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-414 à -404 : La troisième guerre du Péloponnèse

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Leffondrement

Les Quatre Cents

La chute

La victoire leur paraissant imminente, les Athéniens trop confiants ont abandonné l’édification du mur nord reliant leur fort de Sykè au port de Trogilos, dont nous avons parlé dans notre paragraphe sur la paix de Nicias ("La partie de la circonvallation qui s’étendait de l’ouvrage circulaire [de Sykè] vers Trogilos et la mer était tracée par des pierres posées à terre. En certains endroits le travail avait été arrêté alors que le mur était à moitié ou entièrement construit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.2). En arrivant par l’ouest, Gylippe peut donc sans difficulté entrer en contact des Syracusains, d’autant plus que Nicias, qui commande désormais seul les troupes athéniennes depuis la mort de Lamachos (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe sur la paix de Nicias), ne fait rien pour les en empêcher depuis le fort central de Sykè où il s’est retranché ("Au lieu de se porter en avant avec ses troupes, Nicias demeura immobile devant les retranchements athéniens. Quand Gylippe vit que l’ennemi n’attaquait pas, il s’installa sur la hauteur de Téménitis [quartier de Syracuse], où ses troupes passèrent la nuit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.3). Le premier contact avec les Syracusains est froid : ces derniers se moquent de sa dégaine spartiate ("Timée [historien au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C., originaire de Tauroménion, aujourd’hui Taormine en Sicile] rapporte que les Siciliens méprisèrent d’abord ce stratège, surtout lorsqu’ils apprirent son avarice et sa cupidité. Dès son arrivée, ils le raillèrent sur son manteau usé et sur ses cheveux longs", Plutarque, Vie de Nicias 19). Mais après avoir été laminés dans une première escarmouche contre les Athéniens où ils voulaient lui prouver leur valeur militaire, les Syracusains comprennent vite que Gylippe, qui lamine les mêmes Athéniens dans une seconde escarmouche, est le chef dont ils ont besoin ("Les Athéniens, vainqueurs dans un premier combat, tuèrent quelques Syracusains, et avec eux Gongylos de Corinthe. Mais le lendemain Gylippe montra toute l’étendue de son expérience : avec les mêmes armes, les mêmes chevaux, et sur le même terrain, par le seul changement de son ordonnance de bataille, il vainquit les Athéniens et les poursuivit jusqu’à leurs retranchements", Plutarque, Vie de Nicias 19). Ils se regroupent alors spontanément autour de lui, et lui obéiront jusqu’à la victoire finale ("Timée ajoute que dès que Gylippe parut les Syracusains s’assemblèrent autour de lui comme les oiseaux s’attroupent autour d’une chouette, et qu’ils montrèrent la plus grande ardeur pour combattre […]. Les Syracusains, voyant dans son manteau usé et dans son bâton [de stratège] les symboles de la dignité de Sparte, se rangèrent avec empressement autour de Gylippe. Thucydide n’est pas le seul à louer ce stratège dans tout ce qui se passa en Sicile, Philistos de Syracuse qui est un témoin oculaire des faits dit la même chose", Plutarque, Vie de Nicias 19). Selon Polyen, les divisions entre Syracusains sont une autre raison expliquant l’unanimité autour de Gylippe : celui-ci apparaît comme un rassembleur rusé qui joue sur ces divisions, ce qui explique pourquoi les Syracusains ne l’aimeront jamais vraiment ("Gylippe voulait le commandement de toutes les troupes pour lui seul. Il rassembla les stratèges syracusains et leur conseilla de fortifier une hauteur entre la cité et le camp des Athéniens. Son avis fut approuvé. Mais la nuit Gylippe envoya un transfuge vers le camp des Athéniens, qui les informa. Aussitôt les Athéniens prirent cette hauteur, devançant les Syracusains. Gylippe feignit l’indignation en déplorant que des informations secrètes fussent divulguées à l’ennemi. Afin que cela cessât, les notables de la cité confièrent à Gylippe le commandement de toutes les troupes", Polyen, Stratagèmes, I, 42.1). Timée cité par Plutarque dit la même chose, en rappelant que Gylippe est le fils de Cléandridas, le stratège qui s’est laissé corrompre par Périclès à la fin de la première guerre du Péloponnèse (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la première guerre du Pélonnèse) avant de s’illustrer dans l’expansion de la colonie athénienne de Thourioi après -443 (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), ce qui ne plaide pas en sa faveur ("Pendant la guerre, la dureté laconienne [de Gylippe], la rudesse de son commandement leur furent pénibles à supporter [aux Syracusains]. Selon Timée, on lui repprochait une sordide avarice et une cupidité insatiable, maladie héritée de son père Cléandridas qui naguère avait été banni pour s’être laissé corrompre", Plutarque, Vie de Nicias 28). Gylippe masse le gros de ses troupes face aux Athéniens pour les retenir devant Syracuse, tandis qu’il envoie un petit détachement s’emparer du fort de Labdalon qui leur sert de dépôt (nous renvoyons toujours à notre paragraphe sur la paix de Nicias : "Le lendemain, [Gylippe] rangea le gros de son armée devant le mur des Athéniens, pour les empêcher d’envoyer du secours en d’autres endroits du plateau. Puis il détacha une partie de ses troupes, qui allèrent s’emparer du fort de Labdalon. Il fit exécuter tous les hommes qui y furent pris", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.3).


Gylippe entame ensuite l’édification d’une contre-approche sur les Epipoles, qui doit traverser le mur nord dont les Athéniens ont imprudemment abandonné l’achèvement ("Les Syracusains et leurs alliés entreprirent la construction d’un mur transversal qui, partant de la cité, devait couper les Epipoles, de façon que l’ennemi n’eût plus la possibilité d’investir Syracuse à moins de les interrompre dans leur travail", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.4 ; Thucydide précise que Gylippe, ironie de la situation, utilise les pierres que les Athéniens ont entassées pour construire leur propre mur : "Gylippe poursuivait la construction du mur coupant les Epipoles en utilisant les pierres que les Athéniens avaient rassemblées pour leur propre usage, et en sortant de l’enceinte les troupes syracusaines et alliées et en les rangeant en bataille en avant de l’ouvrage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.5). De son côté, Nicias ordonne la construction de trois forts sur le mont Plemmyrion qui, avec la presqu’île d’Ortygie en face, contrôle l’accès au grand port sud de Syracuse. Ces trois forts serviront de dépôts pour remplacer le fort de Labdalon que Gylippe vient de conquérir, et doivent garantir l’arrivée des ravitaillements et l’accès à la mer pour les Athéniens massés autour du fort central de Sykè ("Nicias résolut de fortifier le Plemmyrion, une hauteur en face de la cité qui forme un promontoire et rétrécit l’entrée du grand port. L’occupation de cet emplacement devait, estimait-il, faciliter l’arrivée des approvisionnements. En stationnant là, les navires athéniens pourraient exercer leur blocus de plus près sur le port de Syracuse et ne seraient plus forcés de partir du fond du grand port pour se porter en avant à chaque mouvement de la flotte syracusaine comme c’était le cas jusque là. Nicias attachait désormais plus d’importance aux opérations sur mer car depuis l’arrivée de Gylippe il voyait bien que l’espoir de l’emporter sur terre s’était estompé pour les Athéniens. Il passa donc un corps d’armée et la flotte au Plemmyrion, où l’on construisit trois forts. La majeure partie du matériel fut déposé dans ces ouvrages et les grands navires de transport ainsi que les croiseurs rapides restèrent désormais mouillés en ce point de la côte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.4). Mais on voit sur la carte que ce projet est très périlleux : entre ce fort central de Sykè et ces trois nouveaux forts-dépôts du Plemmyrion, les cavaliers syracusains contrôlent totalement la plaine du fleuve Anapos et la colline de l’Olympéion (Nicias compte-t-il utiliser la cavalerie qu’Athènes lui a envoyée pour l’opposer à celle des Syracusains sur les bords de l’Anapos ? On verra que non, il ne l’a d’ailleurs pas utilisée pour sauver Lamachos dans ce lieu quelques temps plus tôt…), le maintien du lien entre l’infanterie athénienne de Sykè et leur flotte qui prend position autour du Plemmyrion dépend donc totalement du contrôle de la grande baie par les Athéniens. De plus, l’isolement des trois forts sur le Plemmyrion est complet, car la cavalerie syracusaine empêche les Athéniens qui s’y trouvent d’en sortir même pour leurs besoins élémentaires en eau potable et en bois ("Les équipages commencèrent à leur tour à subir des pertes très graves. L’eau étant rare les matelots devaient aller loin pour en trouver, et chaque fois qu’ils partaient en quête de bois à brûler les cavaliers syracusains maîtres de la plaine les décimaient. A la suite de l’occupation du Plemmyrion, les Syracusains postèrent en effet le tiers de leur cavalerie autour de l’Olympéion pour empêcher les Athéniens d’effectuer des sorties et des destructions", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.4).


La troisième bataille de Syracuse (été -414)


L’avancement des travaux de la contre-approche par Gylippe est tel que bientôt elle rejoint le mur des Athéniens. Gylippe lance une première offensive contre les Athéniens qui gardent cet endroit. L’affrontement tourne à l’avantage de ces derniers, qui sont favorisés par le relief escarpé ("Estimant le moment venu, le Spartiate passa le premier à l’attaque. Les deux armées en vinrent aux mains entre les deux lignes fortifiées. Sur un tel terrain, les Syracusains ne purent user de la cavalerie, de sorte qu’eux et leurs alliés furent battus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.5). Gylippe retient la leçon et reconnaît ses erreurs : il prépare un nouveau combat au-delà des deux ouvrages, au nord-ouest, qui est plus plat que le terrain précédent et d’où il pourra déborder les Athéniens ("Gylippe réunit ses hommes pour leur dire que la faute n’était pas à eux mais à lui seul, puisqu’en les obligeant à combattre sur un terrain trop resserré entre les lignes fortifiées il les avait privés du concours de leurs cavaliers et de leurs lanceurs. Il leur annonça qu’il allait immédiatement les mener une seconde fois contre l’ennemi et les persuada qu’ils n’étaient pas matériellement en état d’infériorité, et que ‟les Péloponnésiens et les Doriens ne pouvaient pas rester vaincus sans tenter de chasser hors du pays cette armée composée d’Ioniens, d’insulaires et d’un ramassis d’individus de toutes provenances”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.5). Nicias prend conscience trop tard de sa bêtise d’avoir laissé le mur nord inachevé, il rassemble ses hommes ("Nicias et les Athéniens estimaient qu’ils ne pouvaient laisser les Syracusains poursuivre la construction de leur contre-approche. Leur ouvrage était en effet sur le point de déborder l’extrémité du mur athénien et, s’il progressait encore, les assiégeants pourraient remporter succès sur succès au combat ou ne pas se battre du tout car le résultat serait le même. Ils marchèrent donc à la rencontre des Syracusains", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.6). Un second combat commence, qui tourne cette fois à l’avantage de Gylippe ("Gylippe conduisit cette fois ses hoplites plus loin en dehors des murs et aborda l’ennemi après avoir disposé les cavaliers et les lanceurs sur le flanc des Athéniens, dans l’espace ouvert où finissaient les ouvrages construits par les deux adversaires. Le combat une fois engagé, la cavalerie syracusaine se jeta sur l’aile gauche des Athéniens, qui lui était opposée et qu’elle mit en fuite. Cette déroute entraîna la défaite du reste de l’armée athénienne, qui fut rejetée dans ses retranchements", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.6). Et comme prévu, Gylippe peut prolonger sa contre-approche en débordant le mur athénien ("Au cours de la nuit qui suivit, les Syracusains, gagnant leurs adversaires de vitesse, parvinrent à prolonger leur mur jusqu’au chantier athénien, qu’ils débordèrent. Les assiégeants n’avaient plus désormais la possibilité d’arrêter les Syracusains dans leur travail et ils devaient renoncer définitivement, même s’ils l’emportaient dans une bataille, à leur projet d’investir Syracuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.6). Les assiégeants athéniens sont désormais des assiégés, du moins par l’est et par le nord : après avoir perdu leur fort de Labdalon, ils n’ont plus accès au nord au port de Trogilos (et au-delà aux côtes amies de Mégara, de Léontine, de Catane), que Nicias a sottement sacrifié au bénéfice du peu commode mont Plemmyrion. Pire : Gylippe reçoit le renfort d’une nouvelle escadre corinthienne ("Les douze navires de Corinthe, d’Ambracie et de Leucade qui étaient restés en arrière, pénétrèrent dans le port de Syracuse, le Corinthien Erasinidès qui commandait cette force ayant réussi à déjouer la surveillance des Athéniens. Les nouveaux arrivants se joignirent aux Syracusains pour achever la construction du mur transversal", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.7). Nicias demande des nouveaux renforts à Athènes ("Nicias comprenait la situation, il voyait chaque jour grandir les forces de l’ennemi tandis que ses propres embarras augmentaient. Il dépêcha donc des émissaires vers Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.8), en prenant soin de ne plus s’exposer ("Les émissaires se mirent en route en portant sa lettre et des instructions sur ce qu’ils devraient dire. Pendant le temps de leur absence, Nicias consacra ses soins à l’armée, cherchant désormais plutôt à assurer sa sécurité qu’à l’exposer volontairement dans les combats", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.8). Gylippe de son côté, fort de sa récente victoire et du retournement complet de situation qu’il vient d’opérer à Syracuse, part chercher des nouveaux alliés dans les cités siciliennes ("Gylippe partit dans le reste de la Sicile pour y lever des forces de terre et de mer, en jurant de rallier les cités qui montraient peu de zèle ou restaient encore en dehors de la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.7).


Les envoyés de Nicias arrivent à Athènes fin -414 ("Ce fut au début de l’hiver suivant [-414/-413] que les envoyés de Nicias arrivèrent à Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.10). L’historien Thucydide a conservé le contenu du message que le stratège athénien adresse à ses compatriotes, qu’il rapporte intégralement aux paragraphes 11 à 15 du livre VII de sa Guerre du Péloponnèse. Toujours fidèle à lui-même, Nicias y révèle sa couardise, son incompétence et sa lâcheté. Il commence par dresser un tableau de la situation très objectif, qui renseigne sur les difficultés réelles dans lesquelles est plongé le corps expéditionnaire (encerclement par l’est et le nord, fragilisation de la flotte qui ne dispose plus d’un port sécurisé pour son entretien et son ravitaillement, baisse des effectifs athéniens et accroissement des effectifs ennemis, paragraphes 11 à 14) en oubliant soigneusement de dire qu’il est le premier et le seul responsable de ces difficultés (c’est lui qui a négligé de terminer le mur du nord et a laissé Gylippe le déborder avec sa contre-approche, c’est lui qui a préféré positionner la flotte devant le mont Plemmyrion de l’autre côté de la baie de Syracuse plutôt que la laisser dans les ports de Catane ou de Mégara ou même de Trogilos, c’est lui qui par ces décisions funestes a incliné les populations siciliennes du côté des Syracusains et de Gylippe). Il reconnaît qu’il n’a aucune autorité naturelle sur ses troupes ("Mais le plus grave est que moi qui commande, je n’arrive pas à empêcher ces désordres à cause de votre nature désobéissante", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.14). Il sent que la campagne militaire contre la Sicile est en train de mal tourner, et il aimerait bien être dégagé de ses responsabilités tant qu’il est encore temps, il réclame donc malignement un successeur et sa mise à la retraite pour ennui de santé ("Il faut de l’argent en abondance, et il me faut aussi un successeur car la néphrite dont je suis atteint m’empêche de conserver plus longtemps mes fonctions", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.15). Et si on lui refuse un successeur avec des troupes fraiches, qu’on l’autorise du moins à prendre le chemin du retour avec tous les survivants ("Vous devez prendre une décision, en songeant que les effectifs dont nous disposons ne nous permettent même pas de parer aux nécessités actuelles, et qu’en conséquence il faut rappeler le corps expéditionnaire, ou en envoyer un second à son secours avec des forces de terre et de mer aussi puissantes que le premier", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.15) : c’est une façon d’anticiper sur les éventuelles futures accusations de trahison dont ne manqueront pas de l’accabler les Athéniens les plus va-t-en-guerre à son retour : "J’ai quitté la Sicile non pas parce que j’en avais envie, mais parce que vous Athéniens m’en avez donné l’ordre". Malheureusement pour lui, les Athéniens le prennent au mot : ils décident de lui envoyer les troupes fraiches qu’il demande, et de le maintenir à son poste en lui adjoignant Démosthénès, le glorieux conquérant de Pylos en -425, et Eurymédon, qui a participé au pillage de Tanagra à l’été -426 (avec Nicias), avant de participer à la prise de Pylos en -425 aux côtés de Démosthénès puis de commander avec Pythodoros et Sophoclès fils de Sostratidès l’expédition piteuse vers Rhégion et Léontine que nous avons racontée dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse ("Ils décidèrent d’envoyer un nouveau corps expéditionnaire avec des forces de mer et de terre levées parmi les Athéniens inscrits au catalogue ["kat£logoj", registre des citoyens aptes au service militaire] et parmi les alliés. Ils désignèrent Démosthénès fils d’Alkisthénès et Eurymédon fils de Thouclès pour partager le commandement avec Nicias. Eurymédon reçut l’ordre de partir pour la Sicile immédiatement, c’est-à-dire vers l’époque du solstice d’hiver [le 21 décembre -414]. On lui confia dix navires et cent vingt talents d’argent et on le chargea d’annoncer à l’armée là-bas que des renforts allaient arriver et qu’Athènes veillerait sur elle. Démosthénès, resté en arrière, prépara la flotte pour qu’elle fût en état de prendre la mer sitôt venu le printemps [-413]. Il donna ordre aux alliés de fournir des contingents et se procura en Attique même de l’argent, des navires et des hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.16-17). C’est un choix curieux car on se souvient que lors de cette bataille de Pylos en -425 Démosthénès a dû lutter seul contre l’élite des troupes spartiates, tandis que Nicias confortablement logé dans les salons athéniens lui a refusé des renforts : on devine que depuis cette date les relations sont très froides entre les deux hommes (le premier n’ayant jamais pardonné au second de l’avoir laissé dans la panade sans lui prêter assistance, le second jalousant la victoire finale du premier). A la fin de notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons souligné à quel point le choix des Athéniens de confier la tête du corps expéditionnaire de Sicile à un triumvirat de personnalités antinomiques - le magouilleur Alcibiade, le poltron Nicias et le baroudeur Lamachos - était nécessairement désastreux : comment peuvent-ils espérer que le nouveau commandement à trois qu’ils fabriquent avec l’héroïque Démosthénès, le poltron Nicias et le terne Eurymédon, puisse durer davantage et aboutir à un succès ? Cette question nous laisse sans voix. En attendant l’arrivée de Démosthénès et Eurymédon à Syracuse, les Athéniens désignent Ménandros et Euthydèmos, qui sont déjà sur place aux côtés de Nicias, comme suppléants si Nicias se sent trop faible pour continuer à diriger l’armée athénienne ("[Les Athéniens] lui adjoignirent deux hommes qui se trouvaient sur place, Ménandros et Euthydèmos, pour que, malade comme il l’était, il ne restât pas seul chargé d’une tâche aussi lourde", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.16). Nous n’avons pas de détails sur ces deux hommes. Euthydèmos est-il apparenté à l’archonte homonyme en -431/-430 ? Mystère. Est-il apparenté à Euthydèmos cosignataire de la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24) ? Mystère aussi. Est-il le frère cadet de l’orateur Lysias, celui dont Critias a vainement sollicité les faveurs dans sa jeunesse, comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe sur la paix de Nicias ? C’est très possible, car Euthydèmos frère de Lysias, ami des Athéniens et d’origine syracusaine (qui ne peut donc pas être le cosignataire homonyme de la paix de Nicias en -421, mentionnés aux paragraphes 19 et 24 précités du livre V de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide), connaît parfaitement les lieux et pourrait avoir été nommé justement pour cette raison, associé à Ménandros qui semble un authentique Athénien, qu’on retrouvera en -405 à Aigos Potamos impliqué dans la défaite finale de la flotte athénienne. En tous cas la nomination de ces deux hommes en hiver -414/-413 excite leur ambition : ils poussent Nicias à lancer une nouvelle attaque contre les Spartiates et les Syracusains dans l’espoir d’une victoire qui leur apportera la gloire avant la venue de Démosthénès qu’ils jalousent ("Ne voulant plus combattre sur mer, Nicias déclara déraisonnable de risquer une bataille avec des troupes inférieures en nombre et en mauvais état alors que Démosthénès amenait une flotte nombreuse avec des troupes fraîches. Mais Ménandros et Euthydèmos, récemment élevés au commandement, étaient jaloux des deux stratèges, ils voulaient s’honorer en devançant l’arrivée de Démosthénès par un coup d’éclat et surpasser la gloire de Nicias. Ils prétendirent que la patrie était perdue si elle se montrait effrayée par une flotte comme celle de Syracuse. Ils le forcèrent ainsi à livrer une bataille navale", Plutarque, Vie de Nicias 20). Le reste de l’hiver -414/-413 se passe, du côté athénien comme du côté péloponnésien, à la préparation des batailles qui auront lieu au printemps -413. Pour protéger le départ de leur nouveau contingent vers la Sicile et en même temps empêcher que les Spartiates et les Corinthiens convoient également des nouveaux renforts à Gylippe, les Athéniens envoient une flotte surveiller en permanence les côtes du Péloponnèse ("Les Athéniens d’autre part envoyèrent vingt navires autour du Péloponnèse avec mission de veiller à ce que nul navire ne pût, de Corinthe ou d’ailleurs, prendre la mer pour gagner la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.17). Les Corinthiens agissent de la même façon dans le golfe de Crissa contre la flotte athénienne stationnée à Naupacte ("Les Corinthiens en outre armèrent vingt-cinq navires afin de tenter un combat contre la flotte stationnée à Naupacte : obligés ainsi de surveiller les trières alignées devant eux, les Athéniens seraient hors d’état d’empêcher le départ des transports de troupes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.17). Partout dans le Péloponnèse, des régiments sont organisés, équipés, entrainés ("[Les Corinthiens] se préparaient à envoyer des hoplites en Sicile sur des navires de transport, tandis que les Spartiates se disposaient de leur côté à envoyer dans les mêmes conditions les troupes fournies par le reste du Péloponnèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.17).


La quatrième bataille de Syracuse (printemps -413)


Après avoir parcouru la Sicile en long et en large en quête de nouveaux alliés, Gylippe revient à Syracuse au printemps -413 et décide de reprendre immédiatement les combats ("Vers la même époque du printemps [-413], en Sicile, Gylippe rentra à Syracuse avec toutes les troupes qu’il avait pu obtenir dans les cités auxquelles il s’était adressé. Réunissant les Syracusains, il leur déclara qu’ils devaient armer le plus grand nombre possible de navires et tenter leur chance dans une bataille navale", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.21). Il reçoit l’appui d’Hermocratès, écarté depuis l’échec de la deuxième bataille de Syracuse au printemps -414 (nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la paix de Nicias) mais revenu en grâce depuis l’intervention salutaire des Spartiates ("Le Spartiate fut vigoureusement appuyé par Hermocratès, qui invita ses concitoyens à ne pas s’alarmer à l’idée d’affronter la flotte athénienne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.21). Les deux hommes réussissent à convaincre l’ensemble des troupes ("Convaincus par les arguments de Gylippe, d’Hermocratès et de quelques autres, les Syracusains résolurent donc d’engager la bataille sur mer et procédèrent à l’embarquement des équipages", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.21). Durant la nuit, Gylippe emmène donc avec lui les troupes de terre pour se porter en cachette vers les arrières du mont Plemmyrion ("Gylippe sortit de nuit avec toute l’armée pour aller attaquer du côté de la terre les forts du Plemmyrion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.22).


Le matin, les Syracusains avancent leurs navires depuis leur grand port à l’intérieur de la grande baie et depuis leur petit port de l’autre côté de la presqu’île d’Ortygie, contre la flotte athénienne rangée devant le mont Plemmyrion ("Selon le plan prévu, les trières de Syracuse prirent la mer. Trente-cinq d’entre elles avancèrent du fond du grand port, tandis que quarante-cinq autres sortirent du petit port où se trouvait l’arsenal de la cité et contournèrent l’île pour aller se joindre aux premières et se diriger avec elles contre le Plemmyrion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.22). Le combat s’engage sur mer ("L’action s’engagea à l’entrée du grand port, et les deux adversaires luttèrent longtemps avec acharnement, d’un côté pour forcer le passage, de l’autre côté pour le fermer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.22). Sur le mont Plemmyrion, les Athéniens qui gardent les trois forts-dépôts tournent imprudemment leurs regards vers cette bataille qui commence du côté de la mer, laissant ainsi Gylippe et ses hommes s’approcher dans leur dos. Arrivé à leur portée, Gylippe fond sur eux, et s’empare du premier des trois forts, ce qui déclenche une panique et lui permet de conquérir les deux autres sans difficulté ("Gylippe, profitant que les Athéniens de la garnison du Plemmyrion étaient descendus sur le rivage et ne pensaient qu’à observer le combat naval, parvint à les surprendre en se jetant brusquement à l’aube sur les fortifications. Il enleva d’abord le plus grand des trois forts, puis les deux petits : voyant avec quelle facilité le grand fort avait été emporté, les défenseurs des deux autres abandonnèrent effectivement leur poste", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.23). Sur mer, l’affrontement tourne d’abord à l’avantage des Syracusains, mais incapables de s’ordonner pour profiter de leurs succès ils laissent les Athéniens se ressaisir et les repousser sur leurs bases de départ ("Les navires syracusains qui avaient engagé la bataille à l’entrée du grand port réussirent à repousser la flotte athénienne, mais ils avancèrent ensuite sans aucun ordre dans la baie, de sorte qu’ils se gênèrent mutuellement et durent finalement abandonner la victoire aux Athéniens. Ils commencèrent à fuir, entraînant dans leur déroute les navires qui avaient jusque là réussi à dominer l’adversaire dans le grand port. Les Athéniens coulèrent onze navires syracusains et tuèrent la plupart des hommes à bord, à l’exception des équipages de trois trières qu’ils capturèrent. Eux-mêmes perdirent trois navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.23).


Les conséquences de cette bataille sont désastreuses pour les Athéniens. Les hommes à terre autour du fort de Sykè sont maintenant seuls et sans réserves, puisque leurs compatriotes qui gardaient les dépôts sur le mont Plemmyrion sont tués ou capturés. Dans le même temps, la prise du mont Plemmyrion renforce considérablement les troupes de Gylippe, qui est désormais en possession de toutes les réserves que les Athéniens y ont entreposées ("[Les Spartiates] abattirent un des forts, remirent en état les deux autres et les garnirent de troupes. Lors de la prise de ces ouvrages, beaucoup d’hommes avaient été tués ou capturés et un butin considérable était tombé aux mains des assaillants. Les Athéniens avaient effectivement utilisé les forts comme dépôts. Une grande quantité de blé et des marchandises diverses appartenant à des négociants et beaucoup de matériel appartenant aux triérarques s’y trouvaient entreposés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.24). Et sur mer, même si les Syracusains ont perdu la bataille, ils ont suffisamment affaibli les Athéniens pour les empêcher d’assurer les arrivées de ravitaillement ("La perte du Plemmyrion fut pour le corps expéditionnaire athénien le pire des désastres. Les convois de ravitaillement ne pouvaient plus entrer sans danger dans le port, car les navires syracusains montaient la garde dans les parages pour les arrêter, il fallait donc désormais combattre pour leur ouvrir le passage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.24). Au-delà des considérations militaires, cette défaite athénienne pousse toutes les cités siciliennes sauf Agracas (aujourd’hui Agrigente) à s’engager pleinement contre les Athéniens aux côtés des Syracusains et de Gylippe ("De Camarine arriva un renfort composé de cinq cents hoplites, trois cents lanceurs et trois cents archers. Géla envoya de son côté une escadre de cinq navires, ainsi que quatre cents lanceurs et deux cents cavaliers. Désormais en effet, à l’exception d’Acragas qui restait neutre, la Sicile presque tout entière prit les armes contre les Athéniens et, sortant de l’expectative où elles étaient restées jusque là, les cités de l’île s’unirent pour lutter aux côtés de Syracuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.33).


Les fronts secondaires


A Athènes, Démosthénès est prêt à partir avec le contingent de secours ("Démosthénès se mit comme prévu en route pour la Sicile avec soixante navires d’Athènes et cinq de Chio", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.20), mais son voyage ne sera pas direct vers la Sicile.


Les Spartiates, comme ils l’avaient prévu après avoir écouté le discours du traitre Alcibiade (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias), envoient un contingent sous le commandement personnel du roi eurypontide Agis II prendre possession du dème de Décélie en Attique et y construire un fort ("Au début du printemps [-413], plus tôt qu’à leur habitude, les Spartiates et leurs alliés envahirent l’Attique sous le commandement du roi de Sparte Agis II fils d’Archidamos II. Ils commencèrent par saccager la pédie [les plaines de l’intérieur de l’Attique], puis entreprirent de fortifier Décélie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.19 ; "Après avoir été fortifiée au cours de cet été [-413] par toute l’armée péloponnésienne, Décélie fut tenue par la suite par des troupes qu’envoyaient à tour de rôle les cités alliées", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.27). Thucydide insiste sur fait que cette installation, comme Alcibiade l’avait assuré, est une catastrophe pour les Athéniens. D’abord, le roi Agis II est nettement moins conciliant que son père Archidamos II ("Le roi des Spartiates, Agis II, était là en personne et ne songeait qu’à faire la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.27). Ensuite l’occupation permanente empêche l’exploitation des plaines de la pédie par les Athéniens, ce qui diminue leur ravitaillement de ce côté ("Les Athéniens furent très éprouvés par les dommages matériels et les pertes en hommes qu’ils eurent dès lors à subir, et cela contribua grandement au déclin de leur puissance. Jusque là les invasions de l’Attique avaient été de courte durée et n’avaient pas empêché d’exploiter le pays pendant le reste du temps. Mais l’ennemi étant maintenant installé à demeure, il passait à l’attaque avec des effectifs renforcés, ou la garnison régulière de la place parcourait la campagne et se livrait au pillage pour subvenir à ses besoins", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.27), perturbe l’acheminement de l’argent des mines du Laurion à l’est servant à financer une partie des dépenses militaires ("[Les Athéniens] furent privés de toutes leurs terres. Plus de vingt mille de leurs esclaves, majoritairement des ouvriers qualifiés, désertèrent. Tous leurs troupeaux, toutes leurs bêtes de somme furent perdus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.27), coupe la route de l’approvisionnement en blé de l’Eubée, ce qui oblige à passer par la mer et à risquer les tempêtes ("D’autre part, le transport du ravitaillement venu d’Eubée, qui s’effectuait précédemment par voie de terre à partir d’Oropos en suivant la route directe passant par Décélie, devint très coûteux, car il fallut emprunter la voie maritime en doublant le cap Sounion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.28). A partir de cette date, jusqu’à sa chute en -404, Athènes se replie sur elle-même ("Ce n’était plus une cité mais une forteresse : le jour les Athéniens montaient la garde à tour de rôle sur les parapets, et la nuit tous sauf les cavaliers étaient de service, les uns dans les diverses unités, les autres sur les remparts. Ils peinèrent ainsi sans répit, hiver comme été", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.28).


