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Les Trachiniennes (date inconnue)

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Les Trachiniennes, parmi les sept tragédies conservées de Sophocle, occupe une place à part. Jusqu’à une époque récente, son contenu a effectivement beaucoup dérangé les hellénistes patentés, car il ne correspondait pas à l’idée qu’ils avaient de la Grèce en général, et de Sophocle en particulier. Ces hellénistes étaient face à Sophocle comme les juifs face à Moïse, comme les chrétiens face à Jésus ou comme les musulmans face à Mahomet : ils idéalisaient l’individu en même temps que l’époque dans laquelle il avait vécu. Selon eux, chaque fois que Sophocle ouvrait la bouche, c’était pour dire des paroles définitives destinées à résonner d’un bout à l’autre de l’univers, sur des sujets soi-disant nobles, et l’entourage de Sophocle qui recevait ces paroles était soit l’incarnation du Bien quand il les célébrait, soit l’incarnation du Mal quand il les méprisait. Pendant des siècles, ils ont statufié Sophocle, ils l’ont verni, et l’ont placé sur un piédestal, et ils lui ont voué un culte comme à un être supérieur maîtrisant leur chair et leur âme et ne s’adressant à eux que par des moyens grandioses et tonitruants. Or, quel est le sujet des Trachinennes ? Une femme qui, délaissée par son mari infidèle, finit par l’empoisonner, sans qu’on sache si cet empoisonnement est volontaire ou non. Le traitement de ce sujet très humain est aussi déroutant pour ces laudateurs anciens de Sophocle : l’auteur évoque la souffrance de cette femme délaissée avec une simplicité, une délicatesse, une familiarité, une grâce, une sensibilité, et une ambiguïté qui nous empêche de la déclarer coupable ou innocente, totalement étrangères au grandiose et au tonitruant manichéens qu’ils vénéraient, et qu’ils imposaient au monde entier de vénérer avec eux. Le but de la présente analyse sera donc de déboulonner la statue, de la retirer de son piédestal et de la replacer à hauteur humaine, et de la débarrasser du vernis dont ces anciens hellénistes patentés l’ont recouverte en pensant l’embellir, pour n’étudier que sa nature originelle trop longtemps cachée à nos yeux.


D’emblée, nous nous empressons de balayer leurs tactiques pour tenter de préserver cette fausse image qu’ils avaient de Sophocle.


Leur première tactique était de nier que Les Trachiniennes est une œuvre écrite par Sophocle. Tantôt ils disaient que la pièce manque de profondeur, que son sujet manque de dignité. Tantôt ils mettaient en avant certaines scènes, fantasmées comme celle de Déjanire s’adonnant au triolisme avec Iole et Héraclès ("Nous voici deux femmes sous la même couverture, à attendre les bras d’un même homme", 539-540), ou réelles comme celle d’Héraclès qui, tel un Laïos consentant, accepte de mourir en donnant sa partenaire Iole à son fils Hyllos ("Quand je serai mort, si tu veux montrer ta piété, respecte les serments jurés à ton père et fais d’elle ta femme. Ne dis pas non à ton père. Elle a dormi à mes côtés, mon vœu est qu’aucun autre que toi ne la possède", 1222-1227), pour asséner que leur Sophocle adoré était incapable d’écrire de telles horreurs obscènes. Et quand les critiques sur le fond ne convainquaient pas, ils critiquaient la forme, en affirmant par exemple que le monologue de Déjanire au début de la pièce est trop mal conçu pour être de la main de Sophocle, qu’il ressemble moins à une scène de théâtre qu’à un exposé froid destiné à présenter les personnages aux spectateurs, ou que la pièce dans son ensemble est mal construite, ou que tel vers a un rythme bancal, ou que tel mot est déplacé dans le contexte. Des affirmations de ce genre sont toujours très fragiles, car tout évolue, et un mot du peuple hier peut devenir un mot de l’élite demain, un rythme avant-gardiste hier peut devenir un rythme académique demain, une construction réfléchie hier peut devenir une construction mécanique demain ; quant aux jugements de valeurs, ils peuvent s’appliquer à n’importe quoi et sont toujours relatifs : le long monologue de Madame Pernelle au début de Tartuffe ressemble autant que le monologue de Déjanire à un exposé froid destiné à présenter les personnages aux spectateurs, mais peut-on en conclure que cela suffit à considérer Tartuffe comme un navet, et par suite à déclarer que la comédie Tartuffe n’a pas pu être écrite par Molière ? Pour essayer de donner un semblant de sérieux à ces élucubrations, un helléniste du XIXème siècle dont nous tairons le nom a avancé l’hypothèse que Les Trachiniennes a été écrit par Iophon, l’un des fils de Sophocle. L’argumentation avancée par cet helléniste était évidemment spéculative, puisque nous ignorons tout de ce Iophon, excepté le fait qu’il a été condamné pour avoir accusé son père Sophocle d’être devenu sénile (nous aborderons ce procès familial à la fin de notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse). Son hypothèse était par ailleurs incompatible avec Cicéron qui, dans les paragraphes 7 à 9 du livre II de ses Tusculanes, pour montrer à quel point les épicuriens se trompent quand ils prétendent que l’on peut supporter les plus grandes douleurs, rappelle que le courageux Héraclès lui-même n’a pas pu supporter les douleurs provoquées par le manteau empoisonné de Déjanire, et se réfère à la longue tirade d’Héraclès agonisant des vers 1046 à 1111 des Trachiniennes, en attribuant nommément cette pièce à Sophocle ("Voyons Héraclès lui-même qui, dans un temps où la mort le conduisait à l’immortalité, fut vaincu par la douleur. Quand Déjanire lui eut fait mettre ce manteau teint du sang d’un Centaure, et qu’il en sentit les effets dans ses entrailles, à quelles plaintes ne se laissa-t-il pas aller, si l’on en croit Sophocle ?", Tusculanes II.9). Dion de Pruse aussi, dans un de ses Discours, évoque les vers 562 à 587 des Trachiniennes sur le meurtre de Nessos au bord du fleuve Evénos et ses dernières paroles à Déjanire, en les attribuant nommément à Sophocle ("Pouvez-vous conclure le débat opposant Archiloque et Sophocle sur leur traitement de l’histoire de Nessos et de Déjanire ? Certains disent qu’Archiloque commet un contresens quand il représente Déjanire racontant une longue histoire à Héraclès pendant que le Centaure s’en prend à son honneur, lui rappelant la cour d’amour d’Achéloos et ses conséquences, laissant ainsi le temps nécessaire à Nessos pour accomplir son but. D’autres accusent Sophocle de provoquer le tir de flèche trop tôt, pendant qu’ils traversent encore le fleuve, parce que dans ces conditions ils supposent que Déjanire doit périr aussi, le Centaure en mourant la laissant tomber dans le fleuve", Discours 60.1).


