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Guerre32

-414 à -404 : La troisième guerre du Péloponnèse

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Leffondrement

Les Quatre Cents

La chute

Le nouveau régime démocratique qui vient de s’installer, sans chef, autogéré par les cinq mille citoyens qui le constituent, d’où sous appellation commode de "régime des Cinq Mille", est loué par Thucydide ("Il semble que jamais, de mon temps du moins, les Athéniens ne furent mieux gouvernés qu’au cours des premiers temps de ce régime, qui sut combiner habilement démocratie et oligarchie. C’est cela qui permit d’abord à la cité de surmonter la crise qu’elle traversait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.97) et par Aristote ("Les Athéniens semblent avoir été bien gouvernés à ce moment, puisqu’on était en état de guerre et que le pouvoir politique appartenaient aux hoplites", Aristote, Constitution des Athéniens 33) comme salvateur pour la cité athénienne. Il rompt avec le régime des Quatre Cents en apaisant la tension avec les soldats de Samos, qu’il invite à participer au redressement général, mais en même temps il le prolonge en maintenant la non-rémunération des services publics instaurée par les Quatre Cents, il renforce même cette disposition en décrétant que quiconque proposera de rémunérer à nouveau la leitourgia/liturgie sera désormais condamné ("[Les Cinq Mille] décrétèrent en outre qu’aucune magistrature ne serait rémunérée, toute infraction à cette règle devant entraîner la malédiction du coupable", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.97). Mais le jugement positif de Thucydide sur les Cinq Mille n’est peut-être pas neutre. Thucydide, contrairement à Aristote, est un contemporain des faits, et nous avons vu dans notre précédent alinéa qu’il a été impacté nécessairement par les bouleversements à Thassos, juste à côté de ses propriétés minières de Skaptè-Hylè, peut-être même qu’il a participé directement au renversement de la démocratie à Thassos sous le régime des Quatre Cents, que nous avons raconté. Nous savons par ailleurs, selon Plutarque, que Thucydide mourra on-ne-sait-quand à la fin du Vème siècle av. J.-C. ou au début du IVème siècle av. J.-C., avant ou après les Trente, en tous cas avant d’avoir achevé son œuvre La guerre du Péloponnèse qui s’interrompt abruptement en plein milieu du récit des événements suivant la bataille de Kynos Séma à l’automne -411, assassiné sur ses terres de Skaptè-Hylè ("Thucydide l’historien, qui était apparenté à Cimon, dit que son père s’appelait “Oloros”, comme le roi de ce nom son aïeul, et qu’il possédait des mines d’or en Thrace, où on prétend même qu’il mourut assassiné, dans un petit endroit appelé “Skaptè-Hylè”", Plutarque, Vie de Cimon 4), autrement dit Thucydide est peut-être l’un des Cinq Mille, d’où son jugement positif sur ce régime. A-t-il été assassiné justement pour son implication dans ce régime des Cinq Mille, ou pour sa participation aux manigances des Quatre Cents juste avant, par un quelconque petit groupe de démocrates progressistes qui pullulent dans l’Athènes dégénérée de -411 à -404 ?


Les Cinq Mille sont aidés par l’excessive prudence des Spartiates, qui après leur victoire en Eubée n’ont pas profité de leur situation pour débarquer au Pirée ("Une menace plus immédiate que toute autre alarmait les Athéniens : la flotte ennemie, enhardie par sa victoire, n’allait-elle pas faire voile directement sur Le Pirée vide de navires ? On s’attendait à Athènes à la voir surgir d’un moment à l’autre. Et de fait, si les Spartiates avaient été plus audacieux, cela leur eût été facile. En venant jeter l’ancre devant le port ils auraient sans doute aggravé les dissensions dans Athènes, ou simplement en organisant un blocus de la cité ils auraient contraint les Athéniens de Samos à abandonner l’Ionie pour venir avec la flotte au secours de leurs parents et de toute la cité menacée […]. Ils auraient alors été maîtres de l’Hellespont, de l’Ionie, des îles et tous les territoires jusqu’à l’Eubée, c’est-à-dire de la totalité de l’empire athénien. Mais en cette occasion comme en beaucoup d’autres, les Spartiates se montrèrent pour les Athéniens les plus commodes des ennemis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.96). Ils sont surtout aidés par l’évolution des choses en Hellespont, qui ressuscite momentanément l’époque de l’écrasante supériorité tactique navale athénienne, celle du tout début de la deuxième guerre du Péloponnèse (telle qu’on l’a vue à l’œuvre notamment lors des deux batailles de Naupacte conduites par Phormion en -429 : nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse). On se souvient qu’au cours de l’été -411 le Spartiate Cléarque est parti prendre position dans cette région, en réponse à la demande de Pharnabaze le satrape de Phrygie hellespontique l’année précédente, et en vertu du traité entre Perses et Spartiates signé au printemps -411 entre Sparte, Pharnabaze, et Tissapherne le satrape de Lydie. Cléarque a profité du chaos dans Athènes pour s’installer en Chersonèse ("Au cours de l’été [-411], seize navires avaient gagné l’Hellespont, et les Péloponnésiens avaient effectué des débarquements en plusieurs points de la Chersonèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.99). A l’automne -411, le Spartiate Mindaros, qui a pris le commandement des forces coalisées en Ionie en remplacement de son compatriote corrompu Astyochos (nous avons parlé de cela dans notre alinéa précédent), décide de le rejoindre : il quitte Milet et se dirige avec soixante-treize navires vers l’Hellespont ("Mindaros se décida finalement à partir pour l’Hellespont avec soixante-treize navires. L’ordre d’appareiller ne fut donné qu’au dernier moment, pour que les Athéniens de Samos ne fussent pas prévenus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.99). Mais une tempête le contraint à interrompre son voyage et à s’arrêter à Chio ("Assaillie par la tempête, la flotte de Mindaros fut contrainte de relâcher à Icarie, où le mauvais temps la retint pendant cinq ou six jours. Elle aborda ensuite à Chio", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.99). A Samos, l’armée athénienne apprend le départ de cette flotte spartiate : Thrasylos, l’un des deux chefs charismatiques du contingent athénien avec Thrasybule, rassemble des navires et part vers Métymna de Lesbos, d’où il espère pouvoir surveiller les mouvements de l’ennemi ("Quand Thrasylos apprit que Mindaros avait quitté Milet, il quitta immédiatement Samos avec cinquante-cinq navires et se précipita pour que le Spartiate n’arrivât pas avant lui en Hellespont. Informé de la présence de celui-ci à Chio et supposant qu’il y resterait un certain temps, il posta des vigies à Lesbos et sur le continent en face de l’île, pour empêcher la flotte ennemie de partir sans qu’il le sût, et lui-même poussa jusqu’à Méthymna", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.100). Mais quand la tempête se calme, Mindaros réussit à tromper la vigilance de Thrasylos en longeant la côte, et à gagner rapidement la côte asiatique de l’Hellespont ("A Chio, Mindaros et la flotte péloponnésienne passèrent deux jours à se ravitailler et reçurent des gens de l’île trois tessaracostes ["tessarakostÒj", monnaie de valeur inconnue] de Chio par homme. Le troisième jour, ils levèrent l’ancre et s’éloignèrent à grande vitesse. Pour ne pas risquer de rencontrer la flotte athénienne opérant à Erésos [cité de Lesbos, et se trouve Thrasylos], ils évitèrent de s’engager vers la haute mer, et laissant Lesbos sur leur gauche ils firent voile en direction du continent. Ils relâchèrent dans le port de Cartéria sur le territoire de Phocée, où ils déjeunèrent, puis longèrent la côte de Kymé, et arrivèrent pour dîner aux Arginuses en face de Mytilène. Ils repartirent bien avant le jour et parvinrent au port continental d’Armatonte face à Méthymna, où ils déjeunèrent, avant de recommencer à longer la côte à vive allure, passant devant Lecton, Larissa, Hamaxitos et les autres cités de cette région. C’est ainsi qu’ils purent, avant minuit, atteindre Rhoiteion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.101). Le petit contingent athénien amené par Strombichidès à Sestos au printemps -411 (nous renvoyons ici encore à notre alinéa précédent) comprend qu’une grosse escadre ennemie vient d’arriver, prudemment il décide de profiter de la nuit pour évacuer les lieux et prendre la fuite vers la mer Egée ("Les Athéniens qui se trouvaient à Sestos avec dix-huit navires comprirent, en voyant les signaux de leurs vigies et le grand nombre de feux qui s’allumèrent tout-à-coup sur la côte occupée par l’ennemi, qu’une flotte péloponnésienne entrait dans l’Hellespont. Ils appareillèrent cette nuit même, et serrant la côte de Chersonèse ils se dirigèrent vivement vers Eléonte, afin de se trouver en mer ouverte, hors d’atteinte de l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.102). Thrasylos, rejoint par Thrasybule, comprennent aussi de leur côté que les Spartiates en trompant leur surveillance ont été plus rapides et plus malins qu’ils ne l’imaginaient : les deux hommes quittent Lesbos avec toutes leurs forces et prennent la direction de la Chersonèse, où ils se préparent à combattre ("Les Athéniens, trompés par leurs vigies, ne pensaient pas que la flotte péloponnésienne pourraient passer à leur insu au large de Lesbos. […] Quand enfin ils apprirent la nouvelle, ils quittèrent Erésos et se dirigèrent en toute hâte vers l’Hellespont. […] Le lendemain ils arrivèrent devant Eléonte, où ils jetèrent l’ancre. Ils amenèrent les navires qui s’étaient réfugiés à Imbros [ceux du contingent de Strombichidès qui a quitté Sestos nuitamment] et passèrent cinq jours à se préparer au combat", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.103).


1 : Les effectifs penchent du côté des coalisés, qui avancent quatre-vingt-six navires contre seulement soixante-seize navires athéniens. Ces derniers s’engagent en ligne dans l’actuel détroit des Dardanelles, Thrasylos en tête, Thrasybule en queue, tandis que les coalisés descendent à leur rencontre. Quand les deux adversaires sont au même niveau, ils pivotent proue contre proue ("Rangée en colonne, la flotte athénienne se mit à longer la côte en direction de Sestos. Observant ce mouvement, les Péloponnésiens appareillèrent à leur tour d’Abydos. Quand l’action parut imminente, la flotte athénienne forte de soixante-seize navires se déploya en ligne devant la côte de Chersonèse, d’Idacos vers Arriana, et celle des Péloponnésiens, forte de quatre-vingt-six navires, d’Abydos vers Dardanos. Les Syracusains étaient à la droite des Péloponnésiens. Mindaros se trouvait à l’autre aile avec les navires les plus rapides. Chez les Athéniens, Thrasylos était à l’aile gauche et Thrasybule à l’aile droite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.104).


2 : Comme sa ligne est plus étirée puisque ses navires sont plus nombreux, Mindaros conduit ses bâtiments les plus rapides vers le sud au-delà du cap de Kynos Séma ("KÝnoj SÁma", littérallement "le Tombeau du Chien", aujourd’hui le cap de Kilitbahir), pour tenter de couper aux Athéniens la retraite vers la mer Egée. Mais Thrasybule comprend son dessein et se précipite à son tour pour le doubler ("Comme leur aile gauche débordait l’aile droite de l’ennemi, [les Péloponnésiens] voulurent essayer de couper aux Athéniens toute retraite vers la mer ouverte et de les enfoncer au centre, pour les rejeter vers la côte proche. Devinant leur dessein, les Athéniens étirèrent leur ligne du côté où l’ennemi tentait de les envelopper, et ils réussirent à gagner les Péloponnésiens de vitesse, leur aile gauche doublant le cap de Kynos Séma", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.104). La réussite de sa manœuvre le place néanmoins dans une situation périlleuse, car désormais les deux flottes sont coupées en deux, séparées par le cap de Kynos Séma : au nord le gros de la flotte athénienne commandé par Thrasylos attaqué par les coalisés, au sud les navires de Thrasybule attaqués par Mindaros ("Le centre des Athéniens se trouva ainsi affaibli et leurs navires ne forma plus un front continu, ce qui était inévitable à cause de l’infériorité numérique de leur flotte. En outre, le promontoire de Kynos Séma formant un angle aigu, ils ne pouvaient pas voir d’un côté ce qui se passait de l’autre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.104 ; "Thrasybule à l’aile droite, pressé par les navires ennemis devant lui, ne pouvait pas secourir le centre, et Thrasylos à l’aile gauche ne le pouvait pas davantage parce que le cap de Kynos Séma lui masquait la vue, et parce qu’il était confronté aux navires de Syracuse et d’autres cités alliées aussi nombreux que les siens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.105).


3 : Les coalisés ont nettement le dessus contre Thrasylos ("Les Péloponnésiens fondirent sur le centre des Athéniens et rejetèrent leurs navires sur le rivage, où ils débarquèrent à leur suite, remportant ainsi un succès marqué", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.105). Mais leur incapacité collective et le savoir-faire maritime athénien inverse vite le cours des choses. Trop confiants dans leurs premiers succès, ces Péloponnésiens du centre effectivement se dispersent pour poursuivre, chacun de son côté, les navires athéniens en fuite ("Mais les Péloponnésiens, stimulés par leur succès, se mirent à chasser les navires ennemis isolés ici et là, de sorte qu’une partie de leur flotte fut désorganisée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.105). De son côté, après une période de flottement, Thrasybule et les navires qui l’accompagnent réussissent à se regrouper, et, soudain rebroussant chemin, à se créer un passage au milieu des navires de Mindaros qui les séparent du reste de la flotte athénienne ("Thrasybule et ses hommes interrompirent le mouvement qu’ils avaient commencé pour étirer leur ligne. Exécutant une rapide conversion, ils passèrent à la contre-attaque et repoussèrent l’aile gauche ennemie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.105).


4 : Les Péloponnésiens de l’autre côté du Kynos Séma, qui se croyaient déjà vainqueurs, ont la désagréable surprise de voir arriver contre eux cette escadre bien ordonnée de Thrasybule. Au lieu de chercher à se regrouper à leur tour, ils prennent la fuite. Thrasylos, qui était en situation critique, redouble ses efforts contre les Syracusains, qui restent seuls à combattre, avant de prendre aussi la fuite quand ils se rendent compte que les autres coalisés ont quitté les lieux ("Tombant ensuite sur les navires péloponnésiens qui après avoir défait les Athéniens au centre se trouvaient désormais dispersés, [Thrasybule et ses hommes] les bousculèrent et les mirent presque tous en déroute sans même avoir à combattre. Les Syracusains, qui avaient eux aussi commencé à plier devant les navires de Thrasylos, précipitèrent leur fuite quand ils virent la débâcle du reste de la flotte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.105).


Cette éclatante victoire athénienne ("Huit navires de Chio, cinq de Corinthe, deux d’Ambracie, deux de Béotie, un de Leucade, un de Sparte, un de Syracuse et un de Pellènè restèrent aux mains des vainqueurs, qui en avaient eux-mêmes perdu quinze. Après avoir dressé un trophée sur le promontoire de Kynos Séma, recueilli les épaves et accordé à l’ennemi une trêve pour lui rendre ses morts, les Athéniens envoyèrent une trière à Athènes pour annoncer leur victoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.106) arrive juste au bon moment pour le nouveau régime : après la reprise en mains politique contre les Quatre Cents, elle semble inaugurer une reprise en mains militaire contre Sparte, et une reprise économique puisque la route du blé entre le Pont/mer Noire et la mer Egée via l’Hellespont est à nouveau sous contrôle athénien. Elle redonne le moral à toute la population ("Cette victoire survint au moment opportun pour les Athéniens, qui avaient jusque-là redouté la flotte péloponnésienne à cause des petits revers qu’ils avaient subis précédemment et de leur désastre de Sicile. Ils cessèrent désormais de douter d’eux-mêmes et d’éprouver de la considération pour les capacités de l’ennemi sur mer. […] Les Athéniens, si éprouvés par le désastre d’Eubée et les troubles intérieurs, reprirent courage et se dirent que s’ils poursuivaient résolument leur effort ils avaient encore la possibilité de l’emporter", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.106).


Ce spectaculaire et soudain redressement athénien n’arrange pas les affaires d’Alcibiade. Les Athéniens n’ont effectivement pas eu besoin de ses services pour renverser les Quatre Cents, ni pour instaurer le régime des Cinq Mille, ni pour vaincre le Spartiate Mindaros à Kynos Séma. L’ancien exilé voulait rentrer à Athènes comme un héros : il ne peut y rentrer désormais que comme un amnistié ordinaire, entaché du soupçon de double-jeu. Dans notre alinéa précédent, nous l’avons quitté tandis qu’il se dirigeait vers Aspendos après avoir promis aux Athéniens de Samos de hâter l’arrivée de la flotte perse qui y mouillait et obtenir l’aide financière du satrape Tissapherne, en réalité pour mettre de la distance entre eux et lui le temps de voir de quel côté pencherait le sort des batailles : maintenant que les Athéniens ont redressé la tête sans l’aide de Tissapherne, il ne peut évidemment plus leur tenir le même discours. Avec un aplomb qui nous laisse quoi, il débarque donc à Samos peu de temps après la bataille pour affirmer avoir contribué à ce redressement athénien en empêchant la flotte perse de quitter le port d’Aspendos et de s’opposer à celle des Athéniens (alors que lors de son départ, répétons-le avec instance, il a bien déclaré que cette flotte perse était originellement destinée à soutenir les Athéniens : "Vers le même moment, Alcibiade, revenant de Caunos et de Phasélis avec treize navires, arriva à Samos. Il annonça avoir empêché la flotte phénicienne de se joindre aux Péloponnésiens et décidé Tissapherne à entretenir avec les Athéniens des relations plus amicales que dans le passé", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.108 ; en fait, nous l’avons vu dans notre précédent alinéa, cette flotte d’Aspendos a très probablement été redirigée par Darius II vers l’Egypte alors en plein soulèvement, autrement dit Alcibiade n’est nullement responsable de l’absence de cette flotte en mer Egée, et son discours ne relève que de la manipulation, de l’esbroufe, de la vantardise, de la mythomanie). Cette attitude semble satisfaire les Athéniens de Samos, puisqu’ils lui confient une petite escadre avec laquelle il va bientôt participer à la bataille d’Abydos. Heureusement pour lui en effet, la victoire de Kynos Séma n’a pas été totale : les navires des coalisés ont pris la fuite, mais n’ont pas été anéantis, ils se rassemblent rapidement sous l’autorité du Spartiate Hégésandridas, et attaquent à nouveau une petite escadre athénienne croisant dans les parages commandée par Thymocharès, sans résultat positif (ainsi se retrouvent face-à-face le vainqueur et le vaincu de la bataille d’Erétrie qui a provoqué la sécession de toute l’île d’Eubée et la chute du régime des Quatre Cents, comme nous l’avons vu à la fin de notre précédent alinéa : "Quelques jours s’étant écoulés, Thymocharès arriva d’Athènes avec un petit nombre de navires. Aussitôt les Spartiates et les Athéniens se livrèrent un combat naval : les Spartiates conduits par Hégésandridas furent vainqueurs", Xénophon, Helléniques, I, 1.1). Alcibiade a manqué la bataille de Kynos Séma : il ne veut pas manquer celle d’Abydos qui s’annonce. Le petit combat entre Hégésandridas et Thymocharès est bientôt suivi par un autre provoqué par la venue d’une nouvelle escadre coalisée, sans résultat décisif ("Au commencement de l’hiver [-411/-410], Dorieus fils de Diagoras partit de Rhodes et arriva dans l’Hellespont au point du jour. La vigie des Athéniens l’annonça aux stratèges, qui firent voile contre lui avec vingt navires. Dorieus s’enfuit devant eux, et tira ses trières sur terre aux environs de Rhoiteion. Les Athéniens s’approchèrent et engagèrent le combat sur terre et sur mer, avant de se retirer à Madytos vers le reste de l’armée sans avoir rien fait", Xénophon, Helléniques, I, 1.2-3). Mindaros, le vaincu de la récente bataille de Kynos Séma, voyant au loin ce nouveau combat, décide d’intervenir. L’affrontement se prolonge sans succès de part et d’autre ("Mindaros, qui offrait dans Troie un sacrifice à Athéna, vit le combat et se porta vers la mer à leur secours. Il tira les trières à flot et partit soutenir les gens de Dorieus. Les Athéniens s’avancèrent à sa rencontre et livrèrent près du rivage d’Abydos une bataille navale qui se prolongea du matin au soir", Xénophon, Helléniques, I, 1.4-5), jusqu’au moment de l’intervention d’Alcibiade avec dix-huit navires, permettant aux Athéniens de remporter la victoire face à leurs adversaires qui prennent la fuite vers Abydos ("Le doute persistait sur le vainqueur ou le vaincu, quand Alcibiade arriva avec dix-huit navires : aussitôt les Péloponnésiens s’enfuient vers Abydos", Xénophon, Helléniques, I, 1.5-6). Le satrape perse Pharnabaze tente d’inverser le sort en s’avançant jusque sur la côte et en exhortant personnellement les fuyards à reprendre le combat, mais n’ayant lui-même pas de flotte il assiste impuissant à la capture des navires coalisés par les Athéniens, qui reprennent ainsi complètement le contrôle de la mer ("Pharnabaze survint à leur secours et s’avança à cheval dans la mer, aussi loin que possible, combattant lui-même et excitant les cavaliers et les fantassins qui l’accompagnent. Les Péloponnésiens réunirent leurs navires, se rangèrent en bataille et combattirent près de la côte. Les Athéniens s’en retournèrent à Sestos après s’être emparés de trente navires ennemis qu’ils trouvèrent vides, et avoir repris les navires qu’ils avaient perdus", Xénophon, Helléniques, I, 1.6-7 ; notons que selon Diodore de Sicile, Pharnabaze se montre particulièrement combattif en cette occasion parce qu’il veut mettre fin au soupçon de double-jeu que les Spartiates portent sur les Perses, depuis que la flotte d’Aspendos a été redirigée vers l’Arabie et l’Egypte comme nous l’avons dit précédemment : "Tous les équipages de la flotte spartiate jetés sur le rivage se joignirent à l’armée de terre de Pharnabaze. Les Athéniens tentèrent de se saisir des navires vides, mais ils furent repoussés dans cette entreprise plus périlleuse qu’ils ne croyaient par l’armée des Perses, ils se retirèrent donc à Sestos. Pharnabaze agit vigoureusement en cette occasion pour se laver des soupçons que les Spartiates avaient formé à son sujet après l’affaire des trois cents navires de Phénicie, sur laquelle il s’était justifié en disant que la Phénicie était menacée par les rois d’Arabie et d’Egypte si on lui ôtait cette flotte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.46). Alcibiade a joué un rôle décisif dans la bataille, mais est-ce suffisant pour se présenter à Athènes comme le sauveur de la cité qu’il rêve de paraître ? Non : il est intervenu bien après le début de l’engagement, il ne peut donc pas se targuer d’avoir soutenu longtemps les assauts de l’ennemi comme le gros de l’armée athénienne de Samos. Il continue par conséquent de penser que s’il obtenait l’alliance de Tissapherne il pourrait se grandir aux yeux de ses compatriotes. Alors il demande une nouvelle audience à Tissapherne en renouvelant sa proposition. C’est une bête idée. Car les Athéniens sont désormais dans une situation nettement plus favorable que quelques mois plus tôt, ils peuvent reprendre le contrôle de Chio, de Milet et de la Carie qui leur résistent encore, et ruiner ainsi les espoirs perses sur les côtes ouest anatoliennes : Tissapherne s’empresse de l’arrêter et de l’emprisonner ("Après cela Tissapherne arriva dans l’Hellespont. Alcibiade se rendit vers lui avec une seule trière pour lui apporter des présents hospitaliers et des gages d’amitié : Tissapherne le saisit et l’enferma à Sardes, disant que le Grand Roi lui avait donné l’ordre de combattre les Athéniens", Xénophon, Helléniques, I, 1.9). On devine aussi que, de son côté, Tissapherne comme Pharnabaze commencent à cette époque de l’hiver -411/-410 à subir la pression du Grand Roi Darius II (le livre I paragraphe 1 alinéa 9 précité des Helléniques de Xénophon dit bien que les deux satrapes sont à ce moment sous l’étoite surveillance du Grand Roi) exaspéré par ces désordres à l’ouest de son empire : Darius II a certainement envoyé la flotte qui stationnait à Aspendos vers l’Egypte pour mettre fin à la révolte, on suppose que parallèlement il a ordonné à ses deux satrapes d’Anatolie de cesser leur politique extérieure ambiguë et de se consacrer à la réaffirmation de l’autorité du Grand Roi sur les Grecs, en particulier sur les Athéniens, sous peine d’être destitués. Or Tissapherne, comme d’ailleurs Pharnabaze, n’a pas beaucoup de moyens : nous venons de voir que Pharnabaze n’a pas le moindre navire sous ses ordres pour peser dans les décisions des Athéniens ou des Spartiates, et l’auteur anonyme des Helléniques d’Oxyrhynchos dit plus généralement qu’un satrape est ordinairement face au Grand Roi comme aujourd’hui nos modernes PDG sont face aux actionnaires, peu importe comment le satrape/PDG se débrouille pour accroître les bénéfices avec le minimum de moyens, le Grand Roi/actionnaire réclame son pourcentage à la fin de l’année, et le licencie en cas de résultats négatifs ("La responsabilité de cette situation appartient au Grand Roi : à chaque fois qu’il décide de faire la guerre, il envoie une petite somme d’argent au début à ceux qui en sont chargés, mais il ne tient pas compte des événements à venir de sorte que, s’ils ne peuvent pas tirer d’argent de leurs propres fonds, les stratèges voient leurs forces se débander", Helléniques d’Oxyrhynchos, XIX.2). Si Darius II a ordonné à Tissapherne et à Pharnabaze de combattre les Athéniens (comme l’affirme Xénophon, Helléniques, I, 1.9 précité), ni l’un ni l’autre ne peut se soustraire à son ordre sous peine de perdre sa place. Enfin, au-delà de ces considérations politiques, on peut supposer aussi simplement que Tissapherne ne supporte plus Alcibiade : ce dernier pouvait le distraire quand hier Sparte remportait des batailles, mais le temps présent n’est plus aux bouffonneries, les manœuvres d’Alcibiade pour allier Tintin contre Haddock en écartant Tournesol ou le contraire ne sont plus d’actualité, maintenant l’ennemi est clairement identifié comme Grec en général et Athénien en particulier, par conséquent tout ce qui est Grec et Athénien - comme Alcibiade - doit être réduit à l’impuissance. Reste qu’Alcibiade ne rumine pas longtemps derrière les barreaux : seulement un mois plus tard, il s’évade ("Trente jours après [son arrestation], Alcibiade, prisonnier en Carie avec Mantithéos [inconnu : s’agit-il du bouleute Mantithéos cité par Andocide dans Sur les Mystères 43, un des deux bouleutes victimes de l’accusation calomnieuse de Diocléidès dans l’affaires des Mystères de -415 ?], se procura des chevaux, et tous deux s’enfuirent de nuit vers Clazomènes", Xénophon, Helléniques, I, 1.10). Avec la complicité d’opposants à Tissapherne ? Mystère.


Juste après leur victoire dans l’Hellespont, les stratèges athéniens se sont empressés de soulever des fonds à Athènes, à Thassos, en Macédoine, pour payer la troupe ("De Sestos où ils laissèrent quarante navires, les Athéniens sortirent de l’Hellespont et prirent différentes directions pour ramasser de l’argent. Thrasylos, un des stratèges, cingla vers Athènes pour annoncer la nouvelle et pour demander des hommes et des navires", Xénophon, Helléniques, I, 1.8). A Athènes, Thrasylos aide ses compatriotes à repousser une nouvelle attaque d’Agis II : ces derniers le remercient en lui promettant des renforts ("Pendant que Thrasylos était à Athènes, Agis II quitta Décélie et vint fourrager jusqu’aux murs des Athéniens. Thrasylos sortit à la tête des Athéniens et de tous les étrangers qui étaient dans la cité, et rangea ses troupes le long du gymnase du Lycée, prêt à aller combattre au cas où les ennemis s’avanceraient. A cette vue, Agis II se retira promptement, et quelques-uns de ses traînards furent tués par les troupes légères. Les Athéniens, pour ce motif, furent encore plus disposés à accorder à Thrasylos ce qu’il était venu demander, et décrétèrent la levée de mille hoplites, cent cavaliers et cinquante trières", Xénophon, Helléniques, I, 1.33-34). On déduit aussi que les Athéniens reprennent pied sur l’île d’Eubée (que les Spartiates ne peuvent plus contrôler puisqu’ils n’ont plus de flotte !), car le document 375 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques daté de l’archontat de Glaucippos en -410/-409 mentionne la présence d’un stratège athénien nommé "Eukleidès" à Erétrie.


Ces nouvelles levées financières, humaines et matérielles sont bénéfiques, car Mindaros à une date imprécise de l’année -410 reprend l’offensive. Les troupes athéniennes laissées en garnison à Sestos décident sagement de se replier vers l’ouest. Elles sont rejointes par Alcibiade récemment évadé ("Les Athéniens de Sestos, apprenant que Mindaros faisait voile contre eux avec six cents navires, s’enfuirent de nuit vers Cardia. Alcibiade les y rejoignit de Clazomènes avec cinq trières et un bâtiment côtier", Xénophon, Helléniques, I, 1.11). Celui-ci est à son tour rejoint par les escadres de Thrasybule, et celle de l’ancien membre des Quatre Cents Théramène en provenance d’Athènes via Thassos, les trois hommes s’avancent ensuite contre le Spartiate ("Informé que les navires des Péloponnésiens se rendaient d’Abydos à Cyzique, [Alcibiade] se déplaça par terre à Sestos et ordonna à ses navires de l’y rejoindre en faisant le tour. Quand ils furent arrivés, comme il était sur le point de lever l’ancre pour aller combattre, Théramène survint avec vingt navires venant de Macédoine, ainsi que Thrasybule avec vingt autres navires venant de Thassos, tous deux ayant recueilli de l’argent", Xénophon, Helléniques, I, 1.11-12) qui mouille devant Cyzique, où se trouve également Pharnabaze ("Les quatre-vingt-six navires réunis à Parion [aujourd’hui Kemer en Turquie] partirent la nuit suivante, et le lendemain à l’heure du déjeuner ils arrivèrent à l’île de Proconnèsos [aujourd’hui l’île de Marmara]. Là, on apprit que Mindaros était à Cyzique, ainsi que Pharnabaze avec les troupes de terre", Xénophon, Helléniques, I, 1.13-14). Le récit de la bataille de Cyzique qui suit, diffère selon les auteurs. Selon Xénophon, Alcibiade y joue un rôle de premier plan : c’est lui qui rassemble toute la flotte athénienne la nuit pour en même temps empêcher les défections et préparer l’affrontement ("[Alcibiade] réunit autour de lui tous les navires, même les petits, afin que personne ne pût communiquer leur nombre aux ennemis, et il proclama que quiconque serait surpris gagnant le rivage opposé subirait la peine de mort", Xénophon, Helléniques, I, 1.15), c’est lui qui encourage les troupes ("Alcibiade convoqua une assemblée, où il exposa la nécessité d’un combat naval et d’un combat sur terre, sous les murs [de Cyzique]", Xénophon, Helléniques, I, 1.14), c’est lui qui lance le premier assaut ("L’assemblée dissoute, [Alcibiade] se prépara au combat et se dirigea vers Cyzique par une pluie battante. Arrivé près de Cyzique, grâce à une éclaircie et aux rayons de soleil, il aperçut les soixante navires de Mindaros manœuvrant loin du port pour lui couper la retraite", Xénophon, Helléniques, I, 1.16), c’est lui qui débarque le premier à terre et qui tue Mindaros ("Les Péloponnésiens, voyant que les Athéniens avaient beaucoup plus de trières qu’auparavant et qu’ils étaient déjà près du port, se replièrent vers la terre, ils mouillent et se positionnèrent face à l’ennemi qui cinglait sur eux. Alcibiade détourna ses vingt navires et descendit à terre. Mindaros l’aperçut, descendit aussi à terre pour combattre, et mourut. Les siens prirent la fuite", Xénophon, Helléniques, I, 1.17-18). Or le récit de Xénophon reste suspect, parce que Xénophon n’est pas un rapporteur aussi détaché que Thucydide : nous verrons dans notre paragraphe conclusif pourquoi Xénophon est si partial. Contentons-nous pour le moment de rappeler que, la Guerre du Péloponnèse demeurant inachevée à cause de la mort de son auteur Thucydide, d’autres auteurs dont Xénophon avec ses Helléniques ont désiré la continuer. Parmi ces auteurs, on trouve Théopompe, historien du IV siècle av. J.-C. ("Thucydide termine ici son histoire qui raconte vingt-deux ans en huit livres, que certains partagent en neuf. Xénophon et Théopompe commencent la leur au point où Thucydide en est resté. Xénophon donne à la sienne l’étendue de quarante-huit ans, alors que Théopompe ne raconte que dix-sept ans en douze livres, finissant sur la bataille gagnée par Conon et par les Perses sur les Spartiates devant Cnide", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.42), on trouve aussi Ephore, historien du IV siècle av. J.-C., dont l’œuvre ne nous est pas parvenue mais que Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C. cite à de nombreuses reprises dans sa Bibliothèque historique. Eh bien ! le moins qu’on puisse dire est que le récit de la bataille de Cyzique par Diodore de Sicile via certainement Ephore est nettement plus nuancé que celui de Xénophon. On y lit en effet que le duel naval qui commence la bataille a été un carnage pour les Athéniens conduits par Alcibiade, parce qu’ayant lieu près des côtes les troupes de Pharnabaze ont pu défendre efficacement les équipages péloponnésiens en tirant leurs flèches sur les Athéniens ("Alcibiade poursuivit [Mindaros] précipitamment et coula une partie de ses navires, il en prit d’autres hors de combat, et jetant des grappins de fers sur ceux qui avaient touché la terre il les força à revenir en mer. Mais comme les troupes positionnées sur la rive défendaient le gros de la flotte, un grand carnage eut lieu. Les Athéniens vainqueurs jusque-là se battirent avec plus d’ardeur que de succès contre des ennemis qui les surpassaient en nombre, l’armée de Pharnabaze qui était à terre soutint vigoureusement les Spartiates", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.50). Ensuite Diodore de Sicile assure que ce n’est pas Alcibiade qui a posé le pied le premier sur la plage, mais Thrasybule, justement pour soulager Alcibiade en difficulté ("Thrasybule constata le secours que les ennemis tiraient de l’infanterie des Perses. Il débarqua donc tous ses soldats pour fournir un secours équivalent à Alcibiade, et il demanda en même temps à Théramène d’agir de même et de joindre ses marins aux troupes terrestres de Charès pour combattre ensemble", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.50). Diodore de Sicile continue en disant que ce débarquement de Thrasybule n’a nullement impressionné Mindaros, qui a envoyé contre lui Cléarque. Thrasybule s’est alors trouvé à son tour en difficulté ("Malgré tous ces mouvements des Athéniens, le stratège spartiate Mindaros continua de défendre les navires harcelés par Alcibiade, et envoya rapidement Cléarque à la tête d’un régiment de Péloponnésiens s’opposer à Thrasybule en y joignant des troupes étrangères à la solde de Pharnabaze. Thrasybule, à la tête de ses marins et de ses archers, soutint d’abord avec beaucoup de fermeté les assauts des ennemis, il en renversa beaucoup et perdit aussi beaucoup des siens, mais il fut enveloppé peu à peu par les troupes de Pharnabaze et prêt à céder sous le nombre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.51). Ce n’est que quand Théramène est intervenu en renfort de Thrasybule que les choses se sont inversées, les coalisés sparto-perses commençant à plier sous le nombre des Athéniens ("C’est alors qu’apparut au loin Théramène à la tête de son infanterie et celle de Charès. Les soldats [de Thrasybule] à bout de forces et ayant perdu tout espoir se ranimèrent à la vue du secours qui venait à eux. IIs furent capables de nouveaux efforts dans un combat qui fut encore long et opiniâtre. Les mercenaires de Pharnabaze plièrent les premiers et rompirent les rangs par leur fuite, laissant seuls les Péloponnésiens de Cléarque qui malgré leur courage et leur résistance furent ébranlés et bousculés hors de leur place", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.51). Alcibiade a pu alors être secouru ("Quand Théramène fut débarrassé de cette partie des ennemis, il porta secours à Alcibiade qui était encore en danger", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.51). Diodore de Sicile précise enfin que, si certes c’est bien Alcibiade qui a tué Mindaros, ce dernier mérite tous les honneurs d’avoir combattu jusqu’au bout avec la même ténacité et la même résolution digne de la grande tradition militaire spartiate, et d’avoir succombé finalement moins contre Alcibiade seul que contre les troupes réunies d’Alcibiade en face, de Thrasybule à droite et de Théramène à gauche ("Mindaros ne s’effraya pas de voir toutes les forces d’Athènes qui cherchaient à se rejoindre. Séparant ses troupes, il en opposa une moitié à ce corps d’armée qui s’avançait et garda l’autre moitié auprès de lui en exhortant les uns et les autres à soutenir l’ancienne gloire de Sparte, surtout dans un combat de terre qui les opposait à des marins. Il se tourna vivement contre les navires d’Alcibiade et commença l’attaque avec héroïsme, en s’exposant le premier à tous les périls. Il tua un grand nombre de ceux qu’on lui opposa sur les ponts, jusqu’à ce qu’enfin il fut tué lui-même d’une manière digne de sa patrie, en laissant la victoire à Alcibiade", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.51). En tous cas, la victoire permet aux Athéniens de gonfler encore le nombre de leurs navires ("Les Athéniens ramenèrent tous les navires vers Proconnèsos, excepté ceux de Syracuse que les Syracusains brûlèrent eux-mêmes", Xénophon, Helléniques, I, 1.18), et d’asseoir à nouveau leur hégémonie sur l’Hellespont désormais vide de navires coalisés. Du côté spartiate, c’est un effondrement : un message envoyé à Sparte par l’un des stratèges survivants est intercepté par les Athéniens, son contenu désespéré leur révèle l’étendue du désarroi de l’ennemi ("Hippocratès, le second de Mindaros, adressa une lettre à Sparte, qu’on intercepta et qu’on envoya à Athènes, contenant ces mots : “Succès terminés, Mindaros mort, hommes affamés, que faire”", Xénophon, Helléniques, I, 1.23). Par la voix de l’éphore Endios - celui qu’Alcibiade a manipulé en -412, dont nous avons parlé dans notre alinéa introductif -, les Spartiates proposent une paix de statu quo ("Les Spartiates, abattus par la défaite qu’ils venaient d’essuyer à Cyzique, envoyèrent une proposition de paix à Athènes par une ambassade conduite par Endios. Le jour de son audience lui ayant été communiqué, il prononça un discours qui mérite d’être cité ici pour son caractère synthétique et laconique : “Notre intention et nos désirs, ô Athéniens, sont de vivre en paix avec vous, à condition que nous demeurions maîtres de part et d’autre des cités que nous possédions auparavant, que nous tirions de part et d’autre les garnisons de celles que nous avons conquises réciproquement dans cette guerre et que nous rendions nos prisonniers en même nombre des deux côtés. Nous savons que la guerre est fâcheuse pour les uns et pour les autres, mais elle vous est plus néfaste qu’à nous. Examinez les choses vous-mêmes si vous ne me croyez pas. Nous cultivons toutes les terres du Péloponnèse, et vous ne possédez que le petit territoire de l’Attique. La guerre a procuré un grand nombre d’alliés aux Spartiates, et elle a offert à vos ennemis plusieurs des vôtres. Le plus puissant roi du monde [Darius II, via ses satrapes Tissapherne et Pharnabaze] nous avance les frais de la guerre, et vous ne les tirez que de quelques peuples très pauvres. Parce que nous nous attachons nos alliés par une forte paie ils nous servent avec plaisir, les vôtres au contraire craignent vos entreprises qui signifient pour eux mobilisation de leurs personnes et contributions à payer. Notre flotte est presque entièrement composée de marins étrangers, tandis que ce sont vos propres citoyens qui montent la vôtre. Plus important encore : si nous sommes battus sur mer nous ne perdons pas pour autant notre supériorité sur terre, où on n’a jamais vu fuir un Spartiate, tandis que vous qui méprisez l’hégémonie sur terre vous risquez dans les combats maritimes votre fortune et votre gloire”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.52). Mais dans Athènes le nouveau chef démocratique Cléophon repousse cette proposition ("Les Spartiates voulaient évacuer Décélie et rétablir l’état de paix à condition que chacune des deux puissances gardât ce qu’elle occupait. Certains favorisèrent ce projet. Mais la majorité ne voulut rien entendre, trompée par Cléophon qui empêcha la conclusion de la paix en venant ivre et vêtu d’une cuirasse devant l’Ekklesia, déclarant qu’il s’y opposerait tant que les Spartiates n’évacueraient pas toutes les cités", Aristote, Constitution d’Athènes 34 ; "Le Spartiate ayant parlé à peu près dans les termes que je viens de rapporter, les plus modérés et les plus sages des Athéniens penchèrent pour la paix. Mais ceux dont les armes étaient le métier ordinaire ou qui trouvaient leur intérêt à entretenir troubles et tumultes réussirent à maintenir la guerre. Ce fut le parti que défendit entre autres Cléophon, l’homme qui avait le plus d’influence sur le peuple à cette époque. Celui-ci se présentant dans l’Ekklesia tint d’abord quelques propos généreux sur la situation présente. Puis il flatta l’orgueil et la confiance du peuple en exagérant les avantages qu’il tirerait de sa récente victoire, comme si la fortune de la guerre ne variait jamais dans le choix de ceux auxquels elle accorde ses faveurs. Les Athéniens, mal conseillés et séduits par ce discours, s’en aperçurent trop tard, ils préparèrent cette chute dont ils ne se sont jamais vraiment relevés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.53 ; "Je vous rappelle aussi l’expédition en Sicile pour aider les gens de Léontine, quand l’ennemi était déjà sur notre territoire à Décélie, et la dernière folie quand, alors que nous étions écrasés par la guerre, les Spartiates nous ont offert la paix à condition de limiter nos prétentions à l’Attique, mais aussi à Lemnos, à Imbros et à Skyros, tout en conservant le régime démocratique : les gens n’avaient plus rien, mais ils ont choisi de poursuivre la guerre sans en avoir les moyens, le fabriquant de lyres Cléophon, dont beaucoup se souvenait à l’époque où il n’était qu’un esclave enchaîné, qui s’était inscrit frauduleusement sur la liste des citoyens et qui corrompait le peuple par des distributions d’argent, menaça de prendre un couteau et de trancher la gorge de tout homme mentionnant cette paix", Eschine, Sur l’ambassade 76). C’est probablement à la suite de cet échec diplomatique que les Spartiates envoient vers Darius II l’ambassade dont nous parlerons un peu plus loin, dirigée par un nommé "Boiotios", pour implorer le secours du Grand Roi. Le Syracusain Hermocratès quant à lui, ex-vainqueur des Athéniens en Sicile, est rappelé dans son pays et condamné. Xénophon évoquant cet épisode insiste sur la dignité du personnage, qui accepte la décision de ses compatriotes et cède chevaleresquement sa place à son remplaçant ("Vers le même temps, les stratèges syracusains furent condamnés par le peuple. Ils rassemblèrent alors leurs soldats, et par la voix d’Hermocratès ils déplorèrent leur malheur d’être tous frappés d’un exil injuste et illégal, engagèrent les soldats à rester à l’avenir aussi braves que par le passé, à se montrer toujours zélés pour leurs devoirs, puis leur ordonnèrent de se choisir des chefs jusqu’à l’arrivée de ceux qu’on avait nommés à leur place. Les troupes crièrent qu’ils devaient garder le commandement, surtout les triérarques, des épibates et des pilotes. Les stratèges leur répondirent qu’ils ne devaient pas se révolter contre la patrie, et demandèrent que ceux qui avaient un reproche à leur adresser le formulassent de vive voix, en ajoutant : “Souvenez-vous de toutes les victoires navales que vous avez gagnées, de tous les navires que vous avez pris avec vos seules forces, de toutes les occasions où réunis à d’autres troupes vous vous êtes, sous notre commandement, montrés invincibles et solides à votre poste, grâce à votre valeur et à votre dévouement, sur terre et sur mer”. Personne n’ayant rien à leur reprocher, ils restèrent en fonctions jusqu’à l’arrivée des stratèges qui leur succédèrent, Démarchos fils d’Epikydos, Myscon fils de Ménécratos et Potamis fils de Gnosias", Xénophon, Helléniques, I, 1.27-29). Thucydide ajoute que Tissapherne, qui n’a jamais aimé Hermocratès, profitera de sa condamnation pour redoubler ses attaques contre lui ("Hermocratès s’était tellement montré hostile à Tissapherne dans la question du versement de la solde que, quand il fut condamné par les Syracusains et que Potamis, Myscon et Démarchos furent arrivés à Milet pour le remplacer à la tête des navires syracusains, le Perse poursuivit avec un acharnement redoublé celui qui n’était plus désormais qu’un banni, lançant contre lui toutes sortes d’accusations, et affirmant notamment que s’il était devenu son ennemi c’était parce qu’un jour il lui avait demandé de l’argent et avait essuyé un refus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.85). Xénophon de son côté dit que Pharnabaze, qui au contraire apprécie Hermocratès, lui offre un pécule comme cadeau d’adieu ("Hermocratès se rendit auprès de Phamabaze, qui lui offrit de l’argent avant même qu’il en demande, et il rassembla des troupes mercenaires et des trières pour retourner à Syracuse", Xénophon, Helléniques, I, 1.31), Diodore de Sicile dit la même chose ("[Hermocratès] reçut du satrape perse Pharnabaze, qui était son ami, une importe somme d’argent avec laquelle il revint à Messine, où il construisit cinq trières et prit à sa solde mille soldats et environ mille bannis d’Himère. C’est avec ces troupes qu’il entreprit de rentrer dans Syracuse, où il était soutenu par ses amis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.63) : ce petit viatique permettra à Hermocratès de continuer à jouer un rôle de tout premier plan dans les affaires intérieures et extérieures de sa cité de Syracuse, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici pour ne pas déborder de notre sujet. Les Athéniens réoccupent aussitôt les cités du détroit, Cyzique, Périnthe, Sèlybria (aujourd’hui Silivri en Turquie), Chrysopolis (aujourd’hui le quartier de Skutari-Uskudar dans Istanbul en Turquie) : à proximité de cette dernière cité ils construisent un fort où ils laissent une garnison permanente, qui servira de douane pour systématiser le prélèvement d’une taxe sur tous les navires de passage dans le détroit voisin, ce qui permet de renflouer les caisses athéniennes. On note qu’Alcibiade est associé à cette entreprise fiscale aux côtés des autres stratèges, parmi lesquels Théramène ("Le lendemain [de la bataille], les Athéniens cinglèrent vers Cyzique. Les habitants, abandonnés par les Péloponnésiens et par Tissapherne, reçurent les Athéniens. Alcibiade resta vingt jours dans cette cité, reçut des gens de Cyzique des fortes sommes, puis sans les avoir maltraités se retira à Proconnèsos. De là il fit voile vers Périnthe et Sèlybria. Les Périnthiens reçurent l’armée dans leurs murs, les Sèlybriens ne la reçurent pas mais ils donnèrent de l’argent. Ensuite, on se rendit à Chrysopolis près de Chalcédoine, on la fortifia, et on y établit un comptoir qui préleva le dixième sur les navires venant du Pont-Euxin [la mer Noire], on y laissa une garde de trente navires sous les ordres des deux stratèges Théramène et Eumachos, chargés de surveiller la place ainsi que les navires qui sortaient", Xénophon, Helléniques, I, 1.19-22).