En réponse à cette installation spartiate en Attique, les Athéniens créent à la hâte une nouvelle flotte de trente navires sous les ordres de Chariclès (celui qui a accusé Alcibiade en -415 aux côtés d’Androclès et de Pisandre, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, futur dictateur des Trente) pour porter la guerre sur le territoire laconien. Celui-ci quitte Athènes de concert avec la flotte commandée par Démosthénès à destination de la Sicile. Il fait escale à Argos, où il réclame des renforts ("Tandis que l’ennemi fortifiait Décélie, les Athéniens envoyèrent au début du printemps [-413] trente navires autour du Péloponnèse. Le commandant de cette flotte, Chariclès fils d’Apollodoros, reçut l’ordre de se rendre à Argos et de demander que, conformément au traité d’alliance, on lui fournît des hoplites argiens qui s’embarqueraient sur ses navires. […] On donna l’ordre à Démosthénès d’accompagner d’abord Chariclès dans son périple autour du Péloponnèse et d’attaquer avec lui les côtes de Laconie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.20). Puis les deux flottes voguent vers la Laconie, débarquent sur le site du sanctuaire d’Apollon en face de l’île de Cythère ("Après avoir pris à leur bord les hoplites d’Argos, les deux chefs allèrent attaquer le littoral laconien. D’abord ils saccagèrent partiellement le territoire d’Epidauros Limèra, puis ils abordèrent sur la côte en face de Cythère, où se trouve le sanctuaire d’Apollon, ils effectuèrent diverses destructions dans le pays et fortifièrent un promontoire avançant dans la mer, afin d’offrir un refuge aux hilotes qui voudraient déserter et de disposer d’une base pour lancer, comme on le faisait depuis Pylos [qui a été conquise par Démosthénès en -425 comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, et qui est restée en possession des Athéniens après cette guerre comme nous l’avons dans notre paragraphe sur la paix de Nicias], des expéditions de pillage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.26). Après avoir aidé Chariclès à sécuriser la position, Démosthénès continue sa route vers la Sicile via Corcyre ("Après avoir prêté son concours à Chariclès, Démosthénès sans tarder partit en longeant la côte en direction de Corcyre afin de prendre avec lui les troupes fournies par les cités alliées de cette région et de gagner ensuite au plus vite la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.26). Chariclès de son côté construit un fort, puis revient à Athènes ("Chariclès resta sur place jusqu’à l’achèvement des travaux de fortification, puis, laissant derrière lui une garnison, il repartit avec ses trente navires pour rentrer à Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.26) : les Athéniens espèrent désormais menacer directement Sparte depuis ce site, comme les Spartiates menacent directement Athènes depuis Décélie.


Parallèlement à ces décisions militaires, les Athéniens réforment leur système fiscal. Ce changement profond mérite qu’on s’y attarde, parce qu’il aura des conséquences structurelles sur Athènes et contribuera grandement à sa ruine sociale et financière une décennie plus tard. Cette guerre sur deux fronts, en Sicile et en Grèce, coûte très cher. Outre le prix de construction des trières, il faut payer les rameurs, seul moyen de motiver la volonté et la compétence nécessaires à l’efficacité des navires ("Un équipage ne donne toujours le meilleur de lui-même que pour peu de temps, et rares sont les matelots capables d’imprimer à un navire l’élan nécessaire et de maintenir ensuite la cadence des rames", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.14). Une incidence de Thucydide nous informe que les premiers marins embarqués dans l’expédition de Sicile en -415 sont rémunérés une drachme par jour ("A chaque homme d’équipage, l’Etat octroya une drachme par jour", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.31), c’est une somme importante quand on se souvient que par exemple le théorikon depuis Cléon s’élève à trois oboles, soit deux fois moins que cette rémunération du rameur (une drachme vaut six oboles). Une trière compte environ deux cents hommes. On en déduit le poids financier exhorbitant d’une escadre de plusieurs dizaines de trières, comme celles de Démosthénès et de Chariclès (respectivement soixante et trente trières selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.20). A ces rameurs, on doit ajouter le coût des simples fantassins, et le coût des cavaliers qui jouissent d’une indemnité supplémentaire pour l’entretien de leur cheval. Cette dépense écrasante plombe le trésor, pourtant renfloué grâce au décret de Thoudippos en -425/-424 sur le renforcement du phoros et grâce à la paix retrouvée en -421. Si on ajoute les difficultés à s’approvisionner à cause de l’installation de la garnison spartiate à Décélie, on comprend à quel point les Athéniens sont dans une situation délicate. Alors ces derniers optent pour une solution terrible. Le phoros est dissout. Il est remplacé par une taxe sur toutes les marchandises transportées par mer s’élevant au "vingtième", "eikostè/e„kost»" en grec, de leur valeur ("A cause de l’occupation ruineuse de Décélie et des lourdes charges qui pesaient sur eux par ailleurs, les Athéniens se trouvaient dans une grande détresse financière. Au phoros qu’ils percevaient sur leurs sujets, ils substituèrent donc vers cette époque une taxe d’un vingtième sur les marchandises transportées par mer. Ils comptaient accroître ainsi les recettes de la cité, dont les dépenses, sans comparaison avec celles précédentes, grossissaient à mesure que le conflit s’étendait tandis que d’autre part les revenus s’amoindrissaient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.28). Cette TVA à vingt pour cent est bénéfique à court terme, mais elle est suicidaire à long terme, car elle détruit l’un des trois piliers de l’hégémonie athénienne. Nous avons bien insisté sur ce point dans nos paragraphes précédents : la toute-puissance d’Athènes repose sur l’interdépendance de la flotte, du phoros et de l’empire. La flotte doit servir à maintenir la domination d’Athènes sur les cités égéennes, les cités égennes doivent servir à payer le phoros, le phoros doit servir à entretenir la flotte. En envoyant la flotte vers la Sicile en -415, les Athéniens ont dégarni la mer Egée, laissant une plus grande liberté aux cités égéennes, qui seront vite tentées de s’affranchir de la tutelle athénienne. En dissolvant le phoros après avoir égaré ainsi leur flotte en Sicile, les Athéniens accélèrent leur propre chute. On se souvient que le phoros se caractérisait par son équité, chaque cité était imposée selon ses moyens. La taxe du vingtième en revanche s’applique à tout le monde de la même façon. Le coût du phoros pour la cité d’Andros ou de Naxos par exemple était fixé annuellement en fonction des ressources publiques : désormais chaque citoyen d’Andros ou de Naxos devra payer indistinctement vingt pour cent supplémentaires pour toutes les marchandises transitant entre sa cité et Athènes, quel que soit son statut, quelle que soit sa fortune. C’est un dispositif qui remplace un impôt sur le revenu touchant principalement les riches, par un impôt sur la valeur ajoutée touchant d’abord les classes moyennes. C’est un procédé fiscal que nous connaissons bien aujourd’hui, en l’an 2000, consistant - pour utiliser le vocabulaire des économistes modernes - à privatiser les gains et à socialiser les pertes, procédé générateur de faillites, de désespoir et de contestation sociale, de cris et de sang ("[Les Athéniens] [après la mort de Périclès en -429] engagèrent l’Etat dans des entreprises servant des ambitions et des convoitises particulières, mais néfastes pour la cité et ses alliés. Tant qu’elles réussissaient c’étaient à quelques individus qu’elles apportaient honneur et profit, mais quand elles échouaient c’était la conduite des opérations et la cité elle-même qui en souffraient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65).


Ayant contourné le Péloponnèse, Démosthénès à la tête de la flotte de secours en route vers la Sicile, va être à nouveau sollicité pour aider les Athéniens bloqués dans le port de Naupacte par l’escadre corinthienne que nous avons mentionnée plus haut. Les Athéniens de Naupacte sont alors commandés par un homme qui va beaucoup compter dans l’Histoire athénienne future : Conon ("Démosthénès arriva à Zakynthos et à Céphalonie, où il prit des hoplites à son bord. Il demanda aussi aux Messéniens de Naupacte de lui en envoyer. Il passa ensuite sur la côte en face, en Acarnanie, à Alyzéia puis à Anactorion, que les Athéniens occupaient […]. Conon, qui commandait à Naupacte, arriva pour annoncer que les vingt-cinq navires corinthiens mouillés devant la base athénienne, loin de renoncer à leur entreprise, se disposaient à livrer bataille. En conséquence, il pria ses collègues d’envoyer des navires là-bas, en leur expliquant que les dix-huit navires dont il disposait ne lui permettraient pas de tenir tête aux vingt-cinq trières de l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.31). Démosthénès accède à la demande de Conon ("Démosthénès et Eurymédon confièrent donc à Conon dix de leurs navires, choisis parmi les plus rapides, pour renforcer l’escadre de Naupacte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.31), dont le lieutenant Diphilos, avec le nouveau renfort, réussit à résister à l’assaut des Corinthiens ("La côte devant laquelle [les navires corinthiens] mouillèrent dessinait un croissant. Des deux côtés des troupes de terre envoyées par Corinthe et les peuples alliés de la région s’avancèrent pour appuyer la flotte. Elles prirent position le long des deux promontoires formant la baie [aujourd’hui Rion et Antirion], tandis que les navires occupaient l’intervalle de façon à barrer l’entrée. Le Corinthien Polyanthès commandait la flotte. Les Athéniens de Naupacte, placés sous les ordres de Diphilos, s’avancèrent alors contre eux avec leurs trente-trois navires. Les Corinthiens restèrent tout d’abord immobiles, puis, lorsqu’il leur parut que le moment était venu, un signal fut hissé et ils s’élancèrent contre les Athéniens. La bataille s’engagea et les deux adversaires combattirent longtemps sans qu’aucun d’eux ne pliât", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.34). Les deux adversaires reprennent ensuite leurs positions de départ sans avoir obtenu l’avantage ("Trois navires corinthiens furent détruits, et si parmi les navires athéniens aucun ne fut coulé, sept d’entre eux furent néanmoins hors service après avoir été heurtés de proue par les navires corinthiens dont on avait exprès renforcé les éperons. La bataille resta indécise jusqu’au bout, si bien que des deux côtés on se crut victorieux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.34).


La cinquième bataille de Syracuse (été -413)


Après leur intervention en Laconie puis à Naupacte, Démosthénès et Eurymédon poursuivent leur voyage en effectuant des nombreuses escales : la pointe d’Iapygie d’abord, puis Métaponte, puis Thourioi ("Démosthénès et Eurymédon traversèrent le golfe d’Ionie avec tout le corps expéditionnaire et atteignirent la pointe d’Iapygie. De là ils gagnèrent les îles Choïrades dépendantes de l’Iapygie, où ils firent relâche, et prirent à leur bord cent cinquante lanceurs iapygiens de la tribu des Messapiens en renouant d’anciennes relations d’amitié avec Artas le chef de ces soldats. Puis ils arrivèrent à la cité italienne de Métaponte, dont les habitants acceptèrent de participer comme alliés à l’expédition avec trois cents lanceurs et deux trières. Avec ce renfort, les Athéniens longèrent la côte jusqu’à Thourioi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.33), puis toutes les cités côtières jusqu’à péninsule de Rhégion ("Démosthénès et Eurymédon, ayant reçu des Thouriens un renfort de sept cents hoplites et de trois cents lanceurs, donnèrent ordre à la flotte de longer la côte jusqu’à Crotone. […] Ils longèrent la côte en relâchant sur leur passage dans toutes les cités à l’exception de Locres. Ils atteignirent Pétra sur le territoire de Rhégion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.35).


De leur côté, les Syracusains ont occupé tout le temps du lent voyage de Démosthénès et d’Eurymédon à tirer les leçons de leur récente défaite face aux Athéniens. Ils ont modifié leurs navires en intégrant les éperons dans la structure même du bâtiment pour les solidifier ("Ils apportèrent à leurs navires diverses modifications qui, d’après ce que le précédent combat naval leur avait appris, devaient accroître leurs chances. C’est ainsi qu’ils raccourcirent les proues afin de les rendre plus solides et qu’ils y adaptèrent de lourds éperons étayés par des poutres pénétrant dans les flancs des navires et d’une longueur d’environ six coudées en dedans et au dehors", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.36). Comme les navires athéniens sont désormais bloqués dans la grande baie, les Syracusains prévoient avec raison qu’ils ne pourront pas manœuvrer, que la prochaine bataille sera une bataille de position et non pas une bataille de mouvement, et que leurs navires aux proues ainsi renforcées pourront facilement éperonner et détruire les navires athéniens plus fragiles ("Voici quelle était leur idée. Les navires athéniens étant construits différemment et conçus avec des avants effilés moins pour résister au choc proue contre proue que pour réaliser des mouvements tournants et des attaques de flanc, les navires syracusains auraient sur eux un avantage et, comme la bataille serait livrée dans le grand port et mettrait aux prises dans un espace restreint une grande quantité de navires, ils se trouveraient favorisés. Attaquant proue contre proue, ils pourraient en effet enfoncer l’avant des bâtiments ennemis en heurtant leurs armures creuses et fragiles avec des éperons massifs et vigoureux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.36).


Une nouvelle bataille commence. Les Athéniens sont attaqués de trois côtés à la fois : Gylippe s’avance vers le fort de Sykè, les cavaliers et les hoplites syracusains s’avancent depuis l’amont de l’Anapos vers les marais à l’embouchure, et la flotte coalisée s’avance dans la grande baie au devant des navires athéniens qui y sont stationnés ("Un peu avant les autres, les troupes de terre cantonnées dans la cité en sortirent et, sous la conduite de Gylippe, se portèrent contre le retranchement athénien du côté qui regardait Syracuse. Partant de l’Olympéion, tous les hoplites qui se trouvaient dans ce secteur ainsi que les cavaliers et les troupes légères avancèrent contre les ouvrages ennemis du côté opposé. Immédiatement après, les navires syracusains et alliés prirent la mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.37). La journée se passe sans affrontement décisif ("Les adversaires passèrent une bonne partie de la journée à s’éprouver l’un l’autre, avançant et reculant alternativement, sans résultat appréciable pour aucun d’eux, à l’exception d’un ou deux navires athéniens coulés par les Syracusains. Les deux flottes rompirent finalement le contact, tandis que de son côté l’armée de terre syracusaine quitta le terrain devant les retranchements athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.38). Le lendemain les adversaires s’observent encore sans s’affronter ("Le lendemain les Syracusains restèrent immobiles, sans rien laisser paraître de leurs intentions", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.38). Le surlendemain, constatant que la tension s’accroît parmi les soldats qu’on oblige à rester sur place sans attaquer et qui n’ont pas trouvé le temps de manger convenablement depuis deux jours, le Corinthien Ariston propose le stratagème suivant : il demande que les navires syracusains se retirent soudainement pour aller aborder une côte près de la ville où les marins syracusains pourront se sustenter, cette manœuvre déroutera les Athéniens, qui se retrouvant seuls se croiront victorieux et relâcheront leur attention, les Syracusains pourront alors se jeter contre eux avec d’autant plus d’énergie qu’ils auront le ventre plein ("Le Corinthien Ariston fils de Pyrrhichos, le meilleur des pilotes servant dans les forces navales syracusaines, soumit aux officiers commandant la flotte la proposition suivante. Ils enverraient un message en ville pour donner aux autorités compétentes l’ordre de transférer d’urgence le marché sur le rivage et de contraindre tous ceux qui disposaient de denrées alimentaires à les apporter sur ce nouvel emplacement pour les mettre en vente. On débarquerait alors les équipages, qui prendraient immédiatement leur repas près des navires, ce qui permettrait, peu après, de lancer par surprise une nouvelle attaque contre la flotte athénienne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.39). La proposition est adoptée, appliquée, et elle produit l’effet escompté : les Athéniens, en voyant les navires syracusains se retirer, croient avoir gagné la partie, ils relâchent leur attention, et les Syracusains les attaquent soudain ("Cette proposition fut adoptée par l’état-major. L’ordre fut transmis et le marché préparé. Les Syracusains se mirent alors soudain à reculer en direction de la cité, et aussitôt débarqués ils prirent leur repas sur place. Les Athéniens, s’imaginant que l’ennemi s’était retiré parce qu’il se sentait inférieur, débarquèrent tranquillement et se mirent à vaquer à leurs occupations, s’apprêtant notamment à se restaurer, persuadés que la bataille était terminée pour la journée. Mais les Syracusains se rembarquèrent brusquement et repartirent à l’attaque. En proie à une grande confusion et à jeun pour la plupart, les Athéniens montèrent en désordre à bord de leurs navires et réussirent péniblement à prendre la mer face à l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.40). Les éperons renforcés des Syracusains provoquent des ravages parmi les navires athéniens qui, coincés dans la grande baie, handicapés par leur nombre, ne peuvent pas manœuvrer comme à leur habitude ("Utilisant comme ils l’avaient décidé la tactique du choc proue contre proue, ils purent grâce aux éperons renforcés dont ils avaient muni leurs bâtiments, entamer profondément l’avant des navires ennemis, tandis que les lanceurs postés sur les ponts ouvraient avec leurs javelots un tir meurtrier sur les Athéniens et que d’autres leur portaient des coups encore plus graves en évoluant autour d’eux à bord de petites embarcations et en se glissant sous les rames le long des trières, pour jeter de là leurs javelots sur les matelots", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.40). Les Syracusains remportent une indiscutable victoire en refoulant les navires athéniens rescapés vers le rivage ("Grâce à leur acharnement, les Syracusains remportèrent finalement la victoire. Les Athéniens firent demi-tour, et passant entre les bâtiments de charge allèrent trouver refuge à leur mouillage. […] Les Syracusains se retirèrent après avoir coulé sept navires athéniens et en avoir endommagé beaucoup d’autres. Ils avaient tué ou capturé une grande partie des équipages. Pour les deux batailles navales [celle du printemps -413 où ils ont été battus, et celle qui vient de s’achever par leur victoire à l’été -413], ils érigèrent deux trophées. Désormais, ils étaient sûrs de posséder sur mer une large supériorité et s’estimaient capables de vaincre également sur terre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.41).


C’est alors qu’à l’horizon, ayant quitté Rhégion, le contingent de secours athénien de Démosthénès et Eurymédon surgit ("Tandis que les Syracusains s’apprêtaient à prolonger leur attaque sur mer et sur terre, Démosthénès et Eurymédon arrivèrent avec les renforts envoyés d’Athènes et de ses alliés, c’est-à-dire soixante-seize navires, cinq mille hoplites athéniens et alliés, un grand nombre de lanceurs grecs et barbares, des frondeurs, des archers et tout l’équipement nécessaire à une telle armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.42). Démosthénès s’informe aussitôt des dispositifs ennemis. Il ne veut pas reproduire l’erreur de Nicias, qui n’a presque rien fait en -415 comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, ce qui a laissé le temps aux Syracusains de recevoir des renforts : Démosthénès veut attaquer le plus rapidement possible, profiter de la surprise que provoque son arrivée avec ses troupes fraiches et désireuses de se battre ("Démosthénès estima qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il ne devait pas s’exposer aux mêmes mésaventures que Nicias. A son arrivée en effet, au lieu d’attaquer immédiatement Syracuse, ce dernier avait passé tout l’hiver [-415/-414] à Catane, permettant ainsi à l’adversaire de relever la tête et donnant le temps à Gylippe d’arriver du Péloponnèse avec une armée dont les Syracusains n’auraient même pas réclamé l’envoi s’il avait pris l’offensive dès le début. […] Démosthénès se rendait compte que lui aussi n’inspirerait jamais autant d’effroi à l’ennemi que le premier jour. Il voulait tirer au plus vite tout le parti possible de l’effet de stupeur causée par l’irruption subite de son armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.42) sur les Syracusains épuisés par trois jours d’affrontements et anéantis psychologiquement car obligés de tout recommencer à cause de son arrivée ("Sur le moment, les Syracusains furent complètement atterrés, ils se demandèrent si un jour viendrait où ils seraient débarrassés de la menace pesant sur eux, puisque l’établissement d’un camp retranché à Décélie n’avait pas empêché le départ d’une armée aussi importante que la première et qu’Athènes manifestait partout une puissance écrasante", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.42). En cela, il reprend le plan que son collègue Lamachos, qui était un aussi bon général que lui, avait défendu sans pouvoir l’appliquer devant Alcibiade puis Nicias. Démosthénès estime rapidement que le point faible de l’ennemi est le nord des Epipoles qui permet l’accès au port de Trogilos, où les Syracusains, après y avoir édifié plusieurs forts, ont retiré des troupes pour les envoyer batailler dans la grande baie ("Observant que la contre-approche par laquelle les Syracusains avaient empêché les Athéniens d’investir leur cité était constituée par un mur simple, il pensa qu’il suffirait de se rendre maître de la montée des Epipoles, puis du camp établi sur le plateau, pour emporter aisément cet ouvrage, car l’ennemi serait alors incapable d’opposer la moindre résistance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.42). Notons que, selon Thucydide, Démosthénès en analysant la situation juge que la maîtrise de ces Epipoles, qui doit désenclaver les Athéniens, est la condition essentielle à une victoire en Sicile : si les Athéniens ne conquièrent pas ce plateau des Epipoles, Démosthénès dit très clairement qu’ils devront rentrer à Athènes en renonçant à la conquête de la Sicile ("[Démosthénès] avait hâte de tenter cette opération, estimant que c’était le moyen le plus rapide de mettre une fois pour toute fin à cette guerre, car en cas de réussite les Syracusains seraient à sa merci, et dans le cas contraire il repartirait avec le corps expéditionnaire pour éviter que les forces athéniennes et alliées ainsi que la cité s’épuisent en efforts inutiles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.42). La nuit tombe. Démosthénès prend la tête des troupes avec lesquelles il compte s’emparer de la contre-approche ennemie. Nicias, toujours fidèle à lui-même, reste à l’arrière au fort de Sykè et ne donne aucune consigne ni aucune marque de soutien. Pour l’anecdote, son suppléant Ménandros a ravalé sa jalousie à l’encontre de Démosthénès et participe à l’action ("Jugeant impossible d’approcher de la pente et de la gravir en plein jour sans être vu par l’ennemi, Démosthénès ordonna à ses hommes de se munir de cinq jours de vivres, prit avec lui tous les maçons et tous les charpentiers, se pourvut d’armes de jet et de tout le matériel dont on aurait besoin en cas de succès pour fortifier le terrain, et à l’heure du premier sommeil se mit en route en direction des Epipoles avec toute l’armée. Eurymédon et Ménandros partirent avec lui, tandis que Nicias resta à l’intérieur du camp retranché", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.43). Surpris d’être attaqués en pleine nuit, les défenseurs de la contre-approche s’enfuient ("Echappant à la surveillance des sentinelles, les Athéniens avancèrent jusqu’au fort que l’ennemi avait là et s’en emparèrent, tuant un certain nombre de ses défenseurs. […] Les rescapés purent annoncer l’arrivée de l’ennemi et avertir les six cents Syracusains qui avaient été originellement chargés de garder cette partie des Epipoles. Ceux-ci se portèrent immédiatement en avant, mais Démosthénès et les Athéniens tombèrent sur eux et les mirent en déroute, malgré une vive résistance de leur part. Tandis que Démosthénès continuait à progresser avec ses hommes et profitait de son élan pour atteindre sans délai les objectifs qu’il s’était fixés, d’autres s’emparèrent au premier assaut de la contre-approche syracusaine, dont les défenseurs lâchèrent pied, et commencèrent à en abattre les parapets", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.43). L’intervention improvisée de Gylippe ne brise pas l’avancée athénienne ("Des ouvrages avancés, les Syracusains et leurs alliés dont Gylippe arrivèrent à la rescousse. Surpris par l’audace de cette attaque nocturne, ils étaient encore sous le coup de l’émotion quand ils engagèrent le combat contre l’assaillant. Ils furent refoulés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.43). Mais les Athéniens se laissent enivrer par leur succès : croyant leur attaque définitivement réussie, ils commencent à se disperser sur le plateau, tandis que les renforts syracusains ne cessent d’arriver ("Mais les Athéniens, estimant que la partie était désormais gagnée, se mirent alors à avancer en moins bon ordre, désireux de se frayer le plus rapidement possible un passage à travers les forces ennemies qui n’avaient pas encore été engagées dans la bataille et les empêcher, en prolongeant leur offensive, de former ensemble un nouveau barrage devant eux. Les Béotiens furent les premiers à leur résister. Se jetant sur eux, ils les bousculèrent et les mirent en fuite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.43). S’ensuit une mêlée aveugle dont le déroulement, Thucydide l’avoue dans le long paragraphe 44 livre VII de sa Guerre du Péloponnèse qu’il consacre à cette affaire, est impossible à raconter : chaque combattant est livré à lui-même dans le noir de la nuit, tuant tous ceux qui se présentent, amis ou ennemis, pour ne pas être tué ("Un désordre et une confusion extrêmes commencèrent dès lors à régner parmi les Athéniens, au point qu’on ne peut pas obtenir des deux partis des informations précises sur les diverses phases de cette affaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.44). Quand le jour se lève, l’évidence s’impose : la tentative a échoué. L’enthousiasme des Athéniens survivants, ceux des vétérans de -415 qui espéraient un retournement de situation, comme ceux des bleus récemment débarqués qui rêvaient de victoires, est brisé net. Beaucoup d’hommes sont morts, et beaucoup d’armes ont été perdues dans la retraite ("Le lendemain, les Syracusains dressèrent deux trophées, l’un sur les Epipoles à l’endroit où l’ennemi avait débouché sur le plateau, et l’autre à l’endroit où les Béotiens avaient tenu tête les premiers à l’assaillant. Les Athéniens obtinrent une trêve pour recueillir les corps de leurs camarades. Ils avaient subi eux-mêmes ainsi que leurs alliés des pertes importantes, mais cela n’était rien par rapport au nombre considérable d’armes qu’on leur prit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.45).


A posteriori, on peut se demander si Démosthénès aurait pu inverser la situation. Sans doute, sa volonté d’attaquer immédiatement pour profiter de la stupeur provoquée dans le camp syracusain par son arrivée était bonne. Son idée de désenclaver les Athéniens en conquérant les Epipoles était aussi bonne, car elle aurait permis de leur rouvrir la route de Trogilos, dans lequel la flotte athénienne aurait trouvé une position nettement plus avantageuse que la grande baie (cette dernière empêche les manœuvres des navires, contrairement au port de Trogilos qui donne sur la mer), en même temps qu’elle aurait bloqué les Syracusains sur le plateau du Téménitès à l’intérieur de leurs murs. Mais a-t-il bien choisi son angle d’attaque ? Démosthénès est un excellent général de guérilla, qu’il a appris à ses dépens en été -426 contre les Etoliens, et qu’il a appliquée ensuite avec brio contre les Ambraciotes fin -426 puis contre les Spartiates à Pylos en -425 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), mais ce n’est assurément pas un bon général de ligne. En choisissant d’attaquer la contre-approche syracusaine des Epipoles par le sud, depuis le fort de Sykè, plutôt que par le nord avec toutes ses forces intactes, il a commis une faute que n’importe quel bon général de ligne n’aurait jamais commise, comme par exemple le Spartiate Gylippe qui a précisément bousculé les Athéniens en les attaquant par le nord des Epipoles au printemps -414 et ainsi renversé le cours de l’Histoire. Il faut aussi admettre que les motivations ne sont pas les mêmes. Gylippe au printemps -414 intervient pour aider des Syracusains assiégés dans leur propre pays, ayant à leur tête des hommes comme Hermocratès entreprenants et tenaces. Démosthénès en cet été -413 intervient quant à lui pour aider des Athéniens assiégés dans un pays qu’ils ont agressé injustement, qui ont par conséquent la quasi-totalité de la population locale contre eux, et surtout qui ont à leur tête un stratège - Nicias - qui n’a jamais été aussi transparent (au point qu’on est tenté de conclure que Nicias est pour Démosthénès et les Athéniens un plus grand ennemi qu’Hermocratès et Gylippe, qui hésitera d’ailleurs à l’exécuter quand il l’aura capturé comme nous le verrons un peu plus loin).


