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-421 : La paix de Nicias

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Socio-économie

Jusqu’en -416

L’expédition de Sicile

Keratos : Economique

La paix retrouvée grâce à Nicias engendre un sentiment général inverse de celui que nous avons décrit au début de notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse. Les pédiens de la mésogée, et les habitants de la proche banlieue de l’astu, comme Sophocle du dème de Colone, ont été contraints en -431 d’abandonner leurs terres pour se réfugier dans l’astu afin de se protéger des invasions spartiates annuelles, cela a provoqué une forte augmentation de la densité urbaine, qui a favorisé une désastreuse épidémie de fièvre thyphoïde : en 421, ces réfugiés retournent sur leurs terres dont ils ont été privés pendant dix ans, pleins d’espoirs et le cœur léger, comme les laboureurs constituant le chœur de la comédie La Paix d’Aristophane présenté justement cette année-là ("[Trygée :] “Ecoute peuple : que les laboureurs se retirent, qu’ils retournent au plus vite aux champs sans pique ni épée ni lance, qu’ils profitent de la bonne vieille paix pour y travailler, après avoir entonné un péan.” [le coryphée, à la tête du chœur des laboureurs :] “O jour désiré des gens vertueux et des laboureurs, heureux de t’avoir vu je veux saluer mes vignes et les figuiers que j’ai plantés dans ma jeunesse, j’ai hâte de les embrasser après un temps aussi long”", Aristophane, La Paix 551-559).


Mais le désenchantement est rapide.


Le premier souci est d’ordre socio-économique. Sur ce point, comme sur la deuxième guerre du Péloponnèse, nous jouissons de documents de première importance : les décrets relatant l’état des finances athéniennes sont parvenus jusqu’à nous, gravés sur des bas-reliefs conservés aujourd’hui dans des musées patrimoniaux divers, et consignés dans le monumental répertoire des Inscriptions grecques, ou "IG" dans le petit monde des hellénistes. Nous avons vu précédemment qu’au début de la guerre en -432 Athènes disposait d’un fonds de six mille talents sur l’Acropole (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.13), auquel s’ajoutait une réserve de mille talents si besoin (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.24 ; cette réserve n’a pas servi pendant la deuxième guerre du Péloponnèse, elle ne sera utilisée qu’à partir de -412, après le désastre de Sicile, comme nous le verrons dans un paragraphe ultérieur). On ignore si ces six mille talents étaient déposés exclusivement dans le Parthénon dédié à Athéna, ou s’ils étaient répartis dans le Parthénon et dans d’autres sanctuaires dédiés à d’autres dieux sur l’Acropole. Nous avons vu aussi que le décret de Thoudippos (Inscriptions grecques I/3 71) sous l’archontat de Stratoclès en -425/-424, à une époque où Athènes souffrait durement de l’invasion annuelle de l’Attique par les troupes spartiates, où Athènes était ravagée par l’épidémie de fièvre typhoïde, où les troupes athéniennes avaient débarqué à Pylos et projetait l’invasion de la Béotie, a augmenté considérablement le phoros jusqu’à environ mille trois cents talents annuels pour subvenir aux nécessités dramatiques du moment. La paix n’a pas mis fin à ce décret. Autrement dit, l’une des clauses principales de la paix signée au printemps -421, le retour au phoros "tel qu’il a été fixé au moment de sa création par Aristide" en -477 ("Les cités restituées paieront le phoros tel qu’il a été fixé du temps d’Aristide et resteront indépendantes. Tant qu’elles s’acquitteront du phoros, les Athéniens et leurs alliés n’auront pas le droit, à partir de l’entrée en vigueur du traité, de prendre les armes contre elles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.18), n’est pas respectée. En effet, le document 369 du volume I/3 des Inscriptions grecques appelé commodément "stèle des logistes" par les spécialistes ("logist»j/comptable, ordonnateur des finances", dérivé de "logos/lÒgoj"), dont le début est perdu, la partie intermédiaire est bien lisible et la fin est très mutilée, énumère les dépenses des Athéniens entre l’archontat d’Apseudès en -433/-432 et l’archontat d’Ameinias en -423/-422 : pendant ces dix ans correspondant à la totalité de la deuxième guerre du Péloponnèse, on apprend à la ligne 116 que quatre mille sept cent soixante-dix-sept talents ont été empruntés à Athéna dans le Parthénon, et à la ligne 119 que huit cent vingt-et-un talents ont été empruntés à d’autres dieux dans d’autres sanctuaires de l’Acropole. Or, on découvre par une incidence d’Andocide reprise par Eschine que, grâce au décret de Thoudippos ayant augmenté le phoros à mille trois cents talents annuels, non seulement Athènes a rapidement remboursé ces emprunts d’environ cinq mille cinq cents talents (soit presque la totalité des six mille talents collectés au début de la guerre), mais encore elle continue à amasser une fortune après la guerre, pendant la paix de Nicias entre -421 et -415 : sept mille talents sont déposés sur l’Acropole, qui couvrent la totalité des cinq mille cinq cents talents empruntés, et constituent un excédent de mille cinq cents talents ("Puis nous entrâmes en guerre à cause de Mégare [en -431]. Nous laissâmes ravager notre territoire, et très appauvris nous fîmes de nouveau la paix, par l’intermédiaire de Nicias fils de Nicératos [en -421]. Vous savez tous que grâce à cette paix sept mille talents d’argent monnayé furent portés à l’Acropole, nous eûmes plus de trois cents navires, le phoros rapporta annuellement plus de mille deux cents talents, nous occupions la Chersonèse, Naxos, plus des deux tiers de l’Eubée, quant aux autres clérouquies il serait trop long de les énumérer en détail. Telle était notre excellente situation, quand nous nous engageâmes dans une nouvelle guerre contre Sparte, entraînés par les Argiens [en -418, comme nous le verrons dans notre alinéa suivant]", Andocide, Sur la paix avec les Spartiates 8-9 ; "Mais une nouvelle fois nous entrâmes en guerre, à cause des Mégariens. Après avoir abandonné notre terre aux ravages et subi de grandes privations, nous avons aspiré à la paix et l’avons finalement conclue par Nicias fils de Nicératos. Ensuite nous avons rassemblé un nouveau trésor de sept mille talents sur l’Acropole, grâce à cette paix nous acquîmes trois cents trières navigables et totalement équipées, le phoros annuel nous rapporta plus de mille deux cents talents, nous possédions la Chersonèse, Naxos, l’Eubée et une multitude de clérouquies", Eschine, Sur l’ambassade 175). Thucydide, contemporain des faits, confirme qu’Athènes rétablit très rapidement ses finances, dès le début de la paix de Nicias ("On put sans difficulté se préparer [à l’expédition contre la Sicile, au printemps -415] car la cité avait désormais réparé les pertes causées par l’épidémie et les années de guerre ininterrompue. Une foule de jeunes gens arrivaient à l’âge de servir, et les réserves financières étaient en train de se reconstituer à la faveur de la paix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.26). Sur ce sujet, nous devons mentionner le décret 1453 du volume I/3 des Inscriptions grecques, dit "décret de Kléarchos", reconstitué partiellement à partir de fragments retrouvés dans des îles de la mer Egée (à Sifnos et à Kos), en Ionie (à Smyrne), en Chalcidique (à Aphytis sur la presqu’île de Pallènè), et même à Olbia en mer Noire (site archéologique près du village actuel de Parutina, à une cinquantaine de kilomètres en aval de Mykolaev en Ukraine), qui unifie les monnaies sous l’étalon attique dans tous les territoires dominés par Athènes ("[…] que l’on refrappe [selon l’étalon attique] dès maintenant la moitié des monnaies en devise étrangère, et que l’on frappe désormais selon les exigences des magistrats et des cités, que cinq drachmes soient prélevées sur chaque mine frappée et remis aussitôt aux stratèges et aux percepteurs, qu’un décret soit adopté sur les sommes dues à Athéna et à Héphaïstos, que toute personne voulant proposer ou soumettre au vote l’usage ou le prêt de monnaies étrangères soit immédiatement déférée devant les Onze afin qu’ils la condamnent à mort, que toute personne voulant discuter de cela soit déférée devant le tribunal, que des hérauts soient choisis par le peuple et envoyés vers les cités pour proclamer le présent décret, un en Ionie, un dans les îles, un en Hellespont et un en Thrace, que les stratèges indiquent par écrit leur itinéraire et les laissent libres de leur tâche sous peine d’être condamnés à une amende de dix mille drachmes, que les archontes dans chaque cité fassent graver le présent décret sur une stèle de pierre devant les ateliers monétaires et que cette stèle soit placée sur l’agora même si les citoyens ne sont pas d’accord avec les Athéniens, que le héraut exige de chaque cité ce que les Athéniens ordonnent, que le secrétaire de la Boulè ajoute ces mots au serment des bouleutes : “Si quelqu’un dans une cité frappe une monnaie d’argent en utilisant non pas les poids et mesures d’Athènes mais ceux d’une cité étrangère, je le condamnerai et le punirai conformément au présent décret proposé par Kléarchos”, que les particuliers puissent apporter leurs monnaies en devise étrangère afin que la cité l’échange contre les monnaies en notre devise, [texte manque] déposé dans l’atelier monétaire, que l’on fasse graver sur une stèle les sommes remises et que l’on place cette stèle devant l’atelier monétaire à disposition de quiconque voudra l’examiner, que les monnaies étrangères [texte manque]", Inscriptions grecques I/3 1453). Dans sa comédie Les oiseaux présentée en -414, Aristophane fait une allusion ironique à ce décret en disant que les habitants de la cité fictive Nephelokokkygia "seront soumis aux mêmes poids et mesures que les Olophyxiens" (qui dans le contexte désigne les Athéniens : "Les Nephelokokkygiens useront des mêmes poids, mesures et décrets que les Olophyxiens", Aristophane, Les oiseaux 1040-1041), le décret est donc un peu antérieur à cette date. On ignore si ces mesures de standardisation du monnayage ordinaire, probablement associées au décret 90 du volume I/3 des Inscriptions grecques relatif à l’unification du monnayage d’or, sont la conséquence d’une rébellion suite au départ de la flotte d’invasion vers la Sicile en -415, ou une nécessité pour financer les grands travaux de la paix de Nicias entre -421 et -415, ou une réaction défensive à la prise d’Amphipolis par Brasidas en -424, autrement dit si elles remontent au début de la troisième guerre du Péloponnèse, ou à la paix de Nicias, ou à la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse, en tous cas elles manifestent qu’à cette époque où Nicias domine entre -424 et -415 Athènes refuse définitivement les particularismes, l’autonomie financière et politique des cités de son empire (l’abolition des monnaies locales équivaut à la dépossession du symbole de souveraineté). L’indexation de toutes les économies de Méditerranée orientale et de mer Noire sur l’étalon attique constitue un privilège exorbitant pour Athènes, qui peut ainsi fixer la valeur des choses selon ses propres besoins du moment sans se soucier des besoins d’autrui qui finiront par se retourner contre elle à long terme, comme plus tard en 1944 à Bretton Woods l’indexation de toutes les économies occidentales sur l’étalon dollar constituera un privilège exorbitant pour les Etats-Unis qui finira par se retourner contre eux (notamment après le Pic de Hubbert atteint en 1970 et la fin de la convertibilité or-dollar qui en sera la conséquence, décidée unilatéralement par le président Nixon dès l’année suivante pour les besoins des seuls Etats-Unis sans se soucier des besoins des Etats subordonnés). A quelle fin est employée cette fortune ? Dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu que la paix en -446 a nécessité une reconversion massive des soldats athéniens dans le civil, et a provoqué un afflux vers Athènes d’immigrants grecs et non grecs rêvant d’en obtenir la citoyenneté. C’est pour ces deux raisons que Périclès a initié des grands travaux : le Parthénon qui a été terminé en seulement huit ans en -338, puis les Propylées dont la construction encore plus rapide s’est terminée en -434/-433, puis l’Erechthéion qui a été interrompu par le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431. On suppose que le retour de la paix en -421 signifie la reprise de la construction de l’Erechthéion pour les mêmes raisons : la fin de la guerre nécessite la reconversion des soldats à la vie civile, et provoque des nouvelles vagues d’immigrés grecs et non grecs espérant obtenir la citoyenneté athénienne. Les fastidieux relevés de comptes des documents 474 et 476 du volume I/3 des Inscriptions grecques, datés respectivement de -409/-408 et -408/-407, révèlent qu’à cette date l’Erechthéion n’est toujours pas terminé. Le style composite de ce monument, encore visible aujourd’hui, confirme que sa réalisation s’est étalée dans le temps. On devine que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, la relance des grands travaux publics par Nicias en -421 attire une masse d’individus en quête d’un emploi, qui nécessitent des nouveaux investissements publics, qui attirent une masse d’individus encore plus grande, qui demandent encore d’autres investissements publics, et ainsi de suite, jusqu’au moment où, probablement vers -416, les comptables du gouvernement athénien concluent que la masse d’individus excède les capacités du trésor athénien, et que pour y remédier on doit coloniser des nouvelles terres et/ou déclencher une nouvelle guerre. Tel a été l’engrenage fatal dans lequel la démocratie athénienne s’est perdue à l’époque de Périclès, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans. Tel est l’engrenage fatal dans lequel la démocratie athénienne se perd à nouveau à l’époque de Nicias, plus rapidement encore qu’à l’époque de Périclès car la dépendance économique d’Athènes aux cités qu’elle domine militairement l’empêche de concevoir des grands travaux d’ampleur équivalente (Périclès a pu mener à bien la construction du colossal Parthénon et des monumentales Propylées, tandis que Nicias ne parviendra pas à mener à bien la construction du modeste Erechthéion). Cette année -416 est pleine d’ambiguïtés : elle marque l’apogée de la paix de Nicias puisqu’Athènes a reconstitué ses finances et a recouvré sa toute-puissance, mais ses trois piliers que sont le phoros, la flotte et l’empire, n’ont jamais été plus branlants. Le projet de colonisation de la Sicile, qui sera entrepris en -415, apparaît comme un remake de la colonisation de Thourioi encouragée par Périclès durant la paix de Trente Ans, destinée à résoudre le chômage et la démographie galopante en confiant aux chômeurs et aux jeunes gens trop nombreux la mission de conquérir une terre lointaine où au mieux beaucoup trouveront la mort, au pire trouveront la fortune au bénéfice d’Athènes. Mais l’apparence est trompeuse. Durant la paix de Trente ans, Athènes était dans une dynamique ascendante : la conquête en Italie du sud, au-delà des calculs politiques de Périclès, prétendait à un but civilisationnel, elle visait officiellement le long terme, elle voulait construire une richesse sur des terres encore en friches ou peu peuplées. Durant la paix de Nicias au contraire, Athènes est dans une dynamique descendante : les promoteurs de la conquête de la Sicile ne cachent pas leurs motivations platement matérielles, ils visent le court terme, l’appropriation des biens de Syracuse et de ses alliées pour s’enrichir au plus vite, la captation du grenier à blé que constituent les fertiles campagnes siciliennes, plus proches et plus accessibles (donc plus rentables) que le grenier à blé d’Ukraine (dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans nous avons vu que le ravitaillement d’Athènes en blé ukrainien dépend de la capacité de la flotte athénienne à contrôler Byzance ["Byzance est installée sur un site qui du côté de la mer lui assure sécurité et prospérité mieux que tout autre au monde, mais qui du côté de la terre est très désavantageux. Etant donné l’emplacement qu’elle occupe au débouché du Pont-Euxin, aucun navire ne peut franchir la passe dans un sens ou dans l’autre sans son accord. Les Byzantins ont donc la haute main sur l’exportation de toutes les denrées nécessaires qu’on trouve en abondance dans la région du Pont-Euxin et qui fournissent aux besoins des autres peuples. On sait effectivement que les pays situés en bordure du Pont-Euxin sont les plus gros fournisseurs de bestiaux et de main-d’œuvre servile de la meilleure qualité. Ces pays procurent aussi en abondance des produits de luxe comme le miel, la cire, le poisson en conserve. De nos contrées, ils importent l’huile et les vins de toutes sortes que nous avons en excédent. Ils sont exportateurs de céréales dans les bonnes années et importateurs dans les autres", Polybe, Histoire, IV, 38.1-5], et dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse nous avons vu que l’intervention athénienne conduite par Lachès en faveur de la cité sicilienne de Léontine en -427 était dirigée en réalité contre Sparte et non pas en faveur de Léontine ni de la Sicile en général ["Cette intervention athénienne [de Lachès en Sicile en -427] avait officiellement pour but de venir en aide à un peuple ami [les Léontiniens], mais les Athéniens avaient en réalité l’intention d’empêcher l’exportation du blé sicilien vers le Péloponnèse et de mesurer pour la première fois la possibilité de soumettre l’île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.86]). Nicias en personne reconnaît le dilemme. Dans son discours du printemps -415 rapporté par son contemporain Thucydide, il déclare : "L’économie athénienne est très fragile, malgré les apparences. Utilisons donc notre richesse pour entretenir notre flotte, qui pérennise notre domination militaire sur la Méditerranée orientale et dans le Pont-Euxin, qui assure la perception du phoros désormais indexé sur l’étalon attique, qui maintient notre richesse. Que les Siciliens se démerdent. Si des chômeurs et des jeunes gens parmi nous veulent tenter l’aventure de la conquête de la Sicile en prétextant défendre la liberté des Siciliens, laissons-les partir, mais ne les aidons pas, ne risquons pas de ruiner notre économie fragile dans cette folle aventure" ("N’oublions pas que nous commençons seulement à reprendre haleine après une épidémie et une guerre meurtrières et à voir s’accroître à nouveau nos ressources en argent et en hommes. C’est justice que nous employons ces ressources pour nous-mêmes ici, plutôt que pour ces exilés [siciliens] qui réclament des secours", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.12), et en même temps il déclare : "Les chômeurs et les jeunes gens parmi nous sont beaucoup trop nombreux, ils poussent à l’aventure vers la Sicile, vers l’Italie, vers Carthage, ils sont un facteur d’instabilité pour l’économie athénienne qui est trop fragile et ne pourra pas se maintenir ainsi pendant des années. Les cités de notre empire nous détestent parce que nous ruinons leurs économies avec le phoros et avec notre étalon attique imposé par notre force militaire, Sparte attend la première occasion pour relancer la guerre, et les Siciliens ravitaillent les Spartiates. Alors oui, finalement, après réflexion, qu’avons-nous à perdre dans une expédition contre la Sicile, qui pourrait à la fois couper les ravitaillements de Sparte, réaffirmer notre hégémonie sur les cités de notre empire, et nous débarrasser de quelques centaines ou quelques milliers d’estomacs à nourrir qui pullulent actuellement dans Athènes ?" ("Vous vous imaginez peut-être que les traités qu’Athènes a conclus sont solides, et sans doute tant que vous ne bougerez pas ces traités conserveront une existence au moins nominale. Mais à la suite des agissements de certaines personnes chez nous et chez nos adversaires, si une défaite entamait de façon significative notre puissance militaire, nos ennemis s’empresseraient de nous attaquer, d’abord parce qu’ils n’ont négocié avec nous qu’à la suite de leur revers et qu’ils ont été forcés de le faire dans des conditions moins honorables que pour nous, ensuite parce que ces traités laissent entre nous beaucoup de question litigieuses. Par ailleurs, d’autres cités importantes ne les ont jamais acceptés, certaines sont ouvertement en guerre contre nous, et si les autres se tiennent tranquilles en vertu d’une trêve renouvelable tous les dix jours c’est seulement parce que les Spartiates ne sont pas encore disposés à bouger. Il est très vraisemblable que, si nous forces étaient divisées, ce à quoi nous travaillons à présent [allusion à l’offensive projetée contre la Sicile, rêvée comme une conquête par les uns, rejetée farouchement par les autres puis calculée froidement comme un outil de régulation économique et démographique], ces gens seraient trop heureux de nous faire la guerre de concert avec les Siciliens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.10). Pour l’anecdote, c’est à cette époque que le terme "parasite" acquiert sa signification moderne qui lui est restée jusqu’à aujourd’hui en l’an 2000, renvoyant à tout individu improductif vivant aux dépens de son hôte qu’il flatte. Dans le livre VI de ses Deipnosophistes qu’il consacre presque entièrement à l’évolution de ce mot, Athénée de Naucratis rappelle que "parasite" désignait originellement un citoyen modeste chargé de collecter les impôts et convié solennellement à manger et boire une partie des offrandes dédiées aux dieux, pour signifier symboliquement la justice et la générosité de ces dieux ("Plutarque prit la parole : ‟Le qualificatif « parasite » jadis était respectable et sacré. Ainsi Polémon (de Samos ou de Sicyone ou d’Athènes selon Héraclide de Mopsueste, ou d’ailleurs selon d’autres cités qui revendiquent sa naissance, surnommé « Stèlokopas » ["SthlokÒpaj/le Gratteur de stèles", surnom ironique renvoyant à l’activité de Polémon, collectionneur d’inscriptions ; le Polémon cité ici est certainement le platonicien Polémon d’Athènes, troisième directeur de l’Académie au tournant des IVème et IIIème siècle av. J.-C.] selon Hérodicos l’élève de Cratès) écrit sur les parasites : « Le qualificatif ″parasite″ aujourd’hui ignominieux fut sacré chez les anciens, synonyme de ″convive″ ["sÚnqoinoj"]. Dans le Cynosarge dédié à Héraclès, on voit une colonne portant un décret d’Alcibiade, écrit par Stéphanos fils de Thoukydidès, qui dit : ″Le prêtre et les parasites sacrifieront chaque mois. Les parasites prendront avec eux un bâtard et un fils de bâtard, selon l’usage patriarcal. Celui qui refusera être parasite sera aussitôt traduit en justice″. Sur les tables publiques, on lit à propos des déliastes [représentants des cités lors des fêtes en l’honneur d’Apollon sur l’île de Délos] : ″Deux Kèrykes issus de la famille des Kèrykes chargés des Mystères ["K»rukej", famille de hérauts athéniens] seront parasites à Délos pendant un an″. On lit en bas de l’inscription sur les offrandes des Pallènides ["Pallhn…di", c’est-à-dire des offrances des gens du dème de Pallènè en Attique ? ou des offrandes dédiées au Pallènion, sanctuaire d’Athéna en Attique mentionné par Andocide, Sur les Mystères 106 ?] : ″Sous l’archontat de Pythodoros [en -432/-431], les magistrats et les parasites, la tête ceinte d’une couronne d’or, ont offert ces dons. Les parasites de la prêtresse Diphilè, Epilykos [texte manque] de Gargettia, Périclès fils de Périkleitos de Pitthea, Charinos fils de Démocharès de Gargettia″. Les lois royales ordonnent : ″Les parasites d’Acharnes sacrifient à Apollon″. Cléarchos de Soles, élève d’Aristote, écrit ceci dans le livre I de ses Vies : ″Le mot "parasite" désigne aujourd’hui quiconque se soumet à la volonté d’autrui, mais autrefois ce mot désignait quiconque choisi pour être convive. Dans les anciennes lois [texte manque] beaucoup de cités, quelques-unes ont maintenu cet usage, considéraient le parasite comme une haute dignité″. Clidèmos dit dans son Attique : ″On nomma des parasites pour Héraclès″. Thémison écrit dans ses Pallènides : ″Cette charge revient à l’archonte roi, aux parasites choisis dans les dèmes, aux vieillards et aux protoposes ["prwtÒposij", femme mariée pour la première fois]″. […] Les règles des Anakeai [fête en l’honneur des Dioscures] mentionnent : ″Deux beaux bœufs seront choisis, le tiers sera consacré aux Jeux, les deux autres tiers seront donnés au prêtre et au parasite″. Cratès [d’Athènes, giton de Polémon d’Athènes et son successeur à la direction de l’Académie platonienne au début du IIIème siècle av. J.-C.] dit dans le livre II de son Sur la nature du dialecte attique : ″Le qualificatif "parasite" aujourd’hui ignominieux désignait autrefois l’individu choisi pour percevoir le blé sacré, le parasite était un dignitaire. On lit ainsi dans les lois royales : "L’archonte roi nomme les dignitaires pour chaque fonction. Les parasites sont choisis dans les dèmes selon les règles, les parasites perçoivent un setier d’orge sur les Athéniens de chaque classe pour les magasins du sanctuaire selon l’usage patriarcal. Les parasites d’Acharnes consacrent à Apollon un setier d’orge prélevé des magasins"″ »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.26-27). Cette fonction sacrée a été dévoyée dès la première moitié du Vème siècle av. J.-C., selon un passage d’une comédie perdue d’Epicharme de Syracuse mettant en scène un parasite prêt à toutes les bassesses pour obtenir manger et boire sans effort, sans motivation religieuse ni politique ("Karystios de Pergame [grammairien du IIème siècle av. J.-C.] dit dans son Sur l’enseignement ["Peri didaskaliîn"] qu’Alexis [de Thourioi, auteur de comédies au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C.] fut le premier à présenter dans ses pièces un ‟parasite” au sens actuel, oubliant qu’Epicharme [de Syracuse, auteur de comédies de la première moitié du Vème siècle av. J.-C.] en montre un dans sa pièce Ploutos ou L’espoir, on y voit un homme dans une taverne : ‟L’un se place ici, l’autre se place à ses pieds : celui-ci se contente de manger du pain à bas prix, tandis que celui-là vide un broc aussi rapidement qu’un verre !”, et le parasite répond à cet homme qui l’interpelle : "Je dîne avec qui veut : il n’a juste qu’à m’appeler. Je participe aux repas de noces sans y être invité : je n’ai juste à qu’à être charmant, je provoque le rire autant que possible, je loue l’organisateur, si quelqu’un le contredit je le réprimande et le punis, et quand j’ai bien bu et bien mangé je m’esquive. Je n’ai pas d’esclave pour m’accompagner avec une lanterne, je marche en trébuchant seul au milieu des ténèbres, alors si je croise une ronde je profère des mots amicaux, je la remercie de me donner seulement du fouet plutôt que me broyer de coups, et quand j’arrive à demeure je m’endors sur des peaux garnies de poils sans avoir été blessé, et j’oublie tout ce que j’ai vécu aussi longtemps que le vin pur est maître de mon âme”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.28). Un passage d’une comédie perdue de Diodore de Sinope rapporte parallèlement comment certains riches citoyens athéniens ont détourné les parasites pour leur propre gloire, contribuant à l’avilissement de leur fonction ("Diodore de Sinope [auteur de comédies du IVème siècle av. J.-C.] parle malignement des parasites dans son Epiclèros, en disant : ‟Je veux te montrer clairement combien cet usage reçu est respectable, qu’il est même une invention des dieux. L’invention des arts relève bien des hommes et non des dieux, mais l’invention du parasite relève de Zeus Philos ["F…lioj/l’Amical"], le plus grand des dieux. Celui-ci entre dans la première maison, riche ou pauvre, il voit un lit bien couvert, une table dressée bien garnie : aussitôt il s’y couche proprement, il dîne en empilant les plats et en s’abreuvant, puis il part sans payer un écot. C’est ce que je fais. Si je vois un lit couvert, une table bien servie, la porte ouverte, je me faufile en silence, je me comporte décemment, j’évite de gêner le banqueteur à côté de moi, et dès que j’ai suffisamment mangé et bu je me retire chez moi comme Zeus Philos. Je te rappelle que naguère cette profession était glorieuse et honnête. La cité honore Héraclès par des grands sacrifices dans tous les dèmes, auxquels participent douze parasites qu’elle choisit non pas par le sort parmi les gens ordinaires mais par une sélection attentive parmi les citoyens les plus influents, riches et irréprochables. Mais quelques citoyens aisés, singeant ces cérémonies associées à Héraclès, ont commencé à nourrir des parasites pour eux-mêmes, choisis non pas parmi les citoyens respectables mais au contraire parmi les plus vils flatteurs afin d’être comblés d’éloges. Quand ceux-là leur rôtent au nez après avoir mangé du raifort et une saline de silure, ils les complimentent sur « la violette et les roses de leur dîner ». Et s’ils sont côte-à-côte, ceux-ci tournent le nez ici et là en flairant et en demandant : « D’où vient ce parfum exquis ? ». C’est par cet odieux dévoiement que la profession de parasite, honnête et respectable hier, est devenue une indigne fonction aujourd’hui”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.36). Enfin, dans un passage de sa comédie perdue Le pythagoricien, de date inconnue, Aristophane montre jusqu’à quels comportements dégradants les parasites de son temps sont disposés à s’abaisser pour profiter des miettes que les multimillionnaires athéniens égocentriques daignent leur accorder ("[Aristophane] dit dans Le pythagoricien : ‟Il faut jeûner sans avaler la moindre bouchée ? Je deviens Tithymallos ou Philippide. Il faut boire de l’eau ? Je deviens grenouille. Il faut manger un oignon sauvage ou des herbes ? Je deviens chenille. Il faut se priver de bain ? Je deviens saleté. Il faut passer l’hiver à la belle étoile ? Je deviens merle. Il faut soutenir une chaleur étouffante et chanter en plein midi ? Je deviens cigale. Il faut économiser l’huile, et même s’en dispenser ? Je deviens poussière sèche. Il faut marcher pieds nus dès l’aurore ? Je deviens grue. Il faut rester éveiller toute la nuit ? Je deviens chouette”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.34), transformant le vivre-ensemble démocratique où tous vivaient à l’égal de tous, en un lupanar de la débrouillardise où chacun est tout-à-tour le client et la pute de l’autre. En résumé, l’expédition lointaine vers la Sicile en -415 puis l’expédition vers le proche Péloponnèse contre les Spartiates à l’été -414 qui marque le début de la troisième guerre du Péloponnèse, sont motivées autant par une raison financière que par une raison sociale : il faut occuper ou se débarrasser de tous ces gens qui affluent et qui grenouillent dans Athènes, et la guerre est un bon moyen pour cela.


Le deuxième souci est d’ordre intellectuel. Dans ce domaine, la tragédie a joué un grand rôle. La tragédie inventée par Clisthène de Sicyone vers -600 a servi d’abord à imposer un point de vue contre un autre, celui de Mélanippe présenté comme défenseur des Sicyoniens contre celui d’Adraste présenté comme oppresseur des Sicyoniens, en abaissant le second au niveau du premier. Derrière le discours de l’acteur jouant Mélanippe se cachait le dessein politique du commanditaire de la tragédie, du chef de chœur ou "chorège" en grec, autrement dit le dessein de Clisthène de Sicyone. Au lieu de se présenter aux Sicyoniens pour leur dire : "Suivez-moi et vous serez plus heureux !", Clisthène a extrait un épisode de l’Histoire argienne et a demandé à un auteur (peut-être Epigène de Sicyone, comme nous l’avons supposé dans notre paragraphe introductif) de présenter cet épisode sur une estrade en insérant des allusions au présent afin que chaque Sicyonien assistant à cette représentation s’interroge et conclue de lui-même : "Cette situation qu’a subie jadis l’opprimé Mélanippe face à l’oppresseur Adraste est similaire à la situation que moi et mes concitoyens sicyoniens subissons aujourd’hui face aux mêmes Argiens ! C’est inadmissible ! Lors des prochaines assemblées citoyennes je voterai donc pour Clisthène, qui est le nouveau Mélanippe contre nos oppresseurs argiens !". Au cours du VIème siècle av. J.-C., le genre tragique a été utilisé par d’autres chefs politiques (par exemple Pisistrate à Athènes) via des auteurs talentueux, notamment Thespis et Phrynichos. Il a contribué indirectement à propager l’athéisme dans une grande partie de la Grèce, puisqu’abaisser les dieux et les héros d’hier au même niveau que les politiciens d’aujourd’hui leur ôte tout caractère divin ou héroïque, les réduit à n’être que des vulgaires politiciens d’hier divinisés ou héroïsés par la mémoire collective. Il a contribué aussi indirectement à élever le niveau intellectuel général des spectateurs grecs. Car l’analogie qu’il crée entre le passé et le présent sur la scène, oblige chaque spectateur dans la salle à réfléchir sur la pertinence ou la non-pertinence de cette analogie, à entrevoir les moyens par lesquels on le séduit ou on le manipule ou on le trompe, à comprendre les mécanismes de la publicité et de la propagande autant qu’à développer ses propres outils de raisonnement, à penser par lui-même et non plus à travers le discours de tel ou tel chef de parti. C’est cette élévation du niveau intellectuel général qui a amené les Athéniens, après avoir soutenu Pisistrate, à se retourner contre son fils et successeur Hippias, puis à utiliser Clisthène le jeune pour imposer la Constitution démocratique en -508, puis à se débarrasser de Clisthène le jeune en l’ostracisant. Eschyle est le premier à s’intéresser aux techniques employées par les tragédiens pour insinuer le point de vue du chorège politicien commanditaire de leurs tragédies, et à découvrir que la façon de sélectionner et d’organiser certains arguments, la façon d’orienter l’attention du spectateur vers tel aspect d’un personnage plutôt que vers tel autre aspect, la façon d’un acteur de se mouvoir sur la scène et d’insister sur telle situation, sur telle tirade, sur tel vers (nous avons vu qu’Eschyle consacrait beaucoup de temps à costumer ses acteurs et à la mise en scène, selon le paragraphe 39 précité livre I des Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis, et il a été le premier à avoir écrit un livre théorique sur les décors au théâtre, selon l’alinéa 11 précité de l’introduction du livre VII de De l’architecture de Vitruve), conditionnent le jugement positif ou négatif dudit spectateur sur le personnage, sur la pièce dans son ensemble, et sur le chorège politicien qui l’a commandée, financée, supervisée, montée, diffusée. La tragédie originelle est un outil politique provoquant un débat : pour ou contre Mélanippe ? pour ou contre Antigone ? Le politicien chorège veut amener chaque spectateur, via Mélanippe ou Antigone, à partager son idéal politique. Mais dans la salle, certains spectateurs doutent, ils soupçonnent que le discours de Mélanippe ou Antigone tel qu’il est présenté sur la scène est tendancieux, partial, mensonger, qu’il relève de la propagande du politicien chorège (comme le spectateur Solon à Athènes qui, dès le milieu du VIème siècle av. J.-C., selon le paragraphe 40 précité de la Vie de Solon de Plutarque, sent bien que les tragédies de Thespis servent les intérêts de Pisistrate), et pour s’opposer à ces discours tendancieux et à ces mensonges ils… écrivent ou commandent d’autres tragédies destinées à propager leur point de vue Adraste ou leur point de vue Créon. Ainsi au Vème siècle av. J.-C. le genre tragique devient une affaire de spécialistes de la propagande, de la mise en scène, de la rhétorique. Et il contamine tous les débats citoyens, depuis les assemblées législatives jusqu’aux tribunaux de justice. Chaque sujet de l’actualité, dans les grandes et les petites affaires, suscite des discussions de moins en moins binaires, de plus en plus sophistiquées, et le sens commun disparaît progressivement au profit de professeurs en rhétorique et d’avocats émules de ces professeurs qui se vendent au plus offrant, afin d’accuser Laurel et de condamner Hardy aujourd’hui puis d’accuser Hardy et de condamner Laurel le lendemain, selon les circonstances. L’explication du monde et de la vie ne s’explique plus par des dieux ni par des héros, mais par le "Logos/LÒgoj", terme grec difficilement traduisible incluant à la fois les idées d’ordre, de raisonnement, d’organisation rationnelle des choses, et la capacité à convaincre autrui par ces moyens ("logos/lÒgoj" a donné "logique" en français, et aussi le suffixe "-logue" désignant un expert dans un domaine particulier), rendu conventionnellement en français par "Parole" avec "P" majuscule : quiconque maîtrise le Logos, maîtrise le monde. Les dieux et les héros sont abaissés au rang d’escroqueries par les plus habiles rhéteurs et par les plus habiles avocats. Dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu qu’Anaxagore, le plus grand philosophe de la première moitié du Vème siècle av. J.-C., maître de Périclès, a tenté de maintenir un haut niveau intellectuel en imaginant un "Noos" tout-puissant ayant précédé l’ère athée du Logos et continuant à agir discrètement sur les choses à travers des "homomères" (que son élève jaloux Démocrite a rebaptisé "atomes") en perpétuel mouvement : ses conceptions cosmologiques dérangeaient les démagogues athées qui, sophistique suprême !, l’ont accusé malignement de manquer de respect envers les dieux et les héros, il a été chassé d’Athènes et il est mort en exil à une date inconnue ("Diopeithès rédigea un décret prescrivant que les gens qui ne croyaient pas aux dieux ou qui enseignaient des doctrines nouvelles sur les phénomènes célestes seraient poursuivis en justice : c’était se rabattre sur Périclès à travers la suspicion attachée à Anaxagore", Plutarque, Vie de Périclès 32). Nous avons vu que Protagoras, ami de Périclès, a essayé également de maintenir un haut niveau intellectuel en affirmant que, puisque tout équivaut à tout, puisque les arguments de Mélanippe peuvent être facilement détruits par les arguments d’Adraste et inversement, puisque les accusations antidémocratiques d’Antigone contre Créon peuvent être facilement retournées par d’autres accusations prodémocratiques de Créon contre Antigone (telle est la conclusion des Antilogies, la principale œuvre de Protagoras : n’importe quel sujet peut être défendu victorieusement par un expert en Logos), la seule mesure universelle est l’homme, son bon sens, son honneur, ses nécessités vitales : à cause de cet athéisme clairement affiché, il a été banni par les mêmes démagogues ayant condamné Anaxagore, aussi athées que lui en privé mais feignant à dessein en public de défendre les dieux et les héros, il est revenu à Athènes probablement vers -422 à la faveur du désir d’apaisement réciproque entre Athènes et Sparte puis de la mort de Cléon et Brasidas, il y est mort peu après. Aucun penseur de la trempe d’Anaxagore et de Protagoras ne les a remplacés. Depuis leur disparition, on n’utilise plus la rhétorique vers le haut pour élaborer des nouvelles hypothèses cosmologiques, mais vers le bas pour gagner des affaires toujours plus médiocres, toujours plus organiques, toujours plus plates, pour obtenir un avancement professionnel en dénonçant tel employeur comme un oppresseur, pour obtenir un poste administratif en dénonçant tel préposé comme un pervers sexuel, pour obtenir un complément de salaire en dénonçant des vulgaires voleurs de figues comme des terroristes sans foi ni loi (c’est d’ailleurs là l’origine du mot "sycophante/sukof£nthj", littéralement celui qui "montre, fait apparaître, dénonce/fant£zw les figues/sàkon"), en recourant au reductio ad tyrannum ("Pour vous tout est tyrannie et conspiration, peu importe la grandeur de l’affaire incriminée. Je n’en ai même pas entendu le nom pendant cinquante ans, et maintenant elles sont plus répandues que le poisson salé, au point qu’on les trouve jusque sur l’agora. Si quelqu’un achète des orphes plutôt que des membrades, le marchand de membrades se met à crier : “Cet homme fait des provisions pour instaurer une tyrannie !”. Et si un homme demande un poireau pour assaisonner les sardines, la marchande d’herbes le regarde de travers : “Comment donc, tu demandes un poireau ? Tu vises donc à la tyrannie ? Tu estimes qu’Athènes doit t’offrir les herbes gratuitement ?”", Aristophane, Les guêpes 488-499), en invoquant le progrès-et-les-minorités-qui-apportent-la-paix-et-la-richesse-contre-les-réactionnaires-nostalgiques-de-Pisistrate-et-de-la-pensée-unique (nous avons vu, dans Les Acharniens d’Aristophane, que le sophiste démagogue Nicarchos accuse Dicéopolis de vouloir attenter au régime démocratique sous prétexte que celui-ci a laissé tomber une ficelle qui, exposée en plein soleil, pourrait prendre feu, brûler le dépôt de chaume voisin, et, d’incendie en incendie, réduire en cendres la flotte athénienne ; dans Les guêpes, le même Aristophane montre une pute accuser son client de vouloir rétablir la tyrannie d’Hippias sous prétexte qu’il lui a demandé de se "mettre en selle", via un un calembour entre l’expression populaire désignant le cavalier qui monte sur son cheval ou l’homme qui monte sur sa partenaire sexuelle, et le nom de l’ancien tyran "Hippias/Ipp…aj" fils de Pisistrate, littéralement "le Cavalier", dérivé de "cheval/‹ppoj" : "La prostituée que j’ai visitée hier après-midi m’a parlé de la même façon : je l’ai invitée à se mettre en selle ["kelht…zw"], et elle devenue colérique en me demandant si je voulais rétablir la tyrannie d’Hippias !", Aristophane, Les guêpes 500-502).


