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Antigone (-442)

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Antigone apparaît à la fin de la tragédie d’Eschyle Les Sept contre Thèbes : vers 1005 à 1078, un héraut clame l’ordre de Créon de ne pas enterrer Polynice ("Je dois proclamer ici ce qu’ont jugé et décrété les conseillers du peuple de la cité cadméenne. Pour celui-ci, Etéocle, en raison de son dévouement à sa patrie, il a été décrété qu’il serait enseveli après des pieuses funérailles : plein de haine pour nos ennemis, il a voulu mourir dans sa patrie et pur à l’égard des temples de nos pères, sans reproche, il est mort où il est beau de mourir pour les jeunes hommes, voilà ce qu’à son propos j’ai mission de dire. Mais pour son frère Polynice, dont voici le corps, il sera jeté hors de nos murailles sans sépulture, en proie aux chiens, car il aurait été le dévastateur du pays cadméen si un dieu ne s’était pas dressé devant sa lance : même mort, il gardera sa souillure à l’égard des dieux de nos pères, qu’il a outragés en lançant une armée étrangère à l’assaut de sa cité. Il doit donc être enseveli par les seuls oiseaux de l’air pour en payer l’ignominieuse peine, nul bras ne doit l’accompagner pour répandre sur lui la terre, ni aucune lamentation l’honorer de ses chants aigus, il doit au contraire être ignominieusement privé du cortège de ses proches : ainsi en a décrété le nouveau pouvoir cadméen", Les Sept contre Thèbes 1005-1025), Ismène garde le silence, seule Antigone élève la voix ("Moi, je déclare aux chefs des Cadméens que si personne ne veut aider à l’ensevelir, c’est moi qui l’ensevelirai. Je saurai affronter un péril pour enterrer un frère, sans rougir d’être indocile et rebelle à ma cité", Les Sept contre Thèbes 1026-1030). La majorité des hellénistes admet aujourd’hui que ce passage, qui arrive comme un cheveu sur la soupe après trois tragédies (Laïos, Œdipe, Les Sept contre Thèbes) centrées sur les conséquences de la désobéissance de Laïos au dieu Apollon et clôturées définitivement avec la mort des deux derniers héritiers (car dans cette trilogie Eschyle ne donne pas d’enfants à Polynice ni à Etéocle : "Dois-je me réjouir et saluer d’une clameur pieuse le sauveur qui a préservé cette cité du mal, ou pleurer les chefs de guerre, douloureux et misérables, privés de postérité ?", Les Sept contre Thèbes 824-828), créant ainsi un ultime rebondissement qui débouche sur rien puisque Les Sept contre Thèbes est la dernière tragédie de la tétralogie, est un ajout écrit à une date inconnue par un copiste maladroit qui a voulu créer un lien entre cette tragédie d’Eschyle et la tragédie Antigone de Sophocle. Dans Œdipe à Colone, sa dernière pièce écrite à l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C., Sophocle lui-même semble vouloir également créer une continuité entre cette évocation de la mort prétendue d’Œdipe à Colone et son ancienne pièce Antigone de -442 : il y montre effectivement