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Antigone (-442)

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Dans le livre II de son Esthétique, le philosophe Hegel évoque la tragédie Antigone de Sophocle, voyant en elle un combat entre deux forces d’égale valeur, celle de la raison d’Etat incarnée par Créon, et celle de la raison individuelle incarnée par Antigone ("Tout dans cette tragédie est conséquent. D’un côté la loi publique de l’Etat, de l’autre l’amour dans le sein de la famille et le devoir envers un frère, sont en présence et se combattent. Le fond du caractère d’Antigone ou de la femme, ce qui fait le pathétique de son rôle, c’est qu’elle représente l’intérêt de la famille. L’intérêt de l’Etat est représenté par Créon. Polynice est tombé devant les portes de Thèbes en combattant contre sa patrie. Créon, le chef de l’Etat, a fait proclamer une loi par laquelle il menace de mort quiconque donnera les honneurs de la sépulture à l’ennemi de la patrie. Mais cette défense, qui ne concerne que le bien public de la cité, Antigone ne s’y soumet pas. Elle accomplit comme sœur le saint devoir de la sépulture, ne consultant que sa piété et son amour pour son frère. Ainsi, elle en appelle à la loi des dieux, mais les divinités qu’elle invoque sont celles du monde souterrain et invisible, de l’Hadès ("la Justice assise aux côtés des dieux infernaux" [Antigone 451]) : les dieux du sentiment, de l’amour, du sang, et non les dieux qui habitent à la lumière du jour, les dieux d’un peuple ou d’un Etat libre, qui a conscience de lui-même", Esthétique II.2, Développement de l’Art classique 2.3). Dans le livre III, il répète la même idée ("Le cercle des sujets tragiques, bien qu’ils puissent être traités de diverses manières, n’est pourtant pas dans sa nature d’une grande étendue. L’opposition principale, que Sophocle à l’exemple d’Eschyle a traitée de la manière la plus belle, est celle de l’Etat et de la famille, de la vie sociale et des droits de la nature. Ce sont les plus pures puissances de la représentation tragique, puisque l’harmonie de ces deux sphères, leur accord simultané dans le cercle de leur existence indépendante, constitue la perfection du monde moral. Il me suffit, sous ce rapport, de rappeler Les Sept contre Thèbes d’Eschyle, et surtout l’Antigone de Sophocle. Antigone révère les liens du sang, les dieux souterrains, Créon au contraire révère seulement Zeus, c’est-à-dire la puissance qui règne dans la vie publique et qui veille au bien de l’Etat", Esthétique III.3, Poésie dramatique 3.3). Et un peu plus loin dans le même chapitre du livre III, il précise que l’échec final de Créon et d’Antigone découle de l’égal excès que l’un et l’autre ont témoigné pour défendre leurs positions respectives ("Le mode le plus parfait est possible lorsque les personnages opposés, caractères tout d’une pièce, pénétrés d’une seule idée, se rencontrent sur un terrain où ils se trouvent au pouvoir de celui contre lequel ils combattent, et par là violent ce qu’ils devaient respecter en vertu de leur situation même. Ainsi par exemple Antigone vit sous la puissance politique de Créon. Elle est elle-même la fille du roi et la fiancée d’Hémon, de sorte qu’elle doit obéissance au régent. Cependant, Créon de son côté est père et époux, il doit respecter la sainteté des liens du sang et ne pas défendre ce qui est opposé à cette piété. Ainsi, tous deux renferment en eux-mêmes ce contre quoi ils s’élèvent chacun à leur tour, et ils sont saisis et brisés dans cela même qui appartient au cercle de leur propre existence. Antigone subit la mort avant de goûter les douceurs de l’hyménée, mais Créon aussi est puni dans son fils et dans sa femme, qui mettent fin à leurs jours, l’un à cause d’Antigone, l’autre par désespoir de la mort d’Hémon. Ainsi, parmi les chef-d’œuvres de l’art dramatique ancien et moderne (et ils ne sont pas si nombreux qu’on ne puisse et doive les connaître tous), l’Antigone me paraît sous ce rapport le plus parfait et le plus excellent", Esthétique III.3, Poésie dramatique 3.3). Hegel ne fait ici que résumer un passage de sa Phénoménologie de l’Esprit écrite quelques années auparavant, dans lequel il utilisait la tirade d’Antigone sur les lois non écrites pour dire que le respect aux lois est incompatible avec la raison puisque le simple fait de discuter sur ces lois et de les argumenter, et même le simple fait d’en chercher l’origine, les remet en cause, les délégitime, en révélant leur absence d’universalité et leur relativité ("La conscience de soi est pareillement un rapport clair et simple à [ces lois]. C’est le fait qu’elles soient, un point c’est tout, qui constitue la conscience de son rapport. C’est ainsi qu’aux yeux de l’Antigone de Sophocle elles ont valeur de droit non écrit et infaillible des dieux : “Elles ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait quand elles sont apparues” [Antigone 456-457]. Elles sont. Quand je pose la question de leur genèse et les réduis au point de leur origine, c’est que je suis déjà passé au-delà d’elles, car je suis alors l’universel tandis qu’elles sont le conditionné et le limité. Si elles sont obligées de se légitimer aux yeux de mon intelligence, j’ai déjà pour ma part fait bouger leur imperturbable être en soi, et les considère comme quelque chose qui pourrait être vrai pour moi mais aussi ne pas l’être. La mentalité éthique, son souci des bonnes mœurs et de la coutume, consiste précisément à persister fermement, sans se laisser déloger, dans ce qui est le juste, et à s’abstenir de tout ce qui peut le faire bouger, le secouer, le ramener en arrière", Phénoménologie de l’Esprit, Certitude et vérité de la raison III.3), sous-entendant par là qu’Antigone représente le parti inconscient enfantin de la raison individuelle ou familiale qui méprise les nécessités collectives - et les combat si elles sont incompatibles avec ses intérêts -, tandis que Créon représente le parti conscient adulte de la raison collective qui cherche continuellement les meilleurs compromis entre toutes les nécessités individuelles - et n’hésite pas à combattre certaines d’entre elles minoritaires si elles sont incompatibles avec d’autres majoritaires.


Si nous commençons notre analyse d’Antigone de Sophocle par ces quelques citations d’Hegel, ce n’est pas pour rendre hommage à la clairvoyance de ce dernier, mais au contraire pour dire qu’Hegel n’a absolument rien compris à Antigone de Sophocle. Nous ne voulons pas débattre ici sur la pertinence ou la non-pertinence de sa philosophie, de sa définition de la Justice et des lois, nous voulons simplement dire que pour illustrer cette philosophie Hegel aurait dû choisir un autre exemple qu’Antigone, qui est tout sauf l’exposé de deux forces d’égale valeur. Sophocle en effet ne vise pas à justifier Créon, il vise au contraire à le condamner, en montrant que le comportement d’Antigone n’est pas celui d’un être excessif par nature, mais d’un être devenu excessif pour répondre aux excès de Créon : l’hybris de Créon a engendré l’hybris d’Antigone, si celle-ci échoue finalement ce n’est pas à cause de son jusqu’au-boutisme, de son fanatisme, de son aveuglement qui l’empêche de discuter des lois non écrites qu’elle défend - pour reprendre la pensée d’Hegel -, mais à cause du jusqu’au-boutisme, du fanatisme et de l’aveuglement de Créon qui en est à l’origine. Hegel n’a pas vu que la révolte d’Antigone est moins une offensive idéologique d’un individu contre son maître, qu’une défense d’affections personnelles contre la bêtise et la brutalité inutile. Hegel n’a pas vu que les grands discours de Créon sur la nécessité de l’ordre et sur les dangers de l’anarchie ne sont que les laïus verbeux et grandiloquents plein de lieux communs de ceux qui ne pensent qu’à cacher leur volonté dominatrice pour mieux l’imposer. Hegel n’a pas vu que Sophocle dénonce directement la personne de Créon, en insistant sur l’arbitraire de ses jugements ("Ne laisse pas régner seule en toi l’idée que la vérité n’est que ce que tu dis et rien d’autre [c’est Hémon qui parle à son père Créon]. Ceux qui s’imaginent être seuls raisonnables et posséder des idées ou des mots inconnus à tout autre, ouvre-les : tu ne trouveras en eux que du vide. Pour un homme, pour un sage, s’instruire sans cesse n’est pas honteux, pas plus que cesser de s’obstiner. Vois au bord des torrents comme l’arbre qui sait plier conserve bien sa ramure, tandis que celui qui s’obstine à résister périt arraché avec ses racines. De même, le marin qui tend trop fortement l’écoute et prétend n’en rien lâcher voit son bateau se retourner et naviguer la quille en l’air", 705-717), sur son désir de tout y plier et son refus de la moindre objection ("C’est à celui que la cité a placé à sa tête, que l’on doit obéir dans les plus petites choses, dans ce qui est juste comme dans ce qui ne l’est pas", 666-667), sur sa méfiance mégalomane qui l’incite à soupçonner des complots partout ("Depuis quelques temps des citoyens s’impatientent et murmurent contre moi, hochent la tête à la dérobée, ils ne se plient pas au joug comme il le faudrait, et ne m’acceptent pas", 289-292) jusqu’à la folie (il croit voir Ismène comploter avec sa sœur ["J’ai vu [Ismène] tout à l’heure dans le palais, effarée, hors d’elle. Or ceux qui trament une quelconque fourberie dans l’ombre se trahissent toujours par leur agitation", 491-494], et même se transformer en une vipère qui suce du sang ["Vipère, tu t’es donc glissée dans mon foyer pour boire mon sang à mon insu", 531-533]), sur la rigidité de son raisonnement (il dit une première fois sa haine des ennemis de la cité au vers 187 devant les vieillards de Thèbes ["Je n’aurai jamais pour ami un ennemi [de ma patrie]"], puis la répète une seconde fois sans changer un seul mot au vers 522 devant Antigone ["Un ennemi, même mort, n’est pas un ami"]), même quand il devient contre-productif (il refuse d’écouter Tirésias qui l’informe que des épidémies naissent dans la cité à cause des morceaux de chair putréfiés que les animaux de proie dispersent partout : "Ce mal dont souffre la cité nous vient de ta volonté : nos autels, nos foyers sont souillés par les lambeaux arrachés par les oiseaux et les chiens au cadavre du malheureux fils d’Œdipe", 1015-1018), sur sa tendance à inverser les valeurs pour donner de lui une meilleure image (il s’empresse de dénoncer l’hybris d’Antigone pour essayer de masquer le sien : "Elle a montré son hybris en passant outre les lois, et, le forfait accompli, elle commet un nouvel hybris en s’en vantant et en ricanant", 480-483), sur l’opposition entre son apparence faussement calme quand il est en public, aux vers 162-215, et la réalité de sa nature colérique, intransigeante et menaçante quand il est en privé, aux vers 280-314, sur son inclination à considérer ses administrés comme des vulgaires objets (notamment dans sa réponse à Ismène, quand elle lui demande s’il n’a pas un problème de conscience en condamnant à mort la fiancée de son fils ["Tu tuerais la femme de ton fils ?", 568] : Créon répond brutalement que Thèbes est pleine d’autres femmes prêtes à engrosser ["Il trouvera d’autres champs à labourer", 569]), sur sa manière de gouverner seul sans demander d’avis à son entourage (son long discours inaugural des vers 162-215 précités n’est pas un appel à débat mais une simple communication de décisions unilatérales et de sanctions), sur sa dramatisation anxiogène de la situation (il condamne Polynice aux charognards à titre d’exemple, pour dissuader d’éventuels ennemis de Thèbes de relancer une offensive contre la cité, or tous les ennemis immédiats de Thèbes sont morts lors de l’assaut raté des Sept, ce qui signifie que Thèbes est désormais assurée de vivre en paix jusqu’à la majorité de Thersandre le jeune fils de Polynice), qui sont les caractéristiques de tous les dominateurs dont l’Histoire est pleine. Sophocle n’a pas voulu mettre face-à-face deux gentils que leurs aspirations contradictoires conduisent à devenir méchants, mais un méchant nommé Créon qui contamine une gentille nommée Antigone. On peut discuter sur les causes de la méchanceté de Créon : certains exégètes la définissent comme le résultat d’un fond mauvais, d’autres comme le résultat de la maladresse à gouverner, d’autres comme le résultat de la simple sottise. Reste que Sophocle ne les livre pas, elles ne sont donc pas le sujet de la pièce, et ceux comme Hegel qui cherchent à les deviner pour tenter de justifier les paroles et les actes de Créon se fourvoient dans l’erreur. La contestation de cette lecture hégélienne n’est pas récente : à peine le philosophe l’avait-il formulée que son contemporain Goethe l’a jugée mauvaise. Bien que Goethe n’ait écrit aucun essai sur Sophocle ni aucune tragédie sur le personnage d’Antigone, sa compréhension de l’un et de l’autre a été profonde, comme en témoigne sa tragédie Iphigénie en Tauride qui n’est qu’une Antigone déguisée, dans laquelle Iphigénie remplace Antigone, Oreste (qui est condamné pour avoir profané le temple de Diane/Artémis) remplace Polynice, Arcas remplace Ismène (Arcas essaie de convaincre Iphigénie qu’elle ne gagnera rien à sauver son frère Oreste, comme Ismène essaie de convaincre Antigone qu’elle ne gagnera rien à enterrer son frère Polynice : "“Ce que j’ai pu faire, je l’ai fait volontiers.” “Il est encore temps de changer d’avis.” “Cela n’est plus en notre pouvoir.” “Tu juges impossible ce qui te coûte de la peine.” “Cela te paraît possible parce que ton désir t’aveugle.” “Veux-tu donc tout risquer avec indifférence ?” “J’ai tout placé dans la main des dieux.” “Ils ont coutume de sauver les hommes par des moyens humains.” “Tout dépend de leur commandement”", acte IV scène 2), et Thoas le roi de Tauride remplace Créon (comme Créon, Thoas a perdu son fils et son caractère en est altéré : "Depuis que le roi a perdu son fils, il ne se livre qu’à un petit nombre des siens, et sa confiance en ce petit nombre n’est plus la même qu’autrefois. Il regarde d’un œil jaloux tous les enfants nobles, il croit voir dans chacun d’eux son successeur. Il craint une vieillesse sans consolation, peut-être une audacieuse révolte et une mort prématurée", acte I scène 2 ; la confrontation entre les deux personnages principaux à l’acte V scène 3 en particulier semble calquée sur la confrontation entre Créon et Antigone dans la pièce de Sophocle, Thoas voulant défendre sa loi civique par la menace tandis qu’Iphigénie au risque de sa vie veut défendre la loi non écrite d’hospitalité envers les étrangers : "“Dès l’enfance j’ai appris à obéir, d’abord à mes parents, ensuite à une divinité, et malgré cette obéissance j’ai toujours senti mon âme entièrement libre. Mais obéir à un ordre cruel, au décret barbare d’un homme, je n’ai jamais appris cela.” “C’est une loi ancienne, ce n’est pas moi qui t’ordonne d’agir.” “On embrasse toujours avidement une loi qui sert d’arme aux passions. Mais une autre loi plus ancienne, selon laquelle tout étranger est sacré, me défend de t’obéir.” “Il semble que les prisonniers touchent de près ton cœur, car ton intérêt et ta tendresse pour eux te font oublier la première loi de la prudence, qui est de ne pas irriter un homme puissant”"). Dans les conversations qu’il a entretenues avec son compatriote Johann Peter Eckermann, Goethe s’est révélé sans pitié face aux déclarations d’Hegel. Ce dernier affirme que les tragédies les plus réussies ont toujours pour thème la lutte entre la nécessité collective et la nécessité individuelle ? Sottise, rétorque Goethe : la littérature mondiale est pleine de chefs-d’œuvre qui n’abordent pas ce thème, comme Ajax et Les Trachiniennes de Sophocle ("Son idée sur la famille et l’Etat, et sur les conflits tragiques qui peuvent en résulter, est certainement juste et féconde, mais je ne peux accorder qu’elle soit la meilleure et la seule valable pour l’art tragique. Il est certain que nous vivons tous dans des familles et dans l’Etat, et il n’est pas facile qu’un sort tragique nous atteigne autrement que comme membres de la famille et de l’Etat ; mais nous pouvons être d’excellents personnages tragiques en étant seulement membres d’une famille ou seulement membres d’un Etat. Ce qu’il faut, c’est un conflit sans résolution possible, et ce conflit peut naître de la contradiction de relations quelconques, pourvu que cette contradiction ait son fond dans la nature et soit une contradiction vraiment tragique. Ainsi Ajax [dans Ajax] tombe dans l’abîme entraîné par le démon de son ambition trompé, Héraclès [dans Les Trachiniennes] par le démon de l’ambition amoureuse : dans ces deux cas, il n’y pas le moindre conflit entre l’amour pieux de la famille et la vertu civile", Johann Peter Eckermann, Conversations avec Goethe, 28 mars 1827). Hegel affirme que Sophocle dans Antigone veut philosopher sur la nécessité collective à travers l’image de la jeune fille Antigone et du vieillard Créon ? Sottise, rétorque Goethe : Sophocle est un littéraire et non un philosophe, et comme tous les littéraires il utilise une légende préexistante et l’adapte à son contexte, les données extérieures de la pièce ne sont pas signifiantes, seule compte la trame que masquent ces données extérieures (Goethe rappelle que la tragédie Ajax utilise la même trame qu’Antigone, celle d’un personnage [Teucros] qui veut enterrer un autre personnage [Ajax] contre la volonté d’un plus puissant que lui [Ménélas, Agamemnon], et le fait que la seconde pièce confronte une jeune fille face à un vieillard tandis que la première confronte deux hommes sensiblement du même âge ne sert nullement à mieux comprendre l’une et l’autre, car leur principal intérêt est dans le fondement de cette trame commune et non pas dans le détail des personnages : "Sophocle pour ses pièces ne partait nullement d’une idée : il s’emparait d’une tradition de son peuple depuis longtemps connue dans laquelle se trouvait une idée heureuse, et son seul soin était de la transporter sur le théâtre le mieux possible et avec tout son effet. Les Atrides ne veulent pas laisser inhumer Ajax et, de même que dans Antigone la sœur lutte pour le frère, dans Ajax le frère lutte pour le frère. Si la sœur de Polynice prend soin de son frère laissé sans sépulture, comme le frère d’Ajax prend soin de son frère mort, ce sont là des traits dus au hasard, ils n’appartiennent pas à l’invention du poète mais à la tradition que le poète suivait et devait suivre", Johann Peter Eckermann, Conversations avec Goethe, 28 mars 1827). Hegel affirme que Créon est un dirigeant respectable ? Sottise encore, rétorque Goethe : Créon est un tyran cruel qui ne pense qu’à imposer ses volontés personnelles ("Créon n’agit pas du tout par vertu politique, mais par haine contre le mort. Polynice, en cherchant à reconquérir l’héritage paternel dont on l’avait dépouillé violemment, n’a commis contre l’Etat aucun attentat justifiant que sa mort ne soit pas suffisante, et que son cadavre soit châtié comme celui d’un criminel. D’ailleurs, on ne devrait jamais déclarer conforme à la vertu politique une manière d’agir qui n’est pas conforme à la vertu en général. Créon, en défendant d’inhumer Polynice, non seulement laisse empester l’air par la décomposition du cadavre, mais il est cause que des chiens et des oiseaux de proie traînent partout des lambeaux déchirés du mort et souillent même les autels des dieux : dans une pareille action, qui insulte à l’homme et aux divinités, il n’y a pas de vertu politique, il y a bien plutôt un crime politique. Aussi il a tout le monde contre lui : les anciens de l’Etat, qui forment le chœur, sont contre lui, tout le peuple est contre lui, Tirésias est contre lui, sa propre famille est contre lui. Il n’entend rien, il persiste dans son obstination impie jusqu’à ce qu’il ait conduit tous les siens à l’abîme, et lui-même à la fin n’est plus rien qu’une ombre", Johann Peter Eckermann, Conversations avec Goethe, 28 mars 1827). Et si Hegel a l’impression que le discours de Créon est raisonnable, Goethe conclut en disant que c’est parce que Sophocle est un maître du langage, capable de donner aux plus hautes vertus l’apparence du crime et aux crimes les plus bas l’apparence de la vertu ("“Pourtant, dis-je [c’est Eckermann qui parle], quand on entend parler Créon, on le croirait doué de raison.” “C’est en cela justement que Sophocle est un maître, et c’est en cela que consiste généralement la vie du drame. Ses personnages ont tous reçu le don d’éloquence, tous savent si bien exposer les motifs de leurs manières d’agir que l’auditeur est presque toujours du côté de celui qui a parlé le dernier. C’est parce que dans sa jeunesse il s’est livré à des études très poussées sur la rhétorique, études dans lesquelles il s’est exercé à rechercher toutes les raisons et toutes les apparences de raisons que l’on peut présenter pour la défense d’une action”", Johann Peter Eckermann, Conversations avec Goethe, 28 mars 1827).


La vérité est qu’Hegel, comme beaucoup d’Allemands de son temps, a été traumatisé par la victoire de Napoléon à la bataille d’Iéna le 14 octobre 1806. Hegel a peut-être été plus traumatisé encore que ses compatriotes par le fait qu’il se trouvait précisément à Iéna au moment de cette bataille, et qu’il était suffisamment intelligent pour en esquisser causes et conséquences. La cause de la défaite allemande, selon Hegel, de même que selon Stein, Hardenberg, Fichte ou Clausewitz, réside principalement dans l’archaïsme structurel des Etats allemands, à commencer par le plus important d’entre eux, l’Etat prussien. Les Français ont gagné parce que la Révolution a appris à chacun d’eux que la patrie est plus importante que le citoyen, que le bien commun est plus important que le bien individuel, que le "nous" est plus important que le "je", autrement dit que le "je" doit se soumettre au "nous", que l’intérêt individuel doit se soumettre à l’intérêt collectif, que le citoyen doit se soumettre à la patrie (comme le rappelle le Chant du départ de Chénier et Méhul repris sur tous les champs de bataille par les troupes françaises : "La République nous appelle/Sachons vaincre ou sachons périr/Un Français doit vivre pour elle/Pour elle un Français doit mourir"). La Révolution française a réussi avec les Français ce que Créon a raté avec Antigone. Pour vaincre Napoléon, l’Etat prussien et tous les autres Etats allemands à sa suite doivent donc se réformer en profondeur, achever l’absolutisme des Hohenzollern qui confond à tort la raison du monarque avec les raisons de chacun de ses sujets, et le remplacer par un système à la française dans lequel chacun des ex-sujets devenu citoyen allemand sera prêt à sacrifier ses raisons individuelles pour se consacrer à la seule raison collective de l’Etat allemand. De là vient le mélange de fascination et de répulsion que les Allemands témoigneront face à la France durant une grande partie du XIXème siècle, jusqu’à la défaite française de 1871 : à Iéna, chacun des Allemands face à Napoléon est dans la situation d’Antigone face à Créon, chacun défend son intérêt propre - celui de sa classe ou de sa principauté, ou plus platement celui de son avancement - sans se préoccuper de l’intérêt de l’Allemagne, mais en même temps chacun d’eux sait que Napoléon n’est que le fruit de la Révolution française, qui elle-même est le fruit d’une coalition d’Antigones ayant réussi à renverser l’ancien Créon Louis XVI, Napoléon et la France qu’il représente apparaissent donc comme une entité ambiguë, comme une Antigone qui s’est transformée en Créon, ce qui explique la difficulté d’Hegel à qualifier la première de "gentille" et à qualifier le second de "méchant", sa tendance à dire que l’un et l’autre ont des circonstances atténuantes, que l’un et l’autre n’est ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent, ni tout à fait bourreau ni tout à fait victime, et qu’en somme l’un équivaut à l’autre. De là aussi vient le concept de Fin de l’Histoire, qu’Hegel développe précisément à cette date, juste après la bataille d’Iéna, qui pose qu’aucun régime ne peut dépasser celui que la Révolution française a instauré, que l’Histoire a trouvé son aboutissement ultime dans cet événement qui a libéré les Antigones françaises de la tyrannie des Créons européens, et que par conséquent toutes les péripéties historiques futures ne seront que des altérations et des répétitions de cet événement ultime (autrement dit, en gagnant la bataille d’Iéna, Napoléon a introduit définitivement les idéaux de la Révolution française en Allemagne : même s’il est vaincu dans une nouvelle bataille et si l’Ancien Régime reprend sa place, un autre Napoléon viendra un jour rétablir ces idéaux révolutionnaires, et ainsi jusqu’à la fin des temps). Ce concept de Fin de l’Histoire sera repris par tous les lecteurs d’Hegel, même les plus opposés : d’un côté Karl Marx lui donnera l’image du Grand Soir, dans lequel toutes les raisons individuelles seront noyées par la raison collective des lendemains chantants, de l’autre côté les nationalistes l’associeront aux emblèmes de Siegfried ou de Jeanne d’Arc, qui noieront pareillement tous les individus dans la masse, dans un bloc voué à répandre une langue et une culture soi-disant supérieures. Plus tard encore, après la chute du Mur de Berlin en 1989, ils l’assimileront à la Bourse de New York, considérant que la victoire du système capitaliste libéral sur le système productiviste totalitaire prouve son caractère indépassable, et que par suite, comme dans le cas de la Révolution française et de la bataille d’Iéna, toutes les péripéties historiques futures ne seront que des altérations et des répétitions de cette victoire capitaliste démocratique indépassable. Ce concept de Fin de l’Histoire justifie tous les excès collectivistes, et ces excès - qu’Hegel n’a certes pas formulés lui-même, mais qui sont contenus dans sa vision de l’Histoire, et que ses lecteurs après lui ne se priveront pas de décrire longuement et d’encourager - amènent à inverser les rôles du Créon et de l’Antigone de Sophocle.