Les étrangers qui viennent s’installer dans Athènes au cours du Vème siècle av. J.-C. importent effectivement leurs mœurs, leurs référents culturels, leurs croyances, sans volonté réelle de s’adapter aux croyances, aux référents culturels, aux mœurs de leurs hôtes athéniens. Ils deviennent vite les idiots utiles des sophistes démagogues qui, étrangers eux-mêmes comme Gorgias, ou Athéniens autochtones issus de classes privilégiées très minoritaires comme Alcibiade, s’empressent de les défendre contre le reste des Athéniens autochtones constituant la classe moyenne. Ces derniers sont ainsi coincés comme dans un étau, entre l’enclume des étrangers qui affluent et le marteau des sophistes démagogues, ils sont obligés de respecter et d’accepter les dieux exotiques, comme les déesses Kotytto et Bendis, ou le dieu Sabazios, autant qu’incités fortement à cracher sur les dieux autochtones, sous peine d’être dénoncés comme pisistratides paternalistes et clérouquistes. Le contexte facilite cette idéologie mondialiste : les dieux et les héros traditionnels athéniens n’ont pas été d’un grand secours lors des invasions annuelles de l’Attique par les troupes spartiates, lors de la fièvre typhoïde, lors du désastre de Délion, lors des succès militaires de Brasidas en Chalcidique, les Athéniens autochtones sont naturellement tentés de se tourner vers d’autres modèles, vers d’autres dieux et héros dans l’espoir d’un salut. En -430, Périclès lui-même a constaté que l’épidémie de thyphoïde qui s’est déclarée dans Athènes a généré parallèlement une épidémie de superstitions ("Et nous avons cette épidémie inattendue, la seule chose que nous n’avions pas prévue parmi tout ce que nous endurons. Je sais que beaucoup d’entre vous m’êtes hostiles à cause d’elle, vous me l’imputez de façon injuste, sauf si vous m’imputez aussi tous les succès inattendus que vous connaîtrez bientôt. Nous devons endurer avec résignation les maux envoyés par les dieux, comme avec vaillance les maux infligés par l’ennemi. C’est ainsi que les anciens Athéniens ont surmonté toutes les épreuves, nous devons maintenir cette tradition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.64). C’est à cause de cette nouvelle quête de valeurs que les Athéniens ont solennellement purifié l’île de Délos pour la consacrer totalement à Apollon, en hiver -427/-426 en y déterrant les cadavres et en interdisant aux femmes d’y accoucher (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.104 et selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.58), puis au printemps -422 en expulsant tous ses habitants vers Adramyttion (aujourd’hui Edremit en Turquie, face à l’île de Lesbos, selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.1 ; nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse). En -421 ou en -420, les mêmes Athéniens délivrés de la guerre et de l’épidémie de thyphoïde acceptent la réinstallation des Déliens sur l’île de Délos ("Vers la même époque cet été-là [-421] […], [les Athéniens] favorisèrent le retour des Déliens à Délos, en considération des défaites qu’ils avaient eux-mêmes subies et pour obéir à un oracle de Delphes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.32 ; "Astyphilos étant archonte d’Athènes [en -420/-419], les Romains nommèrent consuls Lucius Quintius et Aulus Sempronius, et les Eliens célébrèrent les quatre-vingt-dizièmes Jeux olympiques dans lesquels Hyperbios de Syracuse remporta le prix de la course. A cette époque les Athéniens, pour obéir à un oracle, rétablirent les Déliens dans leur île, les Déliens réfugiés à Adramyttion rentrèrent dans leur patrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.77). Autrement dit, les sophistes démagogues continuent en privé de penser que les traditions des barbares ne valent pas davantage que les traditions athéniennes, et d’enseigner Homère à leurs enfants et à leurs élèves privilégiés, mais en public ils feignent ostensiblement la relativisation ou le rejet des traditions athéniennes au profit du dernier prix littéraire écrit par l’un de leurs cénacles ou par un barbare fraichement débarqué à Athènes déclarant qu’Homère ne vaut rien en regard des rituels tribaux balkaniques ou anatoliens.


Nos renseignements sur la déesse Kotytto ("Kotuttè", étymologie inconnue) sont très faibles. Strabon pense qu’elle est originaire de Thrace, et que les Thraces l’ont importée en Phrygie quand ils s’y sont installés à la fin de l’ère mycénienne ou au début de l’ère des Ages obscurs. Mais lui-même dit que dès l’époque d’Eschyle dans la première moitié du Vème siècle av. J.-C. Kotytto est associée à Dionysos fils de Sémélé qui a accompli une grande partie de son ministère en Anatolie après avoir été chassé du continent européen (depuis son enfance près de Nysa, aujourd’hui Nevşehir en Turquie, jusqu’à sa victoire contre le roi thrace Lycurgue fils de Dryas, chef de la tribu thrace des Edoniens, qui lui a rouvert la route du continent européen), il dit aussi que Kotytto est associée à la déesse-Mère asianique Kubaba, traduit en "Cybèle/Kubšlh" en grec, vénérée notamment sur le Dindymon (aujourd’hui le Kapu Dagh sur la péninsule d’Erdek en mer de Marmara, d’où le surnom "Dindymène" donné parfois à Kubaba/Cybèle), finalement assimilée à Rhéa la sœur-épouse du Titan Kronos, mère des Olympiens dont les Grecs sont les héritiers ("Sur l’aulos, sur le bruyant crotale, sur les cymbales et les timbales, et aussi sur les cris, les chœurs, les trépignements cadencés des adorateurs [de Dionysos et Rhéa], les poètes ont imaginé les noms des “Cabires”, des “Corybantes”, de “Pan”, des “Satyres”, des “Tityres” désignant leurs prêtres, leurs choristes et leurs servants. Beaucoup de qualificatifs de Bacchos ["B£kcoj", surnom de Dionysos d’origine inconnue, qui donnera "Bacchus" en latin] renvoient à des lieux, et le nom de Rhéa est souvent associée à ceux de Cybèle, de Kubaba ["Kub»bh"], de Dindymène […]. On peut dire la même chose des Kotyttia [fête en l’honneur de la déesse Kotytto] et des Bendidia [fête en l’honneur de la déesse Bendis] célébrées en Thrace […]. Eschyle, dans le passage où il évoque Kotytto vénérée par les Edoniens [dans une pièce non identifiée qui n’a pas survécu], parle des instruments qui lui sont associés : “Les Edoniens célèbrent Kotytto avec les instruments sonores inventés sur les hauteurs”, et il ajoute, comme s’il parlait des servants de Dionysos : “L’un prend le bombyx habilement tourné, et avec ses doigts agiles il produit le son provoquant l’enthousiasme, l’autre s’arme de cymbales en cuivre qu’il entrechoque bruyamment”, et plus loin : “Les cordes crissent, auxquelles répondent des sourds mugissements semblables à ceux d’un taureau depuis les profondeurs : ce sont les tambours qui résonnent comme un tonnerre souterrain roulant, grondant, répandant la terreur au loin”. La Phrygie ayant été colonisée par des Thraces, les rites sacrés de Thrace ont été naturellement importés chez les Phrygiens", Strabon, Géographie, X, 3.15-16). Kotytto n’est donc probablement pas Thrace mais Phrygienne, elle semble un avatar de la déesse-Mère Kubaba, que les Thraces ont intégré dans leur panthéon en la renommant "Kotytto". Pour expliquer les vers 91-92 de la Deuxième satire de Juvénal ("Telles furent les orgies secrètes ordinaires par lesquelles les Cécropides [littéralement les "descendants du roi Cécrops", c’est-à-dire les Athéniens] dans Les baptai lassèrent Kotytto"), un scholiaste anonyme rapporte que l’auteur comique Eupolis a présenté une pièce intitulée "Les baptisés" ("Baptai/Bapta…", dérivé de "b£ptw/plonger, immerger") ridiculisant les rites de purification en l’honneur de Kotytto, que cette pièce a indisposé Alcibiade, et que celui-ci a fini par punir Eupolis en l’assassinant. Cette scholie sous-entend que le culte à Kotytto est présent à Athènes à l’époque où Eupolis et Alcibiade sont influents dans la cité, dans le dernier quart du Vème siècle av. J.-C., qu’Alcibiade s’y adonne, ou du moins aux yeux des Athéniens Alcibiade est un servant de Kotytto, et cela scandalise beaucoup d’Athéniens, autrement dit le culte à Kotytto ne suscite pas l’unanimité dans Athènes. La même scholie sous-entend que le culte à Kotytto est un culte à mystères, qui a pu apparaître comme une parodie ou un concurrent du culte à mystères de Déméter et de sa fille Perséphone/Koré pratiqué par les Athéniens dans le sanctuaire d’Eleusis depuis l’ère mycénienne, ce qui expliquerait pourquoi une partie des Athéniens le condamne, plus précisément les Athéniens fidèles aux dieux et héros traditionnels.


La déesse Bendis est mieux connue. La plus ancienne occurrence conservée du nom "Bendis" se trouve dans un fragment du poète Hipponax d’Ephèse ayant vécu au VIème siècle v. J.-C., cité par le grammairien Hésychios d’Alexandrie dans l’article "Kubaba/Kub»bh" de son Lexicon : Hipponax désigne Bendis comme une fille de Kubaba émigrée en Thrace, et Hésychios rapproche Bendis d’Artémis, dont le lieu de culte principal est à Ephèse, cité originelle d’Hipponax ("Kubaba : mère des dieux, et Aphrodite [texte manque] et les Phrygiens. Hipponax dit : “et la divine fille ["diÒskourh"] de Kubaba, la Thrace Bendis”. Certains l’identifient à Artémis"). Et effectivement, dans les artefacts conservés qui la représentent, Bendis paraît très proche d’Artémis : elle porte une lance dans une main, comme prête à chasser, et dans l’autre main un récipient pour recueillir le sang des animaux tués. Et en même temps, sa tête est couverte d’une peau de renard similaire à celle observée par Xénophon et ses Dix Mille sur les têtes des Thraces au tout début du IVème siècle av. J.-C. ("Beaucoup de Grecs [vétérans de l’expédition des Dix Mille en Perse, qui s’aventurent imprudemment vers les hauteurs enneigées des montagnes thraces] eurent le nez et les oreilles brûlés par l’excès du froid. Nous comprîmes ainsi pourquoi les Thraces mettent sur leurs têtes une fourrure de renard qui couvre leurs oreilles", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 4.3-4). Au milieu du Vème siècle av. J.-C., l’historien Hérodote dit que "les seules divinités que [les Thraces] adorent sont Arès, Dionysos et Artémis" (Hérodote, Histoire V.7). On suppose qu’Hérodote, derrière le nom "Artémis", désigne en fait Bendis. Cela semble confirmé par une incidence du même auteur révélant que les femmes thraces envoient des offrandes à "Artémis Reine/Basile…a", juste après un passage racontant comment certains tribus d’Europe du nord ou "Hyperboréens" expédient leurs offrandes à Apollon à Délos non pas directement par des délégués mais indirectement par un système postal passant de frontière en frontière jusqu’à Délos ("Inquiets de perdre successivement tous leurs envoyés, les Hyperboréens se contentent de porter leurs offrandes enveloppées de paille à leur frontière, en chargeant leurs voisins de les acheminer jusqu’à la prochaine frontière, et ainsi, de port en port, elles arrivent à Délos. Cet usage [d’emballer avec de la paille de blé les offrandes destinées à Apollon à Délos] me rappelle celui des femmes de Thrace et de Péonie, qui utilisent de la paille de froment pour leurs sacrifices à Artémis Reine ["Basile…a"]", Hérodote, Histoire IV.33) : cette appellation "Artémis Reine" semble renvoyer à Artémis d’Ephèse, et le parallèle avec le système de relais des Hyperboréens suggère que les Thraces expédient pareillement leurs offrandes à Artémis/Bendis non pas directement par des délégués mais par un système postal passant de frontière en frontière jusqu’à Ephèse. L’absence du nom "Bendis" dans ces deux passages sous-entend qu’à l’époque d’Hérodote, qui meurt pendant la deuxième guerre du Péloponnèse, la religion des Thraces est encore mal connue par les Athéniens, et que le culte à la déesse Bendis n’est pas encore pratiqué dans Athènes (peut-on aller plus en supposant que "Bendis/Bend‹j" n’est qu’une corruption apocopée de "Basileia/Basile…a", "Reine" en grec, c’est-à-dire Artémis ?). Sur la stèle conservée à la glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague au Danemark sous la référence IN 462, on la voit devant deux serviteurs, une inscription sous ce bas-relief nous apprend que ces deux personnages se nomment "Euphyès" et "Dexios", qu’ils sont les épimélètes ("™pimelht»j/protecteur", dérivé de "melet£w/prendre soin de, s’occuper de" précédé du préfixe "™p…/dessus, sur") du sanctuaire de Bendis, et qu’un décret leur a rendu hommage ainsi qu’aux orgeones ("Ñrgeèn", dérivé d’"orgè/Ñrg»" désignant toute agitation intérieure qui anime les êtres et les choses, comme la sève chez les plantes, ou les désirs ou les raisonnements intellectuels chez les hommes ; "orgeon" désigne ici les auxiliaires des deux épimélètes, dévoués corps et âme à Bendis) sous l’archontat de Kephisophon en -329/-328 (cette inscription est consignée sous la référence 1256 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques). On retrouve la même disposition dans le bas-relief conservé au British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM 2155 : on voit Bendis devant deux serviteurs, suivis d’une ribambelle d’hommes nus prêts à participer à une procession ou à une course en l’honneur de la déesse. Ce bas relief de Londres est plus ancien que celui de Copenhague, estimé dans le premier quart du IVème siècle av. J.-C., on soupçonne fortement que les deux artefacts proviennent du Bendideion en banlieue est du Pirée sur la route de Munichie, en vis-à-vis du sanctuaire d’Artémis à Munichie, bien attesté à la fin du Vème siècle av. J.-C. puisque c’est là que s’affronteront l’armée des Trente et l’armée de Thrasybule en -403 (selon Xénophon, Helléniques, II, 4.11), comme nous le raconterons dans notre paragraphe conclusif. Le très fragmentaire document 383 du volume I/3 des Inscriptions grecques énumère les dépenses dédiées aux dieux sous l’archontat d’Epameinon en -429/-428 : le nom de Bendis est mentionné à la ligne 143 (juste après le nom d’Adrastée à la ligne 142, jadis chargée par Rhéa de protéger l’enfant Zeus contre son père infanticide Kronos). On doit rapprocher ce document du début de La République de Platon, qui a lieu au tout début de la deuxième guerre du Péloponnèse, vers -430, à l’époque où le vieux marchand d’armes sicilien Képhalos séjourne à Athènes à l’appel de Périclès, et où son fils Lysias est encore un jeune homme plein d’avenir s’apprêtant à parfaire son talent oratoire à Thourioi en Italie. Le philosophe Socrate ouvre le dialogue de La République en disant qu’il revient de la route entre Le Pirée et Munichie où les Bendidia ont été célébrées "pour la première fois", sous la forme d’un double défilé de suppliants athéniens et thraces ("Je suis descendu hier au Pirée avec Glaucon fils d’Ariston pour prier la déesse et pour assister à la fête, plein de désir. Comment allait-on la célébrer, puisque c’était pour la première fois ? J’ai trouvé la procession des locaux très belle, autant que le défilé des Thraces. Nos prières terminées, après avoir regardé la fête, nous nous sommes mis en chemin pour retourner vers la ville", Platon, La République 327a-b ; même si ce passage-ci ne nomme pas clairement le nom de la déesse, nous ne pouvons pas douter que cette cérémonie se rapporte bien à la fête des Bendidia puisque dans un autre passage Thrasymaque, après s’être violemment opposé à Socrate, finit par s’apaiser et se ranger à ses arguments en concluant par une boutade : "Que ma reddition soit ton trophée aux Bendidia !" ["Que cela, ô Socrate, te serve de festin aux Bendidia !", Platon, La République 354a]). Cela raccorde avec le décret 1283 du volume II/2 des Inscriptions grecques qui énumère les mesures prises sous l’archontat de Polystratos en -260/-259 en faveur de Bendis, et donne incidemment des détails sur son culte : le texte dit que l’introduction du culte de Bendis à Athènes a répondu à un oracle de Dodone, que les Thraces ont reçu légalement un terrain pour y ériger un sanctuaire à la déesse, et que la cérémonie des Bendidia consiste en une procession de deux groupes d’orgeones (le mot "orgeones/Ñrgeènon" est employé comme sur le bas-relief de Copenhague), l’un athénien, l’autre thrace, au départ du Bendideion du Pirée, comme le décrit Socrate au début de La République. Il semble donc que l’introduction du culte de Bendis à Athènes se situe vers -430. Et cela peut s’expliquer facilement. Au paragraphe 28 livre II de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide évoque une éclipse de soleil, que les astronomes modernes ont pu dater précisément le 3 août -431. Juste après, au paragraphe 29, en indiquant bien que cela a lieu "le même été" -431, Thucydide raconte longuement comment les Athéniens, désireux à la fois de dissuader le roi macédonien Perdiccas II d’envahir la Chalcidique, de sécuriser leurs approvisionnements en bois des Balkans vitaux pour l’entretien de leur flotte militaire, et de maintenir leur hégémonie sur la région stratégique d’Abdère et de Thassos contrôlant les mines aurifères de Skapté-Hylé et la circulation maritime dans le nord de la mer Egée, ont magouillé pour obtenir l’alliance de Sitalcès, le puissant roi de la tribu thrace des Odryses. On subodore que cette alliance s’est traduite par un donnant-donnant : Sitalcès a consenti a devenir un simple vassal des Athéniens (via des représentants athéniens grassement nourris et logés, qu’Aristophane dénonce comme fossoyeurs de la démocratie athénienne aux vers 134-141 précités de sa comédie Les Acharniens, puisqu’ils profitent de la guerre pendant que leurs compatriotes souffrent des privations dans Athènes assiégée ou meurent au combat), en échange les Athéniens ont consenti à accueillir des Thraces en Attique, et à accepter leurs mœurs barbares, et leurs cultes, dont celui de Bendis. Par ailleurs, la guerre provoque une chute démographique. Certains Athéniens trouvent la mort lors des batailles, d’autres décèdent dans Athènes à cause de l’épidémie de typhoïde entre -430 et -426. Nous avons dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse que la pénurie d’hommes est telle que l’Etat athénien est réduit à favoriser la polygamie, dont, pour l’anecdote, Socrate profite. Athènes a besoin de bras pour gérer les champs, pour fabriquer les armes, pour extraire l’argent des mines du Laurion, dont celles de Nicias qui emploie précisément des esclaves thraces ("Nicias fils de Nicératos loua un millier d’hommes au Thrace Sosias dans ses mines, qui lui rapportèrent une obole par jour tous frais payés, et de façon pérenne", Xénophon, Sur les revenus IV.14). Autrement dit, l’introduction de la déesse thrace Bendis à Athènes relève moins d’une motivation religieuse que d’un calcul politique : il sert à accélérer l’immigration des Thraces voués aux affaires courantes athéniennes pendant que les Athéniens autochtones sont occupés à la guerre, à y mourir ou à s’y enrichir (Strabon se moque de l’opportunisme des Athéniens, qui finira par se retourner contre les intérêts, contre leurs valeurs ancestrales, contre leur démocratie : "On sait que les Athéniens, toujours ouverts aux étrangers, l’ont été aussi à leurs religions, avec un empressement que les comiques ont bien raillé. Ils ont adopté beaucoup de cultes barbares, notamment thraces et phrygiens. Ainsi Platon [dans les passages précités de La République] mentionne les Bendidia", Strabon, Géographie, X, 3.18).


Le dieu Sabazios quant à lui génère de multiples fantasmes, en raison de son développement à la fin de l’ère hellénistique et au début de l’ère impériale romaine : dès le IIème siècle av. J.-C., le nom "Sabazios" sera utilisé pour désigner Yahvé par calembour (en langue grecque "Sabazios/Sab£zioj" sonne comme "le Dieu du sabbat" via le suffixe "-zios" homonyme de "qeÒj/dieu", et le radical "Saba" homonyme de "sabbat" ; sous le consulat de Marcus Popilius Laenas et de Lucius Calpurnius Pison en -139, le préteur Cnaeus Cornélius Hispalus "oblige les juifs, qui corrompaient les mœurs de Rome en y introduisant le culte du dieu Sabazios, à retourner dans leurs foyers", selon Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.1, Exemples étrangers 5), puis pour désigner le Dieu des premiers chrétiens aux Ier et IIème siècles (il est cité par exemple sur la fresque funéraire de Vibia près des catacombes de Calixte à Rome en Italie). Par ailleurs, les sculpteurs antiques représentent souvent Sabazios par une main dressée, qui rappelle la main de Yahvé vue par Moïse en Exode 33.22-23. Les artefacts et les hypothèses sur ce dieu sont si nombreux, qu’ils sont collectés dans un répertoire particulier intitulé "Corpus Cultus Iovis Sabazii", ou "CCIS" dans le petit monde des hellénistes et des latinistes, en trois volumes (le volume I répertorie les sculptures en forme de main dressée, le volume II répertorie les autres artefacts [statuettes diverses, vases, inscriptions…], le volume III répertorie les articles d’érudits sur le sujet). Dans son discours Sur la couronne en -330, Démosthène fustige son adversaire politique Eschine en l’accusant de seconder sa mère lors d’un culte à mystères très codifié, articulé autour de la lecture d’un livre, maudissant des serpents, dont il ne donne pas la nature ("Jeune homme, tu aidais ta mère dans les mystères, tu lisais le livre pendant qu’elle officiait. La nuit tu affublais les initiés d’une peau de faon, tu leur versais du vin, tu les purifiais, tu les frottais de son et d’argile, et après la cérémonie tu les poussais à dire : “J’ai fui le Mal, j’ai trouvé le Bien” […]. Le jour tu conduisais dans les rues cette brillante troupe de fanatiques couronnés de fenouil et de peuplier, pressant des serpents que tu élevais au-dessus de ta tête en dansant, en criant : “Evoé Saboi !” ["EÙo‹ Sabo‹", cri traditionnel des adorateurs de Dionysos, le terme "Saboi/Sabo‹" semble désigner simplement les servants de Sabazios] et en chantant : “Yès attès, attès yès” ["UÁj ¥tthj, ¥tthj ØÁj", formule à la signification inconnue]", Démosthène, Sur la couronne 259-260). Strabon affirme que ce culte à mystères pratiqué par Eschine et sa mère vers -330 est le culte de Sabazios ("Et Démosthène fait allusion aux rites phrygiens quand il accuse Eschine d’avoir assisté sa mère dans des cérémonies à mystères, d’avoir porté le thiase avec elle et chanté le double refrain : “Evoé Saboi !” et en chantant : “Yès attès, attès yès”, qui renvoient aux cultes de Sabazios et de la grande Mère [Kubaba/Cybèle]", Strabon, Géographie, X, 3.18). Le même Strabon confirme que ce culte s’appuie sur des écrits d’origine phrygienne, et il assimile Sabazios à Dionysos fils de Sémélé, fils adoptif ou spirituel de la déesse-Mère Kubaba/Cybèle ("“Sabazios”, dans les textes phrygiens ["Frugiakîn", on ignore si ce terme renvoie à un livre particulier ou à une compilation d’œuvres d’origine phrygienne], désigne le fils héritier de la Mère [Kubaba/Cybèle] et renvoie aussi à Dionysos", Strabon, Géographie, X, 3.15). Dans sa comédie Les guêpes en -422, Aristophane semble associer aussi le dieu Sabazios et Dionysos exilé à Nysa/Nevşehir en Haute-Phrygie en montrant deux personnages enivrés qui sombrent dans "le sommeil de Sabazios", comme après une beuverie dionysiaque ("“Je suis pris par le sommeil de Sabazios.” “Je sers le même Sabazios : tout à l’heure, moi aussi j’ai senti mes paupières sombrer comme un Mède”", Aristophane, Les guêpes 9-12). Au vers 876 de sa comédie Les oiseaux en -414, il évoque incidemment le "phrygile Sabazios" en créant un calembour entre deux termes homophoniques en grec, "Phrygien/FrÚgioj" et "phrygile/frug…loj", qui deviendra ""fringillus" en latin et désigne le pinson. Et dans sa comédie Lysistrata en -411, il mentionne encore Sabazios comme destinataire de cérémonies féminines ardentes similaires à celles dédiées à Dionysos ("Les éclats des femmes se sont encore répandus, avec leurs tambours et leurs cris à Sabazios", Aristophane, Lysistrata 387-388). Mais Cicéron et Diodore de Sicile, qui vivent au Ier siècle av. J.-C., après Aristophane et avant Strabon, ont une autre lecture : selon eux, Sabazios est bien originaire d’Anatolie, mais il n’est pas assimilable à Dionysos fils de Sémélé, il se rattache à un autre Dionysos bien antérieur. Diodore de Sicile précise qu’avant d’être symbolisé par une main dressée cet ancien Dionysos/Sabazios était représenté par un bucrane ("Le troisième [Dionysos] eut Cabirus pour père, on dit qu’il fut roi d’Asie et qu’en son honneur furent institués les mystères de Sabazios. Le quatrième est le fils de Zeus et de Sémélé", Cicéron, De la nature des dieux, III, 23.58 ; "Des mythologues disent qu’un autre Dionysos a existé longtemps avant celui-ci [le fils bâtard de la Thébaine Sémélé], qui était fils de Zeus et de Perséphone, que certains surnomment “Sabazios”, On célèbre sa naissance par des sacrifices, et on lui rend des honneurs divins la nuit et clandestinement en raison de la honte qui s’y rattache. On raconte qu’il était très inventif, et qu’il fut le premier à atteler des bœufs à la charrue pour ensemencer le sol, pour cette raison on le représente cornu. Le fils de Sémélé naquit longtemps après celui-là", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique IV.4), or on se souvient que le bucrane était l’emblême omniprésent dans l’aire sémitique méditerranéenne à l’ère minoenne, incarnant très probablement Addu le dieu de l’Orage, alias "Shadday" chez les hébreux au sud Levant, alias "Seth" chez les hyksos en Egypte, repris par les Hittites sous le nom de "Tarhu" (ce mot est un qualificatif dont on ignore la signification) et par les Grecs sous le nom de "Poséidon" (ou étymologiquement "seigneur, maître/pÒsij Addu"). La clé de déchiffrement sur le mystérieux Sabazios se trouve peut-être dans l’image du serpent très souvent enroulé autour des doigts de la main dressée qui le symbolise, et qu’Eschine brandit lors des cérémonies à Sabazios vers -330. Des exégètes croient voir dans ce serpent une évocation d’Asclépios, sur lequel nous reviendrons bientôt, parce qu’une des mains dressées de Sabazios a été retrouvée dans l’Asclepeion d’Athènes (consignée sous la référence 5 dans le volume I du Corpus Cultus Iovis Sabazii), mais cette collusion unique entre le serpent de Sabazios et le serpent d’Asclépios est certainement fortuite, ou due à un rapprochement tardif. Bien plus intéressant est le rapprochement avec le dieu-serpent Illuyanda de la mythologie hittite, fêté au printemps lors de la fête de Purulli, dont nous connaissons bien la légende grâce à plusieurs fragments de tablettes qui ont été rassemblées pour former le document 321 du Catalogue des Textes Hittites initié par le hittitologue Emmanuel Laroche (ou "CTH" dans le petit monde des hittitologues). Selon cette légende, Illuyanda a vaincu en bataille Tarhu le dieu de l’Orage, mais, au terme de péripéties qui varient selon les versions, ce dernier s’est vengé en repoussant et en tuant Illuyanda. L’implication de Tarhu dans cette légende, dont nous venons de rappeler qu’il est un avatar du sémitique Addu, implique que l’histoire d’Illuyanda n’est pas spécifiquement hittite, elle n’est qu’une appropriation et une adaptation par les Hittites d’une histoire antérieure (que les Hittites ont sans doute apprise dans les karums/comptoirs sémitiques assyriens présents un peu partout en Anatolie avant leur arrivée, dont Kanesh est le plus connu et le plus important), qu’on doit mettre en parallèle avec l’histoire de Seth en Egypte combattant le serpent Apophis, ou de Poséidon (remplacé ultérieurement par Zeus) combattant le serpent Typhon, ou de Yahvé dans divers passages du Tanakh combattant le serpent Léviathan : le serpent est vu comme l’image de l’hiver nuisible, de la mort, de la stérilité, de la pauvreté, de la disette, alors que le dieu de l’Orage est vu comme l’image de l’été bienfaisant, de la vie, de la fécondité, de la prospérité, de l’abondance, le dieu de l’Orage est le fournisseur des eaux célestes ou maritimes alors que le serpent retient ou utilise mal ces eaux vitales, le dieu de l’Orage est un dieu positif maître du ciel et de la terre alors que le serpent est un dieu négatif maître des ténèbres sous la terre ou des abysses sous la mer. En conclusion, le rapprochement entre Sabazios et Yahvé, entre Sabazios et le Dieu des juifs, n’est peut-être pas si saugrenu qu’il paraît, car Sabazios est un avatar anatolien tardif du dieu sémitique de l’Orage des ères minoenne et mycénienne, or les connaissances archéologiques actuelles laissent penser que le Dieu "Yahvé" des juifs trouve sa source dans le tétragramme "YHWH" utilisé pour désigner le dieu de l’Orage par la tribu sémitique des Shasus nomadisant entre le sud-Levant et les premiers monts du Hedjaz à la fin de l’ère mycénienne. L’apparition de ce dieu Sabazios à Athènes à la fin du Vème siècle av. J.-C. sous-entend que des juifs s’installent à Athènes à cette époque, en nombre suffisamment important pour questionner les autochtones athéniens non-progressistes.


Les sophistes démagogues déclarent protéger la "Vertu" avec un "V" majuscule, la Vertu universelle, la Vertu qui s’applique à tous les peuples du monde, la Vertu sans frontières. Ils poussent à l’intervention militaire en Sicile, en Italie, à Carthage, pour "libérer" les populations des gouvernements tyranniques qui les oppressent, mais au fond ils considèrent ces populations comme une future main d’œuvre bon marché qui s’ajoutera aux cités dominées de l’empire et sera assujettie au phoros, servant les intérêts d’Athènes au mieux, ou leurs intérêts personnels au pire. Richissimes grâce aux bénéfices qu’ils tirent de leurs cours de rhétorique, et intouchables grâce aux liens qu’ils entretiennent avec l’organe judiciaire dominé par les avocats formés dans leurs cours de rhétorique, ils sont les hérauts des étrangers en même temps que les inquisiteurs de leurs propres compatriotes athéniens qui ne partagent pas leur idéal communautaire, et pourtant ils vivent entre eux, dans des quartiers à l’écart bien sécurisés et confortables, en refusant tout contact direct avec ces populations étrangères qu’ils affirment défendre : "J’ai ma résidence principale de cinq cents mètres carrés au sud du Prytanée, j’ai une résidence secondaire à Chypre de trois cents mètres carrés, et une autre à Byzance de deux cents mètres carrés, que je n’habite pas simultanément parce que je n’ai pas le don d’ubiquité, je suis si riche en profitant du travail d’autrui que même si je dépensais un million de drachmes pendant cent cinquante ans ma fortume me permettrait encore d’entretenir mes trois résidences après ces cent cinquante ans, mais pas question d’accueillir une famille de métèques dans une de mes maisons, je préfère accuser mon adversaire de salaud, d’égoïste à l’esprit étroit, de complotiste antidémocratique, parce qu’il ne veut pas accueillir un immigré dans son studio de vingt mètres carrés au Céramique, et parce qu’il reste fidèle aux dieux et aux héros athéniens traditionnels plutôt que s’ouvrir aux dieux et héros étrangers alors que la tragédie depuis Clisthène de Sicyone montre bien que ceux-ci valent bien ceux-là. La civilisation grecque n’existe pas, ou plus exactement c’est une non-civilisation, c’est une mosaïque de toutes les civilisations du monde. Aucune “Histoire d’Athènes” n’existe, seule existe l’“Histoire mondiale d’Athènes”, qui est l’Histoire de la Vertu, que j’incarne, et que j’imposerai si besoin par des condamnations au tribunal ou par la force à mes compatriotes cécropides qui doutent encore de son bon fondement" (dans la comédie Les guêpes d’Aristophane en -422, Bdélycléon dit que les multimilliardaires de son temps sont si fortunés que, tels Bill Gates ou Bernard Arnaud en l’an 2000, ils pourraient vivre mollement pendant des décennies dans leurs multiples propriétés depuis la mer Noire jusqu’à la Sardaigne sans entamer réellement leurs comptes bancaires, et ils sont si malins qu’ils réussissent à convaincre la masse que leur richesse personnelle contribue au bien-être de leurs concitoyens et au bien-être des peuples de l’empire qu’ils prétendent avoir libérés : "Considère à quel point tu pourrais être riche, toi et les autres [c’est Bdélycléon qui parle à son père Philocléon et à ses amis manipulés par les démagogues fortunés] : les éternels partisans du peuple que tu laisses t’embobiner règnent sur quantité de cités depuis le Pont [la mer Noire] jusqu’à la Sardaigne, et tu n’en tires que ce misérable salaire, un flocon de laine concédé fil à fil, juste assez pour vivre, comme de l’huile. Ils veulent que tu restes pauvre, pour la raison que je te livre : pour que tu saches à quel point ils t’ont apprivoisé, et pour que tu sautes avec fureur sur chacun de leurs ennemis chaque fois qu’ils te sifflent. Car s’ils voulaient réellement le bien du peuple, cela leur serait facile. Mille cités nous paient le phoros aujourd’hui : s’ils imposaient à chacune d’entretenir vingt individus, vingt mille citoyens vivraient en pleine abondance de civets, de couronnes de toutes sortes et de crème cuite, de goûter des délices dignes de ce pays et du trophée de Marathon", Aristophane, Les guêpes 698-711). Cet athéisme total, forcené, systémique, brouille tous les repères, il égare les esprits les plus brillants (comme Socrate ou Euripide) vers une masturbation spirituelle déconnectée des réalités du quotidien et des nécessités du moment, et il se traduit dans le quotidien de la cité par un retour à la débrouillardise bassement organique antérieure à l’avènement du régime démocratique, antérieure à l’ère des tyrans, antérieure à l’ère des basileus, équivalant à la loi de la jungle : manger ou être mangé. Seul compte le résultat, sans souci des arguments et des méthodes employées, la rhétorique n’est plus conçue comme un outil transcendant permettant de penser et d’organiser le cosmos, mais comme un instrument servant les ambitions politiciennes ou financières, assurant l’impunité et la sécurité tout en garantissant la victoire de n’importe quelle cause. Dès -432, les Athéniens en délégation devant les Spartiates tentent de justifier leur intervention militaire contre Potidée et contre les Corinthiens à Corcyre par la loi du plus fort, en expliquant agir ainsi pour inspirer la crainte aux minorités égoïstes et pour satisfaire l’intérêt de la majorité généreuse, et en rappelant à leurs interlocuteurs que si Sparte avait accepté l’hégémonie en -478 (au lieu de la confier à Athènes, suite aux comportements déviants du régent spartiate Pausanias : nous renvoyons ici à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse) elle aurait dû réprimer pareillement tout mouvement de rébellion de telle ou telle cité pour préserver la paix sur l’ensemble des cités ("Vous-même, Spartiates, avez instauré des régimes à votre convenance dans les cités du Péloponnèse sur lesquelles s’exerce votre hégémonie. Et si vous aviez jadis gardé le commandement [en -478, après avoir repoussé les envahisseurs perses], vous vous seriez finalement retrouvés comme nous en butte à la haine, obligés de peser aussi lourdement sur vos alliés de tout le poids de votre autorité, inévitablement vous auriez dû leur imposer brutalement votre loi sous peine de vous exposer au péril. Notre conduite [à l’encontre des cités rebelles à l’autorité athénienne] n’a donc rien de surprenant, elle reste dans l’ordre des choses humaines. Nous avons accepté un empire qu’on nous offrait, et nous n’avons pas permis qu’il se défît, car les motifs les plus impérieux que sont l’honneur, la crainte et l’intérêt, nous en ont toujours ôté la possibilité. Nous ne sommes pas les premiers à nous comporter de la sorte : dans tous les temps le plus fort a toujours placé le plus faible sous sa coupe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.76). Dans son célèbre discours de -430, Périclès plein d’amertume va dans le même sens : les Athéniens ne doivent compter que sur eux-mêmes pour sauver Athènes, les dieux et les héros traditionnels n’existent pas et ne les aideront pas, les cités dominées se soulèveront si elles sentent qu’Athènes relâche sa pression, et les ronchons qui passent trop de temps à réfléchir au sens de la vie et à penser à l’Homme avec un "H" majuscule plutôt qu’aux hommes avec toutes leurs contingences sont les idiots utiles des cités dominées ("Vous régnez désormais à la façon des tyrans qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, et qui ne peuvent plus abdiquer sans danger. Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, ruineraient vite l’Etat, même s’ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l’isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.63). A la même époque, vers -430, dans La République, nous l’avons dit dans notre paragraphe introductif, le sophiste Thrasymaque formalise cette tendance en soutenant froidement que le droit se confond avec la force, et que les forts ne doivent pas avoir de scrupules à écraser les faibles puisque dieux et héros ne seront d’aucun secours pour protéger ces derniers ("Je soutiens que le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort", Platon, La République 338c, "Tout gouvernement institue les lois selon son intérêt propre : la démocratie institue des lois démocratiques, la tyrannie, des lois tyranniques, et de même pour les autres régimes. Une fois les lois instituées, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui de fait correspond à leur propre intérêt, et si quelqu’un les transgresse ils le punissent comme violateur de la loi et auteur d’une injustice. Voila donc, excellent homme [Thrasymaque s’adresse à Socrate], ce que je soutiens : dans toutes les cités, le juste est la même chose, c’est l’intérêt du gouvernement en place. Or, c’est ce gouvernement qui exerce le pouvoir, de sorte qu’à quiconque raisonne avec bon sens s’impose la conclusion suivante : partout, c’est la même chose qui est juste, c’est-à-dire l’intérêt du plus fort", Platon, La République 338d-339a). Glaucon, frère aîné de Platon, file Thrasymaque en concluant que la justice ordinaire est injuste, et que l’injustice ordinaire est juste, puisque ceux qui crient à l’injustice ne sont pas assez forts pour se défendre par eux-mêmes, sans l’appareil judiciaire, sans procès, autrement dit ils prônent l’émergence des faibles au détriment des forts ("Je présenterai d’abord ce qu’est la justice telle qu’on en parle ordinairement, et d’où elle émane. Ensuite je montrerai que ceux qui y recourent le font contre leur gré, parce qu’ils y sont contraints, et non pas parce qu’elle est un bien. Enfin je montrerai que leur démarche est au fond raisonnable pacre que, comme ils le disent eux-mêmes, l’existence de l’homme injuste est bien meilleure que celle du juste", Platon, La République 358b-c ; "D’abord, l’homme injuste commande dans sa cité parce qu’il sait paraître juste. Ensuite il prend toute femme qu’il veut, il donne ses enfants en mariage à qui il veut, il s’engage dans des liaisons et des associations selon son plaisir, et il tire avantage de l’ensemble de ses activités en exploitant son manque de scrupule à être injuste. Dans les conflits où il intervient, publics ou privés, il prend le dessus et en retire plus que ses adversaires. Avantagé par rapport à eux, il s’enrichit, il favorise ses amis, il nuit à ses ennemis. Il pratique les sacrifices aux dieux et participe aux rituels non pas seulement selon les règles mais avec magnificence, autrement dit il rend aux dieux un culte supérieur à celui du juste et des hommes qu’il souhaite dominer, en conséquence il paraîtra toujours aimé des dieux davantage que le juste. Voilà, ô Socrate, comme les dieux et les hommes offrent à l’homme injuste une existence meilleure qu’au juste", Platon, La République 361b-c). En -427, après la propagation de la fièvre typhoïde que les dieux et les héros n’ont pas arrêtée, et alors que les Athéniens s’interrogent sur l’issue de la guerre contre les Spartiates, Cléon répète le discours de Périclès : "Nous devons écraser les Spartiates et les cités de notre empire tentées de les rejoindre, sinon nous serons écrasés par eux, l’important n’est pas le nombre de familles que nous tuons mais la victoire finale car, quand nous aurons vaincu, les peuples ne nous reprocheront plus les familles que nous leur aurons tuées" ("Vous ne comprenez pas que la domination que vous exercez n’est rien d’autre qu’une tyrannie, que ceux qui y sont soumis conspirent contre vous et subissent impatiemment votre loi, que s’ils vous obéissent ce n’est pas à cause des complaisances qu’à votre détriment vous pouvez avoir pour eux, mais de l’autorité que vous tirez de votre force davantage que de leur loyauté", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.37). Pour les sophistes, les lois civiles finissent par devenir absconses. Sophocle, par la voix d’Antigone en -442, dénonçait les lois des hommes et valorisait les lois non écrites, les sophistes du temps de la deuxième guerre du Péloponnèse et de la paix de Nicias surenchérissent en estimant que les lois des hommes ne servent à rien, puisque si elles défendent les hommes forts elles paraphrasent la loi naturelle non écrite, et si elles défendent les hommes faibles elles condamnent à mort ces hommes faibles qui tôt ou tard seront écrasés par des hommes forts étrangers venus remplacer les hommes forts autochtones qu’elles auront affaiblis. Le rhéteur Antiphon, qui se laissera entraîner dans la dictature des Quatre Cents en -411, résume cela dans son discours Sur la vérité, conservé à l’état fragmentaire sur le papyrus 1364 d’Oxyrhynchos, en déclarant que les lois des hommes sont fluctuantes contrairement à la loi naturelle non écrite du manger-ou-être-mangé ("La justice consiste à ne pas transgresser les lois de la cité où on vit. Un homme pratique la plus haute justice individuelle quand il respecte les lois en public et les règles de la nature en privé. Car ce qui relève des lois est contingent tandis que ce qui relève des règles de la nature est nécessaire, les lois sont l’objet de conventions et ne sont pas le fruit de la croissance vitale tandis que les règles de la nature portent la croissance vitale et méprisent les conventions"). Au printemps -416, comme nous le verrons dans notre prochain alinéa, les Athéniens ne s’embarrassent plus de considérations philosophiques, ils se présentent aux gens de Milo avec une forte escadre et leur disent : "Le seul dieu qui existe, la seule justice qui existe, la seule vertu qui existe, c’est l’épée, or actuellement nous portons cette épée, donc au nom de la vertueuse justice divine régissant l’ordre universel, au nom de la loi naturelle non écrite qui domine toutes les lois humaines, au nom de la loi commune démocratique généreuse que nous défendons contre les multiples lois tyranniques égoïstes existant encore ici et là en Méditerrannée - dont les vôtres ! -, soumettez-vous à nous sans discuter" ("Vous savez aussi bien que nous que, dans le monde des hommes, les arguments de droit n’ont de poids que dans la mesure où les adversaires en présence disposent de moyens de contrainte équivalents, et que si tel n’est pas le cas les plus forts tirent tout le parti possible de leur puissance, tandis que les plus faibles doivent s’incliner", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.89). Nous verrons dans un alinéa ultérieur qu’en -415 Alcibiade face à Nicias recourra au même argumentaire du manger-ou-être-mangé (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.18) pour justifier l’agression de la Sicile. Dans le dialogue rapporté par Platon dans Gorgias, à une date incertaine après -413 (dans ce dialogue une incidence renvoie à Archélaos qui commence à régner en Macédoine à partir de cette date), le sophiste Calliclès répète le discours de Thrasymaque et de Glaucon sur la loi de la jungle : le fort incarne la Vertu, il a forcément raison parce qu’il s’est hissé en haut de la chaîne alimentaire, la masse doit lui obéir justement parce qu’elle est une masse inférieure et parce qu’il est un solitaire supérieur, tous les dieux et héros invoqués par la masse sont des escroqueries abstraites alors que le fort est le seul dieu et le seul héros concret légitimé par la loi naturelle non écrite du manger-ou-être-mangé ("La nature elle-même nous prouve qu’en bonne justice celui qui vaut plus doit l’emporter sur celui qui vaut moins, le capable sur l’incapable. Elle nous montre partout, chez les animaux et chez l’homme, dans les cités et les familles, qu’il en est bien ainsi, que la marque du juste est la domination du puissant sur le faible et sa supériorité admise […] Qu’il se rencontre un homme assez heureusement doué pour secouer, briser, rejeter toutes ces chaînes, je suis sûr que, foulant aux pieds nos écrits, nos sortilèges, nos incantations, nos lois qui sont toutes contraires à la nature, il se révolterait, se dresserait en maître devant nous, lui qui était notre esclave, et qu’alors brillerait de tout son éclat le droit de nature", Platon, Gorgias 483c-484a ; "Crois-tu qu’à mes yeux, parce qu’un ramassis d’esclaves et de gens de toute provenance, des hommes sans valeur sinon peut-être par la vigueur de leur muscles, se seront réunis et auront prononcé certaines paroles, ces paroles seront des lois ?", Platon, Gorgias 489b ; "Je vais te dire avec toute liberté ce que sont le beau et le juste dans l’ordre de la nature. Pour mener une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, et ne pas les réprimer, et lorsqu’elles sont parvenues à leur comble il faut être en état de les satisfaire par son courage et son habileté, et de remplir chaque désir à mesure qu’il naît. C’est ce que la plupart des hommes ne savent pas faire, à mon avis, et de là vient qu’ils condamnent ceux qui en viennent à bout, cachant par honte leur propre impuissance : ils disent que l’intempérance est une chose laide, comme je l’ai remarqué précédemment, ils enchaînent ceux qui ont une meilleure nature, et ne pouvant fournir à leurs passions de quoi les contenter ils font par pure lâcheté l’éloge de la tempérance et de la justice. Mais concrètement, pour ceux qui ont eu le bonheur de naître d’une famille de chefs, ou que la nature a faits capables de devenir chefs, tyrans ou basileus, y aurait-il rien de plus honteux et de plus dommageable que la tempérance ? Alors qu’ils pourraient jouir de tous les biens de la vie sans que personne les en empêche, ils se donneraient eux-mêmes pour maîtres les lois, les discours et la censure du vulgaire ? Comment cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance ne les rendrait-elle pas malheureux, puisqu’elle leur ôterait la liberté de donner davantage à leurs amis qu’à leurs ennemis dans le même temps qu’ils se prétendraient souverains de la cité ?", Platon, Gorgias 491e-492c).


