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-414 à -404 : La troisième guerre du Péloponnèse

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Leffondrement

Les Quatre Cents

La chute

La dictature des Quatre Cents


Dans son petit livre La crise de la culture en 1968, la philosophe Hannah Arendt distingue nettement le terme "monarchie", francisation du grec "monarchia/monarc…a" ou littéralement "pouvoir/¢rc» détenu par un seul/mÒno", et le terme "dictature", francisation de l’allemand du XXème siècle "diktat", lui-même germanisation du latin "dictatus" ou littéralement "qui est dicté, imposé". Ces deux termes souvent utilisés à tort comme des synonymes après 1945, renvoient en fait à deux réalités très différentes. Une monarchie, selon Hannah Arendt, est un régime de forme pyramidale. Le monarque à la tête de ce régime peut être un roi par héritage, c’est-à-dire un "basileus/basileÚj" en grec (par exemple Charles X en France), il peut être un roi par élection ou par putsch, c’est-à-dire un "tyran/tÚrannoj" en grec (par exemple Louis-Philippe Ier en France), il peut être un petit groupe de personnes, c’est-à-dire une "oligarchie/Ñligarc…a" en grec, peu importe : le régime "monarchique" est constitué d’un sommet incarné par le basileus ou le tyran ou l’oligarchie, qui règne sur un socle plus large de courtisans, qui règne sur un sous-socle encore plus large de partisans, qui règne sur un sous-sous-socle encore plus large d’auxiliaires, et ainsi de suite jusqu’en bas de la pyramide, constitué du peuple ordinaire. L’idéal du régime morachique se situe au-dessus de cette pyramide, le basileus ou le tyran ou l’oligarchie sert d’intermédiaire entre cet idéal transcendant et le corps social que constitue le gros de la pyramide ("Comme image du gouvernement autoritaire, je propose la figure de la pyramide, qui est bien connue dans la pensée politique traditionnelle. La pyramide est en effet une image particulièrement adéquate pour un édifice gouvernemental qui a au-dehors de lui-même la source de son autorité, mais où le siège du pouvoir se situe au sommet, d’où l’autorité et le pouvoir descendent vers la base de telle sorte que chacune des strates successives possède une autorité, mais moins que la strate supérieure, et où, précisément à cause de ce prudent processus de filtrage, toutes les couches du sommet à la base sont non seulement solidement intégrées dans le tout, mais sont entre elles dans le même rapport que des rayons convergents dont le foyer commun serait le sommet de la pyramide aussi bien que la source transcendante d’autorité au-dessus de lui", Hannah Arendt, La crise de la culture III.1). Une dictature n’a pas une forme pyramidale mais, selon Hannah Arendt, une forme d’oignon. Un oignon est un objet sans pointe (contrairement à la pyramide) et sans cœur : en son centre, on ne trouve ni pépin, ni noyau, seulement un vide. Autour de ce vide central se développe une première couche, autour de cette première couche se développe une deuxième couche, autour de cette deuxième couche se développe une troisième couche, et ainsi de suite jusqu’à la couche extérieure. L’oignon se définit par cette superposition de couches parfaitement solidaires autour d’un centre vide. Si une seule couche se désolidarise de ses voisines, l’oignon tout entier se disloque et cesse d’exister. L’idéal du régime dictatorial se situe au centre vide de cet oignon (et non pas au-dessus comme dans le régime monarchique pyramidal), et l’obéissance à cet idéal ne dépend pas de la couche la plus proche du centre mais de toutes les couches interdépendantes autour de ce centre vide, peu importe leur distance ("Par opposition à ces deux régimes [basileus et tyrannos], l’image adéquate du gouvernement et de l’organisation totalitaires me paraît être la structure de l’oignon, au centre duquel, dans une sorte d’espace vide, est situé le chef ; quoi qu’il fasse - qu’il intègre le corps politique comme dans une hiérarchie autoritaire [le "basileÚj"] ou qu’il opprime ses sujets comme un tyran [le "tÚrannoj"] -, il le fait de l’intérieur et non de l’extérieur ou du dessus. Toutes les parties, extraordinairement multiples, du mouvement, organisations de sympathisants, associations professionnelles diverses, membres du parti, bureaucratie du parti, formations d’élite et polices, sont reliées de telle manière que chacune constitue la façade dans une direction, et le centre dans l’autre, autrement dit joue le rôle du monde extérieur normal pour une strate, et le rôle de l’extrémisme radical pour l’autre", Hannah Arendt, La crise de la culture III.1). Prenons l’exemple de la dictature nazie en Allemagne. Au centre de l’oignon se trouve un vide appelé "race aryenne germanique". Autour de ce vide se trouve une première couche constituée de hiéraques (Hitler, Himmler, Goering et quelques autres). Autour de cette première couche se trouve une deuxième couche constituée de gardes affidés (les SA, puis les SS à partir de 1934, la gestapo). Autour de cette deuxième couche se trouve une troisième couche constituée de techniciens et d’industriels, qui ne sont pas des idéologues mais qui ont calculé que l’obéissance à la deuxième couche pouvait servir leurs intérêts économico-financiers. Et autour de cette troisième couche se trouve une quatrième couche constituée du peuple allemand, qui, après le désastre du krach de 1929, s’est dit : "Finalement pourquoi pas ?". Prenons l’exemple de la dictature vichyste en France. Au centre de l’oignon se trouve un vide appelé "Philippe Pétain". Autour de ce vide se trouve une première couche constituée de pseudo-élus (Laval, Darlan et quelques autres). Autour de cette première couche se trouve une deuxième couche constituée de gardes affidés (la Milice). Autour de cette deuxième couche se trouve une troisième couche constituée de techniciens et d’industriels, qui ne sont pas des idéologues mais qui ont calculé que l’obéissance à la deuxième couche pouvait servir la rentabilité de leurs entreprises. Et autour de cette troisième couche se trouve une quatrième couche constituée du peuple français, qui, après le désastre militaire de 1940, s’est dit : "Qu’avons-nous à perdre ?". Dans cette particularité réside toute la différence entre monarchie (légitime ou tyrannique ou oligarchique) et dictature, et l’explication du refus des partis politiques de gauche d’accepter cette différence. Dans un régime de type pyramidal, la responsabilité des succès et des échecs est clairement personnalisée : si le régime va bien c’est grâce au roi légitime ou au tyran ou aux oligarques au sommet de la pyramide, si le régime va mal c’est à cause du même roi légitime, du même tyran ou des mêmes oligarques au sommet de la pyramide, dans ce dernier cas les strates subalternes accusent légitimement ces personnes responsables, elles fomentent une révolution, prennent d’assaut les palais, coupent la tête du roi, ou renversent le tyran, ou chassent les oligarques, elles mettent à la place un nouveau pyramidion en haut de la pyramide, et le problème est réglé. Dans un régime dictatorial au contraire, la responsabilité des succès et des échecs n’est pas personnalisée : dans une dictature, les succès et les échecs, tous les actes en général, sont collectifs, la responsabilité incombe autant à telle personne de la couche la plus proche du centre de l’oignon, qu’à telle autre personne de la couche extérieure qui est solidaire de toutes les autres couches, et qui protège l’oignon entier de toutes les agressions extérieures. Quand ils évoquent l’Allemagne entre 1933 et 1945 ou la France entre 1940 et 1944, les partis politiques de gauche veulent distinguer d’un côté les nazis bourreaux incarnant le mal et de l’autre côté le peuple allemand victime incarnant le bien, d’un côté les vichystes bourreaux incarnant le mal et de l’autre côté le peuple français victime incarnant le bien, mais la nature du régime dictatorial interdit cette distinction : d’innombrables vidéos d’archives librement consultables sur internet prouvent qu’en avril 1944 le peuple français est bien solidaire autour de Pétain et l’accueille avec enthousiame sur la place de l’Hôtel de Ville de Paris (et peu importe que ce même peuple français retourne sa veste trois mois plus tard en accueillant De Gaulle sur les Champs-Elysées dans la même ville avec le même enthousiame), d’innombrables vidéos d’archives prouvent qu’en juin 1940 le peuple allemand est bien solidaire autour d’Hitler et l’accueille avec entousiasme lors de son retour de voyage éclair à Paris (des récentes études prouvent aussi que les einsatzgruppen constitués de SS chargés d’exterminer les populations en Europe de l’est entre 1941 et 1944 ont été très efficacement secondés et relayés par la Wehrmacht, autrement dit par les soldats ordinaires mobilisés dans le peuple allemand non encartés au parti nazi, et peu importe que ce même peuple allemand retourne sa veste en 1945 en accueillant les jeeps et les Sherman avec des pintes de bière et des grands sourires). Une dictature est un bloc soudé qui communie dans le même bien et le même mal. Dans une dictature, contrairement à une monarchie, chaque citoyen n’est jamais innocent, chacun est toujours responsable, et chacun est toujours coupable si les affaires tournent à l’aigre. De ceci découlent tous les déchirements insolubles après l’effondrement de la dictature, chacun refuse d’assumer ses responsabilités en prétextant : "Ce n’est pas ma faute, je ne faisais qu’obéir aux ordres !", or la responsabilité repose justement sur cette obéissance volontairement aveugle aux ordres dictés conjointement, formellement ou tacitement, activement ou passivement, par toutes les couches de l’oignon. Dans une dictature, le vrai responsable n’est pas le vide central qui béguaie à Vichy ou qui hurle à Berlin : "Deux et deux font cinq !", coupé du monde tel un psychotique, ou rêvant de convertir l’univers à son méchant fantasme tel un pervers, le vrai responsable est l’homme ordinaire, le névrosé qui sait les conséquences de ses actes, qui a une compétence technique, et qui met volontairement cette compétence technique au service de ce psychotique ou de ce pervers en croyant qu’il n’en paiera pas le prix plus tard. Le vrai coupable dans une dictature n’est pas le fada qui délire dans son bureau isolé au Kremlin, le vrai coupable est le cheminot ordinaire qui constate que, quand il conduit son train depuis un point A vers un point B, par exemple depuis Moscou vers Novossibirsk, les wagons sont pleins de gens en guenilles, que quand le train s’arrête au point B tous ces gens descendent et partent à pied vers l’est et disparaissent définitivement dans la blancheur sibérienne, et que, quand le train repart depuis le point B vers le point A, les wagons sont vides. Ce banal cheminot sait que ces gens ne partent pas au-delà de Novossibirsk pour y passer un confortable et agréable séjour, il déduit avec raison qu’ils y meurent, et cette déduction lui est si insupportable qu’il refuse de la voir, il choisit de noyer son âme dans sa froide routine de cheminot fallot, dans l’entretien des bielles de sa locomotive, dans ses plans de route afin d’arriver à l’heure lors des prochains transferts de gens en guenilles, ou, pour utiliser la célèbre formule des historiens modernes, "il en sait suffisamment pour savoir qu’il ne doit pas en savoir davantage", à l’instar du fallot Eichmann vissé à sa froide routine de comptable banal, dont Hannah Arendt a suivi le procès en 1961. Après l’effondrement de la dictature, les aléas de la vie finissent immanquablement, d’une façon ou d’une autre, par rappeler sa culpabilité à ce cheminot. Dans le pire des cas, ses propres enfants lui crachent à la figure sur le mode : "Comment oses-tu me donner des leçons de morale et de courage aujourd’hui, papa/maman, alors que toi-même, quand tu avais le même âge que moi il y a vingt ans, dans un contexte qui nécessitait justement de la morale et du courage, par des actes simples aux risques limités, par exemple casser régulièrement les bielles de ta locomotive, détacher secrètement les wagons de ton train en cours de route, modifier les aiguillages pour retarder les horaires, et sauver ainsi cent ou cinquante ou dix personnes, tu n’en as pas eu ? Tu prétends avoir obéi afin de conserver ton emploi et ton salaire pour m’assurer un minimum de confort, pour préserver mon enfance, pour moi : mais combien de dizaines, de centaines, de milliers de gens sont morts à cause de ton zèle de fonctionnaire au service de ta locomotive, de tes wagons, de tes horaires ? Ma vie ne vaut pas davantage que ces milliers de morts : comment veux-tu que moi, ton fils/ta fille, je m’aime ? Tu as refusé de savoir et tu te sens fier quand tu me regardes, eh bien ! quand moi je te regarde je sais pourquoi je me dégoûte !".


Pour comprendre la nature de la dictature, nous devons nous intéresser à la nature des autres régimes. Le comportementaliste Didier Desor a réalisé à l’université de Nancy en France une expérience de référence sur des rats, popularisée par le documentaire Faits comme des rats ? en 2009. Dans une cage, on place six rats. Cette cage est reliée à un couloir immergé, au bout duquel se trouve une mangeoire. On constate rapidement qu’une organisation sociale s’instaure entre ces six rats. Deux rats nagent de la cage vers la mangeoire. Quand ils rapportent une croquette, deux autres rats restés à l’entrée du couloir la leur volent, de sorte que les deux nageurs sont contraints de retraverser le couloir immergé pour se nourrir. Un cinquième rat vit de façon autonome : il va chercher lui-même sa croquette en nageant dans le couloir, et sa corpulence et son agilité lui permettent de ne pas être inquiété par les deux rats voleurs exploiteurs. Le sixième rat est l’élément faible du groupe : il reste en retrait, il ne se hasarde pas à tenter la traversée du couloir immergé, il est écrasé par l’autorité des deux rats exploiteurs, et il se nourrit en ramassant les miettes laissées par ces deux derniers. Quand on reproduit l’expérience avec six autres rats, la distinction sociale observée reste la même : deux exploités, deux exploiteurs, un autonome, un souffre-douleur. On peut reproduire l’expérience trois fois, cinq fois, dix fois, avec d’autres rats, le constat est le même. Mieux : si on prélève six exploiteurs de trois expériences différentes pour les mettre dans la même cage, la même répartition sociale se récrée, deux de ces exploiteurs deviennent des exploités, un devient un autonome, un devient un souffre-douleur. Même conclusion avec six exploités : deux de ces exploités deviennent des exploiteurs, un devient un autonome, un devient un souffre-douleur. Même conclusion avec six autonomes : deux de ces autonomes deviennent des exploiteurs, deux deviennent des exploités, un devient un souffre-douleur. Même conclusion avec six souffre-douleurs : deux de ces souffre-douleurs deviennent des exploiteurs, deux deviennent des exploités, un devient un autonome. Didier Desor a élargi l’expérience avec deux cents rats dans une cage plus grande. La même hiérachie s’est reproduite dans des proportions extrêmes, selon des logiques plus radicales : certains rats souffre-douleurs ont été assassinés par leurs congénères, au bénéfice des rats exploiteurs qui se sont hiérachisés entre eux au point que certains ne prenaient même plus la peine de batailler pour voler les croquettes rapportées par les exploités parce que d’autres se chargeaient de cette tâche afin de les servir, tels des pachas servis par une Cour de laquais, le meurtre des souffre-douleurs apparaissait comme un avertissement adressé par ces rats pachas à tous ceux qui étaient tentés de contester leur suprématie sur la communauté. Didier Desor ensuite a soumis les rats à des anxiolitiques et a analysé leur cerveau. Etonnamment, les rats les plus stressés étaient non pas les souffre-douleurs ni les exploités, mais les exploiteurs. Appliquée à l’être humain, cette étude signifie que l’égalité n’est pas une notion naturelle. Elle signifie aussi que l’inné et l’acquis jouent peu par rapport à l’environnement, qui est instable et aléatoire (dans cette expérience les rats de laboratoire sont soumis à la volonté de Didier Desor qui joue le rôle de Dieu, mais dans les égoûts les rats en liberté sont soumis à toutes sortes de hasards qui n’ont aucune origine divine). Elle signifie enfin que la valeur et le statut des individus sont très relatifs. Le stress observé sur les exploiteurs découle de leur incapacité à exister par eux-mêmes : contrairement aux autonomes qui s’autosuffisent, contrairement même aux exploités qui peuvent se nourrir seuls, qui fortifient leurs muscles et développent leur motricité en multipliant les allers-retours entre la cage et la mangeoire et rendent ainsi le trajet de moins en moins laborieux, et qui peuvent se maintenir à distance au bout du couloir immergé afin de se protéger des humeurs colériques et agressives des exploiteurs, ces exploiteurs sont des nuls, ils sont inaptes à se nourrir, ils deviennent impotents en ne pratiquant plus la nage, ils ont besoin de plus en plus des autres pour survivre, et ils le savent, c’est pour cela qu’ils terrorisent les autres, ils sont stressés parce qu’ils sont conscients que si les exploités cessent de les nourrir ils n’auront jamais les compétences physiques et intellectuelles pour trouver leur nourriture par eux-mêmes et mourront. Cela sous-entend que la structure sociale élémentaire est le régime monarchique. Mais nous devons ajouter immédiatement que le monarque dans ce régime originel est un nul, plus exactement un être vide qui se définit seulement par sa brutalité : à la base de la dynastie capétienne, de la dynastie caroligienne, de la dynastie mérovingienne (pour parler de la France), à la base de toutes les dynasties aristocratiques européennes qui paradent aujourd’hui dans des soirées élégantes, raffinées, cultivées, se trouve toujours un petit caïd bestial ayant vécu au Moyen Age, un petit rat exploiteur incapable de se préparer une salade de tomates ou d’utiliser un fer pour repasser sa chemise, qui pour cette raison a eu besoin d’une équipe d’exploités, bien conscient ne n’être plus rien sans ses laquais exploités, d’où un stress permanent qui se traduisait par des guerres permanentes extérieures et intérieures, ponctuées par des exécutions de pauvres bougres souffre-douleurs dans sa petite seigneurie afin de dissuader quiconque de contester son autorité. Ce petit clan constitué d’un exploiteur crétin et de ses exploités dociles constitue la communauté nucléaire humaine, autour de laquelle gravitent les électrons libres que sont les autonomes, les marginaux. Au bout d’un temps, dans cette communauté qui se verticalise en forme de pyramide, certains exploités se rebellent. L’un d’eux organise un putsch avec la complicité de ses congénères : il renverse l’exploiteur et prend sa place. Cette opération est facile : l’exploiteur est devenu un rat obèse puisqu’il n’a plus aucune activité physique (sa Cour de rats laquais lui apportent tout ce qu’il demande en le dispensant de se déplacer) et il n’a plus aucune conscience des réalités (il vit de plus en plus isolé dans un coin de la cage, aveuglé par les dorures), de son côté le putschiste est en pleine maturité de ses moyens justement parce que pendant une longue durée l’exploiteur l’a obligé à des tâches laborieuses qui ont fortifié ses muscles et développé sa motricité, et il est encouragé par les autres exploités aussi vigoureux qui espèrent en retour obtenir des avantages (des heures de repos dans la cage entre deux séances de nage vers la mangeoire, et des rations de croquettes plus importantes) quand le coup d’Etat sera accompli. Ce rat putschiste équivaut au "tyran/tÚrannoj" que nous avons décrit précédemment : il est un monarque illégitime, contrairement au "basileus/basileÚj" qu’il a renversé. Si le coup d’Etat est fomenté non pas par un rat mais par deux ou trois rats, on parle d’"oligarchie/Ñligarc…a", on reste cependant dans le même cadre monarchique : une organisation pyramidale avec le tyran ou les oligarques en haut et les exploités en-dessous, répartis dans diverses strates à l’intérieur desquelles on trouve des souffre-douleurs, à l’extérieur desquelles on trouve des autonomes. Au fil du temps, les exploités tissent des réseaux dans leur propre strate et avec les strates inférieures et supérieures, de sorte que la pyramide perd progressivement sa forme pyramidale : les strates les plus proches du sommet s’élèvent et s’égalisent, et enveloppent peu à peu le tyran ou les oligarques, elles tirent vers le haut les strates inférieures qui s’égalisent pareillement. Le tyran et les oligarques paraissent finalement superflus, archaïques, encombrants : ils sont chassés non pas par un autre tyran ou par d’autres oligarques, mais par la masse des rats exploités, qui décident collégialement de les remplacer non pas par d’autres individus mais par une entité immatérielle, un outil de gouvernement collégial, un contrat social, une constitution. C’est la fin du régime monarchique et le début du régime démocratique, où le pouvoir n’appartient plus à "un seul ou quelques-uns/mÒno" mais à l’utilité commune ou "dèmos/dÁmoj". Tandis que dans une monarchie le pouvoir s’incarne dans un maximum de quarante-neuf rats sur cent, dans une démocratie le pouvoir s’incarne dans un minimum de cinquante-et-un rats sur cent. Autonomes et souffre-douleurs deviennent des outils d’influence. Les autonomes sont flattés par les rats ordinaires (qui ne sont plus des exploités puisque les exploiteurs ont disparu !), ils sont loués, encensés, héroïsés comme des individus n’ayant jamais plié devant les anciens exploiteurs : certains se laissent séduire par ces flatteries et deviennent les idiots utiles du système, les autres demeurent indifférents à tous les charmes et deviennent des scories que le système veut éliminer. Les souffre-douleurs quant à eux changent de statut : leur faiblesse physique et intellectuelle qui les condamnait précédemment à végéter au fond de la cage, est surprotégée désormais par les rats ordinaires désirant apparaître comme des conquérants contre l’injustice, comme des hérauts de l’égalité indifférenciée, comme des chantres du progrès solidaire, cela incite les souffre-douleurs à surjouer les victimes, peu à peu ceux-ci constituent un auditoire victimaire, ils s’inflitrent dans les assemblées, ils dictent des lois de repentance, avec la complicité des rats ordinaires qui dans le meilleur des cas se ruinent eux-mêmes par un altruisme naïf, dans le pire des cas croient dominer un poker subtil dont ils sortiront gagnants sans voir que leurs complices victimaires ne leur apporteront aucun bénéfice au final. La faiblesse physique et intellectuelle des souffre-douleurs se traduit par des obsessions délirantes pour des sujets enfantins ou abscons, par exemple l’aryanité, ou les lendemains chantants, ou la haine des porteurs de lunettes, ou le respect aux barbus. A l’occasion d’une crise (de nature militaire, ou sociale, ou financière, ou religieuse, ou économique, ou sanitaire, ou autres), la communauté n’ayant plus de repère puisque toutes les distinctions sociales ont été abolies à cause de la lutte contre les injustices, contre les différences, contre les égoïsmes, finit par se tourner vers ces délires dégénérés portés par les souffre-douleurs, faute de mieux. Ces délires deviennent des idéaux qu’on ne doit pas discuter. Ils sont installés solennellement au centre du corps social, qui se structure autour d’eux en couches interdépendantes, dans lesquelles tout élément discordant, les autonomes réfractaires les premiers, sont traqués et exterminés. C’est la naissance de l’oignon dictatorial décrit par Hannah Arendt. En résumé, la tyrannie et l’oligarchie sont la conséquence naturelle de la monarchie légitime, la démocratie est la conséquence naturelle de la tyrannie et de l’oligarchie, la dictature est la conséquence naturelle de la démocratie. La démocratie se termine toujours par la dictature, la dictature est l’aboutissement naturel de la démocratie, elle est une démocratie poussée jusqu’à sa plus extrême logique, une démocratie parfaite, achevée, accomplie. Tandis que la démocratie veut satisfaire le plus grand nombre de membres, la dictature satisfait tous les membres, parce qu’en elle tous les membres font bloc, parlent d’une seule voix, pensent la même chose, agissent de la même façon, et ceux qui contestent sont éliminés : tandis que dans une démocratie le pouvoir s’incarne dans un minimum de cinquante-et-un rats sur cent, dans une dictature le pouvoir s’incarne dans quatre-vingt-dix-neuf rats qui obligent le centième rat à se soumettre ou à finir dans un camp de concentration, sous prétexte qu’il est un égoïste et que sa voix singulière menace la liberté et même la vie des autres et présente un danger pour la stabilité du régime. Aussi naturellement, la dictature ne dure jamais longtemps, parce qu’elle s’auto-anéantit. La nature, nous revenons ici au point de départ, n’est pas égalitaire. Donc dans le régime dictatorial, derrière l’unité de façade, des rivalités cachées existent. Des personnalités détestables émergent, qui simulent un zèle altruiste pour mieux servir leurs intérêts privés, en manipulant les gens les plus bêtes. Ces petits caïds bêtes et brutaux, incapables d’exister par eux-mêmes, s’entourent d’une petite bande de sous-fifres. Ces caïds crétins avec leurs sous-fifres serviles sont les embryons de nouvelles monarchies, les pointes naissantes de nouvelles pyramides, qui renvoient les souffre-douleurs à leur place, tandis que les autonomes survivants recouvrent leur vie autonome.


