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index




introduction3

Isocrate

Les Dix Mille, Agésilas II

Epaminondas

Philippe II, les débuts d'Alexandre

Keratos : Musique


  

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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Introduction

  

Vingt siècles de chrétienté ont conduit les Européens à porter sur la Macédoine et Alexandre le Grand un regard déformé. Le christianisme est héritier de la Grèce, il en est même son plus petit commun diviseur, au point qu’on joue sur les mots en qualifiant l’Occident de "gréco-chrétien" car le christianisme n’est que la continuation de la Grèce sous sa forme la plus élémentaire. Mais certains aspects de l’Histoire de la Grèce ont posé des problèmes aux théologiens chrétiens. Parmi ceux-ci : comment concilier l’amour universel chrétien avec les interminables guerres entre cités grecques rivales ? comment concilier la prépondérance des patriarches et des papes avec la démocratie grecque ? Les autorités chrétiennes ont cru trouver une solution dans la Macédoine, plus particulièrement dans Alexandre le Grand, qu’elles ont présenté comme le chaînon prédestiné entre la Grèce encore infantile avant lui limitée au bassin méditerranéen, et l’Occident devenu proto-chrétien ouvert sur le monde entier, c’est-à-dire presque adulte, grâce à lui. Ces autorités chrétiennes ont insisté sur l’image d’Alexandre réunissant sous sa couronne toutes les cités grecques, imposant la paix universelle à tous les peuples jusqu’à l’Inde, abolissant les différences de richesse et de pouvoir entre tous ces peuples en les vainquant l’un après l’autre par son Logos ou par son épée. Résultat, au fil des siècles, pour une grande majorité des chrétiens européens, la Macédoine est devenue un territoire presque vierge, étranger au reste de la Grèce, un territoire saint et pûr, et Alexandre est devenu une sorte de proto-Jésus ayant apporté l’unité et l’amour universel à des Athéniens, des Argiens, des Corinthiens et des Thébains turbulents, vulgaires, égoïstes et matérialistes. Le sommet de cette logique a été atteint avec le célèbre Roman d’Alexandre médiéval, où Alexandre apparaît invincible, désintéressé, juste (il prend pour donner, il abaisse les orgueilleux, il abolit les mauvaises coutumes), invoque Dieu comme Charlemagne, entouré de douze "pairs" comme Jésus entouré de ses douze apôtres (dans Perceforest au bas Moyen Age, Alexandre devient l’ancêtre du roi chrétien Arthur !). Bref, dans l’imaginaire chrétien européen, Alexandre est devenu une préfiguration de Richard Cœur de Lion, de Barberousse ou de Saint Louis quittant son Europe natale pour aller libérer la Terre Promise et vaincre les Perses assimilés aux méchants Sarrasins. Ce révisionnisme chrétien est tellement présent dans l’inconscient collectif européen qu’il continue, vingt siècles après Jésus, à contaminer certains historiens ou archéologues émérites, professeurs de grandes universités : ceux-ci admettent que les habitants du Péloponnèse, de l’Attique, de Thessalie, des Cyclades ou de la côte ouest anatolienne étaient Grecs (même s’ils parlaient des dialectes différents), que les colons installés sur les bords du Pont-Euxin/mer Noire et du lac Méotide/mer d’Azov étaient Grecs, mais dès qu’on aborde le sujet de la Macédoine, ils se raidissent, et, prétextant que tel bout de céramique macédonienne ne trouve pas un strict équivalent en mer Egée ou en mer Noire, prétextant que tel mot macédonien n’est pas prononcé avec le même accent ou n’a pas exactement le même sens qu’en Attique ou en Thessalie, ils s’empressent de conclure que les Macédoniens étaient des individus à part, n’ayant quasiment aucun rapport avec les Grecs, comme s’ils avaient peur de commettre un blasphème en disant : "Les Macédoniens étaient des Grecs comme les autres" et d’être excommuniés, ils composent ainsi une carte absurde de la culture grecque en soulignant le pourtour de la mer Noire de la même couleur que le pourtour de la mer Egée tandis qu’entre les deux ils laissent un blanc qu’ils nomment "Macédoine". Nous rejetons ce révisionniste, qui ne s’appuie sur rien d’autre que des considérations religieuses. Invoquer tel bout de céramique ou telle caractéristique linguistique pour dire que les Macédoniens étaient des étrangers face aux Grecs revient à dire que les Bretons sont étrangers face aux Alsaciens parce que les premiers ont un accent celtique et mangent du kouign-aman tandis que les seconds ont un accent germanique et mangent du kouglof : c’est oublier que les premiers et les seconds parlent la même langue, ont la même carte nationale d’identité, ont la même équipe nationale de football et paient la même redevance télévisée. Ne craignons donc pas le blasphème et l’excommunication, et déclarons-le clairement : les Macédoniens étaient des Grecs comme les autres. Les tyrans d’Aigai puis de Pella n’étaient ni pires ni meilleurs que les tyrans d’Athènes ou de Corinthe. Les Macédoniens participaient aux Jeux olympiques et offraient des sacrifices à Zeus ("Les rois issus de Perdiccas Ier sont Grecs, comme ils le disent eux-mêmes. De cela je suis absolument sûr. [...] D’ailleurs les hellanodices qui président aux Jeux d’Olympie l’ont décidé ainsi. Alexandre Ier Philhellène ayant décidé de participer à ces Jeux et s’étant présenté en lice, ceux qui devaient disputer le prix de la course voulurent l’exclure en alléguant que seuls les Grecs étaient admis : il prouva qu’il était Argien, on jugea qu’il était Grec, il participa à la course du stade et termina ex aequo avec son rival", Hérodote, Histoire V.22). Et l’agrandissement considérable du territoire macédonien sous le règne d’Alexandre est dû à une conjonction de causes que nous voulons analyser ici, et non pas à une soi-disant particularité de la Macédoine qui l’aurait prédestinée à régner sur l’univers après des siècles d’isolement au milieu des Grecs.


Le nom "Macédoine" est trompeur, car il renvoie à une région plus ou moins vaste au nord de la Thessalie, alors que l’Histoire de la Macédoine n’a correspondu pendant plusieurs siècles qu’à l’Histoire d’une cité, Aigai, et à ses alentours immédiats : Aigai est en Macédoine ce qu’Athènes est en Attique, ou ce que Sparte est en Laconie. Selon Hérodote, les plus anciens Macédoniens sont apparentés aux immigrés indoeuropéens venus du nord à l’ère minoenne, alias les "Achéens" en grec ("a-ka-wi-ja-de" en linéaire B sur la tablette KN C 914) ou les "Ahhiyawas" en hittite : installés au fond du golfe Pagasétique sur le site qui deviendra la cité de Phthie au début de l’ère mycénienne, les Achéens se sont répandus le long des côtés égéennes sous le nom d’"Hellènes", vers le sud sur l’île d’Eubée et vers le nord sur les monts Ossa et Olympe, puis, malmenés par les populations voisines, certains sont partis s’installer dans le massif du Pinde à l’intérieur des terres, près de l’actuelle frontière entre la Grèce et l’Albanie, où ils ont pris le nom de "Macédoniens" probablement en hommage à l’un de leurs chefs (Hérodote ajoute que certains de ces Macédoniens sont revenus vers le sud, en Doride, où ils se sont fondus avec leurs cousins Achéens/Hellènes et, rebaptisés "Doriens", ont participé à l’invasion du Péloponnèse au début de l’ère des Ages Obscurs : "[Spartiates et Athéniens] sont les peuples les plus illustres de la Grèce, celui-ci descend des Pélasges et n’a jamais quitté le sol, celui-là descend des Hellènes et s’est déplacé très souvent : à l’époque du roi Deucalion [personnage obscur vivant sur le mont Parnasse, dont le fils Amphictyon devient le troisième roi d’Athènes au XVIème siècle av. J.-C.] il habitait en Phthiotide, à l’époque de Doros fils d’Hellen [Hellen est le frère d’Amphictyon et à donné son nom aux Achéens habitant en Phthiotide : les "Hellènes", Doros fils d’Hellen s’installe dans l’étroit territoire entre le mont Parnasse et la Béotie auquel il laisse son nom : la "Doride"] il habitait la région d’Hestiaia [au nord de l’île d’Eubée] et sur les flancs de l’Ossa et de l’Olympe, chassé par les Cadméens il s’est établi sur le Pinde sous le nom de “Makednon” ["MakednÒn"], certains sont allés en Dryopide, puis finalement dans le Péloponnèse sous le nom de “Doriens”", Hérodote, Histoire I.56 ; "La Macédoine s’appelait originellement “Emathie”, elle doit son nom actuel à Makedonos ["MakedÒnoj"], l’un des anciens chefs locaux. Emathia était une cité maritime [non localisée], sa population était constitué d’Epirotes et d’Illyriens, et surtout de Bottiaiens et de Thraces. On dit que les Bottiaiens descendent des Crétois et doivent leur nom à Botton qui les a conduits. Les Thraces se divisent en plusieurs tribus : les Pières habitent le territoire appelé “Piérie” et les environs de l’Olympe, les Péoniens habitent l’“Amphaxitide” ainsi nommée d’après le fleuve Axios [aujourd’hui le fleuve Vardar], les Edons et les Bisaltes habitent le reste du pays jusqu’au Strymon. Ces derniers sont appelés simplement “Bisaltes”, les Edons en revanche peuvent se diviser en Mygdons, Odons et Sithons. Toutes ces tribus ont été soumises au joug des Argéades et des Eubéens de Chalcis. Les Chalcéens se sont répandus principalement en Sithonie, où ils ont bâti une trentaine de cités. Ils en ont été expulsés plus tard et se sont rassemblés dans la seule cité d’Olynthe. On les désigne comme “Chalcéens de Thrace” [alias "Chalcidiens" en français, pour éviter la confusion avec "Chalcéens" : ceux-ci sont les métropolitains, ceux-là sont les colons]", Strabon, Géographie, VII, 8.fragment 11). Au commencement, l’Histoire de la Macédoine n’est même pas l’Histoire d’une cité, mais l’histoire d’une famille, celle d’un nommé "Caranos". L’érudit ecclésiastique byzantin Georgios Syncellos, citant le livre VII aujourd’hui perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, présente ce "Caranos" comme un descendant de Téménos, le premier roi dorien d’Argos ("Voici la généalogie de Caranos selon Diodore et la majorité des historiens, dont Théopompe. Caranos était fils de Phidon, fils d’Aristodamidas, fils de Mérops, fils de Thestios, fils de Kissios, fils de Téménos, fils d’Aristomachos fils de Kléodaios, fils d’Hyllos, fils d’Héraclès. Quelques autres proposent une généalogie différente : Caranos serait fils de Poias, fils de Kroisos, fils de Kléodaios, fils d’Eurybiadas, fils de Déballos, fils de Lacharos, fils de Téménos qui revint dans le Péloponnèse", Georgios Syncellos, Extrait de chronographie 499.9-16). "Dix-huit ans avant la première olympiade", donc en -794, Caranos débarque en Macédoine, y conquiert un territoire sur la population autochtone autour d’Edesse et fonde un royaume personnel ("L’Argien Caranos, frère de Phidon le roi d’Argos, voulait conquérir un pays pour lui-même. De son frère Phidon, il reçut des hommes originaires d’Argos et du reste du Péloponnèse, et partit attaquer le territoire macédonien. Il s’allia avec le roi des Orestes alors en guerre contre ses voisins les Eordes. Quand le domaine de ces derniers fut conquis, il en reçut la moitié grâce à cette alliance, qu’il ajouta à la Macédoine. Suivant un oracle, il fonda une cité. C’est ainsi qu’il créa le royaume macédonien, dont ses descendants héritèrent à sa suite. Caranos était le onzième descendant d’Héraclès, et le septième descendant de Téménos qui revint dans le Péloponnèse avec les autres Héraclides. Le premier roi de Macédoine fut Caranos, qui régna trente ans à partir de l’an 4701 universel, soit dix-huit ans avant la première olympiade. De Caranos le premier roi Macédonien jusqu’à Alexandre [III] le fondateur on compte vingt-quatre rois macédoniens sur quatre cent quatre-vingt ans […]. Le deuxième roi de Macédoine fut Koinos, qui régna vingt-huit ans à partir de l’an 4731 universel", Georgios Syncellos, Extrait de chronographie 373.1-374.4 ; "Avant la première olympiade, Caranos poussé par la cupidité rassembla des hommes originaires d’Argos et du reste du Péloponnèse et, avec cette troupe, partit vers le territoire macédonien. A cette époque, le roi des Orestes était en guerre contre ses voisins les Eordes. Il demanda à Caranos de l’aider contre la cessation de la moitié de ses terres après la victoire des Orestes. Le roi tint promesse. Caranos obtint un territoire, sur lequel il mourut de vieillesse après un règne de trente ans. Son fils nommé “Koinos” hérita de sa couronne et régna vingt-huit ans. Puis Tyrimias régna quarante-trois ans, puis Perdiccas [Ier], quarante-huit ans. Perdiccas [Ier] voulait étendre son royaume. Il consulta donc l’oracle de Delphes", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, page 227, édition d’Alfred Schoene ; "La Macédoine s’appelait anciennement “Emathie”, du nom de son roi Emathion, dont plusieurs monuments subsistent encore. Les accroissements de ce pays longtemps replié sur lui-même, furent tardifs. Ses habitants étaient des Pélasges […]. Après avoir entendu un oracle, Caranos vint en Emathie à la tête d’un important groupe de colons grecs. Il prit Edesse à la faveur d’une pluie abondante et d’un brouillard épais qui masqua son avancée aux habitants. Il s’y introduisit en suivant un troupeau de chèvres que le mauvais temps chassait vers la ville, accomplissant ainsi l’oracle qui lui avait prédit un empire à condition de prendre des chèvres pour guides. Installé dans cette cité, il décréta solennellement que toutes ses expéditions militaires futures seraient précédées par des chèvres, en souvenir de sa première conquête. Il rebaptisa Edesse en “Aigai” ["A„ga…", apparenté à "a‡x/chèvre"], et donna aux habitants le nom d’“Aigades”", Justin, Histoire VII.1 ; "Dans la plaine de Chéronée, on voit deux trophées érigés par les Romains […], mais aucun érigé par Philippe II fils d’Amyntas III, qui n’en a pareillement érigé aucun ailleurs pour ses autres victoires. L’Histoire des Macédoniens atteste que ceux-ci n’ont pas coutume de célébrer leurs victoires par ces monuments. Elle raconte que le roi Caranos, après avoir vaincu Cisséos qui régnait alors sur la Macédoine, érigea un trophée à la manière des Argiens, mais qu’un lion sorti de la forêt du mont Olympe vint le renverser, Caranos conclut à cette occasion avoir agi imprudemment en donnant aux barbares locaux une bonne raison de le haïr éternellement. Depuis cet événement, Caranos et ses successeurs se dispensèrent d’ériger des trophées, afin de ne pas transformer leurs adversaires vaincus en ennemis irréconciliables. Cette pratique se retrouve chez Alexandre qui, ni après ses victoires sur Darius III, ni après ses conquêtes en Inde, n’érigea jamais le moindre trophée", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 40.7-10). Quelques décennies plus tard, au début du VIIème siècle av. J.-C., un autre Argien nommé "Perdiccas Ier", qui ne semble pas un descendant de Caranos mais plutôt un cousin, prend le pouvoir en Macédoine et fonde la cité d’Aigai, aujourd’hui Vergina à une vingtaine de kilomètres à l’ouest du golfe Thermaïque et à une quarantaine de kilomètres au sud-est d’Edesse, peut-être ainsi nommée en l’honneur du héros et de la mer homonymes "Egée/A„geÚj", on note en effet qu’"Aigai/A„ga…" est un pluriel signifiant littéralement "les égées" renvoyant à une population dominante agglomérant les autres par synœcisme (comme jadis "Mycènes/MukÁnai" ou littéralement "les mycènes", "Athènes/Aq»nai" ou littéralement "les athènes", "Delphes/Delfo…" ou littéralement "les delphes" : "Trois frères téménides [c’est-à-dire "descendants de l’ancien Téménos roi d’Argos"], Gauanès, Aéropos et Perdiccas, s’enfuirent d’Argos vers l’Illyrie, ils passèrent les montagnes, entrèrent en haute Macédoine et parvinrent à la cité de Lebaia [non localisée]. Ils louèrent leurs services au seigneur local : le premier gardait les chevaux, le deuxième gardait les bœufs, et le troisième, le jeune Perdiccas, gardait le petit bétail. L’épouse du seigneur préparait elle-même leur nourriture, car à cette époque les classes dirigeantes vivaient dans le même dénuement que leurs sujets, or chaque fois qu’elle travaillait le pain la miche destinée à son jeune domestique doublait de volume [signe annonçant la royauté future de Perdiccas]. Comme ce phénomène se répétait, elle en informa son mari, qui y vit un prodige et l’annonce d’événements graves. Il convoqua les trois serviteurs et leur ordonna de quitter le pays. Ils réclamèrent leurs salaires, estimant injuste d’être chassés sans avoir été payés. Un rayon de soleil pénétrait dans la maison par le trou du toit aménagé pour l’évacuation des fumées : dès qu’il les entendit parler de leurs salaires, le seigneur probablement égaré par un dieu s’écria : “Vos salaires ? Voici ce que vous méritez ! Servez-vous !” en leur montrant la tache de soleil. Les aînés Gauanès et Aéropos restèrent quoi, mais le cadet répliqua : “Nous acceptons ce que tu nous donnes, seigneur”, et, avec son couteau il traça sur le sol le contour de la tache de soleil garçon, puis il mima à trois reprises le geste de puiser du soleil et de le verser dans son vêtement. Ensuite il partit avec ses frères. Après leur départ, un homme dans l’entourage du seigneur attira l’attention sur la manière judicieuse dont le garçon avait pris possession de ce qu’on lui offrait. Cela irrita le seigneur, qui lança des cavaliers à leurs trousses avec ordre de les tuer. Mais l’un des fleuves du pays, auquel les descendants des trois frères argiens offrent des sacrifices aujourd’hui encore en le considérant comme le sauveur de leur famille, monta si fortement en crue après le passage des Téménides, que les cavaliers ne purent pas le traverser. Les trois hommes gagnèrent une autre région de Macédoine où ils s’installèrent, […] près du mont Bermion qui est si froid que personne ne peut le gravir. Maîtres de cette région, les Téménides étendirent ensuite leur pouvoir à toute la Macédoine", Hérodote, Histoire VIII.137-138 ; Constantin VII Porphyrogénète, citant aussi le livre VII perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, rapporte l’oracle reçu par Perdiccas Ier l’encourageant à étendre son territoire et à fonder Aigai [à ne pas confondre avec la cité d’Edesse rebaptisée également “Aigai” par Caranos !] : "Perdiccas [Ier] voulait étendre son royaume. Il consulta donc l’oracle de Delphes. La Pythie lui répondit : “Le pouvoir royal sur la terre qui prodigue les richesses appartient aux illustres Téménides. Zeus porteur de l’égide le leur donnera. Va vite en Bottiaia où abondent les troupeaux. Tu verras des chèvres blanches aux cornes blanches dormant jusqu’à au matin : sur le sol de ce territoire, sacrifie aux dieux bienheureux et fonde une cité”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 6). Le fils et successeur de Perdiccas Ier, Argéas ("Argšaj" ou "Arge‹oj" selon les versions) ou littéralement "l’Argien", donnera son nom à la dynastie des rois macédoniens, les "Argéades", dont les noms varient d’un auteur à l’autre entre Perdiccas Ier et Alexandre Ier Philhellène ("Alexandre [Ier Philhellène] se rattachait à Perdiccas [Ier] de la façon suivante : il était fils d’Amyntas [Ier], lui-même fils d’Alcétès, le père d’Alcétès était Aéropos [Ier], celui d’Aéropos [Ier] était Philippe [Ier], et celui de Philippe [Ier] était Argéas fils de Perdiccas [Ier] qui a pris le pouvoir en Macédoine", Hérodote, Histoire VIII.139 ; "Un peu plus loin, [Diodore de Sicile] dit : “Perdiccas [Ier] régna quarante-huit ans et laissa le pouvoir à Argéas. Après un règne de trente-et-un ans, le trône d’Argéas revint à Philippe [Ier], qui régna trente-trois ans, puis laissa le pouvoir à Aéropos [Ier]. Ce dernier régna vingt ans. Alcétès lui succéda sur le trône pour un règne de dix-huit ans, puis laissa le pouvoir à Amyntas [Ier]. Celui-ci, après quarante-neuf ans de règne, céda son trône à Alexandre [Ier Philhellène], qui le conserva quarante-quatre ans. Puis Perdiccas [II] devint roi pendant vingt-deux ans, suivi d’Archélaos pendant dix-sept ans, et d’Aéropos [II] pendant six ans. Puis Pausanias régna un an, Ptolémée trois ans, Perdiccas [III] cinq ans [on remarque l’absence de souverains plus ou moins éphémères entre Pausanias et Perdiccas III, sur lesquels nous allons bientôt nous attarder], Philippe [II] vingt-quatre ans, Alexandre [III] qui batailla contre les Perses plus de douze ans”. Ainsi les historiens les plus crédibles rattachent les rois macédoniens à Héraclès. De Caranos, le premier à régner sur la Macédoine unifiée, à Alexandre [III] qui vainquit l’Asie, on compte vingt-quatre rois sur quatre cent cinquante-trois ans. Ils étaient les suivants : Caranos régna trente ans, Tyrimias quarante-trois ans, Perdiccas [Ier] quarante-huit ans, Argéas trente-huit ans, Philippe [Ier] trente-trois ans, Aéropos [Ier] vingt ans, Alcétès dix-huit ans, à son époque vivait Cyrus [II] roi des Perses, Amyntas [Ier] quarante-deux ans, Alexandre [Ier Philhellène] quarante-quatre ans, Perdiccas [II] vingt-trois ans, Archélaos vingt-quatre ans, Oreste trois ans, Archélaos [le même Archélaos que précédemment qui recouvre son trône après un temps d’exil ? ou un autre homonyme ? ou confusion entre "Archéalos/Arcšlaoj" et "Aéropos [II]/Ašropoj" ?] quatre ans, Amyntas [II] un an, Pausanias un an, Amyntas [III] six ans, Argaios deux ans, Amyntas [III] [le même que précédemment, écarté temporairement du pouvoir par Argaios comme nous le verrons bientôt] dix-huit ans, Alexandre [II] un an, Ptolémée d’Aloros trois ans, Perdiccas III six ans [on constate que cette liste avancée par Eusèbe de Césarée ne coïncide pas avec la liste de Diodore de Sicile citée par le même Eusèbe de Césarée…], Philippe [II] vingt-sept ans, Alexandre [III] fils de Philippe [II] douze ans", Extraits de la Chronique d’Eusèbe de Césarée, pages 227-229, édition d’Alfred Schoene ; "Caranos régna trente ans. Son fils Koinos lui succéda pour un règne de vingt-huit ans. Après ce dernier, son fils Caranos [inconnu par ailleurs] régna trente ans. Puis Tyrimmas [en réalité Perdiccas Ier, confusion entre "Tyrimias/Tur…miaj" mentionné par Eusèbe de Césarée et "Perdiccas/Perd…kkaj" ?] régna quarante-cinq ans, il annexa d’autres régions à la Macédoine et agrandit le royaume de toute part. Ensuite Argéas le fils de Tyrimmas [en réalité Perdiccas Ier] régna pendant trente-quatre ans, puis Philippe [Ier] le fils d’Argéas pendant trente-cinq ans. Après eux, Alcétès le fils de Philippe [Ier] [Georgios Syncellos oublie de nommer Aéropos Ier, et il fait d’Alcétès le "fils de Philippe Ier" alors qu’il est en réalité le fils d’Aéropos Ier] régna [texte manque] ans, puis Amyntas [Ier] le fils d’Alcétès [texte manque] ans, puis Alexandre [Ier Philhellène] le fils d’Amyntas [Ier]", Georgios Syncellos, Extrait de chronographie 499.17-22).


Jouissant d’un territoire hautement stratégique puisqu’il contrôle l’actuel golfe Thermaïque et les côtes thessaliennes jusqu’à l’île d’Eubée, les vallées fertiles de l’intérieur de la Macédoine, toute la péninsule de Chalcidique en face, et la voie terrestre vers la Thrace, les rois de Macédoine consolident leur pouvoir par une diplomatie ambiguë avec les puissances qui les entourent, c’est-à-dire les autochtones thraces, les Grecs, et, au début du Vème siècle av. J.-C., les envahisseurs perses. En effet on apprend par l’historien Hérodote, contemporain d’Alexandre Ier Philhellène, que ce dernier s’est opposé à son père Amyntas Ier quand les messagers perses de Xerxès Ier sont venus réclamer "la terre et l’eau" de Macédoine : Amyntas Ier a accepté de les accueillir, mais Alexandre Ier Philhellène a fomenté un stratagème pour les assassiner collectivement. Pour apaiser les choses, le Grand Roi Xerxès Ier a consenti à ne pas enquêter sur cet assassinat, à condition que Gygée la sœur d’Alexandre Ier Philhellène devienne otage des Perses en étant mariée à un dignitaire perse (Hérodote raconte longuement cet épisode au livre V paragraphes 17-21 de son Histoire, et une incidence le rappelle un peu plus loin : "Sa sœur [à Alexandre Ier Phillhellène] Gygée fille d’Amyntas Ier [avait] épousé le Perse Boubarès dont elle eut un fils appelé “Amyntas” en mémoire de son aïeul maternel [Amyntas Ier], que le Grand Roi avait nommé gouverneur de l’importante cité d’Alabanda en Phrygie [confusion entre "Alabanda/Al£banda" en Carie et "Alabastra/Al£bastra" à laquelle Stéphane de Byzance consacre un court article dans ses Ethniques en la qualifiant de "cité de Phrygie", sans préciser s’il renvoie à la Phrygie hellespontique ou à la Haute-Phrygie]", Hérodote, Histoire VIII.136). Alexandre Ier Philhellène est à la fois un médiateur des Perses et un proxène d’Athènes ("[Mardonios] [général commandant l’armée perse qui envahit la Grèce] envoya en ambassade à Athènes Alexandre Ier de Macédoine, fils d’Amyntas Ier. Il choisit ce roi parce qu’il était lié aux Perses […], et aussi parce qu’il avait appris que les Athéniens lui avaient décerné les titres de proxène et de bienfaiteur d’Athènes", Hérodote, Histoire VIII.136) et de Thèbes ("Des Macédoniens envoyés par Alexandre Ier s’étaient répartis dans les cités béotiennes pour en assurer la protection, en garantissant à Xerxès Ier le dévouement des Béotiens à sa cause", Hérodote, Histoire VIII.34). En même temps il autorise le passage de l’armée des Perses sur son territoire et assure leur propagande (il est envoyé à Athènes par les Perses pour demander aux Athéniens de renoncer à toute résistance, avec un discours qu’Hérodote rapporte au paragraphe 140 livre VIII de son Histoire), et il conseille les Grecs sur la meilleure façon d’y résister ("Des messagers vinrent de la part du Macédonien Alexandre Ier fils d’Amyntas Ier, conseiller [aux Spartiates et aux Athéniens de ne pas rester dans le défilé [de Tempè en Thessalie] où l’armée des envahisseurs risquait de les écraser, en leur indiquant le nombre d’hommes et de navires de l’ennemi. Sitôt ce conseil reçu, qui leur parut excellent et les convainquit de la bienveillance du Macédonien à leur égard, ils le suivirent", Hérodote, Histoire VII.172 ; Alexandre Ier Philhellène est surtout resté dans la mémoire des Athéniens et des Spartiates comme leur principal informateur sur la situation périlleuse des Perses juste avant la bataille de Platées en -479, selon Hérodote, Histoire IX.44-45, et selon Plutarque, Vie d’Aristide 25), d’où le surnom de "Philhellène/Filšllhn" (l’"ami/f…loj des Grecs/Ellhnej") que les Grecs lui donnent après la guerre. La diplomatie de Perdiccas II, fils et successeur d’Alexandre Ier Philhellène, est aussi ambivalente. On devine que Perdiccas II, qui contrôlait le commerce du bois des Balkans avec son frère Alcétès comme le prouve le document 89 du volume I/3 des Inscriptions grecques daté vers -440, n’a pas apprécié le débarquement d’un contingent d’Athéniens emmenés par Hagnon et leur installation à Amphipolis en -436, à la frontière orientale de la Macédoine, qui a empêché toute extension macédonienne vers l’est et, surtout, tout contrôle macédonien sur les flux des bois des Balkans vitaux à la flotte militaire athénienne. L’historien Thucydide en tous cas, contemporain de Perdiccas II, dit que ce dernier devient franchement hostile aux Athéniens après la bataille navale de Sybota vers -432, qui témoigne de l’agressivité impériale athénienne, et après le débarquement d’un nouveau contingent athénien à Potidée quelques mois plus tard, qui manifeste l’intention coloniale athénienne sur la Chalcidique et menace directement la Macédoine voisine. Pire : les Athéniens ont pris parti pour Philippe, autre frère rival de Perdiccas II. Ce dernier députe donc à Sparte pour s’associer à ceux qui excitent les Spartiates contre les Athéniens, afin de rompre la fausse paix de Trente Ans ("Les Athéniens, qui sentaient bien la haine dont ils étaient l’objet, se retournèrent contre Potidée, cité située sur l’isthme de Pallènè et colonie de Corinthe, mais alliée et tributaire d’Athènes. Ils sommèrent les Potidéens d’abattre leurs murailles du côté de la Pallènè, de livrer des otages, de renvoyer les épidémiurges, magistrats corinthiens envoyés chaque année par leur métropole, et de ne plus les admettre à l’avenir. On craignait à Athènes qu’à l’instigation de Perdiccas II et des Corinthiens, Potidée se révoltât, entraînant dans la défection les autres alliés qu’Athènes avait en bordure de la Thrace. Ce fut au lendemain de la bataille navale de Sybota que les Athéniens décidèrent ces mesures à l’encontre de Potidée. Corinthe leur était désormais ouvertement hostile et le roi de Macédoine, Perdiccas II fils d’Alexandre Ier Philhellène, après avoir été l’allié et l’ami d’Athènes, se trouvait maintenant en guerre contre elle car les Athéniens avaient conclu une alliance avec son frère Philippe et avec Derdas [seigneur d’Elimeia au sud de la Macédoine] qui s’étaient ligués contre lui. Très inquiet, Perdiccas II envoya des émissaires à Sparte pour tenter de susciter une guerre entre Athéniens et Péloponnésiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.56-57). Au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, Perdiccas II consent à rester neutre sous l’influence de Sitalkès, chef de la tribu thrace des Odryses allié des Athéniens, en échange de la promesse que les Athéniens renonceront à étendre leur influence dans le golfe Thermaïque (Thucydide évoque cela au paragraphe 29 livre II de sa Guerre du Péloponnèse). Perdiccas II supporte mal la chute de Potidée début -429, après trois ans de siège. En représailles indirectes, il envoie un contingent de mille hommes pour soutenir l’expédition du Spartiate Knèmos en Acarnanie à l’été -429 ("Perdiccas II avait, de son côté, envoyé un millier de Macédoniens à l’insu des Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.80). Les Athéniens répliquent aussitôt en poussant secrètement Sitalkès à rassembler une grande armée pour attaquer Perdiccas II. Cette attaque est lancée fin -429 (racontée en détails par Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.95-101), elle se traduit par l’invasion et le saccage de la Macédoine par les Thraces soutenus par Athènes, et finalement par une paix négociée début -428 grâce au mariage arrangé entre Stratonikè sœur de Perdiccas II et de Seuthès neveu de Sitalkès. On suppose que Philippe le frère rival de Perdiccas II trouve la mort avant ou pendant l’offensive car dans le récit de Thucydide son nom est remplacé par celui de son fils Amyntas II, qui accompagne les Thraces ("[Sitalkès] emmena avec lui Amyntas [II] fils de Philippe qu’il projetait d’installer sur le trône de Macédoine", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.95) et règne un court moment ("L’armée thrace envahit d’abord la région que Philippe avait gouvernée : elle prit d’assaut Eidomènè, tandis que Gortynia, Atalantè et quelques autres places se soumirent à Amyntas [II] fils de Philippe qui participait à l’expédition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.100) avant d’être éjecté du trône par la convention entre Sitalkès et Perdiccas II, qui recouvre son pouvoir. On ne sait pas ce que devient Amyntas II après cette date. Quand Perdiccas II accueille le contingent spartiate du stratège Brasidas en -424, qui projette de chasser tous les Athéniens de Chalcidique et de prendre Amphipolis et Eion, Athènes lui déclare une guerre ouverte ("Quand les Athéniens apprirent l’arrivée de Brasidas en Thrace, ils déclarèrent la guerre à Perdiccas II, qu’ils regardaient comme l’instigateur de cette expédition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.82). S’ensuit un épisode énigmatique : au lieu de profiter de la présence de Brasidas et du contingent spartiate pour asseoir son influence sur la Thrace maritime, il attire Brasidas vers l’intérieur de la Macédoine, jusqu’au lac Lynkos (aujourd’hui le lac Prespa, frontière entre les actuelles Albanie, Macédoine du Nord et Grèce), contre le roi local Arrhabaios, comme s’il craignait d’affronter les Athéniens et voulait apaiser leur colère en affaiblissant les Spartiates. Brasidas comprend vite que les intentions de Perdiccas II ne sont pas claires et le contraint à le guider vers Amphipolis et Eion. Perdiccas II accepte de mauvais gré (cette expédition commune Macédoniens-Spartiates dirigée par Perdiccas II et Brasidas est racontée en détails par Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.83). Brasidas prend Amphipolis. Perdiccas II le menace alors de se réconcilier avec Athènes s’il ne l’aide pas une nouvelle fois contre Arrhabaios en Lynkestide. Brasidas accepte à son tour de mauvais gré (cette seconde expédition commune Macédoniens-Spartiates dirigée par Perdiccas II et Brasidas est racontée en détails par Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.124-128), elle s’achève par un fiasco contre les Lynkestes, par un affaiblissement du contingent spartiate, et par une brouille irréconciliable entre Brasidas et Perdiccas II, qui œuvre dès lors à rouvrir le dialogue avec les Athéniens. Peu de temps après, Perdiccas II prouve ses nouvelles dispositions en empêchant un nouveau contingent spartiate de rejoindre Brasidas en Thrace ("Perdiccas II envoya un héraut auprès des stratèges athéniens et conclut avec eux un traité. Hostile à Brasidas depuis leur retraite du pays des Lynkestes, il avait dès ce moment engagé des pourparlers avec Athènes. Le Spartiate Ischagoras était alors en route avec une armée pour rejoindre Brasidas par terre. Nicias [homme fort d’Athènes à cette date], qui venait de traiter avec Perdiccas II, pressa ce dernier de donner aux Athéniens une preuve tangible de sa bonne foi : comme le Macédonien ne tenait plus à voir les Spartiates pénétrer sur son territoire, il prit des dispositions nécessaires avec ses hôtes de Thessalie, qui étaient influents dans leur pays, et dressa ainsi de tels obstacles sur la route du corps expéditionnaire spartiate, que celui-ci n’essaya même pas de s’engager en Thessalie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.132). Pendant la paix de Nicias, en hiver -418/-417, Perdiccas II tourne encore le dos à Athènes pour se rapprocher d’Argos, patrie de ses ancêtres argéades, momentanément alliée de Sparte ("[Argos] députa vers les cités côtières de Thrace et vers Perdiccas II, pour les décider à adhérer à l’alliance. Ce dernier ne rompit pas avec Athènes immédiatement, mais il s’y prépara, incité par l’exemple d’Argos, dont sa famille était originaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.80). Les Athéniens ripostent peu après, en hiver -417/-416, en bloquant le golfe Thermaïque ("Le même hiver [-417/-416], les Athéniens bloquèrent les côtes de Macédoine, reprochant à Perdiccas II d’avoir adhéré à l’alliance des Argiens et des Spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.83), puis ils installent à Méthone des Macédoniens rebelles à Perdiccas II afin qu’ils lancent des raids contre lui ("Les Athéniens expédièrent par mer à Méthone, aux frontières de la Macédoine, un corps de cavalerie composé de citoyens et d’exilés macédoniens réfugiés à Athènes. De Méthone, ils commencèrent à lancer des raids contre le pays de Perdiccas II", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.7).


Jusqu’alors, les rois de Macédoine ne se différenciaient pas des notables des autres cités grecques, ils œuvraient pour le bien de leur seule population sans se soucier du bien des populations grecques voisines. L’hégémonie athénienne sur toute la Grèce maritime entre la bataille de Salamine en -480 et la mort de Périclès en -429 ou de Cléon en -422, a généré une nouvelle conception du vivre-ensemble entre Grecs, peu à peu au cours du Vème siècle av. J.-C. les Grecs comprennent qu’ils ne sont pas une mozaïque de peuples mais une nation parlant des dialectes apparentés, et que leurs guerres fratricides servent les intérêts des nations voisines. Des personnalités émergent, tels Brasidas et Lysandre à Sparte, qui, contre la majorité de leurs compatriotes raisonnant encore aux dimensions de leur cité, raisonnent aux dimensions de la Grèce toute entière, qu’ils rêvent d’asservir à leur cité comme Athènes a asservi toute la mer Egée depuis la bataille de Salamine. Archéalos, fils et successeur de Perdiccas II, est l’une de ces personnalités émergentes. Certes nous n’avons pas beaucoup de renseignements sur son règne, mais le peu que nous avons suffit pour dire qu’Archélaos, avant Argésilas II de Sparte, avant Jason de Phères, avant Epaminondas de Thèbes, a rêvé transformer sa petite principauté en nouveau phare de la Grèce toute entière. Les caractéristiques géographiques de son royaume ont naturellement joué. En effet la Macédoine a des ressources immenses, contrairement à toutes les autres cités grecques. Face à Athènes qui dépend totalement du contrôle de la mer, face à Sparte qui dépend totalement de ses soldats professionnels en quantité limitée, la Macédoine ne dépend de personne : son territoire dispose d’une grande profondeur stratégique (plus grande que la Laconie pour Sparte) jusqu’au lac Lynkos d’un côté et jusqu’au fleuve Strymon de l’autre côté, elle a un accès direct à la mer à l’est de la Chalcidique et un golfe protecteur (le golfe Thermaïque) à l’ouest de la même Chalcidique, elle a des plaines pour produire sa nourriture (contrairement à Athènes qui doit l’importer car sa population est trop importante par rapport aux plaines de l’Attique), elle a des chevaux, elle a de l’or (qu’elle tire du fleuve Echedoros, aujourd’hui le fleuve Gallikos), elle a un accès immédiat aux bois des Balkans (elle peut donc créer sa propre flotte si elle le souhaite ou, plus simplement, influer sur les flottes des autres cités en stoppant le commerce des bois nécessaires à leur entretien), elle a un réservoir d’hommes plus conséquent que Sparte et Athènes (aux hilotes de Sparte peu enclins et peu doués pour la guerre et aux marins piètres fantassins d’Athènes, elle oppose des guerriers rustres mais robustes, capables de se relever après avoir été momentanément bousculés, chassés, écrasés, et elle peut attirer à elle les Thessaliens qui sont des cavaliers remarquables et les Thraces réputés excellents lanceurs). Les auteurs anciens ne s’accordent pas sur l’année de la mort de Perdiccas II ("Perdiccas II a régné avant Archélaos, selon Nicomède d’Acanthos pendant quarante-et-un ans, selon Théopompe pendant trente-cinq ans, selon Anaximène pendant quarante ans, selon Hiéronymos pendant vingt-huit ans, selon Marsyas et Philochore pendant vingt-trois ans", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.57), on sait seulement qu’il est encore vivant en été -414 puisqu’il participe cet été-là à une expédition contre Amphipolis avec les Athéniens ("A la fin du même été [-414], le stratège athénien Evétion dirigea une expédition contre Amphipolis avec Perdicas II et un grand nombre de Thraces. Ne parvenant pas à prendre la cité, il remonta le fleuve Strymon avec ses trières et l’assiégea en s’appuyant sur Himeraion. Puis l’été prit fin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.9) et qu’Archéalos est roi en -411 si on admet qu’il est le dignitaire homonyme auquel l’affairiste Andocide achète du bois pour entretenir les trières de l’armée athénienne stationnée à Samos durant la dictature des Quatre Cents en -411 (selon selon Andocide, Sur le retour 11 ; nous ne retenons pas la version de la Chronique de Paros, qui situe la mort de Perdiccas II en -420/-419 : "Depuis qu’Archélaos est devenu roi après la mort de Perdicas [II], cent [cinquante-sept] ans se sont écoulés, Astyphilos était archonte d’Athènes [en -420/-419]", Chronique de Paros A61). Platon, qui est encore un jeune homme à l’époque, dit incidemment qu’Archélaos, fruit d’un adultère entre Perdiccas II et une boniche au service d’Alcétès frère de Perdiccas II ("Archélaos roi de Macédoine eut pour mère l’esclave Simichè", Elien, Histoires diverses XII.43), a invité son oncle Alcétès et Alexandre fils d’Alcétès pour les assassiner, en même temps que son propre jeune demi-frère dont la postérité n’a pas conservé le nom, afin de pas s’encombrer de rivaux et s’assurer les pleins pouvoirs ("[Archélaos] n’avait aucun droit au trône qu’il occupe, étant né d’une mère esclave d’Alcétès frère de Perdiccas II […]. Il a invité Alcétès, son maître et son oncle, comme pour lui remettre l’autorité dont Perdiccas II l’avait dépouillé, il l’a reçu chez lui, il l’a enivré en même temps que son fils Alexandre, son cousin du même âge, il les a mis dans un chariot, il les a transportés de nuit hors du palais, et il les a égorgés tous deux, les retirant de la scène du monde. Après cet attentat, inconscient du grand mal qu’il avait commis, il n’en a conçu aucun repentir. Au lieu de rechercher le bien et la justice en se chargeant de l’éducation de son [demi-]frère, fils légitime de Perdiccas II, âgé d’environ sept ans, auquel la couronne revenait de droit, il l’a étouffé et jeté dans un puits, et il a déclaré à Cléopâtre mère de l’enfant que celui-ci “était tombé dans le puits en poursuivant une oie et y était mort”", Platon, Gorgias 471a-c). Thucydide, à l’extrême fin de sa vie, a ajouté une note en marge de son récit des événements de l’année -429, au paragraphe 100 livre II de sa Guerre du Péloponnèse, il y indique qu’Archélaos a "tracé des routes rectilignes" et a fortement renforcé l’armée macédonienne ("[Les places fortes] étaient peu nombreuses à cette époque [en -429 sous le règne de Perdiccas II], celles actuelles ont été édifiées plus tard sous le règne d’Archélaos fils de Perdiccas II, qui traça aussi des routes rectilignes et réforma les forces de cavalerie et l’infanterie lourde, s’assurant une puissance que les huit rois précédents n’avaient jamais eue", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.100). Au paragraphe 123 livre VII de son Histoire, Hérodote relate le parcours suivi par Xerxès Ier autour de la Chalcidique lors de son invasion de la Grèce en -480, il nomme plusieurs cités macédoniennes, son paragraphe se termine par une subordonnée qui semble un ajout d’un copiste tardif mentionnant la cité de Pella, sans davantage de précisions. Une génération plus tard, Thucydide mentionne encore Pella au paragraphe 99 livre II de sa Guerre du Péloponnèse en la désignant comme la principale cité à l’ouest du fleuve Axios (aujourd’hui le fleuve Vardar) où vivent les Thraces bottiaiens. Juste après, au paragraphe 100 du même livre, il dit que la banlieue de Pella est attaquée par le Thrace Sitalkès fin -429, qui agit sous l’influence des Athéniens contre Perdiccas II comme nous l’avons expliqué précédemment. On déduit que vers -429 Pella est devenue une cité importante du royaume de Macédoine, mais elle demeure secondaire par rapport à Aigai. A l’époque de Xénophon en revanche, encore une génération plus tard, juste avant la guerre d’Olynthe en -382, Pella est devenue "la plus grande cité de Macédoine" (Xénophon, Helléniques, V, 2.13), et l’archéologie montre qu’elle sera la capitale de la Macédoine sous Philippe II, Aigai devenant une cité historique secondaire et la nécropole des rois. De ces quelques indices, on soupçonne fortement qu’Archéalos est l’auteur de ce développement de Pella, simple village marécageux d’autochtones thraces bottiaiens à l’origine ("Pella, cité originelle des Bottiaiens, est située en basse Macédoine. Naguère elle était le trésor de la Macédoine. Elle fut considérablement agrandie par Philippe II. Sa citadelle se trouve dans le lac Loudia, d’où sort le fleuve homonyme, alimenté par un canal de l’Axios", Strabon, Géographie, VII, 8.fragment 20), en capitale du royaume de Macédoine mélangeant Thraces bottiaiens et Grecs macédoniens. En regardant la carte, on comprend pourquoi. Pella est à égale distance d’Edesse à l’ouest, d’Aigai au sud, de Thermè au fond du golfe homonyme (où Cassandre fondera Thessaloniki/Thessalonique par synœcisme au début de l’ère hellénistique), elle est à la fois proche de la mer mais plus éloignée - donc moins exposée - qu’Aigai, et près des forêts balkaniques et des tribus thraces sans en être dépendante. On constate par ailleurs que la route nationale 2 reliant aujourd’hui Edesse à l’antique Thermè/Thessalonique, qui suit la via Egnatia aménagée par les Romains dans la seconde moitié du IIème siècle av. J.-C., elle-même héritière de la voie principale permettant à Philippe II au IVème siècle av. J.-C. de se projeter rapidement d’un bout à l’autre de son large royaume (entre le lac Lynkos à l’ouest et la Thrace maritime à l’est), est bien droite, et raccorde en cela avec Archélaos créateur de "routes rectilignes" selon Thucydide, qui serait donc le créateur de cette route principale macédonienne constamment utilisée au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui. En regard des vers 55-56 de la Deuxième pythique de Pindare ("Tu peux ouvertement répandre ta générosité, grand maître de tant de routes couronnées et d’une armée"), un scholiaste anonyme compare les mérites bâtisseurs de Héron de Syracuse vantés dans ces vers à ceux d’Archéalos qui, selon l’œuvre homonyme Archélaos aujourd’hui perdue d’Euripide, a "mis fin au fléau des routes" ("œpausÐdouroÝj lumeînaj"), autrement dit Archélaos a utilisé sa nouvelle armée et ses routes rectilignes récemment tracées pour traquer, chasser, éliminer les brigands qui jusqu’alors harcelaient les habitants et les voyageurs en Macédoine, transformant ainsi son territoire en un hâvre aussi sécurisé que la Laconie ou l’Attique ou la Béotie. Parallèlement à ces efforts pour grandir politiquement son royaume, Archélaos veut lui donner une aura culturelle. Il instaure un festival artistique panhellénique à Dion à la frontière entre la Macédoine et la Thessalie, au pied du mont Olympe, appelé "Olympiades" pour cette raison, et aussi pour concurrencer les célèbres Jeux homonymes panhelléniques célébrés tous les quatre ans en Elide. Ce festival a lieu en automne et survivra à son fondateur, il est bien attesté sous Philippe II à l’automne -348 (selon Démosthène, Sur l’ambassade 192, et selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.55), et sous Alexandre à l’automne -335 (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.16, et selon Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 11.1). Il semble annuel, du moins à ses débuts. Archélaos veut y attirer l’élite intellectuelle de la Grèce. Il réussit à séduire le peintre Zeuxis, qui réalise la décoration du palais royal à Pella, mais il échoue à corrompre Socrate ("Socrate dit qu’Archélaos dépensa quatre cents mines pour embellir son palais (cette somme fut donné à Zeuxis en paiement des tableaux dont il l’orna) mais n’en tira aucun bénéfice pour lui-même, car beaucoup de gens vinrent de très loin en Macédoine pour voir son palais mais personne ne vint pour le voir lui-même. Il achetait son entourage, procédé que le sage méprise", Elien, Histoires diverses XIV.17). L’auteur anonyme de la Vie de Sophocle dit que Sophocle "a été sollicité par plusieurs rois" mais est toujours resté fidèle à sa patrie Athènes ("[Sophocle] était si attaché à Athènes que malgré les sollicitations de plusieurs rois il refusa de quitter sa patrie", Vie de Sophocle 10), Archélaos était probablement l’un de ces rois, il a donc échoué pareillement à convaincre Sophocle de se produire en Macédoine. L’historien Thucydide, si on se réfère à sa note positive précitée sur Archélaos au paragraphe 100 livre II de sa Guerre du Péloponnèse, retiré à la fin de sa vie dans sa propriété de Skaptè-Hylè sur la côte en face de l’île de Thassos, juste à côté de la frontière orientale macédonienne, a peut-être séjourné ponctuellement chez Archélaos. En -408, le tragédien gauchiste Euripide, alors débordé sur sa gauche par l’anarcho-tyrannie qui se répand dans Athènes et attaqué sur sa droite par les derniers patriotes Athéniens - futurs membres des Trente - désirant défendre Athéna contre les empiètements de Kotytto, Bendis, Sabazios et consorts, décide sagement de quitter Athènes pour finir ses jours en Macédoine à l’invitation d’Archélaos. L’auteur anonyme de la Vie d’Euripide déclare qu’Euripide écrit une œuvre de nature incertaine portant le nom de son hôte, aujourd’hui perdue, et "participe à ses affaires administratives/dioik»sewn" ("[Euripide] vécut à la Cour d’Archélaos, en l’honneur duquel il composa le drame ["dr©ma"] homonyme, et auprès de lui il participa à ses affaires administratives", Vie d’Euripide 24-26). On suppose que les "affaires administratives" en question renvoient à l’organisation des Olympiades de l’automne -408, dont Euripide est le maître de cérémonie. Quelques mois plus tard, Archélaos a le plaisir de voir arriver le tragédien Agathon, sans doute appelé par Euripide pour participer aux Olympiades de l’automne -407, après avoir fui Athènes pour les mêmes raisons que son compatriote et ami Euripide. Les deux tragédiens sont entourés du dithyrambiste Timothée de Milet (qui s’estime lésé : "Le cytharède Timothée, moins récompensé qu’il espérait, exprima son mécontentement en chantant ce court propos allusif : “Tu convoites un vil métal extrait de la terre”. “Et toi, rétorqua Archélaos, tu le demandes”", Plutarque, Apophtegmes des rois et des stratèges) et d’autres auteurs de moindre importance qui les jalousent, notamment un "Crateuas de Thessalie" et un "Arrhibaios/Arriba‹oj de Macédoine" dont la quasi similarité avec "Arrhabaios/Arraba‹oj" le roi des Lynkestes du temps de la deuxième guerre du Péloponnèse laisse penser qu’il lui est apparenté. Selon Suidas, ces deux derniers personnages sont impliqués dans la mort d’Euripide en hiver -407/-406 ("Quittant Athènes, [Euripide] se rendit en Macédoine chez le roi Archélaos, où il résida avec tous les honneurs. Euripide mourut dans un complot tramé par les poètes Arrhibaios de Macédoine et Crateuas de Thessalie, qui le jalousaient. Ceux-ci soudoyèrent dix mines un serviteur royal nommé “Lysimachos” afin qu’il lançât sur lui les chiens du roi dont il avait la garde. Selon d’autres, il fut massacré non pas par des chiens mais par des femmes une nuit où il se rendait chez Cratéros l’éromène d’Archélaos. D’autres encore disent qu’il se rendait chez la femme de Nikodikos fils d’Aréthousios. Euripide vécut jusqu’à soixante-quize ans. Le roi enterra ses restes à Pella", Suidas, Lexicographie, Euripide E3695 ; "[Euripide] fut enterré en Macédoine. Un cénotaphe lui fut élevé à Athènes, avec cette inscription attribuée à l’historien Thucydide [attribution certainement erronnée, car les textes anciens ne gardent aucune trace d’une connivence entre Thucydide et Euripide, en supplément Thucydide est peut-être mort en -406, assassiné près de ses mines aurifères de Skaptè-Hylè après le renversement du régime des Quatre Cents, selon Plutarque, Vie de Cimon 4] ou au poète Timothée [de Milet, dithyrambiste dont nous avons déjà parlé] : “La Grèce entière est la tombe d’Euripide, ses os sont en Macédoine où il finit sa vie, sa patrie est la Grèce de la Grèce : Athènes. Ses œuvres aux multiples séductions méritent tous les éloges”", Vie d’Euripide 37-44). Selon Speucippe, premier directeur de l’Académie après la mort de Platon en -347, Archélaos a tenté vainement d’attirer Platon en Macédoine, probablement à l’époque où celui-ci errait physiquement et intellectuellement après ses compromissions dans la dictature des Trente abolie en -403 (à cette époque Platon n’avait pas encore écrit grand-chose mais il jouissait de sa réputation d’ancien élève de Socrate : "[Platon] ne ménage pas Archélaos roi de Macédoine, qu’il traite de bâtard et de régicide [dans Platon, Gorgias 471a-c précité]. Speusippe dit pourtant qu’Archélaos aimait beaucoup Platon", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.115). On ignore le jugement de la population macédonienne sur cette centralisation vigoureuse et ce panhellénisme militant d’Archéalos, on sait seulement qu’Archélaos n’a pas le temps de consolider cette politique puisqu’il meurt en -399, la même année où Socrate est condamné à mort à Athènes. On ignore pareillement la nature de son décès. Selon Diodore de Sicile, il meurt accidentellement à cause d’une maladresse de son giton Cratèros ("En Macédoine le roi Archélaos mourut à la suite d’une blessure que son éromène Cratéros lui avait involontairement portée lors d’une chasse. Il avait régné sept ans. […] A Athènes le philosophe Socrate, accusé d’impiété et de corruption de la jeunesse par Anytos et Mélètos, fut condamné à mort et mourut en buvant la ciguë", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.37). Selon Elien, il meurt assassiné par un ambitieux nommé "Crateuas" qu’il a imprudemment entretenu à sa Cour, probablement le même personnage que Suidas désigne comme "poète Crateuas de Thessalie" dans l’article Euripide E3695 de sa Lexicographie (précédemment cité), on note que Suidas dans cet article mentionne bien le giton Cratéros et le poète Crateuas, qui sont donc deux individus distincts en dépit de la similarité de leurs noms ("Archélaos le tyran de Macédoine (Platon le désigne ainsi, et non comme roi) aimait passionnément Crateuas, qui de son côté, pour employer une boutade, aimait pareillement le trône d’Archélaos. Espérant succéder au tyran et profiter des avantages de la tyrannie, Crateuas l’assassina. Mais il profita seulement pendant trois ou quatre jours, car d’autres ambitieux fomentèrent et accomplirent son égorgement. Cet épisode dramatique en Macédoine m’évoque un vers ancien, qui trouve ici sa justification : “Quiconque nuit à un homme, nuit à lui-même” [Hésiode, Des travaux et des jours 265]. On dit pour justifier Crateuas qu’Archélaüs n’avait pas respecté sa parole en donnant à un tiers une de ses filles qu’il lui avait promise en mariage", Elien, Histoires diverses VIII.9). Aristote, qui vit une génération plus tard, est plus précis. Selon un passage de sa Politique le meurtrier d’Archélaos est un nommé "Crataios" fils d’une nommée "Cléopâtre", or selon Platon (Gorgias 471c précité) Perdiccas II avait pour épouse légitime une "Cléopâtre" : si ces deux femmes sont une seule personne, Crataios est le demi-frère cadet d’Archélaos (qui, rappelons-le, n’est que le fruit d’un adultère entre Perdiccas II et une boniche d’Alcétès), il est donc le frère de l’enfant anonyme qu’Archélaos a assassiné juste après son accession au trône vers -413 afin de pas s’encombrer de rivaux et s’assurer les pleins pouvoirs (selon Platon, Gorgias 471a-c précité). On comprend mieux dès lors le ressenti et le dégoût de Crataios à l’encontre d’Archélaos : ce dernier lui a volé le trône et a tué son frère, or Archélaos et Crataios ont le même père Perdiccas II. Aristote continue en disant qu’à une date indéterminée Archéalos a été vaincu en bataille par le vieux Arrhabaios roi des Lynkestes et par le roi illyrien Sirrhas. Afin de renforcer ses liens avec les territoires au sud de la Macédoine et se rétablir après cette défaite, Archélaos a donné ses deux filles en mariage à deux notables d’Elimeia, cité macédonienne près de la frontière thessalienne, à l’ouest du mont Olympe, ce faisant il n’a pas tenu son ancienne promesse de donner l’une de ces deux filles en mariage à Crataios, ce qui a envenimé encore davantage la relation entre les deux hommes, et a même constitué la goutte d’eau provoquant le débordement du vase, la cause du passage à l’acte, le prétexte immédiat au meurtre ("Beaucoup de conspirations ont pour cause les attentats commis par les monarques sur leurs sujets, comme celle ourdie contre Archélaos par Crataios ["Krata…oj", le même personnage qu’Elien et Suidas appellent "Crateuas/KrateÚaj" graphiquement proche, suite à une coquille d’un copiste ?] qui ne supportait pas l’indignité de ses actes. Celui-ci prétexta une cause plausible secondaire : Archélaos lui avait promis une de ses filles, or après sa défaite militaire contre Sirrhas et Arrhabaios il revint sur sa parole en mariant son aînée au roi d’Elimeia [cité de Macédoine près de la frontière thessalienne] et sa cadette à Amyntas fils de ce roi, ce qui n’apaisa pas le ressenti du fils de Cléopâtre. Mais la vraie cause de son inimitié fut l’indignation éprouvée par le jeune homme sur le lien qui l’unissait au roi", Aristote, Politique 1311b).


La mort d’Archéalos ouvre une période de grands troubles en Macédoine. Les rois s’y succèdent à un rythme rapide, et le peu de sources empêche les historiens modernes de reconstituer précisément les liens familiaux, les dates, les circonstances. Dans l’état actuel de nos connaissances, les événements se déroulent selon l’ordre suivant. Oreste le très jeune fils d’Archélaos devient roi sitôt la mort de ce dernier en -399. Il est vite assassiné par un nommé "Aéropos II" que Diodore de Sicile qualifie d’"épitrope/™p…tropoj", soit littéralement "chargé de mission" (de "trÒpoj/direction, orientation", précédé du préfixe "™p…/dessus, sur"), terme pouvant désigner un administrateur ou, plus sûrement, un tuteur du jeune Oreste ("Oreste, encore très jeune, lui succéda [à Archéalos]. Il fut assassiné par son tuteur/™p…tropoj Aéropos [II], qui usurpa le trône pendant six ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.37). On ne sait pas si cet Aéropos II qui usurpe le trône appartient à la famille d’Archélaos. On ignore tout de son règne et de sa personnalité (excepté qu’il aime bricoler, si on admet que ce passage de Plutarque se rapporte à lui : "Né avec un esprit inventif, [Démétrios Ier Poliorcète] n’employait pas son goût pour les arts à des bagatelles, comme d’autres rois qui s’adonnaient à l’aulos ou à la peinture ou à la sculpture, comme le Macédonien Aéropos qui s’amusait à fabriquer des petites tables et des petites lampes", Plutarque, Vie de Démétrios 20). Il meurt de mort naturelle sous l’archontat de Diophantos en -395/-394, laissant le trône à son fils Pausanias ("A cette époque/Perˆ de tÕn aÙtÕn crÒnon [sous l’archontat de Diophantos en -395/-394], Aéropos [II] roi des Macédoniens mourut de maladie après un règne de six ans. Son fils Pausanias lui succéda et ne régna qu’un an", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.84), qui ne règne pas longtemps puisqu’il est assassiné à son tour par Amyntas III l’année suivante, sous l’archontat d’Euboulidès en -394/-393 ("Pausanias le roi des Macédoniens mourut après un an de règne par la trahison d’Amyntas III, qui s’empara de la royauté et régna vingt-quatre ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.89). Cet Amyntas III est problématique. Aucune confusion n’est possible entre Amyntas II désigné comme "fils de Philippe" par Thucydide (Guerre du Péloponnèse II.95 précité), éphémère roi de Macédoine en -429/-428 après avoir écarté son oncle Perdiccas II avec la complicité du Thrace Sitalkès et des Athéniens comme nous l’avons vu plus haut, et Amyntas III désigné comme "fils d’Arrhidaios" par Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XV.60) qui devient roi de Macédoine en -394, un demi-siècle plus tard. Mais le fait que celui-ci porte le même nom que celui-là suggère fortement un lien de parenté, selon l’usage paponymique antique. Par ailleurs, on ne peut pas s’empêcher de rapprocher le nom du père d’Amyntas III, "Arrhidaios/Arrida…oj", de ceux très similaires du "poète Arrhibaios/Arriba‹oj de Macédoine" impliqué dans la mort du tragédien Euripide à la Cour d’Archélaos une génération plus tôt selon Suidas (Lexicographie, Euripide E3695 précité), et d’"Arrhabaios/Arraba‹oj" le roi des Lynkestes contre lequel Perdiccas II a bataillé à la génération précédente : les graphies entre les trois noms, très proches en grec, laissent penser à des erreurs de copistes, autrement dit les trois hommes sont apparentés selon le même usage paponymique antique. Selon cette double hypothèse, Amyntas serait à la fois l’héritier de Perdiccas II qui régnait sur la Macédoine orientale autour d’Aigai, et d’Arrhabaios qui régnait sur la Macédoine occidentale autour du lac Lynkos. Amyntas III est aussitôt contesté, il doit renoncer à toutes prétentions sur la Chalcidique. Cela est attesté archéologiquement par le décret consigné sous la référence 135 de la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum de Wilhelm Dittenberger, où Amyntas III désigné comme "fils d’Arrhidaios" reconnaît les Olynthiens comme des égaux des Macédoniens. Diodore de Sicile va plus loin en disant qu’Amynthas III est contraint de céder une partie du territoire macédonien aux Olynthiens, car un raid d’Illyriens menace l’ouest du royaume. Finalement, Amynthas III s’exile sous l’archontat de Démostratos en -393/-392 ("En Macédoine, Amyntas [III], père de Philippe II, fut chassé de sa capitale par les Illyriens qui avaient envahi la Macédoine. Désespérant de conserver le pouvoir, il donna aux Olynthiens le territoire près de leur cité. Il abdiqua", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.92). Un nommé "Argaios/Arga‹oj" le remplace sur le trône. On ignore encore d’où sort ce personnage : est-il apparenté à la famille royale ? est-il un fantoche des Olynthiens ? Mystère. Diodore de Sicile dit qu’Amynthas III, réfugié en Thessalie, reconstitue des forces, et recouvre son trône en chassant Argaios qui l’a usurpé pendant deux ans ("Mais peu de temps après [Amyntas III] fut ramené par les Thessaliens et recouvra la couronne. Son règne dura vingt-quatre ans. Quelques historiens disent qu’après l’expulsion d’Amyntas III, Argaios fut roi des Macédoniens pendant deux ans, et qu’ensuite Amyntas [III] recouvra son empire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.92). Isocrate, contemporain des faits, dit qu’Amyntas III a bénéficié de l’aide d’Athènes ("Amyntas III roi des Macédoniens offre un autre exemple. Vaincu par les barbares voisins de son empire et dépouillé de toute la Macédoine, il avait d’abord pensé abandonner son pays pour sauver sa vie, mais il entendit le mot de Denys [de Syracuse, qui cesse de fuir devant les Carthaginois après avoir entendu un concitoyen déclarer : "Le trône est un tombeau glorieux"], et comme lui il changea d’esprit : il prit une petite forteresse, demanda notre aide et reprit en trois mois la Macédoine tout entière, et il finit sa vie sur le trône, épuisé par la vieillesse", Isocrate, Archidamos 46). Redevenu roi, Amyntas III veut récupérer le territoire qu’il a cédé aux Olynthiens quelques années plus tôt, que les Olynthiens refusent de restituer. S’agissait-il d’un don définitif aux Olynthiens ? ou Amyntas III a-t-il simplement confié l’administration de ce territoire aux Olynthiens le temps de repousser les Illyriens ayant attaqué la Macédoine ? ou les Olynthiens veulent-ils être dédommagés de leur participation indirecte à la guerre contre les Illyriens en réclamant la cession définitive de ce territoire ? Les deux parts défendent naturellement la version qui les arrange. Le dialogue n’aboutit pas. Amyntas III demande une intervention de Sparte, qui vient d’imposer la paix d’Antalcidas sur toute la Grèce continentale. Nous raccordons là avec la guerre d’Olynthe que nous avons racontée brièvement dans notre alinéa précédent. Les Spartiates décident d’intervenir aux côtés d’Amyntas III contre les Olynthiens, ils envoient un contingent vers la Chalcidique. C’est à l’occasion de cette intervention en Chalcidique au printemps -382 que l’un des Spartiates commandant l’expédition, Phoibidas, commet l’imprudence d’occuper militairement La Cadmée et d’installer dans Thèbes un régime favorable à Sparte. Les Olynthiens sont refoulés dans leurs murs et subissent un long siège, ils capitulent sous l’archontat de Pythéas en -380/-379 (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.23). Cet épisode s’achevant par l’écrasement des Olynthiens et la victoire d’Amyntas III pèsera lourd dans les relations futures entre Olynthe et Pella. Nous ignorons comment se déroule le gouvernement d’Amyntas III durant la décennie suivante, même si nous devinons que, comme toutes les cités grecques, Pella s’éloigne peu à peu de Sparte et se rapproche d’Athènes. Ce réchauffement des relations entre Macédoniens et Athéniens se réalise non seulement contre l’hégémonie spartiate, mais encore sur des intérêts communs en Chalcidique contre Olynthe qui veut dominer cette région, même si ces intérêts sont temporaires. Il est confirmé par Eschine qui, une génération plus tard, rappelle qu’Amyntas III a officiellement reconnu Amphipolis comme propriété d’Athènes ("Quand les Spartiates réunirent tous les Grecs, le représentant d’Amyntas III père de Philippe II, investi des pleins pouvoirs, vota avec tous les Grecs pour aider les Athéniens à reprendre Amphipolis considérée comme leur bien. Je fournis comme preuve de mon propos le décret officiel de cette assemblée panhellénique avec les noms de ceux qui l’ont voté", Eschine, Sur l’ambassade 32), et le stratège athénien Iphicrate comme son propre fils ("Amyntas III […] te considérait comme son fils [c’est Eurydice épouse d’Amyntas III qui parle à Iphicrate] et entretenait des relations étroites avec Athènes, donc dans l’intimité tu es le frère de ces enfants [Perdiccas III et Philippe II], et comme stratège athénien tu es notre ami", Eschine, Sur l’ambassade 28). Pour l’anecdote, parmi les membres de la Cour d’Amyntas III, on trouve le médecin Nicomachos, père du futur philosophe Aristote ("Dans son essai sur Aristote, Hermippos [de Smyrne] dit que [Nicomachos le père d’Aristote] […] vivait à la Cour d’Amyntas III roi de Macédoine dont il était le médecin et l’ami", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.1 ; "Médecin, originaire de Stagire, fils de Machaon fils d’Asclépios. De lui descend Nicomachos père du philosophe Aristote, également médecin, auteur de six livres sur la médecine et un livre sur la physique", Suidas, Lexicographie, Nicomachos N399). Amyntas III meurt sous l’archontat de Dysnikètos en -370/-369, Diodore de Sicile rappelle que cet événement est contemporain de l’assassinat de Jason de Phères ("Cette année [l’archontat de Dysnikètos en -370/-369] se signale par la mort simultanée de trois puissants souverains. Le premier fut Amyntas III fils d’Arrhidaios après vingt-quatre ans de règne sur la Macédoine, qui laissa trois enfants : Alexandre II, Perdiccas III et Philippe II, Alexandre II lui succéda et ne régna qu’un an. Le deuxième fut le roi spartiate Agésipolis II [fils de Cléombrote] qui mourut après un an de règne, son frère Cléomène II lui succéda et régna pendant trente-trois ans. Le troisième fut Jason de Phères, qui venait d’être nommé hégémon suprême des Thessaliens. Bien qu’il eut traité ses sujets avec modération et avec sagesse, il fut trahi et tué par sept jeunes hommes qui, selon Ephore, avaient juré par serment de l’égorger. D’autres historiens disent qu’il fut assassiné par son frère Polydoros, qui lui succéda et ne vécut qu’un an", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.60). La valse des prétendants reprend. Alexandre II, le premier fils d’Amyntas III, lui succède ("Après la mort d’Amyntas III, son fils aîné Alexandre II hérita de la couronne", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2). Il doit composer avec un mystérieux et influent "Ptolémée d’Aloros" qui rêve de devenir roi à sa place. Le fait que ce personnage est désigné non pas par le nom de son père mais par sa cité d’origine Aloros, à une trentaine de kilomètres au nord-est d’Aigai, sur la côte ouest du golfe Thermaïque ("Aloros est située au fond du golfe Thermaïque, en Bottiaia, alors que Pydna est en Piérie", Strabon, Géographie, VII, 8.fragment 20), sous-entend qu’il n’appartient pas à la famille régnante. L’historien Justin apporte un indice éclairant le mystère : il dit qu’Eurydice la mère d’Alexandre II a magouillé la perte de son époux Amyntas III avec son gendre, autrement dit avec le beau-frère d’Alexandre II, son plan a échoué parce que sa fille Euryoné ne voulait pas perdre son mari et a rapporté naturellement cette magouille à Amyntas III ("Son épouse Eurydice [à Amyntas III] lui donna trois fils : Alexandre II, Perdiccas III et Philippe II le père d’Alexandre III le Grand, et une fille : Euryoné. […] Il mena une guerre sanglante contre les Illyriens et les Olynthiens. Sa femme Eurydice projeta de l’assassiner et de donner à son gendre sa main et la couronne. Le roi aurait subi cette trahison si sa fille ne l’avait pas informé des dérèglements et des complots de sa mère. Il échappa à tous les périls et mourut à un âge avancé, laissant la couronne à son fils aîné Alexandre II", Justin, Histoire VII.4). La généalogie d’Eurydice se perd dans les profondeurs des forêts balkaniques. Par le géographe Strabon, on apprend qu’Eurydice a pour père le roi illyrien Sirrhas et pour mère une fille d’Arrhabaios roi des Lynkestes du temps de Perdiccas II ("Les Lynkestes furent longtemps gouvernés par Arrhabaios, de la famille des Bacchiades [famille régnante de Corinthe à l’ère archaïque], ancêtre de Philippe II via Eurydice, épouse d’Amyntas III et fille de Sirrhas", Strabon, Géographie, VII, 7.8). L’origine illyrienne paternelle d’Eurydice est rapportée aussi par Plutarque ("Le premier devoir parental est d’inspirer par tous les moyens le goût des sciences et de la sagesse, comme la zélée Eurydice, née en Illyrie le plus barbare des pays, qui, devenue mère, s’adonna à l’étude des sciences afin d’instruire elle-même ses enfants", Plutarque, Sur l’éducation des enfants 20). Pour l’anecdote, la tombe d’Eurydice a été mise à jour à Aigai en 1987 par les archéologues, plusieurs inscriptions dans cette tombe mentionnent bien Eurydice "fille de Sirrhas". Les historiens pensent que le mariage entre Eurydice et Amyntas III date de l’époque du retour de ce dernier sur le trône de Macédoine vers -392, ça n’a pas été un mariage d’amour mais un mariage politique, afin d’apaiser les relations entre Macédoniens et Illyriens après le raid illyrien contre la Macédoine vers -394 dont nous avons parlé précédemment. Cela expliquerait pourquoi Eurydice, peu heureuse avec son mari Amyntas III, a badiné avec un amant, en l’occurrence avec son gendre Ptolémée d’Aloros époux d’Euryoné, jusqu’à imaginer assassiner celui-là et le remplacer par celui-ci dans son lit et sur le trône de Macédoine. Alexandre II doit maintenir la paix avec les Illyriens, certainement tentés d’envahir à nouveau l’ouest de la Macédoine à la faveur des troubles auliques macédoniens et de la généalogie métissée des Argéades. Selon Justin, il est contraint de fournir une grosse somme d’argent aux Illyriens pour acheter leur neutralité, et à cette occasion son jeune frère Philippe II devient leur otage ("Dès le début de son règne, Alexandre II acheta par l’argent la paix avec les Illyriens, et leur remit son frère Philippe II comme otage", Justin, Histoire VII.5). A la même époque, en Thessalie, après l’assassinat de Jason de Phères puis l’assassinat de son fils Polydoros que nous avons évoqués dans notre alinéa précédent, Alexandre de Phères impose sa tyrannie injuste et sanglante. Les Thessaliens cherchent du secours, ils se tournent vers Alexandre II, en rappelant que naguère ils ont accueilli, hébergé et aidé son père Amyntas III en fuite. Alexandre II répond à leur appel. Il marche à la tête d’un contingent vers Larissa puis Cranon, laisse une garnison dans chacune de ces deux cités, puis revient en Macédoine ("L’année où Lysistratos fut archonte d’Athènes [en -369/-368], à Rome une dissension opposa ceux qui voulait des consuls et ceux qui voulaient des tribuns militaires, après un temps d’anarchie on élut les tribuns militaires Lucius Emilius, Caius Verginius, Servius Sulpitius, Lucius Quintius, Caius Cornélius et Caius Valérius. […] Tandis que ses prédécesseurs s’étaient attiré l’amour du peuple par leur équité et par leur sagesse, [Alexandre de Phères] s’attira leur haine par ses duretés et par ses injustices. Les notables de Larissa appelés “Aleuades”, craignant le dangereux caractère de ce dynaste, cherchèrent ensemble comment le détruire. Ils allèrent en Macédoine et convainquirent le roi Alexandre II de renverser le tyran. Pendant qu’ils œuvraient à ce projet, Alexandre de Phères en fut informé, il rassembla ses meilleures troupes pour porter la guerre en Macédoine. Mais le roi qui avait près de lui les envoyés secrets de Larissa le devança, il se présenta devant les portes de cette cité, que les citoyens lui ouvrirent rapidement. Maître de la ville mais non de la citadelle, il assiégea celle-ci, et peu après il la conquit. Puis il se dirigea vers la cité de Cranon, qu’il prit également, en promettant aux Thessaliens qu’il restituerait ses conquêtes. Mais il négligea sa promesse et son honneur en installant une forte garnison dans ces deux places et les garda pour lui-même", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.61). Les Thessaliens ayant demandé parallèlement du secours aux Thébains, ceux-ci répondent aussi à leur appel en leur envoyant un contingent commandé par Pélopidas. Comme nous l’avons raconté, Pélopidas ne se contente pas de chasser Alexandre de Phères en Thessalie, il continue sa route jusqu’en Macédoine, jugeant que Thèbes et Pella ont un intérêt commun en Thessalie, et, surtout, que la Macédoine avec ses grandes ressources humaines et matérielles pourrait devenir une alliée de poids dans le projet hégémonique panhellénique qu’Epaminondas élabore alors pour Thèbes. Quand il arrive à Pella, Pélopidas constate la grosse tension entre Alexandre II et Ptolémée d’Aloros. Il prend parti pour Alexandre II, qui en retour lui confie son frère Philippe II comme otage, ce dernier étant revenu de chez les Illyriens on-ne-sait-comment. Philippe II passera ainsi trois ans comme otage à Thèbes, hébergé par le notable thébain Pammenès (nous ne retenons pas la version de Diodore de Sicile qui, recopiant certainement un médiocre document de propagande sur la jeunesse de Philippe II, dit de façon aberrante que Philippe II a été confié comme otage aux Illyriens par son père Amyntas III alors qu’à l’époque de la guerre entre Amyntas III et les Illyriens Philippe II n’était pas encore né, que les Illyriens ont confié l’enfant Philippe II aux Thébains on-ne-sait-pourquoi, et que Philippe II a reçu un enseignement philosophique pythagoricien à Thèbes en même temps qu’Epaminondas pourtant plus vieux d’une génération ["Vaincu par les Illyriens, Amyntas III dut leur payer tribut. Les Illyriens reçurent comme otage Philippe II, le plus jeune de ses fils, ils l’envoyèrent aux Thébains, qui le confièrent au père d’Epaminondas en lui recommandant d’apporter au jeune homme une éducation soignée. Le précepteur d’Epaminondas était un philosophe pythagoricien. C’est ainsi que Philippe II fut instruit dans la doctrine pythagoricienne avec Epaminondas. Les deux élèves, ayant des prédispositions et aimant l’étude, se distinguèrent par leurs talents", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2]). Il aura tout loisir d’y observer la manière de gouverner d’Epaminondas mêlant audace offensive et propagande subtile, et la phalange thébaine, nouvel outil militaire auquel rien ne semble pouvoir résister. Dès l’année suivante, en -368, Alexandre II est assassiné par Ptolémée d’Aloros ("L’année où Nausigénos fut archonte d’Athènes [en -368/-367], à Rome les quatre tribuns militaires Lucius Papirius, Lucius Menenius, Servius Cornélius et Servius Sulpitius furent investis de l’autorité consulaire, on célébra en Elide la cent troisième olympiade où Pythostratos d’Athènes fut vainqueur à la course du stade. A cette époque Ptolémée l’Alorite (fils d’Amyntas III) ["Ptolema‹oj Ð Alwr…thj (Ð AmÚntou uƒoj)" ; la parenthèse avec la mention "fils d’Amyntas/Ð AmÚntou uƒoj" est un ajout maladroit d’un copiste, en fait Ptolémée d’Aloros est l’époux d’Euryoné sœur d’Alexandre II, autrement dit il est non pas le fils mais le gendre d’Amyntas III] tua par trahison Alexandre II (son frère) ["Alšxandron (tÕn ¢delfÒn)" : autre parenthèse maladroite d’un copiste, en fait Ptolémée d’Aloros est non pas le frère mais le beau-frère d’Alexandre II] et occupa ensuite pendant trois ans le trône de Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.71 ; "Mais [Alexandre II] périt rapidement par la trahison de Ptolémée l’Alorite, qui usurpa le trône", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2 ; "La télésias, danse armée, doit son nom à Télésias qui la pratiqua le premier. Ptolémée en Macédoine recourut à cette danse pour tuer Alexandre [II] frère de Philippe [II] selon le livre III des Macédoniques de Marsyas", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.7), avec la complicité d’Eurydice ("Alexandre II périt peu après [avoir scellé son alliance avec Thèbes], victime des pièges de sa mère Eurydice. Amyntas III avait épargné son épouse scélérate parce qu’elle était la mère de ses enfants, qu’elle égorgea finalement", Justin, Histoire VII.5). Un scholiaste anonyme, en regard du paragraphe 26 du discours Sur l’ambassade d’Eschine, dit qu’Eurydice après l’assassinat de son fils Alexandre II épouse l’assassin Ptolémée d’Aloros - son gendre, rappelons-le ! -, ce qui suggère qu’elle a bien participé à ce crime, du moins indirectement. Le Thébain Pélopidas monte une petite troupe en hâte et s’empresse de retraverser la Thessalie pour rappeler au nouveau roi Ptolémée l’accord conclu l’année précédente entre Pella et Thèbes. Ptolémée se couche, il multiplie les promesses de loyauté et les garanties de soumission (selon Plutarque, Vie de Pélopidas 27 précité). Cela est confirmé par Eschine une génération plus tard, qui ajoute que Ptolémée convoite Amphipolis ("J’ai rappelé à Philippe II la conduite traîtresse de Ptolémée, régent du royaume, qui s’était tourné contre Athènes sur Amphipolis et s’était allié avec Thèbes au moment où vous [les Athéniens] étiez en guerre contre eux", Eschine, Sur l’ambassade 29). Pélopidas retourne vers le sud, où il est arrêté et emprisonné par Alexandre de Phères comme on l’a dit plus haut. Ptolémée ne profite pas longtemps de sa situation : il est assassiné à son tour en -365 et remplacé par Perdiccas III, frère cadet d’Alexandre II ("L’année où Chion fut archonte d’Athènes [en -365/-364], à Rome on élut les tribuns militaires Quintus Servilius, Caius Veturius, Aulus Cornélius, Marcus Cornélius et Marcus Fabius. […] A cette époque, en Macédoine Ptolémée l’Alorite fut tué par trahison après un règne de trois ans par (son frère) Perdiccas III ["(t¢delfoà) Perd…kka" ; nouvelle parenthèse maladroite d’un copiste, en fait Ptolémée d’Aloros est non pas le frère mais le beau-frère de Perdiccas III], qui lui succéda et régna cinq ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.77 ; "[Ptolémée d’Aloros] fut à son tour tué par Perdiccas III, qui fut proclamé roi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2). L’orateur Eschine, une génération après les faits, en donne le détail. Il révèle qu’Eurydice a été déçue finalement par son nouvel époux Ptolémée ("Peu après la mort d’Amyntas III et celle de son fils aîné Alexandre II, alors que Perdiccas III et Philippe II étaient encore des enfants, leur mère Eurydice a été trahie par ses soi-disant amis", Eschine, Sur l’ambassade 26). Or à cette époque, Athènes a missionné son stratège Iphicrate pour tenter de reprendre le contrôle d’Amphipolis, précisément contre les agissements de Ptolémée, qui en soutenait les habitants (selon Eschine, Sur l’ambassade 29 précité). Eurydice s’est rendue auprès d’Iphicrate et, en insistant lourdement sur les bonnes relations qu’entretenaient Amyntas III et Athènes hier et sur leur intérêt commun contre Ptolémée aujourd’hui, l’a imploré d’intervenir pour chasser ce dernier ("Les Athéniens avaient nommé récemment Iphicrate pour diriger l’expédition contre les Amphipolitains, qui étaient alors autonomes et percevaient pour eux-mêmes les revenus de la région. Iphicrate est arrivé avec quelques navires, pour observer la situation davantage que pour assiéger la place. J’ai dit à Philippe II [c’est Eschine qui parle] : “Ta mère l’a demandé auprès d’elle, puis, ceux qui ont assisté à la scène peuvent en témoigner, elle a dirigé ton frère Perdiccas III dans les bras d’Iphicrate, toi encore très jeune elle t’a gardé près de ses jupons, et elle lui a dit : « Amyntas III, le père de ces enfants te considérait comme son fils et entretenait des relations étroites avec Athènes, donc dans l’intimité tu es le frère de ces enfants, et comme stratège athénien tu es notre ami ». Elle l’a supplié de venir à son secours, pour elle, pour vous ses fils, pour le trône, pour leur salut”", Eschine, Sur l’ambassade 27-28 ; Cornélius Népos dit la même chose : "Iphicrate était très courageux, d’une haute stature, son allure le vouait au commandement, sa seule apparence provoquait l’admiration. Mais il était mou dans l’action et impatient, comme l’a écrit Théopompe. Il était un bon et loyal citoyen, il l’a prouvé à plusieurs reprises, notamment en protégeant les enfants du Macédonien Amyntas III, quand après la mort de ce dernier Eurydice se réfugia chez lui avec ses deux enfants Perdiccas III et Philippe II encore en bas âge : elle trouva en Iphicrate un protecteur", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XII.3). Elle a alors joué de l’influence d’un nommé "Pausanias" entré en rébellion contre Ptolémée ("L’exilé Pausanias, favorisé par la situation, est rentré pour disputer le pouvoir. Ses partisans étaient nombreux, il disposait d’une armée de soldats grecs et s’était emparé d’Anthémonte, Thermé, Strepsa et quelques autres places. Les Macédoniens étaient divisés, mais la majorité penchait pour Pausanias", Eschine, Sur l’ambassade 27), un scholiaste anonyme présente ce Pausanias comme apparenté à la famille royale mais sans préciser à quel degré. Après l’élimination de Ptolémée, Iphicrate est intervenu pour chasser ledit Pausanias, et installer le jeune Perdiccas III comme nouveau roi ("Après avoir écouté [Eurydice], Iphicrate a chassé Pausanias de Macédoine, et il vous [la famille régnante des Argéades] a conservé la couronne", Eschine, Sur l’ambassade 29).


Philippe II


Tel est l’environnement perpétuellement instable, d’intrigues, de complots, de coups bas, de mensonges, de violences extérieures et intérieures, dans lequel grandit Philippe II fils d’Amyntas III et d’Eurydice, né vers -382 ("Philippe n’avait que quarante-six ans quand s’accomplit sur sa personne [en -336] l’oracle qu’il avait reçu à Delphes. Le dieu [Apollon] qu’il avait consulté sur la guerre à venir contre le Grand Roi de Perse, lui avait répondu : “Le taureau est couronné, sa fin approche, le sacrificateur est prêt”. Les faits ont vite prouvé que l’oracle ne parlait pas du Grand Roi de Perse, mais de Philippe II lui-même", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 7.5-6 ; "Philippe II mourut [assassiné en -336] à quarante-sept ans, après vingt-cinq ans de règne [entre -360 et -336]", Justin, Histoire IX.8). Nul besoin d’être fin psychologue pour deviner les conséquences sur le jeune homme, entouré de deux sortes d’individus : ceux qui rêvent de le voir sur le trône, et ceux qui rêvent de l’assassiner pour l’empêcher d’accéder au trône. Manger ou ne pas être mangé, voilà la seule pensée déterminant les comportements de n’importe qui dans cette situation. Ne pas vaincre équivaut à s’assurer le même avenir que ses prédécesseurs, c’est-à-dire être tué. La biographie de Philippe II témoigne amplement de son cynisme, de sa perfidie, de sa brutalité, de son absence d’empathie - inclus le manque d’amour filial -, de sa froideur calculatrice : ces traits caractériels ne viennent pas du néant, ils sont la conséquence de ce que Philippe II a vu et vécu au quotidien dans son enfance et dans son adolescence ("Le meurtre de ses frères indignement égorgés, la crainte de périr comme eux, le nombre de ses ennemis, la faiblesse d’un empire épuisé par une longue suite de guerres, tourmentèrent sa jeunesse [à Philippe II] et troublèrent les premières années de son règne. Incapable de résister à la fois à tant de peuples soulevés et comme ligués de toutes parts contre la Macédoine, il résolut de les combattre tour-à-tour en désarmant les uns par des traités, en séduisant les autres par l’argent, en se hâtant d’écraser les plus faibles afin de redonner confiance à ses soldats ébranlés, en frappant de terreur les rivaux qui méprisaient sa jeunesse", Justin, Histoire VII.6). Sa principale éducation a été celle de la rue, de la débrouillardise qui, parce qu’elle est liée à la survie, ne s’encombre pas avec des scrupules, des sentiments, des raisonnements théoriques et raffinés.


