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Le temps perdu

Le temps gagné

Acte III : Sophocle

Parodos

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte I : Origines

La Mésopotamie

Vers le sud-ouest

Vers le nord-ouest

  

L’expansion des Levantins vers le sud-ouest


Selon la tradition, Ménès, premier pharaon de la Ière Dynastie d’Egypte peut-être au XXXIIème siècle av. J.-C., est le fondateur de Memphis, capitale de l’Egypte située stratégiquement là où commence le delta du fleuve Nil. Cette tradition est rapportée par Hérodote à l’ère classique ("Ménès fut le premier roi d’Egypte. Les prêtres m’ont dit que c’est lui qui a protégé Memphis par une digue. Le fleuve coulait alors au pied des hauteurs sablonneuses de la rive libyenne : Menès barra par une levée de terre le coude que le Nil dessinait vers le midi, à une centaine de stades en amont de Memphis, pour assécher l’ancien lit et canaliser le fleuve au milieu de la vallée. De nos jours encore, les Perses surveillent de près ce coude du Nil pour maintenir le fleuve dans son cours actuel, et ils consolident chaque année la digne qui le ferme, car si le fleuve la rompait et se répandait de ce côté Memphis risquerait d’être submergée tout entière. Les prêtres m’ont dit qu’après avoir transformé en sol ferme l’ancien lit du fleuve, ce Ménès premier roi du pays y bâtit ensuite la cité qu’on appelle aujourd’hui Memphis", Hérodote, Histoire II.99). Diodore de Sicile, à l’ère hellénistique, dit aussi que la fondation de Memphis date de la Ière Dynastie, mais il en attribue la paternité à un successeur de Ménès nommé "Uchoreus/OÙcoreÚj", hellénisation très corrompue du pharaon "Adjib-Horus" ("Courage-d’Horus") peut-être au XXXème siècle av. J.-C. ("Le huitième descendant de ce pharaon [Ménès], appelé Uchoreus comme son père, fonda Memphis, la cité la plus célèbre d’Egypte. Il choisit l’emplacement le plus convenable de tout le pays, l’endroit où le Nil se partage en plusieurs branches pour former le delta, ainsi nommé par analogie [avec la lettre grecque majuscule "D"]. Par sa situation, Memphis est la clé de l’Egypte, et domine la navigation de la haute vallée. Il donna à cette cité une enceinte de cent cinquante stades, il en accrut les avantages par des grands travaux. Comme le Nil inondait la cité lors de ses crues, Uchoreus lui opposa au sud une immence digue servant en même temps à préserver la cité de toute inondation et à la défendre contre les ennemis en provenance des rives. Dans un autre endroit, il creusa un lac vaste et profond pour recevoir l’excédant des eaux du fleuve qui, entourant toute la cité à l’exception du côté de la digue, en renforçait encore la position", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.49). En réalité, même en supposant que Ménès et ses successeurs ont pu y séjourner, Memphis (correspondant au site archéologique actuel de Mit Rahina dans la banlieue sud du Caire en Egypte, totalement ruiné car ses pierres ont justement été réutilisées au cours des siècles pour bâtir Le Caire) doit son nom à la pyramide locale surnommée "Men-nefer" (littéralement "la Belle-et-durable" en égyptien, hellénisée en "Mšmfij") par les ouvriers qui l’ont élevée pour Pépi Ier, pharaon de la VIème Dynastie peut-être au XXIIIème siècle av. J.-C., soit bien après la mort du soi-disant fondateur Ménès (saint Jérôme, dans sa Chronique inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, donne une date de fondation encore plus tardive puisqu’il accole l’année -1735 à l’indication suivante : "Memphis en Egypte est fondée par [le dieu] Apis"). De même, le nom du pays, l’"Egypte", vient de "Het-ka-Ptah" (littéralement "Forteresse-du-ka-de-Ptah", hellénisée en "A‡guptoj") désignant le sanctuaire du dieu démiurge Ptah dans Memphis : comme ce sanctuaire de Ptah a été entièrement reconstruit par Ramsès II au XIIIème siècle av. J.-C., les archéologues n’ont aucun moyen de savoir si sa fondation remonte à Ménès ou si elle est plus proche de l’époque de Ramsès II, autrement dit si l’usage du mot "Egypte" pour désigner le pays autour de Memphis est très ancien ou relativement récent. Ne nous étendons pas sur ces sujets car cela nous emmènerait au-delà du cadre que nous nous sommes fixé. Constatons seulement qu’à proximité de Memphis se trouve un autre sanctuaire dédié au dieu-Soleil Ra, hellénisé en "HlioÚpolij/Héliopolis" (littéralement la "cité/pÒlij de Hélios/Hlioj [dieu-Soleil de la mythologie grecque]", aujourd’hui le site archéologique d’Aîn-ech-Chams dans la banlieue nord-est du Caire en Egypte), où Ra est célébré sous ses avatars Atoum (en même temps l’aurore tirée de Noun le chaos primitif, et le crépuscule : "Atoum" semble n’être qu’une personnification divine du qualificatif égyptien "item/abouti, parvenu à terme"), et Aton (disque solaire de midi distribuant ses bienfaits par ses innombrables mains). Le nom de Thèbes ne jouit pas du même prestige d’ancienneté. Cette cité s’est développée très en amont de Memphis, autour de deux bourgs sacrés de la rive droite du Nil, au nord "Opet-Isout" (littéralement "Sanctuaire-élu", plus connu aujourd’hui sous le nom du village proche qui s’est agrandi au cours des siècles, Karnak) et au sud "Opet-Reset" (littéralement "Sanctuaire-du-sud", plus connu aujourd’hui sous son surnom arabe "al-Uqsur/le Château", francisé en "Louxor"), d’où son appellation générale "Ta-Opet" (littéralement "Site-sanctuarisé") hellénisée en "QÁbai/Thèbes" par homophonie avec Thèbes en Béotie. Jusqu’à l’époque de Montouhotep Ier, premier pharaon de la XIème Dynastie, Ta-Opet/Thèbes n’est qu’une petite agglomération périphérique, elle n’est même pas la capitale de sa province ou, pour utiliser le terme adéquat, de son "nome", puisque la capitale dudit nome est "Per-Montou", littéralement la "Maison-de-Montou", hellénisée en "Ermênqij/Hermonthis" (aujourd’hui Armant près d’Ad Dabiyyah dans la banlieue sud de Louxor en Egypte), vouée comme son nom l’indique au dieu-faucon Montou, autre nom d’Horus. Ces deux bourgs sacrés de Ta-Opet/Thèbes sont dédiés par les bateliers qui y vivent à Amon, dieu du vent (qui permet aux bateliers de naviguer sur le Nil) à la peau bleue comme le ciel, portant une coiffe avec deux rémiges de faucon (signifiant peut-être sa dépendance originelle au dieu-faucon Montou/Horus du sanctuaire d’Hermonthis voisin). La salle des Ancêtres de l’Akh-menou, dans le temple d’Amon d’Opet-Isout/Karnak, comporte la liste des vénérateurs d’Amon précédant Thoutmosis III : le premier nom de cette liste est hélas mutilé, le deuxième nom heureusement conservé est Snéfrou, premier pharaon de la IVème Dynastie peut-être au XXVIème siècle av. J.-C., selon ce document de propagande le culte d’Amon à Opet-Isout/Karnak remonterait donc au moins à la fin de la IIIème Dynastie. La plus ancienne trace archéologique de l’existence d’un culte à Amon se matérialise dans le texte d’une stèle datant peut-être de l’époque d’Antef II, pharaon de la XIème Dynastie au tournant des XXIIème et XXIème siècles av. J.-C., retrouvée par l’égyptologue britannique William Matthew Flinders Petrie lors de ses fouilles de la nécropole de Gournah en 1909. Tout change avec Montouhotep Ier au XXIIème siècle av. J.-C., qui, probablement issu de notables locaux (comme son nom le suggère, littéralement "Montou-est-satisfait", qui le rattache à Per-Montou/Hermonthis la capitale du nome), profitant des troubles obscurs où s’enlise la Xème Dynastie, fonde la XIème Dynastie : lui-même et ses successeurs font du dieu thébain Amon un dieu central, et de son nome un cœur politique (comme le dieu-Soleil Ra, le dieu du vent Amon domine le ciel au-dessus des hommes, mais Amon peut masquer et supplanter Ra en apportant nuages et orages : la prééminence finale d’Amon sur Ra, donc de Ta-Opet/Thèbes sur Memphis, découle peut-être de ce raisonnement intéressé). C’est cette XIème Dynastie qui délaisse pour ses morts la région de Memphis, et inaugure la nécropole de Gournah (francisation du nom arabe moderne "Scheik Abd el-Qurna", sur la rive gauche du Nil, entre Médinet-Habou au sud et la Vallée des Rois au nord, dans la banlieue ouest de Ta-Opet/Thèbes) que nous venons d’évoquer, où se feront enterrer sobrement, dans des tombes creusées dans le roc, sans pyramides monumentales pour les recouvrir, beaucoup de pharaons et de notables ultérieurs. La XIIème Dynastie suivante préserve la domination d’Amon, comme le prouvent le nom "Amenemhat" (littéralement "Amon-est-le-premier") que se donnent plusieurs pharaons lui appartenant, et les aménagements que Sésostris Ier initie au sud du lac Sacré du sanctuaire d’Opet-Isout/Karnak. Pourtant, son souci d’unifier haute et basse Egypte l’amène à rompre avec la XIème Dynastie en fondant une nouvelle capitale, Lisht, au nord du Mer-our, plus connu sous l’appellation francisée "Fayoum" dérivée de sa traduction "Pa-yom" en sémitique ("Mer-our" signifie littéralement "Grand-lac" en égyptien, on le connaît aussi sous son hellénisation en "Mo‹rij/Moeris", aujourd’hui le lac Karoun), par une grande importance accordée au dieu-crocodile local Sobek (les marécages du Mer-our/Fayoum sont infestés de crocodiles), et par une volonté de rehausser le dieu-Soleil Ra de Memphis au niveau d’Amon de Ta-Opet/Thèbes (sur l’une des parois de la Chapelle blanche, kiosque à deux entrées bâti par Sésostris Ier dans le sanctuaire d’Amon à Opet-Isout/Karnak, puis démonté par Amenhotep III au XIVème siècle av. J.-C. pour servir de fondations au troisième pylone, puis reconstitué au XXème siècle par l’architecte français Henri Chevrier, montre Amon coiffé de deux grandes ailes d’oiseau, surmonté du disque solaire de Ra). Comme les pharaons antérieurs à la XIème Dynastie, les nouveaux puissants se font construire des pyramides, mais de plus mauvaise qualité : elles sont en briques et non plus en pierres, elles supporteront donc difficilement le passage des siècles, au point que leur état dégradé détournera les pillards, et préservera leurs contenus pour les archéologues des XIXème et XXème siècles. C’est ainsi que les momies et le mobilier d’Amenemhat II, de Sésostris II et d’Amenemhat III seront retrouvés intacts dans les pyramides de Dahchour (à une vingtaine de kilomètres au sud du Caire en Egypte) par l’explorateur français Jacques de Morgan en 1894. Mentionnons les pyramides d’Amenemhat Ier - le fondateur de cette XIIème Dynastie - et de son fils Sésostris Ier à Lisht, celle de Sésostris II à Illahoun (francisation de l’arabe "al-Lahun", village à l’entrée du défilé où passe le bahr Yussef, canal alimentant le Mer-our/Fayoum). Notons aussi, près de cette pyramide de Sésostris II à Illahoun, l’exhumation d’une enceinte en briques de trois cent cinquante mètres sur quatre cents mètres fermée par une porte à l’angle nord-est et une autre porte à l’angle sud-est, dont l’intérieur est divisé par un mur transversal, la partie la plus petite contient des habitations modestes, l’autre partie contient des grandes habitations avec des salles hypostyles : s’agit-il de la capitale de Sésostris II, comme tendrait à le prouver l’inscription "Hotep-Senousret" (littéralement "Satisfaction-de-Sésostris") découverte sur place, les ouvriers de la pyramide demeurant dans la partie-ci, les courtisans et les fonctionnaires demeurant dans la partie-là ? Notons encore le grand nombre de salles du complexe funéraire d’Amenemhat III à Hawara dans la plaine au sud du Mer-our/Fayoum au tournant des XIXème et XVIIIème siècles av. J.-C., que les auteurs grecs classiques (dont Hérodote qui en donne une longue description au livre VII paragraphe 148 de son Histoire) et hellénistiques (dont Strabon qui en donne aussi une longue description au livre XVII paragraphe 1 alinéa 37 de sa Géographie) compareront au Labyrinthe de Cnossos fabriqué par Dédale ("Les Egyptiens élurent un indigène comme pharaon, que les uns appellent “Mendès” et les autres “Marron” ["Mšndhj", "M£rron", hellénisations corrompues d’"Amenemhat" ou de ses surnoms ?]. Celui-ci n’accomplit aucun exploit guerrier, mais il se construisit un tombeau, appelé Labyrinthe, moins étonnant par sa grandeur que par sa conception, car celui qui y entre ne peut plus en sortir sauf s’il est conduit par un guide expérimenté. Certains disent que Dédale, ayant admiré ce monument lors de son voyage en Egypte, construisit sur le même modèle le Labyrinthe de Minos, roi de Crète, dans lequel séjourna le Minotaure. Mais le Labyrinthe de Crète a entièrement disparu, par l’injure du temps ou parce qu’un roi l’a fait démolir, tandis que le Labyrinthe d’Egypte s’est conservé intact jusqu’à aujourd’hui", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.61 ; Pline l’Ancien dira la même chose à l’ère impériale romaine, en précisant qu’à son époque ce monument commence à tomber en ruines : "On voit encore en Egypte, dans le nome d’Héracléopolis, le plus ancien des Labyrinthes. On dit qu’il a été construit il y a quatre mille six cents ans par le roi Petesuchus ou Tithoes. Hérodote dit qu’il est l’œuvre d’une douzaine de pharaons, dont le dernier est Psammétique. On ignore la cause de sa construction. Démotélès prétend que c’était le palais de Motheridis, Lycéas le définit comme le tombeau du roi Moeris, beaucoup disent que c’est un monument consacré au Soleil. Dédale a assurément copié ce Labyrinthe pour réaliser celui de Crète, mais il n’en a reproduit que la centième partie, celle qui renferme les couloirs, les carrefours, les détours inextricables, consistant non pas en une structure de dimensions réduites à quelques milliers de pas destinée à la promenade, comme les dallages en mosaïque ou les jardins artificiels d’enfants, mais en un édifice aux portes nombreuses et aux fausses issues qui ramènent toujours le visiteur égaré à son point de départ. Son Labyrinthe est le second, celui d’Egypte est le premier. […] La construction est si solide qu’elle défie l’action des siècles, et résiste même aux ravages des Héracléopotitains qui détestent cet ouvrage. Détailler la position et les diverses parties s’avère impossible : il renferme seize régions ou préfectures qu’on appelle “nomes”, chaque nome est associé à une vaste salle, on y trouve aussi des temples de tous les dieux égyptiens, quinze chapelles dédiées à Némésis, plusieurs pyramides de quarante coudées dont la base occupe six aroures. Le visiteur fatigué y croise des voies inextricables. Des salles conduisent à des montées et des portiques d’où on descend à quatre-vingt-dix degrés. Les colonnes de porphyre comportent des figures de dieux, des images de rois, des effigies monstrueuses. Certaines salles sont disposées de telle façon que quand on ouvre leurs portes un bruit de tonnerre éclate à l’intérieur. La majeure partie de cet édifice se traverse dans l’obscurité. A l’extérieur de l’enceinte du Labyrinthe, s’élèvent des masses appelées "ptérons" ["pterÒn", "aile" d’oiseau ou, comme ici, de bâtiment] conduisant à d’autres galeries souterraines", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 19.1-5).


La suite de l’Histoire de l’Egypte pose toutes sortes d’interrogations attachées à quelques constats. Elle nous est connue principalement par deux sources. La première source est le Canon royal de Turin, long papyrus ainsi nommé commodément par les égyptologues parce qu’il est conservé au Musée égyptologique de Turin en Italie depuis sa découverte en 1822 à Ta-Opet/Thèbes, contenant la liste de tous les pharaons depuis la Ière Dynastie jusqu’à la XVIIème Dynastie. Les mauvaises conditions de son transport vers l’Italie par son découvreur l’aventurier italien Bernardino Drovetti lui ayant causé d’irréparables dommages, beaucoup de noms sont corrompus (sans doute le papyrus contenait la liste des pharaons postérieurs à la XVIIème Dynastie, mais celle-ci n’a pas supporté le voyage vers Turin). Néanmoins, par comparaison des endroits conservés avec les endroits corrompus, on réussit à deviner que la XIIIème Dynastie compte une soixantaine de noms (colonnes 6 et 7), la XIVème Dynastie une soixantaine également (colonnes 8 à 10), la XVème Dynastie six noms (seul le dernier nom, Khamudi, est conservé, colonne 10), et les XVIème et XVIIème Dynasties au moins une quinzaine de noms (colonnes 10 et 11, seuls les neuf premiers noms de la colonne 11 sont lisibles, et les égyptologues débattent toujours pour savoir lesquels appartiennent à la XVIème ou à la XVIIème Dynasties). La seconde source est l’Egyptiaca, œuvre en trois livres sur l’Egypte rédigée par l’Egyptien hellénisé Manéthon pour la dynastie grecque des Lagides, peut-être au IIIème siècle av. J.-C., qui n’a malheureusement pas survécu, mais de nombreux passages ont été copiés ou résumés par Flavius Josèphe, Sextus Julius Africanus et Eusèbe de Césarée, qui permettent d’en reconstituer de larges fragments. Manéthon, cité par Flavius Josèphe au paragraphe 84 livre I de son Contre Apion, confirme le Canon royal de Turin en disant que les pharaons entre les XIIème et XVIIème Dynasties "furent maîtres de l’Egypte pendant cinq cent onze ans". Cette longue durée avancée conjointement par le Canon royal de Turin et par Manéthon pose problème car l’archéologie de son côté atteste bien que la XIIème Dynastie s’effondre au plus tôt dans la première moitié du XVIIIème siècle av. J.-C., et qu’Ahmosis le premier roi de la XVIIème Dynastie s’empare de la couronne égyptienne au plus tard dans la seconde moitié du XVIème siècle av. J.-C., soit environ deux siècles après la fin de la XIIème Dynastie dans l’estimation la plus large. La seule façon d’expliquer cette incohérence, est d’admettre que ces XIIIème, XIVème, XVème et XVIème Dynasties répertoriées par nos deux sources ne sont pas successives mais simultanées, autrement dit l’Egypte durant cette période n’est plus gouvernée par un pharaon unique mais par plusieurs familles qui revendiquent le pouvoir en se partageant le territoire. Divers indices plaident en faveur de cette hypothèse. Ainsi le Canon royal de Turin mentionne plusieurs "Sobekhotep" dans les colonnes 6 et 7 consacrées à la XIIIème Dynastie : cette référence au dieu-crocodile Sobek (littéralement "Sobek-est-satisfait") signifie-t-elle que ces souverains se rattachent à la XIIème Dynastie qui vénérait ce dieu-crocodile associé au Fayoum… ou au contraire qu’ils sont des usurpateurs ayant choisi de se renommer ainsi justement pour tenter de légitimer leur usurpation ? Autre indice : en 1897, deux statues sont découvertes par Flinders Petrie sur le site archéologique de Tanis (hellénisation de l’antique "Djanet" en égyptien, correspondant au moderne tell San al-Haja, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Port-Saïd en Egypte), dédiées au "seigneur des deux terres" par un "Smenkhkarê-mermesha", or "mermesha" n’est probablement qu’un titre militaire (c’est sous ce seul titre que ce personnage apparaît dans le Canon royal de Turin, ligne 21 colonne 6 consacrée à la XIIIème Dynastie), le nom de "Smenkhkarê" (littéralement "Puissant-ka-de-Ra") rattache ce personnage au culte de Ra de la basse vallée du Nil, et le qualificatif "seigneur des deux terres" est la désignation traditionnelle du dieu Ptah de Memphis, on suppose dès lors que Smenkhkarê-mermesha n’est qu’un capitaine qui s’est approprié le pouvoir en profitant d’on-ne-sait-quelles circonstances dans la basse vallée du Nil, où il a fait tailler ces deux statues, car on imagine mal que celles-ci auraient pu être taillées et transportées depuis les lointaines régions du Fayoum ou de Ta-Opet/Thèbes où par ailleurs aucune autre occurrence de son nom n’a été retrouvée. Autre indice : la liste des vénérateurs d’Amon gravée par Thoutmosis III dans la salle des Ancêtres de l’Akh-menou du temple d’Amon d’Opet-Isout/Karnak déjà mentionnée, omet beaucoup de noms de souverains de ces quatre Dynasties intermédiaires (par exemple Smenkhkarê-mermesha n’y apparaît pas), ce qui suggère une partition du pays entre plusieurs souverains dont certains sont approuvés et d’autres rejetés par Thoutmosis III. Autre indice : des fouilles très récentes à Edfou (nom arabe moderne de l’antique "Behdet" en égyptien, à une centaine de kilomètres en amont de Ta-Opet/Thèbes) ont révélé une salle scellée par neuf empreintes du pharaon Sobekhotep IV de la XIIIème Dynastie et quarante-et-une empreintes du pharaon Khyan de la XVème Dynastie : doit-on en conclure que le sceau de Sobekhotep IV a été utilisé après sa mort par la XVème Dynastie… ou que les deux pharaons sont contemporains et ont scellé conjointement cette salle pour manifester une alliance ? Finalement, la seule Dynastie qui semble se rattacher directement à la défunte XIIème, est la XVIIème retranchée à Ta-Opet/Thèbes - dont Thoutmosis III est l’héritier -, les autres, la XIIIème et la XIVème autour du Fayoum, et la XVIème dans l’ouest du delta du Nil, étant vassales de la XVème qui impose son autorité depuis sa capitale Avaris.