Le régime des Quatre Cents est une dictature. Comme le régime des Trente qui sera instauré en -404. Des hellénistes arguent que le mot "dictature" est un mot du XXème siècle et ne doit être employé pour décrire un régime de l’époque antique : à ces hellénistes, nous répondons que les mots "agriculture" et "élevage" n’existaient pas davantage à l’époque de Cro-magnon, cela n’empêchait pas les hommes de Cro-magnon d’ensemenser la terre de façon raisonnée dans des espaces clos et de nourrir des bêtes domestiquées dans des parcs, tâches qui définissent exactement les mots "agriculture" et "élevage". Nous répondons également que les auteurs de l’Antiquité eux-mêmes étaient bien conscients que les Quatre Cents et les Trente constituaient un régime de type inédit, sans aucun rapport avec les régimes connus jusqu’alors (la monarchie légitime, la tyrannie, l’oligarchie, la démocratie, décrits au milieu du Vème siècle av. J.-C. par Hérodote aux paragraphes 80-83 livre III de son Histoire). En effet, contrairement aux traducteurs modernes qui dans leurs livres ou leurs documentaires à destination du grand public parlent des "Quatre Cents tyrans" ou des "Quatre Cents oligarques", des "Trente tyrans" ou des "Trente oligarques", les auteurs antiques traitant de ces deux régimes emploient simplement les termes "Quatre Cents/TetrakÒsioi" et "Trente/Tri£konta", parce qu’ils étaient bien conscients que ces deux régimes n’étaient ni une tyrannie ni une oligarchie. Nous pouvons même aller plus loin en déclarant que le refus d’utiliser le mot "dictature" pour désigner le régime des Quatre Cents et le régime des Trente, relève de l’idéologie et non pas de l’honnêteté historique, technique, scientifique. On constate que les gens rechignant à utiliser le mot "dictature" pour parler des Quatre Cents et des Trente sont souvent très marqués politiquement à gauche, et que derrière ce refus d’un mot se cache le refus de voir la réalité populaire de ce régime dictatorial. Contre eux, Aristote dès le IVème siècle av. J.-C. était déjà très clair sur cette réalité, dans un long passage de sa Politique où il décrit précisément la nature et le fonctionnement populaire d’une dictature ("Une cinquième catégorie [Aristote décrit les différentes catégories de démocraties] obéit à la même logique [que la démocratie de quatrième catégorie, dans laquelle n’importe quel citoyen peut devenir magistrat, où le souverain reste la loi], mais le souverain est la masse et non plus la loi. Les décisions sont prises non plus par la loi mais par des décrets populaires, sous l’influence des démagogues, car en effet dans les démocraties où la loi est souveraine on ne voit aucun démagogue et les citoyens les plus respectables tiennent les affaires, les démagogues apparaissent seulement là où la loi n’est plus souveraine. Le peuple y est seul monarque, constitué par la majorité qui règne non pas par une conjonction d’individualités ["pollo…"] mais en un bloc ["p£ntej"]. […] Quand le peuple est monarque il veut agir en monarque, il rejette le joug de la loi, il devient despote, et il honore les flatteurs. On peut comparer cette monarchie du peuple à une tyrannie. Dans un cas comme dans l’autre, on observe le même mal, la même oppression des bons citoyens, ici par des décrets, là par des ordres arbitraires. L’analogie s’observe aussi entre le démagogue et le flatteur : celui-ci et celui-là jouissent d’un large crédit respectivement sur le tyran et sur le peuple corrompu. Les démagogues remplacent la souveraineté de la loi par celle des décrets en rapportant toutes les affaires au peuple, car leur propre influence grandit à mesure que grandit la puissance du peuple, qu’ils finissent par dominer souverainement en l’influençant. Par ailleurs, tous ceux qui contestent les jugements des magistrats demandent l’arbitrage exclusif du peuple, celui-ci répond favorablement à leur requête, et ainsi le pouvoir de la loi est anéanti", Aristote, Politique 1291b-1292a), correspondant à l’oignon d’Hannah Arendt, et à l’oignon des Quatre Cents que nous étudions dans le présent alinéa. Nous avons vu que Pisandre, l’un des promoteurs des Quatre Cents, est non pas un prétendant à la tyrannie ni un oligarque, mais un ultra démocrate (qui a condamné Alcibiade en -415, et qui le dénonce à nouveau au printemps -411 en constatant sa duplicité aux côtés de Tissapherne). Nous avons vu que Clitophon, autre promoteur du régime, demande avec insistance que dans son préambule la nouvelle Constitution affiche nettement sa filiation avec le régime démocratique hérité de Clisthène le jeune (selon le paragraphe 29 précité de la Constitution d’Athènes d’Aristote). Nous avons vu encore que Thucydide, contemporain des faits et témoin crédible sur ce sujet, dit qu’aucune opposition populaire ne se manifeste lors de l’instauration du régime ni après (selon les paragraphes 69-70 précités de sa Guerre du Péloponnèse), ce qui sous-entend une acceptation passive ou active du nouveau régime par la majorité du peuple. Le principal ennemi de la dictature est la spéculation, l’intéressement, la finance, la fausse richesse qui s’avère improductive pour beaucoup, volatile pour quelques-uns, fragile pour tous, qui concurrence l’idéal abstrait au centre de l’oignon, auquel tous les membres de la communauté doivent vouer leur corps et leur âme sans rien réclamer en retour. La traduction de cette haine contre les spéculateurs et les improductifs est la fin des aides sociales, des émoluments pour les magistrats ("[On déclara] la suppression de toutes les rétributions pour l’exercice des charges publiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.67 ; "Les magistratures seront exercés pour un an sans aucune indemnité par les citoyens âgés de plus de trente ans", Aristote, Constitution d’Athènes 30) et du fonctionnariat, ou du moins la réduction du fonctionnariat au seul domaine militaire au service d’Athènes ("[Les conjurés] engagèrent une campagne publique pour exiger que l’Etat ne rémunérât plus aucun service excepté celui des armes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.65 ; "Voici comme fut organisé le gouvernement : “Les revenus publics ne pourront être dépensés que pour la guerre. Pour la durée de la guerre toutes les charges seront exercés sans contrepartie financière, sauf pour les neuf archontes et pour les prytanes en fonction qui toucheront chacun trois oboles par jour”", Aristote, Constitution d’Athènes 29). Cela signale la forte volonté de restaurer la "leitourgia/leitourg…a" originelle fantasmée, service public accompli par la foi (qui deviendra la "liturgie" en français ; dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse nous avons expliqué pourquoi cette liturgie/leitourgia originelle est sans doute une chimère historique), que les Athéniens de -411 supposent avoir existé avant l’instauration du fonctionnariat par Aristide en -477/-476, service public accompli par la promesse d’une rémunération mensuelle (nous renvoyons sur ce sujet à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse). Contrairement à ce que disent les livres et les documentaires actuels destinés au grand public, le régime des Quatre Cents ne favorise pas les riches, il favorise l’engagement pour la patrie, par le don d’argent ou par l’engagement physique, qui est rétribué à proportion, non pas par des biens matériels mais par des honneurs publics ("[Les conjurés] engagèrent une campagne publique pour exiger que […] le nombre des Athéniens participant au gouvernement de la cité fût limité à cinq mille, qui seraient choisis parmi les citoyens les plus aptes à servir l’Etat de leur argent et de leur personne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.65 ; "Tout le pouvoir politique sera remis aux Athéniens les plus capables de servir l’Etat par leur personne ou par leur argent, cinq mille minimum [erreur d’Aristote ou du copiste : Thucydide et Lysias, contemporains des faits contrairement à Aristote, disent bien que cinq mille est le nombre maximum], pour la durée de la guerre”", Aristote, Constitution d’Athènes 29) : c’est une tentative d’abolir la démocratie équitable des sophistes professant que tout équivaut à tout, et de ressusciter la démocratie au mérite du début du Vème siècle av. J.-C., une tentative de diminuer le nombre de "parasites/par£sitoj" dans Athènes dont Athénée de Naucratis donne une longue liste dans le livre VI de ses Deipnosophistes (que nous avons rapportée dans notre paragraphe sur la paix de Nicias), une tentative d’abaisser les sycophantes constituant le chœur des Guêpes d’Aristophane qui se croient aussi méritoires que les vétérans de Marathon (aux vers 1071-1078 précités des Guêpes) et de rehausser sur leur piédestal d’antan les vrais combattants héroïques de Marathon, de Salamine, de Platées, de Mycale, de l’Eurymédon. Dans l’oignon des Quatre Cents, autour de ce cœur liturgique, la première couche est celle du conseil de quatre cents membres qui donne son nom au régime. La deuxième couche est celle des cinq mille citoyens désignés pour élire le conseil des Quatre Cents (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.65, et selon Aristote, Constitution d’Athènes 29, précités). La troisième couche est formée de la masse des non-citoyens, elle est soudée à la deuxième couche par la possibilité d’une évolution au mérite pour ces derniers ou, pour reprendre une expression moderne, par un "ascenseur social" leur permettant d’intégrer le corps des cinq mille ("Dans chaque tribu on élira dix citoyens âgés de plus de quarante ans chargés de dresser la liste des cinq mille après serment sur des victimes adultes", Aristote, Constitution d’Athènes 29). Toutes les niches politiques où pourraient subsister des planqués sont systématiquement brisées, ainsi pour stimuler la compétition on interdit que des postes soient pourvus si le nombre de candidats est inférieur au nombre de places à pourvoir ("Tous les magistrats seront élus sur une liste de candidats dressée par ceux en exercice et en nombre supérieur à celui des places à pourvoir", Aristote, Constitution d’Athènes 30), on se prémunit aussi contre les conflits d’intérêts ("Les hellénotames, qui manient des fonds, ne participeront pas aux délibérations du conseil", Aristote, Constitution d’Athènes 30), on s’assure la réalisation rapide des objectifs en s’imposant des réunions régulières ("Les séances du conseil auront lieu tous les cinq jours, elles seront plus nombreuses si nécessaire", Aristote, Constitution d’Athènes 30), et on oblige au partage des responsabilité en pénalisant financièrement l’abstention ("Le conseiller qui ne viendra pas aux séances au moment fixé devra payer une drachme par jour d’absence, à moins que le conseil lui accorde congé", Aristote, Constitution d’Athènes 30). Bref, la Constitution des Quatre Cents, comme toutes les Constitutions dictatoriales, n’est nullement tyrannique ou oligarchique, au contraire elle est ultra démocratique, totalitairement démocratique, trop démocratique, elle désindividualise, dépersonnalise, déshumanise en un bloc, elle nivelle chacun au statut de rouage d’une monstrueuse machine étatique, jugé selon sa servitude absolue au bon fonctionnement de cette machine et puni si ladite machine s’enraye, au point qu’elle est aussi inapplicable que celle de la Première République française de 1793, ou celle de la République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie de 1918, ou celle de l’Etat fasciste de Fiume de 1920, ou celle du IIIème Reich national-socialiste en 1933, et comme la Constitution française de 1793 qui finira dans le Comité de Salut Public derrière Saint-Just et Robespierre, comme la Constitution soviétique de 1918 qui finira dans la nomenklatura derrière Trotski et Lénine, comme la Constitution fasciste de 1920 qui finira dans les salons et les terrasses de D’Annunzio et Mussolini, comme la Constitution nationale-socialiste de 1933 qui finira dans le Nid d’Aigle de Berchtesgaden, la Constitution des Quatre Cents finira rapidement dans un tout petit groupe d’âmes perdues derrière Antiphon et Pisandre, comme nous allons le voir juste après.


Les gens les plus proches du centre vide de cette dictature-oignon des Quatre Cents, comme beaucoup de fondateurs de dictatures au XXème siècle, sont des êtres issus de la masse du peuple qui, portés par le peuple et disposant des rênes du pouvoir, machinent peu à peu pour conserver ce pouvoir en oubliant le peuple qui les a porté dont ils sont issus ("Les dirigeants du mouvement avaient bien l’intention de garder le pouvoir pour eux après la révolution", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.66). On se souvient par exemple que Benito Mussolini est à l’origine un socialiste et que le régime fasciste qu’il instaure en 1922 est resté très populaire jusqu’au milieu des années 1930, on se souvient aussi qu’Adolf Hitler est à l’origine un artiste raté, fils d’un petit fonctionnaire ordinaire, longtemps indécis au point qu’on le voit défiler avec le brassard rouge le 26 février 1919 près de la Theresienwiese à Munich dans le cortège funèbre du ministre-président juif socialiste Kurt Eisner récemment assassiné, et, insistons encore une fois, que d’innombrables vidéos d’archives montrant des foules allemandes en liesse prouve que le régime nazi qu’il instaure en 1933 est resté très populaire jusqu’aux premières défaites en 1941-1942. Pisandre, le principal artisan de l’institution des Quatre Cents, nous évoque Jacques Doriot, issu de la gauche de la gauche, exclu du PCF en 1934 car jugé trop populaire par le PCF, qui finira réfugié dans le camp de l’ennemi, abandonné et dénoncé par tous ceux qu’il aura servis : Pisandre, ultra démocrate en -415 lors de l’affaire des Hermocopides, jouit du soutien de la majorité au printemps -411 pour renverser le régime en place, et, le complot ayant réussi, sera finalement lâché par tous ses amis et se réfugiera dans le camp spartiate. Le sophiste Antiphon de Rhamnonte est un autre personnage important des Quatre Cents. Il nous évoque Pierre Drieu La Rochelle ou Robert Brasillach, intellectuels brillants mais fourvoyés. On se souvient qu’Antiphon a été le maître de toute la génération d’Alcibiade : dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu qu’Antiphon a eu pour élèves Alcibiade, Critias, Lysias, probablement aussi Thucydide (selon Cécilius de Calacte cité par pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 2). Athénée de Naucratis (Déipnosophistes XII.28) cite un fragment d’un discours perdu d’Antiphon de date inconnue contre les comportements licencieux de son ancien élève Alcibiade en Hellespont avec son oncle Axiochos et avec la pute Médontis d’Abydos vers -430 (nous en avons parlé dans notre paragraphe sur la paix de Nicias), puis sur la fille de cette pute vers -412 (nous en avons parlé dans notre alinéa précédent). On constate que, sur ce sujet, Antiphon parle dans le même sens que Lysias, qui dénonce pareillement ces coucheries incestueuses d’Alcibiade dans un discours perdu dont Athénée de Naucratis rapporte quelques fragments (Deipnosophistes XII.48 et XIII.34, précités). Antiphon est probablement apparenté, selon l’usage paponymique antique, à son homonyme "Antiphonos" archonte en -418/-417, lui-même identifiable avec l’"Antiphonos fils de Lysidonidos" qui équipera deux trières à une date inconnue entre -411 et -404 (selon pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 4) puis qui sera exécuté sous le régime des Trente (selon Xénophon, Helléniques, II, 3.40). Rappelons pour l’anecdote qu’Antiphon a pour père un nommé "Sophillos", homonyme du père de Sophocle, auquel il est probablement apparenté selon le même usage paponymique antique. Rappelons aussi qu’Antiphon a écrit un discours Sur la vérité/Perˆ ¢lhqe…aj en deux livres, le premier sur la physique théorique et le second sur la physique appliquée, conservé en partie sur le papyrus 1364 d’Oxyrhynchos, rappelant l’opposition entre la nature et les règles humaines, ou, pour reprendre les termes célèbres, entre les "lois non écrites" et les "lois écrites" chères à Antigone dans la pièce homonyme de Sophocle : ce parallèle témoigne-t-il d’une connivence de pensée entre Antiphon et Sophocle ? Mystère. Aristarchos est un autre personnage influent. Nous ne savons rien de lui avant -411. Peut-être est-il apparenté à son homonyme originaire de Tégée en Arcadie, auteur de tragédies, contemporain d’Euripide, malade et guéri par Asclépios (c’est-à-dire par Sophocle, serviteur d’Asclépios comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias ?) selon Suidas ("Originaire de Tégée, tragédien. Malade, il fut guéri par Asclépios, qui lui demanda une action de grâce en retour. Le poète lui dédia son drame homonyme. […] Aristarchos était contemporain d’Euripide. Il fut le premier à fixer la longueur d’une pièce à sa durée actuelle. Il produisit soixante-dix tragédies, fut vainqueur deux fois, et vécut plus de cent ans", Suidas, Lexicographie, Aristarchos A3893) ? Mentionnons Aristotélès, qui est peut-être le père adoptif de Charmide fils de Glaucon, selon la conjecture exposée dans notre paragraphe sur la paix de Nicias : cela raccorderait avec le fait que Charmide a été accusé dans les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415, en même temps que son jeune neveu Platon le futur philosophe, qu’il a été acquitté après avoir exercé une forte pression sur son cousin Andocide afin que celui-ci témoigne en sa faveur (selon Andocide, Sur les Mystères 48-51), qu’il a naturellement des comptes à régler contre le régime démocratique, et qu’il sera l’un des principaux acteurs avec Critias de la dictature des Trente. Aristotélès a participé à la campagne d’Acarnanie aux côtés de Démosthénès en -426 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.105, où Aristotélès est présenté comme "fils de Timocratès" ; nous avons raconté cette campagne en Acarnanie dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), il est le fils de Timocratès qui est l’un des signataires de la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24), il survivra à l’épuration après la chute des Quatre Cents, et on le retrouvera pareillement en -404 dans la dictature des Trente. Mèlobios, sur lequel nous ne savons rien avant -411, signataire de l’instauration des Quatre Cents à Colone comme nous l’avons vu dans notre alinéa précédent, survivra aussi à l’épuration et se retrouvera dans la dictature des Trente. Mnèsilochos, sur lequel nous ne savons encore rien, qui sera élu archonte au début du printemps -411 mais qui sera renversé en même temps que le régime des Quatre Cents, survivra également et sera un autre acteur de la dictature des Trente. Ce Mnèsilochos est peut-être apparenté à Euripide, car, selon la notice anonyme de la comédie Les thesmophories d’Aristophane, c’est lui qui accompagne Euripide durant toute l’intrigue de cette pièce, où il est désigné simplement comme "kèdestès/khdest»j" ou "parent par alliance" d’Euripide (aux vers 74, 210, 584 et 1165 des Thesmophories). Dans cette même pièce en -411, il est décrit comme âgé, "vieux" ("gšrwn", Aristophane, Les thesmophories 63), "ancien" ("pršsbuj", Aristophane, Les thesmophories 146). Même constat pour Eratosthène, inconnu avant -411 : il survivra à la chute des Quatre Cents et participera aux Trente. Pythodoros fils de Polyzélos est mieux connu. Dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu que ce Pythodoros a été le principal accusateur du philosophe Protagoras vers -443 (selon Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.54). Il est peut-être apparenté, selon l’usage paponymique antique, à l’archonte homonyme en -432/-431, et aussi à Pythodoros fils d’Isolochos (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.115) qui a conduit une escadre en Sicile en -425 avant d’être exilé pour avoir accepté de se soumettre aux décisions des Siciliens réunis à Géla en -424 (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), et encore au Pythodoros cosignataire de la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24). On remarque encore le stratège Phrynichos, qui déteste viscéralement Alcibiade pour on-ne-sait-quelle raison, et qui s’engage pour les Quatre Cents afin d’empêcher le retour d’Alcibiade à Athènes. Selon l’usage paponymique antique, ce Phrynichos est certainement apparenté au célèbre tragédien Phrynichos, l’un des fondateurs de la tragédie au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C., et avec Phrynichos l’auteur de comédies, rival d’Aristophane. Dans notre précédent alinéa, nous avons vu que le stratège Phrynichos s’est illustré dans la bataille de Milet durant l’hiver -412/-411 avant de se replier prudemment avec son armée sur l’île de Samos. A l’époque où Pisandre espérait une alliance avec le Perse Tissapherne par l’entremise d’Alcibiade, Phrynichos est apparu comme un obstacle et a été destitué de son poste de stratège ("Pisandre s’étant plaint de Phrynichos, le peuple décida de relever ce dernier ainsi que son collègue Skironidès de leur commandement, et envoya les stratèges Diomédon et Léon les remplacer à la tête de la flotte. Pisandre estimait que Phrynichos n’était pas l’homme adéquat pour traiter l’affaire engagée avec Alcibiade", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII). Mais rapidement Pisandre a reconnu son erreur, et Phrynichos ne lui en a pas voulu puisqu’il est devenu un membre très actif du nouveau régime ("Phrynichos se distingua également par l’ardeur qu’il mit à service la cause de l’oligarchie. Il avait peur d’Alcibiade […], et se disait que selon toute vraisemblance jamais un gouvernement oligarchique ne prendrait l’initiative de le rappeler. Une fois qu’il se fut associé au mouvement, il témoigna de son engagement total face au danger", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.68). On remarque aussi Archéptolémos. L’acte de sa condamnation à mort à l’automne -411, après la chute des Quatre Cents, en même temps qu’Antiphon, rapporté par pseudo-Plutarque au paragraphe 7 de sa Vie d’Antiphon, révèle incidemment qu’il est "fils d’Hippodamos d’Agrylèthen" : comme le dème d’Agrylèthen se trouve juste à côté du Pirée, on déduit que l’"Hippodamos" en question est le célèbre architecte de Milet, chargé de la réorganisation urbaine du Pirée par Périclès au milieu du Vème siècle av. J.-C., qui a participé à la fondation de Thourioi en Italie à partir de -446/-445, dont il a probablement été chassé après le désastre de Sicile en -413 puisqu’il finira sa vie du côté de Rhodes où il exercera à nouveau son premier métier d’architecte à l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C. ou au début du IVème siècle av. J.-C (sur tous ces points nous renvoyons à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Quand les Spartiates ont été vaincus et capturés à Sphactérie en -425, Archéptolémos a œuvré pour un apaisement entre Athènes et Sparte, mais sa démarche a été laminée par Cléon qui ne voulait pas d’une paix au rabais et a renvoyé sans ménagement les négociateurs spartiates (nous avons évoqué cet épisode dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse). L’année suivante, dans sa comédie Les cavaliers en -424, Aristophane a fait allusion à cet échec de la paix en montrant le "fils d’Hippodamos [qui] se consume de chagrin face à ce spectacle [de Cléon réclamant la poursuite de la guerre]" (Aristophane, Les cavaliers 327), et un peu plus loin il a désigné nommément Archéptolémos en rapportant cet épisode ("Quand Archéptolémos nous a apporté la paix, tu l’as aussitôt dispersée aux vents, et tu as chassé de la cité les ambassadeurs à coups de pieds dans les fesses alors qu’ils nous offraient de traiter !", Aristophane, Les cavaliers 794-796). Archéptolémos n’apparaît pas dans la liste des signataires de la paix de Nicias en -421 (dans Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24) : on suppose qu’Archéptolémos ne pouvait pas signer à cause de son origine étrangère (son père Hippodamos est né à Milet), on suppose aussi que cet épisode d’humiliation publique en -425 l’a dégoûté non seulement de Cléon, mais encore du régime démocratique que celui-ci incarnait, d’où le fait qu’en -411 on retrouve Archéptolémos parmi les Quatre Cents désireux d’achever ce régime démocratique.


