande réputation en Grèce et partout ailleurs où le hasard conduisit leurs pas. Homère les montre établis en Crète, via Ulysse disant à Pénélope : “Ici les peuples ne parlent pas la même langue, on y trouve mêlés les Achéens, les nobles Etéocrètes, les Cydoniens, les Doriens tripartites et les divins Pélasges” [Odyssée XIX.175-177]. En appelant “Argos pélasgique” la partie de la Thessalie entre les bouches du Pénée et les Thermopyles jusqu’à la chaîne du Pinde [allusion à Iliade II.681], Homère semble affirmer par ailleurs que les Pélasges ont longtemps dominé ce pays. On note aussi qu’il qualifie de “pélasgique” le Zeus de Dodone : “Seigneur Zeus, Zeus de Dodone, Zeus pélasgique ! ” [Iliade XVI.233]. Beaucoup d’auteurs qualifient encore de “pélasgiques” les peuples d’Epire, pour signifier que la domination des Pélasges s’étendait sur ce pays. Le nom même “Pélasges”, qui désignait originellement des individus héroïques, a fini par désigner les pays de ces héros, ainsi on parle de Lesbos “la Pélasgienne”, et Homère désigne des Pélasges voisins des Ciliciens en Troade : “Hippothoos conduisait les Pélasges aux bonnes lances, habitant la riche et fertile Larissa” [Iliade II.840-841]. Ephore a peut-être placé en Arcadie l’origine de peuple pélasge simplement parce qu’Hésiode lui en a suggéré l’idée en disant : “Les fils du divin Lycaon, lui-même fils de Pélasgos [l’œuvre d’Hésiode d’où est tiré ce passage est inconnue]", Strabon, Géographie, V, 2.4), or rien n’interdit de penser que ces premiers Arcadiens sont des Asianiques structurés, orientés, civilisés par les récents immigrés Crétois/Minoens de Laconie et de Messénie voisines. Hérodote quant à lui considère les Pélasges comme des Asianiques exclusifs, comme les premiers habitants non seulement de l’Arcadie mais encore de toute la Grèce, fondateurs du sanctuaire de Dodone (en Epire, sur les pentes du mont Tomaros, dans la banlieue sud-ouest d’Ioannina au bord du lac Pamvotida, à une trentaine de kilomètres au sud de l’actuelle frontière albanaise) dédié à la déesse-Mère Dioné, qui ont adopté les dieux orientaux apportés par les Crétois/Minoens ("Les Pélasges sacrifiaient primitivement à des dieux, mais, ai-je appris à Dodone, sans les nommer […]. Ils connurent par l’Egypte les noms des dieux, sauf celui de Dionysos qu’ils apprirent plus tard. Ils consultèrent l’oracle de Dodone, le plus ancien oracle de la Grèce selon l’avis général et le seul qui existait à cette époque, pour demander s’ils devaient adopter ces noms apportés par les barbares. La réponse de l’oracle fut positive. Dès lors ils employèrent dans leurs sacrifices ces noms de dieux, que les Grecs reprirent par la suite", Hérodote, Histoire II.52 ; ces Pélasges fondateurs de Dodone sont appelés "Grecs/Graiko…" par Aristote ["L’ancienne Hellade se situait près de Dodone et du fleuve Achéloos, dont le cours a souvent changé. Les peuples qui habitaient jadis ces lieux étaient les Selles, et ceux qu’on nomme aujourd’hui “Hellènes” s’appelaient alors “Grecs”", Aristote, Météorologique 352b]). Le même Hérodote ajoute que les Pélasges originels "parlaient une langue barbare", c’est-à-dire qu’ils ne parlaient pas grec, mais il ne nous renseigne pas sur la nature de cette "langue barbare" (est-ce une langue asianique ? est-ce une langue sémitique ? ou est-ce un mélange des deux ?). Il dit aussi, citant Homère, que des Pélasges vivaient dans le pays appelé "Achaïe", au nord-ouest de l’Arcadie, en bordure de la mer Ionienne et de l’actuel golfe de Corinthe, avant d’y être dominés par l’hellénique Ion fils de Xouthos qui leur donnera son nom à l’ère mycénienne ("A l’époque où ils vivaient dans le Péloponnèse, dans la région appelée aujourd’hui “Achaïe”, avant l’arrivée de Danaos et de Xouthos, [les Ioniens] portaient le nom de Pélasges “aigialéens ["a„gialÒj", Iliade II.575, nous reviendrons sur ce qualificatif à la fin du présent alinéa]” selon les Grecs. Ils tirent leur nom actuel d’Ion le fils de Xouthos", Hérodote, Histoire VII.94). Il dit encore que des Pélasges originels se sont installés plus tard dans le nord de la future Thessalie, où vivaient des "Tyrréniens" (dont nous avons vu plus haut, quand nous nous sommes arrêtés à Lemnos, qu’ils sont apparentés de façon certaine aux Sémites levantins : "Quelle était la langue des Pélasges ? Je ne peux pas le dire avec certitude. Si l’on conjecture d’après les descendants des Pélasges vivant aujourd’hui à Kreston, au-dessus du pays de Thessaliotide [à la frontière entre la Thessalie et la Macédoine] habité jadis par des Tyrréniens puis plus tard par le peuple dorien, et d’après les Pélasges qui ont fondé Plakia et Skylaké [cités de Mysie en Anatolie] sur l’Hellespont après avoir vécu jadis avec les Athéniens, et d’après d’autres cités également pélasgiques mais qui ont changé de noms, les Pélasges parlaient une langue barbare. Si les Pélasges appartenaient tous à la même race, ceux de l’Attique ont changé de langue en devenant helléniques, contrairement à ceux de Kreston et de Plakia qui continuent à parler une même langue différente de leurs voisins, héritée de celle qu’ils parlaient quand ils se sont installés dans ces régions", Hérodote, Histoire I.57). Le mont "Erymanthe/ErÚmanqoj" au nord-ouest de l’Arcadie comporte le suffixe géographie "-nthos", de même que l’île de "Zakynthos/Z£kunqoj" au large de la pointe nord-ouest du Péloponnèse, ce qui rattacherait la région à une population asianique. Mais dans le paragraphe 64 livre V de sa Bibliothèque historique que nous avons cité plus haut, en évoquant la naissance des célèbres jeux à Olympie au sud de l’Erymanthe, Diodore de Sicile rattache clairement cette population aux Levantins en provenance de Crète : selon Diodore de Sicile, ces jeux ont été créés à l’ère minoenne par le Sémitique Melkart, hellénisé et confondu plus tard avec Héraclès fils d’Alcmène de la fin de l’ère mycénienne. Pausanias dit exactement la même chose, en précisant même que ce Melkart/Héraclès installé à Olympie est apparenté aux Minoens installés sur le mont Ida (surnommés "Dactyles" par leurs voisins asianiques contemporains, en référence à leur habileté manuelle comme on l’a expliqué précédemment : "Les Elidéens qui évoquent le lointain passé des Jeux olympiques, racontent que les hommes de la race d’or érigèrent à Olympie un temple dédié à Kronos, le premier qui régna dans le ciel. Zeus vint au monde. Rhéa le confia aux Dactyles, également appelés “Courètes”, qui vinrent depuis le mont Ida de l’île de Crète, et qu’on nommait Héraclès [Melkart], Paion, Epimedès, Iasios et Idas. Héraclès, qui était l’aîné, proposa à ses frères de s’exercer à la course pour s’amuser, ajoutant qu’il couronnerait le vainqueur avec une branche d’olivier sauvage. On trouvait effectivement une si grande quantité d’oliviers dans cet endroit, qu’on amassait leurs feuilles vertes pour en fabriquer des lits. […] L’honneur de la création des Jeux olympiques appartient donc à Héraclès de l’Ida, et ce fut lui qui leur donna ce nom, en ordonnant qu’on les célébrât tous les cinq ans parce qu’ils étaient cinq frères", Pausanias, Description de la Grèce, V, 7.6-9 ; "On remarque aussi auprès de Déméter [dans le temple de Déméter à Mégalopolis, à l’ère impériale romaine] une statue d’Héraclès [Melkart] d’à peine une coudée de haut. Onomacrite dit dans ses vers que cet Héraclès était un des Dactyles de l’Ida", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 31.3).


L’Argolide, située stratégiquement entre l’Arcadie à l’ouest et l’isthme de Corinthe au nord, est le pendant oriental de la Laconie au sud : à l’ère minoenne, ce pays est pareillement dominé par les Crétois/Minoens. Pseudo-Apollodore donne pour premier seigneur local un nommé "Phoronée/ForwneÚj", peut-être simple qualificatif désignant un "voleur/fèr" réclamant un "tribut/forÒj" trop élevé, frère d’"Aigialos/A„gialÒj" qui personnifie les Pélasges d’Achaïe que nous venons de mentionner (ce nom reprend le qualificatif de l’Iliade II.575 et d’Hérodote au paragraphe 94 livre VII précité de son Histoire). Apis, le fils et successeur de Phoronée, est renversé par deux putschistes levantins, "Thelxionos/Qelx…onoj" et "Telchinos/Telc‹noj" (ces deux noms sont assurément dérivés de l’étymon "trʃ" ; saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, date cet événement vers -1790, en donnant l’indication suivante : "Les Telchiniens et les Cariens commencent la guerre contre Phoronée et les Parrhasiens [nom d’une cité d’Arcadie, "Parras…a", mentionnée en Iliade II.608]"), ceux-ci installent à sa place un bâtard (né de Zeus !) de Niobé fille de feu Phoronée, Argos, qui donnera son nom à la région et à la cité servant de capitale ("D’Océan et de Téthys naquit Inachos, qui donna son nom au fleuve qui coule près d’Argos. Inachos épousa Mélia, fille de l’Océan, et il eut deux garçons, Phoronée et Aigialos. Aigialos mourut sans enfants, la région “aigialéenne” porte son nom. Phoronée régna sur le territoire qui plus tard fut appelé “Péloponnèse”. De la nymphe Télédiké, il eut Apis et Niobé. Apis exerça une tyrannie, et donna son nom “Apia” au Péloponnèse, mais la dureté et la violence de son gouvernement incitèrent bientôt Thelxionos et Telchinos à conspirer contre lui et à le tuer, avant qu’il n’ait des héritiers. […] Niobé, première mortelle à s’unir avec Zeus le père des dieux, eut de lui Argos. Selon Acousilaos [logographe du VIème siècle av. J.-C.], elle engendra aussi Pélasgos qui donna son nom aux habitants du Péloponnèse, mais Hésiode pour sa part dit que Pélasgos naquit de la terre même du Péloponnèse [on ignore de quelle œuvre d’Hésiode pseudo-Apollodore a tiré ce passage]", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, II, 1.1 ; pour l’anecdote, un bois sacré perpétuera le souvenir du fondateur Argos à proximité de la cité, où les derniers soldats argiens se réfugieront avant d’y être massacrés par les troupes spartiates de Cléomène Ier au début du Vème siècle av. J.-C. ["Les Argiens vinrent à la rencontre [de Cléomène Ier], et furent défaits. Environ cinq mille d’entre eux se réfugièrent après cette défaite dans le bois consacré à Argos, fils de Niobé, près du champ de bataille", Pausanias, Description de la Grèce III.4]). L’assertion traditionnelle qui voit dans Argos la plus vieille cité de Grèce, est impossible à vérifier car, comme Kydonia/La Canée en Crète et comme Thèbes en Béotie, et contrairement aux cités mycéniennes de Tirynthe et de Mycènes voisines, elle sera occupée sans interruption au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui : les fouilles archéologiques y sont donc difficiles, et même quand elles sont effectuées elles ne révèlent que des couches labourées, mélangées, inexploitables pour l’historien. Néanmoins, les sondages réalisés au début du XXème siècle par l’Ecole française d’Athènes incitent à situer l’Argos minoenne entre la colline du nord-ouest de la ville actuelle, où s’élève aujourd’hui les ruines du château/kastri médiéval (les fondations de ce château sont des murs cyclopéens datant de l’Helladique récent ; cette éminence correspond certainement à l’antique acropole dite "Larissa" en hommage à une des filles de Pélasgos, selon l’alinéa 1 paragraphe 24 livre II de la Description de la Grèce de Pausanias) et la colline du nord où s’élève aujourd’hui l’église dédiée au prophète Elie (du sous-sol de cette colline ont été exhumés des vestiges prouvant une occupation antérieure à l’ère minoenne, suivie d’un abandon, puis d’une nouvelle occupation à l’Helladique moyen, et des fondations de murs cyclopéens datant de l’Helladique récent). La cité de Lerne, servant de port à Argos (aujourd’hui le village de Myloi dans la banlieue sud d’Argos, sur la côte nord-ouest du golfe Argolique, face à la mer Egée) révèle une occupation antique que les archéologues ont divisée en cinq niveaux. Les niveaux 1 et 2, antérieurs à l’ère minoenne, ne nous intéressent pas ici. Le niveau 3 datant du milieu de l’Helladique ancien comporte les restes d’une citadelle avec des murailles et des tours semi-circulaires très similaires à celles du site contemporain d’Aghia Irini dans l’île cycladique de Kéos, ce qui sous-entend une parenté entre les habitants des deux sites. Le niveau 4 datant de l’Hellanique moyen, correspondant à l’ère minoenne, possède encore une grande quantité de poteries dites "minyennes" comme à Aghia Irini de Kéos, et des petites maisons à patio semblables aux habitats levantins qu’on trouve ailleurs en mer Egée (notamment en Crète), qui prouvent que l’Argolide est bien un carrefour commercial entre les Levantins crétois venant du sud et les Asianiques locaux. Le niveau 5, qui s’enchaîne sans rupture avec le niveau 4 précédent, correspond à la fin de l’Helladique moyen ou au début de l’Helladique récent. Le site est ensuite abandonné.


