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-421 : La paix de Nicias

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Socio-économie

Jusquen -416

L’expédition de Sicile

Keratos : Economique

En apparence, la paix de Nicias en -422 semble un retour à la paix de Trente Ans en -446, un retour à l’hégémonie partagée d’Athènes et de Sparte sur toute la Grèce : les mers reviennent à Athènes, les terres reviennent à Sparte. Les Athéniens fanfaronnent en réalisant des trophées à leur propre gloire ("Les malheurs des hommes apportent souvent la célébrité à des lieux jusqu’alors inconnus : le cap Karireas en Eubée est devenu célèbre par la tempête que les Grecs y essuyèrent en revenant avec Agamemnon du siège de Troie, le nom ‟Psyttalie” près de Salamine est célèbre par les Mèdes [en réalité les Perses, en -480] qui y périrent, de même ‟Sphactérie” est célèbre dans le monde par le désastre subi par les Spartiates. Les Athéniens ont érigé dans l’Acropole une statue de Nikè [déesse de la Victoire] en bronze en souvenir de cet événement", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 36.6 ; "Les Athéniens ont érigé un portique [à Delphes] avec une part du butin réalisé sur les Péloponnésiens et leurs alliés grecs. On y voit des proues de navires avec leurs ornements et des boucliers en cuivre. Dessus sont inscrites les cités aux dépens desquelles les Athéniens amassèrent ce butin : Elis, Sparte, Sicyone, Mégare, Pellènè en Achaïe, Ambracie, Leucade et Corinthe. Je pense qu’il fut réalisé à la suite des victoires que les Athéniens remportèrent sur mer près du promontoire de Rion, où ils sacrifièrent à Thésée et à Poséidon, car l’inscription mentionne les exploits de Phormion fils d’Asopichos", Pausanias, Description de la Grèce, X, 11.6). Un tirage au sort est organisé pour définir qui sera le premier à se retirer des places occupées. Sparte est désigné ("Le sort avait désigné les Spartiates pour rendre en premier leurs conquêtes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.35), peut-être au moyen d’une tricherie magouillée par Nicias ("Un des articles du traité stipulait que l’un et l’autre rendraient les cités conquises et les prisonniers, et que le premier serait désigné par le sort. Selon Théophraste, Nicias fit le nécessaire pour que le sort désignât les Spartiates en premier", Plutarque, Vie de Nicias 10). Les troupes spartiates évacuent la Chalcidique et la cité d’Amphipolis en été -421 ("Le même été [-421], le contingent de Brasidas revint de Thrace, conduit par Cléaridas [le lieutenant de Brasidas qui a effectué une sortie depuis Amphipolis contre l’arrière-garde de Cléon, et qui a tué Cléon l’été précédent, comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse], après la conclusion de la paix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.34). Athènes a ainsi les mains libres pour lancer l’assaut contre Skioné et appliquer la cruelle répression décidée à la fin de la guerre ("Vers la même époque, le même été [-421], les Athéniens prirent Skioné. Ils exécutèrent les hommes en état de porter les armes, réduisirent femmes et enfants en esclavage et donnèrent le territoire à cultiver aux Platéens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.32). Ensuite Athènes libère les Spartiates capturés à la bataille de Sphactérie en -425. Ces soldats libérés sont accueillis avec méfiance par leurs compatriotes à Sparte : on craint que les prisonniers libérés jugent avoir été oubliés et se vengent en prenant le pouvoir, les dignitaires spartiates décident donc de les priver temporairement de leurs droits civiques ("Les Spartiates craignirent que [les prisonniers libérés de Sphactérie], s’estimant dégradés par leur malheur, tentassent un putsch en recouvrant leurs droits. Ils les frappèrent donc d’atimie, même ceux qui avaient exercé des magistratures, leur interdisant d’exercer toute charge publique et de conclure tout acte d’achat ou de vente. Néanmoins, plus tard, ils les réhabilitèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.34). Parallèlement, Sparte refuse de contraindre les Chalcidiens, les Thébains, les Corinthiens à se soumettre à Athènes, au contraire ils les laissent libres de choisir, d’accepter ou non l’hégémonie athénienne ("[Les Spartiates] n’incitèrent aucun de leurs alliés de Thrace, de Béotie et de Corinthe à accepter la paix, alors qu’ils avaient promis aux Athéniens de se joindre à eux pour convaincre les cités récalcitrantes, et même de fixer verbalement un délai au terme duquel celles-ci, en cas d’insoumission, serait considérées ennemies des deux peuples [athénien et spartiate]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.35). Les Athéniens en déduisent que les Spartiates cherchent à les tromper, et en retour ils refusent de restituer Pylos ("Les Athéniens, voyant que ces mesures demeuraient sans effet, soupçonnèrent les Spartiates de nourrir des mauvais desseins. En conséquence, en dépit des réclamations de Sparte, ils ne restituèrent pas Pylos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.35). Des négociations s’engagent, durant lesquelles les Spartiates insistent sur leur bonne foi ("Les Spartiates prétendaient avoir accompli leur part : ils avaient rendu les prisonniers athéniens et avaient ramené leurs troupes de Thrace, en résumé ils s’étaient acquittés de tout ce qui dépendait d’eux. N’étant plus maîtres d’Amphipolis, ils ne pouvaient la livrer, mais ils s’efforçaient de promouvoir la paix auprès des Béotiens et des Corinthiens, d’obtenir l’évacuation de Panacton [dème d’Attique occupé par les Béotiens] et la libération des Athéniens toujours prisonniers en Béotie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.35). Un compromis est finalement trouvé : Sparte accepte qu’un contingent exclusivement athénien reste à Pylos, à condition que les Messéniens et les hilotes rebelles qui s’y sont réfugiés depuis -425 (et qui continuent de s’infiltrer en territoire laconien pour répandre la zizanie, même après la signature de la paix en -422) en soient expulsés ("Après de nombreux pourparlers qui durèrent tout cet été [-421], ils finirent par convaincre les Athéniens de retirer de Pylos les Messéniens, les hilotes et tous les transfuges de Laconie, qui furent installés à Kranioi en Céphalonie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.35).


En réalité, la situation diffère beaucoup de celle de la paix de Trente Ans en -446. A cette époque, Athènes était au faîte de sa puissance et Sparte était invaincue. Or pendant la deuxième guerre du Péloponnèse les Athéniens ont prouvé leur totale dépendance à leurs importations (c’est-à-dire à leur flotte et à leur empire), et les Spartiates ont cassé leur image de meilleurs soldats du monde en se laissant facilement enfermer et capturer sur l’île de Sphactérie. Face à eux, les cités périphériques sont mécontentes d’avoir été écartées des négociations de paix alors que certaines d’entre elles ont participé aux combats, qu’elles ont même remporté des victoires, et que la guerre leur a coûté cher. C’est le cas de Thèbes qui reste sur sa victoire à Délion en -424, de Corinthe qui reste sur sa victoire face à Nicias en -425, de Mégare qui supporte difficilement la présence de troupes athéniennes dans son port de Nisaia, d’Elis qui pendant la guerre a perdu le contrôle de la cité de Lépréon voisine (qui s’est émancipée en cessant de payer l’impôt à Elis et en accueillant une troupe spartiate : "Jadis Lépréon, en guerre contre plusieurs peuples d’Arcadie, avait appelé les gens d’Elis à son secours en leur promettant la cessation de la moitié de son territoire. La guerre terminée, les Eléens avaient laissé ce territoire aux gens de Lépréon contre une redevance annuelle d’un talent versée à Zeus Olympien. Cette redevance fut acquitté jusqu’à la guerre contre Athènes, que les Lépréates utilisèrent comme prétexte pour s’en affranchir. Les Eléens ayant voulu contraindre les Lépréates à tenir leur engagement, ces derniers s’adressèrent aux Spartiates. Quand ils apprirent que le litige était soumis à Sparte, les Eléens pensèrent ne jamais obtenir justice et, refusant l’arbitrage, ravagèrent le territoire de Lépréon. Les Spartiates proclamèrent l’indépendance des Lépréates et blâmèrent la conduite des Eléens, puis, les Eléens méprisant ce jugement, ils envoyèrent à Lépréon une garnison d’hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.31), de Mantinée qui a profité que les Spartiates étaient occupés au loin pour étendre son emprise sur l’Arcadie à leurs dépens ("[Les Mantinéens] avaient soumis à leur domination une partie de l’Arcadie au cours de la guerre contre Athènes, et ils savaient que les Spartiates, désormais les mains libres, ne toléreraient pas cette usurpation", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.29). En conséquence, ces cités font tout ce qu’elles peuvent pour prolonger la guerre ("Les Corinthiens et les Béotiens, mécontents du traité, semblaient vouloir entretenir la guerre par leurs reproches et par leurs plaintes", Plutarque, Vie de Nicias 10). Thèbes notamment refuse de se retirer de Platées, en retour Athènes refuse de rendre Nisaia à Mégare ("Les Athéniens conservèrent Nisaia, parce que les Thébains refusèrent de rendre Platées sous prétexte d’occuper cette place par convention avec les Platéens, c’est-à-dire ni par la force ni par la trahison, or les Athéniens pouvaient conclure pareillement pour Nisaia", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.17).


Dans ce contexte, Argos pense pouvoir redevenir la première puissance du Péloponnèse. D’abord, Argos est restée neutre pendant la guerre, elle n’a subi aucun ravage, elle a même profité de son retrait pour se préparer à rejouer un rôle politique dans les affaires grecques ("Grâce à une longue paix, Argos avait considérablement augmenté ses revenus : elle possédait non seulement beaucoup de richesses, mais encore une population nombreuse. Les Argiens investis de l’autorité suprême, ayant choisi mille citoyens parmi les plus jeunes et les plus remarquables par leur force corporelle et leur fortune, les affranchirent de tout service public, les entretinrent aux frais de l’Etat et leur ordonnèrent de se livrer à des exercices continuels. Grâce à ce régime, ces jeunes gens devinrent bientôt de véritables athlètes, adaptés aux fatigues de la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.75), elle est donc prête à se dresser contre Sparte à l’occasion de la fin de la trêve de trente ans signée avec Sparte en -451 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse). Argos refuse de prolonger cette trêve, et les négociateurs spartiates reviennent bredouilles à Sparte au printemps -421 ("[Les Spartiates] envoyèrent Ampélidas et Lichas à Argos, mais les Argiens refusèrent de prolonger le traité de paix. Pour rendre ces derniers inoffensifs, ils voulurent donc les priver du concours des Athéniens aux côtés desquels, estimait-on à Sparte, Argos n’hésiterait pas à se ranger si l’occasion se présentait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.22). Ensuite, Argos peut compter sur toutes les cités périphériques que nous venons de mentionner, qui ont intérêt à prolonger la guerre ("[Les Argiens] nommèrent douze hommes chargés de négocier avec les cités souhaitant une alliance avec eux, à l’exception d’Athènes et de Sparte, stipulant qu’aucun accord avec ces deux cités ne pourrait être conclu sans l’assentiment de l’Ekklesia. La principale motivation des Argiens était leur conviction que la guerre contre Sparte était imminente puisque la trêve conclue avec elle [en -451] touchait à sa fin. Ils espéraient aussi obtenir l’hégémonie sur le Péloponnèse, car à cette époque Sparte était très déconsidérée à cause de ses revers, alors qu’Argos était florissante : les Argiens étaient restés neutres dans la guerre contre Athènes et, lié aux deux belligérants par des traités, ils en avaient tiré tous les bénéfices", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.28) : pour celles-ci la paix de Nicias équivaut à leur assujetissement programmé à Athènes ou à Sparte, elles se précipitent donc naturellement dans les bras d’Argos ("Athéniens et Spartiates ayant conclu leur alliance sans y inviter leurs alliés, ceux-ci soupçonnèrent que les deux peuples s’étaient accordés pour réduire en servitude tous les autres Grecs. C’est pourquoi les cités les plus importantes s’envoyèrent réciproquement des députés pour s’entendre sur une alliance offensive et défensive dirigée contre les Athéniens et les Spartiates. A la tête de cette ligue se trouvaient quatre cités puissantes : Argos, Thèbes, Corinthe, Elis. Ce soupçon de conspiration contre la Grèce pesant sur Athènes et Sparte était justifié, car dans le traité commun on avait stipulé que les Athéniens et les Spartiates garderaient la possibilité d’ajouter aux conditions arrêtées des articles nouveaux ou d’en retrancher selon leur bon plaisir. Par ailleurs, les Athéniens avaient décrété l’institution de dix magistrats chargés de veiller aux intérêts de la cité. Les Spartiates les avaient imités. L’ambition des deux Etats fut mise en évidence. Un grand nombre de cités songeant à la liberté commune, ne respectant plus les Athéniens depuis la défaite de Délion, et voyant la gloire de Sparte ternie par les prisonniers de l’île de Sphactérie, se liguèrent entre elles et mirent à leur tête la cité des Argiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.75). Mantinée adhère la première à l’alliance proposée par les Argiens ("Les Mantinéens et leurs alliés se rangèrent les premiers à leurs côtés, par crainte des Spartiates : ils avaient soumis à leur domination une partie de l’Arcadie au cours de la guerre contre Athènes, et ils savaient que les Spartiates, désormais les mains libres, ne toléreraient pas cette usurpation, ils s’empressèrent donc de ses tourner vers Argos, cité puissante, hostile de longue date aux Spartiates, et obéissant comme eux à un régime démocratique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.29). Les gens d’Elis suivent, par hostilité aus Spartiates qui refusent de les aider à arbitrer un différend sur Lépréon ("Les Eléens, estimant que les Spartiates avaient accueilli une cité rebelle [Lépréon], invoqua la clause [de la paix de Nicias] stipulant que chacun, à la fin de la guerre contre Athènes, recouvrerait ses biens antérieur au conflit : affirmant être lésés, ils passèrent du côté des Argiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.31). En réponse, les Spartiates renforcent leur présence à Lépréon en y stationnant le contingent de feu Brasidas récemment revenu d’Amphipolis ("Les Spartiates décrétèrent que les hilotes ayant combattu avec Brasidas obtiendraient leur liberté et pourraient habiter à l’endroit de leur choix. Mais peu de temps après, lors du différend avec les Eléens, ils les installèrent avec des néodamodes ["neodamèdhj", littéralement "nouveaux citoyens", jeunes gens issus de la noblesse spartiate ayant atteint l’âge adulte récemment et intégrés dans l’assemblée des citoyens spartiates] à Lépréon, cité frontalière de la Laconie et de l’Elide", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.34). Corinthe, qui n’a pas accepté que Sparte signe une paix séparée avec Athènes, rejoint à son tour l’alliance d’Argos. Elle est suivie par les petites cités de Chalcidique ("Aussitôt après [l’adhésion d’Elis], les Corinthiens et les populations de la Chalcidique en Thrace entrèrent dans l’alliance d’Argos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.31). Les Argiens et les Corinthiens essaient de contraindre Tégée à les rejoindre, mais sans succès ("Les Corinthiens et les Argiens, désormais alliés, marchèrent sur Tégée pour détacher cette cité de Sparte. Elle constituait à leurs yeux une partie importante du Péloponnèse, et en se l’adjoignant ils pensaient se rendre maîtres du Péloponnèse entier. Mais les Tégéates déclarèrent qu’ils ne marcheraient pas contre Sparte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.32) car Tégée ne veut pas se retrouver assise à la même table que Mantinée, sa rivale hégémonique en Arcadie.


