introduction3
introduction1
introduction3
introduction4
introduction5





index




introduction1

Isocrate

Les Dix Mille, Agésilas II

Epaminondas

Philippe II, les débuts d'Alexandre

Keratos : Musique


  

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

Télécharger Acrobat (pour imprimer)

Télécharger la police grecque

Introduction

  

La situation en Perse à la fin du Vème siècle av. J.-C. est incompréhensible si on ignore les rivalités auliques qui s’y sont développées depuis la mort d’Artaxerxès Ier en hiver -424/-423.


On se souvient que Xerxès II le fils et successeur légitime d'Artaxerxès Ier a été assassiné une quarantaine de jours seulement après son intronisation par Sogdianos, un fils bâtard d'Artaxerxès Ier, et que Sogdianos peu après a été renversé à son tour par Ochos, autre fils bâtard d'Artaxerxès Ier, qui, soutenu par le noble Hydarnès (très probable descendant de son homonyme Vidarna/Hydarnès, l'un des sept organisateurs du putsch ayant donné le pouvoir à Darius Ier en -522), est devenu nouveau Grand Roi sous le nom de "Darius II" (sur le détail de ces péripéties à la Cour perse, nous renvoyons aux paragraphes 43 à 48 de l'Histoire de la Perse par Ctésias, qui constitue la notice 72 de la Bibliothèque de Photios). Tout le règne de Darius II Ochos est plombé à cause de cette aide originelle d'Hydarnès, qui réclame récompense. Darius II donne son fils Arsakès à Stateira fille d'Hydarnès, et sa fille Amestris à Teritouchmès fils d'Hydarnès ("Arsakès le fils du Grand Roi, qui par la suite fut appelé “Artaxerxès [II]”, épousa Stateira la fille d'Hydarnès, et Téritouchmès le fils d'Hydarnès épousa Amestris la fille du Grand Roi. Quand Hydarnès mourut, Darius II confia au fils la satrapie dont avait joui le père", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 53). Mais en secret, il rêve de se débarrasser d'Hydarnès et de sa famille, qui lui porte ombrage. L'occasion se présente quand, après la mort d'Hydarnès, Téritouchmès tue son épouse Amestris pour filer le parfait amour avec sa propre sœur Roxane ("Téritouchmès avait du côté paternel une sœur très belle nommée “Roxane”, excellant au tir à l'arc et au lancer de javelot. Epris de ses charmes, il conçut pour elle une passion criminelle, et contre Amestris une aversion qui l'amena à l'enfermer dans un sac et la transpercer de trois cents traits par ses hommes, avec lesquels il fomenta une révolte", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 54). Darius II naturellement scandalisé fomente sa vengeance. Il propose une forte somme à quiconque tuera Téritouchmès. Un nommé "Oudiastès" répond à l'appel et tue Téritouchmès ("Mais un nommé “Oudiastès”, très apprécié de Teritouchmès, reçut une lettre du Grand Roi lui promettant des grandes récompenses s'il sauvait sa fille et abattait le traître. Alors celui-ci attaqua Teritouchmès, le vainquit et le tua. Dans ce combat, Téritouchmès se défendit courageusement contre ses assaillants, on dit qu'il en tua trente-sept de sa main", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 54). Cet événement date peut-être de -408/-407, si on le relie à la révolte des Mèdes mentionnée par Xénophon ("Ainsi finit cette année [-408/-407] dans laquelle les Mèdes, qui s'étaient révoltés contre Darius II le Grand Roi des Perses, rentrèrent sous son autorité", Xénophon, Helléniques, I, 2.19). Les proches de Téritouchmès, dont sa sœur-maîtresse Roxane, sont ensuite massacrés par ordre de la reine Parysatis, épouse de Darius II ("Parysatis condamna la mère de Teritouchmès, ses deux frères Mitrostès et Hélicos et ses deux sœurs en plus de Stateira, à être enterrés vivants, et Roxane à être coupée en morceaux. Ces ordres barbares furent exécutés", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 55). Seule Stateira échappe à la furie de Darius II et de Parysatis, grâce à l'intervention de… leur fils Arsakès, qui est devenu très amoureux de son épouse Stateira et les supplie de l'épargner ("Le Grand Roi ordonna à Parysatis d'infliger à Stateira, femme de leur fils Arsakès, le même supplice [qu'à Roxane]. Mais Arsakès se frappa la poitrine et poussa d'affreux gémissements, il fléchit la colère de son père et de sa mère. Parysatis étant apaisée, Darius II accorda sa grâce à Stateira, mais en même temps il déclara que cela aurait des conséquences néfastes. Ainsi finit le livre XVIII de l'Histoire [de la Perse] de Ctésias", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 56 ; "Par ordre du Grand Roi et de la reine, [Arsakès] épousa une femme aussi sage que belle, et la préserva ensuite contre leur volonté. Darius II avait condamné à mort le frère de cette princesse et voulait l'exécuter de même, mais Arsakès se jeta aux pieds de sa mère et obtint avec peine, par beaucoup de prières et de larmes, que le Grand Roi épargnât son épouse et ne le forçat pas à s'en séparer", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 2). Ainsi Stateira demeure sauve. Mais le ressenti de sa belle-mère Parysatis est profond et durable. Non seulement Parysatis n'acceptera jamais que Stateira demeure vivante, mais elle génère une hostilité envers son fils aîné Arsakès, coupable selon elle d'avoir protégé Stateira. Parysatis incline alors du côté de son fils cadet, le prince Cyrus, auquel elle veut réserver la succession paternelle au détriment de l'aîné Arsakès (selon Elien, le lien entre Parysatis et son fils Cyrus a été jusqu'à l'inceste : "Les cerfs éliminent la plupart des faons mâles pour les empêcher de se multiplier et de monter leurs mères. Je pense que même les bêtes sauvages considèrent un tel acte comme une souillure et une malédiction. Mais le prince Cyrus et Parysatis en Perse le pensaient beau et légitime : le prince Cyrus conçut pour sa mère une vile passion, qui fut réciproque", Elien, Sur le caractère des animaux VI.39). Une rivalité s'instaure entre les deux frères Arsakès et Cyrus, qui est envoyé par son père en Anatolie, officiellement pour superviser les satrapies combattant contre Athènes, officieusement pour l'éloigner d'Arsakès. La position des deux princes repose sur la même argumentation qu'en -486 entre Xerxès et Artobazanès : Arsakès, comme Artobazanès jadis, est l'aîné mais il est né avant l'accession de Darius II Ochos au pouvoir, le prince Cyrus quant à lui, comme Xerxès jadis, est le cadet mais il est né après l'accession de Darius II Ochos au pouvoir, donc selon la légitimité généalogique Arsakès doit hériter du pouvoir et non pas le prince Cyrus, mais selon la jurisprudence Xerxès (qui est un avatar de la jurisprudence spartiate, selon Hérodote, Histoire VII.3) le prince Cyrus doit hériter du pouvoir et non pas Arsakès ([Darius II] consultait principalement sa femme sur toutes les affaires. Il en avait eu deux enfants avant d'accéder au trône : une fille nommée ‟Amestris” et un fils nommé ‟Arsakès”, qui plus tard fut surnommé ‟Artaxerxès [II]”. Quand elle fut reine, elle lui donna un autre fils qu'elle appela ‟Cyrus”, du nom du Soleil ["Kurash" en vieux-perse]. [...] L'historien [Ctésias] dit qu'il a obtenu ces précisions de Parysatis elle-même", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 49). En tous cas, le prince Cyrus profite pleinement de cette difficulté juridique, et ne cache pas son ambition d'évincer son frère en tuant tous ses opposants. Il est convoqué en -406 par son père mourant ("Cette même année [-406] le prince Cyrus fit périr Autoboisacès et Mitraios, les deux fils de la sœur de Dareia (fille d'Artaxerxès Ier père de Darius II), sous prétexte qu'un jour ils étaient passés devant lui sans cacher leurs mains dans les manches de leurs robes, privilège réservé au seul Grand Roi : la manche étant effectivement plus longue que la main, quand celle-ci est recouverte on ne peut plus agir. Hiéraménès [dignitaire perse inconnu] et sa femme dirent à Darius II qu'une telle injure de la part du prince Cyrus était intolérable. Darius II, malade, envoya donc des messagers pour le mander auprès de lui", Xénophon, Helléniques, II, 1.8-9), en Médie dans le territoire des "Kadousiens/KadoÚsioi", corruption graphique ou phonétique de "Chaldéens/Calda‹oi" ou "Kardouques/Kardoàcoi", aujourd'hui les "Kurdes" ("Sentant que sa fin était proche, Darius II voulut avoir ses deux enfants près de lui. L'aîné [Arsakès] s'y trouvait déjà. Il convoqua le prince Cyrus, qu'il avait nommé satrape et général de toutes les troupes stationnées dans la plaine du Kastolos [site non localisé ; cette cité est en Lydie selon l'article que lui consacre Stéphane de Byzance dans ses Ethniques]", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.1-2 ; "Le prince Cyrus envoya un messager à Lysandre [stratège spartiate avec lequel le prince Cyrus achève alors la troisième guerre du Péloponnèse contre Athènes, dans le but de se partager avec Sparte les dépouilles du moribond empire athénien] pour l'informer que son père malade le convoquait à Thamnéria en Médie, dans le pays des Kadousiens contre lesquels il était en campagne", Xénophon, Helléniques, II, 1.13). Le prince Cyrus espère bénéficier du soutien de sa mère ("La reine [Parysatis] aimait beaucoup plus le prince Cyrus qu'[Arsakès], et œuvrait pour qu'il héritât de la couronne à la mort de son père. Darius II étant tombé malade, elle appela le prince Cyrus des provinces maritimes d'Asie dont il était gouverneur, et il en revint avec l'espoir que sa mère ait obtenu du Grand Roi sa nomination comme successeur au trône", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 2) qui insiste lourdement sur la jurisprudence Xerxès ("Parysatis alléguait un prétexte plausible, dont jadis Xerxès avait usé en suivant le conseil de Démarate [roi spartiate] : elle avait accouché d'Arsakès quand Darius II n'était encore qu'un simple particulier, et de Cyrus quand Darius II était devenu Grand Roi", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 2), il arrive avec Tissapherne et une troupe de mercenaires grecs ("Le prince Cyrus vint donc, accompagné de Tissapherne qu'il croyait son ami, avec trois cents hoplites grecs que commandait Xénias de Parrasia", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.2). Mais son espoir tombe à l'eau : pour des raisons que nous ignorons, Darius II ne partage pas la position de sa femme, et considère toujours son aîné Arsakès comme son successeur légitime, il en informe son cadet le prince Cyrus. Darius II meurt peu après, en -404, l'année où la troisième guerre du Péloponnèse s'achève par l'entrée des troupes spartiates dans Athènes. ("Cette année [-404], signalée par la prise d'Athènes [par les Spartiates], le fut aussi par la mort de Darius II le Grand Roi de Perse", Justin, Histoire V.8 ; "Darius II le Grand Roi en Asie mourut après un règne de dix-neuf ans. Son fils aîné Artaxerxès II lui succéda et régna quarante-trois ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.108 ; " Dans le livre XIX, [Ctésias] raconte que Darius II mourut de maladie à Babylone [en -404], après avoir régné trente-cinq ans [en réalité dix-neuf ans comme Grand Roi, de -423 à -404, après divers postes gouvernementaux au service de son père Artaxerxès Ier pendant une quinzaine d'années]", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 56). Arsakès lui succède sous le nom d'"Artaxerxès II" ("Arsakès monta sur le trône et changea son nom en “Artaxerxès [II]”. On coupa la langue à Oudiastès, en la lui tirant non pas par devant mais par derrière, il en mourut. Son fils Mitradatès fut établi satrape à sa place. Cela se fit à l'instigation de Stateira. Parysatis en conçut beaucoup d'amertume", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 57 ; "Darius II déclara son fils aîné Grand Roi sous le nom d'“Artaxerxès [II]”, et laissa au prince Cyrus les titres de satrape de Lydie et de général des provinces maritimes", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 2). Le conflit éclate aussitôt entre les deux frères. N'ayant jamais accepté d'avoir été mis sous la tutelle du prince Cyrus, Tissapherne le satrape de Lydie, frère de Stateira (selon une incidence de Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.17 ; cela est confirmé par l'inscription "Kizzaprnna Widrnnah" en lycien, soit "Tissapherne [fils d']Hydarnès" en grec, sur la face C aux lignes 11-12 du célèbre Pilier de Xanthos, inscription consignée sous la référence 44 du volume I du répertoire Tituli Asiae Minoris ou "TAM" dans le petit monde des hellénistes), s'empresse de l'accuser de complot auprès du nouveau Grand Roi Artaxerxès II. Le jour même de l'intronisation d'Artaxerxès II à Pasargades, ce dernier arrête son frère. Seule l'intervention de leur mère Parysatis retient l'aîné d'exécuter le cadet, qui en tire plein de rancœur. Pour tenter d'apaiser les choses, Artaxerxès II punit Tissapherne en lui retirant la riche satrapie de Lydie, et en le reléguant satrape de l'Ionie ravagée par la guerre (la satrapie d'Ionie, qui avait été dissoute par le traité de Callias II en -470 obligeant le Grand Roi "à tenir ses armées terrestres éloignées des mers de la Grèce de la course d'un cheval" [selon Plutarque, Vie de Cimon 19], renouvelé par le traité d'Epilycos en -449 obligeant le Grand Roi "à ne pas descendre avec ses troupes à moins de trois journées de marche des côtes maritimes" [selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.4], est ainsi recréée, actant la fin de l'hégémonie athénienne et les velléités perses sur les côtes égéennes de l'Anatolie ; Tissapherne recouvre à cette occasion le titre de son ancêtre Hydarnès le jeune, qui était satrape d'Ionie, ou précisément "stratège des peuples de la côte maritime d'Asie" selon Hérodote, Histoire VII.135), la Lydie sera désormais gouvernée directement par le prince Cyrus. Ce dernier repart vers l'Anatolie sans un mot, bien décidé à fomenter un putsch ("Darius II mourut, Artaxerxès II lui succéda. Tissapherne accusa aussitôt le prince Cyrus auprès de son frère de tramer contre lui. Artaxerxès II le crut, et arrêta le prince Cyrus pour le mettre à mort. Leur mère [Parysatis] insista et fléchit le Grand Roi, elle obtint que le prince Cyrus fût renvoyé dans son gouvernement", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.3 ; "Le prince Cyrus, accusé par Tissapherne auprès d'Artaxerxès II, demanda l'aide de sa mère, et par ce moyen il fut absous. Mais déshonoré, il se retira dans son gouvernement pour se préparer à la révolte", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 57 ; "Peu de jours après la mort de Darius II, Artaxerxès II se rendit à Pasargades afin d'être sacré Grand Roi par les prêtres de Perse. Dans cette cité se trouve un temple dédié à une déesse guerrière similaire à Athéna. Le prince destiné au sacre doit entrer dans ce temple, quitter son vêtement et prendre celui que portait Cyrus II avant son accession à la royauté, conservé comme une relique, manger des figues sèches, mâcher des feuilles de térébinthe, boire un breuvage constitué de vinaigre et de lait, peut-être accomplir d'autres usages connus seulement des hommes consacrés et des prêtres. Artaxerxès II s'apprêtait à cette cérémonie, quand Tissapherne lui amena un des prêtres ayant éduqué le prince Cyrus, lui ayant appris la magie, affligé que ce dernier n'ait pas été déclaré Grand Roi : il s'en servit pour accuser le prince Cyrus de conspirer contre Artaxerxès II, de vouloir se jeter sur lui et de le tuer dans le temple dès qu'il quitterait son vêtement. Le prince Cyrus fut arrêté suite à cette accusation selon quelques auteurs, ou dénoncé par ce prêtre après avoir pénétré dans le temple et s'y être caché selon d'autres auteurs. Il était sur le point d'être exécuté, mais sa mère le prit dans ses bras, l'entoura avec ses cheveux, protégea sa gorge avec la sienne, et, par des prières et des larmes, obtint sa grâce et son renvoi dans les provinces maritimes", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 3). Il est soutenu tacitement par sa mère Parysatis, qui ne digère pas de voir sa brue abhorrée, Stateira fille d'Hydarnès, devenir reine ("Parysatis, leur mère, continua de favoriser le prince Cyrus, qu'elle chérissait davantage que le nouveau Grand Roi Artaxerxès II", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.4). De retour à Sardes, le prince Cyrus garde ses intentions secrètes ("Le prince Cyrus, encore marqué par le danger et l'affront qu'il venait de subir, s'en alla en songeant aux moyens de ne plus dépendre de son frère, et même si possible de régner à sa place", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.4 ; "Moins reconnaissant du pardon obtenu que sensible à l'affront subi, [le prince Cyrus] n'écouta que son ressentiment, son ambition à monter sur le trône en fut renforcée", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 3). Ayant constaté que la loyauté de Tissapherne à son égard est très douteuse, il surjoue publiquement le mépris qu'il ressent pour ce personnage afin de masquer habilement l'hostilité qu'il entretient envers Artaxerxès II, et son stratagème fonctionne : il correspond pacifiquement avec son frère pour lui demander son aide contre Tissapherne, il l'informe de sa création d'une armée soi-disant dirigée contre Tissapherne, il supervise l'envoi du tribut satrapique vers Persépolis, et son frère croit à la sincérité de ces démarches ("Le prince Cyrus accueillit les bannis, rassembla ses troupes, assiégea Milet [où se sont retranchés Tissapherne et ses partisans] par terre et par mer, et tâcha d'y introduire ceux qui en avaient été expulsés en déclarant que ce qui s'y était passé prouvait l'urgence de lever une armée. Il demanda au Grand Roi de lui céder les places que gouvernait Tissapherne. Leur mère appuya cette demande. Et Artaxerxès II, loin de soupçonner le piège, crut que le prince Cyrus se ruinait à former une armée contre le seul Tissapherne, il était même heureux de les voir se nuire mutuellement, en profitant du tribut que le prince Cyrus lui envoyait, prélevé sur les cités [lydiennes] antérieurement sous l'autorité de Tissapherne", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.6-8 ; "[Le prince Cyrus] ne rassemblait pas toutes les troupes étrangères en un même lieu, afin de cacher ses préparatifs, des personnes sures à son service se chargeaient de recruter des mercenaires en différents endroits sous divers prétextes. Sa mère Parysatis, qui vivait auprès du Grand Roi Artaxerxès II, dissipait tous les soupçons que celui-ci aurait pu concevoir sur son frère. Le prince Cyrus en personne écrivait au Grand Roi avec beaucoup de déférence pour lui demander une grâce ou pour incriminer Tissapherne, afin d'inciter Artaxerxès II à croire que sa haine et sa jalousie visaient seulement ce satrape. Par ailleurs, le Grand Roi était naturellement posé et affable, beaucoup voyaient cela comme une marque de douceur et d'humanité. Au début de son règne, il voulut imiter Artaxerxès Ier dont il avait repris le nom : doux et attentionné avec ceux qui l'approchaient, il prodiguait les récompenses à ceux qui les méritaient, il infligeait des punitions modérées exemptes d'outrage et d'insulte, il acceptait les cadeaux avec une joie égale à ceux qui les lui adressaient et à ceux qui en recevaient de lui", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 4).


Le prince Cyrus, en dépit de son statut de frère de Grand Roi, n'est qu'un satrape comme les autres : pour se maintenir à son poste, il ne doit compter que sur lui-même. On se souvient que la politique versaillaise instaurée par Darius Ier à la fin du VIème siècle av. J.-C. consiste en effet à neutraliser la noblesse perse en l'attirant autour du Grand Roi à Persépolis, ou en lui donnant des postes satrapiques conditionnés à la livraison d'un tribut annuel à Persépolis. Le satrape gouverne à son gré dans sa satrapie, mais à condition d'envoyer chaque année au Grand Roi un tribut prélevé par le moyen de son choix sur la population de sa satrapie, en gage de soumission à la couronne perse. Un satrape qui refuse d'envoyer le tribut annuel est immédiatement suspecté de trahison, et le Grand Roi use de ses immenses ressources financières à Persépolis, amassées grâce aux autres satrapes demeurés fidèles, pour monter une armée afin de recouvrer la satrapie soulevée et de punir le satrape retors. Malgré les apparences, le satrape est un homme faible, et la fonction de satrape est très précaire. Pendant la troisième guerre du Péloponnèse, nous avons vu des scènes qui montrent à quel point le satrape n'a aucun poids militaire. Ainsi à Abydos en -411, nous avons vu la petite troupe de Pharnabaze, satrape de Phrygie hellespontique, contrainte à faire des huits sur la plage car ne disposant pas de flotte, incapable d'aller aider ses alliés spartiates contre Athènes bataillant au large ("Pharnabaze survint au secours [des Spartiates] et s'avança à cheval dans la mer, aussi loin que possible, combattant lui-même et excitant les cavaliers et les fantassins qui l'accompagnaient", Xénophon, Helléniques, I, 1.6). A Cyzique en -410, nous avons vu le même Pharnabaze tenter dérisoirement de repousser les navires athéniens en lançant des traits depuis la plage, puis, pourtant secondé par le petit régiment spartiate de Cléarque présent sur place, être écrasé à terre par les Athéniens débarqués, pourtant peu réputés dans le combat au corps-à-corps ("Les mercenaires de Pharnabaze plièrent les premiers et rompirent les rangs par leur fuite, laissant seuls les Péloponnésiens de Cléarque qui malgré leur courage et leur résistance furent ébranlés et bousculés hors de leur place", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.51). A Ephèse en -409, nous avons vu Tissapherne, satrape de Lydie, laisser les Athéniens s'enfuir par la mer, n'ayant pas de troupes en quantité suffisante pour les encercler sur terre, et n'ayant pas de navires pour les poursuivre vers le grand large ("Toutes ces troupes [de Tissapherne et de ses alliés] marchèrent d'abord contre les hoplites [athéniens] campés près du Koressos. Ils les mirent en fuite, en tuèrent près de cent, puis après avoir poursuivi les fuyards jusqu'à la mer se tournèrent contre les troupes du marais", Xénophon, Helléniques, I, 2.9). L'auteur anonyme des Helléniques d'Oxyrhynchos explique que le Grand Roi est comme nos modernes PDG face aux actionnaires : peu importe comment le satrape/PDG se débrouille pour accroître les bénéfices avec le minimum de moyens, le Grand Roi/actionnaire réclame son pourcentage à la fin de l'année, et le licencie en cas de résultats négatifs ("La responsabilité de cette situation appartient au Grand Roi : à chaque fois qu'il décide de faire la guerre, il envoie une petite somme d'argent au début à ceux qui en sont chargés, mais il ne tient pas compte des événements à venir de sorte que, s'ils ne peuvent pas tirer d'argent de leurs propres fonds, les stratèges voient leurs forces se débander", Helléniques d'Oxyrhynchos XIX.2). Platon dit la même chose ("Le régime des Perses mérite d'être étudié sur ce point. Leur puissance s'est affaiblie de plus en plus, selon moi [c'est un Athénien qui parle], parce que les Grands Rois ont limité exagérément la liberté de leurs sujets. En portant leur autorité jusqu'au despotisme, ils ont ruiné l'union et la communauté d'intérêts qui doit régner entre tous les membres de l'Etat. Cette union étant détruite, les principaux conseillers ne pensent plus au bien de leurs sujets et à l'intérêt public, mais à accroître leur influence, ils se dépensent à renverser des cités et à porter le fer et le feu chez des peuples amis en espérant y trouver avantage. Cruels et impitoyables dans leurs actions destructrices, ils sont détestés. En conséquence, quand ils sont en situation de défense, ils ne trouvent plus de peuples pour combattre à leurs côtés, plus personne pour affronter les périls avec ardeur, ils ont des milliers de soldats mais aucune armée propre à la guerre, ils sont réduits à employer des étrangers à leur solde, comme s'ils manquaient d'hommes, et à placer leurs derniers espoirs dans des mercenaires. Ce processus fou finit par laisser croire que rien n'est plus précieux et estimable chez les hommes que l'or et l'argent", Platon, Les lois 697c-e). Alcibiade en hiver -412/-411 rappelle aux Spartiates que Tissapherne le satrape de Lydie doit financer la guerre "avec ses revenus personnels" parce que, comme tous les autres satrapes, il ne dispose pas d'autre budget que les impôts qu'il prélève à sa convenance sur les populations autochtones, ou plus exactement le reliquat de ces impôts après l'envoi du tribut au Grand Roi ("[Alcibiade] dit enfin [aux délégués de Chio venus demander de l'aide contre l'hégémonie athénienne] que Tissapherne pour l'instant finançait la guerre avec ses revenus personnels, cela expliquait ses dépenses limitées, mais que, quand le Grand Roi enverrait des fonds, il pourrait verser intégralement les soldes [aux alliés engagés contre l'hégémonie athénienne] et agirait en conséquence pour aider les alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.45). Le dénuement politique, financier et militaire des satrapes est si général, qu'ils sont contraints de recourir à des jeux diplomatiques compliqués, de dresser tels autochtones contre tels autres autochtones en espérant que ceux-ci seront dupes de la manipulation et que ceux-là ne retourneront pas ceux-ci en leur disant : "Ouvrez les yeux, ô compatriotes, ne soyez pas naïfs ! Arrêtez de travailler pour le Grand Roi de Perse !". Les Grecs, attachés à leurs principes de gloire, de conquêtes et de respect à la loi, apparaissent aux yeux des satrapes comme les meilleurs auxiliaires : en utilisant les Spartiates ils espèrent affaiblir les Athéniens, et inversement, à leur profit personnel. Le prince Cyrus décide de jouer sur la corde sensible, il se présente malignement à tous les Grecs, Athéniens et Spartiates, comme une victime de l'oppression du Grand Roi, sur le mode : "Darius Ier et Xerxès Ier jadis ont voulu imposer leur tyrannie sur la Grèce, Artaxerxès II veut imposer aujourd'hui sa tyrannie sur moi et sur vos compatriotes grecs d'Anatolie, votre combat est aussi le mien, ô Grecs, rejoignez-moi donc, aidez-moi à punir cette monarchie à prétention universelle qui nous inflige tant de maux, je vous promets de la réformer quand je serai le nouveau Grand Roi grâce à vous !". Son message est entendu. Les Grecs d'Ionie boudent Tissapherne qui est théoriquement leur nouveau satrape, et prennent parti pour le prince Cyrus ("[Le prince Cyrus] leva des troupes grecques le plus secrètement possible afin de prendre le Grand Roi au dépourvu. Voici comment il procéda. Dans toutes les cités où il entretenait garnison, il ordonna aux commandants d'enrôler le plus grand nombre possible des meilleurs soldats péloponnésiens sous prétexte que Tissapherne était sur le point de les attaquer. Les cités ioniennes, dont le Grand Roi avait confié la gouvernance à Tissapherne, se rangèrent derrière le prince Cyrus, à l'exception de Milet où Tissapherne, pressentant que les habitants avaient également l'intention de l'abandonner, avait préventivement exécuté les uns et banni les autres : le prince Cyrus accueillit les bannis, rassembla ses troupes, assiégea Milet par terre et par mer, et tâcha d'y introduire ceux qui en avaient été expulsés en déclarant que ce qui s'y était passé prouvait l'urgence de lever une armée", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.6-7). Doté d'un indéniable talent rhétorique (selon Xénophon qui l'a fréquenté de près : "Le prince Cyrus séduisait tellement les envoyés du Grand Roi que ceux-ci, quand ils repartaient, avait plus d'amitié pour lui que pour le Grand Roi. Et il prenait soin de l'entrainement des barbares et de leur dévouement à sa personne", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.5), ce dernier attire également à ses côtés les dignitaires perses espérant profiter de la possible chute de Tissapherne, ou misant sur un changement dynastique, comme Orontès, auxiliaire du prince Cyrus imposé par Darius II, puis rebelle, puis pardonné et traité avec égards ("Je vous ai convoqués, mes amis [c'est le prince Cyrus qui s'adresse aux Dix Mille lors du procès contre Orontès, en -401, à Charmandé en Babylonie après la découverte de la trahison d'Orontès, sur laquelle nous reviendrons plus loin], pour délibérer avec vous et pour traiter de la manière la plus juste aux yeux des dieux et des hommes Orontès que voici. Mon père [Darius II] me l'a d'abord donné jadis pour être soumis à mes ordres. Obéissant aux injonctions de mon frère [Artaxerxès II], il a ensuite pris les armes contre moi et s'est emparé de la citadelle de Sardes. Alors je l'ai combattu de façon à éteindre son hostilité. J'ai pris sa main et lui ai donné la mienne", Xénophon, Anabase, I, 6.6). Ces manœuvres du prince Cyrus pour se constituer une armée et des alliés en vue d'une expédition vers Persépolis afin d'y détrôner son frère Artaxerxès II, commencent en -403. Cette date est sûre parce qu'elle coincide avec la mort d'Alcibiade sous le régime des Trente, qui dure de l'été -404 au printemps -403. L'Athénien Alcibiade, grand expert en manipulation des foules, voit très rapidement un concurrent dans le prince Cyrus. Il imagine pouvoir traverser tout l'Empire perse depuis la Phrygie hellespontique (où il vit exilé depuis son banissement d'Athènes en -406) jusqu'à Persépolis afin de prévenir le Grand Roi Artaxerxès II des agissements complotistes de son frère, attirer sa bienveillance, et retourner ensuite l'amitié d'Artaxerxès II contre les Spartiates au bénéfice d'Athènes (ou plutôt à son propre bénéfice…). Il prend la route de l'est ("[Alcibiade] ne pouvait souffrir qu'Athènes fût vaincue et asservie à Sparte, il voulut affranchir sa patrie. Conscient qu'il ne pouvait réaliser ce projet sans le Grand Roi de Perse, il désira en faire son ami, ne doutant pas de le séduire dès qu'il l'aborderait. Il apprit que son frère Cyrus se préparait secrètement à batailler contre lui avec l'aide des Spartiates : il pensa qu'en lui révélant ce complot il acquerrait une grande faveur auprès de lui", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.8), mais il est dénoncé par les Trente qui députent vers le satrape Pharnabaze pour lui signifier : "Alcibiade magouille actuellement contre le prince Cyrus, donc indirectement contre les Spartiates qui le soutiennent, et contre toi Pharnabaze qui est aussi soutenu par les Spartiates. Parallèlement, aucun Athénien, ni parmi les partisans des Trente ni parmi les adversaires des Trente, ne souhaite qu'Alcibiade revienne à Athènes. Nos intérêts sont donc liés. Alcibiade doit être éliminé physiquement". Alcibiade est ainsi rattrapé et exécuté par l'action commune du Perse Pharnabaze, du stratège spartiate Lysandre et des Trente ("Pendant qu'[Alcibiade] méditait ce projet et qu'il demandait à Pharnabaze un sauf-conduit pour aller vers le Grand Roi [pour lui révéler la rébellion que prépare le prince Cyrus], Critias et les autres tyrans d'Athènes dépêchèrent des messagers vers Lysandre en Asie pour l'aviser que, s'il laissait Alcibiade en vie, le gouvernement qu'il avait favorisé dans Athènes ne subsisterait pas, et qu'il devait donc chasser Alcibiade s'il voulait que son ouvrage durât", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.9 ; "Ephore dit dans son livre XVII que le prince Cyrus s'entendit en secret avec les Spartiates pour préparer la guerre contre son frère Artaxerxès II. Instruit de ce projet, Alcibiade alla trouver Pharnabaze, et après lui avoir appris tous les détails de la conspiration il le pria de lui donner un sauf-conduit pour se rendre auprès d'Artaxerxès II, désirant être le premier à dénoncer au Grand Roi la trame du complot. Pharnabaze, après avoir écouté Alcibiade, voulut s'approprier le mérite de cette dénonciation et envoya en conséquence des messagers pour la porter au Grand Roi. Alcibiade, n'arrivant pas à obtenir le sauf-conduit de Pharnabaze, voulut tenter sa chance auprès du satrape de Paphlagonie. Pharnabaze, craignant que le Grand Roi n'apprit ainsi la vérité, dépêcha des hommes pour tuer Alcibiade en route", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.11). Selon Diodore de Sicile citant Ephore, c'est Pharnabaze qui, jouant une carte personnelle, prévient finalement Artaxerxès II des préparatifs du prince Cyrus, permettant à ce dernier de s'organiser en conséquence ("[Artaxerxès II] avait été informé depuis longtemps par Pharnabaze que le prince Cyrus rassemblait une armée contre lui. Quand il apprit que le prince Cyrus s'était mis en marche vers le haut pays, il ordonna à toutes ses forces de converger vers Ecbatane en Médie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.22). Reste une question : pourquoi Artaxerxès II ne réagit pas immédiatement et directement en Anatolie dès qu'il apprend le projet de son frère, pourquoi le laisse-t-il rassembler l'armée des Dix Mille pendant des mois et venir vers lui au Moyen Orient ? Veut-il apparaître comme l'agressé, et non pas comme l'agresseur, et ainsi légitimer sa riposte contre son frère ? Peut-être. Mais une autre possibilité existe, liée encore à l'organisation de l'Empire perse : peut-être qu'Artaxerxès II, comme son ancêtre Artaxerxès Ier au début de son règne, juge que l'Egypte en pleine rebellion est un sujet plus inquiétant que le ressentiment de son frère, que lui-même et sa mère pourront toujours apaiser, ou qu'il pourra simplement abattre en utilisant contre lui les satrapes voisins Tissapherne et Pharnabaze.


A Sparte, le stratège Lysandre pose problème aux éphores. Après avoir anéanti la flotte athénienne à la bataille d'Aigos Potamos en -405, Lysandre s'est dirigé vers Athénes en ratissant méthodiquement la mer Egée, en renversant les partisans d'Athènes dans toutes les cités de l'ex-empire athénien et en les remplaçant par des groupes de dix hommes à sa solde, un harmoste à leur tête ("Le comique Théopompe plaisante quand, comparant les Spartiates à des cabaretiers, il dit qu'“après avoir appris aux Grecs le doux breuvage de la liberté ils leur apprirent le goût du vinaigre” : c'est dès le début que leur gouvernement fut plein d'aigreur et d'amertume, car dans aucune cité Lysandre ne laissa le peuple à la tête des affaires, et il confia partout l'autorité au petit nombre des nobles les plus audacieux et les plus violents", Plutarque, Vie de Lysandre 13), qui y gèrent les affaires et rapportent à Sparte une fortune colossale ("Ayant terminé la guerre du Péloponnèse, les Spartiates obtinrent l'hégémonie sur terre et sur mer. Ils nommèrent Lysandre comme navarque et lui ordonnèrent de se rendre dans les cités de la Grèce pour y établir des harmostes. Abolissant le gouvernement démocratique, les Spartiates introduisirent partout l'oligarchie. Ils imposèrent des tributs aux peuples soumis, et eux qui autrefois n'avaient pas l'usage de la monnaie recueillirent ainsi annuellement plus de mille talents", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.10 ; "Obéissant à l'ordre des éphores, le Spartiate Lysandre avait confié l'administration des cités à des Spartiates, via des décarchies dans les unes ou des oligarchies dans les autres. Il jouissait d'une grande considération à Sparte, car il avait terminé la guerre du Péloponnèse en procurant à sa patrie une suprématie incontestée sur terre et sur mer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.13). Ce succès provoque le même effet que sur le régent Pausanias jadis, enflé de sa victoire à Platées en -479 et devenu un pacha : Lysandre s'enfle de son succès contre Athènes (il a détruit la flotte athénienne à Aigos Potamos en -405, puis accaparé toutes les cités de l'ex-empire athénien, puis participé au siège d'Athènes, puis il a débarqué triomphalement les troupes spartiates au Pirée en -404) et se comporte comme un pacha ("Lysandre, qui avait alors plus d'autorité qu'aucun autre Grec avant lui, se laissa aller à un faste et à une arrogance qui surpassaient sa puissance. L'historien Douris [de Samos] dit qu'il fut le premier auquel les cités grecques dressèrent des autels et offrirent des sacrifices comme à un dieu, le premier à être honoré par des hymnes, comme celui qui commence par : “La Grèce consacre le stratège glorieux qui l'a guidée, io, io, Péan !”, les Samiens décrétèrent publiquement que les “Héraia” [fête en l'honneur de la déesse Héra] fussent rebaptisées “Lysandreia”. Lui-même était toujours accompagné du poète Choirilos, chargé d'embellir le récit de ses actes par les charmes de la poésie. Il fut si satisfait des quelques vers louangeurs du poète Antilochos, qu'il lui donna un chapeau plein d'argent. Antimachos de Colophon et Nicératos d'Héraclée concururent devant lui après avoir composé chacun un poème portant son nom, Lysandre déclara Nicératos vainqueur, Antimachos en fut si piqué qu'il détruisit son poème. Platon, alors très jeune, admirait le talent poétique d'Antimachos, il vit à quel point celui-ci était affecté par sa défaite, il lui dit pour le consoler que “l'ignorance est pour l'esprit ce que la cécité est pour le corps”. Le citharède Aristonos, vainqueur six fois aux Jeux pythiques, voulut flatter Lysandre en lui disant que “s'il gagnait encore une fois il se déclarerait esclave de Lysandre”", Plutarque, Vie de Lysandre 18 ; "Une majorité des écrits dignes de foi disent que Lysandre, comme Pausanias [régent agiade jusqu'à la majorité de Pleistarchos au début du Vème siècle av. J.-C., à ne pas confondre avec son homonyme le roi agiade Pausanias Ier qui règne au tournant des Vème et IVème siècles av. J.-C.], était un fervent adepte du luxe. Agis II déclara à son propos : “Sparte a engendré un second Pausanias !”. Pourtant Théopompe, au livre X de ses Helléniques, prétend exactement le contraire sur ce personnage : “Il était un travailleur acharné, toujours prêt à aider les gens ordinaires comme les princes, et il savait se prémunir contre les puissants attraits de la volupté. Bien qu'il ait accédé au pouvoir suprême sur toute la Grèce, aucune cité ne peut soutenir qu'il se soit laissé ravager par des passions malsaines ou qu'il se soit adonné à des beuveries insensées”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.61). Cela inquiète les éphores, et aussi le roi agiade Pausanias Ier qui n'a aucune amitié pour Lysandre (Pausanias Ier a aidé les Athéniens à abolir le régime des Trente en -403 et à rétablir le régime démocratique, alors que Lysandre voulait se réserver la cité Athènes comme un bien personnel, administrée selon son gré, selon Xénophon, Helléniques, II, 4.29). Heureusement pour eux, le comportement outrancier de Lysandre envers les populations qu'il a "libérées" finit par se retourner contre lui : il s'octroie le droit de vie de mort sur elles, et perd ainsi son prestige de stratège victorieux ("Au début son ambition [à Lysandre] effraya seulement les notables, mais quand il joignit à cette passion l'arrogance et la cruauté, conséquences des flatteries ayant corrompu ses mœurs, il perdit toute mesure dans les punitions et les récompenses : il réserva l'administration despotique, le pouvoir de vie et de mort dans les cités, pour ses amis et pour ses hôtes, comme prix de leur compromission avec lui, et il jugea la mort comme seule manière de traiter ceux qui l'irritaient, sans possibilité d'y échapper", Plutarque, Vie de Lysandre 19). Les éphores s'engouffrent dans la brèche, ils profitent de ses écarts de conduite pour se poser en défenseurs des peuples et destituer les gouvernements fantôches qu'il a installés dans les cités ("Les décarchies dans les cités où [Lysandre] les avait installées autrefois [furent] abolies par les éphores, qui [restaurèrent] les anciens gouvernements", Xénophon, Helléniques, III, 4.2). Quand Pharnabaze, le satrape de Phrygie hellespontique, pareillement inquiet des débordements de Lysandre, leur demande d'intervenir, ils n'hésitent plus : Lysandre est convoqué à Sparte, et, arrivé sur place, immédiatement dessaisi de toutes ses fonctions ("Les Spartiates ne tinrent pas compte des plaintes portées contre [Lysandre], jusqu'au jour où Pharnabaze députa vers Sparte pour accuser Lysandre d'injustices et de brigandages commises dans sa satrapie. Indignés, les éphores enquêtèrent sur l'un de ses amis et collègues nommé “Thorax”, ils découvrirent que celui-ci avait accaparé de l'argent au mépris de la loi, ils le condamnèrent à mort, et ils convoquèrent Lysandre par une skytale ["skut£lh", moyen spartiate de communication codée consistant en un ruban de cuir contenant un message lisible seulement si on l'enroule autour d'un bâton d'une certaine grosseur]. […] Cette skytale que Lysandre reçut dans l'Hellespont le jeta dans un grand trouble. Il craignait surtout les accusations de Pharnabaze. Espérant l'apaiser, il se hâta vers lui. Quand il le trouva, il le pria d'écrire aux éphores une autre lettre indiquant n'avoir subi aucun tort et n'avoir aucune raison de se plaindre, oubliant l'adage : “Ne jamais agir en Crétois avec un Crétois”. Pharnabaze promit tout, il écrivit même devant Lysandre la lettre qu'il souhaitait, mais il en avait préparé secrètement une autre qui disait le contraire à l'apparence semblable, et avant d'aposer son cachet il substitua l'une à l'autre. De retour à Sparte, Lysandre se rendit au palais selon l'usage, et remit aux éphores la lettre de Pharnabaze, certain qu'elle l'innocenterait de toutes les accusations dont il était l'objet car les Spartiates aimaient beaucoup Pharnabaze, le général du Grand Roi les ayant aidé avec le plus d'ardeur durant la guerre. Les éphores lurent la lettre, puis ils la lui montrèrent. Il vérifia alors la vérité du proverbe : “Ulysse n'est pas le seul rusé en Grèce”", Plutarque, Vie de Lysandre 19-20 ; "Pharnabaze écrivit aux Spartiates contre Lysandre. Les Spartiates rappelèrent celui-ci d'Asie par une sckytale. Contraint de partir, Lysandre pria Pharnabaze de lui donner une lettre de faveur. Pharnabaze le lui promit, il écrivit devant lui ce qu'il voulait, mais il en avait préparé secrètement une autre au contenu opposé et à l'apparence identique, et il substitua l'une à l'autre au moment d'apposer son cachet. De retour à Sparte, Lysandre présenta la lettre aux éphores selon l'usage. Ils la lurent, puis ils la lui montrèrent en disant qu'“un homme apportant une telle lettre n'a aucune raison de se vanter”", Polyen, Stratagèmes VII.19 ; "Rappelons ici l'acte de Pharnabaze le satrape du Grand Roi de Perse. Le navarque Lysandre avait commis durant la guerre beaucoup de brigandages et de crimes. Soupçonnant que les Spartiates enquêtaient sur ces faits, il pria Pharnabaze, qui jouissait d'une grande autorité, de lui donner une lettre à l'attention des éphores attestant de son intégrité et de son aide apportée aux alliés. Pharnabaze lui accorda toute son attention, il écrivit une longue lettre où il le couvrait d'éloges, il la lut à Lysandre qui en fut satisfait. Mais au moment de la cacheter, le satrape glissa une seconde lettre de même format et de même apparence, impossible à distinguer de la première, contenant le détail de l'avaricce et de la perfidie de Lysandre. Ce dernier retourna à Sparte, rendit compte à sa manière de ses actes au premier magistrat, lui remit la lettre de Pharnabaze en guise de certificat. Les éphores se mirent à l'écart pour en prendre connaissance, puis ils la lui donnèrent pour qu'il la lise. C'est ainsi qu'il s'accusa involontairement", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VI.4). Ce limogeage de Lysandre par les éphores, et surtout par le roi agiade Pausanias Ier, explique pourquoi Lysandre quelques années plus tard misera tout sur le nouveau roi eurypontide Agésilas II.


Parmi les harmostes instaurés par Lysandre, on remarque Cléarque. Ce personnage est un vétéran de la troisième guerre du Péloponnèse. Il a participé comme lieutenant de Mindaros aux batailles de Kynos Séma et d'Abydos en -411, puis de Cyzique en -410, il a pris le contrôle de Byzance en -409 avant d'en être chassé par Alcibiade en -406, il était lieutenant de Callicratidas à la bataille des Arginuses en -406. On suppose que Lysandre, en récompense de ces engagements, l'a nommé harmoste de Byzance après la bataille d'Aigos Potamos en -404, puisque c'est précisément dans cette région de Byzance que Cléarque demande aux éphores d'envoyer une escadre sous son commandement l'année suivante, en -403, soi-disant pour y abattre les partisans d'Athènes encore récalcitrants. Les éphores acceptent ("Quand la paix avait été instaurée [avec Athènes, après la chute de la dictature des Trente en -403], [Cléarque] avait persuadé ses concitoyens que les Thraces causaient du tort aux Grecs, et avait poussé les éphores à lui accorder une escadre pour aller guerroyer contre les Thraces au-dessus de la Chersonèse et de Périnthe", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.2 ; "L'année où Eukleidès fut archonte d'Athènes [en -403/-402], à Rome les quatre tribuns militaires Publius Cornélius, Numérius Fabius, Lucius Valérius et Tarentius Maximus furent investis de l'autorité consulaire. A cette époque, les Byzantins étaient dans une situation critique, causée par des troubles intérieurs et par la guerre qu'ils avaient entreprise contre leurs voisins thraces. Incapables d'apaiser ces tensions, ils demandèrent un stratège aux Spartiates. Ceux-ci leur envoyèrent Cléarque avec l'ordre d'administrer la cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.12). En fait, Cléarque méprise la population locale ("Investi d'un pouvoir absolu, à la tête d'une nombreuse troupe de mercenaires, [Cléarque] se comporta bien plus comme un tyran que comme un protecteur. Il commença d'abord par exécuter tous les magistrats qu'il avait invités à un sacrifice solennel, puis, l'anarchie régnant dans la cité, il arrêta une trentaine de notables et les fit étrangler. Après s'être approprié les biens des victimes, il dressa une liste des plus riches citoyens, et, sur de fausses accusations, condamna les uns à mort, les autres à l'exil. Il amassa ainsi une immense fortune, réunit de nombreux mercenaires, et affermit son autorité souveraine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.12) et utilise cette escadre pour effectuer des razzias sur les côtes de la Propontide/mer de Marmara et s'enrichir personnellement. Nous ne connaissons pas le détail de ses opérations, dont Polyen rapporte quelques épisodes sanglants ("Cléarque chargé de butin fut arrêté sur une hauteur par les ennemis, qui l'encerclèrent par une tranchée. Ses lieutenants voulurent charger l'adversaire avant qu'il eût terminé sa tâche. “Laissez-les faire, dit Cléarque, et gardez courage : plus ils creuseront, plus ils auront des difficultés à nous attaquer.” En effet, le soir, il laissa le butin et s'avança vers le seul endroit où la terre n'était pas encore creusée, et il tailla en pièces les ennemis qui se présentèrent à lui dans ce passage trop serré", Polyen, Stratagèmes, II, 2.5 ; "Cléarque ravageait la Thrace et massacrait les habitants. Des députés furent envoyés pour le prier d'arrêter ses agressions. Estimant que rester tranquille de lui rapporterait rien, il ordonna à ses cuisiniers de découper deux ou trois cadavres de Thraces et d'en pendre les morceaux à des crochets. Les députés thraces virent ces morceaux accrochés et en demandèrent la finalité. On leur répondit, par ordre de Cléarque, que “c'étaient les délices de son souper”. Les députés horrifiés se retirèrent, sans avoir osé ouvrir la bouche sur le sujet de leur démarche", Polyen, Stratagèmes, II, 2.8), on sait seulement qu'il s'y révèle habile tacticien ("Chargé du butin amassé en Thrace, Cléarque ne put se rendre à Byzance aussitôt qu'il souhaitait, il fut obligé de camper dans le pays, près d'une montagne. Les Thraces se rassemblèrent. Cléarque subodora que ceux qui sortaient de la montagne viendraient l'attaquer durant la nuit. Il ordonna donc à ses soldats de ne pas quitter leurs armes et de se maintenir éveillés les uns les autres. Afin de maintenir leur vigilance, il utilisa même une partie de sa troupe pour frapper les armes à la manière des Thraces en pleine nuit : les hommes se levaient pour se mettre en ordre de bataille, croyant à une attaque ennemie. Et effectivement les Thraces se manifestèrent, croyant tomber sur les Grecs endormis. Mais ils furent reçus par des soldats bien éveillés et bien alertes, qui tuèrent beaucoup d'entre eux", Polyen, Stratagèmes, II, 2.6 ; "Cléarque était en plaine avec sa troupe, et les ennemis supérieurs en cavalerie s'apprêtaient à l'attaquer. Il demanda à ses hommes de se positionner en carré sur huit rangs plus espacées que d'ordinaire, et, derrière leur large bouclier, d'utiliser leur épée pour creuser des profondes chausse-trapes. Quand ce travail fut terminé, il avança ses hommes vers la cavalerie ennemie en leur ordonnant, dès que celle-ci se mettrait en mouvement, de se replier jusqu'aux chausse-trapes. Ignorant ce piège, les ennemis chargèrent et tombèrent dans les chausse-trapes, s'écroulèrent les uns sur les autres, les hommes de Cléarque purent alors tuer tous les cavaliers tombés à terre", Polyen, Stratagèmes, II, 2.9) et bon meneur d'hommes ("Quand Cléarque était en Thrace, ses hommes s'inquiétaient des bruits nocturnes. Alors Cléarque publia l'ordre suivant : “Si un bruit surgit dans la nuit, que personne ne se lève. Si un homme se lève, qu'il soit tué comme ennemi”. Cet ordre apprit aux soldats à mépriser les bruits nocturnes, et ils cessèrent de s'agiter inutilement", Polyen, Stratagèmes, II, 2.10). Les Grecs de Byzance, inquiets du désir de vengeance des Thraces, informent les éphores des atrocités de Cléarque. Ces derniers convoquent Cléarque à Sparte pour qu'il s'explique. Cléarque ne répond pas à la convocation. Il s'enfuit vers le continent asiatique où il entre en contact avec le prince Cyrus. Alors les éphores le condamnent à mort par contumace ("Les éphores avaient tenté de rappeler [Cléarque] tandis qu'il se trouvait à l'isthme [de Chersonèse], mais il n'avait pas obéi et avait fait voile dans l'Hellespont [vers le continent asiatique, juste en face de la Chersonèse]. Les magistrats de Sparte l'avaient condamné à mort pour refus d'obéissance. Dès lors, n'ayant plus de patrie, il était allé trouver le prince Cyrus et avait gagné sa confiance", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.3-4 ; "Les Byzantins s'étant révoltés, Cléarque fut condamné par les éphores. Il s'enfuit à Lampsaque avec quatre navires. Il s'y habitua, simulant l'ivrognerie et la goinfrerie", Polyen, Stratagèmes, II, 2.7 ; "La rumeur des cruautés et des violences exercées par ce tyran [Cléarque] s'étant répandue, les Spartiates lui envoyèrent d'abord des députés pour lui ordonner de renoncer à son poste. Comme il n'obéit pas à cet ordre, les Spartiates envoyèrent contre lui un contingent commandé par Panthoidas. Informé de l'arrivée de ce contingent, Cléarque transporta ses hommes à la cité de Selymbria [aujourd'hui Selivri en Turquie, à une soixantaine de kilomètres à l'ouest d'Istanbul] qu'il contrôlait aussi. Conscient de ses torts envers les Byzantins, il savait que ceux-ci s'allieraient aux Spartiates pour le combattre, il jugea plus prudent de se replier avec ses richesses et sa troupe dans Selymbria. Quand il apprit que les Spartiates étaient proches, il se porta à leur rencontre et engagea le combat contre Panthoidas, au lieu-dit Poros [site non localisé]. L'affrontement dura longtemps, les Spartiates s'illustrèrent et mirent en déroute la troupe du tyran. Cléarque s'enferma dans Selymbria avec une petite poignée de fidèles et se prépara pour soutenir un siège. Mais finalement, craignant pour sa personne, il s'enfuit de nuit par la mer vers l'Ionie", Diodore, de Sicile, Bibliothèque historique XIV.12). Le prince Cyrus l'endette en lui apportant les fonds qu'il demande. Cléarque emploie ces fonds pour recruter des hommes et continuer à razzier les Thraces… à l'appel des Byzantins qu'il a pourtant malmenés mais qui ne savent plus vers qui se tourner pour trouver du secours contre les Thraces, et qu'il razzie pareillement ("Les Byzantins furent assiégés par les Thraces. Ils envoyèrent leurs capitaines demander du secours à Cléarque. Celui-ci parut soûl, daignant à peine leur accorder audience le troisième jour. Ayant écouté leurs prières, il dit avoir pitié d'eux et leur promit son aide. Il vit voile vers Byzance avec ses quatre navires et deux autres avec leur équipage. Il y convoqua l'Ekklesia, et conseilla d'embarquer sur ses navires tous les cavaliers et tous les fantassins de la cité afin de surprendre ultérieurement les Thraces. Cela fut exécuté. Mais quand ils furent en mer, il envoya un signal à ses pilotes afin qu'ils jetassent l'ancre et demeurassent à flot. Dans le même temps, Cléarque resté à terre avec deux capitaines déclara avoir soif et se dirigea vers une auberge, où il entra avec eux et avec des hommes à lui qu'il avait stationnés à proximité, qui tuèrent les deux capitaines, barricadèrent l'auberge et contraignirent l'aubergiste au silence. C'est ainsi, en exécutant les deux capitaines et en neutralisant les défenseurs de la cité, qu'il put y introduire ses propres soldats et s'en rendre le maître", Polyen, Stratagèmes, II, 2.7 ; "Cléarque était un réfugié spartiate. Le prince Cyrus s'étant mis en rapport avec lui le prit en affection, et lui donna dix mille dariques. Cléarque employa cette somme à lever des troupes, se mit en campagne, quitta la Chersonèse pour marcher contre les Thraces habitant au-dessus de l'Hellespont, et rendit de si grands services aux Grecs que les cités hellespontines se cotisèrent pour lui envoyer des vivres", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.9 ; "Le prince Cyrus avait donné [à Cléarque] dix mille dariques : celui-ci, loin de sombrer dans l'oisiveté, s'en était servi pour lever une armée et faire la guerre aux Thraces. Vainqueur dans un combat, il avait pillé et ravagé leur pays", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.4-5). Dans la troupe de bric et de broc qui se constitue autour de Cléarque grâce aux dariques du prince Cyrus ("[Cléarque] se lia avec le prince Cyrus, frère du Grand Roi, qui le nomma à la tête de son armée. Le prince Cyrus, contrôlant la satrapie de la côte maritime [d'Asie, c'est-à-dire la satrapie d'Ionie] et plein d'ambition, méditait une expédition contre son frère Artaxerxès II. Décelant en Cléarque un caractère résolu et entreprenant, il le combla de richesses et le chargea d'enrôler le plus grand nombre de mercenaires étrangers, sûr de trouver en lui un auxiliaire utile dans l'exécution de son projet téméraire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.12), on trouve le Béotien Proxène, intello raté élève de Gorgias ("Le Béotien Proxène, dès son enfance, avait désiré accomplir de grandes choses : c'est ce désir qui l'avaient incité à prendre des leçons payées de Gorgias de Léontine. Après avoir passé quelque temps auprès de lui, se croyant apte à commander et considérant que seuls les puissants étaient dignes de son amitié, il s'était mêlé aux affaires du prince Cyrus, espérant acquérir auprès de lui un grand nom, un grand pouvoir, une fortune considérable", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.16-17) qui se prend pour un grand chef militaire ("[Proxène] pensait qu'il suffit, pour être un bon chef et le paraître, de donner des éloges à ceux qui font bien, et de ne pas en donner à ceux qui se conduisent mal : cela explique pourquoi les honnêtes gens placés sous ses ordres lui étaient dévoués, tandis que les méchants, le considérant comme un dupe, conspiraient contre lui", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.20), on trouve aussi le Thessalien Ménon de Pharsale, casse-croute sexuel du Perse Ariaios chef de la cavalerie du prince Cyrus ("[Ménon] était encore joli garçon quand il obtint d'Aristippe [mercenaire de Thessalie, sans rapport avec son homonyme le célèbre jouisseur Aristippe de Cyrène] un commandement de troupes étrangères. Il n'avait pas encore perdu la fraîcheur de la jeunesse quand il entama une relation intime avec le barbare Ariaios, qui aimait les beaux jeunes gens", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.28), individu corruptible et corrompu ("Ménon de Thessalie ne dissimulait pas sa soif des richesses. Il n'aspirait au commandement que pour gagner davantage, désirant les honneurs pour accumuler les profits. Il ne voulait être l'ami des puissants que pour être impunément injuste. Pour arriver à ce qu'il désirait, il regardait comme la voie la plus courte le parjure, le mensonge, la fourberie : la loyauté et la probité lui paraissaient des niaiseries", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.21-22) qui aura beaucoup de mal à accepter les ordres de Cléarque qu'il jalouse ("Le Thessalien Ménon était toujours en conflit contre Cléarque de Sparte, le commandant des troupes grecques, parce que le prince Cyrus suivait toujours les conseils de Cléarque et méprisait ceux de Ménon", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 58), auquel Platon consacrera le dialogue homonyme Ménon, on trouve encore le cavalier athénien Xénophon, qui s'est compromis dans la dictature des Trente et a fui Athènes quand la dictature des Trente est tombée au printemps -403, qui n'est plus le bienvenu à Athènes pour cette raison (il n'y remettra jamais les pieds), et qui trouve dans l'expédition projeté du prince Cyrus vers Persépolis une opportunité de réorientation professionnelle ("Xénophon d'Athènes suivait l'armée non pas comme stratège ni comme lochage ni comme soldat, mais comme hôte de Proxène. Celui-ci l'avait engagé à quitter son pays en lui promettant l'amitié du prince Cyrus dont il attendait lui-même de plus grands avantages que dans son pays", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.4). Cette armée héréroclite qui n'est nullement une armée d'élite mais un ramassis de brutes épaisses, d'artistes au rancart, de bannis, de rebelles, d'aventuriers encombrants, bref, de marginaux plus ou moins incompétents incarnant le pire de la Grèce, qui s'assemblent sous l'autorité du prince Cyrus, constitue l'armée dite "des Dix Mille", d'après leur nombre ("[Le prince Cyrus] avait soixante-dix mille Asiatiques dont trois mille cavaliers, et treize mille mercenaires issus du Péloponnèse et d'autres provinces de Grèce. Les Péloponnésiens à l'exception des Achéens étaient commandés par Cléarque de Sparte, les Béotiens, par Proxène de Thèbes, les Achéens, par l'Achéen Socratès, et les Thessaliens, par Ménon de Larissa, les divers corps barbares étaient sous les ordres de généraux perses. Le prince Cyrus commandait à tout le contingent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.19).


L'expédition des Dix Mille


Le plus ancien récit de l'expédition des Dix Mille, selon Xénophon, est dû à un mystérieux "Thémistogène de Syracuse" ("Comment le prince Cyrus rassembla une armée et marcha ensuite contre son frère, le combat qui eut lieu, la mort du prince Cyrus et l'heureuse arrivée des Grecs jusqu'à la mer, tout cela a été raconté par Thémistogène de Syracuse", Xénophon, Helléniques, III, 1.2). La majorité des hellénistes pensent que ce "Thémistogène de Syracuse" n'est qu'un pseudonyme derrière lequel se cache Xénophon, et que le récit qu'il évoque n'est autre que sa propre Anabase de Cyrus ayant survécu jusqu'à nous. En tous cas l'expédition des Dix Mille est très bien connue parce que Xénophon y a participé comme commandant auxiliaire puis comme commandant principal, et son Anabase de Cyrus qui la rapporte est une mine d'information sur l'état de l'Empire perse au tournant des Vème et IVème siècles av. J.-C.