Le nom de la cité de "Corinthe/KÒrinqoj", autre lieu stratégique permettant de contrôler en même temps les échanges sud-nord (entre la presqu’île du Péloponnèse et le continent) et est-ouest (entre la mer Egée et le golfe de Corinthe, et au-delà la mer Ionienne), mélange l’étymon "trʃ", où le [t] initial est devenu un [k], avec le suffixe géographique supposé asianique "-nthos", suggérant un récent regroupement d’Asianiques autour d’un comptoir de Levantins, ou une récente installation de Levantins sur une terre déjà occupée par des autochtones asianiques. La cité, bien attestée à l’ère mycénienne sous la forme "ko-ri-to" en linéaire B (dans la tablette PY Ad 921), est dédiée à Poséidon, c’est-à-dire Addu le dieu sémitique de l’Orage si on accepte l’étymologie plusieurs fois expliquée, depuis un duel ayant opposé ce dieu au Titan Hélios (dieu-Soleil et neveu de Kronos dans la mythologie grecque), arbitré par l’hécatonchire Briarée à l’ère minoenne : Poséidon/Addu obtient toute la partie basse de l’isthme, Hélios obtient quant à lui le promontoire/©kra situé dans la banlieue sud-ouest de l’actuelle ville de Corinthe, appelé pour cette raison "Acrocorinthe/AkrokÒrinqoj" par les Grecs ultérieurs ("Les Corinthiens disent que la possession de leur pays fut l’objet d’un litige entre Hélios et Poséidon. Ils prirent pour juge Briarée, qui confia à Poséidon l’isthme et ses environs à condition que celui-ci reconnût à Hélios la possession du promontoire au-dessus de la cité. C’est depuis ce temps-là, disent les Corinthiens, que l’isthme est consacré à Poséidon", Pausanias, Description de la Grèce, II, 1.6). Pausanias ajoute que l’Acrocorinthe est ensuite dédié à Aphrodite, dont on a dit plus haut - quand nous sommes passés à Cythère - qu’elle est associée à la Levantine Uranie, qui elle-même n’est probablement qu’un avatar de la déesse sémitique de l’amour Ishtar/Astarté, sœur de Kronos ("L’Acrocorinthe est le promontoire qui domine Corinthe. Briarée le donna à Hélios par le jugement dont j’ai parlé, puis Hélios le céda à Aphrodite, selon les Corinthiens", Pausanias, Description de la Grèce, II, 4.7). Les ruines actuellement visibles de l’Acrocorinthe ne datent que de l’ère archaïque, mais l’occupation de ce promontoire remonte à longtemps avant, puisque des artefacts antérieurs à l’ère minoenne y ont été retrouvés. Au pied nord de l’Acrocorinthe, dans l’actuel village d’Ephyras en bordure du golfe de Corinthe, sur la route reliant l’actuelle ville de Corinthe à l’est et le port archaïque de Lechaion à l’ouest, le site de Korakou (appelé ainsi en référence à la nymphe de Crissa citée au livre X paragraphe 6 alinéa 3 de la Description de la Grèce par Pausanias, sur lequel nous reviendrons bientôt ?), fouillé par l’archéologue américain Carl Blegen pendant la première Guerre Mondiale, contient des poteries de toutes les phases de l’Helladique, avant son abandon à la fin de l’ère mycénienne. Un sondage particulièrement intéressant pour notre étude a révélé une muraille formée de petites pierres et flanquée d’une tour, et une maison dont le patio est délimité par quatre colonnes, datés de l’Helladique récent grâce aux céramiques mises à jour à proximité : doit-on y voir une portion de mur cyclopéen et une portion d’habitat levantin que des fouilles ultérieures complèteront, prouvant une cohabitation dominants-dominés entre Asianico-achéens et Levantins/Minoens comme en Argolide et en Laconie ? Dans un passage mutilé de sa Description de la Grèce, Pausanias dit que la cité de "Cirrha/K…rra" (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui, sur la côte nord du golfe de Corinthe, dans la banlieue sud de Delphes) est ainsi nommée en hommage à une nymphe locale, mais qu’avant l’époque archaïque cette cité était appelée "Crissa/Kr‹sa" ("On dit à propos de Cirrha [texte manque] et c’est cette Cirrha qui a donné à la cité son nom actuel. Homère la désigne par son ancien nom “Crissa” dans l’Iliade [allusion à Iliade II.520] et dans son Hymne à Apollon", Pausanias, Description de la Grèce, X, 37.5) : on retrouve dans ce nom "Crissa" l’étymon "trʃ" (où [t] est devenu [k] et [ʃ] est devenu [s]) et le suffixe géographique supposé sémitique "-ssos". L’arrière-pays de Crissa est aussi lié à l’Histoire des Crétois/Minoens. Le mont "Parnasse/ParnasÒj" contient le suffixe géographique supposé sémitique "-ssos" : est-ce une sémitisation d’un mot originellement asianique signifiant "maison" auquel certains linguistes tel Leonard Robert Palmer donnent la forme "bira", qu’on retrouverait adapté en "parn" chez les Louvites et en "par" chez les Hittites en Anatolie ? En tous cas la cité de Delphes sur son flanc méridional, face à Crissa et à la mer, a des fondations crétoises. Son dieu tutélaire est le guerrier Apollon, dont la nature demeure sujette à débat. Malgré tous leurs efforts, les spécialistes du linéaire B n’ont découvert aucune trace tangible de son nom. Du vers 517 de l’Hymne à Apollon attribué à Homère, on déduit que le nom d’Apollon est associé à celui de "Péan/Pai£n" à l’époque archaïque, or ce dernier apparaît bien en linaire B sous la forme "pa-ja-wo-ne" (dans les tablettes KN C 394 et KN V 52), mais on peut penser que ce Péan - comme Hyakinthos en Laconie - est une divinité asianique antérieure à l’arrivée des Levantins au sud et des Achéens au nord, récupérée et assimilée à Apollon. Les uns voient en Apollon un dieu indoeuropéen apporté par les Achéens, qui aurait repris des attributs de dieux asianiques et levantins (dieu guerrier, invoqué dans les batailles par le cri mystérieux "Io péan !" hérité de l’Asianique Péan, il peut aussi s’identifier au dieu sémitique de l’Orage Addu dont il reprend parfois les cornes caractéristiques). Les autres au contraire voient en lui un dieu levantin, notamment les mythologues grecs antiques, qui font de lui un bâtard d’une nommée Léto, sœur de Kronos. Apollon a pour sœur la chasseresse Artémis aussi problématique : est-elle une déesse asianique ? est-elle un avatar de la déesse guerrière atlante Athéna ? est-elle un avatar de la déesse sémitique de l’amour Ishtar/Astarté ? Son nom est attesté en linéaire B sous la forme "a-te-mi-to" (dans la tablette PY Es 650). Selon l’Hymne à Apollon attribué à Homère, Artémis naît à "Ortygia/Ortug…a" (Hymne à Apollon 16), qui est peut-être l’antique nom d’Ephèse où s’élèvera plus tard le célèbre temple dédié à cette déesse. Apollon quant à lui naît sur l’île de Délos (Hymne à Apollon 16). Devenu adulte, il bataille contre un monstre habitant sur le mont Parnasse, une hydre appelée Typhon. Nous avons vu dans notre alinéa précédent que Typhon n’est qu’une hellénisation du serpent Apophis de la mythologie égyptienne, puissance maléfique combattue par Seth (alias Shadday chez les hébreux, alias Addu chez les autres Sémites, alias Poséidon chez les Grecs). Ce Typhon du mont Parnasse a été engendré par Héra, épouse du dieu indoeuropéen Zeus, par vengeance après l’infidélité de ce dernier dont l’Atlante Athéna est le fruit (Hymne à Apollon 311-330) : doit-on voir en Zeus et en Héra deux tribus indoeuropéennes achéennes rivales, dont l’une se serait liée aux populations attiques qui prendront Athéna comme emblème à l’ère mycénienne, tandis que l’autre se serait liée aux populations des bords du golfe de Corinthe, plus instables que les Attiques, et pour cette raison assimilés à l’image d’une hydre ne causant que des dommages à tous ceux qui l’approchent ? Apollon tue l’hydre Typhon, et laisse son cadavre "pourrir/pÚqw" sur place, d’où le nom de la cité qu’il fonde, "Pytho/PÚqwn" (littéralement "le serpent putréfié"), et le nom de l’oracle qui y est attaché, la "Pythie/Puq…a" ("[Héra] enfanta un fils différent des dieux et des hommes, l’horrible et funeste Typhon, terreur des mortels. Héra prit dans ses bras puis déposa cette hydre épouvantable, qui causa des maux innombrables aux hommes. Quiconque s’offrait à sa vue trouvait la mort, jusqu’au jour où le puissant Apollon la frappa d’une flèche terrible. Alors l’hydre en proie aux plus vives douleurs, respirant à peine, se roula sur le sable, poussa d’affreux sifflements, se tordit en tous sens, se précipita au milieu de la forêt, et dans son souffle empesté exhala sa vie sanguinaire. Apollon cria sa joie et son triomphe : “Que ton cadavre pourrisse sur ce sol fertile ! Tu ne seras plus le fléau des mortels qui se nourrissent des fruits de la terre féconde : ils viendront m’immoler ici par centaines des magnifiques offrandes ! Ni Typhée ni l’odieuse Chimère ne t’arracheront à la mort, au contraire Gaia et Hélios dans sa course céleste feront pourrir ici ta dépouille !”