Leur seconde tactique était d’adapter la pièce. Le résultat était toujours désastreux, rappelant ces pianistes du XIXème siècle qui éprouvaient le besoin d’ajouter des octaves grandiloquentes, des trilles ronflants, des jeux de pédales extravagants aux œuvres pour clavier de Rameau qui selon eux manquaient aussi de profondeur et de sérieux. Parmi ces adaptations, la plus ancienne que nous ayons conservée est celle de Sénèque, qui s’est directement inspiré des Trachiniennes pour écrire son Héraclès sur l’Oeta. Dans cette œuvre romaine, les personnages deviennent des caricatures d’eux-mêmes : Déjanire devient une furie qui ne rêve que de vengeance et de sang, et Héraclès devient un matamore qui se perd en jactances et en lamentations, et qui décrit les effets de son empoisonnement avec toute la précision d’un anatomiste masochiste, exhibitionniste et morbide. Face à de telles outrances et de telles emphases, qui tournent radicalement le dos à la tranquille monumentalité des Trachiniennes, le spectateur a davantage l’impression d’assister à un spectacle de grand guignol, qu’à une authentique tragédie : au mieux il éclate de rire chaque fois qu’un personnage ouvre la bouche, au pire il s’endort d’ennui. Une autre adaptation ancienne est celle du Discours précité de Dion de Pruse, auteur grec de la fin du Ier siècle et du début du IIème siècle qui, apparemment embarrassé par la supériorité de l’intelligence de Déjanire face aux virilités brutes de Nessos et d’Héraclès, a réécrit toute la scène sur la mort de Nessos. Selon lui, Nessos n’a jamais eu le moindre sentiment pour Déjanire, et il n’a jamais voulu abuser d’elle en traversant le fleuve Evénos, il a simplement voulu profiter de sa proximité avec elle lors de la traversée de ce fleuve pour lui glisser à l’oreille les moyens de domestiquer Héraclès et en faire un époux docile ; Nessos a voulu ainsi utiliser Déjanire pour affaiblir Héraclès, pour en faire un mari pantouflard facile à vaincre, pour se venger de la défaite que le même Héraclès avait infligé aux Centaures à l’époque de sa quête du sanglier d’Erymanthe. En voyant Nessos parler à l’oreille de Déjanire, et Déjanire écouter avec attention Nessos, Héraclès aurait ressenti de la jalousie, ce qui expliquerait son acte de tuer Nessos ("Nessos a essayé de corrompre Déjanire dès le moment où il a commencé à la porter pour traverser le fleuve puis au cours de la traversée, comme je vais l’expliquer, non pas de façon violente comme certains le disent, mais en lui adressant des paroles destinées à lui expliquer comment elle pourrait étendre son pouvoir sur Héraclès, en disant : “Actuellement il est sauvage et sévère, il ne restera avec toi que pendant un temps très court, et dans un état d’énervement constant, parce que ses travaux et ses expéditions à l’étranger sont la seule vie à laquelle il aspire. Mais si tu le convaincs, par le soin que tu témoigneras pour son bien-être, de renoncer à cette vie d’épreuves et de travaux pour mener une vie d’aisance et de plaisir, non seulement il sera plus gentil avec toi, mais encore il mènera une meilleure vie, il restera à la maison et te tiendra toujours compagnie”. C’est à dessein que le Centaure est entré dans ces détails sur Héraclès, il nourrissait ainsi l’espoir de le faire évoluer vers la nonchalance et la mollesse, calculant qu’un tel changement de son mode de vie l’engourdirait et le rendrait plus faible. Mais Déjanire, en l’écoutant, n’a vu aucune machination dans son discours, elle a estimé que le Centaure était désintéressé en lui prodiguant ainsi des conseils pour garder son mari sous son contrôle. Héraclès, de son côté, a pensé que le Centaure essayait d’attenter à l’honneur de Déjanire en constatant le sérieux avec lequel il lui parlait et l’attention qu’elle lui prêtait, il lui a donc tiré dessus avec son arc", Discours 60.4-6). Selon Dion de Pruse, le manteau empoisonné que Déjanire donne à son mari Héraclès ne serait qu’un symbole, celui de la vie de mollesse que Déjanire, suivant le conseil de Nessos, réussit à imposer à Héraclès, et qu’Héraclès rejette finalement en se suicidant. C’est cette interprétation de Dion de Pruse qui a permis au "manteau de Déjanire" d’acquérir une valeur lexicale et de devenir, dans notre langage courant actuel, synonyme de "cadeau empoisonné" : un homme qui "refuse le manteau de Déjanire" est un homme qui "refuse de se plier à la vie trop confortable dans laquelle sa femme veut l’enfermer" ("Avec son manteau, elle a changé son mode de vie, il passa son temps à dormir et à flâner, il ne voyagea plus comme il en avait l’habitude, ne travaillant plus de ses mains, il ne se contenta plus de nourriture saure comme autrefois, mais de mets soigneusement préparés, de poisson et de vin doux et tout ce qui accompagne ces choses. […] Il s’est donc immolé, non seulement parce qu’il a estimé que c’était la meilleure solution pour se libérer d’une telle vie, mais aussi parce qu’il se sentait coupable d’avoir cédé à un tel luxe. Voilà mon raisonnement, tel que j’ai pu l’exprimer, concernant le mythe", Discours 60.8). On voit bien le but de cette adaptation de Dion de Pruse : elle fait de Déjanire une femme naïve qui ne voit pas que Nessos cherche à nuire à son mari Héraclès, et une femme castratrice qui transforme le héros Héraclès en un être sans volonté, en même temps qu’elle fait de Nessos un fin manipulateur, et qu’elle fait du suicide d’Héraclès l’ultime victoire de l’homme viril sur la femme castratrice. En résumé, la femme reste inférieure, et l’homme - qu’il soit humain comme Héraclès ou centaure comme Nessos - domine toujours par son intelligence et par sa détermination. Mais cette interprétation misogyne est totalement contraire à la tragédie des Trachiniennes, dans laquelle Déjanire apparaît comme une femme intelligente (elle devine l’adultère de son mari dès qu’elle voit Iole : "Pauvre enfant, qui es-tu parmi ces jeunes filles ? une vierge ? ou déjà une mère ? Tout ton être répugne à pareille misère. Serais-tu de noble sang ? Lichas, d’où est issue cette étrangère ? De quelle mère, de quel père est-elle née ? A la voir, je ressens pour elle plus de pitié que pour toutes les autres, car elle est seule à se dominer", 307-313) et rusée (elle manipule Lichas, en lui promettant qu’elle ne se mettra pas en colère, ni contre lui, ni contre Iole, ni contre Héraclès, pour qu’il dise la vérité : "Et si tu as peur, tu t’effraies à tort, c’est en ne parlant pas que tu me fâcherais. Car que puis-je savoir qui me soit pénible ? Héraclès a eu bien d’autres femmes : en existe-t-il une seule qui ait jamais entendu de moi un reproche, un outrage ? Quand bien même celle-ci se consumerait d’amour pour lui, j’ai trop senti pour elle de pitié dès le premier regard, à l’idée que sa beauté aura ruiné son existence et causé involontairement la ruine et l’esclavage de son pays", 457-467). L’auteur des Trachiniennes ne cherche pas à prouver que la femme est supérieure à l’homme, ni que l’homme est supérieur à la femme : il veut montrer la complexité de la relation entre l’homme et la femme en traitant l’un et l’autre à égalité. En cela, l’auteur des Trachiniennes s’accorde bien avec Sophocle qui, loin d’avoir été misogyne comme le voudrait Dion de Pruse, a eu deux femmes officielles, Nicostraté et Théoris, d’autres femmes officieuses, a conçu au moins cinq enfants avec elles, et, dans ses œuvres qui lui sont attribuées avec certitude, met en scène des héroïnes qui agissent - au premier rang desquelles se place Antigone - et jamais des potiches : sur ce point, il est intéressant de remarquer que la formule utilisée pour qualifier la résolution à mourir du personnage féminin Déjanire, "de sa propre main" ("aÙt¾ prÕj aØtÁj", 1132), se retrouve littéralement dans Ajax pour qualifier la résolution à mourir du personnage masculin Ajax ("aÙtÕj prÕj aØtoà", Ajax 906), et dans Antigone pour qualifier la résolution à mourir du personnage masculin Hémon ("aÙtÕj prÕj aØtoà", Antigone 1177). D’autres adaptateurs, après Sénèque et Dion de Pruse, ont essayé plus malignement de conserver le contenu de la tragédie mais en modifiant ses données sociales : considérant que le seul Art digne de respect doit nécessairement être clinquant, cérémoniel et déclamatoire, et pour cela ne s’intéresser qu’aux classes les plus hautes, ils ont voulu la transformer en une histoire de Cour à la manière des histoires de la Table ronde, ou à la manière des histoires de l’Antiquité revues et corrigées par Louis XIV. Déjanire a ainsi perdu son statut de femme lambda pour devenir une reine qu’on appelle Madame, les coucheries ordinaires d’Héraclès sont devenues des galanteries telles que les chantaient les troubadours et Chrétien de Troyes, et les esclaves que sont la nourrice du début de la pièce et le messager qui confond Lichas sont devenus des confidents, ou des suivants, ou des domestiques. Nous ne nous étendrons pas ici sur le caractère indigeste de ces grossières, pompeuses et verbeuses adaptations.


Les Trachiniennes est une œuvre de Sophocle, et Sophocle n’est pas un dieu. Sa grandeur, et la grandeur de ses œuvres, réside justement dans le fait qu’il n’est qu’un être humain habité par des interrogations humaines, auxquelles il apporte des réponses personnelles, c’est-à-dire des réponses qui nous touchent par delà les siècles parce qu’elles sont aussi fragiles, aussi sensibles, aussi universelles que les nôtres, et écrites non pas seulement pour gagner les honneurs de la foule, comme celles des hellénistes patentés dont nous venons de parler, mais écrites d’abord pour lui-même.


Le premier souci de Sophocle est d’humaniser les personnages. Malgré les apparences en effet, Les Trachiniennes est une tragédie domestique. Originellement, Héraclès est le fils d’un dieu, en l’occurrence Zeus, mais ici il n’est qu’un homme ordinaire qui trompe sa femme avec une jeunette, et qui meurt finalement victime de la jalousie de sa femme trompée. Originellement, Nessos est un être fabuleux, un centaure, mais ici il n’est que le prétendant malheureux d’une femme déjà mariée, et la victime d’un mari jaloux. Originellement, Iole est une fille de roi, précisément Eurytos roi d’Oechalie en Thessalie, mais ici elle n’est qu’une jeune fille avec laquelle un mari trompe sa femme légitime. Et originellement, Déjanire est aussi une fille de roi, précisément Oenée roi de Calydon en Etolie, mais ici elle n’est qu’une femme ordinaire d’âge mûr qui tente de reconquérir l’amour perdu de son mari. La trame des Trachiniennes est étonnamment banale, elle se retrouve dans d’innombrables autres œuvres de théâtre, tragédies ou comédies, épopées, romans et films. L’apparence est antique, mais le contenu est intemporel : il suffit de donner des noms modernes à Héraclès, Nessos, Iole et Déjanire, pour constater que les liens qui unissent ces quatre personnages sont familiers à chacun d’entre nous. Comme nous l’avons dit dans notre présentation du personnage d’Héraclès, la trame de cette pièce est constituée de deux histoires imbriquées l’une dans l’autre, originellement indépendantes : celle entre Héraclès et Iole dont Créophyle de Samos au VIIIème siècle av. J.-C. avait tiré une œuvre intitulée La prise d’Oechalie, et celle entre Héraclès et Déjanire dont nous ne connaissons aucune trace écrite avant le Vème siècle av. J.-C. mais qui existait par l’image sur de nombreux vases. La rencontre entre ces deux histoires permet de les enrichir mutuellement, et de donner aux quatre personnages principaux une densité et une complexité qu’ils n’avaient pas jusque là, une densité et une complexité qui nous les rendent beaucoup plus proches : c’est parce qu’Héraclès court après Iole que la relation entre Déjanire et Héraclès ne peut pas aboutir, et c’est parce que Nessos apporte indirectement son aide à Déjanire que la relation entre Héraclès et Iole ne peut pas aboutir. Pour résumer Les Trachiniennes en une formule, nous pourrions dire que Nessos court après Déjanire, qui court après Héraclès, qui court après Iole, sans qu’aucun de ces quatre personnages ne jouisse de la réciproque de l’être qu’il convoite, ce qui cause leur chute par effet domino. Egaré par ses sentiments, chacun accomplit des actes dont on n’arrive pas à définir clairement les motivations. Quand Nessos propose à Déjanire d’utiliser son sang empoisonné, cherche-t-il à se venger d’Héraclès qui l’a privé de Déjanire, ou à débarrasser Déjanire de son brutal mari Héraclès, autrement dit pense-t-il d’abord à Héraclès ou d’abord à Déjanire ? Quand Déjanire décide d’enduire le manteau de son mari avec le sang de Nessos, est-elle sincèrement désespérée au point de croire que c’est un sang magique qui ramènera son mari auprès d’elle, ou utilise-t-elle délibérément ce sang qu’elle devine empoisonné pour mettre fin à la relation adultérine entre son mari et sa maîtresse Iole ? Et quand Iole refuse de répondre à Déjanire qui lui demande son identité, est-ce en tant que princesse déchue qui veut témoigner de son mépris pour la femme d’Héraclès qui a vaincu son pays et son peuple, ou en tant que jeune fille violée qui veut se venger en rendant suspicieuse et jalouse la femme légitime de son violeur ? La place occupée dans la pièce par chacun des personnages est également significative. Nessos n’y apparaît pas, sinon par la bouche de Déjanire et d’Héraclès : Déjanire l’évoque sur le même ton et avec la même régularité que la femme qui, au soir de sa vie, constatant l’échec de son couple, se souvient d’un ancien camarade d’école qui jadis s’était mal comporté avec elle mais dont elle pense a posteriori, et sans se l’avouer ouvertement, qu’il aurait fait un meilleur mari que l’homme qu’elle a finalement épousé, et Héraclès l’évoque comme un instrument invisible et impassible de son destin ("C’est bien le monstre, le Centaure, qui aura consommé la prophétie divine : mort, il m’a tué vivant", 1162-1163). Iole est présente tout au long de la pièce, mais ne dit pas un mot, jouant face à Déjanire le même rôle que Nessos face à Héraclès : elle est l’instrument impassible de la chute de Déjanire, en même temps qu’elle est pour Héraclès la promesse d’une volupté conjugale qu’il ne connaîtra jamais (Héraclès demande à Lichas de le précéder pour la conduire dans son lit à Trachine, mais il mourra avant de la rejoindre). Déjanire et Héraclès quant à eux, à l’opposé de Tristan et Iseult ou de Roméo et Juliette qui dialoguent dans des scènes communes, monologuent chacun leur tour dans les deux parties nettement distinctes de la pièce, rendant plus sensible l’absence de communication dans leur couple : la première partie du vers 1 au vers 970 qui montre le déclin et la mort de Déjanire, la seconde partie du vers 971 au vers 1278 qui montre le déclin et la mort d’Héraclès.