Les Spartiates, le roi agiade Pléistoanax en tête, ne veulent pas batailler contre les Péloponnésiens. Pour estimer la détermination de ces derniers, ils décident d’intervenir de façon limitée en aidant les gens de Parrhasia, petite cité frontalière entre Laconie et Arcadie, que les Mantinéens ont mis sous leur contrôle en élevant un à fort à Kypsèles juste à côté ("Le même été [-421], les Spartiates mobilisèrent toutes leurs forces et, sous le commandement de Pleistoanax fils de Pausanias, roi de Sparte, ils marchèrent vers Parrhasia en Arcadie, dont les habitants s’étaient soulevés contre leurs maîtres mantinéens et avaient appelé Sparte à l’aide. Ils voulaient raser le fort élevé par les Mantinéens à Kypsèles, dont la garde était assurée par les Mantinéens eux-mêmes alors qu’il se situait sur les terres de Parrhasia, constituant une menace contre la Skiritide appartenant à la Laconie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.33). Les Mantinéens réagissent vigoureusement : ils confient la défense de leur cité à leur nouvelle alliée Argos et se précipitent militairement vers Parrhasia pour soutenir leur garnison de Kypsèles. Arrivés sur place, ils ne peuvent pas s’opposer à la puissance des Spartiates et sont contraints d’assister à la démolition du fort de Kypsèles ("Les Mantinéens confièrent la garde de leur cité aux Argiens, tandis qu’eux-mêmes allèrent défendre les territoires de leurs alliés. Mais ils ne purent pas sauver le fort de Kypsèles ni les cités alentours de Parrhasia et ils durent se retirer. Les Spartiates assurèrent l’indépendance de Parrhasia en rasant le fort de Kypsèles, puis ils rentrèrent chez eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.33). Mais leurs regards très hostiles impressionnent les Spartiates, qui constatent ainsi à quel point Sparte est seule contre ses voisines péloponnésiennes. Les éphores nouvellement élus se demandent si Sparte n’aurait pas intérêt à reprendre la guerre, pour mettre fin à la paix de Nicias qui semble ne profiter qu’à Athènes ("L’hiver suivant [-421/-420], les éphores qui avaient conclu la paix furent remplacés par d’autres, qui remirent en cause cette paix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.36). Finalement, ils optent pour une stratégie diplomatique de grand style : au lieu de se battre entre Péloponnésiens au bénéfice d’Athènes, l’idéal serait que Thèbes adhère à l’alliance argienne, pour faire contrepoids à Argos, et retourne les cités péloponnésiennes contre Argos pour Sparte, voire persuade Argos d’abandonner sa neutralité pour s’allier à Sparte dans une ligue pan-péloponnésienne contre Athènes. Les Spartiates entrent en relation informelle avec des notables corinthiens, pour que ceux-ci démarchent auprès des Thébains dans cette optique ("Kléoboulos et Xénarès, les éphores les plus désireux de casser la paix, s’entretinrent en particulier avec les Béotiens et les Corinthiens. Ils les engagèrent vivement à s’accorder, et attirer les Argiens dans une alliance avec la Béotie pour les engager ensuite, avec les Béotiens, dans une alliance avec Sparte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.36). Ce qu’ils ignorent, c’est qu’Argos a envoyé ses propres délégués à Thèbes pour obtenir une alliance thébaine dans un sens exactement contraire : Argos veut l’hégémonie sur le Péloponnèse contre Sparte, et espère que Thèbes pourra l’aider à cela ("[Les Argiens] entrèrent en contact avec les Béotiens pour les inciter à entrer dans leur alliance, comme les Corinthiens, les Eléens et les Mantinéens. Quand cette alliance serait réalisée, dirent-ils, les cités coalisées pourraient imposer la guerre ou la paix aux Spartiates, et attirer facilement si besoin toute autre puissance. Ces propositions convinrent aux Béotiens, car elles coïncidaient avec la mission confiée par leurs amis spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.37). Dans un premier temps, les Thébains sont très fiers d’être l’objet de toutes les attentions. Mais dans un second temps, ils réfléchissent avec raison être les outils, les faux amis manipulés, les pigeons de deux cités ambitieuses qui rêvent de domination au détriment de Thèbes : Argos veut Thèbes dans l’alliance argienne pour l’utiliser contre Sparte, tandis que Sparte veut Thèbes dans l’alliance argienne pour faire d’Argos et de Thèbes deux vassales dans une grande ligue anti-athénienne sous commandement spartiate. Quand des délégués corinthiens, mégariens et chalcidiens mandatés par Argos arrivent officiellement à Thèbes pour proposer le contrat d’alliance argienne aux Thébains, ceux-ci repoussent poliment la proposition en disant avec beaucoup de circonvolutions feintes qu’ils "ne veulent pas s’attirer l’inimitié des Spartiates en signant ce contrat" et qu’ils "souhaitent d’abord connaître la position des Spartiates sur cette affaire" ("Les Béotiens dans le conseil repoussèrent le projet, craignant de nuire aux intérêts de Sparte en se liant par serment avec des Etats [en l’occurrence Corinthe et Mégare, qui n’ont pas accepté que Sparte signe la paix avec Athènes, et qui se sont retournés vers Argos pour se venger] qui s’étaient détachés d’elle", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.38). Les délégués repartent donc dans leurs cités respectives sans avoir obtenu la signature thébaine ("Comme l’affaire n’avançait pas selon leur gré, les députés de Corinthe et de Thrace s’en retournèrent sans avoir rien conclu. […] On cessa de s’occuper de toutes ces questions et on reporta leur résolution à plus tard", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.38). Les Chalcidiens sont tellement dégoûtés qu’ils choisissent de mettre l’alliance argienne entre parenthèses et de reprendre seuls leur guerre d’indépendance contre Athènes : en hiver -421/-420, les Olynthiens reprennent par la force une des places occupées par une garnison athénienne en Chalcidique ("Le même hiver [-421/-420], les Olynthiens prirent d’assaut Mekyberna, où les Athéniens tenaient garnison", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.39). Les Spartiates aussi sont déçus. Mais ils ne renoncent pas à leur stratégie diplomatique. Au contraire, ils l’amplifient, en dirigeant leurs efforts directement vers Thèbes et vers Argos, en les menaçant mutuellement par un gigantesque bluff. Une ambassade spartiate est envoyée à Thèbes pour négocier un échange. Sparte se pose en médiatrice entre Thèbes et Athènes, elle propose de prendre en charge les soldats athéniens capturés par les Thébains lors de la bataille de Délion en -424 et la restitution de Panakton, poste fortifié à la frontière entre Béotie et Attique, alors occupée par les troupes thébaines, contre la cessation de Pylos et une alliance avec Thèbes en cas de nouvelle agression athénienne. Cela satisfait les Thébains, qui y gagnent une alliance de poids avec Sparte contre Athènes, et cela satisfait surtout les Spartiates, qui y gagnent une alliance de poids contre Argos ("Des députés de Sparte arrivèrent en Béotie pour demander la cession de Panakton et des prisonniers athéniens, dans le but de les échanger contre Pylos. Les Béotiens réclamèrent au préalable une alliance entre eux et Sparte analogue à celle que Sparte avait conclue avec Athènes. Les Spartiates savaient qu’en acceptant ils nuiraient aux Athéniens puisqu’une clause stipulait que les deux parts [Athènes et Sparte] devaient décider en commun de la paix et de la guerre, mais leur désir d’obtenir Panakton pour l’échanger contre Pylos et l’empressement des adversaires de la paix aboutirent au rapprochement avec les Béotiens et à la signature de cette alliance à la fin de l’hiver [-421/-420] ou au début du printemps [-420]. Aussitôt Panakton fut rasée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.39). Les Spartiates se tournent ensuite vers les Argiens pour leur signifier, en jouant de la carotte et du bâton : "Nous sommes amis avec Athènes depuis la signature de la paix de Nicias, nous sommes amis avec Thèbes depuis quelques jours, donc nous vous conseillons de signer la prolongation de la paix entre Sparte et Argos que vous avez repoussée l’année dernière, sinon vous devrez affronter à la fois Sparte, Athènes et Thèbes désormais unies" ("L’embarras [des Argiens] était grand. Ils craignirent de devoir combattre simultanément les Spartiates, les Tégéates, les Béotiens et les Athéniens, pour n’avoir pas accepté le traité avec Sparte et prétendu imposer leur loi sur le Péloponnèse. Ils envoyèrent à Sparte Eustrophos et Aison, qui étaient bien considérés chez les Spartiates, estimant que dans l’immédiat le meilleur parti était de s’allier à Sparte à n’importe quelles conditions et de se tenir tranquilles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.40). Des négociateurs argiens sont envoyés à Sparte, ils acceptent de céder à condition que la question de la Cynurie, territoire côtier disputé depuis l’ère mycénienne par les deux cités (accaparé par Sparte au VIème siècle av. J.-C. au terme d’une bataille mémorable racontée par Hérodote, Histoire I.82), soit remise sur la table. On se souvient que ce litige sur la Cynurie a été déjà avancé par les Argiens en -423, qu’il a même été l’une des raisons ayant poussé les Spartiates à rechercher la paix avec les Athéniens, car ils redoutaient une guerre sur deux fronts, contre Athènes et contre Argos (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse). Les Spartiates trouvent cette condition contraignante, mais l’acceptent, trop heureux de voir que leur bluff fonctionne ("Quand ils furent arrivés, les députés [argiens] discutèrent sur les conditions de la trêve avec les Spartiates. Les Argiens demandèrent d’abord que la question de la Cynurie fût soumise à l’arbitrage d’une cité ou d’un particulier. La Cynurie est une région frontalière habitée par les Spartiates, comprenant les cités de Thyréa et d’Anthénè, revendiquée par les deux peuples [Sparte et Argos] depuis toujours. Les Spartiates refusèrent d’aborder ce sujet. Mais ils étaient disposés, si les Argiens y consentaient, à traiter aux mêmes conditions qu’auparavant. Les députés argiens pressèrent aussitôt les Spartiates de conclure une trêve de cinquante ans en laissant chacune des deux parties revendiquer la Cynurie et, sauf en cas d’épidémie ou de guerre à Sparte ou à Argos, régler le différend par une bataille, comme jadis quand les deux cités s’étaient déclarés victorieuses et propriétaires de ce territoire [allusion la bataille du VIème siècle av. J.-C. racontée par Hérodote, Histoire I.82], ils ajoutèrent que cette bataille ne pourrait pas se poursuivre au-delà des frontières d’Argos et de Sparte. Les Spartiates jugèrent d’abord que cette proposition était une folie, mais leur désir d’obtenir l’amitié d’Argos était si vif qu’ils l’acceptèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.41). Les délégués argiens repartent vers Argos pour présenter le compte-rendu des discussions au peuple argien pour approbation, tandis que les Spartiates croisent les doigts. On prévoit que la paix avec Argos, si les Argiens l’acceptent, sera officiellement signée à l’occasion de la fête printanière des Hyakinthia ("Avant que la trève devînt effective, les Spartiates demandèrent aux Argiens de retourner dans leur pays pour en informer le peuple. En cas d’approbation, les députés reviendraient aux fêtes des Hyakinthia pour la confirmer par serment. Les Argiens se retirèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.41). En attendant, pour endormir les Athéniens, les Spartiates envoient une nouvelle délégation vers ces derniers pour ramener leurs compatriotes libérés par les Thébains et les informer du démentèlement des fortifications thébaines à Panakton, et aussi pour leur demander de confier Pylos aux Thébains en remerciement, autrement dit de retirer la garnison athénien qui y stationne encore ("Les Béotiens remirent les prisonniers athéniens à Androménès et à ses collègues, qui les ramenèrent à Athènes et les rendirent. Puis ils annoncèrent la destruction de Panakton, qui garantissait qu’aucun ennemi d’Athènes ne pourrait désormais y stationner", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.42). On imagine le dialogue. Les délégués spartiates : "Vous vouliez que Thèbes vous rende Panakton : on vous rend Panakton. Et en cadeau, on vous rapporte vos compatriotes que Thèbes retenait prisonniers depuis la bataille de Délion. En retour, nous avons promis aux Thébains de leur céder Pylos, dès que vous l’aurez évacuée. Donc, quand évacuez-vous Pylos ?". Les Athéniens : "Un instant. Comment avez-vous obtenu des Thébains la cessation de Panakton et des prisonniers athéniens ? Que leur avez-vous donné en échange ?". Les délégués spartiates : "Rien. Ils nous ont offert ça seulement pour nos beaux yeux. Quand évacuez-vous Pylos ?". Les Athéniens : "Vous n’avez pas signé un traité d’alliance avec eux dans notre dos, par exemple ?". Les délégués spartiates : "Non, non. Quand évacuez-vous Pylos ?". Les Athéniens : "Vous nous donnez votre parole d’honneur que vous n’avez pas signé de traité d’alliance avec Thèbes ?". Les délégués spartiates : "Parole d’honneur. Quand évacuez-vous Pylos ?".


Deux camps apparaissent dans Athènes : d’un côté le camp de ceux qui s’interrogent sur la bonne foi de Sparte, auquel appartient Nicias, qui demande l’envoi de délégués à Sparte dont il prendra la tête pour s’assurer que les Spartiates ne jouent pas double jeu et ne préparent pas une reprise de la guerre dans le dos d’Athènes ("[Nicias] soutint que mieux valait entretenir l’amitié avec Sparte. Il proposa de suspendre les relations avec Argos et de sonder les Spartiates pour connaître leurs motivations. Il dit qu’en œuvrant pour éviter la rupture le prestige d’Athènes augmenterait autant que celui de Sparte diminuerait, d’autant plus que la situation des Athéniens était florissante et avaient intérêt à préserver leur prospérité alors que les Spartiates étaient en difficulté et avaient intérêt à tenter la fortune des armes. Sur ses conseils, on décida d’envoyer une ambassade à Sparte, à laquelle il participerait. On inciterait cette cité à prouver la droiture de ses intentions en reconstruisant Panakton avant de la restituer, ainsi qu’Amphipolis, et en renonçant à l’alliance avec la Béotie tant que les Béotiens n’auraient pas adhéré à la paix puisqu’une clause interdisait aux deux parts [Athènes et Sparte] de conclure des accords séparés. On signifierait par ailleurs que le refus persistant de respecter ces convention pousserait les Athéniens à s’allier à Argos, dont des députés se trouvaient déjà dans Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.46), de l’autre côté le camp de ceux qui pensent que Sparte essaie de rouler Athènes, et que pour contrebalancer cette alliance Sparte-Thèbes on doit d’urgence se rapprocher d’Argos pour s’en faire une alliée avant que la paix entre Sparte et Argos soit confirmée et même affermie par un traité d’alliance tripartite Sparte-Thèbes-Argos contre Athènes. Alcibiade est le meneur de ce second camp. Nous avons bien exposé ses raisons dans notre alinéa précédent. Alcibiade n’est pas un démocrate, il est simplement un opportuniste qui veut se créer une biographie d’exception, exister au premier rang des politiciens de son temps, or Nicias est soutenu par les notables riches qui restent attachés à la démocratie au mérite donc Alcibiade se présente comme le champion des anonymes pauvres qui réclament la démocratie équitable, et Nicias l’a écarté lors des discussions de paix avec Sparte en -422/-421 donc Alcibiade se présente comme un adversaire de la paix et comme un adversaire de Sparte ("Alcibiade en voulait aux Spartiates de s’être adressés à Nicias auquel ils témoignaient la plus grande estime, tandis qu’ils n’avaient pour lui-même que du dédain et du mépris. Il s’était d’abord élevé contre la paix et avait voulu en empêcher la conclusion, mais ses efforts avaient été inutiles", Plutarque, Vie de Nicias 10). La délégation athénienne part à Sparte, où elle doit se rendre à l’évidence : les Spartiates en effet jouent double jeu ("Nicias et ses collègues reçurent des instructions sur tous les sujets de plainte soulevés par les Athéniens, puis ils partirent. Quand ils furent arrivés à Sparte, ils exposèrent les buts de leur mission et conclurent que si les Spartiates ne renonçaient pas à l’alliance béotienne tant que les Béotiens n’auraient pas adhéré à la paix, Athènes s’unirait aux Argiens et à leurs alliés. Les Spartiates, sous l’influence de Xénarès et de ses proches, refusèrent de rompre avec les Béotiens. Néanmoins, à la demande de Nicias, on renouvela le serment de paix, car Nicias craignait de revenir sans le moindre résultat et d’être exposé à de vives critiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.46). Pendant ce temps, une autre délégation non officielle est envoyée par Alcibiade vers Argos, pour proposer une alliance avec Athènes ("[Alcibiade] envoya un message personnel aux Argiens, pour les inciter à envoyer des députés à Athènes avec des représentants de Mantinée et d’Elis afin d’y solliciter une alliance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.43). Les Argiens découvrent soudain qu’ils se sont inquiétés pour rien, que Sparte les a bluffés. Ils répondent favorablement à la proposition d’Alcibiade et envoient des délégués à Athènes ("Les Argiens reçurent ce message [d’Alcibiade] et, constatant que l’alliance entre Sparte et la Béotie s’était opérée dans le dos des Athéniens et que ces derniers en étaient très agacés, ils cessèrent de s’inquiéter de l’ambassade qu’ils avaient envoyés à Sparte pour y négocier la trêve. Ils voulurent se rapprocher d’Athènes, estimant que cette cité qui avait toujours été une amie, et qui était une démocratie comme Argos, leur serait plus profitable en cas de guerre grâce à sa flotte puissante Ils députèrent donc immédiatement à Athènes pour conclure une alliance. Des représentants d’Elis et de Mantinée se joignirent à cette ambassade", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.44). Nicias revient de Sparte à Athènes, il doit s’humilier en reconnaissant publiquement que l’attitude de Sparte envers les Athéniens est trompeuse. Cela provoque la colère des Athéniens, qui s’empressent de signer avec les délégués argiens récemment arrivés un traité d’alliance Athènes-Argos ("Dès qu’il fut de retour à Athènes et qu’il révéla n’avoir abouti à aucun résultat, les Athéniens furent très irrités et s’estimèrent lésés par les Spartiates. Ils profitèrent de la présence des Argiens et de leurs alliés, introduits dans l’Ekklesia par Alcibiade, pour conclure avec eux un traité d’alliance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.46) pour une durée de cent ans, impliquant un soutien mutuel en cas d’agression extérieure contre une des deux cités ("Les Athéniens, les Argiens, les Mantinéens et les Eléens seront alliés pendant cent ans. Au cas où un ennemi pénétrerait sur le territoire des Athéniens, les Argiens, les Mantinéens et les Eléens se porteront au secours d’Athènes, dès le premier appel des Athéniens, avec le plus de forces possible et tous les moyens à leur disposition. […] Les Athéniens se porteront au secours d’Argos, de Mantinée, d’Elis si un ennemi pénètre sur le territoire des Argiens, des Mantinéens et des Eléens, dès le premier appel de ces Etats, avec le plus de forces possible et avec tous les moyens à leur disposition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.47). C’est une grande victoire politique pour Alcibiade. Les Corinthiens, apprenant la signature de ce traité, commencent à s’inquiéter et se distancient d’Argos pour se rapprocher de Sparte ("Ni à Sparte, ni à Athènes, ni ailleurs, on ne renonça à la paix existante. Mais les Corinthiens alliés des Argiens n’y adhérèrent pas, et ils refusèrent de rejoindre le traité d’alliance offensive et défensive conclu entre Eléens, Argiens et Mantinéens, déclarant se contenter de l’alliance défensive commune conclue antérieurement et ne pas vouloir s’engager dans un éventuelle guerre d’agression offensive. Ainsi les Corinthiens abandonnèrent leurs alliés et inclinèrent de nouveau vers Sparte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.48).