Le prince Cyrus se met en route en -401 ("[Xénophon] participa à l'expédition du prince Cyrus sous l'archontat de Xénainétos [en -401/-400], qui précède celui de la mort de Socrate [sous l'archontat de Lachès en -400/-399]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.55), par un itinéraire sinueux difficile à expliquer autrement que par la volonté de brouiller les pistes aux yeux des Perses comme aux yeux de ses propres mercenaires. Il rassemble ses troupes perses et ordonne aux différents régiments des Dix Mille de le rejoindre au cours de sa marche. Il convoque Cléarque, qu'il prendra comme principal lieutenant ("[Cléarque] avait continué les hostilités [contre les Thraces des rives occidentales de la Propontide/mer de Marmara] jusqu'à temps que le prince Cyrus réclamât ses troupes : il était alors parti avec ce dernier pour une nouvelle campagne [vers le cœur de la Perse]", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.5), il informe les officiers de son projet de putsch contre son frère Artaxerxès II mais ne dit rien aux soldats, craignant que ceux-ci rechignent à le suivre dans sa périlleuse entreprise. Il annonce malignement vouloir mâter une rébellion en Pisidie ("Quand il crut le moment venu de s'avancer vers les hauts pays, [le prince Cyrus] prétexta vouloir chasser complètement les Pisidiens de son territoire. Pour ce faux projet, il ordonna à Cléarque de venir avec toutes ses forces, à Aristippe [mercenaire de Thessalie] de s'arranger pour amener ses compagnons compatriotes, à l'Arcadien Xénias le commandant des troupes étrangères de garnisons [dans les cités ioniennes : ce Xénias de Parrasia est celui qui a accompagné le prince Cyrus vers Darius II agonisant, selon Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 1.2 précité] de le joindre avec tous ses hommes en laissant le strict minimum pour la garde des citadelles, il rappela les troupes de siège qui stationnaient à Milet et ordonna aux bannis de se joindre à elles, en leur promettant de les rétablir dans leur patrie dès que l'expédition qu'il méditait réussirait. Tous obéirent avec plaisir, car ils avaient confiance en lui, ils prirent les armes et le rejoignirent à Sardes. Xénias, après avoir levé ses troupes dans les cités, arriva à Sardes avec près de quatre mille hoplites. Proxène [de Béotie] entra suivi de quinze cents hoplites et de cinq cents gymnètes. Sophainétos de Stymphale amena mille hoplites. Socratès d'Achaïe et Pasion de Mégare, qui avaient participé au siège de Milet, vinrent avec respectivement cinq cents et sept cents hoplites avec autant de peltastes. Tels furent les effectifs qui rejoignirent le prince Cyrus à Sardes", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.1-4 ; "Le prince Cyrus avait enrôlé en Asie treize mille hommes, qu'il rassembla à Sardes. Il confia la gestion de la Lydie et de la Phrygie à des Perses, et celle de l'Ionie, de l'Eolie et des régions alentours à son fidèle ami Tamos originaire de Memphis. Puis à la tête de son armée il se dirigea vers la Cilicie et la Pisidie sous prétexte d'y châtier des rebelles. […] Il communiqua aux officiers son projet d'expédition contre son frère [Artaxerxès II], mais il le cacha aux troupes, craignant de les voir reculer devant les dangers de l'entreprise. Par précaution, il combla les soldats de soins pendant la route, se familiarisa avec eux, et pourvoya abondamment à tous leurs besoins", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.19). Puis il se dirige vers Kelainai en Haute-Phrygie (aujourd'hui Dinar en Turquie : "Le prince Cyrus quitta Sardes, il traversa la Lydie en trois étapes, et après vingt-deux parasanges [unité de mesure perse équivalant à trente stades selon Hérodote, Histoire VI.32] arriva au fleuve Méandre. La largeur de ce cours d'eau est de deux plèthres [unité de mesure grecque équivalent à cent pieds], il était traversé par un pont de sept bateaux. Le prince Cyrus le traversa puis, après une étape de huit parasanges à travers la Phrygie, arriva dans la grande et riche cité très peuplée de Colosses [site archéologique dans la banlieue nord de l'actuelle Honaz en Turquie]. Il y resta sept jours. Le Thessalien Ménon l'y rejoignit avec mille hoplites et cinq cents peltastes de Dolopie [région de Thessalie], d'Ainia [cité d'Etolie] et d'Olynthe. De là, il parcourut vingt parasanges en trois étapes, et arriva à Kelainai", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.5-7). Il y séjourne un temps, il passe ses troupes en revue ("Le prince Cyrus séjourna trente jours [à Kelainai]. Cléarque le banni de Sparte s'y rendit avec mille hoplites, huit cents peltastes thraces et deux cents archers crétois. En même temps Sosias de Syracuse et Sophainétos d'Arcadie arrivèrent, l'un avec trois cents, l'autre avec mille hoplites. Le prince Cyrus fit dans son parc la revue et le dénombrement des Grecs : ils montaient en tout à onze mille hoplites et environ deux mille peltastes", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.9 ; pour l'anecdote, c'est peut-être dans cette plaine près de Kelainai où le prince Cyrus passe les Dix Mille en revue en -401, qu'aura lieu la dernière bataille entre les héritiers d'Alexandre le Grand en -281, où le vieux Séleucos Ier vaincra et tuera son ancien compagnon d'armes le vieux Lysimaque Ier devenu adversaire, en effet cette dernière bataille aura lieu dans une plaine de l'ouest de l'Anatolie non localisée par les archéologues, appelée "Couroupédion" en français, que certains étymologistes traduisent en "plaine/pedi£j de Cyrus/Kàroj"), pendant que Xénophon joue les touristes en visitant le célèbre parc ou "pairadaida" en vieux-perse (qui a donné "paradeisos/par£deisoj" en grec, puis "paradis" en français) où jadis Marsyas a affronté Apollon et où naguère Xerxès Ier a pansé ses blessures après avoir échoué à envahir la Grèce ("On y trouve [dans la cité de Kelainai en Phrygie en -401] un palais entouré d'un grand parc plein de bêtes sauvages, où [le prince Cyrus] chassait à cheval quand il voulait s'exercer. A travers ce parc coule le Méandre, dont les sources se trouvent dans le palais même, il serpente ensuite à travers la cité de Kelainai. On trouve aussi à Kelainai un fort du Grand Roi bâti sur les sources du Marsyas, qui traverse également la cité dans un lit de vingt-cinq pieds de largeur avant de se jeter dans le Méandre. C'est là, dit-on, qu'Apollon, vainqueur de Marsyas qui l'avait provoqué, l'écorcha vif et suspendit sa peau dans l'antre d'où sortent les sources. Voilà pourquoi le fleuve s'appelle “Marsyas”. On raconte que c'est Xerxès Ier, à son retour de Grèce, après sa défaite et sa fuite du combat, qui édifia ce palais et cette citadelle de Kelainai", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.7-9). Le prince Cyrus demande à Sparte d'envoyer une escadre vers la Cilicie afin de contraindre Syennésis le roi local à lui ouvrir le passage vers la Syrie ("Ainsi se terminèrent les troubles d'Athènes [en -403, avec le renversement de la dictature des Trente et le rétablissement du régime démocratique]. Peu de temps après, le prince Cyrus envoya des députés à Sparte pour demander qu'en retour de la manière dont il s'était conduit envers les Spartiates dans la guerre contre les Athéniens, les Spartiates se conduisissent de la même manière envers lui. Les éphores, reconnaissant la justice de sa demande, ordonnèrent au navarque Samios de se mettre à la disposition du prince Cyrus. Samios s'empressa d'obéir au prince Cyrus. Après avoir réuni sa flotte à celle du prince Cyrus, il cingla vers la Cilicie et obligea Syennésis le gouverneur de Cilicie à laisser passer les fantassins du prince Cyrus en partance contre le Grand Roi", Xénophon, Helléniques, III, 1.1 ; "L'année où Xénainétos fut archonte à Athènes [en -401/-400], à Rome les six tribuns militaires Publius Cornélius, Caeso Fabius, Spurius Nautius, Caius Valérius, Manius Sergius et Junius Lucullus furent investis de l'autorité consulaire. A cette époque, le prince Cyrus qui gouvernait les satrapies maritimes projeta une expédition contre son frère Artaxerxès II. Il était un jeune homme ambitieux et avait des réelles compétences militaires. Il prit à sa solde un grand nombre de troupes étrangères et se prépara pour cette expédition, mais il cacha à son armée son but véritable en lui disant vouloir simplement la conduire en Cilicie afin de châtier des tyrans qui s'y étaient insurgés contre l'autorité du Grand Roi. Parallèlement, il envoya des députés pour demander des troupes auxiliaires aux Spartiates, en leur rappelant les services qu'il leur avait rendus dans la guerre contre les Athéniens. Les Spartiates estimant cette guerre utile à leurs intérêts, consentirent à fournir les secours demandés. Ils ordonnèrent aussitôt à leur navarque Samios d'obéir au prince Cyrus, celui-ci se rendit à Ephèse avec vingt-cinq trières pour coopérer avec la flotte du prince Cyrus. Les Spartiates envoyèrent aussi huit cents fantassins sous les ordres de Cheirisophos. Tamos commandait la flotte perse, constituée de cinquante trières bien équipées. Après l'arrivée des Spartiates, les flottes réunies se dirigèrent vers les côtes de la Cilicie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.19). Ce "petit fait vrai", pour reprendre l'expression de Stendhal, renseigne beaucoup sur le renversement total de puissances en quelques années : à l'époque de la paix de Nicias ou du début de la troisième guerre du Péloponnèse vers -414 c'était Sparte qui sollicitait le secours de la Perse contre Athènes, désormais en -401 c'est le prince perse Cyrus qui sollicite le secours de Sparte contre son frère le Grand Roi, ce n'est plus la Perse qui profite des divisions entre Grecs mais Sparte qui profite des divisions entre Perses. Les Spartiates répondent prudemment en acceptant d'envoyer le navarque Samios vers la Cilicie, mais ils refusent toujours de prendre parti entre les deux frères Artaxerxès II et le prince Cyrus, ils préfèrent attendre de voir de quel côté la fortune penchera pour sauvegarder leurs intérêts ("Ephore dit dans son livre XVII que le prince Cyrus s'entendit en secret avec les Spartiates pour préparer la guerre contre son frère Artaxerxès II", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.11 ; "Les Spartiates ne voulaient pas batailler ouvertement contre Artaxerxès II, ils cachaient leurs desseins en attendant l'issue de la lutte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.21). Et ils confirment Cléarque à la tête des Dix Mille parce qu'ils espèrent secrètement qu'il trouvera la mort durant la campagne (rappelons que les Spartiates ont condamné Cléarque à mort par contumace suite à ses exactions à Byzance et à son refus de se revenir à Sparte s'expliquer devant les éphores : "Le prince Cyrus, pleinement confiants dans les partisans qui l'entouraient et dans ceux des provinces supérieures, résolut de déclarer la guerre à son frère [Artaxerxès II]. Il écrivit aux Spartiates pour leur demander un renfort de troupes, il leur promit de donner des chevaux aux fantassins, des attelages aux cavaliers, des villages à ceux qui conquerraient des terres et des cités à ceux qui conquerraient des villages, il ajouta que les soldats qui serviraient dans son armée recevraient leur solde non pas par compte mais par mesure, parlant avantageusement de lui-même, se vantant d'être plus courageux que son frère, plus instruit en philosophie, plus habile en magie, plus résistant au vin, en disant : “Artaxerxès [II] est si délicat et si mou qu'il n'arrive pas à tenir sur un cheval à la chasse, ni sur un char à la guerre”. Les Spartiates écrivirent à Cléarque d'obéir en tout au prince Cyrus", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 6). Toujours pour cacher son dessein, pendant que les navires spartiates cinglent vers les côtes ciliciennes, le prince Cyrus fait demi-tour, après avoir traversé la Haute-Phrygie depuis Sardes au nord vers la Pisidie au sud il la retraverse depuis le sud vers la Mysie au nord, puis bifurque vers l'ouest en direction de la plaine du Caystre (aujourd'hui le fleuve Küçük Menderes : "Reprenant sa marche, [le prince Cyrus] franchit dix parasanges en deux étapes, et arriva à la cité peuplée de Pelta. Il y séjourna trois jours, pendant lesquels l'Arcadien Xénias célébra les Lykaia ["LÚkaia", fête en souvenir de Lycaon roi d'Arcadie à la fin de l'ère minoenne] par des sacrifices et des jeux, les prix furent des étrilles d'or, le prince Cyrus en personne assista à ces cérémonies. De là, en deux étapes il marcha douze parasanges, jusqu'au site très fréquenté du Marché des Potiers ["Keramîn Agor£", site non localisé] à la frontière de la Mysie. Puis il parcourut trente parasanges en trois étapes et arriva à la plaine du Caystre, où il demeura cinq jours", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.10-11). Les Grecs commencent à trouver lassantes ces marches et contremarches, ils demandent récompense. Le prince Cyrus est très embarrassé car il a épuisé toutes ses réserves financières. Heureusement pour lui, en Cilicie la situation évolue : il reçoit la visite d'Epyaxa la femme de Syennésis, qui lui apporte des cadeaux en grande quantité. Epyaxa s'est-elle brouillée avec son mari parce qu'elle incline vers le prince Cyrus tandis que Syennésis incline vers Artaxerxès II ? ou au contraire est-elle envoyée par son mari vers le prince Cyrus afin de maintenir celui-ci à distance de la Cilicie, si besoin en offrant ses charmes au prince Cyrus ? Peu importe. Le prince Cyrus s'empresse de distribuer ces cadeaux aux Dix Mille en guise de solde ("Depuis trois mois les soldats n'étaient plus payés. Ils vinrent réclamer leur dû au prince Cyrus. Celui-ci les renvoya avec des espérances, mais en réalité il était en situation délicate parce qu'il n'avait pas les moyens de les payer. C'est alors qu'Epyaxa la femme de Syennésis le roi de Cilicie vint le trouver avec une grosse somme en cadeau. Il s'empressa de payer à son armée la solde de quatre mois. Cette reine étant venue avec une garde de Ciliciens et d'Aspendiens, le bruit courut que le prince Cyrus avait obtenu ses faveurs", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.11-12). Ayant ainsi renforcé le lien avec ses hommes, le prince Cyrus se dirige vers la Lycaonie, région frontalière entre la Cappadoce et la Cilicie, il s'arrête dans la cité de "Tyriaion/Turia‹on" non localisée exactement (peut-être l'actuelle Ilgın, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest de Konya en Turquie ?) où, sous les insistances d'Epyaxa, il passe en revue son armée encore une fois. On note que, lors de cette parade militaire, Cléarque occupe l'aile gauche, c'est-à-dire l'aile défensive, l'aile droite offensive est dirigée par le Thessalien Ménon ("[Le prince Cyrus] parcourut ensuite dix parasanges en deux étapes et arriva à la cité très peuplée de Thymbrion […]. De là, il parcourut dix parasanges en deux étapes et arriva à la cité très peuplée de Tyriaion, où il demeura trois jours. On dit qu'en cet endroit la reine de Cilicie pria le prince Cyrus de lui montrer son armée en ordre de bataille. Il y consentit, et passa dans la plaine une revue des Grecs et des barbares. Il ordonna aux Grecs de se positionner sur quatre rangs de profondeur, derrière leurs chefs selon l'usage. Ménon occupa l'aile droite avec les siens, Cléarque la gauche avec ses soldats, les autres stratèges le centre. Le prince Cyrus vit d'abord défiler les barbares, qui passèrent sous ses yeux par escadrons et par bataillons, puis il passa devant la ligne des Grecs, monté sur un char, et la reine de Cilicie dans une litière", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.13-16). Puis il renvoie Epyaxa vers la Cilicie, avec le régiment de Ménon comme avant-garde ("[Le prince Cyrus] parcourut ensuite vingt parasanges en trois étapes et arriva à Iconion, dernière cité de Phrygie, où il resta trois jours. De là, il traversa la Lycaonie, parcourant trente parasanges en cinq étapes. Il permit aux Grecs de piller ce pays considéré comme ennemi. Il renvoya Epyaxa en Cilicie par le chemin le plus court, en lui donnant pour escorte le Thessalien Ménon à la tête de ses troupes. Avec le reste de ses forces, le prince Cyrus traversa la Cappadoce, parcourut vingt-cinq parasanges en quatre étapes, et arriva à grande et riche cité très peuplée de Dana [cette cité n'apparaît nulle part dans les autres textes antiques : sans doute le copiste a-t-il commis une coquille en écrivant "Dana/D£na" au lieu de "Tyana/TÚana", dont la graphie est très proche en grec, cité bien localisée de Cappadoce, aujourd'hui Niğde en Turquie], où il séjourna trois jours", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.19-20). Le roi Syennésis voulait interdire l'accès à son territoire en bloquant le prince Cyrus aux Portes ciliciennes, aujourd'hui le Gülek Bogazi en Turquie, mais, attaqué sur ses arrières par la flotte des Spartiates de Samios et les navires des Perses conduits par un nommé "Tamos", il se résigne à abandonner sa position et s'enfuit. Le prince Cyrus pénètre donc en Cilicie sans combattre ("On essaya ensuite de pénétrer en Cilicie. Le chemin qui y conduit, certes accessible aux chariots, est cependant très raide, et impraticable pour une armée confrontée à la moindre résistance, or Syennésis se tenait sur les hauteurs pour défendre le passage. Le prince Cyrus demeura donc un jour dans la plaine. Le lendemain, un messager vient lui dire que Syennésis avait quitté les hauteurs en apprenant que le régiment de Ménon était déjà entré en Cilicie après avoir passé les montagnes, et en croyant que des trières longeaient la côte ionienne en direction de la Cilicie sous la conduite de Tamos pour fomenter une opération commune avec les Spartiates et le prince Cyrus. Ce dernier monta donc sur les hauteurs sans obstacle, et s'empara des tentes sous lesquelles avaient campé les Ciliciens. Puis il descendit dans la plaine", Xénophon, Anabase de Cyrus, I. 2.21-22 ; "Le prince Cyrus traversa la Lydie, la Phrygie, les régions voisines de la Cilicie, et atteignit les Portes ciliciennes. Ce col est très étroit, formé par deux chaînes montagneuses très hautes et presque inaccessibles sur vingt stades. De part et d'autre descend un mur bloquant le chemin. Le prince Cyrus franchit ce col, et pénétra avec son armée dans la plus belle plaine de l'Asie. De là il gagna Tarse, la plus grande cité de Cilicie, qu'il conquit rapidement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.20). Il arrive à Tarse, où il convainc Syennésis de le rallier ("[Le prince Cyrus] parcourut vingt-cinq parasanges en quatre étapes et arriva à la grande et riche cité cilicienne de Tarse. […] Les habitants s'étaient enfuis avec Syennésis dans un lieu fortifié sur les montagnes, seuls demeuraient les valets et les gens de la côte demeurant à Soles et à Issos. Epyaxa la femme de Syennésis était arrivée à Tarse cinq jours avant le prince Cyrus. Lors du franchissement des montagnes, avant d'arriver dans la plaine, deux des compagnies ["lÒcoj"] de Ménon, comptant chacune une centaine d'hommes, avaient péri : les uns dirent que s'étant mis à piller ces hommes avaient été taillés en pièces par les Ciliciens, les autres soutinrent qu'étant restés en arrière et ne pouvant retrouver ni le corps d'armée ni les routes ils s'étaient perdus. Les survivants arrivés à Tarse avaient pillé la cité, furieux de la perte de leurs compagnons, n'épargnant même pas le palais. A peine entré dans la cité, le prince Cyrus convoqua Syennésis. Celui-ci répondit qu'il ne s'était jamais remis entre les mains de plus fort que lui, et il ne consentirait à se rendre auprès du prince Cyrus que sur les instances de sa femme et après avoir reçu des garanties. Les deux dirigeants finalement se réunirent. Syennésis fournit au prince Cyrus de grandes sommes d'argent pour ses troupes, et ce dernier lui accorda les cadeaux honorables qu'offrent les Grands Rois de Perse, soit un cheval avec un frein d'or, un collier, des bracelets de même métal, un cimeterre à poignée d'or et une robe perse, il lui promit aussi que son pays ne serait plus pillé et lui permit de reprendre les esclaves qu'on lui avait enlevés", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 2.23-27). En réalité, Syennésis pratique le double jeu : il envoie secrètement un messager à Artaxerxès II pour l'informer de l'arrivée imminente du prince Cyrus et de l'importance de son armée, et pour l'assurer que lui-même ne s'est rangé aux ordres du prince Cyrus que contraint et forcé ("Syennésis, qui gouvernait la Cilicie, fut très embarrassé en apprenant l'importance des forces ennemies, car il ne disposait pas de troupes suffisantes pour s'y opposer. Le prince Cyrus le convoqua en lui donnant un sauf-conduit. Il l'informa du but de son expédition. Syennésis consentit à prendre les armes contre Artaxerxès II, il appela auprès de lui un de ses fils et le confia au prince Cyrus avec un gros régiment de Ciliciens. Mais il se prémunit prudemment contre l'inconstance de la fortune en envoyant secrètement son autre fils vers le Grand Roi pour le renseigner sur l'armée nombreuse qui marchait contre lui, et pour lui signifier que Syennesis n'avait fourni un régiment auxiliaire au prince Cyrus que sous la contrainte, et dans le dessein d'abandonner le prince Cyrus dès qu'Artaxerxès II, auquel il conservait son affection, lui ordonnerait de se joindre à l'armée royale", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.20). Pendant ce temps à Persépolis, la mère et sa bru ne peuvent plus se voir : Stateira incline naturellement vers son mari Artaxerxès II, et Parysatis réfléchit au meilleur moyen d'aider le prince Cyrus, son fils cadet, contre Artaxerxès II et surtout contre Stateira qui l'insulte publiquement ("Cette nouvelle [de la marche du prince Cyrus et des Dix Mille vers Persépolis afin de renverser Artaxerxès II] jeta le trouble dans toute la Cour. On rejeta majoritairement la cause sur Parysatis, dont les amis furent accusés de complicité avec le prince Cyrus. Stateira, tourmentée par ce conflit, la tourmenta en permanence en lui reprochant : “Que vas-tu dire encore en faveur de ton fils [cadet, c'est-à-dire le prince Cyrus] ? Qu'ont produit tes prières, qui l'ont sauvé de la mort quand il conspirait contre son frère [aîné, c'est-à-dire Artaxerxès II, lors de son intronisation que nous avons racontée plus haut] ? C'est toi qui a allumé cette guerre et qui attire sur nous tous ces malheurs !”. Ces lamentations rendirent Stateira si insupportable à Parysatis, naturellement vindicative et implacable dans son ressentiment, qu'elle résolut de la perdre. Selon Dinon [de Colophon, historien du IVème siècle av. J.-C., auteur de Persika aujourd'hui perdu, père de l'historien Clitophon qui participera à l'épopée d'Alexandre le Grand], elle mit son projet à exécution durant la guerre. Mais selon Ctésias, elle passa à l'acte après la guerre, et cet historien est crédible puisqu'il en a été témoin et n'avait aucun motif d'inverser la chronologie ni les faits", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 6). Artaxerxès II mise sur la profondeur stratégique de l'Empire perse : mieux vaut attendre que le prince Cyrus s'épuise à venir jusqu'à Persépolis, qu'épuiser l'armée royale à aller au-devant de lui en Syrie ("Le Grand Roi était résolu à ne pas combattre [le prince Cyrus] dans la précipitation et frontalement, mais à attendre que ses propres troupes fussent toutes réunies en Perse, dans une plaine longue de quatre cents stades, large et haute de dix. Artaxerxès II ne voulait pas barrer le chemin du prince Cyrus, il voulait même l'attirer vers Babylone", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 7). Mais le général Tiribaze n'est pas de cet avis : l'armée des Perses est beaucoup plus nombreuse que celle du prince Cyrus, elle n'a donc rien à craindre de ce dernier, elle doit l'arrêter au plus vite et l'empêcher de saccager les provinces occidentales de l'Empire perse. Il réussit à fléchir Artaxerxès II, qui prend la tête de ses troupes pour les conduire vers la Mésopotamie au-devant de son frère le prince Cyrus ("Mais quand Tiribaze osa le premier signifier [à Artaxerxès II] qu'il ne devait pas éviter le combat, ne pas abandonner la Médie, Babylone, Suse, ne pas se cacher au fond de la Perse, alors qu'il disposait d'une armée beaucoup plus nombreuse que celle de l'ennemi et dix mille satrapes ou généraux supérieurs au prince Cyrus en pensées et en actes, Artaxerxès II décida de combattre sans tarder. Il se hâta de paraître face à son adversaire à la tête d'une armée de neuf cent mille hommes bien équipés", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 7).


En Cilicie, le prince Cyrus connaît une grave crise : ses mercenaires commencent à soupçonner fortement qu'ils ont été roulés, puisqu'ils sont en Cilicie, c'est-à-dire bien au-delà de la Pisidie où leur chef prétendait mâter des rebelles quelques mois auparavant. Les Grecs refusent de continuer à avancer ("[Le prince Cyrus] et son armée restèrent [à Tarse] vingt jours. Les soldats refusèrent d'aller plus loin, commençant à soupçonner qu'on projetait de les mener contre le Grand Roi et estimant qu'ils ne s'étaient pas engagés pour cela", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 3.1 ; "Le prince Cyrus laissa son armée se reposer à Tarse pendant vingt jours. Quand il se remit en route, les troupes commencèrent à soupçonner que l'expédition visait Artaxerxès II. Chacun calcula la longueur du chemin et le nombre des peuples ennemis qu'il devrait combattre, l'armée devint inquiète, selon une rumeur on devrait marcher pendant quatre mois pour aller à Bactres où le Grand Roi rassemblait plus de quatre cent mille hommes. Les soldats s'effrayèrent et s'indignèrent, ils voulurent tuer leurs officiers pour perfidie et pour traîtrise", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.20). Cléarque sent l'occasion de s'imposer comme commandant de toute l'armée à l'égal du prince Cyrus, en rabaissant au passage l'influence des autres capitaines grecs. Constatant la résolution de ses soldats, il commence par leur dire qu'il les comprend, et qu'il refuse lui aussi de continuer à marcher derrière le prince Cyrus ("Cléarque voulut contraindre ses soldats à marcher en avant, mais ceux-ci lui jetèrent des pierres ainsi qu'à son équipage dès qu'il se mit en mouvement. Craignant d'être lapidé, et constatant qu'il lui était impossible d'agir de force, il convoqua ses troupes peu de temps après. Il fondit d'abord en larmes et demeura silencieux : tous le regardèrent étonnés et muets. Alors il leur parla ainsi : “Soldats, ne soyez pas surpris que je sois peiné des circonstances présentes : le prince Cyrus est mon hôte, banni de ma patrie j'ai trouvé chez lui un accueil honorable. Il m'a donné dix mille dariques, que je n'ai pas gardées pour mon usage particulier ni employées à mes plaisirs : je les ai dépensées pour vous, en guerroyant contre les Thraces, en les chassant de la Chersonèse qu'ils prétendaient arracher aux colons grecs. Le prince Cyrus m'ayant appelé, je vous ai emmenés avec moi, je suis parti pour lui venir en aide en remerciement de ses services. Puisque vous ne voulez plus me suivre, je suis donc contraint de choisir : vous trahir en demeurant l'ami du prince Cyrus, ou trahir le prince Cyrus pour demeurer avec vous. Je ne sais pas si mon choix sera le plus juste, mais j'opte pour vous. Quoi qu'il advienne avec vous, je suis prêt à le subir. Personne ne pourra dire qu'ayant conduit des Grecs chez les barbares, j'ai trahi les Grecs et leur ai préféré l'amitié des étrangers. Puisque vous refusez de m'obéir et de me suivre, c'est moi qui vous suivrai, quoi qu'il arrive, car je vous considère comme ma patrie, mes amis, mes compagnons d'armes", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 3.1-6). Ses propres soldats le félicitent, ainsi que les soldats des autres régiments grecs. Il devient ainsi le meneur de la contestation. Naturellement le prince Cyrus s'inquiète de cette attitude : il convoque Cléarque, mais celui-ci ne se rend pas à la convocation, il continue de jouer le rôle du trublion… et en même temps il envoie un message secret au prince Cyrus pour lui dire de ne pas s'inquiéter et que la situation est sous contrôle ("Ainsi parla Cléarque. Tous les soldats, les siens et les autres, en l'entendant dire qu'il ne voulait pas marcher contre le Grand Roi, le couvrirent d'applaudissements. Plus de deux mille hommes de Xénias et de Pasion prirent armes et bagages pour passer dans le camp de Cléarque. Le prince Cyrus, inquiet et peiné de cet incident, convoqua Cléarque. Celui-ci refusa d'aller le trouver mais, à l'insu des soldats, il envoya un messager lui dire de se rassurer et que tout finirait pour le mieux", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 3.7-8). Cléarque reprend la parole, et expose la situation dans laquelle lui et ses soldats se trouvent : en plein milieu du territoire perse, avec un dignitaire - le prince Cyrus - qui peut à tout moment les réduire par la famine ("[Cléarque] convoqua ses propres soldats et les autres qui venaient de se joindre à lui et qui voulaient l'entendre, puis il leur dit : “Soldats, le prince Cyrus est avec nous au point où nous en sommes avec lui : nous ne sommes plus ses soldats puisque nous ne le suivons pas, et il ne nous paie plus puisqu'il juge que nous l'avons lésé. Il me convoque : je ne veux pas lui répondre, d'abord parce que j'ai honte au fond de moi de l'avoir trompé, ensuite parce que je devine qu'il veut naturellement m'arrêter et me punir du tort qu'il peut me reprocher. Nous ne devons pas nous endormir et nous abandonner, mais délibérer sur ce que nous devons faire dans la circonstance présente : si nous voulons rester ici nous devons réfléchir aux moyens d'y demeurer en toute sûreté, si nous voulons partir nous devons nous procurer des vivres, puisque sans vivres tout stratège et tout soldat ne sont bons à rien et fragilisent leur sécurité. Le prince Cyrus est un homme précieux quand on est son ami, et un rude ennemi quand on l'a pour adversaire : il a une infanterie, une cavalerie, une flotte, que nous pouvons facilement mesurer puisque nous sommes établis auprès de lui. Que chacun d'entre vous avance donc la proposition qui lui semblera la meilleure”. Ayant dit cela, il se tut", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 3.9-12). Le débat s'engage dans la troupe : un homme propose de demander au prince Cyrus des moyens pour partir, qui sont indispensables si on ne veut pas mourir sur place ou en chemin ("Plusieurs se levèrent, les uns pour dire spontanément ce qu'ils pensaient, les autres, interpelés par les arguments de Cléarque, pour débattre de la difficulté à rester ou à s'en aller sans l'agrément du prince Cyrus. L'un d'entre eux qui était très pressé de retourner en Grèce s'écria : “Si Cléarque refuse de nous ramener, élisons au plus tôt un autre chef, achetons des vivres dans le camp des barbares, et plions bagage. Ensuite nous irons demander des navires au prince Cyrus ou, en cas de refus, un guide pour nous conduire à travers des pays amis. Et s'il refuse même de nous donner un guide, mettons-nous aussitôt en ordre de bataille, envoyons un détachement pour nous emparer des hauteurs, et ainsi devancer sa réaction et celle des Ciliciens dont beaucoup ont été emprisonnés et pillés par nous”", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 3.13-14), un autre lui répond que le prince Cyrus s'arrangera dans ce cas pour les éliminer d'une façon ou d'une autre, il propose donc, plutôt que la révolte frontale, de sommer le prince Cyrus de dire clairement à quelle tâche il voue les Grecs qu'il a rassemblés : la proposition est adoptée ("Un autre soldat se leva et dit : “Nous serions bien naïfs, si nous demandions des navires au prince Cyrus, alors que nous savons que lui-même en aura besoin pour rentrer chez lui. Nous serions aussi bien naïfs de lui demander un guide, alors que nous ruinons son entreprise : pendant que nous suivrons ce guide, qui garantit qu'il ne s'emparera pas des hauteurs pour nous atteindre ? Enfin j'hésiterais à monter sur les navires qu'il fournirait, de peur qu'il veuille nous couler avec ses trières, ou que le pilote qu'il nous confierait nous engage dans un endroit d'où nous ne pourrions plus sortir. […] Je dis donc que toutes ces propositions ne sont que folies. Je suis d'avis qu'on envoie Cléarque avec une délégation au prince Cyrus, pour lui demander ce qu'il veut faire de nous. S'il s'agit d'une expédition du même genre que celle qu'il a conduite dans les hauts pays, suivons-le et ne nous montrons pas plus lâches que jusqu'à maintenant. S'il s'agit d'une entreprise plus considérable, plus pénible, plus périlleuse, il devra nous convaincre de le suivre ou, convaincu par nous, consentir d'amitié à nous laisser partir. Ainsi, si nous restons avec lui il trouvera en nous des amis courageux, si nous le quittons notre retraite ne sera pas menacée. Pour l'heure, qu'il réponde à notre question. Ensuite nous délibérerons”. Cet avis prévalut", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 3.16-20). On envoie donc une délégation, à la tête de laquelle est Cléarque, réclamer la vérité au prince Cyrus. Mais celui-ci reste flou : il déclare astucieusement qu'il veut simplement punir son adversaire Abrokomas, "satrape de Syrie/satr£phn tÁj Sur…aj" selon Diodore de Syrie, qui s'est enfui vers l'Euphrate, et pour être sûr que les Grecs ne se plaindront plus il augmente leur solde ("On choisit des hommes, qu'on envoya avec Cléarque vers le prince Cyrus pour lui demander le but de son expédition. Il répondit que son ennemi Abrokomas se trouvait à douze étapes de distance, sur les bords de l'Euphrate, et qu'il voulait les conduire contre lui pour le punir, mais il ajouta : “Si Abrokomas s'enfuit, nous délibérerons alors sur ce qu'il faudra faire”. Cette réponse fut rapportée par les délégués aux soldats, qui continuèrent à soupçonner qu'on les conduisait contre le Grand Roi. Cependant, ils résolurent de suivre le prince Cyrus, à condition d'avoir une paie plus élevée. Celui-ci leur promit de leur donner à chacun trois demi-dariques mensuelles au lieu d'une darique", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 3.20-21 ; "Mais le prince Cyrus insista, il assura que l'expédition était dirigée contre le satrape de Syrie et non pas contre Artaxerxès II. Les soldats se laissèrent persuader, et, ayant reçu une augmentation de solde, ils consentirent à obéir à nouveau", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.20).


La crise étant momentanément résolue, on reprend la route. On atteint Issos, site non localisé, probablement dans le voisinage ou sous la ville actuelle de Dörtyol en Turquie, où des nouveaux renforts arrivent par voie de mer, sous les ordres du stratège spartiate Cheirisophos ("De [Tarse], le prince Cyrus parcourut dix parasanges en deux étapes et arriva au fleuve Psaros, large de trois plèthres. Ensuite, après une marche de cinq parasanges, il arriva aux bords du Pyramos, large d'un stade [aujourd'hui le fleuve Djihan]. De là, il parcourut quinze parasanges en deux étapes pour arriver à Issos, dernière cité de Cilicie située en bordure de mer, peuplée, grande et riche. Le prince Cyrus y séjourna trois jours, durant lesquels se joignirent à lui trente-cinq navires commandés par Pythagoras de Sparte en provenance du Péloponnèse, vingt-cinq autres commandés par Tamos d'Egypte en provenance d'Ephèse après qu'il eût assiégé la cité de Milet favorable à Tissapherne, Cheirisophos de Sparte se trouvait également sur ces navires avec sept cents hoplites. Ces escadres vinrent mouiller près de la tente du prince Cyrus, qui par ailleurs fut rejoint par quatre cents mercenaires grecs précédemment au service d'Abrokomas et désormais décidés à marcher avec lui contre le Grand Roi", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.1-3 ; "Après avoir traversé la Cilicie, Cyrus arriva à la cité maritime d'Issos, la dernière de la Cilicie. Au même moment arriva la flotte spartiate, qui débarqua ses troupes comme un témoignage de la bienveillance de Sparte, soit huit cents fantassins sous les ordres de Cheirisophos", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.21). On prend le contrôle des Portes syriennes, aujourd'hui le col de Belen, au sud d'Iskenderun en Turquie, un défilé qui pourrait arrêter facilement la marche du prince Cyrus, mais qu'Abrokomas a bêtement abandonné avant de se replier vers la Mésopotamie ("D'Issos, [le prince Cyrus] arriva en une étape de cinq parasanges aux Portes qui séparent la Cilicie de la Syrie. Ce sont deux chaînes. C'est sur celle de devant, du côté de la Cilicie, qu'avaient trouvé refuge Syennésis et les Ciliciens [après leur fuite de Tarse, que nous avons évoquée plus haut]. On croyait que celle de derrière, du côté de la Syrie, était gardée par le Grand Roi en personne. L'espace entre ces deux chaînes, où coule le fleuve Karsos large d'un plèthre, mesure trois stades. Cette étroitesse le rend difficile à forcer, d'autant plus que les rochers qui descendent jusqu'à la mer sont couronnés de pointes abruptes. Pour se frayer un passage, le prince Cyrus avança sa flotte, afin de débarquer des hoplites en-deçà et au-delà des Portes et de déborder les éventuels ennemis qui pouvaient les garder. Mais Abrokomas, qui avait pourtant une armée nombreuse évaluée à trente mille hommes, ne fit rien : dès qu'il avait appris que le prince Cyrus était en Cilicie, il tourna le dos à la Phénicie pour revenir vers le Grand Roi", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.4-5 ; "Le prince Cyrus reprit la route avec toute son armée vers la Syrie, en ordonnant aux navarques de longer la côte. Parvenu aux Portes syriennes, il se réjouit de les trouver sans défenseurs. Il était très inquiet en effet car ce lieu consiste en un défilé étroit et escarpé aisément défendable par une poignée de soldats, encaissé entre deux chaines montagneuses très rapprochées, l'une presque à pic et jalonnée de précipices, l'autre disposant du seul chemin praticable menant vers le Liban et la Phénicie, l'espace entre ces chaînes montagneuses mesure trois stades, il est complètement vérouillé par un mur dans sa partie la plus étroite. Le prince Cyrus s'engagea dans ces Portes en ordonnant à la flotte de retourner à Ephèse, désormais inutile puisque l'expédition se dirigeait vers l'intérieur des terres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.21). On relâche quelques jours dans la cité côtière de Myriandos (aujourd'hui Iskenderun en Turquie), où on amasse vivres et munitions avant de s'engager dans l'intérieur des terres. Certains chefs grecs quittent l'expédition car ils ne supportent pas l'ascendant que Cléarque a pris sur l'ensemble de l'armée ("Le prince Cyrus effectua ensuite une marche de cinq parasanges pour arriver à Myriandos, cité côtière phénicienne qui est un lieu de commerce et de mouillage pour beaucoup de marins. On s'y arrêta sept jours, pendant lesquels l'Arcadien Xénias et le Mégarien Pasion se rembarquèrent avec ce qu'ils avaient de plus précieux, piqués par le fait que le prince Cyrus avait laissé à Cléarque leurs soldats qui s'étaient joints à lui", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.6-7). Puis on tourne le dos à Myriandos et, via les Portes syriennes, on s'enfonce dans les provinces continentales, vers la Mésopotamie. Avant de continuer notre récit, nous pouvons nous demander pourquoi le prince Cyrus prend la direction de l'est, pourquoi il ne prend pas la direction du sud, vers l'Egypte, comme quelques décennies plus tard Alexandre le Grand. A cette interrogation, on peut répondre que le principal objectif du prince Cyrus est le titre de Grand Roi, auquel il est aussi légitime que son frère Artaxersès II, et qu'en devenant le nouveau Grand Roi après avoir détrôné son frère il pense devenir également le nouveau souverain d'Egypte sans avoir à combattre. Mais cette réponse n'est pas satisfaisante. Certes, le prince Cyrus n'est pas un conquérant mais un héritier légitime à la couronne perse, contrairement à Alexandre le Grand, mais telle est justement la raison de notre interrogation : pourquoi le prince Cyrus ne prend-il pas la direction de l'Egypte afin de rallier les Egyptiens à sa cause, et avoir encore plus de poids contre son frère Artaxerxès II ? L'explication repose certainement sur la situation politique de l'Egypte à cette époque. Le document 5 des Documents araméens d'Egypte du bibliste français Pierre Grelot, daté de -400 soit l'an 4 d'Artaxerxès II, contient la mention "an 5 du roi Amyrtée". On doit rapprocher cet "Amyrtée" de l'an -400 de son homonyme s'étant soulevé jadis contre l'occupation perse de l'Egypte, avant de s'enfuir face à la répression d'Artaxerxès Ier vers -465 ("L'Egypte retomba sous la domination perse, à l'exception de la région des marais, où régnait Amyrtée. Les Perses, arrêtés par cette vaste étendue marécageuse, ne purent en venir à bout. Il faut ajouter que c'est dans cette région qu'habite la population la plus guerrière d'Egypte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.110) et de trouver refuge sur l'île non localisée d'Elbo ("Personne ne put découvrir cette île avant Amyrtée. Pendant plus de sept cents ans, les recherches des rois qui l'ont précédé restèrent vaines. Son nom est “Elbo”, elle s'étend sur dix stades en chaque sens", Hérodote, Histoire II.140). Hérodote dit incidemment que cet ancien Amyrtée a eu un fils nommé "Pausiris" ("Les Perses ont toujours des égards pour les fils des rois, et ils restituent même le pouvoir au fils si le père s'est révolté contre eux. Cette règle est attesté par beaucoup d'exemples : ainsi Thannyras, fils du Libyen Inaros, recouvra le pouvoir qu'avait eu son père, et Pausiris fils d'Amyrtée recouvra aussi le pouvoir paternel, or personne n'a fait plus de mal aux Perses qu'Inaros et Amyrtée", Hérodote, Histoire III.15). On déduit qu'Amyrtée senior, rebellé contre les Perses, était le père de Pausiris, lui-même probable père de l'Amyrtée junior de -400 selon l'usage paponymique antique, qui, d'après le document rapporté par Pierre Grelot, a repris le flambeau de la rebellion contre les Perses et règne de façon quasi indépendante en -400 (puisque le document le qualifie "roi" et date les faits selon son année d'intronisation), du moins en basse Egypte puisque les textes du poste-frontière d'Eléphantine en haute Egypte à la même époque ne trahissent aucune rupture avec le pouvoir perse. On peut aller plus loin en supposant que l'armée que dirige Abrokomas le satrape de Syrie ne visait pas d'abord à barrer la route au prince Cyrus et aux Dix Mille, mais à aller mâter cette rébellion en Egypte alimentée par Amyrtée junior. C'est ce que sous-entend Isocrate, contemporain des faits ("L'Egypte était soulevée à cette époque [de l'expédition des Dix Mille], elle craignait que le Grand Roi [Artaxerxès II] à la tête de ses troupes surmontât tous les obstacles, les fleuves, les retranchements qu'elle avait préparés", Isocrate, A Philippe II 101). En résumé, si le prince Cyrus ne descend pas vers l'Egypte, c'est parce que l'Egypte lui est déjà acquise, et lui envoie déjà tous les renforts dont elle dispose. Ainsi la flotte qui lui apporte munitions et vivres dans le port de Myriandos est commandée par le nommé "Tamos d'Egypte" selon Xénophon (Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.2), "originaire de Memphis" selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XIV.19), ce personnage est probablement envoyé par Amyrtée junior puisqu'après la mort du prince Cyrus il se réfugiera auprès d'un mystérieux "Psammétique" auquel il réclamera protection "en retour de [ses] services rendus" selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XIV.35), or ce Psammétique est, toujours selon l'usage paponymique antique, un descendant de son homonyme Psammétique III le dernier pharaon d'Egypte, lui-même père d'Inaros (selon Hérodote, Histoire VII.7, et selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.104) qui a reçu le soutien d'Amyrtée senior contre les Perses à l'époque d'Artaxerxès Ier, et on ne voit pas quels pourraient être les "services rendus" invoqués par Amyrtée junior dans le contexte sinon l'assistance logistique de la flotte, les munitions et les vivres apportés au prince Cyrus lors de son passage à Myriandos. Notons par ailleurs que, selon Xénophon (Anabase de Cyrus, I, 4.3), le Perse Abrokomas satrape de Syrie disposait de quatre cents mercenaires grecs l'ayant abandonné pour se mettre au service du prince Cyrus : ce nouveau petit fait vrai renseigne sur la profondeur de l'influence grecque au cœur même de l'Empire perse, en Syrie, à la fin du Vème siècle av. J.-C., soit bien avant l'arrivée d'Alexandre le Grand. La présence de ces soldats grecs au service d'un satrape du Croissant Fertile doit être rapprochée de la présence du médecin grec Ctésias au service du Grand Roi ayant alors quitté Persépolis pour cheminer vers la Mésopotamie, le même Ctésias qui nous informe que les désertions se multiplient autour d'Artaxerxès II ("On voyait tous les jours arriver au camp du prince Cyrus beaucoup de transfuges qui abandonnaient le parti d'Artaxerxès II, alors qu'aucun homme du côté du prince Cyrus ne passait dans le camp du Grand Roi. Ce fut pour empêcher ces désertions que le Grand Roi jeta dans la cendre un barbare qui songeait à passer du côté de son frère", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 58).


En chemin vers l'Euphrate, le prince Cyrus passe par le domaine privé d'un mystérieux Bélésys "roi de Syrie/bas…leia toà Sur…aj", qu'il saccage : s'agit-il d'un gouverneur local, comme Syennésis "roi de Cilicie", sous l'autorité du satrape Abrokomas ? C'est possible. Le prince Cyrus atteint la cité de Thapsaque en bordure de l'Euphrate, très certainement un autre nom pour désigner l'antique et stratégique cité de Karkemish (aujourd'hui Jarabulus en Syrie, juste à côté de la frontière turque : "Le prince Cyrus parcourut ensuite vingt parasanges en quatre étapes et arriva à la rivière Chalos [probablement l'actuelle rivière Ifrin, affluent de l'Oronte] […]. De là, il parcourut trente parasanges en cinq étapes jusqu'aux sources de la rivière Dardatos, large d'un plèthre [probablement l'actuelle rivière Sajour, affluent de l'Euphrate]. A cet endroit se trouvait le palais de Bélésys le roi de Syrie, avec un très grand et très beau parc produisant tout ce que donne chaque saison : le prince Cyrus rasa le parc et brûla le palais. Il parcourut ensuite quinze parasanges en trois étapes et arriva aux bords de l'Euphrate, large de quatre stades, à la hauteur de la grande et riche cité de Thapsaque", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.9-11). Abrokomas l'a devancé, il a détruit les bateaux fluviaux, contraignant les Dix Mille à retarder leur passage sur la rive opposée ("Abrokomas, ayant réussi à devancer le prince Cyrus, avait brûlé les bateaux [sur l'Euphrate] pour empêcher le passage", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.18). C'est dans ce lieu, bloqué momentanément par le stratagème d'Abrokomas, en plein milieu du Croissant Fertile, sûr que les Grecs n'ont pas d'autre option que lui obéir, que le prince Cyrus leur révèle enfin son projet de putsch contre son frère Artaxerxès II. Les Grecs sont scandalisés, estimant avec raison avoir été manipulés. Mais le prince Cyrus apaise une nouvelle fois les esprits en promettant une solde encore plus élevée ("On demeura cinq jours [à Thapsaque]. Le prince Cyrus convoqua les stratèges grecs pour leur avouer son projet de marcher vers Babylone contre le Grand Roi, et les pria de transmettre cette information à leurs soldats en les engageant à le suivre. Les stratèges rassemblèrent tout le monde et annoncèrent la nouvelle. Les soldats s'emportèrent aussitôt contre leurs chefs, en les accusant d'avoir maintenu caché ce projet qu'il savait depuis longtemps. Ils refusèrent de continuer à marcher si on ne les gratifiait pas des mêmes avantages que ceux qu'avaient reçus les Grecs ayant accompagné naguère le prince Cyrus lors de son voyage auprès de son père [Darius II agonisant, en -404], en rappelant que ce voyage avait eu une vocation d'escorte et non pas une vocation guerrière. Les stratèges rapportèrent cela au prince Cyrus, qui promit de donner à chaque homme cinq mines d'argent à leur arrivée à Babylone, et de leur payer la solde entière jusqu'à ce qu'ils fussent de retour en Ionie", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.11-13 ; "Après vingt jours de marche, [le prince Cyrus] atteignit la cité de Thapsaque au bord de l'Euphrate. Il s'y arrêta cinq jours. S'étant attaché l'armée par les abondantes provisions qu'il lui avait fournies et par le butin qu'il lui avait permis d'amasser, il convoqua une assemblée générale et révéla aux troupes réunies le but réel de son expédition. Son discours fut mal accueilli par les soldats. Le prince Cyrus les supplia de ne pas l'abandonner, en même temps il promit de les combler de présents, ajoutant qu'arrivé à Babylone il donnerait à chaque homme cinq mines d'argent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.21), et Ménon, qui jalouse l'autorité de Cléarque et veut maintenir son hégémonie sur son propre régiment de Thessaliens, réussit à pousser ces derniers à traverser l'Euphrate les premiers, il attire tous les autres Dix Mille à sa suite ("Ménon convoqua son régiment et dit : “Soldats, croyez-moi : sans péril, sans fatigue, vous pouvez obtenir du prince Cyrus davantage que tous les autres, si vous suivez mon conseil. Il prie les Grecs de le suivre contre le Grand Roi ? Très bien : passons l'Euphrate sans attendre la réponse des autres Grecs. S'ils se décident à le suivre, on vous regardera comme des meneurs puisque vous serez passés les premiers, le prince Cyrus vous remerciera de votre zèle, il vous payera, et il sait payer mieux que personne. S'ils décident le contraire, nous reviendrons tous sur nos pas, mais vous qui aurez été les seuls à lui avoir obéi il vous emploiera à la tête de ses garnisons et de ses compagnies. Dans un sens comme dans l'autre, je suis sûr que vous en ferez un ami”. Après ce discours, ils obéirent : ils traversèrent sans attendre la réponse des autres régiments. Le prince Cyrus fut ravi de les voir passer, et leur dit par Glos [fils du navarque Tamos d'Egypte, qui a rejoint le prince Cyrus à Issos] : “J'ai eu précédemment l'occasion de vous louer, soldats, à l'avenir je vous donnerai des raisons de me louer, sinon je ne mérite plus d'être Cyrus”. A ces mots, les soldats, remplis de grandes espérances, lui souhaitèrent un plein succès. On dit que Ménon reçut de lui de magnifiques présents", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.13-17 ; "Exaltés par l'espoir de ces récompenses, les soldats se laissèrent persuader à le suivre. Le prince Cyrus passa l'Euphrate avec son armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.21). Après le franchissement de l'Euphrate qui s'avère plus facile que prévu, les Dix Mille traversent une partie désertique et atteignent un nouvel affluent de l'Euphrate, qu'ils suivent d'amont en aval ("Le prince Cyrus traversa le fleuve [Euphrate], suivi de tout le reste de l'armée. Personne ne fut mouillé plus haut que la poitrine alors que, selon le témoignage des habitants de Thapsaque, jamais ce fleuve n'avait été guéable avant ce jour. Comme Abrokomas, ayant réussi à devancer le prince Cyrus, avait brûlé les bateaux pour empêcher le passage, on crut voir là un signe des dieux, en racontant que le fleuve s'était écarté devant le prince Cyrus comme devant son futur Grand Roi. Il parcourut ensuite à travers la Syrie cinquante parasanges en neuf étapes, pour arriver sur les bords de l'Araxe [erreur de Xénophon : le fleuve Araxe servant aujourd'hui de frontière entre la Turquie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et l'Iran se trouve beaucoup plus au nord, le cours d'eau évoqué à ce moment de l'expédition est très certainement la rivière Belikh, qui se jette dans l'Euphrate en aval de l'actuelle Racca en Syrie]. En cet endroit se trouvaient de nombreux villages remplis de blé et de vin. Il y demeura trois jours et s'y approvisionna", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 4.17-19). Ensuite ils descendent vers le sud en longeant la rive orientale de l'Euphrate ("Il traversa ensuite le désert arabique en suivant l'Euphrate à droite. Il parcourut trente-cinq parasanges en cinq étapes", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 5.1). Ils atteignent Korsoté (cité non localisée au confluent du Khabur et de l'Euphrate : "Il atteignit la rivière Mascas, large d'un plèthre [aujourd'hui la rivière Khabur, affluent de l'Euphrate], à l'endroit où il entoure une grande cité du désert nommée “Korsoté”. On resta là trois jours, le temps que l'armée se ravitaillât. Ensuite il parccourut quatre-vingt-dix parasanges en treize étapes dans le désert, toujours en longeant l'Euphrate à droite", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 5.4-5). Toujours sur la rive gauche de l'Euphrate, ils arrivent à hauteur d'une cité appelée "Charmandé" située sur la rive opposée. Même si, en comptant les distances indiquées par Xénophon dans son Anabase de Cyrus, on la devine proche des actuelles Ramadi ou Falloujah en Irak, cette cité de Charmandé n'est toujours pas localisée exactement par les archéologues, dont la tâche est compliquée puisque l'Euphrate a changé son lit au cours des siècles dans cette région (le site de Charmandé qui était sur la rive droite de l'Euphrate à l'époque de Xénophon, est peut-être sur la rive gauche en l'an 2000 !). La jalousie de Ménon envers Cléarque éclate au grand jour. Les deux hommes se heurtent violemment, et sont retenus de s'entretuer par l'intervention in extremis du prince Cyrus ("[Près de Charmandé] survint une dispute entre deux soldats, l'un à Ménon, l'autre à Cléarque. Ce dernier, jugeant que le soldat de Ménon avait tort, le frappa. Le soldat, de retour à son camp, raconta la chose. En l'entendant, les soldats devinrent furieux contre Cléarque. Le même jour, Cléarque de retour de surveillance du marché [de Charmandé, sur la rive droite de l'Euphrate] passa le fleuve [Euphrate] à cheval et traversa le camp de Ménon pour se rendre à sa tente. Il n'avait avec lui que quelques hommes, le prince Cyrus le suivait mais n'était pas encore là. Un des soldats de Ménon qui fendait du bois, voyant Cléarque passer, lui jeta sa hache, et le manqua. Un autre lui lança une pierre. Un troisième les imita, puis un grand nombre attirés par les cris. Cléarque se sauva vers son cantonnement, cria sur-le-champ aux armes, ordonna aux hoplites de se mettre en ordre de bataille, boucliers devant les genoux. Suivi des Thraces et de la quarantaine de cavaliers qui étaient dans son camp, majoritairement d'origine thrace aussi, il marcha droit vers la troupe de Ménon qui effrayée, comme Ménon lui-même, courut aux armes, tandis que quelques uns restèrent tétanisés sur place, ne sachant pas quel parti prendre. Proxène, qui arriva alors à la tête d'une compagnie d'hoplites, avança ses hommes entre les deux troupes, ordonna de mettre bas les armes, et supplia Cléarque de pas répondre aux provocations. Cléarque, qui avait failli être lapidé, fut furieux d'entendre Proxène parler si tranquillement de son affront, il le pressa de lui laisser le champ libre. Enfin le prince Cyrus apparut. Ayant appris la nouvelle, il saisit ses armes, se plaça entre les deux groupes avec quelques-uns de ses fidèles, et s'écria : “Cléarque, Proxène, et vous Grecs ici présents, vous ne savez pas ce que vous faites. Si vous vous battez entre vous, vous provoquerez ma perte dès aujourd'hui, et la vôtre suivra vite la mienne, car dès qu'ils constateront que vous m'oubliez, tous les barbares alentours deviendront pour moi des ennemis plus dangereux que ceux qui sont auprès du Grand Roi”. En entendant ces mots, Cléarque retrouva ses esprits, les deux partis s'apaisèrent, et mirent bas les armes", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 5.11-17). Parallèlement, Orontès, l'auxiliaire imposé naguère au prince Cyrus par son père Darius II, le trahit en essayant de contacter Artaxerxès II, mais sa manœuvre échoue : il est arrêté ("En avançant, on trouva des pas de chevaux et du fumier, on conjectura que près de deux mille chevaux étaient passés par là. Ce détachement brûlait les fourrages et tout ce qui pouvait être utile. C'est alors qu'Orontès, Perse de sang royal qui passait pour un des plus habiles guerriers de son peuple et qui avait déjà pris naguère les armes contre le prince Cyrus, projeta de le trahir. Il lui dit que si on lui donnait mille chevaux il saurait surprendre et massacrer cet escadron qui brûlait le pays, ou du moins capturer des hommes, empêcher les incendies, et empêcher l'ennemi d'apporter au Grand Roi des renseignements sur l'armée du prince Cyrus. Ce dernier, après l'avoir entendu, jugea le projet avantageux et lui confia un détachement de chaque troupe placé sous les ordres d'un chef. Orontès, croyant trop tôt que sa trahison avait réussi, écrivit au Grand Roi qu'il venait à lui avec un grand nombre de cavaliers et le pria de le recevoir en ami, en lui rappelant son ancien attachement et sa fidélité. Mais il donna sa lettre à un homme qui n'était pas fiable : dès que celui-ci l'eut entre les mains il la communiqua au prince Cyrus, qui la lut, et qui arrêta Orontès", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 6.1-4) et banni, on le retrouvera au côté de Tissapherne après la bataille de Kounaxa, se tenant dorénavant à distance des Grecs au point que ces derniers s'interrogeront sur sa réelle survie ("“Tu avoues, lui demanda le prince Cyrus, que tu as été injuste envers moi ?” “J'y suis contraint”, dit Orontès. “Es-tu capable de redevenir l'ennemi de mon frère, et pour moi un ami fidèle ?”, demanda le prince Cyrus. “Je le peux, ô Cyrus, répondit Orontès, même si tu as des difficultés à le croire.” Alors le prince Cyrus s'adressa à ceux qui étaient présents : “Cet homme avoue ce qu'il a fait. A toi donc, Cléarque, de parler le premier : dis-nous ton avis”. Alors Cléarque conclut : “Je pense que nous devons nous défaire de cet homme le plus tôt possible afin de n'avoir plus à nous en défier et de pouvoir récompenser généreusement ceux qui veulent être nos amis”. Les autres s'étant rangés à son opinion, le prince Cyrus ordonna que tout le monde, même les parents d'Orontès, se levassent et l'attrapassent par la ceinture, ce qui signifiait le condamner à mort. Il fut ensuite emmené. En le voyant partir, les gens qui avaient coutume de se prosterner devant lui le firent une dernière fois, en sachant qu'il allait au supplice. On le conduisit à la tente d'Artapatès, le plus dévoué des porte-sceptre du prince Cyrus. Après cela personne ne revit Orontès, ni vivant, ni mort", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 6.8-11). Plus généralement, les Dix Mille sont impatients, ils réclament leur solde, et le prince Cyrus a de plus en plus de mal à les satisfaire en leur répétant que, quand il sera Grand Roi bientôt, il pourra grassement les récompenser ("Gaulitès, banni de Samos et allié du prince Cyrus, dit : “Certains, ô Cyrus, prétendent que tu fais beaucoup de promesses aujourd'hui parce que tu es dans une situation délicate, mais qu'en cas de victoire tu n'auras plus de mémoire. D'autres disent que, même si tu te souviens de tes promesses et si tu témoignes d'une bonne volonté, tu n'auras pas les moyens de toutes les satisfaire”. Alors le prince Cyrus répondit : “L'Empire de mes pères s'étend au sud jusqu'à des pays que la chaleur rend inhabitables aux hommes, au nord jusqu'à des terres glacées, et tout ce qui se trouve entre les deux est actuellement gouverné par des satrapes qui sont des amis de mon frère : quand nous serons vainqueurs, vous en deviendrez nécessairement les maîtres, et je crains davantage de n'avoir pas assez d'amis à qui donner ces territoires, que de n'avoir pas assez de territoires à donner à mes amis. A vous, ô Grecs, sachez que je donnerai à chacun une couronne d'or”. Ceux qui entendirent ces paroles sentirent redoubler leur ardeur", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 7.5-8). Le prince Cyrus est dans la même situation que Xerxès Ier lors de son invasion de la Grèce en -480, ou qu'Alexandre avant la bataille d'Issos en -333 ou avant la bataille de Gaugamèles et la prise de Babylone en -331 : ses nombreux soldats sont d'abord des estomacs à remplir, et il doit vite trouver un apport financier pour payer le ravitaillement de cette masse d'hommes qui, s'ils ne sont pas rapidement rassasiés, risquent de devenir au mieux une masse de déserteurs, au pire une masse de révoltés qui se retourneront contre lui. Le prince Cyrus a besoin d'une bataille en urgence, peu importe l'issue, s'il perd il n'aura plus rien à regretter, s'il gagne il se servira sur les dépouilles du vaincu. Heureusement pour lui un nuage de poussière s'élève à l'horizon : c'est l'armée de son frère Artaxerxès II qui approche ("L'après-midi, on aperçut soudain une poussière semblable à un nuage blanc, qui bientôt se noircit et couvrit la plaine. Lorsqu'ils furent plus près, on vit briller le bronze, puis les lances, et les rangs se dessinèrent : c'était la cavalerie à cuirasses blanches appartenant à l'aile gauche de l'ennemi, qu'on pensait commandée par Tissapherne. Ensuite apparurent des gerrophores [soldats portant un "gerron/gšrron", bouclier en osier], puis les hoplites portant des boucliers de bois tombant jusqu'aux pieds comme ceux des Egyptiens. Après eux vinrent d'autres cavaliers, d'autres archers, rangés par peuples, et chaque peuple marchait en formant une colonne pleine. A l'avant, distant les uns des autres, surgirent des chars se dirigeant vers la droite et vers la gauche, portant des faux à l'essieu et sous le siège, dirigées vers la terre, pour couper tout sur leur passage : ils avaient pour mission de se précipiter sur les bataillons grecs et de les rompre", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.8-10 ; "Sa présence [à l'armée d'Artaxerxès II] jeta le trouble parmi les troupes du prince Cyrus qui, pleines de confiance en leur courage et méprisant les ennemis, marchaient en désordre et désarmées. Le prince Cyrus peina beaucoup pour les ranger en bataille, dans la confusion et le tumulte. L'armée du Grand Roi s'étant avancée lentement et en silence, provoqua l'étonnement des Grecs, qui s'attendaient à voir une masse criante et confuse, désorganisée, aisée à rompre et à disloquer. Artaxerxès II avait habilement opposé aux Grecs ses meilleurs chars à faux, qui devait couvrir le gros de son armée par leur course impétueuse, briser les bataillons ennemis avant qu'ils pussent entrer au contact des siens", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 7). La bataille est imminente. Elle aura lieu à Kounaxa, site non localisé à mi-chemin entre l'antique Babylone au sud et l'actuelle Bagdad en Irak au nord. Une dernière fois, le prince Cyrus passe son armée en revue. On note que, contrairement à la précédente revue à Tyriaion quelques mois auparavant, Cléarque occupe désormais l'aile droite offensive, tandis que Ménon est relégué à l'aile gauche défensive. Le prince Cyrus choisit délibérément de s'exposer au danger ("En Babylonie, on traversa douze parasanges en trois étapes. A la troisième étape, vers minuit, le prince Cyrus au milieu de la plaine passa en revue les Grecs et les barbares, présumant que le lendemain au point du jour le Grand Roi viendrait avec son armée lui proposer la bataille. Il confia à Cléarque le commandement de l'aile droite, et au Thessalien Ménon celui de l'aile gauche", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 7.1 ; "Ceux qui s'entretenaient avec [le prince Cyrus], tous titres confondus, l'incitèrent à ne pas combattre et à rester à l'arrière-garde. Cléarque l'interpela : “Crois-tu, ô Cyrus, que ton frère [Artaxerxès II] s'engagera dans la bataille ?” “Par Zeus, répliqua le prince Cyrus, il est fils de Darius II et de Parysatis et il est mon frère : je ne pourrai pas prendre sa place en me dérobant au combat”", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 7.9 ; "Les armées s'affrontèrent au lit-dit “Kounaxa”, à vingt-cinq stades de Babylone. Avant la bataille, Cléarque incita le prince Cyrus à demeurer en retrait et à ne pas exposer sa personne. “Quel conseil me donnes-tu là, Cléarque ? répondit le prince Cyrus, Tu voudrais qu'au moment où je m'apprête à monter sur le trône, je me montre indigne de l'occuper ?”", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 8 ; "Cléarque conseilla au prince Cyrus de ne se pas s'exposer, de se contenter d'observer le combat, arguant que sa personne physique influerait peu dans l'affrontement et causerait la perte de toute l'armée si elle disparaissait. Il ordonna aux régiments grecs de défiler lentement pour impressionner les barbares, puis de courir quand ils seraient à portée de trait, afin de ne pas être blessés par les javelots barbares. Ces dispositions leur permirent de dominer ponctuellement les Perses", Polyen, Stratagèmes, II, 2.3). Pour l'anecdote, lors de cette ultime revue avant la bataille de Kounaxa, Xénophon se présente lui-même pour la première fois dans son récit, comme un conseiller proche du prince Cyrus ("Le prince Cyrus passait à cheval le long de la ligne et à peu de distance du front, regardant de loin les deux armées, les yeux dirigés tantôt sur les ennemis tantôt sur ses troupes, quand un soldat grec, Xénophon d'Athènes, s'avança pour le rejoindre et lui demander des nouveaux ordres. Le prince Cyrus s'arrêta, et lui ordonna d'informer la troupe que les entrailles des victimes avaient présagé un heureux succès. C'est alors qu'un cri se répandit dans les rangs. Il en demanda la cause. Xénophon lui dit que c'était l'heureux présage qui se manifestait pour la seconde fois. Le prince Cyrus fut étonné, il demanda quel était le contenu de ce cri. Xénophon répondit : “Salut et victoire ["swt¾r kaˆ n…kh"] !”. Le prince Cyrus conclut : “J'accepte ce nouveau signe, maintenant qu'il s'accomplisse !”", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.14-17).