Polynice qui demande à ses deux sœurs Antigone et Ismène de lui promettre un tombeau au cas où il perdrait la vie dans la guerre qu’il prépare contre Etéocle ("O mes sœurs qui avez entendu les malédictions implacables d’un père, au nom des dieux, si ces malédictions un jour s’accomplissent et si pour vous s’achève le retour au foyer, ne me faites pas affront et mettez-moi dans une tombe, entouré d’offrandes funèbres", Œdipe à Colone 1405-1410), et Antigone qui demande à Thésée de la ramener avec Ismène à Thèbes avant qu’Etéocle et Polynice ne s’entretuent ("Renvoie-nous dans notre antique Thèbes afin, s’il est possible, que nous empêchions le carnage qui avance déjà vers nos deux frères", Œdipe à Colone 1769-1172). Mais dans l’Iliade, qui est bien plus ancienne que l’Œdipe à Colone de Sophocle et donc plus près des événements, Homère semble sous-entendre qu’Œdipe a trouvé la mort à Thèbes et non pas en exil à Colone ("Seul se lève Euryale, mortel égal aux dieux, né de Mécistée le fils de Talaos qui jadis à Thèbes participa aux jeux funèbres d’Œdipe déchu ["dedoupÒtoj", littéralement "tombé en faisant du bruit"] et y triompha de tous les descendants de Cadmos", Iliade XXIII.677-680). Pausanias adopte cette idée et l’oppose clairement à Sophocle ("Le tombeau d’Œdipe est dans l’enceinte [de l’Aréopage, à Athènes]. Mes recherches m’ont appris que ses os ont été apportés de Thèbes, car ce que Sophocle dit de la mort d’Œdipe n’est pas croyable : on lit en effet dans Homère que Mécistée alla disputer un prix à Thèbes, aux jeux qui furent célébrés à la mort d’Œdipe", Description de la Grèce, I, 28.7). Par ailleurs, dans sa monumentale Description de la Grèce, le même Pausanias décrit le célèbre coffre de Cypsélos, coffre dans lequel a été caché Cypsélos le tyran de Corinthe du VIIème siècle av. J.-C. par sa mère quand il était enfant, qui plus tard a été déposé dans le temple d’Héra à Olympie, jusqu’au temps de Pausanias au IIème siècle. Le géographe décrit longuement les décorations de ce coffre aux paragraphes 17 à 19 du livre V de son livre : une des décorations est consacrée à la lutte entre Polynice et Etéocle, qui prouve qu’au VIIème siècle av. J.-C. l’histoire de cette lutte était bien connue, mais nulle part dans cette évocation le personnage d’Antigone n’apparaît ("On y voit [sur le coffre de Cypsélos] les fils d’Œdipe, Polynice est tombé sur le genou et Etéocle fond sur lui. Une femme est debout derrière Polynice, elle a les dents pointues d’une bête féroce, les ongles de ses mains sont crochus : l’inscription nous apprend que c’est Kèr ["K»r", personnification de la mort ou, par extension, du malheur]. Polynice périt dans l’abomination, tandis qu’Etéocle finit dans la justice. On y remarque enfin Dionysos couché dans un antre, il a de la barbe et tient une coupe d’or. Il est vêtu d’une tunique qui descend jusqu’à ses pieds, autour de lui sont des pampres, des pommiers et des grenadiers", Description de la Grèce, V, 19.6).