On s’interroge sur la position d’Aristophane. La première notice anonyme de Lysistrata dit que cette comédie a été jouée pour la première fois sous l’archontat de Callias en -412/-411, et qu’Aristophane l’a présentée sous le pseudonyme de "Kallistratos" (le même pseudonyme utilisé pour présenter Les Acharniens lors des Lénéennes de -425, et Les oiseaux lors des Lénéennes de -414). Un scholiaste anonyme, en marge des vers 959-566 de Lysistrata ("Dans quel malheur, ô infortuné, ton âme se consume-t-elle après une telle déception ! J’ai pitié de toi, hélas, car quels reins peuvent supporter cela, quelle âme, quelles testicules, quel cul tendu ainsi privé de vivre dès l’aube ?"), dit que ces vers parodient un passage de la tragédie Andromède d’Euripide présentée l’année précédente, sous l’archontat de Cléocritos en -413/-412. Un autre scholiaste anonyme commentant les vers 552 à 572 de la comédie Les grenouilles d’Aristophane, dans lesquels Dionysos déclare avoir été fortement impressioné par la lecture d’Andromède d’Euripide, confirme que cette tragédie a été présentée sous l’archontat de Cléocritos en -413/-412. Or aux vers 1059-1061 de la comédie Les thesmophories, Euripide lui-même imite le personnage d’Echo "qui l’a aidé à concourir en ce même lieu l’année passée", et un autre scholiaste en marge de ces vers explique qu’Echo apparaît au début de la tragédie Andromède présentée en -413/-412 (Echo répète froidement les lamentations d’Andromède condamnée à mort, avant l’intervention de Persée), qu’Aristophane tourne justement en dérision dans sa comédie Les thesmophories. Donc Lysistrata et Les thesmophories ont été présentées la même année, sous l’archontat de Callias en -412/-411. On suppose qu’Euripide a concouru avec sa tragédie Andromède lors des grandes Dionysies du printemps -412. Les hellénistes remarquent que le vers 804 des Thesmophories ("Nausimachè vaut davantage que Charminos, les faits le prouvent") renvoie à la défaite du stratège Charminos devant l’île de Symè face au Spartiate Astyochos au milieu de l’hiver -412/-411, dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent, ils remarquent aussi au vers 805 la mention de Cléophon ("Et Cléophon est inférieur en tout à Salabaccho [célèbre courtisane athénienne, déjà mentionnée par Aristophane au vers 765 de ses Cavaliers en -424]") qui prend la tête des revendications populaires après l’assassinat d’Hyperbolos durant le même hiver -412/-411 par le même Charminos suite à la défaite devant Symè, dont nous avons parlé aussi dans notre alinéa précédent, donc la création des Thesmophories est postérieure à ces deux événements, on devine que cette comédie a été présentée lors des grandes Dionysies du printemps -411, juste avant l’instauration des Quatre Cents. Un doute subsiste sur Lysistrata : cette autre comédie a-t-elle été présentée en même temps que Les thesmophories au printemps -411, ou, plus certainement, lors des Lénéennes au tout début de -411 ? Aux vers 490-491 de Lysistrata, le personnage principal Lysistrata déclare que "c’est par l’argent qu’un voleur comme Pisandre et d’autres magistrats fomentent sans arrêt des malversations". Une telle accusation directe et nominative contre Pisandre est impossible au printemps -411, quand celui-ci de retour de Samos est tout-puissant dans Athènes et s’apprête à renverser le régime démocratique, en revanche elle est très possible début -411 quand le régime démocratique et la liberté de parole subsistent encore dans Athènes, elle s’accorde même très bien avec l’ambassade conduite par Pisandre durant l’hiver -412/-411 vers Alcibiade à Samos dans l’espoir d’obtenir l’alliance du satrape perse Tissapherne contre Sparte. Cela sous-entend qu’Aristophane est très hostile au retour d’Alcibiade à Athènes, qu’il condamne la démarche de Pisandre allant dans ce sens dans Lysistrata début -411, et qu’il l’approuve quand celui-ci de retour de Samos déclare au printemps -411 qu’Alcibiade a trompé les Athéniens et qu’une alliance avec les Perses contre Sparte est inenvisageable, d’où l’absence de nouvelles attaques contre Pisandre dans Les thesmophories. Au vers 108 de Lysistrata, une femme regrette que "depuis la trahison des Milésiens", on ne trouve plus aucun homme viril dans Athènes car tous sont partis batailler vers Milet et Samos. Au vers 313 de la même comédie, le chœur constitué d’hommes dévirilisés regrette qu’"aucun stratège de Samos", c’est-à-dire aucun homme viril, ne soit présent dans Athènes pour les aider à reprendre d’assaut l’Acropole occupée par les femmes. A l’exception de ces quelques allusions, Lysistrata ne contient aucune attaque nominative importante contre des notables contemporains, en cela cette pièce respecte la censure du mystérieux "Syrakosios" que nous avons évoquée dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, interdisant aux auteurs dramatiques toute référence à l’actualité sous peine de condamnation. L’Athènes de Lysistrata est non pas la cité réelle mais une cité fantasmée, un équivalent de Nephelokokkygia dans Les oiseaux en -414 ou du dème d’Acharnes devenu opulent par la trêve de Dicéopolis dans Les Acharniens en -425 (au vers 62 de Lysistrata, une femme constate amèrement que "les femmes du dème d’Acharnes" ne sont pas présentes pour l’aider à faire la grève de la guerre : Aristophane dans ce passage renvoie-t-il à ses Acharniens de -425, en suggérant aux spectateurs que le soulèvement de Dicéopolis contre la guerre en -425 qui s’est achevé victorieusement par la mort de Cléon en -422 et la signature de la paix en -421, peut se reproduire en -411 par la mort des nouveaux va-t-en-guerre et la signature de la paix avec Sparte ?). Le sujet est le même que La Paix en -421, Lysistrata s’adresse autant aux Athéniens qu’aux Spartiates, et aux Grecs en général, pour les inciter à s’unir au lieu de se nuire les uns les autres au bénéfice des Perses, mais le moyen diffère : dans La Paix, Aristophane recourait à des personnages symboliques (La Paix, Hermès), dans Lysistrata il recourt à des femmes. Autrement dit Lysistrata n’est pas une pièce féministe, c’est une pièce qui utilise les femmes pour parler indirectement aux hommes. Une Athénienne nommée "Lysistrata" décide la grève du sexe : elle convaint toutes les Athéniennes de refuser toute relation sexuelle avec leurs maris tant que ceux-ci n’auront pas signé la paix avec Sparte. Son mouvement est imité à Sparte par Lampito, qui pousse les femmes de Sparte à refuser toute relation sexuelle avec leurs maris tant que ceux-ci n’auront pas signé la paix avec Athènes. Lysistrata veut étendre le mouvement à toutes les cités du Péloponnèse (au vers 33), et aussi à toutes les cités de Béotie (au vers 35 ; elle est entendu par une Béotienne [au vers 86] nommée "Ismène de Thèbes" [au vers 696], et par une Corinthienne [au vers 91]) "afin de sauver ensemble la Grèce tout entière" (aux vers 41 et 525). Elle ressuscite ainsi la politique de Cimon naguère, qui voulait réunir tous les Grecs contre les Perses, elle annonce la volonté similaire des Grecs du siècle suivant, qui chercheront à éviter des nouvelles luttes fratricides en s’unissant ensemble contre les Perses sous la bannière d’Agésilas II, puis d’Epaminondas, puis de Philippe II, puis d’Alexandre. Cette trame scénaristique sous-entend qu’Aristophane défend cette politique panhellénique dirigée contre les Perses, ou plus exactement cette politique anti-perse servant à unir les Grecs, qui sera précisément celle de la dictature des Quatre Cents défendue par Pisandre à partir de son retour de Samos au printemps -411, et celle de la dictature des Trente défendue par Critias, une politique contre les minorités agissantes, contre les singularités au sein du corps social (ou au sein de l’oignon, pour reprendre l’image d’Hannah Arendt), pour faire bloc contre un ennemi extérieur réel ou fantasmé à dessein (à la fin de la pièce, Aristophane par la bouche de Lysistrata accuse les Athéniens et les Spartiates devant l’assemblée des femmes de jouer le jeu des Perses contre la Grèce : "Alors que vos ennemis barbares sont là en armes, vous tuez des Grecs et détruisez leurs cités !", Aristophane, Lysistrata 1133-1134). Lysistrata s’inscrit dans la lignée des pièces précédentes d’Aristophane, qui révèlent indirectement qu’Aristophane n’est nullement un partisan de la démocratie équitable et progessiste de son temps mais au contraire il en est un farouche adversaire, il aspire au renversement des sophistes et des innombrables petits juges qui minent Athènes pour leurs intérêts privés, financiers ou idéologiques (cela était déjà très clair dans Les Nuées en -423 et dans Les guêpes en -422). Contrairement à Sophocle par exemple qui accepte la dictature des Quatre Cents davantage par nécessité que par conviction, Aristophane est totalement, fondamentalement, intellectuellement favorable à cette dictature, ce qui explique peut-être pourquoi un trou existe dans biographie et dans sa bibliographie entre Lysistrata/Les thesmophories en -411 et sa comédie Les grenouilles en -405 : tel Jean Cocteau ou Paul Claudel ou Sacha Guitry après 1944, Aristophane a peut-être éprouvé le besoin de s’écraser pendant un temps après l’automne -411 afin que ses compatriotes oublient ses étroites compromissions avec le régime dictatorial récemment aboli. Lysistrata passe à l’acte en occupant l’Acropole avec ses consœurs, et empêche aux dix proboules l’accès du maigre trésor qui reste. Cette image d’une poignée de femmes occupant l’Acropole est la meilleure preuve que Lysistrata n’est pas une pièce féministe : bien au contraire, par cette image Aristophane critique la féminisation de la société athénienne, la disparition des hommes virils et leur remplacement par des lopettes (qui constituent le chœur ; cela raccorde avec les multiples railleries d’Aristophane dans ses dernières pièces sur l’efféminé Agathon et sur d’autres pipoles aux mœurs inverties) dont les testicules se sont tellement atrophiées qu’ils n’ont plus la force ni l’audace de repousser un bataillon de femmes ayant posé leurs miches sur les marches des Propylées. Après diverses péripéties graveleuses (certaines femmes trahissent en voyant leurs maris en cachette, certains maris sont chauffés par leurs épouses et abandonnés soudain dans un état d’érétisme et de grande frustration), la pièce s’achève par la victoire de Lysistrata : les hommes signent la paix entre eux, les femmes cessent la grève du sexe, et tout rendre dans l’ordre à l’occasion d’une orgie générale (annoncée avec des danses et des chansons, mais qui ne sont pas présentes : doit-on déduire que la fin de Lysistrata est perdue ?). On note que le moyen proposé par Lysistrata pour restaurer l’ordre naturel dans Athènes, derrière les appels à la paix générale entre Grecs, est peu empathique : la violence, la brutalité, le meurtre s’y justifient par la fin idéalisée, prophétisant autant la dictature des Trente que les doctrinaires totalitaires du XXème siècle ("“Si vous aviez du bon sens [c’est Lysistrata, personnage principal de la pièce, qui s’adresse à un proboule], c’est sur nos laines que vous prendriez exemple pour conduire toutes les affaires.” “Comment donc ? Développe.” “D’abord il faudrait, comme on fait pour la laine brute lavée dans un bain, enlever le suint de la cité sur un lit, à coups de triques, éliminer les méchants et trier les poils durs, ceux qui s’agglomèrent en touffes pour accéder aux charges, ceux-là il faudrait les séparer à la cardeuse et arracher leurs têtes une à une. Ensuite il faudrait réunir dans une corbeille la bonne volonté commune en y mêlant les étrangers, nos amis de l’extérieur, et les débiteurs du trésor, et par Zeus, il faudrait aussi que tous ceux de cette cité partis au loin, tels des brins de laine tombés par terre et éparpillés, tirant chacun leur fil, reviennnent ici pour se réunir en une seule masse, en une grosse pelote, et avec celle-ci alors tisser un manteau pour le peuple”", Aristophane, Lysistrata 572-586 ; précisons que dans cette séquence le discours de Lysistrata n’est absolument pas ironique, c’est un discours au premier degré). Aristophane enterre métaphoriquement la vie parlementaire en montrant Lysistrata aider un proboule à mourir plus rapidement (où encore une fois on peine à voir un éventuel second degré comique : "[Lysistrata au proboule :] “Mais toi, pourquoi refuses-tu de mourir ? Tu as la place : achète-toi un cercueil. Je vais pétrir un gâteau de miel [en guise d’offrande funéraire]. Prends ceci : ceins cette couronne” [Cléonice, autre personnage féminin :] “Et prends aussi ces bandelettes de ma part [en guise de linceul][Myrriné, autre personnage féminin :] “Et voilà encore une couronne” [Lysistrata :] “Que te manque-t-il ? Que veux-tu encore ? Va dans la barque de Charon qui t’appelle : tu le retiens de gagner le large [vers l’Hadès, le séjour des morts][le proboule :] “N’est-ce pas indigne, cette façon dont on me traite ? Mais par Zeus, je vais immédiatement montrer aux autres proboules l’état où je suis !” [Lysistrata :] “Tu veux nous accuser de ne pas t’avoir bien exposé [comme on expose un mort] ? Rassure-toi : après-demain de bon matin tu recevras de nous les offrandes du troisième jour bien préparées”", Aristophane, Lysistrata 599-613). Quand on se souvient que Sophocle, au moment où la comédie Lysistrata est écrite en hiver -412/-411, est proboule, on mesure l’évolution de la pensée politique d’Aristophane : dans La Paix en -421, Aristophane taquinait Sophocle en lui reprochant de "voguer sur une claie" pour obtenir des honneurs (nous renvoyons ici à notre analyse à la fin de notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), dans cette scène de Lysistrata en -411 il lui signifie directement : "Je t’aime bien, mais tu es devenu trop vieux ! Dégage ! Prends ta retraite ! Laisse ta place ! Tu n’as plus l’âge de comprendre le monde actuel !". La comédie Les thesmophories file Lysistrata. Les femmes ayant donné leur nom à la pièce sont prêtresses de Déméter et Perséphone à Eleusis. On distingue deux parties. Dans la première partie, les thesmophories condamnent le misogyne et impie Euripide, celui-ci demande à l’efféminé Agathon de le défendre, qui refuse, il demande ensuite à un vieux "parent/kedestès", Mnèsilochos selon un scholiaste anonyme, de le défendre, qui accepte, le parent/kedestès se déguise en femme et s’infiltre dans le cortège des thesmophories lors d’une cérémonie et tente de parler en faveur d’Euripide, mais son discours paraît suspect, les thesmophories retirent son déguisement et découvrent son identité, elles l’emprisonnent car il est doublement coupable à leurs yeux (il est un homme qui défend un misogyne, il s’est introduit dans une cérémonie interdite aux non initiés au profit de l’athée Euripide). Cette première partie est la plus intéressante historiquement, parce qu’elle parle indirectement de l’actualité. La seconde partie a un intérêt plus littéraire, puisqu’elle tourne en dérision les tragédies Andromède et Hélène d’Euripide, en citant des nombreux passages dans la bouche du parent/kedestès qui les utilisent comme un langage codé - en produisant des inversions de sens, des calembours, des incongruités, qui ridiculisent l’emphase des tragédies originelles - pour aider Euripide à le délivrer de sa prison. Comme Lysistrata, s’inscrivant encore dans la censure de la loi du mystérieux "Syrakosios" prémentionné, Les thesmophories ne contient aucune référence directe et nominative à l’actualité, à l’exception de l’allusion à la défaite du stratège Charminos devant l’île de Symè et à l’essor de Cléophon que nous avons déjà signalés, ainsi qu’à un mauvais conseil donné par Anytos dont la mémoire collective n’a pas conservé la nature ("Et Euboulè ["EÙboÚlh/Bon conseil", courtisane athénienne ou personnage fictif], quel bouleute de l’année écoulée ayant transmis son poste à un autre vaut mieux qu’elle ? Même Anytos dira aucun", Aristophane, Les thesmophories 808-809). Comme Lysistrata, Les thesmophories n’est pas une pièce féministe, mais une pièce qui utilise des femmes pour dénoncer les agissements des hommes vers -411, notamment le manque de courage militaire de beaucoup de politiciens fanfarons à Athènes qui ont laissé leurs compatriotes être massacrés en Sicile en-413 en refusant d’y intervenir eux-mêmes. Un passage oppose l’image des femmes qui s’évertuent à entretenir leur rôle féminin de maîtresse du foyer (une femme dans Lysistrata s’enorgueillissait du même rôle : "Celle-ci s’occupe de son mari, celle-là appelle un esclave, celle-là couche son bébé, celle-là le lave, celle-là lui donne la panade", Aristophane Lysistrata 17-20), à l’image de leurs maris ayant démissionné de leur rôle masculin de défenseur du foyer, en choisissant de jeter bas leurs armes pour éviter d’être blessés face à l’ennemi ("Nous [les femmes] gardons intacts encore aujourd’hui le kanon ["kanèn", cylindre autour duquel les tisserands roulent le fil], les coffres, l’ombrelle, alors que beaucoup de nos hommes ici ont laissé disparaître de la maison leurs kanons bardés de fer [c’est-à-dire leurs lances], et beaucoup d’autres dans les campagnes ont jeté de leurs épaules leur ombrelle [c’est-à-dire leur bouclier]", Aristophane, Les thesmophories 821-829 ; cette image du soldat qui jette lâchement ses armes pour sauver sa vie rappelle un très célèbre passage d’une épode d’Archiloque). Les thesmophories se distingue de Lysistrata par sa teneur politique derrière son apparence religieuse, notamment ses charges contre Alcibiade qui, même s’il n’est jamais clairement désigné, est le point autour duquel s’articule toute la pièce. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons déjà cité le passage où Aristophane constate incidemment, en disant que les milieux sacerdotaux périclitent et perdent beaucoup de fidèles, que l’athéisme est général dans Athènes à la fin du Vème siècle av. J.-C., à cause des tragédiens qui ont relativisé les dieux et les héros d’antan sur la scène théâtrale, dont l’impie Euripide est l’avatar ultime, et surtout à cause des sophistes qui ont gangréné toute la génération d’Alcibiade ("Jusqu’alors je gagnais ma vie comme je pouvais [c’est une des prêtresses de Déméter et de Perséphone qui parle]. Mais aujourd’hui ce poète qui travaille dans les tragédies [Euripide] a persuadé les hommes que les dieux n’existent pas, et nos affaires ont diminué de plus de la moitié", Aristophane, Les thesmophories 449-452). Aristophane lui-même confirme cette tendance générale en montrant, dans la longue séquence des vers 395 à 371 des Thesmophories, une cérémonie des Mystères dédiée à Déméter et Perséphone à Eleusis : cette séquence constitue une impiété, un blasphème, puisque les Mystères d’Eleusis doivent rester secrets, pratiqués et transmis seulement par les initiés, et non pas révélés publiquement, sur une scène de théâtre, présentés comme un objet de moquerie dans une comédie, devant des milliers de spectateurs, à l’occasion d’un concours officiel (probablement les grandes Dionysies du printemps -411, comme nous l’avons supposé). Aristophane alimente l’impiété générale en moquant le dérisoire des anathèmes, via le chœur imposant au parent/kedestès une repentance absconse pour expier son sacrilège ("Si à mon insu il a commis un sacrilège il sera puni, et les autres hommes sauront à travers lui les conséquences de la violence, de l’injustice et de l’impiété : il devra déclarer publiquement que les dieux existent, et ensuite apprendre à tous les hommes à révérer les dieux, à accomplir les actes pieux confomément aux lois, avec justice, avec le souci de suivre le bien", Aristophane, Les thesmophories 667-676). Pire, Aristophane sous-entend que les servants apparemment vertueux des dieux sont des gens aussi vils et bas que les citoyens ordinaires : dans un passage, il montre le parent/kedestès voler un paquet qu’une des thesmophories serre contre elle, croyant que celui-ci cache un enfant qu’elle protège… or il découvre après l’avoir volé que ce paquet cache en réalité une bouteille de jaja que la thesmophore sirote dès qu’elle en a l’occasion ("Qu’est ceci ? La fillette est en réalité une outre pleine de vin, en supplément chaussée de persiques [petites bottines portées par les Perses] ! O femmes ardentes, fieffées biberonnes qui vous ingéniez à tout avaler !", Aristophane, Les thesmophores 733-736), autrement dit les servants des dieux sont aussi fourbes, ivrognes, intéressés que les paiens qu’ils dénoncent. Sur le plan religieux, Aristophane est complètement raccord avec la génération d’Alcibiade à laquelle il appartient : il est autant athée qu’Euripide et Alcibiade. Mais il se démarque d’eux en remplaçant dieux et héros d’antan par la religion citoyenne, le devoir de penser à la cité avant de penser à soi. Les thesmophories prouve a posteriori que l’affaire des Mystères en -415 avait bien une assise politique, et non pas religieuse : Alcibiade et ses pairs n’ont pas été condamnés parce qu’ils ont parodié en privé une cérémonie religieuse, puisqu’Aristophane fait la même chose en public dans Les thesmophories en -411, Alcibiade et ses pairs n’ont pas été condamnés parce qu’ils ont manqué de respect aux servants des dieux, puisqu’Aristophane fait la même chose en -411 en montrant des acteurs jouant des prêtresses ivrognes cachant des outres de vinasse sous leurs vêtements sacerdotaux, Alcibiade et ses pairs ont été condamnés parce que leurs agissements égocentriques répétés ont nui et continuent de nuire à la cité. Et Aristophane est l’un des condamnateurs les plus véhéments. Dans un passage, il renvoie au triomphe tapageur qu’Alcibiade s’est accordé au détriment des Athéniens après ses victoires aux Jeux olympiques de -416, notamment grâce à un attelage volé, que nous avons raconté dans notre paragraphe sur la paix de Nicias ("On ne verra jamais une femme, après avoir volé cinquante talents au trésor public, parcourir la cité sur un attelage : son pire vol, un panier de froment pris à son mari, elle le restitue le jour même", Aristophane, Les thesmophories 811-813). Dans un autre passage, par la bouche des thesmophories qui s’interdisent à elles-mêmes tout hybris sous peine de mort, il dénonce tous les hybris d’Alcibiade antérieurs à -411 ("Toutes celles qui trompent et transgressent leurs serments, par intérêt, à notre détriment, qui cherchent à bouleverser les décrets et la loi, qui révèlent nos secrets à nos ennemis, qui incitent les Mèdes [c’est-à-dire les Perses] à marcher contre notre territoire pour nous nuire, celles-là sont impies et coupables envers la cité", Aristophane, Les thesmophories 356-367) : Alcibiade a trompé et transgressé ses serments en soutenant les Spartiates après Sphactérie en -425 puis en luttant contre les Spartiates après la signature de la paix de Nicias en -421, il a bouleversé les décrets et la loi en utilisant l’ostracisme pour se débarrasser d’un rival politique influent [Hyperbolos] en -417, il a révélé des secrets militaires à Sparte en -415 [en révélant à Gylippe les positions de l’armée athénienne à Syracuse, en poussant Agis II a stationner une garnison à Décélie pour asphyxier Athènes], il a incité récemment les Perses à marcher contre les Athéniens en contactant le satrape Tissapherne). Aristophane est aussi hostile que Phrynichos au retour du vaniteux Alcibiade à Athènes, il n’a pas dû être heureux de voir Pisandre tenter un réconciliation… et il a dû être très heureux de voir le même Pisandre revenir de Samos en disant qu’Alcibiade n’est pas fiable, et travailler à l’instauration du régime des Quatre Cents. Bref, Aristophane n’a peut-être pas été l’un des ligueurs actifs de l’instauration du nouveau régime, mais il l’a assurément approuvé.