Dès -425 dans Les Acharniens, Aristophane a bien désigné les responsables du délabrement de la démocratie athénienne. Les premiers responsables sont les gradés militaires, qui préfèrent jouer à la guerre sur des cartes d’état-major depuis Athènes plutôt que participer physiquement aux combats au loin, parce que cela leur donne un grand pouvoir politique à peu de frais, à l’instar des gradés français de la première Guerre Mondiale qui déplaceront des régiments de bois sur des maquettes à Compiègne et dans les soirées mondaines du palais Bourbon pendant que les poilus mourront dans les tranchées à Verdun et ailleurs : Nicias est le parfait représentant de cette catégorie, qui rechigne à partir pour Pylos en -425 et qui rechignera pareillement à partir pour la Sicile en -415 parce qu’il préfère penser la guerre depuis Athènes plutôt que la faire. Les deuxièmes responsables sont les diplomates, qui sont inutiles en temps de paix puisque les relations entre les hommes, entre les organisations, entre les Etats sont cordiales et ne nécessitent pas leur intermédiaire, et qui ont donc tout intérêt à prolonger et à accroître les temps de guerre pour se donner une raison d’être : nous renvoyons ici à la scène des Acharniens que nous avons commentée dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, où Aristophane met en scène des ambassadeurs grassement nourris et logés par le trésor public pour aller quérir l’alliance du roi thrace Sitalcès pendant que les soldats athéniens meurent sur les champs de batailles. Les troisièmes responsables sont les sycophantes, parasites improductifs qui ne vivent que par et pour les procès qu’ils provoquent. Les quatrièmes responsables sont les sophistes démagogues dont nous venons de parler, précieux auxiliaires des trois précédentes catégories : les sophistes démagogues sont les valets des gradés militaires, les complices des diplomates, les précepteurs des sycophantes, ils prospèrent grâce au Big Brother politiquement correct qu’ils ont créé, qu’ils alimentent, qu’ils généralisent à tous les cercles de la vie publique et privée. Les sophistes démagogues sont, selon Aristophane, les principaux fossoyeurs de la démocratie athénienne, ce sont eux qui doivent être réduits au silence en préalable à tout débat sur les modalités de la paix, car ils sont la gangrène qui mine Athènes de l’intérieur, ils sont le problème et non pas la solution, ils sont le concentré de vices derrière leur apparence de Vertu, l’égoïsme derrière leur apparence de générosité, l’étroitesse d’esprit derrière leur apparence de tolérance, la platitude et la convoitise derrière leur apparence de hauteur et de détachement, la vraie tyrannie derrière leur apparence de justice. Aristophane file son exposé dans ses pièces suivantes : dans Les Nuées en -423 il accuse la dérive des sophistes, dans Les guêpes en -422 il accuse la dérive des tribunaux. Ceux-ci et ceux-là sont les deux faces d’une même entité : les sophistes forment les avocats et se réjouissent de la multiplication des procès, les avocats tirent gloire des procès et s’y enrichissent et ont besoin des enseignements des sophistes, les uns et les autres nivellent tout vers le bas en dénonçant systématiquement comme injuste quiconque émet des doutes sur la finalité de ce Big Brother auto justifié.


Les Nuées, d’abord. Selon sa sixième notice probablement rédigée à l’ère hellénistique à Alexandrie par Aristophane de Byzance ou l’un de ses pairs, qui a été conservée, cette pièce est présentée au printemps -423 sous l’archontat d’Isarchos. Le contexte est ambigu. La deuxième guerre du Péloponnèse n’est toujours pas terminée, mais les deux belligérants ont accepté de signer une trêve d’un an car ils redoutent un effondrement mutuel (les Athéniens sont à Pylos, les Spartiates sont en Chalcidique). Les débats dans Athènes ne portent plus sur la continuation de la guerre, mais sur l’organisation de la paix. Aristophane contribue au débat. Il montre que la paix sera impossible tant qu’on n’aura pas réduit les sophistes à l’impuissance et au silence, car ces derniers sapent les valeurs de la famille et de la patrie sur lesquelles Athènes s’est bâtie au cours des siècles. Le sujet est le suivant. Strepsiade, un paysan athénien, a pour épouse une bourgeoise (aux vers 47-48, elle est qualifiée de "citadine, originaire de l’astu/¥steuj", "hautaine, prétentieuse, orgueilleuse/semn»", "maniérée, mijaurée/trufîsa", "dans le genre de Koisyra/™gkekoisurwmšnh", par allusion à Koisyra la belle-fille de Mégaclès Ier, épouse d’Alcméon et mère de Mégaclès II, restée dans la mémoire collective comme le parangon de la pétasse de milieu privilégié, aux goûts de luxe et sans cervelle) qui lui a donné un fils, Phidippide, qui a hérité de la vanité bourgeoise de sa mère. Phidippide dépense sans compter pour satisfaire son goût pour les chevaux, et endette son père Strepsiade. Or le voisin de Strepsiade n’est autre que le philosophe Socrate, qui sait comment retourner n’importe quel discours en manipulant les arguments forts et les arguments faibles ("[Les sophistes] contre rémunération enseignent l’art de faire triompher par le Logos toutes les causes, justes et injustes", Aristophane, Les Nuées 98-99). Strepsiade se dit qu’en apprenant les techniques sophistiques de Socrate, il pourrait duper tous ses créanciers et se dispenser de les rembourser ("On dit que chez [les sophistes] coexistent deux Logos, le fort et le faible, et que l’un des deux, le faible, l’emporte pour plaider les causes injustes. Si tu apprends ce Logos injuste, je pourrai me dispenser de rembourser la moindre obole parmi toutes les dettes que je dois par ta faute", Aristophane, Les Nuées 112-118). S’estimant trop vieux pour retourner à l’école et apprendre ("Comment moi, vieillard sans mémoire, à l’esprit lent, pourrais-je apprendre les subtilités de ces Logos ?", Aristophane, Les nuées 129-130 ; "Dès que j’apprends une chose, je l’oublie aussitôt, à cause de mon grand âge", Aristophane, Les nuées 854-855), il envoie son fils Phidippide suivre les cours de Socrate. Phidippide apprend vite, il devient un parfait sophiste, qui dépasse largement les attentes de son père : il se révèle capable non seulement d’embrouiller les créanciers comme le voulait son père, mais encore d’embrouiller ce dernier en lui expliquant via des raisonnements biaisés pourquoi un fils a toujours le droit de battre son père à coups de bâton, il va même jusqu’à disserter sur la légitimité de battre aussi sa mère si besoin. Alors Strepsiade furieux incendie la maison de Socrate, pour se venger de l’enseignement pervers que celui-ci a inculqué à Phidippide. La pièce tire son titre des "Nuées" constituant le chœur, images des concepts fumeux que Socrate croit voir dans le ciel au-dessus de lui, qu’il considère comme les Vérités (avec "V" majuscule) révélant la nature de chaque individu ("“As-tu déjà vu, quand tu regardes en l’air, une nuée ressemblant à un centaure, une autre à un léopard, une autre à un loup, une autre à un taureau ?” “Oui, par Zeus. Et alors ?” “Elles deviennent tout ce qu’elles veulent. Face à un individu à longs cheveux, une bête velue comme [Hiéronymos] le fils de Xénophantos [poète débauché qu’Aristophane a évoqué dans Les Acharniens 388], elles prennent la forme de centaures pour se moquer de ses folles passions.” “Et face à un voleur du trésor public comme Simon [personnage inconnu], que deviennent-elles ?” “Pour révéler sa nature, elles prennent la forme de loups.” “Ainsi, quand hier le fieffé poltron Kléonymos [personnage tellement poltron que son nom est féminisé en "Kléonymè" au vers 680 des Nuées ; c’est le même Kléonymos qui accusera Alcibiade dans l’affaire des Hermocopides en -415, comme nous le verrons plus loin] a jeté son bouclier, elles ont pris la forme de biches !” “Et face à Clisthène [homosexuel qu’Aristophane a évoqué dans Les Acharniens 118 ; à ne pas confondre avec son homonyme Clisthène d’Athènes, rédacteur de la constitution démocratique athénienne en -508], elles ont pris la forme de femmes”", Aristophane, Les Nuées 346-355), préfigurations des "Idées" sur lesquelles Platon l’élève de Socrate fondera son propre système philosophique, entités immatérielles mais agissantes trônant au-dessus de la caverne dans laquelle sont enfermés les hommes plus ou moins aveugles. Beaucoup d’hellénistes et de philosophes continuent aujourd’hui en l’an 2000 à se demander pourquoi Aristophane a utilisé la figure de Socrate pour dénoncer les sophistes ayant ruiné la démocratie athénienne, puisque l’essence du ministère philosophique de Socrate jusqu’à sa mort est justement la préservation de la démocratie sur le mode : "Une démocratie subsiste tant qu’en son sein n’importe quel individu peut émettre un avis contraire à n’importe quel autre individu, elle meurt quand l’un des deux prend l’ascendant et s’impose à l’autre", en s’appuyant sur la célèbre formule : "Aucun individu ne peut être plus savant ["sophos/sofÒj", c’est-à-dire "sage, expert, habile"] qu’un autre et user de ce prétexte pour prendre l’ascendant et s’imposer, puisque le seul savoir ["sophia/sof…a", c’est-à-dire "sagesse, expertise, habileté"] qu’un individu peut acquérir c’est qu’il ne sait rien" (que Socrate lui-même résume en : "Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien" à ses accusateurs lors de son procès en -399, selon Platon, Apologie de Socrate 21d), autrement dit la démarche de Socrate est un exercice réellement philosophique, intellectuel, spirituel totalement détaché des intérêts matériels, en cela elle est l’exact contraire de la démarche des sophistes visés par Aristophane qui se vendent aux plus offrants pour les aider à amasser des fortunes en gagnant des procès ("Et si l’on vous dit que j’enseigne en exigeant un salaire, c’est encore un mensonge, même si je trouve beau d’instruire les hommes à la manière de Gorgias de Léontine, de Prodicos de Keos, d’Hippias d’Elis, ces illustres personnages qui parcourent toute la Grèce en attirant des jeunes gens qui pourraient s’attacher gratuitement à tel concitoyen de leur choix, mais qu’ils convainquent d’y renoncer en les amenant à eux, et même de les payer et de les obliger", Platon, Apologie de Socrate 19d-20b ; "[Socrate] ne tirait aucun argent de ceux qui désiraient vivre auprès de lui. En se privant de salaire, il pensait assurer sa liberté, et il reprochait à ceux qui monétisent leurs discours de se vendre comme esclaves puisqu’ils soumettent ainsi leurs discours à des acheteurs. Il était choqué qu’un homme prétendant exercer la vertu pût exiger un salaire en oubliant que le plus précieux des salaires est la création d’une amitié vertueuse, la reconnaissance de l’homme devenu beau et bon", Xénophon, Mémorables, I, 2.5-7). Ces hellénistes et ces philosophes de l’an 2000 avancent des hypothèses partiellement fondées. Ainsi ils disent qu’Aristophane préfère attaquer Socrate parce que celui-ci est Athénien et vit en permanence à Athènes, plutôt que Gorgias par exemple, qui est un authentique sophiste démagogue, mais qui est originaire de Léontine en Sicile et ne séjourne pas toujours dans Athènes. Ils disent aussi que Socrate se prête aux attaques personnelles puisque sa démarche philosophique, la maïeutique, le pousse à aller vers les gens dans la rue, pour les interroger et les amener à s’interroger sur eux-mêmes et sur la fragilité de leurs certitudes, tandis que les sophistes démagogues restent à l’écart du centre-ville, à l’écart des foules, ils enseignent dans leurs demeures cossues en banlieue d’Athènes et sélectionnent leurs élèves selon la rémunération que ceux-ci leur proposent, comme Antiphon de Rhamnonte (que nous avons présenté dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Ils disent aussi que Socrate, pour rester cohérent avec sa philosophie libertaire, ne peut pas se défendre, il s’expose donc à toutes les méchancetés des auteurs comiques, non seulement Aristophane, mais encore Cratinos, Eupolis, Diphilos, qu’il ne poursuit jamais en justice, contrairement à Cléon par exemple qui a menacé et a condamné plusieurs fois Aristophane. Ils rappellent encore que Socrate est dans une position paradoxale : il veut libérer les citoyens athéniens de toute idée préconçue, leur signifier qu’ils ne doivent pas se soumettre à une quelconque autorité puisque toute autorité est relative et menace l’essence de la démocratie, qu’ils doivent apprendre à penser par eux-mêmes et ne pas suivre un maître, or Socrate lui-même lors de son procès en -399 avoue être entouré par des essaims de jeunes gens qui l’adulent comme un maître et s’empressent de l’imiter dès qu’ils le quittent ("Beaucoup de jeunes gens de familles fortunées s’attachent librement à moi et prennent plaisir à voir comment j’éprouve tous les hommes, et s’évertuent ensuite à m’imiter avec ceux qu’ils rencontrent", Platon, Apologie de Socrate 23c ; "Socrate ne promit jamais rien à personne, il était convaincu que les gens qui l’entouraient en l’imitant seraient toute leur vie des bons amis pour lui-même et les uns pour les autres", Xénophon, Mémorables, I, 2.8). Ils rappellent enfin, en atténuant la responsabilité de Socrate, que beaucoup de ses élèves ont mal fini, se révélant sans morale, sans foi, sans scrupule, sans empathie, animés seulement par une ambition personnelle démesurée comme Alcibiade, ou par un fanatisme totalitaire comme Critias. Mais tous ces arguments avancés par les hellénistes et les philosophes de l’an 2000 en faveur de Socrate, peuvent être facilement retournés au détriment de Socrate. Ainsi le désir de tout remettre en cause sous prétexte que toute conviction est une prison, le refus d’admettre que certains citoyens sont plus compétents que d’autres dans tels ou tels domaines et d’accepter qu’ils soient publiquement honorés sous prétexte que les distinctions sociales liées à la compétence sont antidémocratiques et philosophiquement inacceptables parce que "la seule chose qu’on peut savoir c’est qu’on ne sait rien", semblent s’être mués en une obsession, une manie, une pathologie chez Socrate au fil des ans, qui l’ont conduit à s’interroger sur tout et sur n’importe quoi, mais surtout sur n’importe quoi, à tout égaliser, tout niveler, tout aplanir, à considérer qu’un débat sur l’art de saler les morues avec le poivrot du lampadaire mérite autant de temps qu’un débat sur la présence athénienne à Amphipolis avec un bouleute ayant bataillé contre Brasidas, ou avec un armateur qui connaît l’importance des approvisionnements en bois des Balkans sur la pérennité de la flotte athénienne. La scène des Nuées où Aristophane montre Socrate débattant sur l’art de mesurer la distance entre deux interlocuteurs au moyen de pattes de puces ("“Socrate demandait récemment à Chéréphon combien de fois une puce saute la longueur de ses pattes […].” “Comment a-t-il donc mesuré cela ?” “Très ingénieusement : il a fondu de la cire, ensuite il a pris une puce, il a trempé ses deux pattes dans cette cire, qui en se refroidissant a formé comme des persiques [petites bottines portées par les Perses], il les a détachées de la puce et a mesuré la distance avec elles.” “O Zeus souverain, quelle subtilité d’esprit !”", Aristophane, Les Nuées 144-153) est d’autant plus ridicule et lamentable, qu’elle a réellement eu lieu : cela est confirmé par Xénophon, élève de Socrate, qui raconte dans son Banquet que ce débat a été lancé lors d’un banquet chez le pipole Callias III en -422 par un saltimbanque syracusain comme une provocation à Socrate (peut-être suite à la représentation des Nuées d’Aristophane en -423 : "A quelle distance de pattes de puces es-tu de moi ? Car on dit que tu mesures cela", Xénophon, Le banquet VI.8), qui l’a accepté volontiers. Les suggestions avancées par Socrate pour contredire son interlocuteur lors de ces débats sont parfois très fumeuses, précisément parce que, si on peut discuter sur la nature d’une pomme dans le monde quantique, on ne peut pas contester que dans le monde ordinaire une pomme est une pomme et non pas une poire ou une olive : la scène des Nuées où Socrate suggère qu’un orage est un prout de nuage, révèle les limites de sa méthode philosophique autant que sa méconnaissance des masses d’air, des flux électriques, des différentes familles de nuages, qui sont pourtant bien connus en son temps par tous les marins de Méditerranée ("“Quand un vent sec s’élève vers [les nuages] et s’y enferme, il les gonfle de l’intérieur comme une vessie, ensuite il les crève nécessairement, s’échappe avec impétuosité par compression, et par sa bruyante violence il s’enflamme lui-même.” “Par Zeus, c’est absolument ce qui m’est arrivé un jour aux Diasies : je rôtissais le ventre d’une victime pour ma famille, mais comme j’avais oublié de le fendre il s’est gonflé, et a éclaté soudain en me lançant sa fiente dans les yeux et en me brûlant le visage !”", Aristophane, Les Nuées 403-411). La fascination de Socrate pour les nuages/nuées n’est certainement pas une invention d’Aristophane, qui s’en sert comme matériau comique pour sa pièce, et présente Socrate comme un être bizarre, halluciné, muet et immobile, perdu dans les hauteurs de ses méditations, le nez toujours tourné vers le ciel, la bouche ouverte et les yeux exorbités ("“Dernièrement [Socrate] a été frustré d’une grande pensée par un lézard.” “Comment cela ? Raconte-moi.” “Il observait la lune pour étudier son cours et ses révolutions, quand soudain, tandis qu’il regardait en l’air la bouche ouverte, un lézard moucheté a lâché nuitamment sur lui sa fiente du haut du toit”", Aristophane, Les Nuées 169-173), indifférent à son apparence physique et aux moqueries qu’elle suscite chez autrui (Aristophane dans Les Nuées 363 dit incidemment que Socrate marche toujours "pieds nus/¢nupÒdhtoj") : lors d’un banquet chez le tragédien Agathon en -416, Alcibiade, élève de Socrate, témoigne personnellement l’avoir vu lors du siège de Potidée en -432 vêtu d’un simple manteau alors que la température était très basse et marcher pieds nus dans la neige ("L’hiver est très rigoureux dans ce pays, et la manière dont Socrate résistait au froid allait jusqu’au prodige. Dans le temps de la plus forte gelée, quand personne n’osait sortir, ou du moins ne sortait que bien vêtu, bien chaussé, les pieds enveloppés de feutre et de peaux d’agneau, lui allait et venait avec le même manteau ["ƒm£tion"] qu’il avait coutume de porter, marchant pieds nus sur la glace beaucoup plus aisément que nous qui étions bien chaussés", Platon, Le banquet 219e-220c), il témoigne aussi avoir vu Socrate le nez en l’air, regarder sans bouger les étoiles pendant toute une nuit, sans dire un mot, et se retirer au petit matin sous sa tente, ignorant les soldats qui le désignaient en se tapant l’index sur la tempe ("Un matin on l’aperçut debout [c’est Alcibiade qui parle], méditant sur quelque chose. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, il ne s’en alla pas, mais continua de réfléchir dans la même posture. Il était déjà midi, nos gens l’observaient et se disaient avec étonnement les uns aux autres que Socrate était là rêvant depuis le matin. Enfin, vers le soir, des soldats ioniens, après avoir soupé, apportèrent leurs lits de campagne dans l’endroit où il se trouvait, afin de coucher au frais - car on était alors en été - et d’observer en même temps s’il passerait la nuit dans la même attitude. En effet, il continua de se tenir debout jusqu’au lever du soleil. Alors, après avoir fait sa prière au soleil, il se retira", Platon, Le banquet 220c-e). Et pendant que Socrate médite de cette façon sur les étoiles, sur les prouts de nuages et sur les pattes de puces en croyant naïvement défendre et incarner la démocratie, ses élèves beaucoup moins naïfs (tels Alcibiade et Critias) utilisent sa maïeutique pour embrouiller les citoyens athéniens, pour leur signifier que les gendarmes sont des voleurs et que les voleurs sont des gendarmes, pour leur suggérer que la démocratie est une tyrannie et que la tyrannie est une démocratie (Alcibiade encore adolescent a infligé ce sophisme à son parent Périclès, par une succession de questions oratoires parfaitement conforme à la maïeutique de Socrate : "On raconte qu’Alcibiade avant ses vingt ans eut avec Périclès, son tuteur et le chef de la politique athénienne, la conversation suivante sur la loi. Il lui demanda : “O Périclès, peux-tu m’apprendre ce qu’est la loi ?”. “Sans doute”, répondit Périclès. “Instruis-moi donc, au nom des dieux, dit Alcibiade, car j’entends les louanges adressées à ceux qui respectent la loi, donc pour mériter moi-même ces louanges je dois savoir ce qu’est la loi.” ‟Je peux te satisfaire aisément, ô Alcibiade, répondit Périclès. On appelle « loi » ce que toute assemblée délibérante autorise ou non.” ‟Ce qui est ainsi autorisé s’appuie-t-il sur le bien ou sur le mal ?” ‟Sur le bien, par Zeus, ô jeune homme, répondit Périclès, jamais sur le mal !” ‟Et si, comme dans une oligarchie, l’autorité délibérante est non pas le peuple mais un petit groupe, comment appelle-t-on cela ?” ‟Si cette autorité représente l’Etat, délibère et décide, on appelle aussi cela la « loi »” ‟Et si l’Etat est dominé par un tyran qui autorise ce que les citoyens peuvent faire, appelle-t-on encore cela la « loi » ?” ‟Oui, répondit Périclès, si un tyran domine l’Etat, ses décisions sont encore la « loi ».” ‟Mais l’illégalité, ô Périclès, demanda Alcibiade, n’est-ce pas quand un fort contraint un faible à sa volonté par la violence plutôt que par la persuation ?” ‟C’est mon avis”, répondit Périclès. ‟Alors quand un tyran recourt à la violence pour imposer sa volonté aux citoyens, il est hors-la-loi ?” ‟Je le crois, répondit Périclès, je corrige donc ce que j’ai dit : les décisions qu’un tyran impose aux citoyens ne sont pas la loi.” ‟Et quand un petit groupe abuse de son autorité pour imposer ses décisions au plus grand nombre, est-ce de la violence ?” ‟Mon avis, répondit Périclès, est que chaque fois qu’on contraint quiconque à faire quelque chose sans son consentement, que la loi soit écrite ou non écrite, c’est de la violence plutôt que la loi.” ‟Alors chaque fois qu’une assemblée, abusant de son pouvoir sur les riches, leur impose sa volonté sans leur consentement, c’est de la violence plutôt que la loi ?” ‟Je t’avoue, ô Alcibiade, répliqua Périclès, que moi-même quand j’avais ton âge j’aimais discuter sur ces sujets, m’entraîner, argumenter, surpasser les difficultés du genre de celles qui t’occupent en ce moment.” Alors Alcibiade s’écria : ‟Quel dommage pour moi, ô Périclès, de ne pas t’avoir entendu à cette époque où tu te surpassais toi-même !”", Xénophon, Mémorables, I, 2.40-46), et qu’au final mieux vaudrait pour le bien commun dissoudre toutes les institutions et remettre tous les pouvoirs entre leurs mains. L’abaissement des dieux et des héros par la tragédie a conduit au scepticisme, puis au rejet de toute transcendance ("“Peu importe le salaire que tu demandes [c’est Strepsiade qui parle à Socrate], je jure de te payer, par les dieux.” “Par les dieux ? C’est par eux que tu juges ? Mais cette monnaie-là n’a pas cours chez nous !”", Aristophane, Les Nuées 245-248) : dans Les nuées, Socrate accepte des nouveaux élèves à condition que ceux-ci au préalable jurent fidélité non pas à des dieux ou à des héros, mais au flou généralisé, aux "Nuées" formant le chœur (qui ont donné leur nom à la pièce) et au baratin creux ("Reconnais-tu enfin les seuls dieux qui sont les nôtres : le chaos, les Nuées et la glose, et seulement ces trois-là ?", Aristophane, Les Nuées 423-424). Nous pouvons sans doute aller plus loin. Une longue scène montre deux personnages appelés "Logos Dikaios/D…kaioj" et "Logos Adikos/Adikoj", soit respectivement "la Parole Juste" et "la Parole Injuste/Erronée/Fallatieuse". Ils sont des avatars de Sophron ("Sèfrwn/Prudent, Mesuré) et Katapygon ("KatapÚgwn/Débauché, Infâme", ou littéralement "qui vit sous/kat£ les fesses/pug»") qu’Aristophane a présentés dans sa première pièce en -427 aujourd’hui perdue, Les banqueteurs, qui tournait déjà en dérision les discussions interminables des philosophes, à l’époque où Athènes était dévastée par la fièvre thyphoïde. Comme Sophron et Katapygon en -427 incitaient le spectateur à choisir entre la mesure ou la luxure, Logos Dikaios et Logos Adikos en -423 incitent Phidippide, et au-delà le spectateur, à choisir entre le premier qui défend l’instruction publique d’hier et le second qui défend l’éducation privée d’aujourd’hui ("Montrez donc, toi ce que tu enseignais naguère, et toi ce que tu enseignes aujourd’hui, afin qu’après vous avoir entendus contradictoirement [Phidippide] puisse choisir son maître", Aristophane, Les Nuées 935-938). Logos Adikos déclare sans détour que le cœur de l’école n’est plus le savoir mais l’élève, que la rhétorique n’est plus un outil démocratique mais un instrument de communication ne renfermant aucun savoir, destiné seulement à créer une interface séduisante qui convaincra l’auditeur d’adhérer à l’opinion du rhéteur. Le sophiste démagogue, que personnifie Logos Adikos, ne promeut pas le vivre-ensemble mais le moi-d’abord (Strepsiade dit clairement que sa volonté de placer son fils Phidippide à l’école de Socrate découle non pas d’un désir de vertu ni de savoir ni de vivre-ensemble, mais seulement du besoin de gruger ses créanciers pour ne pas payer ses dettes°: "Qu’on ne me parle pas d’ouvrir des grands débats, ce n’est pas cela que je désire, je veux seulement tourner la justice à mon profit et glisser des mains de mes créanciers", Aristophane, Les Nuées 435-436). Il favorise directement la paresse et indirectement l’ignorance, parce qu’il promet l’accès à toutes les jouissances sans entraves à quiconque maîtrise une communication adéquate, sans effort, il favorise l’hybris par le blablabla ("Considère, ô adolescent [Logos Adikos s’adresse à Phidippide], tout ce que la tempérance implique, combien elle te privera de tous les plaisirs, des jeunes garçons, des femmes, du cottabe, de la bonne chère, de la boisson, des rires joyeux. Et que vaut la vie, quand on est privé de tout cela ? Je poursuis. J’aborde les nécessités de la nature. Tu succombes, tu aimes, tu commets l’adultère, et tu es pris sur le fait, tu es perdu, tu es incapable de parler. Mais si tu es avec moi, tu jouiras de la nature, tu sauteras, tu riras, tu n’auras aucune honte ! Après ton adultère, tu répondras au mari que tu n’as commis aucun mal, en accusant Zeus : “Celui-là aussi, diras-tu, a été vaincu par l’amour et par les femmes, alors comment moi simple mortel pourrais-je être plus fort qu’un dieu ?”", Aristophane, Les Nuées 1071-1082 ; Logos Dikaios reproche à son interlocuteur de ne plus donner à ses élèves le goût d’apprendre, de ne plus attiser leur curiosité, de ne plus leur expliquer la persévérance, la fierté du travail accompli°: "A cause de toi, aucun adolescent ne veut plus apprendre°!", Aristophane, Les Nuées 916-917). L’école de Logos Adikos, émule de Socrate, est l’école de la bêtise : elle n’a pas d’autre objet que la contestation de l’école traditionnelle défendue par Logos Dikaios ("[Le coryphée°:] “Qui parlera donc le premier ?” [Logos Adikos, en montrant Logos Dikaios°:] “Lui, j’y consens. Et quand il aura parlé je l’accablerai de petites phrases et de pensées nouvelles semblables à des flèches, et finalement quand il ne dira plus un mot, le visage entier et les yeux piqués comme par des frelons, mes sentences l’achèveront", Aristophane, Les Nuées 940-948), et sa logique absconse l’incite à juger ses adversaires comme des vieux machins opposés au progrès, elle considère le sophisme supérieur à toutes considérations humaines et naturelles en même temps qu’elle revendique la Nature et l’Humanité comme principes fondamentaux ("“Quand j’étais enfant, me battais-tu ?” “Oui, par intérêt et sollicitude pour toi.” “Comment pourrais-je donc être injuste en te témoignant de l’intérêt à mon tour et en te battant pareillement, puisqu’on s’intéresse aux autres en les battant ?”", Aristophane, Les Nuées 1409-1412 ; "“Nulle part la loi ne permet de maltraiter ainsi son père !” “N’était-il pas un homme, celui qui le premier établi cette loi, un homme comme toi et moi, et n’est-ce pas par le Logos qu’il persuada les anciens ? Serait-il donc moins permis à moi d’établir également pour l’avenir une loi nouvelle d’après laquelle les fils pourront battre les pères à leur tour ? […] Observe les coqs et les autres bêtes que tu connais, vois comment ils rendent les coups à leurs pères : en quoi diffèrent-ils de nous, si ce n’est qu’ils ne rédigent pas de décrets ?”", Aristophane, Les Nuées 1420-1429). Logos Dikaios finit par accuser son adversaire de "corrupteur de la jeunesse" ("lumainÒmenon to‹j meirak…oij" ; le terme "meirakion/meir£kiov" désigne précisément un jeune garçon entre quatorze et vingt-et-un ans, c’est-à-dire un adolescent : "“Tu prospères, alors que naguère tu mendiais, tu ressembles au Mysien Télèphe grignotant des maximes à la Pandélétos [sycophante célèbre, qui use de sophismes captieux pour gagner procès selon le scholiaste] tirés de sa petite besace°!” “Quelle sagesse...” “Quelle folie...” “... dans ce que tu dis.” “... que la tienne et celle de la cité qui te nourrit, corrupteur de la jeunesse°!”", Aristophane, Les Nuées 920-928). Or cette opposition entre Logos Adikos/Parole Injuste qui réussit à gagner des mauvaises causes contre Logos Dikaios/Parole Juste rappelle malignement Protagoras, qui dans ses Antilogies disait pouvoir défendre n’importe quelle cause par la seule force du Logos ("Il faut préciser que la philosophie de Protagoras n’avait pas pour but la recherche de la vérité, il fut au contraire le plus disputeur des sophistes, promettant à ses élèves qui lui donnaient annuellement un salaire considérable de leur enseigner par quelle subtilité de langage la plus mauvaise cause pouvait devenir la meilleure, ce qu’il exprimait ainsi en grec : “rendre bonne une mauvaise cause” ["tÕn ¼ttw lÒgon kre…ttwn poie‹n"]", Aulu-Gelle, Nuits attiques V.3). Et il est hautement intéressant de signaler que Socrate lui-même en -399 lors de son procès déclare que ses adversaires l’accusent principalement d’être animé par une curiosité malsaine pour les mystères du cosmos, une curiosité "déplacée, injuste/adikos" qu’il utilise pour "corrompre la jeunesse", Socrate mentionne au passage la comédie Les Nuées en récusant tout lien avec le personnage qu’Aristophane présente dans cette pièce sous le nom de "Socrate" ("“Socrate, par une injuste ["¢dikei"] et insinuante curiosité, veut pénétrer la terre et le ciel et rendre bonne une mauvaise cause ["tÕn ¼ttw lÒgon kre…ttw poiîn"] et enseigne ces choses aux autres”. Voilà l’accusation, que vous avez déjà vue dans la comédie d’Aristophane, qui représente un nommé “Socrate” se promenant dans les airs et occupé à d’autres activités dans lesquelles je suis bien incompétent", Platon, Apologie de Socrate 19b-c). Nous n’avons donc aucune raison de douter que Logos Dikaios est une personnification d’Aristophane, et que Logos Adikos est une personnification de Socrate. Doit-on conclure aussi qu’Aristophane a participé à la cabale contre Socrate en -399 ? C’est possible. Après avoir été éduqué par Logos Adikos, Phidippide clame son plaisir de "mépriser les lois" ("Qu’il est doux de vivre dans les nouveautés ingénieuses et de pouvoir mépriser les lois ["kaqestètwn nÒnwn"] !", Aristophane, Les Nuées 1399-1400 ; le terme grec "nomos/nÒmoj" désigne précisément "l’usage, la coutume, la tradition, l’opinion admise", tandis que les lois récentes sont désignées par d’autres termes comme "psèphisma/y»fisma" [littéralement "décision votée au moyen d’un caillou/yhf…j"] ou "apophasis/¢pÒfasij" ["déclaration, décision, sentence"] ou "kèrygma/k»rugma" ["proclamation", ou littéralement "annonce à haute voix par un héraut/messager/kÁrux"], qu’on pourrait traduire en français par le mot générique "décret"). Or cette expression se retrouve mot-à-mot dans la bouche des accusateurs de Socrate en -399 ("Par Zeus !, a dit l’accusateur, [Socrate] a poussé ses élèves à mépriser les lois ["kaqestètwn nÒnwn"], en déclarant que “la nomination des magistrats par la fève est une folie puisque personne ne voudrait choisir à la fève un pilote, un charpentier, un aulète ou n’importe quel artisan dont les erreurs sont pourtant bien moins nuisibles que les erreurs de ceux qui gouvernent la cité” !", Xénophon, Mémorables, I, 2.9). Est-ce un autre indice pour penser qu’Aristophane a bien participé à la condamnation de Socrate en -399 ? C’est encore possible. L’instruction publique que prône Logos Dikaios semble autant une évocation nostalgique de l’enseignement tel qu’il existait au début du Vème siècle av. J.-C., qu’un programme politique rêvé par Aristophane ("Je dirai donc en quoi consistait l’ancienne éducation, à l’époque où je florissais en professant la justice et où la tempérance était honorée. D’abord, les enfants n’étaient pas autorisés à murmurer. Ensuite, pour se rendre chez le maître de musique, on voyait tous ceux d’un même quartier marcher dans la rue en bon ordre, sans manteau et en rangs serrés, neigeât-il dru comme farine. Ils apprenaient un chant en gardant les cuisses écartées, pour commencer Pallas terrible destructrice de cités ou Un son qui porte au loin selon le mode transmis par leurs pères. Si l’un d’eux faisait le bouffon ou se permettait une inflexion dans le genre de celles à la mode depuis Phrynis [de Mytilène, citharède de la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C.] si pénibles à moduler, il était roué de coups pour avoir voulu abolir les Muses", Aristophane, Les Nuées 961-972; "O adolescent [Logos Dikaios s’adresse à Phidippide], choisis en toute confiance mon logos fort°: tu apprendras à détester l’agora, à t’abstenir des bains publics, à rougir de tout ce qui est honteux, à devenir flamme et feu si on te raille, à te lever de ton siège quand un vieillard approche, à ne pas être grossier envers tes parents, à préserver ta pudeur qui est ta parure, à ne pas fréquenter les danseuses, à ne pas ouvrir la bouche pour recevoir un coing [symbole d’amour, comme la pomme] lancé par une petite catin et perdre ta bonne réputation, à ne pas répondre à ton père, à ne pas le qualifier de “vieux Japet” [Titan, père notamment de Prométhée et d’Atlas, alias "Japhet" l’un des trois fils de Noé dans la Genèse, ancêtre de tous les peuples du nord-ouest du Croissant Fertile, dont les Grecs] en lui reprochant son âge et le temps où il t’a élevé alors que tu n’étais qu’un petit poussin", Aristophane, Les Nuées 990-999 ; "Si tu fais ce que je te dis et y appliques ton esprit [c’est toujours Logos Dikaios qui s’adresse à Phidippide], tu auras toujours la poitrine robuste, le teint clair, les épaules larges, la langue courte, la fesse grosse, la verge petite. Mais si tu pratiques les mœurs actuelles [répandues par Logos Adikos, alias Socrate], tu auras le teint pâle, les épaules étroites, la poitrine resserrée, la langue pendue, la fesse grêle, la verge allongée, le décret interminable [allusion aux démagogues qui parlent pendant des heures pour pousser à l’adoption de leurs décrets], tu considéreras honnête tout ce qui est honteux et honteux tout ce qui est honnête, et tu te souilleras des mêmes vices que ceux d’Antimachos [personnage inconnu ; un scholiaste dit que cet Antimachos est un efféminé]", Aristophane, Les Nuées 1009-1023), un programme que la dictature des Trente tentera vainement d’appliquer en -404, deux décennies après la présentation des Nuées. Est-ce un indice pour penser qu’Aristophane a participé à cette dictature des Trente, ou du moins qu’il l’a fortement soutenue en pensée, ou qu’il en a été l’un des inspirateurs idéologiques ? C’est possible aussi. Dans ses Mémorables, Xénophon prétend que son ancien maître Socrate respectait les dieux ("Quand [Socrate] croyait que les dieux faisaient un signe, c’était plus difficile de le pousser à agir contre ce signe que de voyager guidé par un aveugle ignorant la route : il disait que celui qui agit contre les avertissements des dieux parce qu’il craint d’être mal jugé par les hommes est un fou, tout ce qui vient de l’homme lui paraissait négligeable en regard d’un conseil donné par les dieux", Xénophon, Mémorables, I, 3.4) et effectuait des sacrifices sincères en leur honneur ("[Socrate] estimait que ses offrandes modestes réalisées sur son petit pécule étaient aussi respectables que les sacrifices somptueux réalisés par ceux qui jouissent d’une grande fortune. Il disait que les dieux se nuiraient à eux-mêmes en préférant les dons somptueux souvent dispensés par des gens méchants, aux dons modestes souvent dispensés par des gens honnêtes, car en valorisant ainsi la méchanceté face à l’honnêteté ils inciteraient les hommes à se détourner d’eux. Il pensait que les dieux apprécient les hommages des hommes les plus pieux, il citait avec ferveur le précepte : "Sacrifie aux dieux immortels selon tes moyens” [citation d’Hésiode, Les travaux et les jours 336] qu’il appliquait aussi à l’égard des amis, des hôtes, dans toutes les circonstances de la vie", Xénophon, Mémorables, I, 3.3), mais ce témoignage est très contestable. Xénophon se garde bien de donner les noms de ces dieux que Socrate respectait, et on devine pourquoi. Nous avons dit précédemment que, selon La République de Platon, Socrate a participé à la première procession dédiée à la déesse thrace Bendis entre Le Pirée et Munichie vers -430, et nous pouvons nous fier à ce témoignage de Platon, autre élève de Socrate, parce qu’il s’inscrit pleinement dans la démarche maïeutique de Socrate consistant à questionner tout et n’importe quoi, dont les dieux athéniens, en les confrontant à des dieux étrangers comme Bendis, Kotytto, Sabazios ou autres. Peut-être même que la fréquentation de Bendis par Socrate vers -430, au moment où a débuté l’épidémie de fièvre thyphoïde dans Athènes, a pu apparaître a posteriori aux yeux de certains Athéniens comme un acte de mécréance envers les dieux autochtones qui, mécontents, se seraient vengés en générant la fièvre thyphoïde, et contribuer à sa condamnation en -399. Autrement dit, Socrate respectait peut-être les dieux de la cité d’Athènes, mais il respectait aussi tous les autres dieux non athéniens, qu’il mettait sur le même plan. Cela convenait à Platon, qui est devenu un intellectuel d’extrême-gauche désireux de remplacer tous les dieux (athéniens et non athéniens) par des Idées, mais cela ne convenait pas à Xénophon, qui est devenu un baroudeur d’extrême-droite favorable au retour de l’ordre dans Athènes (nous verrons dans notre paragraphe conclusif qu’il a très certainement joué un rôle actif dans les massacres politiques sous la dictature des Trente en -404/-403, et que cela explique son exil immédiatement postérieur, son départ vers l’Asie avec les Dix Mille et le prince Cyrus puis son engagement aux côtés d’Agésilas II, pour éviter de finir condamné à mort par ses compatriotes athéniens ayant finalement renversé la dictature des Trente et cherchant les coupables les plus visibles), d’où le flou de son propos sur le soi-disant respect de Socrate aux dieux. Pour notre part, nous soupçonnons qu’Aristophane est plus proche de la vérité historique dans la scène montrant Socrate qui raille les gens continuant de croire en les dieux même quand ceux-ci détruisent leurs propres lieux de culte par des séismes, ou quand ils incendient les chênes par la foudre, comme si les chênes étaient dotés d’une âme mécréante et méritaient leur châtiment ("Et comment expliques-tu, ô sot qui pue l’époque de Kronos antérieure à la lune [c’est Socrate qui parle au vieux Strepsiade], que [Zeus] n’a pas foudroyé Simon [personnage inconnu], et Kléonymos [le poltron déjà mentionné, féminisé en "Kléonymè" au vers 680 des Nuées], et Théoros [personnage inconnu] qui sont des parjures ? Au lieu de cela, il frappe son propre temple, et Sounion le promontoire d’Athènes, et les hauts chênes ? Mais un chêne n’est pas parjure !", Aristophane, Les Nuées 398-402). Socrate lui-même paraît accréditer l’hypothèse d’une implication d’Aristophane sur la longue durée dans l’instauration du régime des Trente et dans sa propre condamnation : alors que Plutarque prétend que le philosophe a pris à la légère les attaques du comédien dans Les Nuées ("Après qu’Aristophane dans Les Nuées eut proféré les injures les plus atroces contre Socrate en sa présence, on demanda à ce dernier : ‟Eh quoi ! un traitement si indigne ne t’irrite pas ?”. Socrate répondit : ‟Par Zeus, non, j’y suis comme dans un banquet où j’amuse les convives”", Plutarque, Sur l’éducation des enfants 14), Socrate en personne déclare, lors de son apologie juste avant le verdict fatal en -399, que son principal ennemi "ne date pas d’aujourd’hui et n’est pas présent parmi les accusateurs du tribunal", son principal ennemi a commencé son travail de sape "quand ses accusateurs étaient encore enfants" deux décennies plus tôt, c’était un "auteur de comédies" qui "a répandu la rumeur que Socrate est athée en profitant que Socrate ne peut pas se défendre", ce qui renvoie directement à Aristophane et à sa pièce Les Nuées de -423 ("O Athéniens, beaucoup d’entre vous m’accusent à tort depuis des années, que je redoute davantage qu’Anytos et ses complices, qui sont pourtant redoutables, mais pas autant que ceux-là. O hommes, ils vous ont majoritairement captivés quand vous étiez encore enfants, ils vous ont répété et persuadé qu’un sophiste nommé ‟Socrate” étudie les choses dans le ciel et sous la terre et transforme les bonnes causes en mauvaises. Voilà mes vrais accusateurs, ceux qui ont propagé cette rumeur, qui ont convaincu que je me consacre à de telles quêtes en méprisant les dieux. Ils sont nombreux, et leur complot ne date pas d’aujourd’hui : adultes, vous êtes prémunis contre mes objections parce que, quand vous étiez encore enfants, et même très jeunes, ils m’ont accusé devant vous à leur aise, ils ont plaidé contre un homme qui ne se défend pas. Et le plus étonnant est que je ne peux même pas connaître mes accusateurs ni les nommer, à l’exception d’un auteur de comédies", Platon, Apologie de Socrate 18c). La sixième notice déjà évoquée nous apprend que cette comédie des Nuées a été classée troisième, derrière Pytinè de Cratinos et Konnos d’Ameipsias. Par conséquent c’est un échec. Et Aristophane ne l’accepte pas. Nous n’avons pas de renseignements sur Ameipsias, dont les œuvres n’ont pas survécu et dont les éléments biographiques sont très fragmentaires. Cratinos en revanche, même si ses œuvres n’ont pas davantage traversé les siècles, nous est mieux connu, notamment grâce aux incidences d’Aristophane. Cratinos est un auteur de comédies qui a vécu ses plus grandes gloires une génération avant Aristophane, à l’époque de Périclès. Aristophane ne remet pas en question son talent, il dit même que Cratinos mérite la reconnaissance publique pour ses œuvres passées, qui ne laissaient personne indifférent, tant chez ses admiratreurs que chez ses détracteurs. Mais la vieillesse l’a conduit au naufrage : toujours actif malgré son âge avancé, Cratinos se répète, il radote, il s’adonne à la facilité, ses comédies récentes tombent à plat parce qu’elles déroulent des scénarios convenus, des scènes déjà vues, des répliques déjà entendues ("Cratinos était très applaudi naguère, pareil à un fleuve qui dévalait à travers les plaines en arrachant sur son passage chênes et platanes avec leurs racines qui s’opposaient à lui. Dans les banquets on chantait Doroi sykopédilé [littéralement "Doro/Dwrè aux sandales/pšdilon de figues/sàkon" : l’allusion aux figues renvoie aux "sycophantes/délateurs de porteurs de figues" dont nous avons parlé plus haut, l’image d’un personnage "qui marche sur des figues" sous-entend "qui vit sur la délation", "Doro" est une personnification sarcastique du "don, cadeau, offrande/dÒron" payé par les victimes de délations, une divinisation de la Corruption] et Tektones eupalamon hymnon [littéralement "les charpentiers/tšktonej qui créent des hymnes/Ûmnwn d’une main habile/eÙpal£mwn", ou plus simplement "les artisans de bonnes chansons" ; on ignore si ces deux chansons sont des créations de Cratinos, ou des chansons contre Cratinos] alors à la mode. Et aujourd’hui il radote, il fait pitié avec sa lyre aux clés qui tombent, aux cordes détendues, aux jointures béantes. Vieux, il erre comme un Konnas [calembour entre le nom du musicien "KÒnnoj", précepteur de Socrate, et un grain de "poussière" insignifiant ou "konia/kon…a" en grec] portant sur la tête une couronne desséchée et réclamant toujours à boire alors qu’il pourrait s’abreuver au Prytanée en récompense de ses victoires passées, et il divague sur la scène alors qu’il devrait rayonner sur le théâtre en trônant près de Dionysos", Aristophane, Les cavaliers 526-536). Et il s’est abandonné à l’ivrognerie. Un scholiaste anonyme explique que le vers 400 de la comédie Les cavaliers ("Si je ne peux pas te détester, que je devienne peau de mouton chez Cratinos !") présentée par Aristophane en -424, renvoie à l’ivresse permanente du vieux Cratinos, si plein de vinasse qu’il vomit souvent dans son lit, le même scholiaste ajoute que la comédie Pytinè que Cratinos a présenté l’année suivante, en -423, a justement pour sujet sa dépendance à la boisson, et il nous en rapporte la trame générale : Cratinos s’est représenté lui-même sur la scène, marié à "Komodia/Kwmwd…a", personnification de la Comédie, Cratinos commet l’adultère avec une autre femme appelée "Pytinè/Put…nh", c’est-à-dire "Bouteille" en grec, personnification de l’Ivresse, la pièce s’achève par la réconciliation de Cratinos avec son épouse Comédie/Komodia, après que celle-ci a cassé toutes les Bouteilles/Pytinè présentes dans la maison pour éviter que son mari soit tenté par un nouvel adultère. On imagine à quel point ce synopsis très basique a pu engendrer des développements comiques simples et toucher le public plus directement et spontanément que les longs dialogues intellectuels des Nuées sur le Juste et l’Injuste, cela explique en partie pourquoi Cratinos avec Pytinè a vaincu et pourquoi Aristophane avec Les Nuées n’est arrivé que troisième. Une autre explication de l’échec des Nuées tient probablement au ton moralisateur employé par l’auteur contre les sophistes démagogues, contre les Athéniens, contre le public même. Ainsi, le dialogue final entre Strepsiade et les Nuées, celui-ci reconnaissant son immaturité contre celles-là, semble moins un échange entre personnages de comédie qu’un sermon d’un père contre ses fils inconscients de leur juvénile bêtise, une leçon de civisme d’un auteur comique qui se prend pour un professeur contre ses spectateurs qu’il considère comme des enfants en bas âge ("“A cause de vous, ô Nuées, voilà où j’en suis réduit, parce que je me suis confié à vous !” “C’est toi-même plutôt qui es cause de ton sort, parce que tu t’es livré à des pratiques mauvaises.” “Pourquoi ne m’avoir pas prévenu avant, pourquoi avoir monté la tête à un vieux paysan ?” “Nous agissons toujours ainsi dès que nous repérons quelqu’un attiré par des pratiques mauvaises : nous le jetons dans le malheur pour lui apprendre à craindre les dieux.” “Hélas, c’est méchant, ô Nuées, mais c’est juste !”", Aristophane, Les nuées 1452-1462). Par la voix du coryphée, Aristophane accuse les Athéniens d’être des girouettes qui ne pensent qu’en fonction de leurs aspirations du moment, qui manquent de cohérence, qui en -425 l’ont élu vainqueur avec sa comédie Les Acharniens attaquant violemment la politique guerrière de Cléon, tout en élisant Cléon stratège parti vaincre les Spartiates à Pylos ("Plus que tous les dieux, nous rendons service à la cité. Parmi les dieux, nous sommes les seuls qui ne réclamons ni sacrifice ni libation, et pourtant nous veillons sur vous. Quand une expédition insensée s’annonce, nous tonnons ou tombons en pluie fine. Quand vous avez voulu élire stratège l’ennemi des dieux, le tanneur paphlagonien [c’est-à-dire Cléon, qui est effectivement un ancien tanneur], nous avons froncé les sourcils et nous avons réagi terriblement, “et parmi les éclairs éclata le tonnerre” [vers extrait de la tragédie Teucros perdue de Sophocle], la lune a quitté sa route [allusion à l’éclipse de lune d’octobre -425], et le soleil a contracté ses rayons et a refusé de luire pour vous [allusion à l’éclipse de soleil de mars -424]. Et néanmoins vous l’avez élu stratège. On dit que les mauvaises résolutions sont le propre de cette cité, et que toutes les fautes que vous commettez ainsi sont retournées par les dieux à votre avantage. Nous vous apprenons facilement aujourd’hui comment rendre à nouveau votre erreur profitable : dénoncez la corruption et les spoliations de Cléon la mouette, ensuite serrez-lui le cou dans un carcan, et selon la méthode ordinaire les affaires tourneront encore à l’avantage de la cité", Aristophane, Les Nuées 577-594). Pire, à la fin de la pièce, Logos Adikos dit pouvoir justifier n’importe quel comportement, par exemple celui d’un amant surpris dans le lit d’une épouse par le mari cocu, Logos Dikaios répond que tout baratin n’empêchera pas l’amant d’être finalement condamné au châtiment prévu pour son acte, soit l’introduction d’un raifort dans l’anus, l’amant deviendra ainsi un "euryproktos/eÙruprwktoj", littéralement "qui a un anus/prwktÒj élargi/eàroj", équivalent d’"enculé" en français, avec le même double sens, Logos Adikos rétorque : "Et alors ?", puis il se tourne plaisamment vers les spectateurs et demande à Logos Dikaios : "Regarde les gens ici présents, et dis-moi s’ils ne sont pas des euryproktos/enculés, eux aussi ?", Logos Dikaios détaille les spectateurs et constate qu’effectivement la salle compte une majorité d’euryproktos/enculés experts en baratin injuste, et il s’avoue vaincu ("“Mais si le fondement de [ton élève] reçoit un raifort et est épilé à la cire chaude [peine infligée aux adultères, selon un scholiaste anonyme] ? Quelle maxime trouveras-tu pour prouver qu’il n’est pas un euryproktos ?” “Il sera un euryproktos, et alors ? […] Réponds-moi : les avocats ["sun»goroj"], où les prend-on ?” “Parmi les euryproktos.” “Je te crois. Et les tragédiens, où ?” “Parmi les euryproktos.” “Bien dit. Et les orateurs du peuple ["dhmhgÒroj"], où ?” “Parmi les euryproktos.” “Reconnais-tu enfin que tu dis n’importe quoi ? Et parmi les spectateurs, regarde qui constitue la majorité.” “Je regarde.” “Que vois-tu ?” “Une grande majorité d’euryproktos, par les dieux ! Là, un que je connais ! Et le chevelu là-bas !” “Que dis-tu donc ?” “Je suis vaincu, ô agitateurs ! Au nom des dieux, recevez mon manteau : je passe dans votre camp !”", Aristophane, Les Nuées 1083-1099). Cette façon de traiter ses propres spectateurs d’enfants inconscients, de girouettes versatiles et d’"enculés", des spectateurs qui sont aussi les juges de la pièce, de les pointer du doigt en les accusant d’être des complices de l’effondrement de toutes les valeurs et de l’effondrement du bon fonctionnement de la démocratie athénienne, inconstants, intéressés, injustes, n’a assurément pas apporté des points à Aristophane, et a assurément contribué à la relégation de sa pièce à la troisième place. La sixième notice déjà évoquée ajoute qu’Aristophane a présenté une nouvelle fois Les Nuées sous l’archontat d’Ameinias en -423/-422, sans préciser à quelle occasion. Il est certain qu’Aristophane en a profité pour ajouter la longue tirade du coryphée des vers 518 à 562, où il s’exprime à la première personne du singulier, puisque dans cette tirade il revient sur son échec du printemps -423, et surtout il mentionne incidemment la mort récente de sa bête noire politique Cléon, or nous avons vu à la fin de notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse que Cléon est mort en bataille au début de l’été -422 (après l’expiration de la trève d’un an convenue avec Sparte au printemps -423, et après les Jeux pythiques) sur la route entre Amphipolis et Eion : Aristophane rappelle qu’il a attaqué Cléon à l’époque où il dominait la vie politique athénienne, et qu’il a la décence de ne plus l’attaquer "maintenant qu’il a disparu", contrairement à ses pairs comiques qui cherchent des victoires faciles en ricanant sur un mort, ou en réorientant leur fiel vers le démagogue de second plan Hyperbolos qui prétend succéder à Cléon ("Moi, j’ai attaqué Cléon quand il était tout-puissant, je l’ai frappé au ventre, et j’ai eu la décence de ne pas le piétiner quand il a été abattu. Mes rivaux, au contraire, depuis qu’Hyperbolos leur a donné prise une fois, ne cessent de ricaner sur ce malheureux et sur sa mère. Eupolis le premier a traîné sur la scène son Maricas, en recyclant piètrement mes Cavaliers, ajoutant une vieille ivre pour le cordax, personnage créé naguère par Phrynichos, mangée par le monstre marin [ce "Phrynichos" est-il le comédien de la fin du Vème siècle av. J.-C., contemporain et rival d’Aristophane ? ou le célèbre tragédien du tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C., auteur notamment des Phéniciennes que son élève Eschyle a pastiché avec Les Perses, dont la dernière scène montre Atossa la vieille mère de Darius Ier vaincu à Marathon pour avoir voulu dominer la mer Egée ?]. Puis Hermippos [qui a été le porte-voix de Cléon à ses débuts, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans] à son tour a composé contre Hyperbolos", Aristophane, Les Nuées 549-557). On doute qu’Aristophane a modifié le reste de la pièce car, précisément dans cette tirade du coryphée, il insiste sur sa fierté d’avoir écrit Les Nuées, qu’il estime être "la plus parfaite, fine, sage/swfètata de [ses] comédies" (Aristophane, Les Nuées 522) par sa "mesure/sèfrwn"(Aristophane, Les Nuées 537), ses qualités littéraires, son originalité, à l’opposé de celles de Cratinos et d’Ameipsias qui ont abusé des lieux communs avec leurs exhibitions saugrenues, leurs danses obscènes, leurs railleries triviales, leurs personnages grotesques et répugnants ("Appréciez d’abord la nature mesurée [de ma pièce] : elle vient sans avoir cousu sur elle un large morceau de cuir au bout rouge qui pend pour faire rire les enfants, elle ne raille pas sur les chauves ni ne danse le cordax, on n’y voit pas un vieillard qui débite des vers en frappant ses interlocuteurs pour faire passer des plaisanteries grossières, elle ne se précipite pas sur la scène avec des torches en criant : “Iou ! Iou !”, elle vient confiante en elle-même et en ses vers. Quant à moi, je ne joue pas au poète prétentieux à longs cheveux qui vous trompe en vous présentant pour la deuxième ou la troisième fois le même sujet : je vous apporte une histoire nouvelle, produit de mon art, qui ne ressemble à aucune autre par son ingéniosité", Aristophane, Les Nuées 537-548), et il affirme sa volonté de ne rien y changer pour ne pas trahir "les spectateurs les plus intelligents" ("Je peux être vainqueur et être reconnu pour ma sagesse, tant je considère votre jugement de spectateurs, et la présente pièce comme la plus parfaite de mes comédies. Je veux vous offrir la primeur de déguster à nouveau une œuvre qui m’a coûté beaucoup de travail. J’ai quitté la compétition en étant battu par des rivaux grossiers, de manière injuste. Je vous le reproche, à vous les habiles pour lesquels je me suis donné tout ce mal. Mais je ne trahirai pas ceux d’entre vous qui sont les plus intelligents", Aristophane, Les Nuées 520-527). On ne sait pas si cette reprise des Nuées a été un succès ou un nouvel échec. On constate seulement que l’amertume d’Aristophane est profonde puisque dans sa pièce suivante Les guêpes, sur laquelle nous allons nous attarder juste après, présentée début -422, donc avant la reprise des Nuées au printemps -422, il réitère par la voix du coryphée ses attaques contre le public athénien, coupable selon lui de n’avoir aucun goût et de manquer de discernement, et il leur oppose l’Histoire qui saura juger son mérite ("Vous aviez un poète pour conjurer les maux du pays, un purificateur des mœurs [c’est Aristophane qui parle de lui à la troisième personne du singulier, dans la bouche du coryphée], et l’année dernière vous l’avez abandonné, alors qu’il avait semé les pensées les plus neuves que par incompréhension vous avez empêchées de lever, pourtant il jure par toutes les libations à Dionysos que personne n’a jamais entendu des meilleurs vers comiques que ceux-là. Honte à vous, de n’avoir pas reconnu son mérite immédiatement ! Le poète quant à lui ne se sent pas abaissé en regard des gens éclairés, et ses espoirs n’ont pas été brisés quand vous avez élevé ses rivaux", Aristophane, Les guêpes 1043-1050 ; notons que le public athénien n’est pas rancunier, puisqu’il attribue le premier prix à Aristophane cette année-là, en -422, pour Les guêpes !). Avant de conclure sur cette pièce, remarquons que sa fin est étonnamment prophétique. Les Nuées constituant le chœur disent tacitement aux spectateurs : "Votez pour nous, votez pour notre créateur Aristophane, car cela signifiera que vous êtes avec lui contre les sophistes démagogues, et tout ira bien pour Athènes. Sinon vous en subirez les conséquences : si vous votez pour ses concurrents Cratinos et Ameipsias, superficiels et politiquement corrects, vous offrirez une victoire, une estrade, un blanc-seing à tous ceux qui pourrissent le vivre-ensemble dans Athènes, vous attirerez sur vous les orages que nous vous prédisons ici dans cette pièce" ("Ce que vous gagnerez à seconder notre chœur selon l’équité, nous voulons le dire. D’abord, quand vous donnerez en saison un premier labour à vos champs, nous pleuvrons sur lui et sur les suivants pour vous. Ensuite nous protègerons vos moissons et vos vignes afin qu’elles ne souffrent ni de sécheresse ni des inondations. Mais si l’un de vous nous offense, mortels, nous déesses le maudirons et il ne recueillera ni vin ni rien dans sa propriété : quand les oliviers et les vignes bourgeonneront nous les hacherons avec nos frondes, quand nous le verrons fabriquer des briques nous frapperons les tuiles de son toit avec des grêlons arrondis pour les mettre en pièces, et lors de son mariage ou celui d’un de ses parents ou amis nous pleuvrons la nuit entière, il préférera alors déménager en Egypte et regrettera de nous avoir mal jugées", Aristophane, Les Nuées 1115-1130). La scène de Phidipidde légitimant ses coups de bâton contre son père Strepsiade par la rhétorique tordue de Logos Adikos, anticipe la scène de Critias en -403 légitimant les menaces de mort contre son ancien maître Socrate par une argumentation aussi tordue, que Xénophon rapporte aux alinéas 32-38 paragraphe 2 livre I de ses Mémorables (nous reviendrons sur cet épisode dans notre paragraphe conclusif). Et la scène finale où le pédien Strepsiade incendie la maison de Socrate annonce le soulèvement de la classe moyenne athénienne issue majoritairement de la pédie en -404, qui incendiera pareillement la démocratie noyée par les sophistes, les avocats, les assistés de toutes sortes et leur pseudo-élite intellectuelle, et la remplaceront par la dictature des Trente (ultime indice qu’Aristophane, qui ne cache pas sa sympathie pour son personnage Strepsiade, a bien joué un rôle influent dans l’instauration de cette dictature des Trente). La fin comique des Nuées dans la fiction de la scène en -423 annonce la fin tragique - et sanglante - de la démocratie athénienne dans le réel de la salle vingt ans plus tard.