En tous cas l’effet de surprise est passé : les Syracusains, un temps démoralisés par l’arrivée de Démosthénès, sont désormais sûrs de remporter la victoire finale ("Ce succès inespéré rendit aux Syracusains toute leur assurance d’avant", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.46). Tandis que Gylippe repart vers les cités siciliennes réclamer des renforts pour remplacer les hommes tombés dans la récente bataille et bouter enfin les Athéniens à la mer ("Gylippe se mit derechef en route par terre afin de parcourir le reste de la Sicile et de ramener des nouvelles troupes. Après ce qui s’était passé sur les Epipoles, il avait bon espoir de prendre d’assaut les retranchements athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.46), la dissension apparaît dans le camp athénien. A ce stade de notre récit, il nous semble utile de dresser le bilan du rôle joué par Nicias depuis -415. On se souvient, nous avons abordé ce sujet dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, que celui-ci s’est originellement opposé à expédition en avançant des raisons dont nous avons vanté l’intelligence et le bon sens, avant de prôner une attaque soudaine sur Syracuse pour ne pas laisser le temps aux Syracusains de s’organiser ou abandon immédiat du projet. Or, qu’a-t-il fait depuis le début de cette expédition ? Première faute : il n’a jamais été capable de se dresser contre Alcibiade, et d’imposer son projet d’attaquer immédiatement Syracuse, il a laissé Alcibiade tenter de magouiller avec Messine et Catane (en vain, puisque Messine est restée hostile à Athènes, et Catane a dû être conquise par la force). Deuxième faute : plus généralement, il n’a jamais été capable de s’imposer à la troupe, ayant face à elle autant de charisme qu’un bulot, comme il le reconnaît lui-même dans la lettre qu’il adresse à Athènes ("Mais le plus grave est que moi qui commande, je n’arrive pas à empêcher ces désordres à cause de votre nature désobéissante", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.14). Troisième faute : quand Alcibiade a été rappelé à Athènes, au lieu d’exécuter enfin son projet d’attaquer directement Syracuse, il est parti à l’aventure vers la côte nord de la Sicile, il a perdu un temps précieux devant Himère et Hybla-Géléatis qui ont refusé de lui ouvrir leurs portes, et a témoigné une nouvelle fois de son manque de charisme en échouant à obtenir des Egestains les talents d’argent promis quelques mois plus tôt à Athènes. Quatrième faute : lors de la première bataille de Syracuse fin -415, entreprise très probablement sous la pression de Lamachos qui ne supportait plus de rester inactif, il a perdu une matinée entière à dresser des palissades sur la plage au lieu de marcher avec Lamachos vers le centre-ville de Syracuse alors déserté par ses habitants (qui étaient alors sur la route de Catane). Cinquième faute : au printemps -414, il s’est barricadé dans le fort de Sykè, qu’il n’a d’ailleurs plus quitté depuis, et a laissé Lamachos se faire tuer dans la vallée de l’Anapos alors qu’il avait à sa disposition une cavalerie fraichement arrivée d’Athènes qu’il aurait pu envoyer conquérir cette vallée. Sixième faute : il a négligé de terminer l’édification du mur du nord vers le port de Trogilos alors que, entre la fin de la deuxième bataille de Syracuse et l’arrivée de Gylippe, il a disposé de plusieurs mois pour cela. Septième faute : il n’a pris aucune disposition pour empêcher Gylippe de débarquer sur le sol sicilien, ni pour l’empêcher de s’approprier le nord du plateau des Epipoles, ni pour achever la contre-approche qui a finalement coupé le fort de Sykè de l’accès au port de Trogilos. Huitième faute : il a stupidement sacrifié une partie de ses troupes en les envoyant s’installer sur le mont Plemmyrion de l’autre côté de la grande baie, alors que la vallée de l’Anapos était toujours sous contrôle de la cavalerie syracusaine. Neuvième faute : il a laissé ses hommes de terrain, capitaines et simples soldats, gérer seuls la quatrième bataille de Syracuse au printemps -413 (sa maladie l’a peut-être privé de volonté pour établir le moindre stratagème militaire, mais elle lui en a laissé suffisamment pour s’accrocher à son commandement, qu’il refuse de céder à un officier de son entourage, notamment à Ménandros ou à Euthydèmos que les Athéniens ont pourtant désignés comme ses suppléants). Toutes ces fautes ont précipité les cités siciliennes dans les bras des Syracusains assiégés, en même temps qu’elles ont miné les forces physiques, matérielles et morales des Athéniens. Nous venons de voir que Nicias n’a eu aucun mot d’encouragement pour Démosthénès quand celui-ci a essayé de reconquérir le plateau des Epipoles, parce qu’il jalouse Démosthénès depuis sa prise de Pylos en -425. Eh bien ! Tous ces griefs qui dans une entreprise ordinaire mériteraient un licenciement sec et sans indemnité, ne semblent pas suffisants pour les Athéniens du corps expéditionnaire. Nicias les a conduits dans une situation catastrophique, mais peu importe : ils continuent à le laisser parler, et mieux encore à lui obéir. Le courageux et pragmatique Démosthénès, encore ruisselant du sang de l’ennemi auquel il a heureusement échappé en se retirant des Epipoles, reprend le discours qu’il a tenu avant la bataille : le plateau des Epipoles n’a pas pu être conquis, la prise de Syracuse reste donc impossible, il faut donc se résigner à l’échec et rentrer à Athènes ("D’une façon générale, la situation paraissait désespérée. Démosthénès estima qu’on ne devait pas s’attarder davantage. Il avait déjà envisagé la possibilité d’un départ avant même de risquer son opération sur les Epipoles, et après l’échec de sa tentative il appuya cette solution. Il soutint qu’il fallait s’en aller sans tarder tant qu’on pouvait encore entreprendre la traversée et l’emporter sur mer grâce aux navires supplémentaires que le corps expéditionnaire avait reçus. Il ajouta que la cité aurait avantage à concentrer son effort contre les ennemis retranchés sur son propre sol [les Spartiates retranchés à Décélie], plutôt que guerroyer contre les Syracusains désormais difficiles à vaincre, en outre dépenser inutilement des sommes considérables en prolongeant le siège était déraisonnable", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.47). Que lui répond l’égrotant et capon Nicias, qui durant tout le temps de la bataille est resté tranquillement au chaud dans son fort de Sykè ? Lui qui en -415 demandait aux Athéniens de renoncer à cette expédition contre la Sicile, le voilà qui réclame maintenant la continuation du siège de Syracuse coûte que coûte ("[Nicias] dit que leur intérêt [aux Athéniens] contre l’ennemi était de traîner la guerre en longueur, que Syracuse n’avait plus d’argent, que ses alliés la quitteraient bientôt, qu’en pressant les Syracusains par la faim ils proposeraient vite une capitulation, comme auparavant [au printemps -414, juste avant l’arrivée de Gylippe]. Dans Syracuse, beaucoup de gens étaient en contact avec Nicias, qui lui conseillaient d’attendre parce que les assiégés étaient las de la guerre, qu’ils voyaient en Gylippe un fardeau insupportable, et qu’ils perdraient tout courage en cas de nouvelles pénuries", Plutarque, Vie de Nicias 21). Pour essayer de convaincre son entourage, il prétend détenir des informations on-ne-sait-pas-comment par on-ne-sait-qui assurant que les Syracusains sont divisés et qu’une partie d’entre eux est prête à ouvrir les portes de la cité aux Athéniens ("Il possédait sur les affaires des Syracusains certaines informations que les autres n’avaient pas et qui lui donnaient encore un espoir de les voir un jour en plus fâcheuse posture que les Athéniens si le siège était poursuivi avec résolution. […] Dans Syracuse existait un parti qui voulait livrer la cité aux Athéniens, et ces gens adressaient des messages à Nicias pour le prier de ne pas lever le siège", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.48 ; "Tel était le point de vue de Nicias, qui le défendit avec vigueur parce qu’il était au courant de la situation intérieure de Syracuse et connaissait ses embarras financiers. Il s’était rendu compte que les Syracusains qui étaient acquis aux Athéniens et qui lui envoyaient des émissaires pour l’empêcher de lever le siège, formaient un parti nombreux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.49). Pour notre part, nous n’écartons pas l’hypothèse que dans Syracuse une division politique existe à ce moment, pour la bonne raison qu’il en existait déjà une avant la guerre, entre le noble Hermocratès et le démocrate Athénagoras (qui semble continuer puisque, au moment du défilé de la victoire à l’automne -413, les Syracusains choisiront d’exécuter sommairement Nicias pour ne pas risquer de fissurer leur belle unité de façade en découvrant via un procès que certains d’entre eux étaient effectivement en contact avec ce dernier : "On raconte que parmi les Syracusains se trouvaient des gens qui, ayant eu des intelligences avec Nicias, craignaient qu’on le livrât à la question pour obtenir de lui des précisions sur ce sujet, ce qui risquait de leur causer des ennuis au moment même de leur triomphe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.86), mais nous avons bien vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias que cette opposition était seulement politique et n’empêchait pas Athénagoras d’être aussi patriote que son adversaire Hermocratès en prédisant la ruine des Athéniens au cas où ceux-ci se risqueraient à attaquer Syracuse ("J’estime [c’est Athénagoras qui parle, juste avant la guerre] que, même si les Athéniens pouvaient amener avec eux une cité de l’importance de Syracuse, et s’ils s’installaient à nos frontières pour provoquer une guerre, ils ne pourraient échapper à l’anéantissement. Imaginons quelle serait leur situation, dans une Sicile entièrement hostile du fait que toutes les cités s’uniraient contre eux, dans un camp peu sûr, limité à quelques baraquements et à un matériel réduit au strict nécessaire, tandis que notre cavalerie les empêcherait de s’aventurer très loin : je pense qu’ils ne pourraient même pas s’assurer une tête de pont sur notre sol, tant je suis convaincu de notre supériorité. Cela, je vous le répète, les Athéniens le savent, et je suis sûr qu’ils ne songent d’abord qu’à conserver ce qu’ils possèdent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.37-38). Dernière ce soi-disant argument, nous lisons en fait l’insondable rancœur de Nicias à l’encontre de Démosthénès, dont il ne supporte pas les actes glorieux passés et la pertinence de son analyse des circonstances présentes. Nicias ne veut pas admettre publiquement que Démosthénès a raison et qu’il est plus valeureux que lui, son propos est une façon de dire : "Voyez combien la réputation de Démosthénès n’est pas à la mesure des faits : on prétend qu’il est courageux, or il veut s’enfuir à la première petite escarmouche aussitôt débarqué ! Moi en revanche, moi Nicias qui ai une plus grande expérience de la guerre que lui sur le terrain sicilien, voyez combien je suis très courageux, je veux rester en Sicile, malgré tous les dangers qui nous menacent !". Cette tête-à-claques timorée de Nicias conclut en révélant indirectement sa peur infantile de la punition et son refus des responsabilités : si le corps expéditionnaire quitte la Sicile, dit-il, l’Ekklesia condamnera immanquablement les survivants en les traitant de lâches, or il préfère "mourir courageusement en étant tué par l’ennemi plutôt qu’être exécuté par ses compatriotes sous l’infamant motif de lâcheté" ("Dans sa déclaration publique, Nicias affirma sa volonté arrêtée de ne pas remmener le corps expéditionnaire, en expliquant qu’une telle initiative prise par eux sans qu’un vote de l’Ekklesia les y eût autorisés serait considérée à Athènes comme inadmissible, que les citoyens appelés à voter sur leur conduite n’auraient pas comme eux une connaissance directe des faits leur permettant de mépriser les rapports malveillants et qu’ils prêteraient donc l’oreille aux assertions calomnieuses de tel ou tel beau parleur, que si en Sicile un grand nombre de soldats affirmaient bruyamment que la situation était effroyable ces mêmes hommes rentrés à Athènes soutiendraient le contraire avec une égale véhémence et présenteraient les stratèges comme des traîtres dont l’ennemi aurait acheté la retraite, que pour sa part il connaissait le caractère des Athéniens et ne voulait pas périr victime d’un verdict inique prononcé par la cité sur une accusation infamante, et que s’il devait mourir il préférait s’exposer de sa propre initiative et se faire tuer à l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.48). Ce discours de militaire de salons ministériels, qui provoquerait l’hilarité de rire n’importe quel auditeur s’il n’était pas prononcé dans des conditions tragiques et s’il n’était pas à l’origine de la mort de milliers d’Athéniens quelques mois plus tard, impressionne Démosthénès, qui comme Lamachos est un militaire de carrière peu habitué à répondre aux postures politiciennes. Démosthénès revient sur sa position, et propose une solution médiane : d’accord on ne rentre pas à Athènes, on reste en Sicile, mais on quitte la position présente entre le fort encerclé de Sykè et les marais fangeux de l’embouchure de l’Anapos ("Les maladies les éprouvaient, à la fois parce qu’on était à l’époque de l’année où la santé de l’homme est la plus fragile [au milieu du mois d’août] et parce que le camp se trouvait établi dans un endroit marécageux et malsain", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.47) pour retourner s’installer à Catane, qui est une position nettement plus avantageuse pour l’infanterie qui pourra y assurer ses ravitaillements, autant que pour la flotte qui pourra à nouveau y déployer toute son habileté manœuvrière en pleine mer ("Démosthénès refusait absolument la prolongation du siège. En admettant qu’on ne pût remmener le corps expéditionnaire sans un décret des Athéniens et qu’il fallût rester dans le pays pour attendre leur décision, on devait selon lui aller s’établir ailleurs, à Thapsos ou à Catane. De là, dit-il, les forces de terre pourraient pousser leurs incursions sur une large étendue de territoire, se ravitailler en pillant la campagne et porter des coups à l’ennemi. Quant à la flotte, elle n’aurait plus à livrer combat dans un espace resserré, c’est-à-dire dans des conditions qui favorisaient l’adversaire, elle opérerait désormais en mer ouverte, ce qui permettrait aux équipages de tirer parti de leur expérience et de ne plus être gênés par l’étroitesse des lieux chaque fois qu’ils voudraient prendre leur élan pour l’attaque ou au contraire se replier vers leur base", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.49). Peine perdue : Démosthénès obtient le soutien de son collègue Eurymédon, mais Nicias reste inflexible et refuse de quitter son fort de Sykè ("Eurymédon parla dans le même sens que Démosthénès, mais l’opposition de Nicias amena des hésitations et des retards. […] Le résultat fut que les Athéniens, ajournant leur départ, restèrent là où ils étaient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.49). Les jours passent, et Gylippe revient avec les renforts qu’il était parti quérir, et des troupes péloponnésiennes fraiches arrivées par Sélinonte ("Gylippe ramena une nouvelle et puissante armée levée en Sicile ainsi que les hoplites qui, parti du Péloponnèse au printemps [-413] à bord de navires de transport, étaient parvenus à Sélinonte après être passés par la Libye à la suite d’une tempête […]. Dès que ces troupes furent arrivées, les Syracusains se préparèrent à lancer à nouveau l’offensive contre les Athéniens à la fois sur terre et sur mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.50). Nicias ne peut plus cacher qu’il a menti : les Syracusains ne sont pas du tout disposés à se rendre, et la position des Athéniens n’a jamais été aussi périlleuse, beaucoup d’entre eux succombent de maladies à cause de malnutrition et de la proximité des marais insalubres de l’Anapos. Enfin, il accepte de préparer un départ (vers Athènes ? ou vers Catane ? Thucydide ne le précise pas : "Voyant que l’ennemi avait été renforcé par une nouvelle armée tandis que leur propre situation, loin de s’améliorer, devenait chaque jour plus difficile à tous égards, et surtout à cause des maladies qui sévissaient parmi la troupe, les stratèges athéniens regrettèrent de n’être pas partis plus tôt. Nicias lui-même ne fut plus hostile à ce projet et demanda seulement qu’on s’abstînt de le voter ouvertement. On donna donc le plus secrètement possible les ordres nécessaires pour que toute l’armée fût prête à évacuer le camp et à s’embarquer dès qu’on donnerait le signal", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.50). Mais un événement inattendu se produit : une éclipse de lune ("Toutes les dispositions avaient été prises et les navires étaient sur le point de prendre la mer, lorsque la lune, qui se trouvait alors en son plein, s’éclipsa", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.50). Les astronomes modernes établissent que cette éclipse date précisément du 27 août -413, ce qui permet d’avoir une base chronologique solide pour tous les autres événements de cette année -413. Comme l’éclipse du soleil de -433 ou de -431 que nous avons évoquée dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, cette éclipse de lune provoque une panique chez les Athéniens ("La plupart des Athéniens, impressionnés par ce phénomène, demandèrent aux stratèges de surseoir au départ", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.50). En -433 ou -431, Périclès, élève d’Anaxagore, avait calmé l’inquiétude des troupes en leur expliquant qu’une éclipse est un phénomène céleste naturel et mécanique qui n’a aucune valeur prédicatrice, mais Nicias n’est pas un élève d’Anaxagore, au contraire c’est un dévot qui en -426 a organisé la purification de l’île de Délos dans l’espoir d’attirer la clémence du dieu Apollon et de mettre fin à l’épidémie de typhoïde qui sévissait alors dans Athènes (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse). Périclès à la place de Nicias aurait astucieusement tiré profit de cette éclipse de lune du 27 août -413 pour dire à ses troupes : "Les dieux sont avec nous : voyez, ils cachent la lumière de la lune pour nous aider à échapper à nos ennemis syracusains et à quitter les lieux sans risques !". Nicias au contraire interprète cette éclipse comme une désapprobation des dieux, et ordonne l’arrêt immédiat du rembarquement ("Nicias, qui s’adonnait de façon excessive à la divination et aux autres pratiques de ce genre, déclara qu’il se refusait à ouvrir une discussion sur le sujet [du rembarquement] tant qu’on n’eût pas laissé passer, conformément à l’interprétation des devins, trois fois neuf jours, et qu’on ne devait pas partir avant. C’est ainsi qu’après avoir pour cette raison retardé leur départ, les Athéniens durent finalement rester", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.50 ; "Pendant la nuit la lune s’éclipsa. Soit ignorance, soit superstition, une vive frayeur s’empara de Nicias et de ses soldats, frappés de ce phénomène. Que la lumière du soleil soit couverte d’ombre vers le trentième jour du mois, la multitude comprenait à peu près que cela était produit par la lune. Mais que la lune elle-même croise un corps quelconque et, tandis qu’elle brille dans son plein, perde tout-à-coup sa lumière et se revête de mille couleurs, voilà qui n’était pas facile à comprendre, et explique pourquoi ce phénomène fut regardé comme un signe précurseur de grands malheurs et causé par un dieu. Celui qui a traité le premier par écrit, et avec le plus de clarté et de hardiesse, des phases de lumière et d’ombre qu’on observe dans la lune, Anaxagore, n’était pas un auteur ancien, et son traité était encore très méconnu, il ne se répandait que parmi un petit nombre de personnes, qui ne l’accueillaient qu’avec une certaine circonspection et une confiance très bornée. On n’aimait pas les physiciens et ceux appelés alors “météorolesques” ["metewrolšschj", littéralement "causeur, bavard/lšschj qui disserte sur ce qui est élevé, en haut, dans les nuages/metšwroj"] parce qu’on estimait qu’ils réduisaient les dieux à des causes sans raison, à des forces imprévoyantes, à des passions nécessaires. De là vint que Protagoras fut exilé, et Anaxagore mis en prison et sauvé à grand-peine par Périclès", Plutarque, Vie de Nicias 23 ; "Alors qu’il pouvait sauver son armée campée devant Syracuse et qu’il avait choisi l’heure de la nuit qui convenait pour faire retraite vers un endroit sûr en échappant à la surveillance de l’ennemi, [Nicias] fut pris d’une crainte superstitieuse à la suite d’une éclipse de lune qui survint alors et qu’il interpréta comme le présage d’une catastrophe. Il remit ainsi son départ à plus tard. Le résultat fut que, quand il leva le camp la nuit suivante, l’ennemi étant désormais prévenu, l’armée athénienne avec ses stratèges tomba aux mains des Syracusains. S’il s’était renseigné sur ce phénomène auprès de gens compétents, non seulement il n’aurait pas à cause d’une éclipse laissé passer le bon moment, mais il aurait même pu s’en servir à son avantage en tirant parti de l’ignorance de ses ennemis", Polybe, Histoire, IX, fragment 19.1-3).


La sixième bataille de Syracuse (fin de l’été -413)


Du côté syracusain, ce départ athénien entamé et immédiatement interrompu renforce la confiance déjà très grande en la victoire finale. On passe promptement à l’action. Une première confrontation a lieu qui tourne à l’avantage des Syracusains (probablement sur le plateau des Epipoles, même si Thucydide ne le dit pas : "Le premier jour, ils se portèrent à l’assaut des retranchements athéniens. Un petit détachement d’hoplites et de cavaliers ennemis sortit alors à leur rencontre par une des portes. Les Syracusains parvinrent à couper quelques-uns des hoplites du reste de la troupe, les mirent en fuite et les poursuivirent. Le passage pour rentrer dans le camp étant étroit, les Athéniens durent abandonner soixante-dix chevaux et perdirent un petit nombre d’hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.51). Le lendemain, un nouveau combat naval s’engage dans la grande baie. Les Athéniens, une nouvelle fois handicapés par l’étroitesse du lieu, ne peuvent pas manœuvrer. Ils sont repoussés contre la côte et fracassés par les navires plus solides des Syracusains. A cette occasion, Eurymédon, l’un des trois stratèges, trouve la mort ("Le lendemain, la flotte des Syracusains forte de soixante-seize navires prit la mer, tandis que leur armée de terre avança contre les retranchements ennemis. Les Athéniens appareillèrent à leur tour avec quatre-vingt-six navires, et les adversaires étant en contact la bataille s’engagea. Eurymédon, qui se trouvait à l’aile droite des Athéniens, voulut envelopper la flotte ennemie. Ce mouvement l’amena à se rapprocher du rivage au point que les Syracusains et leurs alliés, après avoir défait les Athéniens au centre, parvinrent à l’acculer loin des siens au fin fond de la baie et à détruire ses navires, et à le tuer. S’étant ensuite retournés contre tout le reste de la flotte athénienne, ils la poursuivirent et la rejetèrent à la côte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.52). Gylippe de son côté tente un débarquement du côté des marais. Il est repoussé par les Tyrrhéniens, alliés des Athéniens depuis la deuxième bataille de Syracuse au printemps -414, qui gardent ce secteur. Heureusement pour lui, il est sauvé par l’intervention des Syracusains (sans doute en provenance de la vallée de l’Anapos : "[Gylippe] s’élança vers la digne avec un détachement, mais les Tyrrhéniens qui étaient de garde de ce côté-là du camp athénien, voyant les assaillants avancer en désordre, firent une sortie et tombèrent sur les éléments de tête qu’ils mirent en déroute en les rejetant dans le marais nommé “Lysiméléia”. Puis survinrent des troupes syracusaines et alliées en plus grand nombre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.53). Un combat général s’engage, au terme duquel les Athéniens réussissent difficilement à rejeter l’ennemi à la mer ("Les Athéniens, inquiets pour leurs navires, accoururent à leur tour et engagèrent le combat contre [les troupes syracusaines]. Victorieux, ils se mirent à poursuivre l’ennemi et lui tuèrent quelques hoplites. Ils sauvèrent ainsi la plupart des navires et les rassemblèrent devant leur camp. Les Syracusains et leurs alliés leur en prirent néanmoins dix-huit, dont ils massacrèrent les équipages", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.53). Mais le répit est de courte durée. Les Syracusains bloquent désormais la sortie de la grande baie et interdisent aux Athéniens l’accès à la haute mer ("Dès ce moment, les Syracusains purent parcourir sans crainte le grand port avec leurs navires. Ils formèrent le projet d’en bloquer l’entrée de façon à empêcher les Athéniens de s’esquiver. L’objet de leurs efforts n’était plus d’assurer leur propre salut, ils voulaient maintenant empêcher l’ennemi d’assurer le sien", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.56 ; "Ils fermèrent immédiatement le grand port en barrant l’entrée, large de huit stades environ, à l’aide de trières, de navires marchands et d’autres bâtiments ancrés dans la passe. Ils se préparèrent en outre au cas où les Athéniens se risqueraient à livrer une nouvelle bataille navale", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.59).


Nicias reconnaît enfin l’urgence de la situation. Il adopte le plan de Démosthénès qui proposait de se replier avec toute l’armée et toute la flotte vers Catane. Il abandonne donc le fort de Sykè et rassemble toutes les troupes sur un étroit réduit en bordure de la grande baie, du côté des marais, et ordonne à chaque homme valide de monter sur les navires encore en état et de se préparer à une nouvelle bataille pour tenter de forcer le barrage des Syracusains ("Le conseil décida d’évacuer les retranchements situés sur la hauteur et de construire un mur transversal délimitant à proximité des navires une étendue de terrain aussi réduite que possible et juste suffisante pour abriter le matériel et les malades. On laisserait un détachement en garnison dans ce camp tandis qu’avec le reste de l’armée de terre on formerait des équipages pour tous les navires en plus ou moins bon état dont on pouvait disposer. Chacun devrait trouver une place à bord de la flotte. Puis on engagerait la bataille, et en cas de victoire on se dirigerait vers Catane. Dans le cas contraire on mettrait le feu aux navires, et l’armée après s’être reformée à terre se retirerait en empruntant la route qui la conduirait le plus directement possible en terre amie, barbare [carthagoise] ou grecque", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.60). Cet assemblage de bric et de broc d’hommes plus ou moins vaillants et d’armes récupérées ici et là, permet de reconstituer une nouvelle escadre de cent dix navires ("Evacuant les retranchements du haut, les Athéniens descendirent vers la mer et s’embarquèrent à bord de tous les navires disponibles. On força à monter à bord tous les hommes en âge de servir qui furent jugés utilisables d’une manière ou d’une autre. On put ainsi former des équipages pour environ cent dix navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.60), commandée par Démosthénès, Ménandros et Euthydèmos (les deux adjoints imposés par Athènes à Nicias : "Démosthénès, Ménandros et Euthydèmos, qui commandaient la flotte athénienne, quittèrent leur mouillage. Voulant se frayer par la force un chemin vers le large, ils se dirigèrent droit vers le barrage du port et le passage étroit qu’on avait laissé ouvert", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.69). Mais c’est trop tard. La flotte des coalisés, commandée par les Syracusains Sicanos (l’un des trois stratèges de la deuxième bataille de Syracuse au printemps -414, collègue d’Hermocratès) et Agatharchos, et par le Corinthien Pythen (qui est venu en Sicile aux côtés de Gylippe), est désormais aussi nombreuse que celle des Athéniens, et les troupes à terre contrôlent tous les rivages de la grande baie, et s’apprêtent à massacrer tous les équipages athéniens qui y seront rejetés ("Les Syracusains et leurs alliés prirent la mer avec le même nombre de navires que dans le combat précédent. Une partie d’entre eux gardaient la passe, tandis que les autres se disposèrent tout autour du port afin d’assaillir les Athéniens de tous les côtés à la fois. Les forces de terre étaient positionnées pour les appuyer sur les divers points du rivage où les navires pourraient aborder. La flotte syracusaine était commandée par Sicanos et Agatharchos, qui se trouvaient chacun sur une des deux ailes, tandis que Pythen et les Corinthiens occupaient le centre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.70). Une mêlée générale s’engage, dans laquelle les combattants se jettent d’un côté (les Athéniens) avec l’énergie du désespoir et de l’autre côté (les Syracusains et les Péloponnésiens) avec l’ivresse de la victoire ("Jamais on avait vu des flottes aussi nombreuses combattre sur une aussi faible étendue de mer. Au total, près de deux cents navires se trouvèrent engagés. Comme on ne pouvait pas reculer pour prendre de l’élan et percer la ligne ennemie, les attaques directes à l’éperon furent rares. En revanche, les collisions furent incessantes, tel navire venant cogner contre un autre alors qu’il essayait de fuir ou de s’élancer contre un troisième", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.70 ; "Les Syracusains, qui espéraient que cette journée couronnerait leur triomphe, brûlaient d’impatience, les Athéniens quant à eux tremblaient à l’idée de se trouver dans une situation encore pire qu’elle était. Le sort de ces derniers dépendait entièrement de leur flotte, les craintes qu’ils éprouvaient sur l’avenir dépassaient tout entendement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.71). Comme on pouvait s’y attendre, les Athéniens sont finalement battus, bousculés, fracassés contre les côtes, massacrés à terre par les troupes adverses, dans un désordre total ("Finalement, après une lutte opiniâtre, les Syracusains et leurs alliés mirent les Athéniens en fuite. Ce fut alors une déroute spectaculaire et on vit les vainqueurs, s’exhortant à grands cris les uns les autres, rejeter leur adversaire sur le rivage. Les navires athéniens qui n’avaient pas été pris en mer vinrent s’échouer ici et là et les hommes se ruèrent en direction du camp. Dans l’armée de terre, tout le monde était maintenant fixé et ce fut une explosion unanime parmi les soldats, qui se mirent à gémir et à sangloter, désespérés par ce qui se passait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.71).