Pendant l’hiver -420/-419, les Thessaliens du golfe Maliaque attaquent le camp spartiate d’Héracléia et en tuent le commandant ("L’hiver suivant [-420/-419], les habitants d’Héracléia en Trachinie eurent à livrer combat aux Ainianes, aux Dolopes, aux Méliens et à quelques tribus thessaliennes. Ces peuples vivant autour d’Héracléia en étaient les ennemis justement parce qu’elle s’était élevée sur leur territoire contre leur gré : dès la fondation de la cité [en -426 par le Spartiate Alkidas, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse], ils s’étaient montrés hostiles et avaient tout fait pour la détruire. Ils vainquirent les Héracléiotes. Le Spartiate Xénarès fils de Knidios, qui commandait la garnison d’Héracléia, périt dans le combat, d’autres Héracléiotes y trouvèrent la mort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.51). Les Thébains, craignant que les Athéniens profitent de l’opportunité pour débarquer et s’installer à la place des Spartiates, interviennent au début du printemps -419 : ils destituent le sous-officier spartiate assurant l’interim, qui attise le désir de vengeance des survivants sous ses ordres, entretenant ainsi la haine des Thessaliens locaux contre Sparte et risquant de provoquer la dissolution totale du camp dans un massacre général, et ils installent une garnison thébaine, officiellement en vertu du traité d’alliance avec Sparte, officieusement pour accroître leur influence en Thessalie en remplaçant Sparte dans le golfe Maliaque ("Dès le début de l’été suivant [-419], Hérakleia se trouvant dans une situation lamentable suite à la bataille, les Béotiens la prirent sous leur protection. Ils en chassèrent le gouverneur spartiate Hégésippidas, dont l’administration mécontentait les habitants. Ils agirent ainsi par crainte de voir les Athéniens s’en emparer en profitant des embarras des Spartiates dans le Péloponnèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.52). La situation devient surtout critique pour Sparte dans le Péloponnèse même, où Argos jouit désormais du soutien athénien, via un petit contingent conduit par Alcibiade en personne, qui obtient à l’occasion son premier commandement militaire comme stratège malgré son jeune âge et, selon Athénée de Naucratis, se montre plus soucieux de marquer les esprits par son apparence vestimentaire que de batailler contre les Spartiates ("Quand il fut stratège, [Alcibiade] tint à sauvegarder une mise élégante, en portant par exemple un bouclier d’or et d’ivoire sur lequel figurait l’emblème d’Eros lançant la foudre comme un javelot", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.47). Le premier projet d’Alcibiade n’est pas d’attaquer frontalement les Spartiates en effet, mais d’aller construire un nouveau fort athénien à Rion pour contrôler l’entrée du golfe de Crissa, aujourd’hui le golfe de Corinthe. Il en est vite empêché par les Corinthiens et par les Sicyoniens, et doit revenir sur ses pas ("Le même été [-419], le stratège athénien Alcibiade fils de Clinias se concerta avec les Argiens et leurs alliés pour passer dans le Péloponnèse avec un petit nombre d’hoplites et d’archers athéniens. Lors de sa traversée du Péloponnèse, il grossit son contingent avec des alliés locaux, il prit diverses mesures pour renforçer l’alliance, il obtint des gens de Patras le prolongement de leurs murailles jusqu’à la mer. Il voulut ériger un fort à Rion d’Achaïe, mais les Corinthiens, les Sicyoniens, et d’autres peuples inquiets par ce projet, accoyrurent et empêchèrent sa réalisation", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.52). Les Argiens pensent que, pour affermir leur lien avec les Athéniens, le mieux serait de créer une route directe entre Argos et le golfe Saronique, en forçant Epidaure à intégrer leur alliance. Alcibiade, revenu de sa piteuse tentative à Rion, approuve ("Alcibiade et les Argiens décidèrent d’occuper si possible Epidaure, afin de tenir Corinthe en respect et de réduire la distance que les Athéniens devaient parcourir par mer depuis Egine [jusqu’à Argos] via le cap Skyllaion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.53), parce qu’il sait que la victoire sera facile, les Epidauriens n’ayant pas suffisamment de forces pour résister aux Argiens, et parce qu’il sait aussi que les Spartiates ne voudront pas mourir pour Epidaure, qu’ils n’interviendront pas, qu’il n’aura donc pas à se battre contre eux. Pour s’assurer de la non-intervention spartiate, les Argiens programment leur assaut lors de la fête des Karneia à Sparte, pendant le mois de metageitnion correspondant à mi-août à mi-septembre dans le calendrier chrétien ("Les Spartiates demandèrent à leurs alliés de se tenir prêts pour une nouvelle expédition après la fin du mois suivant, soit le mois karneios associé à une fête dorienne. […] Quatre jours avant la fin de karneios, les Argiens envahirent l’Epidaurie et la saccagèrent. Les Epidauriens réclamèrent l’aide de leurs alliés. Certains prétextèrent le mois sacré pour ne pas intervenir, d’autres s’avancèrent jusqu’à la frontière de l’Epidaurie mais n’allèrent pas plus loin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.54). Ils justifient leur agression par un prétexte bidon : ils accusent les Epidauriens de ne pas avoir payé leur contribution à l’entretien du temple d’Apollon à Argos ("Le même été [-419], la guerre éclata entre Argos et Epidaure. Les Argiens, administrateurs du temple d’Apollon Pythaeus, reprochèrent aux Epidauriens de ne pas avoir envoyé l’offrande qu’ils avaient promise pour prix des pâturages dont ils jouissaient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.53). Pendant ce temps, probablement sous l’impulsion de Nicias, les cités périphériques sont convoquées à Mantinée par les Athéniens, qui veulent les rassurer sur leurs intentions. Mais lors de ce congrès, les Corinthiens remarquent clairement le décalage entre le discours athénien et les faits : "Ici à Mantinée vous nous dites que vous êtes bienveillants à notre égard, tandis que là-bas vous envoyez votre kéké Alcibiade avec un contingent pour aider les Argiens à écraser Epidaure !" ("Au moment où les Argiens étaient à Epidaure, des représentants des cités alliées se réunirent à Mantinée sur convocation des Athéniens. Au cours des discussions, le Corinthien Euphamidas souligna la contradiction entre les paroles et les faits : tandis que les députés discutaient tranquillement de la paix, les Epidauriens assistés de leurs alliés luttaient contre les Argiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.55). A la fin de l’été -419, le roi eurypontide Agis II conduit un régiment spartiate vers l’Argolide, mais il s’arrête à hauteur de la cité frontalière de Karyes et rebrousse chemin. Thucydide dit que la cause de cette retraite serait un présage défavorable. Il ajoute qu’Alcibiade dirige son contingent athénien vers Karyes, avant de rebrousser chemin à son tour, quand il apprend qu’Agis II s’éloigne ("Les Spartiates rassemblèrent un corps expéditionnaire contre Karyes, maisune fois de plus les sacrifices ne furent pas favorables et ils revinrent sur leurs pas. […] Mille hoplites athéniens sous la conduite d’Alcibiade étaient accourus au secours de Karyes, informés de l’expédition spartiate, mais quand il sconstatèrent que leur présence était inutile ils firent demi-tour. Sur ce, l’été [-419] prit fin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.55). Cet épisode continue d’intriguer les hellénistes en l’an 2000. Doit-on comprendre qu’Alcibiade, pour la première fois, a voulu affronter militairement les Spartiates ? Doit-on supposer qu’Agis II n’a pas voulu risquer de tuer Alcibiade, et donner ainsi à Athènes une justification légitime à la reprise de la guerre ? A-t-il caché cette vraie raison bien compréhensible derrière la fausse raison du présage défavorable ? Ou au contraire Alcibiade n’a pas voulu affronter Agis II, il a voulu plutôt parlementer avec lui à Karyes pour apparaître comme un grand réconciliateur aux yeux des Athéniens et des Spartiates, et abaisser ainsi le poids politique de Nicias ? Et Agis II s’est-il éloigné justement parce qu’il ne voulait pas négocier avec Alcibiade, parce qu’il ne voulait pas alimenter le doute sur la bonne volonté de Sparte envers les cités périphériques, par opposition à la diplomatie trouble d’Athènes envers ces mêmes cités ? Mystère. En tous cas, peu de temps après, durant l’hiver -419/-418, les Spartiates envoient un régiment aider les Epidauriens assiégés. C’est un moyen pour Sparte de signifier à Athènes : "Nous ne voulons pas relancer la guerre, nous ne voulons pas vous affronter, ô Athéniens, nous l’avons prouvé en faisant demi-tour à Karyes récemment. Et nous réclamons la réciproque. Nous n’avons rien à faire chez vous en Attique : vous n’avez rien à faire chez nous dans le Péloponnèse. Laissez les Epidauriens tranquilles". Les Argiens dénoncent cette intervention spartiate spontanée à Epidaure comme une violation de la paix de Nicias, en rappelant que, selon les clauses de cette paix, aucune des deux parts (Athènes et Sparte) n’a le droit d’intervenir pour aider une cité périphérique sans en avertir l’autre. Sous l’influence d’Alcibiade, les Athéniens répondent à cette intervention spartiate en ramenant les Messéniens et les hilotes rebelles à Pylos (qui en ont été expulsés en -421, comme on l’a vu plus haut), pour relancer la guérilla sur le territoire laconien ("L’hiver suivant [-419/-418], à l’insu des Athéniens, les Spartiates envoyèrent par mer à Epidaure un contingent de trois cents hommes sous le commandement d’Agésippidas. Les Argiens accoururent à Athènes pour se plaindre, ils accusèrent les Athéniens d’avoir laissé passer par mer les Spartiates alors qu’une clause de la paix stipulait qu’aucune des deux parts [Athènes et Sparte] ne devait permettre à des forces ennemies de traverser un territoire sous son contrôle, et déclarèrent qu’Argos s’estimerait lésée si on ne ramenait pas les Messéniens et les hilotes à Pylos afin de menacer Sparte. Sous l’influence d’Alcibiade, les Athéniens écrivirent au bas de la stèle de la paix conclue avec Sparte que les Spartiates avaient violé leur serment. Ils ramenèrent à Pylos les hilotes installés à Kranioi, afin qu’ils recommencent leurs raids en territoire laconien", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.56). Les troupes argiennes sont aux portes d’Epidaure ("Pendant cet hiver [-419/-418], les Argiens et les Epidauriens continuèrent la guerre. Aucune bataille rangée n’eut lieu, seulement quelques embuscades et quelques incursions, au cours desquelles quelques hommes tombèrent de chaque côté. A l’approche du printemps [-418], les Argiens vinrent aux portes d’Epidaure avec des échelles, croyant la cité vide de défenseurs à cause des précédents combats et espérant la prendre d’assaut, mais ils échouèrent et rebroussèrent chemin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.56). Au printemps -418, Sparte décide enfin de s’engager sur le terrain, avec ses alliés de Tégée. Spartiates et Tégéates reçoivent le soutien, et une promesse de participation militaire, de la part de Thèbes, en application du traité d’alliance signé en -420. Les Thébains sont rejoints par les gens de Phlionte, et aussi par les Corinthiens qui ont désormais basculé dans le camp de Sparte contre l’alliance argienne ("Au milieu de l’été suivant [-418], voyant que leurs alliés épidauriens étaient en situation critique, qu’une partie des Péloponnésiens les lâchait et que les autres manifestaient leur mécontentement, les Spartiates résolurent d’intervenir avant que le mal empirât. Ils marchèrent contre Argos avec toutes leurs forces, hilotes inclus, sous le commandement du roi spartiate Agis II fils d’Archidamos II. Les Tégéates et tous les autres Arcadiens alliés de Sparte se joignirent à eux, tandis qu’à Phlionte se réunirent les alliés de Sparte hors du Péloponnèse. Les Béotiens fournirent cinq mille hoplites et autant de troupes légères, cinq cents cavaliers et autant d’hamippes ["¥mippoj", fantassins auxiliaires de cavalerie], les Corinthiens fournirent deux mille hoplites, les autres cités envoyèrent chacune un contingent en rapport avec ses moyens. Les gens de Phlionte engagèrent toutes leurs troupes, parce que la campagne avait lieu sur leur territoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.57). Apprenant la nouvelle, les Argiens se préparent au combat avec leurs alliés d’Elis et de Mantinée ("Informés des préparatifs des Spartiates et de leur marche vers Phlionte pour rejoindre leurs alliés, les Argiens mobilisèrent à leur tour. Ils furent renforcés par les Mantinéens et leurs alliés, et par trois mille hoplites d’Elis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.58). L’absence de réaction athénienne intrigue ("[Les Argiens] n’avaient pas de cavalerie, car seuls parmi leurs alliés les Athéniens n’étaient pas encore arrivés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.59), elle s’explique certainement par la fin du mandat d’Alcibiade comme stratège, remplacé par Lachès cosignataire de la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19), autrement dit proche de Nicias (dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, nous avons vu que Lachès a conduit le premier contingent athénien vers la Sicile en -427, et qu’il a participé à la bataille de Délion en - 424 aux côtés de Socrate), qui ne veut pas se laisser entraîner dans une reprise de la guerre contre Sparte. Les Argiens marchent vers Némée, où ils pensent que les Spartiates et leurs alliés vont se regrouper. Ils se trompent. Agis II, qui commande encore l’armée spartiate, se dirige droit vers Argos ("[Les Argiens] prirent la route de Némée, par où ils pensaient que les Spartiates et leurs alliés allaient descendre. Mais Agis II évita cette route. Il informa Spartiates, Arcadiens et Epidauriens, de son projet d’emprunter une route plus difficile mais descendant dans la plaine d’Argos, pendant que les gens de Corinthe, de Pellénè et de Phlionte emprunteraient un autre chemin en ligne droite à travers la montagne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.58). Quand ils approchent de Némée, les seuls adversaires que les Argiens croisent sont les soldats de Corinthe et de Phlionte en route vers Argos ("[Les Argiens] tombèrent sur le contingent des Phliontins et des Corinthiens, ils massacrèrent quelques hommes de Phlionte tandis que les Corinthiens leur infligèrent des pertes presque égales", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.59). Ils sont pris au piège, les Spartiates et les Tégéates sont dans leur dos, les Corinthiens et les Phliontins sont devant eux et leur barrent le chemin de Némée où les Thébains viennent d’arriver ("La retraite des Argiens fut coupée : du côté de la plaine les Spartiates leur interdisaient toute communication avec la cité, les alliés de Sparte venus de Corinthe, de Phlionte et de Pellénè occupaient les hauteurs, tandis que Béotiens et Mégariens tenaient le terrain du côté de Némée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.59). Mais soudain, un complet retournement de situation se produit. Alors que la bataille est sur le point de commencer, un des stratèges argiens et le proxène de Sparte à Argos s’entendent pour proposer un armistice ("Mais au moment où les deux armées allaient commencer à s’affronter, deux Argiens, Thrasyllos un des cinq stratèges et Alkiphron proxène de Sparte, allèrent vers Agis II pour le dissuader d’engager le combat, en assurant que les Argiens étaient prêts à donner une juste satisfaction aux griefs des Spartiates à condition d’être traités comme des égaux, à conclure un traité et à respecter désormais la paix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.59)… et Agis II l’accepte et se retire ("[Agis II] prit seul l’initiative d’écouter leurs propositions, il n’en référa pas aux autres chefs et ne les communiqua qu’à un seul des magistrats spartiates qui l’accompagnaient. Il accorda aux Argiens un armistice de quatre mois pour exécuter leurs engagements. Puis, sans rien dire aux alliés, il retira ses troupes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.60) ! Privés de la troupe spartiate, les autres contingents se retirent à leur tour, en maudissant Agis II. Les soldats spartiates eux-mêmes ne comprennent pas cet ordre de repli, tandis que la victoire était à portée de main ("Les Spartiates et leurs alliés exécutèrent ses ordres, conformément à la loi. Mais entre eux ils accablèrent Agis II de reproches. Ils pensèrent avoir eu une occasion inespérée de vaincre l’ennemi, les Argiens étant cernés de tous côtés par la cavalerie et l’infanterie, et ils se retiraient sans avoir tiré parti de tous les moyens dont il sdisposaient. Ce fut effectivement la plus belle armée jamais rassemblée par les Grecs, on constata cela notamment lors du regroupement à Nisée, quand les Spartiates s’y trouvèrent avec toutes leurs forces, aux côtés des contingents d’Arcadie, de Béotie, de Corinthe, de Sicyone, de Pellénè, de Phlionte et de Mégare : là s’alignèrent toutes les troupes d’élite de tous les peuples, non seulement contre les alliés d’Argos, mais encore contre toutes les forces tentées de se joindre à eux. Tels furent les reproches adressés à Agis II par l’armée lors de sa retraite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.60). Le contingent athénien commandé par Lachès apparaît peu après, sans doute pour temporiser la tension entre Argos et Sparte davantage que pour soutenir militairement Argos contre Sparte. On note que Lachès est assisté par Nicostratos, qui était l’assistant de Nicias lors de la conquête de l’île de Cythère en -424 et lors du premier assaut contre Skioné en -423 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), autrement dit les deux chefs de ce contingent athénien sont des proches de Nicias et des partisans de la paix ("Arriva d’Athènes un renfort de mille hoplites et de trois cents cavaliers, sous le commandement de Lachès et de Nicostratos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.61).