. Ainsi parla Apollon, fier de sa victoire. Une ombre épaisse couvrit les yeux du serpent. Echauffé par les rayons d’Hélios, il se putréfia. Voilà comment ce lieu fut appelé “Pytho” : les habitants donnèrent au dieu [Apollon] le surnom “Pythien” parce qu’en ce lieu le monstre terrible fut “pourri” par les rayons dévorants d’Hélios", Hymne à Apollon 351-374). Pour peupler l’endroit, Apollon accueille des Crétois égarés par un dauphin, qu’ils ont suivi depuis les côtes de Laconie et de Messénie ("[Apollon] aperçut sur la vaste mer un navire rapide, sur lequel étaient beaucoup d’hommes courageux, des Crétois de Cnossos, cité de Minos : ils étaient destinés à offrir des sacrifices au dieu, à publier les oracles d’Apollon Phoibos ["Fo‹boj", "le Brillant", un des surnoms d’Apollon, que les Romains latiniseront en "Phébus"] à l’épée d’or, prophéties immortelles du mont Parnasse. Ces Crétois, négociants en quête de richesses, voguaient sur leur navire léger vers les habitants de la sablonneuse Pylos. Apollon les ayant aperçus se précipita dans l’eau et, prenant la forme d’un dauphin, se plaça sur le navire comme un monstre immense et terrible sans que le nautonier ni aucun autre marin ne le remarquassent. Chaque fois que le dauphin s’agitait, toutes les poutres du navire remuaient, les matelots tremblants demeuraient assis et gardaient le silence, ils ne tendaient pas les cordages, ils ne déployaient pas les voiles, ils naviguaient toujours dans la direction où leurs premiers coups de rames les avaient lancés, et où les poussait le souffle impétueux de Notos ["NÒtoj", personnification du vent]. Ils dépassèrent d’abord le cap Malée, puis longèrent la côte laconienne, puis la féconde Hélion en bordure de la mer [cité non localisée], le Tainare [aujourd’hui le cap Matapan] où paissent en permanence les troupeaux du puissant Hélios, seul seigneur de ce charmant pays. Les Crétois voulurent stopper là leur navire, et descendre pour voir si le monstre resterait sur le pont ou s’il retournerait dans les eaux poissonneuses. Mais le navire aux larges flancs refusa d’obéir au gouvernail, il continua sa route en côtoyant le fertile Péloponnèse. Le souffle puissant d’Apollon le dirigeant sans effort, le navire poursuivit sa course rapide, il passa devant Arènè ["Ar»nh", cité non localisée en Elide], l’agréable Thryon où l’Alphée [fleuve d’Elide dont l’embouchure se trouve à une vingtaine de kilomètres au nord du site archéologique côtier de Kakovatos, et à une dizaine de kilomètres au sud de l’actuel cap Katakolo ; la cité de "Thryon/QruÒn" correspond peut-être à la moderne Epitalio] offre un gué facile aux habitants de la sablonneuse Pylos, il passa les Sources ["Krouno…", site non localisé], le Chalkis ["Calk…j", fleuve non identifié], Dymé [aujourd’hui la ville côtière de Kato Achaia, à mi-chemin entre le cap Araxos à ouest et la ville de Patras à l’est] dans la divine Elide où règnent les Epeiens. Après les rivages de Phèrè [site non localisé], les hautes montagnes d’Ithaque se dressèrent parmi les nuages, et Sami [port oriental de l’île de Céphalonie], et Doulichion [île non identifiée dans le voisinage de l’île d’Ithaque], et la verte Zakynthos. Après avoir côtoyé tout le Péloponnèse, le navire entra dans le vaste golfe de Crissa lui servant de limite. Alors un vent fort et serein vint des cieux, le zéphyr, obéissant à la volonté de Zeus, afin que le navire fendît plus rapidement de sa proue les flots salés de la mer, et dirigeât les Crétois vers le soleil levant. Le dieu Apollon fils de Zeus les guida, ils arrivèrent bientôt dans l’heureuse Crissa riche en vignes, ils entrèrent au port, le large navire s’enfonça dans le sable", Hymne à Apollon 391-439). Le site où s’élèvera plus tard le temple d’Apollon ne devient pas immédiatement célèbre. Athénée de Naucratis assure que le premier à y avoir déposé des offrandes est Gygès le roi de Lydie à l’ère archaïque ("Le roi lydien Gygès est le premier à avoir consacré [à Apollon de Delphes] des objets en or et en argent. Avant son règne, Apollon Pythien n’avait ni or ni argent, selon Phainias d’Erèse. Dans sa Quarante-huitième philippique, Théopompe dit que le temple de Delphes fut d’abord enrichi par Gygès, puis par Crésus, puis par les Siciliens Gélon et Héron. Gélon y offrit un trépied et une victoire d’or à l’époque où Xerxès Ier marchait contre la Grèce. Héron y envoya des offrandes semblables. Voici ce que dit Théopompe sur le sujet : “Ce temple jadis n’était orné que d’offrandes en bronze. On n’y voyait aucune statue, seulement des trépieds et des chaudrons en cuivre”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.20 ; Pausanias appuie l’affirmation d’Athénée de Naucratis en disant que le premier à y avoir déposé une statue est l’Aleuade Echécratidès de Larissa mal identifié à l’ère classique ou à l’ère hellénistique ["Echécratidès de Larissa a dédié une petite statue d’Apollon qui est, selon les Delphiens, la première de toutes les offrandes adressées au dieu", Pausanias, Description de la Grèce, X, 16.8]). Les fouilles continuelles assurées par l’Ecole française d’Athènes depuis le XIXème siècle confirment cette sanctuarisation tardive : entre le XIIème et le IXème siècles av. J.-C., le site de Delphes semble partiellement ou totalement abandonné, après avoir été occupé depuis au moins le XVème siècle av. J.-C., pour des raisons certainement plus géopolitiques que religieuses. Selon l’Hymne à Apollon, le nom de "Delphes" est celui d’une nymphe associée à une source locale, dont la graphie est instable : "Telfoàsa" dans cet Hymne à Apollon, "DelfÚj" chez Pausanias qui détaille la généalogie de cette nymphe ("On dit qu’Apollon eut de la nymphe Korykia un fils nommé Lykoreus, que la cité fut appelée par lui “Lykoria”, et que le nom de sa mère fut donné à la baie de “Korykos” [peut-être la baie de "Korakou" entre l’actuelle ville de Corinthe et l’archaïque port de Lechaion mentionnée précédemment ; on remarque que le nom de cette baie est homonyme du site de Korykos/Kizkalesi sur la côte ouest de la Cilicie, et du site de Corycos dans la banlieue d’Erythrée sur la côte ouest anatolienne, possibles dérivés de l’étymon "trʃ", avec un [t] initial et un [ʃ] final devenus [k] ?]. Selon certains, Kelainè ["Kelain»" : autre graphie pour la déesse-Lune "Séléné/Sel»nh" ?] était la fille d’Hyamos, lui-même fils de Lykoreus, et Delphys qui donna son nom à la cité actuelle était fille d’Apollon et de Lelainè fille d’Hyamos. Selon d’autres, l’autochtone Kastalios eut une fille nommée Thyia ; qui fut la première prêtresse de Dionysos dont elle organisa les premières orgies, ils prétendent qu’elle a donné son nom aux "Thiases" qui se livrent à des actes de folie en l’honneur de Dionysos, et selon eux Delphys était fille d’Apollon et de Thyia. Selon d’autres encore, elle avait pour mère Mélainè fille du Céphise [fleuve traversant la Béotie]. Plus tard, les habitants du lieu donnèrent à la cité de Delphes le surnom “Pytho” : c’est ainsi qu’Homère l’appelle dans le catalogue des Phocéens [Iliade II.519 et IX.405]. Les fanatiques de la généalogie affirment qu’un “Pythès” fils de Delphys, soi-disant roi de la cité, lui aurait donné son nom, mais la tradition la plus répandue est que cette appellation “Pytho” dérive de “pythesthai/pÚqesqai” en référence à celui qu’Apollon a tué à coups de flèches avant de le laisser “pourrir” dans cet endroit", Pausanias, Description de la Grèce, X, 6.3-5). Est-ce cette nymphe "Telfoàsa/DelfÚj" qui a donné son nom à l’animal "delf…j", latinisé en "delphinus" puis francisé en "dauphin" ? ou au contraire est-ce l’aventure des Crétois rapportée par l’Hymne à Apollon, ayant suivi un "dauphin/delf…j" prétendument envoyé par Apollon, qui a donné son nom à la cité de "Delphes" ? Dans la première hypothèse, "dauphin" désigne étymologiquement "l’animal associé à la cité et à la nymphe Telfoàsa/DelfÚj", alors que dans la seconde hypothèse "Delphes" désigne étymologiquement "la cité associée au dauphin qui lui a apporté ses premiers habitants". La vérité historique est peut-être un mélange des deux, puisque la cité porte un nom pluriel ("Delfo…", littéralement "les delphes"), qui semble renvoyer à la fois à la nymphe et à l’animal. Strabon révèle que la motivation profonde des Crétois à s’installer dans cet endroit, près du mont Parnasse, est le contrôle total des régions alentours : depuis le mont Parnasse, on peut visualiser toute la navigation dans le golfe de Crissa, on peut réguler les échanges entre la Béotie au sud-est et la Thessalie au nord, et via la plaine d’Elatée on peut projeter une colonisation vers les côtes de la mer Egée face à l’île d’Eubée ("L’oracle de Delphes est si ancien qu’Agamemnon l’aurait consulté, selon le citharède qui chante la dispute entre Ulysse et Achille fils de Pélée : le chef suprême Agamemnon se réjouit dans son cœur car cela naguère “lui a été prédit par Phoibos Apollon à Pytho” [allusion à Odyssée VIII. 75-80]. Telle est la célébrité de Delphes. Elatée doit la sienne au fait que, parmi toutes les cités de Phocide, elle est la plus grande et aussi la plus forte : elle commande le passage des cols, et quiconque l’occupe possède la Phocide et la Béotie. Aucune armée en provenance de Thessalie effectivement n’a jamais pu franchir l’envahir en passant d’abord par l’Oeta, puis par les montagnes de Locride et de Phocide, car ces montagnes ont très peu de passages praticables, qui par ailleurs débouchent sur des défilés étroits commandés par les cités, autrement dit on doit d’abord s’emparer de ces cités pour maîtriser lesdits passages" Strabon, Géographie, IX, 3.2). Plus loin à l’ouest, le "Kourion/KoÚrion", aujourd’hui la colline d’Arakynthos, entre le lac Trichonida au nord et la ville portuaire de Missolonghi au sud, qui domine (et contrôle !) l’entrée du golfe de Crissa, doit également son nom aux Courètes/Crétois installés à proximité, sans doute à l’endroit de l’antique cité de Pleuron (aujourd’hui le site archéologique dans la banlieue nord de Missolonghi : "On suppose que le Kourion qui s’élève près de l’ancienne Pleuron doit son nom aux Courètes, appliqué aussi aux anciens Pleuroniens", Strabon, Géographie, X, 2.4). Selon un auteur cité par Strabon, ces Courètes des rives nord-ouest du golfe de Crissa viennent de Chalcis sur l’île d’Eubée ("Voici ce que nous lisons chez Archémachos d’Eubée : “Les Courètes de Chalcis, ayant constaté dans les fréquents combats pour la domination de la plaine lélantine que leurs ennemis les attrapaient en saisissant par les épaisses touffes de cheveux qui ombrageaient leur front, décidèrent de ne garder leurs cheveux de derrière et de raser ceux du devant, cette coiffure particulière leur valut le nom de « Courètes » [calembour entre "Courète/Kour»j" et "kour…aj/tondu, rasé"]. De Chalcis, ils passèrent ensuite en Etolie, dans la région de Pleuron, ils y trouvèrent des peuples au-delà de l’Achéloos qui ne se coupaient jamais les cheveux, qu’ils appelèrent « Acarnaniens [autre calembour entre "Acarnanie/Akarnan…a" et "¢kar»j", littéralement "qui n’a pas de tête/k£ra"] »”", Strabon, Géographie, X, 3.2). Selon l’historien Ephore encore cité par Strabon, ils auraient été rejoints par leurs cousins installés de l’autre côté du golfe de Crissa, en Elide, après avoir été battus et refoulés ensemble vers l’Acarnanie par un autochtone asianique nommé Etolos, qui aurait donné ensuite son nom à l’Etolie ("[Ephore] nous apprend que les Courètes étaient originalement maîtres de l’Etolie entière, mais que, vaincus dans plusieurs batailles par Etolos fils d’Endymion venu d’Elide, ils se retirèrent dans le pays appelé aujourd’hui Acarnanie. […] Pour appuyer son affirmation, Ephore cite deux inscriptions, l’une qu’on lisait sur le socle d’une statue d’Etolos à Thermoi en Etolie, dans l’endroit où se tenaient les élections des magistrats : “Au fondateur de la cité, au héros né sur les bords de l’Alphée près du stade d’Olympie, au noble Etolos fils d’Endymion, les Etoliens ont érigé cette statue, monument durable de leur propre valeur”, l’autre qu’on lisait sur le socle de la statue d’Oxylos dans l’agora d’Elis : “Las de régner sur un peuple autochtone, Etolos partit jadis conquérir le territoire des Courètes par les efforts de sa lance", Strabon, Géographie, X, 3.2).


La frontière entre l’isthme de Corinthe et l’Attique est matérialisée naturellement par la chaîne montagneuse des "Kerata/Kšrata", contenant encore l’étymon "trʃ" (avec le [t] initial devenu [k], et le [ʃ] final devenu [t] ; est-ce une allusion à la forme cornue des montagnes locales, ou à la forme cornue du golfe Saronique en contrebas [à l’instar de la "corne d’Hespéros/golfe de Gabès" mentionnée dans notre alinéa précédent ; sur le rapport entre l’étymon "trʃ" et l’image des cornes du dieu Addu associée au labrys, nous renvoyons à ce que nous avons dit plus haut lors de notre survol de la Carie] ? ; pour l’anecdote, c’est depuis cette chaîne montagneuse que le Grand Roi perse Xerxès Ier assistera à la ruine de sa flotte lors de la bataille de Salamine contre les Grecs en -480, selon le paragraphe 13 de la Vie de Thémistocle de Plutarque). La cité d’Eleusis, la première qu’on traverse quand on quitte l’isthme pour aller vers la pointe orientale de l’Attique, doit-elle son nom à un dieu sémitique, comme son préfixe "El" le suggère (à l’instar du pays d’"Ilion" de la côte asiatique face à l’île de Lesbos, dont nous avons dit précédemment qu’il semble une déformation d’"Elion/El-Anu", hellénisé en "Ouranos", le dieu sémitique du ciel) ? La tradition relayée par les vers 94 à 144 de l’Hymne homérique à Déméter, et par les paragraphes 62 livre III et 6 livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, l’attache en tous cas à la déesse de l’agriculture Déméter, dont nous avons vu dans notre alinéa précédent qu’elle est bien une déesse sémitique, considérée par les Sémites hyksos comme la mère ou la grand-mère ou l’épouse - sous le nom d’"Isis" - du dieu égyptien de l’agriculture Osiris : selon l’Hymne homérique à Déméter et Diodore de Sicile, Déméter s’installe définitivement à Eleusis au tout début de l’ère mycénienne. Nous reviendrons dans un paragraphe ultérieur sur cet épisode. Contentons-nous pour le moment de dire que, si le temple éleusien des Mystères dont on voit aujourd’hui les vestiges, dédié à Déméter et à sa fille Perséphone, a été réalisé à l’ère classique (plus précisément pendant la paix de Trente Ans dans le troisième quart du Vème siècle av. J.-C., sous la supervision de Périclès, selon le paragraphe 13 de la Vie de Périclès de Plutarque, et selon l’alinéa 16 de l’introduction du livre VII de De l’architecture de Vitruve), soit bien après l’époque qui nous occupe, les fouilles systématiques conduites par la Société archéologique d’Athènes entre la fin du XIXème siècle et la veille de la deuxième Guerre Mondiale ont permis néanmoins d’y exhumer les fondations du temple précédent remontant au début de l’ère mycénienne - qui ont servi de socle et de modèle à ce temple du siècle de Périclès -, et d’en révéler sa nature sémitique/minoenne : les colonnes autour de la salle centrale, dont le côté ouest taillé dans le roc est constitué de gradins, sont un héritage direct des mégarons de l’ère minoenne (comme ceux des palais de Crète, ceux des palais levantins, celui d’Avaris en Egypte, ou celui de Mari sur le moyen Euphrate), on devine que les cérémonies pratiquées là à l’origine étaient les mêmes que celles de Cnossos et d’autres lieux levantins minoens, mélanges de taurokathapsias, de compétitions sportives, de danses et de chants, comme nous l’avons dit lors de notre survol de la Crète. La population de l’Attique à l’ère minoenne est l’objet de débats animés entre spécialistes. Lors des guerres du Péloponnèse au Vème siècle av. J.-C., les Athéniens s’enorgueilliront d’être des "fils du sol", contrairement à leurs adversaires spartiates issus de Doriens installés en Laconie à la fin de l’ère mycénienne et au début de l’ère des Ages obscurs : cette affirmation condescendante rappelle l’antériorité bien réelle des Athéniens par rapport aux Spartiates classiques, mais elle ne signifie nullement que les ancêtres des Athéniens à l’ère minoenne étaient des autochtones. Comme partout ailleurs sur le territoire qui deviendra la Grèce, l’Attique de l’ère minoenne semble un lieu de confrontation et/ou d’échanges entre Asianiques authentiquement autochtones, barbares indoeuropéens achéens venus du nord, et Levantins. L’Attique se singularise par le fait qu’elle paraît convoitée alors par plusieurs communautés levantines rivales, l’une originaire de l’est dominée par Kronos et représentée par le dieu de l’Orage Addu/Poséidon, l’autre originaire du sud dominée par Atlas et représentée par la déesse guerrière que les Grecs ultérieurs helléniseront en "Athéna" (sur cette déesse guerrière libyenne androgyne, nous renvoyons encore à notre alinéa précédent). Le nom "Attique/Attik»" est d’origine inconnue. Peut-être dérive-t-il d’"Actée/Akta‹oj", le plus ancien seigneur connu du pays. La fille de cet Actée est mariée à un Asianique local nommé "Cécrops/Kškroy", qualifié de "mi homme mi dragon" ("L’autochtone Cécrops, qui était mi-homme mi-dragon, régna le premier sur l’Attique, et nomma “Cécropie” ce pays appelé auparavant “Actè”. […] De son épouse Agraule fille d’Actée, Cécrops eut un fils nommé Erysichthon qui mourut sans enfants, et trois filles", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 14.1-2 ; "On dit qu’Actée fut le premier roi du pays nommé aujourd’hui “Attique”. Cécrops, qui avait épousé sa fille, prit la couronne après sa mort", Pausanias, Description de la Grèce, I, 2.6) : cette qualification suggère-t-elle que sous son apparence avenante ce Cécrops cache un caractère pervers ou prédateur ? Dans le livre IV paragraphe 180 précité de son Histoire, Hérodote dit qu’Athéna est une fille de Poséidon, et qu’à la suite d’un différend d’on-ne-sait-quelle nature elle est entrée en conflit contre ce dernier, elle s’est alors rapprochée de Zeus, qui l’a reconnue comme sa fille. Pseudo-Apollodore, plus précis, dit que ce différend date du règne de Cécrops : afin d’attirer des capitaux en Attique, ce dernier a ouvert ses frontières pour permettre aux étrangers de s’y installer (Cécrops doit-il son sobriquet de "mi homme mi dragon" à cette décision politique ?), dont certains sous la bannière d’Athéna et d’autres sous la bannière de Poséidon/Addu, les premiers s’imposant finalement contre les seconds avec la complicité de Cécrops ("Sous le règne de Cécrops, des dieux résolurent de s’approprier certaines cités dont les populations devraient les honorer en particulier. Poséidon vint le premier en Attique, il frappa de son trident la terre au milieu de l’Acropole et y fit naître la