Démosthénès, échappé de ce massacre, propose d’utiliser les navires qui restent pour tenter une nouvelle sortie. Nicias l’approuve. Mais cette fois ce sont les simples soldats athéniens survivants qui refusent d’obéir. On décide donc collégialement, perdu pour perdu, de tenter une retraite par voie de terre ("Démosthénès alla trouver Nicias pour lui proposer d’embarquer à nouveau sur les navires qui restaient et de forcer la sortie du port à l’aube. Les Athéniens avaient encore, assura-t-il, plus de navires opérationnels que l’ennemi. De fait, ils en avaient encore une soixantaine, alors que leurs adversaires en avaient moins de cinquante. Nicias approuva ce projet. Mais lorsque les deux stratèges voulurent monter leurs hommes à bord, les équipages, consternés par leur défaite, refusèrent de s’embarquer. Les Athéniens se trouvèrent dès lors tous d’accord pour battre en retraite par terre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.72). Les historiens ne sont pas d’accord entre eux pour dire quelle route veulent prendre Démosthénès et Nicias. Certains affirment que les Athéniens projettent de remonter la haute vallée de l’Anapos (pour échapper à la cavalerie syracusaine, qui contrôle la vallée basse) et continuer vers l’ouest en direction d’Acragas/Agrigente, seule cité sicilienne encore neutre où ils pourront demander asile (telle est l’hypothèse de Thucydide : "Le but visé par l’armée en retraite n’était pas Catane. Elle cherchait au contraire à atteindre l’autre partie de la Sicile, c’est-à-dire Camarine, Géla et les autres cités grecques ou barbares de cette région", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.80). D’autres soutiennent qu’ils veulent continuer vers le nord pour atteindre Catane. La vérité est que ni Démosthénès ni Nicias, ni aucun des soldats athéniens qui les suivent, ne savent probablement vers où aller : leur seul souci dans l’immédiat est de quitter l’infernal bourbier de l’embouchure de l’Anapos dans lequel des centaines de leurs camarades viennent de trouver la mort, et qui risque de leur être fatal à leur tour s’ils s’obstinent à rester sur place. Leur adversaire Hermocratès comprend bien le danger de cette retraite vers l’intérieur des terres : si on laisse les Athéniens partir, calcule-t-il, on prend le risque de les voir s’installer dans un coin de l’île où ils pourront reconstituer leurs forces et reprendre l’offensive ("Le Syracusain Hermocratès se doutait du projet [des Athéniens]. Estimant dangereux de laisser une armée aussi importante se retirer par terre pour aller s’établir quelque part en Sicile et de là reprendre les hostilités, il alla trouver les magistrats de la cité et leur exposa sa vision. Il leur expliqua les risques de permettre à l’ennemi de s’esquiver au cours de la nuit, et leur dit que les Syracusains devaient sortir en masse avec leurs alliés pour aller barrer les routes et installer des troupes dans les défilés. Les magistrats furent du même avis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.73). Le problème pour lui est que, pour l’heure, ses compatriotes sont tellement heureux d’avoir vaincu qu’ils se sont soûlés pour fêter cette victoire, et ne sont pas en état de courir après les Athéniens ("Après la grande bataille navale qu’ils venaient de livrer, les hommes étaient tout à la joie de leur victoire. En outre, la cité était en fête, on célébrait un sacrifice en l’honneur d’Héraclès […]. Comme la plupart des soldats, dans leur enthousiasme, s’étaient mis à boire au cours de cette fête, obtenir d’eux qu’ils prissent les armes pour se mettre en campagne était bien la dernière chose qu’on pût espérer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.73). Il décide donc d’employer un stratagème. Il envoie des faux transfuges assurer aux Athéniens qu’une retraite de nuit est suicidaire car toutes les routes sont gardées, et que seule une retraite de jour leur permettra d’apercevoir les ennemis embusqués et de leur échapper ("[Hermocratès] envoya le soir, aux abords du camp athénien, quelques-uns de ses amis accompagnés de cavaliers. Ceux-ci s’approchèrent jusqu’à portée de voix et, jouant les partisans des Athéniens, demandèrent à parler à des soldats, qu’ils chargèrent d’un message pour Nicias qui avait effectivement des agents de renseignement dans Syracuse : celui-ci ne devait, dirent-ils, emmener l’armée au cours de la nuit parce que les Syracusains gardaient les routes, les Athéniens devaient au contraire prendre tout leur temps pour se préparer et partir de jour. Après s’être ainsi acquittés de leur mission, les envoyés d’Hermocratès se retirèrent et leurs interlocuteurs transmirent leur message aux stratèges athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.73). Les Athéniens ne se méfient pas, ils renoncent à partir immédiatement, croyant que les routes sont réellement gardées par les Syracusains, et remettent leur départ au lendemain matin ("Ne subodorant pas la ruse, [les stratèges athéniens] tinrent compte de l’avertissement et suspendirent le départ pour cette nuit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.74), laissant ainsi aux soldats syracusains le temps de dessoûler et à Hermocratès et Gylippe de préparer la partie de chasse ("Gylippe et les Syracusains partirent avant [les Athéniens] avec l’armée et allèrent barrer les routes dans la région que les Athéniens devraient traverser. Ils disposèrent des postes de garde au passage des torrents et des fleuves, plaçant leurs troupes aux endroits qui leur paraissaient favorables pour affronter l’armée en retraite et l’arrêter", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.74). L’heure du départ arrive. Les Athéniens incendient ou abandonnent leurs navires ("Quelques navires furent incendiés par les Athéniens, comme prévu, mais les autres restèrent échoués ici et là. Les Syracusains purent tout à loisir les prendre en remorque et, sans rencontrer la moindre opposition, les emmener jusqu’à la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.74). Thucydide consacre le très long paragraphe 75 livre VII de sa Guerre du Péloponnèse à cet événement terrible et désolant, au désespoir total dans lequel sont plongés les quarante mille Athéniens valides, contraints de partir vers l’intérieur des terres sans savoir vraiment dans quelle direction se diriger ("C’était une masse d’au moins quarante mille hommes qui s’avança ainsi sur les routes, chacun chargé autant que possible de tout son nécessaire. Les hoplites et les cavaliers, contrairement à l’usage, marchaient armés en portant leurs provisions, car ils avaient perdu leurs valets ou se méfiaient de ceux qui leurs restaient. Depuis un moment déjà, les esclaves avaient effectivement commencé à s’enfuir, et les désertions maintenant se multipliaient. […] Jamais armée grecque n’avait connu pareil renversement de fortune. Ils étaient venus pour asservir les autres, et voilà qu’ils s’en allaient avec la crainte de se trouver eux-mêmes asservis. Eux que les vœux et les péans avaient accompagnés à leurs départ, ils repartaient maintenant avec des présages absolument contraires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.75) en laissant derrière eux leurs camarades morts gisants sur les rivages de la grande baie inaccessibles car contrôlés par l’ennemi, et leurs camarades blessés intransportables à la merci des Syracusains ("Les morts étaient restés sans sépulture et celui qui apercevait à terre le corps d’un de ses camarades éprouvait à cette vue un chagrin mêlé d’angoisse. Ceux qu’on abandonnait vivants, les blessés et les malades, offraient un spectacle plus affligeant encore que les cadavres et inspiraient plus de pitié que ceux qui avaient péri. On éprouvait un sentiment d’impuissance devant les prières et les lamentations de ces malheureux, qui suppliaient pour qu’on les emmenât, qui appelaient à grands cris ceux de leurs camarades ou de leurs proches qu’ils voyaient passer, qui se cramponnaient à leurs compagnons de tente au moment où ils partaient et les suivaient aussi loin qu’ils le pouvaient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.75).


C’est une retraite de Russie. Nicias prend la tête, Démosthénès commande l’arrière-garde ("L’armée avança en formation carrée [formation qui permet de se défendre immédiatement en cas d’attaque soudaine dans n’importe quelle direction], le corps de Nicias ouvrant la marche, celui de Démosthénès venant derrière. Les hoplites encadraient les porteurs de bagages et la masse des autres soldats [pour les empêcher de déserter]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.78). Dans un premier temps, leur nombre permet aux Athéniens de quitter les marais où ils étaient retranchés et de passer en force sur la rive droite de l’Anapos ("Au moment de franchir l’Anapos, ils trouvèrent un détachement de troupes syracusaines et alliées rangé en bataille près du fleuve. Ils mirent l’adversaire en déroute et se rendirent maîtres du passage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.78). Mais l’étirement de la ligne et l’ignorance du terrain les handicapent, les Syracusains les assaillent de loin ("Puis ils poursuivirent leur marche, harcelés par les cavaliers ennemis qui lançaient contre eux des attaques de flanc et par les troupes légères qui les criblaient de traits. Ils parcoururent ce jour-là une quarantaine de stades et s’arrêtèrent pour bivouaquer sur les pentes d’une colline", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.78). Le lendemain, ils se risquent à descendre dans la vallée basse pour se ravitailler ("Ils se remirent en route le lendemain de bonne heure, et après avoir progressé d’une vingtaine de stades ils descendirent dans une plaine où ils établirent leur camp. Cette région étant habitée, ils comptaient se procurer des vivres dans les villages et s’approvisionner en eau pour la route", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.78). Les Syracusains les attendent en amont, à Akrai (aujourd’hui Palazzolo Acreide, à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Syracuse : "Les Syracusains construisirent devant les Athéniens un retranchement afin de barrer la route, qui franchissait à cet endroit une haute colline bordée de part et d’autre par un ravin escarpée et connue sous le nom d’“Akraion Lepas” ["Akra‡on Lšpaj", le "Rocher d’Akrai"]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.78). Quand les Athéniens s’y aventurent, le jour d’après, ils sont refoulés ("Le lendemain, quand les Athéniens reprirent leurs marche, les cavaliers et les lanceurs syracusains et alliés surgirent des deux côtés en grand nombre et cherchèrent à les arrêter en les criblant de javelots et en voltigeant sur leurs flancs. Les Athéniens combattirent longtemps, puis se replièrent pour regagner leur précédent campement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.78). Le jour suivant, ils renouvellent leur tentative sans davantage de succès ("Quand vint le jour, les Athéniens levèrent le camp et se remirent en route. Ils forcèrent le passage jusqu’à la colline fortifiée, et aperçurent devant eux, au-dessus des retranchements, l’infanterie ennemie qui, en raison de l’étroitesse du terrain, était massée sur un grand nombre de rangs. Ils s’élancèrent à l’assaut contre le dispositif ennemi, tandis que les traits pleuvaient sur eux du haut de la colline. La pente étant forte, le tir des Syracusains était d’autant plus efficace. N’ayant pu emporter le retranchement, les Athéniens se replièrent et firent halte pour souffler. C’est alors que des coups de tonnerre éclatèrent, et que la pluie se mit à tomber, comme souvent à l’approche de l’automne. Le découragement des Athéniens s’en trouva encore accru", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.79). Le même scénario se reproduit le jour suivant ("Ils reprirent leur marche le lendemain. Répandus autour d’eux, les Syracusains les assaillirent de toutes parts et leur blessèrent beaucoup d’hommes, se dérobant chaque fois que les Athéniens chargeaient et revenant sur eux quand ils se repliaient. Ils s’acharnèrent surtout contre les derniers rangs afin d’y provoquer des déroutes partielles qui, espéraient-ils, finiraient par se propager à toute l’armée. Longtemps les Athéniens luttèrent dans ces conditions sans lâcher pied, puis, après avoir parcouru cinq ou six stades, ils s’arrêtèrent dans la plaine. Les Syracusains rompirent alors le contact et se retirèrent de leur côté dans leur camp", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.79). Ces attaques infructueuses minent les effectifs. Nicias et Démosthénès en concluent qu’il faut sortir de ce lieu au plus vite : la nuit venue, ils allument des feux pour faire croire à l’ennemi qu’ils sont toujours sur place ("Les troupes athéniennes étaient en très mauvaise condition, elles manquaient de tout et beaucoup d’hommes avaient été mis hors de combat au cours des attaques répétées de l’ennemi. C’est pourquoi, la nuit venue, Nicias et Démosthénès décidèrent d’allumer le plus grand nombre de feux, puis d’emmener l’armée non pas par la route prévue au départ mais en direction de la mer, c’est-à-dire en tournant le dos aux positions tenues par les Syracusains", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.80), et se faufilent dans la nature. Ils atteignent la côte à l’aube et gagnent le fleuve Kakyparis (aujourd’hui le fleuve Cassibile, qui se jette dans la mer au sud de Fontane Bianche), ils culbutent la garnison syracusaine qui le gardent et marchent ensuite vers le fleuve Erinéos ("A l’aube, les Athéniens arrivèrent à la mer. Ils s’engagèrent sur la route d’Héloros [site archéologique à l’embouchure du fleuve Tellaro, à six kilomètres au sud-est de Noto] et progressèrent en direction du fleuve Kakyparis. […] Quand ils parvinrent devant le Kakyparis, ils trouvèrent un détachement syracusain en train de se retrancher et de dresser une palissade pour barrer le passage. Ils culbutèrent les forces ennemies et franchirent le fleuve. Puis ils reprirent leur marche pour gagner encore plus loin un autre cours d’eau, l’Erinéos [ancien nom de l’actuel fleuve Tellaro]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.80). Mais la ligne continue de s’étirer dangereusement, et bientôt le groupe emmené par Démosthénès à l’arrière n’arrive plus à suivre celui de Nicias à l’avant (qui, comme les généraux français de 1940, semble courir après une médaille militaire en récompense de la rapidité de sa débandade : "La division de Nicias, qui marchait en tête, resta bien groupée et prit une avance considérable. Celle de Démosthénès, qui comprenait la moitié de l’effectif total ou davantage, se trouva séparée des autres et poursuivit sa marche en moins bon ordre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.80 ; "A cinquante stades en avant, Nicias pressait ses hommes, estimant que pour se tirer sain et sauf d’une telle situation mieux valait ne pas attendre l’ennemi pour livrer bataille et au contraire s’esquiver le plus rapidement possible en ne combattant que si on y était contraint", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.81). On note que, durant cette retraite des Athéniens, les Syracusains sont les plus actifs : les Spartiates conduits par Gylippe semblent curieusement avoir perdu leur ardeur au combat. Au point que, quand au matin on découvre que les Athéniens ne sont plus dans la plaine, les Syracusains se retournent contre Gylippe et l’accusent de connivence avec l’ennemi ("Les Syracusains et leurs alliés, au lever du jour, constatèrent le départ des Athéniens. La plupart d’entre aux s’en prirent alors à Gylippe, qu’ils accusèrent de les avoir volontairement laissés partir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.81). Ce reproche est-il fondé ? Mystère (Gylippe se souvient soudain que son père a été jadis le chef des Athéniens de Thourioi, et qu’il a donc un lien ancien avec les Athéniens ?). Le différend en tous cas ne dure pas longtemps, car les Athéniens sont rapidement repérés et rattrapés ("Ils n’eurent pas de peine à découvrir la route prise par les fuyards et, s’étant mis en toute hâte à leurs trousses, à les rattraper vers le milieu de la journée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.81). Les Syracusains fondent sur Démosthénès désormais abandonné par Nicias, et l’encerclent ("Les troupes de Démosthénès, dont la division marchait en queue et pour cette raison avait dû subir la première les attaques de l’ennemi, souffrirent plus que les autres et d’une manière continue. Sachant que les Syracusains le poursuivaient, il chercha à continuer d’avancer qu’à ranger ses hommes pour livrer bataille. C’est ainsi qu’il perdit du temps et se trouva finalement encerclé, lui et les Athéniens qui l’accompagnaient. Confinés sur un terrain tout autour duquel courait un muret, avec une route de part et d’autre et de nombreux oliviers, ils étaient exposés de tous côtés aux traits de l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.81). L’affrontement dure toute l’après-midi, et finalement les troupes de Démosthénès succombent ("[Les Syracusains et leurs alliés] passèrent le reste de la journée à lancer de tous côtés leurs traits sur les Athéniens, jusqu’au moment où, voyant qu’ils étaient à bout de force à cause de leurs blessures et de leurs autres souffrances, Gylippe, les Syracusains et leurs alliés leur lancèrent une proclamation. Ils promirent d’abord leur liberté à tous les insulaires disposés à passer de leur côté. Les contingents de quelques cités firent alors défection. Ensuite une convention fut conclue avec l’ensemble des troupes restées sous les ordres de Démosthénès. Celles-ci acceptaient de mettre bas les armes à condition que personne ne mourrait exécuté ni emprisonné ni privé du strict nécessaire. Six mille hommes se rendirent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.82). Pour ne pas tomber vivant dans les mains de l’ennemi, Démosthénès tente de se suicider, mais il en est empêché par les Syracusains ("Démosthénès fut encerclé avec les siens dans le village de Polyzèleion [non localisé ; probable confusion avec Akrai qui devient "Palatiolum Akrai" à l’ère impériale romaine, quand écrit Plutarque, dont le nom est resté jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Palazzolo Acreide"], où il était resté en arrière, et où il se défendit vigoureusement. Il tira son épée et s’en perça. Mais il ne mourut pas sur le coup, les ennemis se jetèrent sur lui et l’enlevèrent", Plutarque, Vie de Nicias 26). Nicias pendant ce temps a franchi le fleuve Erinéos, et s’installe sur une hauteur (probablement à Héloros, située sur la rive gauche en surplomb de l’embouchure de l’Erinéos/Tellaro : "Nicias atteignit ce jour-là le fleuve Erinéos. Il le franchit et s’établit sur une hauteur", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.82). Les Syracusains et Gylippe le rattrapent dès le lendemain, l’informent que Démosthénès a capitulé et l’invitent à agir de même ("Les Syracusains le rejoignirent le lendemain. Ils lui annoncèrent que les troupes de Démosthénès s’étaient rendues et le poussèrent à l’imiter", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.83). Après s’être renseigné sur la véracité de cette information, Nicias propose sa reddition. Nous venons de voir que Démosthénès a chèrement vendu sa peau et celle de ses hommes avant de déposer les armes, et d’essayer lui-même de se suicider, mais Nicias n’est pas habité par des semblables impératifs de courage et d’honneur : pour garder la vie sauve, non seulement il accepte de se rendre, mais en supplément il demande qu’on le laisse repartir vers Athènes où il promet de tout faire pour contraindre les Athéniens à rembourser les frais de guerre aux vainqueurs, et il offre des otages athéniens comme garantie ("Nicias obtint l’autorisation d’envoyer un cavalier pour voir [si la division de Démosthénès était réellement anéantie]. Celui-ci ayant à son retour confirmé la nouvelle, il se décida alors à envoyer un héraut à Gylippe et aux Syracusains pour leur dire qu’il était prêt à traiter avec eux au nom du peuple athénien : on rembourserait aux Syracusains tous leurs frais de guerre, s’ils acceptaient de laisser partir les troupes qu’il avait avec lui. En attendant que cet argent leur fût versé, il offrait de leur livrer des citoyens athéniens comme otages, à raison d’un homme par talent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.83). Gylippe et les Syracusains sont devant un homme prêt à leur sacrifier sa main : naturellement ils repoussent son offre en espérant qu’il leur sacrifiera son bras ("Mais Gylippe et les Syracusains repoussèrent ces propositions. Ils se jetèrent sur la division, qui fut à son tour enveloppée de toutes parts et soumise jusqu’au soir à un tir convergent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.83). Le lendemain, les combats reprennent, les Syracusains lancent leurs traits sur les Athéniens, qui essaient de faire demi-tour pour gagner le fleuve Asinaros ("Quand le jour se leva, Nicias remit ses troupes en marche. Les Syracusains et leurs alliés recommencèrent alors à les harceler comme la veille, en tirant sur eux de toutes parts et en les criblant de javelots. Les Athéniens poursuivirent néanmoins leur route en toute hâte pour gagner le fleuve Asinaros, pressés par les assauts que lançaient contre eux de tous les côtés une cavalerie nombreuse et toute la masse des troupes ennemies. Ils espéraient être davantage à l’abri une fois le fleuve franchi, vers lequel les poussaient aussi leur extrême détresse et le désir de boire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.84). Ce fleuve sera celui de leur mort. Thucydide raconte longuement comment les Athéniens y tombent les uns après les autres sous les coups de leurs assaillants ("Quand ils eurent atteint [le fleuve Asinaros], ils s’y précipitèrent sans plus garder aucun ordre. […] Les uns s’abattirent sur leurs camarades et les foulèrent aux pieds. D’autres se tuèrent sur le coup en tombant sur des javelines ou sur des pièces d’armure. D’autres encore s’empêtrèrent et furent emportés par le courant. Postés sur la rive opposée qui formait une pente abrupte, les Syracusains dirigèrent un tir plongeant sur les Athéniens qui étaient pour la plupart entassés pêle-mêle dans le lit encaissé du fleuve, occupés à boire avec avidité. Les Péloponnésiens y descendirent à leur tour et égorgèrent ceux qui étaient dans l’eau. Celle-ci devint trouble, mais malgré la vase et le sang qui la souillaient, les hommes n’arrêtèrent pas d’en boire et la plupart se battirent même entre eux pour en avoir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.84). Tandis que ses hommes sont ainsi exterminés, Nicias se rend à Gylippe, espérant que son opposition à Démosthénès lors de la bataille de Pylos en -425 et ses démarches en faveur de la paix en -421 lui attireront la clémence des Spartiates, et l’aideront à sauver sa peau face aux Syracusains ("Finalement, alors que le lit du fleuve était encombré par un amoncellement de cadavres et que l’armée athénienne se trouvait désormais détruite, les uns ayant péri sur les rives tandis que ceux qui avaient réussi à fuir tombaient sous les coups des cavaliers, Nicias se rendit à Gylippe, auquel il se fiait plus qu’aux Syracusains", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.85 ; "Si Démosthénès était depuis l’affaire de Pylos considéré par les Spartiates comme leur pire ennemi, l’autre s’était à la suite de cette même affaire acquis toutes leurs sympathies. Nicias effectivement n’avait pas ménagé sa peine pour amener les Athéniens à conclure la paix et à libérer les Spartiates qu’ils avaient capturés dans l’île. Ces derniers éprouvaient donc de l’amitié pour lui et c’était avant tout à cela que lui-même avait pensé en se rendant à Gylippe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.86). C’est la fin de l’expédition de Sicile, désastre sans précédent dans l’Histoire grecque selon Thucydide ("Ce fut là l’événement le plus considérable de toute cette guerre, et même à mon avis de toute l’Histoire grecque, triomphe glorieux entre tous pour les vainqueurs et catastrophe sans précédent pour les vaincus, qui furent défaits partout et de toutes les manières, et qui endurèrent des souffrances extraordinaires. Pour eux, le désastre fut vraiment complet. Armée, flotte, tout fut anéanti, et de tous ceux qui étaient partis bien peu rentrèrent chez eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.87). Les Syracusains décrètent que ce jour de victoire sur les Athéniens deviendra fête nationale ("Les Syracusains et leurs alliés étant réunis en assemblée générale, le démagogue Euryclès proposa ce décret : “Le jour où Nicias a été capturé sera consacré par des sacrifices et la suspension de tout travail, la fête s’appellera « Asinaria » d’après le nom du fleuve (ce jour était le le vingt-six du mois karneios alias le mois de metageitnion chez les Athéniens [mi-août à mi-septembre dans le calendrier chrétien ; la dernière bataille livrée par les Athéniens en Sicile a donc eu lieu dans la première quinzaine de septembre -413]). Les auxiliaires des Athéniens et leurs alliés seront vendus, les Athéniens de condition libre et les Siciliens ayant embrassé leur parti seront jetés dans les latomies, à l’exception des stratèges qui seront mis à mort”. Le décret fut adopté", Plutarque, Vie de Nicias 28). Après avoir été ramenés dans les murs de Syracuse pour y être montrés à l’occasion du triomphe des vainqueurs, Démosthénès et Nicias sont condamnés à mort (et leurs corps sont exposés : "Timée ne dit pas que Nicias et Démosthénès furent exécutés par les Syracusains, comme le rapportent Philistos [de Syracuse] et Thucydide : selon lui, pendant que l’Ekklesia était encore en séance, Hermocratès leur envoya un de ses affidés, que les gardes laissèrent entrer, et quand ils apprirent le contenu des débats ils se suicidèrent. Leurs cadavres jetés devant la porte de la prison restèrent exposés aux regards des curieux. On montre encore dans un temple à Syracuse un bouclier qu’on dit être celui de Nicias, le dessus est composé d’un tissu de fils d’or et de pourpre artistement entrelacés", Plutarque, Vie de Nicias 28), malgré l’opposition de Gylippe qui voulait ramener Démosthénès enchaîné à Sparte pour s’en tirer gloire et libérer Nicias pour ses complaisances passées à l’égard des Spartiates ("Après s’être regroupés, les Syracusains et leurs alliés rentrèrent dans leur cité avec leur butin et tous les prisonniers qu’ils avaient pu ramasser. […] Nicias et Démosthénès furent condamnés à mort, malgré l’opposition de Gylippe qui pensait pouvoir couronner ses exploits en ramenant à Sparte les chefs de l’armée ennemie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.86 : "Gylippe demanda à emmener vivants à Sparte les stratèges athéniens, mais les Syracusains enorgueillis par leurs succès l’accablèrent d’injures", Plutarque, Vie de Nicias 28). On ignore le sort des deux suppléants Ménandros et Euthydèmos. Le second disparaît des textes… ou doit-il être relié, comme nous l’avons expliqué dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, à son homonyme présenté comme un sophiste lié à Chio et à Thourioi puis réfugié à Athènes auquel Platon consacrera un de ses dialogues (Platon, Euthydème 271c) ? Le premier, après on-ne-sait-quelles péripéties, réapparaîtra pour le malheur d’Athènes à Aigos Potamos en -405. Quant aux simples soldats athéniens, ils sont parqués dans les latomies, carrières de pierre de Syracuse, dans le flanc des Epipoles ("Ils descendirent les captifs athéniens et alliés au fond des latomies, estimant que c’était le lieu de détention le plus sûr", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.86). Ils y souffrent toutes les privations pendant huit mois ("Parqués en grand nombre au fond d’une fosse étroite, ils eurent tout d’abord à souffrir du soleil et de la chaleur suffocante qui régnait dans ce lieu qu’aucun toit n’abritait. Ce furent ensuite, au contraire, les nuits froides de l’automne [-413] et ce changement de température favorisa parmi eux l’éclosion des maladies. Le manque d’espace les obligeait à tout faire au même endroit, et les cadavres de ceux qui succombaient par suite de leurs blessures ou du changement de température ou pour toute autre raison, gisaient pêle-mêle, dans une odeur intolérable. Ils souffrirent aussi de la faim et de la soif, car pendant huit mois on ne leur donna comme ration qu’un cotyle d’eau et deux cotyles de blé", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.87). Enfin, sans doute poussé par la nécessité de mettre fin à cet insalubre enfer dantesque à proximité de leur ville, les Syracusains se résolvent à vendre les alliés des Athéniens comme esclaves, et selon Plutarque à relâcher les Athéniens à condition qu’ils récitent des vers du xénophile Euripide ("Puis on laissa là les Athéniens et le petit nombre de Siciliens et d’Italiens qui s’étaient joints à l’expédition, et on vendit les autres comme esclaves", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.87 ; "Beaucoup de ceux qui revinrent sains et saufs allèrent, en rentrant dans leur patrie, saluer Euripide avec reconnaissance et lui raconter que les uns avaient été libérés pour avoir appris à leurs geôliers des bribes de ses poèmes dont ils avaient gardé souvenir, et que les autres errant après le combat avait obtenu à manger et à boire en chantant ses vers", Plutarque, Vie de Nicias 29).


Les conséquences du désastre de Sicile


On ignore la date exacte du retour de Gylippe à Sparte. Son nom n’apparaîtra plus dans les textes jusqu’à l’époque de Lysandre. Son succès en Sicile a-t-il généré des jalousies, qui l’ont mis à l’écart durant tout ce temps ? En tous cas les Spartiates ont toutes les raisons d’espérer, car le succès de leur contingent en Sicile provoque une vague d’enthousiasme en mer Egée ("Au début de l’hiver [fin -413], les Grecs, qui venaient d’apprendre le désastre subi par les Athéniens en Sicile, furent partout très excités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.2). Les cités de l’empire athénien font sécession ("Les plus impatients étaient les alliés d’Athènes qui, surestimant leurs propres forces, se préparèrent à la révolte. Ils étaient incapables d’apprécier la situation avec sang-froid et n’envisageaient pas qu’Athènes pût prolonger sa résistance au-delà de l’été suivant [-412]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.2). Les cités neutres veulent maintenant s’engager en estimant que la fin de la guerre est pour bientôt et que le contexte est idéal pour s’approprier une part du gâteau ("Ceux qui jusque là étaient restés neutres estimèrent que, même si personne ne les sollicitait, ils ne devaient plus désormais se tenir à l’écart du conflit et qu’ils devaient prendre les armes contre Athènes de leur propre initiative puisque, selon le raisonnement général, les Athéniens seraient venus les attaquer en cas de victoire en Sicile. Ils croyaient d’autre part que la guerre ne durerait plus longtemps et qu’ils s’honoreraient en y prenant part", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.2). Et les cités alliées de Sparte sont maintenant certaines de la victoire finale ("Les alliés des Spartiates redoublèrent d’ardeur en songeant qu’ils allaient être bientôt délivrés des souffrances qu’ils enduraient depuis si longtemps", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.2). Notons enfin que les Siciliens, grâce à l’action anti athénienne du Syracusain Hermocratès, se préparent de leur côté à soutenir militairement les initiatives des Spartiates ("Les Siciliens, à l’instigation surtout du Syracusain Hermocratès qui les pressait d’apporter leur contribution à la lutte engagée pour abattre ce qui restait de la puissance athénienne, avaient effectivement mis en route vingt-deux navires, dont vingt de Syracuse et deux de Sélinonte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.26 ; "Les Syracusains, ayant mis fin à la guerre que les Athéniens leur avaient portée, marquèrent leur reconnaissance pour le secours qu’ils avaient reçu des Spartiates conduits par Gylippe en leur envoyant leur part du butin pris aux ennemis, avec une flotte de trente-cinq navires en témoignage de l’alliance qu’ils confirmaient avec eux contre les Athéniens. Cette flotte était commandée par Hermocratès, l’homme le plus considérable de leur cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.34). En Italie, la colonie athénienne de Thourioi se dresse contre sa métropole, obligeant l’orateur Lysias, qui s’y est installé vers -430 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnsèse), à retourner à Athènes ("[Lysias] prit part aux affaires publiques [de Thourioi et de Syracuse], et jouit de la plus heureuse existence, jusqu’à l’époque du grand désastre que les Athéniens essuyèrent en Sicile [en -413]. Après cette catastrophe, une sédition ayant éclaté à Thourioi, Lysias fut chassé avec trois cents autres citoyens, accusés d’être partisans des Athéniens, et revint à Athènes pendant l’archontat de Callias [en -412/-411], à l’âge de quarante-sept ans. Depuis ce moment, il vécut dans cette cité, et se voua tout entier à l’éloquence. Il composa un grand nombre de discours pour les tribunaux et pour les assemblées publiques, des panégyriques, des écrits érotiques et des lettres, il éclipsa les orateurs précédents et contemporains", Denys d’Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Lysias 1). Cette défection se traduira bientôt par l’envoi d’une escadre de dix navires thouriens vers Cnide, intégrés à la flotte spartiate, chargés d’intercepter les convois de blé égyptien à destination d’Athènes ("Le même hiver [-412/-411], le Spartiate Hippocratès quitta le Péloponnèse avec dix navires de Thourioi commandés par Dorieus fils de Diagoras et deux autres officiers, un navire laconien et un autre de Syracuse. […] La moitié des navires furent laissés à Cnide pour garder la cité tandis que les autres furent envoyés croiser au large du Triopion, promontoire consacré à Apollon sur le territoire de Cnide, pour intercepter les cargos venant d’Egypte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.35). Sparte envisage déjà de recouvrer l’hégémonie sur toute la Grèce perdue en -478 suite aux agissements du régent Pausanias (nous renvoyons ici à notre second paragraphe contre la Perse : "Les Spartiates se sentaient très encouragés, et pensaient que leurs alliés de Sicile allaient leur envoyer dès le printemps [-412] des puissants renforts. Eux-mêmes disposaient maintenant d’une flotte, que les circonstances les avaient forcés à construire. Voyant partout autour d’eux des raisons d’espérer, ils étaient résolus à presser les hostilités sans atermoyer. Ils calculaient que, la guerre terminée, ils n’auraient plus à redouter les dangers qu’ils auraient courus si les Athéniens avaient ajouté la Sicile à leurs possessions, et qu’après avoir battu leurs adversaires ils pourraient eux-mêmes exercer en toute sécurité l’hégémonie en Grèce", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.2). Les Spartiates et leurs alliés décident de créer une grande flotte pour anéantir les restes de la flotte athénienne en Egée ("Les Spartiates décidèrent que cent navires seraient construits par les cités de la ligue, vingt-cinq par eux-mêmes, vingt-cinq par les Béotiens, quinze par les Phocidiens et les Locriens, quinze par les Corinthiens, dix par les Arcadiens, les Pellèniens et les Sicyoniens et dix par les Mégariens, les Trézéniens, les Epidauriens et les Hermioniens. Ils prirent d’autre part toutes les dispositions nécessaires pour être prêts à entrer en campagne dès les premiers jours du printemps [-412]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.3).


