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-421 : La paix de Nicias

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Socio-économie

Jusqu’en -416

L’expédition de Sicile

Keratos : Economique

Durant l’hiver -416/-415, Sparte lance une expédition vers la Cynurie, pour obliger les gens de la petite cité d’Orneai (site archéologique sur la colline au nord de l’actuel village de Lyrkeia, à une trentaine de kilomètres au nord-ouest d’Argos) à accueillir les oligarques bannis d’Argos ("Au cours de ce même hiver [-416/-415], les Spartiates et leurs alliés, à l’exception des Corinthiens, effectuèrent une expédition en Argolide. Ils dévastèrent une petite étendue du territoire et s’emparèrent de quelques charrettes de blé. Ils installèrent les exilés argiens à Orneai et prélevèrent sur leur armée une petite troupe qu’ils leur laissèrent. Une convention fut conclue, stipulant qu’Orneaiens et Argiens s’engageaient pour un temps déterminé à s’abstenir de tout agression contre leurs territoires respectifs. Puis les Spartiates rentrèrent chez eux avec leur armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.7). Les démocrates argiens, aidés par un contingent d’Athéniens, réagissent rapidement. Ils viennent assiéger Orneai, les habitants et les oligarques s’enfuient pendant la nuit, les démocrates argiens rasent la petite cité et retournent à Argos ("Les Athéniens arrivèrent avec trente navires et six cents hoplites. L’armée argienne au complet entra en campagne avec eux contre les gens d’Orneai, qu’ils assiégèrent pendant une journée. Mais la nuit venue, tandis que les assaillants bivouaquaient, les Orneaiens parvinrent à s’échapper. Quand le lendemain les Argiens s’aperçurent de leur départ, ils rasèrent la cité et se retirèrent. Les Athéniens rentrèrent ensuite chez eux avec leurs navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.7). Dans le même temps, Athènes installe des rebelles macédoniens dans le port de Méthone, afin de générer contre Perdiccas II une guérilla similaire à celle des Messéniens installés à Pylos contre Sparte ("Les Athéniens expédièrent par mer à Méthone, aux frontières de la Macédoine, un corps de cavalerie composé de citoyens et d’exilés macédoniens réfugiés à Athènes. De Méthone, ils commencèrent à lancer des raids contre le pays de Perdiccas II", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.7). Toujours le même hiver -416/-415, Athènes envoie un nouveau contingent pour durcir le siège de Milo. Les Miléens se rendent, n’ayant plus rien à manger, l’expression "famine miléenne" devient proverbiale (on la trouve par exemple dans la comédie Les oiseaux Aristophane en -414 : "Vous régnerez sur les hommes comme sur les sauterelles, et vous ferez périr les dieux par une famine miléenne", Aristophane, Les oiseaux 185-186). Ils sont massacrés ou réduits en esclavage, tandis que des clérouques athéniens s’établissent sur l’île ("Une seconde expédition commandée par Philokratès fils de Déméas arriva d’Athènes. Dès lors le siège fut mené avec vigueur. Trahis, les Miléens se rendirent sans condition aux Athéniens. Ceux-ci massacrèrent tous les hommes et réduisirent en esclavage femmes et enfants. Par la suite ils contrôlèrent l’île par cinq cents envoyés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.116). Cette domination impitoyable des Athéniens sur les gens de Milo est dictée par Alcibiade (qui évite toujours d’attaquer frontalement les Spartiates : "[Alcibiade] prit pour maîtresse une jeune Miléenne parmi les captives, et il éleva l’enfant qu’il eut d’elle, pour témoigner de son bon fond. En réalité, il fut la cause principale de l’égorgement de tous les jeunes adultes de Milo, puisqu’il se prononça pour le décret", Plutarque, Vie d’Alcibiade 16). A une date inconnue, un élève anonyme d’Isocrate écrira une simili plaidoirie Contre Alcibiade, que nous avons conservée, pour s’indigner de cet acte d’Alcibiade et de l’indifférence des Athéniens dans cette affaire ("Dans l’affaire de Milo, après avoir proposé de réduire les vaincus en esclavage, [Alcibiade] acheta une des captives et en eut un fils, dont la naissance fut ainsi plus monstrueuse que celle d’Egisthe puisque son père et sa mère se détestaient et que ses plus proches parents du côté paternel ont infligé à ceux du côté maternel les plus cruels traitements. Et comment avez-vous réagi à son audace ? Voilà un homme qui a un enfant d’une femme jusqu’alors libre devenue esclave par lui, dont il a tué le père et les proches, dont il a détruit la cité, qui a donc condamné ce fils issu de tant de misères à devenir son pire ennemi et à haïr la cité. Et pourtant, vous qui trouvez affreuses les aventures tragiques que vous voyez au théâtre, vous l’avez laissé circuler dans la cité sans être touchés, vous êtes restés indifférents, alors que celles-là sont souvent des pures inventions des poètes et que les actes commis par celui-ci au contraire ont été bien réels", pseudo-Andocide, Contre Alcibiade 22-23). Au printemps -415, lors du concours tragique des grandes Dionysies, Euripide arrive deuxième (derrière Xénoclès dont les œuvres sont aujourd’hui perdues) avec une tétralogie sur la guerre de Troie, constituée des tragédies Alexandre, Palamède et Les Troyennes, et du drame satyrique Sisyphe ("L’année de la quatre-vingt-onzième olympiade où Exénète d’Agrigente fut vainqueur à la course [-416/-415], Euripide et Xénoclès se disputèrent le prix de la tragédie. Xénoclès le remporta. J’ignore qui était ce Xénoclès. Ses pièces étaient Œdipe, Lycaon, Les bacchantes, et le drame satyrique Athamas. Les pièces d’Euripide contre lesquels il consourut étaient Alexandre, Palamède, Les Troyennes, et le drame satyrique Sisyphe. N’ce pas ridicule qu’avec de telles pièces Euripide ait perdu contre Xénoclès ? Deux explications sont possibles : ou bien les juges étaient des ignorants, sans esprit et sans goût, ou bien ils ont été achetés. Dans l’un ou l’autre cas, le fait est pareillement honteux et indigne des Athéniens", Elien, Histoires diverses II.8). Seule la troisième tragédie, Les Troyennes, a traversé les siècles. Comme toutes les dernières tragédies d’Euripide, elle se signale par une absence d’intrigue et par d’interminables tirades philosophiques sur l’amour et la mort, sur la folie des hommes, sur la misère des femmes, sur l’injustice universelle. Ces tirades sont en rapport direct avec les événements sanglants de Milo quelques mois plus tôt. Les Troyennes, qui constituent le chœur, se lamentent sur les malheurs de la guerre, leurs descriptions d’Ulysse, d’Agamemnon et des autres envahisseurs grecs renvoient aux principaux responsables de la vie politique athénienne de -415, notamment Alcibiade et Nicias, par des allusions qui, même si elles sont devenues obscures aux spectateurs de l’an 2000,  étaient assurément claires aux spectateurs athéniens de -415. On suppose que les deux premières tragédies établissaient un parallèle entre les Troyens et les Miléens d’un côté, les envahisseurs danaens et achéens et les Athéniens de l’autre côté, par un discours benêt du genre : "Alexandre-Pâris (fils de Priam le roi de Troade) est un prince troyen devenu pâtre pacifique, victime des Grecs qui ne lui pardonnent pas d’aimer la Grecque Hélène. Palamède (fils de Nauplios le roi de l’île d’Eubée) est un prince grec va-t-en-guerre, un bourreau assoiffé de sang qui utilise le premier prétexte pour envahir et écraser Troie. Et entre les deux, le peuple innocent de Troie subit les conséquences de l’amour d’Alexandre-Pâris et de la haine de Palamède. Aujourd’hui le même scénario se reproduit à Milo : les chefs miléens veulent seulement vivre et sont prêts à aimer les Athéniens, mais les chefs athéniens sont pleins de haine et veulent les soumettre ou les anéantir, et entre les deux le peuple innocent de Milo en subit les conséquences". Ce laïus tartouille ne doit pas nous tromper. N’oublions pas qu’Euripide, derrière cette attaque feutrée contre Alcibiade, est en fait un proche d’Alcibiade, avec lequel il converse régulièrement aux côtés de Socrate. L’image d’Euripide dénonçant tacitement le manque d’humanité d’Alcibiade dans Les Troyennes est à rapprocher de l’image de nos modernes journalistes qui, devant leur caméra de télévision, derrière leur micro radiophonique ou à travers leurs articles de presse, affectent de dénoncer les malversations des députés ou des ministres pour essayer de cacher au public qu’ils partagent en fait la même idéologie, les mêmes réseaux d’influences, les mêmes milieux d’affaires, les mêmes villégiatures, les mêmes tables de restaurants, les mêmes prostituées. Notons par ailleurs, pour l’anecdote, qu’Elien (au paragraphe 8 précité livre II de ses Histoires diverses) regrette qu’Euripide soit arrivé deuxième derrière un tragédien, Xénoclès, ayant présentée une tétralogie encore plus éthérée que celle d’Euripide. On est tenté naturellement de lire ce fait en parallèle à la victoire du très délicat et très politiquement correct Agathon l’année précédente, que nous avons évoquée à la fin de notre alinéa précédent : les jurys des concours tragiques de la fin du Vème siècle av. J.-C. ne récompensent plus des œuvres réellement polémiques ou artistiques, mais des productions formatées et standardisées répondant à leurs seuls intérêts idéologiques, comme aujourd’hui les films récompensés annuellement aux festivals des Oscars à Los Angeles, des Palmes à Cannes, des Césars à Paris, des Lions à Venise ou des Ours à Berlin, ou les livres récompensés par les Académies Goncourt, Renaudot, Femina, Médicis ou autres, ne sont plus des films ou des livres suscitant l’engouement du public ni des chefs-d’œuvre d’innovation ou de sensibilité mais des productions lisses, sclérosées, atones, pisseuses, répondant aux seuls intérêts pseudo-intellectuels progressistes des politiciens, médias et financiers qui les priment.


L’affaire des Mystères et l’affaire des Hermocopides, d’Athènes à la Sicile


Mais surtout, en cet hiver -416/-415, le projet d’invasion de la Sicile est enfin adopté. Pour bien comprendre les conséquences de cet événement, qui causera indirectement la reprise de la guerre contre Sparte et l’effondrement de la démocratie athénienne, nous devons nous y arrêter longuement. Comme toujours dans les grands tournants historiques, le prétexte est bidon. Les cités siciliennes d’Egeste et de Sélinonte se querellent sur une question de frontière. Les Egestains ne trouvant pas d’allié sur l’île de Sicile, décident de plaider leur cause en Grèce à Athènes ("En Sicile, les Egestains et les Sélinontains étaient en guerre au sujet d’un territoire litigieux. Un fleuve constituait la limite des deux cités rivales. Les Sélinontains le franchirent les premiers et se mirent de force en possession du pays riverain, puis accaparèrent une grande partie du territoire adjacent, ajoutant ainsi l’offense à l’agression. Les Egestains irrités employèrent d’abord la persuasion pour empêcher une violation du territoire. Comme ils ne furent pas écoutés, ils marchèrent contre les agresseurs, les chassèrent des terres qu’ils occupaient et rentrèrent en possession de la contrée. La tension monta entre les deux cités, des deux côtés on rassembla des troupes, et on décida de trancher l’affaire par les armes. Un combat acharné eut lieu, au terme duquel les Sélinontains furent vainqueurs, après avoir tué un grand nombre d’Egestains. Abattus par cet échec, les Egestains, hors d’état de se défendre avec leurs propres forces, demandèrent d’abord aux Agrigentains et aux Syracusains de les secourir. Echouant dans cette démarche, ils envoyèrent ensuite des députés à Carthage pour demander de l’aide. Leur demande ayant essuyé un nouveau refus, ils cherchèrent une alliance outre-mer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.82). Les Egestains insistent en rappelant que les Syracusains, qui ont pris parti pour Sélinonte, sont d’origine dorienne (la cité de Syracuse a été fondée par des colons de Corinthe à l’ère archaïque), et que la domination totale de Syracuse sur la Sicile risque de générer une alliance pan-dorienne Sicile-Sparte contre Athènes ("La cité d’Egeste entra en guerre contre sa voisine Sélinonte sur des problèmes de mariages et sur un litige territorial. Sélinonte, aidée par les Syracusains, la pressa vivement par terre et par mer. Les Egestains, invoquant l’alliance conclue à l’époque où Lachès était venu prêter assistance aux Léontiniens dans la guerre précédente [en -427], demandèrent une flotte de secours aux Athéniens. Ils appuyèrent leur requête avec divers arguments, le principal étant que si on laissait Syracuse impunie de l’expulsion des Léontiniens, libre d’écraser les alliés qu’Athènes avait encore en Sicile, et fédérer sous son autorité toutes les forces de l’île, les Syracusains, Doriens d’origine péloponnésienne, risquaient de venir un jour avec un armement considérable aider leurs cousins doriens du Péloponnèse, et la puissance athénienne pourrait tomber à son tour sous les coups de cette coalition ", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.6). L’argument des Egestains est fondé : dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, nous avons vu que Syracuse est une démocratie dominée par le noble Hermocratès qui veut asseoir la domination de sa cité sur toute l’île via le programme "La Sicile aux Siciliens !". Les Egestains promettent de payer les frais de guerre, ils accueillent à Egeste des délégués athéniens qu’ils dupent en leur montrant une fortune constitué à la hâte, censée garantir leur promesse. Le discours et la manipulation des Egestains portent : les Athéniens se laissent séduire ("Les Athéniens résolurent d’envoyer des délégués pour examiner les affaires de l’île et l’état des Egestains. Dans ces délégués arrivèrent, les Egestains paradèrent avec une multitude de richesses apportées par leurs soins et par leurs voisins. A leur retour, les délégués vantèrent l’opulence des Egestains", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.83 ; "Au début du printemps [-415], les ambassadeurs athéniens revinrent de Sicile accompagnés par des représentants d’Egeste avec soixante talents d’argent non nonnayé, c’est-à-dire le nécessaire pour payer la solde pendant un mois aux équipages des soixantes navires qu’ils réclamaient. Les Athéniens de l’Ekklesia écoutèrent les Egestains et leurs propres ambassadeurs, qui leur présentèrent des rapports aussi alléchants que mensongers, affirmant notamment que des grandes quantité d’argent étaient disponibles là-bas dans les sanctuaires et dans le trésor public. On décida donc d’envoyer soixante navires en Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.8 ; "Les Egestiens ayant besoin du secours des Athéniens, leur en demandèrent. Pour l’obtenir, ils prodiguèrent les offres et les promesses. Les Athéniens envoyèrent des députés pour constater les ressources pécuniaires des Egestiens. Ceux-ci ayant emprunté or et argent dans les cités voisines, en décorèrent leurs sanctuaires et leurs maisons. Les députés d’Athènes rapportèrent avoir vu toutes ces richesses, et les Athéniens envoyèrent des secours", Polyen, Stratagèmes VI.21), et décident d’intervenir en Sicile. Le but officiel est louable, aider une cité dominée contre une cité dominante, le but officieux l’est beaucoup moins. En réalité, Athènes veut s’emparer de la Sicile ("Le même hiver [-416/-415], les Athéniens projetèrent de retourner en Sicile avec des forces supérieures à celles de Lachès [en-427] et d’Eurymédon [en -425] et de soumettre l’île si possible", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.1) pour les raisons que nous avons expliquées dans notre premier alinéa : pour les jeunes prétentieux comme Alcibiade l’expédition vers la Sicile paraît un moyen de se créer un destin, pour les vieux elle paraît un moyen de se débarrasser des jeunes prétentieux qui menacent l’ordre social et politique sur le sol de la patrie, et pour les notables comme Nicias elle paraît un moyen d’écarter la guerre du Péloponnèse, autrement dit de préserver la paix avec Sparte, et de trouver un nouveau grenier à blé pour Athènes ("Tout le monde sans distinction se passionna pour l’entreprise. Les gens âgés espéraient que cette terre qu’on allait attaquer serait conquise, sûrs qu’une force aussi considérable serait à l’abri des accidents. Les hommes en âge de porter les armes aspiraient à voir du pays et à connaître cette contrée lointaine, dont ils comptaient bien revenir sains et saufs. La masse des petites gens appelés à servir pensaient à l’argent qu’ils allaient gagner sur le moment, et à la puissance qu’ils allaient apporter à l’Etat qui leur garantirait ainsi des soldes indéfinies", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.24 ; "On vit les jeunes dans les gymnases et les adultes dans les ateliers ou les lieux de rassemblement tracer des plans de la Sicile, disserter sur la qualité de la mer environnante, sur les avantages de ses ports et de ses côtes tournées vers l’Afrique", Plutarque, Vie de Nicias 12). C’est un calcul aussi bizarre et dangereux que celui de Napoléon et Hitler plus tard, qui voudront établir un blocus continental en s’aventurant au loin dans les grandes plaines russes au lieu de tenter un assaut frontal contre leur dernier ennemi anglais résistant à proximité : Alcibiade comme Nicias veulent établir un blocus maritime en s’aventurant au loin vers la Sicile (qui exporte son blé vers Sparte : "Cette intervention athénienne [commandée par Lachès en -427] avait officiellement pour but de venir en aide à un peuple ami, mais les Athéniens avaient en réalité l’intention d’empêcher l’exportation du blé sicilien vers le Péloponnèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.86 ; la fertilité de la Sicile sera encore remarquée par le géographe Strabon au début de lère impériale romaine : "Ai-je besoin de parler de la fertilité de la Sicile, après ce que tant d’auteurs en ont dit ? On l’égale souvent à celle de l’Italie, mais en réalité elle est supérieure, comme le prouve la comparaison des productions en blé, en miel, en safran et autres. Sa proximité de l’Italie (la Sicile semble un prolongement de la péninsule) lui permet d’approvisionner Rome aussi aisément que les campagnes italiennes, pour cela on la surnomme ‟le cellier de Rome”. Et effectivement, à l’exception d’une petite partie réservée pour sa propre consommation, elle exporte tous ses produits vers Rome, non seulement ceux de la terre, mais encore le bétail, le cuir, la laine et le reste. Selon l’expression de Posidonios, la Sicile ‟a dans Syracuse et l’Eryx [mont à l’extrême ouest de l’île] deux citadelles qui dominent la mer, et dans Enna au milieu [cité-forteresse au centre de l’île] une troisième citadelle qui domine toutes les plaines intérieures”", Strabon, Géographie, VI, 2.7), et éventuellement vers l’Italie, vers Carthage ("[Alcibiade] désirait exercer le commandement en espérant que sous sa direction on conquerrait la Sicile et Carthage, et qu’un tel succès lui apporterait argent et gloire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.15 ; "[Alcibiade] propomettait des grands succès au peuple, et il s’en promettait de plus grands encore à lui-même, car à ses yeux la Sicile était non pas le but de l’expédition mais le point de départ d’autres projets personnels. Nicias sentait la difficulté de prendre Syracuse, et il détournait le peuple de cette entreprise. Mais Alcibiade rêvait la conquête de Carthage et de la Libye, à partir desquelles il s’emparerait de l’Italie et du Péloponnèse, il ne voyait la Sicile que comme un cellier pour ravitailler ses expéditions militaires", Plutarque, Vie d’Alcibiade 17), vers la Gaule et l’Ibérie ("[Les Athéniens] pensaient à la Sicile non pas comme un but de guerre, mais comme une tête-de-pont pour soumettre Carthage, pour conquérir l’Afrique entière, pour dominer la mer jusqu’aux colonnes d’Héraclès [aujourd’hui le détroit de Gibraltar]", Plutarque, Vie de Nicias 12), pour contrôler toute la Méditerranée au lieu de tenter un assaut frontal contre le dernier ennemi spartiate résistant à proximité (après avoir trahi Athènes, Alcibiade en -414 se réfugiera à Sparte et révélera que tel était bien le projet athénien :"Nous avons organisé l’expédition de Sicile dans l’intention d’abord de soumettre les Siciliens, ensuite d’infliger le même sort aux Italiens, et enfin de lancer une expédition contre l’empire carthaginois et contre Carthage elle-même. Ces objectifs atteints pleinement ou en partie, nous envisagions d’attaquer le Péloponnèse en ramenant toutes les forces grecques nouvellement entrées dans notre camp, en prenant à notre solde une foule de barbares, Ibères ou autres réputés parmi les plus belliqueux, en profitant de l’abondance de bois en Italie pour construire un grand nombre de trières qui grossiraient notre flotte, grâce auxquelles nous pourrions bloquer le Péloponnèse de toutes parts, tandis que notre armée de terre lanceraient des offensives pour prendre les cités d’assaut ou à l’aide de retranchements. Nous comptions ainsi venir facilement à bout de nos adversaires et étendre ensuite notre domination à tout le monde grec, l’argent et le ravitaillement nécessaire à l’exécution de ce plan nous étant fournis en suffisance par les pays récemment conquis là-bas, sans que nous ayons à utiliser nos revenus de Grèce", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.90). C’est un raisonnement qui pose que les terres siciliennes, comme les plaines russes plus tard, sont faciles à conquérir parce qu’elles sont peuplées de gens primitifs aisés à briser et à soumettre, un raisonnement qui survalorise l’adversaire spartiate, comme l’adversaire anglais, au point de conclure que tous les autres peuples du monde sont plus faciles à vaincre, et qu’on aura toujours moins de difficultés à soumettre tous ces autres peuples pour asphyxier l’adversaire spartiate/anglais qu’à l’attaquer directement. C’est un hybris d’orgueil, où le complexe de supériorité des Athéniens, qui reconnaissent une égalité civilisationnelle à leurs rivaux spartiates, se combine à leur mépris envers tous les autres, même envers leurs cousins grecs de Sicile. C’est aussi une rupture avec la politique de Périclès et de Cléon, qui prônaient la répression contre les peuples déjà conquis (par exemple contre les Samiens dans le cas de Périclès en -441, ou contre les Mytiléniens dans le cas de Cléon en -427) et non pas l’agression contre des nouveaux peuples, dont ils devinaient qu’elle créerait un relâchement de la domination athénienne en mer Egée et inciterait au soulèvement des peuples de l’empire (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans et à celui sur la deuxième guerre du Péloponnèse).