Quelle est la cause de cette partition ? Trois raisons sont avancées, qui ne sont pas antithétiques.


La première raison serait l’émancipation des populations instables vivant dans la partie la plus septentrionale du delta du Nil, qualifiés de "haounebouts" dans les textes égyptiens. Cette appellation méprisante, désignant littéralement ceux "qui vivent près de leurs corbeilles", fait allusion aux embarcations lacustres en vannerie enduites de bitume utilisées par ces populations pour se déplacer de marais en marais : à terme elle deviendra synonyme de "marginaux, asociaux, êtres différents, étrangers". Ce sont ces gens instables qui, bien plus tard, seront l’une des causes de la fondation de la cité d’Alexandrie, destinée à les regrouper pour mieux les contrôler (Strabon révèle qu’avant l’arrivée d’Alexandre, la partie nord-est du delta du Nil n’est qu’une zone de non-droit fréquentée par des bergers et des bouviers pauvres que les pharaons tolèrent là depuis toujours parce qu’ils leur garantissent indirectement qu’aucun contrebandier ni aucun envahisseur maritime ne sera tenté d’y débarquer : "Les anciens pharaons d’Egypte, contents de ce qu’ils possédaient, estimaient ne pas avoir besoin d’importations commerciales. Ils considéraient donc très mal les peuples navigateurs, les Grecs surtout, qui ont longtemps été semblables à des pirates réduits à convoiter le bien d’autrui, faute de terres suffisantes pour se nourrir. En conséquence, ils avaient installé une garde sur ce point de la côte, avec mission de repousser par la force toute tentative de débarquement. Ce lieu se nommait Rakotis, il correspond aujourd’hui au quartier d’Alexandrie situé juste au-dessus de l’arsenal, mais à l’origine il formait un bourg séparé, entouré de terres qu’on avait cédées à des pâtres ou des bouviers susceptibles de renforcer la garde pour empêcher que des étrangers ne missent le pied sur la côte", Strabon, Géographie, XVII, 1.6).


La deuxième raison serait l’énarquisation des scribes. Dans un pays centré autour du puissant pharaon, la maîtrise de la lecture et de l’écriture est un ascenseur social qui permet à des gens de rien d’accéder aux plus hauts sommets. Le texte d’un scribe nommé Khety issu du bas peuple, devenu un notable sous la XIème Dynastie, encourageant son fils à apprendre à lire et à écrire pour suivre le même chemin, rapporté par l’égyptologue française Claire Lalouette dans le livre II de son exhaustive Histoire de la civilisation pharaonique, éclaire beaucoup sur ce point ("Aucun métier n’existe exempt de chef, sauf celui de scribe, qui est son propre chef. Connais les livres, et tout ira bien pour toi. Tu ne dois pas avoir un autre métier à tes yeux. Vois : je suis un homme de petite naissance, or on ne dira jamais de moi que je suis un paysan. Prends soin de toi. En descendant le fleuve vers la Maison [où on apprend à lire et écrire], je prouve l’amour que je te porte. Un seul jour dans cette Maison te sera profitable, car ce qu’on y apprend dure éternellement comme les montagnes [texte manque]. Le scribe est un homme qui écoute, et celui qui écoute a le pouvoir d’agir. On te souhaitera bienvenue, et tu te lèveras, tu marcheras avec assurance, tu seras encouragé, car tu seras dans l’entourage des chefs et tes amis seront des hommes de ton rang. Vois : je te place sur un chemin divin, car le poignet [qui permet d’écrire] que le scribe a reçu à sa naissance est la plus grande richesse qui soit. Dans une assemblée, tous les hommes agissent en fonction de lui, qui jouit de toute la nourriture et tous les biens du palais royal. Et au tribunal, c’est lui qui préside. Remercie donc les dieux pour ton père et ta mère qui t’ont donné la vie"). Par leur activité fiscale, ils s’imposent comme des nouveaux notables dans les nomes. Par leur relation à la Cour pharaonique, ils ont connaissance de l’état du royaume, et peuvent prendre des décisions en conséquence. Devenue une classe privilégiée, les scribes auraient noyauté progressivement toutes les administrations, constituant des contrepoids au pouvoir légitime finalement écarté, transformant l’Egypte politiquement unie en une mosaïque de lobbys contrôlés par des parvenus motivés d’abord par des questions d’influence et d’argent.


La troisième raison serait l’arrivée des hyksos. Notre principale documentation en la matière est encore le livre II de l’Egyptiaca de Manéthon, cité par Flavius Josèphe. Ce dernier dit que les hyksos sont "de race inconnue", "venu d’orient" à l’époque d’un nommé "Toutimaios/Toàt…maioj", probable hellénisation de "Didoumes" qui apparaît de façon corrompue dans le Canon royal de Turin, ligne 13 colonne 7 consacrée à la XIIIème Dynastie (ce pharaon est attesté par une stèle d’Edfou sous le nom "Didoumes-Djehoteprê", étudiée par l’égyptologue italien Alexandre Barsanti en 1908, et par une autre stèle de Gebelein [site archéologique à une quarantaine de kilomètres au sud de Ta-Opet/Thèbes] conservée aujourd’hui au Musée égyptien du Caire sous la référence CG20533). Le chauvinisme de Manéthon, sa volonté de donner une mauvaise image des hyksos et de faire passer ses compatriotes égyptiens comme des victimes, sont manifestes quand il présente les premiers comme les bourreaux sanguinaires des seconds, tout en reconnaissant paradoxalement que leur hégémonie sur l’Egypte s’est opérée en douceur (littéralement "facilement/∙vd…wj sans combat/¥macoj" : "Manéthon, Egyptien, était manifestement initié à la culture grecque, puisque c’est en grec qu’il a raconté l’Histoire de sa patrie, en s’appuyant sur des textes sacrés, comme il le dit lui-même, et en reprochant à Hérodote d’altérer la vérité par ignorance sur beaucoup de points concernant l’Egypte. Ce Manéthon, au livre II de son Egyptiaca, écrit sur nous les propos suivants, que je citerai littéralement comme pour l’appeler à témoin : “Sous le règne de Toutimaios, la colère divine souffla contre nous, je ne sais pourquoi : venu d’orient, un peuple de race inconnue eut l’audace d’envahir soudainement notre pays, et le soumit facilement sans combat. Ils capturèrent les chefs, incendièrent sauvagement les cités, rasèrent les temples des dieux, infligèrent aux habitants des traitements barbares, égorgeant les uns, emmenant comme esclaves les enfants et les femmes des autres", Flavius Josèphe, Contre Apion I.73-76). En fait, la présence des hyksos en Egypte remonte à longtemps avant Didoumes, puisque ce nom hellénisé "Øksèj" apparaît sous sa forme originelle égyptienne "hekakhasout/hk3-h3swt" dans la tombe de Khnoumhotep II, fonctionnaire du pharaon Sésostris II de la XIIème Dynastie enterré à Beni-Hassan (site archéologique sur la rive droite du Nil, à une vingtaine de kilomètres en amont de la moderne Minya en Egypte, à mi-chemin de Memphis et de Ta-Opet/Thèbes), pour désigner un chef bédouin, plus précisément un scheik nommé Abesh. Cette inscription est intéressante d’abord parce que, "Abesh" étant un nom sémitique, elle renforce l’hypothèse orientale avancée par Manéthon. Ensuite, ce terme "hyksos/hekakhasout" y est employé pour désigner non pas un peuple mais une provenance géographique et sociale (il doit donc être utilisé avec une minuscule, comme "hébreu" : nous renvoyons ici à notre mise au point dans notre alinéa précédent) : un hyksos/hekakhasout est un bédouin venu du Sinaï ou de plus loin vers l’est, un nomade qui s’est sédentarisé dans la vallée du Nil. L’étymologie approximative de Manéthon pour expliquer ce mot, est aujourd’hui abandonnée par les linguistes, qui par ailleurs sont d’accord avec les auteurs anonymes mentionnés par Flavius Josèphe établissant un lien de parenté entre hyksos et Arabes ultérieurs : "hyksos/kekakhasout" associe le mot "heka/chef" au mot "khasout/pays étrangers", il signifie littéralement "chef, seigneur de pays étrangers" (et non pas "roi pasteur" comme le prétend Manéthon, ni "pasteur captif" comme le croit Flavius Josèphe : "“On donnait à ces gens le nom d’« hyksos » ou « rois pasteurs » : « hyk » dans la langue sacrée signifie effectivement « roi », et « sos » signifie « pasteur » au singulier et au pluriel dans la langue vulgaire, l’union de ces deux mots donne « hyksos »”. Certains disent qu’ils étaient des Arabes. Dans un autre passage, [Manéthon] dit que l’expression “kyk” désigne un pasteur “captif” et non pas “roi”, car “hyk” en égyptien dériverait de “hak” qui, ainsi aspiré, signifierait “captif”. Cette explication me parait plus vraisemblable, et plus conforme à l’Histoire ancienne", Flavius Josèphe, Contre Apion I.82-83). Dans le numéro 14 du Journal of egyptian archéology en 1928, l’archéologue britannique John Garstang s’appuie sur le tableau calamiteux que Manéthon donne de l’occupation hyksos pour commenter une petite statuette en ivoire de six centimètres de long sur deux centimètres et demi de haut retrouvée dans une tombe à Abydos en Egypte (conservée aujourd’hui au British Museum à Londres en Grande-Bretagne), datant du XVIIIème ou XVIIème siècle av. J.-C., représentant un sphinx au profil sémitique écrasant un Egyptien : en réalité, même si l’interprétation de Garstang est bonne, même si cette statuette est l’œuvre d’un artiste égyptien du XVIIIème ou du XVIIème siècle av. J.-C. dénonçant l’occupation de sa patrie par des "seigneurs de pays étrangers" sémitiques, cette vision calamiteuse des hyksos doit certainement être nuancée. Les longues durées de règne des six rois hyksos de la XVème Dynastie - qui selon Manéthon se nomment Salitis/S£litij, Bèon/Bhèn, Apachnas/Apacn£j, Apophis/Apwfij, Iannas/Iann£j et Assis/Assij - sous-entendent que soit les révoltes ont été systématiquement écrasées, soit aucune révolte sérieuse n’a jamais eu lieu, autrement dit le gouvernement hyksos n’a pas engendré que du mécontentement dans la population égyptienne. Le site même d’Avaris, capitale des hyksos en Egypte ("Puis [les hyksos] élirent l’un d’eux comme roi, nommé Salitis, qui s’établit à Memphis, leva des impôts sur le haut et le bas pays en laissant des garnisons dans les places les plus importantes. Il fortifia les provinces de l’est, prévoyant que les Assyriens, quand ils deviendraient plus puissants, envahiraient son royaume. Ayant découvert dans le nome Sethroïte ["Seqro…ith", nome de l’est du delta du Nil, dédié au dieu Seth/Seq] une cité idéalement située à l’est de la branche boubastide ["BoÚbastij", hellénisation de "Per-Bast", "Maison-de-Bastet" en égyptien, aujourd’hui le site archéologique de tell Basta près de Zagazig en Egypte], appelée Avaris selon une ancienne tradition théologique, il la rebâtit, la fortifia de très solides murailles, et y installa environ deux cent quarante mille soldats lourdement armés pour la garder. Il y venait l’été pour rationner leur blé et payer leur solde, autant que pour les exercer par des grandes manœuvres destinées à effrayer les étrangers. Il mourut après dix-neuf ans de règne. Un deuxième roi nommé Bèon occupa le trône quarante-quatre ans. Son successeur Apachnas régna trente-six ans et sept mois, puis Apophis, soixante et un ans, et Iannas, cinquante ans et un mois. Puis Assis régna quarante-neuf ans et deux mois. Tels furent leurs six rois, tous avides de détruire jusqu’à la racine le peuple égyptien", Flavius Josèphe, Contre Apion I.77-81), est significatif : quand on regarde une carte de l’Egypte, on voit qu’il se trouve à la croisée stratégique des routes caravanières entre Sinaï et vallée du Nil, et de l’axe fluvial reliant les côtes méditerranéennes levantines au cœur de l’Egypte, comme un péage obligatoire permettant de prélever une partie des marchandises qui y transitent et d’assurer une fortune rapide et facile à ceux qui y résident. La prétendue "invasion des hyksos" avancée par Manéthon semble aussi fantasmée que la prétendue "invasion des Germains" avancée par les romanciers et les peintres du XIXème siècle, censée avoir renversé brusquement l’Empire romain : l’installation et la domination des hyksos en Egypte ont été des processus lents et souterrains, et non pas des phénomènes soudains et violents. Et une fois au pouvoir dans l’est du delta du Nil, autour d’Avaris, les hyksos l’ont conservé parce qu’ils ont reçu l’aide intéressée de scribes ambitieux et de "haounebouts" opportunistes, dans le même temps que les Egyptiens ordinaires s’entre-déchiraient autour d’une poignée de princes héritiers plus ou moins légitimes.


Flavius Josèphe, dans le paragraphe 77 livre I précité de son Contre Apion, dit que les hyksos "fortifièrent les provinces de l’est, prévoyant que les Assyriens, quand ils deviendraient plus puissants, envahiraient le royaume d’Egypte". Il plaque là les hantises de ses compatriotes judéens des siècles ultérieurs : aux XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C., les hyksos ne peuvent pas craindre les Assyriens, puisque qu’aucun royaume assyrien assez important pour menacer la lointaine Egypte n’existe encore ! Néanmoins, le rapport global entre hyksos et Sémites du Croissant Fertile n’est pas une vue de l’esprit. Un rapide aperçu des découvertes archéologiques depuis la cité de Mari au nord, que dans notre alinéa précédent nous avons quittée lors de son investissement à une date indéterminée de la première moitié du XVIIIème siècle av. J.-C. par les troupes babyloniennes de Hammurabi, jusqu’à la cité d’Avaris au sud, nous permet d’en prendre conscience.


Préservée par son enfouissement sous les sables pendant quatre millénaires, la cité de Mari a livré aux archéologues quelques traces de son ancienne opulence. Dès le début des fouilles avant la deuxième Guerre Mondiale, le Français André Parrot a mis à jour une fresque dans le complexe appelé aujourd’hui "grand palais" par les historiens, jadis "Palmier" dans les tablettes retrouvées sur place, datant du règne de Zimri-Lim - les couleurs ont bruni à cause d’un incendie, probablement lié à l’entrée des troupes de Hammurabi dans la ville -, représentant symboliquement l’intronisation d’un souverain, d’où le titre commode L’investiture de Zimri-Lim que les conservateurs du Musée du Louvre à Paris en France, où cette fresque est aujourd’hui exposée, lui ont donné. A l’intérieur d’un cadre formé de trois bandes parallèles, on distingue trois parties verticales. Les parties de droite et de gauche, parfaitement symétriques, comportent un personnage bras levés devant un palmier au tronc rouge et aux feuilles bleues : on est tenté de rapprocher ces deux palmiers et ces deux personnages, des palmiers qui ornent le mégaron du "grand palais" de Mari - qui lui ont donné leur nom -, et des "lamassatus" dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent, idoles en roseaux recouverts de métal probablement chargées par les hommes d’intercéder en leur faveur auprès des dieux. Dans chacune de ces deux parties, quatre animaux sont partiellement visibles, ouvrant la procession de la lamassatu vers la partie centrale, de haut en bas : en dessous d’un oiseau blanc en vol (une colombe représentant la paix ?), on voit d’abord deux animaux indistincts au corps de fauve et dotés d’ailes (des sphinx représentant la guerre ?), enfin un taureau androcéphale (une image du peuple mariote symbolisant la force ?). On note que la superposition de ces trois animaux reproduit à l’identique la superposition des trois animaux de la célèbre porte d’Ishtar à Babylone, où deux taureaux symboles du dieu de l’Orage sémitique Addu entourent un "mushussu" ou "dragon rouge" en sumérien, animal composite à cornes, au corps de serpent, aux pattes antérieures de lion, aux pattes postérieures de rapace, associé au dieu médecin sumérien Ninazu (faut-il en conclure que cette figuration à l’identique a été réalisée par Zimri-Lim pour s’affirmer clairement comme un rival de Hammurabi de Babylone ? ou au contraire Hammurabi a-t-il copié cette Investiture de Zimri-Lim pour réaliser la porte d’Ishtar à Babylone, après sa prise de Mari ? ou plus simplement cette représentation de trois animaux symboliques superposés est un lieu commun iconographique de l’époque amorrite, dont les archéologues découvriront d’autres répliques lors de fouilles futures en d’autres endroits de Mésopotamie ?). La partie centrale est divisée horizontalement en deux sous-parties, dont les bords latéraux et supérieurs sont délimités encore par trois bandes parallèles. La sous-partie inférieure contient deux lamassatus portant chacune un vase rond devant la poitrine, d’où jaillissent des plantes bleues et de l’eau en abondance avec des poissons. Dans la sous-partie supérieure, on voit à gauche une autre lamassatu qui suit le souverain, celui-ci lève sa main droite devant la bouche et reçoit dans sa main gauche un anneau et un sceptre - qui se trouvent précisément au croisement des diagonales de la fresque, au centre de l’œuvre - des mains de la déesse Ishtar à droite, qui elle-même est suivie par une nouvelle lamassatu et un autre personnage (Ninshubur, le second d’Ishtar ?). Ces deux sous-parties représentent peut-être une salle du trône du "grand palais/Palmier" de Mari (en haut) et son vestibule (en bas). Dans le même "grand palais/Palmier", une autre fresque fragmentaire a été mise à jour, conservée aussi par le Musée du Louvre à Paris en France, familièrement appelée L’ordonnateur du sacrifice par les spécialistes. A droite apparaît le tronc d’un personnage dont la grandeur disproportionnée laisse supposer qu’il est un roi : le fait que ses vêtements soient similaires à ceux du souverain de L’investiture de Zimri-Lim renforce cette supposition. A gauche apparaissent les pieds de deux processionnaires en haut, et les bustes de deux autres processionnaires en bas, tirant derrière eux un taureau dont le bout des cornes a été doré et portant au front une parure en forme de croissant : on devine que ce taureau est destiné à être sacrifié en l’honneur du roi. On note que les deux personnages au buste visible ont des traits masculins, et que leur peau est ocre rouge.


L’antique cité d’Alalakh (aujourd’hui le site archéologique de tell Atçanah, à une dizaine de kilomètres à l’est d’Antakya/Hatay en Turquie, juste à côté de la frontière syrienne) a été fouillée par l’archéologue britannique Charles Leonard Woolley juste avant la deuxième Guerre Mondiale, qui y a découvert une structure de type palatial similaire au "grand palais/Palmier" de Mari, constituée de multiples petites salles à la fonction indéfinie autour d’un mégaron, datant de la même époque - les XVIIIème et XVIIème siècles avant J.-C. - et, entre autres artefacts, les fragments d’une fresque de même inspiration que celles de Mari. Dans cette fresque, on voit à gauche la corne d’un taureau dorée comme celles du taureau de L’ordonnateur du sacrifice, et en haut les mêmes trois bandes parallèles que dans L’investiture de Zimri-Lim, délimitant le bord de la peinture. Un fragment de vase datant peut-être du XVème siècle av. J.-C., récemment révélé par l’archéologue turque Aslihan Yener, comporte un dessin mélangeant l’ocre rouge et le noir, représentant un sol formé de trois bandes parallèles, un personnage à gauche dont seules les jambes sont conservées, achevant son saut par-dessus un taureau dont seule la partie arrière est visible à droite.


La cité de Qatna (aujourd’hui le site archéologique de tell Mishrife à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Homs en Syrie) est conquise et détruite par le roi hittite Suppiluliuma Ier au XIVème siècle av. J.-C., elle sombre totalement dans l’oubli ensuite. Elle est localisée par l’archéologue français Robert du Mesnil du Buisson en 1924 (qui y découvre notamment un sphinx en pierre portant le nom d’Ita, fille du pharaon Amenemhat III de la XIIème Dynastie), mais ce n’est qu’à partir des années 1990 que le site est fouillé méthodiquement et conjointement par trois équipes d’archéologues, respectivement syrienne, allemande et italienne. Avant sa destruction au XIVème siècle av. J.-C., la cité se présente comme un grand quadrilatère de huit cents mètres de côté, fortifié par une imposante muraille de douze à vingt mètres de hauteur, percée par quatre portes. La partie la plus ancienne se trouve peut-être au nord-ouest de cette enceinte fortifiée, où ont été dégagées les fondations d’un temple à la déesse-Lune Ningal (parèdre du dieu-Lune sumérien Nanna, alias Sin chez les Sémites) et une structure aux multiples salles similaire aux "palais" de Mari et d’Alalakh. Parmi les découvertes récentes, l’équipe allemande issue de l’université de Tübingen a mis à jour un fragment de fresque ocre rouge, figurant des palmiers sur un motif perpétuel et un sol formé de trois bandes parallèles.