Les effectifs sont incertains. Selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XIV.19 précité), le contingent des Dix Mille s'élève en réalité à treize mille hommes, et ils sont accompagnés de soixante-dix mille "Asiatiques". Mais Diodore de Sicile écrit longtemps après les faits (trois siècles plus tard, au Ier siècle av. J.-C.), et sa vision est sans doute déformée. Xénophon, qui est contemporain des faits, et même un participant, dit que les Dix Mille comptent un peu moins de treize mille hommes, et qu'ils sont accompagnés de dix mille "barbares" ("L'effectif des Grecs se montait à dix mille quatre cents hoplites et deux mille cinq cents peltastes. Le prince Cyrus commandait pour sa part dix mille barbares et environ vingt chars à faux", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 7.10). La même incertitude règne sur les effectifs adverses. Ecartons d'emblée le chiffre de neuf cent mille hommes avancé par Plutarque (Vie d'Artaxerxès II 7 précité), qui écrit cinq siècles après les faits (au IIème siècle) et exagère. Diodore de Sicile dit que l'armée d'Artaxerxès II s'élève à quatre cent mille hommes, il précise que d'autres contingents étaient en route vers la Mésopotamie mais n'ont pas eu le temps d'arriver avant la bataille ("Informé par Pharnabaze de l'expédition que le prince Cyrus préparait secrètement contre lui, le Grand Roi Artaxerxès II avait concentré toutes ses forces à Ecbatane en Médie en apprenant l'approche de l'ennemi. Les Indiens et les autres peuples éloignés tardant à arriver à cause des distances, le Grand Roi se porta contre le prince Cyrus avec les effectifs dont il disposait, soit quatre cent mille hommes incluant des cavaliers selon Ephore", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.22). Ce chiffre est plus raisonnable que celui de Plutarque, néanmoins il reste sujet à caution car Diodore de Sicile l'a trouvé chez Ephore, historien du IVème siècle av. J.-C. dont Polybe fustige l'imprécision ("Ephore me semble avoir eu jusqu'à un certain point la connaissance des combats de mer, mais nullement des combats de terre. Quand on étudie dans Ephore les combats maritimes livrés près de Chypre et de Cnide, quand on l'écoute sur ceux que les généraux du Grand Roi ont menés d'abord contre Evagoras Ier à Salamine [de Chypre] puis contre les Spartiates, on admire le talent et l'habileté de l'historien, on peut tirer de son ouvrage des notions utiles sur des événements analogues. Mais quand il raconte la bataille de Leuctres entre Thébains et Spartiates, ou la bataille près de Mantinée où Epaminondas perdit la vie, ses descriptions des positions initiales et des évolutions du combat sont ridicules et maladroites, même pour un lecteur non initié. La bataille la plus dommageable pour cet historien n'est pas celle de Leuctres, dont le déroulement fut simple et se limita à une seule manœuvre, mais surtout celle de Mantinée, qui en compta beaucoup et nécessite des capacités pour la concevoir, or cette tâche dépassait ses compétences, cela est évident pour quiconque essaie de se représenter les lieux et les mouvements d'après la description d'Ephore", Polybe, Histoire, XII, fragment 5). Finalement, sur ce point, Xénophon avance le chiffre le plus crédible en disant qu'Artaxerxès II commande à quatre-vingt-six mille hommes, ce qui ne semble ni surévalué ni minoré (quel intérêt Xénophon aurait-il à minorer ?). Xénophon ajoute qu'Artaxerxès II ne dispose pas du contingent du satrape Abrokomas, qui a fui la Syrie en empruntant un itinéraire différent des Dix Mille et qui n'arrivera pas à temps pour la bataille de Kounaxa ("On estime que l'armée ennemie comptait cent vingt mille hommes et deux cents chars à faux, ainsi que six mille cavaliers commandés par Artaxerxès II en personne. A la tête des corps de l'armée royale se trouvaient quatre généraux ayant chacun sous ses ordres trente mille hommes : Abrokomas, Tissapherne, Gobryas, Arbacès. Mais lors de la bataille on ne compta que quatre-vingt-six mille hommes et cent cinquante chars à faux, Abrokomas n'étant arrivé de Phénicie que cinq jours après l'événement. Le prince Cyrus apprit tous ces détails avant l'engagement par des transfuges venus de l'armée du Grand Roi, et après le combat ils furent confirmés par les prisonniers", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 7.11-13). On note que, toujours selon Xénophon (Anabase de Cyrus, I, 7.12 précité), Artaxerxès II est entouré par Tissapherne, satrape d'Ionie évincé par le prince Cyrus, et par un nommé "Gobryas" qui est certainement, selon l'usage paponymique antique, un descendant de son homonyme Gobaruva/Gobryas l'un des sept organisateurs du putsch ayant donné le pouvoir à Darius Ier en -522. Tiribaze, satrape de Petite Arménie selon Xénophon (Anabase de Cyrus, IV, 4.4 ; la Petite Arménie est le littoral de part et d'autre de la cité de Trapézonte, sur la côte nord de l'Anatolie), qui a conseillé à Artaxerxès II de ne pas attendre l'arrivée des Dix Mille à Persépolis mais d'aller au-devant d'eux en Mésopotamie (selon Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 7 précité), est aussi présent. On remarque encore un nommé "Artasyras/ArtasÚraj" ou "Artychas/ArtoÚcaj" surnommé l'"Œil du Grand Roi" selon Plutarque (Vie d'Artaxerxès II 12), que les lignes 4-5 du document 264 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae de l'épigraphiste allemand Wilhelm Dittenberger, ou "OGIS" dans le petit monde des hellénistes, présentent comme le père d'Orontès ("OrÒnthj de ArtasÚ[rou]"), l'auxiliaire qui a trahi le prince Cyrus à Charmandé en Babylonie, on soupçonne que cet Artasyras/Artychas est satrape de Grande Arménie (entre la Petite Arménie et les régions alentours du lac Van) puisque Xénophon désigne incidemment ce territoire comme le "vaste et fertile pays d'Orontès" au livre III paragraphe 5 alinéa 17 de son Anabase de Cyrus, et lors de la traversée de ce territoire par les Dix Mille il qualifiera les hommes qui le défendront de "soldats d'Orontès et d'Artychas" au livre IV paragraphe 3 alinéa 4 de la même œuvre. L'aile droite du prince Cyrus, commandée par Cléarque, s'appuie sur le fleuve Euphrate. Le prince Cyrus se trouve physiquement au centre, devant ses troupes, malgré les conseils de Cléarque qui lui a demandé de rester prudemment en retrait. En face, Artaxerxès II se trouve également au centre, mais derrière son armée. Des chars à faux sont placés à l'avant, qui doivent foncer vers les Dix Mille et les déchiqueter ("Cléarque reçut le commandement de l'aile droite appuyée à l'Euphrate. Proxène était à côté de lui avec les autres stratèges. Le corps de Ménon formait l'aile gauche. Les cavaliers paphlagoniens, qui étaient environ un millier, se placèrent du côté de Cléarque à droite. Ariaios l'hyparque du prince Cyrus prit position à gauche avec tous les autres barbares. Le prince Cyrus s'avança au centre avec six cents cavaliers environ, tous revêtus de grandes cuirasses, le casque sur la tête, seul le prince Cyrus garda la tête nue pour combattre. […] Tous les chevaux du régiment que commandait le prince Cyrus avaient la tête et le poitrail bardés de fer, les cavaliers étaient armés d'épées grecques", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.4-7 ; "L'aile droite appuyée à l'Euphrate était formée par l'infanterie spartiate et d'autres régiments mercenaires sous le commandement de Cléarque de Sparte, elle était soutenue par un millier de cavaliers paphlagoniens. L'aile gauche était occupée par les troupes originaires de Phrygie et de Lydie, et par mille cavaliers sous les ordres d'Aridaios [corruption d'"Ariaios" chez Xénophon]. Le centre de l'armée était commandé par le prince Cyrus en personne, constitué des plus braves des Perses et d'autres barbares, soit environ dix mille hommes. Elle était précédée d'un escadron de mille cavaliers magnifiquement équipés, portant des cuirasses et des épées grecques. Artaxerxès II avait placé devant son armée un grand nombre de chars à faux. Il avait confié le commandement des ailes à des chefs perses, et s'était réservé le centre constitué d'au moins cinquante mille hommes d'élite", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.22). Connaissant les techniques militaires perses, le prince Cyrus sait que son frère Artaxerxès II sera, comme lui-même, au centre de son armée afin de la superviser, il demande donc aux Dix Mille de porter leurs efforts sur le centre ennemi sans se préoccuper des péripéties qui pourraient survenir sur les flancs, car vaincre au centre signifiera gagner la bataille. Cléarque est sceptique. Il constate que l'armée ennemie est beaucoup plus nombreuse que celle du prince Cyrus, et même que le flanc droit d'Artaxerxès II dépasse largement le flanc gauche du prince Cyrus, il décide donc de ne pas partir à l'aventure, il restera sur place et portera ses coups contre le flanc gauche d'Artaxerxès II en s'appuyant sur l'Euphrate, puis, si les choses avancent favorablement de ce côté-ci, il poussera vers les arrières d'Artaxerxès II afin de l'envelopper, et ensuite de le toucher personnellement ("Le prince Cyrus passa le long de la ligne avec son interprète Pigrès et trois ou quatre officiers, et cria à Cléarque de jeter sa troupe au centre du dispositif ennemi où devait être le Grand Roi, en ajoutant : “Si nous vainquons là, nous vaincrons partout”. Mais Cléarque, estimant que si ce que le prince Cyrus disait était vrai cela signifiait que le Grand Roi était bien au-delà de sa gauche, et constatant par ailleurs que le front ennemi était si large que son centre dépassait l'aile gauche du prince Cyrus, ne voulut pas quitter sa position sur les bords du fleuve et risquer d'être enveloppé par les deux flancs : il se contenta de répondre au prince Cyrus qu'il “veillerait à ce que tout se passât bien”", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.12-13). Alexandre le Grand se souviendra de ce plan contre Darius III à Issos en -333, puis à Gaugamèles en -331, puisqu'il le reproduira à l'identique.


1 : La bataille commence vers midi ("On était environ à l'heure où l'agora est pleine, et on approchait du lieu prévu pour installer le camp, quand le Perse Patègyas, un des fidèles du prince Cyrus, parut arrivant bride abattue, le cheval en sueur, et cria en langue barbare et en langue grecque à tous ceux qu'il rencontra que le Grand Roi approchait avec une nombreuse armée prête à engager le combat. Cela provoqua un grand tumulte, les Grecs et tous les autres craignant d'être assaillis avant d'avoir eu le temps de se positionner. Le prince Cyrus sauta de son char, endossa sa cuirasse, monta à cheval, saisit en main des javelots, et ordonna à tous de s'armer et de former les rangs", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.1-3). Très vite, le scénario conçu par Artaxerxès II est ruiné. Celui-ci lance ses chars à faux et ses cavaliers contre les Dix Mille, dans l'espoir de les enfoncer, or c'est tout le contraire qui se produit : les Dix Mille s'exhortent les uns les autres à ne pas rompre leurs rangs, ils frappent sur leurs boucliers pour effrayer les chevaux perses, qui s'enfuient dans toutes les directions ("Les Grecs chantèrent le péan [chant de guerre en l'honneur d'Apollon] et s'ébranlèrent pour aller à l'ennemi. Une partie de la phalange s'avança comme une mer houleuse, le reste suivit au pas de course pour s'aligner, et bientôt tous les Grecs s'élancèrent sous les cris d'Enyalios ["Enu£lioj/le Belliqueux", surnom du dieu de la guerre Arès] en frappant leurs boucliers avec leurs lances pour effrayer les chevaux", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.17-18). Quand les cavaliers perses arrivent à portée de trait, les Dix Mille les ciblent comme les pipes à la foire. Et quand les chars à faux veulent pénétrer dans les régiments grecs, ceux-ci s'écartent simplement pour les laisser passer, entrainés par leur vitesse, les chars se retrouvent isolés à l'arrière des lignes des Grecs, qui les neutralisent facilement. Cette tactique sera aussi utilisée par Alexandre contre les chars de Darius III à la bataille de Gaugamèles en -331. Xénophon signale qu'aucun Grec n'est touché lors de cette charge des chars ennemis, sauf un soldat ayant commis l'imprudence de la regarder trop près, comme à un spectacle de course hippique ("Avant même qu'on fût à portée de trait, les cavaliers barbares se détournèrent et s'enfuirent. Les Grecs les poursuivirent en se criant les uns aux autres de ne pas courir en désordre et de les chasser en rang. Les chars abandonnés par leurs conducteurs dérivèrent pour certains à travers les rangs ennemis, pour les autres vers la ligne des Grecs qui, les voyant venir de loin, s'écartèrent à leur passage, un seul soldat fut heurté sans mal après avoir imprudemment regardé la scène comme dans un hippodrome. Aucun autre Grec ne fut blessé dans cet affrontement, à l'exception d'un soldat de l'aile gauche qui, dit-on, fut atteint d'une flèche", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.19-20). Le satrape Tissapherne est l'un des conducteurs de ce premier assaut, il réussit à se faufiler entre les Dix Mille et à retourner vers ses compatriotes perses ("Tissapherne n'avait pas fui lors du premier assaut, au contraire il s'était enfoncé le long du fleuve à travers les peltastes grecs commandés par le prudent Episthénès d'Amphipolis qui avait ouvert les rangs pour mieux frapper sa cavalerie. Tissapherne, n'ayant réussi à tuer personne et ayant le dessous, s'était replié", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 7-8). Débarrassés de la menace des chars et des chevaux perses, les Dix Mille s'ébranlent. Cléarque leur a ordonné d'avancer lentement pour ménager leurs forces et impressionner l'adversaire, puis d'accélérer le pas, puis de courir quand ils arriveront à portée des traits ennemis afin d'y échapper, et d'écraser de leur masse inertielle les premiers rangs des fantassins ennemis. L'ordre est suivi. La masse des Dix Mille enfonce l'armée perse. S'ensuit un sanglant corps-à-corps, ou plus exactement un massacre des Perses, où la nullité militaire perse éclate au grand jour face à l'expérience des Grecs formée par des décennies de guerres fratricides ("Les Grecs entonnèrent le péan et s'avancèrent d'abord lentement, puis, à portée de trait, pressèrent le pas. Ils suivirent en cela l'ordre du Spartiate Cléarque : en s'abstenant de parcourir une longue distance au pas de course les soldats se conservent frais et dispos au combat, et en accélérant à proximité des ennemis ils se dérobent aux coups des projectiles que ceux-ci leur envoient, qui volent au-dessus de leurs têtes. Dès que les troupes du prince Cyrus arrivèrent à proximité des quatre cent mille hommes du Grand Roi, elles furent reçues par l'immense quantité de flèches que ceux-ci leur envoyèrent. Mais elles franchirent vite la distance et le corps-à-corps commença. Dès le début de la mêlée, les Spartiates et les autres mercenaires impressionnèrent les barbares par la splendeur de leurs armes et la vitesse de leurs mouvements. Les barbares en effet portaient des armures très modestes, ils étaient armés légèrement, et surtout ils n'avaient aucune expérience de la guerre, contrairement aux Grecs qui avaient passé leur vie dans les combats et jouissaient d'une grande supériorité dans l'art militaire après la longue guerre du Péloponnèse. Pour cette raison, ces derniers brisèrent rapidement les lignes des barbares et en tuèrent un grand nombre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.23).


2 : Le prince Cyrus se voit déjà vainqueur. Dans un premier temps, il reste immobile, à jouir des cris enthousiastes de son entourage, qui l'acclame comme le nouveau Grand Roi ("Le prince Cyrus, voyant les Grecs vaincre et poursuivre tout ce qui était devant eux, se sentit plein de joie. Il fut acclamé nouveau Grand Roi par ceux qui l'entouraient. Néanmoins il ne se hasarda pas à poursuivre les fuyards et demeura auprès de sa troupe bien serrée de six cents cavaliers pour observer les mouvements du milieu de l'armée perse où il savait que se trouvait le Grand Roi. Tous les chefs des barbares effectivement occupent le centre de leurs troupes, parce qu'ils croient y être plus en sûreté puisqu'ils sont couverts des deux côtés, et parce que quand ils doivent donner un ordre celui-ci met moitié moins de temps pour être transmis à la troupe la plus éloignée", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.21-22). Mais il se laisse attirer dans le piège que son frère Artaxerxès II provoque. Ce dernier, face au désastre militaire qu'il observe sur tout le champ de bataille, décide de déborder le flanc gauche des Dix Mille en conduisant les Perses qui lui restent. Le prince Cyrus commet l'erreur de répondre à la provocation. Il quitte sa position et se dirige avec un petit escadron contre son frère ("Le Grand Roi, qui était effectivement au centre de son armée, dépassait la gauche du prince Cyrus. Ne voyant pas d'ennemis en face de lui, il commença un mouvement tournant pour envelopper l'aile adverse. Le prince Cyrus, craignant de le voir prendre les Grecs à revers et les tailler en pièces, chargea avec ses six cents cavaliers. Il refoula tout ce qui était devant le Grand Roi et mit en fuite six mille hommes, on annonça même qu'il avait tué de sa propre main Artaxerxès II qui les commandait", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.23-24). La suite nous est rapportée par trois versions. La première version est celle de Xénophon, qui raconte les choses du côté grec, de façon sommaire : le prince Cyrus réussit à s'approcher assez près de son frère pour le blesser mais ne parvient pas à le tuer, dans la confusion il est atteint à la tête par un javelot, et il tombe mort ("[Les hommes d'Artaxerxès II] commencèrent à fuir, les six cents cavaliers du prince Cyrus se dispersèrent et s'élancèrent à leur poursuite, seuls quelques-uns demeurèrent auprès de lui, surtout des commensaux. Etant au milieu d'eux, il aperçut le Grand Roi au milieu de son entourage. Il ne put se contenir : “Je vois l'homme !”, s'écria-t-il, et il se précipita sur lui, il l'atteignit à la poitrine à travers la cuirasse, comme l'atteste le médecin Ctésias qui prétend avoir guéri la blessure. Mais au moment où il porta le coup, on-ne-sait-qui l'atteignit au-dessus de l'œil d'un javelot lancé avec force. On sait combien de gens périrent lors de cette altercation entre le prince Cyrus et le Grand Roi, grâce au témoignage de Ctésias qui était auprès de ce dernier : outre le prince Cyrus qui y trouva la mort, huit de ses premiers officiers tombèrent également autour de son corps. On raconte qu'Artapatès, son porte-sceptre le plus dévoué, voyant son maître à terre, sauta de son cheval et se jeta sur son corps, certains disent que le Grand Roi l'y égorgea, d'autres disent qu'il s'égorgea lui-même après avoir tiré son cimeterre", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 8.25-29 ; Diodore de Sicile semble s'appuyer sur Xénophon puisqu'il avance la même trame : "[Artaxerxès II et le prince Cyrus] fondirent l'un sur l'autre, jaloux de décider par eux-mêmes le sort de la bataille. La fortune semblait avoir ainsi réduit la lutte entre deux frères à un combat singulier, similaire à celui d'Etéocle et de Polynice chanté par les poètes tragiques [allusion au duel fratricide entre Etéocle et Polynice à l'ère mycénienne où les deux adversaires se sont entretués, causant ainsi à la fois leur propre défaite et leur propre victoire]. Le prince Cyrus fut le premier à lancer son javelot à distance et atteignit le Grand Roi qui tomba à terre. Les soldats qui l'entouraient le relevèrent aussitôt et l'entraînèrent hors du champ de bataille. […] Fier de l'avantage qu'il venait de remporter, le prince Cyrus se précipita au milieu de la mêlée et, abusant de son audace, il tua de sa propre main un grand nombre d'ennemis. Il continua à s'exposer ainsi de plus en plus, quand il tomba frappé mortellement par un soldat perse inconnu", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.23). Son entourage est encerclé et exécuté, seul Ariaios réussit à échapper à la nasse ("Après que le prince Cyrus fut tué, tous ses commensaux périrent en combattant à ses côtés. Seul Ariaios survécut, parce qu'il commandait la cavalerie de l'aile gauche : dès qu'il apprit que le prince Cyrus était tombé, il s'enfuit avec les troupes barbares placées sous ses ordres", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 9.31 ; "Aridaios [alias "Ariaios" chez Xénophon], satrape du prince Cyrus [en réalité Ariaios/Aridaios n'est pas satrape mais simplement chef de cavalerie] qui commandait l'aile gauche, soutint d'abord courageusement le choc des barbares. Mais menacé d'encerclement par la ligne ennemie qui s'étendait, et apprenant la mort du prince Cyrus, il se réfugia avec ses soldats dans un des quartiers de secours", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.24). La deuxième version est celle de Ctésias, médecin grec au service du couple royal, présent sur les lieux à Kounaxa au côté d'Artaxerxès II, qui raconte les choses du côté perse, de façon plus détaillée, dans son Histoire de la Perse aujourd'hui perdue mais citée partiellement par Plutarque. Selon Ctésias, qui raccorde dans les grandes lignes avec Xénophon, le prince Cyrus blesse grièvement Artaxerxès II, avant d'être blessé à son tour par devant, puis par derrière, et meurt d'une mauvaise chute agravée par ces deux blessures ("Je résume la version de Ctésias, la plus répandue. Il dit que le prince Cyrus […] se dirigea vers le Grand Roi, qui de son côté s'avança contre lui, l'un et l'autre en silence. Ariaios, ami du prince Cyrus, frappa le premier le Grand Roi sans le blesser. Artaxerxès II lança sa javeline, qui n'atteignit pas le prince Cyrus mais alla frapper Satiphernès, autre ami fidèle et courageux du prince Cyrus, et le tua. Le prince Cyrus lança à son tour sa javeline, qui se planta dans la cuirasse de son frère et s'enfonça de deux doigts dans sa poitrine. Le Grand Roi tomba de cheval. Ses troupes effrayées prirent la fuite. Artaxerxès II se releva rapidement, quitta le champ de bataille avec quelques proches dont Ctésias, il gagna une hauteur où il se tint tranquille. Le prince Cyrus fut emporté par l'ardeur de son cheval au milieu des ennemis. Le soir empêcha ses adversaires de le reconnaître, tandis que ses officiers le cherchèrent avec inquiétude. Naturellement impétueux et plein d'audace, plus animé encore par sa victoire, il chevaucha parmi les bataillons du Grand Roi en leur criant en langue perse : “Ecartez-vous, gueux ["™x…stasqe penicro…] !”, et en entendant ces mots ceux-ci s'écartaient respectueusement. Mais la tiare qu'il portait sur sa tête tomba, et un jeune Perse nommé “Mithridate” qui passait auprès de lui sans le connaître, le frappa à la tempe au-dessous de l'œil. Il perdit tant de sang par cette blessure que, saisi de vertige, il chuta. Son cheval s'échappa et erra longtemps dans la plaine, la housse qui le couvrait tomba pleine de sang et fut ramassée par l'esclave du Perse qui l'avait blessé. Le prince Cyrus revint péniblement de son évanouissement. Certains de ses eunuques restés près de lui voulurent le monter sur un autre cheval afin de le sauver, mais il n'eut pas la force de s'y tenir. Il essaya de marcher, soutenu par ses eunuques, mais il était si étourdi qu'il trébuchait à chaque pas. Il croyait avoir remporté la victoire car il entendait les fuyards [d'Artaxerxès II] l'appeler “Grand Roi” et lui demander grâce. Mais à un moment, quelques Cauniens [originaires de Caunos en Carie] pauvres et misérables qui suivaient les troupes du Grand Roi pour leur offrir les services les plus bas se mêlèrent aux eunuques du prince Cyrus, et l'un d'eux, ayant reconnu l'armure ennemie de couleur pourpre (l'armure des troupes royales étaient blanches), frappa le prince Cyrus par derrière en lui coupant le nerf du jarret. Le prince Cyrus chancela et, dans sa chute, sa tempe blessée heurta une pierre. Il expira aussitôt. Tel est le récit de Ctésias, qui rappelle un poignard émoussé peinant à tuer", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 11). La troisième version est celle l'historien Dinon de Colophon, contemporain de Xénophon et de Ctésias mais, contrairement à eux, n'ayant pas assisté à la bataille de Kounaxa : Dinon dit que le prince Cyrus est mort non pas par un anonyme coup de javelot ni pas une mauvaise chute, mais par la main même de son frère Artaxerxès II ("Dinon raconte que le prince Cyrus […] chevaucha vers le bataillon qui protégeait le Grand Roi et blessa son cheval. Artaxerxès II tomba, Tiribaze le remonta promptement sur un autre cheval en lui disant : “O Grand Roi, souviens-toi de cette journée mémorable”. Le prince Cyrus lança un deuxième assaut et blessa le Grand Roi lui-même. Tandis qu'il tentait un troisième assaut, Artaxerxès II indigné dit à ses proches : “Mieux vaut mourir” puis précipita son cheval contre le prince Cyrus qui se jetait tête baissée et sans aucune précaution au-devant des traits qui pleuvaient sur lui de toutes parts. Le Grand Roi l'atteignit de sa javeline. Selon les uns, le prince Cyrus périt du coup que le Grand Roi lui avait infligé et des traits tirés par l'entourage de celui-ci. Selon les autres, il mourut de la main d'un soldat de Carie, que le Grand Roi récompensa en lui permettant de porter un coq d'or au bout de sa lance pendant les batailles (les Perses assimilent les Cariens à des coqs en raison des aigrettes sur leur casque)", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 10). Pour notre part, nous voyons dans la version de Dinon un pur objet de propagande fabriqué a posteriori par Artaxerxès II, destiné à atténuer sa honte d'avoir été totalement écrasé par les Dix Mille à Kounaxa et blessé par son frère. Nous lui préférons celles de Xénophon et surtout de Ctésias, qui reste auprès d'Artaxerxès II après la bataille et le soigne. Ctésias est originaire de Cnide en Carie. On ignore s'il s'est mis au service des Perses de son plein gré ou contre sa volonté après avoir été capturé dans on-ne-sait-quel contexte, on sait seulement qu'il est "médecin de Parysatis" selon son propre témoignage (rapporté incidemment par Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 60). Diodore de Sicile dit que Ctésias a été capturé on-ne-sait-quand, qu'il reste à la Cour de Persépolis pendant dix-sept ans, protégé du pouvoir grâce à ses compétences médicales, où il a tout loisir d'étudier les archives de la Perse, il en tire une monumentale Histoire de la Perse en vingt-trois livres contenant des informations précieuses sur le passé et les mœurs de l'Empire perse ("Ctésias de Cnide vivait à l'époque de l'expédition du prince Cyrus contre son frère Artaxerxès II. Il fut capturé. Comme il s'était distingué par ses connaissances médicales, il entra à la Cour du Grand Roi, où il vécut dix-sept ans comblé d'honneurs. Ctésias consulta scrupuleusement, comme il nous l'apprend lui-même, les parchemins royaux dans lesquels les Perses avaient consigné leur Histoire selon leur loi. A partir de ces documents, il composa l'ouvrage qu'il rapporta avec lui en Grèce", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique II.32 ; "Fils de Ktèsiarchos ou de Ktèsiochos, originaire de Cnide, médecin, pratiqua la médecine en Perse auprès d'Artaxerxès [II] dit “Mnemon”, auteur d'une Histoire de la Perse en vingt-trois livres", Suidas, Lexicographie, Ctésias K2521), qui n'est pas parvenue jusqu'à nous mais dont l'érudit Photios au IXème siècle dans la notice 72 de sa Bibliothèque, et Plutarque dans différents passages de ses Vies, donnent des larges extraits. Or dans l'un de ces extraits, Ctésias rapporte qu'Artaxerxès II a été tellement agacé d'apprendre la mort du prince Cyrus par un simple coup de javelot lancé par un soldat ordinaire et vantard, qu'après la bataille il a condamné ce soldat à l'épouvantable supplice des auges ("[Artaxerxès II] condamna donc Mithridate [le soldat perse prétendant avoir tué le prince Cyrus] à mourir du supplice des auges. Voici en quoi il consiste : on prend deux auges d'égale grandeur qui s'emboîtent l'une dans l'autre, on couche l'homme condamné sur le dos dans une de ces auges, et on applique la seconde sur celle-ci de façon que la tête, les mains et les pieds débordent les auges, et que tout le reste du corps soit entièrement couvert. On donne à manger à cet homme ainsi placé : s'il refuse la nourriture, on le force à la prendre en lui piquant les yeux avec des alènes. On le force à boire du miel détrempé dans du lait, qu'on lui verse non seulement dans la bouche mais encore sur le visage. On l'oblige à toujours tourner les yeux vers le soleil pour que son visage soit tout couvert de mouches. Obligé de satisfaire ses besoins dans cette auge après avoir été ainsi nourri et abreuvé, la corruption et la pourriture dans lesquelles il est plongé engendrent une quantité prodigieuse de vers qui lui rongent tout le corps et pénètrent jusque dans les viscères. Quand on est bien assuré de sa mort, on ôte l'auge supérieure, et l'on trouve ses chairs mangées par ces insectes, qui sont attachés par essaims à ses entrailles, et qui les rongent encore. Mithridate, consumé lentement par ce supplice, mourut au bout de dix-sept jours", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 16 ; "Le Grand Roi récompensa celui qui lui avait apporté la tiare de son frère, et traita avec distinction le Carien qui prétendit l'avoir blessé, mais Parysatis l'exécuta. Mithridate s'étant vanté à table d'avoir tué le prince Cyrus, la mère de celui-ci le réclama au Grand Roi, et, ayant obtenu gain de cause, le condamna aussi au supplice", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 59). Encore une fois, Alexandre se souviendra de cette scène à Gaugamèles en -331. Le prince Cyrus a choisi de poursuivre Artaxerxès II vaincu en prenant le risque de se retrouver isolé au milieu des Perses, et il meurt d'un bête coup de lance perdu : Alexandre au contraire choisira prudemment de laisser Darius III vaincu s'enfuir, et de revenir sur le champ de bataille pour aider Parménion à parachever la victoire des Grecs.


3 : La confusion règne dans le camp perse. Partout les Grecs sont vainqueurs, mais voilà que des messagers se précipitent vers Artaxerxès II, dont Ctésias panse la blessure qui saigne encore, pour lui certifier que le prince Cyrus est mort. Artaxerxès II doute. Il demande confirmation à ses officiers ("Artasyras surnommé l'“Œil du Grand Roi” passa à cheval près du corps du prince Cyrus qui venait d'expirer, il reconnut ses eunuques qui pleuraient, il appela l'un d'eux qu'il savait très attaché à son maître : “Pariscas, lui demanda-t-il, qui est cet homme que tu pleures, près duquel tu es assis ?”. “O Artasyras, lui répondit l'eunuque, tu ne vois pas que c'est le prince Cyrus ?” Artasyras surpris consola l'eunuque, et lui ordonna de garder soigneusement la dépouille. Puis il courut à toute bride vers Artaxerxès II, qu'il trouva désespéré, affaibli par la soif autant que par sa blessure. Il lui annonça qu'il venait de voir le prince Cyrus mort. Le Grand Roi voulut d'abord s'en assurer par lui-même, il lui demanda de le conduire sur le lieu en question. Mais partout se répandait la rumeur de la victoire des Grecs, de leur traque des fuyards, des carnages qu'ils commettaient, cela l'effraya au point qu'il préféra finalement y envoyer une trentaine d'hommes avec des flambeaux afin qu'ils constatent le fait", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 12). Ceux-ci reviennent peu après : oui, le prince Cyrus est bien mort, ils ont vu son cadavre, et ils lui ramènent sa tête et sa main droite ("Les trente hommes qu'[Artaxerxès II] avait envoyés revinrent pleins de joie, ils lui confirmèrent la nouvelle, heureuse et inespérée. Un grand nombre de soldats se rassemblèrent autour de lui, rassuré par leur présence il descendit de la hauteur à la clarté des flambeaux. Quand il fut près du corps du prince Cyrus, il ordonna qu'on coupe sa tête et sa main droite selon la loi perse. Il prit la tête qu'on lui apporta, et, la tenant par les cheveux longs et épais, la montra aux fuyards qui doutaient encore de la mort du prince Cyrus. En la voyant ils furent étonnés, ils effectuèrent la proskynèse et rallièrent le Grand Roi. Celui-ci compta bientôt soixante-dix mille hommes autour de lui", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 13 ; "Ctésias [dans le livre XX de son Histoire de la Perse] raconte ensuite comment le prince Cyrus attaqua l'armée du Grand Roi, le succès qu'il remporta, et comment il périt finalement pour ne pas avoir suivi les conseils de Cléarque. Il parle ensuite des traitements indignes qu'infligea le Grand Roi au corps de son frère, en lui coupant la tête et la main dont celui-ci l'avait frappé, et en les portant comme en triomphe", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 58). Artaxerxès II pénètre dans le camp avancé de son frère, qu'il pille ("On coupa, sur le lieu même, la tête et la main droite du prince Cyrus. Puis le Grand Roi et sa troupe poursuivirent les fuyards, ils pénétrèrent dans le camp du prince Cyrus, sans y trouver Ariaios puisque celui-ci s'était enfui pour se replier au camp précédent qui se trouvait à quatre parasanges. Le Grand Roi et sa troupe mirent tout au pillage. Ils capturèrent la maîtresse du prince Cyrus, une Phocéenne sage et belle. Une autre femme plus jeune, d'origine milésienne, fut également prise par les soldats du Grand Roi, mais elle parvint à s'échapper nue en direction des Grecs chargés de garder les armes avec les porteurs. Ceux-ci se disposèrent en rangs pour résister, ils tuèrent beaucoup de pillards et perdirent quelques-uns des leurs. Comme ils ne quittèrent pas leur poste, ils sauvèrent non seulement la jeune femme, mais encore tout ce qui se trouvait dans leur quartier, hommes et bagages", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.1-3 ; pour l'anecdote, la maîtresse phocéenne du prince Cyrus évoquée dans ce passage se nomme "Aspasie", selon Elien, Histoires diverses XII.1, et selon Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 26 : s'agit-il d'un surnom par allusion à la célèbre maîtresse de Périclès naguère, ou doit-elle son nom à une parenté réelle avec cette Aspasie de Milet ancienne maîtresse de Péliclès, selon l'usage paponymique antique ?). Il est rejoint par Tissapherne, qui a contourné tout l'arrière du champ de bataille, dans le dos des Grecs, après l'échec de son assaut initial ("Parvenu au camp des Grecs, [Tissapherne] y avait retrouvé le Grand Roi avec ses troupes réunies", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.8), et qui se distingue par sa hargne à vouloir continuer le combat ("Le Perse Tissapherne, succédant au Grand Roi dans le commandement, exhorta les troupes et combattit lui-même brillamment. Il vit la débâcle provoquée par la chute du Grand Roi et, se montrant partout à la tête d'un corps d'élite, il porta la mort dans les rangs ennemis, sa valeur se remarquait de loin", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.23).


4 : Le retournement de situation est complet. Le prince Cyrus est mort, son camp avancé est désormais occupé par Artaxerxès II et les Perses qui, après un temps de flottement, se sont regroupés à nouveau autour de son étendard. Artaxerxès II pourrait utiliser ces troupes pour essayer d'envelopper le flanc gauche des Grecs et les rabattre vers l'Euphrate. Mais non. Les Perses perdent du temps à piller le camp du défunt prince Cyrus, pendant que Cléarque apprend la mort de ce dernier, renonce à sa manœuvre d'encerclement et regroupe les Grecs sur les bords de l'Euphrate ("Trente stades environ séparaient le Grand Roi et les Grecs. Les uns poursuivaient ce qui était devant eux comme s'ils étaient vainqueurs, les autres pillant comme s'ils étaient pareillement vainqueurs. C'est alors que les Grecs découvrirent que le Grand Roi était aux prises avec leurs porteurs, appuyé par Tissapherne qui, après que les Grecs eussent refoulé l'aile et poursuivi les fuyards, avait réussi à rallier ses troupes et à reformer ses rangs. Cléarque entra en contact avec Proxène qui combattait près de lui, pour savoir s'ils devaient envoyer un détachement ou aller défendre le camp ensemble", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.4-5 ; "En voyant la déroute des corps auxiliaires au centre, Cléarque renonça à poursuivre les ennemis, il appela les soldats à lui pour les stopper, craignant qu'attaqués par toute l'armée perse les Grecs fussent totalement enveloppés et exterminés. Mais les soldats victorieux du Grand Roi se mirent à piller les bagages du prince Cyrus", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.24). Pire : après le pillage, Artaxerxès II abandonne sa position avancée et retourne à son point de départ ("Le Grand Roi était prêt à tomber sur les arrières des Grecs. Ceux-ci firent volte-face pour l'empêcher d'avancer de ce côté. Mais le Grand Roi revint sur ses pas par le chemin qu'il avait suivi à l'aller, au-delà de l'aile gauche, emmenant avec lui les déserteurs qui étaient passé du côté grec pendant la bataille, et Tissapherne avec ses troupes", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.6). Parallèlement, les Grecs étendent leur ligne sur leur gauche pour parer à tout nouveau débordement perse, de sorte que les deux camps se retrouvent sur leurs positions respectives de départ, perpendiculairement à l'Euphrate ("Quand [les Perses] atteignirent l'aile gauche des Grecs, ceux-ci craignirent d'être attaqués de flanc et qu'enveloppés de toutes parts on les taillât en pièces, ils étendirent donc leur aile, en gardant toujours contact avec le fleuve. Le Grand Roi de son côté les imita pour se placer devant leurs lignes, de sorte que chacun se retrouva positionné comme au début de la bataille", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.9).


5 : Juste avant la nuit, Artaxerxès II tente un nouvel assaut contre les Grecs. Mais ces derniers ont eu largement le temps de se rassembler : l'assaut des Perses est immédiatement brisé, et les Grecs se ruent contre eux. Un nouveau massacre commence, parachevant le désastre militaire du côté perse ("Les Grecs, voyant les barbares devant eux rangés en ligne, chantèrent de nouveau le péan et chargèrent avec encore plus d'ardeur que la première fois. Ne s'attendant pas à un tel assaut, les barbares ne les attendirent pas et s'enfuirent plus vite encore qu'auparavant", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.10-12 ; "Mais les soldats victorieux du Grand Roi se mirent à piller les bagages du prince Cyrus, et ce fut seulement quand la nuit commençait à tomber qu'ils se regroupèrent pour fondre sur les Grecs. Ceux-ci continrent vaillamment l'attaque. Les barbares lâchèrent vite le terrain, vaincus et défaits par le courage et l'agilité des Grecs. Les soldats de Cléarque tuèrent un grand nombre de barbares. La nuit vint. Ils élevèrent un trophée et se retirèrent dans leur camp vers l'heure de la deuxième garde. Telle fut l'issue de cette bataille, dans laquelle le Grand Roi perdit plus de quinze mille hommes, la majorité tués par les Spartiates de Cléarque et les troupes mercenaires. L'aile gauche de l'armée du prince Cyrus compta environ trois mille morts. On raconte que les Grecs ne perdirent pas un seul homme, et qu'un petit nombre seulement fut blessé", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.24). Quand la nuit tombe, les Grecs sont étonnés de ne pas voir le prince Cyrus, qu'ils croient parti à la poursuite des vaincus ("Ceci se passa presque au coucher du soleil. Les Grecs s'arrêtèrent et posèrent leurs armes à terre pour prendre du repos. Ils s'étonnèrent de ne pas voir le prince Cyrus ni personne de sa part, ignorant qu'il fût mort : ils conjecturèrent qu'il était à la poursuite de l'ennemi ou qu'il s'était avancé pour s'emparer d'une position", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.16). Mais quand ils arrivent à leur camp avancé, totalement pillé par les troupes d'Artaxerxès II, ils comprennent que le prince Cyrus est mort… et qu'ils n'ont plus rien à manger ("Les Grecs trouvèrent la plupart de leurs effets pillés, ainsi que les provisions de manger et de boire. Les caissons pleins de farine et de vin dont le prince Cyrus s'était pourvu pour les distribuer aux Grecs en cas de disette, qu'on évaluait à trois cents, avaient été également pillés par les troupes du Grand Roi", Xénophon, Anabase de Cyrus, I, 10.18). Ainsi s'achève la bataille de Kounaxa, de façon paradoxale. Du point de vue militaire, la victoire des Dix Mille est totale : les Perses ont été écrasés, humiliés, anéantis, alors que les Grecs n'ont pas fourni des gros efforts, des Grecs qui, répétons-le, ne sont pas l'élite militaire de la Grèce mais un ramassis de brutes épaisses, de rebelles insoumis et d'artistes en quête d'émotions fortes (Plutarque reproche justement à Cléarque d'avoir pensé à son intérêt personnel ou à celui des Grecs, avant l'intérêt de son maître le prince Cyrus, et l'accuse d'avoir ainsi favorisé indirectement la mort de dernier : "Le prince Cyrus fauta certainement en se jetant avec témérité et sans précaution au milieu du péril. Mais la faute de Cléarque est aussi grande, sinon davantage, d'avoir refusé d'opposer les Grecs à Artaxerxès II, d'avoir fixé son aile droite près du fleuve sous prétexte d'empêcher un enveloppement par les ennemis. S'il voulait sécuriser ses troupes, s'il voulait éviter les risques, il n'avait qu'à rester en Grèce. Après avoir parcouru en armes des milliers de stades depuis la mer jusqu'à Babylone sans y être obligé par quiconque, dans le seul but de mettre le prince Cyrus sur le trône, choisir de batailler à un poste où il ne pouvait pas aider ce dernier mais où il pouvait combattre facilement pour lui-même, c'était sacrifier l'intérêt général à sa sécurité personnelle, et oublier le but de l'entreprise. Si les Grecs s'étaient élancés contre les bataillons qui entouraient le Grand Roi, aucun d'eux n'auraient soutenu le choc, et après les premiers revers ou la mort ou la fuite du Grand Roi, le prince Cyrus aurait été déclaré vainqueur et couronné nouveau Grand Roi de Perse […]. C'est donc à l'extrême précaution de Cléarque, bien plus qu'à la témérité du prince Cyrus, qu'on doit attribuer la ruine et la mort de celui-ci", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 8). Les Perses ont été en-dessous de tout ("Les officiers qui rapportèrent le nombre des morts au Grand Roi le montèrent à neuf mille. Mais l'historien Ctésias, qui les a vus sur le champ de bataille, l'estime à vingt mille minimum", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 13). Mais cette victoire des Grecs ne sert à rien, elle a perdu son but politique puisque celui qui les a conduit jusqu'à Kounaxa, le prince Cyrus, est mort. Et logistiquement les Grecs sont dans une impasse : ils ne peuvent pas retourner vers la Grèce par le chemin de l'aller dont ils ont saccagé les champs et les entrepôts ("Cléarque se retira dans le quartier où s'était réfugiée l'armée. Là, on délibéra sur le plan de retraite afin de regagner la mer ensemble. On convint de ne pas emprunter le chemin de l'aller, car les pays traversés étaient en grande partie désastés et les troupes manqueraient de vivres en plus d'être harcelées par les ennemis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.25), et leurs ressources alimentaires sont nulles puisque leur camp a été pillé par les soldats d'Artaxerxès II. Ils sont piégés en Babylonie, sans porte de sortie et sans carte géographique, l'estomac vide. Après la bataille, Artaxerxès II récompensera son beau-frère Tissapherne, le seul parmi ses sujets à n'avoir jamais douté de la défaite du prince Cyrus (parce qu'il haïssait à mort le prince Cyrus, et que cette haine à mort était réciproque), en lui donnant une de ses filles en mariage et en lui confiant, en plus de sa satrapie d'Ionie, la satrapie de Lydie gérée antérieurement par le prince Cyrus ("Tissapherne, dont le Grand Roi estimait avoir reçu des grands services dans la guerre contre son frère, fut envoyé comme satrape dans le pays qu'il gouvernait déjà [c'est-à-dire l'Ionie] et dans ceux du prince Cyrus", Xénophon, Helléniques, III, 1.3 ; "[Artaxerxès II] récompensa ceux qui s'étaient distingués dans la bataille, selon leur mérite. Il proclama Tissapherne le plus brave de tous et le combla de présents : il lui donna sa fille en mariage, il le considéra pendant le reste de sa vie comme le plus fidèle de ses amis, il lui confia aussi les satrapies maritimes précédemment sous les ordres du prince Cyrus", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.26). Orontès, qui a trahi le prince Cyrus à Charmandé, est remercié aussi par Artaxerxès II, qui lui donne son autre fille Rhodogune ("Artaxerxès II avait plusieurs filles, il avait promis de marier Apama à Pharnabaze [satrape de Phrygie hellespontique qui a prévenu Artaxerxès II des préparatifs du prince Cyrus], Rhodogune à Orontès, et Amestris à Tiribaze", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 27) et le maintient à la tête de la satrapie de Grande Arménie où il a succédé à son père Artasyras/Artychas, comme nous l'avons vu plus haut, nous l'y retrouverons quand les Dix Mille traverseront ce pays (selon Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.13, dans le même passage Xénophon évoque incidemment le récent mariage entre Orontès et Rhodogune). Tiribaze le satrape de Petite Arménie, qui a remis en selle Artaxerxès II blessé lors de la bataille de Kounaxa, reçoit la promesse d'un mariage avec Amestris, une troisième fille d'Artaxerxès II (selon Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 27 précité), mais ce mariage sera annulé, nous expliquerons pourquoi plus loin. Parysatis quant à elle, la mère d'Artaxerxès II qui aimait beaucoup le prince Cyrus, pleure la mort de ce dernier ("Parysatis partit pour Babylone, pleurant la mort du prince Cyrus, et, ayant recouvré avec peine la tête et la main de ce dernier, elle les envoya à Suse, où elle leur donna la sépulture", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 59) et fomente sa vengeance contre Stateira, nous reviendrons également sur ce sujet plus loin.


Les Dix Mille apprennent la mort du prince Cyrus. Ils se replient sur leur camp de la veille (puisque leur camp de Kounaxa a été dévasté par Artaxerxès II). Ils y retrouvent le Perse Ariaios, hyparque du prince Cyrus qui s'est enfui après la mort de celui-ci, et qui est bien décidé à retourner vers l'Anatolie au plus vite ("Au point du jour, les stratèges s'assemblèrent, étonnés que le prince Cyrus n'envoyât personne donner des ordres ou qu'il ne parût pas lui-même. Ils se décidèrent à plier les bagages qui leur restaient, à prendre les armes, à se porter en avant et à le rejoindre. Ils étaient sur le point de se mettre en marche, quand arrivèrent Proclès, gouverneur de la Teuthranie [région de Mysie] et descendant du Spartiate Démarate [roi eurypontide du début du Vème siècle av. J.-C.], et Glos fils de Tamos [on se souvient que l'Egyptien Tamos est le commandant de la flotte ayant amené les renforts au prince Cyrus à Issos], qui informèrent que le prince Cyrus était mort, qu'Ariaios s'était enfui avec les autres barbares au camp d'où ils étaient partis la veille, qu'il leur promettait de les y attendre toute la journée s'ils voulaient s'y rendre, mais que le lendemain il retournerait avec ou sans eux en Ionie d'où il était venu", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 1.2-3 ; "Dès que la nuit fut passée, Aridaios [corruption d'"Ariaios" chez Xénophon] qui s'était réfugié dans ses quartiers envoya des messagers à Cléarque pour l'inviter à se joindre à lui dans une retraite commune vers la mer, car la mort du prince Cyrus et les troupes nombreuses du Grand Roi inspiraient les plus vives inquiétudes à ceux qui avaient osé prendre les armes contre Artaxerxès II", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.24). Cléarque, via Cheirisophos et Ménon, remet Ariaios à sa place, d'une manière feutrée, sur le mode : "Ce n'est pas toi qui décideras si tu retournes en Anatolie, mais le vainqueur, c'est-à-dire Artaxerxès II si nous sommes vaincus, ou nous les Dix Mille si nous échappons à Artaxerxès II" ("En apprenant cette nouvelle, les stratèges et les autres Grecs furent vivement affligés. Cléarque dit : “Le prince Cyrus n'est plus, c'est regrettable, mais c'est ainsi. Allez annoncer à Ariaios que nous avons vaincu le Grand Roi car personne ne peut nous résister, qu'au moment où vous [les envoyés d'Ariaios] êtes arrivés nous étions prêts à marcher contre le Grand Roi, et que si Ariaios nous rejoint nous l'installerons sur le trône royal, car seuls les vainqueurs pourront disposer de l'Empire”. Ayant dit cela, il congédia les envoyés, en les accompagnant par Cheirisophos de Sparte et Ménon de Thessalie, ce dernier ayant réclamé cette tâche comme ami et hôte d'Ariaios", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 1.4-5). De son côté, Artaxerxès II envoie un député nommé "Phalinos" vers les Dix Mille pour leur demander leurs armes ("De la part du Grand Roi et de Tissapherne arrivèrent d'autres barbares, ainsi que le Grec Phalinos que Tissapherne appréciait pour ses connaissances en tactique et en maniement des armes. Les hérauts s'approchèrent, appelèrent les chefs des Grecs, et dirent que le Grand Roi se considérait comme vainqueur puisqu'il avait tué le prince Cyrus, et qu'en conséquence il sommait les Grecs de déposer les armes et de venir à ses pieds pour solliciter un bon traitement", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 1.7-8 ; "Cléarque convoqua les stratèges et les chefs de corps pour délibérer sur la situation. Ils étaient en pleine discussion quand arriva une députation du Grand Roi conduite par le Grec Phalinos de Zakynthos. Introduits dans l'assemblée, les députés dirent : “Le Grand Roi Artaxerxès II demande : « Puisque j'ai vaincu et tué le prince Cyrus, cédez vos armes, et venez vous abaisser à l'entrée de ma demeure comme suppliants afin obtenir ma clémence »”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.25). Proxène imite alors Léonidas Ier aux Thermopyles en -480 en rétorquant : "Viens les prendre !" ("Proxène de Thèbes prit alors la parole : “Pour ma part, ô Phalinos, je me demande avec étonnement si c'est comme vainqueur que le Grand Roi exige nos armes, ou comme ami en guise de présent. Si c'est comme vainqueur, pourquoi les demande-t-il ? Qu'il vienne les prendre ! Et s'il veut les avoir par la persuasion, qu'il dise d'abord ce qu'il fera pour les soldats en retour”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 1.10 ; "A ces paroles [d'Artaxerxès II transmises par Phalinos] chacun des stratèges grecs répondit à la manière de Léonidas Ier face à Xerxès Ier, quand celui-ci demanda ses armes à celui-là aux Thermopyles : “Si Le Grand Roi nous considère comme ses amis, rétorqua Léonidas Ier aux envoyés de Xerxès Ier, nous lui serons plus utiles en conservant nos armes, s'il nous considère au contraire comme ses ennemis nous le combatterons avec les mêmes armes”. Cléarque tint à peu près le même propos. Le Thébain Proxène dit : “Nous avons presque tout perdu, sauf notre courage et nos armes, si nous conservons nos armes notre courage pourra encore servir, en revanche si nous les livrons il nous sera inutile. Retournez dire au Grand Roi que s'il nous attaque nous nous sauverons ensemble avec nos armes”. On raconte que le capitaine Sophilos dit aux envoyés d'Artaxerxès II : “Je suis surpris par les mots du Grand Roi. S'il s'estime supérieur aux Grecs, qu'il vienne avec son armée prendre nos armes, ou qu'il nous explique quelle grâce il nous accordera pour prix de ce sacrifice”. Et l'Achéen Socratès conclut : “La conduite du Grand Roi est étrange. Il nous demande de céder immédiatement ce qu'il veut nous prendre, et d'implorer comme suppliants ce qu'il doit nous donner. Nous croit-il vaincus ? Qu'il vienne avec ses nombreuses troupes, il verra qui sont les vainqueurs ! Et s'il sait que nous sommes vainqueurs et essaie de nous tromper par le bluff, comment pourrions-nous prêter foi à sa conduite ?”. Les députés repartirent avec ces diverses réponses", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.25). Xénophon est plus diplomate, il reconnaît que la mission des Dix Mille est un échec puisque le prince Cyrus est mort et qu'ils n'ont plus rien à faire en Babylonie, mais il s'appuie justement sur ce constat pour justifier qu'ils conserveront leurs armes, afin de quitter le territoire perse et retourner en Anatolie au plus vite ("Xénophon d'Athènes dit : “O Phalinos, tu peux constater que nous n'avons plus d'autre ressource que nos armes et notre courage. Tant que nous aurons nos armes, nous sommes sûrs que notre courage ne nous fera pas défaut. Les livrer, serait livrer nos personnes. Ne crois donc pas que nous abandonnerons le seul bien qui nous reste : il nous sert à défendre nos intérêts”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 1.12). La tactique de la menace agressive ayant échoué, les députés d'Artaxerxès II optent pour la tactique de secours, celle de l'embobinage : Phalinos abandonne l'attitude du négociateur arrogant et revêt le manteau du négociateur accommodant, il joue au confident en quête d'un donnant-donnant, en déclarant qu'Artaxerxès II, derrière son apparence intraitable, est en réalité bien conscient que son armée ne vaut rien contre les Dix Mille et ne veut surtout pas risquer de les affronter une nouvelle fois, simplement il sait que les Dix Mille sont perdus sans ravitaillement et sans guide en plein milieu de l'Empire et qu'il peut dresser contre eux toutes les populations qu'ils seraient tentés de piller, et les condamner ainsi à la mort par famine, Phalinos avance donc un compromis secrètement approuvé par Artaxerxès II, il propose aux Dix Mille de rester sur place en Babylonie le temps qu'Artaxerxès II pourvoie à leurs besoins pour les aider à retourner en Anatolie au plus vite, si au contraire les Dix Mille décident de retourner vers l'Anatolie par leurs propres moyens Artaxerxès II usera de tous les moyens pour les empêcher de saccager les régions qu'ils traverseront et pour les anéantir. Evidemment, cette manœuvre est un leurre : comme on va le voir par la suite, Artaxerxès II n'a nullement l'intention d'aider les Grecs à rentrer chez eux, il veut seulement les fixer en Babylonie pour qu'ils s'y affaiblissent, au point de ne plus être capables de porter les armes, de se défendre, et d'être à la merci des Perses, Artaxerxès II mise sur un succès de long terme puisque qu'il les sait encore trop fort pour tenter une nouvelle confrontation à court terme. Cléarque accepte ce compromis (par feinte ? ou sincèrement ?), il promet de ne pas bouger ("“Va dire de notre part que nous croyons que comme amis du Grand Roi nous vaudrons toujours davantage en gardant nos armes plutôt qu'en les cédant, et que comme adversaires nous avons pareillement intérêt à les conserver qu'à les rendre.” Phalinos répondit : “Je le dirai. Mais le Grand Roi m'a encore chargé de vous informer que tant que vous resterez ici il vous accordera une trêve, et qu'il vous combattra si vous avancez ou reculez. Répondez sur ce point : choisissez-vous de rester ici pour maintenir la trêve, ou voulez-vous la guerre ? Je porterai votre réponse”. “Réponds, dit Cléarque, que nous acceptons la propositions du Grand Roi.” “Qu'entends-tu par là ?”, dit Phalinos. “La trêve si nous restons, dit Cléarque, et la guerre si nous avançons ou reculons”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 1.20-22). Les députés repartent, tandis que Cheirisophos revient seul : Ménon est resté auprès d'Ariaios, qui persiste dans une retraite vers l'Anatolie dès le lendemain ("Phalinos repartit avec ceux qui l'avaient accompagné. Proclès et Cheirisophos revinrent du camp d'Ariaios, où Ménon était resté : “Ariaios a répondu, dirent-ils, que beaucoup de Perses plus réputés que lui existent, qui n'accepteraient jamais de le reconnaître Grand Roi. Il réitère donc sa proposition de faire retraite avec lui. Il vous prie de le rejoindre cette nuit, sinon il partira demain matin”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.1). Cléarque, ainsi forcé, oublie sa promesse à Phalinos et se range à l'avis d'Ariaios ("D'après mes renseignements [c'est Cléarque qui parle à la troupe], le fleuve Tigre qui est entre nous et le Grand Roi ne peut se traverser qu'en bateaux, or nous n'en avons aucun. Nous ne pouvons pas rester ici puisque nous n'avons plus de vivres. Il ne nous reste plus qu'à rejoindre les amis du prince Cyrus, les augures y sont favorables", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.3), il se résoud à quitter les lieux pour sapper l'influence d'Ariaios - et de ceux, comme Ménon, qui espérait trouver en Ariaios un contrepoids à Cléarque ("A partir de ce moment, Cléarque commanda et les autres obéirent, sans l'avoir élu, mais voyant bien qu'il avait l'autorité nécessaire pour commander tandis que les autres étaient sans expérience", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.5). On se jure mutuellement de rester unis contre les Perses ("Cléarque se mit à la tête des troupes […], qui le suivirent. On arriva vers minuit à l'ancien camp, où se trouvait Ariaios avec son contingent. On posa les armes devant les rangs, et les stratèges ainsi que les capitaines se rendirent auprès d'Ariaios. Les Grecs, Ariaios et les principaux de son contingent, jurèrent de ne pas se trahir et de rester alliés fidèles, les barbares promirent en outre de guider loyalement l'armée", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.8).


Ariaios expose son plan de retraite. La route de l'aller est impossible car tous les champs, les entrepôts, les caves, les greniers y ont été pillés, on doit donc emprunter un autre itinéraire, non plus vers la mer Méditerranée à l'ouest mais vers le Pont-Euxin/mer Noire au nord. L'important est de creuser la plus grande distance en un minimum de temps, car l'armée du Grand Roi est plus importante et donc plus lente à se mouvoir que celle des Dix Mille, et elle réclame encore plus de vivres que les Dix Mille, elle ne pourra donc plus rattraper ces derniers ("Si nous retournons sur nos pas [c'est Ariaios qui parle], nous mourrons tous de faim puisque nous n'avons plus de vivres, et au cours des dix-sept étapes que nous avons faites pour arriver ici nous n'avons rien trouvé dans le pays ou nous avons consommé en passant le peu qu'il y avait. Je pense donc que nous devrions emprunter une route plus longue mais où nous ne manquerons pas de vivres. Nous parcourrons les premières étapes aussi rapidement que nous pourrons afin de nous éloigner le plus possible de l'armée du Grand Roi. Quand nous aurons atteint une avance sur lui de deux ou trois jours de marche, il ne pourra plus nous atteindre : il n'osera pas nous suivre avec peu de troupes, et s'il en a beaucoup il ne pourra pas aller vite et manquera peut-être aussi de vivres", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.11-12). Les Grecs se mettent en marche ("Dès que le jour parut, on se mit en marche, le soleil à droite, pour tenter d'arriver au soleil couchant aux premiers villages de la Babylonie", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.13 ; "Après la mort du prince Cyrus, Cléarque se retira avec les Grecs et campa dans une cité bien approvisionnée. Tissapherne députa vers eux pour leur proposer de demeurer en ce lieu à condition de livrer leurs armes. Cléarque feignit d'accepter, calculant que Tissapherne disperserait ses troupes dans les alentours. Effectivement Tissapherne dispersa ses troupes, croyant à tort que l'accord serait respecté. Cléarque en profita pour se mettre en mouvement pendant la nuit. Il marcha pendant un jour et une nuit avant que Tissapherne réussisse à rassembler péniblement ses troupes", Polyen, Stratagèmes, II, 2.2). Mais ils sont vite rejoints par Artaxerxès II, dès le premier jour. Xénophon, qui raconte l'épisode du point de vue grec, ignore comment le Grand Roi a pu déplacer ses troupes aussi rapidement que les Dix Mille ("Vers l'après-midi, on crut voir des cavaliers ennemis. Ceux des Grecs qui marchaient à l'écart se hâtèrent de regagner les rangs. Ariaios, qui était monté sur un chariot à cause de ses blessures, sauta à bas et mit sa cuirasse, ainsi que ceux qui étaient avec lui. Pendant qu'ils s'armaient, les éclaireurs qu'on avait envoyés en avant revinrent : ils déclarèrent que ce n'étaient pas des cavaliers mais des bêtes de somme à la pâture. Tout le monde en conclut que le Grand Roi campait près de là", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.14-15). Cléarque décide de faire demi-tour pour signifier gaillardement que les Grecs ne se laisseront pas écraser, qu'ils ne sont pas abattus ("Cléarque ne marcha pas à l'ennemi, parce que les soldats étaient fatigués et à jeun, et que la journée était bien avancée. Mais il ne se détourna pas, pour n'avoir pas l'air de fuir. Il mena les troupes droit devant, et au coucher du soleil il campa avec l'avant-garde de la colonne dans les villages proches, d'où l'armée royale avait emporté tout, même le bois des maisons. Les premiers arrivés prirent position en bon ordre comme d'habitude, mais les suivants qui arrivèrent à la nuit close s'installèrent au hasard et firent beaucoup de bruit en s'appelant les uns les autres. Les postes les plus rapprochés des ennemis les entendirent et s'enfuirent de leurs tentes. On s'en aperçut le lendemain, car on ne vit plus aux environs ni bêtes de somme, ni camp, ni fumée : le Grand Roi avait manifestement été effrayé par l'approche de l'armée", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 2.16-18), et le stratagème fonctionne : Artaxerxès II prend peur et recule, il envoie des émissaires pour négocier ("Le Grand Roi avait été effectivement effrayé par le mouvement des troupes ennemies, ainsi que je l'ai écrit précédemment : lui qui leur avait ordonné la veille de livrer leurs armes, il envoya des hérauts au lever du soleil pour leur proposer un accommodement", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.1). Cléarque range les Dix Mille en ligne pour impressionner son adversaire, et envoie des émissaires à son tour ("[Cléarque] disposa alors ses troupes de façon que la ligne offrît à l'œil une masse compacte et qu'aucun des soldats sans armes ne fût en évidence, puis il manda les députés et alla lui-même au-devant d'eux avec ses soldats les mieux armés", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.3). Artaxerxès II propose une trêve, le temps de trouver des guides qui aideront les Dix Mille à marcher vers les régions disposant encore de vivres en quantité suffisante pour les nourrir et leur permettre de retourner au plus vite en Anatolie ("[Les envoyés du Grand Roi] dirent qu'ils venaient proposer une trêve, avec mission de communiquer aux Grecs les intentions du Grand Roi, et au Grand Roi celles des Grecs. Cléarque répondit : “Annoncez-lui donc que nous combattrons, parce que nos ventres sont vides : qui peut ainsi parler de trêve aux Grecs tout en les laissant mourir de faim ?”. Cela étant dit, les envoyés s'en retournèrent. Ils revinrent bientôt, ce qui prouva que le Grand Roi était tout près, ou son mandataire chargé de la négociation. Ils dirent que le Grand Roi trouvait la demande raisonnable, mais qu'on devait d'abord conclure la trêve, et qu'ensuite ils reviendraient avec des guides chargés de conduire les Grecs à un endroit où ils auraient des vivres", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4-6). Cléarque accepte (encore une fois, par feinte ? ou sincèrement ?), les guides perses conduisent les Dix Mille dans un endroit non localisé avec des vivres en quantité ("[Cléarque] annonça aux envoyés qu'il acceptait la trêve, et les pria aussitôt de le conduire au lieu où étaient les vivres. Ils se mirent en mouvement. Cléarque se mit en marche pour aller conclure le traité, l'armée en ordre de bataille, et lui-même à l'arrière-garde", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.9-10). Les Dix Mille se ravitaillent ("On arriva aux villages où les guides avaient indiqué qu'on pourrait prendre des vivres : on y trouva du blé en abondance, du vin de palmier et une boisson acide extraite des fruits", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.14).