rivière qu’on appelle aujourd’hui Erechthéide. Athéna vint ensuite, elle signifia sa prise de possession devant Cécrops par le plantage d’un olivier, qu’on montre encore aujourd’hui dans le Pandroseion. Une dispute s’éleva entre eux sur la possession du pays. Zeus leur donna pour arbitres, non Cécrops ni Cranaos ni Erysichthon comme le prétendent certains auteurs, mais les douze dieux. Ceux-ci attribuèrent le pays à Athéna, après avoir entendu le témoignage de Cécrops qui l’avait vue planter l’olivier. Elle donna son nom à la cité", Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 3.1). Thucydide confirme cette politique très libérale de Cécrops, qui transforme l’Attique en une mosaïque de fiefs rivaux ("Sous le règne de Cécrops et des précédesseurs de Thésée, l’Attique était partagée en communautés ayant chacun son prytanée et ses magistrats. Sauf en cas de menace, les habitants de ce pays ne s’assemblaient jamais pour délibérer en commun autour du roi. Chacun avait son gouvernement et sa propre vie politique. On bataillait même parfois contre le roi, comme les gens d’Eleusis qui s’allièrent avec Eumolpos contre Erechthée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.15). Doit-on en conclure que des Sémites d’Afrique du nord sont venus en Attique et se sont alliés avec les Asianico-achéens locaux - représentés par leur seigneur Cécrops et leur dieu Zeus - contre d’autres Sémites installés avant ou après eux en provenance des Cyclades ou de Crète ? La fête des Panathénées, célébrant la victoire d’Athéna sur Poséidon, sous-entend la défaite de ceux-ci contre ceux-là. Le même Hérodote rapporte que l’Attique a été l’enjeu d’un conflit entre des Pélasges et des "Athéniens" dont il oublie hélas de préciser la nature : ces "Pélasges" que nous avons croisés à plusieurs reprises en mer Egée sont-ils des Levantins (c’est l’hypothèse de certains auteurs mentionnés par Strabon qui, recourant au calembour, les comparent méprisamment à des oiseaux migrateurs : "Selon certains spécialistes de l’Attique, des Pélasges seraient venus dans la région d’Athènes, où les locaux, en constant leur habitude de voyager de pays en pays tels des oiseaux de passage, les auraient surnommés “Pélarges” ["Pelargo…", "Cigognes"]", Strabon, Géographie, V, 2.4) ou des Asianiques ? et ces "Athéniens" sont-ils des Asianiques "fils du sol" ou des Indoeuropéens achéens récemment sédentarisés ? Pour notre part, nous constatons que la cité d’Athènes, comme la cité de Delphes, a une forme plurielle ("Aq»nai", littéralement "les athènes") sous-entendant un mélange de populations et non pas un unique peuple homogène : les "Athéniens" de l’ère minoenne et du début de l’ère mycénienne nous semblent un mélange d’Asianiques, d’Indoeuropéens et de Levantins n’ayant d’autre point commun que le sabir indoeuropéen, tandis que les "Pélasges" mentionnés par Hérodote nous semblent un autre mélange d’autres Levantins et d’autres Asianiques n’ayant d’autre point commun que la langue sémitique importée d’Asie via l’Anatolie et les îles égéennes, et/ou d’Afrique via les comptoirs hyksos d’Egypte et les comptoirs atlantes de Libye. Experts en construction, ces Pélasges ont aidé les mystérieux "Athéniens" à bâtir une muraille sur la butte connue aujourd’hui sous le nom d’"Acropole" ("AkrÒpolij", littéralement la "cité/pÒlij du promontoire/©kra" ; cette muraille dite "pélasgique" est encore visible dans certains fragments de l’enceinte ouest de l’Acropole), qui les ont remerciés en les refoulant dans une zone marécageuse. Mais aussi experts en agriculture, ces Pélasges ont transformé cette zone marécageuse en champs fertiles : les mystérieux "Athéniens" les ont alors éjectés de l’Attique sous un prétexte discutable, pour accaparer cette zone nouvellement fertile. Certains Pélasges chassés se sont exilés sur l’île de Lemnos (ce sont eux que nous avons croisés, lors de notre survol de cette île : "Les Athéniens avaient-ils le droit de chasser les Pélasges de l’Attique ? Je ne peux rapporter que ce qu’on dit. Selon l’Histoire d’Hécatée fils d’Hégésandros ils n’en avaient pas le droit, car les Athéniens ont reconnu aux Pélasges la possession des terres au pied de l’Hymette en récompense de l’aide que ceux-ci leur avaient apportée dans l’édification de la muraille autour de l’Acropole, avant de les en chasser sans même chercher un prétexte quand ils ont constaté avec jalousie et convoitise que ces terres auparavant stériles et abandonnées produisaient des bonnes récoltes. Selon les Athéniens au contraire, le droit était pour eux, car ces Pélasges installés au pied de l’Hymette venaient les provoquer, maltraitant avec insolence et mépris les jeunes Athéniennes qui allaient puiser l’eau quotidiennement à l’Ennéakrounos ["Enne£krounoj", la fontaine aux "neuf sources", au pied de l’Acropole] […], allant même jusqu’à préparer l’attaque de la ville, mais les Athéniens découvrirent leur plan et se montrèrent plus dignes qu’eux, car ils refusèrent de les exterminer pour les punir de leur projet et leur ordonnèrent seulement de quitter le pays : ces Pélasges expulsés s’installèrent dans plusieurs pays, dont certains à Lemnos", Hérodote, Histoire VI.137), les autres sont partis vers l’île de Samothrace (selon le livre II paragraphe 51 précité de l’Histoire d’Hérodote), ou sur le continent asiatique (à Plakia et Skylaké en bordure de l’Hellespont dans la future Troade selon le livre I paragraphe 57 précité de l’Histoire d’Hérodote, à Atramyttion [aujourd’hui Edremit en Turquie, face à l’île de Lesbos] et à Antandros [aujourd’hui Altinoluk près d’Edremit en Turquie] en Iliade selon le livre VII paragraphe 42 de la même œuvre du même auteur, et aussi à Pédasos [homonyme de la cité qui sera appelée plus tard "Méthone" en Messénie selon le livre IV paragraphe 35 alinéa 1 précité de la Description de la Grèce de Pausanias] et Lyrnessos non localisées sur les flancs du mont Ida en Troade, qui seront saccagées par les Achéens lors de la guerre de Troie à la fin de l’ère mycénienne [Homère qualifie de "Lélèges" les gens de ces deux cités en Iliade XX.92-96 et XXI.86-87 ; on remarque que ces deux toponymes reprennent l’étymon supposé sémitique "-ssos"]). Selon pseudo-Apollodore, la compétition entre Athéna et Poséidon pour la possession de l’Attique s’achève peu de temps avant l’éruption de Santorin que nous raconterons dans notre prochain alinéa, puisque les Grecs considèrent justement ce cataclysme comme une vengeance de Poséidon suite à sa défaite contre Athéna ("Poséidon, irrité [d’avoir perdu face à Athéna], inonda les champs de Thria [dème près d’Eleusis] et submergea tout l’Attique ", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 14.1). Cela explique peut-être pourquoi les spécialistes du linéaire B peinent à l’attester (la tablette KN V 52 contient la séquence "a-ta-na po-ti-ni-ja" : si "po-ti-ni-ja" peut se traduire assurément en "maîtresse/pÒtnia", "a-ta-na" en revanche pourrait renvoyer autant à la déesse "Athéna" qu’à un lieu "Atana" en Crète non encore découvert). A la mort de Cécrops, un autre autochtone nommé Cranaos lui succède, avec lequel il semble n’avoir aucun lien de parenté généalogique ni d’alliance : ce Cranaos est-il un des capitaines de Cécrops ? ou au contraire un de ses rivaux ? Son règne étant contemporain de l’éruption de Santorin, on déduit que les règnes d’Actée et de Cécrops datent de l’extrême fin de l’ère minoenne ("Cécrops étant mort, l’autochtone Cranaos lui succéda. Ce fut sous son règne que se produisit le déluge de Deucalion", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 14.5). Selon Pausanias et pseudo-Apollodore, l’Attique doit son nom à Atthis, une des filles de Cranaos morte en bas âge, et non à Actée ("[Cécrops eut] un fils nommé Erysichthon qui ne régna pas, étant mort avant lui. Le trône fut donc occupé par Cranaos le plus puissant des Athéniens. Cranaos eut plusieurs filles, dont Atthis qui donna son nom au pays d’“Attique” appelé auparavant “Actè”", Pausanias, Description de la Grèce, I, 2.6 ; "[Cranaos] épousa Pédiada la fille du Spartiate Mynès ["MÚnhj" : coquille de Pausanias ou d’un de ses copistes pour "Mylès/MÚlhj" graphiquement proche, fils et successeur de Lélex le premier roi de Laconie ?], dont il eut trois filles, Kranaè, Kranaichmè et Atthis. Cette dernière étant morte encore jeune fille, Cranaos donna son nom au pays “Attique”", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 14.5). Notons, avant de continuer notre survol vers l’ouest, que le dème d’Athmonia (aujourd’hui Maroussi, à cinq kilomètres au nord-est d’Athènes) possède un sanctuaire dédié à la Sémitique Uranie antérieur au règne d’Actée ("Les Athmonéens en Attique ont un temple à Uranie, qu’ils disent avoir été bâti par Porphyrion, qui régna en Attique avant Actée", Pausanias, Description de la Grèce, I, 14.7). Notons aussi que l’île de "Salamine" contient l’étymon sémitique "slm", et que le fleuve "Céphise/K»fisoj" (homonyme du "Céphise" qui coule en Béotie) et la rivière "Ilisos/IlisÒj" (affluent du Céphise qui longe les monts Hymette, aujourd’hui asséché) contiennent le suffixe supposé sémitique "-ssos".