Pharnabaze, sans doute soumis à l’obligation de résultats par son Grand Roi comme Tissapherne, veut coûte que coûte reprendre la main. Il rassemble dans le port d’Antandros les coalisés qui ont échappé au massacre, dédramatise la perte de Cyzique, et leur rappelle que Byzance et Chalcédoine n’ont toujours pas été investies par les Athéniens ("Pharnabaze exhorta toute l’armée péloponnésienne et les Syracusains à ne pas se désespérer pour quelques planches puisque le pays du Grand Roi n’en manquait pas : tout allait bien tant que les corps étaient saufs. Puis il donna à chacun un habillement et deux mois de solde. Il arma les matelots et établit des gardes sur son littoral. Ensuite il réunit les stratèges des cités et les triérarques, leur ordonna de construire à Antandros autant de trières que chacun en avait perdu, leur fournit de l’argent et leur dit de tirer du bois de l’Ida", Xénophon, Helléniques, I, 1.24-25). Mais cela n’a aucun effet. Agis II de son côté, qui de Décélie voit les cargos de ravitaillement voguer à nouveau vers Athènes, se plaint à Sparte. Les autorités spartiates sont d’accord avec lui, et décrètent d’envoyer à nouveau Cléarque (qui a participé aux batailles de Kynos Séma, d’Abydos et de Cyzique au côté de Mindaros) dans l’Hellespont avec une flotte improvisée de quinze navires : inadaptés pour le combat naval, ces navires sans pouvoir répondre sont attaqués par les Athéniens durant la traversée, trois d’entre eux sont coulés ("Agis II, voyant de Décélie de nombreux bateaux chargés de blé entrer à pleines voiles dans Le Pirée, déclara inutile que ses troupes continuassent à bloquer les Athéniens par la terre si on ne les empêchait pas de s’approvisionner par la mer. A Sparte, les magistrats estimèrent que le meilleur parti était d’envoyer vers Chalcédoine et Byzance Cratistos fils d’Aristomène et Cléarque fils de Rhamphios, proxène des Byzantins. Cet avis fut adopté, et Cléarque partit avec quinze navires équipés par les Mégariens et les autres alliés. Mais c’étaient des bâtiments pour le transport des soldats plutôt que des bons voiliers, trois d’entre eux furent coulés dans l’Hellespont par les neuf navires athéniens occupés à guetter les navires ennemis. Les autres s’enfuirent à Sestos, d’où ils se réfugièrent à Byzance", Xénophon, Helléniques, I, 1.35-36).


Ces gesticulations inconséquentes de Pharnabaze et la faiblesse du contingent de Cléarque permettent aux Athéniens de souffler. Ils abolissent le régime des Cinq Mille et rétablissent la démocratie antérieure aux Quatre Cents. Nous avons vu qu’Erasinidès et Dioclès décrètent les honneurs pour les deux meurtriers de Phrynichos sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409 (selon Inscriptions grecques I/3 102 précité). D’autres décrets datant de la même époque ont été conservés : le décret 103 du volume I/3 des Inscriptions grecques trahit la nécessité athénienne de trouver des nouveaux alliés, en honorant la cité d’Halicarnasse en Carie dans l’espoir qu’elle aide Athènes à sécuriser les convois de blé en provenance de Méditerranée orientale (ce décret date aussi de l’archontat de Glaucippos en -410/-409), le décret XXVIII.46 alias LXI.51 du répertoire perpétuel des Supplementum Epigraphicum Graecum ou "SEG" dans le petit monde des hellénistes honore quant à lui les enfants des anciens démocrates assassinés par les Quatre Cents (entre autres : "Kleoboulos fils d’Androclès" et "Androklè fille d’Androclès" aux lignes 24-27, héritiers d’Androclès assassiné par Pisandre et ses amis au printemps -411, et un mystérieux "Chariclès fils Chairédèmos" probablement apparenté à son homonyme "Chariclès fils d’Apollodoros" selon l’usage paponynique antique, ancien membre des Quatre Cents qui s’est enfui à l’automne -411 et qu’on retrouvera parmi les Trente en -404, autrement dit ce Chariclès-ci est un oncle ou un neveu ou un cousin rival de ce Chariclès-là). Les fêtes ordinaires sont magnifiées pour célébrer ce retour au monde d’avant. Un illustre tragédien participe à ces réjouissances, pour des raisons symboliques évidentes : Sophocle, avec sa tragédie Philoctète, dont la notice conservée indique qu’elle est jouée sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409, aux Lénéennes du début -409 ou aux grandes Dionysies du printemps -409. Comme nous le verrons dans notre paragraphe qui lui sera consacrée, Philoctète de Sophocle est d’abord une œuvre de propagande en faveur du retour des bannis, parmi lesquels Alcibiade. Or cette tragédie obtient le premier prix (selon la notice conservée). On en déduit que le public et les juges partagent la position de Sophocle. Certains hellénistes pensent que le décret d’amnistie générale que mentionne Thucydide au paragraphe 97 livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse dans son récit du régime des Cinq Mille, un décret rédigé en faveur non pas seulement d’Alcibiade mais de tous les bannis ("On vota un décret autorisant Alcibiade et plusieurs autres exilés à rentrer. Des émissaires furent envoyés auprès de lui et des Athéniens de l’armée de Samos pour les inviter à participer de leur côté à l’effort de la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.97), date non pas de la fin -411 juste après la fin des Quatre Cents mais précisément sous l’archontat de Glaucippos, fin -410 ou début -409, comme une conséquence directe des succès militaires athéniens récents : désireux en même temps de tirer un trait sur la calamiteuse démocratie de -415 et de prolonger l’effort de redressement avec tous les citoyens athéniens de bonne volonté quels qu’aient pu être leurs agissements passés, les Athéniens sont prêts à rouvrir leurs portes à Alcibiade qui a bien participé à la victoire de Cyzique, et qui remplit bien son rôle de percepteur dans l’Hellespont aux côtés des autres stratèges. Selon Plutarque, l’auteur de ce décret d’aministie est Critias, le même qui a décrété l’abandon de la dépouille de Phrynichos aux charognards, et surtout ancien copain d’école d’Alcibiade ("Le décret de son rappel [à Alcibiade] avait été porté par le peuple sur la proposition de Critias fils de Callaischros, comme celui-ci le dit dans ses propres élégies, en rappelant à Alcibiade ce service rendu : ‟J’ai levé ton bannissement, tu me dois cette dette, en scellant ton retour dans ta patrie ma main a relevé ta dignité flétrie”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 33). Il est appuyé par Théramène, autre complice générationnel d’Alcibiade ("[Théramène] conseilla de rappeler Alcibiade", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.38). Thucydide lui-même est peut-être bénéficiaire de ce décret, écarté du pouvoir suite à son incapacité à empêcher le Spartiate Brasidas de conquérir Amphipolis en -424, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, et très probablement impliqué on-ne-sait-comment dans les troubles de Thassos sous le régime des Quatre Cents. Selon Pausanias, les Athéniens lui pardonnent ses égarements passés et lèvent son bannissement, et c’est justement au moment où il s’apprête à revenir à Athènes qu’il est assassiné. Il succombe dans une embuscade sur un chemin de Skaptè-Hylè (selon Plutarque, Vie de Cimon 4 précité), mais selon Pausanias sa dépouille est transportée et enterrée à Athènes ("Enobios agit positivement en imposant un décret pour le rappel de Thucydide fils d’Oloros, dont on voit la statue [près de l’Acropole]. Thucydide fut assassiné en revenant d’exil, son tombeau se trouve vers la porte Mélitide [à l’ouest de l’agora, vers le dème de Mélitè]", Pausanias, Description de la Grèce, I, 23.9). Andocide est peut-être un autre amnistié célèbre. Dans notre précédent alinéa, nous avons vu que ce personnage trouble a cherché vainement à s’imposer comme médiateur entre les soldats athéniens mutinés à Samos et les meneurs des Quatre Cents à Athènes, en ravitaillant en bois et en blé ceux-ci et en débarquant ensuite à Athènes pour y rencontrer ceux-là. Nous avons vu qu’il a été arrêté par Pisandre, et a réussi à s’échapper et à retourner à Chypre. Il revient à Athènes à la faveur des réjouissances officielles du printemps -409, où il prononce un célèbre discours Sur le retour, parvenu jusqu’à nous. Mais c’est un retour qui provoque des réactions mitigées, et qui n’est pas définitif. Andocide se vante de ses ravitaillements aux soldats athéniens à Samos, et d’avoir ainsi contribué indirectement à leurs récentes victoires ("Quand les Quatre Cents s’emparèrent du pouvoir, j’amenai à votre armée à Samos des bois de rames […]. J’amenai aussi du blé et du fer. C’est ainsi que furent équipés les soldats qui plus tard vainquirent sur mer les Péloponnésiens [à Kynos Séma puis à Abydos puis à Cyzique], et qui seuls au monde sauvèrent notre cité", Andocide, Sur le retour 11-12). Il se vante aussi d’avoir détourné récemment une partie des exportations de blé chypriote vers Le Pirée en trompant la vigilance des autorités de Chypre ayant interdit tout commerce avec Athènes ("Vous savez presque tous ce que j’ai déjà fait pour vous [c’est Andocide qui s’adresse aux Athéniens, vers -409] : ce que je prépare n’est connu que par cinq cents bouleutes sous le sceau du secret. […] Je ne vous dirai pas ce que j’ai déjà exécuté, ce qui est en dehors du secret peut vous être révélé par moi. Vous savez que Chypre a interdiction de nous envoyer du blé : j’ai œuvré de telle sorte que ceux qui ont médité cela contre vous et commencé à agir, soient trompés dans leur dessein. Comment y ai-je réussi, peu importe que vous le sachiez. Pour l’instant je veux vous apprendre que quatorze bateaux chargés de blé arrivent bientôt au Pirée, et que d’autres partis de Chypre arriveront en grand nombre peu après", Andocide, Sur le retour 19-21). Lors du procès contre Andocide après -403, Lysias comme avocat de la partie civile dira qu’Andocide "est retourné à Chypre, où il a été vite emprisonné pour outrage par Evagoras Ier" le roi de Salamine de Chypre, avant de s’échapper à nouveau ("[Andocide] est passé d’Athènes chez le roi chypriote Evagoras [Ier], qui l’a emprisonné suite à une injure qu’il en avait reçue : il s’est encore échappé", Lysias, Contre Andocide 28). On devine qu’Andocide, interdit de séjour à Kition dont il a offensé le roi avant l’instauration du régime des Quatre Cents en -411, comme nous l’avons vu dans notre alinéa précédent, a trouvé refuge en -410 auprès du roi Evagoras Ier à Salamine de Chypre, cité rivale de Kition. On devine que depuis le siège de Salamine de Chypre par Cimon en -450/-449 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse) cette cité a coupé tout contact avec Athènes, et qu’en détourant du blé de Salamine de Chypre vers Athènes Andocide a trompé son hôte Evagoras Ier, ce qui explique son emprisonnement rapide et bien justifié dès qu’il remet les pieds à Salamine de Chypre après -409. Le même Lysias dans le procès contre Andocide après -403 dit que celui-ci a corrompu des notables athéniens pour pouvoir publier dans Athènes son discours Sur le retour en -409, et que cela n’a pas suffi à retenir les mêmes notables de l’expulser d’Athènes pour impiété peu après ("De Chypre, [Andocide] est revenu de nouveau à Athènes, où le régime démocratique était rétabli, et il a donné de l’argent aux prytanes pour lui permettre de monter à la tribune : vous l’avez chassé de la cité, confirmant ainsi, pour l’honneur des dieux, vos lois à l’encontre des impies", Lysias, Contre Andocide 29). Lysias en donne la raison : n’ayant toujours pas digéré les accusations lors de l’affaire des Hermocopides en -415, Andocide a conduit un de ses probables complices de beuverie nommé "Archippos" (ce nom apparaît dans la liste des accusés donnée par Andromachos l’esclave de Polémarchos, selon Andocide, Sur les Mystères 13) en l’accusant d’avoir attenté à l’unique statue d’Hermès encore intacte, celle près de la maison du père d’Andocide, la seule à avoir échappé aux dégradations commises par la bande avinée en -415 (sur cette affaire des Hermocopides, nous renvoyons encore à notre paragraphe sur la paix de Nicias), or l’enquête a vite montré que cette statue était toujours intacte depuis -415, et les jurés n’ont pas aimé qu’Andocide persiste dans son acharnement contre Archippos, qu’il exige des dommages et intérêts sans motif valable ("Andocide méprise tellement les dieux et les hommes chargés de poursuivre les sacrilèges, que dix jours seulement après son retour dans la cité il a intenté devant le roi des sacrifices un procès pour crime d’impiété. Oui, Andocide qui a offensé les dieux par ses excès inouïs, a été jusqu’à intenter un procès pour un délit de cette nature ! Et le plus remarquable, c’est qu’après avoir accusé Archippos d’avoir mutilé l’Hermès familial, ce dernier a nié en montrant que l’Hermès en question était toujours entier contrairement aux autres statues, mais il a dû donner de l’argent à son accusateur pour ne plus être inquiété et s’en délivrer !", Lysias, Contre Andocide 11-12). Lors de son procès après -403, Andocide dira avoir vécu "trois ans dans [son] pays après [son] retour de Chypre", et avoir exercé des hautes responsabilités dans Athènes : on ignore si cette période de trois ans à Athènes est antérieure ou postérieure à son emprisonnement à Salamine de Chypre par Evagoras Ier ("Pourquoi les gens qui m’attaquent aujourd’hui de concert avec Callias III, qui l’ont aidé à préparer ce procès et ont contribué par leur argent à mes ennuis, ne m’ont-ils pas attaqué comme impie pendant les trois ans que j’ai passées dans mon pays après mon retour de Chypre, quand j’ai initié untel de Delphes et plusieurs autres parmi mes hôtes en les accueillant dans le sanctuaire d’Eleusis pour y sacrifier selon l’usage ? Au contraire, ce sont les mêmes qui m’ont nommé pour des fonctions liturgiques, d’abord comme gymnasiarque aux fêtes d’Héphaïstos, puis comme chef des théores aux Jeux isthmiques et olympiques, enfin comme gardien du trésor sacré d’Athènes", Andocide, Sur les Mystères 132). On soupçonne qu’Andocide en réalité ne reste pas en permanence à Athènes, il effectue régulièrement des déplacements entre Le Pirée et Chypre pour veiller au transport frauduleux de blé chypriote, et probablement aussi entre Le Pirée et la Macédoine du nouveau roi Archélaos (selon Andocide, Sur le retour 11 précité) pour veiller au transport de bois des Balkans, car lors de son procès après -403 il attirera l’attention de ses juges sur la bienveillance des dieux à son égard, ces derniers l’ayant préservé des périls lors de ces déplacements, contre les tempêtes, contre les trières spartiates sillonnant la mer Egée, contre les pirates profitant de l’effondrement de la puissance maritime athénienne et se multipliant partout, contre les Perses lors de ses escales dans les ports anatoliens et chypriotes ("[Mes accusateurs] veulent me condamner aussi sur mes entreprises commerciales, ils disent que les dieux m’auraient sauvé des périls à seule fin de favoriser mon retour et permettre à Kèphisios de me perdre. Mais, ô Athéniens, je crois plutôt que, si les dieux s’estimaient offensés par moi, ils m’auraient puni en profitant des moments où j’étais en grand danger, or n’est-ce pas le plus grand danger qu’affronter la mer en pleine tempête ? Maîtres de ma personne, de ma vie, de mes biens, ils auraient choisi de me sauver, alors qu’ils pouvaient priver mon corps de sépulture ? Nous étions en guerre, la mer étaient infestée de trières et de pirates qui ont capturé, dépouillé, vendu comme esclaves beaucoup de citoyens, et beaucoup d’autres Athéniens ont échoué sur les côtes barbares où ils ont subi les plus cruels traitements, y ont été torturés ou tués", Andocide, Sur les Mystères 137-138). Même si aucun texte ni aucun artefact ne nous renseigne sur ce point, Andocide bénéficie naturellement du soutien de son parent Critias (la grand-mère d’Andocide était la sœur de la mère de Critias, selon Andocide, Sur les Mystères 47), également accusé d’impiété en -415, dont l’influence à Athènes à cette époque est prouvée précisément par le décret d’amnistie qu’il impose, dont profite Andocide. Ce décret d’amnistie des bannis et le décret honorant les deux meurtriers de Phrynichos, sont en fait une tentative de blanchiment de tous les citoyens athéniens, ils lavent chacun de tous ses péchés et visent une auto-congratulation, une concorde sociale tournée vers soi, une harmonie de façade et pleine de non-dits, sur le mode : "Même si nous avons commis des fautes, nous sommes tous formidables !", qui rappelle les scènes du second semestre 1944 en France où des policiers décorent des résistants pour s’acheter une bonne conscience et essayer de masquer leur rôle actif dans les rafles, les exécutions ou les déportations quelques mois ou quelques semaines plus tôt. Le parasite Agoratos, qui corrompt Erasinidès et Dioclès afin d’être inscrit dans le décret de louange aux meurtriers de Phrynichos, le même Agoratos qu’on retrouvera dans le régime des Trente, dont on déduit a posteriori qu’il n’a pas été plus résistant que Théramène ou Critias pendant le régime des Quatre Cents, honoré aux côtés de Thrasyboulos de Calydon et Apollodoros de Mégare au printemps -409 (dans le décret I/3 102 précité des Inscriptions grecques), est bien représentatif de la mentalité miteuse régnant à cette époque dans Athènes. Le vieux Sophocle, qui refuse de prendre sa retraite parce qu’il est perdu par son goût pour les décorations, qui "irait voguer sur une claie si Zeus appelait" (pour reprendre la formule d’Aristophane, La Paix 698) plutôt que se retirer de la vie politique et retourner dans son dème de Colone pour se consacrer exclusivement à l’écriture et à sa famille, est pareillement représentatif : son Philoctète en -409 en faveur de la démocratie heureuse, sert à masquer son rôle de proboule en -411 dans le renversement du régime démocratique. Pour relancer la machine, on utilise les recettes du passé, on programme des nouveaux grands travaux, ou du moins on reprend ceux qui ont été interrompus lors de la reprise de la guerre contre Sparte en -414, qui n’étaient pas aussi grands que ceux du temps de Périclès. On reprend notamment l’interminable chantier de l’Erechtheion, commencé à la fin de la paix de Trente Ans, interrompu par la deuxième guerre du Péloponnèse entre -431 et -421, repris pendant la paix de Nicias, et encore interrompu par la troisième guerre du Péloponnèse à partir de -414. La liste des engagements financiers sur ce chantier a été retrouvée par les archéologues, consignée sous la référence 474 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques. Le début de ce document donne l’état des travaux au moment de leur reprise, datée sous l’archontat de Dioclès en -409/-408 (colonne 1 lignes 5-6). Pour l’anecdote, on y apprend qu’à cette date le toit au dessus des célèbres cariatides ou "jeunes filles/kÒrh" n’est pas encore installé (colonne 1 lignes 86-87). Le document 476 dans le même volume I/3 des Inscriptions grecques contient les comptes de chantier de l’année suivante, sous l’archontat d’Euctémon en -408/-407 (colonne 1 ligne 1) : parmi les ouvriers participants, on trouve un mystérieux sculpteur nommé "Phyromachos du Céphise/FurÒmacoj KefisieÚj" (en grec) qui pourrait être le même "Puromachus" (en latin) mentionné par Pline l’Ancien au livre XXXIV paragraphe 19 alinéa 31 de son Histoire naturelle ayant réalisé une célèbre statue d’Alcibiade sur un quadrige (allusion au triomphe d’Alcibiade aux Jeux olympiques de -416 dont nous avons parlé dans notre paragraphe sur la paix de Nicias ; à ne pas confondre avec le sculpteur homonyme "Phyromachos" qui œuvrera à Pergame aux tournants des IVème et IIIème siècles av. J.-C., notamment en réalisant un monument célébrant la participation des Attalides à la guerre victorieuse contre les Galates, évoqué par Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 19.34). L’Erechtheion, pourtant de dimensions très modestes comparé au Parthénon ou aux Propylées construits en temps record, ne sera toujours pas achevé en -407 puisque le document 477 du volume I/3 des Inscriptions grecques, très corrompu, daté de façon incertaine entre -407 et -405, comporte encore des comptes de chantier sur ce monument. Parallèlement à ces travaux, on espère encore une victoire contre Sparte : le chef démocrate Cléophon refuse absolument toute signature d’armistice avec Sparte, on l’a vu, parce qu’il rêve de rejouer le rôle de Cléon à Pylos en -425.


La vérité est que les Athéniens ne savent plus où aller. Le retour au régime démocratique signifie le retour aux tares d’avant le régime des Quatre Cents. Ainsi les aides sociales abolies par le régime des Quatre Cents puis par le régime des Cinq Mille, notamment le theorikon et le dikastikon, sont rétablies sous la forme d’une allocation universelle de deux oboles, imposée par Cléophon. Les caisses sont vides ? Peu importe. On se gargarise de la nécessité d’une salutaire union démocratique contre tous les périls qui menacent autour d’Athènes, et ces gargarismes satisfont seulement les imbéciles qui y croient : le démagogue Cléophon est bientôt débordé sur sa gauche par un démagogue plus radical nommé "Callicratès de Paiania", qui interpelle l’Etat avec des trémolos dans la voix pour augmenter la cadence de la planche à billets (en -405, Aristophane dénoncera cette spéculation socio-financière déconnectée de l’économie réelle : "Les pièces anciennes, non falsifiées, dont la valeur est reconnue parmi toutes les monnaies, bien frappées et bien sonnantes, toujours en usage chez les Grecs et chez les barbares, nous ne les utilisons plus, nous employons désormais des mauvaises pièces de cuivre frappées approximativement la veille", Aristophane, Les grenouilles 721-726), il réclame l’élévation de l’allocation universelle à trois oboles (comme le dikastikon du temps de Cléon), officiellement parce qu’il souffre de voir le peuple en détresse, officieusement parce qu’il espère que celui-ci le remerciera pour ces trois oboles en l’élisant aux prochaines élections. Et le peuple athénien est aussi vil que ceux qui le gouvernent : il prend volontiers le diobole instauré par Cléophon, il éjecte Cléophon et le remplace par Callicratès dans l’espoir d’obtenir le triobole, mais il n’est pas dupe des calculs dont il est l’objet, et il n’est pas reconnaissant puisqu’il condamnera à mort l’un et l’autre juste avant l’instauration des Trente ("Cléophon le fabriquant de lyres fut le premier à exercer la diobélie. Il occupa ce poste pendant un temps, avant d’être renversé par Callicratès de Paiania qui promit d’ajouter une obole aux deux autres. Plus tard ils furent condamnés à mort, car la foule qui s’est laissé tromper a l’habitude de détester ensuite ceux qui l’incitent à faire des choses mauvaises", Aristote, Constitution d’Athènes 28). Le document 375 du volume I/3 des Inscriptions grecques contient les dépenses de l’Etat athénien sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409, il confirme l’instauration du diobole et mentionne plusieurs noms connus. Ainsi le bâtard de Périclès et d’Aspasie, "Périclès [le jeune] de Cholarges/Perikle‹ Colarge‹", a reçu huits talents mille trois cent cinquante-cinq drachmes "pour le paiement du diobole" à ses hommes (ligne 12), Eukleidès comme "stratège d’Erétrie" en Eubée récemment reconquise a reçu mille sept cent quarante drachmes (lignes 17-18), "Anaitios de Sphettos/Anait…oi Sfett…oia" a reçu cinquante sept talents mille drachmes pour les anciens mutins de Samos ("cs£mo", ligne 20) désormais victorieux (on retrouvera Eukleidès et Anaitios parmi les Trente, selon Xénophon, Helléniques, II, 3.2). On apprend aussi qu’Aristocratès qui a lancé l’assaut contre le bunker d’Eétionéia en -411 a reçu cinq talents pour on-ne-sait-quel commandement (ligne 35 ; le texte est corrompu à cet endroit), que "Nicératos du dème de Kidantidai/Niker£toi Kudant…dei" au nord-est d’Athènes, sur le flanc sud des monts Pontélique, face aux monts du Laurion où se trouvent les mines d’argent héritées de son défunt père Nicias, a reçu comme triéraque trois mille drachmes (ligne 36 ; Nicératos sera tué par les Trente selon Xénophon, Helléniques, II, 3.39). On apprend encore qu’Hermon qui commandait la garnison de Munichie et a participé à l’assaut contre le bunker d’Eétionéia aux côtés de Théramène et d’Aristocratès en -411 (selon une incidence de Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92) n’a pas été remercié pour cet engagement de dernière minute puisqu’il a été muté dans le lointain et isolé retranchement de Pylos, où les hellénotames lui ont envoyé deux talents "pour le paiement du diobole" à ses hommes (ligne 10). A l’alinéa 1 paragraphe 7 livre I de ses Helléniques, Xénophon évoque incidemment un nommé "Archédémos" en -406 qu’il présente comme "guide du peuple" ("d»mou proesthkÕj") et "distributeur du diobole" ("diobel…aj ™pimelÒmenoj"), cela signifie qu’en -406 les finances calamiteuses de l’Etat athénien ont maintenu l’allocation universelle à deux oboles, en -406 Callicratès a été éjecté à son tour parce qu’il n’a pas réussi à trouver les fonds pour imposer son projet de triobole, et a été remplacé par cet Archédémos qui continue à verser le diobole instauré par Cléophon sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409. Dans sa comédie Les grenouilles en -405, Aristophane raille cet Archédémos en rappelant indirectement son origine étrangère, son manque d’attaches dans le corps social athénien, et en même temps l’audience qu’il y trouve parce que les Athéniens ont perdu tout repère ("Tu veux que nous raillons ensemble sur Archédémos, qui à sept ans n’avait toujours pas de grande dent [calembour entre "phratrie/fratr…a" et "dent permanente/fr£stera", selon un scholiaste anonyme] ? Aujourd’hui il joue au démagogue parmi les morts d’en haut [allusion méprisante aux Athéniens, qui semblent aussi morts que les défunts des Enfers en bas] et occupe le premier rang en méchanceté", Aristophane, Les grenouilles 416-421). Un passage du discours Pour un citoyen accusé de corruption de Lysias est très éclairant sur l’état de la société athénienne vers -409. Un homme dont nous n’avons pas conservé le nom, d’origine étrangère, a été inscrit sur la liste des citoyens sous l’archontat de Théompopos (en poste entre septembre -411, date de l’éviction de Mnèsilochos membre des Quatre Cents comme nous l’avons vu à la fin de notre précédent alinéa, et juin -410), plus précisément "trois mois avant les Thargelies", fête en l’honneur d’Apollon et Artémis qui a lieu dans la première moitié du mois de thargélion correspondant à nos actuels mi-mai à mi-juin, autrement dit cet homme a été naturalisé athénien en février ou mars -410. On ignore son activité, on sait seulement qu’il est très riche puisque juste après sa naturalisation, probablement lors des grandes Dionysies au début du printemps -410, il a dépensé trente mines (soit trois mille drachmes) pour financer un chœur tragique, puis lors de la fête des Thargelies à la fin du printemps -410 il a dépensé deux mille drachmes pour y présenter un chœur d’hommes, puis sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409 il a financé un nouveau chœur à huit cents drachmes lors des Panathénées de l’été -410 (fête en l’honneur d’Athéna à la fin du mois d’hécatombaion correspondant à nos actuels mi-juillet à mi-août), et encore un chœur à cinq mille drachmes lors des grandes Dionysies du printemps -409, avec lequel il a remporté le premier prix, autrement dit ce chorège anonyme est peut-être celui qui a permis à Sophocle de remporter le concours tragique avec Philoctète en -409 (selon la notice conservée de cette pièce : "Inscrit dans la liste des citoyens sous l’archonte Théopompos [en -411/-410] et nommé chorège pour les tragédies, je tirai trente mines de ma bourse. Trois mois après, lors des Thargelies j’obtins le prix avec un chœur d’hommes qui me coûta deux mille drachmes. Je dépensai encore huit cents drachmes sous l’archonte Glaucippos [en -410/-409] pour le groupe de danseurs que je présentai aux grandes Panathénées. Sous le même archonte, lors des Dionysies [au printemps -409], je remportai le prix avec un chœur d’hommes, dont les frais avec la consécration du trépied montèrent à cinq mille drachmes", Lysias, Pour un citoyen accusé de corruption 1-2). Ce riche métèque naturalisé participera à la bataille d’Aigos Potamos en -405, son bateau sera l’un des rares à échapper à la destruction, il reviendra à Athènes et sera aussitôt soupçonné de trahison et arrêté. C’est à cette occasion que, pour son procès, il sollicitera les services de l’avocat Lysias, qui lui écrira le discours Pour un citoyen accusé de trahison parvenu partiellement jusqu’à nous. L’accusation de trahison dont il sera victime en -405 sera probablement infondée. Reste qu’on s’interroge sur l’incroyable fortune de cet homme en -410/-409, qui la dilapide dans des chœurs de théâtre alors qu’Athènes doit gérer des sujets plus urgents et plus importants que des chœurs de théâtre, et on s’interroge parallèlement sur les Athéniens qui acceptent ces dépenses théâtrales alors que les Spartiates sont toujours aux portes de la cité (à Décélie) et ont montré récemment leur capacité à construire et à équiper une flotte équivalente à celle d’Athènes. On s’interroge aussi sur la position de Lysias dans cette affaire, qui est un autre métèque enrichi (on rappelle que dans son discours Contre Eratosthène Lysias lui-même avoue posséder en -404 une fortune colossale, incluant un service de cent vingt esclaves ["[Les Trente] s’emparèrent d’une grande quantité de nos effets, soixante-dix boucliers, beaucoup d’or, d’argent et de bronze, d’ornements de toutes espèces, de meubles, de vêtements féminins en plus grand nombre qu’ils n’espéraient, de nos cent vingt esclaves dont ils gardèrent ceux qui avaient de la valeur et vendirent les autres au profit du trésor", Lysias, Contre Erasthostène 19]). Doit-on conclure que Lysias défend ce chorège anonyme parce qu’il défend sa propre cause à travers ce dernier, la cause de tous les étrangers ayant profité de la politique de gauche progressiste du dernier quart du Vème siècle av. J.-C. pour obtenir des droits et des biens au détriment des Athéniens autochtones, en particulier des Athéniens moyens qui s’obstinent encore à travailler de leurs mains en Attique, qui n’ont pas les ressources nécessaires pour vivre luxueusement comme les nantis du type Alcibiade, et qui n’ont pas envie de ruiner davantage Athènes à leur seul profit en délocalisant leur production et en spéculant à l’autre bout de la Méditerranée (comme Andocide) ou du Pont/mer Noire ? Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons vu que selon un scholiaste Aristophane présente une première version de sa comédie Ploutos sous l’archontat de Dioclès en -409/-408. Cela interpelle encore. Primo : quelle a été l’attitude d’Aristophane durant le régime des Quatre Cents, et comment a-t-il vécu le régime des Cinq Mille qui a suivi ? Nos analyses des comédies antérieures aux Quatre Cents ont bien révélé le dégoût que la démocratie de cette époque inspirait à Aristophane, on devine donc qu’il a été très heureux de la voir disparaître au profit des Quatre Cents au printemps -411. Il a survécu à l’épuration de la fin -411, puisqu’il présente encore des pièces jusqu’au début du IVème siècle av. J.-C. Mais, deusio : comment remplit-il sa vie entre le renversement des Quatre Cents en automne -411 et les Lénéennes de -405, à l’occasion desquelles il présente sa nouvelle pièce Les grenouilles, qui a survécu aux siècles ? Les Athéniens lui pardonnent ses diatribes passées contre les hauts gradés, contre les diplomates, contre les sycophantes, contre les sophistes, contre les juges, et contre eux-mêmes (on se souvient qu’Aristophane traitait les Athéniens d’"enculés/eÙruprwktoj" en -423 dans Les Nuées 1083-1099 !), puisqu’ils l’autorisent à présenter Les Grenouilles en -405 et lui donnent même le premier prix à cette occasion (selon la première notice conservée de cette pièce), ils l’autorisent aussi à présenter la première version de Ploutos en -408 selon le scholiaste prémentionné, et une pièce perdue intitulée "Gérytadès" au sujet incertain (un scholiaste anonyme en introduction au Banquet de Platon dit qu’Aristophane dans Gérytadès "ridiculisait méchamment" le tragédien Agathon, sans davantage de précisions ; Athénée de Naucratis rapporte un fragment de cette comédie, où Aristophane raille la maigreur de Mélètos ["Dans Gérytadès, Aristophane dresse aussi une liste de personnalités maigres envoyées au fond de l’Hadès comme ambassadeurs auprès de poètes décédés : “« Qui ose descendre dans la retraite des morts et franchir les portes de l’ombre ? » « L’Ekklesia a désigné un représentant de chaque art, parmi ceux que nous savons y être familiers et aiment y descendre. » « Des hommes en sont familiers ? » « Oui, par Zeus, comme certains sont familiers de la Thrace. Tout existe. » « Qui sont-ils ? » « Sannyrion chez les comiques, Mélètos chez les tragiques, Cinésias chez les cycliques »”. Plus loin il dit : “Vous voguez sur des espoirs bien maigres, avec ces gens. Si leur diarrhée devient plus forte, vous serez emportés”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XII.75]) vers -407 (si Aristophane attaque Agathon dans Gérytadès, c’est parce qu’Agathon reste le tragédien le plus médiatique du moment à Athènes, sous-entendu Euripide n’est plus présent dans Athènes, or on sait qu’Euripide quitte Athènes pour la Macédoine après la représentation de son Oreste, qui a lieu en -408 selon un scholiaste anonyme en regard du vers 371 de cette tragédie, on sait par ailleurs qu’Agathon quitte aussi Athènes pour rejoindre Euripide en Macédoine probablement dans le second semestre -407). Mais le ton général des dernières pièces parvenues jusqu’à nous, Les grenouilles, L’assemblée des femmes, Ploutos, a perdu la véhémence des précédentes. Est-ce un effet de la censure, ou plutôt de l’autocensure, qui règne dans Athènes depuis le désastre de Sicile (par le mystérieux "Syrakosios" dont nous avons parlé dans notre paragraphe sur la paix de Nicias) ? Ou est-ce parce qu’Aristophane, tel le citoyen Timon ruiné après un revers de fortune évoqué dans Lysistrata 805-820, sombre dans la misanthropie et la mélancolie, et ne trouve plus l’énergie pour écrire des pièces à un rythme soutenu ni pour bretter contre ses contemporains ? Tertio : le scénario de Ploutos est nunuche. La Richesse/Ploutos aveugle est guérie de sa cécité par Asclépios et redistribue ses biens de façon juste, tandis que la Pauvreté/Pénia est chassée de l’Attique. Ce discours creux rappelle celui de nos démagogues modernes du type : "La Finance est mon ennemie !", qui personnifie un adversaire fantasmé, sans traits et sans contour ("la Finance" en l’an 2000, alias "la Richesse/Ploutos" à l’époque d’Aristophane), afin d’accroître un électorat parmi les populations les plus bêtes et manipulables, et de ne pas attaquer les vrais personnalités bien identifiables et bien détestables derrière cette figure fantasmée, tels George Soros ou Blythe Masters ou Klaus Schwab, ce qui permet, après la victoire aux élections, de copiner avec ces détestables personnalités-ci au détriment de ce naïf électorat-là. C’est un scénario qui attire la sympathie et qui n’engage à rien. Le seul passage à retenir de cette comédie Ploutos, dans le cadre de notre étude, est celui des vers 406-412 que nous avons commentés dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, où deux Athéniens constatent que tous les médecins, et plus généralement tous les inventeurs, ingénieurs, techniciens, artisans qui font la fortune de tous les peuples à toutes les ères dans tous les pays, ont quitté Athènes, parce qu’ils ne gagnent plus suffisamment leur vie par rapport au temps et à l’énergie qu’ils dépensent, et aussi par rapport aux milliardaires qui multiplient leurs bénéfices dans la spéculation improductive (comme Andocide qui s’enrichit sur le transport d’un blé qui ne lui appartient pas entre Chypre et Le Pirée, ou comme Lysias qui s’enrichit en vendant son Logos à Laurel pour accuser Hardy ou à Hardy pour accuser Laurel), au point que les seuls médecins qui restent dans Athènes sont les docteurs Knock de l’hospice d’Asclépios sur le flanc de l’Acropole ("“Ne faut-il pas recourir à un médecin ?” “Quel médecin reste aujourd’hui dans la cité ? Plus de salaire, plus de spécialiste […]. Je pensais plutôt à aller le coucher à l’Asclépion, c’est le meilleur.” “De beaucoup, par les dieux ! Ne diffère pas”", Aristophane, Ploutos 406-412 ; dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons supposé que c’est à cette époque, à l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C., que le célèbre médecin Hippocrate quitte Athènes comme ses collègues pour aller s’installer à Larissa en Thessalie, où il finira ses jours à une date inconnue dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C.). Cela relativise beaucoup la reprise économico-sociale célébrée en -409. Et la reprise intellectuelle, quelle chimère ! Callias III, fils d’Hipponicos II, autre représentant emblématique de la génération d’Alcibiade, dont il est le cousin et le beau-frère, n’a rien fait dans sa vie, excepté naître. Héritier de la plus grosse fortune athénienne, celle des Calliatides, Callias III est à l’image de notre moderne jeunesse dorée soixante-huitarde aux valeurs perdues et aux mœurs dépravés (on se souvient que, selon le dialogue Protagoras de Platon, c’est dans la demeure de son père Hipponicos II que Callias III vers -430 accueille tous les jeunes gens privilégiés d’Athènes avec Socrate, pour pervertir l’enseignement de Protagoras), de nos modernes jetseteurs déconnectés du réel, rejetons de grandes familles industrielles ou commerçantes pour lesquelles ils n’éprouvent aucun respect (on se souvient que, selon Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.62, Eschine le socratique a écrit un dialogue intitulé Callias rapportant les ignominies de Callias III envers son père Hipponicos II, coupable de ne pas mourir assez vite, empêchant Callias III de dilapider plus largement la fortune familiale), qui polluent les médias avec leurs débordements inciviques et/ou leurs performances sexuelles, dans lesquels le cénacle étroit des élites autoproclamées voient l’essence de la liberté et d’un avenir incontournable, contrairement à la masse des citoyens ordinaires qui y voient simplement une insondable bêtise et la porte ouverte à toute la misère du monde ("Je veux encore, citoyens, vous rappeler brièvement un point sur Callias III. Souvenez-vous, quand la cité commandait à la Grèce et était en pleine prospérité et qu’Hipponicos II était le plus riche des Grecs, un bruit courait alors dans toute la cité, répété par les petits enfants et les commères : “Hipponicos II nourrit dans sa maison une peste qui ruine sa banque”. Vous vous rappelez, citoyens ? Cette rumeur d’alors, n’est-elle pas réalisée [c’est Andocide qui parle, devant le tribunal, lors de son procès après -403 contre Callias III qui cherche à s’approprier sa fortune] ? Croyant nourrir un fils, Hipponicos II nourrissait en réalité un démon qui a ruiné sa fortune, sa bonne réputation, toute son existence", Andocide, Sur les Mystères 130-131). Callias III est prêt à assumer un meurtre si ce meurtre lui assure un pécule (nous avons vu que, quand Alcibiade à une date inconnue avant -415 l’a mis à l’épreuve en simulant avoir tué un homme, Callias III s’est proposé spontanément pour l’aider à se débarrasser en catimini de la dépouille de cet homme ["Pour évaluer ses amis, Alcibiade dans une chambre obscure installa un buste évoquant un homme mort, qu’il montra à chacun d’eux en les priant de garder le silence sur ce soi-disant mort dont il se prétendit la cause malheureuse. La plupart, effrayés, refusèrent d’être complices de ce crime. Seul Callias III fils d’Hipponicos II voulut l’aider à se débarrasser de ce faux mort. Cela prouva à Alcibiade que Callias III était un ami parfait, et à partir de ce moment il accorda toute sa confiance à Callias III", Polyen, Stratagèmes, I, 40.1]). Il vit de façon dissolue, n’hésitant pas à coucher avec la fille et la mère sous le même toit, et à engrosser la mère, et à rejeter contre l’évidence la paternité de l’enfant que cette femme engendre, et finalement à se déclarer père de cet enfant non pas par amour mais pour le marier à une riche héritière dont il convoite la dot ("Je veux maintenant vous rappeler la naissance de ce fils pour qui Callias III osa demander la fille d’Epilycos, et comment Callias III le reconnut pour fils. Callias III épousa la fille d’Ischomachos. Après moins d’un an de vie commune, il coucha avec la mère de son épouse, ensuite ce misérable serviteur de la déesse [Déméter] et de sa fille [Perséphone] garda l’une et l’autre sous son toit, sans scrupule ni crainte. La fille d’Ischomachos jugea préférable de mourir plutôt que prolonger cette situation, elle tenta de se pendre, mais on intervint à temps. Demeurée en vie, la fille quitta la maison, chassée par la mère. Puis Callias III se lassa de la mère et voulut la chasser à son tour. Cette dernière déclara être enceinte de Callias III. Elle mit au monde un fils, qu’il refusa de reconnaître. Les parents de cette femme apprirent la naissance de l’enfant, l’emmenèrent à l’autel lors des Apaturies, le présentèrent à Callias III au moment où celui-ci commençait un sacrifice. Il demanda à qui était l’enfant. Ils répondirent : “A Callias III fils d’Hipponicos II”. “Je suis Callias III.” “Eh bien, c’est ton fils.” Il toucha l’autel et jura ne pas avoir d’autre fils qu’Hipponicos III, que lui avait donné la fille de Glaucon, en ajoutant : “Que je meure avec toute ma famille si je mens !”. Ce vœu s’accomplira un jour. Peu après cet épisode, il s’éprit à nouveau de cette vieille, la plus impudente des femmes, qu’il ramena chez lui. Il présenta l’enfant plus âgé aux Kèrykes en affirmant qu’il était son fils. Calliadès refusa de l’inscrire, mais les Kèrykes l’y contraignirent en invoquant la loi permettant à un père de reconnaître un enfant à condition de jurer que celui-ci est bien son fils. La main sur l’autel, Callias III jura que cet enfant né de Chrysillè, le même qu’il avait préalablement renié, était bien son fils", Andocide, Sur les Mystères 124-127 ; en -414 dans Les oiseaux, Aristophane a fustigé ce goût de Callias III pour la dépense et ses relations féminines compliquées ["“Cet oiseau est donc Callias [III]. Comme il perd ses plumes !” “C’est qu’étant fils de famille il est dépouillé par les sycophantes, et aussi par les femelles qui lui arrachent les ailes”", Aristophane, Les oiseaux 284-286]). Euripide quant à lui juge plus prudent de fuir Athènes, car son gauchisme s’est retourné contre lui. Dans notre paragraphe introductif, nous avons rappelé que sa tragédie Bellérophon provoque un scandale quand le personnage principal, écrasé par ses malheurs, clame ouvertement son athéisme et implore Ploutos pour s’enrichir au détriment de tous ses semblables. Cette pièce qui n’a pas traversé les siècles date-t-elle d’avant ou d’après les Quatre Cents ? d’après ou avant Oreste, qu’Euripide présente en -408 ? Est-elle l’une des cibles qu’Aristophane (qui déteste Euripide) vise avec sa comédie Ploutos ? Sénèque rapporte qu’Euripide a dû monter sur la scène et interrompre sa pièce pour s’excuser auprès des fausses petites chattes parmi les spectateurs, expliquer que Bellerophon est puni de son amoralité et de son impiété à la fin de la pièce ("“Rends-moi riche, Ploutos ! J’assume qu’on me qualifie d’infâme, car aujourd’hui on demande : « Est-il riche ? » et non plus : « Est-il honnête ? », tant s’est élevée la valeur de l’argent face à celle de l’homme. Ne rien avoir, voilà de quoi l’on doit rougir, car chacun s’enquiert non pas d’où ni de quelle manière est venu ce qu’on possède, mais de combien on possède. Je veux vivre pour être riche, ou mourir pour cesser d’être pauvre. Heureux celui qui meurt dans l’opulence ! Argent, bien suprême que le monde honore, beauté plus précieuse qu’un fils chéri, qu’une mère adorée, qu’un aïeul sacré, si Aphrodite charmait d’un éclat pareil au tien elle enflammerait avec raison les mortels et les dieux !” : quand ces derniers vers d’Euripide furent récités au théâtre, la salle entière se leva d’un seul mouvement pour proscrire l’acteur et la pièce, mais Euripide se précipitant sur la scène pria les spectateurs d’attendre de voir quelle serait la fin de cet admirateur de l’or. Bellérophon dans cette tragédie était puni comme le sont ses semblables dans le drame de la vie", Sénèque, Lettres à Lucilius 115). Cet épisode est-il à l’origine de l’exil volontaire d’Euripide ? Nous l’ignorons. On se demande comment Euripide a vécu le régime des Quatre Cents. Etait-il d’accord avec Sophocle pour abolir la démocratie au printemps -411 ? Nous pensons que non. En revanche, il a dû se sentir proche de Pisandre et de ses amis quand ceux-ci ont tenté de pactiser avec Sparte pour arrêter la guerre : sa tragédie Hélène présentée en -412 milite dans ce sens (elle vante la paix à n’importe quel prix ["Insensés qui poursuivez la gloire militaire, fous qui espérez terminer par les armes les épreuves des mortels, en répandant le sang pour arbitrer vos querelles vous diviserez toujours les cités des hommes", Euripide, Hélène 1150-1157], et définit la guerre comme une absurdité en montrant que la destruction de Troie est inutile puisqu’Hélène n’est pas présente à Troie mais réfugiée en Egypte [un soldat aboutit à cette conclusion au vers 707 : "Nous avons donc tant souffert pour un vain mirage ?"]), sa tragédie Ion de date inconnue milite aussi dans ce sens en rappelant la parenté entre Doriens/Sparte et Ioniens/Athènes. Quand son pair tragédien Agathon a défendu le sophiste Antiphon de Rhamnonte lors de l’épuration en automne -411 (selon l’incidence d’Aristote, Ethique à Eudème 1232b précitée), Euripide était-il à ses côtés au premier rang pour applaudir, ou glissé dans le public la bouche fermée ? Dans sa tragédie Les phéniciennes, datée entre -411 et -405 (au vers 53 des Grenouilles d’Aristophane ["Sur le navire, tandis que je lisais Andromède pour moi-même, un désir soudain me frappa au cœur avec une grande force"], un scholiaste anonyme dit qu’Andromède d’Euripide présentée en -412 "est antérieure à Hypsipyle, Les Phéniciennes et Antiope"), à travers le récit de la lutte fratricide entre Etéocle et Polynice, de la ruine de Thèbes qui en découle, et des malheurs des voyageuses phéniciennes (constituant le chœur) qui en sont victimes, Euripide semble évoquer la lutte fratricide entre Athéniens vers -411, la ruine d’Athènes qui en découle, et les malheurs des migrants qui en sont victimes, il semble surtout plaider sa propre cause face aux néo-progressistes qui ne le jugent plus assez progressiste : "Vous m’accusez de ne pas cracher suffisamment sur la statue d’Athéna ? Mais c’est grâce à moi qu’Athéna a perdu son hégémonie dans Athènes, et qu’aujourd’hui vous avez le droit de crier en pleine rue votre dévotion à Kotytto ou à Bendis ou à Sabazios ! Vous m’accusez d’être encore trop indulgent avec le passé de la Grèce ? Mais c’est grâce à moi que les dieux et les héros de la Grèce ont été abaissés sur la scène tragique, et qu’Athènes aujourd’hui est pleine de Thraces, d’Anatoliens, de Scythes et autres ! Vous m’accusez de ne pas être assez compatissant avec les opprimés de toutes sortes ? Mais c’est grâce à moi que les étrangers aujourd’hui s’enrichissent dans Athènes, que les bâtards y gagnent des procès, que les prostitués y deviennent des vedettes, que les poissonniers y sont célébrés comme des grands orfèvres, les poètes comme des grands médecins, les lutteurs comme des grands philosophes, les fabriquants de lyres comme des grands stratèges, que les riches s’y enorgueillissent d’entretenir des pauvres, que les pauvres s’y enorgueillissent de leur influence sur leurs maîtres riches, et que les derniers artisans du Céramique ont honte de n’être ni riches ni pauvres !" (la xénophilie d’Euripide est largement louée à l’étranger, on se souvient par exemple que les rescapés athéniens de l’expédition de Sicile ont été libérés à condition de réciter des vers d’Euripide, en guise de laisser-passer de bonne morale [selon Plutarque, Vie de Nicias 29], on sait aussi que Denys le futur tyran de Syracuse cherchera à acheter des reliques d’Euripide après la mort de celui-ci en -406, pour entretenir publiquement sa mémoire altruiste ["Hermippos dit que le tyran syracusain Denys, après la mort d’Euripide, envoya un talent à ses héritiers pour acquérir sa lyre, sa tablette à écrire et son poinçon, et qu’il demanda à ceux qui lui amenèrent ces objets de les déposer en offrande de façon bien visible dans le sanctuaire des Muses, après y avoir inscrit son nom et celui d’Euripide. Le poète était connu comme un grand ami des étrangers, parce qu’il était très aimé d’eux, alors que les Athéniens le haïssaient", Vie d’Euripide 80-87] ; la tendance d’Euripide au nivellement se repère quand à elle dans ses tragédies, au point qu’Aristophane montrera Euripide s’enorgueillir au moment de sa mort d’avoir accordé dans ses pièces un temps de parole strictement égal au gendarme et au voleur, au civilisé et au barbare, au vainqueur et au vaincu, au savant et à l’ignare, au maître et à l’esclave ["“Je donne la parole autant à la femme ou à l’esclave, ou au maître ou la pucelle ou la vieille.” “Tu ne mérites pas la mort pour une pareille audace ?” “Non, par Apollon ! Car cette disposition est démocratique”", Aristophane, Les grenouilles 949-952]). On ignore la date exacte et la durée du voyage d’Euripide vers la Macédoine. Un demi-siècle plus tard, en -346, une ambassade athénienne envoyée vers Philippe II accomplira le trajet en un mois environ (vingt-trois jours, selon une incidence de Démosthène, Sur l’ambassade 155), via Oréos en Eubée. On suppose qu’Euripide suit un itinéraire voisin, sur une période plus longue parce qu’il a environ soixante-dix ans, parce que le chemin est moins sûr qu’en -346, et parce qu’on sait qu’il effectue des haltes. Nous avons rappelé qu’à cause de la présence des Spartiates d’Agis II à Décélie, les ravitaillements de l’Eubée vers Athènes ne passent plus par voie de terre mais par voie de mer, en contournant le cap Sounion (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.28) : Euripide a probablement emprunté un des cargos à vide repartant du Pirée vers Erétrie, où nous venons de voir que le stratège Eukleidès a réinstallé une garnison athénienne. Certains hellénistes supposent qu’Euripide est passé ensuite d’Erétrie à Chalcis, car dans sa tragédie Iphigénie à Aulis dont la création sera posthume il rend hommage à plusieurs reprises à cette cité, comme pour en remercier les habitants de l’avoir accueilli (aux vers 164-170, aux vers 1319-1329, aux vers 1491-1496). Grâce au bon contact établi avec les Chalcéens, il peut traverser l’Eubée pour, comme l’ambassade athénienne plus tard en -346, atteindre Oréos sur la côte nord, seule cité à être restée fidèle à Athènes lors du soulèvement général de l’Eubée en -411 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.95). Il traverse le détroit de l’Artémision pour débarquer sur le continent en face, en Magnésie, où il est encore bien reçu. Puis il monte vers le nord jusqu’à Pella en Macédoine, où le roi Archélaos l’accueille ("[Euripide] partit [d’Athènes] pour aller en Magnésie, où il fut honoré de la proxénie et dispensé de frais. De là, il se rendit en Macédoine, et vécut à la Cour d’Archélaos", Vie d’Euripide 22-24). Selon l’auteur anonyme de la Vie d’Euripide, il écrit une œuvre de nature incertaine portant le nom de son hôte, aujourd’hui perdue, et "participe à ses affaires administratives/dioik»sewn" ("[Euripide] vécut à la Cour d’Archélaos, en l’honneur duquel il composa le drame ["dr©ma"] homonyme, et auprès de lui il participa à ses affaires administratives", Vie d’Euripide 24-26). On imagine difficilement que ces "affaires administratives" concernent le domaine politique, réservé au roi, on suppose qu’elles concernent plutôt le domaine artistique. En Macédoine au IVème siècle av. J.-C. les festivités des Olympiades à Dion, au pied du mont Olympe, à la frontière entre la Macédoine et la Thessalie, sont bien attestées sous Philippe II à l’automne -348 (selon Démosthène, Sur l’ambassade 192, et selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.55), et sous Alexandre à l’automne -335 (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.16, et selon Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 11.1). Archélaos, souhaitant que son royaume rivalise politiquement et intellectuellement avec les autres cités grecques, surtout avec Athènes, est assurément l’un des premiers promoteurs de cette fête culturelle automnale à Dion. Les hellénistes conjecturent qu’Euripide se rend en Macédoine justement pour donner à ces Olympiades un éclat au-delà des frontières macédoniennes, invité par Archélaos à dessein. Détesté par les Athéniens bobos qui le trouvent trop xénophobe et par les Athéniens ordinaires qui le trouvent trop xénophile, englué comme tous ses compatriotes dans sa complicité active ou passive avec le régime des Quatre Cents, inquiet des tensions idéologiques et sociales qui se généralisent dans Athènes depuis la chute de régime en -411, peut-être déçu par les réactions suscitées par sa dernière tragédie Oreste présentée début -408, peut-être simplement désireux de finir sa vie à l’écart, parmi des gens qui l’apprécient, il répond favorablement à l’invitation d’Archélaos et participe aux Olympiades de l’automne -408 en y présentant son mystérieux Archélaos. Cette œuvre est-elle une tragédie ? On en doute, car comment Euripide aurait pu écrire une tragédie, c’est-à-dire une pièce de grande ampleur, nécessitant du temps et de la concentration, entre le printemps -408 à Athènes et l’automne -408 à Dion ? Par ailleurs, comment supposer qu’Euripide, qui voyage pour la première fois en Macédoine avec tous les honneurs ("Un courtisan ordinaire demanda à Archélaos une coupe d’or de sa table, que celui-ci donna à Euripide. Le courtisan protesta. “Tu es fait pour demander, répliqua l’autre, et Euripide pour l’obtenir sans la demander”", Plutarque, Apophtegmes des rois et des stratèges), jalousé par les artistes autochones au talent médiocre (dont un nommé "Arrhibaeios de Macédoine" et un nommé "Crateuas de Thessalie" selon Suidas, Lexicographie, Euripide E3695), face à un public macédonien encore très rustre et peu lettré, aurait risqué d’accroître le ressenti de ceux-ci et de provoquer l’ennui de ceux-là en présentant une pièce monumentale, de longue durée, à l’intrigue complexe, aux dialogues subtils, à haute portée philosophique ? Une incidence de Plutarque nous apprend qu’à la même époque à la Cour d’Archélaos se trouve le dithyrambiste Timothée de Milet ("Le cytharède Timothée, moins récompensé qu’il espérait, exprima son mécontentement en chantant ce court propos allusif : “Tu convoites un vil métal extrait de la terre”. “Et toi, rétorqua Archélaos, tu le demandes”", Plutarque, Apophtegmes des rois et des stratèges). Le genre dithyrambique, au nombre de vers réduit et directement compréhensible, est plus approprié que le genre tragique pour remercier ponctuellement un hôte comme Archélaos, pour satisfaire occasionnellement un public à la sensibilité encore très sommaire comme les Macédoniens, pour ménager temporairement la susceptibilité d’artistes locaux de second ordre. Au début de l’ère impériale romaine, Hygin dans sa Fable 219 évoque la fondation d’Aigai, capitale originelle des rois de Macédoine, devenue cité religieuse et nécropole après la fondation de Pella, par un nommé "Archélaos" (autre nom de Perdiccas Ier, fondateur de la dynastie royale macédonienne au tournant des VIIIème et VIIème siècles av. J.-C. ?) homonyme du roi en place. L’Archélaos composé par Euripide en Macédoine semble le modèle de cette fable d’Hygin : un dithyrambe, et non pas une tragédie, glorifiant le nouveau roi macédonien promoteur des Arts à travers son ancêtre homonyme. Le succès d’Euripide avec son Archélaos lors des Olympiades de l’automne -408 pourrait expliquer que le roi Archélaos, satisfait, lui confie les "affaires administratives" (pour reprendre l’expression de l’auteur anonyme de la Vie d’Euripide) des Olympiades suivantes, à l’automne -407. Pour cette nouvelle fête, Euripide invite Agathon à le rejoindre. Agathon, aussi mal à l’aise dans Athènes que l’était Euripide l’année précédente (nous avons vu qu’Agathon est la cible de la nouvelle comédie Gérytadès d’Aristophane, sans doute jouée au premier semestre -407), répond positivement à l’invitation. Parrainé par Euripide, Agathon présente à son tour un dithyrambe lors des Olympiades de l’automne -407 (pour la même raison qu’Euripide l’année précédente : on imagine mal le rustre public macédonien et les médiocres artistes locaux s’enthousiasmer pour une tragédie à la manière d’Agathon, multipliant les paradoxes tels des "sentiers de fourmis" pour reprendre l’expression moqueuse d’Aristophane dans ses Thesmophories 100). Pendant ce temps, Euripide compose une trilogie sur le modèle des monumentales trilogies athéniennes de sa jeunesse, qui comportera Iphigénie à Aulis, Alcméon, Les bacchantes, peut-être la première trilogie tragique originale créée en terre macédonienne, du moins la première trilogie d’ampleur équivalente à celles ayant apporté à Athènes sa réputation intellectuelle, dont son hôte Archélaos tirera fierté, qu’il compte présenter aux Olympiades suivantes, à l’automne -406 (le papyrus 9875 conservé au Musée égyptien de Berlin en Allemagne contient un dithyrambe de Timothée de Milet évoquant la guerre contre la Perse : est-ce un texte désirant rivaliser avec Les Perses d’Eschyle ?). Mais sa mort durant l’hiver -407/-406 l’en privera. La trilogie en question (on ignore si les trois pièces étaient partiellement écrites avant l’installation d’Euripide en Macédoine, en tous cas elles ont été développées et achevées en Macédoine, car Iphigénie à Aulis, nous l’avons déjà remarqué, contient des allusions au passage d’Euripide à Chalcis en Eubée, et Les bacchantes aux vers 409-411 rendent un hommage appuyé à Dion de Piérie au pied du mont Olympe en Macédoine finalement créée après la mort d’Euripide à Athènes, comme nous le verrons plus loin. Dans son Comment lire les poètes, Plutarque cite un vers de Sophocle extrait d’une œuvre non conservée : "Tout homme libre qui entre chez un tyran devient son esclave", qu’il oppose à un autre vers affirmant le principe contraire extrait d’une autre œuvre non conservée d’un énigmatique "Zénon" ("Zénon corrige ce vers de Sophocle : “Tout homme libre qui entre chez un tyran devient son esclave” en écrivant : “S’il y devient libre, il ne sera plus esclave”. Par “libre” il entendait “délivré de toute crainte, généreux, loyal”. Pourquoi ne pas imiter cette heureuse correction afin que les jeunes gens profitent d’expériences partagées ?", Plutarque, Comment lire les poètes). Est-ce Zénon d’Elée, mort plusieurs décennies avant Sophocle ? ou est-ce Zénon de Kition, fondateur du stoïcisme, né plusieurs décennies après Sophocle ? Peu importe. Plutarque semble utiliser ces deux citations sans se soucier de leur ordre chronologique, ce qui permet à certains hellénistes de soupçonner que ce vers de Sophocle se rapporte à Euripide en -408, qui choisit de quitter Athènes en homme libre pour devenir l’esclave du tyran Archélaos (pour l’anecdote, ce vers de Sophocle sera repris par Pompée en -48, au moment de tendre la main au serviteur de Ptolémée XIII dont il espèrera le secours tout en subodorant sa fourberie, avec raison puisque ce serviteur tuera Pompée avant d’atteindre la plage de Péluse, sur ordre de Ptolémée XIII : "Quand Achillas [serviteur de Ptolémée XIII] lui tendit la main par-dessus le navire, [Pompée] se retourna vers sa femme et son fils pour leur adresser ce vers de Sophocle : “Tout homme libre qui entre chez un tyran devient son esclave”. Ce furent les dernières paroles qu’il dit aux siens. Il passa dans la barque", Plutarque, Vie de Pompée 78), cela signifierait que Sophocle juge le départ d’Euripide comme une vile lâcheté. Cette hypothèse est plausible. L’auteur anonyme de la Vie de Sophocle dit que Sophocle "a été sollicité par plusieurs rois" ("[Sophocle] était si attaché à Athènes que malgré les sollicitations de plusieurs rois il refusa de quitter sa patrie", Vie de Sophocle 10) : doit-on déduire que le roi Archélaos a aussi invité Sophocle à se produire en Macédoine, et que Sophocle, comme Socrate plus tard, contrairement à Euripide, a préféré mourir dans l’inconfort de sa patrie malade plutôt que comblé d’honneurs dans un palais étranger ? C’est une autre hypothèse plausible. Remarquons seulement qu’en la circonstance, si Sophocle se révèle plus patriote qu’Euripide en choisissant de terminer sa vie à Athènes, Euripide se montre plus visionnaire en s’exilant en Macédoine, car en effet l’Histoire du monde en cette fin du Vème siècle av. J.-C. se joue non plus à Athènes mais bien à Pella, à la Cour des Argéades, qui s’approprieront l’héritage de toutes les cités grecques moins d’un siècle plus tard et la propageront jusque sur le Danube, jusqu’à Eléphantine, jusqu’à la vallée de Ferghana et à l’embouchure de l’Indus.