L’antique cité de Gubla, hébraïsée en "Gebal" dans le Tanakh, plus connue sous son surnom grec "Byblos/BÚbloj" (hellénisation de l’égyptien "papyrus/papier", car c’est par Gubla que les Grecs se sont approvisionnés en papyrus aux ères classique et hellénistique), a conservé ce nom ancien jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Jbayl", village à une vingtaine de kilomètres au nord de Beyrouth au Liban. Les fouilles entamées en 1921 par l’égyptologue français Pierre Montet ont révélé la haute antiquité du site, occupé depuis le début du IIIème millénaire av. J.-C., et de ses relations avec l’Egypte (un vase portant le cartouche de Menkaourê, pharaon de la IVème Dynastie, y a été découvert). Les mêmes fouilles ont exhumé un temple datant d’Ounas, pharaon de la Vème Dynastie (dont le cartouche a été également retrouvé in situ), qui y est figuré enlacé par la déesse locale Baalat reprenant les marques de Hathor la déesse égyptienne de l’amour : ce temple signifie-t-il que Byblos est alors sous influence égyptienne, ou, plus radicalement, sous occupation égyptienne ? On doit rapprocher ceci du tombeau de Sahourê, pharaon de la même Vème Dynastie antérieur à Ounas, à Abousir (francisation du grec "Bousiris/BoÚsirij", lui-même hellénisation de "Per-Osiris" ou "Maison-d’Osiris" en égyptien, site archéologique à vingt-cinq kilomètres au sud du Caire en Egypte), qui sur le bas-relief de sa paroi nord montre le départ de la flotte égyptienne, et sur le bas-relief de sa paroi sud montre des Levantins, identifiables grâce à leurs longs cheveux retenus par un serre-tête et leurs barbes en pointe, sur des bateaux avec femmes et enfants : ces Levantins suivent un navire amiral aujourd’hui mutilé, portant la légende : "Nefret vient ici auprès de Sahourê fils de Ra". On suppose qu’entre ces deux bas-reliefs se trouvait un autre bas relief ou une statue représentant Sahourê, et que dans la partie mutilé du second bas-relief ladite Nefret ("la Belle" en égyptien), princesse levantine, était représentée face à son époux Sahourê. Pierre Montet a aussi découvert à Byblos un bas-relief montrant un personnage assis avec un large vêtement accompagné de la légende : "Inten seigneur de Byblos dont la vie sera renouvelée, fils du seigneur Ryn à la juste voix". Ce "Inten" a le titre égyptien de "hatya" (littéralement celui "qui a le bras en avant"), réservé ordinairement à l’entourage royal, dont les nomarques. A proximité, on lit une invocation à "Ra-Horakhty" (association du dieu-Soleil Ra et du dieu-faucon Horus confondu avec l’horizon oriental), et on voit les fragments d’un autre personnage, dont la légende révèle qu’il est ou qu’il appartient à Khasekhemrê-Neferhotep, pharaon de nature et de date discutées, peut-être de la XIIIème Dynastie. Faut-il en déduire que sous le règne de ce Khasekhemrê-Neferhotep vers le XVIIIème siècle av. J.-C. l’Egypte entretient des relations commerciales permanentes avec le Levant (au point d’accorder au seigneur de Byblos le titre honorifique de "hatya" réservé jusque-là aux membres de la Cour égyptienne), ou même impose son hégémonie sur le Levant (au point de l’administrer directement par un "hatya" comme les nomes du territoire égyptien)… ou au contraire que l’Egypte est tellement affaiblie que ses pharaons sont contraints de reconnaître les seigneurs levantins, tel Inten de Byblos, comme leurs quasi égaux ? Les linguistes en tous cas soulignent que "Inten" est probablement la traduction égyptienne du nom sémitique "Jonathan", et ils vont même jusqu’à supposer que ce "Jonathan/Inten" n’est autre que le seigneur "Yantin-Hamu" qui apparaît dans plusieurs tablettes de Mari datant de Zimri-Lim ("Yantin" serait le nom originel sémitique amorrite du seigneur de Byblos). Les fouilles établissent par ailleurs que beaucoup d’ateliers de fondeurs apparaissent vers le XIXème ou XVIIIème sièle av. J.-C., à mettre en relation avec l’exploitation des mines de cuivre des monts Kesrouan voisins à la même époque.


L’identification du site archéologique de tell Kabri (à l’est de la ville côtière de Nahariya en Israël, à proximité de la frontière libanaise), découvert au milieu du XXème siècle et fouillé de façon interminente en raison des tensions qui animent la région depuis la création de l’Etat d’Israël en 1947, n’est toujours résolue en l’an 2000. Ce site est occupé depuis le Vème millénaire av. J.-C. Pour l’époque qui nous intéresse, celle qui précède l’éruption de Santorin vers -1600, les multiples équipes d’archéologues israélo-américains qui se sont succédées lors des récentes décennies ont mis à jour une structure de type palatial similaire à celles de Mari, d’Alalakh et de Qatna, composée de salles aux murs épais et aux fonctions incertaines serrées autour d’un mégaron. Les fragments d’une fresque ont aussi été découverts, dont le contenu s’apparente à celui du mur sud de la pièce 5 de la maison Ouest du site d’Akrotiri sur l’île de Santorin que nous étudierons dans notre prochain alinéa : on y entrevoit les murs d’une cité, et le bras gauche d’un personnage à la peau ocre rouge.


L’importance de l’antique cité de Hazor (site archéologique à une quinzaine de kilomètres au nord du lac de Galilée en Israël), qui doit peut-être son appellation à Hathor la déesse égyptienne de l’amour, est révélée par plusieurs tablettes de Mari, dont la ARM VI.78 datant de Zimri-Lim qui y mentionne la présence d’ambassadeurs mariotes et babyloniens. La tablette ARM VII.140 quant à elle, datant de Samsi-Addu, donne le nom d’un seigneur de Hazor, "Yabni-Addu". La proximité phonétique entre ce "Yabni-Addu" de l’époque de Samsi-Addu dans la seconde moitié du XIXème siècle av. J.-C., et "Yabin" qui règne sur Hazor à la fin de l’ère mycénienne (vaincu par Josué, capitaine et successeur de Moïse, Josué 11), et "Yabin" qui règne sur Hazor à une date incertaine de l’ère des Ages obscurs (Juges 4), suggère que "Yabni/Yabin" est un nom de règne séculaire des seigneurs d’Hazor (comme "Ptolémée" pour la future dynastie des Lagides, ou "Louis" pour la future dynastie des Capétiens). En 1940, l’égyptologue français Georges Posener publie Princes et pays d’Asie et de Nubie, résultat de ses recherches sur des statuettes égyptiennes d’envoûtement portant des noms de pays exécrés et de leurs seigneurs : sur l’une de ces statuettes datant de la XIIème Dynastie, on lit le nom d’une cité [hdwʒi], traduction hiéroglyphique de "Hazor", gouvernée par un seigneur désigné par les phonèmes [gti]. Ce document archéologique prouve que la XIIème Dynastie considère Hazor comme une menace, soit parce que cette cité possède une puissance politique ou militaire hostile à l’Egypte, soit, c’est l’hypothèse que pour notre part nous privilégions, parce que sa population mouvante et insaisissable migre vers des territoires jusqu’alors contrôlés par l’Egypte, ou vers le territoire même de l’Egypte, et bouleverse peu à peu l’ordre social égyptien.


Le site archéologique de Megiddo, aujourd’hui tell el-Moutesellim à trente-cinq kilomètres au sud-est de Haïfa en Israël, comporte vingt-cinq niveaux d’occupation, numérotés de façon décroissante, depuis la seconde moitié du IVème millénaire av. J.-C. jusqu’à l’époque perse. Les niveaux qui intéressent notre présente étude sont les 12, 11 et 10, datant du début du IIème millénaire av. J.-C., qui révèlent que la muraille des niveaux antérieurs, constituée de briques, est remplacée par une nouvelle muraille plus solide en pierres saillantes protégée par un glacis. L’entrée a été élargie à une date indéterminée pour permettre le passage des chars. Des petites maisons sont adossées à l’intérieur du rempart, autour de maisons plus grandes constituant le cœur de la ville. Retrouvée sur place, une statuette de Djehoutyhotep, nomarque des pharaons Amenemhat II, Sésostris II et Sésostris III de la XIIème Dynastie, bien connu grâce au contenu pictural et littéraire de sa tombe demeurée intacte à Deir el-Bersha, à une quarantaine de kilomètres en amont de la moderne Minya en Egypte (cette statuette a été étudiée par l’égyptologue américain John Arthur Wilson dans un article du numéro 58 de la revue American Journal of Semitic Languages [ou "AJSL" dans le petit monde des historiens du Moyen-Orient ancien] de juillet 1941), suggère une incursion égyptienne - sous forme diplomatique ? ou sous forme militaire ? - à l’époque de cette XIIème Dynastie.


Sichem (aujourd’hui le site archéologique de tell-Balâtah, dans la banlieue est de Naplouse en Palestine) apparaît sous la forme "skmm", cité du "Retenou" alias le Levant, vaincue par l’armée égyptienne en dépit de ses importantes fortifications, dans la stèle apologétique de Khusobek, général du pharaon Sésostris III de la XIIème Dynastie (cette stèle a été découverte en 1901 à Abydos en Egypte, elle est conservée aujourd’hui au Museum de l’université de Manchester en Grande-Bretagne). L’occupation de ce site de Sichem remonte au IVème millénaire av. J.-C. Au XIXème ou XVIIIème siècle av. J.-C., un très épais glacis est réalisé pour protéger un mur d’enceinte en briques d’au moins cinq mètres de hauteur, contenant notamment un bâtiment de six pièces d’habitation et de trois pièces utilitaires (dans lesquelles ont été retrouvés plusieurs fours en argile, un pétrin et un silo en pierres). A l’intérieur de cette enceinte, une acropole a été fouillée du côté du mont Ebal, protégée par un autre mur défensif d’une dizaine de mètres de haut et de cinq mètres d’épaisseur, accessible par deux portes : la première porte au nord-ouest en forme de triple tenaille, la seconde porte au sud-est flanquée de deux tours rectangulaires de douze mètres sur sept mètres. Les restes d’un temple de vingt-cinq mètres de long sur vingt mètres de large ont été dégagés à l’intérieur de cette acropole.


Le site archéologique de Jaffa, aujourd’hui dans la partie sud de Tel-Aviv capitale d’Israël, se divise en huit niveaux d’occupation, numérotés de façon décroissante. Le plus ancien niveau montre un remblai en terre battue datant du XIXème ou XVIIIème siècle av. J.-C. Le niveau 7 se caractérise par deux portions d’une muraille en briques, peut-être du XVIIème siècle av. J.-C., qui durera jusqu’à l’époque du niveau 4.


Vers -2000, le site de Jéricho est faiblement occupé : les seuls vestiges retrouvés sont des tombes individuelles contenant des armes et des poteries de valeur très relative de populations nomades (apparentés aux Yarihéens que nous avons croisés du côté de Mari, dans notre alinéa précédent ?). La cité se reconstruit au début du IIème millénaire av. J.-C., à l’intérieur d’une muraille en pierres d’au moins cinq mètres de hauteur, protégée par un glacis similaire à ceux de Sichem et de Megiddo. Les tombes de cette époque renferment un matériel beaucoup plus riche qu’auparavant : des rhytons, des scarabées, des bijoux divers, des mobiliers en bois (trépieds, lits, chaises), des paniers précieux, une abondante vaisselle.


Le site de Jérusalem est occupé depuis au moins le début du IIIème millénaire av. J.-C., comme le prouvent les poteries exhumées par l’explorateur britannique Montagu Brownlow Parker juste avant la première Guerre Mondiale. Au début du IIème millénaire av. J.-C., une muraille de deux mètres et demi d’épaisseur est élevée, découverte par l’archéologue britannique Kathleen Mary Kenyon. Cela raccorde avec les recherches précitées de Posener sur les statuettes égyptiennes d’envoûtement de la XIIème Dynastie, consignées dans son Princes et pays d’Asie et de Nubie de 1940 : sur l’une de ces statuettes, on lit distinctement les phonèmes [rwʃrm], aisément assimilables à "Jérusalem" - le nom du seigneur est malheurement illisible -, ce qui signifie que sa population instable et mouvante, comme celle d’Hazor, provoque l’inquiétude des Egyptiens sous la XIIème Dynastie au plus tard dans la première moitié du XVIIIème siècle av. J.-C. Notons que "Jérusalem" est étymologiquement "Ur-salem", c’est-à-dire une "cité/ur" associée à un élément consonantique [slm] indiscutablement sémitique (qu’on retrouve aujourd’hui dans le salut hébraïque ["shalom"] et arabe ["salaam"], et dans les noms "Salomon", "Slimane", "Soliman", "Souleymane", "Salomé"…), ce qui la rattache davantage aux Amorrites du nord-est, qu’aux Egyptiens du sud-ouest. Cet élément consonantique [slm] décrit un mouvement de haut vers le bas, d’où son utilisation pour signifier l’apaisement, la tempérance, la fin d’une tension particulière (ou l’idée d’accomplissement final, de soumission, qu’on retrouve dans "musulman" et "islam") : à l’origine, "Jérusalem/Ur-salem" est peut-être simplement pour les Sémites la "cité du crépuscule, située où le soleil se couche", la "cité de l’ouest".


La cité de Beth-Shemesh (site archéologique à l’ouest de la ville homonyme moderne, à une trentaine de kilomètres à l’ouest de Jérusalem en Israël) est étymologiquement la "maison/beth du dieu Shemesh", hébraïsation du dieu-Soleil sémitique Samas (équivalent du dieu-Soleil sumérien Utu). Plusieurs niveaux d’occupation y ont été décrits, numérotés de façon décroissante. Celui qui nous intéresse ici est le niveau 5, correspondant au début du IIème millénaire av. J.-C., qui voit l’émergence d’une forte muraille, et le creusement d’une nécropole dans le roc dont l’abondant mobilier (poteries, scarabées, dagues) a permis la datation.


Le site archéologique de tell Beth-Mirsim, à vingt-cinq kilomètres de Hébron en Israël, contient dix niveaux d’occupation désignés de façon décroissante par les lettres J à A, depuis la fin du IIIème millénaire av. J.-C. (niveau J) jusqu’à son abandon après l’invasion des Babyloniens au début du VIème siècle av. J.-C. (niveau A). L’identification de cet endroit avec la cité antique de Dvir, même très probable, reste discutée. Les niveaux E et D, qui s’étendent sur une période indéterminée dans la première moitié du IIème millénaire av. J.-C., révèlent une muraille protégeant des riches maisons à un étage et à patio. Deux stèles figurant probablement la déesse égyptienne de l’amour Hathor (avec ses deux cornes caractéristiques) entourée de plantes, y ont été aussi découvertes (ces deux stèles sont conservées aujourd’hui au musée Reuben et Edith Hecht de Haïfa en Israël), datant peut-être de l’ère mycénienne.


La cité de Lakish (aujourd’hui le site archéologique de tell ed-Duweir, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Hébron en Israël) existe depuis le IVème millénaire av. J.-C. Une muraille avec un glacis identique à ceux de Megiddo, Sichem et Jéricho, y est réalisée au début du IIème millénaire av. J.-C.


La cité d’Eglon (aujourd’hui le site archéologique de tell el-Hesi, à vingt-cinq kilomètres au nord-est de Gaza) comporte huit niveaux d’occupation, numérotés de façon décroissante, dont le plus ancien (niveau 8) couvre une très longue période entre le milieu du IIIème millénaire av. J.-C. et le début du Ier millénaire av. J.-C. Parmi les vestiges - notamment des bases de muraille - et les dépouilles difficiles à dater précisément appartenant à cette longue période, certains peuvent appartenir aux XIXème et XVIIIème siècles av. J.-C. qui nous occupent.


Le site archéologique de tell el-Ajjul, dans la banlieue sud-ouest de la moderne Gaza, est probablement associé à l’antique Sharouhen mentionnée dans l’autobiographie funéraire d’Ahmosis fils d’Abana dont nous parlerons dans un paragraphe ultérieur. Les fouilles réalisées entre les deux Guerres Mondiales par Flinders Petrie - devenues impossibles après la guerre israélo-arabe commencée en 1947, et plus encore après l’occupation israélienne à partir de 1967 -, ont révélé un riche mobilier similaire à celui de Jéricho et Beth-Shemesh du début du IIème millénaire av. J.-C. (dont le trésor exposé aujourd’hui pour moitié au British Museum à Londres en Grande-Bretagne, et pour l’autre moitié au Rockefeller Museum de Jérusalem en Israël).


Dans le désert du Sinaï, deux sites méritent notre attention. D’abord, le wadi Magharah, ou littéralement la "vallée des Cavernes", dans le sud-ouest de la péninsule. Dans ce réseau de tunnels creusés pour en tirer des turquoises, les archéologues ont découvert un graffiti datant de Djoser, pharaon de la IIIème Dynastie peut-être au XXVIIème siècle av. J.-C. représentant une vache portant un sceptre ouas (signe de pouvoir) et une croix ânkh (signe de vie) : cette probable représentation de Hathor, déesse égyptienne de l’amour, figurée par une femme portant deux cornes ou plus simplement - comme c’est le cas ici - par une vache, prouve l’exploitation de ce site dès le IIIème millénaire av. J.-C. Ensuite, Serabit el-Khadim, autre réseau de tunnels d’extraction de turquoises à proximité du wadi Magharah, exploré par Flinders Petrie avant et après la première Guerre Mondiale. Une des grottes a été sanctuarisé en l’honneur de la déesse Hathor : ce sanctuaire s’est agrandi au fil des générations par des salles creusées de droite et de gauche dans le roc, et par un enclos extérieur de soixante-dix mètres sur quarante-cinq mètres signalé par des pylônes. Les parois des tunnels portent des inscriptions dont la plus ancienne remonte peut-être à Amenemhat III, pharaon de la XIIème Dynastie. Divers mobiliers suggèrent la présence de camps temporaires, autrement dit cette carrière de turquoises a été fréquentée régulièrement par des nomades depuis au moins la XIIème Dynastie jusqu’à la XIXème Dynastie. On suppose que ces nomades du Sinaï ou de l’Arabie voisine, comme leurs parents en haute-Mésopotamie, venaient s’installer librement durant la saison froide pour creuser les galeries, les étayer (certains de ces nomades étaient-ils des charpentiers du Levant, les mêmes que ceux qui étaient embauchés à Mari ?), en extraire les pierres précieuses, les vendre aux Egyptiens en complément de leur activité pastorale, avant de repartir vers l’est avec leurs troupeaux à la saison chaude… ou vers l’ouest dans l’espoir d’y trouver un lopin de terre à cultiver en bordure du Nil (à l’instar encore de leurs parents dans les cités des bords de l’Euphrate).


La concordance des dates, la ressemblance des architectures, l’homogénéité des styles picturaux, constatées sur ces différents sites archéologiques, sont remarquables. Elles incitent fortement à conclure que, primo, les mystérieux "hyksos/chefs des pays étrangers" des textes égyptiens sont bien apparentés aux Sémites amorrites dont nous avons souligné l’extrême malléabilité autour de Mari dans notre alinéa précédent, et, secundo, l’installation de ces Sémites amorrites/hyksos dans le nord Levant, dans le sud Levant, dans le Sinaï, dans la basse vallée du Nil autour d’Avaris, est le fruit non pas d’une brusque invasion d’un peuple uni comme le prétendent les textes de propagande égyptienne ultérieure, mais d’allées et venues de petits groupes autonomes de bédouins au cours du temps, d’abord nomades, puis semi-nomades, puis semi-sédentaires, puis complètement sédentaires, en raison des déchirements internes récurrents de la société égyptienne des XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C. Cette sédentarisation progressive a sans doute été facilitée par des nécessités géographiques. L’Egypte en effet ne possède aucune richesse naturelle, excepté le Nil, qui assure ses récoltes annuelles même en période de sécheresse. Surtout elle ne possède pas de bois en quantité suffisante pour se créer une flotte (afin de transporter ses céréales, et d’en surveiller les dépôts sur les deux rives du Nil) et assurer ses besoins de construction (les portes des bâtiments d’apparat, les étaiements des pyramides et des temples, les barges transportant les blocs de pierre). A l’inverse, le Levant - nous avons insisté sur ce point au tout début du présent paragraphe - est à cette époque recouvert d’une gigantesque forêt. Au printemps, le courant marin permet sans effort et sans connaissances navales particulières de relier en quelques jours le delta du Nil à la région de Byblos. Cette facilité maritime naturelle conjuguée à la complémentarité de l’Egypte et du Levant, ont amené ces deux pays à entrer en contact très tôt pour pallier mutuellement leurs manques (échange de bois levantin contre céréales égyptiennes) : le document archéologique commodément appelé "Pierre de Palerme" par les égyptologues (parce que le fragment principal et le plus anciennement connu est exposé au Musée archéologique de Palerme en Italie, les autres fragments plus petits et plus récemment découverts sont conservés dans divers musées à travers le monde), stèle réalisée à une date inconnue contenant une liste controversée de pharaons et d’événements égyptiens antiques, mentionne le voyage d’une quarantaine de navires commandés par un nommé Merib fils de Snéfrou, pharaon de la IVème Dynastie, vers le Levant pour y acheter des cèdres. On peut admettre que la sédentarisation progressive des Sémites amorrites au Levant jusque dans l’est du delta du Nil, prouvée par le mobilier des tombes et l’érection de forteresses servant de marchés sécurisés autant que de coffre-forts pour le commerce des marchandises égypto-levantines entre Alalakh et Avaris, s’inscrit dans la permanence de cette relation nécessaire entre Egypte et Levant, et qu’elle est accélérée aux XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C. par le contexte que nous avons détaillé en amont dans le présent paragraphe (l’hégémonie babylonienne de Hammurabi sur la haute Mésopotamie, les empiètements des Hurrites au nord, tandis qu’au sud l’Egypte s’atomise dans des mesquines querelles de pouvoir et d’argent entre héritiers prétentieux, capitaines arrivistes, scribes cupides et haounebouts corrompus). Plusieurs domaines appuient cette supposition.