Les débats opposent Nicias et Alcibiade ("Ce n’est pas sans inquiétude que je vois ici [c’est Nicias qui parle à la tribune de l’Ekklesia athénienne] les amis de ce personnage [Alcibiade] rassemblés à son appel, et je demande donc de mon côté l’appui des citoyens plus âgés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.13). Comme à son habitude, Nicias est favorable à l’engagement, mais à condition de ne pas s’engager. Il a la même attitude qu’en -425 quand Démosthénès demandait des renforts à Pylos : ne désirant pas paraître poltron en refusant le commandement du contingent  de renfort, il s’était arrangé pour le confier à Cléon en espérant qu’il connaisse la défaite pour pouvoir dire ensuite : "Je vous avais prévenus ! Je vous avais prévenus !". Il reproduit le même scénario début -415 : ne désirant pas paraître poltron en refusant le commandement de l’expédition vers la Sicile, il manœuvre pour le confier à Alcibiade en espérant qu’il trouve la mort à Syracuse ou à Sélinonte pour pouvoir dire ensuite : "Je vous avais dit que c’était une mauvaise idée ! Je vous avais dit que c’était une mauvaise idée !" ("Or Nicias avait reçu le commandement bien malgré lui. Il estimait que le prétexte avancé pour la conquête de la Sicile était à la fois futile et fallacieux, et jugeait l’entreprise trop ambitieuse. Il monta donc à la tribune pour inviter ses concitoyens à renoncer au projet", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.8 ; "Je crois que nous devons revenir sur le fond même de la question et nous demander s’il est vraiment sage d’envoyer une flotte là-bas. Je crois qu’il faut éviter de prendre une décision aussi précipitée dans une affaire d’une telle importance et d’intervenir à l’instigation d’une puissance étrangère [la cité sicilienne d’Egeste] dans une guerre qui ne nous concerne pas", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.9). Mais convenons qu’en la circonstance la poltronnerie de Nicias s’accompagne de beaucoup de clairvoyance, nous avons eu lors des événements des années précédentes suffisamment d’occasions de railler les aspects négatifs du personnage pour, dans ces débats sur l’engagement athénien contre la Sicile, rendre du moins hommage à son intelligente analyse. Nicias affirme avec raison que la paix qui porte son nom signée au printemps -421 reste une paix fragile et que rien ne garantit que Sparte n’attaquera pas Athènes déserte quand le gros des troupes athéniennes sera en Sicile ("Vous vous imaginez peut-être que les traités qu’Athènes a conclus sont solides, et sans doute tant que vous ne bougerez pas ces traités conserveront une existence au moins nominale. Mais à la suite des agissements de certaines personnes chez nous et chez nos adversaires, si une défaite entamait de façon significative notre puissance militaire, nos ennemis s’empresseraient de nous attaquer, d’abord parce qu’ils n’ont négocié avec nous qu’à la suite de leur revers et qu’ils y ont été forcés dans des conditions moins honorables que pour nous, ensuite parce que ces traités laissent entre nous beaucoup de question litigieuses. Par ailleurs, d’autres cités importantes ne les ont jamais acceptés, certaines sont ouvertement en guerre contre nous, et si les autres se tiennent tranquilles en vertu d’une trêve renouvelable tous les dix jours c’est seulement parce que les Spartiates ne sont pas encore disposés à bouger. Il est très vraisemblable que, si nous forces étaient divisées, ce à quoi nous travaillons à présent, ces gens seraient très heureux de batailler contre nous avec l’aide des Siciliens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.10), il rappelle que l’empire aussi reste fragile, la loyauté de Chalcidique notamment, qui s’est rangée derrière Brasidas naguère, demeure sujette à caution, or la Chalcidique doit impérativement rester dans l’empire car elle est une étape dans la route du bois des Balkans nécessaire à la flotte, comme Périclès et Cléon il incite les Athéniens à consolider l’empire actuel plutôt qu’essayer de l’agrandir en conquérant la Sicile ("Ne cherchons pas à conquérir un nouvel empire avant d’avoir consolidé celui qui existe. N’est-ce pas vrai que les Chalcidiens et les Thraces, qui nont ont lâchés il y a quelques années, sont toujours insoumis, et que certains peuples du continent témoignent d’une loyauté douteuse ?", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.10), il dit que gagner une bataille contre les Siciliens ne signifierait pas gagner la guerre, qu’Athènes abaisserait sa puissance dans la victoire (car elle devrait assurer la sécurité à la fois dans son ancien empire égéen de l’est et dans son nouvel empire sicilien de l’ouest : "[Les peuples rebelles de Grèce], quand nous les vainquons, nous pouvons les maintenir sous notre autorité. Mais les autres [en Sicile], même si nous les vainquions, il nous serait difficile de les soumettre, tant ils sont loin et nombreux. Il est insensé d’attaquer un pays dont même une victoire n’assurerait pas la possession", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.11) comme dans la défaite (car les Siciliens qui aujourd’hui n’ont aucun avis sur les Athéniens découvriraient soudain que les Athéniens peuvent être battus, et seraient tentés de s’allier avec Sparte contre Athènes : "La meilleure façon pour nous d’intimider les Grecs de Sicile est de nous abstenir d’aller chez eux, ou simplement de montrer notre force et nous retirer au plus vite. Nous savons en effet que ce qui impose le plus est ce qui est loin de nous, dont la réputation n’a pas été mise à l’épreuve. Si nous subissions un échec quelconque, ces gens nous mépriseraient immédiatement et viendraient se joindre à nos ennemis d’ici pour nous combattre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.11), que les risques sont disproportionnés par rapport à ce qu’Egeste peut offrir ("Nous commençons seulement à reprendre haleine au sortir d’une épidémie et d’une guerre meurtrières, et à voir s’accroître à nouveau nos ressources en argent et en hommes. Il est juste d’employer ces ressources pour nous ici, et non pas pour ces exilés [d’Egeste] qui réclament des secours. Ces gens ont tout intérêt à nous mentir habilement. Ils cherchent à mettre les autres en péril sans apporter eux-mêmes autre chose que des phrases. En cas de succès leur reconnaissance n’égalera pas le service rendu, et en cas d’échec ils entraîneront leurs amis dans leur ruine", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.12 ; "Aux Egestains, disons que, puisqu’ils sont entrés en guerre contre Selinonte sans consulter les Athéniens, ils doivent trouver tout seuls le moyen de conclure la paix. Evitons à l’avenir de nous allier, comme nous en avons l’habitude, avec des gens que nous devons secourir quand ils sont en difficulté, mais sur l’appui desquels nous ne pouvons jamais compter en cas de besoin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.13), il énumère les moyens militaires considérables nécessaires à la réussite de l’entreprise ("Nous devons partir avec des forces importantes. Songez que nous aborderons dans un pays très éloigné du nôtre, où nous opérerons dans des conditions différentes de celles que nous connaissons ici. Quand nous marchons avec nos alliés contre tel ou tel adversaire, entourés de peuples soumis, il nous est facile d’amener le ravitaillement d’un quelconque pays ami, tandis que là-bas nous serons coupés de tout, dans un pays entièrement étranger, d’où au cours des quatre mois d’hiver il est même difficile pour un simple messager d’arriver jusqu’ici", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.21), et il conclut que cette réussite dépendrait d’une victoire dès le premier jour, en prenant les Syracusains par surprise et en les privant du temps de s’organiser ("Nous devons nous considérer comme des clérouques qui, partis pour fonder une cité dans un pays étranger et peuplé de gens hostiles, sont obligés de maîtriser le terrain dès le premier jour, ou condamnés en cas d’échec à ne trouver autour d’eux que des ennemis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.23). Alcibiade répond en présentant les Siciliens comme un peuple d’arriérés incapables de se défendre car n’ayant aucun sens de l’intérêt commun ("Les cités de l’île sont peuplées d’un ramassis de gens de toutes provenances. Les changements et les admissions nouvelles sont constants dans le corps des citoyens, de sorte que, comme il n’y a pas d’attachement véritable à la patrie, personne ne dispose de son armement propre pour défendre la cité et que les gens ne sont jamais vraiment attachés à leur sol. Chacun songe seulement à assurer son avantage au détriment de la collectivité, au moyen d’une éloquence persuasive, ou d’une sédition, et va s’établir ailleurs en cas d’échec", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.17), qui seront donc faciles à corrompre pour les tourner contre Syracuse ("Il suffira de leur adresser une quelconque proposition attrayante pour qu’ils acceptent les uns après les autres de traiter avec nous, d’autant plus que la dissension règne parmi eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.17). Il ajoute que les Sikèles autochtones dans l’intérieur des terres et les Carthaginois de la côte ouest sont hostiles aux Grecs qui vivent sur la côte est - il a raison sur ce point -, ils seront donc prompts à s’allier aux Athéniens ("Nous trouverons sur place un grand nombre de barbares qui détestent les Syracusains et qui se joindront à nous pour les attaquer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.17). Puis il réécrit l’Histoire en déclarant que "les Athéniens peuvent courir tranquillement à l’aventure vers la Sicile en laissant les Spartiates derrière eux puisqu’à l’époque de la guerre contre la Perse ils ont couru pareillement à l’aventure contre les Perses et que les Spartiates n’en ont pas profité pour les attaquer dans le dos" ("On nous parle des ennemis que nous laisserions derrière nous en nous embarquant, mais nos pères les avaient aussi derrière eux quand ils bataillèrent contre les Perses, et c’est dans ces conditions que, forts de leur seule supériorité sur mer, ils ont fondé un empire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.17) : ceci est totalement faux puisque, primo, à l’époque de la guerre contre la Perse les Spartiates étaient aux côtés des Athéniens (et non pas dans leur dos, autant en -490 à Marathon où ils sont arrivés avec quelques jours de retard, qu’en -480 à Salamine, et en -479 à Platées et à Mycale, où ils ont activement contribué à repousser les Perses, comme nous l’avons raconté dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse), deusio la guerre contre la Perse n’a pas été gagnée en -480 et en -479 par la seule flotte athénienne mais par les forces maritimes et terrestres conjuguées des Athéniens et des Spartiates (la bataille terrestre des Thermopyles a été menée par les Spartiates qui ont retardé l’invasion d’Athènes, la bataille maritime du cap Artémision a été menée par Athènes sans résultat significatif avant un retrait tactique, la bataille de Salamine a été conduite par la Spartiate Eurybiade guidé l’Athénien Thémistocle, la bataille de Platées a été conduite par le Spartiate Pausanias accompagné de l’Athénien Aristide, la bataille de Mycale a été conduite par le Spartiate Leotychidès II accompagné par l’Athénien Xanthippos), tertio l’empire a été fondé autant par la flotte athénienne que par la lassitude générale des insulaires égéens à combattre, et quarto la guerre contre la Perse était une guerre défensive contre une invasion d’un peuple étranger alors que l’aventure vers la Sicile est une guerre de pure agression de Grecs prétentieux (les Athéniens) contre d’autres Grecs (les Syracusains, qui veulent dominer seulement la Sicile, et n’ont pas l’intention d’envahir la Grèce comme les Perses jadis). Alcibiade conclut en pervertissant le discours de Périclès et de Cléon sur la tyrannie obligée : il prétend que l’empire ne peut survivre que par des perpétuelles agressions préventives, alors que Périclès au contraire conseillait de ne pas s’égarer dans des agressions à l’extérieur et de maintenir la sécurité à l’intérieur, car l’empire est l’un des trois piliers - avec le phoros et la flotte - de la puissance athénienne et pour cela il doit être l’objet d’attentions constantes ("Celui qui est menacé ne se contente pas d’attendre d’être attaqué pour se défendre, il agit à temps pour prévenir l’agression. Nous ne sommes pas libres de régler, comme on établit un budget, les limites que devrait avoir notre empire : nous nous sommes mis dans une situation telle que nous devons nécessairement préparer des nouvelles conquêtes et éviter tout abandon, car nous tomberions sous domination étrangère si nous cessions de dominer. Nous ne pouvons pas envisager le repos à la façon des autres peuples, à moins de renoncer à toutes nos habitudes pour vivre comme eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.18). Les Athéniens votent. Ils coupent le fruit en deux. Ils décident de partir vers la Sicile comme le réclame Alcibiade, mais en amassant toutes les forces à disposition dans l’espoir que cela raccourcira la durée de la campagne par une bataille décisive et prémunira contre les sombres prédictions de Nicias ("En parlant ainsi, et en réclamant des moyens aussi considérables, Nicias espérait décourager ses concitoyens, ou courir le moins de risques possibles s’il était forcé de partir. Mais les Athéniens tenaient à cette expédition. Loin de reculer devant un tel effort d’armement, ils en conçurent une ardeur nouvelle. Les paroles de Nicias produisirent un effet contraire à celui qu’il en attendait : on apprécia beaucoup ses conseils, et on crut qu’en les suivant on n’aurait plus rien à craindre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.24). Et pour le commandement, ils choisissent la pire option, ils confient la direction de l’expédition non pas à un chef, mais à trois, qui auront une autorité égale alors qu’ils n’ont aucun atome crochu au moment de partir : Alcibiade qui pense à son destin personnel et rêve de combats, Nicias qui tempère en permanence les enthousiasmes et essaie de cacher sa couardise et son incompétence derrière une apparence de prudence et de sagesse, et Lamachos, stratège expérimenté (dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans nous avons vu que Périclès lui a confié la flotte du Pont-Euxin/mer Noire et la surveillance de Sinope avant -432, et dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse nous avons vu qu’il a participé aux opérations contre les Mytiléniens réfugiés sur le continent à Antandros/Altinoluk en -424, et que peu de temps après, échoué sur les côtes de Bithynie à cause d’une tempête, il a conduit tous ses hommes avec succès à travers le territoire perse jusqu’au port de Chalcédoine en Phrygie hellespontique), indifférent aux magouilles politiques et soldat courageux ("Lamachos, homme courageux et juste, qui ne se ménageait pas dans les combats, était si pauvre et si simple que dans le compte-rendu de ses expéditions il mentionnait toujours son vêtement et ses chaussurres", Plutarque, Vie de Nicias 15). Les Athéniens ont cru mettre toutes les chances de leur côté en contraignant ces trois personnages antinomiques à agir ensemble, espérant qu’ils se compenseraient mutuellement, que Nicias tempèrerait Alcibiade, qu’Alcibiade motiverait Nicias, et qu’au milieu Lamachos éclairerait ses deux collègues de ses compétences militaires ("[Les Athéniens] décidèrent d’envoyer soixante navires vers la Sicile. Alcibiade fils de Clinias, Nicias fils de Nicératos et Lamachos fils de Xénophanès furent désignés pour exercer le commandement avec pleins pouvoirs. Ils devaient assister les Egestains dans leur guerre contre Sélinonte, puis, si les opérations évoluaient dans un sens favorable, rétablir aussi les Léontiniens dans leur cité et prendre en Sicile les mesures qui leur paraîtraient les plus avantageuses pour Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.8 ; "Les Athéniens se persuadèrent que la guerre serait mieux conduite s’ils ne l’abandonnaient pas tout entière à l’impétuosité d’Alcibiade, et s’ils tempéraient son audace par la prudence de Nicias, et par le troisième stratège Lamachos qui, malgré son âge avancé, était aussi bouillant qu’Alcibiade et aussi courageux au combat. L’Ekklesia délibéra sur le nombre des troupes et sur les autres préparatifs. Nicias s’efforça encore de stopper l’entreprise, et de l’ajourner. Mais Alcibiade combattit son avis et l’emporta. Et l’orateur Démostratos proposa un décret confiant aux stratèges l’organisation et la conduite de toute la guerre", Plutarque, Vie d’Alcibiade 18), mais ce choix désastreux provoquera la même incurie, la même inefficacité et la même immobilité fatale que nos modernes comités Théodule, instituts de ci, commissions de mi, aux membres de plus en plus nombreux censés générer la Vérité par leur consensus après d’interminables débats alors que les situations appellent des décisions instinctives, tranchées, rapides, le même résultat que la bataille de Mantinée en -418 ayant opposé une armée spartiate unie autour de son médiocre chef Agis II à une coalition de contingents motivés mais sans cohérence (illustrant le célèbre propos de Napoléon Ier : "A la guerre, un mauvais général vaut toujours mieux que deux bons"). Pour l’anecdote, certains citoyens athéniens ne partagent pas l’emballement général. Parmi eux, on trouve Socrate ("Le démon du sage Socrate se manifesta aussi, en prophétisant à celui-ci que l’expédition serait fatale à l’Etat. Socrate en prévint ses amis, et la rumeur se répandit", Plutarque, Vie de Nicias 13). On trouve aussi le géomètre Méton, initiateur du calendrier instauré en -433-/432 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), qui réussit à obtenir une dispense d’engagement militaire pour son fils ("Mais le philosophe Socrate et l’astronome Méton n’attendaient rien de bon de cette expédition. On dit que Socrate fut alerté par son démon familier. Méton quant à lui, qui augurait mal l’avenir par raisonnement ou par divination, feignit la folie en prenant une torche pour incendier sa maison. Certains prétendent que Méton incendia réellement sa maison la nuit dans le but de demander le matin suivant, suite à ce grand malheur, que son fils fût dispensé de participer à l’expédition, et par cette tromperie il obtint ce qu’il voulait de ses concitoyens", Plutarque, Vie d’Alcibiade 17 ; "L’astronome Méton, effrayé par les mauvais présages ou par les hypothèses que lui inspirait sa science, craignait l’issue de cette guerre. Appelé à un commandement, il feignit la folie et incendia sa maison. Selon certains, il ne feignit pas la folie, il incendia réellement sa maison pendant la nuit afin de paraître ruiné sur l’agora le lendemain et de prier les Athéniens, par pitié pour son infortune, de dispenser son fils de participer à l’expédition, qui devait piloter une trière déjà prête à partir vers la Sicile", Plutarque, Vie de Nicias 13 ; "Quand la flotte d’Athènes fut prête à partir vers la Sicile, l’astronome Méton, qui devait participer à l’aventure, prévoyant les conséquences et craignant les dangers de la navigation, essaya d’être exempté. Ses tentatives échouèrent. Alors il simula la folie. Entre autres comportements destinés à convaincre qu’il était réellement fou, il incendia sa maison, qu était près du Poecile. Les archontes le congédièrent. Je pense que Méton joua mieux au fou qu’Ulysse roi d’Ithaque, puisque Palamède découvrit la ruse d’Ulysse [épisode raconté dans les Chants cypriens aujourd’hui perdus, résumé par pseudo-Apollodore, Bibliothèque, Epitomé, III.7] tandis qu’aucun Athénien ne découvrit celle de Méton", Elien, Histoires diverses XIII.12).


C’est dans ce contexte qu’éclatent deux affaires, sur lesquelles nous éprouvons le besoin de nous arrêter.


La première affaire est celle des Mystères. Les témoignages les plus anciens sur le sujet, contemporains des faits, sont celui de l’historien Thucydide, qui a été banni d’Athènes après son échec à Eion face à Brasidas en -424 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse) mais qui a peut-être bénéficié d’une amnistie à l’occasion de la signature de la paix de Nicias en -421, et celui de l’affairiste Andocide fils de Léogoras, qui sera inquiété précisément dans cette affaire et passera au tribunal lors de son retour à Athènes après -403, dont nous avons conservé le discours de défense Sur les Mystères. Le point de départ est la nomination d’Alcibiade à la tête de l’expédition vers la Sicile, qui provoque des jalousies parmi ses pairs oisifs, et des mécontentements parmi ceux qu’il a bafoués (Diomède, auquel Alcibiade a dérobé un quadrige victorieux aux Jeux olympiques de -416, comme nous l’avons raconté à la fin de notre alinéa précédent, est probablement l’un d’eux). Ces jaloux et ces mécontents cherchent le moyen de lui nuire. Or Alcibiade, tel Dom Juan qui aime tourner en dérision les croyances populaires et braver le surnaturel, affiche publiquement son impiété : après ses victoires aux Jeux olympiques de -416 il a paradé comme un dieu à la tête de son cortège de victoire, il s’est approprié les objets sacrés de la cité. Surtout, nous l’avons dit dans notre alinéa introductif, Alcibiade a participé au culte à mystères de la déesse thrace Kotytto, qui apparaît aux yeux de certains Athéniens comme un culte concurrent des Mystères de Déméter et Perséphone/Koré à Eleusis. Nous avons vu que le comique Eupolis en tire une pièce, Les baptisés/Bapta…, dans laquelle il ridiculise les rites de purification en l’honneur de Kotytto, et ridiculise Alcibiade par ricochet. Selon la tradition, cette comédie indispose tellement Alcibiade qu’il assassinera Eupolis en le jetant à la mer lors du voyage vers la Sicile (Cicéron, s’appuyant sur Eratosthène, érudit au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C., conservateur du Musée d’Alexandrie, ne croit pas à cette tradition : "Qui n’a pas dit qu’Eupolis, poète de l’ancienne comédie, fut jeté à la mer par Alcibiade lors du voyage vers la Sicile ? Eratosthène prouve que cette rumeur est fausse puisqu’il avance plusieurs pièces composées par ce poète après l’expédition de Sicile. Pour autant, Douris de Samos, qui est un bon historien, perd-il tout crédit pour avoir propagé cette rumeur comme tant d’autres ?", Cicéron, Lettres à Atticus/Ad Atticus VI.1). Les opposants à Alcibiade sautent sur l’occasion, ils fomentent une campagne médiatique sur le mode : "C’est à cet impie, à cet homme sans principes et sans vertu, qu’Athènes confie l’armée pour conquérir la Sicile ! Les dieux, Déméter et sa fille Perséphone en tête, seront forcément contre nous !". L’habillage est religieux, mais les motivations sont bien politiques, l’affaire dite "des Mystères" surfe sur la quête de nouvelles valeurs ou de retour aux valeurs anciennes, que nous avons exposée dans notre alinéa introductif, pour discréditer Alcibiade, elle rappelle nos modernes campagnes médiatiques lancées par des gens qui eux-mêmes ne sont pas irréprochables mais qui se donnent des allures irréprochables, accusant tel élu ou tel chef d’entreprise d’entretenir une maîtresse ou de détourner l’argent de la collectivité afin, derrière les grands discours sur la morale, sur la probité, sur l’intégrité, de l’affaiblir publiquement pour accaparer son poste d’élu ou de chef d’entreprise ("Des métèques et des domestiques vinrent déposer. Ils […] révélèrent qu’on se livrait dans certaines demeures à des parodies des Mystères. Ils mirent notamment en cause Alcibiade. Cette accusation fut soutenue par des gens qui nourrissaient rancune particulière à l’encontre de ce dernier parce qu’il les empêchait de prendre la tête du peuple", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.28). Le premier accusateur n’est autre que Polémarchos, Sicilien de Syracuse, fils du célèbre marchand d’armes Képhalos invité par Périclès à s’installer à Athènes durant la première guerre du Péloponnèse. Dans La République de Platon, Polémarchos apparaît aux côtés de son frère Lysias et de Socrate lors de la première cérémonie en l’honneur de la déesse thrace Bendis en -430, Polémarchos n’est donc pas plus respectueux des dieux athéniens qu’Alcibiade, puisque lui-même vénère l’étrangère Bendis comme Alcibiade vénère l’étrangère Kotytto. Est-il hostile à l’invasion de sa patrie, la Sicile, par les Athéniens ? ou au contraire y est-il favorable car cela unirait Syracuse et Athènes et lui permettrait de devenir pleinement un Athénien ? Dans les deux cas, on voit que l’accusation d’impiété n’est que le paravent d’un calcul politicien pour son propre intérêt de Sicilien, contre l’intérêt d’Alcibiade. Polémarchos bénéficie de la complicité d’un nommé "Pythonikos" sur lequel nous ne savons rien, qui relaie son accusation dans l’Ekklesia, et appelle à témoin un esclave de Polémarchos ayant assisté Alcibiade et ses amis lors d’une cérémonie à Kotytto. L’esclave donne les noms des participants. Parmi eux, on trouve Mélètos le futur accusateur de Socrate en -399 : c’est une preuve supplémentaire que l’affaire des Mystères n’a aucun fondement religieux et que sa finalité est politique, puisque dans cette affaire Mélètos est dénoncé comme impie or le même Mélètos condamnera Socrate -399 pour impiété, la vérité est que Mélètos est un autre Alcibiade (même s’il ne fréquente pas Socrate, qui dira en -399 "ne pas le connaître personnellement", selon Platon, Euthyphron 2b), un autre gosse de riche (l’esclave de Polémarchos nous apprend incidemment que Mélètos a au moins un esclave à son service, un aulète nommé "Ikésios"), un velléitaire ayant commis plusieurs tragédies qui n’ont pas traversé les siècles ("Fils de Laros. Athénien, rhéteur. Avec Anytos, il inculpa Socrate. Auteur de tragédies", Suidas, Lexicographie, Mélètos M496), un autre raté de la même génération qui n’a rien à dire et qui essaie d’exister médiatiquement de n’importe quelle façon. Prévenus à temps, les accusés s’enfuient avant d’être arrêtés, à l’exception d’un seul nommé "Polystratos" qui est vite jugé et exécuté ("C’était le jour où dans l’Ekklesia parurent les stratèges de l’armée de Sicile : Nicias, Lamachos, Alcibiade. Le navire amiral de Lamachos mouillait déjà hors de la rade. Pythonikos se leva devant le peuple et dit : ‟O Athéniens, vous engagez une armée considérable dans une expédition risquée. Je veux vous prouver que le stratège Alcibiade célèbre des mystères dans une maison avec d’autres. Je vous demande d’accorder l’impunité à l’esclave d’un homme ici présent afin qu’il témoigne, même s’il n’y a jamais participé. Si vous refusez, jugez-moi à votre convenance pour mensonge”. Alcibiade ayant longuement protesté et nié, les prytanes décidèrent d’écarter les non initiés et de consulter l’esclave désigné par Pythonikos. Ils partirent, et ramenèrent un esclave de Polémarchos nommé ‟Andromachos”. Ils lui garantirent l’impunité, l’esclave révéla alors que les cérémonies avaient lieu dans la maison de Poulytion, qu’Alcibiade, Niciade et Mélètos conduisaient les mystères pendant que d’autres les assistaient ou regardaient, plusieurs esclaves y participaient, dont lui-même, son frère, et l’aulète Ikésios esclave de Mélètos. Telle fut la première dénonciation. Tels sont ceux dont il donna les noms par écrit. Parmi eux se trouvait Polystratos qui fut arrêté et exécuté, les autres s’enfuirent et vous les avez condamnés à mort. Prends-moi le texte et lis leurs noms. (lecture) “Andromachos dénonce : Alcibiade, Niciade, Mélètos, Archébiade, Archippos, Diogène, Polystratos, Aristomène, Oionias, Panaitios”", Andocide, Sur les Mystères 11-13). Plus tard, après le départ de l’expédition vers la Sicile, une mystérieuse "Agaristé" appartenant à la famille alcméonide ajoute des noms à la liste. On se souvient que le nom "Agaristé" était porté par la fille de Clisthène de Sicyone et épouse de Mégaclès II, et aussi par l’épouse de Xanthippos et mère de Périclès. Andocide dit que cette "Agaristé" en -415 est "apparentée/genomšnh" au musicien Damon, ancien précepteur de Périclès : cette Agaristé est-elle donc la vieille mère de Périclès, ancienne épouse de Xanthippos qui se serait remariée avec Damon (ce qui expliquerait que Damon est naturellement devenu le précepteur de Périclès puisqu’il serait devenu son beau-père) ? C’est possible. En tous cas l’Agaristé en question appartient bien à la famille alcméonide, elle a donc un lien de parenté avec Alcibiade, autrement dit Alcibiade est mal jugé dans sa propre famille. Agaristé dénonce plusieurs personnages qui nous sont connus. D’abord Axiochos fils d’Alcibiade l’Ancien et frère de Clinias, autrement dit oncle d’Alcibiade (nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse). Nous retrouverons Axiochos avec son neveu dans une scène de triolisme en Hellespont en hiver -413/-412 (nous parlerons de cet épisode dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse), il n’est donc pas impossible de l’imaginer avec ce même neveu en -415 dans une soirée arrosée au cours de laquelle les deux hommes se seraient amusés à tourner en dérision les Mystères de Déméter en les travestissant avec les rituels de Kotytto. Ensuite Charmide, frère de Périktioné la mère de Platon, autrement dit Charmide est l’oncle de Platon. Enfin Adimante fils de Leukolophidès, que Platon (dans Protagoras 315e) montre adolescent chez Protagoras vers -430 aux côtés du jeune Agathon : Adimante fils de Leukolophidès est donc né au début de la paix de Trente Ans vers -445, il est un strict contemporain d’Alcibiade (né peu avant la mort de son père Clinias en -447 ; Alcibiade adolescent apparaît dans le même dialogue Protagoras 316a, accompagnant Socrate). On est tenté de voir dans cet Adimante le frère, ou plutôt le demi-frère de Platon, d’après la conjecture suivante. Cornelius Alexandre Polyhistor, historien du Ier siècle av. J.-C., dit dans ses Successions des philosophes que le premier nom de Platon est "Aristoclès", donné par son père Ariston en hommage à son propre père selon l’usage paponymique antique ("Dans ses Successions, [Cornelius] Alexandre [Polyhistor] dit que Platon a été surnommé ainsi par son père Ariston en raison de sa robuste constitution ["platos/pl£toj", "large" en grec, autrement dit le jeune Platon avait des solides épaules], et que son premier nom était “Aristoclès” hérité de son aïeul", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.4). Cela implique que Platon, ayant ainsi hérité du nom de son grand-père, est le fils aîné d’Ariston fils d’Aristoclès, peut-être le fils unique, peut-être même le fils adopté. Si la famille d’Ariston a pu jouer un rôle de premier plan dans le passé (le platonicien Thrasyllos au Ier siècle prétend que les ancêtres d’Ariston remontent à Codros au début de l’ère des Ages obscurs ["Thrasyllos dit que son père avait pour ancêtre Codros fils de Mélanthos, descendant de Poséidon", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.1], on remarque un "Aristoclès" comme archonte éponyme pour l’année -605/-604, on remarque surtout un "Ariston" comme archonte éponyme pour l’année -454/-453 qui est peut-être le même Ariston qui nous intéresse), aucune inscription archéologique ni aucune mention dans les textes anciens ne laisse penser qu’Ariston a joué personnellement un rôle important dans les affaires athéniennes de la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C., ce qui sous-entend que sa famille a subi un revers de fortune. Le mariage d’Ariston avec Périktioné, qui au contraire est une authentique aristocrate descendante de Solon ayant conservé son entregent (elle est apparentée au sculpteur Phidias, qui lui-même est très proche de Périclès, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), marquerait le retour de la famille d’Aristoclès dans la classe des notables. La légende prétend que Platon est non pas le fils d’Ariston mais un "fils d’Apollon" et sous-entend qu’Ariston a dû batailler avant de conquérir Périktioné ("Selon la rumeur répandue à Athènes et rapportée par Speusippe dans son Banquet funèbre de Platon, par Cléarque [de Soles, aristotélicien de la fin du IVème siècle av. J.-C.] dans son Eloge de Platon et par Anaxilidès dans le livre II de ses Philosophes, Ariston ne parvint pas à conquérir Périktioné, qui était très belle et qu’il désirait, il renonça à ses tentatives, quand il vit Apollon lui-même dans les bras de cette femme il résolut de ne plus l’approcher jusqu’après l’accouchement", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.2) : on peut lire cette légende comme une simple tentative de magnifier Platon en le divinisant a posteriori, mais on peut la lire aussi comme un moyen de gommer l’insignifiance sociale d’Ariston par rapport à Péroktioné. Doit-on aller plus loin en supposant que Platon n’est pas le fils d’Ariston, mais un bâtard que Périktioné a conçu entre deux portes avec un homme dont la mémoire collective n’a pas retenu l’identité, un bâtard qu’Ariston a reconnu comme son fils quand Périktioné a accouché, via un donnant-donnant du genre : "Je deviens ton mari et tu deviens mon épouse, et ton fils devient mon fils, ainsi tu évites les méchantes rumeurs publiques sur ton bébé sans père, et moi je retrouve un rang social digne de mes aïeux grâce à ton nom et à ta fortune" ? C’est possible. Les accusations d’Agaristé, qui manquent leur but puisque les accusés s’enfuient ("L’Alcméonide nommée “Agaristé”, apparentée à Damon, dénonça Alcibiade, Axiochos et Adimante, comme célébrant des mystères dans la maison de Charmide située près du temple de Zeus Olympien. Et tous s’enfuirent sur cette dénonciation", Andocide, Sur les Mystères 16), sont attestées archéologiquement par les inscriptions 421, 425 et 426 du volume I/3 des Inscriptions grecques, consignant les biens que l’Etat athénien a confisqués à ces accusés à défaut de les attraper physiquement : le nom "Axiochos fils d’Alcibiade de Skambonidès" apparaît ligne 108 de l’inscription 426, le nom "Adimante fils de Leukolophidès de Skambonidès" apparaît aux lignes 43 et 106 de la même inscription 426 (pour l’anecdote, aux lignes 26-27 de l’inscription 421 et à la ligne 65 de l’inscription 426 apparaît le nom de "Polystratos fils de Diodoros d’Ankyle" mentionné par Andocide au paragraphe 13 précité de son discours Sur les Mystères ; le nom d’"Alcibiade fils de Clinias de Skambonidès" apparaît aux lignes 12-13 de l’inscription 421), on apprend ainsi que la famille d’Alcibiade et la famille d’Adimante sont très proches puisqu’elles habitent dans le même dème de Skambonidès. Doit-on conclure qu’Adimante et son frère Glaucon sont les fils que Périktioné a conçus avec son premier mari Leukolophidès quand elle était très jeune pendant la paix de Trente Ans, et qu’au début de la deuxième guerre du Péloponnèse (après la mort de Leukolophidès ?) Périktioné s’est remariée avec Ariston qui est devenu le beau-père d’Adimante et de Glaucon et le père adoptif de Platon ? Cela expliquerait la grande différence d’âge entre Adimante et Platon (environ quinze ans, puisque Platon est né vers -428, comme nous l’avons vu dans notre alinéa précédent) et le fait que Platon considère Adimante avec affection comme un second père (au moment de son procès en -399, Socrate dressera la liste des jeunes gens qui lui rendaient visite vingt ans plus tôt : il révélera qu’Adimante était l’un de ses visiteurs les plus assidus, souvent accompagné de son jeune frère Platon qui lui semblait très attaché [selon Platon, Apologie de Socrate 33d-34a]) au point de le considérer "fils d’Ariston" comme lui (c’est ainsi que Platon qualifie Adimante dans son Apologie de Socrate 34a) plutôt que fils de Leukolophidès qu’il n’a pas connu. On est sûr qu’Ariston est mort avant la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse en -421 puisqu’avant cette date Périktioné s’est remariée incestueusement avec son oncle Pyrilampe, ancien oiseleur de Périclès ("Les auteurs comiques disaient […] que Pyrilampe était un ami intime de Périclès, qu’il élevait des oiseaux, notamment des paons, que Périclès offrait à ses maîtresses", Plutarque, Vie de Périclès 13) et ambassadeur d’Athènes auprès des Perses ("Ton oncle Pyrilampe [c’est Socrate qui s’adresse à Charmide ; la mère anonyme de Charmide et de Périktioné est la sœur de Pyrilampe] a toujours été regardé comme l’homme le plus beau et le plus grand du continent [européen] chaque fois qu’il est allé en ambassade en Asie auprès du Grand Roi ou d’autres dignitaires, et sa maison est très respectable", Platon, Charmide 158a), avec lequel elle a conçu un quatrième fils : Antiphon (qui renoncera sagement au moindre rôle politique ou intellectuel contrairement à ses trois demi-frères, et se consacrera aux chevaux ["‟Quel était le nom de votre frère maternel ? [c’est un mystérieux Képhalos de Clazomènes, homonyme du marchand d’armes sicilien Képhalos, qui s’adresse à Glaucon et Adimante] Je ne m’en souviens pas. Il était encore jeune quand je vins ici pour la première fois de Clazomènes, et il y a très longtemps. Je crois que son père s’appelait « Pyrilampe ».” ‟Effectivement, dit [Adimante]. Et lui s’appelle ‟Antiphon” […]. Il vit aujourd’hui auprès de son aïeul homonyme [cet "Antiphon l’Ancien" est-il apparenté au sophiste Antiphon de Rhamnonte, selon l’usage paponymique antique ?], et il s’occupe presque exclusivement du dressage de chevaux", Platon, Parmenide 126b-c]). Andocide dit que son propre père, Léogoras, négociateur de la paix de Trente Ans avec Sparte en -446 (nous renvoyons ici à la fin de notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse) a été un temps inquiété, accusé par un bouleute nommé "Speucippe", avant d’être rapidement innocenté ("Une autre dénonciation eut lieu. Lydos, esclave de Phéréklès de Thèmakos, prétendit que des mystères étaient célébrés dans la maison de son maître à Thèmakos. Il dénonça entre autres mon père [Léogoras], qui selon lui y avait seulement assisté enveloppé dans son manteau et endormi. Le bouleute Speusippe livra les suspects au tribunal. Mon père, qui avait des garants, accusa Speusippe d’illégalité. Le procès se déroula devant six mille Athéniens : sur la totalité des voix, Speusippe n’en recueilli même pas deux cents favorables", Andocide, Sur les Mystères 17). Ce bouleute est certainement le père d’Eurymédon du dème de Myrrhinonte, futur époux de Potoné la sœur de Platon, puisque ce couple aura un fils qui portera le nom "Speucippe" de son grand-père, selon l’usage paponymique antique, autrement dit ce bouleute Speucippe de -415 est un proche de la famille de Platon, un proche de la clique d’Alcibiade compromise dans l’affaire des Mystères, et on subodore qu’il tente de détourner les soupçons qui pèsent sur sa propre personne en s’acharnant à accuser Léogoras. En effet, on se souvient que Léogoras est très probablement apparenté à la famille des Miltiatides, or, selon Plutarque, parallèlement aux accusations portées par les rivaux générationnels d’Alcibiade pour des raisons bassement politiciennes, comme celles de Polémarchos, on entend des accusations portées par d’authentiques démocrates qui luttent contre l’effondrement général de toutes les valeurs, au premier rang desquels Androclès, sur lequel nous savons peu de choses sinon qu’il a été le responsable des finances d’Athènes sous l’archontat d’Euthynos en -426/-425 (son bilan comptable et son nom apparaissent aux lignes 1 à 16 de l’inscription 369 précitée du volume I/3 des Inscriptions grecques qualifiée commodément de "stèle des logistes" par les hellénistes) et qu’Aristophane le considère de la même façon qu’Hipperbolos, comme un homme sincère mais sans envergure (il est mentionné ironiquement comme un collègue de l’efféminé Clisthène par Bdélycléon, double d’Aristophane, au vers 1187 des Guêpes), et le Miltiatide Thessalos, fils cadet de Cimon ("Le démagogue Androclès produisit des esclaves et quelques étrangers établis à Athènes, qui déclarèrent qu’Alcibiade et ses amis avoir déjà des statues consacrées par le passé, et avaient parodié les Mystères lors d’une orgie : un nommé ‟Théodoros” y avait servi de héraut, que Poulytion jouait le porte-torche, qu’Alcibiade jouait l’hiérophante, et leurs autres amis les assistaient comme des initiés. Ces déclarations furent utilisées par Thessalos fils de Cimon pour accuser Alcibiade d’impiété envers les déesses [Déméter et Perséphone]", Plutarque, Vie d’Alcibiade 19 ; "Voici les termes de l’accusation portée contre lui : ‟Thessalos fils de Cimon, du dème Lakiades, accuse Alcibiade fils de Clinias, du dème Skambonidès, de sacrilège envers les deux déesses Déméter et Koré [Perséphone], pour avoir parodié leurs Mystères dans sa maison, devant ses amis, revêtu d’un vêtement semblable à l’hiérophante quand il découvre les choses sacrées, se présentant lui-même comme hiérophante, et Poulytion comme porte-torche, et Théodoros du dème Phègaia comme héraut, et ses autres compagnons comme mystes et epoptes, violant ainsi les lois et cérémonies instituées par les Eumolpides, les Kèrykes et les prêtres d’Eleusis”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 22) : en accusant Léogoras, Speucippe cherche en fait à retourner les accusations de Thessalos contre la famille miltiatide. Rappelons au passage que Thessalos est aussi apparenté à la famille des Alcméonides par sa mère Isodicé, petite-fille de Mégaclès III, ses attaques contre Alcibiade se sont sans doute conjuguées à celles de l’Acméonide Agaristé rapportées par Andocide.