L’un des lecteurs des plus radicaux d’Hegel est le dramaturge Jean Anouilh, qui en 1944 met en scène une version réécrite de la tragédie de Sophocle (présentée pour la première fois le 4 février 1944), dans laquelle Créon devient le gentil, tandis qu’Antigone devient la méchante. Jean Anouilh, pendant les quatre années d’occupation allemande entre 1940 et 1944, n’a été ni un collabo ni un résistant : comme quarante millions de Français, il s’est contenté d’attendre le résultat des batailles pour décider aux pieds de quel vainqueur s’agenouiller, comme quarante millions de Français il a crié : "Vive Pétain !" en 1940 avant de crier : "Vive De Gaulle !" en 1944. Et comme quarante millions de Français, quand le vent a commencé à tourner, vers 1942-1943 au moment de la bataille de Stalingrad, et surtout en 1944 au moment du débarquement allié en Normandie, il s’est senti mal dans sa peau non pas pour ce qu’il avait fait pendant cette occupation allemande, mais pour ce qu’il n’avait pas fait : 1944 ouvre une période qui ne s’achèvera qu’en mai 1968, dominée par des Ismènes et des Hémons qui n’ont pas eu l’intelligence, le cœur, le courage ou la volonté d’agir pendant les quatre années où Créon au pouvoir a imposé ses rafles et ses privations de toutes sortes, et qui maintenant que Créon est destitué ont honte de n’avoir pas agi. Pour atténuer cette honte, certains tondent des femmes en espérant que la postérité jugera cela comme un acte de haute résistance et de grande virilité. D’autres se murent dans le silence, dans des attitudes moralisantes telles que la France n’en a jamais connues, et dans le travail : ils seront les principaux artisans des Trente Glorieuses, qui apparaîtront a posteriori comme un purgatoire du genre : "Je n’ai peut-être pas beaucoup travaillé pour la France pendant quatre ans, mais je mérite quand même le respect parce que j’ai bien contribué à son redressement durant les trente ans qui ont suivis ! Je n’ai peut-être pas eu beaucoup de courage pendant quatre ans, mais j’en ai eu beaucoup durant les trente années qui ont suivi en me levant tous les matins à six heures pour aller à l’usine toujours rasé de frais, les cheveux coiffés et la chemise impeccablement repassée !". D’autres au contraire refusent de se taire, et tentent de justifier leur inaction. Jean Anouilh appartient à cette dernière catégorie. Malgré son titre en effet, son Antigone n’est pas à la gloire de la Résistance incarnée par Antigone, mais à la gloire du maréchal Pétain incarné par Créon, ce n’est pas un éloge du "non" d’Antigone/De Gaulle mais un éloge du "oui" de Créon/Vichy (plus précisément, selon le témoignage d’Anouilh lui-même, c’est une tentative de justification de la politique de Pierre Laval face au jeune Paul Colette qui lui a tiré dessus lors d’une revue de la LVF à Versailles le 27 août 1941), résumée par ces deux formules : "C’est facile de dire non" et : "Il faut bien qu’il y en ait qui disent oui". L’auteur commence par un hommage au vieil homme qui a délaissé son fauteuil confortable à l’Académie Française et est sorti de sa retraite pour faire à la France le don de sa personne en espérant ainsi atténuer son malheur ("Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite là près de son page, c’est Créon. C’est le roi. Il a des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les hommes. Avant du temps d’Œdipe, quand il n’était que le premier personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais Œdipe et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé ses manches et il a pris leur place. Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande s’il n’est pas vain de conduire les hommes. Si cela n’est pas un office sordide qu’on doit laisser à d’autres, plus frustres… Et puis, au matin, des problèmes précis se posent, qu’il faut résoudre, et il se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée"). Il s’évertue à valoriser le "oui" de Créon/Pétain en disant que c’est l’attitude la plus sage et la plus honnête ("“Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes. Et Dieu sait si j’aimais autre chose dans la vie que d’être puissant…” “Il fallait dire non, alors [c’est Antigone qui parle] !” “Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d’un coup comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m’a pas paru honnête. J’ai dit oui”"), en rappelant la débâcle de juin 1940 via l’image d’un bateau qui coule ("Il faut pourtant qu’il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu’il y en ait qui mènent la barque. Cela prend l’eau de toutes parts, c’est plein de crimes, de bêtise, de misère… Et le gouvernail est là qui ballotte. L’équipage ne veut plus rien faire, il ne pense qu’à piller la cale et les officiers sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable, rien que pour eux, avec toute la provision d’eau douce pour tirer au moins leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble, parce qu’elles ne pensent qu’à leur peau, à leur précieuse petite peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu’on a le temps de faire le raffiné, de savoir s’il faut dire “oui” ou “non”, de se demander s’il ne faudra pas payer trop cher un jour et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout de bois, on redresse devant la montagne d’eau, on gueule un ordre et on tire dans le tas, sur le premier qui s’avance"), et la dernière scène conclut de la même façon ("Ils ne savent pas, les autres ; on est là, devant l’ouvrage, on ne peut pourtant pas se croiser les bras. Ils disent que c’est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui la fera ?") en montrant Créon/Pétain persister dans sa tâche en se rendant à un conseil ("Nous avons conseil, petit, nous allons y aller") malgré le triple malheur qui l’accable (la mort de sa femme Eurydice, de son fils Hémon et d’Antigone sa nièce) dont il ne semble plus responsable comme dans l’Antigone de Sophocle. Le vrai responsable de ce triple malheur qui ne perturbe nullement la vie quotidienne des Thébains/Français, c’est Antigone/De Gaulle. Anouilh la décrit comme une orgueilleuse qui rêve d’une mort glorieuse, en opposition à Créon/Pétain qui veut gouverner simplement ("L’humain vous gêne aux entournures dans la famille. Il vous faut un tête-à-tête avec le destin et la mort. Et tuer votre père et coucher avec votre mère et apprendre tout cela après, avidement, mot par mot. Quel breuvage, hein, les mots qui vous condamnent ? Et comme on les boit goulûment quand on s’appelle Œdipe, ou Antigone. Et le plus simple après, c’est encore de se crever les yeux et d’aller mendier avec ses enfants sur les routes… Eh bien, non. Ces temps sont révolus pour Thèbes. Thèbes a droit maintenant à un prince sans histoire. Moi, je m’appelle seulement Créon, Dieu merci. J’ai les deux pieds par terre, mes mains enfoncées dans mes poches et, puisque je suis roi, j’ai résolu, avec moins d’ambition que ton père, de m’employer tout simplement à rendre l’ordre de ce monde un peu moins absurde, si c’est possible"). Ailleurs il la décrit comme une gamine entêtée qui refuse de réfléchir, jusqu’à la bêtise ("“Ecoute, j’ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l’aînée [c’est Ismène qui parle]. Je réfléchis plus que toi. Toi, c’est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c’est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.” “Il a y des fois où il ne faut pas trop réfléchir”"), qui refuse de comprendre ("“J’ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle.” “Moi je ne veux pas comprendre un peu”"). Il détruit l’apparence héroïque de son "non" en disant que c’est une attitude lâche ("“Je ne veux pas comprendre. C’est bon pour vous. Moi je suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour vous dire non et pour mourir” “C’est facile de dire non !”") et contraire à la nature ("Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner la vie à pleines mains et s’en mettre jusqu’aux coudes. C’est facile de dire non, même si on doit mourir. Il n’y a qu’à ne pas bouger et attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu’on vous tue. C’est trop lâche. C’est une invention des hommes. Tu imagines un monde où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où les bêtes auraient dit non contre l’instinct de la chasse ou de l’amour ?"). Antigone/De Gaulle elle-même, vers le chemin de son supplice, avoue ne pas être capable de préciser la finalité de son combat ("Je ne sais plus pourquoi je meurs"). Elle s’apparente à une enfant turbulente qu’il faut punir en la privant de dessert ("Les rois ont autre chose à faire que du pathétique, ma petite fille. Alors écoute-moi bien. Tu es Antigone, tu es la fille d’Œdipe, soit, mais tu as vingt ans et il n’y a pas longtemps encore tout cela se serait réglé par du pain sec et une paire de gifles"). Mais Anouilh va encore plus loin, en disant qu’Antigone/De Gaulle a été manipulée par Polynice - qui dans le contexte pourraient symboliser les juifs, les francs-maçons, les bolcheviks, tous ceux contre lesquels le régime de Vichy s’est dressé entre 1940 et 1944 - : celui-ci avant de mourir n’était qu’un fils prodigue irrespectueux, un voyou, un joueur, un ivrogne, un combinard, un asocial ("Sais-tu qui était ton frère ? […] Un petit fêtard imbécile, un petit carnassier dur et sans âme, une petite brute tout juste bonne à aller plus vite que les autres avec ses voitures, à dépenser plus d’argent dans les bars. Une fois, j’étais là, ton père venait de lui refuser une grosse somme qu’il avait perdue au jeu ; il est devenu tout pâle et il a levé le poing en criant un mot ignoble ! […] Son poing de brute à toute volée dans le visage de ton père ! C’était pitoyable. Ton père était assis à sa table, la tête dans les mains. Il saignait du nez. Il pleurait. Et, dans un coin du bureau, Polynice, ricanant, qui allumait une cigarette"), et il était tellement pleutre que, depuis Argos/Londres où il vivait réfugié, il payait des naïfs comme Antigone/De Gaulle pour commettre des attentats à sa place ("Dès qu’il a été chez les Argiens, la chasse à l’homme a commencé contre ton père, contre ce vieil homme qui ne se décidait pas à mourir, à lâcher son royaume. Les attentats se succédaient et les tueurs que nous prenions finissaient toujours par avouer qu’ils avaient reçu de l’argent de lui"). Et l’auteur déresponsabilise les collaborateurs les plus durs, ceux de la Milice, en expliquant que "ce ne sont pas des mauvais bougres" mais des gens sans éducation qui sont seulement coupables d’obéir aux ordres ("Les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes, leur chapeau sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout le monde […]. Ils sentent l’ail, le cuir et le vin rouge et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires, toujours innocents et toujours satisfaits d’eux-mêmes, de la justice"). De façon saisissante, il répond avec un peu plus d’un siècle de distance au passage précité de la Phénoménologie de l’Esprit d’Hegel sous-entendant qu’Antigone représente le parti enfantin inconscient de la raison individuelle ou familiale qui méprise les nécessités collectives, en mettant en scène une fausse héroïne que la jeunesse rend intransigeante, égoïste et absurde (sa mort, nous l’avons dit, ne change pas la vie quotidienne des Thébains, elle pousse seulement Hémon à se tuer par amour, et Eurydice à se tuer de chagrin), qui refuse le dialogue pour ne pas risquer de remettre en question la valeur de la cause qu’elle prétend défendre, et qui justifie donc sa condamnation à mort ("Comprendre… Vous n’avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu’on ne peut pas toucher à l’eau, à la belle eau fuyante et froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu’on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu’on a dans ses poches au mendiant qu’on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu’à ce qu’on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille").


Nous nous débarrassons de cette interprétation hégélienne qui n’a aucun rapport avec la pièce de Sophocle.


Nous ne serons pas plus tendres avec l’interprétation chrétienne, qui voit dans le procès d’Antigone une annonce du procès de Jésus, Créon jouant le rôle du futur préfet romain Pilate, et au-delà un procès du Mal avec un M majuscule sous toutes ses formes, même non chrétiennes, contre le Bien avec un B majuscule, bien que cette interprétation soit moins excentrique que celle d’Hegel : les partisans de cette interprétation chrétienne verront ainsi dans le soulèvement d’Antigone contre l’ordre de Créon le modèle du soulèvement de l’Eglise contre l’ordre impérial romain, puis de l’humanisme contre l’ordre ecclésiastique, puis des libertés individuelles contre l’ordre des anciennes dynasties royales européennes et des totalitarismes, jusqu’au soulèvement de l’individu contre tous types d’ordres - par exemple l’ordre du langage, ou l’ordre de la raison - considérés par cet individu comme oppressifs (cette dernière tendance née du cerveau tourmenté de Friedrich Hölderlin au tournant des XVIIIème et XIXème siècle, très prisée au XXème siècle, sera souvent synonyme de nihilisme ou d’autisme).


Le socle de cette lecture chrétienne est le début de la tirade d’Antigone sur les lois non écrites, vers 450 à 457 ("Ce n’est pas Zeus qui l’a proclamée [la loi de Créon qui livre aux charognards la dépouille de Polynice], ce n’est pas la Justice assise aux côtés des dieux infernaux. Non, ce n’est pas là une loi qu’ils ont jamais fixée aux hommes, et je ne pense pas que tes défenses soient assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre d’autres lois, celles non écrites, inébranlables, des dieux. Ces lois-là ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait quand elles sont apparues"), qui distingue nettement le domaine politique et le domaine religieux ou, pour reprendre les termes de Jésus, le domaine de César et le domaine de Dieu ("“Notre loi permet-elle ou non de payer des impôts à César ?” […] “Montrez-moi l’argent qui sert à payer l’impôt.” Ils lui présentèrent une pièce d’argent, et Jésus leur demanda : “Ce visage et ce nom gravés ici, de qui sont-ils ?”. “De César”, répondirent-ils. Alors Jésus leur dit : “Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu”", Marc 12.14-17, Matthieu 22.19-21, Luc 20.22-25). Antigone ne précise pas en quoi consistent les lois non écrites qu’elle invoque. Aristote dans sa Rhétorique se charge de cette tâche : selon Aristote, les lois non écrites d’Antigone ne sont rien d’autre que la loi naturelle, qu’il appelle aussi loi commune, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques immémoriales auxquelles s’adonne une population. Par essence, une loi naturelle n’a pas d’origine, car une origine suppose un certain contexte, or une loi naturelle est valable dans n’importe quel contexte. Par essence aussi, comme le dit Antigone, une loi naturelle n’a pas besoin d’être écrite, car elle s’impose d’elle-même : c’est l’usage, la répétition inconsciente, qui fixe une loi naturelle, non l’écriture. Il est possible, parfois, qu’une loi naturelle soit écrite dans le cadre de ce qu’Aristote appelle la loi particulière, mais ces lois naturelles couchées par écrit ne servent seulement, comme des signets, qu’à encadrer et orienter les décrets qui constituent la majorité de la loi particulière, elles n’ont ni plus ni moins de valeur que les lois naturelles non écrites, et le fait d’être retirées de la loi particulière n’entamera nullement leur fondement. La langue grecque permet la distinction entre ces deux types de lois, en désignant la loi naturelle par le terme "nÒmoj", originellement synonyme de "usage, coutume, tradition, opinion admise" qu’on pourrait traduire en français par "loi", et la loi particulière par le terme "y»fisma", littéralement "décision votée au moyen d’un yhf…j/caillou", qu’on pourrait traduire en français par "décret" et rapprocher d’autres mots grecs comme "¢pÒfasij"/"déclaration, décision, sentence" ou "k»rugma"/"proclamation" (littéralement "annonce à haute voix par un kÁrux/héraut, messager") : le nÒmoj est une valeur ou une pratique imposée par l’usage, tandis que la y»fisma est un outil temporel et temporaire adopté par le souverain (le roi dans une royauté, les oligarques dans une oligarchie, le peuple dans une démocratie) pour permettre une meilleure application de ce nÒmoj. Naturellement, le souverain a toujours tendance à présenter son décret/y»fisma comme une loi/nÒmoj pour en renforcer la légitimité. Par exemple, la décision que Périclès impose en -451 d’accorder la citoyenneté athénienne aux seuls enfants nés de père et de mère athéniens (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse) est un décret/y»fisma et non pas une loi/nÒmoj, c’est-à-dire un outil temporel et temporaire (qui sera levé par Périclès lui-même dès -429, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse) pour permettre une meilleure application des lois/nÒmoj d’Athènes alors submergée par l’arrivée d’étrangers, mais au moment où il impose ce décret Périclès essaie de le présenter comme une loi/nÒmoj ancienne remontant à Solon. Comme Périclès, Créon utilise le terme "nÒmoj" pour qualifier sa décision de ne pas enterrer Polynice ("Ainsi tu as osé passer outre ma loi/nÒmoj ?", 449), comme s’il voulait transformer son décret/loi particulière en une loi naturelle non écrite, mais Antigone s’empresse de le corriger en affirmant que sa soi-disant "loi"/"nÒmoj" n’est en réalité qu’une simple "proclamation"/"k»rugma" et que seules les lois naturelles non écrites méritent le qualificatif de "nÒmoj" ("Oui, car ce n’est pas Zeus qui l’a proclamée, ce n’est pas la Justice assise aux côtés des dieux infernaux. Non, ce n’est pas là une proclamation/k»rugma qu’ils ont jamais fixée aux hommes, et je ne pense pas que tes défenses soient assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre d’autres lois/nÒmoj, celles non écrites, inébranlables, des dieux", 450-455 ; pour l’anecdote, Périclès s’avèrera finalement plus malin que Créon puisque pour imposer sa politique de domination athénienne, selon Lysias, il invoquera en même temps des décrets/y»fisma écrits et les lois/nÒmoj non écrites : "On dit que Périclès vous conseilla un jour de faire usage contre les impies non seulement des lois écrites mais encore des lois non écrites utilisées par les Eumolpides, lois que personne ne peut abolir ni contredire et dont on ne connaît pas l’origine : il pensait qu’ainsi les coupables satisferaient par leur punition les hommes et les dieux", Lysias, Contre Andocide 10). Ainsi, pour revenir à la lecture de Sophocle par Aristote, il existe à Thèbes une nÒmoj/loi naturelle, immémoriale, répétitive, inconsciente, qui pousse les Thébains à dérober tous les morts aux dents et aux griffes des charognards : le fait d’écrire ou de ne pas écrite cette loi ne l’empêche pas d’exister de toute façon, quand bien même Créon disposerait d’un pouvoir de répression mille fois plus puissant ("Je veux parler de la loi particulière et de la loi commune. La loi particulière est celle que chaque communauté d’hommes détermine par rapport à ses membres, et elle se divise en lois non écrites et en lois écrites. La loi commune est celle qui existe conformément à la nature. Il existe effectivement un juste et un injuste, communs de par la nature, que tout le monde reconnaît par une sorte de divination, même sans communication ni convention mutuelle. C’est ainsi que l’on voit l’Antigone de Sophocle déclarer qu’il est juste d’ensevelir Polynice, dont l’inhumation a été interdite, alléguant que cette inhumation est juste comme étant conforme aux lois de la nature : “Ces lois ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait quand elles sont apparues [Antigone 456-457]", Aristote, Rhétorique 1373a ; "La loi commune comme l’équité est éternelle, elle n’est pas sujette au changement, car elle est conforme à la nature. Les lois écrites, au contraire, changent souvent. De là ces paroles de l’Antigone de Sophocle, lorsque celle-ci se défend en déclarant que son action, si elle est contraire à l’édit de Créon, du moins n’est pas contraire aux lois non écrites : “Ces lois ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait quand elles sont apparues”", Aristote, Rhétorique 1375a-b). Comme Antigone, Aristote estime que quand un conflit survient entre la loi naturelle et une loi particulière, les hommes gagnent toujours à suivre la loi naturelle plutôt que la loi particulière. Mais Aristote contrairement à Antigone n’incite pas à agir ainsi pour faire plaisir aux morts et aux dieux : il incite à agir ainsi pour le bien des vivants, parce que selon lui la loi naturelle est toujours plus juste et honnête que la loi particulière ("Si la loi écrite est contraire à notre cause, il faut invoquer la loi commune et les considérations d’équité comme étant plus justes", Rhétorique 1375a ; "Il est plus honnête d’invoquer et d’exécuter les lois non écrites que les lois écrites", Rhétorique 1375b). En cela, il partage le point de vue de Cicéron, qui n’est ni Grec ni chrétien, qui ne croit donc ni à Zeus ni à Dieu, mais qui défend cependant la loi naturelle contre la loi particulière car il estime que la loi naturelle garantit davantage l’ordre social que la loi particulière, notamment en -52 dans sa plaidoirie en faveur de Milon, où il cite le cas d’un jeune soldat qu’il ne nomme pas, accusé d’avoir tué un homme qui voulait le violer : Cicéron montre que selon la loi particulière ce jeune soldat est coupable et doit être condamné, mais que cette loi particulière est injuste parce qu’elle absout le violeur, le tribunal pour être juste doit donc suivre la loi non écrite qui dit que n’importe qui à la place du jeune soldat se serait naturellement défendu de la même manière et aurait tué le violeur ("Un tribun, parent de Marius, voulut attenter à la vertu d’un jeune soldat et fut tué. Cet honnête jeune homme aima mieux hasarder ses jours, que de souffrir une infamie, et son illustre général le déclara non coupable et le délivra de tout danger. Quoi donc ! Tuer un brigand et un assassin serait un crime ? Alors pourquoi prendre des escortes dans nos voyages ? Pourquoi porter des armes ? Il ne serait pas permis de les avoir, s’il n’était jamais permis de s’en servir. Il est en effet une loi non écrite, mais innée, une loi que nous n’avons ni apprise de nos maîtres, ni reçue de nos pères, ni étudiée dans nos livres : nous la tenons de la nature même, nous l’avons puisée dans son sein, c’est elle qui nous l’a inspirée, ni les leçons ni les préceptes ne nous ont instruits à la pratiquer, nous l’observons par sentiment, nos âmes en sont pénétrées. Cette loi dit que tout moyen est honnête pour sauver nos jours, lorsqu’ils sont exposés aux attaques et aux poignards d’un brigand et d’un ennemi, car les lois se taisent au milieu des armes, elles n’ordonnent pas qu’on les attende, lorsque celui qui les attendrait serait victime d’une violence injuste avant qu’elles pussent lui prêter une juste assistance. Mais la sagesse de la loi nous donne elle-même d’une manière tacite le droit de repousser une attaque, puisqu’elle ne défend pas seulement de tuer, mais aussi de porter des armes dans l’intention de tuer : elle veut que le juge examine le motif, et prononce que celui qui a fait usage de ses armes pour sa défense, ne les avait pas prises dans le dessein de commettre le meurtre. Que ce principe reste donc constamment établi, et je ne doute pas du succès de ma cause, si vous ne perdez pas de vue ce qu’il vous est impossible d’oublier : que nous avons droit de donner la mort à qui veut nous ôter la vie", Pour Milon 4 ; dans De la république, Cicéron ira jusqu’à dire que les lois particulières, à cause de leur contingence, conduisent à l’injustice : "Si la justice était naturelle et innée, tous les hommes admettraient le même droit, et ne créeraient pas des droits divers au cours du temps. Si la justice et la vertu consistent pour un homme à obéir aux lois, à quelles lois, je le demande, doit-il obéir ? Serait-ce à toutes indifféremment ? Mais la vertu n’admet pas cette inconstance, une telle variété n’est pas compatible avec la nature, et les lois se définissent par la sanction et non pas par notre adhésion à la justice. Le droit n’a donc pas de base naturelle. Il s’ensuit qu’aucun homme ne peut être absolument juste", De la république III.8). Antigone, qui n’est pas athée comme Aristote et Cicéron, estime pour sa part qu’il faut toujours suivre la loi naturelle pour ne pas provoquer la colère des dieux qui l’ont instaurée ("Leur désobéir [aux lois non écrites] par crainte d’un homme, c’est s’exposer à leur vengeance chez les dieux", Antigone 458-460). Anticipant les martyrs chrétiens, elle va jusqu’à souhaiter la mort pour, quand elle se retrouvera devant les dieux de l’Hadès, leur prouver ainsi sa fidélité à cette loi naturelle divine ("Le sort qui m’attend n’est pas pour moi une souffrance. C’en eût été une au contraire, si j’avais laissé sans sépulture le corps d’un fils de ma mère", Antigone 465-467). Comme les chrétiens, Antigone pense que l’âme survit au-delà de la mort, et que les morts sont plus puissants que le plus puissant des mortels ici-bas, le mot chrétien "martyr" ("marturšw"/"témoigner") apparaît même dans sa bouche, au vers 515, quand elle demande à son frère Etéocle de quitter momentanément l’Hadès pour "témoigner" que le décret de Créon est une erreur, et indirectement pour manifester la puissance des dieux et des morts face à l’impuissance des mortels ("[Etéocle] témoignera autrement maintenant qu’il est chez les morts"). Les chrétiens se contenteront de remplacer le terme "loi naturelle" par le terme "loi de Dieu". Référons-nous ici au théologien Origène au IIème siècle, qui dans son Contre Celse, comme Aristote, distingue la loi naturelle, qu’il affirme être l’œuvre de Dieu, et les lois temporaires nécessaires à la gestion des cités, et prône l’obéissance à celle-ci de préférence à celles-là ("Il existe deux lois, la loi de la nature, dont Dieu est l’auteur, et la loi écrite, par laquelle les sociétés politiques se gouvernent. Il est juste que, tant que la loi écrite n’est pas contraire à la loi de Dieu, elle soit observée par ceux qui composent la société, et qu’ils ne s’en éloignent pas sous prétexte qu’elles leur sont étrangères. Mais lorsque la loi naturelle, c’est-à-dire la loi de Dieu, ordonne des choses contraires à la loi écrite, la raison veut que l’on méprise les lois écrites et leurs auteurs pour ne reconnaître de législateur que Dieu, et pour vivre conformément à sa volonté, quels que soient les souffrances, les risques, les opprobres et les morts qu’il y ait à craindre. Car les ordres de Dieu étant différents de quelques-unes des lois de la société, et dans l’impossibilité de plaire en même temps à Dieu et à ceux qui veulent qu’on observe ces lois, il serait absurde de négliger des actions par lesquelles on peut plaire au Créateur de l’univers, et d’en faire qui déplairaient à Dieu en plaisant aux protecteurs de ces lois impies", Contre Celse V.37).