Ils restent sur place pendant trois jours. Artaxerxès II a désigné Tissapherne comme chef pour les ramener en Anatolie ("On séjourna trois jours en cet endroit. De la part du Grand Roi arriva Tissapherne, frère de [Stateira] l'épouse du Grand Roi, trois autres Perses et une suite nombreuse d'esclaves. Les stratèges grecs allèrent au-devant d'eux. Tissapherne leur parla ainsi, via son interprète : “Grecs, j'habite un pays voisin de la Grèce. Je vous vois tombés dans un malheur sans issue, j'ai donc sollicité auprès du Grand Roi de vous ramener sains et saufs en Grèce, et je souhaite qu'il me donne sa permission. J'espère que vous saurez rendre grâce à ma conduite, vous et la Grèce entière : c'est en exprimant cette espérance que j'ai présenté ma requête au Grand Roi, en ajoutant qu'elle était légitime puisque j'ai été le premier à lui annoncer la mort du prince Cyrus et à lui amener du secours après cette nouvelle, que je suis le seul à ne pas m'être enfui face aux Grecs, que j'ai réussi à me frayer un passage pour rejoindre le Grand Roi dans votre camp qu'il avait conquis après avoir tué le prince Cyrus, et que j'ai poursuivi avec mes troupes les barbares à la solde du prince Cyrus”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.17-19). Cléarque réitère sa confiance dans la volonté affichée d'Artaxerxès II d'aider les Dix Mille à rentrer chez eux ("Les Grecs s'éloignèrent, délibérèrent, et répondirent par la bouche de Cléarque : “Nous ne nous sommes pas ligués pour guerroyer délibérément contre le Grand Roi : si nous avons marché contre le Grand Roi, c'est parce que le prince Cyrus, tu le sais bien toi-même, a trouvé mille prétextes pour nous prendre au dépourvu et nous amener ici. Certes, quand nous l'avons vu en péril, nous n'avons pas voulu le trahir, parce que face aux dieux et face aux hommes il eût été honteux d'agir ainsi après tous les bienfaits qu'il nous avait prodigués. Mais depuis qu'il est mort, nous n'avons plus aucune raison de disputer au Grand Roi sa souveraineté, et nous n'avons aucun motif de ravager ses terres. Nous ne voulons plus attenter à sa vie, nous voulons simplement retourner dans notre pays. Si on nous inquiète, nous nous défendrons avec l'aide des dieux, si au contraire on est généreux à notre égard, nous ferons tout ce que nous pourrons pour nous montrer aussi généreux en retour”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.21-23). Tissapherne dit aux Grecs qu'il s'absente pour demander au Grand Roi l'autorisation de départ ("Après avoir entendu [Cléarque], Tissapherne reprit : “Je transmettrai ton discours au Grand Roi, et je t'informerai ensuite de ses intentions. Jusqu'à mon retour, que la trêve subsiste. Nous vous fournirons de quoi survivre”. Le lendemain, il ne reparut pas, les Grecs s'inquiétèrent. Mais le surlendemain il revint et dit qu'il avait enfin obtenu du Grand Roi la permission de sauver les Grecs, malgré la résistance d'un grand nombre affirmant contraire à la dignité du Grand Roi de laisser aller des gens qui avaient porté les armes contre lui", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.24-25), il supplie les Grecs de ne pas se comporter comme des brigands ("[Tissapherne] ajouta : “Soyez assurés que nos pays ne vous seront pas hostiles, que nous vous guiderons loyalement vers la Grèce en vous fournissant des vivres, et que si nous ne vous en fournissons pas nous vous permettons de prendre sur le pays où vous serez ce qui sera nécessaire à votre subsistance. Mais en retour, vous devez nous jurer de passer partout comme en pays ami, c'est-à-dire sans combattre, de ne subtiliser le manger et le boire que si nous ne vous fournissons pas de quoi l'acheter, et que quand nous vous le fournirons vous le consacrerez exclusivement à l'achat de vos vivres”. Ces clauses étant arrêtées, on échangea les serments en se donnant la main", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.26-28), puis il part ("Tissapherne leur dit : “Maintenant je retourne auprès du Grand Roi. Quand j'aurai accompli mes devoirs, je reviendrai avec mes troupes pour vous ramener en Grèce et retourner moi-même dans mon gouvernement”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.29 ; "Dès que le Grand Roi, à peine remis de sa blessure, apprit le départ des ennemis, il se mit à leurs trousses à la tête de son armée, croyant avoir affaire à des fuyards. Il les rejoignit rapidement car ils marchaient à pas lent. Comme la nuit tombait, il établit son camp à proximité du camp ennemi. A la pointe du jour, les Grecs se rangèrent en bataille. Le Grand Roi leur envoya des parlementaires et conclut d'emblée une trêve de trois jours, s'engageant à ne pas les combattre, à leur donner des guides pour les reconduire vers la mer, à faciliter leur retraite en leur ouvrant les marchés de vivres. De leur côté, les mercenaires de Cléarque et toutes les troupes d'Aridaios [corruption d'"Ariaios" chez Xénophon] promirent de ne causer aucun dommage dans les pays à parcourir. Après la conclusion de cette trêve, les Grecs continuèrent leur marche, et le Grand Roi ramena son armée à Babylone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.26). Et pendant plus de vingt jours, aucune nouvelle. Ariaios reçoit d'autres délégués du Grand Roi et méprise de plus en plus les Dix Mille : il se prépare manifestement à trahir. Les proches de Cléarque de leur côté le préviennent que le temps joue contre eux : "Actuellement les Perses n'attaquent pas parce qu'ils sont dispersés, pendant que nous nous amollissons dans l'inaction à attendre je-ne-sais-quoi, Artaxerxès II en profite pour rassembler le maximum de troupes et il nous anéantira dès qu'elles seront à sa disposition. Nous devons agir ! Nous devons partir dès maintenant !" ("Les Grecs et Ariaios, campés les uns près des autres, attendirent Tissapherne plus de vingt jours. Durant cette période, Ariaios reçut la visite de ses frères et d'autres parents, des Perses vinrent également le trouver pour l'assurer que le Grand Roi était prêt à oublier son alliance avec le prince Cyrus et tout ce qui s'était passé. On s'aperçut peu à peu qu'Ariaios et ses soldats avaient moins d'égards pour les Grecs, au point que beaucoup de Grecs mécontents de cette conduite allèrent trouver Cléarque et les autres stratèges pour leur dire : “Pourquoi rester ici ? Ignorons-nous que le Grand Roi paierait bien cher notre perte, afin de dissuader les autres Grecs de faire campagne contre lui ? Il nous engage à rester ici parce que ses troupes sont dispersées, mais quand il les aura réunies il fondra immanquablement sur nous. Peut-être creuse-t-il des fossés, peut-être élève-t-il des murs, pour que la route nous soit impraticable. En tous cas on n'imagine pas qu'il accepte jamais de nous laisser retourner en Grèce de bon cœur, et de reconnaître ainsi publiquement que nous qui sommes si peu nombreux, avons réussi à venir devant ses portes, à le vaincre, et à nous retirer en le narguant”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.1-4). La méfiance est temporairement atténuée par le retour inopiné de Tissapherne, qui lance le signal du retour. Mais l'ambiance générale est bizarre. Tissapherne est désormais entouré par Orontès, qui a trahi le prince Cyrus à l'aller, et surtout par Ariaios qui semble complètement oublier ses anciens liens avec le prince Cyrus et avec les Dix Mille ("C'est alors qu'arriva Tissapherne avec sa troupe prêt à retourner chez lui, et Orontès également avec sa troupe et avec son épouse [Rhodogune, comme on l'a vu plus haut] qui était la fille du Grand Roi. Nous partîmes donc, guidés par Tissapherne, qui acheta des vivres. Ariaios, suivi des troupes barbares du prince Cyrus, marchait avec Tissapherne et Orontès et campait avec eux. Les Grecs, qui se défiaient d'eux, marchaient de leur côté sous la conduite de leurs guides, et ils campaient séparément, à moins d'une parasange. On s'observait mutuellement comme des ennemis, ce qui engendra des soupçons", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 3.8-10). Une nuit, près de la cité non localisée de Sittakè (qui marque la frontière sud de la Médie selon Strabon : "[La Médie] touche au nord le territoire des Kadousiens et des autres peuples vivant au-dessus de la mer Hyrcanienne [la mer Caspienne] dont j'ai parlé précédemment, au sud l'Apolloniatide alias l'ancienne Sittakènie", Strabon, Géographie, XI, 13.6), Proxène et Xénophon sont interpellés par un homme qui se prétend envoyé secret d'Ariaios et d'Artabaze (petit-fils d'Artabaze frère de Mardonios le vaincu de la bataille de Platées en -479, et grand-père d'Artabaze futur allié d'Alexandre le Grand ; cet Artabaze est probablement le père de Pharnabaze le satrape de Phrygie hellespontique). Cet homme déclare que, malgré les apparences, Ariaios et Artabaze ne sont pas dociles à Tissapherne, ils entretiennent la mémoire du prince Cyrus et veulent avertir les Dix Mille d'une attaque imminente de Tissapherne contre eux ("Nous traversâmes deux canaux, l'un sur un pont fixe, l'autre sur un pont de bateaux. Ces canaux dérivent du Tigre, pour arroser le pays par des tranchées d'abord larges, puis plus petites, et enfin par des petites rigoles similaires à celles des champs de mil en Grèce. Puis nous arrivâmes au Tigre. A quinze stades de ce fleuve se trouve la grande cité très peuplée de Sittakè. Les Grecs campèrent à proximité, près d'un parc beau et vaste, planté d'arbres de toutes espèces. Les barbares avaient passé le Tigre et n'étaient plus visibles. Après le souper, Proxène et Xénophon se promenaient devant la partie du camp la plus avancée. Un homme vint à eux pour demander Proxène ou Cléarque […]. Proxène s'étant nommé, cet homme lui dit : “Je suis envoyé par Ariaios et Artabaze, qui restent fidèles au prince Cyrus et qui vous veulent du bien. Ils vous conseillent de vous tenir sur vos gardes, de peur que les barbares vous attaquent cette nuit depuis le parc voisin, où des troupes ont été concentrées. Ils vous engagent également à envoyer un contingent au pont du Tigre, que Tissapherne a résolu de détruire cette nuit pour vous empêcher de passer et vous enfermer entre le fleuve et le canal”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.13-17). Le message est transmis à Cléarque. On s'interroge… et on découvre que le messager en question n'est qu'un leurre, envoyé par Tissapherne pour effrayer Cléarque et l'inciter à quitter sa position avantageuse au profit d'une autre qui piégerait les Dix Mille comme dans une nasse ("Ayant entendu ce rapport, [Proxène et Xénophon] conduisirent l'homme à Cléarque et lui rapportèrent ses dires. Cléarque fut troublé, épouvanté même à ce récit. Mais un jeune homme parmi ceux qui étaient présents, après un moment de réflexion, observa une incohérence entre la prétendue attaque imminente et la rupture du pont : “S'ils nous attaquent, ils seront vainqueurs ou vaincus. Or s'ils sont vainqueurs, à quoi leur sert de couper le pont ? Nous ne risquerons plus de nous échapper, par ce pont ou par d'autres, puisque nous serons défaits. Et si c'est nous qui sommes vainqueurs, ils ne pourront plus s'enfuir puisque le pont sera détruit, ni espérer le secours des nombreuses forces qu'ils ont sur l'autre rive puisque le passage du fleuve sera désormais impossible”. Cléarque demanda alors à l'envoyé quelle était l'étendue du pays situé entre le Tigre et le canal : celui-ci répondit que le pays était vaste, avec de nombreux hameaux et beaucoup de villages. On comprit ainsi que les barbares avaient envoyé cet homme comme un leurre, pour inciter les Grecs à quitter leur position, de peur qu'en cas de rupture du pont ils se retrouvassent à l'abri sur cette sorte d'île protégée d'un côté par le Tigre et de l'autre côté par le canal, vaste et fertile, avec des vivres garantis, ce qui inquiétait le Grand Roi", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.18-22). La preuve : Cléarque envoie un groupe de soldats pour garder un pont sur le Tigre assurant la perte des Perses en cas de victoire grecque ou la sécurité des Grecs en cas de victoire perse, or ce petit groupe de soldats ne repère aucun mouvement chez les Perses ("On envoya un détachement pour garder le pont. Mais personne ne l'attaqua. Aucune sentinelle ennemie ne parut", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.23). Tissapherne constate l'échec de son stratagème le lendemain matin, les Dix Mille sont restés tranquilles, il doit donc continuer à les guider en feignant n'avoir rien tenté contre eux ("Le lendemain, au point du jour, on passa un pont de trente-sept bateaux qui enjambait le Tigre, avec toutes les précautions possibles. Les Grecs proches de Tissapherne avaient averti d'une attaque lors du passage, sans raison. Mais seul Glos [fils de l'Egyptien Tamos qui a ravitaillé le prince Cyrus à Issos ; Glos joue donc double-jeu au profit de Tissapherne, comme Ariaios] avec quelques barbares parurent au moment où nous traversions, et, ayant observé notre passage, s'éloigna au galop", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.24 ; selon Polyen, ce n'est pas Tissapherne mais Cléarque qui a lancé une fausse rumeur pour inciter les Grecs à quitter leur position et accélérer leur retour en Anatolie : "Après la mort du prince Cyrus, les Grecs occupèrent une région fertile et vaste entouré par un fleuve [le Tigre], qu'une langue de terre empêchait d'être une île parfaite. Il ne voulait pas que les Grecs y campassent, mais les Grecs ne partageaient pas cet avis. Alors il propagea la rumeur que le Grand Roi voulait murer cette langue de terre. Les Grecs entendirent cette fausse rumeur, ils se rangèrent à l'avis de Cléarque et campèrent au-delà de la langue de terre", Polyen, Stratagèmes, II, 2.4). Les Dix Mille arrivent à Opis (peut-être l'actuel site de tell al-Mujailat dans la banlieue sud-est de Bagdad en Irak : "Des bords du Tigre, on parcourut vingt parasanges en quatre étapes pour arriver au fleuve Physcos [aujourd'hui le fleuve Odorneh], large d'un plèthre. Un pont l'enjambait près de la grande cité d'Opis", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4), puis ils traversent un vaste domaine appartenant à la reine-mère Parysatis au confluent du Tigre et du Petit Zab ("[Depuis la cité d'Opis], on parcourut trente parasanges à travers les déserts de Médie, pour arriver sur les terres de Parysatis, mère du prince Cyrus et d'Artaxerxès II. Tissapherne, pour insulter la mémoire du prince Cyrus, permit aux Grecs de les piller, mais avec défense de faire des esclaves. On y trouva beaucoup de blé, de bétail et autres butins", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.27). Ils franchissent le Petit Zab ("On arriva ensuite à la rivière Zapatas [aujourd'hui le Petit Zab, affluent de la rive gauche du Tigre], large de quatre plèthres. On y séjourna quatre jours. Les soupçons perduraient, sans preuves. Cléarque résolut donc, avant que la situation dégénérât en guerre, de s'entretenir avec Tissapherne pour tenter de dissiper tout malentendu", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.1-2). Mais Cléarque se laisse abuser. Il croit de plus en plus que Tissapherne est bien disposé à l'égard des Grecs, et cette croyance est peut-être fondée en partie : Tissapherne a des grandes ambitions sur l'Anatolie, et avec les Dix Mille sous ses ordres elles pourraient se réaliser plus facilement ("Avec toi [c'est Cléarque qui s'adresse à Tissapherne] la route est ouverte, tous les fleuves sont franchissables, et nous ne risquons pas de manquer de vivres : sans toi toute route devient ténébreuse puisque nous n'en connaissons aucune, les fleuves deviennent des obstacles, la multitude devient effrayante, et plus effrayante encore la solitude et le sentiment d'abandon. Si la fureur nous poussait à te tuer, toi notre bienfaiteur, que pourrions-nous espérer sinon la vengeance terrible du Grand Roi ? Je vais te dire de quoi nous nous priverions, si nous tentions de te maltraiter. Nous avons souhaité naguère être l'ami du prince Cyrus parce que nous croyions trouver en lui un homme capable d'apporter des bienfaits à qui il voudrait, or je te vois aujourd'hui maître de son pouvoir et de son domaine sans avoir perdu pour cela ton propre gouvernement, je vois que la puissance royale que le prince Cyrus combattait est au contraire ton alliée : constatant cela, qui serait assez fou pour ne pas désirer être ton ami ? Je vais te dire à présent d'où me vient l'assurance que tu veux toi aussi devenir notre ami. Je sais que les Mysiens t'inquiètent : avec les forces dont je dispose, je pourrai les réduire à ta merci. J'en dis autant des Pisidiens, et de beaucoup d'autres peuples dont on m'a parlé qui t'empêchent de dormir : je pourrai les réduire à ta merci. Quant aux Egyptiens contre lesquels je vous sais tout particulièrement irrités, je ne vois pas quelles autres forces que les miennes vous pourriez employer pour les châtier. Parmi les peuples qui vous avoisinent, aucun n'est plus puissant que nous comme ami. En nous traitant comme des ministres, tu seras un maître absolu contre quiconque t'inquiète, car nous ne servirons pas seulement par l'appât d'une solde mais par la reconnaissance de ta bonté, que nous considérerons comme un devoir. Quand je mesure tous ces motifs, je suis donc vraiment étonné par ta défiance, et je serais curieux de savoir par un discours habile un homme pourrait encore te persuader que nous tramons contre toi", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.9-15). Tissapherne alimente naturellement cette croyance ("Si nous voulons vous perdre, crois-tu que nous manquons de cavalerie, d'infanterie, d'armes, pour le faire sans le moindre risque ? Crois-tu que, pour vous attaquer, nous manquons de territoires, de vastes plaines amies que vous devrez traverser avec peines, de montagnes que vous devrez franchir, dont nous pouvons vous fermer le passage en les occupant à l'avance ? Crois-tu que nous ne sommes pas capables d'avancer un arsenal pour combattre vos troupes essayant de passer telles rivières, et que vous pourriez traverser tels fleuves si nous n'étions pas là pour vous y aider ? Supposons qu'en tout cela nous ayons le dessous : le feu n'est-il pas plus fort que les fruits de la terre ? En brûlant tout, nous susciterions la famine, un ennemi que vous ne pourriez pas vaincre malgré votre valeur. […] Pourquoi donc, alors que nous pourrions vous exterminer, nous sommes-nous abstenus ? Parce que je veux prouver mon dévouement aux Grecs. Ces troupes étrangères que le prince Cyrus a guidées par l'argent jusque dans le haut pays, je veux, moi, les en descendre en les guidant par des bienfaits. Quant aux avantages que vous pouvez m'offrir, tu en as dit quelques-uns, mais il en existe un plus grand : seul le Grand Roi a le droit de porter la tiare droite sur sa tête [privilège accordé aux Grands Rois depuis Darius Ier, ainsi qu'aux descendants des six comploteurs qui ont aidé Darius Ier à prendre le pouvoir à la tête de la Perse en -522], or je sais qu'en vous ayant comme amis je prive tout autre homme d'en rêver", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.17-23). Mais en réalité, même s'il a effectivement des grandes ambitions sur l'Anatolie, il compte bien les concrétiser sans les Grecs, et surtout sans les Dix Mille dont l'insoumission et l'efficacité militaire le hantent : une telle armée en Anatolie serait une menace permanente contre son hégémonie personnelle. Sur le sujet des Dix Mille, Tissapherne est bien raccord avec son beau-frère et Grand Roi Artaxerxès II : les Dix Mille constituent un danger pour les affaires aulistiques d'Artaxerxès II comme pour les affaires satrapiques de Tissapherne, ils doivent être éliminés d'une façon ou d'une autre, et puisqu'on ne peut pas les vaincre sur le champ de bataille on doit les vaincre par la ruse, par la traitrise, par la duplicité, par la séduction. Cléarque cède à la naïveté. Il consent à se rendre auprès de Tissapherne, qui lui a demandé de venir avec tous ses lieutenants ("Cléarque, croyant que ce discours [de Tissapherne] était sincère, reprit : “Puisque nous avons de tels motifs d'amitié, ne devons-nous pas considérer que les calomniateurs sont nos ennemis et leur infliger le dernier des supplices ?”. Tissapherne dit : “Amène tes stratèges et tes capitaines : je désignerai publiquement ceux qui disent que tu manigances contre moi et mon armée”. Cléarque répondit : “Je te les amènerai tous. De mon côté, je m'engage à désigner pareillement ceux qui médisent sur toi”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.24-26). Malgré les avertissements de certains membres de son entourage, dont certainement Xénophon, Cléarque arrive à la tente de Tissapherne avec plusieurs stratèges grecs, guidés par Ménon et Proxène. Il est aussitôt arrêté. Ménon et Proxène ne profitent pas de leur trahison puisqu'ils sont arrêtés aussi. Tous sont envoyés à Artaxerxès II, qui les exécute ("Le lendemain, de retour au camp, persuadé des intentions pacifiques de Tissapherne, Cléarque raconta ce que celui-ci lui avait dit, il ajouta que les chefs devaient se rendent chez Tissapherne à la tête de tous les Grecs soupçonnés de calomnie pour y être punis comme traîtres et ennemis des Grecs, et que pour sa part il pensait que l'auteur de ces rumeurs était Ménon qui, avec son allié Ariaios réconcilié avec Tissapherne, cherchait ainsi à l'affaiblir et à regagner toute l'armée pour devenir l'ami de Tissapherne. La vérité est que Cléarque trouvait l'occasion idéale pour s'attirer l'affection de l'armée entière et se débarrasser de ceux qui le gênaient. Certains soldats s'opposèrent à lui, soutenant qu'on devait se méfier de Tissapherne et ne pas lui envoyer tous les capitaines et tous les chefs. Mais Cléarque insista fortement. Finalement, il obtint de partir avec cinq stratèges et vingt capitaines, entraînant derrière eux environ deux cents soldats en leur disant mensongèrement qu'ils allaient acheter des vivres. Ils arrivèrent au quartier de Tissapherne. Les stratèges Proxène de Béotie, Ménon de Thessalie, Agias d'Arcadie, Cléarque de Sparte et Socratès d'Achaïe entrèrent à l'intérieur, les capitaines restèrent à la porte. Quelques instants après, au même signal, on arrêta les stratèges qui étaient entrés, et on égorgea ceux qui étaient restés dehors. Ensuite des cavaliers barbares allèrent galoper dans la plaine pour massacrer tous les Grecs libres ou esclaves qu'ils rencontrèrent", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.27-32 ; "Tissapherne conclut un accord solennel avec Cléarque, il le flatta, lui présenta des courtisanes, l'assura vouloir s'engager avec les autres chefs. Proxène de Béotie, Ménon de Thessalie, Agias d'Arcadie, Cléarque de Sparte et Socratès d'Achaïe, suivis de vingt capitaines et deux cents soldats se présentèrent. Tissapherne captura les chefs, les enchaîna, les envoya au Grand Roi, et il exécuta tous les autres", Polyen, Stratagèmes, VII.18 ; "Les livres XXII, XXIII et XXIV terminent cette Histoire [de la Perse par Ctésias], ils racontent comment Tissapherne tendit des embûches aux Grecs, via Ménon de Thessalie qu'il s'était attaché, qui l'aida à capturer Cléarque et d'autres stratèges se tenant pourtant sur leurs gardes. Tissapherne recourut à tant d'artifices et de serments que les troupes forcèrent Cléarque à aller vers lui, trompées par Ménon, exhortées aussi par le Béotien Proxène, abusé comme les autres. Cléarque fut envoyé avec les autres chefs à Artaxerxès II à Babylone, les fers aux pieds. A son arrivée, toute la cité accourut pour le voir. Ctésias lui-même, qui était médecin de Parysatis, lui rendit tous les services qu'il put et tâcha de lui adoucir la rigueur de sa prison. Parysatis lui aurait rendu la liberté, et lui aurait même permis de retourner en son pays, si la reine Stateira n'eût pas poussé le Grand Roi à lui ôter la vie. Cléarque fut mis à mort", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 60 ; "Les stratèges qu'on avait arrêtés furent conduits au Grand Roi, qui leur trancha la tête. Telle fut leur fin", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.1 ; "Le Grand Roi [Artaxerxès II] étant très irrité contre les Grecs, Tissapherne lui promit de les massacrer à condition de disposer de l'armée, et de pardonner à Aridaios [alias "Ariaios" chez Xénophon] qui les livrerait pendant leur retraite. Le Grand Roi accueillit avec joie cette proposition, et permit à Tissapherne de choisir les plus braves soldats de l'armée. [texte manque] les autres chefs à venir parler avec lui. Cléarque, presque tous les stratèges et une vingtaine de capitaines se rendirent auprès de Tissapherne, accompagnés d'environ deux cents hommes voués à l'achat des vivres. Tissapherne appela les stratèges dans sa tente, les capitaines restèrent à l'entrée. Peu après, un drapeau rouge s'éleva sur la tente de Tissapherne : c'était le signal pour arrêter les stratèges à l'intérieur, et pour égorger les capitaines. Ceux qui en avaient reçu l'ordre tuèrent les soldats voués à l'achat des vivres. Un seul s'échappa vers le camp des Grecs et les informa de ce triste événement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.26 ; "Méprisant ses promesses, Tissapherne avait trompé Cléarque et les autres chefs grecs, il les avait arrêtés et les avait envoyés enchaînés au Grand Roi. Ctésias dit que Cléarque le pria de lui procurer un peigne, l'ayant obtenu il se peigna avec tant de plaisir qu'il offrit son cachet à Ctésias pour le présenter à ses parents et ses amis à Sparte au cas où il s'y rendrait, comme garant de l'amitié qui les avait unis. Ce cachet représentait une danse de cariatides [danseuses de la cité de Karyes en Laconie ; les femmes de Karyes ont donné leur nom aux "cariatides", désignant en architecture des statues féminines soutenant un entablement sur la tête]. Ctésias dit aussi que les vivres donnés à Cléarque étaient accaparées par les soldats partageant sa cellule, qui ne lui en laissaient qu'une très petite portion, et, pour remédier à cet abus, il obtint que Cléarque reçût une part plus importante et fût servi séparément des autres Grecs, il ajoute que cette faveur fut approuvée et même initiée par Parysatis. Cléarque demanda à Ctésias de cacher un petit poignard dans le jambon qu'on lui apportait quotidiennement, afin de se soustraire à la cruauté du Grand Roi, mais Ctésias refusa par crainte d'être puni par Artaxerxès II. Parysatis réclama la grâce de Cléarque à son fils, qui le lui promit sous serment, mais par la suite celui-ci céda aux insistances de la reine Stateira et condamna à mort tous les prisonniers sauf Ménon", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 18). Selon Xénophon, Ménon n'est pas condamné à la décapitation (châtiment réservée aux nobles) mais au démembrement (châtiment réservé aux brigands), il meurt plus tard des suites de ce supplice ("Quand furent arrêtés les stratèges qui avaient marché avec le prince Cyrus contre le Grand Roi, [Ménon] ne fut pas condamné comme eux, bien qu'il eût agi à leurs côtés : tandis que le Grand Roi punit Cléarque et les autres chefs en leur tranchant la tête, ce qui est une exécution noble, on dit qu'il infligea à Ménon le supplice des malfaiteurs [l'amputation des mains et des pieds], et que celui-ci en mourut un an plus tard", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 6.29). Ctésias est plus évasif, peut-être parce qu'il vit en Perse et ne veut pas révéler la cruauté des mutilations fatales infligées à Ménon ("Les autres Grecs envoyés avec [Cléarque] à Babylone furent également exécutés, sauf Ménon", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 60 ; nous ne retenons pas la version de Diodore de Sicile, qui dit que Ménon est relâché en remerciement du service rendu : "Tissapherne chargea de chaînes les stratèges grecs et les envoya à Artaxerxès II. Celui-ci les condamna tous à mort, sauf Ménon qu'il relâcha, parce que celui-ci s'était embrouillé contre ses collègues stratèges et avait semblé vouloir trahir les Grecs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.27). Selon Ctésias, le vent charrie miraculeusement des morceaux de terre sur la dépouille de Cléarque, qui finissent par lui constituer un tombeau ("Cléarque fut mis à mort. A cette occasion, un prodige se produisit autour de son corps : un vent violent se leva, porta sur le corps de Cléarque une grande quantité de terre, et lui forma un tombeau", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 60). Un peu plus loin dans son récit, Ctésias révèle que ce tombeau n'a rien de miraculeux, mais est l'œuvre secrète de Parysatis, qui a ainsi offert une sépulture décente à l'ancien compagnon d'armes de son fils chéri le prince Cyrus ("Ensuite Ctésias dit que le tombeau de terres amoncelées que Parysatis avait élevé secrètement à Cléarque par ses eunuques, se couvrit de palmiers pendant huit ans", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 62). Parysatis aura sa revanche un peu plus tard, elle empoisonnera sa bru honnie Stateira : l'épisode est raconté en détails par Ctésias dans son Histoire de la Perse aujourd'hui perdue mais dont Photios (Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 62) et Plutarque (Vie d'Artaxerxès II 19) rapportent de longs extraits que nous ne commenterons pas ici pour ne pas déborder du cadre que nous nous sommes fixés. Surtout, Parysatis réussira à effacer complètement le souvenir de Stateira dans la tête de son fils Artaxerxès II en poussant ce dernier dans les bras de… ses propres filles Amestris puis Atossa. Outre que ces mariages consanguins sur le cadavre d'une mère empoisonnée désacraliseront grandement l'image d'Artaxerxès II, ils contribueront à tendre fortement les relations avec le satrape Tiribaze auquel Artaxerxès II, nous l'avons vu plus haut, a promis l'une de ses filles en mariage en récompense de son engagement à la bataille de Kounaxa contre le prince Cyrus. Tiribaze ne supportera pas cet abus humiliant du droit de cuissage et passera le reste de sa vie en révolte tantôt silencieuse tantôt ouverte contre son Grand Roi ("Artaxerxès II avait plusieurs filles, il avait promis de marier Apama à Pharnabaze, Rhodogune à Orontès, et Amestris à Tiribaze. Il tint sa parole envers les deux premiers, mais y manqua envers Tiribaze car il épousa lui-même Amestris. Il promit alors de donner à Tiribaze Atossa, la plus jeune de ses filles, mais il le trompa encore car, devenu lui-même amoureux d'Atossa, il la prit aussi pour femme […]. Tiribaze en conçut une haine violente contre lui ", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 27 ; "Parysatis s'aperçut qu'[Artaxerxès II] était passionnément amoureux d'une de ses propres filles nommée “Atossa”, mais que la crainte de sa mère l'incitait à cacher et à contenir cette passion, même s'il entretenait déjà un commerce secret avec elle selon quelques auteurs. Dès que Parysatis comprit cela, elle témoigna à cette jeune princesse une plus grande amitié, elle vanta sa beauté et son caractère à Artaxerxès II en répétant qu'elle était digne du trône, et elle le persuada finalement de l'épouser : “Place-toi au-dessus des opinions des Grecs et de la loi, c'est toi que le dieu [Ahura-Mazda] a donné aux Perses comme seule loi et comme seule règle de justice et de vertu”", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 23).


Les Dix Mille apprennent ce qui vient de se passer par un homme de la délégation de Cléarque qui a réussi à s'échapper en sang ("Les Grecs se demandèrent ce que signifiait cette course de cavaliers qu'ils aperçurent depuis leur camp. Ils ne savaient quoi penser, quand arriva Nikarchos d'Arcadie qui s'était échappé, blessé au ventre et tenant ses entrailles dans ses mains : il raconta ce qui s'était passé. Aussitôt les Grecs coururent aux armes, frappés de terreur, redoutant que les barbares fondissent sur le camp. Mais seuls arrivèrent Ariaios, Artaozos et Mithradatès, dévoués naguère au prince Cyrus", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.33-35). Ariaios se démasque alors : il demande aux Grecs de déposer les armes et de se rendre à Tissapherne ("Quand il fut à portée de voix, Ariaios parla ainsi : “O Grecs, Cléarque, convaincu d'avoir manqué à ses serments et rompu la trêve, en a subi la peine : il est mort. Proxène et Ménon, qui ont dénoncé sa perfidie, sont en grand honneur. Quant à vous, le Grand Roi vous demande vos armes : il dit qu'elles lui appartiennent, puisqu'elles appartenaient au prince Cyrus qui était son sujet”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.38). Les Dix Mille, désormais renseignés sur la prétendue "amitié" de Tissapherne, savent qu'ils subiront le même sort que Cléarque s'ils se rendent, ils refusent donc d'obéir ("Les Grecs répondirent par la bouche de Cléanor d'Orchomène : “O le plus méchant des hommes, Ariaios, et vous tous qui étiez amis du prince Cyrus, n'avez-vous pas honte face aux dieux et aux hommes, vous qui, après avoir juré de reconnaître les mêmes amis et les mêmes ennemis que nous, voulez nous livrer à Tissapherne, le plus impie, le plus scélérat des traîtres, vous qui avez si lâchement assassiné les dépositaires de votre serment et trahi les autres pour marcher à présent contre nous avec nos ennemis ?”", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.39). Pour la première fois, Xénophon prend la parole comme représentant des Grecs et sa réponse à Ariaios est claire : "Des noix !". Ariaios se retire ("Xénophon répondit : “Si Cléarque a violé ses serments et la trêve, il a mérité sa peine, car c'est justice que les traîtres périssent. Quant à Proxène et à Ménon, qui sont vos bienfaiteurs et nos stratèges, renvoyez-les ici : étant vos amis et les nôtres, ils s'efforceront de nous donner à vous et à nous les meilleurs conseils”. Les barbares débattirent longtemps entre eux, et se retirèrent sans rien répondre", Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 5.40-42). Les Dix Mille se demandent quoi faire ("Quand les stratèges furent arrêtés et les capitaines et les soldats qui les accompagnaient furent exécutés, les Grecs se trouvèrent en grand embarras : ils étaient à proximité du Grand Roi, entourés de tous côtés par un grand nombre de peuples et de cités ennemies, sans personne pour leur fournir des vivres, à plus de dix mille stades de la Grèce, sans guide pour leur indiquer la route, bloqués sur la voie qui menait à leur patrie par des fleuves infranchissables, trahis par les mêmes barbares qui avaient accompagné le prince Cyrus dans son expédition, abandonnés seuls et sans cavaliers pour couvrir leur retraite. Vainqueurs, ils ne parviendraient pas à tuer un seul fuyard ; vaincus, aucun d'entre eux ne réussirait à s'échapper. Au milieu de ces pensées décourageantes, peu se nourrirent ce soir-là, peu allumèrent du feu, et, quand la nuit vint, peu se rapprochèrent des armes : chacun demeura où il se trouvait, aucun ne put dormir, à cause du chagrin et des regrets de leur patrie, de leurs parents, de leurs femmes, de leurs enfants, qu'ils n'espéraient plus revoir. C'est dans cette situation d'esprit qu'on se livra au repos", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.2-3). Xénophon est conscient que ne pas agir signifie la mort. Il se rend auprès des lieutenants du défunt Proxène et se propose comme nouveau commandant aux Dix Mille, pour guider leur retraite ("Xénophon s'éveilla, et voici la première pensée qui se présenta à son esprit : “Pourquoi suis-je couché ? La nuit s'avance : quand le jour se lèvera l'ennemi fondra probablement sur nous. Si nous tombons au pouvoir du Grand Roi, qui empêchera qu'après avoir vu les choses les plus affreuses et subi les souffrances les plus cruelles nous subissions une mort ignominieuse ? Personne ne réfléchit au moyen de s'échapper, nous restons couchés comme si nous avions le temps de rester en repos. Mais de quelle cité arrivera un stratège capable d'agir en conséquence ? combien de temps dois-je encore attendre ? Non, je ne serai jamais vieux si je me livre aujourd'hui aux ennemis”", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.13-14). Il rappelle à ces lieutenants qu'ils ne doivent plus rien attendre des Perses, en regard de leur cruauté naturelle et de leurs multiples déloyautés récentes ("[Xénophon] se leva et appela d'abord les capitaines de Proxène. Quand ils furent réunis, il leur dit : “O capitaines, je n'arrive pas à dormir, ni même à rester couché, et vous êtes sans doute comme moi, vu la situation où nous sommes. Il est évident que les ennemis ne nous auraient pas déclaré une guerre ouverte, s'ils ne croyaient avoir bien pris toutes leurs dispositions en conséquence. Et pourtant personne parmi nous ne réfléchit aux moyens de les repousser. Si nous ne faisons rien et si nous tombons au pouvoir du Grand Roi, quel sera notre sort, selon vous ? Cet homme, voyant mort son frère, né du même père et de la même mère que lui, a coupé sa tête et sa main et les a exposées : que croyez-vous que nous devons attendre lui, nous dont personne ne prend les intérêts, nous qui avons marché contre lui, et qui l'aurions réduit en esclavage ou qui l'aurions tué si nous l'avions pu ?”", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.15-17). Il les rassure en expliquant que la lenteur joue contre les Grecs et que la rapidité joue contre les Perses : ces derniers misent sur leurs immenses ressources, mais ils savent qu'ils ne valent rien sur le plan militaire, donc les Grecs doivent s'appuyer sur leur valeur militaire pour se tailler un chemin à coup d'épée ("Tant qu'a duré la trêve, je n'ai cessé de nous plaindre et d'envier le Grand Roi et son entourage, en considérant l'étendue et la nature du pays qu'ils possèdent, l'abondance de leurs provisions, leurs esclaves, leur bétail, et leur or, et leurs étoffes. Face à eux, nos soldats ne pouvaient accéder à tous ces biens qu'en les achetant, et encore ! ils n'étaient accessibles qu'à un très petit nombre, et nos serments nous interdisaient d'avoir le nécessaire autrement que par ce moyen : chaque fois que j'ai constaté tout cela, mes craintes ont redoublé. Mais maintenant qu'ils ont rompu la trêve, il me semble qu'ils ont mis fin à leurs outrages et à nos inquiétudes", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.19-21), les Grecs doivent se mettre en marche dès maintenant tant qu'ils sont encore vaillants ("Nous avons des corps plus endurcis que les leurs à supporter les froids, les maladies, les fatigues. Nous avons aussi des âmes plus vigoureuses. Et leurs soldats sont plus faciles à blesser et à tuer que les nôtres. Les dieux nous accorderont la victoire qu'ils nous ont déjà donnée", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.23). Xénophon prétend savoir quelle route prendre pour retourner au plus vite vers la mer Egée. Cette prétention est certainement fondée puisque dans sa jeunesse il a été éduqué par l'élite intellectuelle d'Athènes qui lui a transmis les connaissances géographiques de l'époque, il sait que la seule route qui reste aux Dix Mille est celle du Pont-Euxin/mer Noire via le pays des Kardouques puis l'Arménie, jusqu'à Trapézonte ("Peut-être certains pensent-il comme moi. Au nom des dieux, n'attendons pas que d'autres viennent à nous pour nous appeler à des actions d'éclat. Soyons les premiers à entraîner les autres sur le chemin de l'honneur. Montrez-vous les plus braves des capitaines, plus dignes d'être stratèges que les stratèges eux-mêmes. Pour ma part, si vous voulez marcher où je vous dis je suis prêt à vous suivre, si vous m'ordonnez de vous conduire je ne prétexterai pas mon âge, je crois au contraire avoir toute la vigueur qu'il faut pour éloigner de moi les maux dont je suis menacé", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.24-25). Les lieutenants se dispersent pour transmettre à leurs pairs la candidature de Xénophon et passer au vote ("[Les lieutenants de Proxène] se dispersèrent dans tous les quartiers et appelèrent à haute voix le stratège quand le stratège n'avait pas péri, le sous-stratège si le stratège était mort, le capitaine si celui-ci était sauf. Quand tous furent réunis, on s'assit devant les armes, stratèges et capitaines, une centaine environ. Il était alors près de minuit", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.32-33). Dans la nuit, Xénophon remet une couche : "Soit nous vainquons soit nous mourrons ("Nous savons tous [c'est Xénophon qui parle aux chefs rassemblés] que le Grand Roi et Tissapherne ont capturé autant de nos compagnons qu'ils ont pu, nous ne devons pas douter qu'ils tendront des pièges aux autres pour les éliminer dès qu'ils en auront l'occasion. J'estime nécessaire de tout mettre en œuvre pour ne pas tomber entre les mains des barbares, mais plutôt pour les attirer entre les nôtres", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.35), les chefs qui ont été capturés étaient des nuls naïfs c'est donc une bonne chose qu'ils ne soient plus là et que nous les remplacions ("Pour commencer, je pense que vous rendrez un grand service à l'armée si vous vous occupez à remplacer au plus tôt les stratèges et les capitaines qui ont péri, car sans chefs rien de beau et rien de bien ne se fait, surtout à la guerre", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.38), les guerres sont remportées non pas par les armées nombreuses et puissantes mais par celles qui savent qu'elles n'ont pas d'autre choix que vaincre, comme nous aujourd'hui" ("A la guerre ce ne sont pas les troupes nombreuses ni puissantes qui emportent la victoire, mais celles qui avec l'aide des dieux s'engagent de toute leur âme contre l'ennemi, celles-là rien ne leur résiste. Or j'ai observé aussi, camarades, que ceux qui dans les combats cherchent à sauver leur vie, périssent presque toujours d'une mort lâche et honteuse, tandis que ceux qui savent que la mort est commune et inévitable à tous les hommes et qui combattent pour mourir avec honneur, atteignent souvent la vieillesse et vivent heureusement. Ces constats étant établis, nous devons donc aujourd'hui, dans les circonstances où nous sommes, nous montrer courageux et exciter les autres dans la même voie", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.42-44). Le Spartiate Cheirisophos pousse les Dix Mille à se mettre sous les ordres de Xénophon ("Cheirisophos prit la parole : “Je ne te connaissais pas auparavant, Xénophon, j'avais seulement entendu dire que tu étais Athénien, mais aujourd'hui je te loue pour ce que tu dis et ce que tu fais, et je voudrais que tous les autres fussent comme toi. Allons, camarades, ne tardons pas : séparons-nous, que ceux parmi nous qui manquent de chefs en choisissent, et quand les choix auront été faits revenons tous au milieu du camp avec les nouveaux promus pour parler à tous les autres soldats”", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.45-46). Il est entendu, Xénophon devient officiellement le remplaçant de Proxène, officieusement le commandant des Dix Mille à la place de Cléarque ("On élit alors les chefs : à la place de Cléarque on nomma le Dardanien Timasion, à la place de Socratès, l'Achéen Xanticlès, à la place d'Agias, l'Arcadien Cléanor, à la place de Ménon, l'Achéen Philésios, et à la place de Proxène, Xénophon d'Athènes", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.47). Pour l'anecdote, le Perse Ariaios sera remercié pour son retournement de veste par Artaxerxès II puisqu'on le retrouvera plus tard lors de l'expédition d'Agésilas II, accueillant à Sardes les Paphlagoniens scandalisés par les pillages de l'armée spartiate (nous raconterons cet épisode dans la suite de notre étude), et il deviendra l'auxiliaire de Tithraustès le nouveau satrape de Lydie (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80, et selon Polyen, Stratagèmes, VII, 16.1).


Xénophon explique sa tactique, qui est vite acceptée. Primo, brûler les chariots et les bagages afin de s'alléger ("D'abord, [c'est Xénophon qui parle à toute l'armée] je suis d'avis de brûler les chariots de notre intendance, afin que ce ne soient plus nos attelages qui règlent nos mouvements, mais que nous nous portions où l'exigera le bien de l'armée. Ensuite, il faut brûler nos tentes, qui sont difficiles à transporter et ne servent ni pour combattre ni pour avoir des vivres. Débarrassons-nous encore du superflu de nos bagages et gardons seulement ce qui est nécessaire à la guerre, au boire ou au manger, ce sera un moyen de transformer en soldats beaucoup de porte-bagages : si nous sommes vaincus nous laisserons nécessairement tout à l'adversaire, et si nous sommes vainqueurs ce seront les ennemis qui deviendront nos porte-bagages", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 2.27-28). Deuxio, être impitoyable envers les défaitistes ou les hésitants afin de signifier aux Perses qu'ils ont une armée toujours soudée et déterminée face à eux ("L'ennemi n'a osé reprendre la guerre contre nous qu'après avoir capturé nos stratèges, en calculant que nous sommes invincibles tant que nous obéissons à nos chefs, et que nous nous perdrons dans l'anarchie maintenant que nous en sommes privés. Les nouveaux chefs doivent donc être plus vigilants que leurs prédécesseurs, et les soldats, plus disciplinés et plus dociles aux chefs actuels qu'à ceux d'autrefois. Si un soldat désobéit, chacun d'entre vous devra aider le chef à le punir, ainsi vous déjouerez le calcul de l'ennemi, qui constatera à cette occasion avoir dix mille Cléarques dressés contre lui, et non plus un seul, ne permettant à personne d'être lâche", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 2.29-31). Tertio, adopter une formation de marche en carré, c'est-à-dire les porteurs au centre et les hommes en armes autour afin de protéger les porteurs, le Spartiate Chreirisophos commandera l'avant-garde - cela ménagera la susceptibilité des Spartiates, qui constituent encore la majorité des Dix Mille et qui supporteraient difficilement d'avoir été à la tête du contingent avec le Spartiate Cléarque à l'aller et de se retrouver en queue derrière l'Athénien Xénophon au retour ! -, Xénophon commandera l'arrière-garde ("“L'ordre le plus sûr pour la marche est de former avec les hoplites une colonne à centre vide, pour que nos nombreux bagages s'y trouvent en sûreté. Si nous désignons dès à présent celui qui commandera la tête de la colonne, ainsi que ceux qui couvriront les flancs et marcheront à la queue, nous n'aurons plus à délibérer à chaque approche de l'ennemi, et comme nos troupes seront déjà rangées nous pourrons immédiatement engager les attaques. Si personne ne s'y oppose, je propose que Cheirisophos commande le front puisqu'il est Spartiate, que les deux stratèges les plus âgés veillent sur les flancs, et que Timasion et moi qui sommes les plus jeunes restions pour le moment à l'arrière-garde. Nous verrons plus tard, à l'usage, si cette ordonnance doit être révisée. Si quelqu'un voit autre chose de mieux, qu'il le dise.” Comme personne ne prit la parole, il continua : “Que ceux qui sont de cet avis lèvent la main”. La proposition fut adoptée", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 2.36-38 ; "Lors de sa retraite, poursuivi par les barbares, Xénophon adopta la formation de marche en carré, les bagages au milieu", Polyen, Stratagèmes, I, 49.2). On passe aux actes : chariots et bagages sont détruits ("Ce discours achevé, on se leva, et on alla brûler les chars et les tentes. On distribua le superflu des bagages entre ceux qui pouvaient en avoir besoin, et on jeta le reste au feu", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 3.1 ; "Dans la retraite des Dix Mille, Xénophon vit que les cavaliers de Tissapherne attaquaient vivement ses bagages, il ordonna donc l'abandon des chariots et tout le non-nécessaire qui ralentissait la marche, redoutant que les Grecs s'exposassent à une mort certaine et perdissent tout espoir de salut en s'arrêtant pour tenter de les sauver", Polyen, Stratagèmes, I, 49.1).


A peine les Dix Mille partis, après avoir traversé le Grand Zab, Tissapherne envoie ses cavaliers, ses archers et ses frondeurs harceler l'arrière-garde de Xénophon, qui les repousse difficilement ("L'armée déjeuna, passa la rivière Zapatas [le Grand Zab, affluent de la rive gauche du Tigre en amont du Petit Zab] et s'avança en bon ordre, la masse des bêtes de somme au centre de la colonne. Peu après Mithradatès reparut avec à peu près deux cents cavaliers et environ quatre cents archers ou frondeurs, lestes et agiles. Il s'approcha des Grecs en feignant d'être leur ami, mais quand il fut à proximité ses cavaliers et ses fantassins lancèrent soudainement leurs flèches, et les frondeurs leurs pierres. Ils blessèrent les Grecs de l'arrière-garde, et ne furent pas inquiétés en retour puisque les archers crétois ne tiraient pas aussi loin que les Perses, et qu'étant armés à la légère ils se trouvaient au centre de la formation. De leur côté, les lanceurs de javelots ne pouvaient pas davantage atteindre les frondeurs ennemis. Xénophon décida alors de chasser l'assaillant avec ses hoplites et ses peltastes de l'arrière-garde, mais il ne put capturer aucun ennemi par manque de cavaliers et préféra laisser s'enfuir les fantassins perses retardataires plutôt que s'écarter du reste de l'armée. Dans leur fuite, les cavaliers barbares causèrent d'autres blessés en tirant depuis l'arrière de leurs chevaux. Les Grecs durent cheminer en poursuivant l'ennemi, et en combattant à chaque repli, de sorte qu'ils n'avancèrent que de vingt-cinq stades dans toute la journée", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 3.6-10). Conscient de ce qui lui a manqué ("Rendons grâce aux dieux [c'est Xénophon qui parle aux stratèges] : les ennemis ont fondu sur nous non pas en force mais seulement avec quelques soldats, ainsi sans nous causer de grandes pertes ils nous ont indiqué ce qui nous manque. Ils usent d'arcs et de frondes, dont les archers crétois ne peuvent égaler la portée avec les flèches et les pierres qui partent de leurs mains. Par ailleurs, quand nous les poursuivons nous ne pouvons pas nous éloigner à une grande distance de l'armée, et à petite distance un fantassin, si rapide qu'il soit, ne peut pas atteindre son adversaire qui a sur lui l'avance d'une portée d'arc. Si nous voulons empêcher nos ennemis de venir nous maltraiter, nous devons donc trouver au plus tôt des frondeurs et des cavaliers", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 3.14-16), Xénophon réunit tous les Rhodiens présents, réputés comme frondeurs, pour les constituer en un corps autonome qui rendra coup pour coup aux lanceurs perses ("Je crois savoir que des Rhodiens se trouvent parmi nous, qui sont réputés capables de lancer les pierres de fronde deux fois plus loin que les frondeurs perses parce qu'ils recourent à des balles de plomb alors que les Perses se servent de grosses pierres qui ne peuvent pas voler très loin. Si nous rémunérons ces frondeurs à hauteur de leur valeur, si nous leur donnons un supplément pour qu'ils en forment d'autres, et si on accorde un quelconque privilège pour inciter des volontaires à devenir frondeurs, cela nous sera d'un grand service", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 3.17-18), et il réquisitionne les chevaux portant les charges au milieu de la formation pour les confier à des cavaliers improvisés (dont le cavalier Xénophon assurera la formation, fort de ses compétences dans ce domaine, comme en témoignent ses traités Le commandement de cavalerie/IpparcikÒj et Sur les principes de l'équitation/Per… ƒppikÁj kef£laion parvenus jusqu'à nous), les fantassins porteront eux-mêmes leurs bagages ("Je vois des chevaux dans l'armée : quelques-uns sont à moi, d'autres ont été laissés par Cléarque, beaucoup servent à porter les bagages. Choisissons les meilleurs, arrangeons-nous avec les bagagistes pour équiper ces chevaux de manière à porter des cavaliers, qui inquièteront l'ennemi en fuite", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 3.19). A la hâte, en une nuit, sont ainsi créés un corps de deux cents frondeurs et un corps de cinquante cavaliers, qu'il confie à son compatriote l'Athénien Lycios ("Cet avis [de Xénophon] sembla bon. La nuit même on forma un corps de près de deux cents frondeurs, le lendemain on choisit environ cinquante chevaux et autant de cavaliers, on leur fournit des casaques et des cuirasses, et on mit à leur tête Lycios fils de Polystratos d'Athènes", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 3.20 ; "[Xénophon] plaça en queue les cavaliers, les lanceurs et les peltastes pour contenir les assauts des barbares", Polyen, Stratagèmes, I, 49.2). Les Perses reparaissent ("On séjourna un jour en cet endroit. Le lendemain, on se leva plus tôt qu'à l'ordinaire pour le quitter, car il fallait passer un ravin et on craignait au passage d'être attaqué par les ennemis. A peine fut-on passé que Mithradatès reparut avec mille cavaliers et environ quatre mille archers et frondeurs", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.1-2). A Larissa (probablement l'antique Calah, aujourd'hui le site archéologique de Nimroud en bordure du Tigre, à trente-cinq kilomètres en aval de Mossoul en Irak, à une dizaine de kilomètres en amont du confluent avec le Grand Zab), ils attaquent à nouveau, et sont totalement défaits ("Mithradatès rejoignit [les Grecs] et se trouva bientôt à portée des frondes et des arcs. La trompette sonna chez les Grecs, qui coururent aussitôt en masse selon les ordres, avec les cavaliers. Les barbares ne les attendirent pas et s'enfuirent vers le ravin. Dans cette déroute, les barbares perdirent beaucoup de fantassins. On prit vivants, dans le ravin même, dix-huit de leurs cavaliers : les Grecs les tuèrent et, sans en avoir reçu l'ordre, les mutilèrent pour inspirer plus de terreur aux ennemis. Après ce coup, les ennemis s'éloignèrent. Les Grecs marchèrent le reste du jour sans inquiétude et arrivèrent à la grande cité de Larissa au bord du Tigre, qui était déserte", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.4-7). Les Dix Mille arrivent ensuite à Mespila (probablement l'antique Resen située "entre Ninive [aujourd'hui Mossoul en Irak] et Calah" selon Genèse 10.12), puis à une "grande forteresse abandonnée", sans doute l'antique forteresse de Ninive (site archéologique au centre de l'actuelle Mossoul en Irak), qui leur assure un hâvre de repos temporaire ("L'armée parcourut ensuite six parasanges en une étape, et arriva à une grande forteresse abandonnée près de la cité de Mespila", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.10). Tissapherne les suit de loin avec Orontès ("Nous parcourûmes ensuite quatre parasanges en une étape. Durant la marche, Tissapherne parut, suivi de sa cavalerie, des troupes d'Orontès qui venait d'épouser [Rhodogune] la fille du Grand Roi […], des barbares venu avec le prince Cyrus dans le haut pays, et de tous les renforts que le Grand Roi avait accordés à Tissapherne. Tout cela constituait une force imposante. Quand il fut près, il en rangea une partie contre l'arrière-garde des Grecs et une autre contre leurs flancs, mais il n'osa pas charger ni courir le risque d'un combat, il se contenta d'une attaque d'archers et de frondeurs. Alors les frondeurs rhodiens, disséminés dans les rangs, lancèrent leurs pierres, et les archers armés à la scythe leurs flèches : pas un ne manqua sa cible. Tissapherne se retira donc promptement hors de la portée des traits et replia les autres divisions", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.13-15). Xénophon se rend compte que la formation carrée est malcommode pour l'arrière-garde qu'il commande, car quand Tissapherne la harcèle les Grecs qui la constituent stoppent et se portent vers lui, ils enflent la formation, étirent ses bords, en laissant vide le centre où sont déposés armes et bagages. Quand les Dix mille reprennent la route, Xénophon décide de décomposer son arrière-garde en six petites formations carrées autonomes d'une centaine d'hommes chacune, qui s'adapteront aux attaques ou à la marche. C'est un succès ("Le jour suivant, les Grecs traversèrent la plaine. Tissapherne les suivit en les escarmouchant. Les Grecs constatèrent alors que la formation carrée était mauvaise quand l'ennemi était sur les talons. En effet, quand les ailes se rapprochaient pour passer dans un chemin ou dans des gorges de montagnes ou sur un pont, les hoplites se resserraient nécessairement, ils s'écrasaient, ils s'emmêlaient, et on ne pouvait plus rien tirer de cette masse d'hommes désorganisés. Quand les ailes reprenaient leurs distances, les hoplites en s'écartant créaient un vide au centre, ce qui décourageait le soldat qui sentait l'ennemi derrière lui. Quand il fallait passer un pont ou n'importe quel autre couloir, chacun se hâtait pour traverser le premier, les ennemis avaient alors une belle occasion de charger. Cet inconvénient reconnu, les stratèges formèrent six compagnies de cent hommes chacun, et nommèrent pour les commander des lochages, des pentékontarques et des énomotarques [Thucydide révèle incidemment au paragraphe 68 livre I de sa Guerre du Péloponnèse que les Spartiates à la fin du Vème siècle av. J.-C. étaient organisés en une "enomotie/™nwmot…a" de quatre hommes, quatre enomoties formaient une "pentekostie/penthkostàj", quatre pentekosties formaient une "loche/lÒcoj" : Xénophon reprend cette organisation pour les Dix Mille en l'adaptant]. Dans la marche, quand les ailes se rapprochaient, les lochages demeuraient en arrière pour ne pas les gêner, puis ils progressaient en suivant la formation. Quand au contraire les flancs s'écartaient, le vide se remplissait par les loches s'il était peu considérable, par les pentekosties s'il était plus large, par les énomoties s'il était très étendu, de sorte que le milieu était toujours plein. Traverser un passage ou un pont n'engendrait plus de désordre car les troupes passaient les unes après les autres, et le corps se reformait aussitôt si besoin, chacun à sa place. Quatre marches furent accomplies de cette manière", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.18-23). Les Dix Mille parviennent à un lieu où ils découvrent que le satrape perse local a amassé du ravitaillement de toutes sortes ("Le cinquième jour, pendant la marche, on aperçut une sorte de palais, et autour de ce palais de nombreux villages", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.24). Ils y restent trois jours pour reprendre des forces ("On y séjourna trois jours à cause des blessés, et parce qu'on y trouva beaucoup de vivres, de la farine et du froment, des vins, de l'orge en quantité pour les chevaux. Toutes ces provisions avaient été réunies pour le satrape du pays", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.31). Tissapherne essaie d'incendier ces réserves, sans succès ("Tissapherne et ses gens ayant essayé de mettre le feu aux villages, quelques Grecs s'angoissèrent de ne plus pouvoir trouver des vivres, si les barbares essayaient ainsi de tout brûler", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 5.3). Les Dix Mille s'inquiètent des nouvelles épreuves qui les attendent dans leur marche vers le nord ("Pendant que les autres s'occupaient à chercher des vivres, les stratèges et les capitaines se réunirent. L'embarras était grand : nous étions bloqués entre d'un côté des montagnes élevées, de l'autre côté un fleuve [le Tigre] tellement profond qu'on ne pouvait pas tenir les piques au niveau de l'eau en essayant de le sonder", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 5.7). Des prisonniers révèlent qu'une sortie est possible par un col. Xénophon approuve ("On amena des prisonniers pour en tirer des renseignements sur le pays environnant. Ils dirent qu'une route (celle d'où nous venions) existait vers le midi conduisant à Babylone et en Médie, qu'une autre route vers l'orient conduisait vers Suse et Ecbatane où le Grand Roi passait le printemps et l'été, qu'une autre au-delà du fleuve [Tigre] conduisait vers la Lydie et l'Ionie, qu'enfin à travers les montagnes en tournant vers l'Ourse une dernière menait vers les Kardouques, ils ajoutèrent que ce peuple habitait une terre accidentée, qu'il était belliqueux et indépendant du Grand Roi […]. Après ce rapport, les stratèges mirent à part les prisonniers qui connaissaient le pays, sans rien dire de la route qu'ils voulaient prendre. Ils jugèrent nécessaire de traverser les monts des Kardouques. En effet, on leur avait dit qu'au sortir de ces montagnes ils arriveraient en Arménie, pays vaste et fertile soumis à Orontès, et que de là ils iraient aisément où ils voudaient. Cette décision prise, ils sacrifièrent afin de pouvoir partir à l'heure qu'ils jugeraient convenable, car ils craignaient que l'ennemi s'emparât des hauteurs. On donna l'ordre qu'après le dîner tout le monde pliât bagage et se retirât pour partir au premier signal", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 5.14-18). Les Dix Mille s'engagent vers les montagnes des "Kardouques/Kardoàcoi", ancêtres des modernes "Kurdes" comme nous l'avons dit précédemment ("Cheirisophos gagna le sommet avant que les ennemis s'en aperçussent. Il continua de marcher suivi du reste de l'armée jusqu'aux villages situés dans les vallons et les renfoncements des montagnes", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.7). Et les Perses disparaissent. Tissapherne prend la direction de Sardes où, en récompense de son engagement en faveur d'Artaxerxès II à Kounaxa, nous venons de le voir, il vient de recouvrer son titre de satrape de Lydie (dont il a été temporairement privé par le prince Cyrus récemment tué), tout en conservant son titre de satrape d'Ionie ("Tissapherne à la tête de ses troupes se lança à la poursuite des Grecs mais il n'osa pas les attaquer de front, redoutant le courage d'hommes réduits au désespoir, il se borna à les harceler en occupant les postes les plus favorables sans pouvoir leur causer beaucoup de mal. Il les poursuivit ainsi jusque chez les Kardouques. Dans l'incapacité d'accomplir une action significative, il se dirigea avec son armée vers l'Ionie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.27). On reconnait là la méthode perse du diviser-pour-mieux-régner instaurée naguère par Artaxerxès Ier. On se souvient que vers -465 Mégabyze le jeune avait séparé les troupes rebelles d'Inaros en Egypte et les troupes grecques envoyées par Cimon, en assurant une paix des braves aux premières et en laissant les secondes s'enfuir vers la Cyrénaïque en espérant qu'elles y trouveraient la mort : Tissapherne agit de même en séparant les troupes d'Ariaios et les Dix Mille, en assurant une paix des braves aux premières et en les emmenant avec lui vers Sardes, et en laissant les secondes s'enfuir vers le pays des Kardouques en espérant qu'elles y trouveront la mort.