Philippe II, nous l’avons dit, demeure à Thèbes comme otage pendant trois ans suite à l’accord entre Pélopidas et Alexandre II en -369 (selon Justin, Histoire VI.9 et VII.5 précités). Il revient donc à Pella en -366 (en comptant de manière inclusive) ou en -365 (en comptant de manière exclusive), c’est-à-dire au moment où Eurydice et son allié athénien Iphicrate fomentent le renversement et l’assassinat de Ptolémée d’Aloros et son remplacement par Perdiccas III. Philippe II ne participe sans doute pas à cet acte puisqu’il est encore un adolescent à cette date. Son frère aîné Perdiccas III, nouveau roi, est sous l’influence de ceux qui l’ont installé : sa mère Eurydice et les Athéniens. Or à cette époque, le vieux Platon règne en maître intellectuel sur le jardin de l’Académie à Athènes, il rêve toujours de concrétiser le régime politique idéal qu’il modèle depuis plusieurs décennies dans son work in progress La République. Le changement de dynaste en Macédoine et la mainmise athénienne sur les affaires de Pella lui semblent l’occasion de s’immiscer dans les affaires macédoniennes et de réaliser son projet. Il missionne vers Pella l’un de ses élèves, Euphrée d’Orée, avec une lettre de recommandation à Perdiccas III, que la postérité a conservée : cette lettre constitue la Cinquième lettre dans l’intégrale actuelle des œuvres de Platon. L’instauration d’un régime communiste avec sa nomenklatura de phylax/gardiens-philosophes révolutionnaires professionnels n’étant plus possible à Athènes ("On dira peut-être : “Ce Platon qui prétend connaître le meilleur régime populaire, pourquoi ne se lève-il pas pour conseiller son peuple, alors qu’il a toutes les occasions de lui parler et de lui apporter ses avis salutaires ?”. Je réponds à cela que Platon est apparu trop tard dans sa patrie. Son peuple est ancien et accoutumé depuis lontemps à faire le contraire de ce qu’il lui conseille. Il aurait bien voulu apporter le bien à son peuple comme un père, mais il a compris que c’est périlleux, inutile et sans espoir. Mes avis ne lui servent à rien : quand un mal est incurable, les conseils ne peuvent rien sur le malade ni sur la maladie", Platon, Cinquième lettre 322a-b), il espère l’instaurer en Macédoine via son jeune commissaire Euphrée ("[Euphrée] t’aidera beaucoup, parce qu’il sait parler aux jeunes gens, et parce que les hommes capables de donner des bons conseils sont rares. […] Tout régime qui respecte ses hommes et ses dieux en mariant ses propos et ses actes s’épanouit et dure, au contraire celui qui imite ceux des autres ne survit pas longtemps. Euphrée par son habileté te servira merveilleusement sur ce point, je suis sûr qu’il percera les usages et la langue de ton régime monarchique et de ceux qui t’entourent. Ses services te seront d’un grand secours, et tu pourras lui être utile en retour", Platon, Cinquième lettre 351d-322a). Ce dernier réussit parfaitement sa mission. Devenu l’éminence grise du jeune roi, Euphrée écarte peu à peu de la Cour tous ceux qui pourraient s’opposer au projet totalitaire platonicien et les remplace par des epikouros/techniciens affidés, géomètres ou philosophes dévoués à l’idéal progressiste de La République ("Venu en Macédoine auprès du roi Perdiccas III, Euphrée partagea le gouvernement avec lui. Méchant, calomniateur, il aigrit tous les amis du roi, et ne lui laissa pour convives que des géomètres et des philosophes", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.119). Philippe II, frère de Perdiccas III transformé en pantin du grand guide suprême Euphrée, est l’une des victimes de cette purge progressiste. Il est relégué à un poste de garde-frontière on-ne-sait-où, probablement dans la région d’Elimeia frontalière de la Thessalie. Mais, de cette affectation dégradante, il tire profit en y recrutant secrètement une troupe à laquelle il enseigne peut-être déjà les leçons apprises de la phalange thébaine lors de son séjour à Thèbes quelques années auparavant ("Platon envoya à Perdiccas III Euphrée d’Orée, qui le convainquit de confier une province à Philippe II. Celui-ci y entretint des soldats", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XI.115). Cette troupe lui donne un poids militaire, donc aussi un poids politique, elle constitue, parallèlement à la Cour officielle de Pella formatée par Euphrée autour du fantoche Perdiccas III, un embryon de Cour personnelle qui lui servira dès que l’occasion se présentera. La suite du règne de Perdiccas III se mêle étroitement aux événements en Thrace orientale. Nous avons vu que vers -365, l’Athénien Iphicrate a été nommé à la tête d’une expédition pour tenter de remettre la cité stratégique d’Amphipolis dans le giron d’Athènes. Il a la mauvaise idée de prendre pour lieutenant un mercenaire nommé "Charidèmos" originaire d’Orée en Eubée, comme Euphrée. Démosthène, qui entre dans la vie adulte à cette époque (il est né vers -380), dit qu’Iphicrate a obtenu des otages amphipolitains on-ne-sait-comment par un nommé "Harpale", probablement un parent de l’Harpale fils de Machatas d’Elimeia et compagnon d’Alexandre le Grand une génération plus tard, selon l’usage paponymique antique. Iphicrate a confié ces otages à Charidèmos afin qu’ils soient transportés vers Athènes. Et Charidèmos, au lieu de les transporter vers Athènes, les a libérés. Les otages ont ainsi regagné leur cité d’Amphipolis, qui a réaffirmé ses prétentions autonomistes contre les Athéniens ("[Charidèmos] s’est mis d’abord au service d’Iphicrate, qu’il a servi pendant plus de trois ans comme mercenaire. […] A ce moment Iphicrate a confié à Charidèmos la garde des otages d’Amphipolis que lui avaient remis Harpale. Par un décret vous avez ordonné que ces otages vous soient amenés. Il les a rendus aux habitants d’Amphipolis, et cela vous a empêchés de prendre cette cité", Démosthène, Contre Aristocratès 149). Iphicrate est limogé en conséquence, il est remplacé par le stratège athénien Timothée, qui reçoit l’ordre d’assiéger Amphipolis et de protéger la Chersonèse menacée par Kotys le roi de la tribu thrace des Odryses. Par nécessité, parce que les citoyens athéniens ont perdu le sens de l’engagement et le courage de leurs ancêtres un siècle plus tôt et veulent dorénavant batailler par mercenaires interposés sans prendre de risques physiques pour eux-mêmes, Timothée reprend Charidèmos comme lieutenant. Il se dirige en personne vers Amphipolis avec une partie de la flotte, et envoie Charidèmos vers la Chersonèse avec l’autre partie. Et Charidèmos trahit à nouveau Athènes en rencontrant Kotys et en pactisant avec lui ("Ensuite vous avez retiré son commandement à Iphicrate, et envoyé Timothée contre Amphipolis et la Chersonèse. […] Timothée a repris à sa solde [Charidèmos] avec sa bande, qui, au lieu de servir Timothée, est parti avec vos navires rejoindre Kotys qui était alors votre plus grand ennemi", Démosthène, Contre Aristocratès 149). Mieux : pour une raison mystérieuse (pour prendre Timothée en tenailles ?), il tente de prendre contact avec les Olynthiens qui jouissent alors d’une grande influence sur les Amphipolitains. Il est intercepté tandis qu’il vogue depuis Cardia vers la Chalcidique, et est conduit à Athènes afin de passer en jugement. Mais les Athéniens peinent tellement à trouver des mercenaires pour batailler à leur place, qu’ils acquittent Charidèmos. Démosthène déplore non seulement que Charidèmos est relâché, mais encore que ses compatriotes lui donnent la citoyenneté athénienne et lui prodiguent des excuses et des signes de sympathie, tant ils craignent que lui et ses mercenaires finissent par se retourner contre eux ("Timothée a voulu assiéger Amphipolis avant d’attaquer la Chersonèse. Charidèmos a cherché à vous nuire en proposant ses services à vos ennemis les Olynthiens qui contrôlaient alors Amphipolis. Il a quitté Cardia [en Chersonèse] par la mer pour œuvrer contre Athènes. Mais il a été intercepté par nos navires. Les circonstances étaient pressantes. On avait besoin d’argent pour la guerre contre Amphipolis. Au lieu de passer en jugement pour n’avoir pas remis les otages et s’être rendu à votre ennemi Kotys en utilisant vos navires, il a prêté serment de marcher avec vous, et il a reçu le vôtre. Il aurait dû vous remercier parce que vous pouviez le condamner et vous ne l’avez pas fait. Au contraire, c’est la cité qui s’est crue son obligée, qui lui a offert des couronnes et la citoyenneté, comme vous le savez. Pour confirmer mon propos, lis le décret sur les otages, la lettre d’Iphicrate, celle de Timothée, puis le témoignage que voici. Vous constaterez que ce que je dis n’est pas du vent ni des allégations, mais la vérité", Démosthène, Contre Aristocratès 150-151 ; "La mère de Charidèmos était citoyenne de la cité d’Orée qui contrôle le quart de l’Eubée, son père quant à lui était un inconnu sans origine, sur lequel je ne veux pas m’attarder. Charidèmos a la moitié de la filiation exigée [pour devenir citoyen d’Orée]. Eh bien ! la cité d’Orée jusqu’à aujourd’hui ne l’a pas jugé digne de l’autre moitié. Il est pour cette cité ce que naguère les bâtards du Cynosarge étaient pour Athènes. Or vous, ô Athéniens, après lui avoir accordé la citoyenneté et tant d’autres honneurs, vous voulez lui en donner d’autres ? Pourquoi ? Quels navires a-t-il pris pour vous, quelle rancœur a-t-il suscité chez ceux qu’il a dépossédés ? Quelle cité vous a-t-il livrée après l’avoir emportée d’assaut ? Quels dangers a-t-il encourus pour vous ? Quels ennemis a-t-il bravés avec vous ?", Démosthène, Contre Aristocratès 213-214). Timothée décide d’abandonner temporairement le siège d’Amphipolis pour aller combattre Kotys du côté de Cyzique, en Propontide/mer de Marmara. Il y remporte une grande victoire, et contraint Kotys à lui verser un tribut. Avec ce tribut, Timothée peut recruter des hommes et retourner vers l’ouest, il assiège et prend Potidée et Toroné en Chalcidique, dissuadant ainsi les Olynthiens de s’immiscer à nouveau dans les affaires égéennes, notamment d’apporter leur soutien à Amphipolis. Diodore de Sicile date ces événements sous l’archontat de Timocratès en -364/-363 ("[Timothée] batailla contre Kotys, qui versa un butin de mille deux cents talents au trésor public. Il mit fin au siège de Cyzique", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIII.1 ; "Potidée coûta deux mille quatre cents talents à la cité jadis [au début de la deuxième guerre du Péloponnèse ; Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.70, dit que le siège de Potidée coûta en réalité deux mille talents à Athènes] : [Timothée] la prit en utilisant des fonds qu’il avança lui-même, prélevés sur le tribut qu’il imposa à la Thrace, et il soumit tous les Chalcidiens", Isocrate, Sur l’échange 113 ; "A cette époque encore [sous l’archontat de Timocratès en -364/-363] le stratège athénien Timothée à la tête d’un contingent de fantassins et d’une flotte assiégea et prit Toroné et Potidée, et il porta secours aux habitants de Cyzique qui étaient assiégés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.81 ; "Timothée assiégeait Toroné. Ses cavaliers étaient projetés en l’air par des pièces de cuir propulsées par des corbeilles pleines de sable. Timothée construisit des grandes machines avec des mâts équipés de pointes de fer et de faux. Il déchira les pièces de cuir avec les pointes, et avec les faux il brisa les corbeilles, dont le sable s’écoula. Quand ils virent cela, les gens de Toroné se rendirent", Polyen, Stratagèmes, III, 10.15). Quelle a été l’attitude de Perdiccas III pendant cette période ? Son mentor platonicien Euphrée a-t-il été en relation avec le fourbe Charidèmos, son compatriote d’Eubée ? Dans un passage de ses Stratagèmes, Polyen dit que Perdiccas III participe aux opérations en Chalcidique aux côtés de Timothée, mais d’une manière peu glorieuse : il paie les soldats avec de la fausse monnaie ("Lors de sa guerre avec Perdiccas III contre les Chalcidiens, Timothée battit monnaie en mélangeant du cuivre de Chypre à l’argent de Macédoine, il réalisa ainsi des drachmes constituées à seulement quatres cinquièmes d’argent, le reste étant du mauvais cuivre. Il paya ses soldats avec cette monnaie abondante, qui tentèrent de la répandre parmi les marchands locaux. Mais les marchands préférèrent échanger par troc, ils refusèrent cette monnaie, qui resta finalement aux soldats", Polyen, Stratagèmes, III, 10.14 ; "Timothée d’Athènes, manquant d’argent dans sa guerre contre les Olynthiens, frappa une monnaie de cuivre et la distribua à ses soldats. Ceux-ci maugréèrent. Il leur dit que tous les marchands de l’agora les accepteraient lors des ventes. Puis il déclara aux marchands que, s’ils acceptaient cette monnaie de cuivre, ils pourraient acheter n’importe quoi dans le pays, ou acquérir des butins, ou, si elle leur restait, la lui rapporter afin de l’échanger contre de l’argent", pseudo-Aristote, Economique 1350a). Eschine, un peu plus âgé que Démosthène, raconte que Perdiccas III a inversé sa diplomatie en aidant les Amphipolitains contre les Athéniens conduits par le stratège Kallisthènos, ce dernier l’a vaincu et lui a imposé un armistice peu sévère ("J’ai rappelé [à Philippe II] [c’est Eschine qui parle aux Athéniens] comment Perdiccas III, une fois sur le trône, vous a combattu pour cette cité [Amphipolis], et combien vous avez été généreux face à son mauvais comportement : après l’avoir vaincu sous le commandement de Kallisthènos, vous lui avez consenti un armistice juste et mesuré", Eschine, Sur l’ambassade 29-30). On devine que ce Kallisthènos a remplacé Timothée à la tête de la flotte athénienne on-ne-sait-quand après la prise de Potidée et Toroné en -364/-363. On apprend incidemment, lors du récit d’une expédition athénienne vers Thassos conduite par le stratège Timomachos sous l’archontat de Molon en -362/-361, que l’Athénien Callistrate, banni d’Athènes suite à l’affaire d’Oropos en -366 comme nous l’avons vu dans notre aliéna précédent, se trouve alors en Macédoine, dans la cité portuaire de Méthone qui est sous contrôle athénien. Il y mène un trafic douanier qui emplit ses poches, et le rend localement influent ("Callistrate trouva le moyen de doubler les bénéfices du péage macédonien qui imposait vingt talents. Constatant que seuls les riches pouvaient avancer cette somme, il annonça que quiconque désormais en serait dispensé, s’offrant lui-même comme garant aux demandeurs et persuadant les péagers par divers moyens", pseudo-Aristote, Economique 1350a). Callistrate entre en contact avec ce stratège athénien Timomachos, et lui propose son aide ("Pendant que la flotte était stationnée à Thassos, une barque est arrivée de Méthone en Macédoine, avec un messager portant des lettres de Callistrate qui priaient Timomachos, je l’ai appris plus tard [c’est Apollodoros, l’un des triérarques de Timomachos, qui parle], d’envoyer sa meilleure trière afin que Callistrate puisse le rejoindre", Démosthène, Contre Polyclès 46). La fortune amassée par Callistrate via son trafic douanier à Méthone servira à fonder en -359/-358 la cité de Krenidès sur la côte en face de Thassos, comme nous le verrons plus loin, Callistrate espère par ce moyen apaiser le ressenti des Athéniens à son encontre, et lever son bannissement. Les liens entre la Macédoine et ses voisins illyriens se sont également dégradés, puisqu’en -360 une bataille a lieu contre ces derniers. Selon Diodore de Sicile, Perdiccas III meurt pendant l’affrontement, ses soldats macédoniens sont vaincus, écrasés, les survivants sont tétanisés par la peur d’un anéantissement total face aux vainqueurs illyriens ("Perdiccas III fut vaincu par les Illyriens dans une grande bataille, et il tomba au moment décisif. […] Les Macédoniens perdirent plus de quatre mille hommes dans la défaite récente. Les soldats survivants, effrayés par la puissance des Illyriens, n’osa pas continuer la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2). Selon Justin, Perdiccas III n’est pas mort d’une blessure causé par l’adversaire étranger, il est mort assassiné par sa mère Eurydice ("Perdiccas III subit le même sort que son frère Alexandre II. Ainsi sa mère dégénérée sacrifia à son infâme passion les enfants à qui elle devait l’impunité de ses crimes. Le meurtre de Perdiccas III parut d’autant plus atroce que son fils était encore à l’âge tendre, et que cela ne toucha nullement le cœur d’Eurydice", Justin, Histoire VII.5). Qui a raison ? Diodore de Sicile, d’ordinaire très crédible dans son récit des faits même si sa chronologie est problématique, nous laisse perplexes sur cette partie de l’Histoire de la Macédoine (nous avons vu qu’il se réfère certainement à un document de propagande à la gloire de Philippe II, qui embellit la jeunesse de ce personnage en racontant beaucoup de bêtises, par exemple sur sa soi-disant éducation pytagoricienne aux côtés d’Epaminondas du temps où il était otage à Thèbes entre -368 et -366/-365), il dit bêtement qu’en -360 Philippe II "s’échappe de Thèbes où il était retenu comme otage" ("Son frère Philippe II s’échappa de Thèbes où il était retenu comme otage, et devint roi de la Macédoine alors très affaiblie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2) or à cette date Philippe II n’est plus otage à Thèbes, nous venons de voir que, relégué dans une morne région reculée de Macédoine par Euphrée, Philippe II s’occupe à former une armée personnelle. Justin quant à lui, très médiocre historien en général, s’avère plausible en la circonstance, car Eurydice lors des années précédentes a bien prouvé sa capacité à tromper sa propre fille Euryoné avec son gendre Ptolémée d’Aloros, à tuer son propre fils Alexandre II pour le remplacer par son amant Ptolémée devenu son époux, à se retourner contre cet époux Ptolémée en jouant la femme faible et éplorée devant Iphicrate, rien n’interdit de penser qu’elle a pu également assassiner son autre fils Perdiccas III via un coup de poignard opportun au cours d’une bataille contre les Illyriens - ses compatriotes, puisqu’Eurydice est d’origine illyrienne - ou via une dose de poison versée dans un verre avant la bataille. Peu importe. Perdiccas III est mort, son fils Amyntas IV est encore un enfant et ne peut pas régner, Euphrée a bien senti que l’air devient irrespirable à Pella pour les idéalistes platoniciens et s’enfuit (nous le retrouverons plus tard réfugié dans sa cité natale Orée sur l’île d’Eubée), et la Macédoine est sur le point d’être envahie par les Illyriens vainqueurs. Par une incidence de la Succession d’Alexandre de l’historien Arrien au IIème siècle aujourd’hui perdue mais résumée par Photios, nous apprenons qu’Amyntas IV épouse une nommée "Eurydice", or dans la Vie de Philippe II du biographe Satyros de Callatis au IIIème siècle av. J.-C. également perdue mais citée par Athénée de Naucratis nous découvrons qu’"Eurydice" est un surnom - probablement donné en hommage à Eurydice la grand-mère d’Amyntas IV -, que l’épouse en question est d’origine illyrienne, que son premier nom est "Audata", et qu’après -360 Philippe II oncle d’Amyntas IV couchera avec cette Audata et engendrera avec elle une fille appelée "Kynanè" ("Kynanè avait pour père Philippe II le père d’Alexandre, et pour mère Eurydice la femme d’Amyntas IV […] fils de Perdiccas III frère de Philippe II", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien ; "A chaque guerre, Philippe II s’offrait une nouvelle épouse. Satyros dit, dans sa Vie consacrée à ce roi : “Durant ses vingt-deux années de règne, il épousa l’Illyrienne Audata qui lui donna une fille : Kynanè […]”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.5) : doit-on conclure que cette Illyrienne Audata/Eurydice a été imposée comme épouse à Amyntas IV par les Illyriens afin d’asseoir leur mainmise sur la Macédoine ? Nous l’ignorons. Dans ce contexte dramatique, Philippe II avec son armée personnelle apparaît comme la solution de dernier recours. Le protocole voudrait qu’Amyntas IV soit déclaré nouveau roi, mais, dans l’urgence du moment, nécessité fait loi : Amyntas IV est écarté, et les Macédoniens désignent Philippe II comme leur roi ("Philippe II resta longtemps tuteur du jeune prince [Amyntas IV], sans prendre le titre de roi, mais le jeune âge de ce dernier ne promettait pas une aide immédiate au royaume alors menacé par des puissants ennemis, Philippe II céda donc aux vœux du peuple et consentit à régner", Justin, Histoire VII.5 ; "L’année où Kallimèdos fut archonte d’Athènes [en -360/-359], on célébra la cent cinquième olympiade où Poros de Cyrène fut vainqueur à la course du stade, les Romains nommèrent consuls Cnaius Genucius et Lucius Emilius. A cette époque, Philippe II fils d’Amyntas III et père d’Alexandre qui subjugua les Perses, monta sur le trône de Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2). Speusippe, neveu de Platon, insiste avec amertume sur le fait que l’armée bien entraînée de Philippe II a joué un rôle essentiel dans l’accession de celui-ci au pouvoir, autrement dit par une ironie des circonstances Euphrée a contribué indirectement au succès de Philippe II puisque c’est lui qui a éloigné Philippe II de Pella et l’a incité à créer une armée privée pour se défendre ("[Speusippe] dit aussi qu’il [Platon] favorisa l’accession de Philippe II au trône. Voici ce qu’écrit Karystios de Pergame dans ses Mémoires historiques : “Quand il apprit que Philippe II parlait mal de Platon, Speusippe rédigea une lettre disant à peu près : « On sait pourtant que Philippe II doit sa couronne à Platon ». En effet, Platon envoya à Perdiccas III Euphrée d’Orée, qui le convainquit de confier une province à Philippe II. Celui-ci y entretint des soldats. A la mort de Perdiccas III, il s’empara du gouvernement avec ses soldats entraînés”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XI.115).


Tout s’écroule autour de Pella et Aigai. Les Illyriens menacent de saccager le territoire, les Thraces de la tribu des Péoniens autour du fleuve Axios/Vardar s’émancipent, et les Athéniens avancent un nommé "Argaios" prétendant au trône de Macédoine contre Philippe II et Amyntas IV ("Les Péoniens habitant aux frontières de la Macédoine ravagèrent la campagne, bravant les Macédoniens. Les Illyriens rassemblèrent de nombreuses troupes et se disposèrent à marcher contre la Macédoine. […] Par ailleurs, les Athéniens qui n’aimaient pas Philippe II lui opposèrent Argaios comme prétendant au trône, auquel ils envoyèrent le stratège Mantias avec trois mille hoplites et avec une flotte importante", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.2 ; cet "Argaios" de -360 se confond-il avec l’Argaios qui a régné en -393/-392 pendant qu’Amyntas III vaincu et chassé par les Illyriens vivait réfugié en Thessalie ?). Surtout, les Macédoniens sont démoralisés et s’estiment vaincus d’avance. Pour la première fois, Philippe II montre alors sa maîtrise du Logos : d’un côté il motive et redonne espoir à ses compatriotes déprimés, il les intègre dans sa phalange personnelle qui devient ainsi une phalange nationale ("Les Macédoniens furent alarmés de leur défaite [contre les Illyriens] et des dangers menaçant de toutes parts. Mais Philippe II ne partagea pas leurs frayeurs sur la situation critique où il se trouvait. Il réunit régulièrement les Macédoniens et, par son Logos, releva leur courage. Il donna à ses troupes une meilleure organisation, perfectionna les armements, les entraina continuellement pour les habituer à la guerre, donna plus d’épaisseur à leurs rangs en imitant le synaspisme des héros de la guerre de Troie. Il fut l’inventeur de la phalange macédonienne. Il était affable en privé, et s’attirait l’affection de la foule par des récompenses et des promesses", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.3), et de l’autre côté il inaugure avec ses adversaires la diplomatie louvoyante qu’il appliquera jusqu’à sa mort, il signe des traités pour les endormir et mieux les attaquer dès que leur vigilance se relâchera ou dès qu’ils seront en mauvaise posture. D’abord il retire les soldats macédoniens campés dans la région d’Amphipolis pour signifier à Athènes qu’il ne conteste pas la domination athénienne sur cette cité ("Voyant que les Athéniens lui opposaient Argaios comme prétendant royal uniquement pour maintenir leur domination sur Amphipolis, il évacua spontanément cette cité et la laissa se gouverner par elle-même", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.3). Ayant ainsi ôté aux Athéniens leur principal prétexte de lui nuire, il a les mains libres pour négocier des accords de bon voisinage avec les Thraces péoniens ("Il envoya aux Péoniens une députation, corrompit les uns par des présents, gagna les autres par des promesses, et parvint ainsi à conclure avec eux un traité de paix au moment opportun", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.3). Ayant ainsi neutralisé les Thraces péoniens, il peut concentrer toutes ses forces sur le port de Méthone à l’entrée du golfe Thermaïque, à une dizaine de kilomètres en aval d’Aigai, où le stratège athénien Mantias a débarqué avec une troupe et avec le prétendant Argaios. Philippe II engage la première bataille rangée de son règne, il remporte la victoire, il accepte de laisser partir les Athéniens survivants contre la livraison des traîtres qui ont ouvert les portes de Méthone et soutenu Argaios. Ce premier succès constitue une victoire politique autant que militaire pour Philippe II, qui y légitime son efficace accession au trône à la place d’Amyntas IV, et s’en sert pour remotiver les Macédoniens sur leur avenir ("Pendant ce temps le stratège athénien Mantias débarqua à Méthone, y prit position et envoya Argaios vers Aigai avec un corps de mercenaires. Arrivé dans cette cité, Argaios poussa les habitants à le rejoindre pour s’emparer du trône de Macédoine, mais sa proposition fut repoussée et il revint à Méthone. Philippe II parut alors à la tête de son armée. Il engagea le combat, tua un grand nombre de mercenaires, et obligea les survivants à se réfugier sur une hauteur. Philippe II obtint leur capitulation, puis il les relâcha contre la livraison des transfuges. Par cette première victoire, Philippe II rendit les Macédoniens plus courageux pour les batailles futures", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.3). On ne sait pas ce que devient l’énigmatique Argaios après sa tentative ratée à Méthone. Peu après en -359, Philippe II confirme son habileté politique en signant la paix avec Athènes : afin de ménager la susceptibilité des Athéniens qu’il vient de vaincre à Méthone, et de continuer à les rassurer malignement sur leur hégémonie en Thrace maritime, il affirme clairement son renoncement à toute prétention sur Amphipolis ("L’année où Eucharistos fut archonte d’Athènes [en -359/-358], les Romains nommèrent consuls Quintus Servilius et Lucius Genucius. A cette époque, Philippe II envoya des députés à Athènes pour inciter le peuple à conclure un traité de paix, puisqu’il avait renoncé à toute prétention sur Amphipolis. Il se libéra ainsi de la guerre contre les Athéniens" Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.3 ; "Les Athéniens, attaqués les premiers, tombèrent dans ses embûches : maître de la vie de ses captifs, Philippe II les renvoya tous sans rançon afin de ne pas s’exposer à une guerre plus redoutable", Justin, Histoire VII.6). Diodore de Sicile note qu’à la même époque, sous l’archontat d’Eucharistos en -359/-358, la cité de Krenidès est fondée sur la côte en face de l’île de Thassos ("A la même époque les Thassiens fondèrent la cité de Krenidès, rebaptisée plus tard “Philippes” d’après le nom du roi [Philippe II] qui y envoya de nombreux colons", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.3). Cette région aurifère étant contrôlée par les Athéniens - on se souvient que le stratège athénien Cimon et l’historien athénien Thucydide y possédaient une propriété à Skaptè-Hylè -, doit-on supposer que cette soi-disant "cité" de Krenidès n’est en réalité qu’un village de chercheurs d’or hâtivement constitué par Athènes pour tenter d’accroître ses revenus, afin de maintenir ses engagements militaires dans le nord de la mer Egée que ses mines d’argent du Laurion ne parviennent plus à financer ? Isocrate, contemporain des faits, révèle incidemment que les oikistes de Krenidès sont Athénodore, lieutenant du mercenaire Charidèmos d’Orée dont nous avons déjà parlé, et le banni athénien Callistrate ("Nous pourrons occuper une grande partie de la Thrace pour nous assurer des réserves abondantes et garantir une vie décente aux Grecs miséreux et errants. L’idiot Athénodore et l’exilé Callistrate ont réussi à y fonder des cités : n’est-ce pas évident que, si nous le voulons, nous pourrons prendre pareillement d’autres positions en grand nombre avec la même facilité ?", Isocrate, Sur la paix 24). Pour l’anecdote, dans sa Vie de Philippe II déjà cité, Satyros de Callatis énumère toutes les épouses de Philippe II, or après sa relation adultère avec l’Illyrienne Audata/Eurydice, femme du jeune Amyntas IV, Philippe II s’est lié à Phila sœur de Derdas et Machatas ("A chaque guerre, Philippe II s’offrait une nouvelle épouse. Satyros dit, dans sa Vie consacrée à ce roi : “Durant ses vingt-deux années de règne, il épousa l’Illyrienne Audata qui lui donna une fille : Kynanè, Phila la sœur de Derdas et de Machatas […]”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.5), notables d’Elimeia au sud de la Macédoine, près de la frontière thessalienne, probablement le lieu où il a été relégué par Euphrée durant le règne de Perdiccas III et où il a créé et exercé son armée privée : doit-on conclure que, par cette union avec Phila, Philippe II vise à renforcer et fusionner le territoire des Argéades entre Aigai et Pella au nord avec le territoire d’Elimeia au sud, au sein d’une grande Macédoine indivise ?


Au printemps -358 (sous l’archontat d’Eucharistos en -359/-358, selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.4), Philippe II rompt brutalement les accords conclus avec les Thraces péoniens, et les oblige à se soumettre à la couronne macédonienne ("Quand il apprit la mort d’Agis roi des Péoniens, Philippe II résolut d’en profiter. Il envahit la Péonie, défit les barbares en bataille rangée, et les força à se soumettre aux Macédoniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.4 ; l’épisode suivant raconté par Polyen se rapporte peut-être aussi à la campagne contre les Péoniens en -358 : "Philippe II envoya des ambassadeurs dans une cité thrace ennemie. Les habitants se rassemblèrent et ordonnèrent aux ambassadeurs de parler. Pendant qu’ils les écoutaient, Philippe II surgit par surprise, il lança l’assaut sur la cité et s’en rendit maître", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.4). S’estimant désormais assez fort pour affronter les Illyriens, il contourne leurs garnisons disséminées en Macédoine occidentale et va provoquer leur roi Bardylis à la frontière de l’Illyrie ("Les Illyriens restaient ses derniers adversaires [à Philippe II]. Désirant ardemment les subjuguer, il rassembla ses troupes pour les exhorter à la guerre par un discours approprié. Il pénétra en Illyrie avec au moins dix mille fantassins et six mille cavaliers. Bardylis, roi des Illyriens, informé de la présence des ennemis, envoya d’abord des parlementaires pour traiter de la paix, à condition que les deux parts conservassent les cités qu’elles occupaient alors. Philippe II répondit qu’il désirait la paix, à condition que les Illyriens évacuassent au préalable toutes les cités macédoniennes. Les parlementaires repartirent sans avoir rien conclu", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.4). Celui-ci refuse de rappeler ses troupes, une bataille s’engage entre Illyriens et Macédoniens, très confuse et très longue, mêlant fantassins et cavaliers. Philippe II obtient l’avantage, sans obtenir une victoire complète. Cela suffit pour contraindre Bardylis à retirer ses garnisons de Macédoine ("Bardylis, enhardi par ses succès antérieurs, et confiant en la valeur des Illyriens, se porta à la rencontre des ennemis avec une armée de dix mille fantassins d’élite et cinq cents cavaliers. En s’approchant les uns des autres, les soldats des deux armées élevèrent un immense cri de guerre, puis ils engagèrent vite le combat. Philippe II, qui commandait l’aile droite et l’élite des Macédoniens, avait ordonné à sa cavalerie de se détacher pour prendre les barbares de flanc, tandis que lui-même les attaquerait de front. La lutte fut acharnée. Les Illyriens formèrent le carré et soutinrent le choc courageusement. Des deux côtés on prodigua sa valeur, la victoire resta longtemps indécise. Beaucoup périrent, beaucoup d’autres furent blessés, les pertes étaient équivalentes des deux côtés, l’issue de la bataille demeura douteuse. Finalement les cavaliers macédoniens pressèrent l’ennemi sur les flancs et par derrière. Philippe II, héroïquement à la tête de sa troupe d’élite, força le gros de l’armée illyrienne à la fuite. Il poursuivit les ennemis sur une longue distance, puis, après leur avoir infligé beaucoup de maux, sonna le rappel des Macédoniens, éleva un trophée et ensevelit les morts. Les Illyriens négocièrent, ils obtinrent la paix à la condition de retirer leurs garnisons de toutes les cités macédoniennes. Dans cette bataille les Illyriens perdirent plus de sept mille hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.4 ; ces deux épisodes racontés par Polyen se rapportent peut-être aussi à la campagne contre les Illyriens de Bardylis en -358 : "Philippe II demanda une trêve à ses ennemis illyriens afin de pouvoir retirer ses morts. Ils la lui accordèrent. Tandis qu’on enlevait les derniers, il donna le signal et fondit sur les ennemis qui ne s’y attendaient pas", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.5 ; "En Illyrie, Philippe II demanda au gens de Sarnous [cité non localisé près de l’actuelle Prilep en Macédoine du Nord] de pouvoir leur parler en assemblée publique, Ils donnèrent leur accord et se rassemblèrent pour l’écouter. Philippe II avait ordonné à chacun de ses soldats de prendre une corde sous l’aisselle. Il tendit la main comme pour parler. C’était le signal convenu avec ses soldats. Ceux-ci attachèrent aussitôt tous les habitants de Sarnous rassemblés, plus de dix mille, et les conduisirent en Macédoine", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.12). Dans le second semestre de la même année -358, Philippe II déploie à nouveau son Logos en exhortant ses troupes contre Amphipolis, c’est-à-dire contre les Athéniens avec lesquels il a pourtant conclu la paix quelques mois plus tôt. Avec des machines de siège il parvient à ouvrir une brèche dans la muraille entourant la ville, sous-entendu il a des techniciens spécialistes en poliorcétique dans son entourage, contrairement à Agésilas II lors de sa campagne en Asie au début du IVème siècle av. J.-C., et contrairement à Epaminondas au cours de ses diverses campagnes en Grèce - notamment contre Corinthe - quelques années plus tôt. Il prend la cité sans difficulté, en chasse les habitants qui lui sont hostiles et ménage le gros de la population ("A la même époque [sous l’archontat de Kèphisodotos en -358/-357], Philippe II roi des Macédoniens, après avoir vaincu les Illyriens dans une grande bataille, et avoir soumis tous les habitants jusqu’au lac Lynkos [frontière entre l’Illyrie à l’ouest et la Macédoine à l’est, aujourd’hui le lac Prespa, frontière entre l’Albanie à l’est et la Macédoine du Nord et la Grèce à l’ouest], retourna en Macédoine. Il conclut avec les Illyriens une paix glorieuse et s’acquit une grande reconnaissance auprès des Macédoniens pour avoir relevé les affaires du royaume grâce à sa valeur. Mais les habitants d’Amphipolis n’aimaient pas Philippe II. Celui-ci prétexta plusieurs motifs pour engager la guerre, il marcha contre eux à la tête d’une puissante armée, il approcha des murs ses machines de guerre, lança des assauts vigoureux et réguliers, et ouvrit à coups de bélier une brèche par laquelle il pénétra dans la ville, il s’en rendit maître après avoir tué beaucoup d’ennemis. Il condamna à l’exil tous ceux qui lui étaient hostiles, et traita les autres avec humanité. La possession de cette cité située à la frontière de la Thrace contribua beaucoup, par sa position avantageuse, à l’accroissement de la puissance de Philippe II", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.8 ; "Les Athéniens demandaient Amphipolis à Philippe II, alors en guerre contre les Illyriens. Il ne rendit pas cette cité aux Athéniens, il la laissa libre. Les Athéniens s’en contentèrent. Mais quand Philippe II eut dompté les Illyriens, ayant à sa disposition des forces plus grandes, il reprit Amphipolis en méprisant les Athéniens", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.17). C’est un grand succès tactique qui prouve que l’armée de Philippe II est autant capable de conquérir des villes que de gagner des batailles rangées en plaine, et c’est un grand succès stratégique puisque le contrôle d’Amphipolis permet indirectement de contrôler Athènes, plus exactement d’affaiblir la flotte athénienne dont les trières dépendent des bois balkaniques transitant par Amphipolis (en prenant définitivement le contrôle de cette cité, le Macédonien Philippe II accomplit le projet que le Spartiate Brasidas a raté en -422). Durant l’hiver -358/-357, Philippe II prolonge sa victoire stratégique contre les Athéniens en envoyant ses troupes vers le port de Pydna et vers Potidée, qui sont occupés par une garnison athénienne depuis la campagne de Timothée en -364/-363 que nous avons racontée précédemment. Une fois de plus, les compétences poliorcétiques de l’armée macédonienne permettent de conquérir ces deux places en très peu de temps (à comparer aux années nécessaires à Athènes pour conquérir la même cité de Potidée au début de la deuxième guerre du Péloponnèse dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C., et aux années nécessaires à Sparte pour conquérir Olynthe à l’époque d’Amyntas III). Et une fois de plus, Philippe II manœuvre très astucieusement en ménageant les habitants de ces deux cités, et en confiant l’administration de Potidée aux Olynthiens voisins : de cette façon, il tempère l’inimitié que les Olynthiens entretiennent depuis des décennies envers les Macédoniens, autrement dit il mine les relations entre Olynthe et Athènes, qui perd son hégémonie en Chalcidique après avoir perdu son hégémonie à Amphipolis ("Peu après [la prise d’Amphipolis], [Philippe II] soumit Pydna, s’allia avec les Olynthiens et promit de leur confier Potidée que les Olynthiens convoitaient depuis longtemps. La cité des Olynthiens était importante, sa population conditionnait les chances de la guerre, elle constituait un enjeu de taille pour quiconque visait l’hégémonie. Pour cette raison, les Athéniens et Philippe II multiplièrent leurs efforts pour attirer Olynthe dans leur camp. Finalement Philippe II prit d’assaut Potidée, chassa de cette ville la garnison athénienne qu’il traita avec humanité et la renvoya à Athènes, redoutant encore le peuple athénien, leur autorité, la gloire de leur cité. Il vendit les habitants de Pydna comme esclaves et livra la cité et les territoires alentours aux Olynthiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.8). Au printemps -357, ne craignant plus de représailles d’Athènes, qui à cette date commence à endurer la guerre dite "sociale" dont nous parlerons un peu plus loin, Philippe II étend son influence vers l’est, au-delà d’Amphipolis, jusqu’à la région côtière en face de Thassos. Il rebaptise le village de chercheurs d’or Krenidès récemment créé, en "Philippes/F…lippoi" (site archéologique à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de port de Kavala), et le transforme en camp de travail forcé pour tous ses opposants politiques. Pour l’anecdote, c’est à proximité de ce lieu que se déroulera la célèbre bataille en automne -42 entre d’un côté Brutus et Cassius et de l’autre côté Marc-Antoine et Octave ("La cité de Philippes s’appelait autrefois “Datos”, puis “Krenidès” en référence aux nombreuses sources bouillonnantes alentours ["Krhn…dej", littéralement "les Sources"]. Philippe II la fortifia, la jugeant comme une excellente forteresse contre les Thraces, et il l’appela “Philippes” d’après son nom. Elle est située sur une colline escarpée, sa taille coïncide avec celle du sommet de cette colline. Au nord se trouvent les bois par où Rhascoupolis [chef thrace] conduisit l’armée de Brutus et de Cassius [en -43]. Au sud se trouve un marais se prolongeant jusqu’à la mer. A l’est sont les gorges des Sapéens et des Korpiliens [tribus thraces]. A l’ouest s’étend une belle plaine très fertile, et les cités de Myrkinos et Drabescos et le fleuve Strymon à environ trois cent cinquante stades", Appien, Histoire romaine XVI.105). Diodore de Sicile insiste sur le haut intérêt financier de cette région, qui apporte à Philippe II l’or nécessaire pour entretenir son armée et corrompre ses ennemis ("Ensuite [après la soumission de Pydna et Potidée] [Philippe II] prit Krenidès, dont il augmenta la population en lu donnant son nom : “Philippes”. Dans cette région se trouvent des mines d’or produisant des très faibles revenus : il en poussa l’exploitation au point d’en tirer annuellement plus de mille talents, qui furent à l’origine de la richesse et de la puissance grandissante du royaume macédonien. Il frappa une monnaie d’or appelée “philippique” d’après son nom, qui lui permit d’enrôler beaucoup de mercenaires, et aussi de corrompre une multitude de Grecs afin qu’ils trahissent leur patrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.8). Justin quant à lui insiste sur la nature concentrationnaire des cités nouvelles de Philippe II, dont Philippes est l’archétype ("Tels les pasteurs qui changent à chaque saison le pâturage de leurs troupeaux, Philippe II déplaçait des populations entières, il peuplait ou dépeuplait des régions selon son caprice. Ces émigrations provoquèrent partout des spectacles très tristes, des images de ruine totale. Elles ne s’opéraient dans le tumulte de villes prises d’assaut, les murs ne retentissaient pas du bruit des armes ni des cris furieux de l’ennemi, on ne ravissait ni les biens ni les personnes, mais partout régnait une amertume muette, une sombre douleur. La crainte de paraître rebelle étouffait les larmes. La douleur s’irrite quand elle se cache, plus elle est réprimée plus elle devient profonde. Les malheureux promenaient leurs regards sur les tombeaux de leurs pères, sur leurs anciennes demeures où ils avaient reçu et donné la vie, ils pleuraient d’avoir vécu jusqu’à ce jour, ils plaignaient leurs enfants de n’être pas nés plus tard. Les uns étaient placés sur les frontières pour les défendre contre les ennemis, les autres étaient relégués aux extrémités du royaume, les prisonniers de guerre servaient à repeupler des cités. Ainsi, de tant de peuples divers, se forma une seule nation, un seul empire", Justin, Histoire VIII.5-6). Callistrate, co-fondateur de Krenidès, doit fuir à nouveau quand Philippe II accapare ce site. Pris de folie, il croit que les Athéniens ont oublié sa condamnation, ou qu’ils sont disposés à la réviser : au lieu de se réfugier en Chersonèse comme Athénodore (le lieutenant de Charidèmos d’Orée et co-fondateur de Krenidès), il retourne à Athènes, où il est immédiatement arrêté et exécuté ("Quel vieillard parmi nous a oublié Callistrate ? Quel jeune homme n’en a pas entendu parler ? Cet individu, condamné à mort par la cité, a pris la fuite. Sur la réponse d’un oracle de Delphes disant que “s’il revenait à Athènes il trouverait les lois”, il est revenu à Athènes. Il s’est réfugié près de l’autel des douze dieux, et il a subi sa condamnation. Et c’était justice. Car pour un coupable, “trouver les lois” signifie “être puni”", Lycurgue, Contre Léocratès 93).


Dans notre alinéa précédent, nous avons dit qu’Alexandre de Phères, dont la puissance en Thessalie a été ruinée par sa défaite face à Pélopidas en -363, a été assassiné peu après par ses beaux-frères guidés par sa propre femme. A la suite de cet événement, l’anarchie s’est répandue dans toute la Thessalie. La dynastie des Aleuades de Larissa a appelé Philippe II à l’aide. Ce dernier répond dans le second semestre -357, sous l’archontat d’Agathoclès selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVI.9), il s’impose en médiateur et en rassembleur au milieu des Thessaliens divisés, davantage par son Logos que par ses armes. Il crée ainsi l’union entre Macédoniens et Thessaliens qui l’aidera beaucoup jusqu’à la fin de son règne, et qui perdurera sous le règne de son fils Alexandre ("En Grèce, le tyran Alexandre de Phères fut assassiné par la trahison de sa propre femme Thébée et par les frères de celle-ci, Lycophron et Tisiphon. Les meurtriers furent d’abord honorés comme tyrannicides. Mais par la suite ils changèrent de conduite : ils se payèrent des mercenaires et se proclamèrent nouveaux tyrans. Après avoir tué un grand nombre de leurs adversaires et formé une armée considérable, ils s’emparèrent du pouvoir par la force. Les Aleuades, qui par leur noble origine jouissaient d’une grande réputation parmi les Thessaliens, dénoncèrent les tyrans. Mais n’étant pas assez forts pour les combattre, ils appelèrent à leur secours Philippe II roi des Macédoniens. Philippe II entra en Thessalie, battit les tyrans, délivra les cités et s’attira l’affection de tous les Thessaliens. A partir de cette époque, Philippe II puis son fils Alexandre eurent dans toutes leurs expéditions les Thessaliens comme alliés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.14 ; "Désirant devenir maître de la Thessalie, Philippe II ne déclara pas la guerre aux Thessaliens, il profita des divisions entre Pelinna et Pharsale, et entre Phères et Larissa, car tout le pays partagé en factions prenait parti pour les uns ou pour les autres. Philippe II apporta son aide à ceux qui lui en demandaient, et quand il vainquait il ne ruinait pas les vaincus, il ne les désarmait pas, il ne rasait pas leurs murailles. En résumé il nourrit les divisions au lieu de les apaiser, en protégeant les faibles et en abaissant les forts, en suscitant l’amour des populations, en favorisant leurs orateurs. Philippe II devint maître de la Thessalie par des artifices et non pas par les armes", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.19 ; nous ne retenons pas la version de Justin qui dit que les Thessaliens "étaient en paix", que Philippe II s’est jeté sur eux "à l’improviste" sans véritable raison, et n’explique pas comment Philippe II a pu souder aussi fortement à son armée macédonienne ces Thessaliens soi-disant injustement agressés ["Après avoir tué plusieurs milliers d’Illyriens, [Philippe II] s’empara de la célèbre cité de Larissa. La Thessalie était en paix, il s’y jeta à l’improviste, non pas pour la piller mais pour joindre à ses troupes les excellents cavaliers de ce pays et créer, par cette union, une armée invincible", Justin, Histoire VII.6] ; l’épisode suivant évoqué par Polyen se rapporte peut-être à l’intervention de Philippe II en Thessalie contre un Aleuade de Larissa : "Arrivé à Larissa, Philippe II voulut abaisser les membres des Aleuades. Pour les vaincre, il feignit la maladie, afin de les capturer quand ils viendraient le voir. Mais l’Aleuade Boiskos devina le guet-apens, et le stratagème échoua", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.11). Selon la Vie de Philippe II de Satyros déjà citée, Philippe II renforce cette union en épousant simultanément une "Nikèsipolis" originaire de Phères et une "Philinna" originaire de Larissa. La première lui donnera une fille : Thessaloniki, la seconde lui donnera un fils : Arrhidaios ("A chaque guerre, Philippe II s’offrait une nouvelle épouse. Satyros dit, dans sa Vie consacrée à ce roi : “Durant ses vingt-deux années de règne, il épousa l’Illyrienne Audata qui lui donna une fille : Kynanè, Phila la sœur de Derdas et de Machatas, deux thessaliennes afin de se concilier le peuple thessalien : Nikèsipolis de Phères qui lui donna Thessaloniki et Philinna de Larissa qui lui donna Arrhidaios […]”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.5 ; le nom de "Nikèsipolis" mère de Thessaloniki est confirmé incidemment par Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.3 ; le nom "Thessaloniki" célèbre le succès de Philippe II en Thessalie puisqu’il combine les mots "Thessalie/Qessal…a" et "victoire/n…kh" ; "Arrhidaios était fils de Philippe II et d’une vulgaire courtisane nommée “Philinna”", Plutarque, Vie d’Alexandre 77). La même année -357, Philippe II opère un rapprochement entre la Macédoine et l’Epire, région de la Grèce entre la Thessalie à l’est, la Macédoine occidentale au nord, la mer Ionienne à l’ouest et l’Acarnanie au sud, plus précisément il lie la couronne des Argéades à la dynastie épirote des Molosses en épousant Olympias, fille du roi Néoptolème Ier ("Les droits du sang appelèrent au trône Tharypas encore en bas âge, seul rejeton de cette illustre famille [de Pyrrhos fils d’Achille]. On veilla soigneusement sur l’enfant, auquel le peuple désigna des tuteurs, on l’envoya étudier à Athènes. Plus éclairé que ses ancêtres, il sut mieux qu’eux gagner l’amour de ses sujets. Le premier il donna à l’Epire des lois, un sénat, des magistrats annuels, un gouvernement régulier […]. De son fils Néoptolème Ier naquirent Olympias mère d’Alexandre le Grand, et Alexandre qui porta après lui la couronne de l’Epire et alla batailler et mourir dans le Brutium en Italie", Justin, Histoire XVII.3 ; "Olympias, mère d’Alexandre, était fille de Néoptolème Ier qui, comme Arymbas, était fils d’Alcétas Ier fils de Tharypas", Pausanias, Description de la Grèce, I, 11.1). Le royaume d’Epire était dirigé par une double monarchie incarnée par Néoptolème Ier et son frère Arymbas ("Les Epirotes n’eurent qu’un seul roi jusqu’à Alcétas Ier fils de Tharypas. Ses fils, d’abord divisés, s’accordèrent finalement pour partager le pouvoir, et ils observèrent fidèlement leurs conventions", Pausanias, Description de la Grèce, I, 11.3). Néoptolème Ier est mort récemment, laissant un fils : Alexandre, et deux filles : Olympias et Troada. Au lieu de reconnaître son neveu Alexandre comme nouveau co-roi, Arymbas a voulu magouiller pour accaparer tout le pouvoir, il a écarté du trône le jeune Alexandre, il a épousé sa nièce Troada, et il a incité Philippe II à épouser Olympias dans l’espoir que celui-ci lui offre une aide militaire afin de s’imposer sur tout l’Epire. Mais Philippe II est plus malin : il épouse Olympias, et il gardera tous les pouvoirs pour lui-même en chassant Arymbas, qui mourra en exil avec sa nièce-épouse Troada et leur fils Eacide, futur père du célèbre Pyrrhos qui menacera Rome au début du IIIème siècle av. J.-C. ("Après ces heureux succès [en Thessalie], [Philippe II] épousa Olympias, fille de Néoptolème Ier le roi des Molosses, incité par Arymbas frère du père d’Olympias et époux de sa sœur Troada. Le mariage causa la ruine et les malheurs de ce dernier : il crut étendre sa puissance par l’amitié de Philippe II, qui l’en dépouilla et le laissa vieillir en exil", Justin, Histoire VII.6). En d’autres termes, le mariage avec Olympias équivaut à une annexion de l’Epire au royaume de Macédoine. La personnalité d’Olympias tranche avec celle des autres femmes partageant la couche de Philippe II, plus ou moins potiches : Olympias est aussi excessive qu’Eurydice la mère de Philippe II, elle s’immisce dans les affaires politiques de son mari - et plus tard dans les affaires de son fils Alexandre, et encore plus tard dans les affaires des diadoques -, fomentant des alliances, des complots, des meurtres. Par exemple, pour favoriser son propre fils Alexandre à succéder à Philippe II, elle n’hésitera pas à droguer à son insu Arrhidaios le fils de sa concurrente Philinna, jusqu’à endommager gravement son cerveau et en faire un déficient mental ("Arrhidaios était fils de Philippe II et d’une vulgaire courtisane nommée “Philinna”. Mais il était déficient mental suite à une grave maladie qui ne relevait pas du hasard ou d’un vice naturel : comme enfant il avait manifesté un caractère aimable et un esprit élevé, Olympias lui donna des breuvages qui altérèrent son tempérament et troublèrent sa raison", Plutarque, Vie d’Alexandre 77). Dans la mémoire collective, elle est restée comme prêtresse d’un énigmatique culte à mystères associé à l’île de Samothrace, probablement un syncrétisme entre l’ancien culte asianique à la déesse-mère Kubaba/Cybèle et le culte sémitique à la déesse de l’amour Ishtar/Astarté importé à l’ère mycénienne, se traduisant par des danses lascives avec des serpents symboles de fécondité et d’abondance ("On raconte que les femmes locales [d’Epire] sont possédées depuis toujours par l’esprit d’Orphée et par la fureur de Dionysos. [...] Olympias, plus livrée que les autres femmes à ces élans fanatiques, y mêlait des usages encore plus barbares, elle traînait souvent après elle, dans les chœurs, des serpents qui se glissaient hors de leurs corbeilles et de leurs vans mystiques et s’entortillaient autour des thyrses, jetant l’effroi parmi les assistants", Plutarque, Vie d’Alexandre 2 ; "On dit que Philippe II encore jeune fut initié aux Mystères de Samothrace par Olympias, alors une enfant orpheline de son père et de sa mère, dont il tomba amoureux. Après avoir obtenu le consentement d’Arymbas, frère de celui-ci, il l’épousa", Plutarque, Vie d’Alexandre 2). Philippe II et Olympias donnent naissance à Alexandre III à l’été -356, précisément dans le troisième quart de juillet -356. Cette date est sûre car Plutarque dit que l’événement a lieu au début du mois d’hecatombaion, soit mi-juillet à mi-août dans le calendrier chrétien, pendant les cent sixièmes Jeux olympiques de l’été -356. Pour l’anecdote, la naissance d’Alexandre est également contemporaine de l’incendie du temple d’Artémis à Ephèse ("Alexandre naquit le six du mois d’hecatombeion, que les Macédoniens appellent “loos” ["lîoj"], le jour même où le temple d’Artémis fut brûlé à Ephèse. Hégésias de Magnésie [orateur et historien au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C.] a une remarque si froide sur cet incendie, qu’elle aurait pu l’éteindre : “Le temple a brûlé parce qu’Artémis était occupée ce jour-là auprès d’Olympias pour la naissance d'Alexandre”. Tous les mages alors à Ephèse, persuadés que l’incendie du temple préludait à un plus grand malheur, coururent dans les rues en se frappant le visage, en criant que ce jour avait enfanté le plus grand fléau de l’Asie. Philippe II était à Potidée quand il reçut trois heureuses nouvelles : la première était la victoire de Parménion sur les Illyriens dans une grande bataille, la deuxième était le prix remporté par son char à la course des Jeux olympiques, la troisième était la naissance d’Alexandre", Plutarque, Vie d’Alexandre 3 ; "Philippe de Macédoine reçut le même jour trois nouvelles heureuses : la première, son char avait remporté le prix de la course aux Jeux olympiques, la deuxième, son lieutenant Parménion avait battu les Dardaniens, la troisième, sa femme Olympias lui avait donné un fils. Il leva les mains au ciel et s’écria : “O Fortune, inflige-moi une disgrâce pour compenser tant de bonheur !”, tant il savait que la Fortune rechigne toujours aux grandes prospérités", Plutarque, Consolation à Apollonios ; "On sait que la nuit de l’incendie du temple de Diane [équivalent d’Artémis chez les Romains] d’Ephèse, Olympias mit au monde Alexandre, et que le lendemain à l’aube les mages crièrent que cette nuit “avait apporté le malheur et le fléau de l’Asie”", Cicéron, De la divination I.23), provoqué de manière délibérée par un fada désirant laisser son nom à la postérité en accomplissant un acte spectaculaire ("Le temple d’Artémis, bâti d’abord d’après les plans de Chersiphron puis agrandi par ceux d’un autre architecte, fut incendié par un nommé “Erostrate”", Strabon, Géographie, XIV, 1.22 ; "Voici un exemple où la passion de la gloire alla jusqu’au sacrilège. Un homme voulut incendier le temple de Diane à Ephèse afin que la destruction de ce magnifique ouvrage répandît son nom dans tout l’univers. Il avoua cette intention insensée quand il fut sur le chevalet. Les Ephésiens eurent la sagesse d’abolir par décret la mémoire de cet homme exécrable, mais l’éloquent Théopompe l’a nommé dans ses livres d’Histoire", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.14, Exemples étrangers 5). Par une simple soustraction, on déduit qu’Alexandre a été conçu neuf mois plus tôt, à la fin de l’automne -357, l’union entre la Macédoine et l’Epire via le mariage entre Philippe II et Olympias s’inscrit donc dans le prolongement de la campagne heureuse de Philippe II en Thessalie à la belle saison -357. On note que le couple aura un autre enfant, une fille nommée "Cléopâtre", qui scellera l’annexion de l’Epire au royaume de Macédoine puisque Cléopâtre épousera en -336 son oncle Alexandre fils de Néoptolème Ier et frère d’Olympias, surnommé "le Molosse" pour le distinguer de son homonyme neveu - devenu beau-frere ! - Alexandre "le Grand". Alexandre le Molosse recevra le titre de roi d’Epire par la grâce de Philippe II, mais sans réel trône et sans réel pouvoir, il délaissera vite son épouse-nièce Cléopâtre et la Grèce pour aller tenter l’aventure en Italie contre les Romains ("[Cléopâtre] était sœur d’Alexandre qui avait conquis la Perse, fille de Philippe II fils d’Amyntas III, et femme d’Alexandre [le Molosse, roi d’Epire] qui avait combattu en Italie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.37). Diodore de Sicile raconte qu’en -356, sous l’archontat d’Elpinès, Philippe II doit affronter une coalition de Thraces et d’Illyriens, et les vainc facilement ("Les trois rois de Thrace, de Péonie et d’Illyrie, s’étaient ligués pour attaquer Philippe II. Ces rois voisins de la Macédoine jalousaient l’accroissement de la puissance de Philippe II et, comme ils n’étaient plus assez forts pour le combattre séparément, ils s’étaient unis dans l’espoir de le vaincre facilement. Ils étaient encore occupés à rassembler leurs troupes quand Philippe II parut, tomba sur les ennemis en désordre et épouvantés, et les força à se soumettre aux Macédoniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.22), cela renseigne beaucoup sur la puissance que Philippe II s’est acquise en quelques années (en -360 quand il est monté sur le trône de Macédoine, il n’avait même pas les moyens de batailler contre les Thraces et les Illyriens séparément, et quatre ans plus tard il est capable de les écraser simultanément). Cette victoire sur les Illyriens en -356 mentionnée par Diodore de Sicile doit certainement être mise en relation avec le succès d’un stratège de Philippe II dont le nom apparaît pour la première fois et promis à un grand avenir, Parménion, sur la tribu illyrienne des Dardaniens, installés sur le territoire actuel du Kosovo, succès que Plutarque (au paragraphe 3 de sa Vie d’Alexandre et dans sa Consolation à Apollonios précités) date de la naissance d’Alexandre en juillet -356.


L'extraordinaire émergence du royaume de Macédoine dans les affaires générales de la Grèce a pour causes profondes ses potentialités géographiques et économiques et les réformes initiées à la fin du Vème siècle av. J.-C. par Archélaos que nous avons décrites au début du présent alinéa. Les causes immédiates sont la personnalité de Philippe II et l'outil militaire qu'il s'est créé. Sa personnalité, d'abord. Philippe II méprise le savoir pour le savoir, l'honnêteté, la droiture, le respect inconditionnel aux hommes et aux choses, il méprise aussi l'inaptitude, l'arrogance, la couardise, l'hypocrisie, l'argent, la propriété ("[Philippe II], préférant les combats aux fêtes, n'employait ses immenses trésors qu'à des expéditions militaires. Plus habile à acquérir qu'à conserver ses rapines, il fut continuellement pauvre. Il usait pareillement de la clémence et de la perfidie, tout lui semblant légitime pour arriver à la victoire. Par des discours séduisants et trompeurs, il promettait plus qu'il ne voulait tenir. Le sérieux, la gaîté, tout en lui était calculé. En amitié, l'intérêt et non l'affection lui servait de règle. Caresser un ennemi, supposer des torts à un ami, diviser deux alliés, les flatter tour-à-tour l'un et l'autre, était sa politique ordinaire. Son élocution, vive et brillante, pleine d'éclat et de finesse, mêlait la simplicité à l'élégance", Justin, Histoire IX.8 ; "Philippe II a accompli davantage de grandes actions que tous les rois de la Macédoine l'ayant précédé et suivi. Mais pour être juste, on doit le considérer comme un stratège malveillant, car il ne respectait aucun serment et violait tous les traités qu'il signait, il fut l'homme le plus malhonnête", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 7.5). Les gens qui l'entourent reçoivent un nouveau titre aulique : ils sont appelés "Amis/F…loj" du roi, ils se caractérisent par leur délabrement moral ("Théopompe écrit dans son livre XLIX [de ses Philippiques] : “Philippe maintenait à distance les gens réservés et honnêtes, qui conduisaient leurs affaires en bon ordre. Il honorait et vantait les gens prodigues passant leur vie dans les jeux de hasard et à boire, non seulement il leur en procurait les moyens mais encore il les autorisait à commettre toutes sortes d'injustices et d'infamies. De quelle action honteuse, de quelle violence ne furent-ils pas coupables ? Quelle qualité, quel mérite trouvait-on chez eux ? Originellement hommes, ils se rasaient et s'épilaient, et ceux qui avaient encore la barbe participaient à leur stupre, ils se promenaient partout avec deux ou trois gitons et les aidaient à s'apprêter. L'entourage de Philippe II était constitué non pas d'Amis mais d'Amies, non pas de soldats mais de paillassons. Portés naturellement aux assassinats, ces dépravés étaient les femmes de leurs compagnons, ils ignoraient la sobriété et se plaisaient dans l'ivresse, au lieu de vivre honnêtement ils pillaient et tuaient, ils méprisaient le respect de la vérité et des engagements et considéraient le parjure et la tromperie comme des grandes actions. Insouciants sur ce qu'ils avaient, ils cherchaient avec cupidité ce qu'ils n'avaient pas, alors même qu'ils possédaient une partie de l'Europe. Ces Amis, qui n'étaient pas plus de huit cents, jouissaient en effet de revenus équivalents à ceux de dix mille gros propriétaires terriens”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.77) autant que par leurs dépenses et leur appétit de conquêtes, d'aventures jusqu'au-boutistes ("Théopompe donne les détails suivants dans son livre LII [de ses Philippiques], sur l'intempérance et la vie licencieuse de Philippe II et de ses Amis : “Devenu maître de grandes richesses, Philippe II fit davantage que les prodiguer : il les jeta absurdement par les fenêtres. Lui et ses gens furent les pires des économistes. Aucun membre de son entourage ne vivait de façon réglée, ne savait conduire une maison avec ordre. Il fut l'origine de cela. Insatiable d'un côté, dépensier sans limites de l'autre, il laissait tout au hasard, et ne possédait que pour donner. Passant toutes ses journées sous les armes, il n'avait pas pas le temps de compter ses revenus et de calculer ses dépenses. On doit ajouter que ses Amis provenant de partout semblaient avoir été jetés auprès de lui sans raison : les uns autochtones, les autres de Thessalie, les autres encore de Grèce, étaient admis sans discernement, sans mérite, Grecs ou étrangers, celui-ci impudique, celui-là sacrilège ou effronté sans borne. Tels étaient presque tous ceux désignés comme “Amis de Philippe II” qu'on trouvait réunis en Macédoine. Et ceux qui n'arrivaient pas tels, ne tardaient pas à les imiter, entraînés par la conduite et les usages des Macédoniens : les guerres et les expéditions militaires d'une part, les dépenses immodérés d'autre part, les incitaient vite aux dérèglements et à la débauche, comme d'authentiques brigands”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.62). L'historien Théopompe, contemporain des faits, conscient du charisme rassembleur de Philippe II mais lucide sur ses débauches avec ses courtisans ("Philippe II, le père d'Alexandre, était aussi ivrogne, selon Théopompe dans son livre VI [de ses Philippiques]. Dans un autre passage de la même œuvre, il dit : “Philippe II était fougueux et s'exposait témérairement au danger, poussé autant par sa nature que par l'ivresse, car en effet il buvait beaucoup, et sous l'emprise du vin il volait au secours des siens et les tirait du danger”. Dans son livre LIII, le même historien raconte ce qui se passa à Chéronée [après la bataille de -338 dont nous parlerons plus loin] après que les ambassadeurs athéniens se furent retirés : “Philippe II convoqua ses compagnons, des joueuses d'aulos, le citharède Aristonikos, l'aulète Dorion, tous ceux qui buvaient habituellement avec lui. Il emmenait partout ces personnages, avec tous leurs instruments, pour les repas et les assemblées. Grand buveur et exhubérant, il était accompagné d'une foule de bouffons, de musiciens, et d'autres gens de même type pour l'égayer par leurs prestations. Ayant passé bruyamment toute la nuit à boire et à s'enivrer, il autorisa tout ce monde à le quitter au petit matin, pour aller continuer sa débauche chez les ambassadeurs athéniens”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.46), dit que l'adhésion des Thessaliens aux ambitions panhelléniques de Philippe II repose précisément sur les jouissances physiques et sociales que Philippe II leur prodigue ("Théopompe dit dans son livre XXVI [de ses Philippiques] : “Philippe II, sachant que les Thessaliens vivaient sans règle et sans mesure, les forma par sa compagnie. Cherchant à leur plaire en tout, dansant, s'enivrant, il n'eut aucune limite à ses débauches. Naturellement bouffon, continuellement ivre, tendu exclusivement vers la satisfaction de ces plaisirs, il chercha les hommes toujours disposés à la raillerie, à placer un bon mot avec finesse, à provoquer le rire par leurs discours ou par leur attitude. C'est ainsi, par des coteries familières plus que par des cadeaux, qu'il s'attacha la plupart des Thessaliens qu'il invita auprès de lui”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.76). Valère Maxime rapporte une anecdote très significative : dans on-ne-sait-quel contexte une femme innocente est condamnée par Philippe II ivre, au lieu de se lamenter celle-ci a l'audace de demander réparation à Philippe II "quand il aura dessoûlé", en reconnaissance de cette audace Philippe II atténue sa condamnation. Valère Maxime souligne combien en cette circonstance l'ivrognerie de Philippe II n'a altéré en rien sa raison, son intérêt et la justice, puisque derrière ses manières rustres il a finalement récompensé l'audace contre la faiblesse, la subtilité contre les jérémiades, le courage offensif contre la timidité résignée ("Philippe II, roi de Macédoine, alors ivre, condamna injustement une femme étrangère. Elle cria contre ce jugement. Quand Philippe II lui demanda à qui elle s'adressait, elle répondit : “A Philippe, quand il aura dessoûlé !”. Cette protestation dissipa les fumées du vin. Le roi revint de l'ivresse à la raison, et, après un examen plus attentif de l'affaire, porta une sentence plus équitable. Ainsi cette femme arracha une justice qu'elle n'avait pu obtenir initiallement, sa liberté de parole lui fut plus secourable que son innocence", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VI.2, Exemples étrangers 2). L'outil militaire, ensuite. Les théoriciens militaires modernes veulent toujours calquer la phalange grecque de la fin de l'ère classique et de l'ère hellénistique sur la légion romaine, ils la décomposent en unités plus petites, en s'appuyant notamment sur le paragraphe 68 livre V de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide qui explique qu'à la bataille de Mantinée en -418 l'armée spartiate était formée de "loches/lÒcoj", elles-mêmes formées de quatre "pentekosties/penthkostÚj", elles-mêmes formées de quatre "énomoties/™nwmot…a", ils pensent que cette organisation spartiate en -418 était standard non seulement à Sparte mais encore dans toute la Grèce jusqu'à l'ère impériale romaine. Mais nous savons que c'est faux. Dans notre récit de l'expédition des Dix Mille en -401/-400, nous avons vu que les Grecs n'ont suivi aucun ordre à l'aller entre Sardes et Kounaxa, et ils n'ont respecté l'ordre imposé par Xénophon au retour entre Kounaxa et Trabézonte que parce qu'ils y étaient plus ou moins obligés face aux autochtones kardouques puis arméniens, et encore ! cet ordre mis en place par Xénophon était très différent, beaucoup plus souple dans sa structure et dans son fonctionnement, que celui des Spartiates à Mantinée deux décennies plus plus tôt. La vérité est que la phalange inventée par le Thébain Epaminondas, qui s'est illustrée pour la première fois à Leuctres en -371, est exactement l'opposé de la formation divisionnaire de l'armée spartiate ou de la légion romaine : elle rassemble toutes les unités en un bloc soudé, comme un rouleau compresseur, elle vise l'effet de masse, elle veut pulvériser, éclater, écraser, disloquer, piétiner l'adversaire sur un point précis ("Tant que la phalange conserve son ordonnancement, avec toute sa puissance de choc, aucune troupe ne peut lui résister de front et s'empêcher de reculer sous la pression", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 29.1), et non plus disperser et affaiblir les manœuvres sur toute la largeur du champ de bataille. Et telle sera justement la cause des défaites de la phalange (à Cynocéphales en -197, puis à Magnésie-du-Sipyle en hiver -190/-189, puis à Pydna en -168) face la légion romaine : les cohortes, manipules, centuries et décuries des légionnaires s'écarteront face aux phalangistes attaquant en bloc, s'épuisant à courir et botter dans le vide, devenant une cible facile pour les légionnaires finalement réunis qui les harcèleront, les encercleront, les traqueront et les achèveront l'un après l'autre. La création et le développement de la phalange macédonienne sont sujets à discussions chez les hellénistes, dont les conclusions récentes sont les suivantes. En -360, quand Philippe II a accédé au trône, il disposait déjà d'un outil militaire puisque c'est justement l'existence de cet outil militaire, seule force capable de contrer les menaces illyriennes, péoniennes et athéniennes sur la Macédoine à cette date, qui l'a conduit sur le trône à la place de son neveu Amyntas IV. La création de cet outil militaire remonte donc à avant -360. Or, nous l'avons vu, avant -360 Philippe II n'était rien : il a été éjecté de Pella par Euphrée l'éminence grise de Perdiccas III, relégué à la frontière macédonienne, sans moyens financiers pour entretenir une grosse armée. L'armée de Philippe II en -360 était nécessairement une armée de pauvre, constitué de soldats de fortune, équipés très modestement à peu de frais. Lors de ses quelques années de jeunesse passées à Thèbes comme otage, Philippe II a compris la fonction offensive de la phalange thébaine : elle agit comme une lame de cutter pour percer un point de la ligne adverse, puis elle se retourne vers les ennemis survivants qu'elle rabat vers le gros de l'armée thébaine, tel un marteau sur une enclume. Philippe II a créé pareillement une troupe d'élite chargée de percer un point de la ligne adverse, mais il n'avait pas l'argent nécessaire pour créer et entretenir une armée servant d'enclume. Il a donc improvisé avec les faibles moyens à sa disposition. On devine que la "troupe d'élite" jouant le rôle de lame de cutter et du marteau était en réalité une troupe d'aventuriers va-t-en-guerre, fantassins équipés à la légère, comme les peltastes d'Iphicrate, pour deux raisons : primo Philippe II n'avait pas les moyens financers de leur payer un lourd bouclier, une lourde épée, encore moins un cheval, secundo cela permettait de gagner en vitesse et en agilité sur le champ de bataille, afin de contraindre l'adversaire à reculer vers le gros de l'armée. Le gros de l'armée jouant le rôle de l'enclume, quant à lui, selon les hypothèses récentes des hellénistes, devait être réduit à une quasi immobilité en attendant que la troupe d'élite accomplisse sa tâche de rabattement, et équipés encore plus légèrement. Plus précisément, les hellénistes sont intrigués par la "sibyna/sibÚna" que Suidas, encyclopédiste du Xème siècle, dans l'article Sibyna S363 de sa Lexicographie, décrit comme un javelot utilisé par les Romains à l'ère impériale. Selon Festius, grammairien du milieu de l'ère impériale, la sibyna n'est pas une arme romaine mais illyrienne, et originellement elle n'était pas un javelot mais une longue lance similaire à un pieu, Festius s'appuie sur une citation d'Ennius, poète latin du début du IIème siècle av. J.-C. prouvant que la sibyna remonte au moins au milieu de l'ère hellénistique ("Les Illyriens appellent ainsi une lance semblable à un pieu. Ennius dit : “Les Illyriens résistent en perçant avec leurs sibynas”", Festius, De la signification des mots, Sibyna). Les hellénistes supposent que la sibyna était simplement un long morceau de bois, taillé dans un tronc d'arbre solide pour lui assurer une grande résistance, et en même temps léger pour pouvoir être porté sans effort (peut-être le frêne ?), dont l'extrémité était taillé en pointe, utilisé par les Illyriens à la chasse de deux manières : soit le chasseur illyrien utilisait la sibyna pour maintenir le gibier à distance afin de se prémunir de ses attaques et le pousser progressivement vers un filet ou vers un fossé, soit des rabatteurs effrayaient le gibier pour l'inciter à courir vers l'endroit où le chasseur illyrien l'attendait à l'affut avec sa sibyna afin que l'animal s'embroche dessus, dans le premier cas la sibyna était un outil défensif et son porteur était mobile, dans le second cas elle était un outil offensif et son porteur était immobile. L'emploi de la sibyna à ce double usage lors de la chasse est passé du monde illyrien au monde macédonien et s'est maintenu au moins jusqu'à la mort de Philippe II en -336, comme le prouve la fresque ornant la façade de la tombe de Philippe II exhumée à Aigai/Vergina par les archéologues en 1977, qui montre des chasseurs macédoniens attaquant ou achevant un cerf, une biche, un fauve et un ours au moyen d'une longue lance similaire à la sibyna rustique décrite par Fabius. Les hellénistes supposent que Philippe II a adopté cet outil de chasse pour en faire un outil militaire. Trop démuni pour armer lourdement ses hommes, et doutant de leur efficacité dans les premières batailles, Philippe II s'est contenté de donner une sibyna à chacun et de leur dire : "Vous tenez cette sibyna à l'horizontale, comme à la chasse au sanglier, sans bouger, vous attendez que moi et ma troupe d'élite rabattions l'ennemi vers vous, et quand vous verrez apparaître l'ennemi traqué par nous, vous continuerez à tenir fermement votre sibyna afin qu'il s'embroche dessus, vous n'avez rien à faire, et vous n'avez rien à craindre tant que vous resterez ferme à votre place, moi et ma troupe d'élite nous chargeons des opérations sur le terrain, et à la fin vous participerez avec nous à peu de frais à l'extermination de l'ennemi et aux lauriers de la victoire" (en d'autres termes, la sibyna est avantageuse économiquement puisqu'elle remplace l'épée et le bouclier, le bois dans lequel elle est taillé est présent partout en Macédoine, et sa fabrication ne nécessite pas des grandes compétences techniques). Ensuite, au fil des campagnes, les soldats ordinaires trouvant de plus en plus frustrant le fait de ne pas participer activement aux batailles, et par ailleurs de mieux en mieux équipés grâce aux butins accumulés, se sont enhardis en s'engageant toujours plus avant, tandis que la sibyna grossièrement taillée s'est affinée, a reçu une pointe en métal (on voit cela sur la célèbre fresque romaine de la maison du Faune dans le quartier VI de Pompéi, représentant Alexandre et Darius III lors de la bataille d'Issos ou de la bataille de Gaugamèles, copie d'une fresque grecque remontant au IIIème siècle av. J.-C.), pour devenir la "sarisse/s£risa", mot d'origine discutée apparaissant pour la première fois incidemment au paragraphe 18 de la Vie de Pélopidas de Plutarque, quand celui-ci évoque la bataille de Chéronée en -338, lance gigantesque dont l'historien Polybe dit qu'à la fin du règne de Philippe II elle mesurait seize coudées de long, soit plus de sept mètres (une coudée équivaut à environ quarante-cinq centimètres). Les rôles ont peu à peu évolué. Dans les premières années de règne de Philippe II, la phalange était constituée d'une troupe d'élite active et le gros de l'armée était inactif en attendant que la troupe d'élite achève le percement et l'enveloppement de l'ennemi, puis au cours du temps le gros de l'armée est devenu plus actif tandis que les tâches de la troupe d'élite ont changé : les fantassins qui composaient cette dernière sont devenus des cavaliers, ils se sont répartis aux deux ailes pour servir de moteur au gros de l'armée, comme les roues fortifiés d'un tank, l'une indiquant la direction à suivre, l'autre s'assurant que le gros de l'armée ne flanche pas et marche bien dans cette direction, et, entre ces deux corps de cavalerie, la masse des bouseux effrayés et passifs porteurs d'une sibyna est devenue une masse de fantassins téméraires et entreprenants porteurs d'une sarisse. Au IIème siècle av. J.-C., Polybe décrit le fonctionnement de la phalange qu'il a observé de ses propres yeux. La sarisse s'est raccourcie puisqu'elle mesure désormais quatorze coudées, soit un peut plus de six mètres, mais son utilisation reste la même qu'à l'époque des dernières années de Philippe II. La première rangée de phalangiste tient la sarisse à l'horizontale, comme la sibyna jadis. La deuxième aussi. Les troisième, quatrième et cinquième pareillement. Toutes les sarisses des cinq premiers rangées dépassent largement le devant de la phalange, à cause de leur longueur, et se renforcent mutuellement ("Quand la phalange est en ordre serré, prête au combat, chaque homme occupe avec ses armes un espace de trois pieds [unité de mesure équivalant à environ trente centimètres : chaque soldat occupe donc une superficie d'environ un mètre carré]. La sarisse, longue originellement de seize coudées [unité de mesure équivalant à environ quarante-cinq centimètres], a été ensuite réduite à quatorze coudées par nécessité. Quatre coudées correspondent à la portion de hampe entre les mains du porteur, il faut aussi retirer la partie qui derrière lui sert de contrepoids à la partie avancée devant lui. En fin de compte, la sarisse dépasse de dix coudées devant chacun des hoplites, quand ceux-ci marchent à l'ennemi. Il résulte de cela que les sarisses des deuxième, troisième et quatrième rangs avancent bien au-delà du premier rang, et que celles du cinquième dépassent encore de deux coudées", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 29.2-5). Le devant de la phalange s'apparente ainsi à une monstrueuse faux de moissonneuse-batteuse. Derrière la cinquième rangée, les phalangistes portent leur sarisse à quarante-cinq degrés, l'inclinaison se verticalise plus on s'éloigne des premiers rangs : cette disposition crée une sorte de toit au-dessus de la phalange, qui casse la force et la course des projectiles envoyés par l'ennemi ("Les hommes alignés au-delà du cinquième rang ne peuvent pas utiliser leurs sarisses pour porter des coups à l'ennemi. C'est pourquoi, au lieu de les abaisser chacun à l'horizontale, ils les tiennent la pointe en l'air, inclinée vers les épaules du soldat de devant, afin de protéger toute la formation contre les traits arrivant au-dessus d'elle", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 30.2-3). L'effet de bloc est renforcé par la dynamique de l'assaut : le soldat au milieu de la phalange est contraint d'aller jusqu'au bout par les camarades qui l'entourent, il ne peut pas s'échapper pendant l'assaut, ni dévier sa course à cause de son camarade de droite et de son camarade de gauche qui l'obligent à courir droit devant, ni ralentir à cause de son camarade de derrière qui le pousse à courir au même rythme, voire à accélérer ("Par le simple poids de leur corps, [les soldats alignés au-delà du cinquième rang] exercent sur les rangs qui les précèdent une pression qui, lorsque le heurt se produit, accroît la violence du choc et ôte aux hommes de tête toute possibilité de faire volte-face", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 30.4). Le soldat au milieu de la phalange est pris dans une nasse, engagé dans un mouvement général qui le dépasse et le contraint à regarder devant, à concentrer toutes ses forces sur devant, et sa vie ne lui appartient plus, sa vie appartient à la logique du pile-ou-face : soit il embroche les ennemis sur sa sarisse et il survivra, soit dans les aléas du mouvement général il croise la pointe d'une lance ennemie et s'y embrochera sans pouvoir se dérober. Quand on essaie en pensée de se mettre à la place du soldat au milieu de la phalange, on comprend mieux pourquoi les phalangistes des premiers rangs étaient les plus fous, les plus alcoolisés, les plus suicidairement enthousiastes : les phalangistes les plus exposés devant et au milieu de la phalange devaient vraiment être cinglés ou bourrés ou nihilistes ou hallucinés pour offrir ainsi leur vie au destin. On comprend mieux aussi pourquoi les survivants de ces charges phalangistes sont apparus comme des êtres prédestinés, des héros, des protégés des dieux aux yeux de leurs contemporains et de la postérité : sortir vivant d'une charge de la phalange est déjà un coup de chance, mais sortir vivant de deux charges, de trois charges, de cinq, dix, vingt charges de la phalange, ce n'est plus de la chance, c'est la preuve qu'on est soutenu par une transcendance toute-puissante, par le sens de l'Histoire, par la volonté des dieux. Cela raccorde avec ce que nous venons de dire sur les Amis du roi, qui sont les soldats les plus exaltés sur le champ de bataille : leur cerveau embrouillé par le vin et leur appétit irraisonné de conquêtes leur permettent de se jeter dans la fournaise sans se poser trop de questions, en entraînant les hésitants, la mort qui les embroche sur une lance ennemie les délivre d'une vie misérable, la survie au milieu des cadavres amis et ennemis les transforme au contraire en héros guidés par les dieux, respectés et révérés. La technique d'attaque reprend celle de la phalange thébaine, en l'améliorant. A l'époque d'Alexandre le Grand existe un régiment d'élite de quelques centaines de combattants d'élite, l'"Agéma/Aghma", dont le nom dérive probablement d'"¥gw/mener, conduire", rappelant le Bataillon Sacré thébain : on soupçonne que cet Agéma est une création de Philippe II, calquée sur le Bataillon Sacré qu'il a vu à l'œuvre quand il était otage à Thèbes pendant sa jeunesse. Sous le règne d'Alexandre, lors des batailles du Granique en -334, d'Issos en -333, de Gaugamèles en -331, de l'Hydaspe en -326, l'Agéma jouera le même rôle que le Bataillon Sacré à Leuctres et à Mantinée : il sera l'élément moteur orientant le combat vers la droite ou vers la gauche comme la lame de la guillotine ou comme la pointe du cutter, déséquilibrant la ligne de front et entraînant le gros de la phalange vers l'endroit où il estimera que l'ennemi sera le plus faible. Les combattants d'élite de l'Agéma ont des auxiliaires portant leurs armes, les "hypaspistes/Øpaspist»j", littéralement "qui porte/ØpÒ l'aspis/¢sp…j", lourd bouclier rond. On retrouvera ces hypaspistes dans l'armée d'Alexandre, jouant un rôle décisif dans les batailles. Le butin qu'ils tireront de la smala de Darius III après la victoire à Issos en -333 servira à embellir leurs armes, après cette date ils seront désignés non plus comme "hypaspistes" mais comme "argyraspides/¢rgÚraspij", littéralement "qui porte un aspis/¢sp…j d'argent/¥rguroj". Les argyraspides se structureront peu à peu en un corps particulier, qui survivra à Alexandre. En -316, trois mille argyraspides vétérans des campagnes d'Alexandre et de Philippe II, toujours vaillants malgré leur grand âge ("[Les argyraspides] étaient les plus vieux soldats, ils avaient servi sous Philippe II et sous Alexandre, tels des athlètes invincibles ils n'avaient jusqu'alors jamais essuyé le moindre échec. La plupart d'entre eux avaient dépassé les soixante-dix ans, les plus jeunes n'en avaient pas moins de soixante", Plutarque, Vie d'Eumène 16 ; "[Les argyraspides] étaient d'un âge avancé, mais leur expérience du combat leur donnaient une audace et une dextérité que personne ne pouvait contenir, ils n'étaient que trois mille mais constituaient le fer de lance de toute l'armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.30), anéantiront l'armée de novices d'Antigone le Borgne et apporteront la victoire à Eumène de Cardia, avant de trahir ce dernier et d'être finalement capturés, dispersés et éliminés par Antigone le Borgne. On déduit que les hypaspistes du temps de Philippe II, originellement simples accompagnateurs de l'Agéma pendant les batailles, ont été progressivement utilisés comme leurs lieutenants afin d'encadrer la phalange, en utilisant leurs aspis/boucliers pour protéger les flancs de la phalange et en même temps pour dissuader les phalangistes de déserter au moment des assauts, puis comme chefs de la phalange. L'entrainement militaire de tous ces hommes, membres de l'Agéma ou du corps des hypaspides ou simples phalangistes, est très dûr et très strict, totalement opposé aux licences que Philippe II autorise, et même favorise, dans la vie civile ("Philippe II exerçait ses troupes dans l'optique du péril, par des marches de trois cents stades entièrement équipés, c'est-à-dire à porter casque, bouclier, jambières, sarisse et aussi les vivres et les ustensiles du quotidien", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.10 ; "Informé qu'un notable tarentin qu'il avait enrôlé se servait des bains chauds, Philippe II lui retira son commandement en lui disant : “Tu sembles ignorer les mœurs des Macédoniens : chez nous, même les femmes qui viennent d'accoucher se lavent à l'eau froide”", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.1 ; "Pendant la guerre contre les Thébains, Philippe II apprit que ses capitaines Aeropos et Damasipos avait introduit dans le camp une instrumentiste publique. Il les expulsa tous deux de son royaume", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.3 ; "Philippe II s'exerçait à la palestre avec le pancratiaste Ménègétès. Les soldats qui l'entouraient commencèrent à lui réclamer leurs gages. A cette époque Philippe II n'avait plus d'argent. Il s'avança trempé de sueur, se frotta de poussière, et leur dit avec un visage souriant : “O camarades, c'est pour cela que je m'exerce, pour pouvoir vaincre les barbares, dont la défaite m'apportera de quoi récompenser vos services”. Puis il tapa dans ses mains et courut à travers ses soldats pour aller plonger dans une piscine. Les Macédoniens éclatèrent de rire. Le roi resta dans l'eau avec Ménègétès, à jouer à s'éclabousser au visage, si longtemps que les soldats las de l'attendre se retirèrent l'un après l'autre. Philippe II évoqua souvent cette ruse dans ses moments d'ivresse, en se félicitant d'avoir par ce moyen éludé l'importunité des réclamations", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.6).


En -355, tel le dérisoire assassinat de François-Ferdinand d'Autriche à Sarajevo qui dégénérera en guerre mondiale, un incident a lieu entre la Phocide et Thèbes, qui entraînera toutes les anciennes grandes cités grecques dans une catastrophe et fera de Pella la nouvelle puissance hégémonique. Le point de départ est l'état désastreux des finances thébaines. La politique expantionniste guerrière d'Epaminondas a coûté cher, et les caisses de Thèbes sont vides. Thèbes a besoin de trouver une nouvelle source de revenus. La Phocide pourrait être cette source. Sur le territoire phocidien se trouve le sanctuaire panhellénique de Delphes, à la fois lieu de pèlerinnage et banque de la Grèce puisque tous les Grecs viennent y solliciter l'aide du dieu Apollon via sa Pythie et toutes les cités viennent y déposer leurs trésors. Contrôler la Phocide, c'est contrôler tous les flux de personnes et de biens à destination ou au départ du sanctuaire : en établissant des péages tout autour, Thèbes résoudrait facilement ses problèmes financiers. Les Thébains invoquent un prétexte bidon pour justifier la guerre contre la Phocide et l'invasion du territoire : ils accusent les Phocidiens d'avoir insulté le dieu Apollon en transformant en jardin potager une portion du territoire de Delphes considérée sacrée et inviolable depuis l'époque de Solon au VIème siècle av. J.-C. ("L'année où Callistratos fut archonte d'Athènes [en -355/-354], les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Caius Plotius. A cette époque éclata la guerre sacrée, qui dura neuf ans. Le Phocidien Philomélos, audacieux et pervers, s'empara du temple de Delphes et alluma cette guerre dont voici l'origine. Après la défaite des Spartiates à la bataille de Leuctres [en -371], les Thébains reprochèrent aux Spartiates d'avoir occupé La Cadmée et leur intentèrent un grand procès devant le Conseil amphictyonique, ils obtinrent leur condamnation à une forte amende [nous avons évoqué cette accusation de Thèbes contre Sparte dans notre précédent alinéa]. Les Phocidiens furent également condamnés par le Conseil amphictyonique à une amende de plusieurs talents pour avoir accaparé et cultivé les terres sacrées de Cirrha [port de Delphes, sur la côte de golfe de Crissa/Corinthe, en contrebas du mont Parnasse]. Comme cette amende ne fut pas payée, les hiéromnémons portèrent plainte au Conseil amphictyonique. Ils demandèrent, si les Phocidiens ne restituaient pas les biens sacrés, qu'un embargo soit instauré contre le pays des spoliateurs sacrilèges. Plus généralement, les hiéromnémons demandèrent que tous les condamnés (sous-entendu les Spartiates) payassent leurs amendes sans délai sous peine d'être rejetés par tous les Grecs. Les amphictyons rendirent une sentence dans le sens de cette requête, et les Grecs la ratifièrent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.23). L'un des dirigeants phocidiens nommé "Philomélos" a bien compris la manœuvre thébaine, et il refuse de se soumettre au chantage : jugeant que l'attaque est la meilleure des défenses, au lieu de demander à ses compatriotes de se retirer de ce territoire sacré et de demander pardon, il leur propose d'annexer tout le territoire en question ("Le territoire des Phocidiens allait être mis sous anathème, quand le notable phocidien Philomélos signifia à ses compatriotes qu'ils ne pourraient jamais s'acquitter d'une peine aussi exhorbitante, qu'en se laissant lâchement anathémiser ils mettraient leur propre survie en jeu, et que la décision des amphictyons était très injuste puisque l'énormité de la condamnation était disproportionnée par rapport à la petitesse du terrain sacré en question. Il leur conseilla donc de considérer cette sentence sans objet, il ajouta que les Phocidiens avaient des motifs valables de récuser les amphictyons puisque la possession et le patronage de Delphes appartenaient aux Phocidiens depuis toujours, il cita pour preuve le plus ancien et le plus grand des poètes, Homère, évoquant “les chefs des Phocidiens, Schedios et Epistriphos” [Illiade II.517] propriétaires de “Cyparissos et la rocheuse Pytho” [Illiade II.519], selon lui le patronage de l'oracle appartenait incontestablement aux Phocidiens par héritage. Philomélos proposa de conclure cette affaire si ses concitoyens acceptaient de le nommer stratège avec les pleins pouvoirs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.23). Les Phocidiens sont d'accord. Ils députent vers Sparte, où Archidamos a pris la succession de son père Agésilas II sous le nom d'"Archidamos III". Ayant un gros compte à régler contre les Thébains, n'ayant pas digéré la défaite humiliante de Leuctres, la double invasion de la Laconie par Epaminondas, la ruine de leur hégémonie sur la Grèce au profit des Thébains, les Spartiates apportent leur soutien aux Phocidiens, qui prennent d'assaut Delphes ("Craignant l'exécution de la sentence prononcée contre eux, les Phocidiens nommèrent Philomélos stratège. Investi de pouvoirs illimités, celui-ci accomplit sa promesse. D'abord il se rendit à Sparte où il s'entretint secrètement avec Archidamos III roi des Spartiates, il lui dit qu'ils devaient lutter ensemble pour annuler les décrets des amphictyons dirigés également contre les Spartiates, il lui annonça son intention de prendre Delphes et, en cas de réussite, d'effacer les décrets des amphictyons. Archidamos III accueillit favorablement la proposition, il répondit que dans l'immédiat il ne pouvait pas soutenir ouvertement cette entreprise mais qu'en sous-main il l'aiderait de toutes les manières possibles, en argent ou en troupes. Ainsi Philomélos reçut quinze talents de la part du roi, il y ajouta une somme à peu près équivalente tirée de sa propre fortune, il enrôla des mercenaires étrangers et mobilisa mille peltastes d'élite parmi les Phocidiens. Ensuite il entra en campagne. Sa forte armée vint occuper le temple où officiait l'oracle, elle tua les Thracides, gardiens de Delphes, qui voulaient lui résister, et vendit leurs biens aux enchères. […] Philomélos effaça les décrets amphictyoniques des colonnes où ils étaient gravés, et en détruisit toutes les traces. Puis il proclama qu'il était venu non pas dans l'intention sacrilège de profaner le temple, mais pour revendiquer le patronage héréditaire des Phocidiens sur les lieux et pour annuler les injustes décrets des amphictyons", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.24). C'est un événement qui marque la conscience collective grecque, et servira de pivot à plusieurs historiens antiques ("Dèmophilos fils de l'historien Ephore commence à la prise du temple de Delphes et au pillage de l'oracle par le Phocidien Philomélos le récit de la guerre sacrée que son père avait laissé inachevé. Cette guerre dura onze ans, jusqu'à l'extermination de ceux qui avaient trempé dans ce sacrilège. Callisthène, auteur des Helléniques en dix livres, termine cette œuvre avec la profanation de Delphes par le Phocidien Philomélos. Diyllos d'Athènes commence son Histoire à la même époque et embrasse en vingt-sept livres tous les événements qui se sont déroulés en Grèce et en Sicile", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.14 ; nous ne retenons pas la version de Douris de Samos, qui prétend que la guerre entre Thébains et Phocidiens est provoquée par le rapt d'une femme, dont aucun autre historien ne parle ["La guerre sacrée, selon Douris dans le livre II de ses Histoires, fut déclenchée par une femme mariée appelée “Théano” d'origine thébaine, qui fut enlevée par un Phocidien. Comme celle de Troie, cette guerre dura une dizaine d'années, elle s'acheva quand Philippe II s'allia aux Thébains pour s'emparer de la Phocide", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.10]). Recourant à la menace, Philomélos obtient de la Pythie un oracle favorable, qui justifie a posteriori l'accaparement du sanctuaire de Delphes par les Phocidiens ("Après avoir pris le temple, Philomélos ordonna à la Pythie de s'asseoir sur le trépied et de prophétiser selon le rite traditionnel. La prophétesse répliqua que selon le rite traditionnel l'oracle répondait debout [cette réplique est ambiguë, au sens figuré elle signifie : "Dans le rite traditionnel, qui existait jusqu'à hier avant que tu envahisses Delphes, la Pythie répondait librement, et non pas sous la menace"], alors Philomélos la contraignit de force à s'installer sur le trépied. La Pythie, par allusion à cet excès de violence, déclara que Philomélos “peut faire tout ce qu'il veut”. Il fut satisfait de cet oracle, qu'il interpréta dans un sens favorable. Aussitôt il l'inscrivit et publia partout que le dieu [Apollon] lui avait permis de “pouvoir faire tout ce qu'il voulait”. Ensuite il convoqua une assemblée où, après avoir répété la réponse de la Pythie, il exhorta la foule à avoir confiance en lui, et il se prépara à la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.27). Les Athéniens, qui ont aussi un gros compte à régler contre les Thébains, mêlent leur voix à celle des Spartiates et approuvent l'acte des Phocidiens. Thèbes tient son mobile pour commencer la guerre, dite "sacrée" en dépit des motivations clairement politiques des cités impliquées ("Philomélos députa ses amis les plus habiles vers Athènes, vers Sparte et vers Thèbes, et d'autres vers toutes les cités importantes de la Grèce, chargés d'expliquer que Philomélos s'était emparé de Delphes non pas pour s'approprier les trésors sacrés mais simplement pour revendiquer le patronage du temple qui appartenait depuis toujours aux Phocidiens. Il se déclara prêt à répondre à tous les Grecs s'interrogeant sur les trésors, en communiquant à tous ceux qui le voudraient un inventaire exact du poids et du nombre des offrandes. Il engagea ceux qui étaient hostiles aux Phocidiens à les rejoindre ou à rester neutres. Les députés s'acquittèrent de leur mission. Les Athéniens, les Spartiates et quelques autres cités grecques s'allièrent à Philomélos et promirent de lui envoyer des secours. Les Béotiens, les Locriens, et d'autres peuples adoptèrent une position opposée, ils déclarèrent la guerre aux Phocidiens pour venger le dieu", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.27). Les Thébains poussent les Thessaliens à les rejoindre ("Les Béotiens, poussés par leur piété envers les dieux, et par leur intérêt à maintenir les sentences des amphictyons, envoyèrent à leur tour une députation aux Thessaliens et aux autres membres du Conseil amphictyonique pour les supplier de lutter ensemble contre les Phocidiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.28). N'ayant pas les effectifs suffisants face aux Thébains et aux Thessaliens, les Phocidiens sont contraints de recruter des mercenaires. Pour les payer, Philomélos commet alors un authentique sacrilège : il puise dans les trésors entreposés dans le sanctuaire de Delphes. Avec ses nouvelles troupes, en -354 sous l'archontat de Diotimos il envahit le pays des Locriens alliés des Thébains pour les contraindre à redevenir neutres ("Quand il apprit que les Béotiens avançaient avec une puissante armée contre les Phocidiens, Philomélos réunit un grand nombre de mercenaires. Ayant besoin d'argent pour subvenir aux frais de guerre, il fut contraint de toucher aux offrandes sacrées et de spolier le temple. Une foule de soldats étrangers se joignirent à lui, en grande partie attirés par la promesse d'une forte paie. Aucun homme de foi ne souscrivit à cette guerre, tandis que les impies accoururent cupidement sous le drapeau de Philomélos, qui parvint ainsi à former dans l'urgence une armée conséquente mais sacrilège. A la tête de plus de dix mille fantassins et cavaliers, Philomélos pénétra sur le territoire des Locriens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.30 ; "Lors de la guerre des Thébains et des Thessaliens contre les Phocidiens, Philomélos demanda le commandement de l'armée en promettant la victoire. Nommé stratège, il soudoya des troupes étrangères, et, ayant accaparé les trésors sacrés, il les employa avec effronterie pour son propre profit. Ainsi il changea en tyrannie une autorité reçue par élection", Polyen, Stratagèmes V.45). Les Phocidiens vainquent les Locriens, puis les Thessaliens accourus à leur secours. Mais un gros contingent de Thébains surgit ("Les Locriens, alliés des Béotiens, résistèrent [à Philomélos]. Un combat de cavalerie s'engagea, que les Phocidiens remportèrent. Peu après, six mille Thessaliens se joignirent à eux en Locride. Ils livrèrent aux Phocidiens un combat près d'une hauteur appelée “Argolan” [lieu inconnu], et furent défaits. Mais les Béotiens apparurent avec une armée de treize mille hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.30). Les Phocidiens sont écrasés. Philomélos se suicide afin de ne pas tomber dans les mains de ses adversaires ("L'avant-garde [béotienne] provoqua l'engagement. La mêlée devint terrible. Les Béotiens, très supérieurs en nombre, mirent les Phocidiens en déroute. Comme la retraite s'effectuait dans un pays difficile constellé de précipices, beaucoup de Phocidiens et de mercenaires périrent. Philomélos combattit courageusement, mais, criblé de blessures, il gagna une hauteur escarpée et sans issue où il fut encerclé. Redoutant les outrages de la captivité, il se jeta lui-même dans le vide, vengeant par sa mort le dieu [Apollon] offensé. Son lieutenant Onomarchos lui succéda dans le commandement, il se retira avec les restes de l'armée et recueillit les fuyards", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.31). Il est remplacé par un nommé "Onomarchos" qui milite pour la poursuite de la guerre l'année suivante, sous l'archontat de Thoudèmos en -353/-352 ("L'année où Thoudèmos fut archonte d'Athènes [en -353/-352], les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Marcus Popilius. […] Profitant d'un répit, les Phocidiens retournèrent à Delphes et se réunirent avec leurs alliés pour délibérer sur la conduite de la guerre. Les plus sages inclinèrent pour la paix. Les impies, les audacieux et les ambitieux étaient de l'avis opposé, et regardèrent autour d'eux pour trouver un orateur appuyant leurs coupables desseins. Onomarchos se leva. Dans un discours habilement préparé, il insista sur la nécessité de continuer l'entreprise commencée, et exhorta la foule à la guerre, en pensant à son propre intérêt plutôt qu'à l'intérêt commun puisqu'il avait été condamné personnellement par les amphictyons à une très forte amende qu'il n'avait pas encore payée. Estimant que la guerre était préférable à la paix, il excita par des raisons spécieuses les Phocidiens et leurs alliés à poursuivre le projet de Philomélos. Onomarchos fut proclamé stratège suprême, rassembla une foule de mercenaires, remplit les rangs que les morts avaient vidés, augmenta son armée d'un grand nombre de soldats étrangers, leva des troupes auxiliaires et accomplit tous les autres préparatifs nécessaire à la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.32). Onomarchos poursuit le pillage du sanctuaire de Delphes pour payer les soldats, et surtout pour corrompre certains membres du camp adverse, dont le Thessalien Lycophron de Phères, l'un des beaux-frères meurtriers d'Alexandre de Phères, qui a pris sa succession ("Onomarchos fabriqua beaucoup d'armes avec le bronze et le fer dérobés dans le temple. Avec l'or et l'argent, il frappa une monnaie qu'il distribua aux cités alliées et aux citoyens les plus influents. Il corrompit aussi nombre d'ennemis en engageant les uns dans son parti et en priant les autres de ne pas s'impliquer. L'amour de l'argent, fléau des hommes, aplanit toutes les difficultés. Chez les Thessaliens, il corrompit les plus acharnés contre lui et s'assura leur neutralité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.33).