Parmi les lectures chrétiennes de l’histoire d’Antigone, on peut mentionner celle que Robert Garnier a présentée en 1580. Les esprits les plus élevés de cette époque, partageant les principes que le moine allemand Martin Luther a placardés sur les portes de la chapelle du château de Wittenberg le 31 octobre 1517, ne supportent plus de voir l’Eglise noyée par la corruption, et les questions spirituelles noyées par les questions d’argent. Certains appellent des réformes au sein de l’Eglise, d’autres plus radicaux vont jusqu’à se détourner de l’Eglise en exhumant, pour l’idéaliser comme un Eden perdu, le passé préchrétien gréco-romain. Dans leurs tableaux, dans leurs musiques, dans leurs poèmes et dans leurs drames, ces derniers commencent à bouder les sujets chrétiens, et même quand ils recourent à des sujets chrétiens c’est pour mieux dénoncer les agissements de l’Eglise de leur temps. Dans le domaine de l’écrit, les œuvres ne sont plus rédigées en latin ecclésiastique mais en langue vulgaire, et les valeurs qui y sont défendues sont plus humanistes que théologiques. Ce vent réformateur souffle sur toute l’Europe, et provoque d’interminables et sanglants carnages communément désignés sous le terme "guerres de Religion". En France, la première pièce dramatique issue de ce courant est présentée en février 1553 par Etienne Jodelle, un des membres de la Pléiade, groupe littéraire qui s’est donné pour manifeste la Défense et illustration de la langue française de Joachim du Bellay publiée en 1549 : la pièce en question, intitulée Cléopâtre captive, écrite en langue française, est une tragédie inspirée des tragédies antiques, elle raconte les derniers moments de la reine grecque égyptienne Cléopâtre VII après la bataille d’Actium le 2 septembre -31, donc avant la naissance du christianisme, exaltant des valeurs - le devoir politique, l’honneur, la mort héroïque - étrangères à celles de l’Eglise médiévale, puisant sa source non pas dans la Bible mais dans la Vie d’Antoine de l’auteur païen Plutarque. Robert Garnier appartient à la génération qui suit celle d’Etienne Jodelle, avec lequel il tente de rivaliser notamment dans sa tragédie Marc-Antoine de 1578 qui traite pareillement de la mort de Cléopâtre VII. Antigone est sa sixième tragédie. Au moment où il la met en scène, les provinces françaises comme beaucoup de provinces d’Europe du Nord sont déchirées par la rivalité entre catholiques et protestants. Au sommet de l’Etat, la dynastie royale capétienne des Valois se perd dans une descendance torturée par de multiples mariages consanguins et écrasée par le poids de ses responsabilités, tandis que la famille des Guise profite de la situation pour s’emparer progressivement de toutes les rênes du pouvoir. Dans l’Antigone de Garnier, Œdipe est encore vivant et exhibe avec masochisme ses malheurs ("O mort ! O douce mort ! Viens estomper mes sens,/Et me perse le cœur de tes dards meurtrissants,/Déchire-moi le sein de tant d’horreurs capable,/Arrache-moi la vie, et l’éteins, pitoyable,/Sous cette roche dure en éternel recoin/Et que jamais Phébus ne rayonne sur moi !/Laisse le Styx, mon père, et toujours accompagne/La bourrelle Alecton de mon âme compagne :/Vois ses tisons soufreux, ses fouets et ses serpents/Enflés de noir poison sur mes poumons rampants,/Mon éternelle peine, et la prends pour vengeance,/Ta douleur consolant de mon horrible offense !/Que s’il ne te suffit, comme certe il n’est mal/Pareil à mon forfait, à mon forfait égal,/Si tu te deuils encor du peu de mes encombres,/Aimant mieux que je sois avec les tristes ombres/Sur les bourbeux palus des creux Enfers grondants,/Fais que la terre s’ouvre et me pousse dedans,/Fais-moi porter le roc qui sans cesse dévale,/Fais-moi souffrir la soif et la faim de Tantale,/Que du cant Prométhée j’aie la passion,/Du tonnant Salmonée et du traître Ixion :/Tous leurs tourments ensemble à peine pourront être/Suffisants pour moi seul, damné devant que naître !", acte I, 155-178 ; "“Le malheur où je suis n’est pas remédiable.”/“Du malheur qui vous point vous n’êtes pas coupable [c’est Antigone qui répond à son père].”/“Après m’être du sang de mon père pollu ?”/“Non, puisque l’offenser vous n’avez pas voulu.”/“J’ai ma mère épousée, et massacré mon père.”/“Mais vous n’en saviez rien, vous ne le pensiez faire.”/“C’est une forfaiture, un prodige, une horreur.”/“Ce n’est qu’une fortune, un hasard, une erreur.”/“Une erreur qui le sang me glace quand j’y pense.”/“Ce n’est vraiment qu’erreur, ce n’est qu’une impudence.”/“Quel monstre commit onc telle méchanceté ?”/“Personne n’est méchant qu’avecque volonté.”/“Ce sont propos perdus : tu ne saurais combattre/Par tes fortes raisons mon cœur opiniâtre./J’ai désir de mourir, et de plonger mon mal/Avec mon âme serve en l’abime infernal,/Et si plus bas encore un trépassé dévale,/Plus bas je veux tomber que la voûte infernale./Penses-tu pour m’ôter de la dextre le fer,/Pour m’ôter un licol ourdi pour m’étouffer,/Pour détourner mes pas des roches sourcilleuses/Et pour me reculer des herbes venimeuses,/M’empêcher de mourir ? Tu tâches pour néant/De me clore l’Enfer qui est toujours béant”", acte I, 125-148), face à sa fille Antigone qui s’entête à le chérir au détriment d’Etéocle et de Polynice en guerre l’un contre l’autre ("Rien, rien ne vous pourra séparer que la mort,/Je vous serai compagne en bon et mauvais sort./Que mes frères germains le royaume envahissent/Et du bien paternel à leur aise jouissent :/Moi mon père j’aurai, je ne veux d’autre bien,/Je leur quitte le reste et n’y demande rien./Mon seul père je veux, il sera mon partage,/Je ne retiens que lui, c’est mon seul héritage./Nul ne l’aura que moi, non celui dont la main/S’empare injustement du beau sceptre thébain,/Non celui qui conduit les troupes argolides", acte I, 55-65 ; "S’il vous plaît de gravir sur l’ombrageuse tête/D’un coteau bocager, me voilà toute prête ;/S’il vous plaît un vallon, un creux antre obscurci,/L’horreur d’une forêt, me voilà prête aussi ;/S’il vous plaît de mourir, et qu’une mort soudaine/Seule puisse étouffer votre incurable peine,/Je mourrai comme vous, le nautonier Charon/Nous passera tous deux les vagues d’Achéron", acte I, 73-80), en lui rappelant qu’il est le seul homme capable de mettre fin à cette lutte entre les deux frères et d’éviter que la cité de Thèbes tout entière ne s’effondre dans un bain de sang ("Quand vous n’auriez, mon père, autre cause de vivre/Que pour Thèbes défendre et la rendre délivre/Des combats fraternels, vous ne devez mourir./Ains vos jours prolongez pour Thèbes secourir :/Vous pouvez amortir cette guerre enflammée,/Seul vous avez puissance en l’une et l’autre armée,/Des mains de vos enfants vous pouvez arracher/Le fer déjà tiré pour s’entredéhacher./Vous pouvez arrêter la fureur qui chemine/Comme un ardent poison par leur chaude poitrine,/Et de votre patrie éloigner les dangers/Qui la vont menaçant de soudards étrangers,/La mettant en repos, et comme d’une corde/Serrant nos cœurs unis d’une sainte concorde./Vivez donc, je vous prie, vivez doncque pour nous/Si vivre désormais vous ne voulez pour vous :/Votre vie est la nôtre, et qui l’aurait ravie/Aurait ravi de nous et d’un chacun la vie", acte I, 325-342). On peut facilement deviner que c’est Robert Garnier qui parle à travers Antigone, appelant l’héritier du trône de France Henri III alias Œdipe à s’interposer pour mettre fin à la guerre entre catholiques et protestants alias Etéocle et Polynice. Dans cette perspective, on peut déduire que Créon incarne la famille des Guise qui, prétendant œuvrer pour le bien de Thèbes/la France en stigmatisant Polynice/les protestants ("Toute principauté en repos se maintient/Quand on rend à chacun ce qui lui appartient :/Il faut le vicieux punir de son offense,/Et que l’homme de bien le prince récompense./La peine et le louer sont les deux fondements/Et les fermes piliers de tous gouvernements", acte IV, 1749-1754), ne vise en réalité qu’à imposer sa volonté à tous ("Si est-ce qu’il n’est rien qui soit tant périlleux/A l’état d’un grand roi, qu’un sujet orgueilleux,/Qu’un sujet contumax qui sans fin s’évertue/D’être contrariant à tout ce qu’il statue ?", acte IV, 1985-1988). Dans la lecture chrétienne d’Antigone, contrairement à la lecture hégélienne, Antigone et Créon ne sont pas deux principes positifs d’égale valeur, mais un principe positif opprimé (Antigone) face à un principe négatif oppresseur (Créon) : ici Antigone défend des valeurs hautes qui touchent à l’Humanité avec un H majuscule davantage qu’à l’être humain dans son individualité, tandis que Créon n’est occupé qu’à préserver ses privilèges personnels bassement matériels, les lois du ciel et de la terre sont subordonnées à la loi non écrite incarnée dans un Dieu supérieur défenseur de cette Humanité avec un H majuscule ("“Qui vous a doncque fait enfreindre cette loi ?”/“L’ordonnance de Dieu, qui est notre grand Roi.”/“Dieu ne commande pas qu’aux lois on n’obéisse.”/“Si fait quand elles sont si pleines d’injustice./Le grand Dieu, qui le ciel et la terre a formé,/Des hommes a les lois aux siennes conformé,/Qu’il nous enjoint garder comme lois salutaires,/Et celles rejeter qui leurs seront contraires./Nulles lois de tyrans ne doivent avoir lieu/Que l’on voit répugner aux préceptes de Dieu./Or le dieu des Enfers qui aux ombres commande/Et celui qui préside à la céleste bande/Recommandent sur tout l’humaine piété :/Et vous nous commandez toute inhumanité”", acte IV, 1805-1818). C’est pour cette raison que l’on peut rattacher paradoxalement à cette lecture chrétienne, comme nous l’avons dit précédemment, des versions plus récentes considérées comme athées par leurs auteurs et les critiques qui n’y ont pas beaucoup réfléchi, comme celle que Berthold Brecht, auteur communiste se déclarant non chrétien, a présentée en 1948. Dans cette Antigone de Brecht comme dans celle de Garnier, les deux personnages principaux ne défendent pas deux principes positifs équivalents. Thèbes gouvernée par Créon, "cité aux mille chars", y évoque l’Allemagne de 1944-1945 gouvernée par Hitler. Ce n’est pas Argos qui a attaqué Thèbes, mais Thèbes qui a attaqué Argos ("Cela ne te suffisait pas de régner sur mes frères dans leur propre cité [c’est Antigone qui s’adresse à Créon], dans Thèbes si douce, quand on y vit sans peur sous les arbres. Toi, il te fallait les entraîner vers la lointaine Argos, il te fallait là-bas aussi régner sur eux"), et, le sort des armes ayant tourné, Argos désormais s’apprête à envahir Thèbes : il s’agit là d’une allusion à l’invasion de l’URSS par l’Allemagne, qui s’est finalement retournée contre l’Allemagne (sur le chemin de son supplice, Antigone annonce la ruine finale de l’armée thébaine/Wehrmacht face à l’armée argienne/Armée Rouge : "Vous qui avez porté la guerre de Créon en pays étranger, si grand soit le nombre des batailles qu’il pourra gagner, la dernière vous engloutira. Vous qui réclamiez du butin, vous verrez revenir des chars non pas combles, mais vides" ; et la pièce se termine par l’invasion imminente des troupes ennemies : "La jeunesse de Thèbes, le meilleur de sa force, tout est anéanti, et si Thèbes elle-même est encore debout ce n’est pas pour longtemps : le peuple d’Argos arrive sur toutes les routes, avec ses hommes et ses chars"). Etéocle est un pronazi tombé durant les combats, Polynice est un antinazi capturé et exécuté par les nazis tandis qu’il participait à une offensive pour libérer l’Allemagne aux côtés des troupes argiennes/soviétiques. Créon/Hitler a décrété que le corps de ce dernier sera laissé à l’abandon ("Nos frères, l’un et l’autre entrainé dans la guerre de Créon contre la lointaine Argos pour la possession des mines de fer, l’un et l’autre tombés, ne seront pas l’un et l’autre recouverts de terre. Celui qui n’a pas craint le combat, Etéocle, sera couronné puis enseveli selon l’usage, mais l’autre, mort misérablement, Polynice, d’après ce qu’on a proclamé dans la cité, aucune tombe ne devra abriter son corps, personne ne devra prendre pour lui le deuil, abandonné sans pleurs ni sépulture il sera dévoré par les oiseaux, quiconque fera quoi que ce soit contre ces mesures sera lapidé"). Comme l’Antigone de Garnier, l’Antigone de Brecht accuse l’hypocrisie de Créon qui, prétendant œuvrer pour le bien de Thèbes, ne vise en réalité qu’à éliminer tous ses opposants ("Toi qui réclames à grands cris l’union, c’est de discorde que tu vis" ; "Vous, les hommes au pouvoir, vous agitez toujours la même menace : la désunion perdrait la cité, elle tomberait aux mains des autres, des étrangers, alors nous courbons la nuque et nous vous amenons des victimes"), en même temps qu’elle dénonce les faux dieux de la cité et invoque le respect à un ordre humain idéalisé qui ressemble comme deux gouttes d’eau au Dieu chrétien invoqué par l’Antigone de Garnier ("“Le bout de ton nez, tu ne vois que lui, mais l’ordre de l’Etat, ordre divin, tu ne le vois pas.” “Divin, il l’est peut-être. Je préfèrerai qu’il soit humain, Créon fils de Ménécée”" ; "Ma gorge se serre, Thèbes, quand je pense à ce qui t’attend : tu as donné la vie aux inhumains, tu seras réduite en poussière"). La tragédie de Garnier, qui est moins connue et étudiée aujourd’hui que l’Antigone hégélienne de Jean Anouilh - hélas ! -, pourrait aussi aisément être transposée dans notre monde agnostique. On pourrait imaginer par exemple Etéocle incarnant un Tutsi et Polynice incarnant un Hutu, ou vice versa, et à l’écart un diplomate européen incarnant Œdipe se lamentant sur les agissements passés des Européens en Afrique, obsédé par sa repentance, face à un individu lambda incarnant Antigone ayant passé toute sa vie au Rwanda le suppliant d’intervenir non plus au nom de l’Humanité avec un H majuscule mais au nom des Droits de l’Homme hérités de 1789 et adoptés par l’ONU, tandis qu’à Kigali le directeur de la radio des Mille Collines incarnant Créon s’occuperait à s’enrichir en profitant du chaos : une telle lecture de l’histoire d’Antigone, déplacée sur un continent où, à l’exception de l’Egypte et de l’Ethiopie, l’Eglise n’est apparue que très tard et de façon dispersée, mettant en scène des personnages non chrétiens, s’insérerait néanmoins dans la droite lignée des Antigones chrétiennes désireuses, comme celle de Robert Garnier, d’imposer un ordre positif, supérieur et absolu contre l’ordre négatif, personnel et platement terrestre des Créons.


Et c’est précisément là que ce situe la différence entre l’Antigone de Sophocle et l’Antigone des chrétiens : l’Antigone de Sophocle ne cherche pas à convertir la terre entière à son combat. Certes elle offre un cadre juridique et philosophique à tous ceux qui seraient tentés de la suivre - qu’on pourrait résumer en : "Vous avez le droit de ne pas obéir à Créon car son décret n’est pas légitime face à la loi naturelle non écrite" -, se distinguant ainsi de Teucros par exemple, dans Ajax du même Sophocle, qui se bat pareillement pour enterrer son frère Ajax qu’Agamemnon et Ménélas veulent livrer aux charognards, mais en insistant sur l’absurdité davantage que sur l’impiété de la décision des deux rois (une unique fois Teucros invoque les dieux pour légitimer son attitude face à Ménélas, qui lui demande au vers 1131 d’Ajax : "Selon toi je discute ici les lois des dieux ?", Teucros au vers suivant répond comme Antigone : "Oui, puisque tu m’interdis d’enterrer les morts"). Certes elle affirme que les Thébains dans leur grande majorité pensent comme elle ("Ils pensent comme moi, mais ils se taisent", 509). Mais à aucun moment elle ne leur demande de la soutenir, de la défendre, de la rejoindre, au contraire elle écarte brutalement la seule personne qui veut partager son sort, sa sœur Ismène ("Maintenant que je te vois dans le malheur, je veux être à tes côtés pour partager ton sort", 540-541 ; "Ma sœur, ne me juge pas indigne de ta pitié envers le mort, laisse-moi mourir à tes côtés", 544-545), pour lui préserver la vie ("Sauve ta vie, je n’en suis pas jalouse", 553). Les lois non écrites qu’elle invoque s’apparentent davantage à ce que nous appelons la loi coutumière, qu’à la loi universelle de Dieu - et à ses avatars ultérieurs, l’Humanité avec un H majuscule, et les Droits de l’Homme - que les chrétiens voudront imposer non seulement à tous les Grecs et à tous les peuples descendants des Grecs, mais encore à tous les peuples non grecs du monde, aux précolombiens, aux Chinois, aux Pygmées. Les lois non écrites d’Antigone n’imposent pas à chacun des Thébains de s’engager personnellement à enterrer Polynice, elles imposent seulement d’enterrer Polynice : une unique personne, en l’occurrence Antigone, peut suffire à sauver l’âme du mort. La loi de Dieu en revanche, "loi reine des lois qui exerce son empire partout" pour reprendre la formule d’Origène copiée sur Pindare, imposera à chaque individu de s’y conformer sous peine de perdre définitivement son âme ("Celse ajoute, après toutes ses déclarations sur la diversité des lois, que “Pindare a eu raison de représenter la loi comme une reine dont l’empire s’étend partout”. Nous devons nous arrêter sur ce point, et lui demander quelle est cette loi dont il nous parle comme d’une reine dont l’empire s’étend partout. S’il désigne ainsi les lois par lesquelles les sociétés politiques se gouvernent, cela est faux, car toutes les sociétés ne sont pas régies par la même loi, il aurait donc dû dire que chaque loi est une reine, chaque nation ayant la sienne particulière, dont elle reconnaît l’empire. Mais s’il désigne la loi dans son essence, alors en effet cette loi est une reine dont l’empire s’étend naturellement partout, bien que, de même qu’il existe des voleurs méprisant les lois politiques, il existe aussi des gens qui se rebellent contre celle-ci, menant une vie aussi pleine d’injustice que celle des voleurs. Nous donc, qui sommes chrétiens, et qui savons que cette loi dont l’empire s’étend naturellement partout est la même que la loi de Dieu, nous tâchons d’y conformer notre vie, renonçant pour jamais à toutes ces autres lois impies", Origène, Contre Celse V.40). Par ailleurs, les chrétiens, comme encore Origène, retourneront le propos d’Hegel, en disant que la raison n’est pas du côté de Créon, mais du côté d’Antigone, car les lois des Créons qui régissent les cités, qui visent pourtant l’ordre et l’unité, ne produisent en réalité que désordre et division, car elles sont déterminées par le contexte qui les a engendrées et par l’espace toujours étroit sur lequel elles sont appliquées, et pour cela elles diffèrent d’une cité à l’autre, d’un peuple à l’autre, elles provoquent des tensions, des rivalités, des guerres entre les communautés, contrairement à la loi non écrite de Dieu qui, non limitée dans le temps et dans l’espace, apporte naturellement paix et amour. Pour les chrétiens, contrairement à Hegel, désobéir aux lois politiques qui contredisent la loi non écrite de Dieu est raisonnable, car c’est la seule attitude qui finalement rapprochera les peuples ("Selon quelles lois Celse veut-il que nous fassions des offrandes aux démons ? Si ce sont les lois des sociétés politiques, qu’il nous montre en quoi elles sont conformes à celles de Dieu. S’il n’y parvient pas, comme en effet la plupart de ces lois politiques ne sont pas même conformes entre elles, nous en conclurons que ces prétendues lois ne méritent pas ce nom, qu’elles ne sont que des décrets établis par des méchants auxquelles il ne faut point déférer, car “il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Actes des apôtres 5.29)”", Origène, Contre Celse VIII.26). Pour argumenter, Origène rapporte le cas des Ethiopiens et des Arabes, opposés à cause de leurs lois politiques : les Créons éthiopiens rendent hommage à Zeus et refusent de donner une sépulture aux adorateurs d’Uranie, les Créons arabes de leur côté rendent hommage à Uranie et refusent de donner une sépulture aux adorateurs de Zeus, Origène demande donc s’il est plus raisonnable de prendre parti pour les uns ou pour les autres, ou de défendre et enseigner la loi non écrite de Dieu contre l’un et l’autre pour les réconcilier malgré eux, quitte à courir le risque de mourir comme martyr ("Mais je veux montrer le peu de raison qu’a Celse de dire qu’il faut que chacun suive, dans son culte, les lois et les coutumes de son pays. Il dit que les Ethiopiens de Méroé ne reconnaissent et n’adorent d’autres dieux que Zeus et Dionysos, et que les Arabes n’en reconnaissent et n’en adorent aussi que deux : Dionysos, qui leur est commun avec les Ethiopiens, et Uranie qui leur est particulière. Selon lui, les Ethiopiens n’adorent pas Uranie, ni les Arabes Zeus. Si donc un Ethiopien, conduit par quelque accident parmi les Arabes, y est accusé d’impiété, et prêt d’être condamné à la mort parce qu’il n’adore pas Uranie, faudra-t-il qu’il se laisse mener au supplice ou qu’il adore Uranie en violant les coutumes de son pays ? S’il viole ces coutumes, il sera un impie selon les principes de Celse, et s’il se laisse mener au supplice, qu’on nous montre quelle raison doit l’y obliger, car je ne sais si les Ethiopiens ont une philosophie qui leur enseigne l’immortalité de l’âme et qui promette des récompenses à la piété de ceux qui servent les dieux de leur pays selon les lois qui y sont reçues. On en peut dire autant des Arabes qui se trouveraient par hasard parmi les Ethiopiens de Méroé. Etant instruits à n’adorer que Dionysos et Uranie, ils n’adoreraient pas Zeus avec les Ethiopiens : que Celse nous dise donc ce que la raison voudrait qu’ils fissent, si là-dessus on les traînait au supplice comme des impies", Origène, Contre Celse V.38). On est bien loin ici de l’Antigone de Sophocle : celle-ci en effet ne vise pas à réconcilier tous les peuples du monde comme les chrétiens, ni même à réconcilier Thébains et Argiens, ou à réconcilier les Thébains entre eux, elle veut simplement enterrer son frère. Enfin, les chrétiens, tel une nouvelle fois Origène, convaincus de l’universalité des lois non écrites de Dieu, auront tendance à considérer les rois comme des instruments utilisés par Dieu pour illustrer la bonté, la vérité, la justesse de ses lois universelles non écrites : selon eux, un roi qui échoue est un homme qui a voulu défendre ses lois politiques particulières contre la loi universelle de Dieu, son échec témoigne donc en même temps de la fragilité des lois politiques et de la toute puissance de la loi divine universelle. Cette conception amène à relativiser la soi-disant puissance de tous les rois, les bons comme les méchants, puisqu’elle suppose que le seul roi tout-puissant qui gagnera finalement sera celui qui maîtrise les lois universelles, c’est-à-dire Dieu ("Nous ne jurons pas sur la fortune des rois, ni sur aucune de ces autres divinités que l’on se figure. Soit parce que la fortune n’est pas autre chose que le cours incertain des événements, comme le disent quelques-uns bien qu’ils ne semblent pas totalement d’accord sur le sujet : nous ne voulons pas jurer sur une chose qui n’a pas d’existence réelle comme Dieu, ou même sur un être qui n’a que la force de survivre et de produire des actes de peu d’importance, de peur qu’en le faisant nous n’amenuisions le pouvoir que le serment suppose en celui par qui l’on jure. Soit parce que ce que l’on nomme la fortune des rois relève des démons, comme le pensent certains qui affirment que “jurer par la fortune de l’Empereur signifie jurer par son démon”, nous aimons mieux mourir que jurer par un démon méchant et perfide qui pèche souvent avec celui dont il est le directeur, ou qui pèche même plus que lui", Origène, Contre Celse VIII.65 ; "Nous avons déjà dit qu’il ne faut jurer sur aucun roi de la terre, ni sur ce qu’on nomme sa fortune. Il n’est donc pas nécessaire que nous revenions sur ce point pour répondre. Mais même si on nous oblige à jurer sur un des rois du monde, cela ne nous cause pas davantage de peine. Car si c’est au roi qu’ont été données les choses de la terre, si nous tenons de lui tout ce dont nous jouissons, nous croyons pour notre part que toutes ces choses de la terre ne viennent pas réellement de lui, ni que nous tenons de lui seul tout ce dont nous jouissons dans la vie : c’est de Dieu et de sa providence que nous tenons ce dont nous jouissons justement et honnêtement, les fruits qui nourrissent, “l’huile qui embellit le visage et le pain qui fortifie le cœur” (Psaume 104 verset 15), c’est en réalité de la providence de Dieu que nous recevons toutes ces choses", Origène, Contre Celse VIII.67 ; cela suppose que tout roi qui respectera la loi non écrite universelle de Dieu partagera la gloire de la victoire finale de Dieu : "Suivant les principes que nous posons, un roi n’est jamais seul, et il n’est pas abandonné, de sorte qu’on ne verra jamais les choses du monde exposées aux barbares les plus sauvages et les plus cruels. Car si tous font comme nous, comme l’envisage Celse, il est évident que même les barbares ainsi soumis au Logos de Dieu deviendront parfaitement doux et retenus, et que tous les cultes disparaîtront excepté celui de la religion chrétienne, qui seule demeurera triomphante. Et cela arrivera en effet avec le temps, l’Evangile convertissant de jour en jour un plus grand nombre d’âmes", Origène, Contre Celse VIII.68). Là encore, nous sommes loin de l’Antigone de Sophocle, qui ne voit nullement en Créon un instrument des dieux, mais simplement un individu disposant de son libre arbitre, comme elle, qui a délibérément choisi d’appliquer un décret mauvais et injuste : Créon n’est pas soumis à qui que ce soit, il est libre de pensée, simplement il pense mal.