Les Kardouques frontaliers se dispersent, ils abandonnent leurs maisons avant l'arrivée des Dix Mille, qui y trouvent du ravitaillement en abondance. Mais ils organisent vite une impitoyable guérilla contre les Dix Mille. De part et d'autre, la tension est extrême : les Kardouques redoutent en permanence les pillages des Grecs, et les Grecs redoutent en permanence les attaques impromptues et éphémères des Kardouques ("Les Kardouques ayant abandonné leurs habitations et s'étant enfuis vers les montagnes avec femmes et enfants, on trouva des vivres en abondance. Les maisons étaient pourvues de beaucoup d'ustensiles de bronze : les Grecs ne volèrent rien et ne poursuivirent pas les habitants, dans l'espoir que si on ménageait les Kardouques ceux-ci, qui étaient aussi des ennemis du Grand Roi, consentiraient peut-être à les laisser passer comme en terre amie. Quant aux vivres, on prit tout ce qu'on trouva. Mais les Kardouques n'écoutèrent pas ceux qui les appelaient, et ne montrèrent aucune disposition pacifique. Quand l'arrière-garde des Grecs, à la nuit déjà close, descendit des hauteurs dans les villages par un chemin très étroit […], certains Kardouques se rassemblèrent, tombèrent sur les traînards, en tuèrent quelques-uns et en blessèrent d'autres à coups de pierres et de flèches. Comme ils étaient peu nombreux, les Grecs avaient pu se replier à l'improviste, s'ils eussent attaqué en force une grande partie de l'armée eût été taillée en pièces. On campa la nuit dans les villages. Les Kardouques allumèrent des feux tout autour sur les montagnes, et l'on s'observa des deux côtés", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.8-11). Les Dix Mille abandonnent des bagages encombrant pour accélérer leur traversée du pays ("Après le déjeuner, l'armée se mit en marche. Les stratèges firent halte à un défilé pour se débarrasser de ce qu'ils jugeaient superflu à la bonne marche de l'armée : tous obéirent, sauf quelques-uns qui passèrent en fraude tel garçon ou telle fille dont ils étaient épris. On marcha ainsi le reste du jour, tantôt combattant, tantôt se reposant", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.14-15). Toute la colonne est prise en étau dans des défilés étroits, souffre beaucoup des raids spontannés des Kardouques. Elle avance en chenille ("Le lendemain, un gros orage éclata. On dut marcher car on n'avait plus de vivres. Cheirisophos prit la tête, Xénophon prit l'arrière-garde. Les ennemis attaquèrent vigoureusement. Comme le chemin était étroit, ils purent lancer de près leurs flèches et des pierres. Les Grecs, contraints de les poursuivre et de se rassembler en permanence, n'avancèrent qu'avec lenteur. Souvent, quand Xénophon stoppait, les ennemis le pressaient vivement. De son côté, Cheirisophos s'arrêtait toujours dès que le besoin s'en faisait sentir", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.15-17 ; "Pendant que les ennemis nous tombaient dessus [c'est Xénophon qui s'adresse à Cheirisophos, à la fin de la journée], je leur ai tendu une embuscade, ce qui nous a donné le temps de respirer. Nous en avons tué quelques-uns, et nous avons capturé d'autres vivants afin d'avoir des guides pour nous conduire", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.22), jusqu'au moment où Cheirisophos est pris de panique et ordonne d'avancer sans se préoccuper de arrière-garde de Xénophon, la colonne est alors brisée ("Au lieu de s'arrêter, [Cheirisophos] se mit soudain à marcher plus vite et ordonna qu'on le suivît. Nous nous demandâmes ce qui se passait à l'avant-garde, mais comme la situation ne permettait pas que nous nous y rendîmes pour voir la cause de cette marche forcée, l'arrière-garde suivit avec une précipitation qui ressemblait à une fuite", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.17). Xénophon réussit à rejoindre Cheirisophos par une marche précipitée où il subit des blessés et des morts, il reproche à Cheirisophos sa panique ("Quand on arriva dans un endroit propice au campement, Xénophon alla sur-le-champ trouver Cheirisophos pour lui reprocher de ne pas l'avoir attendu et de l'avoir forcé à combattre tout en fuyant : “Deux soldats courageux et méritants viennent de périr sans que nous ayons pu récupérer leurs corps, ni les ensevelir !”. Cheirisophos lui répondit : “Regarde ces montagnes : elles sont inaccessibles, il n'y a qu'une route à pic, et tu peux voir cette multitude d'hommes qui gardent le passage par où nous pourrions nous échapper. Voilà pourquoi je me suis hâté : je ne me suis pas arrêté parce que j'ai voulu les doubler, avant qu'ils soient maîtres des hauteurs”", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.19-21). Les deux hommes interrogent des prisonniers pour les obliger à donner un chemin plus sûr et plus rapide vers l'Arménie, l'un d'eux semble céder en révélant l'existence d'une route plus praticable ("On amena les deux prisonniers. On les sépara pour essayer d'obtenir d'eux en privé une autre route que celle que l'on voyait. Le premier, malgré les menaces, déclara qu'il n'en connaissait pas d'autre. Comme il ne disait rien d'utile, on l'égorgea sous les yeux de son camarade. Celui-ci répondit aussitôt que l'autre avait prétendu ne rien savoir afin de protéger sa fille qu'il avait mariée dans ce canton, et promit pour sa part de conduire l'armée par un chemin praticable, même aux bêtes de somme", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 1.23-24). On envoie des volontaires vers les hauteurs du chemin en question, avec le prisonnier enchaîné, pour vérifier ses dires ("Le jour tombait. On convint que les volontaires partiraient aussitôt après leur repas. On mit des liens au guide, et on le leur livra. Ils devraient s'emparer de la hauteur, s'y maintenir toute la nuit, puis, au point du jour, fondre sur les ennemis qui gardaient le chemin, en sonnant de la trompette pour que le reste de l'armée se portât à leur secours le plus vite possible. Ces résolutions étant prises, les volontaires se mirent en marche, environ deux mille, sous une grande pluie", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.1-2), Xénophon de son côté engage le gros des Dix Mille dans ce chemin, en arrière pour attendre les conclusions de la troupe de volontaires, et bruyamment pour attirer l'attention des Kardouques éventuels qui les y attendent ("Xénophon conduisit son arrière-garde vers le chemin pour y tourner l'attention des ennemis et couvrir le mouvement de la troupe en marche", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.2). Les volontaires découvrent effectivement que les hauteurs sont occupées par des Kardouques à l'affut, ils les tuent ou les chassent et prennent leur position. Mais ils ne voient pas qu'une position encore plus haute est occupée par d'autres Kardouques ("Les volontaires tournèrent le difficile passage. Ils surprirent une garde ennemie assise près d'un feu, ils tuèrent une partie des hommes, en chassèrent d'autres, et demeurèrent sur cette position en se croyant maîtres de la hauteur. Ils avaient tort : au-dessus d'eux était un mamelon d'où partait un étroit sentier conduisant à l'endroit occupé par les ennemis qui contrôlaient le chemin", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.5-6). Les volontaires grecs profitent d'un brouillard le lendemain pour se jeter soudainement en force sur le premier groupe de Kardouques et les disperser ("Dès que le jour parut, on marcha en ordre et en silence contre l'ennemi, en profitant du brouillard. Après avoir apprécié la situation, les Grecs sonnèrent la trompette et se jetèrent sur les barbares en criant. Ces derniers ne les attendirent pas : ils s'enfuirent en abandonnant la défense du chemin, avec peu de pertes car ils étaient légèrement armés", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.7), Les Dix Mille s'engouffrent dans toutes les voies possibles ("Cheirisophos et ses hommes, dès qu'ils entendirent la trompette, montèrent par le chemin, tandis que les autres stratèges s'avancèrent par des sentiers non frayés et grimpèrent comme ils purent en se tirant les uns les autres avec leurs lances. Ils furent les premiers à rejoindre ceux qui s'étaient emparés du poste. Xénophon s'avança avec une moitié de son arrière-garde par la voie qu'avaient suivie ces derniers conduits par le guide, qui était la plus commode pour les bêtes de somme, l'autre moitié fut chargée de suivre les bagages", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.8-9). Face à la détermination de Cheirisophos (qui a retrouvé son sang froid) et de Xénophon, le second groupe de Kardouques ne se risque pas à les assaillir ("On s'exhorta mutuellement, et on s'élança vers les hauteurs par colonnes et non pas en cercle, pour ménager une retraite à l'ennemi s'il voulait fuir. Les barbares, voyant les Grecs monter et approcher, ne lancèrent ni flèches ni pierres sur eux : ils fuirent en abandonnant leur position", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.11-12). Puis on avance encore en chenille, en conquérant une deuxième hauteur, Xénophon confie le contrôle de la première hauteur à deux troupes commandées par deux compatriotes athéniens ("Les barbares avaient devancé Xénophon en occupant un défilé par où les Grecs devaient passer. Depuis une éminence, Xénophon découvrit une hauteur dépassant la position des gardes barbares. Il prit un nombre suffisant de Grecs et s'achemina vers cette hauteur pour en prendre le contrôle et se trouver ainsi au-dessus des ennemis. Dès qu'il se fut emparé de ce lieu avantageux, les barbares se voyant dominés s'enfuirent, et Xénophon put continuer sa retraite en toute sécurité", Polyen, Stratagèmes, I, 49.3), et on reproduit la même tactique en conquérant une troisième hauteur, abandonnée par les Kardouques ("Les Grecs dépassèrent la hauteur. Ils en découvrirent une autre occupée par l'ennemi, et voulurent y marcher. Mais Xénophon craignit qu'en laissant sans défense la hauteur qui venait d'être enlevée, les barbares la reprissent en même temps que les lents attelages qui étaient en train d'emprunter l'étroit sentier. Il laissa donc sur cette première hauteur les capitaines athéniens Kèphisodoros fils de Kèphisophon et Amphicratès fils d'Amphidèmos, ainsi que le banni argien Archagoras, tandis que lui-même avec le reste des troupes marcha vers la deuxième hauteur, qu'il conquit pareillement. Une troisième hauteur apparut, beaucoup plus escarpée, dominant la position où les volontaires la nuit précédente avaient surpris la garde près du feu. A l'approche des Grecs, les barbares abandonnèrent ce mamelon sans combat, ce qui étonna tout le monde : on pensa que les Kardouques s'enfuyaient par crainte d'y être assiégés, mais la vérité était que, voyant d'en haut ce qui se passait à l'arrière-garde, ils s'étaient retirés pour la charger", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.12-15). Mais ces derniers réapparaissent soudain, tuent les troupes de la première hauteur avec leurs chefs athéniens, viennent reprendre la deuxième hauteur, et se rassemblent face à la troisième hauteur occupée par Xénophon. Un fragile dialogue est engagé : Xénophon demande à des parlementaires kardouques la restitution des corps des Grecs morts contre la promesse de ne plus piller les villages autochtones. Le dialogue tourne court, les Kardouques lancent l'assaut sur la troisième hauteur, Xénophon redescend en vitesse avec son arrière-garde, il échappe de peu à la mort ("Xénophon monta avec les plus jeunes soldats vers le mamelon, en ordonnant au reste de la troupe de marcher lentement pour que les autres capitaines pûssent le rejoindre, et de reformer les rangs dès qu'ils atteindraient un terrain plus plat. Peu de temps après, Archagoras d'Argos arriva précipitamment pour dire que la première hauteur avait été reprise par l'ennemi, que Kèphisodoros et Amphicratès avaient été tués, ainsi que tous ceux qui n'avaient pas sauté de cette hauteur pour rejoindre l'arrière-garde. Après cette victoire, les barbares vinrent occuper une autre colline vis-à-vis du dernier mamelon. Xénophon leur proposa un armistice via un interprète, et demanda les morts : les barbares promirent de les rendre à condition que les Grecs ne brûlassent aucun village. Xénophon consentit. A ce moment, alors que l'armée défilait et que les pourparlers étaient toujours en cours, tous les ennemis accoururent ensemble depuis la colline vers un même point. Les Grecs commençaient à descendre cette colline pour rejoindre leurs camarades à l'endroit où étaient posées les armes, quand les barbares se précipitèrent bruyamment. Ceux-ci reprirent le mamelon d'où Xénophon venait juste de descendre, ils roulèrent des pierres qui cassèrent la cuisse d'un Grec. Xénophon fut abandonné par son hypaspiste ["Øpaspist»j", littéralement "qui porte/ØpÒ l'aspis/¢sp…j", lourd bouclier rond: Eurylochos de Lousieus, hoplite arcadien, courut à lui et le couvrit de son bouclier, les deux hommes se retirèrent ainsi, pendant que les autres tentaient de reformer les rangs", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.16-21). Le dialogue est repris quand les Dix Mille sont enfin regroupés dans un village qu'ils pillent. Xénophon et Cheirisophos récupèrent leurs morts, contre la libération de leur fourbe guide kardouque qui les a attirés dans ce chemin périlleux ("Toute l'armée grecque, de nouveau réunie, trouva du repos dans des nombreuses et belles maisons où abondaient les vivres et le vin conservés dans des citernes cimentées. Xénophon et Cheirisophos négocièrent pour récupérer leurs morts en échange de leur guide. Ils firent de leur mieux pour rendre à ces morts tous les honneurs que méritait leur courage", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.22-23). On reprend la marche le lendemain, toujours en avançant en chenille pour parer à la guérilla locale ("Le lendemain on reprit la marche, sans guide. Les ennemis, prenant position partout où le chemin se resserrait, attaquèrent sans relâche. Quand ils arrêtaient l'avant-garde, Xénophon gravissait les collines avec son arrière-garde pour dissiper l'obstacle posté en travers de la route, en essayant de se placer au-dessus des ennemis. Quand au contraire l'arrière-garde était attaquée, c'était Cheirisophos qui se mettait en mouvement en direction des collines pour essayer de surplomber les ennemis et les empêcher de bloquer la route, et frayer la voie à l'arrière-garde. Ils se prêtèrent ainsi continuellement un mutuel secours, en veillant attentivement les uns sur les autres", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.24-26). Enfin on arrive à la rivière Kentritès, aujourd'hui le Botan-Uluçay, affluent du Tigre, qui marque la frontière entre le pays des Kardouques et le pays des Arméniens ("On cantonna dans les villages situés au-dessus de la plaine arrosée par la rivière Kentritès, large de deux plèthres, qui séparait l'Arménie du pays des Kardouques. Les Grecs s'y reposèrent, à six ou sept stades des montagnes des Kardouques. Ce cantonnement où on se restaura fut très agréable en comparaison des maux passés : les combats continuels qu'on avait dû mener pendant sept jours contre les Kardouques avaient été plus douloureux que les épreuves infligées par le Grand Roi et Tissapherne, la pensée d'en être délivré procura un doux sommeil", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.1-2). On devine que les Dix Mille ont suivi la route reliant actuellement Mossoul puis Zakho en Irak à Şırnak puis Siirt en Turquie. Les Kardouques se sont révélés des adversaires beaucoup plus dangereux que les Perses.


Les Dix Mille aperçoivent des nouvelles troupes, arméniennes, envoyées par Orontès, de l'autre côté de la rivière Kentritès/Bonta-Uluçay (probablement près de l'actuelle ville de Siirt en Turquie, en surplomb sur la rive nord de cette rivière), qui attendent le meilleur moment pour attaquer ("Au point du jour, on aperçut de l'autre côté de la rivière des cavaliers en armes qui semblaient barrer le passage et, au-dessus de ces cavaliers, des fantassins rangés en bataille pour interdire l'entrée en Arménie. C'étaient des mercenaires arméniens, mygdoniens et chaldéens à la solde d'Orontès et d'Artychas", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.3-4). Le courant de la rivière est trop fort et le lit trop profond pour traverser ("Les Grecs tentèrent le passage. Mais ils constatèrent que l'eau leur arrivait au-dessus de l'aisselle, que le courant était rapide et passait sur des gros cailloux glissants, qu'ils ne pouvaient pas porter les armes dans l'eau sans risquer d'être entraînés par la rivière, ni sur la tête sans s'exposer nus aux flèches et aux autres traits. Ils se retirèrent donc sur les bords de la rivière", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.5-6). Dans le même temps, ils voient que les Kardouques se regroupent sur leurs arrières ("C'est alors que, sur la hauteur près de laquelle ils avaient campé la nuit précédente, ils aperçurent un grand nombre de Kardouques rassemblés en armes. Le découragement des Grecs fut à son comble : la rivière était très difficile à traverser, sur l'autre rive des troupes s'opposaient à leur passage, et derrière eux les Kardouques étaient prêts à les prendre à revers dès qu'ils tenteraient de passer", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.7). Des éclaireurs ont trouvé un endroit où le passage est possible presque à gué ("Deux jeunes gens accoururent à Xénophon, celui-ci ayant permis à tout le monde de l'aborder même pendant ses repas ou son sommeil pour l'informer de toute affaire relative à la guerre. Ces jeunes gens lui racontèrent que, tandis qu'ils ramassaient des feuilles sèches pour le feu, ils avaient aperçu sur l'autre rive, entre des rochers descendant jusqu'au lit du Kentritès, un vieillard, une femme et des jeunes filles déposant des sacs d'habits noirs dans une anfractuosité. Ayant vu cela, ils avaient pensé qu'on pouvait passer en sûreté par cet endroit, inaccessible à la cavalerie ennemie. Ils s'étaient déshabillés et, poignard en main, avaient tenté de traverser nus à la nage : ils s'étaient avancés sans se mouiller le bas-ventre, jusqu'aux sacs d'habits, et étaient revenus par le même chemin", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.10-13). Xénophon et Cheirisophos décident de s'y rendre pour tenter la traversée. On longe donc la rive gauche de la rivière jusqu'à cet endroit ("[Xénophon] conduisit aussitôt les jeunes gens à Cheirisophos pour qu'ils lui racontent leur découverte. Après les avoir entendus, Cheirisophos fit des libations, puis donna le signal de plier bagage. On convoqua les stratèges et on délibéra sur les moyens de passer le plus sûrement possible, de vaincre les ennemis en face et d'échapper à ceux de dos. On décida que Cheirisophos marcherait en tête et passerait avec une moitié de l'armée tandis que Xénophon attendrait avec l'autre moitié, et que les équipages traverseraient entre les deux détachements. Ceci étant convenu, on se mit en marche. Les jeunes gens servirent de guides, longeant la rivière sur la gauche. La route jusqu'au gué était d'environ quatre stades", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.13-16), en étant suivis par les Arméniens sur la rive droite ("Les escadrons de cavalerie ennemie suivirent la marche en se maintenant à hauteur sur l'autre rive", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.17). Cheirisophos s'engage le premier ("Arrivé au gué, sur les berges de la rivière, on posa les armes. Cheirisophos, tête couronnée, quitta ses habits, prit ses armes et ordonna à tous les autres d'agir de même. Il commanda aux capitaines de former des colonnes et de les passer les uns à sa droite, les autres à sa gauche", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.17). Pendant ce temps, Xénophos simule un passage en force dans un autre endroit pour faire croire aux Arméniens qu'il veut les envelopper ("Xénophon prit avec lui les soldats les plus lestes de l'arrière-garde et courut en vitesse au passage qui était vis-à-vis de l'entrée des montagnes d'Arménie, feignant de vouloir traverser la rivière et envelopper la cavalerie qui en longeait les bords", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.20). Les Arméniens se replient, Cheirisophos peut traverser avec les Dix Mille à sa suite, et se lancent aussitôt avec les cavaliers de l'Athénien Lycios vers les Arméniens pour les dissuader d'attaquer, pendant que le reste du contingent finit de traverser ("Les ennemis, voyant le détachement de Cheirisophos passer le gué avec facilité et le celui de Xénophon courir sur leurs arrières, craignirent d'être débordés et s'enfuient à toutes jambes vers le chemin qui, depuis la berge, conduisait vers les hauteurs. Lycios le commandant des cavaliers et Eschine le chef des peltastes du corps de Cheirisophos, voyant la déroute des ennemis, se mirent à leur poursuite. Les soldats leur crièrent qu'ils ne les laisseraient pas seuls dans cette entreprise, et qu'ils courraient à eux vers la montagne dès qu'ils auraient passé la rivière. Cependant Cheirisophos ne voulut pas courir après la cavalerie : il marcha droit vers les ennemis postés sur la hauteur qui dominait la rivière. Ces derniers, voyant la cavalerie en fuite et les hoplites grecs s'avancer pour les charger, abandonnèrent leur position", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.21-23). Juste à temps : les Kardouques avancent vers l'arrière-garde de Xénophon ("De son côté Xénophon, voyant que tout allait bien sur l'autre rive, revint au plus vite au gué que passait l'armée, car les Kardouques descendaient vers la plaine pour tomber sur les retardataires", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.24). Pendant que Cheirisophos et Lycios sécurisent la rive droite ("Cheirisophos fut maître des hauteurs. Lycios et les autres soldats qui avaient poursuivi l'ennemi, s'emparèrent des bagages abandonnés, de quelques belles étoffes et des vases à boire", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.25), Xénophon ordonne à ses derniers hommes de se mettre en formation contre les Kardouques ("Les bagages des Grecs étaient sur le point de passer, quand Xénophon opéra une volte-face pour tourner ses armes contre les Kardouques. Il ordonna aux lochages de former leurs loches par énomoties, en développant chaque énomotie sur une ligne biaisée côté bouclier [c'est-à-dire côté gauche], de telle sorte que lochages et énomotarques fussent du côté des Kardouques et que les serre-files fussent du côté de la rivière", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.26), qui attaquent, croyant la victoire sûre en raison de l'étirement du contingent grec (les trois quarts des Dix Mille ont réussi à passer sur la rive droite, le dernier quart de Xénophon est encore sur la rive gauche : "Les Kardouques, voyant l'arrière-garde séparée de la masse et réduite à un petit nombre, s'avancèrent contre elle en toute hâte, en chantant je-ne-sais-quoi. Cheirisophos, qui était désormais en lieu sûr, renvoya vers Xénophon les peltastes, les frondeurs, les archers, en leur ordonnant d'obéir à ce dernier. Xénophon, qui les vit descendre, envoya un officier pour leur demander de rester sur le bord de la rivière sans le passer puis, lorsqu'il commencerait à entrer dans l'eau, de s'y jeter sans ordre et sur les deux flancs, en feignant de vouloir retraverser et de charger les Kardouques, la main sur la courroie de leurs javelots et la flèche sur l'arc, mais sans s'aventurer trop loin dans la rivière. En même temps, il ordonna à ses propres troupes, au moment elles seraient à portée de pierres, de faire du bruit avec leurs boucliers, de chanter le péan et de courir à l'ennemi pour le mettre en fuite puis, quand la trompette sonnerait la charge, de se tourner du côté de la lance [c'est-à-dire du côté droit] en suivant les serre-files, de courir à toutes jambes et de traverser en ligne droite sans rompre les rangs, de manière à ne pas se gêner mutuellement, il ajouta que serait déclaré meilleur soldat celui qui arriverait le premier sur l'autre rive", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.27-29). Ces hommes simulent une attaque vigoureuse, les Kardouques sont effrayés, d'autant plus qu'ils sont équipés pour la guérilla à distance mais pas pour un combat en ligne comme semblent le proposer les Grecs, ils refluent, les Grecs en profitent pour faire vite demi-tour et traverser la rivière en hâte ("Les Grecs entonnèrent le péan, s'élancèrent sur [les Kardouques] au pas de course. Ceux-ci ne tirèrent pas car ils étaient armés comme dans leurs montagnes, de manière à charger et à fuir promptement, mais pas suffisamment pour résister. Peu de temps après la trompette sonna, ce qui accéléra la fuite des ennemis. Les Grecs se tournèrent vers la droite et coururent à toutes jambes à travers la rivière. Quelques-uns parmi les ennemis virent cette manœuvre et revinrent en courant à la rivière pour tirer des flèches sur les Grecs, ils en blessèrent un petit nombre. Mais la majorité d'entre eux fuyaient encore quand les Grecs atteignirent l'autre rive", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 3.31-33 ; "Xénophon devait passer une rivière, mais les ennemis postés sur l'autre rive s'y opposaient. Xénophon détacha mille de ses Grecs pour les envoyer traverser la rivière à un autre endroit, pendant que lui-même avec le reste simula un passage en force face aux ennemis. Quand les mille eurent traversé la rivière, ils tombèrent sur le flanc et les arrières des ennemis et les désorganisèrent, favorisant ainsi le passage des autres Grecs en toute sécurité", Polyen, Stratagèmes, I, 49.4 ; Polyen confond sans doute Xénophon avec Cléarque dans l'alinéa suivant, dont la tactique rappelle celle du passage de la rivière Kentritès/Botan-Uruçay par Xénophon : "Cléarque cheminait à la tête d'une grande armée, et dut passer une rivière. Deux gués existaient : le premier jusqu'à mi-jambe, le second jusqu'à la poitrine. D'abord il tenta de traverser au premier gué, mais les ennemis postés sur l'autre rive maltraitèrent ses troupes à coups de frondes et de flèches. Voyant cela, Cléarque envoya des hommes bardés de fer traverser au second gué, la plus grande partie du corps à l'abri dans la rivière, l'autre partie protégée par leur bouclier. Quand ceux-ci eurent traversé la rivière en sûreté, ils repoussèrent les ennemis, favorisant ainsi le passage du reste de l'armée au premier gué plus aisé", Polyen, Stratagèmes, II, 2.1).


Ayant franchi la rivière Kentritès/Botan-Uruçay, les Dix Mille traversent la plaine arménienne sans rencontrer le moindre adversaire ni la moindre difficulté naturelle, jusqu'à la rivière Tèléboas (aujourd'hui la rivière Karasu, affluent de l'Euphrate) qui marque la frontière entre la Grande Arménie (dans l'intérieur des terres, dont la partie orientale s'étale entre le pays des Kardouques et la Petite Arménie) et la Petite Arménie (le littoral de part et d'autre de la cité de Trapézonte) dont le satrape est Tiribaze récemment nommé. Convenons de notre difficulté à tracer exactement leur itinéraire sur une carte à partir de ce moment. Les Dix Mille semblent perdus dans les montagnes en amont de la cité côtière de Trapézonte et ne pas parvenir à trouver un passage vers la mer, s'épuisant en marches et contre-marches. La seule conclusion raisonnable à laquelle nous parvenons en analysant les distances indiquées par Xénophon dans son Anabase de Cyrus est qu'ils arrivent à la rivière Tèléboas/Karasu dans les environs de la cité de Karin, aujourd'hui Erzurum en Turquie ("Le passage [de la rivière Kantritès] ayant été accompli vers midi, on se remit en rang pour progresser à travers l'Arménie, pays de plaines sans beaucoup de reliefs. On parcourut environ cinq parasanges. Aucun village ne se trouvait près de la rivière [Kentritès] à cause de la menace des Kardouques : celui où on arriva [peut-être l'actuelle ville de Muş en Turquie ?] était important, il avait un palais pour le satrape, et la plupart des maisons avaient des tours dans lesquelles les vivres abondaient. On parcourut ensuite dix parasanges en deux étapes, dépassant les sources du Tigre [probable confusion avec l'Euphrate, dont l'un des premiers affluents, la rivière Arsanias, aujourd'hui le Murat Nehri, coule du nord au sud, jusqu'à proximité de l'actuelle ville Muş en Turquie, avant de bifurquer vers l'ouest ; les sources du Tigre, autour de l'actuel lac Hazar, sont situées beaucoup plus loin vers l'ouest]. On parcourut quinze parasanges en trois étapes avant d'arriver au Tèléboas, petite rivière dont les eaux sont belles, qui traverse l'Arménie occidentale [la Petite Arménie, par opposition à la Grande Arménie à l'est] gouvernée par l'hyparque Tiribaze, ami du Grand Roi", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 4.1-4). L'épreuve la plus terrible qui attend les Dix Mille n'est plus les Perses ni la population autochtone, mais le froid de l'hiver -401/-400. Tiribaze envoie des émissaires pour proposer le libre passage aux Dix Mille à condition qu'ils ne commettent aucun saccage. L'accord est conclu ("Suivi de quelques cavaliers, [Tiribaze] vint au galop pour annoncer via un interprète qu'il voulait discuter avec les stratèges. Ceux-ci consentirent à l'écouter, ils s'avancèrent à portée de voix et lui demandèrent ce qu'il désirait : il répondit qu'il était prêt à s'engager par traité à ne pas maltraiter les Grecs, à condition qu'ils ne brûlassent pas les maisons et se contentassent de prendre seulement les vivres dont ils avaient besoin. Les stratèges acceptèrent, et le traité fut conclu", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 4.5-6). Tiribaze et ses troupes perses suivent les Dix Mille au loin, quand soudain une neige dense tombe. Les Dix Mille trouvent refuge dans différents villages, ils se croient un temps en sécurité grâce à cette neige, mais Xénophon et Cheirosophos jugent que l'éparpillement de leurs troupes présente un danger ("On parcourut quinze parasanges en trois étapes à travers la plaine, Tiribaze côtoyant les Grecs avec ses troupes à une distance d'environ dix stades. On arriva à des palais entourés de nombreux villages pleins de vivres. Tandis qu'on était campé, une neige dense tomba durant la nuit. Le matin, on décida de répartir les troupes et les stratèges dans les différents villages. On ne voyait pas un ennemi, et la quantité de neige inspirait sécurité. On trouva là toutes sortes de vivres excellents, bestiaux, blé, vins vieux de bon cru, raisins secs, légumes de toutes espèces. Cependant quelques hommes, s'étant écartés du camp, affirmèrent avoir aperçu une armée et des feux nocturnes. Les stratèges jugèrent imprudent de laisser leurs troupes disséminées dans des villages séparés, et nécessaire de rassembler l'armée", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 4.7-10). La neige tombe de plus en plus drue, partout on allume des feux pour se réchauffer ("La nuit même, la neige retomba, si serrée qu'elle recouvrit les armes et les hommes qui étaient couchés, et engourdit les bêtes de somme. On eut beaucoup de peine à se lever, c'était un triste spectacle de voir cette neige qui ne fondait pas recouvrant tout. Xénophon trouva la force de se lever presque nu et de fendre du bois. Un autre se leva, lui en prit et se mit aussi à en couper. Dès lors tout le monde se leva, alluma des feux et se frotta de matières grasses qu'on trouva là en quantité […]. On convint ensuite de renvoyer l'armée dans les villages pour qu'elle fût à l'abri", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 4.11-14). Un éclaireur vient au bout de deux jours informer que Tiribaze est en train de rassembler les Chalybes et les Taoques voisins pour bloquer l'accès à un col incontournable un peu plus loin ("Durant la nuit on envoya un détachement sous les ordres de Démocratès de Temnos vers les montagnes où les soldats qui s'étaient écartés disaient avoir vu des feux. Cet homme avait la réputation de toujours dire la vérité [...]. Quand il fut de retour, il dit n'avoir vu aucun feu, mais il amena un prisonnier porteur d'un arc perse, d'un carquois et une sagaris similaire à celle des Amazones. On demanda à cet homme de quel pays il était : il répondit qu'il était Perse, et qu'il s'était éloigné de l'armée de Tiribaze pour chercher des vivres. On s'informa auprès de lui sur la force de cette armée et sur le motif de sa présence : il répondit que Tiribaze était entouré de Chalybes et de Taoques mercenaires, et qu'il se préparait à attaquer les Grecs au défilé de la montagne, qui était le seul passage possible", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 4.15-18). Xénophon et Cheirisophos décident d'accélérer le regroupement des hommes, de laisser quelques-uns en arrière afin d'entretenir les feux - pour faire croire que les Dix Mille sont toujours immobiles éparpillés dans les villages -, et ils emmènent quelques troupes prendre possession des hauteurs du col en question. Les Perses sont délogés, le camp de Tiribaze est atteint et pillé ("En entendant ce rapport, les stratèges décidèrent de rassembler les hommes, de ne laisser sur place qu'une petite troupe commandée par Sophainétos de Stymphale, et de marcher avec le gros de l'armée vers le haut des montagnes en prenant le prisonnier pour guide. Quand on eut franchi les hauteurs, les peltastes qui étaient à l'avant coururent à grands cris contre le camp de Tiribaze dès qu'ils le virent, sans attendre les hoplites. Les barbares, en entendant ce bruit, ne tinrent pas et s'enfuirent. On tua quelques barbares, on prit environ vingt chevaux, ainsi que la tente de Tiribaze qui renfermait des lits à pieds d'argent, des vases à boire, avec ses boulangers et ses échansons. Les stratèges des hoplites, en apprenant le fait, estimèrent bon de revenir au camp au plus vite, de peur que la garde qu'ils y avaient laissée fût attaquée : ils sonnèrent aussitôt la trompette, et ce même jour ils revinrent au camp", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 4.19-22). Le passage du col est réalisé en force dès le lendemain. Xénophon dit que les Dix Mille suivent le fleuve Euphrate et le traversent à un gué, toujours sous la neige : on suppose que le cours d'eau qu'il désigne n'est pas le fleuve Euphrate mais plus exactement la rivière Tèléboas/Karasu, que les Grecs suivent de loin en loin sur sa rive gauche, à val dans les régions montagneuses jusqu'à l'endroit où, en se mélangeant avec la rivière Tuzla, elle perd sa nature de rivière et son nom pour devenir le fleuve Euphrate (à mi-chemin entre Erzurum et Erzincan en Turquie), ou à mont jusqu'à son lit initial aisément guéable dans les plaines au nord-est de Kerin/Erzurum ("Le lendemain, on résolut de marcher le plus vite possible, avant que l'ennemi se rassemblât et occupât le défilé. On plia bagage, et l'armée s'avança à travers une neige épaisse, sous la conduite de plusieurs guides. Le même jour, on dépassa le lieu montagneux où Tiribaze devait attaquer les Grecs, puis on campa. De là on parcourut trois étapes dans le désert, le long de l'Euphrate, qu'on passa avec l'eau jusqu'au nombril. […] On parcourut ensuite quinze parasanges en trois jours, dans une plaine couverte de neige", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 5.1-2). La bise coupante s'ajoute à la neige ("Le troisième jour fut rude : un vent du nord, soufflant debout, brûla et glaça les hommes. […] La neige avait une brasse d'épaisseur, de sorte que périrent beaucoup de bêtes de somme, d'esclaves, et une trentaine de soldats", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 5.3-4). On fait halte autour de grands feux ("On campa la nuit autour de grands feux. Il y avait effectivement beaucoup de bois au campement. Néanmoins les derniers arrivés n'en trouvèrent plus. Les premiers venus, qui avaient allumé les feux, ne leur permirent de s'en approcher qu'en échange de blé ou d'autres denrées comestibles", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 5.5), on commence à manquer de vivre et à crier famine ("On marcha tout le jour suivant dans la neige. Beaucoup d'hommes furent atteints de boulimie ["boulim…a", littéralement "qui a faim/limÒj de bœuf/boàj", c'est-à-dire "manque de viande", faim dévorante]. Xénophon, à l'arrière-garde, en ayant rencontré qui gisaient à terre, ne savait pas quelle maladie ils avaient. Ayant appris par un soldat qui connaissait ce mal que c'étaient les symptômes évidents de la boulimie, et que si on leur donnait à manger ils seraient bientôt debout, il courut aux bagages pour y prendre toutes les denrées comestibles, et les donna aux malades par ceux qui étaient en état de courir. Dès qu'ils eurent pris un peu de nourriture, ils se relevèrent et continuèrent leur marche", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 5.7-9). Certains perdent la vue à cause de l'éclat de la neige, les autres ont les pieds qui gèlent ("On laissa en arrière les soldats que la neige avait aveuglés, ou à qui le froid avait gelé les doigts des pieds. On se protégeait les yeux contre la neige en mettant devant quelque chose de noir quand on marchait, et on se préservait les pieds en les remuant, en ne prenant pas de repos, en se déchaussant durant la nuit : tous ceux qui s'endormaient chaussés avaient en effet les courroies qui pénétraient dans les pieds et les sandales qui durcissaient par la gelée", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 5.12-14). On trouve un village où se ravitailler ("Le capitaine Polycratès d'Athènes demanda l'autorisation de se porter en avant. Prenant avec lui des soldats agiles, il courut au village où devait se rendre Xénophon, y surprit chez eux tous les habitants avec leur komarque ["kèmarcon", littéralement "chef/¢rcÒj de hameau/kèmh"], prit dix-sept poulains destinés au tribut du Grand Roi, et la fille du komarque dont l'époux, auquel elle était mariée depuis neuf jours, était sorti pour courir le lièvre et ne fut pas pris dans le village. Les habitations étaient sous terre, l'ouverture ressemblait à un puits mais l'intérieur est vaste, des issues étaient creusées pour les bestiaux mais les hommes descendaient par des échelles. Dans ces habitations se trouvaient des chèvres, des brebis, des bœufs, de la volaille et des petits de toutes ces espèces, tout le bétail était nourri de foin. On y trouva aussi du blé, de l'orge, des légumes, et du vin d'orge dans des vases à boire", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 5.24-26), Xénophon et Cheirisophos assoient leur popularité en distribuant équitablement les vivres à disposition ("Le lendemain, Xénophon prit avec lui le comarque et alla trouver Cheirisophos. Dans chaque village où il passa, il rendit visite à ceux qui y étaient cantonnés, et partout il les trouva en festins et en liesse : nulle part on ne le laissa aller sans l'inviter au repas, or à chaque table on trouvait de l'agneau, du chevreau, du porc, du veau, de la volaille, avec une grande quantité de pains de froment et de pains d'orge", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 5.30-31). Mais Cheirisophos n'arrive pas à obtenir des renseignements sur la route à prendre auprès des autochtones ("Le komarque servit de guide à travers la neige, sans être lié. A la troisième étape, Cheirisophos s'emporta contre lui : il l'accusa de ne pas vouloir les conduire à des villages. Celui-ci répondit qu'il n'y en avait pas dans la contrée. Cheirisophos le frappa, sans l'attacher. La nuit suivante, il s'échappa", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 6.2-3). Les Dix Mille reprennent donc la route à l'aveugle, vers le nord. Au loin, sur les hauteurs, ils voient des Chalybes, des Taoques et des Colchidiens du Phase. Xénophon dit qu'ils atteignent le fleuve Phase en parcourant seulement trente-cinq parasanges, mais il se trompe assurément car le fleuve Phase, aujourd'hui le fleuve Rion, coule beaucoup plus au nord, beaucoup plus loin que les trente-cinq parasanges mentionnées. La présence des Chalybes ne nous aide pas, car cette tribu bien connue, qu'Homère (Iliade II.856-857) à l'ère archaïque désignait comme "Halizones/Alizènwn" vivant dans un pays "Halybè/AlÚbh" dont finalement ils ont pris le nom près du fleuve Halys/Kızılırmak, qu'Hérodote (Histoire I.28) à l'ère classique citait aussi parmi les sujets du Grand Roi vivant près du fleuve Halys/Kızılırmak, et qu'Apollonios de Rhodes (Argonautiques 1001-1009) à l'ère hellénistique mentionnera comme l'un des peuples proches des célèbres Amazones dans l'arrière-pays très fertile de Thémiscyre, aujourd'hui Terme en Turquie, et fréquenté jadis par les Argonautes, renvoie à l'extrême ouest de la Petite Arménie, à l'opposé de la Colchide et du fleuve Phase/Rion ("On parcourut sept marches de cinq parasanges quotidiennes, et l'on arriva sur les bords du fleuve Phase, large d'un plèthre. Ensuite on parcourut dix parasanges en deux étapes. C'est alors qu'on aperçut, sur le sommet d'une montagne donnant dans la plaine, des Chalybes, des Taoques et des Phasiens", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 6.4-5). Les tribus en question sont rapidement refoulées par Cheirisophos ("Lorsque vint le jour, Cheirisophos sacrifia, puis avança ses troupes, tandis que celles qui avaient pris position sur les hauteurs chargèrent les ennemis. Ceux-ci demeurèrent majoritairement à leurs postes sur le sommet de la montagne, une partie seulement s'avança contre leurs adversaires maîtres des hauteurs, et en vinrent aux mains avant d'avoir eu le temps de se rassembler. Les Grecs eurent l'avantage et lancèrent la chasse. Les peltastes grecs de la plaine coururent alors sur ceux qui étaient rangés en bataille, pendant que Cheirisophos suivit au pas accéléré avec les hoplites. Les ennemis restés sur le chemin, voyant vaincu le détachement d'en haut, prirent la fuite, un grand nombre périrent", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 6.23-26). On traverse la région des Taoques ("De là on arriva chez les Taoques, après avoir parcouru trente parasanges en cinq étapes. Les vivres manquaient, parce que les Taoques habitaient des places fortifiées où ils avaient transporté toutes leurs provisions", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.1), peu habitée ("On arriva à un endroit où il n'y avait ni cité ni maisons, où se trouvaient réunis nombre d'hommes, de femmes et de bestiaux", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.2). Xénophon dans son Anabase de Cyrus évoque un village dont les habitants choisissent de se suicider collectivement plutôt qu'être tués et pillés par les Dix Mille ("Soixante-dix hommes environ se faufilèrent derrière les arbres, non pas en troupe mais un à un, chacun se tenant de son mieux sur ses gardes. Agasias de Stymphale et Aristonymos de Méthydrio, capitaines de l'arrière-garde, se tinrent debout avec d'autres Grecs hors de cet endroit couvert d'arbres, estimant dangereux d'y envoyer plus d'une compagnie. Callimachos recourut à une tactique : il courait à deux ou trois pas de l'arbre sous lequel il se tenait, puis aussitôt que les pierres pleuvaient il se retirait en toute hâte, à chacune de ses courses on lui jetait plus de dix charretées de pierres. Constatant que toute l'armée regardait la manœuvre de Callimachos, Agasias craignit de perdre l'initiative, il n'appela pas son voisin Aristonymos ni Eurylochos de Lousiea qui étaient ses amis ni personne d'autre, il s'avança seul et les doubla. Le voyant passer, Callimachos le saisit par le bord de son bouclier, entraînant Aristonymos de Méthydrio, puis Eurylochos de Lousiea. Bientôt tous se lancèrent à l'assaut en rivalisant de courage, et en se disputant de la sorte ils finirent par enlever la position, d'où plus aucune pierre ne tomba dès que l'un d'entre eux fût monté. On vit alors un affreux spectacle : les femmes jetèrent leurs enfants, se jetèrent elles-mêmes ensuite, et leurs maris les suivirent. Le capitaine Enée de Stymphale, voyant tout près de se précipiter un barbare richement vêtu, le saisit pour le retenir, celui-ci le tira, et tous deux roulèrent de rochers en rochers, tombèrent et moururent. Les prisonniers furent peu nombreux, mais on trouva beaucoup de bœufs, d'ânes et de moutons", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.8-14). On traverse ensuite la région des Chalybes ("De là on parcourut cinquante parasanges en sept étapes à travers le pays des Chalybes, le plus belliqueux des peuples qu'on croisa", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.15), qui restent dans leurs retranchements ("[Les Chalybes] demeuraient dans leurs forts, et quand ils voyaient les Grecs passer ils les poursuivaient en combattant sans cesse, puis ils se retranchaient ensuite dans leurs forts où ils avaient transporté toutes leurs provisions, au point que les Grecs n'en trouvant pas vécurent des bestiaux pris aux Taoques", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.17). Les Dix Mille arrivent au fleuve Harpase, aujourd'hui le Çoruh, qui traverse le nord-est de l'actuelle Turquie avant de se jeter dans la mer Noire à Batumi en Georgie, ils trouvent encore du ravitaillement dans les abords ("Les Grecs arrivèrent ensuite au fleuve Harpase, large de cinq plèthres, puis ils parcoururent vingt parasanges en quatre étapes à travers le pays des Scythèniens ["Skuqhnîn", peuple non identifié et non localisé], dans une plaine semée de villages, où ils séjournèrent trois jours et s'approvisionnèrent", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.18). Ils atteignent ensuite une cité nommée "Gymnia", probablement l'actuelle Bayburt en Turquie ("Après avoir parcouru vingt parasanges en quatre étapes, on arriva à la grande cité florissante et peuplée de Gymnia", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.19). Le gouverneur local les informe qu'ils sont très près du Pont Euxin/mer Noire. Il les oriente vers une région où ils pourront tout piller à loisir. Les Dix Mille s'y rendent. Et effectivement, arrivés dans cette région, certains soldats montent sur une hauteur, et au loin ils voient la mer. Le cri : "Thalassa ! Thalassa !" se répand. La scène traversera les siècles et sera sujette à d'innombrables récits et peintures ("Le chef du pays envoya un guide aux Grecs pour les conduire sur le territoire de ses ennemis. Celui-ci leur promit de les mener en cinq jours à un lieu d'où ils verraient la mer, et ajouta qu'il consentait à être mis à mort en cas de non-respect de sa promesse. Il conduisit effectivement l'armée sur le territoire ennemi, où il l'engagea à tout brûler et ravager : cela prouva qu'il n'était venu que dans ce but et non par bienveillance pour les Grecs. Le cinquième jour on arriva à la montagne sacrée de Thèchès. Dès que les premiers eurent monté jusqu'au sommet et aperçurent la mer, ils poussèrent de grands cris. En les entendant, Xénophon et l'arrière-garde crurent que l'avant-garde était attaquée par de nouveaux ennemis, en l'occurrence ceux dont on venait de brûler le pays […]. Les cris augmentaient à mesure que l'on approchait, parce que les nouveaux soldats se joignaient incessamment, au pas de course, à ceux qui criaient, plus leur nombre croissait plus les cris redoublaient. Xénophon voulut comprendre la raison de ce phénomène extraordinaire. Il monta à cheval, prit avec lui Lycios et les cavaliers, et accourut à l'aide. Il entendit bientôt les soldats crier : “Thalassa ! Thalassa !”, et se féliciter les uns les autres. Alors toute l'arrière-garde se précipita, équipages et cavaliers. Arrivés tous au sommet de la montagne, on s'embrassa, soldats, stratèges et capitaines, les yeux en larmes", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 7.19-25). Un des soldats de Xénophon, ancien esclave anatolien, vient le voir pour lui dire qu'il reconnaît le pays de son enfance, et qu'il comprend la langue des autochtones : les Dix Mille se trouvent à proximité de Trapézonte dans la région des Macrons, peuple bien connu dès l'époque d'Hérodote qui, dans une incidence au paragraphe 104 livre II de son Histoire, les situait entre le fleuve Thermodon (aujourd'hui le Terme çayı, qui se jete dans le Pont-Euxin/mer Noire à Thémiscyre/Terme) à l'ouest et la Colchide à l'est. Xénophon envoie le soldat vers les habitants regroupés avec des armes de fortune, prêts à défendre leurs biens. Le soldat est effectivement chez lui, dans la région des Macrons, qu'il réussit à apaiser, et qui fraternisent avec les Dix Mille et les conduisent vers la mer, où des troupes colchidiennes veulent leur barrer la route ("Les Macrons, armés de boucliers d'osier, de lances, et revêtus de tuniques de crin, s'étaient rangés en bataille de l'autre côté du fleuve [Harpase/Çoruh]. Ils s'encourageaient mutuellement et jetaient des pierres dans le fleuve, aucune d'elles ne portait et ils ne blessaient personne. Alors un des peltastes, qui disait avoir été esclave à Athènes, vint trouver Xénophon et lui dit qu'il connaissait la langue de ces gens-là : “Je crois que nous sommes ici dans le pays de mes pères, et si rien ne s'y oppose je veux causer avec eux”. “Rien ne t'en empêche, répondit Xénophon. Demande-leur d'abord qui ils sont.” Ils dirent qu'ils étaient Macrons. “Demande-leur, continua Xénophon, pourquoi ils se sont rangés contre nous et veulent être nos ennemis.” Ils répondent : “Parce que vous êtes venus sur notre terre”. Les stratèges leur assurèrent ne vouloir leur causer aucun tort : “Nous avons bataillé contre le Grand Roi, nous retournons en Grèce, nous voulons atteindre la mer”. Ils demandèrent des gages. Nous leur répondîmes être disposés à en donner et à en recevoir. Alors les Macrons donnèrent aux Grecs une lance barbare, et les Grecs donnèrent aux Macrons une lance grecque, en guise de gages, des deux parts on prit les dieux à témoin. Ces gages étant donnés, les Macrons aidèrent à couper les arbres, ouvrirent la route comme pour passer à l'autre rive, se mêlèrent aux Grecs, leur fournirent toutes les denrées qu'ils purent, et les guidèrent pendant trois jours, jusqu'à ce qu'ils les eussent amenés aux montagnes des Colchidiens", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 8.3-8), mais ces dernières sont vite éparpillées après un semblant de combat ("Cheirisophos et Xénophon, suivis des peltastes, marchèrent de manière à dépasser la ligne [des Colchidiens]. Ceux-ci, les voyant arriver, coururent à leur rencontre en se portant sur la gauche et sur la droite, étirant ainsi leur ligne jusqu'à créer un grand vide au centre. Les peltastes arcadiens commandés par Eschine d'Acarnanie les virent se séparer, crurent qu'ils fuyaient, et en profitèrent pour courir de toutes leurs forces au sommet de la colline, où ils arrivèrent les premiers, suivis des hoplites arcadiens commandés par Cléanor d'Orchomène. Dès que les Grecs commencèrent cette course, les ennemis ne tinrent plus et prirent la fuite dans tous les sens", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 8.16-19). Les Dix Mille arrivent à Trapézonte, aujourd'hui Trabzon en Turquie ("On parcourut ensuite sept parasanges en deux étapes, et l'on arriva sur le bord de la mer à la cité grecque très peuplée de Trapézonte, colonie de Sinope sur le Pont-Euxin, dans le pays des Colchidiens [en réalité Trapézonte/Trabzon est bien en Petite Arménie, à l'extrême nord-est de l'Anatolie, et non pas en Colchide, mais Xénophon veut grossir l'exploit des Dix Mille en associant leur aventure à celle antique et prestigieuse de Jason et des Argonautes]. On y demeura une trentaine de jours, en butinant dans la Colchide. Les Trapézontins établirent un marché dans le camp des Grecs, les reçurent, et leur offrirent des dons hospitaliers, des bœufs, de la farine d'orge, du vin. Ils obtinrent aussi qu'on ménageât les Colchidiens voisins, répandus la plupart dans la plaine, dont on reçut finalement beaucoup de bœufs comme présents d'hospitalité", Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 8.22-24). On note que l'ordre des peuples et des lieux mentionnés par Xénophon dans son Anabase de Cyrus, d'abord les Chalybes dans l'arrière-pays de Thémiscyre/Terme, puis la haute vallée du fleuve Harpase/Çoruh, puis les Macrons autour de Trapézonte/Trabzon en Turquie, plaide en faveur d'un itinéraire d'ouest en est après une phase d'errance d'est en ouest dans les montagnes de la haute vallée de l'Euphrate.


L'expédition des Dix Mille n'est pas terminée. Des difficultés doivent être encore surmontées pour aller par voie de terre de Trapézonte à Cotyora (aujourd'hui Ordu en Turquie), puis par voie de mer de Cotyora à Héraclée en Bithynie (aujourd'hui Karadeniz Ereğli en Turquie) via Sinope en Paphlagonie (aujourd'hui Sinop en Turquie), puis à nouveau par voie de terre d'Héraclée à Chalcédoine. Mais ces difficultés, sur lesquelles nous ne attarderons pas ici, que Xénophon détaille aux livres V et VI de son Anabase de Cyrus, sont dues à des querelles entre Grecs ou contre des autochtones anatoliens, et non pas à une menace des Perses qui semblent totalement absents de cette partie nord de l'Anatolie. La seule - et ultime - confrontation entre les Dix Mille et les Perses a lieu sur la route entre Héraclée et Chalcédoine. Arrivés à hauteur de la petite cité côtière de Calpé (aujourd'hui Kerpe en Turquie, à mi-chemin entre Héraclée et le Bosphore), Pharnabaze tente d'empêcher les Grecs d'entrer dans sa satrapie de Phrygie hellespontique, il dirige contre eux un escadron de cavalerie perse commandé par ses généraux Spithridatès (probablement le même Spithridatès qui était au service de Tissapherne durant la troisième guerre du Péloponnèse, selon une incidence de Ctésias cité par Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 52) et Rhathinès, une petite troupe de fantassins perses et des autochtones bithyniens. Une première escarmouche surprend les Grecs ("A peine les Grecs se furent-ils rendus dans les villages et dispersés pour piller, que les cavaliers de Pharnabaze tombèrent sur eux, dans l'intention de les empêcher avec l'aide des Bithyniens d'entrer en Phrygie [hellespontique]. Ces cavaliers tuèrent au moins cinq cents Grecs, les survivants s'enfuirent vers les hauteurs", Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 4.24), mais ceux-ci se ressaisissent face à l'armée rassemblée ("Il était plus de midi, quand l'armée [des Grecs] s'avança hors des villages, enlevant tous les vivres sur son chemin. Tout à coup on découvrit les ennemis, qui avaient monté le revers de quelques collines en face des Grecs. Ils étaient sur une ligne pleine, avec beaucoup de cavaliers et de fantassins. Spithridatès et Rhathinès étaient arrivés avec un détachement des troupes de Pharnabaze", Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 5.7). Le combat s'engage, les Grecs repoussent rapidement les premiers rangs constitués de Bithyniens ("Xénophon galopa devant la ligne qu'il conduisait, tandis que les peltastes placés sur les deux ailes marchèrent à l'ennemi. On ordonna de placer la lance sur l'épaule droite jusqu'à ce que la trompette sonnât, puis de la tenir en avant, d'avancer à pas lents et de ne pas poursuivre au pas de course. […] Les ennemis, croyant la position bonne, attendaient les Grecs. Ceux-ci s'étant approchés, les peltastes lancèrent le cri de guerre et coururent contre les ennemis avant d'en avoir reçu l'ordre. Les cavaliers et fantassins bithyniens s'élancèrent à leur rencontre, les peltastes furent mis en fuite. Mais bientôt la ligne des hoplites grecs redoubla son pas, la trompette sonna, le péan retentit, les cris s'élevèrent et les lances s'abaissèrent : les ennemis ne tinrent plus et s'enfuirent", Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 5.25-27), puis après avoir disloqué la ligne ennemie ils se tournent vers les cavaliers perses de Spithridatès et Rhathinès, qui finissent par s'enfuir ("Timasion poursuivit [les Bithyniens] avec son petit escadron, et en tua autant qu'il put. L'aile gauche de l'ennemi, placée en face de la cavalerie grecque, fut rapidement dispersée. L'aile droite, assaillie aussi vivement, s'arrêta sur une colline : les Grecs, la voyant arrêtée, jugèrent facile et sans danger de la charger immédiatement, ils chantèrent le péan et s'élancèrent, elle plia, et les peltastes la poursuivirent jusqu'à ce qu'elle fût dispersée à son tour. Peu d'hommes furent tués parce que la nombreuse cavalerie ennemie de Pharnabaze effrayait. Les Grecs, voyant les Bithyniens s'y rallier et observer les évolutions de la bataille depuis le haut de la colline, estimèrent que même fatigués ils devaient marcher contre ces troupes et les empêcher de reprendre courage et se reposer. Ils se rangèrent donc et s'avancèrent. Les cavaliers ennemis s'enfuirent par une pente rapide, comme s'ils eussent été poursuivis par une cavalerie, et empruntèrent un vallon marécageux inconnu des Grecs. Ces derniers abandonnèrent la poursuite, la journée étant bien avancée. De retour sur le lieu du premier engagement, ils érigèrent un trophée. Puis ils redescendirent vers la mer au coucher du soleil", Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 5.28-32). Cette dernière défaite achève de casser l'image des Perses soi-disant dominants. Pharnabaze ne veut plus risquer une autre confrontation. Il demande au navarque spartiate Anaxibios d'aider les Dix Mille à traverser le Bosphore entre Chalcédoine et Byzance pour qu'ils quittent au plus vite le continent asiatique et en être enfin débarrassé ("Pharnabaze, craignant que l'armée [des Dix Mille] ne provoquât des ravages sur son territoire, députa vers le navarque Anaxibios qui était alors à Byzance, pour le prier de transporter ces troupes hors de l'Asie et lui promettre en retour d'agir comme il lui demanderait", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 1.2). Les Dix Mille passent donc le Bosphore, et débarquent sur le continent européen à Byzance. C'est la fin de leur aventure. A Byzance, sous la pression de Pharnabaze, Anaxibios leur ordonne de se disperser ("Tous les soldats passèrent alors à Byzance. Anaxibios publia par un héraut qu'il ne leur donnerait aucune paie, et qu'ils devaient sortir avec armes et bagages, comme pour les congédier après les avoir passés en revue", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 1.7). Certains vétérans des Dix Mille prennent la direction de la Chersonèse où ils sont embauchés par le roi thrace Seuthès II, qui les trompe en les incitant à guerroyer pour lui sans les payer en retour : ces péripéties de l'année -400 sont évoquées longuement dans le livre VII de l'Anabase de Cyrus de Xénophon. C'est alors que des messagers arrivent pour informer que Sparte est désormais en guerre ouverte contre Tissapherne le satrape perse de Lydie, et pour proposer aux vétérans des Dix Mille de rejoindre le contingent spartiate sous les ordres de Thibron qui a débarqué sur le continent asiatique ("C'est alors qu'arrivèrent arrivent Charminos de Sparte et Polynikos de la part de Thibron, pour annoncer que les Spartiates avaient décidé la guerre contre Tissapherne, que Thibron s'était embarqué pour commencer les hostilités, qu'il avait besoin de l'armée grecque et promettait à chaque soldat une darique par mois, le double aux capitaines, le quadruple aux stratèges", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 6.1). La campagne de Thibron est la première des campagnes spartiates en terre asiatique, qui précède celle de Derkylidas, et l'expédition d'Agésilas II que nous allons bientôt raconter.


L'expédition d'Agésilas II


Pendant que les Dix Mille regagnaient difficilement la Grèce livrés à eux-mêmes, des événements se sont passés effectivement en Anatolie. Pour les comprendre, un retour en arrière est nécessaire.


La mort du prince Cyrus, autrement dit la victoire d'Artaxerxès II, et la retraite des Dix Mille vers la Grèce que nous venons de raconter, auraient pu marquer la fin de la guerre entre la Perse et les Grecs, puisque ces deux événements signifient la fin de la rivalité fraternelle au sommet de l'Empire perse et la fin des saccages commis dans ce même Empire par les Grecs constituant l'armée des Dix Mille. Mais les ambitions de Tissapherne vont tout compromettre. Fort de sa bonne prestation lors de la bataille de Kounaxa, Tissapherne a obtenu de son beau-frère Artaxerxès II non seulement de conserver son titre de satrape d'Ionie, mais encore de recouvrer son ancien titre de satrape de Lydie ravie par le prince Cyrus ("L'année où Lachès fut archonte à Athènes [en -400/-399], à Rome les tribuns militaires Manius Claudius, Marcus Quintius, Lucius Julius, Marcus Furius et Lucius Valérius furent investis de l'autorité consulaire, on célébra la quatre-vingt-quinzième olympiade où l'Athénien Minos fut vainqueur à la course du stade. A cette époque le Grand Roi de l'Asie Artaxerxès II, après la défaite de son frère le prince Cyrus, envoya Tissapherne gouverner les satrapies maritimes. Les satrapes et les cités qui avaient fourni des troupes au prince Cyrus étaient très inquiets, ils craignaient d'être punis de leurs torts envers le grand Roi. Tous ces satrapes députèrent donc vers Tissapherne pour lui offrir leurs hommages, et œuvrèrent pour se concilier sa faveur", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.35). Les cités grecques de la côte anatolienne, craignant leurs compromissions avec le défunt prince Cyrus et leur résistance à l'autorité passée de Tissapherne, redoutent que celui-ci les punissent. Elles appellent Sparte à l'aide ("Ayant servi le Grand Roi [Artaxerxès II] contre son frère [le prince Cyrus], le satrape Tissapherne revint dans les fonctions qu'il exerçait préalablement [satrape d'Ionie] et dans celles du prince Cyrus [satrape de Lydie], il exigea que toutes les cités ioniennes se soumissent à lui. Mais attachées à leur liberté, redoutant Tissapherne auquel elles avaient préféré le prince Cyrus avant sa mort, ces dernières refusèrent de le recevoir. Elles députèrent à Sparte pour prier les Spartiates, prostates ["prost£thj/protecteur, défenseur"] de toute la Grèce, de protéger les Grecs d'Asie et d'empêcher que leur pays fût ravagé et asservi", Xénophon, Helléniques, III, 1.3). Leurs craintes sont fondées puisque Tissapherne en hiver -400/-399 assiège Kymè et ravage la région ("Les cités grecques d'Asie, effrayées par l'arrivée de Tissapherne, députèrent vers les Spartiates pour les supplier de ne pas rester des spectateurs indifférents face aux ravages dont les barbares les menaçaient. Les Spartiates promirent de les secourir, en même temps qu'ils députèrent vers Tissaphenre pour l'inciter à ne pas prendre les armes contre les cités grecques. Mais Tissapherne avait déjà avancé ses troupes vers la cité de Kymè, il ravagea le territoire, captura beaucoup d'hommes, et refoula les autres dans la ville, qu'il assiégea. Ne réussissant pas à la prendre, l'hiver [-400/-399] approchant, il leva le siége et échangea les prisonniers contre des fortes rançons", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.35). Sparte répond favorablement à demande des Ioniens, au printemps -399 elle envoie vers Ephèse (aujourd'hui Selçuk près de Kusadasi en Turquie) un contingent commandé par Thibron, accompagné par des mercenaires grecs de différentes cités, qui débarque à Ephèse ("Alors les Spartiates déclarèrent la guerre au Grand Roi, ils envoyèrent contre lui mille citoyens sous les ordres de Thibron, qu'ils autorisèrent à lever toutes les troupes auxiliaires qu'il jugerait nécessaires. Thibron se rendit à Corinthe, puis, après y avoir rassemblé tous les soldats envoyés par les alliés, il s'embarqua pour Ephèse, avec au moins cinq mille hommes sous ses ordres. Là, il enrôla environ deux mille hommes issus des cités sous hégémonie spartiate ou d'autres cités indépendantes, et commença la campagne avec plus de sept mille hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.36).