A ces personnages humanisés, Sophocle donne une richesse intérieure par un moyen inattendu : le silence. Les Trachiniennes est sur ce point l’un des meilleurs exemples de la différence que la langue grecque établit entre la "parole" ("∙»tra", qui a donné "∙htorikÒj"/"rhétorique") et la "Parole" ("LÒgoj"), le premier terme désignant simplement l’acte d’exprimer une opinion par un discours, le second terme désignant plus généralement l’acte d’exprimer une opinion non seulement par un discours mais encore par tous les autres moyens possibles, le ton, l’attitude, les gestes, la mise en scène, et même l’allusion, le non-dit, l’absence - ce second terme est souvent utilisé tel quel, "Logos", car il n’a pas d’équivalent dans les autres langues, le mot latin "Verbe" par lequel on le traduit parfois étant trop proche de la "parole" au sens de "∙»tra" et source de confusion entre les deux termes grecs. Nessos, d’abord, est effectivement plus intéressant par son silence que par son discours : en paroles, il semble vouloir le bien de Déjanire en lui expliquant comment conserver l’amour de son mari Héraclès ("Fille du vieil Oenée, écoute quel profit tu peux tirer de cette traversée, toi qui seras la dernière que j’aurais passée. Recueille le sang coagulé de ma blessure, mêlé au noir venin de l’hydre de Lerne dont la flèche est imprégnée, et il te servira de charme d’amour sur Héraclès au point qu’il ne préférera plus aucune autre femme que toi", 569-577), mais en réalité il n’aspire qu’à nuire à Héraclès, et Déjanire le comprend trop tard ("Quelle raison la brute mourante aurait-il eu de vouloir mon bien, alors qu’il périssait à cause de moi ? Non, il ne voulait rien d’autre que perdre son meurtrier, en me séduisant. Je le comprends trop tard, quand le mal est fait", 707-711). Héraclès, ensuite, que la tradition présente souvent comme un simple abruti n’agissant que par pulsions, gagne à garder le silence sur sa décision d’installer sa maîtresse Iole dans sa propre demeure, sous le même toit que sa femme Déjanire : ce silence peut être interprété autant comme de la muflerie que comme la maladresse d’un homme qui ne sait pas comment annoncer à son épouse que le couple qu’ils forment est mort. Déjanire aussi est éloquente dans ses silences autant que dans ses discours. Sa soi-disant pitié face à Iole, au moment où elle la voit pour la première fois ("Pauvre enfant, qui es-tu parmi ces jeunes filles ? une vierge ? ou déjà une mère ? Tout ton être répugne à pareille misère. Serais-tu de noble sang ? Lichas, d’où est issue cette étrangère ? De quelle mère, de quel père est-elle née ? A la voir, je ressens pour elle plus de pitié que pour toutes les autres, car elle est seule à se dominer", 307-313), est-elle réellement de la pitié, ou un instinct imprégné de jalousie qui l’incite à soupçonner qu’elle est face à sa rivale qui lui a ravi le cœur d’Héraclès ? Ses regrets d’avoir empoisonné son mari Héraclès ("J’ai peur d’avoir dépassé les bornes en agissant comme je viens de le faire", 663-664 ; "Je crains de paraître bientôt la cause d’un grand désastre, moi qui avais conçu un grand espoir", 666-667 ; "Je ne sais à quelle idée m’arrêter et je me vois coupable d’un acte abominable", 705-706) sont-ils réellement des regrets, ou un sentiment de culpabilité d’avoir voulu, sans oser se l’avouer ouvertement, punir son mari adultérin en l’empoisonnant ? Par contrecoup, que penser de sa constance à évoquer Nessos, à affecter du dégoût en parlant de sa "poitrine velue" (558) et de ses "impudentes mains" (565), à préciser qu’elle se souvient de ses propos comme s’ils étaient "gravés sur une table de bronze ineffaçable" (682-683), à se plaindre d’avoir été "abandonnée" (905) ? Est-ce réellement du dégoût, ou tout au contraire une attirance secrète, irrésistible et vainement réprouvée au fond d’elle-même, pour ce centaure - ce "bel étalon", dirions-nous en français familier - qui aurait pu être pour elle l’amant idéal dans les bras duquel la femme trompée oublie les infidélités de son mari ? Iole, enfin, qui ne dit rien, n’est pas moins éloquente : son mutisme est-il du désespoir ? ou un désir de vengeance qui attend son heure ? ou une marque d’arrogance, héritage de son éducation royale qui impose de garder toujours la tête haute, même dans le malheur ? ou le seul signe extérieur de la pitié féminine qu’elle éprouve face à la vieille Déjanire dont elle a séduit le mari ? ou au contraire le seul signe extérieur de la fierté qu’elle ressent d’avoir, en humiliant la femme de son vainqueur, atténué la défaite de son pays et de son peuple ? L’habilité de Sophocle est de laisser le spectateur libre de penser que toutes ces explications apparemment contradictoires, sont pareillement valables et fondées, et lui donner l’impression que ces quatre personnages de théâtre ne sont pas des monolithes aux caractères strictement définis, mais des êtres aux sentiments aussi confus et vivants que les siens.