Les guêpes, ensuite. Selon sa première notice rédigée encore à l’ère hellénistique par Aristophane de Byzance ou par l’un de ses successeurs, cette pièce a été présentée sous l’archontat d’Ameinias en -423/-422, lors des Lénéennes, au mois de gamèlion, soit mi-janvier à mi-février dans le calendrier chrétien. Mais on devine qu’elle a été rédigée avant cet hiver -423/-422, dans la foulée des Nuées, pour deux raisons. Primo, elle est une charge violente contre Cléon, ce qui suppose que la pièce a été rédigée quand Cléon était encore tout-puissant dans Athènes. Une incidence rappelle la victoire inattendue de Cléon à Pylos en -425 et du poids politique qu’il en a tiré ("Cléon a brillé grâce à la chance, nous ne pouvons pas le mettre en capilotade [c’est l’un des geôliers de Philocléon qui parle]", Aristophane, Les guêpes 62-63). Une autre incidence évoque la récente défection de la cité chalcidienne de Skioné, or dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse nous avons vu que cette défection (racontée par Thucydide aux paragraphes 120 et 121 livre IV de sa Guerre du Péloponnèse) a eu lieu juste avant la signature au printemps -423 de la trêve d’un an entre Athéniens et Spartiates, et que la cession des clés de la cité au Spartiate Brasidas s’est déroulée juste au moment où une trière athénienne est venue informer les gens de Skioné et Brasidas de la signature de la trêve d’un an. La même incidence renvoie tacitement au décret imposé par Cléon stipulant que les gens de Skioné devront être assiégés, massacrés et leurs demeures détruites pour n’avoir pas respecté cette trêve et avoir trahi Athènes (racontée par Thucydide au paragraphe 122 livre IV de sa Guerre du Péloponnèse : "Par Zeus, je préfèrerais participer au siège de Skioné plutôt qu’assiéger un tel père ! [c’est Bdélycléon qui parle de son père Philocléon, qu’il séquestre pour l’empêcher d’aller au tribunal]", Aristophane, Les guêpes 209-210). Dans un autre passage, le coryphée accuse l’un des personnages (Bdélycléon) d’être un "partisan de Brasidas" ("Ennemi du peuple, épris de monarchie, partisan de Brasidas !", Aristophane, Les guêpes 474-475), ce qui sous-entend qu’au moment de la rédaction de la pièce Brasidas est toujours l’ennemi de plus dangereux d’Athènes, et qu’il est toujours vivant. La comédie Les guêpes a donc été écrite entre l’été -423 et la fin de l’hiver -423/422, après le vote du décret contre Skioné au printemps -423 et avant le départ de Cléon vers la Chalcidique puis vers Eion où lui-même et Brasidas trouvent la mort au printemps -422. Secundo, Les guêpes se présente comme le pendant des Nuées. Dans Les Nuées Aristophane a dénoncé les sophistes : dans Les guêpes il dénonce l’appareil judiciaire gangréné par les sophistes, et les politiciens qui jouent dangereusement de cet appareil judiciaire et des sophistes. Dans notre paragraphe introductif, nous avons vu que le pouvoir judiciaire dépendait initialement du pouvoir politique, plus précidément de la Boulè, et qu’il est devenu théoriquement indépendant à la suite de l’affaire Lysimachos (rapportée par Aristote au pragraphe 45 de sa Constitution d’Athènes), à la fin du VIème siècle av. J.-C. ou au début du Vème siècle av. J.-C.. Nous avons vu qu’en -477, à l’époque de la création de la Ligue de Délos par Aristide, l’Attique comptait six mille juges (selon Aristote, Constitution d’Athènes 24). On ignore comment ces juges étaient nommés, pour combien de temps, on ignore aussi si leur statut remontait à l’époque de Pisistrate ou s’il a été fixé par la Constitution démocratique de -508, on sait seulement qu’ils œuvraient gratuitement, puisque c’est justement pour les dédommager de leur temps consacré à rendre la justice sans contrepartie que Périclès vers -462 a instauré le dikastikon (selon Aristote, Politique 1274a, et selon Plutarque, Vie de Périclès 9). La décision de Périclès était perverse, intentionnellement ou non, car la justice est alors devenue une affaire d’argent et non plus une affaire d’honneur civique, les assistés, les oisifs, les paresseux se sont précipités devant les tribunaux dans l’espoir d’être tirés au sort pour devenir jurés et obtenir ce dikastikon, indemnité ne nécessitant aucun effort et permettant d’acquérir un grand poids social, un engrenage s’est créé entre les démagogues (sycophantes/délateurs, politiciens et pseudo-intellectuels) qui multiplient les accusations contre leurs adversaires et les envoient au tribunal, multipliant ainsi les opportunités pour les profiteurs ordinaires d’être désignés jurés par le tirage au sort, ces derniers multiplient les condamnations pour inciter les démagogues à continuer et à accroître les accusations pour multiplier les procès, et ainsi de suite. Ajoutons que les juges, pour ne pas perdre leur place et pour obtenir de l’avancement, vont dans le sens des démagogues et des jurés en confirmant les verdicts sévères réclamés et proposés par ces derniers. C’est la mort de la justice, et son remplacement par l’idéologie dénonciatrice permanente de la majorité, de l’intérêt commun, du bon sens, par les minorités, les intérêts privés, les raisonnements biaisés, car toutes les situations en dépendent : la situation sociale du juge, la situation financière du juré, la situation politique du démagogue. Le but des Guêpes est de montrer que la justice est devenu un gagne-pain pour les pauvres ("“Sur mon maigre salaire je dois acheter de la farine, du bois, de la viande, et tu me demandes encore des figues [c’est un des hommes du chœur qui s’adresse à son fils] !” “Voyons, père, le tribunal constitué aujourd’hui par l’archonte ne permettra-t-il pas d’acheter notre déjeuner ?”", Aristophane, Les guêpes 300-306 ; Aristophane a déjà dénoncé cela dès -424 dans ses Cavaliers, en montrant un juré se rebeller contre un avocat le menaçant d’être privé de blé s’il acquitte un accusé : "“Si un bouffon de synégore ["sun»goroj", dérivé de "¢goreÚw/parler sur l’agora, en assemblée, en public", précédé du préfixe "sÚn/avec", ou littéralement "qui plaide pour"] te dit : « Nous n’aurez pas de blé, dikastes, si vous ne condamnez pas dans telle affaire ! », que feras-tu à ce synégore ?” “Je l’élèverai pour le jeter dans le Barathre [gouffre à Athènes dans lequel sont jetés les condamnés à mort], après avoir pendu Hyperbolos à son cou !”", Aristophane, Les cavaliers 1358-1363), surtout depuis la revalorisation du dikastikon à trois oboles par Cléon (à une date inconnue, en tous cas avant -424 puisque cette année-là dans Les cavaliers Aristophane montre un Paphlagonien incarnant Cléon qui "bourre, gorge, empiffre" le peuple avec ces trois oboles, aux vers 50-51, censé "le nourrir et le soigner", aux vers 799-800 ; dans Les guêpes, les trois oboles du dikastikon sont considérées comme un salaire ordinaire par Philocléon, avec lequel il achète l’affection de sa fille et de son épouse : "J’oubliais le plus agréable : l’accueil que tous me réservent quand je rentre à la maison avec mon salaire. D’abord ma fille me lave et me parfume les pieds, elle se penche pour me baiser en m’appelant “cher papa”, pour pouvoir pêcher avec sa langue le triobole dans ma bouche. Ma femme câline me sert une galette soufflée, puis s’assoie près de moi et me presse : “Mange ceci, avale cela !”", Aristophane, Les guêpes 605-611), un métier à plein temps (on augmente le nombre d’accusations pour augmenter le nombre de procès, sous n’importe quel prétexte : trahison, complot, tyrannie, corruption…) qui leur donne l’impression d’être garants d’un ordre supérieur, au-dessus de la masse, possesseurs d’un grand pouvoir ("Existe-t-il plus grand bonheur, plus grande félicité que celle d’un dikaste ? Quelle existence plus délicieuse, quel être plus redouté, en dépit de la vieillesse ? D’abord, à l’heure où je sors de mon lit, des gens me guettent près de la balustrade, des grands personnages hauts de quatre coudées. Ensuite, dès que j’approche, je sens quelqu’un mettre dans ma main la sienne qui a volé des deniers publics, me supplier avec des courbettes et une voix lamentable : “Pitié, ô père, je t’en conjure, si jamais toi-même tu as dérobé dans l’exercice d’une charge ou à l’armée, en démarchant pour tes camarades !”, quelqu’un qui ne saurait même pas que j’existe si je ne l’avais pas déjà précédemment acquitté. […] Puis, entré au tribunal après qu’on m’a bien supplié et effacé ma colère, je ne respecte aucune de mes promesses et j’écoute les accusés employer tous les tons pour obtenir l’acquittement. Car disons-le : quelle flatterie un dikaste refuserait-il d’entendre ? Les uns s’abaissent en déplorant leur pauvreté, les autres me content des fables ou des facéties d’Esope, d’autres encore plaisantent pour me faire rire et apaiser ma colère. Si rien de tout cela ne me touche, on amène les enfants en les traînant par la main, et je les écoute pousser des bêlements en baissant la tête ensemble, tandis que le père en leur nom me supplie comme un dieu, en tremblant, de l’absoudre de sa mauvaise gestion : “Si tu aimes la voix des agneaux, que la voix d’un garçon excite ta pitié !”, ou me prie de céder à la voix d’une fille si je préfère les petites cochonnes [calembour vulgaire, le mot "choiros/co‹roj" ou "cochon" en grec désigne à la fois l’animal et une personne portée sur le sexe, comme en français, le mot "choiros/co‹roj" peut également renvoyer en grec à l’organe génital féminin, comme le mot "chatte" en français] […] Quand des jeunes garçons passent leur dokimasie ["dokimas…a", examen de l’aptitude ou de l’éligibilité à la citoyenneté] je peux à loisir contempler leurs parties. Si un Oiagros [acteur tragique] est accusé, il n’est pas absous avant d’avoir récité une tirade de Niobé, et il choisit la plus belle. Si au aulète veut gagner sa cause, il devra en contrepartie mettre son phorbeia ["forbei£", mentonnière en cuir servant à maintenir l’aulos et à comprimer les joues de l’aulète] et jouer une sortie aux dikastes quand ils se retireront. Si un père en mourant désigne un mari pour sa fille unique héritière, je laisse là le testament et la coquille qui recouvrent solennellement le cachet et je donne la fille à celui qui a su me toucher par ses supplications. Et tout cela, je le fais sans avoir le moindre compte à rendre, privilège que n’a aucune autre magistrature", Aristophane, Les guêpes 550-587), alors qu’ils ne sont que les instruments inconscients et dociles d’une mécanique qui les dépasse. Cléon est directement visé à travers les deux personages principaux, "Philocléon" et "Bdélycléon", soit respectivement "l’Ami/F…loj de Cléon" et "Celui qui hait, abomine, vomit, a en horreur/bdelÚssw Cléon". Philocléon est entouré par des gens comme lui ayant la maladie de juger, constituant le chœur : à l’instar des soldats, ils portent une pique, qu’ils utilisent non pas contre les Spartiates ennemis mais contre leurs propres compatriotes athéniens, tels des guêpes qui tournoient sans arrêt autour de leur proie, d’où leur qualification de "guêpes" qui a donné son nom à la pièce. Aristophane souligne l’arrogance grotesque de ces gens qui se voient comme des combattants de l’intérieur, qui osent comparer leurs condamnations piteuses au moyen de leur stylet de jugement/dard de guêpe ("Quand sa méchante humeur [à Philocléon] le pousse, dans les procès avec estimation [où les juges doivent proposer une peine, par opposition aux procès "sans estimation" où la peine est déjà prévue par la loi et doit être simplement appliquée], à tracer contre tous la ligne longue [c’est-à-dire la peine maximale], il ressemble à une abeille ou à un bourdon qui rentre avec les ongles souillés de cire", Aristophane, Les guêpes 106-108) avec l’héroïsme des guerriers de Marathon en -490 ayant percé les envahisseurs perses au moyen de leurs lances et de leurs épées, qui réduisent les victimes de leurs diatribes au statut de suppôts-des-Perses-dont-les-propos-nauséabonds-rappellent-les-heures-les-plus-sombres-de-notre-Histoire ("Vous, ô spectateurs qui observez notre apparence, vous vous étonnez de notre taille de guêpes et vous demandez à quoi sert notre dard, nous allons vous l’apprendre, même aux plus ignorants d’entre vous. Nous qui portons cet appendice au cul, sommes les seuls Attiques de race pure et autochtones, les seuls hommes virils qui rendirent service à cette cité [d’Athènes]. Quand le barbare [les Perses] vint, il répandit la fumée sur la ville entière, il incendia tout pour détruire nos guêpiers. Nous avons couru aussitôt au-dehors avec la lance et avec le bouclier, nous lui avons livré bataille, abreuvés d’une âpre colère […]. Avec l’aide des dieux nous l’avons chassé vers le soir […], puis nous l’avons poursuivi en le piquant à travers ses braies comme un thon, et il a fui avec les joues et les sourcils criblés de piqûres", Aristophane, Les guêpes 1071-1078). Bdélycléon, fils de Philocléon, veut guérir son père de la maladie de juger. Un procès a lieu contre Dracontidès, qui s’est opposé à Périclès à la fin de la paix de Trente Ans (Dracontidès a soupçonné Périclès d’afficher des prétentions démocratiques pour mieux cacher des malversations en privé, notamment des détournements de fonds publics ["Dracontidès proposa un décret qui entra aussitôt en vigueur, prescrivant que Périclès devrait rendre ses comptes devant les prytanes", Plutarque, Vie de Périclès 32] ; dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu que ces soupçons de fraude fiscale étaient infondés, en revanche la tendance de Périclès à garder le pouvoir pour lui seul sous couvert de gouverner pour le bien de tous a été bien réelle, c’est la même accusation que l’historien Thucydide ou le comédien Aristophane portent sur Cléon, successeur de Périclès), et qui sera l’instaurateur de la dictature des Trente en -404 : ce renvoi à Dracontidès est intéressant parce qu’il sous-entend que ce personnage appartient à la classe moyenne athénienne aspirant à la fin de la démocratie égalitariste totalitaire favorisée par Cléon puis Hyperbolos, et désireuse d’un rétablissement de la démocratie au mérite (qui s’incarnera en -404 dans la dictature des Trente), et parce qu’elle renforce l’hypothèse d’une implication directe ou indirecte d’Aristophane dans l’instauration de la dictature des Trente deux décennies plus tard. Bdélycléon séquestre son père pour l’empêcher d’aller au tribunal ("Laissez-moi donc sortir, ô canailles [c’est Philocléon qui s’adresse à ses geôliers], vous voulez donc que Dracontidès en réchappe ?", Aristophane, Les guêpes 156-157 ; "O Cécrops, héros, seigneur, je suis aux pieds de Dracontidès [c’est Philocléon qui parle, s’estimant dominé par Dracontidès puisque son fils Bdélycléon l’empêche de plaider contre lui], comment peux-tu souffrir que je sois ainsi séquestré par des barbares ?", Aristophane, les guêpes 438-439 ; l’emploi du mot "barbares/barb£rwn" par Philocléon pour désigner ceux qui ne partagent pas son idéologie politiquement correcte est révélatrice du reductio ad tyrannum précédemment décrit : "Tu refuses de penser comme moi donc tu es pour la pensée unique, tu es contre les différences, tu es contre la démocratie, tu es un collabo du Grand Roi de Perse !"). Un groupe de guêpes collègues de Philocléon passe près de la maison, en route pour un autre procès dirigé contre le stratège Lachès, accusé de malversations lors de son opération militaire vers la Sicile au secours de la cité de Léontine en -427 (racontée par Thucydide au pargraphe 115 livre III de sa Guerre du Péloponnèse), impliqué dans le désastre de Délion en -424, co-auteur de la trêve d’un an avec Sparte en -423 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.118), et ennemi de Cléon pour toutes ces raisons (ces griefs de Cléon dans Les guêpes d’Aristophane en -423/-422 ont sans doute un fondement historique). Quand ils apprennent que leur pair Philocléon est séquestré par son fils Bdélycléon, ce chœur de guêpes est scandalisé, et pousse Philocléon à s’échapper. Mais Bdélycléon rattrappe son père. Les guêpes menacent Bdélycléon d’en référer à Cléon, et de le conduire au tribunal pour comportement tyrannique ("Ce comportement inouï ne trahit-il pas une tyrannie évidente ?", Aristophane, Les guêpes 417). Bdélycléon les chasse, puis il tente de raisonner son père en lui expliquant que sa manie de juger le rend esclave des démagogues : il se croit puissant en condamnant impunément et en recevant les suppliques des accusés en larmes, alors qu’il n’est que l’idiot utile des démagogues, qui se servent de lui pour éliminer des adversaires politiques ou pour accaparer des fortunes ("Tu sers, en croyant commander", Aristophane, Les guêpes 518-519). Bdélycléon réussit à convaincre son père, il réussit même à convaincre les guêpes. Il leur explique qu’en croyant œuvrer pour le bien de la cité et jouir d’un statut privé avantageux ("Quand la Boulè et le peuple sont embarrassés pour statuer sur une affaire importante [c’est Philocléon qui parle], ils renvoient par décret les coupables devant les dikastes. C’est alors qu’on voit les Euathlos [opportuniste qui a fait condamner Protagoras son ancien maître, et qui a probablement aussi fait condamner Thoukydidès comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans] et les Kolakonymos ["Kolakènumoj", déformation plaisante du nom de "Kleènumoj/Kléonymos", poltron notoire déjà mentionné dans les pièces précédentes d’Aristophane, précédé de l’adjectif "kÒlax/flatteur, adulateur, parasite"] qui abandonnent leurs boucliers, affirmer qu’ils ne nous trahiront pas en œuvrant pour le plus grand nombre. Dans le peuple jamais orateur n’a réussi à s’imposer en proposant de congédier les tribunaux dès que la cause a été jugée. Cléon lui-même, ce maître braillard, nous sommes les seuls qu’il ne morde pas°: il nous protège au contraire, il nous tient dans ses bras et chasse les mouches", Aristophane, Les guêpes 590-597), ils renforcent les privilèges d’un très petit nombre de politiciens, dont Cléon, qui détournent à leur profit les biens du contribuable ("“Commence d’abord par calculer, non avec des cailloux mais sur tes doigts, le total du phoros que nous récoltons sur les cités [c’est Bdélycléon qui parle], puis ajoute les nombreux centièmes que nous prélevons sur les consignations, les mines, les marchés, les portes, les rentes, les confiscations : en tout, cela nous fait environ deux mille talents. Retire à cette somme le salaire annuel des six mille dikastes, il n’y en a jamais eu davantage [Aristote, au paragraphe 24 précité de sa Constitution d’Athènes, dit effectivement qu’au moment de l’instauration du phoros par Aristide en -477, soit cinquante-cinq ans avant Les guêpes d’Aristophane, le nombre des juges/dikastes était aussi de six mille] : cela nous fait cent cinquante talents.” “Nos salaires ne constituent pas même le dixième de tous les revenus !” “En effet, par Zeus.” “Où passe donc le reste de l’argent ?” “A ceux qui disent : « Je ne trahirai pas les Athéniens, et j’œuvrerai pour le plus grand nombre », c’est-à-dire, ô mon père, à ceux que tu choisis pour te commander, abusé par leurs belles paroles. Ces gens-là extorquent aux cités des talents par cinquantaines, en les terrifiant avec des menaces : « Payez le phoros ou je tonne et renverse votre cité ! », et toi tu te contentes de grignoter les reliquats de ta prétendue royauté”", Aristophane, Les guêpes 656-672) et manipulent si bien les citoyens que ceux-ci se réjouissent de leur obéir bêtement et aveuglément ("Pourvu qu’on te donne le triobole, tu es content, un triobole que tu as pourtant gagné toi-même comme matelot, comme fantassin, comme assiégeant, au prix de beaucoup de peines. Et tu marches au commandement, ce qui me suffoque, quand entrant chez toi un blanc-bec débauché, fils de Chéréas [nom d’un politicien réel dont la postérité n’a pas gardé trace ? ou, plus sûrement, nom imaginaire formé sur le verbe "ca…rw/se réjouir", équivalent en français de "Simplet" ou "Neuneu" ou "Ducon" qui se réjouissent de peu ?], marchant les jambes écartées, le corps dandinant et l’air efféminé, t’ordonne d’aller juger dès le matin à heure fixe “car quiconque arrivera en retard ne touchera pas le triobole”, alors que lui reçoit une drachme comme synégore même s’il arrive en retard", Aristophane, Les guêpes 684-691). Malgré tout, la manie de juger reste forte chez Philocléon. Pour le guérir en douceur, et aussi pour le consoler de n’avoir pas pu participer au procès contre Lachès, Bdélycléon lui propose de juger le chien Labès, accusé d’avoir dérobé un fromage en cuisine : ce chien, dont la gueule évoque le visage du stratège Lachès, est confronté à un autre chien dont la gueule évoque le visage de Cléon, représentant la partie civile. Philocléon absout le chien Labès et regrette aussitôt son verdict, craignant de ne pas avoir été assez sévère. Bdélycléon le rassure en lui disant que par cet acquittement il s’est affranchi de l’influence des démagogues, ceux d’aujourd’hui comme Cléon et ceux de demain comme Hyperbolos ("“Comment pourrai-je supporter cela en conscience ? Comment ai-je pu absoudre un accusé ? Que vais-je devenir ? Ah, ô dieux vénérés, pardonnez-moi, j’ai agi malgré moi et contre mon tempérament !” “Et ne t’en plains pas. Moi, ô mon père, je te nourrirai, je t’emmènerai partout, aux dîners, aux banquets, aux spectacles, tu passeras dans la joie le reste de tes jours et tu ne seras plus nargué et dupé par Hyperbolos”", Aristophane, Les guêpes 999-1007). La pièce raconte ensuite, à partir du vers 1009, comment Philocléon devient un citoyen heureux, libéré de toute doctrine : il apprend les bonnes manières par son fils Bdélycléon, il s’enivre, enlève une aulète et défie des danseurs à la mode.