Les couches extérieures de la dictature-oignon des Quatre Cents, après la couche de l’ambigu Aristophane, sont constituées de personnages divers qui joueront aussi un rôle dans les années à venir, jusqu’à la chute d’Athènes et à l’instauration des Trente en -404. Le premier qui nous intéresse est le vieux Sophocle, qui apporte sa caution de proboule au nouveau régime, mais qui changera rapidement d’avis. Nous venons de voir, à travers la scène de Lysistrata où les femmes veulent aider les proboules à mourir plus rapidement, que le rôle de Sophocle est plus moral que politique : il est l’une des dernières incarnations encore vivantes du glorieux passé d’Athènes, et sa présence donne à ceux qu’ils fréquentent une aura historique, une légitimité intellectuelle, mais Sophocle en réalité ne semble pas très impliqué dans les décisions qui sont prises dans un sens ou dans l’autre. Un autre personnage qui va jouer un rôle très important à partir de -411 entre en scène : Théramène fils d’Hagnon ("Théramène fils d’Hagnon joua lui aussi un rôle de premier plan dans le renversement de la démocratie, il ne manquait ni de force ["¢n»r"] ni de voix ["e‹pon"] ni de jugement ["gnînai"]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.68 ; "[Le régime des Quatre Cents] s’instaura principalement par l’action de Pisandre, d’Antiphon et de Théramène, hommes de bonne naissance et qui excellaient par l’intelligence et la force de la pensée ["sunšsei kai gnèmh dokÚntwn diafšrein"]", Aristote, Constitution d’Athènes 32). On se souvient qu’Hagnon est, comme Sophocle, un autre vieux témoin du passé glorieux d’Athènes, qui a secondé Périclès lors de la guerre contre les Samiens en -441, qui a fondé Amphipolis en -436 (nous renvoyons sur ces sujets à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), qui a subi les premiers effets de la typhoïde à Potidée en -430 et qui a cosigné la paix de Nicias en -421 (nous renvoyons sur ces sujets à notre paragraphe sur la paix de Nicias). Dans notre alinéa précédent, nous avons vu qu’Hagnon a été l’un des dix proboules, avec Sophocle, élus en urgence après le désastre de Sicile en -413. Et à l’instar de Sophocle, comme proboule, il légitime le renversement du régime démocratique et l’instauration de la dictature des Quatre Cents au printemps -411. Critias, contemporain et complice de Théramène jusqu’à leur affrontement fatal pendant la dictature des Trente, dira, lors du procès contre Théramène en -404, qu’Hagnon a beaucoup œuvré en -411 pour aider son fils Théramène à s’imposer rapidement dans les assemblées politiques athéniennes (cette accusation de Critias de -404 est rapportée par Xénophon : "[Théramène], honoré d’emblée par le peuple à cause de son père Hagnon, a mis toute sa fougue à livrer la démocratie aux mains des Quatre Cents, parmi lesquels il a occupé le premier rang", Xénophon, Helléniques, II, 3.30). L’orateur Lysias dira la même chose ("[Théramène], en vous conseillant le régime des Quatre Cents, fut le principal auteur de la première oligarchie. Son père, qui était l’un des proboules, s’employa pour ce résultat à pousser à l’élection de son fils comme stratège, qui paraissait très attaché au régime démocratique", Lysias, Contre Eratosthène 65). L’image de Théramène porté par son vieux père Hagnon, cosignataire de la paix de Nicias en -421, doit être mise en parallèle avec l’image d’Aristotélès porté par son vieux père Timocratès, autre cosignataire de la paix de Nicias en -421, dont nous avons parlé juste avant, et peut-être avec l’image d’Euripide défendu par son vieux parent/kedestès Mnèsilochos dans Les thesmophories d’Aristophane. Théramène est un pur produit de la génération d’Alcibiade, un des nombreux petits merdeux athéniens de la fin du Vème siècle av. J.-C. sans réelle intelligence, sans cœur, sans héroïsme, sans principes élémentaires, mais ambitieux, insinuants, souples et ondoyants, prompts à se retourner en fonction des situations et blablateurs au point de convaincre leur auditoire qu’inverser une diplomatie est non pas une trahison mais une adaptation-dans-la-continuité, et que lâcheté est synonyme de conquête, encouragés et applaudis béatement par leurs pères dont le sourire sénile illustre parfaitement l’adage : "La vieillesse est un naufrage" ("La vie politique ayant été très agitée de son temps, les jugements portés sur Théramène sont très divers. Il semble néanmoins, d’après ceux qui n’expriment pas des opinions à la légère, qu’il n’ait jamais tenté de détruire toutes les formes de gouvernements comme on l’en accuse faussement, mais qu’il les soutenait toutes tant qu’elles respectaient les lois, convaincu qu’avec tous les gouvernements on peut remplir ses devoirs civiques et qu’un bon citoyen doit au contraire refuser les concessions et les combattre quand ils agissent contre la loi, même au risque de se faire détester", Aristote, Constitution d’Athènes 28). Critias, contemporain de Théramène, cherche aussi à s’imposer sur la scène politique athénienne. Rappelons quelques points biographiques de ce personnage. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons vu que Critias est né à une date incertaine au milieu du Vème siècle av. J.-C., il appartient pleinement à la génération d’Alcibiade. Il est apparenté à Andocide (sa tante est la grand-mère d’Andocide, selon Andocide lui-même dans son discours Sur les Mystères 47). Il est le frère de Glaucon, autrement dit il est l’oncle de Charmide (dont nous venons de parler, futur acteur de la dictature des Trente) et de Périktionè, respectivement fils et fille de Glaucon. Critias est donc aussi apparenté par alliance à Aristotélès si on admet que Charmide a été adopté par Aristotélès après la mort de Glaucon, selon la conjecture exposée précédemment. Critias est encore le grand-oncle du futur philosophe Platon, fils de Périktionè. Un "Callaischros" est membre du conseil des Quatre Cents, selon une incidence au paragraphe 66 du discours Contre Eratosthène de Lysias : est-ce un fils ou un neveu ou un cousin de Critias, apparenté à "Callaischros père de Critias" selon l’usage paponymique antique ? Critias a été un élève du sophiste Antiphon de Rhamnonte, aux côtés d’Alcibiade, de Lysias et peut-être de Thucydide. Il a été très proche d’Alcibiade : avec lui il a fréquenté Protagoras vers -430 (Critias et Alcibiade apparaissent côte-à-côte dans La République 316a de Platon, dont le dialogue date d’avant -429 puisqu’il inclut les deux fils de Périclès morts de thyphoïde cette année-là), puis Socrate, non pas pour accroître leurs connaissances mais pour apprendre l’art de manipuler les foules, l’art de la propagande. Critias a sollicité vainement pendant un temps les faveurs sexuelles d’Euthydèmos le frère cadet de Lysias, avec une telle insistance que Socrate l’a raillé publiquement : cela lui a déplu au point qu’il a coupé tout contact avec Socrate et entretient une forte rancune à son égard. Comme tous les nuls de sa génération, il pond des élégies et surtout des tragédies pour tenter de se créer une visibilité médiatique (la tragédie a perdu presque complètement sa finalité politique originelle et est devenue un outil de paraître : "Dix mille petits jeunes gens commettent des tragédies et dépassent Euripide d’un stade en bavardage", Aristophane, Les grenouilles 89-91) et une source rapide de revenus (tous les participants aux concours tragiques, vainqueurs ou non, sont rémunérés : un scholiaste anonyme, en regard 367-368 des Grenouilles d’Aristophane ["L’orateur […] veut rogner le salaire du poète qui l’a raillé dans la fête patriotique à Dionysos"], explique qu’Aristophane dans ce passage vise l’orateur Agyrrhios qui, raillé dans une pièce par Platon le comique, a proposé à l’Ekklesia de diminuer le salaire des poètes comiques soi-disant par mesure d’énonomie, en réalité pour se venger de Platon le comique), tel Mélètos, tel Théognis l’un des futurs Trente (Aristophane en -425 aux vers 138-140 de ses Acharniens accuse Théognis d’attirer la neige par la froideur de ses tragédies, et en -411 au vers 170 de ses Thesmophories il lui adresse le même reproche en disant : "Théognis étant froid, compose froidement"), tel le jeune Platon. Nous avons vu que les fragments conservés de ses élégies trahissent une admiration pour le régime de Sparte où l’individualité est réduite au minimum, et que les fragments conservés de ses tragédies révèlent un athéisme similaire à celui d’Euripide (au point que certains auteurs antiques attribuent à tort ces tragédies à Euripide). En -415, Critias a été compromis et accusé dans l’affaire des Hermocopides, avec son cousin Andocide, et avec son neveu Charmide, et avec son petit-neveu Platon, et aussi avec le dilettante Mélètos. Sa culpabilité n’a pas été prouvée, il est sorti de prison par un non-lieu, mais cela n’efface pas son athéisme bien réel exprimé dans ses tragédies : Critias n’a peut-être pas commis l’impiété de mutiler les Hermès, mais pour autant il ne croit en aucun dieu, et ses principes civils et moraux sont très hypothétiques. Critias a gardé de cet épisode une rancune, une envie de revanche contre ceux qui l’ont accusé, et contre le régime démocratique vérolé qu’ils incarnent. Critias vit de façon dissolue comme Alcibiade, il est ni pour ni contre quoi que ce soit, il a grandi dans l’opulence de l’époque de Périclès, il a été comblé par la fortune de son lignage, il n’a aucune conscience de la fragilité de la paix parce qu’il n’a jamais vu la guerre de près, il veut simplement jouir sans entrave, devenir célèbre en prenant parti pour Poivre si Sel est au pouvoir ou pour Sel si Poivre est au pouvoir, et rêver que les générations futures le loueront comme un chantre de Grands Bonds en Avant révolutionnaires. Dans les couches extérieures de l’oignon-dictature des Quatre Cents, nous devons mentionner encore l’orateur Lysias, qui n’est pas un Athénien mais un métèque syracusain lié à la démocratie athénienne, que son père Képhalos a armée pendant les première et deuxième guerres du Péloponnèse : exerçant à Thourioi comme avocat, Lysias est devenu la cible de toutes les attaques suite au désastre athénien en Sicile en -413, il choisit de se réfugier à Athènes, selon pseudo-Plutarque, précisément au printemps -411, au moment où s’installe le régime des Quatre Cents ("Callias étant archonte [en -412/-411] dans la quatre-vingt-douzième olympiade, après l’affreux désastre que les Athéniens éprouvèrent en Sicile [en -413] qui détacha de leur parti un grand nombre d’alliés, surtout ceux d’Italie, Lysias fut soupçonné de favoriser les Athéniens et chassé de Thourioi avec trois cents autres citoyens. Il revint à Athènes sous l’archontat de Callias qui succéda à Cléocritos [en -413/-412]. Les Quatre Cents étaient alors maîtres de la cité, où Lysias s’installa", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Lysias 2), probablement parce qu’il espère que ce nouveau régime le protègera à la fois des Siciliens et des Italiotes qui lui reprochent sa proximité avec Athènes, et des Athéniens progressistes désormais déchus qui lui reprochent depuis -413 de n’avoir pas suffisamment aidé l’armée athénienne en difficulté contre les Syracusains. On doit peut-être mentionner aussi Charminos, qui se trouve à Samos mais qui a servi les conjurés à Athènes en assassinant Hyperbolos. Aspire-t-il à un changement de régime pour que les nouveaux Athéniens au pouvoir le dispensent de rendre des comptes suite à sa défaite à la bataille de Symè contre le Spartiate Astyochos durant l’hiver -412/-411 ? C’est possible. On doit peut-être mentionner encore Aristocratès. Cosignataire de la paix de Nicias en -412 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24), Aristocratès a conduit une ambassade vers Chio au printemps -412 pour tenter d’en ramener les habitants dans le giron d’Athènes (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.9), cette ambassade a été un échec puisqu’Athènes a dû envoyer un contingent militaire vers Chio peu après. Aristocratès est-il resté sur place et a-t-il participé aux opérations de ce contingent (un passage de Polyen rapportant une manœuvre d’Aristocratès contre une cité non nommée, alliée des Spartiates, à une date inconnue, semble appuyer cette hypothèse : la cité en question pourrait être l’une des cités anatoliennes défendues par les escadres spartiates durant l’année -412 ["L’Athénien Aristocratès captura un navire spartiate, monta dessus et se dirigea vers une cité amie des Spartiates. Le navire entra dans le port comme un ami, mais les marins portaient des épées sous leurs vêtements. Dès qu’il accosta, ils fondirent sur les passants, en tuèrent dix, et en enlevèrent vingt-cinq qu’ils emmenèrent sur le navire. Ils se retirèrent avec ce butin, dont Aristocratès tira plus tard une grosse rançon", Polyen, Stratagèmes V.40]) ? Nous l’ignorons. En tous cas il est bien présent à Athènes dans les premiers mois de la dictature des Quatre Cents puisqu’il sera l’un des premiers à retourner sa veste pour abolir ce régime.


Quels sont les résultats obtenus par le régime dictatorial des Quatre Cents ?


Face à la Perse, pas d’amélioration. Suite à leur alliance signée avec Tissapherne et Pharnabaze début -411, les Spartiates envoient un nouveau contingent vers l’Hellespont pour aider Pharnabaze à en reprendre le contrôle contre les Athéniens ("Dès les premiers jours du printemps [-411], le Spartiate Derkylidas fut envoyé par voie de terre vers l’Hellespont avec une troupe peu nombreuse, avec pour mission de provoquer la défection d’Abydos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.61). Bientôt Abydos fait défection, puis Lampsaque ("Derkylidas étant arrivé de Milet par terre, la cité hellespontique d’Abydos rompit avec Athènes et se rangea derrière le Spartiate et Pharnabaze. Deux jours plus tard, Lampsaque l’imita", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.62). C’est une catastrophe pour Athènes qui, déjà privée de ses approvisionnements de blé en provenance de l’Egypte saisis par les navires péloponnésiens stationnés en Carie, risque désormais d’être aussi privée de ceux en provenance du Pont/mer Noire. Le stratège Strombichidès (un des trois stratèges athéniens, avec Charminos et Euctémon, nommés durant l’hiver -412/-411 pour assurer le siège de l’île de Chio), est envoyé pour remettre les rebelles dans le rang. Il reprend possession de Lampsaque et se montre clément avec la population ("A cette nouvelle, Strombichidès quitta Chio en toute hâte pour rétablir la situation. Il emmena avec lui vingt-quatre navires athéniens, parmi lesquels un certain nombre de bâtiments de transport avec des hoplites à bord. Il défit dans un combat les gens de Lampsaque, qui étaient sortis à sa rencontre, et au premier assaut s’empara de la cité, qui était dépourvue de remparts. Il garda les biens mobiliers et les esclaves comme butin de guerre, mais laissa aux hommes libres la possession de leurs demeures", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.62). En revanche, il échoue à reprendre Abydos. Il s’installe donc à Sestos, cité voisine, pour assurer le passage des navires de ravitaillement en provenance du Pont/mer Noire vers Athènes ("[Strombichidès] marcha ensuite contre Abydos mais, n’ayant pu obtenir la soumission de cette cité ni l’enlever d’assaut, il s’embarqua pour gagner Sestos, cité située sur la côte opposée, en Chersonèse, ancienne possession des Perses. Il la fortifia pour que les Athéniens s’en servent de poste de surveillance de l’Hellespont", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.62). Ces événements ont-ils lieu avant ou après instauration de la dictature ? En tous cas ils fragilisent le régime, car ils placent les approvisionnements de celui-ci sous la totale dépendance de Strombichidès, qui peut à tout moment décider de le dénoncer, de désobéir, de changer de camp. Peu de temps après, la situation s’aggrave avec l’envoi du Spartiate Cléarque à la tête de quarante navires vers l’Hellespont, comme prévu l’année précédente, et la défection de Byzance ("[Les Spartiates], conformément aux instructions qu’ils avaient reçues du Péloponnèse, envoyèrent Cléarque fils de Rhamphios avec quarante navires chez Pharnabaze, qui leur avait demandé d’envoyer une flotte et se déclarait prêt à leur fournir des subsides. Les Péloponnésiens reçurent d’autre part des messages de Byzance, qui offrait de se révolter pour se joindre à eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.80).