Malheureusement, Lachès et Nicostratos sont accompagnés d’Alcibiade, présent non plus comme stratège mais comme négociateur, diplomate, commissaire politique. Alcibiade commence par reprocher vertement aux Argiens leur manque de vigueur combative et leur compromis avec Agis II. Puis, toujours pour provoquer les Spartiates, mais sans jamais affronter directement les Spartiates afin de ne pas passer pour l’agresseur, il propose de marcher vers Orchomène d’Arcadie, où Sparte retient des otages arcadiens en résidence surveillée pour s’assurer l’obéissance de l’Arcadie. Les Argiens acceptent à contrecœur ("Parlant au nom de ses concitoyens, Alcibiade, qui faisait partie de la délégation athénienne, déclara aux Argiens ert à leurs alliés qu’ils avaient eu tort de conclure un armistice sans consulter les autres membtres de l’alliance, et qu’ils devaient désormais profiter de l’arrivée opportune des Athéniens pour reprendre les hostilités. Les alliés se laissèrent convaincre. Tous, sauf les Argiens, se portèrent vers Orchomène d’Arcadie. Les Argiens, même s’ils étaient aussi convaincus, tardèrent à les rejoindre. Finalement ils se décidèrent à rallier l’expédition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.61). Le projet est exécuté. Les troupes de l’alliance argienne se dirigent vers Orchomène d’Arcadie, investissent la cité et libèrent les otages ("Orchomène fut investie et soumise à des assauts répétés. Les alliés désiraient autant soumettre la cité, que libérer les otages arcadiens que les Spartiates y avaient internés. La faiblesse des remparts et le nombre des assaillants effrayèrent les habitants d’Orchomène. Ne voyant personne venir les aider, ils craignirent de périr avant d’être secourus. Ils capitulèrent, s’engagèrent à entrer dans l’alliance, à donner des otages et à libérer ceux que les Spartiates avaient internés chez eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.61). Cette action provocatrice initiée par Alcibiade provoque la fureur des dignitaires spartiates, qui se déchaînent contre Agis II. Celui-ci est conduit au tribunal, accusé pour sa naïveté coupable, pour sa retraite quelques mois plus tôt face aux Argiens alors que ceux-ci pouvaient être facilement vaincus, pour son désir angélique de maintenir la paix à tout prix : "Tu avais le choix entre une petite guerre contre les Argiens et le déshonneur, tu as choisi le déshonneur, et nous devrons mener demain une grande guerre contre les Argiens et les Arcadiens réunis !". Agis II évite la destitution in extremis en jurant de rehausser l’honneur de Sparte - et de se réhabiliter à la même occasion - par une victoire militaire éclatante ("Les Spartiates, après leur retraite d’Argos et la conclusion de l’armistice de quatre mois, reprochèrent à Agis II de ne pas avoir pris Argos. Ils estimaient avoir manqué une belle occasion qui ne se présenterait plus, car rassembler des alliés aussi nombreux et aussi valeureux n’était pas une tâche aisée. Quand ils apprirent la chute d’Orchomène, leur indignation redoubla. Se laissant emporter par la colère, contrairement à leur habitude, ils voulurent raser immédiatement la maison d’Agis II et lui infliger une amende de cent mille drachmes. Il les pria de ne pas passer à l’acte, il promit de réparer ses torts lors d’une prochaine campagne, et de laisser les Spartiates le traiter à leur guise s’il ne tenait pas parole. Ils lui accordèrent un sursis pour le paiement de l’amende et la destruction de sa maison, mais instaurèrent une mesure sans précédent : ils l’entourèrent d’un conseil de dix Spartiates, sans lesquels il lui était interdit de franchir les limites de la cité avec une armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.63). Après leur coup de force réussi à Orchomène d’Arcadie, les membres de l’alliance argienne, probablement encore sous l’influence d’Alcibiade, s’accordent pour contraindre Tégée à les rejoindre. Ils rassemblent leurs forces dans la plaine de Mantinée, à une vingtaine de kilomètres au nord de Tégée ("Les Eléens voulaient marcher contre Lépréon, et les Mantinéens, contre Tégée. Les Argiens et les Athéniens appuyèrent l’avis des Mantinéens. Irrités qu’on n’eût pas décidé d’attaquer Lépréon, les Eléens rentrèrent chez eux. Les autres alliés se préparèrent à Mantinée pour marcher contre Tégée, où quelques-uns des habitants intriguaient pour leur livrer la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.62). Les Tégéates sont bien conscients de l’imminence de la menace. Ils envoient vite à Sparte un message désespéré, sous forme d’ultimatum : "Ou bien vous venez illico en armes pour nous défendre, ou bien nous devenons copains avec Argos, parce que nous ne voulons pas de mollassons pour copains !" ("Les Spartiates reçurent un message de leurs partisans à Tégée, leur signifiant que, s’ils n’accouraient pas immédiatement, Tégée romprait avec eux et passerait du côté d’Argos et de ses alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.64). Agis II n’a pas d’alternative, il doit partir au combat. Il prend la tête de l’armée spartiate et marche vers Mantinée, où il retrouve les troupes de Tégée et des autres cités arcadiennes restées fidèles ("Les Spartiates, avec une promptitude sans précédent, mobilisèrent toutes leurs forces, hilotes compris, pour secourir Tégée. Ils avancèrent vers Orestheion près de Mainalia. Ils ordonnèrent à leurs alliés d’Arcadie de se rassembler et de les suivre à Tégée. […]. Peu après les alliés d’Arcadie les rejoignirent. On envoya également à Corinthe, en Béotie, en Phocide et en Locride des messagers pour prier les peuples d’accourir à Mantinée. Cette demande de renforts les prit au dépourvu et ils eurent des difficultés à traverser isolément les territoires ennemis qui les séparaient, néanmoins ils se précipitèrent. Les Spartiates avec les troupes arcadiennes présentes envahirent la campagne de Mantinée, campèrent près du temple d’Héraclès et ravagèrent le pays", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.64).


1 : Du côté argien, on trouve les Mantinéens et un corps de soldats d’élite argiens appelés "les Mille" à l’aile droite offensive, le contingent athénien de Lachès à l’aile gauche défensive, le gros de l’armée argienne avec les autres membres de l’alliance argienne sont au centre ("Les Mantinéens occupaient l’aile droite, parce que la bataille se livrait sur leur territoire. A leurs côtés se trouvaient les alliés d’Arcadie, puis les Mille d’Argos, soldats d’élite dont l’entraînement professionnel était financé par l’Etat, accompagnés d’autres Argiens, puis leurs alliés de Kleonai et d’Orneai. Enfin les Athéniens se trouvaient à l’aile gauche, avec leurs propres cavaliers", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.67). Du côté Spartiate, on trouve les Tégéates à l’aile droite offensive, les Skirites (population montagnarde vivant sur les hauteurs au sud de Tégée) et les vétérans du contingent de Brasidas à l’aile gauche défensive, le gros de l’armée spartiate avec les autres Arcadiens sont au centre ("Les Skirites se placèrent à l’aile gauche, depuis toujours ils sont les seuls Laconiens à avoir le privilège de combattre séparément et à cette place. A leurs côtés se trouvaient les vétérans de la campagne de Brasidas en Thrace et des néodamodes. Juste après se trouvaient le gros des Spartiates, répartis en loches ["lÒcoj", unité de soixante-quatre hommes dans l’armée spartiate selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.68]. Après eux était le contingent d’Héraia en Arcadie, puis celui de Mainalia. A l’aile droite se trouvaient les Tégéates, et quelques Spartiates à l’extrémité de la ligne. Les cavaliers étaient répartis aux deux ailes. Tel était l’ordre de bataille des Spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.67). Agis II tente une tactique inédite : ayant constaté que dans le déroulement des combats l’aile gauche est toujours la plus faible ("Un phénomène se reproduit chaque fois qu’une armée marche à l’ennemi : la ligne tend à incliner progressivement vers la droite, de sorte que l’aile droite de chacune des armées qui s’affrontent finit par déborder l’aile gauche de l’adversaire. Ceci est un effet de la peur qui amène chaque homme à s’abriter derrière le bouclier de son voisin de droite afin de se couvrir du côté où il est vulnérable, car c’est derrière un mur de boucliers serrés les uns contre les autres que les soldats se sentent le mieux protégés. Le premier responsable de ce mouvement est l’homme placé à l’extrémité de la ligne à droite : il cherche continuellement à dérober aux coups de l’ennemi son flanc découvert, et les autres poussés par la mêmes crainte en font autant", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.71), il ordonne à plusieurs régiments spartiates de son centre d’aller renforcer son aile droite dès que la bataille commencera ("Craignant l’enveloppement de son aile gauche par les Mantinéens qui la dépassaient d’une façon inquiétante, Agis II ordonna aux Skirites et aux vétérans de Brasidas d’élargir les intervalles afin de donner à leur ligne la même longueur que celle des Mantinéens. Et il ordonna à deux des polémarques, Hipponoidas et Aristoklès, de dégarnir l’aile droite de leurs deux unités pour les insérer dans l’espace laissé vide, jugeant que cette manœuvre, sans affaiblir son aile droite, renforcerait son autre aile opposée aux Mantinéens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.71). C’est une tactique clairement défensive.


2 : La bataille commence. Comme prévu, du côté spartiate l’aile droite offensive des Tégéates malmène l’aile gauche défensive des Athéniens, et du côté argien l’aile droite offensive des Mantinéens et des Mille malmène l’aile défensive des Skirites et des vétérans de Brasidas, tandis qu’au centre les Spartiates et les Argiens s’affrontent en face-à-face, soutenus par la logistique de leurs alliés respectifs. Mais la tactique définie préalablement par Agis II n’aboutit pas : les commandants des régiments du centre refusent de se déporter vers l’aile gauche pour soutenir les Skirites et les vétérans de Brasidas, résultat ces derniers sont submergés et commencent à céder du terrain ("[Agis II] ayant donné cet ordre après le début de la bataille et à l’improviste, Aristoklès et Hipponoidas refusèrent d’opérer ce glissement, pour cela ils furent plus tard accusés de lâcheté et bannis de Sparte. Constatant que son ordre aux loches d’aller renforcer les Skirites n’avait pas été exécuté, Agis II commanda à ceux-ci de se replier vers lui afin de combler le vide, mais l’ennemi entra à leur contact avant que ce vide fut résorbé. […] Vint le corps-à-corps. L’aile droite des Mantinéens mit en fuite les Skirites et les vétérans de Brasidas. Les Mantinéens, leurs alliés, et les Mille d’Argos s’engoufrèrent dans la brèche de leurs adversaires, ils attaquèrent les Spartiates, les cernèrent, les chassèrent, les poussèrent jusqu’aux bagages dont ils massacrèrent plusieurs gardiens. De ce côté, la défaite des Spartiates fut totale", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.72). Heureusement pour Agis II, les Argiens au centre reculent peu à peu face aux assauts des Spartiates, ainsi que les Athéniens commandés par Lachès à leur gauche ("Agis II entouré de la garde royale appelée ‟les Trois cents cavaliers” tombèrent sur les vétérans d’Argos, sur la troupe argienne dite des ‟Cinq loches”, sur les contingents de Kleonai et d’Orneai, sur celui des Athèniens à leurs côtés, et les mirent tous en fuite, certains n’attendirent pas le choc et lâchèrent pied en voyant les Spartiates avancer vers eux, certains furent même piétinés par leurs camarades pressés d’échapper aux coups de l’assaillant", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.72). Le front argien se retrouve coupé en deux : à sa gauche le contingent athénien est à la merci des Tégéates, tandis qu’à sa droite les Mantinéens et les Mille, face aux Skirites et aux vétérans de Brasidas qui reculent, sont seuls ("L’armée des Argiens et des alliés, ayant cédé de ce côté, fut ainsi coupée en deux, pendant que l’aile droite des Spartiates et des Tégéates supérieure en nombre enveloppa les Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.73).


3 : Agis II a le choix entre tourner l’armée spartiate vers sa droite pour encercler les Athéniens de Lachès, ou vers sa gauche pour encercler les Mantinéens et les Mille. Il ne choisit ni l’un ni l’autre. Le continent athénien, voyant la bataille perdue, s’enfuit ("Voyait son aile gauche en danger à cause des Mantinéens et des Mille d’Argos, Agis II donna l’ordre à toute son armée de glisser vers la gauche pour soutenir cette aile en difficulté. Les Athéniens profitèrent de ce mouvement latéral, qui éloignait d’eux l’adversaire, pour se sauver tranquillement, les Argiens vaincus les imitèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.73). Et quand les Spartiates se dirigent enfin vers les Mantinéens et les Mille, ceux-ci ne les attendent pas et s’enfuient à leur tour, et Agis II ne les poursuit pas ("Alors les Mantinéens, leurs alliés et la troupe d’élite argienne cessèrent de lutter : constatant la défaite des leurs et l’arrivée des Spartiates, ils prirent la fuite. Beaucoup de Mantinéens furent tués, tandis que les Argiens d’élite réussirent presque tous à se sauver. L’ennemi ne pressa ni ne poursuivit la fuite des uns et la retraite des autres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.73). Pour l’anecdote, selon Suidas, parmi les Athéniens morts se trouve Gryllos fils de Xénophon l’Ancien et père de Xénophon le futur chef des Dix Mille ("Hyparque, mort à Mantinée aux côtés de Gryllos fils de Xénophon", Suidas, Lexicographie, Kèphisodoros K1566).


La bataille s’achève ainsi, sans que le contingent spartiate de renfort conduit par l’autre roi Pléistoanax n’ait le temps d’arriver ("Peu avant la bataille, Pléistoanax, l’autre roi de Sparte, était parti avec le renfort des plus vieilles et des plus jeunes classes. Il s’avança jusqu’à Tégée. Mais quand il apprit la victoire il rebroussa chemin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.75). Agis II envoie des messagers aux Corinthiens et aux autres alliés pour leur signifier que leur venue n’est plus utile, et lui-même rentre à Sparte pour fêter les Karneia ("Les Spartiates qui avaient sollicité les Corinthiens et leurs alliés au-delà de l’isthme, annulèrent leur demande. Eux-mêmes se replièrent en congédiant leurs alliés, et, l’époque des Karneia étant venue, ils commencèrent les festivités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.75).


Cette bataille de Mantinée à l’été -418 est importante non pas d’un point de vue politique, mais d’un point de vue opérationnel, car elle laissera des souvenirs durables dans les batailles futures du IVème siècle av. J.-C. D’abord, elle est l’une des dernières batailles chevaleresques de l’Antiquité, où le vainqueur - par lâcheté ou par calcul, peu importe - laisse s’enfuir le vaincu sans le poursuivre, et démobilise aussitôt. Comme à l’ère mycénienne où deux champions combattaient en duel pour décider du destin de leurs communautés respectives, Agis II à Mantinée veut une "bataille décisive" (pour reprendre le jargon des experts militaires) obligeant le vaincu à reconnaître son infériorité et en conséquence sa soumission au vainqueur, il ne veut pas une guerre d’anéantissement. Agis II se place dans la continuité d’Archidamos II qui revenait chaque année en Attique au début de la deuxième guerre du Péloponnèse afin de proposer un affrontement en bonne forme aux Athéniens, et non pas dans la continuité de Brasidas qui, en prenant le contrôle d’Amphipolis en -424, a voulu priver Athènes de ses approvisionnements en bois pour les trières, donc ruiner la flotte athénienne, donc ruiner le système impérial athénien tout entier. Le stratège spartiate Lysandre, dont nous parlerons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, en cherchant à ruiner la flotte athénienne plutôt qu’à vaincre l’armée athénienne dans une autre "bataille décisive", sera dans la lignée de Brasidas et non pas dans la lignée d’Agis II. Et tous les chefs du IVème siècle av. J.-C. seront dans la même lignée : Epaminondas, Philippe II, Alexandre viseront l’anéantissement de leurs adversaires, et non pas leur soumission comme Agis II. Ensuite, cette bataille de Mantinée met en lumière l’importance du chef. Agis II n’est pas un grand général, mais il a un avantage : il est seul. En face, l’alliance argienne n’a aucune coordination : le contingent athénien à gauche est tiraillé par ses dissensions internes entre le pro-Nicias Lachès et l’anti-Nicias Alcibiade, l’armée argienne au centre est tiraillée entre ceux qui veulent simplement défendre leur cité Argos et ceux qui rêvent d’une hégémonie argienne sur tout le Péloponnèse, et à droite le corps d’élite argien des Mille vise la gloire tandis que les Mantinéens veulent régler leur différend territorial contre les Tégéates. L’alliance argienne a perdu à cause de son absence de cohérence collective davantage que de la soi-disant supériorité militaire de son adversaire spartiate (la bataille de Mantinée est un exemple de la justesse du célèbre propos de Napoléon Ier : "A la guerre, un mauvais général vaut toujours mieux que deux bons"). Le même scénario se reproduira au tournant des Vème et IVème siècles av. J.-C. dans l’anabase des Dix Mille : ceux-ci seront chassés du Moyen Orient à cause des rivalités internes entre compagnies, des jalousies entre sous-officiers, des incohérences sur les buts à atteindre, davantage que de la soi-disant supériorité militaire de leur adversaire perse. Même scénario aussi avec Agésilas II au tout début du IVème siècle av.J.-C. : celui-ci sera chassé d’Anatolie par l’absence d’unité des Grecs, par les magouilles politiciennes à Sparte le privant de moyens militaires, par la nécessité de revenir sur ses pas en Grèce pour mâter les rébellions, davantage que par la soi-disant supériorité militaire des Perses. Les chefs suivants, Epaminondas via son charisme, Philippe II via sa brutalité, Alexandre via à la fois son charisme et sa brutalité, s’efforceront de corriger cela, en harmonisant leur armée par l’entrainement individuel et collectif, par la discipline, par la punition exemplaire, par la récompence au mérite, renforçant en même temps l’effet de bloc et l’unité et le respect du commandement. Enfin, d’un point de vue opérationnel, la bataille de Mantinée sert de référence à la phalange de l’ère hellénistique sur deux points : le rôle joué par le corps argien des Mille, et la faiblesse de l’aile gauche qu’Agis II a voulu renforcer en y positionnant des régiments d’appoint. En créant le Bataillon Sacré au IVème siècle av. J.-C., Epaminondas ne fera que ressusciter le corps argien des Mille de la bataille de Mantinée (calqué sur le corps perse des Mille, soldats d’élite sélectionnés parmi les Immortels, assurant la protection du Grand Roi ?). Et en augmentant la profondeur de son aile gauche à la bataille de Leuctres en -371, le même Epaminondas ne fera que reprendre l’idée d’Agis II, avec succès puisque cela lui apportera la victoire. L’Agéma macédonienne qui suivra Alexandre jusqu’en Inde n’est qu’un développement du Bataillon Sacré d’Epaminondas, et le renforcement des flancs de la phalange par des escadrons de cavalerie sous Philippe II puis sous Alexandre est le prolongement de l’obsession offensive des Argiens et de l’obsession défensive d’Agis II à la bataille de Mantinée. Comme à Pylos en -425, le savoir-faire des Spartiates en combat individuel ou en très petits groupes est indiscutable (Thucydide révèle incidemment au paragraphe 68 livre I de sa Guerre du Péloponnèse que les Spartiates sont organisés en une rangée de quatre hommes ou "enomotie/™nwmot…a", quatre enomoties forment une section ou "pentekostie/penthkostÚi", quatre pentekosties forment une compagnie ou "loche/lÒcoj"), mais leur intelligence collective est très douteuse : ce savoir-faire individuel leur a apporté la victoire à Mantinée grâce à l’absence de cohérence de l’adversaire argien, mais il leur a apporté la défaite à Pylos sur l’île de Sphactérie à cause de la cohérence de l’adversaire athénien, comme le dit Thucydide ("Pour les manœuvres, les Spartiates [à la bataille de Mantinée en -418] furent au-dessous de tout, mais ils démontrèrent brillamment la supériorité de leur courage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.72). Les Grecs ultérieurs en tireront la conclusion que toute victoire dépend moins du savoir-faire individuel que de l’intelligence collective, et inventeront la phalange de l’ère hellénistique, rouleau compresseur dans lequel le soldat n’est plus qu’un numéro fondu dans une masse dynamique. Cette évolution constituera la principale raison de leurs défaites à Cynocéphales, à Magnésie, à Pydna, face à la légion romaine combinant le savoir-faire individuel et l’intelligence pratique des cohortes, manipules, centuries et décuries.