Après la signature de la paix de Nicias, Aristophane présente sa nouvelle comédie La Paix au printemps -421, sous l’archontat d’Alkaios (selon la troisième notice conservée de la pièce, rédigée par Aristophane de Byzance ou l’un de ses pairs). Nous ne nous attarderons pas sur cette œuvre que nous avons déjà abordée à la fin de notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse. Nous n’avons pas grand-chose à dire sur sa trame, très simple : le personnage principal appelé "Trygée", représentant Aristophane, veut libérer la Paix retenue captive par les dieux dans une caverne. Trygée appelle à l’aide. Il est rejoint par un groupe de Grecs constituant le chœur, qui l’approuve ("O Grecs unifiés ["Panhellènes/Panšllhnej"], à la rescousse ! L’occasion est favorable : plus de fronts de bataille, plus de chlamydes écarlates [manteau traditionnel des chefs militaires en Grèce], le jour misolamachos ["misol£macoj", littéralement "hostile/misÒ à Lamachos", le célèbre stratège athénien intrépide et compétent dont nous avons déjà parlé, sur lequel nous allons bientôt revenir] se lève !", Aristophane, La Paix 302-304) et l’assiste dans la réalisation de son projet. Aristophane partage l’ambition de Nicias, qui fut aussi l’ambition de Périclès après la signature de la paix de Trente Ans en -446, de réorienter l’économie de guerre vers une économie civile (la ruine des fabriquants d’armes est compensée par le nouvel essor des fabriquants de faux agricoles et de jarres pour les céréaliers et les vignerons : "O très cher, ô Trygée, que de biens tu nous as apportés avec la paix ! Avant aujourd’hui, personne ne m’achetait de faux, même pour un kollybe, maintenant je les vends à cinq drachmes. Et celui-ci vend trois drachmes ses jarres agricoles", Aristophane, La Paix 1198-1202 ; dans la longue scène des vers 1210-1264, un marchand d’armes se demande comment utiliser ses stocks invendus d’armures, de salpix, de casques et de lances : Trygée lui propose ironiquement de convertir ses armures en pots de chambre, ses salpix en vases décoratifs, ses casques en plateaux de balances, et ses lances en échalas). Le principal intérêt de la pièce réside dans l’identité des gens auxquels Trygée, alias Aristophane, s’adresse. Car Trygée ne s’adresse pas à tous. Le chœur qui vient aider Trygée est composé excusivement de laboureurs de la pédie attique ("[le coryphée :] “Allons, messieurs, manœuvrons seuls, entre laboureurs.” [Hermès :] “L’affaire avance mieux avec vous, messieurs.” [le coryphée :] “Il dit l’affaire avance. Allons, que chacun y mette tout son cœur !” [Trygée :] “Ah, les laboureurs tirent avec succès, contrairement aux autres”", Aristophane, La Paix 508-511) qui, comme Dicéopolis dans Les Acharniens en -425, condamnent les hauts militaires et leur entourage ("Ceux qui touchent au bois [c’est-à-dire le peuple, qui constitue les équipages des trières en bois athéniennes] ont seuls de l’ardeur, mais le forgeron [c’est-à-dire le fabricant d’armes, qui s’enrichit à l’abri des combats derrière les murs d’Athènes] les gêne", Aristophane, La Paix 479-480), les baratineurs publics, sophistes, avocats, politiciens ("Le fabriquant de panaches [qui couvre la tête des capitaines haut gradés] là-bas, tu vois comment il s’arrache les cheveux [parce que le retour de la paix ruine son commerce] ?", Aristophane, La Paix 545-546), et les faiseurs de procès ("“Et ce fabriquant de faux, tu vois combien il est réjoui [parce que le retour de la paix permet aux laboureurs de retourner travailler dans leurs champs] ?” “Il maltraite ["skimal…zw", probable dérivé de "ski£/ombre, obscurité" et "m£la/beaucoup, absolument, totalement", qu’on pourrait traduire trivialement par "mettre profond" en français] le fabriquant de piques [équivoque déjà utilisée dans Les guêpes en -422, entre les piques/lances des soldats à la guerre et les piques/stylets des sycophantes délateurs dans Athènes]", Aristophane, La Paix 548-549). Un passage mérite particulièrement notre attention. Aux vers 296-298, Trygée donne la liste de ceux qu’il invite à ses côtés, or son appel ne vise pas tous les peuples du monde, ni indistinctement tous les Grecs. Son discours ne s’adresse pas aux pauvres ni aux riches, ni aux assistés ni aux profiteurs, ni aux révolutionnaires ni aux rhéteurs, mais aux classes moyennes d’Athènes et de toutes les autres cités de Grèce ("Le moment est propice, Grecs ["Ellhnej"], après nous être affranchis des querelles et des combats, de tirer dehors la Paix chère à tous, avant qu’un autre pilon [c’est-à-dire : "un autre Cléon"] nous en empêche. O laboureurs, porteurs, artisans, producteurs publics, métèques, étrangers, insulaires, venez donc ici rapidement, ô foule nombreuse ["p£ntej leè"], avec des pelles, des leviers et des câbles !", Aristophane, La Paix 292-299). Les termes employés sont importants. Après les laboureurs ou "georgoi/gewrgo…", Trygée désigne les "kamporoi/k¥mporoi", littéralement "qui plient, s’inclient/k£mptw [sous le poids des charges qu’ils portent]", c’est-à-dire les porteurs, logisticiens, charretiers. Ensuite viennent les "tektones/tšktonej", c’est-à dire étymologiquement les ouvriers du "bois/tšktwn", charpentiers ou menuisiers, le mot "tektones" a fini par qualifier plus généralement tous les artisans, dans n’importe quel domaine. Ensuite viennent les "dèmiourgoi/dhmiourgo…", c’est-à-dire étymologiquement ceux "qui exercent une profession productive pour le peuple/dÁmoj", par opposition à ceux qui ne produisent rien comme les sycophantes ou la nomenklatura intellectuelle des sophistes, ou qui vivent sur le dos du peuple comme les marchands internationalistes et les spéculateurs. Ensuite viennent les "métèques/mštoikoi", c’est-à-dire étymologiquement ceux "qui vivent parmi ou derrière/met£ les maisons/o‹koj [des autochtones]" : un "métèque" en grec est l’équivalent d’un "immigré" en français, un non-local qui veut s’intégrer à la population locale, par opposition au "migrant", non-local qui ne veut pas s’intégrer, qui vit en parasite d’une population locale jusqu’à temps que celle-ci meure ou le chasse, le métèque jouit d’un statut social particulier en Grèce antique, il ne bénéfie pas d’une allocation logement ni d’une allocation emploi, au contraire il paie une redevance lui permettant de se domicilier dans la cité d’accueil et il y travaille, il participe donc à la vie économique de cette cité ("Le citoyen ne se définit pas par sa domiciliation, car métèques et esclaves ont également un domicile. […] Le citoyen se définit par son accession aux fonctions de juge et de magistrat", Aristote, Politique 1275a ; notons que la langue grecque ancienne n’a pas d’équivalent au mot moderne "migrant", parce que les Grecs anciens se débarrassaient rapidement par expulsion ou par exécution de tous les non-locaux inactifs, considérés comme nuisibles à l’équilibre des cités et vite soupçonnés de barbarité). Ensuite viennent les "xénoi/xšnoi", qui dans le contexte renvoie aux Grecs non-Athéniens, et non pas aux étrangers en général : la langue grecque distingue en effet "l’autre, l’étranger" au sens large ou "xénos/xšnoj", et le "non-civilisé, non-policé, non-Grec" ou "barbare/b£rbaroj" (le Grec respecte le vivre-ensemble dans la "polis, cité/pÒlij" [qui a donné en français "politesse", "politique", "police", garants de l’ordre social], contrairement au barbare qui ne sait pas vivre avec autrui puisqu’il ne sait même pas parler ni s’exprimer autrement que par des borborygmes : "Bar ! Bar ! Bar ! Bar !"), Trygée/Aristophane ne promeut pas une alliance avec les "barbares" non-Grecs mais bien avec les Grecs "étrangers/xénoi" à Athènes, c’est-à-dire avec les Grecs moyens d’Argos, avec les Grecs moyens de Thèbes, avec les Grecs moyens de Thourioi, de Byzance, de Sinope, de Salamine de Chypre, peut-être même avec les périèques de Sparte. Enfin Trygée sollicite les "nèsiotes/nhsiîtai", c’est-à-dire les "insulaires", qui dans le contexte ne renvoie pas aux habitants barbares d’îles lointaines comme la Sardaigne ou la Bretagne mais bien aux Grecs habitant les îles de la mer Egée, qui paient le phoros et contribuent donc aussi à la vie économique d’Athènes. En résumé, à travers son personnage Trygée, Aristophane dans La Paix milite pour un régime politique fermant ses frontières à tous ceux qui affluent en provenance de pays lointains sans volonté de participer à la vie citoyenne, simplement pour profiter des largesses de la cité d’accueil, et il appelle à une solidarité entre Grecs au-delà d’Athènes, une alliance panhellénique dressée contre ces profiteurs venus de pays lointains et contre les marchands internationalistes, spéculateurs, sycophantes, sophistes qui s’appuient sur ces profiteurs exotiques pour préserver leurs pouvoirs personnels démesurés et improductifs au détriment des Grecs moyens silencieux et productifs. Ce programme annonce encore celui de la dictature des Trente (et plus tard celui du grand homme charismatique panhelléniste que Xénophon puis Isocrate croiront voir dans Agésilas II, puis dans Epaminondas, puis dans Philippe II, avant que s’impose Alexandre), et renforce encore l’hypothèse qu’Aristophane a bien joué un rôle important dans la lente gestation et dans l’instauration de cette dictature des Trente en -404.


Avant de poursuivre, on doit noter que l’un des dieux exotiques importés dans Athènes à la faveur de la guerre et de la relativisation générale de toutes les valeurs, se démarque par son ambiguïté : le dieu Asclépios. Et ce dieu nous intéresse parce qu’il touche directement Sophocle, objet principal de notre étude. La mythologie grecque dit que ce personnage est un bâtard né de la Thessalienne Coronis, fille de Phlégyas le chef de la tribu des Lapithes, à la fin de l’ère mycénienne, au XIIIème siècle av. J.-C. Coronis a copulé avec un homme de passage (le dieu Apollon !), et est tombée enceinte. Elle trompe aussitôt cet amant de passage avec un autre homme nommé "Ischys" originaire d’Arcadie, sur lequel nous ne savons rien. L’amant-père cocu est mécontent : il tue Coronis pendant l’accouchement ou juste après. L’enfant nouveau-né, un garçon, reçoit le nom d’"Asclépios/AsklhpiÒj" (étymologie inconnue) et est confié à Chiron, probable rebouteux de la tribu thessalienne des Centaures ("Chiron/Ce…rwn" dérive de "cheir/ce…r", "main" en grec, et signifie étymologiquement "le Manuel" : cette appellation renvoie sans doute aux talents chirurgicaux de Chiron, qui ont fini par le désigner nominalement), voisins et rivaux des Lapithes. Asclépios grandit aux côtés du célèbre Achille, que Chiron a pris également sous sa protection. Asclépios adulte s’installe à Trikka, aujourd’hui Trikala à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Larissa, il a deux fils : Machaon et Podalire, auxquels il transmet les connaissances médicales que lui-même a reçues de Chiron (selon Iliade II.729-733), et qui accompagneront Achille vers le continent asiatique pour conquérir Troie à l’extrême fin de l’ère mycénienne ("Par-dessus [ma blessure] répands les remèdes apaisants qu’Achille t’a appris, que lui-même a appris de Chiron le juste Centaure [c’est Eurypyle qui s’adresse à Patrocle]. Nous avons bien des médecins, Podalire et Machaon, mais je crois que l’un est dans sa baraque avec une blessure et a besoin lui-même d’un médecin irréprochable, l’autre dans la plaine face aux Troyens lutte contre Harès", Iliade XI.830-836 ; "Asclépios eut deux fils : Machaon et Podalire, qui accompagnèrent Agamemnon à la guerre de Troie. Très compétents dans l’art de guérir, ils s’illustrèrent dans cette guerre en secourant avec succès les Grecs blessés. Pour cette raison ils reçurent tous les honneurs, et leur utilité les exempta de participer aux combats et de tout exercice militaire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique IV.71). Pindare au Vème siècle av. J.-C., dans sa Troisième pythique consacrée à Asclépios, dit que la réputation de celui-ci dépasse largement sa petite cité de Trikka et sa région de Thessalie : beaucoup de Grecs viennent de partout pour bénéficier de ses talents de guérisseur, qu’il monnaie très cher et qui lui procurent une petite fortune au fil des ans ("[Apollon] porta [Asclépios] au Centaure de Magnésie [Chiron] afin qu’il lui apprît à guérir les nombreuses maladies qui affligent les hommes. Là, tous ceux qui vinrent à lui avec des plaies naturelles ou des blessures par le bronze brillant ou par une pierre lancée de loin, le corps endolori de l’excès du chaud ou du froid, il les délivra chacun de leurs maux, il remit sur pieds les uns par des douces paroles, les autres par des breuvages apaisants, ceux-ci avec des applications simples autour des membres, ceux-là avec des incisions", Pindare Troisième pythique 45-53). A l’ère hellénistique, pseudo-Apollodore apporte une précision importante : Asclépios "utilise du sang de Gorgone" pour guérir ses patients, celui qu’il tire de la "veine/flšy" gauche est un poison mais celui qu’il tire de la "veine/flšy" droite est un antidote ("Devenu un expert en chirurgie ["ceirourgikÒj", ou étymologiquement un "expert dans l’art de Chiron/Ce…rwn"] grâce à une pratique assidue, [Asclépios] non seulement sauva beaucoup de gens de la mort, mais encore il redonna vie à certains morts. Il utilisait le sang d’une Gorgone donnée par Athéna : le sang tiré de la veine gauche tuait les hommes, mais celui tiré de la veine droite les guérissait, ce fut par ce moyen qu’il releva les morts. Parmi ceux auxquels il redonna vie, j’ai trouvé Capanée et Lycurgue selon Stésichore [d’Himère, poète du VIème siècle av. J.-C.] dans son Eriphyle, Hippolyte selon l’auteur des Naupactiques, Tyndare selon Panyasis [d’Halicarnasse, poète du Vème siècle av. J.-C.], Hyménée selon les Orphiques, Glaukos fils de Minos selon Mnésagoras. Zeus craignit qu’Asclépios enseignît aux hommes l’art de guérir, et que ceux-ci se secourussent mutuellement sans l’aide des dieux, alors il le foudroya", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 10.3-4). On se souvient que les Gorgones à l’ère mycénienne sont une tribu matriarcale d’Afrique du nord, la plus célèbre d’entre elles était la matriarche Méduse, tuée par le Thessalien Persée au XIVème siècle av. J.-C. dans les environs du lac Tritonide, aujourd’hui le chott el-Jérid en Tunisie, région natale de la guerrière Athéna. On se souvient aussi que le serpent occupe une place particulière dans l’imaginaire du Moyen-Orient depuis l’ère minoenne (la lettre ARM XIII.19 datée du XVIIIème siècle av. J.-C. extraite du sous-sol du palais de Mari sur l’Euphrate rapporte que des statues de serpents en bronze sont commandées pour décorer un lieu en prévision de la visite prochaine d’un roi). Au Levant, les statuettes d’Ishtar/Astarté représentent souvent cette déesse portant des serpents, symbole de désir, de fécondité, d’abondance, de pouvoir, pour le meilleur ou pour le pire (cette tradition se perpétuera à travers les siècles en Méditerranée orientale, jusque dans la lointaine île de Samothrace, où "Ishtar" hellénisée en "Axiéros/Ax…eroj" sera vénérée à l’ère hellénistique par une prêtresse porteuse de serpents, notamment par la célèbre Olympias mère d’Alexandre le Grand). En Egypte, pour attraper les serpents, on recourt à un bâton dont l’extrémité est munie de deux crochets : en bloquant la tête du serpent entre ces deux crochets, on l’empêche de bouger en même temps qu’on se prémunit de sa morsure mortelle. La possession de ce bâton à deux crochets garantit la vie ou la mort : si on tient le baton on maîtrise le serpent, si on le perd on relâche le serpent qui peut alors se venger en mordant toutes les personnes alentours. Le serpent lui-même est un animal ambigu : contracté à forte dose son venin est létal, mais s’il est prélevé à petites doses et mélangé à certains ingrédients le même venin peut devenir un contrepoison, le serpent lui-même porte donc la vie et la mort. C’est pour cette raison que les pharaons, parmi leurs attributs, portent le sceptre ouas, qui n’est qu’un développement du bâton à double crochets auquel on a ajouté un pommeau en forme de tête de Seth, lui-même associé au serpent : en possédant le sceptre ouas, les pharaons possèdent symboliquement la vie et la mort de leurs sujets, la vie et la mort du monde et des choses. Derrière l’image mythologique d’Asclépios "prélevant le sang des veines d’une Gorgone", on doit certainement comprendre qu’Asclépios tire du venin de serpent (rappelons que le nom "Gorgone" s’est lexicalisé après l’ère mycénienne pour désigner une face monstrueuse évoquant la tête pétrifiée de l’antique Gorgone Méduse, avec des yeux globuleux, un rictus, des canines saillantes, la langue tirée, similaire à la face d’un serpent prêt à attaquer) pour concocter des mixtures thérapeutiques, comme le font encore aujourd’hui les pharmaciens. Le bâton que tient Asclépios dans beaucoup de statues qui lui sont consacrées (comme celle de l’ère hellénistique copiée sur un original du IVème siècle av. J.-C. en provenance du sanctuaire d’Asclépios à Epidaure, conservée aujourd’hui au Musée archéologique national d’Athènes) n’est peut-être qu’une version hellénisée du sceptre ouas des pharaons égyptiens. Asclépios est vite associé à l’image du serpent. Le bas-relief conservé à la glyptothèque Ny Carlsberg de Copenhague au Danemark sous la référence 2308, daté de la fin du Vème siècle av. J.-C., en provenance de Macédoine, montre un homme adulte malade porté sur un brancard par deux jeunes gens, levant péniblement son bras droit pour désigner un serpent qui grimpe à un arbre, tandis que deux autres adolescents jettent des cailloux sur ce serpent pour l’obliger à resdescendre et pour l’attraper : on soupçonne que ce bas-relief provient d’un bâtiment macédonien dédié à Asclépios, suggéré à travers le serpent dont les jeunes gens veulent tirer le venin pour le donner comme remède à l’adulte malade, autrement dit dans ce bas-relief de l’ère classique Asclépios n’est plus représenté par son apparence humaine mais à travers son animal emblématique le serpent. Cette tradition traverse les siècles jusqu’à Rome, où "Asclépios" se latinise en "Esculape" et est introduit de Grèce en Italie par l’image du serpent, en -293 selon Tite-Live, à l’occasion d’une épidémie de peste qui ravage la cité ("La cité [de Rome] souffre de la peste. Des ambassadeurs sont chargés de transporter d’Epidaure à Rome une représentation d’Esculape. Ils remarquent que dans leur bateau s’est réfugié un serpent, incarnation du dieu. Sur l’île du Tibre où ce serpent a débarqué est fondé un sanctuaire dédié à Esculape", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre XI). Elle survit encore aujourd’hui sur l’enseigne des pharmaciens, consistant en un serpent enroulé autour d’une croix verte. Partout dans le monde grec et romain, elle permet aux archéologues de l’an 2000 d’identifier la nature des bâtiments qu’ils mettent à jour : un serpent gravé sur une pierre, sur une stèle votive, sur un linteau de porte, indique presque toujours que le bâtiment construit autour était jadis la maison d’un médecin, ou la réserve d’un apothicaire, ou un hôpital. L’ambiguïté d’Asclépios réside dans cette double finalité. D’un côté le nom "Asclépios" s’apparente, comme jadis le sceptre ouas en Egypte, à un grigri que les superstitieux anônnent en espérant la guérison par magie, les mêmes considèrent les lieux qui lui sont dédiés comme des temples ordinaires où, par des rituels et par des récitations respectées scrupuleusement, ils espèrent attirer la sympathie du défunt illustre divinisé et l’influencer en leur faveur ("Tel était l’excès de superstition chez les Athéniens que, quand un homme coupait le plus petit arbre dans un bois consacré à un héron, ils le condamnaient à la mort. Atarbès ayant tué un moineau consacré à Asclépios [probablement un moineau de volière, destiné à être sacrifié rituellement à Asclépios], les Athéniens ne voulurent pas laisser ce crime impuni : ils exécutèrent Atarbès. Certains tentèrent de plaider l’acte involontaire, d’autres tentèrent de plaider une folie ponctuelle, en vain : jugeant que le respect aux dieux prévaut sur ces deux raisons, les Athéniens ne grâcèrent ni la folie ni l’ignorance", Elien, Histoires diverses V.17). De l’autre côté "Asclépios" semble une lexicalisation synonyme de "médecin" au sens moderne, et les lieux qui lui sont dédiés paraissent moins des temples religieux que des établissements scientifiques où on exerce déjà une médecine rationnelle telle qu’on la pratique aujourd’hui en Occident, où on confine les malades pour préserver la population saine, où on étudie leurs symptômes et où on établit des diagnostics, où on leur impose des protocoles, où on leur applique une posologie, où on les opère. Dans ce dernier cas, ceux qu’on appelle "Asclépiades" semblent moins des descendants génétiques de l’illustre ancêtre Asclépios, que les membres d’une phratrie ayant suivi le même cursus universitaire de médecine et s’évertuant à améliorer et à accroître les connaissances générales en médecine, à l’instar de l’antique Asclépios de Trikka en Thessalie qui a amélioré et accrû les connaissances de son maître-tuteur Chiron, des chercheurs persuadés que la maladie n’est pas une punition des dieux mais le produit de facteurs environnementaux, de l’alimentation, des habitudes de vie, et que la guérison ne s’obtient pas par des incantations spirituelles devant un autel mais par l’observance d’un traitement physique adapté. Strabon dit incidemment que la petite cité de Trikka possède "le plus ancien et le plus célèbre" sanctuaire d’Asclépios (Strabon, Géographie IX, 5.17). Cette célébrité découle du souvenir d’Asclépios, qui a vécu en ce lieu à l’ère mycénienne, davantage que de l’importance quantitative et qualitative des soins qui y sont pratiqués. A l’ère classique, les deux sanctuaires dédiés à Asclépios les plus importants sont, non pas à Trikka, mais à Kos et à Epidaure. Le géographe Pausanias rapporte plusieurs versions de l’origine du culte d’Asclépios à Epidaure, dont la plus crédible est qu’Asclépios est né à Epidaure, avant d’être pris en charge par Chiron en Thessalie. Pausanias dit aussi que le culte d’Asclépios a été importé d’Epidaure à Athènes via les cérémonies des Mystères à Eleusis dédiées à Déméter ("Cette province [d’Epidaure] est spécialement consacrée à Asclépios. Voici pourquoi, selon les Epidauriens. Phlégyas vint dans le Péloponnèse sous prétexte de le visiter, en réalité pour estimer le nombre d’habitants et de soldats, car Phlégyas était l’homme le plus belliqueux de son temps, il razziait ici et là récoltes et troupeaux. Lors de sa venue dans le Péloponnèse, il était accompagné de sa fille, il ignorait qu’elle était enceinte d’Apollon. Elle accoucha dans le pays des Epidauriens d’un enfant qu’elle exposa sur le mont appelé aujourd’hui “Titthion”, qui portait alors le nom de “Myrtion”. Une des chèvres qui paissaient sur ce mont l’allaita, et le chien qui gardait ces chèvres veilla à sa sécurité. Le berger, qui s’appelait “Aresthanas”, constata qu’une de ses chèvres avait disparu et que son chien ne gardait plus le troupeau, il partit à leur recharche. Il trouva l’enfant, voulut l’emporter, mais quand il s’approcha il fut aveuglé, comprit sa nature divine, et s’éloigna. La rumeur se répandit qu’aucune maladie ne résistait à cet enfant, et qu’il ressuscitait même les morts. Une autre version existe. Coronis enceinte d’Asclépios coucha avec Ischys fils d’Elatos, Artémis [sœur d’Apollon] tua celui-ci pour venger l’injure commise contre son frère, et mit celle-là sur un bûcher, le feu se propageait déjà quand Hermès enleva l’enfant au milieu des flammes. Une troisième tradition voit dans Asclépios le fils d’Arsinoé fille de Leucippe [roi de Messénie à la fin de l’ère mycénienne], mais elle n’est pas crédible. En effet, quand l’Arcadien Apollophane [médecin personnel du roi Antiochos III au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C.] à Delphes demanda si Asclépios était bien le fils d’Arsinoé et si les Messéniens pouvaient le considérer comme un compatriote, la Pythie répondit : “O Asclépios charmant rejeton de tous les mortels, l’aimable Coronis fille de Phlégyas t’a conçu dans mes caresses et t’a donné le jour dans les champs pierreux d’Epidaure”, cet oracle prouve qu’Asclépios n’était pas le fils d’Arsinoé, et que cette tradition est une invention d’Hésiode ou d’un auteur ayant inséré dans l’œuvre d’Hésiode une flatterie à l’attention des Messéniens. L’origine épidaurienne des sanctuaires les plus célèbres d’Asclépios est une autre preuve que ce dieu est bien né à Epidaure. Ainsi les Athéniens, qui ont admis Asclépios dans leurs Mystères, appellent “Epidauria” la fête en son honneur, depuis qu’ils l’ont introduite", Pausanias, Description de la Grèce, II, 26.3-8 ; le rhéteur athénien Philostrate, dans sa biographie d’Apollonios de Tyane, confirme incidemment que les Epidauria dédiées à Asclépios sont célébrées en même temps que les Mystères d’Eleusis dédiées à Déméter : "Lors des Epidauria, selon l’usage pratiqué encore aujourd’hui, la proclamation et la fin des cérémonies initiatiques sont suivies de nouveaux sacrifices en souvenir d’Asclépios d’Epidaure, et on entame des nouveaux mystères après ceux qui s’achèvent. Beaucoup parmi ceux venus assister à ces mystères, les boudèrent pour aller écouter Apollonios. Celui-ci leur dit qu’il leur parlerait plus tard et les incita à suivre les cérémonies sacrées, il ajouta vouloir s’y initier lui-même. Mais l'hiérophante lui refusa l’entrée dans le sanctuaire, déclarant “ne pas vouloir initier un magicien, et révéler les Mystères d’Eleusis à un profanateur des choses divines”", Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane IV.18). Est-ce par les prêtres d’Eleusis que le culte d’Asclépios a été introduit dans Athènes ? Un passage de la comédie Les guêpes d’Aristophane, présentée début -422 comme on vient de le voir, est sujet à débat chez les hellénistes. Le personnage Bdélycléon veut guérir son père Philocléon de la maladie de juger, après avoir essayé vainement plusieurs options il se résoud à confier Philocléon à Asclépios. La traduction de ce passage aux vers 121-124 est incertaine ("[Bdélycléon] est désolé de la maladie [de Philocléon] [c’est un des serviteurs de Bdélycléon qui parle]. D’abord il l’a incité par des bonnes paroles à laisser le tribonion ["tribènion", petit manteau ordinaire à trois angles] et à ne plus sortir, mais l’autre ne l’a pas écouté. Ensuite il l’a baigné et l’a purgé, mais l’autre s’est entêté. Puis il l’a soumis aux rituels des Corybantes, mais l’autre s’est enfui avec le tambourin pour bondir dans un nouveau tribunal et recommencer à juger. Constatant ces échecs, il a vogué jusqu’à Egine. Puis il l’a entravé la nuit pour le coucher dans l’Asclépion, mais l’autre a repassé sereinement la grille au matin", Aristophane, Les guêpes 114-124) : doit-on comprendre que Bdélycléon tente de fuir seul vers l’île d’Egine, exaspéré par la manie judiciaire de son père, avant de revenir vers l’Attique pour une ultime tentative en le séquestrant dans l’Asclépion d’Athènes ? ou au contraire ligote-t-il son père et sort-il d’Athènes avec lui pour l’enfermer dans l’Asclépion d’Egine ? La première hypothèse implique que l’Asclépion d’Athènes existe déjà lors de la création de la pièce en -422. La seconde hypothèse sous-entend au contraire que l’Aclépeion d’Athènes n’est pas encore construit en -422, et que le culte à Asclépios dans Athènes à cette date est si confidentiel que les malades espérant le secours d’Asclépios sont contraints de traverser le golfe Saronique pour aller sur l’île d’Egine, où un autre Asclépion est bien attesté par l’archéologie et par le géographe Pausanias ("Au même endroit [à côté du théâtre d’Egine] se trouvent trois temples proches l’un de l’autre, le premier à Apollon, le deuxième à Artémis, le troisième à Dionysos. La statue d’Apollon, une œuvre locale, est en bois et le représente nu. Artémis est vêtue, ainsi que Dionysos qui porte une barbe. Le sanctuaire d’Asclépios est distant, sa statue en marbre le représente assis", Pausanias, Description de la Grèce, II, 30.1). En tous cas Aristote au IVème siècle av. J.-C. dit que le culte à Asclépios est bien associé aux Mystères d’Eleusis ("Processions organisées par l’archonte [éponyme] : celle en l’honneur d’Asclépios pendant que les initiés ["mÚstai"] gardent la maison [de Déméter] […]", Aristote, Constitution d’Athènes 56). Et Aristophane dans sa comédie Ploutos présentée en -408, sur laquelle nous reviendrons dans un prochain paragraphe, révèle que l’Asclépion d’Athènes existe bien à cette date, puisque le personnage principal Ploutos y est conduit pour soigner sa cécité. A l’Asclépion de Kos a longtemps exercé le plus réputé des médecins de l’Antiquité, Hippocrate, que les médecins de l’an 2000 voient toujours comme leur modèle, et auquel ils continuent d’adresser le fameux serment marquant leur entrée dans la confrérie des médecins, les obligeant à offrir assistance médicale à quiconque en tous lieux, en tous temps, en toutes circonstances. La vie d’Hippocrate reste énigmatique. On sait seulement grâce à l’article Hippocrate de la Lexicographie de Suidas que ses compétences sont connues au milieu du Vème siècle av. J.-C. jusqu’à Persépolis puisque le Grand Roi Artaxerxès Ier tente de l’y attirer à son service ("Le Grand Roi des Perses appelé “Artaxerxes” [Ier] écrivit à Hystanès [sans doute apparenté au "Badrès fils d’Hystanès" qui commandait le régiment des Milyens, habitants de Lycie, lors de l’invasion de la Grèce par Xerxès Ier en -480, selon le paragraphe 77 livre VII de l’Histoire d’Hérodote : le Hystanès de l’article de Suidas est probablement, selon la coutume paponymique antique, le petit-fils du "Hystanès père de Badrès" d’Hérodote], en quête d’un homme sage/savant ["sof…a"] : “Du roi des rois Artaxerxes [Ier] à Hystanès hyparque de l’Hellespont, salut. Le médecin Hippocrate de Kos, de la famille des Asclépiades, a des compétences dont la renommée m’est parvenue. Donne-lui de d’or, tout ce qu’il veut, sans compter, et amène-le moi. Je le considèrerai à l’égal des Perses”", Suidas, Lexicographie, Hippocrate I564). La réponse d’Hippocrate à Artaxerxès Ier est sujette à toutes les conjectures, nous ne nous y arrêterons pas pour ne pas déborder du cadre que nous nous sommes fixé. Comme beaucoup d’autres intellectuels grecs d’Anatolie (Anaxagore ou Hérodote par exemple), Hippocrate est probablement invité par Périclès à exercer son art sur le continent européen, pour Athènes. D’où la mention du nom d’Hippocrate dans le dialogue Protagoras de Platon, rapportant un échange philosophique censé avoir eu lieu avant -429 puisqu’il implique les deux fils de Périclès morts cette année-là : la tournure du propos de Socrate dans ce passage de Protagoras empêche de savoir si à cette date Hippocrate réside toujours à Kos ou s’il s’est installé à Athènes ou dans une autre cité de Grèce ("‟Dis-moi, ô Hippocrate, si tu allais voir ton homonyme Hippocrate de Kos, membre des Asclépiades, avec un paquet d’argent, et si on te demandait : « Qui est cet Hippocrate auquel tu destines ce paquet d’argent, ô Hippocrate ? », que répondrais-tu ?” ‟Que cet argent est destiné à un médecin.” ‟Dans quel but ?” ‟Pour devenir médecin moi-même”", Platon, Protagoras 311b-c). D’où aussi les citations d’Hippocrate par Socrate lors de son procès en -399, rapportées par Platon à partir du paragraphe 270c de Phèdre (dans ce passage, nous sommes incapables de définir si ces citations sont extraites littéralement de l’œuvre d’Hippocrate, ou si elles sont des approximations de Socrate pour appuyer son propre discours, ou des approximations de Platon qui veut faire coïncider sa philosophie avec le discours de Socrate, ou un mélange des trois, pour cette raison nous ne nous y attarderons pas davantage, retenons simplement qu’Hippocrate est un contemporain de Socrate). Le même article Hippocrate de Suidas nous apprend qu’Hippocrate meurt centenaire à Larissa en Thessalie. Est-ce par le scientifique Hippocrate, qui serait venu de Kos à Athènes, plutôt que par les adorateurs mystiques de Déméter à Eleusis, que le culte d’Asclépios a été introduit dans Athènes ? Nous devons signaler ici l’existence à Oropos, au nord de l’Attique, face à l’île d’Eubée, d’un ancien sanctuaire dédié à Amphiaraos, devin et prince de la cité d’Argos ayant vainement tenté de dissuader Polynice d’entreprendre l’expédition contre la cité de Thèbes alors gouvernée par Etéocle à la fin de l’ère mycénienne, qui s’est soldée par la tuerie réciproque d’Etéocle et de Polynice, et par beaucoup de morts dans les deux camps dont Amphiaraos enrôlé contre son gré. Amphiaraos est devenu l’objet d’un culte après sa mort, et le lieu de sa mort près d’Oropos est devenu un sanctuaire ("Passé Marathon, on arrive à Tricorynthos, puis à Rhamnonte […], enfin à Psaphis qui dépend d’Oropos. A proximité est l’Amphiaraion, sanctuaire prophétique réputé qui s’élève juste à l’endroit où Amphiaraos en fuite vit, comme dit Sophocle, “le sol thébain poudreux s’ouvrir sous ses pas pour l’engloutir avec ses armes et son char”", Strabon, Géographie, IX, 1.22) où on l’imite en pratiquant l’"oniromantie/ÑneirÒmantij" ou l’art de "prédire/manteÚw à partir des rêves/Ôneiroj" : le suppliant se coupe du monde, il se couche dans une chambre isolée, il s’endort et vit des rêves conçus comme des messages divins, et quand il se réveille il raconte ces rêves à un prêtre qui se charge de les décoder et qui propose des réponses adaptées aux questions qu’ils posent. L’oniromantie est pratiquée de la même façon au sanctuaire d’Asclépios d’Epidaure, comme le prouvent les longs témoignages de guérisons retrouvés sur place, consignés sous les références 121 à 124 du volume IV/2 1 des Inscriptions grecques, datant du IVème siècle av. J.-C. Hérodote dit que le sanctuaire d’Amphiaraos à Oropos existe depuis au moins la fin du VIème siècle av. J.-C. puisque le roi lydien Crésus y envoie des offrandes (selon Hérodote, Histoire I.92). Le même Hérodote dit que le Perse Mardonios s’y rend durant l’hiver -480/-479 pour tenter d’y trouver l’inspiration en prévision de la bataille qui s’annonce contre les Athéniens et les Spartiates (selon Hérodote, Histoire VIII.134) et qui lui sera fatale à Platées quelques mois plus tard. La pratique de l’oniromantie est bien attestée en -458, puisque cette année-là Eschyle présente sa tétralogie sur les Atrides Agamemnon-Les choéphores-Les euménides-Protée, et que dans la scène d’ouverture des Choéphores le chœur raconte comment Clytemnestre, très affaiblie par le remords d’avoir assassiné son mari Agamemnon, essaie de trouver un remède dans cette pratique (le mot "oniromantie" apparaît au vers 33, c’est la plus ancienne occurrence connue). Or, parallèlement à ce système thérapeutique qui annonce nos modernes cures psychanalytiques, un autre système se développe, plus rationnel, plus analytique, plus axé sur les altérations de l’organisme, mais qui recourt à la même méthode de confinement et d’écoute du patient. Le prêtre d’Asclépios est détenteur d’un savoir, engrangé par une pratique régulière et par des expériences passées. Pour guérir, le patient doit donner la liste de ses dysfonctionnements au prêtre, et cette liste doit correspondre à l’une de celles que le prêtre a répertoriées au cours de ses années de pratique et dans ses expériences passées. La rencontre entre le discours du patient et le savoir du prêtre est désignée par le mot "symptoma/sÚmptwma", littéralement "qui tombe/ptîma avec/sÚn", qui donnera "symptôme" en français avec le même sens. A partir de cette "rencontre, coïncidence/symptoma", le prêtre peut prescrire au patient un comportement adapté (jeûne, repos, exercices corporels…) ou une intervention physique spécifique (avec un matériel adéquat : scalpel, aiguille, pince…) ou l’ingestion d’une mixture en conséquence, assurant la guérison par le souvenir de "rencontres/symptômes" identiques vécus par le prêtre et résolues par les mêmes comportements ou interventions physiques ou mixtures. Ce système de traitement médical dur n’est qu’un développement du système oniromancique, une application au domaine de la santé du principe constaté dans les autres domaines de la connaissance : une même cause engendre les mêmes conséquences, une même conséquence découle des mêmes causes. Si on sait guérir une fois le mal de dos avec une manipulation précise, on saura guérir tous les maux de dos futurs avec la même manipulation. Si on sait guérir une fois la goutte avec une intervention chirurgicale précise, on saura guérir toutes les gouttes futures avec la même intervention chirurgicale. Si on sait guérir une fois la fièvre typhoïde avec un médicament précis, on saura guérir toutes les fièvres typhoïdes futures avec le même médicament. Si on sait guérir la rage une fois avec un vaccin précis, on saura guérir toutes les rages futures avec le même vaccin. Et les dieux n’ont plus rien à faire dans ce système médical, qui voit Asclépios non plus comme une entité agissante sur les êtres et les choses mais simplement comme l’emblème, le patron, la représentation symbolique de la Médecine avec un "M" majuscule (comme Arès représente la Guerre avec "G" majuscule, ou comme Aphrodite représente la Beauté avec "B" majuscule, ou comme Dionysos représente l’Ivresse avec "I" majuscule, ou comme Hadès représente la Mort avec "M" majuscule, ou comme Eros représente l’Amour avec "A" majuscule, etc.). La consignation systématique, détaillée et raisonnée de faits observés que le prêtre asclépiade Hippocrate de Kos espère signifiants ou "symptômatiques", aboutira au monumental Corpus hippocratique, répertoire médical en soixante volumes initié par Hippocrate (d’où l’emploi du dialecte ionien) et poursuivi par ses élèves à travers les siècles jusqu’à la fin de l’ère hellénistique. Pour l’anecdote, ce système médical d’Hippocrate séduit même les non-médecins : il intéresse notamment Thucydide, qui aux paragraphes 49 à 54 livre II de sa Guerre du Péloponnèse décrit minutieusement l’épidémie se propageant dans Athènes à partir de l’été -430 dans l’espoir que cela aidera les médecins hippocratiques futurs à la définir et à la soigner ("Je laisse à tout autre que moi, médecin ou profane, le soin de proposer une explication valable sur les origines de ce mal et de préciser les causes susceptibles de provoquer de telles perturbations dans l’organisme. Pour ma part, je veux décrire ses caractéristiques, cela permettra de la diagnostiquer si elle se propage à nouveau. Elle m’a atteint personnellement, et j’ai vu des gens en souffrir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.48 ; pour l’anecdote encore, cette longue description de Thucydide a permis justement en 2007 à des médecins modernes héritiers d’Hippocrate, en la confrontant à l’analyse de squelettes antiques exhumés dans le quartier du Céramique à Athènes, de conclure à une épidémie de fièvre thyphoïde, comme nous l’avons dit dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse). Un bas-relief découvert dans l’Amphiaraion d’Oropos, daté de la première moitié du IVème siècle av. J.-C., conservé aujourd’hui au Musée archéologique national d’Athènes sous la référence NM3369, entretient l’ambiguïté sur ces deux systèmes de santé. La légende gravée sous l’image sculptée informe que ce bas-relief est un cadeau offert au héros devin Amphiaraos par l’un de ses patients guéris nommé "Archinos". Sur l’image, on voit Amphiaraos vêtu d’un chiton et équipé d’un baton, il tient le coude d’Archinos de la main gauche, et de la main droite il avance un objet courbé vers l’épaule ou le visage d’Archinos. Cet objet est-il un couteau pour pratiquer une saignée ? ou pour injecter un produit dans le bras ou l’épaule d’Archinos ? ou est-ce une coupelle contenant une mixtion à appliquer sur le bras ou l’épaule ? ou un liquide à boire ? Derrière cette scène à l’avant-plan, on voit deux autres représentations d’Archinos : au deuxième plan Archinos dort sur un lit tandis qu’un serpent mort son épaule, au troisième plan il est debout et lève sa main vers une stèle à l’arrière-plan. Comment doit-on lire cette superposition de trois moments de la cure d’Archinos ? Si on lit du premier plan au troisième plan, Archinos a d’abord reçu un traitement par le prêtre d’Amphiaraos à son bras ou à son épaule endolorie (scène de l’avant-plan), puis il s’est endormi et le dieu est intervenu sous la forme d’un serpent durant son sommeil (scène intermédiaire), puis Archinos guéri a remercié le sanctuaire en bénissant une stèle à Amphiaraos (scène de l’arrière-plan). Si on lit dans le sens inverse, Archinos malade a d’abord béni une stèle à Amphiaraos pour s’attirer la bienveillance divine (scène de l’arrière-plan), puis il s’est endormi et le dieu lui a signalé que son mal provenait du bras ou de l’épaule (scène intermédiaire), puis à son réveil Archinos a donné les symptômes de son mal à un prêtre qui l’a soigné en conséquence (scène à l’avant-plan). Dans le premier cas, il s’agit d’une guérison par la médecine hippocratique mâtinée de rituels oniromanciques. Dans le second cas, il s’agit d’une guérison par l’oniromancie enrichie par la médecine hippocratique. La force de cette image de bas-relief réside dans le fait que ces deux hypothèses sont possibles, elle ne sont pas exclusives l’une l’autre : pour guérir de son mal de bras ou d’épaule, Archinos a peut-être recouru aux deux méthodes, comme aujourd’hui un dépressif peut recourir à la fois à son psychanalyste et à son pharmacien, ou comme un cancereux peut recourir à la fois à son chirurgien et à des randonnées en montagne ou à des blogs littéraires ou à des séances de films comiques qui atténuent ses douleurs par effet placebo. On s’interroge aussi sur le chiton et le baton d’Amphiaraos, et sur le serpent qui apparaît durant le sommeil d’Archinos. Dans les représentations traditionnelles d’Amphiaraos, on ne voit pas de serpent, et le héros devin est montré souvent en armure sur son char. Asclépios en revanche est souvent représenté en chiton, muni du baton que nous avons assimilé au sceptre ouas, et son animal emblématique est le serpent. Autrement dit, on se demande si cette stèle dédiée à Amphiaraos représente bien Amphiaraos, ou si elle représente Asclépios, on se demande si la médecine de l’asclépiade Hippocrate de Kos dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C. s’est immiscée dans les sanctuaires dédiés à d’autres dieux ou héros, tel Amphiaraos, et a fini par supplanter les méthodes thérapeutiques approximatives qui y étaient pratiquées précédemment. Dans la comédie Ploutos d’Aristophane en -408, Blepsidemos et Chremylos veulent guérir Ploutos de sa cécité. Ils cherchent un spécialiste pour l’opérer. Chremylos constate que les médecins spécialistes ont tous quitté Athènes, parce que les Athéniens ne les rémunéraient plus suffisamment. Alors les deux personnages se résignent à conduire Ploutos à l’Asclépion, établissement public où exercent encore des docteurs de seconde zone ("“Ne faut-il pas recourir à un médecin ?” “Quel médecin reste aujourd’hui dans la cité ? Plus de salaire, plus de spécialiste ["tšcnh"] […] Je pensais plutôt à aller le coucher à l’Asclépion, c’est le meilleur.” “De beaucoup, par les dieux ! Ne diffère pas”", Aristophane, Ploutos 406-412). Ce court dialogue révèle incidemment qu’avant -408 la médecine hippocratique était pratiquée dans Athènes et que les meilleurs médecins étaient grassement rémunérés, et qu’en -408 la situation socio-économique est si désatreuse dans Athènes, les citoyens athéniens sont devenus si dépendants de l’Etat, que les médecins libéraux estiment qu’ils ne sont plus assez payés et, à l’instar d’autres catégories professionnelles privilégiées, comme l’avocat Lysias retourné à Thourioi ou en Sicile ou le tragédien Euripide expatrié volontairement à Pella, partent s’installer dans d’autres cités grecques (dont peut-être Larissa en Thessalie, où Hippocrate décèdera quelques décennies plus tard). Le sanctuaire-hôpital public de l’Asclépion qu’ils ont déserté reste en -408, avec des moyens matériels limités et un personnel peu qualifié, le dernier endroit où les malades peuvent espérer un soulagement de leurs souffrances, à défaut de guérir. Il est bien localisé par le géographe Pausanias : il se trouve sur le chemin reliant le théâtre à l’Acropole au sud-est, à côté de la tombe de Talos neveu de Dédale datant de l’ère mycénienne ("En allant du théâtre vers l’Acropole, on trouve le tombeau de Talos, élève et fils de la sœur de Dédale, qui le tua et fut obligé de fuir dans l’île de Crète, d’où il s’évada plus tard pour s’exiler chez Kokalos en Sicile. L’Asclépion mérite d’être vu pour les statues du dieu et de ses enfants, et pour ses peintures décoratives", Pausanias, Description de la Grèce, I, 21.4). C’est là que les archéologues ont retrouvé ses vestiges. Dans les années 1930, le texte de fondation a été partiellement reconstitué à partir de deux fragments non jointifs consignés aujourd’hui sous les références 4960 et 4961 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques. Le début de ce texte dit que la fondation de l’Asclépion est due à un nommé "Télémachos" sous l’archontat d’Astyphilos entre juillet -420 et juin -419, et qu’Asclépios, sous une forme qui n’est pas précisée (une statue ? un serpent ?), a débarqué au Pirée, puis il a été à Eleusis pour participer aux Mystères de Déméter, puis il a été conduit sur le char de ce Télémachos vers Athènes, afin de se fixer dans l’Asclépion récemment construit ("Télémachos fut le premier à fonder le sanctuaire et l’autel pour Asclépios, pour Hygie [personnification de la Santé], pour les Asclépiades et pour les filles d’Asclépios […] [Asclépios] arrivant depuis Zéa [une des rades du Pirée] lors des Grands Mystères s’arrêta dans l’Eleusinion, et le sortant de sa demeure […] Télémachos l’amena ici sur un char [pour suivre les oracles]. Avec lui est venue Hygie, et ainsi fut fondé ce sanctuaire sous l’archontat d’Astyphilos du dème de Kydantides", Inscriptions grecques II/2 4961-4960 ; notons que selon l’inscription 4353 du même volume II/2 des Inscriptions grecques, sur un marbre découvert sur le flanc sud de l’Acropole, près de l’Asclépion, le nom d’Asclépios apparaît aux côtés de ses deux fils Machaon et Podalire, ce qui suppose que le culte était commun au père et à ses fils). Mais une autre version existe, affirmant que l’importateur d’Asclépios à Athènes est non pas ce Télémachos, mais le tragédien Sophocle. Elle est rapportée par le platonicien Marinos, successeur de Proclos à l’Académie en 485 ("Très aimable aussi était la maison que Proclos possédait, qu’habitaient déjà son père Syrianos et Plutarque qu’il appelait “son aïeul”. Elle était voisine du sanctuaire d’Asclépios célèbre grâce à Sophocle, et du sanctuaire de Dionysos avec son théâtre", Maritos, Vie de Proclos 29), qui l’a sûrement lue dans Plutarque ("Une tradition rapporte qu’Asclépios accorda à Sophocle de son vivant de le recevoir en hôte. Elle est attestée par plusieurs témoignages qui sont parvenus jusqu’à nos jours", Plutarque, Vie de Numa 4 ; "La joie de Sophocle fut-elle faible lorsqu’il offrit l’hospitalité à Asclépios, et que tous les autres partagèrent les mêmes sentiments après l’apparition du dieu ?", Plutarque, Sur l’impossibilité de vivre agréablement en suivant Epicure 22). Elle est rapportée surtout par l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle, dans un passage problématique affirmant que Sophocle "fut un serviteur d’Alkonos [et] Asclépios" ("Il fut prêtre du héros Alkonos [et] Asclépios qui fut élevé par Chiron", Vie de Sophocle 11) : le nom "Alkonos/Alkwnoj" est un hapax, ce qui laisse des doutes sur la traduction. On doit confronter ce passage aux fouilles réalisées entre 1892 et 1895 par l’archéologue allemand Wilhelm Dörpfeld sur le flanc ouest de l’Acropole. Ces fouilles ont mis à jour un petit sanctuaire entouré de murs, avec une fontaine et un petit monument au centre. Dans la fontaine se trouvait une stèle en marbre daté de la seconde moitié du IVème siècle av. J.-C. comportant une inscription d’une vingtaine de lignes, consignée aujourd’hui sous la référence 1252 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques, révélant que le petit sanctuaire en question était dédié à un nommé "Dexion/Dex…wn" ou "le Favorable" en grec (derivé de "droite/dexi£" suivi du suffixe saint "-ion/-iÒn", qui renvoit à toutes choses positives, par opposition à la gauche associée à toutes choses négatives) lui-même associé à Asclépios qualifié d’"Amynos" ou littéralement "le Défenseur" (du verbe "¢mÚnw/écarter, repousser, défendre", autrement dit Asclépios "écarte, repousse, défend" contre la maladie), et que la stèle retrouvée dans la fontaine a été dressée sur place en l’honneur de ce Dexion tandis qu’une autre stèle a été dressée en même temps en l’honneur d’Asclépios dans l’Asclépion sur le flanc sud-est de l’Acropole ("Kleiainetos fils de Klomenos du dème de Mélitè a fait la proposition suivante. Les orgeons ["Ñrgeèn", responsable des cérémonies, le même terme est utilisé pour désigner les adorateurs de Bendis, comme on l’a vu plus haut], ayant constaté que Kalliadès et Lysimachidès les fils de Philinos du dème du Pirée se montraient généreux pour les affaires communes des orgeons d’Amynos Asclépios et de Dexion, ont décidé de leur décerner des éloges pour leur vertu et leur justice envers les dieux et les affaires communes des orgeons, en les couronnant chacun d’une couronne d’or d’une valeur de cinq cents drachmes, de leur accorder l’exemption du congé dans les deux sanctuaires à eux-mêmes et à leurs descendants, de leur donner pour le sacrifice et l’offrande tout ce qui paraîtra bon aux orgeons, d’inscrire ce décret sur deux stèles, et de dresser l’une dans le sanctuaire de Dexion et l’autre dans le sanctuaire d’Amynos Asclépios, de donner pour la confection de ces stèles ce qui paraîtra bon aux orgeons, pour que d’autres rivalisent pareillement d’efforts au bénéfice des orgeons et sachent que ces derniers leur accorderont en retour des récompenses dignes de leurs bienfaits", Inscriptions grecques II/2 1252). Les hellénistes remarquent qu’une coquille est possible entre "Alkonos/Alkwnoj" et "Amynos/AmÚnoj" graphiquement proche, le second nom dans le passage prémentionné de la Vie de Sophocle serait donc moins un nom propre qu’un qualificatif, la lecture et la traduction correctes pourraient être : Sophocle "fut un serviteur du Défenseur Asclépios" ("Il fut prêtre du héros Amynos Asclépios qui fut élevé par Chiron", Vie de Sophocle 11). Un dictionnaire byzantin anonyme du IXème siècle, l’EtumologikÒn, plus connu aujourd’hui par sa traduction latine Etymologicum genuinum, achève de compléter le puzzle. Dans son article "Dexion" en effet, ce dictionnaire révèle que "Dexion" n’est autre que le qualificatif désignant Sophocle héroïsé après sa mort en retour de son introduction bénéfique du culte d’Asclépios dans Athènes ("“Dexion” C’est ainsi que Sophocle fut appelé par les Athéniens après sa mort. On dit que les Athéniens, à la mort de Sophocle, voulant lui accorder les honneurs, établirent pour lui un sanctuaire héroïque et l’appelèrent “Dexion” ["Dexièn", littéralement "Celui qui tend la main droite" pour saluer ou pour accueillir ou pour prier] en hommage à son accueil ["dšcomai/accueillir, recevoir"] d’Asclépios. Il avait effectivement accueilli le dieu dans sa maison et avait construit un autel. C’est pour cette raison qu’il fut surnommé “Dexion”" ; l’autel évoqué dans cet article, élevé par Sophocle pour Asclépios, est peut-être l’un de ceux mentionnés dans l’épigramme 145 livre VI de l’Anthologie grecque, de date inconnue : "Ces autels, Sophocle les a élevés aux dieux le premier, lui qui a obtenu la plus grande gloire de la muse tragique"). L’héroïsation de Sophocle après sa mort est confirmée par Istros, un des élèves de Callimaque de Cyrène le troisième directeur du Musée d’Alexandrie (et conservateur de la célèbre Bibliothèque) au IIIème siècle av. J.-C. : Istros est cité dans l’anonyme Vie de Sophocle, qui précise que cette héroïsation posthume a découlé non pas d’une initiative privée mais d’une volonté publique officialisée par un décret ("Istros dit que les Athéniens, en hommage à la vertu de l’homme, décrétèrent ["y»fisma"] de lui adresser un sacrifice chaque année", Vie de Sophocle 17). Le lien entre Sophocle et Asclépios a été entretenu jusqu’à la fin de l’Antiquité à travers son célèbre péan. A l’époque mycénienne, "Péan/Pai£n" paraît en linéaire B à Cnossos sous la forme "pa-ja-wo-ne" (dans les tablettes KN C 394 et KN V 52), il était probablement un dieu guérisseur local asianique, il a été adopté par les immigrés sémitiques levantins en provenance du sud, puis indoeuropéens achéens en provenance du nord. Péan a fusionné ensuite avec Apollon, plus exactement il est devenu un qualificatif renvoyant au pouvoir guérisseur d’Apollon, et son nom s’est lexicalisé pour désigner un chant en l’honneur d’Apollon : lors de la guerre de Troie à l’extrême fin de l’ère mycénienne, les deux usages coexistent, "Péan" comme médecin des dieux grecs distinct d’Apollon ("Sur [Hadès] Péan répand des remèdes apaisants", Iliade V.401 ; "[Zeus] ordonne à Péan de guérir [Arès], sur lui Péan répand des remèdes apaisants", Iliade V.899-900 ; les vers 231-232 de l’Odyssée qualifient par ailleurs l’Egypte de "pays de médecins, les plus savants parmi les hommes, tous de la famille de Péan") et "péan" comme chant dédié à Apollon ("Tout le jour pour apaiser le dieu les Achéens chantent le beau péan et célèbrent Ekaergos ["Ek£ergoj/le Préservateur", littéralement "qui agit, travaille, repousse/œrgon au loin/™k", un des surnoms d’Apollon], Iliade I.472-474 ; la formule "Io péan/Iw Pai£n" au début des invocations à Apollon, est peut-être une interpellation des anciens Asianiques à leur dieu guérisseur, dont le sens s’est perdu quand elle s’est lexicalisée en grec). "Péan" comme dieu distinct d’Apollon disparaît à l’ère classique, en même temps que le "péan" s’élargit à d’autres dieux guérisseurs, dont Asclépios. Le péan composé par Sophocle en l’honneur d’Asclépios n’a pas survécu jusqu’à l’an 2000, mais il a néanmoins traversé les siècles bien après la mort de Sophocle. Au IIIème siècle, Philostrate de Lemnos raconte le voyage d’Apollonios de Tyane en Inde : pour rendre plus sensible au lecteur les pratiques culturelles indiennes, il cherche des comparaisons avec les pratiques culturelles en Grèce, il évoque le péan de Sophocle pour le rapprocher d’un chant indien ("Ils se rendirent près d’une source que Damis [compagnon d’Apollonios], qui la vit plus tard, dit ressembler à la source Dircé en Béotie. D’abord ils se dévêtirent, puis ils s’oignirent la tête avec un onguent couleur d’ambre, et cet onguent échauffa à ce point les Indiens que leur corps se mit à fumer et qu’il en coula des ruisseaux de sueurs, comme quand on prend un bain de vapeur. Ensuite ils se jetèrent dans l’eau, puis, après avoir pris leur bain de cette façon, ils se dirigèrent vers le temple, couronné et occupés à chanter un hymne. Debout, formant un chœur que dirigeait Iarchas [le chef des sages indiens], ils dressèrent leurs bâtons et en frappèrent le sol, et celui-ci s’enfla comme une vague, les soulevant de deux coudées en l’air, tandis qu’ils chantaient un chant rappelant le péan de Sophocle que l’on chante à Athènes en l’honneur d’Asclépios", Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane III.17), autrement dit cette œuvre de Sophocle est toujours apprise par les jeunes générations et chantée lors des cérémonies en l’honneur d’Asclépios à Athènes au IIIème siècle, soit sept siècles après sa création. Cela est confirmé aussi par pseudo-Lucien au milieu de l’ère impériale romaine, qui dit incidemment que le péan de Sophocle est toujours chanté en son temps par les suppliants d’Asclépios ("Ainsi Asclépios n’est pas moins honoré si ceux qui viennent le visiter, n’ayant pas d’autre œuvre, reprennent le péan d’Isodemos de Trézène ou celui de Sophocle", pseudo-Lucien, Eloge de Démosthène 27). Cela est confirmé surtout par les fouilles sur l’Acropole qui ont exhumé en 1876 un fragment portant le nom de Sophocle et le début du péan en question ("illustre fille [de Phlégyas], mère du dieux qui écarte les peines/koura periènume, m©ter ¢lexipÒ[nou]" ; à la ligne suivante on lit : "à la longue chevelure/¢keirekÒkaj", qui est l’épithète familière d’Apollon le père d’Asclépios), puis en 1909 un autre fragment, puis en 1936 encore un autre fragment (où on lit : "j’éveille par le cri/™gersibÒan" ; quelques lignes en-dessous on lit : "viens au secours/[™p]it£rroqon"). Les trois fragments, rassemblés sous la référence 4510 du volume II/2 des Inscriptions grecques, appartenaient à un bloc à trois faces associé à un trépied. La première face comportait le péan de Sophocle, la deuxième face comportait une liste de chanteurs de péans, la troisième face (dont le texte est consigné sous la référence 4849 dans le volume II/3 des Inscriptions grecques) comportait un poème à la gloire de la médecine et un péan composés par Quintus Statius Sarapion, ainsi qu’une dédicace du petit-fils de ce dernier nommé "Quintus Statius Glaucon", d’où l’appelation commode "Monument de Sarapion" donnée par les archéologues à cet artefact, conservé aujourd’hui au Musée épigraphique d’Athènes. Quintus Statius Glaucon apparaît par ailleurs dans l’inscription 3704 du volume II/2 des Inscriptions grecques comme un citoyen athénien originaire du dème de Challeides, en qualité de "prêtre à vie d’Asclépios Soter ["Swt»r/Sauveur"]" (lignes 4-6). Cela raccorde avec le grand-père Quintus Statius Sarapion également originaire du dème de Challeides (Inscriptions grecques II/3 4849, lignes 1 et 3), qui n’est autre que l’ami de Plutarque mentionné au paragraphe 10 livre X de ses Symposiaques comme chorège récemment vainqueur pour la tribu Léontide lors d’un concours non précisé et organisateur d’un banquet de réjouissances selon l’usage, auquel le même Plutarque adresse amicalement son discours Sur le "EI" de la porte de Delphes (en commençant par : "O mon ami Sarapion/W f…le Sarap…wn") en espérant une réponse de sa part ("Je t’envoie donc, pour toi et tes amis, un discours sur l’inscription du temple de Delphes, comme un prémice, en espérant qu’il suscitera de ta part un travail plus profond et plus développé : tu habites dans une grande cité, tu as des loisirs, beaucoup de livres, tu fréquentes des savants, ce sont des avantages que je n’ai pas", Plutarque, Sur le "EI" de la porte de Delphes ; Plutarque habite la petite cité de Chéronée en Béotie, qui ne dispose pas d’un fonds culturel important et qui n’est pas fréquentée par des grands intellectuels, contrairement à Athènes où habite Sarapion). Le Monument de Sarapion est donc contemporain de Plutarque, au début du IIème siècle, sous l’Empereur Hadrien, et témoigne concrètement de la célébrité du péan de Sophocle toujours intacte à cette époque. Au IXème siècle, Suidas dit, dans l’article "Sophocle" S815 de sa Lexicographie, que le tragédien "a aussi écrit des élégies et des péans" : à cette date, au haut Moyen Age, Suidas avait peut-être encore sous les yeux le péan A Asclépios de Sophocle, avant que celui-ci disparaisse définitivement. On doit noter enfin que Sophocle lui-même dans ses œuvres a glissé des références à Asclépios, comme pour se l’approprier. Ainsi, à la fin de sa tragédie Philoctète que nous étudierons dans un prochain paragraphe, Néoptolème incite Philoctète à le suivre à Troie "pour y être soigné par les fils d’Asclépios [Machaon et Podalire]" (Sophocle, Philoctète 1333). Et un scholiaste anonyme dit que les vers 629-632 de la comédie Ploutos d’Aristophane, où un personnage rapporte une séance d’oniromancie dans l’Asclépion d’Athènes ("Dès que le ministre du dieu [Asclépios] éteignit la lumière, il nous demanda de dormir, en nous recommandant de nous taire si nous entendions du bruit, alors nous nous couchâmes"), sont un pastiche d’un passage de la tragédie Phinée aujourd’hui perdue de Sophocle, mettant en scène le devin aveugle Phinée, délivré des harpies par Jason et les Argonautes à la fin de l’ère mycénienne, autrement dit dans cette tragédie perdue Sophocle n’hésitait pas à trafiquer l’Histoire en montrant Jason guérir la cécité de Phinée par l’oniromancie tel un prêtre d’Asclépios de l’ère classique, tel que Sophocle lui-même l’a peut-être pratiquée sur certains malades pendant l’épidémie de typhoïde entre -430 et -426. En résumé, le site que Dörpfeld a fouillé à la fin du XIXème siècle sur le flan ouest de l’Acropole pourrait être simplement la maison de Sophocle, plus précisément la maison que Sophocle a habitée à partir de -431, après que Périclès a ordonné à tous les habitants de l’Attique de venir s’installer dans Athènes, afin d’échapper aux Spartiates envahissant le pays chaque année. L’emplacement de ce site raccorde bien avec la personnalité de Sophocle : il est à la fois adossé à l’Acropole où Sophocle a exercé comme hellénotame en -443/-442 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans) et où il avait certainement ses entrées en raison de cette mandature passée, et proche du quartier du Céramique au nord où les habitants de la pédie et de la banlieue de l’astu se sont installés en masse en -431, c’est l’emplacement idéal pour le promoteur du tritagoniste qui veut concilier les contraires, pour le fils du modeste artisan Sophillos devenu le familier des puissants Thoukydidès et Périclès, pour l’avide d’honneurs (prêt à "voguer sur une claie si Zeus appelle", pour reprendre la formule pastichée par Aristophane au vers 698 précité de sa comédie La Paix) toujours proche du peuple dont il est issu (qui le lui rend bien puisque Sophocle sera porté par le peuple pour devenir proboule en -413 comme nous le verrons plus loin). Notons au passage que ce quartier du Céramique est le passage obligé pour aller à Colone, petite cité de l’astu d’où est originaire Sophocle, autrement dit depuis la maison exhumée par Dörpfeld, derrière les remparts d’Athènes, en surplomb des troupes spartiates stationnées dans la pédie, Sophocle pouvait méditer avec nostalgie sur son dème perdu, ou du moins sur le chemin qui y menait, tel Dicéopolis dans la comédie Les Acharniens d’Aristophane ("Je regarde au loin du côté de ma campagne, amoureux de la paix, détestant la ville, regrettant mon dème qui ne m’a jamais dit : “Achète du charbon, du vinaigre, de l’huile !”, qui ne connaissait pas le mot “acheter”, et pourtant qui m’apportait tout", Aristophane, Les Acharniens 32-39), et se souvenir d’Athènes telle qu’il la voyait enfant à Colone, et telle qu’Antigone la décrira à son père Œdipe de passage à Colone dans sa dernière tragédie Œdipe à Colone ("Mon pauvre père Œdipe, je distingue là-bas devant nous les remparts d’une cité", Sophocle, Œdipe à Colone 14-15). L’emplacement de ce site raccorde aussi bien avec l’Histoire. La médecine moderne nous apprend que la typhoïde se développe en l’absence d’hygiène, notamment par l’ingestion de boissons et d’aliments souillés par des selles, ce qui s’observe dans les endroits densément peuplés et dépouvus de canalisations et d’égoûts, comme le quartier du Céramique à partir de -431, où tous les habitants de l’Attique viennent s’entasser les uns sur les autres de façon précipitée. Le fait que, selon le récit très précis et très crédible de Thucydide, l’épidémie de typhoïde s’y déclare quelques mois plus tard à l’été -430, n’est pas un hasard. On suppose fortement que Sophocle a accueilli des malades dans sa maison, voisine du Céramique, jusqu’à la fin de l’épidémie vers -426. C’est sans doute à cette occasion que Sophocle est apparu aux yeux de tous comme le premier servant d’Asclépios, autant comme un intermédiaire spirituel entre les malades et le dieu guérisseur que comme un infirmier appliquant à ses patients des protocoles cliniques inspirés d’Hippocrate. On suppose encore que l’Asclépion a été le premier bâtiment construit après la guerre, aussitôt après la signature de la paix de Nicias en -421 (nous avons vu, à travers les vers 121-124 des Guêpes d’Aristophane, qu’un gros doute subsiste sur l’existence de l’Asclépion en -422, année de présentation de cette pièce : l’"Asclépion" mentionné dans ce passage est soit celui d’Egine, soit un sanctuaire improvisé dédié à Asclépios dans Athènes… qui pourrait être justement la maison de Sophocle sur le flan ouest de l’Acropole), parce qu’il y avait urgence, et parce qu’il fallait remercier Asclépios pour ses bons soins pendant l’épidémie de typhoïde quelques années auparavant : il fallait soigner les blessés et les invalides de guerre, et il fallait demander à Asclépios de continuer à veiller sur Athènes, c’est-à-dire que la construction de l’Asclépion relève en même temps de raisons pratiques et de raisons superstitieuses, en même temps d’une raison athée et d’une raison religieuse, en même temps de la science médicale et de la foi, en même temps d’un socialisme progressiste et de croyances rétrogrades. La construction de l’hôpital public de l’Asclépion s’insère dans la relance de l’économie civile par une politique de grands travaux, que nous avons détaillée au début du présent alinéa (cette politique de relance est certainement initiée par Nicias, dont Sophocle est un proche comme nous l’avons vu à la fin de notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse : Sophocle est-il à l’origine de ce projet de construction de l’Asclépion entre le théâtre de Dionysos et les Propylées, via un insistant lobbying auprès de Nicias ?), son achèvement est rapide puisqu’il est inauguré seulement un an après la fin de la guerre, sous l’archontat d’Astyphilos entre juillet -420 et juin -419, par le mystérieux "Télémachos" honoré dans le texte 4960-4961 précité du volune II/2 des Inscriptions grecques. Ce Télémachos obscur a vite été oublié par la mémoire collective, qui lui a préféré l’illustre tragédien Sophocle, comme le prouve la stèle dédiée à ce dernier rebaptisé "Dexion" dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C. érigée dans la maison même de Sophocle devenue un lieu de mémoire et retrouvée par Dörpfeld, d’abord parce que Sophocle a été au contact des malades dès -430, soit dix ans avant la cérémonie de Télémachos, ensuite parce son péan A Asclépios est devenu un Notre Père pour tous les suppliants d’Asclépios aux siècles suivants. Et on retrouve, à travers l’ambiguïté d’Asclépios, toute l’ambiguïté de cette période de la paix de Nicias entre -421 et -415 qui encense à la fois les sophistes et Aristophane, les affairistes et le bien commun, les sycophantes et le bon sens, les Bendis Kotytto Sabazios et l’Athènes millénaire, et toute l’ambiguïté de Sophocle que nous avons déjà soulignée dans nos paragraphes précédents et qui le caractérisera jusqu’à sa mort, celle du tritagoniste désireux d’harmoniser les aspirations contraires aux lois des hommes et aux lois non écrites exprimées respectivement par le protagoniste et par le deutéragoniste : derrière l’image d’Asclépios se cachent en même temps des insondables naïfs archaïques et des authentiques médecins modernes, et le culte à Asclépios contente à la fois ceux qui disent : "On résoudra tous les problèmes grâce à la piété, en chantant des péans !" (comme Nicias purifiant l’île de Délos pour faire plaisir à Apollon) et ceux qui disent : "On résoudra tous les problèmes grâce à la science, en étudiant les faits !" (comme Thucydide décrivant les effets de la fièvre typhoïde qu’il a lui-même observés pour que les médecins futurs en tirent profit).