Parmi les mercenaires qui rejoignent le contingent spartiate de Thibron, on trouve des vétérans de l'armée des Dix Mille, peu désireux de retourner dans leur patrie, ou même interdits de retour pour leurs actes qu'ils y ont commis. Athènes notamment, qui a récemment restauré le regime démocratique, est en pleine épuration politique (elle vient de condamner Socrate à mort), elle était ravie de voir certains de ses membres compromis dans la dictature des Trente partir au loin avec le prince Cyrus, et elle est fortement déçue d'apprendre qu'ils ont survécu, elle confie donc officiellement ces survivants à Thibron dans l'espoir qu'ils meurent enfin au combat, surtout les cavaliers ayant servi de milice aux Trente ("Les Spartiates envoyèrent [aux cités grecques de la côte anatolienne] Thibron comme harmoste, à la tête d'une armée de mille néodamodes ["neodamèdhj", littéralement des "nouveaux/nšo- admis dans le peuple/dÁmoj", autrement dit des Spartiates récemment naturalisés ou des jeunes gens ayant récemment accédé à l'âge de la citoyenneté] et de quatre mille autres Péloponnésiens. Thibron demanda en outre aux Athéniens trois cents cavaliers qu'il s'engagea à solder. Ceux-ci lui envoyèrent une partie des cavaliers qui avaient servi sous les Trente, considérant que leur éloignement et leur perte seraient un profit pour le peuple", Xénophon, Helléniques, III, 1.4-6). Xénophon est l'un de ces cavaliers athéniens de l'ancienne milice des Trente. Selon son propre témoignage dans son Anabase de Cyrus, Xénophon croit que le temps a estompé les désirs de vengeance des familles endeuillées par les excès des Trente, auxquels il a participé, il croit pouvoir revenir à Athènes. Mais ses camarades vétérans des Dix Mille le dissuadent de les abandonner et le pressent de les conduire à Thibron, et il apprend parallèlement qu'Athènes a publié un décret qui le bannira définitivement de la cité ("Xénophon se tint à l'écart et se prépara ostensiblement à retourner dans sa patrie, le décret de son bannissement d'Athènes n'ayant pas encore été publié. Mais ses soldats les plus proches le conjurèrent de ne pas partir avant d'avoir mené l'armée [des survivants des Dix Mille] à Thibron", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 7.57). Il se résoud donc à conduire les vétérans des Dix Mille à Thibron, qui les accepte volontiers ("Les Thraces qui vivaient dans les environs [sur les rives sud-ouest du Pont-Euxin/mer Noire et de la Propontide/mer de Marmara] guettaient, naufrageaient et capturaient les marchands. Xénophon pénétra avec son armée dans le territoire de ces Thraces, les défit dans un combat, et incendia la plupart de leurs villages. Thibron invita ces Grecs à se joindre à son armée. Ceux-ci répondirent à l'invitation et allèrent batailler avec les Spartiates contre les Perses", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.37). Il traverse l'Hellespont et débarque à nouveau sur le continent asiatique, à Lampsaque (aujourd'hui Lapseki en Turquie). Il est tellement démuni qu'il est contraint de céder son cheval pour payer son passeur ("On embarqua pour Lampsaque. Au-devant de Xénophon se présenta le devin Eukleidès de Phlionte […]. Il félicita Xénophon de s'être échappé [de l'emprise magouilleuse du roi thrace Seuthès II en Chersonèse] et lui demanda ses richesses. Xénophon lui jura qu'il n'avait pas de quoi retourner dans sa patrie à moins de vendre son cheval et tout ce qu'il portait", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.1-2). Heureusement pour lui, deux personnages non identifiés appelés "Bion" et "Nausikleidès", peut-être des Spartiates en lien avec Thibron, interviennent et prennent le coût de son transport à leur charge ("Bion et Nausikleidès arrivèrent avec de l'argent pour l'armée. Ils se lièrent d'hospitalité avec Xénophon et, comme il s'était défait à Lampsaque de son cheval pour cinquante dariques par nécessité, et qu'ils avaient entendu dire qu'il y tenait beaucoup, ils le rachetèrent et le lui rendirent gratuitement", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.6). Xénophon et les vétérans des Dix Mille marchent vers le sud, ils atteignent Pergame (aujourd'hui Bergama en Turquie : "On marcha à travers la Troade. On passa le mont Ida. On arriva d'abord à Antandros [aujourd'hui Altinoluk à une vingtaine de kilomètres à l'ouest d'Edremit en Turquie]. Puis, en longeant les côtes de Lydie, dans la plaine de Thébé [aujourd'hui Tepeoba dans la banlieue est d'Edremit en Turquie]. De là, par Adramyttion [aujourd'hui Edremit en Turquie] et Kertonos [cité non localisée], on entra dans la plaine du Caïque [aujourd'hui le Bakırçay], et on parvint à Pergame en Mysie", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.7-8), où Helladé la vieille épouse de Gongylos d'Eretrie, intermédiaire entre Grecs et Perses naguère à l'époque de Xerxès Ier et d'Artaxerxès Ier. Helladé les informe que le chef perse Asidatès se trouve dans les parages ("Xénophon fut reçu [à Pergame] par Helladé la femme de Gongylos d'Erétrie, […] qui l'avertit que le Perse Asidatès était dans la plaine, et qui l'assura qu'en marchant de nuit avec trois cents hommes on pourrait le prendre avec sa femme, ses enfants et ses nombreux trésors", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.8-9). Xénophon se met en mouvement de nuit avec une petite troupe improvisée qui croit la bataille gagnée d'avance ("Xénophon se mit en marche après le dîner, prenant avec lui les capitaines les plus proches et les plus dévoués qu'il voulait ainsi remercier. Sur ses pas se jetèrent malgré lui environ six cents hommes désireux d'avoir une part du butin. Mais les capitaines prirent de l'avance pour n'avoir pas à partager", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.11). Mais l'attaque tourne mal, et Xénophon doit revenir sur ses pas après avoir capturé un butin moyen ("On attaqua la tour. Comme sa prise s'annonçait difficile parce qu'elle était élevée, munie de créneaux et défendue par des soldats nombreux et braves, on essaya de la miner. L'épaisseur du mur était de huit briques, cela n'empêcha pas qu'une ouverture fut créée quand vint le jour. Mais dès qu'on s'y engouffra, un des assiégés perça avec une grande broche à bœufs la cuisse de celui qui s'était le plus avancé, ailleurs les flèches rendirent l'approche dangereuse, les cris poussés par les gens de la tour attirèrent Itaménès avec ses troupes pour les défendre. Ensuite arrivèrent de Komanie [région autour de Komana sur le Pont, site archéologique sur le village actuel de Gümenek, à une dizaine de kilomètres au nord-est de Tokat en Turquie] des fantassins assyriens, environ quatre-vingt cavaliers hyrcaniens à la solde du Grand Roi, près de huit cents peltastes, enfin des cavaliers de Parthénion, d'Apollonia et des places voisines. Nous dûmes nous replier. Nous prîmes tous les bœufs et toutes les autres bêtes que nous pûmes, ainsi que des esclaves, en formant une colonne à centre vide", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.13-16), sa retraite est protégée par Gongylos junior, fils d'Helladé, et par d'autres chefs autochtones ("Gongylos, apercevant les Grecs en petit nombre pressés par de nombreux ennemis, sortit avec sa troupe malgré l'avis de sa mère pour prendre part à l'action. Proclès, descendant de Démarate [roi eurypontide du début du Vème siècle av. J.-C., passé dans le camp perse après avoir été chassé de son trône en -491 par son alter ego agiade Cléomène Ier], amena aussi des renforts d'Halisarna et de Teuthrania. La troupe de Xénophon, écrasée par les flèches et les pierres, se retournait pour opposer ses armes aux traits, et repassa à grand peine le Caïque. Presque la moitié des hommes furent blessés, entre autres le capitaine Agasias de Stymphale qui en tout temps s'était battu avec courage contre les ennemis. Les Grecs hors de danger conservèrent néanmoins environ deux cents prisonniers, et assez de bétail pour offrir des victimes", Xénophon, Anabase de Cyrus, 8.17-19). Mais c'est une retraite sans conséquence néfaste : dès le lendemain, le Perse Asidatès trop confiant baisse sa garde, et se laisse capturer sottement par Xénophon en même temps que toute sa smala ("Le lendemain, Xénophon après avoir offert un sacrifice marcha nuitamment avec toute l'armée le plus loin possible dans la Lydie afin qu'Asidatès ne craignît plus son voisinage et négligeât de se garder. Asidatès, entendant dire que Xénophon avait offert un nouveau sacrifice en vue de l'attaquer avec toute son armée, alla se cantonner dans les villages contigus aux murailles de Parthénion : il tomba sur les troupes de Xénophon, qui le prirent avec sa femme, ses enfants, ses chevaux et tous ses biens", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.20-22).


Thibron, débarqué au printemps -399 à Ephèse, se dirige vers le nord en direction de Magnésie-du-Sipyle (aujourd'hui Manisa en Turquie), qu'il prend facilement parce qu'elle n'est pas fortifiée. Puis il fait demi-tour vers le sud en direction de Tralles (aujourd'hui Aydın en Turquie), qu'il assiège vainement. Il renonce à prendre la cité d'assaut et remonte vers le nord à Magnésie-du-Sipyle, dont il déplace la population sur le Sipyle voisin pour la préserver d'une éventuelle attaque de Tissapherne ("Après environ cent vingt stades de marche, [Thibron] arriva à la cité de Magnésie, qui dépendait de Tissapherne. Il la prit rapidement. Puis il se porta vers la cité ionienne de Tralles, qu'il assiégea. Incapable de conquérir cette cité qui était très fortifiée, il retourna à Magnésie. Celle-ci n'était pas fortifiée et Thibron craignait, en la quittant, de laisser Tissapherne en reprendre le contrôle, il transporta donc la population sur le mont voisin surnommé “Thoraka” ["Qèraka/la Cuirasse", surnom du mont Sipyle ; ce mot a donné "thorax" en français, étymologiquement "coffre, rempart protecteur" des poumons]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.36). Puis il continue vers le nord en direction des côtes éolides. Selon Polyen, bénéficie de la complicité d'un chef local nommé "Alexandre", qui lui apporte par un stratagème fourbe la soumission des populations ("Alexandre le phrourarque ["froÚrarcoj", littéralement "chef/¢rcÒj des gardes/frourÒj] des forts éolides attira par l'argent des célèbres athlètes, les aulètes réputés Thersandre et Philoxène, et deux acteurs à la mode, Callipidès et Nicostratès. Il organisa un concours, toutes les populations des cités locales accoururent au spectacle, séduites par ces vedettes. Quand le théâtre fut plein, Alexandre l'encercla par les soldats et les barbares de ses forts, il captura ainsi tous les spectateurs avec femmes et enfants et les vendit contre des fortes rançons, puis il se retira en laissant les lieux au pouvoir de Thibron", Polyen, Stratagèmes X.10 ; "[Thibron] envahit le territoire des ennemis, il procura à ses soldats toutes sortes de provisions en abondance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.36). Il arrive à Pergame, où il entre en contact avec Xénophon et les vétérans des Dix Mille, qu'il intègre dans son armée ("Quand il arriva en Asie, Thibron leva encore des troupes dans les cités grecques du continent, qui étaient prêtes à faire tout ce qu'il voulait. Ayant vu la cavalerie ennemie, Thibron ne descendit pas en plaine, il se contenta de préserver du pillage la région qu'il occupait. Mais lorsque les troupes grecques du prince Cyrus réchappées de l'expédition [des Dix Mille] se joignirent à lui, il tint aussi tête à Tissapherne dans la plaine, et il prit possession de Pergame, de Teuthrania et d'Halisarna, qui se donnèrent à lui, dont les gouverneurs étaient Eurysthène et Proclès, descendants du Spartiate Démarate [roi eurypontide chassé de son trône en -491] qui avait reçu ce territoire en cadeau du Grand Roi [Xerxès Ier] pour l'avoir accompagné dans son entreprise [d'invasion de la Grèce en -480]", Xénophon, Helléniques, III, 1.5-6 ; "C'est alors [après la bataille de Xénophon contre le Perse Asidatès près de Pergame] qu'arriva Thibron, qui prit le commandement de l'armée [de Xénophon] et l'incorpora aux autres troupes grecques en vue de guerroyer contre Tissapherne et Pharnabaze", Xénophon, Anabase de Cyrus, VII, 8.24). Thibron se tourne ensuite contre Larissa (site archéologique sur l'actuelle commune de Buruncuk, à une dizaine de kilomètres au nord de Menemen en Turquie), où quelques années auparavant le prince Cyrus a installé une colonie d'Egyptiens (venus avec Tamos de Memphis, qui commandait la flotte du prince Cyrus et l'a ravitaillé à Issos en -401 ?). Ces Egyptiens refusent de rejoindre son armée, il entame donc le siège de leur petite cité. Ce siège dure, l'affaire parvient aux oreilles des éphores à Sparte, qui lui ordonnent de cesser de tourmenter ces anciens alliés et de prendre la direction de la Carie ("Larissa surnommée “l'Egyptienne” n'ayant pas voulu capituler, [Thibron] campa à proximité et l'assiégea. Ayant constaté qu'il ne pouvait la conquérir qu'en la privant d'eau, il détourna leur puits par un canal. Comme les assiégés, lors de leurs sorties répétées, jetaient des pierres et des bois dans ce canal, il construisit une tortue de bois au-dessus du puits. Les Larisséens vinrent l'incendier pendant la nuit. Les éphores, voyant que Thibron n'arrivait à rien, lui ordonnèrent de laisser Larissa et de marcher contre la Carie", Xénophon, Helléniques, III, 1.7-8), où le satrape Tissapherne possède une résidence (selon une incidence de Xénophon, Helléniques, III, 2.12). Thibron s'exécute, mais tandis qu'il relâche à Ephèse avant de continuer vers la Carie (il tarde peut-être à Ephèse, craignant d'affronter Tissapherne selon Diodore de Sicile : "Mais lorsque Tissapherne parut avec une nombreuse cavalerie, Thibron, redoutant un engagement, se retira à Ephèse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.36), il apprend qu'il est limogé et remplacé par un autre stratège spartiate nommé "Derkylidas" ("Il se trouvait à Ephèse, en route vers la Carie, quand Derkylidas, un homme qui passait pour très astucieux et qu'on surnommait “Scythos” [nous corrigeons ici le texte déformé par l'un des copistes de Xénophon, qui a écrit "S…sufoj/Sisyphe", qualificatif absurde dans le contexte, au lieu de "SkÚqoj/le Scythe" graphiquement proche en grec], vint prendre le commandement de l'armée. Thibron retourna donc à Sparte, où il fut condamné à l'exil, les alliés l'ayant accusé d'avoir permis à ses troupes de piller des amis", Xénophon, Helléniques, III, 1.7-8 ; "L'année où Aristocratès fut archonte à Athènes [en -399/-398], à Rome les six tribuns militaires Caius Servilius, Lucius Verginius, Quintus Sulpicius, Aulus Manlius, Claudius Capitolinus et Marcus Ancus furent investis de l'autorité consulaire. Informés que Thibron conduisait mal la guerre, les Spartiates le remplacèrent dans le commandement par Derkylidas, qui fut envoyé en Asie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.38).


Nous sommes à l'hiver -399/-398 ou au printemps -398. Le nouveau commandant du contingent spartiate Derkylidas adopte une tactique différente de celle de son prédécesseur Thibron. Au lieu d'affronter directement les Perses, il veut retourner contre eux leur diviser-pour-mieux-régner, en s'alliant alternativement à Pharnabaze et à Tissapherne, qui ne se sont jamais appréciés, dont la rivalité s'est même accrue depuis que Tissapherne a repris au prince Cyrus l'hégémonie sur la Lydie et convoite la Phrygie hellespontique de Pharnabaze ("Le Spartiate Derkylidas était surnommé “Scythos”, comme le dit Ephore dans ce passage de son livre VIII [de ses Helléniques aujourd'hui perdus] : “Les Spartiates envoyèrent Derkylidas en Asie remplacer Thibron quand ils comprirent que les barbares d'Asie agissaient toujours avec tromperie et astuce. Leur choix fut déterminé par la conviction qu'il ne se laisserait jamais tromper, parce que lui-même n'était pas franc comme les autres Spartiates, il était rusé et féroce, d'où le surnom “Scythos” qu'il portait à Sparte” [le qualificatif "le Scythe" est équivalent de "la Brute, le Cruel" et de "le Fourbe, le Sournois", par allusion aux mœurs brutaux et fourbes des Scythes]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.101). Derkylidas ménage Tissapherne en lui disant qu'il veut batailler contre Pharnabaze en Phrygie hellespontique ("Ayant pris le commandement de l'armée, Derkylidas s'aperçut que Tissapherne et Pharnabaze se défiaient l'un de l'autre, il résolut donc de s'entendre avec Tissapherne et de conduire ses troupes contre le pays de Pharnabaze, préférant avoir affaire à un seul plutôt qu'aux deux. Derkylidas était depuis longtemps l'ennemi de Pharnabaze : harmoste à Abydos du temps de la navarchie de Lysandre, il avait été effectivement condamné, à cause des calomnies de Pharnabaze, à se tenir debout un bouclier en main, ce qui est une punition déshonorante réservée aux déserteurs chez les Spartiates, ce grief l'incita à marcher contre Pharnabaze avec plus de plaisir encore. Il montra une grande différence par rapport à Thibron dans sa façon de commander, en conduisant son armée jusqu'en Eolide, province de Pharnabaze, à travers des pays amis sans les maltraiter", Xénophon, Helléniques, III, 1.9-10). Il se rend en Troade, prend possession de toutes les cités, qui se soumettent spontanément à lui car il se révèle meilleur diplomate que Thibron. Seule la cité de Kébrènios résiste (cité non localisée : "Le même jour, [Derkylidas] prit les cités maritimes de Larissa [de Troade, à ne pas confondre avec Larissa d'Eolide que Thibron a assiégé l'année précédente], d'Hamaxitos et de Colonai qui n'opposèrent aucune résistance. Puis il députa vers les cités éolides en leur promettant la liberté à condition qu'elles le reçussent dans leurs murs et devinssent ses alliées. Les habitants de Néandreis, d'Ilion et de Kokylita se déclarèrent en sa faveur, les garnisons grecques qui s'y trouvaient ayant été maltraitées depuis la mort de Mania. Cependant le chef de la garnison de la place forte de Kébrènios, espérant obtenir des honneurs par Pharnabaze s'il la lui conservait, ne reçut pas Derkylidas", Xénophon, Helléniques, III, 1.16-17), avant de se soumettre après un temps de siège ("Mais des hérauts arrivèrent de la part des Grecs enfermés dans la cité pour déclarer qu'ils désapprouvaient la conduite de leur chef et qu'ils aimaient mieux servir les Grecs que les barbares. Ils étaient en pourparlers, quand le gouverneur lui-même envoya dire que la position de ces hommes était la même que la sienne. Aussitôt Derkylidas, auquel ce jour-là les victimes furent favorables, arma ses troupes et les conduisit aux portes de la cité : on les ouvrit, et on les admit dans la place. Derkylidas y établit une garnison et marcha aussitôt sur Skepsis et sur Gergitha", Xénophon, Helléniques, III, 1.18-19). Il s'empare ensuite de la cité de Gergitha où l'usurpateur Midias, qui est appréhendé à l'occasion, a rassemblé tous les biens de sa riche belle-mère défunte Mania : ce butin permet à Derkylidas d'assurer les coûts de son contingent pour l'année à venir ("On conduisit [Derkylidas] à la maison de Mania, dont Midias avait pris possession. Ce dernier le suivit. Dès que Derkylidas fut entré, il appela les intendants et les saisit par ses gardes en leur déclarant que si on découvrait qu'ils avaient dérobé quoi que ce fût dans les biens de Mania ils seraient égorgés sur-le-champ. Ils montrèrent toutes les richesses. Derkylidas s'assura de tout, ferma la maison, y apposa son sceau et y établit des gardes. En sortant, il dit aux taxiarques et aux capitaines placés à la porte : “Nous avons maintenant la garantie que les huit mille hommes de l'armée nous suivrons. Tout ce que nous prendrons désormais, ce sera du complément”. C'est ainsi qu'il s'assura de l'obéissance et du zèle de ses soldats", Xénophon, Helléniques, III, 1.27-28). Il relâche en Bithynie, où il passe l'hiver -398/-397, au grand soulagement de Pharnabaze qui n'entretient pas des bonnes relations avec les Bithyniens (Pharnabaze n'a pas oublié que les Bithyniens ont été des médiocres alliés contre les Dix Mille en -400 à la bataille de Calpé que nous avons racontée plus haut, contraignant la cavalerie perse à fuir) et espère que, tant qu'il restera en Bithynie en saccageant le territoire, il ne pensera plus à batailler contre lui et à saccager la Phrygie hellespontique. Derkylidas se ravitaille sur place sans nuire aux Bithyniens, et même en les protégeant contre les razzias des Thraces ("Derkylidas se rendit dans la Thrace bithynienne pour passer l'hiver [-398/-397], ce qui fut agréable à Pharnabaze qui était régulièrement en conflit contre les Bithyniens. Derkylidas se servit en toute sûreté dans la Bithynie, et ne cessa d'avoir des vivres en abondance", Xénophon, Helléniques, III, 2.2 ; "[Derkylidas] marcha à la tête de l'armée contre les cités de Troade. Il prit d'abord Hamaxitos, Colonai et Arisbé. Après ces premiers succès il se porta sur Ilion, Kébrènios et toutes les autres cités de Troade, qu'il prit par la ruse ou par la force. Puis il conclut avec Pharnabaze une trêve de huit mois et entreprit une expédition contre les Thraces qui vivaient en Bithynie. Après avoir dévasté leur territoire, il installa son armée dans ses quartiers d'hiver [-398/-397]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.38). Au printemps -397, il va à Lampsaque, où il apprend par des envoyés spartiates qu'il est confirmé dans son poste ("Au commencement du printemps [-397], Derkylidas quitta la Bithynie pour se rendre à Lampsaque. Il y était encore quand arrivèrent les magistrats Aracos, Naubatès et Antisthénès, chargés d'examiner l'état général des affaires en Asie et de lui annoncer qu'il garderait son commandement pendant encore une année", Xénophon, Helléniques, III, 2.6). Il débarque sur la péninsule de Chersonèse juste en face, sur le continent européen, pour aider la population grecque à construire un mur défensif contre les intrusions des Thraces sur l'isthme entre le golfe de Saros à l'ouest et la mer de Marmara à l'est, au grand bonheur de Pharnabaze qui est ainsi soulagé de le voir se maintenir à distance de sa satrapie de Phrygie hellespontique. On devine que ce mur défensif vise moins à protéger la population locale, qu'à sécuriser les cultures et les élevages, c'est-à-dire à assurer un approvisionnement abondant et géographiquement proche au contingent spartiate quand celui-ci s'engagera dans l'intérieur de l'Anatolie. Derkylidas revient sur le continent asiatique en automne -397 ("Un homme de la suite d'Aracos [l'un des magistrats spartiates venu à Lampsaque confirmer Derkylidas dans son commandement] raconta qu'à Sparte des députés de Chersonèse étaient venus se plaindre de l'impossibilité de cultiver leur pays à cause des ravages incessants des Thraces, et que si les Spartiates envoyaient un de leurs citoyens à la tête d'une force conséquente pour les aider à édifier un mur d'une mer à l'autre ils pourraient enfin jouir d'une grande étendue de terre très bonne, avec tous les Spartiates les ayant rejoints. En entendant cela, Derkylidas conçut un plan qu'il garda pour lui. D'Ephèse, il envoya des délégués parcourir les cités grecques pour les assurer de son calme et de sa prospérité. Il envoya aussi une ambassade à Pharnabaze pour lui demander s'il souhaitait prolonger la trêve de l'hiver [-398/-397] ou s'il préférait la guerre : celui-ci préféra la trêve. Ayant ainsi assuré la paix aux cités alliées environnantes, Derkylidas traversa l'Hellespont avec son armée et passa en Europe. Il marcha à travers la partie de la Thrace qui lui était dévouée, reçut l'hospitalité du roi Seuthès II, et arriva en Chersonèse. Il constata qu'elle comportait onze ou douze cités, qu'elle possédait un excellent sol favorable à toutes sortes de cultures, mais qu'elle était effectivement ravagée par les Thraces. Il mesura l'isthme. Après lui avoir reconnu une largeur de trente-sept stades, il n'hésita plus : il offrit des sacrifices aux dieux et commença le mur dont il prit soin de partager entre ses soldats l'espace à bâtir, promettant des récompenses à ceux qui auraient les premiers achevé leur part, et à chacun selon son zèle. Ainsi fut achevée avant l'automne [-397] la muraille commencée au printemps, qui sécurisa onze cités, nombre de ports, une grande étendue d'excellentes terres labourables, de champs en pleine culture, et quantité de magnifiques pâturages, propres à toute sorte de bétail. Cela fait, il repassa en Asie", Xénophon, Helléniques, III, 2.8-11 ; "A cette époque les Thraces pénétraient en masse dans la Chersonèse, ravageaient toute la campagne et assiégeaient les habitants bloqués derrière les murs de leurs cités. Ces derniers sollicitèrent le Spartiate Derkylidas qui était en Asie, qui vint avec son armée, chassa les Thraces de la Chersonèse, et éleva un mur d'une mer à l'autre, mettant ainsi un terme aux incursions des Thraces. Il fut comblé de présents, et repassa avec son armée en Asie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.38). Après un long siège de huit mois, il prend la cité d'Atarnée (site archéologique en amont de Dikili en Turquie, face à l'île de Lesbos), où se sont retranchés des pirates de Chio qui lançaient des raids contre les cités alentours. Il transforme la cité conquise en base arrière de ravitaillement, peut-être en prévision d'une attaque contre Sardes. On note que cette conquête renforce sa popularité, car elle délivre les cités ioniennes de la piraterie ("Dans la place forte d'Atarnée se trouvaient des exilés de Chio qui pillaient et ravageaient l'Ionie et vivaient de rapines. Derkylidas, bien qu'informé qu'ils étaient abondamment pourvus de vivres, prit position autour des murs d'Atarnée et l'assiégea. Il s'en empara au bout de huit mois, et y établit Dracon de Pellènè comme gouverneur. Après avoir rempli cette place de provisions de toutes sortes en prévision d'un futur passage, il se rendit à Ephèse qui est à trois jours de marche de Sardes", Xénophon, Helléniques, III, 2.11). Mais il reçoit soudain un message des éphores qui, comme à Thibron deux avant plus tôt, lui ordonnent de marcher vers la Carie, où Tissapherne possède une résidence ("A Sparte arrivèrent des députés des cités grecques qui déclarèrent que Tissapherne devait rendre leur indépendance aux Grecs d'Asie de son plein gré sous peine de voir la Carie, où il avait sa résidence, ravagée pour obtenir le même but. Sur cet avis, les éphores envoyèrent à Derkylidas l'ordre de marcher contre la Carie avec son armée, et au navarque Pharax celui de longer la côte avec ses navires. Les deux hommes exécutèrent cet ordre", Xénophon, Helléniques, III, 2.12-13). Les deux satrapes Pharnabaze et Tissapherne, conscients de la menace des Spartiates sur leur autorité, se résolvent de mauvaise grâce à mettre entre parenthèses leurs différends pour faire front commun contre ces derniers ("Pharnabaze se rendit auprès de Tissapherne, parce que Tissapherne avait été nommé chef de toutes les troupes, mais surtout parce qu'il voulait chasser ensemble les Grecs des pays du Grand Roi : il était jaloux du commandement de Tissapherne, mais ne pouvait se consoler de la perte de l'Eolide", Xénophon, Helléniques, III, 2.13 ; "Pharnabaze et Tissapherne, réunissant les troupes de leurs satrapies, marchèrent vers Ephèse où l'ennemi stationnait son armée. Les deux Perses étaient suivis de vingt mille fantassins et de dix mille cavaliers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.39). Ils se rejoignent en Carie, avant d'avancer vers l'Ionie. Derkylidas les surprend en chemin ("Arrivés en Carie, [Tissapherne et Pharnabaze] décidèrent d'aller vers l'Ionie, après avoir laissé des garnisons suffisantes dans les forteresses. Derkylidas, informé qu'ils avaient passé le Méandre [le fleuve qui marque la frontière entre la Carie et l'Ionie], exprima à Pharax sa crainte que Pharnabaze et Tissapherne ravageassent le pays dégarni : il passa le fleuve à son tour. Les deux chefs grecs étaient en mouvement, suivis de l'armée qui avançait en désordre puisqu'on croyait que les ennemis se trouvaient du côté d'Ephèse, quand tout à coup ils aperçurent des sentinelles sur des monuments funéraires. Ils montèrent sur d'autres monuments et sur des tours qui étaient de leur côté, et virent en ordre de bataille, sur la route qu'ils devaient suivre eux-mêmes, des Tyriens aux boucliers blancs, les Perses dépendants des deux satrapes, des troupes grecques mercenaires et une puissante cavalerie. Tissapherne et son armée étaient à l'aile droite, Pharnabaze à l'aile gauche", Xénophon, Helléniques, III, 2.14-15). Aussitôt il se prépare pour une bataille, mais une partie de ses troupes alliées ioniennes se débinent. Il n'a plus les effectifs pour espérer une victoire ("A cette vue, Derkylidas ordonna aussitôt aux taxiarques et aux capitaines de se former en toute hâte sur huit rangs, et de placer aux deux ailes tous les peltastes et tous les cavaliers le mieux possible. Il offrit un sacrifice. Toutes les troupes péloponnésiennes restèrent à leur poste et se préparèrent au combat, mais celles de Priène, d'Achilleion, des îles et des cités ioniennes s'enfuirent, en jetant leurs armes dans les épaisses moissons de la plaine du Méandre. Ceux qui restèrent comprirent qu'ils ne pourraient pas tenir", Xénophon, Helléniques, III, 2.16-17). Heureusement pour lui, Tissapherne demande à négocier. Xénophon donne à l'attitude de Tissapherne une explication haute : Tissapherne se souvient des compétences militaires des Grecs à la bataille de Kounaxa en -401, et il ne veut pas risquer de se confronter à eux une nouvelle fois, et voir les Grecs étendre éventuellement les hostilités en Carie jusqu'à sa résidence. Mais les hellénistes avancent une autre explication plus basse, compatible avec l'explication haute de Xénophon : Tissapherne ambitionne de remplacer le prince Cyrus à la tête de l'Anatolie (et peut-être même de remplacer Artaxerxès II à la tête de l'Empire perse, n'oublions pas qu'il est le frère de la reine Stateira et qu'il est un descendant de l'illustre Vidarna/Hydarnès ayant participé au putsch de -522, il est donc légitime à prétendre au pouvoir suprême) en utilisant les compétences militaires des Grecs à son profit personnel, notamment contre son voisin rival le satrape Pharnabaze. Derkylidas profite de la situation, il bluffe, il sait qu'il n'a pas les moyens de gagner une bataille contre les deux Perses mais il simule le contraire, et son bluff réussit car Tissapherne y voit un bénéfice pour lui-même. Les deux adversaires se retirent donc sur leur position de départ, les Perses au sud vers la Carie, Derkylidas au nord vers Magnésie-du-Méandre (site archéologique près de l'actuel village de Tekin dans la province d'Aydın en Turquie : "Pharnabaze donna l'ordre de combattre, mais Tissapherne, se rappelant la bravoure avec laquelle l'armée du prince Cyrus s'était battue contre les Perses et pensant que tous les Grecs ressemblaient à ces troupes, ne voulut pas risquer le combat. Il envoya donc dire à Derkylidas qu'il désirait entrer en pourparlers avec lui. Derkylidas, prenant l'élite des cavaliers et des fantassins de sa suite, s'avança vers les messagers et leur dit : “Vous pouvez constater que j'étais prêt à combattre. Il désire négocier : je ne le refuse pas. Mais il faut avant tout que lui et moi nous donnions et nous recevions des gages de foi et des otages”. Cette proposition ayant été agréée et effectuée, les deux armées se retirèrent, les barbares de Tralles [Aydın] vers la Carie, et les Grecs vers Leucophrys [ancien nom de Magnésie-du-Méandre]", Xénophon, Helléniques, III, 2.18-19 ; "Informé de l'approche des Perses [Pharnabaze et Tissapherne réunis], Derkylidas le commandant des Spartiates avança toutes ses troupes, qui ne dépassaient pas sept mille hommes. Quand les deux armées furent face-à-face, les chefs au lieu de combattre conclurent un armistice et fixèrent un délai permettant à Pharnabaze de demander au Grand Roi [Artaxerxès II] les conditions d'un traité de paix définitif, et à Derkylidas de demander la même chose aux Spartaites. Ce fut ainsi que les deux armées se séparèrent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.39). Pharnabaze de son côté n'est pas dupe de la manœuvre de son pair Tissapherne, il devine que ce dernier veut se concilier les Grecs pour les retourner contre lui et prendre le contrôle de la Phrygie hellespontique, il devine aussi que Derkylidas bataillera à nouveau contre lui dès qu'il en aura l'occasion. Il a donc anticipé. Durant l'hiver -398/-397 et au printemps -397, pendant que Derkylidas était en Bithynie puis en Chersonèse contre les Thraces, il a député secrètement vers Artaxerxès II pour lui proposer de construire une nouvelle flotte à la hâte, et d'en confier le commandement à l'Athénien Conon, l'ancien navarque vaincu par les Spartiates à la bataille d'Aigos Potamos en -405, qui vit en exil à Chypre depuis cette date pour ne pas subir un procès de la part de ses compatriotes, et qui rêve de prendre sa revanche contre les Spartiates afin de revenir en vainqueur dans sa patrie athénienne. Pharnabaze et Conon ont été soutenus dans leur démarche par le médecin Ctésias, qui vit toujours à Persépolis au service de la reine-mère Parysatis ("Depuis la défaite d'Aigos Potamos, Conon était resté dans l'île de Chypre moins pour assurer sa sécurité que pour attendre une évolution des choses, comme on attend la marée pour s'embarquer. Les plans qu'il projetait réclamaient un soutien de poids, et le Grand Roi manquait d'un homme pour les diriger. Il écrivit donc à ce souverain pour les lui communiquer, en demandant à son messager de transmettre sa lettre par le danseur crétois Zénon, ou par le médecin Polycritès de Mendès, ou, si ces deux-là étaient indisponibles, par le médecin Ctésias. La lettre fut confiée à ce dernier. On dit que Conon y priait le Grand Roi de lui envoyer Ctésias afin de l'employer dans ses affaires maritimes, mais selon Ctésias ce fut Artaxerxès II qui prit l'initiative de lui confier cette mission", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 21), et qui vient d'achever la rédaction de sa monumentale Histoire de la Perse ("A cette époque [sous l'archontat d'Ithyclès en -399/-398] l'historien Ctésias termina son Histoire de la Perse qui commence avec Ninos et Sémiramis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.46). Artaxerxès II a approuvé ce plan, qui le sert, et qui sert beaucoup de monde : Artaxerxès II abaisse la puissance des Grecs (il ne veut pas d'une nouvelle invasion des Grecs jusqu'à Kounaxa en Babylonie !) en les dressant les uns contre les autres (même s'il décide de réduire la puissance des Spartiates en aidant les Athéniens, il n'accorde qu'une confiance limité à ces derniers, dès leurs premiers succès il rechignera à payer leur solde, comme nous le verrons plus loin), il abaisse aussi les prétentions politiques de son encombrant beau-frère Tissapherne, Pharnabaze dispose désormais d'un contre-poids à l'hégémonie de Tissapherne sur l'Anatolie, le roi Evagoras Ier espère étendre son influence sur toute l'île de Chypre en répondant à l'appel d'offre d'Artaxerxès II (dans son Histoire de la Perse aujourd'hui perdue, Ctésias consignait des documents prouvant son implication comme messager principal entre le Chypriote Evagoras Ier, le Perse Artaxerxès II et l'Athénien Conon : "[Ctésias] rapporte ensuite la harangue de Conon à Evagoras [Ier] dans laquelle il persuade ce dernier d'aller trouver le Grand Roi, la lettre d'Evagoras [Ier] sur les honneurs qu'il a reçus du Grand Roi, celle de Conon à Ctésias, la soumission d'Evagoras [Ier] qui consent à payer le tribut au Grand Roi, plusieurs dépêches du roi de Salamine [de Chypre] [c'est-à-dire Evagoras Ier] à Ctésias, le contenu de la lettre de Ctésias au Grand Roi sur Conon, les présents d'Evagoras [Ier] à Satibarzanès, suivis de l'arrivée à Chypre des envoyés de celui-ci, une lettre de Conon au Grand Roi de Perse, une autre du même à Ctésias, la détention des députés de Sparte, une lettre du Grand Roi pour Conon et pour les Spartiates que Ctésias a ordre de porter, et le commandement de la flotte du Grand Roi donné à Conon, dans lequel il est installé par Pharnabaze", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 63), Conon espère retourner à Athènes auréolé d'une victoire qui estompera son échec à Aigos Potamos, Athènes espère recouvrer une partie de sa grandeur perdue. Bref, une nouvelle flotte athénienne financée par les Perses est en cours de formation, qui menace les arrières de Derkylidas ("Pendant sa trêve avec les Spartiates [durant l'hiver -398/-397], Pharnabaze s'était rendu auprès du Grand Roi pour le persuader d'équiper une flotte et en confier le commandement à l'illustre Athénien Conon, qui avait une grande expérience militaire, connaissait parfaitement les ennemis et résidait alors à Chypre chez le roi Evagoras Ier [de Salamine de Chypre]. Artaxerxès II apprécia ce conseil et accorda à Pharnabaze cinq cents talents d'argent pour équiper une flotte. Pharnabaze débarqua à Chypre, il demanda à divers souverains de cette île de lui fournir cent trières et, s'étant entretenu avec Conon, le nomma navarque et lui promit des grandes récompenses de la part du Grand Roi. Conon accepta l'offre de Pharnabaze, misant qu'en abaissant les Spartiates il relèverait la puissance de sa patrie et acquérrait en même temps une immense gloire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.39 ; "Ses affaires étant ruinées [suite à sa défaite à Aigos Potamos en -405], ayant appris que sa patrie était assiégée [par Lysandre en -405/-404], [Conon] ne chercha pas une retraite pour mettre sa personne en sécurité mais un lieu d'où il pourrait aider ses concitoyens. II se rendit auprès de Pharnabaze, satrape d'Ionie et de Lydie [erreur de Cornélius Népos : Pharnabaze est satrape de Phrygie hellespontique, tandis que l'Ionie et la Lydie sont sous l'autorité de Tissapherne], gendre apparenté au Grand Roi de Perse [Pharnabaze a reçu la main d'Apama fille d'Artaxerxès II selon Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 27 précité]. Pour gagner ses faveurs, il n'épargna ni peines ni dangers. Après la reddition des Athéniens, les Spartiates avaient rompu leur alliance avec Artaxerxès II, ils avaient envoyé Agésilas II batailler contre lui en Asie sur les sollicitations pressantes de Tissapherne, l'un des intimes du Grand Roi qui s'en était détaché et s'était ligué avec les Spartiates. Pharnabaze eut le titre de général des troupes opposées à Agésilas II, mais dans les faits Conon les commanda et toutes les opérations découlèrent de lui", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines IX.2 ; "L'ambition de l'homme croît naturellement avec sa puissance. Ainsi les Spartiates, après avoir doublé leur puissance en absorbant celle d'Athènes, aspirèrent à conquérir le vaste pays d'Asie, qui était presque totalement soumis à la Perse. Chargé de l'expédition, Derkylidas vit que les deux satrapes qu'il devait combattre, Pharnabaze et Tissapherne, avaient réuni autour d'eux les forces des plus puissantes nations. Il choisit donc de traiter avec l'un ou l'autre. Il préféra Tissapherne, le plus habile, auquel obéissaient beaucoup des soldats ayant servi le prince Cyrus naguère. Dans un entretien, Tissapherne s'engagea personnellement à ne pas prendre les armes. Pharnabaze l'accusa aussitôt devant leur maître commun [Artaxerxès II] de “ne pas avoir repoussé les Spartiates lors de leur débarquement en Asie, de leur avoir ouvert les trésors du Grand Roi, de négocier avec l'ennemi le droit de régler telles guerres et d'entreprendre telles autres, de considérer que le saccage d'une province était négligeable par rapport à l'Empire”, ajouta qu'“il se couvrait de honte en achetant la paix plutôt que reculer la guerre, en repoussant un ennemi par l'or plutôt que par le fer”, et proposa au Grand Roi, irrité contre Tissapherne, de lui substituer dans le commandement de la flotte l'Athénien Conon qui, depuis que la guerre l'avait privé de sa patrie, vivait en exil dans l'île de Chypre, il lui expliqua que les Athéniens avaient certes perdu le contrôle des mers mais avaient conservé leurs compétences navales, et que parmi eux aucun chef n'était plus compétent que Conon. Pharnabaze reçut ainsi cinq cents talents, et l'ordre de confier à Conon le commandement de la flotte", Justin, Histoire VI.1).


C'est alors qu'à Sparte le roi eurypontide Agis II meurt ("Agis II se rendit à Delphes […]. A son retour à Héraia, il tomba malade, car il était déjà vieux. Il fut transporté à Sparte, où il arriva encore vivant. Mais il ne tarda pas à mourir. On lui fit des funérailles d'une magnificence surhumaine", Xénophon, Helléniques, III, 3.1). Un conflit éclate entre les deux prétendants à la succession : Léotychidas le bâtard que la reine eurypontide Timaia a eu en couchant avec Alcibiade naguère, et Agésilas le frère d'Agis II ("Après le délai des jours prescrits, il fallut nommer le nouveau roi. Une rivalité s'éleva entre Léotychidas le soi-disant fils d'Agis II et Agésilas le frère de ce dernier. Léotychidas dit : “Tu sais bien, Agésilas, que ce n'est pas le frère mais le fils du roi qui doit devenir roi. C'est seulement quand le roi n'a pas de fils, que son frère peut lui succéder”. “C'est donc moi qui dois être roi.” “Comment donc, puisque je suis là ?” “Parce que celui que tu prétends être ton père a dit que tu n'es pas de lui.” “Mais ma mère, qui doit le savoir beaucoup mieux que lui, dit que je suis son fils.” “Poséidon a prouvé ce mensonge en chassant ton père du lit nuptial par un séisme au vu de tout le monde [allusion au séisme de l'hiver -413/-412, au cours duquel l'Athénien Alcibiade est sorti de la maison royale la chemise ouverte, en compagnie de Timaia vêtue simplement de ses porte-jarretelles]. Et le fait est confirmé par le témoin le plus véridique de tous, le temps, car tu es né dix mois après que ton père s'est échappé du nid nuptial et n'y a plus reparu”", Xénophon, Helléniques, III, 3.1-2 ; "Le roi Agis II mourut, laissant son frère appelé “Agésilas” et son prétendu fils Léothychidas. Lysandre, qui avait beaucoup aimé Agésilas dans sa jeunesse, lui conseilla de revendiquer le trône comme seul héritier héraclide légitime. En effet Léotychidas passait pour le fils d'Alcibiade qui, retiré à Sparte pendant son bannissement d'Athènes, avait eu un commerce secret avec Timaia la femme d'Agis II. Ce roi ayant conclu, d'après la durée de la grossesse de sa femme, que l'enfant n'était pas de lui, n'avait témoigné d'aucun intérêt pour Léotychidas, et avait même jusqu'à la fin de sa vie montré ouvertement qu'il ne le reconnaissait pas comme son fils. Mais quand il était tombé malade à Héraia, sur le point de mourir, d'un côté pressé par ce jeune homme, de l'autre côté convaincu par les amis de celui-ci, il avait déclaré devant témoins qu'il reconnaissait Léothychidas comme son fils, et, avant de décéder, pria l'assistance de le déclarer aux Spartiates. Tous rapportèrent ce fait en faveur de Léothychidas", Plutarque, Vie de Lysandre 22). Agésilas trouve un allié de poids en Lysandre le glorieux et brutal vainqueur des Athéniens lors de la décisive bataille d'Aigos Potamos en -405 et restaurateur de l'hégémonie spartiate sur la Grèce : Léotychidas est écarté, et Agésilas devient roi, le deuxième du nom, un roi ayant ainsi une dette envers Lysandre qui l'a soutenu ("Diopeithès, qui connaissait les anciens oracles, rappela à l'appui de Léotychidas qu'un oracle d'Apollon recommandait de “ne pas rendre la royauté boiteuse”. Mais Lysandre à l'appui d'Agésilas lui répondit que le seul boiteux de l'affaire était celui qui n'était pas de sang royal, et que c'était en donnant à la royauté un homme qui ne descendait pas d'Héraclès qu'on la rendrait boiteuse. Les citoyens, après avoir entendu les deux parties, choisirent Agésilas pour roi", Xénophon, Helléniques, III, 3.3-4 ; "Par ses hautes qualités et le soutien de Lysandre, Agésilas était en meilleure position contre [Léothychidas], quand Diopeithès, qui connaissait les anciens oracles, jeta le trouble en rapportant un oracle défavorable semblant s'appliquer à Agésilas, qui était boiteux : “Prends garde, Sparte, enorgueillie par la gloire, qu'une royauté boiteuse interrompe ta marche, te soumette sous le joug de maux imprévus, t'emporte dans le flot de la guerre”. En entendant cet oracle, la plupart des Spartiates penchèrent pour Léotychidas. Mais Lysandre leur expliqua que Diopeithès interprétait mal l'oracle, que le dieu [Apollon] ne s'opposait pas à l'accession d'un boiteux à la royauté à Sparte, mais prédisait que la royauté deviendrait boiteuse si un non-descendant d'Héraclès régnait sur les Héraclides. Par cette interprétation, et aussi par son autorité, il retourna l'opinion, et Agésilas fut déclaré roi", Plutarque, Vie de Lysandre 22 ; "Après la mort du roi Agis II, une querelle dynastique s'éleva entre Léotychidas fils d'Agis II et Agésilas II fils d'Archidamos II, les citoyens décidèrent que l'héritier le plus méritant par sa naissance et sa vertu était Agésilas II, et le choisirent pour roi", Xénophon, Agésilas II I.5). A une date inconnue de l'hiver -397/-396, un Syracusain débarque en Laconie pour informer les Spartiates de la présence en Phénicie d'une immense flotte ("Hérodas, un Syracusain qui se trouvait en Phénicie avec un pilote, vit des trières phéniciennes voguer de part et d'autre, celles-ci déjà équipées, celles-là en préparation, et apprit qu'elles devaient composer une flotte de trois cents navires. Il monta sur le premier bâtiment en partance pour la Grèce, et vint annoncer aux Spartiates que le Grand Roi et Tissapherne préparaient une expédition, mais il ignorait contre qui", Xénophon, Helléniques, III, 4.1). C'est de cette manière que les Spartiates apprennent que les Perses, qui ont signé récemment une trêve avec Derkylidas à la frontière entre l'Ionie et la Carie sur le fleuve Méandre, préparent un coup de poignard dans le dos de ce dernier, avec la complicité des Athéniens (ces navires en construction en Phénicie effectivement seront bientôt convoyés par le roi de Sidon vers le navarque athénien Conon, selon les Helléniques d'Oxyrhynchos XI.2 et selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.79). Les éphores ne savent pas comment réagir. Dans le doute, Lysandre propose de prendre les devants, et d'envoyer une nouvelle armée en Asie avec Agésilas II à sa tête et lui-même comme lieutenant pour sonder les intentions des Perses ("Troublés, les Spartiates appelèrent leurs alliés et délibérèrent sur le parti à prendre. Lysandre, qui connaissait la supériorité de la marine grecque et qui se rappelait comment l'armée de terre au service du prince Cyrus avait opéré sa retraite, persuada Agésilas II de prendre la tête d'une expédition en Asie avec trente Spartiates, deux mille néodamodes et six mille alliés. Il caressait le projet d'accompagner Agésilas II afin de rétablir avec son aide les décarchies dans les cités où il les avait installées autrefois [après sa victoire contre les Athéniens à Aigos Potamos en -405] mais où elles avaient été abolies par les éphores, qui avaient restauré les anciens gouvernements", Xénophon, Helléniques, III, 4.2 ; "Le premier soin de Lysandre fut d'engager [Agésilas II] à porter promptement la guerre en Asie, de l'assurer qu'il détruirait l'Empire perse et effacerait la gloire de tous les combattants qui l'avaient précédé. En même temps il écrivit à ses amis d'Asie de réclamer à Sparte la nomination d'Agésilas II comme stratège contre les barbares. Pressés de lui plaire, ces derniers députèrent à Sparte dans le sens de sa demande. L'honneur que Lysandre conféra par ce moyen à Agésilas II fit de lui un quasi roi", Plutarque, Vie de Lysandre 23). La proposition est adoptée, Agésilas II part pour l'Asie ("Agésilas II s'étant chargé de cette expédition, les Spartiates lui donnèrent tout ce qu'il demandait, avec des vivres pour six mois", Xénophon, Helléniques, III, 4.3 ; "En Grèce, les Spartiates, pressentant l'importance de leur guerre imminente contre les Perses, en confièrent la direction à Agésilas II, l'un de leurs deux rois. Après avoir levé six mille hommes […], Agésilas II prit la tête du contingent et partit vers Ephèse en Asie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.79 ; "Tous les alliés [de Sparte] fournirent des puissants renforts. Mais à cette si nombreuse armée manquait un chef digne de la conduire […]. Les alliés réclamèrent Agésilas II, roi de Sparte. Les Spartiates hésitèrent longtemps à lui confier le commandement, effrayés par un oracle de Delphes qui prédisait la ruine de leur empire “quand la royauté sera boiteuse”, or Agésilas II était boiteux, mais ils s'y décidèrent car ils préférèrent voir chanceler leur stratège plutôt que leur cité. Agésilas II passa en Asie à la tête d'un gros contingent", Justin, Histoire VI.2).


Agésilas II débarque à Ephèse à l'été -396 (Diodore de Sicile place l'événement cet année-là ["L'année où Phormion fut archonte à Athènes [en -396/-395], à Rome les six tribuns militaires Cnaius Genucius, Lucius Atilius, Marcus Pomponius, Caius Duilius, Marcus Veturius et Valérius Publius furent investis de l'autorité consulaire, on célébra la quatre-vingt-seizième olympiade où Eupolis d'Elis fut vainqueur à la course du stade", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.54], avant de digresser longuement aux paragraphes 54 à 78 de sa Bibliothèque historique sur la guerre entre les Carthaginois et les Grecs de Sicile conduits par le tyran Denys de Syracuse la même année), où il prend la place de son compatriote Derkylidas. Pour l'anecdote, il prend aussi la tête des vétérans des Dix Mille toujours commandés par Xénophon ("Après l'expédition vers la Perse, la retraite vers le Pont et la violation des traités par Seuthès [II] roi des Odryses, Xénophon revint en Asie auprès d'Agésilas II roi de Sparte. Il plaça sous son autorité les troupes ayant servi le prince Cyrus et contracta avec lui une étroite amitié. A cette époque les Athéniens le condamnèrent à l'exil, comme traître et allié des Spartiates. A Ephèse, il partagea son or : il confia la première moitié à Mégabyse prêtre d'Artémis, avec ordre de le garder jusqu'à son retour ou de s'en servir pour élever une statue à Artémis s'il ne revenait pas, la seconde moitié fut consacrée au sanctuaire de Delphes", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.51). Dans un premier temps, Agésilas II s'occupe à cadenasser son encombrant lieutenant Lysandre, et à rassembler le maximum de forces alliées ("[Agésilas II] enrôla quatre mille auxiliaires, il entra en campagne avec une armée de dix mille fantassins et quatre cents cavaliers, suivis d'un nombre équivalent de marchands ambulants attirés par l'espoir de pillages. D'abord Agésilas II ravagea la plaine du Caystre [aujourd'hui le Küçük Menderes], puis les territoires que contrôlaient les Perses jusqu'à Kymè. De là, il lança des raids vers la Phrygie [hellespontique] et les régions alentours, qu'il dévasta pendant une grande partie de l'été [-396]. Ayant pourvu l'armée de vivres en abondance, il retourna vers Ephèse à l'automne", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.79). Il entre en contact avec Tissapherne, à qui il propose une nouvelle paix générale entre Grecs et Perses, Tissapherne en apparence accepte de transmettre la proposition à Artaxerxès II ("[Agésilas II] reçut un message de Tissapherne lui demandant la cause de sa venue. Il lui répondit : “C'est pour assurer aux cités d'Asie l'indépendance dont jouissent celles de la Grèce”. Tissapherne continua : “Concluons une trêve le temps que j'envoie une délégation au Grand Roi, ensuite tu repartiras”. “Je le voudrais, répliqua Agésilas II, si je ne craignais pas d'être trompé par toi. Commence par me donner des garanties, ensuite je te promettrai de ne causer aucun dommage à tes provinces durant la trêve, si tu agis sincèrement”. L'accord étant trouvé, Tissapherne jura qu'il voulait la paix de bonne foi devant Hérippidas, Derkylidas et Mégillos envoyé auprès de lui, et ces députés s'engagèrent par serment devant Tissapherne au nom d'Agésilas II à respecter la trêve tant qu'il resterait fidèle à sa parole", Xénophon, Helléniques, III, 4.5-6 ; "Tissapherne avait juré à Agésilas II que, s'il acceptait une trêve jusqu'au retour de ses messagers envoyés vers le Grand Roi, il accorderait la liberté aux cités grecques d'Asie. De son côté, Agésilas II s'était engagé par serment à observer loyalement la trêve pendant trois mois", Xénophon, Agésilas II I.10). Mais l'un et l'autre ne sont pas dupes. Du côté spartiate, une ambassade est envoyée vers l'Egypte. Après la bataille de Kounaxa en -401, l'Egyptien Tamos ex-navarque du prince Cyrus a fui vers son pays avec ses navires en espérant y trouver refuge, mais il a été arrêté et exécuté par le mystérieux "Psammétique" dont nous avons déjà parlé, qui espérait par ce moyen tempérer la colère du Grand Roi Artaxerxès II vainqueur du prince Cyrus ("Les satrapes et les cités qui avaient fourni des troupes au prince Cyrus étaient très inquiets, ils craignaient d'être punis de leurs torts envers le Grand Roi [Artaxerxès II], ils députèrent donc vers Tissapherne pour lui offrir leurs hommages et firent tout pour se concilier sa faveur. Le plus important d'entre eux, Tamos, qui gouvernaient l'Ionie, transporta ses biens sur des trières et s'y embarqua avec tous ses fils, sauf celui nommé “Glos” qui peu après devint commandant des troupes royales. Pour se soustraire à la vengeance de Tissapherne qu'il redoutait, Tamos mit à la voile vers l'Egypte et se réfugia avec sa flotte auprès de Psammétique, alors roi des Egyptiens, descendant de l'ancien Psammétique [III]. Il espérait trouver asile et sécurité à ses côtés, pour les services qu'il lui avait rendus naguère. Mais Psammétique, oubliant ces services rendus et violant le droit sacré de l'hospitalité, égorgea son hôte et ami, ainsi que tous ses enfants, et accapara la flotte et les richesses qu'elle contenait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.35). Psammétique a été jugé trop complaisant par son entourage et a été remplacé peu après par un nommé "Nepherites" (cet événement est confirmé par le papyrus 13 du Museum de Brooklyn à New York aux Etats-Unis, qui date précisément ce putsch à l'automne -399) qui a redynamisé la résistance de l'Egypte contre Artaxerxès II. Nepherites répond favorablement aux Spartiates en leur promettant un gros ravitaillement en blé et une centaine de trières parmi celles apportées par Tamos quelques années plus tôt ("Les Spartiates députèrent vers le roi d'Egypte Nepherites pour obtenir son aide. Celui-ci ne leur donna pas d'hommes, mais il fournit aux Spartiates cent trières équipées et cinq cent mille mesures de blé", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.79 ; "Les Spartiates demandèrent l'aide du roi d'Egypte Hercynion [grossière erreur de Justin, qui confond Nepherites avec Achoris, alias "Hercynion" en latin, qui prendra la tête de l'Egypte rebelle vers -392], qui leur envoya cent trières et six cent mille boisseaux de blé", Justin, Histoire VI.2). Ce blé et ces trières tombent dans les mains de Conon, qui les intercepte du côté de Rhodes ("Le navarque spartiate Pharax, partant de Rhodes avec cent vingt navires, vint se positionner près de la forteresse de Sasanda en Carie, à cent cinquante stades de Caunos. De là, il alla assiéger Caunos où Conon, qui commandait la flotte du Grand Roi, stationnait avec quarante bâtiments. Artaphernès et Pharnabaze étant venus avec une forte armée au secours des Cauniens, Pharax leva le siége et revint avec toute sa flotte à Rhodes. Conon rassembla quatre-vingts trières et fit voile vers la Chersonèse. Les Rhodiens repoussèrent alors la flotte des Péloponnésiens, ils rompirent leur alliance avec les Spartiates et reçurent dans leur cité Conon avec toute sa flotte. Les navires en provenance d'Egypte chargés de blé pour les Spartiates, ignorant la défection des Rhodiens, abordèrent en toute confiance dans l'île. Les Rhodiens et Conon navarque des Perses laissèrent ces navires entrer dans le port, et alimentèrent ainsi toute la cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.79), et qui reçoit par ailleurs le renfort de navires en provenance de Cilicie, et de la flotte phénicienne repérée par le Syracusain dont nous avons parlé plus haut ("Conon reçut encore un renfort de quatre-vingt-dix trières, soit dix de Cilicie et quatre-vingts de Phénicie conduits par le roi de Sidon", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.79). Pour l'anecdote, le médecin Ctésias joue un rôle important mais très énigmatique à ce moment. Dans son Histoire de la Perse perdue mais résumée par Photios, il racontait son ambassade à Sparte au nom du Grand Roi, puis son séjour à Rhodes avec des délégués spartiates, avec lesquels il s'est embrouillé lors de l'investissement de cette cité par Conon. Il racontait ensuite son voyage depuis Ephèse vers Bactres (est-il repassé par Persépolis ? s'est-il embrouillé aussi contre Artaxerxès II ?), puis vers l'Inde ("Ctésias raconte enfin [dans son Histoire de la Perse] son arrivée à Cnide, sa patrie. De là il partit jusqu'à Sparte, puis à Rhodes, où il entra en conflit contre les représentants de Sparte. Quittant Ephèse, il se rendit à Bactres, puis en Inde, qu'il arpenta en stathmes ["staqmÒj/station, poste, étape"], en journées et en parasanges [unité de mesure perse équivalant trente stades selon Hérodote, Histoire VI.32]. Il termine son œuvre par le catalogue des rois depuis Ninos et Sémiramis jusqu'à Artaxerxès II", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 64). En fait, les hellénistes pensent que Ctésias n'est jamais allé jusqu'en Inde, car son Histoire de l'Inde qu'il prétend en avoir tiré, aujourd'hui perdue mais résumée également par Photios (dans la notice 72 de sa Bibliothèque) qui en a trouvé encore un exemplaire au IXème siècle, n'est qu'un recueil de fables incroyables, voire même très puériles : contrairement à son Histoire de la Perse très détaillée et très factuelle, impliquant des longues journées de consultation d'archives dans les bibliothèques patrimoniales perses de Persépolis et d'ailleurs, racontant l'Histoire du monde du point de vue perse, affinant ou corrigeant parfois le point de vue grec d'Hérodote, de Thucydide et de Xénophon, son Histoire de l'Inde n'est qu'une compilation de fantasmes, de rumeurs sur des paysages, des hommes, des animaux qu'il n'a jamais vus de ses yeux. Les mêmes hellénistes croient possible néanmoins que Ctésias a été jusqu'en Bactriane, car il dit y avoir croisé des populations indoeuropéennes bien blanches, insolites parmi les populations locales majoritaires à la peau basanée, que les linguistes, les archéologues et les généticiens confirmeront aux XIXème et XXème siècles ("Dans la plus grande partie de l'Inde le soleil est froid à son lever et pendant la moitié du jour, et très chaud le reste de la journée. Ce n'est pas l'ardeur du soleil qui rend noirs les Indiens, ils le sont naturellement. Parmi eux on trouve des hommes et des femmes très blancs en petit nombre. Ctésias dit avoir vu deux femmes et cinq hommes blancs", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de l'Inde par Ctésias 9). Du côté perse, les députés que Tissapherne envoie vers le Grand Roi ont reçu consigne de demander une aide militaire, et non pas de militer pour la proposition de paix discutée avec Agésilas II. Par ce moyen Tissapherne veut convaincre Artaxerxès II qu'il ne complote pas contre lui, comme le sous-entend Pharnabaze ("Mais Tissapherne ne tarda pas à trahir son serment : au lieu de rester en paix, il demanda au Grand Roi une nombreuse armée pour renforcer celle qu'il avait déjà. Agésilas II cependant, bien informé de cette conduite, respecta la trêve", Xénophon, Helléniques, III, 4.6, et Agésilas II I.11 ; "La rumeur disait qu'Artaxerxès II préparait une flotte et une armée contre la Grèce. Agésilas II, ayant reçu le pouvoir d'agir, fut si prompt qu'il arriva en Asie avec son contingent avant que les satrapes du Grand Roi fussent informés de son départ, il les surprit avant qu'ils s'inquiètent et se défendent. Ayant appris la venue du Spartiate, Tissapherne le plus important des généraux du Grand Roi lui demanda une trêve, feignant de travailler à réconcilier les Spartiates et le Grand Roi, mais en réalité pour avoir le temps de rassembler des troupes. L'un et l'autre jurèrent de respecter cette trêve pendant trois mois sans supercherie. Agésilas II resta fidèle à son serment. Tissapherne au contraire s'occupa à préparer la guerre. Le Spartiate s'en douta mais ne rompit pas son engagement, estimant cela bénéfique parce que Tissapherne “en trompant ses hommes par un parjure attirait la colère des dieux” tandis que lui-même “en suivant sa promesse affermissait son armée, attirait sur elle la bienveillance des dieux et l'attachement des hommes, car ceux-ci embrassent toujours le parti de la loyauté”", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.2). La situation d'Artaxerxès II en cette année -396 rappelle celle de son ancêtre Artaxerxès Ier en -470. On se souvient qu'à cette époque, Artaxerxès Ier avait pactisé avec Sparte pour tenter d'asphyxier Athènes alors toute-puissante (les Athéniens avaient remporté une double victoire écrasante sur l'Eurymédon contre les Perses) et de reprendre le contrôle de l'Egypte rebellée derrière Inaros, de même en -396 Artaxerxès II pactise avec Athènes pour tenter d'asphyxier Sparte et de reprendre le contrôle de l'Egypte rebellée derrière Nepherites, Artaxerxès II comme jadis Artaxerxès Ier veut recouvrer tout l'ouest de l'Empire perse. Il est aidé temporairement par le trouble qui croît entre Agésilas II et son obligé Lysandre. Agésilas II ne supporte plus que Lysandre se comporte, et soit regardé par beaucoup de notables grecs anatoliens, comme un quasi roi. Depuis quelques années en effet, la politique a bien changé dans les cités grecques de la côte anatolienne. Dans la foulée de sa victoire à Aigos Potamos contre les Athéniens en -405, Lysandre avait accaparé les cités de l'ex-empire athénien et y avait installé des décarchies à sa solde. Quand Lysandre a été limogé en -403 par les éphores, qui redoutaient de le voir étendre son influence personnelle dans toute la mer Egée et y établir une tyrannie, les décarchies ont été abolies, laissant les cités dans une totale anarchie. Quand Lysandre débarque à nouveau en Anatolie en -396 comme lieutenant d'Agésilas II, il est sollicité de toutes parts, par ses anciens sbires comme par la population, pour rétablir les décarchies qui certes étaient injustes mais garantissaient l'ordre. Pire : le nom de Lysandre est connu partout car il reste le vainqueur des Athéniens naguère, alors qu'Agésilas II est un parfait inconnu, ce qui renforce l'agacement de ce dernier quand il voit des députés se précipiter vers Lysandre en le négligeant ("Tandis qu'[Agésilas II] se tenait tranquille et inactif à Ephèse, les cités alentours étaient en pleine anarchie, la démocratie qui existait sous les Athéniens ayant été renversée et les décarchies instaurées par Lysandre ayant été abolies. Les habitants, qui connaissaient tous Lysandre, se jetèrent à ses genoux pour qu'il obtint d'Agésilas II ce qu'ils désiraient. Ainsi entouré d'une foule si nombreuse qui le courtisait, Agésilas II avait l'air d'un simple particulier, tandis que Lysandre avait l'air d'un roi", Xénophon, Helléniques, III, 4.6 ; "Quand ils furent en Asie, les habitants regardèrent peu Agésilas II et lui parlèrent peu parce qu'ils ne le connaissaient pas, alors qu'ils vinrent tous les jours à la porte de Lysandre et l'accompagnèrent souvent, les uns comme amis, les autres par crainte, parce que sa réputation le précédait. Sur la scène tragique, les acteurs jouant le messager ou l'esclave sont parfois applaudis et écoutés davantage que les premiers rôles portant sceptre et diadème, de même le lieutenant Lysandre semblait revêtu du commandement, tandis que le roi Agésilas II semblait n'avoir aucun pouvoir", Plutarque, Vie de Lysandre 23). L'audience et l'arrogance de Lysandre indispose aussi l'entourage d'Agésilas II. Une cabale est montée par Agésilas II et ses proches contre Lysandre ("Les trente Spartiates [conseillers chargés de contrôler les actes de Lysandre, et d'appuyer Agésilas II si besoin] ne parvinrent plus à cacher leur jalousie : ils signifièrent à Agésilas II que Lysandre était coupable de prodiguer un faste plus grand que celui d'un roi. Par suite, quand Lysandre voulut présenter quelques personnes à Agésilas II, ce dernier rejeta toutes leurs demandes tout en s'intéressant à eux. Lysandre, s'apercevant que cela contrariait ses affaires, en devina la cause. Dès lors il renonça à recevoir la moindre délégation, en déclarant clairement à ceux qui réclamaient son entremise que celle-ci leur serait préjudiciable", Xénophon, Helléniques, III, 4.8). Ce dernier comprend qu'il est sur une pente glissante, il veut se racheter aux yeux d'Agésilas II. Une discussion ferme a lieu entre les deux hommes, Agésilas II remet Lysandre à sa place en lui rappelant lequel est seigneur et lequel est vassal ("Dans un premier temps, [Agésilas II] ne lui donna [à Lysandre] aucune occasion de se distinguer, il le priva de tout poste. Parallèlement il renvoya tous ceux qui manifestaient leur intérêt et leur zèle pour Lysandre, il ne leur accorda rien et les traita avec moins d'égards que le vulgaire homme du peuple. Il mina ainsi l'autorité de son rival. Quand Lysandre vit qu'il était systématiquement écarté et que le dévouement de ses amis leur devenait nuisible, il ne transmit plus leurs demandes à Agésilas II, il les pria de ne plus venir le voir et de s'adresser directement au roi, et de rechercher la protection de ceux qui, plus que lui-même, seraient utiles à leurs clients. Suivant ce conseil, ils cessèrent de le solliciter pour les affaires, mais ils l'accompagnèrent plus souvent dans ses promenades ou ses exercices gymnastiques. Cela augmenta tellement le besoin de reconnaissance qui tourmentait Agésilas II, que celui-ci confia des hauts commandements et des administrations publiques à des simples soldats et chargea Lysandre de la distribution des viandes, et il insulta les Ioniens en leur disant : “Maintenant allez courtiser mon commissaire aux viandes”", Plutarque, Vie de Lysandre 23), Lysandre promet de réussir une action d'éclat pour honorer Agésilas II et lui montrer qu'il est bien conscient de n'être qu'un lieutenant du roi et non pas son égal. Lysandre part dans l'Hellespont ("Ne supportant plus sa disgrâce, Lysandre alla trouver Agésilas II, et lui dit : “O Agésilas, tu te plais à humilier tes amis”. “Oui, par Zeus, ceux du moins qui veulent se mettre au-dessus de moi. Ceux qui cherchent à me grandir en revanche, j'aurais honte à ne pas les honorer.” Lysandre reprit : “En cela tu agis avec plus de justice que moi. Accorde-moi donc une nouvelle chance, pour que je ne supporte pas la honte de n'avoir rien fait pour toi, et pour que tu ne me considères plus comme un obstacle : envoie-moi quelque part, où que ce soit je tâcherai de t'y être utile”. Ayant entendu ce discours, Agésilas II le jugea convenable, il envoya Lysandre vers l'Hellespont", Xénophon, Helléniques, III, 4.9-10), certainement motivé par le désir de prendre sa revanche contre Pharnabaze qui l'a dénoncé aux éphores en -403, comme nous l'avons raconté plus haut.