Plus généralement, nous devons veiller à ne pas lire Antigone avec le calque des évangiles. La traduction moderne du célèbre vers 523 est très révélatrice sur ce point. Nous traduisons effectivement ce vers aujourd’hui par : "Je suis faite pour partager l’amour, non la haine" parce que nous voulons voir en Antigone une sorte d’oracle chrétienne avant l’heure, qui annoncerait le non moins célèbre propos de Jésus : "Aimez-vous les uns les autres" (Jean 13.34). Nous voulons voir en Antigone une sorte de bonne sœur professant l’amour universel, apaisant les conflits, rayonnante de joie, de virginité physique et morale, de détachement de toutes les choses organiques et laides d’ici-bas. Mais une telle lecture nécessite une transformation en profondeur du texte grec originel. Car, nous l’avons vu, Antigone n’est pas tendre avec sa seule alliée, Ismène, qu’elle repousse avec brutalité ("Tu as choisi de vivre, moi j’ai choisi de mourir", 555). Certes, on peut penser que si Antigone est aussi brutale avec sa sœur, c’est pour la maintenir à distance et la préserver ainsi de la mort - c’est ce que son propos au vers 551 ["Je souffre de railler quand c’est toi que je raille"] laisse entendre -, mais cela n’excuse pas l’ironie féroce et gratuite qu’elle lui adresse ("Demande à Créon, toi qui te soucies de lui", 549) : l’amour chez elle ressemble davantage à un combat qu’à un échange chrétien. Près du cadavre abandonné de Polynice, elle "lance des malédictions" contre les auteurs de cet abandon ("En voyant le cadavre exhumé, elle éclate en gémissements et lance des malédictions contre les auteurs du forfait", 426-428) : on est loin de l’enseignement de Jésus : "Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui aussi l’autre ; si quelqu’un te prend ton manteau, laisse-le prendre aussi ta chemise" (Matthieu 5.39-40, Luc 6.29). Et sur le chemin de son supplice, le propos mégalomane qu’elle adresse aux Thébains ("Puissent-ils ne pas subir plus de mal qu’à tort ils m’en font !", 927-928), après celui qu’elle a adressé à Ismène ("Ne crains rien pour moi, assure ton propre sort", 83), que les chrétiens mettent en parallèle avec le propos mégalomane de Jésus sur le chemin de croix adressé aux femmes de Jérusalem ("Femmes de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, pleurez plutôt sur vous et sur vos enfants !", Luc 23.28), est ambigu. Signifie-t-il : "Quel malheur pour vous de devoir continuer à vivre sous la domination de Créon/Pilate, je n’ai pas droit de me plaindre car ma mort imminente va me délivrer de ce despote tandis que vous continuerez à le subir, je suis sincèrement désolé de n’avoir pas pu vous en débarrasser" ? ou est-ce une nouvelle malédiction ayant la forme d’une anti-phrase ? En résumé, Antigone est-elle une fragile jeune fille qui subit son sort sans cri et sans animosité, ou une jeune fille dont la forte personnalité se nourrit des excès de Créon ? La réponse se trouve dans la seconde partie de la question, comme nous l’avons dit précédemment : Antigone n’est ni neutre, ni une méchante par nature, elle est devenue une méchante en réaction à la méchanceté de Créon, son hybris qui la pousse à vouloir obstinément enterrer Polynice au risque de mourir est né de l’hybris de Créon qui le pousse à vouloir obstinément livrer Polynice aux charognards. Le vers 523 ("OÜtoi œfun sunšcqein, ¢ll¦ sumfile‹n") nous éclaire précisément sur cela. L’étude du texte grec nous révèle qu’il est une réponse anaphorique au propos de Créon qui précède, au vers 522 ("OÜtoi pote Ð ™cqrÒj, oÙd' Ótan q£nh, f…loj"), qu’on pourrait traduire par : "Celui qu’on déteste ["™cqa…rw"/"haïr, détester", d’où le passif "™cqrÒj"/"haï, détesté", c’est-à-dire "ennemi"], même mort, n’est pas un ami ["f…loj"]" : Antigone reprend la forme de la phrase et les termes de Créon pour les retourner, et dire : "Celui-là, j’aspire non pas à le détester ["sunšcqein", de "™cqa…rw"/"haïr, détester" précédé de "sÚn"/"ensemble, avec"], mais à l’aimer [littéralement "devenir son ami"/"sumfile‹n", de "f…loj"/"ami" précédé de "sÚn"/"ensemble, avec"]". Ce vers 523 n’est donc pas une parole chrétienne prêchant l’amour du prochain, mais au contraire une parole de défi, une parole belliqueuse, sarcastique et hautaine, dont le contenu équivaut à l’adage moderne : "Les ennemis de mes ennemis sont mes amis", il signifie : "Puisque toi tu veux le haïr, moi je veux l’aimer, peu importe qui il était et ce qu’il a fait, rien que pour t’embêter, pour t’apprendre jusqu’où peut mener l’injustice !". Et on voit que sa radicalité naît de la radicalité du vers précédent, que l’extrémisme qu’il contient, qui est celui d’Antigone, n’est pas un extrémisme naturel, mais simplement le miroir de l’extrémisme contenu dans le vers précédent, qui est celui de Créon. Certains chrétiens objecteront que, Jésus étant Dieu incarné, et Dieu étant détenteur des lois non écrites qui n’ont ni origine ni fin - ou, pour reprendre la formule d’Antigone, qui "ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, qui sont éternelles et dont nul ne sait quand elles sont apparues" -, on peut conclure que c’est déjà Jésus qui parle dans la bouche d’Antigone, et que Sophocle est un prophète protochrétien qui annonce la venue de Jésus avec cinq siècles d’avance (comme l’orateur André Malraux qui déclare en mars 1966, à l’occasion de l’ouverture de la Maison de la culture d’Amiens, que "quand sur scène vient une actrice qui dit à l’homme qui va tuer son personnage : “Peu importe les lois des hommes, seules comptent les lois non écrites”, en ajoutant : “Je suis faite pour partager l’amour, non la haine”, cette princesse thébaine aux petits cheveux coupés de Jeanne d’Arc est pour chacun de nous l’une des plus grandes voix chrétiennes, même si le Christ n’avait pas existé"). Nous ne les suivrons pas sur ce terrain. D’abord parce que, dans le souci de rester impartiaux, nous refusons de partager le fol enthousiasme des chrétiens pour Jésus. Ensuite parce qu’il est toujours dangereux de malmener la chronologie, car cela conduit toujours au n’importe quoi : seuls les pervers trouvent un intérêt à faire de Charlemagne le fils de Napoléon, ou à faire de Nicolas II de Russie le grand-père de Philippe II d’Espagne. Nous refuserons donc de voir dans les lamentations solitaires d’Antigone en route vers son supplice ("A quoi bon regarder vers les dieux ? Lequel appeler à mon secours, puisque ma piété me fait passer pour impie ?", 922-924) une anticipation des lamentations solitaires de Jésus sur sa croix ("Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?", Matthieu 27.46), en rappelant simplement que, par exemple pendant la deuxième Guerre Mondiale, nombreux sont les résistants capturés qui se sont lamentés pareillement sur le chemin de leur exécution, et qui n’étaient ni moins ni plus vertueux qu’Antigone et Jésus, en d’autres termes que ces lamentations d’Antigone et de Jésus ne sont pas spécifiques à Antigone et Jésus, mais naturelles à quiconque au seuil de la mort. Nous refuserons également de voir dans les vers ironiques de Créon sur Antigone emmurée ("Qu’elle invoque l’Hadès, le seul dieu qu’elle révère, elle obtiendra peut-être de lui la faveur de ne pas mourir", 777-778) une anticipation de l’ironie des Jérusalémites sur Jésus crucifié ("Il a mis sa confiance en Dieu, que Dieu le délivre maintenant s’il le chérit", Matthieu 27.43 ; "Voyons si Elie viendra le sauver", Matthieu 27.49), en rappelant simplement que, toujours pendant la deuxième Guerre Mondiale, nombreux sont les résistants capturés qui ont dû subir l’ironie de l’occupant et de ses collaborateurs du genre : "Demande donc à Roosevelt de venir te libérer de la Gestapo, toi qui t’es battu pour lui !", des résistants qui, répétons-le, n’étaient ni plus ni moins vertueux qu’Antigone et Jésus. Si mordicus certains veulent établir un lien entre Antigone et le christianisme, ils doivent accepter que, la chronologie étant celle qu’elle est, ce n’est pas Antigone qui a copié sur Jésus, mais Jésus qui a copié sur Antigone, et que ce n’est donc pas Sophocle qui doit être lu à la lumière du christianisme, mais le christianisme qui doit être lu à la lumière de Sophocle.


La meilleure façon d’analyser la tragédie Antigone en évitant, comme Hegel et les chrétiens, de voir en elle des choses qu’elle ne possède pas - comme ce personnage du film In the bleak midwinter de Kenneth Branagh qui prétend voir dans Hamlet de Shakespeare "une réponse à toutes les questions sur l’air qu’on respire, sur ma grand-mère, sur la guerre en Bosnie, sur la sexualité, sur la géologie" -, est de nous souvenir que les tragédies aux VIème et Vème siècle av. J.-C., nous avons longuement expliqué cela dans notre paragraphe introductif, ne sont que des moyens d’exposer un point de vue sur un sujet d’actualité, à l’instar de l’"ode au tragos" créée par Clisthène de Sicyone vers -600 évoquant les relations entre la cité de Sicyone et la cité d’Argos à travers les personnages de Mélanippe et Adraste, autrement dit de replacer Antigone dans son contexte originel. Or, le cas est suffisamment rare, dans le cas d’Antigone, le contexte est aisément reconstructible (Antigone est, avec Philoctète et Œdipe à Colone, l’une des trois tragédies de Sophocle dont nous connaissons la date).


Sophocle n’est pas l’inventeur du supplice qu’il inflige à Polynice, et qu’il inflige aussi à Ajax dans la tragédie du même nom, celui d’être privé de sépulture. Dès le VIIIème siècle en effet, Homère rapporte que le même supplice a été infligé à Hector par Achille, à la suite du duel qui a opposé les deux hommes. Le poète montre Hector, juste avant de mourir, mettant en garde Achille sur le fait que sa décision risque de provoquer la colère des dieux, et de précipiter sa défaite ("Pendant qu’[Hector] s’écroule dans la poussière, le divin Achille triomphe : “Hector, tu croyais sans doute pouvoir dépouiller Patrocle en demeurant indemne, sans t’inquiéter de moi qui étais à l’écart, insensé ! Loin d’ici, près des navires creux, se tenait un vengeur plus fort que lui : moi, qui viens de rompre tes genoux. Les chiens et les rapaces te déchireront outrageusement, tandis qu’à lui les Achéens rendront les honneurs funèbres”. D’une voix défaillante, Hector au casque étincelant lui répond : “Je t’en supplie, par ta vie, par tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des navires achéens. Accepte du bronze et de l’or à ta suffisance, accepte les présents que t’offriront mon père et ma mère vénérables. Rends mon corps à sa demeure pour que les Troyens et les Troyennes m’accordent, une fois mort, une part du bûcher”. Achille aux pieds rapides le toise d’un œil sombre et dit : “Ne supplie pas, chien, par mes genoux ni par mes parents ! Comme je voudrais que ma colère et mon cœur me poussent à couper tes chairs et à les manger crues, pour tout le mal que tu m’as fait ! Personne n’éloignera les chiens de ta tête, même si on dépose ici des rançons dix ou vingt fois plus lourdes, et qu’on me promette davantage encore, même si le Dardanide Priam insiste pour te racheter à ton pesant d’or ! Même ainsi, ta vénérable mère ne te déposera pas sur un lit funèbre, pour pleurer celui qu’elle a engendré : les chiens et les rapaces te dévoreront tout entier !”. Hector au casque étincelant, expirant, répond : “Oui, je n’ai juste qu’à te voir pour te connaître : je ne peux pas te persuader car tu as un cœur de fer en toi. Mais prends garde que mon sort ne provoque la colère des dieux, le jour où Pâris et Apollon Phoebos te donneront la mort devant les portes Scées”", Iliade XXII.330-360). Achille se calme finalement, et rend aux Troyens le cadavre d’Hector. Cette question des devoirs envers les morts se pose aussi aux Athéniens. Un scoliaste anonyme, pour expliquer les vers 255-256 d’Antigone ("[Le corps de Polynice] n’était pas enterré, mais une fine couche de poussière le couvrait pour lui éviter la souillure"), nous apprend qu’à Athènes, pour rendre hommage à un mort et permettre à son âme de trouver le repos dans l’Hadès, il n’est pas nécessaire que son cadavre soit totalement enterré : un peu de terre déposé dessus, comme celle qu’Antigone dépose sur le cadavre de Polynice, suffit. Le même scoliaste précise que cette habitude athénienne de rendre hommage aux morts quels qu’ils soient, est l’une des trois lois non écrites, avec celle de partager l’eau et le feu et celle d’indiquer le chemin aux égarés, imposées par un mystérieux Bouzygès/BouzÚghj à une époque indéterminée, qui pour ce faire aurait instauré un labour sacré annuel autour de l’Acropole précédé de malédictions contre quiconque ne les respecteraient pas (la loi sur l’hommage aux morts sera encore dans les mémoires à l’époque d’Elien, au début du IIIème siècle : "Parmi les lois attiques, l’une disait : “Si quelqu’un croise sur son chemin le cadavre d’un homme sans sépulture, qu’il le couvre de terre et l’étende de manière que le corps regarde le couchant”", Histoires diverses V.14 ; le labour sacré de Bouzygès sera encore pratiqué sur une parcelle spécialement dédiée à l’époque de Plutarque au début du IIème siècle : "Les Athéniens font annuellement trois labours sacrés : le premier a lieu sur l’île de Skyros où fut inventé le labourage, le deuxième a lieu à Rarion [plaine près d’Eleusis], le troisième a lieu près de la cité au lieu appelé Bouzygion", Plutarque, Préceptes conjugaux). Ce Bouzygès est-il un personnage légendaire incarnant ces trois lois, qui se seraient imposées comme des lois naturelles aux Athéniens à force d’être répétées de génération en génération ? est-il un personnage historique (dans ce cas, "Bouzygès" semble un surnom désignant la fonction, puisqu’on peut le traduire par "conducteur de bœufs", de "boàj"/"bœuf, vache" et "zeÚgnumi"/"mettre sous le joug, atteler") ? Nous l’ignorons. Nous savons seulement, grâce à Plutarque, que Solon dans la première moitié du VIème siècle av. J.-C. a promulgué une loi punissant tous les excès, dont celui qui pousse certains comme Créon à s’acharner sur les morts ("Ils approuvèrent une loi de Solon qui défend de dire du mal des morts. En effet, c’est un devoir que de regarder les morts comme sacrés, la justice commande de respecter la mémoire de ceux qui ne sont plus, et la politique ne veut pas que les haines soient immortelles. Pour la même raison il défendit d’injurier personne dans les temples, dans les tribunaux, dans les assemblées et dans les jeux, condamnant les contrevenants à une amende de cinq drachmes dont trois applicables à la personne offensée et les deux autres au trésor public : ne pouvoir modérer nulle part sa colère est la marque d’un naturel violent et emporté, la maîtriser partout est difficile, impossible même à certaines personnes, la loi doit donc prescrire ce qui est communément praticable pour que la punition d’un petit nombre soit profitable aux autres, et éviter ainsi de multiplier sans fruit les châtiments et les peines", Vie de Solon 21). Nous savons aussi, grâce à l’archéologie, notamment grâce aux découvertes réalisées à l’occasion du creusement du métro athénien dans les années 1990-2000, que pour casser les liens familiaux autant que pour renforcer les liens politiques, le régime démocratique athénien a décidé à une date inconnue que les Athéniens morts seraient enterrés ensemble dans le cimetière public du quartier du Céramique, dans dix caveaux attribués à chacune des dix tribus créées par la Constitution de Clisthène en -508. Nous savons encore, toujours grâce à Plutarque, qu’au début du Vème siècle av. J.-C. Thémistocle a fondé un sanctuaire dédié à Artémis dans le dème de Mélitè voué à recevoir les dépouilles de ceux qui n’ont pas droit aux funérailles publiques du cimetière du Céramique, comme les pendus et les suicidés ("[Thémistocle] déplut aussi au peuple en fondant le sanctuaire d’Artémis qu’il surnomma "Aristoboulè" ["AristoboÚlh"/"Bonne conseillère"] pour suggérer qu’il avait lui-même donné d’excellents conseils à sa cité et aux Grecs, il établit ce sanctuaire près de sa maison, à Mélitè, là où les exécuteurs jettent aujourd’hui les corps des condamnés à mort et transportent les hardes et les cordes des pendus et des suicidés", Vie de Thémistocle 22), sanctuaire dont certains spécialistes pensent qu’il correspond aux vestiges mis à jour en 1958 dans le quartier correspondant au dème antique de Mélitè. Cela amène à penser que les Athéniens au milieu du Vème siècle av. J.-C. considèrent vraiment comme un sacrilège le fait de laisser un mort, ami ou ennemi, à la merci des charognards, et que beaucoup d’entre eux lors de la première représentation d’Antigone ont dû partager la révolte de l’héroïne contre Créon. Mais ce n’est pas si simple. Car le même Plutarque nous apprend aussi que Solon a promulgué une autre loi interdisant aux Athéniens de manifester leurs deuils privés de façon trop dispendieuse et théâtrale, ceci pour empêcher l’héroïsation post-mortem de certains individus, et suggérer que victoires et défaites sont toujours l’œuvre d’une communauté dans son ensemble et non pas de quelques individus charismatiques ("Il régla par une autre loi les voyages des femmes, leurs deuils, leurs sacrifices, et réprima la licence et les désordres qui s’y étaient introduits. […] Il ne leur fut plus permis de se meurtrir le visage aux enterrements, de faire des lamentations simulées, d’affecter des gémissements et des cris en suivant un convoi, lorsque le citoyen décédé n’était pas leur parent. Il ne voulut pas qu’on sacrifiât un bœuf sur le tombeau du défunt, qu’on enterrât avec lui plus de trois habits, qu’on allât aux sépultures d’autrui après le jour de l’enterrement, défenses qui pour la plupart subsistent encore dans nos lois", Vie de Solon 21). L’orateur Lycurgue nous informe par ailleurs qu’à la fin du Vème siècle av. J.-C., en -411, le modéré Phrynichos après son assassinat sera condamné par Critias au motif de complot contre l’Etat athénien, et privé de sépulture en Attique, comme Polynice condamné par Créon au motif de complot contre l’Etat thébain ("Phrynichos fut assassiné pendant la nuit près de la fontaine des Saules par Apollodore et par Thrasybule. Quand ils furent arrêtés et conduits en prison par les amis de Phrynichos, le peuple informé de ce qui s’était passé les remit en liberté après avoir enquêté par la torture et, examinant l’affaire, reconnu que Phrynichos avait trahi l’Etat et que ceux qui l’avaient tué avaient été injustement privés de leur liberté. Sur la proposition de Critias, le peuple décréta qu’on ferait le procès au cadavre, et que, si Phrynichos était jugé traître, il ne serait pas enseveli dans le pays, que ses os seraient tirés de la terre et jetés hors de l’Attique, afin qu’on ne rencontrât pas dans tout le territoire d’Athènes les ossements de celui qui l’avait trahie. On décréta de plus que, dans le cas où Phrynichos serait condamné, les gens cherchant à le justifier subiraient les mêmes peines prononcées contre lui. […] On déterra les ossements du traître, on les jeta hors de l’Attique ; ceux qui avaient pris sa défense, Aristarque et Alexiclès, furent condamnés à mort et exécutés, on leur refusa d’être enterrés dans le pays", Contre Léocratès 112-115). Dans le premier cas, on voit que c’est l’un des fondateurs de la démocratie athénienne, Solon, qui convainc les Athéniens de la légitimité de ne pas honorer trop ostensiblement - comme Antigone - la mémoire de tels ou tels individus au détriment de la tribu à laquelle ils appartiennent. Dans le second cas, on voit que c’est l’un des adversaires de la démocratie, Critias, qui convainc les mêmes Athéniens de la légitimité de ne pas honorer la mémoire des traîtres à la patrie et de leur refuser une sépulture en terre attique. On se souvient qu’au VIIème siècle av. J.-C., selon Plutarque, les Athéniens ont refusé que Mégaclès I, qui avait pourtant empêché le putschiste Cylon d’instaurer une tyrannie, soit enterré en Attique, sous prétexte qu’il avait offensé la déesse Athéna en arrêtant ce Cylon dans son sanctuaire ("[texte manque] de Myron, choisis parmi les familles aristocratiques, après serment sur les chairs des victimes. Le sacrilège [de Mégaclès I et de ses compagnons] fut reconnu, les coupables furent arrachés de leurs tombeaux, et leur famille fut condamnée à l’exil perpétuel, puis le Crétois Epiménidès purifia la cité", Aristote, Constitution d’Athènes 1 ; "Les Athéniens firent exhumer et transporter hors de leur territoire les ossements de ceux qui avaient massacré les partisans [de Cylon]", Plutarque, Sur les délais de la justice divine). On se souvient que lors de la guerre civile entre démocrates et tyrannocrates entre -511 et -508, les cadavres de la famille de Clisthène le jeune chef des premiers ont été déterrés et jetés hors de l’Attique par les seconds, soutenus par Isagoras et le roi spartiate Cléomène Ier ("[Les Alcméonides] furent bannis par Cléomène Ier de Sparte qui agissait de concert avec une des factions qui divisaient Athènes. Les vivants [parmi la famille des Alcméonides] furent chassés, tandis que les ossements des morts furent jetés hors du pays. Mais les exilés purent rentrer à Athènes par la suite, où leurs descendants vivent encore", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.126). On se souvient aussi qu’en -489, les mêmes Athéniens, sous l’influence de Xanthippos chef des démocrates, ont refusé une sépulture à l’ex-tyran de Chersonèse Miltiade jusqu’à temps que son fils Cimon puisse payer l’amende contractée avant sa mort, suite à son débarquement raté sur l’île de Paros ("Miltiade aurait eu lieu de se féliciter si les Athéniens, après la défaite des trois cent mille Perses à Marathon, l’avaient sur-le-champ exilé plutôt que de le jeter dans les fers, et de le forcer à mourir dans une prison. Mais sans doute ce fut assez pour eux d’avoir poussé jusque là leur rigueur contre un généreux citoyen qui leur avait rendu les plus grands services, ils allèrent plus loin : après l’avoir réduit à expirer de la sorte, ils ne voulurent pas donner une sépulture à son corps tant que Cimon, son fils, ne serait pas venu se charger des mêmes chaînes. Telle fut la succession laissée par un père, par un grand stratège, à un fils qui devait lui-même devenir un jour le plus grand capitaine de son siècle. Celui-ci put se glorifier de n’avoir reçu, pour tout héritage, que des fers et une prison", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.3, Exemples étrangers 3 ; "Je n’oublierai pas non plus, illustre Cimon, ta tendresse pour ton père, toi qui n’hésitas pas à lui acheter la sépulture au prix d’un emprisonnement volontaire. A quelque grandeur que tu sois parvenu par la suite, comme citoyen et comme stratège, tu t’es fait plus d’honneur dans la prison que dans les dignités car, si les autres vertus méritent l’admiration, la piété filiale quant à elle mérite tout notre amour", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.4, Exemples étrangers 2). On se souvient encore qu’en -471, les même Athéniens, alors sous l’influence du parti noble conduit par Cimon, ont pareillement interdit que la dépouille de Thémistocle, mort en exil après avoir dirigé le parti démocratique et permis la victoire de Salamine contre la Perse, soit enterrée en terre attique (les os de Thémistocle ont été rapatriés plus tard clandestinement selon Thucydide ["La famille [de Thémistocle] affirme que, selon son vœu, ses restes furent rapatriés et ensevelis à l’insu des Athéniens, qui ne permettaient pas qu’un homme ostracisé pour trahison fût enterré chez eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.138], ou par un décret spécial selon Pausanias ["Le tombeau de Thémistocle se trouve vers le plus grand de ces ports. On dit que les Athéniens s'étant repentis de leur injustice à son égard, ses os furent apportés de Magnésie par ses parents. Il paraît que ses enfants revinrent aussi à Athènes, et ils placèrent dans le Parthénon un tableau représentant Thémistocle", Pausanias, Description de la Grèce, I, 1.2]). En automne -411, ce sera au tour d’Antiphon, tête pensante de la dictature des Quatre-Cents récemment renversée, d’être privé de sépulture ("Quand les Quatre-Cents furent renversés, [Antiphon] fut accusé en même temps qu’Archéptolémos, un d’entre eux, et fut condamné à la punition des traîtres. Son corps fut laissé sans sépulture, et lui et toute sa postérité furent frappés d’infamie", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 5). Le meilleur exemple de ce rapport trouble que les Athéniens entretiennent avec leurs morts est celui de la bataille navale des Arginuses en -406. A la suite de cette bataille victorieuse, les stratèges athéniens s’évertuent à repêcher les Athéniens morts durant les combats pour les ramener à Athènes et leur rendre un hommage public. Mais une tempête se déclenche, qui disperse et noie les cadavres athéniens. Les stratèges reviennent donc à Athènes sans la totalité des corps. Ils sont aussitôt accusés d’impiété par le démocrate Archédémos et exécutés. Dans cet épisode (sur lequel nous reviendrons dans notre paragraphe consacré à la troisième guerre du Péloponnèse), qui joue le rôle de Créon, et qui joue le rôle d’Antigone ? Les stratèges ne peuvent pas être qualifiés de Créons, puisqu’ils ont sincèrement voulu récupérer les corps des combattants morts pour leur donner une sépulture avant que la tempête les en empêche. Ils ne peuvent pas davantage être qualifiés d’Antigones, puisque la bataille qu’ils ont menée victorieusement a eu pour but l’intérêt collectif d’Athènes et non pas leur intérêt particulier, ils ont risqué leur vie dans la tempête non pas pour sauver l’âme d’un parent, mais pour mériter les honneurs publics. Nous sommes aussi embarrassés pour qualifier les Athéniens qui les ont condamnés à mort : Archédémos a-t-il présenté son accusation par respect réel aux morts comme Antigone, ou pour satisfaire son ego et réduire le nombre de ses adversaires potentiels lors des prochaines élections comme Créon ? Toutes ces hypothèses pourtant contradictoires semblent détenir un fond de vérité historique. Il est donc illusoire de s’imaginer que les Athéniens du Vème siècle av. J.-C. sont strictement attachés à la loi non écrite du respect à tous les morts, car dans le camp des démocrates comme dans le camp des nobles tous les morts ne s’équivalent pas. Certains commentateurs actuels, dès lors qu’ils parlent d’Antigone, s’empressent de mettre en parallèle la démarche de l’héroïne avec la démarche du stratège Nicias lors de la bataille de Corinthe en -425, désireux lui aussi de ne pas quitter les lieux avant donné une sépulture aux morts athéniens ("[Les Athéniens] s’embarquèrent et gagnèrent les îles au large de la côte, d’où ils envoyèrent un héraut auprès des Corinthiens. Ils purent ainsi, à la faveur d’une trêve, recueillir les cadavres qu’ils avaient abandonnés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.44 ; "Dans cette expédition [contre Corinthe], deux morts furent oubliés par ceux qui étaient chargés de les enlever. Dès que Nicias s’en aperçut, il fit arrêter sa flotte et envoya un héraut aux ennemis pour les redemander. Or, c’est une loi coutumière que ceux qui demandent une trêve pour enlever les morts reconnaissent par là renoncer à la victoire et n’ont plus le droit d’ériger un trophée, car les morts sont au pouvoir des vainqueurs, et par conséquent ceux qui les réclament signifient en même temps qu’ils ne sont pas les plus forts puisqu’ils sont dans l’incapacité de les enlever. C’est ainsi que Nicias aima mieux abandonner la victoire et sacrifier sa réputation, que de laisser deux de ses concitoyens sans sépulture", Plutarque, Vie de Nicias 6), et de généraliser en concluant qu’au Vème siècle av. J.-C. tous les Athéniens étaient comme Nicias soucieux de donner une sépulture à chacun de leurs compatriotes, et qu’il est donc possible de lire la tragédie Antigone comme une lutte entre d’un côté une gentille Antigone qui respecte les morts et de l’autre côté un méchant Créon qui ne les respecte pas. Nous rejetons cette lecture caricaturale en disant simplement que Nicias - nous reviendrons sur ce personnage dans nos paragraphes suivants - a laissé dans la mémoire collective l’image d’un incapable dévot et que rien ne garantit qu’en son temps les Athéniens partageait son obsession dévote, que l’évolution des Athéniens vers la bondieuserie est consécutive de l’épidémie qui se répandra à partir de -430 - donc bien postérieure à la date d’Antigone -, et que même après cette épidémie, à l’extrême fin du siècle, juste avant l’effondrement du régime démocratique, notamment dans l’affaire des Arginuses de -406 que nous venons d’évoquer, les Athéniens continueront à témoigner d’un sentiment ambigu à l’égard de leurs morts. Bien plus que ce soi-disant respect aux morts, les Athéniens des VIème et Vème siècles av. J.-C., dans les moments de victoire comme dans les moments de défaite, paraissent attachés à l’amour de l’Etat athénien, ou plus exactement au discours de celui qui à leurs yeux incarne le mieux l’amour de l’Etat athénien : si tel orateur réussit à les convaincre que tel individu ne mérite pas les honneurs publics, ils n’hésitent pas à punir ceux qui le pleurent, comme le demande le démocrate Solon, ni même à déterrer son cadavre et à le jeter hors de l’Attique, comme le demande l’anti-démocrate Critias. On peut dire que c’est ce respect à l’Etat, et non pas le respect aux morts, qui semble pour eux le signe de la différence entre le civilisé (ou, pour utiliser le synonyme grec, le "politisé", c’est-à-dire littéralement "celui qui respecte les règles de la pÒlij/cité, qui respecte les règles du vivre-ensemble") et le barbare. Le but de tout Athénien prétendant à jouer un rôle politique est donc de convaincre qu’il est plus attaché à l’Etat que son adversaire ou, a contrario, que son adversaire est moins attaché à l’Etat que lui, qu’il est un barbare dissimulé derrière le masque du civilisé, qu’il est un fossoyeur de l’Etat, un être qui pense à lui plutôt qu’à la collectivité, un égoïste, un tyran au sens moderne de "dirigeant qui gouverne seul sans se soucier de ses administrés". Telle est la finalité d’Antigone. Sophocle, autant tragédien que prétendant à jouer un rôle politique dans Athènes - souvenons-nous, nous l’avons dit dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, qu’en -443/-442 Sophocle est le président des hellénotames chargés de collecter et de distribuer le phoros -, dont nous avons souligné précédemment qu’il est clairement pour Antigone et clairement contre Créon, utilise un sujet parmi d’autres, en l’occurrence la question des devoirs envers les morts, pour montrer que Créon est nuisible à l’Etat. Le sujet principal de la pièce n’est donc pas la révolte d’Antigone sur la question du respect aux morts, mais le gouvernement de Créon qui provoque la révolte d’Antigone. A la place de Créon décidant de ne pas donner de sépulture à Polynice, Sophocle aurait pu choisir n’importe quel autre prétexte, il aurait pu montrer Créon décidant de déclarer la guerre aux cités voisines, ou Créon décidant de spolier les vieillards, ou Créon décidant d’emprisonner les poètes qui refusent de composer des odes à sa gloire, ou Créon décidant d’exterminer tous les Thébains myopes, le sujet de la pièce aurait été le même : Créon est un nuisible, et Antigone a raison de se révolter même si ses arguments sont maladroitement choisis et agencés. La pièce ne vise pas à débattre de la pertinence ou de la non-pertinence des lois non écrites concernant les morts, elle vise à condamner la dérive tyrannique de Créon à travers elles, et par extension à condamner la dérive tyrannique de l’homme que Sophocle suggère à travers le personnage de Créon.