Fort de ces nouveaux soutiens, Agis II quitte Décélie pour aller se ravitailler dans la région d’Héracléia, où les Spartiates sont installés depuis -426 comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse : il contraint les habitants thessaliens locaux à lui donner du butin ("Le roi Agis II partit de Décélie avec des troupes au cours de cet hiver [-413/-412] pour se rendre chez les alliés afin de recueillir leurs contributions pour l’entretien de la flotte, puis vers le golfe Maliaque où il se procura de l’argent aux dépens des Oetaiens, depuis longtemps ennemis des Spartiates, en leur reprenant la plus grande partie du butin qu’ils avaient accumulé [au cours des années précédentes, en refoulant les Spartiates dans leur camp d’Héracléia]. Il contraignit aussi les Achéens de Phtiotide et les autres sujets des Thessaliens dans cette région, malgré l’opposition et les protestations de ces derniers, à lui fournir otages et argent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.3). A son retour, il reçoit une proposition d’alliance importante : les Eubéens, probablement sous l’influence des Chalcéens dominés par des clérouques athéniens depuis le début du Vème siècle av. J.-C., ont décidé d’abandonner Athènes et d’offrir leurs services à Sparte ("Les Eubéens, qui songeaient à se soulever contre les Athéniens, furent les premiers à envoyer cet hiver-là [-413/-412] des représentants à Agis II pour lui soumettre leur projet", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.5). Puis arrivent des délégués de Lesbos, certainement sous l’influence des notables survivants de Mytilène n’ayant pas digéré la mise au pas de -427, qui veulent aussi rejoindre le camp spartiate ("Agis II accueillit favorablement les ouvertures des Eubéens, et envoya de Sparte Alcaménès fils de Sthénélaidas et Mélanthos pour leur confier le commandement en Eubée. Ceux-ci, arrivés avec environ trois cents néodamodes ["neodamèdhj", littéralement "nouvel/nšo accédant à la citoyenneté/dÁmoj"], s’apprêta à les transporter dans l’île, quand arrivèrent des représentants de Lesbos qui voulait elle aussi se soulever. Comme les Béotiens appuyèrent cette requête, Agis II décida d’ajourner l’exécution de ses projets en Eubée pour organiser la révolte des Lesbiens, en leur donnant pour gouverneur ce même Alcaménès qu’il avait eu l’intention d’envoyer en Eubée. Les Béotiens promirent de leur envoyer dix navires, et Agis II dix autres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.5). Puis viennent des gens de Chio, qui sont, comme ceux de Samos en -441 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans) et ceux de Mytilène de Lesbos en -427 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), des adversaires du régime démocratique ("La majeure partie de la population [de Chio] ignorait ce qui se tramait, et les hommes de la minorité oligarchique qui étaient au courant ne voulaient pas risquer de dresser le peuple contre eux avant d’avoir trouvé un appui solide", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.9), accompagnés par un représentant de Tissapherne le satrape perse de Lydie ("Chio et Erythrée, qui étaient elles aussi prêtes à se soulever, s’adressèrent à Sparte, où leurs émissaires arrivèrent en compagnie d’un représentant de Tissapherne qui gouvernait les provinces maritimes au nom du Grand Roi Darius II fils d’Artaxerxès Ier", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.5).


Sparte peut en effet compter aussi sur le soutien des satrapes perses d’Anatolie, qui doivent gérer une situation nouvelle à l’intérieur de l’Empire perse.


Effectuons un petit retour en arrière chronologique pour comprendre la situation en Perse. Une incidence de Thucydide nous informe que le Grand Roi Artaxerxès Ier est mort fin -424 ("L’hiver suivant [-424/-423], Aristéidès fils d’Archippos, l’un des stratèges commandant les navires athéniens envoyés chez les alliés pour percevoir le phoros, arrêta à Eion à l’embouchure du fleuve Strymon le Perse Artaphernès qui se rendait à Sparte, envoyé par le Grand Roi. On conduisit le prisonnier à Athènes, où l’on traduisit le message qu’il portait écrit en caractères assyriens. Lecture en fut donnée ensuite aux Athéniens. Entre beaucoup d’autres choses, le point essentiel était que le Grand Roi y déclarait ne rien comprendre à ce que les Spartiates voulaient, ayant reçu d’eux quantité d’émissaires qui lui avaient tenu chacun un langage différent, il leur demandait donc, s’ils avaient une communication précise à lui adresser, de lui envoyer des représentants qui accompagneraient Artaphernès. Les Athéniens reconduisirent l’ambassadeur perse à Ephèse à bord d’une trière, et envoyèrent avec lui leurs propres représentants. Mais arrivés en Asie, ces derniers apprirent qu’Artaxerxès Ier fils de Xerxès Ier venait de mourir. C’est effectivement vers ce moment que se produisit le décès du Grand Roi. Les émissaires athéniens rentrèrent alors à Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.50 : cet extrait de Thucydide révèle en passant que les Spartiates ont tenté on-ne-sait-quand avant -424 un rapprochement avec la Perse pour combattre Athènes, mais qu’ils ont été si brouillons et ont mis tellement de conditions que ce rapprochement n’a jamais été suivi de faits). Artaxerxès Ier a eu un fils de sa femme légitime Damaspia, qui est devenu nouveau Grand Roi sous le nom de "Xerxès II" ("Artaxerxès Ier mourut après avoir régné quarante-deux ans [depuis sa reconnaissance officielle comme nouveau Grand Roi vers -465, comme nous l’avons longuement expliqué dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse]. Ici finit le livre XVII de l’Histoire [de la Perse de Ctésias]. Le suivant commence ainsi. Artaxerxès Ier étant mort, son fils Xerxès II lui succéda. C’était le seul enfant légitime qu’il eut de Damaspia, qui mourut le jour même de son décès. Bagorazos fut chargé de transporter en Perse le corps du Grand Roi et celui de la reine", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 43-44). Mais plusieurs de ses bâtards revendiquent aussi la couronne. D’abord Sogdianos, fils de sa maîtresse babylonienne Alogune ("Artaxerxès Ier avait dix-sept bâtards, dont Sogdianos que lui avait donné Alogune de Babylone", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 44) : quarante-cinq jours seulement après l’avènement de Xerxès II, Sogdianos le tue et prend sa place ("L’eunuque Pharnacyas occupait le premier rang après Bagorazos, Ménostanès et quelques autres. Sogdianos se les attacha. Un jour de fête, ils entrèrent dans l’appartement du palais où reposait Xerxès II après une débauche de table et le tuèrent, quarante-cinq jours après la mort de son père. Le corps du fils et celui du père furent transportés ensemble en Perse", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 45). Mais ce Sogdianos gouverne maladroitement, il tue en particulier un eunuque influent nommé "Bagorazos" qui l’a aidé à conquérir la couronne, ce qui provoque une indignation générale ("[Sogdianos] couvait depuis longtemps au fond de lui une haine contre Bagorazos. Celui-ci étant revenu à la Cour sans sa permission, il l’accusa d’avoir quitté le corps de son père, et sous ce prétexte il le fit lapider. Les troupes furent très affligées du supplice de Bagorazos, et bien que Sogdianos leur distribua des sommes considérables ce meurtre et celui de son frère Xerxès II le leur rendirent odieux", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 46). Un autre bâtard nommé "Ochos" qu’Artaxerxès Ier a eu avec son autre maîtresse babylonienne Kosmartidènè ("Ochos et Arsitès étaient deux autres bâtards [d’Artaxerxès Ier], qui avaient pour mère Kosmartidènè, également originaire de Babylone", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 44), satrape d’Hyrcanie au moment des faits ("Ochos fut nommé, du vivant de son père, satrape d’Hyrcanie", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 44), s’impose alors : plusieurs personnages influents de l’Empire, dont le chef de la cavalerie royale et le satrape d’Egypte, indignés par l’acte de Sogdianos, poussent cet Ochos à s’emparer du pouvoir en le reconnaissant nouveau Grand Roi sous le pseudonyme de "Darius II", au grand dam de Sogdianos ("Ce crime [contre Bagorazos] commis, Sogdianos manda Ochos. Ce prince promit de se rendre incessamment à la Cour, mais il différa sa venue. Sogdianos lui réitéra plusieurs fois le même ordre, mais il n’en tint aucun compte. Enfin Ochos leva des troupes nombreuses, et on ne douta plus de son intention de s’emparer du trône. Arbarios le chef de la cavalerie, après s’être révolté contre Sogdianos, vint le trouver. Puis Arxanès le satrape d’Egypte passa aussi de son côté, ainsi qu’Artoxarès qui vint exprès d’Arménie. Dès qu’ils furent arrivés, ils lui mirent contre son gré le kitaris ["k…tarij", couronne royale perse] sur la tête. C’est ainsi qu’Ochos monta sur le trône, sous le surnom de “Darius [II]”", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 47-48). On soupçonne fortement qu’Hydarnès, probable descendant de son homonyme Hydarnès/Vidarna l’un des sept putshistes ayant aidé Darius Ier à prendre le pouvoir en -522, a soutenu aussi Ochos pour qu’il prenne le pouvoir en renversant Sogdianos, car on ne peut pas expliquer autrement le fait qu’après son arrivé au pouvoir Darius II Ochos honorera grandement Hydarnès en donnant son fils Arsakès à Stateira fille d’Hydarnès, et sa fille Amestris à Teritouchmès fils d’Hydarnès, tout en manigançant l’élimination de cette famille d’Hydarnès dès qu’il en trouvera l’occasion (selon Ctésias, cette implication d’Hydarnès est précisément la source du conflit entre Arsakès, futur Grand Roi sous le nom d’"Artaxerxès II", et sa mère Parysatis : Arsakès restera fidèle à son beau-père Hydarnès, tandis que sa mère Parysatis dressera contre lui son frère cadet, le prince Cyrus, comme nous le verrons plus loin). Les deux demi-frères ne bataillent pas directement : Darius II Ochos réussit à rallier peu à peu tous les hommes importants, et quand son demi-frère Sogdianos perd ses derniers soutiens quelques mois plus tard il l’exécute ("[Darius II] tâcha d’attirer Sogdianos auprès de lui, et par les conseils de Parysatis il se servit pour parvenir à ses fins de toutes sortes d’artifices, dont les serments. Ménostanès [un des hommes qui ont permis à Sogdianos de s’emparer de la couronne] œuvra de son côté pour empêcher Sogdianos de prêter foi à ces serments et pour le détourner de traiter avec ceux qui cherchaient à le tromper. Malgré de si sages avis, Sogdianos se laissa persuader. Il fut arrêté et jeté dans la cendre, où il périt, après un règne de six mois et quinze jours", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 48 ; "En Asie, le Grand Roi Xerxès II mourut après un an de règne. Selon certains il ne régna que deux mois. Son frère Sogdianos succéda à l’Empire et ne régna que sept mois. Celui-ci fut assassiné par Darius II, qui occupa le trône pendant dix-neuf ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.71 ; "Darius II, bâtard d’Artaxerxès Ier, avec l’appui de tout le peuple perse [c’est-à-dire de l’armée], détrôna Sogdianos, fils légitime ["gn»sioj" : erreur de Pausanias ? ou propagande de Sogdianos qui cherche à masquer sa bâtardise ?] d’Artaxerxès Ier", Pausanias, Description de la Grèce, VI, 5.7). Selon Polyen, Darius II attend un peu, le temps de consolider son pouvoir, avant de révéler publiquement la mort de son père Artaxerxès Ier : les funérailles officielles sont organisées dix mois après le décès de ce dernier ("A la mort d’Artaxerxès Ier, très redouté de ses sujets, son fils Ochos craignit d’être méprisé. Il séduisit les eunuques, les officiers de la Cour, le capitaine des gardes, afin qu’ils cachent la mort de son père pendant dix mois. Pendant ce temps, il envoya partout des lettres scellées du sceau de son père mentionnant qu’Artaxerxès Ier ordonnait de reconnaître son fils Ochos comme Grand Roi. Quand Ochos fut reconnu partout Grand Roi, il rendit publique la mort de son père, auquel il consacra des funérailles royales à la manière des Perses", Polyen, Stratagèmes VII.17). Le choix d’Ochos d’adopter le surnom "Darius II" trahit la volonté de se placer dans la continuité de Darius Ier, qui a laissé le souvenir d’un bon et modeste gestionnaire de l’Empire perse (nous renvoyons ici à notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse ; nous avons rappelé à l’occasion que les Grecs voyaient en Darius Ier, même après son expédition contre l’Eubée et son débarquement à Marathon en -490, un humble "comptable, administrateur/k£peloj", selon Hérodote, Histoire III.89 ; Eschyle quant à lui, dans sa tragédie Les Perses en -472, opposait la sagesse de Darius Ier aux excès de son fils Xerxès Ier). Et effectivement Darius II, à l’opposé de l’image traditionnelle des Grands Rois enclins au luxe et à l’hybris, laissera chez les Grecs le souvenir d’un souverain mesuré, occupé à défendre la justice devant les hommes et les dieux ("[Darius II] Ochos occupa le trône très longtemps en profitant en abondance des bonnes choses de la vie. Quand il fut près de mourir, son fils aîné [Arsakès/Artaxexès II] qui désirait suivre son exemple lui demanda comment faire pour conserver le pouvoir aussi longtemps, son père lui répondit : ‟J’ai pratiqué la justice envers tous les hommes et tous les dieux”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XII.71 ; le "Ochos" dans cet extrait est assurément Darius II Ochos fils d’Artaxerxès Ier et non pas son homonyme Artaxerxès III Ochos, car Athénée de Naucratis renvoie à un Grand Roi "ayant occupé le trône très longtemps" de manière pacifique, or Darius II Ochos a régné de -423 à -404 dans un Empire perse apaisé tandis qu’Artaxerxès III Ochos a guerroyé presque continûment depuis son accession au pouvoir en -358 jusqu’à sa mort par assassinat en -338). L’accès de Darius II Ochos au titre de Grand Roi début -423 est confirmé archéologiquement par plusieurs artefacts, dont le texte PBS 2/1 3 conservé au Museum de l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie aux Etats-Unis daté du "cinquième jour du mois de nisan [équivalent d’avril dans le calendrier chrétien] de l’an 1 de Darius II" rapportant aux lignes 2-3 la réception des impôts à la "fin du mois d’addaru [équivalent de mars dans le calendrier chrétien] de l’an 41 [d’Artaxerxès Ier]", le texte BE 10 n°7 du répertoire Babylonian Expedition of the University of Pennsylvania, séries A : cuneiform texts de l’assyriologue allemand Hermann Hilprecht daté du "deuxième jour du mois de nisan de l’an 1 de Darius II" évoquant à la ligne 6 la réception des récoltes de "l’an 41 [d’Artaxerxès Ier], année d’intronisation de Darius II", le texte BE 10 n°5 du même répertoire daté du "dix-septième jour du mois d’addaru de l’an 1 de Darius II roi des pays" mentionnant à la ligne 1 : "fin du mois d’addaru de l’an 41 [d’Artaxerxès Ier], intronisation de Darius II roi des pays", le texte BE 10 n°4 du même répertoire daté du "quatorzième jour du mois d’addaru de l’an 41 [d’Artaxerxès Ier], année d’intronisation de Darius II roi des pays", la tablette BM 33342 du British Museum de Londres en Grande-Bretagne datée du "vingt-neuvième jour du mois de sebat [équivalent de février dans le calendrier chértien] de l’an 41 [d’Artaxerxès Ier], année d’intronisation de Darius II roi des pays", et surtout la tablette BM 54557 du même British Museum datée du "vingt-neuvième jour" d’un mois illisible (peut-être kislimu [équivalant de décembre dans le calendrier chértien] ?) de l’an 1 de Darius II évoquant les événements entre le "mois d’abu [équivalent d’août dans le calendrier chrétien] de l’an 41 d’Artaxerxès Ier" et le "mois d’addaru de l’an 41, année d’intronisation de Darius II" (le corps de ce texte est malheureusement en mauvais état, rendant sa lecture difficile).


La seule contestation dans l’ouest de l’Empire perse dont nous avons conservé le détail, est celle du vieux Pissouthnès, satrape de Lydie. Dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu que ce personnage est le fils d’Hystaspès le frère aîné d’Artaxerxès Ier (autrement dit Pissouthnès est le neveu d’Artaxerxès Ier) et qu’il a aidé les Samiens révoltés contre Athènes en -441/-440. En -423, Pissouthnès se révolte contre Darius II avec l’aide de mercenaires athéniens commandés par un nommé "Lycon", avant d’être trahi par ce Lycon, puis arrêté et exécuté. Pissouthnès est remplacé par un nouveau satrape nommé "Tissapherne" ("Pissouthnès se révolta aussi contre le Grand Roi, qui envoya contre lui Tissapherne avec Spithradatès et Parmisès. Pissouthnès marcha à leur rencontre avec les Grecs que commandait l’Athénien Lycon. Les chefs perses corrompirent par l’argent Lycon et les Grecs sous ses ordres, et parvinrent à les détacher du parti de Pissouthnès. Celui-ci se voyant sans ressource traita avec eux, et après qu’ils lui eurent engagé leur foi ils le menèrent au Grand Roi, qui le fit jeter dans la cendre. Son gouvernement fut donné à Tissapherne, et Lycon eut pour prix de sa trahison des cités avec leurs territoires", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 52), dont on ignore tout sinon qu’il est fils d’un nommé "Hydarnès" (dans l’inscription bilingue gréco-lycienne du célèbre Pilier de Xanthos, artefact du milieu de l’ère classique servant de socle à la tombe d’un notable local non identifié, consignée sous la référence 44 du volume I du répertoire Tituli Asiae Minoris ou "TAM" dans le petit monde des hellénistes, il apparaît sur la face C aux lignes 11-12 sous la forme "Kizzaprnna Widrnnah" en lycien, soit "Tissapherne [fils d’]Hydarnès" en grec), probablement le même Hydarnès qui aide Darius II à prendre le pouvoir en -423, autrement dit Tissapherne est le frère de Stateira femme d’Arsakès futur Grand Roi sous le nom d’"Artaxerxès II". Athènes soutient officiellement Amorgès, fils bâtard de Pissouthnès (en inversant totalement la diplomatie de -441, puisqu’à cette époque Pissouthnès soutenait les révoltés de Samos contre Athènes !), qui reprend le combat de son père contre Darius II et contre Tissapherne depuis la Carie où il s’est réfugié. La position athénienne pousse Tissapherne à se rapprocher de Sparte ("Ayant dans un premier temps signé une trêve avec le Grand Roi, lui ayant déclaré notre amitié pour toujours par le traité que nous ménagea Epilycos, fils de Tisandros et frère de ma mère [en -449, qui renouvelle la paix de Callias II de -470], nous nous sommes ensuite laissé influencer par Amorgès le subordonné du Grand Roi, un banni : nous avons renoncé à l’appui du Grand Roi, nous avons préféré l’amitié d’Amorgès en l’estimant plus précieuse, résultat le souverain s’est mis en colère contre nous, s’est allié aux Spartiates, leur a fourni cinq mille talents pour qu’ils entretiennent la guerre jusqu’à temps de ruiner notre puissance", Andocide, Sur la paix avec les Spartiates 29 ; on note que, selon une incidence de Thucydide, les troupes qui entourent Amorgès depuis la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse jusqu’à sa défaite lors de la prise d’Iasos en Carie par les Spartiates en automne -412, que nous raconterons plus loin, sont des mercenaires d’origine péloponnésienne ["Les Péloponnésiens [après leur prise d’Iasos en -412] […] rassemblèrent les mercenaires à la solde d’Amorgès, qui étaient pour la plupart originaires du Péloponnèse, et sans les maltraiter les incorporèrent dans leur armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.28], autrement dit des Péloponnésiens ayant fui le Péloponnèse après avoir été condamnés par Sparte, qui se sont réfugiés à Athènes, dont Athènes veut se débarrasser en les envoyant batailler au loin, comme naguère le banni spartiate Cléandridas qu’Athènes a envoyé batailler en Italie dans la région de Thourioi).


Tissapherne se rapproche de Sparte en apparence, en réalité il mène double jeu. Parce que la nouvelle ambition hégémonique de Sparte suite au désastre athénien en Sicile gêne les projets du nouveau Grand Roi Darius II. Celui-ci en effet a nommé Tissapherne "stratège des côtes" ("strathgÕj Án tîn k£tw" selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.5), ce qui constitue une violation flagrante de la paix de Callias II de -470 obligeant le Grand Roi "à tenir ses armées terrestres éloignées des mers de la Grèce de la course d’un cheval" (selon Plutarque, Vie de Cimon 19), renouvelée avec Epilycos en -449 obligeant le Grand Roi "à ne pas descendre avec ses troupes à moins de trois journées de marche des côtes maritimes" (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.4). Jusqu’au désastre en Sicile en -413, Athènes a bien œuvré pour empêcher les satrapes perses d’Anatolie de percevoir correctement le tribut annuel dédié au Grand Roi. Tissapherne lui-même a des arriérés de paiement ("Le Grand Roi [Darius II] avait réclamé récemment le tribut qu’il [Tissapherne] lui devait mais que celui-ci n’avait pas pu collecter à cause des Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.5). La défaite militaire d’Athènes en -413 change la donne. Darius II juge l’occasion favorable pour réimposer l’hégémonie perse sur les côtes anatoliennes perdues en -470 et affermir son contestable accès au trône, et Tissapherne juge le moment opportun pour utiliser l’armée spartiate à son profit, pour accaparer les riches cités grecques côtières, dont celles de Carie où est réfugié Amorgès, qui lui permettront de solder tous ses arriérés de paiement et s’attirer la reconnaissance et les attentions du Grand Roi ("[Tissapherne] se disait que, Athènes étant affaiblie, la collecte du tribut serait plus facile, et qu’en attirant les Spartiates dans une alliance avec le Grand Roi il profiterait d’eux pour exécuter l’ordre reçu de ce dernier de prendre mort ou vif Amorgès, le bâtard de Pissouthnès qui avait soulevé la Carie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.5). Tissapherne peut compter sur le soutien des gens de Chio, qui, après l’anéantissement des révoltés de Samos en -440 et ceux de Lesbos en -427, reste la dernière des trois grandes îles égéennes à demeurer indépendante. Ces gens de Chio espèrent-ils utiliser Tissapherne pour se détacher d’Athènes, dont l’alliance risque de leur attirer des soucis si Sparte gagne finalement sur Athènes ? Tissapherne les a-t-il trompés en leur promettant d’être dispensés de tribut au Grand Roi s’ils l’aident à rétablir la domination perse sur les cités grecques de la côte anatolienne ? Ces deux hypothèses sont plausibles. Tissapherne entre en concurrence avec son pair Pharnabaze, satrape de Phrygie hellespontique voisine. Ce Pharnabaze est le fils d’un nommé "Pharnacès", très certainement le même Pharnacès qui a accueilli les Délosiens expulsés de Délos en hiver -423/-422 ("L’armistice durait encore quand les Athéniens procédèrent à l’expulsion des habitants de Délos. […] Ils se reprochèrent d’avoir omis de prendre cette mesure à l’époque où, procédant à la purification de l’île, comme je l’ai rapporté précédemment, ils avaient enlevé les sépultures. Les Déliens partirent donc les uns après les autres et allèrent s’installer en Asie, dans la cité d’Atramyttion [aujourd’hui Edremit en Turquie, face à l’île de Lesbos] que leur offrit Pharnacès [satrape perse de Phrygie hellespontique]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.1), Pharnabaze est probablement un descendant d’Artabaze qui a combattu au côté de Mardonios à la bataille de Platées en -479 (nous avons vu cela dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse) avant d’être nommé satrape de Phrygie hellespontique en -478 par Xerxès Ier (nous avons vu cela dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse) puisque le père d’Artabaze portait également le nom de "Parnaka/Pharnacès". Pharnabaze veut s’approprier les cités côtières grecques de l’Hellespont pour les mêmes raisons que Tissapherne : pour satisfaire le projet de reconquête de Darius II et pour s’enrichir à peu de frais, l’Hellespont étant un passage obligé pour toutes les marchandises transitant entre le Pont-Euxin/mer Noire et Athènes ("Arrivèrent à Sparte Kalligeitos fils de Laophon de Mégare et Timagoras fils d’Athénagoras de Cyzique, tous deux exilés de leur cité et vivant auprès de Pharnabaze fils de Pharnacès. Ce dernier les envoyait pour demander qu’on lui expédiât des navires dans l’Hellespont, car lui aussi comme Tissapherne voulait arracher les cités grecques à l’emprise d’Athènes pour leur imposer le tribut, et obtenir lui-même pour le Grand Roi de Perse l’alliance des Spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.6). Un lutte d’influence s’engage entre les deux satrapes ("[Tissapherne] s’irritait que Pharnabaze, qui les avait accueillis [les Spartiates] depuis moins longtemps et à moindre frais, pourrait en tirer plus d’avantages dans ses entreprises contre les Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.109), qui espèrent pareillement utiliser Sparte à leur profit. Cela renseigne beaucoup sur l’état de la Perse à cette époque. D’un point de vue militaire, on s’étonne de constater que les Perses sont si faibles que leurs satrapes sont réduits à appeler des Grecs à l’aide (les Spartiates) dans l’espoir de soumettre d’autres Grecs (les Athéniens), étant incapables de soumettre ces Grecs par eux-mêmes. Cette faiblesse militaire sera confirmée deux décennies plus tard par l’expédition des Dix Mille au cœur du Moyen-Orient et par les opérations d’Agésilas II en Anatolie. Mais en même temps, d’un point de vue politique, on comprend mieux cette impuissance militaire. Comme nous l’avons expliqué dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse, la seule force et la seule légitimité du Grand Roi sont le tribut qu’il perçoit annuellement, servant à la fois à manifester la soumission de ses satrapes à son autorité, et à remplir ses caisses afin de mâter tout satrape rebelle. Le caractère contestable de l’accession au trône de Darius II, l’oblige à réclamer à ses satrapes des preuves de loyauté. Le versement du tribut annuel est un gage efficace de loyauté, tout retard de versement peut être compris comme un signe de rébellion. Darius II ne peut pas et ne veut donc pas donner des moyens militaires à ses satrapes, parce sa légitimité sur le trône dépend justement de la faiblesse et de la soumission de ses satrapes, qui doivent témoigner de leur loyauté en répondant à ses demandes avec le peu de moyens qu’il leur laisse. La logique versaillaise instaurée par Darius Ier impose au Grand Roi d’abaisser chaque satrape trop puissant en lui opposant le plus grand nombre de satrapes dociles.