Reprenons le fil de notre récit, en -409. Les Spartiates, après leur revers militaire à Cyzique et l’échec de leur ambassade envoyée par Endios pour proposer la paix à Athènes, calculent que, le gros des groupes athéniennes étant encore occupées dans l’Hellespont, le moment est peut-être favorable pour reprendre enfin Pylos, conquise en -425 par Démosthénès et toujours occupée par les Athéniens depuis cette date ("Les Spartiates, voyant toutes les forces athéniennes occupées dans l’Hellespont, en profitèrent pour aller attaquer Pylos gardée par une garnison messénienne. Ils employèrent pour cette entreprise onze navires, dont cinq siciliens montés par des Spartiates. Ils envoyèrent aussi des fantassins pour les soutenir. La place fut bientôt environnée de toutes parts", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.64). En apprenant cette offensive, les Athéniens décident d’envoyer un contingent sous les ordres d’Anytos, le même que nous avons vu offrir dix talents à Hérodote en -444 pour le récompenser de son Histoire flatteuse pour Athènes (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), le même que nous avons vu louer Alcibiade avant -415 avec son "giton pauvre" Thrasylos (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias ; ce Thrasylos avec Thrasybule a pris la tête des mutins athéniens à Samos en -411, et a commandé victorieusement lors des batailles de Kynos Séma et de Cyzique). Anytos part vers Pylos, mais une tempête l’empêche de passer le cap Malée : au lieu d’attendre le retour du beau temps pour continuer sa route, Anytos rentre à Athènes, à la consternation générale de ses compatriotes qui le conduisent au tribunal pour lâcheté. Anytos en sort acquitté après avoir corrompu ses juges ("A cette nouvelle, les Athéniens envoyèrent aux assiégés un secours de trente navires commandés par Anytos fils d’Anthémion. Celui-ci partit à la voile, mais ne parvint pas à doubler le cap Malée en raison de vents contraires, et revint à Athènes. Indigné par ce retour, le peuple le conduisit au tribunal pour trahison. Conscient que sa vie était en jeu, Anytos se sauva par l’argent : on dit qu’il est le premier Athénien à avoir corrompu ses juges", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.64 ; "Anytos donna le premier exemple de corruption des juges après sa stratégie exercée à Pylos : accusé par certains pour avoir perdu Pylos, il acheta le tribunal et fut acquitté", Aristote, Constitution d’Athènes 27). Ayant dès lors les mains libres, les Spartiates peuvent tranquillement organiser le siège. Xénophon et Diodore de Sicile disent qu’ils reprennent possession de Pylos non pas après un assaut, mais à la suite d’une négociation avec les assiégés, qui sont invités à quitter les lieux ("Les Messéniens qui gardaient Pylos se défendirent un temps, espérant un secours de la part des Athéniens. Mais comme les ennemis se relevaient les uns les autres pour leur donner des assauts continuels, et que parmi les assiégés les uns mouraient de leurs blessures et les autres périssaient de faim, ils rendirent finalement la place par capitulation, et se retirèrent. C’est ainsi que les Spartiates recouvrèrent Pylos, que les Athéniens de Démosthénès leur avait enlevée quinze ans auparavant et avait fortifiée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.64 ; "Les Spartiates laissèrent se retirer librement, à la faveur d’une convention, les hilotes révoltés qui s’étaient retirés et mêlés à Koryphasion [nom spartiate de Pylos]", Xénophon, Helléniques, I, 2.18). Pour l’anecdote, le défenseur de Pylos à cette époque est peut-être encore Hermon, mentionné dans le document 375 précité du volume I/3 des Inscriptions grecques, on ignore ce que devient cet Hermon après -409. De leur côté, les Mégariens tentent de reprendre le contrôle de leur port de Nisaia toujours occupé par une garnison athénienne. Mais contrairement aux Spartiates à Pylos, les Mégariens essuient un revers face aux troupes qu’Athènes envoient en renfort ("A la meme époque les Mégariens surprirent Nisaia, alors soumise aux Athéniens. Ceux-ci envoyèrent aussitôt contre eux Léotrophidès et Timarchos avec mille fantassins et quatre cents cavaliers. Tous les Mégariens en armes allèrent au devant d’eux, avec quelques Siciliens présents dans la région. Ils se mirent en ordre de bataille sur des hauteurs des Kerata ["Kšrata"/les "Cornes", chaîne de montagnes servant de frontière entre l’Attique et la Mégaride]. Les Athéniens combattirent vaillamment et renversèrent leurs ennemis qui étaient en bien plus grand nombre qu’eux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.65). Pour l’anecdote, Glaucon et Adimante les frères aînés du futur philosophe Platon, ou demi-frères selon la conjecture exposée dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, participent à cette bataille contre les Mégariens à Nisaia, une élégie citée dans La République leur rend hommage pour leur action ("O fils de cet homme réputé [Ariston ; c’est Socrate qui parle à Glaucon et Adimante], l’amant de Glaucon a raison de commencer une de ses élégies [on ignore qui est ce mystérieux "amant de Glaucon" auteur d’élégies : est-ce Critias, oncle de Périktioné mère de Glaucon, d’Adimante et de Platon ?] en vantant votre rôle à la bataille de Mégare : “Enfants d’Ariston, race divine issue d’un homme illustre”", Platon, La République 368a). Agacés d’avoir été ainsi bousculés par les Mégariens, après avoir perdu Pylos, alors qu’ils essaient de redresser solennellement le régime démocratique, les Athéniens se déchaînent sur les vaincus : les Mégariens sont massacrés avec sauvagerie ("Les Mégariens subirent les plus grandes pertes, seulement une vingtaine de Spartiates furent tués parmi ceux qui les soutenaient. Les Athéniens, irrités de ce coup de force sur Nisaia, ne poursuivirent pas les Spartiates en fuite et déchargèrent toute leur colère sur les Mégariens, qu’ils massacrèrent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.65 ; "Les Athéniens ne poursuivirent pas [les Spartiates], ils se jetèrent sur les Mégariens [texte manque] sur la route menant à la cité ils en battirent un grand nombre, puis ils ravagèrent le pays. Ils se retirèrent par une trêve, permettant aux Mégariens de relever leurs morts, ainsi qu’aux Spartiates dont une vingtaine d’hommes avaient été tués, et ils élevèrent un trophée. Ils retournèrent ensuite chez eux. Après cette bataille, les Athéniens furent furieux contre leurs stratèges, leur reprochant d’avoir sous-estimé les risques et joué imprudemment avec la sécurité de la cité. Ils étaient néanmoins heureux de leur victoire contre les Spartiates [texte manque]", Helléniques d’Oxyrhynchos I.1-2).


Durant l’hiver -408-/407, les Athéniens fortifient le dème de Thorikos, près de Sounion à la pointe sud de l’Attique. Au printemps -407, Thrasylos reprend la route de l’Ionie ("L’année suivante [en -408], celle de la quatre-vingt-treizième olympiade où Evagoras d’Elis remporta le prix de la course nouvelle des chars à deux chevaux et Eubotas de Cyrène celui du stade, Euarchippos étant éphore à Sparte et Euctémon archonte à Athènes [en -408/-407], les Athéniens fortifièrent Thorikos. Thrasylos prit les navires qui lui avaient été promis, arma de peltes cinq mille matelots, et s’embarqua au commencement de l’été [-407] pour Samos", Xénophon, Helléniques, I, 2.1). Arrivé sur place, Thrasylos entreprend une série de raids contre les cités côtières rétives. Le fait le plus marquant de ces actions sur le continent asiatique est l’incapacité des Perses à y répondre, en particulier celle d’un nommé "Stagès" envoyé par Tissapherne, qui n’empêche pas le pillage de la Lydie par les Athéniens et capture un seul adversaire ("[Thrasylos] cingla vers Pygéla [aujourd’hui Kuşadası en Turquie], dont il ravagea le territoire et qu’il assiégea. Quelques habitants de Milet vinrent au secours des assiégés, ils poursuivirent les troupes légères athéniennes et les dispersèrent, mais les peltastes et deux loches d’hoplites vinrent soutenir les troupes légères, tuèrent la plupart des Milésiens, s’emparèrent de deux cents boucliers et élevèrent un trophée. Le lendemain, ils cinglèrent vers Notion [site non localisé, peut-être autre nom de Myonessos, aujourd’hui Doganbey en Turquie, dont le promotoire avance vers l’île de Samos au sud], et après se préparèrent à gagner Colophon. Les habitants de Colophon se rangèrent à leur parti. La nuit suivante, ils envahirent la Lydie, où le blé était mûr, incendièrent plusieurs villages et s’emparèrent de l’argent, des esclaves et d’un riche butin. Le Perse Stagès, qui était dans la région, profitant du moment où les Athéniens étaient dispersés hors du camp pour butiner à leur compte, fondit sur eux avec sa cavalerie, captura un seul homme et en tua sept autres", Xénophon, Helléniques, I, 2.2-5). Une opération contre Ephèse se solde par un échec, Tissapherne y ayant rassemblé des troupes alliées péloponnésiennes et siciliennes en conséquence, mais on doit relativiser cet échec des Athéniens puisque ceux-ci peuvent se rembarquer sans risque d’être suivis par leurs vainqueurs, qui n’ont plus de flotte ("Thrasylos, après ces exploits, ramena ses troupes à la mer afin de voguer vers Ephèse. Tissapherne, devinant son dessein, rassembla une nombreuse armée et dépêcha des cavaliers pour exhorter tout le monde à venir à Ephèse défendre la déesse Artémis. Thrasylos, dix-sept jours après l’invasion, fit voile vers Ephèse et débarqua ses hoplites près du mont Koressos mais il laissa la cavalerie, les peltastes, les épibates et le reste des troupes près du marais de l’autre côté de la cité. Au point du jour, il avança ses deux corps d’armée. Les troupes de la cité marchèrent à leur rencontre, renforcées des alliés commandés par Tissapherne et des hommes appartenant aux vingt navires syracusains mentionnés précédemment [ceux que commandait Hermocratès] ainsi qu’à cinq autres arrivés récemment avec les stratèges Euclès fils d’Hipponos et Héraclide fils d’Aristogénos, et à deux navires de Sélinonte. Toutes ces troupes marchèrent d’abord contre les hoplites campés près du Koressos. Ils les mirent en fuite, en tuèrent près de cent, puis après avoir poursuivi les fuyards jusqu’à la mer se tournèrent contre les troupes du marais. Là aussi les Athéniens furent mis en déroute, près de trois cents y périrent. Les Ephésiens élevèrent un trophée sur le champ de bataille, et un autre près du Koressos", Xénophon, Helléniques, I, 2.6-10), et peu de temps après ils infligent une défaite cuisante à quelques velléitaires qui se sont aventurés trop près de leurs navires (dont un cousin homonyme d’Alcibiade sur lequel nous ignorons tout, que Thrasylos a lapidé : "[Les Athéniens] firent voile vers Lesbos et l’Hellespont. Pendant qu’ils mouillaient devant la cité lesbienne de Méthymna, ils virent vingt-cinq navires syracusains qui revenaient d’Ephèse : ils fondirent sur eux, en prirent quatre avec leurs équipages, et poursuivirent les autres jusqu’à Ephèse. Thrasylos envoya à Athènes tous les prisonniers, sauf l’Athénien Alcibiade, cousin et compagnon d’exil d’Alcibiade, qu’il lapida", Xénophon, Helléniques, I, 2.11-13 ; ce personnage est peut-être "Alcibiade de Phégonte" mentionné par Andocide dans son discours Sur les Mystères 65 comme complice du calomniateur Diokléidès, qui a provoqué l’arrestation de quarante-deux suspects dont Andocide ; au paragraphe 66 du même discours Sur les Mystères, Andocide dit que Diokléidès a finalement dénoncé les mauvaises actions de cet Alcibiade de Phégonte, qui "s’est enfui" avant d’être arrêté et condamné, on suppose qu’il s’est réfugié en Anatolie). Thrasylos se dirige ensuite vers l’Hellespont, où il entre en contact avec le petit contingent d’Alcibiade, qui refuse de se mêler au sien (est-ce une conséquence de la lapidation du cousin d’Alcibiade par Thrasylos devant Ephèse ?). Les deux hommes s’installent côte-à-côte à Lampsaque au commencement de l’hiver -407/-406, avant de se décider à attaquer Abydos ensemble, chacun à la tête de ses propres troupes ("Thrasylos cingla vers Sestos avec son armée. De Sestos il passa à Lampsaque. […] A Lampsaque, Alcibiade voulut rassembler toutes ses troupes en un seul corps, mais ses anciens soldats ne voulurent pas être réunis à ceux de Thrasylos, n’ayant pas été vaincus alors que ceux-ci venaient d’essuyer une défaite. Ils passèrent tous l’hiver [-407/-406] à Lampsaque, s’y fortifièrent, puis lancèrent une expédition contre Abydos", Xénophon, Helléniques, I, 2.14-15). Le satrape Pharnabaze tente de les contenir : non seulement il est battu, mais en supplément les troupes d’Alcibiade le poursuivent vers l’intérieur des terres. Cette nouvelle victoire réchauffe les relations entre les troupes d’Alcibiade et celles de Thrasylos, qui fraternisent, et passent le reste de l’hiver -407/-406 à piller la région ("Pharnabaze vint au secours de cette cité [d’Abydos] avec une nombreuse cavalerie : il fut défait et mis en fuite. Alcibiade le poursuivit avec ses cavaliers et cent vingt hoplites commandés par Ménandros, jusqu’à temps que l’obscurité lui dérobât les fuyards. Après ce combat les soldats se mêlèrent, on fraternisa avec les troupes de Thrasylos. Plusieurs excursions furent encore entreprises cet hiver [-407/-406], dans lesquelles on ravagea le pays du Grand Roi", Xénophon, Helléniques, I, 2.16-17). Au printemps -406, les deux chefs concentrent leurs efforts contre les deux dernières cités qui résistent encore, Byzance et Chalcédoine, de part d’autre de l’actuel détroit du Bosphore ("Pantacléos étant éphore et Antigénès archonte [-407/-406], au commencement du printemps [-406], la vingt-deuxième année de la guerre, les Athéniens cinglèrent vers Proconnèsos avec toute l’armée, puis de là allèrent mouiller devant Byzance et camper devant Chalcédoine", Xénophon, Helléniques, I, 3.1-2). Chalcédoine est la première visée. Ses trésors, que ses habitants ont cru mettre en sécurité en Bithynie, sont pris par Alcibiade, qui organise ensuite le siège ("Les Chalcédoniens, informés de l’arrivée des Athéniens, avaient déposé tout leurs biens chez leurs voisins thraces de Bithynie. Alcibiade prit avec lui quelques hoplites et sa cavalerie et longea la côte avec ses navires pour se rendre chez les Bithyniens, qu’il menaça de guerre s’ils refusaient de livrer les trésors des Chalcédoniens. On les lui livra. Alcibiade, de retour au camp avec son butin et la garantie d’un traité, entoura Chalcédoine d’une mer à l’autre avec toute l’armée, et ferma le fleuve avec un barrage de bois", Xénophon, Helléniques, I, 3.2-4). Perdu pour perdu, les Chalcédoniens se rangent derrière le Spartiate Hippocratès présent dans leurs murs, et tentent une sortie en coordination avec les troupes perses que Pharnabaze a ramenées depuis l’intérieur de ses terres. C’est un nouvel échec : Hippocratès est tué par Thrasylos, les Chalcédoniens survivants s’enfuient vers leur cité, et Pharnabaze bat à nouveau en retraite ("L’harmoste ["¡rmost»j", chef militaire spartiate assurant les fonctions de conseiller ou de gouverneur dans une cité alliée de Sparte] spartiate Hippocratès sortit ses troupes de la cité pour livrer combat. Les Athéniens se déployèrent vis-à-vis en ordre de bataille, et Pharnabaze hors de l’enceinte vint secourir les assiégés avec son armée et une nombreuse cavalerie. Hippocratès et Thrasylos combattirent longtemps tous deux avec les hoplites, jusqu’à temps qu’Alcibiade arrivât avec ses quelques hoplites et ses cavaliers. Hippocratès fut tué, et sa troupe s’enfuit dans la cité, tandis que Pharnabaze, qui ne pouvait pas rejoindre Hippocratès à cause du peu d’espace entre le fleuve et les retranchements, se retira vers Héraclée près de Chalcédoine [aujourd’hui Karadeniz Ereğli en Turquie] où il avait son camp", Xénophon, Helléniques, I, 3.5-7). Les Athéniens engagent alors des négociations avec Pharnabaze, désormais trop faible pour contester l’hégémonie et les volontés de ses adversaires. Le satrape consent à ses vainqueurs la cessation de Chalcédoine incluant le libre prélèvement d’une taxe, un butin de vingt talents, et la protection d’une ambassade athénienne vers le Grand Roi pour signer un nouveau traité en remplacement de ceux de Callias II (de -470) et d’Epilykos (de -449) désormais caducs ("Les autres stratèges convinrent avec Pharnabaze que celui-ci paierait vingt talents aux Athéniens et garantirait la sécurité d’une ambassade athénienne vers le Grand Roi. Pharnabaze s’engagea par serment à laisser les Athéniens prélever l’impôt convenu sur les Chalcédoniens et à leur livrer la somme due, à condition que les Athéniens de leur côté ne commissent aucune agression contre eux avant le retour de leurs députés envoyés auprès du Grand Roi", Xénophon, Helléniques, I, 3.8-9). Les Athéniens recouvrent Chrysopolis, près de Chalcédoine, et renforcent les contrôles douaniers pour le prélèvement de le taxe sur tous les navires naviguant entre l’Hellespont et la mer Noire ("Les stratèges athéniens présents à Cyzique passèrent à Chalcédoine. Ils renforcèrent Chrysopolis, où ils laissèrent une garnison suffisante pour prélever le dixième sur tous les navires qui viendraient de la mer du Pont [la mer Noire], dont on ne pouvait sortir que par là", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.64). Puis ils se tournent enfin vers Byzance, où s’est retranché le Spartiate Cléarque avec les derniers coalisés encore invaincus ("Les Athéniens assiégèrent Byzance, qu’ils inquiétèrent par des projectiles et des assauts. Dans Byzance se trouvait l’harmoste spartiate Cléarque et avec lui quelques périèques et un petit nombre de néodamodes, ainsi que des Mégariens commandés par Hélixos de Mégare et des Béotiens conduits par Koiratadas", Xénophon, Helléniques, I, 3.14-15). Celui-ci, bien conscient de son infériorité, se faufile entre les lignes ennemies et part demander l’aide de Pharnabaze. Mais profitant de son absence, certains Byzantins, estimant qu’ils ont plus à gagner à se rendre qu’à prolonger le siège, ouvrent leurs portes aux Athéniens ("L’harmoste Cléarque ne supposait personne capable de trahison. Après avoir tout organisé pour le mieux et confié la défense de la cité à Koiratadas et à Hélixos, il alla vers Pharnabaze sur le continent opposé afin d’obtenir de lui la paie des soldats, le rassemblement des navires que Pasippidos avait laissés en observation dans l’Hellespont, leur union à d’autres qui étaient à Antandros et à ceux qu’Hégésandridas le second de Mindaros avait en Thrace, puis la construction de nouveaux, pour harceler les alliés des Athéniens avec toutes ces forces ensemble et les contraindre à lever le siège de Byzance. Mais dès que Cléarque fut parti, ceux qui voulaient livrer la cité de Byzance se mirent à l’œuvre. C’étaient Cydon, Ariston, Anaxicratès, Lycurgue et Anaxilaos. […] Dès que tout fut prêt, les conjurés ouvrirent la porte dite “de Thrace” et introduisirent Alcibiade avec l’armée athénienne. Hélixos et Koiratadas, qui ne savaient rien du complot, se portèrent en armes sur l’agora avec toutes leurs troupes, mais voyant les ennemis maîtres de tous les postes et se sentant dans l’impossibilité d’agir ils se rendirent", Xénophon, Helléniques, I, 3.17-22). Diodore de Sicile précise qu’une fois à l’intérieur de la cité, les Athéniens doivent lutter contre la majorité des Byzantins, qui restent fidèles à la garnison spartiate ("Les conjurés montrèrent le signal sur la muraille et tendirent des échelles aux soldats d’Alcibiade, qui montèrent par ce moyen sur les remparts sans courir aucun danger de la part de la garnison qui combattait ailleurs. Quand les Péloponnésiens apprirent cette nouvelle, ils se partagèrent en deux groupes, l’un demeura sur le port et l’autre accourut vers les murailles déjà investies. Les Athéniens étaient presque maîtres de la cité, mais les soldats de la garnison ne se découragèrent pas et les combattirent longtemps car ils étaient soutenus par la majorité des Byzantins", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.67). C’est seulement quand Alcibiade crie aux assiégés la promesse de leur laisser la vie sauve et même de maintenir en place leurs institutions, que ceux-ci se retournent contre les Péloponnésiens. C’est ainsi que les Athéniens prennent possession de Byzance. Alcibiade respecte sa parole : il épargne les Byzantins, et leur laisse la liberté de gouverner leur cité à leur guise ("Les assiégeants ne seraient pas venus à bout de leur entreprise malgré l’avantage qu’ils semblaient avoir acquis, si Alcibiade s’adaptant aux circonstances n’eut clamé à haute voix qu’aucun tort ne serait infligé aux citoyens. Cette déclaration incita ces derniers, qui comprirent leur intérêt, à tourner brusquement leurs armes contre les Spartiates, dont beaucoup périrent dans cette conjoncture malgré leur résistance courageuse, tandis que cinq cents d’entre eux échappèrent à cette révolution subite des esprits en se réfugiant aux pieds des autels. Le stratège athénien rendit aussitôt la cité aux Byzantins, qui redevinrent des alliés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.67). Après avoir repris l’hégémonie maritime sur l’Hellespont, les Athéniens ont désormais aussi l’hégémonie sur toutes ses cités côtières.