Au IIIème siècle av. J.-C., la dynastie des Lagides qui règne sur l’Egypte depuis la mort d’Alexandre le Grand, décide de construire à Alexandrie une Bibliothèque universelle rassemblant tous les chefs-d’œuvre du passé. L’un des premiers bibliothécaires, Aristophane de Byzance, se charge au début du IIème siècle av. J.-C. de collecter toutes les tragédies des grands auteurs du Vème siècle av. J.-C., dont Eschyle, Sophocle et Euripide. Comme nos modernes bibliothécaires, il rédige des notices destinées à situer chacune de ces œuvres : chaque notice mentionne le nom de l’auteur, le titre de l’œuvre, son sujet, ses caractéristiques par rapport aux autres tragédies abordant le même sujet, et éventuellement diverses informations bibliographiques ou historiques. Or, la notice qu’Aristophane de Byzance a écrite sur l’Antigone de Sophocle est parvenue jusqu’à nous, nos modernes éditions la reproduisent souvent en annexe. On y apprend qu’Antigone est la trente-deuxième pièce du tragédien, et que son succès a été si considérable auprès du public athénien, que Sophocle en a gagné un poste de stratège lors de l’expédition contre Samos ("On dit que Sophocle a été jugé digne de sa stratégie à Samos parce qu’il avait obtenu la victoire suite à la représentation de son Antigone, qui fut sa trente-deuxième pièce"). Qu’un tragédien soit nommé stratège en récompense de ses talents dramatiques n’est pas chose impossible, puisque Elien rapporte que le tragédien Phrynichos, l’un des quatre grands fondateurs du genre tragique avec Clisthène de Sicyone, Thespis et Eschyle (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif sur la naissance de la tragédie), a lui aussi accédé à la stratégie grâce à ses œuvres ("Phrynichos, nommé stratège par les Athéniens, ne dut cet honneur ni à la brigue, ni à la noblesse de sa naissance, ni à ses richesses, ces choses qui remuaient les Athéniens et déterminaient souvent leur choix. Phrynichos avait inséré dans une de ses tragédies quelques vers dont le rythme militaire convenait aux mouvements de la danse pyrrhique : toute l’assemblée en fut frappée, et les spectateurs enchantés l’élurent aussitôt stratège, ne doutant pas qu’un homme capable de faire des vers si parfaitement assortis au génie guerrier ne fût également propre à conduire des opérations guerrières avec succès", Elien, Histoires diverses III.8). Cette expédition contre Samos, nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, est parfaitement datable : elle a eu lieu sous l’archontat de Timoclès entre juillet -441 et juin -440. Nous avons même pu préciser qu’elle s’est étendue sur presque toute la durée de cet archontat, puisque que selon Diodore de Sicile elle commence et elle se termine sous cet archonte, et, selon Thucydide et le même Diodore de Sicile, les Samiens révoltés ont été assiégés pendant neuf mois après avoir été vaincus à deux reprises par les Athéniens devant les portes de leur cité. La nomination de Sophocle à la stratégie a donc eu lieu avant Timoclès, et la représentation d’Antigone encore avant. On peut penser que la nomination à la stratégie a eu lieu sous l’archontat de Diphilos (entre juillet -442 et juin -441), mais il est impossible que la représentation d’Antigone date de la même année puisque selon Aristophane de Byzance cette pièce a permis à Sophocle de gagner le concours tragique, or le Marbre de Paros nous apprend que le gagnant du concours tragique sous Diphilos a été Euripide, qui a connu à cette occasion son tout premier succès ("Depuis qu’Euripide gagna pour la première fois le prix de la tragédie, à l’âge de quarante-quatre ans, cent soixante-dix-neuf ans se sont écoulés, Diphilos était archonte d’Athènes", Marbre de Paros A60). Nous pouvons donc déduire que Sophocle a présenté Antigone sous l’archontat précédent, celui de Lisanias (de juillet -443 à juin -442), plus précisément à l’occasion des Grandes Dionysies du printemps -442. Cela sous-entend que la pièce a été écrite durant les mois précédents, entre -443 et début -442.


Aristophane de Byzance dit qu’Antigone est la trente-deuxième pièce de Sophocle. Dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse, nous avons vu que la carrière théâtrale de Sophocle a commencé en -468. Il est donc impossible que le tragédien n’ait présenté qu’une pièce chaque année entre -468 et -442, car on compte vingt-six ans entre ces deux dates, c’est-à-dire un nombre d’années inférieur au nombre de pièces écrites à la date d’Antigone. Sophocle, du moins au début de sa carrière, a donc respecté l’habitude de son maître Eschyle de présenter ses œuvres par tétralogies, soit trois tragédies suivies d’un drame satyrique. Le nombre trente-deux inclut-il tragédies et drames satyriques, ou ne concerne-t-il seulement que les tragédies ? Si nous divisons trente-deux par quatre, nous obtenons huit tétralogies, mais dans ce cas Antigone occupe la quatrième place dans la huitième tétralogie, place réservée habituellement au drame satyrique, or Antigone n’est pas un drame satyrique mais une tragédie ; par ailleurs un tel calcul signifierait que Sophocle n’a concouru que huit fois en vingt-six ans, depuis ses débuts en -468, ce qui n’est pas crédible. Si nous divisons trente-deux par trois en revanche, nous pouvons constituer dix trilogies et les deux tiers d’une onzième trilogie dans laquelle Antigone occupe la deuxième place : un tel découpage, qui signifierait que la participation de Sophocle au concours tragique de -442 est sa onzième depuis -468, est davantage crédible. Quels pourraient être les sujets des deux autres tragédies et du drame satyrique formant cette onzième tétralogie à laquelle appartiendrait Antigone ? Aucun auteur ni aucune trace archéologique ne nous renseignent sur ce point. Nous pouvons constater chez Eschyle autant que chez Euripide, dont les titres de certaines tétralogies sont parvenus jusqu’à nous, que le lien unissant les trois tragédies et le drame satyrique est parfois très lointain. Eschyle par exemple est l’auteur d’une tétralogie présentée en -458 sur la famille des Atrides, dont les trois tragédies, qui ont survécu jusqu’à aujourd’hui (Agamemnon, Les choéphores et Les euménides), se suivent parfaitement. Mais le même Eschyle est aussi l’auteur d’une autre tétralogie présentée en -472, constituée de trois tragédies, Phinée, Les Perses et Glaucos de Potnies, et d’un drame satyrique intitulé Prométhée, dont seule la deuxième tragédie Les Perses a survécu : le titre de ces quatre pièces, qui renvoie chacune à quatre sujets différents n’ayant a priori aucun point commun, nourrit toutes les hypothèses sur le lien qui les reliait entre elles. La pièce Antigone appartient-elle à une tétralogie de la première catégorie, ou à une tétralogie de la seconde catégorie ? Le thème général de cette tétralogie était-il la famille des Labdacides, et les sujets s’articulaient-ils parfaitement comme dans la tétralogie d’Eschyle sur la famille des Atrides ? ou au contraire était-ce un thème général reliant des sujets très différents comme dans la tétralogie Phinée-Les Perses-Glaucos de Potnies-Prométhée du même Eschyle ? Le dernier échange entre Antigone et le chœur apporte peut-être une réponse. Juste avant de mourir en effet, l’héroïne établit un parallèle entre son sort et celui de Niobé, fille de Tantale le roi de Lydie et sœur de Pélops. Souvenons-nous de cette histoire remontant avant Antigone, à l’époque de la jeunesse de Laïos. Pélops a quitté sa Lydie natale avec sa sœur Niobé pour s’installer en Grèce, sur le territoire auquel il a donné son nom - le Péloponnèse. Pour asseoir son autorité sur ce territoire, Pélops a cherché un allié, qu’il a d’abord cru trouver en Laïos (le grand-père d’Antigone), héritier du trône de Cadmée récemment chassé de son pays par deux putschistes nommés Amphion et Zéthos. Mais Pélops est rapidement revenu sur son choix. D’abord parce qu’Amphion et Zéthos, comme Périclès, se sont révélés des bons politiciens : ils ont fondé le quartier de Thèbes juste en contrebas de Cadmée, qui finira par désigner la cité tout entière, et ont sécurisé cette cité agrandie contre toute menace extérieure en édifiant une longue muraille défensive (Pausanias précise que le nom de Thèbes vient de Thébé, une "parente" ["suggen»j"/"apparenté par le sang ou par alliance", de "gšnoj"/"naissance, sang, race" précédé de "sÚn"/"avec, relié à", par opposition à "genna‹oj"/"apparenté par la naissance/gšnoj, par la race, par le sang" et à "khdest»j"/"apparenté par alliance"] des deux frères : "Quand ils furent sur le trône, [Amphion et Zéthos] fondèrent la cité qui se trouve sous Cadmée, et lui donnèrent le nom de Thèbes en hommage à leur parente Thébé. J’en ai pour preuve les vers suivants d’Homère dans l’Odyssée : “Ils fondèrent Thèbes aux sept portes et la fortifièrent car, malgré leur vaillance, ils n’auraient pu régner sur cette vaste plaine si Thèbes n’avait pas été fortifiée” [Odyssée XI.263-265]", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 5.6-7 ; selon pseudo-Apollodore, Thébé est la femme de Zéthos : "Zéthos épousa Thébé et donna son nom à la cité", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.6). Ensuite parce que Laïos s’est mal comporté : il a séduit et emporté le fils de son hôte ("[Amphion et Zéthos] chassèrent Laïos, qui alla se réfugier dans le Péloponnèse, où il reçut l’hospitalité de Pélops, ce qui ne l’empêcha pas d’enlever Chrysippe son fils, dont il était devenu amoureux, en lui apprenant à conduire un char", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.5). Pélops a donc inversé sa diplomatie, il a rompu avec Laïos pour se rapprocher d’Amphion et Zéthos. Pour signifier ce rapprochement, un mariage a été conclu entre Amphion et Niobé. Sous l’influence de leur nouvelle reine (et des cités fondées et gouvernées par Pélops en Béotie à la suite du mariage : "Pélops aurait fondé Leuctres, ainsi que Charadra et Thalama [ces deux dernières cités n’ont pas encore été localisées par l’archéologie] en Béotie, à l’occasion du mariage de sa sœur Niobé avec Amphion et au moyen d’un certain nombre de colons", Strabon, Géographie, VIII, 4.4), les Thébains se sont intéressés à la culture lydienne, et ainsi, comme Athènes au Vème siècle av. J.-C., Thèbes est devenue un phare pour toute la Grèce. Amphion lui-même a participé à ce mouvement en témoignant d’un grand talent pour la musique (la légende dit qu’il était si doué pour la lyre que même les pierres se déplaçaient quand il jouait : "[Amphion et Zéthos] s’emparèrent du trône et fortifièrent la cité, les pierres venant d’elles-mêmes se mettre à leur place aux sons de la lyre d’Amphion", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.5 ; "[Les vers d’Homère] ne disent rien sur les talents vocaux d’Amphion, ni sur les murs de Thèbes qu’il aurait bâtis au son de sa lyre. Amphion fut célèbre par ses talents de musicien, les Lydiens, du fait de son alliance avec Tantale, ayant apporté l’harmonie qui porte leur nom et l’ayant incité à ajouter trois cordes à la lyre qui auparavant n’en comptait que quatre. L’auteur du poème sur Europe dit qu’il fut le premier à qui Hermès ait enseigné l’usage de la lyre, et qu’il attirait en chantant les pierres et les bêtes féroces. Myro de Byzance, auteur de vers héroïques et d’élégies, dit qu’Amphion fut le premier qui érigea un autel à Hermès, et qu’en récompense il reçut de lui la lyre", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 5.7-8). L’union entre Amphion et Niobé a été une union heureuse, célébrée par la naissance de nombreux enfants. Les auteurs anciens ne s’accordent pas sur les noms de tous ces enfants ("Amphion épousa Niobé fille de Tantale, dont il eut sept fils; Sipylos, Eupynotos, Minytos, Isménos, Damasichton, Agénor, Phaedimos et Tantale, et autant de filles, Ethodaia que certains surnomment Neaira, Cléodoxa, Astioché, Phthia, Pélopie, Astycratie et Ogygie. Selon Hésiode elle eut dix fils et dix filles, selon Hérodote elle eut deux fils et trois filles, et selon Homère elle eut six fils et six filles", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.6 ; "Les anciens ne paraissent pas d’accord sur le nombre des enfants de Niobé. Homère lui donne six fils et six filles. Selon Lasos elle eut en tout quatorze enfants, et selon Hésiode elle en eut dix-neuf, si cependant les vers où Hésiode en parle ne lui sont pas faussement attribués ainsi que beaucoup d’autres. Selon Alcman, Niobé n’eut que dix enfants, Mimnerme et Pindare disent qu’elle en eut vingt", Elien, Histoires diverses XII.36 ; "On trouve dans les poètes grecs une étonnante ou plutôt une ridicule diversité d’opinions sur le nombre des enfants de Niobé. Homère en compte douze, fils et filles, Euripide quatorze, Sappho dix-huit, Bacchylide et Pindare vingt, et d’autres trois seulement", Aulu-Gelle, Nuits attiques XX.7). Retenons simplement qu’un jour, face à toute cette descendance en bonne santé, dans cette cité de Thèbes rayonnante par sa puissance politique et par ses arts, Amphion et Niobé ont exprimé publiquement et imprudemment une trop grande confiance en eux-mêmes et en leur réussite, au point de se croire supérieurs aux dieux, et en particulier supérieurs à la déesse Léto dont la tradition disait qu’elle n’avait eu seulement que deux enfants, Apollon et Artémis. Cette prétention imprudemment exprimée leur a coûté cher quand un malheur, que les Thébains ont naturellement attribué à Apollon et Artémis désireux de venger l’affront à leur mère, s’est abattu sur la cité, décimant leurs enfants (les auteurs anciens sont partagés sur les noms des éventuels survivants, inclinant à conclure que seule Chloris, future épouse de Nélée, a échappé au fléau : "De tous les garçons et de toutes les filles d’Amphion, seule survécut Chloris, aînée de toutes, que Nélée épousa. Selon Télésilla, Amycla et Mélibée furent épargnées", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.6 ; "La jeune fille qu’on voit auprès de la déesse [dans le temple de Léto à Argos] est Chloris, l’une des filles de Niobé. Elle s’appelait d’abord Mélibée. Quand Apollon et Artémis tuèrent les enfants d’Amphion, elle fut épargnée ainsi que sa sœur Amycla, elles durent toutes deux la vie aux prières qu’elles adressèrent à Léto. Mais la frayeur dont Mélibée fut saisie lui occasionna sur-le-champ une pâleur qu’elle conserva jusqu’à la fin de ses jours, ce qui lui fit attira le surnom de “Chloris” [de "clîrij"/"blême, pâle, terne, gris"] au lieu du nom qu’elle portait auparavant. Les Argiens attribuent à ces deux sœurs la première fondation de ce temple de Léto, mais comme Homère me paraît mériter beaucoup plus de confiance qu’on ne lui en accorde ordinairement, je ne crois pas qu’aucun des enfants de Niobé ait échappé à la colère des enfants de Léto : ce poète dit effectivement, en parlant d’Apollon et d’Artémis que bien qu’ils ne furent que deux “ils les lui tuèrent tous” [Iliade XXIV.609], affirmant donc que la famille d’Amphion avait été entièrement détruite", Pausanias, Description de la Grèce II.21), et transformant Thèbes en un cimetière à ciel ouvert dans lequel les vivants n’ont même plus la force de brûler ni d’enterrer les morts (ou, pour reprendre l’expression d’Homère, dans lequel les vivants sont "changés en pierres" : "Niobé aux beaux cheveux blancs […] dans sa maison vit périr douze enfants, six filles et six fils en pleine jeunesse. Apollon tua les fils avec son arc d’argent, irrité contre Niobé, Artémis quant à elle lança ses traits contre les filles, parce que Niobé s’était prétendue l’égale de Léto aux belles joues sous prétexte que celle-ci n’avait eu que deux enfants tandis qu’elle en avait une multitude : ces deux-là les lui tuèrent tous. Pendant neuf jours, ils girent à terre, personne n’étant là pour les ensevelir, car le fils de Cronos avait changé les gens en pierres. Le dixième jour, ce furent les dieux fils du ciel qui vinrent les ensevelir", Iliade XXIV.602-612 ; "Fière d’une aussi nombreuse famille, Niobé se vanta d’être plus féconde que Léto. Celle-ci indignée anima ses enfants contre elle : Artémis tua à coups de flèches toutes ses filles dans leur propre maison, et Apollon tua les fils lorsqu’ils étaient à la chasse sur le mont Cithéron", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.6). Selon Pausanias, ce malheur que les Grecs de l’époque mycénienne considéraient comme une punition d’Apollon et d’Artémis contre l’arrogance des Thébains impies, est simplement la peste ("On raconte qu’Amphion est puni dans les Enfers des propos qu’il a tenus sur Léto et sur ses enfants. Le poème intitulé la Minyade, qui parle d’Amphion et Thamyris de Thrace, évoque cette punition. La famille d’Amphion ayant été anéantie par la peste ["loimÒj"], et le fils de Zéthos ayant été tué par sa mère pour je ne sais quelle erreur, ces deux frères succombèrent à leur chagrin", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 5.8-9). Plutarque est du même avis, et s’indigne en estimant que cette façon de confondre une maladie, certes terrible mais explicable par le diagnostic et guérissable par la médecine ("Quand l’athée tombe malade, il en cherche la cause dans les excès qu’il a pu commettre par intempérance, dans les travaux dont il a été surchargé, dans les vicissitudes des saisons qu’il a éprouvées. Quand il connaît un désastre dans le gouvernement, une disgrâce de la part du peuple, une calomnie auprès de son prince, il examine si lui-même ou quelques uns des siens n’y ont pas donné occasion. Il se demande : “Qu’ai-je fait ? Quel devoir ai-je pu négliger ?”. Le superstitieux au contraire regarde les maladies, la perte des biens, la mort de ses enfants, les mauvais succès, les refus qu’il essuie dans l’administration publique, comme autant de traits de la vengeance divine. Aussi n’ose-t-il ni corriger les événements, ni détourner son malheur ou y remédier, de peur de se révolter contre les dieux et de s’opposer au châtiment qu’ils lui infligent. Quand il est malade, il ferme la porte au médecin. Quand il a du chagrin, il repousse le philosophe qui vient le consoler en lui disant : “Laissez souffrir un malheureux, un impie, objet fatal de la colère des dieux !”", Plutarque, Sur la superstition), avec une malédiction divine est précisément la marque de l’incommensurable arrogance de ces anciens Grecs de l’époque mycénienne autant que des Grecs ultérieurs ("Timothée sur le théâtre d’Athènes, appela Artémis “folle, insensée, furieuse et enragée” : Cinésias se leva au milieu des spectateurs, et lui cria : “Puisses-tu avoir une fille qui lui ressemble !”. Telles et plus absurdes encore sont les idées qu’ont les superstitieux sur cette même déesse : “Viens, lui disent-ils, quitte la corde de celui que tu as obligé de se pendre, et la chaise de telle femme en couche que tu as cruellement fait souffrir, viens en traînant les expiations derrière toi et accompagnée d’un démon ennemi !”. Ils n’ont pas des pensées plus saines sur Apollon, Héra ou Aphrodite. Ils craignent et redoutent également toutes ces divinités. Niobé a-t-elle jamais rien dit d’aussi injurieux à Léto, que ce que la superstition attribue à cette déesse ? On dit que pour punir les moqueries que Niobé lui aurait adressées, elle tua à coups de flèches ses six filles et six fils à la fleur de l’âge. Tant elle était implacable se réjouissait des malheurs d’autrui ! Mais si cette déesse était réellement aussi cruelle qu’on le dit, si sa haine la rendait tellement chatouilleuse aux outrages, au point de ne pas les considérer avec pitié comme des marques de l’ignorance et de la faiblesse humaine et d’en concevoir une aussi violente indignation, elle devrait plutôt lancer ses traits contre des téméraires qui osent faussement lui imputer autant de barbarie et de cruauté, et ne craignent pas de le dire et de l’écrire !", Plutarque, Sur la superstition). Rongée par le chagrin, Niobé a finalement quitté Thèbes et est revenue finir ses jours en Lydie, ou selon la légende elle s’est métamorphosée en pierre sur le mont Sipyle (ce qui signifie poétiquement que son malheur l’a rendue totalement insensible : "Maintenant, parmi les rochers, au milieu des monts solitaires, sur le Sypile où on dit que se retirent les nymphes divines qui s’ébattent sur les bords de l’Achéloos, Niobé transformée en pierre par la volonté des dieux rumine son chagrin", Iliade XXIV.614-617 ; "Niobé abandonna Thèbes, et se retira à Sipyle auprès de Tantale son père. Zeus, à sa prière, la changea en pierre, et cette pierre verse des larmes nuit et jour", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.6 ; Pausanias dit qu’existe sur le mont Sipyle un endroit qui, vu d’un certain angle, ressemble effectivement à une femme au regard vide : "Vers le haut du théâtre [de Dionysos à Athènes], dans les roches, au-dessous de la citadelle, est une niche dans laquelle un trépied montre Apollon et Artémis tuant les enfants de Niobé. J’ai été moi-même au mont Sipyle, et j’ai vu cette Niobé : c’est un rocher escarpé qui, vu de près, ne ressemble nullement à une femme, mais en vous éloignant un peu vous croyez voir une femme ayant la tête penchée et en pleurs", Description de la Grèce, I, 21.2). C’est à cette fin lamentable de Niobé qu’Antigone pense avant de mourir ("On m’a raconté comment mourut tristement l’étrangère phrygienne, la fille de Tantale, sur le Sipyle, comment la roche l’étreignit fortement comme un lierre. Maintenant il paraît que les averses la dissolvent, elle est couverte d’une neige éternelle, et ce sont les pierres que baignent désormais les larmes de ses yeux. Voilà celle dont le destin ressemble le plus au mien", Antigone 823-833) : s’agit-il là, dans la tragédie en cours, d’un rappel de la tragédie précédente qui aurait Niobé pour personnage principal ? Certains critiques le pensent, et voient dans un autre passage une autre allusion à Niobé, celui des vers 423-428 ("[Elle] pousse des cris perçants, comme l’oiseau affolé en voyant le nid où manquent ses oisillons. En voyant le cadavre exhumé, elle éclate en gémissements et lance des malédictions contre les auteurs du forfait"). Dans ce passage, Antigone est comparée à une mère oiseau qui constate la disparition de ses petits, or le rapport réel entre Antigone et Polynice est celui d’une sœur par rapport à son frère, et non pas celui d’une mère par rapport à ses enfants. Certains critiques croient que ces vers s’appliquent originellement à Niobé - car effectivement Niobé davantage qu’Antigone peut être comparée à une mère oiseau qui endure la disparition de ses petits -, et qu’ils ont été repris littéralement par Sophocle pour que le spectateur comprenne bien qu’à travers Niobé et Antigone il raconte la même histoire et veut aboutir à la même conclusion, autrement dit que ces deux passages ne sont que des tentatives plus ou moins maladroites de raccorder la première pièce de la tétralogie (Niobé) à la deuxième (Antigone). Nous savons que Sophocle a écrit une tragédie sur l’histoire de Niobé, aujourd’hui perdue : Plutarque en cite un vers en précisant qu’on y voyait les fils de Niobé mourir pendant le temps de la pièce, chacun appelant son amant au moment de succomber sous les traits d’Apollon ("Les fils de Niobé, dans la tragédie de Sophocle, sont percés de flèches, et ils succombent sans qu’aucun d’eux n’appelle d’autres secours, d’autre allié que son amoureux : “O [texte manque], l’objet de mes amours”", Plutarque, Sur l’amour 17). Athénée de Naucratis parle aussi de cette tragédie, en ajoutant que l’exposé de ces relations entre les fils de Niobé et leurs amants y était si complaisant, qu’elle a longtemps été considérée comme une ode apologétique à l’homosexualité masculine ("Des grands poètes comme Eschyle et Sophocle ont illustré leurs tragédies de thèmes érotiques : le premier décrivit l’amour d’Achille et de Patrocle, et le second dans Niobé parla des amours garçonnières à tel point que cette œuvre est appelée aussi Pédérastria", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.75). C’est sans doute encore de cette tragédie qu’est extrait le passage cité par Clément d’Alexandrie dans ses Stromates, qui s’indigne de la complaisance de Sophocle à y évoquer la bâtardise d’Amphion ("II ne faut plus laisser le vulgaire discourir sur la chose divine. “Je ne croirai jamais que Zeus se soit glissé furtivement dans ta couche comme un lâche criminel”, dit Amphion à Antiope [mère d’Amphion] : cela n’empêche pas Sophocle d’écrire formellement : “Zeus entra dans la couche de celle qui fut la mère d’Amphion non pas sous la forme d’une pluie d’or ni sous le plumage d’un cygne comme le jour où il rendit mère la vierge de Pleurone [c’est-à-dire Léda], mais sous l’apparence d’un homme véritable”, et de surenchérir dans l’infamie en ajoutant : “L’adultère franchit d’un pas rapide les degrés de la chambre nuptiale”, et en racontant en termes plus clairs encore l’incontinence effrénée du dieu “qui sans prendre de nourriture, sans se laver les mains, plein de sa passion, s’élance vers la couche adultère et satisfait pendant toute la nuit sa fièvre de volupté”", Clément d’Alexandre, Stromates V.14). Le papyrus 3653 découvert à Oxyrhynchos en Egypte, publié en 1984, contient le résumé partiel d’une œuvre consacrée à l’histoire de Niobé : le second fragment rapporte qu’Amphion y défie Apollon, et que ce dernier pour se venger tue ses fils après avoir convaincu Artémis de tuer ses filles, le nom de Zéthos apparaît également dans ce papyrus mais le mauvais état du texte empêche de savoir quel rôle il joue. S’agit-il là du résumé de la Niobé de Sophocle ? Des spécialistes friands de conjectures estiment que oui. Enfin, à une date inconnue, un scoliaste anonyme, face au vers 602 du chant XXIV de l’Iliade ("Niobé aux beaux cheveux blancs songea elle aussi à manger"), a rappelé que Sophocle dans sa pièce montrait Niobé repartant en Lydie après la mort de ses enfants. Nous avons dit, dans nos présentations de chacun des personnages de la tragédie Antigone, à quel point Sophocle a innové : le tragédien s’est emparé de personnages très secondaires avant lui (Antigone, Ismène, Hémon), en a déformé d’autres (Créon, Polynice), en a même inventé un (Eurydice), et il a donné à chacun d’eux une profondeur, une histoire, une individualité qui lui manquaient, destinées à illustrer son opinion propre. Peut-être que sa tragédie Niobé était pareillement innovante : il est assez facile d’imaginer Amphion revu et corrigé en Créon, Niobé revue et corrigée en Antigone, se dressant contre son mari pour sauver ses enfants revus et corrigés en Polynice, et atténuer la vengeance d’Apollon revu et corrigé en une incarnation des lois non écrites. Peut-être que la tétralogie à laquelle appartenait Antigone avait pour thème général la condamnation et la chute de personnages égarés par leur orgueil, ayant la cité de Thèbes pour unique décor ; peut-être qu’elle se terminait par une troisième tragédie ayant pour personnage principal un parent de Niobé et d’Antigone, s’achevant heureusement par le renversement définitif d’un nouvel Amphion/Créon sans descendance, ou malheureusement par l’effondrement cataclysmique de ce dernier et de la cité de Thèbes tout entière avec lui.