La seconde affaire est celle des Hermocopides, qui éclate juste après, et qui n’a aucun lien avec celle des Mystères sinon les sentiments constrastés suscités dans la population athénienne par Alcibiade. Sur cette affaire des Hermocopides, beaucoup d’inepties ont été dites et écrites depuis deux mille cinq cents ans. Pour notre part, nous refusons les scénarios complotistes et les explications hautes et compliquées souvent avancés par les hellénistes dans leurs livres ou leurs documentaires destinés au grand public, certains allant jusqu’à imaginer un dessein prémédité de longue date par des conspirateurs en liaison avec les Syracusains ou avec les Perses - et pourquoi pas avec le KGB ou avec la CIA, ou avec les Martiens ! -, et nous nous restreignons à l’adage de l’inspecteur Antoine dans le film Quai des orfèvres de Henri-Georges Clouzot. On se souvient que ce film, qui raconte l’enquête de l’inspecteur Antoine/Louis Jouvet sur le meurtre de l’homme d’affaires Georges Brignon/Charles Dullin, tient le spectateur en haleine pendant deux heures en multipliant les pistes passionnelles : l’homme d’affaires a-t-il été tué par Jenny Lamour/Suzy Delair qui lui aurait refusé ses avances ? a-t-il été tué par Maurice Martineau/Bernard Blier, mari de Jenny Lamour, qui aurait voulu se venger de l’infidélité supposée de sa femme ? a-t-il été tué par Dora Monnier/Simone Renant, qui aurait voulu punir le mauvais comportement de l’homme d’affaires envers Jenny Lamour, son amie d’enfance pour laquelle elle entretient une inavouable tendresse homosexuelle ? Chacun des trois accusés, qui partagent mutuellement des relations affectives profondes, complique les choses en s’accusant faussement, en se sacrifiant pour innocenter les deux autres. Mais dans les toutes dernières minutes du film, soudain, surprise. La police a arrêté un minable petit délinquant lors d’un contrôle de routine, Paulo/Robert Dalban, dont on découvre qu’il était sur le lieu du crime au moment du fait. Après un rapide interrogatoire, le délinquant avoue avoir tué l’homme d’affaires, dans un moment de panique, après que celui-ci l’a surpris dans son salon en train de forcer son coffre-fort. L’inspecteur Antoine/Louis Jouvet pousse un soupir de déception, il se tourne face caméra et dit : "C’était une histoire sordide, comme toutes les histoires, on s’excite, on s’emballe, on croit que ça va être une belle affaire, et ça finit comme d’habitude : en pipi de chat". L’affaire des Hermocopides, derrière son excitante apparence passionnelle, eh bien ! n’est pareillement qu’un pipi de chat. Pour la comprendre, nous devons nous pencher à nouveau sur les faits tels qu’ils sont avancés par Andocide, le principal personnage impliqué. L’Attique est constellé de statues représentant Hermès, le messager des dieux dans l’antique mythologie. Ces statues jouent le même rôle que les calvaires plus tard dans le monde chrétien, elles attirent la bienveillance des dieux sur les voyageurs. Empressons-nous de préciser que, pas davantage que les Européens aujourd’hui ne croient que les calvaires qu’ils continuent d’édifier garantissent la bénédiction d’un Dieu unique sur leurs déplacements, les Athéniens ne croient nullement que leurs statues d’Hermès sont des intermédiaires entre eux et un au-delà sacré : l’érection de ces statues est un simple usage dont l’origine remonte à l’ère mycénienne ou à l’ère minoenne, et dont la signification religieuse s’est perdue. On dresse des Hermès comme on sculpte des Aphrodites, comme on chante pour Dionysos ou comme on invoque Asclépios : derrière ces références aux dieux et aux héros anciens, on trouve des médecins, des ivrognes et des philosophes qui raisonnent ou délirent pour le pire ou pour le meilleur avec une mentalité parfaitement agnostique, ou même parfaitement athée, les noms et les représentations des dieux et des héros ne sont invoqués que pour incarner, matérialiser, appréhender des désirs, des sentiments, des ambitions, des notions abstraites. Platon est très clair sur ce point, en rappellant que beaucoup d’Hermès ont été installés à l’époque de la tyrannie d’Hippias (entre -527 et -514) par son frère Hipparque, qui voulait ainsi manipuler le peuple sous prétexte de lui offrir des œuvres d’Art et de culture (à travers les maximes inscrites sous les bustes des Hermès : "[Hipparque] fut le plus sage des fils de Pisistrate. Parmi les nombreuses preuves de cela, rappelons qu’il a le premier apporté les livres d’Homère dans le pays, et obligé les rhapsodes à les réciter alternativement et par ordre aux Panathénées, comme ils le font encore aujourd’hui. Il a aussi été chercher Anacréon de Téos avec une pentécontère ["penthkÒntoroj", navire à cinquante rames], ainsi que Simonide de Kéos qu’il a retenu près de lui par des gros revenus et des cadeaux. Il voulait former ses concitoyens pour gouverner sur des hommes éclairés, trop généreux pour se réserver exclusivement la possession de la sagesse. Et après avoir étendu la lumière sur les citadins pleins de reconnaissance, il a tourné ses soins vers les campagnards, en dressant des Hermès sur toutes les routes reliant la ville aux dèmes, sur lesquels il a inscrit des vers élégiaques qu’il jugeait beaux ou instructifs afin de les diffuser. C’est ainsi que tous les citoyens ont rapidement délaissé les hauts préceptes inscrits à Delphes comme : “Connais-toi toi-même”, ou : “Rien de trop”, ou d’autres semblables, pour préférer les pensées pratiques choisies par Hipparque. Les passants qui lisaient ces inscriptions y puisaient le goût de sa philosophie, et accouraient de la campagne pour en apprendre davantage. Chaque Hermès avait deux inscriptions : à gauche se trouvait le nom d’Hermès suivi du nom de la route démotique où il se trouvait, à droite on lisait : “Monument d’Hipparque”, suivi d’une inscription comme : “Marche dans des pensées de justice”, ou d’autres aussi belles. L’Hermès de la route de Steiria [dème de paralie, sur la côte est de l’Attique] portait : “Monument d’Hipparque. Ne trompe pas ton ami”", Platon, Hipparque 228b-229b). Ces statues d’Hermès, qui sont bien attestées archéologiquement par des très nombreux artefacts conservés aujourd’hui dans les musées, se caractérisent par le sexe en érection visible à l’avant. Ce membre saillant est une cible tentante pour les petits merdeux qui ne savent pas comment occuper leurs journées : un jet de pierre, un coup de poing bien ajusté lors d’un concours improvisé d’ivrognerie, et l’Hermès est castré. Telle est l’affaire des Hermocopides ("Ermokop…dhj", littéralement "qui frappe/kÒptw les Hermès"). Elle n’est rien d’autre. Une majorité d’hellénistes patentés continuent aujourd’hui en l’an 2000 à affirmer que "les remous causés dans Athènes suite à la découverte des Hermès mutilés prouvent que les Athéniens en -415 sont très pieux, très attachés à leur dieux, très respectueux des sanctuaires", mais non : l’agression contre les Hermès ne relève pas d’une profanation religieuse mais de la bêtise avinée d’une poignée de petits merdeux, et les remous dans Athènes suite à cet acte ne relèvent pas d’une prétendue piété des Athéniens (rappelons que ces Athéniens se divertissent régulièrement des malheurs des dieux sur la scène tragique, tout au long du Vème siècle av. J.-C.) mais de l’accaparement de ce fait divers très anecdotique par quelques Athéniens intéressés, qui l’ont monté en soufflet, avec des trémolos dans la voix, pour manipuler l’opinion dans le sens de leurs échéanciers électoraux au détriment de leurs adversaires politiques, notamment au détriment d’Alcibiade. En pastichant encore la célèbre formule de Saint-Augustin qui pose que la fin physique des empires n’est jamais la cause mais la conséquence de l’effondrement intérieur de ces empires, on peut dire que la mutilation des Hermès n’est pas la cause de la condamnation d’Alcibiade, au contraire c’est le désir de condamner Alcibiade qui a poussé certains Athéniens à utiliser la mutilation des Hermès, à en surjouer les causes et les conséquences, pour justifier la condamnation fallatieuse d’Alcibiade selon leur désir. Nous sommes au printemps -415, en pleine affaire des Mystères. La flotte athénienne s’apprête à quitter Le Pirée pour s’aventurer vers la Sicile. Un soir, un petit groupe d’amis se réunit pour picoler. Andocide est l’un d’eux. Il n’est pas jeune : il a cinquante-trois ans ("[Andocide] naquit la première année de la soixante-dix-huitième olympiade sous l’archontat de Théagénidès [en -468/-467], huit ans avant Lysias", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Andocide 5). Un verre. Deux verres. Trois verres. Dix verres. Vingt verres. Quand la nuit est bien avancée, la petite bande ayant perdu la raison avec cinquante verres dans le nez, et ayant éclusé tout son stock d’amphores, décide d’accomplir un acte de vandalisme collectif pour sceller son amitié : c’est la pratique de la pistis ("p…stij/confiance, crédit, foi, fidélité", d’où par extension "engagement, pacte, serment, gage, garantie, caution") que nous avons vu dramatiquement exercée sur l’île de Corcyre durant la deuxième guerre du Péloponnèse, consistant à commettre un acte répréhensible en commun pour renforcer les liens entre membres d’un groupe/hétairie ("La pistis entre les associés était fondée non sur les engagements pris devant les dieux, mais sur la complicité dans le crime", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.82). L’un des convives, Euphilètos (peut-être le même Euphilètos qui a été traduit en justice à une date inconnue pour avoir tué sa femme adultère et son amant surpris en flagrant délit : cet Euphilètos a eu comme avocat le célèbre Lysias, qui a écrit son discours de défense Sur le meurtre d’Eratosthène, que nous avons conservé), propose de briser les zizis de tous les Hermès. Parce que c’est drôle. "Génial, crient les autres entre deux vomissements, faisons ça !". Chacun s’attribue un secteur à saccager, tous se dispersent dans l’Attique pour accomplir le projet. Mais Andocide est tellement bourré qu’il ne tient plus à cheval, il n’arrive même plus à mettre un pied devant l’autre, il s’écroule en bordure du chemin, à proximité de son domicile, et tombe dans un coma éthylique. Ainsi l’Hermès près de sa maison est préservé, tandis que partout ailleurs en Attique ses camarades endommagent les autres statues ("Je déclare à la Boulè [c’est Andocide qui parle, lors de son procès après -403] que je connais les auteurs de la mutilation et j’explique les faits. Tandis que nous buvions, Euphilètos avança ce projet. Je le combattis, et grâce à moi il ne fut pas exécuté sur le moment. Mais plus tard, je suis tombé de mon poulain au Cynosarge, je me suis cassé la clavicule et le crâne, j’ai dû être transporté sur une litière jusqu’à ma maison. Et Euphilètos en a profité pour prétendre que j’approuvais son projet, et que je consentais à briser l’Hermès près de l’autel de Phorbas. Voilà comment il trompa ses amis. Et voilà pourquoi l’Hermès que vous voyez près de la maison de mon père, consacré par la tribu Egéide, est le seul Hermès dans Athènes à ne pas avoir été mutilé : selon Euphilètos, c’est parce que j’étais celui qui devait le mutiler", Andocide, Sur les Mystères 61-62). Aucun doute n’existe sur la partie endommagée des statues. Thucydide, par pudeur de jeune fille, dit softement qu’elles sont "mutilées sur l’avant/periekÒphsan prÒswpa" ("Pendant que ces préparatifs [de l’expédition contre la Sicile] se poursuivaient, les Hermès de pierre dans la cité d’Athènes, bornes quadrangulaires qui selon la coutume locale se dressent à l’entrée des maisons particulières et des sanctuaires, furent une nuit presque tous mutilés sur l’avant", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.27), mais Aristophane est sans ambiguïté sur l’endroit visé, aux vers 1093-1094 de sa comédie Lysistrata présentée en -411 il fait allusion aux Hermocopides en montrant ses choristes en proie à des érections spectaculaires, face au coryphée qui leur conseille : "Soyez prudents, couvrez-vous, si un Hermocopide vous voyait !". Le lendemain matin, les Athéniens découvrent les statues mutilées, et celle intacte près de la maison d’Andocide (qui devient la source de toutes les interrogations, et qui sera plus tard un objet de curiosité pour les touristes, en raison de l’affaire des Hermocopides : "A Athènes existe une statue d’Hermès appelée “Andokidè”, consacrée par la tribu Egéide, qui doit ce surnom à sa proximité de la maison d’Andocide", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Andocide 5). Passée la gueule de bois, les soiffards prennent conscience de la gravité de leur acte et de la menace judiciaire qui pèse désormais sur eux. Ils s’accordent pour garder mutuellement le silence, et menacent de représailles Andocide s’il les dénonce, le seul parmi eux qui n’a rien fait parce qu’il était trop bourré. Entre eux et lui, la confiance et l’amitié ne passent plus. Lors de son procès après -403, Andocide pour se défendre n’aura plus d’hésitation à avouer sa propre implication et à dénoncer ses complices. Parmi ces derniers, on retrouve Mélètos, déjà impliqué dans l’affaire des Mystères ("Les amis [d’Euphilètos] ayant compris la tromperie de ce dernier, furent très irrités en songeant que j’étais un témoin qui n’avait rien fait. Alors ils vinrent chez moi le lendemain. Mélètos et Euphilètos me dirent : “Nous sommes passés à l’acte, ô Andocide. Si tu te tiens tranquille et si tu te tais, nous resterons tes amis. Mais si tu nous dénonces, tes nouveaux amis ne te seront jamais assez dévoués pour contenir notre haine”. Je leur répondis qu’après cette affaire je regardais Euphilètos comme un scélérat, et j’ajoutai : “Le principal danger pour vous n’est pas le témoin, mais l’acte lui-même que vous avez commis”", Andocide, Sur les Mystères 63-64). C’est alors que le fait divers devient une nouvelle affaire, dont l’ampleur se nourrit de l’affaire des Mystères. De ce vandalisme gratuit, des démocrates déduisent que la démocratie athénienne est en train de dégénérer, qu’elle perd tout principe, toute idée du bien commun, toute valeur morale, tout bon sens, et qu’elle doit être réformée, refondée en profondeur ("Les Athéniens prirent l’affaire très au sérieux, ils y virent un présage relatif à l’expédition, et aussi l’indice d’un complot monté à des fins réactionnaires pour abattre le régime démocratique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.27). Parmi les nouveaux accusateurs, on trouve encore des opportunistes, comme Kléonymos, personnage sans envergure, probable inspirateur du décret I/3 68 des Inscriptions grecques sur le renforcement de la collecte du phoros vers -428/-427 que nous avons mentionné dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, bête noire d’Aristophane qui le traite de "trompeur" (Les Acharniens 88-89), de vil polémiste (qui marchande le prix des denrées, Les Acharniens 842-844), de "mouette au bec ouvert sur un roc" (Les cavaliers 956-958), de "glouton" (Les cavaliers 1290-1299), d’esprit versatile (qui met son bouclier au service du plus offrant et contre les cibles les plus faciles, Les cavaliers 1369-1372, Les Nuées 352-353, Les guêpes 19-23, La Paix 444-446 et 674-678 ; au vers 592 des Guêpes, il est surnommé "Kolakonymos/Kolakènumoj", soit "parasite/kÒlax" en français, par calembour avec "Kléonymos/Kleènumoj"), de "parjure" (Les Nuées 400), de "pétrin" ne méritant pas le genre masculin (au point d’être féminisé en "Kléonymè" dans Les Nuées 672-680), de personnage "désagréable, difficile, ombrageux/calepÒj" (Les guêpes 821-822). Mais on trouve aussi des gens qui, écœurés par l’aporie ambiante et inclinant peu à peu vers le totalitarisme dans l’espoir de résoudre cette aporie, ce qui les fourvoiera dans une voie de plus en plus radicale et violente et les condamnera devant l’Histoire, désirent d’abord, simplement et sincèrement, changer le système, avec la meilleure des intentions, pour le bien de tous et pour le salut d’Athènes. Parmi eux, on revoit Androclès, qui déteste l’individualisme d’Alcibiade et de ses pairs, qui a déjà lancé des attaques contre lui dans l’affaire des Mystères et qui fera tout pour lui nuire dans l’affaire des Hermocopides ("Pensant que s’ils arrivaient à chasser Alcibiade ils deviendraient les premiers de la cité, ces hommes exagérèrent la gravité de l’affaire et animèrent un vacarme : la parodie des Mystères et la mutilation des Hermès visaient toutes deux, disaient-ils, au renversement de la démocratie, et Alcibiade avait trempé dans ces affaires. Ils invoquaient comme preuve son mépris des usages et l’aspect peu démocratique de tout son comportement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.28 ; "[Androclès] était l’homme le plus influent dans le parti démocratique et il avait grandement contribué à l’exil d’Alcibiade", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.65). On découvre Pisandre, futur promoteur de la dictature des Quatre Cents en -411, sur lequel nous ne savons pas grand-chose sinon que, comme tous les théoriciens qui se rêvent en hommes d’actions, il témoigne à la fois d’un manque de courage physique et d’une totale absence d’empathie envers les victimes directes ou indirectes de ses théories : Xénophon dit que Pisandre perd tous ses moyens dès qu’il voit une lance (Xénophon, Le banquet II.14), et Aristophane en -414 dans Les oiseaux 1556-1560 le montre dans la cité fictive Nephelokokkygia essayant d’apprendre la hardiesse en sacrifiant un chameau, animal réputé pour sa promptitude à fuir. L’opportuniste Kléonymos et le dogmatique Pisandre s’accordent pour offrir une récompense publique et l’immunité à quiconque aidera à démasquer les coupables ("Nul ne connaissait les coupables. Pour les découvrir, la cité offrit de grosses récompenses aux dénonciateurs. Un décret invita toutes les personnes, citoyens, étrangers ou esclaves, ayant connaissance d’autres actes sacrilèges, à les dénoncer sans crainte pour elles-mêmes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.27). Andocide nous apprend incidemment au paragraphe 27 de son discours Sur les Mystères que Kléonymos monte cette récompense à mille drachmes, et que Pisandre surenchérit jusqu’à dix mille drachmes. On découvre aussi Chariclès, futur promoteur de la dictature des Trente en -404, sur lequel nous ne savons rien ("Pisandre et Chariclès, qui étaient parmi les enquêteurs et qui montraient alors beaucoup d’attentions pour le peuple, dirent que les faits n’étaient pas l’œuvre de quelques individus mais tendaient au renversement de la démocratie, et qu’on devait mener l’enquête jusqu’au bout", Andocide, Sur les Mystères 36), on devine seulement qu’il est né avant terme ou hors mariage grâce à un passage d’une comédie de Téléclidès cité par Plutarque ("Sa timidité [à Nicias] était une mine pour les méchants, autant que son humanité pour les gens honnêtes. On en trouve les preuves chez les comiques, d’abord chez Téléclidès qui dit à propos d’un sycophante : “Chariclès lui a donné moins d’une mine pour l’empêcher de dire qu’il est sorti prématurément du giron de sa mère, Nicias fils de Nicératos lui en a donné quatre, je sais pourquoi mais je garderai le silence, parce que Nicias a eu raison", Plutarque, Vie de Nicias 4). Un homme nommé "Diokléidès" surgit comme un diable-en-boite, déclarant avoir vu les auteurs des mutilations, environ trois cents selon son estimation ("Encouragé par les malheurs publics, Diokléidès se présenta à la Boulè comme accusateur et prétendit connaître les auteurs des mutilations, qu’ils étaient environ trois cents, et qu’il les avait vus agir", Andocide, Sur les Mystères 37), au moment où il était avec un esclave sur les monts Laurion dans l’est de l’Attique ("Diokléidès déclara être parti vers le Laurion pour y toucher le produit de son esclave, sous la pleine lune en croyant l’aube proche, et, à l’entrée du théâtre de Dionysos, avoir vu beaucoup d’hommes descendre vers l’orchestre de l’Odéon. Effrayé, il dit être entré et s’être assis dans l’ombre entre la colonne et la stèle sur laquelle se dresse le stratège de bronze, et de là avoir vu environ trois cents hommes répartis par groupes de quinze ou de vingt, dont les visages étaient bien visibles et reconnaissables grâce à la lune. Voilà comment, ô citoyens, il arrangea son étrange aventure pour pouvoir prétendre que tel Athénien était là et que tel autre n’y était pas. Il dit avoir repris sa route vers le Laurion, où le lendemain il apprit la mutilation des Hermès et déduisit que ces hommes en étaient les auteurs", Andocide, Sur les Mystères 38-39). Il dit avoir formellement reconnu quarante-trois Athéniens, dont il donne les noms, parmi lesquels deux bouleutes : Mantithéos et Apséphion ("Il dressa la liste des quarante-deux hommes qu’il prétendait avoir reconnus, d’abord les bouleutes Mantithéos et Apséphion qui siégeaient dans la salle, puis les autres", Andocide, Sur les Mystères 43), qui s’enfuient avant d’être arrêtés. L’hystérie collective attisée par Pisandre et ses pairs gagne la Boulè, qui annule la loi contre la torture adoptée juste après l’abolition de la tyrannie sous l’archontat de Scamandrios en -510/-509 (nous avons évoqué cette loi dans notre récit sur la naissance d’Athènes, à la fin de notre paragraphe introductif : "Pisandre se leva et dit qu’il fallait abroger le décret voté sous l’archontat de Scamandrios pour soumettre à la torture les prévenus, afin qu’avant la nuit tous les coupables fussent connus. La Boulè cria qu’il avait raison. A cette proposition, Mantithéos et Apséphion coururent s’asseoir sur l’autel, suppliant qu’on leur épargnât la torture, réclamant des garanties avant d’être jugés. Ils obtinrent cette faveur à grand peine. Ils prirent des avocats, puis chevauchèrent vers un territoire ennemi pour y trouver asile, en lâchant leurs avocats que la loi condamnait à subir la peine de ceux qu’ils représentaient", Andocide, Sur les Mystères 43-44), planifie et rafle tous les autres suspects avant qu’ils s’échappent de même, et à son tour la Boulè alimente l’hystérie des Athéniens, les incite à s’organiser en milices citoyennes pour surveiller les lieux stratégiques dans Athènes menacés par on-ne-sait-qui ni on-ne-sait-quoi ("[La Boulè] convoqua les stratèges et proclama que les Athéniens de l’astu devaient se rendre en armes sur l’agora, ceux des Longs Murs, au Théséion [c’est-à-dire l’Héphaïsteion, temple dédié à Héphaïstos au nord de l’agora, surnommé "Théséion" à cause de sa célèbre frise racontant les exploits de Thésée], ceux du Pirée, sur l’agora d’Hippodamos, il ordonna aussi que les cavaliers devaient se rapprocher de l’Anakeion [sanctuaire des Dioscures, non localisé par les archéologues] au son des trompettes avant la nuit, la Boulè elle-même devait se transporter sur l’Acropole pour y passer la nuit, les prytanes restant dans le Tholos", Andocide, Sur les Mystères 45). Diokléidès est honoré comme le sauveur de la cité ("L’auteur de tous ces maux, Diokléidès, fut couronné de fleurs comme un sauveur de la cité, et conduit sur un char au Prytanée, où il soupa", Andocide, Sur les Mystères 45). Parmi les suspects arrêtés, on trouve Andocide lui-même ("La Boulè sortit [pour aller se réfugier sur l’Acropole], nous fûmes arrêtés secrètement, entravés et jetés en prison", Andocide, Sur les Mystères 45), et plusieurs membres de sa famille, dont son père Léogoras, Critias, et un mystérieux "Charmide fils d’Aristote" que nous soupçonnons être Charmide fils de Glaucon déjà accusé dans l’affaire des Mystères (on sait que Charmide a perdu son père Glaucon quand il était encore adolescent, on peut imaginer que sa mère s’est remariée avec cet "Aristote" mentionné par Andocide, on sait aussi que le jeune Charmide a été très proche de son oncle Critias jusqu’à leur disparition commune dans la dictature des Trente, nous reviendrons en détails sur ces points dans notre paragraphe conclusif : "Je vous lis maintenant les noms de ceux que Diokléidès a écrits sur la liste des accusés, pour que vous sachiez combien de mes parents il perdait. D’abord mon père [Léogoras], ensuite mon beau-frère, celui-ci complice, celui-là comme hôte des conjurés. Voici les noms des autres. (lecture) “Charmide fils d’Aristote” : mon cousin puisque sa mère est la sœur de mon père, “Tauréas” [le chorège à qui Alcibiade a donné un soufflet selon le paragraphe 16 précité de la Vie d’Alcibiade de Plutarque et selon les paragraphes 20-21 précités de Contre Alcibiade de pseudo-Andocide ?] : cousin de mon père, “Nisaios” : fils de Tauréas, “Callias fils d’Alcméon” : cousin de mon père, “Euphèmos” : frère de Callias fils de Tèlokleos, “Phrynichos” : mon danseur ["Ñrchst»j" ; s’agit-il de Phrynichos le comique ?], “Eukratès” : mon cousin, frère de Nicias, apparenté à Callias, “Critias” : autre cousin de mon père puisque leurs mères étaient sœurs. Tous figurent parmi les quarante écrits sur la liste", Andocide, Sur les Mystères 47). Alcibiade n’est pas impliqué directement dans l’affaire des Hermocopides, mais sa proximité avec les prévenus, qui appartiennent comme lui à l’entourage de Socrate, aggrave sa position déjà fragilisée par l’affaire des Mystères. Il se présente devant le tribunal, et demande à être jugé immédiatement pour casser les soupçons qui pèsent contre lui ("Alcibiade commença à se défendre contre les allégations des dénonciateurs. Il se déclara prêt à passer en jugement avant son départ pour la Sicile, dont les préparatifs étaient désormais achevés : on verrait ainsi s’il avait participé à l’un ou l’autre de ces sacrilèges, et on le condamnerait si sa culpabilité était établie, mais s’il était acquitté il conserverait son commandement. Il conjura ses concitoyens de ne pas recueillir d’éventuelles dépositions contre lui en son absence et de le mettre à mort immédiatement s’ils le jugeaient coupable, ajoutant que ce serait plus sage d’attendre qu’on se fût prononcé sur son cas et de ne pas placer à la tête d’une telle expédition un homme se trouvant sous le coup d’une accusation aussi grave", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.29). Ses accusateurs craignent la hâte. Ils calculent que, ses soutiens dans Athènes étant encore nombreux, Alcibiade pourrait être acquitté, ils décident de le laisser partir librement vers la Sicile et de reporter le procès à plus tard, ce qui leur laissera le temps d’accumuler les pièces à conviction et de retourner la majorité de l’opinion publique contre lui pendant son absence ("Mais les ennemis d’Alcibiade voulaient éviter un procès immédiat, car ils redoutaient sa popularité dans l’armée et craignaient que le peuple fût indulgent et le ménageât pour préserver l’alliance des Argiens et des Mantinéens qui s’étaient joints à l’expédition. Ils déployèrent donc une activité intense pour repousser sa demande et suscitèrent l’intervention d’autres orateurs qui déclarèrent qu’Alcibiade devait s’embarquer pour ne pas retarder l’expédition, et qu’à son retour il passerait en jugement dans un délai déterminé. Leur intension était de profiter de son absence pour susciter plus aisément des dépositions qui aggraveraient son cas, puis de le rappeler à Athènes pour le traduire en justice", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.29). Alcibiade est donc relâché ("On décida donc qu’Alcibiade partirait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.29) et s’embarque avec Nicias et Lamachos vers la Sicile, laissant à ses adversaires tout loisir de fabriquer des documents à charge. Ces derniers comptent sur l’impopularité croissante d’Alcibiade dans Athènes ("La masse des citoyens finit par s’inquiéter de son attitude [à Alcibiade], de l’extrême dérèglement qu’il manifestait dans sa manière de vivre, comme des intentions qu’il laissait paraître dans chacune des entreprises dont il avait la charge. Ils le soupçonnèrent d’aspirer à la tyrannie et se dressèrent contre lui", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.15). Le philosophe Pasiphon d’Erétrie au IVème siècle av. J.-C., cité par Plutarque, nous apprend que Nicias possède de nombreuses mines d’argent dans les monts Laurion, principale source de sa fortune et de sa situation respectable à la tête de l’Etat athénien ("On lit, dans un des dialogues de Pasiphon, que Nicias sacrifiait tous les jours, qu’il avait dans sa maison un devin qu’il paraissait n’interroger que sur les affaires publiques, mais qu’il consultait le plus souvent sur ses propres affaires, principalement sur les vastes et riches mines d’argent qu’il possédait dans le Laurion, dont il tirait un gros revenu en exposant à des grands dangers les nombreux esclaves qu’il y exploitait", Plutarque, Vie de Nicias 4), précisément où Diokléidès affirme avoir vu les mutilateurs des Hermès : doit-on penser Diokléidès est au service de Nicias, ou un propriétaire de mines ayant des intérêts commun avec Nicias ? Nicias ne semble pas assez malhonnête ni assez malin pour magouiller un scénario aussi tordu et aussi sordide que l’affaire des Hermocopides, qui réduit la liberté individuelle des Athéniens sous prétexte de les sauver de la tyrannie de quelques-uns, qui les incite à la surveillance et à la délation mutuelles, qui rétablit légalement l’emploi de la torture pour obtenir des aveux, qui restreint la libre circulation des personnes et instaure le contrôle de la pensée par la menace des procès. Néanmoins l’accusation de Diokléidès contre Alcibiade le sert, comme elle sert à tous les riches propriétaires de mines du Laurion, comme elle sert à tous les multimillionnaires athéniens en général, qui utilisent à cette occasion les Athéniens moyens, idiots et utiles, comme des gardiens de leurs richesses, sur le mode : "Alcibiade et ses amis attentent aujourd’hui spirituellement aux rites de Déméter et physiquement aux statues d’Hermès, demain ils saccageront nos propriétés du Laurion où ils se réunissent avant de commettre leurs exactions et où Diokléidès les a surpris, demain ils pilleront vos maisons, vos biens, vos proches, ô Athéniens, et c’est à cet homme que vous confiez vos frères et vos fils qui partent vers la Sicile ?". Parmi ces multimillionnaires athéniens, on trouve Callias III, qui a hérité des mines d’argent de son père Hipponicos II, embauchant six cents esclaves dans le Laurion ("Nicias fils de Nicératos loua un millier d’hommes au Thrace Sosias dans ses mines, qui lui rapportèrent une obole par jour tous frais payés, et de façon pérenne. De même Hipponicos II embaucha six cents esclaves, qui lui rapportèrent une mine d’argent par jour tous frais payés", Xénophon, Sur les revenus IV.14-15 ; nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse). Or nous avons vu dans notre paragraphe introductif que Callias III a récemment rédigé un testament léguant ces mines et le reste de ses richesses à l’Etat athénien "au cas où il lui décèderait prématurément", c’est-à-dire au cas où Alcibiade (son cousin, et surtout son beau-frère marié à Hipparetè) déciderait de le tuer pour hériter plus rapidement de la fortune des Calliatides. Doit-on déduire que derrière Diokléidès se cache Callias III, autre "pipi de chat" qui cherche pitoyablement à nuire à son cousin/beau-frère Alcibiade ?