Le troisième souci est d’ordre individuel. Le personnel politique après Cléon se caractérise par son effarante médiocrité. Il est dominé par ce que nous appelons pour notre part une "génération d’Alcibiade", en référence à son représentant le plus tristement célèbre, dont nous détaillerons le caractère fumeux et les interventions calamiteuses dans la suite du présent paragraphe et dans nos paragraphes ultérieurs. La génération d’Alcibiade incarne parfaitement l’ultime étape perpétuellement recommencée du célèbre adage des stoïciens, traduisant en une formule saisissante le Pneuma universel de la cosmologie stoïcienne : "Les temps difficiles font des hommes bêtes et forts, les hommes bêtes et forts font des hommes forts et intelligents, les hommes forts et intelligents font des temps heureux, les temps heureux sont des hommes intelligents et faibles, les hommes intelligents et faibles font des hommes faibles et bêtes, les hommes faibles et bêtes font des temps difficiles". La génération d’Alcibiade est constituée d’hommes faibles et bêtes, générateurs de misères, de pleurs, de sang et de mort. Cette génération consiste en une petite clique de fils de grands hommes ayant façonné l’Athènes du Vème siècle av. J.-C., qui, pour tenter de rivaliser avec ces pères glorieux qui les écrasent, croient pouvoir laisser leur nom à la postérité en jouant sur la fausse subversion, sur le paradoxe, sur la légèreté feinte, sur la provocation, sur les combines de couloirs et d’alcôves derrière le masque de la Vertu. Ils n’ont pas connu la guerre. Au début de la paix de Nicias en -421, ils entrent à peine dans la vie adulte, certains sont encore des adolescents. Contrairement à la génération de leurs pères qui ont bataillé contre d’autres cités grecques lors de la deuxième guerre du Péloponnèse entre -431 et -421 ou, plus les plus anciens, lors de la première guerre du Péloponnèse entre -461 et -446, contrairement à la génération de leurs grands-pères qui ont bataillé aussi contre les Perses avant -470, ils fantasment la guerre, ils confondent les batailles avec le carnaval, les jets de pavés sur la police dans Athènes avec les duels à l’épée contre les Thébains à Délion ou contre les Spartiates à Eion, les lancers de balles caoutchouc et de gaz lacrimogènes de la même police avec les tirs de flèches ou les charges de cavalerie des Perses à Marathon ou à Platées. Parce que la plupart d’entre eux gardent dans leur chair les cicatrices des combats endurés, parce qu’ils ont vu la réalité du sang versé, le dérisoire des attitudes téméraires, les conséquences sur l’économie et l’ordre social, ces pères et ces grands-pères ont tout fait pour arrêter la guerre, leurs fils et petits-fils au contraire rêvent de la relancer, sûrs qu’elle leur apportera des victoires faciles et le triomphe au milieu de leur pairs dans leurs cours d’enfants attardés. Ils n’ont pas connu le chômage. Au contraire, ils profitent du système instauré jadis par Aristide et consolidé naguère par Périclès, ce système à trois piliers (la flotte, l’empire, le phoros) qui a tellement apporté la richesse et la sécurité à Athènes qu’il les dispense de travailler : ils affirment et ils croient que leurs discours contribuent à la défense des pauvres alors qu’ils se servent des pauvres pour entretenir leurs villas, pour préparer leurs banquets ou pour porter leurs valises quand ils partent en vacances à Byzance ou à Mykonos. Leurs pères ont bâti de leurs mains le Parthénon et les Propylées pendant la paix de Trente Ans, tandis qu’eux brassent du vent dans d’interminables logorrhées autour de Socrate. C’est justement pour cette raison que Socrate sera condamné à mort : parce qu’il apparaîtra comme celui qui aura corrompu la jeunesse, alors que cette jeunesse est corrompue d’abord par ses privilèges, par son statut social qui lui permet de vivoter dans des postures théâtrales en dilapidant les fortunes bâties par leurs pères et leurs grands-pères. Ils n’ont pas connu l’inconfort. Ils ont l’eau courante parce que leurs pères ont dressé des fontaines, ils ont des routes parce que leurs pères ont défriché et imposé l’ordre athénien dans tous les territoires autour d’Athènes, ils ont la liberté d’expression parce que leurs pères ont combattu les tyrans et les magouilleurs, ils ont accès aux livres parce que leurs pères ont valorisé les Athéniens cultivés au détriment des Athéniens incultes et ont sélectionné les étrangers désireux de s’installer à Athènes et renvoyé tous les autres dans leurs pays barbares, ils ont la démocratie au mérite, l’ascenseur social instauré par leurs pères, qui a encouragé les fils de prolétaires à devenir des chefs d’entreprises et des notables à Thourioi ou à Chypre ou ailleurs, dont Athènes est devenue totalement dépendante en -421. Ils n’ont contribué à aucune de ces évolutions positives, alors ils surenchérissent dans une idéologie qu’ils pensent être l’étape suivante du progrès, en considérant la sécurité, le plein emploi, le confort matériel et intellectuel comme des acquis que rien ne pourra plus ébranler à l’avenir, ils pensent que la démocratie équitable est l’évolution naturelle de la démocratie au mérite, ils veulent l’exporter vers l’Italie et vers Carthage, si besoin par la force, parce qu’ils estiment que cela est bon pour les Italiens et les Carthaginois, et ils veulent ouvrir les frontières à tous les étrangers anatoliens, thraces, scythes, égyptiens, levantins sans rien leur imposer en retour, et même en leur demandant d’importer leurs mœurs et leurs dieux sous prétexte que les étrangers ont légitimité à coloniser Athènes aujourd’hui en représailles puisqu’Athènes les a injustement colonisés hier. La majorité d’entre eux sont trop intelligents pour se convaincre dans leur for intérieur du bien-fondé de ce progressisme délirant, qui brandit l’emblême d’Harmodios et d’Aristogiton en toute occasion avec un empressement maladif, mais ils s’y adonnent en privé parce qu’ils y trouvent des nouvelles jouissances physiques et intellectuelles, et ils affectent d’y adhérer en public parce qu’ils paraissent ainsi plus tolérants qu’ils ne sont, défenseurs des opprimés contre les tyrans, tout en dupant ces étrangers pour les utiliser comme arme électorale contre leurs adversaires politiques autochtones. La génération de Thémistocle et d’Aristide était une génération de géants, celle de Périclès où Sophocle a connu son acmé était aussi une génération de géants, celle suivante de Cléon, Nicias et Lamachos était une génération de gestionnaires beaucoup moins flambloyante : la génération d’Alcibiade est une génération de nains, une génération de minables. Xanthippos et Paralos, les deux fils de Périclès, qui meurent de la typhoïde en -429, en sont les prémices. Le premier n’a rien fait de sa vie, sinon conduire son père Périclès au tribunal pour lui reprocher de ne pas mourir assez vite et de ne pas lui donner immédiatement sa part d’héritage, comme nous l’avons raconté à la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, et partager avec le second le goût de la méchanceté gratuite et du sexe sans amour ("Son Aspasie [à Antisthène, philosophe cynique au tournant des Vème et IVème siècles av. J.-C.] dénonce le mauvais génie de Xanthippos et Paralos les fils de Périclès, en disant que l’un s’abandonnait ordinairement avec Archestratos [le même Archestratos fils de Lycomédès chargé de maintenir militairement la cité de Potidée dans la Ligue athénienne en -432 selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.57, comme nous l’avons vu à la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans ? le même Archestratos dont le fils Chairéas sera le messager de la bataille des Arginuses en -406 selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.74 ?] à la prostitution, et que l’autre était un intime d’Euphémos qui raillait tout son entourage avec grossièreté et froideur", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.63). Après les amples débats des temps héroïques de Périclès et d’Anaxagore, la société tout entière se perd dans des querelles nulles de personnages nuls : la classe riche, la classe moyenne et la classe pauvre qui les suivent et les alimentent sciemment ou non, le régime démocratique, l’Etat athénien lui-même. Parmi ces personnages, on peut citer dès maintenant Théramène, fils d’Hagnon qui a secondé Périclès lors de la guerre contre les Samiens en -441, qui a fondé Amphipolis en -436, qui a subi les premiers effets de la typhoïde à Potidée en -430 et qui a cosigné la paix de Nicias en -421 : nous parlerons de Théramène dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse et dans notre paragraphe conclusif, où nous verrons qu’il a joué un grand rôle dans la mort de la démocratie athénienne, pour des raisons bassement opportunistes finissant par se retourner contre lui pendant la dictature des Trente. On peut citer aussi Callias III, fils du multimillionnaire Hipponicos II. Nous ne savons pas exactement quand Hipponicos II est mort, forcément après -426 puisque cette année-là il commande avec Nicias et Eurymédon le contingent qui saccage Tanagra en Béotie (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.91). Nous savons seulement, nous l’avons raconté dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, qu’il a donné sa fille Hipparetè en mariage au jeune Alcibiade avec une dot importante, et que cela a déplu fortement à son fils Callias III car cette dot constituait une partie importante de l’héritage familial. Selon Héraclide du Pont cité par Athénée de Naucratis, cette privation d’une partie de l’héritage familial n’a pas empêché Callias III de vivre durablement dans un grand luxe, qui s’est également retourné contre lui à la fin de la dictature des Trente, comme nous le verrons dans notre paragraphe conclusif ("Héraclide du Pont, dans son livre Sur le plaisir, nous apporte quelques faits édifiants sur Callias III, que je rapporte ici depuis le début : “[…] C’est cette fortune [des Calliatides] qu’a reçue en héritage Callias III, qui lui a permis de s’offrir tous les plaisirs. Des foules de parasites et de flatteurs s’agglutinaient autour de lui, et il n’hésitait pas à jeter par les fenêtres des sommes folles pour étancher sa soif de luxe. Finalement, ses dépenses extravagantes aboutirent à un retournement de situation tel qu’il se retrouva seul et pauvre aux côtés d’une vieille pocharde, et qu’il mourut dans le plus grand dénuement”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.52). Dans un passage de la comédie Phileuripide d’Axionikos, Callias III est décrit comme un profiteur recourant fréquemment à la dénonciation, et comme un débauché ("Dans son Asclépios, Philétairos [fils d’Aristophane et auteur de comédies, comme son illustre père] reproche à Hypéride d’aimer le poisson autant que les dés, Axionikos dans son Phileuripide dit la même chose sur Callias III : “Il est venu en portant un poisson du Pont, une sorte de requin de grande taille qui fait le délice des amateurs de poissons et de bonne chère, en disant : « Ce poisson sur mon épaule, comment dois-je l’enrober ? Dois-je le plonger dans une sauce aux herbes ou le badigeonner de saumure épaisse avant de le cuire ? ». L’aulète Moschion a répondu : « Moi, je le mange simplement bouilli dans l’eau salée, mais toi, ô Callias, je te reproche de préférer les figues et la saumure épaisse, et d’être incapable de savourer simplement un excellent poisson cuit dans son jus marin ! »”. Par cette allusion aux figues ["sukÁ"] il le traite de sycophante ["sukof£ntej", c’est-à-dire "délateur, calomniateur, accusateur", ou littéralement "qui dénonce les porteurs de figues/sukÁ"], et par l’allusion au saumure il dénonce ses mœurs infâmes", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VIII.27). On peut citer encore Critias. L’affairiste Andocide est un cinquantenaire en -415 lors de l’affaire des Hermocopides dans laquelle il est directement impliqué, que nous détaillerons dans un prochain alinéa, le même Andocide dit incidemment dans un de ses discours que sa propre grand-mère était la sœur de la mère de Critias ("Critias, autre cousin de mon père, leurs mères étaient sœurs", Andocide, Sur les Mystères 47), donc Critias est né approximativement au milieu du Vème siècle av. J.-C., à la même époque qu’Alcibiade. Callaischros, le père de Critias, sera l’un des promoteurs de la dictature des Quatre Cents, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse. Critias est issu d’une très ancienne famille de notables athéniens, comme il le dit lui-même dans son dialogue avec Timée rapporté par Platon : Dropidès l’arrière grand-père de Critias était le frère de Solon, ce dernier avait une grande affection pour son neveu Critias l’Ancien, fils de Dropidès et grand-père homonyme du Critias qui nous intéresse ("Solon était apparenté à mon arrière-grand-père Dropidès, qu’il affectionnait beaucoup comme le prouvent beaucoup de passages de son œuvre poétique. A mon grand-père Critias il rapporta le récit, que celui-ci me transmit à son tour de mémoire dans sa vieillesse, des grands et admirables exploits que notre cité accomplit dans le passé", Platon, Timée 20e). L’année de décès de Solon est solidement établie sous l’archontat d’Hégéstratès en -460/-459, juste après la prise du pouvoir par Pisistrate (selon Plutarque, Vie de Solon 32 ; la date de prise du pouvoir par Pisistrate est fixée en -461/-460 par la Chronique de Paros, artefact réalisé sous l’archontat de Diognète en -264/-263, indiquant au paragraphe A40 que "depuis que Pisistrate est devenu tyran d’Athènes, deux cent quatre-vingt-dix-sept ans se sont écoulés, Koméas était archonte d’Athènes"), donc Critias l’Ancien serait né avant cette date, or, dans son dialogue avec Timée, Critias prétend que son grand-père lui a rapporté le récit de l’Atlantide "quand celui-ci était âgé de près de quatre-vingt-dix ans tandis que [lui-même] avait environ dix ans" (Platon, Timée 21b) : cette indication pose évidemment problème puisque cela signifierait que Critias l’Ancien né au plus tard vers -565 (avant que Solon lui rapporte le récit de l’Atlantide, à un âge où lui-même était assez mature pour comprendre ce récit et le retenir, soit cinq ou six ans) aurait transmis ce récit à son petit-fils homonyme vers -475, autrement dit que Critias serait né vers -485, ce qui est incompatible l’indication biographique d’Andocide, et surtout avec l’énergie juvénile que Critias déploie pendant la dictature des Trente en -404/-403 huit décennies plus tard. On suppose donc que Critias a reçu le récit de l’Atlantide non pas par son grand-père Critias l’Ancien, mais par son père Callaischros, qui devait effectivement être avancé en âge quand il a conçu Critias au milieu du Vème siècle av. J.-C. Notons pour l’anecdote que Dropidès est probablement le fils de Critias archonte en -600/-599, selon l’antique usage de la paponymie, autrement dit ce Critias archonte est le grand-père de Critias l’Ancien, qui lui-même est le grand-père de Critias le sanguinaire meneur de la dictature des Trente. Notons aussi que Critias est le grand-oncle du philosophe Platon, dont la mère Périktionè est la fille de Glaucon frère de Critias ("Platon d’Athènes était fils d’Ariston. Sa mère Périktionè (ou “Potonè”) descendait de Solon par Dropidès, frère du législateur [Solon] et père de Critias [l’Ancien], qui lui-même eut pour fils Callaischros. De ce dernier naquirent Critias, l’un des Trente, et Glaucon. De Glaucon naquirent Charmide [autre membre de la dictature des Trente] et Périktionè la mère de Platon", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.1 ; "Platon : fils d’Ariston fils d’Aristocléos, et de Périktionè (ou “Potonè”) qui descendait de Solon, celle-ci fut effectivement la sixième [descendante] du poète Dropidès frère de Solon", Suidas, Lexicographie, Platon P1707). Cela raccorde avec le fait que Critias et le très jeune Platon fréquentent ensemble Socrate, et que Critias pendant la dictature des Trente en -404/-403 offrira à son petit-neveu Platon, tout juste sorti de l’adolescence, des responsabilités que ce dernier aura beaucoup de mal à assumer dans sa Septième lettre autobiographique (nous reviendrons sur ce sujet dans notre paragraphe conclusif). Critias est aussi un proche d’Alcibiade : jeunes, ils siègent ensemble à l’école du sophiste Antiphon de Ramnonthe ("Tous les auteurs anciens dont nous avons gardé le souvenir, comme Alcibiade, Critias, Lysias et Archinos, ont suivi l’enseignement du vieux Antiphon", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 2), et ils se rendent ensemble chez Callias III pour écouter Protagoras et Socrate ("Après nous, peu après, sont arrivés ‟le bel Alcibiade” comme tu l'appelles, en quoi je suis bien de ton avis, et Critias fils de Callaischros", Platon, Protagoras 316a ; on rappelle que le dialogue consigné par Platon dans son Protagoras a lieu avant -429 puisqu’il implique les deux fils de Périclès morts cette année-là). Dans ses Mémorables, Xénophon rapporte que Critias, à l’époque où il fréquentait Socrate, donc dans sa jeunesse, courrait après un nommé "Euthydèmos" : Socrate a reproché à Critias de penser avec son sexe, Critias a mal pris cette remarque, et a entretenu un désir de revanche qui trouvera son aboutissement dans la confrontation entre les deux hommes pendant la dictature des Trente (nous reviendrons sur ce sujet dans notre paragraphe conclusif : "Quand il comprit que Critias était épris d’Euthydèmos et voulait abuser de son corps pour satisfaire son désir, [Socrate] s’efforça de l’en détourner en disant qu’un homme libre se dégrade s’il sollicite celui qu’il aime et cherche son estime en le suppliant de lui accorder une faveur malhonnête. Comme Critias restait sourd à ces exhortations et poursuivait son dessein, on raconte que Socrate, en présence de plusieurs personnes et d’Euthydèmos, déclara que ‟Critias désirait se frotter contre Euthydèmos comme les cochons se frottent contre les pierres”. Socrate s’attira ainsi la haine de Critias", Xénophon, Mémorables, I, 2.29-31). Nous connaissons plusieurs Euthydèmos : un "Euthydèmos" archonte en -431/-430, un "Euthydèmos fils de Dioclès" dans le dialogue du Banquet de Platon, censé avoir lieu au lendemain de la victoire d’Agathon au concours tragique en -416 (Platon, Le banquet 222c), un "Euthydème de Chio" qui a donné son nom à un dialogue de Platon, "originaire de Chio, parti s’installer à Thourioi, puis qui s’est enfui à Athènes" (Platon, Euthydème 271c) où il enseigne la sophistique avec son frère Dionysodoros, le même Dionysodoros "enseignant la stratégie" dont Xénophon au livre III de ses Mémorables rapporte un long dialogue avec Socrate, un "Euthydèmos" qui partagera la stratégie avec Nicias dans l’expédition de Sicile en -414/-413 (nous reviendrons sur cet épisode dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse), et surtout "Euthydèmos fils de Képhalos", fils du richissime marchand d’armes syracusain Képhalos et frère du futur orateur Lysias (selon Platon, La République 328b, et selon pseudo-Plutarque, Vie de Lysias 2). Tous ces homonymes sont-ils apparentés ? Un doute subsiste sur les deux premiers. En revanche, l’"Euthydèmos" soi-disant originaire de Chio est bien le fils de Képhalos et le frère de Lysias puisque Lysias lui-même révèle dans son discours Contre Agoratos que Dionysodoros est son "kèdestès" ("khdest»j/parent par alliance"), autrement dit son beau-frère, mari de sa sœur ("[Agoratos] a fait mourir, sous les Trente, par ses dénonciations, mon kèdestès Dionysodoros et beaucoup d’autres dont vous entendrez les noms", Lysias, Contre Agoratos 2 ; "Dionysodoros demanda à ma sœur, son épouse, de venir le trouver dans la prison", Lysias, Contre Agoratos 40) : on suppose qu’Euthydèmos s’est installé à Thourioi pendant la deuxième guerre du Péloponnèse, comme son frère Lysias, qu’il en a été chassé après le désastre athénien en Sicile en -413 auquel il a participé aux côtés de Nicias, qu’il s’est réfugié à Chio chez son beau-frère Dionysodoros, qu’il est revenu à Athènes avec ce dernier à l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C. pour y enseigner la sophistique et la stratégie, peut-être à la faveur de l’amnistie générale de -409 que nous raconterons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, et que les dialogues de Socrate avec Euthydèmos (cité par Platon dans Euthydème) et avec Dionysodoros (cité par Xénophon dans Mémorables III) datent précisément de cette époque, juste avant la chute du régime démocratique et l’instauration de la dictature des Trente. Cela raccorde avec le long dialogue de date inconnue rapporté par Xénophon au livre IV de ses Mémorables, entre Socrate et un ambitieux "Euthydèmos" qui possède une importante bibliothèque, autrement dit jouissant d’une grande fortune pour acheter des livres et du temps libre pour les lire, autrement dit un fils de riche, qui rêve de briller par son savoir et par ses actions comme Critias et comme Alcibiade, mais encore trop jeune pour participer aux débats dans l’Ekklesia : on suppose que ce jeune et ambitieux "Euthydèmos" qui fréquente Socrate est bien le frère de Lysias, le même qui est courtisé par Critias à l’époque de la deuxième guerre du Péloponnèse ("Sachant que le bel Euthydèmos possédait des nombreux livres de poètes et de sophistes illustres, qu’il croyait pour cette raison être supérieur en sagesse à tous ceux de son âge et qu’il espérait les surpasser par son éloquence et par ses actions, ayant remarqué par ailleurs que, trop jeune pour se rendre à l’Ekklesia, il traitait des affaires chez un fabricant de brides proche de l’agora, Socrate s’y rendit accompagné de quelques amis", Xénophon, Mémorables IV.2). Critias est d’abord un écrivain raté. Il commence sa vie d’adulte privilégié oisif en scribouillant des élégies qui ont traversé les siècles à l’état fragmentaire. Athénée de Naucratis donne des extraits de l’une d’elles axée sur la boisson, trahissant une grande admiration pour le régime spartiate où l’ivresse est proscrite ("Critias fils de Callaischros dit que le cottabe a été inventé par les Siciliciens, dans ce passage d’une de ses élégies : “Le cottabe est la belle invention des Siciliens, le but vers lequel nous lançons nos latages”. Dicéarque de Messine, élève d’Aristote, dit dans son Sur Alcée que ‟latage” est un mot sicilien. Ce mot désigne le reste de vin [le marc] dans le gobelet vidé, que les participants lancent dans le cottabe en tournant la paume de leur main vers le haut", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XV.2 ; "Critias parle ainsi : ‟Le cottabe est la belle invention des Siciliens, le but vers lequel nous lançons nos latages. Le char de Sicile, beau et orné [texte manque]. Les sièges les plus confortables, où on repose avec volupté, sont ceux de Thessalie, mais lits les plus commodes sont ceux de Milet et Chio, cité maritime d’Œnopion. Les vases dorés, les ouvrages en bronze qui décorent et servent la maison, honorent la Tyrsénie [c’est-à-dire l’Etrurie, aujourd’hui la Toscane en Italie]. Les Phéniciens ont inventé les lettres qui conservent nos paroles. Thèbes a imaginé les chaises de voyage. On doit les navires de transport aux Cariens, habiles marins. La cité [Athènes] qui a élevé le trophée de Marathon a inventé les navires terrestres [allusion aux pithos et aux cratères servant à transporter les marchandises], fruits de la roue et du four, utiles au foyer”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.50 ; "Le proposis [verre à boire] qu’on fait tourner à table est inconnu chez les Spartiates, qui ne se souhaitent pas : ‟Santé !” l’un à l’autre le verre à la main. Critias montre cela dans ses élégies : ‟A Sparte l’usage veut que tous à table boivent le vin servi dans le même récipient, sans souhaiter : « Santé ! » en nommant qui boit, sans faire tourner le verre entre convives à droite. Les Lydiens [texte manque] l’usage de souhaiter : « Santé ! » en faisant tourner le verre à droite et en nommant leur interlocuteur, puis leur langue se délie sur des sujets obscènes, leur corps se relâche, des nuages sombres se fixent sur leurs yeux, ils oublient les égards qu’ils se doivent, perdent l’esprit, leurs serviteurs se comportent avec insolence, et finalement ils se jettent dans des dépenses qui ruinent leurs maisons. Les jeunes Spartiates au contraire ne boivent que le strict nécessaire, ils quittent le bouclier, s’adonnent à la joie et au charme d’une aimable conversation sans rire exagérément. Bu avec retenue, le vin est utile au corps et à l’esprit, il ménage la fortune et assure la postérité, il livre pleinement au sommeil, port du travail, il fortifie la santé, cadeau précieux des dieux aux mortels, et la sagesse cousine de la piété”. Il dit encore : ‟La boisson sans mesure, en saluant les convives, n’offre qu’un plaisir immédiat qui afflige le reste de la vie, tandis que les Spartiates vivent de manière uniforme : ils boivent et mangent publiquement avec modération, ils travaillent sans arrêt, ils ne s’égarent pas en surchargeant leur corps de vin pendant le jour”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.41 ; "Les cités avaient chacune leur manière de boire, comme le montre Critias. Voici son propos quand il évoque le vivre-ensemble [littéralement la "politesse/polite…a", ou l’"art de vivre dans la cité/pÒlij"] des Spartiates : ‟Les gens de Thassos et de Chio boivent dans des kylikon [grand gobelet] en les faisant tourner à droite, ceux de l’Attique aussi font tourner à droite des gobelets plus petits, ceux de Thessalie souhaitent : « Santé ! » à qui leur plaît avec des ekpomatas [grand vase]. Chez les Spartiates au contraire, chacun boit dans un verre approprié, que remplit régulièrement un jeune serviteur”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.10 ; "Dans son œuvre sur le vivre-ensemble des Spartiates, Critias mentionne le ‟milèsiourge” pour désigner le lit de Milet, et le ‟rhènioerge” ["rhnioerg»j", signification inconnue] pour désigner la table de Chio", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.72 ; c’est probablement de la même élégie qu’est extrait cet autre passage : "L’excellent Critias célèbre [Aphrodite] ainsi : ‟Téos a donné à la Grèce le doux Anacréon, le poète ayant tissé jadis de mélodieuses mélopées pour honorer les joyeux banquets et la beauté des femmes, maître du barbiton, ennemi de l’aulos, apportant la joie et rejetant les larmes : l’estime qu’on te porte ne vieillira ni ne mourra tant qu’un bel esclave distribuera les coupes de vin coupé d’eau pour boire à la santé des convives, tant que des cortèges de femmes veilleront sur ton culte les nuits consacrées, tant que le plateau de bronze se tournera vers le haut du cottabe pour recevoir les baisers de Bromios ["BrÒmioj", "le Grondant", surnom de Dionysos]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.70-74). Plutarque donne un autre extrait d’une élégie (est-ce la même que celle mentionnée par Athénée de Naucratis ?) où Critias manifeste son admiration pour le spartophile Cimon (nous renvoyons sur ce point à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse) et sur le long règne d’Agésilas Ier qui a permis à Lycurgue d’imposer ses lois dans Sparte à l’ère archaïque ("Gorgias de Léontine disait aussi que Cimon ‟amassait des richesses pour les prodiguer, et qu’il les prodiguait pour s’enrichir”. Critias l’un des Trente loue ‟l’étonnante opulence des fils de Scopas [Ier, fondateur de la dynastie des Scopades régnant sur la cité de Krannon en Thessalie au VIème siècle av. J.-C., célèbre pour son luxe], l’illustre générosité de Cimon, et la gloire du Spartiate Agésilas [Ier, protecteur du juriste Lycurgue au VIIIème siècle av. J.-C.]", Plutarque, Vie de Cimon 13), et encore un autre extrait où il se vante d’avoir rappelé Alcibiade à Athènes vers -409 ("Le décret de son rappel avait été porté par le peuple sur la proposition de Critias fils de Callaischros, comme celui-ci le dit dans ses propres élégies, en rappelant à Alcibiade ce service rendu : ‟J’ai levé ton bannissement, tu me dois cette dette, en scellant ton retour dans ta patrie ma main a relevé ta dignité flétrie”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 33). Critias a également écrit des tragédies. Clément d’Alexandrie au tournant des IIème et IIIème siècles donne un extrait d’un Pirithoos qu’il attribue à Euripide ("Le même [Euripide] dit dans sa tragédie Pirithoos : ‟Toi qui t’es engendré, qui entraîne la nature dans le tourbillon de l’éther, qu’entourent le jour clair et la nuit sombre avec le cortège des astres innombrables”. Par ‟qui t’es engendré” ["tÕn aÙtofuÁ"] il désigne le Noos démiurge. La suite s’applique au cosmos, où s’opposent l’ombre et la lumière", Clément d’Alexandrie, Stromates V.14), mais Athénée de Naucratis à la même époque dit que cette pièce est peut-être de Critias ("‟Plèmochoè” désigne un vase de terre en forme de toupie, instable sur son pied. Certains l’appellent ‟kotyliskos”, selon Pamphile. Il est utilisé à Eleusis le dernier jour de la célébration des Mystères, ou ‟plèmochoas” selon Pamphile, où l’on remplit deux vases vers le levant et vers le couchant, puis on les plonge [texte manque] on lève en prononçant quelques paroles mystiques. L’auteur de Pirithoos, soit Critias l’un des tyrans, soit Euripide, en parle ainsi : ‟Afin de verser au préalable avec des bons augure ces plèmochoès dans l’ouverture de la terre”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.93), et l’auteur anonyme de la Vie d’Euripide déclare qu’Euripide n’a jamais écrit d’œuvre sur Pirithoos, et que la tragédie Pirithoos que la tradition lui attribue est apocryphe en réalité ("L’ensemble de ses drames [à Euripide] s’élèvent à quatre-vingt-douze, soixante-dix-huit sont conservés, dont trois apocryphes : Tennès, Rhadamanthe, Pirithoos", Vie d’Euripide 34-36). Dans Sur les opinions des philosophes faussement attribué à Plutarque, donc au plus tôt au IIème siècle, on trouve un passage d’une autre tragédie Sisyphe que l’auteur assure être d’Euripide ("Le tragédien Euripide aussi, même s’il ne s’exprime pas ouvertement par crainte de l’Aréopage, donne son opinion à travers Sisyphe, quand celui-ci dit : ‟Jadis la vie des hommes était sans règle, bestiale, soumise à la force”, puis ajoute que l’instauration des lois réprima l’injustice, et que, les lois punissant les crimes manifestes mais laissant impunis les crimes commis secrètement, un homme habile imagina habiller la vérité par un mensonge persuadant les foules qu’‟un être supérieur et éternel voit tout et entend tout”", pseudo-Plutarque, Sur les opinions des philosophes I.7). Mais à la même époque, au tournant des Ier et IIème siècles, le médecin et philosophe Sextus Empiricus donne un plus long extrait du même passage en précisant qu’il est de Critias et non pas d’Euripide. On découvre à travers ce long extrait que Critias se rattache bien au discours paradoxal et à la mentalité bobo de la caste sociale qui l’a engendré. Derrière les lois non écrites qu’il défend en public contre les lois des hommes, il ne cache pas en privé que les lois des hommes ont façonné les dieux, autrement dit les dieux avec leurs lois non écrites n’existent pas, et les religions servent simplement aux esprits forts à manipuler les esprits faibles selon le principe du manger-ou-être-mangé : "J’ai le droit d’être cruel parce que la nature est cruelle, le seul droit qui existe est celui du plus fort, la règle universelle est la règle du vainqueur, et un vainqueur ne se grandit jamais en partageant sa victoire, tout le reste relève d’une rhétorique suicidaire entretenue par d’insignifiantes et méprisables petites gens que l’Histoire effacera comme le vent efface la poussière". Cet extrait montre à quel point l’athéisme de Protagoras, qui voulait élever l’homme au niveau des anciens dieux, est devenu un vulgaire outil servant les basses ambitions de quelques-uns au détriment de tous ("Critias, l’un des tyrans d’Athènes, manifeste son athéisme en déclarant que les anciens législateurs ont inventé la notion de ‟dieu”, tout-puissance observant les actions justes et les fautes des hommes, afin que chacun se retînt de nuire à autrui par la menace d’un châtiment divin. Voici comment il formule cette idée : ‟Jadis la vie des hommes était sans règle, bestiale, soumise à la force, les hommes honnêtes n’étaient pas récompensés, les méchants n’étaient pas punis. Je pense que plus tard les hommes instaurèrent des lois punitives pour que la justice régnât et que les excès fussent contenus, et que toute faute fût réprimée. Je pense que, plus tard encore, comme les lois punissaient les crimes manifestes mais laissaient impunis les crimes commis secrètement, un homme avisé et habile inventa pour la première fois la crainte des dieux, afin que les hommes craignissent d’agir, de parler ou de penser mal. C’est ainsi que l’idée de « dieu » fut établie, être supérieur et éternel qui voit tout et entend tout, qui comprend et surveille, qui devine les mauvaises pensées des mortels et ne laisse rien échapper. Il donna à son discours une apparence avenante, et ainsi il habilla la vérité par un mensonge, racontant que les dieux habitent le ciel justement parce que le ciel effraie les malheureux mortels, avec sa voûte immense où brillent les éclairs, où tonnent les orages effrayants, où scintillent les étoiles, œuvre de Chronos le sage architecte, où tombent des astres lumineux et incandescents, et les pluies sur la terre assoiffée. Telles furent les terreurs qu’il dressa autour des hommes, le Logos par lequel il fonda la belle idée divine et lui donna un habitat, la loi qui abolit le temps de l’injustice”. Plus loin, il conclut : ‟Je pense que c’est ainsi que’un homme, le premier des mortels, peruada ses semblables de l’existence des dieux”", Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens IX.54 ; le même auteur réaffirme dans une autre de ses œuvres que l’auteur de ce discours athée est bien Critias, et non pas Euripide : "La plupart des gens croient que des dieux existent, mais quelques-uns comme Diagoras de Milo, Théodoros et l’Athénien Critias disent qu’aucun dieu n’existe", Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes III.23). Pour Critias comme pour Alcibiade, les "esprits faibles" sont la masse des fonctionnaires, des sycophantes, des assistés de toutes sortes, et la masse des étrangers proches (les Béotiens par exemple, chez qui Critias s’exilera un temps) ou lointains (les Perses par exemple, chez qui Alcibiade trouvera refuge après avoir commis un adultère dans la maison de son hôte Agis II le roi de Sparte) qui constituent un socle électoral et un outil de pression, mais aussi la classe moyenne qu’ils réussiront à séduire en -409 et surtout en -404, comme Aristophane l’avait pressenti dès -423 à travers son personnage Strepsiade séduit par Socrate dans sa comédie Les Nuées. Cicéron et Denys d’Halicarnasse à la fin de l’ère hellénistique, et Philostrate au tournant des IIème et IIIème siècles, qui ont eu entre leurs mains les derniers exemplaires des œuvres de Critias, disent collégialement qu’elles sont précises mais laborieuses, comme celles de ses contemporains Andocide, Lysias, Alcibiade, et même Thucydide ("Presque à la même époque vécurent Alcibiade, Critias, Théramène, et surtout Thucydide, qui trahissent le goût d’alors : leur style était noble, sentencieux, très précis, et même un peu obscur par sa précision", Cicéron, Brutus ou Des orateurs illustres 7 ; "Les œuvres des Grecs renseignent sur le goût et l’esprit dominant de chaque siècle. Les plus anciens dont nous ayons les écrits : Périclès, Alcibiade, et leur contemporain Thucydide, sont précis, fins, vifs, foisonnants dans les idées et dans l’expression, on les qualifierait de ‟conformistes” s’ils n’avaient pas suivi des modèles différents. Après eux vinrent Critias, Théramène, Lysias. Nous avons beaucoup d’œuvres du dernier, Critias en a laissé quelques-unes, Théramène nous est connu seulement par ce qu’en disent les auteurs : tous avaient conservé la vigueur de Périclès, mais dans un style plus ample", Cicéron, De l’orateur II.22 ; "Le style de Lysias se distingue par sa grande pureté, c’est le plus parfait modèle du dialecte attique, non pas celui ancien utilisé dans Platon et Thucydide, mais celui pratiqué à son époque, qu’on retrouve dans les discours d’Andocide, de Critias, et de beaucoup d’autres orateurs", Denys d’Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Lysias 2 ; "On peut dire que le style de Critias est riche en maximes brèves, noble mais sans la majesté du dithyrambe, recourant non pas à des expressions poétiques mais à des termes appropriés et simples. Cet auteur aime la concision, dans ses positions il ne perd jamais ses moyens ni sa force par les sentiments, il emploie des mots attiques sans excès et sans affection maladroite (les excès d’atticisme s’apparentent à des barbarismes) qui illuminent son propos. Passer sans transition d’un point à un autre est une coquetterie de Critias, être original, inventif et éloquent est son but. Son souffle est un peu faible, mais doux et régulier comme le zéphyr", Philostrate, Vie des sophistes I.16), bien représentatives d’une caste sociale privilégiée très cultivée et très intelligente mais perdue dans ses raisonnements, dans ses subtilités rhétoriques, dans ses argumentations, très éloignés des préoccupations quotidiennes de leurs semblables des castes inférieures. La vérité est que, pour Critias comme pour Alcibiade, comme tous les gosses de riches de cette génération, le savoir n’est pas une fin mais un moyen de contrôler les masses. Dans ses Mémorables, Xénophon explique que si Critias et Alcibiade ont fréquenté Socrate, ce n’est pas pour accroître leurs connaissances et méditer sur les mystères de l’univers, mais pour parfaire leur art de la propagande ("[Critias et Alcibiade] étaient de nature les plus ambitieux des Athéniens. Ils voulaient que tout passât par eux et que tous parlât d’eux. Or, ils savaient que Socrate avec des biens très modestes et avec des désirs très modérés tournait comme il voulaient tous ses interlocuteurs, grâce à son Logos. Quand on pense à cela et aux hommes qu’ils étaient, tels que je les décris, comment peut-on prétendre qu’ils ont cherché la compagnie de Socrate pour partager sa vie de tempérance ? N’ont-ils pas voulu davantage le fréquenter pour devenir des maîtres dans l’art de parler et de gouverner ? Je suis sûr pour par part que, si un dieu leur ordonné de choisir entre vivre toute leur vie comme vivait Socrate ou mourir, ils auraient tous deux préféré mourir. Leur comportement le prouve : dès qu’ils se crurent supérieurs à ceux qui suivaient aussi ses leçons, ils abandonnèrent Socrate et se lancèrent dans la politique, but de leur liaison avec lui", Xénophon, Mémorables, I, 2.14-16 ; "Critias et Alcibiade ont passé du temps avec Socrate non pas parce qu’il leur plaisait mais, dès le début, parce qu’ils voulaient gouverner : la preuve, pendant qu’ils fréquentaient Socrate, ils discutaient aussi avec des notables politiques", Xénophon, Mémorables, I, 2.39). Critias comme ses pairs, comme Callias III, n’est qu’un dilettante, un intellectuel sans talent ("Les anciens Grecs, qui aimaient la musique, s’exerçaient beaucoup à l’aulos. Chaméléon d’Héraclée [philosophe aristotélicien au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C.] dit dans son Proteptique que tous les Spartiates et tous les Thébains apprenaient à jouer de cet instrument, comme ses contemporains d’Héraclée du Pont, et les Athéniens les plus illustres comme Callias III fils d’Hipponicos II et Critias fils de Callaischros", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.83), un scholiaste anonyme en regard du paragraphe 21a du Timée de Platon, où Critias entame le récit sur l’Atlantide hérité de ses aïeux, confirme cela en disant que les cerveaux les plus clairvoyants de la fin du Vème siècle av. J.-C. considéraient Critias comme "un idiot parmi les philosophes et un philosophe parmi les idiots" ("„dièthj mšn šn filosÒfoij, filosÒfoj ™n „diètaij").