Ces calculs et ces hypothèses, répétons-le, aussi séduisants puissent-ils être, ne sont que des calculs et des hypothèses. Notre seule certitude reste que la première représentation d’Antigone date de -442. Certains historiens voient dans l’allusion des vers 1118-1119 à l’Italie "illustre" ("klut£n"), un hommage aux Athéniens partis s’installer à Thourioi en Italie du sud, événement que Diodore de Sicile raconte dans son paragraphe consacré à l’archontat de Callimaque (entre juillet -446 et juin -445 : "L’année où Callimaque fut archonte d’Athènes, les Romains eurent pour consuls Sextus Quintilius Tergeminus et P. Horatius", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.4), soit trois ans seulement avant Antigone. D’autres historiens s’intéressent au raisonnement des vers 908-912 ("Quel est le principe auquel j’ai obéi ? Si mon mari meurt, je peux en trouver un autre, et je peux avoir d’autres enfants si mon premier meurt aussi ; mais mon père et ma mère étant dans l’Hadès, aucun autre frère ne me naîtra"), qu’ils rapprochent du raisonnement de l’ancienne femme d’Intaphernès évoqué par Hérodote ("O Grand Roi, si les dieux le veulent, je pourrai avoir un autre mari et d’autres enfants quand j’aurai perdu ceux-ci ; mais puisque mon père et ma mère sont morts, je ne peux plus avoir d’autre frère. Voilà pourquoi j’ai parlé comme je l’ai fait", Histoire III.119), en rappelant qu’Hérodote a présenté la première mouture de son Histoire à l’occasion de la quatre-vingt-quatrième olympiade, c’est-à-dire en -444, soit deux ans seulement avant Antigone, et qu’il a sans doute été un proche de Sophocle (Plutarque assure que Sophocle a écrit une ode en son honneur :"Voici une épigramme qui, évidemment, est de Sophocle : “Cette ode en l’honneur d’Hérodote fut composé par Sophocle cinquantenaire”", Si un vieillard doit participer au gouvernement 3) avant son départ pour Thourioi (nous renvoyons sur ce point au début de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Ces parallèles sont peut-être fondés, mais en aucun cas ils ne permettent de mieux comprendre la pièce : Antigone n’est ni une réflexion sur les choix politiques des Grecs d’Italie, ni un hommage aux mœurs des Perses tels qu’Hérodote les raconte. Pour notre part, nous préférons la rapprocher d’un autre événement datant également de cette époque et autrement plus important dans la vie des Athéniens : l’ostracisme de Thoukydidès, daté de -444 (en comptant de façon exclusive) ou de -443 (en comptant de façon inclusive) selon Plutarque (nous déduisons cette date par soustraction, Périclès étant mort en -429, et Plutarque affirmant que l’ostracisme de Thoukydidès a lieu quinze ans avant la mort de Périclès : "Après la chute et le bannissement de [Thoukydidès], Périclès ne conserva pas moins de quinze ans la supériorité sur tous les autres orateurs", Vie de Périclès 16 ; nous renvoyons ici encore au début de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), c’est-à-dire précisément à la date où nous soupçonnons que Sophocle a écrit la pièce.


Nous ne reviendrons pas une fois de plus sur ce que nous avons déjà dit dans plusieurs paragraphes précédents, contentons-nous d’en rappeler les deux idées principales : primo, les livres de vulgarisation actuels sur l’Athènes du Vème av. J.-C. qui présentent Périclès et Sophocle comme deux amis proches se trompent, Périclès et Sophocle ne partagent pas les mêmes opinions politiques, Périclès est un noble qui - comme son aïeul Clisthène - a pactisé avec le peuple pour parvenir au sommet du pouvoir, tandis que Sophocle est un Athénien de la classe moyenne qui penche davantage vers la bourgeoisie que vers le prolétariat ; secundo, Sophocle est un proche de la famille de Cimon, depuis que celui-ci lui a permis d’obtenir son premier succès au concours tragique en -468, et Thoukydidès est apparenté à Cimon, dont il a prolongé et durci depuis -449 (année de la mort de Cimon) la politique d’opposition à Périclès. Sophocle a nécessairement été touché par l’ostracisme de Thoukydidès vers -443, car il a perdu à cette occasion un homme auquel il était attaché politiquement et affectivement. Si nous lisons Antigone à la lumière de cet exil de Thoukydidès, le contenu de la pièce devient très clair : le but d’Antigone est de dénoncer la toute-puissance de Périclès vers -443 à travers la toute-puissance de Créon. Dans sa comédie Les Acharniens, Aristophane rapporte que Thoukydidès a été conduit au tribunal alors qu’il était très âgé, par un mystérieux Euathlos fils de Céphisodémos, qui n’est sans doute qu’un étranger manipulé par Périclès ("Quelle indignité qu’un homme tout courbé par l’âge comme Thoukydidès ait péri après avoir été confronté à ce produit du désert scythe, ce fils de Céphisodémos, ce synégore bavard. Je n’ai pu m’empêcher de verser des larmes de pitié en voyant ce vénérable vieillard malmené par cette brute d’archer, lui qui face à Déméter du temps où il était le réputé Thoukydidès n’aurait pas supporté de se plier à cette Achaia [surnom de Déméter], et qui eût pu vaincre à la lutte d’abord dix Euathlos, et ensuite, par sa voix forte et ses cris, subjugué trois mille archers, se montrant ainsi beaucoup plus redoutable que tous les semblables du père de cet homme", Les Acharniens 702-712) : ce procès contre Thoukydidès est-il le procès qui l’a condamné à l’exil ? Si oui, cela signifie que Thoukydidès vers -443 est un homme très âgé : sans doute la condamnation de cet homme très âgé, qui avait rendu tant de services à la cité d’Athènes, a-t-elle paru injuste, abusive, inhumaine, à Sophocle. Ce dernier a donc cherché dans les récits anciens un épisode comparable pour écrire une œuvre destinée à faire comprendre aux Athéniens à quel point le jugement de Périclès via le mystérieux Euathlos contre Thoukydidès était injuste, abusif, inhumain. N’ayant pas trouvé une histoire à sa convenance, il en a inventée une qu’il a située à Thèbes, entre Créon le beau-père de l’antique Héraclès et Antigone la sœur de l’antique Polynice, Périclès s’incarnant dans Créon et lui-même s’incarnant dans Antigone. Et à la place du décret contre le vieillard Thoukydidès, il a inventé le décret contre le mort Polynice, pour crier à Périclès via Antigone : "Thoukydidès était mon frère en cœur et en politique, et quoi que tu décrètes je continuerai à l’aimer !", l’invocation à la loi non écrite sur le respect des morts ne servant qu’à habiller ce cri.


Cette lecture d’Antigone replacée dans son contexte historique implique qu’il ne faut pas voir dans le personnage de Créon une image de Périclès tel qu’il a réellement existé, mais une image de Périclès tel que Sophocle le voit vers -443, c’est-à-dire d’abord comme un responsable politique injuste, abusif et inhumain, dont les décisions ne nuisent aujourd’hui qu’à Thoukydidès/Polynice mais demain nuiront à la cité tout entière (comme le prédit le coryphée à la fin de la pièce : "Les grands discours des orgueilleux leur attirent des grands revers, ce n’est qu’en vieillissant qu’ils apprennent la sagesse", 1350-1353 ; on remarque dans cette conclusion un ultime hommage à Thoukydidès, qualifié de plus sage que Créon/Périclès parce que plus vieux). Le tragédien, répétons ici ce que nous avons dit plus haut, ne cherche aucune explication au décret de Créon, aucune justification, aucune circonstance atténuante : il ne veut pas, comme le fait Hegel, le montrer comme un dirigeant qui tente de concilier plus ou moins adroitement la raison d’Etat avec les raisons individuelles de ses administrés, il veut au contraire le montrer comme un homme qui, pour satisfaire son orgueil, prend des décisions contraires aux besoins de la majorité de ses administrés, et qui en conséquence conduiront la collectivité à sa perte. Tel ne semble pas Périclès, d’après les nombreuses sources que l’Histoire nous a léguées. A l’opposé de Créon, Périclès semble avoir eu toute sa vie une très haute conception de l’Etat, et pris des décisions répondant aux intérêts de tous les Athéniens et pas seulement de ses partisans les plus proches. Vers -443 précisément, l’ostracisme de Thoukydidès ne semble pas avoir provoqué un mouvement social de grande ampleur réclamant son retour et menaçant Périclès. Le fait que Sophocle ait été très attaché à Thoukydidès n’implique pas que la majorité des Athéniens y aient été attachés au même degré, l’existence de la tragédie Antigone semble même prouver le contraire : Sophocle veut apitoyer le spectateur pour l’amener à ses vues, en donnant à Thoukydidès l’apparence d’un homme mort et à Périclès l’image d’un homme qui ne respecte pas les morts, comme si l’apparence du vieux Thoukydidès et l’invocation du respect aux vieillards, et surtout le programme politique de Thoukydidès, ne suffisaient pas à eux seuls pour emporter l’adhésion de ce spectateur. Et si en -442 les Athéniens ont offert le premier prix à Sophocle, ce n’est sans doute pas parce qu’ils ont adhéré soudainement et massivement à la politique de Thoukydidès ni même parce que le tragédien les a convaincus que Périclès est un Créon, mais parce qu’ils ont aimé le Logos que Sophocle a déployé pour défendre la mémoire de Thoukydidès, et la sincérité brute avec laquelle Sophocle s’est exprimé à travers le personnage d’Antigone.


Car c’est effectivement Sophocle qui s’exprime dans Antigone, un Sophocle qui ne veut rien comprendre aux raisons de Périclès/Créon parce qu’il est trop bouleversé par l’exil/mort de Thoukydidès/Polynice, un Sophocle qui manque totalement d’objectivité sur la situation politique dans Athènes/Thèbes mais qui est totalement sincère dans son cri de douleur. Antigone, comme Ajax et Les Trachiniennes, est composée de deux parties : la première partie raconte la chute d’un personnage (celle d’Ajax dans Ajax, celle de Déjanire dans Les Trachiniennes, celle d’Antigone dans Antigone), la seconde partie raconte les conséquences de cette chute (les débats entre Teucros, Ménélas, Agamemnon et Ulysse dans Ajax, la mort d’Héraclès dans Les Trachiniennes, la mort d’Hémon et d’Eurydice dans Antigone), dans Antigone la première partie s’étend du vers 1 au vers 987, la seconde s’étend du vers 988 au vers 1353. Certains hellénistes obsédés par l’idée que les tragédiens du Vème siècle av. J.-C. ne visaient qu’au Beau avec un B majuscule, et ayant de ce Beau avec un B majuscule une définition très académique (nous avons expliqué dans notre paragraphe introductif à quel point cette idée doit être combattue), ont existé jusqu’au XIXème siècle, qui ont affirmé que cette seconde partie d’Antigone racontant la mort d’Hémon et d’Eurydice n’était pas de la main de Sophocle : la raison de cette affirmation est que leur définition du Beau s’apparentait à notre moderne définition de l’hystérie, s’incarnant dans un personnage qui clame son Désespoir avec un D majuscule, victime de l’Injustice avec un I majuscule, subissant tous les Malheurs possibles et impossibles avec un M majuscule, et mourant finalement de façon photogénique sans que le lecteur ou le spectateur soit renseigné sur le pourquoi de tous ces trémolos ; la mort d’Hémon et d’Eurydice introduisait une dimension politique à la pièce, et cela perturbait l’image idéale du Beau qu’ils croyaient voir dans Antigone clamant son Désespoir vide de pourquoi avant de mourir de façon photogénique emmurée vivante par l’Injuste Créon. N’en déplaise à ces hellénistes d’hier heureusement boudés par les hellénistes d’aujourd’hui, Sophocle est bien l’auteur de cette seconde partie, car le sujet principal d’Antigone, nous l’avons dit précédemment, n’est pas la révolte d’Antigone - et encore moins le Beau avec un B majuscule -, mais l’échec final de Créon, qui s’incarne précisément dans la mort de son fils Hémon et de sa femme Eurydice : Sophocle veut montrer que l’arbitraire du décret de Créon/Périclès contre Polynice/Thoukydidès ne provoquera que des mécontentements, et que, pour reprendre un couplet du Chant des partisans véhiculé par les résistants pendant l’occupation allemande entre 1940 et 1944, même si Créon/Périclès réussit à réduire au silence Antigone/Sophocle "un ami sortira toujours de l’ombre à sa place" - en l’occurrence Hémon qui, alors qu’Antigone est sur le chemin de son supplice, reprend aussitôt le discours de cette dernière opposant lois écrites et lois non écrites pour se dresser contre Créon ("“O malheureux, comment oses-tu juger ton père ?” “Parce que je te vois offenser la justice.” “Je suis fautif en faisant respecter mon pouvoir ?” “Tu lui nuis en piétinant les honneurs aux dieux”", 442-445). Insistons encore une fois sur le fait qu’Antigone n’est pas une excessive par nature, comme le voudrait Hegel, mais une jeune fille ordinaire devenue excessive par réaction aux excès de Créon. Antigone n’est pas une résistante dans l’âme, elle n’est pas une jusqu’au-boutiste, une fanatique aveugle : nous ne devons pas la considérer comme une annonciatrice de certains de nos syndicalistes modernes qui disent systématiquement : "Non !" chaque fois qu’un gouvernement avance des propositions, mêmes les plus opposées, parce qu’incapables de vivre dans la création ils croient trouver une raison d’être dans la destruction. Sur ce point nous devons relativiser ce que nous avons dit au début de cette analyse : certes Antigone nourrit son extrémisme de l’extrémisme de Créon, mais même dans l’excès elle conserve toujours sa raison, sa faculté de peser le pour et le contre. Antigone se désintéresse absolument des questions politiques, sociales, économiques, elle se désintéresse même de Créon : si elle s’oppose certes farouchement à son décret contre Polynice, en revanche à aucun moment dans la pièce elle ne porte un jugement positif ou négatif sur sa personne, sur ses goûts, sur son passé, sur ses projets, Créon n’existe pour elle que comme un obstacle à l’enterrement de son frère Polynice. L’Antigone de Sophocle n’a aucun rapport avec les Antigones illuminées apparues sous la plume de philosophes retors comme Heidegger, et de poéticiens, de pseudo-psychanalystes, de linguistes abscons des XIXème et XXème siècles dont nous tairons les noms, toutes porteuses d’un anarchisme totalitaire modelé sur l’Antigone hallucinée qu’Hölderlin a élaborée vers 1800 et dans laquelle Goethe, lecteur autrement plus éclairé de Sophocle comme nous l’avons dit plus haut, voyait simplement la preuve du basculement d’Hölderlin dans la folie. Contrairement à ce que prétend la lecture chrétienne de la pièce, et à ce que prétendent toutes ces versions hölderliniennes qui en découlent, Antigone n’est pas une missionnaire d’un absolu divin, elle ne se sacrifie pas pour un idéal aux dimensions de l’univers, au contraire elle se sacrifie pour défendre la mesure contre l’hybris, pour dire à Créon : "Stop. Tu vas trop loin. Je ne te suis plus. Si tu veux me tuer, tue-moi, mais si tu continues tu te perdras dans les excès, et je ne veux pas me perdre dans ces excès avec toi". Son évolution au cours de la pièce en est la preuve. L’histoire des gens fanatiques en effet suit toujours une courbe ascendante : ces gens apparaissent d’abord prisonniers d’une idée fixe, puis exclusifs dans leurs paroles et dans leurs actes, puis psychorigides, jusqu’à l’imbécillité au sens médical, plus le temps avance et plus ils se laissent enfermer dans leur obsession, et prennent plaisir à hâter leur propre mort qu’ils rêvent la plus spectaculaire possible pour tenter de justifier a posteriori le bon fondement de cette obsession. L’histoire d’Antigone au contraire suit une courbe descendante : au début de la pièce elle se présente avec panache devant Créon, fière de sa désobéissance ("Je reconnais les faits et ne les nie nullement", 443 ; juste avant, elle a même demandé à sa sœur Ismène d’assurer la publicité autour de son acte de rébellion : "Crie-le, au contraire, c’est en gardant le silence que je te détesterai davantage", 86-87 ; le célèbre vers 523 que nous avons précédemment commenté ["Celui-là, je veux non pas le détester, mais l’aimer"]), en concluant qu’il signifie : "Puisque toi tu le détestes, moi je veux l’aimer, rien que pour t’embêter !", est aussi un propos provocateur plein de défiance), puis elle s’efforce d’avancer des arguments raisonnables pour se légitimer ("Ce n’est pas Zeus qui a proclamée [cette loi contre Polynice], ce n’est pas la Justice assise aux côtés des dieux infernaux. Non, ce n’est pas là une loi qu’ils ont jamais fixée aux hommes, et je ne pense pas que tes défenses soient assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre d’autres lois, celles non écrites, inébranlables, des dieux. Ces lois-là ne datent ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles sont éternelles, et nul ne sait quand elles sont apparues", 450-457 ; "[Les Thébains] en conviendraient si la crainte ne fermait leur bouche. Mais la tyrannie a cet avantage entre autres de faire et dire ce qu’elle veut", 504-507 ; "[Les Thébains] pensent comme moi, mais ils se taisent", 509 ; "Il n’y a pas de honte à honorer un frère", 511 ; "[Etéocle] témoignera autrement [que toi] maintenant qu’il est chez les morts", 515 ; "L’Hadès réclame les mêmes règles pour tous", 519 ; "Qui sait si dans l’au-delà [tes principes] restent justes ?", 521), et quand Créon rend sa sentence de mort elle réfléchit à tout ce qu’elle perd, à sa jeunesse trop tôt sacrifiée, à la volupté et à la maternité qu’elle n’aura pas connues, à la lumière du jour qu’elle ne verra plus ("Regardez-moi, citoyens de ma patrie, suivre mon dernier chemin et lever les yeux vers mon dernier soleil. Puis tout sera fini. L’Hadès chez qui vont dormir tous les humains, m’emmène vivante sur les bords de l’Achéron sans que j’ai connu l’hyménée, ni les hymnes chantés devant la chambre nuptiale, l’Achéron sera mon époux", 806-816 ; "Et maintenant il m’arrête, il m’emmène, il me prive de mon fiancé, de mes noces, de ma part d’épouse et de mère, et sans amis, malheureuse, je descends vivante au séjour souterrain des morts", 916-920), et sur le chemin de son supplice elle finit par s’effondrer dans une succession d’états contradictoires, allant du délire (elle parle à sa mère et à son frère morts : "Je garde espoir que là-bas, ma venue sera chère à mon père, et à toi mère chérie, et à toi frère bien aimé, puisque c’est moi qui ai lavé et paré vos corps, et vous ai offert les libations funéraires. Aujourd’hui, Polynice, pour avoir pris soin de ta dépouille, tu vois mon salaire", 897-903) au désespoir total ("Aucun pleur, aucun ami, aucun mari ne m’escorte sur mon chemin, infortunée, plus jamais ne s’ouvrira pour moi l’œil sacré du jour, sur mon sort pas une larme, pas un soupir ami", 876-882 ; "A quoi bon regarder vers les dieux ? Lequel appeler à mon secours, puisque ma piété me fait passer pour impie ?", 922-924), jusqu’à implorer la pitié des vieillards de Thèbes qui l’accompagnent ("Regardez, notables de Thèbes, la dernière de vos princesses, regardez ce qu’elle subit, et par qui, à cause de sa piété !", 940-943). Une telle évolution suggère fortement que son acte n’est pas le résultat d’une froide réflexion idéologique - comme ceux des anarchistes de la fin du XIXème siècle qui tueront froidement rois et présidents dans l’espoir de faire triompher la cause anarchiste -, mais d’une soudaine, profonde et incontrôlable émotion à la vue de son frère mort. En tout cela Antigone ressemble beaucoup à Sophocle, dont les rares témoignages le concernant parvenus jusqu’à nous le montrent non pas comme un polémiste acharné, mais au contraire comme un homme ouvert à tous, même aux individus les plus opposés, et dont la voix douce et apaisante évoquait à ses interlocuteurs le miel des abeilles ("Il y avait tant de grâce dans son caractère qu’en toutes circonstances il recevait l’affection de tous", Vie de Sophocle 7 ; "Beaucoup ont imité chez tels de leurs devanciers ou de leurs contemporains, mais seul Sophocle savait butiner chez chacun ce qu’il y a de brillant. C’est pourquoi on le surnomma “l’abeille”. Il produisit un mélange de convenance, de douceur, d’audace et de variété", Vie de Sophocle 20 ; "Aristophane dit : “Son miel déposé”, et dans un autre passage : “Les lèvres de Sophocle enduites de miel”", Vie de Sophocle 22 ; "Vois les abeilles, comme elles volent au-dessus de toi et bourdonnent doucement et divinement en déversant les gouttes délicates de leur miel, qui fera naître ta poésie ; bientôt on dira de toi : “Il est la ruche des bonnes Muses”", Philostrate, Tableaux III.13 ; "Il fut surnommé “l’abeille” à cause de sa douceur", Suidas, Lexicographie, Sophocle S815 ; "L’abeille attique [surnom de Sophocle] délaissa Colone [dème de naissance de Sophocle] aux maintes collines, et dans les chœurs tragiques chanta Dionysos et sa passion pour Théoris et Erigoné, deux femmes que Zeus offrit comme amantes à Sophocle dans sa vieillesse", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.71) : la colère de Sophocle contre Périclès vers -443, sensible dans Antigone, n’est pas celle d’un idéologue fanatique, mais celle d’un homme momentanément incapable de se contrôler après avoir été soudainement et profondément blessé par le sort malheureux d’un proche. C’est sans doute ce cri du cœur du tragédien, brusquement en proie à la révolte, lui que tous les Athéniens connaissaient ordinairement apaisé et conciliant, qui a touché le jury en -442.