La Béotie ("Boiwt…a", origine inconnue), voisine de la Corinthie et de l’Attique, voue un culte aux trois "Grâces" (dérivé de "C£rij" en grec, via le latin "Gratia" ; le mot "c£rij" renvoie aux notions de "joie, plaisir, bienfait, charme", les chrétiens le reprendront pour qualifier le baptême ou "k£risma", francisé plus tard en "charisme"), probables déesses asianiques continentales de la beauté, de la nature et de la fécondité. Pausanias révèle en effet que deux de ces déesses sont vénérées aussi en Laconie et en Attique, mais qu’un Béotien nommé Etéocle est le premier à avoir vénéré les trois ("Les Béotiens disent qu’Etéocle fut le premier à sacrifier aux trois Grâces, même s’ils ne se souviennent plus des noms qu’il leur donna. Les Spartiates ne reconnaissent que deux Grâces, auxquelles Lacédémon fils de Taygète érigea un temple, appelées “Klèta” ["Kl»ta", "l’Invocatrice"] et “Phaenna” ["Fašnna", "la Brillante"]. Ces Grâces sont aussi adorées par les Athéniens depuis longtemps, qui les appellent “Auxô” ["AÙxè", "la Prospère"] et “Hégémonè” ["HgemÒnh", "la Conductrice"]", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 35.1-2). Cet Etéocle n’ayant pas d’enfants, le pays tombe aux mains d’un bâtard (fils d’Arès !) nommé Phlégyas, peut-être originaire de Thessalie voisine (si on admet l’équivalence avec le "Phlégyas frère d’Ixion" roi des Thessaliens lapithes cité à l’alinéa 22 paragraphe 5 livre IX de la Géographie de Strabon), qui y répand la terreur, avant d’être anéanti avec ses compagnons par une épidémie ("A la mort d’Etéocle, la couronne passa à la famille d’Almos. Celui-ci avait deux filles, Chrysogénie et Chrysé. On dit que Chrysé fille d’Almos conçut Phlégyas avec Arès. Etéocle étant mort sans enfant, Phlégyas monta sur le trône et donna son nom au pays “Phlégyantide” qui s’appelait antérieurement “Andrèide” en référence à l’une de ses cités nommée “Andrèis”. Il fonda une autre cité portant son nom, où il rassembla les hommes les plus vaillants de Grèce, et poussa ensuite l’audace et l’imprudence jusqu’à se séparer du reste des Orchoméniens. Ils commencèrent à piller leurs voisins. Ils lancèrent une expédition pour dépouiller le sanctuaire de Delphes, dans laquelle Philammon, venu au secours de ce sanctuaire avec quelques Argiens d’élite, fut tué en bataille avec tous les Argiens qui l’accompagnaient. Les Phlégyens étaient alors les plus belliqueux des Grecs, comme en témoigne Homère qui, dans l’Iliade, dit à propos d’Arès et de son fils Phobos : “Ils s’arment tous deux pour aller chez les Ephyréens et les vaillants Phlégyens” [Iliade XIII.301-302] (je crois que les “Ephyréens” dont il parle ici sont les habitants de la Thesprotide en Epire). Les dieux détruisirent entièrement les Phlégyens par des multiples coups de tonnerre, des violents séismes, et une épidémie qui emporta ceux qui restaient. Seul un petit nombre survécut, qui se réfugia en Phocide", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 36.1-3). A la mort de ce calamiteux Phlégyas sans héritier, son jeune cousin Minyas lui succède, que Pausanias présente comme un petit-fils de Poséidon : derrière cette filiation à Poséidon/Addu, doit-on comprendre que Minyas, et son père Chrysès, et sa grand-mère Chrysogénie, et peut-être son arrière-grand-père Almos, sont des Minoens/Levantins ? Minyas réunifie pacifiquement le pays. Il a un fils, Orchoménos, qui donne son nom à la cité d’Orchomène ("Phlégyas n’ayant pas d’enfant, la couronne passa à Chrysès, fils de Chrysogénie fille d’Almos et de Poséidon. Minyas fut fils de Chrysès, et les peuples qu’il gouvernait furent appelés “Minyens” jusqu’à aujourd’hui. Mynias eut de si grands revenus qu’il surpassa en richesses tous ceux qui l’avaient précédé. Il est le premier, à notre connaissance, à avoir construit un trésor pour y enfermer ses richesses. Les Grecs, qui admirent beaucoup plus les autres pays que le leur, qui décrivent par exemple avec beaucoup de détails les pyramides de Memphis, n’ont pas daigné mentionner ce trésor de Minyas ou les murs de Tirynthe, qui sont pourtant dignes d’admiration. Minyas fut le père d’Orchoménos, sous le règne duquel la cité prit le nom d’“Orchomène”, et ses habitants celui d’“Orchoméniens”, tout en conservant celui de “Minyens” pour éviter la confusion avec les Orchoméniens d’Arcadie ", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 36.4-6) attestée sous la forme "e-ko-me-no" en linéaire B (dans les tablettes PY Cn 40 et 599, et PY Na 406 et 941). Des anthropologues très médiatiques du XXème siècle, nés avant 1945, ont voulu voir dans les trois Grâces béotiennes des hellénisations d’une hypothétique triade divine indoeuropéenne, c’est-à-dire la preuve que les habitants de Béotie à l’époque de Minyas sont des Achéens. Dans l’introduction du présent alinéa, nous avons dit tout le mal que nous pensons de ces délires linguistico-socialo-religieux d’avant 1945 concernant les Indoeuropéens, porté par des bonimenteurs motivés davantage par leurs inclinations idéologiques que par la volonté d’accumuler des faits : l’hypothèse de ces fanatiques de la supériorité indoeuropéenne ne s’appuie sur rien puisque primo nous avons bien insisté dans notre introduction sur l’extrême dangerosité de reconstituer une prétendue civilisation à partir des supposés signifiés d’une langue quelle qu’elle soit, et sur l’absurdité de considérer les Indoeuropéens comme un bloc uni et homogène, deusio nous venons de rappeler que les Grâces sont aussi vénérées en Laconie et en Attique, mais seulement deux sur trois (cela signifierait qu’une des trois déesses prétendues indoeuropéennes s’est perdue en passant de Béotie en Attique et en Laconie ?...), et tertio l’archéologie ne semble aller dans le sens de ces anthropologues. Minyas est-il un Indoeuropéen achéen ? Lors de ses fouilles sur le site d’Orchomène dans le dernier quart du XIXème siècle, Heinrich Schliemann a découvert une grande tombe à tholos qu’il a vite attribuée à cet antique roi béotien, et un type de poterie caractéristique qu’il a qualifiée de "minyenne" en référence au même personnage. Les archéologues ultérieurs ont retrouvé une infinité de ces poteries dites "minyennes" de part et d’autre de la mer Egée (nous en avons vues à Aghia Irini sur l’île de Kéos, ainsi qu’à Lerne en Argolide), surtout en Béotie et en Thessalie à l’ouest, en Troade (sur la rive orientale de l’Hellespont) et en Iliade (autour de l’île de Lesbos) à l’est. Le pic de production est atteint à l’Helladique moyen, soit à l’ère minoenne, mais les exemplaires les plus anciens remontent à la fin de l’Helladique ancien, soit avant l’ère minoenne, et provenir d’Orchomène en Béotie, où par ailleurs un gros doute subsiste sur l’attribution à Minyas de la tombe à tholos découverte par Schliemann : cette tombe dite "de Minyas", comme celle dite "d’Atrée" à Mycènes, pourrait être beaucoup plus récente que ne le croyait Schliemann, du milieu ou de la fin de l’Helladique moyen, autrement dit bien après l’émergence des poteries soi-disant caractéristiques du règne de Minyas. On remarque que ces poteries fabriquées à une échelle industrielle, à la forme standard (gobelet, ou jatte à fond plat avec deux anses, ou coupe large à un pied), sont polies jusqu’à l’obtention d’une grande brillance, et leurs profils - bords et anses - sont extrêmement fins, comme si leurs fabriquants voulaient donner l’illusion du métal. Cette supposition est renforcée par le fait qu’elles sont colorées en gris (teinte la plus courante et la plus ancienne) comme pour imiter l’argent, ou en jaune comme pour imiter l’or, ou en rouge (teinte plus rare) comme pour imiter le cuivre. De tout cela, on est tenté de conclure que les habitants de Béotie vers -1600 ne sont pas des Indoeuropéens, mais, comme partout ailleurs sur le territoire qui deviendra la Grèce, un mélange d’autochtones plus ou moins rustiques (incapables de travailler le métal, et pauvres, d’où leurs poteries imitatives, équivalents antiques de nos modernes diamants en toc fabriqués par des bijoutiers-fantaisie, dont le faux éclat veut donner l’illusion du savoir-faire des tailleurs de pierre professionnels et de la richesse des diamants authentiques) près desquels sont venus récemment s’installer des barbares indoeuropéens, auxquels des Sémites en provenance des côtes anatoliennes ou de Crète ou d’ailleurs ont apporté un minimum d’urbanité, sans qu’on puisse définir exactement dans chaque individu le pourcentage de gènes appartenant aux uns ou aux autres. En un lieu inconnu de Béotie se trouvait la cité de "Mycalessos/MukalhssÒj" fondée selon la tradition par Cadmos après son débarquement en Béotie à l’ère mycénienne ("On dit que [Mycalessos] doit son nom à la vache qui beugla ["muk£smai", "mugir, rugir"] sur place, orientant ainsi Cadmos et son armée vers Thèbes", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 19.4), dont la population sera massacrée à l’ère classique (par Athènes, selon le livre 1 paragraphe 23 alinéa 3 de la Description de la Grèce par Pausanias), qui tombera en ruines ensuite pour cette raison : même si aucun auteur ne nous confirme cette origine levantine de la cité, on subodore que cette tradition est fondée car on retrouve le suffixe supposé sémitique "-ssos", et surtout Pausanias rapporte incidemment qu’elle est liée à Melkart/Héraclès du mont Ida en Crète ("On voit sur le bord de la mer [près des ruines de Mycalessos] le temple dédié à Déméter Mycalessienne, dont on raconte que les portes fermées sont ouvertes chaque nuit par Héraclès, l’un des Dactyles de l’Ida", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 19.5). Au large de la Béotie se trouve l’île d’Eubée, où le métissage de la population est prouvé par la cité d’"Amarynthos/Am£runqoj" habitée depuis au moins la première moitié du IIIème millénaire av. J.-C., soit bien avant l’ère minoenne, et comportant le suffixe géographique supposé asianique "-nthos", et le port de "Chalcis/Calk…j" ou littéralement le "lieu du cuivre/calkÒj" dont Strabon (dans l’alinéa 2 paragraphe 3 livre X précité de sa Géographie) dit clairement qu’elle est habitée par des Courètes, experts dans le travail et le commerce de ce métal.