Les vainqueurs de Chalcédoine et de Byzance se dispersent : Alcibiade restaure l’autorité athénienne en Carie, et Thrasylos rentre directement à Athènes. Selon Xénophon, l’ancien condamné Alcibiade est alors pleinement réhabilité par ses compatriotes, puisqu’en remerciement de ses services récents ils le nomment stratège, en même temps par ailleurs que Thrasybule le chef de la fronde contre les Quatre Cents quatre ans plus tôt, qui part batailler en Thrace, et Conon que nous avons croisé la première fois en -413 à la tête de l’escadre de Naupacte implorant l’aide de Démosthénès en route vers la Sicile (nous renvoyons ici à notre premier alinéa : "[Alcibiade] entra dans le golfe Céramique en Carie avec vingt navires. Après avoir prélevé vingt talents sur cette contrée, il revint à Samos. Thrasybule avec trente navires se rendit en Thrace, où il réduisit les places qui avaient pactisé avec les Spartiates, entre autres Thassos dévastée par la guerre, les dissensions et la faim. Thrasylos rentra à Athènes avec le reste de l’armée. Avant son arrivée, les Athéniens avaient élu trois stratèges : Alcibiade exilé, Thrasybule absent, et Conon qui était sur place", Xénophon, Helléniques, I, 4.8-10). C’est enfin l’heure de la revanche pour Alcibiade qui, reconnaissons-le - nous avons suffisamment souligné ses torts durant toutes les années précédentes pour ne pas reconnaître son tardif mérite -, s’est comporté de façon courageuse et patriotique depuis quelques mois. Fort de sa popularité retrouvé, il peut rentrer à Athènes. Xénophon le date au moment de la fête des Plyntéries ("Plunt»ria", durant laquelle on "lave/plÚnw" les statues d’Athéna dans Athènes, qui sont à l’occasion couverte d’un voile : "Voyant que la cité lui était favorable, qu’on l’avait élu stratège, et que ses amis en particulier l’engageait à revenir, [Alcibiade] entra au Pirée le jour des Plyntéries, où l’on couvre d’un voile la statue d’Athéna", Xénophon, Helléniques, I, 4.12), c’est-à-dire au mois de thargelion, correspondant à nos actuels mi-mai à mi-juin, juste avant l’été. La mémoire collective, peut-être trop influencée par le récit de Xénophon dont nous avons souligné plus haut la partialité, a conservé de ce retour un souvenir émerveillé, les auteurs anciens rapportent longuement la fascination exercée par Alcibiade sur les Athéniens momentanément privés de mémoire et de sens critique (Xénophon rapporte le discours des défenseurs d’Alcibiade, dont le contenu nous paraît pour notre part totalement surréaliste, ceux-là présentant celui-ci comme un malheureux petit chat face à des méchants gros chiens, comme un incompris : "Au moment où il débarqua au Pirée, la foule du Pirée et celle de la ville se pressa autour des navires pour admirer et voir cet Alcibiade que certains assuraient être le meilleur de tous les citoyens : “Seul, disaient-ils, il a montré l’injustice de son bannissement. Victime de gens qui ne le valent pas, qu’il écrasait de son éloquence, dont toute la politique n’allait qu’à leur intérêt personnel, lui au contraire a toujours travaillé au bien commun par l’emploi simultané de ses ressources et de celles de la cité. Quand il a voulu être jugé sans délai sur l’accusation portée contre lui comme profanateur des Mystères, ses ennemis ont rejeté sa juste demande et ont profité de son absence pour le bannir de sa patrie. Alors, esclave de la misère, il a été forcé de servir ses plus cruels ennemis, exposé chaque jour à perdre la vie, voyant ses amis les plus intimes, ses concitoyens, ses proches, la cité entière, commettre des grandes fautes sans pouvoir leur être d’aucun secours à cause des entraves de son exil”", Xénophon, Helléniques, I, 4.13-15 ; l’historien romain Justin parle aussi de ce soi-disant enthousiasme fou qui s’empare des Athéniens : "Une foule innombrable sortit de la ville et accourut au devant de l’armée victorieuse. On admira tous les soldats, mais surtout Alcibiade. Partout les yeux étonnés se fixèrent sur lui, on le contempla comme un génie tutélaire, comme le dieu de la victoire, on vanta les bienfaits dont il venait de combler sa patrie, on admira même les talents qu’il avait déployés contre elle en disant qu’il avait simplement cédé au ressenti d’un injuste exil. On s’étonna qu’un seul homme eût pu être assez puissant pour renverser ainsi un si grand empire et le relever ensuite, pour traîner la victoire dans chaque parti et maîtriser à son gré la fortune. C’était trop peu que lui décerner les récompenses aux héros : on lui prodigua encore les honneurs réservés aux dieux. Tous s’efforcèrent à l’envi d’effacer par l’éclat de son rappel l’opprobre de son exil. Pour rendre hommage à ses triomphes on lui présenta les images des mêmes dieux dont on avait imploré contre lui la vengeance, on sembla vouloir placer au rang des immortels cet homme qu’on avait naguère privé de tout secours humain. Les honneurs succédèrent aux outrages, les présents aux confiscations, les vœux publics aux malédictions de la haine. On ne parla plus des revers en Sicile mais des victoires remportées en Grèce, on ne songea plus aux flottes qu’il avait perdues pour ne penser qu’à celles qu’il venait de conquérir, on oublia Syracuse pour n’évoquer que l’Hellespont et l’Ionie", Justin, Histoire V.4 ; Athénée de Naucratis insiste sur la soi-disant magnificence d’Alcibiade à l’occasion : "Au moment de rentrer dans sa patrie, [Alcibiade] jeta sur les trières athéniennes des branches de feuillages, des rubans et des bandelettes, et remorqua par des chevaux les navires capturés auxquels il avait préalablement brisé les éperons. Tous ces navires avaient été remplis à ras bord avec les armes et le butin pris aux Spartiates et aux Péloponnésiens. La trière où il avait pris place s’avança jusqu’au Pirée, toutes voiles déployées. Arrivée au port, les rameurs prirent leurs rames, Chrysogonos revêtu d’une robe delphienne se mit à chanter l’air traditionnel des triérarques, pendant que Callippidès en tenue de tragédien battait la mesure. De là vient la boutade : “Sparte ne peut pas supporter deux Lysandres, Athènes ne peut pas davantage supporter deux Alcibiades”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.49). En réalité, Alcibiade ne revient pas seul : c’est la flotte tout entière qui revient à Athènes, avec Thrasylos, et avec le butin pris sur les adversaires, simplement Alcibiade n’a pas posé les pieds en Attique depuis -415 et il est l’objet de tous les fantasmes, c’est donc vers lui que convergent tous les regards ("Laissant Diodoros et Mantithéos [probablement le bouleute Mantithéos calomnié en -415 selon Andocide, Sur les Mystères 43, et le compagnon d’évasion d’Alcibiade en hiver -411/-410 selon Xénophon, Helléniques, I, 1.10, que nous avons évoqué plus haut] avec des forces nécessaires pour garder leurs conquêtes, [les stratèges athéniens] revinrent dans leur patrie à laquelle ils venaient de rendre de grands services, avec leur flotte chargée de riches dépouilles. Dès qu’on les sut proches, tout le peuple alla au devant d’eux. Le chemin d’Athènes au port du Pirée était couvert de vieillards, de femmes et d’enfants, qui coururent les remercier d’avoir rétabli leur fortune. Le seul aspect de la flotte était magnifique : elle entourait deux cents navires pris dans les combats, remplis de captifs et des richesses qu’on leur avait enlevées. Les stratèges avaient couvert leurs trières avec des armes dorées, des couronnes et des trophées construits avec art. La plus grande partie des spectateurs, libres ou esclaves qui se rendirent là en si grand nombre que la cité se retrouva déserte, fixèrent leurs regards en particulier sur Alcibiade", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.68 ; "[Les stratèges] revinrent à Athènes chargés de butin, avec une armée enrichie des dépouilles de l’ennemi. Toute la ville descendit au-devant d’eux au Pirée, le peuple eut un si grand désir de voir Alcibiade qu’il accourut en foule à sa trière, comme s’il fût arrivé seul. On le voyait en effet comme l’auteur des revers passés et des succès présents. On attribuait la perte de la Sicile et les victoires des Spartiates à la faute qu’on avait commise en bannissant un homme de ce mérite. Et cette opinion semblait fondée, car depuis qu’Alcibiade commandait à nouveau l’armée les Spartiates n’arrivaient plus à tenir tête aux Athéniens. Bien que Théramène et Thrasybule [erreur de Cornélius Népos, qui confond "Thrasylos" avec "Thrasybule" alors en Thrace comme on vient de le voir, et qui désigne Théramène comme stratège alors qu’aucun autre auteur antique ne le montre stratège dans l’Hellespont au printemps -406] avaient dirigé les mêmes opérations et débarqué avec lui au Pirée, le peuple accompagna seulement Alcibiade, et comme à un vainqueur des Jeux olympiques on lui présenta à l’envi des couronnes d’or et de bronze", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.4-5). Xénophon, contemporain des faits et probable témoin direct, dit qu’Alcibiade est surpris par ce déferlement populaire, qui semble disproportionné par rapport aux récentes victoires dont il n’est pas le seul responsable : quand il pose le pied sur le sol attique, il refuse de monter vers le centre-ville sans être escorté par son parent Euryptolémos, par crainte d’une éventuelle attaque de ses adversaires ("Alcibiade, après avoir abordé au rivage, ne descendit pas tout de suite à terre, par crainte de ses ennemis : il se tint sur le pont, et chercha à voir si ses amis étaient là. Apercevant son cousin Euryptolémos fils de Pisianactos et ses autres parents et amis, il débarqua et monta vers la ville avec cette escorte déterminée à le protéger contre une attaque", Xénophon, Helléniques, I, 4.18-19 ; cet Euryptolémos est probablement, selon l’usage paponymique antique, un petit-fils d’"Euryptolémos fils de Mégaclès III" que Plutarque, Vie de Cimon 5 et 22, désigne comme père d’Isodicé l’épouse de Cimon, en admettant cette généalogie l’Euryptolémos de -406 est effectivement apparenté à Alcibiade puisque le grand-père maternel d’Alcibiade est Mégaclès IV le neveu de Mégaclès III). Remarquons que les démocrates progressistes, Cléophon en tête, ne sont pas heureux de revoir Alcibiade ("Le parti opposé disait qu’Alcibiade était la cause unique de tous les maux qu’on avait soufferts, et qu’on risquait de le voir attirer d’autres maux encore plus fâcheux sur la cité", Xénophon, Helléniques, I, 4.17), non pas parce qu’Alcibiade est un concurrent ni un adversaire - répétons qu’Alcibiade n’a pas de parti : il est un opportuniste vide qui s’adapte selon les circonstances -, mais parce qu’en -406 une majorité d’Athéniens jugent que la démocratie en place est agonisante (à l’instar d’une majorité de Russes en 1980 qui jugeront que le communisme est agonisant), et parce qu’une partie de ces Athéniens croient voir en Alcibiade l’homme providentiel qui saura la relancer (à l’instar d’une partie des Russes des années 1980 qui aspireront à davantage de communisme pour sauver le communisme de son agonie), tandis que l’autre partie des Athéniens croient voir en lui l’homme providentiel qui saura l’achever (à l’instar de l’autre partie des Russes des années 1980 qui aspireront à l’abolition du communisme et au retour du régime pyramidal des tsars, ou à l’instauration d’un régime moins totalitaire, moins oignon, pour reprendre l’image d’Hannah Arendt expliquée dans notre alinéa précédent). Les démocrates progressistes l’acceptent à Athènes en -406 seulement parce qu’ils redoutent la colère du peuple si un accident lui arrive, et aussi parce qu’ils veulent le surveiller pour l’empêcher de fomenter un coup d’Etat ("[Alcibiade] était monté à un degré de réputation et d’estime si universelle que les notables le regardaient comme le seul homme au monde à pouvoir contenir les fougues du peuple, et que le peuple au contraire comptait sur lui pour soulager leur pauvreté et pour résister aux entreprises que les puissants et les riches commettraient à leur encontre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.68). L’hystérie est tellement générale qu’Alcibiade obtient le pardon, et est même nommé commandant en chef de toutes les armées athéniennes ("Dans la Boulè et dans l’Ekklesia, il se défendit d’avoir profané les Mystères, et dit avoir été victime d’une injustice. Après avoir présenté plusieurs raisons du même genre sans rencontrer un seul contradicteur parce que l’Ekklesia ne l’aurait pas souffert, il fut proclamé à l’unanimité commandant suprême ["¹gemèn aÙtokr£twr"], comme seul capable de rendre à la cité son ancienne puissance", Xénophon, Helléniques, I, 4.20). Mais Alcibiade est déconnecté du temps présent : il vit encore sur sa condamnation de -415, alors que le peuple athénien est déjà sur la dictature des Trente. A une date incertaine qui divise toujours les spécialistes en l’an 2000, il tente une manœuvre démagogique : désireux de montrer à tous que l’accusation de profanation des Mystères contre lui en -415 était sans fondement, et aussi pour essayer d’estomper sa trahison ayant poussé les Spartiates à stationner à Décélie depuis -413, il envoie les troupes athéniennes qu’on vient de lui confier vers Eleusis pour y assurer le bon déroulement de la procession des Mystères, et pour obliger les Spartiates de Décélie à le combattre ou à rester sur la défensive (autrement dit, dans un cas comme dans l’autre, à montrer aux Athéniens qu’il est redevenu un ennemi des Spartiates : "[Alcibiade] sortit toutes les troupes afin que la procession des Mystères, qui à cause de la guerre devait passer par la mer, pût reprendre la voie de terre", Xénophon, Helléniques, I, 4.21). C’est une manœuvre dérisoire, qui non seulement ne sert à rien sur le plan militaire (Agis II amènera ses troupes sous les murs d’Athènes peu après son départ, comme nous le verrons plus loin), mais encore s’apparente à celle du type soupçonné à tort ou à raison d’avoir volé trois kopeks dans la caisse de l’entreprise naguère, qui, pour essayer d’effacer ce soupçon, profite d’un jour où tous ses collègues sont rassemblés autour de lui lors d’une cérémonie pour sortir quatre kopeks de sa poche et dire : "Regardez ! J’offre quatre kopeks à notre entreprise !" sans voir que l’entreprise en question est en dépôt de bilan.


Lysandre et le prince Cyrus


En Perse, Darius II confronté à deux impératifs prend des décisions qui auront des conséquences importantes sur la Grèce. Le premier impératif, nous en avons déjà parlé à plusieurs reprises, c’est la réaffirmation de son autorité sur tout l’ouest de son empire. Selon Xénophon, il mâte une rébellion en Médie ("Ainsi finit cette année [-408/-407] dans laquelle les Mèdes, qui s’étaient révoltés contre Darius II le Grand Roi des Perses, rentrèrent sous son autorité", Xénophon, Helléniques, I, 2.19). En Egypte et au Levant (chez le "roi des Arabes" selon Diodore, Bibliothèque historique XIII.46), nous avons supposé qu’il envoie la flotte phénicienne initialement prévue pour Tissapherne : on ignore le résultat de cette intervention. En Anatolie, nous avons constaté qu’il accroît la pression sur Tissapherne son satrape de Lydie et sur Pharnabaze son satrape de Phrygie hellespontique pour qu’ils obtiennent enfin des résultats positifs contre les Athéniens à nouveau menaçants : le moins qu’on puisse dire, en cet hiver -407/-406 où tout l’Hellespont retombe au pouvoir des Athéniens, et où les Spartiates l’appellent au secours par le biais de l’ambassade de Boiotios dont nous avons parlé plus haut, est que les deux satrapes ont déçu ses attentes. Le second impératif est la résolution du conflit entre ses deux fils, l’aîné Arsakès (né avant l’accession de Darius II au trône) qui est le mashishta/héritier légitime, et le cadet Cyrus (né après l’accession de Darius II au trône) qui, soutenu par sa mère Parysatis (notons que selon Ctésias ces deux enfants sont consanguins, puisque leur père Darius II est le fils d’Artaxerxès Ier et d’une courtisanne babylonienne nommée "Kosmartidènè", et que leur mère Parysatis est la fille du même Artaxerxès Ier et d’une autre courtisane babylonienne nommée "Andia", autrement dit Darius II et Parysatis sont demi-frère et demi-sœur : "Ochos [nom originel de Darius II, comme nous l’avons vu dans notre premier alinéa] et Arsitès étaient deux autres enfants naturels [d’Artaxerxès Ier], qui avaient pour mère Kosmartidènè, également originaire de Babylone […]. Il eut encore Bagapaios et Parysatis d’une Babylonienne nommée ‟Andia”. Parysatis fut mère d’Artaxerxès II et de Cyrus le jeune", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 44 ; "[Darius II] consultait principalement sa femme sur toutes les affaires. Il en avait eu deux enfants avant d’accéder au trône : une fille nommée ‟Amestris” et un fils nommé ‟Arsakès” ["Ars£kaj"], qui plus tard fut surnommé ‟Artaxerxès [II]”. Quand elle fut reine, elle lui donna un autre fils qu’elle appela ‟Cyrus”, du nom du Soleil ["Kurash" en vieux-perse, comme nous l’avons vu au début de notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse]. [...] L’historien [Ctésias] dit qu’il a obtenu ces précisions de Parysatis elle-même", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 49 ; "Artaxerxès Ier, qui surpassa tous les Grands Rois de Perse en douceur et en magnanimité, fut surnommé “Makrocheir” ["MakrÒceir/Longue-Main"], parce que sa main droite était plus longue que la gauche, il était fils de Xerxès Ier. Artaxerxès II, surnommé “Mnemon” ["Mn»mwn/Bonne mémoire"], dont j’écris la vie ici, était le petit-fils d’Artaxerxès Ier par sa mère. Darius II, fils de ce dernier, avait eu de la reine Parysatis quatre fils : l’aîné Artaxerxès, puis Cyrus, puis deux autres plus jeunes nommés “Ostanès” et “Oxathrès”. Cyrus porta le nom du fondateur de la monarchie des Perses, soit “Soleil” en perse. Le premier nom d’Artaxerxès était “Arsakès” ["Ars…kaj"]. […] Le jeune Cyrus montra dès l’enfance un caractère violent et emporté, Artaxerxès au contraire affecta dans toute sa conduite et dans toutes ses affections un naturel doux et modéré. Par ordre du roi et de la reine, il épousa une femme sage et belle, qu’il protégea ensuite contre leur volonté : Darius II condamna à mort le frère de cette princesse, puis voulut l’exécuter elle-même, mais Arsakès se jeta aux pieds de sa mère et obtint du roi, par beaucoup de prières et de larmes, la grâce de sa femme et la confirmation de son union avec elle. Cependant la reine aimait davantage Cyrus qu’Artaxerxès, et chercha à lui transmettre la couronne après la mort de son père", Plutarque, Vie d’Artaxerxès II 1), conteste à son frère le titre de mashishta/héritier. Les historiens de la Perse avancent l’hypothèse suivante, d’après de récit de Ctésias, médecin grec à la Cour de Darius II et auteur d’une Histoire de la Perse perdue mais dont les grandes lignes sont rapportées par l’érudit byzantin Photios. Comme nous l’avons dit dans notre premier alinéa, Darius II a accédé au pouvoir en -423 grâce au soutien d’Hydarnès, probable descendant de son homonyme Hydarnès/Vidarna l’un des sept putshistes ayant aidé Darius Ier à prendre le pouvoir en -522. En retour de cette aide, Darius II a dû marier son fils Arsakès (futur Artaxerxès II Mnemon) à Stateira fille d’Hydarnès, et sa fille Amestris à Teritouchmès fils d’Hydarnès. Mais Darius II a cherché ensuite à casser ce double mariage imposé. L’occasion est apparue quand Teritouchmès est tombé amoureux d’une de ses sœurs, et a tué son épouse Amestris qui l’encombrait. Darius II et Parysatis ont condamné Teritouchmès à mort ("Teritouchmès avait du côté paternel une sœur très belle nommée “Roxane”, excellant au tir à l’arc et au lancer de javelot. Epris de ses charmes, il conçut pour elle une passion criminelle, et contre Amestris une aversion qui l’amena à l’enfermer dans un sac et la transpercer de trois cents traits par ses hommes, avec lesquels il fomenta une révolte. Mais un nommé “Oudiastès”, très apprécié de Teritouchmès, reçut une lettre du Grand Roi lui promettant des grandes récompenses qu’il sauvait sa fille et abattait le traître. Alors celui-ci attaqua Teritouchmès, le vainquit et le tua. […] Parysatis condamna la mère de Teritouchmès, ses deux frères Mitrostès et Hélicos et ses deux sœurs en plus de Stateira, à être enterrés vivants, et Roxane à être coupée en morceaux. Ces ordres barbares furent exécutés", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 54-55). Ils ont voulu condamner pareillement sa sœur Stateira, mais celle-ci a trouvé son meilleur avocat dans son mari Arsakès, qui a réussi à fléchir son père Darius II, au grand dam de sa mère Parysatis. C’est ainsi que Stateira a été sauvée, et que Parysatis a conçu envers son fils aîné Arsakès une rancœur tenace, l’amenant à lui préférer son cadet Cyrus ("Le Grand Roi ordonna à Parysatis d’infliger à Stateira, femme de leur fils Arsakès, le même supplice [qu’à Roxane]. Mais Arsakès se frappa la poitrine et poussa d’affreux gémissements, il fléchit la colère de son père et de sa mère. Parysatis étant apaisée, Darius II accorda sa grâce à Stateira, mais en même temps il déclara que cela aurait des conséquences néfastes. Ainsi finit le livre XVIII de l’Histoire [de la Perse] de Ctésias. Dans le livre XIX, il raconte que Darius II mourut de maladie à Babylone [en -404], après avoir régné trente-cinq ans [en réalité dix-neuf ans comme Grand Roi, de -423 à -404, après divers postes gouvernementaux au service de son père Artaxerxès Ier pendant une quinzaine d’années]", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 56). Pour résoudre en même temps ces deux problèmes, c’est-à-dire punir ses deux satrapes incompétents Tissapherne et Pharnabaze, répondre à l’appel au secours des Spartiates, coordonner les efforts perses contre les Athéniens, et éloigner ses deux fils, Darius II désigne le prince Cyrus comme gouverneur général d’Anatolie, avec Tissapherne et Pharnabaze sous ses ordres. Comment faut-il comprendre cette affectation par rapport à la Cour ? Le prince Cyrus est-il devenu tellement dangereux que Darius II juge bon de l’éloigner de Persépolis ? Dans ce cas sa nomination est autant une mise à l’écart qu’une mise à l’épreuve. Ou au contraire le prince Cyrus est menacé à Persépolis par Arsakès, et Darius II juge bon de l’en éloigner pour le protéger ? Dans ce cas sa nomination est une façon de donner au prince Cyrus un poids politique et militaire qui lui manque à Persépolis. Quand les délégués athéniens marchent en direction du Grand Roi au printemps -406, selon les termes du traité signé l’année précédente avec Pharnabaze après la prise de Chalcédoine, ils rencontrent en chemin les Spartiates conduits par Boiotios accompagnés du prince Cyrus qui se rend en Anatolie pour prendre ses nouvelles fonctions. Les délégués athéniens sont immédiatement arrêtés ("Au commencement du printemps [-406], tandis qu’ils cheminaient vers le Grand Roi, [les délégués athéniens] croisèrent l’ambassade spartiate composée de Boiotios et d’autres députés, qui leur annoncèrent que les Spartiates avaient obtenu du Grand Roi tout ce qu’ils avaient demandé. Ils croisèrent également le prince Cyrus, qui avait reçu le commandement de toutes les provinces maritimes et qui devait soutenir les Spartiates, porteur d’une lettre munie du sceau royal et adressée à tous les habitants des bas pays, avec ces mots : “J’envoie Cyrus en qualité de karanos des peuples de Kastolos [plaine de Lydie]” (“karanos” signifie “souverain”). Les députés athéniens, après avoir appris ces nouvelles et vu Cyrus lui-même, désirèrent d’autant plus vivement se rendre vers le Grand Roi, ou sinon retourner dans leur patrie, mais le prince Cyrus ordonna à Pharnabaze de lui livrer les députés, ou tout au moins de ne pas les laisser retourner chez eux, ne voulant pas que les Athéniens fussent instruits de ce qui s’était passé", Xénophon, Helléniques, I, 4.2-5).


Du côté spartiate, à une date incertaine, un nouveau navarque est nommé : Lysandre ("Les Spartiates envoyèrent Lysandre prendre le commandement de la flotte à la place de Cratésippidas, dont les pouvoirs étaient expirés. Lysandre arriva à Rhodes, prit la tête des navires, fit voile vers Kos et Milet, et de là vers Ephèse, où il attendit avec soixante-dix navires que le prince Cyrus arrivât de Sardes", Xénophon, Helléniques, I, 5.1). Ce commandant spartiate est un chef du même bois que Brasidas durant la deuxième guerre du Péloponnèse, ou que Gylippe durant la guerre en Sicile : actif et résolu, brutal et sans aucun scrupule ("Ceux qui préféraient les stratèges aux mœurs simples et aux inclinations généreuses, ne voyaient dans Lysandre […] qu’un homme habile et trompeur qui guerroyait sous toutes les formes et ne considérait la justice que quand elle favorisait ses intérêts, et qui considérait beau et honnête seulement ce qui était utile. Il ne croyait pas que la vérité fût préférable au mensonge : il n’estimait l’un et l’autre que par l’avantage qu’il en tirait. Quand on lui disait que les descendants d’Héraclès ne devaient pas employer à la guerre la ruse et la fraude, il répondait d’un ton moqueur : “Quand la peau du lion ne suffit pas, il faut la coudre à celle du renard” [on note que cette maxime amorale de Lysandre était aussi celle de Cléandridas le père de Gylippe, au milieu du Vème siècle av. J.-C. en Italie : "Voyant que les Thouriens étaient inférieurs en nombre aux ennemis, Cléandridas leur défendit d’attaquer en leur disant : ‟Quand la peau du lion ne suffit pas, il faut la coudre à celle du renard”", Polyen, Stratagèmes, II, 10.5]", Plutarque, Vie de Lysandre 7 ; "Androkleidos [auteur non identifié] rapporte de lui un mot qui prouve sa facilité à se parjurer : “Il faut tromper les enfants avec des osselets, et les hommes avec des serments”", Plutarque, Vie de Lysandre 8), il est un ennemi à la mesure des audacieux Athéniens. Il débarque à Ephèse, qu’il réorganise en même temps que l’armée spartiate ("Arrivé à Ephèse, [Lysandre] trouva cette cité bien intentionnée pour lui et dévouée aux intérêts de Sparte, mais inclinant par ailleurs à devenir barbare en adoptant les mœurs des Perses, avec qui elle entretenait des relations étroites du fait de sa proximité avec la Lydie et des longs séjours qu’y effectuaient les généraux du Grand Roi. Lysandre y installa son armée, il rassembla de tous côtés le plus grand nombre de cargos qu’il put trouver, il bâtit un arsenal pour la construction des navires, rappela le commerce dans ses ports, et les ateliers sur ses places", Plutarque, Vie de Lysandre 3), et il attire autour de lui des mercenaires à qui il promet richesse et gloire quand il sera vainqueur ("Lysandre ayant amené des cités d’Asie à Ephèse les hommes les plus courageux et les plus entreprenants, il s’appliqua à semer parmi eux les premiers germes des innovations et des changements futurs : il exhorta ces hommes audacieux à former entre eux des associations et à se rendre maîtres des affaires, il leur promit que lorsqu’il aurait renversé la puissance des Athéniens il détruirait partout le régime démocratique et les investirait du pouvoir souverain dans leur patrie. Plus tard il appuya ses promesses par des effets réels, en mettant à la tête des gouvernements ceux qui étaient devenus ses amis et ses hôtes : il leur conféra honneurs et dignités, et pour satisfaire leurs ambitions il se rendit complice de leurs injustices et de leurs fautes. Entièrement dévoués à sa personne, ils ne désirèrent plus que lui, ils ne cherchèrent qu’à lui complaire, assurés qu’ils en obtiendraient tout tant qu’il serait le maître", Plutarque, Vie de Lysandre 5). Lysandre entre en contact avec le prince Cyrus qui vient d’arriver à Sardes : immédiatement le courant passe entre les deux hommes dont les intérêts convergent contre Tissapherne ("Lysandre ayant appris que le prince Cyrus, fils du Grand Roi, était arrivé à Sardes, alla le trouver pour lui parler des affaires de la Grèce et se plaindre de Tissapherne qui, ayant reçu l’ordre de secourir Sparte et de chasser les Athéniens de la mer, s’y portait froidement par amitié pour Alcibiade, et qui, parce qu’il fournissait à peine des provisions à la flotte, était cause de sa perte. Le prince Cyrus reçut favorablement ces plaintes contre Tissapherne, qui était généralement décrié comme une homme méchant, et qui par ailleurs était son ennemi intime", Plutarque, Vie de Lysandre 4). Le Spartiate incite le Perse à surpayer la troupe pour pousser les Athéniens à déserter, et le Perse répond favorablement à cette demande en n’hésitant pas à outrepasser les limites financières que lui a imposées son père le Grand Roi ("[Le prince Cyrus] étant arrivé, Lysandre alla le trouver avec les envoyés spartiates. Ils se plaignirent de Tissapherne, racontèrent ce qu’il avait fait, et prièrent le prince Cyrus de pousser la guerre le plus vivement possible. Le prince Cyrus leur répondit que c’était précisément ce que son père lui avait ordonné, que telle était aussi son intention, qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui, et ajouta avoir apporté avec lui une somme de cinq cents talents, que si elle ne suffisait pas il prendrait sur les fonds particuliers que son père lui avait donnés, et que et si cela n’était pas encore assez il fondrait en pièces le trône d’or et d’argent sur lequel il était assis. Ils louèrent cette réponse et l’engagèrent à donner aux matelots une drachme attique, en l’assurant que cette augmentation de paie pousserait à la désertion les matelots athéniens et lui épargnerait ainsi de grandes dépenses pour la suite. Le prince Cyrus les approuva, mais il déclara impossible d’aller contre les instructions du Grand Roi qui ne lui avait accordé que trente mines par mois pour chaque navire que les Spartiates voudraient entretenir. Lysandre ne dit rien pendant un moment, mais à la fin du repas le prince Cyrus trinqua à sa santé en lui demandant ce qu’il pourrait faire pour lui être agréable, Lysandre répondit : “Augmente d’une obole la solde de chaque matelot”. Dès ce moment elle fut de quatre oboles, tandis qu’auparavant elle n’était que de trois. Cyrus paya en outre l’arriéré de la solde, et distribua même un mois d’avance, ce qui redoubla le zèle des soldats", Xénophon, Helléniques, I, 5.2-6). On note que la stratégie du nouveau gouverneur général Cyrus est absolument opposée à celle traditionnelle des dirigeants perses, celle du diviser-pour-mieux-régner inaugurée par Darius Ier à la fin du VIème siècle av. J.-C. puis reprise par Artaxerxès Ier, et aussi par Tissapherne depuis -413 comme nous l’avons vu dans nos analyses précédentes : désormais Athènes est clairement définie comme l’ennemie, Sparte est clairement une alliée, et les satrapes Tissapherne et Pharnabaze sont contraints d’obéir à cette nouvelle diplomatie ("Les Athéniens envoyèrent par l’entremise de Tissapherne des députés vers le prince Cyrus. Mais celui-ci ne les reçut pas, malgré les incitations de Tissapherne à œuvrer, comme lui-même sur les conseils d’Alcibiade, pour empêcher les peuples d’acquérir de la puissance et même les affaiblir par des dissensions internes", Xénophon, Helléniques, I, 5.8).


Rassuré par son nouvel allié perse, Lysandre ne perd pas de temps. Son premier engagement va mettre un point final au récent retour en grâce d’Alcibiade. Celui-ci entame son nouveau commandement à l’été -406 en débarquant sur l’île d’Andros pour mâter les habitants rebelles. Pour l’anecdote, il est épaulé par Thrasybule l’ancien adversaire des Quatre Cents, par Aristocratès l’ancien membre des Quatre Cents puis adversaire des Quatre Cents à Eétionéia, et par Adimante fils de Leukolophidès le demi-frère de Platon selon la conjecture exposée plus haut ("Trois mois après son retour [à Athènes], [Alcibiade] mit à la voile contre Andros qui avait quitté le parti des Athéniens, avec Aristocratès et Adimante fils de Leukolophidès comme stratèges des fantassins. Alcibiade débarqua son armée à Gaurion sur le territoire d’Andros, mis en fuite les Andriens venus contre lui, les refoula dans leurs murs après avoir tué plusieurs d’entre eux et tous les Spartiates qui se trouvaient avec eux, et éleva un trophée. Puis, après être resté là quelques jours, il mit à la voile vers Samos, où il commença les hostilités", Xénophon, Helléniques, I, 4.21-23 ; "Investi du pouvoir de désigner lui-même les stratèges sous ses ordres, Alcibiade choisit Adimante et Thrasybule. Après avoir équipé une flotte de cent navires, Thrasybule fit voile vers l’île d’Andros, il débarqua à Gaurion qu’il assiégea. Les Andriens effectuèrent une sortie, appuyés par les Péloponnésiens présents dans la cité. Un combat s’engagea, dont les Athéniens sortirent vainqueurs. Une grande partie des habitants resta sur le champ de bataille, les autres échappèrent à la mort en se dispersant dans la campagne ou en se réfuigiant dans leurs murs. Ensuite Alcibiade attaqua la place. Ne parvenant pas à s’en emparer, il laissa une garnison continuer le siège, sous les ordres de Thrasybule. Puis il partit avec son armée, il ravagea les îles de Kos et de Rhodes pour ravitailler ses hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.69). Il se dirige ensuite vers Samos. Selon Xénophon, il veut rejoindre Thrasybule du côté de Phocée, en confiant à son pilote amiral nommé "Antiochos" le commandement du gros de la flotte qu’il laisse derrière lui à Notion ("Alcibiade, apprenant que Thrasybule avait quitté l’Hellespont pour venir fortifier la cité de Phocée, fit voile vers lui après avoir laissé le commandement de la flotte à son second Antiochos avec ordre de ne pas s’approcher des navires de Lysandre", Xénophon, Helléniques, I, 5.11). Dès qu’il est parti, cet Antiochos commet une provocation, par bravade : il s’avance vers Ephèse, où est stationnée la flotte de Lysandre ("Antiochos, avec son navire et un autre, cingla de Notion vers le port d’Ephèse, et alla longer les proues de ceux de Lysandre", Xénophon, Helléniques, I, 5.12 ; "[Antiochos], pour insulter Lysandre et prouver sa fierté, entra dans le port d’Ephèse avec seulement deux trières. Cinglant avec beaucoup de bruit et des grands éclats de rire, il passa insolemment devant la flotte spartiate qui était à sec sur le rivage", Plutarque, Vie de Lysandre 5). Diodore de Sicile, qui s’appuie encore probablement sur Ephore, est plus précis : selon lui, Alcibiade est parti vers Clazomènes pour aider les habitants à lutter contre leurs bannis (Diodore de Sicile ne dit pas si Alcibiade va jusqu’au bout de cette entreprise : "[Alcibiade] confia la garde de la flotte à Antiochos, pilote du navire qu’il montait lui-même, en lui ordonnant très expressément de n’entreprendre aucun combat avant son retour. Il prit les navires les mieux armés pour se rendre à Clazomènes, cité allié d’Athènes qui souffrait beaucoup des courses de quelques bannis. Antiochos, naturellement entreprenant et qui voulait s’attirer une gloire personnelle, transgressa l’ordre d’Alcibiade : chargeant ses dix plus gros navires de soldats et ordonnant aux capitaines de tous les autres de venir à lui au premier signal, il s’avança sur les ennemis et les provoqua au combat", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.71), avant de se dresser contre les gens de Kymè pour une mauvaise raison, où il n’obtient qu’un très piteux résultat ("Alcibiade, arrivé de Samos à Kymè avec sa flotte, déclara une mauvaise querelle aux habitants de cette cité comme prétexte à piller leur territoire. Il commença par saisir tous ceux qu’il rencontra et il les traita en prisonniers de guerre. On vint d’abord de façon désordonnée à leur secours, Alcibiade demeura donc longtemps le plus fort. Mais les habitants de Kymè et ceux de la campagne se réunirent finalement pour s’opposer à cette violence et le forcèrent, lui et ses troupes, à abandonner les captifs et à s’enfuir dans leurs navires. Alcibiade, fâché d’avoir eu le dessous dans cette rencontre, amena des troupes de Mytilène et les disposa en bataille devant Kymè en espérant attirer les citoyens dans un combat, mais comme personne ne sortit il se contenta de brûler les environs et se retira à Mytilène", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.73). Quoi qu’il en soit du côté de Phocée et de Clazomènes et de Kymè, les choses du côté de Notion vont mal : Lysandre fait face à Antiochos, et le poursuit. Les autres navires athéniens arrivent à la rescousse d’Antiochos, le Spartiate réplique en ordonnant à tous ses navires de lever l’ancre et de passer en masse à l’attaque ("Lysandre ne mit d’abord en mer qu’un petit nombre de navires avec lesquels il donna la chasse [à Antiochos]. Mais quand il vit les Athéniens venir au secours d’Antiochos avec un plus grand nombre de navires, il dirigea sur eux toute sa flotte rangée en bataille", Xénophon, Helléniques, I, 5.13 ; "Mais Lysandre, quand il le vit, lança immédiatement treize navires [texte manque] ils coulèrent Antiochos [texte manque] les Athéniens restés en bon ordre furent effrayés et s’enfuirent, n’ayant pas l’intention de livrer bataille, mais Lysandre ordonna à toutes ses trières de les poursuivre. Les autres Athéniens, en voyant les Spartiates poursuivre les dix navires, se dépêchèrent d’embarquer et se hâtèrent pour leur venir en aide. Mais l’ennemi approcha trop rapidement et ne leur laissa pas le temps de manœuvrer", Helléniques d’Oxyrhynchos IV.2). Les Athéniens, peut-être surpris par l’ardeur et la cohérence manœuvrière inhabituelles des Spartiates (est-ce l’effet de l’augmentation de la solde accordée par le prince Cyrus ?), n’arrivent pas à se coordonner, et sont vaincus ("Navarque des Péloponnésiens, [Lysandre] saisit le moment où Alcibiade, qui commandait celles des Athéniens, s’absenta en confiant sa charge au pilote Antiochos. Ce dernier se crut capable de combattre les Spartiates : s’étant laissé aller à sa présomption et à sa témérité, Antiochos fut battu par Lysandre près de Colophon", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 32.6). Selon Xénophon ils perdent quinze navires à cette occasion ("Ils engagèrent ainsi une bataille navale, les Spartiates en bon ordre, les Athéniens avec leurs navires dispersés, finalement ces derniers s’enfuirent après avoir perdu quinze trières, la plupart de ceux qui les montaient s’échappèrent, quelques-uns furent capturés. Lysandre emmena avec lui les navires pris, éleva un trophée à Notion, et cingla de là vers Ephèse. Les Athéniens se retirèrent à Samos", Xénophon, Helléniques, I, 5.14). Selon l’auteur anonyme des Helléniques d’Oxyrhynchos et selon Diodore de Sicile, ils en perdent vingt-deux ("Une bataille navale s’engagea, où les Athéniens trop près de la terre se battirent avec désavantage, de sorte que la confusion se produisit dans leur flotte, qui perdit vingt-deux bâtiments. Plusieurs de ceux qui les montaient furent capturés et le reste se sauva à la nage", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.71 ; "[texte manque] et ils échappèrent à l’ennemi dans la confusion. Les Spartiates laissèrent ces Athéniens fuir précipitamment, ayant détruit ou capturé vingt-deux autres navires dans Notion", Helléniques d’Oxyrhynchos IV.3). Peu importe l’ampleur des pertes : aux yeux des Athéniens qui attendaient tout d’Alcibiade, l’erreur est impardonnable. Des représentants de Kymè, qui viennent à Athènes se plaindre de l’injuste brutalité avec laquelle Alcibiade a traité leur cité, achève de ruiner la réputation de ce dernier. On élit en urgence dix nouveaux stratèges, parmi lesquels Conon déjà stratège l’année précédente, Diomédon qui s’est illustré dans les batailles en Ionie les années précédentes (nous renvoyons ici à notre premier alinéa), Périclès le jeune (le bâtard de l’illustre Périclès et d’Aspasie), Thrasylos, Aristocratès, Erasinidès (l’auteur du décret en faveur des meurtriers de Phrynichos sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409, qui a rétabli officiellement la démocratie d’avant les Quatre Cents : "Quand on apprit à Athènes la nouvelle de ce combat naval, on s’indigna contre Alcibiade et on attribua la perte des navires à sa négligence et à sa mauvaise conduite. On élit dix nouveaux stratèges : Conon, Diomédon, Léon [erreur de Xénophon, ou du copiste : Léon n’est pas parmi les dix stratèges nouvellement nommés puisqu’il ne sera pas parmi les condamnés dans le procès des Arginuses que nous raconterons bientôt, Xénophon ou le copiste a confondu "Léon/Lšwn" et "Lysias/Lus…aj" dont les graphies en grec sont voisines], Périclès le jeune, Erasinidès, Aristocratès, Archestratos, Protomachos, Thrasylos, Aristogénès", Xénophon, Helléniques, I, 5.16 ; "Ceux de Kymè envoyèrent des ambassadeurs à Athènes pour se plaindre d’Alcibiade qui avait insulté leur cité, qui était pourtant leur alliée et qui ne leur avait donné aucun sujet de mécontentement. A cette occasion, beaucoup d’autres plaintes contre Alcibiade s’élevèrent. Quelques soldats de Samos qui n’étaient pas contents de lui se rendirent à Athènes et l’accusèrent dans l’Ekklésia de favoriser les Spartiates et d’entretenir des liens avec Pharnabaze dans le but de se rendre maître de ses concitoyens avec leur complicité dès que la guerre serait finie. La multitude prêta l’oreille à ces dépositions et la gloire d’Alcibiade commença dès lors à baisser, tant à cause du malheur arrivé à sa flotte que de l’offense volontaire qu’il avait commise contre la cité de Kymè. Le peuple d’Athènes pour s’assurer contre ses entreprises nomma dix stratèges : Conon, Lysias, Diomédon, Périclès le jeune, Erasinidès, Aristocratès, Archestratos, Protomachos, Thrasybule [erreur de Diodore de Sicile, ou du copiste : même si l’hypothèse de la présence de Thrasybule dans la bataille des Arginuses qui va bientôt avoir lieu ne doit pas être exclue d’emblée, il n’y participe de toute façon que comme simple triérarque et non pas comme stratège, Diodore de Sicile ou le copiste a confondu "Thrasybule/QrasÚbouloj" et "Thrasylos/QrasÚloj" dont les graphies en grec sont voisines] et Aristogénès", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.73 ; selon Cornélius Népos, la délégation de Kymè obtient la dégradation d’Alcibiade, mais pour le motif inverse de celui qu’elle souhaitait : Alcibiade est condamné non pas parce qu’il a agressé les gens de Kymè, mais au contraire parce qu’on le soupçonne d’avoir été acheté par les Perses pour ne pas les réduire en esclavage : "Comme on croyait que rien ne lui était impossible, on imputa [à Alcibiade] tous les revers, en l’accusant de négligence ou de mauvaise volonté. Voici ce qui arriva dans cette occasion. On prétendit que, corrompu par le Grand Roi de Perse, il n’avait pas voulu prendre Kymè", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.6). A l’occasion de cette disgrâce générale, tous les vieux dossiers ressortent, notamment celui du vol des chevaux de Diomède qu’Alcibiade a commis en -416 pour remporter la course de chars aux Jeux olympiques (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias). Dans cette affaire, Alcibiade est condamné par contumace à une amende de huit talents ("L’avidité même avec laquelle on reçut ces accusations, en attira un plus grand nombre. La plus considérable fut celle relative aux chevaux qu’il avait menés aux Jeux olympiques, qui lui valut une condamnation à une amende de huit talents : un nommé “Diomède” qui était alors son ami lui avait prêté un char à quatre chevaux pour les Jeux olympiques, dans le certificat présenté avant la course Alcibiade avait déclaré que ces chevaux lui appartenaient, et ayant remporté la course il avait commis l’injustice non seulement de ne pas avouer que les chevaux étaient à Diomède mais encore de ne pas les lui rendre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.74) : comme il passera en exil les dernières années qui lui restent à vivre, on doute que l’amende sera jamais payée. Alcibiade estime avec raison qu’il n’est plus le bienvenu dans Athènes : il se retire de lui-même vers la Chersonèse, où il s’occupe à nouer des relations avec les rois thraces autochtones ("Alcibiade, voyant aussi l’armée mal disposée contre lui, prit une seule trière et se retira dans son fort de Chersonèse", Xénophon, Helléniques, I, 5.17 ; "L’Ekklesia ordonna à Conon, le premier d’entre les stratèges, d’aller prendre la flotte entre les mains d’Alcibiade, qui lui remit sans hésiter toute l’armée qu’il commandait à l’exception d’une unique trière avec laquelle il se retira à Pactyè en Thrace [site non localisé dans l’isthme de Chersonèse] en se dispensant de repasser à Athènes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.74 ; "Alcibiade, informé de sa disgrâce, ne voulut pas retourner à Athènes. Il se retira à Pactyè, y fortifia Ornos, Bisanthé et Néontichos, et ayant ramassé un corps de troupes il pénétra à leur tête en Thrace, jugeant plus glorieux pour lui de s’enrichir des dépouilles des barbares que de celles de la Grèce. Par cette expédition, il accrut sa renommée et ses richesses, et se lia d’une étroite amitié avec quelques rois thraces", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.6). Pour l’anecdote, il emmène peut-être dans son exil deux prostituées célèbres, puisque l’une d’elles s’occupera de ses funérailles en Anatolie quelques années plus tard ("Lors de sa stratégie, [Alcibiade] fut toujours accompagné de Timandra ["Tim£ndra"] la mère de Laïs la Corinthienne, et de Theodoté la célèbre courtisane athénienne", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.48 ; "Alcibiade traînait toujours derrière lui deux autres prostituées : Damasandra ["Damas£ndra"] la mère de la jeune Laïs, et Theodoté. C’est cette dernière qui organisa ses funérailles à Melissé en Phrygie, quand il mourut victime de la trahison de Pharnabaze", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.34). Comme pour enfoncer le clou de sa déchéance, Agis II quitte Décélie une nuit pour venir prendre position sous les murs mêmes d’Athènes : cette opération prouve a posteriori que le défilé d’Alcibiade depuis Athènes à Eleusis quelques mois auparavant n’a eu aucun effet dissuasif et n’a nullement impressionné le roi spartiate ("Agis II le roi des Spartiates, qui avait une armée à Décélie près d’Athènes profita d’une nuit obscure pour se poster sous les murs mêmes de la capitale. Il avait avec lui vingt-huit mille fantassins dont une moitié était armée lourdement et l’autre moitié à la légère, et douze cents cavaliers dont neuf cents lui avaient été fournis par les Béotiens et les trois cents autres par les Péloponnésiens. Il vint très près sans être aperçu par les gardes extérieurs, il en tua une partie par surprise et poussa l’autre jusqu’aux fortifications", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.72). C’est la panique à l’intérieur de la ville. Les Athéniens, oubliant momentanément leurs différends, se rassemblent pour tenir tête à l’assiégeant ("Les Athéniens dès la première rumeur armèrent tout le monde, vieillards et jeunes gens, chacun accourut en un instant où le péril semblait l’appeler. Les commandants découvrirent à la pointe du jour l’armée ennemie qui, sur quatre lignes de profondeur, occupait une longueur de huit stades. Ils furent consternés en voyant les deux tiers de leurs murailles environnés par l’ennemi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.72). On tente une sortie. Le combat s’engage. Les Athéniens rivalisent de courage parce que leurs proches les observent du haut des remparts. Finalement les deux partis reviennent sur leurs positions de départ ("[Les Athéniens] envoyèrent rapidement des cavaliers en nombre à peu près égal à celui qu’ils découvraient parmi leurs adversaires, d’où s’ensuivit bientôt au pied des fortifications un violent combat de cavalerie. La phalange se tenait éloignée d’eux d’environ cinq stades, de sorte que les cavaliers eurent tout l’espace nécessaire pour donner ce spectacle à ceux qui bordaient le haut des murailles. Les Béotiens, qui gardaient en tête leur victoire sur les Athéniens à Délion [en -424], ne voulurent pas leur céder l’avantage. Les Athéniens quant à eux, qui avaient pour témoins oculaires leurs propres citoyens qui les connaissaient par leur nom et par leur visage, se défendirent jusqu’à la mort. Enfin ces derniers bousculèrent les premiers rangs de leurs adversaires, qu’ils tuèrent en grand nombre, et repoussèrent tout les autres vers la phalange ennemie. Celle-ci s’avança pour porter secours à ses cavaliers maltraités, mais les Athéniens eurent le temps de se replier dans leur cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.72). Agis II s’installe dans l’Académie, jardin public aménagé par Cimon dans la première moitié du Vème siècle av. J.-C., à l’ouest du dème de Colone, avant de lancer un nouvel assaut qui est vite repoussé. Puis il retourne vers Décélie et congédie les Péloponnésiens qu’il a amenés avec lui ("Agis II, jugeant impossible d’assiéger Athènes dans ces conditions, dressa son camp dans l’Académie. Il découvrit le lendemain que les Athéniens avaient élevé un trophée. Aussitôt il mit ses troupes en ordre de bataille pour aller défier les Athéniens du droit d’élever un trophée. Ces derniers sortirent et se rangèrent le long de leurs murailles. Les Spartiates commencèrent le combat, mais comme on lança sur eux du haut des remparts une grêle de traits ils s’éloignèrent rapidement. De là ils allèrent ravager le reste de l’Attique, avant de reprendre la route du Péloponnèse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.73). Athènes ne sera pas investie. Mais l’alerte a été chaude. Remarquons que Critias, qui était certainement dans la foule venue accueillir Alcibiade débarquant au Pirée quelques mois plus tôt, puisqu’il a été l’auteur du décret d’amnistie pour Alcibiade vers -410, subit les conséquences de son engagement en faveur de celui-ci, son ancien camarade de classe chez Socrate. On suppose qu’il est menacé d’arrestation, de condamnation, en tous cas on sait qu’il fuit en Thessalie, où il réfléchit sur les événements récents, en tire des conclusions, et expérimente des mesures de rétorsion. Dans un article de référence La Constitution d’Athènes de pseudo-Xénophon publié en 2005 dans la Revue française d’Histoire des idées politiques, l’helléniste David Levystone s’interroge sur la paternité du texte Constitution d’Athènes que les hellénistes passés ont attribué à "pseudo-Xénophon". La date de rédaction de ce texte est impossible à déterminer car c’est un pamphlet fustigeant le régime démocratique en général, sans référence à des événements précis. Le contenu au fond s’accorde bien avec l’œuvre de Xénophon, qui sera impliqué activement dans la dictature des Trente au point de devoir s’exiler quand cette dictature sera renversée, comme nous le verrons dans notre paragraphe conclusif, et qui échaffaudera une pensée politique autour d’un être providentiel fantasmé (Agésilas II) balayant les dernières couches de l’oignon démocratique et ressuscitant la pyramide transcendante du régime monarchique antérieur (Xénophon sera suivi par d’autres intellectuels au IVème siècle av. J.-C., qui substitueront à Agésilas II la figure d’Epaminondas, puis de Philippe II, puis d’Alexandre, rassemblant tous les Grecs dans la lutte commune pour la propagation de la culture grecque en territoires barbares). La forme en revanche est problématique. Car Xénophon, dans ses Helléniques, dans sa Cyropédie, dans son Anabase de Cyrus, dans ses Mémorables, dans ses essais sur l’équitation, est un militaire qui s’exprime de façon militaire, sèchement et froidement. Or la Constitution d’Athènes qui lui est attribuée n’est ni sèche ni froide, elle est violemment agressive, sarcastique. Le peu de renseignements biographiques et littéraires que nous conservons sur Critias incite à penser que cette Constitution d’Athènes est son œuvre, écrite sous la colère après la nouvelle condamnation d’Alcibiade par le peuple athénien suite à la défaite militaire de Notion et au nouvel assaut d’Agis II contre Athènes en -406 : Critias est définitivement dégoûté par l’inconstance opportuniste et irresponsable du peuple, par le régime des partis, il vomit la démocratie athénienne et veut trouver un système politique plus contraignant que les Quatre Cents pour la remplacer. Pour cette raison, nous attribuons ce texte à "pseudo-Critias" et non pas à "pseudo-Xénophon". La cible prioritaire, selon pseudo-Critias, ce sont les iconoclastes qui sapent toutes les valeurs, qui s’enorgueillissent d’être subversifs, sans principes, à l’instar de leur modèle Archiloque ("Critias blâmait Archiloque de s’être vanté d’être mauvais. Il disait : “S’il n’avait pas raconté sa vie dans toute la Grèce, nous ignorerions qu’il était fils de l’esclave Enipée, que la misère l’a contraint à quitter Paros, qu’il s’est réfugié à Thassos où il s’est attiré la haine de tous les habitants, qu’il médisait de ses amis comme de ses ennemis”. Il ajoute : “S’il ne nous l’avait pas appris, nous ignorerions qu’il était débauché et outrancier, et, honte à lui, qu’il a jeté son bouclier [allusion à un passage célèbre d’une élégie où Archiloque, tel Cervantès constatant le décalage entre la flamboyance des batailles dans les épopées et la trivialité sanglante des batailles dans la réalité, conclut ne pas être un héros et préférer garder la vie sauve en jetant ses armes plutôt qu’agir et mourir de façon ridicule, tel Don Quichotte contre les moulins, en essayant d’imiter les personnages d’Homère]. Il a déposé contre lui-même, et la réputation qu’il traîne est la juste récompense de son témoignage”. Ce n’est pas moi qui accuse ainsi Archiloque, ces propos sont de Critias", Elien, Histoires diverses X.13), qui flattent les plus vils penchants du peuple avec un faux humour dirigé non pas contre des cibles réellement puissantes et fatales à l’ordre social, mais contre des cibles qui ne répondent pas parce qu’elles sont isolées ou démunies ("Les comédies et les mauvais discours dirigés contre le peuple sont interdits parce qu’on ne veut pas entendre dire du mal de soi, ils sont autorisés seulement contre certains particuliers. Les personnages comiques ne sont jamais un homme du peuple, un vil citoyen, mais toujours un riche, un notable, un puissant, ou quand on produit un pauvre ou un tribun dans une comédie c’est pour viser un embrouilleur, un type qui cherche à se mettre au-dessus du peuple, pour le tourner en ridicule comme les autres personnages comiques", pseudo-Critias, Constitution d’Athènes II.7 ; on note qu’Aristophane, qui est un auteur comique de droite, partage ce point de vue, nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, quand, déçu par le jugement mitigé des Athéniens suite à sa présentation des Nuées en -423 il les a traités d’"enculés/eÙruprwktoj" à la solde des sophistes, et aussi quand à l’occasion de la reprise de ses Nuées en -422 il a accusé ses rivaux Eupolis et Hermippos de faire du faux humour, insultant et sans risque, sur la dépouille de Cléon mort au combat et sur le dos du pauvre bougre Hyperbolos : "Moi, j’ai attaqué Cléon quand il était tout-puissant, je l’ai frappé au ventre, et j’ai eu la décence de ne pas le piétiner quand il a été abattu. Mes rivaux, au contraire, depuis qu’Hyperbolos leur a donné prise une fois, ne cessent de ricaner sur ce malheureux et sur sa mère. Eupolis le premier a traîné sur la scène son Maricas, en recyclant piètrement mes Cavaliers […]. Puis Hermippos à son tour a composé contre Hyperbolos", Aristophane, Les Nuées 549-557). Pseudo-Critias crache sur les nobles qui se sont vendus au peuple, comme Périclès ("Si un homme qui n’est pas du peuple préfère la démocratie à l’oligarchie, il est un scélérat", pseudo-Critias, Constitution d’Athènes II.20), il crache pareillement sur les hommes du peuple qui pensent autant ou davantage à leur intérêt personnel qu’à l’intérêt de la patrie, comme Thémistocle ou Cléon ("Selon Critias, le patrimoine de Thémistocle fils de Néoclès, quand il commença d’avoir part à l’administration de l’Etat, ne montait qu’à trois talents, mais quand après avoir été à la tête des affaires il fut envoyé en exil, ses biens furent confisqués, et on découvrit qu’il était riche de plus de cent talents. Critias dit la même chose de Cléon : quand Cléon entra dans le maniement des affaires publiques il était accablé de dettes, et cependant il laissa une fortune de cinquante talents", Elien, Histoires diverses X.17). Il propose une hyper démocratie totalitaire, qui est déjà celle de son petit-neveu Platon dans La République, éliminant ou réduisant au silence les réfractaires au régime ("Si vous voulez une bonne Constitution, vous laisserez d’abord les plus qualifiés instituer les lois, puis les bons réprimer les méchants, délibérer sur les intérêts de l’Etat, sans permettre à des fous d’exprimer leur avis, de discourir, de convoquer l’Ekklesia", pseudo-Critias, Constitution d’Athènes I.9 ; rappelons que Critias apparaît dans La République 316a, il a assurément participé aux débats sur l’avenir de la démocratie vers -409, au moment où Platon a commencé à écrire ce dialogue, comme nous l’avons raconté à la fin de notre précédent alinéa), prenant en charge et rééduquant les autres, arguant que la méchanceté est le fruit de la pauvreté et de l’inculture ("La pauvreté engendre un manque d’éducation et d’instruction, qui pousse les hommes à des actions honteuses, c’est pour cela qu’on trouve le plus d’ignorance, d’indiscipline et de méchanceté dans le peuple", pseudo-Critias, Constitution d’Athènes I.5). Le modèle de Critias semble Cimon, bâtard pauvre (on se souvient que Cimon a dû accepter la prison pour payer les dettes de son père Miltiade, et il n’en est sorti que par le mariage de sa sœur Elpinice avec le riche Callias II) qui a sacrifié son confort personnel en militant pour son projet panhellénique contre les Perses, qui n’était pas le projet de la majorité de ses compatriotes : honoré pour ses victoires militaires sur l’Eurymédon, Cimon aurait pu finir sa vie dans le luxe en laissant les Athéniens pactiser avec la Perse et préparer une lutte fratricide contre Sparte, mais il a choisi de sortir de sa retraite dorée pour essayer de relancer la guerre contre la Perse en allant aider Sparte en Messénie (nous renvoyons sur ce point à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse : "Critias dit que Cimon, préférant l’intérêt des Spartiates à l’agrandissement de sa patrie, amena le peuple à son sentiment, et marcha au secours de Sparte avec un corps nombreux de troupes", Plutarque, Vie de Cimon 24), ce qui lui a valu l’ostracisme. Xénophon, qui a trempé dans la dictature des Trente et qui après coup veut marquer sa distance par rapport à Critias, dit que celui-ci s’est comporté de façon inique en Thessalie ("Tant qu’ils fréquentèrent Socrate, Critias et Alcibiade purent maîtriser leurs honteuses passions par son aide, mais quand ils l’eurent quitté, Critias réfugié en Thessalie vécut avec des hommes plus familiers de l’iniquité que de la justice, et Alcibiade, sollicité à cause de sa beauté par une foule de femmes et corrompu à cause de sa renommée par une multitude d’habiles flatteurs dans sa cité et chez les alliés, se négligea de la même manière que les athlètes qui, après avoir vaincu aux jeux gymniques, ne pratiquent plus aucun exercice", Xénophon, Mémorables, I, 2.24). Mais Philostrate, qui écrit longtemps après les faits, au IIIème siècle, avec le regard implacable de l’historien neutre, contrairement à Xénophon, constate que Critias a trouvé en Thessalie le terrain d’expérimentation idéal pour son projet politique, qui se matérialisera quelques années plus tard dans la dictature des Trente : Critias veut une hyper démocratie où cent pour cent des citoyens pensent la même chose, et les Thessaliens sont naturellement peu instruits et portés aux excès, et disposent des outils - l’ivresse, la détermination, le désir de savoir dont la fin supplante les moyens - permettant de matérialiser ce projet ("Si [Critias] s’était livré à tous les excès sans avoir reçu la moindre instruction, on pourrait admettre qu’il a été corrompu par son séjour en Thessalie, par les hommes qu’il y a fréquentés, car les esprits sans instruction se laissent facilement entraîner dans la voie où on les pousse. Mais il avait une excellente éducation, il maîtrisait un grand nombre de matières philosophiques, sa famille remontait à Dropidès qui gouverna les Athéniens après Solon. Pour cette raison, je rejoins la majorité des gens qui l’accusent d’avoir mal agi par perversion. N’est-ce pas étrange qu’après avoir si souvent philosophé avec Socrate fils de Sophroniskos, le plus sage et le plus juste des hommes de son temps, il n’ait pas pris les mœurs de celui-ci, et qu’au contraire il aurait pris celles des Thessaliens, arrogants, ivrognes, tyranniques ? Les Thessaliens par ailleurs ne sont pas indifférents à la science. Des grandes et des petites cités en Thessalie admiraient beaucoup Gorgias de Léontine et le prenaient pour modèle. Elles auraient sans doute admiré pareillement Critias, s’il s’était montré plus sage, mais ce n’était pas son but : il voulait renforcer les oligarchies par ses négociations avec les notables locaux, par ses attaques contre la démocratie, par ses diatribes contre les Athéniens qu’il présentait comme des déments. En résumé, Critias a corrompu les Thessaliens, plutôt qu’eux ne l’ont corrompu", Philostrate, Vie des sophistes I.16). Lors de son procès en -404, Théramène tentera vainement de justifier l’incohérence de ses engagements politiques par la volonté de ne pas imiter le jusqu’au-boutisme de Critias, et il mettra en garde les Athéniens sur l’hybris hyper démocratique totalitaire de ce dernier, en confirmant au passage la présence de Critias en Thessalie en -406 ("Je ne suis pas surpris que Critias m’accuse injustement : quand les faits qu’il évoque ont eu lieu [la bataille puis le procès des Arginuses, en -406], il n’était pas présent : il était en Thessalie, où il s’efforçait avec Prométhéos d’établir la démocratie en armant les pénestes ["penšstai", classe laborieuse en Thessalie, esclaves volontaires, offrant temporairement leur liberté à des maîtres contre rémunération, jouissant d’une autonomie et d’une sécurité plus grande que les hilotes en Laconie] contre leurs maîtres. Puisse ce qu’il a fait là-bas ne pas se reproduire ici [dans Athènes] !", Xénophon, Helléniques, II, 3.36-37).