Cette richesse complexe des personnages, et leurs influences mutuelles, révèle toute l’étendue de l’impuissance humaine. Car qui est responsable de la dérive du couple Déjanire-Héraclès ? Dans un premier temps, on est tenté d’accuser Héraclès qui, comme nous l’avons dit précédemment, est dépourvu ici de tous ses attributs divins et apparaît comme un être très humain, et même plus souvent bestial qu’humain. Primo, c’est un ivrogne. Invité chez le roi Eurytos, il boit tellement qu’on est obligé de le jeter dehors (268-269). Secundo, il ne pense qu’avec ses testicules. Dès qu’il voit Iole la fille d’Eurytos, un "terrible désir" (475) entre en lui, et il est prêt à déclencher la guerre, à ravager tout le pays, à tuer toute la population pour satisfaire sa libido ("C’est bien parce qu’il ne persuadait pas le père de lui donner la fille pour sa couche secrète qu’Héraclès, saisissant un mince prétexte, a envahi le pays de la jeune fille dont, comme l’autre te l’a dit, Eurytos était le roi. C’est pour cela qu’il a tué ce royal père et a détruit la cité", 359-364). Tertio, il ne s’embarrasse pas avec des scrupules. Après avoir saccagé la cité d’Oechalie et tué Eurytos, il capture Iole, et il demande à sa femme Déjanire de s’occuper d’elle, pour la tromper sous son propre toit ("Il t’envoie la fille avec l’intention de la traiter autrement qu’en esclave, femme. Ne te fais aucune illusion, il est enflammé de désir pour elle", 366-368 ; "Nous voici deux femmes sous la même couverture, à attendre les bras d’un même homme", 539-540). Il est incontestable que, si Déjanire a réellement voulu empoisonner son mari, elle a des circonstances atténuantes, car ce mari est loin d’avoir vécu sans défauts : si Héraclès meurt empoisonné, ce n’est pas la faute des soi-disant dieux, c’est la faute de sa femme, et sa femme a eu bien raison. Mais nous devons pourtant nous retenir de rejeter toutes les causes du désastre sur le seul Héraclès, et de juger les errements affectifs de Déjanire à la seule lumière des comportements de son mari. Car l’échec du couple Héraclès-Déjanire est dû autant à la personnalité d’Héraclès qu’à un enchaînement de causes et de conséquences totalement étranger à Héraclès, et qui ne relève pas davantage des soi-disant dieux. Les autres personnages de la pièce ont chacun à leur niveau une part de responsabilité. D’abord, Hyllos, qui est aussi instable et irréfléchi que son père Héraclès, et qui accuse sa mère Déjanire sans preuves ("Ma mère, je préférerais une de ces trois choses : que tu ne sois plus en vie, ou si tu l’es que tu sois la mère d’un autre, ou que tu aies des sentiments meilleurs que ceux que tu as", 734-737) : celle-ci se serait-elle suicidée s’il l’avait soutenue ? Probablement non, puisque la dernière raison qui l’a décidée au suicide est justement le fait qu’Hyllos, continuant à la croire coupable, a quitté la maison ("Elle parcourt les pièces en tous sens, et quand elle aperçoit un serviteur aimé la malheureuse sanglote, évoquant son propre destin, sa maison désormais déserté par son enfant", 907-911). Ensuite, Lichas, le lieutenant d’Héraclès, qui, en soldat bête et discipliné, veut défendre coûte que coûte l’honneur de son chef en lui inventant des excuses, ce qui embrouille son discours (il prétend d’abord qu’Héraclès a été vendu comme esclave parce que Zeus l’a décidé, 274-280, avant de se raviser et d’avouer que la raison de son esclavage est due à son désir irrépressible pour Iole, 475-489). Ensuite, le messager, un opportuniste issu du petit peuple (il accourt au devant de Déjanire pour lui annoncer le retour de son mari "afin de gagner une récompense et acquérir sa faveur", 191), qui semble s’amuser à jeter de l’huile sur le feu en distillant des soupçons et en parlant à mots couverts ("Dans tout ce que cet homme vient de raconter, il n’y a rien de sincère et de vrai. Il mentait à l’instant, ou il a trompé tout à l’heure", 346-348). Iole joue également un rôle par son silence, qui attise la jalousie de Déjanire, mais peut-on la blâmer quand on se souvient que son violeur a tué son père Eurytos et son frère Iphitos, et l’a réduite à l’état d’esclave après avoir ravagé son pays ? Nessos a aussi une responsabilité, puisque c’est lui qui donne à Déjanire le poison qui tuera finalement Héraclès. Les Trachiniennes apparaît ainsi comme une illustration de ce que les mathématiciens des probabilités au XXème siècle nommeront la théorie du chaos, cette théorie qui pose que l’avenir est imprévisible parce qu’il est la conséquence d’un nombre si élevé de causes que l’esprit humain ne peut pas toutes les appréhender (par exemple, une tempête en Europe peut avoir pour cause un mouvement de nuages au-dessus de l’Atlantique, ajouté à un courant d’air provoqué par un avion décollant à Rio, ajouté à un battement d’ailes de papillon en Chine) : la cause de la ruine du couple Héraclès-Déjanire, ce n’est pas seulement l’imbécillité d’Héraclès, ce n’est pas seulement la jalousie de Déjanire, mais l’interdépendance entre ces deux causes et une infinité d’autres - l’infantilité d’Hyllos, la balourdise de Lichas, l’opportunisme du messager, le désir de vengeance d’Iole, le testament empoisonné de Nessos, et au-delà l’offre du roi Oenée de marier sa fille Déjanire contre la canalisation du fleuve Achéloos, et la profondeur du fleuve Evénos nécessitant l’aide du passeur Nessos, et la beauté d’Iole, et la longueur du chemin entre Trachine et Oechalie, etc. - que ni Héraclès ni Déjanire ne peuvent maîtriser. Le seul dieu des Trachiniennes, ce n’est pas Zeus, c’est l’ignorance perpétuelle des personnages, qui les pousse à agir de façon aléatoire, et les condamne à subir des douleurs dont ils ne sont qu’en partie responsables. Telle est la signification du propos de Déjanire sur la relativité de la puissance, quand elle voit avancer les enfants de la Cour royale d’Oechalie qu’Héraclès a réduits en esclavage ("Nés de parents libres, les voici aujourd’hui descendus à la vie d’esclave", 301-302), qui reprend celui que la princesse Tecmessé devenue esclave s’adresse à elle-même dans Ajax ("Je suis née d’un père libre dont les trésors faisaient un puissant tel qu’il n’en exista jamais parmi tous les Phrygiens, et me voici aujourd’hui une esclave", Ajax 487-489).


De quelle année date Les Trachiniennes ? Les exégètes qui s’attardent sur l’étude du style sont incapables de tomber d’accord, soutenant ici que la pièce trahit la fatigue et les errements de la vieillesse, et soutenant là qu’elle trahit l’inexpérience de la jeunesse. Les exégètes de la première catégorie prétendent qu’elle est influencée par Euripide. La passion incontrôlée d’Héraclès pour Iole serait une adaptation de La folie d’Héraclès. Le monologue introductif de Déjanire (1-48) aurait pour modèle les monologues introductifs de certaines pièces d’Euripide, notamment celui d’Amphitryon dans La folie d’Héraclès, présentée peut-être en -424. Les lamentations d’Héraclès, dans la seconde partie de la tragédie, trouveraient leur origine dans la scène d’Héraclès souffrant de La folie d’Héraclès. Certains préfèrent rapprocher Les Trachiniennes des Suppliantes du même Euripide, présentée peut-être en -422, en rappelant que le propos de Lichas au vers 416 ("Parle donc, puisque tu ne sais pas te taire"/"Lšg' e‡ ti crÇzeij, kaˆ g¦r sighlÕj e‹") se retrouve littéralement dans la bouche de Thésée au vers 567 des Suppliantes. Dans cette même catégorie, on trouve aussi ceux qui trouvent une ressemblance entre la séquence des vers 1181-1185 des Trachiniennes, dans laquelle Héraclès mourant s’apprête à demander à son fils Hyllos d’épouser Iole ("“Mets ta main droite dans la mienne.” “Pourquoi demandes-tu cette garantie ?” “Donne-la moi vite. Voudrais-tu refuser ce service à ton père ?” “La voici, je ne songe pas à m’opposer à toi.” “Jure sur la tête de mon père Zeus”"), et la séquence des vers 81-83 de la comédie Les Nuées d’Aristophane, dans laquelle le personnage principal Strepsiade s’apprête à demander à son fils Phidippide d’entrer à l’école des sophistes ("“Embrasse-moi et donne-moi ta main droite.” “La voici. Pourquoi cette demande ?” “Dis-moi, m’aimes-tu ?” “Oui, par Poséidon le dieu des chevaux”") : comme la création des Nuées date de façon certaine du printemps -423, ces exégètes en déduisent que la date des Trachiniennes doit être située peu avant -423, en considérant que dans sa comédie Aristophane tourne en dérision la tragédie de Sophocle qui aurait été créée peu de temps auparavant. Il est évident que ces arguments sont farfelus. D’abord parce que la présence de phrases ou de scènes similaires dans deux œuvres ne signifie pas nécessairement que l’un des deux auteurs a copié sur l’autre. En cherchant bien dans Eugénie Grandet et dans Madame Bovary, on pourrait certainement trouver une ou deux répliques identiques : cela signifierait-il pour autant que Flaubert a copié sur Balzac ? Non. Parfois la similitude relève de la citation, mais parfois elle ne relève que du hasard. Dans le cas de Sophocle et d’Euripide/Aristophane, il est impossible de trancher. Et même en admettant qu’il s’agisse de citations, comment savoir qui imite qui ? Rien n’interdit de penser que c’est Sophocle qui imite Euripide/Aristophane, mais rien n’interdit de penser également que c’est Euripide/Aristophane qui imite Sophocle. Selon les exégètes de la seconde catégorie, Les Trachiniennes serait influencée par Eschyle. Leur argumentation suit la même logique que les spécialistes de la première catégorie (par exemple, ils remarquent que l’idée du vers 1278 des Trachiniennes ["Il n’y a rien qui ne soit Zeus"/"KoÙdšn toÚtwn Ó ti ZeÚj"] se retrouve dans la bouche du chœur au vers 1486 d’Agamemnon d’Eschyle, présentée en -458), et pour cette raison leur discours est aussi farfelu. Certains ont aussi tenté des rapprochements structurels : constatant que Les Trachiniennes est en deux parties, et que les deux autres pièces conservées les plus anciennes de Sophocle sont également en deux parties (Ajax qui date probablement des environs de -450, et Antigone qui date de façon certaine de quelques mois avant la révolte de Samos en -441), ils en concluent que Les Trachiniennes est une pièce également ancienne. Un tel raisonnement ne témoigne que de l’absolue nullité de leurs concepteurs en pratique artistique, puisqu’il revient à dire qu’on pourrait définir la valeur d’un tableau dans la carrière d’un peintre simplement en mesurant la taille du cadre et la quantité de peinture utilisée, ou définir la valeur d’une musique dans la carrière d’un compositeur simplement en comptant le nombre de mesures et de notes que renferme la partition. D’abord, Sophocle a écrit plus de cent vingt pièces de théâtre, seulement sept ont survécu, il est donc très périlleux de tirer des généralités à partir de ces sept pièces survivantes : peut-être que dans leur majorité les trente ou quarante pièces de jeunesse de Sophocle n’étaient pas en deux parties, et qu’Ajax et Antigone ne sont que des exceptions sur ce point. Ensuite, si on s’intéresse au contenu d’Ajax, d’Antigone et des Trachiniennes, on constate que le découpage en deux parties a une justification narrative : la première partie d’Ajax raconte le coup de folie et le suicide du héros Ajax tandis que la seconde raconte les débats sur son coup de folie et son suicide, la première partie d’Antigone raconte le procès d’Antigone tandis que la seconde raconte les conséquences de ce procès, la première partie des Trachiniennes raconte la solitude de Déjanire tandis que la seconde raconte la solitude de son mari Héraclès. Dans les trois cas, le découpage en deux parties n’est donc pas le signe d’une soi-disant inexpérience de l’auteur, mais un parti pris formel justifié par le fond.