L’immense flotte athénienne quitte Le Pirée ("On était au cœur de l’été [-415], la flotte athénienne appareilla pour la Sicile. Conformément aux instructions données précédemment, le gros des forces alliées ainsi que les navires transportant le ravitaillement et les cargos avec tout le matériel qui accompagnait l’expédition, se dirigea vers Corcyre, d’où ils devaient tous ensemble traverser le golfe d’Ionie pour gagner la pointe d’Iapygie [aujourd’hui le cap Leuca]. Les Athéniens et les alliés qui se trouvaient en Attique descendirent au Pirée à l’aube du jour fixé et, montant à bord des navires, se préparèrent à partir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.30 ; "Quand on eut chanté le péan ["pai£n", chant de guerre en l’honneur du dieu Apollon] et achevé les libations, la flotte appareilla pour sortir du port en ligne, jusqu’à Egine. L’escadre se dirigea ensuite sans perdre de temps vers Corcyre, où se rassemblait le reste des forces alliées", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.32). Elle est précédée par des bateaux marchands siciliens, qui répandent jusqu’à Syracuse la nouvelle de l’invasion imminente. Les notables syracusains se réunissent en urgence. Un débat s’engage entre d’un côté Hermocratès le chef du parti aritocrate, qui s’est déjà illustré en -424 en unissant tous les Siciliens contre la première approche de leur île par une escadre athénienne dirigée alors par Pythodoros, Eurymédon et Sophoclès (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), et de l’autre côté Athénagoras le chef du parti démocrate ("La nouvelle de l’entreprise athénienne parvint à Syracuse par plusieurs voies, mais on refusa pendant longtemps d’y ajouter foi. L’Ekklesia se réunit, et on entendit tour à tour des orateurs convaincus que la rumeur de cette expédition était fondée et d’autres qui soutinrent la thèse contraire. Dans ce débat intervint notamment Hermocratès fils d’Hermon", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.32). Hermocratès admet d’emblée la rumeur : oui, les Athéniens sont bien en route pour envahir la Sicile. Il analyse la situation, et en tire les décisions à prendre. Pour rassurer son auditoire sicilien, il établit un parallèle entre l’invasion de la Sicile imminente par les Athéniens, et l’invasion de la Grèce jadis par les Perses. Les Perses, dit-il, ont perdu autant sur le champ de bataille que par leurs mauvais calculs initiaux : primo ils étaient seuls face aux Grecs qui ont réussi à mettre leur différends entre parenthèses et à s’unir pour les combattre, secundo leur flotte et leur armée étaient trop importantes par rapport aux capacités portuaires et alimentaires de la Grèce, c’est ainsi que les navires perses ont dû rester au large de l’Artémision où la tempête les a détruits en partie en -480, et que les soldats perses ont souffert de la famine dans leur cantonnement de Platées en -479 avant d’y être anéantis. Les Athéniens, poursuit-il, périront de la même façon : les ports siciliens ne sont pas assez grands pour accueillir tous leurs navires, et, si les Siciliens mettent les différends entre parenthèses et s’unissent, les soldats athéniens ne trouveront pas de ravitaillements suffisants pour éviter de mourir de faim ("Les grandes expéditions grecques ou barbares envoyées au-delà des mers ont très rarement réussi, parce qu’elles ne peuvent pas y assurer la supériorité numérique sur les autochtones rejoints par les populations voisines motivées par la peur, et parce qu’en terre étrangère le ravitaillement manque. Et les désastres que subissent les envahisseurs, même ceux provoqués par leur propre faute, restent des moments glorieux dans l’Histoire des peuples agressés. C’est ce qui est d’ailleurs arrivé aux Athéniens : les Perses ont essuyé un terrible revers, et c’est Athènes qui est sortie grandie de l’aventure, parce qu’elle était l’agressée. Pourquoi ne pas espérer la même chose pour nous ?", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.33). En conséquence, il demande l’envoi de messagers vers toutes les cités grecques de Sicile et d’Italie, ainsi que vers Carthage qui possède des comptoirs sur les côtes ouest et sud de l’île (et qui sont en effet la cible suivante des Athéniens, après la conquête de Syracuse et des cités grecques de la côte est, comme on l’a vu précédemment), pour leur réclamer de l’aide, et vers les Spartiates pour qu’ils relancent l’offensive directement contre Athènes ("Prenons contact avec les Sikèles [peuple autochtone, habitant sur les hauteurs, qui a donné son nom à l’île, traditionnellement hostile aux Grecs et aux Carthaginois qui vivent sur la côte] pour consolider les liens qui nous unissent déjà, et proposer aux autres des traités d’amitié et d’alliance. Envoyons aussi des ambassadeurs dans le reste de la Sicile pour expliquer que nous sommes tous menacés, et en Italie également pour y conclure des alliances ou obtenir du moins qu’on n’y accueillera pas les Athéniens. Je crois que nous avons intérêt aussi à envoyer une mission vers Carthage, car les Carthaginois vivent continuellement dans la crainte d’une agression athénienne et comprendront certainement qu’en s’abstenant d’intervenir ici ils risqueront de se trouver à leur tour en difficulté, et consentiront à nous prêter assistance d’une manière directe ou indirecte […]. Prenons également contact avec Sparte et Corinthe pour leur demander de nous envoyer rapidement du secours ici, et de reprendre les hostilités en Grèce même", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.34). Parallèlement, il demande l’envoi d’une escadre en mer Ionienne pour barrer la route à la flotte athénienne, afin, même si l’affrontement s’achève par une défaite ponctuelle, de signifier aux envahisseurs que les Siciliciens sont déterminés à résister, que leur expédition sera plus compliquée qu’ils ne le croient, et de les inciter à faire demi-tour ("Si nous nous entendons avec toutes les cités de Sicile, ou du moins avec le plus grand nombre d’entre elles, pour mettre à la mer la totalité des navires disponibles, si nous nous embarquons avec deux mois de vivres pour aller jusqu’à Tarente et à la pointe d’Iapygie à la rencontre des Athéniens afin de leur signifier qu’avant de batailler pour la possession de la Sicile il leur faudra d’abord batailler pour traverser la mer Ionienne, nous les démoraliserons et les forcerons à réfléchir. […] Je suis convaincu qu’arrêtés par ces réflexions ils ne quitteront même pas Corcyre. Tandis qu’ils perdront du temps à délibérer et à envoyer des éclaireurs pour se renseigner sur notre nombre et notre position, la saison passera et ils seront conduits jusqu’à l’hiver, ou surpris et effrayés par notre initiative ils renonceront complètement à leur expédition […]. Quand un peuple passe le premier à l’attaque ou du moins montre à ses agresseurs qu’il est décidé à se défendre, on le redoute davantage parce qu’il paraît de taille à soutenir la lutte. Nous pouvons donner cette impression-là aux Athéniens : ils marchent contre nous en calculant que nous ne leur résisterons pas parce que, comme nous nous sommes abstenus d’entrer en guerre aux côtés des Spartiates pour les abattre [durant la deuxième guerre du Péloponnèse entre -431 et -421], ils ont conçu de nous une piètre idée, mais nous accomplissons une action audacieuse inattendue ils seront plus effrayés par le caractère imprévu de cette action que par les forces dont nous disposons en réalité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.34). Puis Hermocratès cède la parole à son adversaire Athénagoras ("Seule une minorité de citoyens ajoutèrent foi aux affirmations d’Hermocratès et manifestèrent leur inquiétude pour l’avenir. Athénagoras, le chef du parti démocratique et l’homme qui avait à cette époque le plus d’influence sur la foule, monta alors à la tribune", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.35). Celui-ci dit qu’il ne croit pas à la rumeur d’invasion ("Il est peu vraisemblable que, laissant derrière eux les Péloponnésiens, sans attendre qu’une paix vraiment stable ait mis fin à la guerre en Grèce même, les Athéniens viennent ici s’engager, sans que rien les y force, dans un autre conflit aussi important. En fait, je crois qu’ils sont déjà trop heureux que les peuples de Sicile, nombreux et puissants comme ils sont, n’aillent pas les attaquer chez eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.36), estimant que les Athéniens ne sont pas assez fous pour se lancer dans un tel projet en sachant que, comme l’explique justement Hermocratès, essayer d’envahir la Sicile provoquerait leur perte ("J’estime que, même si les Athéniens pouvaient amener avec eux une cité de l’importance de Syracuse, et s’ils s’installaient à nos frontières pour provoquer une guerre, ils ne pourraient échapper à l’anéantissement. Imaginons quelle serait leur situation, dans une Sicile entièrement hostile du fait que toutes les cités s’uniraient contre eux, dans un camp peu sûr, limité à quelques baraquements et à un matériel réduit au strict nécessaire, tandis que notre cavalerie les empêcherait de s’aventurer très loin : je pense qu’ils ne pourraient même pas s’assurer une tête de pont sur notre sol, tant je suis convaincu de notre supériorité. Cela, je vous le répète, les Athéniens le savent, et je suis sûr qu’ils ne songent d’abord qu’à conserver ce qu’ils possèdent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.37-38). Il accuse Hermocratès d’utiliser cette rumeur pour manipuler l’opinion, pour créer une panique générale qui servira les intérêts du parti aristocratique ("L’audace de ceux qui essaient de vous effrayer en répandant ces rumeurs ne me surprend pas, mais leur sottise m’étonne : croient-ils donc qu’on ne voie pas clair dans leur jeu ? Quand on a des raisons d’être inquiet pour soi, on s’efforce souvent de semer la panique dans la cité et de profiter de la frayeur publique pour donner le change sur ses propres intentions. Dans le cas présent, c’est bien ce but que l’on essaie d’atteindre avec ces nouvelles qui ne se sont certainement pas propagées toutes seules : elles ont été mises en circulation par certaines personnes, celles qui cherchent toujours à jeter le trouble dans les esprits", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.36 ; "Il y a ici des gens qui trompent en annonçant des choses qui n’existent pas et qui ne peuvent pas exister. Ce n’est pas la première fois que cela arrive. Constamment ils s’efforcent par des paroles ou par des actes, par des moyens comme ceux-là ou d’autres plus malveillants encore, d’effrayer le peuple afin de prendre le pouvoir dans la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.38). Le débat à Syracuse s’éternise, tandis que la flotte athénienne arrive à la pointe sud-est de l’Italie, puis longe la côte vers l’ouest jusqu’à Rhégion ("Partant de Corcyre, tous les navires firent voile à travers le golfe d’Ionie. Quand la totalité du corps expéditionnaire eut abordé en Italie, à la pointe d’Iapygie, près de Tarente ou ailleurs, selon les commodités qui s’offraient à chacun, il commença à longer la côte italienne, dont les cités lui fermèrent leurs portes et leurs marchés, lui permettant seulement de mouiller et de s’approvisionner en eau. Tarente et Locres [aujourd’hui Locri, alliée de Syracuse, inclinant vers Sparte durant la deuxième guerre du Péloponnèse] allèrent même jusqu’à lui refuser ces facilités. On atteignit enfin Rhégion [aujourd’hui Reggio, alliée de Léontine voisine et rivale de Syracuse, inclinant vers Athènes durant la deuxième guerre du Péloponnèse], à la pointe de l’Italie, où tout le monde se rassembla. Les troupes ne furent pas admises dans la cité, mais elles purent établir un camp hors des murs, sur les terres consacrées à Artémis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.44). La politique de stricte neutralité soutenue par Hermocratès depuis -424 en Sicile et en Italie dans le conflit entre Athènes et Sparte dure toujours : quand les Athéniens demandent aux habitants de Rhégion de se joindre à eux, qui leur sont pourtant favorables, ceux-ci les repoussent poliment ("Les Athéniens entrèrent en pourparlers avec les Rhégiens pour les inciter, en qualité de Chalcéens, à prêter assistance aux Léontiniens originaires comme eux de Chalcis. Mais les Rhégiens déclarèrent qu’ils resteraient neutres en attendant de consulter les autres Grecs d’Italie et qu’ils se conformeraient ensuite à la décision prise en commun avec ces derniers", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.44). Cette tiédeur des Rhégiens est de mauvaise augure pour les Athéniens, elle semble annoncer que les Grecs de Sicile et d’Italie, comme prévu par Hermocratès, inclineront naturellement à mettre leurs différends entre parenthèses pour s’unir contre Athènes. Les messagers en provenance de Rhégion confirment à Syracuse l’arrivée imminente de la flotte d’invasion athénienne, ce qui renforce la position d’Hermocratès (car cela prouve qu’Hermocratès n’a pas tenu des propos alarmistes dans un but politicien comme l’en accusait son adversaire Athénagoras, mais parce que la menace était réelle). Des dispositions sont prises pour parer à l’attaque ("Les Syracusains apprirent par plusieurs côtés la présence à Rhégion de la flotte athénienne, et leurs agents confirmèrent la nouvelle. Le doute n’étant désormais plus permis, ils conjuguèrent toutes leurs énergies pour se préparer. Ils envoyèrent des détachements de garde dans certaines cités sikèles et des ambassadeurs dans les autres. Les forts disséminés dans le pays furent garnis de troupes. Dans la cité même, on inspecta armes et chevaux pour s’assurer que tout était en état", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.45). A Rhégion, après le refus des habitants de s’engager à leur côté, les Athéniens subissent une deuxième déconvenue en découvrant que les Egestains, qui les ont poussé à s’engager, leur ont menti en leur promettant de financer une partie des frais de l’expédition ("Les trois navires athéniens revinrent d’Egeste et rallièrent la flotte à Rhégion. Ils annoncèrent que, de toutes les sommes promises, ils n’avaient vu que trente talents. Les stratèges manifestèrent aussitôt leur découragement en constatant que dès le début une de leurs espérances se trouvait déçue. Cela s’ajoutait au refus des gens de Rhégion de les rejoindre, qui était la première cité qu’ils eussent tenté de gagner et celle sur laquelle ils avaient eu le plus de raisons de compter : les Rhégiens en effet étaient cousins des Léontiniens, et ils avaient toujours entretenu des rapports amicaux avec Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.46). Et comme prévu, les trois stratèges, qui ont chacun des motivations différentes, ne sont pas d’accord sur le plan à adopter. Fidèle à lui-même, et face à ces premières déconvenues qui jettent des doutes sur le succès de l’entreprise, et face aux préparatifs des Syracusains désormais informés de la présence athénienne, oublie son discours devant l’Ekklésia athénienne avant le départ quand il prônait une attaque brusque contre Syracuse pour ne pas laisser aux habitants le temps de s’organiser : il propose maintenant de régler les comptes avec les Egestains, de les obliger à payer ce qu’ils ont promis, puis de rentrer à Athènes après avoir effectué une démonstration de force au large de Syracuse pour en impressionner les habitants ("Voici le plan proposé par Nicias. On se dirigerait vers Sélinonte avec le corps expéditionnaire au complet, comme prévu au départ, et si les Egestains se décidaient à fournir l’argent nécessaire à la subsistance de toute l’armée on aviserait en conséquence, sinon on les sommerait de prendre à leur charge l’entretien des soixante navires dont ils avaient réclamé l’envoi et on resterait sur place pour régler par la force ou par la négociation le conflit qui les opposait à Sélinonte. Ensuite, la flotte se remettrait en route le long de la côte sicilienne et montrerait la puissance militaire d’Athènes en passant devant les autres cités de l’île, pour leur signifier le dévouement dont les Athéniens témoignaient envers leurs amis et alliés. Enfin on rentrerait au Pirée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.47). Alcibiade également fidèle à lui-même propose de corrompre, manipuler, séduire, intriguer, magouiller avec les cités de Sicile et d’Italie pour que celle-ci devenue l’alliée d’Athènes par rapport à celle-là, et qu’une troisième qui est l’amie d’une quatrième dans une coalition signée avec une cinquième, s’engagent à ses côtés contre Syracuse dans le but ultime de servir à sa gloire personnelle ("Alcibiade proposa d’envoyer des hérauts pour adresser des propositions aux diverses cités de l’île, sauf Sélinonte et Syracuse, de prendre contact avec les Sikèles pour essayer de détacher les uns des Syracusains et de se concilier l’amitié des autres, qui accepteraient peut-être de fournir du ravitaillement et des troupes. Le point le plus important selon lui était d’obtenir le concours de Messine […]. Après s’être concilié les cités de l’île, on saurait sur quels alliés compter et on prendrait l’offensive contre Syracuse et Sélinonte, à moins que la seconde acceptât de traiter avec Egeste et la première permît aux Léontiniens de rentrer dans leur pays", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.48). Lamachos enfin, qui n’est pas ni un politicien véreux comme Alcibiade ni un poltron comme Nicias, mais un soldat courageux et pragmatique qui a l’expérience de la guerre sur le terrain, propose simplement d’attaquer Syracuse le plus tôt possible, pour ne pas laisser le temps aux Syracusains d’achever leurs dispositifs de défense et les isoler des autres habitants de l’île, comme Nicias l’avait proposé devant l’Ekklesia athénienne avant le départ ("Lamachos déclara qu’il fallait faire voile droit vers Syracuse et livrer bataille devant la cité le plus tôt possible, tant que les Syracusains n’étaient pas prêts et que la panique était à son comble. Il précisa que c’était toujours dans les premiers moments qu’une armée inspirait la frayeur la plus vive, mais quand elle tardait à se montrer l’adversaire reprenait courage et, lorsqu’enfin il la voyait paraître, c’était plutôt du mépris qu’il éprouvait pour elle. […] Il ajouta que c’était là le meilleur moyen de détourner les autres Siciliens de l’alliance syracusaine et de leur imposer l’amitié d’Athènes en leur ôtant toute raison d’attendre pour savoir qui serait le vainqueur", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.49), il veut aussi que la flotte athénienne prenne position dans la baie de Mégara peu peuplée, au sud de la cité amie de Léontine, ce qui permettra d’encercler totalement Syracuse en lui imposant un blocus maritime ("[Lamachos] demanda qu’on positionnât la flotte à Mégara, qui était inhabitée à cette époque et d’où on pouvait, par terre comme par mer, gagner rapidement Syracuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.49). Malheureusement pour les Athéniens, Nicias n’a pas assez de caractère pour imposer son nouveau point de vue, et Lamachos est un militaire peu habitué à sortir du rang, c’est donc le plan d’Alcibiade qui est adopté. Celui-ci commence son ballet diplomatique vain ("Lamachos finit par se rallier au point de vue d’Alcibiade. Ce dernier partit à bord de son navire et franchit le détroit pour se rendre à Messine, avec laquelle il tenta de négocier une alliance. Les Messiniens déclinèrent ses propositions et refusèrent d’accueillir les forces athéniennes dans leur cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.50), tandis qu’une partie de la flotte descend vers Naxos (aujourd’hui Giardini-Naxos, au sud de Taormine), puis vers Catane, qu’elle conquiert difficilement ("Après avoir été accueillis dans la cité de Naxos, les Athéniens poursuivirent leur route jusqu’à Catane, où ils trouvèrent portes closes car dans la cité existait un parti favorable aux Syracusains. […] Des soldats athéniens réussirent à enfoncer discrètement une poterne dont les gonds étaient mal scellés dans la muraille. Ils purent ainsi s’introduire dans la cité et occuper l’agora. Quand les Cataniens partisans de Syracuse, qui étaient peu nombreux, virent les troupes dans la cité, ils prirent peur et s’esquivèrent aussitôt. Les autres cotèrent l’alliance avec les Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.50-51 ; "[Alcibiade] se présenta devant Catane. Les habitants lui en refusèrent l’accès. Il proposa d’entrer seul pour évoquer des sujets bénéfiques au peuple. Les habitants acceptèrent de le recevoir et se rassemblèrent avec empressement au lieu où il devait parler. Pendant ce temps, les compagnons d’Alcibiade suivirent ses ordres en enfonçant les portes les plus fragiles. Ainsi ils pénétrèrent dans la cité et prirent le contrôle de Catane au moment où Alcibiade commença à haranguer les habitants", Polyen, Stratagèmes, I, 40.4), laissant les Syracusains se préparer à l’assaut. Une première escarmouche tourne à l’avantage des Syracusains : les régiments athéniens vaincus dans cette escarmouche repartent vers Catane ("Débarquant en un point du territoire syracusain, les Athéniens prirent un petit butin. La cavalerie syracusaine survint et leur tua quelques soldats armés légèrement qui s’étaient dispersés dans la campagne. Puis ils regagnèrent Catane", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.52). C’est alors qu’apparaît au loin un navire en provenance d’Athènes, qui vient chercher Alcibiade pour le conduire devant le tribunal dans l’affaire des Mystères ("[A Catane], les Athéniens trouvèrent La Salaminienne [navire de prestige perpétuant le souvenir de la bataille victorieuse de Salamine de -480] qui était venue d’Athènes pour ordonner à Alcibiade de rentrer afin de présenter sa défense dans le procès intenté contre lui par la cité. Un certain nombre de soldats qui avaient été dénoncés comme sacrilèges, soit avec Alcibiade dans l’affaire des Mystères, soit dans l’affaire des Hermocopides, étaient également rappelés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.53).