Les Spatiates choisissent de soutenir Tissapherne, car ils rêvent d’une flotte puissante pour concurrencer Athènes, et espèrent rallier celles de Chio et d’Erythrée sur la côte ionienne convoitée par Tissapherne. Alcibiade, alors exilé à Sparte, a beaucoup joué dans ce choix ("Les Péloponnésiens se prononcèrent nettement en faveur de Chio et de Tissapherne, qu’Alcibiade appuya. […] Ils conclurent une alliance avec Chio et Erythrée et décrétèrent qu’on leur enverrait quarante navires pour soutenir les soixante navires qui selon les émissaires étaient déjà sur place", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.6). Pharnabaze est amer, il refuse de participer aux opérations prévues à Chio avec les Spartiates ("Kalligeiros et Timagoras, les envoyés de Pharnabaze, ne participèrent pas à l’expédition vers Chio, et ne versèrent pas aux alliés les vingt-cinq talents qu’ils avaient apportés pour l’envoi d’une flotte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.8). Mais cette expéditon vers Chio prend du retard à cause d’un événement imprévu, qui ruine indirectement le crédit d’Alcibiade auprès des Spartiates. A une date inconnue de l’hiver -413/-412, un violent séisme ravage la Laconie. On suppose qu’il coûte la vie au navarque spartiate Mélanchridas, chef de la flotte en partance vers Chio, puisqu’il est remplacé de façon impromptue par un autre navarque nommé "Chalcideus" ("[Les Spartiates] s’apprêtaient à envoyer dix navires [vers Chio] sous le commandement du navarque Mélanchridas, mais un séisme survint. Ils remplacèrent alors Mélanchridas par Chalcideus, et le nombre de navires spartiates équipés fut réduit à cinq", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.6). La Grèce étant à proximité d’une faille techtonique, les séismes sont récurrents, et les Grecs ont appris au cours des siècles à s’en prémunir : ils savent que la première réaction en cas de séisme est de sortir le plus vite possible des bâtiments où ils se trouvent, pour éviter de périr dans l’écroulement de ces bâtiments. Dès que ce séisme de l’hiver -413/-412 débute, comme tous les Spartiates, Alcibiade se précipite dans la rue. Il est sans pantalon, et la chemise déboutonnée. Et surtout, il est suivi par Timaia la femme du roi Agis II, en porte-jaretelles. Les Spartiates comprennent aussitôt que le couple adultère (rappelons qu’à cette date Alcibiade est toujours marié à Hipparetè la sœur de Callias III) a été dérangé en pleine gymnastique intime. De cette union naîtra un bâtard : Léotychidas ("Léotychidas passait pour le fils d’Alcibiade qui, retiré à Sparte pendant son bannissement d’Athènes, avait eu une relation secrète avec Timaia la femme d’Agis II. Ce roi ayant conclu, d’après la durée de la grossesse de sa femme, que l’enfant n’était pas de lui, n’avait témoigné d’aucun intérêt pour Léotychidas, et avait même jusqu’à la fin de sa vie montré ouvertement qu’il ne le reconnaissait pas comme son fils", Plutarque, Vie de Lysandre 22), qui contestera en -397 la succession d’Agis II à Agésilas, frère d’Agis II ("Après le délai des jours prescrits, il fallut nommer le nouveau roi. Une rivalité s’éleva entre Léotychidas le soi-disant fils d’Agis II et Agésilas le frère de ce dernier. Léotychidas dit : “Tu sais bien, Agésilas, que ce n’est pas le frère mais le fils du roi qui doit devenir roi. C’est seulement quand le roi n’a pas de fils, que son frère peut lui succéder”. “C’est donc moi qui dois être roi.” “Comment donc, puisque je suis là ?” “Parce que celui que tu prétends être ton père a dit que tu n’es pas de lui.” “Mais ma mère, qui doit le savoir beaucoup mieux que lui, dit que je suis son fils.” “Poséidon a prouvé ce mensonge en chassant ton père du lit nuptial par un séisme au vu de tout le monde. Et le fait est confirmé par le témoin le plus véridique de tous, le temps, car tu es né dix mois après que ton père s’est échappé du nid nuptial et n’y a plus reparu”", Xénophon, Helléniques, III, 3.1-2). Les Spartiates, Agis II le premier, expulsent naturellement Alcibiade de leur cité. Cet épisode est l’un des nombreux qui jalonnent la vie d’Alcibiade, fait divers glauque et pitoyable suscitant l’admiration des hommes ternes et des femmes fanées en quête d’aventures pour agrémenter leur existence sans passion et sans avenir, en même temps que, selon notre point de vue, provocation gratuite juste bonne à servir de trame à des romans de gare, mépris sans borne pour le vivre-ensemble privé autant que pour la diplomatie publique (coucher avec la femme de son hôte !), défi sexuel servant par procuration aux impuissants et aux frigides pour fantasmer un plaisir qu’ils supposent et ne vivront jamais. Les éphores décident que Chalcideus partira vers l’Anatolie avec les cinq navires ayant échappé au séisme, il gagnera d’abord Chio et aidera les habitants à renverser les représentants athéniens qui s’y trouvent, ensuite il rejoindra un contingent péloponnésien envoyé parallèlement vers Lesbos pour agir de même, enfin l’escadre spartiate et les troupes péloponnésiennes se réuniront pour aller ensemble vers l’Hellespont apaiser le différend avec Pharnabaze, en se plaçant sous les ordres d’un Spartiate promis à un grand avenir, déjà présent sur place pour arracher les côtes hellespontines aux Athéniens : Cléarque ("Les Alliés se réunirent à Corinthe pour délibérer. Ils décidèrent que la flotte de cinq navires en cours d’équipement en Laconie sous les ordres de Chacideus irait pour commencer à Chio, puis partirait pour Lesbos où Alcaménès choisi par Agis II commanderait, puis se rendrait dans l’Hellespont en se plaçant sous les ordres de Cléarque fils de Rhamphios", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.8). Alcibiade quant à lui navigue vers l’est. Selon la tradition, c’est au cours de ce voyage de l’hiver -413/-412 que sa femme Hipparetè trouve la mort, soit en se suicidant de désespoir par noyade, soit balancée par-dessus bord par Alcibiade qui la trouve trop encombrante ("[Hipparetè] demeura dans la maison de son mari jusqu’à sa mort […], pendant un voyage d’Alcibiade à Ephèse", Plutarque, Vie d’Alcibiade 8). On retrouve Alcibiade peu après à Abydos en Chersonnèse, s’exerçant au triolisme avec son oncle Axiochos (exilé comme lui depuis les affaires des Mystères et des Hermocopides de -415, que nous avons racontées dans notre paragraphe sur la paix de Nicias), sur la fille de Médontis, une pute locale qu’ils ont engrossée vers -430 de la même façon, autrement dit une fille dont Alcibiade ou Axiochos est le père ("L’orateur Lysias, parlant de la vie déréglée [d’Alcibiade], raconte l’histoire suivante : “Axiochos et Alcibiade sont venus en Hellespont et ont partagé les faveurs de la même fille, une nommé ‟Médontis”, originaire d’Abydos. Cette Médontis a donné naissance à une fille, dont les deux complices ont nié la paternité. Et quand cette dernière a atteint sa majorité, ils ont couché allègrement avec elle : chaque fois qu’Alcibiade la baisait il disait qu’elle était la fille d’Axiochos, et quand c’était au tour d’Axiochos celui-ci prétendait qu’elle était la fille d’Alcibiade”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.48 ; "Parlons du bel Alcibiade, qu’un poète comique désigne en disant : “Le délicat Alcibiade, ô terre et dieux ! que les Spartiates veulent arrêter comme adultère”. Ce personnage, aimé par la femme d’Agis II, délaissa les épouses de Sparte et de l’Attique pour la fille de Médontis d’Abydos dès qu’il apprit ses merveilleux attraits. Voulant la conquérir, il s’embarqua sur-le-champ pour l’Hellespont en compagnie d’Axiochos, qui partageait alors son intimité, comme le dit l’orateur Lysias dans le discours qu’il prononça contre lui. Les deux hommes ensemble ont couché allègrement avec cette fille", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.34 ; le philosophe Pasiphon au début du IVème siècle av. J.-C. a écrit sous le pseudonyme d’"Antisthène" un dialogue non conservé sur les coucheries partagées d’Alcibiade et d’Axiochos : "Antisthène charge également Alcibiade dans son Prince Cyrus en disant qu’il ne reconnaissait aucune loi à l’égard des femmes, couchant indistinctement avec la mère, la fille, la sœur, à la manière des Perses", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.62-63).


Les Spartiates participent aux Jeux isthmiques du printemps -412 ("[Les Spartiates] avaient hâte de se mettre en route, mais c’était le moment des Jeux isthmiques et les Corinthiens ne voulurent pas s’embarquer avant de les avoir célébrés. Pour ne pas rompre la trêve sacrée, Agis II se proposa pour prendre personnellement la responsabilité de l’expédition, mais les Corinthiens repoussèrent cette offre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.9), les Athéniens aussi, qui comprennent qu’une opération est en cours vers Chio ("On célébra les Jeux isthmiques, auxquels assista une délégation officielle athénienne qu’on avait invitée. C’est ainsi que les Athéniens purent y voir plus clair sur ce qui se préparait avec Chio", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.10). Les Jeux isthmiques terminés, le contingent prévu pour aider Lesbos quitte la côte péloponnésienne, mais les Athéniens ont rassemblé le peu de navires qui leur restent pour les empêcher de passer ("[Les Athéniens] prirent leurs dispositions pour que la flotte ennemie mouillée à Cenchrées [port occidental de Corinthe, sur le golfe Saronique] ne pût appareiller à leur insu. Après les Jeux isthmiques, les Péloponnésiens prirent la mer en direction de Chio avec vingt-et-un navires placés sous le commandement d’Alcaménès. Les Athéniens se portèrent à leur rencontre avec un nombre égal de navires et cherchèrent à les attirer en pleine mer. Mais les Péloponnésiens ne se laissèrent pas entrainer très loin et rebroussèrent chemin. Les Athéniens firent de même", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.10). Les Péloponnésiens tentent de traverser le barrage en force, mais ils sont rapidement refoulés vers une baie de Corinthie par les Athéniens toujours supérieurs en manœuvres maritimes ("Ayant par la suite armé d’autres unités, [les Athéniens] purent disposer de trente-sept navires pour donner la chasse à la flotte ennemie, qui longeait la côte. Ils la poursuivirent jusqu’à Speiraion, site inhabité de la côte corinthienne à la lisière du territoire d’Epidaure. Les Athéniens les attaquèrent alors du côté de la mer avec leur flotte et aussi par terre avec des troupes qu’ils avaient débarquées. Ils provoquèrent ainsi parmi eux une confusion et un désordre extrêmes, endommagèrent la plupart des navires ennemis sur le rivage et tuèrent leur chef Alcaménès, ne perdant eux-mêmes que quelques hommes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.10). Le découragement se répand parmi les Péloponnésiens, et les Spartiates pensent à renoncer à aider Chio et Lesbos ("Découragés en voyant que leur expédition d’Ionie commençait ainsi par un échec, [les Spartiates] renoncèrent à envoyer leurs navires de Laconie [ceux de Chalcideus] et songèrent même à rappeler les quelques bâtiments qui se trouvaient déjà en mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.11). Mais Alcibiade avec son blablabla habituel réussit à distance, depuis la Chersonnèse où il s’est réfugié, à retourner les éphores, en particulier l’un deux nommé "Endios", il convainc de laisser partir en urgence la petite escadre de Chalcideus vers l’Anatolie pour signer l’alliance avec Tissapherne contre les Athéniens (ses compatriotes !) au plus vite, ce qui apportera des fonds et des moyens à Sparte et couvrira de gloire Endios au détriment d’Agis II, le mari cocu ("Alcibiade persuada Endios et les autres éphores de ne pas renoncer à l’expédition en leur affirmant que leurs navires pouvaient atteindre leur destination avant qu’on eût appris à Chio la défaite subie par le reste de la flotte, et que lui-même débarqué en Ionie saurait sans difficulté décider les cités à se révolter contre Athènes, en leur parlant de la faiblesse des Athéniens et de l’ardeur des Spartiates, car on le croirait plus volontiers qu’aucun autre. En tête-à-tête avec Endios, il lui montra qu’il serait glorieux pour lui d’être l’organisateur du soulèvement de l’Ionie et d’obtenir pour les Spartiates l’alliance du Grand Roi de Perse. Il ne fallait pas, lui dit-il, que le mérite en revînt au seul Agis II, avec lequel Alcibiade se trouvait alors en mauvais termes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.12). Chalcideus et Alcibiade entrent en contact, et débarquent ensemble à Chio, où les opposants à la démocratie ont préparé leur arrivée en retournant la population, en annonçant une intervention imminente et massive des Spartiates pour libérer la cité de la tutelle athénienne ("[Chalcideus et Alcibiade] arrivèrent inopinément devant la cité, provoquant stupeur et effroi parmi les gens du peuple. Mais les oligarques avaient pris des mesures pour que la Boulè se trouvât à ce moment en séance. Chalcideus et Alcibiade purent donc y prendre la parole. Ils annoncèrent que beaucoup d’autres navires se trouvaient en route, sans parler de la flotte bloquée à Speiraion. C’est ainsi que Chio rompit avec Athènes, entrainant Erythrée dans sa défection", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.14). Ils réussissent ensuite à attirer la cité de Clazomènes dans la révolte contre Athènes ("Puis Chalcideus et Alcibiade naviguèrent avec trois navires vers Clazomènes, qui fit sécession à son tour", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.14).


Revenons à Athènes quelques mois plus tôt, fin -413. En apprenant la nouvelle du désastre en Sicile, les Athéniens sont d’abord abasourdis. Ils refusent d’y croire ("Quand la nouvelle du désastre parvint à Athènes, on se refusa longtemps à croire à une destruction aussi complète du corps expéditionnaire, et cela malgré les témoignages de plusieurs soldats très estimables qui s’étaient battus là-bas et qui avaient pu échapper au massacre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.1 ; "On dit que les Athéniens ne crurent pas à la nouvelle du désastre surtout à cause de celui qui l’apporta. Celui-ci était un étranger récemment débarqué au Pirée. Assis dans la boutique d’un barbier, il commença à parler de ce fait qu’il pensait déjà connu dans Athènes. Le barbier l’écouta, puis il courut à l’astu pour informer les archontes, et bientôt la rumeur se répandit sur l’agora. La cité fut troublée et consternée. Les archontes rassemblèrent l’Ekklesia et convoquèrent l’homme. Ils lui demandèrent : “De qui tiens-tu cette nouvelle ?”. Comme l’homme fut incapable de répondre précisément, il fut accusé d’avoir forgé un mensonge et de vouloir semer la zizanie. Il fut attaché sur une roue, et fut longtemps torturé, jusqu’au moment où arrivèrent d’autres personnes qui rapportèrent tout le détail de ce funeste événement", Plutarque, Vie de Nicias 30). Puis, après l’arrivé de témoins directs et indirects qui confirment les premières rumeurs, la stupéfaction laisse place à la colère contre les promoteurs de l’expédition. Les partisans d’un renforcement de la démocratie, c’est-à-dire de l’instauration de ce que le XXème siècle appellera une "dictature" (nous reviendrons sur ce point sémantique extrêmement important dans notre alinéa suivant), les mêmes qui ont condamné Alcibiade en -415 et avaient averti sur les mauvais présages, reviennent en grâce et sont à nouveau écoutés ("S’étant finalement rendus à l’évidence [de leur défaite en Sicile], les Athéniens se retournèrent alors contre les orateurs qui s’étaient prononcés pour l’expédition, comme s’ils ne l’avaient pas eux-mêmes votée. Ils accusèrent également les diseurs d’oracles, les devins, tous ceux dont les prophéties les avaient encouragés jadis dans leur espoir de conquérir la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.1). L’échec en Sicile apparaît comme un manque de volonté collective, alimenté par les jeunes comme Alcibiade qui ont rêvé se constituer un destin et une fortune personnels, et par les vieux comme Nicias qui n’ont pas manifesté leur patriotisme par des actions énergiques. La panique générale, qui est bien fondée car le désastre militaire à Syracuse équivaut à un désastre financier et humain dont les adversaires d’Athènes profitent ("[Les Athéniens] furent désormais en proie à une inquiétude et à une consternation extrêmes. La cité et chacun des citoyens se trouvaient durement atteints par la perte de tant d’hoplites et de cavaliers, de tous ces hommes dans la force de l’âge qu’on n’avait pas la possibilité de remplacer. On voyait par ailleurs le peu de navires restant dans les arsenaux, le manqur d’argent dans le trésor public, et la pénurie de marins pour former des équipages. Les Athéniens désespérèrent de leur salut, ils s’attendaient à l’arrivée de leurs ennemis de Sicile, encouragés par une victoire aussi éclatante, contre Le Pirée, ayant maintenant les moyens de mener contre eux une offensive énergique sur terre et sur mer, accompagnés par les alliés d’Athènes qui ne manqueraient pas de se rebeller", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.1), sert les intérêts de ces démocrates extrémistes, qui obtiennent la nomination d’un conseil de dix proboules (probablement un proboule par tribu) chargés de proposer des réformes, notamment sur la reconstruction en urgence d’une flotte, sur le statut de l’Eubée (qui est la dernière réserve alimentaire d’Athènes, et son dernier espace de repli stratégique) et sur la délivrance des fonds publics aux fonctionnaires et aux assistés sociaux ("[Les Athéniens] décidèrent néanmoins de ne pas céder. Ils résolurent de construire une flotte en se procurant comme ils pourraient du bois et de l’argent, de prendre diverses précautions pour maintenir les alliés et tout particulièrement l’Eubée dans l’obéissance, d’introduire dans l’administration de la cité des réformes destinées à modérer les dépenses publiques, et pour cela de désigner un conseil d’anciens ["presbutšrwn ¢ndrîn"] chargés de donner un avis préalable ["probouleÚw"] sur les mesures à prendre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.1). Nous apprenons par une incidence du livre III paragraphe 18 alinéa 6 de la Rhétorique d’Aristote sur laquelle nous reviendrons dans notre alinéa suivant, que Sophocle est l’un de ces dix proboules. Hagnon est un autre proboule, selon Lysias ("[Théramène], en vous conseillant l’oligarchie des Quatre Cents, en fut le principal auteur. Son père [Hagnon], qui était l’un des proboules, manœuvra pour élire à la stratégie son fils qui paraissait très attaché au régime démocratique", Lysias, Contre Eratosthène 65).


Les dix proboules nouvellement élus prennent des décisions énergiques. On se souvient qu’Athènes disposait d’une réserve de secours de mille talents (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.24), qui n’a jamais été utilisée jusqu’alors : les Athéniens consentent à puiser dans cette ultime réserve financière pour construire une nouvelle flotte au cours de l’hiver -413/-412, et pour fortifier le cap Sounion afin de sécuriser l’arrivée des approvisionnements par la mer (puisque désormais ces approvisionnements ne peuvent plus passer par voie de terre, contrôlée par les Spartiates installés à Décélie : "Au cours de cet hiver [-413/-412], les Athéniens poursuivirent leurs préparatifs conformément aux plans qu’ils avaient arrêtés. S’étant procuré du bois, ils commencèrent à construire une flotte. Ils fortifièrent le cap Sounion afin de permettre aux bateaux qui leur apportaient du blé de le doubler sans risque", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.4). Le fort édifié sur la côte laconienne en face de l’île de Cythère à la suite du débarquement de Chariclès et Démosthénès au début de l’été -413, dont nous avons parlé plus haut, est démantelé et sa garnison est rappelée à Athènes (ce fort est trop proche de Sparte pour assurer sa pérennité à peu de frais humains et financiers, contrairement à Pylos : "[Les Athéniens] évacuèrent le fort édifié sur la côte laconienne par le corps expéditionnaire en route vers la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.4). Avant même l’achèvement de tous les navires, la nouvelle flotte athénienne sous les ordres d’un nommé "Strombichidès fils de Diotimos" est envoyée vers Chio ("Durant toutes les années de guerre, [les Athéniens] avaient tenu à ne pas toucher aux mille talents qu’ils avaient mis en réserve, mais cette fois leur consternation était telle qu’ils abrogèrent aussitôt les peines prévues pour quiconque proposerait d’utiliser cet argent ou soumettrait aux voix une telle proposition, et qu’ils décrétèrent qu’on puiserait dans ce trésor pour équiper un grand nombre de navires. Ils décidèrent d’autre part d’envoyer immédiatement huit navires prélevés sur l’escadre qui bloquait Speiraion […] sous le commandement de Strombichidès fils de Diotimos, et de les renforcer ultérieurement de douze autres unités également prélevées sur la flotte bloquant Speiraion et placés sous les ordres de Thrasiclès. […] Ils remplacèrent ces navires ainsi prélevés sur la flotte qui bloquait les Péloponnésiens, par dix autres équipés en toute hâte. Ils se disposèrent à en armer encore trente. Déployant une énergie extrême, ils ne reculèrent devant aucun effort pour rétablir la situation à Chio", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.15). Strombichidès arrive devant la cité continentale de Téos, et ordonne aux habitants de rester fidèles à Athènes. Mais Chalcideus arrive avec la flotte spartiate plus nombreuse, renforcé par des hommes de Clazomènes et Erythrée ayant récemment tourné leur diplomatie. Strombichidès décide prudemment de se retirer vers Samos, laissant Chalcideus investir Téos dont les habitants ont ouvert les portes ("[Strombichidès] fit voile vers Téos et adressa un avertissement à la population pour qu’elle se tînt tranquille. De son côté, Chalcideus avait quitté Chio pour se rendre à Téos avec vingt-trois navires, tandis que les troupes de Clazomènes et d’Erythrée marchaient le long de la côte pour l’appuyer. Averti à temps, Strombichidès appareilla, et quand après avoir gagné le large il aperçut cette flotte nombreuse qui arrivait de Chio il s’enfuit en direction de Samos, poursuivi par les navires ennemis. Les gens de Téos avaient d’abord refusé d’ouvrir les portes de la cité aux troupes arrivant par terre, mais en voyant les Athéniens prendre la fuite ils les laissèrent entrer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.16). Dans la foulée de ce retournement des gens de Téos, Chalcideus et Alcibiade tentent de retourner les gens de Milet, selon Thucydide pour s’attirer la gloire sur eux seuls au détriment des autres Péloponnésiens qui les accompagnent ("Chalcideus et Alcibiade laissèrent à Chio les matelots péloponnésiens qui servaient sur leurs navires, et les remplacèrent par des équipages levés dans l’île. Ayant ainsi équipé vingt navires, ils firent voile vers Milet, dont ils voulaient provoquer la défection. Alcibiade entretenait en effet des relations amicales avec les dirigeants milésiens, et il tenait à gagner cette cité sans appui péloponnésien, avec l’aide des seules forces de Chio et de Chalcideus, pour que l’honneur du succès revint seulement aux gens de Chio, à lui-même, à Chalcideus, et comme promis à Endios qui avait lancé l’expédition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.17). Le blablabla d’Alcibiade réussit une fois de plus : Milet passe dans le camp de Sparte avant l’arrivée des navires athéniens de renfort à Strombichidès ("Chacideus et Alcibiade effectuèrent la plus grande partie de la traversée sans avoir été aperçus par les Athéniens, et devançant de peu Strombichidès ainsi que Thrasiclès arrivé d’Athènes avec ses douze navires qui s’étaient mis à leur poursuite, ils amenèrent les Milésiens à se soulever", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.17 ; Alcibiade est peut-être aidé à cette occasion par son oncle Axiochos, probablement originaire de Milet comme nous l’avons expliqué dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse). Un traité d’alliance est signé entre Tissapherne et Chalcideus, au nom de Darius II et Sparte. Il comporte quatre points : 1/ Sparte reconnaît la domination perse sur les côtes anatoliennes occidentales ("Tous les territoires et toutes les cités que possède le Grand Roi ou que possédaient ses ancêtres appartiendront au Grand Roi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.18 ; cette reconnaissance territoriale par Sparte abolit l’une des principales clauses de la paix de Callias II de -470, dans laquelle le Grand Roi renonçait à toute prétention sur ces côtes), 2/ les cités des côtes anatoliennes occidentales ne doivent plus rien à Athènes, autrement dit elles ne sont plus soumises au "vingtième/eikostè" qui a remplacé le phoros depuis -413, et Sparte et la Perse s’engagent à les défendre si Athènes veut les contraindre à payer encore quoi que ce ce soit ("Le Grand Roi d’une part, les Spartiates et leurs alliés d’autre part, empêcheront désormais d’un commun accord les Athéniens de percevoir quoi que ce soit, argent ou autre redevance qu’ils tiraient de ces cités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.18), 3/ Sparte et la Perse s’engagent à ne pas signer de paix séparée avec Athènes ("La guerre contre les Athéniens sera poursuivie de concert par le Grand Roi d’une part, par les Spartiates et leurs alliés d’autre part. La guerre ne pourra prendre fin que si le Grand Roi, les Spartiates et leurs alliés sont d’accord pour traiter avec eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.18), 4/ les alliés et ennemis sont déclarés communs ("Quiconque se révoltera contre le Grand Roi sera considéré comme ennemi par les Spartiates et leurs alliés, et quiconque se révoltera contre les Spartiates et leurs alliés sera de même considéré comme ennemi par le Grand Roi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.18). Alcibiade part sans doute avec Tissapherne vers Sardes après la signature de ce traité, puisqu’on le retrouvera un plus tard à Sardes à ses côtés, bien décidé à nuire à Sparte, ce qui relativise a posteriori son blablabla à Milet (dans la circonstance, Alcibiade semble avoir manipulé Chalcideus, et l’éphore Endios, et la cité de Sparte tout entière, pour s’introduire auprès de Tissapherne et, avec l’aide des Perses lui ayant assuré l’asile, fomenter d’autres méchantes actions vengeresses contre Athènes et contre Sparte).


Les décisions énergiques des proboules produisent leurs fruits au cours de l’année -412. Presque tous les succès spartiates de l’hiver -413/-412 sont annulés par les reconquêtes systématiques d’Athènes. Les Péloponnésiens bloqués sur la côte corinthienne à Speiraion par quelques navires athéniens réussissent un passage en force ("Les vingt navires péloponnésiens qui après avoir été pris en chasse par une flotte athénienne d’importance égale étaient bloqués à Speiraion, effectuèrent une brusque sortie et vainquirent la flotte ennemie. Après avoir capturé quatre navires athéniens, ils regagnèrent Cenchrées", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.20). Mais de l’autre côté de la mer Egée, sur la côte anatolienne à Téos, une nouvelle escadre athénienne sous les ordres d’un nommé "Diomédon" restaure l’autorité d’Athènes contre la promesse d’une autonomie toute virtuelle ("Peu après le départ de Tissapherne [venu dans la région pour signer le traité avec Sparte], Diomédon vint à son tour avec dix navires athéniens, et conclut avec Téos un accord aux termes duquel cette cité s’engageait à admettre chez elle aussi bien les Athéniens que leurs ennemis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.20). Les Athéniens optent ensuite pour un rapprochement avec Samos, qui aura des grandes conséquences dans les années à venir. On se souvient que la relation entre Athènes et Samos est restée très tendue depuis l’intervention musclée de Périclès en -441 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans) : les Athéniens mettent fin à ce différend en aidant les Samiens à casser l’influence de leurs notables et en reconnaissant l’autonomie de leur île ("Le peuple de Samos, appuyé par les Athéniens qui se trouvaient là avec trois navires [ceux de Strombichidès ? ou ceux de Diomédon ?], se souleva contre l’aristocratie. Les démocrates massacrèrent au total presque deux cents citoyens parmi les plus riches, en condamnèrent quatre cents autres à l’exil et se partagèrent leurs terres et leurs maisons. Les Athéniens, estimant qu’ils pouvaient désormais redonner leur confiance aux Samiens, leurs accordèrent l’indépendance par décret de l’Ekklesia. C’est ainsi que le gouvernement de Samos tomba aux mains des démocrates, qui privèrent les grands propriétaires fonciers de tous droits politiques et interdirent même à tout Samien du peuple de leur donner une fille en mariage ou d’épouser une de leurs femmes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.21). Le décret athénien de -412 sur Samos a traversé les siècles, il est consigné sous la référence 96 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, où Athènes félicite Samos pour "avoir détruit l’oligarchie et avoir réduit ceux qui tentaient de livrer Samos aux Spartiates". Un nouveau navarque spartiate, Astyochos, part avec une petite escadre vers Lesbos, qui n’a toujours pas reçu l’aide massive promise par Agis II quelques mois plus tôt. Il est devancé par Diomédon, qui est assisté dans cette affaire par un stratège nommé "Léon", ancien cosignataire de la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24), que nous retrouverons plus tard. Les troupes de Diomédon et Léon débarquent à Mytilène, sur l’île de Lesbos ("Le navarque spartiate Astyochos quitta Cenchrées [port corinthien où se sont regroupés les navires péloponnésiens qui ont forcé le barrage de Speiraion que nous venons d’évoquer] pour Chio avec quatre navires. Deux jours après son arrivée dans l’île, vingt-cinq navires athéniens commandés par Léon et Diomédon firent voile vers Lesbos. […] Astyochos appareilla le soir du même jour et, guidé par un navire de Chio, mit le cap sur Lesbos afin de secourir la population comme il pourrait. Il atteignit Pyrrha, et le lendemain Erésos. Là il apprit que les Athéniens s’étaient emparés de Mytilène au premier assaut […] Ne rencontrant dans l’île que des obstacles, il procéda au rembarquement de ses hoplites et reprit la direction de Chio", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.23). Puis ils restaurent l’autorité athénienne à Clazomènes ("Après avoir rétabli la situation à Lesbos, les Athéniens firent voile vers Polichna, la place que les Clazoméniens étaient en train de fortifier sur le continent. L’ayant prise, ils ramenèrent ces derniers dans l’île où se trouve leur cité, à l’exception des auteurs de la défection qui allèrent se réfugier à Daphnous. C’est ainsi que les Clazoméniens se soumirent de nouveau à l’autorité d’Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.23). Ils descendent vers Milet, où ils surprennent Chalcideus, qu’ils tuent ("Les Athéniens qui bloquaient Milet avec vingt navires stationnes devant l’îlot de Ladè effectuèrent un débarquement à Panormos, en territoire milésien. Ils tuèrent le stratège spartiate Chalcideus, venu à leur rencontre avec une petite troupe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.24). Enfin ils débarquent sur l’île de Chio, y enchaînent les succès, ce qui amène les habitants à se demander s’ils ont eu raison de prendre parti pour Sparte ("Léon et Diomédon, avec la flotte athénienne de Lesbos, s’engagèrent dans une suite d’opérations contre Chio. Partant des îles Oinousses au large de Chio, des forteresses de Sidoussa et Ptéléon sur le territoire d’Erythrée encore tenu par les Athéniens, et de Lesbos même, ils prélevèrent des hoplites de la liste pour les affecter comme marins. Ayant débarqué à Kardamylè, les Athéniens battirent à Boliscos les troupes de Chio venues à leur rencontre, leur infligèrent des pertes importantes et dévastèrent cette partie de l’île. Ils remportèrent une deuxième victoire à Phanai et une troisième à Leuconion. Après cela, les gens de Chio ne sortirent plus de leurs murs, et ce pays florissant toujours épargné depuis la guerre contre la Perse fut livré au saccage des Athéniens. […] Quand ils virent qu’ils étaient bloqués du côté de la mer et que l’ennemi dévastait leurs terres, des citoyens de Chio entreprirent de ramener leur cité dans le camp athénien. Les magistrats, qui étaient au courant de leurs démarches, ne prirent eux-mêmes aucune mesure, mais ils demandèrent au navarque Astyochos de venir, qui stationnait à Erythrée avec ses quatre navires, et recherchèrent avec lui les moyens de mettre un terme à ces agissements en évitant les violences autant que possible", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.24). Cette suite de reconquêtes se termine à l’automne -412 par une bataille dans les environs de Milet sans vainqueurs ni vaincus. Les Athéniens épaulés par des Argiens, conduits par trois stratèges dont un nommé "Phrynichos" sur lequel nous reviendrons bientôt (un lointain descendant de l’auteur de tragédies Phrynichos de la fin du VIème siècle av. J.-C., dont nous avons souligné l’importance dans la naissance du genre tragique dans notre paragraphe introductif ? un parent de l’auteur de comédies Phrynichos de la fin du Vème siècle av. J.-C., rival d’Aristophane ?), ancien pasteur parvenu ("Parmi les accusations mensongères contre Polystratos, on prétend qu’il était apparenté à Phrynichos. […] Mais cette imputation est fausse, et mon père, loin d’être son parent, n’a même jamais été son ami d’enfance. Phrynichos était pauvre et gardait les troupeaux à la campagne, alors que Polystratos a été élevé dans l’astu. Parvenu à l’âge adulte celui-ci a vendu ses terres et s’est transporté des champs à Athènes, où celui-là était procureur. Rien de commun n’existait entre les mœurs de l’un et de l’autre. Et tandis que Phrynichos payait des impôts publics, mon père en était dispensé", Lysias, Pour Polystratos 11-12), et un autre nommé "Onomaclès" qui deviendra l’un des Trente en -404, refoulent les Milésiens et leurs alliés, dont le satrape perse Tissapherne en personne, accompagné d’Alcibiade (ce qui confirme le changement de diplomatie d’Alcibiade, qui est aux côtés des Péloponnésiens dans cette bataille non pas pour aider les Péloponnésiens mais pour seconder son nouveau maître Tissapherne qui s’est sottement laissé piéger dans Milet : "[Alcibiade] donna des détails sur la bataille à laquelle il avait assisté en personne, combattant aux côtés des Milésiens et de Tissapherne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.26). Les Athéniens repoussent les Milésiens jusque dans les murs de leur cité ("A la fin de ce même été [-412], mille hoplites athéniens, mille cinq cents hoplites argiens […] et mille hoplites des autres cités alliées partirent d’Athènes avec quarante-huit navires, dont un certain nombre de transports de troupes. Cette force commandée par Phrynichos, Onomaclès et Skironidès gagna d’abord Samos, puis passa sur le territoire de Milet où elle établit son camp. Huit cents hoplites milésiens ainsi que les Péloponnésiens amenés par Chalcideus et une troupe de mercenaires à la solde de Tissapherne, qui se trouvait là en personne avec sa cavalerie, effectuèrent une sortie et engagèrent le combat contre les Athéniens. […] Les Athéniens défirent d’abord les Péloponnésiens, puis les barbares, et refoulèrent finalement l’ensemble des forces ennemies", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.25). Mais durant la nuit ils apprennent la venue imminente d’une flotte de secours constituée de l’escadre sicilienne d’Hermocratès et de nouveaux navires péloponnésiens ("Alors que la nuit tombait, les Athéniens reçurent un message leur annonçant que cinquante-cinq navires en provenance de Sicile et du Péloponnèse étaient sur le point d’arriver", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.26). Notons pour l’anecdote que, détail surréaliste, Hermocratès et les Spartiates commandant cette flotte abordent le continent asiatique où ils sont reçus par… Alcibiade, envoyés par les Milésiens et par Tissapherne : on imagine la tête des Spartiates auxquels il n’a apporté jusqu’à maintenant aucun succès militaire significatif en Ionie, et surtout la tête d’Hermocratès son ancien adversaire en Sicile, en le voyant venir vers eux, contraints de se laisser guider par lui jusqu’à Milet ("Les deux forces [siciliennes et péloponnésiennes] poussèrent jusqu’à Teichioussa dans le golfe d’Iasos, en territoire milésien, et s’y arrêtèrent pour la nuit. Alcibiade vint les y rejoindre à cheval et leur donna des détails sur la bataille à laquelle il avait assisté en personne, combattant aux côtés des Milésiens et de Tissapherne. Il déclara que, pour éviter la perte de l’Ionie et l’échec de toute l’entreprise, ils devaient se porter aussi vite que possible au secours de Milet et ne pas permettre aux Athéniens d’investir la cité. On se prépara donc à partir dès l’aube pour prêter main-forte aux Milésiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.26). La vérité est qu’à ce moment Alcibiade commence le jeu très périlleux - et très fou - qui lui sera fatal quelques années plus tard : il ne peut pas revenir à Athènes sa patrie où il est toujours condamné à mort, il ne peut pas davantage revenir à Sparte dont il a bafoué l’honneur (en trompant la femme du roi Agis II, qui durant cet hiver -412/-411 accouche du bâtard qu’elle a conçu avec Alcibiade : Léotychidas) et la confiance (en manipulant Chalcideus pour le convaincre de débarquer seul à Milet en lui promettant une gloire personnelle au détriment des autres Spartiates) où il est désormais également condamné à mort, il est donc obligé de miser sur l’hospitalité du barbare perse Tissapherne pour garder la vie sauve, mais d’un autre côté son petit ego l’incite à se venger de ces Spartiates qui ne veulent plus de lui ("Au lendemain du combat livré devant Milet et de la mort de Chacideus, Alcibiade était devenu suspect aux Péloponnésiens. C’est pour cela que, de Sparte, on envoya une lettre à Astyochos pour qu’il l’exécutât, car, outre qu’il était l’ennemi personnel d’Agis II, toute sa conduite ne présentait aucune garantie. Pris de peur, Alcibiade commença par se réfugier auprès de Tissapherne. Il s’attacha dès lors à nuire autant qu’il le pouvait à la cause des Péloponnésiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.45), il songe donc à rapprocher Tissapherne et les Athéniens, dont il a pu constater au cours de la bataille qu’ils ne sont pas encore anéantis, mais d’un autre côté pour obtenir les bonnes grâces de Tissapherne il doit lui offrir une garantie, or en l’espace de quelques semaines les Athéniens ont repris le contrôle de presque toute la côte ionienne à l’exception de Milet, Alcibiade doit donc utiliser les seules forces capables de contrer les Athéniens, en l’occurrence celle des Siciliens et des Spartiates (ses ennemis !), pour conserver Milet à Tissapherne, échapper à la vengeance des Spartiates en restant à son côté, et accessoirement infliger des nouveaux dommages à ses compatriotes athéniens (autrement dit, il veut dresser les Spartiates contre les Athéniens aujourd’hui pour mieux dresser les Athéniens contre les Spartiates demain, en utilisant Tissapherne). Phrynichos choisit sagement de rembarquer tous les soldats athéniens vers Samos ("Le stratège athénien Phrynichos, ayant reçu de Léros des informations précises au sujet de la flotte ennemie […], dit qu’on devait rembarquer au plus vite les blessés, les fantassins et tout le matériel apporté, abandonner le butin pour alléger les navires, et faire voile vers Samos d’où l’on pourrait, quand tous les navires y seraient réunis, lancer des attaques contre l’ennemi à la moindre occasion. Et Phrynichos appliqua son propos. Par la suite, plus encore que sur le moment, on reconnut qu’il avait agi avec discernement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.27).