Dans l’empire, l’échec est général. Dans chaque cité, les riches profitent du renversement du régime démocratique pour accaparer le pouvoir dans un premier temps et couper les liens avec Athènes dans un second temps, au détriment de la population locale. L’exemple le plus marquant est Thassos, qui jouit d’un système démocratique depuis avant la première guerre du Péloponnèse (nous avons vu dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse que les Thassiens se sont soumis aux Athéniens sans doute en -464 après dix ans de siège). Les gens de Thassos voient un jour débarquer un contingent athénien envoyé par le nouveau régime athénien des Quatre Cents afin d’installer une administration amie ("Les collègues de Pisandre furent envoyés ici et là dans l’empire athénien. Diéitréphès, qui se trouvait alors à Chio, fut désigné pour commander en Thrace et reçut l’ordre de se mettre en route pour aller prendre ses fonctions. Arrivé à Thassos, il y abolit la démocratie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.64). Le régime démocratique existant étant ainsi affaibli par sa vassalisation au régime ultra démocratique des Quatre Cents, les nobles thassiens qui vivaient jusqu’alors en exil en profitent pour débarquer à leur tour sur l’île quelques temps plus tard avec la complicité de Sparte, ils y prennent le pouvoir, et écartent les partisans d’un retour au régime démocratique antérieur ("Des Thassiens expulsés par les Athéniens vivaient en exil dans les cités péloponnésiennes : avec la complicité de leurs amis dans l’île, ils œuvrèrent pour obtenir l’envoi d’une flotte vers Thassos et provoquer ainsi sa défection. Tout se passa finalement selon leurs vœux. Ils rétablirent leur situation sans représailles, et le parti populaire opposé à leurs projets fut écarté du pouvoir. C’est ainsi qu’à Thassos arriva le contraire de ce qu’avaient espéré les oligarques athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.64). Thucydide dit que ce scénario à Thassos est commun à celui des autres cités de l’empire ("Je crois que cela s’observa dans beaucoup d’autres cités sujettes : dès qu’elles furent dotées de gouvernements modérés et assurées de ne pas subir de représailles, elles s’engagèrent dans la voie de l’indépendance complète, sans se laisser leurrer par les Athéniens qui promettaient de respecter leurs droits", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.64). Pour l’anecdote, on s’interroge sur l’attitude de Thucydide à ce moment, propriétaire des mines continentales de Skaptè-Hylè voisines de l’île de Thassos ("Thucydide détenait des concessions lui permettant d’exploiter des mines d’or dans cette partie de la Thrace et jouissait pour cette raison d’une grande influence auprès des populations du continent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.105) : se range-t-il du côté des Quatre Cents ? ou du côté des opposants athéniens aux Quatre Cents ? ou du côté des Thassiens avec lesquels il entretient certainement des liens étroits, et partage peut-être un désir d’indépendance (rappelons que le sang de Thucydide n’est pas totalement athénien : son père Oloros est un descendant du roi thrace homonyme, beau-père de Militiade) ?


Dans l’armée stationnée à Samos, un trouble naît. Les hommes de cette armée n’étaient pas hostiles à un changement de régime, mais à condition de continuer la guerre contre les Spartiates et contre les Perses ("Ils étaient décidés à continuer la guerre et à puiser sans hésiter dans leurs biens personnels pour mettre à la disposition de la cité les ressources financières et autres dont elle aurait besoin, en ajoutant qu’ils voulaient endurer désormais toutes ces épreuves pour eux-mêmes et non plus pour d’autres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.63), or un fugitif nommé "Chairéas" en provenance d’Athènes les informe que le nouveau régime est plus occupé à s’imposer à lui-même des règles politiques de plus en plus contraignantes et liberticides qu’à œuvrer au redressement des affaires économiques et militaires face aux Spartiates et face aux Perses ("Chairéas trouva moyen de s’esquiver pour regagner Samos. Là, il informa les troupes de tout ce qui se passait à Athènes, en leur dépeignant la situation sous des couleurs exagérément sombres, en leur affirmant que n’importe qui pouvait être condamné aux verges, qu’aucune critique n’était tolérée par les gouvernants, que leurs femmes et leurs enfants subissaient des violences et qu’on projettait d’arrêter et d’emprisonner les parents de tous ceux qui dans l’armée de Samos ne partageaient pas les vues des gens au pouvoir ou désobéissaient, afin de les mettre à mort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.74). Très irrités à l’écoute de ce rapport, certains soldats désirent trucider leurs camarades ayant soutenu Pisandre et consorts. Deux hommes, Thrasybule et Thrasylos, respectivement triérarque et simple hoplite (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.73), le second étant l’ancien "giton pauvre" du riche Anytos (selon Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XII.47, nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias), réussissent à les calmer, et à imposer à toute l’armée de rester unie autour des lois abolies par les Quatre Cents et de continuer la guerre contre Sparte et contre la Perse ("Après avoir entendu cet exposé [de Chairéas], les hommes furent tout d’abord tentés de se jeter sur les promoteurs de l’oligarchie ainsi que sur tous ceux qui avaient participé à leur entreprise. Mais ils renoncèrent finalement à ce projet à la suite de l’intervention des modérés, qui leur signifièrent qu’à cause de la flotte ennemie mouillée à proximité et prête à intervenir ils risquaient de se perdre. Thrasybule fils de Lycos et Thrasylos, qui s’étaient affirmés comme les chefs les plus résolus de cette contre-révolution, voulurent alors marquer par une manifestation éclatante le rétablissement des institutions démocratiques parmi les Athéniens de Samos. Ils firent prêter à chacun des soldats, sans oublier surtout ceux qui s’étaient joints au mouvement oligarchique, un serment solennel par lequel ils s’engageaient à maintenir la démocratie, à rester unis, à mener jusqu’au bout la guerre contre les Péloponnésiens, à traiter les Quatre Cents comme des ennemis et à ne pas essayer d’entrer en rapport avec eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.75). Charminos, qui a rendu service aux Quatre Cents en assassinant Hyperbolos pendant l’hiver -412/-411, est l’une des cibles des mutins. On est sûr qu’il est démis de son commandement par ses propres hommes ("Les soldats tinrent aussitôt une assemblée au cours de laquelle ils destituèrent les anciens stratèges ainsi que tous les triérarques qui leur paraissaient suspects. Ils nommèrent à leur place d’autres hommes, parmi lesquels Thrasybule et Thrasylos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.76), mais on ignore ce qu’il devient ensuite. Est-il passé par les armes immédiatement ? S’enfuit-il vers Athènes, où il sera jugé lors de l’épuration à l’automne -411 ? Trouve-t-il refuge ailleurs et survit-il aux événements ? Mystère. En tous cas son nom disparaît des textes anciens à partir de ce moment. Les stratèges Diomédon et Léon, présents à Samos lors de cette mutinerie, se rangent ouvertement du côté des mutins, contre leur collègue Charminos ("Avec la complicité de [Charminos et son entourage], les conspirateurs se préparèrent à passer à l’attaque contre les démocrates samiens. Informés de leurs projets, ceux-ci avertirent les stratèges Léon et Diomédon, qui étaient très mal disposés contre l’oligarchie et qui jouissaient d’une grande considération dans le peuple athénien, et ils prévinrent également Thrasybule et Thrasylos, le premier étant triérarque et l’autre servant comme hoplite, ainsi que d’autres Athéniens qu’on avait toujours considérés comme les adversaires les plus résolus des conjurés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.73). Les Quatre Cents envoient des délégués pour tenter de reprendre le contrôle ("Les Quatre Cents envoyèrent vers Samos dix émissaires chargés de rassurer l’armée et de lui expliquer que l’oligarchie n’avait pas été établie pour nuire à l’Etat et aux citoyens mais au contraire pour assurer le salut de la cité tout entière, et que c’étaient cinq mille citoyens et non pas seulement quatre cents qui exerçaient le pouvoir politique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.72), mais quand ces derniers apprennent en chemin l’ampleur de la rébellion, ils s’arrêtent sur l’île de Délos pour réfléchir ("Les émissaires que les Quatre Cents avaient envoyés vers Samos se trouvaient à Délos quand ils apprirent ce qui s’était passé : ils interrompirent leur voyage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.77) : "Ne risquons-nous pas notre vie en poursuivant notre voyage ?". Après un temps, ils choisissent d’aller jusqu’au bout de leur mission. Ils abordent à Samos, où ils sont d’abord très chahutés ("Arrivèrent de Délos les émissaires envoyés par les Quatre Cents pour rassurer l’armée de Samos et lui expliquer ce qui s’était passé. Ils essayèrent de prendre la parole devant les soldats réunis en assemblée, mais ceux-ci refusèrent tout d’abord de les entendre et crièrent qu’on devait “mettre à mort ces destructeurs de la démocratie”. On parvint finalement, avec beaucoup de peine, à les calmer et ils consentirent à écouter", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.86). Quand enfin la foule plus calme les laisse parler, ils ne convainquent personne ("Les émissaires déclarèrent que c’était pour sauver l’Etat et non pour le perdre qu’on avait provoqué cette révolution, que […] les cinq mille citoyens participeraient à tour de rôle à la gestion des affaires, que contrairement aux accusations de Chairéas les familles des soldats ne subissaient aucune violence et n’étaient pas inquiétées et que chacun vivait comme par le passé en conservant la pleine jouissance de ses biens. Mais les orateurs, malgré beaucoup d’autres précisions, ne réussirent pas à convaincre leurs auditeurs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.86), au contraire une majorité défend le projet de monter une opération pour prendre d’assaut Le Pirée et libérer Athènes du nouveau régime ("La colère régnait dans l’assemblée. Toutes sortes d’avis s’exprimèrent parmi les soldats. La plupart insistèrent pour qu’on fît voile contre Le Pirée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.86). Pour l’anecdote, Andocide participe indirectement à la fragilisation des Quatre Cents en ravitaillant en bois et en blé l’armée athénienne stationnée à Samos ("Avec le temps, je me mis à regretter naturellement les droits de citoyen et mon existence parmi vous que j’avais quittés pour l’exil [à Chypre, où Andocide s’est réfugié en -414 après sa libération de prison, suite à l’affaire des Hermocopides], j’hésitai entre le suicide et rendre à cette cité un service vous incitant à m’accepter à nouveau. Dès lors, partout où se présenta un danger, je ne ménageai ni ma personne ni mes biens. Quand les Quatre Cents s’emparèrent du pouvoir, j’amenai à votre armée à Samos des bois de rames, Archélaos [un roi de Chypre, où Andocide est réfugié ? ou, plus sûrement, Archélaos le nouveau roi de Macédoine, qui succède à son père Perdiccas II en -411, ayant accès aux bois des Balkans ?] l’hôte de mon père [le vieux Léogoras, ancien négocateur de la paix de Trente Ans en -446] et le mien me permettant d’en couper et d’en emporter autant que je voulais. Je pouvais en tirer cinq drachmes, le prix ordinaire, or je ne voulus pas les vendre plus cher qu’ils m’avaient coûté. J’amenai aussi du blé et du fer", Andocide, Sur le retour 10-12). Bizarrement, peut-être dans l’espoir de jouer un rôle de médiateur, ou plus certainement pour fuir le roi de Kition qu’il a offensé on-ne-sait-comment et qui veut le punir ("Ensuite [Andocide] se rendit par mer chez le roi de Kition qui, l’ayant surpris dans une trahison, l’enferma", Lysias, Contre Andocide 26 ; "L’activité commerçante à laquelle [Andocide] s’adonna lui permit de créer des liaisons particulières avec les rois de Chypre et d’autres personnes illustres dont il devint l’hôte et l’ami. Il enleva clandestinement sa jeune cousine d’Athènes, fille d’Aristide, qu’il remit entre les mains d’un roi chypriote. Mais voyant que ce rapt allait lui attirer un procès, il voulut l’enlever une seconde fois : le roi chypriote l’apprit et l’arrêta et l’emprisonna. Il brisa ses fers, et revint à Athènes pendant que les Quatre Cents y gouvernaient", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Andocide 3), il risque un retour à Athènes. Il est aussitôt arrêté par Pisandre et jeté en prison. On ignore comment il s’échappe ("[Andocide] est revenu à Athènes sous les Quatre-Cents, les dieux l’ayant aveuglé jusqu’à désirer revenir chez ceux mêmes qu’il avait offensés. On l’a arrêté et puni physiquement. Il n’a pas péri, et est sorti de prison", Lysias, Contre Andocide 27 ; "Je fis voile vers Athènes dans l’espoir d’y être loué pour mon zèle et mon dévouement à vos intérêts. Mais certains des Quatre Cents ayant appris mon arrivée me cherchèrent immédiatement, et m’ayant arrêté me conduisirent devant la Boulè. Pisandre se leva près de moi : “Bouleutes, dit-il, je dénonce cet homme qui a introduit chez nos ennemis du blé et des rames”. Et il raconta les faits. A ce moment déjà, ceux qui étaient à la tête de l’armée commençaient à devenir vraiment hostiles aux Quatre Cents. Voyant le tumulte se propager dans la Boulè, me sentant perdu, je m’élançai vers l’autel et je saisis les objets sacrés pour me préserver du danger. Les dieux envers qui j’étais coupable me furent plus secourables que les hommes : ceux-ci voulurent me tuer, mais les dieux me sauvèrent. Il serait trop long de vous parler de mon emprisonnement et de tous les mauvais traitements que j’y ai endurés", Andocide, Sur le retour 13-15). Andocide a un statut à part : il est un peu plus jeune que la génération de Périclès, et il est un peu plus vieux que la génération d’Alcibiade. Mais cette suite de faits entre -415 et -411 montre qu’il incline nettement vers la génération d’Alcibiade plutôt que vers la génération de Périclès. Il était parmi la petite bande qui a mutilé les Hermès en -415 (même s’il n’a pas commis de mutilation lui-même, parce qu’il était trop bourré pour cela, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias) et partage avec eux la responsabilité morale des dégradations publiques, sa défense a été très tortueuse, il s’est réfugié à Kition sur l’île de Chypre et il a magouillé contre son hôte au point de devoir quitter Chypre, il aide les Athéniens stationnés à Samos moins par patriotisme que par calcul privé, il débarque à Athènes pour on-ne-sait-quelle raison (par provocation ? que peut-il espérer de Pisandre, son ancien accusateur de -415, après avoir aidé les Athéniens stationnés à Samos qui sont hostiles aux Quatre Cents que défend Pisandre ?), tout cela esquisse un esprit opportuniste et calculateur, certes à un degré moindre qu’Alcibiade, sur des sujets moins vitaux pour la cité que les sujets dans lesquels Alcibiade est impliqué, mais aussi malveillant au fond qu’Alcibiade, aussi embrouilleur derrière des discours faussement clairs (lors de son retour après -409, Andocide tirera gloire de l’incapacité des Quatre Cents à déceler sa duplicité : "Quand je proposai secrètement à la Boulè certaines mesures dont l’exécution importait plus que tout à l’intérêt de la cité, quand devant les bouleutes j’appuyai mon propos avec des preuves incontestables, à ce moment ceux de [mes accusateurs d’aujourd’hui] qui étaient présents ne furent pas capables de répondre et de me mettre en défaut", Andocide, Sur le retour 3), aussi égoïste derrière des apparences de générosité, aussi bas derrière des envolées rhétoriques invoquant des hauts principes.


En résumé, les Quatre Cents n’ont plus d’approvisionnements (la route terrestre est toujours coupée par la garnison spartiate installée à Décélie, les voies maritimes depuis l’Hellespont sont étroitement surveillées, et désormais le blocus exercé par les navires péloponnésiens stationnés en Carie sur les cargos en provenance d’Egypte se double de leur captation par les soldats athéniens mutins cantonnés à Samos !), ils n’ont plus d’empire, donc plus d’apport financier pour leurs propres besoins et pour les besoins extérieurs, notamment pour acheter le retour à l’obéissance des mutins à Samos, ou pour entretenir une troupe dévouée afin de contrer ces mutins à Samos qui menacent de débarquer au Pirée et de restaurer le régime démocratique antérieur. Leur seul allié potentiel, paradoxalement, reste Sparte.