Les Athéniens connaissent un très court moment de répit. A une date imprécise à la fin de l’été -406, les Spartiates nomment un nouveau navarque nommé "Callicratidas" en remplacement de Lysandre, qui vient pourtant de leur apporter la victoire à Notion ("Une éclipse de lune se produisit un soir, la même année le vieux temple d’Athéna à Athènes prit feu [les astronomes modernes ont pu dater précisément cette éclipse le 15 avril -406]. Pityas étant nommé éphore, et Callias archonte à Athènes [de juillet -406 à juin -405], les Spartiates envoyèrent Callicratidas prendre le commandement de la flotte en remplacement de Lysandre, dont les fonctions venaient d’expirer avec la vingt-quatrième année de la guerre", Xénophon, Helléniques, I, 6.1). Ce nouveau navarque peine beaucoup à imposer son autorité sur les équipages, qui ne cachent pas leur préférence pour Lysandre ("Lysandre rappela à Callicratidas qu’il était thalassocrate et vainqueur dans un combat naval, celui-ci répliqua qu’il devait auparavant partir d’Ephèse, côtoyer à gauche l’île de Samos où stationnaient les navires athéniens et lui remettre la flotte à Milet, et qu’alors seulement il le reconnaîtrait comme thalassocrate. Lysandre répondit que cela n’était plus son affaire puisqu’un autre avait désormais le commandement. Callicratidas ajouta aux navires de Lysandre cinquante autres fournis par Chio, Rhodes et d’autres pays alliés, et sa flotte entière de cent quarante navires se trouvant réunie il se prépara à cingler à la rencontre de l’ennemi. Mais il apprit que les amis de Lysandre cabalaient contre lui, que non seulement ils n’apportaient aucun zèle dans leur service mais en supplément ils semaient des méchants traits dans les cités, notamment que les Spartiates commettaient une grande faute en changeant les commandants de la flotte, qu’ainsi arrivaient des gens sans talent, sans connaissance de la marine et de la manière de gouverner les hommes, et qu’en envoyant des gens sans expérience et inconnus dans ces pays ils couraient grand risque de s’attirer des malheurs. Callicratidas assembla alors les Spartiates présents et leur parla ainsi : “Je peux rester chez moi, et si Lysandre ou tout autre se prétend plus fort en marine je ne m’y oppose pas. Mais comme j’ai reçu de l’Etat le commandement de la flotte, je dois exécuter l’ordre qu’on m’a donné”", Xénophon, Helléniques, I, 6.2-5). Diodore de Sicile et Plutarque nous en donnent la raison : Callicratidas, contrairement à Lysandre qui s’est attiré la fidélité de son entourage par la corruption, appartient à la vieille école spartiate d’honneur, de vertu et de probité ("Les Spartiates envoyèrent Callicratidas prendre le commandement de leur flotte à la place de Lysandre qui avait terminé son mandat. Le nouveau stratège encore à la fleur de son âge était né bon, sans aucun vice naturel et n’en ayant pris aucun au contact des étrangers qu’il n’avait pas encore fréquentés, en un mot il était le plus juste des Spartiates, et dans tout le temps de son autorité il ne donna jamais le moindre sujet de plainte à sa patrie ni aux particuliers sous ses ordres. Il se montra extrêmement sévère à l’encontre de ceux qui tentèrent de le corrompre par l’argent, qu’il conduisit en justice", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.76 ; "L’attachement [des mercenaires] à Lysandre s’opposait à la nomination de Callicratidas comme navarque à la place de ce dernier. Après avoir constaté qu’il était l’homme le plus vertueux et le plus juste, gouvernant avec une simplicité et une droiture toute dorienne, ils furent encore plus mécontents", Plutarque, Vie de Lysandre 5). Callicratidas n’arrive pas davantage à s’imposer au prince Cyrus ("[Callicratidas] se rendit auprès du prince Cyrus et lui demanda de l’argent pour payer ses troupes. Le prince Cyrus le pria d’attendre deux jours. Callicratidas, piqué de ce renvoi et de ses stations à la porte, se fâcha et dit que les Grecs étaient bien malheureux de courtiser ainsi les barbares pour de l’argent. Il ajouta que dès son retour dans sa patrie il œuvrerait à réconcilier les Athéniens avec les Spartiates", Xénophon, Helléniques, I, 6.6-7). Selon Plutarque, le mépris avec lequel celui-ci le traite l’amène même à envisager un temps œuvrer à la réconciliation entre Athènes et Sparte pour se dresser à nouveau ensemble contre les Perses ("[Callicratidas] se rendit en Lydie, au palais du prince Cyrus. Il pria un des gardes qui étaient à la porte d’aller dire à son maître que le navarque spartiate Callicratidas était venu pour lui parler. “Etranger, lui dit cet officier, le prince Cyrus ne peut pas te recevoir, il est à table.” “Eh bien ! répliqua simplement Callicratidas, j’attendrai qu’il en soit sorti.” Les barbares considérèrent cette réponse comme la marque d’un manque de savoir-vivre, ils se moquèrent de lui, et il se retira. Il se présenta chez le prince Cyrus une seconde fois, et fut encore refusé. Trop fier pour supporter cet affront, il retourna à Ephèse en chargeant de malédictions ceux qui les premiers s’étaient avilis au point de se laisser insulter par des barbares et les avaient autorisés à s’enorgueillir de leurs richesses. Il jura devant ceux qui l’accompagnaient que son premier soin quand il rentrerait à Sparte, serait de mettre tout en œuvre pour terminer les différends entre Grecs afin que, redevenus redoutables face aux barbares, ils n’allassent plus mendier leurs secours pour se détruire les uns les autres", Plutarque, Vie de Lysandre 6). Surmontant ses déceptions, il se résoud à agir avec le peu de moyens dont il dispose, ses fonds propres et les hommes qui daignent lui obéir ("Avec l’aide des dieux, montrons aux barbares que nous n’avons pas besoin de tomber en admiration devant eux pour nous venger de nos ennemis", Xénophon, Helléniques, I, 6.11). Il commence par bouter les Athéniens de l’île de Chio, qu’il laisse partir après qu’ils se sont rendus ("[Callicratidas] prit des navires dans différents ports, qu’il joignit à ceux reçus des mains de Lysandre, il constitua ainsi une flotte de cent quarante voiles. Les Athéniens tenaient alors le Delphinion dans l’île de Chio. Callicratidas y conduisit sa flotte entière dans le dessein de les assiéger. La garnison athénienne, qui ne comptait que cinq cents hommes, effrayée par le grand nombre des ennemis, rendit la place et assura sa retraite par capitulation", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII76). Il se tourne ensuite contre Téos, qu’il pille pour renflouer ses caisses ("Passant de là à Teos, il surprit cette cité pendant la nuit et y entra sans obstacle pour la piller", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.76), et contre Magnésie ("Callicratidas supplia le commandant du fort de Magnésie d’accueillir quatre de ses hommes qui étaient malades. Ce dernier donna son accord. Alors sur chaque brancard il allongea un soldat en cachant boucliers et épées sous les couvertures, et ces brancards étaient portés par quatre hommes. Ainsi vingt soldats vigoureux furent introduits astucieusement dans le fort, qui tuèrent les gardes, et en prirent le contrôle", Polyen, Stratagèmes, II, 27.1) d’où il repousse tous les ennemis de Sparte ("Assiégé dans Magnésie, pendant que les ennemis approchaient les béliers, Callicratidas démolit une partie d’une tour difficilement accessible, et, profitant que les ennemis préparaient un nouvel assaut, il sortit par l’autre côté du fort, qu’il contourna pour surprendre les ennemis par l’arrière, il en tua beaucoup et en captura un grand nombre. Après cette victoire, il rebâtit ce qu’il avait démoli", Polyen, Stratagèmes, II, 27.2). Puis c’est au tour de Méthymna de Lesbos, où se trouve une garnison athénienne, qu’il laisse libre de quitter les lieux ("[Callicratidas] partit pour Méthymna de Lesbos. Les Méthymniens refusant de se rendre, ayant dans leurs murs une garnison athénienne et eux-mêmes partisans d’Athènes, il assiégea la cité et s’en empara de vive force. Les soldats pillèrent toutes les richesses qui s’y trouvaient dont les esclaves. Mais Callicratidas, ayant rassemblé sur l’agora toutes ses prises, et malgré les instances des alliés qui voulaient vendre aussi les citoyens de Méthymna, déclara que tant qu’il aurait le commandement il s’opposerait de tout son pouvoir à réduire le moindre Grec en esclavage. Le lendemain, il relâcha donc la garnison athénienne et tous les citoyens, et vendit seulement les esclaves", Xénophon, Helléniques, I, 6.12-15 ; "Il vint à Lesbos et campa devant Méthymna, défendue par une garnison athénienne. Il en battit un temps les murailles sans aucun succès, mais bientôt les mécontents lui en livrèrent l’entrée. Il en pilla toutes les richesses, mais il épargna les habitants et les laissa maîtres de leur cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.76). S’ensuit une altercation contre Conon autour de Mytilène (qui se trouve à l’opposé de Méthymna, sur l’île de Lesbos), sur laquelle nous devons nous arrêter un instant. Le récit de cette confrontation par Xénophon, qui témoigne de beaucoup de mépris pour les deux hommes, est expédié en quelques lignes : selon Xénophon, Callicratidas surprend Conon qui croisait dans les parages, le poursuit jusqu’à Mytilène, et l’y assiège ("[Callicratidas] poursuivit Conon et lui coupa la route de Samos, pour l’empêcher de s’y réfugier. Conon s’échappa avec ses navires, qui étaient rapides car il avait choisi dans ses nombreux équipages les meilleurs rameurs, et se réfugia à Mytilène avec deux des dix stratèges, Erasinidès et Léon [nouvelle coquille de Xénophon ou du copiste, qui confond "Lysias/Lus…aj" avec "Léon/Lšwn", qui n’est pas parmi les stratèges à cette date]. Callicratidas, qui le poursuivait avec cent soixante-dix navires, entra en même temps que lui dans le port. Conon, devancé dans son dessein par les ennemis, fut obligé de risquer devant le port un combat naval dans lequel il perdit trente navires dont les hommes s’enfuirent à terre. Les Athéniens tirèrent ensuite à sec, sous les murs de la ville, les quarante navires qui leur restaient. Alors Callicratidas jeta l’ancre dans le port, bloqua l’ennemi en en gardant l’entrée, et amena par terre une masse de Méthymniens, et par mer des troupes de Chio", Xénophon, Helléniques, I, 6.15-18). Les faits rapportés par Diodore de Sicile, qui s’appuie encore certainement sur Ephore, sont nettement plus développés. Selon Diodore de Sicile, Conon a manœuvré avec une intelligence digne de la grande tradition navale athénienne. Conon a d’abord voulu débarquer à Méthymna, mais Callicratidas l’ayant devancé il s’est finalement rabattu sur les Ekaton ("Ekaton NÁsoi", "les Cent Iles", ensemble de petites îles entre Lesbos et le continent, au large de l’actuelle Ayvalık en Turquie : "Le stratège athénien Conon disposait de soixante-dix navires bien équipés pour la guerre. Il vint vers Méthymna pour la secourir, mais la trouvant déjà prise il alla mouiller près de l’une des Ekaton", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.77). Les opérations se sont ensuite déroulées de la façon suivante. Constatant son infériorité numérique, Conon décide d’appliquer la tactique d’Horace contre les Curiace : il provoque Callicratidas pour l’inciter à le suivre vers le large ("Découvrant le lendemain toute la flotte des ennemis, qui surpassait la sienne du double, il jugea imprudent de l’attaquer, du moins en cet endroit. Il mit à la voile vers le large en accrochant au passage quelques bâtiments ennemis : il comptait par ce moyen déplacer le combat vers un lieu plus avantageux, à la hauteur de Mytilène, calculant qu’en cas de victoire il aurait plus d’espace pour poursuivre les vaincus ou qu’au contraire s’il perdait la bataille il trouverait une retraite dans le port", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.77). Callicratidas tombe dans le piège. Dès qu’il le voit, il lance toute sa flotte à sa poursuite. Et comme ses navires n’ont pas tous la même taille, et n’avancent donc pas à la même vitesse, ils se distancent progressivement les uns des autres, étirent leur ligne, dans le même temps que Conon régule savamment son allure pour ne pas être rattrapé tout en simulant l’être bientôt, ce qui épuise les équipages spartiates ("Ayant rembarqué sur ses navires tous les soldats débarqués sur les Ekaton, il rama assez lentement pour inciter les Spartiates à le rejoindre. Les Spartiates se précipitèrent dans l’espoir de se saisir des navires de queue athéniens. Conon accéléra alors : les rameurs des navires spartiates fournirent tellement d’efforts pour essayer de le rattraper, qu’ils se lassèrent eux-mêmes et se retrouvèrent très éloignés de leur flotte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.77). Quand il estime que les navires ennemis sont suffisamment désordonnés, les plus rapides étant proches mais avec des équipages fatigués pour avoir ramé sans se ménager, les moins rapides étant encore très loin en arrière, Conon ordonne un brusque demi-tour, et assaille aussitôt l’un après l’autre les bâtiments qui le suivent. Chaque équipage spartiate ainsi livré à lui-même, exténué par la chasse inutile, succombe sous les attaques des Athéniens mieux entraînés aux exercices marins et qui sont restés groupés ("Conon vit qu’il était près de Mytilène, il vit aussi l’épuisement des rameurs et l’étirement de la flotte ennemie. Il éleva l’étendard rouge qu’il avait convenu avec tous ses pilotes. Aussitôt les Athéniens se retournèrent ensemble contre leurs adversaires qui les touchaient, un cri général se propagea dans leur flotte et toutes les trompettes sonnèrent la charge. Les Spartiates, étonnés de ce premier choc, se hâtèrent pour rejoindre leurs navires les moins avancés, pour affronter l’ennemi en commun. Mais la vivacité de l’attaque leur en laissa à peine le temps : ils commencèrent le combat en désordre, incapables de réussir à se remettre en ligne avec leurs derniers navires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.77). Conon brise toutes les velléités de résistance de ses ennemis, qu’il refoule vers Mytilène. La bataille est sur le point d’être gagnée par les Athéniens ("Conon profita habilement de son avantage en serrant les navires de près, en les empêchant de se rejoindre, en les heurtant pour les percer ou pour casser leurs rames. Aucun des bâtiments opposés à Conon ne recula, maintenant à force de rames leur poupe en avant jusqu’à temps que ceux qui étaient plus éloignés fussent arrivés. Mais l’aile gauche des Athéniens bouscula le flanc adverse, qu’elle dispersa et chassa longtemps", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.78). Mais ceux-ci dans leur succès vont commettre une faute, que Callicratidas va intelligemment exploiter pour renverser le cours des armes. Les navires spartiates refluant en désordre, une partie d’entre eux est poursuivie par les Athéniens vers le grand large, tandis que l’autre partie conduite par Conon vient accoster imprudemment dans le port de Mytilène ("Conon s’abstint de poursuivre les nombreux navires spartiates qui fuyaient et se retira dans Mytilène avec quarante bâtiments", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.78). C’est ce moment que Callicratidas choisit pour couper la flotte athénienne en deux. Il ferme le port de Mytilène avec les bâtiments qui lui restent, empêchant ainsi les Athéniens en provenance du grand large de rejoindre leurs compatriotes qui s’y trouvent, et empêchant pareillement ceux qui s’y trouvent d’en sortir. Dans cette manœuvre, il réussit à capturer une trentaine de navires, soit près de la moitié de la flotte athénienne ("La flotte de Sparte s’étant enfin regroupée, environna de toutes parts les navires d’Athènes qui s’étaient séparés les uns des autres dans la poursuite des ennemis sur lesquels ils avaient eu l’avantage. On leur ferma le retour dans Mytilène où ils comptaient rejoindre Conon, et on les contraignit à échouer sur la côte. Les équipages comprirent qu’ils n’avaient pas d’autre solution que se jeter tous sur le rivage, ils abandonnèrent leurs bâtiments aux Spartiates et se sauvèrent par voie de terre et à pied vers Mytilène. Callicratidas en cette rencontre prit trente navires, dont la perte ruina la flotte ennemie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.78). Il peut ensuite se retourner contre Conon, qui est désormais assiégé dans Mytilène ("[Callicratidas] voulut prolonger sa victoire en s’avançant jusqu’à Mytilène pour l’assiéger. Conon, qui s’attendait à ce siège, prit toutes les dispositions pour fermer l’entrée du port : il remplit des petites barques avec des grosses pierres qu’il coula à l’entrée qui était étroit, et il obstrua le milieu qui était profond et spacieux avec des cargos également pleins de pierres énormes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.78). On voit ainsi que les deux hommes, contrairement à ce que laisse sous-entendre Xénophon par son silence, méritent des éloges : Conon a parfaitement commandé la flotte athénienne et perd la bataille parce qu’il a cru la voir terminée à midi moins cinq alors qu’elle s’est prolongée jusqu’à midi, et Callicratidas ne doit sa victoire qu’à son courage et à sa ténacité qui l’ont poussé à la croire encore possible quand toutes les apparences indiquaient le contraire. Nous verrons dans notre paragraphe conclusif pourquoi Xénophon est si tendancieux dans son livre, pourquoi il trahit une telle complaisance à l’égard de Lysandre et un tel désintérêt pour ses adversaires, dont Callicratidas qui le remplace à la tête de la flotte et Conon qu’il combattra en -404 à Aigos Potamos. Restons sur les événements en Ionie. Conon est enfermé dans le port de Mytilène. Diomédon tente de briser le barrage, en vain ("Diomédon arriva avec douze navires au secours de Conon et vint mouiller dans le canal des Mytiléniens. Mais Callicratidas, fondant sur lui à l’improviste, lui prit dix de ses navires. Diomédon s’enfuit avec le sien et un autre", Xénophon, Helléniques, I, 6.22-23). Archestratos, un des dix stratèges, est tué à l’occasion ("Quand vous eûtes choisi dix stratèges à la tête desquels était Thrasylos, tous voulurent commander sur mon navire. Après une longue dispute qui alla jusqu’aux injures, Archestratos l’emporta. Celui-ci trouva la mort à Mytilène", Lysias, Pour un citoyen accusé de corruption 8). Conon réussit à envoyer un navire vers Athènes pour implorer des renforts ("Conon, assiégé par terre et par mer, ne pouvant se procurer des vivres nulle part, ayant à nourrir une grande quantité d’hommes dans la cité et les Athéniens ne lui envoyant aucun secours, mit à la mer ses deux meilleurs navires, les équipa avant le jour en choisissant les meilleurs épibates de la flotte, qu’il descendit dans les cales et dissimula derrière des rideaux. Le jour passa. Le soir, dans l’obscurité, il les débarqua afin que sa manœuvre échappât à l’ennemi. Le cinquième jour, après s’être approvisionnés en conséquence, ils attendirent jusque vers midi, et voyant alors que les gardes relâchaient et que quelques-uns même étaient endormis, ils voguèrent hors du port, le premier navire se dirigeant vers l’Hellespont et le second gagnant le large. Aussitôt on se jeta à leur poursuite, chacun se plaça où il put, on coupa les ancres, on se réveilla, on courut aux armes en désordre sur le rivage où l’on venait de dîner, on s’embarqua, on se mit à la poursuite de la trière qui avait gagné la haute mer, on l’atteignit au soleil couchant, on la prit après un combat, et on la ramena avec ses hommes vers le reste de l’armée. Mais celle qui s’était dirigée vers l’Hellespont s’échappa et parvint à Athènes, qu’elle informa du blocus", Xénophon, Helléniques, I, 6.19-22). Les Athéniens répondent promptement à son appel : en un mois ils équipent une nouvelle flotte en puisant dans leurs ultimes réserves de bric et de broc, et en recrutant notamment des étrangers à qui ils promettent la nationalité athénienne, qu’ils envoient vers l’Ionie ("En apprenant ce qui s’est passé ainsi que le blocus, les Athéniens décrétèrent un secours de cent dix navires, sur lesquels ils embarquèrent tous ceux qui étaient en âge de porter les armes, esclaves et hommes libres. Cette flotte fut équipée en trente jours, au bout desquels elle mit à la voile en emportant aussi une nombreuse cavalerie. Ils commencèrent par cingler vers Samos, où ils s’adjoignent dix navires samiens, puis ils rassemblèrent encore plus de trente navires des autres pays alliés dont ils forcèrent les habitants à s’embarquer en masse, ils réunissent de même tous les navires qu’ils avaient par ailleurs, de sorte que le nombre total s’éleva à plus de cent cinquante", Xénophon, Helléniques, I, 6.24-25 ; "Les Athéniens, abattus par le revers qu’ils venaient de subir dans la récente bataille, accordèrent la citoyenneté aux étrangers de toute condition présents qui voudraient prendre les armes à leur service. Un nombre prodigieux de gens se présentèrent à l’enrôlement. Les stratèges choisirent ceux d’entre eux qu’ils jugèrent les plus aptes à la guerre. Ils équipèrent soixante navires en état de naviguer, puis ils firent voile vers Samos. Ils trouvèrent là d’autres stratèges qui avaient tiré de diverses îles quatre-vingt trières. Ils prièrent encore les Samiens de leur en fournir dix. Ainsi ils reconstituèrent une flotte de cent cinquante unités", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.97 ; "Epuisée par ce dernier revers et ne trouvant plus de soldats, Athènes accorda la citoyenneté aux étrangers, elle donna la liberté aux esclaves et l’impunité aux criminels. De ce ramassis d’hommes elle forma une nouvelle armée destinée non plus à conquérir la Grèce comme naguère mais à défendre sa propre liberté", Justin, Histoire V.6). Le nommé "Antiphonos", pour l’anecdote, probablement apparenté à son homonyme Antiphon de Rhamnonte selon l’usage paponymique antique, archonte en -418/-417, participe peut-être à la constitution improvisée de cette flotte composite ("[Antiphonos] équipa deux trières, et remporta plusieurs victoires comme stratège des forces terrestres. Il offrit aux Athéniens plusieurs alliances importantes. Il mobilisa les jeunes gens et constitua une flotte de soixante navires", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 3 ; "Certains parlent d’un Antiphonos mis à mort par les Trente, dont Lysias dans son discours Pour la fille d’Antiphonos lors du procès contre Callaischros [fils ou neveu ou cousin de Critias, comme nous l’avons supposé plus haut]. Théopompe évoque aussi cette histoire son Histoire philippique, en la rapportant à un “Antiphonos fils de Lysidonidos”, que Cratinos dans sa Pytinè [comédie ayant apporté la victoire à Cratinos en -423 contre Les Nuées d’Aristophane, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias] présente comme un homme méchant", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 4). Callicratidas, apprenant l’arrivée de cette flotte, quitte Mytilène où il ne laisse qu’une petite escadre continuer le siège, et part à la rencontre de son adversaire, qu’il rejoint devant les îles Arginuses (aujourd’hui les îles Garip au large de la péninsule de Dikili, à l’entrée du détroit de Mytilène, entre l’île de Lesbos et la côte continentale anatolienne). Une première escarmouche est rapidement interrompue à cause d’une tempête ("Callicratidas, apprenant que la flotte de secours était à Samos, laissa à Mytilène cinquante navires sous le commandement d’Etéonicos, mit à la voile avec les cent vingt autres, et alla souper dans l’île de Lesbos, au cap Malée [site non déterminé, à ne pas confondre avec le cap Malée au sud du Péloponnèse] face à Mytilène. Le même jour les Athéniens soupaient sur les îles Arginuses, situées vis-à-vis du cap Malée de Lesbos. Apercevant des feux pendant la nuit et apprenant que c’étaient les Athéniens, Callicratidas leva l’ancre vers minuit pour tomber sur eux à l’improviste. Mais survinrent une forte pluie et des tonnerres qui l’empêchèrent de tenir la mer", Xénophon, Helléniques, I, 6.26-28). Le beau temps revenu, les ennemis se positionnent face-à-face : les Athéniens font bloc, conscients que leurs navires improvisés et rassemblés à la hâte sont moins solides que ceux de Callicratidas, qui de son côté espère les envelopper avant de les anéantir ("Au point du jour, l’orage dissipé, [Callicratidas] se dirigea vers les îles Arginuses. Aussitôt les Athéniens s’avancèrent à sa rencontre, l’aile gauche en tête et dans l’ordre suivant. Aristocratès était à l’extrême gauche avec quinze navires, puis venait Diomédon avec quinze autres, Périclès le jeune était posté derrière Aristocratès, Erasinidès derrière Diomédon. Après Diomédon venaient les Samiens avec dix navires rangés sur une seule ligne, ils étaient commandés par un Samien nommé “Hippeus” et suivis immédiatement par les dix navires des taxiarques rangés aussi sur une seule ligne. Venaient ensuite les trois trières des navarques et le reste de la flotte alliée. A la tête de l’aile droite étaient Protomachos avec quinze navires, puis Thrasylos avec quinze autres. Protomachos avait avec lui Lysias qui commandait le même nombre de navires, Thrasylos était appuyé par Aristogénès. Ils avaient choisi cet ordre de bataille afin d’empêcher l’ennemi de forcer leur ligne, leurs navires étant moins bons. Les trières spartiates étaient disposées en face, toutes sur un seul rang, et se préparaient à forcer la ligne ennemie pour la prendre à revers, étant plus faciles à manœuvrer. Callicratidas commandait l’aile droite", Xénophon, Helléniques, I, 6.28-31 ; "Callicratidas, qui tenait la haut mer, commandait lui-même son aile droite et laissa la gauche aux Thébains conduits par Thrasondas. Pour s’opposer à la ligne des ennemis qui s’étendait de part et d’autre des îles, il sépara sa flotte en deux escadres qu’il envoya vers les deux côtés de ces îles. Cette distribution offrit ainsi le spectacle étonnant de quatre flottes qui allaient combattre deux contre deux, et qui réunies formaient un ensemble de trois cents navires, en cela cette bataille fut le plus affrontement de Grecs contre Grecs que l’Histoire ait produit", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.98). Une nouvelle fois la sécheresse du récit de Xénophon laisse penser que Callicratidas se comporte à l’occasion comme un général de seconde zone, mais une nouvelle fois Diodore de Sicile via probablement Ephore montre au contraire que Callicratidas agit avec beaucoup de courage et d’héroïsme. Dans l’hypothèse où il pourrait être tué au cours de l’affrontement, Callicratidas nomme Cléarque pour lui succéder, puis il exhorte ses troupes à ne pas craindre les Athéniens ("Le Spartiate Callicratidas rassembla ses troupes autour de lui, les exhorta à combattre courageusement, et finit en leur disant qu’il était tellement désireux d’apporter la gloire à sa patrie que, le devin lui ayant annoncé qu’il mourrait en remportant la victoire, il était impatient de mourir pour la leur offrir au plus vite. “Comme je sais, continua-t-il, que la perte d’un navarque provoque souvent le trouble dans une armée, je nomme dès à présent Cléarque pour ma succession au moment où je serai tué, un homme connu de tout le monde pour ses grandes compétences dans la guerre.” Par ces paroles, Callicratidas affermit le courage de ses hommes et les rendit impatients de combattre au point qu’ils s’exhortèrent les uns les autres à la victoire en montant dans leurs navires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.98). Le combat s’engage avec beaucoup d’ardeur, les deux adversaires étant convaincus que, les effectifs des uns et des autres étant sans précédent, l’issue décidera nécessairement de l’issue de la guerre ("Les navarques sonnèrent la charge par les trompettes, et tous les soldats répondirent des deux côtés à ce signal avec des cris qui en égalaient l’éclat. Les deux flottes poussèrent les rames, chaque navire semblant disputer à tous les autres l’honneur d’aborder le premier les ennemis et de commencer l’attaque. La plus grande partie des deux armées était très aguerrie par les longues années de guerre entre les deux nations, et l’ardeur réciproque des soldats étaient encore accrue par la pensée qu’on les avait amenés là pour terminer la querelle par la destruction du parti contraire, ou du moins que cette bataille confrontant des effectifs si nombreux déciderait de la supériorité de l’une ou de l’autre nation", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.99). Callicratidas montre l’exemple en croisant le fer à la tête de ses troupes ("Callicratidas se lança le premier contre le navire du stratège Lysias, qu’il coula avec six autres trières venues au secours de ce dernier. Allant ensuite contre les autres avec la même impétuosité, il enleva le gouvernail des uns et des rangs de rames à d’autres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.99). Malheureusement pour les Spartiates, il succombe finalement sous le nombre en essayant de couler le navire de Périclès le jeune, il tombe à l’eau et se noie ("Finalement, [Callicratidas] donna un coup violent au navire de Périclès le jeune, en explosa quelques planches, mais comme la proue était affermie par des puissantes barres de fer qui formaient une pointe il ne put les ébranler, et Périclès le jeune profita de cette occasion pour lancer une main de fer sur le bâtiment spartiate qui l’assaillait. Les Athéniens s’y jetèrent et y tuèrent tous les membres de l’équipage. On dit que Callicratidas se défendit longtemps avec un courage indomptable, avant de succomber sous le nombre et de tomber dans l’eau percé de coups", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.99). La bataille tourne alors en faveur d’Athènes ("Bientôt le combat s’engagea. Il dura longtemps. Les navires, d’abord serrés, se dispersèrent. Callicratidas, jeté dans la mer par un choc de son navire, ne reparut plus. Protomachos et les siens à l’aile droite enfoncèrent l’aile gauche spartiate. Alors commença la déroute des Péloponnésiens, qui s’enfuirent vers Chio et Phocée. Les Athéniens se replièrent vers les Arginuses : ils avaient perdu vingt-cinq navires avec tous leurs hommes, sauf quelques-uns qui avaient gagné terre, du côté des Péloponnésiens neuf navires spartiates sur dix étaient perdus et plus de soixante autres appartenant aux alliés", Xénophon, Helléniques, I, 6.33-34 ; "Toute l’aile droite prit la fuite. Les Béotiens à gauche se défendirent encore vaillamment, car les Eubéens et les autres peuples qui les accompagnaient et qui avaient abandonné le parti des Athéniens craignaient beaucoup la vengeance de ces derniers en cas de victoire. Mais comme une grande partie de leurs navires étaient très endommagés et que les vainqueurs délivrés de leurs autres adversaires étaient prêts à tomber sur eux, ils se résolurent à la fuite. Les Péloponnésiens se retirèrent à Chio et à Kymè", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.99). Les stratèges athéniens vainqueurs s’organisent ensuite pour repêcher leurs compatriotes morts durant la bataille et préparer le trajet vers Mytilène de Lesbos où Conon assiégé les attend toujours. Mais la tempête reprend : les stratèges ne peuvent donc pas repêcher les corps des combattants ni bouger ("Les stratèges athéniens chargèrent les triérarques Théramène et Thrasybule et quelques taxiarques avec quarante-sept trières de récupérer les navires naufragés et les hommes du bord, tandis qu’eux-mêmes avec le reste de la flotte cingleraient vers les navires à l’ancre devant Mytilène sous les ordres d’Etéonicos. Ils voulaient accomplir cette mission, mais un vent et un orage violents les en empêchèrent. Ils restèrent donc sur place et érigèrent un trophée", Xénophon, Helléniques, I, 6.35). La petite escadre spartiate à Mytilène apprend la défaite et la mort de Callicratidès : elle se replie ("Etéonicos reçut la nouvelle du combat par un bateau de service. Il le renvoya aussitôt en ordonnant à son équipage de retourner sans bruit en arrière sans communiquer avec personne, puis de revenir soudain vers la flotte avec des couronnes en criant que Callicratidas avait gagné la bataille et que tous les navires athéniens avaient péri. L’ordre fut exécuté. Aussitôt après leur retour, il offrit des sacrifices pour l’heureuse nouvelle et ordonna en même temps aux soldats de prendre leur repas, aux marchands d’embarquer sans bruit leurs marchandises afin de s’en aller par mer à Chio, la brise étant favorable, et aux trières de suivre au plus vite. Il emmena de son côté l’armée de terre à Méthymna après avoir mis le feu au camp", Xénophon, Helléniques, I, 6.36-38 ; "Le Spartiate Etéonicos assiégeait les troupes athéniennes de Conon dans Mytilène. Un bateau léger apporta la nouvelle de la défaite du navarque spartiate Callicratidas aux Arginuses. Alors Etéonicos renvoya nuitamment ce bateau de mauvais augure en ordonnant à l’équipage de revenir le lendemain au grand jour vers Mytilène avec des couronnes et des grands cris de joie comme après une grande et importante victoire. Etéonicos organisa des sacrifices d’action de grâce. Conon et les Athéniens virent cela depuis l’intérieur de Mytilène et s’interrogèrent. Etéonicos profita de l’occasion pour se mettre en sûreté : il expédia ses navires vers Chio et envoya les troupes de terre vers Méthymna, dont les habitants lui étaient favorables", Polyen, Stratagèmes I.44). Conon n’étant plus assiégé, peut rejoindre ses collègues stratèges ("Conon, voyant les ennemis en fuite et le vent favorable, tira ses navires à la mer, vogua à la rencontre des Athéniens qui avaient déjà quitté les Arginuses et leur apprit la ruse d’Etéonicos. Les Athéniens poursuivirent leur route jusqu’à Mytilène, d’où ils se rendirent à Chio, puis ils retournèrent à Samos sans avoir rien fait", Xénophon, Helléniques, I, 6.38).