A la fin du XIXème siècle, deux conceptions littéraires se sont affrontées, celle d’Emile Zola et celle de Marcel Proust. Zola prétendait décrire le monde par des faits, seulement des faits, rien que des faits : le résultat de cette conception est le cycle des Rougon-Macquart, qui prétend décrire le monde du Second Empire depuis son instauration en 1852 jusqu’à sa chute en 1870. Proust de son côté prétendait que la pleine connaissance du monde nous est inaccessible, parce que pour connaître ce monde nous devons recourir à nos sens, et que nos sens nous trompent en attribuant à toutes nos perceptions un jugement lié au contexte de ces perceptions : par exemple, pour Proust, une madeleine est davantage qu’une pâtisserie, c’est un objet auquel il attache des souvenirs d’enfance, des sentiments et des opinions bien particuliers datant de cette époque de l’enfance. Proust parvenait donc à la conclusion que le seul monde que l’on peut décrire, c’est celui que l’on porte en soi, qui est nécessairement un monde relatif, tendancieux, non universel, les êtres et les choses qui entourent chacun de nous restent et resteront toujours une énigme, parce qu’ils ne sont que des écrans sur lesquels chacun de nous projette un sentiment ou une opinion particuliers dépendant du contexte dans lequel ces êtres ou ces choses sont vus, entendus, sentis, goûtés ou touchés. Proust répondait ainsi indirectement à Sainte-Beuve qui, avant Zola, prétendait que pour connaître un écrivain il faut étudier sa vie et non pas étudier son œuvre : selon Proust, Sainte-Beuve a tort, car les soi-disant événements de la vie d’un écrivain (sa naissance, ses résultats scolaires, son premier rapport sexuel, sa rencontre avec tel homme célèbre, son engagement pour telle cause, etc.) ne signifient rien en eux-mêmes, ils ne sont pas forcément conséquents dans l’évolution de la personnalité profonde de l’écrivain, au contraire de certains faits en apparence anodins mais riches d’avenir, pas toujours consignés par les écrivains et les documents officiels - comme, pour Proust, une madeleine trempée dans une tasse de thé. Le résultat de cette conception est le cycle d’A la recherche du temps perdu. Un siècle plus tard, il est clair que Proust a gagné contre Sainte-Beuve et Zola. Aujourd’hui, en l’an 2000, plus personne ne considère les Rougon-Macquart comme une œuvre objective sur le Second Empire : c’est une œuvre littéraire, à laquelle on peut trouver des réelles qualités littéraires, mais ce n’est nullement une œuvre de rapporteur impartial. Le cycle des Rougon-Macquart renseigne beaucoup plus sur les sentiments et les opinions de son auteur que sur le monde du Second Empire : les exposés sur les travaux du baron Haussmann dans La Curée, sur la condition ouvrière dans Germinal, sur le développement du chemin de fer dans La bête humaine, sur la naissance de la grande consommation dans Au bonheur des dames, sur les placements financiers des Rothschild dans L’Argent, sur la prostitution dans Nana, ou sur la guerre franco-allemande de 1870 dans La Débâcle, sont davantage des affirmations péremptoires de Zola sur ces différents sujets, que des descriptions ouvertes alternant arguments blancs et arguments noirs. Le rapprochement que nous avons opéré entre le personnage d’Antigone et Sophocle, et la distinction entre le Périclès historique et le Périclès que Sophocle suggère à travers le personnage de Créon, nous renseigne pareillement sur la personnalité de Sophocle davantage que sur le monde d’Athènes vers -443.


De nombreux parallèles sont possibles entre Créon et Périclès. Par exemple, dans son oraison aux morts athéniens de -431, Périclès dit que la crainte permet de maintenir l’ordre social ("La crainte ["dšoj"] nous retient d’enfreindre les lois existantes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.37), comme Créon : sa nièce Antigone et son fils Hémon le lui reprochent, affirmant que la crainte ne signifie pas l’adhésion ("Puis-je obtenir gloire plus glorieuse que celle de donner à mon frère une sépulture ? Tous ceux-ci en conviendraient si la crainte ["fÒboj"] ne fermait leur bouche. Mais la tyrannie a cet avantage entre autres de faire et dire ce qu’elle veut", 502-507 ; "[Les Thébains] pensent comme moi, mais ils se taisent", 509), et qu’elle nourrit un désir de révolte et de libération qui tôt ou tard s’exprimera ouvertement ("Ton visage intimide l’homme du peuple, qui tait ce que tu n’aurais pas plaisir à entendre. Mais moi j’écoute dans l’ombre à quel point la cité se lamente sur cette jeune fille : “Entre toutes les femmes, elle est celle qui mérite le moins pour son acte glorieux une mort infamante, elle qui n’a pas voulu que son frère, tombé au combat, privé de sépulture, soit la proie des chiens et des oiseaux rapaces, ne faut-il pas au contraire l’honorer à prix d’or ?”. Voilà la rumeur obscure qui sans bruit monte contre toi", 690-700). Si Créon ne cache pas qu’il est arrivé au pouvoir parce qu’il est le plus proche d’Œdipe et Etéocle par le gšnoj/sang ("Le sang fait de moi le plus proche parent laissé par ces morts", 174), il s’empresse de dire que tout son mérite réside dans sa capacité à gouverner et non dans cette appartenance de sang ("Il est impossible de juger de l’âme, de l’intelligence et des principes d’un homme tant qu’il n’a pas fait ses preuves dans le gouvernement et l’établissement des lois", 175-177), comme Périclès qui se réjouit que les magistrats d’Athènes soient élus selon leur mérite et non pas institués arbitrairement par héritage familial ou par système ("C’est en fonction du rang que chacun occupe dans l’estime publique que nous choisissons les magistrats de la cité, les citoyens étant désignés selon leur mérite plutôt qu’à tour de rôle. Quand un homme sans fortune peut rendre un service à l’Etat, l’obscurité de sa condition ne constitue pas pour lui un obstacle", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.40). Créon rejette ouvertement l’amour des dieux, qu’il remplace par l’amour de la cité ("Quiconque préfère aimer quelqu’un davantage que sa patrie, à mes yeux ne compte pas", 182-183 ; "Je n’aurai jamais pour ami un ennemi [de ma patrie]", 187 ; "Qu’[Antigone] soit née de ma sœur, qu’elle soit plus proche de moi que tous ceux qui peuvent ici se réclamer de ma famille [littéralement "de notre Zeus tutélaire"/"ZeÚj ˜rke‡oj"], elle n’échappera pas avec sa sœur à la mort infâme", 486-489 ; "Qu’elle invoque le dieu familial [littéralement "notre Dieu commun"/"D‹oj xÚnaimoj"] : si je nourris la révolte de ceux qui portent mon sang, je risque d’y inciter ceux qui le portent pas", 658-662), seul moyen selon lui de rapprocher les hommes et de leur offrir un salut ("Je sais que garantir le salut de la patrie garantit le salut de chacun, et que cela favorise l’amitié", 188-190), comme Périclès qui a été plusieurs fois accusé d’athéisme à cause de sa proximité de pensée avec les philosophies athées d’Anaxagore et de Protagoras (nous renvoyons ici à notre paragraphe précité sur la paix de Trente Ans), et qui estime qu’un homme refusant de témoigner de son amour de la cité en paroles ou en actes doit être considéré comme "inutile", et en conséquence être exclu de la cité ("Nous sommes en effet les seuls à penser qu’un homme qui ne se mêle pas de politique doit être qualifié non pas de citoyen paisible, mais de citoyen inutile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.40). Créon veut punir durement Antigone justement parce qu’elle lui est proche, pour montrer à ceux qui ne le sont pas à quel point il est inflexible avec ses principes ("Si je nourris la révolte de ceux qui portent mon sang, je risque d’y inciter ceux qui le portent pas", 658-662), comme Périclès qui punira durement les Samiens révoltés en -441 justement parce que le peuple samien est parmi les plus anciens alliés d’Athènes ("Les Samiens ressemblent aux enfants qui reçoivent la nourriture, mais continuent de pleurer", Aristote, Rhétorique 1407a), et comme plus tard Cléon, clone de Périclès, qui voudra punir durement les Mytiléniens de Lesbos en -427 pour la même raison, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse ("Songez à ce qui se passera si vous traitez de la même façon ceux de nos alliés qui se sont révoltés parce que nos ennemis les y ont contraints, et ceux qui l’ont fait parce qu’ils l’ont voulu. Croyez-vous qu’il en soit un seul qui ne saisisse quelque vague prétexte pour se soulever, quand on saura que le succès apporte la liberté et que l’échec n’attire pas une répression bien terrible ?", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.39). Créon dénonce le pouvoir de l’argent, qui corrompt la pureté de son combat pour le salut de la cité ("Depuis quelques temps des citoyens s’impatientent et murmurent contre moi, hochent la tête à la dérobée, ils ne se plient pas au joug comme il le faudrait, et ne m’acceptent pas. Je sais que ce sont eux qui, en les payant, ont incité les gardes à agir comme ils l’ont fait. Jamais pire fléau n’a existé parmi les hommes que l’argent qui ruine les cités, qui chasse les hommes de leurs maisons, maître corrupteur qui séduit les cœurs honnêtes, leur enseigne tous les crimes et les initie à toutes les impiétés", 289-301), comme Périclès au début de la deuxième guerre du Péloponnèse ("Vous attaquez en moi un homme sans pareil pour mener la politique et vous l’expliquer, qui aime sa patrie et qui est inaccessible à la tentation de l’argent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.60). Créon justifie les injustices ponctuelles par la hantise de l’anarchie ("C’est à celui que la cité a placé à sa tête que l’on doit obéir en toutes choses, justes ou injustes. Car je ne doute pas qu’un citoyen docile sache aussi bien commander qu’il se plie à obéir, et à la guerre fasse front vaillamment en loyal serviteur de son pays. L’anarchie est le pire des fléaux, elle perd les cités, détruits les foyers, rompt les lignes de combats et provoque les déroutes, alors que la discipline apporte la victoire à ceux qui restent à leur poste", 666-676 : le mot "anarchie"/"¢narc…a", qui apparaît dans ce passage au vers 672, doit être compris dans son sens littéral, c’est-à-dire "absence de chef", de "¢rc»"/"commencement, principe, origine, fondement" [qu’on retrouve dans le français "archéologie", étymologiquement "étude des origines"], d’où "commandement, pouvoir, autorité", qui a donné "¢rcoj"/"celui qui commande, guide, chef", précédé du préfixe privatif "¥n-" qui a gardé le même sens en français [comme par exemple dans "analphabète"/"qui ne connaît pas l’alphabet", ou "anachronique"/"qui n’est pas dans le temps/chronos", ou "anormal"/"qui s’oppose à la norme"], Créon emploie ce mot "anarchie" dans son sens étymologique de "qui s’oppose au chef/¢rcoj" et révèle du même coup sa dérive vers un pouvoir personnel), comme Périclès qui déclare que la tyrannie qu’il exerce sur les Athéniens, et la tyrannie que les Athéniens exercent sur tous les Grecs, sont un mal nécessaire au maintien de l’ordre (selon les deux fameux adages : "Une injustice vaut mieux que le désordre, car le désordre provoque les pires injustices" et : "On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs" : "Vous régnez désormais à la façon des tyrans qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, et qui ne peuvent plus abdiquer sans danger. Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, auraient vite fait de perdre l’Etat, même s’ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l’isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.63). On peut même supposer que la rudesse et la grandiloquence de Créon à l’égard des gardes, vers 280 à 314 (qui mélange la colère ["Tais-toi si tu ne veux pas me pousser à bout, et ne te montre pas aussi fou que tu es vieux !", 280-281] et la menace ["Trouvez celui qui a commis ce fait et amenez-le moi devant les yeux, sinon vous serez condamnés à l’Hadès, après avoir été pendus par les mains le temps nécessaire pour expier votre hybris", 306-309]), sont calquées sur le style de Périclès, dont la grandiloquence est raillée par Aristophane ("Du haut de sa colère, l’Olympien Périclès lança l’éclair, tonna, bouleversa la Grèce et édicta une loi dans le style des odes interdisant aux Mégariens de séjourner sur la terre, sur l’agora, sur la mer et sur le continent", Les Acharniens 530-534) et dont la rudesse à l’égard notamment d’Elpinice est évoquée par Plutarque (lors du procès contre Cimon en -468, il a repoussé Elpinice en l’accusant d’être trop vieille pour s’occuper encore de politique : "Stésimbrotos, évoquant ce procès, rapporte qu’Elpinice alla chez Périclès pour le solliciter en faveur de son frère, dont il était le plus ardent accusateur, et que Périclès lui dit en riant : “Elpinice, vous êtes bien âgée pour terminer une si grande affaire”", Plutarque, Vie de Cimon 20 ; de retour de l’expédition contre Samos en -440, il la repoussera une nouvelle fois pour le même motif, en lui demandant vulgairement de mettre moins de parfum dans ses cheveux : "Seule Elpinice ironisa en s’approchant de lui : “Voilà sans doute, Périclès, des exploits admirables et bien dignes de nos couronnes, d’avoir fait périr tant de braves citoyens non pas en combattant les Phéniciens ou les Perses comme mon frère Cimon, mais en ruinant une cité alliée qui tirait de nous son origine !”. Périclès sourit, et ne lui répondit que par ces vers d’Archiloque : “Mettez donc moins de parfum dans ces cheveux blancs”", Plutarque, Vie de Périclès 28). Il est possible que pour composer le personnage de Créon, Sophocle ait puisé dans des discours publics de Périclès aujourd’hui disparus, comme plus tard Beaumarchais puisera dans la noblesse de son temps pour composer son personnage d’Almaviva du Mariage de Figaro, ou comme Hugo puisera dans la noblesse de son temps pour composer son personnage de Ruy Gomez d’Hernani. Le syllogisme du discours inaugural de Créon, vers 162 à 210, sorti de son contexte, est parfaitement cohérent et correspond bien à la politique que Périclès développera dans son oraison funèbre aux morts athéniens en -431, rapportée intégralement par Thucydide au livre II paragraphes 35 à 46 de sa Guerre du Péloponnèse (dont nous avons conclu, à la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, qu’il trahit peut-être, malgré les apparences, l’échec de la politique que Périclès a voulu imposer depuis la signature de la paix de Trente Ans avec Sparte en -446) : Créon estime qu’un chef ne doit pas avoir d’autres amis que ceux de la communauté qu’il dirige, en l’occurrence l’Etat de Thèbes ("Je n’aurai jamais pour ami un ennemi [de ma patrie]", 187 ; "Mon sentiment est clair, jamais les malfaiteurs ne passeront dans mon estime avant les gens de bien. Au contraire tout patriote vivant ou mort me trouvera prêt à l’honorer", 206-210), or Polynice s’est dressé contre Thèbes, donc il doit être puni ("Quant à son frère Polynice, rentré d’exil pour livrer au feu sa patrie et ses dieux, s’abreuver du sang des siens et les emmener en esclavage, j’ai défendu officiellement qu’on lui accorde ni tombeau ni pleurs, et ordonné que son cadavre soit privé de sépulture, laissé en proie aux oiseaux et aux chiens", 198-206), lui pardonner serait commettre un crime contre la cité ("Je ne veux pas manquer à mon engagement envers la cité", 657), Polynice reste un traitre et ceux comme Antigone qui le défendent doivent être aussi considérés comme des traitres (Créon utilise le même mot "kakÒj"/"mauvais, méchant, malveillant, malfaiteur" pour désigner l’un et l’autre : "Jamais les malfaiteurs ne passeront dans mon estime avant les gens de bien", 207 ; "Je crains une femme malfaisante pour mon fils", 571). Sophocle trahit son opinion sur cette politique par l’attitude qu’il confère à Créon/Périclès face à Ismène, à Hémon et à Antigone. Ismène, d’abord, conteste l’autorité que Créon s’arroge sur Antigone, puisque le seul à avoir autorité légale sur Antigone est son fiancé Hémon ("Tu tuerais la femme de ton fils ?", 568 ; "O cher Hémon, comme ton père te méprise !", 572). Créon ne répond pas, mais son empressement à rompre les fiançailles entre Hémon et Antigone prouve qu’il est bien conscient que le propos d’Ismène est fondé ("Vous me fatiguez, vous deux et vos épousailles !", 573 ; "Repousse-la avec dégoût et laisse-la chercher un époux dans l’Hadès", 653-654 ; "Tu n’épouseras pas cette femme vivante !", 750). Hémon, ensuite, conteste le raisonnement de son père en disant que dans une communauté la gouvernance doit être l’affaire de tous, sinon la communauté n’en est plus une, elle devient la chose de son dirigeant : comment Créon peut-il être si sûr que lui seul a raison contre Antigone et contre tous les Thébains qui la soutiennent en pensée, de qui ou de quoi tient-il cette certitude ("Parfois un autre aussi peut avoir raison", 687 ; "Ceux qui s’imaginent être seuls raisonnables et posséder des idées ou des mots inconnus à tout autre, ouvre-les : tu ne trouveras en eux que du vide. Pour un homme, pour un sage, s’instruire sans cesse n’est pas honteux, pas plus que cesser de s’obstiner", 707-711 ; "Une cité n’est pas le bien d’un seul", 737) ? son soi-disant intérêt pour l’Etat thébain ne se confond-il pas avec son simple intérêt personnel ("Tu veux parler seul sans recevoir de conseils ?", 757) ? Créon ne répond pas davantage, mais le fait qu’il encourage les vieillards de son entourage à le désigner sous le titre de "basileus" ("basileÚj"/"roi légitime", par opposition à "tÚrannoj"/"tyran", désignant originellement un "roi élu par les classes riches et/ou par le peuple" à l’époque des Ages obscurs et au début de l’époque archaïque, qui deviendra synonyme de "roi illégitime, qui abuse de son pouvoir" à la fin de l’époque archaïque, plus particulièrement à Athènes après le renversement des Pisistratides en -511) à plusieurs reprises ("Mais voici venir le roi/basileus du pays, Créon fils de Ménécée", 155-156 ; "O malheureuse enfant du malheureux Œdipe, n’est-ce pas toi qu’on amène comme une rebelle au décret du roi/basileus ?", 379-382) ressemble à une tentative de se légitimer face au peuple thébain qui le lui refuse (comme le devin Tirésias qui au vers 1056 le désigne clairement comme un tyran au sens moderne ["La race des rois/tyrans est avide de profits honteux"]). Son propos sur la nécessité d’obéir aveuglément au chef pour conjurer l’anarchie, dans les vers 666-676 que nous avons précédemment cités, qui reprend les propos de Ménélas et Agamemnon dans Ajax ("C’est un traître, celui des sujets qui prétend ne plus vouloir obéir à son chef. Car jamais dans un Etat les lois ne seraient respectées si la crainte ne régnait pas, de même que dans une armée l’ordre disparaîtrait s’il ne se montrait pas redoutable", Ajax 1071-1076 ; "Celui qui garde en lui les notions de crainte et d’honneur, celui-là porte son salut. Une communauté dans laquelle on peut se livrer à toutes licences, même avec des vents favorables, finit toujours par sombrer", Ajax 1079-1083 ; "L’homme de bien est celui qui obéit à ceux qui détiennent le pouvoir", Ajax 1352), ne laisse par ailleurs aucun doute sur le caractère abusif de son gouvernement. Sa conviction qu’un chef est forcément supérieur à tous ("C’est donc la cité qui devrait me commander ?", 734 ; "Je devrais gouverner pour les ancêtres sous la terre ?", 736 ; "Une cité ne serait pas l’objet de celui qui tient le pouvoir ?", 738), qui est encore la même qu’Agamemnon dans Ajax ("Maintenant qu’[Ajax] est mort, nous n’aurions plus le droit de le fouler aux pieds ?", Ajax 1348 ; "Pourquoi avoir tant de respect pour un ennemi mort ?", Ajax 1356), va dans le même sens. L’image de la bride équestre qu’il avance pour définir sa politique ("Un léger frein suffit à maîtriser un cheval emporté", 477-478 ; cette image rappelle encore celle de l’aiguillon avancée par Agamemnon dans Ajax : "Le bœuf a des flancs puissants, mais il suffit d’un mince aiguillon pour le faire avancer droit", Ajax 1253-1254), qu’il oppose à la fable du chêne et du roseau avancée par Hémon ("Vois au bord des torrents comme l’arbre qui sait plier conserve bien sa ramure, tandis que celui qui s’obstine à résister périt arraché avec ses racines", 712-714), achève de renseigner sur sa nature autoritaire. Antigone, enfin, qui n’est pas une raisonneuse comme sa sœur Ismène et comme son fiancé Hémon, s’oppose à Créon car elle estime précisément que son désir d’enterrer Polynice est naturel et n’a pas besoin d’être justifié et défendu par la raison ("[Créon] n’a aucun droit de m’écarter des miens", 48 ; "Cesse de raisonner ainsi, ou je te haïrai, et le mort te haïra avec justice quand tu seras à ses côtés", 93-94). De même que dans les Rougon-Macquart Zola ne décrit pas le Second Empire tel qu’il a réellement existé mais tel que lui le voit, de même que dans A la recherche du temps perdu Proust ne décrit pas le monde de la Belle Epoque tel qu’il a réellement existé mais tel que lui le voit, dans ce Créon tyrannique, dominateur, injuste, prétentieux, intolérant que décrivent Ismène, Hémon et Antigone, Sophocle ne décrit pas Périclès tel qu’il a réellement existé, mais tel que lui le voit vers -443. Dans son oraison funèbre de -431, Périclès affirme respecter les règles non écrites ("Nous obéissons aux magistrats et aux lois, surtout à celles qui assurent la défense des opprimés et aux lois non écrites qui attirent sur ceux qui les transgressent un mépris général", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.37) : Sophocle, dans Antigone, semble lui répondre par anticipation : "Tu dis que tu respectes les lois non écrites, Périclès, mais en réalité tu ne les respectes pas !". Dans la même oraison funèbre, Périclès assure qu’il veut donner à chaque Athénien la liberté de s’exprimer ("Nous ne pensons pas que la parole nuit à l’action, nous estimons au contraire qu’il est dangereux de passer aux actes avant que la parole nous ait éclairé sur ce que nous devons faire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.40) : Sophocle lui répond également par anticipation : "Tu nous laisses libre de parler, oui, mais à condition que nous pensions comme toi, quand nous ne sommes pas d’accord avec toi tu nous ostracises comme Cimon et Thoukydidès !" ("Tu veux parler seul sans recevoir de conseils ?", 757).