Le domaine religieux, d’abord. Nous avons évoqué deux statues découvertes à Tanis par Flinders Petrie dédiées à Smenkhkarê-mermesha, appartenant à la XIIIème Dynastie : ces deux statues ont été récupérées par les hyksos, le nom de Smenkhkarê-mermesha qu’elles portent a été buriné, et une nouvelle inscription a été ajoutée par "Akenemrê" ("Grande-force-de-Ra"), surnom du pharaon hyksos Apopi, en l’honneur du dieu "Seth seigneur d’Avaris". Cette union de l’Egypte et de l’Asie est commémorée dans la "Stèle de l’an 400" découverte par l’égyptologue français Auguste Mariette en 1863 à Tanis, stèle érigée par Ramsès II ainsi nommée commodément parce qu’elle célèbre l’implantation du dieu Seth - de qui la XIXème Dynastie des Ramessides se réclame - dans le delta du Nil quatre cents ans plus tôt (le général Horemheb ayant fondé la XIXème Dynastie à la fin du XIVème siècle av. J.-C., une simple soustraction permet de dater cet événement au tournant des XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C.). En réalité, le dieu Seth existait bien avant les hyksos, probable divinisation négative de l’oryctérope, termitivore nocturne glouton et farouche, mais les hyksos, assimilés de façon méprisante à ce dieu par les Egyptiens en raison de leur vénération de la Lune et de leur progressive captation des richesses égyptiennes, en ont fait un dieu positif (au point que les Israélites, lointains descendants des hyksos, appliqueront son nom à leur premier ancêtre, engendré par Adam et Eve "pour remplacer Abel" selon le chapitre 4 verset 25 précité de la Genèse), en lui donnant des attributs qu’il n’avait pas précédemment (le hedjet de haute Egypte, des cornes de taureau) : ceci explique pourquoi Seth, après l’expulsion des hyksos d’Egypte, gardera une position ambiguë dans le panthéon égyptien, qui durera jusqu’aux Ramessides (et par une ironie de l’Histoire, les Ramessides conféreront à Seth une image définitivement négative aux yeux des Israélites emmenés par Moïse, qui en feront "Satan", le Mal absolu…). Cette incompréhenion réciproque se retrouve peut-être dans le nom d’Apopi. Nous avons vu dans notre alinéa précédent la grande importance accordée par les Sémites amorrites au serpent, symbole de vie (on apprend dans la lettre ARM XIII.19 que les Mariotes en fabriquent des quantités industrielles en bronze pour décorer leur cité), auquel ils associent Ishtar (alias "Astarté" en sémitique levantin) leur déesse de l’amour, symbole de fécondité et d’abondance. En choisissant son nom, l’hyksos "Apopi" (homonyme d’"apophis/serpent" en égyptien) espérait peut-être incarner ces symboles positifs, or c’était une erreur, car pour les Egyptiens le serpent n’est pas un animal positif : Apophis incarne les forces mauvaises de la nuit et du chaos, il est l’adversaire du dieu-Soleil Ra, il est même à l’origine du sceptre ouas donné aux pharaons pour signifier leur toute-puissance… et totalement opposé à Seth qui le combat dans le Livre des morts (le sceptre ouas est d’abord un long bâton muni de deux crochets pour attraper les serpents : en prenant possession du sceptre ouas, le pharaon prend symboliquement possession du venin du serpent, c’est-à-dire du pouvoir de vie et de mort sur ses sujets ; la domination de Seth sur le serpent Apophis est figurée par la poignée du sceptre ouas, qui reproduit de façon stylisée le museau de Seth). Apophis est aussi l’animal emblématique du khamsin, vent violent et brûlant qui tourmente l’Egypte chaque printemps : de même qu’Apophis nuit au dieu-Soleil Ra avant d’être vaincu par le dieu de l’Orage Seth, le khamsin masque le soleil et ne peut être vaincu que par des pluies qui plaquent ses poussières au sol, et le serpent et le khamsin sifflent et provoquent pareillement la mort en asphyxiant leurs victimes (le premier par le poison, le second par le sable qu’il charrie). Dans la mythologie grecque, le serpent Apophis deviendra l’hydre Typhon vaincue entre autres par Zeus (dont les représentations reprendront la pose de Seth et de Poséidon, ce qui n’est pas un hasard comme nous l’expliquerons juste après et dans un paragraphe ultérieur), dont le nom qualifie aujourd’hui les vents les plus violents. Les linguistes insistent sur l’importance accordée à la Lune par les Egyptiens à partir de l’époque hyksos, qui trouverait précisément sa source dans le culte à la Lune de ces derniers ("Iah/Lune" en égyptien se retrouve dans le nom du pharaon "Ahmosis/Enfant-de-Lune" et de sa mère "Ahhotep/Lune-est-satisfaite") : ils pourraient aussi insiter sur l’égale importance accordée à partir de la même époque à Thot, le dieu de l’Aurore ou - le symbole est d’importance - de la Lune finissante, figuré par un ibis (dont le plumage alterne le noir et le blanc, comme la nuit et le jour) ou un babouin (qui a coûtume de pousser des grands cris pour saluer le jour naissant, juste avant le lever du Soleil : Thot donnera son nom aux "Thoutmosis/Enfant-de-Thot" de la XVIIIème Dynastie).


Le domaine administratif, ensuite. S’appuyant sur un texte que nous allons étudier juste après, Sinouhé, évoquant un mystérieux "jnb" traduit en "muraille, fortification" à l’est de l’Egypte sous la XIIème Dynastie, les égyptologues ont longtemps admis que la frontière orientale de l’Egypte était effectivement l’objet d’assauts massifs d’envahisseurs en armes ou de clandestins asiatiques comme le prétend le propagandiste Manéthon via Flavius Josèphe. Dans sa propre traduction de Sinouhé en 1974, l’égyptologue belge Michel Malaise a remis en cause cette vision, en opérant un parallèle entre les fouilles archéologiques qui ont permis de déterminer l’existence d’un ancien canal reliant Péluse au lac Ballah et au lac Timsah, et un texte mentionnant le projet d’un pharaon Mérikarê (Mérikarê Ier de la IXème Dynastie ? ou Mérikarê II de la Xème Dynastie ?) de réaliser un canal reliant les forteresses de la côte méditerranéenne aux lacs amers : selon Michel Malaise, peu importe que ce canal ait été achevé ou non, les énormes quantités de terres déplacées pour sa réalisation auraient constitué un long réseau de monticules que les pharaons de la XIIème Dynastie auraient transformé en un long réseau de barrières douanières, autrement dit le terme "jnb" qu’on lit dans Sinouhé ne signifierait pas "muraille, fortification" au sens strictement militaire mais plutôt "frontière sous contrôle" servant à filtrer ou à interdire les allées et venues des nomades sémitiques entre Egypte et Sinaï. Par ailleurs, les égyptologues ont longtemps cherché les preuves de la nature sémitique des hyksos. Les uns ont porté l’attention sur l’aspect indiscutablement sémitique des "Aamus" ("Asiatiques" en égyptien) figurés dans la tombe déjà mentionnée de Khnoumhotep II, fonctionnaire de Sésostris II, pharaon de la XIIème Dynastie, à Beni-Hassan : de gauche à droite, on voit deux hommes, le premier tenant un arc et un carquois, le second tenant une harpe, puis deux ânes portant enfants et marchandises, de part et d’autre d’un groupe de quatre femmes vêtues de longues robes aux motifs géométriques perpétuels, puis un groupe de quatre hommes portant des lances et des massues courbes, puis deux hommes tirant chacun une antilope, cette famille bédouine à la peau basanée et à la pilositée singulière (barbes en pointe pour les hommes, longs cheveux ceints d’un bandeau pour les femmes) est sous la direction d’un scheik nommé Abesh, elle est introduite par un scribe égyptien (reconnaissable à sa peau plus foncée et à sa petite barbiche arrondie) qui tend un papyrus indiquant que la scène se passe en l’an 6 du règne de Sésostris II. Les autres ont supposé que le nom de l’un des pharaons hyksos de la XVème Dynastie, Khyan, que nous avons déjà mentionné plus haut (hellénisé en "Iannas/Iann£j" dans le paragraphe 81 livre I du Contre Apion précité de Flavius Josèphe), n’est qu’une égyptianisation de "Hayani", nom sémitique prestigieux puisqu’il a été porté par l’un des dix rois-ancêtres d’Assur évoqués au début de la Chronique royale assyrienne, dont est issu Ila-Kabkabu le père de Samsi-Addu. L’étude récente de l’important papyrus 35.1446 du Muséum de Brooklyn à New York aux Etats-Unis, a beaucoup tempéré cette quête de marqueurs sémitiques. Ce papyrus datant de la XIIème Dynastie est un document administratif basique (rare, car non destiné à la conservation à long terme) d’un quelconque nome désireux de contrôler son immigration. Il consiste en une longue liste de quatre-vingt-quinze individus dont quatre colonnes donnent respectivement le statut, le nom, la profession et la qualité (homme, femme ou enfant). Soixante-dix-sept lignes sont entièrement conservées. On distingue deux statuts, dont les porteurs semblent traités de la même façon : "hem nesou/serviteur royal" (ou "hemet/servante" au féminin) ou "Aamu/Asiatique". On compte vingt-neuf "hems" et quarante-huit "Aamus". Dans la deuxième colonne, certains noms sont assurément sémitiques : "mnhm" peut se traduire en "Ménahem", "skrtw" contient l’élément consonantique "skr" qu’on retrouve dans "Sakir-Har" (un hyksos mentionné comme tel sur le montant d’une porte retrouvée à Avaris et conservée aujourd’hui au Musée égyptien du Caire sous la référence TD8316) ou "Issachar" (un des fils de Jacob/Israël dans la Genèse 30.18), "twtwit" peut se traduire en "Dodava", "spr" peut se traduire en "Sapphira", "isr" peut se traduire en "Asher", "smstw" contient l’élément consonantique "sms" qu’on retrouve dans le dieu-Soleil "Samas", "kb" est un autre élément consonantique qu’on retrouve dans "Yakub-Har" (autre hyksos mystérieux bien attesté par plusieurs dizaines de sceaux-scarabées) ou "Jacob" ou "Aqaba", "hjibil" peut signifier : "Où est mon père ?" et se traduire en "Job" par contraction. Selon la troisième colonne, tous les adultes exercent une profession : les femmes sont majoritairement tisserandes, les hommes sont intendants, cultivateurs, cuisiniers. On note que tous les enfants aamus/asiatiques reçoivent un surnom égyptien ("Dedet-Mout/Donné-par-Mout [déesse-Mère égyptienne]", "Henoutipou-Ouadjet/Maîtresse-Ouadjet [déesse-cobra égyptienne, protectrice de la basse Egypte], "Senebtisy/Bonne-santé"…). Ce document détruit complètement la fable d’une invasion brutale hyksos avancée par la propagande égyptienne après la XVIIème Dynastie. Il révèle que l’immigration sémitique en Egypte ne s’est pas opérée soudainement et sauvagement, mais qu’elle a été acceptée - et peut-être même voulue - par les Egyptiens de la XIIème Dynastie, et qu’elle s’est déroulée dans un cadre légal bien défini (le papyrus Brooklyn 35.1446 est l’une des pièces administratives de ce cadre légal). Il prouve aussi que les immigrants sémites n’étaient pas des envahisseurs assoiffés de sang et de richesses, mais des travailleurs ordinaires désireux de s’intégrer au pays d’accueil (puisqu’ils donnent des noms égyptiens à leurs fils et à leurs filles, anticipant la fameuse règle de leurs futurs descendants juifs pharisiens : "A Rome, on fait comme les Romains"), considérés sur le même pied d’égalité que les autres immigrants (les "hems") par leurs hôtes et employeurs égyptiens. En d’autres termes, ce document sous-entend que les caractéristiques sémitiques qu’on peut trouver dans les Aamus de la tombe du fonctionnaire Khnoumhotep II ou dans le nom du pharaon hyksos Khyan (qui sont relatives : les Aamus de Khnoumhotep II semblent venir en Egypte non pas avec des intentions impérialistes mais, comme les Sémites de notre papyrus Brooklyn 35.1446, avec femmes, enfants et bagages pour y devenir soldats au service du pharaon, harpistes, tisserandes, éleveurs, et nous verrons plus loin que Khyan est peut-être un seigneur déclinant acculé aux compromis diplomatiques davantage qu’un puissant roi imposant ses lois sémitiques), ne sont que des exceptions, car la majorité des Aamus/hyksos entre les XIIème et XVIIème Dynasties sont archéologiquement invisibles, ils portent des noms égyptiens et sont fondus dans le tissu économique et social égyptien de ce temps (ils écrivent en hiéroglyphes et non plus en cunéiforme, ils s’habillent et vivent à la manière égyptienne, les dignitaires adoptent des titulatures divines égyptiennes…).


Le domaine littéraire, enfin. Copié et recopié sur des papyrus, illustré sur des céramiques au cours des siècles jusqu’à la XXème Dynastie, le récit de Sinouhé - que nous venons d’évoquer - remonte à la XIIème Dynastie. Il raconte la vie d’un Egyptien nommé Sinouhé, à la première personne du singulier, membre de la Cour d’Amenemhat Ier le fondateur de cette XIIème Dynastie. L’histoire commence quand Sésostris fils d’Amenemhat Ier, après une campagne militaire victorieuse en Libye, revient vers l’Egypte avec ce Sinouhé qui lui sert de capitaine ("Sa majesté [Amenemhat Ier] avait envoyé une armée vers le pays des Temehou [peuple de nature discutée habitant à la frontière entre Libye et Egypte]. Son fils aîné, le dieu parfait Sésostris, la commandait, il était allé vers les pays étrangers afin d’y corriger ceux qui vivaient parmi les Tehenou [autre peuple de nature discutée installé en Libye]. Après avoir capturé des Tehenou et du bétail de toute sorte en grande quantité, il s’en revenait", Sinouhé ; nous utilisons ici la traduction du site Egyptomusée de l’internaute Richard Lejeune). C’est alors qu’à Memphis Amenemhat Ier meurt ("J’étais un compagnon de mon maître, un serviteur du harem royal de la noble dame, la grande favorite, l’épouse royale de Sésostris à Kenemsout [cité de résidence de Sésostris, où celui-ci fera édifier sa pyramide], la fille du roi Amenemhat [Ier] à Kaneferou [cité de résidence d’Amenemhat Ier, qui y a édifié sa pyramide], Neferou, la dame élevée au statut d’imakh [statut octroyé par le pharaon, garantissant à son détenteur une situation privilégiée ici-bas à la Cour et dans l’au-delà]. En l’an 30 du règne, le troisième mois de la saison de l’inondation, le septième jour, le dieu s’éleva vers son horizon, le roi de haute et basse Egypte Sehotepibrê ["Satisfaction-du-cœur-de-Ra", un des surnoms d’Amenemhat Ier] s’envola vers le ciel pour s’unir au disque solaire, la chair du dieu rejoignit celle de son père. Le palais était dans le silence, les cœurs dans l’affliction, et la double grande porte close. L’entourage avait la tête sur les genoux et le peuple était dans la douleur", Sinouhé). Des émissaires sont envoyés vers Sésostris pour le prévenir de cet événement : celui-ci abandonne nuitamment ses troupes et se précipite à Memphis, pour y prendre la succession de son père ("Les courtisans envoyèrent des messagers vers l’ouest pour annoncer au prince l’événement survenu au palais. Ces messagers le trouvèrent en chemin, au soir finissant. Le faucon [c’est-à-dire Sésostris, assimilé au dieu-faucon Horus] ne tarda pas, il s’envola avec sa suite sans prévenir son armée", Sinouhé). Pendant ce temps, Sinouhé intercepte une conversation entre ces émissaires et un frère anonyme de Sésostris ayant participé à la campagne en Libye : le dialogue sous-entend qu’un conflit d’héritage est prêt à éclater entre ce frère cadet anonyme et Sésostris. Sinouhé décide de s’enfuir vers l’est. Il traverse le Nil en évitant la cité de Memphis où il pressent un chaos imminent, et court vers le Sinaï ("Or, les messagers avaient été envoyés aussi vers les autres princes qui l’accompagnaient dans cette expédition. Ils s’adressèrent à l’un d’eux alors que j’étais présent. Je l’entendis se confier, étant assez près de lui. Mon cœur se troubla, mes bras tombèrent, tous mes membres tremblèrent. Je décidai de m’éloigner vivement pour chercher un lieu où me cacher. Je demeurai entre deux buissons, à distance de lui, qui se mettait en route. Puis je partis vers le sud en m’écartant du palais où je pressentis un conflit auquel je ne pensais pas survivre. Je traversai le Maati [région non localisé] près de la Sycomore [surnom de la déesse Hathor : allusion au sanctuaire d’Hathor dans la cité de Térénouthis, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Tarranah" à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest du Caire en Egypte ?] et m’avançai vers l’enceinte de Snéfrou [la région de Dahchour, à une vingtaine de kilomètres au sud du Caire en Egypte]. Je passai une journée en bordure d’un champ, attendant la fin du jour pour continuer. Je rencontrai un homme debout sur le bord de la route, qui me salua avec respect, moi qui le craignais. Quand vint le moment du dîner, j’arrivai à la rive des bœufs. Je traversai le fleuve [le Nil] sur une barge dépourvue de gouvernail, grâce à la force du vent d’ouest. Je passai à l’est au-dessus de la carrière de pierres de la noble Montagne Rouge [région de l’actuel Gebel el-Ahmar, carrière de quartzite rose à une centaine de kilomètres au sud du Caire en Egypte, sur la rive droite du Nil], puis je remontai vers le nord. J’atteignis le jnb royal réalisé pour repousser les Asiatiques et les coureurs des sables [le "jnb royal" est le probable réseau de fortifications douanières réalisé par Amenemhat Ier pour contrôler les allées et venues des Sémites levantins dont nous venons de parler]. Je m’accroupis dans un buisson, de peur que les gardes en faction me repérassent. Je repris ma marche vers le soir. Le jour se levait quand je parvins à Peten [site non localisé à la frontière du Sinaï, hors du contrôle de Memphis]", Sinouhé). Sur le point d’y mourir de soif, il est recueilli par une tribu de Sémites, qui l’emmènent vers le "Retenou", c’est-à-dire le Levant. Il demeure à Byblos pendant un an et demi. Ensuite, il se rend auprès d’une autre tribu de nomades plus à l’est ("Je fis halte sur une île des lacs amers. La soif m’étouffait, réduisant ma gorge en poussière, me donnant le goût de la mort. Mais je repris courage et relevai mes membres en entendant le mugissement d’un troupeau. J’aperçus des bédouins. Le scheik, qui avait séjourné en Egypte par le passé, me reconnut. Il me donna de l’eau et du lait cuit. Je le suivis avec sa tribu. Ils me comblèrent de bienfaits. Le pays de Byblos, où je vécus un an et demi, me donna à un autre pays étranger à l’est. Amounenchi, seigneur du haut Retenou, m’accueillit", Sinouhé). Le scheik de cette autre tribu, un nommé Amounenchi, lui demande la raison de sa présence au Levant : Sinouhé, apparemment guéri de sa peur d’un conflit dynastique, explique sa fuite par un coup de folie, puis il engage Amounenchi à sceller une alliance avec le nouveau pharaon Sésostris Ier, qu’il pare de tous les superlatifs. Amounenchi suit le conseil de Sinouhé dont il fait son correspondant auprès de Sésostris Ier, et il lui donne sa fille en mariage. Sinouhé reste auprès de son beau-père un nombre indéfini d’années, reprenant contact avec Sésostris Ier via des messagers ("[Amounenchi] me dit : “Tu seras bien avec moi, tu entendras la langue égyptienne”, par allusion à ma réputation et ma sagesse dont des Egyptiens présents à ses côtés lui témoignaient. Puis il me demanda : “Pourquoi es-tu venu ici ? Que s’est-il passé à la Cour ?”. Je lui expliquai que le roi de haute et basse Egypte Sehotepibrê [Amenemhat Ier] était parti vers l’horizon en ne laissant que des incertitudes, puis je mentis en ajoutant : “Je revenais d’une expédition au pays des Temehou quand vinrent les messagers. Mon cœur faiblit, je défaillis, mon courage quitta mon corps et me poussa à fuir. Je n’ai pas été l’objet d’une discussion, personne n’a craché sur moi, je n’ai entendu aucun reproche sur mon nom dans la bouche de ces messagers. Je ne sais pas pourquoi je suis venu dans ce pays. C’est comme la volonté d’un dieu. Comme un homme des marais du delta qui se retrouverait soudain à Elephantine ou en Nubie”. Il me répondit : “Comment ton pays peut-il survivre sans ce dieu [Amenemhat Ier] dont la puissance effrayait les pays étrangers comme celle de Sekhmet [déesse égyptienne de la médecine, qui provoque ou guérit des épidémies] éloigne la peste ?”. Je lui répondis : “Son fils [Sésostris Ier] est entré au palais pour y prendre possession de l’héritage de son père. Il est assurément un dieu sans égal, personne ne lui est supérieur. Il est un maître de sagesse, excellent dans les décisions, efficace dans les commandements, il ordonne qui va et qui vient. C’est lui qui soumettait les pays étrangers tandis que son père était dans son palais, accomplissant ses directives. Il est un homme fort, agissant par la vigueur de son bras, un être actif qui n’a aucun rival quand on le voit charger les troupes ennemies ou s’engager dans la mêlée. Il plie la corne [c’est-à-dire : "il soumet ses ennemis", comparés ici à un taureau : est-ce une allusion à Addu le dieu sémitique de l’Orage, souvent représenté par l’image du taureau ?] et affaiblit les mains de ses ennemis, il disloque leurs rangs dans les batailles. Il lave les visages en brisant les fronts [c’est-à-dire : "il barbouille les visages de ses ennemis avec leur propre sang en leur fracassant le crâne"], personne ne tient debout en sa présence. Il allonge le pas pour détruire les fuyards, quiconque lui montre le dos ne peut pas lui échapper. Il résiste jusqu’à temps de repousser l’ennemi, il revient toujours à la charge, il ne se retourne jamais. Il est vaillant face à la multitude, il ne se décourage pas. Il est plein de hardiesse quand il voit les ennemis de l’Egypte, il est heureux de refouler les troupes adverses : il saisit son bouclier, il les piétine, il tue du premier coup. Personne ne peut échapper à sa flèche, personne ne peut bander son arc. Les étrangers fuient ses deux bras comme la puissance de la grande déesse [Ouadjet, déesse guerrière protectrice de l’Egypte, représentée par un cobra, et par l’uraeus figurant sur la coiffe du pharaon]. Il combat en visant le but, sans se soucier du reste. Il possède aussi le charme et la douceur, il vainc par amour. Sa cité l’aime davantage qu’elle-même, elle s’honore de lui davantage qu’en son propre dieu. Hommes et femmes sont exaltés grâce à lui, depuis qu’il est roi. Il était déjà un conquérant avant sa naissance : son visage est tourné vers cela depuis sa naissance. Il multiplie ce qui est né avec lui, dieu unique qui réjouit le pays qu’il gouverne, par lui les frontières s’élargissent, il conquerra les pays du sud et ne craindra pas les pays du nord car il a été créé pour frapper les Asiatiques et pour écraser les coureurs des sables. Envoie donc un messager vers lui. Apprends-lui ton nom, ne blasphème pas loin de Sa Majesté : il saura apporter du bien à un pays loyal envers lui”. Alors il me dit : “L’Egypte est donc heureuse et puissante. Tu es ici avec moi : je t’apporterai du bien”. Il me présenta à ses enfants, il me maria à sa fille aînée, me laissa choisir ses meilleurs possessions en bordure d’un autre pays, une région appelée Iaa où poussent les figues et les vignes, où le vin est plus abondant que l’eau, où le miel et l’huile de moringa se trouve en grande quantité, où les arbres portent tous les fruits, où croissent l’orge et l’épeautre, où vivent toutes sortes d’animaux. Il m’accorda encore beaucoup d’autres choses en raison de l’amour qu’il me portait : il me nomma chef de la meilleure tribu de son pays, me réserva nourriture et boissons, comprenant du vin chaque jour, de la viande bouillie, de la volaille rôtie, sans compter le petit gibier sauvage du désert qu’on prenait au piège pour moi et qu’on déposait devant moi, indépendamment des apports de mes chiens. On me donna de nombreuses douceurs, et du lait dans tout ce qui était cuit. Je vécus là un grand nombre d’années", Sinouhé). Une génération passe - les enfants de Sinouhé deviennent adultes -, et Sinouhé multiplie les honneurs auprès des seigneurs sémitiques du Levant/Retenou, et aussi auprès de Sésostris Ier avec lequel il correspond mais sans jamais l’avoir revu depuis sa fuite ("Mes enfants devinrent des hommes robustes. Chacun prit la tête d’une tribu. Les messagers qui montaient et descendaient vers le palais royal [de Sésostris Ier à Memphis en Egypte] demeuraient longtemps auprès de moi comme tous les autres Egyptiens, car je donnais de l’eau à l’assoiffé, je remettais l’égaré sur le droit chemin, je secourais celui qu’on avait volé, et je m’opposais aux bédouins prompts à disputer contre les gouverneurs étrangers. Le seigneur du Retenou me confia le commandement de son armée pendant trois années. A chacun de mes assauts contre un pays étranger, je libérai les pâturages et les puits, je massacrai les troupeaux, emmenai ses sujets, saisis leur nourriture, tuai les ennemis par la force de mon bras et de mon arc, par mes actions et mes mouvements, par mes plans habiles. J’optins ses faveurs en son cœur : constatant ma bravoure, il m’aima, et me plaça avant ses enfants en estimant la force de mes deux bras", Sinouhé). Devenu vieux, Sinouhé regrette de plus en plus l’Egypte, et aspire à y revenir pour y finir ses jours ("Mon souvenir est au palais. O dieu, qui que tu sois qui as provoqué ma fuite, sois clément et rends-moi à la Cour ! Accorde-moi de revoir l’endroit où séjourne mon cœur ! Quoi de plus important que mon enterrement dans le pays où tu m’as mis au monde ? Secoure-moi d’un heureux événement, ô dieu, témoigne-moi ta bienveillance ! Améliore la fin de celui que tu as rendu misérable, que ton cœur prenne pitié de celui que tu as déraciné en l’envoyant vivre sur une terre étrangère ! Si tu es apaisé, entends aujourd’hui la prière de celui qui est loin, afin qu’il quitte l’endroit où il erre pour retourner vers l’endroit d’où il vient ! Puisse le roi d’Egypte m’être clément, puissé-je vivre dans ses bontés, puissé-je saluer la maîtresse du pays qui est en son palais, puissé-je entendre les messages de ses enfants, afin que mes membres rajeunissent ! Je suis vieux et faible, mes yeux s’alourdissent, mes bras s’affaiblissent, mes jambes ne suivent plus, mon cœur est fatigué, je suis proche du trépas, proche du départ vers les cités éternelles : puissé-je servir la maîtresse de l’univers [Néférou, épouse de Sésostris Ier, que Sinouhé a servie du temps d’Amenahmat Ier] et voir ses enfants devenus adultes, puissé-je obtenir son éternité au-dessus de moi [Néférou est ssocié ici à la déesse du ciel Nout, figurée bras tendus au-dessus des cercueils des défunts, assurant leur sérénité dans l’au-delà]", Sinouhé). Sésostris Ier entend son appel, et lui demande de revenir ("On rapporta mon état à Sa Majesté le roi de haute et basse Egypte Kheperkarê ["Manifestation-du-ka-de-Ra", un des surnoms de Sésostris Ier], juste de voix. Alors Sa Majesté envoya vers moi des messagers porteurs de largesses royales, réjouissant mon cœur d’humble serviteur et de commandant de pays étranger. Le message communiqué par les princes du palais contenait la copie de l’ordre royal concernant le retour vers l’Egypte du serviteur que je suis : “D’Horus vivant, des deux maîtresses vivantes, du roi de haute et basse Egypte Kheperkarê, fils de Ra Amenemhat [Ier] vivant éternellement pour toujours, ordre royal au capitaine Sinouhé : Vois et apprends ce qui suit, qui explique l’ordre que tu reçois. Tu as parcouru les pays étrangers de l’est jusqu’au Retenou. Seul ton cœur t’a privé de ton pays pour d’autres pays : qu’as-tu fait qui mériterait qu’on te punisse ? Tu ne passeras pas devant le Conseil des notables, personne ne s’opposera donc à tes propos. Ta fuite a été provoquée par ton cœur, et non pas par moi. La céleste [c’est-à-dire la déesse Nout, associée à Néférou l’épouse de Sésostris Ier] protège le palais, qui est stable et florissant aujourd’hui, elle porte la royauté sur sa tête, ses enfants sont dans le palais : tu entasseras les richesses qu’ils te prodigueront, tu vivras de leurs largesses. Reviens donc en Egypte afin de revoir la Cour où tu as grandi, de baiser le sol devant la double grande porte, de rejoindre tes amis. Tu es vieux, tu as perdu ta vaillance : reviens préparer le jour de ton enterrement. Ton statut d’imakh t’accordera la nuit dans l’huile et dans les bandelettes des deux mains de Tayt [déesse du tissage]. Un cortège funéraire t’accompagnera en terre, portant ton cercueil doré au sommet de lapis-lazuli, sous le ciel. Des bœufs te tireront vers ton tombeau, précédés de musiciens et de danseurs, à l’entrée on lira pour toi la liste des offrandes, on procédera aux sacrifices. Tes piliers seront construits en pierre blanche comme ceux des princes. Ne meurs pas en pays étranger, ne te laisse pas conduire au tombeau par les Asiatiques. Tu ne seras pas placé dans la peau d’un bélier, sous un simple tertre qui prolongera ton errance. Pense à la mort, et reviens”. Je me tenais debout au milieu de ma tribu, quand cet ordre me parvins : dès qu’il me fut lu, je me jetai à plat ventre, face au sol, et je répandis la poussière sur mes cheveux", Sinouhé). Le récit s’achève par le retour solennel de Sinouhé à la Cour d’Egypte, dans une très longue description des fastes et des offrandes que lui accorde le pharaon en récompense des services qu’il a accomplis au Levant/Retenou au bénéfice de l’Egypte. Cette histoire est-elle totalement inventée ? Beaucoup d’égyptologues désireux de ne voir dans les Egyptiens antiques que des esprits supérieurs obsédés par le dialogue avec les forces célestes, prétendent que oui (ces égyptologues sont commes les hellénistes qui, jusqu’aux fouilles de Schliemann à Troie, s’acharnaient à ne voir dans l’Iliade qu’une haute réflexion philosophique d’Homère totalement inventée, ils survalorisent tellement les Egyptiens qu’ils oublient que l’Histoire de l’Egypte s’est faite avant tout, comme l’Histoire de la Grèce, sur des hommes et des femmes ordinaires) : selon eux, Sinouhé ne serait qu’une fable symbolique traitant de la destinée humaine soumise aux dieux, du cheminement inexorable vers la mort, de la rédemption. Pour notre part, même en admettant que les rédacteurs successifs de Sinouhé ont beaucoup brodé, nous pensons que ce récit comporte un fond de vérité historique. Sinouhé est-il une exception ? Agit-il volontairement ? Est-il un représentant officiel ou officieux de Sésostris Ier au Levant (où Sinouhé accomplit bien sa tâche, puisqu’il est récompensé par des grands honneurs à la fin de sa vie) ? Le fait que nous ne pouvons pas répondre à ces questions, et le fait que l’histoire - réelle ou inventée - de Sinouhé se passe sous la XIIème Dynastie, témoignent en tous cas de l’extrême ambiguïté des relations que l’Egypte et le Levant entretiennent à l’époque de cette XIIème Dynastie.