Juste après la fête des Karneia, un contingent spartiate reprend la route de Tégée avec une nouvelle offre de paix pour Argos ("Au début de l’hiver suivant [-418/-417], après la fête des Karneia [au mois de metageitnion athénien, soit mi-août à mi-septembre dans le calendrier chrétien], les Spartiates se mirent en campagne. Arrivés à Tégée, ils adressèrent à Argos des propositions de paix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.76). Alcibiade est alors présent dans Argos et s’efforce de maintenir l’hostilité entre Argiens et Spartiates, mais les Argiens sont dépités par leur défaite et disposés à négocier. Les Spartiates proposent de renoncer à soutenir Tégée à condition qu’Argos renonce pareillement à soutenir Mantinée, l’alliance argienne doit être dissoute, et Sparte et Argos signeront un traité de paix ("Des discussions s’élevèrent, car Alcibiade se trouvait à Argos. Mais le parti spartiate, levant le masque et s’enhardissant, réussit à convaincre les Argiens d’accepter les propositions de paix. Les Argiens acceptèrent ces propositions. Les Spartiates retirèrent leurs troupes de Tégée et rentrèrent chez eux. Ensuite les relations furent rétablies entre Argos et Lacédémone. Peu de temps après, les mêmes citoyens poussèrent les Argiens à renoncer à l’alliance de Mantinée, d’Athènes et d’Elis, et à conclure avec les Spartiates un traité de paix et d’alliance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.78). Pour apaiser la tension avec Epidaure, Argos accepte d’évacuer le territoire de cette cité à condition qu’elle paie sa contribution à l’entretien du temple d’Apollon à Argos (c’était le prétexte bidon invoqué l’année précédente pour justifier l’invasion du territoire épidaurien), ensuite Epidaure intègrera le nouveau traité Argos-Sparte conçu comme le pilier d’une nouvelle alliance pan-péloponnésienne dirigée contre Athènes ("Les Argiens évacueront le territoire d’Epidaure et raseront les fortifications qu’ils y ont élevées. Si les Athéniens n’évacuent pas le territoire d’Epidaure, ils seront ennemis des Argiens, des Spartiates, et des alliés spartiates et argiens. […] Les Epidauriens assureront le sacrifice au dieu, ils s’engageront par serment à garantir son exécution. […] Si un peuple hors du Péloponnèse pénètre dans le Péloponnèse avec des intentions hostiles, les puissances contractantes s’accorderont pour le repousser de la manière qui paraîtra la meilleure aux Péloponnésiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.77). Après le départ des Spartiates, les Argiens contactent le roi macédonien Perdiccas II pour l’inciter à rejoindre cette alliance, en lui rappelant que la dynastie argéade à laquelle il appartient est d’origine argienne ("Dans tous les dommaines, les deux parts [Sparte et Argos] déployèrent une intense activité. On députa vers les cités côtières de Thrace et vers Perdiccas II, pour les décider à adhérer à l’alliance. Ce dernier ne rompit pas avec Athènes immédiatement, mais il s’y prépara, incité par l’exemple d’Argos, dont sa famille était originaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.80). Les Argiens renouent aussi avec les Chalcidiens, qui se sont mis à l’écart depuis l’hiver -421/-420, comme on l’a raconté plus haut ("Avec les Chalcidiens, on réactualisa les anciens serments et on en prêta des nouveaux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.80). Les Mantinéens, privés du soutien d’Argos, abandonnent leurs prétentions sur les territoires alentours, notamment sur Tégée ("Après la défection des Argiens, les Mantinéens résistèrent un temps, mais, ne pouvant pas durer sans l’aide d’Argos, ils composèrent à leur tour avec les Spartiates et cédèrent les cités qu’ils contrôlaient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.81). Au printemps -417, Sparte attire dans l’alliance l’Achaïe jusqu’alors neutre : cet engagement des Achéens aux côtés de Sparte s’explique notamment par leur souvenir de l’expédition d’Alcibiade en -419, qui a voulu traverser leur territoire d’autorité pour construire un fort à Rion ("Les Spartiates réussirent aussi à retourner la diplomatie de l’Achaïe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.82). Finalement, début -417, le régime démocratique est renversé à Argos, et remplacé par une oligarchie favorable à Sparte ("[Les Spartiates aidés par leurs partisans] renversèrent à Argos le régime démocratique et lui substituèrent une oligarchie favorable à Sparte. L’hiver [-418/-417] finissait et le printemps [-417] approchait quand se produisirent ces événements", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.81). Bref, même si la bataille de Mantinée n’a pas été une réussite glorieuse sur le plan militaire, elle a néanmoins redonné à Sparte une crédibilité politique aux yeux des Grecs ("Cette seule bataille [de Mantinée] permit [aux Spartiates] d’effacer la lâcheté que les Grecs leur avaient reproché après le désastre de Sphactérie, et leur indécision et leur lenteur après d’autres affaires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.75). Et cela indispose fortement Nicias autant qu’Alcibiade. Les uns reprochent à Nicias son pacifisme acharné et naïf, dont les Spartiates ont profité. Les autres reprochent à Alcibiade ses mœurs dissolues, son opportunisme, son absence de principes, qui n’ont conduit à rien depuis deux ans, sinon à précipiter l’Achaïe dans les bras de Sparte après sa piteuse aventure vers Rion, à provoquer la défaite de Mantinée, à perdre l’alliance d’Argos, d’Epidaure sur le golfe Saronique, de Perdiccas II en Macédoine, et finalement le renversement du régime démocratique à Argos au profit de notables dévoués à Sparte. Ces deux séries de reproches, apparemment contradictoires, sont bien fondées. Nicias et Alcibiade sont menacés d’ostracisme ("Le différend entre Alcibiade et Nicias était à son comble quand vint le temps de l’ostracisme, moment où les Athéniens habituellement éloignaient de leur cité pour dix ans un citoyen dont la renommée devenait suspecte ou dont les richesses suscitaient l’envie. Alcibiade et Nicias étaient très embarrassés en voyant le danger qui les menaçait, ils redoutèrent que l’ostracisme tombât sur l’un ou sur l’autre. Les Athéniens détestaient la vie que menait Alcibiade et redoutaient son audace, comme je l’ai raconté dans sa Vie. Les richesses de Nicias étaient convoitées, sa réserve le rendait peu sociable et impopulaire, l’assimilait à un oligarque, paraissait bizarre et sauvage, ses oppositions régulières à tout projet ambitieux au profit de partis intéressés provoquaient le dégoût. En résumé, une lutte s’engagea entre les les jeunes qui voulaient la guerre et les vieux qui voulaient la paix, ceux-ci voulant ostraciser Nicias, ceux-là voulant ostraciser Alcibiade", Plutarque, Vie de Nicias 11). Hyperbolos est le meneur des cortèges contre les deux hommes, car il pense en tirer profit ("A cette occasion, des hommes audacieux et pervers s’insinuèrent dans le débat public pour profiter de la division dans la cité. Hyperbolos de Perithoïde était l’un d’eux, faux chef mais vrai arriviste, honte de la cité. Ce personnage plus digne des fers que de l’ostracisme, qui se croyait intouchable, espérant qu’après le bannissement d’un des deux stratèges il deviendrait le rival de l’autre, manifesta tout le plaisir que lui causait leur division, et excita le peuple contre l’un et l’autre", Plutarque, Vie de Nicias 11). Mais il calcule mal l’entregent de l’un et l’amoralité de l’autre : Nicias et Alcibiade, probablement sans se concerter mais en œuvrant dans le même sens, échappent à la condamnation en la retournant contre leur accusateur commun. Hyperbolos est ostracisé. Cette décision publique, qui élève le minable Hyperbolos au même niveau que les précédents ostracisés prestigieux (Clisthène, Miltiade, Aristide, Xanthippos, Thémistocle, Cimon, Thoukydidès), provoque un tel malaise que la décision est rapidement suspendue. Non seulement elle est finalement annulée, mais encore la peine d’ostracisme est abolie ("Constatant la malignité [d’Hyperbolos], Nicias et Alcibiade se concertèrent secrètement. Ils réunirent leurs deux partis, et, se renforçant mutuellement, s’évitèrent le bannissement, qui tomba finalement sur Hyperbolos. D’abord le peuple rit et exprima sa satisfaction, mais rapidement il estima que la peine d’ostracisme s’était dégradée en condamnant un individu aussi méprisable. L’ostracisme incluait effectivement une part de dignité parce qu’elle avait touché des personnages méritoires comme Thoukydidès ou Aristide, en l’appliquant à Hyperbolos on l’avait donc glorifié, on avait honoré son vice au même niveau que la vertu de ses prédécesseurs, comme dit le comique Platon : ‟Ses mœurs méritaient qu’il fût banni d’Athènes, non pas qu’il fût honoré de l’ostracisme, nos ancêtres n’ont jamais conçu une peine aussi glorieuse pour un scélérat aussi vil”. Depuis cet événement personne ne fut banni par ostracisme, Hyperbolos fut le dernier", Plutarque, Vie de Nicias 11 ; "Le peuple influencé par [Hyperbolos] s’apprêtait à prononcer un bannissement par ostracisme, peine infligée ordinairement à un citoyen renommé et influent moins pour calmer des appréhensions que pour dissuader la convoitise. […] Alcibiade réunit les partis, et, s’étant concerté avec Nicias, il détourna l’ostracisme sur Hyperbolos […], qui ne s’y attendait pas car jusqu’alors aucun personnage aussi abject n’avait été condamné à une peine aussi respectable, comme le remarque le comique Platon en évoquant Hyperbolos : ‟Ses mœurs méritaient qu’il fût banni d’Athènes, non pas qu’il fût honoré de l’ostracisme, nos ancêtres n’ont jamais conçu une peine aussi glorieuse pour un scélérat aussi vil”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 13 ; "Alcibiade et Nicias, qui à cette époque étaient les hommes les plus puissants dans la cité, dirigeaient deux partis opposés. Quand ils virent que le peuple s’apprêtait à recourir à l’ostracisme pour bannir l’un des deux, ils se consertèrent pour réunir leurs partis et détourner la condamnation sur le vil Hyperbolos. Le peuple, indigné que l’ostracisme fût ainsi dégradé, y renoncèrent définitivement", Plutarque, Vie d’Aristide 12). Selon Théophraste cité par Plutarque, Nicias dans cette affaire est secondé par l’orateur Phéax ("Je sais que Théophraste a écrit qu’Hyperbolos fut banni suite au conflit qu’Alcibiade eut contre Phéax, et non pas contre Nicias, mais je suis la majorité des historiens", Plutarque, Vie de Nicias 11) sur lequel nous ne savons pas grand-chose sinon qu’il est un contemporain et un rival d’Alcibiade ("Dès son début dans les affaires, le jeune Alcibiade évinça tous les autres orateurs. Deux seulement soutinrent la lutte : Phéax fils d’Erasistratos et Nicias fils de Nicératos. Ce dernier était déjà vieux et passait pour l’un des meilleurs stratèges athéniens. Phéax, comme Alcibiade, débutait dans le débat démocratique. Issu de parents illustres, Phéax était inférieur à son rival sur plusieurs points, surtout en éloquence : en privé il conversait aisément et savait imposer son avis, mais dans l’Ekklesia il manquait de force pour dominer, Eupolis dit qu’il était ‟le meilleur des discoureur, le pire des orateurs ["lale‹n ¥ristoj, ¢dunatètatoj lšgein"]", Plutarque, Vie d’Alcibiade 13 ; dans un passage obscur de la comédie Les cavaliers d’Aristophane présentée en -424, ce Phéax est mentionné comme un sophiste ordinaire ayant récemment gagné un procès dirigé à son encontre, dont le style se caractérise par la catégorisation des êtres et des choses en classes figées, via l’adjonction systématique du suffixe "-ikos/-ikÒj" à tous les mots, équivalent du suffixe "-eur" en français ["Je parle des niais assis au marché aux parfums qui débitent des fadaises du genre : “Quel savant que Phéax ! Quelle dextérité à échapper à son sort ! Quel argumentateur, quel raisonneur, quel moralisateur, quel éclaireur, quel charmeur, quel hypnotiseur d’obstructeurs !”", Aristophane, Les cavaliers 1375-1381]).


Heureusement pour les Athéniens, le phoros et la politique de grands travaux que nous avons évoquée dans notre alinéa précédent portent leurs fruits, ils rapportent beaucoup d’argent et un dynamisme économique à Athènes, qui permettent de reprendre l’avantage par un renforcement de l’outil militaire et par plusieurs interventions musclées. Dès le printemps -417, les partisans de la démocratie à Argos redressent la tête et profitent de la fête des Gymnopédies à Sparte pour renverser l’oligarchie installée quelques mois plus tôt ("Peu à peu le peuple d’Argos se reconstitua et reprit confiance. Les démocrates profitèrent du moment où les Spartiates célébraient les Gymnopédies pour attaquer les oligarques. Un combat se livra dans la cité. Victorieux, ils exécutèrent une partie de leurs adversaires et chassèrent le reste. Les Spartiates attendirent longtemps avant de répondre à l’appel de leurs amis, finalement ils suspendirent les festivités pour venir à leur secours. Quand ils arrivèren tà Tégée, ils apprirent la chute des oligarques. Malgré les supplications des fugitifs, ils refusèrent d’aller plus loin, ils firent demi-tour et rentrèrent chez eux pour achever les Gymnopédies", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.82). Selon Pausanias, la révolte est provoquée par un mauvais comportement du chef des Mille : celui-ci kidnappe une fille promise au mariage à un tiers, il la viole, la fille se venge en lui arrachant les yeux par surprise, elle se réfugie dans le bas peuple, les Mille réclament vengeance au nom de leur chef, le peuple refuse de leur livrer la fille, une rixe éclate entre le peuple et les Mille, finalement le corps des Mille est submergé, ses soldats sont massacrés par la foule, qui rétablit la démocratie. Ce passage de Pausanias sous-entend que le corps des Mille a joué un rôle important dans l’instauration de l’oligarchie juste après s’être échappé du champ de bataille de Mantinée en automne -418 ("La haine [entre Argiens et Spartiates] étant à son comble, les Argiens entretinrent un millier de soldats d’élites qu’ils placèrent sous les ordres de leur compatriotes Bryas. Parmi d’autres insolences, Bryas se permit de kidnapper une jeune fille qu’on conduisait à son fiancé, et de la violer. Cette fille lui a arracha les yeux la nuit venue, dès qu’elle le vit s’endormir. Découverte à l’aube, elle s’enfuit pour se mettre sous la protection du peuple, qui refusa de la livrer à la vengeance des Mille. Les deux parts prirent les armes et s’affrontèrent, le peuple fut vainqueur, et dans sa fureur il ne laissa la vie à aucun adversaire. On recourut à différents expiations afin de purifier la cité du sang qui avait coulé durant cette guerre civile, et on érigea la statue à Zeus Meilichios ["Meilic…oj/Doux, Bienveillant"]", Pausanias, Description de la Grèce, II, 20.2). Tandis que les oligarques survivants s’enfuient vers Phlionte avec leurs derniers partisans, des Athéniens conduits par Alcibiade débarquent rapidement à Argos pour aider les habitants à élever des fortifications. Sparte tergiverse et perd un temps précieux ("Les Spartiates déclarèrent coupables les Argiens de la cité et décidèrent de lancer une expédition contre Argos. Mais ils perdirent du temps en ajournements successifs. Le peuple d’Argos en profita. Par crainte des Spartiates, il voulut renouer avec Athènes dont il espérait des grands avantages. Il éleva des longs murs jusqu’à la côte afin, en cas de siège du côté de la terre, d’être apprevisionné par la mer avec l’aide des Athéniens. Ils informèrent quelques cités péloponnésiennes de leurs projets. Tout le peuple d’Argos, femmes et esclaves inclus, participa à ce travaile. D’Athènes arrivèrent des charpentiers et des tailleurs de pierre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.82 ; "Le peuple [argien] reprit les armes et se renforça. Alcibiade accourut, assura la victoire du peuple, et convainquit les citoyens de construire des longs murs jusqu’à la mer afin de rattacher complètement leur cité à la puissante Athènes. Il amena d’Athènes des maçons et des tailleurs de pierre. Grâce à son zèle, il acquit pour lui-même et pour sa patrie un grand respect et une grande autorité dans Argos", Plutarque, Vie d’Alcibiade 15). Les Spartiates interviennent à la fin de l’année -417, sous le commandement d’Agis II. Ils détruisent les fortifications, ils capturent et tuent les Argiens les plus téméraires qui se risquent à avancer et à les narguer, mais ils se retiennent d’investir et de saccager la ville pour ne pas provoquer la rupture avec le gros de la population argienne ("L’hiver suivant [-417/-416], les Spartiates informés de ces travaux marchèrent contre Argos avec leurs alliés, sauf les Corinthiens. Ils avaient des complices à l’intérieur de la cité. L’armée était sous le commandement du roi spartiate Agis II fils d’Archidamos II. Mais l’aide qu’ils espéraient ne vit pas. Alors ils abattirent les murs en construction, prirent la place argienne d’Hysiai, ils massacrèrent tous les hommes libres qu’ils capturèrent, puis ils évacuèrent le pays et chacun retourna dans sa cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.83). Quand Agis II retourne à Sparte avec son armée, les Argiens montent une expédition contre Phlionte pour tuer les oligarques qui s’y sont réfugiés ("Les Argiens lancèrent une expédition sur le territoire de Phlionte, qu’ils ravagèrent parce que les habitants avaient accueilli les bannis d’Argos. Puis ils se retirèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.83). A la même époque, les Athéniens organisent un embargo contre le roi macédonien Perdiccas II, pour le punir de son rapprochement avec les Péloponnésiens après la bataille de Mantinée ("Le même hiver [-417/-416], les Athéniens bloquèrent les côtes de Macédoine, reprochant à Perdiccas II d’avoir adhéré à l’alliance des Argiens et des Spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.83). Au retour de la belle saison, au printemps -416, Alcibiade ratisse les côtes d’Argos avec une partie de la flotte athénienne, pour traquer et arrêter les derniers oligarques toujours en fuite, qu’il remet menottes aux poignets aux démocrates argiens ("Au début de l’été suivant [-416], Alcibiade se rendit à Argos avec vingt navires. Il captura trois cents Argiens suspectés de connivence avec Sparte. Les Athéniens les internèrent dans des îles proches, appartenant à leur empire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.84). On remarque que, dans chacune de ses interventions depuis la bataille de Mantinée, Alcibiade prend encore toutes les précautions pour ne pas attaquer Sparte directement. Dans le même temps, les Argiens ratissent les environs de Phlionte, mais l’expédition tournent plus mal que celle de l’année précédente : les Phliontins, excédés de voir leurs plaines piétinées par les démocrates argiens, leur tendent des embuscades et les obligent à faire demi-tour, avec l’aide des derniers oligarques argiens encore présents ("Vers la même époque [été -416], les Argiens envahirent le territoire de Phlionte. Ses habitants, renforcés par les bannis d’Argos, leur tendirent une embuscade et leur tuèrent environ quatre-vingts hommes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.115).