Au lieu de nous attarder sur ces ergotages de stylisticiens desséchés, nous préférons nous appuyer sur la thèse que nous avons exposée dans notre paragraphe initial sur la naissance du théâtre, qui établit que le théâtre grec n’a originellement pas d’autre but que politique, que sa fonction exclusive est d’établir un "rapprochement" ("parabol»" en grec, qui donnera "parabole" en français) entre l’histoire fictive évoquée sur la scène et le monde réel de la salle, et d’amener les spectateurs à conclure d’eux-mêmes que les idées développées dans cette histoire fictive, dont la représentation est toujours financée par des hommes politiques qui les encouragent, sont les seules idées justes et qu’il faut les instaurer et les défendre dans le monde réel : selon Hérodote, la toute première tragédie, évoquant la déchéance du héros Adraste face à son adversaire Mélanippe, a été montée vers -600 par le tyran Clisthène de Sicyone pour amener les spectateurs de sa cité à conclure d’eux-mêmes que la déchéance de l’Argien Adraste racontée dans cette tragédie était juste et qu’ils devaient donc, comme Mélanippe, soutenir leur tyran Clisthène contre tous les Argiens menaçant leur indépendance. Le problème est que, dans le cas des Trachiniennes, cette façon d’appréhender le théâtre grec ne peut pas nous aider, car comme nous l’avons dit précédemment le sujet des Trachiniennes est universel et intemporel. On peut rapprocher le débat sur la citoyenneté entre Teucros et Agamemnon dans Ajax, du débat sur la citoyenneté qui a eu lieu à Athènes pendant et après le décret de -451, et en conséquence situer la date d’Ajax à cette époque. On peut rapprocher la dérive tyrannique de Créon dans Antigone, de la dérive tyrannique de Périclès qui se développe au début de la paix de Trente Ans, et en conséquence situer la date d’Antigone à cette époque - d’autant plus que la notice conservée de la Bibliothèque d’Alexandrie nous y incite, qui précise que cette œuvre est immédiatement antérieure à la révolte de Samos de -441. Mais comment savoir à qui et à quelle époque pourraient se rapporter les universels et intemporels déboires du couple Héraclès-Déjanire dans les Trachiniennes ?


Spontanément, nous sommes tentés de rapprocher ce couple Héraclès-Déjanire, du couple Périclès-Aspasie qui se forme vers -450. Périclès a été marié en premières noces à une femme dont on ignore le nom, mais dont on sait qu’elle a eu le richissime Hipponicos II comme premier mari, qui n’est autre que le fils de Callias II, le négociateur du traité qui porte son nom avec la Perse en -470 (nous renvoyons ici à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse). Le mariage entre cette femme et Hipponicos II, qui a donné naissance à Callias III, a-t-il été un mariage d’amour ou un mariage d’intérêt ? Mystère. Le divorce entre cette femme et Hipponicos II est-il antérieur à la relation entre cette femme et Périclès, ou la relation entre cette femme et Périclès a-t-elle été la cause du divorce ? Mystère. Après son mariage avec cette femme, quel rapport personnel Périclès a-t-il entretenu avec Hipponicos II et son fils Callias III ? Mystère. Nos seules certitudes sont maigres. Primo, il est certain que Callias II a épousé Elpinice la sœur de Cimon, délivrant du besoin cette dernière et son frère Cimon, adversaire politique de Périclès ("Callias II, un des plus riches Athéniens, qui en était devenu amoureux, ayant offert de payer l’amende à laquelle son père [Miltiade] avait été condamné, Elpinice consentit à l’épouser, et Cimon la lui céda", Plutarque, Vie de Cimon 5). Secundo, Elpinice ayant toujours été très proche de son frère Cimon - avec lequel elle a même entretenu des rapports incestueux ("Dans sa jeunesse, Cimon fut accusé d’un commerce criminel avec sa sœur Elpinice, qui n’avait pas d’ailleurs une conduite trop réglée", Plutarque, Vie de Cimon 5) -, il est certain que le dialogue entre Périclès et Elpinice a toujours été très tendu : quand Elpinice a voulu défendre Cimon, accusé lors du siège de Thassos vers -469 d’avoir été corrompu par Alexandre Ier Philhellène roi de Macédoine (ici encore nous renvoyons à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse), Périclès l’a repoussée avec condescendance ("Stésimbrotos, évoquant ce procès, rapporte qu’Elpinice alla chez Périclès pour le solliciter en faveur de son frère, dont il était le plus ardent accusateur, et que Périclès lui répondit en riant : “Elpinice, vous êtes bien âgée pour terminer une si grande affaire !”", Plutarque, Vie de Cimon 20), et quand, après la soumission de Samos en -440, elle a voulu ironiser en comparant les glorieuses victoires de son frère contre la Perse avec cette peu glorieuse victoire de Périclès sur Samos, cruelle sur le plan humain et calamiteuse sur le plan politique (nous parlerons de cette expédition contre Samos dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), Périclès l’a repoussée avec agacement et vulgarité ("Seule Elpinice ironisa en s’approchant de lui : “Voilà sans doute, Périclès, des exploits admirables et bien dignes de nos couronnes, d’avoir fait périr tant de braves citoyens non pas en combattant les Phéniciens ou les Perses comme mon frère Cimon, mais en ruinant une cité alliée qui tirait de nous son origine !”. Périclès sourit, et ne lui répondit que par ces vers d’Archiloque : “Mettez donc moins de parfum dans ces cheveux blancs”", Plutarque, Vie de Périclès 28), on en déduit que le dialogue entre Périclès et Hipponicos II a dû être, du moins tant qu’Elpinice était présente, toujours distant (on peut se demander par ailleurs ce qu’Elpinice avait dans la tête chaque fois qu’elle voyait sa belle-fille accrochée au bras de Périclès). Tertio, il est certain que la dernière cause du divorce entre Périclès et cette femme mère de Callias III, est le coup de foudre que Périclès a eu pour Aspasie, dont Plutarque, dans le chapitre 24 de sa Vie de Périclès, révèle qu’elle a été surnommée Déjanire par les Athéniens, ce qui semble appuyer la possibilité d’un lien entre Les Trachiniennes et la naissance du couple Périclès-Aspasie, et permettre de dater la pièce en fonction de celle-ci ("Il paraît cependant que l’attachement de Périclès pour Aspasie fut une véritable passion. En effet, bien que sa femme, qui était sa parente par la naissance et qui avait épousé en premières noces Hipponicos II dont elle avait eu le riche Callias III, eût donné à Périclès deux fils, Xanthippos et Paralos, ils s’inspirèrent réciproquement un tel dégoût, que, l’ayant mariée à un autre avec son consentement, il épousa Aspasie. Il l’aima si tendrement qu’il ne sortait et ne rentrait jamais chez lui sans l’embrasser. Aussi, dans les comédies de ce temps-là, fut-elle surnommée nouvelle Omphale, ou Déjanire, ou Héra", Plutarque, Vie de Périclès 24). Quarto, il est certain que la rencontre entre Périclès et Aspasie a eu lieu après le décret sur la citoyenneté de -451, puisque ce décret, conçu principalement pour empêcher Cimon d’occuper à nouveau des hautes fonctions politiques après dix ans d’ostracisme (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse), s’est finalement retourné contre l’enfant que Périclès a eu avec Aspasie : si Périclès avait pu prévoir cette liaison avec Aspasie, nul doute qu’il aurait cherché un autre moyen pour nuire à Cimon. Aspasie n’était pas originaire d’Athènes mais de Milet, or ce décret de -451 stipulait que seuls les enfants nés de père et de mère athéniens pouvaient prétendre à la citoyenneté athénienne : quand les deux premiers fils de Périclès, conçus avec sa première femme la mère de Callias III, sont morts durant l’épidémie qui a ravagé Athènes au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, Périclès s’est ainsi retrouvé sans héritier, puisque ce décret de -451 considérait que le fils conçu avec Aspasie n’était pas citoyen athénien car né de mère non-athénienne. Juste avant de mourir, Périclès a donc été contraint d’abolir ce décret pour pouvoir transmettre son héritage et son nom à ce fils ("Nommé stratège, [Périclès] s’occupa tout de suite de révoquer le décret qu’il avait autrefois instauré lui-même contre les enfants naturels. Comme il n’avait plus alors de successeur légitime de son nom, il ne voulait pas que sa famille et sa maison s’éteignissent avec lui. Voici ce qui s’était passé au sujet de ce décret. Périclès jouissait depuis longtemps de la plus grande autorité et avait des fils légitimes [Xanthippos et Paralos], il fit alors un décret qui indiquait qu’on ne reconnaîtrait pour vrais citoyens d’Athènes que ceux qui seraient nés de père et de mère athéniens. […] C’était une grande injustice qu’un décret exécuté avec tant de rigueur contre un si grand nombre de personnes fût révoqué par celui-là même qui l’avait fait, mais les Athéniens, touchés par ses malheurs domestiques qu’ils regardaient comme une punition de son arrogance et de sa fierté, crurent qu’après avoir éprouvé la vengeance céleste, il méritait quelque humanité. Ils lui permirent donc d’inscrire son fils bâtard sur les registres de sa tribu, et de lui donner son nom", Plutarque, Vie de Périclès 37 ; nous reparlerons de ce sujet dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse). Aspasie, comme son surnom de Déjanire le suggère, semble avoir été tout le contraire d’une potiche. Bacchylide laisse entendre que la Déjanire originelle fut une femme aussi combative et déterminée que son frère Méléagre, qu’Héraclès croisa aux Enfers ("“Y a-t-il dans le palais d’Oenée ami d’Arès, parmi ses filles, une vierge qui te ressemble par les traits ? J’aimerais la prendre pour épouse.” L’âme du belliqueux Méléagre répondit : “J’ai laissé dans la demeure Déjanire au cou tendre, ignorante encore de la déesse dorée Cypris qui charme les humains”", Odes 5). Pseudo-Apollodore est encore plus radical en affirmant qu’elle maîtrisait les arts militaires ("[Déjanire] savait conduire un char, et se plaisait à tous les exercices militaires", Bibliothèque, I, 8.1). Sa détermination, dans Les Trachiniennes, à secouer Hyllos pour qu’il aille au-devant de son père, à questionner Iole pour qu’elle trahisse son identité, à jouer de la carotte et du bâton avec Lichas pour qu’il dise la vérité au sujet d’Iole, achèvent de nous convaincre qu’elle n’était pas une femme d’arrière-plan mais une femme qui portait la culotte. Les changements de comportement de Périclès aux alentours de -446 laisse supposer qu’Aspasie n’avait pas moins de caractère que Déjanire, et que son surnom était justifié. Plutarque note en effet qu’à partir de cette date, Périclès qui jusqu’alors daignait partager des soirées bière-pizza-football avec le peuple, met brusquement un terme à cette proximité avec le peuple pour adopter une attitude distante et plus réfléchie ("Mais alors il ne se montra plus le même, il ne fut ni si doux ni si facile à céder aux désirs du peuple, à se prêter à ses divers caprices, comme à des vents contraires. Il tendit les ressorts du gouvernement, semblable auparavant, par sa faiblesse, à un instrument dont les cordes trop relâchées ne rendent que des sons faibles et mous, il y substitua un gouvernement fort qui approchait de la monarchie", Vie de Périclès 15). Il est possible que ce changement de comportement, comme nous le verrons dans le paragraphe sur la paix de Trente Ans, découle de la prise de conscience qu’on ne gouverne pas un Etat comme on gouverne un parti dès lors que, en -446, suite à la disparition de la plupart de ses adversaires politiques et aux conditions très favorables de la paix signée avec la Perse et avec Sparte, il se retrouve seul aux commandes du plus puissant Etat maritime de Méditerranée, à devoir gérer non seulement les gens de son parti mais encore les gens du parti adverse désormais privés de beaucoup de leurs chefs, remercier les populations alliées de la Ligue de Délos qui ont contribué à la victoire, et ménager les Perses et les Spartiates vaincus mais non anéantis. Mais il est possible aussi que ce changement de comportement soit une conséquence de sa relation avec Aspasie qui, non pas grâce à un manteau empoisonné comme celui de Déjanire, mais grâce à ses charmes physiques et intellectuels, a réussi à le maintenir auprès d’elle, loin des tentations du peuple. Cette dernière hypothèse s’accorde en tous cas avec le chapitre 24 de la Vie de Périclès de Plutarque déjà cité, qui montre Périclès, comme beaucoup d’autres hommes de son temps, dont le philosophe Socrate, totalement sous son emprise. Dans cette perspective, Les Trachiniennes serait une mise en garde destinée à Périclès. Les premiers vers de la tragédie rappellent qu’un semblant de bonheur peut cacher un malheur imminent et définitif ("C’est une vérité admise depuis bien longtemps qu’on ne peut savoir, pour aucun mortel, avant qu’il soit mort, si la vie lui fut douce ou cruelle", 1-3), or ces vers reprennent l’avertissement lancé au milieu du VIème siècle av. J.-C. par Solon à Crésus, le roi de Lydie qui, aveuglé par l’opulence de son royaume, ne voyait pas l’invasion imminente que lui préparait Cyrus II stationné sur ses frontières ("Il faut en toutes choses considérer la fin, car à bien des hommes le ciel a montré le bonheur, pour ensuite les anéantir tout entiers", Hérodote, Histoire I.32), ils semblent donc dire : "Attention, Périclès, tu te confies à Aspasie comme Héraclès à Déjanire, en acceptant ses charmes comme Héraclès a accepté le manteau empoisonné, tu crois y trouver confort et sérénité, et tu crois que cela ne nuit pas à ta puissance et à ta volonté, mais le bonheur que tu vis aujourd’hui et que tu crois éternel se transformera bientôt en un désastre pour toi et le peuple que tu gouvernes, comme le manteau faussement confortable de Déjanire qui a causé la mort d’Héraclès, et comme l’opulence faussement rassurante de la Lydie qui a causé la chute de Crésus".