Pour contrer ces gens sans morale et sans scrupule issu de la classe des anciens grands Athéniens, les citoyens honnêtes n’ont que le pitoyable Nicias et le pitoyable Hyperbolos. Nous avons déjà eu plusieurs occasions de dire à quel point Nicias est un vide ambulant, un général Gamelin dont l’utilité est inversement proportionnelle à ses prétentions, fabriqué dans les couloirs et pour les couloirs : nous aurons d’autres occasions, dans la suite du présent paragraphe, et dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, de vérifier cela au fil des ans et des épreuves qu’il traversera jusqu’à sa mort lamentable - et dramatique pour les soldats sous ses ordres - en Sicile en -413. Intéressons-nous ici à Hyperbolos. Nous avons vu que ce personnage, comme Cléon qui était un ancien tanneur, est issu du peuple : Hyperbolos est un ancien marchand de lampes. Mais contrairement à Cléon dont les manières vulgaires et l’appât du gain cachaient un réel sens de l’Etat, Hyperbolos ne doit sa célébrité qu’aux nombre de gens qu’il a condamnés, et sa politique est aventureuse, sans réflexion stratégique ni tactique. Il est un bâtard, la postérité n’a gardé aucun soupçon sur l’identité possible du père ("Il est difficile de nommer les pères d’Hyperbolos, de Cléophon et de Démade, défenseurs zélés du droit des Athéniens", Elien, Histoires diverses XII.43). Sa mère est une usurière (Aristophane en -411 dans ses Thesmophories est scandalisé de voir qu’elle continue à gagner de l’argent sur la dépouille de son fils récemment assassiné, et qu’elle est honorée de la même façon que la mère du valeureux Lamachos mort à l’ennemi trois ans plus tôt : "A quoi cela ressemble-t-il, ô cité, que la mère d’Hyperbolos soit assise vêtue de blanc et les cheveux flottants à côté de celle de Lamachos, et qu’elle prête de l’argent à usure ? Il faut, si elle prête et exige un intérêt, que personne au monde ne lui en paie, et qu’on lui enlève de force ses biens en lui disant : “Tu mérites bien que ton argent produise, toi qui as engendré un pareil produit !”", Aristophane, Les Thesmophories 839-845) que le comique Eupolis présente comme une poivrote (selon le coryphée aux vers 555-556 précités des Nuées d’Aristophane). On ignore son âge, et le nombre d’années qu’il a exercées dans le commerce de lampes. On sait seulement qu’il a consacré une part importante de ses revenus à prendre des cours chez les sophistes, et qu’en dépit de ses facultés intellectuelles limitées il en est devenu un excellent élève (cela est révélé indirectement dans Les Nuées, où Socrate se plaint de l’inintelligence de Phidippide en comparaison de l’intelligence moyenne d’Hyperbolos : "Ce garçon-là sera-t-il jamais capable d’apprendre l’art d’esquiver une condamnation, d’avancer une citation, d’adoucir la voix d’une manière persuasive ? Et dire que pour un talent Hyperbolos a appris cela !", Aristophane, Les nuées 874-876). Il utilise cet apprentissage dans des accusations publiques comme sycophante (dans Les Acharniens en -425, Dicéopolis fuit Athènes justement parce qu’il ne supporte plus les dénonciations permanentes d’Hyperbolos : "Tu vas et viens partout avec ton manteau tout propre, tu n’as pas à craindre qu’Hyperbolos en te croisant te souille d’un procès", Aristophane, Les Acharniens 845-847), et comme juré dans des procès, par lesquels il rentabilise largement son investissement chez les sophistes ("Hyperbolos, le marchand de lampes, a gagné quantité de talents par sa malhonnêteté", Aristophane, Les Nuées 1065). Dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, nous avons vu que son aura déborde du milieu judiciaire et se répand dans le milieu politique. En -425, dans la foulée de la victoire de Cléon à Pylos et de l’expédition de quarante navires d’Eurymédon et Sophoclès vers la Sicile, il demande la création d’une flotte de cent navires pour aller "libérer" Carthage ("On raconte que les trières se réunirent en conseil et que l’une d’elle, la plus âgée, prit la parole : “Vous ne savez pas, jeunes filles, ce qui se passe dans la cité ? Un homme demande cent d’entre nous pour une expédition contre Carthage, un mauvais citoyen, l’aigre Hyperbolos”", Aristophane, Les cavaliers 1300-1304). Sa demande ne trouve pas d’écho dans la Boulè. En -423, il est nommé hiéromnémon par le sort, c’est-à-dire membre de l’Amphictionie, assemblée panhellénique à Delphes, mais il est aussitôt dépouillé de son mandat pour on-ne-sait-quelle raison. Dans Les Nuées, Aristophane sous-entend que sa destitution est liée au refus des Amphictions de reconnaître la réforme calendaire de Méton adoptée par Athènes en -433/-432 (nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans : "D’abord, chaque mois, [la lune] vous permet d’économiser une drachme de torche, en vous disant : “N’achète pas de torche, petit, car un beau clair de lune t’éclaire” [c’est le chœur des Nuées qui parle aux spectateurs]. Elle vous rend d’autres bienfaits, mais vous ne respectez plus les journées et vous les mêlez sens dessus-dessous, de sorte qu’elle se sent menacée par les dieux quand ils rentrent chez eux frustrés de leurs repas et de leurs fêtes qui ne sont plus conformes au défilé des jours : quand il faut sacrifier, vous organisez des procès et vous jugez, et quand les dieux pratiquent le jeûne en mémoire de Memnon ou de Sarpédon vous faites des libations et vous riez. Voilà pourquoi cette année, Hyperbolos, désigné par le sort pour être hiéromnémon, a été immédiatement dépouillé de sa couronne par les dieux : maintenant il saura que c’est d’après la lune qu’il faut régler son emploi quotidien", Aristophane, Les Nuées 612-626). Après la mort de Cléon en -422, Hyperbolos se démène pour apparaître comme son successeur aux yeux de tous ("“Qui à présent domine sur la tribune ?” “C’est Hyperbolos à présent qui occupe cette place”", Aristophane, Les guêpes 680-681). Mais même s’il joue un rôle important dans l’Athènes d’après-guerre, il n’aura jamais la stature d’un réel homme d’Etat, ni même la stature d’un chef. Bien plus, il semble le parfait idiot utile et dérisoire du système, dont le nom est avancé par ceux-ci et par ceux-là comme un danger contre la démocratie, alors que ceux-là et ceux-ci sont les seuls vrais dangers agissant directement ou indirectement contre la démocratie. Très révélatrice sur ce point est l’attitude d’Aristophane, qui n’a aucune sympathie pour ce personnage et n’hésite pas à le ridiculiser dès que le contexte s’y prête, en insistant sur sa bêtise et sur son passé de lampiste (dans La paix, le dieu Hermès demande à Trygée comment Athènes peut espérer un avenir meilleur maintenant qu’Hyperbolos est à sa tête, Trygée alias Aristophane répond avec ironie : "Parce qu’il est fabriquant de lampes. Avant nous traitions les affaires à tâtons, dans les ténèbres, maintenant toutes nos délibérations se feront à la lampe", Aristophane, La Paix 690-692), mais qui le défend face à ses détracteurs comme Eupolis et Hermippos, parce qu’il pense qu’Hyperbolos n’est en réalité qu’un pauvre bougre alimentant involontairement les méchants, faux subversifs et vrais laquais des notables qui ruinent la démocratie ("Moi, j’ai attaqué Cléon quand il était tout-puissant, je l’ai frappé au ventre, et j’ai eu la décence de ne pas le piétiner quand il a été abattu. Mes rivaux, au contraire, depuis qu’Hyperbolos leur a donné prise une fois, ne cessent de ricaner sur ce malheureux et sur sa mère. Eupolis le premier a traîné sur la scène son Maricas, en recyclant piètrement mes Cavaliers […]. Puis Hermippos à son tour a composé contre Hyperbolos", Aristophane, Les Nuées 549-557). Pour notre part, nous voyons en Hyperbolos un équivalent antique de nos modernes étudiants décérébrés, aculturés, analphabètes, bloquant les universités et défilant dans les rues à la tête de petits groupes de lycéens et/ou de gros groupes d’assistés sociaux de toutes natures, réclamant avec violence davantage d’égalités, de libertés, de fraternités, croyant naïvement influer sur la marche du monde parce que les uns raillent leur amateurisme et parce que les autres dénoncent leur extrémisme : de même, Hyperbolos sert naïvement la soupe à Nicias et à Alcibiade, au premier qui cache sa platitude prétentieuse en disant au second : "Je n’hésiterai à prendre des mesures très sévères pour punir les agissements indignes de ces excités manipulés qui bafouent nos valeurs démocratiques de partage et de paix !" sans bouger de son confortable fauteuil ministériel, au second qui cache sa perversité arriviste en disant au premier : "Hyperbolos et ses amis étudiants, lycéens et communautés diverses qui sont une chance pour Athènes, ô Nicias, expriment une détresse sociale que tu refuses de voir et que je comprends !", tout en espérant ne jamais être débordé, et même ne jamais devoir aller au contact direct de ces manifestants qu’au fond il méprise.