Mais cet ultime sursaut initié par les proboules sur les dernières réserves de la cité va être ruiné par les événements de l’hiver -412/-411.


Exceptionnellement, les belligérants continuent la guerre pendant cet hiver -412/-411, pour mettre toutes les chances de leur côté quand reviendra le printemps. Grâce aux troupes de secours siciliennes et péloponnésiennes désormais inutilisées puisque les Athéniens se sont repliés à Samos, Tissapherne réussit enfin à arrêter le rebelle Amorgès à Iasos en Carie ("Tissapherne se présenta [à Teichioussa, où sont regroupées les forces siciliennes et péloponnésiennes] avec des troupes de terre. Le satrape réussit à convaincre ses alliés de faire voile vers Iasos qu’occupait son ennemi Amorgès. C’est ainsi que les Péloponnésiens assaillirent par surprise cette place, où l’on ne s’attendait pas à voir paraître d’autres navires que ceux d’Athènes, et s’en emparèrent. Les Syracusains se distinguèrent tout particulièrement au cours de l’action. Amorgès, bâtard de Pissouthnès qui s’était révolté contre le Grand Roi de Perse, fut capturé et livré à Tissapherne, afin d’être expédié au Grand Roi selon l’ordre que celui-ci en avait reçu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.28). Les Spartiates s’enrichissent en s’emparant de toutes les ressources de la cité, qu’ils pillent méthodiquement ("Les Péloponnésiens pillèrent Iasos et y amassèrent un riche butin, car elle était depuis longtemps une cité très opulente. Ils rassemblèrent les mercenaires à la solde d’Amorgès, qui étaient pour la plupart originaires du Péloponnèse, et sans les maltraiter les incorporèrent dans leur armée. Ils remirent la place à Tissapherne et lui cédèrent tous les prisonniers, esclaves et hommes libres, moyennant le prix convenu d’un statère darique par tête", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.28). Tissapherne remercie ses alliés en payant leur solde d’une drachme par jour comme prévu, mais Thucydide nous apprend qu’à l’occasion il leur annonce que par la suite il baissera cette solde à seulement trois oboles (soit la moitié d’une drachme : "L’hiver suivant [-412/-411], Tissapherne, après avoir laissé une garnison à Iasos, revint à Milet, et conformément à sa promesse aux Spartiates versa un mois de solde à tous les équipages de la flotte péloponnésienne, soit une drachme attique par homme et par jour. Il déclara ne plus verser à l’avenir qu’une solde de trois oboles en attendant l’avis du Grand Roi de Perse, mais ajouta qu’il paierait à nouveau une drachme si le Grand Roi le lui ordonnait. Le stratège syracusain Hermocratès protesta contre cette décision", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.29) : cette décision lui a été inspirée par Alcibiade ("Devenu l’instigateur de toute la politique du satrape, [Alcibiade] l’incita à réduire la solde d’une drachme attique à trois oboles, qui ne devaient même pas être versées régulièrement. Suivant ses conseils, Tissapherne déclara à ce sujet aux Péloponnésiens que les Athéniens, qui avaient en matière maritime une expérience beaucoup plus longue qu’eux, ne donnaient que trois oboles à leurs matelots, non pas par manque d’argent mais pour éviter le développement de l’insubordination parmi les équipages trop payés et pour empêcher les hommes de compromettre leur santé en dépensant leur argent dans des plaisirs malsains ou de déserter leurs navires, cela signifiait ne pas payer les arriérés de solde dûs qui garantissaient leur bonne conduite. Alcibiade suggéra aussi à Tissapherne d’acheter le consentement des triérarques et des stratèges des cités alliés. Ceci explique pourquoi, à l’exception des Syracusains, aucun d’eux ne maugréa. Hermocratès seul éleva une protestation au nom de toute la ligue", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.45). A Samos pendant ce temps, des nouveaux navires athéniens arrivent, commandés par Strombichidès que nous connaissons déjà (qui est arrivé trop tard pour empêcher la défection de Milet et la signature du traité entre Chalcideus et Tissapherne, mais qui a réussi à instaurer et consolider un régime démocratique ami à Samos), par un nommé "Charminos", et par un mystérieux Euctémon qui est peut-être le géomètre homonyme ayant participé sous l’archontat d’Apseudès en -433/-432 à l’instauration du calendrier de Méton, dont nous avons supposé dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans qu’il était peut-être un ami de Sophocle (Méton a réalisé un aqueduc à à Colone, le dème de Sophocle, selon Suidas, Lexicographie, Méton M801), peut-être apparenté aussi à l’Euctémon dénoncé comme iconoclaste par l’esclave Teucros dans l’affaire des Mystères en -416 (selon Andocide, Sur les Mystères 34 ; nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias), cet Euctémon a peut-être été désigné stratège comme Sophocle a été désigné proboule, sans que ni l’un ni l’autre n’ait les compétences requises, mais parce que l’urgence de la situation l’imposait ("Le même hiver [-412/-411], les Athéniens présents à Samos reçurent d’Athènes un renfort de trente-cinq navires, venus avec les stratèges Charminos, Strombichidès et Euctémon", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.30). Après tirage au sort, Euctémon et Strombichidès sont chargés avec Onomaclès le futur Trente (qui a combattu à Milet contre le Spartiate Chalcideus quelques mois plus tôt, comme nous l’avons raconté) d’achever la reconquête de l’île de Chio, bien entamée durant l’été -412 par Diomédon et Léon ("[Les Athéniens] décidèrent de procéder à un tirage au sort entre les stratèges afin de constituer une flotte qui bloquerait Milet par mer et d’en envoyer une autre opérer contre Chio avec des troupes de terre. Ce projet fut mis à exécution. Le sort désigna Strombichidès, Onomaclès et Euctémon pour commander l’expédition de Chio, qui partit avec trente navires et des bâtiments de transport", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.30). En chemin, l’escadre ainsi constituée croise trois navires de Chio, qu’elle tente de rattraper. Mais une tempête empêche la poursuite, et pousse même quelques navires athéniens vers les côtes de l’île de Chio, où ils s’échouent finalement et où leurs équipages sont massacrés ("Alors qu’elle contournait le cap d’Arginos [près d’Erythrée, en face de l’île de Chio], l’expédition athénienne croisa trois navires de Chio et se mit à leur poursuite sitôt qu’elle les eut aperçus. Une violente tempête survint alors. Les navires de Chio parvinrent avec difficulté à se réfugier dans leur port. Les Athéniens perdirent trois navires qui s’étaient détachés loin en avant des autres et qui allèrent s’échouer au voisinage de la cité de Chio, les équipages furent pris ou massacrés. Le reste de la flotte athénienne trouva refuge au pied du mont Mimas [sur le continent asiatique, en face de l’île de Chio]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.34). En Laconie, les Spartiates ont constitué une nouvelle flotte destinée, comme prévu dans leur plan du printemps -412, à soutenir Pharnabaze le satrape de Phrygie hellespontique dans sa reconquête des côtes de l’Hellespont ("Toujours au cours de cet hiver [-412/-411], vers le solstice [c’est-à-dire fin décembre -412], vingt-sept navires équipés par les Spartiates quittèrent le Péloponnèse en direction de l’Ionie. C’était la flotte obtenue pour Pharnabaze par Calligéitos de Mégare et Timagoras de Cyzique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.39). Cette flotte commence par reprendre le contrôle de Milo, conquise par les Athéniens en -416 comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, puis elle se dirige vers Caunos en Carie ("Partie de Maléa, la flotte gagna la pleine mer. Elle aborda à Milo où se trouvaient dix navires d’Athènes. Les Péloponnésiens en capturèrent trois vides et les brûlèrent. Puis, craignant que les autres qui avaient pu s’échapper de Milo avertissent de leur arrivée les Athéniens à Samos, ce qui arriva effectivement, ils mirent le cap sur la Crète. Ayant ainsi par précaution allongé leur voyage, ils abordèrent finalement à Caunos sur la côte asiatique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.39). Informés de l’arrivée de cette nouvelle flotte ennemie à Caunos, les Athéniens à Samos alors commandés par Charminos renforcent leur surveillance ("Les Athéniens à Samos avaient effectivement appris par des gens venus de Milo que ces navires étaient en route, et Charminos [stratège athénien] les attendait en croisant dans les eaux de Symè, de Chalkè, de Rhodes et de Lycie, car il savait qu’ils se trouvaient maintenant à Caunos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.41). Mais dans leur dos arrive Astyochos avec des navires prélevés sur l’escadre péloponnésienne déjà présente en Ionie. Astyochos remporte une victoire au large de l’île de Symè ("Astyochos reprit aussitôt la mer et fit voile vers Symè. Il espérait surprendre la flotte ennemie quelque part en pleine mer, mais il ne rencontra que la pluie et le brouillard, et ses navires s’éparpillèrent en pleine confusion dans les ténèbres. Quand le jour se leva, sa flotte était dispersée et l’aile gauche se trouvait déjà en vue de l’ennemi tandis que le reste errait encore autour de l’île. Charminos et les Athéniens crurent que c’étaient des navires de Caunos dont ils guettaient le passage, ils se portèrent donc en avant à toute allure avec une partie seulement de leurs vingt navires et, tombant sur l’adversaire, lui coulèrent aussitôt trois navires et lui en endommagèrent quelques autres. Ils conservèrent l’avantage jusqu’au moment où le gros de la flotte péloponnésienne parut à l’improviste et les enveloppa de toutes parts. Ils prirent alors la fuite et perdirent six navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.42). A Milet, un nouveau traité est signé entre Tissapherne et le représentant de Sparte nommé "Thériménès". Thucydide dit que les Spartiates, estimant que le premier traité signé en été -412 était plus favorable aux Perses, ont imposé ce nouveau traité pour rétablir l’égalité entre les deux parts ("Les Péloponnésiens estimaient que la première convention passée avec Tissapherne, celle qu’avait négociée Chalcideus, n’était pas satisfaisante. Elle leur paraissait moins avantageuse pour eux que pour le Perse. Ils en conclurent donc une autre, pendant que Thériménès se trouvait encore à Milet", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.36). Pourtant, quand on se penche sur le texte signé, rapporté par Thucydide au paragraphe 37 livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse, on constate qu’il est nettement plus favorable aux Perses qu’aux Spartiates. Dans le premier traité en effet Tissapherne et Chalcideus convenaient que Perses et Spartiates libéraient les cités ioniennes de toute contribution imposée par Athènes ("Le Grand Roi d’une part, les Spartiates et leurs alliés d’autre part, empêcheront désormais d’un commun accord les Athéniens de percevoir quoi que ce soit, argent ou autre redevance qu’ils tiraient de ces cités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.18) : désormais les Spartiates cèdent à Tissapherne le droit de lever un tribut pour le Grand Roi, et se l’interdisent à eux-mêmes ("Tout le pays et toutes les cités appartenant au Grand Roi ou ayant appartenu à son père ou à ses ancêtres seront à l’abri de toute agression armée ou dommage quelconque de la part des Spartiates et de leurs alliés, qui ne pourront pas imposer de tribut à ces cités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.37). Dans le premier traité, aucune clause ne précisait comment les troupes seraient payées : dans le nouveau traité Tissapherne s’engage à payer celles qui seront sur son territoire "à sa demande" ("Le Grand Roi subviendra à l’entretien de toutes les troupes qui, à sa demande, se trouveront sur son territoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.37), autrement dit si la guerre se déporte vers l’Ionie sans que Tissapherne ait réclamé l’aide des Spartiates, ceux-ci devront se débrouiller pour financer seuls l’envoi de leurs troupes. Dans le premier traité, on considérait les Spartiates et leurs alliés comme un bloc ("La guerre contre les Athéniens sera poursuivie de concert par le Grand Roi d’une part, par les Spartiates et leurs alliés d’autre part. La guerre ne pourra prendre fin que si le Grand Roi, les Spartiates et leurs alliés sont d’accord pour traiter avec eux. Quiconque se révoltera contre le Grand Roi sera considéré comme ennemi par les Spartiates et leurs alliés, et quiconque se révoltera contre les Spartiates et leurs alliés sera de même considéré comme ennemi par le Grand Roi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.18) : dans le nouveau traité une distinction est nettement établie entre les Spartiates d’une part et leurs alliés d’autre part, le Grand Roi se réserve le droit d’attaquer les alliés de Sparte si ceux-ci nuisent à ses intérêts, et Sparte dans ce cas a obligation de l’aider ("Si l’une des cités comprises dans le traité avec le Grand Roi attaque le pays du Grand Roi, l’autre partie contractante s’y opposera et prêtera main-forte au Grand Roi de tout son pouvoir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.37). Par ailleurs, le même Thucydide ajoute que durant tout son séjour sur le continent asiatique auprès de Tissapherne, le négociateur spartiate Thériménès ne manifeste pas une énergie débordante ("Thériménès, qui n’étant pas navarque avait seulement pour mission d’amener la flotte à Astyochos, ne montra guère d’énergie dans toute cette affaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.29), et il disparaît dès que le traité est signé ("Après la conclusion de ce traité, Thériménès remit la flotte à Astyochos. Il repartit ensuite à bord d’un petit bâtiment et jamais plus on ne le revit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.37). Peut-être que ce manque d’énergie doit être mis sur le compte de la jalousie à l’égard de son compatriote Astyochos, et peut-être que sa disparition signifie qu’il a trouvé la mort en pleine mer suite au naufrage du navire qui l’a emporté. Mais peut-être aussi que Thériménès a tout simplement été acheté par Tissapherne - conseillé par Alcibiade ? - pour renégocier le traité originel dans un sens plus favorable aux Perses, contre une grosse somme d’argent et la promesse de terminer sa vie silencieusement dans un coin reculé et confortable de la mer Egée. C’est ce que Thucydide suggère (au paragraphe 45 précité du livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse : "Alcibiade suggéra aussi à Tissapherne d’acheter le consentement des triérarques et des stratèges des cités alliés. Ceci explique pourquoi, à l’exception des Syracusains, aucun d’eux ne maugréa"). Ce nouveau traité déclenche en tous cas la fureur des Spartiates quand il est rendu public, et en particulier d’un commissaire nommé "Lichas" envoyé sur place par Sparte pour évaluer la situation. Finalement, après une conversation houleuse entre Tissapherne et les Spartiates conduits par Lichas, le nouveau traité est annulé, et Tissapherne - avec Alcibiade, dont les Spartiates découvrent qu’il les a vendus à la Perse - se retire aigri ("Lichas surtout se livra à un examen attentif de la situation. Il déclara qu’aucun des deux traités, celui de Thériménès comme celui de Chalcideus, n’était satisfaisant. Il était selon lui monstrueux que le Grand Roi de Perse pût revendiquer la possession de tous les territoires autrefois soumis à son autorité ou à celle de ses ancêtres, c’est-à-dire de toutes les îles, de la Thessalie, de la Locride, et de tous le pays grec jusqu’à la Béotie, qui devaient ainsi retomber sous le joug, de sorte que les Spartiates, loin d’offrir la liberté aux Grecs, les réduiraient à l’état de sujets du Perse. Lichas réclama donc la conclusion d’un nouveau traité plus acceptable, en déclarant que dans tous les cas les Péloponnésiens ne tiendraient nul compte du précédent et qu’il n’était pas question pour eux d’accepter des subsides à de telles conditions. Tissapherne se fâcha et s’en alla furieux, sans avoir rien conclu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.43).


La postérité, dont Thucydide le premier, pense que Tissapherne est alors séduit par Alcibiade au point de se rallier à sa politique magouilleuse ni pro-athénienne ni pro-spartiate ("[Alcibiade] dit que la solution la plus économique consistait à laisser les Grecs s’user les uns les autres, lui-même [Tissapherne] ne contribuant que pour une faible part aux dépenses de la guerre, et en supplément ne courant aucun risque. Il assurait que pour le partage de l’empire c’était avec les Athéniens que le Grand Roi s’entendrait le mieux, puisque ceux-ci ne cherchaient pas des conquêtes sur le continent et que leurs buts de guerre et les moyens qu’ils mettaient en œuvre s’accordaient parfaitement avec les intérêts du Perse. Un arrangement entre eux et lui était donc possible : Athènes rétablirait sa domination sur la mer et permettrait au Grand Roi d’imposer son autorité aux Grecs installés sur son territoire. […] Tissapherne, à en juger par sa conduite, partageait pour l’essentiel cette façon de voir. Comme les conseils que lui donnait Alcibiade sur ces questions lui paraissaient bons, il décida de lui accorder sa confiance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.46 ; "Par sécurité, [Alcibiade] se retira chez Tissapherne le satrape du Grand Roi de Perse, et jouit rapidement auprès de lui d’un crédit immense et sans égal. Le barbare n’était ni franc ni droit, il était fourbe et dissimulé, il aimait les gens pervers, voilà pourquoi il admira Alcibiade, si apte et prompt à revêtir toutes les formes. On dit qu’Alcibiade déployait généralement un tel charme en société qu’aucun caractère ne pouvait lui résister, qu’il se rendait maître de toutes les natures, et que ceux qui le jalousaient étaient attirés et jouissaient de sa fréquentation. Le sauvage Tissapherne, un des Perses les plus acharnés contre les Grecs, se laissa prendre pareillement par les flatteries d’Alcibiade, il se livra entièrement à lui, et lui rendit même ses flatteries avec intérêt en nommant “Alcibiade” le plus beau de ses paradis ["paradeisos/par£deisoj", hellénisation du vieux-perse "pairadaida" désignant un parc luxueux avec fontaines et animaux], le plus délicieux par l’abondance des eaux, par la fraîcheur des prairies, par les retraites isolées aménagées, par les embellissements de toutes sortes prodigués avec une magnificence royale, nom qui lui resta ensuite", Plutarque, Vie d’Alcibiade 24). La vérité historique est sans doute plus subtile. Certes Tissapherne se comporte d’une façon étrange avec les Spartiates depuis la bataille devant Milet, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est devenu un ami d’Athènes, et qu’il est prêt à s’allier aux Athéniens pour partager le pouvoir sur la mer Egée, et surtout cela ne signifie pas que Tissapherne a eu besoin d’un Alcibiade pour développer sa diplomatie. La vérité historique est que Tissapherne n’est qu’un satrape de l’immense empire perse, qui est probablement miné à ce moment par une nouvelle révolte du côté de l’Egypte, qui recouvrera une indépendance provisoire à la fin du Vème siècle av. J.-C., au moment de la mort de Darius II. Thucydide dit effectivement qu’en -412 des cargos de blé arrivent d’Egypte ("Le même hiver [-412/-411], le Spartiate Hippocratès quitta le Péloponnèse avec dix navires de Thourioi [colonie d’Athènes : cette intervention de dix navires de Thourioi aux côtés des Spartiates, c’est-à-dire une participation quantitative importante pour cette cité de dimension modeste et récente puisque fondée seulement quelques décennies plus tôt durant la paix de Trente Ans, signifie que cette dernière a désormais coupé les liens avec sa cité-mère Athènes] commandés par Dorieus fils de Diagoras et deux autres officiers, un navire laconien et un autre de Syracuse. Il arriva à Cnide, cité que Tissapherne avait réussi à entraîner dans la révolte. Conformément aux instructions qui furent envoyées de Milet, dès qu’on apprit là-bas l’arrivée de cette flotte, la moitié des navires furent laissés à Cnide pour garder la cité tandis que les autres furent envoyés croiser au large du Triopion, promontoire consacré à Apollon sur le territoire de Cnide, pour intercepter les cargos venant d’Egypte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.35) : on suppose que c’est une tentative des révoltés égyptiens descendants d’Amyrtée et Inaros de solliciter l’aide d’Athènes comme en -471 (nous renvoyons sur ce point à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse) et sous l’archontat de Lysimachidès en -445/-444 (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). La décision de l’envoi d’une escadre pour bloquer les cargos en provenance de l’Egypte vers Athènes et ses alliés est prise à Milet, où se trouve physiquement Tissapherne à cette date, et non pas par Sparte, ce qui sous-entend qu’elle est imposée ou fortement suggérée aux Spartiates par Tissapherne, qui à cette date redoute une alliance entre Athènes et les révoltés égyptiens, que le Grand Roi pourrait lui reprocher d’avoir favorisée. Par ailleurs, Thucydide nous apprend aussi qu’une grande flotte est en construction en Phénicie, dont la destination première est, suppose-t-il, la suprématie sur la mer Egée ("Alcibiade conseillait à Tissapherne de […] ne pas chercher à donner la suprématie à la fois sur terre et sur mer à un seul Etat, et d’amener les navires phéniciens qu’on équipait pour lui. […] [Tissapherne] empêcha les Péloponnésiens de livrer bataille sur mer en prétextant que des navires phéniciens allaient arriver et qu’ils pourraient alors engager le combat avec des forces très supérieures", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.46). Or cette flotte phénicienne, dont Tissapherne promettra encore la venue lors de la signature du troisième traité d’alliance avec les Spartiates dont nous parlerons un peu plus loin ("Tissapherne se prépara alors à amener les navires phéniciens comme convenu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.59), et qui une fois achevée sera dirigée vers le port d’Aspendos sur la côte sud de l’Anatolie, ne se montrera jamais en mer Egée. Thucydide, décédé avant d’avoir obtenu des informations supplémentaires sur cette énigmatique flotte phénicienne, laisse la question en suspens ("Il n’est pas facile de savoir dans quelle intention Tissapherne se rendit à Aspendos, ni pourquoi il n’en ramena pas les navires. On est sûr qu’une flotte phénicienne de cent quarante-sept navires s’y trouvait. Mais comment expliquer qu’elle n’arriva jamais à destination ?", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.87). Au Ier siècle av. J.-C., Diodore de Sicile, ayant en mains des nouveaux documents, donne la réponse : cette flotte sert finalement à mâter le soulèvement "de l’Egypte et du roi des Arabes" (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.46). Tissapherne n’a eu pas besoin d’un Alcibiade pour constater de visu - puisqu’il était présent - à la bataille devant Milet que les Athéniens ne sont effectivement pas anéantis. Il n’a pas eu besoin d’un Alcibiade pour conclure qu’aider Sparte outre mesure signifiait remplacer une cité grecque dominatrice par une autre à ses dépens. Il n’a pas eu besoin d’un Alcibiade pour se décider à reprendre à son compte la politique perse inaugurée jadis par Darius Ier et reprise par son petit-fils Artaxerxès Ier, c’est-à-dire bien avant la naissance d’Alcibiade, celle du diviser-pour-mieux-régner. Alcibiade (comme ses hagiographes au cours des siècles à venir) croit qu’il tient un rôle de conseiller de premier plan aux côtés de Tissapherne, en réalité il n’en est que le bouffon, que le satrape tolère dans ses murs parce qu’il le divertit sans contredire sa politique du moment, mais dont il va se débarrasser comme on se débarrasse d’un mouchoir ou d’un torchon sale dès lors que les événements l’obligeront à une autre politique.