C’est alors qu’a lieu l’un des épisodes les plus tristes et les plus débiles de l’Histoire de la démocratie athénienne. Les démagogues, auxquels le régime démocratique récemment restauré a redonné toute liberté de crier : "Halte aux tyrans !" contre tous ceux qui les chagrinent, réclament la condamnation des stratèges qui viennent de gagner la bataille des Arginuses, sous prétexte que ceux-ci n’ont pas osé braver la tempête pour repêcher les combattants morts. Dans notre paragraphe sur Antigone, en donnant de nombreux exemples, nous avons très longuement insisté sur le fait que, contrairement à ce que disent les ouvrages de vulgarisation actuels rédigés par les hellénistes académiques, les Grecs ne sont pas obsédés par l’idée de donner une sépulture à leurs morts : entre les VIIème et Vème siècles av. J.-C., nous avons maints témoignages de moments où, sous un régime de tyrans ou sous un régime démocratique, les Athéniens comme Créon dans la tragédie Antigone de Sophocle n’ont pas hésité à livrer les dépouilles de leurs adversaires politiques aux charognards (les exemples les plus récents sont celui de Phrynichos en -411, dont le cadavre a été jeté hors de l’Attique sous la proposition de Critias, et celui du rhéteur Antiphon après sa condamnation à mort, comme nous l’avons raconté dans notre précédent alinéa). Quand le démocrate radical Archédémos (le remplaçant de Cléophon au bureau du diobole, comme on l’a vu plus haut) et la cothurne Théramène réclament la mort des stratèges vainqueurs, leurs motivations ne sont pas hautement religieuses, mais platement électorales : parce que ces stratèges représentent par leur victoire une menace pour les élus en place, ces derniers s’emparent de n’importe quel prétexte pour leur nuire et les éliminer, et s’assurer ainsi la reconduction de leur mandat. Les Athéniens ont pourtant connu un précédent : ils ont pu constater entre -415 et -411 que suivre les professeurs de vertu conduit implacablement au chaos. Mais en cette fin d’été -406, alors que le régime démocratique n’est rétabli que depuis -409, soit seulement trois petites années, ils semblent avoir déjà tout oublié et se laissent à nouveau séduire par les postures et les discours. Le récit du procès tel que les auteurs anciens le racontent, mérite qu’on s’y attarde. L’événement coïncide avec la fête des Apaturies, qui a lieu au mois de pyanepsion, correspondant à nos actuels mi-octobre à mi-novembre. Sur les neuf stratèges (le dixième, Archestratos, rappelons-le, a été tué devant Mitylène de Lesbos), deux ont la bonne idée de demeurer en Ionie : Protomachos et Aristogénès. Un troisième, Conon, est absous (il n’était pas aux Arginuses au moment des faits, mais assiégé dans le port de Mitylène). Erasinidès est arrêté peu de temps après avoir posé le pied sur le sol attique, accusé d’abord de malversations par Archédémos puis - l’accusation de malversations n’étant pas assez convaincante - d’incompétence en stratégie ("A Athènes, on déposa tous les stratèges, excepté Conon, Adimante [le frère ou demi-frère de Platon] et Philoclès. Deux des stratèges qui avaient participé au combat naval, Protomachos et Aristogénès, ne retournèrent pas à Athènes. Dès que les six autres, Périclès le jeune, Diomédon, Lysias, Aristocratès, Thrasylos et Erasinidès furent arrivés, le guide du peuple et distributeur du diobole Archédémos demanda une amende contre Erasinidès qu’il accusa dans le tribunal de s’être emparé dans l’Hellespont de biens appartenant au peuple. Il l’accusa également sur sa gestion de stratège. Le tribunal décréta l’arrestation d’Erasinidès", Xénophon, Helléniques, I, 7.1-2). Les autres stratèges sont arrêtés à leur tour et doivent se défendre rapidement - on limite leur temps de parole - devant le tribunal contre un excité nommé "Timocratos". Leurs arguments touchent momentanément les jurés, qui décident de remettre le verdict à une date ultérieure ("Ensuite les stratèges devant la Boulè donnèrent des explications sur la bataille navale et sur la violence de la tempête. Timocratos ayant dit qu’on devait les jeter en prison et les traduire devant le peuple, la Boulè les arrêta. Peu de temps après eut lieu une assemblée où Théramène entre autres accusa vivement les stratèges, exigeant qu’ils justifiassent pourquoi ils n’avaient pas repêché les naufragés, et pour prouver que les stratèges n’alléguaient aucune autre excuse il lit une lettre adressée par eux à la Boulè et au peuple dans laquelle ils rejetaient la faute sur la seule tempête. Chaque stratège se défendit alors en quelques mots, le temps légal ne leur ayant pas été accordé. Ils racontèrent ce qui s’était passé : tandis qu’eux-mêmes cinglaient contre l’ennemi, ils avaient confié le soin de repêcher les naufragés à des triérarques capables, qui avaient déjà rempli les fonctions de stratèges, à Théramène, à Thrasybule, et à d’autres du même rang, ces derniers étaient donc les responsables de l’abandon des corps, mais, ajoutèrent-ils, “on ne pouvait pas les en accuser car le seul et vrai responsable était la violente tempête”. A l’appui de cette déclaration, ils produisirent comme témoins les pilotes et un grand nombre d’autres personnes de l’expédition. Ces paroles persuadèrent le peuple, certains se lèvent et s’offrirent pour caution. On décréta de remettre l’affaire à la prochaine assemblée, vu l’heure avancée qui ne permettait plus de voir les mains", Xénophon, Helléniques, I, 7.2-7). Cette décision ne convient pas à Théramène, qui organise alors une mise en scène digne de nos pires communicants modernes : il profite de la fête des Apaturies pour se présenter publiquement en habits de deuil, afin de signifier avec ostentation au bon peuple que les combattants noyés lors de la bataille des Arginuses et privés de sépulture étaient comme ses frères et ses fils, et qu’il trouve inadmissible que ceux qui étaient chargés de les repêcher restent impunis. Il obtient l’appui d’un bouleute nommé "Callixène", qui renvoie les accusés devant leurs juges ("La fête des Apaturies eut lieu à ce moment, durant laquelle les frères et les parents se rassemblent les uns chez les autres. Théramène et ses partisans préparèrent un grand nombre de gens vêtus de noir, rasés jusqu’à la peau, qu’ils présentèrent devant l’Ekklesia comme des parents des morts, et ils poussèrent Callixène à accuser les stratèges dans la Boulè. On convoqua ensuite l’Ekklesia, à laquelle la Boulè par la voix de Callixène réclama son avis : “Attendu que les accusations contre les stratèges et la défense de ces derniers ont été entendues dans l’assemblée précédente, les Athéniens sont tous appelés à voter par tribus. Pour chaque tribu seront disposées deux urnes : un héraut publiera dans chaque tribu que ceux qui pensent que les stratèges sont coupables de n’avoir pas relevé les corps des vainqueurs dans le combat naval doivent déposer leur vote dans la première urne, et ceux qui sont de l’avis contraire, dans la seconde. S’ils sont déclarés coupables, ils seront punis de mort et livrés aux Onze, leurs biens confisqués, et le dixième consacré à la déesse”", Xénophon, Helléniques, I, 7.8-10). Pour appuyer l’accusation, un prétendu soldat miraculeusement échappé de la tempête apparaît au milieu de la séance pour réclamer la condamnation à mort des stratèges au nom de ses prétendus camarades noyés ("Alors un homme parut devant l’Ekklesia et affirma s’être sauvé sur un tonneau de farine d’orge et avoir été chargé par ceux qui avaient péri d’annoncer au peuple que les stratèges n’avaient pas recueilli ceux qui avaient combattu vaillamment pour la patrie", Xénophon, Helléniques, I, 7.11) : le procédé est grossier, mais comme le dira plus tard l’expert en propagande Joseph Goebbels, "dans une démocratie malade, plus le mensonge est gros, mieux il passe". L’Alcméonide Euryptolèmos - celui qui a accueilli Alcibiade lors de son retour à Athènes en -407 - tente d’apaiser l’hystérie générale qui monte, en disant que le jugement contre les stratèges est illégal puisqu’on ne leur a pas laissé l’occasion de présenter leur défense ("Euryptolèmos monta à la tribune et prononça le discours suivant en faveur des stratèges : “O Athéniens, c’est pour accuser sur quelques points et pour défendre sur d’autres mon parent Périclès le jeune et mon ami intime Diomédon que je monte à cette tribune, et pour vous donner les conseils que je crois les plus utiles à toute la cité. […] Si vous cherchez à savoir la vérité afin de n’avoir pas plus tard à vous repentir et à reconnaître que vous avez commis une grande faute contre les dieux et contre vous-mêmes, je vous donne un conseil avec lequel vous ne sauriez être trompés ni par moi ni par personne : trouvez les coupables, infligez-leur le châtiment que vous voudrez, soit à tous, soit à chacun séparément, mais accordez-leur au moins un jour pour leur défense, et ne vous fiez pas à d’autres plus qu’à vous-mêmes. Vous connaissez, ô Athéniens, le très sévère décret de Cannonos, qui stipule que quiconque a lésé le peuple athénien devra se défendre chargé de fers en présence du peuple et que s’il est déclaré coupable il sera puni de mort et jeté dans le Barathre, ses biens confisqués et le dixième consacré à la déesse [ce décret de Cannonos est mentionné incidemment par Aristophane au vers 1089 de son Assemblée des femmes] : je demande que les stratèges soient jugés d’après ce décret, et par Zeus ! en premier mon parent Périclès le jeune, car je me couvrirais de honte si je m’intéressais plus à lui qu’à l’Etat. Si cette proposition ne vous agrée pas, jugez-les d’après la loi sur les sacrilèges et sur les traîtres, selon laquelle quiconque trahira l’Etat ou dérobera des objets sacrés sera jugé par un tribunal et en cas de condamnation sera inhumé hors de l’Attique et ses biens confisqués. Peu importe la loi que vous utiliserez, ô Athéniens, du moment que vous jugerez ces hommes séparément et respecterez la division de la journée en trois parties, la première durant laquelle vous débattrez pour estimer s’ils vous semblent coupables ou non, la deuxième consacrée à l’accusation, et la troisième à la défense. Grâce à ces mesures, les coupables seront frappés du plus grand châtiment, et ceux qui ne sont pas coupables seront libérés par vous, Athéniens, et ne périront pas innocents", Xénophon, Helléniques, I, 7.16-24). Il est soutenu par plusieurs citoyens, dont le philosophe Socrate ("Socrate fils de Sophroniskos déclara qu’il n’agirait pas contre les lois", Xénophon, Helléniques, I, 7.15 ; "Vous savez, ô Athéniens, que la seule magistrature que j’ai exercée est celle de bouleute [c’est Socrate qui s’adresse à ses juges lors de son procès en -399]. La tribu Antiochide à laquelle j’appartiens était au Prytanée quand, contre toutes les lois, vous vous êtes acharnés au tribunal contre les dix stratèges ayant négligé de repêcher les corps des morts à la bataille navale des Arginuses. Vous avez reconnu votre injustice et vous vous êtes repentis par la suite. A cette occasion, je fus le seul des prytanes à oser m’opposer à la violation des lois, et voter contre vous. Malgré les orateurs qui se préparaient à me dénoncer, malgré vos menaces et vos cris, j’ai préféré courir ce danger pour défendre la loi et la justice, que consentir avec vous à une si grande iniquité par crainte des chaînes ou de la mort. Cela eut lieu quand le régime démocratique subsistait encore", Platon, Apologie de Socrate 32a-c ; "Membre de la Boulè, [Socrate] avait prononcé le serment des bouleutes imposant de juger conformément aux lois. Or, quand il fut épistate, le peuple voulut passer outre les lois pour condamner à mort collectivement en un seul vote neuf stratèges, dont Thrasylos et Erasinidès.Alors il refusa de donner son suffrage, malgré la colère du peuple et les menaces de beaucoup de notables, préférant demeurer fidèle à son serment que plaire à la foule contre la justice et garantir sa sécurité", Xénophon, Mémorables, I, 1.18 ; "Présidant l’Ekklesia comme épistate, [Socrate] ne permit pas au peuple de voter contre les lois, au contraire il les préserva en résistant à la fougue populaire qu’aucun autre homme s’osait braver", Xénophon, Mémorables, IV, 4.2 ; "Socrate n’approuvait pas le régime démocratique athénien, qui lui paraissait un mélange de tyrannie et de monarchie, pour cela il n’apporta pas son suffrage à la condamnation des dix stratèges que les Athéniens livrèrent à la mort", Elien, Histoires diverses III.17 ; "L’Etat athénien tout entier, entraîné par un égarement aussi injuste que barbare, avait par une déplorable sentence condamné à la peine de mort les stratèges qui venaient de détruire près des Arginuses la flotte des Spartiates. A ce moment Socrate était dans le corps de magistrats qui devaient statuer sur les décisions de l’Ekklesia. Indigné de voir tant d’éminents serviteurs de l’Etat victimes des injustes attaques de l’envie, il opposa sa fermeté à la conduite inconsidérée de la foule. Ni les clameurs les plus bruyantes ni les menaces les plus vives de l’Ekklesia ne purent le forcer à autoriser de son suffrage un acte de démence collective. Cette opposition ôta au peuple le moyen de procéder par les voies légales. Cela ne l’empêcha pas de s’obstiner à se souiller les mains du sang injustement versé de ces stratèges", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables III.8, Exemples étrangers 3). Selon le dialogue Axiochos de Platon, Axiochos le vieil oncle d’Alcibiade, probablement revenu à Athènes début -406 en même temps que son neveu, se range aux côtés de Socrate et d’Euryptolèmos pour demander un procès équitable ("[Socrate :] “Je te le demande, ô Axiochos, homme d’Etat : comment sont morts Miltiade, Thémistocle, Ephialtès, les dix stratèges ? Quand ces derniers ont été accusés, j’ai refusé de donner mon suffrage parce que je trouvais indigne de me joindre au délire populaire, mais le lendemain Théramène et Callixène ont corrompu les prytanes de l’Ekklesia pour les condamner à mort sans jugement. Tu es le seul avec Euryptolèmos à avoir pris leur défense dans une assemblée de trente mille hommes.” [Axiochos :] “C’est vrai, ô Socrate, et depuis je suis dégoûté de la tribune. Et rien ne me semble plus pénible que la politique, comme tous ceux qui l’ont exercée. Tu en parles comme un spectateur éloigné, mais nous qui l’avons pratiquée savons à quoi nous attendre : le peuple, cher Socrate, est ingrat, changeant, cruel, envieux, indomptable, constitué d’une masse indistincte et d’imbéciles furieux, celui qui s’attache à le séduire provoque son propre malheur”", Platon, Axiochos 135b-c). Mais un nommé "Lykiskos" surenchérit en demandant que ceux qui soutiennent les stratèges soient arrêtés et condamnés en même temps ("Certains parmi le peuple applaudirent [Euryptolèmos et ses partisans], mais la masse cria que ceux qui n’obtempéraient pas au désir du peuple étaient suspects. Là-dessus, Lykiskos prit la parole, il dit qu’il fallait inclure ces gens dans le même décret que les stratèges s’ils persistaient à contester l’Ekklesia", Xénophon, Helléniques, I, 7.12). La confusion règne, on adopte d’abord la proposition d’un procès régulier avancée par Euryptolèmos, avant de conclure finalement, sous la pression d’un nommé "Ménékléos", que les stratèges sont bien coupables et qu’on peut se dispenser d’entendre leur défense. Périclès le jeune, Diomédon, Lysias, Aristocratès, Thrasylos, Erasinidès, Protomachos et Aristogénès sont immédiatement condamnés à mort, les deux derniers par contumace, les six premiers sont exécutés ("Son discours achevé, Euryptolèmos émit l’avis que les prévenus fussent jugés selon le décret de Cannonos, chacun séparément, contrairement à l’avis de la Boulè qui voulait qu’on prononçât sur tous un arrêt unique. Lorsqu’on mit aux voix, la proposition d’Euryptolèmos fut d’abord adoptée. Mais sur les protestations solennelles de Ménékléos on procéda à un second vote, par lequel on adopta la proposition de la Boulè. Aussitôt après on condamna à la peine de mort les huit stratèges qui avaient livré la bataille navale. On exécuta les six qui étaient présents", Xénophon, Helléniques, I, 7.34 ; "Pendant qu’on préparait l’exécution, Diomédon l’un des condamnés s’avança devant l’Ekklésia. C’était un homme expérimenté dans la guerre et reconnu par son équité et sa vertu. Quand le silence se répandit, il dit : “Athéniens, je souhaite que l’arrêt que vous avez prononcé contre nous tourne à votre avantage. Puisque la fortune nous empêche de rendre nous-mêmes aux dieux les actions de grâces que nous leur devons pour la victoire que nous avons remportée, vous devez vous en charger. Acquittez-vous envers Zeus Soter ["SwtÁr/Sauveur"], Apollon et l’auguste déesse [Athéna], car c’est un vœu auquel nous nous sommes engagés avant la bataille”. Diomédon ayant ainsi parlé, fut conduit avec les autres chefs au lieu du supplice, laissant à tous les honnêtes gens de la cité beaucoup de regrets et de larmes sur le fait qu’en route vers une mort injuste il ne s’était nullement apitoyé sur sa propre personne. Telle fut la marque de la grandeur d’âme et de la piété de cet homme très supérieur à son infortune qui, victime de la fougue d’un peuple insensé, l’avertit de ce qu’il devait aux dieux. Les Onze chargé par la loi d’exécuter les condamnés firent mourir ainsi des hommes qui, loin d’être coupables envers leur patrie, venaient de remporter une victoire navale sans précédent entre Grecs, qui s’étaient comporté en braves en plusieurs autres occasions et qui avaient dressé plusieurs trophées à l’honneur de la cité. Le peuple était alors dans un accès de frénésie allumée par ses démagogues, qui le poussèrent à exercer sa vengeance contre des hommes auxquels il ne devait que des éloges et des couronnes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.102 ; "Diomédon fut l’un des dix stratèges qui, dans la bataille des Arginuses, trouvèrent l’occasion à la fois d’une victoire et d’une condamnation. Au moment où il allait subir le supplice qu’il n’avait pas mérité, il se contenta de demander aux Athéniens d’acquitter ses vœux pour le salut de l’armée", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables I.1, Exemples étrangers 8). Les Athéniens se privent ainsi de huit de leurs officiers : une telle curie leur sera fatale dans quelques mois, car évidemment ce ne sont pas les politiciens véreux qui viennent de triompher qui pourront les remplacer, les experts en démagogie sont rarement des experts dans les domaines pratiques, et toujours des pleutres sur les champs de batailles. On note que Thrasybule, dont la participation à la bataille des Arginuses est incertaine (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.73, et selon Xénophon, Helléniques, I, 6.35 et 7.5, il était présent non pas comme stratège mais comme simple triérarque), mais qui a été un proche de ceux qui viennent d’être condamné, en particulier de Thrasylos qui a conduit avec lui la mutinerie de l’armée athénienne contre le régime des Quatre Cents en -411, choisit de lui-même de s’éloigner d’Athènes et de se réfugier à Thèbes : effectivement il n’apparaît pas dans la campagne militaire athénienne vers l’Hellespont de -405 qui s’achèvera par le désastre d’Aigos Potamos, on ne le verra pas davantage dans le siège d’Athènes par les Spartiates qui s’ensuivra, on ne le retrouvera qu’en -404 à la tête d’une poignée d’hommes quittant Thèbes pour prendre position à Phylè contre le régime des Trente récemment instauré (nous parlerons de ceci dans notre paragraphe conclusif).


Plus généralement, cette année -406 semble l’année de toutes les inconsciences, de tous les doutes, de toutes les fébrilités. L’impression qui se dégage de notre lecture entrecroisée des textes anciens sur cette période du procès des stratèges, est celle d’un crépuscule rougeoyant, annonciateur d’événements dramatiques et au-delà de la fin d’un monde. On est tenté de comparer la situation générale à celle, étrange, inquiétante et comme suspendue en dehors du temps, dans laquelle chacun sent très bien que quelque-chose d’inéluctable se prépare qui marquera bientôt un avant et un après dans la mémoire collective, mais ce quelque-chose n’est pas encore visible et présent, de l’été 1914 par exemple, l’un des plus doux et sereins étés dont les générations ont conservé la mémoire, qui par sa douceur et sa sérénité semblait annoncer l’horreur imminente des charniers à ciel ouvert et le quasi suicide du continent européen, ou de l’hiver gourd de 1788/1789, qui par son silence dans la blancheur ouatée de sa neige et son immobilité dans la bise coupante semblait annoncer le bruit flamboyant et le mouvement des régiments portant bientôt la République jusqu’au Caire et jusqu’à Moscou. Le temps de l’excitation juvénile des Clisthène le jeune n’est plus. Le temps de l’enthousiasme démocratique guerrier des Thémistocle n’est plus. Le temps de la grandeur des Aristide et des Eschyle n’est plus. Le temps de la toute-puissance militaire, économique, politique, culturelle des Périclès n’est plus. Le temps des débats tonitruants des Cléon n’est plus. Le temps des vanités des Nicias, des Alcibiade, des Hyperbolos n’est plus. Le régime démocratique n’est plus cet objet merveilleux dans lequel les compagnons de Thespis, et avant lui les partisans de Clisthène de Sicyone, croyaient voir un lendemain chantant : le régime démocratique est désormais un régime politique parmi les autres, plus compliqué que les autres, plus fragile, plus instable, plus dangereux. Comme nous l’avons dit dans notre paragraphe introductif, les Athéniens en cette fin de Vème siècle av. J.-C. ne croient plus dans les dieux mais ils continuent d’aspirer à des principes qu’ils ne savent plus où trouver, les savants ne comblent plus leur attentes, ni plus généralement les intellectuels qui se perdent dans leurs raisonnements spécieux, et la justice citoyenne avec son relativisme héritée des réparties entre protagoniste et deutéragoniste tragiques a aboli toutes les frontières entre le Bien et le Mal, entre le tolérable et l’intolérable, entre le prioritaire et le futile. Les morts quasi simultanées d’Euripide et de Sophocle sont très symptomatiques. Diodore de Sicile évoque la disparition des deux hommes au paragraphe 103 livre XIII de sa Bibliothèque historique, juste après avoir raconté de procès des stratèges des Arginuses, sous l’archontat de Callias en -406/-405, mais nous avons bien expliqué au cours de nos précédents paragraphes que la chronologie de Diodore de Sicile est fluctuante. L’auteur anonyme de la Vie d’Euripide apporte un détail important, il dit que Sophocle, ayant appris la mort de son confrère tragique Euripide, lui a rendu hommage en se présentant en habit de deuil au "proagon/proagîn", cérémonie d’ouverture des grandes Dionysies du printemps ("On dit que Sophocle en apprenant sa mort [à Euripide] se montra en habit de deuil, et présenta sur la scène le chœur et les acteurs sans couronne lors du proagon, provoquant les larmes du peuple", Vie d’Euripide 45-49). La Chronique de Paros dit de son côté, comme Diodore de Sicile, que Sophocle est mort sous l’archontat de Callias ("Depuis que le poète Sophocle mourut à l’âge de [texte manque] […], cent quarante-deux ans se sont écoulés, Callias était archonte d’Athènes [entre juillet -406 et juin -405]", Chronique de Paros A64). La combinaison de ces deux indications signifie qu’Euripide est mort avant les grandes Dionysies du printemps -406 (sous l’archontat d’Antigénès, en poste entre juillet -407 et juin -406), et que Sophocle est mort peu après dans le second semestre -406 (sous l’archontat de Callias, en poste entre juillet -406 et juin -405). La mort de Sophocle dans ce second semestre -406 est confirmée par Aristophane qui, dans sa comédie Les grenouilles présentée aux Lénéennes début -405 (selon la notice conservée de cette pièce), montre Héraclès demandant à Dionysos s’il va ramener Euripide et Sophocle de l’Hadès, le séjour des morts (Aristophane, Les grenouilles 76-77), et plus loin un personnage évoque les retrouvailles de Sophocle et de son vieux maître Eschyle dans l’Hadès ("Aussitôt descendu ici, [Sophocle] a embrassé Eschyle et lui a donné la main, lui cédant sans discuter le droit au trône", Aristophane, Les grenouilles 788-790), ce qui signifie qu’à cette date, début -405, Sophocle est bien décédé. La mort d’Euripide en hiver -407/-406 quant à elle est confirmée par la Chronique de Paros ("Depuis qu’Euripide mourut à l’âge de [texte manque], cent quarante-trois ans se sont écoulés, Antigénès était archonte d’Athènes [entre juillet -407 et juin -406]", Chronique de Paros A63). Beaucoup de raisons simples peuvent expliquer la mort d’Euripide : la vieillesse, le changement de climat (la Macédoine est plus froide et plus rude que l’Attique), la fatigue suite à une suractivité (Euripide écrit plusieurs pièces, et il participe aux "affaires administratives" culturelles d’Archélaos selon la Vie d’Euripide 24-26 précitée), un banal accident. Mais certains auteurs antiques assurent qu’il a été victime d’une cabale fomentée par deux poètes médiocres qui le jalousaient, nommés "Arrhibaeios de Macédoine" et "Crateuas de Thessalie" ("Quittant Athènes, il se rendit en Macédoine chez le roi Archélaos, où il résida avec tous les honneurs. Euripide mourut dans un complot tramé par les poètes Arrhibaeios de Macédoine et Crateuas de Thessalie, qui le jalousaient. Ceux-ci soudoyèrent dix mines un serviteur royal nommé “Lysimachos” afin qu’il lançât sur lui les chiens du roi dont il avait la garde. Selon d’autres, il fut massacré non pas par des chiens mais par des femmes une nuit où il se rendait chez Cratéros l’éromène d’Archélaos. D’autres encore disent qu’il se rendait chez la femme de Nikodikos fils d’Aréthousios. Euripide vécut jusqu’à soixante-quize ans. Le roi enterra ses restes à Pella", Suidas, Lexicographie, Euripide E3695 ; "Certains auteurs rapportent qu’Euripide, retiré chez Archelaos roi de Macédoine, fut assailli par des chiens qui le déchiquetèrent pendant qu’il se promenait à la campagne", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.103 ; "Un soir qu’il quittait la table d’Archélaos le roi de Macédoine et rentrait chez son hôte, Euripide mourut déchiré par les dents des chiens : affreuse destinée que ne méritait pas un si grand génie", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.12, Exemples étrangers 4 ; "[Euripide] se retira chez Archelaos le roi de Macédoine, qui l’admit à sa Cour. Un soir, revenant d’un dîner où ce roi l’avait invité, il fut déchiqueté par des chiens qu’un rival avait lâchés sur lui, et mourut de ses blessures. Les Macédoniens honoraient à tel point ses cendres et sa mémoire qu’ils s’écrièrent en toute occasion : “Que ta tombe périsse, ô Euripide !”, et, les restes de l’illustre poète étant ensevelis dans le sol de Macédoine, ils manifestèrent unanimement leur refus quand des ambassadeurs d’Athènes vinrent demander la permission de les emporter dans leur patrie", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.20). Un scholiaste anonyme, en regard du vers 67 des Grenouilles d’Aristophane où Héraclès qualifie clairement Euripide "décédé/teqnhkÒtoj", dit qu’"Euripide étant mort, son fils/uƒÒj homonyme présenta dans l’astu Iphigénie à Aulis, Alcméon, Les bacchantes". Selon Suidas, ces trois tragédies posthumes ont été présentées non pas par le fils mais par le "neveu/¢delfideÒj" d’Euripide ("Selon les uns, [Euripide] écrivit soixante-quinze pièces, selon les autres, seulement quatre-vingt-douze, dont soixante-dix-sept conservées. Il remporta cinq victoires, quatre de son vivant, et une posthume avec les pièces présentées par son neveu Euripide", Suidas, Lexicographie, Euripide E3695). Peu importe : cette représentation posthume apporte à Euripide son ultime succès au concours tragique. On remarque qu’à cette occasion, dont on ignore la date (avant ou après la dictature des Trente ?), les Athéniens oublient spontanément toutes leurs accusations contre Euripide : les réactionnaires cessent de le voir comme un progressiste, les progressistes cessent de le voir comme un réactionnaire, ceux-ci et ceux-là reconnaissent ainsi tacitement qu’Athènes n’existe plus que par son ancienne grandeur, dont ils admettent ensemble qu’Euripide était l’un des derniers acteurs ("L’ensemble de ses drames [à Euripide] s’élèvent à quatre-vingt-douze, soixante-dix-huit sont conservés, dont trois apocryphes : Tennès, Rhadamanthe, Pirithoos [dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons vu que cette tragédie Pirithoos n’est pas d’Euripide mais de Critias, qu’Euripide a fréquenté dans l’entourage de Socrate]. Il mourut à plus de soixante-dix ans selon Philochore, à soixante-quinze ans selon Eratosthène. Il fut enterré en Macédoine. Un cénotaphe lui fut élevé à Athènes, avec cette inscription attribuée à l’historien Thucydide [attribution certainement erronnée, car les textes anciens ne gardent aucune trace d’une connivence entre Thucydide et Euripide, en supplément nous avons vu que Thucydide est peut-être mort en -406, assassiné près de ses mines aurifères de Skaptè-Hylè après le renversement du régime des Quatre Cents] ou au poète Timothée [de Milet, dithyrambiste dont avons déjà parlé, présent à la Cour d’Archéalos en même temps qu’Euripide et probable participant aux Olympiades de Dion à l’automne -408 ou à l’automne -407] : “La Grèce entière est la tombe d’Euripide, ses os sont en Macédoine où il finit sa vie, sa patrie est la Grèce de la Grèce : Athènes. Ses œuvres aux multiples séductions méritent tous les éloges”", Vie d’Euripide 34-44 ; "L’ensemble de ses drames [à Euripide] s’élèvent à quatre-vingt-douze, soixante-sept sont conservés, dont trois apocryphes. Le nombre de ses drames satyriques s’élève à huit, dont un apocryphe. Il remporta cinq victoires", Vie d’Euripide 132-135 ; "Marcus Varron rapporte aussi que, sur les soixante-quinze tragédies d’Euripide, seulement cinq furent couronnées, et qu’il fut souvent battu par des poètes très médiocres", Aulu-Gelle, Nuits attiques XVII.4). La fin de Sophocle suit une trame parallèle. Ses contemporains athéniens sont plus tendres avec lui qu’avec Euripide, parce qu’ils apprécient davantage ses pièces (plus spontanées et moins spécieuses que celles d’Euripide) et parce qu’il a partagé leurs souffrances lors de l’épidémie de thyphoïde pendant la deuxième guerre du Péloponnèse, parce qu’il les a aidés à se relever du désastre de Sicile après -413, et parce qu’humainement il était aimable et conciliant avec tout le monde (contrairement à Euripide, plus intellectuel et plus engagé), comme le sous-entend le tragédien et chroniqueur Ion de Chio en disant que Sophocle était un bon compagnon davantage qu’un bon politicien (cité par Athénée de Naucratis : "En politique [Sophocle] n’était ni expert ["sofÒj"] ni actif ["∙ekt»rioj"], comme la plupart des Athéniens élus ["crhstîn Aqhna…wn"]", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XIII.81 ; nous avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans qu’Ion de Chio a hébergé Sophocle lors du soulèvement de Samos en -441/-440), et comme le déclare Aristophane ("Bienveillant ["œukoloj"] ici, [Sophocle] est resté bienveillant là-bas [aux Enfers]", Aristophane, Les grenouilles 82). Cela n’empêche pas Sophocle d’être empêtré dans un procès contre son fils Iophon, sur lequel nous reviendrons dans notre analyse d’Œdipe à Colone. Les raisons de sa mort sont aussi incertaines que celles d’Euripide. Selon l’historien Istros au IIIème siècle av. J.-C. et selon Néanthe de Cyzique au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C. (élève de Philiscos de Milet, lui-même élève d’Isocrate âgé d’une trentaine d’années au moment de la mort de Socrate en -406), Sophocle est mort en s’étouffant avec une grappe de raisin ("Selon Istros et Néanthe, [Sophocle] mourut de la façon suivante : l’acteur Kallipidès, après une représentation à Oponte, lui envoya une grappe de raisin pour une libation, le vieux Sophocle mit dans sa bouche un grain trop jeune et mourut étouffé", Vie de Sophocle 14 ; Lucien dit la même chose : "Le tragédien Sophocle mourut à quatre-vingt-quinze ans, étouffé par un grain de raisin sec", Lucien, Exemples de longévité 24). Selon d’autres auteurs que nous avons mentionnés dans notre analyse d’Antigone, il est mort après une ultime représentation de cette tragédie ("C’est à cette époque que mourut le poète tragique Sophocle, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, durant lesquels il remporta le prix dix-huit fois. On dit que le dernier qu’il remporta à sa dernière tragédie, le fit mourir de joie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.103 ; "La mort subite est une chose singulière mais fréquente, le plus grand bonheur qui puisse arriver dans la vie, nous montrerons qu’elle est due à des causes naturelles. Verrius en a cité beaucoup d’exemples, pour notre part nous nous étendrons moins et ferons un choix : outre Chilon dont nous avons parlé, la joie a causé la mort de Sophocle et de Denys le tyran de Sicile, tous deux apprenant qu’ils avaient remporté le prix de la tragédie", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 54.1 ; "Sophocle, déjà très avancé en âge, avait présenté une tragédie au concours. L’incertitude de la décision le tint longtemps dans l’inquiétude. Enfin il l’emporta d’une voix et la joie qu’il en ressentit fut cause de sa mort", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.12, Exemples étrangers 5 ; "D’après Satyros, c’est en récitant Antigone et en tombant vers la fin sur une pensée longue ne comptant ni point ni virgule pour la pause, qu’il tendit trop la voix et, avec elle, perdit la vie. D’autres disent qu’après la représentation de sa tragédie, quand il fut proclamé vainqueur, il mourut vaincu par la joie", Vie de Sophocle 14). Ces deux versions ne sont pas incompatibles. Peu importe. La mort de Sophocle n’est pas la mort de n’importe qui. Elle est encore plus significative que celle d’Euripide. Car la vie de Sophocle reflète la vie de l’Athénien moyen de son temps. En enterrant Sophocle, les Athéniens enterrent en fait Athènes, du moins l’Athènes démocratique du Vème siècle av. J.-C., son essor fiévreux du temps de Salamine et des conquêtes de Cimon, son acmè du temps de la paix de Trente Ans sous l’autorité de Périclès, sa déchéance du temps de Cléon, de la deuxième guerre du Péloponnèse, de l’épidémie de typhoïde, de Nicias, ses errements suicidaires du temps de l’après désastre de Sicile, des Quatre Cents, d’Alcibiade. Nous reprenons la boutade d’une majorité d’hellénistes sur ce point : "Sophocle a eu la bonne idée de mourir en -406, cela l’a préservé de vivre le désastre d’Aigos Potamos l’année suivante, et le débarquement des Spartiates au Pirée et la destruction des Longs Murs juste après, symboles de la fin de l’hégémonie athénienne !". Les Spartiates en sont conscients autant que les Athéniens. Pausanias dit que la mort de Sophocle a lieu au moment où les Spartiates tentent une incursion en Attique. Cette précision raccorde parfaitement avec l’incursion d’Agis II que nous avons mentionnée plus haut, juste après le retour d’Alcibiade début -406 et juste avant la bataille des Arginuses à la fin de l’été -406, peut-être au même moment que la bataille de Notion qui ruine la crédibilité militaire d’Alcibiade au milieu de l’été -406. Nous avons dit qu’après son échec devant les murs d’Athènes, Agis II stationne un temps sur le site de l’Académie, juste à côté de Colone le dème natal de Sophocle. Pausanias raconte qu’Agis II, apprenant la mort de Sophocle, accorde une trêve aux Athéniens, il oublie momentanément les raisons de sa présence en Attique, dépose les armes, et organise une haie d’honneur en hommage à l’illustre tragédien défunt dont les œuvres grandiront non seulement Athènes mais encore la Grèce tout entière dans les siècles futurs ("Dans le théâtre d’Athènes on voit des portraits de poètes tragiques et comiques majoritairement oubliés, parmi ces derniers Ménandre est le seul dont la célébrité est resté, et parmi les tragiques représentés là Sophocle et Euripide sont les plus connus. On raconte que les Spartiates avaient envahi l’Attique quand Sophocle mourut, Dionysos apparut en rêve à leur chef pour lui ordonner de rendre les honneurs funèbres “à la nouvelle Sirène”, celui-ci rapporta son rêve au poète Sophocle, dont les poèmes et les discours charmants sont encore aujourd’hui associés au chant des Sirènes", Pausanias, Description de la Grèce, I, 21.1), et dont la dépouille est probablement ensevelie à Colone en contrebas du camp spartiate ("[Sophocle] fut enterré dans le cimetierre de ses ancêtres sur la route menant à Décélie, à onze stades des premiers remparts [cette indication correspond bien à la distance séparant l’Acropole et le dème de Colone, et elle rappelle indirectement le lien entre le site de l’Académie voisin de Colone où Agis II a installé son camp, et le dème de Décélie d’où Agis II est parti pour envahir l’Attique et où il s’apprête à retourner]. On dit que sur sa pierre tombale figurait une Sirène ou, selon d’autres, un rossignol en bronze. Les Spartiates en guerre contre les Athéniens s’étaient retranchés dans cet endroit. Dionysos apparut en rêve à Lysandre [erreur du biographe ou d’un de ses copistes : au moment de la mort de Sophocle, Lysandre est en Ionie où il s’apprête à affronter, ou a déjà affronté, Alcibiade à la bataille de Notion, le commandant spartiate en Attique n’est pas Lysandre mais le roi Agis II] pour lui ordonner de laisser ensevelir “un homme”. Comme Lysandre n’optempéra pas, Dionysos lui apparut une seconde fois pour renouveler son ordre. Lysandre demanda à des exilés l’identité du défunt. Dès qu’il apprit que c’était Sophocle, il envoya un héraut pour autoriser l’enterrement", Vie de Sophocle 15 ; Plutarque rapporte un épisode opposant Sophocle à un adversaire également nommé "Lysandre", en réalité Agis II quand celui-ci se présente sous les murs d’Athènes vers -406, car on ne voit pas à quelle occasion Sophocle aurait pu rencontrer Lysandre, en revanche on sait qu’il a eu l’occasion de voir Agis II juste avant sa mort : "Denys le tyran de Sicile envoya des robes et des bijoux de grand prix aux filles de Lysandre, que celui-ci refusa en disant : “Ces cadeaux porteraient sur mes filles non pas l’honneur mais la honte”. Le poète Sophocle tint le même discours à Lysandre : “Cette parure ["kÒsmoj/ordre, organisation, règle, harmonie"], ô misérable ["tl»mon/audacieux, téméraire"], ne t’honorerait pas, au contraire elle révèlerait ta souillure ["¢kosm…a/désordre, désorganisation, dérèglement, confusion"] et ta dépravation ["margÒthj/non-sens, insolence, impudence" ; doit-on sous-entendre qu’Agis II a proposé à Sophocle de le rejoindre, et que Sophocle, conscient du prestige qu’il confère à tous ceux qu’il côtoie, de la caution ou "parure" intellectuelle qu’il représente pour n’importe quel chef politique, lui a rétorqué du haut des remparts athéniens, avec une pointe d’arrogance personnelle et patriotique : "Je suis un poète trop précieux pour un vil roi comme toi, je suis un Athénien trop haut pour un Spartiate bas comme toi" ?]”", Plutarque, Préceptes conjugaux 24). La pièce Les grenouilles d’Aristophane, présentée aux Lénéennes début -405 sous le pseudonyme de "Philonidès" (selon sa première notice conservée), est un autre indicateur. Cette pièce paraît une comédie funèbre, ou une thrénodie comique, en tous cas son rire est sombre. Aristophane y acte la ruine physique et intellectuelle d’Athènes. Dans une première partie, Dionysos, le dieu du théâtre, descend dans l’Hadès à la manière d’Héraclès jadis pour y rechercher les anciens tragédiens ayant apporté une notoriété à Athènes. Dionysos traverse le Styx sur la barque de Charon au milieu des grenouilles, qui ont donné leur nom à la pièce, puis arrive au palais d’Hadès, désigné sous son surnom "Pluton/PloÚtwn" (qui lui restera en latin), où il est accueilli par un chœur de thiases. Le coryphée des thiases intervient en guise d’entracte, pour exposer longuement les motivations de l’auteur devant les spectateurs. Dans une seconde partie, Dionysos pénètre dans la propriété d’Hadès/Pluton au moment où Eschyle lutte pour le trône de la tragédie contre Euripide récemment décédé. Dionysos sert d’arbitre dans une comparaison détaillée des mérites respectifs des deux auteurs, dont Eschyle sort vainqueur. Dionysos demande aux deux hommes leur avis sur la situation dans Athènes en -406/-405 : ce passage est pretexte à parler d’Alcibiade, de la flotte, des démagogues, mais sans jamais les désigner nommément ni précisément. Eschyle sort encore vainqueur. Dionysos décide de laisser Euripide dans l’Hadès, et de repartir dans le monde des mortels avec Eschyle, qui demande à Sophocle aussi récemment décédé de conserver le trône de la tragédie pendant son absence. Comme les autres comédies d’après -415, Les grenouilles ne contient aucune référence directe à l’actualité pour ne pas tomber sous la censure du mystérieux "décret de Syrakosios" déjà mentionné. La pièce semble pourtant construite tout entière autour du principal événement qui l’a précédée, quelques mois avant les Lénéennes du début -405 : la bataille des Arginuses. Ainsi Xanthias le serviteur de Dionysos, fatigué d’obéir, regrette de n’avoir pas participé à cette bataille, qui lui aurait permis d’accéder à la citoyenneté et de ne plus être un serviteur ("Hélas, malheureux, pourquoi n’ai-je pas participé au combat naval ? Je l’aurais laissé crier de loin !", Aristophane, Les grenouilles 33-34). Charon au vers 191 dit n’emporter aucun esclave sur sa barque, "sauf ceux qui ont participé à la bataille navale" : un scholiaste anonyme en marge de ce vers précise que ce propos de Charon renvoie à la bataille des Arginuses, où les non-citoyens ont été incité à participer contre la promesse d’accéder à la citoyenneté athénienne après la victoire. Au vers 501, Dionysos qualifie son serviteur Xanthias de "roué de Mélitè/Mel…thj mastig…aj" (littéralement "qui mérite/prend des coups de fouet/m£stix") quand celui-ci revêt le costume d’Héraclès : ce vers renvoie à Callias III qui possède une propriété dans le dème de Mélitè, où se trouve un temple dédié à Héraclès, et qui, selon un scholiaste anonyme en regard du paragraphe 48 du dialogue Zeus tragique de Lucien, a participé à la bataille des Arginuses revêtu d’une peau de bête comme Héraclès, par identification à ce héros ancien célébré dans le temple de son dème de Mélitè. Callias III aux Arginuses est encore évoqué aux vers 1065-1066, quand Eschyle désigne des "riches triérarques qui s’accoutrent de haillons" ("A cause de toi [c’est Eschyle qui parle à Euripide, l’accusant d’avoir dégradé dans ses tragédies l’image des dieux, des héros et des rois anciens :] les riches n’assument plus d’être triérarques. Ils s’accoutrent de haillons et gémissent pour être pris en pitié", Aristophane, Les grenouilles 1065-1066). Au vers 541, le chœur des thiases loue Xanthias pour sa capacité à s’adapter à toutes les situations en se tournant toujours du côté le plus doux "comme Théramène" : ce passage renvoie à la magouille de Théramène après la bataille des Arginuses qui, pour éliminer les stratèges victorieux lui apparaissant comme des nouveaux adversaires politiques et pour profiter personnellement de leur victoire militaire, les a accusés de n’avoir pas repêché les corps des combattants athéniens noyés. Théramène est encore visé pour cette magouille aux vers -968-970, qualifié d’"homme habile et prêt à tout qui, en mauvaise situation, près de périr, s’est sorti du danger non pas par un coup de Chio mais par un coup de Kéos" : un scholiaste anonyme en marge de ces vers explique que "coup de Chio/C…oj" signifie "coup de chance" tandis que "coup de Kos/Kîoj" signifie "coup de malchance", et qu’Aristophane a produit un calembour plaisant en remplaçant "Kos" par le nom de l’île de "Kéos/Kšwj" où est né Théramène. Lors du duel contre Euripide, Eschyle critique la tragédie Antigone de ce dernier (aujourd’hui perdue), plus précisément la scène où Œdipe se crève les yeux, Dionysos remarque alors ironiquement aux vers 1195-1196 qu’Œdipe "aurait été plus heureux comme stratège avec Erasinidès", autrement dit Œdipe aurait été plus heureux condamné à mort avec Erasinidès après la bataille des Arginuses que demeurer aveugle pour tout le reste de sa vie. Le coryphée quant à lui est indigné de voir qu’on ne pardonne pas les égarements des Quatre Cents qui sont des Athéniens issus de familles autochtones rénommées ayant contribué à la grandeur d’Athènes par le passé, dans le même temps qu’on accorde la citoyenneté athénienne sans discuter à des métèques sous prétexte qu’ils ont participé à la seule bataille des Arginuses ("Quelle honte que certains, pour avoir participé à un unique combat naval [la bataille des Arginuses] soient considérés tout à coup comme des vétérans de Platées [renvoi à la glorieuse bataille des Athéniens conduits par Aristide, aux côtés des Spartiates, contre les Perses à Platées en -479] et d’esclaves deviennent des maîtres […], si ceux qui, à l’instar de leurs pères, ont combattu tant de fois sur mer à vos côtés, et qui sont unis à vous par le sang [c’est le coryphée, alias Aristophane, qui parle au chœur, alias le public athénien], ne bénéficient pas du pardon qu’ils implorent par leurs prières après leur égarement momentané [c’est-à-dire leur compromission dans la dictature des Quatre Cents]", Aristophane, Les grenouilles 693-699). Le décalage entre le mauvais traitement infligé aux Athéniens les plus visiblement impliqués dans la dictature des Quatre Cents, et les prétentions morales affichées par quelques profiteurs et surtout par la masse des Athéniens aussi impliqués mais ayant caché, masqué, renié, effacé leur implication dans cette dictature, est le vrai sujet des Grenouilles, où Aristophane plaide sa propre cause car lui-même a joué un rôle direct ou indirect dans cette dictature, comme nous l’avons expliqué dans notre précédent alinéa. Dans son long exposé servant d’intermède, le coryphée alias Aristophane demande pardon pour ceux qui ont trempé dans le régime des Quatre Cents (c’est-à-dire pardon pour lui-même…), il invoque les méchantes séductions des morts ("Je dis que si quelqu’un a failli, abusé par les manœuvres de Phrynichos, il ne doit pas être inculpé pour ce faux pas, pour son erreur passée", Aristophane, Les grenouilles 689-691) et appelle l’union sacrée des vivants. Il dénonce clairement les égocentriques comme Alcibiade et les affairistes comme Andocide en pointant du doigt "celui qui, au lieu de réduire les rébellions et d’être accommodant pour la cité, attise et souffle le feu pour son intérêt privé, celui qui, magistrat dans la cité tourmentée par l’orage, se laisse corrompre par des cadeaux, celui qui livre un fort ou des navires, celui qui exporte d’Egine des produits prohibés […] et envoie vers Epidaure des cuirs de sabord, des voiles, de la poix, celui qui conseille de payer l’ennemi pour sa flotte" (Aristophane, Les grenouilles 359-364). Il réclame le respect pour les Athéniens autochtones préservant les mœurs autochtones, et parallèlement il fustige tous ceux, Athéniens de vieille souche mais dégénérés, ou métèques récemment inscrits dans le corps des citoyens par opportunisme, qui bafouent ces mœurs, l’ouverture aux alliés douteux, le mondialisme mortifère ("Les citoyens que nous savons bien-nés, prudents, justes, bons et honnêtes, formés à la palestre, aux chœurs, aux Muses, nous les vilipendons, et nous leur préférons en tout […] les étrangers, les incendiaires ["purr…ai", dérivé de "pàr/feu" ; ce terme a peut-être le double-sens de "roux/purrÒj", désignant indirectement le démagogue Cléophon], les gueux issus de gueux, les derniers venus, que la cité jadis n’aurait pas pris comme simples victimes expiatoires", Aristophane, Les grenouilles 727-733 ; sur ce sujet, on doit rappeler aussi les vers 416-421 précités, qui insistent sur l’origine roturière et la récente citoyenneté du démagogue Archédémos). Il vante la vertu, en accusant les débauches de Callias III ("On dit aussi que Callias [III] fils d’Hipponicos [II] que tu connais s’est enfilé une vulve plutôt qu’une peau de lion pour livrer un combat naval", Aristophane, Les grenouilles 428-430 ; ce passage renvoie en même temps à la peau de lion portée par Héraclès jadis, que Callias III a singé grotesquement à la bataille des Arginuses, autant qu’au ménage à trois que Callias III forme alors avec la fille d’Ischomachos et avec Chrysillè la mère de cette dernière, couchant indictinctement avec l’une et avec l’autre selon Andocide, Sur les Mystères 124-127 précités) et la dépravation de Clisthène et de son fils, invertis notoires ("On dit que le fils de Clisthène s’épile le cul et s’arrache les joues [pour rester imberbe] parmi les tombeaux, il se frappe la poitrine, le dos cambré, gémit bruyamment en appelant Sébinos d’Anaphlyste [personnage réel ou, plus probablement, calembour entre le nom "Sébinos/Seb‹noj" et le verbe "binšw/coucher avec, coïter", et entre le nom du dème d’"Anaphlyste/AnaflÚstioj" et le verbe "¢nafl£w/toucher, exciter"]", Aristophane, Les grenouilles 422-427 ; Clisthène est une cible régulière des moqueries d’Aristophane, dès -425 dans Les Acharniens 118). On retrouve dans Les grenouilles le terme "perceur de murs/toicwrÚcoj" employé par le vieux Strepsiade contre son propre fils corrompu par les sophistes au vers 1327 de la comédie Les Nuées qu’Aristophane a présentée en -423, utilisé dans le double-sens de "voleur qui perce un mur pour dérober les biens dans une maison" au littéral, et d’"iconoclaste qui casse les solides valeurs bâties par les générations antérieures" au figuré, comme un synonyme insultant de "canaille, brigand", pour montrer les médiatiques démagogues affirmant que les gendarmes sont des voleurs et que les voleurs sont des gendarmes, ayant perdu tout sens des valeurs, de la justice, de la compétence, de la beauté ("Dès qu’il est descendu ici [aux Enfers], Euripide s’est produit devant les tire-laine, les coupe-bourses, les parricides et les perceurs de murs, qui sont nombreux dans l’Hadès. Et eux, en écoutant ses antilogies, ses inflexions et ses strophes, l’ont loué et [face à Eschyle] l’ont jugé le plus habile ["sofètatoj"]", Aristophane, Les grenouilles 771-776 ; "“Eschyle ne s’entend pas avec les Athéniens.” “Il pense que les perceurs de murs sont trop nombreux parmi eux.” “Pas seulement. Il les considère inaptes à apprécier le talent poétique”", Aristophane, Les grenouilles 807-811). Le duel entre Eschyle et Euripide sert, à travers des exemples de tragédies du temps d’Eschyle au début de la démocratie athénienne, au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C., et d’autres tragédies du temps d’Euripide à la fin du Vème siècle av. J.-C., à souligner la dégradation générale de leur contenu entre ces deux époques, et la décadence du public athénien qui les a primées. Les tragédies de la fin du Vème siècle av. J.-C., à l’instar de celles verbeuses, précieuses, maniérées d’Agathon, ne sont plus que des recueils de paradoxes subversifs à finalité politicienne ou mondaine, des froids ratiocinages stylistiques ou philosophiques méprisant tout principe élémentaire ("“La poésie est pesée dans une balance…” “Quoi ! On pèse la tragédie au poids minimum ? [comme une marchandise vendue par un vendeur malhonnête, qui réclame un dû supérieur à la quantité qu’il donne]” “… on apporte des règles, des équerres à vers, des moules quatrilatères…” “Comme pour fabriquer des briques ?” “… des compas et des coins. Euripide examine les tragédies vers par vers”", Aristophane, Les grenouilles 797-802). Eschyle n’a plus d’auditoire ("“Eschyle n’a-t-il pas de partisans ?” “Peu de gens le soutiennent. [en montrant le public :] Ceux-ci pas davantage.”", Aristophane, Les grenouilles 782-783). Eschyle accuse Euripide d’avoir transformé "les gens serviables et courageux [pour] les rendre pervers" (Aristophane, Les grenouilles 1011), d’avoir transformé en "citoyens fuyants, flâneurs de l’agora, bouffons, intrigants" (Aristophane, Les grenouilles 1014-1015) les Athéniens "braves hauts de quatre coudées" (Aristophane, Les grenouilles 1014) que lui-même avait éduqués en -467 avec ses Sept contre Thèbes ("“J’ai fait un drame plein d’Arès. […] Les Sept contre Thèbes. Tout homme qui l’avait vu brûlait d’aller combattre”", Aristophane, Les grenouilles 1021), il l’accuse de leur avoir appris la dissimulation, le mensonge ("[Eschyle :] “J’ai montré le bon modèle, tu l’as dégradé.” [Euripide :] “Comment ?” [Eschyle :] “Tu as affublé les rois de haillons, afin que les gens les prennent en pitié.” [Euripide :] “En quoi est-ce mal ?” [Eschyle :] “A cause de toi les riches n’assument plus d’être triérarques. Ils s’accoutrent de haillons et gémissent pour être pris en pitié.” [Dionysos :] “Effectivement, par Déméter, et ils portent par-dessous un chiton de laine épaisse. Et ainsi vêtus de leur mensonge, ils paraissent au grand jour sur le marché aux poissons”", Aristophane, Les grenouilles 1062-1068), la contestation gratuite, le vice ("[Eschyle :] “Par Zeus, je n’ai jamais représenté une Phèdre qui se prostitue, ni une Sthénébée, ni aucune femme amoureuse.” [Euripide :] “Non, par Zeus, parce que tu n’as rien d’une Aphrodite !” [Eschyle :] “Et j’espère ne rien lui devoir ! Sur toi en revanche, elle a pesé de tout son poids, au point de t’avoir dégradé.” […] [Euripide :] “Et quel tort, ô méchant homme, a-t-elle causé à la cité, ma Sthénébée ?” [Eschyle :] “A cause de toi des nobles épouses de nobles maris ont dû boire la ciguë après s’être déshonorées avec leur Bellérophon [Sthénébée, épouse de Proétos roi de Tirynthe à l’ère mycénienne, a tenté de séduire Bellérophon, qui n’a pas répondu à ses avances, elle l’a alors accusé faussement de viol, après enquête cette fausse accusation est apparue comme un mensonge, attirant sur elle la honte publique ; on suppose qu’Euripide, dans cette pièce perdue évoquant la relation entre Sthénébée et Bellérophon, atténuait la faute de celle-là et accentuait la déchéance et la rancune de celui-ci ; ce passage renvoie-t-il à la tragédie Bellérophon déjà mentionnée qui a causé des problèmes à son auteur Euripide à une date inconnue ?] [Euripide :] “Ai-je menti dans mon récit de l’histoire de Phèdre ?” [Eschyle :] “Non, par Zeus, elle est vraie. Mais le poète justement a pour tâche de cacher le vice, non de le mettre à jour, de le produire sur la scène. Car pour les petits enfants l’éducateur est le maître d’école, et pour les jeunes gens, le poète. Nous avons le devoir d’exprimer la vertu”", Aristophane, Les grenouilles 1044-1056), la déconstruction du vivre-ensemble, de l’individu, de la raison ("De quels maux est-il innocent ? [c’est Eschyle qui parle d’Euripide] N’a-t-il pas montré des femmes qui accusent [allusion à la nourrice de Phèdre dans Hippolyte], qui accouchent dans des temples [allusion à la tragédie perdue Augé, où la prêtresse Augé engrossée par Héraclès accouchait de son fils Télèphe dans le temple d’Athéna], qui couchent avec leurs frères [allusion à la tragédie perdue Eole, où Kanakè fille d’Eole couchait avec son frère Macareus], qui disent que la vie n’est pas la vie [allusion aux tragédies perdues Mélanippe, Erechthée et Phrixos, où on retrouve cette idée ; allusion aussi à la tragédie perdue Polyide, où une femme tenait ce propos rapporté par un scholiaste anonyme : "Qui sait si vivre n’équivaut pas à mourir, et si les morts dans l’Hadès vivent davantage ?" ; cette pensée est partagée avec Socrate dans la conclusion de son apologie lors de son procès en -399 selon Platon, Apologie de Socrate 40c-41d] ? A cause de cela notre cité s’est remplie de gratte-papiers et de bouffons, de singes qui amusent le peuple et le trompent, et, faute d’exercice, plus personne n’est capable de porter la moindre torche aujourd’hui", Aristophane, Les grenouilles 1078-1088), d’avoir créé des loques qui se prennent pour des athlètes, des nigauts qui se prennent pour des savants, des laquais qui se prennent pour des conquérants ("Tu as enseigné l’art du baratin et du verbiage [c’est Eschyle qui parle à Euripide], tu as vidé les palestres, tu as usé les fesses de petits jeunes gens babillards, et incité les paraliens [les habitants de la côte attique, peu instruits et peu vertueux] à répliquer à leurs chefs", Aristophane Les grenouilles 1069-1072), et placé la cité tout entière sous l’hégémonie de l’argent (Aristophane dit ironiquement que l’attribution d’une valeur marchande à tout chose par le diobole est devenu tellement la norme, que même Charon réclame désormais le diobole en paiement de la traversée du Styx : "[Héraclès :] “[Tu traverseras] dans une barque étroite conduite par un vieux nocher qui te demandera un salaire de deux oboles.” [Dionysos :] “Le diobole a vraiment le pouvoir partout ! Comment est-il tombé jusque là-bas [aux Enfers] ?”", Aristophane, Les grenouilles 139-142). Et pourtant Aristophane s’oblige à positiver. Il garde foi en l’avenir en déclarant, via Eschyle, que l’idéologie équitable d’Euripide est morte avec lui ("Ma poésie n’est pas morte avec moi, la sienne [à Euripide] est morte avec lui", Aristophane, Les grenouilles 868-869) et que le rationalisme de Périclès sera réactualisé bientôt, parce qu’aucune autre voie n’existe pour le salut d’Athènes ("Qu’ils [les Athéniens] voient le pays ennemi comme le leur, et le leur comme un ennemi, leur flotte comme leur force, et leurs biens comme un embarras", Aristophane, Les grenouilles 1463-1435 ; à comparer avec Périclès qui disait en -432 : "Si l’ennemi envahit notre territoire, nos escadres iront attaquer le sien, et le ravage d’une partie du Péloponnèse sera plus dommageable que celui de l’Attique tout entier, car les Péloponnésiens sans moyen militaire n’ont pas d’autres terres pour se ressourcer alors que nous pouvons en disposer partout dans les îles ou sur le continent. L’important est la maîtrise de la mer. […] Ne nous lamentons pas sur nos maisons et sur nos terres, craignons seulement pour nos hommes, car les terres ne permettent pas d’acquérir des hommes, au contraire les hommes permettent d’acquérir des terres. Pour vous convaincre, je suis tenté de vous dire : sortez et saccagez vous-mêmes vos maisons, montrez aux Péloponnésiens que vous n’essayez pas de les préserver au prix de votre soumission", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.143). Mieux : même s’il raille Euripide, Aristophane est conscient qu’Euripide valait davantage que ses innombrables imitateurs ("Dix mille petits jeunes gens commettent des tragédies et dépassent Euripide d’un stade en bavardage", Aristophane, Les grenouilles 89-91), et il montre Euripide d’accord avec Eschyle pour voter le bannissement définitif d’Alcibiade, Eschyle dit qu’"une cité ne doit pas nourrir un lionceau, sous peine de devoir se plier à lui quand il sera lion" (Aristophane, Les grenouilles 1431-1432) et Euripide dit détester "un citoyen lent pour servir sa patrie mais prompt à lui causer des grands maux, inventif pour pour lui-même mais stérile pour sa cité" (Aristophane, Les grenouilles 1427-1429). Aristophane reconnaît la sincérité de la démarche intellectuelle d’Euripide sur l’avenir de la communauté athénienne, même si celle-ci était illusoire et a conduit au brouillage des valeurs, en même temps qu’il dénonce la fourberie d’Alcibiade et de ses pairs qui n’ont jamais eu la moindre démarche intellectuelle sinon tromper les Athéniens pour leur bénéfice personnel. Il va jusqu’à mettre dans la bouche d’Euripide un propos de bon sens ("Les citoyens qui inspirent confiance aujourd’hui doivent devenir suspects et ceux que nous méprisons pourront nous sauver, car si nous ne réussissons rien avec les moyens d’aujourd’hui, que risquons-nous de perdre en recourant aux moyens contraires ?", Aristophane, Les grenouilles 1444-1450), suggérant que quiconque joue aux paradoxes finit tôt ou tard par revenir aux lois non écrites louées naguère par Antigone dans la tragédie homonyme de Sophocle. La pièce s’achève par le chœur des thiases montrant Eschyle quitter l’Hadès grâce à sa vertu, servant de modèle aux spectateurs athéniens de -405, et condamnant Socrate avec ses questions contradictoires qui ont miné la société athénienne depuis trois décennies ("Heureux l’homme parfaitement vertueux ["xÚnesin ºkribwmšnhn"]. Les faits le prouvent. [en montrant Eschyle qui quitte les Enfers pour remonter avec Dionysos parmi les mortels :] Celui-ci qui s’est montré sensé retourne chez lui pour le bien de ses concitoyens, de ses parents et de ses amis, parce qu’il est vertueux ["sunetÒj"]. Mieux vaut ne pas rester assis près de Socrate à bavarder, à rejeter le culte des Muses, à dédaigner les fondements de l’art tragique, à perdre du temps en discours pompeux et en frivolités futiles, tel un insensé", Aristophane, Les grenouilles 1482-1499), Cléophon avec ses confères métèques opportunistes ("Et que Cléophon retourne batailler avec tous ses semblables dans les plaines de sa patrie", Aristophane, Les grenouilles 1532-1533 ; cette malédiction renvoyant Cléophon à sa Thrace originelle équivaut à : "Qu’il aille au diable !", ou plus simplement : "La valise ou le cercueil !"), Adimante frère de Platon et ancien lieutenant d’Alcibiade vaincu à Notion, qui sera soupçonné de trahison pour son comportement trouble à Aigos Potamos dans quelques mois (Hadès/Pluton incite Eschyle à pousser l’un et l’autre au suicide : "Pars avec joie, Eschyle, et sauve la cité par tes bons conseils, et instruis les sots qui sont nombreux. Va porter ceci à Cléophon [il lui donne un poignard, pour que Cléophon se tue], ceci aux administrateurs Myrmex [personnage inconnu] et Nicomachos [il lui donne une corde, pour que Myrmex et Nicomachos se pendent ; on retrouvera ce Nicomachos, législateur mal connu, parmi ceux qui participeront à l’abolition de la démocratie en -404], ceci à Archénomos [il lui donne un coupe de ciguë, afin qu’Archénomos s’empoisonne ; cet Archénomos est un personnage inconnu], dis-leur de venir chez moi [dans l’Hadès] immédiatement. S’ils ne se hâtent pas, je jure par Apollon de les marquer et, pieds et poings liés avec Adimante fils de Leukolophidès, de les jeter au plus vite sous terre", Aristophane, Les grenouilles 1500-1514). Avant de repartir dans le monde des vivants, Eschyle demande à Hadès/Pluton de confier le trône de la tragédie à Sophocle, et d’en interdire l’accès à Euripide ("Confie mon siège à Sophocle, qui la gardera jusqu’à mon retour ici, car je le regarde comme le deuxième dans notre art [la tragédie]. Et n’oublie pas d’empêcher cet intrigant, cet imposteur, ce bouffon [Euripide], de s’asseoir sur mon siège, même par la force", Aristophane Les grenouilles 1515-1523) : cette image des mérites comparés des trois tragédiens, Eschyle en premier, Sophocle en deuxième, Euripide en troisième, clôt un siècle de concours tragiques, un siècle d’auteurs qui se sont affrontés pour grandir Athènes (entre l’instauration de la Constitution démocratique par Clisthène le jeune en -508 sous l’archontat d’Isagoras et Les grenouilles en -405 sous l’archontat de Callias), elle fixe pour l’Histoire un classement qui sera repris par le Canon alexandrin à l’ère hellénistique puis aux ères suivantes jusqu’à l’an 2000, interdisant toute nouvelle entrée dans l’immense corpus de tragédies qu’Aristophane avait à sa disposition en -405, un corpus figé et voué à la poussière et à la destruction au cours du temps au profit de ce simple triumvirat. C’est un classement qui est approuvé par les spectateurs athéniens de -405, puisque ceux-ci couronnent Les Grenouilles devant Les Muses de Phrynichos le comique et Cléophon de Platon le comique (selon la première notice conservée des Grenouilles), ils favorisent même une seconde représentation (selon la même notice). Classement terrible qui, sur le plan des idées, trahit l’aporie entre les patriotes réactionnaires comme Aristophane sur la scène comique et les progressistes anti-frontières dans le jury qui se disputent les spectateurs dans la salle, résolue par l’imminent bain de sang du régime des Trente, et, sur le plan de l’art, sous-entend la fin de la tragédie comme arme politique et sa réduction au rang de vulgaire divertissement au mieux, d’objet sociologique au pire, en tous cas sa stérilisation.