Si nous synthétisons, toutes ces données archéologiques, religieuses, administratives et littéraires esquissent un scénario qui nous est très familier, le même scénario que nous avons détaillé dans notre alinéa précédent à travers les tablettes de Mari (et qu’on subodore pour Esnunna, Ekallatum, Alep, Qatna, et tant d’autres cités de la même époque). Endormie par la gouvernance atone des vieux dynastes hérités des sakkanakkus akkadiens, la cité de Mari tombe dans les mains d’un seigneur local ambitieux, Yagid-Lim de Suprum. Ce dernier est à son tour renversé par un scheik aussi ambitieux contrôlant les affaires commerciales de la lointaine région d’Assur, Ila-Kabkabu. Le fils de cet Ila-Kabkabu, Samsi-Addu, installe à Mari son propre fils Yasmah-Addu, qui est encore renversé par un chef bédouin, Zimri-Lim. Et Zimri-Lim est renversé par un roi encore plus lointain mais toujours amorrite, Hammurabi de Babylone, avec la complicité des bédouins mariotes qu’il a réussi à retourner. On peut imaginer pour l’Egypte une trame identique. La XIIème Dynastie, qui règne sur son ancienne grandeur, sur le Levant et sur ses propres fonctionnaires, croyant soulager le travail de ceux-ci et favoriser la relation avec celui-là, intègre les Sémites amorrites qui fuient l’hégémonie babylonienne et les pressions des Hurrites et qui n’ont pas trouvé de lieu d’accueil au Levant. Les fonctionnaires égyptiens s’embourgeoisent, gagnent en confiance, s’appuient sur les Sémites toujours plus nombreux pour revendiquer des privilèges, ils finissent par s’émanciper de l’autorité pharaonique et gouverner comme des petits rois dans leurs nomes : une XIIIème Dynastie germe, et bientôt une XIVème Dynastie à la fois complice et concurrente, tandis que les légitimes héritiers de la XIIème Dynastie sont refoulés toujours plus loin vers le sud. On magouille sur des régions, sur des districts, sur des cités, sur des quartiers à l’intérieur des cités, et le flux d’immigrants sémites ne tarit pas, au contraire il submerge peu à peu les capacités d’intégration égyptiennes, les Sémites représentent peu à peu toute la main d’œuvre de certains secteurs, puis contrôlent des pans entiers d’économies locales, devenant contremaîtres, chefs d’entreprises, grands patrons, banquiers, ministres, distribuant emplois et avancements à leurs fils, à leurs oncles, à leurs cousins, tout en privant d’autres cousins, d’autres oncles, d’autres fils rivaux, et agissant de même avec leurs anciens maîtres égyptiens. Un scheik du sud Levant, Salitis, profite du n’importe-quoi général pour s’imposer facilement par la force dans l’est du delta du Nil, fonder sa propre Dynastie (la XVème), et favoriser une XVIème Dynastie tampon (à l’est et au sud de la capitale qu’il fonde, Avaris), bref : la perte du contrôle de l’Egypte par les Egyptiens paraît la conséquence non pas d’une invasion ponctuelle et massive de Sémites unis, mais au contraire de longues querelles entre Egyptiens devant des Sémites spectateurs, puis de longues querelles entre Egypto-sémites et Sémito-égyptiens, puis de longues querelles entre Sémites devant des Egyptiens devenus spectateurs impuissants.