Une scission apparaît entre d’un côté ceux qui commencent à regretter la démocratie antérieure dominée par les démagogues, et de l’autre côté ceux qui redoutent un retour à cette démocratie démagogique. Les seconds rechignent particulièrement à l’établissement de la liste des cinq mille citoyens prévue par la nouvelle Constitution ("Quand ce régime fut établit, les cinq mille restèrent virtuels, les Quatre Cents avec dix stratèges gardèrent les pleins pouvoirs sur les magistratures et le gouvernement de la cité", Aristote, Constitution d’Athènes 32), ils réservent les magistratures pour eux-mêmes ou leurs affidés. Parmi eux, on trouve Mnèsilochos, qui accède à l’archontat éponyme ("Le régime des Quatre Cents se maintint à peu près quatre mois. L’un d’eux, Mnèsilochos, fut archonte", Aristote, Constitution d’Athènes 33). Ils surprennent désagréablement les premiers en envoyant une ambassade vers Agis II à Décélie pour pactiser avec lui, en déclarant que "le régime actuel des Quatre Cents est plus proche de celui de Sparte que du régime démocratique précédent" ("Ils envoyèrent des parlementaires à Décélie auprès du roi spartiate Agis II pour lui dire qu’ils étaient prêts à traiter, et qu’il avait de son côté toutes raisons de se montrer plus accommodant puisqu’il aurait désormais affaire à eux et non plus à un gouvernement démocratique indigne de confiance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.70). Agis II veut tester les intentions réelles des Athéniens : il quitte Décélie et se rend devant les murs d’Athènes avec son contingent pour constater la réaction des habitants ("[Agis II] amena du Péloponnèse d’importants renforts, puis, avec les troupes de la garnison de Décélie et celles qui venaient d’arriver, il descendit dans la plaine et avança jusque sous les murs d’Athènes. Il espérait que des troubles se produiraient dans la cité et que les Athéniens seraient ainsi réduits à traiter aux conditions fixées par les Péloponnésiens, ou encore que, par suite de la confusion qui règnerait vraisemblablement parmi eux sous l’effet de la menace extérieure et de l’agitation intérieure, la cité succomberait au premier assaut", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.71). Il est vite renseigné. Une majorité d’Athéniens, dans un sursaut de patriotisme, se présentent en armes contre lui ("Ayant sorti leur cavalerie et des détachements d’hoplites, des troupes légères, des archers, les Athéniens abattirent quelques soldats ennemis qui se trouvaient à proximité de leur cité, et conservèrent leurs armes et leurs cadavres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.71). Agis II retourne alors à Décélie ("Ainsi fixé sur la situation, Agis II se retira avec son armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.71). Les partisans d’un rapprochement avec Sparte insistent : ils envoient une nouvelle ambassade à Agis II pour lui proposer encore une alliance ("Ensuite les Quatre Cents continuèrent à envoyer des parlementaires auprès d’Agis II, qui leur réserva un meilleur accueil. Sur les conseils de celui-ci, ils envoyèrent aussi des négociateurs à Sparte dans l’espoir de mettre fin à la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.71). Cette ambassade partie par voie de mer est interceptée par des adversaires du nouveau régime au large de l’Argolide ("Les marins de La Paralienne [l’un des deux navires de prestige officiels d’Athènes, le second est La Salaminienne] furent chargés par les Quatre Cents d’emmener en Laconie les Athéniens Laispodias, Aristophon et Mélèsias. Mais parvenus à hauteur d’Argos, ils se saisirent des ambassadeurs et les livrèrent aux Argiens comme responsables du renversement de la démocratie. Puis au lieu de rentrer à Athènes, ils prirent des émissaires argiens à bord de la trière et gagnèrent Samos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.86 : on note que Thucydide évoque cette ambassade vers Sparte dans le même paragraphe 86 livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse où il raconte les déboires subis par les délégués envoyés par les mêmes Quatre Cents pour rassurer les soldats athéniens rebelles à Samos, ce qui renseigne sur la division et/ou le double-jeu apparaissant très vite au sein des Quatre Cents, entre d’un côté ceux qui jouent la carte Sparte et de l’autre côté ceux qui jouent la carte Samos). C’est probablement à cette époque, au début de l’été -411, qu’Aristarchos constate avec regret que beaucoup d’Athéniens fuient Athènes vers Le Pirée, qui devient incontrôlable, et que l’économie athénienne s’est totalement effondrée au point que lui-même n’a plus les moyens d’entretenir sa famille venue se réfugier sous son toit, il témoigne de son désarroi à Socrate ("Depuis que la cité soulevée a chassé un grand nombre de citoyens vers Le Pirée, mes sœurs, mes nièces, mes cousines, abandonnées, se sont réfugiées chez moi, ainsi quatorze personnes de condition libre résident sous mon toit. Nous ne retirons rien de la terre car les ennemis en sont devenus maîtres, ni de nos maisons puisque la cité a perdu presque tous ses habitants. Personne n’achète, et personne ne prête au point qu’on trouve plus facilement de l’argent dans la rue qu’un homme à qui en emprunter. Je suis triste, ô Socrate, de voir autour de moi ma famille dans la détresse, je suis incapable d’entretenir tant de monde dans les circonstances actuelles", Xénophon, Mémorables, II, 7.2) : "Les Athéniens se lamentent sur les malheurs de la guerre, ils couronnent tous ceux qui militent pour la paix, ils instaurent un régime ultra démocratique abolissant les dérives de la démocratie des démagogues, et quand nous réprimons les démagogues et essayons de signer la paix avec Sparte ils nous accusent de traîtrise antipatriote et demandent le retour à la démocratie démagogique qu’ils ont contribué à abolir !". C’est probablement aussi à cette époque que doit être situé le dialogue entre Pisandre et Sophocle rapporté par Aristote au livre III paragraphe 18 alinéa 6 précité de sa Rhétorique, où le tragédien dit amèrement avoir accompli une mauvaise action quelques mois plus tôt en votant l’instauration du régime des Quatre Cents, au grand dam de Pisandre qui comprend ainsi que Sophocle est en train de changer de camp. Aristocratès est un autre membre du conseil des Quatre Cents qui retourne sa veste. Il est suivi par Théramène le fils d’Hagnon, qui subodore dans ce prompt revirement politique l’occasion d’étendre son électorat ("A la tête des mécontents se trouvaient des gens très haut placés dans le groupe des oligarques et exerçant des magistratures, entre autres Théramène fils d’Hagnon et Aristocratès fils de Skélias. Ces hommes étaient certes parmi les principaux dirigeants du nouveau régime, mais ils redoutaient l’armée de Samos et tout particulièrement Alcibiade", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.89), et gagne à ce moment le sobriquet de "Cothurne", renvoyant aux chaussures qu’on peut porter indifféremment au pied gauche ou au pied droit ("A la même époque vécurent dans Athènes trois citoyens réputés pour leur vertu, proches et bienveillants envers le peuple : Nicias fils de Nicératos, Thoukydidès fils de Mélésias et Théramène fils d’Hagnon, même si les dispositions du dernier étaient faibles en réalité, considéré comme un étranger à cause de sa naissance à Kéos, et par ailleurs moqué pour son manque de conviction dans ses engagements politiques, qui lui valurent le surnom de “Cothurne”", Plutarque, Vie de Nicias 2). Comme Alcibiade, Théramène n’a aucune opinion politique profonde, il s’adapte simplement à la situation en adoptant le parti minoritaire pour pouvoir exister, jusqu’à temps que celui-ci devienne majoritaire : en la circonstance, le parti majoritaire contre lequel il se dresse est dirigé par Pisandre et Callaischros (fils ou neveu ou cousin de Critias ?), il choisit donc de suivre Aristocratès pour lutter contre eux ("Tant que Théramène eut du crédit, il continua d’agir pour l’intérêt de tous. Mais lorsqu’il vit que Pisandre, Callaischros et d’autres devenaient plus populaires que lui et qu’il n’était plus écouté, par jalousie contre ces rivaux autant que par crainte des Athéniens il suivit le parti d’Aristocratès", Lysias, Contre Eratosthène 66). Le nombre de sceptiques s’accroît quand on apprend que Pisandre a confié à Aristotélès (selon Xénophon, Helléniques, II.3.46) la construction d’une forteresse au Pirée, sur l’avancée d’Eétionéia qui contrôle l’accès au port ("Au moment où, peu après leur accession au pouvoir, l’armée révoltée à Samos prit parti pour la démocratie, [Pisandre et ses proches] s’efforcèrent d’obtenir la paix en envoyant quelques-uns des leurs en ambassade à Sparte. Ils entreprirent par ailleurs la construction d’une forteresse au lieu-dit “Eétionéia”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.90) : cette forteresse est-elle un poste de repli (incluant une réserve alimentaire) et une garantie d’accès à la mer si une contre-révolution contraint Pisandre et les siens à fuir ? vise-t-elle à faciliter l’entrée des troupes spartiates dans Athènes si la paix est signée entre les dignitaires spartiates et les députés que Pisandre et ses amis ont envoyés vers Sparte ? Dans les deux hypothèses, l’érection de cette forteresse apparaît comme une menace aux yeux des adversaires du régime de plus en plus nombreux ("Théramène et ses amis affirmaient que ces travaux de fortification étaient destinés non pas à interdire l’accès du Pirée à la flotte de Samos au cas où celle-ci tenterait d’en forcer l’entrée, mais à permettre aux oligarques d’accueillir plus facilement les forces ennemies arrivant par terre et par mer lorsqu’ils décideraient de les appeler. La presqu’île d’Eétionéia forme en effet un des môles du Pirée et en la longeant on pénètre directement dans le port. […] Les oligarques incluèrent dans cette enceinte le plus grand entrepôt du Pirée, ils s’en réservèrent l’administration, et chacun fut obligé d’y déposer le blé qu’il détenait et celui qui arrivait par mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.90).


A Samos, les Athéniens mutins derrière Thrasybule sont bien conscients de leur isolement : ils sont entourés par les Spartiates, leurs ressources financières et matérielles sont faibles, et leurs familles demeurées à Athènes servent d’otages à Pisandre et à ses amis. Ils cherchent du secours. Et ils croient le trouver dans le satrape perse Tissapherne, en s’accrochant contre l’évidence - contre l’ambassade conduite par Pisandre vers Tissapherne à Milet durant l’hiver -412/-411 dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent - à l’idée qu’Alcibiade est un intime de ce satrape et qu’il peut obtenir son alliance en leur faveur. Ils veulent absoudre Alcibiade de ses trahisons passées et l’aider dans un premier temps à prendre la tête de l’armée à Samos, et dans un second temps à remettre de l’ordre et des principes dans les affaires politiques à Athènes. De façon cocasse, sans l’avoir voulu, par un aléa de l’Histoire, Alcibiade se retrouve ainsi paré du masque de la droiture et de la vertu, lui qui depuis -415 a trahi tout le monde depuis la Sicile jusqu’à la Lydie ("Les chefs athéniens à Samos, en particulier Thrasybule qui depuis le moment où il avait entraîné le corps expéditionnaire dans la révolte militait obstinément pour le rappel d’Alcibiade, réussirent finalement à imposer cette mesure à la masse des soldats réunis en assemblée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.81). Thrasybule et toute l’armée tombent d’accord : contre la garantie que sa condamnation à mort de -415 est levée et qu’il ne risque plus rien, Alcibiade est invité à Samos ("Après avoir obtenu le vote d’un décret rappelant l’exilé et lui garantissant sa sécurité, Thrasybule s’embarqua pour se rendre chez Tissapherne et ramena Alcibiade à Samos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.81). L’horizon de l’ancien exilé s’éclaircit. Ses deux anciens adversaires politiques de -421 sont morts : Nicias un an et demi plus tôt au terme du désastre de Sicile, et Hyperbolos durant l’hiver -412/-411 assassiné à Samos par Charminos compromis avec les Quatre Cents. Par ailleurs, ses accusateurs de -415 ne lui posent plus problème : le démocrate Androclès, hostile à l’instauration du régime des Quatre Cents, a été assassiné par ces derniers durant le même hiver -412/-411, et Pisandre est désormais clairement identifié comme un ennemi du peuple. Enfin Phrynichos, farouchement opposé à son retour en grâce, a choisi de passer dans le camp des Quatre Cents et de se perdre aux côtés de Pisandre plutôt que revenir sur sa position initiale. Pour Alcibiade, c’est donc l’heure de gloire : involontairement, il se retrouve dans le camp du bien, tandis que tous ses adversaires sont morts ou relégués dans le camp du mal, face à une assemblée de simples soldats déjà tous acquis à sa cause. Néanmoins il sait que la position de cette armée athénienne à Samos est précaire. Il décide par conséquent de ne rester qu’un temps très court à Samos, juste le temps de promettre son soutien aux hommes qui l’ont appelé, et aussi de pouvoir dire par la suite à Tissapherne : "Tu vois : les Athéniens me suivent ! Casse donc ton alliance avec Sparte, et je t’apporte Athènes sur un plateau !", avant de repartir vers le continent en promettant à son auditoire de hâter l’arrivée de la flotte perse construite en Phénicie et maintenant au mouillage à Aspendos ("[Alcibiade] exagéra démesurément son crédit auprès de Tissapherne pour paraître plus redoutable aux dirigeants oligarchiques à Athènes et hâter ainsi la dissolution des ligues, pour renforcer son autorité auprès de ses concitoyens à Samos et affermir leur courage, enfin pour envenimer le plus possible les relations entre Tissapherne et les Spartiates, dont les espoirs seraient ainsi ruinés. Il étala donc devant les soldats les plus pompeuses promesses, affirmant que Tissapherne lui avait donné sa parole que, si les Athéniens lui témoignaient leur loyauté, il les financerait à proportion de ses ressources, il vendrait même son propre lit pour eux, et mettrait à leur disposition la flotte phénicienne amenée à Aspendos pour les Spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.81 ; "[Alcibiade] s’embarqua immédiatement après cette assemblée afin de donner l’impression d’une parfaite communion d’opinions entre lui et le satrape. Il voulait aussi se grandir aux yeux de ce dernier en lui signifiant que, grâce à son tout nouveau titre de stratège, il avait désormais les moyens de le servir ou de lui nuire. C’est ainsi qu’Alcibiade utilisa les Athéniens pour intimider Tissapherne, et Tissapherne pour intimider les Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.82). Thucydide note qu’à cette occasion, Alcibiade accomplit sa première bonne action à l’égard de sa cité natale, en amenant ses compatriotes à renoncer à leur projet de débarquement au Pirée et de reconquête d’Athènes par la force, tentative assurément très risquée sinon vouée d’avance à l’échec ("En cette occasion, Alcibiade semble pour la première fois avoir rendu service à son pays. En effet, alors que les soldats manifestaient l’intention de s’embarquer pour aller attaquer leurs concitoyens à Athènes, ce qui aurait très certainement permis à l’ennemi de se rendre aussitôt maître de l’Ionie et de l’Hellespont, il les en dissuada. A ce moment, nul autre n’aurait été capable de contenir la multitude, de la pousser à abandonner ce projet, d’apaiser par des remontrances les fureurs de ceux qui n’écoutaient que leurs rancunes personnelles contre les émissaires des Quatre Cents", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.86), mais on doit nuancer ce jugement de Thucydide, car le choix d’Alcibiade relève d’un bas calcul politicien et non pas d’un haut patriotisme : si les soldats athéniens à Samos sont pressés de débarquer au Pirée, c’est parce qu’ils croient que quoi qu’il arrive Alcibiade pourra leur envoyer des renforts en hommes et en armes grâce à ses supposées bonnes relations avec Tissapherne, alors qu’Alcibiade pour sa part sait bien que Tissapherne n’est nullement son ami, et il n’a personnellement aucune troupe à opposer aux Quatre Cents, ni d’ailleurs aux Spartiates qui sillonnent l’Egée et interdisent la traversée de Samos au Pirée ("Les hommes étaient disposés à faire voile immédiatement vers Le Pirée sans se soucier des forces péloponnésiennes qui étaient devant eux. Mais, contre l’insistance d’une partie de l’assemblée, Alcibiade s’opposa à ce projet en déclarant qu’on ne pouvait pas, alors que l’ennemi était tout proche, partir au loin au Pirée en le laissant à l’arrière", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.82). En fait, la meilleure décision qu’Alcibiade prend à ce moment, ce n’est pas dissuader les soldats rebelles à Samos de tenter un débarquement au Pirée, c’est laisser les émissaires des Quatre Cents libres de repartir vers Athènes ("Alcibiade répondit par ailleurs aux émissaires, avant de les congédier, qu’il n’était pas opposé à un gouvernement de cinq mille citoyens, mais qu’au préalable les Quatre Cents devaient être dissous et l’ancienne Boulè devait être rétablie, qu’il approuvait entièrement toutes les mesures économiques facilitant l’entretien des troupes en campagne, et la poursuite de leur effort de guerre et leur refus de toute concession à l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.86), car cette décision - qui s’inscrit dans la droite lignée de toutes les autres décisions prises par le semeur de merde qu’est Alcibiade -, nous le constaterons bientôt, va accroître la zizanie parmi les Quatre Cents et finalement provoquer leur chute.


Le milieu de l’année -411 est très compliqué pour l’historien. Nous venons de voir que dans Athènes, des anciens ultra démocrates comme Pisandre qui en -415 lors de l’affaire des Hermocopides et des Mystères avait dénoncé Alcibiade comme une menace pour le régime démocratique, sont en train de virer oligarques, dans le même temps que des gens comme Sophocle, ancien ami de Cimon et de Thoukydidès les chefs du parti noble, sont en train de virer progressistes. Nous venons de voir aussi qu’à Samos le démocrate Thrasybule se rapproche d’Alcibiade, qui est l’héritier d’une famille très noble, qui après sa condamnation en -415 a craché tout son fiel sur le régime démocratique athénien devant les Spartiates, et qui par la suite a tout fait pour nuire à ce régime démocratique athénien, or c’est justement pour rétablir ce régime que Thrasybule appelle Alcibiade. Eh bien ! le même flou règne dans le camp des coalisés. Du côté grec, les Spartiates actent que Tissapherne ne tient pas ses promesses, puisqu’il ne paie pas les soldats comme il s’y engageait dans le traité récemment signé ("Les soldats […] tinrent des réunions entre eux pour discuter de la situation comme par le passé. Constatant qu’ils n’avaient encore jamais touché leur solde en entier et que le peu qu’ils recevaient ne leur était même pas versé régulièrement, ils conclurent devoir engager sur mer une bataille décisive, ou aller s’installer ailleurs, dans un endroit où l’on pourrait se procurer de l’argent, sous peine de favoriser les désertions", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.83). On soupçonne que, comme probablement Thériménès quelques mois auparavant, le navarque Astyochos, qui n’a lancé aucune offensive depuis sa victoire à la bataille de Symè durant l’hiver -412/-411, a été acheté par Tissapherne pour ne rien faire ("Tout le mal, affirmait-on, venait d’Astyochos qui pour son profit personnel se prêtait aux caprices de Tissapherne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.83). Un jour que ses troupes viennent à lui pour demander des explications, Astyochos s’emporte ("Les matelots de Syracuse et de Thourioi, d’autant plus hardis qu’ils étaient pour la plupart de condition libre, s’attroupèrent autour de lui en exigeant leur solde. Astyochos répondit avec hauteur, par des menaces, allant jusqu’à lever sa canne contre Dorieus qui avait pris la parole au nom de l’escadre qu’il commandait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.84), provoquant une mutinerie, il échappe de justesse au lynchage ("Ce geste [contre le stratège Dorieus] provoqua une explosion de fureur générale, les marins réagirent comme d’ordinaire : ils s’élancèrent sur Astyochos pour le frapper. Celui-ci prévint le danger en se réfugiant près d’un autel. Il échappa ainsi à leurs coups, et les émeutiers se dispersèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.84). Il est remplacé peu de temps après par un nouveau navarque nommé "Mindaros" ("Les troupes péloponnésiennes manifestaient une vive irritation contre Astyochos et Tissapherne, quand Mindaros, désigné comme navarque en remplacement d’Astyochos, arriva de Sparte et prit le commandement. Son prédécesseur s’embarqua alors pour rentrer à Sparte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.85). Du côté perse, l’attitude de Tissapherne n’a jamais été aussi brouillonne. Jaloux de constater que son pair voisin et rival Pharnabaze, satrape de Phrygie hellespontique, a reçu l’adhésion des gens d’Abydos, de Lampsaque, de Byzance, et l’appui militaire de Sparte qui lui a envoyé Cléarque au printemps -411 ("[Tissapherne] était ulcéré que Pharnabaze, qui avait accueilli les Péloponnésiens depuis moins longtemps que lui et avait moins dépensé pour eux, en tirait plus d’avantages dans sa lutte contre les Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.109), Tissapherne boude, il met de la distance entre lui et les Spartiates. Mais en même temps, il hésite à rompre complètement avec ces derniers car il ne veut pas qu’Athènes reprenne des forces. Il s’éloigne donc de la côte ionienne en affirmant aller prendre le commandement de la flotte qui mouille à Aspendos ("Le même été [-411], au moment où divers motifs et surtout le rappel d’Alcibiade avaient porté au comble l’irritation des Spartiates contre Tissapherne, qui leur paraissait désormais collaborer ouvertement avec les Athéniens, celui-ci se disposa à partir pour Aspendos où se trouvait la flotte phénicienne, et il invita Lichas [le commissaire spartiate qui a dénoncé le traité signé précédemment entre Thériménès et Tissapherne] à l’accompagner pour montrer que les accusations dont il était l’objet étaient sans fondement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.87), en réalité pour retarder le plus longtemps possible la venue de cette flotte et prolonger ainsi la guerre entre Athéniens et Spartiates (autrement dit le détournement de cette flotte vers l’Egypte ordonné finalement par Darius II pour y réprimer la population soulevée, dont nous avons parlé plus haut, est une aubaine pour Tissapherne, car cela lui permet d’orienter sur Darius II la responsabilité de sa lenteur à aider les Spartiates, sur le mode : "Spartiates, je voulais vous apporter la flotte d’Aspendos pour faciliter votre victoire sur les Athéniens, mais Darius II me l’a retirée des mains, vous devrez donc vous débrouiller sans moi" : "Selon moi, l’explication la plus vraisemblable est celle-ci : Tissapherne n’amena pas cette flotte parce qu’il voulait user les Grecs et les réduire à l’impuissance. Par son voyage et son séjour prolongé à Aspendos, il perdit un temps précieux, et maintint l’équilibre entre les deux adversaires en évitant de fournir aux uns ou aux autres un renfort qui aurait assuré leur supériorité, car assurément s’il avait pris parti il aurait mit fin à la guerre, en amenant les navires phéniciens il aurait donné la victoire aux Spartiates, qui disposaient déjà d’une flotte presque aussi importante que celle des Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.87). Et il choisit, pour le représenter à Sardes pendant son absence, un homme qui témoigne de la même mauvaise volonté pour payer les coalisés ("Tamos, auquel Tissapherne avait délégué ses pouvoirs, ne fut pas pour les Péloponnésiens un meilleur payeur, bien au contraire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.87).