Ce parallèle entre le couple Héraclès-Déjanire et le couple Périclès-Aspasie reste cependant très hasardeux. Car si Déjanire a certes un caractère aussi volontaire et déterminé qu’Aspasie, les aspirations des deux femmes sont très différentes. Déjanire en effet, du moins telle qu’elle apparaît dans Les Trachiniennes, est exclusivement tournée vers son foyer : elle veut consacrer toute son énergie à ramener et retenir son mari sous son toit et ne s’occupe ni de politique ni de philosophie. Les témoignages anciens révèlent qu’Aspasie en revanche tenait davantage de Madame de Pompadour ou de Madame de Staël que de la maîtresse de cuisine. La tradition présente Aspasie comme une vulgaire courtisane, sinon comme une catin de luxe : ces accusations dans l’Histoire sont toujours celles que lancent les hommes faibles et les femmes jalouses vers les femmes de pouvoir, ne nous trompons donc pas sur la valeur et la finalité des qualificatifs de "concubine à face de chienne" ("pallak¾n kunèpida") et de "prostituée" ("pÒrnhj") dont les auteurs comiques Cratinos et Eupolis l’ont affublée ("Cratinos la traite ouvertement de concubine : “Elle mit au monde cette Héra, cette concubine à face de chienne Aspasie qui fut une infâme débauchée”", Plutarque, Vie de Périclès 24 ; "Périclès en eut le bâtard dont, dans la comédie Les dèmes d’Eupolis, il demande des nouvelles : “Et mon bâtard, vit-il encore ?”. Le personnage Myronidès lui répond : “Oui, et il serait même déjà marié s’il ne craignait pas de trouver en chaque femme une prostituée marchant dans les pas de sa mère”", Plutarque, Vie de Périclès 24 ; Eschine le socratique a écrit deux dialogues pareillement irrévérencieux à l’égard d’Aspasie et de Callias III, accusant celle-ci de débauchée ["moic£j"/"adultère"] et de vénale ["kerdalšoj"/"qui soigne ses intérêts"] : "[Eschine] raille aussi sans réserve l’orateur Télésante dans son Aspasie, il appelle lourdaud et stupide Hipponicos II fils de Callias II et dit que toutes les Ioniennes sont des femmes débauchées et vénales sans exception. Son dialogue intitulé Callias est l’exposé du différend qui opposa Callias III à son père, et une raillerie de Prodicos et Anaxagore", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.62). Le même Plutarque qui rapporte ces extraits de comédies médisantes de Cratinos et d’Eupolis, affirme qu’Aspasie a séduit Périclès non pas par ses prouesses sexuelles, ni comme Déjanire par ses efforts pour tricoter des manteaux douillets, mais, littéralement, par son "habileté et sa politique", autrement dit elle l’a séduit parce qu’elle était une "sophiste"/"sof»n" spécialisée dans d’"administration de la cité"/"politik¾n" ("Certains disent que Périclès s’attacha à elle à cause de son habileté et de ses connaissances en politique", Vie de Périclès 24). Socrate, cité par Platon dans son Ménexène, va même plus loin en la désignant comme "didascale", c’est-à-dire "enseignante, préceptrice, maître à penser"/"did£skaloj" ("Je crains que la didascale [Aspasie] se fâche, si je divulgue son discours", Ménexène 236c). Athénée de Naucratis la qualifie de la même façon ("Voici comment parla Aspasie, qui enseigna la rhétorique à Socrate, art dans lequel elle était si versée", Déipnosophistes V.61). Plutarque ne semble pas remettre en cause le rôle qu’Aspasie a joué dans l’intervention d’Athènes contre Samos en -441, en incitant Périclès à prendre parti pour sa cité natale de Milet ("Quelque temps après, les Athéniens ayant conclu avec les Spartiates une trêve de trente ans, Périclès fit déclarer la guerre aux Samiens. Il donna pour prétexte leur refus d’obéir à l’ordre qui leur avait été signifié de pacifier leurs différents avec les Milésiens. Mais certains pensent qu’il ne fit la guerre à Samos que pour complaire à Aspasie", Plutarque, Vie de Périclès 24 ; "Pour revenir à la guerre de Samos, on accuse Périclès d’avoir, à la prière d’Aspasie, poussé les Athéniens à prendre parti pour les Milésiens", Plutarque, Vie de Périclès 25). Selon Aristophane, Aspasie a encore joué un rôle dans le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431, en incitant Périclès à punir la cité de Mégare coupable selon elle d’avoir hébergé deux de ses boniches en fuite ("Des jeunes gens enivrés se rendirent à Mégare et y enlevèrent la courtisane Simaitha. Les Mégariens, sous l’affront, outrés comme des coqs, enlevèrent à leur tour deux courtisanes à Aspasie. Voilà comment la guerre éclata entre tous les Grecs pour trois catins. Du haut de sa colère, l’Olympien Périclès lança l’éclair, tonna, bouleversa la Grèce et édicta une loi dans le style des odes interdisant aux Mégariens de séjourner sur la terre, sur l’agora, sur la mer et sur le continent. Que firent les Mégariens ? Finissant par mourir de faim, ils demandèrent aux Spartiates d’obtenir l’abrogation du décret rendu à cause des catins. Nous répondîmes par des refus à leurs demandes réitérées. Alors retentit le cliquetis des boucliers", Les Acharniens 523-539). Et Socrate semble la soupçonner d’être l’inspiratrice, et peut-être même l’unique auteur, de la célèbre oraison funèbre sur les morts athéniens que Périclès a prononcé fin -430 pour relancer l’ardeur combative des Athéniens alors assiégés par les Spartiates, oraison reprise intégralement par Thucydide aux paragraphes 35 à 46 du livre II de sa Guerre du Péloponnèse ("Hier, j’ai entendu d’Aspasie un discours funèbre sur ces hommes. Elle avait appris, comme toi, que les Athéniens devaient choisir l’orateur, et elle nous a exposé ce qu’il conviendrait de dire, en improvisant et en reprenant de mémoire et en soudant ensemble quelques morceaux de l’oraison funèbre que prononça autrefois Périclès", Ménexène 236b). Le rapport avec Déjanire par conséquent n’est pas évident. On pourrait même dire qu’il est plus facile, sous certains aspects, de rapprocher Aspasie du personnage d’Iole que du personnage de Déjanire. D’abord parce que Déjanire est la femme légitime d’Héraclès, tandis qu’Iole en est la femme adultérine : si l’on veut appliquer strictement la trame des Trachiniennes sur le couple Périclès-Déjanire, il faut donc associer Déjanire à la mère de Callias III, qui est la femme légitime de Périclès, et associer Iole à Aspasie, qui en est la maîtresse. Ensuite parce que, nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, la dernière campagne de Périclès lors de cette guerre est celle qu’il mène en Eubée vers -446, et parce que c’est à la fin de cette première guerre du Péloponnèse, après le décret sur la citoyenneté de -451 et avant son changement de comportement vers -446 mentionné par Plutarque dans le chapitre 24 déjà cité de sa Vie de Périclès, que l’on place sa rencontre avec Aspasie ; or, c’est lors de sa campagne contre la cité d’Oechalie, située en Thessalie juste en face de l’île d’Eubée, qu’Héraclès consomme l’adultère avec Iole.