Pendant ce temps, en Perse, en hiver -359/-358, Artaxerxès III Ochos a succédé à son père. On ignore la date exacte, on ignore aussi le contexte, on sait seulement que des membres de la Cour ne l'aiment pas, dont Artabaze qui se rebelle contre lui. Dans notre alinéa précédent, nous avons mentionné Artabaze comme soutien à Artaxerxès II contre le rebelle Datamès, nous avons dit qu'Artabaze a été battu par Datamès sous l'archontat de Molon en -362/-361 (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.90-91 précité). Que s'est-il passé pour qu'Artabaze, dévoué au Grand Roi Artaxerxès II en -362/-361, devienne un opposant à son fils Artaxerxès III Ochos quand celui-ci le remplace sur le trône de Perse trois ans plus tard ? Mystère. Artabaze s'est retranché avec ses deux beaux-frères rhodiens Memnon et Mentor dans sa lointaine satrapie de Phrygie hellespontique, à la frontière nord-ouest de l'Empire perse, juste en face des côtes européennes de Thrace où sévit l'aventurier Charidèmos d'Orée déjà signalé. Démosthène raconte qu'après avoir trahi le stratège athénien Timothée et avoir été acquitté malgré tout par les Athéniens en -364/-363, Charidèmos est allé offrir ses services au roi thrace odryse Kotys. Quand il entend parler de la révolte d'Artabaze contre Artaxerxès III Ochos après l'hiver -359/-358, il passe sur le continent asiatique. Artabaze vient d'être capturé on-ne-sait-comment par Autophradatès le satrape de Lydie (son ancien compagnon d'armes contre le rebelle Datamès du temps d'Artaxerxès II, comme nous l'avons vu dans notre alinéa précédent ; nous apprenons la capture d'Artabaze par Autophradatès grâce à une incidence de Démosthène, Contre Aristocratès 154), loyal à Artaxerxès III Ochos. Charidèmos se contente donc de discuter avec Memnon et Mentor, il leur propose de mettre sa bande de mercenaires et lui-même à leur service contre Artaxerxès III Ochos. Memnon et Mentor acceptent. Charidèmos amène sa bande en Phrygie hellespontique… et trahit aussitôt Memnon et Mentor en accaparant et en pillant plusieurs cités en Troade (dont Troie/Ilion : "[Charidèmos] est passé en Asie, où Artabaze venait d'être capturé par Autophradate. Il s'est mis avec sa bande au service des deux beaux-frères d'Artabaze [Memnon et Mentor], en prêtant son serment et en recevant le leur. Puis, au mépris de ces serments, profitant que personne ne se méfiait de lui dans la région parce que tous le croyait un ami, il s'est emparé de Skepsis, Kebren et Ilion", Démosthène, Contre Aristocratès 154 ; "Les gens d'Ilion razziaient le territoire que contrôlait Charidèmos. Il captura un esclave qui pillait avec les gens d'Ilion, et le convainquit de lui livrer la cité avec des cadeaux. Deux ou trois fois, il lui confia un grand nombre de bêtes et de prisonniers à emmener vers la cité, les gardiens les partagèrent et eurent confiance en cet homme, ils le laissèrent sortir de nuit plusieurs fois avec d'autres citoyens, soi-disant pour amasser d'autres butins, en réalité pour les livrer à Charidèmos. Ce dernier prit ainsi beaucoup d'habitants, il les dépouilla de leurs vêtements, qu'il donna à ses soldats. Ces derniers, bien armés, avec un butin incluant des chevaux, furent envoyés vers la cité. Les gardiens ouvrirent les portes. Les soldats entrèrent avec les chevaux, tuèrent les gardiens et se rendirent maîtres des autres habitants. De sorte qu'on peut dire plaisammant qu'Ilion fut prise une seconde fois grâce à un cheval [allusion au cheval de bois rempli de soldats grecs que les Troyens ont amené dans leur cité, provoquant leur perte, à la fin de l'ère mycénienne]", Polyen, Stratagèmes III.14 ; "Charidèmos d'Orée contrôlait plusieurs places en Eolide. En guerre contre Artabaze, il devait payer ses troupes. Les habitants qu'il imposait prétendirent qu'ils ne possédaient plus grand-chose. Charidèmos ordonna à une cité qu'il soupçonnait de cacher des richesses, de transporter sous sa propre surveillance argent et meubles précieux dans un endroit sécurisé. Les habitants ne se méfièrent pas. Quand le convoi de leurs biens fut à distance de leur cité, il y puisa ce dont il avait besoin, et renvoya le reste à leurs propriétaires. Dans les cités sous sa dépendance, Charidèmos publia une interdiction pour tout citoyen de posséder des armes à domicile, il sembla à dessein ne pas donner suite à cette interdiction, les habitants en conclurent qu'elle ne serait pas tenue et qu'ils pouvaient conserver des armes à domicile, mais soudain il organisa une inspection à domicile et tous les détenteurs d'armes furent amendés", pseudo-Aristote, Economique 1352). Autophradatès libère son pair Artabaze (sur rançon ? ou spontanément ?), qui n'est naturellement pas satisfait de la gestion de sa satrapie par ses beaux-frères Memnon et Mentor pendant son absence. Artabaze rassemble ses troupes satrapiques et assiège Charidèmos… qui envoie une lettre à l'Athénien Kèphisodotos, probablement l'archonte éponyme en -358/-357, pour le supplier de venir l'aider avec une escadre de trières contre la promesse, quand il sera délivré, de contribuer à reconquérir la totalité de la Chersonèse avec sa bande de mercenaires au profit d'Athènes ("Maître de ces places [en Troade], [Charidèmos] s'est affaibli par une imprudence qu'on ne commet pas quand on a rien, surtout quand on prétend être un stratège : ne possédant aucun port, aucun moyen de convoyer du blé pour alimenter ses troupes, ni aucun approvisionnement à l'intérieur de ces places, il s'est retranché dans leurs forteresses au lieu de razzier du butin. Il a commis un crime supplémentaire. Artabaze, remis en liberté par Autophradatès, s'est mis en mouvement avec des forces réunies et ravitaillées en blé depuis la Haute-Phrygie, la Lydie et la Paphlagonie qui lui était soumise. Charidèmos a compris qu'il serait assiégé, vaincu par la famine ou par un autre moyen. Alors (cette idée lui a-t-elle été suggérée, ou l'a-t-il conçue par lui-même ?) il a vu qu'une dernière puissance était encore capable de le sauver, celle qui sauve tout le monde. Laquelle ? Vous, ô Athéniens, votre générosité, ou n'importe quel autre terme qui vous caractérise. Dans cette optique, il vous a envoyé la lettre que je dois vous lire, où il vous promettait la restitution de la Chersonèse", Démosthène, Contre Aristocratès 155). Memnon et Mentor craignent une intervention athénienne, ils poussent Artabaze à laisser partir Charidèmos sans combattre, sans lui réclarer dédommagement. C'est ainsi que Charidèmos échappe à la vengeance des Perses par la simple peur d'une intervention des Athéniens. Remercie-t-il ces derniers en retour ? Que nenni ! Il repasse sur le continent européen, retrouve le roi Thrace Kotys, et il n'aide pas les Athéniens à reconquérir la Chersonèse, au contraire : quand Kèphisodotos arrive à la tête d'une escadre de trières parce qu'il n'a pas été informé de la libération de Charidèmos, ce dernier se dresse contre lui en assiégeant avec Kotys pendant plusieurs mois les dernières places de Chersonèse encore contrôlées par les Athéniens ("Memnon et Mentor, beaux-frères d'Artabaze, étaient des hommes jeunes, et l'alliance d'Artabaze avait été pour eux un bonheur inespéré. Ils voulaient gouverner le pays en paix et être honorés de tous, sans faire la guerre ni s'exposer au péril. Ils ont obtenu d'Artabaze que Charidèmos ne serait pas puni, qu'il serait expulsé après sa reddition, après lui avoir expliqué que vous prendriez la défense de Charidèmos et qu'il n'était pas en capacité de s'opposer à vous. Ainsi sauvé contre toute attente et tout espoir, Charidèmos sans notre intervention est passé en Chersonèse après sa reddition. Il aurait pu marcher contre Kotys qui, disait-il, “s'effondrerait à son approche”, œuvrer à vous restituer la Chersonèse, mais il s'est remis au service de Kotys, et il a assiégé Krithotè et Eléonte, les dernières places qui vous restaient", Démosthène, Contre Aristocratès 157-158) ! Kotys est assassiné dans des circonstances troubles (par des opposants désireux de signer la paix avec Athènes ? ou par Charidèmos désireux de prolonger la guerre ?). Son fils Kersoblepte est trop jeune pour régner, Charidèmos lui sert de tuteur, autrement dit Charidèmos a alors tous les pouvoirs en territoire odryse pour stopper les hostilités et effacer toutes ses trahisons passées en offrant à Athènes la Chersonèse et la réconciliation et l'alliance des Thraces odryses. Mais non. Il continue la guerre ("Kotys a été tué par Python, qui vous a débarrassé d'un ennemi et d'un homme malveillant. Kersoblepte, qui règne aujourd'hui, était encore jeune, comme tous les fils de Kotys. Charidèmos avec sa bande était maître des événements. Képhisodotos est venu comme stratège avec la lettre de Charidèmos, en même temps que vos trières, pour défendre Charidèmos à l'époque où Artabaze n'avait pas encore résolu de l'épargner. Dans cette situation, ô Athéniens, quelle attitude doit adopter un ami sincère ? Charidèmos ne pouvait pas prétendre être sous l'emprise de ce stratège, puisque lui-même l'a sollicité, l'a préféré à vous, lui a envoyé la lettre en question. Après la mort de Kotys, comment aurait-il dû agir, étant maître des événements ? N'aurait-il pas dû vous rendre le pays, puis s'entendre avec vous pour établir un nouveau roi en Thrace, saisir l'occasion pour montrer ses bonnes dispositions envers vous ? C'est mon avis. A-t-il fait cela ? Pas du tout. Pendant sept longs mois, il nous a combattu en permanence", Démosthène, Contre Aristocratès 163-164). Pour l'anecdote, ces faits nous sont connus par un observateur direct nommé "Euthyklès", pour qui Démosthène écrit son discours Contre Aristocratès, participant à l'expédition de Kèphisodotos : cet Euthyklès commande l'une des trières de l'escadre athénienne ("Je vous assure, les dieux sont témoins, que j'hésiterais à porter cette accusation [contre Aristocratès] si je n'avais pas honte de l'indifférence et du silence sur les complots contre les lois par certains hommes, alors que naguère quand j'étais triérarque dans l'Hellespont j'ai accusé sans peur ceux qui vous ont trahis", Démosthène, Contre Aristocratès 5), et il débarque en Chersonèse pour essayer d'y déloger les mercenaires de Charidèmos ("Nous sommes allés à Alopékonnèse en Chersonèse qui vous appartenait, un promontoire en face d'Imbros formant le point le plus éloigné de la Thrace, plein de pirates et de forbans. Nous avons commencé le siège quand Charidèmos, ayant traverse toute la Chersonèse, est venu nous attaquer et secourer pirates et forbans. Il s'est installé devant la ville, et par la persuasion autant que par la contrainte il a poussé votre stratège [Kèphisodotos] dans une voie qui ne vous était pas favorable", Démosthène, Contre Aristocratès 166-167). Kèphisodotos signe un accord avec Charidèmos sans demander leur avis à ses compatriotes. Les Athéniens n'apprécient pas. Kèphisodotos est vite rappelé et démis de sa fonction de stratège. Il est traîné au tribunal pour trahison (un comble, quand on pense que pendant ce temps le vrai traître Charidèmos est toujours en liberté en Chersonèse !). Il échappe à la peine de mort, mais il doit payer une grosse amende ("[Charidèmos] a conclu avec Kèphisodotos l'accord qui vous a tellement indignés. Dans votre colère, vous avez destitué votre stratège, vous lui avez infligé une amende de cinq talents, seulement trois voix manquaient pour qu'il soit condamné à mort", Démosthène, Contre Aristocratès 167). Pour l'anecdote encore, Eschine nous apprend incidemment que Démosthène a une raison personnelle de soutenir Euthyklès : Démosthène en personne a participé à cette expédition avec Euthyklès, il commandait la trière amirale de Kèphisodotos, Eschine ajoute que Démosthène était parmi les jurés lors du procès contre Kèphisodotos ("Dois-je vous rappeler son attitude odieuse [à Démosthène] vis-à-vis de Kèphisodotos qui commandait notre escadre en Hellespont ? Dois-je vous rappeler que le triérarque Démosthène portait le stratège sur son navire, mangeait à sa table, participait à ses libations et à ses sacrifices, privilèges qu'il devait à l'ancienne amitié entre leurs deux familles, et qu'il osa se joindre aux accusateurs voulant condamner à mort ce citoyen comme traître ?", Eschine, Contre Ctésiphon 51-52). Selon pseudo-Plutarque, Démosthène a essayé d'orienter Kèphisodotos vers Thassos, certainement pour soutenir Krènidès accaparée et rebaptisée "Philippes" par Philippe II à la même époque, au printemps -357 ("[Démosthène] conseilla aux Athéniens d'entretenir des mercenaires à Thassos, lui-même s'y rendit comme triérarque pour approvisionner la cité en blé, il fut accusé de malversation dans cet emploi mais fut absous", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 8), Démosthène veut se placer dans la lignée de son ancien mentor Callisthène (co-fondateur de Krénèdès) et de l'illustre Thucydide (qui possédait une propriété à Skaptè-Hylè près de Krenidès au siècle précédent). Les hellénistes modernes pensent que la nomination de Démosthène comme juré dans le procès contre Kèphisodotos s'explique justement par sa participation à l'expédition, et qu'il n'a pas refusé de siéger parmi les accusateurs pour tempérer ces derniers et atténuer la peine de l'accusé plutôt que pour conforter leurs accusations. Des rivalités apparaissent parmi les chefs thraces et dans la bande de Charidèmos. Un roi thrace nommé "Miltokythe", rival du défunt Kotys, est trahi par ses hommes et livré au jeune Kersoblepte. Selon l'usage, un Thrace ne peut pas exécuter un autre Thrace. Pour se débarrasser de Miltokythe, Charidèmos le livre aux Grecs de Cardia, qui, détestant les Thraces indistinctement parce qu'ils voient en eux une menace perpétuelle contre leur cité, le tuent. Le précédé de Charidèmos provoque un scandale unanime chez les Thraces. Deux chefs thraces, Bérisade et Amadokos, s'associent contre lui. Ils sont rejoints par Athénodore, co-fondateur de Krènidès (avec Callistrate) et ex-lieutenant de Charidèmos, suivis par une partie des mercenaires de Charidèmos qui désertent. Charidèmos est obligé de trouver un terrain d'entente avec Bérisade et Amadokos : le territoire des Thraces odryses sera désormais partagé entre ces deux chefs et Kersoblepte. A Athènes pendant ce temps, Chabrias est nommé nouveau stratège en remplacement de Kèphisodotos. Mais les Athéniens n'ont toujours pas compris la nature perverse de Charidèmos, qu'ils considèrent toujours comme un allié fiable, et ils n'ont plus envie de confier une escadre à leur stratège Chabrias car ils redoutent que celui-ci l'emploie selon son propre jugement comme son prédécesseur Kèphisodotos, sans référer systématiquement ses décisions à l'avis du peuple athénien : ils ne donnent aucune armée à Chabrias, seulement une trière, en espérant que Charidèmos se rangera spontanément sous ses ordres avec sa bande de mercenaires qu'Athènes continue à payer. Ce calcul est désastreux. Chabrias, n'ayant pas d'armée, ne peut pas s'imposer à Charidèmos. Athénodore, sans argent puisqu'il a rompu avec Charidèmos, ne peut pas s'assurer l'obéissance des mercenaires déserteurs, il doit se résigner à restreindre ses prétentions. Bérisade et Amadokos, sans le soutien des mercenaires déserteurs, ne peuvent pas grand-chose contre Charidèmos. En résumé, Charidèmos redevient le maître du jeu : avec l'argent envoyé par Athènes il achète le retour des déserteurs, il contraint Athénodore à rentrer dans le rang, il déchire l'accord conclu avec Bérisade et Amadokos et réimpose Kersoblepte comme unique roi odryse, et, via Chabrias, il signe avec Athènes un nouvel arrangement plus défavorable aux Athéniens que celui signé précédemment avec Kèphisodotos ("Lorsque Kèphisodotos a perdu son commandement et que l'accord qu'il avait conclu a été rejeté par vous comme inique et inacceptable, Miltokythe, qui avait des bonnes dispositions envers vous depuis toujours, a été trahi et livré par Smikythion. Sachant que Miltokythe aurait la vie sauve s'il était remis à Kersoblepte, car l'usage interdit aux Thraces de se donner la mort entre eux, le vertueux Charidèmos [sarcasme de Démosthène] a livré le prisonnier aux habitants de Cardia, vos ennemis. Ceux-ci ont pris Miltokythe et son fils, les ont conduits en pleine mer sur un navire, ont égorgé le fils sous les yeux du père, qu'ils ont jeté à l'eau ensuite. Les Thraces ont été scandalisés par cet acte, Bérisade et Amadokos se sont ligués. Athénodore a sauté sur l'occasion pour faire alliance avec eux, accroissant ses forces. Kersoblepte a du prêter serment devant vous et devant les autres rois pour que le royaume de Thrace jusqu'alors uni soit partagé entre les trois rois, et pour que ceux-ci vous restituent votre territoire [la Chersonèse]. Mais peu après, à l'époque où vous avez confié à Chabrias la conduite de la guerre, Athénodore a dû licencier ses troupes parce que vous ne lui avez envoyé ni argent ni soutien militaire, et Chabrias a pris la mer avec un seul navire. Qu'a fait Charidèmos ? Il a rompu l'accord conclu par serment avec Athénodore, poussé Kersoblepte à le rompre pareillement, et conclu avec Chabrias un nouvel arrangement pire encore que celui conclu avec Kèphisodotos. Chabrias n'avait aucune force à sa disposition. Cela explique certainement pourquoi il a tout accepté, par nécessité", Démosthène, Contre Aristocratès 169-171). Informés de cet arrangement que Chabrias, sans moyens militaires et avec une marge diplomatique réduite au minimum, a dû accepter sous la contrainte, les Athéniens commencent à comprendre que Charidèmos n'est pas fiable et qu'ils doivent réviser leur politique jusque-là prodigieusement stupide. Ils limogent Chabrias et le remplacent par Charès, avec un ultimatum : soit Charidèmos se place sans discuter sous les ordres de Charès et met ses mercenaires au service des intérêts athéniens, soit Athènes rompt tout contact avec lui, cesse de lui envoyer de l'argent, envoie cet argent à Athénodore et signe un traité avec Bérisade et Amadokos contre lui et contre Kersoblepte. Charidèmos se soumet enfin, de mauvais gré. Démosthène nous informe incidemment que cette soumission de Charidèmos à Charès date de l'intervention des Athéniens en Eubée marquant le tout début de la guerre dite "sociale" ("Suite au rapport devant le peuple, au long débat provoqué par la lecture de l'arrangement en question [entre Charidèmos et Chabrias], sans égard pour les mérites de Chabrias et pour ses amis qui le soutenaient, vous avez repoussé cet arrangement par un vote à main levée, puis, par un décret de Glaucon, vous avez décidé de nommer dix ambassadeurs parmi vous afin d'exiger de Charidèmos un nouveau serment sur l'accord conclu avec Athénodore, sous la menace de vous allier avec les deux autres rois [Bérisade et Amadokos] contre le troisième [Kersoblepte, fantoche de Charidèmos]. Les ambassadeurs sont partis. Pendant ce temps, les affaires tournaient mal, à cause des lenteurs de nos adversaires qui rechignaient à la franchise et à la loyauté dans leurs relations avec nous. Tandis que nous secourions l'Eubée, Charès avec ses mercenaires est arrivé en Chersonèse comme stratège chargé de pouvoirs extraordinaires. Charidèmos a conclu un nouveau traité avec Charès, en présence d'Athénodore et des rois, le meilleur et le plus juste de tous. Ces faits ont bien montré ce qu'était Charidèmos, opportuniste hostile, jamais franc, jamais loyal", Démosthène, Contre Aristocratès 172-173), bien daté de l'archontat de Kèphisodotos en -358/-357. Cette guerre "sociale" marque l'échec définitif du rêve des Athéniens de ressusciter la Ligue impériale ayant apporté la prospérité à leurs aïeux un siècle plus tôt. Partout les cités alliées d'Athènes se soulèvent, réclament leur autonomie, générant des tensions en leur sein, un effondrement de la sécurité et de l'économie. Diodore de Sicile dit que les désordres en Eubée sont vite apaisés, sans donner davantage de détails ("A l'époque de ces événements/¤ma de toÚtoij prattomšnoij [les affaires en Chersonèse sous l'archontat de Kèphisodotos en -358/-357], les habitants de l'Eubée se divisèrent, les uns demandèrent l'aide des Béotiens, les autres demandèrent le soutien des Athéniens, et la guerre se répandit. Plusieurs escarmouches furent victorieuses pour les Thébains, d'autres pour les Athéniens, mais aucune bataille ne fut décisive. L'île d'Eubée étant ravagée par cette guerre intestine, les factions ennemies, affaiblies par les pertes réciproques, revinrent à de meilleurs sentiments et firent la paix entre elles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.7). Des troubles ont lieu à la même époque à Chio, à Rhodes, à Kos, à Byzance, alimentés notamment par Mausole le dynaste de Carie. Immédiatement après avoir réglé la situation dans l'Hellespont, les Athéniens envoient conjointement Chabrias et Charès contre Chio. Chabrias trouve la mort en tentant vainement de prendre d'assaut la cité ("Les Athéniens quant à eux, après la rébellion des habitants de Chio, de Rhodes, de Kos et de Byzance, furent impliqués dans la guerre dite “sociale” qui dura trois ans. Les stratèges Charès et Chabrias commandaient les forces athéniennes. Ils débarquèrent à Chio, contre les auxiliaires envoyés aux habitants de cette île par les gens de Byzance, de Rhodes, de Kos, et par Mausole dynaste de Carie. Ils rangèrent leurs troupes et investirent la cité par terre et par mer. Charès à la tête des fantassins s'approcha des murs et combattit les habitants qui étaient sortis de la ville pour l'attaquer. Chabrias de son côté entra dans le port et livra un dur combat naval. Le navire qu'il montait fut éperonné et neutralisé. Les équipages des autres navires cédèrent à la panique et s'enfuirent. Préférant une mort glorieuse à la défaite, Chabrias continua à lutter sur son navire, jusqu'à expirer à cause de ses blessures", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.7 ; "Chabrias périt dans la guerre sociale, voici comment. Les Athéniens assiégeaient Chio. Chabrias participait comme simple particulier, mais son autorité supplantait celle des officiers, et les soldats le respectaient davantage que leurs chefs. Cela hâta sa mort. Désirant entrer le premier dans le port, il ordonna au pilote d'y diriger son navire, et causa sa propre perte. Il entra, les autres navires ne le suivirent pas. Entouré par les ennemis en grand nombre, il combattit avec vaillance, jusqu'au moment où son navire fut éperonné et s'enfonça dans l'eau. Il aurait pu s'en tirer en rejoignant à la nage la flotte athénienne proche, mais il préféra périr plutôt que jeter ses armes et abandonner le navire qui l'avait porté. Les autres ne l'imitèrent pas, ils se sauvèrent à la nage. Chabrias, pensant qu'une mort honnête est préférable à une vie honteuse, soutint de près le choc de l'ennemi et fut percé de traits", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XII.4). C'est à cette époque, pour resituer les événements, que Philippe II conquiert Amphipolis, Potidée, Pydna, et Krenidès qu'il rebaptise en "Philippes". C'est aussi à cette époque qu'Isocrate compose son discours Pour la paix, où il propose à ses compatriotes athéniens de renoncer, du moins temporairement, à l'hégémonie maritime qui leur coûte extrêmement cher en hommes et en argent, et de se recentrer sur la défense des valeurs et des institutions du temps de Périclès. Isocrate n'est pas écouté : sous l'archontat d'Elpinès en -356/-355, une grande bataille se prépare, opposant les Athéniens aux cités rebelles coalisées. Les Athéniens confient le commandement de leur flotte à Charès, avec comme lieutenant Ménesthée qui est à la fois le fils d'Iphicrate ("[Iphicrate] eut de la fille du roi thrace Kotys un fils nommé “Ménesthée”. On demanda un jour à ce dernier s'il inclinait davantage vers son père ou vers sa mère, il répondit vers sa mère. Tout le monde s'étonnant de cette réponse, il rétorqua : “Mon propos est juste, car mon père m'a retenu en lui en Thrace, alors que ma mère m'a sorti d'elle à Athènes”", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XI.3) et le gendre de Timothée, ces deux derniers sont aussi présents dans l'entourage de Ménesthée comme conseillers. Les deux flottes se retrouvent face-à-face en un lieu indéterminé entre l'Hellespont et Samos ("En Grèce, les habitants de Chio, de Rhodes, de Kos et de Byzance, continuaient la guerre sociale contre les Athéniens. Des deux côtés on se préparait pour terminer la guerre par une bataille navale décisive. Les Athéniens, qui avaient déjà envoyé Charès avec soixante navires, en armèrent soixante autres qu'ils confièrent à deux des plus illustres citoyens, Iphicrate et Timothée, et les envoyèrent à Charès pour attaquer ensemble les alliés rebelles. Les habitants de Chio, de Rhodes et de Byzance, réunis à leurs alliés, avaient armé cent navires, ils avaient ravagé les îles d'Imbros et de Lemnos, de là ils s'étaient portés sur Samos, en avaient dévasté le territoire et investi la cité par terre et par mer, ils avaient maltraité beaucoup d'autres îles contrôlées par les Athéniens et leur avaient imposé une contribution de guerre. Les stratèges des Athéniens réunis décidèrent d'abord d'assiéger Byzance. Aussitôt les gens de Chio et leurs alliés levèrent le siège de Samos et vinrent au secours des Byzantins, de sorte que toutes les flottes se retrouvèrent concentrées dans l'Hellespont", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.21 ; "Timothée était âgé et n'occupait plus aucune magistrature, quand les Athéniens furent pressés de tous côtés par la guerre. Samos avait quitté leur parti, l'Hellespont s'était révolté, Philippe II de Macédoine augmentait sa puissance par diverses entreprises, on lui avait opposé Charès mais personne ne pensait que celui-ci pourrait protéger réellement Athènes contre ce roi. On nomma préteur Ménesthée, fils d'Iphicrate et gendre de Timothée, et on décréta sa participation à la guerre, avec pour conseillers deux hommes éminents en expérience et en sagesse : son père et son beau-père, dont on espérait que la grande autorité permettrait de recouvrer ce qu'on avait perdu. Ils partirent vers Samos. Charès, informé de leur venue, prit la même direction avec ses troupes, craignant qu'ils agissent sans lui", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIII.3-4). Mais au moment où l'on s'apprête à lancer l'affrontement, une grosse tempête se déclare. Iphicrate et Timothée conseillent à Ménesthée d'attendre qu'elle s'apaise. Charès au contraire veut lancer la bataille, il n'est pas écouté. Furieux, il écrit aux Athéniens une lettre dénonçant l'attitude d'Iphicrate et de Timothée en les accusant de traîtrise. Les deux hommes sont rappelés à Athènes et conduits au tribunal ("Une bataille navale allait s'engager, quand une tempête se leva et l'empêcha. Charès voulut livrer le combat sans tenir compte de la nature. Iphicrate et Timothée s'opposèrent à lui, à cause de la mer agitée. En présence des soldats qu'il prit à témoin, Charès accusa ses collègues de trahison et écrivit à Athènes pour les dénoncer au peuple comme déserteurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.21 ; "Au moment où on approchait de l'île [de Samos], une grande tempête s'éleva. Les deux vieux généraux [Timothée et Iphicrate] crurent sage de l'éviter et stoppèrent la flotte. Charès dans sa témérité refusa l'autorité de ses anciens. Comme si la fortune eût été de son côté, il parvint où il voulait aller et demanda à Timothée et Iphicrate de l'y suivre, puis, ayant échoué dans son entreprise et ayant perdu plusieurs navires, il se retira sur son point de départ et écrivit aux magistrats d'Athènes que la prise de Samos aurait été facile si Timothée et Iphicrate ne l'avaient pas abandonné criminellement. Le peuple, ardent, soupçonneux, léger, querelleur, et envieux de leur grandeur, les rappela", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIII.3-4). Les Athéniens renouvellent leur bêtise de -406 les ayant amenés à condamner leurs stratèges victorieux aux Arginuses, se privant ainsi de cadres compétents contre les Spartiates et précipitant leur propre défaite : ils condamnent Iphicrate et Timothée comme des vulgaires bandits, sans considération pour tous les services que ces deux courageux capitaines leur ont rendus depuis plus de trente ans, sans réfléchir aux conséquences que cela aura dans la lutte qui s'annonce contre Philippe II. Iphicrate est absous finalement mais achève sa vie dans l'amertume, Timothée quant à lui doit payer une grosse amende et part s'installer à Chalcis en Eubée ("Les Athéniens en colère conduisirent Iphicrate et Timothée au tribunal, les condamnèrent à une amende de plusieurs talents et leur ôtèrent leurs commandements", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.21 ; "[Timothée et Iphicrate] furent accusés de trahison. Timothée fut condamné à une amende de cent talents. La haine de la cité ingrate le poussa à se retirer à Chalcis. Après sa mort, le peuple révisa son jugement en réduisant l'amende des neuf dixièmes, et en ordonnant que son fils Conon consacrerait les dix talents restants à la réfection d'une partie des murailles", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIII.3-4 ; "[Iphicrate] vécut jusqu'à un âge avancé en conservant l'affection de ses concitoyens. Une seule fois, durant la guerre sociale, il dut se défendre contre une accusation capitale avec Timothée, mais il fut absous au terme de procès", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XI.3). En -355, toujours sous l'archontat d'Elpinès, Charès désormais seul à la tête de la flotte athénienne apporte son aide à Artabaze, calculant qu'en cas de succès Artabaze lui apportera une aide financière en retour qui soulagera les dépenses d'Athènes. Charès remporte une victoire d'on-ne-sait-quelle nature contre une armée du Grand Roi. Comme prévu, Artabaze donne une grosse somme d'argent en remerciement à Charès, qui s'enorgueillit outrancièrement de cette victoire en la comparant à celle de Marathon en -490 ("Investi du commandement de toute la flotte, Charès recourut à un stratagème pour épargner aux Athéniens les dépenses de la guerre. Le satrape Artabaze, en rébellion contre le Grand Roi des Perses [Artaxerxès III Ochos], n'avait pas assez de soldats à opposer aux soixante-dix mille hommes des autres satrapes qui marchaient contre lui. Charès vint avec toutes ses troupes secourir Artabaze, et battit l'armée du Grand Roi. En retour de ce service, Artabaze donna une grosse quantité d'argent à Charès, qui s'en servit pour les besoins de son armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.22 ; "Quand il vainquit les généraux du Grand Roi de Perse, le stratège athénien Charès écrivit au peuple d'Athènes en disant avoir remporté une “sœur de Marathon” [allusion à la bataille de -490]", Plutarque, Vie d'Aratos 16). Les Athéniens sont partagés. Certes l'apport financier d'Artabaze est bienvenu car il redresse un peu l'économie athénienne en mauvais état, mais politiquement l'engagement de Charès aux côtés d'un satrape rebelle contre le Grand Roi risque de fâcher celui-ci, qui pourra se venger en finançant à son tour la rebellion de Chio, de Rhodes, de Kos, de Byzance, contre Athènes. La crainte des Athéniens est justifiée : ils reçoivent un messager d'Artaxerxès III Ochos leur intimant l'ordre d'arrêter d'aider Artabaze, sous peine de devoir affronter bientôt une flotte de trois cents navires. Athènes rappelle aussitôt Charès ("Dans un premier temps, les Athéniens approuvèrent l'action de Charès. Mais quand le Grand Roi des Perses envoya des députés à Athènes pour se plaindre de Charès, les Athéniens désavouèrent leur stratège, car la rumeur disait que le Grand Roi avait promis aux ennemis d'Athènes d'armer trois cents navires pour combattre les Athéniens. Craignant l'accomplissement de cette menace, le peuple jugea préférable de faire la paix avec les rebelles, et comme ceux-ci étaient animés du même désir, la paix fut aisément conclue", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.22 ; c'est à cette époque, sous l'archontat de Diotimos en -354/-353 selon Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4, que le jeune Démosthène prononce son discours Sur les classes/Perˆ tîn summoriîn, où il explique qu'Athènes n'a pas une force navale suffisante pour affronter celle que menace d'envoyer Artaxerxès III Ochos). Pour l'anecdote, à ce moment dans Athènes se déroule aussi une affaire politico-financière liée à l'engagement athénien en Asie : les Athéniens ont envoyé une délégation vers Mausole en Carie pour lui ordonner de stopper ses aides aux gens de Chio, de Rhodes, de Kos, de Byzance, cette délégation était conduite par l'orateur et futur historien Androtion, ancien élève d'Isocrate, contre lequel son pair Démosthène a plaidé vainement à propos d'un litige mineur sous l'archontat de Callistratos en -355/-354 selon Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4 (le discours Contre Androtion composé à l'occasion par Démosthène est parvenu jusqu'à nous), lors de la traversée entre Athènes et Halicarnasse le navire d'Androtion a croisé la route d'un bateau égyptien chargé de marchandises, Androtion a intercepté ce bateau égyptien et a accaparé la cargaison, qu'il a transportée vers Athènes, mais, au lieu de la déposer dans le trésor public après un an selon la loi, il l'a gardée pour lui-même, il aurait dû être condamné à payer le double du montant estimé des marchandises dérobées mais un personnage influent nommé "Timocratès", peut-être l'ancien archonte de l'année -364/-363, est intervenu en sa faveur en imposant un décret permettant au condamné d'échapper à la prison via la caution d'un tiers promettant de payer l'amende dans un délai non limité, cela a provoqué un scandale, Timocratès sera conduit au tribunal sous l'archontat de Thoudèmos en -353/-352 selon Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4, accusé par un nommé "Diodoros" auquel le jeune Démosthène servira d'avocat (le discours Contre Timocratès composé à l'occasion par Démosthène est parvenu jusqu'à nous et explique toutes les données de l'affaire). Dans sa Première philippique, Démosthène sous-entend que la décision de Charès d'aider Artabaze a été inspirée par le fourbe Charidèmos, espérant par ce moyen rejouer un rôle dans l'Hellespont, autrement dit la conduite de la guerre n'est plus décidée par les stratèges mais par les mercenaires qu'Athènes leur confie, qui ne sont pas motivés par le haut intérêt collectif de la patrie mais par le bas appât du gain personnel : "Tant que la masse des mercenaires penseront qu'aider Artabaze leur apportera un butin plus élevé que la solde envoyée par Athènes, ils pousseront leurs stratèges à batailler pour Artabaze, et leurs stratèges ne pourront pas s'opposer" ("Depuis que les soldats sont livrés à eux-mêmes, ils ne triomphent que de nos amis et nos alliés, tandis que l'ennemi s'accroît. Après avoir regardé négligemment les grandes affaires d'Athènes, ils s'embarquent pour aller offrir leurs services à Artabaze ou à d'autres. Leurs stratèges les suivent. Comment s'en étonner ? Ils ne les paient plus, donc ils ne sont plus obéis", Démosthène, Première philippique 24). Ce raisonnement est à l'origine des réformes que propose Démosthène à cette époque : réorientation des dépenses de l'Etat vers le domaine militaire par la réduction du theorikon, réinstauration de la conscription pour en même temps ressusciter le sentiment national et ne plus dépendre de la volonté des mercenaires, que nous commenterons juste après. Privé de l'aide athénienne, Artabaze se tourne vers Thèbes, qui en -353 envoie un contingent sous les ordres de Pammenès, ancien hôte de Philippe II à l'époque où celui-ci était otage à Thèbes, et ancien superviseur pour Epaminondas de l'édification de Mégalopolis en Arcadie. Pammenès se rend en Asie par voie de terre, en traversant la Macédoine et la Thrace, guidé par son ancien protégé Philippe II qui tente sans succès de prendre la cité côtière de Maroneia au passage. Démosthène nous apprend incidemment que le roi thrace Kersoblepte, fantoche de Charidèmos, propose une alliance à Philippe II, qui l'ignore ("Vous ne devez pas laisser [Kersoblepte] se fortifier contre vous [c'est Démosthène qui parle aux Athéniens], au contraire vous devez l'en empêcher par tous les moyens, car il a bien montré qu'il profitait de toutes les occasions : il a envoyé Apollonidès [on ne sait rien sur ce personnage, excepté que Philippe II le récompensera en lui donnant un domaine du côté de Cadia selon une incidence de Démosthène, Sur Halonnèse 39] à Philippe II pour lui proposer son alliance quand celui-ci marchait vers Maroneia avec Pammenès, si le roi Amadokos n'avait pas dissuadé Philippe II d'y entrer nous aurions dû déclarer la guerre aux gens de Cardia et à Kersoblepte. Pour prouver que je dis vrai, prends la lettre de Charès", Démosthène, Contre Aristocratès 183). Pammenès remporte deux victoires en Asie contre les armées du Grand Roi. Diodore de Sicile dit que cela montre qu'après la mort d'Epaminondas Thèbes reste une cité puissante, puisqu'elle est capable de mener une guerre victorieuse sur deux fronts extérieurs, en Phocide contre Philomélos et en Asie contre Artaxerxès III Ochos ("A l'époque de ces événements/¤ma de toÚtoij prattomšnoij [les manœuvres du Phocidien Onomarchos pour attirer les Thessaliens à sa cause et les retourner contre les Thébains, sous l'archontat de Thoudèmos en -353/-352], Artabaze révolté contre le Grand Roi affrontait les satrapes que celui-ci avait envoyés pour le mâter. Le stratège athénien Charès le seconda courageusement, mais se retira. Réduit à ses propres ressources, il demanda de l'aide aux Thébains. Ceux-ci envoyèrent vers l'Asie cinq mille hommes sous les ordres de Pammenès, qui, ayant rejoint Artabaze, vainquit les satrapes dans deux grandes batailles. Cela conféra une grande réputation à Pammenès et réhaussa la gloire des Béotiens, car on trouva extraordinaire que les Béotiens abandonnés par les Thessaliens et impliqués dans une guerre si chanceuse pour les Phocidiens, pussent envoyer des troupes en Asie et vaincre dans presque toutes les rencontres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.34). Mais nous voyons bien qu'en réalité ces opérations thébaines sont un baroud d'honneur davantage qu'une preuve de puissance. Thèbes s'épuise dans la guerre contre les Phocidiens et ne s'en relèvera jamais, et l'engagement de Pammenès contre le Grand Roi constitue un revirement diplomatique fatal pour les Thébains, qui depuis le Vème siècle av. J.-C. entretenaient une relation privilégiée avec la Perse. Et ces victoires thébaines ponctuelles n'ont aucun effet sur le long terme, Artabaze sans moyen et sans allié significatif est obligé de quitter sa satrapie de Phrygie hellespontique, il trouve refuge à la Cour de Philippe II ("Exilé sous le règne d'[Artaxerxès III] Ochos, [Artabaze] avait été l'hôte de Philippe II", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 5.2), où grandit le petit Alexandre. Il y introduit son harem de "flatteuses/kolakis" (dérivé de "kol£zw/diminuer, retrancher, contenir, châtier", une "kolakis/kolak…j" est littéralement une "femme docile"), esclaves féminines volontaires trouvant leur raison d'être dans la soumission physique et intellectuelle à leur maître (l'aristotélicien Cléarque de Soles les décrit dans son traité sur la flatterie intitulé Gergithios aujourd'hui perdu mais cité partiellement par Athénée de Naucratis : "Chez nous [sur l'île de Chypre] à l'époque de Glos de Carie [peut-être apparenté à son homonyme Glos fils de Tamos orginaire de Memphis, on a vu que ce Glos a trahi son père en se soumettant à Artaxerxès II après la bataille de Kounaxa en -401] existèrent des kolakis au service de femmes maîtresses. Certaines partirent vers le continent pour servir les femmes d'Artabaze et de Mentor, où elles furent surnommées “klimakis” ["klimak…j/petite échelle"] pour la raison suivante. Afin de plaire à leurs maîtresses, elles leur offrirent leur dos comme marche-pied pour monter ou descendre de leurs chariots. Voilà jusqu'à quelle abjection se livrèrent ces idiotes, et l'orgueil qu'elles portèrent. Certaines de ces maîtresses, chassées de leur trop grand luxe par le destin, vieillirent dans la misère. Les autres, tombées de leur klimakis [calembour dans le sens de "tombées de leur piédestal, de leur rang social" autant que "tombées de leurs esclaves féminines servant de marche-pied"] et réfugiées en Macédoine, reprirent cet usage de notre pays. La décence me retient de raconter à quel degré de licence elles ont conduit les princesses et autres Macédoniennes de haut rang, disons simplement qu'exerçant ces pratiques sur elles-mêmes et sur d'autres elles sont devenues des tauropoles [femmes se douchant avec le sang des taureaux égorgés lors des cérémonies à Artémis] immondes. Tels sont les maux qu'endurent ceux qui acceptent de se laisser abuser par les vils flatteurs", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.69). C'est ainsi que le petit Alexandre grandit parmi les enfants d'Artabaze, notamment sa fille Barsine (qu'Alexandre retrouvera après la bataille d'Issos en -333, qui deviendra sa maîtresse et lui donnera un fils : Héraclès), cela explique en partie la bienveillance qu'il témoignera à l'égard d'Artabaze au cours de sa conquête de la Perse.


En -354, Philippe II profite des difficultés athéniennes pour étendre son hégémonie. Il achève l'unification des bords du golfe Thermaïque en prenant Méthone, dernière cité encore fidèle à Athènes dans cette région. Puis il prétend assurer la sécurité de Pagases, aujourd'hui Volos ("A l'époque de ces événements/¤ma de toÚtoij prattomšnoij [la première bataille de la guerre sacrée opposant Phocidiens et Thébains sous l'archontat de Diotimos en -354/-353], Philippe II roi des Macédoniens assiégea Méthone, la prit d'assaut et la détruisit après l'avoir saccagée, il investit ensuite la cité Pagases et la força à la soumission", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.31), afin d'aider ses alliés thessaliens alors engagés dans la guerre sacrée aux côtés des Thébains contre les Phocidiens. Ce prétexte ne trompe pas Démosthène, qui écrit sa Première olynthienne pour supplier ses compatriotes d'intervenir au plus vite en Chalcidique contre Philippe II. La date de cette Première olynthienne en -353 ou -352 est sûre (confirmée par Denys d'Halicarnasse : "Sous l'archontat d'Aristodémos [en -352/-351] qui succéda à Thoudèmos, Démosthène commença à composer ses discours contre Philippe II", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4) puisque, outre l'allusion à l'engagement regrettable de Charès aux côtés d'Artabaze sous la pression de ses mercenaires en -355 dont nous venons de parler, Démosthène y évoque la cession maligne de Potidée à Olynthe par Philippe II en hiver -358/-357 et les prétentions de Philippe II sur Pagases "récemment" ("Après nous avoir trompés, [Philippe II] a simulé l'amitié avec les Olynthiens en leur donnant la cité de Potidée, qu'il nous a enlevée malgré notre ancienne alliance avec la Macédoine, récemment/de nàn teleuta‹a il a séduit les Thessaliens par la promesse de leur rendre Magnésie et de prendre sur lui tout le fardeau de la guerre en Phocide", Démosthène, Première olynthienne 7 ; "[Les Thessaliens] ont résolu de redemander Pagases, et de rappeler leurs droits sur Magnésie", Démosthène, Première olynthienne 11). Les habitants d'Olynthe ont envoyé une ambassade à Athènes pour exprimer leurs inquiétudes face à Philippe II. Les Athéniens ont ignoré cette ambassade olynthienne ("Je me souviens du jour où les députés d'Olynthe, venus pour vous parler, ont été contraints de repartir sans avoir été entendus", Démosthène, Première olynthienne 6). Démosthène les incite à réfléchir à nouveau et à intervenir au plus tôt en Chalcidique au secours des Olynthiens ("Vous devez secourir Olynthe, le plus promptement et le plus efficacement possible", Démosthène, Première olynthienne 11) même si la guerre n'est pas officiellement déclarée entre ceux-ci et Philippe II, il leur explique longuement que Philippe II est un fourbe qui lancera l'assaut sur Olynthe en se réappropriant Potidée à la première occasion, et il les rassure en affirmant qu'avec un minimum de précautions Athènes remportera une facile victoire parce que la Macédoine est faible, parce que Philippe II est un tocard, et parce que ses sujets souhaitent le renverser. Le jugement de Démosthène est à la fois vrai et faux. Oui Philippe II est un fourbe, mais non la Macédoine n'est pas faible, et non les Macédoniens ne sont pas une armée de papier constituée de soldats récalcitrants. Diodore de Sicile dit qu'en -353, sous l'archontat de Thoudèmos, le roi thrace odryse Kersoblepte a offert les cités qu'il contrôlait aux Athéniens "par haine contre Philippe II" ("Kersoblepte fils de Kotys, par haine contre Philippe II et par affection pour les Athéniens, livra à ces derniers les cités de Chersonèse, sauf Cardia", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.34). Ce cadeau aux Athéniens est sans doute un mouvement d'humeur personnel de Kersoblepte, qui n'a pas accepté que Philippe II a ignoré sa proposition d'alliance lors de son passage à Maroneia avec le Thébain Pammenès que nous avons évoqué précédemment, mais il découle aussi d'une suggestion insistante de Charidèmos, qui, sévèrement remis à sa place par les Athéniens en -356, voulait précipiter leur départ afin de magouiller des nouvelles traîtrises. Nous avons vu qu'en -355, après son expédition aventureuse en Asie aux côtés du Perse Artabaze, le stratège Charès a été missionné avec Ménesthée, Iphicrate et Timothée, pour réprimer les soulèvements de Chio, Rhodes, Kos et Byzance coalisées, le gros de la flotte athénienne a quitté l'Hellespont pour aller batailler vers Samos. Charidèmos a aussitôt profité de sa liberté retrouvée pour programmer l'élimination de ses subalternes mercenaires désobéissants et de Bérisade et Amadokos, les deux chefs thraces rivaux de Kersoblepte. Il a recouru à l'entremise d'un nommé "Aristocratès" pour inciter les Athéniens à adopter un décret condamnant sans jugement quiconque commettrait un meurtre sur tous les territoires dépendant de l'autorité athénienne : ce décret particulièrement pervers équivaut à condamner d'emblée tout individu qui tuerait Charidèmos, en d'autres termes il se place au-dessus de la loi puisqu'il considère que la loi serait condamnable d'emblée si elle protégeait un homme ayant tué Charidèmos, c'est un décret destiné à dissuader quiconque de tuer Charidèmos, peu importe ses raisons et sa légitimité, autrement dit un décret laissant Charidèmos libre d'agir à sa guise contre ses adversaires ("Si un meurtre est commis, la loi veut qu'on s'adresse d'abord à la justice : au contraire l'auteur du décret, sans prononcer lui-même aucun jugement, sans en demander à un tribunal compétent, porte que le meurtrier pourra être saisi, et que quiconque s'opposera à son arrestation ne sera plus notre allié. Si l'auteur d'un meurtre refuse de s'expliquer en justice, la loi veut qu'on prenne jusqu'à trois de ses compatriotes comme otage : le décret déclare ennemi quiconque refuse l'extradition du meurtrier afin qu'il soit jugé, et quiconque aidera le meurtrier contre celui qui l'arrête. La loi doit être la même pour tous : le décret d'Aristocratès vise une personne précise [Charidèmos]. La loi interdit qu'un décret soit au-dessus de la loi, or son décret se prétend au-dessus de la loi, qu'il abroge", Démosthène, Contre Aristocratès 217-218). Le triérarque vétéran Euthyklès déjà mentionné, assisté de l'avocat Démosthène, s'oppose fermement à l'adoption de ce décret et à son promotteur Aristocratès, objet du discours Contre Aristocratès parvenu jusqu'à nous ("Tant que vos forces étaient en Hellespont, [Charidèmos] vous a flatté et trompé. Dès que vous avez abandonné l'Hellespont, il a travaillé à renverser et éliminer les deux autres rois [Bérisade et Amadokos] et à prendre le royaume, sachant par expérience qu'il ne réussirait jamais à modifier un seul article de son traité avec vous avant d'avoir chassé ces rois. Pour écarter tout obstacle, on inventa ce décret [d'Aristocratès]. S'il avait été adopté (il l'aurait été si nous ne l'avions pas dénoncé), les deux rois auraient été directement menacés, leurs capitaines Bianor, Simon, Athènodoros n'auraient pas bougé, paralysés par la peur des sycophantes ameutés par ce décret, et lui [Charidèmos], profitant de la liberté conférée par le même décret, dorénavant seul maître du royaume entier, serait devenu un de vos plus redoutables ennemis", Démosthène, Contre Aristocratès 179-180). Nous ne savons pas comment s'est terminé le débat, que Denys d'Halicarnasse date de -352 ("Sous l'archontat d'Aristodémos [en -352/-351] qui succéda à Thoudèmos, Démosthène commença à composer ses discours contre Philippe II […]. A la même époque, il composa le discours Contre Aristocratès, pour Euthyklès qui accusait ce dernier d'avoir proposé un décret contraire aux lois", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4). Le même Démosthène dans sa Deuxième olynthienne en -349 révélera que Philippe II, pendant le siège de Méthone, a chargé une partie de ses troupes d'assiéger aussi Heraion Teichos dans la lointaine Propontine/mer de Marmara ("Vous vous souvenez, ô Athéniens, il y a trois ou quatre ans [donc en -353, puisque Démosthène parle en -349], vous avez appris que Philippe II assiégeait la forteresse d'Heraion en Thrace. C'était au mois de maimactèrion [novembre/décembre -353]. Après un long débat orageux, vous avez décrété l'envoi de quarante trières, l'embarquement de tous les citoyens jusqu'à quarante-cinq ans et la levée de soixante talents", Démosthène, Deuxième olynthienne 4-5), probablement les mêmes troupes qui ont accompagné le Thébain Pamménès vers le continent asiatique. Le temps passe, et les Méthoniens continuent de manifester leur sympathie à Athènes. Alors Philippe II les assiège à nouveau, pendant plusieurs mois. Durant ce siège, il est atteint par une flèche et perd un œil. Il reprend Méthone à une date inconnue durant l'hiver -353/-352 ("Voyant que les gens de Méthone laissaient ses ennemis se ravitailler dans leur cité, Philippe II vint l'assiéger [sous l'archontat de Thoudèmos en -353/-352]. Les Méthonéens se défendirent pendant un temps avec courage, mais accablés par des forces supérieures ils se résignèrent à livrer leur cité au roi, à condition que chaque citoyen pût en sortir en emportant un vêtement. Philippe rasa la ville et distribua les terres aux Macédoniens. Ce fut lors de ce siège que Philippe II reçut une flèche qui lui creva un œil", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.34 ; "Philippe II dressa des échelles contre les murailles de Méthone, fit monter un grand nombre de ses Macédoniens pour prendre la ville, puis, quand il les vit sur les murailles, retira les échelles afin que, n'ayant plus possibilité de redescendre, ils eussent plus d'ardeur à conquérir les murailles et la ville", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.15). Ensuite il descend en Thessalie pour punir Lycophron de Phères qui, nous l'avons vu, a pris parti pour les Phocidiens. Dans une première bataille, Philippe II vainc Lycophron et un petit contingent de Phocidiens envoyés par Onomarchos, commandés par son frère Phayllos ("Puis [après avoir pris Méthone] Philippe II se rendit avec une armée en Thessalie, où les habitants l'avaient appelé. D'abord il combattit la cause des Thessaliens contre le tyran Lycophron de Phères. Celui-ci implora l'assistance des Phocidiens, qui lui envoyèrent Phayllos frère d'Onomarchos avec sept mille hommes. Philippe défit les Phocidiens et les chassa de Thessalie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.35). Onomarchos riposte en engageant le gros de l'armée phocidienne. Philippe II est battu dans une deuxième bataille. Il se retire en Macédoine la rage au cœur, fomentant une revanche définitive ("Onomarchos se mit à la tête de toute l'armée et vint promptement au secours de Lycophron, dans l'espoir de se rendre maître de la Thessalie entière. Philippe II marcha avec les Thessaliens contre les Phocidiens. Onomarchos supérieur en nombre le vainquit en deux batailles et tua beaucoup de Macédoniens. Philippe II s'exposa au péril, ses soldats découragés l'abandonnèrent. Il parvint difficilement à rétablir la discipline. Après ce revers, Philippe II se retira en Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.35 ; "En guerre contre les Macédoniens, Onomarchos était adossé à une montagne en forme de croissant. Il cacha des frondeurs avec des pierres aux deux extrémités de cette montagne, et avança ses troupes dans la plaine au milieu. Quand les Macédoniens commencèrent à lancer leurs traits, les Phocidiens simulèrent un repli, les Macédoniens les suivirent avec ardeur. Les frondeurs positionnés aux deux pointes de la montagne harcelèrent alors la phalange macédonienne à coups de pierres. En même temps Onomarchos ordonna aux Phocidiens de faire demi-tour. La phalange macédonienne fut assaillie à la fois sur ses arrières et à l'avant, et peina à se retirer. On dit que dans cette retraite Philippe II roi de Macédoine déclara : “Je ne fuis pas, j'imite le bélier, je recule pour frapper à nouveau avec plus de forces”", Polyen, Stratagèmes, II, 38.2). Il revient à la charge peu après, il écrase totalement l'armée phocidienne, Onomarchos meurt en essayant de s'enfuir, Philippe II lui réserve le sort des sacrilèges : la dépouille d'Onomarchos est crucifié et exposée à la vue de tous ("Mais Philippe II sortit à nouveau de Macédoine et réapparut rapidement en Thessalie à la tête d'une forte armée qu'il dirigea contre le tyran Lycophron de Phères. Hors d'état de résister, ce dernier implora le secours des Phocidiens en leur promettant de les seconder dans leurs affaires en Thessalie. Onomarchos revint secourir Lycophron avec vingt mille fantassins et cinq cents cavaliers. Philippe II invita tous les Thessaliens à se soulever, il réunit ainsi une armée de plus de vingt mille fantassins et trois mille cavaliers. Dans une sanglante bataille, les Thessaliens supérieurs en cavalerie se signalèrent par leur bravoure et aidèrent Philippe à remporter la victoire. Les soldats d'Onomarchos fuyèrent vers la mer. La flotte [athénienne] de Charès, qui comptait plusieurs trières, passa à ce moment. Les Phocidiens furent massacrés. Les fuyards jetèrent les armures pour tenter de rejoindre à la nage les trières athéniennes, Onomarchos était parmi eux. Mais plus de six mille Phocidiens et de mercenaires échouèrent à atteindre la flotte et périrent, parmi eux leur stratège. Au moins trois mille hommes furent capturés. Philippe II pendit ["kršmamai"] Onomarchos et jeta les autres à la mer comme sacrilèges", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.35). Ainsi l'accroc frontalier entre les Thébains et les Phocidiens de -355 est devenu, trois ans plus tard, une guerre générale opposant les survivants phocidiens, Phères, Sparte et Athènes d'un côté, les Thébains très affaiblis, les Thessaliens excepté Phères et la Macédoine de Philippe II de l'autre côté. La nouvelle de la blessure de Philippe II lors du siège de Méthone et ses difficultés contre les Phocidiens en Thessalie ont propagé toutes sortes de rumeurs : on croit qu'il est malade, ou on croit qu'il est mort, et les Athéniens admettent ces rumeurs sans s'interroger. A l'automne -352 les Athéniens se rendent à l'évidence : non seulement Philippe II n'est pas mort, mais encore il menace maintenant Athènes directement ("Vous vous souvenez, ô Athéniens, il y a trois ou quatre ans [donc en -353, puisque Démosthène parle en -349], vous avez appris que Philippe II assiégeait la forteresse d'Heraion en Thrace. C'était au mois de maimactèrion [novembre/décembre -353]. Après un long débat orageux, vous avez décrété l'envoi de quarante trières, l'embarquement de tous les citoyens jusqu'à quarante-cinq ans et la levée de soixante talents. Mais l'année [-353/-352] s'est écoulée, puis hecatombaion [juillet/août -352], metageitnion [août/septembre -352], boedromion [septembre/octobre -352]. Au cours de ce dernier mois, après la célébration des Mystères, vous avez envoyé péniblement dix navires vides [sous-entendu "vides d'Athéniens, équipés seulement de mercenaires"] commandés par Charidèmos et cinq talents d'argent. Vous pensiez que Philippe II était malade ou mort (les deux rumeurs ont circulé) et, estimant qu'une intervention n'était plus nécessaire, vous avez désarmé. C'était pourtant l'occasion idéale. Si nous étiez accourus sur les lieux avec l'ardeur qu'annonçait votre décret, aujourd'hui Philippe II qui est toujours vivant ne nous pèserait plus", Démosthène, Deuxième olynthienne 4-5). Après avoir vaincu les Phocidiens, Philippe II avance avec son armée jusqu'aux Thermopyles, mais il fait demi-tour en constatant que le passage est gardé par les Athéniens, et en jugeant ne pas avoir encore assez légitimité pour pousser ses prétentions jusqu'en Attique ("Ayant réglé les affaires de la Thessalie, [Philippe II] s'avança vers les Pyles pour combattre les Phocidiens. Mais, comme les Athéniens lui avaient fermé le passage de ce défilé, il retourna en Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.38 ; pour l'historien Justin au contraire, Philippe II dès cette époque s'est grandement renforcé en légitimité, tandis qu'Athènes l'a perdue : "Informés de ses succès [à Philippe II], les Athéniens vinrent se positionner aux Thermopyles pour lui fermer l'entrée de la Grèce, comme jadis à l'approche des Perses. Mais les tenants et aboutissants n'étaient plus les mêmes. Au lieu de défendre la liberté des Grecs, désormais ils défendaient un sacrilège public. Au lieu de protéger les temples contre un ennemi avide, désormais ils protégeaient les spoliateurs de ces temples contre ceux qui voulaient les venger. Ils prêtaient honteusement leurs armes au crime, cédant le privilège de le punir. Ils oublièrent que les conseils d'Apollon les avaient sauvés du péril, qu'ils avaient remporté tant de victoires sous sa conduite, qu'ils avaient fondé tant de cités et étendu leur empire sur terre et sur mer sous ses auspices, que dans toutes leurs entreprises privées ou publiques ils avaient imploré son secours. En se souillant d'un tel attentat, ce peuple éclairé par toutes les sciences, formé sous l'influence des lois et des institutions les plus sages, perdit tout droit de rien reprocher aux barbares", Justin, Histoire VIII.2). La guerre sacrée se poursuit, mais sans la même ampleur que les années précédentes, entre Phocidiens et Thébains de plus en plus laminés. Le défunt Onomarchos est remplacé par son frère Phayllos qui dépense les derniers trésors pillés à Delphes pour reformer une grosse armée de mercenaires, il obtient le soutien d'un contingent de Sparte, un autre d'Athènes, et divers alliés dont Lycophron de Phères qui s'échappe de sa résidence surveillée ("L'année où Aristodémos fut archonte d'Athènes [en -352/-351], les Romains nommèrent consuls Caius Sulpicius et Marcus Valérius, on célébra la cent septième olympiade où Mikrinas de Tarente fut vainqueur à la course du stade. A cette époque, Phayllos, qui avait succédé à son frère [Onomarchos] comme stratège des Phocidiens, rétablit les affaires des Phocidiens affaiblis par leurs récents revers. En possession de richesses inépuisables, il enrôla un grand nombre de mercenaires et engagea ses alliés à prendre une part active à la guerre. Prodiguant l'argent sans pudeur, non seulement il attira dans son parti beaucoup de particuliers, mais encore il poussa à l'insurrection les cités les plus considérables de la Grèce. Les Spartiates lui envoyèrent mille hommes, les Achéens deux mille hommes, les Athéniens cinq mille fantassins et quatre cents cavaliers sous les ordres de Nausiclès. Les tyrans de Phères, Lycophron et Pitholaos, privés d'alliés depuis la mort d'Onomarchos, avaient livré Phères à Philippe II. Remis en liberté sur la foi d'un traité, ils prirent à leur solde deux mille mercenaires et se réfugièrent auprès de Phayllos en se déclarant alliés des Phocidiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.37), cela ne l'empêche pas d'être défait à trois reprises par les Thébains ("Phayllos entra en Béotie à la tête d'une armée, mais il fut vaincu dans une bataille livrée près d'Orchomène et perdit beaucoup d'hommes. Peu après, une autre bataille eut lieu près de la rivière Céphise : à nouveau victorieux, les Béotiens tuèrent plus de quatre cents ennemis et en capturèrent cinq cents. Quelques jours plus tard, une troisième bataille s'engagea près de Coronée : les Béotiens encore victorieux tuèrent cinquante Phocidiens et en capturèrent cent trente", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.37). Il meurt de maladie la même année -352. Il est remplacé par son neveu Phalaikos fils d'Onomarchos, encore adolescent ("Phayllos déclina et mourut après de longues souffrances, châtiment de son impiété. Il laissa le commandement de l'armée phocidienne à Phalaikos, fils d'Onomarchos qui avait allumé la guerre sacrée. A ce très jeune homme il donna pour tuteur Mnaseas, un de ses amis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.38). Les escarmouches et les saccages se poursuivent l'année suivante contre les Thébains. Ces derniers reçoivent une aide financière d'Artaxerxès III Ochos, qui semble avoir oublié le raid de Pammenès de -353… ou au contraire qui se venge du raid de Pammenès en poussant Thèbes à l'endettement et à la ruine ("L'année où Théellos fut archonte d'Athènes [en -351/-350], les Romains nommèrent consuls Marcus Fabius et Titus Quintius. A cette époque, fatigués de la guerre contre les Phocidiens et sans ressources financières, les Thébains députèrent vers le Grand Roi des Perses pour lui demander de l'argent. Artaxerxès III [Ochos] accéda à leur demande et offrit trois cents talents. Les Béotiens et les Phocidiens passèrent l'année en escarmouches et en dévastations de territoires, mais ils n'accomplirent aucun fait d'armes digne de mémoire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.40). Artaxerxès III Ochos à cette date, sous l'archontat de Théellos en -351/-350, a recouvré tout l'ouest de l'Empire perse, notamment l'Egypte (le vieux Nectanebo II, à la tête de la résistance contre les Perses depuis l'époque d'Agésilas II, est contraint de fuir vers la Haute Egypte) grâce à diverses opérations longuement racontées par Diodore de Sicile aux paragraphes 40 à 52 livre XVI de sa Bibliothèque historique, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici pour de pas déborder de notre cadre d'étude. Disons simplement que le chef des armées perses, un eunuque nommé "Bagoas", s'y distingue particulièrement, et en tire une influence sans partage sur Artaxerxès III Ochos ("[Bagoas] devint le seigneur du royaume ["basile…aj kÚrion"], Artaxersès [III Ochos] ne faisait rien sans son avis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.50 ; Pline l'Ancien et Plutarque mentionnent un domaine à Babylone ayant appartenu à Bagoas, peut-être offert par Artaxerxès III Ochos en récompense de ses services ["Les plus célèbres palmiers sont ceux dit “royaux”, réservés aux Grands Rois de Perse. On les trouvait seulement à Babylone dans le parc de Bagoas, nom que les Perses donnaient aux eunuques, dont quelques-uns ont régné sur ce pays, ce parc était dans l'enceinte du palais royal", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XIII, 9.2 ; "[Alexandre] offrit au stratège Parménion la maison de Bagoas, où celui-ci trouva pour mille talents en meubles de Suse", Plutarque, Vie d'Alexandre 39]). Le Rhodien Mentor, qui a bien participé à cette reconquête aux côtés de Bagoas, est remercié par Artaxerxès III Ochos, il obtient la grâce de son frère Memnon et de son beau-frère Artabaze, qui quitte alors son exil à la Cour macédonienne pour retourner en Asie ("Mentor était lié avec Artabaze et Memnon, qui avaient bataillé contre les Perses quelque temps auparavant et s'étaient enfuis de l'Asie pour se réfugier à la Cour de Philippe II. Mentor intervint en leur faveur auprès du Grand Roi, et en obtint leur acquittement. Aussitôt Mentor invita ses deux parents avec toute leur famille. Artabaze avait dix fils et onze filles de sa femme, qui était sœur de Mentor et de Memnon", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.52). On note qu'Artabaze ne reste pas dans sa satrapie héréditaire de Phrygie hellespontique puisqu'en -341, quand Philippe II assiégera Périnthe, le satrape de Phrygie hellespontique sera un "Arsitès" d'origine inconnue (cet Arsitès sera toujours à son poste quand Alexandre débarquera sur le continent asiatique en -334, il sera battu par les Grecs à la bataille du Granique la même année, et se suicidera pour éviter la honte ou la punition) : le pardon d'Artaxerxès III Ochos à Artabaze vers -350 et son intégration à la Cour de Persépolis sont-ils une promotion… ou un moyen de le surveiller plus étroitement ? On retrouvera Artabaze au côté de Darius III jusqu'en -330, ensuite Artabaze se ralliera au conquérant Alexandre tout en demeurant en Perse. Artabaze gardera néanmoins un souvenir permanent de son ancienne satrapie à travers son fils "Ilionès" (qui sera capturé après la bataille d'Issos en -333 selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, III, 13.13), ainsi nommé en hommage à la cité de Troie/Ilion.