On demeure dans la même incertitude sur la Thessalie au nord. Dès l’Antiquité, Strabon, pourtant plus proche des faits historiques que nous, le déplorait ("On doit aux perpétuels déplacements des populations de ce pays de Thessalie, à leurs migrations d’une cité dans l’autre, à leurs mélanges, les confusions géographiques et ethnographiques, souvent embarrassante pour le géographe moderne. Pour preuve, signalons les cités de Crannon et de Gyrton : anciennement les Gyrtoniens s’appelaient “Phlégyens” en référence à Phlégyas le frère d’Ixion [peut-on raccorder ce "Phlégyas frère d’Ixion" au Phlégyas fils d’Arès dont nous venons de parler en Béotie, sachant qu’Ixion roi des Thessaliens lapithes a vécu on-ne-sait-quand à l’ère mycénienne ?], et les Crannoniens “Ephyréens”, de sorte que quand Homère dit : “Depuis la Thrace, ils s’arment tous deux pour aller chez les Ephyréens et les vaillants Phlégyens [Iliade XIII.301-302]”, on ignore si le poète envoie aux Crannoniens ou aux Gyrtoniens", Strabon, Géographie, IX, 5.21). Hiéronymos de Rhodes, philosophe aristotélicien de l’ère hellénistique, dit que les premiers sédentaires de Thessalie sont des Pélasges ("Selon [Hiéronymos de Rhodes], les deux régions de Thessalie eurent pour premiers habitants des Pélasges, chassés plus tard par les Lapithes et refoulés jusqu’en Italie. Cela expliquerait pourquoi aujourd’hui on qualifie encore de “pélasgique” la partie de la Thessalie comprenant Larissa, Gyrton, Phères, Mopsion, le Boibè, l’Ossa, l’Homolé, le Pélion, voire toute la Magnésie", Strabon, Géographie, IX, 5.22). Dans ses Antiquités romaines, Denys d’Halicarnasse dit la même chose, de façon plus détaillée : ces Pélasges seraient des colons originaires de la communauté pélasge d’Argos, qu’ils auraient quittée "après six générations", ils auraient vécu en Thessalie "cinq générations" avant d’en être chassés par Deucalion au début de l’ère mycénienne ("Les Pélasges était un peuple grec originaire du Péloponnèse. Ils étaient malheureux pour beaucoup de raisons, surtout parce qu’ils erraient continuellement et n’avaient aucune demeure fixe. Ils vécurent d’abord à proximité de la cité appelée aujourd’hui Argos en Achaïe. Ils étaient des autochtones, selon la majorité des témoignages. Leur nom viendrait de leur roi Pélasgos. On dit que Pélasgos était fils de Zeus et de Niobé fille de Phoronée, qui selon la tradition fut la première mortelle aimée par Zeus. Après six générations, quittant le Péloponnèse, ils s’en allèrent vers le pays qu’on appellait anciennement “Hémonie” et qu’on appelle aujourd’hui “Thessalie”. Les chefs des colons étaient Achaios, Phthios et Pélasgos, nés de Larissa et de Poséidon. Quand ils arrivèrent en Hémonie, ils en chassèrent les habitants barbares et divisèrent le pays en trois parties, qu’ils désignèrent par le nom des chefs, “Phthiotide”, “Achaïe” et “Pélasgiotide”. Ils restèrent là cinq générations, durant lesquelles ils prospérèrent en récoltant les produits des plaines fertiles de Thessalie. Mais à la sixième génération, ils furent chassés par les Courètes et les Lélèges en provenance des régions appelés aujourd’hui “Etolie” et “Locride”, et par d’autres qui vivaient près du Parnasse. Ces ennemis étaient commandés par Deucalion, le fils de Prométhée et de l’océanide Klyménè", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 17.2-3). Strabon rapporte que, selon plusieurs auteurs qu’il ne nomme pas, ces Pélasges n’ont pas été chassés, mais simplement refoulés vers le nord, dans la région frontalière de la future Macédoine, Deucalion et ses compagnons se contentant de la région sud : la meilleure preuve de cette permanence des Pélasges sur ce territoire, est son nom, "Thessalie", hérité de "Thessalos" fils du Pélasge Hémon ("Hiéronymos [de Rhodes] ajoute que ce pays s’appela d’abord “Pyrraia” en référence à Pyrra la femme de Deucalion, puis “Hémonie” en référence à Hémon, et finalement “Thessalie” en référence à Thessalos fils d’Hémon. Mais selon d’autres auteurs, la Thessalie était divisée dès l’origine en deux parties : la région méridionale attribuée à Deucalion aurait reçu de lui le nom de “Pandora” en hommage à sa mère, l’autre région attribuée à Hémon aurait pris de lui le nom d’“Hémonie”, puis ces deux noms auraient été remplacés, le premier en “Hellade” en référence à Hellen le fils de Deucalion, le second en “Thessalie” en référence au fils d’Hémon", Strabon, Géographie, IX, 5.23), lui-même fils du Pélasge arcadien Lycaon : ce Hémon, après avoir vécu un temps en Arcadie auprès de ses nombreux frères (il y a laissé une petite cité homonyme, près des sources du fleuve Eurotas : "Ensuite on trouve Hémonia, une cité fondé jadis par Hémon fils de Lycaon, dont ce lieu a conservé le nom", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 44.1), s’est finalement exilé vers ce pays du nord (auquel il a aussi donné temporairement son nom, "Hémonie", selon les extraits précités de Denys d’Halicarnasse et de Strabon) avant l’invasion de Deucalion. On note que la cité de "Larissa/L£risa", capitale de la Thessalie jusqu’à aujourd’hui (la permanence de son occupation rend les fouilles aussi hasardeuses qu’à Kydonia/La Canée, à Argos et à Thèbes), contient l’élément géographique supposé sémitique "-ssos". Ce nom "Larissa" se retrouve dans une cité non localisée de la Troade à l’époque de la guerre de Troie vers -1200, habitée par des Pélasges (conduit par Hippothoos selon l’Iliade II.840-841), il désigne aussi l’acropole d’Argos (en hommage à une fille de Pélasgos, selon l’alinéa 1 paragraphe 24 livre II précité de la Description de la Grèce de Pausanias). L’élément géographique supposé asianique "-nthos" de la cité d’"Olynthe/Olunqoj" en Chalcidique, sous-entend en revanche que la pénétration sémitique levantine n’y a pas pénétré à l’ère minoenne ni mycénienne (ce n’est qu’à l’ère archaïque que la "Chalcidique/Calkidik»" sera ainsi nommée, en référence aux colons eubéens de Chalcis qui viendront s’y installer).


Jusqu’où s’est étendue la présence des Levantins au nord-ouest ? La réponse à cette question nécessite un retour vers le sud, en Arcadie, dominée selon Denys d’Halicarnasse par Lycaon fils de Pélasgos "dix-sept générations avant la guerre de Troie" ("Niobé était la fille de Phoronée, et Pélasgos était le fils de Niobé et, dit-on, de Zeus. Lycaon [l’ancien] était le fils d’Aezeios, et Déjanire était la fille de ce Lycaon [l’ancien]. Déjanire et Pélasgos donnèrent naissance à un autre Lycaon, qui engendra un fils Oenotros dix-sept générations avant l’expédition contre Troie. C’est à cette époque que les Grecs colonisèrent l’Italie", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 11.2). Ce Lycaon est resté dans la mémoire collective pour sa très nombreuse progéniture et sa manière brutale de gouverner. Nous venons de voir qu’un de ses fils, Hémon, s’est exilé vers le nord dans la future Thessalie, sans doute par mésentente contre son père. Pallas est un autre fils de Lycaon, associé à la déesse guerrière libyenne Athéna importée en Attique par les Levantins, père d’une fille nommée "Niké" ("N…kh", "la Victoire" : "Les Arcadiens prétendent que la déesse Nikè était la fille de Pallas fils de Lycaon, et qu’elle a reçu ses honneurs actuels grâce à Athéna, avec qui elle avait été élevée. Ils disent qu’Athéna à sa naissance fut confiée à Pallas par Zeus, et qu’elle fut élevée par lui jusqu’à son adolescence", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 33.1) : cela suggère un autre conflit entre ce Pallas et Lycaon, dont le premier est sorti vainqueur on-ne-sait-comment avec l’aide des Attiques. Parmi les dizaines d’autres enfants de Lycaon (pseudo-Apollodore lui en compte au moins cinquante, dont il dresse la longue liste à l’alinéa 1 paragraphe 8 livre III de sa Bibliothèque), Oenotros et Peuketios témoignent de la même insatisfaction : ils quittent l’Arcadie pour s’aventurer vers l’ouest, en Italie, où ils s’installent ("Oenotros quitta la Grèce parce qu’il n’était pas satisfait de la part de territoire que lui avait donnée son père : Lycaon avait vingt-deux fils, et il avait divisé l’Arcadie en autant de parts. Pour cette raison, Oenotros abandonna le Péloponnèse. Il équipa une flotte, et traversa la mer Ionienne avec Peuketios, un de ses frères. Beaucoup de compatriotes les accompagnèrent (on dit que ce peuple était très nombreux à l’origine), ainsi que d’autres Grecs mécontents de leurs terres. Peuketios débarqua ses gens au promontoire d’Iapygie, première région de l’Italie qu’ils rencontrèrent, et ils s’y installèrent. C’est de lui que les habitants de ce pays ont reçu le nom de “Peukétiens”. Oenotros avec la plus grande partie des autres expéditionnaires parvint à l’autre mer qui baigne les régions occidentales de la côte italienne : on l’appelait alors la mer “Ausonienne” en référence aux Ausoniens habitant à proximité, elle prit le nom qu’elle porte aujourd’hui [la mer "Tyrrhénienne"] quand les Tyrrhéniens devinrent les maîtres de la mer", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 11.3-4 ; "Phérécyde d’Athènes, généalogiste remarquable, dit à propos des rois d’Arcadie : “De Pélasgos et de Déjanire naquit Lycaon, qui épousa une naïade appelée Kyllenè, qui a donné son nom au mont Cyllène”. Puis, après avoir énuméré leurs enfants et les endroits où chacun d’eux s’installa, il mentionne Oenotros et Peuketios : “Oenotros a donné son nom aux Oenotriens qui vivent en Italie, Peuketios a donné le sien aux Peuketiens qui vivent près de la mer Ionienne”", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 13.1). Les Oenotriens, descendants d’Oenotros dont la localisation exacte en Italie est toujours discutée, seront rejoints plus tard par d’autres Arcadiens ("Hellanicos de Lesbos indique que les Tyrrhéniens, appelés auparavant “Pélasges”, reçurent leur nom actuel après s’être établis en Italie. Voici ce qu’il dit dans La Phoronide : “Phrastor était le fils du roi Pélasgos et de Menippè la fille de Pénée, son fils s’appelait Amyntor, le fils d’Amyntor était Teutamidès, et le fils de ce dernier était Nanas. Sous son règne les Pélasges furent chassés de leur pays par les Grecs. Après avoir abandonné leurs navires à l’embouchure spinétique [du nom de la cité de Spina, site archéologique près de l’actuelle ville d’Ostellato, à mi-chemin entre la ville de Ferrare et la mer Ionienne, dans la province italienne d’Emilie-Romagne, près d’une des branches du delta du fleuve Pô] dans le golfe Ionien, ils prirent Crotone, une cité à l’intérieur des terres, et partant de là ils colonisèrent le pays qu’on appelle maintenant Tyrrhénie”. Mais Myrsilos s’oppose complètement à Hellanicos en disant : “Après avoir quitté leur pays, les Tyrrhéniens durent à leurs vagabondages d’être surnommés « Pélarges » ["Pelargo…", "Cigognes"] en référence à l’oiseau du même nom, parce qu’ils parcouraient en bandes la Grèce et les terres barbares. Ce sont eux qui ont construit le mur dit « pélargique » autour de l’Acropole d’Athènes”", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 28.3-4). Ils seront surnommés "Aborigènes/Aborig‹nej" par les générations grecques et latines futures. On ignore la signification de ce surnom, objet de spéculation linguistique depuis l’Antiquité (Denys d’Halicarnasse y voit un mélange du latin "ab/en provenance de" et du grec "Ôroj/montagne, colline", interprétation qui nous laisse dubitatifs : "Je pense que les Oenotriens se sont rendus maîtres de beaucoup de provinces italiennes inoccupées ou faiblement peuplées, parmi lesquelles l’Ombrie : de là vient leur surnom d’“Aborigènes”, en référence à leur goût pour la vie montagnarde partagée par