Dès que les troupes envoyées par Artaxerxès II arrivent, Tissapherne relance la guerre ("Tissapherne, fier de l'arrivée de la nouvelle armée envoyée par le Grand Roi, déclara la guerre à Agésilas II s'il ne quittait pas l'Asie. Les Spartiates et les alliés présents laissèrent éclater leur chagrin à cette nouvelle, en voyant l'infériorité des forces d'Agésilas II comparées à celles du Grand Roi. Mais Agésilas II, le visage calme, répondit à Tissapherne via ses messagers qu'il le remerciait de s'être attiré l'inimitié des dieux par son parjure et d'en avoir fait des alliés des Grecs. Il donna l'ordre aux soldats de se préparer à la campagne, et aux cités par lesquelles il devait passer pour se rendre en Carie, celui d'approvisionner leurs marchés. Il commanda aussi aux Ioniens, aux Eoliens et aux Hellespontins, d'envoyer des troupes à Ephèse", Xénophon, Helléniques, III, 4.11 et Agésilas II I.13-14 ; "Quand Agésilas II passa en Asie et dévasta les terres du Grand Roi, Tissapherne demanda une trêve de trois mois soi-disant pour obtenir du Grand Roi que les cités grecques de l'Asie recouvrassent leur liberté et leurs lois. Les Grecs respectèrent cette trêve, mais Tissapherne rassembla une grande armée et se présenta contre eux. Les Grecs furent surpris et effrayés. Agésilas II parut joyeux et déclara : “Je remercie Tissapherne de s'être parjuré et d'avoir irrité les dieux, qui sont désormais nos alliés. Allons, combattons courageusement avec leur aide”. Cette déclaration inspira confiance aux Grecs, qui vainquirent les barbares en bataille", Polyen, Stratagèmes, II, 1.8). Il regroupe ces troupes en Carie, autour de sa résidence déjà signalée. Mais Agésilas II refuse le combat. Il se dirige vers le nord, en direction de la Phrygie hellespontique de Pharnabaze ("Tissapherne, sachant qu'Agésilas II n'avait pas de cavalerie et estimant que la Carie ne se prêtait pas aux manœuvres hippiques, pressentant par ailleurs que celui-ci chercherait à se venger de sa déloyauté en marchant droit vers sa résidence en Carie, y transporta toute son infanterie, et il positionna sa cavalerie dans la plaine du Méandre en espérant pouvoir y écraser les Grecs avant qu'ils arrivassent dans ce territoire défavorable à la cavalerie. Mais Agésilas II, au lieu de se diriger vers la Carie, se tourna brusquement vers la Phrygie [hellespontique], recrutant des forces sur son passage, soumettant les cités et recueillant des sommes immenses afin de l'envahir au plus vite", Xénophon, Helléniques, III, 4.12 et Agésilas II I.15-16). Il arrive en vue de la capitale Daskyleion (site archéologique près d'Ergili, au sud-est du Kuş Gölü/lac de l'Oiseau en Turquie), où l'attendent les cavaliers du général perse Rhathinès, le même qui a été battu par Xénophon et les Dix Mille à la bataille de Calpé/Kerpe en Bithynie en -400 (selon Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 5.7 précité). Un bref combat s'engage, où Agésilas II souffre de l'infériorité de sa cavalerie, équipée de lances trop fragiles, qui se replie ("En route vers Daskyleion, les cavaliers de l'avant-garde montèrent sur une colline pour reconnaître le pays devant eux. Or, par le hasard, les cavaliers de Pharnabaze commandés par Rhathinès et par Bagaios le frère naturel de Pharnabaze, qui étaient en nombre égal à ceux des Grecs, galopaient eux-mêmes par ordre de Pharnabaze vers cette même colline. Ils n'étaient pas à quatre plèthres de distance, quand ils s'aperçurent les uns les autres. Les cavaliers grecs se rangèrent sur quatre rangs, les barbares formèrent une ligne de seulement douze hommes de front, mais d'autant plus profonde. Ils attaquèrent les premiers. On en vint aux mains. A chaque coup que les Grecs portaient, ils brisaient tous leurs lances, tandis que les Perses équipés de lances de cornouiller tuèrent en peu de temps douze cavaliers et deux chevaux. Les cavaliers grecs finirent par prendre la fuite", Xénophon, Helléniques, III, 4.13-14), heureusement Agésilas II peut compter sur ses fantassins pour colmater les brèches, contre-attaquer, et pousser les Perses à la fuite ("Agésilas II arriva au secours avec les hoplites, et força les barbares à se replier en laissant un des leurs", Xénophon, Helléniques, III, 4.14). Après ce succès mitigé, il revient vers Ephèse. Tissapherne pendant ce temps est resté sans bouger en Carie ("Quand la trêve fut expirée, le barbare [Tissapherne] pensa que les ennemis se jetteraient sur l'opulente Carie où il possédait de nombreux domaines, il y concentra toutes ses troupes en conséquence. Mais Agésilas II se tourna du côté de la Phrygie [hellespontique], il la ravagea avant que Tissapherne se mît en mouvement. Après que ses soldats se furent enrichis d'un grand butin, il ramena son armée à Ephèse pour y passer l'hiver [-396/-395]", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.3). Agésilas II a constaté ne pas disposer des moyens d'affronter la cavalerie des Perses, il décide donc de créer un corps de cavaliers équivalent ("[Agésilas II] reprit le chemin de la mer. Comprenant que tant qu'il n'aurait pas une cavalerie assez forte il ne pourrait pas s'aventurer en plaine, il résolut de s'en procurer une pour ne plus batailler en défensive. Il commanda aux plus riches de toutes les cités du pays d'entretenir des chevaux, et annonça que quiconque fournirait un cheval, un équipement et un bon soldat, serait dispensé du service", Xénophon, Helléniques, III, 4.15 et Agésilas II I.23-24). Ephèse se transforme en atelier militaire durant l'hiver -396/-395 ("Pour le retour du printemps [-395], [Agésilas II] rassembla toute son armée à Ephèse et, afin de l'exercer, proposa des prix aux troupes de cavalerie les plus coordonnées, aux hoplites les plus robustes, aux peltastes et aux archers les plus adroits. Les gymnases étaient pleins d'hommes à l'exercice, l'hippodrome était couvert de cavaliers s'occupant à la manœuvre, tandis que les archers et les gens de trait tiraient à la cible. La cité tout entière présentait un spectacle formidable : l'agora était pleine d'armes de toutes espèces et de chevaux à vendre, ouvriers spécialistes du bronze, du bois, du fer, du cuir et peintres travaillaient à la fabrication des armes. Ephèse ressemblait à un atelier de guerre", Xénophon, Helléniques, III, 4.16-17 et Agésilas II I.25-26 ; "[Agésilas II] y établit [à Ephèse en hiver -396/-395] des ateliers d'armes et se prépara à la guerre avec soin. Afin que ses soldats entretinssent leurs armes et leur équipement, il donna des prix à ceux qui se distinguaient par leur zèle, il décerna des grandes récompenses à ceux qui se surpassaient dans tous les entraînements. Par ces moyens, il réussit à former une remarquable armée opérationnelle", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.3). La raison de ces opérations d'Agésilas II en Phrygie hellespontique est très certainement liée à la promesse de son lieutenant Lysandre qui, peu de temps auparavant, l'a assuré œuvrer à une action d'éclat en sa faveur pour obtenir son pardon. Lysandre s'en rendu en Hellespont, est entré en contact avec le général perse Spithridatès, qui commandait la cavalerie de Pharnabaze au côté de son pair le général Rhathinès contre Xénophon et les Dix Mille à la bataille de Calpé/Kerpe en Bithynie en -400 (selon Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 5.7 précité). On ignore quelle carte a joué Spithridatès (agent double de Pharnabaze, qui a tenté de jeter Agésilas II contre Tissapherne au profit de Pharnabaze ? ou traître à Pharnabaze, qui n'a pas oublié que Pharnabaze ne l'a pas soutenu contre les Dix Mille à Calpé en -400, qui n'accepte pas que Pharnabaze veuille souiller sa fille selon Xénophon ["Pharnabaze œuvrait pour épouser la fille du Grand Roi tout en convoitant la fille du Perse Spithridatès comme maîtresse. Outragé par cette attitude, ce dernier se livra totalement à Agésilas II avec femme, enfants et fortune", Xénophon, Agésilas II III.3], et qui veut se venger en tentant de jeter Agésilas II contre Pharnabaze ?), en tous cas dans son récit Xénophon établit une relation de causalité entre le retour de Lysandre à Ephèse accompagné du Perse Spithridatès et la campagne d'Agésilas II en Phrygie hellespontique peu après ("Arrivé sur place [en Hellespont], Lysandre apprit que le Perse Spithridatès avait été humilié par Tissapherne [ou Pharnabaze ? Xénophon ou l'un de ses copistes a-t-il confondu les deux satrapes ?]. Il entra en contact avec lui, et le persuada de s'unir aux Grecs avec ses enfants, ses richesses, et environ deux cents cavaliers. Laissant tout cela à Cyzique, il s'embarqua avec Spithridatès et son fils, et les amena auprès d'Agésilas II. Celui-ci, en les voyant, fut ravi de cette action de Lysandre, il s'informa sur-le-champ du pays de Pharnabaze et de son gouvernement", Xénophon, Helléniques, III, 4.10). Le même Xénophon établit une relation de causalité entre cette campagne mitigée d'Agésilas II en Phrygie hellespontique à l'été -396 et la disgrâce et le renvoi de Lysandre à Sparte à l'hiver -396/-395, qui est remplacé comme lieutenant par un nommé "Hérippidas" (Xénophon note au passage que l'armée d'Agésilas II et de son nouveau lieutenant Hérippidas durant l'hiver -396/-395 inclut encore des vétérans de l'armée des Dix Mille, parmi lesquels Xénophon, qui est donc un témoin direct des faits : "Une année s'étant écoulée depuis le débarquement d'Agésilas II, Lysandre et les trente Spartiates [conseillers d'Agésilas II] partirent, ils furent remplacés par leurs successeurs sous la conduite d'Hérippidas. Agésilas II confia par ailleurs à Xénoclès et à un autre le commandement de la cavalerie, à Scythos [surnom de Derkylidas, comme on l'a expliqué plus haut] les hoplites néodamodes, à Hérippidas les vétérans du prince Cyrus [c'est-à-dire les vétérans des Dix Mille], et à Mygdon les troupes fournies par les cités", Xénophon, Helléniques, III, 4.20). A Sparte, Lysandre déchu et amer cultive son ressenti contre Agésilas II ("Agésilas II missionna Lysandre dans l'Hellespont, où celui-ci resta loyal en dépit de son ressenti contre Agésilas II. Spithridatès, qui commandait pour le Grand Roi de Perse dans cette région, était un officier courageux et il disposait d'un grand nombre de soldats. Lysandre apprit qu'il était devenu hostile à Pharnabaze, il le poussa à la révolte contre le Grand Roi, et l'amena à Agésilas II. Voilà tout ce que Lysandre accomplit dans cette guerre. Peu après il retourna à Sparte sans honneur, toujours irrité contre Agésilas II, haïssant plus que jamais le gouvernement", Plutarque, Vie de Lysandre 24). Il conserve le droit de s'exprimer en public, puisqu'il participe au procès contre un notable spartiate accusé de débauche. Mais il ne peut plus contenir son dégoût de plus en plus profond envers le système politique de Sparte, qui abaisse systématiquement des soldats entreprenants comme lui-même ayant apporté la victoire et la gloire à Sparte, et maintient à leurs postes des parasites comme ce notable spartiate débauché qui nuit à l'image de cité ("Dans son livre XXVII [de ses Choses d'Europe/EÙrwpiakîn], Agatharchidès [de Cnide, géographe du IIème siècle av. J.-C.] raconte que les Spartiates convoquèrent devant l'Ekklesia Naukleidès fils de Polybiadès, que la vie dissolue avait rendu obèse. Lysandre d'emblée l'accabla de reproches, le traita de débauché et de vicieux. Peu s'en fallut qu'il fût expulsé de la cité. Cependant on l'épargna, on le somma seulement de corriger son mode de vie sous peine de bannissement. A cette occasion, Lysandre rappela que, lors de la guerre qu'Agésilas II menait contre les barbares du côté de l'Hellespont, constatant que les Asiatiques étaient parés de riches vêtements mais que leur corps étaient gras et mous, il avait ordonné que les captifs fussent amenés devant le crieur public, dépouillés de leurs tuniques et vendus séparément de leur bel accoutrement, pour signifier à ses alliés que leurs adversaires n'étaient que des hommes veules et sans valeur mais possédant un riche butin, et motiver ainsi encore davantage leur ardeur", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.74). Il finit par fomenter le renversement de la Constitution spartiate, dominée par la double monarchie agiade et eurypontide, et son remplacement par une démocratie au mérite, similaire à celle d'Athènes à ses débuts au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C., ne doutant pas de devenir l'homme fort de Sparte si un tel régime est instauré, tels jadis Thémistocle et Aristide à Athènes qui dans les textes n'étaient que des citoyens ordinaires mais dans les faits régnaient comme des quasi monarques ("Lysandre, qui était un Héraclide, et qui avait acquis rapidement par ses exploits une brillante réputation, beaucoup d'amis et une grande puissance, n'accepta plus que la cité dont il avait augmenté la gloire fût gouvernée par des rois qui valaient moins que lui. Il voulut retirer la couronne aux deux familles royales [les Agiades et les Eurypontides] et la rendre commune à tous les Héraclides. Certains disent qu'il voulait étendre le droit de la porter non seulement aux Héraclides, mais encore à tous les Spartiates, afin que n'importe quel homme, descendant d'Héraclès ou non, pût être récompensé par sa vertu, comme Héraclès lui-même avait été élevé au rang des dieux par son mérite. Il était sûr qu'en ouvrant ainsi la royauté à tous les talents, aucun autre Spartiate ne pourrait être élu contre lui", Plutarque, Vie de Lysandre 24). Il commence par user du même moyen que les chefs politiques athéniens au début de la démocratie athénienne : il recourt au théâtre, via un orateur nommé "Cléon d'Halicarnasse" qui lui élabore un plan média et lui écrit des discours dans le sens de son projet de putsch anticonstitutionnel. Ce plan média, qui implique la Pythie de Delphes, échoue lamentablement ("[Lysandre] voulut d'abord que les Spartiates fussent séduits par son projet, pour cela il apprit par cœur le discours composé à dessein par Cléon d'Halicarnasse. Mais ensuite, estimant qu'un bouleversement aussi important nécessitait des moyens plus hardis, il imita les poètes tragiques qui recourent à des mèchanès pour hâter le dénoûment : il inventa des oracles et des prophéties pour gagner ses concitoyens, pour renforcer le discours éloquent de Cléon par la crainte des dieux et par le pouvoir de la superstition, pour frapper les esprits et prendre le contrôle. […] Dans le Pont, une femme se prétendit enceinte d'Apollon, beaucoup de gens refusèrent de l'écouter mais beaucoup d'autres, dont des notables, la crurent et briguèrent l'honneur de nourrir et d'élever l'enfant qu'elle mit au monde, un fils qui fut appelé “Silène” pour je-ne-sais-quelle raison. Lysandre prit ce fait divers comme premier acte de sa pièce et comme fil directeur de son intrigue. Les notables du prologue ayant accrédité l'origine divine de l'enfant, de façon si naturelle que personne ne soupçonna une tromperie et que la foule fût conditionnée au mensonge, il sema dans Sparte la rumeur que les prêtres de Delphes conservaient soigneusement des livres secrets contenant des oracles anciens dont la lecture était interdite à quiconque, dont eux-mêmes, et qu'un “fils d'Apollon authentique” viendrait après une longue suite de siècles autoriser les prêtres à consulter ces livres oraculaires. Ayant ainsi préparé les esprits, Lysandre demanda que le “fils d'Apollon” Silène fût envoyé à Delphes afin d'être examiné et reconnu par les prêtres. Le “fils d'Apollon” ayant ainsi été authentifié par les prêtres préalablement achetés par Lysandre, ceux-ci devraient lire publiquement les oracles, dont celui qui constituait le but de son intrigue, déclarant que “la royauté de Sparte gagnerait à recruter ses rois parmi ses citoyens les plus vertueux”. Devenu adolescent, Silène était présent en Grèce et s'apprêtait déjà jouer son rôle, mais la pièce de Lysandre échoua parce qu'un des acteurs, trop timide, cédant au trac, renonça au moment de jouer sa partie. Toute cette intrigue demeura dans l'ombre du vivant de Lysandre, et ne fut révélée qu'après sa mort", Plutarque, Vie de Lysandre 25-26 ; Athénée de Naucratis semble suggérer que Lysandre, pour acheter la Pythie, a voulu utiliser le trésor de la cité de Sparte laissé en dépôt à Delphes : "L'Histoire rapporte que l'or et l'argent de Sparte déposés à Delphes étaient initialement dédiés à Apollon, mais Lysandre y ajouta le trésor public et cela causa des grands maux. […] A quiconque puisait dans cette réserve, c'était difficile de justifier que telle partie appartenait au dieu tandis que telle autre partie appartenait au peuple, que ceci était un ornement tandis que cela était un bien", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.24). Il essaie ensuite de corrompre les prêtres du temple de Dodone, pour qu'ils parlent à son avantage, mais ceux-ci refusent de céder. Alors il se rend à Cyrène en Libye pour tenter d'y corrompre les prêtres d'Ammon. Non seulement il ne parvient pas à les acheter, mais encore ceux-ci, scandalisés par sa démarche, préviennent les éphores à Sparte, et Lysandre est convoqué au tribunal pour s'expliquer. Lysandre est absous, mais il est temporairement écarté de tout commandement militaire et de toute magistrature ("Ephore rapporte que Lysandre tenta d'abord de corrompre la Pythie, qu'ensuite il sonda les dispositions des prêtresses de Dodone via un nommé “Phéréklès”, enfin, repoussé partout, il alla personnellement au temple d'Ammon et proposa beaucoup d'argent aux prêtres qui, indignés de son audace, envoyèrent des ambassadeurs à Sparte pour l'accuser d'avoir voulu les corrompre. Lysandre fut absous", Plutarque, Vie de Lysandre 25 ; "Les Spartiates ayant aboli les décarchies qu'il avait établies, Lysandre furieux projeta de renverser la royauté de Sparte. Jugeant qu'il ne pourrait pas réaliser ce projet sans le secours des dieux parce que les Spartiates avaient coutume de référer tout aux oracles, il tâcha d'abord d'acheter les prêtres de Delphes. N'ayant pas réussi, il tenta ceux de Dodone. Refoulé aussi de ce côté, il déclara devoir offrir un vœu au Zeus d'Ammon, croyant les prêtres africains plus faciles à corrompre. Il partit vers l'Afrique plein d'espoir, mais les prêtres en question trompèrent ses attentes, non seulement ils refusèrent ses avances, mais encore ils députèrent à Sparte pour accuser Lysandre d'avoir voulu les séduire. Convoqué en justice pour ce crime, il fut absous", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VI.3 ; "Ses succès ayant gonflé ses ambitions, [Lysandre] projeta de renverser la dynastie des Héraclides et de rendre l'élection à la royauté accessible à tous les Spartiates, il espérait que le souvenir de ses hauts faits et de ses services rendus à sa patrie le conduiraient rapidement au pouvoir suprême. Connaissant l'importance que les Spartiates attachaient aux oracles, il essaya d'acheter la prêtresse de Delphes [la Pythie] afin qu'elle rendît un oracle qui lui fût favorable, mais il échoua. Il s'adressa alors aux prêtresses de Dodone, via un nommé “Phérékratès d'Apollonia” qui leur était proche, mais il échoua pareillement. Il entreprit un voyage vers Cyrène sous prétexte d'y offrir un vœu au Zeus d'Ammon, en fait pour tenter de corrompre l'oracle. Il croyait pouvoir acheter les prêtres avec l'argent qu'il emporta, d'autant plus facilement que Libys qui régnait alors sur la région était l'ancien hôte de son père, et que le frère de Lysandre avait reçu le nom de “Libys” en souvenir de cette amitié, mais l'oracle ne céda rien et les prêtres envoyèrent une ambassade accuser Lysandre d'avoir voulu les séduire. De retour à Sparte, Lysandre se justifia d'une manière plausible, les Spartiates ignorant encore son projet d'abolir la royauté héréditaire des Héraclides", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.13). Lysandre est dans la lignée des stratèges Cléandridas, Brasidas, Gylippe, qui ont voulu ouvrir la royauté à des gens comme eux et ont été brisé dans leur ascension sociale, ils ont servi leurs pairs nobles spartiates et ceux-ci les ont vite réduits à l'impuissance pour réprimer leurs ambitions. Tous ces stratèges brisés sont révélateurs de la stérilité du régime spartiate, qui abaisse le mérite de façon systématique en le soupçonnant de tyrannie et qui empêche tout progrès en son sein, un régime qui est son propre ennemi parce qu'il se châtre lui-même.


Au retour du printemps en -395, Agésilas II laisse entendre qu'il veut attaquer Sardes, capitale de la satrapie de Lydie (aujourd'hui Sart, site archéologique dans la banlieue ouest de Salihli en Turquie), première cité-étape de la Voie Royale reliant depuis Darius Ier l'extrémité ouest de l'Empire perse jusqu'à son cœur Persépolis. Le projet est énorme. La dernière fois que des Grecs ont osé attaquer directement cette cité, c'était en -494, le raid était conduit par des Athéniens et des Erétriens, et a été à l'origine de la guerre contre la Perse qui s'est achevée en -470 par le traité de Callias II. C'est pour cette raison que Tissapherne, satrape de Lydie, n'y croit pas. Tissapherne pense qu'Agésilas II ruse pour attirer les Perses vers Sardes pendant que lui-même se dirigera vers la Carie afin de la piller. Tissapherne reste donc en Carie avec son armée. Mais non. Agésilas II ne ruse pas. Il quitte Ephèse et se dirige vers Sardes ("[Agésilas II] annonça à ses soldats sa volonté de les conduire par le chemin le plus court vers le lieu le plus fortifié du pays, il voulait par cette annonce qu'ils se préparassent l'esprit et le corps au combat imminent. Tissapherne crut qu'Agésilas II rusait une nouvelle fois, qu'il projetait en réalité de fondre sur la Carie, il transporta donc comme précédemment son infanterie et sa cavalerie dans la plaine du Méandre. Mais Agésilas II ne mentait pas : il se dirigea peu après comme il l'avait annoncé vers la région de Sardes", Xénophon, Helléniques, III, 4.20-21 et Agésilas II I.29 ; "Agésilas II marcha en direction de Sardes en envoyant des gens tromper Tissapherne, répandre la rumeur que sa marche vers la Lydie était une ruse pour cacher son désir de fondre sur la Carie. Tissapherne crut à cette rumeur, il partit protéger la Carie, Agésilas II put ainsi traverser la Lydie et y amasser un butin considérable", Polyen, Stratagèmes, II, 1.9 ; "Au moment de tirer ses troupes de leurs quartiers d'hiver [-396/-395], [Agésilas II] pensa qu'en déclarant publiquement vers quel territoire il marcherait, ses ennemis auraient des doutes et partiraient vers d'autres endroits, croyant qu'il ne ferait pas ce qu'il disait. Et en effet Tissapherne crut devoir protéger la Carie", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.3). Il ne rencontre aucun homme de Tissapherne, car celui-ci a dégarni bêtement la province en partant avec toute son armée protéger la Carie ("[Agésilas II] marcha trois jours dans des territoires sans le moindre ennemi, il put ainsi procurer à son armée des vivres en abondance", Xénophon, Helléniques, III, 4.21 et Agésilas II I.29). Ce dernier, comprenant qu'il a été berné, se précipite vers Sardes ("Agésilas II ramena son armée dans la plaine du Caystre, puis dans les environs du Sipyle dont il ravagea les propriétés des habitants. Tissapherne avec ses dix mille cavaliers et ses cinquante mille fantassins suivirent les Spartiates, ils massacrèrent les soldats d'Agésilas II qui, en se livrant avec trop d'ardeur au pillage, s'étaient écartés des rangs. Ce dernier progressa en formation carrée sur les flancs du Sipyle, guettant le moment favorable pour fondre sur les ennemis. Il parcourut ainsi le pays jusqu'à Sardes, dévastant les vergers et le parc ["paradeisos/par£deisoj", hellénisation du vieux-perse "pairadaida" désignant un parc luxueux avec fontaines et animaux, qui donnera "paradis" en français] planté d'arbres de toutes sortes où Tissapherne jouissait luxueusement de la paix", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80 ; "Trompé dans son attente et voyant son plan ruiné, [Tissapherne] partit, mais trop tard, pour aller défendre les siens. Lorsqu'il arriva, Agésilas II avait déjà forcé beaucoup de places et enlevé un gros butin", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.3). Un escadron de cavalerie perse surprend les troupes spartiates au bord de la rivière Pactole (aujourd'hui le Sart çayı, affluent de la rive gauche du fleuve Hermos/Gediz), mais désormais Agésilas II a une cavalerie, qu'il envoie en renfort. Une bataille commence. Selon Xénophon, qui y participe peut-être comme cavalier aux côtés des Spartiates, Agésilas II profite que Tissapherne n'a pas encore rassemblé toutes ses troupes, il envoie ses fantassins en masse ("Le quatrième jour parurent les cavaliers ennemis. Le commandant [perse] ordonna au chef des porte-bagages de passer le Pactole et d'installer un camp, ils tombèrent sur des valets des Grecs occupés à piller à l'écart, ils en tuèrent un grand nombre. Agésilas II vit cela, il envoya la cavalerie pour les secourir. Quand les Perses virent arriver ce renfort, ils rassemblèrent la leur et l'avancèrent en ordre de bataille. Agésilas II, remarquant que les ennemis n'avaient pas d'infanterie tandis que lui-même avait toutes ses forces à disposition, jugea le moment venu d'engager l'action", Xénophon, Helléniques, III, 4.21-23 et Agésilas II I.29-31), qui finissent par envelopper les Perses trop avancés, tandis que leurs compatriotes s'enfuient ("[Agésilas II] avança sa ligne contre la cavalerie ennemie : il ordonna aux hoplites qui avaient dix ans de service d'arriver en même temps au pas de course et aux peltastes de précéder en courant, il commanda aux cavaliers de charger, tandis qu'il suivrait en personne avec le reste de l'armée. Les Perses continrent la cavalerie pendant un temps, mais bientôt la poussée devint trop forte, et ils plièrent. Les uns tombèrent dans la rivière [Pactole], les autres furent mis en déroute. Les Grecs les poursuivirent et s'emparèrent de leur camp. Les peltastes, selon leur habitude, commencèrent à piller. Agésilas II, enveloppant tout avec son armée, prit le camp ennemi", Xénophon, Helléniques, III, 4.23-24 et Agésilas II I.31-32). Selon Diodore de Sicile, Agésilas II a laissé prudemment une partie de ses cavaliers en arrière en embuscade, quand les Perses arrivent ils ne voient pas ces cavaliers spartiates embusqués, ils attaquent l'arrière-garde d'Agésilas II, qui fait demi-tour aussitôt ("[Agésilas II] avait détaché de nuit le Spartiate Xénoclès avec quatorze cents hommes dans un lieu boisé entre Sardes et Thybarna [cité non localisée] pour y surprendre les barbares, tandis que lui-même avait continué sa marche jusqu'à l'aube. Les barbares dépassèrent le lieu de l'embuscade, et ils tombèrent en désordre sur son arrière-garde. Aussitôt il fit demi-tour et un combat acharné s'engagea contre les Perses", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80), les cavaliers spartiates sortent alors de leur cachette sur les arrières des Perses, qui sont ainsi pris entre deux feux et s'enfuient dans la panique ("Ceux qui étaient en embuscade [entre Sardes et Thybarna] virent le signal convenu, ils entonnèrent le péan et tombèrent sur les ennemis. Les Perses, pris ainsi entre deux corps d'armée, furent effrayés et s'enfuirent. Les troupes d'Agésilas II les poursuivirent pendant un temps, tuèrent plus de six mille hommes et en capurèrent un plus grand nombre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80 ; Diodore de Sicile s'appuie sur l'auteur anonyme des Helléniques d'Oxyrhynchos, qui raconte la même chose : "[texte manque] cents hommes légèrement armés, et il [Agésilas II] nomma le Spartiate Xénoclès à leur tête, avec ordre de marcher contre les Perses dès que ceux-ci se montreraient. [texte manque] Il réveilla son armée à l'aube et la mena de nouveau en avant. Les barbares suivirent les Grecs comme précédemment, certains les attaquèrent, d'autres les enveloppèrent à travers la plaine, sans concertation. Lorsqu'il jugea le moment opportun, Xénoclès tira les Péloponnésiens de leur embuscade et chargea les ennemis. En voyant les Grecs foncer contre eux, les barbares effrayés s'enfuirent à travers la plaine. Agésilas II envoya ses troupes légères et sa cavalerie à leur poursuite. Avec ceux qui étaient sortis de leur embuscade, ils tombèrent sur les barbares. La poursuite ne dura pas, car la majorité des cavaliers et fantassins ennemis n'avaient pas d'armure, six cents d'entre eux furent tués. Puis ils cessèrent la chasse et pénétrèrent dans le camp barbare, ils surprirent les gardiens mal organisés, accaparèrent les nombreuses provisions, les hommes, les munitions, l'argent, et des biens personnels de Tissapherne. Telle fut cette bataille. Les barbares terrifiés par les Grecs se retirèrent dans Sardes avec Tissapherne", Helléniques d'Oxyrhynchos XI.4-XII.1). Peu importe. La bataille est gagnée par Agésilas II, qui s'empare d'un gros butin ("On amassa un butin immense qui rapporta plus de soixante-dix talents, on captura notamment des chameaux qu'Agésilas II emmena en Grèce", Xénophon, Helléniques, III, 4.24). Tissapherne se barricade dans Sardes. N'ayant aucun matériel de siège ni aucun spécialiste en poliorcétique dans son entourage, Agésilas II passe devant la cité sans essayer de la conquérir, se contentant de pousser les habitants à se soulever contre le Grand Roi Artaxerxès II ("Dès qu'il apprit le chaos chez les ennemis, qui s'accusaient mutuellement de leur défaite, [Agésilas II] marcha sur Sardes. Il incendia et pilla les maisons en banlieue, et annonça que les habitants désirant la liberté devaient se joindre à lui, et les habitants voulant asservir l'Asie devaient venir se mesurer à ses libérateurs. Personne n'osa paraître. Alors il se porta librement partout. Les Grecs précédemment forcés de ramper, furent honorés par ceux qui les outrageaient et ceux qui exigeaient des honneurs divins baissèrent désormais les yeux devant les Grecs. Il protégea de la dévastation les terres de ses alliés, et il dévasta les terres des ennemis au point d'envoyer en deux ans au dieu [Apollon] de Delphes une dîme de plus de deux cents talents", Xénophon, Agésilas II I.33-34). Il se dirige vers la satrapie de Haute-Phrygie en remontant la vallée du fleuve Méandre ("Agésilas II attendit trois jours [devant Sardes], durant lesquels il rendit leurs morts aux ennemis, éleva un trophée et ravagea les alentours, puis il dirigea son armée vers la Haute-Phrygie", Helléniques d'Oxyrhynchos XII.1 ; "[Les soldats d'Agésilas II] pillèrent le camp [des Perses] qui était plein de richesses. Après cette bataille, Tissapherne se retrancha dans Sardes, frappé de l'audace des Spartiates. Agésilas II s'avança vers les satrapies supérieures [texte manque]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80). Il arrive devant Kelainai/Dinar où le prince Cyrus naguère a passé en revue les Dix Mille ("[Agésilas II] marcha sans imposer la formation carrée à ses soldats, il les laissa à leur guise attaquer les terres qu'ils voulaient et causer des dommages à l'ennemi. Tissapherne était informé de la marche des Grecs, il reprit la tête des barbares et les suivit à quelques stades de distance. Agésilas II traversa la plaine lydienne, il dirigea ses troupes [texte manque]. Il franchit les hauteurs séparant la Lydie de la Phrygie. De là il fit redescendre les Grecs en Phrygie vers le fleuve Méandre, qui a ses sources près de la grande cité phrygienne de Kelainai et se jette dans la mer près de Priène [texte manque]", Helléniques d'Oxyrhynchos XII.2-3), mais, les augures n'étant pas favorables, il choisit de renoncer et de revenir vers Ephèse ("[texte manque] mais, les augures sacrificiels n'étant pas favorables, [Agésilas II] reconduisit son armée vers la mer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80 ; "Les Péloponnésiens et leurs alliés ayant installé leur camp, [Agésilas II] offrit un sacrifice pour savoir s'il devait traverser le fleuve [Méandre] ou non, marcher contre Kelainai ou faire demi-tour. Les augures n'étant pas favorables, il attendit un jour, et le lendemain il retira son armée [texte manque]", Helléniques d'Oxyrhynchos XII.4). On devine que la raison réelle de ce repli est que les Spartiates sont alourdis par leur butin, qu'Agésilas II veut mettre en sécurité avant de s'aventurer plus loin, et aussi, comme devant Sardes, Agésilas II n'a aucune compétence en poliorcétique et ne veut pas commencer un siège voué d'avance à l'échec. Dans Sardes, pendant ce temps, Tissapherne est discrédité ("[Agésilas II], voyant que les ennemis avaient une cavalerie conséquente, ne s'exposa jamais en rase campagne, il combattit toujours dans des lieux favorables à ses fantassins. Ainsi dans toutes les batailles il écrasa les troupes du Grand Roi pourtant supérieures en nombre, de sorte que dans toute la guerre l'opinion vit en lui le vainqueur", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.3). Des messagers parviennent à se faufiler entre les soldats spartiates et à informer Artaxerxès II, qui a désormais un bon prétexte pour se débarrasser définitivement de son encombrant beau-frère Tissapherne : il le condamne à mort et le remplace à la tête de la satrapie de Lydie par un nommé "Tithraustès", assisté par Ariaios l'ancien chef de cavalerie du prince Cyrus, qui a combattu avec les Dix Mille à la bataille de Kounaxa, avant de les trahir en arrêtant Cléarque et son état-major ("Pendant que ce combat avait lieu, Tissapherne se trouvait à Sardes. Les Perses l'accusèrent de les avoir trahis. Le Grand Roi, considérant Tissapherne comme la cause de ces désastres, envoya Tithraustès lui couper la tête. Cela fut fait", Xénophon, Helléniques, III, 4.25 ; " Le Grand Roi, considérant Tissapherne comme la cause de ces désastres, envoya Tithraustès lui couper la tête. Cela fut fait, et rendit la position des barbares plus périlleuse et celle d'Agésilas II plus florissante. Tous les peuples députèrent vers ce dernier pour implorer son amitié, certains même vinrent à ses côtés dans l'espoir de se libérer. Ainsi Agésilas II devint non seulement le chef des Grecs, mais encore d'un grand nombre de barbares", Xénophon, Agésilas II I.35 ; "Artaxerxès II qui régnait sur l'Asie fut informé de cette défaite [de Tissapherne devant Sardes]. Il fut très irrité contre Tissapherne, qu'il jugeait responsable de la guerre contre les Grecs que lui-même n'avait acceptée qu'à contre-cœur. Il était par ailleurs pressé par sa mère Parysatis, qui voulait punir Tissapherne d'avoir attisé les hostilités quand son fils le prince Cyrus avait lancé l'expédition [des Dix Mille] contre son frère. Artaxerxès II confia donc le commandement de l'armée à Tithraustès, avec un ordre d'arrestation contre Tissapherne et une proclamation aux cités et aux satrapes d'obéir à cet ordre. Arrivé à Colosses [site archéologique près de l'actuelle Honaz en Turquie] en [Haute-]Phrygie, Tithraustès surprit Tissapherne tandis qu'il prenait un bain, avec l'aide du satrape Ariaios [le qualificatif "satrape" employé dans ce passage par Diodore de Sicile est peut-être erroné, car aucun autre auteur antique ne dit qu'Ariaios a accédé à un poste de satrape en récompense de sa trahison en faveur d'Artaxerxès II] il lui coupa la tête et l'envoya au Grand Roi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80 ; "En exécutant Tissapherne, l'ennemi le plus acharné et le plus implacable des Grecs, Artaxerxès II atténua le ressenti que ceux-ci entretenaient à son égard. La reine[-mère] Parysatis contribua beaucoup à cette exécution par le poids qu'elle donna aux fautes dont il était chargé [Parysatis ne pardonne pas à Tissapherne d'avoir tué Cléarque], le Grand Roi ayant vite apaisé sa colère contre elle [après que Parysatis a empoisonné sa bru Stateira, comme nous l'avons raconté plus haut], réglé les différends et l'ayant rappelé à la Cour car il voyait en elle une grande intelligence politique", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 23). Le nouveau satrape Tithraustès entre en contact avec Agésilas II. Il lui propose des cadeaux, qu'Agésilas II refuse ("Tithraustès lui promit [à Agésilas II] des cadeaux considérables à condition qu'il quittât le pays. Agésilas II répondit : “O Tithraustès, chez nous un officier est plus grand quand il enrichit ses soldats que quand il s'enrichit lui-même, et un soldat est plus honorable quand il prend les dépouilles de ses ennemis que quand il en reçoit des présents”", Xénophon, Agésilas II IV.6). Il lui demande de quitter l'Anatolie puisque Tissapherne, le principal ennemi des Grecs, est mort désormais, donc la guerre entre Perses et Grecs n'a plus de raison. Agésilas II répond qu'il n'a pas le pouvoir de décider de son retrait, il doit en référer aux Spartiates. Tithraustès lui propose de démarcher en ce sens et, le temps que la réponse de Sparte arrive, de se ravitailler sur les terres de Pharnabaze, signifiant indirectement qu'il est le nouveau rival de son pair satrapique Pharnabaze. Agésilas II accepte ("Tithraustès envoya à Agésilas II des députés pour lui dire : “O Agésilas, l'auteur de toutes les difficultés entre vous et nous a subi sa peine. Le Grand Roi te demande donc de retourner dans ton pays, et que les cités d'Asie rendues indépendantes lui payent l'ancien tribut”. Agésilas II répondit qu'il ne pouvait adhérer à cette demande sans le consentement des magistrats de son pays. “Soit, dit Tithraustès. En attendant que tu reçoives les instructions de ta cité, retire-toi sur les terres de Pharnabaze, puisque moi je t'ai vengé de ton ennemi.” “J'accepte, reprit Agésilas II, mais à condition que tu fournisses à mon armée les provisions nécessaires jusqu'à ce que je sois arrivé.” Tithraustès lui donna donc trente talents, il les prit, et marcha en direction de la Phrygie [hellespontique] de Pharnabaze", Xénophon, Helléniques, III, 4.25-26 ; "[Tithraustès] entra en pourparlers avec Agésilas II et conclut une trêve de six mois", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.80 ; "Agésilas II avança en direction de l'Hellespont à la tête des Spartiates et de leurs alliés. Il ne causa aucun dommage aux habitants de Lydie en vertu de son accord avec Tithraustès, mais dès qu'il arriva sur le territoire de Pharnabaze il pilla et saccagea tout. Il traversa les plaines de Thébé [aujourd'hui Tepeoba dans la banlieue est d'Edremit en Turquie] et d'Apia. Il envahit la Mysie", Helléniques d'Oxyrhynchos XXI.1). En réponse à la question : "Agésilas II doit-il rentrer à Sparte avec son contingent ?", les autorités de Sparte non seulement le confirment à son poste de stratège en Anatolie, mais encore lui confient le commandement de la flotte spartiate. C'est un échec politique pour Tithraustès. Agésilas II nomme son beau-frère Peisandros comme navarque ("[Agésilas II] se trouvait dans la plaine près de Kymè, quand arriva un représentant des magistrats de Sparte lui demandant de prendre aussi le commandement de la flotte et de choisir qui il voulait comme navarque. Le raisonnement qui avait conduit les Spartiates à cette décision était qu'en confiant les deux armées au même chef, celle de terre gagnerait beaucoup en puissance grâce à la concentration des effectifs, et la flotte pourrait être soutenue partout où cela serait nécessaire par l'armée de terre. En apprenant cette nouvelle, Agésilas II engagea les cités insulaires et du bord de mer à construire chacune autant de trières qu'elle voulait : il obtint ainsi un renfort de cent vingt navires en provenance des cités qu'il avait sollicitées et des particuliers désireux de s'attirer ses bonnes grâces. Il choisit pour navarque Peisandros le frère de sa femme, homme respectable et courageux, mais qui n'avait pas les compétences pour ce poste. Peisandros partit prendre sa fonction de navarque, Agésilas II continua sa marche contre la Phrygie [hellespontique]", Xénophon, Helléniques, III, 4.28-29). Xénophon dit qu'Agésilas II entre en Phrygie hellespontique durant l'automne -395 ("Agésilas II arriva dans la Phrygie [hellespontique] de Pharnabaze en automne [-395], il brûla et saccagea le pays et s'empara des cités de gré ou de force", Xénophon, Helléniques, IV, 1.1). Les hellénistes, en s'appuyant notamment sur l'auteur anonyme des Helléniques d'Oxyrhynchos plus précis sur ce point que Xénophon, pensent plutôt qu'Agésilas II traverse la région des Mysiens, entre la Lydie, la Phrygie hellespontique et la Bithynie. Une partie d'entre eux le laissent passer, les autres lui infligent une défaite ("[Agésilas II] envahit la Mysie et demanda aux Mysiens de participer à sa campagne. La majorité des Mysiens étaient autonomes et n'obéissaient pas au Grand Roi : il ne maltraita pas ceux qui le suivirent, mais il ravagea les terres des autres. S'étant avancé jusqu'au mont Olympe de Mysie, il vit que la route était difficile et étroite. Il s'accorda avec certains Mysiens afin qu'ils laissassent traverser son armée. Cet accord étant conclu, [texte manque] les Péloponnésiens et leurs alliés, ils [les Mysiens] attaquèrent l'arrière-garde et tuèrent [texte manque] les soldats étaient incommodés par l'étroitesse de leur position. Agésilas II dressa son camp et passa la journée en repos, à honorer les morts. Une cinquantaine de soldats furent tués. Le jour suivant il laissa sur place les mercenaires de Derkylidas et reprit sa marche. Les Mysiens pensèrent qu'Agésilas II partait à cause de ses pertes subies la veille, ils sortirent de leurs villages et se mirent à le poursuivre pour attaquer son arrière-garde comme précédemment. Mais quand ils furent proches, les Grecs laissés sur place sortirent de leurs cachettes et allèrent au contact. Les chefs mysiens et leurs soldats de ligne, ainsi assaillis brusquement par les Grecs, furent tués. En voyant leur avant-garde en difficulté, les autres s'enfuirent dans leurs villages. Agésilas II apprit la nouvelle, il fit demi-tour sur la même route, il retrouva ceux qu'il avait laissés et le camp de la veille. Après cela, les familles des Mysiens morts envoyèrent des hérauts aux mercenaires [texte manque]. Ils reprirent leurs morts à la faveur d'une trêve. Plus de cent trente hommes furent tués", Helléniques d'Oxyrhynchos XXI.1-3). Puis il s'oriente vers la Haute-Phrygie dans l'intérieur de l'Anatolie. Il atteint Léontoképhalos, deuxième cité-étape de la Voie Royale après Sardes ("Leontokšfaloj/Tête-de-lion", aujourd'hui Afyonkarahisar en Turquie ; c'est dans ce lieu que, pour l'anecdote, Thémistocle a failli être assassiné par le satrape local au Vème siècle av. J.-C., selon Plutarque, Vie de Thémistocle 30). Agésilas II pille les alentours mais, comme à Sardes et à Kelainai quelques mois plus tôt, n'étant pas équipé pour un siège, il renonce à prendre la cité ("En poussant son armée continuellement en avant et en ravageant le territoire de Pharnabaze, il atteignit le lieu-dit Léontoképhalos, qu'il attaqua. Il échoua à prendre la place, alors il reprit sa marche en dévastant la région", Helléniques d'Oxyrhynchos XXI.5). Il quitte Léontoképhalos en suivant la Voie Royale vers la troisième cité-étape, Gordion (aujourd'hui Yassihöyük, à environ quatre-vingt kilomètres au sud-ouest d'Ankara en Turquie), qui est défendue par le Perse Rhathinès que nous avons déjà croisé à plusieurs reprises. Le même scénario se reproduit : Agésilas II repousse aisément les forces adverses, les contraint à s'enfermer dans la cité, mais, n'ayant pas les moyens de la prendre d'assaut ni de l'isoler dans la durée, il doit se contenter de piller les environs et laisse la cité intacte ("Il arriva à Gordion, construite sur une hauteur et bien fortifiée. Il l'assiégea pendant six jours, en multipliant les assauts et en ravitaillant ses soldats. Il ne parvint pas à prendre la place, défendue énergiquement par le Perse Rhathinès. Alors il leva le siège pour rejoindre Spithridatès qui l'appelait en Paphlagonie", Helléniques d'Oxyrhynchos XXI.6). C'est alors que Spithridatès vient l'assurer que ses propres troupes perses stationnant en Paphlagonie ainsi que "Otys/Otuj" (chez Xénophon) ou "Gyes/GÚhj" (chez l'auteur anonyme des Helléniques d'Oxyrhynchos) le roi de ce territoire sont prêts à le rallier, et même à marcher avec lui contre Artaxerxès II comme les Dix Mille naguère ("Spithridatès assura [Agésilas II] que, s'il le suivait en Paphlagonie, il obtiendrait facilement une entrevue avec le roi des Paphlagoniens et pourrait s'en faire un allié. Il partit en toute hâte, désirant depuis longtemps détacher ce peuple du parti du Grand Roi. Dès qu'il fut en Paphlagonie, Otys vint à lui pour négocier une alliance, après avoir refusé de se rendre à une convocation du Grand Roi. Sur les conseils de Spithridatès, Otys envoya à Agésilas II mille cavaliers et deux mille peltastes", Xénophon, Helléniques, IV, 1.2-3 ; "Otys le roi de Paphlagonie avait refusé de traiter avec le Grand Roi qui lui tendait la main. Il craignait d'être capturé et contraint de payer une forte caution sous peine de mort. Alors il se confia à Agésilas II, il se rendit à son camp, lui proposa son alliance et lui amena mille cavaliers et deux mille fantassins légers", Xénophon, Agésilas II III.3 ; pour l'anecdote, Agésilas II éprouvera une grande passion pour le jeune Mégabatès fils de Spithridatès : "[Agésilas II] aima passionnément le beau Mégabatès fils de Spithridatès, Mégabatès voulut embrasser Agésilas II selon l'usage des Perses quand ils veulent remercier ceux qui les honorent, mais Agésilas II lui résista : n'est-ce pas la preuve d'une prudence et d'un bon génie ? Par la suite, Agésilas II vit que Mégabatès jugeait cette résistance comme un affront et ne lui témoignait plus la même tendresse, il pria l'un des amis de Mégabatès de l'informer de son affection. L'ami demanda si, Mégabatès se laissant convaincre, Agésilas II consentirait au baiser. Celui-ci répondit après un silence : “Non, même si je deviens le plus beau, le plus fort, le plus agile des hommes, je jure devant les dieux que je préférai opposer la même résistance plutôt que voir changés en or tous les objets actuellement sous mes yeux”", Xénophon, Agésilas II V.4-5 ; "[Agésilas II] était vivement tourmenté par la passion que le jeune Mégabatès avait engendré en lui, même si en présence de Mégabatès, fidèle à son ambition de n'être jamais vaincu, il combattait cette passion de toutes ses forces. Un jour, Mégabatès s'avança pour le saluer par un baiser, il se détourna, l'enfant rougit et s'arrêta. Par la suite, Mégabatès se contenta de le saluer de loin. Agésilas II en fut contrarié à son tour, et se repentit d'avoir repoussé ce baiser. Il affecta de s'étonner que Mégabatès ne voulait plus le saluer par un baiser. Ses amis lui répondirent : “C'est ta faute, tu n'as pas accepté que ce bel enfant t'embrasse, comme si tu en avais peur, maintenant tu dois lui promettre d'abord que tu accepteras son baiser si tu veux qu'il reviennne vers toi”. Après être resté un instant pensif et silencieux, Agésilas II dit : “Inutile de lui adresser cette promesse, le combat que je livre contre sa tendresse me satisfait davantage que si tous les objets actuellement sous mes yeux étaient changés en or”. Tel fut Agésilas II tant que Mégabatès était près de lui. Mais quand il s'en éloigna il souffrit dûrement, et si Mégabatès s'était présenté à nouveau à lui Agésilas II eût probablement sucombé à ses baisers", Plutarque, Vie d'Agésilas II 11). Agésilas II quitte la région de Gordion par l'aval du fleuve Sangarios (aujourd'hui le fleuve Sakarya). Il entre en contact avec Otys/Gyes en un lieu inconnu ("Il conduisit les Péloponnésiens et leurs alliés à la frontière entre Phrygie et Paphlagonie, il y installa son armée, et envoya Spithridatès vers Gyes. Il vint à lui et le poussa à le suivre", Helléniques d'Oxyrhynchos XXII.1). On note que Xénophon ne parle pas des opérations militaires d'Agésilas II jusqu'à Gordion, nous apprenons ces opérations par l'auteur anonyme des Helléniques d'Oxyrhynchos, Xénophon au livre IV paragraphe 1 de ses Helléniques enchaîne directement l'entrée d'Agésilas II en Phygie hellespontique aux négociations avec Spithridatès en Paphlagonie : dont-on conclure que Xénophon est resté en retrait en Mysie pour assurer les arrières d'Agésilas II (peut-être avec les "mercenaires de Derkylidas" laissés près du mont Olympe de Mysie selon Helléniques d'Oxyrhynchos XXI.2 précité), qu'il n'a pas participé au pillage systématique de la Haute-Phrygie aux côtés d'Agésilas II vers Léontoképhalos et Gordion, et qu'il garde le silence sur ces points parce qu'Agésilas II n'a pas réussi à conquérir ces deux cités, et, surtout, parce qu'il s'est comporté d'une façon peu brillante en laissant ses soldats ravager tout à loisir, et que cela ne correspond pas à la statue du grand homme qu'il s'est forgée ? Agésilas II revient en Mysie et atteint la Propontide/mer de Marmara à Kios (aujourd'hui Gemlik en Turquie), puis au début de l'hiver -395/-394 il se dirige vers Daskyleion, capitale de la Phrygie hellespontique, où le satrape Pharnabaze s'est enfermé ("Agésilas II conclut un accord avec les Paphlagoniens, et il dirigea rapidement son armée vers la mer, craignant de manquer de ravitaillement pour l'hiver [-395/-394]. Il ne passa pas par le chemin de l'aller mais par un autre, afin de soulager ses soldats de la traversée du Sangarios. Gyes lui envoya [texte manque] environ mille cavaliers et plus de deux mille fantassins. Il descendit son armée vers Kios en Mysie, où il resta dix jours. Il spolia les Mysiens en représailles de leur traîtrise près de l'Olympe. Ensuite il conduisit son armée le long des côtes phrygiennes. Il attaqua Miletou Teichos ["Mil»tou Te‹coj/le Fort des Milésiens", site non localisé], qu'il ne parvint pas à prendre. Il reprit sa marche en suivant la rivière Rhyndakos [aujourd'hui la rivière Mustafakemalpaşa, affluent du fleuve Simav]. Il arriva au lac Daslylis [aujourd'hui le Kuş Gölü/lac de l'Oiseau], en contrebas de la cité royale de Daskyleion très fortifiée, où on disait que Pharnabaze stockait tout son argent et tout son or", Helléniques d'Oxyrhynchos XXII.2-3 ; "[Agésilas II] s'avança contre Daskyleion, où se trouvaient les palais de Pharnabaze, entourés de plusieurs grands villages abondamment pourvus, avec des chasses dans des parcs fermés ou dans des lieux découverts, toutes magnifiques. Autour coulait un fleuve rempli de poissons de toutes espèces, et il y avait des volatiles de tous genres pour qui pouvait y chasser. C'est dans cet endroit qu'Agésilas II voulut prendre ses quartiers d'hiver [-395/-394], et c'est là que par des expéditions de fourrageurs il alimenta son armée", Xénophon, Helléniques, IV, 1.15-16). Une bataille a lieu. Les chars de Pharnabaze surprennent un petit groupe de Grecs qui fourragent trop près de la cité ("A cause de l'absence de toute résistance, les soldats en quête de vivres étaient très insouciants, lorsqu'un jour Pharnabaze les surprit éparpillés dans la plaine. Il avait des chars à faux et quatre cents cavaliers. En le voyant s'avancer sur eux, les Grecs, qui étaient environ sept cents, se rassemblèrent en courant. Cela ne l'arrêta pas : il mit les chars à l'avant et se plaça lui-même à l'arrière avec ses cavaliers, et il donna l'ordre de foncer sur les ennemis. Les chars une fois lancés dispersèrent le gros de la troupe, et les cavaliers tuèrent rapidement une centaine de soldats. Le reste s'enfuit auprès d'Agésilas II, qui était à proximité avec les hoplites", Xénophon, Helléniques, IV, 1.17-19). Les Grecs avec leurs nouveaux alliés paphlagoniens et Spithridatès répliquent à cette attaque en saccageant un camp de Mysiens à proximité, alliés de Pharnabaze, dont ils accaparent les richesses ("Trois ou quatre jours plus tard, Spithridatès fut informé que Pharnabaze campait à Kavé, grand village situé à cent soixante stades de distance. Il rapporta cette information à Hérippidas qui, brûlant de se distinguer par un exploit, demanda à Agésilas II deux mille hoplites, autant de peltastes, les cavaliers de Spithridatès, les Paphlagoniens et ceux des Grecs qui voudraient le suivre. Les préparatifs étant faits, il offrit un sacrifice, qu'il termina le soir quand les présages devinrent favorables. Il ordonna qu'aussitôt après le repas on vînt se placer devant le camp. Mais dans l'obscurité à peine la moitié de chaque troupe se présenta. Hérippidas craignit que les trente délégués [conseillers spartiates dans l'entourage d'Agésilas II] se moquassent de lui, il partit donc avec le peu de troupes qu'il avait. Au point du jour, il fondit sur le camp de Pharnabaze. Un grand nombre de Mysiens, qui constituaient l'avant-poste, tombèrent sous ses coups. Les autres s'enfuirent. Le camp fut pris avec un grand nombre de coupes et autres objets précieux appartenant à Pharnabaze, ainsi que tout son bagage et les bêtes de somme qui le portaient. Pharnabaze en effet, craignant toujours d'être encerclé et assiégé en s'établissant quelque part, parcourait le pays dans tous les sens à la manière des nomades, et tenait toujours ses campements cachés", Xénophon, Helléniques, IV, 1.20-25). Comme précédemment à Sardes, à Kelainai, à Léontoképhalos et à Gordion, Agésilas II échoue à prendre Daskyleion. Pharnabaze exaspéré vient le voir par entremise d'un hôte commun pour lui demander la cause de son acharnement contre lui ("Un nommé “Apollophanès de Cyzique”, qui était depuis longtemps hôte de Pharnabaze, était devenu récemment hôte d'Agésilas II. Il déclara à Agésilas II qu'il pensait pouvoir amener Pharnabaze à une conférence pour conclure amitié. Après l'avoir entendu, Agésilas II fit une trêve et donna sa parole à Apollophanès, qui amena Pharnabaze à un endroit convenu. Agésilas II et les trente députés [conseillers spartiates] les y attendaient […]. Ils commencèrent par se saluer réciproquement. Puis Pharnabaze tendit la main, Agésilas II la lui tendit à son tour. Ensuite Pharnabaze prit la parole, car il était le plus âgé : “Agésilas, et vous Spartiates ici présents, j'ai été votre ami et votre allié quand vous étiez en guerre contre les Athéniens, j'ai fortifié votre flotte en vous fournissant de l'argent, j'ai combattu moi-même sur terre à cheval avec vous, j'ai poursuivi les ennemis jusqu'à la mer [allusion à la bataille de Cyzique en -410, puis aux combats pour le contrôle de Byzance et Chalcédoine en -407, au cours desquels Pharnabaze a combattu en personne aux côtés des Spartiates contre les Athéniens Thrasybule, Thrasylos et Alcibiade], et vous ne pouvez pas me reprocher, comme à Tissapherne, de vous avoir menti ou trompé. Malgré cette conduite, vous m'avez réduit aujourd'hui à ne plus trouver de quoi manger sur mon propre territoire, qu'en y recueillant vos restes comme les animaux. Les belles demeures, les parcs remplis d'arbres et de gibier que je tenais de mon père, et qui faisaient ma joie, je vois tout cela coupé ou brûlé. Si j'ignore ce qui est juste et sacré, apprenez-moi comment qualifier de pareils actes, commis par des gens qui ne sont pas reconnaissants”. Tel fut le discours de Pharnabaze. Les trente députés demeurèrent confus et gardèrent le silence, mais Agésilas II après un temps dit : “Tu n'ignores pas, ô Pharnabaze, que dans les cités presque tous les hommes s'unissent entre eux par l'hospitalité. Or quand leurs cités sont en guerre, ces hommes combattent avec leur patrie ceux même auxquels ils sont liés par l'hospitalité, et parfois ils s'entretuent. De même, nous qui guerroyons aujourd'hui contre ton Grand Roi, nous avons été forcés de regarder comme ennemi tout ce qui lui appartenait, et pourtant nous estimerions vraiment redevenir tes amis”", Xénophon, Helléniques, IV, 1.29-34). Agésilas II l'incite à se rebeller contre Artaxerxès II ("Je te demande […] de renforcer non pas la puissance du Grand Roi mais la tienne, en transformant tes compagnons esclaves aujourd'hui en sujets demain", Xénophon, Helléniques, IV, 1.36), peine perdue, Pharnabaze reste loyal à son Grand Roi, la conversation s'enlise, Agésilas II accepte de partir en promettant de ne plus malmener Pharnabaze en Phrygie hellespontique tant que d'autres opportunités le retiendront ailleurs ("“Si le Grand Roi nomme un autre général et m'ordonne de me placer sous ses ordres [c'est Pharnabaze qui s'adresse à Agésilas II], alors je serai ton ami et ton allié, mais tant qu'il me laissera ma charge qui satisfait mon ambition sache bien que je te combattrai en employant tous les moyens qui seront en mon pouvoir.” En entendant ces mots, Agésilas II lui prit la main et lui dit : “Plût aux dieux, très cher, qu'avec de tels sentiments tu devinsses notre ami ! Je vais évacuer ton territoire aussi vite que je pourrai, et à l'avenir, même si la guerre dure, nous ne toucherons ni à toi ni aux tiens tant que nous devrons marcher contre un autre ennemi”", Xénophon, Helléniques, IV, 1.37-38 ; "Pharnabaze eut un entretien avec [Agésilas II], il lui dit qu'il abandonnerait le Grand Roi s'il était nommé à la tête de toute l'armée, “mais ce serait pour te combattre avec encore plus de vigueur, ô Agésilas”, ajouta-t-il", Xénophon, Agésilas II III.5). Les Grecs se retirent en emportant le butin phénoménal qu'ils ont amassé depuis plusieurs mois, n'hésitant pas à utiliser les prisonniers perses comme boucliers humains ("Agésilas II fit un butin considérable en Asie. Les barbares le harcelaient en lançant beaucoup de flèches et de javelots contre ses troupes. Alors Agésilas II rassembla tous ses prisonniers perses, les attacha et les plaça devant ses troupes. Les ennemis reconnurent les leurs et cessèrent de tirer", Polyen, Stratagèmes, II, 1.30), vers la flotte spartiate conduite par Peisandros qu'Agésilas II a convoquée à Cyzique. Un accroc a lieu pendant ce transport entre les Paphlagoniens et Hérippidas, lieutenant d'Agésilas II. Les premiers veulent embarquer le butin en nature, le second veut le vendre afin d'en tirer une plus-value financière. Les Paphlagoniens avec Spithridatès en colère quittent les lieux et se réfugient à Sardes auprès d'Ariaios, ancien chef de cavalerie du prince Cyrus, désormais auxiliaire de Tithraustès le nouveau satrape de Lydie ("Les Paphlagoniens et Spithridatès emmenaient les riches dépouilles qu'ils avaient prises, quand Hérippidas les en dépouilla par des taxiarques et des capitaines afin de livrer ce butin aux laphyropoles ["lafuropèlai", commissaires-priseurs en charge des enchères sur les butins pris aux ennemis]. Spithridatès et les Paphlagoniens ne supportèrent pas cette conduite. S'estimant lésés et outragés, ils plièrent bagage de nuit et se rendirent à Sardes auprès d'Ariaios, auquel ils se confièrent, car ils savaient qu'Ariaios naguère avait quitté et bataillé contre le Grand Roi. Pour Agésilas II, cette défection de Spithridatès, de Mégabatès et des Paphlagoniens fut le coup le plus pénible qu'il dut subir dans cette campagne", Xénophon, Helléniques, IV, 1.26-28). Certains hellénistes pensent que, derrière cette contestation de façade sur la manière de gérer le butin, se cache en réalité l'inquiétude des Paphlagoniens sur les chances d'Agésilas II en Asie : ils ont constaté depuis quelques mois qu'Agésilas II est incapable de conquérir la cité de Daskyleion, que ses effectifs sont modestes par rapport à l'immensité géographique de l'Empire perse, et ils redoutent que son aventure en Asie se termine par une paix de compromis dont ils seront les pigeons, ils prétextent donc cette mauvaise gestion du butin pour rompre avec Agésilas II et essayer de se rapprocher des Perses. En tous cas cela ne détourne pas Agésilas II de la prochaine campagne grandiose qu'il prépare vers le cœur de l'Anatolie : il s'installe à Thébé/Tepeoba pour y passer la fin de l'hiver -395/-394, où il rassemble déjà ses troupes et étudie les cartes des pays à traverser ("Comme il l'avait promis à Pharnabaze, Agésilas II quitta aussitôt le pays [la Phrygie hellespontique]. Le printemps [-394] approchait. Arrivé dans la plaine de Thébé, il installa son camp autour du temple d'Artémis Astyrenè ["AsturhnÁ", littéralement "d'Astyre", peut-être l'ancien nom de la cité de Thébé où s'élève le temple en question ou "de la ville/¥stu" ; "Artémis Astyrenè" vénérée à Thébé semble un surnom de la déesse thrace Bendis]. Là, il s'occupa à rassembler de toutes parts de nombreuses troupes pour les ajouter à celles qu'il avait déjà, se préparant à pénétrer aussi loin qu'il pourrait dans l'intérieur de l'Asie, dans l'espoir que tous les peuples qu'il traverserait se révolteraient contre le Grand Roi", Xénophon, Helléniques, IV, 1.41 ; "Il renvoya ses troupes de Mysie en leur orodnnant de revenir pour le printemps [-394] et de se préparer à passer le prochain hiver [-394/-393] en Cappadoce. Il avait entendu dire que ce territoire s'étendait sur une bande étroite entre la mer du Pont et la Cilicie et la Phénicie, sa longueur était si grande que ceux qui partaient à pied de Sinope [texte manque]", Helléniques d'Oxyrhynchos XXII.4 ; "Agésilas II résolut de pousser la guerre le plus loin possible de la mer, en forçant le Grand Roi à défendre sa personne et sa fortune, en l'arrachant à son oisiveté à Ecbatane et à Suse, en l'empêchant de rester assis tranquillement sur son trône à arbitrer les guerres entre Grecs et corrompre les chefs politiques", Plutarque, Vie d'Agésilas II 15 ; "[Agésilas II] forma le plan d'une campagne en Perse et d'une attaque dirigée contre le Grand Roi en personne", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.4).