Face à Philippe II qui a élevé la Macédoine au rang de première puissance de la Grèce, la voix de l'orateur Démosthène à Athènes commence à s'imposer. Nos informations sur ce personnage proviennent d'incidences de ses propres discours et de ceux de ses opposants, rapportés en l'état ou par des tiers. Le grand-père de Démosthène s'appelait "Gylon". Eschine ne donne pas le nom du père de ce Gylon, il le désigne par son lieu d'origine, le quartier du Céramique à Athènes, un quartier populaire, cela sous-entend que Gylon n'était pas d'origine noble, il était un roturier qui s'est construit seul. Dans on-ne-sait-quel contexte à la fin de la troisième guerre du Péloponnèse, Gylon a trahi Athènes en livrant la cité de Nymphaion (site archéologique à une dizaine de kilomètres au sud de Kertch en Russie), jusqu'alors sous contrôle athénien, à des tyrans locaux. En récompense de ce service, ces derniers lui ont cédé un domaine au lieu-dit "Kèpos" ("KÁpoj", littéralement "le Jardin", site non localisé), ce qui lui a permis d'échapper à sa condamnation à mort par contumace infligée par les Athéniens naturellement en colère. Grâce à ce domaine, Gylon s'est enrichi, et est parvenu à solder ses dettes envers l'Etat athénien ("[Aphobos] a dit que mon grand-père [c'est Démosthène qui parle vers -360] était débiteur de la cité, que pour cette raison mon père n'a jamais voulu louer ses biens par peur de réveiller les poursuites. Voilà ce qu'il avance. Or il n'a aucun témoin disant que mon père était encore débiteur le jour de son décès. Il a un témoignage disant que mon grand-père a été débiteur, mais il attend le dernier jour pour l'appeler à la barre, et encore ! il le réserve pour sa plaidoirie, espérant par ce moyen donner à l'affaire une mauvaise couleur. S'il le lit, soyez attentifs : vous entendrez que mon grand-père n'est pas débiteur, il l'a été", Démosthène, Contre Aphobos II 1-2). Il a épousé une femme d'origine scythe, qui lui donné deux filles. La première fille s'est mariée avec un nommé "Démocharès", notable athénien, suffisamment riche pour entretenir une trière ("Démocharès, beau-frère [littéralement "mari de la sœur"] de ma mère fille de Gylon, n'a jamais caché ses biens. Il est chorège, triérarque et s'acquitte des autres charges publiques", Démosthène, Contre Aphobos II 3). La seconde fille appelée "Kleoboulè" s'est mariée avec un nommé "Démosthénès de Paiania", peut-être apparenté, selon l'usage paponymique antique, à son homonyme le stratège Démosthénès victorieux à Pylos en -425 et mort dans la désastreuse expédition de Sicile en -413. Kleoboulè et Démosthénès de Paiania ont eu deux enfants : un fils aîné ayant reçu le nom de son père, l'orateur Démosthène qui nous intéresse, et une fille cadette dont le nom n'a pas traversé les siècles. Le dème de Paiania se trouve à l'est de l'Attique, sur le flanc sud du Laurion, où sont les mines d'argent ayant favorisé l'essor de la flotte athénienne au Vème siècle av. J.-C. mais qui se sont taries au IVème siècle av. J.-C. On suppose que Démosthénès est propriétaire de plusieurs de ces mines d'argent plus ou moins désaffectées, autrement dit il appartient à une lignée qui survit sur son ancienne richesse. En tous cas l'orateur Eschine, très critique sur l'ascendance scythe maternelle de son adversaire Démosthène, ne remet pas en cause la respectabilité du père de ce dernier, ce qui sous-entend que le citoyen Démosthénès de Paiania appartient bien à une famille athénienne ancienne, fortunée et honorable ("Son père [à Démosthène] était Démosthénès de Paiania, homme libre, certes. Mais intéressons-nous à sa mère et à son grand-père maternel. Originaire du Céramique, Gylon avait livré à nos ennemis la cité de Nymphaion dans le Pont, qui nous appartenait. Le traître n'a pas attendu sa condamnation à mort : il s'est exilé de lui-même, les tyrans du Bosphore [cimmérien, aujourd'hui le détroit de Kertch] lui ont cédé Kèpos en récompense de sa perfidie. Il a épousé une femme très bien dotée, mais Scythe. Il en a eu deux filles, qu'il a envoyées ici [à Athènes] avec des dots importantes. L'une s'est mariée à un homme que je ne nommerai pas pour éviter de m'attirer des ennemis, l'autre s'est mariée à Démosthénès de Paiania au mépris de toutes nos lois, qui a engendré cet embrouilleur [l'orateur Démosthène, rival d'Eschine]. Celui-ci est donc un ennemi du peuple par son grand-père maternel que vous avez condamné à mort, et un barbare scythe par sa mère parlant grec, sa nature est trop ambiguë pour qu'on le considère comme un authentique Athénien", Eschine, Contre Ctésiphon 171-172 ; "Démosthène avait pour père un homonyme “Démosthénès” d'origine honorable selon l'aveu de ses opposants, dont Eschine qui déclara : “Son père était Démosthénès de Paiania, homme libre”, l'attribut “de Paiania” rappelle que son père possédait un atelier où des esclaves spécialisés modelaient le fer et forgeaient des épées. Il n'était pas aussi pûr du côté maternel, selon les normes antiques : son grand-père Gylon accusé de trahison et chassé d'Athènes se réfugia dans le Pont et y épousa une Scythe, sa future mère. Ses rivaux le lui ont reproché, dont Eschine qui le qualifiait de “Scythe parlant grec”", Libanios, Vie de Démosthène ; Démosthène retourne cette double ascendance à son profit et en tire gloire : "[Démosthène] plaisantait sur lui-même en déclarant être “scythe dans ses discours, et citadin dans ses combats", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 15). Démosthène révèle avoir hérité par son père de deux ateliers lucratifs employant respectivement trente-deux et vingt esclaves : ces précisions raccordent avec l'hypothèse sur la possession de mines d'argent au Laurion (Démosthénès à Paiania s'enrichit en vendant des objets en argent issu des derniers gisements du Laurion voisin, façonnés par ses esclaves : "Mon père a laissé deux manufactures importantes. La première comptait trente-deux ou trente-trois esclaves fabriquants d'épées, les uns estimés cinq ou six mines, les autres au moins trois mines, donnant un revenu annuel de trente mines nets. La seconde comptait vingt esclaves fabriquants de lits, que mon père avait reçus pour gage d'une créance de quarante mines, ils produisaient douze mines nets", Démosthène, Contre Aphobos I 9). Selon Lucien, Démosthénès était assez riche pour entretenir une trière, comme son beau-frère Démocharès ("Son père [à Démosthène] était triérarque. Ainsi “l'édifice reposait sur une base en or”, comme dit Pindare : en effet aucune autre dignité dans Athènes n'était plus prestigieuse", Lucien, Eloge de Démosthène 11). La date de naissance de l'orateur Démosthène est incertaine. Nous écartons l'année de l'archontat de Dexitheos en -385/-384 avancée par pseudo-Plutarque (Vies des dix orateurs, Démosthène 6), incompatible avec les données biographiques communiquées par Démosthène lui-même. Au paragraphe 154 de son discours Contre Midias, Démosthène dit avoir trente-deux ans, or au paragraphe 162 de ce même discours Démosthène fait allusion à la récente victoire de Phocion à Tamynes en Eubée datée assurément en -348, que nous raconterons juste après. Par soustraction, on déduit que Démosthène est né en -380. Pseudo-Plutarque (Vies des dix orateurs, Démosthène 2) s'appuie sur cette incidence du discours Contre Midias pour déclarer que Démosthène lance "juste après sa majorité sous l'archontat de Timocratès en -364/-363" le procès contre ses tuteurs dont nous parlerons bientôt : par soustraction, la majorité à Athènes au IVème siècle av. J.-C. étant à seize ans, on déduit que Démosthène est né en -380. Denys d'Halicarnasse dit quant à lui que Démosthène est né "un an avant la centième olympiade" entre -380 et -377, c'est-à-dire en -381 ("[Démosthène] naquit un an avant la centième olympiade. Il atteignit sa dix-septième année sous l'archontat de Timocratès [en -364/-363]", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4). Les deux enfants sont orphelins très jeunes : Démosthène dit que son père est mort quand il avait sept ans, c'est-à-dire en -373 si on admet la naissance en -380, et quand sa sœur avait cinq ans ("Mon père Démosthénès a laissé en mourant un bien d'environ quatorze talents. Je n'avais que sept ans, ma sœur n'avait que cinq ans, et la dot apportée par ma mère n'était que de cinquante mines", Démosthène, Contre Aphobos I 4 ; "Démosthène fils de Démosthénès de Paiania et de Kléoboulè fille de Gylon, perdit son père à l'âge de sept ans, sa sœur avait cinq ans. Il passa près de sa mère les premiers temps de sa jeunesse", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 1). L'héritage et le tutorat des deux enfants sont confiés à trois hommes : Aphobos et Démophon neveux de Démosthénès, et Thérippidès ami et voisin de Démosthénès à Paiania, qui profitent de la charge qui leur est confiée en écartant les deux enfants et en dilapidant la fortune de Démosthénès pendant une dizaine d'années ("Se voyant près de sa fin, et voulant pourvoir à nos intérêts, [mon père Démosthénès] a confié nos fortunes et nos personnes à ses neveux Aphobos, contre qui je plaide, et Démophon fils de Dèmon, celui-ci fils de son frère, celui-là fils de sa sœur. Il leur a associé Thérippidès de Paiania, son ami d'enfance avec qui il n'avait aucun lien de parenté, il lui a donné la jouissance de soixante-dix mines sur mon patrimoine jusqu'à temps que je sois parvenu à l'âge viril, afin de le détourner de la tentation de s'approprier une partie des biens de la tutelle. Il a légué ma sœur à Démophon, avec deux talents versés immédiatement. A Aphobos il a légué ma mère avec une dot de quatre-vingts mines, l'usufruit de tous les meubles et ustensiles de la maison dont je conservais la propriété. Il pensait que ce nouveau degré de parenté constituerait, pour ces deux derniers, une haute responsabilité dont leur pupille profiterait. Mais après avoir prélevé sur mes biens ce que mon père leur avait légué pour administrer mon patrimoine et assurer mon tutorat, les trois ont tout soustrait à leur profit, et ne m'ont laissé que la maison, quatorze esclaves et trente mines d'argent, dont la valeur cumulée ne dépasse pas soixante-dix mines", Démosthène, Contre Aphobos I 4-6 ; "Quand mon père a senti que la maladie l'emportait, il a appelé ces trois hommes, il a fait asseoir aussi son [beau-]frère Dèmon près de lui, et il nous a remis entre leurs mains. Ma sœur a été donnée à Démophon, avec une dot de deux talents payable immédiatement, elle lui a été fiancée comme future épouse. Quant à moi, j'ai été confié aux trois ensemble, avec les biens. Mon père leur a recommandé de louer le patrimoine et de veiller collégialement à sa conservation. Il a donné soixante-dix mines à Thérippidès. A Aphobos il a fiancé ma mère avec une dot de quatre-vingts mines, il lui a demandé de me prendre sur ses genoux, mais cet homme impie a ignoré sa prière : devenu maître de mon bien selon ces conditions, il m'a dépouillé de tout avec ses cotuteurs, dans quelques instants il réclamera votre indulgence alors qu'il m'a laissé à peine soixante-dix mines, et encore ! il a comploté pour se les approprier aussi", Démosthène, Contre Aphobos II 15-16). A une date inconnue, la sœur anonyme de Démosthène épousera le neveu d'un nommé "Lachès de Leuconoé" ("Sa sœur [à Démosthène], épouse du neveu ["¢delfidoàj"] de Lachès de Leuconoé, engendra Démocharès [à ne pas confondre avec son homonyme beau-frère de Kleoboulè mère de Démosthène], qui fut parmi les hommes les plus courageux et éloquents de son temps", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 14) : est-ce un parent, toujours selon l'usage paponymique antique, du célèbre stratège homonyme Lachès d'Aixonè (ainsi désigné par Platon, Lachès 197c) qui a combattu à Délion avec Socrate et Alcibiade en -324 et a trouvé la mort à la bataille de Mantinée en -418, dont le nom sert à de titre à un dialogue de Platon ? L'enfant Démosthène est surnommé "Batalos/B£taloj", en référence à un acteur célèbre aux mœurs efféminés ("La foule pareillement ne s'est pas trompée en surnommant Démosthène “Balatos”, car c'est bien elle qui l'a affublé de ce surnom, et non pas sa nourrice, en référence à ses mœurs efféminées et corrompues. Je ne doute pas que si les magistrats lui enlevaient l'élégant petit manteau en laine fine qu'il porte pour écrire ses discours contre ses amis sans les prévenir, ils se demanderaient s'ils touchent des vêtements d'homme ou de femme", Eschine, Contre Timarchos 131 ; "N'était-il pas surnommé “Batalos” enfant à cause de sa conduite infâme et dévergondée ?", Eschine, Sur l'ambassade 99). Plusieurs auteurs anonymes mentionnés par pseudo-Plutarque disent que ce surnom renvoie à la vie dépravée à laquelle se livre le jeune Démosthène ("Quelques auteurs ont écrit que [Démosthène] menait une vie très licencieuse, qu'il s'habillait en femme et passait sa vie dans la débauche, ce qui lui attira le surnom “Batalos”. D'autres disent que ce surnom était affectueux et venait de sa nourrice. Le cynique Diogène le vit un jour dans une taverne où, honteux d'être aperçu, il essayait de se cacher, le philosophe lui dit : “Mon ami, plus tu te caches dans cette taverne, plus tu t'y enfonces”", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 15). Mais selon Démosthène lui-même, le surnom "Batalos" renvoie à sa faible constitution ("Pourquoi devrais-je maugréer contre ceux qui m'appellent non pas “Démosthène” mais “Batalos”, ce surnom amical que j'ai reçu de ma nourrice ?", Eschine, Contre Timarchos 126), et non pas à sa façon de vivre, très sobre par ailleurs : privé de père, le jeune Démosthène doit construire sa virilité sans référent, et ses muscles défaillants l'obligent à se défendre avec les mots plutôt qu'avec les poings ("[Démosthène] perdit son père tôt. Sa constitution faible et maladive le dispensa des exercices du gymnase que pratiquaient les jeunes Athéniens. Ses ennemis le lui reprochèrent en le surnommant “Batalos”, en référence à l'aulète Batalos d'Ephèse qui fut le premier à porter des chaussures féminines sur la scène et mêla aux chants guerriers des airs tendres et efféminés, le nom “Batalos” a fini par désigner des hommes faibles s'adonnant à une vie molle. On raconte que ces moqueries excitèrent sa véhémence naturelle", Libanios, Vie de Démosthène ; les hellénistes remarquent que ce surnom "Batalos" peut renvoyer aussi par calembour au verbe "battar…zw/bégayer, bredouiller", rappelant les difficultés d'élocution de l'enfant Démosthène). Comme beaucoup de jeunes gens de son temps, Démosthène fréquente l'Académie de Platon. Mais sans conviction. Le modèle communiste universel proposé par Platon, qui se perd dans l'utopie et dans l'irréel, ne correspond pas à ses aspirations naturelles, très concrètes et immédiates, c'est-à-dire mettre fin au pouvoir de ses tuteurs et récupérer au plus vite son héritage, du moins ce qui en reste. Nous avons vu plus haut que Démosthène trouve sa voie en -366, c'est-à-dire à quatorze ans si on admet encore sa naissance en -380, lors du discours de Callistrate incitant les Athéniens à intervenir à Oropos : Démosthène veut devenir un maître du Logos au service d'Athènes, ou plus exactement il veut s'élever lui-même en élevant Athènes, en extrayant la cité et en s'extrayant lui-même de la condition calamiteuse dans laquelle ils pataugent. Nous avons vu aussi que Callistrate est condamné et contraint de s'exiler, il se réfugie à Méthone en Macédoine, ce qui oblige Démosthène demeuré à Athènes à trouver un autre maître. Pendant un temps, Démosthène fréquente Isocrate, comme nous l'avons vu dans notre aliéna introductif. Mais ça ne matche pas. Le vieux et sage Isocrate vise simplement la connaissance et le développement du raisonnement, alors que son élève Démosthène veut l'action, dompter les foules, marquer l'Histoire. Démosthène se sent plus à l'aise avec Isée, dont la rigueur procédurière et factuelle lui paraît un outil très pratique pour l'accomplissement de ses projets ("[Démosthène] eut pour maître Isocrate selon quelques uns, et, selon l'opinion la plus répandue, Isée de Chalcis, ancien élève d'Isocrate, qui s'était installé à Athènes. Démosthène s'initia par Thucydide, et par le philosophe Platon dont il fréquenta assidûment l'école. […] Démosthène adolescent s'attacha à Isocrate et à Platon, ensuite il fréquenta Isée pendant quatre ans, dont il s'appliqua à imiter le style. Ctésibios [de Chalcis, auteur du IIIème siècle av. J.-C.] dans Sur la philosophie dit que Callias de Syracuse avait procuré à Démosthène les discours de Zéthos d'Amphipolis, et Chariclès de Carystos ceux d'Alcidamas [d'Elée, philosophe élève de Gorgias selon Suidas, Lexicographie, Eschine A1283 ; dans notre alinéa introductif nous avons déjà évoqué ce personnage opposé à Isocrate], qu'il prit pour modèles", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 1 ; "[Isée] avait ouvert une école d'éloquence, qu'il abandonna pour instruire le seul Démosthène, qui lui donna dix mille drachmes en retour [erreur de pseudo-Plutarque : le jeune Démosthène est pauvre puisque ses tuteurs l'ont spolié, il ne peut donc pas donner une telle somme à Isée ; Photios, Bibliothèque 263, Discours d'Isée, est plus crédible quand il dit que Démosthène a donné seulement deux mille drachmes à Isée]. C'est à son élève qu'il doit sa célébrité", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Isée 2). Démosthène s'inflige une discipline de fer pour compenser toutes ses faiblesses ("La mort [de son père] quand il était encore enfant ne fut pas un malheur pour Démosthène mais une chance, parce qu'elle l'obligea à exprimer son caractère", Lucien, Eloge de Démosthène 11) : il s'oblige à parler avec des cailloux dans la bouche pour corriger sa diction, devant la mer déchaînée pour élever sa voix, sous une épée pour se contraindre à baisser son épaule trop haute, devant un miroir pour contrôler ses gestes ("On dit que dans sa jeunesse [Démosthène] s'enfermait dans un souterrain, la tête à moitié rasée pour ne pas être tenté de sortir et se livrer totalement à l'étude. Il couchait sur un lit très étroit pour pouvoir se lever plus tôt. Ayant des difficultés à prononcer le rho [r], il s'exerça à les surmonter. Quand il déclamait il haussait désagréablement une épaule plus que l'autre, pour se corriger il attacha au plancher un fer pointu ou une épée, la crainte de se blesser mit fin à cette mauvaise habitude. Ayant progressé en éloquence, il déclamait devant un miroir de même taille que lui afin de corriger ses gestes déplacés. Il allait souvent se promener au Pirée et pérorer près de la mer agitée, afin que le bruit l'habituât à braver les clameurs des assemblées populaires. Il avait le souffle court, alors il donna mille drachmes à l'acteur Néoptolémos qui lui apprit à parler sur la durée", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 3 ; "On dit que Démosthène, né avec plusieurs défauts qui l'empêchaient de parler en public, les sumonta tous par ses exercices. A l'âge où les autres jeunes gens se livrent au plaisir, lui s'enfermait dans un souterrain, la tête à moitié rasée pour ne pas être tenté de sortir et se livrer à l'étude et à la philosophie. Le lit le plus étroit et le plus dur lui convenait parce qu'il l'obligeait à se lever tôt. Sa langue peinait à prononcer le rho [r], il la travailla de sorte qu'elle pût le prononcer convenablement. Ayant remarqué qu'en déclamant il haussait une épaule plus que l'autre, il se corrigea en attachant un fer pointu au plafond et en répétant dessous, pour se contraindre à contrôler ses mouvements sous peine de se blesser aussitôt. Pour s'aguerrir contre les assemblées populaires dont les tumultes sont si intimidants pour les orateurs, il allait se promener au port de Phalère et pérorait au bord de la mer, dont le mugissement et les vagues ressemblent à ces assemblées. Il parlait souvent devant un miroir de même taille que lui afin d'observer ses gestes et leur donner plus de grâce et de régularité. Il avait le souffle court qui l'empêchait de parler longtemps, il vainquit ce handicap en donnant mille drachmes à l'acteur Néoptolémos, qui lui apprit avec succès à contrôler son souffle : voyant que les conduits où entre l'air qui rafraîchit les poumons étaient très serrés chez le jeune homme, il lui conseilla de garder une olive dans sa bouche et de courir dans les lieux en pente, le suc de cette olive amollie par la salive et serrée dans la bouche par la rapidité du mouvement passait du palais dans le nez et sortait par les narines, de sorte que l'organe de la respiration et de la voix s'élargissait et facilitait le travail oratoire", Photios, Bibliothèque 265, Discours de Démosthène ; "Démosthène, qui passe aujourd'hui pour le parangon des rhéteurs, n'arrivait pas dans sa jeunesse à prononcer le premier son de l'art qu'il cultivait avec ardeur [le son rho [r] de "rhétorique/∙htorik»"], mais il s'appliqua si bien à corriger ce défaut que par la suite il le prononça comme personne. Sa voix était grêle et criarde, il sut par des exercices réguliers la rendre pleine et agréable à l'oreille. Il avait le souffle court, mais le travail lui donna la force que sa constitution lui avait refusée, le rendant capable de réciter d'une seule traite une longue suite de vers en courant dans des lieux en pentes. Debout au bord de la mer bruyante, il déclamait malgré le fracas des vagues afin d'insensibiliser ses oreilles aux murmures des assemblées agitées. On raconte aussi qu'il mettait des petits cailloux dans sa bouche avant de parler longtemps et abondammment afin que, sa bouche une fois vide, sa langue fût plus vive et claire. Il lutta contre la nature et il triompha de sa malveillance par son énergie et son opiniâtreté. Aussi deux Démosthènes existèrent : celui que sa mère avait mis au monde, et celui que le travail avait formé", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.7, Exemples étrangers 1 ; "Sa timidité [à Démosthène] l'handicapait particulièrement, le tumulte d'une assemblée nombreuse le paralysait, il bégayait, restait court, cédait la tribune à d'autres. Pour en triompher, on dit qu'il guettait les vents et se promenait dans la tempête en bordure de mer pour réciter ses discours à haute voix, assimilant le tumulte de l'amphithéâtre à l'agitation de la mer en colère", Libanios, Vie de Démosthène ; "On dit qu'[Eubulide de Milet] enseigna à Démosthène et corrigea son incapacité à prononcer le rho", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.109 ; "Un jour [Démosthène] jura par Asclépios en accentuant l'avant-dernière syllabe, il soutint que cette prononciation était exacte puisqu'Asclépios était un dieu doux et clément, cela lui valut beaucoup de moqueries. Mais les leçons d'Eubulide de Milet, le plus grand dialecticien de son temps, le corrigèrent de tous ses défauts", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 5 ; le phoniatre Eubulide de Milet, pour l'anecdote, est un ancien élève d'Euclide de Mégare lui-même ancien élève de Socrate, selon Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.108), il travaille jour et nuit et conservera ce rythme toute sa vie, il ne boit que de l'eau au point que sa sobriété devenu légendaire sera objet de moquerie pour les uns et modèle de droiture pour les autres ("On disait de [Démosthène] qu'il “n'éteignait jamais sa lampe”. […] Lui-même disait ne boire que de l'eau", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 16 ; "Bien différent d'Eschyle qui, selon Callisthène, écrivait ses tragédies l'âme échauffée et exaltée par le vin, Démosthène ne travaillait pas sous l'influence de l'ivresse, il ne buvait que de l'eau, et c'est sans doute pour le railler de cette habitude que Démade disait : “Les autres orateurs haranguent à l'eau [allusion à la clepsydre, qui mesure et limite le temps de parole], Démosthène y compose”", Lucien, Eloge de Démosthène 15 ; "On raconte que [Démosthène] s'était aménagé un souterrain où il se tenait enfermé, à moitié rasé afin que la honte le dissuadât de se montrer en public et le contraignît à travailler jour et nuit à la clarté d'une lampe. Pythée le railla en disant que ses discours “sentaient l'huile” : “Dis plutôt que la lumière de ma lampe éclaire tes forfaits”, détorqua amèrement Démosthène. Pythée était soupçonné de dévaliser les passants la nuit dans les rues Athènes. On dit unanimement que, pour avoir la tête fraîche et l'esprit libre, il ne buvait que de l'eau. On dit aussi que, pour corriger un mauvais mouvement des épaules, il poussa le zèle jusqu'à suspendre une épée au plafond de son souterrain, s'obligeant ainsi, quand il répétait, à conserver une attitude droite sous peine de s'y blesser", Libanios, Vie de Démosthène). Par Callistrate, Démosthène a compris que le Logos est le moteur de l'action ("Un jour [Démosthène] fut sifflé à l'Ekklesia, […] il fut consolé par l'acteur Andronikos, qui lui dit que son Logos était excellent mais qu'il devait susciter l'action ["hypocrisis/ØpÒkrisij", de "kr…sij/moment de bascule, où on passe d'un état à un autre", qui a donné "crise" en français avec le même sens, précédé du préfixe "ØpÒ/sous" : le mot "ØpÒkrisij" dans le contexte est ambigu, Andronikos renvoie au sens politique de "réponse" autant qu'au sens théâtral de "réplique", il signifie à Démosthène : "Face à la crise/kr…sij que tu décris tu dois provoquer un débat dans l'assemblée, apporter des solutions", autant que : "Si tu veux jouer un rôle sur la scène, tu ne dois pas monologuer, tu dois laisser une place à des interlocuteurs, des hypocritès/Øpokrit»j", c'est-à-dire des "acteurs" en français], en même temps qu'il lui répéta plusieurs passages de son discours. Démosthène reprit confiance et prit des leçons d'Andronikos. Plus tard, quand on lui demanda quelle était le premier impératif de la rhétorique, il répondit : “L'action”. “Et le deuxième ?” “L'action.” “Et le troisième ?” “L'action” [cette réponse de Démosthène est aussi ambiguë, elle renvoie autant à l'action politique qu'aux trois acteurs du théâtre tragique, en sous-entendant que parmi ces trois personnages le protagoniste est le plus important car lui seul incarne le Logos, donne la direction de l'intrigue, le deutéragoniste et le tritagoniste ne sont que des faire-valoir du protagoniste, des suiveurs ou des contradicteurs qui n'existent que par rapport au protagoniste]", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 5). Par Isée, il apprend à se débarrasser des subtilités de langage (auxquelles il se livre à son désavantage dans sa jeunesse : "Devant l'Ekklesia [Démosthène] employa quelques expressions peu usitées, il fut encore sifflé et même ridiculisé par les comédiens Antiphanos et Timoclès", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 5) pour aller à l'essentiel, il devient ainsi un expert du Logos, capable de diriger la masse par ses envolées verbales comme par ses silences calculés (par exemple dans cette occasion dont nous ignorons le contexte : "Un jour [Démosthène] constata que les Athéniens n'étaient pas disposés à l'écouter, il leur dit que son discours serait bref, le peuple se tut, il commença : “Un jour d'été, un jeune homme loua un âne pour aller d'Athènes à Mégare. Vers midi, le maître de l'âne et le jeune Athénien, brûlés par l'ardeur du soleil, voulurent se mettre à l'ombre sous l'âne. Ils se disputèrent la place. Le maître déclara qu'il avait loué l'âne et non pas son ombre, le jeune homme soutint que la location de l'âne incluait toutes ses dépendances”. Et Démosthène fit semblant de quitter la tribune. Les Athéniens le rappelèrent et le prièrent d'achever. “Quoi ! leur dit-il, vous voulez m'écouter quand je vous parle de l'ombre d'un âne, et vous refusez de m'écouter quand je veux vous parler des intérêts de la cité ?”", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 16). A sa majorité à seize ans en -364, il entame un procès contre ses tuteurs qui l'ont spolié de son héritage, comme évoqué précédemment ("Voyant que ses tuteurs avaient diminué son bien, il les cita en justice juste après sa majorité sous l'archontat de Timocratès [en -364/-363], pour qu'ils rendissent compte de leur tutelle. Ils étaient trois : Aphobos, Thérippidès et Démophon nommé aussi “Démeas”. Il accusa surtout ce dernier, qui était son oncle maternel. Ils furent condamnés à lui payer chacun dix talents. Mais il ne les exigea pas, il se dispensa même de leur reconnaissance", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 2). Les données de ce procès sont bien connues car les trois discours accusatoires qu'il prononce à l'occasion sont parvenus jusqu'à nous (Contre Aphobos I, Contre Aphobos II et Contre Aphobos III : défense du témoin Phanos, à ces trois discours on doit ajouter Contre Onétor I et Contre Onétor II prononcés contre Onétor, beau-frère d'Aphobos), qui, par leur caractère très procédurier et très facturel, sans recherche de pathos ni effets de style, trahissent l'influence d'Isée ("On dit qu'[Isée] participa largement aux plaidoyers de Démosthène contre ses tuteurs", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Isée 2 ; "Dès qu'il fut inscrit comme citoyen, [Démosthène] intenta un procès contre ses tuteurs, qui avait dilapidé son patrimoine. Il gagna le procès, mais ne put pas recouvrer tous ses biens. Certains disent que le discours contre ses tuteurs fut conçu par Isée, et non pas par Démosthène qui était alors encore très jeune, âge de dix-huit ans, ils remarquent aussi que le style est plus proche de celui d'Isée que de celui de Démosthène. D'autres pensent qu'il a bien été conçu par Démosthène, mais corrigé et retouché ensuite par Isée. En vérité, le génie qu'il a témoigné plus tard autorise à penser qu'il est bien l'auteur de ce discours de jeunesse, et la ressemblance avec le style d'Isée s'explique par le fait qu'il était l'élève de ce dernier et imitait naturellement son style", Libanios, Vie de Démosthène). Il gagne le procès mais ne recouvre pas tous ses biens, perdus durant la décennie écoulée. Il intervient comme avocat dans plusieurs affaires civiles, mais très vite il se consacre aux affaires de l'Etat ("[Démosthène] commença à parler publiquement sous l'archontat de Callistratos [en -355/-354], il avait alors vingt-cinq ans. Son premier discours judiciaire fut celui Contre Androtion pour Diodore, qui accusait ce dernier d'avoir proposé un décret contraire aux lois. A la même époque (sous l'achontat de Callistratos), il prononça le discours Sur les exemptions, très orné, le plus gracieux parmi tous ses écrits. Sous l'archontat de Diotimos [en -354/-353] qui succéda à Callistratos, il prononça à Athènes son premier discours politique, intitulé Sur les classes dans le catalogue de ses œuvres, où il demande aux Athéniens de ne pas rompre le traité avec le Grand Roi de Perse, de ne pas commencer la guerre avant d'avoir constitué une puissante flotte afin de contrer la sienne, et leur explique comment procéder. Sous l'archontat de Thoudèmos [en -353/-352] qui succéda à Diotimos, il composa le discours Contre Timocratès pour Diodoros, qui accusait celui-ci d'avoir violé les lois, et le discours sur les secours à envoyer aux Mégalopolitains, qui appartient au genre délibératif et qu'il prononça lui-même", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4 ; "Démosthène exerça comme avocat un temps, il enseigna la rhétorique, mais, dégoûté par ces activités qui lui servirent à développer son génie comme les exercices du gymnase servent à développer le corps, il monta à la tribune pour s'attacher aux grands intérêts de l'Etat", Libanios, Vie de Démosthène). Son nom commence à circuler peu après -360, quand il propose des réformes fiscales dans un ou plusieurs discours publics aujourd'hui perdus (dont peut-être Sur les exemptions/Perˆ tîn ¢teleiîn, prononcé sous l'archontat de Callistratos en -355/-354 selon Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4 précité) mais évoqués par allusion dans son discours Sur les réformes, l'un des plus anciens conservés, datant du début de la guerre sacrée en -355 ("Je me suis déjà exprimé sur ce sujet [les réformes fiscales], en détaillant un classement pour tous : hoplites, cavaliers, dispensés du service, afin de répandre une aisance générale", Démosthène, Sur les réformes 9). Ses remarques sont réalistes, ses analyses sont justes, elles seront prouvées par les événements. Mais cela ne suffit pas pour réveiller les Athéniens, qui considèrent ses insistantes mises en garde comme des chefs-d'œuvre d'éloquence davantage que comme des prophéties inquiétantes : ils écoutent, souvent ils approuvent et applaudissent, même ses adversaires - notamment Eschine - louent son habileté oratoire, mais personne ne bouge. Athènes vers -360 est devenue une démocratie molle, qui rêve l'Histoire au lieu de la faire. Elle n'a plus de rapport avec l'Athènes conquérante, assoiffée de pouvoirs et de savoirs, de la première moitié du Vème siècle av. J.-C., elle est désormais minée par la majorité de ses citoyens qui ont complètement perdu le sens de l'Etat, occupés à préserver leurs derniers privilèges matériels, anesthésiés par la caste étroite de notables qui ont pris tous les pouvoirs depuis la magistrature d'Eubule ("O Athéniens, avant la loi d'Hégémon [probablement père de Chairondas qui sera archonte en -338/-337, selon Démosthène, Sur la couronne 84], un contrôleur ["¢ntigrafšuj"] désigné par le peuple à chaque prytanie rapportait les comptes publics. Mais depuis Eubule en qui vous avez placé votre confiance, c'est le citoyen désigné administrateur du theorikon qui a la charge de contrôleur, en même temps que celles de percepteur ["apodškthj"], d'intendant de la marine ["newr…on ¢rc¾n"], d'inspecteur des arsenaux ["skeuoq»khn çkodÒmoun"], de réparateur des chemins ["Ðdopoio…"], en résumé qui supervise presque toutes les dépenses de la cité", Eschine, Contre Ctésiphon 25). Diodore de Sicile résume la situation en montrant les Athéniens aussi prompts à se scandaliser de loin qu'à se débiner dès qu'ils doivent agir, ou à envoyer des mercenaires agir à leur place, et Philippe II au milieu qui corrompt les uns et les autres selon son intérêt ("Jaloux du développement de la puissance de Philippe II, les Athéniens voulurent secourir les ennemis de ce roi. Ils députèrent vers toutes les cités pour engager les habitants à conserver leur indépendance et à condamner à mort les citoyens tentés de trahir leur patrie, ils promirent de les appuyer, et finalement ils déclarèrent une guerre ouverte à Philippe II et commencèrent les hostilités. Démosthène, à cette époque le plus éloquent orateur parmi les Grecs, exhortait les Athéniens à se charger personnellement de la protection de la Grèce. Mais même Athènes comptait beaucoup de citoyens prêts à la livrer, tant était grande la propension des Grecs à la trahison. On rapporte que Philippe II, lors du siège d'une ville fortifiée, répondit un jour à un habitant déclarant qu'elle était imprenable : “Crois-tu que ces murailles sont assez hautes pour que l'or ne puisse pas les franchir ?”. L'expérience lui avait appris en effet que les places difficiles à prendre par les armes, le sont facilement par l'or. S'étant ménagé des traîtres dans toutes les cités en donnant le titre d'Ami à quiconque acceptait son or, il corrompait par ses maximes perverses les mœurs des hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.54). Même l'armée dite "athénienne" n'est plus une armée d'Athéniens, volontaires ou conscrits : c'est une armée de mercenaires. Cela ne serait pas grave si les Athéniens payaient convenablement ces mercenaires afin de s'assurer leur obéissance, mais ce n'est pas le cas : Athènes réserve une partie de son trésor pour payer les aides sociales, dont le theorikon assurant des places de théâtre à tous ses citoyens, elle prive ainsi les mercenaires d'un salaire décent, ceux-ci pour se payer pillent les cités alliées, qui fomentent leur vengence contre Athènes et finissent par provoquer collégialement en -358/-357 la guerre dite "sociale" dont nous avons déjà parlé. Après la mort d'Epaminondas en -363, les Athéniens se sont relâchés, ils ont bradé leur économie, leur vigilance, leur rigueur, leur bon sens ("Après la mort d'Epaminondas, les Athéniens cessèrent d'utiliser le trésor public à l'équipement de la flotte et à l'entretien de l'armée comme auparavant, ils le gaspillèrent en fêtes et en jeux publics, et, préférant le théâtre à la caserne, le versificateur au colonel, ils se mêlèrent sur la scène aux poètes et aux acteurs célèbres. Le trésor public destiné naguère aux fantassins et aux marins, fut partagé à la populace qui remplissait la ville", Justin, Histoire VI.9). Démosthène exprime son dégoût sur les inégalités de richesses et sur les gaspillages ("Les Propylées, le Parthénon, les arsenaux maritimes, les portiques et tant d'autres chefs-d'œuvre de nos pères, voilà les embellissements dont nous leur sommes redevables. Les maisons de leurs dignitaires quant à elles étaient si modestes, si conformes aux mœurs démocratiques, celles de Thémistocle, de Cimon, d'Aristide, de Miltiade et de leurs illustres contemporains, que parmi vous ceux qui les connaissent les trouvent aussi humbles que la maison voisine. Mais aujourd'hui les travaux publics se limitent à la réfection des chemins et des fontaines, au blanchiment des murs, à des riens. Je n'accuse pas ceux qui accomplissent ces tâches, mais vous-mêmes, ô Athéniens, qui vous renfermez dans une gestion aussi mesquine. Et voyez les particuliers montés au pouvoir ! Ils se construisent des palais somptueux qui insultent les bâtiments publics, ils achètent et entretiennent des terrains plus vastes que leur avidité n'en a jamais rêvés", Démosthène, Sur les réformes 28-30). Il demande aux Athéniens de réserver l'argent qui leur reste pour équiper une armée à nouveau citoyenne, plutôt que pour entretenir des assistés sociaux ("J'ai avancé plusieurs propositions dignes et importantes : personne ne les a retenues, personne n'oublie le diobole. Mais le diobole sera toujours dérisoire, alors que les trésors du Grand Roi peuvent être contrés par mes conseils sur la composition et l'équipement de l'armée démocratique, qui jouit de grandes ressources en soldats, en cavaliers, en marins, en argent", Démosthène, Sur les réformes 10), il milite pour la restauration du service militaire ("Ne remettez vos armes à personne, formez une armée citoyenne, dont les rangs seront constituées exclusivement d'Athéniens", Démosthène, Sur les réformes 4-5). Il dénonce la délégation de la guerre aux mercenaires, il regrette que les citoyens ne s'engagent plus physiquement et, à l'instar de leurs stratèges fanfarons ("Salamine n'était pas le triomphe de Thémistocle, mais de la cité. Marathon n'était pas la victoire de Miltiade, mais d'Athènes. Tandis qu'aujourd'hui, on dit : “Timothée a pris Corcyre [allusion à l'expédition ratée de Timothée vers Corcyre contre les Spartiates en -374] !”, “Iphicrate a taillé en pièces une partie de l'armée spartiate [allusion au raid d'Iphicrate contre les Spartiates près de Corinthe en -393, ou, plus sûrement, à ses opérations navales victorieuses contre les Spartiates et les Syracusains en mer Ionienne en -373/-372 après avoir remplacé Timothée à la tête de la flotte athénienne] !”, “Chabrias a battu la flotte ennemie près de Naxos [allusion à la bataille navale remportée par Chabrias contre les Spartiates en -376 ; on note que ces faits d'"aujourd'hui/nàn" ne sont pas si récents puisqu'ils remontent à -372 au plus tard, or à cette date Démosthène n'avait même pas dix ans…] !”, ils semblent seuls responsables de ces exploits parce que vous les avez payés par des honneurs outranciers", Démosthène, Sur les réformes 22), vivent la guerre par procuration, via ces mercenaires motivés par l'appât du butin et non pas par la gloire d'Athènes, désertant dès que quiconque leur offre une solde plus élevée. Plus généralement, Démosthène en essayant de sortir les Athéniens de leur apathie ("L'orateur Démosthène, un de ses rivaux politiques [à Phocion], lui dit un jour : “O Phocion, si les Athéniens laissent exprimer leur colère, ils te tueront”. “Mais s'ils gardent leur bon sens, répliqua Phocion, c'est toi qu'ils tueront”", Plutarque, Vie de Phocion 9 ; "Démosthène cria à Phocion que les Athéniens le tuerait s'ils devenaient furieux, Phocion rétorqua : “Mais c'est toi qu'ils tueront s'ils restent sages”", Plutarque, Préceptes politiques 14) s'oppose à ceux comme Phocion désirant la paix à n'importe quel prix ("Polyeucte de Sphettos haranguait les Athéniens pour les pousser à la guerre contre Philippe II, un jour de forte chaleur, comme il était obèse il suffoquait en parlant et suait à grosses gouttes, il dut boire plusieurs fois pendant son discours. “Cet homme est vraiment le mieux placé pour vous pousser à la guerre, dit Phocion : comment agira-t-il demain sous la cuirasse et le bouclier face aux ennemis, alors qu'aujourd'hui il est déjà sur le point d'étouffer en vous récitant un discours qu'il a préparé ?”", Plutarque, Vie de Phocion 9). Il montre l'exemple : nous avons vu qu'en -357, soit à vingt-trois ans si on admet sa naissance en -380, Démosthène utilise une partie de sa fortune - qu'il vient de recouvrer contre ses tuteurs - à équiper une trière dans l'expédition de Kèphisodotos contre le mercenaire Charidèmos ayant trahi Athènes (à travers son compagnon d'armes Euthyklès, dans son discours Contre Aristocratès, Démosthène fait une allusion directe au paragraphe 5 à sa participation comme triérarque, et une allusion indirecte dans le "nous" des paragraphes 165-167). Nous avons raconté comment cette expédition s'achève en eau de boudin. Démosthène a joué probablement un rôle occulte et compliqué entre la Chersonèse où les opérations militaires avaient lieu, et Méthone où son ancien mentor Callistrate vivait en exil et cherchait un moyen de se réhabiliter. Nous avons expliqué que Callistrate (avec Athénodore) a fondé Krenidès sur la côte en face de l'île de Thassos en -359/-358, afin d'exploiter les mines aurifères locales au profit d'Athènes. Callistrate a cru que sa bonne action à Krenidès lui valait l'amnistie, il est revenu imprudemment à Athènes vers -355. Mais la cité minière de Krenidès a été accaparée par Philippe II dès le printemps -357 - et rebaptisée "Philippes" - sans que les Athéniens aient eu le temps de la défendre, ceux-ci ont déversé leur mauvaise humeur sur Callistrate, qu'ils ont aussitôt arrêté et exécuté. Kèphisodotos quant à lui doit rendre les comptes de son expédition ratée en Chersonèse : au terme de son procès vers -352, il échappe à la peine de mort, mais il doit payer une grosse amende. Dans ce procès, les hellénistes modernes pensent que Démosthène a temporisé l'hystérie accusatoire des Athéniens, sur le mode : "Oui Kèphisodotos doit être condamné, mais non il ne mérite pas la mort". Et il déplore que les Athéniens continuent d'accorder leur confiance au mercenaire Charidèmos en dépit de tous ses revirements passés. Dès -353 avec sa Première olynthienne, on l'a vu, Démosthène a demandé l'intervention en Chalcidique. Il a bien compris la psychologie de Philippe II et l'état des anciennes grandes cités de la Grèce, même s'il se trompe sur la réalité économique et sociale de la Macédoine, qu'il minimise et traite avec mépris ("La Macédoine est faible par nature, et les guerres que certains admirent comme l'expression de la grandeur de son roi ne font que la rendre encore plus fragile. Car ne croyez pas que Philippe II et ceux qui lui obéissent sont animés des mêmes sentiments. Lui respire, espère, poursuit exclusivement la gloire au milieu des périls et des efforts, préférant aux douceurs d'une vie tranquille l'honneur d'avoir accompli ce qu'aucun autre roi macédonien n'a entrepris avant lui. Ceux qu'il commande ne partagent pas l'ambition qui le dévore : las de courir de pays en pays pour de nouvelles expéditions, ils détestent et maudissent la guerre qui les empêche de cultiver leurs champs, de vaquer à leurs affaires domestiques, dans un pays dont tous les ports sont fermés, dont les vivres circulent de façon aléatoire, vous pouvez en déduire aisément ce que la majorité de ses sujets pensent de lui. Les étrangers à son service, quant à eux, et l'infanterie constituant sa garde, sont réputés excellents soldats, certes, mais, selon le rapport d'un homme crédible originaire du pays, ils ne lui sont pas plus attachés que les autres : “Si certains se distinguent par leur courage et par leurs talents, m'a-t-il dit, Philippe II, offensé de leur gloire et soucieux de triompher seul, les écarte, car entre autres vices il est excessivement jaloux. Et si un homme pudique et sage désapprouve ses mœurs licencieuses, ses outrances, ses danses infâmes, a-t-il ajouté, il le méprise. Il n'aime et n'accepte dans son entourage que les brigands, les flatteurs, les scélérats, qui dans l'ivresse ne rougissent pas de se livrer à des horreurs que je refuse d'évoquer”. Ce témoignage est prouvé par le fait que tous les saltimbanques indignes, chassés d'ici pour leurs vices, l'esclave public Callias et ses semblables, méprisables bouffons, chanteurs d'obscénités, persifleurs envers les convives, sont précisément les gens avec qui Philippe II vit, les seuls qui lui plaisent", Démosthène, Première olynthienne 14-19).


En -349, Philippe II envahit la Chalcidique. A cette occasion il récupère Potidée qu'il avait confiée six ans plus tôt en gage d'amitié aux Olynthiens. Les Olynthiens sont désormais totalement encerclés, ce qui confirme l'intuition de Démosthène. En attendant leur reddition, Philippe II s'assure le contrôle de la Thessalie tout entière en éliminant Pitholaos, frère de Lycophron le dernier tyran de Phères ("En Europe [sous l'archontat de Callimachos en -349/-348], Philippe II roi des Macédoniens déclara la guerre aux cités chalcidiennes, il prit d'assaut les murailles de Zereia [cité non localisée] et réduisit quelques autres places par la terreur. Il se dirigea ensuite contre Phères en Thessalie, et en chassa le tyran Pitholaos", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.52). Les Athéniens tergiversent pendant des mois. Le détail de leurs débats et de leurs hésitations est connu par des incidences. Au début de l'ère impériale romaine, l'historien Denys d'Halicarnasse répond à un auteur nommé "Ammaios" (inconnu par ailleurs) prétendant que Démosthène a été un élève d'Aristote, notamment qu'il a puisé son inspiration dans la Rhétorique d'Aristote : dans une lettre que nous avons conservée, Denys d'Halicarnasse montre que Démosthène n'a pas pu s'inspirer de la Rhétorique d'Aristote puisque cette œuvre fait allusion aux événements à Olynthe en -349/-348, autrement dit sa rédaction est postérieure à -349/-348, or à cette date Démosthène avait déjà composé plusieurs discours importants. Au cours de son analyse, en s'appuyant sur des sources qui existaient encore à l'ère impériale romaine mais qui n'ont pas survécu jusqu'à nous, Denys d'Halicarnasse donne des informations sur le déroulé de ces événements à Olynthe cette année-là. Selon Denys d'Halicarnasse, Athènes envoie vers la Chalcidique une escadre de trente trières sous les ordres du stratège Charès. Quand Charès revient sans avoir accompli grand-chose, il est rabroué par un nommé "Kèphisodotos" (probablement apparenté à l'archonte de -358/-357, et au stratège condamné en -352 pour avoir conclu un accord avec le fumeux mercenaire Charidèmos) qui déplore que les Athéniens perdent leur temps et leur énergie en Chalcidique alors que des dangers plus proches menacent, en l'occurrence le soulèvement de l'île d'Eubée que nous commenterons juste après ("Au livre III de sa Rhétorique, [Aristote] écrit à propos des métaphores : “Parmi les quatre sortes de métaphores que nous avons distinguées, la plus estimée est celle reposant sur l'analogie, comme dans ce propos de Périclès : « En perdant sa brave jeunesse la cité a perdu son plus bel ornement, telle une année privée de printemps », ou dans le propos de Leptinès justifiant le refus des Athéniens de nuire aux Spartiates sous prétexte de « ne pas vouloir arracher à la Grèce l'un de ses yeux » [Leptinès est un orateur athénien contemporain de Démosthène, nous ne savons pas quand ni dans quelle circonstance il a tenu ce propos], ou dans le reproche de Kèphisotodos à Charès rapportant son expédition à Olynthe, celui-là indigné accusant celui-ci de « tenir le peuple comme enfermé dans un four »” [Aristote, Rhétorique, III, 10.7]. Ainsi Aristote prouve qu'il a composé sa Rhétorique après la guerre d'Olynthe. Or cette guerre éclata pendant l'archontat de Callimachos, comme le rapporte Philochore au livre VII de son Attique : “Callimachos de Perga. Pendant son archontat, les Olynthiens attaqués par Philippe II envoyèrent des députés à Athènes. Les Athéniens s'allièrent à eux [texte manque] ils envoyèrent à leur secours deux mille peltastes et trente trières sous le commandement de Charès, et ils en financèrent huit autres”. […] Ces détails suffisent pour dénigrer ceux qui affirment que la Rhétorique d'Aristote a servi de modèle à Démosthène. Car Démosthène avait déjà composé quatre discours contre Philippe, trois sur les affaires de la Grèce et cinq sur des affaires publiques, qui ne manquent ni de force ni de grandeur ni d'art, avant qu'Aristote ait écrit sa Rhétorique", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 8-10). Au lieu de renvoyer Charès vers la Chalcidique, Athènes missionne Charidèmos, qui s'y rend avec dix-huit navires. Le retour de cet ambigu personnage dans les affaires athéniennes (bien attestée archéologiquement par le document fragmentaire 207 précité dans le volume II/2 des Inscriptions grecques, qui mentionne l'archonte Callimachos à la ligne 11, et désigne Charidèmos, Phocion et Charès pour aller s'approvisionner en céréales auprès du Perse Orontès du côté de Lesbos) s'explique par le fait que le roi thrace Kersoblepte, dont Charidèmos est l'éminence grise, est désormais un ennemi déclaré de Philippe II (nous avons vu qu'en -353 Kersoblepte a réduit ses prétentions à la seule cité de Cardia et a laissé les Athéniens reprendre le contrôle de la Chersonèse, afin de lutter plus efficacement contre Philippe II qui assiégeait alors Heraion Teichos en Propontine/mer de Marmara), par ailleurs Charidèmos a épousé une sœur de Kersoblepte, devenant ainsi son beau-frère ("Kotys était lié à lphicrate [Iphicrate a épousé une fille de Kotys, qui lui a donné un fils, Ménesthée, comme on l'a vu plus haut] comme Kersoblepte est lié à Charidèmos", Démosthène, Contre Aristocratès 129 ; ce discours Contre Aristocratès datant de -152, le mariage entre Charidèmos et la sœur de Kersoblepte est antérieur ou contemporain à cette date). Ce rapprochement entre les Athéniens et le roi thrace Kersoblepte sera évoqué et dénoncé par Philippe II lui-même dans sa Lettre aux Athéniens en -340 ("Vous m'ordonnez par décret de laisser Térès [fils d'Amadokos] et Kersoblepte régner en Thrace “parce qu'ils sont Athéniens”. Mais je sais qu'ils ne sont pas inclus dans notre traité de paix, qu'ils ne sont pas inscrits dans les tables, qu'ils ne sont pas citoyens athéniens. J'ai vu Térès batailler à mes côtés contre vous. J'ai vu Kersoblepte empressé à prêter serment à part dans les mains de mes ambassadeurs, mais empêché par vos stratèges, qui le désignaient comme hostile aux Athéniens. Où est l'impartialité, où est la justice, à déclarer qu'un homme est un ennemi de votre cité quand votre intérêt l'exige, et qu'il est votre concitoyen quand vous cherchez à me nuire ?", Philippe II, Lettre aux Athéniens 8-9). Arrivé sur place, Charidèmos se joint aux Olynthiens pour piller la presqu'île chalcidienne de Pallènè au sud et la région macédonienne de Bottiaia au nord, où il capture Derdas, frère de Phila et Machatas déjà évoqués, beau-frère de Philippe II. Charidèmos se comporte mal autant avec ses alliés qu'avec ses adversaires ("[Théopompe] au livre XXVIII [de ses Philippiques] parle ainsi de Charidèmos d'Orée, à qui les Athéniens accordèrent la citoyenneté : “Il était licencieux et impudique, s'enivrait en permanence, déshonorait les femmes des plus respectables citoyens. Il poussa même l'effronterie jusqu'à demander à la Boulè des Olynthiens un jeune garçon au beau visage et à l'allure séduisante qui avait été capturé au combat en même temps que le Macédonien Derdas”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.47), au point que les Olynthiens envoient une nouvelle ambassade à Athènes pour demander un autre renfort constitué de citoyens athéniens et non plus de mercenaires. Les Athéniens forment une nouvelle escadre de dix-sept navires, qu'ils confient à Charès ("Plus loin, [Philochore] [au livre VII de son Histoire de l'Attique] rappelle en peu de mots les événements qui se passèrent à cette époque [sous l'achontat de Callimachos en -349/-348], et il ajoute : “A la même époque, les habitants de Chalcidique en Thrace, pressés par la guerre, envoyèrent des députés à Athènes. Les Athéniens envoyèrent à leur secours Charidèmos qui commandait sur les côtes de l'Hellespont. Celui-ci était à la tête de dix-huit trières, quatre mille fantassins et cent cinquante cavaliers. Il s'avança avec les Olynthiens jusqu'à la Pallènè [presqu'île occidentale de Chalcidique, dont la base est contrôlée par la cité de Potidée] et la Bottiaia, qu'il ravagea”. Ailleurs, parlant de la troisième alliance d'Olynthe avec Athènes, il dit : “Des députés olynthiens se rendirent une seconde fois auprès des Athéniens pour les supplier de ne pas les abandonner en pleine guerre, et de leur fournir des troupes athéniennes et non plus étrangères, en supplément des forces déjà engagées. Les Athéniens leur envoyèrent dix-sept autres trières, deux mille citoyens armés et trois cents cavaliers, sur des navires capables de transporter des chevaux, sous le commandement de Charès”", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 9). Leurs préoccupations immédiates sont tournées désormais vers l'Eubée. Ploutarchos, le tyran de la cité eubéenne d'Erétrie, très proche de l'Attique, a été renversé par ses sujets, dont certains sont ouvertement favorables à Philippe II. A la suite de ce renversement, toutes les cités de l'île d'Eubée se sont soulevées contre l'hégémonie athénienne. L'affaire est grave, car l'Eubée est le dernier grenier à blé d'Athènes : si les Eubéens stoppent les approvisionnements vers l'Attique, les Athéniens risquent de mourir de faim. Doit-on continuer à soutenir la lointaine Chalcidique ? Doit-on plutôt concentrer les efforts sur la vitale Eubée ? Démosthène reste partisan de l'intervention en Chalcidique : il estime avec raison que l'anarchie en Eubée ne sera pas éternelle et que tôt ou tard, du fait de sa proximité, celle-ci rentrera dans le giron d'Athènes, tandis que si les Athéniens n'interviennent pas pour protéger la Chalcidique celle-ci tombera dans les mains de Philippe II et sera définitivement perdue pour Athènes. Il compose sa Deuxième olynthienne pour expliquer son point de vue (la date -349 de la Deuxième olynthienne est sûre car Démosthène fait allusion au paragraphe 4 à l'expédition du mercenaire Charidèmos vers Heraion Techos "trois ou quatre ans plus tôt", or nous avons vu que Philippe II a lancé cette campagne en -353/-352 après avoir guidé le Thébain Pammenès vers le continent asiatique). Afin de financer l'intervention rapide en Chalcidique contre Philippe II, il milite encore pour les réformes exposées dans ses premiers discours (la guerre doit être financée par l'abolition du theorikon : "Ne votez plus de nouvelle loi, vous en avez déjà trop. Et celles qui vous embarrassent aujourd'hui, abrogez-les. Lois sur le theorikon, lois militaires, je les désigne clairement, ce sont elles qui, pour des spectacles vains, sacrifient la solde de l'armée aux oisifs demeurant dans leurs foyers, assurent l'impunité au soldat réfractaire et découragent le soldat fidèle. Brisez ces entraves. Que la voix du bien public s'élève librement. Sollicitez les législateurs promouvant les décrets utiles", Démosthène, Deuxième olynthienne 10-11 ; les paragraphes 24-26 de la Deuxième olynthienne en -349 sur l'inégalité de richesses et sur le gaspillage ne sont que le copié-collé des paragraphes 28-30 précités du discours Sur les réformes en -355). Phocion au contraire prône l'intervention en Eubée : selon lui, mieux vaut réprimer la révolution à Erétrie pour éviter qu'elle se répande de cité en cité jusqu'à Athènes. On note au passage l'aporie dans laquelle a sombré la démocratie athénienne : au nom du vivre-ensemble, au nom du Bien de l'Attique et au nom du Bien de l'Eubée, les authentiques démocrates athéniens comme Phocion sont réduits à soutenir des tyrans contre la volonté des peuples. Démosthène est seul (il rappellera son isolement dans son discours Sur la paix sous l'archontat d'Archias en -346/-345 : "Lors des troubles en Eubée, quand on vous a conseillé de secourir Ploutarchos et d'assumer une guerre aussi dispendieuse que déshonorante, j'ai été le premier et le seul à monter à la tribune pour m'y opposer. J'ai failli être mis en pièces par les perfides qui, par intérêt, vous ont engagé dans mille fautes énormes. La honte dont cette guerre vous a couverts, les insultes que vous avez essuyées de la part de ceux que vous vouliez aider, vous ont vite rappelé la justesse de mes avis et la perversité des citoyens qui vous ont mal conseillés", Démosthène, Sur la paix 5). Les Athéniens se désintéressent de la petite escadre de Charès qui, peut-être consentie de mauvais gré à Démosthène, part vers la Chalcidique, ils tournent leurs regards vers l'Eubée. La mobilisation générale est déclarée. Des Athéniens illustres participent. L'orateur Hypéride affrète deux trières, l'une pour son fils, l'autre pour lui-même ("Quand il vit que Philippe II s'apprêtait descendre en Eubée et que ses desseins inquiétaient vivement les Athéniens, [Hypéride] leva une contribution publique pour équiper quarante trières, lui-même en fournit deux, une pour lui et une pour son fils", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Hypéride 9). L'orateur Eschine s'engage physiquement : on le retrouvera aux côtés de Phocion à la bataille de Tamynes ("J'ai participé aussi aux campagnes en Eubée. A la bataille de Tamynes, je me suis tellement exposé parmi les troupes d'élite que j'ai reçu une couronne sur place, le peuple m'a renouvelé cette distinction quand je suis revenu ici [à Athènes], quand il a entendu mon récit, et quand Téménidès le taxiarque des pandionides [une des dix tribus athéniennes, à laquelle appartient Démosthène, comme celui-ci le rappelle incidemment dans son propre discours Contre Midias 13], engagé au combat avec moi, a rapporté ma conduite dans le danger", Eschine, Sur l'ambassade 169). Démosthène se résigne au choix de ses concitoyens et équipe une trière. Un notable nommé "Midias", sur lequel nous reviendrons, ne montre pas le même dévouement : il s'arrange pour échapper à ses obligations, il n'offre aucune contribution financière ou matérielle à sa cité, et envoie un tiers à sa place à l'armée, provoquant la fureur de Démosthène ("Une contribution a été organisée pour la guerre en Eubée : Midias ne s'est pas présenté, tandis que moi j'ai participé à l'armement de la trière de Philinos fils de Nicostratès. Une seconde contribution visait à secourir Olynthe : Midias est resté invisible, pourtant un authentique citoyen doit se signaler partout. Il a participé à une troisième contribution, mais comment ? Les bouleutes s'étaient rassemblés pour établir les participations de chacun : il était sur place, mais il n'a rien fourni. Lorsqu'on a appris que nos soldats étaient encerclés à Tamynes, la Boulè a décidé que les cavaliers réservistes, dont Midias était commandant, se mettrait en campagne : craignant de partir, il est venu devant l'Ekklesia pour annoncer qu'il offrait un navire, avant que les bouleutes entament une nouvelle séance. Comment peut-il nier qu'il a proposé cela non pas par esprit civique mais pour fuir le service ? Sa conduite suivante le prouve. Après discussions dans l'Ekklesia, le recours à la cavalerie a semblé moins urgent, on a renoncé à l'engager : au lieu de s'embarquer sur le navire qu'il avait offert, il a envoyé à sa place un étranger, l'Egyptien Pamphilos, tandis que lui-même est resté pour participer aux fêtes dionysiaques, durant lesquelles il a commis les violences pour lesquels il est jugé aujourd'hui [nous parlerons juste après de ces violences de Midias contre Démosthène lors des Grandes Dionysies du printemps -348]", Démosthène, Contre Midias 161-163). Phocion prend le commandement du contingent ainsi constitué et marche vers l'Eubée. Avec le tyran renversé Ploutarchos, il se positionne dans la plaine de Tamynes (aujourd'hui Aliveri, à une vingtaine de kilomètres à l'est d'Erétrie). Beaucoup de soldats athéniens désertent ("Désirant s'emparer de l'Eubée par surprise, Philippe II y débarqua des troupes macédoniennes, et attira les cités dans son camp via les tyrans de l'île. Ploutarchos d'Erétrie appela les Athéniens, les supplia de venir arracher l'Eubée des mains de Philippe II qui l'avait déjà presque conquise. Phocion y fut envoyé avec une petite armée. On espérait que les Eubéens se joindraient à lui, mais le pays était plein de traîtres, corrompus en partie par l'argent que Philippe II y avait répandu, et il se retrouva en grand danger. Il s'empara d'une hauteur séparée de la plaine de Tamynes par une vallée profonde, et y retint l'élite de ses troupes, conseillant à ses officiers de ne pas se préoccuper des soldats indisciplinés, mutins et baratineurs qui désertaient le camp. “Leur insubordination les rendent inutiles ici, dit Phocion, ils sont même nuisibles à ceux qui veulent combattre, par ailleurs après leur désertion leur sentiment de culpabilité les retiendra de nous calomnier dans Athènes et les réduira au silence”", Plutarque, Vie de Phocion 12). Mais Phocion remporte la victoire contre les rebelles eubéens ("Quand les ennemis parurent, [Phocion] ordonna à ses troupes de se tenir immobiles en armes, jusqu'à la fin du sacrifice d'usage. Ce sacrifice dura longtemps, parce que les signes n'étaient pas favorables ou parce qu'il voulait inciter les ennemis à s'approcher davantage. Ploutarchos pensa que Phocion avait peur et courut à l'adversaire avec les étrangers qu'il commandait. En le voyant charger, les cavaliers ne se continrent pas et s'élancèrent aussi de leurs retranchements, en désordre, la ligne étendue. Les premiers furent vite arrêtés, tous les autres se débandèrent, et Ploutarchos s'enfuit. Croyant avoir vaincu, les ennemis chassèrent les fuyards jusqu'aux portes du camp, et commencèrent à abattre la clôture. A ce moment le sacrifice de Phocion prit fin. Les Athéniens sortirent de leurs retranchements, tombèrent sur les assaillants et les mirent en fuite après en avoir massacré ceux qui étaient aux portes du camp. Phocion ordonna au gros de ses troupes de rester à leur poste pour continuer à contenir les premières lignes adverses en pleine déroute, tandis que lui-même prit les soldats d'élite et marcha vers l'ennemi. La mêlée fut très rude. De part et d'autre, les hommes combattirent avec acharnement et sans ménager leur vie. Deux jeunes officiers, Thallos fils de Kinéas et Glaukos fils de Polymèdos, qui combattaient aux côtés du stratège, se distinguèrent entre tous les Athéniens. Kléophanès donna aussi de grandes preuves de valeur : par ses cris et ses exhortations, les cavaliers qui avaient pris la fuite revinrent aider leur stratège en situation périlleuse, il les ramena au combat et assura la victoire des fantassins. Profitant de ce succès, Phocion chassa d'Erétrie Ploutarchos et s'empara du fort de Zarétra [aujourd'hui Zarakes], situé dans un lieu très avantageux, à l'endroit où l'île se rétrécit le plus au milieu de la mer. Phocion libéra tous les prisonniers grecs, de peur que les orateurs athéniens n'excitassent le peuple contre eux et, dans un excès de colère, les traitassent cruellement", Plutarque, Vie de Phocion 13). Selon pseudo-Plutarque, c'est l'orateur Eschine qui apporte la nouvelle à Athènes ("[Eschine] apporta le premier la nouvelle de la victoire que les Athéniens avaient remportée auprès de Tamynes, ce qui lui valut une couronne", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 5). La suite des opérations en Eubée nous échappe, car après cette victoire à Tamynes les Athéniens se croient sauvés et reprennent leurs petites affaires politiciennes. Démosthène est directement impliquée dans l'une d'elles. Démosthène est en conflit contre le notable Midias déjà mentionné. Le contentieux est ancien. Il est rapporté par Démosthène lui-même dans son discours Contre Midias 104-107 et par Eschine dans son discours Contre Timarchos 170-172. Nous ne y attarderons pas ici, disons simplement que Thrasylochos le frère de Midias était ami avec les tuteurs de Démosthène, poursuivis en justice par ce dernier en -364, ensuite Démosthène devenu avocat a plaidé pour divers accusés dont un "Aristarchos fils de Moschos" ayant tué un "Nicodèmos d'Aphidna" proche de Midias, dans cette affaire dont nous ignorons la date Midias a soupçonné Démosthène d'avoir été l'inspirateur du meurtrier, ou du moins d'avoir choisi de défendre le meurtrier pour assouvir indirectement un désir de vengeance personnelle contre lui. A l'occasion des Grandes Dionysies du printemps -348, quelques mois après la victoire de Tamynes, la tension entre Midias et Démosthène atteint son paroxysme. Démosthène est désigné chorège pour le concours théâtral, chargé des musiciens ("La tribu pandionide n'avait pas donné de chorège depuis trois ans. Quand dans l'Ekklesia on sortit la loi ordonnant à l'archonte de tirer le chorège au sort, les reproches ont fusé : l'archonte a dénigré les administrateurs de la tribu, ceux-ci ont accusé l'archonte. Je me suis donc offert comme chorège", Démosthène, Contre Midias 13). Midias est également chorège, chargé des acteurs tragiques. Pour on-ne-sait-quel motif, les deux hommes s'empoignent, ils sont séparés dans une grande confusion par les musiciens et acteurs présents ("[Midias], ô Athéniens, a voulu déchirer mon vêtement sacré, car en effet un vêtement est sacré quand il sert à une cérémonie. Il a voulu briser les couronnes d'or que j'avais commandées pour ma troupe. Forçant de nuit la maison de l'orfèvre, il a exécuté son plan en partie, il l'aurait accompli si on ne l'avait pas arrêté. Qui dans la cité s'est porté jamais à de tels excès ? Ce n'est pas tout. Il a corrompu mon chef de troupe, et si l'aulète Tèléphanès n'avait pas été fidèle, s'il n'avait pas surpris la manœuvre et chassé le traître, s'il ne s'était pas chargé lui-même des répétitions, ma troupe, ô Athéniens, serait entrée sans préparation, et moi, chorège, dans l'incapacité de concourir, j'aurais subi la plus cruelle humiliation. Comme si ces injures ne lui suffisaient pas, il a été jusqu'à corrompre l'archonte, un des maîtres de cérémonie, il a animé mes concurrents contre moi, il a crié, menacé, harcelé des juges ayant prêté serment, il a fermé et cloué la porte du théâtre, il n'a pas cessé de nuire à ma personne par des coups d'autorité inouïs", Démosthène, Contre Midias 16-17 ; pour l'anecdote, l'altercation avec Démosthène n'est pas la seule impliquant Midias, puisque la postérité rapporte le souvenir d'une autre rixe non datée opposant Midias à Diogène : "Un jour Midias lui donna [à Diogène] un coup de poing en lui disant : “Voilà tes trois mille drachmes, je les ai comptées !”. Le lendemain Diogène le frappa avec des courroies utilisées par les pugilistes en lui disant : “Je te rends les trois mille drachmes, le compte est bon !”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VI.42). Démosthène porte plainte contre Midias. Une instruction est ouverte. Le discours Contre Midias que Démosthène compose à cette occasion a survécu. Démosthène y compare ses actes méritoires à ceux inciviques de Midias ("On doit examiner les services réels que [Midias] a rendu à la cité. Je me livre à cet exercice en toute équité, puisque je me contenterai de le comparer à moi. A environ cinquante ans, il a rempli moins de charges publiques que moi à seulement trente-deux ans. Quand j'ai atteint l'âge viril, à l'époque où chaque trière était équipée par deux citoyens, j'ai été triérarque. Midias n'avait encore rempli aucune charge à l'âge où je suis, il n'a commencé qu'à l'époque où on a établi que mille deux cents citoyens devraient payer chacun un talent pour armer la flotte contre exemption de service : la cité fournit les agrès et les marins, de sorte que certains prétendent avoir rempli leur charge publique alors qu'ils n'ont presque rien dépensé et qu'ils ont délégué leurs devoirs à des tiers. Quoi d'autre ? Il a financé un chœur de tragédie, moi j'ai financé un chœur de musiciens, or on sait que les dépenses de ceux-ci sont les plus considérables. Je me suis porté volontaire, lui a été contraint après un arrangement, il ne mérite pas la reconnaissance d'Athènes. Quoi encore ? J'ai présidé les Panathénées, j'ai donné un repas à une tribu, lui n'a fait ni l'un ni l'autre. J'ai été chef de symmoria ["summor…a", division administrative fiscale en Attique] pendant dix ans, comme Phormion, comme Lysitheidès, comme Callaischros et d'autres riches, j'ai occupé ce poste en raison non pas de mes biens réels puisque j'ai été dépouillé par mes tuteurs, mais de mes biens déclarés publiquement, ceux que mon père m'a laissés, dont j'aurais dû hériter à ma majorité. Voilà comment je vous ai servis. Et Midias ? Jusqu'à maintenant on ne l'a pas vu chef de symmoria, pourtant il n'a pas été frustré de l'immense fortune léguée par son père. Par quel zèle s'est-il signalé ? Quels postes publics a-t-il assuré, à quelles grandes dépenses s'est-il consacré ? Je ne vois pas. Sauf le palais qu'il s'est bâti à Eleusis dont la grandeur ridiculise tous les bâtiments alentours. Et les deux chevaux blancs de Sicyone qu'il utilise pour conduire sa femme aux Mystères et ailleurs. Et les trois ou quatre esclaves qui l'accompagnent quand il traverse fièrement l'agora, où il parle de ses meubles et de ses casseroles assez haut pour être entendu", Démosthène, Contre Midias 154-158), qu'il désigne comme un pleutre et un profiteur ("Quand Phocion a demandé l'envoi des cavaliers d'Argoura [la cavalerie de réserve athénienne, dont Midias est le commandant selon Démosthène, Contre Midias 162 précité], ce peureux et odieux personnage [Midias] a employé une ruse lâche : il s'est jeté dans son navire pour se soustraire à l'ordre du stratège, et s'est dispensé de partir avec les cavaliers qu'il commandait. Si le danger avait été sur mer, nul doute qu'il se serait engagé sur terre. Jamais Nicératos fils de Nicias ne s'est conduit ainsi, resté digne de sa lignée en refusant de fuir malgré sa faible constitution, ni Euctémon fils d'Aision, ni Euthydèmos fils de Stratoclès [ces trois Athéniens se sont illustrés à la fin du Vème siècle av. J.-C.], non seulement ils ont payé leur trière mais encore ils ont participé aux expéditions, ils ont honoré la cité par leur argent et par leur personne en allant là où la cité les appelait. Le commandant de cavalerie Midias, après avoir fui le poste que lui assignait la loi, voudrait que la cité le remercie alors qu'elle doit le punir ! Et même la trière qu'il a donné, comment doit-on la regarder ? L'a-t-il donné par générosité, plutôt que par marchandage, par compromis, par désertion, ou par tout autre terme équivalent ? Il n'avait que ce moyen pour se dispenser de partir avec la cavalerie, il a imaginé ce procédé pour échapper à un service qui le gênait. Ce n'est pas tout. Alors que les autres triérarques vous ont accompagné à votre retour de Styra [cité du sud de l'Eubée, face à l'Attique], Midias seul s'est détaché de la flotte, il s'est désintéressé de vous pour charger son navire de pieux, de bois, de bétail pour fabriquer des enclos et pour exploiter des mines. Pour cet homme méprisable, l'armement d'une trière fut un avantage lucratif plutôt qu'une charge onéreuse. Vous savez déjà tout ce que je dis, je veux néanmoins présenter des témoins qui en certifieront la vérité. “De Cléon de Sounion, Aristoclès de Paiania, Pamphilos, Nikèratos d'Achradousios, Euctémon de Sphettos. Nous sommes revenus de Styra avec toute la flotte, nous commandions comme Midias aujourd'hui accusé par Démosthène. Voici notre déposition. Toute la flotte avançait en ordre de retour, les triérarques avait interdiction de s'écarter jusqu'à Athènes, mais Midias s'est détaché de la flotte et des autres triérarques, il a chargé son navire de bois, de pieux, de bétail et autres marchandises, et a abordé au Pirée deux jours après nous”", Démosthène, Contre Midias 164-168). L'orateur Eschine est moins binaire. Dans son discours Contre Ctésiphon en -330, il déclare que Démosthène s'est enrichi lors de l'intervention de Phocion en Eubée : Démosthène aurait reçu de l'argent d'un rebelle eubéen, Callias de Chalcis, ayant favorisé l'anarchie en Eubée et la désertion des soldats athéniens ("Les Chalcéens ont payé votre générosité par leur ingratitude [c'est Eschine qui s'adresse aux Athéniens]. Quand vous êtes allés en Eubée pour secourir Ploutarchos, d'abord ils ont feint l'amitié, mais quand nous sommes arrivés à Tamynes après avoir passé le mont Kolylaion, Callias de Chalcis, qui payait Démosthène afin d'en obtenir des louanges, voyant l'armée athénienne enfermée dans des défilés, contrainte à la bataille, dans un lieu où elle ne pouvait pas espérer le moindre secours par terre ni par mer, ramassa des troupes dans toute l'Eubée, qu'il renforça de celles envoyées par Philippe II. Taurosthénès, qui aujourd'hui nous tend la main avec élégance, s'est joint à son frère en amenant des mercenaires de Phocide pour nous écraser. Si, jouissant de la faveur des dieux, nos courageux soldats n'avaient pas vaincu près de l'hippodrome de Tamynes et n'avaient pas forcé les ennemis à abaisser leurs armes, la cité aurait été déshonorée", Eschine, Contre Ctésiphon 86-88), ensuite après la bataille de Tamynes Démosthène aurait magouillé avec ce Callias de Chalcis pour inciter les Athéniens à changer leur politique, à cesser de soutenir le tyran Ploutarchos d'Erétrie afin d'aider tous les rebelles eubéens, surtout les Chalcéens, rivaux séculaires des Erétriens et premiers colons de la Chalcidique à laquelle ils ont donné leur nom, et s'en faire des alliés contre Philippe II, Démosthène aurait de cette façon détruit tous les efforts de Phocion à Tamynes et, en instaurant un doute lancinant chez ses compatriotes athéniens sur la légitimité de cette victoire, en refusant de voir Ploutarchos d'Erétrie comme le Bien et ses adversaires comme le Mal, contribué involontairement au succès final de Philippe II en Eubée ("[Callias de Chalcis] a envoyé à Athènes Glaukétès, Empédon et le célèbre coureur Diodoros, avec des promesses illusoires pour le peuple et de l'argent pour Démosthène et ses partisans. Il avait trois objectifs. Primo, il voulait votre alliance, parce qu'il n'avait pas le choix : si, invoquant des justes raisons, vous l'aviez repoussé, il aurait dû fuir Chalcis, car en y restant il y aurait été condamné, ou il aurait été tué par Philippe II ou par les Thébains. Deusio, il voulait payer des gens ici pour vanter cette alliance qu'il désirait, afin de dispenser les Chalcéens de nous envoyer des députés. Tertio, il voulait se soustraire à toute contribution. Callias a obtenu tout ce qu'il souhaitait. Démosthène, qui se prétend ennemi des tyrans, […] a vendu les intérêts de la cité en proposant de nous allier avec les Chalcéens et de les soutenir en toute occasion", Eschine, Contre Ctésiphon 91-92). La vérité historique est sans doute un mélange des deux discours : Midias s'est comporté en effet comme un lâche lors de l'expédition de Phocion en Eubée, et Démosthène de son côté n'a pas su tirer tous les tenants et tous les aboutissants des intérêts athéniens contradictoires en Eubée, il a donc bien pactisé avec Callias de Chalcis et participé involontairement au succès final de Philippe II en Eubée. Ceci explique probablement pourquoi Démosthène et Midias acceptent d'arrêter la procédure par un accord à l'amiable : Midias propose trois mille mines à Démosthène, qui les prend contre le renoncement à toute action contre Midias ("Le vieux Aristophon [d'Azénia, avec lequel Eschine est sans doute en contact comme acteur] ne pouvant plus remplir la fonction de chorège, Démosthène fut choisi pour le remplacer. Insulté et frappé par Midias dans l'exercice de cette charge, il le cita en justice, mais il abandonna les poursuites contre trois mille mines que Midias lui paya", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 2). Cet arrangement secret dégoûte et scandalise Eschine ("A quoi bon rappeler son affaire avec Midias, le soufflet qu'il en a reçu au théâtre alors qu'il était chorège, et sa bassesse à vendre trente mines l'affront qu'il avait essuyé et la condamnation déjà approuvée par le peuple ?", Eschine, Contre Ctésiphon 52), qui accuse Démosthène de traîtrise envers la patrie et d'opportunisme financier ("De triérarque, [Démosthène] s'est transformé soudain en généalogiste, cherchant à remplir le vide de son patrimoine follement dissipé. Comme il avait la réputation de trahir ses clients et de se vendre aux parties adverses [cette déclaration d'Eschine peut se rapporter à l'affaire Midias, où Démosthène préfère pactiser avec l'accusé plutôt qu'aller jusqu'au bout de l'accusation, trahissant ainsi ceux qui l'ont soutenu], il a abandonné ce métier pour sauter à la tribune. Il a tiré beaucoup d'argent de la cité et en a conservé très peu", Eschine, Contre Ctésiphon 173 ; Eschine ironise en disant que Démosthène porte la corruption sur sa tête : "[Démosthène] a tiré profit du soufflet de Midias, dont il garde l'empreinte sur sa joue. Il a fait de sa tête une source très rentable de revenus", Eschine, Contre Ctésiphon 212). Démosthène compose sa Troisième olynthienne, très courte et très désespérée ("Sous l'archontat de Callimachos [en -349/-348], trois ans après celui de Théellos [en -351/-350], [Démosthène] prononça trois discours du genre délibératif pour inciter les Athéniens à porter secours aux Olynthiens attaqués par Philippe. Le premier commence par : “Epˆ pollîn men de‹n ¥n tic, î ¥ndrej Aqhna‹oi, doke‹ moi[Première olynthienne en -353/-352], le deuxième par : “OÙci taÙt¦ par…state… moi gegnèskein, î ¥ndrej Aqhna‹oi[Deuxième olynthienne en -349], le troisième par : “Antˆ pollîn ¥n, î ¥ndrej Aqhna‹oi, crhm£twn[Troisième olynthienne]. Sous le même archonte, il composa le discours Contre Midias", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 4 ; Photios se trompe en datant les Olynthiennes après -348 ["Démosthène composa ses trois Olynthiennes à trente-huit ans [en -342], où il encourageait le peuple d'Athènes à envoyer contre Philippe II les secours demandés par les ambassadeurs olynthiens", Photios, Bibliothèque 265, Discours de Démosthène]). Il milite à nouveau pour l'envoi massif d'un contingent composé exclusivement d'Athéniens, sans mercenaires, vers la Chalcidique ("Nous devons décider immédiatement de secourir Olynthe, de préparer ces secours au plus tôt, en recourant à nos concitoyens afin d'éviter l'inconvénient où nous sommes tombés par le passé", Démosthène, Troisième olynthienne 12). Il reconnaît s'être trompé sur les potentialités de la Macédoine ("Dans la conjoncture présente vous devez envoyer des troupes vers Olynthe pour sauver les places des Olynthiens, et vers la Macédoine en l'attaquant par terre et par mer. Si vous négligez l'un ou l'autre, je doute que votre expédition réussira. Car si vous vous contentez de ravager le pays de Philippe II celui-ci le supportera, il prendra la cité [d'Olynthe] et se vengera facilement quand il reviendra chez lui, et si vous vous contentez d'aider Olynthe Philippe II en continuera le siège puisque son pays sera en sûreté, et il forcera les assiégés à la reddition. Voilà pourquoi l'action doit être forte et partagée", Démosthène, Troisième olynthienne 17-18). Il déclare que, si Philippe II prend Olynthe, rien ni personne ne pourra plus arrêter sa mainmise progressive sur la Grèce ("Si par négligence nous abandonnons les Olynthiens qui nous implorent, et si Philippe II prend leur cité, je vous le demande, qui pourra l'empêcher d'aller où il voudra ? Souvenez-vous de la manière dont ce roi initialement si faible est devenu si puissant. Il a commencé par prendre Amphipolis, puis Pydna, Potidée, Méthone. Puis il est entré en Thessalie. Il s'est emparé de Phères, de Pagases, de Magnésie, en résumé de tout le pays, à sa guise. Puis il est parti vers la Thrace. Il y a donné et retiré des couronnes, il y a été blessé [il y a perdu un œil]. Sitôt rétabli, au lieu de rester traquiller, il a attaqué les Olynthiens. Je ne parle pas de ses expéditions en Illyrie, en Péonie, contre Arymbas [oncle d'Olympias, que Philippe II combat après avoir épousé Olympias]. Où n'est-il pas allé ? “Pourquoi ce récit ?”, direz-vous. Pour que vous sachiez, ô Athéniens, à quel point vous vous nuisez en abandonnant la moindre partie des affaires, et quelle ambition dévore Philippe II, hostile à tous les peuples l'un après l'autre, insatiable, insatisfait de ses premières conquêtes. Si ce roi est persuadé qu'il doit toujours avancer, et si nous n'entreprenons rien pour le contrer avec vigueur, à quoi devons-nous nous attendre ? Par les dieux, comment le plus humble par vous peut-il ignorer que la guerre viendra d'Olynthe à Athènes, si nous ne réagissons pas ?", Démosthène, Troisième olynthienne 12-15). En vain. Philippe II s'empare du port de Toroné, puis il prend le contrôle d'Olynthe avec l'aide de traîtres locaux à la fin de l'été -348 ("A l'époque où [les Olynthiens] n'avaient que quatre cents cavaliers, où leurs effectifs n'excédaient pas cinq mille hommes, Sparte qui dominait terre et mer est venue les attaquer, rappelez-vous. Assaillis par cette formidable puissance, ils ont préservé leur cité, ils ont conservé le moindre fort, ils ont remporté plusieurs batailles, ils ont tué trois stratèges ennemis, et finalement ils ont conclu un armistice aux conditions qu'ils ont voulues [allusion au siège d'Olynthe par Sparte entre -382 et -380/-379, que nous avons évoqué dans notre alinéa précédent]. Mais quelques Olynthiens ont reçu des cadeaux. Par bêtise ou par coup du sort, la foule les a crus plus respectables que les orateurs loyaux. Lasthenès a couvert sa maison avec les bois que la Macédoine lui a donnés, Euthycratès a nourri des grands troupeaux de bœufs qu'il n'a pas achetés, un autre est revenu avec des brebis, un troisième avec des chevaux. Le peuple qu'ils ont trahi ne leur a pas répondu par la colère et des condamnations, il les a regardé avec admiration et envie, et les honorés pour leurs talents. A cause de cette outrance fatale, de ce triomphe de la corruption, Olynthe en dépit de son millier de cavaliers, de ses dix mille fantassins, des alliances de ses voisins, du secours de dix mille étrangers, de quatre mille citoyens, de cinquante trières, n'a pas pu être sauvée. En moins d'un an de guerre, à cause des traîtres, elle a perdu toutes les cités de la Chalcidique", Démosthène, Sur l'ambassade 263-266 ; "Parmi les magistrats d'Olynthe, les uns partisans de Philippe II ne travaillaient que pour lui, les autres s'efforçaient dignement de préserver leurs concitoyens de l'esclavage [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens sous l'archontat de Sosigénès en -342/-341]. Lesquels ont ruiné leur patrie ? Lesquels, plus exactement, ont livré traîtreusement la cavalerie et provoqué la chute d'Olynthe ? Les partisans de Philippe II, ceux qui ont calomné les plus zélés défenseurs de la cité tant qu'elle existait encore, qui se sont acharnés contre eux avec un tel succès qu'ils ont convaincu le peuple de bannir Apollonidès [hipparque d'Olynthe, remplacé par Lasthenès selon Démosthène, Troisième philippique 66, à ne pas confondre avec son homonyme Apollonidès de Cardia qui a servi d'ambassadeur à Kersoblepte]", Démosthène, Troisième philippique 56 ; "L'année où Théophilos fut archonte d'Athènes [en -348/-347], les Romains nommèrent consuls Caius Sulpicius et Caius Quintius, on célébra la cent huitième olympiade où Polyklès de Cyrène fut vainqueur à la course du stade. A cette époque, Philippe II […] prit Mèkyberna [au fond du golfe de Toroné] et Toroné par trahison et sans combattre, puis il tourna ses armes contre Olynthe, la plus importante cité du pays. Il défit les Olynthiens en deux batailles et vint assiéger leur ville. Il perdit beaucoup d'hommes sous les murs d'Olynthe. Finalement, il réussit à corrompre par l'argent les magistrats olynthiens Euthycratès et Lasthenès, qui lui livrèrent la ville par trahison. Il saccagea Olynthe et vendit les habitants comme esclaves. Il se procura par ce moyen beaucoup d'argent qui remboursa ses frais de guerre, en même temps il intimida les autres cités tentées de lui résister. Il honora de grandes récompenses tous les soldats qui s'étaient distingués par leur bravoure, et, en donnant des grosses sommes d'argent aux notables, il multiplia le nombre de traîtres à leur patrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.53 ; "Quand [Philippe II] eut trente-sept ans, si on compte depuis l'archontat de Dexitheos [archonte en -385/-384] jusqu'à celui de Callimachos [archonte en -349/-348] qui vit les Olynthiens implorer le secours des Athéniens contre leur assiégeant Philippe II, ceux-ci se décidèrent à envoyer des troupes à ceux-là. L'année suivante [en -348/-347, sous l'archontat de Théophilos], qui fut celle de la mort de Platon, Philippe II détruisit Olynthe", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 6 ; "Sous l'archontat de Callimachos [en -349/-348] les Athéniens animés par Démosthène fournirent des secours à Olynthe, puis sous l'archontat de Théophilos [en -348/-347] Philippe II conquit cette cité", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10 ; en -330, Démosthène révélera que les traîtres olynthiens ayant livré leur cité à Philippe II, comme tous les autres individus corrompus par Philippe II dans les autres cités grecques, n'en reçoivent aucune récompense : "Lasthenès a été nommé Ami de Philippe II jusqu'à la livraison d'Olynthe, Timolaos, jusqu'à la ruine de Thèbes, Eudikos et Simos de Larissa, jusqu'à l'assujetissement de la Thessalie, mais, vite chassés, maudits, damnés, ces traîtres ont erré ensuite par toute la terre. Qu'a gagné Aristratos à Sicyone? Et Périllos à Mégare ? L'aversion et le mépris", Démosthène, Sur la couronne 48). Il célèbre sa victoire en automne -348 lors de la fête des Olympiades de Dion, au pied du mont Olympe ("Après la prise d'Olynthe, Philippe II a célébré des jeux en l'honneur de Zeus Olympien. A ces cérémonies solennelles, il avait convié tous les artistes dramatiques. A sa table, ayant distribué les couronnes aux vainqueurs, il a voulu savoir pourquoi notre célèbre comique Satyros était le seul à ne rien demander : “Me crois-tu avare ? Penses-tu que je suis indisposé contre toi ?”. Satyros a répondu qu'il n'avait pas besoin des cadeaux que recherchaient les autres, il sollicitait néanmoins une faveur peu coûteuse mais il craignait que Philippe II la lui refuse. Le roi lui a ordonné de parler, en s'engageant à tout lui accorder dans un élan de générosité. “Apollophane de Pydna, dit l'acteur, était mon hôte et mon ami. Il est mort assassiné. Ses parents, pour préserver ses filles encore jeunes, les ont conduites à Olynthe, croyant y un trouver un asile sûr. Mais depuis que tu as pris la cité, elles sont tes prisonnières. Elles ont atteint l'âge du mariage. Je te prie de me les donner. Si tu me les confies, sache que je n'en tirerai aucun profit, je les doterai, je les établirai, je ne permettrai pas qu'elles éprouvent un traitement indigne de leur père ni de moi”. Ces paroles ont suscité tant d'applaudissements et tant d'acclamations dans l'assistance que Philippe II ému a accédé à sa requête, oubliant que cet Apollophane était l'un des meurtriers de son frère Alexandre II", Démosthène, Sur la couronne 192-195 ; "Après la prise d'Olynthe, Philippe II célébra les Olympiades et offrit des magnifiques sacrifices aux dieux. La solennité des cérémonies et la spendeur des jeux attirèrent une foule d'étrangers qu'il invita à ses festins. Au milieu des banquets animés par le vin et les nombreux toasts, il distribua des cadeaux à beaucoup de convives, et multiplia les promesses à chacun. Son amitié fut très recherchée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.55). Par des incidences de la Première philippique de Démosthène, datée de -347/-346, on apprend que Philippe II lance des raids sur les îles de Lemnos et Imbros dans le nord-est de la mer Egée, il patrouille autour de l'île d'Eubée au nord de l'Attique, il a même capturé un des deux navires officiels d'Athènes (La Paralienne ? ou La Salaminienne ?) qui croisait dans les parages ("Que gagnerez-vous [à appliquer mes propositions] ? Vous ne serez plus exposés aux pirateries [de Philippe II] : il ne se jettera plus sur Lemnos et Imbros pour enchaîner vos concitoyens et les traîner à sa suite, Geraistos [pointe sud de l'île d'Eubée] ne le verra plus envelopper vos navires et y recueillir des sommes immenses, il ne descendra plus vers Marathon comme récemment pour y enlever la trière sacrée", Démosthène, Première philippique 34). Ces informations sont importantes car elles signifient, peu importe les raisons et les buts de ces opérations en mer Egée, que Philippe II en -348 dispose d'une flotte, autrement dit son outil militaire ne se limite plus à la phalange, il inclut désormais des compétences poliorcétiques et une marine. Cela prouve également, contrairement à ce que pensait Démosthène en -353/-352 dans sa Première olynthienne mais qu'il ne pense plus en -348 dans sa Troisième olynthienne, les grandes ressources naturelles et les grandes potentialités de la Macédoine, capable en très peu d'années de se fabriquer des navires (copiés sur les trières qu'il a capturées dans les ports de Chalcidique, appartenant aux escadres de Charidèmos et de Charès ?) lui permettant de se projeter en haute mer, bien au-delà de son territoire, et de provoquer la flotte athénienne. Philippe II prolonge sa conquête de la Chalcidique par la conquête de l'Eubée où, après le départ de Phocion, le contingent mal commandé par son successeur est vaincu par les Eubéens rebelles ("Après cet exploit [la victoire athénienne à Tamynes], Phocion quitta l'Eubée. Dès qu'il fut parti, les alliés regrettèrent sa douceur et sa justice, et les Athéniens reconnurent sa valeur et son expérience, car Molossos qui lui succéda manœuvra de telle sorte qu'il fut capturé par les ennemis", Plutarque, Vie de Phocion 14). Les Erétriens sont partagés : certains sont favorables à Philippe II, d'autres lui sont hostiles. Philippe II met tout le monde d'accord en envoyant son lieutenant Parménion occuper la cité et y installer des gouvernants fantoches ("Dans Erétrie, après l'expulsion de Ploutarchos et de sa troupe d'étrangers [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens sous l'archontat de Sosigénès en -342/-341], le peuple a repris le contrôle de la ville et du détroit [de l'Euripe, qui sépare l'île d'Eubée et le continent]. Les uns ont voulu vous confier le gouvernement, les autres, le donner à Philippe II. Finalement, n'écoutant que ces derniers, les Erétriens infortunés se sont laissé persuader d'exiler ceux qui plaidaient pour eux. Leur soi-disant ami et allié Philippe II a alors détaché mille étrangers conduits par Hipponichos pour raser les fortifications du détroit et installer trois tyrans dans la région : Hipparchos, Automédon et Klitarchos. Les Erétriens ont voulu secouer le joug : à deux reprises il les a chassés par des troupes étrangères sous les ordres d'Eurylochos d'abord, de Parménion ensuite", Démosthène, Troisième philippique 57-58). La cité d'Orée tombe de la même façon, avec la complicité de citoyens favorables à Philippe II. Pour l'anecdote, dans cette cité d'Orée, Parménion retrouve et exécute le platonicien Euphrée, ancien influenceur de Perdiccas III, qui avait écarté le jeune Philippe II de la Cour de Pella entre -365 et -360, devenu un adversaire résolu de Philippe II, et un exemple à suivre pour Démosthène ("Dans Orée, Philistidès intriguait pour Philippe II, de concert avec Ménippos, Socratès, Thoas, Agapaios, aujourd'hui maîtres de cette cité, comme vous le savez [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens sous l'archonte Sosigénès en -342/-341]. Un nommé “Euphrée”, que vous avez vu ici naguère [à l'époque où Euphrée fréquentait l'Académie comme élève de Platon], défendait ouvertement la liberté. Puis-je compter tous les outrages, toutes les vilennies qu'il a endurés des gens d'Orée ? Un an avant la prise d'Orée, il a accusé de traîtrise Philistidès et ses complices dont il avait découvert les manœuvres : une foule de factieux ameutés par Philippe II, leur chorège et leur prytane, l'ont traîné en prison comme perturbateur public. Témoin de cette violence, le peuple indigne n'a pas secouru l'opprimé ni chassé les oppresseurs, au contraire il a dit : “Euphée mérite son sort” et s'est réjoui du spectacle. Ainsi parvenus à la puissance qu'ils convoitaient, les traîtres préparèrent la prise de leur cité, et nouèrent toutes leurs intrigues. Quand quelqu'un dans la foule les surprenait, il se taisait, épouvanté par le souvenir des persécutions contre Euphrée. Déplorable effet de la soumission générale ! Juste avant la catastrophe, jusqu'au moment où l'ennemi parfaitement préparé s'est présenté aux pieds des remparts, aucun citoyen n'a osé élever la voix. Les uns ont défendu la ville, les autres les ont dénoncés. Après qu'elle a été prise par ces moyens infâmes, les factieux se sont érigés en maîtres tyranniques, les citoyens qui avaient tenté de sauver Euphrée ou de se sauver eux-mêmes ont été bannis ou massacrés. Quand à Euphée, il s'est tranché la gorge, prouvant par son acte que seuls la justice et l'amour de sa patrie l'avaient armé contre Philippe II", Démosthène, Troisième philippique 59-62 ; "Venu en Macédoine auprès du roi Perdiccas III, Euphrée partagea le gouvernement avec lui. Méchant, calomniateur, il aigrit tous les amis du roi, et ne lui laissa pour convives que des géomètres et des philosophes. Pour cela, après l'accession de Philippe II au trône, Parménion le tua sans pitié quand il le croisa à Orée, comme le rapporte Karystios dans ses Mémoires historiques", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.119).