Callicratidès ayant disparu aux Arginuses, les coalisés demandent le retour de Lysandre. Mais Sparte ne veut pas car la loi interdit d’exercer deux fois le même mandat, un nommé "Aracos" est donc envoyé en -405 comme navarque, avec Lysandre comme lieutenant. Dans les faits, naturellement, Lysandre exerce seul son pouvoir sur la flotte ("A la suite de ces événements [la victoire des Arginuses de -406], les habitants de Chio et les autres alliés se rassemblèrent à Ephèse et décrètent l’envoi de députés vers les Spartiates pour les informer de ce qui venait de se passer et leur demander Lysandre comme navarque, qui avait attiré les bonnes grâces des alliés pendant sa précédente navarchie, et notamment après sa victoire navale de Notion. On députa vers le prince Cyrus pour la même mission. Les Spartiates nommèrent Lysandre comme second du navarque Aracos, la loi spartiate interdisant qu’une même personne fût revêtue deux fois de cette charge", Xénophon, Helléniques, II, 1.6-7). Il la réorganise ("Archytas étant éphore et Alexias archonte d’Athènes [en -405/-404], Lysandre arriva à Ephèse. Il amena de Chio Etéonicos avec ses navires, qu’il rassembla à d’autres dispersés, les remit en état, et en construisit d’autres à Antandros", Xénophon, Helléniques, II, 1.10), grâce au soutien financier du prince Cyrus ("[Lysandre] se rendit ensuite auprès du prince Cyrus pour lui demander de l’argent : celui-ci répondit que les sommes qu’il avait reçues du Grand Roi étaient largement dépensées et lui montra ce qu’il avait remis à chacun des navarques, il paya cependant. Avec cet argent, Lysandre établit des triérarques sur les trières et paya aux matelots la solde qui leur était due", Xénophon, Helléniques, II, 1.11-12). De leur côté, les nouveaux stratèges athéniens, nommés pour remplacer ceux qui ont été exécutés après le procès des Arginuses, entrent en campagne : ils ravagent les côtes anatoliennes ("Les Athéniens, partis de Samos, ravagent le pays du Grand Roi puis cinglèrent vers Chio et vers Ephèse, et se préparèrent au combat", Xénophon, Helléniques, II, 1.16).


Mais des bouleversements ont lieu du côté perse, qui ont des conséquences sur la stratégie de Lysandre. Darius II est agonisant. Le prince Cyrus se prépare à lui succéder. Le numismate allemand Wolfram Weiser a souligné récemment le nombre important de monnaies retravaillées à Sardes à cette époque : on y voit une figure originelle de chouette révélant leur origine athénienne, cette chouette a été martellée (mal, puisque cette figure originelle est toujours visible) pour être remplacée par la figure d’un Grand Roi qu’on devine être Darius II, car sur certaines pièces ce Grand Roi est accompagné d’un homme imberbe sans tiare qu’on devine être le prince Cyrus. Ces monnaies ont certainement été récupérées par les Perses dans des cités sous hégémonie athénienne, et refrappées par le prince Cyrus pour payer les troupes spartiates de Lysandre, et en même temps pour servir sa propagande suggérant qu’il est le seul mashishta/héritier du Grand Roi Darius II. Le prince Cyrus commande l’assassinat des deux enfants de sa tante. Il est aussitôt convoqué à Persépolis par son père mourant ("Cette même année [-406] le prince Cyrus fit périr Autoboisacès et Mitraios, les deux fils de la sœur de Dareia (fille d’Artaxerxès Ier père de Darius II), sous prétexte qu’un jour ils étaient passés devant lui sans cacher leurs mains dans les manches de leurs robes, privilège réservé au seul Grand Roi : la manche étant effectivement plus longue que la main, quand celle-ci est recouverte on ne peut plus agir. Hiéraménès [dignitaire perse inconnu, sans doute le même "Hiéraménès" qui était au côté de Tissapherne lors de la signature du traité avec Sparte en hiver -412/-411, selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.58 précité] et sa femme dirent à Darius II qu’une telle injure de la part du prince Cyrus était intolérable. Darius II, malade, envoya donc des messagers pour le mander auprès de lui", Xénophon, Helléniques, II, 1.8-9 ; "Sentant que sa fin était proche, Darius II voulut avoir ses deux enfants près de lui. L’aîné [Arsakès] s’y trouvait déjà. Il convoqua le prince Cyrus, qu’il avait nommé satrape et stratège de toutes les troupes stationnées dans la plaine du Kastolos [site non localisé ; cette cité est en Lydie selon l’article que lui consacre Stéphane de Byzance dans ses Ethniques]", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.1-2). Avant de partir, il assure Lysandre de son soutien, et lui demande de ne rien tenter pendant son absence, en lui promettant qu’il l’aidera de tout son poids quand il reviendra comme Grand Roi ("Le prince Cyrus envoya un messager à Lysandre pour l’informer que son père malade le convoquait à Thamnéria en Médie, dans le pays des Kadousiens contre lesquels il était en campagne. Lysandre arriva. Le prince Cyrus lui défendit d’engager un combat naval contre les Athéniens, car le nombre de ses navires n’était pas suffisant, le Grand Roi et lui-même avaient de l’argent pour armer une flotte en conséquence. Il lui montra en même temps tous les tributs payés par les cités sous son contrôle, et lui donna tous les excédents. Enfin, après avoir rappelé son attachement à la cité des Spartiates et à Lysandre en particulier, il partit pour aller rejoindre son père", Xénophon, Helléniques, II, 1.13-14 ; "Le prince Cyrus, rappelé par son père à la Cour de Perse, laissa à Lysandre l’intendance des provinces et des cités qu’il quittait, et lui remit le droit d’en recueillir les tributs. Lysandre s’étant ainsi fourni de tout l’argent dont il avait besoin pour la guerre, revint à Ephèse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.104 ; on ignore la nature du conflit entre le vieux Darius II et les "Kadousiens/Kadous…oi", autre nom des "Kardouques/Kardoàcoi", alias les actuels "Kurdes"). Avec les fonds cédés par son allié le prince Cyrus, Lysandre outrepasse l’ordre de demeurer tranquille que celui-ci lui a adressé, et passe à l’offensive. Il ravage Iasos en Carie ("Lysandre à la tête de plusieurs navires alla attaquer Iasos en Carie, attachée aux Athéniens. Il l’emporta de force et y égorgea huit cents jeunes hommes, puis il vendit à l’encan les femmes et les enfants, et finit par raser la cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.104), puis se dirige vers l’Hellespont pour en reprendre le contrôle aux Athéniens ("Lysandre se rendit de Rhodes vers l’Hellespont en côtoyant l’Ionie, pour assurer le libre passage des navires autant que pour reprendre le contrôle des cités", Xénophon, Helléniques, II, 1.17). Il s’empare de Lampsaque, dont il pille les richesses et laisse partir les habitants ("D’Abydos, Lysandre gagna Lampsaque, alliée d’Athènes. Les habitants d’Abydos et les autres alliés le suivirent par voie de terre, sous le commandement du Spartiate Thorax. Ils assiégèrent la cité et l’emportèrent d’assaut. Les soldats pillèrent toutes les richesses dont elle était remplie, vin, blé et autres provisions. Lysandre laissa partir tous les gens libres", Xénophon, Helléniques, II, 1.18-19). Il est suivi par les Athéniens, qui prennent position juste en face, dans un endroit promis à un triste souvenir dans l’Histoire athénienne : "Aigos Potamos/A„goj PotamÒj", littéralement le "Fleuve/potamÒj de la Chèvre/a‡x", aujourd’hui le petit fleuve Munipbey qui se jette dans la mer de Marmara entre Sütlüce et Gelibolu en Turquie ("Les Athéniens qui suivaient sa piste [à Lysandre] mouillèrent à Eléonte en Chersonèse avec cent quatre-vingts navires. Pendant qu’ils y prenaient leur repas, on leur annonça ce qui venait d’arriver à Lampsaque. Aussitôt ils se rendirent à Sestos, s’y approvisionnèrent, et cinglèrent directement vers l’embouchure de l’Aigos Potamos, vis-à-vis de Lampsaque. L’Hellespont à cet endroit a près de quinze stades de largeur", Xénophon, Helléniques, II, 1.20 : c’est sur ce site que Xanthippos a capturé et crucifié le dernier général perse encore présent en Europe en -479 selon Hérodote, Histoire IX.119, nous renvoyons sur ce point à la fin de notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse). Lysandre commence alors une manœuvre dilatoire destinée à endormir l’adversaire. Il s’avance vers les Athéniens, comme pour leur proposer le combat, puis se retire. Il recommence la même tactique le lendemain, puis le surlendemain, puis les jours suivants. Face à ces mouvements systématiques de repli, les Athéniens finissent par relâcher leur vigilance, et même par croire que ces avancées suivies de reculs sont la preuve que les Spartiates sont des lâches qui craignent de les affronter ("Au point du jour, Lysandre donna le signal de l’embarquement aux troupes qui venaient de prendre leur repas. Il prit toutes dispositions pour un combat, arma de mantelets les flancs de ses navires et défendit qu’on quittât les rangs et gagnât le large. Les Athéniens, au lever du soleil, se placèrent devant le port en ordre de bataille, face à l’ennemi. Mais Lysandre ne bougea pas. A la fin du jour ils regagnèrent Aigos Potamos. Lysandre envoya ses bâtiments les plus rapides suivre les Athéniens, en ordonnant d’observer ce que ceux-ci feraient une fois débarqués, et de revenir aussitôt lui en rendre compte. Il ne permit pas à ses troupes de débarquer avant le retour de ces bâtiments. Il agit pareillement quatre jours de suite, les Athéniens ne cessant de lui offrir le combat", Xénophon, Helléniques, II, 1.22-24 ; "Voguant sans cesse autour des ennemis, [les Athéniens] faisaient toutes sortes de tentatives pour les attirer au combat. Mais comme les Spartiates ne répondaient pas, les Athéniens pensèrent qu’ils perdaient leur temps", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.105 ; "[Lysandre] ordonna à ses matelots et à ses pilotes de monter sur les trières comme pour combattre dès le point du jour, de s’y tenir tranquille, et d’y attendre ses ordres dans un profond silence. Il dit aussi à ses fantassins de rester tranquillement en ordre de bataille sur le rivage. Dès que le soleil parut, les Athéniens avancèrent toutes leurs trières sur une seule ligne et provoquèrent les ennemis au combat. Les navires spartiates avaient la proue tournée contre l’ennemi, ils étaient garnis de tout leur équipage depuis la précédente nuit, mais Lysandre ne bougea pas, au contraire il envoya des chaloupes vers les trières les plus avancées pour leur confirmer l’ordre de rester en rang sans bouger. Le soir, quand les Athéniens se retirèrent, il débarqua ses soldats après que deux ou trois bâtiments qu’il avait envoyés en reconnaissance lui eurent certifié avoir vu les ennemis descendre de leurs navires. Il agit de la même façon les trois jours suivants, ce qui incita les Athéniens à croire qu’il craignait d’agir, et leur inspira autant de confiance en eux-mêmes que de mépris pour les Spartiates", Plutarque, Vie de Lysandre 10). Un seul homme comprend la finalité de la manœuvre spartiate, mais l’ironie veut que cet homme soit à ce moment le seul dont plus personne ne veut entendre la voix : Alcibiade, qui depuis ses retranchements fortifiés où il s’est retiré en -406 voit que les Athéniens sont à découvert, alors que les Spartiates sont à l’abri dans le port de Lampsaque en face. Alcibiade vient au devant des stratèges athéniens, notamment Ménandros, et (selon Xénophon) leur propose son aide et celle des tribus thraces dont il a réussi à obtenir l’alliance depuis -406, pour passer tout de suite à l’offensive contre Lysandre. Mais les stratèges le repoussent ("Alcibiade, voyant depuis ses murs que les Athéniens étaient mouillés près d’une plage éloignée de toute cité et amenaient par mer leurs vivres de Sestos à quinze stades de là, tandis que l’ennemi était dans un port et près d’une cité où il avait tout, vint leur dire que leur mouillage était mauvais, et les engagea à se déplacer vers Sestos, dans le voisinage d’un port et d’une cité : “Là, ajouta-t-il, vous pourrez livrer une bataille quand vous le voudrez”. Mais les stratèges, notamment Tydeus et Ménandros, lui demandèrent de se retirer, sous le motif qu’eux étaient stratèges et lui ne l’était pas. Il se retira donc", Xénophon, Helléniques, II, 1.25-26). On devine que ces stratèges athéniens, fraîchement nommés puisqu’ils remplacent ceux qui ont été exécutés lors du procès des Arginuses quelques mois plus tôt, qui ont par conséquent tout à prouver, n’ont pas envie de s’encombrer de lui car ils savent qu’en cas de défaite tout le tort leur en reviendra alors qu’en cas de victoire Alcibiade pourra revenir à Athènes et y exercer à nouveau ses encombrantes séductions en prétextant être le principal artisan du redressement. Le stratège Ménandros mentionné par Xénophon, par exemple, est très probablement le Ménandros parti comme lieutenant de Nicias lors de l’expédition de Sicile, puis nommé stratège durant l’hiver -414/-413 pour pallier Nicias atteint de néphritique selon le paragraphe 16 livre VII de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide (selon le paragraphe 20 précité de la Vie de Nicias de Plutarque, Ménandros est l’un des promoteurs de la cinquième bataille de Syracuse l’été -413, déclenchée juste avant l’arrivée de l’escadre de secours de Démosthénès dans l’espoir de priver ce dernier d’une éventuelle victoire contre les Syracusains : cette marque d’orgueil jaloux et irresponsable du Ménandros de Syracuse est parfaitement équivalente à celle du Ménandros d’Aigos Potamos, et renforce la thèse que les deux hommes n’en font qu’un), qui a participé à l’attaque nocturne des Epipoles avec les hommes de Démosthénès selon le paragraphe 43 livre VII de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, puis à la sixième et dernière bataille de Syracuse à la fin de l’été -413 selon le paragraphe 69 livre VII de la Guerre du Péloponnèse du même Thucydide : on suppose que ce Ménandros a été capturé ensuite avec Nicias, qu’il a été jeté dans les latomies avec le gros des Athéniens survivants, puis libéré huit mois plus tard comme le dit encore Thucydide au paragraphe 87 livre VII de sa Guerre du Péloponnèse (sur tous ces points, nous renvoyons à notre premier alinéa), autrement dit au yeux des Athéniens Ménandros est une incarnation et un des principaux responsables du désastre de Sicile, on comprend donc pourquoi à Aigos Potamos il n’a pas envie de partager son commandement, il a besoin de se refaire un nom pour estomper son passé de vaincu ("Alcibiade se présenta [aux stratèges] et leur dit que les rois thraces Mèdocos et Seuthès, qui étaient leurs amis, s’engageraient à leur fournir des très grands secours s’ils voulaient lancer l’offensive contre les Spartiates. Il les incita à lui remettre le commandement en leur promettant qu’il saurait obliger les ennemis à un combat naval ou à un combat terrestre à la tête d’une armée de Thraces. Le dessein d’Alcibiade en cette circonstance était d’accomplir pour sa patrie une action suffisament éclatante pour amener le peuple à lui rendre l’ancienne affection dont il avait joui autrefois. Mais les stratèges athéniens réfléchirent que si l’alliance et l’entreprise qu’on leur proposait se terminaient par une défaite toute la faute tomberait sur eux, et qu’en cas de succès tous les avantages et toute la gloire reviendraient à Alcibiade. Ils lui répondirent donc de se retirer au plus vite et de ne plus approcher de leur flotte ni de leur camp", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.105). Le stratagème de Lysandre a fonctionné. Le cinquième jour, les Athéniens ont complètement baissé leur garde, seuls quelques hommes restent sur la plage près des navires à sec, tandis que tous les autres sont éparpillés dans les environs. Lysandre lance son assaut. Il s’empare de tous les navires athéniens sans défense ou les brûle. Conon tente de rameuter ses hommes, mais il est trop tard : la flotte athénienne cesse d’exister ("Après cinq jours, Lysandre donna cette instruction à ses navires qui surveillaient les manœuvres de la flotte athénienne : dès que les Athéniens seraient à terre et se disperseraient dans la Chersonèse, comme chaque jour de plus en plus loin pour aller acheter des vivres et pour narguer Lysandre, ils devraient revenir en levant en l’air un bouclier. On fit ce qu’il avait commandé. Lysandre ordonna aussitôt de mettre à la voile, suivi de l’infanterie commandée par Thorax. Conon, voyant l’ennemi approcher, donna l’alarme pour qu’on se portât en toute hâte vers les navires. Mais ses hommes étaient dispersés. Sur certaines bâtiments deux rangs seulement étaient occupés, sur d’autres un seul, d’autres encore étaient vides", Xénophon, Helléniques, II, 1.27-28 ; "La flotte commençant à manquer de vivres, Philoclès [stratège athénien, épargné en -406 avec Conon et Adimante frère ou demi-frère de Platon] ordonna à tous les pilotes de rassembler leurs équipages et de le suivre. Prenant avec lui trente navires déjà prêts, il partit. Lysandre apprit ce mouvement par des transfuges. Il s’avança avec toute sa flotte, et repoussa Philoclès sur ses autres bâtiments qui n’étaient pas encore partis et qui furent très étonnés de voir l’ennemi si près d’eux. Lysandre, voyant leur frayeur et leur désordre, commanda alors à Etéonicos de débarquer ses soldats les plus aguerris aux combats terrestres. Celui-ci profita de l’embarras où étaient les ennemis pour se saisir par derrière d’une grande partie de leur camp. Pendant ce temps, Lysandre s’approcha avec une flotte en bon ordre, et dès qu’il fut à portée des navires ennemis positionnés le long du rivage il lança des mains de fer pour les attirer à lui. Les Athéniens furent alors vraiment consternés, ne pouvant jouir de leurs navires et n’ayant plus le temps de se ranger en bataille sur terre : ils se défendirent peu avant de prendre la fuite, ceux des navires vers le camp et ceux du camp vers les navires, chacun espérant se sauver dans le lieu où il n’était pas", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.106 ; "Conon fut le premier des stratèges athéniens qui, depuis la terre, vit la flotte [de Lysandre] s’avancer à pleines voiles. Saisi de douleur à la vue du malheur qui s’annonçait, il appella les uns, il conjura les autres, il força tous ceux qu’il trouva de remonter sur les navires, mais ses efforts et son zèle furent inutiles : les soldats étaient dispersés, ayant laissé leurs bâtiments pour aller acheter des vivres ou se promener dans la campagne, inconscients du danger. Certains dormaient dans leurs tentes, d’autres préparaient leur souper, tous à cause de l’inexpérience de leurs chefs étaient loin de prévoir ce qui les menaçait. […] Les Spartiates s’emparèrent des trières qui étaient vides et endommagèrent en les heurtant celles qui commençaient à se remplir. Les soldats qui accoururent pour les défendre par pelotons et sans armes furent tués à proximité, ceux qui s’enfuirent vers l’intérieur des terres furent massacrés par les ennemis qui descendirent du promontoire pour se jeter à leur poursuite. Lysandre captura trois mille hommes, dont les stratèges. Il s’empara de toute la flotte, sauf de La Paralienne et des huit bâtiments que Conon avait emmenés au début de l’action. Lysandre, ayant remorqué les trières capturées et pillé le camp des Athéniens, retourna à Lampsaque au son des aulos et des chants de victoire. Il venait d’exécuter sans aucune peine, dans le temps réduit d’une heure, un des plus grands exploits de la guerre", Plutarque, Vie de Lysandre 11 ; "A quatre reprises, la flotte athénienne se mit en position de combat à Aigos Potamos, sans parvenir à attirer les Spartiates de Lysandre qui refusèrent d’avancer. Les Athéniens se retirèrent tout glorieux avec des chants de victoire. Lysandre envoya deux bâtiments les suivre, dont les pilotes lancèrent un signal à Lysandre en haussant un bouclier de bronze. Lysandre ordonna aussitôt de se mettre en mouvement, et ses navires se mirent à voguer avec beaucoup d’ardeur. Les Spartiates bien armés et en bon ordre surprirent les Athéniens, qui venaient de poser pied à terre et qui se reposaient, la plupart sans armes et en désordre, ils fondirent sur eux et remportèrent une victoire complète. Ils capturèrent beaucoup d’hommes, et se rendirent maîtres de tous les trières et de tous les autres bâtiments, à l’exception d’une barque légère qui alla porter la nouvelle de cette défaite à Athènes", Polyen, Stratagèmes, I, 45.2 ; "Les Athéniens étant mouillés à Aigos Potamos avec une centaine de navires, [Lysandre] profita du moment où les matelots étaient dispersés pour se procurer de l’eau et acheter ce dont ils avaient besoin, et il prit tous leurs bâtiments", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 32.7). Conon comprend l’énormité du désastre qui vient de se produire : il choisit prudemment de s’exiler vers Chypre, tandis que La Paralienne (l’un des deux navires officiels d’Athènes, l’autre étant La Salaminienne), présente sur les lieux, réussit à fuir vers Athènes ("Le navire de Conon, sept autres qui étaient auprès de lui, ainsi que La Paralienne, gagnèrent le large. Lysandre s’empara du reste de la flotte restée près de la plage, et captura la plupart des soldats athéniens qui ne s’enfuirent pas vers les cités fortifiées voisines. Conon, qui s’était échappé avec les neuf navires, voyant la cause d’Athènes perdue, s’arrêta au mont Abarnida près de Lampsaque, où il prit les grandes voiles des navires de Lysandre. Puis de là il se rendit à Chypre auprès d’Evagoras [Ier] [roi de Salamine de Chypre] avec huit navires, tandis que La Paralienne fit voile vers Athènes pour annoncer ce qui venait de se passer", Xénophon, Helléniques, II, 1.29 ; "Dix navires en tout se sauvèrent. Le stratège Conon en prit un pour aller non pas à Athènes où l’attendait la fureur du peuple, mais à Chypre chez Evagoras [Ier]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.106). Pour l’anecdote, parmi la dizaine de navires qui échappe à la capture ou à la destruction, se trouve celui de l’homme anonyme dont nous avons parlé plus haut ayant été peut-être le chorège de Sophocle lors de la représentation de Philoctète en -409 ("Dans le dernier combat naval, quand la flotte fut entièrement défaite, je n’avais avec moi aucun des stratèges, précision qui a son importance. Vous avez manifesté votre mécontentement contre les navarques à cause de la bataille perdue : pour ma part, si j’ai sauvé mon navire et celui de Nausimachos, ce n’est pas un effet du hasard, mais parce que ma trière était bien montée et bien équipée, parce que j’avais loué très cher comme pilote Phantias qui passait pour le plus habile marin de toute la Grèce", Lysias, Pour un citoyen accusé de corruption 9-10) : ce sauvetage lui attirera un soupçon de corruption, il passera en jugement plus tard pour cette raison, après le rétablissement de la démocratie en -403, et sera défendu par Lysias dont nous avons conservé une partie de la plaidoirie. Les stratèges athéniens capturés sont exécutés, sauf un : Adimante le frère ou demi-frère de Platon, que les Spartiates considèrent comme un agent double ("Lysandre emmena à Lampsaque les navires, les prisonniers et tout le reste, ainsi que les stratèges qu’il avait pris, dont Philoclès et Adimante. Le jour même, il envoya aussi à Sparte le pirate milésien Théopompe porter la nouvelle de l’événement, qui s’y rendit en trois jours. Lysandre rassembla les coalisés et les engagea à délibérer sur le sort des prisonniers. De nombreuses accusations s’élevèrent contre les Athéniens, sur les crimes qu’ils avaient déjà commis et sur ceux qu’ils avaient dessein de commettre, notamment sur leur décision de couper la main droite à tous les prisonniers en cas de victoire, on avança aussi le fait qu’ayant pris deux trières, l’une de Corinthe et l’autre d’Andros, ils en avaient jeté tous les matelots à la mer, en précisant que le stratège Philoclès était à l’origine de cette barbarie. Après avoir énuméré encore d’autres griefs, on décida de tuer tous les prisonniers athéniens, sauf Adimante qui seul devant l’Ekklesia s’était opposé au décret sur les mains coupées et que certains par ailleurs soupçonnaient d’avoir livré la flotte", Xénophon, Helléniques, I, 30-32 ; "Voici maintenant son action la plus condamnable : ayant capturé lors du combat d’Aigos Potamos environ quatre mille Athéniens, dont Philoclès l’un de leurs stratèges, [Lysandre] les exécuta tous, et leur refusa même la sépulture que les Athéniens avaient accordée aux Perses débarqués à Marathon [en -490], et que Xerxès Ier avait accordée aux Spartiates tués aux Thermopyles [en -480]", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 32.9 ; "Les Spartiates agirent pareillement à Aigos Potamos quand leur flotte était face à celle des Athéniens : ils corrompirent plusieurs stratèges athéniens, notamment Adimante, et subirent plus tard la punition dite “de Néoptolème”. Néoptolème fils d’Achille, ayant tué Priam sur l’autel de Zeus Herkeios ["Erke‹oj/protecteur des frontières, clôtures, enceintes, remparts/›rkoj"], fut égorgé à son tour à Delphes sur celui d’Apollon, depuis ce temps-là on appelle “punition de Néoptolème” un châtiment équivalent à l’offense", Pausanias, Description de la Grèce IV, 17.3-4 ; "Les Athéniens disent que les Spartiates les vainquirent à Aigos Potamos en corrompant leurs stratèges de façon déshonorante, ils affirment que Tydeus et Adimante avont été achetés par Lysandre, citant pour preuve cet oracle sibyllin : “Et le tout-puissant Zeus, maître du tonnerre, accablera de maux les Athéniens, il portera la guerre et la désolation dans leurs navires, et ils périront par la perfidie et la lâcheté de leurs chefs”, et cet autre oracle de Musée [poète athénien du VIème siècle av. J.-C.] : “Une nuée de maux descendra sur les Athéniens par la méchanceté de leurs chefs, et les vaincus se réjouiront de fuir leur juste punition”" Pausanias, Description de la Grèce, X, 9.11 ; selon Lysias, Alcibiade a participé à la défaite des Athéniens avec le corrompu Adimante, mais on peut douter de ce témoignage de Lysias ["[Alcibiade] se sentait si coupable envers vous [après la défaite à la bataille de Notion en -406] que, malgré sa faconde, ses amis, ses richesses, il n’osa jamais venir vous rendre ses comptes, il se condamna lui-même à l’exil dans une quelconque cité de Thrace plutôt que rester citoyen de sa propre patrie. Enfin, ô juges, comble de sa scélératesse, il eut l’audace avec Adimante de livrer notre flotte à Lysandre", Lysias, Contre Alcibiade le jeune 38] ; Adimante sera conduit ultérieurement devant un tribunal par Conon pour trahison selon Démosthène Sur l’ambassade 191 ; on suppose qu’Adimante a fondé une famille et que c’est son petit-fils homonyme [selon l’usage paponymique antique] que Platon mentionne comme son héritier [Platon meurt vierge selon Suidas, Lexicographie, Platon P1707 précité] au milieu du IVème siècle av. J.-C. dans son testament évoqué par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.41-43). Lysandre envoie un navire avec une petite partie du butin vers Sparte pour annoncer sa victoire ("[Lysandre] choisit le plus beau navire parmi ceux qu’il avait pris, l’orna des plus belles armes et autres dépouilles qu’il y avait trouvées, et l’envoya à Sparte pour y porter la nouvelle de sa victoire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.106). La mer Egée étant désormais délivrée de toute présence navale athénienne, il a tout loisir de s’emparer une à une de toutes les cités. Il aborde à Sestos ("[Lysandre] alla attaquer dans Sestos ceux que la fuite y avait conduits, il prit la cité et renvoya les Athéniens sous leur serment", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.106), à Byzance et à Chalcédoine ("Lysandre fit voile vers Byzance et Chalcédoine. Les habitants le reçurent après avoir laissé partir la garnison athénienne sous la foi des traités. Ceux qui avaient livré Byzance à Alcibiade [en -407] s’enfuirent vers le Pont-Euxin, ils revinrent plus tard à Athènes et devinrent Athéniens. Lysandre renvoya vers Athènes toutes les gardes athéniennes, n’accordant de sauf-conduit que pour cette unique cité, sûr que cette masse de réfugiés à Athènes et au Pirée y provoquerait une famine. Il laissa le Spartiate Sthénélaos comme harmoste à Byzance et à Chalcédoine, puis il retourna à Lampsaque pour y radouber ses navires", Xénophon, Helléniques, II, 2.1-2), à Thassos ("Lysandre, après s’être rendu maître de Thassos, apprit que beaucoup d’habitants continuaient d’être favorables aux Athéniens et que la crainte des Spartiates les incitait à garder secrets leurs sentiments. Lysandre convoqua les Thassiens au temple d’Héraclès [en réalité temple de Melkart, édifié par les Phéniciens fondateurs de Thassos à l’ère mycénienne selon Hérodote, Histoire II.44, et selon Pausanias, Description de la Grèce, V, 25.12] et leur parla avec une bonté affectée, en leur disant qu’il trouvait naturel que dans les bouleversements endurés par leur cité ils continuassent à rester fidèles à leurs premières inclinations et que cela était pardonnable, et en leur garantissant par ailleurs qu’il ne maltraiterait personne puisqu’il s’exprimait dans un lieu sacré, dans ce temple, dans cette cité d’Héraclès à laquelle ils avaient l’honneur d’appartenir à tant de titres. Les partisans cachés des Athéniens, rassurés par les belles paroles de Lysandre, commencèrent à se montrer, et Lysandre les laissa jouir un temps de cette fausse sécurité. Mais quand ils baissèrent leur garde il les captura et les mit à mort", Polyen, Stratagèmes, I, 45.4), en Thrace et sur l’île de Lesbos ("Lysandre, parti de l’Hellespont avec deux cents navires, arriva à Lesbos, où il régla le gouvernement de Mytilène et des autres cités. Il envoya vers la Thrace dix trières commandées par Etéonicos, qui soumit tout le pays aux Spartiates", Xénophon, Helléniques, II, 2.6), à Milet ("Lysandre avait promis à ses amis de Milet de les aider à renverser le régime démocratique. Pour accomplir sa promesse, il adressa des rudes paroles à ceux qui magouillaient contre l’Etat et affecta de vouloir défendre la liberté du peuple. Ainsi trompé par Lysandre, le peuple espéra toutes sortes de bienfaits et ne prit aucune précaution contre lui. Quand ils jugèrent le moment favorable, les amis de Lysandre fondirent ensemble sur le peuple, mirent à mort un grand nombre d’habitants et se rendirent maîtres de Milet", Polyen, Stratagèmes, I, 45.1), à Milo ("Après avoir chassé les Athéniens de Milo et de Sicyone, il y rétablit les anciens habitants", Plutarque, Vie de Lysandre 14). Tous les auteurs antiques sont unanimes pour dire que Lysandre à ce moment témoigne de beaucoup de brutalité. Plutarque précise que dans toutes les cités égéennes conquises, Lysandre place les hommes qu’il a soudoyés depuis son entrée dans les affaires militaires en -407, et qu’il en chasse tous les clérouques athéniens dans le but de provoquer une famine dans Athènes ("Après l’exécution [des stratèges athéniens à Aigos Potamos], Lysandre parcourut avec sa flotte les cités maritimes et obligea tous les Athéniens qu’il y trouva à retourner à Athènes, en leur déclarant qu’il ne grâcierait aucun de ceux qu’il surprendrait hors de leur cité et les égorgerait : en les enfermant ainsi dans Athènes, il voulait affamer plus promptement la cité afin que, manquant de provisions pour soutenir un long siége, elle fût vaincue rapidement. Dans toutes les cités où il passa, il détruisit le régime démocratique et les autres formes de gouvernement, qu’il remplaça par un harmoste spartiate et dix archontes tirés des hétairies qu’il y avait formées. Il traita à égalité toutes les cités ennemies ou alliées. Naviguant à loisir le long des côtes, il prépara sa domination sur toute la Grèce, car en effet les magistrats choisis ne le furent pas par leur noblesse ni par leur richesse, mais par le lien qu’ils avaient établi avec lui. Il leur donna tout pouvoir de punir et de récompenser à leur gré. Il assista souvent au supplice des proscrits, chassa tous les ennemis de ceux qui lui étaient dévoués, et donna aux Grecs un avant-goût peu agréable du gouvernement spartiate. Le comique Théopompe plaisante quand, comparant les Spartiates à des cabaretiers, il dit qu’“après avoir appris aux Grecs le doux breuvage de la liberté ils leur apprirent le goût du vinaigre” : c’est dès le début que leur gouvernement fut plein d’aigreur et d’amertume, car dans aucune cité Lysandre ne laissa le peuple à la tête des affaires, et il confia partout l’autorité au petit nombre des nobles les plus audacieux et les plus violents", Plutarque, Vie de Lysandre 13). Le Romain Cornélius Népos se révèle le plus critique : dans ses Vies des grands capitaines, le passage qu’il consacre à Lysandre ressemble moins à une notice biographique qu’à un réquisitoire contre le chef spartiate, dont il s’empresse d’emblée de minimiser le génie militaire à Aigos Potamos ("Le Spartiate Lysandre a laissé une grande réputation due à sa fortune plus qu’à son mérite. On sait qu’il défit entièrement les Athéniens dans la vingt-sixième année de la guerre du Péloponnèse, mais on ignore de quelle manière. Ce succès fut en effet le résultat non de la valeur de ses troupes mais de l’indiscipline des Athéniens qui, n’obéissant pas à leurs chefs et ayant quitté leurs navires pour se disperser dans les campagnes, tombèrent entre les mains de l’ennemi. Dès lors Athènes fut forcée de se rendre", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VI.1), avant d’expliquer que sa conquête de la mer Egée s’opère dans un climat de corruption généralisée, d’abord pour son profit personnel ("Lysandre, jusqu’alors factieux et prétentieux, s’enfla de cette victoire [d’Aigos Potamos] et se livra tellement à son caractère que les Spartiates devinrent la terreur de la Grèce. Ces derniers avaient souvent dit qu’ils prenaient les armes pour briser le despotisme des Athéniens : au contraire, Lysandre après s’être emparé de leur flotte à Aigos Potamos œuvra pour mettre toutes les cités sous sa propre dépendance en feignant d’agir au nom des Spartiates. Après en avoir chassé tous les partisans des Athéniens, il choisit dans chacune dix citoyens auxquels il confia le pouvoir suprême, n’admettant dans ce nombre de magistrats que des gens qui lui étaient attachés par les liens de l’hospitalité ou qui avaient promis de lui obéir par serment. Ces groupes de dix hommes établis dans toutes les cités, tout s’y effectua selon sa volonté", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines V.1). Il se dirige ensuite vers Athènes où le roi eurypontide Agis II et le roi agiade Pausanias Ier préparent le siège terrestre ("Lysandre envoya des messagers vers Agis II à Décélie, puis vers Sparte, annoncer son arrivée avec deux cents navires. Les Spartiates et les autres Péloponnésiens, sauf les Argiens, se levèrent en masse sur l’ordre de Pausanias Ier, l’un des deux rois de Sparte. Quand toutes les troupes furent réunies, Pausanias Ier se mit à leur tête, et alla camper près d’Athènes, dans le gymnase de l’Académie [où Agis II a déjà campé en -406, au moment de la mort de Sophocle]", Xénophon, Helléniques, II, 2.7-8).