Car effectivement cette affaire ne s’est pas éteinte. Les déclarations de Polémarchos ne sont pas oubliées : le soupçon continue de peser sur Alcibiade qui, même s’il n’a pas participé directement aux deux affaires, reste néanmoins un proche de tous ceux qui y ont été impliqués à tort ou à raison ("Le départ de l’expédition n’avait pas empêché les Athéniens de poursuivre activement leur enquête au sujet des deux affaires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.53). Les adversaires d’Alcibiade ont insinué dans l’opinion publique que celui-ci aspire à la tyrannie ("Méditant sur ce passé [la dérive policière du tyran athénien Hippias après la mort de son frère Hipparque en -514, que nous avons racontée à la fin de notre paragraphe introductif] tel qu’on le lui racontait, le peuple athénien se montrait à ce moment-là brutal et méfiant à l’égard des gens mis en cause dans l’affaire des Mystères, et il voyait dans les faits l’indice d’une conjuration visant à l’établissement d’une oligarchie ou d’une tyrannie. Victimes d’une opinion publique exaspérée par ces incidents, bon nombre de citoyens dont les plus réputés se retrouvèrent en prison", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.60), et que les deux affaires des Mystères et des Hermocopides n’en forment qu’une seule dont Alcibiade est l’instigateur ("L’opinion publique se dressa contre Alcibiade sous l’influence des mêmes ennemis qui, avant son départ, l’avaient attaqué. Quand les Athéniens crurent avoir éclairci l’affaire des Hermocopides, ils furent convaincus que dans l’affaire des Mystères où il était impliqué c’était lui qui avait tout organisé, et que les deux affaires constituaient un seul et même complot contre la démocratie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.61). Deux points d’actualité achèvent de convaincre les Athéniens de la nécessité de demander des éclaircissements à Alcibiade. D’abord, on apprend qu’un régiment spartiate s’est avancé dans l’isthme de Corinthe : ce régiment n’est qu’une escorte de parlementaires spartiates mandatés pour discuter on-ne-sait-quoi avec les Béotiens, mais les démocrates radicaux s’empressent de déformer la réalité en affirmant que ces Spartiates sont l’avant-garde d’une armée incitée par Alcibiade à envahir l’Attique avec les Cotinthiens et les Béotiens ("Au moment où l’émoi régnait dans la cité à la suite de ces forfaits, une petite troupe de Spartiates s’était avancée jusqu’à l’isthme pour négocier avec les Béotiens : on crut que ces Spartiates étaient non pas venus pour les Béotiens, mais en réponse aux intrigues d’Alcibiade, et qu’ils auraient pris la cité si on avait pas pris les devants en arrêtant les personnes dénoncées, les citoyens allèrent jusqu’à passer une nuit en armes dans le Théséion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.61). Ensuite, on apprend que les Argiens, qui ont chassé les oligarques favorables à Sparte et rétabli la démocratie dans Argos comme on l’a raconté plus haut, soupçonnent Alcibiade de vouloir changer sa diplomatie et d’aider ces oligarques à recouvrer le pouvoir, les adversaires d’Alcibiade à Athènes profitent de cette nouvelle pour clamer aux Athéniens : "Vous voyez ! Vous voyez ! A Argos aussi on pense qu’Alcibiade est un fourbe !" ("A Argos, au même moment, on soupçonna les hôtes d’Alcibiade de chercher à abattre la démocratie. A la suite de cela les Athéniens livrèrent au peuple d’Argos pour être exécutés les otages argiens internés dans les îles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.61). A Catane, Alcibiade argue légitimement de son titre de stratège pour justifier son refus de monter à bord de La Salaminienne, mais, ne pouvant pas se soustraire à la convocation judiciaire, il s’embarque sur son navire personnel et accepte de suivre La Salaminienne qui le guide vers l’est ("[Alcibiade] s’embarqua sur son navire et, avec les autres inculpés, quitta la Sicile en suivant La Salaminienne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.61). A hauteur de Thourioi, il s’éclipse. On tente de le retrouver, sans succès. La Salaminienne retourne donc bredouille vers Athènes ("[Les inculpés] ne suivirent pas La Salaminienne au-delà de Thourioi. Effrayés à l’idée d’affronter les juges dressés contre eux, ils abandonnèrent leur navire et disparurent. Les marins de La Salaminienne passèrent un certain temps à chercher Alcibiade et ses compagnons, mais, ne les ayant découverts nulle part, ils finirent par se rembarquer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.61 ; "Arrivé à Thourioi [Alcibiade] se cacha aussitôt débarqué, et il échappa à toutes les recherches. Quelqu’un le reconnut et lui dit : “O Alcibiade, tu n’as donc pas confiance dans ta patrie ?”. Il répondit : “Pour tout le reste, oui, mais pour ma propre vie, non, je n’accorde même pas confiance à ma propre mère [Deinomachè] qui est capable de confondre un caillou noir avec un caillou blanc [allusion au "caillou/yhf…j" servant à voter les "décrets/y»fisma", notamment celui de sa condamnation à mort] !”. Et quand plus tard il apprit que les Athéniens l’avaient condamné à mort, il déclara : “Je leur montrerai que je suis encore bien vivant !”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 22). Alcibiade est condamné à mort par contumace ("Les Athéniens prononcèrent par contumace une sentence de mort contre [Alcibiade] et les autres fugitifs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.61), ses biens sont confisqués par l’Etat ("On le condamna à mort par contumace, on confisqua tous ses biens, et ordre fut donné à tous les prêtres et prêtresses de maudire Alcibiade au nom du peuple. Une seule prêtresse, Théano fille de Ménon d’Agrylèthe, résista à l’injonction, en disant qu’elle “était prêtresse pour bénir et non pas pour maudire”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 22) comme le rapportent les lignes 12 à 25 de l’inscription 421 précitée du volume I/3 des Inscriptions grecques. Cette inscription à la ligne 25 établit le patrimoine d’Alcibiade à quatre mille sept cent vingt-trois drachmes et cinq oboles. Parmi les meubles saisis se trouvait peut-être le lit où Alcibiade adolescent a vainement espéré être culbuté par Socrate, comme il l’a raconté lui-même lors du banquet chez Agathon en -416 (selon Platon, Le banquet 217a à 219e). Alcibiade étant désormais coupé d’Athènes, est aussi coupé de son mentor Socrate qui bridait ses mauvais penchants (selon Plutarque, Vie d’Alcibiade 4) : désormais Alcibiade n’est plus bridé, ses mauvais penchants vont s’exprimer en totale liberté, dans une fuite en avant de trahisons et de débauches. Alcibiade ne s’en cache pas : il veut se venger des Athéniens, il le dira bientôt ouvertement aux Spartiates qui lui donneront asile ("Les pires ennemis d’Athènes ne sont pas ceux qui, comme vous [c’est Alcibiade qui parle aux autorités spartiates], lui ont parfois infligé des maux parce qu’ils étaient en guerre contre elle, mais les gens qui ont contraint ses amis à devenir ses ennemis. L’amour de mon pays, que j’éprouvais quand je jouissais en sécurité de tous mes droits de citoyen, je ne l’éprouve plus depuis que je suis victime de l’injustice. J’ai le sentiment que la cité que j’attaque n’est plus ma patrie, et que je cherche plutôt à reconquérir un bien que j’ai perdu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.92). Dans l’immédiat il veut nuire à ses deux collègues Nicias et Lamachos qui ne l’ont pas soutenu. Il prend contact avec les Messiniens pour les inciter à se dresser contre les Athéniens en s’alliant aux Syracusains (les mêmes qu’il a rencontrés quelques mois plus tôt pour tenter de les allier à Athènes contre Syracuse !) : il les aide à tuer les partisans d’Athènes ("Quand Alcibiade rappelé à Athènes et relevé de son commandement quitta la Sicile, il savait que l’exil était sa seule issue : informé de cette intrigue [qui visait à livrer Messine aux Athéniens], il avertit les Messiniens amis de Syracuse, qui tuèrent les conjurés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.74). Ensuite il quitte Thourioi et prend la direction du Péloponnèse ("Alcibiade était donc désormais un exilé. Peu de temps après [le départ de La Salaminienne], il quitta Thourioi à bord d’un navire marchand et gagna le Péloponnèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.61). Il offre ses services à Sparte, qui l’accueille ("Après avoir quitté Thourioi à bord d’un navire marchand, Alcibiade gagna d’abord Kyllènè en Elide [port militaire péloponnésien], puis plus tard Sparte, où il arriva sur l’invitation des Spartiates eux-mêmes et muni d’un sauf-conduit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88). Selon Cornélius Népos, Alcibiade séjourne d’abord à Thèbes après avoir quitté Thourioi, et ce n’est que quand il apprend sa condamnation à mort par contumace qu’il décide de passer dans le Péloponnèse ("Les magistrats ayant sur ce sujet envoyé [à Alcibiade] un message en Sicile avec ordre de revenir pour se défendre, il ne voulut pas désobéir, malgré tous les espoirs qu’il avait placés dans l’expédition qui lui avait été confiée, et il monta sur la trière qu’on lui avait envoyée pour le porter. Débarqué à Thourioi en Italie, il se mit à réfléchir sur l’abus de liberté de ses concitoyens, sur leur cruauté envers les nobles, et jugea que le meilleur parti était d’esquiver la tempête qui le menaçait. Il se déroba donc à ses gardes et se rendit d’abord à Elis puis à Thèbes. Mais quand il apprit sa condamnation à mort, la confiscation de tous ses biens, sa malédiction par les Eumolpides influencés par le peuple dont, pour mieux consacrer la mémoire de cet anathème, on avait gravé une copie sur un pilier de pierre élevé dans un lieu public, il se retira à Sparte", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.3). A partir de ce moment, il adopte un train de vie spartiate pour essayer de convaincre ses nouveaux hôtes qu’il n’a jamais été prodigue ("[Alcibiade] s’attira l’admiration des gens ordinaires, gagna l’amitié de tous les citoyens, il charma par sa facilité à adopter leur mœurs. Ceux qui le virent se raser jusqu’à la peau, se baigner dans l’eau froide, manger du pain bis et du brouet noir, se demandèrent comment un tel homme avait pu entretenir un cuisinier à domicile, fréquenter les parfumeurs et porter une chlamide de Milet", Plutarque, Vie d’Alcibiade 23).


Pendant ce temps, à Athènes, les gens dénoncés par Diokléidès croupissent en prison. Parmi eux, Andocide, qui est pressé par son entourage, retenu dans les fers à ses côtés, de révéler tout ce qu’il sait sur les Hermocopides ("Nous fûmes emprisonnés ensemble. La nuit, […] mon cousin Charmide, qui a le même âge que moi et qui a été élevé dans la même maison que moi, me dit : “Andocide, tu vois la gravité de nos malheurs actuels. Jusqu’à maintenant, je ne t’ai jamais importuné avec mes avis, mais aujourd’hui notre détresse m’y oblige. Au-delà de nous, tes parents, plusieurs de tes amis, de tes intimes, sous le coup des mêmes accusations qui nous ruinent, sont morts ou se sont enfuis, accréditant ainsi les accusations. Si tu sais quoi que ce soit sur ces affaires, dis-le, pour te sauver toi-même d’abord, et ton père ensuite que tu chéris, et ton beau-frère, époux de ta sœur unique, et tes autres parents et amis qui sont si nombreux ici, et enfin moi-même, qui ne t’ai jamais causé aucune peine, qui ai toujours été dévoué inconditionnellement à ta personne et à tes intérêts”. Pendant que Charmide m’adressa ces paroles, les autres me supplièrent, chacun m’implorant de son coté", Andocide, Sur les Mystères 48-51). Andocide est tiraillé entre son désir de sauver sa famille et lui-même en dénonçant Euphilètos, Mélètos et les autres responsables de la mutilation des Hermès, et son désir de ne pas trahir ces derniers qui sont ses anciens compagnons de beuverie et qui l’ont menacé de représailles s’il les dénonçait ("Je songeai : “O malheureux, comment sortir de cette affreuse situation ? Comment souffrir que mes parents périssent injustement, que leurs biens soient confisqués, que leurs noms soient maudits sur des stèles, alors qu’ils n’ont pris aucune part dans les actes commis ? Et comment abandonner trois cents Athéniens injustement condamnés, la cité livrée aux plus grands maux, les citoyens soupçonneux les uns envers les autres ? Comment rapporter aux Athéniens les propos d’Euphilètos, l’auteur du forfait ?”", Andocide, Sur les Mystères 51). C’est alors qu’un nouveau témoin nommé "Teucros" sur lequel nous n’avons conservé aucun renseignement biographique, réfugié à Mégare avant la vague d’arrestations, déclare vouloir soulager sa conscience et faire une déposition, contre la promesse qu’aucune peine ne lui sera infligée. Cette promesse lui étant adressée, il rentre à Athènes et donne les noms de ceux qu’il certifie avoir mutilé les Hermès. Le nom d’Andocide n’apparaît pas dans cette liste (et pour cause : Andocide n’a effectivement rien accompli parce qu’il était trop bourré !), en revanche il confirme l’implication d’Euphilètos et de Mélètos, il nomme aussi le jeune Platon, alors âgé d’un peu moins de quinze ans. Teucros poursuit en avouant avoir participé aux cérémonies des mystères de Kotytto parodiant les Mystères de Déméter, il donne une autre liste sur cette affaire, dans laquelle apparaît notamment Phèdre de Myrrhinonte, très proche de Platon (Phèdre est probablement apparenté à Eurymédon de Myrrhinonte, futur époux de Potoné la sœur de Platon), ancien auditeur de Protagoras vers -430 aux côtés du jeune Agathon (selon Platon, Protagoras 315c), puis participant à la conversation avec Socrate en -416 lors du banquet d’Agathon (Platon, Le banquet 176d, l’y désigne bien comme "Phèdre de Myrrhinonte" ; la condamnation de Phèdre est prouvée par l’inscription 426 précitée du volume I/3 des Inscriptions grecques, où il apparaît ligne 102 comme "Phèdre fils de Pythoklès de Myrrhinonte"), en revanche les noms d’Andocide et de son père Léogoras, ainsi que le nom d’Alcibiade, n’y apparaissent pas, qui sont ainsi disculpés ("Teucros était un métèque d’Athènes enfui secrètement à Mégare. De là, il écrivit à la Boulè pour promettre, si on lui assurait l’impunité, de dénoncer les personnes impliquées dans l’affaire des Mystères et aussi les responsables dans l’affaire des mutilations des Hermès. Ayant pleins pouvoirs, la Boulè décréta l’impunité, envoya des émissaires à Mégare, et Teucros de retour, assuré de l’impunité, donna la liste de ses complices [dans l’affaires des Mystères], qui s’enfuirent. Prends-moi le texte et lis leurs noms. (lecture) “Teucros dénonce Phèdre, Gniphonidès, Isonomos, Hephaistodoros [ce nom apparaît ligne 10 de l’inscription 421 précitée du volume I/3 des Inscriptions grecques] , Kèphisodoros ["qui vit au Pirée" selon la ligne 33 de la même inscription ; ce Kèphisodoros est-il apparenté au tragédien homonyme du temps d’Eschyle mentionné par Suidas, Lexicographie, Kèphisodoros K1565 et O394 ? et/ou à l’hyparque homonyme mort aux côtés de Gryllos fils de Xénophon l’Ancien à la bataille de Mantinée en -418 selon Suidas, Lexicographie, Kèphisodoros K1566 ?], [Teucros] lui-même, Diognètos, Smindyridès, Philokratès [apparenté à Philokratès qui a durci le siège de Milo en hiver -416/-415 selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.116, avec le soutien d’Alcibiade selon Plutarque, Vie d’Alcibiade 16 ?], Antiphon [apparenté au sophiste Antiphon de Rhamnonte ? et/ou à Antiphon fils de Périktioné et demi-frère cadet du jeune Platon ?], Tisarchos, Pantaklès", Andocide, Sur les Mystères 15 ; "Quand Teucros fut arrivé de Mégare, assuré de l’impunité, il cénonça ceux qui étaient impliqué dans les Mystères et aussi les responsables des mutilations des statues. Il donne dix-huit noms [dans l’affaire des Hermocopides]. Parmi ceux qu’il désigna, les uns s’exilèrent, les autres furent arrêtés et périrent sous ces accusations de Teucros. Lis-moi les noms. (lecture) “Teucros, sur les Hermès, dénonce Euctémon [apparenté à l’astronome Euctémon, qui a instauré le nouveau calendrier lunaire avec Méton en -433/-432 ?], Glaucippos [apparenté à Glaucippos qui sera archonte en -410/-409 ?], Eurymachos, Polyeucte, Platon, Antidoros, Charippos, Théodoros, Alkisthénès, Ménestratos, Eryximachos [ce personnage était l’un des participants au banquet d’Agathon en -416 aux côtés de Socrate et de Phèdre, il est présenté comme "fils d’Akouménos" par Platon, Le banquet 176b, il a repris la succession médicale de son père selon Platon, Phèdre 268a-b], Euphilètos [ce nom apparaît ligne 78 de l’inscription 426 précitée du volume I/3 des Inscriptions grecques, comme "fils de Timotheos de Kydantides"], Eurydamas, Phéréklès [ce nom apparaît ligne 83 de l’inscription 426 précitée du volume I/3 des Inscriptions grecques, comme "fils de Pherenikaios de Thèmakos"], Mélètos, Timanthos, Archidamos, Télénikos”", Andocide, Sur les Mystères 34-35). Les aveux de Teucros sur l’affaire des Mystères, qui innocentent Andocide, poussent ce dernier à agir de même sur l’affaire des Hermocopides ("On ne voyait aucun signe de détente, le peuple se montrait au contraire de plus en plus féroce et exigeait toujours plus d’arrestations. Les choses en étaient là quand un des détenus [Andocide], celui sur lequel pesaient les présomptions les plus graves, délivra des informations à l’instigation d’un compagnon de captivité [son cousin Charmide, comme Andocide lui-même le raconte aux paragraphes 48-51 précités de son discours Sur les Mystères]. Ses déclarations furent-elles véridiques ou mensongères ? Les avis sur ce point sont partagées, et ni à ce moment ni plus tard personne n’a jamais pu apporter de certitude sur les auteurs du forfait. En tous cas, le prisonnier se rendit aux arguments de son compagnon qui lui affirma que même s’il n’était pas coupable il avait tout intérêt à assurer son salut en réclamant l’impunité promise aux dénonciateurs et à délivrer la cité de cette atmosphère de suspicion, car il courrait beaucoup moins de risques à passer aux aveux qui lui vaudraient sa grâce qu’à comparaître devant le tribunal en persistant dans ses dénégations. Il se décida donc à s’accuser lui-même avec quelques autres dans l’affaire des mutilations des Hermès", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.60 ; "O citoyens, appréciez les choses humainement, imaginez-vous dans une position aussi inconfortable. Comment agir ? Entre deux maux, une mort honorable ou un salut honteux, certains estiment que j’ai été lâche, mais beaucoup parmi vous choisiraient certainement le même salut, choisiraient la vie à une mort honorable. Dans mon cas, me taire signifiait la mort infâme alors que je n’ai commis aucune aucune impiété, le sacrifice de mon père, de mon beau-frère, de tous mes parents et cousins, qui auraient été perdus par moi au bénéfice de tiers dont je protégeais la culpabilité par mon silence", Andocide, Sur les Mystères 57-58). Andocide approuve la liste déposée par Teucros, et y ajoute quatre autres noms, rassuré sur le fait que tous ces anciens camarades se sont enfuis et qu’ils seront donc condamnés seulement par contumace ("Je me dis aussi que parmi les coupables, les uns étaient déjà morts après avoir été dénoncés par Teucros, les autres avaient fui avant d’être condamnés à mort. Restaient quatre hommes, que Teucros n’avait pas dénoncés : Panaitios [ce nom apparaît ligne 53 de l’inscription 426 précitée du volume I/3 des Inscriptions grecques], Chérédémos, Diacritos, Lysistratos. Leur implication aux côtés des hommes désignés par Diokléidès était évidente puisqu’ils étaient amis avec ceux qui étaient déjà morts. Je calculai qu’en me taisant face aux Athéniens je garantissais leur vie et je perdais mes parents. J’ai donc conclu que mieux valait priver ces quatre-là de leur patrie (temporairement, puisqu’ils vivent toujours, ils sont rentrés et ont recouvré leurs biens) plutôt que laisser ceux-ci mourir injustement", Andocide, Sur les Mystères 52-53). L’esclave d’Andocide est torturé (rappelons que l’usage légal de la torture vient d’être rétabli), et appuie les aveux de son maître en disant que celui-ci en effet n’a pas pu mutiler les Hermès parce qu’il était trop bourré pour ça, et parce qu’on l’a retrouvé au petit matin inconscient dans un fossé la tête dans son vomi ("Pour confirmer l’exactitude de mon récit, je livrai mon esclave qui, soumis à la torture, témoigna que j’étais malade et que j’ai pas quitté mon lit", Andocide, Sur les Mystères 64). Andocide est libéré de prison, mais maintenu sous surveillance, avec interdiction de paraître sur l’agora et dans les sanctuaires publics ("On a promis l’impunité [à Andocide] à condition que sa déposition soit étayée par les faits. Que penser du jugement d’un homme qui se livre à un acte aussi absurde et déshonorant ? Dénoncer ses amis, sans garantie de se sauver soi-même ! Après avoir ainsi conduit à la mort ceux qu’il prétendait chérir, sa déposition a été considérée valable, et il a été remis en liberté. Mais vous lui avez interdit de paraître sur l’agora et dans les temples", Lysias, Contre Andocide 23-24). Une rapide enquête confirme la véracité des dépositions de Teucros et d’Andocide, et la duplicité de Diokléidès qui est finalement condamné à mort. Andocide et les siens sont libérés, puis Athènes retrouve son calme ("On libéra le dénonciateur ainsi que tous ceux qu’il n’avait pas mis en cause. On déféra à la justice les hommes qu’il avait accusés et on exécuta ceux qui purent être arrêtés, tandis que les autres en fuite furent condamnés à mort et leur tête mise à prix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.60 ; "La Boulè et les enquêteurs de l’affaire conclurent que tout s’était déroulé comme je l’avais dit et que tous les renseignements s’accordaient. Alors ils convoquèrent Diokléidès, qui ne parla pas longtemps avant d’avouer avoir menti, et de demander grâce en nommant ceux qui l’avaient poussé à ce mensonge : Alcibiade de Phégonte [fils d’Axiochos, c’est-à-dire petit-fils d’Alcibiade l’Ancien selon l’usage paponymique antique, c’est-à-dire cousin d’Alcibiade fils de Clinias ?] et Amiantos d’Egine. Ces derniers, effrayés, s’enfuirent. En apprenant cela, vous avez condamné et exécuté Diokléidès, vous avez délivré mes parents prisonniers du péril, grâce à moi, vous avez rappelé les exilés, et vous avez ramassé vos propres armes et quitté l’agora, délivrés de tous les maux et de tous les dangers", Andocide, Sur les Mystères 65-66 ; "Rien n’était sûr dans les dépositions des dénonciateurs. L’un d’eux [Diokléidès] prétendit avoir reconnu les visages des mutilateurs des Hermès grâce à la pleine lune, or c’était un mensonge puisque le forfait fut accompli une nuit de nouvelle lune", Plutarque, Vie d’Alcibiade 20). Androclès, Pisandre, Chariclès et les autres s’écrasent en attendant des jours plus favorables. De mauvaise grâce, ils se contentent de verser à l’esclave de Polémarchos (pour l’affaire des Mystères) et à Teucros (pour l’affaire des Hermocopides) les récompenses promises ("Après les dénonciations, la récompense promise (mille drachmes selon le décret de Kléonymos, dix mille drachmes selon celui de Pisandre) fut l’objet d’une contestation entre les dénonciateurs, Pythonikos notamment prétendait avoir accusé le premier, et Androclès plaidait pour la Boulè. Le peuple voulut alors que les initiés réunis dans le cabinet des thesmothètes entendissent chaque dénonciateur avant de décider. Ils adjugèrent la plus forte récompense à Andromachos [l’esclave de Polémarchos], la seconde à Teucros, celui-ci reçut les dix mille drachmes et celui-là les mille drachmes lors des Panathénées", Andocide, Sur les Mystères 27-28). Quand a lieu ce double dénouement ? Des hellénistes avancent une conjecture. Au paragraphe 47 de son discours Sur les Mystères, parmi les accusés dans l’affaire des Hermocopides, Andocide nomme un mystérieux "Phrynichos" qu’il présente comme un "danseur/Ñrchst»j", or la première notice de la comédie Les oiseaux d’Aristophane dit que cette pièce est présentée au printemps -414 en concurrence avec une comédie de Phrynichos intitulée Le solitaire/MonÒtropoj (pour l’anecdode, la même notice dit qu’Aristophane arrive deuxième, et Phrynichos, troisième), et nous savons par ailleurs que le comique Phrynichos a écrit une pièce dans laquelle il raille les dénonciateurs dans l’affaire des Hermocopides, en particulier Diokléidès et Teucros, dont un passage est rapporté par Plutarque ("Thucydide ne donne pas les noms des dénonciateurs d’Alcibiade [dans l’affaire des Hermocopides], mais d’autres auteurs désignent Diokléidès et Teucros, dont le comique Phrynichos dans ces vers : “O cher Hermès, prends garde à toi, ne te brise pas en tombant, tu deviendrais un sujet de calomnie pour un autre Diokléidès en quête d’un mauvais coup” “Je prends garde, car je ne veux pas qu’un métèque comme Teucros reçoive de l’argent pour sa délation”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 20). Ces hellénistes supposent que le "danseur/Ñrchst»j" Phrynichos arrêté avec Andocide en -415 dans l’affaire des Hermocopides n’est autre que le comique Phrynichos, qui, après sa libération en même temps qu’Andocide et Critias (qui n’apparaît pas dans la liste de Teucros), se serait vengé l’année suivante en écrivant la comédié Le solitaire dans lequel il règle ses comptes avec ses accusateurs, cela impliquerait que la résolution des deux affaires a lieu avant le printemps -414. Cette conjecture semble prouvée par Lysias, qui dit qu’Andocide a été libéré au bout d’un an ("[Andocide] est resté en prison plus d’un an, c’est là qu’il a dénoncé ses parents et ses amis, après qu’on lui ait promis l’impunité à condition que sa déposition soit étayée par les faits. Que penser du jugement d’un homme qui se livre à un acte aussi absurde et déshonorant ? Dénoncer ses amis, sans garantie de se sauver soi-même ! Après avoir ainsi conduit à la mort ceux qu’il prétendait chérir, sa déposition a été considérée valable, et il a été remis en liberté. Mais vous lui avez interdit de paraître sur l’agora et dans les temples, étant ainsi dans l’incapacité de pouvoir se défendre si on l’insultait", Lysias, Contre Andocide 23-24). Andocide bénéficie d’un décret qui l’innocente officiellement, imposé par un nommé "Ménippos", ce décret vise probablement à réhabiliter tous ceux qui ne sont pas sur la liste de Teucros et qui ont été jetés injustement en prison ou dont la réputation a été ternie, comme Alcibiade ("Je ne demande rien que ceci : le décret voté sur la proposition de Ménippos, qui m’accordait l’impunité, rétablissez-le. Relisez-le, car il est encore inscrit dans la Boulè. […] Ce décret que vous venez d’entendre et que vous avez voté en ma faveur, Athéniens, vous l’avez finalement utilisé pour faire plaisir à un autre [c’est-à-dire à Alcibiade]", Andocide, Sur le retour 23-24 ; ce "Ménippos" est sans doute le même qu’Aristophane compare à une hirondelle dans Les oiseaux 1295, par allusion à on-ne-sait-quoi : une origine étrangère ? l’espoir d’un retour des beaux jours, comme les hirondelles quand elles réapparaissent chaque printemps ?). Mais Andocide ne reste pas à Athènes. Il s’exile de lui-même à Chypre ("Ensuite il se rendit par mer chez le roi de Kition qui, l’ayant surpris dans une trahison, l’enferma", Lysias, Contre Andocide 26). Dans son discours Sur le retour vers -410, il dira qu’il ne supportait plus le regard soupçonneux des Athéniens, qui en dépit de son acquitement continuaient à le considérer comme un coupable sur le mode : "Il n’y a pas de fumée sans feu !", et qu’il redoutait par ailleurs d’être assassiné par ses anciens amis/hétaires de beuverie ne lui pardonnant pas de les avoir dénoncés ("Considérant ma détresse, à laquelle ne manqua aucun malheur ni aucune honte à cause autant de ma propre folie que du mauvais contexte général [le désastre militaire en Sicile et toutes ses conséquences], j’estimai que le mieux pour vous plaire était de choisir le genre de vie et la résidence qui me déroberait le plus à votre vue", Andocide, Sur le retour 10). On déduit a posteriori qu’il y vit confortablement dans un grand domaine, car plus tard ses ennemis ne comprendront pas pourquoi il préférera revenir vers Athènes où il est définitivement associé aux affaires des Hermocopides et grillé, plutôt que rester à Chypre dans son grand et confortable domaine ("On me rapporte souvent que mes ennemis croient que j’ai intérêt à fuir tout débat : “Que peut gagner Andocide à affronter un procès à Athènes quand il peut avoir tout ce qu’il désire là-bas à Chypre, jouir du grand et fertile domaine qui lui a été donné et qui l’attend ? Pourquoi voudrait-il risquer sa tête ? Dans quel espoir ? Ne voit-il pas dans quel état est la cité ?”", Andocide, Sur les Mystères 4). En commentaire du vers 1297 de la comédie Les oiseaux dans lequel Aristophane compare un nommé "Sirakosios" à une pie, un scholiaste anonyme cite un vers de la comédie Le solitaire de Phrynichos, que nous venons d’évoquer, présentée en -414 la même année que Les oiseaux d’Aristophane, dans lequel Phrynichos se plaint d’avoir été censuré par ce Sirakosios ("¢feileto g¢r kwmwde‹n oÞj ™peqÚmoun"/"il [Syrakosios] m’a empêché de mettre en comédie ceux que j’aurais voulu"). Les hellénistes du XIXème siècle en ont supposé qu’un décret aurait été imposé par ce mystérieux "Syrakosios" pour interdire les railleries contre les personnalités politiques et les institutions, afin de ne pas reproduire des scandales similaires à ceux des affaires des Mystères et des Hermocopides ayant impliqué à tort beaucoup de notables athéniens et provoqué un désordre social. Cette hypothèse est possible. Elle peut s’appliquer à tous les autres comédiens, dont Aristophane, elle expliquerait ainsi pourquoi la pièce Les oiseaux présentée en -414 en même temps que Le solitaire ne contient presque pas d’allusions à l’actualité ni aucune attaque virulente contre des personnalités politiques, contrairement aux pièces des années précédentes : en effet les seules allusions à l’actualité récente dans Les oiseaux sont très rares et peu polémiques, elles consistent primo dans un rappel de la prise de Milo suite à la famine devenue proverbiale en hiver -416/-415 ("Vous régnerez sur les hommes comme sur les sauterelles, et vous ferez périr les dieux par une faim mélienne", Aristophane, Les oiseaux 185-186), et secundo dans un rappel de l’envoi de La Salaminienne vers la Sicile pour en ramener Alcibiade (un des personnage refuse d’aller habiter au bord de la mer de peur de voir un jour arriver La Salaminienne : "Ne me parle pas d’une côte maritime, où un beau matin pourra surgir un huissier sur La Salaminienne", Aristophane, Les oiseaux 145-147). La finalité même des Oiseaux est bizarre, ambivalente, énigmatique. La pièce met en scène deux citoyens athéniens, Pisthétairos et Evelpidès, qui, dégoûtés de l’Athènes de -415/-414 ("Les cigales ne chantent que pendant un mois ou deux, perchées sur les ramilles : les Athéniens quant à eux chantent en permanence, perchés sur les procès, et durant toute leur vie. Voilà pourquoi nous cheminons : pourvus d’une corbeille, d’une marmite et de myrtes, nous errons à la recherche d’un endroit tranquille où nous pourrons nous établir et passer notre existence", Aristophane, Les oiseaux 39-45), s’expatrient dans un lieu désert et boisé pour y fonder une nouvelle société. Ce scénario rappelle celui des Acharniens en -425, où le citoyen Dicéopolis, double d’Aritophane, lassé de la guerre, quittait Athènes pour aller s’installer dans une maison isolée à Acharnes et y vivre en paix en réinventant les règles du vivre-ensemble. Mais le parallèle est loin d’être évident. D’abord, la nouvelle société créée par les deux fugitifs s’appelle "Nephelokokkygia/Nefelokokkug…a", littéralement "le Nuage/nefšlh des coucous/kÒkkux". Or, d’une part, le coucou n’est pas un oiseau positif dans l’imaginaire collectif puisqu’il est considéré comme un imbécile : on se souvient qu’au vers 598 des Acharniens en -425, les électeurs athéniens toujours dupés par les démagogues étaient qualifiés de "coucous", c’est-à-dire de "cocus" en français (le mot "cocu" n’est qu’une francisation de "kokkux/kÒkkux" en grec). Le coucou est aussi considéré comme un débauché, car il dépose ses œufs dans les nids des autres oiseaux ("Personne n’a jamais vu les petits des coucous, qui pondent mais ne fabriquent pas de nid. Ils ont l’habitude de pondre dans le nid d’oiseaux plus petits qu’eux, notamment le ramier, après en avoir dévoré les œufs. La femelle du coucou a parfois deux œufs, d’ordinaire elle n’en a qu’un. Elle le dépose aussi dans le nid de la fauvette, qui fait éclore le petit et qui l’élève", Aristote, Histoire des Animaux 564a-b). D’autre part, le "Nuage" servant de socle à cette nouvelle société rappelle les "Nuées" fumeuses des sophistes qui constituaient le chœur des Nuées en -423, personnages à la morale douteuse et aux principes retors, que nous avons analysés dans notre premier alinéa. Nephelokokkygia n’est nullement une cité idéale comme Acharnes dans Les Acharniens, et Les oiseaux n’est nullement une utopie optimiste, une rêverie rose-bonbon présentant une Athènes imaginaire parfaite par opposition à l’Athènes corrompue de -415/-414. Au contraire, Aristophane semble trahir des doutes sur le régime idéal, les principes, les impératifs qu’il défendait dans ses pièces précédentes. En Nephelokokkygia, il veut présenter une Athènes vertueuse telle qu’elle devrait être, par opposition à l’Athènes viciée telle qu’elle est, et sa présentation tourne au cauchemar. A Nephelokokkygia, les poètes sont interdits (l’un d’eux "à la langue de miel/mel…glwssoj" est dégagé aux vers 904-953 : le tragédien Sophocle est-il visé dans ce passage, qui est souvent comparé à une abeille et dont la voix est "aussi douce que le miel" selon l’anonyme Vie de Sophocle, selon Philostrate, Suidas, Athénée de Naucratis, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur Antigone ?), les religieux sont interdits (les oracles sont éjectés pareillement aux vers 959-990), les scientifiques sont interdits (le géomètre Méton, qui a introduit dans Athènes son nouveau système de mesures que nous avons rapporté dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, est éjecté à son tour sans ménagement, aux vers 992-1019), les législateurs sont interdits (un "inspecteur/ep…skopoj" aux vers 1021-1034, puis un "marchand de décrets/yhfismatopèlhj" aux vers 1035-1057, sont éjectés de la même manière). Au final, Nephelokokkygia n’est qu’un régime totalitaire tel qu’il s’incarnera bientôt dans la dictature des Quatre Cents puis dans la dictature des Trente, où le Bonheur est obligatoire, où les humains ne sont plus que des pions interchangeables, sévèrement contrôlé par le gardien-philosophe Pisthétairos et sa nomenklatura, une spéculation intellectuelle très proche de la cité communiste ultime et figée que Platon décrira en détails quelques décennies plus tard dans La République. L’introspection pessimiste d’Aristophane sur son propre positionnement politique dans Les oiseaux pourrait s’expliquer par un décret imposé par le mystérieux "Syrakosios", contraignant désormais les Athéniens à réfléchir longuement aux conséquences de leurs déclarations avant d’exprimer leur avis. Mais une autre hypothèse est envisageable. "Syrakosios/SurakÒsioj" n’est qu’une masculinisation de "Syracuse/Sur£kousa", la cité sicilienne à l’origine de toutes les déchirures sociales dans Athènes en -415/-414, à l’origine des deux affaires des Mystères et des Hermocopides. On peut donc imaginer que quand Phrynichos dans Le solitaire déclare "être censuré à cause de Syrakosios", et quand Aristophane associe "Syrakosios" à une pie dans Les oiseaux, l’un et l’autre ne renvoient pas à un personnage physique qui aurait imposé un décret de censure, mais à l’auto-censure qui règne dans toutes les consciences des Athéniens depuis le départ de la flotte vers Syracuse, à la crainte des délations, des arrestations, de la torture à nouveau légalisée, des condamnations envers quiconque ne respecte pas les notables en poste et leurs idées mondialistes.