Nous devons donc nous méfier, dès lors que nous voulons étudier l’Antigone de Sophocle, des mythographes comme pseudo-Apollodore ou Diodore de Sicile qui présentent la rébellion d’Antigone contre Créon comme une histoire connue par tous les Grecs depuis l’époque mycénienne : ces mythographes ont tous vécu après Sophocle, et pour écrire leurs mythes ils ne paraissent s’appuyer que sur Sophocle, autrement dit Sophocle paraît avoir totalement inventé ou du moins amplifié cette histoire d’Antigone contre Créon, qui ne doit son entrée dans la mythologie mycénienne officielle qu’au succès de la pièce de Sophocle. L’absence d’iconographie sur Antigone antérieure à Sophocle plaide en ce sens : les archéologues ont mis à jour beaucoup de vases antérieurs au Vème siècle av. J.-C. représentant par exemple le suicide d’Ajax que Sophocle évoque dans sa tragédie Ajax, ou beaucoup de vases antérieurs au Vème siècle av. J.-C. représentant le meurtre de Nessos par Héraclès, le don du manteau empoisonné par Déjanire à Héraclès et la mort de ce dernier tels que Sophocle les évoque dans sa tragédie Les Trachiniennes, en revanche aucun n’a mis à jour un vase antérieur au Vème siècle av. J.-C. représentant la rébellion d’Antigone telle que Sophocle l’évoque dans son Antigone. Mais surtout, un grand nombre d’allusions (comme le passage de l’Iliade sur les jeux funèbres d’Œdipe que nous venons de citer) ou d’indices (comme la décoration du coffre de Cypsélos mentionnée par Pausanias) transmis par des auteurs anciens antérieurs et postérieurs à Sophocle, souvent en rapport avec l’Œdipodie et la Thébaïde, deux épopées du VIIIème siècle av. J.-C. aujourd’hui perdues racontant l’histoire d’Œdipe et de ses enfants, qui par leur brièveté suggèrent que ces deux épopées étaient parfaitement assimilées par leurs lecteurs - puisque lesdits auteurs n’éprouvent pas le besoin de les développer -, nous permettent de reconstituer les grandes lignes d’une trame très différente de celle que nous connaissons. C’est sur la reconstitution de cette trame originelle que nous souhaitons nous attarder dans la première partie de ce paragraphe consacrée aux personnages d’Antigone, de Polynice, de Créon, d’Hémon, d’Ismène et d’Eurydice.