Pendant qu’ont lieu ces événements dans le Péloponnèse, les notables athéniens autour de Nicias organisent une nouvelle expédition pour soumettre l’île de Milo. Les motifs sont obscurs. La situation de l’île suscite naturellement les convoitises. Milo est exactement à mi-chemin entre Athènes et la Crète, elle est juste en face du golfe Argolique au nord-ouest, et de l’île de Cythère au sud-ouest qui contrôle l’accès au golfe Laconique - donc à Sparte - et à la mer Ionienne. Cette situation géographique attire autant les militaires que les financiers : beaucoup de navires commerciaux y font escale, et enrichissent les Miléens. L’échec lamentable que Nicias y a subi en été -426, que nous avons rapporté dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, joue aussi pour beaucoup. Au printemps -416, une flotte d’invasion est lancée, conduite par Kléomédès, qui sera l’un des Trente en -404. La cité de Milo a été fondée à l’ère archaïque par des colons doriens, de même origine que les Spartiates, mais les Miléens durant tout le Vème siècle av. J.-C. se sont évertués à ne pas prendre parti, à rester dans une stricte neutralité. Selon l’historien Thucydide, contemporain des faits, l’expédition injuste de Nicias en -426 contre leur territoire a émoussé ce désir de neutralité, et les a incité à favoriser les intérêts spartiates contre les intérêts athéniens ("Athènes envoya contre Milo une flotte de trente navires, complétés de six de Chio et deux de Lesbos, embarquant douze cents hoplites athéniens, trois cents archers à pied et vingt archers à cheval, et environ quinze cents hoplites fournis par les alliés et les insulaires. Les gens de Milo, fondée par des colons lacédémoniens, refusaient l’hégémonie d’Athènes comme les autres insulaires, ils étaient restés neutres d’abord, mais à cause du saccage de leurs terres par les Athéniens ils s’étaient finalement retrouvés en guerre ouverte. Les stratèges Kléomédès fils de Lykomédès et Tisias fils de Tisimachos, qui commandaient l’expédition athénienne, établirent leur camp sur le sol de Milo", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.84). Les soldats athéniens débarquent sur l’île, et un dialogue s’engage entre Kléomédès et les représentants miléens, que Thucydide rapporte aux paragraphes 95 à 111 livre V de sa Guerre du Péloponnèse. Ce passage intrigue les hellénistes sur le fond et sur la forme. Sur le fond, il n’est pas à la gloire des Athéniens, qui y apparaissent comme des vulgaires dominateurs, animés seulement du droit du plus fort ("Nous nous abstiendrons de belles phrases. Nous ne prétexterons pas que notre domination est juste parce que nous avons vaincus les Mèdes [en réalité les Perses] ou que notre expédition est une juste vengeance d’un tort que vous auriez commis contre nous. Inutile de nous perdre dans des longs discours abscons. […] Vous savez comme nous que la justice n’existe que si les parties disposent de moyens de contrainte égaux, dans le cas contraire les forts exercent leur pouvoir et les faibles doivent s’incliner", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.99). Sur la forme, c’est le seul dialogue en style direct de toute la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, les arguments sont avancés sans fioritures, autour de quelques idées principales, comme en style sténographique. Dans les paragraphes 37 à 41 de son Jugement sur Thucydide, Denys d’Halicarnasse analyse méthodiquement ce passage, et conclut qu’il a bien été écrit par Thucydide, mais qu’il n’est pas objectif car Thucydide y dénaturerait les propos des Athéniens, pour se venger d’Athènes qui ne lui pas pardonné son échec à Eion face à Brasidas en -424 (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse : "Thucydide ne prit aucune part à la discussion, il n’y assista pas, il n’entendit pas les propos qui furent tenus par les Athéniens et par les Miléens. On devine cela par ce qu’il raconte dans son livre précédent : stratège à Amphipolis, il a été banni de sa patrie et est resté en Thrace jusqu’à la fin de la guerre. On s’interroge donc sur le détail de ce dialogue, sur les personnages présents, sur sa teneur générale qui refléterait la vérité, comme le prétend Thucydide dans son introduction. La défense des Miléens pour préserver leur liberté est crédible, leurs paroles sont dignes quand ils exhortent les Athéniens à ‟ne pas réduire en servitude une cité grecque ne leur ayant causé aucun dommage”. En revanche, que penser du discours que l’historien met dans la bouche des stratèges athéniens, qui interdisent toute discussion sur les intérêts les plus légitimes, qui imposent des contraintes par la violence et l’avarice, qui affirment sans rougir que la justice se mesure seulement par la volonté du fort sur le faible ? Les responsables d’une démocratie sagement constituée ne peuvent assurément pas proférer de tels propos dans les cités étrangères où ils sont missionnés. Par ailleurs je n’arrive pas à croire que les représentants de Milo, une cité qui ne s’est jamais illustrée par le moindre acte glorieux, puissent se montrer soudain plus préoccupés de l’honneur que de leur sécurité, préfèrent soudain subir les plus cruels tourments plutôt que consentir à une soumission honteuse, et que les Athéniens face à eux, dont les concitoyens naguère avaient préféré livrer leur pays et leur cité aux Perses plutôt que consentir à une reddition déshonorante, les traitent de fous sous prétexte qu’ils les imitent. Je pense même que si un orateur avait tenu un pareil langage en présence des Athéniens, qui ont apporté à la Grèce le bienfait de la civilisation, il aurait suscité aussitôt leur indignation. Telles sont les raisons qui m’incitent à douter de ce discours des Athéniens. Comparons-le à celui du roi spartiate Archidamos II, quand il rappelle les lois de la justice aux Platéens [Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.72-74] : sa diction est pure et claire, elle ne présente aucune figure forcée ni aucune incohérence. Le discours des Athéniens au contraire, soi-disant émis par les hommes les plus sages de la Grèce, exprime des principes mauvais dans un style très inconvenant. On suppose que le bannissement auquel l’historien a été condamné, lui a inspiré du ressentiment, et que par ce moyen il a voulu exposer sa patrie à la haine de tous les hommes, car les paroles proférées dans une cité étrangère par des chefs ou des notables au nom de leur patrie sont toujours considérés par ces citoyens étrangers comme les paroles de la patrie que ces chefs ou ces notables incarnent. Je termine ici mes observations sur ce dialogue de Thucydide", Denys d’Halicarnasse, Sur Thucydide 41). Selon les hellénistes modernes en revanche, le dialogue entre Kléomédès et les Miléens rapporté par Thucydide est bien authentique, simplement Thucydide est mort avant d’avoir eu le temps de le retravailler à la manière des précédents dialogues de sa Guerre du Péloponnèse, qui ressemblent moins à des réels dialogues qu’à des longs monologues contenant arguments et contre-arguments, comme celui d’Archidamos II appelant à la prudence et à l’obéissance contre les fanatiques de la guerre à outrance au printemps -431 (Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.11), ou ceux de Cléon (Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.37-40) et de Diodotos (Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.42-48) contre les Mytiléniens en -428. Pour notre part, nous pensons que les hellénistes modernes ont raison, car le propos de Kléomédès raccorde bien avec la mentalité sophistique athénienne du temps de la paix de Nicias, que nous avons décrite dans notre alinéa précédent. Les Miléens refusent de se soumettre ("Nous refusons que notre cité soit négligemment dépouillée de la liberté dont elle jouit depui ssa fondation il y a sept cents ans. Nous comptons sur la faveur des dieux qui l’a préservée jusqu’à aujourd’hui, et sur le secours des hommes, notamment des Spartiates. Nous vous proposons notre amitié et notre neutralité, et nous vous invitons à évacuer notre territoire sans heurt d’un côté ni de l’autre, en concluant un traité au mieux de vos intérêts comme des nôtres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.112). Kléomédès organise donc le siège, il laisse un petit contingent avec tout le nécessaire pour asphyxier la cité, puis repart vers Athènes avec le gros de la troupe ("Les députés athéniens regagnèrent l’armée. Face à l’obstination de Miléens, les stratèges ouvrirent immédiatement les hostilités. Chaque contingent allié reçut un secteur à inverstir et à fortifier. Puis ils retirèrent de l’île le gros des forces de terre et de mer, laissant sur place une garnison de troupes athéniennes et alliées chargée de poursuivre le siège", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.114).


Cette année -416 marque l’apogée de la paix de Nicias. Mais une apogée lourde de menaces. D’abord d’un point de vue financier, comme nous l’avons dit dans notre précédent alinéa : grâce au décret de Thoudippos en -425/-424 qui a réformé le phoros, réforme qui s’est maintenue après la signature de la paix en -421 aux dépens des cité de son empire, Athènes a remboursé tous ses emprunts militaires, et même a constitué un excédent (qui servira bientôt à l’expédition vers la Sicile : "On put sans difficulté pourvoir [aux préparatifs de l’expédition contre la Sicile, au printemps -415] car la cité avait désormais réparé les pertes causées par l’épidémie et les années de guerre ininterrompue. Une foule de jeunes gens arrivaient à l’âge de servir, et les réserves financières étaient en train de se reconstituer à la faveur de la paix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.26). Ensuite d’un point de vue politique, sociétal, intellectuel. Les Athéniens se sont rapidement remis de leur échec à la bataille de Mantinée en -418, et leur progressisme délirant porté par les sophistes n’est pas encore décrédibilisé par le chaos intérieur qui ruinera la démocratie à partir de -413. Cette acmé ambiguë d’Athènes est symbolisée par deux événements.