Mais ce grand projet militaire vers l'intérieur de l'Empire perse ne verra jamais le jour, parce que des événements ont eu lieu en Grèce.


Nous avons vu qu'Artaxerxès II, à l'instigation de Pharnabaze, a relancé la politique du diviser-pour-mieux-régner de son ancêtre Artaxerxès Ier. Artaxerxès II a donné des moyens financiers à Conon afin qu'il ressuscite la flotte athénienne détruite par les Spartes à Aigos Potamos en -405. Nous venons de voir que Conon s'est illustré avec cette nouvelle flotte en prenant position à Rhodes et en y interceptant le ravitaillement égyptien à destination de l'armée d'Argésilas II. Artaxerxès II ne se contente pas de refouler les Spartiates sur mer, il œuvre aussi à les refouler sur terre, sur le continent européen, dans le dos d'Agésilas II, notamment en soutenant Thèbes. La cité de Thèbes en effet est dangereuse pour Sparte. Thèbes est restée en retrait pendant la troisième guerre du Péloponnèse, elle a échappé aux destructions, aux batailles, aux pillages. Sa dernière opération militaire remonte à la deuxième guerre du Péloponnèse, à la bataille de Délion en -424, où elle a écrasé les Athéniens, et a affirmé à l'occasion son hégémonie sur toute la Béotie. En -404, après que les Athéniens ont perdu leur flotte à Aigos Potamos et ont cédé au siège des Spartiates, les Thébains ont demandé la destruction totale d'Athènes, à la fois par désir de vengeance contre les Athéniens ayant tenté de les envahir en -424, et par crainte de voir les Spartiates utiliser les infrastructures athéniennes pour étendre davantage leur mainmise sur toute la Grèce, dont Thèbes. Sparte a naturellement rejeté la demande des Thébains, Athènes n'a pas été détruite ("On convoqua une assemblée dans laquelle des Corinthiens, et surtout des Thébains, ainsi que beaucoup d'autres Grecs, avancèrent leur refus de traiter avec Athènes et leur souhait de la raser. Les Spartiates déclarèrent qu'ils ne réduiraient pas en esclavage une cité qui avait rendu de grands services dans les grands dangers qui avaient naguère menacé la Grèce. On conclut donc la paix, à condition que les Athéniens abattissent les Longs Murs et les fortifications du Pirée, livrassent tous leurs navires à l'exception de douze, rappelassent leurs exilés, et eussent les mêmes amis et les mêmes ennemis que les Spartiates et les suivissent sur terre et sur mer partout selon leur volonté", Xénophon, Helléniques, II, 2.19-20 ; "Les Spartiates et leurs alliés voulaient raser Athènes. Lysandre s'y opposa, et expliquant qu'un tel projet permettrait à Thèbes voisine de devenir plus forte et en état de leur résister, alors que s'ils mettaient Athènes sous la domination de quelques tyrans ils la conserveraient pour eux-mêmes et tiendraient par elle en respect les Thébains, qui s'affaibliraient de jour en jour. L'avis de Lysandre fut jugé le meilleur, c'est ainsi qu'il empêcha la destruction d'Athènes", Polyen, Stratagèmes, I, 45.5). Les Thébains ont alors inversé leur diplomatie, ils ont accueilli les Athéniens persécutés par Sparte, ou par le régime des Trente instauré en -404. Pour l'anecdote, l'orateur Lysias a été l'un de ces bannis d'Athènes ayant trouvé refuge à Thèbes, chez un nommé "Kèphisodotos" (selon l'un de ses discours en faveur du fils de ce Kèphisodotos, discours aujourd'hui perdu mais dont Denys d'Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Isée 6, donne un extrait). En -403, quand les Spartiates conduits par Pausanias Ier et Lysandre sont intervenus à Athènes pour tenter de réconcilier les Athéniens partisans de la dictature des Trente et les Athéniens partisans du rétablissement de la démocratie, les Thébains ont refusé de participer au dialogue, tout en affichant leur inclination pour les démocrates, car les Spartiates de leur côté affichaient leur inclination pour les Trente ("[Les Spartiates] furent suivis par tous les coalisés, sauf les Béotiens et les Corinthiens. Ceux-ci déclarèrent qu'ils ne voulaient pas trahir leurs serments en marchant contre les Athéniens qui n'avaient nullement violé les traités, mais au fond ils agissaient ainsi parce qu'ils redoutaient que les Spartiates s'appropriassent et s'assujettissent le territoire athénien", Xénophon, Helléniques, II, 4.30). Après son échec à renvoyer Agésilas II à Sparte en -395, Tithraustès le nouveau satrape de Lydie devine que celui-ci se prépare à envahir à nouveau sa satrapie en -394, il milite donc pour qu'Artaxerxès II augmente son aide aux adversaires des Spartiates. Artaxerxès II répond à ses attentes, il envoie des nouveaux fonds à un intermédiaire à Rhodes, désormais sous l'autorité de Conon, qui part vers les cités grecques d'Europe pour les rallier, dont Argos, Corinthe, et surtout Thèbes ("Tithraustès, ne sachant quel parti prendre en constatant qu'Agésilas II méprisait la puissance du Grand Roi et que bien loin de songer à évacuer l'Asie il nourrissait au contraire l'espoir de soumettre le Grand Roi, envoya en Grèce le Rhodien Timocratès auquel il remit une somme d'environ cinquante talents d'argent pour qu'il gagnât les magistrats de différentes cités, obtint d'eux les plus grands gages de fidélité, et les poussât à déclarer la guerre aux Spartiates. Timocratès partit et ses dons furent acceptés par Androclidas, Isménias et Galaxidoros à Thèbes, par Timolas et Polyanthe à Corinthe, par Cylon et ses amis à Argos. Les Athéniens aussi acceptèrent cet or, désireux de relancer la guerre pour se libérer du joug de Sparte", Xénophon, Helléniques, III, 5.1-2 ; "Conon avait joint ses troupes à celles de Pharnabaze pendant qu'Agésilas II ravageait l'Asie. Suivant le conseil de Conon, le Perse envoya de l'or aux orateurs des cités en Grèce afin que, corrompus par ces présents, ils persuadassent leurs compatriotes de se soulever contre les Spartiates. Ils réussirent. Ainsi commença la guerre de Corinthe, qui provoqua ce que Conon souhaitait : les Spartiates rappelèrent Agésilas II d'Asie", Polyen, Stratagèmes, I, 47.3 ; "Néoptolème fils d'Achille, ayant tué Priam sur l'autel de Zeus Herkeios ["Erke‹oj/Protecteur des frontières, clôtures, enceintes, remparts/›rkoj"], fut égorgé à son tour à Delphes sur celui d'Apollon, depuis ce temps-là on appelle “punition de Néoptolème” un châtiment équivalent à l'offense. Les Spartiates la subirent à l'acmè de leur puissance : après l'anéantissment de la flotte athénienne [à Aigos-Potamos par le stratège spartiate Lysandre en -405], Agésilas II se rendit maître d'une grande partie de l'Asie, mais il ne parvint pas à détruire l'Empire mède [en réalité perse] car le Grand Roi retourna contre eux leur propre invention, en corrompant Corinthe, Argos, Athènes et Thèbes, rallumant par ce moyen la guerre en Corinthie et obligeant Agésilas II à abandonner ses conquêtes en Asie", Pausanias, Description de la Grèce IV, 17.4-5). Le lobbying perse en Grèce réussit. Les Thébains s'estiment désormais assez forts pour affronter Sparte. Ils provoquent les Spartiates, afin de les pousser à leur déclarer la guerre. Le détail des manœuvres est raconté par Xénophon au paragraphe 5 livre III de ses Helléniques, et aux paragraphes XVI-XVIII très bien conservés des Helléniques d'Oxyrhynchos, nous ne y attarderons pas pour ne pas déborder de notre sujet, disons simplement que les Thébains, soucieux de ne pas passer pour les agresseurs, s'arrangent secrètement pour dresser les Locriens contre les Phocidiens afin de pouvoir soutenir les Phocidiens soi-disant agressés par les Locriens, dans l'espoir que les Phocidiens appeleront les Spartiates à leur aide, à l'origine de ces manœuvres douteuses se trouve le Thébain Isménias dont nous parlerons dans notre prochain alinéa. Dans le camp spartiate, certains pensent le moment venu de remettre les Thébains à leur place, ils travaillent à une déclaration de guerre en bonne forme et à une expédition punitive contre Thèbes. Parmi ces derniers, on trouve Lysandre, qui a besoin de s'illustrer à nouveau militairement pour revenir dans le jeu politique après sa mission piteuse en Asie comme lieutenant d'Agésilas II et sa mise en examen pour tentative de putsch ("Les Spartiates saisirent avec joie ce prétexte de faire la guerre aux Thébains. Depuis longtemps ils entretenaient à leur encontre un ressentiment, à cause de leur réclamation en faveur d'Apollon du dixième du butin que les Spartiates avaient fait à Décélie [petite cité occupée par le roi spartiate eurypontide Agis II en personne à partir de -413 jusqu'à la fin de la troisième guerre du Péloponnèse en -404, pour bloquer les approvisionnements vers Athènes et en épuiser les habitants par la famine], à cause de leur refus de participer au siège du Pirée [en -405/-404, dernière opération militaire de la troisième guerre du Péloponnèse, qui s'est achevée par la reddition d'Athènes], à cause de leurs manigances pour inciter les Corinthiens à rester neutres [lors du siège du Pirée en -405/-404, puis lors des discussions sur les réparations à imposer aux Athéniens après leur reddition], à cause aussi de leur refus de laisser Agésilas II sacrifier à Aulis [avant son départ pour l'Asie] et déposer ses victimes sur l'autel, et leur refus de le suivre en Asie. Ils réfléchirent que c'était là une bonne occasion de conduire une armée contre eux pour mettre fin à leur insolence, d'autant plus que leur engagement en Asie était couronné de succès et qu'en Grèce aucun conflit ne les retenait. Les citoyens spartiates étant dans cet état d'esprit, les éphores annoncèrent que Sparte était désormais en guerre", Xénophon, Helléniques, III, 5.5-6 ; "Les uns accusent Lysandre, les autres les Thébains, quelques-uns incriminent également aux deux partis. Ceux qui rejettent la faute sur les Thébains, leur reprochent d'avoir renversé les autels d'Aulis où Agésilas II avait offert des sacrifices, et disent qu'Androclidas et Amphitheos, corrompus par le Grand Roi de Perse, ont pris les armes contre les Phocidiens et ravagé leur territoire afin de pousser les Spartiates dans une guerre en Grèce. Ceux qui rejettent la faute sur Lysandre disent qu'il était très irrité contre les Thébains, seuls parmi les alliés à avoir réclamé le dizième du butin fait sur les Athéniens, à avoir condamné les envois d'argent de Lysandre vers Sparte, et, surtout, à avoir fourni les premiers aux Athéniens les moyens de recouvrer leur liberté en brisant le joug des trente tyrans que Lysandre avait établis à Athènes", Plutarque, Vie de Lysandre 27). Sparte déclare la guerre à Thèbes. Les Athéniens, sollicités aussitôt par Thèbes ("Dès que les Thébains eurent la certitude que les Spartiates allaient envahir leur pays, ils envoyèrent des députés à Athènes", Xénophon, Helléniques, III, 5.7), enhardis par les succès de leur compatriote Conon du côté de Rhodes, qui est toujours officiellement banni mais qu'ils pensent amnistier très prochainement pour l'inciter à revenir à Athènes avec sa nouvelle flotte, qui pourrait servir d'avant-garde pour une nouvelle hégémonie athénienne et un nouvel empire maritime, déclarent qu'ils aideront les Thébains si ceux-ci sont menacés, et ils envoient un contingent ("Un grand nombre d'Athéniens parlèrent dans le même sens [que les députés thébains], on vota donc le secours à l'unanimité. Thrasybule [magistrat démocrate homonyme de celui qui a trouvé la mort à la bataille de Munichie au printemps -403 contre les Trente ? ou erreur de Xénophon qui ne vit plus à Athènes depuis des années et qui confond les noms et les personnes ?], après avoir lu le décret aux députés, ajouta que, bien que Le Pirée fût désormais sans défense [les fortifications du Pirée et les Longs Murs ont été détruits par les Spartiates quand ceux-ci ont conquis Athènes en -404], les Athéniens ne reculeraient devant aucun danger pour rendre aux Thébains davantage que ce qu'ils avaient donné, “car vous vous êtes contentés de ne pas marcher contre nous avec nos ennemis [allusion à la neutralité bienveillante et intéressée des Thébains à l'égard des résistants démocrates athéniens contre leurs compatriotes attachés au régime des Trente que soutenait Sparte en -404/-403], dit-il, alors que nous vous aiderons à combattre les vôtres s'ils vous attaquent”", Xénophon, Helléniques, III, 5.16). Cette résurgence des velléités politiques athéniennes en Europe, conjuguées aux succès maritimes de l'Athénien Conon au large des côtes de l'Asie, commencent à inquiéter Artaxerxès II : en même temps il est satisfait de voir Sparte s'affaiblir, mais il n'est pas satisfait de voir Athènes se renforcer, il rechigne à payer la solde des marins de Conon, qui est obligé de se rendre auprès de lui en Babylonie pour la lui réclamer ("Conon le navarque des Perses voulut parler en personne au Grand Roi. Il confia la flotte à deux Athéniens, Hiéronymos et Nicodémos, et fit voile vers la Cilicie, puis il se rendit à Thapsaque en Syrie, et descendit l'Euphrate jusqu'à Babylone. Là, admis auprès du Grand Roi, il s'engagea à combattre les Spartiates sur mer à condition que le Grand Roi lui fournît tout l'argent et toute la logistique nécessaires. Artaxerxès II combla Conon d'éloges et de présents, et désigna un trésorier chargé de lui livrer tout l'argent qu'il demanderait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.81 ; "Les soldats de Conon, souvent privés de leur solde par les officiers du Grand Roi se soulevèrent, et leurs demandes étaient d'autant plus pressantes que l'activité de leur chef leur présageait une campagne pénible. Conon fatigua Artaxerxès II par ses lettres, en vain. Alors il se rendit en personne à la Cour. Il ne fut pas autorisé à parler au Grand Roi, ni à le voir, parce qu'il refusait de l'adorer selon l'usage perse. Il traita donc avec lui par des intermédiaires, il se plaignit “que l'armée du plus opulent des rois s'épuise dans la pauvreté” et “qu'un souverain aussi fort que l'ennemi par le nombre de ses soldats et plus riche consente à lui céder sa richesse et sa victoire en sachant qu'il a tous les avantages”, il demanda que les frais de guerre fussent confiés à un seul trésorier “car les confier à plusieurs constitue un danger”. Enfin la solde lui fut remise", Justin, Histoire VI.2). L'armée spartiate est confiée au roi agiade Pausanias Ier. Lysandre part seul à l'avant, vers la Phocide, missionné par les éphores pour y commander les troupes alliées des Spartiates ("[Les Spartiates] envoyèrent Lysandre vers la Phocide, avec ordre de prendre position à Haliarte avec un contingent de Phocidiens, d'Oetéens [qui vivent autour du mon Oeta, au sud de la Thessalie], d'Héracléotes [d'Héracléia, colonie spartiate au fond du golfe Maliaque], de Maliens [qui vivent autour du golfe Maliaque] et d'Ainiens [qui vivent à l'emboure du fleuve Sperchiós], où le rejoindrait au jour convenu Pausanias Ier chargé du commandement, avec les Spartiates et les alliés du Péloponnèse. Lysandre obéit aux ordres qu'il avait reçus, et détacha Orchomène du parti des Thébains", Xénophon, Helléniques, III, 5.6 ; "[Lysandre] les persuada [les éphores] d'envoyer un corps en Phocide. Il fut chargé de ce corps, et partit. Peu de jours après, on y envoya de Sparte Pausanias Ier avec le reste de l'armée. Celui-ci devait passer par le mont Cithéron [en surplomb de la cité de Platées, servant de poste-frontière entre l'isthsme de Corinthe au sud, l'Attique à est, et la Béotie au nord] pour entrer en Béotie, tandis que Lysandre avec son corps irait à sa rencontre depuis la Phocide", Plutarque, Vie de Lysandre 28 ; "Les Phocidiens se plaignirent des Béotiens et leur déclarèrent la guerre. Ils parvinrent à décider les Spartiates de les aider contre les Béotiens. Les Spartiates leur envoyèrent d'abord Lysandre avec quelques soldats, qui rassembla des troupes quand il arriva en Phocide. Puis ils envoyèrent leur roi Pausanias Ier à la tête de six mille hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.81). Ce duo à la tête de l'armée spartiate étonne : Pausanias Ier et Lysandre ne se sont jamais appréciés (on se souvient qu'à l'époque de la guerre civile à Athènes en -403, Pausanias Ier inclinait vers les démocrates alors que Lysandre inclinait vers les Trente), comment les éphores ont-ils pu croire que ces deux hommes pourraient gagner ensemble sur le champ de bataille ? Tandis que Pausanias Ier est encore en route, après avoir vainement tenté d'attirer les Corinthiens à la cause de Sparte ("Le roi Pausanias Ier s'avança vers la Béotie à la tête des troupes de Sparte et du Péloponnèse, à l'exception des Corinthiens qui ne voulurent pas participer à la guerre", Xénophon, Helléniques, III, 5.17), Lysandre commet l'imprudence de trop, il quitte sa position défensive et engage sa troupe contre les Thébains qui se sont avancés vers lui près d'Haliarte, il est mortellement blessé lors du combat, et tous ses hommes s'enfuient ("Lysandre, qui commandait le corps constitué de Phocidiens d'Orchomène et des autres peuples de cette contrée, arriva avant Pausanias Ier sous les murs d'Haliarte. Il n'attendit pas tranquillement l'armée de Sparte : il s'avança contre la cité avec le peu de troupes dont il disposait. Il parvint d'abord à persuader les habitants de quitter le parti de Thèbes et de se déclarer indépendants. Mais quelques Thébains présents dans la cité s'y étant opposés, il l'assiégea. A cette nouvelle, les Thébains vinrent en hâte avec fantassins et cavaliers. Surprirent-ils Lysandre à l'improviste, ou ce dernier crut-il pouvoir soutenir leur choc en espérant les vaincre ? On l'ignore. La seule certitude est qu'un combat fut livré au pied des murs où on dressa plus tard un trophée, près des portes d'Haliarte, que Lysandre y fut tué, et que ses troupes survivantes s'enfuirent vers les hauteurs poursuivies vigoureusement par les Thébains", Xénophon, Helléniques, III, 5.17-19 ; "Dans sa marche, [Lysandre] prit Orchomène, qui se rendit volontairement à lui. Il prit Lebadeia, qu'il pilla. De là il écrivit à Pausanias Ier pour qu'il se déplaçât de Platées à Haliarte, où lui-même assurait se rendre le lendemain matin, devant les murailles. Mais le messager fut intercepté par des coureurs ennemis, et la lettre fut transmise à Thèbes. Informé de sa marche, les Thébains confièrent la garde de leur cité aux Athéniens venus les aider, puis ils partirent vers minuit. Ils devancèrent Lysandre de quelques heures devant Haliarte, une partie d'entre eux entra dans la ville. Lysandre voulait attendre Pausanias Ier sur une hauteur, mais, ne le voyant pas arriver et ne supportant pas de rester inactif alors que le jour pointait, il ordonna aux Spartiates de prendre les armes, encouragea les alliés, et avança en ligne vers les murailles. Les Thébains stationnés hors de la ville, à gauche, tombèrent sur les arrières de Lysandre, près de la fontaine Kissousa où, selon la mythologie, les nourrices lavèrent Dionysos juste après sa naissance […]. Les Thébains qui étaient dans la ville se rassemblèrent, ils se tinrent tranquilles jusqu'au moment où les premiers bataillons de Lysandre s'approchèrent des murailles. A ce moment ils ouvrirent les portes et tombèrent brusquement sur lui. Il fut tué avec le devin qui l'accompagnait et plusieurs proches, les autres se replièrent vite vers le gros du contingent, les Thébains ne leur laissèrent aucun répit et les poursuivirent avec tant d'ardeur qu'ils furent obligés de fuir à travers les hauteurs. On compta environ mille tués, dont trois cents parmi les Thébains qui poursuivirent les fuyards avec trop de vigueur dans des lieux difficiles et escarpés", Plutarque, Vie de Lysandre 28 ; "Les Béotiens entrainèrent les Athéniens dans la guerre. En les attendant, ils s'avancèrent seuls vers Haliarte, assiégée par Lysandre et les Phocidiens. Une bataille eut lieu. Lysandre y tomba, avec beaucoup de Spartiates et d'alliés. Le gros des Béotiens laissèrent l'ennemi s'enfuir, mais deux cents Thébains s'étant avancés trop témérairement dans des défilés étroits furent tués", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.81). Ainsi finit Lysandre, ancien stratège glorieux des Spartiates devenu un quasi paria, qui ne jouira pas d'une postérité respectueuse puisqu'il a omis de détruire les preuves de sa tentative de putsch, découvertes dans sa maison peu de temps après sa mort ("Ephore dit que, peu après la mort de Lysandre, un différend s'éleva entre Sparte et ses alliés nécessitant un examen des archives qu'il avait laissées. Agésilas II se rendit à sa maison, parmi ses papiers il trouva le discours que Cléon [d'Halicarnasse] avait composé promouvant l'abolition de la royauté héréditaire des Eurypontides et des Agiades et l'élargissement du droit au trône à tous les citoyens spartiates vertueux. Agésilas II voulut aussitôt publier ce discours pour montrer qui était réellement Lysandre et à quel point il avait manipulé tout le monde. Mais Lacratidas, le prudent président des éphores, l'en dissuada, en lui signifiant le désavantage de ressortir Lysandre de la tombe au lieu d'y enfermer ce discours qui, trop bien écrit, risquait de trop séduire", Plutarque, Vie de Lysandre 30 ; "On envoya [Lysandre] au secours d'Orchomène. Il fut tué par les Thébains près d'Haliarte. Un discours trouvé dans sa maison après sa mort justifia l'idée qu'on avait de lui. Il y conseillait aux Spartiates d'abolir la royauté trop puissante et de la remplacer par un général compétent à la guerre. Ce texte était conçu pour appuyer l'oracle divin [le dieu Apollon, via la Pythie de Delphes] corrompu par l'argent, on dit que Cléon d'Halicarnasse en était l'auteur", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VI.3 ; "Peu après la mort de Lysandre, on trouva parmi ses relevés de comptes un discours soigneusement écrit qu'il devait prononcer devant le peuple, pour l'inciter à décréter tous les citoyens éligibles à la royauté", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.13). Face à ses adversaires thébains et athéniens en position de force, Pausanias Ier choisit de négocier. Les Thébains acceptent une trêve à condition que les Spartiates quittent le territoire, ce qu'il accepte ("[Les Thébains] découvrirent que durant la nuit les Phocidiens et tous les autres étaient retournés chez eux, ils en furent très fiers. C'est alors que Pausanias Ier arriva avec l'armée spartiate. Les Thébains se sentirent à nouveau en grand danger, le silence et la consternation se répandirent dans leur armée. Mais le lendemain, lorsque les Athéniens arrivèrent pour se joindre à eux, tandis que Pausanias Ier n'avait toujours pas bougé, ils reprirent confiance. Pausanias Ier convoqua les polémarques et les pentékontères ["penthkont»r", chef de "cinquante/pšnte" soldats], et délibéra pour savoir s'il devait engager la bataille ou demander une trêve pour relever la dépouille de Lysandre et de ceux qui étaient tombés avec lui. Pausanias Ier et les autres dignitaires spartiates, considérant que Lysandre était mort, que son armée avait été vaincue et dispersée, que les Corinthiens avaient refusé de prendre part à cette campagne, que les troupes spartiates n'étaient pas dans de bonnes dispositions pour combattre, que la cavalerie ennemie était très nombreuse alors que la leur était très faible, et, surtout, que les morts gisaient au pied des murailles de sorte que même en étant vainqueurs on aurait des difficultés à les relever à cause des soldats postés sur les tours, décidèrent de demander une trêve pour récupérer leurs morts. Les Thébains déclarèrent qu'ils n'accorderaient la trêve qu'à condition que les Spartiates évacuassent le pays. Ces derniers acceptèrent avec joie, enlevèrent leurs morts et sortirent de la Béotie", Xénophon, Helléniques, III, 5.21-24 ; "Pausanias Ier était sur le chemin entre Platées et Thespies, quand il apprit cette défaite. Il se rangea aussitôt en bataille et marcha droit vers Haliarte. Il arriva en même temps que Thrasybule, qui venait de Thèbes avec les Athéniens. Pausanias Ier voulut demander une trêve aux ennemis afin de relever les morts. Les Spartiates les plus âgés maugréèrent, indignés de cette demande, ils allèrent trouver le roi pour lui signifier qu'ils ne s'abaisseraient jamais à demander une trêve pour relever Lysandre, qu'ils préféraient batailler autour de son corps et l'enterrer en cas de victoire ou finir étendus dans l'honneur auprès de lui en cas de défaite plutôt qu'obtenir sa dépouille par une négociation. Malgré ces protestations des anciens, Pausanias Ier pressentait la difficulté de battre les Thébains après leur récente victoire, et voyait par ailleurs que le corps de Lysandre se trouvait près d'Haliarte et était difficilement accessible même après une victoire. Il envoya donc un héraut aux Thébains, qui lui accordèrent la trêve. Puis il se retira avec son armée", Plutarque, Vie de Lysandre 29 ; "Informé de cette défaite [de Lysandre], le roi spartiate Pausanias Ier conclut un armistice avec les Béotiens et ramena son armée dans le Péloponnèse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.81). Pausanias Ier ne tirera aucun profit d'avoir préservé la vie de ses hommes et sa propre vie à Haliarte : dès son retour à Sparte, on apprend qu'il a refusé le combat, on l'accuse de lâcheté, il est obligé de fuir, on le condamne à mort par contumace, et il décèdera peu après en exil ("A son arrivée à Sparte, Pausanias Ier fut mis en jugement, accusé d'être arrivé à Haliarte après Lysandre alors qu'on avait convenu qu'ils y arriveraient le même jour, d'avoir relevé les morts à la faveur d'une trêve et non pas par la force des armes, enfin d'avoir relâché les démocrates athéniens qu'il tenait au Pirée [allusion à l'intervention ambiguë de Pausanias Ier au Pirée en -403 qui, par son refus d'y écraser les résistants démocrates athéniens comme le voulait Lysandre, les a indirectement aidé à renverser la dictature des Trente et à rétablir le régime démocratique]. Il ne se présenta pas au tribunal, on le condamna à mort. Il s'enfuit à Tégée, où il mourut de maladie", Xénophon, Helléniques, III, 5.25 ; "La mort malheureuse de Lysandre affligea tellement les Spartiates qu'ils condamnèrent à mort le roi Pausanias Ier. Celui-ci n'attendit pas son jugement, il ne se présenta pas au tribunal, il s'enfuit à Tégée, où il passa le reste de ses jours comme suppliant d'Athéna", Plutarque, Vie de Lysandre 30). C'est pour cette raison que les éphores, dans l'urgence, décident de rappeler Agésilas II d'Asie, afin de prendre la tête de l'armée spartiate désormais sans chef. Un messager est envoyé vers Thébé où Agésilas II passe l'hiver -395/-394. Informé de la situation de ses compatriotes en Europe, Agésilas II, dépité, comprenant qu'il ne pourra pas mener à bien son expédition vers le cœur de l'Empire perse, accepte d'obéir à l'ordre de sa cité de conduire la guerre contre les coalisés en Grèce ("Agésilas II en était là, quand les Spartiates, informés que des sommes d'argent avaient été répandues dans la Grèce et que les cités les plus considérables s'étaient coalisées pour leur faire la guerre, estimant en conséquence que l'Etat étaient en danger et qu'une expédition était nécessaire, envoyèrent vers lui Epikydidas. Une fois arrivé, ce dernier exposa la situation, et transmit à Agésilas II l'ordre de la cité de marcher en toute hâte à son secours. A cette nouvelle, Agésilas II éprouva un vif chagrin en songeant aux honneurs et aux espoirs dont on le privait, mais il rassembla néanmoins les alliés et, leur montrant l'ordre de Sparte, il leur dit qu'il était obligé d'aller au secours de sa patrie", Xénophon, Helléniques, IV, 2.1-3 ; "Mais à Agésilas II vint le Spartiate Epikydidas, pour annoncer qu'une grande guerre s'était déclenchée en Grèce contre Sparte, et que les éphores rappelaient le roi pour secourir ses concitoyens. (3) “O Grecs, inventeurs de maux barbares !” [Euripide, Les Troyennes 759] Comment qualifier autrement ce débordement de haine, cette conjuration et ce soulèvement des Grecs contre eux-mêmes ? Leur fortune s'élevait au ciel : ils l'attaquèrent. Les armes visaient les barbares, la guerre était chassée de Grèce : ils la ramenèrent sur eux. […] Dès l'arrivée de la skytale, [Agésilas II] abandonna et sacrifia son bonheur, sa puissance, ses espoirs, pour se rembarquer, sans avoir achevé son entreprise, laissant un vif regret à ses alliés. […] La monnaie perse figurant un archer, il déclara en partant : “Le Grand Roi me chasse d'Asie avec trente mille archers”. Tel fut le nombre des dariques envoyés aux démagogues d'Athènes et de Thèbes afin de soulever les peuples contre les Spartiates", Plutarque, Vie d'Agésilas II 15 ; "Alors qu'il planifiait son départ vers la Perse pour y attaquer le Grand Roi en personne, [Agésilas II] reçut un envoyé des éphores l'informant de la guerre qu'Athéniens et Béotiens avaient déclaré à Sparte et lui demandant de revenir. Admirons à quel point son respect pour sa tendre patrie équivalait son mérite militaire : à la tête d'une armée victorieuse, en situation de prendre le contrôle du royaume des Perses, il se soumit à l'ordre des magistrats qui étaient très loin de lui avec autant de docilité qu'un homme ordinaire dans l'Ekklesia de Sparte. […] A un puissant empire, Agésilas II préféra une bonne renommée, et jugea plus glorieux d'obéir aux lois de sa patrie que de subjuguer l'Asie par les armes. Animé de ces sentiments, il transporta ses troupes de l'autre côté de l'Hellespont avec une telle rapidité qu'il effectua en trente jours le trajet que Xerxès Ier avait effectué en une année [lors de son invasion de la Grèce en -480]", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVII.4). Xénophon, qui pour l'anecdote suit Agésilas II vers la Grèce ("Ensuite [Xénophon] accompagna Agésilas II en Grèce, rappelé par la guerre contre les Thébains", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.52), insiste sur la loyauté de ce dernier, qui renforce encore sa dignité puisqu'il renonce à un destin personnel et à sa toute-puissance politique et financière accumulée en Asie pour risquer de tout perdre en revenant en Europe servir sa patrie en danger ("Admirons surtout qu'après avoir soumis beaucoup de cités continentales et plusieurs îles, après avoir obtenur une flotte de sa patrie, après avoir acquis autant de gloire et de puissance, alors qu'il pouvait profiter à son gré de ces multiples et brillants avantages, au moment où il caressait l'espoir de renverser un Empire qui avait si souvent tourné ses armes contre la Grèce, [Agésilas II] résista à toutes les tentations. Dès que des magistrats de son pays vinrent lui ordonner de secourir sa patrie, il obéit avec autant de docilité que s'il eût été seul face aux cinq éphores, il montra de cette façon que le monde méritait moins à ses yeux que sa patrie, qu'il ne préférait pas des nouveaux amis aux anciens, ni le confort de profits bas et médiocres aux dangers de l'honneur et de la justice", Xénophon, Agésilas II I.36).


L'expédition des Dix Mille et l'expédition d'Agésilas II ont durablement marqué les esprits des Grecs du IVème siècle av. J.-C.


L'expédition des Dix Mille est remarquable sur deux points. Premier point, elle est non pas une flamboyante entreprise de conquête mais une vulgaire entreprise de soutien à un prétendant perse, et, nous avons beaucoup insisté sur ce point, elle n'est pas réalisée par l'élite de la Grèce : les Dix Mille ne sont qu'une masse de déclassés, de marginaux, de têtes brûlées (comme Cléarque), d'intellectuels ratés (comme Proxène), de corrompus sans scrupule (comme Ménon, qui offre son cul à Ariaios pour conserver son commandement à la tête du régiment thessalien), un essaim de petites frappes qui passent plus de temps à se battre entre eux que contre leurs adversaires perses (comme Cléarque et Ménon à Charmandé en Babylonie). Or, sans avoir planifié la moindre opération au préalable, et en respectant très aléatoirement la discipline militaire, cette troupe de ratés réussit à pénétrer jusqu'au cœur de l'Empire perse sans aucune difficulté et à vaincre facilement les Perses en une bataille : à Kounaxa, les Dix Mille ont écrasé totalement leurs ennemis sur le terrain, et si cette victoire s'est transformée finalement en défaite ce n'est pas leur faute, c'est parce que le prétendant perse qui leur servait de chef a eu l'idée bête de se croire héroïque en se précipitant à découvert contre les lances d'Artaxerxès II. Mieux encore : livrés à eux-mêmes après cette bataille, privés de guide, de cartes géographiques, de populations amies susceptibles de les orienter pour revenir en Grèce, les Dix Mille réussissent à gagner le Pont-Euxin/mer Noire via un itinéraire improvisé, perpendiculaire à celui de l'aller, sans être jamais inquiétés par les Perses. L'analyse détaillée de cette expédition montre que les Dix Mille ont souffert bien davantage de la faim, du franchissement des fleuves et des rivières, des populations autochtones défendant leurs biens contre les pillages, du climat (surtout le froid et la neige dans le nord de l'Anatolie durant l'hiver -401/-400), bref, de la profondeur stratégique de l'Empire perse, que des Perses eux-mêmes. L'anabase des Dix Mille a ruiné le mythe de l'invincibilité militaire des Perses, et le mythe de l'inviolabilité de l'Empire perse ("[Les Dix Mille], après avoir perdu le prince Cyrus et les autres chefs qui les commandaient, se sauvèrent en traversant sa demeure [à Artaxerxès II]. Leur aventure montra à toute la Grèce que la grandeur des Perses et de leur Grand Roi ne consistait que dans leur or, leur luxe, leurs femmes, et que tout le reste n'était que faste et ostentation. Cela renforça la confiance de la Grèce sur ses propres forces, autant que son mépris envers les barbares", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 20). Sur ce point, le propos plein d'étonnement d'un des stratèges anonymes des Dix Mille après la bataille de Kounaxa est très révélateur : "Nous qui sommes si peu nombreux, avons réussi à venir devant ses portes [à Artaxerxès II], à le vaincre, et à nous retirer en le narguant !" (Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.4). Même si les Dix Mille ont été contraints de se replier vers la Grèce, ils ont prouvé que des Grecs déterminés et organisés à minima peuvent ébranler, et peut-être même renverser l'Empire perse, et le remplacer par une hégémonie grecque. Plutarque insiste sur le rapport de causalité entre ce succès militaire de l'expédition des Dix Mille et l'expédition d'Agésilas II peu après : c'est parce que les Spartiates ont découvert que la Perse est un colosse aux pieds d'argile, incapable d'arrêter une troupe de Grecs médiocres, qu'ils comprennent pouvoir se dresser frontalement contre la Perse, envoyer des soldats professionnels et un de leurs deux rois afin d'imposer leur volonté à la Perse (et ne plus être des auxiliaires de la Perse comme à la fin de la troisième guerre du Péloponnèse : "Les Spartiates sentirent qu'ils ne pourraient pas laisser sans honte les Grecs d'Asie dans la servitude des Perses, et que le temps était venu de terminer les outrages dont ceux-ci les accablaient. Ils transportèrent donc la guerre en Asie, sous les ordres de Thibron d'abord, de Derkylidas ensuite, puis, ces deux stratèges n'ayant accompli aucune action remarquable, ils la confièrent à leur roi Agésilas II", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 20). Le second point découle du premier. Oui l'expédition des Dix Mille a été un échec politique, mais elle a été un incontestable succès militaire du début à la fin. Pour élever ce succès militaire en succès politique et asseoir l'hégémonie grecque en Asie à la place des Perses, les Grecs doivent donc repenser la question politique. Et dans ce domaine encore, l'expédition des Dix Mille apporte une réponse, car l'influence de leurs deux meneurs Cléarque puis Xénophon a été essentielle. Cléarque, d'abord, a montré qu'une bonne armée signifie d'abord un chef charismatique. Cléarque n'est pas un astre de savoir ni de réflexion, et dans toutes ses campagnes il ne se révèle jamais en génie tactique : il se comporte en tout comme un sauvage, il trompe, il tue sans remords ni regret, avec ses alliés comme avec ses ennemis il interragit seulement par la violence, la menace ou la fourberie. Mais quand il est dans une pièce, tout le monde l'écoute. C'est un bouleversement par rapport à l'idéal démocratique du Vème siècle av. J.-C., qui prétendait que quiconque vaut quiconque, que tout est acquis, que tout doit être acquis, et que quiconque prétend s'élever seul en refusant d'attendre qu'autrui ait tout acquis est un nazi déséquilibrant l'ordre social et, pour cette raison, doit être rééduqué ou éliminé. L'idéal démocratique de la fin du Vème siècle av. J.-C. prétendait qu'un maçon peut donner des leçons de navigation à un matelot, et qu'un matelot peut donner des leçons d'architecture à un maçon. L'expédition des Dix Mille montre que non, on ne s'improvise pas maçon ni matelot ni général. Dans la majorité des cas, le bon maçon est un piètre matelot et un piètre général, le bon matelot est un piètre maçon et un piètre général, le bon général est un piètre maçon et un piètre matelot. Et à aucun moment dans l'Histoire et dans aucun pays, sauf dans les boniments des tyrans, on n'a vu un homme à la fois bon maçon, bon matelot et bon général. L'expédition des Dix Mille montre que la direction des opérations sur le terrain militaire doit être confiée à un militaire, et non pas à un maçon ou un matelot, le poste de stratège ne doit plus être confié à la masse indistincte des maçons et des matelots, selon la maxime de Napoléon Ier : "A la guerre, un mauvais général vaut toujours mieux que deux bons", ni à quiconque selon, par exemple, son réseau d'influence (comme Alcibiade) ou son ancienneté (comme Nicias ; on se souvient quels désastres ont provoqué ces deux personnages). Ensuite, ce stratège doit s'adapter à une vision d'ensemble, et non pas seulement se restreindre au domaine militaire, selon le fameux adage de Clémenceau : "La guerre est une affaire trop grave pour être confiée à des militaires". Xénophon a montré que la clé de la victoire n'est pas liée à une tactique militaire particulière prédéfinie, mais à l'adaptation de la tactique militaire à la situation. Ainsi Xénophon crée un corps de frondeurs mobile pour répondre aux lanceurs perses, il divise l'armée en loches, en pentekosties et en énomoties pour faciliter la marche dans les territoires accidentés, il adopte la formation carrée avec un centre vide pour protéger les bagages, il utilise son escadron de cavalerie tantôt pour la reconnaissance tantôt en soutien de l'infanterie ou pour chasser les fuyards lors des combats. Xénophon est le premier intellectuel à penser la guerre comme un domaine global, un précurseur de Sun Tzu en Chine et de Kautilya en Inde, un ancêtre de Machiavel et de Clausewitz : on ne gagne pas la guerre par une confrontation de bourrins, mais par une étude de la topographie, de la psychologie de l'adversaire, par la ruse diplomatique, par le renseignement et par la propagande, l'enfumage, l'intoxication, par des visées à long terme, par un exercice et un entretien permanents des troupes afin de les adapter à toutes sortes de situations. Xénophon est le premier à penser la guerre comme un art, comme une "technè/tšcnh" équivalente à celles du maçon ou du matelot ou du général, mais qui les dépasse parce qu'elle est, pour reprendre la formule de Clauzewitz, "la continuation de la politique par d'autres moyens".


L'expédition d'Agésilas II est aussi remarquable sur deux points. Premier point, Agésilas II échoue systématiquement à conquérir les cités, il rate devant Sardes, devant Kelainai, devant Léontokephalos, devant Gordion, devant Daskyleion, parce que, même s'il commande aux meilleurs soldats de son temps, les Spartiates, il ne dispose pas d'ingénieurs en poliorcétique, et parce qu'en face les Perses rechignent à abandonner leur Grand Roi. Cela confirme la conclusion de Xénophon sur les Dix Mille : la guerre est un domaine global, elle se gagne non pas par une bataille unique - une "bataille décisive", pour reprendre l'expression des écoles militaires allemandes du XIXème siècle - déterminant un vainqueur et un vaincu, mais par l'adaptation d'une "technè/tšcnh" particulière à chaque situation particulière (par exemple l'art poliorcétique pour conquérir des cités) et par la propagande (par exemple pour convaincre les peuples de la fragilité politique du Grand Roi, de l'immodestie de ses prétentions en regard de la modestie de ses moyens : "Durant la guerre en Asie, Agésilas II apprit à ses troupes à mépriser les barbares qu'elles avaient redoutés jusqu'alors. Il dénuda des prisonniers perses, et il montra à ses soldats d'un côté leurs corps avachis et blanchis par la molesse, de l'autre côté les vêtements et les ornements précieux dont on les avait dépouillés, en disant en style laconique : “Voilà ceux que nous combattons, voici ce pour quoi nous combattons”", Polyen, Stratagèmes, II, 1.5 ; cet épisode date du début de la campagne d'Agésilas II en Asie, avant la disgrâce et le renvoi de Lysandre à Sparte en hiver -396/-395, puisque celui-ci l'évoque devant l'Ekklesia spartiate après cette date selon Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.74 précité) et la ruse diplomatique (par exemple, pour l'anecdote, Xénophon au paragraphe 1 livre IV de ses Helléniques raconte comment Agésilas II gagne habilement l'alliance d'Otys/Gyes roi de Paphlagonie et du Perse Spithridatès en mariant le premier à la fille du second, avant de tout perdre maladroitement en refusant de laisser partir ces deux hommes avec leur part de butin en nature) planifiées sur le long terme. Par ailleurs, la facilité d'Agésilas II à se déplacer partout où il veut, jusqu'au cœur de l'Anatolie, confirme le constat établi après l'anabase des Dix Mille : l'Empire perse est un gruyère, les cités sont les jalons servant aux Perses à imposer leur autorité, mais entre ces jalons l'espace échappe complètement aux Perses. Par conséquent, si on prend le contrôle des cités - ce qui n'est pas encore le cas puisqu'Agésilas II échoue systématiquement à les conquérir -, on prendra le contrôle de l'Empire perse. Le second point raccorde aussi avec la conclusion de Xénophon sur les Dix Mille : si Agésilas II échoue en Asie, ce n'est pas pour une raison militaire mais pour une raison politique. A Samos en -440, à Mytilène de Lesbos en -427, à Chio en -411, les Athéniens ont bien montré leurs compétences en poliorcétique, Agésilas II aurait pu les engager pour prendre Sardes, Kelainai, Léontokephalos, Gordion, Daskyleion, les sophistes quant à eux étaient bien capables en -395 de manipuler les opinions des populations asiatiques, les retourner en faveur des Grecs, les dresser contre leur dominant perse. Mais Agésilas II n'est pas parvenu à convaincre les uns et les autres de le suivre, participer à une entreprise collective de déstabilisation de l'Empire perse. Les Athéniens, à l'instar de Platon, restent fidèles à l'idéal citoyen hérité de l'ère archaïque, et les sophistes continuent de réserver leur art manipulatoire à leurs intérêts personnels. En résumé, l'Empire perse se maintient moins par une hypothétique supériorité matérielle ou intellectuelle que par l'absence d'unité entre Grecs, dont Artaxerxès II joue aujourd'hui comme son aïeul Artaxerxès Ier naguère ("Informé de ces revers [des troupes perses en Anatolie], Artaxerxès II imagina un nouveau plan d'attaque contre les Spartiates. Il envoya en Grèce le Rhodien Timocratès avec des sommes considérables pour corrompre les notables des cités afin qu'ils soulevassent les peuples contre Sparte. Timocratès remplit très bien sa mission, les plus grandes cités se liguèrent contre les Spartiates, et le Péloponnèse fut ébranlé. Alors les magistrats de Sparte rappelèrent d'Asie Agésilas II, qui, en partant, dit à ses amis que “le Grand Roi le chassait d'Asie avec trente mille archers”, par allusion à l'archer figurant sur les monnaies perses", Plutarque, Vie d'Artaxerxès II 20 ; "[Conon] embarrassa beaucoup cet excellent capitaine [Agésilas II] et déjoua ses plans. S'il ne lui avait pas opposé ses troupes, Agésilas II aurait certainement enlevé au Grand Roi l'Asie jusqu'aux monts Taurus", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines IX.2) : Thèbes, Athènes, Corinthe, Argos se sont liguées contre Sparte, Agésilas II doit donc d'abord les réduire à l'arrière en Europe s'il veut vaincre à l'avant en Asie contre le Grand Roi. Autrement dit, on ne peut pas espérer la moindre victoire contre la Perse tant qu'on n'aura pas fédéré au préalable tous les Grecs. C'est un retour au projet de Cimon dans la première moitié du Vème siècle av. J.-C., qui voulait maintenir l'alliance d'Athènes et de Sparte contre la Perse, ayant bien compris que cette lutte commune contre la Perse préservait l'Europe de nouvelles guerres fratricides, et qu'au contraire briser cette alliance entre Grecs servirait l'hégémonie perse. A l'ère hellénistique, l'historien Polybe établira clairement que les expéditions des Dix Mille et d'Agésilas II sont le premier acte de la guerre d'anéantissement de la Perse, dont l'acte final quelques décennies plus tard est l'épopée d'Alexandre le Grand à la tête des Grecs enfin réunis ("N'importe qui peut découvrir aisément les vraies causes qui provoquèrent la guerre [d'Alexandre] contre les Perses : ce fut d'abord la retraite des Grecs qui, avec Xénophon, revinrent des satrapies intérieures en traversant toute l'Asie sans qu'aucune force barbare n'osât les affronter, et ensuite l'expédition du roi spartiate Agésilas II en Asie, au cours de laquelle celui-ci ne rencontra aucun adversaire assez fort pour s'opposer à son entreprise, et qu'il fut contraint d'interrompre avant d'avoir atteint son but uniquement à cause des troubles ayant éclaté en Grèce", Polybe, Histoire, III, 6.9-11).


Comme Isocrate, Xénophon rêve à un homme providentiel qui saurait emmener derrière lui tous les Grecs, et non plus seulement quelques milliers de marginaux comme les Dix Mille, ou l'armée d'élite spartiate privée d'ingénieurs et de propagandistes. Xénophon croit voir en Agésilas II cet homme providentiel qui, momentanément contraint de renoncer à la conquête de l'Asie pour abaisser les prétentions des cités grecques européennes, saura transformer ces adversaires grecs aujourd'hui en alliés demain contre le Grand Roi. Il compose une hagiographie, Agésilas II, où il réécrit l'Histoire, où il esquisse non pas le réel Agésilas II mais la statue du commandeur dans laquelle il voudrait qu'Agésilas II se moule. Ainsi il parle d'une "discussion entre les Spartiates et leurs alliés", mais c'est faux : les Spartiates sont seuls contre les autres Grecs (surtout contre les Thébains et les Athéniens) financés par la Perse, Agésilas II part en Asie batailler contre les Perses non pas pour les Grecs dans leur ensemble mais pour les seuls Spartiates. Xénophon dit qu'Agésilas II veut "occuper les barbares à tel point que cela les dissuadera de marcher contre les Grecs", mais c'est encore faux : Agésilas II veut batailler contre les barbares afin qu'ils ne nuisent plus à Sparte et qu'ils cessent de magouiller avec les autres Grecs, notamment avec les Thébains et les Athéniens qui rêvent justement d'être délivrés de l'hégémonie spartiate en Grèce avec l'aide des barbares, c'est-à-dire quitter la servitude spartiate pour tomber de leur plein gré dans la servitude perse. Xénophon déclare que les Grecs "sont ravis d'aller batailler contre le Perse à domicile afin de l'empêcher de venir à nouveau batailler en Grèce", mais c'est encore un travestissement de la vérité historique : en -396, le seul événement qui pourrait ravir les Grecs d'Europe serait la ruine de l'hégémonie spartiate, avec ou sans l'aide des Perses, et certainement pas le projet fou d'aller accaparer des territoires au cœur de l'Empire perse ("[Agésilas II] venait d'entrer en fonctions quand on annonça que le Grand Roi de Perse réunissait une nombreuse armée de mer et de terre contre les Grecs. Une discussion entre les Spartiates et leurs alliés s'ouvrit. Agésilas II promit que, si on lui donnait un contingent de trois cents Spartiates, deux mille néodamodes et environ six mille alliés, il passerait en Asie, contraindrait le barbare à la paix, ou, s'il la refusait, l'occuperait à tel point que cela le dissuadera de marcher contre les Grecs. Tous furent ravis de ce projet d'aller batailler contre le Perse à domicile afin de l'empêcher de venir à nouveau batailler en Grèce, de le provoquer là-bas au lieu de l'attendre ici, de capter son bien au lieu de défendre le bien des Grecs, de se glorifier non plus pour défendre la Grèce mais pour conquérir l'empire de l'Asie", Xénophon, Agésilas II I.7-8), cette déclaration de Xénophon n'est qu'un souhait, un programme politique, l'espoir de l'auteur et de quelques autres intellectuels éclairés et visionnaires du début du IVème siècle av. J.-C., dont Isocrate comme on l'a vu dans le précédent alinéa, mais elle ne reflète nullement la mentalité grecque générale de l'époque. A la fin de son livre, Xénophon vante son projet fédératif conquérant ("Haïr les Perses est noble puisque l'un d'eux [Xerxès Ier] a marché jadis contre la Grèce dans l'espoir de la rendre esclave, et que le Grand Roi actuel [Artaxerxès II] s'allie ou paie ceux qu'il croit capables de malmener les Grecs, ou propose la paix comme un moyen de rallumer la guerre entre eux, tout le monde le voit. Dès lors, qui mérite davantage qu'Agésilas II, lui qui a soulevé des provinces des Perses et alimenté des révoltes afin de nuire au Grand Roi au point de lui ôter toute occasion d'inquiéter les Grecs ?", Xénophon, Agésilas II VII.7 ; "[Agésilas II] reçut un jour une lettre du Grand Roi apportée par un Perse accompagné du Spartiate Callias, lui offrant son hospitalité et son amitié. Agésilas II refusa cette lettre, il dit au porteur de répondre au Grand Roi qu'il ne devait plus envoyer des lettres personnelles, que s'il voulait devenir l'ami de Sparte et de la Grèce Agésilas II deviendrait son ami inconditionnel, et que s'il fomentait des méchants projets aucune lettre ne pourrait lui apporter la moindre amitié. Je loue Agésilas II d'avoir dédaigné ainsi l'hospitalité du Grand Roi par attachement pour les Grecs", Xénophon, Agésilas II VIII.3-4 ; cette dernière anecdote est reprise par Elien : "Le Grand Roi de Perse écrivit à Agésilas II pour lui offrir son amitié : “Je ne peux pas devenir son ami particulier, répondit Agésilas II, mais s'il veut être l'ami de tous les Spartiates alors je serai le sien puisque je suis l'un d'eux", Elien, Histoires diverses X.20) en énumérant les qualités du chef qui devra le porter, fantasmées à travers la figure d'Agésilas II (qui dans les faits, une machine à voyager dans le temps nous le prouverait certainement, n'était qu'un butor comme la plupart des Spartiates…), incarnées plus tard par Epaminondas et, surtout, Philippe II puis Alexandre. Le chef est tempéré, maître de lui-même, courageux et exemplaire ("Parmi toutes les passions dont les hommes sont esclaves, laquelle a triomphé d'Agésilas II ? Il considérait l'ivresse comme une folie, les excès de table comme une oisiveté. Lors des repas en commun, il ne prenait jamais ses deux parts, il se contentait d'une seule et laissait l'autre, estimant que la part supplémentaire donné au roi ne doit pas servir à l'alimenter mais à récompenser ceux qu'il en juge dignes. Il maîtrisait son sommeil et n'y succombait jamais, il le subordonnait à ses affaires. Il s'évertuait à dormir sur le plus lit le plus inconfortable parmi ses compagnons. Il pensait qu'un chef se distingue des hommes ordinaires non pas par une vie plus molle mais par un régime plus sévère. Il s'honorait de supporter mieux qu'autrui le soleil en été, le froid en hiver. Quand son armée devait subir une épreuve, il s'astreignait à la tâche plus que ses hommes, sûr que la sueur de l'officier diminue celle du soldat. Agésilas II aimait le travail et détestait la paresse", Xénophon, Agésilas II V.1-3 ; "Je confronte sa manière de vivre [à Agésilas II] à celle du Grand Roi de Perse. D'abord, ce dernier limite ses apparitions, tandis qu'Agésilas II se montrait en permanence, estimant que la dissimulation cache l'infamie et que l'éclat du jour illumine les belles actions. L'un se glorifie d'être inaccessible, l'autre était heureux de s'ouvrir à tous. L'un joue de sa lenteur en affaires, l'autre se satisfaisait d'aider au plus vite ceux qui avaient besoin de lui. Et pour leur plaisirs, qu'on pense à quel point Agésilas II les appréciait modestes et simples : des millions d'hommes parcourent la terre pour procurer au Grand Roi de Perse des breuvages agréables, s'ingénient à lui préparer des mets exquis, multiplient les soins pour le contenter, alors qu'Agésilas II jouissait de son travail, buvait ce qui lui tombait dans la main et mangeait la première chose venue, et n'importe quel endroit lui convenait pour dormir", Xénophon, Agésilas II IX.1-3). Le chef est plus ou moins guidé par les dieux, il apporte leurs bienfaits au plus grand nombre ("Grand par son intelligence et non pas par arrogance, [Agésilas II] dédaignait l'orgueilleux et se plaçait au-dessous du modeste. Il se glorifiait d'être économe avec lui-même et prodigue avec ses soldats. Œuvrant à diminuer ses besoins, il rendait le plus possible de services à ses amis. Redoutable adversaire, il était humain après la victoire. Décelant la tromperie de ses ennemis, accordant foi facilement à ses amis, il s'appliquait autant à conserver la fortune des seconds qu'à renverser celle des premiers. Il était “l'ami de la famille” pour ses parents, “l'homme dévoué” pour ses amis, “l'homme mémorable” pour ses obligés, “le vengeur” pour les opprimés, “le sauveur protégé des dieux” pour ceux dont il partageait les dangers", Xénophon, Agésilas II XI.11-14). Il s'impose par son charisme et son autorité naturelle, qui soude les hommes autour de lui et maintient ses opposants à distance ("Une armée n'est-elle pas invincible, quand elle est ordonnée par l'obéissance à un chef qu'elle aime ? Même ses ennemis [à Agésilas II] qui le haïssaient, l'estimaient", Xénophon, Agésilas II VI.4-5), il déroule son autorité sur le monde en écartant spontanément les obstacles, il montre les muscles sans avoir besoin de s'en servir ("Trompant ses ennemis à l'occasion, les devançant si nécessaire, se dérobant à leurs projets, [Agésilas II] se conduisait envers eux à l'opposé d'avec ses alliés. Il agissait la nuit comme le jour et le jour comme la nuit, disparaissait sans indiquer où il était, où il allait, ce qu'il faisait. Il rendait inutiles les plus forts retranchements de l'adversaire en les évitant, ou en les surmontant, ou en les surprenant. Pendant les marches, se sachant à la merci des ennemis, il conduisait toujours son armée en bon ordre, prête à intervenir, avec les mêmes précautions qu'une vierge farouche. Il repoussait ainsi toute inquiétude, toute terreur, tout trouble, faute, embûche, cela le rendait redoutable à ses ennemis et renforçait la confiance de ses amis", Xénophon, Agésilas II VI.5-8). Quand il doit batailler, il use moins de la force brute que de la ruse/¢p£th, qui évite les bains de sang ("Son talent de stratège [à Agésilas II] se révéla surtout quand la guerre fut commencée, rendant la ruse juste et légitime : il montra que Tissapherne n'était qu'un enfant en matière de ruses, tandis que lui-même y recourut intelligemment à la moindre occasion pour enrichir les cités alliées", Xénophon, Agésilas II I.17). Et après les batailles, qu'il gagne par sa fermeté et sa droiture, il se montre modéré et souple envers les populations, pour les séduire… et aussi pour se ménager du ravitaillement et du butin sur place. Les soldats laissés sur les terres conquises deviennent des gardiens de camps de prisonniers et de populations autochtones plus ou moins récalcitrantes, plus ou moins conciliantes, plus ou moins accommodantes, ces camps se transforment au fil du temps en nouvelles cités où conquérants et conquis se mélangent au profit de la culture dominante : ce scénario sera celui de Messène et de Mégalopolis édifiées par Epaminondas, de Philippes et de Philippopolis fondées par Philippe II, et de toutes les Alexandries essaimées par Alexandre ("Une armée ne peut pas tenir longtemps dans un pays ruiné et désert, au contraire elle survit très bien dans un pays peuplé et cultivé, en conséquence [Agésilas II] cherchait à vaincre les ennemis non pas seulement par les armes, mais encore par sa modération. Il demandait à ses soldats de ne pas traiter les prisonniers comme des criminels, mais comme des hommes à ménager. Quand il levait le camp, s'il voyait des marchands vendre des enfants pour s'en débarrasser, ne plus les porter ni les nourrir, il veillait à les conduire en lieu sûr. Il ordonnait que les prisonniers âgés fussent placés en sécurité, loin des chiens et des loups. Ces traits d'humanité attiraient à lui beaucoup de gens, dont les prisonniers. Il dispensait les cités conquises du devoir des esclaves envers les maîtres, il leur imposait simplement l'hommage de l'homme libre envers le magistrat. Il soumit ainsi par la douceur beaucoup de cités fortifiées imprenables par la force", Xénophon, Agésilas II I.20-22).

  

Imprimer