Il existe un commentaire de l’Antigone de Sophocle par un mystérieux Salluste. Dans sa Lexicographie, Suidas mentionne plusieurs personnages répondant à ce nom, dont il évoque brièvement la vie dans cinq articles : un philosophe néoplatonicien disciple du philosophe Isidore au Vème/VIème siècles (article S62), un philosophe cynique à l’époque de l’Empereur Julien (articles S63), un sophiste de date inconnue (article S60), un chef militaire du temps de Valentinien Ier (article S64), et un médecin du temps de Tibère (article S61). A ceux-ci il faut ajouter l’homme politique compagnon de Jules César et auteur de la célébrissime Conjuration de Catilina bien connue de tous les apprentis latinistes. Le Salluste en question est-il l’un de ces hommes ? Personne ne le sait. Ce commentaire d’Antigone par Salluste, souvent reproduit en annexe de nos modernes éditions d’Antigone avec la notice d’Aristophane de Byzance sur laquelle nous reviendrons dans notre analyse de la pièce, nous apprend qu’au Vème siècle av. J.-C. le tragédien et chroniqueur Ion de Chio, un proche de Sophocle, qu’il a accueilli chez lui en -441 au moment de la guerre contre Samos (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), a écrit un dithyrambe racontant comment Antigone et sa sœur Ismène ont été brûlées par Laodamas le fils d’Etéocle dans un temple consacré à Héra. Nous ne savons pas si ce dithyrambe aujourd’hui perdu était consacré exclusivement à Antigone, ou s’il se contentait d’y faire allusion. Nous ne savons pas davantage si cette fin d’Antigone et de sa sœur Ismène est une invention d’Ion de Chio, ou si elle se fondait sur une tradition plus ancienne. Reste que ce dithyrambe présente la mort d’Antigone et d’Ismène d’une façon très différente de Sophocle, ce qui prouve qu’à l’époque d’Ion de Chio, au milieu du Vème siècle av. J.-C., l’histoire d’Antigone n’est pas encore aussi figée qu’elle le sera plus tard à l’époque de pseudo-Apollodore et de Diodore de Sicile. Dans la version d’Ion de Chio, Antigone et Ismène paraissent avoir pris parti ensemble pour leur frère Polynice : le fait qu’elles meurent au même moment dans les mêmes conditions suggère qu’il n’y pas d’opposition, comme chez Sophocle, entre Antigone qui serait prête à se sacrifier pour assurer une sépulture à Polynice, et Ismène qui inciterait Antigone à y renoncer. Le résumé de Salluste ne mentionne pas Créon, régent de Thèbes après la mort d’Etéocle et de Polynice jusqu’à l’accession à la majorité de Laodamas le fils d’Etéocle ("A droite du temple [d’Apollon à Thèbes] sont deux statues en marbre représentant l’une Hénioché l’autre Pyrrha, filles de Créon qui gouverna quelque temps à Thèbes comme tuteur de Laodamas le fils d’Etéocle", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 10.3) : chez Ion de Chio la mort d’Antigone paraît avoir eu lieu bien après la guerre des Sept et la mort d’Etéocle et de Polynice, et relever d’une querelle familiale entre Antigone et Laodamas davantage que d’un conflit idéologique entre Antigone et Créon. Enfin, comme Thèbes ne possède aucun temple dédié à Héra, on en déduit que le temple où Ion de Chio place la mort d’Antigone est presque certainement celui de Platée, la cité voisine de Thèbes et sa rivale traditionnelle ("Il y a à Platée un temple à Héra, très remarquable par sa grandeur et par les statues dont il est orné. On y voit en entrant Rhéa portant à Cronos une pierre emmaillotée au lieu de l’enfant dont elle a accouché. On surnomme cette Héra “Arrivée à terme” ["Tele…an"], on l’a représentée debout, sa statue est très grande, elle est comme celle de Rhéa en marbre pentélique, on dit qu’elles sont toutes deux l’œuvre de Praxitèle. On trouve dans le même temple une autre Héra assise qui a été faite par Callimaque, on la surnomme “Jeune épouse” ["Numfeuomšnon"], voici pourquoi. On dit qu’Héra, irritée pour on ne sait quelle raison contre Zeus, se retira dans l’Eubée. Zeus ne pouvant la décider à revenir alla vers Cithéron, alors roi de Platée, célèbre pour sa grande sagesse : celui-ci lui conseilla de réaliser une statue en bois, de la voiler et de la conduire sur un char attelé de bœufs en disant que c’était Platée la fille d’Asopos qu’il allait épouser. Zeus suivit le conseil de Cithéron. Héra, instruite sur-le-champ de ce mariage, accourut promptement, mais lorsqu’elle se fut approchée du char et qu’elle eut déchiré le vêtement de la statue elle vit avec plaisir qu’on l’avait trompée et qu’au lieu d’une femme c’était une statue en bois, elle se réconcilia donc avec Zeus. En mémoire de cette réconciliation, les Platéens célèbrent des fêtes appelées Dédales, parce qu’on donnait anciennement le nom de “dédales” à toutes les statues en bois", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 2.7-3.2). On déduit de tout cela un scénario très différent de celui de Sophocle : chez Ion de Chio, Antigone et Ismène se présentent davantage comme des garçons manqués, comme des femmes de caractère, combattives, que comme des frêles jeunes filles, le fait qu’elles meurent en exil à Platée, réfugiées dans le temple d’Héra, brûlées à l’occasion d’une expédition punitive de Laodamas, suggère qu’elles ont repris le flambeau de leur frère Polynice pour la conquête du trône de Thèbes. Si telle est la version la plus ancienne de l’histoire d’Antigone, on voit que les apports de Sophocle sont considérables : Sophocle a transformé les deux sœurs en deux pucelles, et les a distinguées nettement en conservant à l’une (Antigone) son caractère combattif tandis qu’il a donné à l’autre (Ismène) une personnalité inquiète et résignée, et surtout il a remplacé Laodamas, qui fait de l’histoire d’Ion de Chio une vulgaire querelle familiale pour savoir qui héritera du trône thébain, par un Créon dictatorial, qui métamorphose la révolte d’Antigone en une lutte élevée, presque religieuse, du droit coutumier contre le droit des tyrans.