Jusqu’où l’influence sémitique s’est-elle étendue vers le sud-ouest ? Certains égyptologues croient voir dans le développement de la production d’obélisques en Egypte à partir de la XVIIIème Dynastie, un écho aux bétyles - nous parlerons plus loin de ces sanctuaires levantins qui ont pour centre une pierre particulière dressée vers le ciel, censée permettre la communication avec les dieux - que les Amorrites/hyksos auraient importés du Levant pendant leur domination sur le delta du Nil aux XVIIème et XVIème siècles av. J.-C. Pour notre part, ce discours nous laisse dubitatifs, et ne parvient pas à effacer le fait que les obélisques sont bien une ancienne invention égyptienne, et non pas un récent apport amorrite/hyksos, puisque le plus ancien a été retrouvé dans le temple d’Abou Ghorab (dans la banlieue sud du Caire en Egypte) dédié au dieu-Soleil Ra par Niouserré, pharaon de la Vème Dynastie peut-être au XXVème siècle av. J.-C. Les Sémites levantins semblent avoir limité leur pénétration à la côte maritime en-deçà de Memphis, et s’être contentés d’agir sur le reste du pays via leurs vassaux égyptiens de la moyenne vallée du Nil. En revanche, leur présence plus loin vers l’ouest, sur les côtes des actuelles Libye et Tunisie jusqu’au lac Tritonide, aujourd’hui le Chott el-Jérid, même si les preuves archéologiques manquent (en dépit d’Hérodote qui signale une continuité entre les mœurs levantines et les mœurs des peuples des côtes africaines méditerranéennes jusqu’à l’actuelle frontière Tunisie-Algérie : nomadisme, refus du porc, proximité avec les traditions égyptiennes, même après la colonisation de la Cyrénaïque par les Grecs à partir de l’ère archaïque ["De l’Egypte jusqu’au lac Tritonide, les Libyens sont des nomades, ils mangent de la viande et boivent du lait. Ils s’abstiennent néanmoins de la viande de vache, comme les Egyptiens, et ils n’ont pas de porcs. Les femmes de Cyrène refusent aussi de manger de la vache par respect pour Isis d’Egypte, qu’elles vénèrent par ailleurs par des jeûnes et des fêtes. Les femmes de Barki s’abstiennent pareillement de la viande de porc. Voilà pour ces peuples. A l’ouest du lac Tritonide, les Libyens ne sont plus nomades, et leurs coutumes sont différentes", Hérodote, Histoire IV.186-187]), est fortement suggérée à travers le Titan Atlas. Ce personnage divise les mythologues grecs. Une moitié d’entre eux dit qu’il est le neveu de Kronos, via son père Japet. L’autre moitié dit qu’il est non pas le neveu, mais le frère de Kronos. Le premier groupe trouve un soutien dans Hésiode ("Japet épousa la jeune océanide Clymène aux pieds charmants, ensemble ils montèrent sur la même couche, et Clymène enfanta le magnanime Atlas, l’orgueilleux Ménétios, l’adroit et astucieux Prométhée et l’imprudent Epiméthée", Hésiode, Théogonie 507-511), dans pseudo-Apollodore ("De Japet et d’Asia naquirent Atlas qui porte le ciel sur ses épaules, Prométhée, Epiméthée et Ménétios", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, I, 2.3), et dans la Genèse où Japhet, nom sémitique originel de Japet (les éléments consonantiques de "Japhet" se retrouvent dans le nom de "Jephté", l’un des douze Juges qui gouverneront Canaan après Moïse), est présenté comme l’un des trois fils de Noé ayant survécu au Déluge, et le père de plusieurs fils associés à des peuples du nord (Genèse 10.2-3) : "Gomer" est l’équivalent hébraïque de "Cimmerie/Kimmer…h" désignant indistinctement le nord (ce terme indoeuropéen se retrouve dans les "Cimbres/Cimbri" en latin qui déferleront sur l’Italie au IIème siècle av. J.-C., et dans l’actuelle province du "Himmerland" au Danemark ; Gomer a lui-même des fils, dont l’un se nomme "Ashkénaz", hébraïsation d’"Ashguda" en sémitique assyrien, de "Skudra" en vieux-perse, et de "Scythie/Skuq…a" en grec), "Madai" est l’équivalent hébraïque de "Médie/Mhd…a", "Yawan" est l’équivalent hébraïque d’"Ionie/Iwn…a", "Magog" est certainement une périphrase désignant le "pays de Gygès" (c’est-à-dire la Lydie de l’ère archaïque). Le fils de Japhet qui nous intéresse le plus est "Thiras", dont l’étymon consonantique "trʃ" se retrouve dans "Atlas" : nous verrons dans notre alinéa suivant que cette base [trʃ] est commune à beaucoup de noms d’établissements méditerranéens que nous savons avoir été fondés par des Levantins. Le second groupe s’appuie sur la chaîne montagneuse portant le nom d’Atlas, le long de la côte des actuels Tunisie, Algérie et Maroc (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui, et qui l’a donné à l’océan qui la borde à l’ouest), où Atlas se serait définitivement installé après avoir quitté son Levant natal. L’énigme pourrait être résolue en rappelant qu’Ouranos, que les habitants de l’Atlas ou "Atlantes" considèrent comme leur ancêtre, est un grand observateur du ciel ("Les Atlantes habitent le littoral très fertile de l’Océan. Ils se distinguent de leurs voisins par leur piété et par leur hospitalité. […] La mythologie des Atlantes rapporte que leur premier roi fut Ouranos. Celui-ci rassembla dans l’enceinte d’une cité les hommes auparavant dispersés dans les campagnes, les retirant ainsi de la vie sauvage. Il leur enseigna l’usage des fruits et la manière de les conserver, et plusieurs autres inventions utiles. Son empire s’étendait sur une grande partie de la terre, principalement vers l’occident et vers le nord. Observateur attentif des astres, il prédit plusieurs événements qui se sont réalisés, en même temps qu’il apprit aux peuples à mesurer l’année par le cours du soleil, et les mois par le cours de la lune, et il divisa l’année en saisons. Les hommes ordinaires, qui ignoraient le mouvement perpétuel des astres, admiraient ces prédictions, et le regardaient comme un être surnaturel. Après sa mort, les peuples lui décernèrent les honneurs divins, en souvenir des bienfaits qu’ils avaient reçus de lui. Ils donnèrent son nom au ciel, parce qu’ils lui attribuaient la connaissance du lever et du coucher des astres et d’autres phénomènes naturels, et pour témoigner leur reconnaissance par le plus grand des honneurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.56), et qu’Atlas - son fils ou son petit-fils, selon les versions - est l’un de ses meilleurs élèves : c’est en hommage à ces grandes connaissances astronomiques qu’Atlas sera représenté en porteur du monde par la postérité ("Les enfants d’Ouranos se partagèrent le royaume. Les plus célèbres furent Atlas et Kronos. Les côtes maritimes furent données par le sort à Atlas, qui donna son nom à ses sujets, les Atlantes, et à la plus haute montagne du pays. Atlas excellait dans l’astrologie, il fut le premier à représenter le monde par une sphère, de là vient la fable qui veut qu’Atlas porte le monde sur ses épaules", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.60 ; à l’époque classique, Eschyle confondra le personnage d’Atlas avec la chaîne montagneuse du même nom, si haute qu’elle semble effectivement supporter le ciel loin de la terre et dominer les mers : "Je souffre du sort de mon frère Atlas [c’est le Titan Prométhée qui parle], qui debout au couchant soutient sur ses épaules la colonne séparant le ciel et la terre, dur fardeau pour les bras qui l’étreignent", Prométhée enchaîné 347-350 ; Virgile dira la même chose à l’époque impériale romaine : "Dans son vol, Mercure [latinisation de Hermès] voit la tête sourcilleuse et les flancs escarpés du dur Atlas, qui soutient le ciel au-dessus de lui, Atlas couronné de pins et d’éternels nuages noirs, battu par les vents et la pluie éternels, aux épaules couvertes de neige, des torrents dévalant de son vieux menton à la barbe raidie et glacée", Enéide IV.246-251). Or, jusqu’au XXème siècle, avant l’invention du radar et des satellites, les meilleurs astronomes sont les marins, qui ont besoin de connaître les étoiles pour se repérer et arriver à bon port : dire qu’Atlas est un spécialiste du ciel, pourrait signifier simplement qu’il est un marin levantin, ou qu’il personnifie un groupe de marins levantins, parti à l’aventure vers l’ouest en longeant les côtes africaines (c’est aussi en hommage à ces connaissances maritimes supposées que les cartographes rhénans [alors sous autorité espagnole] Gérard Mercator et Abraham Ortelius intituleront "Atlas" leur monumental recueil de cartes publié en plusieurs volumes à partir de 1570, appellation qui entrera dans le lexique par la suite ; selon Pline l’Ancien, Atlas est le premier à constater la rotondité de la Terre : "L’obliquité [du zodiaque] fut comprise ou du moins entrevue par Anaximandre de Milet lors de la cinquante-huitième olympiade. Ses constellations, dont le Bélier et le Sagittaire en premier, furent détaillées par Cléocrate. Sa sphéricité fut découverte par Atlas longtemps auparavant", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, 6.3). Imaginer une telle aventure au XVIIème ou au XVIème siècles av. J.-C. est d’autant plus plausible, que le delta du Nil est alors sous contrôle des Levantins : la colonisation des actuelles provinces de Cyrénaïque et de Tripolitaine, jusqu’aux côtes tunisiennes où naît la chaîne de l’Atlas, et où reviendront plus tard les descendants des Amorrites/hyksos pour fonder Carthage, ne crée pas un hiatus géographique, elle s’inscrit dans le prolongement naturel de la colonisation des côtes égyptiennes par les XVème et XVIème Dynasties amorrites/hyksos. Il est hautement intéressant de signaler ici que l’étymon consonantique "trʃ" associé à "Atlas", se retrouve dans le mot "thalassa/q£lassa" (avec un [t] initial devenu un [q], un [r] central devenu un [l], et un [ʃ] final devenu un [s]), "mer" en grec, que les linguistes certifient d’origine non indoeuropéenne : "thalassa" a peut-être été utilisé par les premiers Achéens pour désigner le domaine maritime des Levantins, experts en navigation, "Atlas" n’est peut-être qu’une simple personnification de "marin" en sémitique levantin ancien, et l’"Atlantide" de la mythologie grecque ne désigne peut-être que la mer Méditerranée orientale des XVIIème ou XVIème siècles av. J.-C. dominée par ces Levantins (qui n’ont alors pas de rivaux en matière de navigation maritime). Dans son Histoire, Hérodote signale la présence d’un peuple libyen obsédé par le rouge, d’origine "troyenne", installé sur la rive gauche du fleuve Triton (fleuve non identifié, probablement asséché aujourd’hui) alimentant le lac Tritonide/Chott el-Jérid : "A l’ouest du fleuve Triton, après les Auses, vivent des Libyens cultivateurs et sédentaires, les Maxyes, qui laissent pousser leurs cheveux sur le côté droit de la tête et les rasent sur le côté gauche, et qui se frottent le corps de rouge. Ils prétendent que leurs ancêtres sont des Troyens", Hérodote, Histoire IV.191) : cette mention de la cité de "Troie" est peut-être une méprise phonétique d’Hérodote, qui a confondu cette cité anatolienne lointaine - dont le nom dérive aussi de l’étymon "trʃ", nous reviendrons sur ce point dans notre prochain alinéa - avec "Atlas" ou avec "thalassa", ce qui signifierait simplement que ce peuple vient de la mer, qu’il est apparenté aux Levantins amorrites, et qu’il marquerait la limite africaine occidentale colonisée par ces Levantins amorrites (remarquons au passage que le lac "Tritonide/Tritwn…j" paraît dériver aussi de l’étymon "trʃ", il ne serait donc simplement que le "lac des Atlantes"). Le plus gros comptoir atlante se situe dans le pays dit "d’Hespéros" ou "des Hespérides" selon les versions, en référence à un autochtone ou à un parent d’Atlas nommé "Hespéros", correspondant peut-être aux côtes de l’actuel golfe de Gabès en Tunisie ("Dans le pays appelé “Hespéride” vivaient deux frères célèbres, Hespéros et Atlas. Ils possédaient des troupeaux d’une rare beauté, de couleur jaune, semblable à l’or, et comme les poètes appellent les brebis des “pommes” ces troupeaux furent appelés des “pommes d’or”. Hespéros eut une fille nommée Hespéris, qu’il donna en mariage à son frère Atlas. C’est d’elle que le pays reçut son nom “Hespéride”. Atlas eut d’Hespéris sept filles qui furent appelées “Atlantides” en hommage à leur père ou “Hespérides” en hommage à leur mère", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique IV.17). Un autre indice résiderait dans la chaîne de l’Aman ainsi nommée dans les textes akkadiens (hellénisée en "AmanÒj"), montagnes séparant la moyenne vallée de l’Euphrate à l’est, la côte nord levantine au sud, et la région de Cilicie au nord-ouest : les éléments consonantiques [mn] de l’"Aman" se retrouvent dans "Ammon", roi dont le territoire (côtes tunisiennes actuelles) correspond à celui d’Atlas selon Diodore de Sicile. Evoquant ce roi Ammon (qui est bien un nom sémitique : on le retrouvera porté par l’un des fils de Loth, ancêtre des "Ammonites" qui donneront à leur tour leur nom à leur cité principale "Rabath-Ammon" [qui est resté jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Amman", capitale de la Jordanie], on le retrouvera aussi porté par le dieu terrible des futurs Phéniciens et Carthaginois), le même Diodore de Sicile fait un petit aparté sur plusieurs Dionysos distincts du futur Dionysos mycénien de Thèbes en Béotie. L’un de ces Dionysos est assimilable au dieu égyptien de l’agriculture Osiris, tué et démembré par les Titans puis reconstitué post-mortem par Déméter, à l’instar d’Osiris tué et démembré par Typhon puis reconstitué post-mortem par Isis (nous reviendrons sur ce personnage dans un paragraphe ultérieur). Le Dionysos en rapport avec notre présente analyse n’est pas celui-ci, mais un autre plus ancien, fils de l’Ammon précédemment mentionné. Diodore de Sicile révèle avoir tiré son histoire de Thymétès junior, petit-fils de Laomédon roi de Troie au XIIIème siècle av. J.-C., auteur d’un poème intitulé Phrygia "en caractères anciens" (c’est-à-dire en linéaire A ou en linéaire B ?). Epoux de Rhéa la sœur de Kronos, Ammon commet l’adultère avec une fille d’origine inconnue nommée Amalthée, avec laquelle il engendre un fils. Rhéa, jalouse d’avoir été trompée, veut s’emparer de l’enfant, mais Ammon le met en sécurité dans la lointaine cité de "Nysa", probable hellénisation de l’actuelle "Nefta" en Tunisie, près du lac Tritonide/Chott el-Jérid ("Thymétès fils de Thymétès, lui-même fils de Laomédon qui vivait du temps d’Orphée, parcourut une grande partie du monde, dont les côtes occidentales de la Libye. Il y vit la cité de Nysa où, selon la tradition locale, fut élevé Dionysos. Les Nyséens lui apprirent en détail l’histoire de ce dieu. Thymétès composa ensuite un poème intitulé Phrygia, écrit en langue et en caractères anciens. Selon lui, Ammon, roi d’une partie de la Libye, épousa Rhéa, fille d’Ouranos, sœur de Kronos et des autres Titans. En visitant son royaume, Ammon trouva, près des monts Cérauniens [à ne pas confondre avec leurs homonymes qui servent aujourd’hui de frontière entre l’Albanie et la Grèce : les "monts Cérauniens/KeraÚnia" ici désignent certainement des reliefs dédiés à "Kronos/KrÒnoj", d’où leur nom, servant de frontière orientale au royaume d’Ammon], une fille très belle nommée Amalthée. Il en devint amoureux, et en eut un enfant beau et fort. Il donna à Amalthée la souveraineté de la région qu’on appelait “corne d’Hespéros” en raison de sa forme de corne bovine, et dont le sol très fertile produisait beaucoup de vignes et toutes sortes d’arbres fruitiers. Amalthée, qui devint ainsi reine de la région, lui laissa son nom de “corne d’Amalthée”, qu’on applique depuis à tous les pays fertiles. Craignant la jalousie de Rhéa, Ammon cacha avec soin l’enfant, en le transportant secrètement dans la lointaine cité de Nysa. Cette cité est située dans une île entourée par le fleuve Triton. Elle est très escarpée, on ne peut y entrer que par un passage étroit nommé “Portes nyséennes” [l’actuelle passe de Tozeur, entre le Chott el-Jérid à l’est et le Chott el-Gharsa à l’ouest ?]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.67-68) : de là viendrait le nom de "Dionysos", littéralement "l’enfant (ou "le miraculé" ou "la lumière") de Nysa/Nefta". Rhéa quitte son mari adultérin pour retourner vivre auprès de son frère Kronos, qui pour la venger envahit le territoire d’Ammon. Ce dernier est vaincu, et contraint de fuir par la mer vers la Crète (ce qui sous-entend qu’il est un navigateur aussi expérimenté que son aïeul Atlas : "Rhéa, irritée contre Ammon, résolut de s’emparer de Dionysos. Mais, ne réussissant pas dans son entreprise, elle quitta Ammon et retourna auprès des Titans ses frères, elle épousa son frère Kronos. Celui-ci, sous l’influence de Rhéa, marcha contre Ammon et le défit en bataille. Pressé par la famine, Ammon se réfugia en Crète, où épousa Créta l’une des filles du roi des Kourètes, il fut reconnu roi de cette île qui, nommée auparavant Ida, reçut le nom de “Crète” en hommage à la reine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.71). On en déduit que Kronos domine l’actuel territoire de Libye, ou du moins l’actuelle province de Cyrénaïque, voisine du royaume d’Ammon. Kronos dirige ensuite ses efforts vers Nysa/Nefta pour capturer Dionysos. Mais celui-ci rassemble une armée, il bloque l’avancée des troupes de Kronos, qui doit faire demi-tour ("Kronos s’empara du pays d’Ammon, y régna avec cruauté, et marcha à la tête d’une nombreuse armée contre Nysa et Dionysos. Mais Dionysos, informé de la défaite de son père et de la marche des Titanides, leva des troupes dans Nysa. […] Le combat fut sanglant, beaucoup tombèrent de part et d’autre. Finalement Kronos fut blessé, et Dionysos remporta la victoire. Les Titanides s’enfuirent au pays d’Ammon. Dionysos revint à Nysa avec un grand nombre de prisonniers, qu’il entoura avec tous ses soldats, reprochant aux Titanides leur conduite, leur faisant croire qu’il voulait les exécuter. Mais il les grâcia, et les laissa libres de partir ou de l’accompagner à la guerre. Ils devinrent tous ses compagnons d’armes, et en reconnaissance de leur salut inespéré ils l’adorèrent comme un dieu", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.71). Porté par sa victoire, Dionysos lance la contre-offensive, il assiège la capitale royale (dont Diodore de Sicile ne donne pas le nom), et finit par capturer Kronos et Rhéa, qu’il relâche aussitôt ("Au moment où Dionysos allait sortir ses troupes de Nysa et marcher contre Kronos, son précepteur Aristée lui offrit un sacrifice, devenant ainsi le premier homme à rendre des honneurs divins à Dionysos. Les Nyséens les plus renommés prirent part à cette expédition, on les appelait les “Silènes”, du nom de Silène le premier roi de Nysa, dont l’origine est inconnue. Ce Silène avait une queue au bas du dos, et ses descendants portaient tous ce signe distinctif. Dionysos se mit en route à la tête de son armée. Il traversa beaucoup de pays privés d’eau et des déserts incultes. […] L’armée de Dionysos s’approcha de la cité des Ammoniens. Kronos lui livra bataille hors les murs. Ayant été vaincu, il fit incendier la ville durant la nuit, pour détruire le palais du père de Dionysos. Emmenant avec lui sa femme Rhéa et quelques amis, il abandonna la ville clandestinement. Dionysos se comporta très différemment. Après avoir capturé Kronos et Rhéa, non seulement il leur pardonna en arguant de leur lien de parenté, mais encore il les pria de le considérer à l’avenir comme leur fils, et de le laisser vivre avec eux et les honorer. Rhéa l’aima toute sa vie comme un fils, mais Kronos ne lui fut jamais sincèrement attaché. A la même époque, Kronos eut un fils appelé Zeus, que Dionysos honora beaucoup, et qui devint par la suite roi universel [cette précision vise à bien distinguer Dionysos fils d’Ammon, du futur Dionysos thébain fils de Zeus et de Sémélé : à l’époque des événements racontés ici, Zeus le père du Dionysos thébain n’existe pas encore !]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.72). Kronos perd toutes ses possessions africaines, puisque Dionysos progresse vers l’est jusqu’à la frontière de l’Egypte, où il fonde un sanctuaire en mémoire de son père Ammon ("Avant le combat [contre Kronos], les Libyens avaient raconté à Dionysos qu’Ammon, au moment où il avait été chassé de son royaume, avait prédit à ses sujets que son fils viendrait un jour reprendre possession du trône de son père et l’honorer comme un dieu. Dionysos reçut favorablement cette prédiction, et instaura un oracle en honneur de son père, fonda une cité, lui décerna des honneurs divins, et établit des prêtres pour cet oracle. Le roi Ammon y est représenté avec la tête de bélier qu’il portait sur son casque militaire. Certains mythologues disent qu’il avait réellement une corne sur chaque tempe, et que son fils Dionysos présentait la même singularité, de là vient la tradition qui montre Dionysos comme un être cornu. On dit que Dionysos est le premier à avoir consulté l’oracle d’Ammon dans la cité qu’il avait fondée, et obtint pour réponse la promesse de l’immortalité en récompense de ses bienfaits aux hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.72) : c’est le sanctuaire de l’oasis de Siwah, que la XVIIIème Dynastie, après sa reconquête du pays contre les hyksos, consacrera à son dieu thébain homonyme Amon (qui n’a aucun rapport avec l’Ammon sémite nord-africain évoqué ici !). En résumé, peu importe qu’Atlas soit le neveu ou le frère de Kronos : les textes rassemblés ici sous-entendent qu’il est de toute façon apparenté à Kronos, donc aux Sémites amorrites/hyksos du Levant, qu’il quitte pour aller par mer s’installer sur les actuelles côtes de Tunisie (où règneront après lui l’Ammon évoqué par Diodore de Sicile, peut-être ainsi nommé en souvenir des monts Aman en bordure nord-ouest du Croissant Fertile, où la tradition rapportée par la Genèse et une moitié de mythologues grecs placeront Japhet/Japet et ses fils), tandis que son frère règne sur les côtes nord de la Méditerranée (notons pour l’anecdote que la lutte entre Kronos et Ammon annonce celle entre le même Kronos et son fils Zeus à l’époque mycénienne, cela explique peut-être pourquoi les Grecs plus tard assimileront l’oracle du sanctuaire de Siwah à un oracle de Zeus, en lui déniant toute influence égyptienne).


A cette occupation rampante des côtes africaines méditerranéennes par les Sémites levantins, et à la lutte entre Kronos et Atlas pour leur contrôle, se rattache peut-être une autre énigme de la mythologie grecque, l’énigme Athéna. Comment expliquer effectivement que cette déesse totalement intégrée à l’Histoire des Grecs, et en particulier à l’Histoire des Athéniens qui lui doivent leur nom, depuis l’ère mycénienne jusqu’à l’ère impériale romaine, soit liée par sa naissance, selon ces mêmes Grecs, à la région du lac Tritonide/Chott el-Jérid en Tunisie méridionale actuelle, dominée à l’ère minoenne par Atlas, par Ammon et par son fils Dionysos ? Dans un passage du dialogue Timée de Platon, on apprend qu’Athéna doit être identifiée à la déesse égyptienne Neith ("En Egypte, dans le delta que les eaux du Nil entourent en se divisant à son sommet, existe un nome appelé “Saïtique”. La cité la plus importante de ce nome est Saïs […]. Si on en croit les habitants de Saïs, cette cité a été fondée par une déesse nommée “Neith” en égyptien, équivalente selon eux à “Athéna” en grec. Ils ont une grande amitié pour les Athéniens, dont ils se considèrent les parents", Platon, Timée 21e). Cette déesse Neith n’est assurément pas une importation des hyksos, puisqu’elle apparaît dès le début de l’Histoire de l’Egypte, comme l’alter ego féminin du dieu démiurge Ptah : son nom apparaît dans "Neithhotep" (littéralement "Neith-est-satisfaite"), épouse de Ménès fondateur de la Ière Dynastie dans la seconde moitié du IVème millénaire av. J.-C., des inscriptions attirant la protection de Neith sur Hor-Aha, fils de Ménès et de Neithhotep, retrouvées dans la tombe de cette dernière à Abydos (aujourd’hui le site archéologique d’el-Madfuna à une centaine de kilomètres en aval de Ta-Opet/Thèbes en Egypte), associent clairement cette déesse à la cité de Saïs aussi ancienne (aujourd’hui le site archéologique de Sa el-Hagar, à une soixantaine de kilomètres au sud-ouest d’Alexandrie). Au paragraphe 132 livre II de son Histoire, Hérodote dit avoir vu la statue de Neith lors son passage à Saïs, il la décrit comme une vache dont la tête plaquée d’or "porte entre ses cornes un disque d’or représentant le soleil", attributs également portés par la déesse égyptienne de l’amour Hathor. Mais c’est là une version tardive de Neith, datant de l’époque d’Hérodote au Vème siècle av. J.-C. : les représentations plus anciennes de Neith ne lui donnent pas les attributs d’une déesse universelle de l’amour, au contraire elle semble associée à la guerre et à la région bien délimitée de la basse vallée du Nil, puisqu’elle tient deux flèches et un arc dans sa main gauche et est coiffée d’un decheret. Le même Hérodote, dans un autre passage de son Histoire, remarque les similarités entre les représentations d’Athéna à son époque et les vêtements des femmes de Libye, et aussi les rituels associés à Athéna en Grèce classique et ceux des Libyennes ("Le costume et l’égide des statues d’Athéna en Grèce sont inspirés des vêtements des Libyennes. Le costume des Libyennes est en peau, et la frange de leur égide est constituée de minces lanières de cuir au lieu de serpents, mais le reste est identique. Le nom même prouve que l’attribut des statues de Pallas ["P£llaj", surnom d’Athéna] vient de Libye : les Libyennes portent sur leur robe une peau de chèvre ["a„g…j"] rasée, garnie de franges et teinte en rouge, dont les Grecs ont tiré le mot “égide”. Selon moi, les hurlements rituels qui accompagnent les cérémonies religieuses ont aussi la même origine, car les Libyennes en usent de la même façon [allusion aux you-yous encore pratiqués aujourd’hui dans le monde berbère]", Hérodote, Histoire IV.189). Les mœurs libyennes empruntent par ailleurs tantôt au candaulisme, tantôt à l’homosexualité, où la valeur d’une femme se mesure par sa capacité à rivaliser ou à dominer la gent masculine. Les hommes de la tribu des Nasamons par exemple, qui vivent entre la côte et l’oasis d’Augila ("AÜgila", qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Aoudjila" en Libye), à l’ouest du fleuve Cinyps ("K‹nuy", aujourd’hui le wadi el-Khahan, dont l’embouche se situe à une dixaine de kilomètres à l’est de la cité de Lbqy que les Phéniciens fonderont à l’ère des Ages obscurs, rebaptisée "Leptis Magna" après sa conquête par les Romains à l’ère hellénistique, dans la banlieue ouest de l’actuelle Khoms en Libye), considèrent comme un honneur que leurs épouses les trompent avec le maximum d’amants ("[Les Nasamons] pratiquent la polygamie féminine […]. Quand un Nasamon se marie pour la première fois, la coutume veut que pendant la première nuit tous les convives puissent jouir de la femme qu’il épouse, et chacun d’eux doit lui remettre un cadeau personnel", Hérodote, Histoire IV.172). Les hommes de la tribu des Gindanes, à l’ouest du fleuve Cinyps, vénèrent pareillement les femmes dont les performances sexuelles sont avérées et affichées ("Les femmes [des Gindanes] portent aux chevilles un grand nombre d’anneaux de cuir, représentant les hommes auxquels elles se sont unies : celle qui en a le plus est la plus estimable à leurs yeux, puisque, disent-ils, elle a été aimée par le plus grand nombre d’hommes", Hérodote, Histoire IV.176). Plus loin vers l’ouest, sur les bords du lac Tritonide/Chott el-Jérid, justement où Dionysos fils d’Ammon grandit, les tribus des Machlyes et des Auses fêtent une déesse assimilée à l’Athéna grecque, via une compétition virile entre leurs filles respectives, qui reproduit le fatal combat ancien entre Athéna et son amie (ou son amante ?) la nymphe Pallas, origine du célèbre Palladion ("A propos du Palladion, on raconte l’histoire suivante. Dès sa naissance, la déesse Athéna fut élevée par Triton, qui avait une fille, Pallas. Les deux jeunes filles s’entraînaient ensemble aux exercices guerriers. Un jour, tandis qu’elles se défiaient amicalement, et que Pallas se disposait à frapper, Zeus inquiet pour Athéna baissa son égide pour la protéger, Pallas effrayée leva les yeux et fut ainsi touchée mortellement par Athéna. La déesse, attristée par la mort de son amie, fit une sculpture de bois à sa ressemblance, qu’elle fixa sur le bouclier ayant effrayé la jeune fille, elle déposa son image auprès de Zeus et lui rendit les honneurs", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 12.3) : les combattantes victorieuses sont d’autant plus honorées que leurs mains sont tachées de sang, tandis que celles qui y trouvent la mort sont publiquement méprisées car leur défaite est jugée comme la conséquence de sensibleries ayant affecté leur détermination, ou de distorsions physiques - les menstrues, la maternité - ayant affaibli leur vigueur. Dans le même passage, Hérodote rapporte que cette déesse libyenne a pour père Poséidon (Pausanias dit la même chose : "Les Libyens disent qu’Athéna était fille de Poséidon et d’une nymphe du lac Tritonide, ce qui explique pourquoi ses yeux comme ceux de Poséidon ont la couleur de la mer", Pausanias, Description de la Grèce, I, 14.6), mais qu’après une dispute elle a rejeté ce père pour le remplacer par le dieu indoeuropéen Zeus, qui l’a reconnue comme sa fille ("[Les Auses] et les Machlyes habitent sur les bords du lac Tritonide, le fleuve Triton les sépare. […] Le jour de la fête annuelle d’Athéna, les filles du pays réparties en deux camps se livrent bataille à coups de pierres et de bâtons. Elles disent que c’est un rite ancien rendu à leur déesse locale, que nous appelons Athéna. Les filles qui succombent à leurs blessures sont traitées de fausses vierges. […] Selon elles, Athéna est née de Poséidon et d’une nymphe du lac Tritonide, et à la suite d’une dispute contre son père, elle s’est livrée à Zeus qui l’a reconnue comme sa fille. Telle est leur opinion. Chez eux les femmes sont communes à tous : ils ne se marient pas, ils s’accouplent à la manière des bêtes. Quand une femme met au monde un enfant viable, les hommes se rassemblent deux mois après, et celui à qui l’enfant ressemble est considéré comme son père", Hérodote, Histoire IV.180), or, nous verrons cela juste après, "Poséidon" est peut-être une hellénisation du dieu sémitique de l’Orage. Doit-on en conclure que la déesse "Neith" du nome de Saïs à l’ouest du delta du Nil n’est que l’égyptianisation d’une déesse libyenne dont le nom nous échappe, incarnant les mœurs viriles des Libyennes antiques, que les Sémites levantins ont adoptée à leur tour en l’apparentant à leur dieu de l’Orage quand ils sont venus s’installer sur les actuelles côtes égyptiennes, libyennes et tunisiennes au début du IIème millénaire av. J.-C. ? Et doit-on expliquer la vénération pour Athéna par les Grecs ultérieurs en supposant l’installation, sur le territoire de la future Grèce, plus précisément en Attique, d’un ou de plusieurs groupes de Sémites levantins ayant séjourné un temps sur ces côtes nord africaines, et en particulier le long de la corne d’Hespéros/golfe de Gabès et autour du lac Tritonide/Chott el-Jérid (le débarquement en Cyrénaïque de Kronos roi de Crète, et la fuite d’Ammon roi des Atlantes vers la Crète, sous-entendent que la traversée nord-sud et sud-nord de la Méditerranée est pratique courante dès l’époque minoenne), des Sémites levantins qui à l’ère mycénienne se sont hellénisés - d’où le remplacement de Poséidon par Zeus comme père d’Athéna - au contact des Indoeuropéens achéens locaux (la royauté égyptienne serait ainsi fondée dès la Ière Dynastie sur un couple divin primordial formé par Ptah et Neith, celui-ci vénéré dans l’"Het-ka-Ptah" de Memphis postérieurement hellénisé en "Egypte/A‡guptoj", et celle-là vénérée dans l’"Het-Neith" de Saïs postérieurement sémitisé puis hellénisé en "Athéna/Aqhn©") ?