Les émissaires qu’Alcibiade a laissé repartir de Samos sains et saufs arrivent à Athènes. Ils informent les Quatre Cents du ralliement d’Alcibiade à la cause des soldats mutins à Samos, et rapportent sa promesse d’obtenir l’alliance de Tissapherne contre Sparte. Cette nouvelle renforce la résolution de ceux qui, parmi les Quatre Cents, réclament une clarification de la part de Pisandre et de ses amis ("Revenant de Samos, les émissaires des Quatre Cents arrivèrent à Athènes et transmirent le message d’Alcibiade demandant de tenir bon et de ne rien céder à l’ennemi, affirmant son espoir de réconcilier les soldats et les citoyens, et sa certitude en la victoire finale des Athéniens sur les Spartiates. Or une majorité des oligarques étaient déjà mécontents du régime et ils voulaient s’en débarrasser d’une manière ou d’une autre sans courir de risques : le message d’Alcibiade affermit grandement leur résolution. Ils s’organisèrent, et commencèrent à critiquer ouvertement les actes du gouvernement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.89). On imagine le dialogue. D’un côté Théramène et Aristocratès qui crient : "Nous avons voulu instaurer un régime qui soit capable de sauver l’Etat : nous constatons aujourd’hui notre échec, car sur tous les fronts nous avons tout perdu, nous n’avons plus d’empire, plus de ravitaillements, plus d’armée, et les milliers d’hommes du peuple stationnés à Samos refusent de voir en nous leurs représentants. Et pour renverser la situation, que propose Pisandre ? De nier nos idéaux, de mépriser le peuple, de pactiser avec Sparte notre pire ennemi pour préserver nos intérêts personnels en espérant que la situation durera encore des années ! Mais notre chute est inéluctable, notre seule alternative est de décider si nous voulons qu’elle soit pour le peuple et pour le salut de l’Etat, auquel cas nous pourrons espérer rester en vie, ou contre le peuple, contre Alcibiade qu’il a choisi, et contre les troupes perses du Grand Roi Darius II qu’Alcibiade va appeler en renfort, auquel cas nous nous assurons la mort la plus infamante". De l’autre côté Pisandre qui répond aux côtés d’Antiphon, de Phrynichos et d’Aristarchos : "Mais je le connais, moi, votre Alcibiade : je l’ai vu cet hiver en Ionie, et je peux vous garantir qu’il n’a pas davantage l’appui de Darius II ni de Tissapherne qu’aucun de vous ici n’a l’appui des Celtes ou des Carthaginois. D’ailleurs, vous le connaissez aussi : il y a quatre ans, vous étiez tous avec moi pour dénoncer ses amitiés douteuses et ses magouilles politiciennes. Depuis quatre ans, lequel d’entre vous a réclamé son retour ? lequel a réclamé la suspension de sa condamnation à mort ? Vous avez la mémoire courte : vous me regardez aujourd’hui comme un ennemi, mais croyez-vous qu’Alcibiade de son côté a oublié ces quatre ans d’exil par votre faute, et qu’il vous considère aujourd’hui comme des amis, ou même seulement comme des alliés ? Quant aux soldats à Samos, que veulent-ils ? Ils nous rejettent aujourd’hui, mais ce sont les mêmes hommes qui cet hiver nous ont approuvés, nous ont soutenus, nous ont aidés à renverser la démocratie corrompue ! N’est-ce pas le peuple qui après le désastre de Sicile a nommé des proboules pour changer la Constitution ? N’est-ce pas le peuple qui a nourri les hétairies depuis un peu plus d’un an ? N’est-ce pas le peuple qui m’a élu à la tête de l’ambassade vers Alcibiade cet hiver, et qui a encouragé notre action au retour de cette ambassade ? Moi autant que vous, ambassadeurs, hétaires, proboules, n’avons pas renversé le régime par la force : nous l’avons renversé avec l’assentiment, avec le vote de ces gens qui aujourd’hui nous accusent de tous les maux, comme ils l’ont fait jadis contre Thémistocle, contre Périclès, et plus récemment contre Cléon !". Puis objection de Théramène et Aristocratès : "Le peuple est versatile, certes, mais est-ce une raison pour accepter l’inacceptable, la collaboration avec l’ennemi, qui a déjà coupé notre territoire attique en deux et pille nos plaines, nos ateliers, nos mines, tandis qu’à l’intérieur de la zone soi-disant libre de ce territoire attique désormais coupée du reste du monde ne règne plus que la débrouillardise, dont tu profites beaucoup, ô Pisandre !". Puis conclusion de Pisandre et de ses acolytes : "Si tu veux te battre contre les Spartiates, ô Théramène, je ne t’empêche pas de le faire, personne ne t’empêche de le faire, les champs de batailles ne manquent pas en Ionie, en Carie, dans l’Hellespont ou directement en Laconie ! Mais les hommes à Samos qui s’amusent à jouer Les Athéniens parlent aux Athéniens ne veulent pas batailler contre les Spartiates : ils veulent batailler contre nous, les Athéniens restés en Attique, qui sommes toujours leurs élus de l’hiver dernier, quoi qu’ils disent, qui gardons une conception incarnée de la patrie contrairement à eux, et qui ne nous laissons pas manipuler par les magouilleurs à la solde de l’étranger perse !" ("Certains parmi les Quatre Cents étaient résolument hostiles au peuple. Ils étaient conduits par Phrynichos, qui à l’époque de sa stratégie à Samos s’était embrouillé contre Alcibiade, par Aristarchos, l’un des plus anciens et des plus ardents adversaires de la démocratie, par Pisandre, Antiphon, et par d’autres qui possédaient des grosses fortunes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.90). Face à la grogne qui monte, Pisandre et ses amis décident d’accélérer l’achèvement de leur bunker d’Eétionéia et d’envoyer Antiphon et Phrynichos vers Sparte avec une demande de paix à n’importe quel prix ("Constatant qu’à la suite du retour des émissaires qu’ils avaient envoyés à Samos la majorité des citoyens et même quelques-uns de leurs amis sur lesquels ils avaient cru jusque-là pouvoir compter s’étaient retournés contre eux, [Pisandre et ses amis] redoublèrent d’activité. Alarmés par ce qui se passait à Samos et dans Athènes même, ils se hâtèrent d’envoyer Antiphon et dix autres ambassadeurs pour conclure un traité avec les Spartiates en acceptant n’importe quelles conditions qui ne fussent pas intolérables. Ils pressèrent aussi les travaux commencés à Eétionéia", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.90 ; "[Antiphon] fut envoyé comme ambassadeur vers Sparte à l’époque où on bâtit les fortifications d’Eétionéia", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 3). Fiasco total : non seulement Antiphon et Phrynichos reviennent bredouilles ("Les ambassadeurs revinrent de Sparte après avoir complètement échoué dans leur tentative pour négocier un règlement général du conflit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.91), mais encore les Spartiates ont compris que la zizanie règne désormais dans Athènes parmi les gens du nouveau régime, ils décident de lancer une opération dans le golfe Saronique pour tester de plus près les capacités de résistance athénienne : ils débarquent sur l’île d’Egine et en chassent les colons athéniens ("La flotte péloponnésienne, partie de Las [site archéologique en amont du port militaire spartiate de Gythion, sur la côte nord-ouest du golfe Laconique], contourna le cap [Malée] pour venir mouiller à Epidaure, et un débarquement fut effectué à Egine", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92), parmi lesquels, pour l’anecdote, on trouve peut-être Ariston, Périktioné et leur fils Platon, selon la conjecture exposée dans notre paragraphe sur la paix de Nicias. L’apparition de cette flotte commandée par le Spartiate Hésésandridas dans le golfe Saronique, aux portes du Pirée, provoque une grande inquiétude. Théramène exprime publiquement ses doutes sur la loyauté patriotique de Pisandre et de ses amis : il accuse ces derniers de vouloir introduire les Spartiates dans Athènes pour, avec leur aide, conserver le pouvoir au détriment du peuple athénien et de l’honneur (l’historien Thucydide dit partager cet avis : "Théramène affirma que l’ennemi ne songeait nullement à secourir l’Eubée, mais qu’il voulait prêter main forte aux oligarques qui se retranchaient à Eétionéia, et que si les Athéniens ne prenaient pas immédiatement les précautions voulues ils succomberaient sans avoir eu le temps de réagir. Ce n’était pas là de sa part une pure calomnie, ceux qu’il accusa ainsi envisageait effectivement une solution de ce genre : s’ils avaient pu maintenir le régime oligarchique sans renoncer à l’empire ou du moins sauver la flotte et les remparts d’Athènes en assurant son indépendance ils auraient préféré cette solution-là entre toutes, mais comme cela leur était désormais impossible, plutôt qu’être les premières victimes de la démocratie restaurée ils étaient résolus à introduire l’ennemi dans la cité, à lui livrer la flotte et les murailles pour traiter avec lui et à accepter n’importe quelles conditions pourvu qu’eux-mêmes eussent la vie sauve", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.91). Au même moment, Phrynichos qui vient juste de revenir de Sparte est assassiné. Les versions de cet événement diffèrent selon les auteurs. Selon Thucydide, contemporain de l’événement mais peut-être hors d’Athènes au moment celui-ci se produit (nous avons supposé plus haut que Thucydide défend ses propriétés aurifères de Skaptè-Hylè près de Thassos), les meurtriers sont deux, l’un d’origine argienne est arrêté qui, soumis à la torture, ne livre pas le nom de son complice ni de ses commanditaires ("Phrynichos, au retour de son ambassade à Sparte, fut victime d’une agression préméditée de la part d’un péripole, qui le frappa sur l’agora près de la salle de la Boulè dont il venait de sortir, en pleine foule. Il expira aussitôt, son meurtrier parvint à s’enfuir, mais on arrêta son complice, un Argien qui, soumis à la torture par les Quatre Cents, refusa de donner les noms des instigateurs de ce crime", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92). Selon Lysias, aussi contemporain de l’événement mais, contrairement à Thucydide, présent à Athènes au moment où il se produit (Lysias vient de quitter Thourioi pour se réfugier à Athènes, selon pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Lysias 2 précité), les meurtiers sont effectivement deux, mais l’un nommé "Thrasyboulos" est originaire de Calydon en Etolie et l’autre nommé "Apollodoros" est originaire de Mégare ("Thrasyboulos de Calydon et Apollodoros de Mégare entreprirent de concert d’assassiner Phrynichos. Ils le croisèrent dans une rue, Thrasyboulos le frappa et le renversa, Apollodoros ne le toucha pas. Phrynichos ayant jeté un cri, ils prirent tous deux la fuite", Lysias, Contre Agoratos 71). Le même Lysias dit incidemment que cet Apollodoros de Mégare sera remercié pour son acte par les Athéniens, qui lui cèderont un terrain cultivable confisqué à Pisandre (Lysias, Sur l’olivier sacré 4), il dit encore qu’un décret sera réalisé par les Athéniens pour honorer Thrasyboulos et Apollodoros via leur accès à la citoyenneté athénienne, il ajoute que "quelques individus en corrompant l’auteur du décret ont réussi à inscrire leur nom à leur suite comme bienfaiteurs de la cité" (Lysias, Contre Agoratos 72). Lysias accuse un nommé "Agoratos" d’être l’un de ces faux héros. Cet Agoratos sera un acteur du régime des Trente, puis après la chute de ce régime il passera devant un tribunal où il sera mis en cause précisément par Lysias, dont la plaidoirie Contre Agoratos a traversé les siècles. Le décret mentionné par Lysias a été retrouvé par les archéologues, il est consigné sous la référence 102 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques. Daté de l’archontat de Glaucippos en -410/-409, il porte les noms de Thrasyboulos et d’Apollodoros, et aussi le nom d’Agoratos, parmi les auteurs se trouvent Erasinidès, futur stratège aux Arginuses, et Dioclès, futur membre des Trente, qu’Agoratos a probablement payé sous la table afin que son nom soit inscrit à la suite de Thrasyboulos et Apollodoros ("Il a plu à la Boulè et au peuple, la tribu Hippothontide exerçant la prytanie, Lobon étant secrétaire, Philistidès étant prytane, Glaucippos étant archonte, Erasinidès a fait la proposition : que Thrasyboulos soit loué pour sa vertu et sa bonne conduite envers les Athéniens, qu’il reçoive une couronne d’or d’une valeur de mille drachmes en remerciement de ce qu’il a accompli pour la cité et pour le peuple athénien, que les hellénotames en fournissent la somme et que le héraut de Dionysos  proclame lors du concours la raison de ce couronnement. Dioclès a fait la proposition, en accord avec la Boulè : que Thrasyboulos soit naturalisé Athénien et qu’il soit inscrit dans la tribu et la phratrie de son choix, que le présent décret du peuple envers Thrasyboulos soit appliqué et qu’il puisse obtenir des Athéniens tous les autres privilèges en retour de sa conduite bienfaitrice à l’égard du peuple athénien, que le secrétaire de la Boulè inscrive le présent décret, que cinq membres choisis dans la Boulè décident des présents que recevront Thrasyboulos et les autres bienfaiteurs du peuple athénien [texte manque], Agoratos, Comon, [texte manque] Simon et Philinos, que le secrétaire de la Boulè inscrive leurs noms comme bienfaiteurs sur une stèle de pierre, qu’ils aient les mêmes droits fonciers que les Athéniens, que quand ils seront installés dans Athènes les bouleutes et les prytanes en fonction garantissent qu’ils ne subiront aucun tort, que la stèle soit présentée à l’Ekklesia par ses créateurs, que les hellénotames en fournissent les fonds, que tout point supplémentaire soit débattu puis proposé à l’Ekklesia par la Boulè. Eudicos a fait la proposition, en complément de la proposition de Dioclès, à propos de ceux qui ont corrompu le vote pour favoriser Apollodoros : que la Boulè délibère lors de sa prochaine cession en salle et propose un décret pour punir les corrupteurs et les envoyer devant le tribunal selon son désir, que les bouleutes disent en séance tout ce qu’ils savent, ainsi que toute personne qui aurait des informations, que tout particulier qui le souhaite [texte manque]", Inscriptions grecques I/3 102). En tous cas la disparition de Phrynichos ne provoque aucune indignation dans le corps social athénien, au contraire le sombre Critias obtient son premier succès public en réclamant que la dépouille du défunt soit privée de sépulture en Attique, sa proposition est finalement adoptée, le corps de Phrynichos est livré aux charognards ("Phrynichos ayant été assassiné pendant la nuit près de la fontaine des Saules par Apollodoros et Thrasyboulos, ceux-ci furent arrêtés et emprisonnés par les amis de Phrynichos, mais le peuple informé les libéra, enquêta en recourant à la torture, et après examen conclut que Phrynichos avait trahi l’Etat et que ses meurtriers avaient été injustement privés de leur liberté. En conséquence, sur la proposition de Critias, le peuple décréta qu’on punirait le cadavre : Phrynichos ayant été jugé traître, il ne devait pas être enseveli dans le pays, ses os devaient être retirés de terre et jetés hors de l’Attique, afin de purifier tout le territoire d’Athènes des restes de celui qui l’avait trahie. On décréta aussi que, Phrynichos ayant été condamné, ceux qui tentaient de le justifier devaient être condamnés pareillement, considérant qu’on ne doit pas aider ceux qui oublient la collectivité, et qu’un traître et ses défenseurs sont responsables au même niveau de nuisance contre l’Etat. C’est en détestant à ce point les malfaiteurs, et en portant contre eux de tels décrets, que nos ancêtres se prémunirent des dangers. Greffier, prends et lis ce décret. (lecture) Vous entendez, ô citoyens, ce décret. Ensuite on déterra les ossements du traître, on les jeta hors de l’Attique, ceux qui avaient pris sa défense, Aristarchos et Alexiclès, furent condamnés à mort et exécutés, on refusa pareillement qu’ils fussent enterrés dans le pays", Lycurgue, Contre Léocratès 112-115). Enhardis par le manque de réactivité de Pisandre, Théramène et Aristocratès redoublent leurs attaques ("Ce meurtre [de Phrynichos] n’ayant provoqué aucune réaction de la part des autorités, Théramène s’enhardit et, en accord avec Aristocratès et ceux qui parmi les Quatre Cents et les autres citoyens partageaient ses vues, il décida de passer à l’action", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92). Aristocratès lance ses hommes à l’assaut de la forteresse d’Eétionéia et en prend le contrôle ("Les hoplites travaillant aux fortifications d’Eétionéia au Pirée, parmi lesquels se trouvait le taxiarque Aristocratès à la tête des hommes de sa tribu, se saisirent d’Alexiclès, qui était un des stratèges du nouveau régime et l’un des plus actifs militants du parti oligarchique, et le conduisirent dans une maison où ils l’enfermèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92 ; "Aristocratès fils de Skélias […], après avoir accompli beaucoup de belles actions dans la guerre contre les Spartiates, détruisit Eétionéia, où les Spartiates allaient être reçus par les partisans de Critias [erreur grossière de Démosthène, orateur très postérieur aux faits, ou d’un de ses copistes : l’opportuniste Critias à ce moment est du côté d’Aristocratès contre les derniers partisans du régime retranchés dans le bunker d’Eétionéia, et non pas du côté de ces assiégés contre Aristocratès], abattit le fort, ramena le peuple, s’exposant à des dangers qui ne peuvent pas être comparés au nôtre car il faillit y succomber, et il mit ainsi un terme à la conspiration fomentée contre vous", Démosthène, Contre Théocrine 67). Théramène revendiquera cet acte comme une gloire personnelle lors de son procès en -404 ("Les Spartiates ne nous laissaient aucune relâche [c’est Théramène qui parle, devant ses juges], et les stratèges Aristotélès, Mélanthios, Aristarchos et leur parti, construisaient ouvertement sur la jetée un fort dans lequel ils voulaient introduire l’ennemi, pour placer la cité sous leur domination. Je me suis aperçu de leur dessein et que je m’y suis opposé : était-ce là l’acte d’un homme qui trahit ses amis ?", Xénophon, Helléniques, II, 3.46). Pisandre et ses amis, Aristarchos en tête, ordonnent la fin de la mutinerie ("Aristarchos et les autres hommes de la faction adverse manifestèrent sincèrement leur colère", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92), en vain : les hoplites du Pirée demandent la destruction de la forteresse d’Eétionéia, Théramène les approuve, de même que les habitants du Pirée qui les rejoignent ("Mais la plupart des hoplites persévérèrent dans leur entreprise sans témoigner le moindre repentir. Ils demandèrent à Théramène s’il pensait que la construction de la forteresse d’Eétionéia relevait d’une bonne intention ou s’il ne valait pas plutôt la détruire, celui-ci répondit que si eux-mêmes estimaient qu’il fallait l’abattre il les approuvait. Aussitôt, les hoplites auxquels se joignirent beaucoup de gens du Pirée montèrent sur le rempart et commencèrent à le démolir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92). Le lendemain de ce jour tendu, Pisandre et ses amis tentent la méthode douce : ils approchent les mutins pour leur tenir le même discours d’apaisement que les émissaires envoyés vers Samos ont tenu précédemment à l’armée de Thrasybule ("Le lendemain, les Quatre Cents, malgré la confusion qui régnait maintenant parmi eux, s’assemblèrent dans la salle de la Boulè. Les hoplites du Pirée, après avoir relâché Alexiclès et rasé le mur d’Eétionéia, […] décidèrent de se transporter à Athènes et se mirent aussitôt en route. Ils gagnèrent le sanctuaire d’Anakeaion [dédié aux Dioscures], où ils firent halte. Quelques citoyens envoyés par les Quatre Cents vinrent les y trouver. Ils s’entretinrent individuellement avec eux et engagèrent ceux qui leur paraissaient les plus raisonnables à rester tranquilles et à retenir leurs camarades. Ils leur dirent qu’on allait publier la liste des cinq mille citoyens, qui fixeraient les conditions dans lesquelles les Quatre Cents seraient choisis à tour de rôle parmi eux, et en attendant ils les incitèrent à ne rien tenter qui pût affaiblir la cité et la mettre à la merci de l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.93). Les rebelles se laissent convaincre, et un rendez-vous est pris pour restaurer la concorde civile ("L’ensemble de la troupe commença à manifester des dispositions plus conciliantes. Les hommes s’inquiétaient avant tout du sort de l’Etat, ils acceptèrent donc qu’on fixât un jour pour tenir une assemblée dans le théâtre de Dionysos et rétablir ainsi la concorde parmi les citoyens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.93). Malheureusement pour Pisandre et ses amis, c’est à ce moment que la flotte péloponnésienne d’Hégésandridas se remet en mouvement. En la voyant passer devant le port du Pirée, les Athéniens se disent qu’elle est dirigée contre leur cité ("Alors que l’assemblée prévue était sur le point de se réunir, on apprit que les quarante-deux navires d’Hégésandridas quittant Mégare avançaient le long de la côte de Salamine. Tout le monde pensa alors que les avertissements de Théramène et de ses amis se trouvaient ainsi confirmés, que la flotte se dirigeait vers la forteresse d’Eétionéia et qu’on avait donc eu raison de la détruire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.94). Dans un nouveau sursaut patriotique, ils oublient momentanément leur lutte contre Pisandre et ses amis pour se diriger en masse vers la côte afin de se défendre ("Les Athéniens coururent aussitôt en masse au Pirée, estimant qu’au moment où les forces ennemies, cessant de se tenir à distance, se présentaient devant le port, on devait penser à la guerre étrangère avant la guerre civile. Pendant que les uns montaient à bord des navires déjà à flot ou tiraient à la mer ceux qui étaient sur cale, d’autres allèrent garnir les remparts ou se poster à l’entrée de la rade", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.94). Mais la flotte ennemie passe sans s’arrêter, contourne la pointe de l’Attique et se dirige vers l’île d’Eubée ("Mais la flotte péloponnésienne, après être passé devant Le Pirée, doubla le cap Sounion et alla mouiller entre Thorikos et Prasiai. Elle gagna ensuite Oropos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.95). Un instant soulagés, les Athéniens réfléchissent cependant très vite que cet itinéraire emprunté par l’ennemi n’augure pas des bonnes nouvelles : les Spartiates n’ont peut-être l’intention d’envahir tout de suite Athènes, mais ils ont décidé manifestement d’aider les Eubéens à se soulever, ce qui est une catastrophe sur le plan alimentaire puisque depuis l’occupation de Décélie par Agis II et la coupure des routes de l’Egypte et du Pont/mer Noire les plaines eubéennes sont la dernière source d’importation de blé ("Les Athéniens voulurent alors, sans perdre un instant, envoyer des secours pour défendre la plus importante de leurs possessions, car depuis que l’Attique se trouvait aux mains de l’ennemi l’Eubée était tout pour eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.95). Une flotte est constituée à la hâte et placée sous le commandement d’un nommé "Thymocharès", qui part mouiller à Erétrie désertée par ses habitants ("[Les Athéniens] envoyèrent à Erétrie des navires commandés par le stratège Thymocharès, qui disposa ainsi, avec ceux qui étaient déjà en Eubée, d’une flotte de trente-six navires. […] Les matelots allèrent chercher des vivres pour leur déjeuner dans les maisons situées à l’extrémité de la ville car ils ne trouvèrent rien à acheter sur l’agora, que les marchands avaient intentionnellement désertée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.95). Les Erétriens signalent à Hégésandridas qu’il doit attaquer, profitant que les Athéniens sont encore à terre ("D’Erétrie, on avertit par un signal les Péloponnésiens à Oropos que le moment d’appareiller était venu. Ce fut donc dans cet état d’impréparation que les Athéniens durent lever l’ancre et livrer bataille devant le port d’Erétrie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.95). La bataille tourne rapidement à l’avantage du Spartiate ("Après avoir réussi à tenir pendant un moment, [les Athéniens] prirent finalement la fuite et l’ennemi les poursuivit jusqu’au rivage. Quelques-uns cherchèrent asile à Erétrie, croyant y trouver une population amie : ce furent ceux-là qui subirent le sort le plus lamentable, car les Erétriens les massacrèrent. […] Les Péloponnésiens, après avoir pris vingt-deux navires athéniens dont ils massacrèrent ou capturèrent les équipages, dressèrent un trophée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.95). Cette déroute totale athénienne est suivie par la sécession générale de toutes les cités de l’île, qui avec Erétrie se rangent ouvertement du côté de Sparte ("Peu après, les Spartiates entraînèrent dans la révolte l’Eubée tout entière, à l’exception d’Oréos qu’occupaient les Athéniens. Ils procédèrent alors dans l’île à une réorganisation générale", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.95). Un tel événement ne peut pas rester sans conséquences. Dans Athènes, les lamentations et l’effroi sont à leur comble, supérieurs mêmes à ceux qui ont suivi le désastre de Sicile fin -413 ("La nouvelle de ce qui venait de se passer provoqua à Athènes une panique sans précédent. Ni le désastre de Sicile, si terrible qu’il parut à l’époque, ni aucune autre défaite, n’avaient encore causé un pareil effroi. L’armée de Samos s’étant rebellée, il ne restait aux Athéniens ni navires ni équipages en réserve, la discorde régnait dans la cité et la guerre civile pouvait éclater à tout instant, et voilà qu’avec ce nouveau désastre ils perdaient une flotte et, pire que tout, l’Eubée qui leur était plus précieuse que l’Attique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.96). Les Athéniens, se réunissant spontanément sur la Pnyx, s’instaurent de facto nouvelle Ekklesia légitime sous le nom de "Cinq Mille", en référence au corps de cinq mille citoyens promis par les Quatre Cents mais qui n’a jamais été élu ni désigné, et commencent par décréter l’abolition du régime des Quatre Cents ("A la nouvelle du désastre, les Athéniens […] décidèrent de se réunir en une première assemblée sur la Pnyx, où on avait coutume de se réunir antérieurement. Après avoir déposé les Quatre Cents, cette assemblée décida de remettre le pouvoir aux Cinq Mille, corps qui devait être composé de tous les citoyens capables de payer un équipement d’hoplite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.97). On suit la proposition d’un nommé "Démophantos" : on tire au sort une nouvelle Boulè, et on décrète que quiconque œuvre au renversement de la démocratie parlementaire rétablie sera désormais considéré comme hors-la-loi et son meurtrier sera considéré saint ("Lis-moi la loi écrite sur la stèle. “Il a plu à la Boulè et au peuple, la tribu Aiantide exerçant la prytanie, Kléogénès étant secrétaire, Boéthos étant épistate, Démophantos a fait la proposition : quiconque renversera la démocratie athénienne ou quiconque exercera une magistrature après son renversement, sera déclaré ennemi public, il sera tué impunément, ses biens seront confisqués, le dixième sera dédié à la déesse [Athéna], celui qui l’aura tué et celui qui aura participé au meurtre resteront purs, tous les Athéniens jureront par tribus et par dèmes de le tuer après avoir accompli les sacrifices appropriés, en prononçant le serment suivant : « Par parole, par action, par vote, de mon bras, si je peux, je tuerai celui qui exercera une magistrature après l’instauration de la tyrannie, qui tentera de l’accaparer ou qui aidera à l’établir, je considérerai son meurtrier pur devant les dieux et les génies car il aura tué un ennemi public, je lui donnerai la moitié des biens du mort sans le léser, si un citoyen périt au moment de tuer ce traitre ou en essayant de le tuer, j’honorerai sa mémoire et ses enfants comme nous honorons Harmodios et Aristogiton et leur postérité, le présent serment annule et efface tous ceux militaires ou civils qui existent dans Athènes visant au renversement de la démocratie athénienne », tous les Athéniens prononceront ce serment sous ces termes lors du sacrifice solennel avant les Dionysies, on demandera aux dieux d’apporter toutes les prospérités à celui qui respectera son serment, on attirera la malédiction sur celui qui ne le respectera pas et sur toute sa famille”", Andocide, Sur les Mystères 96-98 ; ce décret de Démophantos semble un complément du décret de Cannonos rapporté par Xénophon, Helléniques, I, 7.20, et évoqué incidemment par Aristophane, L’assemblée des femmes 1089, qui promet la même condamnation, mort infâmante, confiscation de biens dont le dixième est dédié à Athéna, contre tout citoyen lésant la cité).