Après d'interminables, sanglants, insignifiants et monotones affrontements contre les Thébains jusqu'en -347 ("L'année où Thémistoklès fut archonte d'Athènes [en -347/-346], les Romains nommèrent consuls Caius Cornélius et Marcus Popilius. A cette époque, les Béotiens ravagèrent une grande partie de la Phocide, ils battirent l'ennemi près d'Hyampolis en lui tuant environ soixante-dix hommes. Peu après, les Béotiens affrontèrent les Phocidiens près de Coronée, ils furent vaincus et eurent beaucoup de pertes. Ensuite les Phocidiens prirent quelques cités béotiennes importantes. Les Béotiens se mirent de nouveau en mouvement, envahirent le territoire des ennemis et en détruisirent les récoltes, mais ils furent battus pendant leur retraite", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.56), les Phocidiens destituent Phalaikos et ouvrent une enquête de moralité sur leurs stratèges depuis le début de la guerre sacrée en -355. Philomélos, qui a déclenché cette guerre et s'est suicidé pour ne pas être capturé par les Thébains en -354, est blanchi (à tort, puisque Philomélos a bien été l'instigateur du pillage de Delphes selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.30 précité, et selon Polyen, Stratagèmes V.45 précité). Son successeur Onomarchos en revanche, tué en bataille par Philippe II en -352, est déclaré coupable d'avoir utilisé une grande partie des dépôts sacrés pour financer la guerre. Son frère et successeur Phayllos est déclaré coupable aussi. L'enquête établit que la somme des richesses dérobées s'élève à environ dix mille talents. C'est une somme très élevée d'un point de vue monétaire, mais le principal scandale ne réside pas dans l'aspect monétaire, il réside surtout dans la nature de cette somme : les trésors volés, fondus, troqués, dilapidés, volatilisés, n'étaient pas des banals lingots de matériaux précieux ou des vulgaires pièces d'or et d'argent, ils consistaient dans des œuvres d'Art, des statues de sculpteurs réputés, des objets façonnés à un seul exemplaire avec un soin particulier, des vases ou des trépieds honorant des événements glorieux pour leurs anciens propriétaires, ces trésors étaient la mémoire, l'héritage séculaire des cités grecques. Pour l'anecdote, le célèbre vase commémorant la victoire des Grecs à Platées en -479 n'a pas échappé au désastre : son or a été rétiré ("Les Grecs, après la bataille de Platées, dédièrent en commun un trépied d'or soutenu par un serpent de bronze. Toute les parties de bronze sont conservées jusqu'à présent, l'or en revanche a été pris par les stratèges phocidiens", Pausanias, Description de la Grèce, X, 13.9), la partie restante en bronze sera emmenée par l'Empereur romain Constantin à Byzance au IVème siècle (elle y est toujours aujourd'hui, la base du trépied est visible sur l'actuelle place du Sultan-Ahmet dans Istanbul, aménagée sur l'ancien hippodrome de Constantinople, tandis qu'une tête de serpent décorant ce trépied découverte en 1848 est exposée au Musée archéologique d'Istanbul). Les biens en or déposés par le roi lydien Crésus au VIème siècle av. J.-C. ont subi le même sort. Dans sa Bibliothèque historique, Diodore de Sicile dédouane un peu les Phocidiens en rappelant que les Athéniens et les Spartiates, en acceptant ce monnayage sacrilège, ont favorisé indirectement sa fabrication, ils ont été complices des Phocidiens et sont donc aussi coupables qu'eux dans la destruction de la mémoire grecque ("Accusé d'avoir volé une grande partie du trésor sacré [de Delphes], le stratège phocidien Phalaikos fut destitué du commandement et remplacé par trois stratèges : Dinocratès, Callias et Sophanès. Une enquête fut ouverte sur le trésor sacré, les Phocidiens demandèrent aux gérants un compte exact. Philon, qui avait été l'administrateur principal, se déroba, il fut cité en justice. Soumis à la torture par ordre des stratèges, il dénonça ses complices, et, après avoir supporté les plus cruels outrages, mourut en expiant son impiété. Ceux qui s'étaient approprié le trésor restituèrent ce qui leur en restait, cela ne les empêcha pas d'être exécutés comme sacrilèges. Parmi les anciens stratèges, le premier, Philomélos, n'avait pas touché aux dépôts sacrés. Le deuxième, Onomarchos frère de Philomélos, en avait dépensé une grande partie. Le troisième, Phayllos frère d'Onomarchos, avait converti en monnaie une autre partie du trésor sacré pour payer ses mercenaires. Il avait pris les cent vingt lingots d'or, pesant chacun deux talents, offerts par Crésus le roi des Lydiens. Il avait monétisé aussi trois cent soixante vases en or pesant chacun deux mines, un lion et une femme en or pesant ensemble trente talents, soit quatre mille talents d'or fondu. A cela s'ajoutaient les offrandes en argent de Crésus et de quelques autres donataires, estimées à plus de six mille talents, également dissipées par les stratèges. Au total, avec plusieurs autres monuments en or, on arriva à une somme de plus de dix mille talents. […] Bien que le crime de la spoliation des offrandes sacrées retombât entièrement sur les Phocidiens, on doit avouer que les Athéniens et les Spartiates, alliés des Phocidiens, étaient impliqués, car le nombre de soldats qu'ils avaient fournis étaient incohérent par rapport à leurs sources officielles de revenus", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.56-57). Pausanias dit que les Spartiates, notamment le roi eurypontide Archidamos III, ont bien profité du pillage de Delphes ("Sous le règne de son fils Archidamos III [à Agésilas II], les Phocidiens s'emparèrent du temple de Delphes et affrontèrent les Thébains avec leurs propres troupes mercenaires et avec celles envoyées en soutien par les Spartiates et les Athéniens, les unes en souvenir des services rendus jadis par les Phocidiens au peuple d'Athènes, les autres en gage d'amitié entre Spartiates et Phocidiens ou, à mon avis, en haine de Thèbes. Théopompe fils de Damasistratos dit qu'Archidamos III reçut personnellement de l'argent, et que sa femme Deinicha, séduite par les cadeaux des chefs phocidiens, contribua beaucoup à cette alliance. Certes Archidamos III est très blâmable d'avoir accepté les richesses sacrées et d'avoir aidé ceux qui pillèrent le plus célèbre des oracles, il mérite néanmoins des remerciements pour s'être opposé au projet des Phocidiens de raser la ville de Delphes, d'en égorger tous les hommes adultes et d'en réduire à l'esclavage femmes et enfants", Pausanias, Description de la Grèce, III, 10.3-4). Athénée de Naucratis quant à lui rappelle que la monétisation de ces trésors a provoqué un ruissellement d'or et d'argent dans toute la Grèce ("L'or brilla chez les Grecs, et l'argent y parut à profusion, après le pillage du sanctuaire de Delphes par les tyrans phocidiens", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.19), dont Philippe II sera finalement le seul bénéficiaire. Les Thébains, autant épuisés et ruinés que leurs adversaires phocidiens, se résignent à implorer l'aide de Philippe II. Ce dernier est ravi : il leur donne le strict nécessaire afin de ne pas être accusé de manigances avec les Phocidiens sacrilèges, et leur refuse davantage pour hâter leur chute définitive ("Fatigués de cette guerre, ayant perdu beaucoup de soldats, et dépourvus de ressources financières, les Béotiens députèrent à Philippe II pour lui demander son aide. Très heureux de voir les Béotiens humiliés, et désireux d'abaisser leur orgueil hérité de leur victoire à Leuctres [en -371], le roi leur envoya un nombre limité de soldats, juste pour ne pas encourir le reproche d'avoir négligé la défense de l'oracle profané", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.57). Les Athéniens sont en plein dilemme. Comment sortir de cette interminable guerre sacrée ? Signer la paix avec Philippe II, c'est reconnaître de facto la domination de la Macédoine sur une grande partie de la Grèce. Continuer la guerre, c'est risquer accroître cette domination par des nouvelles défaites. D'un côté comme de l'autre, la montée en puissance de Philippe II semble irrésistible. Pour l'anecdote, c'est à cette époque qu'Isocrate écrit A Philippe, discours incitant tous les adversaires à aplanir leurs différends autour de Philippe II pour combattre la Perse : puisque Philippe II paraît invincible, mieux vaut l'avoir pour chef que pour adversaire... L'attitude du stratège phocidien Phalaikos précipite la décision. Mis en examen sur le pillage de Delphes et craignant d'être condamné comme ses prédécesseurs, bien conscient que la Phocide n'a plus de moyens humains et financiers (car on ne trouve plus beaucoup de trésors à fondre et à monnayer dans le sanctuaire de Delphes, suite aux pillages des années précédentes !), ayant perdu foi dans l'efficacité militaire d'Athènes qui vient de perdre la Chalcidique et l'Eubée, il cherche désormais à sauver sa peau. Il sait que Philippe II, après avoir conquis la Chalcidique et l'Eubée, a les mains libres pour envahir la Phocide, puis l'Attique. Phalaikos calcule avoir plus à gagner à accueillir Philippe II et lui ouvrir la route de l'Attique, qu'à continuer à s'opposer à lui. En hiver -347/-346, il inverse sa diplomatie en interdisant l'accès du détroit des Thermopyles au stratège athénien Proxénos et au roi spartiate Archidamos III ("Avant les négociations de paix, des ambassadeurs phocidiens étaient venus vous demander du secours, contre la promesse de vous céder Alpone, Thronion et Nicée, les trois clés des Thermopyles. Vous aviez décrété que les Phocidiens remettraient ces places au stratège Proxénos, que vous équiperiez cinquante trières et que tous les hommes de moins de quarante ans seraient mobilisés. Non seulement les tyrans n'ont pas livré ces places à Proxénos, mais encore ils ont emprisonné leurs ambassadeurs qui vous les avaient promises, et, seuls parmi les Grecs, les Phocidiens ont refusé de recevoir les hérauts annonçant la trêve à l'occasion des Mystères. Le roi spartiate Archidamos III a proposé de prendre ces places pour les protéger : les mêmes Phocidiens ont refusé en lui disant de s'occuper des périls de Sparte et non pas du danger qui les menaçait. […] Qu'avez-vous compris à cette occasion ? Qu'avant ma nomination comme ambassadeur, Phalaikos tyran des Phocidiens se méfiait de nous et des Spartiates, et a mis sa confiance dans Philippe II", Eschine, Sur l'ambassade 132-135). Pendant ce temps, Philippe II traverse la Béotie, il prend Orchomène et Coronée, il confie ces deux cités aux Thébains pour ménager leur susceptibilité mais ceux-ci ne cachent pas leur inquiétude face à la toute-puissance de l'armée macédonienne. Puis il s'installe aux Thermopyles ("Les Thébains n'ont pas pu empêcher Philippe II d'avancer jusqu'aux Thermopyles, de pénétrer dans cette passe, et de profiter de tous leurs efforts. Ils ont gagné des territoires en se déshonnant. Conscients qu'ils ne pourraient rien acquérir tant que le roi serait maître des Thermopyles, et mécontents qu'il en soit le maître, ils l'ont supporté, parce qu'ils voulaient Orchomène et Coronée, et parce qu'ils ne pouvaient pas les conquérir par eux-mêmes. Certains disent que le roi de Macédoine a livré ces deux cités aux Thébains parce qu'il y a été contraint. Je n'y crois pas, je sais que sa principale ambition était d'annexer les Thermopyles, de présider les Jeux pythiques, et de s'imposer sur la Grèce en terminant la guerre de Phocide et en punissant les Phocidiens", Démosthène, Sur la paix 20-22). La panique est totale à Athènes. Tous les Athéniens, dont Démosthène qui compose alors sa Première philipique (au paragraphe 17, il fait allusion à la descente "très récemment/teleuta‹a prèhn" de Philippe II au Thermopyles, et un peu plus loin il accuse ses compatriotes d'avoir attendu que Philippe II apparaisse aux Thermopyles pour s'inquiéter de sa volonté hégémonique ["Quand vous entendez que Philippe II s'est jeté sur la Chersonèse vous y envoyez des secours, quand il est aux Thermopyles vous y courrez, quand il tourne de n'importe quel côté vous le suivez, à droite, à gauche, comme si vous étiez à ses ordres, jamais de projet construit, jamais la moindre prudence, vous vous agitez dès que vous apprenez une mauvaise nouvelle", Démosthène, Première philippique 41] ; "Sous l'archontat de Thémistoklès [en -347/-346] qui succéda à Théophilos, Démosthène prononça son cinquième discours contre Philippe II, relatif à la défense des insulaires et des cités de l'Hellespont, commençant par : “A men ¹me‹j, î ¥ndrej Aqhna‹oi, dedun»meqa eØre‹n, taàt' ™st…[cette phrase commence le paragraphe 30 de l'actuelle Première philippique, doit-on conclure que l'actuelle Première philippique est une version remaniée par les copistes au cours des siècles après Denys d'Halicarnasse, ou que ses paragraphes 1-29 constituaient un discours distinct avant Denys d'Halicarnasse ?]", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10), et qui, pour l'anecdote, est devenu papa de deux enfants (dont on ignore la date de naissance, on sait seulement que Démosthène a une fille qui mourra prépubère peu avant l'assassinat de Philippe II en -336, selon pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 13 [[Démosthène] avait eu deux enfants d'une fille d'Héliodore, citoyen d'une famille honnête, sa fille était morte jeune avant d'avoir été mariée", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 14], elle est donc née au plus tôt vers -348), tombent immédiatement d'accord : il faut traiter avec Philippe II, signer n'importe quoi, pourvu que cela le dissuade de dépasser les Thermopyles et d'envahir l'Attique. Un Athénien nommé "Philocratès" propose un texte de paix à présenter à une délégation macédonienne conduite par Antipatros envoyée à Athènes par Philippe II, au mois d'élaphébolion (soit mi-mars à mi-avril dans le calendrier chrétien) selon Démosthène ("La paix [de Philocratès] fut décidée le 19 élaphébolion", Démosthène, Sur l'ambassade 57), sous l'archonte Thémistoklès en -347/-346 selon Eschine ("Philocratès a proposé un décret autorisant Philippe II à envoyer un héraut militaire et des députés pour convenir de la paix et d'une alliance. Ce décret a été attaqué comme contraire aux lois. Un procès a eu lieu, Lykinos était l'accusateur, Philocratès était l'accusé, Démosthène défendait Philocratès, qui a été absous. Peu après, sous l'archonte Thémistoklès, Démosthène est devenu bouleute, non pas par le sort mais par des dons d'argent et des intrigues afin de seconder Philocratès en paroles et en actes", Eschine, Contre Ctésiphon 62). Démosthène veut tellement endormir Philippe II qu'il est prêt à discuter avec lui non seulement de cette paix de Philocratès, mais encore d'une alliance entre Athènes et la Macédoine ("Lis-moi le décret où Démosthène demande que les prytanes, après les Dionysies de la ville [c'est-à-dire les Grandes Dionysies, qui marquent le retour du printemps au mois élaphébolion] et l'assemblée tenue au théâtre de Dionysos, convoquent deux autres assemblées, l'une le 18 [élaphébolion], l'autre le 19. […] La résolution des alliés, que j'ai personnellement appuyée, portait seulement sur la paix. Démosthène quant à lui voulait débattre aussi sur l'alliance", Eschine, Sur l'ambassade 61 ; "[Démosthène] a soutenu un second décret de Philocratès demandant l'envoi de dix députés choisis vers Philippe II, afin de le prier d'envoyer des parlementaires pour la paix. Démosthène a été l'un des députés. A son retour de Macédoine, il a parlé hautement en faveur de la paix, et a confirmé le rapport de ses collègues. Seul parmi les bouleutes, il a proposé de conclure une alliance avec le héraut militaire et les députés de Philippe II, se conformant en cela à la position de Philocratès", Eschine, Contre Ctésiphon 63 ; "Les députés de Philippe II sont arrivés […]. Qu'a fait Démosthène ? Il a soutenu un second décret portant non seulement sur la paix, mais encore sur une alliance, avant le retour de vos députés, aussitôt après les fêtes de Dionysos, le 18 et le 19 [élaphébolion]. Pour preuve que je dis vrai, écoutez le décret en question. [lecture] Ainsi deux assemblées se sont tenues après les fêtes de Dionysos. Dans la première, celle du 18, on a lu le décret établi collégialement par les alliés, dont voici les principaux articles résumés. D'abord, on ne doit délibérer que sur la paix, on ne parle pas d'alliance, non pas par oubli mais parce que même la paix était plus nécessaire qu'honorable", Eschine, Contre Ctésiphon 68-69 ; "J'avoue m'être exprimé positivement sur ce décret, comme d'autres qui avaient harangué le peuple lors des premiers débats. La foule s'est dispersée en pensant qu'on signerait la paix en même temps que toute la Grèce, personne ne pensait à une alliance, par loyauté envers les Grecs. La nuit est passée, on s'est rassemblé le lendemain. Alors Démosthène, s'emparant de la tribune et ne laissant à personne la liberté de parler, a commencé à attaquer tout ce qu'on avait dit la veille, il a déclaré que les décisions prises étaient vaines si les députés de Philippe II ne les approuvaient pas, il a estimé absurde une paix sans alliance, il a dit qu'on ne devait pas “arracher l'alliance à la paix” (je me souviens encore de cette expression, qui m'a frappée par la brutalité du mot et de l'image), qu'on ne devait attendre les lenteurs des autres Grecs, qu'on devait relancer la guerre ou conclure la paix séparément, il a terminé en s'adressant à Antipatros du haut de la tribune, après avoir convenu avec lui des questions et des réponses contre les intérêts de la cité. Et on a adopté ce que Démosthène a emporté par son discours, ce que Philocratès avait proposé dans son décret", Eschine, Contre Ctésiphon 71-72). Selon Eschine, Démosthène est si soucieux de maintenir Philippe II à distance d'Athènes, qu'il reconnaît à ce dernier l'hégémonie sur la Thrace, et lui promet qu'Athènes n'interviendra pas en cas de capture du roi Kersoblepte par les Macédoniens ("[Démosthène et Philocratès] devaient encore livrer la Thrace avec son roi Kersoblepte. C'est ce qu'ils ont fait le 25 du mois d'élaphébolion, avant que Démosthène parte avec la délégation chargée de signer la paix. Oui, ce grand ennemi de Philippe II et d'Alexandre, cet orateur qui affecte aujourd'hui de maudire les Macédoniens, a participé à deux délégations vers eux, alors que rien ne l'obligeait à en accepter une seule. Ce bouleute intrigant, devant l'Ekklesia, a livré Kersoblepte le 25, avec la complicité de Philocratès. Sans qu'on le sache, Philocratès a inséré l'article fatal dans son décret, et Démosthène l'a transmis au roi. Cet article porte que “les députés des alliés prêteront serment le même jour aux députés de Philippe II”, or, admettre au serment les alliés présentant des députés, signifiait exclure Kersoblepte qui n'en présentait aucun. Pour preuve de ce que j'avance, lis-nous le nom du citoyen qui a proposé le décret, et celui du proèdre qui l'a transmis. [lecture] Quelle bénédiction, ô Athéniens, que les archives publiques ! Les écrits qu'on y dépose, monuments ineffaçables, ne varient pas au gré des traîtres qui changent opportunément de parti : ils fournissent au peuple les moyens de connaître, quand il le souhaite, ceux qui, après une administration criminelle, se déguisent soudain en citoyens vertueux", Eschine, Contre Ctésiphon 73-75). Paradoxalement, Démosthène se retrouve aux côtés d'Eubule, pacifiste forcené, partisan d'une paix égale avec les Macédoniens et avec les Thébains ("Le premier à avoir parlé de paix était l'acteur Aristodémos. Est venu ensuite le rédacteur du décret, qui s'en est vanté : Philocratès d'Agnonte […]. Eubule et Kèphisophon [probablement apparenté, selon l'usage paponymique antique, à "Kèphisodoros fils de Kèphisophon" ayant participé à l'expédition des Dix Mille avec Xénophon et mort au combat contre les Kardouques en -401 selon Xénophon, Anabase de Cyrus, IV, 2.13 et 16 précités, et à Kèphisodoros archonte en -366/-365], dont je n'examine pas ici les motivations, ont appuyé ce décret", Démosthène, Sur la couronne 21 ; "J'ai vu les Thébains et vous-même [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens en -330], séduits pareillement par les agents que Philippe II soudoyait dans les deux cités [Thèbes et Athènes], oublier la menace essentielle que constituait l'essor de sa puissance, négliger votre vigilance, travailler à votre haine réciproque, à la rupture. J'ai travaillé sans relâche pour éviter ce malheur. Vous deviez vous réunir, j'en étais convaincu par mes propres réflexions autant que par Aristophon et Eubule qui militaient sans relâche pour cette alliance, mes adversaires sur le reste mais mes alliés sur ce sujet", Démosthène, Sur la couronne 161-162). Une députation de plusieurs Athéniens, parmi lesquels les deux orateurs Démosthène et Eschine, est envoyée à Pella. Nous devons nous arrêter un instant sur Eschine, qui va devenir le principal rival politique de Démosthène. La vie de ce personnage, comme celle de Démosthène, est connue principalement par les informations disséminées dans ses propres discours et dans ceux de ses opposants. Seulement trois de ses discours ont traversé les siècles : Contre Timarchos, Sur l'ambassade, Contre Ctésiphon. A ces documents de première main, on doit ajouter la Vie de pseudo-Plutarque, trois biographies non datées souvent intégrées en annexes de l'édition actuelle des œuvres conservées d'Eschine (la première anonyme et très courte : Vie de l'orateur Eschine, la deuxième anonyme est encore plus courte : Sur Eschine, semblant extraite d'une notice de la Bibliothèque d'Alexandrie à la manière des notices d'Aristophane de Byzance sur les auteurs tragiques [peut-être que le papyrus d'Oxyrhynchos 1800 se rattache à cette deuxième biographie], la troisième écrite par un "Apollonios" non identifié, un peu plus longue : Sur l'orateur Eschine), ainsi que la notice 61 de la Bibliothèque de Photios et les articles Eschine AI347 et Eschine AI348 de la Lexicographie de Suidas qui reprennent les informations des documents précédents. Eschine est né vers -390 (il dit incidemment avoir quarante-cinq ans lors du procès contre Timarchos en hiver -346/-345, au paragraphe 49 de son discours Contre Timarchos). Son père appelé "Atromèton" (ou "Tromès" selon Démosthène : "[Eschine] a allongé de deux syllabes le nom de son père Tromès ["TrÒmhtoj", littéralement "Celui qui tremble/tršmw"] pour l'appeler “Atromèton” ["AtrÒmhton", littéralement "Celui qui ne tremble pas"]", Démosthène, Sur la couronne 130), de rang social inconnu, probablement de basse classe, s'est retrouvé dans la misère quand Athènes s'est effondrée à la fin de la troisième guerre du Péloponnèse, il s'est enfui à Corinthe sous la dictature des Trente, puis est revenu à Athènes quand ce régime est tombé en -403 ("Mon père Atromèton que tu insultes sans le connaître et sans l'avoir vu au sommet de sa vie, ô Démosthène issu des nomades scythes par ta mère, s'est exilé sous les Trente, et a contribué au rétablissement de la démocratie. Mon oncle Kléoboulos fils de Glaucon d'Acharnes, frère de ma mère, a été vainqueur avec le bouzyge [membre de la phratrie sacerdotale issue du mystérieux Bouzygès ayant instauré un labour sacré autour de l'Acropole à une époque indéterminée] Demainétos contre le navarque spartiate Chilon", Eschine, Sur l'ambassade 78), il a survécu ensuite comme servant d'un obscur maître d'école nommé "Elpias" (Démosthène au paragraphe 129 de son discours Sur la couronne désigne incidemment le père d'Eschine comme "esclave d'Elpias l'instituteur ["did£skonti gr£mmata", littéralement "qui enseigne les lettres"] près du temple de Thésée, entravé et dans un carcan ["co…nikaj pace…aj œcwn kaˆ xÚlon"]" ; "Nourri dans la misère, tu as servi d'abord avec ton père dans une école à broyer l'encre, nettoyer les bancs, balayer la classe, tâches d'esclave et non d'enfant libre", Démosthène, Sur la couronne 258-259). La mère d'Eschine s'appelle "Glaukothéa", elle est connue pour être prêtresse d'un culte mystérieux ("Les juges ignorent-ils que tu as débuté en lisant les incantations de ta mère […] ?", Démosthène, Sur l'ambassade 199 ; "[Athènes] a permis à sa mère [à Eschine] de fructifier ses pratiques de mystères et d'expiations et de donner à ses fils l'éducation réservée aux grands hommes", Démosthène, Sur l'ambassade 249). Démosthène dit qu'elle était surnommée "Empousa/Empousa", par allusion à la lutine malicieuse homonyme liée à la déesse lunaire Hécate selon l'article Empousa E1049 de la Lexicographie de Suidas ("[Eschine] appelle magnifiquement sa mère “Glaukothéa”, mais nous savons tous qu'elle était surnommée “Empousa” à cause de sa lubricité très active", Démosthène, Sur la couronne 130 ; Démosthène ironise sur ses qualités maternelles discutables et sur son entourage indigent : "Où ta mère [c'est Démosthène qui s'adresse à Eschine en -330], chaque jour nouvelle épousée dans un lieu de débauche près de la statue du héros Calamité ["Kalam…th"], t'a élevé [sarcasme de Démosthène sur la petite taille d'Eschine] pour faire de toi un parfait tritagoniste [autre sarcasme de Démosthène par allusion aux velléités à la fois théâtrales et politiques d'Eschine, dans le double sens : "devenir un acteur de troisième rôle, jouer un rôle social insignifiant"] ? Tout le monde sait cela, sans que j'en parle. Ai-je besoin de rappeler que c'est un aulète de trière, Phormion, esclave de Dion de Phréarrhe, qui l'a sortie de ses belles affaires [antiphrase mordante de Démosthène, qui qualifie de "belles affaires/kalÁj ™rgas…aj" les multiples coucheries supposées de Glaukothéa] ?", Démosthène, Sur la couronne 129), il la compare à une autre prêtresse nommée "Ninos", condamnée à mort peu avant -346 ("Le fils d'un Atromèton gratte-papier ["grammatistoà"] et d'une Glaukothéa meneuse de thiases, sacerdoce qui a conduit à la mort une autre [allusion à l'exécution de Ninos], un homme entre vos mains, vous le lâcherez, ce vil rejeton qui n'a jamais rien fait pour la cité, ni lui, ni son père, ni aucun de sa race ? Où sont leurs dons en chevaux et en trières, leurs campagnes, leurs chorégies, leurs liturgies, leurs contributions, leurs sacrifices volontaires, leurs périlleux travaux ? Ont-ils un jour offert un seul de ces services à la patrie ?", Démosthène, Sur l'ambassade 281-282) par un "Ménéklès" ("[Boetos] a intenté une action sur mon père en réunissant autour de lui une bande de sycophantes, Mnésiklès que vous connaissez, Ménéklès qui a condamné Ninos, et d'autres semblables : il a prétendu qu'il était le fils de mon père", Démosthène, Contre Boetos I 2 ; "Parvenu à l'âge adulte Boetos s'est entouré d'une bande de sycophantes conduite par Mnésiklès et par Ménéklès qui a condamné Ninos, et avec leur aide il a intenté une action sur mon père, prétendant être son fils", Démosthène, Contre Boetos II 9-10) justement parce qu'elle servait un dieu étranger ("La prêtresse Ninos fut exécutée par les Athéniens, accusée par un citoyen qui l'accusait d'introduire des dieux étrangers, la loi athénienne interdisait cela en effet, et la peine encourue était la mort", Falvius Josèphe, Contre Apion II.37). Dans son discours Sur la couronne en -330, Démosthène décrira le déroulement du culte pratiqué par Glaukothéa, fondé sur la lecture d'un livre, maudissant des serpents, mais sans en donner le nom ni la nature ("Jeune homme, tu aidais ta mère dans les mystères, tu lisais le livre pendant qu'elle officiait. La nuit tu affublais les initiés d'une peau de faon, tu leur versais du vin, tu les purifiais, tu les frottais de son et d'argile, et après la cérémonie tu les poussais à dire : “J'ai fui le Mal, j'ai trouvé le Bien” […]. Le jour tu conduisais dans les rues cette brillante troupe de fanatiques couronnés de fenouil et de peuplier, pressant des serpents que tu élevais au-dessus de ta tête en dansant, en criant : “Evoé Saboi !” ["EÙo‹ Sabo‹", le terme "Saboi/Sabo‹" semble désigner les servants de Sabazios] et en chantant : “Yès attès, attès yès” ["UÁj ¥tthj, ¥tthj ØÁj", formule à la signification inconnue]", Démosthène, Sur la couronne 259-260 ; au paragraphe 284 de son discours Sur la couronne, Démosthène qualifie Glaukothéa de "joueuse de tambour/tumpanistr…aj" sans qu'on sache si cela signifie que les cérémonies en question incluait réellement des tambours, ou si c'est une formule méprisante de Démosthène suggérant simplement que ces cérémonies étaient très tapageuses). Le géographe Strabon est plus explicite : le dieu étranger que sert Glaukothéa est Sabazios ("Et Démosthène fait allusion aux rites phrygiens quand il accuse Eschine d'avoir assisté sa mère dans des cérémonies à mystères, d'avoir porté le thiase avec elle et chanté le double refrain : “Evoé Saboi !” et en chantant : “Yès attès, attès yès”, qui renvoient aux cultes de Sabazios et de la grande Mère [Kubaba/Cybèle]", Strabon, Géographie, X, 3.1). Or on sait que le nom "Sabazios" à l'ère hellénistique désigne le dieu Yahvé des juifs (par exemple, sous le consulat de Marcus Popilius Laenas et de Lucius Calpurnius Pison en -139, le préteur Cnaeus Cornélius Hispalus "oblige les juifs, qui corrompaient les mœurs de Rome en y introduisant le culte du dieu Sabazios, à retourner dans leurs foyers", selon Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.1, Exemples étrangers 5). Doit-on conclure que Glaukothéa, la mère d'Eschine, est juive ? C'est possible. Le texte 7394 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques, inscrit sur une stèle datant du début du IVème siècle av. J.-C. découverte au Pirée, mentionne un "Eschine de Skambonidès", père d'un énigmatique "Aspasios". Ce nom "Aspasios" ne se retrouve sur aucun document à Athènes, en revanche il peut être rapproché de son homonyme féminin "Aspasie" porté par la célèbre maîtresse milésienne de Périclès au Vème siècle av. J.-C. Selon l'usage paponymique antique, un lien de parenté existe entre la Milésienne Aspasie et cet "Aspasios" fils d'Eschine de Skambonidès, autrement dit l'Eschine en question n'est pas originaire du dème attique de Skambonidès mais de la cité asiatique de Milet, il a été naturalisé Athénien et s'est installé dans le dème de Skambonidès après sa naturalisation. On sait par ailleurs que le dème de Skambonidès est celui d'Alcibiade, le lamentable inspirateur de l'expédition contre la Sicile en -415 : c'est dans ce dème qu'avant -415 vivaient Alcibiade (selon les lignes 12-13 du document 421 du volume I/3 des Inscriptions grecques listant ses biens saisis par l'Etat après -415) et son oncle Axiochos (selon la ligne 108 du document 426 du volume I/3 des Inscriptions grecques listant également les biens d'Axiochos saisis par l'Etat après -415). L'helléniste Peter James Bicknell émet l'hypothèse que la proximité physique entre la famille d'Alcibiade et la famille de cet "Eschine père d'Aspasios de Skambonidès" s'explique par une proximité généalogique, plus précisément Axiochos serait le père d'Eschine de Skambonidès. Il appuie son hypothèse en rappelant qu'Axiochos a été conçu par Alcibiade l'Ancien pendant que celui-ci purgeait son ostracisme, qui a commencé peu avant le début de la première guerre du Péloponnèse en -461 et s'est achevé une dizaine d'années plus tard : il suppose qu'Alcibiade l'Ancien a vécu ces dix ans d'exil à Milet aux côtés de la famille d'Aspasie, qu'il est revenu à Athènes avec son fils Axiochos, avec son épouse milésienne mère d'Axiochos, et avec la jeune Aspasie (la sœur cadette de son épouse milésienne ?), et que Périclès s'est lié avec cette dernière en pleine première guerre du Péloponnèse autant par amour que par intérêt politique, afin de se concilier les bonnes grâces de l'influent Alcibiade l'Ancien. Cette hypothèse raccorde avec le fait qu'après la condamnation d'Alcibiade en -415, tous les membres de sa famille sont dégradés (comme en témoignent les Inscriptions grecques I/3 421 et 426 précitées), dont peut-être Aspasios fils d'Eschine, renvoyé à son ascendance étrangère, qui termine sa vie au port du Pirée, refuge de tous les métèques, où les archéologues retrouveront la stèle mentionnée précédemment. L'orateur Eschine est-il apparenté à Aspasios fils d'Eschine de Skambonidès - ou de Milet -, selon le même usage paponymique antique ? C'est encore possible. Le culte à Sabazios pratiqué par sa mère Glaukothéa est bien attesté en Anatolie, où se trouve la cité de Milet. L'orateur Eschine a-t-il aussi une parenté avec son homonyme socratique Eschine de Sphettos, toujours selon l'usage paponymique antique ? Nous savons qu'Eschine de Sphettos était un Athénien de basse extraction (il était fils de charcutier selon Socrate cité par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.60), comme Atromèton père de l'orateur Eschine, il a fréquenté Socrate justement dans l'espoir que celui-ci lui apprenne à manipuler les foules afin de s'extraire de sa condition pauvre (l'auteur anonyme de la très courte biographie Sur Eschine commet l'erreur de fusionner l'ancien Eschine de Sphettos avec l'Eschine qui nous intéresse ici, adversaire de Démosthène, en disant que le second a été un élève de Socrate, erreur aberrante puisque Socrate est mort en -399, avant la naissance de l'Eschine en question vers -390 !). Nous savons par ailleurs qu'Eschine de Sphettos a écrit plusieurs dialogues malheureusement perdus dont l'un était consacré à Alcibiade, un autre à Axiochos oncle d'Alcibiade, un autre à Aspasie, et un autre à Callias III (selon Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.61) où il vantait la supériorité intellectuelle d'Aspasie sur Hipponicos II père de Callias III (selon Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.62), autrement dit Eschine de Sphettos était peut-être apparenté à Eschine de Milet/Skambonidès. En l'absence d'autres indices, convenons que ces déductions restent conjectuales. Notons simplement que l'orateur Eschine, quand Démosthène le dénigre sur ses origines très modestes lors du procès de l'hiver -346/-345, ne conteste pas, il vante la réussite de ses parents partis de presque rien et devenus des notables, ce qui sous-entend que ses parents effectivement n'appartenaient pas à la haute société athénienne, peut-être que leurs ancêtres n'étaient même pas Athéniens ("Eschine était fils d'Atromèton, qui fut chassé d'Athènes par les Trente et contribua ensuite au rétablissement du régime démocratique, et de Glaukothéa. Il était du dème de Cothoce. Sa naissance et sa fortune n'avaient rien de remarquable", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 1). Atromèton et Glaukothéa sont encore vivants lors du procès de l'hiver -346/-345 ("Voici devant vous mon père Atromèton, parmi le plus âgé de nos concitoyens puisqu'il a dépassé quatre-vingt-quatorze ans. Dans sa jeunesse, avant de perdre sa fortune à cause de la guerre, il était athlète. Banni par les Trente, il s'est engagé en Asie et s'est distingué dans plusieurs batailles. […] Il a participé à la restauration de la démocratie, comme je l'ai déjà dit. Tous mes parents maternels sont aussi des citoyens libres. Ma mère que je vois despérée, trembler pour mon salut, Démosthène, n'a pas craint de suivre son mari dans l'exil à Corinthe, et de prendre part aux malheurs publics", Eschine, Sur l'ambassade 147-148). Ils ont engendré trois fils : Philocharès, Eschine et Aphobétos. Démosthène dit que Philocharès a commencé sa vie professionnelle comme peintre de vases, tandis qu'Eschine et Aphobétos ont gagné leurs premiers salaires comme secrétaires dans des administrations ordinaires, il ajoute que l'un des deux frères s'est hissé à une haute fonction militaire, et que l'autre est devenu trésorier de l'Etat et ambassadeur ("Philocharès et Aphobétos, frères d'Eschine, plaideront peut-être pour lui. Vous pourrez les contrer avec beaucoup de solides arguments. Répondez-leur directement et sans ménagement : “Aphobétos, et toi Philocharès, peintres d'alabastes [petit vase au col effilé] et de tambours, greffiers subalternes, employés domestiques, commis à d'autres tâches qui certes ne sont pas criminelles mais ne sont pas celles d'un stratège, nous avons daigné vous confier des postes honorables, des ambassades, des commandements militaires. Même si vous n'avez pas prévariqué, ce n'est pas à nous d'être reconnaissants, mais à vous. Car combien de citoyens plus dignes avons-nous écartés, pour vous élever si haut ? Si, dans les fonctions dont nous vous avons honorés, vous avez commis des graves attentats, comment vous accorder notre indulgence plutôt que notre blâme ?”", Démosthène, Sur l'ambassade 237-238 ; "[Eschine] a vu le désastre avancer avec l'armée en route vers la Phocide : au lieu de le signaler, de lancer l'alarme, il l'a caché, il l'a secondé, il a fermé la bouche qui s'ouvrait pour l'annoncer, oubliant le salut de la patrie à laquelle il devait pourtant son propre salut, la patrie qui a permis à sa mère de fructifier ses pratiques de mystères et d'expiations et de donner à ses fils l'éducation réservée aux grands hommes, à son misérable père d'enseigner naguère près du héros médecin [Toxaris, guérisseur scythe ayant séjourné à Athènes, sujet de Toxaris ou L'amitié de Lucien], et à ces gratte-papiers désordonnés, ces laquais de tous les magistrats, de réaliser des bénéfices coupables en devenant greffiers publics grâce à vos suffrages, d'être nourris pendant deux ans au Tholos, et à celui-ci [Eschine] de devenir ambassadeur de la même patrie", Démosthène, Sur l'ambassade 248-249). Dans sa réponse, Eschine approuve les propos de son adversaire Démosthène, et il les complète : il dit que son frère Philocharès a été un compagnon d'armes d'Iphicrate, et est stratège depuis -349/-348 (on devine que la promotion au titre de stratège découle de son comportement courageux au combat aux côtés d'Iphicrate), et il dit que son autre frère Aphobètos a été chargé de mission pour Athènes en Perse et s'est illustré comme gérant du trésor athénien ("Mon frère aîné Philocharès que voici n'a pas passé son temps dans des occupations indignes d'un homme libre, comme tu [Démosthène] le prétends calomnieusement : habitué des gymnases, compagnon d'armes d'Iphicrate, stratège depuis trois ans, il intercède aujourd'hui pour mon salut. Quant à mon frère aîné Aphobètos, il s'est acquitté dignement de la mission d'ambassadeur dont la cité l'a chargé auprès du Grand Roi de Perse, il a géré vos revenus de façon irréprochable comme préposé aux finances, ses enfants sont le fruit d'une union légitime", Eschine, Sur l'ambassade 149). Cela concorde avec l'histoire générale de la famille : en situation financière critique après son retour à Athènes en -403, peut-être dénigré pour son ascendance étrangère, Atromèton afin de survivre a dû accepter des tâches alimentaires pour lui-même et pour ses trois fils (le père est employé de ménage dans une école, les trois fils bricolent des vases ou servent comme gratte-papiers ; "[Eschine] à peine sorti de l'enfance enseignait les lettres avec son père", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 1), et leur persévérance leur a attiré richesse et respect. Dans son discours Sur l'ambassade et dans ses discours ultérieurs, Démosthène ne s'attarde pas sur les frères d'Eschine, admettant par son silence que ceux-ci ont vraiment mérité la reconnaissance publique pour leur courage et leur droiture. Eschine a épousé une fille d'un "Philodèmos de Paiania" ("Tu [Démosthène] oses attaquer les parents de ma femme. Ton impudence est vraiment grande, ton ingratitude est vraiment profonde pour refuser ainsi affection et respect au père de Philon et d'Epicratès, à Philodèmos auquel tu dois ta citoyenneté, comme tous les anciens du dème de Paiania le savent", Eschine, Sur l'ambassade 150), qui lui a donné trois enfants ("La fille de Philodèmos, sœur de Philon et d'Epicratès, m'a donné trois enfants : une fille et deux fils. Je les présente ici avec les autres membres de ma famille", Eschine, Sur l'ambassade 152). Dans notre précédent alinéa, nous avons vu qu'Eschine a effectué son service militaire comme garde-frontières, et a peut-être participé sous les ordres d'Iphicrate à la défense de l'Attique contre Epaminondas revenant de sa glorieuse campagne dans le Péloponnèse en -369 (selon Eschine, Sur l'ambassade 167-168 précités). Nous avons vu qu'Eschine a participé ensuite à la bataille de Mantinée en -363 contre le même Epaminondas (selon Eschine, Sur l'ambassade 169 précité). Nous venons de voir qu'il a servi sous les ordres de Phocion en Eubée, il était à la bataille de Tamynes en -348 (selon Eschine, Sur l'ambassade 169 précité) et a été le messager apportant la nouvelle de la victoire à Athènes (selon pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 5 précité). Attiré par l'expression publique, Eschine s'est essayé au théâtre ("Les juges ignorent-ils que tu as débuté en lisant les incantations de ta mère, qu'enfant tu te vautrais parmi les ivrognes et les bacchantes, qu'ensuite tu as trahi ce ministère pour servir comme secrétaire ceux qui te payaient deux ou trois drachmes, que naguère tu jouais le tritagoniste aux frais d'autrui, heureux d'être surnuméraire ?", Démosthène, Sur l'ambassade 199-200). Il était tritagoniste dans la troupe du tragédien Aristodémos ("Les iambes qu'[Eschine] a cités [dans Contre Timarchos 152] sont extraits de Phénix d'Euripide, qui a été jouée par Molon et plusieurs vieux acteurs mais jamais par Théodoros ni Aristodémos dont il était le tritagoniste. Théodoros et Aristodémos ont préféré jouer souvent l'Antigone de Sophocle, Eschine en a déclamé les beaux vers si instructifs pour Athènes, or ces vers-là il ne les a pas cités alors qu'il les connaît très bien", Démosthène, Sur l'ambassade 246-248 ; "Parce qu'il avait une belle voix, [Eschine] devint acteur et joua les rôles tragiques. Selon Démosthène, il était secrétaire et jouait seulement le tritagoniste dans la troupe d'Aristodémos, qui présentait des anciennes tragédies lors des Dionysies", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 1). Il n'y a pas brillé comme acteur, mais il a profité certainement de la situation pour tisser des liens avec les politiciens du moment, restés attachés au domaine théâtral même si celui-ci a perdu son influence des VIème et Vème siècles av. J.-C. L'acteur Aristodémos est probablement apparenté à l'archonte homonyme de -352/-351. Il joue un rôle à la fois dans le domaine dramatique et dans le domaine politique : c'est parce que Philippe II "le connaît et apprécie son talent" (selon Eschine, Sur l'ambassade 15) que les Athéniens l'ont envoyé à Pella afin d'obtenir la grâce de leurs compatriotes capturés par Philippe II à Olynthe lors de la prise de cette cité en -348. A son retour à Athènes, Archidémos a présenté Philippe II comme un défenseur de la paix, en -346 il reçoit les applaudissements de Démosthène qui veut signer un armistice au plus vite avec Philippe II parce qu'il pressent que celui-ci est prêt à envahir l'Attique. Cette séquence de l'ambassade d'Aristodémos à Pella (racontée en détails par Eschine, Sur l'ambassade 15-19) montre à quel point le théâtre a déserté la scène et a imprégné la salle, contaminé les assemblées publiques et les discours politiques : Aristodémos qui sort de son domaine professionnel pour participer à la propagande de Philippe II, est un équivalent antique de nos modernes acteurs et actrices qui squattent les plateaux de télévision et signent des pétitions pour dénoncer la faim dans le monde ou la pollution des rivières ou l'oppression du patronat ou les pratiques autoritaires amorales de tel député ou de tel ministre, en oubliant qu'eux-mêmes se nourrissent mieux que la majorité de la population, participent activement à la pollution générale avec leurs jets privés et leurs limousines luxueuses, ignorent la routine dodo-métro-boulot des vrais producteurs sociaux et rivalisent souvent d'ignominie dans leurs comportements envers les autres et de perversité dans leurs comportements entre eux-mêmes. Aristodémos est un "intellectuel" au sens péjoratif moderne, un agent culturel qui se perd en politique en oubliant son art d'origine, ou plutôt qui utilise son art d'origine pour tromper le public dans le sens de son idéal politique (on peut dire la même chose de son confrère le tragédien Néoptolémos, fervent partisan de Philippe II : "En voyant l'acteur Néoptolémos, grâce à son talent, obtenir de vous le moindre crédit, porter à la cité des coups mortels, abuser de sa situation pour orienter toutes vos forces et toutes vos ressources en faveur de Philippe II, je me suis manifesté à nouveau, j'ai dénoncé le traître non pas par haine ou par méchanceté, comme la suite l'a montré. Je ne m'adresse pas aux défenseurs de Néoptolémos (plus personne n'ose le défendre), mais à vous [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens en -346]. Dans aucun vain spectacle, dans aucun débat sur les affaires publiques ou sur le salut de la cité, vous n'avez témoigné autant d'intérêt qu'envers lui, ni d'autant de répugnance qu'envers moi. Mais personne parmi vous aujourd'hui n'ignore que cet homme qui a voyagé chez nos ennemis sous prétexte d'y recueillir l'argent que la Macédoine nous devait, cette homme qui déniait en permanence le caractère dégradant d'aller ainsi vers autrui pour lui réclamer ses dettes, a collecté cette somme qui nous appartenait et s'est installé auprès de Philippe II avec toute cette fortune", Démosthène, Sur la Paix 6-8 ; on ignore quand Néoptolémos a effectué la démarche envers Philippe II évoquée ici, forcément antérieure à la date de rédaction du discours Sur la paix de Démosthène en -346). Le philosophe aristotélicien Critolaos de Phasélis, cinquième directeur du Lycée dans le troisième quart du IIème siècle av. J.-C., rapporte une anecdote révélatrice sur Aristodémos et Démosthène : à une date inconnue, Aristodémos s'est glorifié d'avoir été payé un talent pour parler en faveur des Milésiens oppressés par on-ne-sait-qui, Démosthène a rétorqué en avouant avoir été payé davantage par les mêmes Milésiens pour ne pas soutenir leurs adversaires, autrement dit pour garder le silence ("Nous lisons chez Critolaos [de Phasélis] que Milet envoya à Athènes une ambassade intéressée, probablement pour implorer le secours des Athéniens. Les députés choisirent des orateurs pour plaider la cause des Milésiens devant le peuple, ceux-ci s'acquittèrent de leur charge. Démosthène leur répondit avec force que les Milésiens étaient indignes des secours d'Athènes, et que se rendre à leurs vœux serait néfaste à la cité. L'affaire fut reportée au lendemain. Les députés allèrent trouver Démosthène pour le supplier de ne plus parler contre eux. L'orateur leur demanda de l'argent, il obtint tout ce qu'il voulut. Le lendemain, l'affaire fut présentée à nouveau. Démosthène parut dans l'assemblée, la tête et le cou enveloppés de laine, il déclara qu'il souffrait d'une synangkè ["sun£ngkh", mal de gorge, angine] et ne pouvait plus parler contre les Milésiens. Alors quelqu'un dans la foule cria : “Démosthène ne souffre pas d'une synangkè mais d'une argyragkè ["¢rgur£gkh", littéralement "mal d'argent/¥rguroj"] !”. Critolaos dit que Démosthène ne nia pas, qu'il se vanta même publiquement de cela plus tard. Un jour il demanda à l'acteur Aristodémos combien il gagnait pour parler sur la scène : “Un talent”, répondit celui-ci. “Et moi, retorqua Démosthène, j'ai gagné davantage pour ne pas parler”", Aulu-Gelle, Nuits attiques XI.9 ; le Romain Caius Gracchus, contemporain de Critolaos de Phasélis dans la seconde moitié du IIème siècle av. J.-C., rapporte cette anecdote en remplaçant à tort Démosthène par l'orateur Démade plus tardif, selon Aulu-Gelle, Nuits attiques XI.10 ; l'anecdote est encore rapportée par pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 16, qui remplace Aristodémos par un autre acteur nommé "Polos"). Ce bref échange révèle que Démosthène maîtrise tellement le Logos que ses rivaux impuissants préfèrent le payer pour qu'il se taise plutôt que l'affronter, sachant à l'avance qu'ils perdront s'il prend la parole, il révèle aussi que la rhétorique politique dépasse désormais l'éloquence théâtrale, que l'opinion se forge désormais dans les assemblées gouvernementales et non plus lors des cérémonies à Dionysos, les drames les plus conséquents se jouent désormais dans l'Ekklesia et non plus au théâtre, devenu un divertissement vénérable mais poussiéreux. La carrière théâtrale d'Eschine a pris fin de façon ridicule le jour où, jouant le rôle d'Oenomaos, il s'est emmêlé dans son chiton et a chuté lourdement sur la scène, provoquant les sifflets des spectateurs (un scholiaste anonyme, en marge du paragraphe 255 du discours Sur l'ambassade de Démosthène ["Tu te crois absous de tous tes crimes parce que tu portes le pilidion sur la tête quand tu m'insultes partout dans la cité"], explique qu'un "pilidion/pil…dion" est un chapeau porté par les convalescents, et qu'Eschine en a porté un après avoir chuté en jouant Oenomaos poursuivant Pélops et s'être blessé à la tête ; Démosthène renvoie ponctuellement à cet épisode dans ces discours : "Quoi ! celui que vous avez sifflé quand il jouait les malheurs de Thyeste et les infortunes de Troie, chassé de la scène, presque lapidé, réduit finalement au rôle de tritagoniste, celui qui a causé tant d'infortunes non comme tragédien mais comme haut magistrat de sa patrie, vous captive encore par les sons de sa voix ?", Démosthène, Sur l'ambassade 337 ; "Eschine, quels furent ton rôle et le mien dans cette mémorable journée [de -339, où Démosthène a demandé l'union militaire entre Athènes et Thèbes contre Philippe II] ? Ai-je été un Batalos, comme tu me surnommes par sarcasme ? Et toi, as-tu été un héros extraordinaire, un héros de scène comme Cresphonte, comme Créon, comme Oenomaos que tu as si cruellement estropié à Kollytos ? Dans cette crise, le Batalos de Paiania a mieux agi pour la patrie que l'Oenomaos de Cothoce, car tu n'as rien fait pour elle alors que j'ai fait tout ce qu'on attend d'un bon citoyen", Démosthène, Sur la couronne 180 ; en -330, Démosthène moquera encore le double passé d'Eschine comme vulgaire gratte-papiers et médiocre tritagoniste : "A peine inscrit dans une tribu, on-ne-sait-comment, tu choisis la fonction la plus noble [antiphrase] : tu deviens copiste et valet des magistrats du dernier rang. Tu quittes aussi ce métier, après y avoir fait tout ce que tu reproches aux autres, et, par Zeus ! tu ne flétris pas ce brillant début existentiel [nouvelle antiphrase] par la suite : tu te vends comme pleureur ["barÚstonoj", littéralement "qui gémit/stšnw lourdement/barÚj"] au service des acteurs Simylos et Socratès, comme tritagoniste tu joues les maraudeurs, tu cueilles figues, raisons, olives, comme si tu avais acheté la récolte. Dans cette aventure théâtrale tu reçois beaucoup de coups, tes camarades et toi risquez votre vie [nouvelle antiphrase, qui renvoie à la chute d'Eschine sur la scène]", Démosthène, Sur la couronne 261-262). Les auteurs anciens ne savent pas où Eschine a développé son talent oratoire ("Selon quelques uns, [Eschine] eut Isocrate et Platon pour maîtres. Cécilius [de Calacte, orateur du Ier siècle av. J.-C.] dit qu'il fut élève de Léodamas [personnage inconnu par ailleurs, que Suidas dans l'article Eschine AI347 de sa Lexicographie confond avec le philosophe Alcidamas d'Elée]", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 1). En fait, il semble s'être formé seul, à travers les leçons qu'il donnait adolescent aux côtés de son père, les actes qu'il rédigeait jeune homme comme secrétaire ("Quelques auteurs disent qu'[Eschine] n'apprit l'éloquence d'aucun maître, et qu'il se forma à la rhétorique par son poste de greffier dans les tribunaux", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 5), les tirades qu'il a apprises et récitées devant le public sous la direction d'Aristodémos. Eschine est entré en politique comme un farouche opposant à Philippe II. A une date inconnue, peu avant la reprise de la guerre par Philippe II en Chalcidique et la rébellion de l'Eubée en -348, Eschine a reçu le soutien de notables influents, dont le pacifique Eubule, pour conduire une ambassade à travers le Péloponnèse afin d'y promouvoir une alliance panhellénique contre Philippe II. Eschine a parcouru l'Arcadie jusqu'à Mégalopolis, où pour la première fois il s'est illustré comme orateur. Lors du procès de l'hiver -346/-345, Démosthène rappellera cette ambassade d'avant -348 en Arcadie hostile à Philippe II, pour mieux montrer aux Athéniens le complet retournement d'opinion d'Eschine lors de l'ambassade vers Pella en -346 devenu un zélé défenseur de la paix avec Philippe II ("C'est lui [Eschine], “premier parmi les Athéniens” comme il se présentait alors à la tribune, qui a compris que Philippe II préparait des fers aux Grecs et séduisait des chefs arcadiens, c'est lui qui, avec Ischandros le deutéragoniste de Néoptolémos [nouvel exemple de collusion entre le monde du théâtre et le monde de la politique, celui-ci servant la propagande de celui-là], a informé sur ce sujet la Boulè et le peuple, et vous a persuadé d'envoyer partout des députés pour organiser ici une entente militaire contre Philippe II, c'est lui qui, plus tard lors de son retour d'Arcadie, vous a rapporté les longs et grandioses discours qu'il avait tenus pour vous à Mégalopolis devant les Dix-Mille [assemblée fédérale des Arcadiens], contre Hiéronymos l'orateur dévoué de Philippe II, c'est lui qui a étalé le gigantesque attentat que commettaient contre leurs patries les âmes corrompues par l'or de Philippe II. Telle fut sa politique initiale, telle était sa position à ses débuts", Démosthène, Sur l'ambassade 10-12 ; "Enrôlé d'abord parmi les citoyens qui se méfiaient de Philippe II, ayant compris le premier que ce roi était l'ennemi commun des Grecs, il a changé de drapeau, il a trahi, il s'est déclaré soudain pour Philippe II, et il ne mériterait pas mille morts ? Je le mets au défi de nier ces faits. Qui vous a présenté Ischandros comme un envoyé de vos amis d'Arcadie ? Qui a crié que “Philippe II préparait des fers à la Grèce et au Péloponnèse tandis qu'Athènes dormait” ? Qui a adressé au peuple tant de beaux et longs discours ? Qui a lu les décrets de Miltiade et de Thémistocle, et le serment prêté par nos jeunes citoyens dans le temple d'Aglaure [fille de Cécrops, serment où les jeunes citoyens en armes jurent de défendre leur patrie] ? N'est ce pas Eschine? Qui vous a conseillé d'envoyer des députés jusqu'à la mer Erythrée parce que Philippe II tramait la perte de la Grèce, dont vous deviez être le salut et le soutien ? N'est-ce pas Eubule qui a dressé le décret, et n'est-ce pas Eschine qui est parti avec les députés vers le Péloponnèse ? Sur place, on sait quels propos il a tenu. Souvenez-vous de son rapport aux Athéniens. “Le barbare exterminateur”, voilà comment il qualifiait Philippe II. “L'Arcadie est heureuse de voir Athènes se réveiller et s'occuper de la Grèce, vous a-t-il dit. Quel choc à mon retour de croiser Atrestidas revenant de chez Philippe II, traînant derrière lui une trentaine de gens misérables, de femmes et d'enfants. Etonné, j'ai demandé à un passant qui était cet homme, et quelle était cette troupe qui le suivait : « C'est Atrestidas, m'a-t-il répondu, il revient avec des prisonniers olynthiens que Philippe II lui a cédés ». Indigné, j'ai pleuré, j'ai gémi sur la malheureuse Grèce, spectatrice impassible de pareilles infortunes. Députez donc en Arcadie pour accuser les agents de Philippe II : des amis m'ont assuré qu'ils seront punis dès qu'Athènes portera son attention de ce côté et y enverra des représentants”. Telles étaient ses paroles, ô Athéniens ! des paroles bien honorables et bien dignes de la cité. Mais après son voyage en Macédoine, dès qu'il a vu Philippe II, l'ennemi de la Grèce et le sien, a-t-il conservé cette position ? Pas du tout", Démosthène, Sur l'ambassade 302-307 ; "[Eschine] fut le premier à parler contre Philippe II devant le peuple. Le succès de son discours lui valu d'être député vers les Arcadiens, il encouragea les Dix Mille à lever des troupes contre le roi de Macédoine", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 6). L'ambassade vers Pella à laquelle participent Eschine et Démosthène, quitte Athènes en avril -346, un mois après l'adoption de la paix de Philocratès. Sous la protection du stratège Proxénos, elle marche délibérément vers Philippe II dans l'espoir de le rencontrer, sans jamais réussir à le trouver. On ignore l'itinéraire. Sans doute les ambassadeurs sont-ils passés à travers l'Eubée devenue territoire macédonien, puisque Démosthène indique avoir séjourné un temps à Orée. Ont-ils parcouru ensuite l'intérieur de la Thessalie vers le nord via Larissa et le flanc occidental du mont Olympe, ou ont-ils longé la côte égéenne jusqu'au golfe Thermaïque ? Nous l'ignorons. Démosthène dit seulement que le voyage a duré vingt-trois jours. Et pas de Philippe II en vue. Quand ils arrivent à Pella, toujours pas de nouvelles de Philippe II. Eschine révèle a posteriori que Philippe II est alors en Thrace, où il conquiert les derniers nids de résistance et obtient la reddition de Kersoblepte ("Comme bouleute, chargé par le peuple de régler le départ de l'ambassade, j'ai proposé un décret afin qu'elle parte au plus tôt sous la conduite du stratège Proxénos vers les lieux où on avait appris la présence de Philippe II. Lis les termes exacts de ce décret. [lecture] J'ai ainsi entraîné mes collègues malgré eux, leur conduite ultérieure l'a prouvé. Arrivés à Orée, ayant rejoint le stratège, au lieu de s'embarquer selon les instructions ils ont fait un long détour. Nous avons mis vingt-trois jours pour arriver en Macédoine. Nous sommes restés longtemps inactifs à Pella en attendant Philippe II. Au total, cinquante jours se sont écoulés. Que se passait-il ? Pendant que nous discutions de la paix, Doriscos [à l'embouchure du fleuve Hèbre/Maritsa], les forts de Thrace, Mont-sacré ["IerÕn Ôroj", site à proximité ou sous l'actuelle ville côtière de Tekirdağ en Turquie], se rangeaient sous l'autorité du roi. Je n'ai pas cessé de maugréer, de protester devant mes collègues, d'abord en exposant mon opinion, ensuite par des explications claires, enfin par des reproches similaires à ceux qu'on lance aux scélérats corrompus. Or celui qui m'a contredit le plus, celui qui a combattu tous mes avis et tous vos ordres, c'était Eschine", Démosthène, Sur l'ambassade 154-157 ; "Ecoutez la lettre où Charès informe le peuple que Kersoblepte a perdu son royaume, et que Philippe II s'est emparé de Mont-sacré le 24 élaphébolion [équivalent de mi mars/mi-avril dans le calendrier chrétien, la chute de Mont-sacré date donc de la première quinzaine d'avril -346]. Démosthène, l'un des membres de l'ambassade, se trouvait à l'assemblée du peuple le 25 du même mois. [lecture]. Nous sommes restés jusqu'à la fin du mois. Nous sommes partis en mounichion. La preuve est donnée par le décret de la Boulè ordonnant aux ambassadeurs de partir [vers Pella] pour recevoir les serments. Lis-nous ce décret. [lecture]. Donne-nous la date, pour comparer. Vous entendez ? Le 3 de la première décade [c'est-à-dire la nouvelle lune : Eschine mélange le calendrier lunaire avec le calendrier solaire] de mounichion. Or quand Kersoblepte a-t-il perdu son royaume, combien de jour avant notre départ ? Selon la lettre du stratège Charès, cela s'est passé le mois précédent, si toutefois élaphéborion précède bien mounichion ! Kersoblepte avait déjà perdu sa couronne avant que nous quittions Athènes. Comment donc pouvais-je le sauver ?", Eschine, Sur l'ambassade 90-92). Durant toute la durée du voyage depuis Athènes jusqu'à Pella, et ensuite pendant le temps d'attente à Pella, Démosthène fanfaronne, il promet d'obtenir de Philippe II la restitution d'Amphipolis à Athènes et, en retour, d'obtenir des Athéniens le rappel de Léosthène banni depuis plusieurs années pour on-ne-sait-quelle raison ("Léosthène, que les sycophantes ont banni d'Athènes, n'a pas su rédiger une lettre habile, alors que beaucoup le déclarent le plus éloquent orateur après Callistrate d'Aphidna", Eschine, Sur l'ambassade 124), personnage probablement en rapport avec son homonyme mentionné par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XV.95 et par Polyen, Stratagèmes, VI, 2.1-2, comme stratège athénien protecteur des Cyclades, vaincu par le tyran thessalien Alexandre de Phères sous l'archontat de Nikophèmos en -361/-360, et avec son autre homonyme futur chef du soulèvement contre les Macédoniens lors de la guerre Lamiaque en -323 aux côtés de Démosthène ("Démosthène [lors du trajet depuis Athènes vers Pella] nous a assuré qu'il détenait des réserves intarissables d'arguments, qu'il exposerait si bien nos légitimes prétentions sur Amphipolis et le récit des origines de la guerre, solide comme un jonc sec, que Philippe II resterait bouche bée. Il a affirmé qu'il obtiendrait des Athéniens le rappel de Léosthène, et de Philippe II la restitution d'Amphipolis aux Athéniens", Eschine, Sur l'ambassade 21). Quand, arrivé à Pella, il apprend les opérations de Philippe II en Thrace, Démosthène est scandalisé : plus tard, en -343/-342 dans son discours Sur Halonnèse, puis en -342/-341 dans sa Troisième philippique, il reviendra amèrement sur l'attitude injurieuse de Philippe II continuant ses conquêtes en dédaignant la paix proposée par les Athéniens ("Quand la paix de Philocratès appuyée par l'accusé [Eschine] a été conclue, quand les envoyés de Philippe II sont repartis avec nos serments, rien n'était encore perdu : certes ce traité n'était pas honorable ni digne de la cité, mais nous devions recevoir des dédommagements appréciables. Je vous ai demandé de partir au plus vite avec mes collègues afin de ne pas laisser à Philippe II le temps de s'emparer des places de l'Hellespont, persuadé que toutes les conquêtes réalisées par un parti au cours d'une négociation de paix est toujours perdu pour l'autre parti qui s'endort", Démosthène, Sur l'ambassade 150-151 ; "Parlons des places que [Philippe II] vous a enlevées pendant la paix, au mépris des serments et des traités. Sa perfidie étant démasquée, dans l'incapacité de répliquer, il a proposé d'en référer à un tribunal neutre et impartial, alors que cet arbitrage n'était nullement nécessaire. Dans cette affaire, le vrai juge est le calendrier. Nous connaissons tous le mois, le jour où la paix a été conclue. Nous connaissons aussi précisément la date de la chute de Serreion [cité non localisée], Ergiskè [cité non localisée], Mont-sacré. Ces faits ont échappé à la censure, une enquête est superflue, tout le monde sait si ces places ont été prises avant ou après la paix", Démosthène, Sur Halonnèse 36-37 ; "La paix était à peine conclue, à cette époque le stratège Diopeithès ne commandait pas encore et n'était pas encore parti vers la Chersonèse, quand Philippe II s'est emparé de Serreion et de Doriscos, et il a chassé du fort de Serreion et de Mont-sacré vos garnisons qui s'y trouvaient. Comment qualifier une telle conduite ? Il avait juré la paix ! Et ne me dites pas : “Quel intérêt ces places présentent pour Athènes ?”. Le problème n'est pas dans l'importance de ces places, dans le fait que vous n'y avez pas porté attention, le problème est que violer la justice et les serments sacrés dans les petites ou les grandes affaires est condamnable", Démosthène, Troisième philippique 15-16). En réalité, selon le témoignage d'Eschine (Contre Ctésiphon 73-75 précités), Démosthène a délibérément sacrifié Kersoblepte et les Thraces à l'appétit de Philippe II afin d'éloigner celui-ci de l'Attique, et il affecte l'indignation à Pella parce qu'il a constaté que la soumission des Thraces à Philippe II passe mal dans l'opinion athénienne ("Philippe II avait passé les Thermopyles, contre toute attente il avait renversé les cités des Phocidiens et, selon notre opinion d'alors, augmenté la puissance des Thébains au-delà de l'intérêt de la Grèce et de notre propre intérêt. Pris d'une panique soudaine vous avez déserté vos champs, vous avez dénoncé les citoyens qui militaient pour la paix, surtout Philocratès et Démosthène à l'origine des décrets et partis en ambassade, brouillés ensuite pour les raisons que vous devinez. Effrayé par la tournure des événements, conseillé par le vice de son cœur, par sa lâcheté naturelle, et par sa jalousie à l'égard de Philocratès mieux rémunéré par Philippe II, Démosthène a pensé qu'en déclamant contre le roi et en accusant ses collègues ambassadeurs il provoquerait immanquablement la disgrâce de Philocratès et affaiblirait ses collègues, autrement dit en trahissant ses amis il paraîtrait servir honorablement sa patrie", Eschine, Contre Ctésiphon 80-81). La délégation athénienne n'est pas la seule : une délégation thébaine vient d'arriver (dont Démosthène, Sur l'ambassade 139-140, cite l'un des membres appelé "Philon"), ainsi qu'une délégation spartiate (selon Eschine, Sur l'ambassade 104), et une ambassade phocidienne (dont Eschine, Sur l'ambassade 143, évoque l'un des membres appelé "Mnason"), prouvant que Philippe II est vraiment devenu l'hégémon, le commandeur et l'arbitre de la Grèce (encore une fois, l'historien Justin insiste sur l'effondrement général des cités grecques face à Philippe II : "Spectacle honteux et affligeant de voir la Grèce, dès cette époque, à la tête de tous les peuples par sa puissance et sa renommée, triomphant sur les rois et des pays, maîtresse de tant de cités, aller humblement dans une Cour étrangère mendier la guerre ou la paix, voir les vengeurs du monde mettre leur confiance dans la protection d'un barbare [double erreur probablement intéressée de Justin : la Macédoine n'est pas une entité "étrangère" à la Grèce, et Philippe II est un Grec et non pas un "barbare"], réduits par leurs dissensions et leurs discordes civiles à s'humilier lâchement devant le plus obscur de leurs anciens sujets ! Pour comble d'infamie, les Thébains et les Spartiates, après s'être disputé l'empire de la Grèce, se disputèrent la faveur de son tyran. Etalant sa grandeur à loisir, Philippe II traita ces puissantes cités avec une lenteur orgueilleuse, il retarda le choix de celle qu'il honorerait de son alliance : il donna des audiences privées aux députés des deux camps, il promit aux uns de ne pas s'armer contre eux et obtint leur serment de ne pas divulguer sa réponse, il assura les autres qu'il marcherait à leur secours, à tous il interdit les préparatifs de guerre et il s'efforça de dissiper leurs craintes. Puis, voyant sa sécurité établie par ses réponses contradictoires, il prit les Thermopyles", Justin, Histoire VIII.4). Les ambassadeurs athéniens, contraints de patienter en attendant le retour de Philippe II, s'occupent en discutant sur l'attitude à lui opposer. Et les premières fissures apparaissent. Eschine a été désigné membre de cette ambassade parce qu'aux yeux des Athéniens, depuis sa mission en Arcadie et son discours militant à Mégalopolis, il passe pour un opposant farouche à Philippe II ("Telle fut sa politique initiale [à Eschine], telle était sa position à ses débuts. Quand Aristodémos [tragédien déjà mentionné, partisan de Philippe II], Néoptolémos [autre tragédien déjà mentionné, aussi partisan de Philippe II], Ktésiphontos [personnage inconnu, peut-être apparenté à l'homonyme Ctésiphon de l'affaire de la couronne, évoquée par Eschine dans Contre Ctésiphon et par Démosthène dans Sur la couronne ?] et d'autres qui vous ont rapporté des paroles trompeuses de Macédoine et vous ont convaincu d'envoyer au roi des députés pour négocier la paix, vous avez nommé Eschine non pas comme un partisan de Philippe II prêt à vous livrer mais au contraire pour surveiller ses collègues. Ses discours précédents, sa haine contre le roi, ont inspiré votre décision. Il est venu me demander de me joindre à lui dans cette l'ambassade, il m'a exhorté vivement à surveiller avec lui le misérable et effronté Philocratès. Jusqu'au retour de notre première mission, ô Athéniens, j'ignorais qu'il avait trahi, qu'il s'était vendu", Démosthène, Sur l'ambassade 12-13). En réalité, il a conscience de la lâcheté de ses compatriotes et incline vers un compromis avec Philippe II ("Tu rappelles mon discours devant les Dix Mille en Arcadie lors de mon ambassade [c'est Eschine qui s'adresse Démosthène l'accusant de trahison, lors du procès de l'hiver -346/-345 ; les Dix Mille sont l'assemblée fédérale d'Arcadie, devant laquelle Eschine s'est exprimé quelques années plus tôt comme on l'a vu, pour pousser au soulèvement général contre Philippe II], tu me reproches d'être passé dans le camp adverse […]. Eh bien oui, durant la guerre j'ai œuvré à l'union des Arcadiens et des autres Grecs contre Philippe II. Mais personne n'est venu défendre la cité, les uns ont laissé les événements suivre leur cours dans l'indifférence, les autres se sont rangés du côté de l'adversaire, notamment des politiciens chez nous qui ont exploité la guerre afin d'entretenir leur train de vie, alors j'ai conseillé au peuple de composer avec Philippe II, je le reconnais, et de conclure la paix", Eschine, Sur l'ambassade 79). Avec beaucoup de circonvolutions, il explique à ses collègues que le meilleur choix pour Athènes est de laisser Philippe II annexer Thèbes à la Macédoine - il rappelle au passage que Thèbes a causé beaucoup de mal à Athènes vingt ans plus tôt, à l'époque d'Epaminondas, les Athéniens ne doivent donc pas se sentir coupables aujourd'hui de laisser Philippe II infliger le même mal aux Thébains -, et même de reconnaître officiellement l'annexion de Thèbes à la Macédoine en présentant cela comme une libération des cités béotiennes de la tutelle que Thèbes leur imposait jusqu'alors, il calcule que si les Athéniens sont sympas avec Philippe II alors Philippe II sera sympa avec les Athéniens ("Recevoir les serments, discuter sur les sujets subalternes et sur les prisonniers, des fonctionnaires accrédités par la cité peuvent s'en charger. Les ambassadeurs avisés que nous sommes ici ont pour tâche de débattre de l'ensemble des problèmes entre Athènes et Philippe II. Je veux parler […] de l'expédition vers les Thermopyles qui se prépare sous vos yeux. Je suis bien informé sur cette affaire, je vous en donnerai des preuves solides. Des ambassadeurs de Thèbes sont présents, d'autres sont venus de Sparte, et nous-mêmes sommes venus par un décret du peuple stipulant : “Les ambassadeurs feront ce qu'ils estimeront avantageux”. La Grèce entière attend de voir comment les choses se passeront. Le peuple veut que Philippe II mette fin aux abus de pouvoir des Thébains et relève les murailles des Béotiens, mais il ne s'est pas exprimé ouvertement dans ce décret parce que le vague des instructions qu'il nous a confiées peut l'aider à nous rendre responsables si les négociations échouent. Servons l'intérêt commun, ne jouons pas le rôle que des fonctionnaires nommés par les Athéniens pourraient jouer à notre place. Ne craignons pas de soulever la colère des Thébains. Epaminondas n'était-il pas Thébain, lui qui a osé lever la tête devant la prestigieuse Athènes en disant au peuple thébain assemblé que “les Propylées de l'Acropole athénienne doivent être transportées à l'entrée de La Cadmée” ?", Eschine, Sur l'ambassade 103-105). Démosthène est troublé : la mission de l'ambassade athénienne est la signature de la paix avec Philippe II, éventuellement la négociation d'une alliance d'égal à égal, mais nullement l'abaissement d'Athènes au rôle de valet des projets conquérants de Philippe II, les ambassadeurs athéniens doivent défendre les intérêts athéniens or l'annexion de Thèbes à la Macédoine est contraire aux intérêts athéniens, ils doivent parler de concert avec les Thébains, c'est sur cette base préalable inflexible qu'ils pourront parler de la paix et d'une alliance avec Philippe II ("A ce moment de mon exposé, tous mes collègues peuvent en témoigner, Démosthène m'a interrompu avec des grands éclats de voix, ajoutant le vice de béotiser [c'est-à-dire : "prendre la défense des Béotiens", en l'occurrence la défense des Thébains] à tous ses autres vices. Voici ce qu'il nous a déclaré : “L'homme ici présent [Eschine] exhale le trouble et l'audace. Pour ma part, je suis pacifique, et je pressens les dangers. Je prétends que nous ne devons pas envenimer les relations entre les cités, nous devons nous abstenir de tout calcul secret, voilà à mon sens le devoir d'un ambassadeur. Philippe II fait mouvement vers les Thermopyles ? Eh bien ! Je refuse de le voir. Je ne peux pas être condamné à cause d'une action militaire entreprise par Philippe II, en revanche je peux l'être si je tiens des propos inopportuns et si j'outrepasse les instructions reçues”", Eschine, Sur l'ambassade 106). Enfin Philippe II paraît, tenant le fils de Kersoblepte comme otage ("J'ai vu, tous mes collègues de l'ambassade peuvent en témoigner aussi, le fils de Kersoblepte séjournant chez Philippe II comme otage, où il se trouve encore aujourd'hui", Eschine, Sur l'ambassade 81). L'audience des ambassades commence, de manière très cérémonielle ("Arrivés en Macédoine, nous nous sommes réunis quand Philippe II est revenu de Thrace. Dans cette séance, lecture fut donnée du décret instituant notre ambassade, puis nous avons énuméré les instructions qu'il contenait, indépendamment de celles qui concernaient la réception des serments. Personne n'abordait les questions essentielles, on s'est attardé sur des bagatelles, alors j'ai pris la parole", Eschine, Sur l'ambassade 101). Eschine brise le protocole en signifiant, toujours avec des circonvolutions, qu'il ne s'opposera pas à l'annexion de Thèbes par Philippe II à condition que cela s'opère dans le cadre solennel du Conseil amphictyonique, et au bénéfice des autres cités de Béotie ("J'ai parlé de l'expédition aux Thermopyles, des affaires sacrées, de Delphes et des amphictyons, surtout j'ai demandé à Philippe II de remettre de l'ordre non pas par l'épée mais par un tribunal équitable ou, si cela n'était pas possible, vu la présence de l'armée déjà rassemblée, de régler le conflit en tenant compte des usages sacrés de la Grèce, en respectant la piété léguée par les anciens. Je suis remonté à la fondation du sanctuaire et à la première assemblée des amphyctions. J'ai lu leur serment, par lequel ces anciens Grecs s'engageaient à ne détruire aucune cité de la ligue amphictyonique, à ne pas détourner les eaux qui les arrosent en temps de paix comme en temps de guerre, à s'opposer à toute cité violant ces prescriptions, et, si quelqu'un pillait les trésors du dieu [Apollon] ou les profanait ou attentait aux choses sacrées, à unir leurs mains, leurs pieds, leurs voix, toutes leurs forces pour le punir, ce serment était accompagné d'une grave imprécation. Après ma lecture, j'ai dit trouver injuste que les cités béotiennes soient ruinées, car elles étaient incluses dans le serment des amphyctions. J'ai prouvé cela en énumérant les douze peuples dont dépendait le sanctuaire : les Thessaliens, les Béotiens (et non pas les seuls Thébains), les Doriens [inclus les Spartiates et les Corinthiens], les Ioniens [inclus les Athéniens], les Perrhèbes, les Magnètes, les Dolopes, les Locriens, les Oetéens [qui habitent sur les flancs du mont Oeta], les Phthiotes, les Maliens [qui habitent autour du golfe Maliaque], les Phocidiens. J'ai rappelé que chacun de ces peuples, qu'il soit le plus puissant ou le plus faible, jouissait d'un droit de vote égal", Eschine, Sur l'ambassade 114-116). Vient le tour de Démosthène, précédé de sa réputation de grand orateur, et des rumeurs de son intransigeance lors du voyage entre Athènes et Pella. Hélas, l'intervention tourne au fiasco. Démosthène s'avance devant Philippe II, et, selon Eschine, perd tous ses moyens : il oublie la trame de son raisonnement, ne trouve plus ses mots, et finalement cesse de parler, provoquant un silence lourd et malaisant ("Vint le tour de Démosthène [de parler après tous ses collègues ambassadeurs]. L'attention était générale. On s'attendait à des merveilles d'éloquence. Philippe II lui-même et son entourage, on l'a appris plus tard, avaient été informés des promesses de l'orateur de produire un discours extraordinaire. Les oreilles des auditeurs étaient grandes ouvertes. Mais le prodige a commencé à balbutier un exorde obscur avec une voix mourante de peur, puis, à peine entré en matière, s'est tu brusquement, a perdu contenance et n'a plus trouvé ses mots. Le voyant dans cet état, Philippe II a essayé de lui redonner confiance, il lui a dit que sa déconvenue n'était pas une catastrophe, qu'il devait, tel un acteur sur la scène, retrouver le fil de son discours et continuer selon son intention. Mais Démosthène, troublé et égaré loin de ce qu'il avait préparé, n'est pas parvenu pas à se ressaisir. Il a tenté une seconde fois, sans succès, il a éprouvé le même accident. Le silence a duré. Le héraut nous a invité alors à nous retirer", Eschine, Sur l'ambassade 34-35 ; "En ambassade auprès de Philippe II roi de Macédoine, Démosthène manqua de mémoire en prononçant son discours, tandis qu'Eschine fils d'Atromèton de Cothoce, effaçant par sa hardiesse tous ses collègues ambassadeurs, s'attira la plus glorieuse réputation chez les Macédoniens. On doit admettre qu'Eschine s'était promis d'être agréable à Philippe II qui l'avait comblé de cadeaux. Le roi aimait l'écouter, et ses regards trahissaient sa bienveillance envers lui, ces dispositions favorables constituèrent pour Eschine des bonnes motivations pour le servir et délier sa langue", Elien, Histoires diverses VIII.12). Cette version d'Eschine ne sera jamais contestée par Démosthène après -346, ce qui sous-entend son historicité : Démosthène a eu une panne, il s'est montré en-dessous de tout. Philippe II prend malin plaisir à prolonger les discussions pendant des jours, pendant des mois. Et les ambassadeurs se laissent diriger. Démosthène passe beaucoup de temps à négocier la libération des Athéniens capturés lors des diverses opérations militaires des années précédentes ("Ce séjour prolongé à Pella, comment l'avons-nous employé l'un et l'autre ? Moi, j'ai cherché nos prisonniers, j'ai œuvré à leur rachat, j'y ai dépensé mon argent, j'ai demandé leur liberté au roi à la place des dons qu'il nous offrait. Car Philippe II via ses proches a effectivement sondé chacun de nous en privé, il a fait sonner l'or à nos oreilles, ô Athéniens. Il a échoué avec un député que je ne nommerai pas [ce député est Démosthène lui-même], les faits le révéleront. Il a cru que ses gros dons seraient reçus par tous sans défiance, que la moindre part acceptée par chacun servirait de moyen de chantage dans les négociations privées, alors qu'ils les présentaient commes des gages d'hospitalité. Mes refus ont augmenté la part des autres lors des distributions. Quand j'ai demandé à Philippe II de reporter sa générosité sur les prisonniers, ne pouvant décemment ni me refuser, ni évoquer les dons que les autres députés avaient acceptés, ni paraître craindre la dépense, il a éludé ma prière sans la rejeter et a remis leur libération aux Panathénées [c'est-à-dire : "Il a remis leur libération à plus tard, sans donner de date"]", Démosthène, Sur l'ambassade 166-168). Mais, selon Eschine, ces négociations ne sont que du vent, car Philippe II depuis sa prise de pouvoir en -360 n'a jamais gardé ses prisonniers, il ne les a jamais maltraités, au contraire il les a toujours relâchés afin qu'ils reviennent dans leurs cités respectives et diffusent sa propagande ("[Démosthène] a entrepris le voyage, comme il nous l'a dit, et comme il vous l'a répété, pour racheter les prisonniers, or il savait qu'au cours de la guerre Philippe II n'a jamais exigé la moindre rançon sur les Athéniens, et tous les Amis royaux ont bien signifié qu'il les libérerait dès la paix conclue. Par ailleurs, combien était-il prêt à avancer pour cette foule de malheureux ? Un talent, soit la rançon d'un seul homme, et encore ! pas le plus important", Eschine, Sur l'ambassade 100). Durant les trois mois passés à Pella, Démosthène voit pour la première fois le jeune Alexandre dans un banquet, jouant de la lyre, récitant des poèmes et jouant avec d'autres garçons de son âge ("Pour compliquer mon compte-rendu d'ambassade auquel j'ai été astreint, [Démosthène] a affirmé qu'en entendant ses railleries sur le jeune Alexandre je me suis mis en colère non pas comme simple ambassadeur mais “comme protecteur du prince”, il a prétendu cela récemment, le jour où il a raconté à la Boulè comment le jeune garçon dans un banquet a joué de la lyre, a récité des tirades et échangé des répliques avec un autre garçon, et tout ce qu'il pouvait rapporter sur le sujet. Je n'ai pas pu m'entretenir avec Alexandre, vu son jeune âge. Et je loue aujourd'hui Philippe II pour ses paroles bienveillantes, et, si ses actes envers nous rejoignent ses promesses, je ferai son éloge sans crainte et sans arrière-pensée. Si j'ai blâmé Démosthène à la Boulè, ce n'est pas pour courtiser le jeune prince, mais parce que le comportement de mon adversaire oratoire m'a semblé inconvenant pour notre cité", Eschine, Contre Timarchos 168-169). Il voit aussi Antipatros et Parménion, lieutenants de Philippe II, dont il loue la loyauté envers leur roi, en la comparant à la déloyauté d'Eschine envers sa patrie athénienne ("Sa politique [à Philippe II] a besoin du soutien d'hommes pervers. Or la perversité de ceux qu'il a trouvés a dépassé ses souhaits. Comment ne pas constater ce caractère parmi nos députés ? Les mensonges que Philippe II sur les grandes affaires n'ose pas vous présenter lui-même, ni dans des lettres, ni par aucune ambassade, ces hommes contre récompense les soumettent à votre crédulité. Serviteurs du despote, Antipatros et Parménion que vous ne devriez plus revoir n'ont pas utilisé leur situation pour vous tromper, au contraire les ambassadeurs d'Athènes, la plus libre des cités, ces hommes qui se présentent devant vous alors qu'ils devraient passer leur vie à vos côtés et répondre de leurs actes, ont eu l'audace de vous abuser : qui sont les plus pervers, les plus coupables ?", Démosthène, Sur l'ambassade 68-69). On note que l'hommage adressé par Démosthène à Antipatros, dont le nom apparaît dans les textes anciens pour la deuxième fois (sa première apparition remonte au début du printemps -346, quand Antipatros conduisait la délégation macédonienne envoyée par Philippe II à Athènes), raccorde avec le souvenir de sobriété et de droiture qu'Antipatros a laissé dans la mémoire collective, totalement opposées aux mœurs débridées de Philippe II ("Karystios dit dans ses Mémoires historiques : “Philippe II se motivait à la boisson en disant : « Buvons pour compenser la sobriété d'Antipatros ! ». Un jour qu'il jouait aux dés, quelqu'un lui dit : « Antipatros arrive ». Philippe II très gêné jeta une planche sur le lit [pour cacher les dés]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.46). Lors du procès de l'hiver -346/-345, Démosthène rappellera qu'Eschine a tout fait pendant la durée de leur séjour à Pella pour empêcher la flotte athénienne d'intervenir au secours des intérêts athéniens en mer Egée contre Philippe II, révélant au passage que lui-même a équipé un navire prêt à se lancer dans n'importe quelle opération militaire mais contraint de rester à quai à cause des manigances d'Eschine ("[Philippe II] vous a dissuadé aussi d'envoyer des troupes vers le passage [de l'Euripe, entre l'île d'Eubée et le continent] où stationnaient une cinquantaine de trières prêtes à l'arrêter s'il tentait de le franchir. Comment faire, quelle nouvelle ruse utiliser pour vous priver de toutes les occasions, pour stopper les mouvements entamés, pour vous retenir de lancer des campagnes selon votre gré, telle fut la mission des traîtres. Ainsi moi-même, je l'ai dit souvent, je n'ai pas pu agir, j'avais affrété un navire qu'on a empêché de partir", Démosthène, Sur l'ambassade 322-323). La paix de Philocratès est ratifiée par Philippe II à la fin du printemps -346 ("Après la prise d'Olynthe sous l'archontat de Thémistoklès [en -347/-346], les Athéniens conclurent avec Philippe II un traité d'amitié et d'alliance qui fut respecté pendant sept ans, avant d'être violé sous l'archontat de Théophrastos [-340/-339] successeur de Nicomachos", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 11), certainement début juin puisque les ambassadeurs sont de retour à Athènes au milieu du mois de skirophorion (mi-juin à mi-juillet dans le calendrier chrétien : "Nous sommes revenus de l'ambassade le 13 skirophorion", Démosthène, Sur l'ambassade 57), et que, comme à l'aller, ils ont dû cheminer une vingtaine de jours entre Pella et Athènes. Le texte final est très remanié par rapport à la version du mois de mars. Démosthène regrette que la délégation phocidienne ait été écartée des débats, que la question de la Thrace et de la reddition de Kersoblepte n'ait pas été évoquée ("A ma conduite comparez celle d'Eschine et de Philocratès, la lumière jaillira du parallèle. D'abord, ils ont exclu du traité la Phocide, les Aléens [Arcadiens du nord-est, vénérant la déesse Athéna Alea] et Kersoblepte, au mépris du décret et des promesses que vous aviez reçues. Ensuite ils ont ébranlé et faussé les instructions fixant notre mandat. Ce n'est pas tout : dans le traité ils ont inscrit les gens de Cardia comme alliés de Philippe II, ils ont décidé de ne pas transmettre ma lettre au peuple athénien et ils ont envoyé des messages mensongers. Et après cela, parce que je condamne leur attitude qui était non seulement inique mais encore dangereuse pour eux-mêmes, ce loyal citoyen [antiphrase désignant Eschine] ose dire que j'ai promis à Philippe II de détruire votre démocratie, lui qui n'a pas cessé de converser secrètement avec Philippe II pendant toute la durée de notre ambassade !", Démosthène, Sur l'ambassade 174-175). La vérité est que Philippe II a anesthésié tout le monde, il a joué un coup gagnant en dispersant ses pions dans toutes les directions pour mieux les utiliser les uns contre les autres, en vue du coup d'après lui garantissant de rafler toutes les enchères. Aux Thébains, il a dit : "Je suis votre ami, je vais envahir la Phocide et vous la confier quand elle sera en ma possession" (certains ambassadeurs thébains n'ont pas été dupes : "Auprès de [Philippe II] sont venus des ambassadeurs thébains, tandis que nous y étions par vos ordres [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens au retour de l'ambassade]. On dit que le roi a voulu leur donner de l'argent, beaucoup d'argent, ils l'ont repoussé. Plus tard, lors d'un banquet cérémoniel, Philippe II buvant avec eux et les comblant de caresses leur a prodigué d'autres sortes de cadeaux : des prisonniers, du butin, des coupes d'or et d'argent, la délégation thébaine a tout refusé. L'un des membres, Philon, a répondu par ce propos qu'on aurait préféré entendre dans la bouche des représentants d'Athènes plutôt que dans celle d'un Thébain : “Tes dispositions généreuses et amicales nous sont douces et chères, mais elles sont inutiles puisque tu nous les prouves déjà en nous accueillant amicalement chez toi. Applique ta bienveillance aux intérêts de notre patrie, engage-toi pour ta propre dignité et pour celle de Thèbes, et ce ne seront plus seulement les députés mais tous les Thébains qui te loueront”", Démosthène, Sur l'ambassade 139-140). Aux Athéniens, il a dit : "Je suis votre ami, je retiens votre proposition de paix générale sous l'autorité du Conseil amphictyonique, pour le bien des cités béotiennes et pour le bien d'Athènes". Et dans cette affaire, Démosthène, certes plus clairvoyant qu'Eschine, n'a pas été très efficace, on peut même dire que ses actions au sein de l'ambassade athénienne ont été piteuses : il a perdu momentanément son génie oratoire, il n'a jamais réussi à discuter en privé avec Philippe II alors qu'Eschine a multiplié les conservations secrètes, il a accordé une importance exagérée à la libération des prisonniers athéniens que Philippe II voulait libérer de toute façon, et, surtout, il a raisonné à l'échelle de sa seule cité d'Athènes, à la manière des politiciens du Vème siècle av. J.-C. - sur ce point il ne diffère pas d'Eschine, même si son projet pour Athènes n'est pas le même que celui d'Eschine -, alors que Philippe II raisonne à l'échelle de toute la Grèce, comme Agésilas II à l'époque de son expédition en Asie, comme Epaminondas naguère, et comme son fils Alexandre et ses épigones plus tard. En dépit de ses talents visionnaires, Démosthène reste attaché à l'idéal de la cité/pÒlij, il reste un homme de l'ère classique, alors que Philippe II est déjà un homme de l'ère hellénistique. Conformément à la loi, les ambassadeurs rendent compte de leur mission juste après leur retour à Athènes ("Hauts magistrats à Athènes, ils sont dix, ils dressent les comptes des activités des magistrats dans les trente jours suivant leur fin de mandat", Suidas, Lexicographie, Logistes L651 ; "Jusqu'à trois jours après le compte-rendu devant le tribunal, tout bouleute peut introduire une action civile ou criminelle en redressement de compte d'un magistrat auditionné", Aristote, Constitution d'Athènes 48). Eschine jete le masque ("Quand nous sommes revenus de l'ambassade le 13 skirophorion, Philippe II parvenu aux Thermopyles a adressé aux Phocidiens des propos qui n'ont trompé personne. […] Le 16 du même mois [skirophorion], l'Ekklesia a démasqué les traîtres, leurs mensonges et leurs impostures", Démosthène, Sur l'ambassade 57-58), il avoue avoir consenti toute liberté à Philippe II en Béotie à condition de se soumettre au Conseil amphictyonique, mais il enrobe si bien sa prestation, en prédisant que la ruine de Thèbes favorisera la renaissance des cités béotiennes amies d'Athènes, que les auditeurs le croient et empêchent Démosthène d'exprimer son avis contraire ("Revenus de Macédoine où aucune des promesses relatives à la paix n'ont été accomplies, où certains de vos ambassadeurs vous ont trompés en insultant vos instructions et en s'engageant dans des actions perfides, nous nous commes rendus à la Boulè (beaucoup d'entre vous savent très bien ce que je vais dire, car la salle était pleine). Je me suis avancé, j'ai exposé devant la Boulè l'entière vérité, j'ai accusé les coupables, j'ai énuméré d'abord les brillantes espérances que Ktésiphontos et Aristodémos avaient portées les premiers, puis les conseils d'Eschine au peuple lors des négociations sur la paix et les fautes dans lesquelles on avait jeté Athènes, j'ai exhorté à ne pas abandonner le reste, c'est-à-dire la Phocide et les Thermopyles, à ne plus nous laisser abuser, à ne plus souffrir qu'on nous traîne d'illusions en illusions, de promesses en promesses, au fond d'un abîme. Voilà ce que j'ai dit, et la Boulè m'a entendu. Mais lorsque l'Ekklesia s'est rassemblé, Eschine s'est avancé en bousculant tous ses collègues (par Zeus et par tous les dieux, rassemblez tous vos souvenirs et demandez-leur si je dis vrai, car c'est à ce moment que vos intérêts ont été mortellement atteints), et au lieu de parler de l'ambassade, au lieu d'évoquer mes accusations devant la Boulè et d'en contester le fondement, il a prononcé un discours artificieux, plein d'annonces avantageuses, qui vous ont emportés comme une proie. “Je reviens, a-t-il dit, après avoir gagné Philippe II à la cause d'Athènes, à celle des amphictyons et des autres”, il vous a récité des longs extraits de sa tirade par laquelle il avait soi-disant animé le roi contre les Thébains, il vous les a expliqués, calculant que grâce à ses négociations, deux ou trois jours plus tard, sans rien faire, sans mobiliser, vous alliez apprendre le siège de Thèbes isolée contre toute la Béotie, le rétablissement de Thespies et de Platées, la reconstitution forcée du trésor d'Apollon non pas par les Phocidiens mais par les Thébains qui avaient projeté l'invasion du temple, car il avait démontré à Philippe II, a-t-il dit encore, que “projeter un crime est un aussi grand sacrilège que le commettre” et qu'en conséquence Thèbes devait être condamnée. […] Couvert d'applaudissements faciles à comprendre, qualifié de brillant orateur et de prodigieux homme d'Etat pour ce discours, il est descendu de la tribune avec majesté. J'y suis monté après lui. J'ai protesté de mon ignorance sur les faits, je me suis efforcé d'exposer une partie du rapport que j'avais déposé devant la Boulè. Mais près de moi, l'un à droite, l'autre à gauche, Philocratès et lui ont crié, m'ont coupé la parole, m'ont accablé de railleries. Et vous avez ri, vous avez refusé de m'entendre, vous avez voulu croire le discours d'Eschine", Démosthène, Sur l'ambassade 17-23). Mais les faits sapent rapidement le crédit d'Eschine. Seulement quelques jours après l'audition publique des ambassadeurs, on apprend que Philippe II a envahi la Phocide, pris le contrôle des places fortes presque sans combattre, laissé Phalaikos libre de s'exiler vers le Péloponnèse en récompense de son aide aux Thermopyles quelques mois plus tôt, il a démilitarisé totalement le territoire, il l'a soumis à un tribut échelonné de soixante talents annuels jusqu'au remboursement intégral des trésors volés (une concession très bienveillante, quand on se souvient que la commission chargée d'estimer le pillage des trésors de Delphes en -347 a établi que les Phocidiens y ont dérobé environ dix mille talents en dix ans !), et, tactique à la fois ironiquement habile (puisqu'elle s'appuie sur la proposition d'Eschine) et lourde de menaces pour toutes les cités grecques, il a imposé le remplacement des Phocidiens sacrilèges par les Macédoniens dans le Conseil amphictyonique, autrement dit ses actes ne seront plus désormais les caprices illégitimes d'un roi aspirant à l'hégémonie pour lui-même mais les décisions légitimes d'un membre du Conseil amphictyonique panhellénique aspirant au bien de toute la Grèce ("L'année où Archias fut archonte d'Athènes [en -346/-345], les Romains nommèrent consuls Marcus Emilius et Titus Quintius. A cette époque, la guerre phocidienne qui durait depuis dix ans se termina de la façon suivante. Les Béotiens et les Phocidiens étaient pareillement affaiblis par la durée de cette guerre. Les Phocidiens envoyèrent des députés à Sparte pour demander des secours, les Spartiates leur envoyèrent mille hoplites sous les ordres du roi Archidamos III. Parallèlement les Béotiens reçurent l'aide de Philippe II qui entra en Locride avec une forte armée incluant les Thessaliens. Il se présenta à Phalaikos ayant recouvré son titre de stratège à la tête d'un grosse armée de mercenaires. Il résolut de décider le sort de la guerre par une bataille. Phalaikos séjournait alors à Nicée, il ne s'estimait pas assez fort pour résister et entama une négociation avec le roi. On convint que Phalaikos se retirerait avec ses soldats où il voudrait. Cette convention conclue, Phalaikos se retira dans le Péloponnèse avec huit mille mercenaires. Les Phocidiens abattus se rendirent à Philippe II. C'est ainsi que le roi termina, contre toute attente et sans combattre, la guerre sacrée. Il réunit ensuite une assemblée composée de Béotiens et de Thessaliens. Il décida aussi de convoquer le Conseil amphictyonique pour lui soumettre la décision suprême de l'affaire. Le Conseil amphictyonique décréta que Philippe II et ses descendants seraient admis parmi les amphictyons et jouiraient des deux voix des Phocidiens vaincus, que les trois principales cités de Phocide seraient démantelées, que les Phocidiens seraient exclus du temple de Delphes et du Conseil amphictyonique, qu'ils n'auraient plus droit de posséder chevaux ni armes jusqu'à temps de restituer au dieu [Apollon] les richesses qu'ils avaient spoliées, que les Phocidiens exilés et leurs complices seraient considérés hors-la-loi partout, que toutes les villes phocidiennes seraient rasées et leurs habitants transférés dans des villages dont chacun ne pourrait avoir plus de cinquante maisons et seraient distants d'au moins un stade l'un de l'autre, que les Phocidiens conserveraient leurs terres mais à condition de payer annuellement un tribut de soixante talents annuels jusqu'au remboursement de la somme inscrite sur les registres du temple spolié, que Philippe II présideraient les Jeux pythiques conjointement avec les Béotiens et les Thessaliens parce que les Corinthiens avaient été les complices des Phocidiens sacrilèges, que les amphictyons et Philippe II s'assureraient que les armes des Phocidiens et des mercenaires fussent brisées avec des pierres et les débris jetés aux flammes, et que leurs chevaux fussent livrés. Conformément à ces décrets, les amphictyons réglèrent l'administration de l'oracle [la Pythie] ainsi que toutes les affaires propres à ramener la piété, la paix générale et la concorde parmi les Grecs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.59-60 ; "Les Phocidiens s'étant emparés du temple, une guerre s'ensuivit qui dura dix et se termina par un changement au Conseil amphictyonique : les Macédoniens y furent admis, tandis que les Phocidiens en furent exclus, ainsi que les Spartiates qui étaient aussi d'origine dorienne. Le motif d'exclusion des premiers fut leur attentat, celui des Spartiates fut l'aide qu'ils leur avaient donnée", Pausanias, Description de la Grèce, X, 8.2 ; pour l'anecdote, le tribut annuel imposé aux Phocidiens vaincus sera utilisé pour réaliser une célèbre statue d'Apollon que Pausanias verra encore exposée à Delphes au IIème siècle : "On trouve ensuite deux autres Apollon, l'un offert par les gens d'Héraclée du Pont, l'autre offert par les amphictyons qui le réalisèrent grâce au tribut imposé aux Phocidiens ayant cultivé le terrain consacré au dieu", Pausanias, Description de la Grèce, X, 15.1 ; "Près de [la statue de] Battos [fondateur de la cité de Cyrène en Libye], on voit l'Apollon que les amphictyons ont réalisé grâce au tribut imposé aux Phocidiens après leur condamnation envers le dieu", Pausanias, Description de la Grèce, X, 15.7). La capitulation de la Phocide, qui marque la fin de la guerre sacrée commencée en -355, est officiellement signée dans la première quinzaine de juillet -346 ("Pendant notre absence de trois mois [entre mars/avril -346 et juin/juillet -346], le temps des échanges de serments, la Phocide était encore debout. Quand nous sommes revenus de l'ambassade le 13 skirophorion, Philippe II parvenu aux Thermopyles a adressé aux Phocidiens des propos qui n'ont trompé personne. Je le prouve par la députation qu'il vous a envoyée, inutile s'il avait été sincère. Le 16 du même mois [skirophorion], l'Ekklesia a démasqué les traîtres, leurs mensonges et leurs importures. Je calcule que le compte-rendu de cette séance est parvenu en Phocide cinq jours plus tard, car des délégués phocidiens étaient présents et désiraient vivement savoir les conclusions d'Athènes […]. Ce jour-là a été aussi celui de la capitulation de la Phocide. Comment le prouver ? Le 4 de la troisième décade [c'est-à-dire la lune décroissante, Démosthène utilise à la fois le calendrier solaire et le calendrier lunaire], vous étiez rassemblés au Pirée pour discuter des arsenaux. Derkylos est venu de Chalcis vous annoncer que Philippe II avait tout livré aux Thébains. Selon son calcul, la capitulation datait de cinq jours plus tôt", Démosthène, Sur l'ambassade 57-60). C'est une catastrophe pour Athènes. Eschine commence à comprendre que ses compromissions avec Philippe II ne se développent pas dans le sens qu'il voulait, et que les Athéniens vont lui demander des comptes. Il croit arranger les choses en se rendant seul et sans mandat auprès de Philippe II, pour le féliciter de sa victoire facile en Phocide et de l'entrée des Macédoniens au Conseil amphictyonique, imaginant que ces flatteries pousseront Philippe II à voir dans Athènes une alliée et non pas une proie aux abois ("Derkylos est arrivé de Chalcis, et a annoncé à l'assemblée du Pirée que la Phocide n'existait plus. A cette nouvelle, ô Athéniens, vous avez rempli vos devoirs : vous avez gémi sur les infortunés, tremblants pour vous-mêmes vous avez décrété le transport des enfants et des femmes hors des campagnes, la réparation des forts, un rempart pour protéger Le Pirée, la célébration des Héracleia dans la ville. Dans Athènes troublée et épouvantée, qu'a fait le sage, l'habile, le sonore Eschine ? Il est parti comme ambassadeur vers l'auteur de tous les maux [Philippe II], sans mandat de la Boulè ni du peuple, sans penser […] à la mort dont la loi punit un tel crime, ni à l'absurdité insultante de traverser Thèbes et l'armée thébaine contrôlant la Béotie entière et la Phocide après avoir dit partout que les Thébains avaient mis sa tête à prix. Il est parti en oubliant tout, en négligeant tout, tant son salaire l'obsédait, tant la curée l'a frappé de vertige ! Il a poussé cette démarche coupable à son comble quand il est arrivé auprès du roi, par une attitude encore plus laide. Vous tous ici assemblés, Athènes tout entière, vous étiez si frappés et si indignés du désastre de la malheureuse Phocide que vous avez suspendu votre droit héréditaire de participer aux Jeux pythiques, vous n'y avez envoyé aucun théore choisis dans le Conseil, ni aucun thesmothète. Mais lui, il a assisté aux banquets et aux sacrifices célébrant les succès militaires de Philippe II et des Thébains, il a pris part aux libations et aux actions de grâces du roi pour la destruction des remparts, des campagnes, des armes de vos alliés, couronné de fleurs il l'a imité en chantant l'hymne triomphal, il a bu à sa prospérité. Et il ne peut pas contredire mon récit : les détails de sa démission sont consignés dans vos archives du temple de Cybèle, confiées à un officier public, et on y a inscrit le décret ordonnant d'effacer le nom d'Eschine", Démosthène, Sur l'ambassade 125-129). Quand Eschine revient à Athènes, il est naturellement accueilli par des jets de carottes et des crachats de ses compatriotes. Un nommé "Timarchos fils d'Arizèlos" le cite en justice pour trahison. Nous avons conservé le discours Contre Timarchos qu'Eschine compose pour sa défense. L'accusé y évoque une comédie jouée "récemment lors des Dionysies rurales", or une incidence de Théophraste (Les caractères, Le moulin à paroles 3) nous apprend que les Dionysies rurales ont lieu au mois de poseidion, soit mi-décembre à mi-janvier dans le calendrier chrétien, le procès intenté par Timarchos contre Eschine date donc de la toute fin -346 ou du tout début -345. Eschine déboute vite Timarchos en l'attaquant sur un vice de procédure : selon la loi, un citoyen n'ayant pas accompli son service militaire, ou n'ayant pas rempli ses devoirs envers ses parents, ou ayant caché son patrimoine, ou s'étant prostitué, ne peut pas parler en public ("Qui sont ceux que la loi juge indignes de parler ? Ceux qui ont eu un comportement infâme. Où trouve-t-on cela ? Sur la dokimasie des orateurs, le texte dit : “Quiconque frappe son père ou sa mère, néglige de les nourrir ou de les loger, s'il se présente à l'Ekklesia, n'aura pas droit de parler”. […] A quelle deuxième catégorie de citoyens la loi inflige-t-elle la même interdiction ? “Tout soldat, dit le texte, qui n'aura pas participé aux expéditions pour lesquelles il était désigné, ou qui a jeté son bouclier”. […] A qui s'adresse la loi, en troisième lieu ? “Quiconque s'est prostitué ["peporneumšnoj"], dit le texte, ou avili ["¹tairhkèj"]”. […]. Quarto, qui désigne-t-elle ? “Celui qui a dilapidé les biens de ses parents ou tout autre héritage”. L'auteur de la loi a estimé qu'un homme incapable de gérer ses propres biens ne peut pas gérer convenablement les intérêts de l'Etat, qu'on ne peut pas être mauvais en privé et bon en public, et que l'éloquence d'un orateur à la tribune doit être cautionnée au préalable par ses actes", Eschine, Contre Timarchos 28-30), or Eschine rappelle que Timarchos s'est bien prostitué avec un nommé "Misgolas" d'abord (Eschine, Contre Timarchos 40-43), avec un nommé "Hégésandros" ensuite (Eschine, Contre Timarchos 52-64), et a dilapidé la dot de l'épouse d'Hégésandros puis l'héritage de son propre père (Eschine, Contre Timarchos 95-99), l'accusation n'est donc pas recevable ("Que penser d'un jeune homme d'une beauté remarquable qui abandonne la maison paternelle pour aller coucher avec des étrangers sans rien dépenser, s'entourer d'aulètes et de courtisanes dispendieuses, s'amuser, en laissant à d'autres le soin de payer tous ses frais ?", Eschine, Contre Timarchos 75). La procédure est close, Timarchos est humilié ("[Eschine] a maltraité ["kakîj lšgein"] celui qui s'était avancé pour l'accuser. Pourquoi ? Pour ne pas que celui-ci obtienne pitié ou pardon pour ses actes", Démosthène, Sur l'ambassade 257 ; "Un malheureux a été déshonoré ["¥timoj", dérivé de "tim»/prix, valeur" précédé du préfixe privatif "a-"] pour avoir dénoncé les crimes d'Eschine, et vous laissez impuni le criminel ?", Démosthène, Sur l'ambassade 284 ; "Celui-ci [Timarchos] qui dans votre intérêt a proposé d'interdire sous peine de mort que Philippe II reçoive des armes en temps de guerre a été totalement dégradé ["¢pÒlwle kaˆ Ûbristai", littéralement "exclu/a de la cité/pÒlij jusqu'à l'hybris/Ûbrij"], tandis que celui-là [Eschine] qui a livré à Philippe II les armes de vos alliés accusait et dissertait sur la prostitution !", Démosthène, Sur l'ambassade 287), selon la légende il se suicide de honte ("[Eschine] accusa Timarchos d'organiser des débauches domestiques, et il parla contre lui avec tant de force, comme le dit Démosthène, que l'accusé sortit de l'audience et alla se pendre de désespoir", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 6 ; cette légende est certainement une extrapolation du discours Sur l'ambassade de Démosthène, qui dit que Timarchos a été malmené suite à l'exposé d'Eschine). Démosthène prend le relais, il accuse de front Eschine dans un nouveau procès. Démosthène prétend que cette action judiciaire a lieu sous l'archontat de Pythodotos en -343/-342 ("Sous l'archontat de Pythodotos [en -343/-342] qui succéda à Lykiskos, Démosthène […] composa le discours [Sur l'ambassade] contre Eschine, après avoir rendu compte de sa seconde ambassade où il fut chargé de conclure une alliance", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10), mais on ne voit pas pourquoi Démosthène aurait attendu trois ans avant de poursuivre son rival en justice, pour notre part nous pensons que l'accusation de Démosthène suit immédiatement celle de Timarchos en hiver -346/-345. Le discours Sur l'ambassade composé à l'occasion par Démosthène est parvenu jusqu'à nous, et permet de mieux comprendre la situation. Démosthène ne pardonne pas à Eschine de l'avoir raillé deux ans plus tôt lors du procès contre Midias (Eschine, on l'a vu, a accusé Démosthène d'avoir accepté l'argent de Midias pour terminer l'instruction au plus vite et éviter d'évoquer les relations compliquées entre l'accusé et l'accusateur), il profite qu'Eschine est en mauvaise posture pour le discréditer. Il souligne le décalage entre les promesses lancées aux Athéniens par Eschine après son retour de Pella à l'été -346, et les faits à l'automne -346 : Eschine annonçait la destruction de Thèbes et la résurrection des cités béotiennes alliées d'Athènes, résultat Philippe II a renforcé Thèbes en détruisant la Phocide et Athènes est totalement isolée ("Philippe II a fait tout le contraire de ce qu'Eschine avait annoncé. Celui-ci avait dit : “Philippe II fortifiera Thespies et Platées, il ne ruinera pas la Phocide, il réprimera en votre faveur les prétentions hautaines des Thébains !”, or Philippe II a accru la puissance de Thèbes, il a anéanti la Phocide, il n'a pas relevé les murs de Platées et de Thespies, il a réduit en servitude Coronée et Orchomène", Démosthène, Sur l'ambassade 111-112 ; "Thèbes a obtenu d'abord la paix au moment où elle succombait, épuisée par la guerre, ensuite la ruine totale de son ennemie la Phocide, la destruction de toutes ses villes, de tous ses forts. Est-ce tout ? Non, par Zeus ! Ajoutez Orchomène, Coronée, Korsia, Tilphosaion, et tout ce qu'elle voulait du territoire phocidien. Voilà ce qu'ont gagné les Thébains par la paix. Jamais ils n'auraient pu espérer autant. Et leurs députés ? Ils ont honoré leur patrie en la servant, généreux et pûrs aux yeux de la vertu et de la gloire que nos traîtres ont bafouée. Parallèlement, qu'a rapporté la paix à la cité d'Athènes et aux députés athéniens ? Comparons, et voyons ce que nous avons gagné. Athènes s'est détachée de tous ses domaines et de tous ses alliés, elle a juré à Philippe II de ne pas tenter la moindre expédition pour les recouvrer, de considérer comme un odieux ennemi quiconque entreprendrait ce projet, et de voir un allié et un ami dans son propre spoliateur ! Voilà ce qu'a soutenu Eschine et ce qu'a présenté son complice Philocratès", Démosthène, Sur l'ambassade 141-144 ; "Les louanges que nous devons aux belles actions des morts illustres sont leur seule jouissance, nous ne pouvons pas leur envier la tombe. Eschine veut les leur arracher, pour cela il doit être déchu de sa citoyenneté, telle est la vengeance que vous devez aujourd'hui à vos ancêtres. Cœur perfide ! tes discours ont déchiré la gloire de leurs hauts faits comme une proie, et ils t'ont rendu personnellement riche et arrogant, pour notre malheur. Avant d'infliger tant de blessures à la patrie, il avoue être devenu greffier grâce à vos suffrages, il vivait modestement, mais depuis ses innombrables attentats il fronce le sourcil, dès qu'un homme dit : “Eschine l'ancien greffier” il s'estime insulté et le déclare son ennemi, on le voit sur l'agora avec sa robe tombant jusqu'à la cheville, les joues enflées, marcher comme Pythoklès [notable d'Athènes]. Désormais il est un des hôtes, un des bons Amis de Philippe II désirant abolir la démocratie qu'ils voient comme une mer follement orageuse, lui dont les profondes salutations s'adressaient naguère à la table du Tholos", Démosthène, Sur l'ambassade 313-314). Dans cette affaire, Démosthène regrette que le respectable mais naïf Eubule continue d'accorder sa confiance à Eschine, alors qu'Eschine sert des intérêts contraires à ceux d'Eubule ("Eubule, dans le procès de ton cousin Hégésileus [soupçonné de sympathie pour le tyran Ploutarchos contre Athènes, lors de l'intervention athénienne en Eubée en -348] et dernièrement dans celui de Thrasyboulos l'oncle de Nicératos [affaire inconnue] qui t'appelaient à leur secours, pourquoi as-tu gardé le silence au premier tour, et pourquoi le jour de la sentence tu t'es excusé au lieu de les défendre ? Quoi ! tu ne parles pas pour des parents, pour des intimes, et tu parles pour Eschine qui, quand Aristophon à travers Philonikos [affaire inconnue] a accusé ta gestion de l'Etat, a rejoint les rangs de tes accusateurs ? Toi qui as effrayé les Athéniens en leur disant qu'ils devaient descendre immédiatement au Pirée, dédier à la guerre les biens qu'ils consacraient au theorikon plutôt qu'adopter le décret soutenu par Eschine et rédigé par l'infâme Philocratès annonçant une paix ignominieuse, maintenant qu'ils ont tout perdu par des nouveaux crimes tu te réconcilies avec eux ? Devant le peuple tu as chargé Philippe II d'imprécations, tu as juré sur la tête de tes enfants que tu désirais la perte de Philippe II, et tu vas prêter ton appui à Eschine ? Comment Philippe II périra-t-il, si tu sauves ceux qui lui sont vendus ? Tu as dénoncé Moiroklès qui a pris vingt drachmes sur chaque fermier des mines, tu as accusé de sacrilège Kèphisophon parce qu'il a tardé trois jours à déposer sept mines à la caisse, et tu t'abstiens, voire tu exiges qu'on acquitte celui qui a reçu de l'or du roi, qui l'avoue, qui a ruiné nos alliés, qui est un coupable avéré pris en flagrant délit ?", Démosthène, Sur l'ambassade 290-293). Dans son discours Sur l'ambassade également parvenu jusqu'à nous, Eschine se défend en recourant à la même tactique qui lui a réussi lors du procès de Timarchos : au lieu de répondre aux accusations, il oriente le regard du jury sur l'accusateur en tentant de le discréditer. Il alterne le chaud et le froid en disant que Démosthène a un réel talent oratoire mais ne sait pas utiliser, méthode souvent employée quand on n'a pas d'argument, quand on veut disqualifier un adversaire par le doute, sur le mode : "Je ne veux pas médire, mais…" ou : "Je dis ça, je dis rien" ("Et que penser de son bon sens [à Démosthène] et de son éloquence ? Il parle bien, et il fait mal. Par exemple sa propension à se livrer à des plaisirs défendus par toutes les lois, et celle dont il use des plus légitimes, sont si abominables que je préfère ne pas m'y attarder, car généralement on n'aime pas ceux qui maugréent sur autrui. On peut du moins se demander ce qu'il apporte à la cité ? Des beaux discours, et des méchantes actions", Eschine, Contre Ctésiphon 174). Il rappelle que Démosthène a des ascendances scythes par sa mère, n'est donc pas un citoyen aryen et ne peut pas prétendre donner des leçons de citoyenneté aux Athéniens ("Du sein de la démocratie restaurée et raffermie [après la chute du régime des Trente en -403], sont apparus des hommes nouveaux qui usurpent le titre de citoyens. Ils s'entourent des éléments malsains de la cité. Leur seule politique est la guerre sans trêve. Pendant la paix, ils prédisent des désastres à venir, ils excitent les âmes généreuses mais trop promptes à s'échauffer. Et quand la guerre commence, ils deviennent inspecteurs militaires ou intendants maritimes, sans jamais toucher une arme. Pères d'enfants nés de putains, sycophantes infâmes, ils précipitent notre cité dans les pires dangers. Ils utilisent constamment le mot “démocratie” qu'ils déshonorent par leur conduite, ils compromettent la paix garantissant la souveraineté du peuple, et poussent à la guerre quiconque la détruit", Eschine, Sur l'ambassade 177), oubliant que ses propres origines ne sont pas claires puisque, nous l'avons vu, la mère d'Eschine est peut-être d'origine juive. Eschine échappe à la condamnation à une courte majorité, grâce à l'appui d'Eubule selon l'auteur anonyme de la brève biographie Sur Eschine ("Eschine fut absous, Eubule étant intervenu contre Démosthène en incitant les juges à se lever alors que Démosthène parlait encore", Sur Eschine ; nous ne retenons pas la version de pseudo-Plutarque qui mélange l'ambassade publique athénienne du printemps -346 vers Pella pour la paix avec celle privée d'Eschine de l'été -346 vers la Phocide pour féliciter Philippe II de sa victoire sur les Phocidiens, et qui date le verdict trop tardivement à l'époque de la bataille de Chéronée en -338 ["[Eschine] fut chargé de plusieurs ambassades, notamment de celle que les Athéniens envoyèrent à Philippe II pour négocier la paix. Au retour, il fut accusé d'avoir causé la ruine de la Phocide parce que, élu pylagore et présent à Amphissa avec les amphictyons qui y supervisaient la construction d'un port, il avait excité la guerre sacrée et poussé les amphictyons à recourir à Philippe II qui était intervenu et avait accaparé la Phocide, secondé par Eschine. Mais, soutenu par Eubule fils de Spintharos, et par les faveurs du célèbre démagogue Proballousios, il obtint trente suffrages et évita la condamnation. Certains disent que les deux orateurs avaient composé leurs discours, mais que la défaite de Chéronée intervenue en cours de procès les empêcha de plaider", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 2]). Démosthène n'a pas réussi à abattre son rival mais, les événements lui ayant donné raison, il a gagné une large audience. Il use de sa nouvelle notoriété pour convaincre les Athéniens de ne pas suréagir face au coup de force de Philippe II sur la Phocide, car Athènes n'est pas en mesure de lui répondre militairement et, surtout, Philippe II pourrait arguer de sa récente nomination au Conseil amphictyonique pour légitimer le soulèvement de tous les Grecs contre les Athéniens (dans une lettre, Philippe II menace directement les Athéniens s'ils réagissent négativement à la soumission de la Phocide : "De Philippe II roi des Macédoniens à la Boulè et au peuple d'Athènes, salut. Sachez que j'ai franchi les Thermopyles et soumis la Phocide. Dans les places qui se sont rendues j'ai installé garnison, celles qui ont résisté ont été prises d'assaut, elles ont été rasées et leurs habitants vendus. J'apprends que vous projetez de secourir les Phocidiens. Je vous écris pour vous épargner une peine inutile. Votre conduite n'est pas régulière : vous concluez la paix avec moi, et vous marchez contre moi ! Et pour quoi ? Pour la Phocide qui n'est pas inclue dans notre traité ! Si vous violez nos conventions, vous n'y gagnerez que le titre d'injustes agresseurs", Démosthène, Sur la couronne 39). Démosthène compose son discours Sur la paix pour inciter au statu quo ("Sous l'archontat d'Archias [en -346/-345] qui succéda à Thémistoklès, Démosthène prononça son discours incitant les Athéniens à ne pas exclure Philippe II des assemblées amphictyoniques et à ne lui donner aucun prétexte d'entreprendre une nouvelle guerre puisqu'ils venaient de signer la paix avec lui, commençant par : “Orî men, î ¥ndrej Aqhna‹oi, parÒnta pr£gmata", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10). Certains auteurs antiques ont douté que ce discours Sur la paix a été prononcé en public, car son contenu conciliant tranche avec le caractère belliciste de ses autres discours ("Le sophiste Libanius [d'Antioche, au IVème siècle, maître de Jean Chrysostome] et quelques autres estiment que le discours Sur la paix a certes été composée par Démosthène mais n'a jamais été prononcé. On doit reconnaître qu'en accusant aussi aigrement Eschine d'avoir conseillé aux Athéniens d'intégrer Philippe II parmi les amphictyons, il semble se condamner lui-même, car on ne peut pas douter qu'il avait donné le même conseil aux Athéniens", Photios, Bibliothèque 265, Discours de Démosthène), mais ils n'ont pas vu que ce contenu conciliant est une ruse : Démosthène veut la paix temporairement, l'utiliser comme arme politique (il calcule que Thèbes refusera d'aider Philippe II en cas de nouveau conflit, non pas par bienveillance envers les Athéniens mais par crainte de tout perdre) pour laisser le temps à Athènes de se reconstruire ("Voici mon avis dans la conjoncture présente. Si on veut procurer des fonds à la cité, ou des alliés, ou d'autres ressources, on ne doit surtout pas rompre la paix actuelle. Je ne la crois pas avantageuse et digne de vous, mais maintenant qu'elle est conclue vous devez la préserver. Parce que nous avons laissé échapper beaucoup d'objets qui nous assuraient plus de sûreté et de facilité pour la guerre que nous n'en avons aujourd'hui. Par ailleurs nous devons nous assurer que les peuples constituant le Conseil amphictyonique ne se retrouvent pas en nécessité de se jeter ensemble sur nous, nous ne devons pas leur en fournir le prétexte", Démosthène, Sur la paix 13-14). Les Athéniens doivent préparer la victoire de demain plutôt que s'offusquer vainement sur leurs déconvenues d'aujourd'hui : "N'offrons pas un motif de guerre à quiconque pouvant mobiliser les amphictyons contre nous alors que nous n'avons pas encore les moyens de nous défendre, et, au lieu de nous lamenter outrancièrement sur le titre d'amphyction octroyé à Philippe II, songeons à toutes les places vitales que nous lui avons cédées ces dernières années dans l'indifférence générale, dont nous devons préparer la reconquête en secret" ("Que ceux qui, inconscients des conséquences d'une nouvelle guerre, professent sans peur que nous devons en braver les hasards, entendent mon point de vue. Nous avons laissé Oropos aux Thébains : si on nous demandait pourquoi, nous répondrions que c'est pour nous épargner l'embarras de la guerre. Par le traité de paix, nous avons cédé Amphipolis au roi de Macédoine. Nous souffrons que les gens de Cardia se séparent des autres peuples de Chersonèse, que la Carie occupe les îles de Chio, de Kos et de Rhodes, que les Byzantins enlèvent nos navires. Pourquoi ? Certainement parce que nous estimons plus avantageux de jouir de la paix et du repos, que nous susciter des ennemis et provoquer des querelles sur de tels sujets. Seriez-vous donc raisonnable si, pour une ombre à Delphes [c'est-à-dire "pour un vain titre d'amphictyon"], vous braviez en même temps toutes ces puissances, alors que vous sacrifiez des intérêts chers et essentiels dans la crainte de les offenser chacune séparément ?", Démosthène, Sur la paix 24-25).