Sur quelle raison s’appuie cette hostilité à Périclès que le tragédien manifeste dans Antigone ? Cette hostilité est-elle profonde ?


La première question revient se demander si Antigone veut enterrer Polynice qui l’indiffère simplement pour s’opposer à Créon qu’elle déteste, ou si elle s’oppose à Créon qui l’indiffère simplement parce qu’elle veut enterrer Polynice qu’elle aime, ou, plus simplement : son frère est-il un prétexte à l’expression d’une haine organique et irrationnelle à l’encontre de Cléon, ou l’objet d’une affection réelle ? La réponse à cette question se trouve dans l’aveu de l’héroïne en chemin vers son supplice, vers 908 à 912 ("Quel est le principe auquel j’ai obéi ? Si mon mari meurt, je peux en trouver un autre, et je peux avoir d’autres enfants si mon premier meurt aussi ; mais mon père et ma mère étant dans l’Hadès, aucun autre frère ne me naîtra"). Dans ce passage, dont nous avons rappelé que certains n’y voient qu’une plaisante allusion à un chapitre de l’Histoire d’Hérodote - à tort, car le fait qu’Antigone choisisse d’aller jusqu’au bout de son supplice sans renoncer à enterrer son frère prouve à lui seul qu’elle est attachée au principe contenu dans cet aveu -, Antigone déclare en effet qu’elle veut défendre la mémoire de son frère parce qu’il est le dernier membre de sa famille, et qu’elle ne se serait jamais montrée aussi acharnée si Créon avait livré aux charognards son mari ou ses enfants au lieu de Polynice : pour elle, les liens de sang ancestral - ceux qui relient les enfants à leurs parents, et les frères à leurs sœurs - sont plus importants que les liens par alliance (elle annonce là l’adage moderne qui console les femmes abandonnées par leurs maris : "Un de perdu, dix de retrouvés !"), et même que les liens de sang infantile - ceux qui relient les parents à leurs enfants (cela heurte nos valeurs modernes, nous qui vivons depuis le XIXème siècle dans un monde où la mortalité infantile est très basse et qui ne comprenons plus comment une mère peut rester indifférente à la mort de son enfant, mais c’était là une position naturelle et même salutaire pour les mères du temps pas si ancien où la mortalité infantile était élevée : la survie de ces mères, et au-delà des familles, passait par l’acceptation que, sur un grand nombre d’enfants mis au monde, seul un petit nombre parviendrait à l’âge adulte, passait par leur indifférence face à leurs enfants morts). On en déduit que si, à la place de son frère Polynice, Créon avait livré sa sœur Ismène aux charognards, Antigone se serait conduite de la même façon : elle aurait voulu enterrer sa sœur contre le décret de Créon, par fidélité au lien de sang ancestral. Ce n’est donc pas par haine organique et irrationnelle de Créon, qu’Antigone s’oppose au décret de ce dernier, mais parce qu’elle reste très attachée à son père Œdipe et à sa mère Jocaste, et à son frère Polynice et à sa sœur Ismène (qu’elle repousse avec rudesse pour mieux lui sauver la vie, comme nous l’avons dit plus haut) qui y sont issus. On peut même dire qu’elle y reste trop attachée : le peu de valeur qu’elle accorde au lien par alliance, au mariage précisément, nous amène à penser que si elle avait vécu plus longtemps, elle n’aurait jamais pu devenir une bonne épouse pour Hémon, à aucun moment dans la pièce elle ne témoigne effectivement pour ce dernier d’un sentiment aussi fort que celui qu’elle témoigne pour son frère Polynice. Antigone regarde vers le passé, vers les morts qu’elle magnifie, elle veut se soumettre aux lois qu’elle leur suppose ("L’Hadès réclame l’application de ses lois ["nÒmoj"]", 519), sa révolte n’est pas dirigée contre l’Etat thébain ni contre Créon comme le voudrait Hegel, ni contre l’Injustice avec un I majuscule comme le voudraient les chrétiens, elle est simplement l’expression de son attachement viscéral à ce sang ancestral. Ainsi, contrairement à ce qu’affirment beaucoup de commentateurs anciens et modernes, Antigone ne doit nullement être regardée comme une révolutionnaire, comme une incarnation du "Non !" des idéologies progressistes, mais au contraire, sinon comme une traditionnaliste pure et dure, du moins comme une femme qui estime que, si Nouveauté n’est pas mauvaise par essence et s’avère même bénéfique dans certains domaines, en revanche elle doit être combattue quand elle entre en conflit avec Tradition. La tragédie Antigone n’est pas un combat entre une raison d’Etat et une raison individuelle, mais, si nous débarrassons Créon et Antigone de leurs masques respectifs, un combat entre Périclès qui dit : "Anaxagore et Protagoras ont raison : les dieux n’existent pas, toute chose est à la mesure de l’homme ! Nous devons remplacer l’amour de ces dieux qui n’existent pas, auxquels nos ancêtres vouaient des cultes familiaux, par l’amour de la cité ! Quiconque persiste à aimer les dieux, comme Thoukydidès, quiconque persiste à placer les lois du sang ancestral avant les lois de la cité/polis, comme encore Thoukydidès, doit être ostracisé !", et Sophocle qui répond : "Stop. Tu vas trop loin. Je ne te suis plus. Si tu veux me tuer, tue-moi, mais si tu continues tu te perdras dans les excès, et je ne veux pas me perdre dans ces excès avec toi. Je veux rester fidèle à certains héritages". Plutôt qu’une lutte entre une raison collective et une raison individuelle, Antigone est une lutte entre les lois des hommes - celles des assemblées démocratiques comme celles du tyran qui les incarnent - et les lois que les ancêtres affirment héritées des dieux. Dans sa tragédie Les euménides, en -458, Eschyle montre la déesse Athéna affirmer clairement que les lois des dieux, protégées et incarnées par les nobles constituant l’Aréopage, doivent rester plus prééminentes sur les lois des hommes, car les secondes en encourageant les vengeances personnelles interminables - en l’occurrence celle de Clytemnestre contre Agamemnon, puis celle d’Oreste contre Clytemnestre - produisent le chaos, tandis que les premières sont garantes de l’ordre ("[Sur le mont Arès] désormais le respect et sa sœur la crainte ["fÒboj"], jour et nuit, retiendront les citoyens loin du crime, sauf s’ils veulent encore bouleverser les lois ["nÒmoj"]", Les euménides 690-693). Plus tard, après sa condamnation à mort, répondant à Criton qui l’incitera à s’enfuir pour échapper au supplice, Socrate dira au contraire que les lois des hommes sont garantes de l’ordre social et que pour cette raison elles doivent être obéies quel que soit leur contenu ("Au moment de notre fuite, ou comme il te plaira d’appeler notre sortie, si les lois ["nÒmoj"] et l’Etat lui-même se présentent devant nous et nous disent : “Socrate, que vas-tu faire ? L’action que tu prépares ne tend-t-elle pas à nous renverser en même temps que l’Etat tout entier ? Car quel Etat peut subsister où les jugements rendus n’ont aucune force et sont foulés aux pieds par les particuliers ?”, que pourrons-nous répondre, Criton, à ce reproche semblable à beaucoup d’autres qu’on pourra nous adresser ?", Platon, Criton 50a-b ; Socrate semble là singer Créon : "Je n’aurai jamais pour ami un ennemi [de ma patrie]", Antigone 187 ; "Mon sentiment est clair, jamais les malfaiteurs ne passeront dans mon estime avant les gens de bien. Au contraire tout patriote vivant ou mort me trouvera prêt à l’honorer", Antigone 206-210 ; "Je ne veux pas manquer à mon engagement envers la cité", Antigone 657), en ajoutant que leur injustice apparence n’est que le reflet de l’injustice des hommes qui les promulguent, ce sont donc ces derniers qu’il faut contester et non pas les lois elles-mêmes ni l’Etat qu’elles structurent ("Socrate [ce sont les lois qui parlent directement au philosophe], suis les conseils de celles qui t’ont nourri : ne mets pas tes enfants, ni ta vie, ni quoi que ce soit au-dessus de la justice, et quand tu arriveras aux Enfers tu pourras plaider ta cause devant les juges que tu y trouveras, car si tu fais ce que [Criton] te propose sache que tu n’amélioras tes affaires ni dans ce monde ni dans l’autre. Et subissant ton arrêt, tu meurs victime honorable de l’iniquité, non des lois, mais des hommes ; si tu fuis en revanche, si tu repousses sans dignité l’injustice par l’injustice, le mal par le mal, si tu violes le traité qui t’obligeait envers nous, tu mettras en péril ceux que tu devais protéger, toi, tes amis, ta patrie et nous, tu nous auras pour ennemis pendant ta vie, et quand tu descendras chez les morts nos sœurs les lois des Enfers ne t’y accueilleront pas favorablement car tu te seras efforcé de nous détruire. Ainsi, que Criton n’ait pas sur toi davantage de pouvoir que nous, et ne préfère pas ses conseils aux nôtres", Platon, Criton 54b-d). Dans notre paragraphe introductif, nous avons expliqué pourquoi la tragédie à partir de Clisthène de Sicyone a ruiné le pouvoir et l’inaccessibilité des dieux anciens - elle les a montrés agonisant pitoyablement sur une scène de théâtre -, et comment elle a permis l’émergence de quatre nouveaux dieux, la politique (c’est-à-dire l’art de gouverner la pÒlij, l’art du vivre-ensemble), la science, la justice, la philosophie ; nous avons rappelé aussi qu’au cours du Vème siècle av. J.-C. ces quatre nouveaux dieux se sont révélés aussi fragiles que les anciens : la tragédie Antigone, au milieu du siècle, témoigne de ce basculement des dieux nouveaux contestés par Eschyle et défendus jusqu’à l’absurde par Socrate (qui choisit de boire la cigüe décrétée par les Athéniens), car elle remet en cause leur capacité à donner un sens au monde via Créon qui en est l’archétype le plus abouti et le plus totalitaire, Sophocle les définissant comme un moyen et non pas comme une fin (nous renvoyons sur ce point au chœur des vieillards thébains, vers 332 à 375, qui est un pastiche du long monologue de Prométhée au vers 436 à 506 de Prométhée enchaîné d’Eschyle : dans les deux cas sont évoquées les étapes de l’Histoire des hommes, depuis le temps des cavernes jusqu’à l’émergence des cités, mais tandis que chez Eschyle le feu de Prométhée assure aux hommes un avenir positif, chez Sophocle le décret injuste de Créon incite les vieillards thébains à relativiser la prétendue vertu des lois politiques, et à réclamer un retour partiel aux lois anciennes que les anciens attribuaient aux dieux ["Que l’homme insère donc dans ce savoir, dans les lois de sa cité, une part de la justice des dieux à laquelle il a juré foi. Il s’élèvera ainsi dans sa cité, alors qu’il s’en exclut en laissant le crime le contaminer par bravade", Antigone 367-371]).


La réponse à la seconde question se trouve dans les faits historiques. Périclès n’est pas un Créon, et Sophocle n’est pas une Antigone : Périclès ne condamnera pas Sophocle à être emmuré vivant, et Sophocle ne persistera pas dans sa révolte jusqu’à la mort. Tel César qui détruira les hommes politiques Caton d’Utique et Metellus Scipion mais qui donnera l’accolade à l’homme de pensée Cicéron, tel Richelieu qui décapitera l’homme politique Henri II de Montmorency mais qui dans l’Académie Française gavera d’honneurs immortels les hommes de pensée les plus indociles de son temps, tel Napoléon qui chassera les futurs hommes politiques Louis XVIII et Charles X et fusillera le duc d’Enghien mais qui amnistiera l’homme de pensée Chateaubriand, Périclès ostracise l’homme politique Thoukydidès mais se retient de nuire à l’homme de pensée Sophocle, au contraire il lui offre une tribune. Peu après sa victoire au concours tragique de -442, Périclès consent à voir Sophocle accéder au titre de stratège. Quelques mois plus tard, certains habitants de Samos se soulèvent contre la domination athénienne. Périclès organise une expédition pour mâter ce soulèvement : Sophocle accepte de l’accompagner en se soumettant à son autorité, révélant ainsi que son hostilité à l’encontre de Périclès n’était pas aussi profonde et durable que celle de son héroïne Antigone à l’encontre de Créon. Sophocle s’est laissé corrompre. Périclès en revanche n’a pas changé depuis -442 : s’il emmène Sophocle avec lui vers Samos, ce n’est pas parce qu’il estime que le tragédien lui sera d’un grand secours dans les opérations militaires - au contraire il estime avec raison que Sophocle est un stratège nul : nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, dans lequel nous détaillons le déroulement de cette guerre contre Samos -, mais pour le réduire au silence en lui montrant que dans les faits la gestion d’un Etat est plus compliquée qu’il ne le croit, et que le discours d’Antigone n’est qu’un blablabla creux, sur le mode : "Puisque tu m’es si supérieurement intelligent, Sophocle, puisque que tu me qualifies de Créon injuste, abusif et inhumain, dis-moi comment je dois gérer le soulèvement des Samiens. La pérennité d’Athènes dépend de la pérennité de l’empire, qui est présentement menacé par le soulèvement des Samiens : si je réprime les Samiens, je suis injuste, abusif et inhumain comme Créon, mais si je ne les réprime pas j’encourage toutes les autres cités de l’empire à se soulever pareillement et à transformer l’ordre qui règne actuellement en Egée, dont tu profites comme moi, et comme les Samiens malgré ce qu’ils prétendent, en un chaos qui engendrera toutes les injustices, tous les abus, toutes les inhumanités. Montre-moi donc comment ne pas être un Créon. Explique-moi comment ta juste et sage Antigone agirait à ma place". Périclès est en somme un hégélien avant Hegel : il veut opposer sa raison d’Etat à la douleur individuelle de Sophocle, en montrant à ce dernier, tel le Créon d’Anouilh, que "c’est facile de dire non" et qu’"il faut bien qu’il y en ait qui disent oui" (le passage de son discours de -430 justifiant la tyrannie, rapporté dans le paragraphe 63 du livre II de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, que nous avons cité plus haut, va complètement dans ce sens). Sa décision d’emmener le tragédien vers Samos est l’un de ses nombreux chefs-d’œuvre d’intelligence politique. Sophocle lui répondra d’une certaine manière, en renonçant à jouer le moindre rôle militaire et en passant tout son temps à tâter les cuisses des jeunes éphèbes assiégeant la cité (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Au-delà de cette expédition qui se soldera finalement par la reddition des révoltés samiens, l’Histoire montrera que Périclès avait raison contre Thoukydidès : sa politique délicatement équilibrée entre les grands travaux, la colonisation des îles égéennes et de Thourioi, le maintien d’une puissante flotte militaire sécurisant les transactions commerciales vers toutes les cités de l’empire, et la répression immédiate de toute velléité indépendantiste minoritaire (comme celle de la noblesse de Samos), assurera une paix générale dans toute la Méditerranée orientale jusqu’à sa mort ; après sa mort, l’abandon de cette politique équilibrée, bien éloignée de la politique totalitaire de Créon dans la pièce de Sophocle, causera l’effondrement d’Athènes. De son côté, guéri de sa douleur de voir Thoukydidès ostracisé, Sophocle retiendra la leçon de l’expédition contre Samos : dans Œdipe roi, dont nous situons la rédaction au moment de l’épidémie qui ravagera Athènes à partir de -430, Périclès servira encore de modèle au personnage d’Œdipe, mais il sera présenté davantage comme une victime que comme le tyran impitoyable Créon qu’il était dans l’Antigone de -442, le tragédien se montrera aussi compatissant pour Périclès victime de la typhoïde que pour Thoukydidès ostracisé.


On peut s’interroger, en conclusion, sur la nature des choix politiques de Sophocle : celui-ci a-t-il soutenu Thoukydidès contre Périclès par pure démagogie, simplement pour jouer un rôle dans le gouvernement d’Athènes, comme ces élus qui dans les régimes parlementaires adoptent un jour une tendance poivre et le lendemain une tendance sel pour faire tomber les ministères et se convaincre qu’ils sont importants, ou l’a-t-il soutenu sincèrement, estimant que Périclès était nuisible à Athènes ? Le fait qu’Athènes pendant une quinzaine d’années a été l’Etat le plus puissant du monde, depuis les lointaines côtes sud de la France actuelle jusqu’au Levant, et depuis l’Egypte jusqu’aux lointaines côtes sud de l’Ukraine actuelle, et un modèle politique et artistique pour les millénaires ultérieurs, n’empêche pas que l’homme qui a bâti cette Athènes dominatrice a pu apparaître au début de ces quinze ans comme un dictateur aux yeux de ses contemporains. Peut-être que la réponse à cette question se trouve dans l’assemblée des vieillards thébains qui constitue le chœur d’Antigone. Avec ce chœur, Sophocle renoue avec la fonction première de la tragédie de Clisthène de Sicyone, celle de rire férocement de ses ennemis. Les ennemis visés dans ce chœur, ce sont les Athéniens de -443, ou plus exactement - pour reprendre la distinction que Proust oppose à Zola - les Athéniens tels que Sophocle les voit en -443, qui, comme les vieillards thébains, sont d’accord avec Antigone/Sophocle mais se taisent ("Nous prenons acte, ô fils de Ménécée, du sort auquel tu destines l’ami et l’ennemi de Thèbes. Rien de t’empêche de prendre toutes mesures qui t’agréent, à l’égard des morts et à l’égard des vivants comme nous", 210-214 ; "Puis-je obtenir gloire plus glorieuse que celle de donner à mon frère une sépulture ? Tous ceux-ci en conviendraient si la crainte ne fermait leur bouche. Mais la tyrannie a cet avantage entre autres de faire et dire ce qu’elle veut", 502-507 ; "[Les Thébains] pensent comme moi, mais ils se taisent", 509 ; "Ton visage intimide l’homme du peuple, qui tait ce que tu n’aurais pas plaisir à entendre. Mais moi j’écoute dans l’ombre à quel point la cité se lamente sur cette jeune fille : “Entre toutes les femmes, elle est celle qui mérite le moins pour son acte glorieux une mort infamante, elle qui n’a pas voulu que son frère, tombé au combat, privé de sépulture, soit la proie des chiens et des oiseaux rapaces, ne faut-il pas au contraire l’honorer à prix d’or ?”. Voilà la rumeur obscure qui sans bruit monte contre toi", 690-700), et qui appellent prudence leur couardise ("Tu as voulu aller au bout de ton audace, [Antigone,] et tu es venue buter brutalement contre le haut piédestal où se dresse la Justice", 853-855 ; "La piété honore certes le respect, mais celui qui possède le pouvoir ne peut pas tolérer que ce pouvoir soit transgressé. Ton esprit indépendant t’a perdu", 872-875). Dans cette perspective, la représentation publique de la tragédie Antigone apparaît comme un équivalent des derniers honneurs qu’Antigone rend à son frère : c’est un acte de rébellion publique contre les décisions du dirigeant Périclès/Créon, et il n’est pas impossible que Sophocle ait écrit certaines scènes montrant ces vieillards thébains en imaginant les réactions que les membres du jury de -442 auraient face à sa pièce (comme celle des vers 278-279 dans laquelle ils tentent de minimiser l’implication d’Antigone/Sophocle contre le décret de Créon/Périclès à l’encontre de Polynice/Thoukydidès en disant que l’acte qui a été commis relève des puissances obscures : "Seigneur, les dieux ne sont sans doute pas étrangers à cet événement, telle est ma réflexion depuis un moment") ; les circonvolutions du garde face à Créon, ses lenteurs ridicules vers 243-243 et 315-331 qui cachent mal sa lâcheté ("“Je veux régler mon cas d’abord. Ce n’est pas moi qui ai commis cet acte, et je n’en ai pas vu l’auteur. Je ne mérite pas qu’on me punisse.” “Tu devines ma pensée, et prudemment tu dresses une barrière autour des faits. Tu as donc une fâcheuse histoire à me conter.” “On hésite toujours à porter les mauvaises nouvelles”", 238-243 ; "“Est-ce aux oreilles ou au cœur que [mes propos] te mordent ?” “Pourquoi ergoter sur le point où je souffre ?” “C’est le coupable qui irrite ton cœur, moi je n’irrite que tes oreilles.” “Quel insupportable raisonneur tu fais !” “… qui n’est pas coupable de l’attentat dont on l’accuse”", 317-321), ont dû être écrites avec le même état d’esprit. Reste que le tragédien, juste avant de mourir, a eu selon certains auteurs l’occasion de méditer sur son erreur de jugement de -443. Dans ses Actes et paroles mémorables, Valère Maxime rapporte que Sophocle, en -406, meurt juste après la représentation d’une de ses tragédies ("Sophocle, déjà fort avancé en âge, avait présenté une tragédie au concours. L’incertitude de la décision le tint longtemps dans l’inquiétude. Enfin il l’emporta d’une voix et la joie qu’il en ressentit fut cause de sa mort", Actes et paroles mémorables IX.12, Exemples étrangers 5). Diodore de Sicile dans sa Bibliothèque historique dit la même chose ("C’est à cette époque [sous archontat de Callias, entre juillet -406 et juin -405] que mourut le poète tragique Sophocle, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, durant lesquels il remporta le prix dix-huit fois. On dit que le dernier qu’il remporta à sa dernière tragédie, le fit mourir de joie", Bibliothèque historique XIII.103). Pline l’Ancien dit aussi la même chose ("La mort subite est une chose singulière mais fréquente, le plus grand bonheur qui puisse arriver dans la vie, nous montrerons qu’elle est due à des causes naturelles. Verrius en a cité beaucoup d’exemples, pour notre part nous nous étendrons moins et ferons un choix : outre Chilon dont nous avons parlé, la joie a causé la mort de Sophocle et de Denys le tyran de Sicile, tous deux apprenant qu’ils avaient remporté le prix de la tragédie", Histoire naturelle, VII, 54.1). Selon Satyros cité par l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle, cette tragédie au terme de laquelle meurt Sophocle est précisément Antigone ("D’après Satyros, c’est en récitant Antigone et en tombant vers la fin sur une pensée longue ne comptant ni point ni virgule pour la pause, qu’il tendit trop la voix et, avec elle, perdit la vie. D’autres disent qu’après la représentation de sa tragédie, quand il fut proclamé vainqueur, il mourut vaincu par la joie", Vie de Sophocle 14), reprise dans un contexte historique beaucoup plus dramatique que celui de -442 : en -406, les troupes spartiates stationnent aux portes d’Athènes, ayant établi leur camp justement à Colone, le dème natal de Sophocle, dans quelques mois la dernière flotte athénienne sera totalement détruite à Aigos-Potamos, et peu de temps après les Spartiates entreront dans la cité, la démocratie sera renversée et remplacée par le régime dictatorial des Trente. A cette date, en -406, les Athéniens et Sophocle ont pu voir dans la pièce une signification nouvelle, non plus celle anecdotique et ancienne d’un homme blessé par l’ostracisme d’un ami, mais celle plus universelle d’un personnage qui jusqu’à la mort refuse d’obéir à un ordre contraire à ses principes - tel Cambronne vu par Victor Hugo dans Les misérables, clôturant la Révolution française par son historique : "Merde !" aux monarques de Waterloo. C’est cette signification nouvelle qui est demeurée jusqu’à aujourd’hui, sur laquelle chacun apporte son jugement, positif comme les chrétiens ou négatif comme Hegel, en le rapprochant de ses propres principes et de ceux qui s’y opposent.

  

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