Le fabuliste romain Hygin complète peut-être cette biographie originelle. Dans sa fable 72 effectivement, cet auteur tardif se situe à des années-lumière de Sophocle. Selon lui, Antigone a bien tenté de donner une sépulture à Polynice et a bien été condamnée par Créon, mais elle n’a pas été conduite sur le lieu de son exécution par des gardes thébains : elle y a été conduite par Hémon son fiancé, sans doute Créon espérant de cette manière endurcir le cœur de ce dernier, et/ou l’amener à choisir clairement : "Contre elle et avec moi, ou avec elle et contre moi". Mais Hémon a permis secrètement à Antigone d’échapper au supplice et de s’enfuir ("Créon fils de Ménécée proclama un édit interdisant de donner une sépulture à Polynice ou à ceux qui l’avaient accompagné, parce qu’ils étaient venus assiéger sa patrie. Sa sœur Antigone et son épouse Argie enlevèrent en cachette, pendant la nuit, le cadavre de Polynice et le déposèrent sur le même bûcher qui avait servi aux funérailles d’Etéocle. Elles furent prises sur le fait par les gardes : Argie prit la fuite, Antigone fut conduite devant le roi. Celui-ci la confia à son fils Hémon dont elle était la fiancée, pour qu’il la tue. Mais Hémon qui l’aimait ne tint pas compte de l’ordre de son père, il confia Antigone à des bergers et mentit à son père en disant l’avoir tuée"). On constate que cette fable peut facilement s’accorder avec le dithyrambe d’Ion de Chio : sauvée par l’intervention d’Hémon, Antigone peut s’être réfugiée à Platée. Mais Hygin va plus loin en disant que, non seulement la relation entre Antigone et Hémon ne s’est pas limitée à des simples fiançailles, mais encore l’amour entre ces deux personnages a été consommé puisqu’Antigone en a conçu un fils. Hygin ajoute que ce fils parvenu à l’âge adulte s’est rendu à Thèbes et a été reconnu par Créon qui y régnait encore, et que ce dernier a alors compris que son fils Hémon l’avait trompé jadis ("[Antigone] mit au monde un fils qui, quand il fut parvenu à l’âge adulte, vint à Thèbes pour les Jeux. Le régent Créon le reconnut car tous les descendants de la race du Dragon portaient une marque sur le corps. L’intervention d’Héraclès en faveur du pardon pour Hémon demeura sans effet"). Or, dans l’Iliade, au VIIIème siècle av. J.-C., donc bien avant Sophocle, Homère a lui aussi affirmé qu’Hémon a eu un fils, il l’a même désigné sous le nom de Maion et rappelé qu’il a été le seul combattant à qui Tydée, l’un des Sept, a laissé la vie sauve ("[Tydée] trouva nombre de Cadméens festoyant dans le palais du puissant Etéocle. Mais bien qu’étranger, Tydée le conducteur de chars demeura sans trembler au milieu de tous ces Cadméens. Il les défia et les vainquit tous facilement, tant Athéna l’aidait. Alors, irrités, les Cadméens piqueurs de chevaux, sur sa route de retour, dressèrent contre lui une embuscade avec cinquante jeunes hommes. Deux chefs les guidaient, Maion le fils d’Hémon, semblable aux Immortels, et le valeureux Polyphonte fils d’Autophone. Tydée leur infligea un destin lamentable : il les tua tous, ne permettant qu’à un seul de retourner chez lui. Ce fut Maion qu’il renvoya ainsi, pour obéir aux présages des dieux", Iliade IV.385-398). Si on admet comme certains hellénistes que ce Maion est bien le fils d’Hémon et d’Antigone et qu’il est né avant la guerre des Sept, il est encore facile d’accorder la fable d’Hygin avec le passage d’Homère : Antigone et Hémon ont eu un fils, Maion, qu’Etéocle a envoyé affronter Tydée, celui-ci a laissé la vie sauve à Maion, on comprend mieux pourquoi Antigone s’est alors montrée favorable aux Sept assiégeant Thèbes et qu’elle s’est obstinée à vouloir offrir une sépulture à Polynice l’allié de Tydée après les combats, peut-être qu’à cette occasion de la mort de Polynice et de la montée de Créon sur le trône vacant cette position ambiguë d’Antigone s’est muée en une franche hostilité à l’égard de ce dernier, et que ses objurgations de nature familiale ont basculé vers une nature politique, Créon désireux d’asseoir sa prise de pouvoir a assimilé l’attitude d’Antigone à une trahison contre la cité de Thèbes et contre le roi Etéocle et a voulu la condamner, mais finalement Hémon a sauvé la mère de son fils, qui est allée se réfugier à Platée, quelques années plus tard Maion est revenu à Thèbes, Créon l’a reconnu et a compris qu’Hémon l’avait trompé, il a donc décidé de s’occuper lui-même de l’exécution d’Antigone - et peut-être aussi d’Hémon et de Maion - mais, soit parce qu’il est mort soit parce qu’il a cédé le trône à Laodamas ayant atteint sa majorité, c’est ce dernier qui a accompli le projet en organisant une expédition militaire contre la cité de Platée pour y tuer Antigone enfermée dans le temple d’Héra. Si cette version de l’histoire d’Antigone, reconstituée d’après les témoignages croisés d’Hygin, d’Ion de Chio et d’Homère, est la version originelle, on mesure à quelle profondeur Sophocle l’a modifiée : chez Sophocle en effet, Antigone est toujours une victime de Créon qui cherche toujours à profiter de la guerre pour s’imposer sur le trône et soumettre Thèbes à sa volonté, mais celle-ci est totalement blanchie de son union consommée avec Hémon et des agissements de son fils Maion, tandis que celui-là est totalement noirci de l’irrésistible appétit de pouvoir auquel semblent avoir succombé, dans le scénario originel, tous les héritiers labdacides, depuis Etéocle jusqu’à Laodamas en passant par Polynice, et peut-être aussi Antigone préparant depuis son exil platéen son retour à Thèbes et son accession rêvée au titre de reine.