Les deux années suivantes, en -345 et en -344, nous apprenons par des incidences que Philippe II recourt à un fait divers du côté de Mégare pour essayer d’étendre son hégémonie vers le sud. Démosthène à cette époque écrit sa Deuxième philippique, à l’attention des Péloponnésiens pour les dissuader de se laisser séduire par les artifices de Philippe II ("Puis sous l’archontat de Lykiskos [en -344/-343] Démosthène prononça son septième discours contre Philippe II [la Deuxième philippique], adressé aux députés du Péloponnèse, commençant par : “Otan, î ¥ndrej Aqhna‹oi, lÒgoi g…gnwntai", Denys d’Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10). En même temps qu’il revient sur la candeur de ses compatriotes à avoir cru pouvoir composer avec Philippe II ("Je n’aurais jamais participé à l’ambassade, et je suis sûr que nous n’auriez jamais baissé les armes, si nous avions pu deviner la conduite de Philippe II une fois la paix obtenue. Car entre ses promesses et sa conduite, quelle différence ! Nous devons mentionner aussi d’autres hommes. Lesquels ? Ceux qui, après la signature de la paix, après mon retour de la seconde ambassade pour l’échange des serments, quand j’ai prédit des malheurs à ma patrie fascinée, quand j’ai dénoncé les trahisons, quand je me suis opposé à l’abandon des Thermopyles et de la Phocide, ont dit que “le buveur d’eau Démosthène est aigri et morose”, que Philippe II après avoir franchi la passe [des Thermopyles] n’aurait plus d’autre volonté que la vôtre, fortifierait Thespies et Platées, réprimerait l’insolence thébaine, prendrait à sa charge le percement de la Chersonèse, vous livrerait Oropos et l’Eubée en compensation d’Amphipolis [Démosthène vise Eschine dans ce passage]. Ces propos ont bien été tenus à cette tribune, et vous vous en souvenez certainement même si en général on préfère oublier les traîtres", Démosthène, Deuxième philippique 29-30) et sur les calculs funestes et coupables d’Eschine ("Alors que l’orage se forme et n’a pas encore éclaté, pendant que nous prenons conseil les uns des autres, je veux rappeler publiquement à chaque citoyen l’homme [Eschine] qui a suggéré l’abandon de la Phocide et des Thermopyles, décision funeste ayant ouvert au Macédonien les routes d’Athènes et du Péloponnèse, et vous ayant réduits à délibérer non plus sur les droits de la Grèce ou sur les affaires extérieures mais sur votre propre pays, sur la guerre en Attique. Cette guerre n’a pas encore provoqué de batailles, mais elle a bien commencé le jour de la trahison. Car si vous n’aviez alors été perfidement influencés, Athènes serait toujours en sécurité aujourd’hui, Philippe II serait toujours trop faible sur mer pour tenter une descente sur l’Attique, et sur terre pour forcer les Thermopyles et la Phocide, il serait resté immobile, il aurait respecté la justice en renonçant à la guerre, ou les armes à la main il se serait contenté des positions qu’il occupait avant la paix", Démosthène, Deuxième philippique 35-36), il soupçonne Philippe II de vouloir marcher dans les pas d’Epaminondas, de rêver à une expédition vers la Laconie et à la conquête de Sparte en s’alliant avec les Messéniens et les Argiens ("[Philippe II] ordonne aux Spartiates de ne pas inquiéter Messène, il prétend n’agir que par équité alors qu’il a livré Orchomène et Coronée aux Thébains. “Il y a été forcé, disent ses apologistes en dernier ressort, il n’a lâché ces deux places que surpris, enveloppé par la cavalerie thessalienne et la grosse infanterie de Thèbes !” Bien. “Les Thébains, ajoutent-ils, lui seront donc suspects”, et ils inventent, ils publient partout qu’il devra bientôt fortifier Elatée. Mais tout cela est fiction, et le restera, je vous l’assure. L’union de ses forces à celles de Messène et d’Argos contre les Spartiates, en revanche, n’a rien d’une fiction. Il a déjà envoyé ses troupes étrangères et des fonds, on l’attend en personne à la tête d’une puissante armée. Veut-il donc détruire Sparte parce qu’elle est ennemie des Thébains, en relevant la Phocide qu’il a abattue naguère ? Qui peut croire cela ?", Démosthène, Deuxième philippique 13-15). Pour ce faire, Philippe II doit sécuriser ses arrières, autrement dit s’assurer de la neutralité d’Athènes. Il espère que les Mégariens lui en donneront indirectement le moyen. Ceux-ci ont cultivé un terrain consacré à Déméter et Perséphone près d’Eleusis, à la frontière entre l’Attique et la Mégaride. Les Athéniens leur ont envoyé un ambassadeur nommé "Anthémocritos" pour leur demander de dégager, les Mégariens ont massacré Anthémocritos et sont restés sur place (plus tard, une statue sera élevée à la mémoire d’Anthémocritos : "En allant d’Athènes à Eleusis par la Voie Sacrée, on trouve le tombeau du héraut Anthémocritos que les Athéniens envoyèrent aux Mégariens afin qu’ils cessent de cultiver le terrain consacré aux grandes déesses, et qui fut tué par les Mégariens", Pausanias, Description de la Grèce, I, 36.3). Philippe II tente de renouveler ce qui lui a réussi entre les Phocidiens et les Thébains : il prend parti pour les Athéniens et accuse les Mégariens d’avoir commis un sacrilège, calculant que cela rapprochera les Macédoniens et les Athéniens, que ces derniers se sentant soutenus commenceront une guerre sacrée contre Mégare de même nature que celle naguère des Thébains contre les Phocidiens, et que, comme naguère les Thébains et les Phocidiens, les Athéniens et les Mégariens s’épuiseront mutuellement au profit des Macédoniens. Mais son plan échoue. Dans son discours Sur la couronne, Démosthène évoque une opération de police réalisée à une date inconnue sur l’île de Salamine par les Athéniens, les fantassins commandés par le mercenaire Charidèmos, les cavaliers commandés par Diotimos (peut-être apparenté à l’archonte homonyme de -354/-353), Démosthène précise que cette opération est un succès et que les deux chefs reçoivent une couronne d’or en récompense ("Callias de Phréarrhe a dit, les prytanes ont entendu, la Boulè a décidé : Charidèmos chef des fantassins envoyés à Salamine et Diotimos chef des cavaliers, ayant vu dans la bataille près du fleuve [on ignore quel fleuve] une partie des troupes dépouillée par l’ennemi, et ayant fourni sur leur propre fortune huit cents boucliers aux jeunes soldats, la Boulè et le peuple décrètent que Charidèmos et Diotimos recevront une couronne d’or aux grandes Panathénées lors des luttes gymniques, et aux Dionysies lors des nouvelles tragédies", Démosthène, Sur la couronne 116). Les hellénistes soupçonnent que cette opération de police sur l’île de Salamine, juste en face de Mégare, date de cette époque, vers -345/-344, elle s’apparente à un ultimatum contre les Mégariens suite au meurtre du héraut Anthémocritos, sur le mode : "Nous vous ordonnons de ne plus cultiver le terrain sacré des déesses, nous vous avons envoyé un héraut et vous n’avez pas compris, nous montrons donc notre force juste en face de vos côtes, si vous ne comprenez toujours pas nous envahirons bientôt votre territoire pour vous obliger plus brutalement à obéir", elle s’apparente aussi à un message diplomatique adressé à Philippe II du genre : "Nous n’avons pas besoin de toi pour régler nos différends avec nos voisins, tu peux rester en Macédoine". Si cette hypothèse est fondée, cela signifie que Démosthène a revu son jugement sur Charidèmos, qui vit désormais à Athènes et non plus en Thrace, d’où il a été chassé par les conquêtes de Philippe II : le patriote Démosthène et l’opportuniste Charidèmos ont désormais un ennemi commun, Philippe II, ils agissent ensemble dans une union paradoxale et inconfortable qui trahit bien le délabrement politique d’Athènes.


Ne pouvant pas envahir légitimement le Péloponnèse à l'est par Mégare et l'isthme de Corinthe, Philippe II tente de passer à l'ouest par l'Acarnanie et le détroit de Rion-Antirion. Le roi épirote Arymbas est mort récemment, laissant le trône à son fils Eacide. Mais Philippe II écarte le jeune Eacide et installe Alexandre frère d'Olympias comme nouveau roi ("L'année où Sosigénos fut archonte d'Athènes [en -342/-341], les Romains nommèrent consuls Marcus Valérius et Marcus Popilius. A cette époque/™pˆ de toÚtwn, Arymbas roi des Molosses mourut après dix ans de règne [nouvel exemple du désordre chronologique généré par la méthode de Diodore de Sicile : ce dernier rapporte les événements marquants chaque année, pour les expliquer il revient sur les faits des années précédentes qui en sont la cause, il évoque ainsi des faits qui sont parfois très antérieurs à l'année dont il parle, dans le cas présent nous avons vu qu'Arymbas règne depuis au moins -357, année où sa sœur Olympias et Philippe II conçoivent le futur Alexandre le Grand, Arymbas ne meurt donc pas "après dix ans de règne" en -342/-341, soit il est mort avant -342/-341, soit il est mort après plus de dix ans de règne, soit les faits historiques sont un mélange des deux], laissant un fils nommé “Eacide” qui fut le père de Pyrrhos. Le Macédonien Philippe II intervint pour qu'Alexandre [fils de Néoptolème Ier] frère d'Olympias succédât à Arymbas", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.72). Il dirige l'armée macédonienne vers l'Acarnanie. Il prend Cassope (site archéologique au nord-ouest du golfe Ambracique), qu'il confie à son beau-frère Alexandre nouveau roi ("Par un autre amendement au traité [de paix de -346] vous avez statué que tous les Grecs qui n'y participaient pas resteraient libres et autonomes, et que s'ils étaient attaqués les confédérés devraient les secourir. Vous trouviez injuste et inhumain que Philippe II, vous-mêmes, vos alliés et les siens, puissiez seuls jouir de la paix, tandis que des peuples neutres seraient abandonnés au plus fort, vous avez voulu étendre sur eux les garanties du traité, après avoir déposé les armes vous avez voulu une paix générale. Eh bien ! En même temps qu'il déclare que cet amendement est juste et qu'il l'adopte, dans la lettre que vous venez d'entendre, Philippe II prend la cité de Phères et met garnison dans la citadelle, afin probablement d'assurer son indépendance [sarcasme de Démosthène], il marche sur Ambracie, après avoir brûlé la Cassopie il prend d'assaut Pandosia, Boucheta et Elateia, trois colonies éléennes, pour les livrer au joug de son beau-frère Alexandre. Quel défenseur de la liberté des Grecs, en effet, ses œuvres en témoignent !", Démosthène, Sur Halonnèse 30-32). Il menace directement Ambracie (aujourd'hui Arta) et les cités autour du golfe Ambracique, clés de l'Acarnanie. Mais Démosthène œuvre à l'envoi d'une ambassade pour dénoncer ses agissements ("Ainsi l'année dernière [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens en -342], nos ambassades dans le Péloponnèse et les protestations qu'ont répandu avec moi l'excellent citoyen Polyeucte, Hégésippos, Klitomachos, Lycurgue et nos autres collègues, ont arrêté Philippe II qui marchait sur Ambracie et s'apprêtait à envahir le Péloponnèse", Démosthène, Troisième philippique 72). La troupe qui accompagne cette ambassade va même jusqu'à emprisonner le représentant de Philippe II, qui en gardera rancune dans sa Lettre aux Athéniens en -340 ("Quand mon héraut Nicias a été capturé sur mes terres, vous n'avez pas puni les coupables, au contraire vous avez détenu leur victime pendant dix mois, et fait lire à la tribune les lettres que je lui avais confiées", Philippe II, Lettre aux Athéniens 2). Surtout, par une diplomatie secrète avec Callias de Chalcis déjà mentionné, Démosthène a obtenu le soutien politique et militaire des Acarnaniens et des Péloponnésiens. Peu importe que ce soutien acarnanien et péloponnésien soit réel ou fantasmé, peu importe que l'annonce par Démosthène soit ou non un bluff (comme le sous-entend Eschine : "Callias [de Chalcis] est intervenu ici [à Athènes] non plus par des représentants mais en personne, il s'est présenté devant l'Ekklesia pour débiter un long discours concerté avec Démosthène. “J'arrive du Péloponnèse, a-t-il dit, où j'ai imposé une contribution de cent talents pour la guerre contre Philippe II”, il a indiqué la répartition par peuple : Achéens et Mégariens soixante talents, toutes les cités de l'Eubée quarante talents, avec lesquels on paierait fantassins et marins, il a ajouté que d'autres Grecs souhaitaient participer, ainsi on ne manquerait ni d'argent ni de soldats. Voilà ce qu'il a voulu rendre public. Il a déclaré que d'autres négociations étaient en cours, qu'il voulait garder secrètes, dont quelques-uns de nos citoyens étaient instruits. Il a terminé en nommant Démosthène, en le priant de témoigner de la véracité de son discours. Celui-ci s'est avancé d'un air grave, il a adressé des grands éloges à Callias, feignant d'être instruit des secrets, puis il a rendu compte de sa députation dans le Péloponnèse et en Acarnanie. Son discours se résumait à ceci : “J'ai soulevé tous les Péloponnésiens et tous les Acarnaniens contre Philippe II, a-t-il dit, j'ai réglé leurs contributions, avec lesquelles on équipera des navires et on recrutera mille cavaliers et dix mille fantassins, en plus des deux mille miliciens lourdement armés fournis par chacun de ces deux peuples qui, a-t-il ajouté, ont décidé de concert de vous laisser le commandement”", Eschine, Contre Ctésiphon 95-98), Philippe II y croit, et, face à la détermination inédite des Athéniens, recule.


Un débat s'ouvre sur l'archipel des Sporades. Cet archipel est constitué d'un chapelet d'îles perpendiculaire à la côte thessalienne, formant une barrière filtrante entre le golfe Thermaïque au nord et les abords de l'Eubée au sud. Une de ces îles est Péparethos (aujourd'hui l'île de Skopélos). Sa population contrôle difficilement l'île d'Halonnèse voisine, qui sert de refuge à toutes sortes de pirates. A l'époque de leur grandeur au Vème siècle av. J.-C., les Athéniens y avaient installé garnison pour sécuriser les convois vitaux entre Athènes et leurs établissements en Thrace (notamment Amphipolis et les mines aurifères du côté de Thassos). En -343/-342, les Athéniens ont perdu le contrôle de la Thrace, leur mainmise sur Halonnèse ne sert plus qu'à protéger la portion de mer Egée qu'ils dominent encore entre l'Eubée et Skyros. Quand Philippe II a pris possession de l'Eubée en -347/-346, il a pris aussi le contrôle des ports eubéens, et des navires qui étaient amarrés (dont l'un des deux navires officiels d'Athènes, La Paralienne ou La Salaminienne), il contrôle donc désormais les abords maritimes de l'Eubée, rendant difficile et même inutile la permanence de la présence athénienne à Halonnèse, redevenue un repère de pirates. Les Péparethiens ont essayé de sécuriser Halonnèse en chassant les pirates, sans succès. Alors Philippe II intervient : il débarque sur l'île, et, croyant amadouer les Athéniens, la leur propose en cadeau, en gage de ses bonnes dispositions à leur égard. Mais Démosthène ne veut pas de ce cadeau. Il écrit son discours Sur Halonnèse en ce sens ("Sous l'archontat de Pythodotos [en -343/-342] qui succéda à Lykiskos, Démosthène prononça son huitième discours contre Philippe II [Sur Halonnèse], devant les représentants de ce dernier, commençant par : “W ¥ndrej Aqhna‹oi, oÙk œsti Ópwj a„t…ai", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10) : "Athènes ne doit pas accepter de Philippe II un cadeau qui ne lui appartient pas !" ("Philippe II commence [sa lettre] en disant qu'il vous donne Halonnèse comme sa propriété, que vous revendiquez injustement “puisqu'elle n'était pas à vous quand il l'a prise ni depuis qu'il la contrôle”. Il nous a déjà tenu ce langage lors de notre ambassade [de -346 à Pella] : “J'ai enlevé cette île aux pirates, nous a-t-il dit, à ce titre elle m'appartient”. Prétention illégitime et facile à repousser. Les pirates prennent les possessions d'autrui, s'y retranchent, et de là inquiètent les navigateurs. Quiconque les vainc et les châtie raisonne mal en soutenant que ces places usurpées par un vol deviennent sa propriété. Imaginez qu'on généralise ce raisonnement : n'importe quelle place de l'Attique, de Lemnos, d'Imbros ou de Skyros, qui constituent votre domaine, si elle était prise par des pirates, pourrait devenir la propriété de quiconque vaincrait ces pirates", Démosthène, Sur Halonnèse 2-4). Non seulement les Athéniens écoutent Démosthène et boudent Philippe II, qui le leur reprochera dans sa Lettre aux Athéniens en -340 ("Récemment, suite aux plaintes des Péparethiens [qui vivent sur l'île de Péparethos/Skopélos près de l'île d'Halonnèse], vous avez demandé à votre stratège de pousser ces insulaires à se venger du châtiment pourtant modéré que je leur ai infligé. En pleine paix, Halonnèse a été prise par le pirate Sostratos, qui n'a pas voulu la rendre ni se soumettre malgré mes demandes répétées, alors je l'ai chassé. Je n'ai nui ni à eux ni à vous, mais vous vous êtes aveuglés sur leurs torts, vous n'avez considéré que leur punition, parce que, d'un côté, vous ne pouviez pas dire que vous aviez cédé l'île à ce pirate car vous auriez ainsi avoué que vous composiez avec des pirates, et, d'un autre côté, vous ne pouviez pas dire qu'il l'avait envahie malgré vous car cela aurait signifié que j'avais bien agi en la prenant et en sécurisant la navigation dans les parages. Bienveillant pour votre cité, je vous ai donné cette île. Vos orateurs ont dit alors : “Ne prenez pas, reprenez !”, ils ont déclaré que mon don était illégitime puisque cette place ne m'appartenait pas, ils ont exigé que je vous la “restitue” en me rendant illégitime face à la foule. Informé de cette manœuvre, j'ai demandé l'intervention d'un arbitre : si celui-ci décide que l'île est à moi je vous la donne, s'il décide qu'elle est à vous je vous la donne. J'ai insisté, vous ne m'avez pas écouté. Finalement les Péparethiens se sont emparés de l'île Que devais-je faire ? Ne pas châtier cette injure ? Laisser impuni un outrage aussi éclatant ? Si l'île appartient à Péparethos, de quel droit Athènes la réclame-t-elle ? Et si elle vous appartient, pourquoi ne vous lancez-vous pas sur les usurpateurs ?", Philippe II, Lettre aux Athéniens 12-15), mais encore ils envoient vers l'Eubée un contingent dirigé par Phocion pour chasser le fantoche que Philippe II a installé à Erétrie en Eubée en remplacement de Ploutarchos ("L'année où Nicomachos fut archonte d'Athènes [en -341/-340], les Romains nommèrent consuls Caius Martius et Titus Manlius Torquatus. A cette époque, l'Athénien Phocion soumit le tyran Klitarchos installé à Erétrie par Philippe II", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.74). C'est peut-être à cette époque que Démosthène impose une loi pour créer trois cents trières, afin de reconstituer la puissance navale athénienne du siècle passé (ce nombre ne sera jamais atteint, Eschine l'en accusera ["Tu as porté une loi pour armer trois cents trières, et tu as persuadé les Athéniens de te nommer aux dépenses militaires : j'ai prouvé que soixante-quinze trières manquaient, que tu as privé la cité du nombre de navires qui nous a permis de vaincre les Spartiates du navarque Pollis à Naxos [allusion à la victoire navale de l'Athénien Chabrias contre la flotte spartiate en -376]", Eschine, Contre Ctésiphon 222], Démosthène s'en défendra en rappelant que, si certes Athènes n'a pas réussi à construire trois cents trières, elle en a néanmoins réalisé deux cents qui se sont révélées très utiles à elle-même et à ses alliés ["Tu ignores que jadis, sur les trois cents trières ayant combattu pour la Grèce, deux cents étaient armés par notre cité [allusion à la bataille de Salamine en -480] : elle n'en a pas eu honte, elle n'a pas accusé les auteurs de l'initiative, elle ne s'est pas indignée à les punir, elle a remercié les dieux qui lui ont permis de fournir le double des autres pour le salut de tous", Démosthène, Sur la couronne 238]). C'est peut-être à la même époque que Démosthène lance un mandat d'arrêt contre un "Anaxinos d'Orée", compatriote de Charidèmos, soupçonné de complicité avec Philippe II, finalement retrouvé, capturé, torturé et exécuté ("Quand j'ai voulu t'accuser comme traître à la cité [c'est Eschine qui s'adresse à Démosthène], n'as-tu pas fait arrêter Anaxinos d'Orée qui commerçait à Olympie ? Ne l'as-tu pas fait torturer, après avoir écrit de ta main son arrêt de mort ? Mais à Orée, tu as logé dans sa maison [quand Démosthène était en chemin vers Pella pour y signer la paix de Philocratès, en -346 ?], tu as mangé et bu à sa table, tu y as accompli des libations, tu lui as présenté la main en signe d'amitié et d'hospitalité. C'est cet homme que tu as exécuté indignement. Et quand, face au peuple, je t'ai reproché l'atrocité de cet acte, je t'ai qualifié de “meurtrier de ton hôte”, tu n'as pas nié, provoquant le scandale de tous les citoyens et de tous les étrangers qui t'ont entendu répondre que “tu préférais le sol d'Athènes à la table d'un hôte”]", Eschine, Contre Ctésiphon 223-224).


Le roi Kersoblepte menace bêtement les cités de Chersonèse où vivent encore beaucoup d'Athéniens : Philippe II saute sur l'occasion, il fonce vers l'Hellespont pour remettre Kersoblepte dans le rang et montrer aux Athéniens son zèle à les protéger ("S'étant concilié l'affection des cités grecques de Thrace [sous l'archontat de Pythodotos en -343/-342], Philippe II entreprit une expédition dans l'intérieur de ce pays. Kersoblepte roi de Thrace continuait à menacer les cités de l'Hellespont, près de la Thrace, et à dévaster leur territoire. Philippe II marcha donc contre ces barbares avec une grosse armée pour mettre un terme à leurs incursions. Il battit les Thraces dans plusieurs rencontres, et força les barbares vaincus à payer le dixième de leurs revenus aux Macédoniens. Il fonda des cités importantes dans des endroits avantageux, et réprima l'esprit aventureux des Thraces. Ainsi délivrées de leur terreur, les cités grecques acceptèrent avec joie l'alliance de Philippe II", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.71). Mais Démosthène n'est pas dupe. Il pousse à l'envoi d'un contingent sous les ordres du stratège Diopeithès (le père du célèbre Ménandre, futur auteur de comédies) pour que les Athéniens se protègent par eux-mêmes. Philippe II est mécontent, il somme Athènes de rappeler Diopeithès sous prétexte que celui-ci commet des exactions ("On dit que la conduite du roi de Macédoine ne justifie pas les violences commises par nos troupes dans l'Hellespont, que Diopeithès ne doit pas arraisonner les bateaux, que c'est intolérable. Je suis d'accord. Cessons ces débordements. Mais, en admettant que cette indignation est motivée par la seule droiture et par l'amour de la justice, on ne doit pas congédier cette armée que le stratège d'Athènes cherche simplement à payer, on doit se demander si Philippe II est prêt à congédier la sienne", Démosthène, Sur la Chersonèse 9-10). En réponse, les Athéniens, toujours sous l'influence de Démosthène ("Si nous gardons nos troupes elles pourront secourir ce pays [la Chersonèse] et attaquer le sien [la Macédoine]. Mais si nous les dispersons, que ferons-nous s'il marche vers la Chersonèse ? Nous lancerons un procès contre Diopeithès ? Par les dieux, à quoi cela servira-t-il ? Nous partirons d'ici [Athènes] pour la secourir ? Et si les vents nous en empêchent ? On dit que Philippe II n'osera pas attaquer. Qui peut en être sûr ? Vous ne voyez pas, ô Athéniens, à quelle époque de l'année on vous conseille de vider l'Hellespont, et de le livrer à ce roi ? Si au retour de Thrace il laisse la Chersonèse et Byzance (cela reste très hypothétique), s'il retourne attaquer la Chalcidique ou Mégare ou Orée comme récemment, devrons-nous le combattre ici en Attique, ou l'en dissuader en l'attirant au loin ? Je crois inutile d'hésiter. Si vous êtes convaincu par mon propos, vous ne critiquerez plus et vous ne licencierez pas l'armée que Diopeithès s'efforce de conserver pour défendre la cité, au contraire vous devrez la fortifier en envoyant plus d'argent au stratège et lui procurer tout le nécessaire", Démosthène, Sur la Chersonèse 17-19), envoient un autre contingent sous les ordres du stratège Charès pour aider Byzance et Périnthe désormais menacées directement par Philippe II ("[Philippe II] est en Thrace à la tête d'une armée considérable, selon le témoignage de gens sur place il appelle des renforts de Macédoine et de Thessalie. S'il profite des vents étésiens pour tomber sur Byzance et l'assiéger, croyez-vous que les Byzantins persévéreront dans leur folie et ne vous appèleront pas à leur secours ?", Démosthène, Sur la Chersonèse 14 ; "[Philippe II] aujourd'hui envoie ses mercenaires étrangers en Chersonèse, que le Grand Roi de Perse et tous les Grecs reconnaissent comme votre propriété, il avoue y soutenir des rebelles, il vous l'écrit. Qu'en déduire ? Il prétend ne pas être en guerre contre vous. Pour ma part je ne pense pas que de tels agissements soient conformes à la paix, quand je le vois mettre la main sur Mégare, organiser la tyrannie en Eubée, pénétrer actuellement en Thrace, intriguer dans le Péloponnèse, exécuter tant de projets par l'épée, j'affirme qu'il a rompu la paix et commencé les hostilités. Vous me direz peut-être qu'avancer des machines de guerre contre une place, c'est maintenir la paix, tant qu'on ne les a pas braquées contre les murailles ? Non, quiconque s'organise pour provoquer ma perte, m'attaque, même s'il ne m'a pas encore lancé ni javelot ni flèche. […] Quelle distance, ô Athéniens, entre mon opinion et celle de vos autres conseillers ! Moi, je vous dis : “Vos regards vers la Chersonèse et vers Byzance ne sont plus suffisants, lancez-y des secours, préservez-les de toute insulte, envoyez à vos soldats sur place tout ce qui leur manque, et concertez-vous ensuite sur les moyens de sauver la Grèce entière sur l'affreux péril qui la menace”", Démosthène, Troisième philippique 16-20). C'est à cette époque, en -342/-341, que Démosthène compose son discours Sur la Chersonèse et sa Troisième philippique très vigoureuse ("Sous l'archontat de Sosigénès [en -342/-341] qui succéda à Pythodotos, Démosthène prononça son neuvième discours contre Philippe II, sur des soldats de Chersonèse, incitant les Athéniens à ne pas licencier les troupes étrangères, commençant par : “Edei men, î ¥ndrej Aqhna‹oi, toÝj lšgontaj ¤pantaj ™n ¹m‹n, m»te prÕj œcqran poie‹sqai lÒgon mhdšna, m»te prÕj c£rin”. Sous le même archonte, il prononça son dixième discours contre Philippe II [la Troisième philippique], montrant que celui-ci violait les traités et provoquait la guerre, commençant par : “Pollîn, î ¥ndrej Aqhna‹oi, lÒgwn ginomšnwn Ñl…gou de‹n kaq' ˜k£sthn ™kklhs…an", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10 ; le corpus des œuvres de Démosthène contient une Quatrième philippique que Denys d'Halicarnasse suppose dater de -341/-340 ["Sous l'archontat de Nicomachos [en -341/-340] qui succéda à Sosigénès, Démosthène prononça son onzième discours contre Philippe II, où il montre que Philippe II a enfreint les traités et où il pousse les Athéniens à envoyer des secours aux habitants de Byzance, commençant par : “Kaˆ spouda…a nom…zwn, î ¥ndrej Aqhna‹oi, perˆ în bouleÚesqe, kai ¢nagka‹a pÒlei, peir£somai perˆ aÙtwn e„pe‹n", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10], mais les hellénistes pensent plutôt que cette Quatrième philippique est un pastiche d'école à la Isocrate, due peut-être à l'historien Anaximène de Lampsaque, dont deux passages sont des copiés-collés de la Deuxième philippique et du discours Sur la Chersonèse), obtenant l'adhésion de mauvais gré de Phocion, peu enthousiaste sur une guerre dans la lointaine Chersonèse mais bien conscient que tant que Philippe II sera occupé en Chersonèse il ne pensera pas à envahir le Péloponnèse et l'Attique ("[Phocion] conseilla aux Athéniens de profiter des dispositions pacifiques de Philippe II et de ses craintes sur l'issue de la guerre pour accepter ses propositions. Un des orateurs qui rôdaient souvent autour de l'Héliée et s'occupaient à accuser systématiquement, leva la voix contre ce conseil : “Tu veux rappeler les Athéniens alors qu'ils ont l'arme à la main ?”. “Oui, répondit-il, et pourtant en temps de guerre c'est moi qui te commande, et je sais que dès que la paix reviendra c'est toi qui me commanderas.” Il ne parvint pas à convaincre le peuple contre l'avis de Démosthène, qui voulait porter la guerre le plus loin possible de l'Attique. Alors Phocion dit à ce dernier : “Ne cherchons pas où nous combattrons, ô Démosthène, mais plutôt comment nous vaincrons, car c'est le seul moyen de porter la guerre loin de nous, tandis que si nous sommes vaincus tous les maux viendront chez nous”", Plutarque, Vie de Phocion 16). Démosthène rappelle toutes les occasions perdues de stopper les empiètements macédoniens : la perte de la Thrace, la perte d'Olynthe, la perte de la Phocide, l'occupation des Thermopyles, le noyautage du Conseil amphictyonique ("Inutile de rappeler ce que [Philippe II] vous a pris avant la paix. Considérons seulement à quel point il vous a trompés avec la paix. Que d'avantages perdus ! La Phocide, les Thermopyles, vos positions en Thrace, Doriscos, Serreion, Kersoblepte en personne. Ne tient-il pas Cardia aujourd'hui ? Ne ne le reconnaît-il pas lui-même ? Pourquoi traîte-t-il les autres de cette façon-ci, et vous de cette façon-là ? Parce que parmi toutes les cités, la nôtre est la seule où on donne l'impunité à celui qui parle dans l'intérêt de nos ennemis, la seule où on est payé sans courir aucun risque par ces ennemis pour ce qu'on dit, pendant que vous vous laissez dépouiller de ce qui vous appartient. A Olynthe, on risquait gros à parler en faveur de Philippe II, jusqu'au jour où le peuple olynthien a dû le remercier pour son don de Potidée. En Thessalie, on courait un grand danger à parler aussi en faveur de Philippe II, jusqu'au jour où le peuple thessalien a dû le remercier pour avoir chassé les tyrans et rétabli ses droits amphictyoniques. Même danger à Thèbes, jusqu'au jour où il a restitué toute la Béotie aux Thébains et ruiné les Phocidiens. Mais ici, à Athènes, après que Philippe II nous a pris Amphipolis et le territoire de Cardia, après qu'il a fait de l'Eubée un poste avancé contre nous, alors qu'il s'avance en ce moment vers Byzance, on peut toujours parler pour lui sans risque. C'est pour cela que certains de nos mendiants deviennent soudain riches, qu'ils passent de l'obscurité à la gloire, tandis que vous passez de la considération au mépris, et de la fortune au dénuement", Démosthène, Sur la Chersonèse 63-66). Il explique que la lâcheté des Athéniens doit cesser, parce que Philippe II s'appuie en partie sur elle ("Philippe II a triomphé seulement grâce à votre paresse et à votre insouciance, il n'a pas triomphé d'Athènes. Il a vaincu parce que vous n'avez fait aucun mouvement contre lui. Quand certains disent : “Philippe II a enfreint la paix ! Philippe II nous combat !”, les orateurs dans leurs discours et dans leurs conseils devraient prodiguer les moyens les plus sûrs et les plus simples pour le repousser. Mais dans les assemblées, tandis que cet homme envahit les cités, accapare une grande partie de vos possessions et opprime tous les Grecs, on trouve encore des citoyens aveugles qui prétendent que la guerre est animée par quelques Athéniens. Je dois donc me tenir sur mes gardes tout en redressant l'opinion publique", Démosthène, Troisième philippique 5-6). Démosthène admet que la situation n'a pas d'équivalent, l'hégémonie de Philippe II vise au-delà de celle d'Athènes au Vème siècle av. J.-C., au-delà de celle de Sparte au début du IVème siècle av. J.-C., au-delà de celle de Thèbes naguère, elle vise la domination universelle ("Philippe II issu d'un rang obscur et bas parvenu peu à peu à la plus haute fortune, les Grecs en proie à la défiance et à la discorde, la soumission d'une grande partie de la Grèce à la Macédoine, moins étonnante après ses nombreuses conquêtes que par la puissance de celle-ci comparativement à la faiblesse de celle-là, je ne veux pas entrer dans ces sujets et dans mille autres du même genre. Je veux m'attarder sur le droit que tous les peuples, vous inclus, avez cédé à Philippe II, un droit qui a toujours été source de guerre parmi les Grecs. Lequel ? Celui de faire tout ce qu'on veut, de mutiler, de dépouiller la Grèce, d'envahir et d'asservir ses cités. L'hégémonie sur les Grecs a été exercée par vous pendant pendant soixante-treize ans [de l'instauration de la Ligue de Délos en -478 jusqu'à la bataille d'Aigos Potamos en -405, en comptant de façon exclusive], par Sparte pendant vingt-neuf ans [de la bataille d'Aigos Potamos en -405 jusqu'au putsch de Pélopidas à Thèbes en -378, en comptant de façon inclusive], par Thèbes récemment après la victoire de Leuctres [en -371]. Mais jamais, ô Athéniens, ni à vous, ni aux Thébains, ni aux Spartiates, la Grèce n'a abandonné une domination aussi absolue", Démosthène, Troisième philippique 21-23), et elle utilise pour cela, été comme hiver, sans respect des usages séculaires, un outil terrible et sans parade, la phalange ("Notre temps ne ressemble pas aux précédents, à mon avis surtout à cause des innovations militaires. Nous savons que naguère les Spartiates et tous les Grecs menaient campagne pendant les quatre ou cinq mois de la belle saison : on envahissait, on dévastait le pays ennemi avec le gros de l'armée citoyenne, puis on rentrait à la maison. L'honnêteté des anciens, ou mieux : leur dignité citoyenne les détournait des victoires tronquées, la guerre avait ses lois, et aucun mystère. Vous voyez qu'aujourd'hui les traîtres ont tout changé. Philippe II ne tire plus derrière lui des régiments d'hoplites, il dirige à son gré une île mouvante [le terme grec "badizonta/bad…zonta", littéralement "qui marche", simple nominalisation du verbe "bad…zw/marcher", est difficilement traduisible en français, l'image de l'"île mouvante" souvent utilisée par les hellénistes pour désigner la nature et le fonctionnement de la phalange macédonienne à l'époque de Philippe II et d'Alexandre, entité autonome se suffisant à elle-même et se nourrissant sur le pays conquis, est finalement la traduction la plus pertinente de ce mot] constituée de fantassins légers, de cavaliers, d'archers, d'étrangers, et d'autres soldats du même genre. Il utilise cet outil pour fondre sur les populations déchirées par des querelles intestines, et quand il voit qu'elles se méfient et rechignent à s'ouvrir il avance ses machines et les assiège. J'ajoute qu'il confond l'hiver et l'été, il ne conserve plus aucune saison pour le repos", Démosthène, Troisième philippique 47-50). Démosthène pressent que l'ambition et les moyens des Macédoniens ne se limiteront pas à la Grèce, ils se porteront naturellement vers la Perse, autrement dit les Perses peuvent devenir les alliés des Athéniens ("Commençons par nous défendre, munissons-nous de trières, d'argent et de soldats. Car même si tous les autres peuples présentent leur tête au joug, Athènes devra batailler pour la liberté. Après tous ces préparatifs réalisés sous les yeux de la Grèce, appelons ses autres enfants : envoyons des ambassadeurs manifester nos résolutions dans le Péloponnèse, à Rhodes, à Chio, et même à la Cour de Perse puisque le Grand Roi a intérêt à empêcher Philippe II de nous subjuguer. Si vos raisons sont entendues vous aurez des alliés dans le péril pour votre défense, sinon vous aurez au moins gagné du temps", Démosthène, Troisième philippique 70-71). C'est un nouveau signe du délabrement d'Athènes, contrainte de recourir à son vieil adversaire perse afin de ne pas être absorbée par le nouveau conquérant, qui est pourtant Grec comme elle. Dans sa Lettre aux Athéniens en -340, Philippe II insistera sur cette aberration des Athéniens oubliant les combats de leurs ancêtres hier contre les barbares Darius Ier, Xerxès Ier, Artaxerxès Ier, Darius II, et pactisant aujourd'hui avec leur successeur Artaxerxès III Ochos ("Au comble de l'injustice et de la haine, vous avez député vers le Grand Roi de Perse pour l'engager à me déclarer la guerre. Mon étonnement est extrême. Avant sa reprise en mains de l'Egypte et de la Phénicie, vous aviez décrété que, s'il tentait une nouvelle expédition, vous m'appelleriez contre lui avec tous les autres Grecs : en voilà qu'à cause de votre outrancière animosité, vous négociez avec lui une ligue offensive contre moi ! J'ai appris que vos ancêtres considéraient les Pisistratides comme des criminels sous prétexte qu'ils avaient soulevé la Perse contre la Grèce : et vous, sans complexe, vous faites tout ce que vos ancêtres reprochaient à vos tyrans !", Philippe II, Lettre aux Athéniens 6-7). Ce retournement diplomatique est d'autant plus absurde que le stratège missionné pour le réaliser est Charès, qui a combattu Artaxersès III Ochos en -355 comme on l'a vu plus haut. Naturellement Charès est très mal accueilli par les Grecs de Chersonèse et par les Perses d'Anatolie, auxquels il a laissé un mauvais souvenir. Il est vite remplacé par Phocion, qui installe la flotte athénienne à Byzance ("Philippe II, dont les ambitions étaient immenses, se rendit dans l'Hellespont avec toute son armée, ne doutant pas de soumettre à la fois la Chersonèse, Périnthe et Byzance. Les Athéniens décidèrent d'y envoyer des secours. Les orateurs machinèrent pour que Charès fût nommé stratège. C'est ainsi que Charès s'embarqua avec une grosse flotte. Mais il n'accomplit rien qui fût en rapport avec une telle force : les cités lui fermèrent leurs portes, et, devenu suspect à tout de monde, il manœuvra le long des côtes, taxa des alliés, s'attira le mépris des ennemis. Irrité contre les orateurs, le peuple exprima son indignation et regretta l'envoi des secours aux Byzantins. Mais Phocion prit la parole : “Vous ne devez pas porter votre colère sur les alliés qui se méfient des Athéniens, dit-il, mais sur les stratèges à l'origine de cette méfiance, car ce sont eux qui provoquent l'inquiétude de ceux qui ne pourront pas être sauvés sans votre secours”. Ces paroles impressionnèrent tellement le peuple, qu'il changea sur-le-champ d'opinion et ordonna que Phocion irait dans l'Hellespont avec des nouvelles forces pour soutenir les alliés. Ce choix contribua plus que tout le reste au salut de Byzance, car Phocion jouissait d'une haute réputation, et Cléon le plus vertueux des Byzantins, qui connaissait Phocion pour avoir fréquenté ensemble l'Académie, se porta caution pour lui. Les Byzantins refusèrent que Phocion campât hors de leurs murs, comme il le proposait, ils lui ouvrirent leurs portes, le reçurent avec empressement, et hébergèrent les Athéniens. Touchés par cette confiance, ces derniers se conduisirent de façon mesurée et irréprochable, et se montrèrent intrépides dans les combats", Plutarque, Vie de Phocion 14).


Les succès politiques de Démosthène agacent Philippe II, qui lui reconnaît un grand talent oratoire et voit en lui son plus dangereux adversaire, le seul Logos encore capable de stopper la phalange macédonienne ("Ayant lu les discours que Démosthène avait prononcés contre lui, Philippe II déclara sincèrement qu'il serait devenu un partisan de la guerre et l'aurait nommé à la tête de l'armée s'il les eût entendu lui-même. Il le comparait à un soldat à cause de sa vigoureuse éloquence, tandis qu'il voyait en Isocrate un athlète parce que ses discours pompeux lui semblaient destinés au spectacle", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 6 ; Lucien dans son Eloge de Démosthène imagine les propos que Philippe a tenus à ses proches après les multiples revers infligés par Démosthène entre -345 et -340 : "Quand on lui disait [à Philippe II] que les Athéniens étaient des redoutables adversaires, il répondait : “Je n'en ai qu'un, Démosthène. Si les Athéniens n'avaient pas Démosthène, ils ne vaudraient pas plus que les Ainiens de Thessalie”. Lorsque Philippe [II] envoyait des ambassadeurs dans les cités de Grèce et que les Athéniens y députaient un orateur quelconque, l'ambassade de Philippe [II] réussissait facilement, mais lorsque Démosthène lui était opposé, il concluait : “Notre ambassade est inutile, nous ne pourrons pas triompher de l'éloquence de Démosthène”", Lucien, Eloge de Démosthène 39 ; "Philippe [II] avait la même opinion que moi [c'est Antipatros qui parle dans ses Mémoires probablement apocryphes, cités par Lucien] sur ce grand homme [Démosthène]. Un jour on lui rapporta un violent discours de Démosthène contre lui prononcé à Athènes, Parménion s'indigna et lança des sarcasmes sur l'orateur : “O Parménion, dit Philippe [II], Démosthène a le droit de tout dire. Parmi tous les démagogues de la Grèce, il est le seul à ne pas s'intéresser à mes dépenses, pourtant je me fierais davantage à lui qu'aux secrétaires de trières qui ont reçu chacun de moi or, bois, salaires, troupeaux, terres en Béotie ou en Macédoine : nous prendrons plus rapidement la citadelle de Byzance avec nos machines, que Démosthène avec notre or. A mes yeux, Parménion, continua-t-il, si un Athénien parle dans Athènes en préférant mes intérêts à ceux de sa patrie, je lui donnerai éventuellement mon or mais il n'aura jamais mon amitié. Au contraire, celui qui exprime sa haine contre moi en faveur de sa patrie, je lui déclare la guerre, je l'attaque comme un fort, une muraille, un arsenal, un fossé, mais j'admire sa vertu, et j'envie l'heureuse cité possédant un tel citoyen. Les autres, j'en m'en débarrasserai sans état d'âme dès que je n'en aurai plus besoin, mais celui-ci je voudrais l'avoir auprès de nous plutôt qu'une cavalerie d'Illyriens, de Triballes ou de mercenaires, car jamais je ne mettrai la force de l'éloquence et du génie au-dessous de celle des armes”. Ainsi parlait Philippe [II] à Parménion. Et à moi il a tenu le même langage. Lorsque Diopeithès a quitté Athènes avec une flotte considérable, j'étais inquiet, mais Philippe [II] s'est mis à rire : “Quoi ! m'a-t-il dit, tu as peur d'un stratège et des soldats athéniens ? Mais leurs trières, leur Pirée, leurs arsenaux ne sont pour moi que bagatelles et niaiseries. Que peuvent faire des hommes toujours en bacchanales, en festins, en danses ? S'ils n'avaient pas Démosthène parmi eux, j'aurais déjà pris leur cité plus facilement que j'ai vaincu les Thébains et les Thessaliens, la ruse, la violence, la surprise, l'argent les auraient perdus, mais Démosthène garde l'œil ouvert, il épie les occasions, éclaire nos manœuvres, déjoue nos armées, rien ne lui échappe, ni mouvements, ni affaires, ni projets, en résumé cet homme est un obstacle fortifié qui m'empêche de tout enlever au pas de course. Si on l'avait écouté, jamais nous n'aurions pris Amphipolis, ni Olynthe, ni la Phocide, ni les Thermopyles. Lui seul est cause de notre difficulté à prendre la Chersonèse et les côtes de l'Hellespont. Ses concitoyens assoupis comme après un abus de mandragore, il les réveille malgré eux, son Logos franc est un fer qui coupe et brûle leur insouciance, il se moque d'être désagréable en consacrant à l'armée les fonds publics destinés jusqu'alors au théâtre, en rétablissant par la loi la flotte délabrée par les négligences, il relève la dignité des citoyens atteinte par les distributions de drachmes et de trioboles, il rappelle leur abaissement par rapport à leurs ancêtres, il les excite à égaler les victoires de Marathon et de Salamine, il forme des alliances et des pactes fédératifs entre tous les Grecs, il ne laisse rien passer, aucune ruse ne le trompe, et on ne peut pas l'acheter davantage que le Grand Roi des Perses n'a acheté le sage Aristide [au début du Vème siècle av. J.-C.]. Voilà l'homme que nous devons craindre, Antipatros, plutôt que toutes les trières et toutes les flottes. Ce qu'étaient Thémisthocle et Périclès pour les Athéniens d'hier, Démosthène l'est pour ceux d'aujourd'hui, comparable à Thémistocle pour la finesse, à Périclès pour le bon sens. En l'écoutant ils ont reconquis l'Eubée, Mégare, les côtes de l'Hellespont et de la Béotie. Que les Athéniens arrangent donc nos affaires, continua-t-il, qu'ils nomment stratèges des Charès, des Diopeithès, des Proxénos ou d'autres du même genre, et qu'ils privent Démosthène de la tribune ! S'ils nommaient un tel homme responsable des munitions, des navires, des armées, des affaires et du trésor, je redouterai d'être vite en danger et de devoir sécuriser la Macédoine, tant aujourd'hui avec des simples décrets il m'enveloppe de toutes parts, me démasque, trouve des ressources, rassemble des forces, équipe des flottes redoutables, réunit des troupes et me tient tête partout”", Lucien, Eloge de Démosthène 33-37). En -341, Philippe II veut soumettre définitivement Périnthe. Il laisse son fils Alexandre, alors âgé de seize ans, gouverner Pella en son absence : c'est la première fois qu'Alexandre joue un rôle politique, comme suppléant de son père sur le trône de Macédoine. Après plusieurs mois de siège, la cité de Périnthe est sur le point de tomber (Diodore de Sicile relate le détail des événements dans ses paragraphes consacrés à l'archontat de Nicomachos en -341/-340 : "Philippe II, dont la puissance croissait toujours, marcha contre Périnthe qui s'était alliée avec les Athéniens et s'était déclarée son ennemie. Il vint assiéger la ville, approcha ses machines de guerre pour en abattre les murs et lança des assauts quotidiens. Il construisit des tours de quatre-vingts coudées de haut qui dépassaient largement les murailles de Périnthe, d'où il causait beaucoup de maux aux assiégés. En même temps, les béliers ébranlaient les murailles, dont une grande partie avait été minée. Une brèche s'ouvrit, mais les Périnthiens se défendirent vaillamment. Tandis qu'ils se hâtèrent d'ériger une seconde muraille, ils engagèrent sous les remparts une série de combats où les deux camps déployèrent une égale ardeur. Abondamment pourvu de projectiles, le roi maltraita les assiégés qui se défendaient sur les créneaux. Les Périnthiens, perdant chaque jour beaucoup de monde, implorèrent le secours des Byzantins, qui leur envoyèrent des renforts et un grand nombre de flèches et de catapultes. A parité de force avec l'ennemi, ils reprirent courage et bravèrent intrépidement tous les périls pour sauver leur patrie. Le roi ne faiblit pas, il divisa son armée en plusieurs corps et continua nuit et jour à attaquer les murailles. Avec ses trente mille hommes et ses innombrables armes et machines de guerre, il ne laissa aucun répit aux assiégés. Le siège traîna en longueur. La ville se remplit de morts et de blessés, les vivres commencèrent à manquer, la reddition parut imminente", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.74-75). Les Périnthiens échappent à l'anéantissement grâce à l'arrivée de renforts en provenance de Byzance entraînés par Athènes et financés par les Perses (une génération plus tard, dans sa lettre à Darius III en hiver -334/-333, Alexandre reprochera ce soutien des Perses aux Périnthiens assiégés par Philippe II : "Mais Alexandre renvoya les députés de Darius III avec une lettre, et Thersippos qui reçut pour consigne de la remettre sans autre explication. Elle était conçue en ces termes : “Tes ancêtres sont entrés en Macédoine et en Grèce et les ont ravagées alors qu'ils n'en avaient subi aucun outrage [allusion à l'invasion de -480 par Xerxès Ier]. A la tête de tous les Grecs, je suis passé en Asie pour venger leur injure et la mienne, car effectivement les tiens ont secouru les Périnthiens qui ont offensé mon père, [Artaxersès III] Ochos a envoyé une armée en Thrace qui dépend de notre empire", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 14.5-6), plus précisément par Arsitès satrape de Phrygie hellespontique ("L'Athénien Apollodoros commandait une troupe payée par Arsitès le satrape de Phrygie hellespontique, qui l'envoya au secours des Périnthiens assiégés par Philippe II. Apollodoros força ce roi à se retirer", Pausanias, Description de la Grèce, I, 29.10), et par la configuration verticale de leur ville qui leur permet depuis les quartiers hauts de frapper les soldats de Philippe II ayant réussi à pénétrer dans les quartiers bas ("Mais la fortune vint soudain au secours des assiégés. La nouvelle de la puissance grandissante du roi macédonien s'était répandue jusqu'en Asie. Le Grand Roi des Perses s'en inquita et écrivit aux satrapes des provinces maritimes de secourir massivement les Périnthiens. Les satrapes se concertèrent et transportèrent à Périnthe des troupes mercenaires, des grosses sommes d'argent, des vivres, des armes de trait et toutes sortes de munitions. De leur côté, les Byzantins y envoyèrent leurs soldats d'élite et leurs meilleurs officiers. Ces divers renforts ranimèrent l'ardeur guerrière des Périnthiens. Le siège devint plus pressant. Philippe II redoubla les coups de bélier sur les murailles, ouvrit une brèche, en même temps il balaya les créneaux avec ses projectiles. Au moment où quelques soldats pénétèrent par la brèche dans la ville, les autres y entrèrent par les échelles appliquées contre les murailles sans défenseurs. Un corps-à-corps s'engagea, tous ceux qui y prirent part furent tués ou couverts de blessures, car la lutte ne pouvait s'achever que par la victoire. Les Macédoniens étaient animés par l'espoir de piller la ville opulente et de recevoir des grandes récompenses de Philippe II, les assiégés, quant à eux, conscients des horreurs de la captivité, affrontèrent noblement tous les dangers pour leur salut. La configuration de la ville constituait un avantage pour les assiégés. En effet Périnthe se situe en bord de mer, sur une langue de terre large d'un stade, les maisons sont très rapprochées les unes des autres et toutes très hautes, elles s'élèvent successivement sur la pente d'une colline et forment des gradins rappelant un amphithéâtre. Malgré les brèches dans ses murailles, la ville put donc continuer à se défendre en utilisant ses maisons comme des murailles pour interdire l'accès des rues : chaque fois que Philippe II parvenait après beaucoup d'efforts à maîtriser une muraille, il en trouvait d'autres de plus en plus fortes puisqu'elles étaient constituées des maisons adossées à la colline. A ce moyen de défense naturel, s'ajoutaient les secours de toutes sortes que les Périnthiens reçurent de Byzance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.75-76). Pour débloquer la situation, Philippe II laisse une partie de ses troupes continuer le siège de Périnthe et part avec le gros de son armée attaquer Byzance ("Alors Philippe II divisa son armée en deux corps, il laissa le premier sous les ordres de ses meilleurs officiers pour continuer le siège [de Périnthe], tandis que lui-même prit la tête du second pour aller attaquer brusquement Byzance et l'assiéger avec vigueur. Les Byzantins furent très embarrassés car leurs sodats et leurs munitions avaient été envoyés au secours des Périnthiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.76). Mais les Byzantins sont aidés par les Athéniens commandés par Phocion. Celui-ci organise des débarquements éclairs contre les positions macédoniennes sur les côtes de Thrace ("Chassé de l'Hellespont, Philippe II perdit en réputation, car jusqu'alors il passait pour invincible, on rechignait à se mesurer à lui. Phocion lui prit quelques navires, recouvra les places où Philippe II avait installé des garnisons, débarqua en plusieurs endroits périphériques pour en parcourir les terres et les piller, jusqu'au jour où, des nouvelles troupes étant venues appuyer des premières, il fut blessé et contraint de se retirer", Plutarque, Vie de Phocion 14), jusqu'à Thassos (où Philippe II a des partisans : "Tandis qu'Aristratès à Naxos, Aristolaos à Thassos, ces implacables ennemis de notre cité, accusent nos amis, dans Athènes aussi Eschine accuse Démosthène !", Démosthène, Sur la couronne 197). Pour l'anecdote, selon pseudo-Plutarque, la Perse finance encore l'armée athénienne et la résistance byzantine : une ambassade athénienne conduite par un nommé "Ephialtès" rapporte d'Asie une grosse somme afin d'entretenir la propagante anti-macédonienne dans Athènes, Hypéride et Démosthène reçoivent une partie de cette somme, Hypéride s'en sert pour équiper une trière au secours de Byzance ("[Hypéride] fut soupçonné d'avoir reçu une partie de l'argent amené de Perse par Ephialtès. En tous cas il fut nommé triérarque et alla secourir Byzance que Philippe II assiégeait. La même année il présida les jeux publics, tandis que les autres triérarques furent privés du moindre poste", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Hypéride 2 ; "[Démosthène] reçut de l'argent de l'orateur athénien Ephialtès qui, parti en ambassade auprès du Grand Roi de Perse, en avait rapporté secrètement des sommes considérables à destination des orateurs d'Athènes afin qu'ils soutiennent la déclaration de guerre contre Philippe II. On dit que Démosthène reçut trois mille dariques", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 15). Les Byzantins et les Périnthiens remercient les Athéniens pour leur efficacité par toutes sortes d'honneurs ("Sous l'hiéromnémon Bosporichos, Damagètos a dit dans l'assemblée, avec la permission de la Boulè : Le peuple athénien ayant toujours été bienveillant envers les Byzantins, les Périnthiens, leurs alliés et leurs frères par le passé, leur ayant rendu des grands et nombreux services, et récemment, suite à l'agression de Philippe II de Macédoine contre notre territoire et nos cités, contre nos deux peuples et leurs maisons, contre notre pays qu'il a incendié, contre nos bois qu'il a abattus, Athènes ayant envoyé cent vingt navires, des vivres, des armes, des hoplites, nous ayant tirés d'un grand péril et nous ayant rendu le gouvernement de nos pères, nos lois, nos tombeaux, les peuples de Byzance et de Périnthe décrètent que les Athéniens auront droit de mariage, de cité, d'acquérir terre et maisons, la préséance aux jeux, l'entrée à la Boulè et à l'assemblée aussitôt après les sacrifices, et ceux d'entre eux qui voudront habiter nos villes seront exemptés de toutes charges publiques, nous érigerons sur le Bosphore trois statues de seize coudées représentant le peuple d'Athènes couronné par les gens de Byzance et de Périnthe, des théores seront aussi envoyés aux cérémonies de la Grèce, aux Jeux isthmiques, néméens, olympiques, pythiques, afin d'y proclamer les couronnes que nous adressons au peuple athénienne, pour que tous les Grecs connaissent la générosité d'Athènes et la gratitude de Byzance et de Périnthe", Démosthène, Sur la couronne 90-91). Ils sont relayés par les colons athéniens de Chersonèse, pareillement soulagés de constater que leur métropole Athènes ne les oublie pas ("Les peuples de la Chersonèse, habitants de Sestos, Eléonte, Madytos, Alopéconèse, honorent la Boulè et le peuple d'Athènes d'une couronne d'or de soixante talents, ils érigent un autel de remerciement au peuple athénien pour tous les services rendus aux gens de Chersonèse, qui grâce à lui ont échappé à Philippe II et ont recouvré leur patrie, leurs lois, leurs cultes, leur liberté. Ils pérenniseront leur gratitude et apporteront tous les bienfaits possibles aux Athéniens", Démosthène, Sur la couronne 92). Philippe II dans sa Lettre aux Athéniens en -340 reviendra amèrement sur cette implication athénienne dans son différend contre les Périnthiens et les Byzantins ("Quand les Thassiens accueillaient les trières de Byzance et tous les pirates qu'ils voulaient, vous avez fermé les yeux sur les traités condamnant une telle attitude. A la même époque, Diopeithès s'est rué sur mon territoire, il a vendu et chassé les habitants de Krobylè et de Tiristasis, ravagé la Thrace voisine. Il a poussé l'iniquité jusqu'à saisir Amphilochos qui négociait la libération des prisonniers, et à le forcer par la plus horrible des tortures à se racheter lui-même pour neuf talents. Cette exaction a été commise avec la complicité d'Athènes. Pourtant attenter à héraut ou à un ambassadeur est un sacrilège aux yeux de tous les peuples, surtout aux vôtres : quand les Mégariens ont massacré Anthémocritos, les Athéniens indignés les ont exclus des Mystères [d'Eleusis] et ont élevé une statue devant une porte de leur ville en souvenir du crime [en -345/-344, comme on l'a vu plus haut]. Comment pouvez-vous infliger sur moi aujourd'hui ce qui, infligé sur vous par des tiers, vous a irrité hier ?", Philippe II, Lettre aux Athéniens 2-4). Selon Démosthène, Philippe II en attaquant Byzance veut en réaliter attaquer Athènes, priver les Athéniens de leurs ravitaillements en blé qui passent par le Bosphore, et se venger ainsi de leur récente reprise en mains de l'Eubée ("Chassé de l'Eubée par vos armes et (même si certains refusent de le reconnaître) par ma politique et par mes décrets, Philippe II a médité contre Athènes un nouveau plan d'attaque. Il a vu que nous consommons beaucoup de blé en provenance de l'étranger, il a donc voulu en contrôler le transport en allant en Thrace demander à ses alliés byzantins de s'unir contre nous. Ils ont refusé, en arguant avec raison que leur alliance n'incluait pas une telle clause. Alors il a entouré leur ville de tranchées, il a approché ses machines et l'a assiégée", Démosthène, Sur la couronne 87). Selon Justin, la capture des cargos de blé vise d'abord non pas à affamer Athènes, mais à ravitailler l'armée macédonienne et à renflouer les caisses de Philippe II, vidée par les vains sièges de Périnthe et de Byzance ("La longueur du siège [de Byzance] épuisa le trésor de Philippe II qui, pour compenser ses pertes, dut recourir à la piraterie. Cent soixante-dix navires tombèrent en son pouvoir, et le prix de leur cargaison soulagea un temps la misère qui le pressait", Justin, Histoire IX.1). Peu importe, en dépit de ses ruses pour diviser ses adversaires ("Philippe II assiégeait Byzance, où les habitants avaient accueilli beaucoup d'alliés. Pour pousser ces alliés à quitter les Byzantins, Philippe II introduisit des transfuges dans la ville, qui prétendirent que Philippe II assiégeait leurs cités, qu'il y avait envoyé d'autres troupes, et qu'il en serait bientôt le maître. Pour crédibiliser ces rumeurs, Philippe II détacha ostensiblement des hommes ici et là, pour simuler l'action plus que pour l'entreprendre. En entendant et en voyant cela, les alliés quittèrent Byzance et retournèrent chacun dans son pays", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.21), Philippe II est dans une impasse, il en est bien conscient, il délaisse donc la côte ("L'année où Théophrastos fut archonte d'Athènes [en -340/-339], les Romains nommèrent consuls Marcus Valérius et Aulus Cornélius, on célébra la cent dixième olympiade où Antiklès d'Athènes fut vainqueur à la course du stade. A cette époque, Philippe II continuait d'assiéger Byzance. Les Athéniens déclarèrent que Philippe II avait violé le traité [de paix de -346], ils envoyèrent immédiatement une flotte importante au secours des Byzantins. Les gens de Chio, de Kos, de Rhodes, et quelques autres Grecs envoyèrent aussi des renforts aux Byzantins. Effrayé par cet élan de tous les Grecs, Philippe II leva le siège des deux cités [Périnthe et Byzance] et cessa la guerre contre les Athéniens et les autres Grecs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.77) et se tourne vers les Thraces de l'intérieur des terres. On ignore si cette guerre qu'il entreprend à la belle saison -340 est imposée par le soulèvement des Thraces balkaniques encouragés par les Perses, comme le reprochera Alexandre dans sa lettre à Darius III en hiver -333/-332 (rapportée par Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 14.4-5 précités), ou si elle est motivée par le désir de Philippe II d'oublier ses déconvenues devant Périnthe et Byzance, ou un mélange des deux. Selon Justin, l'origine de cette nouvelle campagne est encore le manque d'argent : ne parvenant pas à subvenir aux besoins du siège de Byzance, Philippe II se tourne vers la cité d'Apollonia (aujourd'hui Sozopol en Bulgarie), à laquelle il demande un soutien financier en échange de son aide militaire contre la cité d'Histria (site archéologique à une vingtaine de kilomètres au nord de Constanța en Roumanie) alors rivale d'Apollonia, les Appoloniens le repoussent négligemment, il décide alors d'aller se servir sur place ("Athéas régnait alors en Scythie. Pressé par l'armée des Histriens, il avait imploré le secours de Philippe II via les habitants d'Apollonia, en promettant de le reconnaître comme son successeur au trône. Or le roi d'Histria mourut, Athéas en perdant son ennemi perdit toutes ses craintes, il oublia le secours qu'il avait demandé : il congédia les soldats de Philippe II en déclarant n'avoir jamais imploré de secours ni promis sa couronne, ajoutant que les Scythes, plus vaillants que les Macédoniens, pouvaient se passer de leur appui, et qu'il avait déjà un successeur puisqu'il avait un fils. A cette réponse, Philippe supplia Athéas de contribuer au financement du siège de Byzance, qu'il serait contraint de lever s'il ne trouvait pas d'argent, il argumenta en rappelant qu'Athéas n'avait pas payé les soldats confiés ni même les frais de leur voyage. Le roi des Scythes prétexta que l'âpreté du climat et la stérilité du sol de son pays, loin d'enrichir ses peuples, suffisait à peine à les nourrir, il déclara “être trop pauvre pour satisfaire les désirs d'un roi si puissant” et “trouver moins honteux de refuser tout plutôt que de donner peu”, et il ajouta que “les trésors des Scythes résidaient non pas dans l'or et l'argent mais dans le courage et la vigueur”. S'estimant joué par le barbare, Philippe II leva le siège de Byzance et marcha vers la Scythie", Justin, Histoire IX.2). En tous cas, Philippe II est entraîné bien au-delà d'Appolonia/Sozopol, très loin vers le nord à travers l'actuel territoire de Bulgarie, jusqu'au fleuve Istros/Danube. ("Pour rassurer l'ennemi sur sa marche, [Philippe II] dit à Athéas que pendant le siège de Byzance il avait voué une statue à Héraclès qu'il voulait ériger à l'embouchure de l'Istros, qu'il se présentait aux Scythes en ami, et qu'au nom du dieu qu'il voulait honorer il demandait un libre passage. Athéas répondit que pour accomplir ce vœu Philippe II pouvait envoyer la statue, que lui-même s'engageait à l'ériger et même à l'honorer, mais jamais il ne permettrait à une armée étrangère de pénétrer sur son territoire, et que si cette statue était installée contre le consentement des Scythes ils la renverseraient rapidement et utiliseraient ses débris comme pointe de leurs javelots. La guerre suivit de près ces insultes mutuelles. Les Scythes étaient supérieurs en nombre et en courage, Philippe II les vainquit par ruse. Il captura vingt mille hommes, femmes et enfants, prit beaucoup de bétail, mais ne trouva ni or ni argent. Il dut convenir  que les Scythes étaient vraiment pauvres. Il convoya vers la Macédoine vingt mille belles juments locales pour en perpétuer la race", Justin, Histoire IX.2). Il entre au contact des Gètes, tribu d'origine celte/gauloise comme leur nom l'indique (l'étymon consonantique "klt" désignant les "Celtes/Gaulois" a perdu la spirante latérale alvéolaire voisée [l] pour donner le nom "Gète"), installés en Mésie correspondant à la basse vallée de l'Istros/Danube. Le rhéteur Dion de Pruse s'est réfugié dans cette région après avoir été chassé d'Italie par l'Empereur Domitien à la fin du Ier siècle, il en a rapporté une Histoire locale conservée à l'état fragmentaire par l'historien Jordanès. Selon Dion de Pruse, Philippe II à court d'argent a voulu piller cette province, avant de trouver un accord avec un seigneur local dont les linguistes ont reconstitué le nom en "Gutila", alias "Kothèlas/Koq»laj" en grec et "Gothila" en latin, qui lui a donné en gage sa fille "Médée" en grec ou "Medopa" en latin ("Philippe II, père d'Alexandre le Grand, devint l'ami des Gètes, dont il épousa Medopa fille du roi Gothila. Cette union le rendit plus fort et affermit son empire macédonien. A cette époque, selon Dion [de Pruse], Philippe II avait besoin d'argent, il avait rassemblé une armée dans le but de piller la cité d'Udisitana en Mésie [cité non localisée, peut-être près ou sous l'actuel village de Sveștari en Bulgarie, à mi-chemin entre la cité fluviale de Ruse à l'ouest et le port maritime d'Odessos/Varna à l'est, où une tombe monumentale datant du IIIème siècle av. J.-C. a été exhumée par les archéologues en 1982 ; une vingtaine de monticules alentours semblables à des tombeaux, en attente de fouilles, laissent penser que le site de Sveștari servait de nécropole aux dignitaires gètes], dépendante des Gètes […]. Mais à son approche, les prêtres des Gètes appelés “les Pieux” s'empressèrent d'ouvrir les portes de la ville et sortirent au-devant de lui portant des cithares et vêtus de blanc, suppliant les dieux de leurs pères par leurs chants afin qu'ils leur fussent favorables et éloignassent les Macédoniens. Ces derniers en les voyant venir pleins de confiance furent étonnés, on peut dire qu'en cette circonstance des guerriers en armes furent maîtrisés par des hommes faibles et désarmés. L'armée prête à combattre se dispersa aussitôt. Non seulement les Macédoniens épargnèrent cette cité initiallement vouée à la destruction, mais encore ils libérèrent ses habitants qu'ils avaient capturés hors de ses murs selon les lois de la guerre, puis ils retournèrent dans leur pays après avoir conclu un traité avec les Gètes", Jordanès, Histoire des Goths 10 ; Satyros, dans sa Vie de Philippe II citée par Athénée de Naucratis, dit la même chose : "Quand [Philippe II] conquit la Thrace le roi Kothèlas lui donna la main de sa fille Médée avec une dot importante, qu'il installa chez lui avec Olympias", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.5). Philippe II est rejoint par son fils Alexandre qui, depuis sa nomination comme suppléant quelques mois plus tôt, s'est illustré en mâtant un soulèvement de la tribu thrace des Médares à l'embouchure du fleuve Strymon, peut-être alimenté par les Athéniens de Phocion, Alexandre à l'occasion a créé sa première garnison-camp de concentration sur le modèle de celle de son père à Philippes : Alexandropolis (qui a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui : "Pendant que Philippe II bataillait contre les Byzantins, Alexandre, qu'il avait laissé en Macédoine, chargé seul du gouvernement et dépositaire du sceau royal, âgé alors de seize ans, soumit les Médares qui s'étaient révoltés, prit leur cité, les en chassa, mit à leur place des nouveaux habitants tirés de divers peuples, et la renomma “Alexandropolis”", Plutarque, Vie d'Alexandre 9). Selon Plutarque, lors d'une bataille contre la tribu thrace des Triballes, frontalière des Illyriens à l'ouest et des Celtes/Gaulois au nord, Philippe II est blessé à la cuisse et doit la vie sauve à son fils Alexandre ("Son père Philippe II avait reçu une lance dans la cuisse chez les Triballes, la blessure s'était cicatrisée mais il était resté boiteux et s'en affligeait : “Mon père, lui dit Alexandre pour l'encourager, avance au grand jour, car chaque pas que tu fais rappelle ta valeur”", Plutarque, Sur la fortune ou la vertu d'Alexandre I.9). Justin évoque aussi cette grave blessure à la cuisse face aux Triballes ("Les Triballes s'opposèrent à sa marche et lui demandèrent, pour prix du passage, une partie de son butin. Une querelle s'ensuivit, puis un combat. Un javelot traversa la cuisse de Philippe II et tua le cheval qu'il montait. Tous le crurent mort, et le butin fut perdu", Justin, Histoire IX.3). Mais la version de Plutarque et Justin est peut-être enjolivée, car lors de son expédition asiatique Alexandre dira avoir sauvé la vie de son père lors d'une rixe entre Macédoniens et alliés, or la rixe en question pourrait s'appliquer à l'expédition de Philippe II vers l'Istros/Danube ("Lors d'une dispute entre mercenaires grecs et Macédoniens, Philippe II a été blessé en tentant de les séparer, il est resté à terre, et n'a rien trouvé de mieux que de faire le mort pour sauver sa vie : je l'ai protégé avec mon bouclier, et c'est ma main qui a tué ceux qui se précipitaient sur lui pour l'achever, mon père n'a jamais voulu reconnaître franchement ce fait parce qu'il était furieux de devoir la vie à son fils !", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.24-25), autrement dit les échecs répétés de Philippe II à prendre Périnthe et Byzance, la résistance inattendue des Athéniens, les dûrs combats contre les peuples balkaniques, le manque d'argent, les difficultés d'approvisionnement, ont engendré des doutes chez les alliés et peut-être du mécontentement parmi les Macédoniens. Avant de revenir à Pella, Philippe II crée en amont du fleuve Hèbre/Maritsa, au cœur de ses nouvelles conquêtes, une nouvelle garnison-camp de concentration à laquelle il donne son nom : "Philippopolis", aujourd'hui Plovdiv en Bulgarie, site à la fois surveillé et surveillant, où sont cantonnés pêle-mêle soldats retors, vétérans inutiles et autochtones récalcitrants.


La confrontation est devenue inévitable. En hiver -340/-339, Philippe II envoie à Athènes une ambassade officielle au nom du Conseil amphictyonique, pour exposer ses griefs envers les Athéniens. Ces derniers la repoussent. Philippe II écrit alors une Lettre aux Athéniens que nous avons conservée, où il liste tous les comportements athéniens qu'il juge hostiles durant les années précédentes, il accuse Démosthène et quelques autres orateurs d'en être les inspirateurs ("Je vous ai envoyé des délégués du Conseil [amphictyonique] comme témoins des conventions équitables que je voulais discuter avec vous sur les affaires de la Grèce : vous ne les avez pas écoutés. C'était pourtant le meilleur moyen de dissiper les alarmes de ceux qui me soupçonnaient d'intentions hostiles, ou de montrer clairement que j'étais le plus perfide des hommes. C'était l'intérêt du peuple, mais cela indisposait vos parleurs. Pour eux, vos gouvernants plus âgés en témoigneront, la paix est une guerre, et la guerre une paix, parce qu'ils sont payés par vos stratèges indistinctement comme défenseurs ou comme accusateurs. Par ailleurs, en invectivant à la tribune les citoyens les plus respectables ou les étrangers les plus illustres, ils passent perversement pour d'excellents démocrates aux yeux de la masse. Je pourrais facilement, avec un peu d'or, arrêter leurs injures et les convertir en éloges, mais je rougirais d'acheter l'amitié d'Athènes par de tels personnages", Philippe II, Lettre aux Athéniens 18-20), et il conclut par une menace de guerre très claire contre Athènes ("Vous êtes des agresseurs, et ma modération vous enhardit, renforce votre ardeur à me nuire. Je vous repousserai donc. La justice sera avec moi, et, après avoir attesté les dieux, je trancherai le différend", Philippe II, Lettre aux Athéniens 23). En réponse, Démosthène compose son discours Sur la lettre de Philippe II ("Sous l'archontat de Théophrastos [en -340/-339] qui succéda à Nicomachos, Démosthène composa le discours exhortant les Athéniens à la résistance contre Philippe II qui leur a déclaré la guerre, son dernier discours contre Philippe II, commençant par : “Oti, î ¥ndrej Aqhna‹oi, F…lippoj oÙk ™poi»sato t¾n e„r»nhn prÕj Øm©j, ¢ll' ¢neb£lento tÕn pÒlemon, p©sin Øm‹n fanerÕn fšgonen", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 10), où il explique que les Athéniens n'ont jamais été réellement en paix avec Philippe II puisque celui-ci les a combattu indirectement depuis qu'il est monté sur le trône de Macédoine en -360, il balaie les arguments de Philippe II qu'il considère comme des faux prétextes pour essayer de légitimer l'expansion macédonienne ("Depuis qu'il a livré Alos aux Pharsaliens, disposé de la Phocide, subjugué toute la Thrace sur des motifs imaginaires et des prétextes injustes, [Philippe II] nous livre une longue guerre qu'il ose enfin déclarer par cette lettre. Vous ne devez pas redouter sa puissance ni retenir vos attaques : ne ménagez pas vos fortunes, vos personnes, vos navires, courez aux armes", Démosthène, Sur la lettre de Philippe II 1-2), et il exhorte ses compatriotes à ne pas redouter la guerre ouverte, à se préparer activement à la guerre, à se dresser crânement contre Philippe II afin de motiver toutes les autres cités grecques ("Nous ne pouvons plus dire que nous sommes en paix, puisque cet homme [Philippe II] vient de déclarer la guerre qu'il nous livrait déjà de facto. Ne ménageons ni le trésor ni nos fortunes, courons aux armes, où le besoin appelle, courons tous et employons des meilleurs stratèges, car n'imaginez pas que ceux qui ont abaissé la cité sauront la relever, et que, si votre léthargie perdure, d'autres combattront pour vous avec ardeur. Songez à l'opprobre qui vous attend si, alors que vos pères ont supporté tant d'efforts et de périls dans leurs guerres contre Sparte, vous refusez de défendre vigoureusement la puissance légitime qu'ils vous ont transmise. Verra-t-on ici un émigré macédonien [Philippe II] aimer le danger au point de sortir de la masse couvert de blessures afin d'étendre son empire, et là des Athéniens, libres par droit héréditaire et victorieux depuis toujours, abandonner dans une molle indolence la gloire de leurs ancêtres et les intérêts de la patrie ? Je résume : préparons-nous tous à la guerre, et appelons les autres Grecs à combattre avec nous par nos actes plus que par nos paroles", Démosthène, Sur la lettre de Philippe II 20-23) et les Perses, dont il confirme au passage l'engagement à Périnthe et à Byzance derrière Phocion ("Les satrapes d'Asie viennent de forcer [Philippe II] à lever le siège de Périnthe en y envoyant des mercenaires étrangers. Devenus ses ennemis, menacés directement s'il prend Byzance, ils seront pour nous d'ardents auxiliaires, et plus encore : ils engageront le Grand Roi de Perse à nous fournir de l'argent. Plus riche que tous les Grecs ensemble, et assez influent sur leurs affaires pour avoir apporté la victoire au parti qu'il choisissait à l'époque de nos guerres contre Sparte, ce souverain désormais notre allié écrasera facilement la puissance de Philippe II", Démosthène, Sur la lettre de Philippe II 5-6). Les mois suivants sont employés de part et d'autre aux préparatifs militaires ("Après la prise d'Olynthe, les Athéniens sous l'archontat de Thémistoklès [en -347/-346] conclurent avec Philippe II un traité d'amitié et d'alliance qui fut respecté pendant sept ans, avant d'être violé sous l'archontat de Théophrastos [-340/-339] successeur de Nicomachos. Les Athéniens accusèrent Philippe II d'avoir recommencé la guerre, Philippe II adressa le même reproche aux Athéniens. Cette guerre provoquée par des plaintes réciproques, chacun s'estimant victime de l'autre, termina la paix. Les faits sont rapportés en détails par Philochore au livre VI de son Attique. J'en extrais les plus importants : “Théophrastos d'Halai. Sous son archontat, Philippe II, ayant échoué à prendre la cité de Périnthe qu'il convoitait, assiégea Byzance et y avança ses machines de guerre”. Philochore rapporte ensuite comment Philippe II a accusé les Athéniens par une lettre, et il ajoute : “Quand le peuple eut entendu cette lettre, puis l'orateur Démosthène qui conseillait la guerre, celle-ci fut déclarée. Le peuple décréta d'abattre la colonne mentionnant le traité conclu avec Philippe II, d'équiper des navires et de se préparer activement à la guerre”", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 11).