Nous devons donc, tant que les hasards des découvertes en bibliothèque ou en archéologie ne nous donneront pas davantage de renseignements, nous résigner à dire que l’universalité et l’intemporalité du sujet des Trachiniennes nous empêchent de savoir à quel couple du vivant de Sophocle cette pièce fait allusion, et donc à quelle date elle doit être située. Derrière le personnage d’Héraclès peut se cacher n’importe quel homme public du Vème siècle av. J.-C. dont l’adultère était connu par tous les Athéniens : peut-être Périclès ? peut-être Cimon ? peut-être Thoukydidès ? peut-être un autre homme dont nous n’avons pas conservé le nom ni les actes ? mais peut-être aussi Eschyle ? ou peut-être Euripide ? ou peut-être, pourquoi pas, Sophocle lui-même ? Nous ne pouvons pas nous retenir, avant de terminer notre analyse, de fantasmer sur cette dernière séduisante hypothèse. Car effectivement Sophocle, depuis sa très médiatique première victoire de -468 jusqu’à sa mort en -406, fut un homme public ayant une vie intime aussi connue de ses contemporains que celle de Périclès. Et quelle vie intime ! Loin d’être cette sorte de sphinx éthéré uniquement occupé par des considérations métaphysiques et méprisant les choses terrestres que s’imaginaient les hellénistes anciens dont nous avons parlé en introduction, Sophocle pendant une grande partie de sa vie semble avoir, tel Héraclès dans Les Trachiniennes, pensé autant avec son cerveau qu’avec ses testicules. Très révélatrice sur ce point est l’anecdote rapportée par Platon via Képhalos vers -430 (date supposée du dialogue évoqué dans La République), par Athénée de Naucratis, par Cicéron, par Plutarque et par Valère Maxime, qui montre le tragédien devenu âgé et impuissant répondre à un homme qui lui demande comment il vit son impuissance : "Je me sens plus libre qu’avant" ("Un jour je me trouvai près du poète Sophocle que quelqu’un interrogeait : “Comment, Sophocle, te comportes-tu en amour ? Es-tu encore capable de posséder une femme ?”. Et lui : “Silence, ami !, répondit-il, c’est avec la plus grande satisfaction que je l’ai fui, comme délivré d’un maître rageur et sauvage”", Platon, La République 329b-c ; "Le poète Sophocle, grand adepte de la volupté, se défendant contre l’idée qu’il vieillissait, attribua à la sagesse ses échecs répétés dans le domaine sexuel, et déclara qu’il était heureux d’être enfin délivré d’un maître aussi virulent", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.2 ; "Sophocle a fort bien répondu à quelqu’un qui lui demandait si, malgré l’approche de la vieillesse, il sacrifiait à Aphrodite : “Le ciel m’en préserve, je suis trop heureux de m’être soustrait à l’empire d’un maître si rude et déraisonnable”", Cicéron, De la vieillesse 14 ; "Sophocle, interrogé s’il pouvait encore avoir commerce avec une femme, répondit : “Ami, parlez mieux. Je suis devenu libre, la vieillesse m’ayant débarrassé de ce tyran furieux et cruel”", Plutarque, Sur l’amour des richesses 5 ; "On demanda à Sophocle, déjà avancé en âge, s’il usait encore des plaisirs de l’amour : “Les dieux m’en gardent ! dit-il, j’ai été heureux de m’échapper de ses fers, comme des mains d’un maître insensé et tyrannique”", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IV.3, Exemples étrangers 2). D’abord, le fait qu’on demande au vieux Sophocle comment se passe sa vie sexuelle laisse supposer qu’il est de notoriété publique qu’avant d’être vieux sa vie sexuelle a été agitée : on ne pose généralement pas cette question à un ascète ou à quelqu’un qui a toujours témoigné de sa fidélité en amour. Ensuite, la réponse de Sophocle est aussi ambiguë que bon nombre de scènes rapportées par la Torah, par les évangiles ou par le Coran, car elle peut être comprise au premier degré, ou au second degré. Dans le christianisme par exemple, quand Jésus dit : "Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers", les chrétiens, parce qu’ils comprennent le propos de Jésus au second degré, affirment que cela signifie : "Les gens riches ici-bas seront pauvres au Paradis, et les gens pauvres ici-bas seront riches au Paradis" et que Jésus était donc un chef spirituel indifférent aux questions politiques ; les non-chrétiens au contraire comprennent le même propos au premier degré, et concluent que Jésus était un chef politique puisqu’au premier degré ce propos signifie : "Ceux qui détiennent le pouvoir aujourd’hui seront à la rue demain, et nous qui sommes à la rue aujourd’hui nous prendrons le pouvoir demain". Pour les hellénistes anciens évoqués précédemment, la réponse de Sophocle doit être pareillement comprise au second degré, dans le sens : "La vieillesse m’a débarrassé de toute contingence organique, je suis devenu un pur esprit, je contemple les êtres et les choses avec la même hauteur bienveillante et détachée que le Parthénon contemple les plaines de l’Attique". Mais pour notre part, nous pensons que seule la lecture au premier degré est historique, et qu’elle signifie simplement : "Pendant une grande partie de ma vie je suis resté fixé sur trois heures, maintenant que je suis réglé sur six heures et demi, ouf ! je souffle un peu…". Sophocle a eu une femme légitime, Nicostraté, avec laquelle il a conçu un fils nommé Iophon. La Vie de Sophocle révèle qu’il est tombé ensuite amoureux d’une autre femme, Théoris, originaire de la cité de Sicyone, avec laquelle il a conçu un autre fils nommé Ariston, et ajoute que, favorisant davantage Théoris et Ariston, il a provoqué la jalousie de son premier fils Iophon qui l’a accusé publiquement de sénilité ("De Nicostraté il eut Iophon, et de la Sicyonienne Théoris il eut Ariston. Il chérissait beaucoup le fils de ce dernier qui s’appelait aussi Sophocle. Une fois dans un drame il introduisit le nom de Théoris. Iophon devint jaloux de ce fils et accusa son père de folie sénile auprès des membres de sa phratrie", Vie de Sophocle 13). Athénée de Naucratis confirme la tendresse du poète pour Théoris, et précise que celui-ci a fait sa connaissance alors qu’il était déjà âgé ("Devenu vieux, le poète tragique Sophocle s’éprit de Théoris, ce qui explique qu’il ait ainsi supplié Aphrodite : “Ecoute ma prière, ô nourrice des enfants ! Fais que cette femme ne se marie jamais avec des jeunes gens, laisse-la s’égayer aux côtés de vieillards aux tempes grises, dont les forces sont certes émoussées mais dont l’esprit reste vif”. On trouve ces vers dans un recueil attribué à Homère. Dans une ode chorale, le poète parle ainsi de Théoris : “Théoris est vraiment charmante”", Deipnosophistes XIII.61). Suidas de son côté confirme les noms d’Iophon et d’Ariston, et mentionne trois autres enfants ("Les enfants qu’il eut sont Iophon, Léosthénès, Ariston, Stéphanos, Ménécleidès", Lexicographie, Sophocle S815). A côté de cette vie conjugale officielle déjà bien remplie, les auteurs anciens sont nombreux pour dire qu’il a eu une vie officieuse dans laquelle femmes respectables ou de mœurs légères et jeunes éphèbes semblent s’être succédés à un rythme rapide. A la fin de notre premier paragraphe consacré à la guerre contre la Perse, nous avons vu qu’Athénée de Naucratis suppose que la relation entre Eschyle et Sophocle n’a pas seulement été celle d’un maître de théâtre et son élève, rappelant que les deux auteurs ont écrit chacun des œuvres témoignant de leurs connaissances étendues en pédérastie ("Des grands poètes comme Eschyle et Sophocle ont illustré leurs tragédies de thèmes érotiques : le premier décrivit l’amour d’Achille et de Patrocle, et le second dans Niobé parla des amours garçonnières à tel point que cette œuvre est appelée aussi Pédérastria", Deipnosophistes XIII.75). Dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous verrons que, nommé stratège dans l’expédition contre Samos en -441, Sophocle a passé davantage de temps à courir après les jeunes soldats athéniens qu’à lutter contre les Samiens révoltés. Hiéronymos de Rhodes quant à lui raconte qu’un jour Sophocle a été victime d’un de ses gitons qui lui a volé son manteau, le contraignant à rentrer nu chez lui et à subir les sarcasmes d’Euripide ("Hiéronymos de Rhodes raconte ceci dans ses Commentaires historiques : “Un jour Sophocle amena un beau garçon derrière les remparts de la cité pour faire l’amour avec lui. Le garçon se dévêtit et étendit son petit manteau sur l’herbe, puis se joignit à Sophocle sous son magnifique manteau. Quand la passade fut terminée, le garçon déroba le manteau de Sophocle, lui laissant son pauvre pardessus. Naturellement cette mésaventure fit jaser. Quand Euripide l’apprit, il se moqua de son rival, avouant qu’il avait, lui aussi, tâté de ce garçon mais qu’il s’était contenté de le payer normalement, tandis que Sophocle avait été joué en raison de ses propres excès. Sophocle, informé de cette médisance, adressa à Euripide l’épigramme suivante dans laquelle il mentionne Hélios et Borée, faisant ainsi allusion au goût qu’avait Euripide pour l’adultère : « C’est Hélios [c’est-à-dire le Soleil] qui par sa chaleur m’a laissé nu, Euripide, et non un garçon. Mais toi, quand tu baises l’épouse d’un autre, c’est Borée [c’est-à-dire le vent froid du Nord, ou, dans le contexte présent, la sécheresse, l’insensibilité, l’absence de scrupules] qui t’unit à elle. Et tu manques vraiment de délicatesse en jetant sa semence dans le champ d’autrui, et d’amener en plus chez toi ce voyou d’Eros »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.82). Le chroniqueur Hégésandros de Delphes assure aussi que, en plus de Théoris, le vieux Sophocle a séduit une femme nommée Archippé, provoquant la jalousie de l’ancien compagnon de celle-ci qui n’a jamais supporté jamais d’avoir été supplanté par un vieillard ("Au soir de sa vie, nous rapporte Hégésandros, Sophocle tomba amoureux d’Archippé et il fit d’elle son héritière. Le fait que Sophocle était déjà très vieux quand Archippé vécut avec lui est attesté par l’ancien amant de la femme, à qui on demandait, non sans esprit, ce qu’elle pouvait bien faire avec le vieux Sophocle : “Elle se repose sur lui comme une chouette sur un tombeau”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.61). Le poète Hermésianax de Colophon mentionne une autre maitresse nommée Erigoné ("[Hermésianax de Colophon] n’écrivit pas moins de trois livres d’élégies, dont le troisième contient un véritable catalogue de liaisons amoureuses en tous genres que je vais m’efforcer de vous réciter : “[…] L’abeille attique [surnom de Sophocle] délaissa Colone [dème de naissance de Sophocle] aux maintes collines, et dans les chœurs tragiques chanta Dionysos et sa passion pour Théoris et Erigoné, deux femmes que Zeus offrit comme amantes à Sophocle dans sa vieillesse”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.70-71). Et le tragédien a eu encore, selon de témoignage du poète comique Machon, une aventure avec une mangeuse d’hommes nommée Nico, qu’il a partagée avec son giton du moment nommé Démophon ("Machon nous a rapporté d’autres anecdotes dont voici un échantillon : “[…] Quand il était très jeune, Démophon, l’éromène de Sophocle, eut une relation avec Nico qui avait déjà un âge avancé. Cette Nico avait été surnommée la Chèvre car elle avait croqué à belles dents la fortune d’un de ses riches amants nommé Thallos, un homme venu à Athènes pour y acheter des figues sèches et une cargaison de miel de l’Hymette. La femme étant dotée de belles fesses, Démophon exprima le souhait de la prendre par derrière. Elle éclata de rire et lui dit : « Soit ! Prends-les, chéri, et offre-les ensuite à ton Sophocle ! »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.45). Concluons donc sans omettre cette hypothèse selon laquelle Sophocle aurait utilisé l’histoire légendaire entre Héraclès et Déjanire pour tenter de justifier l’une ou l’autre de ses relations, à propos de laquelle les Athéniens auraient jasé comme jasent aujourd’hui les foules à propos des amours de tel acteur de cinéma ou de tel présentateur de télévision, sur le mode : "Il est vrai que je me suis comporté avec telle femme aussi mal qu’Héraclès avec Déjanire, mais pour autant elle n’avait pas que des qualités, car elle a empoisonné ma vie comme Déjanire a empoisonné Héraclès, et aujourd’hui elle et moi avons tout perdu", et en rappelant que ce rapprochement entre Sophocle et Héraclès semble même appuyé par Hiéronymos de Rhodes, Cicéron et Tertullien, qui assurent que le poète a inauguré un sanctuaire dédié à Héraclès à la suite d’un vol qu’il a contribué à élucider ("Sophocle fut aimé des dieux comme aucun autre, d’après ce que dit Hiéronymos à propos de la couronne d’or. Celle-ci ayant été dérobée de l’Acropole, Héraclès dans un rêve révéla à Sophocle l’endroit où elle avait été cachée, en lui précisant la maison où effectuer les recherches en entrant à droite. Sophocle révéla cette couronne au peuple et reçut un talent, qui était la récompense promise. Ayant reçu ce talent, il fonda le sanctuaire d’Héraclès Menytien ["Mhnutoà"/"Révélateur"]", Vie de Sophocle 12 ; "Joignons aux philosophes un homme très savant, le divin poète Sophocle. Une coupe d’or de grande valeur ayant disparu du sanctuaire d’Héraclès, il vit en rêve le dieu lui-même qui lui désigna par son nom l’auteur du vol. Sophocle une première fois, puis une deuxième, ne donna aucune suite à cette révélation. Mais comme elle se renouvelait, il se rendit à l’Aréopage et fit un rapport. Les Aréopagites ordonnèrent l’arrestation de l’homme qu’avait nommé Sophocle et celui-ci, soumis à la question, avoua et rapporta la coupe. Depuis ce temps le sanctuaire fut désigné comme celui d’Héraclès Révélateur", Cicéron, De la divination I.25 ; "Sophocle le tragique retrouva par un rêve la couronne d’or qui avait été dérobée sur l’Acropole d’Athènes", Tertullien, De l’âme 46).