Beaucoup plus que sur Tissapherne, c’est sur les Athéniens qu’Alcibiade va exercer sa détestable influence. Athènes est en effet à bout de souffle. Le redressement militaire durant l’année -412 a été un succès puisqu’à l’exception de Milet, d’une partie de l’île de Chio et de la Carie, toute la côte anatolienne est à nouveau sous son contrôle. Mais c’est un succès qui ne peut plus se prolonger. Les proboules nommés l’hiver précédent ont puisé dans les dernières réserves du trésor public, et les cités anatoliennes reconquises n’ont rien à leur donner puisque les Spartiates les ont pillées avant de s’en retirer. Agis II occupe toujours le site de Décélie et coupe ainsi l’Attique du reste de la Grèce continentale. Les approvisionnements en blé en provenance du Pont/mer Noire sont incertains puisqu’obligés de traverser la mer Egée désormais constellée de navires péloponnésiens, ceux en provenance d’Egypte sont également incertains puisque guettés par les navires des coalisés stationnés en Carie. On suppose que cette surveillance exponentielle initiée par les Spartiates ne favorise pas la perception du "vingtième/eikostè", cette taxe sur les flux de marchandises qui depuis le printemps -415 remplace le phoros. Pour l’anecdote, c’est peut-être à cette époque, suite aux difficultés des stratèges athéniens à recouvrer toutes les côtes anatoliennes et à empêcher l’embargo des Spartiates sur les approvisionnements vers Athènes, qu’on doit dater le procès contre Euctémon, chargé avec Strombichidès de reprendre le contrôle de Chio à l’été -412, comme nous l’avons vu plus haut, qui, accusé de laxisme et ne supportant pas cette accusation, tente de mettre fin à ses jours en se poignardant, et est défendu par Sophocle ("Si une personne s’inflige un mal à elle-même après avoir subi un dommage ou une injustice, l’auteur mérite un mal encore plus grand. Ainsi Sophocle, plaidant pour Euctémon qui s’était poignardé après avoir été outragé, prétendit que l’auteur de cet outrage méritait une peine supérieure au mal que l’outragé s’était infligé à lui-même", Aristote, Rhétorique, I, 14.3 ; Euctémon sera relaxé puisqu’on le retrouvera plus tard comme archonte éponyme en -408/-407). Surtout, dans Athènes, les questions du statut de l’Eubée et de la répartition des fonds publics, que les dix proboules avaient pour tâche de résoudre, n’ont toujours pas été abordées, autrement dit Athènes est toujours sous la menace d’un soulèvement des Eubéens en faveur des Spartiates, ce qui arrive précisément au début -411 avec la complicité des Béotiens ("L’hiver [-412/-411] tirait à sa fin lorsque les Béotiens profitèrent d’une trahison pour s’emparer d’Oropos, où se trouvait une garnison athénienne. Ils furent secondés par des gens d’Erétrie [cité pourtant originellement favorable à Athènes et au régime démocratique, qu’elle a contribué passivement à instaurer dans la guerre de Clisthène le jeune contre Isagoras entre -511 et -508, notamment lors de la victoire des Athéniens sur les Chalcéens et de l’installation des premiers clérouques sur les terres de Chalcis, nous renvoyons sur ce sujet à notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse] et d’Oropos même, qui préparaient le soulèvement de l’Eubée […] Une fois maîtres de la place, les Erétriens allèrent trouver les Péloponnésiens à Rhodes et leur demandèrent d’intervenir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.60), parallèlement à la constitution en Laconie d’une flotte coalisée de soutien placée sous le commandement du Spartiate Hégésandridas ("A la suite de l’appel adressé par les Eubéens aux Spartiates, quarante-deux navires originaires du Péloponnèse, de Tarente et de Locres en Italie, ainsi que de Sicile, vinrent mouiller à Las en Laconie, d’où ils se préparèrent à partir pour l’Eubée sous les ordres du Spartiate Hégésandridas fils d’Hégésandros", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.91), et dans le corps social athénien la classe moyenne a presque totalement disparu, elle grossit la classe des assistés sociaux improductifs qui plombent le trésor public, les fonctionnaires continuent de s’accrocher à leurs acquis et à toucher un salaire régulier en se contentant d’effectuer leurs huit heures journalières contractuelles, et à crier : "Halte aux tyrans antidémocrates qui veulent toucher à nos acquis !" dès qu’on essaie d’aborder sérieusement le sujet, tandis que ceux qui n’ont pas la chance d’être fonctionnaires n’ont plus d’autre choix que mourir de faim ou tenter leur chance à la guerre. En conséquence, des voix s’élèvent pour un changement de régime, aussi bien dans le camp des fonctionnaires qui sont bien conscients au fond d’eux-mêmes que leur situation provoque l’envie et la colère et qui veulent canaliser cette envie et cette colère pour éviter qu’elle se déchaîne contre eux, que dans le camp des pauvres qui réclament le même minimum vital auquel ont droit les fonctionnaires : pour ceux-ci comme pour ceux-là, la démocratie telle qu’elle existe aujourd’hui doit être abolie pour être remplacée par celle originelle qu’ils idéalisent, celle du temps de Clisthène le jeune en -508. Alcibiade, victime en -415 (lors de l’affaire des Mystères) de cette démocratie malade, partage cette analyse. La situation d’Athènes en -412 lui semble l’occasion inespérée de fusionner les aspirations de ses compatriotes au changement, et ses propres aspirations à la vengeance : en renversant cette démocratie malade, il redonnera confiance aux Athéniens, en même temps qu’il règlera ses comptes avec ceux qui l’ont accusé en -415. C’est pour cette raison qu’il entre en contact avec quelques Athéniens riches présents à Samos, auxquels il livre son projet : il se risque à leur promettre l’alliance de Tissapherne contre Sparte, et même l’alliance du Grand Roi, et en échange les Athéniens doivent fomenter un putsch pour renverser le régime démocratique et établir un régime oligarchique ("Les soldats athéniens de Samos apprirent qu’Alcibiade jouissait d’un grand crédit auprès du satrape et lui-même se mit en rapport avec quelques uns d’entre eux, des citoyens de la plus haute naissance, pour les prier de parler de lui aux aristocrates servant avec eux et de leurs dire qu’il était prêt à rentrer à Athènes à condition d’y trouver un gouvernement oligarchique, et non plus cette démocratie corrompue qui l’avait banni, et qu’il se chargerait alors de leur obtenir l’amitié de Tissapherne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.47 ; "De Samos, quelques Athéniens passèrent sur le continent pour prendre contact avec Alcibiade, et celui-ci leur promit de leur apporter d’abord l’amitié de Tissapherne et ensuite celle du Grand Roi de Perse, à condition que la démocratie fût abolie à Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.48). Cette proposition trouve un écho favorable chez ces Athéniens riches, qui de leur côté songent aussi depuis quelques temps à réaliser un putsch pour établir un régime oligarchique ("Les triérarques et les citoyens les plus riches de l’armée avaient déjà, d’eux-mêmes, formé le projet d’abattre le régime démocratique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.47 ; "Les citoyens de classe supérieure, qui étaient les plus durement touchés par la guerre [ce jugement de Thucydide, qui est lui-même un citoyen de classe supérieure, n’est évidement pas objectif : ces citoyens aisés ne sont pas "les plus touchés par la guerre", comme il l’affirme, certes ils doivent dépenser de l’argent pour équiper les navires mais quand une bataille éclate ce ne sont jamais eux qui tombent les premiers ni qui finissent comme esclaves…], conçurent pour eux-mêmes de grandes espérances : ils pourraient maintenant prendre en main le gouvernement de la cité et triompher de l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.48). Les Athéniens d’origine modeste sont plus partagés : ils sont d’accord pour un changement de régime (surtout quand on leur dit que Tissapherne est prêt à leur donner une solde beaucoup plus importante que celle que leur accorde le trésor athénien : "La réaction du gros de l’armée devant ces intrigues fut tout d’abord défavorable, mais séduits par la perspective de la solde que devait leur verser le Grand Roi les hommes se tinrent finalement tranquilles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.48), mais pas pour une oligarchie dont ils sentent bien qu’elle permettrait à Alcibiade de remettre les pieds à Athènes et d’y exercer encore ses tortueuses malversations. Le chef de ces Athéniens d’origine modeste est Phrynichos, qui s’est illustré à l’été -412 dans la bataille devant Milet ("Phrynichos, qui était encore stratège, s’y montra totalement hostile [à la proposition d’Alcibiade]. A son avis, qui était juste, Alcibiade ne tenait pas plus à l’oligarchie qu’à la démocratie, il cherchait seulement un moyen de rentrer à Athènes, il voulait changer la constitution actuelle de la cité pour permettre à ses partisans d’obtenir son rappel", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.48). Dans Athènes, un personnage trouve que la proposition d’Alcibiade est aussi l’occasion inespérée de provoquer un changement de régime : ce personnage est paradoxalement Pisandre, l’un des accusateurs ultra démocrates les plus acharnés contre Alcibiade lors de l’affaire des Mystères et des Hermocopides en -415. Devant l’Ekklesia d’abord hostile, et plus précisément contre Androclès qui était pourtant à ses côtés en -415 pour accuser Alcibiade, Pisandre expose les nécessités d’un changement de régime : Pisandre veut sauver la démocratie en la rendant plus sévère, alors qu’Androclès estime que la démocratie malade actuelle est moins risquée pour la survie d’Athènes que n’importe quel autre régime ("Pisandre monta à la tribune et, tenant tête à une opposition nombreuse et véhémente, interpela successivement chacun de ses contradicteurs et leur posa la question suivante : “Etant donné que les Péloponnésiens ont maintenant assez de navires pour affronter les Athéniens à armes égales sur mer, qu’ils ont à leurs côtés un plus grand nombre de cités et qu’ils reçoivent des subsides du Grand Roi et de Tissapherne alors qu’Athènes n’a plus d’argent, peut-on encore espérer le salut pour la cité si on ne décide pas le Grand Roi à changer de camp pour s’allier avec elle ?”. Puis à chaque homme ainsi interrogé admettant qu’aucune autre solution n’existait, il déclarait sans détour : “Eh bien cette alliance, nous ne pourrons l’obtenir si nous n’adoptons pas une forme de gouvernement plus tempéré ["sèfrwn"] et si nous ne limitons pas le nombre des citoyens pouvant accéder aux magistratures, cela afin d’inspirer confiance au Grand Roi. Aujourd’hui, c’est du salut de l’Etat plutôt que de nos institutions qu’il s’agit. Nous pourrons toujours ultérieurement changer ce qui ne nous satisfera pas dans la nouvelle constitution”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.53). Et Pisandre obtient le ralliement de la majorité : il est désigné à la tête d’une délégation pour prendre contact avec Alcibiade et Tissapherne et négocier l’alliance promise entre Athènes et le Grand Roi ("Le peuple manifesta d’abord une vive répugnance à l’idée d’adopter un régime oligarchique mais, quand Pisandre lui eut clairement démontré qu’il n’y avait pas d’autre moyen de salut, il prit peur et céda, en espérant qu’on rétablirait ensuite l’ancien état des choses. Un vote décida qu’une délégation composée de Pisandre et de dix autres citoyens s’embarquerait pour aller négocier avec Alcibiade et Tissapherne et prendre avec eux les décisions qui paraitraient les meilleures", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.54), tandis que dans Athènes les partisans les plus acharnés d’un changement de régime commencent leur travail de propagande et de coordination ("[Pisandre] prit également contact avec toutes les ligues ["xunwmos…a", dérivé de "Òmnumi/jurer, prêter serment", précédé du préfixe "sÚn/avec", équivalent antique de "groupe de pression, lobby"] constituées antérieurement dans la cité pour intervenir dans les procès et les élections aux magistratures. Il les pressa de se mettre en rapport les unes avec les autres et de se concerter pour renverser la démocratie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.54). Androclès, qui reste sur sa position, qui ne veut pas un changement de régime et ne veut pas que sa cité renoue avec le fourbe Alcibiade, est finalement assassiné avec ses amis politiques ("Au cours d’une opération secrète montée par quelques jeunes gens, Androclès fut assassiné. C’était l’homme le plus influent du parti démocratique et il avait grandement contribué à l’exil d’Alcibiade. On avait donc eu deux raisons de l’éliminer : d’abord parce qu’il était un chef écouté du peuple et ensuite parce qu’on comptait ainsi donner satisfaction à Alcibiade qui allait, croyait-on, rentrer d’exil et apporter aux Athéniens l’alliance de Tissapherne. Les conjurés se débarrassèrent de la même manière de quelques autres adversaires politiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.65). Dans le même temps à Samos, Hyperbolos, qui purge toujours sa peine d’ostracisme à laquelle il a été condamné en -417 par l’action conjointe d’Alcibiade et de Nicias (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la paix de Nicias), est aussi assassiné par le stratège Charminos (celui qui a été défait devant Symè en hiver -412/-411 : "Ils assassinèrent un Athénien méprisable nommé “Hyperbolos” qui avait été ostracisé, non pas parce qu’on redoutait son pouvoir et son crédit mais à cause de sa vilénie qui déshonorait la cité. Ils commirent ce meurtre en accord avec Charminos, l’un des stratèges, et avec quelques autres Athéniens servant à Samos qui voulaient ainsi se lier par pistis ["p…stij/pacte, serment"]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.73). Hyperbolos est aussitôt remplacé comme démagogue dans Athènes par Cléophon, un bâtard ("Il est difficile de nommer les pères d’Hyperbolos, de Cléophon et de Démade, défenseurs zélés du droit des Athéniens", Elien, Histoires diverses XII.43) fabriquant de lyres ("luropoiÒj", selon Aristote, Constitution d’Athènes 28, et selon Andocide, Sur les Mystères 146).


Alcibiade subit les conséquences de ses fanfaronnades. Il a joué avec le feu : il s’y brûle. Dès que Pisandre et la délégation athénienne qui l’accompagne débarquent sur le continent asiatique, ils comprennent très vite qu’Alcibiade n’a aucune influence sur Tissapherne, et que si ce dernier n’a aucune sympathie particulière pour les Spartiates (dont il ne veut pas par ailleurs provoquer la colère, parce qu’ils ont une flotte nombreuse à Milet et en Carie, et qu’il craint leur réaction en cas d’alliance avec Athènes) il n’en a pas davantage pour les Athéniens (dont il ne veut pas favoriser le réarmement, parce que cela leur permettrait de reprendre en main toute la mer Egée et ruinerait les ambitions perses sur les cités grecques d’Anatolie : "Pisandre et les autres représentants athéniens étant arrivés à destination, ils engagèrent les négociations avec Tissapherne au sujet du traité projeté. Mais Alcibiade avait mal jugé les intentions du satrape. Celui-ci craignait les Péloponnésiens plus que les Athéniens et, s’en tenant au conseil qu’il avait reçu d’Alcibiade lui-même, il cherchait toujours à user en même temps les uns et les autres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.56), il ne daigne même pas leur adresser la parole, il laisse Alcibiade s’enfoncer, et celui-ci, pour ne pas avouer simplement qu’il s’est inventé une complicité imaginaire avec le satrape, choisit finalement d’interrompre la discussion en assurant que ledit satrape a revu ses exigences à la hausse pour pousser Pisandre et les autres Athéniens à la rupture, ce qu’ils font ("Au cours de la troisième séance, craignant que ses interlocuteurs découvrissent toute son impuissance, [Alcibiade] exigea pour le Grand Roi le droit de construire des navires de guerre et de naviguer le long des côtes de son empire partout où il lui plairait et avec autant de bâtiments qu’il le voudrait. Les Athéniens ne cédèrent rien. Estimant qu’un accord était impossible et qu’Alcibiade les avait trompés, ils se retirèrent très mécontents et rentrèrent à Samos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.56). Mieux : après le départ de la délégation athénienne, Tissapherne se rapproche des Spartiates et leur propose la signature d’un nouveau traité d’alliance, pour bien leur signifier que la venue de cette délégation athénienne n’est pas son œuvre mais celle du combinard Alcibiade ("Le même hiver [-412/-411], aussitôt après cette conférence, Tissapherne se rendit à Caunos dans l’intention de ramener les Péloponnésiens à Milet, de conclure avec eux un nouveau traité à des conditions acceptables pour lui et de leur fournir des subsides pour éviter de se les aliéner complètement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.57). On note que ce nouveau traité est signé conjointement avec Pharnabaze, le satrape de Phrygie hellespontique voisin et rival de Tissapherne ("La treizième année du règne de Darius II, Alexippidas étant éphore à Sparte, un traité a été conclu dans la plaine du Méandre entre les Spartiates et leurs alliés d’une part, Tissapherne, Hiéraménès [dignitaire perse inconnu] et le fils de Pharnacès [c’est-à-dire Pharnabaze], touchant les affaires du Grand Roi et celles des Spartiates et de leurs alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.58). Les Spartiates et leurs alliés sont à nouveau considérés comme un bloc ("Les Spartiates et leurs alliés s’abstiendront de toute agression contre le pays du Grand Roi et le Grand Roi s’abstiendra de même de toute agression contre les territoires des Spartiates et de leurs alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.58), ce qui signifie que Tissapherne s’engage à ne pas essayer de retourner ces alliés contre Sparte dans les seuls intérêts de la Perse, comme c’était le cas dans le précédent traité signé avec Thériménès. Et Tissapherne s’engage aussi à payer la solde des soldats coalisés ("Tissapherne versera, dans les conditions convenues, leurs soldes aux équipages des navires actuellement dans la région, et cela jusqu’à l’arrivée des navires du Grand Roi [ceux qui sont en construction en Phénicie, dont nous avons dit plus haut qu’ils seront finalement détournés vers l’Egypte soulevée]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.58). Pisandre rentre donc à Athènes avec la délégation qui l’accompagne, bien décidé à renverser le régime sans Alcibiade qui vient de confirmer son manque de fiabilité ("Considérant qu’Alcibiade ne voulait pas les aider et que du reste un homme comme lui n’aurait pas sa place dans une cité oligarchique, les conjurés décidèrent de se passer de ses services et, pour éviter l’échec du mouvement, de le prolonger par leurs propres moyens, qu’ils avaient par ailleurs déjà bien engagés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.63).


Le thème est récurrent chez les historiens : l’Histoire est-elle le fruit de mouvements économico-sociaux généraux qui influent sur les actions de tous les hommes, ou au contraire est-elle le fruit des actions de quelques hommes (les "grands hommes") qui influent sur les mouvements économico-sociaux généraux ? L’instauration de la dictature des Quatre Cents à Athènes au printemps -411 montre que ces deux hypothèses sont complémentaires. L’apparition de cette dictature, la première connue de l’Histoire du monde, n’est ni le seul fruit d’un contexte économico-social catastrophique, ni le seul fruit de l’action de quelques intrigants désireux n’abattre le régime malade en place, mais le fruit de la rencontre entre ces deux réalités, d’une part une économie athénienne totalement asphyxiée par les défections successives récentes suite au désastre de Sicile et une population qui dans son ensemble aspire à des réformes, même si dans cette population chaque citoyen a sa propre conception du nouveau régime qui doit être instauré, d’autre part une petite clique d’agitateurs composée autant d’intellectuels exagérément vertueux (par exemple Antiphon) que d’aventuriers sans scrupules, les uns et les autres bien décidés à profiter de ce contexte pour exprimer ouvertement leur nature vertueuse ou peu scrupuleuse (similaire au parti bolchévik de 1917, qui rassemblera temporairement les antinomiques Trotski et Staline dans la même exécration du régime de Kerenski). Dans Athènes, les ligues dont Pisandre a encouragé la coordination avant son départ vers l’Ionie ne cessent de réclamer des nouvelles mesures dans l’optique de provoquer le changement de régime ("L’Ekklesia, ainsi que la Boulè dont les membres étaient désignés par le tirage au sort, tenaient encore des séances, mais on ne leur soumettait plus que les mesures approuvées par les comploteurs. En supplément, ceux qui y prenaient la parole étaient des comploteurs, et les discours qu’ils prononçaient avaient été soumis au préalable à l’examen de leurs amis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.66). Thucydide dit que ces réclamations s’exercent dans un climat de grande violence physique et psychologique ("Aucune opposition ne se manifestait parmi le reste des citoyens, qu’effrayait le nombre des conjurés. Quand quelqu’un essayait malgré tout de les contredire, on trouvait aussitôt un moyen commode de l’exécuter", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.66), qu’une méfiance générale s’instaure ("Le peuple ne réagissait pas, les gens étaient tellement terrorisés qu’ils s’estimaient heureux d’échapper aux violences en restant muets. Croyant les conjurés plus nombreux qu’ils n’étaient, ils avaient le sentiment d’une impuissance complète. La cité était trop grande, et chacun ne connaissaient pas assez son voisin pour savoir qui il était réellement, de sorte que, si indigné qu’on fût, on ne pouvait confier ses griefs à personne, et on devait renoncer à engager une action contre les coupables pour ne pas s’adresser à un inconnu ou à une personne de connaissance en qui on n’avait plus confiance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.66), qui pousse finalement les plus raisonnables à se ranger derrière les agitateurs ("Parmi les conjurés apparurent des hommes dont on n’aurait jamais cru qu’ils se rallieraient à l’oligarchie. Ce furent ces gens-là qui créèrent dans la masse ce climat d’extrême suspicion et qui contribuèrent le plus au succès de l’entreprise des oligarques, en confirmant le peuple dans la défiance qui le divisait contre lui-même", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.66), il dit aussi que Pisandre agit comme un putschiste ordinaire en manipulant la foule ("Dans toute cette affaire [l’instauration des Quatre Cents], Pisandre apparut comme l’adversaire le plus actif du régime démocratique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.68), dont les dix proboules élus fin -413, parmi lesquels Sophocle. Mais Thucydide a des raisons personnelles de dénigrer le régime qui s’instaure. Nous verrons dans notre prochain alinéa qu’il a certainement joué un rôle ambigu à Thassos, près de laquelle se trouvent les mines de Skaptè-Hylè dont il est propriétaire : après la chute des Quatre-Cents, Thucydide ne veut pas laisser planer des doutes sur son implication, il discrédite donc ledit régime en affirmant que celui-ci a été l’œuvre d’un petit groupe de rénégats et n’a jamais eu d’assise populaire, mais cette affirmation ne doit pas nous trouper, même si des violences ponctuelles ont lieu les Athéniens sont majoritairement derrière Pisandre, conscients que le régime démocratique actuel est dans une impasse. Dès qu’il débarque à Athènes, Pisandre réussit ainsi à imposer par l’Ekklesia les modalités du changement de régime : les dix proboules ralliés au complot doivent rédiger une nouvelle Constitution ("Telle était la situation quand Pisandre et ses compagnons arrivèrent à Athènes. Ils se mirent aussitôt à l’œuvre pour achever le reste. Ils commencèrent par convoquer l’Ekklesia qui, sur leur proposition, donna pleins pouvoirs aux dix proboules pour rédiger des projets de réforme. Après avoir élaboré dans un délai déterminé les textes susceptibles de donner à la cité le meilleur gouvernement possible, ces hommes devaient les soumettre au peuple", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.67), en réalité ils doivent se contenter d’approuver le texte et la procédure rédigés par l’un des comploteurs, le sophiste Antiphon de Rhamnonte ("Celui qui organisa toute l’opération de façon à aboutir à ce résultat, et qui avait le plus travaillé au succès de l’entreprise, fut Antiphon. Cet homme, le plus vertueux ["¢ret»"] des Athéniens de son temps, qui excellait à concevoir rapidement et à exprimer ses idées, ne prenait jamais la parole devant la foule et n’intervenait jamais dans aucun débat public à moins d’y être forcé, son ingéniosité lui attirait la méfiance du peuple", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.68). Pythodoros, appuyé par Mèlobios qui sera l’un des futurs Trente en -403, commence par imposer aux dix proboules la présence de vingt autres semblables, partisans du changement de régime (dont on ignore les noms : "Ce fut Mèlobios qui parla au peuple avant le décret, et Pythodoros d’Anaphlystos qui rédigea la proposition. […] Voici quels étaient les dispositions du décret de Pythodoros : “Le peuple élira, aux côtés des dix proboules en place, vingt autres choisis parmi les citoyens âgés de plus quarante ans. Ceux-ci, après avoir juré de rédiger les propositions qu’ils jugeront les meilleurs pour la cité, se mettront à la tâche. Tout autre citoyen aura également le droit de faire des propositions, afin que l’on prenne les meilleures de toutes”", Aristote, Constitution d’Athènes 29). Selon une incidence d’Aristote, dans le passage de sa Rhétorique que nous avons mentionné plus haut, Sophocle accepte sans enthousiame ces vingt autres proboules et le changement de régime, parce qu’il y est plus ou moins contraint, parce qu’il juge qu’aucune autre option n’existe dans l’immédiat ("On doit donner des raisons en conclusion, quand une question en appelle. Par exemple, quand Pisandre demanda à Sophocle si, comme les autres bouleutes, il avait voté l’établissement des Quatre Cents, celui-ci répondit oui. “Pourquoi ? Cela ne t’a pas semblé une mauvaise action ?” Il répondit oui. “Alors, demanda l’autre, tu reconnais avoir accompli une mauvaise action ?” “Oui, répondit-il, mais parce que toutes les autres n’auraient pas été meilleures”", Aristote, Rhétorique, III, 18.6). Un nommé "Clitophon" élève la voix. Ce personnage est un ancien élève de Socrate, qu’il a fréquenté comme Alcibiade et Critias, simplement pour apprendre l’art de convaincre autrui que les chiens sont des chats et que les chats sont des chiens. Dans La République de Platon, dont le dialogue est daté vers -430, il apparaît très intéressé par le discours de Thrasymaque, qui prétend que la seule justice est celle du plus fort (il est rabroué par le Sicilien Polémarchos, frère de l’orateur Lysias, qui l’accuse de radicaliser la pensée déjà très radicale de Thrasymaque : "“Exécuter les ordres des gouvernants, ô Polémarchos, est justice selon Thrasimaque.” “Il a plutôt dit, ô Clitophon, que la justice est celle du plus fort, et après avoir considéré l’un et l’autre il a concédé que parfois le plus fort donne aux plus faibles qu’il gouverne des ordres qui lui sont préjudiciables, autrement dit la justice n’est ni avantageuse ni désavantageuse.” “Mais, repris Clitophon, il a qualifié « avantageux » ce que le plus fort croit être son avantage, auquel le plus faible doit obéir, voilà ce que Thrasymaque appelle justice.” “Il n’a jamais dit cela !”, s’écria Polémarchos", Platon, La République 340a-b). Il apparaît à l’âge adulte aux côtés de son mentor Thrasimaque comme un adversaire farouche de son ancien maître Socrate, dans le dialogue Clitophon du même Platon, de date incertaine. Dans sa comédie Les grenouilles en -405, au vers 967, Aristophane le présente comme un auditeur assidu d’Euripide et un proche de Théramène. Clitophon demande qu’on décrète clairement que le nouveau régime sera bien une radicalisation de la démocratie, fondée sur la Constitution de Clisthène le jeune de -508 idéalisée et sur les règles démocratiques également idéalisées de Solon, et non pas un prémice de retour du régime tyrannique ("Clitophon se rallia au décret de Pythodoros, après qu’on eût ajouté sa propre proposition : “Les proboules élus devront examiner les lois ancestrales établies par Clisthène le jeune quand il institua la démocratie, afin qu’on prenne les meilleures décisions”, en considérant que la Constitution de Clisthène le jeune était aussi démocratique que celle de Solon", Aristote, Constitution d’Athènes 29). Une réunion exceptionnelle a lieu ensuite à Colone, le dème de Sophocle. Doit-on déduire que Sophocle est, par son grand âge, par son prestige à avoir connu de leur vivant (et même fréquenté certains) les grands anciens Thémistocle, Aristide, Cimon, Thoukydidès, Périclès, et par sa glorieuse carrière littéraire, la caution morale de la nouvelle Constitution en cours d’instauration ? Durant cette réunion, on décide d’interdire l’accusation d’illégalité ("Lorsque le jour fixé arriva, on réunit l’Ekklesia à Colone, dans l’enceinte du sanctuaire de Poséidon, à une dizaine de stades de la cité. Là, les proboules présentèrent un article unique portant que tout citoyen athénien aurait le droit d’avancer les propositions qu’il voudrait et prévoyant des peines sévères pour quiconque s’en prendrait à celui qui userait de ce droit, soit en le poursuivant pour violation de la loi, soit de toute autre manière. Cela fait, on put alors s’exprimer ouvertement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.67 ; "Les proboules une fois élus proposèrent d’abord que les prytanes missent aux voix tout ce qu’on proposerait pour le salut de la cité. Puis ils supprimèrent l’accusation d’illégalité, les dénonciations et les citations en justice, pour permettre à tout Athénien qui le voudrait de donner son avis sur les questions posées : si quelqu’un cherchait à frapper d’une amende quiconque exprimerait son avis, à le citer en justice ou à l’amener devant un tribunal, il serait poursuivi par voie de délation sommaire et de comparution immédiate devant les stratèges, qui le remettraient aux Onze pour qu’il fût puni de mort", Aristote, Constitution d’Athènes 29), pour rendre légale l’abolition du régime en place : cette mesure délibérément fatale au débat démocratique annonce celle similaire de tous les apprentis dictateurs du XXème siècle désireux de "laisser s’exprimer le peuple" pour faciliter les renversements d’institutions, en supprimant toute limite à la parole, afin de provoquer une cacophonie ne pouvant se résorber que par l’adoption de mesures totalitaires. Face aux difficultés de gouverner en grand nombre, on décide que l’Ekklesia athénienne sera désormais limitée à cinq mille citoyens, sélectionnés par on-ne-sait-quel moyen parmi les plus patriotes : c’est une réduction drastique du corps social, quand on se souvient du recensement de Périclès sous l’archontat de Lysimachidès en -445/-444 qui avait établi le nombre de citoyens athéniens à un peu plus de quatorze mille (nous avons parlé de ce recensement dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans : "[Les conjurés] engagèrent une campagne publique pour exiger que […] le nombre des Athéniens participant au gouvernement de la cité fût limité à cinq mille, qui seraient choisis parmi les citoyens les plus aptes à servir l’Etat par leur argent et par leur personne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.65). On décide également de dissoudre la Boulè, et de la remplacer par un conseil de quatre cents membres, désignés par cent citoyens, eux-mêmes désignés par cinq grands électeurs (ni Thucydide ni Aristote ni aucun autre auteur antique ne nous ont hélas conservé le nom de ces cinq grands électeurs : "On déclara la destitution de tous les magistrats désignés selon les lois existantes, […] et l’élection de cinq hommes chargés de désigner cent citoyens, dont chacun s’adjoindrait trois collègues. Ces quatre cents citoyens iraient siéger dans la salle de la Boulè et auraient pleins pouvoirs pour gouverner la cité en agissant pour le mieux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.67 ; "Un conseil de quatre cents membres sera créé, quarante de chaque tribu, pris sur une liste dressée par les membres de chaque tribu parmi les citoyens âgés de plus de trente ans", Aristote, Constitution d’Athènes 31). C’est ce conseil qui donne son nom au nouveau régime : le régime des "Quatre Cents", instauré fin mai -411 ("La Constitution ayant été ratifiée par le peuple sous la présidence d’Aristomachos, la Boulè de l’année de Callias [archonte entre juillet -412 et juin -411] fut dissoute avant l’expiration de son mandat, le quatorième jour du mois de thargélion [correspondant à nos actuels mi-mai à mi-juin], et les Quatre-Cents entrèrent en fonction le vingt-deuxième jour", Aristote, Constitution d’Athènes 32). Thucydide note que cette transmission de pouvoirs s’opère sous la menace des armes ("Il y avait dans la cité des gens d’Andros et de Ténos, trois cents Carystiens et quelques clérouques athéniens d’Egine venus spécialement, armés, auxquels ont avait donné des instructions. Ces dispositions prises, les Quatre Cents arrivèrent, portant chacun un poignard dissimulé sous les vêtements et accompagnés de cent vingt jeunes gens qui leur servaient d’auxiliaires en cas de besoin. Ils pénétrèrent dans la salle de la Boulè et incitèrent les bouleutes rassemblés que le sort avait désignés à en sortir après avoir touché leur indemnité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.69), mais, point très important sur lequel nous reviendrons dans la suite de notre discours, l’Ekklesia ne proteste pas, elle ne tente aucune rébellion même après que les armes ont été rangées dans leurs fourreaux ("Aucune opposition ne se manifesta, et l’Ekklesia fut dissoute après avoir entériné les propositions qui lui étaient soumises", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.69 ; "Les citoyens ne tentèrent aucune action et la cité resta calme", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.70). Certainement parce que, comme Sophocle, elle estime que dans le contexte de délabrement intellectuel et économique général du moment, ce nouveau régime est l’ultime espoir d’éviter l’effondrement total.

  

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