Un incident ridicule en Phocide précipite les choses en -339. La Phocide est occupée par les troupes thébaines depuis la fin de la guerre sacrée en -346. Les Phocidiens cherchent un moyen de recouvrer leur indépendance. Déçus par l'immobilisme de leur ancienne alliée Athènes pendant la dizaine d'années de cette guerre, qui a favorisé finalement l'invasion de la Phocide par Philippe II et l'occupation du territoire par les troupes thébaines, ils songent à envenimer les relations entre Athènes et Thèbes en calculant que les Athéniens et les Thébains en conflit se détourneront de la Phocide, laissant à cette dernière l'opportunité de reconquérir sa liberté. Les Phocidiens s'emparent d'un fait divers dérisoire. Le temple de Delphes, qu'ils ont endommagé pendant la guerre, est en réfection. Les Athéniens après la fin de la guerre sacrée en -346 y ont envoyé des boucliers d'or en dépôt. Les Phocidiens déclarent que ce dépôt est un sacrilège puisque la reconstruction du temple n'est pas terminée et que le nouveau bâtiment n'a pas encore été consacré à Apollon. En supplément, sur ces boucliers d'or, les Athéniens ont gravé une dédicace hostile à Thèbes : les Phocidiens, au nom des troupes thébaines qui les occupent (!), réclament une amende de cinquante talents à Athènes, ils espèrent que les Thébains les approuveront, et retireront leurs troupes de Phocide pour faire pression contre Athènes. L'orateur Eschine commet alors une maladresse. Il se rend à Delphes en délégation officielle avec Midias (le même obscur personnage que Démosthène a conduit au tribunal en -348 avant d'interrompre la procédure par un accord à l'amiable : "Sous l'archonte Théophrastos [en -340/-339] et sous l'hiéromnémon Diognètos, vous avez choisi comme représentants Midias, si célèbre de son vivant (et je voudrais qu'il vive encore pour plusieurs raisons), Thrasyklès et moi-même. Dès que nous sommes arrivés à Delphes, notre chef Diognètos a été atteint par la fièvre, Midias aussi. Les autres amphictyons étaient déjà en séance. Pour prouver leur attachement à notre cité, quelques-uns nous ont informé que les gens d'Amphissa, soumis et dévoués aux Thébains, avaient proposé un décret contre nous, qui nous condamnait à une amende de cinquante talents parce que nous avions suspendu des boucliers d'or aux voûtes du nouveau temple avant qu'il soit consacré, avec cette inscription pourtant juste : “Dépouilles remportées par les Athéniens sur les Perses et les Thébains à l'époque où ceux-ci combattaient ensemble contre les Grecs”. J'ai voulu me rendre immédiatement à cette séance amphictyonique, Diognètos m'y a encouragé aussi pour défendre la cité. J'étais le seul Athénien, mes collègues étaient indisponibles", Eschine, Contre Ctésiphon 115-116), où il rappelle avec raison que les Phocidiens n'ont pas de leçons de religion à donner aux Athéniens puisqu'ils ont pillé allègrement le sanctuaire de Delphes pendant la guerre sacrée, et que l'origine officielle de cette guerre est justement l'utilisation sacrilège par les Phocidiens des terrains consacrés à Apollon comme jardins potagers ("J'ai rappelé aux amphictyons l'impiété des gens d'Amphissa à propos du terrain sacré. D'où je me trouvais, je leur ai montré la plaine des Cirrhéens (elle est juste sous le sanctuaire, bien visible). “Voyez-vous, leur ai-je dit, ô amphictyons, ces champs labourés par les Amphissiens, ces chaumières et ces métairies dont ils les ont chargés ? Voyez-vous de vos propres yeux ce port maudit et abominable entièrement reconstruit ? Vous savez, sans besoins d'appeler des témoins, qu'ils ont instauré un péage et qu'ils prennent de l'argent dans ce port consacré”. J'ai relu l'oracle, le serment et l'imprécation de leurs ancêtres. J'ai déclaré que, pour ma part, je prendrais en main les intérêts du peuple d'Athènes et les miens propres, ceux de mes enfants et de ma famille, que fidèle au serment je secourrais Apollon et le terrain qui lui était consacré, par ma personne, mes biens, ma voix, de toutes mes forces, que j'acquitterais ma cité envers les dieux", Eschine, Contre Ctésiphon 118-120). Les Thébains de leur côté déjouent le calcul des Phocidiens : la guerre sacré les ayant totalement épuisés, ils n'ont pas envie d'ouvrir un nouveau conflit contre Athènes ou contre n'importe quel autre adversaire, ils applaudissent donc le discours d'Eschine, et décrètent l'envoi d'une troupe amphictyonique punitive vers les Phocidiens ayant tenté de les brouiller contre Athènes, notamment vers les gens d'Amphissa qui ont malmené des amphictyons chargés d'enquêter sur place ("A l'instigation de ce fourbe [Eschine], les amphictyons ont visité le pays, les Locriens ont fondu sur eux, les ont presque tous percés de leurs traits, ont capturé quelques hiéromnémons. De là, grand tumulte, plaintes contre Amphissa, et finalement guerre", Démosthène, Sur la couronne 151). Démosthène pressent aussitôt le danger. Certes, Eschine a réussi par son discours à réconcilier Thébains et Athéniens, et même à établir l'alliance diplomatique entre Athènes et Thèbes à laquelle rêvait Démosthène - et Eubule avant lui -, mais désormais les Phocidiens sont tellement isolés que leur dernier espoir reste Philippe II, autrement dit la manœuvre d'Eschine a ravivé la guerre sacrée et l'a introduite en Attique ("La guerre d'Amphissa qui a ouvert à Philippe II les portes d'Elatée, qui l'a placé à la tête des amphictyons, qui a précipité la chute totale de la Grèce, en voici l'auteur [Démosthène désigne Eschine] ! Un seul homme est responsable de tant de catastrophes ! En vain j'ai protesté, j'ai crié à l'Ekklésia : “C'est la guerre que tu introduis en Attique, Eschine, la guerre des amphictyons !”. Les uns qui lui sont dévoués ne m'ont pas laissé parler, les autres étonnés ont cru que je le chargeais d'un crime imaginaire par haine personnelle", Démosthène, Sur la couronne 143). Le Conseil amphictyonique nomme le stratège Kottyphos à la tête du contingent punitif vers la Phocide ("Le Conseil amphictyonique résolut de marcher contre les Locriens d'Amphissa, et nomma Kottyphos stratège après un vote", Eschine, Contre Ctésiphon 128). Mais les cités rechignent à envoyer des soldats, craignant les conséquences de leur engagement. Les amphictyons sont embêtés : d'un côté ils ne peuvent pas laisser les Phocidiens impunis, mais de l'autre côté ils ne trouvent pas de régiments pour les punir. Ils se résignent à destituer Kottyphos et à appeler Philippe II à sa place comme arbitre ("Kottyphos a été désigné commandant de l'armée amphictionique le premier, mais les uns ne sont pas venus, et les autres qui sont venus n'ont rien fait. A la session suivante, le commandement à donc été transféré abruptement à Philippe II par des anciens suppôts, Thessaliens et gens d'autres cités, qui ont invoqué des motifs creux : “Nous devons penser au bien commun, ont-ils dit, nous devons recourir à des troupes étrangères et punir ceux qui désobéissent, ou choisir Philippe II”. Bref, par leurs intrigues il a été élu stratège", Démosthène, Sur la couronne 151-152 ; "Sous le pontificat de Kleinagoras, à la session de printemps [-339], les pylagores, les assesseurs et le corps amphictyonique ont décrété : Les Amphissiens s'étant partagé le terrain sacré, l'ayant cultivé, y ayant amené leurs troupeaux, étant sortis en armes lorsqu'on a voulu les en empêcher, ayant repoussé violemment le Conseil général des Grecs et même blessé plusieurs de ses membres, l'Arcadien Kottyphos nommé stratège des amphictyons se rendra auprès de Philippe [II] de Macédoine pour le prier de secourir Apollon et le Conseil, de ne pas abandonner le dieu outragé par les Amphissiens sacrilèges, et pour lui notifier que les Grecs amphictyoniques le nomment stratège avec tous pouvoirs", Démosthène, Sur la couronne 155). Naturellement Philippe II accepte le poste. Il envoie des messagers demander des hommes à toutes les cités du Conseil amphictyonique en vue de l'expédition punive en Phocide programmée au début de l'automne -339 ("De Philippe II roi des Macédoniens à ses alliés du Péloponnèse, démiurges, assesseurs et à tous ses autres confédérés, salut. Les Locriens dits “Ozoles” qui habitent Amphissa profanent le temple d'Apollon à Delphes et ravagent le terrain sacré les armes à la main. Pour cette raison, je veux secourir le dieu avec vous, et le venger de ceux qui violent les choses saintes. Rejoignez-moi en armes en Phocide, apportez des vivres pour quarante jours, au début du mois appelé “loos” en Macédoine, “boedromion” [septembre/octobre -339] en Attique, “panémos” à Corinthe. Ceux qui ne viendront pas avec toutes leurs forces seront condamnés à une amende", Démosthène, Sur la couronne 157). Les Athéniens participent encore à cette expédition amphictyonique sous les ordres de Philippe II contre les Phocidiens, mais secrètement ils pensent déjà à leur prochaine guerre contre Philippe II. Deux batailles ont lieu on-ne-sait-où contre on-ne-sait-qui, la première à proximité de la rivière Céphise qui serpente à travers la Béotie en passant par la banlieue sud d'Elatée vers la banlieue nord de Thèbes, la seconde en hiver -339/-338 : dans ces deux batailles, les Athéniens se distinguent par leur courage, à défaut de briller par leur efficacité militaire (Démosthène ne dit pas que les Athéniens ont vaincu leurs adversaires, il dit simplement que les Athéniens ont impressionné leurs alliés thébains par leur détermination : "Dans les deux premiers combats, l'un près du fleuve, l'autre en hiver [-339/-338], vous êtes apparus non pas irréprochables, mais admirables par votre discipline, par votre bon ordre, par votre ardeur courageuse. Tous les peuples ont loué les Athéniens, et nous avons sacrifié aux dieux", Démosthène, Sur la couronne 216). On ignore le détail de la dégradation des relations entre Athéniens et Macédoniens durant l'hiver -339/-338, on sait simplement que début -338 la guerre est désormais ouverte entre ceux-ci et ceux-là. Sous l'impulsion de Démosthène, au printemps -338, les Athéniens lancent deux démarches : ils sollicitent de Philippe II un arrêt de toutes les opérations militaires en cours ("De l'avis de l'archonte [polémarque] Héropythos, de la Boulè et des stratèges, le 6 de la troisième décade d'élaphébolion [mars/avril -338], sous la présidence de la tribu érechtéide : Philippe II ayant pris plusieurs cités frontalières et saccagé d'autres, méprisant les accords et se préparant à envahir l'Attique, à se parjurer, à rompre la paix, la Boulè et le peuple ont décrété qu'un héraut et des députés seront envoyés au roi de Macédoine pour discuter avec lui et l'engager à maintenir la concorde et les traités, ou à accorder à la cité le temps de délibérer et une trêve jusqu'au mois de thargélion [mai/juin -338]", Démosthène, Sur la couronne 164), et en parallèle ils demandent secrètement aux Thébains de rompre avec Philippe II ("De l'avis de l'archonte polémarque Héropythos, à la vieille et nouvelle lune de mounichion [avril/mai -338] : Philippe II ayant entrepris de dresser les Thébains contre nous et se préparant à marcher avec toutes ses troupes sur les postes-frontières de l'Attique au mépris des traités qui nous lient, la Boulè et le peuple ont décrété d'envoyer vers Philippe II un héraut et des députés pour l'inciter fortement à conclure une trêve afin de laisser le temps de délibérer au peuple, qui jusqu'alors n'a pas opposé la moindre résistance", Démosthène, Sur la couronne 165). Ce dernier en est informé, il met en garde les Thébains contre toute tentative de trahison à son encontre ("De Philippe II roi des Macédoniens à la Boulè et au peuple de Thèbes, salut. J'ai reçu la lettre où vous renouvelez l'union et la paix entre nous. J'ai appris que les Athéniens vous adressent mille gages d'amitié pour vous inciter à les rejoindre. D'abord je vous ai blâmé en croyant que vous étiez séduits par leurs chimères et que vous vous apprêtiez à embrasser leur parti. Aujourd'hui je sais que vous cherchez à maintenir la paix avec nous plutôt que suivre les décisions d'autrui, j'en suis heureux, je vous loue entre autres pour avoir préféré le parti le plus sûr et pour m'avoir conservé votre affection. Vous en tirerez des bons avantages, si vous persévérez", Démosthène, Sur la couronne 167), et il consent au dialogue proposé par les Athéniens à condition qu'ils cessent leur double-jeu avec les Thébains ("De Philippe II roi des Macédoniens à la Boulè et au peuple d'Athènes, salut. Je connais votre position contre moi depuis le début, et vos efforts pour attirer à vous les Thessaliens, les Thébains, et même les Béotiens. Plus sages que vous, fixés sur leurs intérêts, ils n'ont pas voulu soumettre leurs volontés aux vôtres. Par un revirement soudain, vous m'avez donc envoyé des députés et des hérauts pour me rappeler les traités et me demander une trêve, à moi qui ne vous ai nullement attaqués. J'ai entendu vos députés, et je souscris à vos prières, je suis prêt à vous accorder une trêve, à condition que vous bannissiez vos mauvais conseillers et que vous les flétrirez comme ils le méritent", Démosthène, Sur la couronne 166). Athéniens et Thébains, Démosthène en est conscient, ne disposent que de régiments inexpérimentés et de l'esbrouffe ("[Philippe II] était le souverain absolu des troupes qui le suivaient, avantage immense à la guerre, ses soldats avaient toujours les armes à la main, il regorgeait d'or, il pouvait exécuter tout ce qu'il décidait sans l'éventer par des décrets, par des délibérations au grand jour, sans être traîné devant les tribunaux par la calomnie, ni accusé d'infraction aux lois, ni soumis à aucune responsabilité, partout il était chef, potentat, arbitre suprême. Et moi, face à un tel ennemi (l'équité réclame cet examen), de quoi étais-je le maître ? De rien. Le Logos, seul outil à ma disposition, vous le partagiez entre moi et les stipendiés de Philippe II. Et dans les nombreuses circonstances où, à cause de mauvaises décisions ou du hasard, il remportait la victoire, vous sortiez de vos assemblées avec des résolutions qui lui étaient favorables. Or, malgré de tels désavantages, je vous ai rallié l'Eubée, l'Achaïe, Corinthe, Thèbes, Mégare, Leucade, Corcyre, une coalition qui vous a donné quinze mille fantassins et deux mille cavaliers, sans compter les milices citoyennes", Démosthène, Sur la couronne 235-237). Pendant que les Athéniens s'interrogent sur la tactique à adopter, Philippe II surprend tout le monde en simulant une marche préventive vers Delphes afin de protéger le sanctuaire et, au dernier moment, en fondant sur Elatée au nord du mont Parnasse, à la frontière entre Phocide et Béotie ("Brusquement [Philippe II] a rassemblé des forces et semblé marcher sur Cirrha, mais il a laissé les Cirrhéens et les Locriens pour s'emparer d'Elatée", Démosthène, Sur la couronne 152-153). Pris de court, les Athéniens sont en panique : en quelques jours, la phalange macédonienne pourrait se présenter à la frontière de l'Attique, or les Athéniens n'ont aucune force crédible à lui opposer. Les Thébains sont autant décontenancés : Philippe II est aux portes de Thèbes, et ils ne s'illusionnent plus sur son ambition hégémonique. Dans Athènes, les élus et le peuple ne savent pas comment réagir. Démosthène monte à la tribune pour demander la fusion des intérêts athéniens et thébains contre Philippe II (plus tard, il se glorifiera ostensiblement de son intervention, en se présentant comme le sauveur d'Athènes : "C'était le soir. Un homme est arrivé et a annoncé aux prytanes qu'Elatée était tombée. Ils soupaient : en un instant ils ont quitté la table, les uns ont chassé les marchands de leurs tentes dressées sur l'agora et brûlé les baraques, les autres ont convoqué les stratèges et sonné les trompettes, toute la ville a été bouleversée. Le lendemain, à l'aube, les prytanes ont réuni la Boulè au bouleuterion, vous avez réuni l'Ekklésia. Avant que la Boulè ait discuté ou préparé un décret, le peuple occupait déjà tous les gradins supérieurs. La Boulè a commencé. Les prytanes ont répété la nouvelle, introduit le messager. L'homme s'est expliqué. Le héraut a crié : “Qui veut parler ?”. Personne ne s'est présenté. L'appel a été réitéré : personne encore. Pourtant on trouvait là tous les stratèges, tous les orateurs ! Et la voix de la la patrie demandait un avis pour la sauver (car un héraut prononçant des paroles dictées par la loi est en effet la voix de la patrie) ! Or, que fallait-il pour se présenter ? Vouloir le salut d'Athènes ? Vous et le reste des citoyens pouviez vous lever aussitôt et courir à la tribune, je sais que vous vouliez tous sauver Athènes. Solliciter les riches ? Les trois cents pouvaient parler. Réunir zèle et fortune ? Les patriotes opulents qui ont offert des biens considérables à la cité pouvaient se signaler. Mais dans un tel jour, dans une telle crise, un citoyen riche et dévoué n'était pas suffisant, il fallait aussi quelqu'un ayant suivi les affaires dès le début, et raisonné pertinemment sur la conduite de Philippe II, sur son ambition. Un homme ignorant de cela, n'ayant pas étudié le sujet, peu importe son zèle et son opulence, ne pouvait pas savoir le parti à prendre ni avoir un conseil à donner. Eh bien ! l'homme du jour, ce fut moi. Je suis monté à la tribune", Démosthène, Sur la couronne 169-173 ; "Si les Thébains désabusés ne s'étaient pas unis à nous, la guerre serait tombée comme un torrent sur Athènes. Mais ils l'ont stoppée, ô Athéniens, d'abord grâce à un dieu bienveillant, ensuite grâce à un homme : moi", Démosthène, Sur la couronne 153). Il propose de positionner toutes les troupes disponibles à la frontière du côté d'Eleusis, pour signifier aux Thébains qu'Athènes est bien décidée à résister à Philippe II, et d'envoyer une ambassade à Thèbes pour offrir gratuitement l'aide militaire athénienne ("Envoyez à Eleusis vos cavaliers et tous ceux en âge de servir, montrez-vous en armes à toute la Grèce. Ainsi vos partisans dans Thèbes pourront librement soutenir la bonne cause, ils verront que, si les traîtres vendus à Philippe II s'appuient sur ses troupes à Elatée, vous aussi êtes prêts et résolus à aider dès la première attaque ceux qui veulent préserver leur indépendance. Je propose aussi de désigner dix députés qui décideront avec les stratèges du jour de départ et des détails de l'expédition. Arrivés à Thèbes, comment les députés négocieront-ils ? Donnez-moi toute votre attention. Ne demandez rien aux Thébains, quelle honte ce serait aujourd'hui ! Promettez simplement de les aider s'ils le demandent, car leur péril est extrême, et nous croyons plus en l'avenir qu'eux. S'ils acceptent notre offre et nos conseils, nous aurons atteint notre but en maintenant la dignité de notre cité. S'ils les repoussent, Thèbes sera seule responsable de ses malheurs, et nous n'aurons ni honte ni bassesse à nous reprocher", Démosthène, Sur la couronne 177-178 ; "[Démosthène] a d'abord persuadé le peuple qu'on ne devait pas examiner les conditions de cette alliance [avec Thèbes], que l'important était seulement de la faire. Elle s'est faite en effet, en livrant toute la Béotie aux Thébains, dans un décret il a annoncé que si une cité béotienne se rebellait contre les Thébains nous devrions aider Thèbes. Suivant son habitude, il a employé des arguments captieux pour donner le change, comme si les Béotiens réellement et injustement maltraités devaient admirer les vaines subtilités de Démosthène au lieu de s'indigner sur les injustices qu'ils essuyaient. Ensuite il vous a chargé des deux tiers de la dépense, alors que vous étiez les plus éloignés du danger, il s'est arrangé pour que les Thébains ne paient que le tiers restant, et il a été payé pour cet arrangement. Le commandement sur mer a été partagé entre eux et vous, mais vous avez dû supporter la totalité des frais. Le commandement sur terre, quant à lui, disons-le clairement, il l'a cédé aux seuls Thébains, de sorte que pendant toute la durée de la guerre votre stratège Stratoclès n'a jamais été libre d'assurer le salut de vos soldats", Eschine, Contre Ctésiphon 142-143). Ses conseils sont écoutés. L'idée d'une ambassade est adoptée, il est nommé parmi les membres ("Sous l'archonte Nausikléos [archonte-roi, ou archonte polémarque ayant succédé à Héropythos mentionné par Démosthène, Sur la couronne 164 et 165 ; l'archonte éponyme est Théophrastos de juillet -340 à juin -339 puis Lysimachidès de juillet -339 à juin -338], sous la présidence de la tribu aiantide, le 16 skirophorion [juin/juillet -338], Démosthène fils de Démosthénès de Paiania a dit : Philippe II roi des Macédoniens ayant manifestement violé le traité de paix entre lui et le peuple athénien, méprisé les serments et les droits consacrés chez tous les Grecs, pris des cités qui ne lui appartenaient pas, asservi plusieurs places athéniennes, sans aucune provocation de notre part, poussant maintenant plus loin la violence et la cruauté en mettant garnison dans des cités grecques, en y renversant le gouvernement démocratique, en rasant certaines dont il chasse et vend les habitants, en remplaçant dans d'autres les Grecs par des barbares auxquels il abandonne temples et tombeaux, impiété propre à son pays et à son caractère, abusant insolemment de sa fortune, oubliant son origine modeste et obscure face à cette grandeur inespérée, la cité d'Athènes l'a regardé prendre des cités barbares qu'elle contrôlait en estimant cela moins grave qu'une attaque directe contre elle-même, mais aujourd'hui, découvrant à quel point son ignominie recouvre et brise les cités grecques, elle se jugerait coupable et indigne de ses glorieux ancêtres si elle laissait l'asservissement des Grecs se propager. En conséquence, la Boulè et le peuple d'Athènes ont décrété qu'après avoir offert des prières et des sacrifices aux dieux et aux héros protecteurs d'Athènes et de son territoire, le cœur plein de la vertu de leurs pères qui valorisaient davantage la défense de la liberté grecque que celle de leur propre patrie, ils lanceront à la mer deux cents navires, le navarque cinglera jusqu'aux Thermopyles, le stratège et l'hipparque dirigeront fantassins et cavaliers vers Eleusis. Des députés seront envoyés dans toute la Grèce, d'abord aux Thébains que Philippe II menace directement, pour les exhorter à ne pas avoir peur, à embrasser leur liberté avec celle de tous les Grecs, en disant qu'Athènes, oubliant les griefs qui ont divisé les deux cités, leur enverra des secours en argent, en armes offensives et défensives, persuadée que, si les Grecs trouvent glorieux de lutter pour l'hégémonie, s'en dépouiller pour recevoir la loi de l'étranger est une insulte à l'héroïsme de leurs aïeux, en disant aussi que les Athéniens se considèrent attachés aux Thébains comme à leur propres familles et à leur propre patrie, en rappelant les bienfaits de leurs ancêtres envers ceux de Thèbes : les Héraclides chassés de leurs royaumes héréditaires par les Péloponnésiens, y rentrant par les armes des Athéniens vainqueurs de leurs ennemis, Œdipe et ses compagnons d'exil recueillis dans les murs d'Athènes, et beaucoup d'autres services éclatants rendus aux Thébains. . A cette occasion, le peuple d'Athènes ne trahira pas sa propre cause ni la cause de la Grèce. Les députés entérineront l'alliance de guerre, le droit de mariage, donneront et recevront le serment. Ces députés seront Démosthène fils de Démosthénès de Paiania, Hypéride fils de Cléandros de Sphettos, Mnèsitheidès fils d'Antiphanès de Phréarrhe, Démocratès fils de Sophilos de Phlyes, Callaischros fils de Diotimos de Cothoce", Démosthène, Sur la couronne 181-187 ; "L'année où Charondas fut archonte d'Athènes [en -338/-337], les Romains nommèrent consuls Lucius Emilius et Caius Plantius. A cette époque/™pˆ de toÚtwn [fidèle à sa contestable méthode narrative, Diodore de Sicile explique la bataille de Chéronée dans son paragraphe sur l'archontat de Charondas en -338/-337, en détaillant ses causes remontant à l'archontat de Lysimachidès en -339/-338, d'où les confusions chronologiques chez certains historiens anciens et modernes], après avoir obtenu l'amitié de la majorité des Grecs, toujours obsédé par son projet de domination absolue de la Grèce, Philippe II roi des Macédoniens frappa les Athéniens au cœur. Il s'empara soudain de la cité d'Elatée, y rassembla des troupes et résolut de faire la guerre aux Athéniens. Ainsi surpris au milieu de la paix, ceux-ci n'étaient pas préparés. Philippe II pensait donc remporter facilement la victoire. Voici ce qui arriva. Dès la chute d'Elatée, des messagers vinrent de nuit annoncer la nouvelle aux Athéniens, qui apprirent en même temps la marche rapide de Philippe II vers l'Attique. Décontenancés par cette manœuvre inattendue, les stratèges athéniens convoquèrent les trompettes et sonnèrent l'alarme toute la nuit. La rumeur de l'arrivée imminente de Philippe II se répandit dans toutes les maisons, la ville fut vite sur pied. Dès l'aube, le peuple accourut au théâtre, avant même que les magistrats l'eussent convoqué selon l'usage. Les stratèges s'y rendirent avec l'homme qui avait apporté la nouvelle. Après qu'il eut parlé, le silence et la terreur régnèrent dans le théâtre. Aucun des orateurs qui haranguaient habituellement le peuple n'osa se lever pour donner un avis. Malgré les appels réitérés du héraut les invitant à parler pour le salut commun, personne ne monta à la tribune. L'embarras et l'effroi étaient grands. Le peuple tourna ses regards vers Démosthène. Celui-ci s'avança alors, exhorta le peuple à reprendre courage, il proposa d'envoyer immédiatement des députés à Thèbes pour engager les Béotiens à s'unir aux Athéniens afin de défendre la liberté, le temps manquait pour solliciter d'autres alliés puisqu'en deux jours le roi pouvait entrer en Attique, et comme par ailleurs Philippe II devait traverser la Béotie qui était son alliée les Athéniens n'avaient pas d'autres choix qu'entraîner les Béotiens dans la guerre à leurs côtés. Le peuple adopta la proposition et le décret rédigé par Démosthène, puis il chercha l'orateur le plus éloquent et le plus apte à remplir cette mission. Démosthène accepta cette charge avec empressement. Il partit donc immédiatement vers Thèbes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.84-85). Les ambassadeurs athéniens arrivent à Thèbes. Ils y trouvent des représentants d'autres cités ("Arrivés à Thèbes, nous y avons trouvé les députés de Philippe, des Thessaliens et des autres alliés. Nos amis étaient consternés, ceux du Macédonien pleins d'assurance", Démosthène, Sur la couronne 211 ; "[Philochore] expose [au livre VI de son Attique] ce qui se passa après la rupture de la paix sous l'archontat de Lysimachidès [en -339/-338] successeur de Théophrastos. Voici ses propos : “Lysimachidès d'Acharnes. Sous son archontat, la construction des navires et tous les préparatifs militaires furent interrompus à cause de la guerre contre Philippe II. Les Athéniens décrétèrent que tous les fonds seraient destinés de la guerre, selon Démosthène. Maître d'Elatée et de Kytinion, Philippe II envoya à Thèbes les députés des Thessaliens, des Ainiens, des Etoliens, des Dolopes et des Phthiotes, les Athéniens y envoyèrent aussi Démosthène pour les représenter, et les Thébains conclurent une alliance avec Athènes”. On sait que Démosthène comme député des Athéniens et les ambassadeurs de Philippe II vinrent à Thèbes sous l'archontat de Lysimachidès, lorsque tous les préparatifs de guerre étaient déjà terminés de part et d'autre. On voit cela dans le discours Sur la couronne de Démosthène, j'en extrais les passages en question : “Après avoir semé la discorde entre les deux cités, fier de nos décrets et de ses réponses, Philippe II s'est avancé avec ses troupes et s'est emparé d'Elatée, persuadé qu'une union entre Athènes et Thèbes était impossible” [Démosthène, Sur la couronne 168]. Il parle des événements à cette époque et des discours qu'il prononça en assemblées publiques, il dit qu'il fut envoyé comme député à Thèbes, et il ajoute : “Arrivés à Thèbes, nous y avons trouvé les députés de Philippe, des Thessaliens et des autres alliés. Nos amis étaient consternés, ceux du Macédonien pleins d'assurance” [Démosthène, Sur la couronne 211]. Plus loin, après la lecture d'une lettre, il continue ainsi : “L'assemblée s'est ouverte, les Macédoniens ont été introduits les premiers à titre d'alliés, ils sont montés à la tribune, ont loué Philippe II, se sont longuement plaints de vous, ont rappelé tous les maux que vous avez infligés aux Thébains par le passé, ils ont conclu en demandant aux Thébains, en retour des services que Philippe II leur avait rendus, de venger vos injures en le laissant passer ou en participant avec lui à l'invasion de l'Attique” [Démosthène, Sur la couronne 213]", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 11). Des délégués macédoniens réitèrent les menaces de Philippe II, en adressant aux Thébains des propos ne laissant plus aucune place au doute : "Soyez avec nous et les richesses de l'Attique deviendront les vôtres, soyez contre nous et Thèbes sera détruite" ("L'assemblée s'est ouverte, les Macédoniens ont été introduits les premiers à titre d'alliés, ils sont montés à la tribune, ont loué Philippe II, se sont longuement plaints de vous, ont rappelé tous les maux que vous avez infligés aux Thébains par le passé, ils ont conclu en demandant aux Thébains, en retour des services que Philippe II leur avait rendus, de venger vos injures en le laissant passer ou en participant avec lui à l'invasion de l'Attique. “Suivez-nous, ont-ils ajouté, et les troupeaux, les esclaves, les richesses de l'Attique passeront en Béotie ; suivez les Athéniens, et la Béotie sera dévastée par la guerre”, et d'autres propos visant au même but", Démosthène, Sur la couronne 213). Les Thébains désormais renseignés sur les intentions macédoniennes accueillent les Athéniens avec beaucoup d'empressement ("Peu après [les Thébains] vous ont appelés, ils vous ont pressés. Vous êtes partis pour les secourir. J'omets les faits intermédiaires. L'accueil fut fraternel au point qu'ils ont laissé leurs fantassins et leurs cavaliers hors des murs pour recevoir vos soldats dans leur ville, dans leurs maisons, au milieu de leurs enfants, de leurs femmes, de tout ce qu'ils avaient de plus cher. En ce jour mémorable, les Thébains ont loué de la manière la plus éclatante votre valeur, votre équité et votre tempérance. Préférer combattre avec vous plutôt que contre vous, cela signifiait vous reconnaître plus braves et plus justes que Philippe II, et vous confier les objets de tous leurs soins, leurs épouses, leurs familles, c'était prouver leur foi en votre retenue. Sur tous ces points, Athéniens, leur opinion à votre égard a été hautement justifiée : durant le séjour de l'armée dans Thèbes, aucune plainte même infondée n'a été portée contre vous, tant elle s'est comportée avec modération", Démosthène, Sur la couronne 215-216). Les Athéniens se mobilisent en masse et avec enthousiasme, les stratèges athéniens Charès et Lysiclès assurent le commandement et prennent la direction de la Béotie pour seconder les nouveaux alliés thébains ("[Démosthène] persuada les Thébains et revint à Athènes. En voyant ses forces renforcées par celles des Béotiens, le peuple reprit courage. Il nomma aussitôt stratèges Charès et Lysiclès, qui partirent avec le gros de l'armée vers la Béotie. Toute la jeunesse animée d'une ardeur guerrière arriva après une marche forcée à Chéronée en Béotie. Emerveillés par la promptitude des Athéniens, les Béotiens ne restèrent pas oisifs, ils accoururent en armes et se joignirent à leurs alliés pour attendre le choc de l'ennemi. Philippe II envoya à l'assemblée béotienne des députés dont le plus célèbre était Python. Cet homme éloquent devait détruire l'effet du discours de Démosthène sollicitant l'alliance des Béotiens, mais il resta inférieur à Démosthène, comme celui-ci s'en vanta dans un de ses discours, en précisant que son débat avec cet orateur fut l'un de ses plus grands succès : “A cette époque, j'ai résisté à Python dont les flots d'éloquence tentaient de nous accabler”. Philippe II perdit l'alliance des Béotiens, il se résolut alors à combattre les deux peuples", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.84-85). Philippe II est à la tête de trente mille fantassins et deux mille cavaliers ("[Philippe II] attendit la venue de ses alliés retardataires, puis il entra en Béotie à la tête de plus de trente mille fantassins et environ deux mille cavaliers. Les deux armées étaient animées d'une égale ardeur guerrière, mais le roi dominait par ses forces et par ses talents militaires. Vainqueur dans des batailles nombreuses et variées, il avait acquis beaucoup d'expérience au combat, tandis que du côté athéniens les meilleurs stratèges, Iphicrate, Chabrias et Timothée, étaient morts, et le seul qui restait, Charès, ne valait pas plus que ses officiers subalternes dans son commandement et dans ses avis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.85). Il a trompé Charès en simulant une retraite vers la Thrace : Charès trop confiant s'est replié, Philippe II ainsi a pu passer facilement le col de Gravia, tomber sur Amphissa, but de l'expédition punitive imposée par le Conseil amphictyonique l'année précédente, et atteindre le golfe de Crissa/Corinthe ("Philippe II était en guerre contre Amphissa. Les Athéniens et les Thébains gardaient plusieurs passages étroits, et il ne pouvait pas avancer ses troupes. Pour tromper ses ennemis, il écrivit à Antipatros en Macédoine qu'il reportait la campagne contre Amphissa et qu'il souhaitait se hâter d'aller en Thrace pour y mâter des soulèvements. La lettre fut interceptée par les stratèges Charès et Proxénos tandis qu'elle traversait ces passages étroits. Ils l'ouvrirent, la lurent, et se laissèrent abuser. Ils abandonnèrent la surveillance de ces lieux. Philippe II les trouva libres, passa en toute sûreté, vainquit les stratèges revenus sur leurs pas, et se rendit maître d'Amphissa", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.8 ; ce passage de Polyen se rapporte peut-être au passage du col de Gravia : "Les Béotiens gardaient les passages les plus difficiles de leurs frontières, notamment un col étroit de montagne. Philippe II ne les y attaqua pas, il incendia la plaine et ravagea les villes. Les Béotiens ne supportèrent pas de voir leurs villes ainsi maltraitées, ils descendirent de la montagne. C'était ce que Philippe II voulait. Il passa la montagne en empruntant le col que les ennemis avaient abandonné", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.14). Thébains et Athéniens ne peuvent pas deviner s'il va attaquer en passant par le nord du mont Parnasse via Elatée, ou par le sud du mont Parnasse via Delphes en longeant le golfe de Crissa/Corinthe. Par précaution, ils reculent à la jonction des deux routes à l'est du mont Parnasse, dans la plaine près de la cité de Chéronée.


Philippe II a amené son fils Alexandre avec lui. Comme Alexandre va jouer un grand rôle dans la bataille prochaine, nous devons nous arrêter un instant sur ses jeunes années. Nous avons vu qu'Alexandre n'est pas le seul enfant de Philippe II, qui a l'habitude d'épouser des filles de rois pour s'assurer l'union des royaumes dont elles sont issues. Ainsi Alexandre, en plus de sa sœur Cléopâtre, a pour demi-sœurs Kynanè fille de l'Illyrienne Audata/Eurydice et Thessaloniki fille de la Thessalienne Nikèsipolis de Phères, il a pour demi-frère Arrhidaios fils de la Thessalienne Philinna de Larissa, il a aussi comme oncles par alliance Derdas et Machatas les frères de Phila probables dignitaires de la cité d'Elimeia à la frontière sud de la Macédoine, récemment il a vu débarquer à Pella une nouvelle belle-mère en Médée fille du roi gète Kothèlas. Olympias la mère d'Alexandre est pareillement une dignitaire royale, fille de Néoptolème Ier d'Epire, son statut ne diffère pas de ses concurrentes, elle est d'abord un outil politique avant d'être une épouse ("A chaque guerre, Philippe II s'offrait une nouvelle épouse. Satyros dit, dans sa Vie consacrée à ce roi : “Durant ses vingt-deux années de règne, il épousa l'Illyrienne Audata qui lui donna une fille : Kynanè, Phila la sœur de Derdas et de Machatas, deux thessaliennes afin de se concilier le peuple thessalien : Nikèsipolis de Phères qui lui donna Thessaloniki et Philinna de Larissa qui lui donna Arrhidaios, il annexa le royaume des Molosses grâce à son mariage avec Olympias qui lui donna Alexandre et Cléopâtre, quand il conquit la Thrace le roi Kothèlas lui donna la main de sa fille Médée avec une dot importante, qu'il installa chez lui avec Olympias”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.5). Dans ses conditions, Alexandre n'est qu'un héritier parmi d'autres. Sa succession au trône de Macédoine n'est pas garantie. Il doit faire ses preuves pour espérer obtenir l'héritage paternel. Son enfance semble avoir été orientée vers les arts de l'esprit davantage que vers ceux du corps, alors que très tôt il a exprimé davantage de dispositions pour les activités du corps que pour celles de l'esprit. Il a eu comme nourrice Hellanicé, sœur de Kleitos capitaine de l'entourage de Philippe II ("[Kleitos] avait remporté beaucoup de titres de gloire à la guerre sous les ordres de Philippe II. Sa sœur Hellanicé avait été la nourrice d'Alexandre, qui l'aimait comme une mère", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.20-21), puis il a été confié durant sa première enfance à Lysimachos d'Acarnanie, un intellectuel flatteur et sans talent. Mais parallèlement à ce Lysimachos, sa mère Olympias lui a donné pour guide l'un des membres de sa famille (un cousin ? un oncle ?) nommé "Léonidas" aux mœurs austères ("Son éducation fut dirigée par l'austère Léonidas, apparenté ["suggen¾j"] à Olympias. Ce dernier refusait le noble et honorable titre de “pédagogue” ["paidagwg…aj"], il fut appelé “tuteur” ["trofeÝj"] et “professeur” ["kaqhght¾j"] d'Alexandre pour son statut et sa proximité avec la reine. Le titre et la fonction de pédagogue furent attribués à Lysimachos d'Acarnanie, qui n'avait aucune aptitude intellectuelle mais qui savait séduire en se surnommant lui-même “Phénix” et en surnommant Alexandre et Philippe II “Achille et Pélée”, cela expliquait sa position auprès du jeune prince", Plutarque, Vie d'Alexandre 5). Alexandre n'a pas souffert de l'instruction martiale dispensée par ce Léonidas, au contraire : lors du siège d'Halicarnasse en -333, il refusera les cadeaux offerts par la riche dynaste Ada sœur du défunt Mausole, précisément en souvenir des leçons de frugalité et de tempérance de Léonidas naguère ("Sobre par tempérament, [Alexandre] donna plusieurs fois des preuves de sa frugalité, et en particulier dans sa réponse à la reine Ada qu'il considérait comme sa mère et qu'il avait rétablie sur le trône de Carie. Cette reine crut lui faire plaisir en lui envoyant tous les jours les viandes les mieux préparées, les pâtisseries les plus délicates, des meilleurs cuisiniers et des pâtissiers les plus habiles. Mais il lui répondit n'avoir aucun besoin de tous ces présents-là, et que son pédagogue Léonidas lui en avait donné de bien meilleurs : la promenade avant le déjeuner, et un frugal repas en guise de souper. “Il inspectait souvent mes petites armoires, mon lit, mes vêtements, ajouta-t-il, pour vérifier que ma mère n'y glissait rien de mou ou de superflu”", Plutarque, Vie d'Alexandre 22). Il agira de la même façon après la prise de Gaza en -332, en envoyant à Léonidas une partie du butin accompagné d'un mot taquin ("[Alexandre] envoya la plus grande partie du butin [pris dans la cité de Gaza en -332] à Olympias, à Cléopâtre et à ses amis, dont cinq cents talents d'encens et cent talents de myrrhe pour son pédagogue Léonidas, en guise de réponse à une remarque que celui-ci lui avait adressée dans sa jeunesse. Ayant vu Alexandre prendre à pleines mains de l'encens et le jeter dans le feu lors d'un sacrifice, Léonidas lui avait effectivement dit : “Quand tu auras conquis le pays des aromates, Alexandre, tu pourras prodiguer ainsi l'encens, mais pour l'heure il faut en user avec plus de modération”. Alexandre lui écrivit : “Voici une abondante provision d'encens et de myrrhe, pour que vous ne soyez plus si économe envers les dieux”", Plutarque, Vie d'Alexandre 25). Nous avons dit plus haut que Démosthène, lors de l'ambassade du printemps -346 à Pella, a vu et entendu l'enfant Alexandre s'essayant à la danse et à la lyre : les prestations du jeune prince ne l'ont pas enthousiasmé, certainement parce qu'elles étaient inconsistantes. Une anecdote est révélatrice sur ce point. Un jour le vieux Timothée de Milet, célèbre instrumentiste ayant commencé sa carrière à l'époque d'Euripide à la fin du Vème siècle av. J.-C., délaisse sa lyre pour jouer à l'aulos un air rude en l'honneur de la déesse guerrière Athéna : Alexandre est subjugué, il invite le vieux musicien à sa table ("Fils de Thersandros ou Neomousos ou Philopolidos, originaire de Milet, poète lyrique. Il a ajouté une dixième et une onzième cordes [à la lyre] et a adouci la musique ancienne. Il a vécu à l'époque du tragédien Euripide, et est mort sous le règne de Philippe II roi de Macédoine à l'âge de quatre-vingt dix-sept ans. Il a écrit sous forme versifiée dix-neuf nomes musicaux, trente-six proèmes, Artemis, huit arrangements ["diaskeu¦j"], des louanges ["™gkèmia"], Persès ou Nauplios, Les filles de Phinée, Laerte, dix-huit dithyrambes, vingt-et-un hymnes, et d'autres œuvres. […] On dit qu'un jour Timothée a joué à l'aulos un nome sévère ["Ôrqion nÒmon"] pour Athéna, qui a tellement étonné Alexandre que celui-ci en l'écoutant a pris les armes et déclaré que “les airs royaux à l'aulos devraient toujours lui ressembler”, il a convoqué aussitôt Timothée, qui est venu à lui avec empressement", Suidas, Lexicographie, Timothée T620 ; la même anecdote est rappelée dans les articles Alexandre A1122 et Orthiasmaton/Orqiasm£twn O573 ; Plutarque rapporte un épisode similaire sur un autre musicien : "Un jour Antigénidas joua l'air des chars, [Alexandre] en fut tellement transporté et enflammé qu'il s'élança soudain sur les armes qui étaient près de lui, il les saisit en expliquant son geste par le refrain spartiate : “Par ses nobles accords la lyre invite aux armes”", Plutarque, Sur la vertu d'Alexandre II.2). Une autre anecdote va dans le même sens. Alexandre étant incapable de placer correctement ses doigts sur les cordes de sa lyre, son maître lui reproche de jouer faux, Alexandre répond agacé et menaçant : "Je joue comme je veux, je suis prince !" ("Alexandre fils de Philippe II, encore prépubère, apprit à jouer à la lyre. Son maître lui dit un jour de pincer une corde précise pour en tirer un son adapté à la pièce qu'il exécutait : “Quelle importance si je pince celle-là ?”, demanda Alexandre en montrant une autre corde. “Ce n'est pas important pour celui qui doit devenir roi, répondit le maître, mais c'est important pour quiconque veut jouer à la lyre en respectant les règles”. Le musicien connaissait l'histoire de Linos, et craignait de subir le même sort : Héraclès dans son enfance eut Linos comme maître de lyre, un jour Linos lui reprocha de mal toucher son instrument, Héraclès dans un mouvement de colère le tua en le cognant avec la lyre", Elien, Histoires diverses III.32). Alexandre se montre plus intéressé par la compétition que par l'acceptation des contingences, plus intéressé par la confrontation avec les choses et les êtres que par la rêverie, plus intéressé par la gloire publique que par la méditation en solitaire. En témoigne la célèbre anecdote sur Bucéphale. Un marchand propose un cheval appelé "Bucéphale" à Philippe II. Le cheval paraît très farouche, il refuse de se laisser monter. Philippe II repousse la proposition d'achat. Le jeune Alexandre relève le défi : il prétend pouvoir monter ce cheval récalcitrant. Philippe II accepte d'acheter le cheval au marchand et de l'offrir à son fils Alexandre à condition que celui-ci accomplisse sa promesse, sinon Alexandre devra le rembourser ("Un Thessalien nommé “Philonikos” amena un jour à Philippe II un cheval appelé “Bucéphale” qu'il voulait vendre treize talents. On descendit dans la plaine pour l'essayer : il se révéla difficile, farouche et impossible à manier, il n'acceptait pas d'être monté, il ne supportait la voix d'aucun des écuyers de Philippe II et se cabrait contre tous ceux qui voulaient l'approcher. Mécontent, jugeant qu'un cheval si sauvage ne pourrait jamais être dompté, Philippe II ordonna qu'on le renvoyât. Alexandre qui était présent laissa échapper : “Quel cheval ils perdent à cause de leur incompétence et de leur timidité !”. Philippe II l'entendit. D'abord il ne réagit pas, mais comme Alexandre tint plusieurs fois le même propos et manifesta sa peine en voyant le cheval qu'on renvoyait, Philippe II lui dit : “Tu critiques des gens plus âgés que toi, comme si tu étais plus habile qu'eux à domestiquer ce cheval”. “Certainement je le conduirais mieux qu'eux”, répondit Alexandre. “Tu relèves le défi, quel enjeu tu engages contre ta présomption ?” “Je paierai le cheval”, rétorqua Alexandre, provoquant un rire général. Philippe II convint avec son fils qu'en cas d'échec ce dernier paierait les treize talents", Plutarque, Vie d'Alexandre 6). Alexandre a remarqué que Bucéphale a peur de son ombre, il le tourne donc face au soleil en le rassurant. Puis il saute sur son dos. Après plusieurs ruades, Bucéphale se calme et accepte de se laisser guider par son jeune cavalier, sous les applaudissements admiratifs de la foule ("Alexandre s'approcha du cheval, prit les rênes et lui tourna la tête face au soleil, ayant remarqué que l'animal était effarouché par son ombre qui s'étalait devant lui et suivait tous ses mouvements. Il le flatta doucement de la voix et de la main tandis que le cheval soufflait de colère, puis, laissant tomber sa chlamyde à terre, il sauta prestement sur lui. Il tint la bride serrée, sans le frapper ni le harceler, et quand il vit sa férocité diminuer et son envie de courir il baissa la main, lui parla d'une voix plus rude, et le poussa à toute bride en lui appuyant les talons. Philippe II et toute sa Cour furent saisis de frayeur et gardèrent le silence, mais quand ils le virent revenir en maîtrisant le cheval avec autant de joie que d'assurance, tous les spectateurs l'applaudirent", Plutarque, Vie d'Alexandre 6 ; "Alexandre eut un cheval extraordinaire, appelé “Bucéphale” à cause de son aspect farouche ou d'une empreint sur l'épaule en forme de taureau. On dit qu'il fut acheté treize talents dans le haras de Philonikos de Pharsale, que le prince encore enfant s'éprit de la beauté de cet animal, que celui-ci couvert de la selle royale ne voulut plus être monté par un autre qu'Alexandre", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VIII, 64.1). Plutarque dit que Philippe II a embrassé fièrement son fils descendant de Bucéphale, en lui demandant de chercher un royaume plus grand que la Macédoine afin d'y entretenir ses dons exceptionnels ("Philippe II versa des larmes de joie, et lorsque Alexandre fut descendu de cheval il le serra dans ses bras. “Mon fils, lui dit-il, cherche ailleurs un royaume qui soit digne de toi, la Macédoine ne peut pas te suffire”", Plutarque, Vie d'Alexandre 6). Ce propos que Plutarque place dans la bouche de Philippe II est peut-être une invention, mais s'il est historique il doit être lu moins comme une prophétie de Philippe II annonçant l'épopée d'Alexandre en Asie contre les Perses, que comme une inquiétude de Philippe II à comprendre soudain que son fils pourrait nuire à son hégémonie, d'où l'incitation à quitter Pella, la Macédoine, la Grèce, à partir au loin pour y affronter d'autres chevaux récalcitrants en pays barbares et éventuellement y trouver la mort. Alexandre a une culture médiore, mais il a une intelligence pratique bien réelle. En témoigne une autre anecdote de date incertaine, peut-être de la brouille entre le père et le fils en -335 que nous raconterons plus loin. Alexandre a donné de l'argent à certains de ses amis dans l'espoir de pérenniser leur fidélité, Philippe II lui répond : "J'ai occupé tout mon règne à donner de l'argent aux cités grecques pour les fidéliser, résultat elles ont pris l'argent mais elles attendent la première occation pour m'assassiner, tu crois vraiment que l'amitié s'achète ?" ("Dans une louable lettre Philippe II réprimanda Alexandre d'avoir tenté de se concilier par des cadeaux l'affection de quelques Macédoniens. “Mon fils, lui dit-il, pourquoi avoir conçu un espoir si vain ? Comment peux-tu croire à la fidélité de ceux dont tu achètes l'amitié ?” Ce conseil fut motivé par la tendresse paternelle autant que par l'expérience, car Philippe II en effet a acheté une grande partie de la Grèce plutôt qu'il ne l'a conquise par des batailles", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VII.2, Exemples étrangers 10). Alexandre en conclut qu'il ne doit rien attendre d'un pays conquis et qu'il perdra la fidélité de ses compagnons d'armes en les achetant, en conséquence lors de son épopée il traitera les pays conquis en pays conquis et s'assurera la fidélité de ses compagnons en les dominant sur le champ de bataille, selon le fameux adage : "Les Etats n'ont pas d'amis mais seulement des intérêts, les chefs d'Etat n'ont pas d'amis mais seulement des gens intéressés". Au fond, de façon très œdipienne, il admire son père, il veut lui ressembler afin que celui-ci l'admire en retour, il veut lui montrer qu'il est son seul héritier digne de lui et que la couronne de Macédoine doit lui revenir, tout en se lamentant sur le fait que Philippe II a porté très haut la Macédoine et n'a pas laissé à son fils beaucoup d'occasions de s'illustrer ("A chaque fois qu'on venait lui apprendre que Philippe II avait pris une cité importante ou avait remporté une grande victoire, [Alexandre] ne s'en réjouissait pas, au contraire il disait à ses compagnons : “O mes amis, mon père prend tout, il ne me laissera aucune entreprise glorieuse à accomplir avec vous”. Passionné non pas pour les voluptés et les richesses mais pour la gloire et la vertu, il pensait que plus l'empire de son père s'étendait, moins lui-même trouverait d'occasions de s'illustrer, plus Philippe II accroissait ses conquêtes et plus cela réduisait les opportunités de belles actions. Il désirait non pas l'opulence, le luxe, les plaisirs, mais recevoir de son père un royaume où les guerres et les batailles fussent encore possibles afin d'en recueillir une vaste moisson de gloire", Plutarque, Vie d'Alexandre 5). Le caractère d'Alexandre n'est que le miroir de celui de son père, comme le montre avec justesse l'historien romain Justin ("Le fils, Alexandre, surpassa les vices et les qualités du père en lui succédant. Tous deux tendaient à la victoire, mais par des moyens différents. Alexandre employait la force, Philippe II recourait à la ruse. L'un aimait tromper ses ennemis, l'autre, les vaincre. Le premier eut plus d'adresse, le second, plus de grandeur. Le père savait dissimuler et même étouffer sa colère, le fils irrité ne souffrait ni retard ni limite à sa vengeance. L'un et l'autre abusaient du vin, mais leur ivresse différait dans ses effets : le père en sortant de table courait à l'ennemi, livrait bataille, se jetait tête baissée dans les périls, tandis Alexandre tournait sa fureur non pas contre ses ennemis mais contre ses officiers, pour cette raison on vit souvent Philippe II quitter le combat couvert de blessures, et Alexandre se lever de table souillé du sang de ses plus chers compagnons. L'un voulait régner avec ses amis, l'autre, sur ses amis. Le père voulait inspirer l'amour, le fils, susciter la terreur. Tous deux montrèrent une attirance pour les lettres : Philippe II vers la politique, Alexandre, vers la religion. Le premier fut plus modéré dans ses paroles, le second, dans ses actions. Alexandre pardonnait facilement et dignement aux vaincus, Philippe II ne respectait pas toujours ses alliés. Le père aimait la frugalité, le fils était intempérant. Ce fut avec ces diverses qualités que le père jeta les fondements de l'empire mondial, et que le fils se glorifia à l'accomplir", Justin, Histoire IX.8 ; Diodore de Sicile raccorde avec Justin en disant que Philippe II a dominé principalement par le Logos, alors qu'Alexandre a dominé principalement par les armes : "On admet généralement que Philippe II se distingua par ses compétences stratégiques et par son affabilité que par sa bravoure dans les combats. En effet il partagea ses succès militaires avec tous ses compagnons d'armes, tandis que les gains obtenus par la persuasion furent son œuvre personnelle", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.95). La bataille de Chéronée qui s'annonce est une occasion pour Alexandre de briller aux yeux de son père. Philippe II quant à lui est partagé. D'un côté, aucun auteur ancien ne s'attarde sur les sentiments qu'il entretient à l'égard de son fils, ce qui suggère qu'au mieux il le méprise, au pire il s'en méfie, il le voit comme un rival. S'il a confié à Alexandre adolescent l'administration de Pella pendant que lui-même opérait à Périnthe et Byzance en -341/-340, c'est autant pour tempérer les réclamations d'Alexandre que pour le fixer dans une tâche de gestionnaire en espérant qu'il y échouera, ou du moins qu'il y sera tellement occupé qu'il ne pensera plus à égaler son père. Malheureusement pour Philippe II, Alexandre a encore témoigné de son intelligence pratique et de son désir de rivaliser avec lui en mâtant un soulèvement des Thraces et en fondant Alexandropolis, puis en venant à son secours dans les Balkans. C'est pour canaliser le caractère de ce fils instable que Philippe II lui a donné le philosophe Aristote comme précepteur en -343 (Alexandre à cette date avait treize ans). La philosophie au IVème siècle av. J.-C. n'est pas une activité purement intellectuelle comme elle le deviendra à l'ère hellénistique jusqu'à aujourd'hui, elle est encore une science politique. Ainsi Platon et tous ses pairs ne sont pas des philosophes au sens moderne, ouverts au débat, amoureux de concepts plus ou moins abstraits, mais des hommes qui n'ont pas réussi à jouer un rôle direct dans leur cité et qui se sont résignés à créer des "hérésies" en grec ("a†resij", action de "prendre/aƒršw" en général, d'où par extention "choix, préférence, inclination, opinion, parti, faction"), équivalent de "sectes" en latin ("secta", du verbe "sequor" qui signifie "suivre"), où des élèves apprennent l'art de conseiller les dignitaires politiques afin de les influencer dans le sens voulu par le chef de l'hérésie/secte philosophique. Intégrer une hérésie/secte philosophique au IVème siècle av. J.-C., c'est comme intégrer Sciences Po aujourd'hui : on n'y apprend pas à réfléchir sur le monde et les choses, mais à manipuler les puissants pour gouverner à travers eux et imposer secrètement une cosmologie particulière. Aristote est né vers -383 à Stagire en Chalcidique, colonie de la cité de Chalcis en Eubée, d'où ses parents Nicomachos et Phaistia sont partis à une date inconnue. Un mystère total plane sur l'origine de ses parents ("Aristote était fils de Nicomachos, qui se prétendait héritier de Machaon fils d'Asclépios. Sa mère s'appelait “Phaistia”. Ses parents étaient originaires de Chalcis, ils avaient participé à la colonisation de Stagire. Aristote naquit vers la quatre-vingt dix-neuvière olympiade [de -384 à -381], sous l'archontat de Diotrephès [en -384/-383], trois ans avant Démosthène [né vers -380 comme on l'a vu plus haut]", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 5 ; "Aristote de Stagire était fils de Nicomachos et Phaistia. Dans son essai sur Aristote, Hermippos dit que son père descendait de Nicomachos fils de Machaon et petit-fils d'Asclépios", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.1 ; "Fils de Nicomachos et Phaistia. Nicomachos était médecin, héritier de l'Asclépiade Nicomachos fils de Machaon", Suidas, Lexicographie, Aristote A3929). Un lien familial est possible, selon l'usage paponymique antique, avec l'homonyme Aristotélès d'Athènes, ex-membre des Trente, chassé de sa cité après la chute du régime en -403 : nous ne nous attardons pas sur cette hypothèse que nous avons déjà développée à la fin de notre acte précédent. La seule certitude, nous l'avons dit au début du présent alinéa, est que Nicomachos père d'Aristote était médecin dans l'entourage d'Amyntas III roi de Macédoine entre -394 et -370, et qu'il est mort avant la majorité d'Aristote. A l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, en -367/-366, Aristote a été accepté par Platon dans l'hérésie/secte de l'Académie. Il y est resté une vingtaine d'années ("Apollodore [d'Athènes, érudit du IIème siècle av. J.-C.] dit dans sa Chronique qu'Aristote, né la première année de la quatre-vingt-dix-neuvième olympiade [de -384 à -381], s'est attaché à Platon dans sa dix-septième année, et a suivi ses leçons pendant vingt-cinq ans [erreur : Platon meurt en -347, donc Aristote est resté à ses côtés maximum vingt ans après être entré dans l'Académie en -367/-366]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.9 ; "Après la mort de son père, [Aristote] âgé de dix-huit ans sous l'archontat de Polyzèlos [en -367/-366] se rendit à Athènes, recommandé à Platon, il suivit ses leçons pendant vingt ans", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 5). La relation entre les deux hommes était bizarre. D'un côté, tel un grand cousin protecteur, Platon a témoigné de beaucoup de bienveillance et de patience à l'égard d'Aristote, qu'il a intégré dans son cercle d'élèves le plus proche. De l'autre côté, tel un petit cousin turbulent, Aristote n'a jamais manifesté la moindre gratitude envers Platon, au contraire il a affiché clairement ses doutes sur l'existence des Idées platoniciennes, qu'il juge comme un échaffaudage intellectuel sans fondement, et estime que la seule Vérité est l'observation et la catégorisation méthodique des choses. Il s'est approprié la phrase de Socrate : "Mon altruisme s'arrête quand autrui commet une erreur et veut me l'imposer" ("Quand à vous [c'est Socrate qui s'adresse à deux élèves], je vous en prie, ignorez Socrate et ne considérez que la vérité. Si vous jugez que je dis la vérité, acquiescez, sinon opposez-vous de toutes vos forces. Assurez-vous que je ne me trompe pas, et que vous ne vous trompez pas vous-mêmes par excès de bienveillance, afin que je ne vous quitte pas comme l'abeille qui laisse son aiguillon dans la plaie", Platon, Phédon 91b-c), pour la retourner contre Platon : "J'aime Platon, sauf quand il se fourvoie dans l'erreur et veut me l'inculquer" ("Les amis et la vérité nous sont pareillement chers, mais nous devons toujours préférer la vérité", Aristote, Ethique à Nicomaque 1096a ; ce propos deviendra un proverbe : "Ami de Platon, [mais] amant de la vérité/F…loj men Pl£twn, filotšra de ¢l»qeia"). Il traitait avec condescendance ses camarades académiciens, dont Xénocrate le premier de la classe qu'il a toujours considéré inférieur à lui… et Platon l'approuvait ("Xénocrate fils d'Agathénor de Chalcédoine suivit très jeune les leçons de Platon et l'accompagna en Sicile. Il avait l'esprit lent. Platon disait souvent de lui, en le comparant à Aristote : “Celui-ci a besoin d'un frein, et celui-là, d'un éperon”, ou encore : “Quel cheval ! et quel âne je lui oppose !”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IV.6). Platon dans ses derniers jours a souffert de cette ingratitude d'Aristote ("[Aristote] n'attendit pas la mort de Platon pour le quitter. Platon dit qu'Aristote le traitait comme les poulains qui, à peine nés, ruent contre leur mère", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.2). Après la mort de Platon en -347, Speucippe a pris la tête de l'Académie, Aristote a quitté Athènes et s'est installé à Atarnée en Troade ("A la mort de ce philosophe [Platon], qui survint sous l'archontat de Théophilos [en -348/-347], [Aristote] se retira chez Hermias tyran d'Atarnée où il resta trois ans", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 5). Par sa propre volonté ? ou par une recommandation de Platon, qui voulait satisfaire Aristote en le missionnant comme éminence grise du dignitaire local, comme naguère Euphrée d'Orée missionné comme éminence grise de Perdiccas III roi de Macédoine ? Jusqu'à une époque récente, la cité d'Atarnée était gouvernée par un nommé "Euboulos". Cet Euboulos a été assassiné et remplacé par l'un de ses eunuques appelé "Hermias", qui, avant d'être castré, a engendré une fille appelée "Pythia", selon Suidas ("Eunuque ["eÙnoàcoj"] d'Atarnée, cité de Mysie en Asie près de l'Hellespont, qu'il gouverna comme sujet du Grand Roi perse. Il devint eunuque et esclave d'Euboulos, dynaste et philosophe de Bithynie. […] Cet homme, bien qu'étant castré ["qlad…aj"], insémina une femme ont il eut une fille : Pythia", Suidas, Lexicographie, Hermias E3040 ; l'article Entomias E1474 précise que ce mot "entomias/entom…aj" est générique et synonyme d'"eunuque", alors que "thladias/qlad…aj" désigne plus spécifiquement un homme "aux parties brisées/teqlamšnoj", autrement dit Hermias est devenu eunuque à la suite d'une castration volontaire ou accidentelle ou subie). A une époque inconnue, Platon a proposé à Hermias de prendre à ses côtés deux de ses élèves, Koriskos et Erastos, soi-disant pour parfaire leur éducation ("Erastos et Koriskos possède certes la science de Idées, la plus belle des sciences, mais j'argue mon âge pour leur rappeler qu'ils ignorent comment se défendre contre l'injustice et la méchanceté, ils n'ont aucune expérience parce qu'ils ont passé une grande partie de leur vie avec nous [les membres de l'Académie] qui ne sommes pas méchants. Ils ont donc besoin d'une aide pour continuer à apprendre la haute sagesse tout en s'instruisant sur la basse sagesse qui reste nécessaire. Or je crois que cette force dont ils ont besoin, Hermias la possède par ses qualités naturelles autant que par son expérience acquise", Platon, Sixième lettre 322d-323a), en réalité pour l'influencer dans le sens du projet communiste de La République. Même si nous n'en avons aucune trace, Platon a pu proposer ensuite à Hermias les services d'Aristote, en complément ou en remplacement de ceux de Koriskos et Erastos. Strabon va plus loin en disant qu'Hermias, lors d'un voyage à Athènes avec son ancien maître Euboulos, a assisté à des leçons de Platon, et qu'après sa prise de pouvoir à Atarnée il a demandé à Platon de lui envoyer un de ses élèves pour l'aider à gouverner ("Hermias était eunuque et avait servi un riche banquier. Lors d'un séjour à Athènes, il avait suivi les leçons de Platon et d'Aristote. Puis, de retour à Assos, son maître l'avait associé à son projet tyrannique, il avait participé à son putsch à Atarnée et à Assos, et avait finalement hérité de son pouvoir. Il avait alors appelé auprès de lui Aristote et Xénocrate. Il prit soin d'eux", Strabon, Géographie, XIII, 1.57). En tous cas, toujours selon Suidas, Aristote s'est bien adapté à la Cour d'Hermias puisqu'il a épousé Pythia, qui lui a donné une fille dont le nom n'est pas parvenu jusqu'à nous. Selon Strabon, qui écrit au Ier siècle av. J.-C., soit onze siècles avant Suidas, Pythia est non pas la fille mais la belle-fille d'Hermias ("[Hermias] maria Aristote à une fille de son frère", Strabon, Géographie, XIII, 1.57). Suidas dit par ailleurs qu'Aristote s'est adonné aussi à l'adultère en couchant avec une nommée "Herpyllis", fille de joie au service d'Hermias. Un fils est né de cette union, reconnu par Aristote, il a reçu le nom de son grand-père Nicomachos selon l'usage paponymique antique ("[Aristote] eut une fille de Pythia, fille de l'eunuque Hermias, engendrée malgré sa castration. La fille d'Aristote s'est mariée trois fois, elle est morte en couches avant son père. Son fils Nicomachos avait pour mère la concubine Herpyllis, épousée après Pythia, donnée par Hermias l'eunuque qui gouvernait Atarnée en Troade, ancien esclave d'Euboulos de Bithynie et, dit-on, amant d'Aristote", Suidas, Lexicographie, Aristote A3929 ; "Dans ses Vies, Timothée dit qu'Aristote, le plus illustre des élèves de Platon, avait une voix faible, des jambes grêles et des petits yeux, qu'il était toujours vêtu avec recherche, portait des anneaux et se rasait la barbe, il ajoute que sa compagne Herpyllis lui donna un fils nommé “Nicomachos”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.1 ; "Stagirite, philosophe, fils du philosophe Aristote, élève de Théophraste, certains disent aussi son giton. Auteur d'Ethiques en six livres et de commentaires sur la physique de son père", Suidas, Lexicographie, Nicomachos N398). Convenons humblement que l'identité de la femme d'Aristote est mal établie ("On dit que l'eunuque Hermias, tyran d'Atarnée, se prostitua à lui [Aristote]. Selon une autre version défendue par Démétrios de Magnésie dans son traité Sur les poètes et écrivains homonymes, Hermias l'aurait reçu dans sa famille en lui donnant sa fille ou sa nièce, il ajoute qu'Hermias était Bithynien, esclave d'Euboulos, et meurtrier de son maître. Aristippe [petit-fils homonyme du socratique Aristippe de Cyrène contemporain et rival de Platon ? ou Aristippe l'Académicien tardif mentionné par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.83 ?] prétend de son côté, dans son traité Sur l'ancienne sensualité, qu'Aristote avait conçu une violente passion pour une concubine d'Hermias, que celui-ci la lui avait donné comme épouse, et que, transporté de joie, il offrit lors du mariage des sacrifices similaires à ceux que les Athéniens offrent à Déméter d'Eleusis", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.3-4), et retenons l'essentiel : l'expérience à Atarnée a vite tourné à l'aigre. Dans sa Bibliothèque historique, au paragraphe consacré à l'archontat de Callimachos en -349/-348, Diodore de Sicile raconte qu'Hermias a été trahi par le Rhodien Mentor, qui l'a capturé et qui a repris possession d'Atarnée au nom d'Artaxerxès III Ochos ("L'année où Callimachos fut archonte d'Athènes [en -349/-348], les Romains nommèrent consuls Marcus Caius et Publius Valérius. A cette époque, […] Mentor marcha contre Hermias, tyran d'Atarnée, rebelle au Grand Roi et maître de nombreuses places fortes et cités. Il attira Hermias dans une entrevue en lui promettant de demander son pardon au Grand Roi, Hermias fut encerclé et arrêté. Mentor prit l'anneau d'Hermias et s'en servit pour envoyer partout des fausses lettres où il affirmait qu'Hermias avait signé la paix avec le Grand Roi par l'intermédiaire de Mentor. Scellées de l'anneau d'Hermias, ces lettres lui permirent de recouvrer les places fortes et les cités qui les reçurent, les habitants ne doutant pas de leur authenticité et par ailleurs très désireux du retour de la paix. C'est par ce stratagème que Mentor, sans coup férir, soumit toutes les cités rebelles à l'autorité du Grand Roi, en obtint un nouveau titre en remerciement, et augmenta sa réputation d'habile stratège", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.52). Nous sommes certains que la date est fausse : Aristote s'est installé chez Hermias à Atarnée après la mort de Platon en -347, Hermias n'a donc pas pu être capturé par les Perses sous l'archontat de Callimachos en -349/-348. Pour notre part, nous pensons que cet épisode date de l'époque de la paix de Philocratès en -346. L'archontat de Callimachos en -349/-348 correspond au début de l'offensive de Philippe II sur la Chalcidique, quand Athènes avait encore la maîtrise des mers et rêvait encore jouer un rôle dans l'Hellespont, en Propontide, dans le Bosphore, contre les Perses. En -346 en revanche, Athènes n'avait plus la maîtrise des mers, elle commençait à lutter contre les raids maritimes de Philippe II et contre les pirates pour sa propre survie, et, face aux grignotages de Philippe II en Thrace menaçant ses derniers colons en Chersonèse, les Perses leur sont apparus non plus comme des adversaires séculaires mais, de façon aberrante et pathétique, comme des alliés : dans ce contexte, sachant que les Athéniens n'interviendraient pas, Mentor a pu lancer les soldats perses contre Hermias totalement isolé. Pseudo-Aristote dit que Mentor n'a pas profité longtemps des biens d'Hermias car ceux-ci ont été subtilisés par le Thrace Kotys ("Le Rhodien Mentor prit Hermias et les places que celui-ci avait occupées. Il laissa dans le pays les administrateurs qu'Hermias avait établis. Cet acte inspira à tout le monde une confiance générale, les habitants déterrèrent leurs trésors cachés. Kotys en profita pour s'en emparer", pseudo-Aristote, Economique 1351a), or cela n'est pas possible puisque nous avons vu que Kotys a été assassiné vers -357, bien avant la mort de Platon en -347 : pseudo-Aristote confond-il Kotys (beau-père du stratège athénien Iphicrate) avec son successeur Kersoblepte (beau-frère du mercenaire Charidèmos d'Orée) ? La Quatrième philippique attribuée à Démosthène est probablement apocryphe (nous avons déjà évoqué ce point plus haut), son contenu est néanmoins plausible, or cette Quatrième philippique dit qu'après son arrestation Hermias a été envoyé à Suse ou à Ecbatane pour y être torturé, afin de l'obliger à avouer que Philippe II était son protecteur secret et de donner à Artaxerxès III Ochos un bon prétexte à déclarer la guerre aux Macédoniens ("Le confident et l'agent de tous les projets de [Philippe II] contre la Perse [Hermias] a été capturé, ainsi le Grand Roi apprendra sa longue suite d'intrigues non pas par nous (qui avons intérêt à en parler) mais par l'un de ceux qui y ont participé, cela crédibilisera nos plaintes. Nos ambassadeurs seront écoutés avec plaisir quand ils reprendront la parole. Ils pourront dire : “Liguons-nous contre notre agresseur commun, Philippe II sera beaucoup plus dangereux après être tombé sur nous, si nous sommes vaincus faute d'avoir été secourus aucun obstacle ne l'empêchera de marcher contre la Perse”. Pour cette raison, ô Athéniens, députons vers le Grand Roi et concertons-nous avec lui, mettons fin au préjugé funeste à la cité : “C'est un barbare ! C'est l'ennemi de tous les peuples !”, et à mille autres objections du même genre. Quand je vois qu'on redoute un souverain demeurant dans son palais de Suse ou d'Ecbatane, qu'on attribue des intentions hostiles à celui qui naguère a aidé la cité à se relever, qu'on a refusé récemment par décret la main généreuse qu'il tendait, alors que l'ennemi est à nos portes, grandit au cœur de la Grèce devenue le théâtre de ses brigandages, trouve ici des apologistes, je suis grandement surpris, et je crains quiconque ne craint pas Philippe II", pseudo-Démosthène, Quatrième philippique 32-34). Aristote s'est enfui ("A cette époque Memnon de Rhodes était au service de la Perse et commandait les armées du Grand Roi. Après avoir simulé son amitié à Hermias et l'avoir invité sous prétexte de le célébrer et de s'accorder avec lui sur des affaires urgentes, il le captura et l'envoya sous bonne escorte à la Cour du Grand Roi, qui le pendit dès son arrivée. Les deux philosophes [Aristote et Xénocrate, présent à la Cour d'Hermias au moment de son arrestation par les Perses] pour préserver leur vie durent fuir loin d'Assos, les Perses ayant brusquement occupé la cité", Strabon, Géographie, XIII, 1.57), il a trouvé refuge à Mitylène sur l'île de Lesbos, où il a beaucoup pleuré la perte de son protecteur et beau-père Hermias, ce qui lui vaudra condamnation plus tard. Denys d'Halicarnasse et Diogène Laërce datent cet événement sous l'archonte Euboulos en -345/-344, alias probablement l'administrateur Eubule, nommé à cette magistrature en retour de sa tempérance lors du procès ayant opposé Démosthène et Eschine en hiver -346/-345 que nous avons raconté précédemment ("La quatrième année de la cent huitième olympiade [Aristote] alla à Mitylène, sous l'archontat d'Euboulos [en -345/-344]. La première année de cette même olympiade, à l'époque de la mort de Platon, Théophilos étant archonte [en -348/-347], il s'était rendu auprès d'Hermias où il était resté trois ans", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.9 ; "Puis [Aristote] se rendit à Mitylène, sous l'archontat d'Euboulos [en -345/-344]", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 5). Aulu-Gelle déclare que Philippe II a convoqué Aristote auprès de lui afin qu'il devienne précepteur d'Alexandre dès la naissance de celui-ci en -356, mais le propos d'Aulu-Gelle, qui est un auteur tardif, n'a pas de sens puisqu'en -356 Aristote ne se distinguait pas encore des autres élèves de Platon, et que Philippe II n'était pas encore un roi puissant pouvant exiger des choses aussi sèchement ("Philippe II fils d'Amyntas III de Macédoine, qui par son courage et sa politique enrichit son royaume, étendit sa domination sur un grand nombre de peuples, dont l'armée devint redoutable à toute la Grèce comme le répètent les célèbres discours de Démosthène, presque toujours absorbé par les nécessités de la guerre et les troubles de la victoire, ne resta jamais étranger aux Muses et aux lettres. Beaucoup de ses paroles et de ses écrits témoignent de son esprit fin et poli. Ses lettres sont pures, élégantes, sages. Par exemple, celle qu'il adressa au philosophe Aristote pour lui annoncer la naissance d'Alexandre, exaltant la sollicitude des pères pour l'éducation de leurs enfants. Je trouve utile de la rapporter ici sans en changer l'expression, espérant qu'elle servira à tous les parents : “De Philippe II à Aristote, salut. Un fils m'est né. Je remercie les dieux moins de me l'avoir donné que de l'avoir engendré de ton vivant, car j'espère qu'éduqué et formé par toi il se montrera digne de son père et de l'empire qu'il devra diriger un jour”", Aulu-Gelle, Nuits attiques IX.3). Plutarque est plus crédible quand, après avoir évoqué l'épisode de Bucéphale, il raccorde la venue d'Aristote en Macédoine avec la difficulté de Philippe II à contenir la bouillonnante ambition de son fils Alexandre. L'invitation adressée à Aristote par Philippe II date non pas de la naissance d'Alexandre en -356, mais de l'époque où le prépubère Alexandre exprime de façon claire son désintérêt pour la lyre et les mondanités enseignées par le vaniteux Lysimachos d'Acarnanie, autant que son aptitude aux mœurs martiales enseignées par l'austère Léonidas, son désir de gloire et de conquêtes, son appétit de grandeur. Afin de convaincre Aristote, Philippe II a entrepris la reconstruction de Stagire endommagée pendant la guerre de Chalcidique. Aristote a trouvé son intérêt dans cette invitation : il était compromis à Athènes par sa proximité avec Hermias, et il ne pouvait plus retourner à Atarnée désormais sous autorité perse. Il a répondu favorablement à Philippe II : il s'est rendu en Macédoine vers -343 et est devenu précepteur d'Alexandre, âgé d'environ treize ans ("Philippe II avait observé que le caractère de son fils était difficile à manier, qu'il résistait toujours à la force, mais que la raison le ramenait facilement à son devoir. Il essaya donc de l'amadouer par la persuasion plutôt que par l'autorité. Ne trouvant pas, dans les maîtres qu'il avait chargés de lui enseigner la musique et les lettres, les talents nécessaires pour diriger et approfondir son éducation, tâche ingrate qui “exige plus d'un frein et plus d'un gouvernail” selon Sophocle, il appela auprès de lui Aristote, le plus savant et le plus célèbre des philosophes de son temps, et lui donna comme salaire de son engagement la récompense la plus flatteuse et la plus honorable : il rétablit la patrie de ce philosophe, la cité de Stagire qu'il avait lui-même ruinée, et la repeupla en y rappelant ses habitants qui s'étaient enfuis ou qui avaient été réduits en esclavage. Il réserva le lieu-dit “Nymphaion” près de Miéza [site archéologique dans la banlieue est de l'actuelle Naoussa] pour les études et les exercices de son fils, où on montre encore les bancs de pierre aménagés par Aristote, et les allées couvertes où il se promenait à l'ombre", Plutarque, Vie d'Alexandre 7 ; "Sous l'archontat de Pythodotos [en -343/-342], [Aristote] se rendit à la Cour de Philippe II, la seconde année de la cent neuvième olympiade, Alexandre avait alors quinze ans", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.10 ; "[Aristote] passa à la Cour de Philippe II sous l'archontat de Pythodotos [en -343/-342], et y resta huit ans pour diriger l'éducation d'Alexandre", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 5 ; "Puis [Aristote] alla en Macédoine, auprès de Philippe II, devint précepteur de son fils Alexandre, et obtint le rétablissement de sa patrie Stagire, détruite par Philippe II. Il donna aussi des lois à ses concitoyens", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.4). Quel enseignement Aristote a-t-il dispensé à Alexandre ? Quelles leçons Alexandre a-t-il tiré de l'enseignement d'Aristote ? Contrairement à l'image véhiculée au cours des siècles jusqu'à aujourd'hui, qui montre le maître Aristote debout assénant ses hautes pensées à son élève Alexandre assis buvant ses paroles, nous pensons pour notre part, en nous appuyant sur la biographie de l'un et de l'autre, que l'apport mutuel entre les deux hommes a été quasi nul. Alexandre jusqu'à sa mort, au lieu d'approfondir les connaissances de son ancien maître, restera obsédé par le désir de dépasser son père. Aristote de son côté est une préfiguration de nos modernes philosophes ou écrivains qui exercent une activité alimentaire pour s'assurer à la fois leur sécurité organique et du temps libre afin de continuer leur œuvre philosophique ou littéraire : Aristote n'est pas venu à la Cour de Macédoine pour instruire le jeune Alexandre, mais d'abord pour sauver sa personne physique qui était menacée à Atarnée et indésirable à Athènes, ensuite pour avoir un salaire mensuel lui permettant de poursuivre son œuvre d'analyse méthodique du monde et des choses, de développer son propre système cosmologique concurrent de l'Académie platonicienne, qui allait donner naissance à l'hérésie/secte du Lycée juste après la mort de Philippe II. Plutarque note qu'Alexandre, "pendant que Philippe II était absent" à une date inconnue, peut-être en -341/-340 quand il administrait la Macédoine tandis que Philippe II bataillait dans les Balkans (cela raccorderait avec la zizanie qui règne en Perse à cette date, que nous étudierons plus loin, qui pousse certains Perses à demander aide ou asile à la Cour de Macédoine), reçoit des ambassadeurs perses, qu'il interroge avec insistance au sujet des routes entre la mer Egée et Persépolis ("[Alexandre] reçut un jour des ambassadeurs du Grand Roi de Perse, qui vinrent en Macédoine pendant que Philippe II était absent. Il ne les quitta pas un instant et les charma par sa politesse, au lieu de leur adresser des questions frivoles ou puériles il s'informa sur la distance entre la Macédoine et la Perse et sur les routes menant aux provinces de haute Asie, il leur demanda comment le Grand Roi se comportait face à l'ennemi, quelles étaient la force et les ressources des Perses. Les ambassadeurs admiratifs déclarèrent que l'habileté de Philippe II vantée partout n'était rien en comparaison de la vivacité d'esprit et des grandes ambitions de son fils", Plutarque, Vie d'Alexandre 5). Cette séquence montre que l'adolescent Alexandre, loin de vouloir se rendre à Persépolis pour confronter pacifiquement les leçons de géographie de son maître Aristote à la réalité, rêve de conquérir la Perse pour dépasser son père en Asie à défaut de pouvoir le dépasser en Grèce, relevant ainsi le défi que lui a lancé son père après le domptage de Bucéphale.


Le déroulé de la bataille de Chéronée est très incertain, connu seulement par des récits épars et tardifs (surtout Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C. et Polyen au IIème siècle). Selon Polyen, Philippe II se positionne face aux Athéniens. Diodore de Sicile quant à lui dit que Philippe II commande une aile et a confié l'autre aile à Alexandre entouré par ses capitaines expérimentés, dont certainement Parménion, Antipatros, Antigone, peut-être aussi le corps d'élite de l'Agéma, il dit aussi que leurs adversaires sont organisés par cités. De ces maigres indications, on déduit que, du côté thébo-athénien, les Athéniens sont à l'aile gauche face à Philippe II, tandis que les Thébains sont à l'aile droite face à Alexandre et aux stratèges macédoniens. Ce dispositif est cohérent politiquement et militairement. Nous sommes en Béotie, sur le territoire des Thébains, donc les Thébains agressés sont naturellement sur l'aile droite offensive pour repousser l'envahisseur, les Athéniens sont aussi naturellement sur l'aile gauche défensive en soutien à leurs alliés thébains. On devine le plan de Philippe II : diriger l'aile droite offensive macédonienne contre l'aile adverse athénienne qu'il espère plus faible que la sienne, en laissant son fils Alexandre et ses stratèges encaisser les assauts des Thébains sur l'aile gauche macédonienne, puis, quand les Athéniens auront été refoulés, pivoter vers sa gauche pour attaquer les Thébains sur leur flanc gauche ou sur leurs arrières. On devine pareillement le plan des Thébains et des Athéniens : écraser l'aile gauche macédonienne avec le marteau du Bataillon Sacré puis rabattre les survivants ennemis sur l'enclume athénienne, autrement dit reproduire la tactique employée par Epaminondas à Leuctres en -371. Certes à Leuctres en -371 la pointe offensive était à gauche, alors qu'à Chéronée en -338 elle est à droite, mais cela ne change pas l'idée générale : les Thébains veulent concentrer tous les efforts sur un point de la ligne adverse afin de la percer, la trancher, la disloquer. Les Thébains n'ont malheureusement pas compris que l'ennemi macédonien en -338 n'a plus aucun rapport avec l'ennemi spartiate de -371. Nous avons vu dans notre alinéa précédent que Philippe II a séjourné comme otage à Thèbes dans sa jeunesse, il a vu la phalange thébaine à l'œuvre, il l'a reproduite quand il était en quasi exil du côté d'Elimeia entre -365 et -360 et il l'a améliorée après être monté sur le trône de Macédoine en -360 : les soldats macédoniens sont aguerris et expérimentés par leurs combats victorieux et leurs conquêtes depuis deux décennies alors que les soldats thébains ont régressé depuis la mort d'Epaminondas en -363, les sarisses plus longues que les lances thébaines permettent aux Macédoniens de frapper l'ennemi à distance sans que celui-ci puisse riposter (l'usage de la sarisse par les Macédoniens lors de la bataille de Chéronée en -338 est confirmée par Plutarque au paragraphe 18 de sa Vie de Pélopidas ; c'est la plus ancienne utilisation connue de cette arme), et le dispositif macédonien avec ses troupes d'élite à gauche et son aile droite allégé, simple copié-collé du dispositif thébain de Leuctres en -371, réduit d'avance à néant les espoirs thébains de percée par le Bataillon Sacré. Le champ de bataille s'étend sur une petite largeur de deux ou trois kilomètres à l'ouest de la cité de Chéronée, entre la rivière Céphise au nord et les premières hauteurs de la chaîne du Parnasse au sud ("Dès l'aube les deux armées se rangèrent en bataille. Le roi [Philippe II] donna le commandement d'une aile à son fils Alexandre, encore adolescent mais qui s'était déjà signalé par son courage et son intelligence précoce, entourés de lieutenants réputés. Il prit la tête de l'autre aile avec ses soldats d'élite. Et il agença le reste des troupes selon la topographie et le temps à sa disposition. L'armée adverse était partagée par peuples, les Béotiens commandaient une partie, les Athéniens, l'autre partie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.86). Polyen n'est pas clair sur le comportement des Athéniens. Dans un premier alinéa, il dit que Philippe II recule délibérément pour simuler la faiblesse et inciter les Athéniens à avancer ("Campé devant les Athéniens à Chéronée, Philippe II estima qu'il devait reculer. Il se déroba donc devant eux. Le stratège athénien Stratoclès cria : “Poursuivons-les jusqu'à les enfermer en Macédoine !”, et lança la poursuite avec ardeur. Philippe II dit : “Les Athéniens ne savent pas vaincre”. En reculant toujours, il resserra sa phalange en la maintenant à couvert et en armes, jusqu'à temps d'arriver à une position avantageuse. Alors il encouragea la masse à faire demi-tour, il attaqua vivement les Athéniens et remporta la victoire", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.2). Dans un second alinéa, il dit que Philippe II ne recule pas mais encaisse volontairement les baffes des Athéniens, en calculant que les Macédoniens sont solides et patients et sauront répliquer aux Athéniens dès que ceux-ci seront fatigués de donner des baffes ("Philippe II à Chéronée pensa que les soldats athéniens avaient beaucoup d'ardeur mais peu d'expérience, alors que les troupes macédoniennes étaient endurcies et expérimentées. Il retarda son assaut le plus longtemps possible afin de ramollir la fougue des Athéniens, et les vaincre plus facilement", Polyen, Stratagèmes, IV, 2.7). Ces deux récits de Polyen sont douteux. Ils semblent des inventions de la propagande macédonienne postérieures à la bataille, visant à minimiser la défaillance bien réelle de Philippe II face aux Athéniens. Mais d'un autre côté, épuiser l'adversaire en le fixant sur un point pendant que le gros des efforts est réorienté secrètement vers un autre point périphérique afin de fondre ensuite sur le flanc ou les arrières de l'adversaire épuisé, correspond exactement à la tactique appliquée par Philippe II en Thrace, en Thessalie, en Chalcidique, en Eubée, en Chersonèse depuis le début de son règne : Philippe II à Chéronée en -338 a-t-il voulu adapter dans le domaine militaire ce stratagème qui lui réussissait depuis -360 dans le domaine politique ? La vérité est peut-être un mélange des deux : Philippe II a été très malmené par les Athéniens, en conséquence il a improvisé une méthode éprouvée pour parer les coups au mieux ? Peu importe. Un trou se crée entre les Athéniens à gauche qui avancent contre Philippe II, et les Thébains à droite qui ne réussissent pas à progresser contre Alexandre et les capitaines macédoniens. Diodore de Sicile dit énigmatiquement qu'Alexandre, toujours obsédé par l'envie de briller aux yeux de son père, lance un mouvement personnel on-ne-sait-où sur les ennemis, il entraîne une grande partie des régiments de l'aile gauche macédonienne, cette opération décisive soulage Philippe II et provoque la victoire des Macédoniens ("Le combat fut long et sanglant. Beaucoup de soldats tombèrent de part et d'autre, la victoire resta indécise. Finalement, jaloux de son père, désireux de montrer sa bravoure personnelle, Alexandre secondé par les braves guerriers qui l'entouraient rompit le premier la ligne ennemie, bouscula et élimina un grand nombre de combattants adverses. Ses compagnons suivirent son exemple et rompirent à leur tour la ligne ennemie. Les morts s'amoncelèrent. Alexandre et ses compagnons renversèrent tous ceux qui leur opposaient résistance. Pendant ce temps, le roi, qui combattait à l'avant et ne voulait laisser à personne l'honneur de la victoire, pas même à Alexandre, repoussa les ennemis et les mit en fuite, décidant du sort de la bataille", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.86). Pseudo-Plutarque note que Démosthène est présent parmi les Athéniens refoulés par Philippe II, et qu'il s'enfuit piteusement avec ses compatriotes ("[Démosthène] se trouva à la bataille de Chéronée qui suivit la prise d'Elatée par Philippe II. On raconte qu'il y quitta son rang, et qu'arrêté dans sa fuite par un buisson où sa chlamyde s'était accrochée il se retourna en criant : “Je me rends !” ["zègrei", littéralement : "Prenez ma vie, je me constitue prisonnier !", de "zwÒj/vie" et "¢rgšw/capturer, prendre"]", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 8). Cela semble confirmé par Eschine qui, lors du procès contre Ctésiphon en -330, dit allusivement que Démosthène à l'époque de Chéronée "a déserté son poste" (Eschine, Contre Ctésiphon 148, 181 et 244) et "n'a jamais regardé l'ennemi en face" (Eschine, Contre Ctésiphon 151)… et cela semble confirmé par Démosthène lui-même, qui garde le silence sur le sujet (dans son discours Sur la couronne lors du même procès en -330, Démosthène ne réplique pas à ces allusions accusatoires d'Eschine). Parmi les Athéniens capturés, on trouve l'orateur Démade, et aussi Diogène le cynique, nous reviendrons bientôt sur leur rôle supposé auprès de Philippe II après leur capture. Ayant dispersé les Athéniens, Philippe II se tourne vers sa gauche pour rejoindre son fils Alexandre, ils encerclent ensemble et anéantissent le Bataillon Sacré thébain ("[Alexandre] participa à la bataille que Philippe II livra contre les Grecs à Chéronée, on dit que c'est lui qui chargea le premier le Bataillon Sacré des Thébains. On voit encore aujourd'hui près du Céphise un vieux chêne près duquel il leva son pavillon, qu'on appele le “chêne d'Alexandre”. On enterra à proximité les Macédoniens morts dans cette bataille", Plutarque, Vie d'Alexandre 9). Le scénario avancé par Diodore de Sicile semble issu de la propagande alexandrine de l'ère hellénistique, soucieuse de donner à Alexandre un rôle essentiel dans la victoire. Mais, comme la version de Polyen issue de la propagande de Philippe II, elle contient certainement un fond de vérité historique. Près du lieu de la bataille les Thébains érigeront un monument surmonté d'une statue de lion servant de monument commémoratif et de fosse commune à leurs compatriotes tués au combat, dont ceux du Bataillon Sacré, que le géographe Pausanias admirera encore au IIème siècle ("En arrivant à la cité de Chéronée, on trouve le polyandrion où furent enterrés les Thébains qui périrent en combattant contre Philippe II, surmonté d'un lion rappelant leur courage. On n'y voit aucune incription, selon moi parce que la fortune ne seconda pas leur valeur", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 40.10). On ne sait pas quand sera élevé ce monument, nécessairement à une époque où les Thébains recouvreront une indépendance vis-à-vis des Macédoniens, soit très longtemps après la bataille de Chéronée en -338, et très longtemps après la destruction de Thèbes par Alexandre en -335 que nous raconterons plus loin. On sait seulement qu'il tombera en ruines au fil du temps, jusqu'au jour de 1818 ou l'explorateur anglais George Ledwell Taylor butera sur la statue de lion, haute de trois mètres, qui sera replacée sur son piédestal originel, où les touristes peuvent la contempler aujourd'hui. Plus de deux cents cinquante squelettes ont été découverts dans cette fosse commune, hélas conservés dans des mauvaises conditions : seule une vingtaine d'entre eux étaient encore exploitables quand l'anthropologue canadienne Maria Liston s'y est intéressée dans les années 2010. Parmi cette vingtaine de squelettes, certains présentent une fracture violente au crâne effectuée par un coup d'épée en hauteur, autrement dit un coup donné par un assaillant debout tandis que la victime thébaine était à genoux, ou, plus probablement, par un assaillant à cheval tandis que la victime thébaine était à pied, dans ce dernier cas l'armée macédonienne incluait bien des cavaliers à Chéronée. Dans un article synthétique de référence en 2016 (La charge de cavalerie d'Alexandre à Chéronée en -338, dans la revue The Journal of Military History n°80, pages 1017-1035), les historiens canadiens Matthew Sears et Carolyn Willekes admettent la présence de cavaliers macédoniens, Alexandre à leur tête. Le mystère demeure sur leur organisation : étaient-ils structurés en un corps indépendant, ou servaient-ils en soutien de l'infanterie ? La réponse à cette question se trouve dans l'alliance instaurée par Philippe II et les Thessaliens, et sur la personnalité d'Alexandre. Sur les Thessaliens, d'abord. Depuis l'ère archaïque, ceux-ci jouissent d'une solide réputation en matière équestre, notamment par leur utilisation de la formation en losange ou "rhomboïde/∙omboeid»j" en grec, qui place un meneur aux quatre angles afin de manœuvrer rapidement et souplement dans toutes les directions en conservant un commandement et une protection sur les deux flancs (pour effectuer un mouvement, la formation n'opère pas en bloc, chaque cavalier pivote sur lui-même : par exemple, pour tourner à gauche, le meneur pivote sur sa gauche et devient le protecteur du flanc droit, le protecteur du flanc droit pivote sur sa gauche et devient le protecteur de queue, le protecteur de queue pivote sur sa gauche et devient le protecteur du flanc gauche, le protecteur du flanc gauche pivote sur sa gauche et devient le meneur de la formation, et tous les cavaliers entre ces quatre meneurs les imitent en pivotent simultanément sur leur gauche : "Les Thessaliens, qui avaient une puissante cavalerie, semblent les premiers utilisateurs de la formation en losange/rhomboïde, afin de faciliter les replis et les rotations des chevaux, et de maintenir un ordre quand ils se retournaient dans n'importe quelle direction, les meilleurs cavaliers sur les flancs, les plus téméraires aux angles", Asclépiodote, Taktika VII.2). Elien le Tacticien (Taktika XVIII.2) dit que la formation en losange/rhomboïde était utilisée par les Thessaliens bien avant Jason de Phères, mais qu'elle lui est associée car il y a souvent recourru. Pour expliquer le vers 31 de la tragédie Rhésos d'Euripide ("Où sont les chefs des troupes légères ?"), un scholiaste anonyme cite la Constitution des Thessaliens attribuée à Aristote, œuvre aujourd'hui perdue dont l'auteur réel était sans doute Critias (qui s'est exilé en Thessalie et y a étudié les usages locaux avant de revenir à Athènes intaurer le régime des Trente en -404), qui dit que le roi thessalien Aleuas de Larissa fondateur de la dynastie des Aleuades à l'ère archaïque a divisé son territoire en "klèros/klÁroj" (ce mot, désignant à l'origine un petit caillou ou un petit morceau de bois, a fini par désigner la parcelle de terrain auquel il est associé lors des tirages au sort, via le "clérouque/klhroàcoj", littéralement "qui a reçu un terrain par un klèros/klÁroj tiré au sort", équivalent de "colon" en français, dont la plus ancienne occurrence connue se trouve chez Hérodote, Histoire V.77, pour qualifier les Athéniens qui se sont partagé les terres des Chalcéens en Eubée à la fin du VIème siècle av. J.-C.), et a imposé une conscription de quatre-vingt fantassins et quarante cavaliers pour chaque klèros ("Kaq£per fhsin Aristotšlhj šn Qessalèn polite…a gr£fwn oàtwj, dielèn thn pÒlin AlÒaj štaxe kai ton kl»ron paršcein ek£touj ippšaj en tessar£konta oplitaj de Ògdo»konta"). Ce passage de la Constitution des Thessaliens révèle l'importance séculaire des cavaliers en Thessalie (pour deux fantassins thessaliens, on compte un cavalier, ratio sans équivalent dans toutes les autres provinces grecques !), il suggère que la dynastie des Aleuades s'est imposée en Thessalie précisément grâce à ses cavaliers en surnombre, et qu'elle a été copiée par les dynastes des cités thessaliennes rivales, transformant la Thessalie en une province de cavaliers émérites animés par une émulation réciproque. On devine que la formation en losange/rhomboïde a été inventée entre l'époque du fondateur Aleuas de Larissa et celle du tagos Jason de Phères. Alexandre, ensuite. Rien n'indique que la phalange macédonienne jusqu'en -338 incluait une cavalerie. En revanche, depuis la mainmise en douceur de Philippe II sur la Thessalie en -357 (notamment via son double mariage avec Nikèsipolis de Phères et Philinna de Larissa), la présence de cavaliers thessaliens à ses côtés est certaine. Alexandre a grandi entouré de ces cavaliers thessaliens. L'épisode du domptage de Bucéphale, qui est probablement antérieur à -338, ce qui signifierait qu'Alexandre montait déjà Bucéphale à la bataille de Chéronée (on est sûr qu'il montera Bucéphale lors de la destruction de Thèbes en -335, puisque Bucéphale y sera blessé, selon Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VIII, 44.2), révèle son intérêt pour les chevaux. Par ailleurs, à la bataille du Granique en -334, d'Issos en -333, de Gaugamèles en -331, Alexandre prouvera sa capacité à improviser une tactique adaptée en exploitant la mobilité de ses cavaliers. A partir de tous ces faits, on peut penser que la bataille de Chéronée est le moment où Alexandre a manifesté pour la première fois son intelligence tactique, en se faufilant brusquement dans une faille de la ligne ennemie - entre Athéniens et Thébains -, à la tête d'un escadron de cavaliers peu nombreux mais déterminés, afin de désorganiser ses adversaires (il reproduira cette opération à l'identique à Gaugamèles en -331, en se faufilant brusquement dans une faille de la ligne perse, avec ses somatophylaques, afin d'atteindre la personne de Darius III), et aussi le moment où la phalange macédonienne, qui jusqu'alors n'était une armée de fantassins copiée sur la phalange thébaine d'Epaminondas, s'est enrichie en intégrant des cavaliers constitués en un corps indépendant, calqué sur les formations en losange/rhomboïde thessaliennes, à la fois moteur de l'action et soutien des fantassins. Plutarque déclare qu'après la bataille Philippe II a loué son fils Alexandre pour son initiative prompte et bien menée entre Athéniens et Thébains ("[Alexandre] participa à la bataille que Philippe II livra contre les Grecs à Chéronée, on dit que c'est lui qui chargea le premier le Bataillon Sacré des Thébains. […] Cet exploit inspira à Philippe II un grand amour pour son fils, il fut ravi d'entendre les Macédoniens donner à Alexandre le titre de roi et à lui-même le titre de stratège", Plutarque, Vie d'Alexandre 9) : nous restons sceptiques sur cette déclaration qui semble encore issue de la propagande alexandrine, nous pensons pour notre part que l'audace payante d'Alexandre a au contraire inquiété Philippe II, qui a compris à cette occasion que son fils n'était plus un petit garçon mais un jeune homme en pleine force de l'âge, un chef compétent et respecté par ses sujets, potentiellement un rival à la tête de la Macédoine. Nous croyons davantage Plutarque quand il dit que Philippe II rend hommage au Bataillon Sacré, auquel il doit tout puisqu'il a servi de modèle à son Agéma ("Les Athéniens perdirent dans cette bataille plus de mille hommes, au moins deux mille furent capturés. Beaucoup de Béotiens furent aussi tué ou prisonniers. Après cette bataille, Philippe II éleva un trophée [contradiction avec Pausanias, Description de la Grèce, IX, 40.7, qui dit que les Macédoniens n'élèvent aucun trophée depuis l'époque du roi Caranos], accorda la sépulture aux morts, offrit un sacrifice aux dieux et distribua des récompenses aux plus braves", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.86 ; "Le Bataillon Sacré demeura invaincu jusqu'à la bataille de Chéronée. On dit que Philippe II, en visitant les morts après sa victoire, s'arrêta à l'endroit où trois cents Thébains étaient étendus par terre, serrés les uns contre les autres, tous percés par-devant par des coups de sarisses. Frappé d'admiration, on lui dit qu'ils étaient les amants constituant ce Bataillon. Alors il fondit en larmes en s'écriant : “Que périsse misérablement quiconque soupçonne ces hommes d'avoir jamais accompli ou subi une action malhonnête !”", Plutarque, Vie de Pélopidas 18 ; le fait que Philippe II honore ses adversaires et n'élève aucun trophée en mémoire de ses propos soldats morts ne doit pas surprendre : Pausanias explique que les Macédoniens depuis Caranos ne commémorent plus leurs victoires : "Dans la plaine de Chéronée, on voit deux trophées érigés par les Romains […], mais aucun érigé par Philippe II fils d'Amyntas III, qui n'en a pareillement érigé aucun ailleurs pour ses autres victoires. L'Histoire des Macédoniens atteste que ceux-ci n'ont pas coutume de célébrer leurs victoires par ces monuments. Elle raconte que le roi Caranos, après avoir vaincu Cisséos qui régnait alors sur la Macédoine, érigea un trophée à la manière des Argiens, mais qu'un lion sorti de la forêt du mont Olympe vint le renverser, Caranos conclut à cette occasion avoir agi imprudemment en donnant aux barbares locaux une bonne raison de le haïr éternellement. Depuis cet événement, Caranos et ses successeurs se dispensèrent d'ériger des trophées, afin de ne pas transformer leurs adversaires vaincus en ennemis irréconciliables. Cette pratique se retrouve chez Alexandre qui, ni après ses victoires sur Darius III, ni après ses conquêtes en Inde, n'érigea jamais le moindre trophée", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 40.7-10). A l'exception des soldats de ce Bataillon Sacré qui ont choisi de mourir sur place plutôt que se rendre ou s'enfuir, les Thébains ont été très décevants dans cette bataille. Alors que leurs alliés athéniens à l'aile gauche défensive se sont illustrés en repoussant un temps Philippe II, eux sont restés sur place à l'aile droite sans réussir la moindre offensive, ils n'ont pas réagi à la soudaine manœuvre de rupture d'Alexandre, et ils se sont laissé bêtement encercler à la fin de l'affrontement. Leur défaite est à la mesure de leur épuisement total après des années de combats stériles pour tenter de conserver le legs d'Epaminondas. La Béotie devient un protectorat macédonien, Thèbes est gouvernée par des fantoches ("[Philippe II] infligea aux Thébains d'acheter la libération de leurs soldats captifs et la permission d'enterrer leurs morts. Les notables furent décapités ou bannis, et tous leurs biens confisqués. Ceux qui avaient été injustement chassés de leur patrie y rentrèrent, et trois cents d'entre eux furent nommés juges et gouverneurs de la cité", Justin, Histoire IX.4), La Cadmée est occupée par une garnison macédonienne ("Après la bataille de Chéronée, Philippe II installa une garnison à Thèbes", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 1.8 ; "La défaite de Chéronée fut une calamité générale pour tous les Grecs, plus particulièrement pour les Thébains qui furent forcés de recevoir une garnison dans leur cité. Lorsque Philippe II mourut et qu'Alexandre prit la couronne de Macédoine, les Thébains chassèrent cette garnison", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 6.5).