La première bataille de Syracuse (fin -415)


Alcibiade n’étant plus là, Nicias a les mains libres pour réaliser son plan : réclamer à Egeste les fonds promis, avant de repartir vers Athènes. Quand la flotte aborde à Himère (aujourd’hui site archéologique à mi-chemin entre Cefalù et Bagheria), les habitants lui ferment leurs portes. Les Athéniens sont contraints ensuite de prendre Hyccara (aujourd’hui Carini) par la force ("Les stratèges [Nicias et Lamachos] appareillèrent avec toute la flotte en direction de Sélinonte et Egeste. Ils voulaient décider les Egestains à leur verser les fonds promis, procéder à un examen de la situation à Sélinonte et s’enquérir des motifs du conflit l’opposant à Egeste. Ils longèrent sur leur gauche la côte qui regarde la mer Tyrrhénienne, ils abordèrent à Himère, seule cité grecque dans cette région de l’île, qui leur ferma ses portes, ils poursuivirent donc leur voyage en s’emparant d’Hyccara, petite cité fortifiée côtière ennemie de Egeste", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.62). Tandis que le gros de la flotte athénienne regagne Catane avec les hommes capturés à Hyccara ("Ils rebroussèrent chemin. Les troupes de terre arrivèrent à Catane après avoir traversé le pays des Sikèles, tandis que la flotte avec les prisonniers à bord contourna l’île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.62), Nicias continue seul vers Egeste, où il réussit à obtenir une petite partie des fonds promis, avant de revenir à son tour vers Catane pour y vendre les prisonniers d’Hyccara : selon Thucydide, cette vente des prisonniers rapporte quatre fois plus que la négociation avec les Egestains ("Nicias partit d’Hyccara par mer pour se rendre directement à Egeste. Après avoir réglé diverses questions avec les Egestains et en avoir reçu trente talents, il rejoignit le corps expéditionnaire. Les prisonniers furent vendus, et l’opération rapporta cent vingt talents", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.62). Une nouvelle tentative contre la côte nord, en particulier contre la cité d’Hybla-Géléatis (aujourd’hui Palerme) échoue ("Avec la moitié de leurs forces, les Athéniens marchèrent contre Hybla-Géléatis qui leur était hostile, mais ils ne réussirent pas à la prendre. Sur ce, l’été [-415] prit fin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.62 ; "Nicias, qui dominait totalement Lamachos pourtant meilleur soldat, employait ses forces avec circonspection et lenteur, et se contentait de soumettre les côtes de la Sicile en se maintenant à distance des adversaires. Par cette conduite, il redonna de l’audace aux Syracusains. Il alla assiéger la petite cité d’Hybla[-Géléatis], il le leva peu de temps après en s’attirant un mépris général, puis il revint à Catane sans avoir rien accompli excepté le saccage d’Hyccara", Plutarque, Vie de Nicias 15). Nicias, qui voulait rentrer à Athènes après la résolution du différend avec Egeste, ne le peut plus : il n’a pas réussi à obtenir tous les fonds promis par Egeste, les opérations militaires menées depuis l’arrivée en Sicile sont piteuses, et il se souvient du sort subi par Eurymédon, Pythodoros et Sophoclès en -425 après leur piteuse prestation en Sicile (ces trois stratèges ont été condamné à une amende et à un exil temporaire, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), s’il ne veut pas subir le même châtiment il doit rester en Sicile et y obtenir au moins une victoire.


L’année -415 est presque terminée, et le refus (par Alcibiade) ou les hésitations (par Nicias) à lancer un assaut direct et frontal contre les Syracusains ont permis à ces derniers de bien se préparer, comme le redoutait Lamachos ("D’abord effrayés, s’attendant à une attaque immédiate des Athéniens, les Syracusains n’avaient rien vu venir, leur assurance s’était donc accrue de jour en jour. Quand ils apprirent que les troupes ennemies, opérant de l’autre côté de l’île, avaient échoué dans leur tentative de s’emparer d’Hybla-Géléatis par la force, leur mépris redoubla. Dans un de ces élans qui entraînent les foules enhardies, ils pressèrent leurs stratèges de les mener contre Catane, puisque l’ennemi ne se décidait pas à les attaquer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.63). Un nouveau plan est donc décidé. On ignore si Lamachos en est à l’origine. Pour notre part, nous pensons que oui, car il révèle un savoir-faire militaire dont Nicias est totalement dépourvu. On subodore que Lamachos l’a conçu, puis l’a proposé à Nicias, qui l’a accepté parce qu’il n’a pas le choix. Pour le comprendre, nous devons étudier la topographie de Syracuse. On voit sur la carte que la cité est construite sur une pointe dans la mer Ionienne, elle dispose d’un petit port au nord et d’un grand port au sud donnant sur une grande baie, les deux ports sont séparés par la presqu’île d’Ortygie. La grande baie est dominée par une colline sur laquelle se trouve le sanctuaire de l’Olympeion dédié à Zeus. Entre l’Olympeion et la presqu’île d’Ortygie est l’embouchure du fleuve Anapos. Le plan consiste à attirer les Syracusains vers Catane au nord, pendant que le gros de l’armée athénienne sera secrètement débarquée au pied de la colline de l’Olympeion, puis attaquera rapidement Syracuse désertée, avant que les Syracusains égarés vers Catane comprennent avoir été trompés et rebroussent chemin ("Les stratèges athéniens résolurent d’attirer la masse des forces syracusaines le plus loin possible hors de la cité, pendant qu’eux-mêmes avanceraient le long de la côte avec la flotte pour aller occuper une position favorable et y établir un camp. Ils estimèrent que cette opération leur apporterait plus sûrement la victoire qu’un assaut en force sur un rivage tenu par les forces ennemies en alerte, ou qu’une avancée à découvert par voie de terre exposant les troupes légères et l’intendance aux attaques de la cavalerie syracusaine très nombreuse alors qu’ils étaient de leur côté complètement dépourvus dans ce domaine. Des exilés syracusains qui se trouvaient avec eux leur indiquèrent un endroit près de l’Olympeion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.64). Nicias et Lamachos utilisent un Catanien affidé, qui incite les Syracusains à se rendre à Catane en leur signifiant que les Athéniens sont en position de faiblesse ("[Nicias et Lamachos] envoyèrent chez l’ennemi un citoyen de Catane dévoué à leur cause, que les stratèges syracusains considéraient aussi comme un ami. […] Il expliqua que les Athéniens passaient habituellement la nuit dans Catane en laissant leurs armes au camp, et que si les Syracusains se mettaient en route avec toutes leurs forces pour aller attaquer les installations ennemies à l’aube d’un jour convenu leurs amis dans Catane se chargeraient de retenir dans leurs murs les hommes qui s’y trouveraient et d’incendier les navires, pendant qu’eux-mêmes s’empareraient sans aucune peine du camp athénien. Il ajouta que beaucoup de gens à Catane étaient prêts à participer à l’opération, et qu’il venait de leur part", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.64). Les Syracusains tombent dans le piège : ils sortent de leur cité et se dirigent vers Catane ("Les stratèges syracusains, qui étaient confiants et décidés à marcher sur Catane de toute façon, se fièrent à ce messager. Ils le renvoyèrent aussitôt après avoir convenu avec lui du jour où ils se présenteraient. Les troupes allées de Sélinonte et d’ailleurs étant arrivées à Syracuse, ils décrétèrent la mobilisation générale en vue d’une sortie en masse. Quand les préparatifs furent achevés et que le moment fixé pour l’attaque approchait, l’armée se mit en route en direction de Catane", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.65). Les Athéniens, comme prévu, montent sur leurs navires et se dirigent vers Syracuse ("Dès qu’ils apprirent que l’ennemi était en marche, les Athéniens au complet avec les Sikèles et les autres forces venues les rejoindre s’embarquèrent sur les navires de ligne et les transports, et appareillèrent dans la nuit pour Syracuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.65). Ils débarquent au pied de la colline de l’Olympeion, au lieu-dit Daskon (aujourd’hui Carrozziere), qu’ils fortifient à la hâte ("Ils débarquèrent à l’aube dans le voisinage de l’Olympéion, et s’assurèrent la possession d’un emplacement pour camper […]. Ils établirent un camp dans un endroit favorablement situé pour prendre l’initiative du combat au moment opportun et demeurer le plus possible à l’abri des attaques que la cavalerie syracusaine chercherait à leur porter pendant ou avant l’action. D’un côté ils étaient couverts par des murs de clôture, des maisons, des arbres et des marécages, et de l’autre par des escarpements. Ils abattirent des arbres dans les environs et les transportèrent jusqu’au rivage, où ils dressèrent une palissade devant leurs navires. Avec des pierres ramassées ici et là et des troncs, ils édifièrent rapidement un fortin à Daskon, où l’ennemi aurait pu passer le plus facilement. Ils coupèrent enfin le pont franchissant le fleuve Anapos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.65-66). Les Syracusains comprennent qu’ils ont été trompés, l’ennemi est dans leur dos, devant les murs de leur cité, ils rebroussent chemin ("Les cavaliers syracusains, qu’on avait lancés en avant vers Catane, constatèrent que l’armée ennemie tout entière s’était embarquée. Ils rebroussèrent chemin pour annoncer la nouvelle à l’infanterie. L’armée syracusaine au complet fit alors demi-tour et se porta au secours de la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.65). Les Athéniens ont réussi leur débarquement. Mais ils ont perdu beaucoup de tmps à fortifier leur tête-de-pont. A cause de Nicias qui a préféré assurer ses arrières plutôt que se risquer à l’avant, tandis que Lamachos bout d’impatience de prendre enfin Syracuse d’assaut ? Sans doute. Selon Plutarque, Nicias a entrepris la fortification du lieu autant par crainte des Syracusains que pour empêcher ses troupes de conquérir et de piller l’Olympeion, car il craignait qu’un tel pillage lui attirerait la colère des dieux ("Les Athéniens, campés près du temple de Zeus Olympien, voulaient s’en emparer parce qu’il renfermait beaucoup d’offrandes en or et en argent. Mais Nicias retarda l’assaut à dessein, il laissa même les Syracusains y envoyer une troupe, par crainte de voir ses soldats en accaparer les richesses pour eux-mêmes sans rien laisser dans le butin commun, et d’être déclaré seul responsable de ce sacrilége", Plutarque, Vie de Nicias 16). Sur quelle source s’appuie Plutarque ? Si son affirmation est fondée, doit-on en conclure que Nicias est stupide au point de priver les Athéniens d’une conquête décisive dont l’occasion ne se reproduira plus jamais (le contrôle de l’Olympeion garantit la contrôle de toute la vallée basse du fleuve Anapos, et nous verrons que la possession de cette vallée par les Syracusains sera l’une des clefs de leur victoire finale, par ailleurs la captation du trésor de l’Olympeion aurait permis à Nicias de renflouer rapidement ses caisses) à cause de ses obsessions bigotes ? ou bien craint-il que le pillage de l’Olympeion par les Athéniens provoque un scandale dans toutes les cités siciliens et les incitent à s’engager ouvertement aux côtés des Syracusains ? ou bien espère-t-il que certains Syracusains, bigots comme lui ou simplement favorables à Athènes ou adversaires politiques d’Hermocratès, apprécieront son respect pour le sanctuaire de l’Olympeion jusqu’à s’entendre avec lui et livrer leur cité sans que les Athéniens aient besoin de combattre ? Ces différentes hypothèses ne sont pas incompatibles, et elles s’accordent par ailleurs très bien avec la personnalité bondieusarde et trouillarde de Nicias. En tous cas, les Syracusains ont le temps de revenir, de traverser le fleuve Anapos en amont, de contourner la colline déserte de l’Olympeion et de prendre position sur la route également déserte reliant Syracuse à Héloros (aujourd’hui Noto), devant le fortin athénien de Daskon ("Les premiers qui arrivèrent furent les cavaliers syracusains. Puis arriva l’infanterie, qui avança au complet jusqu’à proximité du camp athénien. Comme l’ennemi ne se portait pas à sa rencontre, l’armée syracusaine s’établit pour la nuit sur la route d’Héloros", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.66) Thucydide consacre entièrement le paragraphe 68 du livre VI de sa Guerre du Péloponnèse au discours d’encouragement que Nicias adresse aux soldats athéniens, et il commence le paragraphe suivant en disant qu’"immédiatement après cette exhortation Nicias avança ses troupes". Un tel resserrement narratif pourrait sous-entendre que Nicias pour une fois assume pleinement le risque d’une bataille, et se jette tête baissée dans la mêlée, avec courage et détermination. Mais nous inclinons plutôt à croire que son attitude en la circonstance est dictée par les pressions de Lamachos : "Depuis que nous sommes en Sicile, ô Nicias, je répète que nous devons prendre d’assaut Syracuse pour empêcher les Syracusains de s’organiser, or nous avons perdu des mois à cause d’Alcibiade qui a voulu magouiller avec les cités de l’île pour sa gloire personnelle avant d’être rappelé à Athènes, nous avons encore perdu des mois à cause de toi qui nous a embarqués vers la côte nord pour nous ridiculiser devant Himère et Hybla-Géléatis ! Enfin nous débarquons devant Syracuse désertée par ses habitants, nous pouvons franchir ses murs sans risque puisque personne n’est là pour les défendre, mais non : tu nous imposes encore de perdre du temps à construire des palissades pour nous protéger contre un ennemi qui se trouve actuellement sur la route de Catane ! Je n’ai pas l’habitude de m’opposer aux politiques parce que ma nature de militaire professionnel me retient de discuter les ordres, mais ça suffit maintenant : on y va, oui ou merde ?", pressions auxquelles Nicias acculé a répondu en maugréant : "D’accord, d’accord, on y va, ne t’énerve pas, pfff". Le combat s’engage, les Syracusains peu habitués aux grandes batailles sont surpris ("Les Syracusains ne s’attendaient pas à devoir entrer si vite en action. Certains d’entre eux étaient même partis vers la cité, qui était toute proche. Ils revinrent en courant de toutes leurs forces et, à mesure qu’ils rejoignaient l’armée, allèrent se placer où ils pouvaient dans les rangs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.69). Longtemps indécise, perturbée par un violent orage qui ébranle l’ardeur des jeunes combattants, la bataille tourne finalement à l’avantage des Athéniens ("Les deux armées se battirent longtemps sans céder de terrain. Survinrent des coups de tonnerre avec des éclairs et une violente averse : ce phénomène ajouta encore à l’effroi ressenti par les combattants qui vivaient leur première bataille et n’avaient aucune expérience de la guerre. Les vétérans de leur côté furent beaucoup moins impressionnés par la chose, qui était normale en cette saison, que par la résistance de l’adversaire. Ce furent les Argiens qui, enfonçant l’aile gauche des Syracusains, prirent les premiers l’avantage. Puis les Athéniens refoulèrent à leur tour les troupes qui leur étaient opposées. Alors tout le reste de l’armée ennemie s’effondra et prit la fuite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.70). Mais c’est un avantage qui ne peut pas être exploité car les cavaliers syracusains protègent leurs compatriotes fantassins en fuite, et les Athéniens n’ont aucune cavalerie à leur opposer ("Paralysés par la nombreuse cavalerie syracusaine, qui était indemne, les Athéniens ne purent pas poursuivre les fuyards très loin, car les cavaliers ennemis chargeaient et refoulaient tous les hoplites qu’ils voyaient s’élancer aux trousses de leurs camarades. L’armée victorieuse resta donc groupée et se borna à suivre l’ennemi en retraite aussi loin qu’elle pût sans s’exposer. Puis elle revint en arrière et érigea un trophée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.70). Le bilan est donc mitigé. La victoire sur le terrain revient incontestablement aux Athéniens, mais elle est suivie d’un rembarquement car les Athéniens sont désormais encerclés par la cavalerie syracusaine et n’ont rien à lui opposer, les approvisionnements de l’armée athénienne dépendent du libre accès à la mer qui peut être menacé si les Syracusains rassemblent leurs navires pour fermer la grande baie. Par ailleurs, Thucydide insiste bien sur le courage des Syracusains qui, même s’ils ont été battus, mérite tous les éloges ("Dans cette bataille comme dans les autres, les Syracusains ne manquèrent jamais de fougue ni d’audace. Dans les limites de leur expérience militaire, ils ne furent pas inférieurs en courage à leurs adversaires. Seule leur infériorité dans l’art des combats les amena, bien malgré eux, à abandonner leur résolution", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.69). Hermocratès après la bataille, pour relativiser la défaite de ses compatriotes, ira dans le même sens : "Nous avons perdu parce que nous manquons de technique militaire, non pas parce que nous avons manqué de courage" ("Hermocratès fils d’Hermon prit la parole. […] Il s’efforça de ranimer l’ardeur de ses concitoyens et les invita à ne pas se laisser abattre par leur défaite, qui résultait non pas d’une faiblesse dans leur résolution mais de la confusion régnant dans leurs rangs. Du reste, ils ne s’étaient pas laissés surclasser autant qu’on pouvait s’y attendre, ayant eu à combattre les troupes les mieux entrainées de Grèce, comme des amateurs face à des spécialistes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.72). La tentative de prendre Syracuse par surprise a définitivement échoué. Sur le plan militaire, Nicias et Lamachos ont besoin de nouvelles recrues pour remplacer les hommes tombés et affronter les troupes ennemies désormais beaucoup plus nombreuses (car les Syracusains ne sont plus seuls, les autres cités de Sicile leur envoient des régiments pour les soutenir), et surtout besoin d’une cavalerie pour contrer la cavalerie syracusaine. Sur le plan logistique, ils ont impérativement besoin - comme le Perse Mardonios à Platée en -479 - de trouver des nouveaux fonds et du blé pour éviter de provoquer famine et mutinerie dans leurs rangs ("Ce n’était plus possible de mener des opérations à partir de cette base [de Daskon] avant d’avoir amené de la cavalerie d’Athènes et d’en avoir recruté sur place, afin de ne pas être complètement dominés par l’ennemi dans ce domaine. Ils devaient aussi trouver de l’argent en Sicile même ou en recevoir de chez eux. Ils espéraient s’assurer le concours de certaines cités qui se montreraient peut-être plus dociles au lendemain de cette bataille. Ils devaient enfin se procurer du blé et tout ce dont l’armée pourrait avoir besoin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.71). C’est l’échec de la guerre de mouvement, et le début d’une guerre d’usure. Les Athéniens remontent sur leurs navires et regagnent Catane ("Ils accordèrent une trêve aux Syracusains pour leur rendre les corps des deux cent soixante hommes qu’ils avaient perdus, eux et leurs alliés. Puis, après avoir recueilli les cendres de leur cinquantaine de camarades morts athéniens ou alliés, ils se rembarquèrent pour Catane", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.71). Ils tentent de prendre Messine, sans succès puisqu’Alcibiade avant de fuir vers le Péloponnèse a aidé les anti-athéniens à accaparer le pouvoir. Ils finissent par s’installer à Naxos pour y passer le reste de l’hiver -415/-414 ("A peine le corps expéditionnaire athénien avait-il regagné Catane, qu’il se rembarqua pour Messine, dans l’espoir de se faire livrer la place. Mais l’intrigue nouée dans ce but n’aboutit pas, car quand Alcibiade rappelé à Athènes et relevé de son commandement quitta la Sicile, il savait que l’exil était sa seule issue : informé de cette intrigue, il avertit les Messiniens amis de Syracuse, qui tuèrent les conjurés. Quand les Athéniens se présentèrent, ces derniers se soulevèrent et exigèrent les armes à la main qu’on leur fermât les portes de la cité. Les Athéniens restèrent treize jours dans les parages, puis, éprouvés par le mauvais temps, manquant de ravitaillement et n’obtenant aucun résultat, ils gagnèrent Naxos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.74), d’où ils envoient une trière vers Athènes pour réclamer les renforts indispensables ("[Les Athéniens] s’installèrent à Naxos pour l’hiver [-415/-414], après avoir édifié des fortins et une palissade autour de leur camp. Ils envoyèrent une trière à Athènes pour réclamer de l’argent et de la cavalerie, qu’ils désiraient recevoir au début du printemps [-414]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.74 ; on note que, selon ce passage de Thucydide, les Athéniens se tournent désormais vers Athènes pour avoir de l’argent et non plus vers les Egestains, cela sous-entend que Nicias n’espère plus recevoir les fonds que ces derniers ont promis avant la guerre, et plus généralement qu’il n’attend plus rien des Siciliens) qu’ils obtiendront au début du printemps -414 ("La trière athénienne que les stratèges avaient envoyée de Sicile pour réclamer de l’argent et de la cavalerie arriva à Athènes. Ayant pris connaissance du rapport qui leur était adressé, les Athéniens décidèrent d’envoyer des subsides et des cavaliers au corps expéditionnaire. Là-dessus l’hiver [-415/-414] prit fin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.93 ; "Au début du printemps [-414], les forces athéniennes de Sicile […] trouvèrent les cavaliers qui arrivaient d’Athènes, soit deux cent cinquante hommes équipés mais non montés, les chevaux devant leur être fournis sur place. On avait en outre envoyé trente archers à cheval et trois cents talents d’argent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.94).