Le premier événement est le banquet donné par le tragédien Agathon à la suite de sa victoire au concours tragique de la fête des Pressoirs, également appelée "Lénéennes/L»naia", à la fin de l’hiver -417/-416, qui apparaît a posteriori comme la dernière orgie pacifique avant l’irrémédiable déchéance d’Athènes ("Agathon remporta le prix […] à la fête des Pressoirs sous l’archontat d’Euphèmos [archonte entre juillet -417 et juin -416]", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.57 ; nous ne suivons l’autre version avancée par des anonymes qui placent la date de ce banquet sous l’archontat d’Aristion, entre juillet -421 et juin -420 : "Aristion, sous lequel certains pensent que le banquet eut lieu, fut archonte quatre ans avant Euphèmos, sous qui Platon place la victoire d’Agathon", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.56). Nous savons peu de choses sur Agathon, et sur le concours des Lénéennes, néanmoins ce banquet est resté dans la mémoire collective parce qu’il a été rapporté par un très jeune homme au moment des faits, qui deviendra célèbre plus tard : Platon. Aucune œuvre d’Agathon n’a survécu. Nous ne connaissons même pas le titre de la tragédie qui lui a permis de remporter cette victoire début -416. Le philologue allemand Johann August Nauck en 1889 dans son anthologie Tragicorum graecorum fragmenta (ou "TrGF" dans le petit monde des hellénistes) n’a pu rassembler qu’une trentaine de fragments des tragédies d’Agathon, dont le contenu, même s’il ne dit rien sur l’œuvre générale, renseigne beaucoup sur la mentalité de son auteur. Ainsi Aristote, qui vit un demi-siècle après Agathon et qui a pu lire ses œuvres, dit que les meilleures pièces d’Agathon étaient celles qui blablataient sur l’impuissance du mari cocu, sur le déchirement de la femme cocufieuse et sur le mélodrame de l’amant cocufieur, davantage que celles qui parlaient des hauts faits d’Achille ou d’Hector. Aristote dit par ailleurs que le style d’Agathon se repère par ses paradoxes ("On dit souvent avec justesse que la composition d’une tragédie diffère de la composition d’une épopée, qui est une suite de nombreuses fables. Si par exemple on prend pour sujet toute l’Iliade, en donnant une importance égale à chaque partie de cette longue œuvre, le bénéfice dramatique sera nul. Ainsi tous ceux qui ont voulu raconter la ruine de Troie sans s’attarder sur un épisode précis, à l’inverse d’Euripide dans Hécube, ou d’Eschyle, n’ont connu aucun succès et ont échoué dans les concours. Agathon a ainsi échoué sur ce point, alors qu’il réussit parfaitement à satisfaire son public quand il raconte une action simple à travers ses différentes péripéties, comme l’habile Sisyphe trompé par sa perversité, ou la défaite de l’homme brave mais injuste, un tel dénouement constitue l’essence de la tragédie, il plaît aux spectacteurs, et il est bien crédible comme le dit Agathon lui-même : “L’invraisemblable arrive souvent contre toute vraisemblance”", Aristote, Poétique 1456a). Sur ce dernier point, Aristote raccorde avec certains vers d’Agathon cités par Athénée de Naucratis, qui s’inscrivent parfaitement dans le discours des sophistes de la fin du Vème siècle av. J.-C. se revendiquant des Antilogies de Protagoras ("En rhétorique existe un enthymème [syllogisme dont une partie de la seconde asertion ou une partie de la conclusion est sous-entendue] jouant non pas sur le vrai mais sur le vraisemblable. Son usage n’est pas fréquent, mais, comme dit Agathon : “L’invraisemblable arrive souvent contre toute vraisemblance”, certains faits se produisent effectivement contre toute vraisemblance, de sorte que le vraisemblable peut devenir vrai, et que l’invraisemblable n’est donc jamais absolu", Aristote, Rhétorique, II, 24.10 ; "Selon le séduisant Agathon, “nous travaillons l’accessoire comme si elle était l’œuvre principale, et nous travaillons l’œuvre principale comme si elle était l’accessoire”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.1 ; "Je pourrai citer ici Agathon : “Si je dis la vérité je ne te plairai pas, et si je te plais je ne dis pas la vérité”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.47 ; "Le poète Agathon recourait souvent à l’antithèse. Quelqu’un, pour le corriger, lui proposa de retrancher ce procédé de ses tragédies : “Tu ne vois donc pas, mon ami, répliqua-t-il, qu’ainsi je ne serais plus Agathon ?”, tant il aimait les antithèses, et tant elles constituaient l’essence de ses pièces", Elien, Histoires diverses XIV.13). Sur la forme comme sur le fond, Agathon apporte des innovations qui signifient la mort de la tragédie telle que Clisthène de Sicyone l’avait conçue vers -600, telle que Thespis et Phrynichos l’avait développée au cours du VIème siècle av. J.-C., telle qu’Eschyle puis Sophocle l’avait élevée à l’époque de Thémistocle et de Périclès : Agathon a participé à la mort de la tragédie originelle en la vidant de sa substance politique, et en la transformant en ce qu’elle est restée jusqu’à aujourd’hui en l’an 2000, un spectacle, un divertissement détaché de l’Histoire, extérieur au monde de la salle, de la cité, de la société qui l’engendre, qui ne provoque plus qu’une temporaire indignation de façade ou une adhésion de surface au mieux, ou un article creux dans un magazine spécialisé au pire. Aristote mentionne la tragédie Anthos (littéralement "La Fleur") qui n’a pas traversé les siècles, dans laquelle Agathon a mis en scène non plus des personnages du passé lointain tels Adraste ou Mélanippe (comme Clisthène de Sicyone jadis), ni des personnages du passé récent tel Xerxès Ier (comme Eschyle naguère dans Les Perses), mais des personnages totalement inventés, dont la seule finalité est de satisfaire l’intelligentsia affamée d’oxymores, d’anaphores, de chiasmes, d’assonances et d’allitérations ("Les poètes tragiques utilisent des noms de personnages qui ont existé parce que le possible est simplement probable et parce que ce qui est à venir est simplement possible, alors que ce qui est passé est sûr, et ce qui est sûr est vrai. On trouve néanmoins quelques tragédies recourant à des noms fictifs autour d’un ou deux noms connus, on en trouve même plusieurs qui ne recourent à aucun nom connu, comme Anthos d’Agathon dont tous les faits et tous les noms sont imaginaires, ce qui n’empêche pas cette pièce d’être plaisante", Aristote Poétique 1451b). Agathon est aussi le fossoyeur du chœur, nous l’avons vu dans notre paragraphe introductif : il invente l’intermède au sens moderne, en réduisant ce chœur, qui jusque là jouait un rôle actif dans la pièce, à un entracte respiratoire ponctuant les différents actes de la pièce ("Quant au chœur, il doit être un des personnages, partie intégrante de l’ensemble, il doit concourir à l’action, non pas comme chez Euripide mais comme chez Sophocle. Chez les autres poètes, les parties chantées au cours de la pièce n’ont plus de rapport avec le sujet ni avec la tragédie en général : ces chants sont des intermèdes, le premier auteur a les avoir utilisés ainsi est Agathon", Aristote, Poétique 1456a). Un scholiaste anonyme, en introduction au Banquet de Platon, donne des indications biographiques : il dit qu’Agathon est d’origine athénienne (fils d’un nommé "Tisaménos", non identifié), que son caractère efféminé est ridiculisé dans la comédie Gerytadès (perdue) d’Aristophane, que son style est calqué sur celui très ampoulé du sophiste Gorgias de Léontine, qu’il entretient une relation intime avec un nommé "Pausanias". Cela raccorde avec le dialogue Protagoras de Platon, opposant Socrate et Protagoras au tout début de la deuxième guerre du Péloponnèse (puisque dans ce dialogue interviennent Xanthippos et Paralos les deux fils de Périclès, qui meurent en -429 durant l’épidémie de typhoïde), où Agathon et son amant Pausanias, encore très jeunes, apparaissent aux côtés de Protagoras. Dans ce dialogue Protagoras, on apprend incidemment que Pausanias est originaire du quartier du Céramique ("Auprès du lit [de Protagoras] étaient assis Pausanias du Céramique et un jeune homme ["meir£kion", terme désignant un adolescent] au naturel avantageux et au beau visage, appelé “Agathon” si j’ai bien entendu, dont je crois que Pausanias est amoureux", Platon, Protagoras 315d-e ; c’est probablement à cette époque où il fréquentait Protagoras que l’adolescent Agathon a développé son goût pour les Antilogies, qui se traduisent à l’âge adulte par les innombrables paradoxes, contradictions, invraisemblances de ses tragédies dénoncés par Aristote au paragraphe 1456a précité de sa Poétique et au livre II, paragraphe 24 aliné 10 précité de sa Rhétorique. Cette relation entre Agathon et Pausanias est symptomatique de la dérive bobo de la démocratie athénienne dans le dernier quart du Vème siècle av. J.-C. Même si on ne connaît pas la famille d’Agathon, on devine qu’il appartient à un milieu aisé puisqu’il est suffisamment riche pour se dispenser de travailler, qu’il a du temps libre pour écrire des pièces de théâtre, et qu’il a les moyens d’organiser des grands banquets comme celui qui couronne sa victoire en -416. A l’inverse, le fait que Pausanias vienne du quartier du Céramique, quartier populaire, industrieux, insalubre (la surdensité et le manque d’hygiène dans ce quartier sont directement responsables de la propagation et de la difficile résolution de l’épidémie de typhoïde entre -430 et -426), sous-entend qu’il est un fils de pas-grand-chose, peut-être un bâtard, peut-être même un non-Athénien. L’image d’Agathon entourant de son bras les épaules de Pausanias est celle du riche qui prend sous son aile un pauvre pour se donner une vertu en public et un casse-croûte sexuel en privé, elle doit être rapprochée de l’image de nos modernes blondasses héritières d’empires financiers qui ouvrent leur villa et leurs cuisses à tel migrant subsaharien opportuniste et parvenu pour essayer d’oublier que leur vie de pseudo-actrice ou de pseudo-poétesse est inutile aux autres comme à elles-mêmes. A une date inconnue après -413, les deux amants fuient Athènes pour éviter d’être trucidés par les Athéniens moyens qui ne supportent plus d’être dirigés politiquement et intellectuellement par des minables, ils s’exilent avec Euripide en Macédoine, où le roi Archélaos les accueille. Elien dit qu’Euripide compose une tragédie Chrysippe, relatant la relation homosexuelle malheureuse entre le roi Laïos et Chrysippe fils de Pélops à la fin de l’ère mycénienne : on suppose que cette tragédie disparue n’était qu’une transposition plaisante de la relation homosexuelle entre Agathon et Pausanias. Le même Elien dit qu’Agathon, pourtant quadragénaire et ayant perdu la beauté de sa jeunesse ("Lors d’un grand repas que le roi Archélaos donnait à ses amis, Euripide bu avec excès et sombra dans l’ivresse. Le poète tragique Agathon, quadragénaire, était assis près de lui sur le même lit. Euripide se jeta à son cou et l’embrassa tendrement. “Eh quoi ! dit Archélaos, Agathon est-il encore si séduisant ?” “Oui, par Zeus, répondit Euripide, car de tous ceux qui sont beaux l’automne aussi est beau”", Elien, Histoires diverses XIII.4), a été très proche d’Euripide pendant ce séjour en Macédoine, parce qu’il aimait attiser la jalousie de Pausanias en fleurtant avec Euripide pour mieux se réconcilier avec Pausanias juste après ("On a beaucoup parlé de la tendresse de Pausanias, habitant du Céramique, pour le poète Agathon. Voici une anecdote peu connue. Ces deux amis allèrent à la cour d’Archélaos, sensible aux charmes de la littérature et à la douceur de l’amitié. Archélaos remarqua qu’ils se querellaient souvent, et que la cause venait toujours d’Agathon. Il demanda à ce dernier pourquoi il traitait aussi aigrement celui qui le chérissait le plus. Agathon répondit : ‟Je vais te le dire, ô roi. Ce n’est pas par humeur ou par grossièreté que je traite ainsi Pausanias, mais parce que je connais le cœur humain par ma lecture des poètes et des autres auteurs, je sais que les amoureux jouissent du chaud et du froid, et que rien n’est plus agréable qu’une réconciliation après une dispute. Afin de procurer ce plaisir à Pausanias, je me brouille régulièrement avec lui, pour provoquer sa joie dès que je cesse de le quereller. Si je me comportais avec lui de façon égale et uniforme, le charme disparaitrait dans la monotonie”. On dit qu’Archélaos loua ce raisonnement. On dit aussi qu’Agathon fut aimé par Euripide, qui composa la tragédie Chrysippe en son honneur, je ne suis pas certain de cette rumeur mais je l’ai entendue souvent", Elien, Histoires diverses II.21). Agathon et Euripide semblent avoir écrit des œuvres ensemble, ou du moins des œuvres en miroir ("Euripide a joué aussi sur les lettres du nom de ‟Thésée”, en montrant un pâtre qui décrit ces lettres sans connaître leur valeur : ‟Je ne connais pas les lettres, je t’en donne donc les caractéristiques : la première est un cercle avec un point au milieu ["Q"], la deuxième consiste en deux lignes barrées par une autre au milieu ["H"], la troisième ressemble à une boucle de cheveu ["S"], la quatrième est une ligne droite sur laquelle s’appuient trois autres ["E"], la cinquième est difficile à décrire car elle consiste en deux traits qui s’éloignent d’un point originel commun ["U"], la dernière est identique à la troisième ["S"]”. Le poète tragique Agathon recourt au même jeu dans son Télèphe, un homme ignorant la valeur des lettres ou ne sachant pas lire indique comment écrire le nom de ‟Thésée” : ‟Le premier signe était un cercle avec un point au milieu ["Q"], le deuxième consistait en deux droites accouplées ["H"], le troisième ressemblait à une flèche scythe ["S"], ensuite était inscrit un trident oblique ["E"], puis deux lignes se joignant sur un trait ["U"], et le dernier signe était le même que le troisième ["S"]", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes X.80). Ils meurent presque au même moment, avant -405, puisqu’au vers 86 de la comédie Les grenouilles d’Aristophane présentée cette année-là un personnage dit qu’Agathon est désormais "au banquet des bienheureux", c’est-à-dire au royaume des morts dans l’au-delà. Selon un passage du Banquet de Xénophon, le giton Pausanias a vécu beaucoup plus longtemps qu’Agathon puisqu’il y défend l’homosexualité des soldats du Bataillon Sacré thébain, créé par Epaminondas après l’éjection des Spartiates de La Cadmée en -379 ("Pausanias, amant du poète Agathon, a défendu ces plaisirs infâmes en disant qu’‟une armée d’amants est invincible parce que chacun rougirait de fuir”. Mais comment des hommes insensibles au blâme, qui s’encouragent mutuellement à ne pas avoir honte, pourraient être sensibles à la honte de fuir ? Il avance comme preuve de ce principe les Thébains et les Eléens, qui couchent ensemble et qui combattent sur la même ligne lors des batailles", Xénophon, Le banquet 32-34). Mais Athénée de Naucratis déclare que ce passage est une invention de Xénophon, on doit souligner par ailleurs son manque de cohérence chronologique : le dialogue raconté dans ce Banquet de Xénophon est soi-disant daté de la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse ou du début de la paix de Nicias en -421, donc Pausanias ne peut pas y argumenter sur des faits datant de quatre décennies plus tard ("Dans son Banquet, Xénophon met dans la bouche de Socrate le propos suivant : ‟Pausanias, amant du poète Agathon, a défendu ces plaisirs infâmes en disant qu’« une armée d’amants est invincible parce que chacun rougirait de fuir ». Mais comment des hommes insensibles au blâme, qui s’encouragent mutuellement à ne pas avoir honte, pourraient être sensibles à la honte de fuir ?”. Platon dans son propre Banquet ne dit rien dans ce sens. Et je ne connais aucun écrit de Pausanias. Ni Platon ni quiconque ne lui attribue de telles paroles sur les hommes livrés à cette passion", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.56). Le concours des Lénéennes est aussi énigmatique. Il est associé à un très ancien sanctuaire au sud de l’Acropole à Athènes, où on célèbre Dionysos, non localisé par les archéologues, dont le nom est incertain : "Limnaion/Limna‹on" selon Thucydide, ou "Lenaion/L»naion" selon Aristote. Cet ancien sanctuaire à Dionysos correspond peut-être au sanctuaire réaménagé par Pisistrate au VIème siècle av. J.-C. et embelli au cours des grands travaux du Vème siècle av. J.-C., dont on voit les vestiges aujourd’hui en contrebas du théatre de Dionysos construit à la fin de l’ère classique au IVème siècle av. J.-C. "Limnaion/Limna‹on" et "Lenaion/L»naion" sont des avatars du même étymon "lenos/lhnÒj" désignant tout objet creux, comme un vase, une caisse, une auge, un cercueil ou autre : "Limnaion/Limna‹on" signifie littéralement "le sanctuaire du marais/l…mnh", tandis que "Lenaion/L»naion" signifie littéralement "le sanctuaire du pressoir", les deux termes ont pu fusionner au cours du temps par calembour. Les endroits marécageux à proximité des centres-villes étant ordinairement habités par des populations étrangères pauvres, on suppose que les premiers habitants du quartier du Limnaion au sud d’Athènes n’étaient pas des autochtones asianiques attiques mais des étrangers peu fortunés. Selon Diodore de Sicile, ce quartier est lié à un très ancien Dionysos, homonyme de Dionysos fils d’Ammon roi de Libye à l’ère minoenne, et du Thébain Dionysos fils de Sémélé à l’ère mycénienne : cet antique Dionysos serait venu d’Inde pour apporter aux autochtones l’art de cultiver la vigne et de presser le raisin pour en tirer le vin ("Certains prétendent que trois Dionysos ont existé à des époques différentes, et ils attribuent à chacun d’eux des actions particulières. Ils assurent que le plus ancien était d’origine indienne et que, son pays produisant spontanément la vigne, il eut le premier l’idée d’écraser des grappes de raisin et inventa ainsi le vin. Il cultiva également les figuiers et d’autres arbres à fruits, et inventa leur récolte. On le surnomme “Katapogon” ["Katapègwn/Longue barbe"] par allusion aux Indiens qui ont coutume de laisser croître leur barbe jusqu’à la fin de leur vie. Ce même Dionysos aurait parcouru toute la terre à la tête d’une armée, et enseigné l’art de planter la vigne et de presser le raisin, d’où son autre surnom de “Lenaios” ["Lhna‹oj"]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.63). Les connaissances géographiques à l’ère minoenne étant moins étendues qu’à l’ère hellénistique et qu’aux ères postérieures, l’"Inde" en question est certainement le Moyen-Orient, et non pas le territoire que nous définissons aujourd’hui comme "Inde", à l’est de l’Hindou-Kouch et au sud de l’Himalaya. Autrement dit, cet antique Dionysos était un Sémite de l’ère minoenne, en provenance du Levant ou des côtes anatoliennes ou égyptiennes ou libyennes dominées alors par les Sémites. Cela raccorde avec Thucydide, qui dit incidemment que le sanctuaire du Dionysos du Marais/Limnaion au sud de l’Acropole est l’un des plus anciens d’Athènes, et que ses habitants ont été intégrés à la cité athénienne par Thésée au XIIIème siècle av. J.-C., à l’extrême fin de l’ère mycénienne ("Antérieurement [à l’unification de l’Attique par Thésée], la cité se limitait à l’Acropole et au quartier en contrebas au sud. La preuve est que les sanctuaires des dieux de la cités se trouvent sur l’Acropole, et les sanctuaires des autres dieux sont de ce côté-ci : celui de Zeus Olympien, celui d’Apollon Pythien, celui de Gaia, et celui de Dionysos du Limnaion célébré lors des anciennes dionysies au mois d’anthesterion [mi-février à mi-mars dans le calendrier chrétien], que fêtent encore aujourd’hui les Ionniens originaires d’Attique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.15). A l’ère classique, la fête des Lénéennes à la fin de l’hiver est organisée par l’archonte-roi ("Ensuite [l’archonte-roi] s’occupe des Dionysies du Lenaion, qui comprend une procession et un concours. La procession est organisée conjointement par l’archonte-roi et les épimélètes, le concours est organisé par le seul archonte-roi", Aristote, Constitution d’Athènes 57), à la différence de la fête des grandes Dionysies au printemps qui est organisée par l’archonte éponyme ("Les processions organisées par l’archonte [éponyme] sont : celle en l’honneur d’Asclépios […], et celle des grandes Dionysies de concert avec les épimélètes", Aristote, Constitution d’Athènes 56). On ignore à partir de quand un concours théâtral a été intégré dans cette fête des Lénéennes. On sait seulement que c’est avant -425, puisque la première notice de la comédie Les Acharniens d’Aristophane dit que cette pièce a été présentée justement au concours des Lénéennes sous l’archontat d’Euthynos (en poste de juillet -426 à juin -425 ; pour l’anecdote, la même notice dit qu’Aristophane a présenté Les Acharniens sous le pseudonyme de "Kallistratos", et qu’il est arrivé premier devant Cratinos et Eupolis). Un personnage dans cette comédie révèle que les Lénéennes sont une fête intimiste, réservée aux seuls Athéniens, les non-Athéniens y sont proscrits ("Nous sommes entre nous à l’occasion du concours au Lenaion, les étrangers ["xšnoi"] n’y sont pas présents, ni les alliés des cités qui apportent le phoros", Aristophane, Les Acharniens 504-505). Les documents 2319 à 2325 du volume II/2 des Inscriptions grecques sont des listes de vainqueurs tragiques et comiques aux concours des Lénéennes à partir de l’archontat d’Aristion en -421/-420 : ces documents montrent que la compétition tragique réduit à deux le nombre des concurrents, qui présentent non pas une tétralogie, comme lors des grandes Dionysies du printemps, mais simplement une tragédie, sans drame satyrique. Platon dit qu’Agathon a organisé son banquet précisément "après avoir remporté le premier prix avec sa tragédie, le lendemain du sacrifice d’action de grâce qu’il fit avec ses choristes" (Platon, Le banquet 173a). Un passage du Banquet rappelle que l’épisode a bien lieu en hiver, car les nuits sont longues ("Le sommeil le prit [Aristodème, un des participants au banquet], et il resta longtemps endormi car les nuits sont longues en cette saison. Il s’éveilla à l’aube, au chant du coq, et en ouvrant les yeux il vit que les autres convives dormaient ou étaient partis. Agathon, Aristophane et Socrate étaient seuls éveillés, et buvaient tour à tour de gauche à droite dans une large coupe. En même temps Socrate discourait avec eux", Platon, Le banquet 223c). Au cours du dialogue, Socrate félicite Agathon d’avoir gagné "devant trente mille spectateurs", mais il s’agit là d’une exagération, d’une taquinerie de Socrate envers Agathon, qui lui-même est bien conscient que son public et ses partisans sont en réalité beaucoup moins nombreux ("“Si la sagesse, ô Agathon, dit [Socrate], peut passer d’un esprit à un autre proche, à l’instar de l’eau qui passe d’une coupe à une autre en s’insinuant dans un fil de laine, je suis très heureux d’être auprès de toi, car j’espère recevoir ton excellente sagesse. La mienne est médiocre, équivoque, illusoire, la tienne au contraire est éclatante et prometteuse pour ton jeune âge, comme le prouvent les applaudissements des trente mille Grecs avant-hier” “Tu te moques, ô Socrate, répondit Agathon. Nous examinerons plus tard si ta sagesse vaut davantage que la mienne. Dionysos sera notre juge. Pour le moment, soupons”", Platon, Le banquet 175d-e). L’authenticité du récit de Platon est discutée chez les spécialistes dès l’Antiquité, notamment parce que le comédien Aristophane figure parmi les convives, or on sait qu’Aristophane déteste Socrate (nous renvoyons sur ce point à notre analyse des Nuées dans notre alinéa précédent), et on sait aussi, surtout, qu’Aristophane méprise Agathon, dont il moque le style dans sa comédie Les thesmophories en -411 en le qualifiant de "sentiers de fourmis" (Aristophane, Les thesmophories 100), par allusion aux zigzags des fourmis qui dépensent beaucoup d’énergie pour partir dans tous les sens et n’arriver nulle part (nous avons déjà mentionné ce verbiage stérile d’Agathon raillé par Aristophane dans notre paragraphe introductif ; nous venons de voir par ailleurs que, selon le scholiaste anonyme du Banquet de Platon, Aristophane dans sa comédie perdue Gertytadès ridiculise les manières efféminées d’Agathon). La vérité historique est peut-être à chercher dans la biographie de Platon. Nous ignorons quand est né exactement Platon : en -430/-429 selon Athénée de Naucratis qui considère Le banquet comme une pure fiction ("Le banquet est une fable. Platon n’avait que quatorze ans quand Agathon remporta le prix, car ce fut à la fête des Pressoirs sous l’archontat d’Euphèmos [entre juillet -417 et juin -416] qu’il obtint cette couronne, or Platon est né sous l’archontat d’Apollodore [entre juillet -430 et juin -429], successeur d’Euthydèmos [archonte entre juillet -431 et juin -430], et il est mort à quatre-vingt-deux ans sous l’archontat de Callimachos [archonte entre juillet -349 et juin -348], et on compte quatorze ans entre l’archontat d’Apollodore et l’archontat d’Euphèmos, sous qui Agathon donna son banquet de victoire", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.57), ou au printemps -427 selon Apollodore et Néanthe de Cyzique ("Platon naquit la première année de la quatre-vingt-huitième olympiade [-428/-427] selon les Chroniques d’Apollodore, le 7 thargelion [mi-mai à mi-juin dans le calendrier chrétien], jour de naissance d’Apollon selon les gens de Délos. Hermippos dit qu’il mourut lors d’un repas de noces la première année de la cent huitième olympiade [-348/-347], à l’âge de quatre-vingt-un ans. Néanthe prétend d’un autre côté qu’il mourut dans sa quatre-vingt-quatrième année. Il était de six ans plus jeune qu’Isocrate, puisque celui-ci naquit sous l’archontat de Lysimachos [archonte entre juillet -436 et juin -435] et Platon sous celui d’Epameinon [nous corrigeons ici le texte original qui mentionne "Ameinias/Amein…aj" archonte en -423/-422 au lieu d’"Epameinon/Epame…non" archonte en -429/-428 graphiquement proche, car la mort de Périclès est bien datée sous l’archontat du second et non pas du premier], année de la mort de Périclès", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.2-3), ou en -425 selon la Chronique de Saint Jérôme (qui indique cette année-là : "Naissance de Platon"). En tous cas, il est un adolescent en -416. Selon Favorinus, Platon appartient à une famille de clérouques athéniens installés sur l’île d’Egine, qui seront expulsés par les Eginètes avec l’aide de Sparte à une date indéterminée ("Dans le dernier livre de son Sur le temps, Antileon dit que [Platon] est originaire de dème de Kollythos, mais d’autres disent qu’il est né à Egine dans la maison de Pheidiados fils de Thalès, Favorinus notamment soutient cette opinion dans ses Histoires diverses et dit que son père était l’un des clérouques installés sur cette île et est revenu à Athènes au moment de l’expulsion des clérouques par les Eginètes aidés des Spartiates", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.3). Cette précision raccorde avec l’expulsion des habitants d’Egine en -431 par Périclès et leur remplacement par des clérouques athéniens, que nous avons évoqués dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse : Ariston et sa femme Périktioné, parents du futur philosophe Platon, menacés par les accusations à l’encontre du sculpteur Phidias auquel Périktioné est apparentée (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), et désireux de fuir l’Attique saccagée par les Spartiates, et de fuir la ville d’Athènes envahie par les réfugiés de l’Attique, font certainement partie de ces clérouques. Leur retour à Athènes date très probablement de -411, car Thucydide au paragraphe 92 livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse dit incidemment que les Spartiates profiteront de la zizanie règnant dans Athènes cette année-là pour lancer leurs navires dans le golfe Saronique et débarquer à Epidaure et à Egine (nous parlerons de cet épisode dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse). Suidas dit aussi que Platon est né à Egine, et ajoute qu’il est mort vierge ("Né à Egine dans la quatre-vingt-huitième olympiade, au début de la guerre du Péloponnèse. Mort à quatre-vingt-deux ans dans la cent huitième olympiade. Il ne se maria pas, et n’eut aucune relation physique, même pour essayer une fois", Suidas, Lexicographie, Platon P1707). Selon une épigramme supposée écrite par Platon rapportée par l’Anthologie grecque, Platon a été très proche d’Agathon ("J’ai embrassé Agathon, son âme était sur mes lèvres, mais il m’a échappé hélas en s’élevant", Anthologie grecque V.78). On sait par ailleurs que Platon, gosse de riche ayant une fortune suffisante pour se dispenser de travailler, désirera embrasser une carrière tragique, avant de constater son insuccès auprès du public et, par dépit, après avoir rencontré Socrate, de se réorienter vers une carrière philosophique (nous reviendrons longuement sur ces points dans notre paragraphe conclusif). A partir de tous ces indices, les hellénistes modernes supposent que Platon pendant son adolescence a beaucoup fréquenté le tragédien Agathon, l’un et l’autre appartenant au même milieu bobo intello, que le désir de Platon de devenir tragédien s’est développé précisément au contact d’Agathon, que Platon était parmi les convives du banquet de -416 et par conséquent son dialogue Le banquet s’appuie sur ce qu’il y a vu et entendu personnellement (même si ce dialogue a été écrit longtemps après -416, même si Platon modifie un peu son déroulement pour l’adapter à sa propre philosophie ou s’il tronque involontairement des détails parce que sa mémoire le trompe, cela n’empêche pas son historicité et l’authenticité de son contenu général), peut-être même que c’est à cette occasion que Platon a conversé pour la première fois avec Socrate (fasciné par l’aura de Socrate, qui de son côté aimait les jeunes garçons…) et que, quelques années plus tard, Agathon étant parti en Macédoine, Platon resté à Athènes s’est naturellement rapproché de Socrate. Ces hellénistes supposent que ce nouvel attachement de Platon pour Socrate est la principale raison de sa réorientation vers la philosophie, qui radicalisera sa mentalité bobo intello politiquement correcte et bien-pensante exprimée initialement à travers des circonvolutions verbeuses imitées des tragédies fardées d’Agathon (le beatnik Euripide évolue dans le même sens à la fin de sa vie, comme nous l’avons dit dans notre paragraphe introductif : ses tragédies n’ont plus de succès parce qu’elles perdent tout bon sens à devenir trop subtiles, écrites avec la complicité de Socrate, elles ne racontent plus une histoire et ne mettent plus en scène des personnages historiques, elles mettent en scène des sophistes déguisés en personnages historiques qui philosophent dans d’interminables logorrhées en essayant de se justifier par des séquences tirées de l’Histoire, elles n’ont plus de rapport avec les tragédies spontanées du temps de Clisthène de Sicyone, de Thespis, de Phrynichos, d’Eschyle et de Sophocle, elles annoncent les dialogues barbants des philosophes du IVème siècle av. J.-C., dont ceux de Platon seront le modèle, dans lesquels un maître de pensée monologue dogmatiquement face à des élèves plus ou moins interchangeables se contentant de ponctuer par des : "Exactement", "Tu dis vrai", "Ton propos est évident", "Personne ne pourrait soutenir le contraire"), en un discours totalitaire proto-bolchevique, valorisant les Idées au détriment des singularités humaines, visant la fin sans se préoccuper des moyens, débarrassé des effets de style tragique et des manières poudrées d’Agathon, dont La République sera l’aboutissement. Platon, après la condamnation à mort de son mentor Socrate en -399 sous les accusations notoires d’Aristophane, aurait introduit malignement Aristophane dans Le banquet pour venger Socrate aux yeux de la postérité, pour abaisser Aristophane sur le papier à défaut de l’abattre physiquement.