Rappelons brièvement qu’après Sophocle, Euripide dans sa tragédie conservée Les Phéniciennes, qui date de l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C., montre Œdipe et Jocaste encore vivants au moment de la guerre des Sept, la seconde se suicidant quand elle apprend la mort de ses deux fils, et le premier se lamentant sur les infortunes de la famille labdacide. Comme la fin des Sept contre Thèbes d’Eschyle, les vers 1582 à 1766 de cette tragédie, qui arrivent comme des cheveux sur la soupe après mille cinq cent quatre-vingt-un vers bien centrés sur le seul combat d’Etéocle et Polynice, ont toutes les caractéristiques d’un ajout tardif dû à un ou plusieurs copistes plus ou moins maladroits qui ont voulu la relier aux deux pièces thébaines conservées de Sophocle : Créon, jusque là plein de bon sens (à Etéocle qui préconise stupidement l’offensive à outrance, il conseille plutôt la défensive en rappelant que l’armée argienne est plus forte que l’armée thébaine en intelligence ["Ta jeunesse ne voit pas ce qu’il faut voir", Les Phéniciennes 713], en quantité ["Petite est notre armée, et la leur est immense", Les Phéniciennes 715], en expérience ["Argos jouit d’un grand renom parmi les Grecs", Les Phéniciennes 717], en organisation ["Leurs soldats sont entourés d’un mur de char", Les Phéniciennes 733]) et animé simplement par son affection paternelle pour Ménécée (qu’il veut sauver de la mort réclamée par les oracles : "Jamais je n’en viendrai à ce point de misère que j’offre à la cité mon fils égorgé ! La vie de leurs enfants est chère à tous les hommes, et nul ne donnerait son fils à tuer. Qu’on ne vienne pas me glorifier en mettant mes enfants à morts ! Moi-même, puisque j’en ai l’âge, me voici prêt à mourir pour délivrer la patrie. Réagis, mon enfant, avant que toute la cité ne sache : laisse là les oracles extravagants des devins, et fuis au plus vite hors du pays", Les Phéniciennes 963-972), devient sans raison le régent dictatorial de l’Antigone de Sophocle (son long et vif dialogue avec Antigone aux vers 1645 à 1682 n’est qu’un pastiche du dialogue des vers 508 à 525 de la pièce de Sophocle), qui de façon incohérente veut d’abord préserver sa future bru Antigone de l’influence d’Œdipe ("Ecoute-moi, Œdipe : ton fils Etéocle m’a donné le commandement du pays en donnant à Hémon la dot de la couche d’Antigone. En conséquence, je ne te laisserai plus habiter cette terre, car Tirésias a bien dit que tant que tu l’habiteras notre cité ne pourra jamais prospérer", Les Phéniciennes 1585-1591) pour s’accorder encore avec l’Antigone de Sophocle, avant de la chasser ("Va-t-en, tu ne tueras pas mon fils ! Sors du pays !", Les Phéniciennes 1682) en la laissant partir avec son père ("“Errant, j’irai mourir sur le sol athénien.” “Où donc ? Quels remparts t’accueilleront en Attique ?” “Le dème sacré de Colone, séjour du dieu cavalier. Allons ! Viens en aide à ton vieux père aveugle, puisque ton vœu est de partager son exil”", Les Phéniciennes 1705-1709) pour s’accorder avec l’Œdipe à Colone du même Sophocle. Autrement dit, dans la version originelle des Phéniciennes, aucune opposition d’ordre idéologique ou religieux n’apparaissait entre Antigone et Créon, Antigone n’y jouait qu’un rôle très secondaire (elle apparaît une première fois rapidement au tout début de la pièce, décrivant l’encerclement de Thèbes par les troupes argiennes, et une seconde fois aussi rapidement à la fin de la pièce, appelée par sa mère Jocaste pour tenter en vain de s’interposer entre Etéocle et Polynice prêts à s’entretuer), et le décret contre Polynice n’y était pas évoqué. Cela conforte l’idée que même à cette époque, après le grand succès de la tragédie de Sophocle, l’histoire d’Antigone n’était pas encore absolument fixée, et que beaucoup de temps a été nécessaire avant que les marchands de cacahuètes et de cartes postales de Thèbes, à l’instar des admirateurs de Moïse, de Jésus ou de Mahomet assurant que tel lac ou tel maison est précisément ceux où leur maître a accompli un miracle, ou à l’instar des admirateurs du roi Arthur assurant que tel rocher est précisément celui où Excalibur était plantée, n’assurent sans provoquer les moqueries de leurs auditeurs que tel sillon dans le sol est précisément celui qu’Antigone a tracé en trainant le corps mort de son frère Polynice ("Ce lieu [près des portes Neïstes de Thèbes] est nommé le “Syrma ["sÚrma"/"trainée"] d’Antigone”, parce qu’ayant entrepris d’abord d’enlever le corps de Polynice, et ne pouvant en venir à bout, elle imagina alors de le traîner. Elle le traîna effectivement jusqu’au bûcher allumé pour Etéocle, et le plaça dessus", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 25.2).

  

Personnages

Résumé

Analyse

Jocaste

Œdipe

Créon

Eurydice

Etéocle

Polynice

Ismène

Hémon

Antigone

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