Rappelons quelques éléments biographiques sur Alcibiade que nous avons disséminés dans nos précédents paragraphes. Dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse, nous avons vu qu’Alcibiade l’Ancien était fortuné puisqu’il financé la construction d’un navire militaire pouvant embarquer deux cents hommes, c’est à la tête de ce navire que son jeune fils Clinias a participé courageusement à la bataille de l’Artémision contre les envahisseurs perses en -480. Dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse, nous avons vu qu’Alcibiade l’Ancien a été l’auteur du décret sur les obsèques publiques d’Aristide en -472. Dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, nous avons vu qu’Alcibiade l’Ancien était proxène d’Athènes à Sparte, et que son départ à une date inconnue, peut-être au moment de l’affaire de Naupacte vers -461, a manifesté la forte dégradation des relations diplomatiques entre les deux cités, et finalement leur rupture et la guerre. Nous avons vu aussi que son fils Clinias à une date inconnue a épousé l’Alcméonide Deinomachè fille de Mégaclès IV, et de cette union est né Alcibiade. Clinias a été tué lors de la bataille de Coronée en -447. Sa veuve Deinomachè étant l’ancienne épouse de Périclès, ou la sœur de l’ancienne épouse de Périclès, ce dernier était l’oncle par alliance d’Alcibiade, et a pris en charge l’éducation du jeune homme. Le principal maître d’Alcibiade durant sa petite enfance semble avoir été le sophiste Antiphon de Rhamnonte ("Antiphon fils de Sophillos, du dème de Rhamnonte, fut élève de son père qui tenait une école qu’Alcibiade fréquenta également enfant", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 1), qu’il a fréquenté avec Critias comme nous l’avons dit. Dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu qu’Antiphon, personnage d’âge incertain, ne vise pas des hautes considérations humanistes comme Protagoras, au contraire : Antiphon reprend à Protagoras sa science des antilogies pour l’enseigner à tous ceux qui le paient en conséquence, afin de remporter des procès, peu importe qu’ils soient accusés ou accusateurs, dans n’importe quelle cause ("Tout homme dont l’éducation aurait été bâclée mais qui aurait appris la musique auprès de Lampros et la rhétorique auprès d’Antiphon de Rhamnonte, serait autant que moi [c’est Socrate qui parle] capable de gagner les suffrages des auditeurs en louant les Athéniens dans Athènes", Platon, Ménexène 236a). Nul doute que cet enseignement opportuniste a marqué Alcibiade, puisqu’il l’appliquera jusqu’à sa mort. On ignore quand et dans quelle circonstance Alcibiade a rencontré Socrate. Selon Plutarque, Alcibiade a été séduit par la supériorité intellectuelle de Socrate, qui lui a manifesté des valeurs totalement étrangères à son milieu aristocratique, et surtout qui lui a parlé sans détour et sans volonté apparente de contrepartie, contrairement à tous ses autres soupirants ("Alcibiade pressentit la valeur de Socrate, il l’attira à lui en repoussant les amoureux riches et puissants, et créa rapidement une relation intime avec Socrate. Il écouta les discours de cet homme dont l’attachement relevait non pas d’un désir efféminée et d’aspirations honteuses, mais de la volonté de parfaire son âme, de contenir son orgueil et sa vanité. Alors Alcibiade “trembla comme un coq, l’aile repliée” [expression renvoyant à la réaction du tragédien Phrynichos blessé dans son orgueil au début du Vème siècle av. J.-C., après la condamnation de sa tragédie montrant la prise de Milet par les Perses en -494, que nous avons évoquée dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse], réalisant que l’œuvre de Socrate était réellement un divin service apporté à l’éducation et au salut de la jeunesse. Plein de mépris pour lui-même et d’admiration pour Socrate, il reçut sa tendresse avec joie, il respecta sa vertu, entretenant pour lui un amour profond, ou un ‟anti-amour” selon l’expression de Platon ["¢ntšrwj", ou "amour partagé", formé sur "Eros/Erwj" précédé du préfixe "¢nt…/contre, face à", origine des verbes "™rwt£w/questionner" et "¢nterwt£w/retourner la question" ; allusion à Platon, Euthydème 295b]. C’était étonnant de le voir souper avec Socrate et partager sa tente, alors qu’il rudoyait tous ses autres amoureux et leur signifiait clairement son mépris", Plutarque, Vie d’Alcibiade 4). Alcibiade en personne, lors du banquet organisé par Agathon au printemps -416 pour fêter sa victoire récente et sans lendemain au concours tragique, évoqué plus tard par Platon dans son dialogue Le banquet (le long témoignage d’Alcibiade couvre les paragraphes 217a à 219e), dit avoir été invité par Socrate à un rendez-vous en tête-à-tête. Il s’est apprêté en espérant être culbuté par Socrate, or rien. Alcibiade a insisté pour que Socrate passe la nuit avec lui, dans le même lit, or toujours rien, sinon un interminable monologue de Socrate sur la beauté intérieure. De là vient l’emprise de Socrate sur Alcibiade, qui dit être en transes chaque fois que Socrate prend la parole ("En écoutant [Socrate], mon cœur palpite davantage que celui des Corybantes quand ils dansent, ses paroles provoquent mes larmes, et je vois que beaucoup ressentent les mêmes émotions. Périclès et les autres bons orateurs que j’ai entendus m’ont paru très éloquents, mais ils n’ont jamais suscité en moi quelque chose de semblable, mon âme n’était pas bouleversée, indignée contre elle-même de se sentir aussi servile, alors qu’auprès de ce Marsyas [aulète qui a défié et vaincu Apollon à l’ère mycénienne, avant d’être écorché par Apollon jaloux de sa victoire] je suis souvent ému au point de penser que ma vie de vaut rien", Platon, Le Banquet 215e-216a) : Socrate a joué habilement au : "Fuis-moi je te suis, suis-moi je te fuis", et le séducteur Alcibiade est tombé dans le piège, le séducteur a été séduit, et depuis ce moment il ne fréquente Socrate que dans l’espoir de le séduire à son tour et ainsi redevenir séducteur. Selon le même Plutarque, Socrate de son côté a vite senti que le jeune homme attirerait toutes les convoitises et se laisserait séduire par tous les flatteurs, et que ses caractéristiques risquaient de précipiter la cité dans l’abîme en même temps que lui-même, il a donc voulu le garder sous sa protection et l’empêcher de sombrer dans le vice ("L’amour que lui porta Socrate [à Alcibiade] fut un hommage à l’heureuse nature du jeune homme : en voyant la beauté radieuse de son corps, Socrate craignit qu’elle attirât une foule de citoyens, d’étrangers et d’alliés, intéressés par sa richesse et sa naissance, qu’elle se corrompît par les flatteries et les complaisances, il œuvra donc à le sauver de sa perte, à soigner cette plante pour l’empêcher de gâter le fruit qu’elle promettait. La fortune n’avait encore jamais favorisé un homme d’une aussi parfaite enveloppe extérieure, en effet, d’un ‟rempart de biens” pourrait-on dire, impénétrable aux coups de la philosophie et inaccessible aux aiguillons piquants des libres remontrances", Plutarque, Vie d’Alcibiade 4). Cette double explication de Plutarque exonère Socrate de toute pensée intéressée, et pour cette raison elle semble un peu trop idéale, mais elle est néanmoins possible. Socrate en effet a tout intérêt à devenir le maître d’Alcibiade. D’abord parce qu’Alcibiade est avenant et que Socrate jusqu’à sa mort ne semble pas incommodé par la présence permanente de jeunes garçons à ses côtés et à ses genoux. Ensuite parce que le duo Socrate-Alcibiade rappelle beaucoup les modernes alliances entre tel écrivain fils d’ouvrier à l’intelligence brillante et telle éditrice au sang bleu à la cervelle de moineau : dans ce duo, Alcibiade est la racaille bon chic bon genre et Socrate est la raison miteuse, et Socrate est fasciné par la racaille comme Alcibiade est fasciné par la raison miteuse, l’un a le pouvoir et veut tout pervertir, l’autre veut l’ordre du Bien et rêve d’une reconnaissance par le pouvoir. Le propos avancé par Plutarque est possible parce qu’il fait de Socrate un éducateur rival de Périclès, et parce que dans l’état actuel de nos connaissances nous n’avons aucune trace d’une relation privilégée entre Socrate et Périclès, ce qui incline à penser que les deux hommes étaient bien en compétition sur l’éducation d’Alcibiade. Les livres de vulgarisation actuels à destination du grand public continuent à propager l’image de Socrate en chiton blanc, la main levée vers le ciel, exposant ses idées philosophiques à Périclès assis sur un fut de colonne, qui pose un doigt devant la bouche en plissant les yeux pour manifester son écoute attentive, celui-ci et celui-là communiant dans la quête du pur Esprit et de la Vérité du monde et des choses, mais cette image n’a aucun début de commencement d’hypothèse d’indice de texte ou d’artefact qui pourrait en suggérer le fondement. La réalité est que Périclès n’a certainement pas été heureux de voir Alcibiade amener un jour Socrate à la maison : "“Qu’est-ce que c’est que ce clodo que tu introduis chez moi !” “C’est Socrate ! Il est super intelligent ! Et il m’a donné des bonbons ! Et puis chez toi, c’est chez moi aussi !” “Il est sans doute super intelligent, mais surtout il est plein de puces, et je ne veux pas de puces sous mon toit ! Dehors !” “Tu ne comprends rien ! Et d’abord, tu n’es pas mon père ! Je fais ce que je veux ! Puisque tu ne l’accueilles pas, je sors avec lui ! On va philosopher au Céramique !” “C’est ça ! Et n’oublie pas d’essuyer tes pieds quand tu rentreras ! Et de passer sous la douche !”". Périclès avait le sens de l’Etat, qu’il voulait transmettre à Alcibiade, alors qu’Alcibiade n’avait, n’a et n’aura jamais que le sens de lui-même et a vu en Socrate le sophiste capable de lui apprendre à manipuler tout le monde (on peut citer ici un échange rapporté par Elien, où Socrate, en encourageant Alcibiade à soigner son bégaiement ["Théophraste [philosophe aristotélicien, premier directeur de l’Académie après la mort d’Aristote en -322] dit qu’Alcibiade, quand il parlait, non seulement cherchait ses mots, mais encore comment les dire, hésitait beaucoup, et restait souvent court", Plutarque, Préceptes politiques 803f ; "Alcibiade avait du génie pour concevoir les choses, mais naturellement timide il se troublait souvent en quand il parlait en public, et le moindre défaut de mémoire le laissait quoi", Plutarque, Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu 80d] et à parler en public, lui apprend involontairement à agir sur la masse avec la même franchise altière et mensongère que sur les individus : "Voici un trait de la conduite de Socrate avec Alcibiade. Le jeune Alcibiade tremblait de peur et s’évanouissait presque chaque fois qu’il devait paraître devant l’Ekklesia. Pour l’encourager, Socrate lui demanda, en montrant un cordonnier : ‟Estimes-tu celui-ci ?”. ‟Non”, répondit Alcibiade. ‟Et ce crieur public, ou ce fabriquant de tentes ?”, reprit Socrate. ‟Pas davantage”, répondit le fils de Clinias. ‟Eh bien, dit Socrate, ces gens-là constituent le peuple athénien. S’ils ne t’impressionnent pas quand ils sont isolés, pourquoi t’impressionneraient-ils quand ils sont dans l’Ekklesia ?” Telle fut la leçon de courage que le fils de Sophroniskos et de Phainaretè donna au fils de Clinias et de Deinomachè", Elien, Histoires diverses II.1). Dans son Premier Alcibiade, Platon rapporte un des premiers discours que Socrate a tenus à Alcibiade "qui n’avait pas vingt ans" - donc avant le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431 -, révélant indirectement qu’Alcibiade, comme tous les jeunes gens de sa génération, a milité pour relancer la guerre contre la Perse ou contre Sparte, non pas parce qu’il en avait les moyens personnels ni qu’Athènes en avait les ressources nécessaires, mais seulement pour accomplir des exploits et briller devant ses rivaux ("J’ai entendu qu’un homme crédible, ambassadeur auprès du Grand Roi, a traversé pendant une journée une région vaste et fertile appelée ‟Zonè” par les habitants ["Zènh/la Ceinture"], qu’une autre région s’appelle ‟Kalypter” ["Kalupt»r/le Voile"], et que d’autres grands et beaux territoires existent dédiés à l’habillage de la reine, portant chacun le nom du vêtement qu’il doit fournir. Si on dit à Amestris, mère du Grand Roi [Artaxerxès Ier] et femme de Xerxès Ier [cette indication sous-entend que ce dialogue entre Socrate et Alcibiade date d’avant -424, année de la mort d’Artaxerxès Ier] : ‟A Athènes, un homme projette une guerre contre Artaxerxès Ier, il est le fils d’une femme nommée « Deinomachè » dont la parure ne vaut pas plus de cinquante mines, et lui-même ne possède que trois cents arpents de terre à Erchia”, elle demanderait avec surprise sur quoi s’appuie cet Alcibiade pour oser affronter Artaxercès Ier, je pense qu’elle dirait : ‟Il mise tout sur son habileté et sur son savoir, seuls domaines où les Grecs excellent”. Si on lui dit ensuite que cet Alcibiade est un jeune homme qui n’a pas encore vingt ans, sans aucune expérience, si prétentieux que, quand son ami lui signifie qu’il doit d’abord prendre soin de lui, s’instruire, s’exercer, avant d’aller attaquer le Grand Roi, il rétorque qu’il ne veut pas et affirme être déjà suffisamment équipé pour cette entreprise, je pense que sa surprise serait encore plus grande et qu’elle demanderait : ‟Sur quoi donc s’appuie ce jeune homme ?”. Et si on lui répond : ‟Il s’appuie sur sa beauté, sur sa taille, sur sa richesse et sur sa nature spirituelle”, ne nous prendrait-elle pas pour des fous, en songeant à ces avantages qu’elle-même possède au plus haut niveau ? Je pense aussi que Lampydo, [belle-]fille de Léotychidès II, femme d’Archidamos II et mère d’Agis II, tous nés rois [cette indication sous-entend que le dialogue date d’après -426, année probable de la mort d’Archidamos II et du début de règne de son fils Agis II], serait très étonnée si, contre ces hautes qualités, on lui disait qu’un mal-élevé comme toi veut batailler contre son fils", Platon, Premier Alcibiade 123b-124a). Socrate quant à lui croit sincèrement à son ministère maïeutique, qu’il considère comme garant de la démocratie (on peut citer ici un autre échange rapporté par Elien, où Socrate rabaisse l’orgueil d’Alcibiade en quelques phrases : "Voyant qu’Alcibiade se vantait de ses richesses et s’enorgueillissait de ses grands domaines, Socrate l’emmena dans un endroit où était exposée une carte géographique représentant toute la terre. Il lui dit : ‟Cherche l’Attique sur cette carte”. Quand Alcibiade l’eut trouvé, Socrate continua : ‟Cherche tes domaines”. Alcibiade répondit : ‟Ils n’y sont pas marqués”. Le philosophe répliqua : ‟Eh quoi, tu t’enorgueillis pour des biens qui ne sont même pas un point sur la terre ?”", Elien, Histoires diverses III.28), mais Périclès l’a jugé comme un énergumène dont la naïveté constituait un danger pour la démocratie, parce que Périclès savait que tout n’est pas égal à tout, qu’on ne peut pas discuter de tout, qu’on ne peut pas tout remettre en cause sans provoquer des catastrophes : on ne pas remettre en cause l’empire, le phoros, la flotte, quel qu’en soit le coût humain, sinon Athènes est perdue, donc d’accord si Socrate veut discuter chiffons ou nuages, mais pas d’accord s’il veut discuter politique, et pas d’accord s’il veut mélanger chiffons, nuages et politique. En tous cas nous sommes sûrs que la rencontre entre Socrate et Alcibiade a eu lieu pendant la paix de Trente Ans puisque, nous l’avons vu dans notre paragraphe sur ce sujet, ils ont participé ensemble au siège de Potidée en -432. Pour l’anecdote, Alcibiade avait peut-être un frère ou un demi-frère plus âgé appelé "Cléopompos", on trouve en effet un Cléopompos "fils de Clinias" à la tête d’une escadre contre les côtes de Locride en été -431 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.26) et surtout aux côtés d’Hagnon à la tête de soldats de renfort au siège de Potidée en -430 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.58 ; nous avons évoqué brièvement cet épisode dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), qui ont été parmi les premières victimes de l’épidémie de thyphoïde. Le nom "Cléopompos" n’apparaît plus dans la suite du récit de Thucydide, ce qui sous-entend peut-être que Cléopompos a été l’une de ces victimes. Nous avons vu aussi qu’Alcibiade a accompagné encore Socrate lors de la bataille de Délion en -424. A une date inconnue, probablement pendant la deuxième guerre du Péloponnèse, Alcibiade a épousé Hipparetè, fille du richissime Hipponicos II et d’une femme anonyme qui s’est remariée avec Périclès en secondes noces. Nous avons vu dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse que, si les hellénistes sont partagés entre ceux qui pensent que cette femme non identifiée était la sœur de Deinomachè et ceux qui pensent qu’elle était Deinomachè en personne, les uns et les autres se rejoignent pour dire qu’elle était de toute façon la fille de Mégaclès IV, autrement dit qu’Alcibiade et Hipparetè sont cousins, ce qui explique la relation bizarre, à la fois complice et conflictuelle entre Alcibiade et Callias III le frère d’Hipparetè ("Pour évaluer ses amis, Alcibiade dans une chambre obscure installa un buste évoquant un homme mort, qu’il montra à chacun d’eux en les priant de garder le silence sur ce soi-disant mort dont il se prétendit la cause malheureuse. La plupart, effrayés, refusèrent d’être complices de ce crime. Seul Callias III fils d’Hipponicos II voulut l’aider à se débarrasser de ce faux mort. Cela prouva à Alcibiade que Callias III était un ami parfait, et à partir de ce moment il accorda toute sa confiance à Callias III", Polyen, Stratagèmes, I, 40.1). Callias III n’a pas supporté d’imaginer que la fortune des Calliadides, via le mariage de sa sœur Hipparetè, pourrait passer dans les mains d’Alcibiade. Quand Hipparetè est devenue mère, Alcibiade a réclamé une partie de cette fortune conformément au contrat de mariage. Callias III a ruiné sa demande en prenant le peuple à témoin et en rédigeant un testament qui a fait de l’Etat son héritier "au cas où il lui décèderait prématurément", c’est-à-dire au cas où Alcibiade déciderait de le tuer pour hériter plus rapidement de la fortune des Calliatides ("Je ne comprends pas ceux qui sont persuadés qu’Alcibiade aime la démocratie, cette forme de gouvernement qui s’attache plus que toute autre à l’égalité : comment peuvent-ils le trouver égalitaire, lui qui ne l’a jamais été dans sa vie privée, cupide et orgueilleux au point, après avoir épousé la sœur de Callias III pour dix talents, d’en exiger autant après la mort d’Hipponicos II qui fut stratège à Délion, sous prétexte que celui-ci avait promis d’ajouter cette somme quand sa fille donnerait un fils à Alcibiade ? Et après avoir reçu une dot telle qu’aucun Grec n’en reçut jamais, il eut l’insolence d’introduire dans la maison conjugale des courtisanes, esclaves ou femmes libres, jusqu’à pousser sa très vertueuse épouse à le quitter et à venir devant l’archonte conformément à la loi. C’est alors qu’il montra sa véritable nature : ayant convoqué ses amis, il enleva sa femme sur l’agora et l’emporta de vive force, prouvant ainsi à tous qu’il méprisait magistrats, lois et citoyens. Et encore ! tout cela ne lui suffit pas : il médita ensuite, pour rester maître de la fortune d’Hipponicos II, d’assassiner traîtreusement Callias III, qui l’en accusa devant l’Ekklésia et promit tous ses biens au peuple s’il venait à mourir sans enfants tant il craignait que ses richesses devinssent cause de sa perte", pseudo-Andocide, Contre Alcibiade 13-15 ; "Selon quelques-uns, ce ne fut pas Hipponicos II mais son fils Callias III qui donna Hipparétè à Alcibiade, avec une dot de dix talents. Au premier enfant qui naquit, Alcibiade réclama dix autres talents, soutenant qu’on les lui avait promis au cas où il aurait des enfants. Callias III, craignant un mauvais dessein de sa part, se présenta au peuple pour le reconnaître officiellement héritier de ses biens et de sa maison s’il mourait sans laisser d’héritier", Plutarque, Vie d’Alcibiade 8). C’est un mariage sordide, parce que motivé par l’intérêt plus que par l’amour dès le départ. Il n’a plus de raison d’être après la rédaction du testament de Callias III en faveur de l’Etat athénien. Alcibiade multiplie les adultères, Hipparetè cocue en a marre (peut-être qu’Alcibiade multiplie les écarts sexuels justement pour pousser Hipparetè au désespoir et au suicide ?), elle retourne vivre chez son frère, une procédure de divorce est engagée, mais, le jour de l’audience devant le magistrat, Alcibiade débarque, attrape Hipparetè par les cheveux et la ramène à travers la ville au domicile conjugal, il la séquestre ensuite et la gardera auprès de lui dans toutes ses pérégrinations, elle mourra on-ne-sait-comment en hiver -413/-412 "quand son mari partira pour Ephèse" selon Plutarque ("Hipparétè, femme d’une grande vertu et qui aimait son mari, s’affligeait de ses torts envers elle et de son commerce avec des courtisanes étrangères et athéniennes. Elle quitta la maison et se sauva chez son frère. Alcibiade ne témoigna d’aucune peine et continua sa vie licencieuse. L’acte de divorce devait être remis chez l’archonte par la femme en personne et non pas par d’autres mains, Hipparétè se rendit donc chez le magistrat pour obéir à la loi : Alcibiade accourut, il la saisit par le milieu du corps, et il l’emporta chez lui à travers la place publique sans que personne n’osât lui barrer le chemin ou la lui enlever. Elle demeura dans la maison de son mari jusqu’à sa mort, qui arriva peu de temps après, pendant un voyage d’Alcibiade à Ephèse", Plutarque, Vie d’Alcibiade 8), c’est-à-dire après la révélation des coucheries d’Alcibiade avec la femme d’Agis II à Sparte : on soupçonne fortement que cette énième infidélité, qui poussera Alcibiade à quitter prudemment Sparte pour aller se réfugier en Anatolie, sera l’infidélité de trop, ayant poussé Hipparetè à se suicider pour mettre fin à son malheureux mariage, ou ayant poussé Alcibiade à jeter Hipparetè par-dessus bord durant la traversée vers Ephèse pour se débarrasser d’une épouse ne lui servant plus à rien. Dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, nous avons vu encore que Nicias a été très réticent à combattre les Spartiates bloqués sur l’île de Sphactérie, et qu’il a laissé la charge de stratège à Cléon afin que celui-ci achève la conquête de l’île en -425. Plutarque dit qu’après la victoire des Athéniens, Nicias a montré beaucoup d’empathie envers les Spartiates prisonniers, et que cela a contribué à la reprise du dialogue entre Sparte et Athènes et à la signature de l’armistice en -422 puis à la signature de la paix en -421 ("Les Spartiates prêtèrent foi à ses paroles, confiants dans sa bonté ordinaire et dans l’humanité qu’il avait témoignée sur le traitement des Spartiates capturés à Pylos par les Athéniens, dont il avait adouci l’infortune", Plutarque, Vie de Nicias 9). Thucydide, contemporain des faits, dit qu’Alcibiade a alors joué dans le sens de Nicias, en soutenant un rapprochement entre Athènes et Sparte, espérant rejouer entre les deux cités le rôle de proxène que son grand-père Alcibiade l’Ancien avait joué au début du Vème siècle av. J.-C. Mais Nicias a écarté Alcibiade de toutes les négociations, et le traité de paix entre Athènes et Sparte en -421 a été signé sans lui. Cela a profondément déçu Alcibiade qui, dans son orgueil blessé, a décidé de retourner sa veste en devenant un adversaire farouche de Nicias, et de tout faire pour torpiller la paix avec Sparte ("Son hostilité aux Spartiates relevait d’une rancœur orgueilleuse : pour mener à bien leurs négociations avec Athènes, les Spartiates avaient recouru aux services de Nicias et de Lachès en dédaignant le jeune Alcibiade, et sans lui témoigner la considération qu’il attendait d’eux en raison de l’ancienne fonction de proxène de Sparte exercée autrefois par sa famille, même si son grand-père s’était finalement démis de cette fonction il avait rêvé la recouvrer en rendant des services aux prisonniers de Sphactérie. S’estimant lésé, il commença à dénoncer les Spartiates en prétendant qu’ils n’étaient pas des alliés sûrs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.43 ; en hiver -415/-414, Alcibiade à Sparte rappellera à ses auditeurs les avoir soutenu après leur défaite à Pylos, pour leur reprocher de ne pas avoir été remercié en conséquence : "Mon aïeul ayant démissionné de la proxénie à Sparte à la suite d’un différend, j’ai voulu l’assumer à nouveau en vous rendant divers services, notamment lors de votre revers à Pylos. Bien que ma bonne volonté vous a toujours été acquise, vous avez négocié la paix avec les Athéniens par l’entremise de mes ennemis, accroissant ainsi leur autorité et m’infligeant un affront. Voilà ce qui justifie le mal que je vous ai causé en me tournant vers Mantinée et Argos et en vous créant toutes sortes de difficultés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.89). Ainsi la paix de Nicias est-elle menacée dès son commencement par une bouderie de sale gamin ("Athènes voyait s’élever parmi ses orateurs le jeune Alcibiade qui, sans être aussi corrompu que les autres, était comparable  au fruits de l’Egypte dont Homère dit que “les uns sont des poisons, les autres sont des remèdes” [Odyssée IV.230] : le caractère d’Alcibiade, en se portant avec une bouillante impétuosité à des excès contraires, causa des bouleversements politiques si importants que Nicias, même débarrassé de Cléon, n’eut pas le temps de rétablir le calme et la tranquillité dans Athènes. Il commençait à peine à redresser les affaires, que l’ambition violente d’Alcibiade ruina ses sages mesures et l’entraîna de nouveau dans la guerre", Plutarque, Vie de Nicias 9) qui s’empresse de distribuer de l’argent au peuple pour se l’acoquiner ("[Alcibiade] fit son entrée en politique par une largesse qui fut non pas préméditée mais improvisée. Il passait un jour sur l’agora, et constata un grand tumulte parmi les Athéniens. Il s’enquit d’où venait cette agitation. Apprenant qu’il s’agissait d’une distribution d’argent, il s’avança, et il en distribua aussi. Le peuple applaudit à grands cris à cette libéralité", Plutarque, Vie d’Alcibiade 10). Dès à présent, nous devons dire que, contrairement à ce que prétendent beaucoup de livres de vulgarisation actuels, Alcibiade n’est pas un démocrate, ni d’ailleurs un partisan de l’oligarchie, ni même un partisan de la noblesse dans laquelle il a grandi, il est seulement un prédateur vide qui cherche à se construire un destin individuel en se moquant des autres en général. En -421, l’homme fort est Nicias, donc Alcibiade est contre Nicias, non pas parce qu’il est hostile au fond à Nicias, mais parce qu’il n’a pas d’autre option pour exister que s’opposer à lui : si Laurel avait été au pouvoir il aurait voté pour le parti Hardy, et si Hardy avait été au pouvoir il aurait voté pour le parti Laurel. Même conclusion sur son attitude envers les Spartiates : Alcibiade n’entretient aucun sentiment positif ou négatif vis-à-vis des Spartiates, s’il les soutient après leur défaite à Sphactérie ce n’est pas parce qu’il partage leurs valeurs mais parce qu’à cette époque Cléon domine la vie politique et clame haut et fort son hostilité à Sparte, et s’il œuvre à la reprise de la guerre contre Sparte à partir de -421 ce n’est pas parce qu’il est défavorable aux Spartiates mais parce qu’à cette époque Nicias domine la vie politique et se satisfait partout des bonnes relations retrouvées entre Athènes et Sparte. La position d’Alcibiade au début de la paix de Nicias nous évoque celle de François Mitterrand qui, après avoir manifesté ouvertement et durablement son attachement à l’extrême-droite dans sa jeunesse, jusqu’à réclamer la francisque en 1943 en signant un document attestant de son aryanité, alors que l’Axe reculait sur tous les fronts, est entré dans la Résistance par la petite porte, simplement par crainte de figurer dans la liste des proscris lors de la Libération, et s’est rapproché de la gauche puis de l’extrême-gauche dans les années 1960 (jusqu’à chanter l’Internationale à Epinay en 1971, tout en continuant à déjeuner régulièrement avec René Bousquet son ancien confrère de Vichy) parce que c’était alors pour lui le seul moyen d’exister face à une extrême-droite laminée par la fin de l’Algérie française et face à une droite centriste installée solidement au pouvoir. On trouve en l’an 2000 deux sortes de biographies d’Alcibiade. La première sorte est celle des hellénistes qui utilisent la vie d’Alcibiade comme un fil rouge pour raconter la fin de la démocratie athénienne : cette démarche louable, qui veut garder une distance par rapport à ce personnage pour mieux étudier son époque, est néanmoins critiquable car beaucoup d’événements de cette époque trouvent leur source dans les actes d’Alcibiade et de ses compatriotes générationnels. La seconde sorte est celle des hellénistes qui s’intéressent spécifiquement à Alcibiade, sans étudier vraiment les conséquences de ses actes, et on repère à travers leurs propos, leur manière d’argumenter, leurs adjectifs, leurs angles de narration, une admiration qu’ils ne parviennent pas à dissimuler. Parce que les biographes de cette seconde catégorie sont des universitaires ou des académiciens portant costume cravate ou tailleur hauts talons et utilisant un vocabulaire spécieux que l’opinion commune associe aux gens dignes de foi, le grand public continue aujourd’hui, en l’an 2000, à porter sur Alcibiade un jugement nuancé au mieux, un jugement élogieux au pire. Pour notre part, nous affirmons que la vérité historique demeure étrangère aux moyens qu’on utilise pour la raconter : un chat est un chat, un universitaire ou académicien peut toujours parler de lui en utilisant des périphrases et des subjonctifs imparfaits pour conclure qu’en réalité c’est un chien, cet universitaire ou cet académicien ont tort, car le chat reste un chat. Soyons clairs : la vérité historique est qu’Alcibiade est un pourri. Il est pourri par la nature qui lui a donné un physique avantageux dont il abuse pour tromper les autres ("Sur la beauté [d’Alcibiade], on peut dire qu’elle se maintint durant l’enfance, dans l’adolescence et dans l’âge viril, en un mot durant sa vie entière, avec tous ses charmes et toutes ses séductions. Car il n’est pas vrai, quoi qu’en dise Euripide, que “de tous ceux qui sont beaux l’automne aussi est beau” [propos d’Euripide sur le tragédien Agathon à l’époque de leur exil commun en Macédoine à la fin du Vème siècle av. J.-C., selon Elien, Histoires diverses XIII.4] : c’est un avantage rare, qu’Alcibiade dut aux belles proportions de son corps et à son heureuse constitution", Plutarque, Vie d’Alcibiade 1), et il est pourri par son entourage qui lui répète en permanence qu’il est quelqu’un d’exceptionnel au point qu’il finit par s’en persuader ("Les corrupteurs jouèrent de son ambition et de son amour pour la gloire : ils le poussèrent prématurément dans des grandes affaires publiques en le persuadant que son implication relèguerait dans l’ombre tous les stratèges et tous les démagogues, et surpasserait même l’autorité et la renommée dont Pércilès jouissait dans toute la Grèce", Plutarque, Vie d’Alcibiade 6). Et nous n’avons aucune raison d’éprouver la moindre admiration pour ce quidam, à moins de n’avoir rien dans la tête, rien dans le cœur, rien dans le ventre et rien dans le pantalon, car seuls les frustrés peuvent fantasmer sur ce mâle esclave de son sexe qui saute sur tout ce qui bouge sans remords, seuls les pyromanes peuvent fantasmer sur ce provocateur infantile dans un corps d’adulte qui joue l’indignation pour essayer de faire oublier à tous qu’il n’a aucune dignité, seuls les petits politiciens véreux peuvent fantasmer sur cette girouette sans panache qui se vend aujourd’hui à Athènes, demain à Sparte et après-demain à la Perse, seuls les niaiseux peuvent fantasmer sur cet apprenti périclésien qui ne comprend rien à Périclès, sur cet apprenti socratique qui ne comprend rien à Socrate. Répétons à satiété que conclure cinq cents pages d’écritures par un : "Alcibiade fut une personnalité riche dont la complexité n’a pas fini d’attiser notre curiosité", ce n’est pas faire preuve d’objectivité, car Alcibiade n’est pas une "personnalité riche" ni "complexe" ni "curieuse", ce n’est d’ailleurs pas une "personnalité" dans le sens où la notion de "personne" se définit toujours par rapport au reste du corps social et qu’Alcibiade a toujours mis le corps social entre parenthèses pour ne penser qu’à lui-même, et il n’"attise" rien du tout, sinon le même agacement que nous ressentons quand nous sommes dérangés soudain dans notre sieste par un plouf en provenance de la mare voisine : "Ah, saletés de grenouilles !". Faire preuve d’objectivité, cela consiste à dire qu’Alcibiade dès son plus jeune âge est tricheur (il ne respecte pas les règles de la lutte pour être sûr de gagner : "Alcibiade, parmi toutes les passions vives et ardentes qu’il ne savait pas réprimer, se signalait par son extrême irascibilité et sa prétention à primer partout, comme le prouve ce trait qu’on rapporte de son enfance. Un jour qu’il s’exerçait à la lutte, vivement pressé par son adversaire et sur le point d’être terrassé, il lui mordit les mains et l’obligea à lâcher prise. “Tu mords comme les femmes, Alcibiade !”, dit celui-ci. “Non, rétorqua Alcibiade, comme les lions !”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 2), prétentieux (il interrompt la circulation pour continuer à jouer aux osselets sur la chaussée : "Etant encore tout petit, [Alcibiade] jouait aux osselets dans la rue. C’était son tour de lancer, quand il vit venir une charrette chargée. D’abord il cria au conducteur d’arrêter, parce que les osselets tombaient à l’endroit où devait passer la charrette. Cet homme ordinaire ne l’écouta pas et continua d’avancer. Les autres enfants se retirèrent, mais Alcibiade se jeta par terre devant les chevaux : “Passe maintenant, si tu veux”, dit-il au charretier. L’homme épouvanté fit reculer sa voiture, et les spectateurs stupéfaits coururent vers Alcibiade en poussant des grands cris", Plutarque, Vie d’Alcibiade 2), prodigue (il se ruine à entretenir un haras : "[Alcibiade] avait des goûts de luxe qui dépassaient ses moyens. Son écurie notamment, pour ne rien dire de ses autres prodigalités, lui coûtait cher", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.15), maniéré et embrouilleur (le rapport de Plutarque sur le refus d’Alcibiade de jouer de l’aulos, au paragraphe 2 de sa Vie d’Alcibiade, est très révélateur : Plutarque révèle que c’est par coquetterie qu’Alcibiade n’a jamais voulu apprendre à jouer de l’aulos, car souffler dans l’aulos déforme les joues et nuit à la beauté du visage ["[Alcibiade] ne voulut jamais acquérir le talent de jouer de l’aulos, qui lui semblait méprisable et indigne d’un homme libre : il disait que le maniement du plectre et de la lyre n’altère pas les traits du visage et n’en attenue pas la noblesse, tandis que souffler dans l’aulos déforme la bouche et même la figure entière au point de devenir méconnaissable pour les amis", Plutarque, Vie d’Alcibiade 2], mais comme Alcibiade ne supporte pas de prêter le flanc à ses détracteurs en dévoilant ainsi le grand soin qu’il porte à son apparence physique il s’empresse de donner à son attitude une raison plus haute, il prétend que l’aulos n’est pas un instrument noble contrairement à la lyre, que d’ailleurs les dieux sont d’accord avec lui, que les aulètes sont juste bons à subir le sort de Marsyas éventré par Apollon ["D’ailleurs, celui qui joue de la lyre peut s’accompagner de la voix et du chant, tandis que l’aulos en fermant la bouche du musicien lui interdit tout son et toute parole. “L’aulos est bon pour les enfants des Thébains car ils ne savent pas parler, disait-il, tandis que nos pères rapportent que nous, Athéniens, avons Athéna pour guide et Apollon pour protecteur, la première jeta l’aulos loin d’elle et le second écorcha celui qui en jouait”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 2], et son auditoire le croit, son discours passe de bouche à oreille, et selon Plutarque il est l’une des raisons qui expliquent la désaffection progressive des Grecs pour l’aulos ["C’est par ces propos mi-sérieux mi-plaisants qu’Alcibiade se délivra de cet exercice, et avec lui tous ses camarades, car le bruit se répandit bientôt parmi les enfants qu’on louait Alcibiade de dénigrer l’aulos et de railler ceux qui apprenaient à en jouer. L’aulos depuis ce temps fut exclue du nombre des instruments dont pouvait jouer un homme libre, et tenue pour chose digne de tous mépris", Plutarque, Vie d’Alcibiade 2] ; Pamphile et Aulu-Gelle disent la même chose : "Alcibiade étudiait les sciences et des arts libéraux chez son oncle Périclès, qui introduisit un jour l’aulète Antigenidas afin d’enseigner au jeune Athénien son art alors très honorable. Alcibiade prit l’aulos, l’approcha de ses lèvres et souffla, mais honteux de se voir ainsi enflé il jeta l’instrument et le brisa. L’information se répandit, et les Athéniens abandonnèrent unanimement l’aulos. Cette anecdote est racontée par Pamphile au livre XXIX de ses Commentaires [ou "Propos mémorables/Upomnhm£twn lÒgoi" selon le titre originel grec]", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.17), plus tard il se montre incivique (il n’accepte pas de perdre au concours tragique : "Un jour, il donna un soufflet à Tauréas, qui avait l’ambition d’être un chorège aussi somptueux que lui, et de lui disputer la victoire", Plutarque, Vie d’Alcibiade 16 ; "Rappelez-vous Tauréas, chorège dont la troupe rivalisait avec celle d’Alcibiade. La loi permet à quiconque d’expulser un choriste étranger quand il se prépare à danser, et interdit de l’arrêter quand il a commencé : pourtant sous vos yeux, devant tous les Grecs rassemblés, en présence de tous les archontes réunis dans la cité, Alcibiade l’a chassé en le frappant. Et malgré la sympathie des spectateurs pour l’un et leur hostilité contre l’autre, malgré les applaudissements adressés au chœur de Tauréas et le refus d’entendre celui d’Alcibiade, Tauréas n’obtint rien, parce que les juges, par peur ou par flatterie, plus préoccupés par Alcibiade que de respecter leur serment, le proclamèrent vainqueur", pseudo-Andocide, Contre Alcibiade 20-21) et dissimulateur face aux Athéniens, face aux Spartiates, face aux Perses ("Parmi toutes ses qualités, une seule lui suffisait pour gagner les hommes : sa capacité à prendre toutes les formes et toutes les inclinations, à se plier à tous les genres de vie, à changer d’habitudes plus promptement que le caméléon ne change de couleurs, et encore ! on dit que le caméléon ne prend pas la couleur blanche, alors qu’Alcibiade passait avec la même facilité du mal au bien et du bien au mal. Il pouvait imiter toutes les manières, se prêter à toutes les coutumes : en exercice permanents, frugal et austère à Sparte, délicat, oisif et voluptueux en Ionie, toujours à cheval ou ivre en Thrace, surpassant les Perses par ses dépenses et par son faste chez le satrape Tissapherne. Au fond il ne changeait pas réellement, il passait d’un train de vie à l’autre pour ne pas risquer de révéler sa vraie nature et de déplaire à son hôte, pour se cacher derrière l’apparence qui les satisfaisait", Plutarque, Vie d’Alcibiade 23 ; "Ainsi agirent toujours les flatteurs adroits et ambitieux, dont Alcibiade est le champion : railleur, badin et léger, brillant par le faste et la dépense à Athènes, rasé avec soin, vêtu d’un simple manteau et se baignant dans l’eau froide à Sparte, toujours à table ou dans les champs en Thrace, livré à la mollesse, au luxe et aux voluptés à la Cour de Tissapherne. Par sa facilité à se plier à tout, à se conformer à toutes sortes de mœurs, il gagnait le cœur de tous les peuples", Plutarque, Sur les flatteurs 7 ; "[Alcibiade] était très éloquent et habile dans ses discours aux Athéniens, que le charme de son visage et de sa voix rendaient irrésistibles. Selon les cas, laborieux et patient, ou libéral et extraverti. Tantôt affable, gracieux, se pliant habilement aux circonstances, détendu, quand aucun sujet n’animait son esprit, tantôt prodigue, débauché, luxurieux, intempérant. Beaucoup étaient étonnés de trouver dans un seul homme des mœurs aussi dissemblables et un caractère aussi contrasté", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.1 ; "Diffamé par certains, [Alcibiade] a reçu des éloges de trois grands historiens : son contemporain Thucydide, Théopompe né peu de temps après, et Timée. Les deux derniers le médissent en le louant quand ils écrivent ce que j’ai rapporté précédemment, et que, né dans Athènes la cité la plus brillante de la Grèce, il a surpassé tous les Athéniens par l’éclat et la noblesse de sa vie, que réfugié à Thèbes après avoir été expulsé de sa patrie il s’est si bien conformé aux mœurs de ses habitants qu’aucun d’eux n’a pu l’égaler dans l’ardeur au travail et dans les exercices du corps […], qu’à Sparte dont la suprême vertu réside dans la patience il s’est livré à une existence si frustre qu’il a dépassé tous les Spartiates par la pauvreté de sa table et de son habillement, que chez les Thraces prompts à l’ivrognerie et à la débauche il les a surpassés aussi dans ces excès, qu’enfin chez les Perses se glorifiant de leurs chasses intrépides et de leur existence luxeuse et molle il s’est si bien adapté dans ces domaines qu’il a suscité leur admiration, en résumé que par sa conduite il a toujours su conquérir le premier rang dans l’estime et l’affection des peuples", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VIII.10), c’est un m’as-tu-vu ("Sur le bel Alcibiade, Satyros raconte ceci : “On dit que lorsqu’il se rendit en Ionie il se montra plus voluptueux que les Ioniens, que quand il vint à Thèbes il devint plus Béotien que les Thébains dans les exercices du corps, qu’en Thessalie il s’occupait mieux des chevaux et des courses de chars que les Aléades, qu’à Sparte il surpassa les autochtones par sa résistance physique et la rudesse de son mode de vie, qu’en Thrace enfin il se livra à des beuveries telles que les habitants en eurent honte. […] Alcibiade était très beau, même s’il se laissa pousser les cheveux durant toute sa vie. Il portait des souliers à la mode, qui depuis sont appelés des ‟alcibiades”. Quand il venait au théâtre comme chorège avec sa petite Cour de gitons et d’amis, les hommes comme les femmes se pâmaient d’admiration. […] Chaque fois qu’il voyageait à l’étranger, les quatre cités alliées d’Athènes se comportait à son égard comme des servantes dévouées : les habitants d’Ephèse lui dressaient à chaque visite une somptueuse tente perse, ceux de Chio approvisionnaient ses chevaux en fourrage, ceux de Cyzique lui offraient des animaux pour les sacrifices et pour ses repas personnels, enfin le vin qu’il consommait quotidiennement était un présent des gens de Lesbos", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.47) qui n’a aucune considération même pour ceux qui l’admirent, comme Anytos (que nous avons vu vers -444 applaudir chaleureusement la lecture de l’Histoire d’Hérodote glorifiant Athènes, et qui sera l’un des accusateurs de Socrate en -399) et son amant Thrasylos (qui sera l’un des opposants à la dictature des Quatre Cents en -411, et l’un des vainqueurs malheureux à la bataille des Arginuses en -408 : "Un jour [Alcibiade] entra sans prévenir chez son ami le riche Anytos, qui organisait chez lui une orgie avec Thrasylos, son giton pauvre. Alcibiade porta un toast à Thrasylos, vida à lui seul la moitié des coupes, et ordonna à l’un des domestiques de porter l’autre moitié à Thrasylos. Cette preuve d’amour accomplie, il se retira. Et quand des gens critiquèrent cette attitude désinvolte, Anytos répondit avec tout son savoir-vivre habituel et toute son affection pour Alcibiade : “Non, par Zeus, il s’est comporté dignement : il n’a pris que la moitié des coupes alors qu’il aurait pu toutes les vider !”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.47). Et ses contemporains, n’en déplaisent à ses laudateurs de l’an 2000, sont totalement d’accord avec ces constats ("La masse des citoyens finit par s’inquiéter de son attitude [à Alcibiade], de l’extrême dérèglement qu’il manifestait dans sa manière de vivre, comme des intentions qu’il laissait paraître dans chacune des entreprises dont il avait la charge. Ils le soupçonnèrent d’aspirer à la tyrannie et se dressèrent contre lui", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.15 ; "Alcibiade est akratestatos [sans maîtrise de lui-même], hybristotatos [porté à l’hybris] et biaiotatos [porté à la violence]", Xénophon, Mémorables, I, 2.12 ; "Il dépouille les uns, il frappe, il séquestre, il rançonne les autres : il montre que la démocratie n’est rien, car il parle comme un conseiller du peuple mais agit comme un tyran", pseudo-Andocide, Contre Alcibiade 27 ; "Il s’habillait de manière efféminée, il paraissait sur l’agora en tirant une alourgis ["¡lourg…j", grande traine de pourpre], il était insolemment prodigue. Sur mer, pour dormir plus confortablement, au lieu de poser son lit sur des planches, il le suspendait par des cordes glissées par des trous percés à cette fin dans la coque du navire. A l’armée, il portait un bouclier doré sur lequel figurait non pas un emblème de sa patrie mais Eros manipulant la foudre. Ces multiples excès suscitèrent l’hostilité et l’indignation, sa désinvolture et son mépris envers les lois étant vus comme une menace de tyrannie monstrueuse", Plutarque, Vie d’Alcibiade 16), ce qui explique pourquoi après l’avoir condamné à mort par contumace en -415 ils attendront quatre longues années avant de réviser leur jugement et de lui permettre de revenir à Athènes, et pourquoi dès son premier revers de fortune à la bataille de Notion en -406 ils se dispenseront définitivement de ses services. Nous ne suivrons donc pas les biographes de l’an 2000 recourant à des adjectifs inappropriés pour qualifier les postures et les laïus d’Alcibiade, "brillant", "admirable", "rayonnant", qui ne correspondent pas à la réalité des faits, et qui ne correspondent même pas au jugement des contemporains d’Alcibiade sur ces faits (disons encore une fois que Socrate, qui est certes un naïf, mais qui est aussi un authentique démocrate, a approché Alcibiade justement parce qu’il a bien senti que ce jeune homme était un danger mortel contre la démocratie, et contre le vivre-ensemble en général). Alcibiade n’est pas un intellectuel, c’est un manipulateur, qui fréquente Socrate seulement pour perfectionner ses techniques de manipulation. Alcibiade n’est pas un génie militaire, c’est un stratège de chambre, qui pense à son image avant de penser au déroulement de la bataille, telle est la seule raison qui explique son réel courage lors de la bataille d’Abydos en -411 puis lors de la bataille de Cyzique en -410 : il se montre brave non pas pour la gloire commune des Athéniens mais pour tenter d’estomper la victoire de Thrasybule et Thrasylos à Kynos Séma juste auparavant, qui a offert à la démocratie athénienne un sursis de quelques années (nous raconterons ces événements dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse), il se montre brave non pas par patriotisme mais pour faire la une des médias athéniens du lendemain. Alcibiade confond l’hostilité du peuple contre l’homme d’Etat prenant des décisions bénéfiques pour tous au détriment de chacun (comme Périclès, qui a assumé être détesté par le peuple en -430 en imposant des décisions bénéfiques pour Athènes au détriment de chaque Athénien : "Si on encourt la haine d’autrui pour réaliser un grand dessein, alors on doit l’assumer, parce que la haine ne résiste pas au temps, tandis que le prestige acquis aujourd’hui assure demain une gloire impérissable", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.64), avec l’hostilité du peuple contre le privilégié ou le parvenu prenant des décisions bénéfiques pour lui-même au détriment de tous ("Tous ceux qui se sont distingués dans un domaine ont toujours été impopulaires de leur vivant, surtout parmi leurs égaux, et parmi leurs fréquentations. Mais après leur mort on se targue de leur être apparenté, même si souvent cela est inexact, et leur patrie, loin de les renier comme des étrangers ou des gens engagés dans le mauvais chemin, est fière de les revendiquer comme des fils qui ont accompli des grandes choses", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.16). Alcibiade est une anticipation de Margaret Thatcher, qui déclarera que "les riches doivent être toujours plus riches, car ainsi leur richesse finira par retomber sur les pauvres" : il veut que les Athéniens acceptent de le voir dépenser l’argent public pour parader devant tout le monde, parce qu’il croit que ces parades impressionnent l’univers et que leurs effets bénéficieront finalement aux Athéniens ("La magnificence avec laquelle je m’acquitte de certaines fonctions, comme celles de chorège, éveille naturellement la jalousie de mes concitoyens, mais pour les étrangers aussi c’est un signe de force. C’est une forme de folie avantageuse : je dépense ma fortune au bénéfice de la cité autant que de moi-même", Thucydide Guerre du Péloponnèse VI.16). Alcibiade, c’est le crétin participant à une quelconque version de nos modernes Jeux sans frontières ou Concours de l’Eurovision, qui dit et croit sincèrement avoir bien servi son pays en gagnant le premier prix, après avoir décroché la banane sur la corne de la vachette ou après s’être déhanché sur une chanson à la mélodie et aux paroles approximatives affublé d’un costume ridicule, et fier le lendemain de montrer à ses voisins de quartier ou à ses acolytes pipoles sa photographie de victoire en première page du journal, entre un article qui raconte tel tremblement de terre ayant causé des centaines de morts et un autre article qui raconte telle péripétie financière responsable de milliers de chômeurs. Alcibiade, c’est le jeune hâbleur à l’apparence très étudiée qui roule en centre-ville en voiture rouge décapotable, le coude sur la portière et le volume de l’autoradio tourné au maximum, pour attirer tous les regards, ceux des femmes qu’il croit enflammer de désir et ceux des hommes qu’il croit rendre jaloux, sans voir que dans son dos ces femmes et ces hommes pouffent de rire en laissant échapper : "Quel naze !". La différence avec ce crétin et ce hâbleur est que le comportement d’Alcibiade, nous le verrons dans la suite de notre étude, aura des conséquences désastreuses sur le devenir de la cité. Alcibiade en conclusion, personnage nuisible, est le baromètre de toute démocratie, il justifie la lexicalisation de son nom pour désigner toute génération symptomatique d’une dégénérescence démocratique : quand, dans une démocratie, une majorité d’universitaires commencent à exprimer une admiration pour Alcibiade, pour ses petits calculs médiocres visant à se créer une biographie d’exception au mépris total de la collectivité, c’est le signe que cette démocratie est très malade, et qu’elle est sur le point de sombrer.

  

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