Abraham II : du Levant à l’Egypte


Dans notre alinéa précédent, nous avons commenté la fin de la première partie de la Genèse, qui raconte l’installation durable à Harran d’un Sémite nommé Terah et de sa famille en provenance d’Ur en basse Mésopotamie, probablement pour fuir l’hégémonie babylonienne. La deuxième partie de la Genèse s’ouvre sur le voyage d’Abraham, un des fils de Terah, depuis Harran vers le pays de Canaan au sud Levant, sous l’incitation de Yahvé ("Yahvé dit à Abraham : “Quitte ce pays, ta parenté et la maison de ton père, et va dans le pays que je te montrerai. Je ferai naître de toi un grand peuple, je te bénirai et ton nom sera célèbre, tu seras une bénédiction pour les autres. Je bénirai ceux qui te béniront, mais je maudirai ceux qui te maudiront. A travers toi, je bénierai tous les peuples de la terre”. Abraham, qui avait alors soixante-quinze ans, quitta Harran comme le lui ordonnait le seigneur, emmenant avec lui sa femme Sarah et son neveu Loth, toutes leurs richesses, et les esclaves achetés à Harran. Ils se dirigèrent vers le pays de Canaan", Genèse 12.1-5). Nous avons vu que sous le texte canonique de la Genèse, qui fait de cet Abraham un monothéiste singulier, se cache probablement un fils de scheik comme tant d’autres, opposé à l’hégémonie babylonienne comme tant d’autres, contraint de s’exiler loin de la basse Mésopotamie pour éviter d’être puni comme tant d’autres, et que sous sa prétendue dévotion désintéressée à Yahvé se cache probablement une revendication de parenté au dieu-Lune Sin dont se réclament aussi les rois babyloniens, autrement dit une revendication bassement sociale ou politique. Harran en haute Mésopotamie n’était certainement pas le meilleur endroit pour un contestataire aussi radical qu’Abraham (et aussi envié, puisque le chapitre 12 verset 5 précité de la Genèse révèle que sa richesse lui permet d’avoir des esclaves ; cette richesse est certainement liée au fait que Harran est l’étape centrale de la route caravanière du nord, entre Assur et le djebel Sinjar d’un côté, Karkemish et Alep de l’autre côté, qui s’est développée depuis la chute de Mari dans la première moitié du XVIIIème siècle av. J.-C.) : nous avons vu dans le même alinéa qu’à l’époque de Samsi-Addu et de Zimri-Lim, outre le dieu-Lune Sin, la région vénère le dieu de l’agriculture Dagan (dans la cité de Terqa voisine), le dieu de l’Orage Addu et sa parèdre la déesse Shala (lettres ARM III.43 et ARM XIII.116), nous avons mentionné aussi la lettre ARM XIII.19 évoquant la fabrication en grosse quantité de statues de serpents (dédiés à un temple ou à une allée triomphale en l’honneur d’Ishtar la déesse de l’amour ?), et d’autres lettres évoquant la fabrication de lamassatus par des artisans du Yamhad voisin. Le déplacement de son campement d’Harran vers Canaan pourrait s’expliquer par de nouveaux accrochages contre les idolatres du Zalmaqum, cachant de nouvelles revendications sociales ou politiques. Abraham n’arrive pas en territoire vierge : le texte rapporte qu’il entre au sud Levant par la cité de Sichem, dont nous venons de voir qu’elle est alors un carrefour fortifié habité par des Sémites amorrites/hyksos comme lui. S’accroche-t-il encore avec eux (le texte dit indirectement qu’il essaie de s’approprier le pouvoir sur la région en la consacrant à Yahvé : "Ils arrivèrent au pays de Canaan, qu’ils traversèrent jusqu’au chêne sacré de Moré à Sichem, habitée alors par des Cananéens. Yahvé apparut à Abraham et lui dit : “Je donnerai cette région à ta descendance”. Abraham construisit un autel dédié à Yahvé à l’endroit où celui-ci lui était apparu", Genèse 12.5-7) ? En tous cas il ne reste pas sur ce lieu, il déplace à nouveau ses tentes vers le sud, entre le site abandonné d’Aï ("Ruine" en hébreu, aujourd’hui le site archéologique d’Et-tell dans la banlieue sud-est de Béthel en Palestine ; les archéologues ont montré que ce site occupé depuis la fin du IVème millénaire av. J.-C. est subitement détruit dans la seconde moitié du IIIème millénaire av. J.-C. et ne sera habité de nouveau qu’au XIIIème siècle av. J.-C.) et la cité de Louz, qui sera rebaptisée "Béthel" ou "Maison/beth de Dieu/El" plus tard (par Jacob/Israël, selon le chapitre 28 verset 29 de la Genèse : "[Jacob] se leva aussitôt, prit la pierre qui supportait sa tête, la dressa, et versa de l’huile sur son sommet pour la consacrer. Il appela cet endroit “Béthel”, qui signifie “Maison-de-Dieu”, auparavant cet endroit s’appelait Louz" [cet épisode est remémoré en Genèse 35.14-15], aujourd’hui le site archéologique de Beitin dans la banlieue nord-est de Ramallah en Palestine ; ce site a été peu fouillé, d’abord à cause de la mosquée et des cultures qui le recouvrent, ensuite à cause des péripéties politiques entre Israéliens et Palestiniens après 1947, néanmoins il semble avoir été habité depuis le IVème millénaire av. J.-C., et pour la période qui nous occupe des portions de fortifications similaires à celles des autres cités hyksos levantines ont été exhumées, renfermant notamment un temple près duquel étaient une grande quantité d’os d’animaux, des ustensiles en argile, des jarres décorées, et une colonne portant peut-être la tête de la déesse égyptienne Hathor). S’accroche-t-il encore une fois avec les habitants (le texte dit qu’il élève un nouvel autel, mais sans revendiquer la propriété du lieu : "De [Sichem], il passa dans la région montagneuse, à l’est de Béthel. Il installa son camp entre la cité de Béthel à l’ouest et celle d’Aï à l’est. Il construisit un autre autel et pria le seigneur", Genèse 12.8) ? En tous cas il ne reste pas davantage sur place, et continue sa route en direction du sud. On perd sa trace vers le Néguev ("Puis il descendit de camp en camp vers le sud", Genèse 12.9). Ensuite, sans qu’on sache combien de temps il demeure dans le sud Levant, le texte rapporte qu’il part se sédentariser en Egypte, pour échapper à la famine ("La famine devint si grave dans le pays, qu’Abraham partit pour l’Egypte afin d’y séjourner un temps", Genèse 12.10). Sur ce sujet comme sur les conflits entre Abraham et son père, on subodore que les débats entre croyants et non-croyants ultérieurs sont vains palabres : le texte même de la Genèse incite à ne voir en Abraham qu’un banal Amorrite/hyksos en quête d’une terre comme tant d’autres Amorrites/hyksos du XVIIème siècle av. J.-C., son parcours depuis le Zulmaqum jusqu’à la basse vallée du Nil reproduisant celui de ses congénères qu’on devine à travers notre survol archéologique d’Alalakh à Avaris. Rien n’autorise à survaloriser le personnage d’Abraham comme le font les croyants, et rien ne permet d’affirmer qu’un personnage aussi bien moulé dans le contexte du Levant du XVIIème siècle av. J.-C. n’a jamais existé comme le font les non-croyants.


Les juifs et les musulmans s’accordent pour voir dans la vocation à "El/Dieu" des autels de Sichem et de Louz/Béthel, la volonté d’Abraham d’apporter le monothéiste sur la terre des Cananéens idolatres. D’"El", les uns ont fait "Elohim" (littéralement "[qui contient] tous les dieux"), les autres ont fait "Allah", créant ainsi une continuité entre leur monothéisme tardif et leur ancêtre commun. Mais selon l’historien allemand Martin Noth, Abraham n’est nullement une haute figure du sud Levant ancien, il n’est qu’un semi-nomade ordinaire ayant campé un certain temps dans le futur territoire de Judée, que les Judéens ont magnifié a posteriori (aux VIIème ou VIème siècles av. J.-C.) en le rattachant aux territoires voisins pour en justifier leur propre domination, autrement dit Isaac et Jacob/Israël ne sont pas les fils et petit-fils d’Abraham mais d’autres semi-nomades amorrites/hyksos ordinaires ayant campé aussi longtemps dans le nord de l’actuelle Cisjordanie pour l’un, autour de Bershéba pour l’autre (près du désert arabique, ce qui expliquerait pourquoi la tradition voit dans Isaac le frère d’Ismael l’ancêtre des Arabes) : la transformation d’Abraham en ancêtre d’Isaac et de Jacob/Israël viserait au même but que, dans un livre de propagande légitimant la mainmise de Paris sur la Normandie et l’Aquitaine, la transformation de Hugues Capet en père de Guillaume et en grand-père d’Aliénor, celui d’accroître l’importance d’un individu qui historiquement ne régnait que sur ses femmes, ses chèvres et ses esclaves. Quant au prétendu monothéisme d’Abraham, le Tanakh même reste très ambigu sur le sujet. "El", nous avons vu cela dans notre alinéa précédent, n’est nullement un nom propre mais un nom commun désignant n’importe quel dieu, qu’on retrouve dans les textes babyloniens et mariotes comme suffixe de noms de personnes ("Sumu-la-El", "Yazkur-El", "Ibal-pi-El", "Yamatti-El", "Ekrub-El", "Epi-El", "Yahmus-El", "Yasim-El" [alias "Ismael" en hébreu], "Yasub-El", "Amud-pi-El"… ; "El" peut prendre aussi la forme "ili" : "Ili-asu", "Marad-ili-su", "Ili-uri", "Rehum-ili", "Sin-ili"…) ou de lieux (comme "Babel/Porte d’El", alias la cité de Babylone) ou de familles (comme "Israël", désignant les descendants de Jacob ainsi renommé depuis sa lutte contre El/Dieu au chapitre 32 verset 29 de la Genèse : "Désormais on ne t’appellera plus Jacob mais “Israël” car tu as “combattu contre Dieu/El” et contre les hommes, et tu as vaincu"). Les réécritures du Tanakh au cours des siècles n’ont pas réussi à effacer ce caractère commun du mot "El" originel, car dans de nombreux passages ce mot est accompagné d’un qualificatif, ce qui sous-entend soit qu’"El" désigne un Dieu unique possédant toutes les qualités (c’est l’explication préférée par les juifs, et c’est aussi l’explication préférée par les musulmans dont le Coran attribue quatre-vingt dix-neuf épithètes à El/Allah), soit "El" désigne non pas un Dieu unique mais des dieux, que Moïse et Mahomet ont transformés a posteriori en adjectifs qualifiant leur Dieu unique pour faciliter le passage du polythéisme au monothéisme (c’est l’explication que pour notre part nous préférons). Ainsi au chapitre 14 verset 22 de la Genèse, El est qualifié d’"Elion" ("Abraham répondit : “Je lève ma main vers Yahvé le Dieu/El Elion qui a créé le ciel et la terre”"), comme au verset 9 du Psaume 97 ("Car tu es, Yahvé, le Dieu/El Elion sur toute la terre, au-dessus des dieux"). Or le Phénicien Sanchoniathon, auteur antérieur ou contemporain de la guerre de Troie vers -1200 selon Philon de Byblos qui le résume (grammairien et historien hellénophone au tournant du Ier et IIème siècles), lui-même cité par Eusèbe de Césarée, affirme que le panthéon levantin ancien possède bien un "Elion" synonyme de "Très-Haut", père d’un fils appelé Ouranos et d’une fille appelée Gaia, alias le ciel et la terre dans la mythologie grecque qui, par inceste, auraient engendré à leur tour quatre fils : Kronos, Betylos, Dagon et Atlas ("Un nommé Eliom ["Elioàm"], signifiant “Très-Haut” ["Uyistoj"], naquit, ainsi qu’une femme nommée Berouth ["BhroÚq"]. Ils habitèrent dans les environs de Byblos. Ils donnèrent naissance à Epigeios Autochton ["Ep…geioj AÙtÒcqwn", littéralement "qui vit sur la terre issu du sol"], qu’ils appelèrent ensuite Ouranos : c’est son nom qu’on donna à l’élément au-dessus de nous, en raison de sa grande beauté. Il eut une sœur des deux mêmes parents, qu’on appela Gaia : c’est son nom qu’on donna à l’élément en-dessous de nous, en raison de sa grande beauté. Leur père Très-Haut périt dans un combat contre des bêtes féroces, il reçut les honneurs de l’apothéose, ses enfants l’honorèrent par des libations et des sacrifices. Ouranos succéda au trône de son père, épousa sa sœur Gaia, et en eut quatre enfants : Ilos ["Hloj", simple hellénisation d’"El/Dieu"] surnommé Kronos, Betylos, Dagon surnommé Siton ["S…twn"], et Atlas", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10). Cette généalogie est farfelue. Si certes Kronos est bien le fils d’Ouranos (du moins dans la mythologie grecque rapportée par Hésiode : "S’unissant à Ouranos, [Gaia] engendra l’Océan aux gouffres immenses, Céos, Crios, Hypérion, Japet, Théa, Thémis, Rhéa, Mnémosyne, Phébé à la couronne d’or et l’aimable Téthys. Le dernier et le plus terrible de ses enfants, l’astucieux Kronos, devint l’ennemi du florissant auteur de ses jours", Hésiode, Théogonie 132-138), et si certes Atlas est le frère de Kronos (du moins pour une moitié des mythologues grecs, comme on vient de le voir), en revanche "Dagon/D£gwn" alias Dagan des Sémites amorrites est un dieu hurrite ou asianique sans rapport avec la mythologie sumérienne (nous avons vu cela dans notre alinéa précédent : Dagan a été adopté par les Sémites amorrites on-ne-sait-quand, et c’est sous la forme "Dagon" qu’il sera vénéré par les Sémites levantins de l’ère mycénienne), et "Betylos" est une personnification divinisé du "bétyle" sur lequel nous allons bientôt revenir. "Elion" quant à lui paraît n’être qu’une simple concaténation d’"ili Anu", soit en sémitique le "dieu (du ciel) Anu" (équivalent sémitique d’An le dieu sumérien du ciel), père de tous les dieux, et "Ouranos/OÙranÒj", qui reprend la base consonantique [rn], paraît n’être qu’une hellénisation d’"Elion", autrement dit "Elion" et "Ouranos" ne désignent pas un père et son fils mais une unique personne. Cette hypothèse est renforcée par les obscurs versets 8 et 9 du chapitre 32 du Deutéronome, qui semblent faire d’Elion le père de tous les dieux, comme Anu, auxquels il confie tous les peuples du monde tandis que lui-même se réserve la famille de Jacob/Israël ("Quand Elion a réparti les pays entre les fils d’Adam, il a placé chaque peuple selon le nombre des enfants d’Israël, et il a conservé sous sa protection les descendants de Jacob"). Elle est renforcée aussi par la version hellénistique du Déluge sumérien que l’historien babylonien Bérose rapporte dans son Histoire de Babylone/Babulwniak£ écrite pour Antiochos Ier, dont nous n’avons conservé que des bribes, parmi lesquels les deux longs fragments que cite l’helléniste allemand Paul Schnabel en 1923 dans son étude Bérose et la littérature babylonienne hellénistique (Berossos und die babylonisch hellenistische literatur), repris comme document 49 de l’anthologie Lorsque les dieux faisaient l’homme de Kramer et Bottéro : dans ces deux fragments, Ziusudra (hellénisé dans le premier fragment en "Xisouthros/X…souqroj", et dans le second fragment en "Seisithros/Se…siqroj") survit au Déluge non pas grâce au dieu Enki mais grâce à Kronos, établissant clairement l’équivalence entre Anu (père d’Enki) et Ouranos. Nous ne suivrons pas en tous cas le très approximatif Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C., qui dans sa Bibliothèque historique confond Elion et Kronos, en même temps qu’il déclare qu’Elion est le premier des dieux chez les Babyloniens anciens (contrairement à Kronos chez les Grecs, qui vient après Ouranos : "Parmi les astres, les Chaldéens regardent comme le plus considérable et le plus influent celui auquel les Grecs ont donné le nom de Kronos, connu chez eux sous le nom d’Elion", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique II.30). Autre épithète : au chapitre 24 verset 16 des Nombres, un prophète nommé "Balaam fils de Beor" à l’époque de Moïse prétend "entendre" le Dieu unique Yahvé, qu’il qualifie d’"Elion" et de "Shadday" ("Voici ce que je déclare, moi qui entend les paroles de Dieu/El, qui sait comme Elion, qui voit comme Shadday" ; Elion et Shadday sont également mentionnés au verset 4 du même chapitre du même livre). Or en 1967 l’archéologue néerlandais Hendricus Jacobus Franken découvre sur le site de Deir Alla, à une dizaine de kilomètres dans la banlieue nord-ouest d’Amman en Jordanie, une inscription en araméen dont les épigraphistes réussissent à reconstituer deux passages. Si le premier passage demeure obscur, le second au contraire est bien lisible, il rapporte les déclarations d’un nommé "Balaam fils de Beor" (cette filiation apparaît de façon corrompue lignes 1 et 2, et de façon complète ligne 4) qui prétend "voir les dieux/Elohim" (ligne 1), entre autres un nommé "Shadday" qui s’adresse à un autre au nom incertain (ligne 6 ; cet autre dieu au nom incertain est peut-être "Shapash", dieu-Soleil levantin bien attesté dans les textes de la cité d’Ugarit, corruption de "Samas" le dieu-Soleil sémitique mésopotamien ?). Les archaïsmes relevés par les linguistes incitent à remonter cette inscription au VIIIème siècle av. J.-C. La parenté évidente entre ce Balaam polythéiste de Deir Alla et le Balaam des Nombres, amène à conclure que l’un et l’autre se réfèrent à un unique Balaam polythéiste historique, antérieur au VIIIème siècle av. J.-C., que les rédacteurs canoniques de la Torah à partir du VIIème ou VIème siècles av. J.-C. ont récupéré pour en faire un allié monothéiste de Moïse (un allié temporaire, puisque Moïse le fait exécuter au chapitre 31 verset 8 des Nombres…). Le chapitre 17 verset 1 de la Genèse affirme clairement que le dieu Shadday est l’un des dieux vénérés par Abraham ("Quand Abraham atteignit sa quatre-vingt-dix-neuvième année, Yahvé [traduit de façon neutre dans la Septante par : "le seigneur/kÚrioj"] lui apparut, et lui dit : “Je suis El Shadday [traduit de façon aussi neutre dans la Septante par : "Je suis ton Dieu/Egè e„mi QeÒj sou"]"), avec le dieu-Lune Sin et avec Elion/Anu, et cela est si évident pour les générations postérieures que, quatre siècles plus tard, Moïse sera contraint de jongler avec la dialectique pour dire aux Israélites : "Abraham n’était pas polythéiste : certes il vénérait un “Shadday”, mais ce “Shadday” n’était qu’un autre nom du Dieu unique Yahvé", en omettant soigneusement de donner l’origine et la signification de ce nom "Shadday" ("Elohim dit encore à Moïse : “Je suis Yahvé, je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob sous le nom « El Shadday » [traduit de façon neutre dans la Septante par : "je suis apparu comme leur Dieu/QeÒj"], et non pas sous mon nom « Yahvé »”", Exode 6.2-3), qui restent pour nous un mystère. Les autres occurrences de ce mot ne nous renseignent pas ("El Shadday [traduit de façon neutre dans la Septante par : "mon Dieu/QeÒj mou"] te bénira, te grandira, te multipliera [c’est Isaac qui parle à son fils Jacob/Israël], tu seras père d’une foule de peuples", Genèse 28.3 ; "Elohim dit [à Jacob] : “Je suis El Shadday [traduit de façon encore neutre dans la Septante par : "Je suis ton Dieu/Egè e„mi Ð QeÒj sou"], je te grandirai et te multiplierai, je ferai de toi le père de peuples et de groupes de peuples", Genèse 35.11 ; "Jacob dit à Joseph : “ El Shadday [traduit de façon toujours neutre dans la Septante par : "mon Dieu/QeÒj mou"] m’est apparu à Louz en Canaan, il m’a béni, il m’a dit : « Je te grandirai et te multiplierai, je ferai de toi le père de groupes de peuples, je donnerai cette terre comme héritage perpétuel à toi et à ta famille après toi »”", Genèse 48.3-4 ; le "Shadday" du verset 16 précité du chapitre 24 des Nombres est aussi traduit dans la Septante par "Dieu qui voit/Órasin QeÒj" [pour l’anecdote, dans ce même verset, la Septante traduit "Elion" par "Très-Haut/Uyistoj", comme dans le passage précité de Philon de Byblos rapporté par Eusèbe de Césarée]). Le nom de "Yahvé", que Moïse identifie avec insistance à Shadday dans les versets 2 et 3 précités du chapitre 6 de l’Exode, a été découvert par l’archéologue israélien Zeev Meshel en 1976 dans une inscription à Kuntillet Ajrud, site archéologique dans l’est du Sinaï correspondant à une forteresse judéenne occupée aux IXème et VIIIème siècles av. J.-C., or dans cette inscription "Yahvé" est mentionné en compagnie de "son Asherah". Une autre inscription datant de la même époque découverte par l’archéologue américain William Dever en 1967 à Khirbet el-Qom, autre site archéologique dans la vallée de la Shéphélah en Israël, donne également le nom de Yahvé puis, après une lacune, le nom de "son Asherah". Ces deux inscriptions signifient qu’au VIIIème siècle av. J.-C., soit bien après Moïse et Abraham, les habitants du sud Levant sont toujours polythéistes, et vénèrent entre autres un dieu nommé "Yahvé" et une déesse nommée "Asherah", très probable hébraïsation de la déesse levantine "Astarté" bien attestée dans les textes levantins antiques (dont la Torah), elle-même dérivée d’"Ishtar" la déesse sémitique mésopotamienne de l’amour (équivalente d’Inanna chez les Sumériens). Remarquons parallèlement que l’iconographie levantine et les textes associent invariablement Astarté au dieu de l’Orage Addu (dont le livre des Juges, qui condamne les polythéistes levantins par la formule inlassablement répétée : "Ils adorent les baals [qualificatif signifiant "maître, propriétaire" au sens large, et plus spécifiquement "dieu" quand le mot est utilisé dans un contexte religieux, avec le sens de "maître du ciel et de la terre, de la vie et de la mort" ; le "baal/maître" dont il est question ici est toujours Addu] et les Astartés"), reproduisant au Levant le couple formé par leurs équivalents Ishtar/Inanna et Addu en Mésopotamie, qu’on peut voir par exemple dans la célèbre porte d’Ishtar à Babylone où Addu est symbolisé par un taureau. Ceci est particulièrement vrai à Ugarit où, à partir de l’époque mycénienne, Addu est figuré avec un hedjet et des cornes de taureau, qui sont les attributs donnés à Seth par les Amorrites/hyksos installés en Egypte à l’époque précédente, dans une pose rappelant le style égyptien (de profil, jambes écartées, bras gauche en avant tenant une plante, bras droit levé brandissant un foudre), dieu de l’Orage apportant les pluies bienfaisantes aux terres cultivées, en complément d’Ishtar déesse de l’amour garantissant leur fertilité (notons qu’Ishtar/Astarté a pu prendre la forme ambivalente de la déesse égyptienne de l’amour Hathor à Byblos, à Louz/Béthel, à Hazor, à tell Beth-Mirsim/Dvir, dans les grottes du wadi Magharah et de Serabit el-Khadim où elle porte le sceptre ouas associé à Seth, dans le temple de Neith à Saïs). "Shadday" n’est-il donc qu’une déformation hébraïque du dieu de l’Orage "Addu" ? La phonétique autorise cette hypothèse. Remarquons encore qu’aux ères grecques archaïque et classique, des représentations de Poséidon, dont le culte est bien attesté dès l’ère mycénienne (en linéaire B, sous la forme "po-se-da-o"), reproduiront fidèlement celle d’Addu ugaritique (jambes écartées, bras gauche en avant, bras droit levé brandissant un trident, comme le célèbre Poséidon du cap Artemision ci-contre). Certains linguistes pensent que le premier phonème de "Poséidon" doit être rapproché de "pÒsij/époux, maître, seigneur" en grec classique, mais ils buttent sur la signification des phonèmes suivants : peut-on supposer que "Poséidon" n’est qu’une hellénisation de "seigneur/pÒsij Addu" ? peut-on supposer par conséquent que "Poséidon" chez les Grecs, "Shadday" dans les textes hébraïques et "Seth" chez les hyksos ne sont que des corruptions phonétiques du même dieu de l’Orage sémitique "Addu" ?