La deuxième bataille de Syracuse (printemps -414)


Les Syracusains ont tiré les leçons de leur défaite. Les troupes sont désormais rassemblées sous un commandement unique - elles étaient jusque là dispersées sous les autorités de quinze stratèges ("Ce qui leur avait causé beaucoup de tort, c’était le nombre de leurs stratèges et le partage du commandement, s’ajoutant au désordre et à l’indiscipline dans la troupe : les Syracusains effectivement avaient une quinzaine de stratèges. [Hermocratès] affirma que, si les Syracusains gardaient seulement les stratèges expérimentés et s’ils employaient l’hiver [-415/-414] à réorganiser le corps des hoplites, en fournissant des armes aux citoyens qui en étaient dépourvus pour disposer des effectifs les plus nombreux possibles et en astreignant les hommes à un entrainement régulier, ils vaincraient normalement l’adversaire, la discipline dans l’action s’ajoutant à leur courage naturel", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.72) ! -, confié à Hermocratès, assisté d’un nommé "Héracléidès" et d’un nommé "Sicanos" ("A la suite du discours d’Hermocratès, les Syracusains votèrent toutes les propositions de l’orateur. Ils désignèrent trois stratèges seulement : Hermocratès lui-même, Héracléidès fils de Lysimachos et Sicanos fils d’Exèkestos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.73). Pour éviter de revivre une situation aussi périlleuse que celle qu’ils viennent de subir sous les murs de leur cité, les Syracusains fortifient les environs. Ils construisent une muraille qui coupe complètement le plateau du Téménitès de l’intérieur des terres, ils fortifient également la colline de l’Olympeion au sud et la cité de Mégara au nord (la cité contrôlant la baie dont Lamachos, avant le départ vers la Sicile, avait vanté la valeur stratégique et où il voulait stationner la flotte athénienne, comme nous l’avons vu plus haut : "Les Syracusains effectuèrent au cours de cet hiver [-415/-414] des travaux de fortifications. Aux abords de leur cité, ils construisirent une muraille incluant le Téménitès et s’étendant face aux Epipoles sur toute la largeur du plateau pour que, s’ils subissaient un revers, l’ennemi n’ait plus la possibilité d’investir la place en franchissant le simple mur existant autour de la cité. Ils établirent d’autre part un poste fortifié à Mégara et un autre à l’Olympéion. Enfin ils plantèrent des rangées de poteaux le long de la mer, partout où un débarquement était possible", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.75). Ils profitent que les Athéniens ont installé leur quartiers d’hiver à Naxos pour saccager leur camp désert de Catane ("Sachant que les Athéniens étaient installés pour l’hiver [-415/-414] à Naxos, ils lancèrent une expédition vigoureuse contre Catane. Après avoir saccagé le territoire de cette cité et incendié le camp athénien avec les baraquements qui s’y trouvaient, ils regagnèrent Syracuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.75). Et ils entament un ballet diplomatique pour trouver des nouveaux alliés. Hermocratès se rend à Camarine qui, depuis l’intervention de Lachès en -427 dans le différend entre Syracuse et Léontine (nous renvoyons ici à notre para sur la deuxième guerre du Péloponnèse), a observé une stricte neutralité alors que son origine dorienne devrait l’incliner vers Syracuse : craignant que les Camariniens basculent dans le camp athénien après la récente défaite syracusaine autour de l’Olympeion, il veut leur répéter le discours de Géla de -425 : "Rejoignez-nous contre l’envahisseur, mettons nos différends momentanément entre parenthèses pour le combattre, la Sicile aux Siciliens" ("Ils apprirent que les Athéniens, comptant sur l’alliance conclue au temps de Lachès, avaient envoyé une ambassade à Camarine pour tenter d’obtenir le concours de cette cité. Ils décidèrent alors d’en envoyer une eux aussi. […] Témoins du succès remporté par les Athéniens dans le récent engagement [devant Syracuse], les Camariniens risquaient d’accepter les avances de ces derniers et de se ranger dans leur camp en vertu de leur ancienne alliance. Une ambassade conduite par Hermocratès quitta donc Syracuse pour Camarine", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.75). Mais les Camariniens décident prudemment de rester neutres ("Pour ne pas paraître inamicaux avec les Athéniens, qui avaient eu l’avantage dans la bataille, ils jugèrent à propos d’adresser la même réponse aux deux parties. Tel fut le résultat de leurs délibérations : ils répondirent qu’étant alliés aux deux cités belligérantes ils estimaient en l’occurrence qu’ils ne devaient accorder leur concours à aucune d’elle", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88). Hermocratès envoie des ambassadeurs à Sparte ("Des ambassadeurs furent envoyés à Corinthe et à Sparte pour obtenir l’envoi d’une force alliée et décider les Spartiates, pour aider Syracuse, à agir plus énergiquement contre les Athéniens en rouvrant les hostilités. Ils comptaient que ces derniers seraient ainsi forcés de rappeler leurs troupes de Sicile, ou du moins qu’ils auraient des difficultés à en envoyer des nouvelles pour renforcer celles qui s’y trouvaient déjà", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.73). De leur côté, les Athéniens passent aussi l’hiver -415/-414 à chercher des alliés. Outre une ambassade vers Camarine qui revient bredouille puisque Hermocratès a réussi à obtenir sa neutralité, ils envoient des ambassades vers les autochtones sikèles, dont certains qui habitent dans l’intérieur de l’île acceptent de les ravitailler en blé et en argent ("Les Athéniens installés continuaient à négocier avec les Sikèles afin de s’assurer le concours du plus grand nombre d’entre eux. Parmi ceux des plaines qui étaient soumis à l’autorité de Syracuse, très peu acceptèrent de changer de camp. Mais ceux de l’intérieur, indépendants depuis toujours, prirent rapidement parti pour les Athéniens, et leur envoyèrent du blé et même de l’argent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88). Ils tentent de s’allier les Carthaginois, alors même qu’avant leur départ ils songeaient à les envahir ("Ils envoyèrent aussi une trière à Carthage en mission d’amitié, pour voir si l’on était disposé à les aider", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88), sans résultat. Ils contactent aussi les Tyrrhéniens (alias les "Etrusques" en latin) qu’ils songeaient pareillement à envahir ("Ils dépêchèrent également des ambassadeurs en Tyrrhénie, où certaines cités avaient proposé spontanément de participer à la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88), sans davantage de résultat. Avant le retour du printemps, ils regagnent leur camp de Catane, qui a été saccagé par les Syracusains ("Au cours de l’hiver [-415/-414], les Athéniens changèrent de mouillage : quittant Naxos, ils regagnèrent Catane. Ils remirent en état le camp incendié par les Syracusains et s’y installèrent pour le reste de l’hiver", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88).


Les ambassadeurs syracusains envoyés en Grèce obtiennent satisfaction. Les Corinthiens les reçoivent avec sympathie, et les accompagnent vers Sparte pour soutenir leur demande de reprise de la guerre en Grèce ("Arrivés à Corinthe, [les ambassadeurs syracusains] engagèrent des pourparlers et, invoquant les liens de parenté, demandèrent l’envoi de secours. Les Corinthiens, après avoir décidé de tout faire pour aider Syracuse, désignèrent des représentants pour accompagner les ambassadeurs à Sparte et les aider à obtenir des Spartiates qu’ils rouvrent les hostilités contre les Athéniens en Grèce même, et qu’ils envoient d’autre part une force en Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88). Arrivés à Sparte, Corinthiens et ambassadeurs syracusains se retrouvent… aux côtés d’Alcibiade qui vient d’arriver à Sparte et, plaçant sa personne au-dessus de l’intérêt supérieur de la cité d’Athènes, qui appuie leur demande d’intervenir contre les Athéniens, contre ses compatriotes auxquels il ne pardonne pas l’affaire des Mystères et son arrestation à Catane ("Les ambassadeurs venus de Corinthe se retrouvèrent à Sparte avec Alcibiade et ses compagnons d’exil. […] Devant l’assemblée spartiate, les requêtes présentées par les Corinthiens et les Syracusains s’accordèrent avec celles d’Alcibiade, de sorte que les Spartiates se laissèrent convaincre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.88). Alcibiade dramatise la situation des Syracusains en ajoutant que du sort de ces derniers dépend le sort de Sparte ("Les Syracusains, laissés à eux-mêmes avec leurs armée déjà vaincue une fois malgré la mobilisation de toutes leurs forces, et bloqués par la flotte ennemie, seront incapables de tenir tête aux troupes athéniennes qui opèrent actuellement là-bas. Et si cette cité tombe, c’est toute la Sicile qui succombe, et immédiatement après l’Italie. Alors le péril que j’évoquais tout à l’heure [le blocus du Péloponnèse par la flotte athénienne victorieuse de retour de Sicile] ne tardera guère à s’abattre sur vous. Ne croyez pas que vos délibérations n’aient que la Sicile pour objet : le Péloponnèse sera à son tour menacé si vous ne vous hâtez pas d’envoyer là-bas des navires avec des soldats rameurs et hoplites, et si, encore plus utile que des troupes, vous n’envoyez pas un Spartiate prendre la direction des opérations, organiser les forces disponibles sur place et obliger à combattre ceux qui refusent leur concours, pour que les amis que vous avez dans l’île se sentent encouragés et que les hésitants ne craignent plus de se joindre à la coalition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.91), et il incite les Spartiates à reprendre la guerre directe contre Athènes, en allant jusqu’à leur indiquer la meilleure tactique et le meilleur endroit en Attique pour obtenir la victoire finale, en l’occurrence l’installation d’un fort permanent sur le dème de Décélie, d’où on peut contrôler tous les approvisionnements en direction d’Athènes et tous les mouvements de troupes qui en sortent ("En Grèce même, vous devez relancer la guerre ouverte afin que les Syracusains, voyant que vous vous inquiétez de leur sort, résistent avec une énergie accrue et que les Athéniens soient empêchés de renforcer leur corps expéditionnaire. Vous devez fortifier Décélie : c’est ce que depuis toujours les Athéniens redoutent le plus, la seule épreuve qui leur ait été épargnée au cours de la guerre. […] Sur les avantages que vous vous assurerez en fortifiant Décélie, et sur les difficultés qu’elle causera à vos adversaires, je pourrais m’étendre longuement, mais je me bornerai ici à l’essentiel. Vous serez maîtres de la majeure partie des installations existant dans le pays, soit parce que vous les saisirez de force, soit parce qu’elles tomberont simplement entre vos mains. Les Athéniens seront aussitôt privés des revenus qu’ils tirent des mines d’argent du Laurion, ainsi que des ressources que leur assurent leurs champs et leurs ateliers. Et les versements du phoros effectués par leurs alliés se ralentiront puisque ceux-ci, en vous voyant désormais pousser la guerre avec vigueur, se sentiront moins pressés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.91). Les Spartiates répondent favorablement à la demande : ils s’organisent pour aller s’installer durablement à Décélie (en fait, ils ne s’y installeront qu’au printemps -413), et dans l’immédiat ils envoient Gylippe, le fils de Cléandridas l’ancien tuteur du roi Pleistoanax (nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse ; on se souvient que Cléandridas a été banni de Sparte et a été accueilli à Athènes par Périclès, qui l’a envoyé à Thourioi pour y servir de bras armé contre les autochtones italiotes au profit des colons athéniens, nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), en Sicile avec un contingent ("Quand ils eurent appris tous ces détails de la bouche de celui qu’ils estimaient le mieux informé, [les Spartiates] se sentirent puissamment encouragés. Ils décidèrent donc de s’organiser pour aller fortifier Décélie, et d’envoyer immédiatement de l’aide à leurs amis de Sicile. Ils désignèrent Gylippe fils de Cléandridas pour commander les forces syracusaines et le chargèrent de se mettre en rapport avec les ambassadeurs de Syracuse et avec les Corinthiens pour voir quel était, dans les circonstances, le moyen le plus efficace et le plus rapide pour secourir la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.93). Gylippe, accompagné du stratège corinthien Pythen, gagne Leucade, où il apprend des mauvaises rumeurs sur la situation en Sicile ("Le Spartiate Gylippe et les navires venus de Corinthe étaient dans les eaux de Leucade et se disposaient à aller le plus vite possible secourir la Sicile, quand ils reçurent une succession de nouvelles alarmantes qui, toutes, donnaient une fausse idée de la situation, en présentant Syracuse comme déjà totalement investie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.104). Il décide néanmoins de continuer son voyage avec Pythen, pour sauver ce qui peut l’être encore ("Gylippe abandonna tout espoir sur la Sicile, mais il voulut au moins préserver l’Italie. Lui-même et le Corinthien Pythen, avec deux navires spartiates et deux navires corinthiens, traversèrent donc en toute hâte le golfe Ionien pour gagner Tarente. Les Corinthiens devaient prendre la mer ultérieurement après avoir armé, en plus de leurs dix navires, deux navires de Leucade et trois autres d’Ambracie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.104).


Les Syracusains décident de prendre position sur le plateau des Epipoles, qui domine leur cité à l’ouest et la vallée de l’Anapos au sud ("[Les Syracusains] se dirent que, même si l’assaillant l’emportait au combat, il ne pourrait pas investir Syracuse sans au préalable se rendre maître du plateau escarpé des Epipoles dominant la cité. Ils se résolurent donc à garder les routes qui y donnent accès pour empêcher les Athéniens de les emprunter et de parvenir sur cette hauteur à leur insu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.96), et de confier la garde de ce plateau à un exilé de l’île d’Andros nommé "Diomilos", chef d’un régiment de six cents hommes ("Hermocratès et ses collègues avaient au préalable formé un corps de six cents hoplites d’élite, qui furent placés sous les ordres d’un exilé d’Andros, Diomilos, et reçurent mission de garder les Epipoles et de se tenir prêts à se porter rapidement sur tout autre point où l’on pourrait avoir besoin d’eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.96). Malheureusement pour eux, les Athéniens les prennent de vitesse : débarquant au nord des Epipoles à Léon, ils s’emparent du mont Euryèlos où se trouve un fort syracusain (aujourd’hui Castello Eurialo) qu’ils conquièrent, puis se déploient sur le plateau jusqu’aux portes de la cité. Diomilos tente d’intervenir, mais trop tard, il est tué avec la moitié de ses hommes ("Ayant quitté Catane avec toutes leurs forces, les Athéniens débarquèrent leurs fantassins au lieu-dit Léon, à six ou sept stades des Epipoles. […] Les fantassins s’élancèrent au pas de course vers les Epipoles. Ils gagnèrentles Syracusains de vitesse et parvinrent sur le plateau par l’Euryèlos avant que ceux-ci s’en rendissent compte et eussent accouru des prairies où se passait la revue. Les six cents hommes de Diomilos et d’autres avec eux s’élancèrent aussi vite qu’ils purent, mais ils avaient au moins vingt-cinq stades à parcourir pour franchir la distance qui séparait les prairies de l’ennemi. C’est ainsi qu’ils vinrent finalement se jeter contre les Athéniens en grand désordre, et qu’après avoir été vaincus sur les Epipoles ils durent se replier dans la cité. Trois cents hommes, dont Diomilos, trouvèrent la mort dans cet engagement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.97). Le lendemain, les Athéniens s’avancent vers les murs de Syracuse, mais les habitants refusent de sortir pour combattre. Les Athéniens se replient donc, et s’organisent pour une guerre de position.


Ils construisent un fort à l’arrière sur le mont Labdalon qui leur servira de dépôt ("Le lendemain, ils descendirent en direction de la cité, mais comme l’ennemi ne sortait pas à leur rencontre ils se replièrent. Ils construisirent alors un fort sur le mont Labdalon, au bord du plateau, du côté qui regarde Mégara, qui devait leur servir de dépôt pour le matériel et la caisse de l’armée quand ils se porteraient en avant pour combattre ou travailler aux retranchements", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.97) et un autre fort circulaire au lieu-dit Sykè, juste devant les murs de la cité, d’où ils pourront coordonner leurs efforts dans le siège qui commence ("Après avoir installé une garnison au Labdalon, les Athéniens avancèrent jusqu’à Sykè, où ils s’arrêtèrent. C’est là qu’ils édifièrent en très peu de temps leur retranchement circulaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.98). A partir de ce fort circulaire central de Sykè, ils commencent à élever un mur de pierres et de bois en direction du nord vers le port de Trogilos ("Une partie des Athéniens commença à construire un mur avançant vers le nord à partir du retranchement circulaire. Les autres se mirent à transporter des pierres et du bois qu’ils entassaient le long d’une ligne aboutissant à Trogilos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.99). Ce mur ne sera jamais achevé, ce qui aura des graves conséquences après l’intervention des Spartiates comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse. La raison est que Nicias tombe alors malade. S’agit-il d’une authentique infection des reins, comme le dit Plutarque ("[Le mur entre le fort Sykè et Trogilos] ne fut jamais achevé car la santé de l’homme chargé de sa réalisation [Nicias], épuisé par ses tâches, fut altérée par une néphrétique ["nefr‹tij", dérivé de "rein/nefrÒj"] qui l’empêcha d’en assurer pleinement la supervision", Plutarque, Vie de Nicias 17). S’agit-il plutôt d’une affection psychosomatique, qui trahirait l’anxiété grandissante de Nicias sur la finalité de l’expédition ? En tous cas, celui-ci s’enterre à Sykè. Du côté syracusain, Hermocratès comprend la tactique de ses adversaires, et décide de commencer à son tour la construction d’une contre-approche en direction de ce fort de Sykè ("Suivant les conseils de leurs stratèges, et en particulier d’Hermocratès, les Syracusains décidèrent de ne plus se risquer à affronter les Athéniens en masse. Ils jugèrent préférable de construire une contre-approche en direction du mur que les Athéniens édifiaient, et de leur barrer la route en les gagnant de vitesse. […] Les Syracusains sortirent donc de l’enceinte et se mirent, en partant de la cité, à construire un mur qui devait couper celui des Athéniens au-dessous du retranchement circulaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.99). Mais les Athéniens réagissent vite. Ayant constaté que la garde des assiégés se relâchait chaque jour à heure fixe, ils préparent un assaut ("Observant les Syracusains, ils remarquèrent qu’au milieu de la journée ceux qui n’étaient pas de service restaient dans les tentes ou retournaient même dans la cité, tandis que ceux qui étaient de garde derrière la palissade s’acquittaient négligemment de leur tâche", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.100). Tandis que Nicias toujours malade reste en arrière à Sykè pour protéger le fort contre une hypothétique attaque syracusaine en provenance de la ville ("Le gros de l’armée fut divisé en deux corps. Le premier, sous les ordres de l’un des deux stratèges, se porta en direction de la cité au cas où les Syracusains lanceraient une contre-attaque", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.100), Lamachos s’avance pour aider un groupe de trois cents soldats d’élite à détruire la contre-approche ("Trois cents hoplites athéniens d’élite et un certain nombre de troupes légères, qui furent pour l’occasion équipées d’armes lourdes, reçurent mission de s’élancer au pas de course pour assaillir par surprise la contre-approche. […] Le second corps, avec l’autre stratège [Lamachos], se dirigea vers la partie de la palissade qui avoisinait la poterne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.100). Les Athéniens réussissent rapidement à chasser les Syracusains et à s’emparer de la contre-approche, qu’ils détruisent ("Les trois cents hoplites se jetèrent sur la palissade et s’en emparèrent. Abandonnant leurs postes, les hommes de garde allèrent se réfugier à l’intérieur de l’enceinte avancée protégeant le Téménitès. Les Athéniens qui les poursuivaient allèrent s’y jeter avec eux, mais une fois à l’intérieur ils furent refoulés par les Syracusains. Quelques Argiens et un petit nombre d’Athéniens trouvèrent la mort en cet endroit. L’ensemble de l’armée athénienne se replia, elle abattit les ouvrages de la contre-approche, arracha la palissade, emporta les pieux avec elle et dressa un trophée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.100).