L’épuration commence. Très sélective et très limitée, pour la raison que nous avons expliquée en début du présent alinéa : les responsabilités ayant été collectives dans l’oignon-dictature des Quatre Cents, la culpabilité est collective. Et chaque Athénien refuse de porter cette culpabilité. Alors chaque Athénien cible ses attaques vers ses compatriotes les plus visiblement compromis, afin de détourner les regards d’autrui vers eux plutôt que vers lui-même, il se dépêche d’accuser pour ne pas être accusé, il tond des femmes et lynche des hommes pour ne pas être lui-même lynché ou tondu. Pisandre part se réfugier à Décélie auprès d’Agis II ("Dès les premiers jours de cette contre-révolution, Pisandre et Alexiclès, ainsi que leurs amis et tous les membres les plus actifs du parti oligarchique, allèrent se réfugier à Décélie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.98). On ignore ce qu’il devient ensuite. Au paragraphe 98 livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide dit qu’il s’enfuit avec un nommé "Alexiclès", or l’orateur athénien Lycurgue au IVème siècle av. J.-C. nous apprend incidemment au paragraphe 115 de son discours Contre Léocratès que cet Alexiclès est finalement arrêté et exécuté : peut-être que Pisandre subit le même sort ? En tous cas, on subodore qu’il ne reviendra jamais à Athènes puisque, nous l’avons dit, ses biens sont confisqués, l’un de ses terrains est offert à Apollodoros le co-meurtrier de Phrynichos, qui le revendra à un tiers juste avant l’instauration du régime des Trente en -404, et ce dernier le revendra à son tour à un autre acheteur après -403 qui sera accusé d’en avoir arraché un olivier sacré, conduit au tribunal pour cette raison, et défendu par Lysias qui écrira sa défense (conservée jusqu’à aujourd’hui sous le titre "Sur l’olivier sacré" car on ignore le nom de ce nouveau propriétaire accusé et les noms de ses accusateurs : "Le terrain en question appartenait à Pisandre. Quand les biens de celui-ci furent confisqués, le peuple l’offrit à Apollodoros de Mégare, qui le cultiva un temps. Peu avant les Trente, Anticlès le lui acheta et l’afferma. Quand la paix fut rétablie, je l’achetai moi-même à Anticlès", Lysias, Sur l’olivier sacré 4). Aristarchos s’enfuit avec une petite troupe chez les Béotiens, auxquels il livre la forteresse d’Oinoè en guise de passeport ("Aristarchos partit hâtivement en direction d’Oinoè. Comme il exerçait les fonctions de stratège, il parvint à emmener avec lui un certain nombre d’archers, pris parmi les barbares les moins hellénisés. Oinoé était une forteresse athénienne édifiée à la frontière de la Béotie, à ce moment-là assiégée par des volontaires corinthiens qui avaient entrepris cette opération avec l’aide des Béotiens après que la garnison d’Oinoè eût anéanti un détachement de troupes corinthiennes revenant de Décélie. S’étant mis d’accord avec les assiégeants, Aristarchos trompa les défenseurs de la place en leur disant que leurs concitoyens avaient conclu un armistice avec les Spartiates et que dans cette convention une clause stipulait qu’Oinoè devait être livrée aux Béotiens. La garnison le crut sur parole, parce qu’il était stratège et qu’étant assiégée elle ne savait rien de ce qui s’était passé, elle évacua donc la forteresse après avoir capitulé. Voilà comment Oinoè tomba aux mains des Béotiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.98). A une date inconnue, il sera arrêté et jugé dans un procès régulier ("Aristarchos, après avoir d’abord aboli la démocratie et livré Oinoè à vos ennemis les Thébains [c’est l’Alcméonide Euryptolèmos qui en -406 s’adresse à l’Ekklesia athénienne], a obtenu de vous toute une journée pour pouvoir se défendre comme il le souhaitait", Xénophon, Helléniques I, 7.28). On ignore aussi ce qu’il devient par la suite. Selon Lycurgue (Contre Léocratès 115), il est exécuté avec Alexiclès. Antiphon quant à lui ne se dérobe pas. Il est vite arrêté et jugé. Sa défense est louée par l’historien Thucydide (qui a été peut-être son élève, comme nous l’avons dit précédemment : "Après le rétablissement de la démocratie, les Quatre Cents furent traités sans ménagement par le peuple qui venait de les renverser et comparurent devant les juges, [Antiphon] fut condamné à mort pour la part qu’il avait prise à l’instauration de leur régime, et il présenta la plus belle défense qui eût jamais été prononcée jusqu’à aujourd’hui", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.68), autant que par le tragédien Agathon ("L’homme possédant une grande âme s’inquiète davantage de l’opinion isolée d’un individu honnête que de celle collective des gens vulgaires. Tel est le propos qu’Antiphon, quand il fut condamné, adressa à Agathon qui le complimentait sur sa défense", Aristote, Ethique à Eudème 1232b). Il est condamné à boire la ciguë, avec Archéptolémos fils d’Hippodamos jugé en même temps que lui ("Quand les Quatre Cents furent renversés, [Antiphon] fut accusé en même temps qu’Archéptolémos, l’un d’entre eux, et fut condamné à la punition des traîtres. Son corps fut laissé sans sépulture, et lui et toute sa postérité furent frappés d’infamie", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 5). Lysias dit que Théramène a été l’un des plus ardents accusateurs des deux hommes ("Puis, toujours pour paraître fidèle au peuple, [Théramène] accusa Antiphon et Archéptolémos ses amis intimes et les fit condamner à mort. Autrement dit, après vous avoir asservis pour signifier son attachement à ses amis, il a poussé la perfidie jusqu’à perdre ses amis pour vous témoigner son prétendu dévouement", Lysias, Contre Eratosthène 67). Le texte officiel de cette double condamnation à mort a été conservé par Cécilius de Calacte cité par pseudo-Plutarque, qui précise que les dépouilles d’Antiphon et d’Archéptolémos, comme celle de Phrynichos peu de temps auparavant, sont privées de sépulture et livrées aux charognards ("Cécilius nous a conservé le décret condamnant Antiphon. En voici les termes : “Le vingt-et-unième jour de la prytanie, Démonicos d’Alopèke étant secrétaire, Philostrate de Pallènè étant épistate, après avoir entendu les conclusions sur Archéptolémos, Onomaclès et Antiphon qui selon la déclaration des magistrats ont été en ambassade à Sparte contre les intérêts de la cité, ont quitté leur camp pour s’embarquer sur un navire ennemi et se sont rendus par voie de terre à Décélie, la Boulè a ordonné que ceux-ci soient arrêtés et condamnés à la punition qu’ils méritent, que les préteurs les présenteront au tribunal avec dix bouleutes de leur choix pour se prononcer sur les faits allégués au procès, que les thesmothètes le lendemain les conduiront devant les juges qui auront été choisis, que les orateurs qu’on aura nommés les accuseront du crime de trahison conjointement avec les préteurs et tous ceux qui voudront s’associer aux accusateurs, et que quand la sentence aura été prononcée ceux qui auront été déclarés coupables subiront la peine réservée aux traitres par la loi”. Au bas de ce décret se trouve le verdict qui les déclare coupables de trahison : “Archéptolémos fils d’Hippodamos du dème d’Agrylèthen et Antiphon fils de Sophilos du dème de Rhamnonte ici présents ont été condamnés à être livrés aux Onze, leurs biens seront confisqués, le dixième en sera consacré à Athéna, leurs maisons seront rasées, et le sol qu’elles occupaient sera entouré de bornes sur l’une desquelles sera gravée cette inscription : « Aux traîtres Archéptolémos et Antiphon, livrées au président du dème ["Arceptolšmou kaˆ Antifîntoj to‹n prosÒtain, de dhm£rcw ¢pofÁnai"] », il sera défendu de leur donner une sépulture dans Athènes ni dans tout autre domaine public. Ils sont déclarés infâmes avec toute leur postérité légitime et illégitime, et quiconque adoptera un de leurs enfants sera lui-même frappé d’infamie. Cette sentence sera gravée sur une colonne de bronze, où seront aussi inscrits les décrets contre Phrynichos”", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 7). Mnèsilochos, élu archonte éponyme et entré en fonction en juillet -411, est destitué et remplacé dès la chute du régime en septembre -411 par un nommé "Théopompos" pour le reste du mandat ("Mnèsilochos fut archonte pendant deux mois. Puis Théopompos le remplaça pour les dix mois restants", Aristote, Constitution d’Athènes 33 ; "[Antiphon] mourut sous l’archontat de Théopompos après l’abolition des Quatre Cents", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 6). Eratosthène s’enfuit vers l’Hellespont, il reviendra à Athènes on-ne-sait-quand intriguer pour y installer la dictature des Trente en -404 ("Sous la domination des Quatre Cents, après avoir établi l’oligarchie dans son camp, [Eratosthène] a abandonné la trière qu’il commandait et s’est enfui de l’Hellespont avec Iatrokleos et d’autres dont les noms n’ont pas d’importance ici. De retour à Athènes, il a intrigué contre les partisans de la démocratie", Lysias, Contre Eratosthène 42). Aristotélès, qui a participé à l’édification de la forteresse d’Eétionéia avec Aristarchos (selon Théramène cité par Xénophon, Helléniques, II, 3.46) est banni : on le retrouvera en -404 ainsi qualifié, "banni/fug£j", participant à l’ambassade envoyée par le Spartiate Lysandre vers les Athéniens pour négocier leur capitulation (selon Xénophon, Helléniques, II, 2.17), prélude à l’instauration du régime des Trente, dont il sera un des membres. Chariclès est banni également ("Chariclès […] a voulu se soumettre aux ennemis de sa cité afin de dominer ses concitoyens, et, inactif pendant son exil, il a cherché à nuire à sa cité dès son retour : où trouver un ami plus perfide, un ennemi plus méprisable ?", Isocrate, Sur l’attelage 42). La majorité des autres Athéniens, malgré leur participation active ou passive dans le régime des Quatre Cents, ne sont pas inquiétés. Le décret de Démophantos n’est pas rétroactif, et il vise seulement les individus dont la compromission a été médiatique et durable : les Athéniens ordinaires, petits fonctionnaires zélés ayant prudemment préservé leur anonymat, ou les cothurnes publiques qui ont habilement inversé leur diplomatie au moment adéquat, tel Théramène, sont absous. Un mutisme collectif s’installe tacitement, sur le mode : "Oublions que nous nous sommes comportés mutuellement comme des salauds pendant quelques mois, oublions que nous avons trahi, dénoncé, trompé, menti, tournons la page, retroussons nos manches et regardons l’avenir, diluons notre culpabilité individuelle en construisant une nouvelle ère de prospérité collective, une nouvelle paix de Trente Ans". Cela transparaît nettement dans une affaire traitée par Lysias après la chute du régime. Polystratos a été l’un des trente bouleutes qui ont voté l’installation des Quatre Cents au printemps -411. Après la chute des Quatre Cents à l’automne -411, il est arrêté et conduit au tribunal. Son fils sollicite les services de l’avocat Lysias, qui lui écrit un discours de défense ayant survécu jusqu’à aujourd’hui sous le titre "Pour Polystratos". Ce discours est très ambigu, car le fils qui le récite lors du procès avoue que des zones sombres existent dans la biographie de son père Polystratos, il s’attarde sur certains points pour essayer d’en estomper d’autres évoqués très rapidement, comme si ces autres points sombres étaient bien connus de l’assistance et du jury, et étaient si gênants que mieux vaut ne pas les développer parce qu’ils ne sont pas au bénéfice de l’accusé… et parce qu’ils sont aussi très embarrassants pour les membres de l’assistance et du jury. On voit déjà dans ce discours toutes les techniques utilisées au XXème siècle par les accusés lors des procès d’épuration après chaque effondrement de dictature, la technique je-te-prends-pour-un-couillon du : "Je reconnais que j’étais avec eux, mais c’était pour contenir leurs excès !" ("Quand vous avez décidé de confier les affaires à cinq mille citoyens, [Polystratos] comme bouleute proposa d’en élever le nombre à neuf mille, et pour ne peiner personne il inscrivit tous ceux qui le voulait […]. Je pose la question : est-ce détruire la démocratie que multiplier le nombre des participants à l’administration publique ?", Lysias, Pour Polystratos 13), la technique Calimero du : "Je mérite une atténuation de peine parce que j’ai le courage de m’exposer à votre jugement, contrairement à mes anciens collègues qui se sont enfuis !" ("Les plus coupables se condamnent eux-mêmes en s’échappant pour éviter la punition. Les autres qui le sont moins se mettent à l’écart par crainte des juges et des accusateurs, ils s’enrôlent dans l’armée pour apaiser leurs compatriotes ou pour les gagner. Polystratos quant à lui, parce qu’il n’a rien à se reprocher à votre égard, n’a pas craint de s’offrir de son plein gré à votre tribunal, alors que les événements encore récents étaient présents à votre mémoire et qu’il était facile de l’accuser, il a paru devant vous appuyé sur son innocence et sur sa cause irréprochable", Lysias, Pour Polystratos 21-22), la technique pertinente du : "Certains sont acquittés avant même de passer à la barre parce qu’ils ont acheté leurs juges, alors que moi je suis condamné d’avance parce que je ne possède plus rien !" ("On voit des hommes déclarés coupables selon la loi obtenir leur grâce par certains hommes attachés à votre intérêt, on voit aussi des vrais coupables déclarés innocents après avoir corrompu leurs accusateurs : comment pourrait-on dans ces conditions être jugés sans une injustice criante ?", Lysias, Pour Polystratos 15), la technique absolument justifée du : "Chacun de vous qui me jugez avez souillé votre honneur hier en profitant silencieusement du régime que vous visez aujourd’hui à travers moi, et vous me condamnez en clamant que vous n’en avez pas profité précisément pour essayer de racheter votre honneur !" ("On reproche aux Quatre Cents leur perversité, mais vous-mêmes soumis à leur influence vous avez accepté de réduire à cinq mille le nombre des citoyens : si tous ensemble vous avez été séduits par les Quatre Cents, comment un homme seul qui était un des leurs pouvait-il ne pas l’être ?", Lysias, Pour Polystratos 16). On s’interroge aussi sur la position de Lysias. Est-il d’accord avec le discours qu’il écrit pour son client ? Si oui, cela signifie qu’il partage le point de vue des Quatre Cents déchus, il est comme Sophocle : il estime que ce régime ne comptait pas exclusivement des membres pourris et des mauvaises intentions, qu’on ne doit pas le juger tout en bloc, qu’on ne doit pas focaliser l’attention sur les résultats finaux en oubliant les bonnes volontés initiales, qu’on doit pardonner les fourvoiements… parce que lui-même s’est fourvoyé, parce que lui-même a sa part de responsabilité dans les résultats finaux désastreux, parce que lui-même ne veut pas s’avouer en son for intérieur avoir manqué de clairvoyance (avoir été un naïf, au mieux) ou avoir calculé sciemment ses avantages (avoir été un complice, au pire) en se livrant corps et âme à des pourris animés de mauvaises intentions. Ou Lysias n’est-il pas d’accord, écrit-il ce discours simplement parce que son client le paie ? Si oui, cela signifie que Lysias est un technicien froid et corruptible, un spécialiste du Logos qui se prostitue en livrant ses talents à quiconque le rémunère, autrement dit la démocratie restaurée est vraiment malade puisqu’en elle tout principe transcendant a disparu, remplacé par l’intérêt le plus bas et le plus égoïste. Dans les deux cas, on voit que l’abolition du bref régime des Quatre Cents, derrière les auto-célébrations bruyantes, les embrassades officielles et quelques ultimes succès tapageurs que nous détaillerons dans notre prochain alinéa, ne résoud rien au fond. L’artefact le plus révélateur de cette période, sur lequel nous reviendrons dans notre paragraphe conclusif, est La République de Platon. Le dialogue rapporté dans ce livre est censé se dérouler vers -430 (puisqu’il inclut les fils de Périclès morts de la typhoïde en -429), mais sa mise par écrit par Platon est certainement plus tardive, elle date d’environ -409 puisque le paragraphe 368a contient une allusion à la bataille de Mégare gagnée par Athènes cette année-là, à laquelle participe Adimante le frère (ou demi-frère, selon notre hypothèse exposée précédemment) de Platon. Quand Platon, âgé d’environ vingt ans, commence à écrire ce dialogue vers -409, les politiciens et les intellectuels de son milieu privilégié s’interrogent effectivement sur le régime politique idéal, sur le mode : "Pourquoi la démocratie athénienne a-t-elle foiré ? Pourquoi a-t-elle sombré dans le régime des Quatre Cents ? Quelles corrections doit-on lui apporter pour la sauver ?". La République, à partir des questions posées par Socrate dès -430, et reposées de façon pressante par le même Socrate vers -409, après l’abolition du régime des Quatre Cents et l’épuration feutrée qui s’ensuit, répond à ces questions en inventant une démocratique encore plus totalitaire que le régime des Quatre Cents, un régime proto-communiste qui se concrétisera quelques années plus tard dans le régime des Trente, dont les actes seront encore plus radicaux, sanglants, culpabilisants pour chaque citoyen, insolubles, au point que Platon après la chute de ce régime se sentira obligé de réécrire, compléter, détailler, développer La République jusqu’à sa mort.

  

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