Plus généralement, on peut dire que le pays même de Canaan au sud Levant, où s’installe Abraham, paraît un prolongement du pays sémitique de Martu/Amurru, entre moyenne vallée de l’Euphrate et côte nord-est de la Méditerranée, où les textes sumériens plaçaient le berceau des Amorrites. L’origine du nom "Canaan" reste sujette à débats. Dans notre alinéa précédent, nous avons vu que ce nom apparaît peut-être sous la forme "Kinahnu" dans la lettre ARM A.3552 datant du règne de Samsi-Addu. L’assyriologue Ephraim Avigdor Speiser, se fondant sur ses propres traductions des milliers de tablettes retrouvées à Nuzi (aujourd’hui le site archéologique de Yorghan Tepe dans la banlieue sud-ouest de Kirkouk en Irak) datant des XVème ou XIVème siècle av. J.-C., propose de voir dans ce nom le qualificatif "rouge", ce qui raccorderait avec le mot grec "phénix/fo‹nix" signifiant à la fois "rouge" et "palmier", par allusion à la production de pourpre et à la végétation levantines (souvenons-nous que le palmier et la couleur rouge sont partout présents dans la peinture amorrite/hyksos, depuis le "grand palais/Palmier" de Mari et sa fresque de L’investiture de Zimri-Lim avec ses palmiers aux troncs rouges, jusqu’à la fresque d’Avaris montrant des garçons à la peau ocre rouge sautant par-dessus des taureaux devant un fond rouge), à l’origine du nom "Phénicie" désignant justement la bande côtière levantine appelée "Canaan" dans les textes sémitiques. Mais cette proposition s’appuie sur un raisonnement circulaire, dont la valeur fragile réside dans ces seules tablettes de Nuzi de l’ère mycénienne, bien postérieures aux XVIIIème et XVIIème siècles av. J.-C. qui nous occupent. "Canaan" est-il un qualificatif géographique, comme le suggère l’exégète et explorateur britannique Henry Baker Tristram dans sa Topography of the Holy Land de 1871, qui y voit un synonyme de "bas, plat", par opposition aux hauts plateaux syrien et arabique voisins ? Cette explication n’est pas satisfaisante, car dans la Torah le nom "Canaan" ne désigne pas spécifiquement la façade maritime basse mais plus généralement le sud Levant, et dans le cas d’Abraham (qui passe à Sichem et à Louz/Béthel) il désigne même spécifiquement la partie opposée à la façade maritime basse, à savoir le haut plateau cisjordanien. Est-ce un dérivé d’un étymon sémitique "kn" équivalent à l’autre étymon sémitique "slm" décrivant un mouvement de haut vers le bas (à l’origine du nom "Jérusalem", entre autres), comme le prétend le philologue allemand Wilhelm Gesenius dans son Lexicon manuale hebraicum de 1833, pour qui "Canaan" est au sens littéral la "terre occidentale, où le soleil se couche", ou au sens figuré "la terre soumise" au pouvoir égyptien ou au pouvoir amorrite/hyksos ? Cette explication n’est pas davantage satisfaisante car du point de vue de l’Egypte Canaan est le pays où le soleil se lève (et non pas où il se couche !), et on imagine mal comment les Amorrites/hyksos pourraient avoir deux étymons "kn" et "slm" pour signifier exactement la même chose. Laissons les linguistes et les archéologues s’entre-déchirer. Pour notre part, nous préférons raisonner de façon primaire en supposant que cette situation occidentale de la façade maritime méditerranéenne, qui chaque soir engloutit en elle le soleil couchant pour laisser réapparaître la Lune et les étoiles, a pu engendrer dans l’esprit des anciens habitants du Croissant Fertile, et en particulier dans l’esprit des Sémites du pays de Martu/Amurru, l’idée d’un lien privilégié avec le ciel et avec sa supposée toute-puissance. Au côté des traditionnels dieux sémitiques Addu (alias "Shadday") et Ishtar (alias "Astarté"), au côté du dieu de provenance incertaine Dagan (alias "Dagon"), la terre de Canaan semble dédiée d’abord au dieu-Lune Sin. Nous avons dit que la tribu amorrite des Yarihéens, présente dans les environs de Mari à l’époque de Samsi-Addu et de Zimri-Lim (lettres ARM I.42 et ARM II.53), tire peut-être son nom de la cité levantine de "Yarih" mentionnée dans la lettre ARM I.42 que certains spécialistes voient comme une version mariote de la cité de "Jéricho" alors à l’abandon : le nom même de cette cité de "Jéricho" doit être rapproché de l’hébreu "Yareah" qui signifie "Lune". Le nom du "Liban" quant à lui doit être rapproché de l’hébreu "laban" qui signifie "blanc", et qui renvoie au disque lunaire du dieu Sin (le nom "Laban" sera donné au petit-fils de Nahor le jeune, à la fois beau-frère d’Isaac [quand celui-ci épousera Rébecca la sœur de Laban] et beau-père de Jacob/Israël [quand celui-ci épousera Rachel la fille de Laban], qui retournera vivre à Harran où il accueillera Jacob/Israël en fuite, Genèse 27.43). Les pierres composant le sol de Canaan, justement parce qu’elles sont considérées comme des dons du ciel - nous dirions aujourd’hui des météorites -, sont l’objet d’un culte qui ne semble pas avoir d’équivalent ni au pays de Martu/Amurru ni dans le reste du Croissant Fertile. Elles sont ramassées et dressées vers le ciel, seules ou en petits tas, et vénérées comme des passerelles entre l’ici-bas et le monde céleste des dieux. Selon Sanchoniathon cité par Philon de Byblos dans l’extrait ci-dessus, Elion (alias le dieu du ciel "Anu", ou "Ouranos" chez les Grecs) a plusieurs fils, dont un nommé "Betylos/Ba…tuloj" : ce "Betylos" n’est qu’une personnification des "bétyles" levantins théophanes bien attestés par l’archéologie (jusqu’à la Pierre noire de la Kaaba à La Mecque, bétyle au cœur du Hedjaz où la tradition situe l’installation d’Ismaël après son renvoi par son père Abraham) et par la Genèse, littéralement "maison/beth de Dieu/El" en sémitique. Au chapitre 28 versets 10 à 19 de la Genèse, Jacob/Israël rebaptise "Béthel" la cité de Louz où son grand-père Abraham a campé jadis, après y avoir vu en rêve une échelle où des anges montent et descendent (cet épisode sera raconté une nouvelle fois au chapitre 35 verset 1 à 7 du même livre) : dans ce passage, on note que la pierre dressée en l’honneur du Dieu/El est désignée par le mot hébreu "eben", le mot "bétyle" duquel dérive "Béthel" ne se rapporte donc pas à la pierre mais au lieu où cette pierre est dressée, qui devient ainsi un lieu saint.


Peut-on aller plus loin sur ce sujet ? Le chapitre 2 versets 15 à 21 de l’Exode dit que Moïse, après s’être enfui d’Egypte, trouve refuge auprès d’un scheik nommé Jéthro qui nomadise avec sa famille dans le pays de Madian, correspondant au vaste désert entre le Néguev et le nord de la chaîne du Hedjaz. Or un Jéthro est présenté au chapitre 36 verset 26 de la Genèse comme le troisième fils d’un nommé Dichon, que le verset 20 du même chapitre du même livre rattache à un nommé "Séir le Hurrite" (qu’est-ce qu’un "Hurrite" vient faire dans un pays aussi éloigné de son Zagros originel ? est-ce une coquille du rédacteur ou d’un de ses copistes, qui aurait confondu "Hurrite" avec "Amorrite" ? ou avec "Horite", nom d’un peuple bien attesté à l’époque d’Abraham, vivant dans le pays de Séir selon Genèse 14.6 ?) habitant le "pays d’Edom". Le nom "Edom" sera utilisé entre le VIIIème et le VIème siècles av. J.-C. pour désigner un petit royaume au sud de la mer Morte. Dans la Torah, ce nom "Edom" correspond au pays de Madian, qui tire son nom d’un mystérieux fils qu’Abraham aurait eu avec une aussi mystérieuse concubine nommée Ketoura (Genèse 25.1-4). "Edom" est-il une corruption de "Madian" ? "Madian" est-il une corruption d’"Edom" ? Peu importe : dans la Torah, "Madian/Edom" et "Séir" se rapportent toujours au même territoire, depuis le sud de la mer Morte jusqu’aux premiers sommets du Hedjaz. Au chapitre 36 verset 1 et 9 de la Genèse, le pays d’Edom est associé à Esaü le frère aîné de Jacob/Israël. Au chapitre 2 verset 18 de l’Exode, Jéthro est qualifié de "Réouel", littéralement "Ami du Dieu/El" en sémitique : ce qualificatif a été porté par un des fils d’Esaü, selon le chapitre 36 verset 10 de la Genèse. Au chapitre 10 verset 29 des Nombres, Moïse parle à Hobab présenté comme "fils de Réouel" : ce nom "Hobab/Iwbab" a été utilisé par les rédacteurs de la Septante en remplacement de "Qéni" au chapitre 1 verset 16 des Juges, ancêtre des "Qénites" installés au sud de la mer Morte, pour raccorder avec le chapitre 4 verset 11 du même livre qui, dans sa version hébraïque, présente clairement ledit Hobab comme un ancêtre desdits "Qénites". Les relations que ces "descendants de Qéni/Edomites/Madianites" entretiennent avec les Israélites sont ambiguës. Au chapitre 24 versets 21 et 22 des Nombres, le prophète Balaam les considère comme des ennemis des Israélites, en leur annonçant leur déchéance future. Mais ce passage est un insert tardif qui renvoie à la prise de Jérusalem en -587 par les Babyloniens, bénéficiant effectivement de la complicité des Edomites (le fait est déploré au chapitre 4 versets 21 et 22 des Lamentations, au chapitre 25 verset 12 et au chapitre 36 verset 5 d’Ezékiel, ainsi que dans le long chapitre 35 du même livre, au chapitre 34 verset 5 d’Isaïe II, au verset 7 du Psaume 137, au chapitre 63 verset 1 d’Isaïe III, aux versets 10 à 15 d’Abdias). Car avant cette trahison de -587, les Qénites/Edomites/Madianites sont jugés favorablement dans les textes. Ainsi au chapitre 2 versets 4 à 6 du Deutéronome, Moïse invite les Israélites à bien se comporter avec les "gens du pays de Séir descendants d’Esaü", en leur rappelant leur cousinage (cette mise en garde est répétée au chapitre 23 verset 8 du même livre). Et au chapitre 15 verset 6 du Premier livre de Samuel, Saül rappelle que les Qénites ont été bienveillants envers les Israélites à l’époque de Moïse, et il leur garantit leur intégrité dans sa guerre contre les Amalécites voisins. Les exégètes soulignent par ailleurs la proximité phonétique entre "Qéni" et "Caïn", dont l’histoire racontée au chapitre 4 de la Genèse est également un insert tardif : le chapitre 5, qui donne la liste des descendants d’Adam et Eve, s’inscrit en effet dans la continuité du chapitre 3, qui se termine par leur éjection de l’Eden (l’histoire de Caïn avec l’histoire de Babel paraissent les deux seuls récits authentiquement sémitiques de la première partie de la Genèse, parmi tous les autres dont nous avons montré qu’ils ne sont que des pastiches d’antiques récits sumériens). Ce chapitre 4 de la Genèse évoque deux fils d’Adam et Eve, Caïn l’aîné cultivateur et Abel le cadet berger (verset 2). Agacé par la bienveillance de Yahvé envers Abel, Caïn tue son frère (verset 8). Yahvé punit Caïn en lui retirant ses terres et en le condamnant au nomadisme perpétuel sur un sol infécond (verset 11 et 12) qualifié de "nod" en hébreu (verset 16 ; la traduction de "nod", dont on ne trouve aucune autre occurrence, est incertaine : "errance" ? "apatride" ?), en même temps qu’il lui garantit la vie sauve ("Si quelqu’un te tue, tu seras vengé par sept exécutions", verset 15) et qu’il donne à Adam et Eve un autre fils appelé Seth "pour remplacer Abel" (verset 25). Cette histoire est extrêmement ambivalente : elle reconnaît la primauté de Caïn (qui reste l’aîné) et atténue sa culpabilité par une simple peine d’exil, en même temps qu’elle accentue sa culpabilité par une peine de mort (puisque les descendants de Caïn seront noyé par le Déluge, contrairement aux descendants de Seth qui survivront via Noé) et reconnaît la primauté d’Abel (qui bénéficie de la bienveillance de Yahvé contre Caïn), elle offre une image des relations compliquées entre semi-nomades et semi-sédentaires au sein des mêmes familles (Abel le berger est remplacé par Seth qui se sédentarise sur les terres de Caïn, et le sédentaire Caïn [cultivateur, ou forgeron selon la tradition fondée sur le verset 22 qui en fait le patron de fabriquants d’outils tranchants en bronze ou en fer] devient un berger sans terre). On peut lire l’histoire de Caïn et Abel en parallèle à celle d’Esaü et Jacob/Israël. Comme Caïn et Abel, Esaü et Jacob/Israël sont frères, Esaü comme Caïn est l’aîné (Genèse 25.23-26). Comme Caïn le cultivateur et Abel le berger, ces deux frères ont deux activités antinomiques : Esaü s’active à chasser sur la terre paternelle, alors que Jacob/Israël demeure sous la tente (Genèse 25.27). De même qu’Abel est béni par Yahvé sans qu’on sache pourquoi, Jacob/Israël est béni par Isaac grâce à un subterfuge très douteux (Jacob/Israël profite de la cécité d’Isaac pour se glisser sous sa main à la place d’Esaü parti chasser, Genèse 27.1-29). Comme Caïn, Esaü en conçoit de la jalousie et veut tuer son frère (Genèse 27.30-41). Et comme l’histoire de Caïn, l’histoire d’Esaü s’achève dans l’ambiguïté : Esaü renonce finalement à tuer son frère (Genèse 33.4) mais quitte définitivement la terre paternelle pour aller vivre en nomade au pays de Séir (Genèse 33.16, alias le pays de Qéni, alias le pays d’Edom/Madian), tandis que son frère, tel "Abel" qui se métamorphose en "Seth", perd son nom de "Jacob" pour se métamorphoser en "Israël" (Genèse 32.29) et se sédentarise définitivement sur la terre qui revenait de droit à son frère. Toutes ces données esquissent un scénario assez clair. Sur le territoire correspondant approximativement à la Cisjordanie actuelle vivent des Sémites (la famille des nommés Séir et Qéni/Caïn) qui, dépossédés de leurs terres par d’autres Sémites nouvellement arrivés (Abraham, puis Isaac, puis Jacob/Israël rattaché artificiellement à Esaü [héritier de Séir et Qéni/Caïn] comme frère cadet puis comme frère protégé des dieux pour tenter de légitimer sa captation des terres), sont contraints d’aller vivre au loin vers le sud-est plus aride, entre Néguev et Hedjaz alias Edom/Madian, c’est-à-dire contraints de renoncer à leur vie de cultivateurs pour reprendre une vie de nomades. Les Sémites récemment arrivés entretiennent un rapport d’amour/haine à l’égard de ceux dont ils ont tout appris, qu’on retrouve dans l’ambiguïté des textes (l’histoire symbolique de Caïn et Abel/Seth) et dans l’ambiguïté des rapports diplomatiques entre Qénites/Edomites/Madianites et Israélites jusqu’à la rupture définitive de -587. Leur histoire se retrouve dans le récit non biblique du Phénicien Sanchoniathon déjà mentionné, via Philon de Byblos et Eusèbe de Césarée, où Esaü chasseur et fondateur de bétyles est hellénisé en "Ousoos/OÜswoj" et où Jacob/Israël devient "Ypsouranios/Uysour£nioj" (probable hellénisation de "haut/Ûyoj Ouranos/OÙranoj", ce dernier étant la version grecque d’"Elion" ou "dieu/El Anu" comme on l’a vu plus haut : "Ypsouranios habitait Tyr. Il construisait des cabanes avec des roseaux, des joncs et des papyrus. Il vivait en conflit avec son frère Ousoos qui le premier se couvrit avec les peaux de bêtes qu’il capturait. Des orages successifs et des vents incendièrent par frottements les bois autour de Tyr. Oussos prit un arbre, en ôta les branches pour former une sorte de navire, qu’il fut le premier à mettre en mer. Il érigea deux colonnes en l’honneur du feu et du vent, il se prosterna devant elles, et leur offrit le sang des bêtes qu’il avait capturées. Après la mort de ces hommes, leurs successeurs vénérèrent les arbres, adorèrent leurs colonnes, et célébrèrent des fêtes annuelles en leur honneur", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.10). On est tenté de rapprocher "Qéni" ainsi que son homonyme "Caïn", désignant la famille sémitique dominant le plateau cisjordanien à l’époque supposée de l’arrivée d’Abraham au XVIIème siècle av. J.-C., de l’hypothétique étymon "kn" de Wilhelm Gesenius mentionné précédemment qui serait à l’origine de "Canaan" : nous avons dit que dans le cas d’Abraham, résident temporaire à Sichem et à Louz/Béthel, "Canaan" renvoie justement au plateau cisjordanien, autrement dit "Canaan" serait simplement la "terre de Qéni/Caïn" avant que Qéni/Caïn en soit chassé temporairement par Abraham puis définitivement par Jacob/Israël petit-fils d’Abraham. Si notre supposition est fondée, le récit symbolique de Caïn et le récit historique d’Esaü ne serait rien d’autre qu’un énième banal récit de dépossession d’une famille sémitique par une autre famille sémitique conforme au contexte général du Croissant Fertile du XIXème au XVIIème siècles av. J.-C., à considérer de la même façon que la dépossession de la famille de Samsi-Addu par la famille de Zimri-Lim, ou la dépossession de la famille de Zimri-Lim par la famille de Hammurabi.

  

Les Sémites

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