Enfin, nous devons aussi reconnaître qu’il nous est impossible de savoir quelles étaient les deux autres tragédies qui accompagnaient Les Trachiniennes. D’abord parce que la parfaite égalité de traitement de Déjanire et d’Héraclès nous empêche de deviner si ces deux autres œuvres étaient centrées sur d’autres histoires attachées à Déjanire - comme celle de son frère Méléagre, ou celle d’Hipponoos dont son père Oenée deviendra le gendre : on sait que Sophocle a écrit deux tragédies sur chacun de ces deux personnages, dont nous n’avons conservé que quelques fragments trop maigres pour en deviner les synopsis -, ou sur d’autres histoires attachées à Héraclès. On peut même envisager que le sujet de la trilogie en question n’avait pour sujet principal ni Déjanire ni Héraclès, mais les affres de l’amour, ou la condamnation de l’hybris, ou la relativité de la puissance, ou la Thessalie, à l’instar de la trilogie présentée en -472 par Eschyle qui, selon la notice introductive des Perses, avait pour sujet trois rois vaincus n’ayant aucun rapport entre eux sinon le fait qu’ils furent vaincus (la première tragédie intitulée Phinée évoquait le roi de Thrace Phinée qui devint aveugle et fut tourmenté par les Harpyes, la deuxième intitulée Les Perses évoquait la défaite du Grand Roi Xerxès Ier à Salamine en -480, la troisième intitulée Glaucos de Potnies évoquait Glaucos le roi de Corinthe qui fut dévoré par ses chevaux). Ensuite parce que Sophocle utilisait les mythes anciens avec beaucoup de liberté : la tradition ne dit pas par exemple qu’Œdipe mourut à Colone comme le poète le prétend dans sa dernière œuvre, ni qu’Antigone s’imposa à Créon avec une aussi grande détermination qu’il le prétend dans Antigone ; dans Les Trachiniennes même, nous avons vu qu’il s’oppose à la tradition, puisqu’il place l’esclavage d’Héraclès auprès d’Omphale après son mariage avec Déjanire, tandis que la tradition le place avant. Rien n’empêche par conséquent que le contenu de ces deux autres tragédies accompagnant Les Trachiniennes était pareillement éloigné des mythes tels que le passé nous les a légués : si un papyrus exhumé par un chanceux archéologue ou un patient bibliothécaire nous apprend demain le contenu de ces deux œuvres perdues, peut-être aurons-nous la surprise d’y découvrir une Déjanire évoquant son malheur de femme délaissée à Médée, ou un Héraclès racontant sa passion pour Iole à Créon, ou n’importe quelle autre scène de même nature qui aujourd’hui, à cause de la maigreur du corpus que l’Histoire nous a transmis, nous semble aberrante.

  

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