La Paralienne échappée du désastre d’Aigos Potamos arrive à Athènes. La nouvelle de l’anéantissement de la flotte provoque la stupeur ("A Athènes, La Paralienne étant arrivée de nuit, le bruit de la catastrophe se répandit, et les gémissements passèrent du Pirée et des Longs Murs jusqu’à l’astu, la nouvelle se transmettant de bouche en bouche. Cette nuit-là personne ne dormit, tous pleurèrent non seulement sur ceux qui n’étaient plus, mais encore sur eux-mêmes, persuadés qu’ils allaient subir ce qu’ils avaient infligé aux gens de Milo, métèques des Spartiates, après la prise de leur cité [réduits à l’esclavage après avoir été assiégés et contraints à la famine durant l’hiver -416/-415], ainsi qu’aux gens d’Hestiaia [expulsés de leur cité par Périclès et remplacés par des clérouques à la fin de la première guerre du Péloponnèse], de Skioné [massacrés juste après la signature de la paix de Nicias en -421], de Toroné [également massacrés après la reprise de leur cité par Cléon en -422], d’Egine [condamnés lors de la première guerre du Péloponnèse à avoir les pouces coupés pour les empêcher de manier à nouveau la rame : sur tous ces points nous renvoyons à nos paragraphes antérieurs] et à beaucoup d’autres Grecs", Xénophon, Helléniques, II, 2.3 ; "Les Athéniens, assiégés par terre et par mer, ne savaient plus que faire, n’ayant désormais ni navires ni alliés ni vivres. Ils pensèrent n’avoir d’autre salut à attendre que ce qu’ils avaient infligé, non par vengeance mais par violence, par le seul motif de leur amitié avec Sparte, aux citoyens des petits Etats", Xénophon, Helléniques, II, 2.10 ; "Tous les habitants quittèrent leurs maisons et coururent épouvantés de rue en rue, s’interrogeant l’un l’autre, cherchant l’auteur de ce bruit fatal. Vieillards, femmes, enfants, tous se répandirent dans la ville. Un si horrible désastre frappa en même temps tous les cœurs. On se réunit sur l’agora, on y passa la nuit à verser des larmes sur l’infortune d’Athènes, l’un pleurant un frère, un fils ou un père, l’autre des proches ou des amis chers, et unissant dans leurs plaintes les pertes particulières et les désastres publics ils s’écrièrent qu’ils allaient périr et la patrie avec eux, que les citoyens morts dans le combat étaient heureux et enviables. Chacun songea aux horreurs d’un siège, aux souffrances de la famine, aux cruautés du vainqueur, à la ville anéantie par le fer et les flammes, aux citoyens captifs et traînés en esclavage", Justin, Histoire V.7). Mais pas question de capituler : on se prépare à soutenir le siège ("Le lendemain [les Athéniens] tinrent une assemblée, au terme de laquelle ils résolurent d’obstruer les ports à l’exception d’un seul, de réparer les fortifications, d’établir des gardes, de prendre enfin toutes les mesures pour mettre la cité en état de soutenir un siège", Xénophon, Helléniques, II, 2.4). Les Athéniens commencent par infliger une "dokimasie/dokimas…a", c’est-à-dire un examen de bonne citoyenneté (dérivé de "dokim»/test, épreuve, essai"), à Théramène, qu’ils jugent avec raison responsable de la curée de stratèges victorieux au lendemain de la bataille des Arginuses, obligeant à trouver dans l’urgence des stratèges de remplacement qui viennent de prouver leur nullité à Aigos Potamos. Théramène est condamné ("Vous avez choisi [Théramène] [c’est Lysias qui parle aux Athéniens lors du procès contre Agoratos après -403, évoquant les événements de l’année -404] comme ambassadeur avec pleins pouvoirs, que vous aviez rejeté l’année précédente [en -405] en lui refusant lors d’une dokimasie le titre de stratège après l’avoir soupçonné d’être mal intentionné pour le peuple", Lysias, Contre Agoratos 9-10). Lysandre apparaît dans le golfe Saronique : il débarque sur l’île d’Egine, puis sur l’île de Salamine, avant de jeter l’ancre devant le port du Pirée ("Lysandre arriva à Egine, rendit la cité aux Eginètes dont il avait rassemblé le plus grand nombre, agissant en cela comme avec les Miléens et avec tous les autres peuples dépossédés. Puis il ravagea Salamine, et alla mouiller avec cent cinquante navires devant Le Pirée, dont il ferma l’entrée", Xénophon, Helléniques, II, 2.9). Une première ambassade athénienne se rend auprès des Spartiates pour sonder leurs intentions : les Spartiates répondent qu’ils veulent notamment la démolition des Longs Murs ("Le décret conçu par les éphores contenait ces termes : “Voici ce qu’ont décidé les magistrats de Sparte : vos fortifications du Pirée et les Longs Murs seront détruits, toutes les cités que vous avez conquises seront évacuées, et vous vous renfermerez dans les bornes de votre territoire, vous aurez la paix à ces conditions. Vous payerez aussi ce qui sera jugé convenable, vous rappellerez les bannis, et vous limiterez votre flotte au nombre de navires qui vous aura été prescrit”", Plutarque, Vie de Lysandre 14), ce qui signifie refaire d’Athènes une ville ouverte à la merci de tous les agresseurs potentiels. Les Athéniens, Cléophon le premier, refusent ("Le blé commençant à manquer, [les Athéniens] députèrent vers Agis II pour discuter d’une alliance avec les Spartiates, à condition de conserver les Longs Murs et Le Pirée. Agis II dit qu’il n’avait pas les pouvoirs requis et les incita à se rendre à Sparte. Les députés rapportèrent cette réponse aux Athéniens, qui les envoyèrent à Sparte. Quand ils furent arrivés à Sellasia, à la frontière de la Laconie, ils répétèrent aux éphores ce qu’ils avaient dit à Agis II : on leur enjoignit de se retirer et de ne revenir, s’ils voulaient vraiment la paix, qu’après une meilleure délibération. Les députés, de retour à Athènes, annoncèrent au peuple ce qui s’est passé : le désespoir se répandit partout, on se vit déjà vendu en esclavage, et en attendant l’envoi de nouveaux députés on comprit que beaucoup allaient encore mourir de faim", Xénophon, Helléniques, II, 2.11-14 ; "Les Spartiates demandèrent entre autres la destruction des dix stades de Longs Murs. Vous n’avez pas supporté cette proposition : Cléophon se leva, et prenant la parole au nom de tous les citoyens il déclara impossible d’accepter la paix à ces conditions", Lysias, Contre Agoratos 8).


Le siège continue tout l'hiver -405/-404, toujours plus dur car les vivres n'arrivent plus, mais les Athéniens ne renoncent pas à résister ("Réhabilitant les gens flétris, [les Athéniens] tinrent ferme, et malgré les morts nombreux qu'emportaient la famine personne ne parla de capitulation", Xénophon, Helléniques, II, 2.11). Ils vont même jusqu'à emprisonner Aristocratès - ancien membre des Quatre Cents qui s'est ensuite retourné contre ce régime avec Théramène en -411 - quand celui-ci propose d'accepter les conditions des assiégeants ("Mais personne ne voulut rouvrir la discussion sur la démolition des Longs Murs. Aristocratès, pour avoir dit dans la Boulè que mieux valait traiter de la paix aux conditions exigées par les Spartiates, qui voulaient notamment que les dix stades de Longs Murs fussent démolis, fut jeté en prison. On décréta même que ce sujet serait désormais interdit à la délibération", Xénophon, Helléniques, II, 2.15). Le document 127 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques est un décret datant du siège d'Athènes par Lysandre, sous l'archontat d'Alexias en -405/-404, essayant de façon désespérée d'attirer les Samiens au secours des Athéniens. Ce décret tente un parallèle factice entre la situation de l'été -411, où une partie des Quatre Cents minoritaire mais influente désirait maintenir son hégémonie contre l'autre partie en recourant aux Spartiates, et la situation de l'hiver -405/-404, où une partie des Athéniens minoritaire mais influente désire maintenir son hégémonie contre l'autre partie en recourant à Lysandre : la majorité a vaincu en -411 grâce à l'armée athénienne qui stationnait à Samos, la majorité en -405/-404 espère vaincre en s'accrochant à l'idée fausse que les Samiens étaient derrière l'armée athénienne en -411 et sont prêts à mourir à nouveau en -405/-404 pour les beaux yeux d'Athènes. Dans un élan trahissant la même angoisse et le même dépit que les Anglais en juin 1940 proposant aux Français la fusion complète de l'Angleterre et de la France en une unique nation, les Athéniens proposent aux Samiens la fusion complète d'Athènes et de Samos en une unique cité, une unique Boulè, une unique Constitution ("Il a plu à la Boulè et au peuple, la tribu Cécropide exerçant la prytanie, Polymnis d'Euonymée étant secrétaire, Alexias étant archonte, Nikophon d'Athmonia étant prytane, Kleisophos et ses collègues prytanes ont fait la proposition en commun : que les ambassadeurs samiens de naguère et d'aujourd'hui soient loués à la Boulè, à l'Ekklesia avec les autres Samiens pour leur vertu et leurs bienfaits, pour leurs actes positifs envers Athènes et Samos, qu'en réponse à leurs bienfaits, à l'estime qu'ils nous portent et à leurs bonnes intentions, la Boulè et le peuple considèrent les Samiens comme des Athéniens et les laissent participer à la vie politique à leur guise, que, pour que cette décision soit utile aux deux parties quand la paix sera rétablie, on délibère en commun sur tout sujet mais que chacun reste autonome et garde ses propres lois et que tout acte s'accomplisse selon les serments et les traités liant Athéniens et Samiens, que tout litige qui pourrait opposer Samiens et Athéniens soit tranché par les accords en vigueur, que, si la guerre rend nécessaire la résolution d'un litige sur l'exercice de la citoyenneté évoqué par les ambassadeurs, on délibère et on tranche rapidement selon la situation, que la paix ne soit conclue qu'aux mêmes conditions pour les Athéniens et pour les habitants de Samos, qu'en cas de continuation de la guerre les Samiens agissent en accord avec les stratèges, que, si les Athéniens envoient une ambassade quelque part, les Samiens s'y joignent à leur convenance et donnent leurs avis, qu'ils puissent utiliser les trières présentes à Samos comme ils le veulent et les arment à leur gré, que le secrétaire de la Boulè et les stratèges dressent la liste des propriétaires et des commandants de ces trières afin que, si ceux-ci apparaissent endettés sur les registres publics, les responsables de l'arsenal les vendent et perçoivent au plus vite pour le trésor le montant des agrès auprès des nouveaux propriétaires. Kleisophos et ses collègues prytanes ont fait la proposition en commun, en réponse aux avis de la Boulè : que les Samiens présents ici soient naturalisés comme ils le demandent, que les archontes les répartissent dans les dèmes et les dix tribus, que les stratèges préparent rapidement le voyage des ambassadeurs, qu'Eumachos et tous les Samiens venus avec lui soit loués pour leur conduite envers les Athéniens, qu'Eumachos soit invité demain au repas du prytanée, que le secrétaire de la Boulè consigne les décisions prises sur une stèle de pierre qui sera érigée sur l'Acropole, que les hellénotames fournissent les fonds, qu'on les consigne à Samos dans les mêmes conditions aux frais des Samiens", Inscriptions grecques I/3 127). En vain. Le temps passe, et les conséquences du siège deviennent insupportables. Théramène, mis à l'écart quelques mois plus tôt, estime le moment venu de revenir aux affaires. Bien décidé à régler ses comptes avec ceux qui l'ont condamné, autant qu'avec le régime démocratique progressiste qui leur sert de tribune, que lui-même a pourtant entretenu depuis -411, il déploie à nouveau son talent oratoire pour achever celui-ci et éliminer ceux-là. Il prétend pouvoir convaincre Lysandre d'accepter un compromis avantageux pour Athènes, dont il ne donne pas la nature. Les Athéniens, qui ont le ventre vide, qui ne sont donc pas en état de réfléchir, s'inclinent, perdu pour perdu, et le laissent agir. Alors Théramène sort de la cité et gagne le camp de Lysandre ("Théramène, ennemi secret du peuple, s'engagea si on le nommait ambassadeur pour la paix avec pleins pouvoirs à empêcher que les Longs Murs fussent abattus et qu'on portât atteinte à la cité, il se flatta encore d'obtenir des avantages sur lesquels il ne s'expliqua pas. Persuadés par ce discours, vous avez alors choisi comme ambassadeur avec pleins pouvoirs cet homme comme ambassadeur avec pleins pouvoirs, que vous aviez rejeté l'année précédente en lui refusant lors d'une dokimasie le titre de stratège après l'avoir soupçonné d'être mal intentionné pour le peuple", Lysias, Contre Agoratos 9-10). Mais au lieu de discuter d'une reddition avantageuse comme il l'a promis, il laisse au contraire traîner les choses en longueur pour affamer un peu plus ses compatriotes, sûr que quand ils seront au comble du désespoir il pourra imposer le renversement du régime actuel et son remplacement par un nouveau régime plus adapté à ses ambitions personnelles ("Théramène dit dans l'Ekklesia que, si on l'envoyait à Lysandre, il saurait si les Spartiates voulaient la démolition des Longs Murs pour asservir la cité ou simplement comme garantie. On l'envoya. Mais il demeura plus de trois mois auprès de Lysandre, épiant le moment où les Athéniens devraient faute de vivres accepter tout ce qu'on leur proposerait", Xénophon, Helléniques, II, 2.16 ; "[Théramène] se rendit donc chez les Spartiates, où il resta longtemps en vous laissant aux rigueurs du siège, calculant que le peuple aux abois, la guerre et les maux qu'elle entraîne, réduisant beaucoup d'entre vous à la plus extrême indigence, vous mettraient dans un embarras tel que vous en viendriez immanquablement à accepter une paix quelconque", Lysias, Contre Agoratos 11). Quatre mois et des centaines de morts athéniens plus tard, Théramène revient devant l'Ekklesia pour dire qu'il n'a pas réussi à obtenir quoi que ce soit de Lysandre, et qu'il doit se rendre à Sparte pour discuter avec les éphores qui seuls ont le pouvoir de décision ("[Théramène] revint au quatrième mois, pour annoncer dans l'Ekklesia que Lysandre l'avait retenu tout ce temps, avant de lui avouer ne pas avoir les pouvoirs requis pour répondre à ce qu'on lui demandait et de lui conseiller de se rendre à Sparte pour y rencontrer les éphores", Xénophon, Helléniques, II, 2.17). Les citoyens athéniens, intellectuellement très diminués à cause de la famine, répondent favorablement à sa demande. Théramène se rend donc à Sparte. Il est rejoint en chemin par Aristotélès, l'un des membres des Quatre Cents bâtisseurs du bunker d'Eètioneia en -411 ("Théramène fut envoyé en députation à Sparte avec pleins pouvoirs. De son côté, Lysandre dépêcha vers les éphores, avec d'autres Spartiates, le banni athénien Aristotélès pour leur dire qu'il avait répondu à Théramène qu'eux seuls étaient les arbitres de la paix et de la guerre. Théramène et les autres députés, arrivés à Sellasia, furent interrogés sur le but de leur venue, ils dirent qu'ils avaient pleins pouvoirs pour traiter de la paix", Xénophon, Helléniques, II, 2.17-19). Les coalisés sont invités à participer. Les Thébains, inquiets d'imaginer Athènes réduite à n'être plus qu'une simple province de Sparte comme la Messénie, juste à côté de la Béotie, demandent qu'on rase complètement la ville d'Athènes et qu'on rende les lieux à la nature. Mais les Spartiates s'opposent évidement à ce projet, officiellement en souvenir des glorieuses victoires que les Athéniens ont remportées naguère pour tous les Grecs contre les Perses, officieusement parce que les Spartiates veulent se servir d'Athènes comme d'un tremplin pour asservir la Grèce tout entière. Lysandre en particulier (selon Polyen) juge que Sparte a tout à gagner à laisser aux Athéniens un semblant d'autonomie pour maintenir à minima leur économie que les Spartiates pourront piller à loisir, et le régime politique de leur choix que les Spartiates manipuleront pour le dresser comme un épouvantail contre tous les ennemis de Sparte (Hitler agira de même en juin 1940, jugeant que l'Allemagne aura tout à gagner à laisser aux Français un semblant d'autonomie pour maintenir à minima leur économie que les Allemands pourront piller à loisir, et le régime politique de leur choix que les Allemands manipuleront pour le dresser comme un épouvantail contre tous les ennemis de l'Allemagne). Pour Sparte comme pour Thèbes, le temps de l'hégémonie athénienne est déjà passé, on ne se demande plus quoi faire contre les Athéniens mais quoi faire maintenant que les Athéniens ont cessé de compter dans l'Histoire du monde. Finalement, les Spartiates imposent la démolition des Longs Murs et la réduction de la flotte athénienne à douze navires, en laissant les Athéniens libres de choisir le régime qu'ils voudront ("On convoqua une assemblée dans laquelle des Corinthiens, et surtout des Thébains, ainsi que beaucoup d'autres Grecs, avancèrent leur refus de traiter avec Athènes et leur souhait de la raser. Les Spartiates déclarèrent qu'ils ne réduiraient pas en esclavage une cité qui avait rendu de grands services dans les grands dangers qui avaient naguère menacé la Grèce. On conclut donc la paix, à condition que les Athéniens abattissent les Longs Murs et les fortifications du Pirée, livrassent tous leurs navires à l'exception de douze, rappelassent leurs exilés, et eussent les mêmes amis et les mêmes ennemis que les Spartiates et les suivissent sur terre et sur mer partout selon leur volonté", Xénophon, Helléniques, II, 2.19-20 ; "Quand nous eûmes perdu notre flotte dans l'Hellespont et que nous fûmes assiégés dans nos murs, quelle sentence fut prononcée contre nous par ceux qui aujourd'hui nos alliés étaient alors les alliés des Spartiates [c'est-à-dire les Thébains et les Corinthiens : c'est Andocide qui parle aux Athéniens après leur nouvelle défaite à Lechaion en -393 face aux Spartiates, pour les dissuader de prolonger leur alliance avec Thèbes et Corinthe contre l'hégémonie spartiate, et les inciter à accepter les conditions de la paix d'Antalcidas] ? Ne voulaient-ils pas réduire notre cité en esclavage et transformer notre pays en désert ? Et qui sont ceux qui s'y opposèrent, sinon les Spartiates qui, combattant l'avis de leurs alliés, refusèrent même qu'on discutât d'une pareille mesure ?", Andocide, Sur la paix avec les Spartiates 21 ; "Un Thébain nommé “Erianthos” conseilla de raser la ville et de refaire du pays un lieu de pâturage pour les troupeaux. Un festin rassemblant tous les stratèges eut lieu ensuite, au cours duquel un musicien phocidien chanta ces vers du premier chœur de l'Electre d'Euripide : “O fille d'Agamernnon, nous sommes venues, Electre, à ta maison rustique [Euripide, Electre 167-168 ; rappelons qu'Electre est la dernière tragédie présentée en -408 aux Athéniens par Euripide, lui-même décédé en -406]”. Tous les convives en furent attendris et s'écrièrent qu'il serait horrible de détruire une cité ayant produit un si grand poète", Plutarque, Vie de Lysandre 15 ; "Les Spartiates et leurs alliés voulaient raser Athènes. Lysandre s'y opposa, et expliquant qu'un tel projet permettrait à Thèbes voisine de devenir plus forte et en état de leur résister, alors que s'ils mettaient Athènes sous la domination de quelques tyrans ils la conserveraient pour eux-mêmes et tiendraient par elle en respect les Thébains, qui s'affaibliraient de jour en jour. L'avis de Lysandre fut jugé le meilleur, c'est ainsi qu'il empêcha la destruction d'Athènes", Polyen, Stratagèmes, I, 45.5). Mécontents de ces conditions, les Thébains décideront très vite de renverser leur diplomatie et, avec Argos, d'accueillir tous les Athéniens qui voudront continuer la lutte contre les Spartiates et contre le nouveau régime que Théramène et ses amis projettent d'instaurer dans Athènes (nous verrons cela dans notre paragraphe conclusif). Théramène revient à Athènes. La foule est partagée. Selon Xénophon, beaucoup d'affamés acceptent la paix à n'importe quel prix. Un petit noyau résiste encore : les démocrates progressistes, qui subodorent que l'entrée des troupes spartiates dans la cité signifiera la fin du régime en place. Théramène fomente alors une action contre Cléophon, le chef de ces démocrates progressistes : il obtient d'un législateur nommé "Nicomachos" (c'est le même "Nicomachos" qu'Aristophane mentionne aux vers 1505-1506 de ses Grenouilles comme un "administrateur/porist»j" juste bon à être pendu) une révision de la loi pour permettre aux membres de la Boulè, qui sont majoritairement favorables à un changement de régime ("La Boulè d'avant les Trente était corrompue, partisane de l'oligarchie, comme vous savez. Ce qui le prouve d'une manière non équivoque, c'est que la plupart de ses bouleutes furent confirmés sous les Trente. Pourquoi cette précision ? Pour que vous compreniez qu'aucun décret de cette Boulè n'avait pour principe l'amour du peuple, mais au contraire la ruine de sa puissance, et que toutes ses manœuvres d'alors vous ont échappé", Lysias, Contre Agoratos 20), dont Chrémon un des futurs Trente, de siéger aux côtés des jurés lors des procès, pour faire pression sur ces derniers et orienter leurs décisions ("Après notre défaite navale [d'Aigos Potamos], quand on médita sur un changement de régime, Cléophon s'éleva contre les bouleutes en les accusant d'avoir des mauvaises intentions et de vouloir se liguer pour nuire à la cité. L'un d'entre eux, Satyros, persuada la Boulè de l'arrêter et de le livrer à la justice. Ceux qui cherchaient à le perdre, craignant que le tribunal lui accordât la grâce, demandèrent à Nicomachos de fabriquer une loi autorisant les bouleutes à siéger parmi les juges. Ce méchant homme seconda leur manœuvre le jour même en fabriquant la loi qu'ils demandaient", Lysias, Contre Nicomachos 10-11), puis il accuse Cléophon de trahison pour n'avoir pas accompli son tour de garde sur les remparts d'Athènes, et obtient sa condamnation à mort ("Ceux que [Théramène] avait laissés à Athènes, agissant d'après ses directives, détruisirent le gouvernement démocratique en accusant Cléophon de s'être reposé pendant son tour de garde et d'avoir prétendu parler en votre nom [c'est Lysias qui parle aux Athéniens, lors du procès contre Agoratos après -403] en s'opposant à la démolition des Longs Murs. Les partisans de l'oligarchie le conduisirent devant un tribunal qu'ils avaient formé eux-mêmes, et le condamnèrent à mort sous ce vain prétexte", Lysias, Contre Agoratos 12 ; "On peut sans doute adresser beaucoup de reproches à Cléophon, tout le monde s'accorde cependant pour reconnaître qu'il était celui dont les ennemis du peuple voulaient se débarrasser en priorité : Satyros et Chrémon, qui furent parmi les Trente, n'étaient pas animés contre lui par bienveillance pour le peuple, en l'accusant ils ne cherchaient qu'à le sacrifier pour vous nuire, ils y réussirent via la loi fabriquée par Nicomachos", Lysias, Contre Nicomachos 12-13). Mais ce n'est pas encore suffisant : plusieurs stratèges, dont Strombichidès (que nous avons vu en -413 dans diverses opérations militaires en Ionie, puis en Chersonnèse en -411), prennent la relève de Cléophon ("Théramène et ses collègues ambassadeurs rapportèrent ces conditions à Athènes. En entrant, ils furent entourés d'une foule immense qui craignait de les voir revenir sans avoir rien conclu : on n'avait plus moyen de tenir longtemps à cause de la multitude de gens qui mouraient de faim. Le lendemain, les députés publièrent les conditions de paix exigées par les Spartiates. Théramène prit la parole et déclara qu'on devait se soumettre aux Spartiates et raser les Longs Murs. Quelques citoyens s'opposèrent", Xénophon, Helléniques, II, 2.21-22 ; "Certains stratèges et taxiarques, parmi lesquels Strombichidès et Dionysodoros [apparenté à Lysias, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias : Dionysodoros est le mari de la sœur de Lysias, autrement dit le beau-frère de Lysias], et quelques citoyens qui prouvèrent par la suite leur vertu, vinrent vers [Théramène] et lui témoignèrent toute leur indignation", Lysias, Contre Agoratos 13). Théramène et ses amis, avec l'appui de la Boulè, fomentent alors une cabale contre eux. Ils utilisent le service involontaire du sycophante parasite Agoratos, le même Agoratos qui a corrompu Erasinitès et Dioclès pour qu'ils inscrivent son nom comme bienfaiteur de la cité sur le décret 102 du volume I/3 des Inscriptions grecques en l'honneur de Thrasyboulos et Apollodoros que nous avons mentionné dans notre alinéa précédent ("Qui est cet Agoratos ? Un fils d'esclave, vil esclave lui-même. Cet homme qui vous a plongé dans un abîme de maux a effectivement reçu le jour d'Eumarès, esclave de Nicocléos et d'Anticléos. […] Sur ses dénonciations innombrables, sur les chicanes odieuses par lesquelles il a inquiété tous ceux qu'il a pu, sur les procès privés et publics qu'il a intentés injustement, avons-nous besoin d'entrer dans le détail ? Reconnu coupable pour tous ses délits par le peuple et par les tribunaux, le fait est qu'il a été condamné finalement à payer mille drachmes. Son caractère mauvais ayant ainsi été reconnu, cela ne l'a pas empêché de corrompre les épouses de nos concitoyens libres, et d'être surpris en plein adultère, crime passible de la peine de mort", Lysias, Contre Agoratos 64-66), issu d'une famille peu recommandable ("Ils étaient quatre frères. L'aîné en Sicile a été surpris par Lamachos en pleine intelligence avec l'ennemi [durant l'expédition contre la Sicile entre -415 et -413] : il a expiré sous le bâton. Un autre ayant emmené d'ici un esclave à Corinthe a réussi à s'échapper, mais ayant tenté d'amener ici une servante de Corinthe il a été arrêté et jeté en prison, où il a subi la mort. Phainippidès s'est saisi du troisième sur l'agora pour brigandage avant de le traîner en prison : vous l'avez condamné vous-mêmes à expirer sous le bâton", Lysias, Contre Agoratos 67). Ils provoquent l'arrestation de cet Agoratos, accusé sous la foi du secret par un de ses amis nommé "Théocritos" ("Théocritos, à qui on donnait Elaphostiktos pour père, suborné par les ennemis de la démocratie, a été envoyé par eux à la Boulè d'avant les Trente. Or ce Théocritos était lié avec Agoratos, c'était son ami intime", Lysias, Contre Agoratos 19), ceci pour pouvoir se défendre sur le mode : "Nous, bouleutes, affirmons que Strombichidès et ses amis complotent actuellement contre la cité, mais nous ne pouvons pas vous donner nos sources parce que nous avons promis de conserver l'anonymat de celui qui nous les a données, nous pouvons seulement vous dire que le brigand Agoratos est impliqué", autrement dit les bouleutes ouvrent un dossier "Strombichidès" dans lequel ils pourront mettre n'importe quelle pièce inventée ou qu'ils pourront laisser vide puisque de toute façon personne sauf eux ne sera autorisé, sous prétexte de préserver l'anonymat de ce Théocritos, à le consulter. C'est aussi une façon de détruire la réputation de Strombichidès en accolant son nom à un homme - Agoratos - que tout le monde reconnaît depuis longtemps comme un brigand. Les bouleutes se rendent au Pirée pour y arrêter Agoratos, qui ne comprend pas ce qui lui arrive et court se réfugier dans le sanctuaire d'Artémis de Munichie en promettant de se présenter devant le tribunal dès qu'il aura préparé sa défense. Les bouleutes repartent vers le centre-ville d'Athènes ("Lorsque le décret a été adopté, les bouleutes se sont rendus au Pirée, où était Agoratos. L'ayant trouvé sur l'agora du port, ils ont voulu l'emmener. Mais Nicias, Nikomènès et quelques autres qui étaient présents, et qui voyaient que les affaires de l'Etat prenaient un mauvais tour, se sont opposés : ils se sont saisis d'Agoratos en répondant de lui, et se sont engagés à le représenter devant la Boulè. Les bouleutes, après avoir pris les noms de ces opposants, sont retournés vers la ville, tandis qu'Agoratos et ses défenseurs se retiraient vers l'autel de Munichie", Lysias, Contre Agoratos 23-24). Pourquoi les bouleutes acceptent-ils ce compromis ? Pourquoi Agoratos ne profite-t-il pas de ce moment pour s'enfuir ? Toutes les hypothèses restent permises. L'une d'elle, défendue par Lysias, qui sera le principal accusateur dans le procès contre Agoratos après la chute du régime des Trente en -403, est qu'une connivence intéressée s'instaure précisément à ce moment entre les bouleutes et Agoratos, les premiers obtenant du second qu'il accable des pires accusations Strombichidès et ses amis contre des avantages financiers ou matériels ("Si tu ne t'es pas entendu avec les bouleutes, Agoratos, si tu n'as pas reçu d'eux la promesse qu'aucun mal ne t'arriverait, pourquoi n'es-tu pas parti ? Les barques étaient prêtes, tes répondants étaient disposés à s'embarquer avec toi, ton évasion était encore possible, la Boulè à ce moment-là n'était pas encore maître de ta personne", Lysias, Contre Agoratos 26). Au jour convenu, Agoratos se présente devant la Boulè, et dénonce tous ceux que les bouleutes veulent qu'il dénonce ("Agoratos a quitté de lui-même l'autel dont il prétend aujourd'hui avoir été enlevé de force. Il s'est transporté devant les bouleutes, pour y dénoncer d'abord ses répondants, ensuite les stratèges et les taxiarques, et après eux d'autres citoyens", Lysias, Contre Agoratos 29). Strombichidès et ses amis sont arrêtés, et condamnés à mort comme Cléophon précédemment ("Nicomachos [le législateur athénien auquel Théramène a recouru contre Cléophon] permit aux membres d'une Boulè dans laquelle Satyros et Chrémon avaient le plus grand crédit, de siéger dans les tribunaux qui condamnèrent à mort Strombichidès, Calliadès et tant d'autres excellents citoyens", Lysias, Contre Nicomachos 14). Théramène et ses alliés réussissent ainsi à obtenir ce qu'ils voulaient : l'adhésion de la majorité des Athéniens à la capitulation et l'entrée en ville des troupes spartiates ("Une forte majorité ayant appuyé la proposition, on décréta d'accepter la paix", Xénophon, Helléniques, II, 22 ; "Les dénoncés ayant été pris et enfermés, Lysandre put entrer dans vos ports, vos navires furent livrés aux Spartiates et les Longs Murs furent abattus", Lysias, Contre Agoratos 34). Théramène, suprême démagogue au sens moderne de "trompeur/manipulateur du peuple", va même jusqu'à oser un parallèle entre son action de soumission à Sparte et l'action de Thémistocle jadis, en prétendant que cette soumission s'inscrit dans la droite ligne de la politique héroïque et patriotique de Thémistocle jadis ("Les Athéniens suivirent le conseil de Théramène fils d'Hagnon et acceptèrent le fatal décret. Un jeune orateur athénien nommé “Kléoménos” lui demanda comment il pouvait oser dire et faire le contraire de Thémistocle, en livrant aux Spartiates les fortifications que Thémistocle avait bâties malgré les Spartiates [durant l'hiver -479/-478, nous renvoyons ici à la fin de notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse] : “Jeune homme, lui répondit Théramène, je n'agis pas à l'opposé de Thémistocle. C'est pour le salut des citoyens que Thémistocle a bâti ces murailles, et c'est aussi pour le salut des citoyens que nous les démolissons. Si les murailles garantissaient le bonheur des cités, Sparte qui n'en a aucune devrait être la plus malheureuse de toutes”", Plutarque, Vie de Lysandre 14 ; plus tard, lors du procès contre Eratosthène après -403, Lysias s'indignera de ce parallèle absurde : "Je trouve que ces deux hommes [Thémistocle et Théramène] ne se ressemblent guère. L'un établit nos fortifications en dépit des Spartiates, l'autre les détruisit contre le vœu de ses compatriotes. Voici à quel point l'ordre des choses a été renversé chez nous", Lysias, Contre Eratosthène 63-64). Nous sommes début mai -404 ("Lysandre se rendit maître de tous les navires des Athéniens, à l'exception de douze, et prit possession de la ville le seize du mois de mounichion [correspondant à nos actuels mi-avril à mi-mai]", Plutarque, Vie de Lysandre 15). Lysandre accoste les navires spartiates dans le port du Pirée. Lui et ses troupes débarquent. Ils montent vers la ville en passant entre les Longs Murs qu'on commence à démolir ("Lysandre aborda au Pirée. Les exilés rentrèrent. Les Longs Murs furent abattus au son des aulos avec une grande ardeur, et la Grèce regarda ce jour comme l'avènement de la liberté", Xénophon, Helléniques, II, 2.23). C'est la fin de la troisième guerre du Péloponnèse. C'est aussi le dernier râle de la démocratie athénienne ("Les plus patriotes, comprenant que cette paix prétendue signifiait la ruine de la démocratie, s'opposèrent de toutes leurs forces aux demandes [des Spartiates]. Ce qui les touchait et les préoccupait, ce n'était effectivement ni la chute des Longs Murs ni la perte des navires livrés à l'ennemi, auxquels ils n'étaient au fond pas plus attachés que nous-mêmes, mais ils sentaient que par là c'était toute la communauté qui allait être détruite", Lysias, Contre Agoratos 15-16).

  

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