Le second événement qui marque cette année -416 est le triomphe tapageur d’Alcibiade lors des quatre-vingt-onzièmes Jeux olympiques. Alcibiade remporte plusieurs médailles en faisant courir plusieurs attelages en même temps. Cela est célébré par Euripide dans une œuvre qui n’est parvenue jusqu’à nous ("Les Grecs s’imaginaient que notre cité [c’est Alcibiade qui parle aux Athéniens, lors de l’hiver -416/-415, pour les inciter à engager la flotte athénienne vers la Sicile] était sortie épuisée de la guerre : ma prestation éclatante devant eux aux Jeux olympiques leur a maintenant donné une idée presque exagérée de sa puissance. N’ai-je pas fait courir sept chars à la fois, c’est-à-dire plus qu’aucun particulier avant moi, et n’ai-je pas remporté la première place, ainsi que la seconde et la quatrième, et ensuite n’ai-je pas célébré dignement ma victoire ?", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.15 ; "Nul autre avant [Alcibiade], simple particulier ou roi, n’avait envoyé sept chars à la fois aux Jeux olympiques : lui, remporta le premier prix, le second prix, et le quatrième selon Thucydide ou le troisième selon Euripide. Ces victoires effacèrent les plus magnifiques et les plus glorieuses du passé. Voici ce que dit Euripide dans son chant en l’honneur d’Alcibiade : “Je te chanterai, ô fils de Clinias. C’est noble chose que la victoire, mais, de tous les exploits, le plus beau que jamais Grec n’égala est d’avoir gagné le premier prix de la course des chars, et le second, et le troisième, d’avoir plusieurs fois sans effort conquis la couronne d’olivier et poussé la voix du héraut”", Plutarque, Vie d’Alcibiade 11 ; "Alcibiade à Olympie remporta la première, la deuxième et la troisième course des chars, comme le dit Euripide qui a célébré ces victoires. Il accomplit aussi un sacrifice à Zeus Olympien, et donna un repas à toute l’assemblée d’Olympie", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.5). Quand il revient avec ses lauriers à Athènes, il commande deux peintures monumentales à sa gloire ("Revenant d’Olympie, il offrit à Athènes deux tableaux peints par Aglaophon, le premier le représentait aux Jeux olympiques et pythiques avec sa couronne de victoire, sur le second on le voyait assis sur les genoux de Némée avec un visage si lumineux qu’il surpassait en beauté celui des femmes", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.47). Selon Plutarque, il reçoit des félicitations tonitruantes de délégués d’Ephèse, de Chio, de Lesbos ("L’éclat de ces victoires fut encore élevé par la munificence dont il fut l’objet de la part des Ephésiens qui lui dressèrent une tente magnifiquement ornée, des gens de Chio qui nourrirent ses chevaux en lui fournissant un grand nombre de victimes, de ceux de Lesbos qui lui donnèrent le vin et assurèrent les frais de sa table ouverte à tout le monde", Plutarque, Vie d’Alcibiade 12). Sous cette esbrouffe, comme dans chaque épisode de la vie d’Alcibiade, les faits sont beaucoup moins flamboyants. La vérité est que l’un des attelages ayant apporté la victoire a été volé par Alcibiade à un nommé "Diomède" ("Un nommé “Diomède” qui était alors son ami avait prêté [à Alcibiade] un char à quatre chevaux pour les Jeux olympiques, dans le certificat présenté avant la course Alcibiade avait déclaré que ces chevaux lui appartenaient, et ayant remporté la course il avait commis l’injustice non seulement de ne pas avouer que les chevaux étaient à Diomède mais encore de ne pas les lui rendre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.74). Naturellement ce Diomède a porté plainte. Mais en -415, nous le verrons bientôt, alors que l’instruction sera encore en cours, Alcibiade sera condamné dans une autre affaire, celle des Mystères, et s’exilera d’Athènes pour ne pas subir sa peine. L’injustice subie par Diomède ne sera ainsi jamais réparée (même si elle sera encore évoquée en -406, quand Alcibiade sera définitivement dégradé après la défaite de Notion, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse ; notons pour l’anecdote qu’au début du IVème siècle av. J.-C., en guise d’exercice rhétorique, Isocrate s’amusera à écrire une défense d’Alcibiade en imaginant un de ses fils accusé par un parent de Diomède nommé "Tisias", cet exercice rhétorique est parvenu jusqu’à nous, sous le titre Sur l’attelage, et se présente comme une seconde partie d’une plaidoirie dont Isocrate n’a probablement jamais écrit la première : "Un Athénien nommé ‟Diomède”, homme de bien et ami d’Alcibiade, désirait passionnément remporter le prix aux Jeux olympiques. Ayant appris que les Argiens avaient un très beau char public, et sachant tout le crédit et le grand nombre d’amis qu’Alcibiade avait dans Argos, il le pria de lui acheter ce char. Alcibiade l’acheta, mais le garda pour lui-même, sans se soucier de ce que dirait Diomède. Celui-ci en conçut un grand désespoir, prenant les dieux et les hommes à témoin de cette perfidie. L’affaire fut portée en justice : elle est évoquée dans le discours Sur l’attelage d’Isocrate en faveur du fils d’Alcibiade, contre le parti de Diomède représenté par Tisias", Plutarque, Vie d’Alcibiade 12). L’épisode du peintre Agatharchos (le même Agatharchos qui a peint les décors des tragédies d’Eschyle dans la première moitié du Vème siècle av. J.-C., mentionné par Vitruve, De l’architecture, VII, Introduction.11 ?) maltraité par Alcibiade bouffi d’orgueil estimant que la réalisation des peintures qu’il a commandées n’avance pas assez vite, rapporté par pseudo-Andocide, date peut-être de cette même année -416 après les Jeux olympiques ("Ayant décidé le peintre Agatharchos à l’accompagner chez lui, [Alcibiade] voulut l’obliger à décorer sa maison de peintures, et malgré ses prières, malgré les raisons sérieuses qu’il alléguait, disant qu’il ne pourrait pas exécuter immédiatement ce travail parce qu’il avait d’autres commandes, Alcibiade menaça de l’emprisonner s’il ne peignait pas au plus vite, ce qu’il fit. Agatharchos ne fut délivré qu’au bout de quatre mois, après s’être enfui en trompant la surveillance des gardes, comme s’il s’évadait de chez un roi. Telle est l’impudence d’Alcibiade qu’ayant abordé à nouveau le peintre il l’accusa de lui avoir causé du tort, et loin de se repentir de ses violences il le menaça pour avoir abandonné son ouvrage", pseudo-Andocide, Contre Alcibiade 17). Ajoutons qu’Alcibiade ajoute la fraude à la fraude en accaparant les objets sacrés d’Athènes et en paradant comme si ceux-ci lui appartenaient, sous prétexte que les Athéniens lui doivent ce petit plaisir pour le remercier de l’aura que son triomphe à Olympie leur apporte ("En supplément de l’outrage à Diomède et à la cité tout entière, [Alcibiade] demanda les vases sacrés aux archithéores la veille du sacrifice, pour s’en servir dans le festin qu’il donna après sa victoire. Le lendemain il trahit sa parole en refusant de rendre les cassolettes et les aiguières d’or. Les étrangers ignorant que ces objets appartenaient à l’Etat avant cette fête donnée par Alcibiade, pensent que nous les lui avons accaparés pour nos cérémonies publiques. Mais ceux qui, par eux-mêmes ou par les renseignements des Athéniens, connaissent les procédés d’Alcibiade, nous moquent pour avoir laissé ainsi un homme devenir plus puissant que l’Etat. Observez-le encore dans la dernière partie de son voyage à Olympie. Comment s’est-il comporté ? Les Ephésiens lui ont dressé une tente persique plus grande que celle de leurs propres représentants, les gens de Chios lui ont fourni des victimes et des provisions pour ses chevaux, les Lesbiens lui ont payé son vin et ses autres dépenses. Et le comble est que les Grecs, témoins de son mépris des lois et de sa vénalité, ne lui ont infligé aucun châtiment. Alors que tout magistrat doit rendre compte de ses actes à la cité, lui commande à tous les alliés, en reçoit de l’argent, n’est soumis à aucune poursuite, et même mieux : après de tels agissements, il est nourri au Prytanée, et il s’enorgueillit de sa victoire comme s’il avait non pas deshonoré mais couronné l’Etat", pseudo-Andocide, Contre Alcibiade 29-31). Selon Plutarque, cet accaparement des biens publics par Alcibiade est dénoncé par Phéax, dans un discours aujourd’hui perdu ("Nous avons conservé un discours de Phéax contre Alcibiade, où on lit, entre plusieurs autres reproches, qu’Alcibiade utilisait quotidiennement pour lui-même, comme son bien privé, les nombreux vases d’or et d’argent que possédait l’Etat, portés solennellement lors des cérémonies", Plutarque, Vie d’Alcibiade 13).

 


  

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