Forts de ce succès, les Athéniens entament la construction d’un autre mur vers le sud, en direction des marais à l’embouchure de l’Anapos, pour envelopper complètement la cité ("Le lendemain [de la prise et de la destruction de la première contre-approche syracusaine], les Athéniens commencèrent, en partant du retranchement circulaire, à édifier un mur le long de la pente descendant vers le marais, sur le flanc des Epipoles qui regarde vers le grand port", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.101). Hermocratès, comme précédemment, ne reste pas inactif, il ordonne la construction d’une nouvelle contre-approche en direction du sud ("Les Syracusains sortirent de la cité, et se mirent une fois de plus à construire une palissade qui, à partir de l’enceinte, devait traverser le marais, bordée d’une tranchée : cet ouvrage visait à empêcher les Athéniens de prolonger leur mur jusqu’à la mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.101). Et comme précédemment, les Athéniens ne laissent pas à l’adversaire le temps de mener à bien son projet : laissant Nicias toujours malade au fort de Sykè, Lamachos et le groupe de trois cents soldats d’élite se lancent à l’assaut des bâtisseurs syracusains, qui se dispersent en désordre ("Nicias, toujours souffrant, se forçait à participer aux opérations, mais sa maladie s’agrava et il fut contraint de rester dans le camp avec quelques personnes auprès de lui, tandis que Lamachos conduisait les assauts", Plutarque, Vie de Nicias 18 ; "Les Athéniens décidèrent de passer une nouvelle fois à l’attaque et d’assaillir la palissade et le fossé des Syracusains. […] Ils descendirent des Epipoles dans la plaine, ils traversèrent le marais en jetant, là où le sol boueux était le plus résistant, des claies et des planches, sur lesquelles ils passèrent. Ils enlevèrent ainsi au lever du jour presque toute la palissade avec son fossé et, quelques temps après, s’emparèrent du reste. Un combat s’engagea et les Athéniens furent vainqueurs. Les Syracusains s’enfuirent d’un côté vers la cité, de l’autre côté vers le fleuve", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.101). Mais une partie des Athéniens commet l’imprudence de poursuivre les Syracusains qui fuient vers le fleuve Anapos. Voulant les encercler, ils s’aventurent dans la plaine pour s’emparer du dernier passage qui leur permettrait de gagner l’autre rive, or dans la plaine sont stationnés les cavaliers syracusains. Voyant leurs compatriotes en fuite poursuivis par les Athéniens, ces cavaliers interviennent, et massacrent les Athéniens ("Voulant couper la route à ceux-là [qui s’enfuyaient vers le fleuve] et les empêcher de gagner l’autre rive, les trois cents hoplites athéniens d’élite se dirigèrent au pas de course vers le pont. Une grande partie des cavaliers syracusains, qui étaient stationnés là, inquiets, avancèrent à leur rencontre, les mirent en déroute, et allèrent se jeter sur l’aile droite athénienne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.101). Lamachos se rend compte du danger, il se porte en avant pour aider ses hommes en difficultés, et trouve la mort ("En voyant cela, Lamachos arriva de l’aile gauche à la rescousse avec une poignée d’archers et les troupes argiennes. Alors qu’il venait de franchir un fossé et se trouvait isolé avec quelques hommes, il fut tué avec cinq ou six de ses compagnons", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.101 ; "Presque seul, Lamachos s’arrêta pour se préparer à l’attaque des cavaliers ennemis qui fondaient sur lui, commandés par le courageux Callicratès. Ce dernier sortit des rangs et défia Lamachos en combat singulier. Le stratège athénien accepta, il fut blessé le premier, mais il porta à son addversaire un coup mortel, et tous deux expirèrent en même temps", Plutarque, Vie de Nicias 18). Les cavaliers syracusains ne profitent pas de leur avantage, ils se replient ("Voyant ensuite le reste de l’armée athénienne avancer vers eux, ils se replièrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.101). Leurs compatriotes assiégés en ville, ayant assisté à la scène, reprennent courage, et se regroupent pour attaquer le fort de Sykè ("Les Syracusains qui avaient fui vers la cité reprirent courage après avoir vu ce qui venait de se passer. Ils sortirent à nouveau de l’enceinte et vinrent se ranger face aux Athéniens qui tenaient le secteur. Ils envoyèrent un détachement attaquer le retranchement circulaire établi sur les Epipoles, espérant le trouver sans défenseurs et s’en emparer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.102). Mais Nicias, qui s’y est enfermé pour soigner sa migraine, a encore suffisamment d’esprit pour brûler tout le bois à sa disposition devant sa position. Face à cette barrière de feu infranchissable et au retour des Athéniens d’élite qui ont échappé aux cavaliers syracusains dans la plaine, les assaillants syracusains se replient à l’abri derrière les remparts de leur ville ("Ils parvinrent à se rendre maître du mur avancé de dix plèthres et le détruisirent. Mais ils échouèrent devant le fort lui-même par suite de l’action de Nicias qui, malade, était resté là : celui-ci, comprenant que faute de soldats il n’avait plus d’autre moyen de résister avec succès, ordonna aux auxiliaires de mettre le feu aux machines de guerre et aux pièces de bois entassées devant le mur. Il obtint le résultat escompté : les Syracusains suspendirent leur marche à cause de l’incendie. Puis ils battirent en retraite, car déjà les Athéniens ayant repoussé leurs adversaires dans la plaine envoyaient des troupes sur le plateau pour défendre le retranchement circulaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.102).


La première bataille de Syracuse fin -415 s’est achevée par un succès militaire athénien, mais un flou politique et diplomatique. La deuxième bataille de Syracuse au printemps -414 que nous venons de raconter s’achève sur un résultat contraire. Sur le plan militaire, la situation des Athéniens est devenue périlleuse : Lamachos, le stratège le plus compétent parmi les trois nommés au départ, a trouvé la mort en défendant courageusement ses compatriotes imprudents dans la plaine de l’Anapos, l’incompétent Nicias ne pourra jamais le remplacer aussi efficacement dans les manœuvres, la situation des assiégés et des assiégeants semblent désormais bloquée puisque les uns sont solidement retranchés derrière leurs murs et les autres n’ont plus de machines pour les en déloger (Nicias les a brûlées), et la possession du terrain marécageux entre le fort du Sykè et le grande baie (où Lamachos a trouvé la mort) reste si incertaine que Nicias ordonne la construction d’un second mur parallèle au premier ("Les Athéniens construisirent un double mur allant du pied des Epipoles jusqu’à la mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.103). Sur le plan politique et diplomatique en revanche, Thucydide contemporain des faits est catégorique : Athènes a gagné. Les cités siciliennes, et jusqu’aux Tyrrhéniens d’Italie, qui hésitaient jusqu’alors à prendre parti se rangent du côté athénien en constatant l’incapacité des Syracusains à obtenir une victoire décisive ("Les approvisionnements leur arrivèrent de tous les coins de l’Italie. Beaucoup de Sikèles qui étaient restés jusque-là dans l’expectative vinrent combattre à leurs côtés. Les Tyrrhéniens leur envoyèrent trois pentécontères", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.103). Dans Syracuse même, la zizanie règne. Hermocratès est désavoué, tandis que son collègue Héracléidès garde son statut de stratège ("Les stratèges sous lesquels ces événements se produisirent furent relevés de leurs fonctions. On attribua à leur malchance ou à leur trahison les revers subis. A leur place on désigna Héracléidès, Euclès et Tellias", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.103) : faut-il en déduire qu’une rivalité a éclaté au grand jour entre les deux hommes ? Des négociations de reddition en tous cas sont en cours ("Les Syracusains n’espéraient plus gagner la guerre, n’ayant reçu du Péloponnèse aucune nouvelle. Ils parlèrent entre eux d’accommodements et prirent contact avec Nicias, qui depuis la mort de Lamachos exerçait seul le commandement. Ils ne prirent aucune décision, mais, comme on peut s’attendre de la part de gens à bout de ressources et soumis à un siège plus rigoureux qu’avant, ils multiplièrent les discussions avec le stratège ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.103). La Sicile tout entière est sur le point de devenir athénienne.


C’est alors que dans leur dos les Athéniens entendent arriver le Spartiate Gylippe, bousculant leur garnison d’Euryèlos. Les Syracusains quittent immédiatement la table où ils étaient prêts à signer leur capitulation ("Un des chefs corinthiens, Gongylos, qui était parti le dernier avec un seul navire, réussit à arriver le premier à Syracuse, devançant de peu Gylippe. Il survint au moment même où les Syracusains allaient tenir une assemblée pour discuter des moyens de mettre fins aux hostilités. Il les empêcha de donner suite à leur projet et leur rendit courage en leur annonçant que d’autres navires étaient en route et que les Spartiates leur avaient envoyé Gylippe fils de Cléandridas pour prendre la direction des opérations. Retrouvant alors leur assurance, les assiégés sortirent en masse pour se porter à la rencontre du Spartiate dont on leur signalait l’arrivée imminente. Celui-ci, après s’être emparé au passage du fort sikèle d’Iétai, approchait maintenant des Epipoles avec ses troupes en formation de combat. Il parvint sur le plateau en passant par l’Euryèlos, comme avant lui les Athéniens, puis il marcha en compagnie des Syracusains contre le mur de circonvallation", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.2). Gylippe en effet a atteint la Sicile. Il a relâché à Locres, où il a appris que Syracuse n’était pas pas encore prise par les Athéniens, il s’est arrêté ensuite à Himère (la cité qui a fermé ses portes à Nicias en -415 : "Gylippe et Pythen [stratège corinthien qui accompagne Gylippe] quittèrent Tarente et longèrent la côte pour arriver à Locres près du cap Zéphirien. Grâce aux informations plus exactes qui leur parvinrent alors, ils surent que Syracuse n’était pas encore complètement investie et que leur armée pouvait toujours s’introduire dans la cité en passant par les Epipoles. Ils se consultèrent donc pour savoir s’ils devaient côtoyer la Sicile sur leur droite pour se risquer à entrer dans le port de Syracuse, ou sur leur gauche pour aller à Himère prendre des troupes que leur fourniraient cette cité et les autres peuples leur offrant leur concours et arriver ensuite par terre dans la cité assiégée. Ils se décidèrent à mettre le cap sur Himère", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.1), dont les habitants lui ont apporté soutien matériel et moral, il y a reçu également des délégations favorables en provenance de Sélinonte et de Géla, et d’une partie des Sikèles autochtones. C’est avec toutes ces troupes alliés qu’il s’est dirigé vers Syracuse, qu’il atteint juste au moment où les Syracusains négocient leur capitulation ("Arrivés à Himère, ils réussirent à persuader les habitants de se joindre à eux et de fournir des armes à ceux de leurs matelots qui en manquaient […]. Des émissaires furent envoyés chez les Sélinontains pour leur fixer un lieu de rendez-vous, où ils viendraient se joindre aux Péloponnésiens avec toutes leurs forces. La cité de Géla promit aussi de leur envoyer quelques troupes et certains peuples sikèles prirent le même engagement. […] Le Spartiate eut ainsi avec lui, aux côtés des presque sept cents marins péloponnésiens équipés d’armes lourdes et mille hoplites équipés d’armes légères, cent cavaliers d’Himère, des troupes légères et des cavaliers de Sélinonte, un petit contingent envoyé par Géla et un millier de Sikèles. Il se mit en route pour Syracuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.1). La guerre en Sicile reprend. Les Syracusains ne le savent pas encore, mais cette intervention spartiate en Sicile contre des troupes athéniennes a été mené parallèlement à une autre intervention spartiate en Argolide, pour inciter les Athéniens à leur déclarer la guerre : les Athéniens sont tombés dans le piège, ils ont répondu à l’agression spartiate en Argolide, la guerre ouverte reprend donc entre Sparte et Athènes ("A la même époque cet été-là [-414 ; "Kat¦ de toÝj aÙtoÝj crÒnouj toÚtou toà qšrouj"] , les Spartiates envahirent l’Argolide avec leurs alliés et saccagèrent la majeure partie du territoire. Les Athéniens envoyèrent trente navires au secours des Argiens. Cette intervention constitua la violation la plus flagrante du traité conclu avec Sparte. Au cours des années précédentes en effet, ils n’avaient prêté assistance à Argos et à Mantinée qu’en favorisant des incursions depuis Pylos ou des débarquements sur divers points du Péloponnèse en évitant la Laconie, et en repoussant les demandes réitérées des Argiens qui les pressaient de descendre en armes dans le pays et de le saccager de concert avec eux, ou du moins une partie du pays, avant de se rembarquer. Mais cette année-là, sous les ordres de Pythodoros [celui qui a été exilé en -424, et qui cherche ainsi à se redorer son blason ?], de Laispodias [futur acteur du régime des Quatre Cents selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.86] et de Démaratos, ils débarquèrent sur l’Epidauros Limèra [péninsule de Laconie, dont le cap Malée constitue la pointe], à Prasiai [port de Cynurie revendiquée par les Spartiates, à la frontière entre Cynurie et Argolide, à l’entrée du golfe Argolique] et sur d’autres points du territoire dont ils saccagèrent les campagnes, permettant dès lors aux Spartiates d’invoquer des arguments valables pour reprendre les armes contre Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.105). La paix de Nicias a vécu. Elle n’aura duré que sept ans, et selon Thucydide elle n’aura été qu’un entre-deux-guerres, une fausse paix ("Pendant six ans et dix mois [de -421 à -414], chacune des deux cités s’abstint de toute attaque contre le territoire de l’autre, mais ailleurs les hostilités ne furent jamais vraiment suspendues, Athéniens et Spartiates cherchèrent toujours à se faire mutuellement le plus de mal possible. Finalement, ils furent amenés à dénoncer le traité qui avait mis fin aux dix ans de guerre [la deuxième guerre du Péloponnèse, de -431 à -421] et ils recommencèrent à se battre ouvertement [à l’été -414]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.25), comme celle qui durera difficilement entre 1918 et 1939. La troisième guerre du Péloponnèse commence.


L’expédition vers la Sicile incite à l’uchronie. Cette expédition pouvait-elle réussir ? Cette question sous-entend deux autres questions. Primo : les Athéniens auraient-ils pu vaincre en Sicile si Alcibiade n’avait pas été rappelé ? Secundo : les Athéniens auraient-ils pu vaincre en Sicile après le départ d’Alcibiade ? Prenons le temps d’étudier chacune de ces deux questions.


A la première question, nous pouvons répondre très clairement : non. Depuis deux mille cinq cents ans, des livres imaginent des événements alternatifs, fantasment sur le déroulement et l’issue de cette campagne sicilienne si Alcibiade n’avait pas été déchu de son commandement. Encore aujourd’hui, en l’an 2000, des jeux vidéos proposent des scénarios dans lesquels Alcibiade, tel un proto-Alexandre ou un proto-César ou un proto-Napoléon, devient le conquérant de toute la Sicile, puis de toute l’Italie, puis de Carthage, et assure la domination athénienne sur l’ensemble du monde méditerranéen occidental. Mais quand on analyse sérieusement les données historiques, si Alcibiade était resté aux côtés de Nicias et de Lamachos le destin de l’expédition n’aurait certainement pas été différent de ce qu’il a été. Négocier avec chaque cité sicilienne dans l’espoir qu’elle s’allie aux Athéniens contre Syracuse, comme le prônait Alcibiade, était une sottise. D’abord parce ce temps perdu en négociations était autant de répit pour les Syracusains, qui ainsi ont pu préparer tranquillement leur défense. Ensuite parce que cela mettait en lumière la faiblesse des Athéniens, leur incapacité à s’emparer seuls de Syracuse, et par conséquent contribuait à précipiter les Siciliens dans les bras des Syracusains. Avec le recul, le plan de Lamachos (qui était aussi celui de Nicias devant l’Ekklesia, avant le départ vers la Sicile), qui proposait d’attaquer tout de suite les Syracusains pour les couper du reste de l’île et les discréditer aux yeux des autres Siciliens, était bien le plan le plus intelligent, celui qui avait militairement le plus de chances de réussir, même s’il ne garantissait pas la victoire finale. Allons plus loin. Supposons les Athéniens vainqueurs des Syracusains, peu importe comment. La Sicile n’est pas le Péloponnèse. Les cités siciliennes sont majoritairement des démocraties tirant leur richesse de la maîtrise de la mer, elles ne sont pas comme les cités péloponnésiennes des royautés ou des oligarchies tirant leur richesse de la possession de terres, autrement dit elles sont des doubles d’Athènes. Les Athéniens ne peuvent pas justifier l’invasion de la Sicile par la volonté d’y instaurer la démocratie, puisque les cités siciliennes sont déjà démocratiques. Et les Athéniens ne peuvent pas compter sur leur supériorité navale pour remporter la victoire finale puisque les cités siciliennes, contrairement à Sparte et à ses voisines péloponnésiennes, ont autant d’expérience navale qu’eux (à l’extrême fin de la campagne en -413, bien conscients de la mauvaise tournure des événements, assaillis de toutes parts, pressentant leur proche défaite, ils regretteront amèrement d’avoir négligé ces deux points : "[Les Athéniens du corps expéditionnaire] regrettaient amèrement d’avoir entrepris l’expédition. Ils avaient attaqué des cités du même type qu’Athènes, c’est-à-dire gouvernées comme elle par un régime démocratique, et possédant des navires, des chevaux et une population nombreuse. Ils n’avaient donc eu la possibilité ni de les gagner en provoquant des changements de régime qui les eussent dotées de gouvernements plus favorables à Athènes, ni d’avoir sur elles une large supériorité militaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.55). Allons encore plus loin. Supposons les Athéniens vainqueurs des Syracusains et de tous les autres Siciliens. Nul doute qu’au fil des mois et des années leur position se serait fragilisée face à l’hostilité des Siciliens, ceux-ci leur auraient imposé une guérilla indépendantiste de même type que celle du FLN en Algérie face à la France jusqu’en 1962 ou que le Viêt Cong au Vietnam face aux Etats-Unis jusqu’en 1973. Athènes aurait dû diviser sa flotte pour risposter à cette guérilla en Sicile, sans y réussir, tandis qu’en mer Egée les insulaires auraient profité de cette division pour s’émanciper, et comme prévu par Périclès l’empire se serait effondré de toute façon puisque le phoros n’aurait plus été payé aussi régulièrement pour entretenir la flotte, qui elle-même n’aurait plus été en mesure d’assurer la pérennité de l’empire. Au fond, le seul point positif dans cette uchronie spéculant sur le maintien d’Alcibiade comme stratège en Sicile, est l’issue personnelle fatale que ledit Alcibiade y aurait subie. L’expédition en Sicile étant de toute façon vouée à l’échec, soit sous les murs de Syracuse, soit dans une quelconque vallée sicilienne ou devant les portes closes d’une quelconque cité sicilienne après la conquête de Syracuse, soit au large des côtes siciliennes dans un combat naval mené par des rebelles siciliens refusant l’hégémonie athénienne, Alcibiade y aurait fini de la même manière que Lamachos et Nicias : il y aurait trouvé la mort. Athènes aurait ainsi été débarrassée de lui. La guerre contre Sparte n’aurait peut-être pas repris aussi vite, et le régime démocratique aurait peut-être duré plus longtemps. Car mort en Sicile, Alcibiade n’aurait pas poussé Sparte à reprendre les armes contre Athènes, à envoyer le contingent de Gylippe en Sicile. Et même si Sparte avait repris les armes, elle n’aurait pas eu les plans de Lamachos et Nicias communiqués traitreusement par Alcibiade (leur ancien collègue !) pour vaincre aussi rapidement le corps expéditionnaire athénien en Sicile, et elle n’aurait jamais eu l’idée de prendre position à Décélie pour asphyxier Athènes. Dans leurs scénarios divers, les uchronistes pensent à Alcibiade presque toujours comme à un irrésistible meneur d’hommes et un génie militaire, qui aurait maintenu par son prétendu charisme une autorité naturelle sur ses deux collègues Nicias et Lamachos en toutes circonstances. Mais répétons encore une fois qu’Alcibiade n’est pas un Alexandre ni un César ni un Napoléon. Et Nicias et Lamachos ne sont pas des lieutenants dévoués aveuglément à Alcibiade. Pour comprendre la réalité des rapports entretenus par ces trois personnages, associons-les à des figures bien connues du XXème siècle. Lamachos est un équivalent antique du général Massu, Nicias est un équivalent antique du général Gamelin, et Alcibiade est un équivalent antique de François Mitterrand. Le premier est un baroudeur courageux animé par le bon sens, le deuxième est une motte de vanité sous un uniforme rutilant, le troisième est une cothurne parlementaire. Comment imaginer qu’un tel triumvirat de Pieds Nickelés aurait pu durer et construire quoi-que-ce-soit en Sicile ?


La seconde question quant à elle est posée par des gens qui n’ont jamais lu Thucydide. Car Thucydide, qui, rappelons-le, est un contemporains des faits, qui a une connaisance du dossier plus sérieuse que les romanciers et les créateurs de jeux vidéos de l’an 2000 uchronisant sur Alcibiade, l’écrit noir sur blanc : Athènes a gagné. Les ralliements sont généraux. La paix est prête à être signée, seule l’arrivée in extremis de Gylippe bouscule les Syracusains, les réveille soudain comme on sort brusquement d’un cauchemar, et leur redonne la lucidité : "Holà ! Quelle bêtise nous apprêtions-nous à commettre ! Dans quelle folle inconscience désespérée étions-nous plongés !". La scène rapporté par Thucydide au paragraphe 103 livre VI de sa Guerre du Péloponnèse, où les représentants syracusains s’avancent vers les chefs militaires athéniens pour signer leur capitulation, doit être comparée à la scène du 22 juin 1940 dans le wagon de Compiègne, où le général Huntziger et ses pairs s’installent face aux chefs militaires allemands pour signer l’armistice. L’apparition soudaine du contingent de Gylippe dans le dos de ces chefs militaires athéniens provoque dans l’esprit des Syracusains le même déclic qu’aurait pu provoquer dans l’esprit des Français un parachutage soudain de troupes anglaises dans la forêt de Compiègne le 22 juin 1940, la même gifle de réalisme brutal : "Reprenez-vous ! Vous n’êtes pas seuls ! Vous avez certes perdu une bataille, mais la guerre n’est pas terminée !". Autrement dit, la question : "Les Athéniens auraient-ils pu vaincre en Sicile si Alcibiade n’avait pas été rappelé ?" est une absurdité absolue. Car c’est justement parce qu’Alcibiade a été rappelé, que les Athéniens ont perdu. C’est parce qu’Alcibiade a trahi Athènes pour se venger de sa destitution, parce qu’il a pris contact avec Sparte, parce qu’il a communiqué à l’ennemi les plans militaires de sa patrie, qu’Athènes n’a pas réussi à vaincre en Sicile, et n’a même pas pu obtenir la capitualition des Syracusains pourtant défaits sur le terrain. Pour reprendre l’analogie précédente, Alcibiade apparaît comme un général allemand qui, après avoir tout fait pour lancer l’offensive contre la France et avoir été destitué juste avant le début des combats le 10 mai 1940 pour cause de soupçon de participation à une partouze, se serait réfugié à Londres où, informé des succès de ses compatriotes allemands dans les Ardennes, puis à Dunkerque, puis sur la Seine et sur la Loire, il aurait poussé Churchill à parachuter les troupes anglaises à Compiègne sur les arrières de l’armée allemande afin de redonner courage à l’armée française. La reddition des Syracusains, si Gylippe n’était pas intervenu via la trahison d’Alcibiade, n’aurait certainement pas signifié la mainmise des Athéniens sur toute la Sicile, elle n’aurait certainement pas garanti l’hégémonie athénienne en Méditerranée occidentale sur le long terme. Mais elle aurait aussi certainement retardé le désastre qui a suivi, elle aurait peut-être même permis aux Athéniens de sortir du guêpier sans trop de dommages : Nicias, ayant enfin obtenu une victoire, aurait pu revenir à Athènes avec l’acte de capitulation des Syracusains, et ensuite le corps expéditionnaire athénien aurait pu évacuer Syracuse par le haut en signifiant aux habitants : "Obéissez-nous sans discuter, sinon nous reviendrons vous écraser à nouveau", à l’instar des contingents athéniens envoyés ponctuellement contre les cités rebelles des côtes péloponnésiennes ou égéennes (comme à Samos en -440 ou à Mytilène de Lesbos en -427). Avec le recul, on est tenté de conclure que cette expédition en Sicile rate à cause d’une bêtise. Elle rate à cause de deux affaires dans lesquelles Alcibiade est impliqué, qui le poussera dans un engrenage déplorable. Or, nous avons bien insisté sur cela, l’implication d’Alcibiade dans l’affaire des Mystères et dans l’affaire des Hermocopides est en même temps très lointaine et très profonde. Sa participation à des parodies de cérémonies religieuses doit être relativisée dans l’Athènes du Vème siècle av. J.-C. où dieux et héros ne sont plus regardés comme tels mais comme des pitoyables personnages de tragédie (les dionysies mêmes, qui remontent à l’ère mycénienne et qui ont favorisé la naissance de la tragédie au VIème siècle av. J.-C., sont des cérémonies officielles iconoclastes où on ridiculise tous les dieux et tous les héros à travers l’anti-dieu Dionysos, dans des débauches de vin et sexe). Et il ne peut pas avoir participé à la mutilation des Hermès puisque l’expédition vers la Sicile est la grande chance de sa vie : on ne voit pas pour quelle raison au moment de tenter cette chance Alcibiade aurait masochistement risqué de tout perdre en mutilant des Hermès, en revanche on voit très bien pour quelles raisons politiciennes ses rivaux et ses adversaires l’en accusent. Mais sa non-culpabilité dans ces deux affaires n’équivaut pas à une totale innocence. Car les personnes impliquées sont des proches d’Alcibiade. Et le comportement d’Alcibiade après avoir été injustement accusé, est quant à lui impardonnable. Pour bien comprendre l’ampleur de sa méchanceté, et en même temps pour relativiser notre comparaison avec François Mitterrand - qui semble un petit joueur en regard d’Alcibiade ! -, nous renvoyons à un autre épisode de l’Histoire moderne. Les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415 rappellent beaucoup l’affaire de l’Observatoire en 1959. On se souvient que dans cette affaire de l’Observatoire, François Mitterrand a d’abord été accusé de complicité dans la mise en scène du faux attentat, puis, après enquête, a été absous. Mais cette absolution n’équivalait pas à une totale innocence. Car les personnes impliquées dans cette parodie de fusillade étaient des proches, des fripouilles issues de l’extrême-droite qu’il avait fréquentée dans sa jeunesse vichyste, qu’il continuait à fréquenter en 1959, et qu’il a continué à fréquenter jusqu’à la fin de sa vie. L’affaire de l’Observatoire n’a pas été plus loin. Elle a plombé François Mitterrand, qui a choisi sagement de se retirer à la campagne et de fermer sa goule pendant des années en attendant des jours meilleurs. Là s’arrête la comparaison avec Alcibiade. Car Alcibiade ne se retire pas à la campagne, et il ne ferme pas sa goule, au contraire il surenchérit. Il se vend à Sparte pour livrer les secrets militaires d’Athènes, puis, après une histoire de fesses que nous raconterons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, il se vend aux Perses pour livrer les secrets militaires des Grecs en général. Pour prolonger notre analogie, c’est comme si François Mitterrand, après l’affaire de l’Observatoire, pour se venger des Français n’acceptant pas sa proximité avec les fripouilles, s’était vendu à Washington pour livrer les secrets militaires de la France, puis, avoir abusé John Kennedy en couchant avec sa femme Jackie, s’était vendu à Moscou pour livrer les secrets militaires de l’OTAN. Vouloir abolir un régime gangrené par les corrompus et les incompétents pour le remplacer par un régime plus efficace respectant la justice, même au moyen de pressions sociales, comme De Gaulle en 1958 qui joue avec l’opération Résurrection pour abolir la Quatrième République et la remplacer par la Cinquième République, cela est louable ou du moins acceptable. Mais Alcibiade ne veut pas cela, Alcibiade n’est pas De Gaulle. Alcibiade est un candidat de Star Academy avec une couronne de fleurs sur la tête qui veut se venger d’une brimade. Alcibiade est un candidat de province qui arpente le marché pour devenir maire de sa ville, puis député, qui devient ministre grâce à son bagout et, victime d’une cabale politicienne, choisit délibérément de s’exiler pour vendre à l’étranger les secrets obtenus lors de son passage au ministère. Oui nous pensons qu’en la circonstance Alcibiade a été victime d’une injustice, oui nous estimons que les gens qui ont fomenté sa destitution ne sont pas tous fréquentables, oui la volonté d’Alcibiade de se venger de ces gens nous semble compréhensible et même légitime ("Les pires ennemis d’Athènes ne sont pas ceux qui, comme vous [c’est Alcibiade qui parle aux autorités spartiates], lui ont parfois infligé des maux parce qu’ils étaient en guerre contre elle, mais les gens qui ont contraint ses amis à devenir ses ennemis. L’amour de mon pays, que j’éprouvais quand je jouissais en sécurité de tous mes droits de citoyen, je ne l’éprouve plus depuis que je suis victime de l’injustice. J’ai le sentiment que la cité que j’attaque n’est plus ma patrie, et que je cherche plutôt à reconquérir un bien que j’ai perdu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.92), mais est-ce une raison suffisante pour provoquer la ruine d’Athènes ? Il y a une réelle disproportion entre ces deux méprisables petites affaires qui certes bafouent la justice d’un homme, et le désastre général que causeront finalement les agissements vengeurs de cet homme. On peut comprendre l’aigreur, l’amertume, le dégoût du soldat français prisonnier en Allemagne depuis 1940 qui, libéré, revient dans son village en 1942 et découvre que pendant ses deux ans de captivité sa femme l’a trompé avec un jeune voisin de quartier, mais peut-on accepter que, sous prétexte qu’il est un cocu, cet homme pour se venger livre ce jeune voisin à la gestapo sous un motif quelconque, puis la famille de ce jeune voisin, puis le village tout entier, et s’engage finalement dans la Milice pour violer et torturer à loisir les femmes de la région et massacrer tous les jeunes gens en les accusant d’être des terroristes ? La petite vanité d’Alcibiade a coûté cher aux Athéniens, et a posteriori, pour revenir à l’uchronie du maintien d’Alcibiade à son poste de stratège, on se dit que s’il était resté en Sicile un coup de lance perdue les aurait préservés de beaucoup de leurs malheurs.





  

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