les Arcadiens en général, à l’instar des Athéniens dont certains sont surnommés “hyperakréens” ["Øperakr…oj", "ceux des hauteurs/©kra"] et d’autres “paraliens” ["par£lioj", "ceux de la côte/paral…a "]", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 13.3 ; d’autres interprétations avancées par d’autres auteurs ne nous convainquent pas davantage : "Certains prétendent que les Aborigènes, dont sont issus les Romains, étaient des autochtones de l’Italie, nés spontanément (j’appelle Italie la péninsule bornée par la mer Ionienne, la mer Tyrrhénienne et les Alpes du côté continental). Ces auteurs disent que ce nom “Aborigènes” [qui viendrait alors du latin "ab/en provenance de" et "origo/origine, source, cause, principe"] signifie qu’ils étaient les fondateurs de leurs familles, comme un synonyme de “genearchès” ["gene£rchj", "ancêtre de famille"] ou “protogonos” ["prwtÒgonoj", "premier-né"]. D’autres disent que ce sont les vagabondages de ces gens sans foyer ni terre, venant de différents endroits, réunis là par hasard, demeurant dans des forteresses, vivant entre rapines et élevage de troupeaux, qui a engendré leur nom un peu différent décrivant leur état, “Aberrigènes” [du latin "ab/en provenance de" et "error/errer, vagadonder"], par allusion à leurs vagabondages. Selon ces derniers auteurs, aucune différence  ne distingueraient donc les Aborigènes de ceux que les anciens appelaient “Lélèges”, pareillement sans-abri, mélange de populations sans demeure fixe ni pays", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 10.1-2). Le poète romain Ovide sous-entend que l’installation de ces Pélasges arcadiens en Italie date de peu de temps avant l’éruption de Santorin, c’est-à-dire à la fin de l’ère minoenne (ce qui raccorde avec les "dix-sept générations avant la guerre de Troie" comptabilisées par Denys d’Halicarnasse), puisque ce cataclysme est justement considéré par la tradition comme une punition de Zeus contre le gouvernement brutal de Lycaon. Dans ces Métamophoses, Ovide raconte comment Lycaon torture un prisonnier molosse puis, de façon fantasmatique, se transforme en loup ("lÚkoj" en grec, apparenté à "Lycaon/Luk£wn", on ignore si le premier mot dérive du second, ou si le second a été attribué par comparaison au premier) pour aller massacrer les troupeaux dans la campagne arcadienne ("J’arrive en Arcadie au moment où le crépuscule amène la nuit [c’est le dieu Zeus/Jupiter qui parle], et j’entre sous le toit inhospitalier du tyran de ce pays. J’avais annoncé qu’un dieu viendrait en visite. Tandis que le peuple se prosterne rapidement en m’adressant vœux et prières, Lycaon commence par insulter ma piété : “Bientôt, dit-il, je l’éprouverai pour vérifier s’il est un dieu ou un mortel, et la vérité sera indiscutable !”. Il m’apprête un funeste trépas pendant la nuit, au milieu du sommeil. Voilà l’épreuve dont il espère tirer la vérité et ma mort. Avec contentement, il égorge un otage que les Molosses lui ont livré. Il ébouillante certains membres palpitants de cette victime, il fait rôtir les autres, et il me présente ces mets exécrables. Aussitôt ma colère allume des feux vengeurs, incendie le palais et les pénates de ce maître indigne. Lycaon fuit épouvanté. Il veut parler, mais en vain : seuls ses hurlements troublent le silence des campagnes. Transporté de rage, et toujours affamé de meurtres, il se jette avec furie sur les troupeaux, il les déchire, et jouit encore du sang qu’il répand. Ses vêtements se transforment en poils hérissés, ses bras deviennent des pattes : il est changé en loup, ne conservant que quelques traces de sa forme première, son poil gris comme l’étaient ses cheveux, la violence de sa face, le feu brillant dans ses yeux, la férocité de tout son corps", Ovide, Métamorphoses I.218-239). Zeus convoque les dieux en assemblée, pour leur expliquer sa volonté de punir Lycaon ("Dès que les dieux se furent placés sur des sièges de marbre, Jupiter [latinisation de Zeus], assis sur un trône plus élevé, s’appuyant sur son sceptre d’ivoire, agite trois fois sa tête redoutable, et trois fois la terre, et la mer, et les astres en sont ébranlés. Enfin le fils de Saturne [latinisation de Kronos, père de Zeus/Jupiter dans la mythologique gréco-latine] exprime sa colère : “L’empire du monde me causa de moins grandes alarmes à l’époque où je dus le défendre contre l’audace des Géants, enfants de la Terre, dont les cent bras voulaient soumettre le ciel : ils étaient certes des ennemis redoutables, mais ils ne formaient qu’une famille, et la guerre n’avait qu’une cause. Aujourd’hui, sur le globe qu'entoure l’océan, je ne vois que des hommes pervers. Nous devons anéantir le genre humain. Je jure par les fleuves des Enfers qui coulent sous la terre dans les bois sacrés du Styx, j’ai tout tenté pour le sauver, mais désormais on doit poser le fer dans les blessures incurables afin que les parties saines ne soient pas corrompues. J’ai sous mes lois des demi-dieux, des nymphes, des faunes, des satyres, des sylphes qui habitent les montagnes, des divinités champêtres, que nous n’avons pas jugées suffisamment dignes des honneurs du ciel, et dont nous avons fixé le séjour sur la terre : comment pouvons-nous garantir leur sécurité parmi les hommes, quand un Lycaon, connu pour sa férocité, ose tendre des pièges à moi-même qui lance le tonnerre et qui vous retiens tous sous mon empire ?”", Ovide, Métamorphoses I.177-198). Singeant les dieux sumériens de jadis ayant décidé du Déluge, les dieux autour de Zeus approuvent sa décision, qui doit détruire non seulement Lycaon mais encore les mauvais Pélasges et les mauvais Levantins qui ont tout corrompu, et engendrer une nouvelle humanité via Deucalion, moderne Ziusudra/Atrahasis (ou moderne Noé) futur père du peuple grec ("Les dieux approuvent la résolution de Jupiter [Zeus], les uns en excitant sa colère, les autres par un muet assentiment. Cependant ils ne sont pas insensibles à la perte du genre humain : ils se demandent à quoi ressemblera la terre quand elle sera veuve de ses habitants, qui fera désormais fumer l’encens sur leurs autels, et si on peut laisser ainsi les bêtes sauvages s’approprier le monde. Le monarque des dieux leur défend de s’alarmer, il se charge de pourvoir à tout, il promet aux immortels une race d’hommes meilleure que la première, dont l’origine sera merveilleuse", Ovide, Métamorphoses I.244-252).


La question : "D’où viennent les Grecs ?" est un non-sens, car elle implique que les Grecs auraient existé en tant que peuple soudé, cohérent, homogène, avant leur installation en Grèce (autrement dit, les Grecs auraient existé avant même leur naissance !). La vérité est que le peuple grec, contrairement au peuple sumérien ou au peuple égyptien ou aux peuples sémitiques, se caractérise non pas par l’appartenance à une famille particulière ou à un territoire particulier, mais par mille familles venues de mille territoires qui se sont mélangées dans la douleur au cours des siècles à la croisée de l’extrême sud-est du continent européen et de la future mer Egée. Dans ce mélange, on distingue nettement trois composants. D’abord, ceux que les spécialistes appellent par dépit "Asianiques", qui n’ont aucun point commun avec leurs pairs d’Asie sinon leur sédentarité. Ensuite, les Levantins, qui n’ont également aucun point commun entre eux - ils arrivent par petites bandes rivales, directement depuis le Levant ou indirectement depuis l’Anatolie ou les îles égéennes ou l’Afrique - sinon leur ancien nomadisme et leur récente sédentarisation au contact des Asianiques : les Levantins apportent la politique compliquée de leur Croissant Fertile originel, le commerce, qu’ils imposent aux Asianiques dont ils s’approprient les terres et les réseaux (leurs cousins mésopotamiens d’Assur agissent exactement de la même façon avec les Asianiques anatoliens, via leurs karums). Enfin, des Indoeuropéens qui n’ont pas davantage de point commun avec ceux d’Anatolie (les futurs Hittites) ni avec ceux d’Europe centrale (les futurs Celtes) sinon une prétention hégémonique qui ne s’embarrase pas de diplomatie, et un sabir beaucoup plus consensuel que les langues disparates des Asianiques (qui deviendront des langues mortes) et aussi beaucoup plus élémentaire et efficace que les dialectes sémitiques subtils des Levantins. Nous avons vu que dans le nord du Péloponnèse, sur les côtes du golfe de Corinthe, vivent des Pélasges qualifiés d’"aigialos/a„gialÒj" : ce qualificatif appartient peut-être à une langue asianique, dérivé d’un étymon "ak", désignant simplement le nord, les Pélasges "aigialos/d’Achaïe" seraient ainsi les Pélasges "du nord" par opposition à ceux d’Arcadie installés plus au sud. D’autres mots semblent se rattacher à cet étymon, à travers des modifications du [a] en [e] et du [k] en [g] ou en [c] phonétiquement proches, par exemple l’île d’"Egine/A‡gina" dans le golfe Saronique qui pourrait n’être que l’"île du nord" pour les Pélasges péloponnésiens. De même que les Celtes et les Scandinaves installés sur les territoires francs au Moyen-Age reprendront pour eux-mêmes les dénominations géographiques utilisées par les Français rappelant leurs origines (la "Bretagne" ou littéralement "la province des immigrants de l’île ex-romaine de Britannia" ; la "Normandie" ou littéralement "la province des hommes/mann du nord/norden"), les Indoeuropéens auraient repris pour eux-mêmes l’appellation "Achéens/Acaio…" (littéralement "les hommes du nord", autre dérivé de l’étymon "ak") rappelant leur origine nordique, utilisée par les Asianiques pour les désigner. Et, de même que certains récents immigrés de ces provinces médiévales adopteront les appellations françaises "Lebreton" ou "Lenormand" pour se désigner eux-mêmes, certains récents immigrés achéens auraient délibérément choisi un nom dérivé de l’étymon "ak", tel "Egée/A„geÚj" ou "Eaque/A„akÒj" ou "Achille/AcilleÚj", pour bien signifier leur singularité face aux populations asianiques et levantines du sud. A l’appui de cette hypothèse, des linguistes - parmi lesquels Ventris le déchiffreur du linéaire B - avancent la tablette de Cnossos référencée KN C 914, sur laquelle apparaît le nom "a-ka-wi-ja-de" : ce nom serait la transcription d’"Achéen" en linéaire B, par les Achéens eux-mêmes (ce qui prouve a posteriori que les Achéens ne sont pas un peuple, encore moins une civilisation avec religion, institutions, mœurs, Histoire particulière comme le prétendaient les fanatiques de l’indoeuropéanéité d’avant 1945 évoqués au début du présent alinéa, mais des individus qui n’ont aucun référent identitaire sinon leur origine géographique). Cette distinction entre "nous les hommes du nord" et "vous les gens du sud" a sans doute perduré bien après l’ère mycénienne, puisqu’à l’époque archaïque le terme "Achéens" est employé quasi systématiquement pour désigner les Grecs du nord (on le trouve plus de six cents fois dans l’Iliade et un peu plus d’une centaine de fois dans l’Odyssée), tandis que les termes "Danaens" et "Argiens" sont employés aussi systématiquement pour désigner les Grecs du sud (on remarque que le terme "Hellènes", qui désignera l’ensemble des Grecs aux ères classique, hellénistique et impériale, n’apparaît qu’une unique fois dans l’Iliade, au livre II vers 684, pour désigner non pas l’ensemble des Grecs mais les soldats originaires de l’ancien territoire de Deucalion, au sud de la Thessalie). L’Iliade même est construite tout entière sur la colère de l’Achéen Achille à l’encontre du Danaen/Argien Agamemnon, roi du Péloponnèse prétendant à l’hégémonie sur les hommes du nord/Achéens.

  

Les Sémites

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