A Athènes, la peur règne. Les Athéniens s'attendent à voir Philippe II envahir l'Attique, surgir devant les murs de la ville. Néanmoins ils ne se résignent pas à la défaite. L'orateur Lycurgue obtient la condamnation à mort du stratège athénien qui commandait à Chéronée, qui a cru sauver sa vie en abandonnant ses soldats sur le champ de bataille et en revenant à Athènes ("Après leur défaite à Chéronée, les Athéniens condamnèrent à mort leur stratège Lysiclès, sur l'accusation que l'orateur Lycurgue avait portée contre lui. Celui-ci était alors le rhéteur le plus influent, pendant douze ans il avait bien administré le trésor public, il était respecté pour sa vertu autant que pour la véhémence de ses discours. Comme preuve de son éloquence à la fois digne et incisive, on peut citer le passage suivant où il accuse Lysiclès : “Tu commandais notre armée, ô Lysiclès, et mille de nos citoyens sont morts, deux mille ont été faits prisonniers, un trophée a été élevé à la honte de notre cité, toute la Grèce est devenue esclave, tout cela est arrivé sous tes ordres, sous ton commandement, et tu oses encore vivre, regarder la lumière du soleil, te montrer sur l'agora, toi, monument ambulant de la dégradation et de l'opprobre de la patrie !”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.88). L'orateur Hypéride intervient aussi vigoureusement contre les Athéniens pro-macédoniens qui souhaiteraient offrir une couronne honorifique aux dignitaires de Pella, comme en témoigne son discours fragmentaire Contre Philippidès dirigé contre un nommé "Philippidès" railleur et opportuniste, et contre son avocat Démocratès indigne de la démocratie athénienne, probablement le même Démocratès dont Plutarque condamne les formules faciles et la médiocrité politicienne ("On doit user de modération dans la moquerie, éviter d'offenser ou de considérer vils ou lâches ceux qui écoutent, comme fit Démocratès le jour où il monta à la tribune pour dire à l'Ekklesia qu'elle “était à l'image de la cité parce qu'elle avait peu de force et beaucoup de vent”. Après la bataille de Chéronée, il se présenta devant le peuple et dit : “Je suis fâché de voir la cité réduite à prendre mes avis”. Le premier propos est celui d'un fou, le second, celui d'un lâche, deux caractères indignes d'un homme d'Etat", Plutarque, Préceptes politiques). Pour reconstituer les régiments décimés, le même Hypéride réactualise le décret ayant contribué à la victoire athénienne aux Arginuses en -406 : la promesse d'accéder à la citoyenneté - et à tous ses avantages - offerte à tous les étrangers, la promesse de recouvrer la liberté offerte à tous les esclaves, à condition de s'enrôler dans l'armée au bénéfice d'Athènes ("[Hypéride] fut accusé par Aristogiton d'agir contre les lois en proposant, après la bataille de Chéronée, l'accès à la citoyenneté aux étrangers et aux esclaves et l'envoi au Pirée des femmes, enfants et serviteurs des dieux, de ne pas voir que son décret violait plusieurs lois : “Mais je vois bien les armes des Macédoniens, rétorqua-t-il, et la cause de ce décret n'est pas moi mais la bataille de Chéronée”. Ce décret fut adopté néanmoins par les Athéniens, et Philippe II, qui en craignit les conséquences, leur permit d'ensevelir leurs morts, faveur qu'il avait refusée auparavant aux hérauts [béotiens] de Lébadie", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Hypéride 3). Démosthène de son côté ranime la flamme patriotique par une vibrante Oraison funèbre ("[Démosthène] prononça l'oraison funèbre de ceux qui avaient péri à cette bataille [de Chéronée]", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 8), qui certes n'est pas son meilleur discours (il recourt à un style pompeux sans rapport avec le style direct de ses autres discours, au point que certains hellénistes modernes doutent que cette Oraison funèbre soit réellement de lui), où il évite soigneusement de parler de sa pitoyable prestation sur le champ de bataille (nous venons de voir que Démosthène s'est enfui lors de l'assaut final de Philippe II à Chéronée, en criant : "Pitié ! Pitié !"), mais qui ravive les glorieux héros athéniens du passé s'étant sacrifiés afin de sauver leur cité, tels aujourd'hui les hoplites athéniens à Chéronée. Il minimise la victoire macédonienne en disant que c'est le sort qui a décidé de la défaite des Athéniens et non pas les manœuvres de Philippe II et de son fils Alexandre, il ajoute que, si Philippe II n'a toujours pas paru devant les murs d'Athènes, c'est parce que la bravoure des Athéniens à Chéronée l'a impressionné et qu'il craint d'affronter d'autres soldats aussi braves en envahissant l'Attique ("Si l'ennemi n'a pas commis l'erreur d'envahir notre territoire, c'est en raison de nos vertueux soldats. Après les avoir éprouvés dans la mêlée, il n'a pas voulu en reproduire une autre avec leur concitoyens, calculant qu'il retrouverait le même courage sans être sûr d'obtenir le même résultat. Les conditions de paix prouvent cela. Le vrai motif pour lequel le roi s'y est résigné est le plus glorieux pour nous : frappé d'admiration pour la valeur de nos illustres morts, il a préféré devenir l'amis de leurs compatriotes plutôt que risquer de nouveau sa fortune. Demandez à ceux qui ont affronté nos soldats, s'ils pensent que leur victoire relève de leur propre supériorité ou d'un étrange et terrible coup du sort et de l'audace d'un capitaine expérimenté : lequel d'entre eux osera s'attribuer l'honneur de cette journée ? Quand un événement a été décidé par la souveraine Tychè ["TÚch", c'est-à-dire "la Fortune, le Destin"], on ne peut pas traiter de lâches les vaincus, qui ne sont que des hommes. Si le chef ennemi [Philippe II] a enfoncé la ligne qui lui faisait face, ce n'est ni grâce aux Macédoniens ni à cause des Athéniens, mais à cause des Thébains positionnés à l'aile, or ceux-ci étaient des guerriers au courage inflexible, incapables de reculer, jaloux de la gloire, qui n'ont simplement pas profité de leurs avantages. On peut discuter sur le sujet, reste un constat : l'indépendance de toute la Grèce reposait sur le cœur de nos braves, dès que Tychè nous les a enlevés toute résistance a cessé", Démosthène, Oraison funèbre 20-24). Face au péril, les Athéniens le nomment gestionnaire principal de la défense de la cité. A ce poste, Démosthène s'illustre en relevant les fortifications, en répartissant judicieusement l'argent public ("Sous l'archonte Chairondas [en -338/-337], le 29 thargélion [mi-mai à mi-juin dans le calendrier chrétien], Démosthène a proposé à l'Ekklesia un décret pour réunir les tribus les 2 et 3 skirophorion [mi-juin à mi-juillet dans le calendrier chrétien], et un autre décret pour choisir dans chaque tribu des hommes chargés de surveiller les travaux et de distribuer l'argent. Il voulait sans doute, avec raison, que la cité trouve des citoyens solvables pour assurer la gestion des dépenses", Eschine, Contre Ctésiphon 27 ; "Aussitôt après la bataille, cela n'est pas étonnant, le peuple a reconnu tout ce que j'avais fait pour lui, il m'avait ignoré avant de sombrer dans le désastre, il a approuvé mes conseils quand ont commencé les débats sur le salut de la cité. Toutes les mesures sur la défense d'Athènes, la répartition des sentinelles, les retranchements, les impôts pour réparer des murs, ont été décidées par mes décrets. Le peuple m'a choisi comme intendant du ravitaillement parmi tous les autres candidats", Démosthène, Sur la couronne 248). Il en tire beaucoup d'orgueil, il clame partout qu'Athènes reste et restera invaincue en sa personne, tant qu'il repoussera les cadeaux de Philippe II, et tant que les Athéniens lui donneront les moyens de repousser ces cadeaux au nom d'Athènes ("Quand on s'interroge sur les causes des succès de Philippe II, chacun peut répondre : son armée, ses cadeaux aux gouvernants. Pour ma part, je n'ai jamais été chef militaire, je ne suis donc pas responsable de ce qu'ont fait les armées. En revanche j'ai vaincu Philippe II en repoussant son or. Quand un traître se vend, son acheteur triomphe sur lui, au contraire l'homme incorruptible triomphe du séducteur. Grâce à Démosthène Athènes reste donc invaincue", Démosthène, Sur la couronne 247). La tradition raconte que Philippe II, d'abord ivre de sa victoire à Chéronée, s'assagit très rapidement, notamment après avoir entendu Diogène parmi ses prisonniers ("Le stoïcien Denys [d'Héraclée, surnommé "le Renégat" pour avoir renié le stoïcisme suite à une maladie des yeux dans la première moitié du IIIème siècle av. J.-C.] rapporte qu'après la bataille de Chéronée [Diogène] fut pris et conduit à Philippe II. Celui-ci lui demanda qui il était, il répondit : “Un homme qui observe ton insatiable ambition”. Cette réponse frappa tellement Philippe II qu'il le renvoya libre", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VI.43 ; "Capturé par les soldats de Philippe II lors de sa marche contre les Grecs, Diogène fut amené devant le roi. Celui-ci ne le connaissait pas, il lui demanda s'il était un espion, Diogène lui répondit franchement, avec une liberté absolue : “Oui, je viens observer ta folie et ton imprudence, qui te poussent à risquer ta couronne et ta vie en une heure alors que rien ne t'y oblige”", Plutarque, Sur les flatteurs 30), et il s'inquiète en prenant conscience de la fragilité de sa victoire ("Après la victoire de Chéronée, [Philippe II] ne cessa de nous [c'est Antipatros qui parle dans ses Mémoires probablement apocryphes, cités par Lucien] rappeler le péril extrême auquel un seul homme [Démosthène] nous avait exposés. “Si l'incapacité des stratèges et l'indiscipline de la troupe, qui nous ont souvent servis, ainsi qu'une faveur inattendue de la fortune, ne nous avaient pas livré la victoire, nous aurions perdu l'empire et la vie dans cette seule journée à cause de Démosthène, car il aurait réuni contre nous les cités les plus importantes et les forces vives de la Grèce, Athéniens, Thébains et autres Béotiens, Corinthiens, Eubéens, Mégariens, tous peuples redoutables, contraints de se regrouper contre le danger commun, pour m'empêcher de pénétrer en Attique”", Lucien, Eloge de Démosthène 38) et de l'efficacité de la résistance athénienne conduite par Démosthène, il demande même à un de ses servants de lui rappeler quotidiennement qu'il n'est qu'un homme ("Après sa victoire sur les Athéniens à Chéronée, Philippe II même enflé de ses succès demeura toujours maître de lui-même et usa de son pouvoir avec modération. Il pensa conserver sa position en obligeant quelqu'un à lui rappeler chaque matin qu'il n'était qu'un homme. Il confia cette tâche à l'un de ses esclaves. A partir de cette date, Philippe II ne parut plus jamais en public et ne donna plus audience à quiconque avant que cet esclave lui eût crié trois fois : “Philippe, tu n'es qu'un homme !”", Elien, Histoires diverses VIII.15 ; cette scène semble calquée sur celle de Darius Ier demandant pareillement à l'un de ses servants de lui rappeler quotidiennement qu'il n'est qu'un homme face aux Athéniens vainqueurs à Marathon, selon Hérodote, Histoire VI.94). La vérité historique est certainement plus subtile. Selon Diodore de Sicile, contestable dans sa chronologie mais souvent crédible dans son récit des faits, Philippe II après la bataille de Chéronée est sévèrement remis à sa place par Démade, qui a été capturé avec Diogène à Chéronée : "Tu pourrais jouer le rôle d'un grand roi façon Agamemnon [vainqueur de Troie à la fin de l'ère mycénienne], or tu te comportes comme une petite frappe façon Thersite [guerrier prétentieux et médisant d'origine incertaine, qui s'oppose un temps à Agamemnon avant d'être humilié par Ulysse, selon Iliade II.212-217]", aussitôt Philippe II désoûle et revient à sa politique manipulatoire habituelle : au lieu de vaincre les Athéniens par le fer et les menaces, il libère les prisonniers sans rançon, dont Démade, afin qu'ils lui assurent sa publicité, et il propose à Athènes d'entrer dans l'alliance panhellénique qu'il projette contre la Perse ("Certains racontent que Philippe II, dans un banquet qu'il donna à ses Amis pour célébrer la victoire [de Chéronée], se promena ivre au milieu des prisonniers et insulta leur infortune. Parmi ces prisonniers se trouvait l'orateur Démade, qui reprocha ouvertement par quelques mots énergiques l'intempérance du roi : “Quoi, dit-il, Tychè te permet de jouer Agamemnon, et tu te satisfais de jouer Thersite !”. Frappé de ce reproche, Philippe II changea d'attitude, il jeta la couronne qui ornait sa tête, éloigna du banquet tout ce qui outrageait les prisonniers, et non seulement admira la franchise de Démade mais envore il le libéra et l'honora de sa présence. Séduits par les charmes attiques des paroles de Démade, il relâcha finalement tous les autres prisonniers sans rançon et, rabaissant son orgueil de vainqueur, il envoya des députés pour conclure avec le peuple athénien un traité d'alliance et d'amitié. Il laissa une garnison à Thèbes et accorda la paix aux Béotiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.87 ; "L'année où Phrynichos fut archonte d'Athènes [en -337/-336], les Romains nommèrent consuls Titus Manlius Torquatus et Publius Decius. A cette époque, le roi Philippe II, enhardi par sa victoire à Chéronée et par la terreur qu'il avait inspirée aux cités les plus célèbres, brigua l'empire de toute la Grèce. Il répandit la rumeur qu'il voulait déclarer la guerre aux Perses afin de venger les Grecs des profanations que les barbares avaient commises dans les temples de la Grèce, il désirait par ce moyen se concilier l'affection des Grecs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.89). Justin dit la même chose ("Philippe II dissimula habilement la joie que lui causa sa victoire [à Chéronée]. Il n'accomplit pas les sacrifices habituels, à sa table on ne remarqua aucun emportement bruyant, aucun divertissement, aucun parfum, aucune couronne, il fit tout pour estomper son succès, il refusa le titre de roi de la Grèce et se contenta de celui de général. En résumé il se maintint entre la joie secrète de son cœur et la tristesse de ses ennemis, et ne montra ni allégresse à ses soldats ni orgueil aux vaincus. Malgré l'acharnement des Athéniens contre lui, il renvoya leurs prisonniers sans rançon, leur permit de retirer et ensevelir leurs morts, et déclara même que chacun d'eux méritait de reposer aux côtés de ses aïeux", Justin, Histoire IX.4). Plutarque ajoute que, juste après leur défaite à Chéronée, les Athéniens sont partagés. La majorité du peuple suit Démosthène, veut résister et demande que Charidèmos prenne le commandement des troupes encore disponibles, les riches en revanche prônent un arrangement immédiat avec Philippe II dans l'espoir de sauvegarder leurs biens, ils confient cette tâche à Phocion. Mais quand Démade, après avoir été libéré par Philippe II, revient à Athènes et expose la proposition de ce dernier, l'absorption d'Athènes dans une alliance panhellénique réduisant les Athéniens au statut de sujets de Philippe II, Phocion proteste, bien conscient qu'accepter cette proposition signifiera empêcher Athènes de jouer encore un rôle dans l'Histoire générale de la Grèce, il ne veut pas que son nom soit associé à une telle soumission ("Après la défaite [athénienne à Chéronée], les séditieux et les partisans du désordre vantèrent Charidèmos devant les juges et demandèrent qu'il dirigeât l'armée. Les possédants, alarmés par cette proposition, appelèrent l'Aréopage à leur secours, par leurs prières et leurs larmes ils obtinrent difficilement que la cité fût confiée à Phocion. Celui-ci proposa aussitôt aux Athéniens d'accepter les directives et les conditions raisonnables de Philippe II. Mais quand Démade avança un décret stipulant que la cité serait comprise dans la paix générale et qu'elle entrerait dans l'assemblée de toute la Grèce, Phocion s'y opposa, en conseillant d'attendre au préalable que Philippe II exprimât son projet pour les Grecs", Plutarque, Vie de Phocion 16).


Le contexte est exceptionnellement favorable à Philippe II, à l'intérieur comme à l'extérieur.


A l'intérieur, d'abord. N'ayant plus d'adversaire à sa mesure, Philippe II à l'automne -338 peut accomplir le rêve qu'il entretenait depuis quelques années : marcher dans les pas d'Epaminondas, envahir le Péloponnèse et s'y imposer comme arbitre. Nous ne connaissons pas son itinéraire, nous apprenons ses haltes au hasard des incidences d'auteurs postérieurs aux faits. Nous apprenons par Démosthène que Philippe II a des partisans à Mégare et à Corinthe, il en a également dans beaucoup de cités péloponnésiennes hostiles à Sparte, dont Sicyone, Argos, Messène, Elis ("Quand la puissance de Philippe II était encore faible et limitée, j'ai prodigué à la Grèce avertissements, exhortations, leçons de prudence, tandis qu'eux [les orateurs partisans de Philippe II] perdus par leurs intérêts privés ont vendu les intérêts publics, séduisant, corrompant leurs concitoyens, jusqu'à en faire des esclaves : Daochos, Kinéas et Thrasydaos en Thessalie, Kerkidas, Hiéronymos et Eukampidas en Arcadie, Myrtis, Télédamos et Mnaséas chez les Argiens, Euxithéos, Kléotimos et Aristaichmos à Elis, les fils de l'infâme Philiadas, Néon et Thrasylochos à Messène, Aristratos et Epicharès à Sicyone, Deinarchos et Démarate à Corinthe, Ptoiodoros, Elixos et Périllos à Mégare, Timolaos, Théogiton et Anémoitas à Thèbes, Hipparchos, Klitarchos et Sosistratos en Eubée", Démosthène, Sur la couronne 295). Nous apprenons par Pausanias que Philippe II passe par Argos ("A l'ouest de la plaine argienne, sur le territoire de Mantinée, s'élève une montagne où on voit les restes de la tente de Philippe II fils d'Amyntas III et d'un village appelé “Nestanè”, les Arcadiens disent en effet que Philippe II campa près de Nestanè, la fontaine dite “Philippion” qui s'y trouve lui doit son nom. Il vint en Arcadie se concilier les habitants et les détacher des autres Grecs", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 7.4). Arrivé à Sparte, Philippe II trouve le roi agiade Cléomène II (qui commandait les Spartiates à la bataille de Mantinée en -363 contre Epaminondas, comme nous l'avons vu dans notre aliéna précédent) et son pair eurypontide Agis III, qui vient juste de monter sur le trône à la place de son père Archidamos III parti en Italie avec l'armée spartiate pour aider la colonie spartiate de Tarente contre les populations alentours, et ayant récemment trouvé la mort dans une bataille près de Mandorion (aujourd'hui Manduria dans la province italienne des Pouilles : "Pendant que la bataille de Chéronée se livrait en Grèce, une autre eut lieu en Italie le même jour, à la même heure, entre Tarentins et Lucaniens. Archidamos III roi des Spartiates combattit avec l'armée des Tarentins et fut tué. Il avait régné vingt-trois ans. Son fils Agis III lui succéda et régna neuf ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.88 ; "[Archidamos III] passa en Italie aider les Tarentins en guerre contre quelques peuples voisins, il y fut tué par ces barbares, son corps resta privé des honneurs de la sépulture, cela sembla un effet de la colère d'Apollon [en punition des trésors pillés à Delphes par les Phocidiens et offerts à Sparte durant la guerre sacrée, comme nous l'avons raconté plus haut]", Pausanias, Description de la Grèce, III, 10.5 ; "Agésilas II eut un fils nommé “Archidamos III”, qui fut tué en Italie par les Messapiens près de Mandorion", Plutarque, Vies d'Agis IV et de Cléomène III 3 ; selon Théopompe, Archidamos III en Sicile a complètement oublié les mœurs austères spartiates : "Théopompe dans son livre LII dit qu'un autre Spartiate, Archidamos III, s'affranchit des usages locaux pour adopter des coutumes étrangères et efféminées, à tel point qu'il ne supporta plus de vivre dans sa propre patrie, il chercha tous les moyens de partir en terre étrangère afin d'assouvir ses envies de débauche. Quand les Tarentins députèrent pour proposer une alliance, il leur offrit spontanément tout ce qu'ils voulaient. Arrivée en Sicile, il trouva la mort lors d'une bataille. Il ne reçut pas les honneurs funèbres, en dépit de l'argent que les Tarentins proposèrent aux ennemis pour rapatrier son corps", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.51 ; la simultanéité de la bataille de Chéronée et de la mort d'Archidamos III est douteuse, car Plutarque rapporte un propos laconique d'Archidamos III adressé à Philippe II après cette bataille : "Après la bataille de Chéronée, Archidamos III reçut de Philippe II une lettre pleine de fierté, à laquelle il répondit : “Mesure ton ombre, tu constateras qu'elle n'est pas plus grande qu'avant ta victoire”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates). Philippe II est dans une position nettement plus favorable qu'Epaminondas naguère : il est à la tête de la plus puissante armée grecque (calquée sur l'armée d'Epaminondas, dont il vient de vaincre le dernier carré à Chéronée !), et Sparte est sans défense. Il pourrait aisément raser la ville et réduire la population en esclavage. Mais, outre qu'agir de cette façon serait injuste puisque les Spartiates n'ont pas participé à la bataille de Chéronée aux côtés des Thébains et des Athéniens contre lui, il calcule que cela ne servirait pas ses intérêts : même peu nombreux et en situation de faiblesse, les Spartiates présents conservent la morgue de leurs ancêtres ("Philippe II entra en armes dans le Péloponnèse. Un homme dit aux Spartiates qu'ils avaient tout à perdre en refusant la paix proposée par Philippe II. Damindas [personage non identifié, peut-être un éphore] rétorqua : “Lâche, qu'avons-nous à gagner à craindre la mort ?”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates ; "Ayant appris que Philippe II avait donné aux Messéniens les terres en litige entre eux et les Spartiates, l'éphore Antiochos demanda : “Leur a-t-il donné aussi la force de les défendre contre ceux qui viendront les attaquer ?”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates ; "Quand il entra en Laconie, Philippe II écrivit aux Spartiates s'ils voulaient qu'il vînt comme ami ou comme ennemi. Ils lui répondirent : “Ni l'un, ni l'autre”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates ; "Philippe II entré en Laconie menaça de tout détruire, il demanda à un Spartiate ce qu'il allait faire : “Mourir bravement, répondit celui-ci, car nous sommes le seul peuple de Grèce qui savons être libre et qui ne savons pas obéir”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates ; "[Agis III] fut envoyé seul comme parlementaire vers le roi Philippe II. Ce dernier dit : “Quoi ! Tu viens seul ?”. Agis III lui répondit : “Oui, comme toi vers moi”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates), les éliminer risquerait de les élever au rang de martyrs aux yeux des autres Grecs. Philippe II préfère se poser en rassembleur, en invitant les Spartiates à régler leurs différends avec leurs voisins péloponnésiens au sein de l'alliance panhellénique qu'il veut créer contre la Perse ("[Philippe II] est entré en Laconie. Mais tu sais bien que ce n'était pas de sa propre initiative : il a cédé, après y avoir résisté, aux appels et aux sollicitations de ses amis et alliés péloponnésiens. Et quand il est arrivé dans le pays, considère comment il s'y est comporté, ô Chlainéas [c'est un délégué acarnanien pro-macédonien qui s'adresse à un délégué étolien anti-macédonien nommé "Chlainéas" lors d'une assemblée panhellénique à Sparte en -210, la Grèce à cette date est divisée entre partisans du roi macédonien Philippe V et partisans des Romains]. Entraîné par l'animosité des peuples voisins à l'égard de la cité [de Sparte], il aurait pu saccager le territoire de la Laconie et abattre la puissance de Sparte, il en aurait tiré leur grande reconnaissance. Mais il a refusé clairement cela. Inspirant la même crainte aux Spartiates et à leurs adversaires, il a préféré contraindre les uns et les autres à régler leurs différends par la négociation. S'abstenant de se poser lui-même comme juge, il a confié à l'ensemble des cités grecques le soin d'arbitrer leurs querelles", Polybe, Histoire, IX, fragment 33.8-12). Cette assemblée générale a lieu en hiver -338/-337 à Corinthe. Un fragment du serment prêté par toutes les cités participantes a été retrouvé sur l'Acropole à Athènes par les archéologues, consigné sous la référence 236 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques. On note que le fragment en question ne contient aucune mention d'alliance : officiellement la Ligue de Corinthe à laquelle il donne naissance est une une garantie mutuelle de respect territorial et non pas une ligue, mais officieusement il s'agit bien d'une ligue puisque chaque membre est obligé de participer à l'effort collectif pour soutenir tout membre qui serait attaqué, et que la décision d'action relève d'un conseil commun/sunedr…a sous l'autorité de l'hégémon/¹gemèn, c'est-à-dire du seul Philippe II ("Je jure par Zeus, Gaia, Hélios, Poséidon, Athéna, Arès, tous les dieux et toutes les déesses, de respecter la paix et de ne pas rompre le traité avec Philippe II. Je ne porterai pas les armes avec des intentions hostiles, contre aucun de ceux qui respecteront les serments, ni sur terre ni sur mer. Je ne m'emparerai par la guerre d'aucune cité, aucun fort, aucun port d'un des participants à la paix, m'abstenant de toute ruse et de toute machination. Je ne détruirai ni la royauté de Philippe II et de ses successeurs, ni les constitutions en vigueur dans chaque cité au moment de la conclusion de la paix. Je ne ferai rien de contraire au traité et je ne le permettrai à aucun autre, dans la mesure de mes moyens. Si quiconque agit contre les dispositions du traité, j'apporterai toute l'aide que les victimes demanderont, et je ferai la guerre à quiconque aura transgressé la paix commune, conformément aux décisions du Conseil commun et aux ordres de son hégémon. Je n'abandonnerai pas [texte manque]", Inscriptions grecques II/2 236), c'est en apparence un pacte de non-agression, en réalité une entente militaire contre la Perse. Tous les membres signent ("En public et en privé [Philippe II] se montra doux et prévenant envers tout le monde. A chaque cité il proposa de participer à une conférence sur la paix commune. Corinthe fut le lieu de cette réunion générale, ce fut là qu'il proposa de déclarer la guerre aux Perses et généra des grands espoirs chez tous les membres présents. Finalement les Grecs nommèrent Philippe II stratège suprême de la Grèce. Investi d'une autorité illimitée, il lança des grands préparatifs pour une expédition contre les Perses. Après avoir imposé à chaque cité le contingent qu'elle devrait fournir, il revint en Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.89), à l'exception des Spartiates ("Voyant le calme rétabli en Grèce, Philippe II convoqua à Corinthe les députés de toutes les cités afin de statuer sur leurs intérêts communs. Il imposa à la Grèce entière les conditions de la paix, selon l'importance de chaque cité, et choisit parmi tous ces peuples les membres d'un Conseil souverain et commun. Seuls les Spartiates dédaignèrent ces directives et le roi qui les proposa, ils considérèrent qu'une paix reposant sur la volonté du vainqueur plutôt que sur le consentement des peuples n'est qu'un esclavage. Ensuite on régla les contributions de chaque cité pour la défense ou pour l'attaque. Personne ne douta que tous ces préparatifs étaient dirigés contre la Perse", Justin, Histoire IX.5), que Philippe II veut désormais contenir en Laconie ("Quand on lui rapporta que Philippe II voulait “fermer l'entrée de la Grèce aux Spartiates”, [Agis III] répondit : “Notre territoire nous suffit”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates). Les Athéniens signent aussi, malgré les mises en garde de Phocion. Quand Philippe II, juste après la signature, impose à tous les membres une contribution militaire financière ou en nature en prévision de la guerre en Asie, les Athéniens maugréent, Phocion leur dit : "C'est trop tard, vous avez signé nous devons obéir, je vous avais prévenu vous ne m'avez pas écouté, maintenant nous sommes contraints de suivre le mouvement général sous peine d'être punis non plus seulement par les Macédoniens mais par tous les membres réunis de la Ligue de Corinthe" ("Son avis [à Phocion, réclamant une stricte neutralité] fut rejeté à cause du contexte difficile. Peu après, les Athéniens se repentirent de ne pas l'avoir suivi, désormais obligés de fournir à Philippe II navires et cavaliers : “Voilà ce que je redoutais quand je me suis opposé à votre résolution, dit Phocion, et maintenant, puisque vous avez accepté ces conditions, vous devez vous y soumettre, avec patience et courage, en vous souvenant que vos ancêtres se sont toujours conduits avec sagesse dans la victoire comme dans la défaite, et que cela a toujours sauvé Athènes et toute la Grèce”", Plutarque, Vie de Phocion 16). Pourquoi Démosthène n'intervient-il pas ? Parce qu'il est englué dans une lamentable affaire contre son rival Eschine. Juste après la victoire de Philippe II à Chéronée, les Athéniens ont confié à Démosthène la réfection des fortifications et la gestion du trésor public pour contrer au mieux une éventuelle invasion de l'Attique par les Macédoniens. Démosthène s'est bien acquitté de sa tâche, il a même participé sur ses propres deniers à la consolidation des murailles, même Eschine reconnaît son investissement. En automne -338, en récompense de cette implication civique et de tous ses engagements antérieurs contre l'hégémonie macédonienne, un énigmatique "Ctésiphon" propose de lui décerner une couronne d'or lors des Grandes Dionysies du printemps -337 ("Sous l'archonte Euthyklès [archonte-roi ou archonte polémarque, et non pas éponyme ; s'agit-il du triérarque Euthyklès, pour qui Démosthène a écrit le discours Contre Aristocratès vers -352 ?], le 9 de la troisième décade de pyanepsion [mi-octobre à mi-novembre dans le calendrier chrétien], sous la présidence de la tribu oenéide, Ctésiphon fils de Léosthénès d'Anaphlyste a dit : Démosthène fils de Démosthénès de Paiania, chargé de la réfection des fortifications, ayant fourni de lui-même trois talents au peuple, ayant ajouté comme trésorier du théâtre cent mines à la somme apportée par toutes les tribus, la Boulè et le peuple d'Athènes ont décrété qu'un éloge public sera décerné à Démosthène fils de Démosthénès de Paiania pour sa vertu, son beau caractère, son zèle envers le peuple athénien en toute occasion, il sera honoré d'une couronne d'or au théâtre lors des Dionysies, le jour du concours de tragédies, décernée par l'agonothète [président des jeux]", Démosthène, Sur la couronne 118), cette proposition est adoptée début -337 ("Sous l'archonte Chairondas fils d'Hégémon [en -338/-337], le 6 de la troisième décade de gamèlion [mi-janvier à mi-février dans le calendrier chrétien], sous la présidence de la tribu léontide, Aristonichos de Phréarrhe a dit : Démosthène fils de Démosthénès de Paiania ayant rendu de nombreux et importants services au peuple athénien, secouru beaucoup d'alliés hier comme aujourd'hui par ses décrets, délivré plusieurs cités d'Eubée, entretenu, par affection pour le peuple, en paroles et en actes, autant que possible, le bien des Athéniens et des autres Grecs, la Boulè et le peuple d'Athènes ont décrété que Démosthène fils de Démosthénès de Paiania sera loué publiquement et couronné d'une couronne d'or au théâtre, lors des Dionysies, le jour du concours de tragédies, la tribu qui préside et l'agonothète seront chargés de cette proclamation", Démosthène, Sur la couronne 84). Eschine est agacé par l'essor politique de Démosthène. Oubliant l'intérêt supérieur de la patrie qui, dans les circonstances, impose l'union sacrée contre la menace macédonienne, il lance au printemps -337 une action en justice contre Ctésiphon, au prétexte que sa proposition est contraire aux lois ("Sous l'archonte Chairondas [en -338/-337], le 6 du mois d'élaphébolion [mi-mars à mi-avril dans le calendrier chrétien], Eschine fils d'Atromèton de Cothoce a déposé entre les mains de l'archonte une accusation contre Ctésiphon fils de Léosthénès d'Anaphlyste qui a présenté un décret contraire aux lois, portant que “Démosthène fils de Démosthénès de Paiania sera couronné d'une couronne d'or au théâtre, lors des Dionysies, le jour du concours de tragédies”, que le peuple couronnera d'or Démosthène fils de Démosthénès de Paiania “pour sa vertu et son zèle constants envers tous les Grecs et le peuple Athénien, pour sa loyauté en actes et en paroles, pour le bien qu'il a toujours apporté au peuple, pour son ardeur à le servir autant que possible”, toutes choses fausses, et contraires aux lois qui interdisent primo d'insérer des mensonges dans les actes publics, deusio de couronner un comptable or Démosthène est préposé à la réparation des murs et caissier du théâtre, tertio d'offrir une couronne au théâtre lors des Dionysies pendant le concours de tragédies, et non pas au bouleuterion si la Boulè est concernée ou à la Pnyx si l'Ekklesia est concernée. Amende : cinquante talents. Témoins de l'accusation : Kèphisophon fils de Kèphisophon de Rhamnonte, Cléon fils de Cléon de Cothoce", Démosthène, Sur la couronne 54-55). Son argumentation, qui repose sur trois points, est pitoyable. Primo, même si Démosthène mérite des éloges pour avoir offert ses deniers privés au redressement d'Athènes, ces deniers ont cessé d'être privés dès qu'ils ont été versés au trésor public, or un magistrat ne peut pas être couronné dans l'excercice de ses fonctions, selon la loi il doit d'abord rendre ses comptes sur la manière dont il a géré le trésor public ("Je répondrai brièvement sur un point que Démosthène croit irréfutable. Il dira : “Oui, j'ai été chargé de la réparation des murs, et les sommes que j'ai récoltées ne permettaient pas d'achever les travaux, j'ai donc tiré cent mines de ma bourse : où est ma faute ? suis-je donc coupable d'avoir été généreux ?”. Ecoutez mon objection juste et solide à ce mauvais argument. Dans une cité aussi ancienne et aussi étendue que la nôtre, aucun homme chargé d'une magistrature, peu importe laquelle, n'est exempt de rendre des comptes. Je donne des exemples qui vous surprendront peut-être. Les prêtres et les prêtresses payés par vous, qui ne font qu'adresser des prières aux dieux à votre place, sont comptables selon la loi, non seulement individuellement mais encore collectivement, par familles, Eumolpides, Kèrykes et autres. La loi rend aussi comptables les armateurs qui ne décident pourtant pas de la manière dont vous gérez les finances, même ceux qui ont préservé une grande partie de vos biens en dépensant une infime partie des budjets alloués, même ceux qui taisent avoir cédé une portion de leur patrimoine afin de restituer ce que vous leur avez confié qu'ils ont perdu en servant la cité, non seulement les armateurs mais encore les compagnies les plus respectables doivent se soumettre aux investigations des tribunaux. La loi ordonne aux membres de l'Aéropage de présenter leurs comptes aux juges, lors d'un examen sévère, elle soumet à vos suffrages cette noble assemblée chargée de décider en dernier ressort des causes les plus importantes. Les aréopagites en exercice ne sont donc jamais couronnés ? Assurément non, la Constitution ne le permet pas. Sont-ils insensibles à l'honneur ? Au contraire, ils y sont si sensibles qu'ils s'interdissent tout écart, ils punissent parmi eux la moindre faute, à l'opposé de vos orateurs qui se croient au-dessus des règlements et des lois. Les Cinq Cents aussi sont contraints par la loi de rendre des comptes, et ils sont si zélés qu'ils s'interdisent à eux-mêmes de se dérober au comptable, si l'un d'eux proteste : “Quoi ! parce que je suis en exercice, je ne peux pas m'absenter ?”, ils lui répondent : “Non, tu ne peux pas, la cité estime que tu pourrais t'enfuir en emportant avec toi ses secrets ou son argent”. La loi défend encore à tout magistrat de consacrer ses biens, de les offrir aux dieux, d'en disposer par testament, de se faire adopter, et d'autres manœuvres de même nature, elle gèle les biens du magistrat jusqu'à temps qu'il rende ses comptes", Eschine, Contre Ctésiphon 17-21 ; "L'audacieux Ctésiphon, sautant par-dessus la loi et la clause qui permet de s'en affranchir, propose de couronner Démosthène toujours en exercice, avant qu'il ait rendu ses comptes", Eschine, Contre Ctésiphon 12). Deusio, la loi impose que toute couronne honorifique doit être décernée à la Boulè ou devant l'Ekklesia, c'est-à-dire devant les seuls Athéniens, or Ctésiphon veut que Démosthène soit couronné lors des Grandes Dionysies, c'est-à-dire devant tous les Grecs venus assister aux concours théâtraux ("La loi dit clairement que toute couronne doit être décernée dans le bouleuterion si c'est la Boulè qui la donne, ou dans l'Ekklésia si c'est le peuple qui la donne, jamais ailleurs. Greffier, lis-nous le texte. [lecture] Cette loi est pleine de prudence, ô Athéniens, elle estime qu'un bon magistrat ne doit pas se vanter devant les étrangers, mais se contenter d'être honoré devant vous seuls et par vous seuls, sans briguer les proclamations par des subalternes. Voilà ce que dit la loi. Et que dit le législateur ? Greffier, continue ta lecture. [lecture] Vous entendez bien, ô Athéniens : le législateur veut que la couronne donnée par le peuple soit décernée sur la Pnyx, devant l'Ekklesia, jamais ailleurs. Ctésiphon au contraire, ne s'embarrassant ni des lois ni du lieu qu'elles prescrivent, veut que la couronne soit décernée au théâtre, non pas lors de l'assemblée des Athéniens mais lors du concours de tragédies, en présence de tous les Grecs, afin qu'ils sachent quel homme nous honorons", Eschine, Contre Ctésiphon 32-34). Tertio, le bénéficiaire d'une couronne honorifique doit justifier d'une action bénefique envers sa cité, or Eschine estime qu'aucune action de Démosthène n'a été bénéfique envers Athènes depuis son entrée en politique. Eschine tente de prouver cela en se lançant dans un long résumé des positions de Démosthène contre Philippe II ("Reste un dernier chef d'accusation qui m'interpelle surtout, je veux parler du motif invoqué par Ctésiphon pour justifier la remise de la couronne à Démosthène. Voici comment il s'exprime dans son décret : “Le héraut proclamera au théâtre, en présence des Grecs, que les Athéniens couronnent Démosthène pour sa vertu, sa fermeté et son courage”, et, point essentiel : “pour sa constance à servir le peuple par ses actes et par ses discours”. Ma méthode sera simple et compréhensible. Comme accusateur, je dois démontrer que les éloges adressés à Démosthène sont infondés, que ni hier ni aujourd'hui il n'a servi le peuple par ses actes et par ses discours. En prouvant cela, je condamnerai automatiquement Ctésiphon puisque toutes les lois interdisent d'insérer des mensonges dans des actes publics. L'accusé, auteur du décret, devra relever ce que j'abattrai. Vous jugerez de nos raisons. Je commence […]", Eschine, Contre Ctésiphon 49-51). La démarche d'Eschine ne trompe personne, ni le public, ni les jurés, ni les juges, ni Démosthène qui s'empresse de mettre ses compétences d'avocat au service de Ctésiphon : les deux premiers points ne sont que des arguties juridiques rapidement balayées par diverses jurisprudences avancées par Démosthène, sur lesquels nous ne nous attarderons pas ici, pour rappeler primo que la patrie est en danger et que demander des comptes à un citoyen qui offre ses deniers pour la défendre est un peu fort de café, secundo que récemment d'autres magistrats ont été couronnés dans l'exercice de leurs fonctions lors des Grandes Dionysies et que cela n'a pas empêché Eschine de dormir, la vraie raison de la démarche d'Eschine réside dans le troisième point, dans la rancœur, la jalousie, l'amertume d'Eschine contre Démosthène, dans l'arrogance à ne pas vouloir se dire à lui-même : "J'ai joué j'ai perdu, Démosthène avait raison, j'ai manqué de clairvoyance", dans son orgueil à camper sur ses mauvais choix contre les évidences, contre le bon sens, contre la réalité, sur le mode : "Même si Démosthène a raison, il a tort ! D'ailleurs il a les cheveux gras ! Et des cors aux pieds ! Et sa mère était une catin ! Et il a donné à son chien un nom ridicule !". On ignore le détail de la procédure, mais on sait qu'elle dure pendant des années. Le discours de défense de Démosthène, Sur la couronne, est parvenu jusqu'à nous : aux paragraphes 296-297 sont évoqués les traîtres qui se sont soumis "à Philippe II puis à Alexandre", ce discours est donc postérieur à l'assassinat de Philippe II et à l'accession d'Alexandre au trône de Macédoine en -336. Le discours d'accusation d'Eschine, Contre Ctésiphon, cible du discours Sur la couronne de Démosthène, a survécu pareillement jusqu'à nous, il est encore plus explicite : le paragraphe 163 fait allusion au débarquement d'Alexandre en Asie en -334, le paragraphe 164 rapporte la position inconfortable d'Alexandre en Cilicie juste avant sa victoire à Issos en -333, le paragraphe 165 rappelle le soulèvement du roi spartiate Agis III en -331 contre Antipatros pendant qu'Alexandre bataillait en Iran "aux bornes du monde" après sa victoire à Gaugamèles, ce discours est donc postérieur à -331. Denys d'Halicarnasse suppose que le procès contre Ctésiphon a lieu en -330, soit sept longues années après l'ouverture du dossier au printemps -337 ("Le discours Sur la couronne, le seul postérieur [à la mort de Philippe II, parmi tous les discours conservés de Démosthène], [fut] prononcé sous l'archontat d'Aristophon [en -330/-329], huit ans après la bataille de Chéronée [en -338], six ans après la mort de Philippe II [en -336], à l'époque où Alexandre avait vaincu à Arbèles", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 12 ; au paragraphe 254 de son discours Contre Ctésiphon, Eschine dit incidemment que les délibérations ont lieu "à la veille des Jeux pythiques", organisés habituellement en été, en conséquence le procès date peut-être du printemps ou du début de l'été -330). A cette date, Athènes aura presque définitivement cessé de compter dans les affaires du monde, Démosthène n'aura aucune indulgence pour son adversaire, lors de l'audience il attaquera, attaquera, attaquera sans relâche ("Monter à la tribune avec un plan de persécution envieuse, par les cieux ! cela n'est ni régulier, ni démocratique, ni juste, ô Athéniens ! En me voyant commettre ces énormes crimes contre la cité qu'il vient d'énumérer de sa voix théâtrale, Eschine aurait dû me poursuivre selon la loi. Si je méritais d'être dénoncé comme traître, pourquoi ne m'a-t-il pas dénoncé ? pourquoi ne m'a-t-il pas traduit en bonnes formes devant la justice ? Si les lois étaient violées par mes décrets, pourquoi n'a-t-il pas accusé l'infracteur des lois ? L'homme qui poursuit Ctésiphon pour me nuire aujourd'hui, ne m'aurait jamais épargné hier s'il avait eu le moindre espoir de me faire condamner. Si j'avais été coupable d'une des prévarications dont le calomniateur vient de dresser la liste, ou de n'importe quel autre attentat, les lois prévoient des procédures rapides et des châtiments sévères : il aurait pu utiliser toutes ces armes contre moi. S'il l'avait fait, s'il avait lancé des procédures, son accusation actuelle s'accorderait avec sa conduite passée. Mais on est très loin d'une telle voie droite et digne, après avoir esquivé les réfutations en présence des faits il entasse maintenant les griefs, les sarcasmes, les invectives, et nous joue une comédie ! En supplément, c'est moi qu'il accuse, et c'est Ctésiphon qu'il cite en justice ! Sur tous les points de ce procès, il arbore sa haine contre moi, mais il ne m'attaque pas de front, il préfère conduire un tiers à la mort civile ! Parmi toutes les raisons qui militent en faveur de Ctésiphon, ô Athéniens, voilà bien la plus valable : nous aurions dû vider l'abcès entre nous deux, nous cogner sans trêve pour éviter qu'un tiers reçoive injustement nos coups", Démosthène, Sur la couronne 13-16). En réponse à la malhonnêteté envieuse d'Eschine, il listera tous ses engagements contre Philippe II depuis trois décennies, et en déduira que non seulement sa couronne en -337 était bien méritée, mais encore qu'Eschine ne doit plus parler en public en regard de l'abîme où lui et ses complices ont plongé Athènes ("Quelle alliance, quels secours, quels amis, quelle gloire Athènes a-t-elle acquis par toi ? Par quelle ambassade, par quelle fonction l'as-tu honorée ? Quelle affaire athénienne, en Grèce ou à l'étranger, as-tu réussie ? Où sont les flottes, les armes, les arsenaux, les fortifications, la cavalerie, dont nous te sommes redevables ? Le riche, le pauvre, quelles ressources ont-ils puisées dans tes dons patriotiques ? Rien. “C'est vrai, mais il a montré du zèle, de la bonne volonté.” Où ? Quand ? O le plus injuste des hommes ! lorsque tous les orateurs se sont imposé une taxe volontaire pour le salut commun, […] tu n'as rien donné, tu t'es même caché. Etait-ce par indigence ? Non : tu venais de recevoir plus de cinq talents de la succession de ton beau-père Philon, et deux talents offerts collectivement par les premiers contribuables pour avoir mutilé la loi sur les armements [allusion à une décision politique de date inconnue]. Passons sur les détails, de propos en propos je serais entraîné loin de mon sujet. Disons simplement que si tu n'as rien donné ce n'est pas par manque d'argent mais pour payer en sous-main ceux qui soutiennent ta politique. Quand es-tu courageux ? Quand brilles-tu ? Chaque fois que tu médis contre un concitoyen. Ah, dans ces occasions tu as une voix éclatante, une immense mémoire, le talent d'un grand acteur, un vrai Théokrinès [célèbre calomniateur] !", Démosthène, Sur la couronne 311-313). Il conclura en prophétisant la déchéance d'Eschine ("Compare ta vie avec la mienne, mais avec calme et sans aigreur, Eschine, et demande à tes concitoyens laquelle ils préfèrent. Tu as enseigné les premières lettres [allusion à l'enfance d'Eschine aux côtés de son père qui servait d'un maître d'école], j'ai eu des maîtres. Tu servais dans des mystères [allusion à l'adolescence d'Eschine aux côtés de sa mère lors des cérémonies à Sabazios], je suis initié. Tu as été choriste, j'ai été chef de chœur [allusion à la chorégie de -346, où Démosthène a été agressé par Midias]. Tu es secrétaire, je suis député. Tu tritagonises, je théorise. Tu tombes sur la scène [allusion à la chute d'Eschine sur la scène tandis qu'il jouait Oenomaos], je siffle. Comme magistrat, tu as toujours œuvré pour l'ennemi, j'ai toujours agi pour la patrie. Et pour abréger le parallèle, nous sommes jugés aujourd'hui sur une couronne qui m'a été décerné parce que j'ai été irréprochable, que tu utilises pour me calomnier. Mais prends garde à toi : tu risques de quitter définitivement le métier, si tu n'obtiens pas le cinquième des suffrages", Démosthène, Sur la couronne 265-266). Sa prophétie se réalisera. Bien conscient du caractère politique de ce procès derrière son apparence civile, les juges acquitteront Ctésiphon et condamneront Eschine à une forte amende. Incapable de payer, Eschine quittera Athènes pour s'installer à Rhodes, où il finira sa vie ("A l'époque où Alexandre était en expédition en Asie, Eschine accusa Ctésiphon d'avoir proposé en faveur de Démosthène un décret contraire aux lois. N'ayant pas obtenu le cinquième des suffrages, il fut condamné à une amende de dix mille drachmes, qu'il ne paya pas, il s'exila de lui-même à Rhodes. D'autres disent qu'il ne voulut pas quitter Athènes, il en fut chassé et se réfugia à Ephèse auprès d'Alexandre, les troubles qui suivirent la mort de ce roi [en -323] l'obligèrent à s'embarquer pour Rhodes, où il ouvrit une école d'éloquence. […] L'école qu'il avait fondée subsista après lui et fut appelée “rhodienne”. Plus tard il quitta Rhodes pour Samos, il y mourut peu après", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 3-5). Face à l'échec total d'Athènes contre les Macédoniens, les deux vieux orateurs apaiseront finalement leur rancune : quand Eschine quittera Athènes après sa condamnation Démosthène lui adressera un adieu consolatoire ("Lorsque Eschine sortit d'Athènes après sa condamnation, Démosthène courut après lui à cheval. Eschine, croyant qu'il venait l'arrêter, tomba à ses genoux et se couvrit le visage. Démosthène le releva, et après l'avoir consolé de son malheur il lui donna un talent", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 8), et Eschine à Rhodes reconnaîtra que le Logos de Démosthène était supérieur au sien ("Un jour [Eschine] lut aux Rhodiens son discours Contre Ctésiphon, les auditeurs exprimèrent leur étonnement, ne comprenant pas comment il avait perdu sa cause après l'avoir si bien défendue : “Vous ne seriez pas étonnés, leur dit-il, si vous aviez entendu Démosthène y répondre”", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Eschine 4). Notons que, selon pseudo-Plutarque, la couronne offerte à Démosthène au printemps -337 n'est pas la première, une autre couronne lui a été décernée précédemment par Hypéride ("Quelque temps après [la bataille de Chéronée], chargé de relever les murailles d'Athènes et d'embellir la cité, il offrit cent mines sur sa propre fortune, il donna aussi dix mille mines pour la décoration des spectacles, et il s'embarqua sur une trière pour aller demander aux peuples alliés d'Athènes de contribuer aux dépenses de la cité. Ces services lui valurent plusieurs couronnes d'or, la première sur proposition de Dèmomélos, Aristonikos et Hypéride. Le décret pour la dernière couronne, avancé par Ctésiphon, fut attaqué par Diodotos et Eschine comme contraire aux lois. Démosthène en prit la défense et gagna sa cause, l'accusateur n'ayant pas recueilli le cinquième des suffrages", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 8), qui a suscité un autre procès qu'Hypéride a gagné ("[Hypéride] proposa qu'on décernât des honneurs publics à Démosthène. Diondas attaqua le décret comme contraire aux lois, mais Hypéride fut absous", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Hypéride 2), mais pseudo-Plutarque est seul à parler de ce procès contre Hypéride et s'embrouille peut-être avec le procès contre Ctésiphon. Bref, pour revenir à notre sujet, disons simplement qu'en -337 Philippe II ne craint plus Démosthène, neutralisé par le procès qu'Eschine intente contre lui. A l'ère hellénistique, l'historien Polybe expliquera combien Démosthène, et les Spartiates avec lui, auront manqué de discernement, de vision sur le futur, en pensant à l'échelle de leur seule cité d'Athènes et de Sparte comme au Vème siècle av. J.-C., au lieu de penser à l'échelle de la Grèce comme Philippe II et ses successeurs hellénistiques ("Démosthène, si admirable par ailleurs, doit être blâmé pour avoir lancé à la légère et sans discernement les plus cinglantes insultes à l'encontre des hommes les plus remarquables de la Grèce. Il a dit en effet que Kerkidas, Hiéronymos et Eukampidas en Arcadie avaient trahi les Grecs en s'alliant à Philippe II. Il a accusé de la même façon les fils de Philiadas, Néon et Thrasylochos chez les Messéniens, Myrtis, Télédamos et Mnaséas à Argos, Daochos et Kinéas en Thessalie, Théogeiton et Timolas en Béotie, il en a énuméré d'autres, cité par cité [allusion au discours Sur la couronne 295]. Mais tous ces hommes pouvaient invoquer des arguments valables pour justifier leur conduite, notamment les dirigeants arcadiens et messéniens. En attirant Philippe II dans le Péloponnèse et en abaissant la puissance spartiate, ils permirent d'abord à tous les peuples péloponnésiens de respirer et de retrouver le goût de la liberté, ensuite ceux-ci purent recouvrer les territoires et les cités que Sparte au temps de sa grandeur avait arrachés aux Messéniens, aux Mégalopolitains, aux Tégéates et aux Argiens, accroissant ainsi de façon indiscutable la puissance de leurs patries. Quand de tels avantages étaient en jeu, leur devoir était de ne pas s'opposer à Philippe II et aux Macédoniens, mais au contraire de s'impliquer énergiquement dans une action prometteuse de gloire et d'honneurs. S'ils avaient obtenu ces résultats en laissant Philippe II établir des garnisons dans leurs cités, ou en abolissant le régime de leurs cités et en retirant à leurs compatriotes tout droit politique et toute liberté d'expression, afin de satisfaire des ambitions privées et d'accaparer le pouvoir, les accusations de Démosthènes auraient été fondées. Mais ils ont défendu leurs patries, ils ont apprécié la situation et ont estimé que les intérêts de leurs concitoyens différaient de ceux des Athéniens, c'est pour cette raison que Démosthène les a qualifiés de traîtres. Démosthène jugeait toute chose selon les intérêts particuliers d'Athènes, il pensait que tous les Grecs devaient avoir les yeux fixés sur les Athéniens, faute de quoi il les accusait de trahison. Cela prouve qu'il méconnaissait les réalités et manqua gravement d'objectivité […]. En s'opposant ainsi à Philippe II, les Athéniens ont finalement essuyé le pire des désastres lors de la bataille de Chéronée. Et si le roi de Macédoine ne s'était pas montré aussi généreux et aussi soucieux de sa gloire, la politique de Démosthène aurait eu des conséquences encore beaucoup plus terribles pour eux. A l'inverse, grâce à ces hommes qu'il a accusés, les Arcadiens et les Messéniens ont pu assurer contre les Spartiates la sécurité de leur pays et la tranquillité pour tous", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 14.1-15).


A l'extérieur, ensuite. Pour attirer les Athéniens, Philippe II joue sur une corde sensible. L'alliance actuelle entre Athènes et les Perses est contre nature : aux yeux de tous, des vivants et des générations futures, les Athéniens sont et seront toujours les vainqueurs glorieux des Perses à Salamine en -480, les défenseurs du vivre-ensemble grec contre l'envahisseur monarchique barbare. En pactisant avec Artaxerxès III Ochos, les Athéniens se sont nuis au profit des Perses. Au lieu de traiter les Athéniens en vaincus, Philippe II les traite en vainqueurs fourvoyés, il leur propose de participer à la grande expédition contre les Perses qui les ont trompés, manipulés, abandonnés face à Sparte jadis et face à Thèbes naguère. Philippe II est aidé par les troubles auliques à Persépolis, que Diodore de Sicile évoque dans ses paragraphes consacrés à l'archontat d'Euainétos en -335/-334 (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.2) mais en précisant que les événements qu'il décrit sont antérieurs de quelques années ("Comme je devrai parler du royaume des Perses par la suite, je trouve judicieux d'en reprendre l'Histoire à une époque un peu antérieure", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.5). Nous avons rapidement parlé de la reprise en mains de tout l'ouest de l'Empire perse par Artaxerxès III Ochos, notamment grâce à l'un de ses eunuques nommé "Bagoas" qui s'est illustré en Egypte sous l'archontat de Théellos en -351/-350. Ce Bagoas a été récompensé en accédant au premier cercle des intimes à la Cour, comme chiliarque. A une date inconnue, Bagoas a assassiné son maître. Ne pouvant pas prétendre lui-même au trône, il y a hissé Arsès le plus jeune fils d'Artaxerxès III Ochos, en le surnommant "Artaxerxès IV", afin de gouverner à travers lui (le surnom "Artaxerxès [IV]" est bien attesté sur la stèle trilingue du Letoon de Xanthos, artefact portant une inscription en lycien, en grec et en araméen retrouvée dans les ruines du sanctuaire de Léto en 1973, dont la première ligne en araméen indique qu'elle a été réalisée "au mois de siwan l'an 1 d'Artaxerxès [IV]"). Après trois ans de mensonges et de magouilles - dont l'exécution de tous les frères d'Arsès/Artaxerxès IV, afin qu'ils ne revendiquent pas la couronne de leur père -, la marionnette gagne en maturité et commence à vouloir s'émanciper du marionnettiste, celui-ci n'a pas d'autre option qu'éliminer la marionnette et la remplacer par une autre : Bagoas assassine Arsès ("Le règne d'Artaxerxès III Ochos avait commencé à l'époque de Philippe II. Dur et cruel evers ses sujets, il en était très détesté. L'eunuque Bagoas, chiliarque d'un naturel méchant, empoisonna son maître par l'intermédiaire de ses médecins, et il porta sur le trône de Perse le cadet d'[Artaxerxès III] Ochos : Arsès. Il exécuta tous les frères encore jeunes du nouveau Grand Roi, afin de maintenir celui-ci sous son influence. Informé de tant de crimes dont il était la cause involontaire, le jeune Arsès ne cacha pas sa volonté d'en punir l'auteur, mais Bagoas devança Arsès en l'exécutant à son tour avec ses enfants la troisième année de son règne", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.5) et installe à sa place un nouveau personnage qui prend le nom de "Darius III". Les origines de ce nouveau personnage sont difficiles à définir parce qu'elles ont été effacées à dessein par la propagande alexandrine. Ainsi Alexandre, dans la lettre qu'il adressera à Darius III en hiver -333/-332, accusera ce dernier d'avoir aidé Bagoas à assassiner Arsès/Artaxerxès IV (selon Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 14.5). A Hécatompyles en -330, il déclarera que "Darius III n'a pas reçu l'Empire perse par héritage" et qu'"il est monté sur le trône de Cyrus II grâce à l'eunuque Bagoas" (selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 3.12). Au Ier siècle av. J.-C., le géographe Strabon relaiera ces propos en disant que "la lignée de Darius Ier s'arrête avec Arsès" car Bagoas "l'a remplacée par un Darius qui n'était pas issu de la famille royale" (Strabon, Géographie, XV, 3.24). A l'ère impériale romaine, Plutarque dira que Darius III n'était originellement qu'un "astande/¢st£ndhj", hellénisation d'un mot perse que les linguistes ne parviennent pas à reconstituer, à comparer à l'arménien "astandel" et au sogdien "astanik" désignant un simple messager ("Darius III [est] devenu Grand Roi de Perse après avoir été astande", Plutarque, Vie d'Alexandre 18), il dira même que Darius III était un ancien esclave d'Artaxerxès III Ochos ("De Darius III esclave et astande ["doÚlou kaˆ ¢st£ndou"] royal, tu as fait le souverain des Perses [c'est Alexandre qui parle au Destin]", Plutarque, Sur la fortune ou la vertu d'Alexandre I.2 ; "[Alexandre] eut-il simplement à quitter un habit d'astande [comme Darius III] pour enfiler le costume royal et coiffer la tiare sur le devant [façon de porter la tiare réservée au Grand Roi et aux descendants des sept putschistes perses ayant pris le pouvoir aux Mèdes en -522] ?", Plutarque, Sur la fortune ou la vertu d'Alexandre II.8). Un peu plus tard, Elien répétera que Darius III était un ancien esclave ("Le dernier Darius [Darius III], celui qui fut vaincu par Alexandre, était un esclave", Elien, Histoires diverses XII.43). Mais on peut douter que cette version, qui sert idéalement la propagande alexandrine puisqu'elle fait de Darius III un régicide illégitime, et d'Alexandre la main du Destin qui punit ce régicide illégitime, soit historique. Car même en supposant une origine roturière à Darius III, jamais après sa prise de pouvoir la noblesse perse de Persépolis n'aurait accepté de le reconnaître Grand Roi, de le soutenir, de lui obéir jusqu'à Issos en -333 et jusqu'à Gaugamèles en -331. Pour se maintenir aussi longtemps au pouvoir, Darius III devait nécessairement avoir du sang noble dans les veines, il devait nécessairement appartenir à l'entourage d'Artaxerxès III Ochos. Et effectivement, Quinte-Curce révèle incidemment que Darius III a un frère nommé "Oxathrès" (en réalité demi-frère : cet Oxathrès est le fils d'un nommé "Aboulitès" selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 19.2), dont la fille n'est autre que l'épouse d'Artaxerxès III Ochos (Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, III, 13.13). Par ailleurs, la thèse de l'illégitimité suite à l'intronisation par un putsch ne tient pas, car on peut lui opposer un illustre précédent : Darius Ier, le vrai fondateur de l'Empire perse après la période de conquêtes sous Cyrus II et Cambyse II, a lui aussi pris le pouvoir par un pustch et non pas par héritage, il était simple porte-lance de Cambyse II (selon Hérodote, Histoire III.139) avant de le remplacer comme roi des Perses en -522. Diodore de Sicile et Justin apportent des réponses. Ils disent que le nom originel de Darius III était "Codoman", qu'il est "fils d'Arsanès fils d'Ostanès frère du dernier Grand Roi Artaxersès III Ochos", et qu'il s'est illustré dans une campagne contre les Kadousiens sous le règne d'Artaxerxès III Ochos, qui l'a récompensé en lui confiant un poste à la tête de la Petite Arménie et de la Grande Arménie réunifiées ("A l'époque où son prédécesseur [Artaxerxès III] Ochos était en guerre contre les Kadousiens, l'un d'eux réputé pour sa bravoure avait proposé un duel contre n'importe quel Perse désirant l'affronter. Personne n'avait osé relever le défi, sauf Darius, qui s'était présenté courageusement et avait tué son adversaire. Le Grand Roi [Artaxerxès III] Ochos l'avait comblé de cadeaux et honoré du titre d'homme le plus brave de Perse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.6 ; "[Artaxerxès III Ochos] fit la guerre aux Kadousiens. Un des ennemis défia le plus brave des Perses. Codoman s'avança, encouragé par tous les soldats, et tua le barbare, en assurant ainsi la victoire des Perses et en rendant son éclat à la gloire ternie de l'armée. En récompense de cette belle action, il fut nommé préfet des deux Arménies", Justin, Histoire X.3 ; pour l'anecdote, la mère de Codoman/Darius III s'appelle "Sisigambis", tous ses frères ont été assassinés par Artaxerxès III Ochos quand elle était jeune, selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 5.23). On doit peut-être mettre en relation cette nomination de Codoman/Darius III en Grande Arménie avec la destitution d'Orontès, ancien satrape héréditaire de Grande Arménie qui s'est révolté contre Artaxerxès III Ochos et qui s'est installé avec on-ne-sait-quel titre sur la côte ouest anatolienne comme nous l'avons vu précédemment. Le terme latin "préfet" utilisé par Justin, désignant usuellement un gouverneur militaire par opposition au terme latin "procurateur" désignant un gouverneur civil, sous-entend que Cadoman/Darius III est chef militaire sous les ordres du satrape, mais la Grande Arménie a-t-elle encore un satrape après la destitution d'Orontès ? Codoman/Darius III y cumule-t-il les fonctions de gouverneur militaire et de gouverneur civil ? Peu importe. Quand Bagoas l'a installé sur le trône de Persépolis, Codoman a pris le surnom de "Darius III" justement en référence au fondateur Darius Ier, passé comme lui du statut de Perse ordinaire au statut de Grand Roi ("[Artaxerxès III] Ochos mourut peu après [la campagne contre les Kadousiens], le peuple plein d'admiration pour la valeur de Codoman le plaça sur le trône et, pour lui conférer une dignité royale, l'honora du nom de “Darius [III]”", Justin, Histoire X.3), autrement dit Alexandre veut délégitimer Darius III sous prétexte qu'il est un gueux tandis que Darius III veut imposer sa légitimité précisément par sa nature de gueux comme Darius Ier jadis. Bagoas espérait manipuler Darius III aussi facilement que le jeune Arsès/Artaxerxès IV, mais Darius III s'est vite débarrassé de lui en l'empoisonnant ("Dépourvu de successeurs directs [après l'assassinat d'Arsès et de tous ses frères], Bagoas fit monter sur le trône un ami nommé “Darius”, qui était fils d'Arsanès fils d'Ostanès, frère du dernier Grand Roi Artaxerxès III Ochos. Mais Bagoas reçut la fin qu'il méritait. Il voulut perpétuer sa détestable habitude d'empoisonner ses maîtres dès qu'ils commençaient à le décevoir, agir de la même façon avec Darius, mais celui-ci instruit de son projet lui présenta, lors d'un banquet où il l'invita amicalement, la coupe qui lui était destinée, et le força à l'avaler tout entière", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.5). Darius III a pu profiter à l'occasion du soutien d'Artabaze, qui n'avait pas des bonnes relations avec Artaxerxès III Ochos, et qui restera fidèle à Darius III jusqu'à la veille de son assassinat en -330. Diodore de Sicile dit que l'accession au trône de Darius III à Persépolis est contemporaine de celle d'Alexandre à Pella en -336/-335 ("Jugé digne de la couronne pour cette raison [sa victoire en duel chez les Kadousiens], il était monté sur le trône de l'Asie à la même époque qu'Alexandre avait succédé à celui de son père [Philippe II] en Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.6), donc l'assassinat d'Artaxerxès III Ochos par Bagoas et son remplacement par Arsès/Artaxerxès IV, trois ans plus tôt selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVII.5 précité), remonte à -339/-338. Cette date est confirmée par la tablette babylonienne BM 40623 commodément appelée "Prophétie dynastique" par les historiens, qui, colonne 5 lignes 4-8, indique : "Pendant deux ans [texte manque] eunuque royal [texte manque] un prince rebelle se lèvera et occupera le trône, il règnera cinq ans". Darius III, alias le "prince rebelle" de cette tablette, sera assassiné en été -330, on déduit que son "règne de cinq ans" a commencé en -335 (si on compte de façon inclusive) ou en -336 (si on compte de façon exclusive). Comment Philippe II est-il informé de ces bouleversements ? Des Perses rebelles se sont-ils réfugiés à Pella en lui demandant d'intervenir, comme naguère Artabaze rebelle à Artaxerxès III Ochos, ou comme Amminapès ("[Alexandre] confia la satrapie d'Hyrcanie à Minapis [latinisation d'"Amminapès"], qui avait été exilé sous le règne d'[Artaxersès III] Ochos et s'était réfugié à la Cour de Philippe II", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 4.25) qui ouvrira les portes de Memphis à Alexandre avant d'être désigné par lui satrape de Parthie-Hyrcanie ? Mystère. En tous cas, Philippe II sait la situation à Persépolis, et l'appel d'air est trop fort : Philippe II juge que l'outil militaire qu'il a créé en Macédoine est supérieur à l'armée perse, qui tient non pas par son efficacité (l'expédition des Dix Mille et l'expédition d'Agésilas II l'ont bien montré) mais par la personne du Grand Roi, or le Grand Roi actuel semble tenir mal, sa légitimité doit être affermie, ses soutiens sont fragiles, c'est une l'opportunité à saisir.


Philippe II passe toute l'année -337 à préparer son débarquement en Asie. Prévoyant une campagne longue - à la mesure de l'immense Empire perse - et conscient qu'il pourrait y être gravement blessé ou y trouver la mort, il veut d'abord assurer la continuité dynastique. Il organise des mariages qu'il espère garants de la stabilité en Macédoine et profitables dans les opérations de conquête à venir. Mais il est très mal inspiré, ses calculs vont créer des tensions et hâter sa fin. Le premier mariage est le sien avec une nouvelle jeune femme, une "Cléopâtre nièce d'Attalos" (attention à ne pas confondre cette Cléopâtre avec son homonyme Cléopâtre fille d'Olympias et sœur d'Alexandre le Grand !). Les motifs ne sont pas clairs. Plutarque dit que Philippe II en est amoureux ("Philippe II passionnément amoureux voulut épouser [Cléopâtre] malgré la grande différence d'âges", Plutarque, Vie d'Alexandre 9). C'est possible, mais ce n'est certainement pas la raison principale. Les mariages de notables dans l'Antiquité sont rarement des mariages d'amour, ce sont des unions arrangées afin de préserver des patrimoines, des entreprises, des territoires, et Philippe II n'échappe pas à la règle : il a épousé Phila pour s'allier la région d'Elimeia frontalière de la Thessalie, Nikèsipolis et Philinna pour s'allier Phères et Larissa en Thessalie, Olympias pour s'allier l'Epire, Médée pour s'allier le nord de la Thrace. On imagine mal le rusé et calculateur Philippe II changer soudain de personnalité à quarante-cinq ans, oublier les questions de pouvoir, renoncer à toute influence sur les êtres et les choses, pour convoler sans aucune arrière-pensée avec une jeune femme sortie d'on-ne-sait-où qui aurait semé des papillons dans son ventre. On ne connaît pas les parents de cette Cléopâtre. En revanche, on sait que son oncle Attalos, contrairement à tous les autres beaux-pères de Philippe II, est un authentique et pûr Macédonien, puisqu'il s'en vantera lors du mariage, Attalos est par ailleurs lié à Parménion : il a épousé la fille de ce dernier, selon une incidence de Quinte-Curce (Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.17 : dans ce passage, Alexandre reproche à Philotas fils de Parménion d'avoir marié sa sœur à Attalos). Là réside certainement la vraie raison de ce mariage : contrairement aux précédents qui servaient à annexer des territoires à la Macédoine, ce mariage-ci sert non pas à annexer un nouveau territoire mais à donner un héritier pûrement macédonien à la couronne macédonienne. Le nom "Europa" donné à la fille qui naîtra de cette union juste avant l'assassinat de Philippe II en -336, semble un programme : cette "Europa" règnera en Europe pendant que son père s'imposera sur l'Asie. Doit-on aller plus loin en supposant que Philippe II veut aussi écarter ses autres enfants, notamment Alexandre, âgé alors de dix-neuf ans, qu'il trouve de plus en plus menaçant ? Peut-être. Lors du procès contre Philotas en -330, Alexandre accusera ce dernier d'avoir comploté sa perte avec Attalos et avec Amyntas IV fils de Perdiccas III, qui aurait dû prendre la couronne macédonienne en -360 mais en a été spolié par son oncle Philippe II, et qui par ailleurs a été cocufié par Philippe II (rappelons que Philippe II a couché avec Audata/Eurydice épouse d'Amyntas IV, donnant naissance à une fille, Kynanè : "La vie de Philotas témoigne contre lui. Quand mon cousin Amyntas IV [c'est Alexandre qui parle] a projeté de m'assassiner en Macédoine, il était son complice et s'est compromis avec lui. Il a marié sa sœur à Attalos, mon ennemi juré", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.17). Cette accusation est-elle une invention d'Alexandre pour justifier l'élimination de Philotas ? Existe-t-il un lien familial entre Cléopâtre nièce d'Attalos et Amyntas IV fils de Perdiccas III ? Si ce complot est bien réel, a-t-il été fomenté par les seuls Amyntas IV et Philotas assistés d'Attalos… ou avec le secret soutien de Philippe II, afin de se débarrasser d'Alexandre dans un premier temps, puis de se débarrasser de l'encombrant Amyntas IV et d'abaisser les influents Parménion et Attalos - comme meurtriers d'Alexandre - dans un second temps ? Laissons les historiens ou les romanciers méditer ou extrapoler sur le sujet, et revenons aux faits. Le mariage a lieu à une date inconnue de l'année -337. Evidemment, ça se passe mal. Alexandre ronge son frein, jusqu'au moment où, les amphores de vin ayant largement circulé, Attalos déclare pompeusement : "Vive l'union de ma nièce avec notre grand roi Philippe II, qui donnera enfin naissance à des vrais Macédoniens et non plus à des bâtards !". Alexandre, qui n'est pas un vrai Macédonien puisque sa mère Olympias est Epirote, explose : "Moi je suis un bâtard ? Moi je suis un bâtard ?". Philippe II veut intervenir mais, ivre, il ne parvient pas à mettre un pied devant l'autre et s'écroule. Alexandre, qui s'apprêtait à frapper Attalos en repoussant son père, s'arrête soudain et jette un regard de mépris sur ce dernier : "Tu prétends vaincre l'Asie, et tu n'es même pas capable de tenir debout !", puis il se retire. Il quitte temporairement la Macédoine pour l'Illyrie. Sa mère Olympias quitte aussi la Macédoine pour retourner en Epire ("Les troubles causés à la Cour par les amours de Philippe II et ses nouveaux mariages, la jalousie des femmes entre elles, eurent des répercutions sur tout le royaume, elles excitèrent entre lui et son fils des débats récurrents et des divisions violentes, que le caractère instable, hautain et vindicatif d'Olympias envenima en aigrissant Alexandre. Attalos offra l'occasion d'un éclat lors du mariage de la jeune Cléopâtre, que Philippe II passionnément amoureux voulut épouser malgré la grande différence d'âges. Attalos ayant trop bu lors du festin, exhorta les Macédoniens à demander aux dieux que Philippe II et Cléopâtre engendrassent un héritier légitime au trône de Macédoine. Alexandre furieux de cet outrage lui dit : “Scélérat, tu me prends donc pour un bâtard ?”, et il lui jeta sa coupe à la tête. Philippe II se leva de table et se dirigea vers lui l'épée à la main, mais, par bonheur pour l'un et pour l'autre, la colère et l'ivresse le firent tomber. Alexandre moqua sa chute : “Voilà l'homme, cria-t-il, qui se prépare à passer d'Europe en Asie, et qui échoue à passer d'une table à l'autre !”. Après cette insulte proférée dans la chaleur du vin, il conduisit sa mère Olympias en Epire, et lui-même se retira chez les Illyriens", Plutarque, Vie d'Alexandre 9 ; "Alexandre avait craint que sa marâtre donnât naissance à un rival, dans un repas on l'avait vu insulter Attalos et son propre père qui le chassait l'épée à la main, il ne leur avait laissé la vie sauve qu'à la prière de ses amis, il s'était réfugié avec sa mère en Epire, auprès de son oncle, puis en Illyrie, où il avait longtemps refusé de céder à la voix de son père qui le rappelait ainsi qu'aux pressantes sollicitations de sa famille", Justin, Histoire IX.7 ; "Mais surtout, après toutes ces femmes [Audata/Eurydice, Phila, Nikèsipolis, Philinna, Olympias, Médée], [Philippe II] épousa encore Cléopâtre sœur d'Hippostratos et nièce d'Attalos dont il était amoureux. En amenant celle-ci au palais pour supplanter Olympias, sa vie entière bascula dans une incroyable confusion. En effet, pendant la célébration de son mariage, Attalos déclara : “Des princes légitimes naîtront désormais, et non plus des bâtards”. Aussitôt Alexandre jeta sur Attalos le gobelet qu'il tenait à la main, Attalos répliqua en lui jetant sa propre coupe. Peu après, Olympias s'enfuit chez les Molosses, tandis qu'Alexandre trouva refuge en Illyrie. Cléopâtre donna à Philippe II une fille appelée “Europa”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.5). Olympias est naturellement la plus hostile à ce mariage, qui la bafoue comme femme et l'insulte comme princesse d'Epire. En exil, elle pousse son royal frère Alexandre le Molosse à rompre avec la Macédoine et à déclarer la guerre à Philippe II. Selon la rumeur, elle entre secrètement en contact avec Pausanias, somatophylaque ("swmatofÚlax/garde du corps") de Philippe II. Ce personnage entretenait une passion cachée pour son maître, jusqu'au jour où il a compris que celui-ci lui préférait un autre soldat de son entourage. Pausanias aigri a signifié sa jalousie à ce soldat, qui en a parlé à Attalos avant de trouver la mort au combat lors d'une campagne en Illyrie difficilement datable. Un soir, lors d'une soirée arrosée, peu après le mariage de Philippe II et Cléopâtre, Pausanias a été serré dans un coin par Attalos et ses amis, qui l'ont violé l'un après l'autre en raillant sa jalousie envers le soldat mort et sa passion cachée - et déçue - pour Philippe II. Après l'acte, Pausanias a raconté son agression à Philippe II, qui était très embêté : Philippe II ne pouvait pas laisser Attalos impuni, mais en même temps il ne pouvait pas le condamner puisqu'Attalos était devenu son beau-père, et que par ailleurs Attalos venait d'être nommé avec Parménion à la tête de l'avant-garde de l'armée en Asie. Philippe II a donc étouffé l'affaire, se contentant d'envoyer Attalos au plus vite en Asie, loin de Pella, pour éviter que le scandale se répande. Pausanias n'a pas digéré cette humiliation. Désormais il voue à Philippe II une haine proportionnelle à sa passion secrète de naguère ("Pausanias, Macédonien d'Orestide [région frontalière d'Epire qui doit son nom à la cité d'Argos Orestiko, entre le lac Orestide au nord et le fleuve Aliakmon au sud, l'Illyrie au nord-ouest, le cœur de l'Epire au sud-ouest, et la région macédonienne d'Elimeia à est], servait comme somatophylaque du roi et s'était attiré l'affection de Philippe II par sa beauté. Quand il avait vu que Philippe II aimait un autre Pausanias il s'était déchaîné en invectives contre son rival, le qualifiant d'“androgyne disponible pour tous les amours”. L'outragé avait gardé le silence sur le moment, mais il s'était confié à Attalos, un de ses amis, il fomentait sa vengeance quand il perdit la vie volontairement dans une circonstance inattendue : quelques jours après, dans une bataille que Philippe II livrait au roi des Illyriens, il s'était positionné devant Philippe II, avait reçu tous les coups destinés au roi et avait expiré. Le récit de cet acte s'était répandu, Attalos, un des courtisans les plus influents du roi, avait invité le somatophylaque Pausanias à un banquet, l'avait enivré, et avait livré son corps au plaisir des invités. Après avoir désoûlé, Pausanias s'était plaint au roi en désignant Attalos comme l'auteur du viol qu'il avait subi. Indigné par ce forfait, Philippe II avait néanmoins contenu sa colère, car il avait besoin d'Attalos, qui était l'oncle de Cléopâtre, seconde épouse du roi, qu'il venait de missionner en Asie avec une partie de l'armée, et était réputé brave soldat. Le roi avait tenté d'apaiser la colère de Pausanias par des cadeaux et une propotion dans sa garde. Mais Pausanias, concentrant sa colère, promit de se venger de celui qui l'avait outragé, et de celui qui avait refusé de le soutenir", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.93-94 ; "Pausanias dans la fleur de sa jeunesse avait été violé par Attalos qui, en supplément de ce premier outrage, l'avait enivré dans un banquet pour le sacrifier à sa brutalité et à celle de tous les convives. Le jeune homme devenu la risée de ses compagnons n'avait pas supporté cette infamie et s'était plaint plusieurs fois à Philippe II. Ecarté sous de vains prétextes et moqué aussi par le roi, et voyant son ennemi élevé au rang de général, il avait tourné son ressentiment contre le roi, et il assouvit dans le sang d'un juge inique la vengeance qui ne put pas atteindre son ennemi", Justin, Histoire IX.6). Démarate de Corinthe, le marchand ayant découvert le cheval Bucéphale selon Diodore de Sicile ("Cadeau du Corinthien Démarate au roi, seule monture dont ce dernier s'était servi lors de ses combats en Asie, ce cheval [Bucéphale] quand il était nu ne se laissait monter que par l'écuyer du manège, et quand il était équipé de la housse royale personne ne pouvait s'en approcher sinon le roi même, devant lequel il fléchissait les jarrets afin que celui-ci le montât plus aisément", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.76 ; cette version diffère de celle de Plutarque, Vie d'Alexandre 6 précité, qui dit que Bucéphale a été vendu, et non pas offert, par un Thessalien nommé "Philonikos"), reçu un jour par Philippe II qui lui demande si la paix règne à Athènes et dans le Péloponnèse, répond avec ironie : "Tu veux imposer la paix aux Athéniens et aux Péloponnésiens, alors que tu n'es même pas capable d'apaiser ta femme et ton fils !". Philippe II apprécie son audace, et le charge de convaincre Alexandre de revenir à Pella. Démarate s'acquitte positivement de sa tâche : il calme Alexandre, qui revient dans ses appartements à Pella ("Démarate de Corinthe, qui était lié d'hospitalité avec Philippe II et qui lui parlait avec beaucoup de franchise, vint en Macédoine. Après les premières marques d'amitié, Philippe II lui demanda si les Grecs vivaient entre eux en bonne entente : “Vraiment, répondit Démarate, tu t'inquiètes de l'état de la Grèce, alors que tu as semé la zizanie et le chaos dans ta propre maison !”. Philippe II se renfrogna suite à ce reproche, il envoya Démarate auprès d'Alexandre, qui se laissa convaincre et revint chez son père", Plutarque, Vie d'Alexandre 9 ; "Démarate de Corinthe vint en Macédoine à l'époque où Philippe II était fâché contre sa femme et son fils. Après les premières politesses, le roi lui demanda si les Grecs vivaient entre eux en bonne entente. Démarate, qui était son ami particulier depuis longtemps, lui répondit : “Vraiment, ô Philippe, tu t'intéresses à la concorde entre Athéniens et Péloponnésiens, et tu restes indifférent au désordre qui trouble ton palais !”", Plutarque, Sur les flatteurs 30). Pendant ce temps, de l'autre côté de la mer Egée, dans la riche cité d'Halicarnasse en Carie, les enfants de Mausole s'interrogent. Sous l'archontat de Nicomachos en -341/-340, Ada la sœur de Mausole, qui lui a succédé à la tête de la province, a été renversée par son frère Pixodaros ("En Carie, Pixodaros chassa du trône sa sœur aînée Ada et régna pendant cinq ans, jusqu'à l'expédition d'Alexandre en Asie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.74 ; "Hekatomnos, roi de Carie, avait trois fils : Mausole, Hidrieus, Pixodaros, et deux filles : l'aînée Artémise qui épousa son frère Mausole, et Ada qui fut mariée au frère cadet Hidrieus. Mausole devint roi. Mort sans enfant, il laissa le trône à sa femme qui lui éleva le tombeau dont je viens de parler [le Mausolée]. Eprouvée par la perte de son époux, celle-ci mourut de langueur. Hidrieus monta sur le trône, il fut emporté à son tour par la maladie. Le pouvoir passa dans les mains d'Ada, qui fut vite écartée par Pixodaros le dernier des fils d'Hekatomnos", Strabon, Géographie, XIV, 2.17). Les incertitudes perses suite à l'assassinat d'Artaxersès III Ochos amènent Pixodaros à concevoir une alliance avec la Macédoine (les hellénistes débattent encore sur ses motivations : veut-il simplement couper les ponts avec les Perses ? ou cherche-t-il un allié grec influent pour être en situation de force dans ses relations avec les Perses ?). Il envoie une députation secrète pour proposer sa fille en mariage à l'un des fils de Philippe II. Ce dernier projette de lui céder Arrhidaios, qu'il a eu avec Philinna de Larissa ("Pixodaros, satrape de Carie, voulait par un mariage instaurer une ligue offensive et défensive avec Philippe II. Il envoya Aristokritos en Macédoine afin de proposer au roi l'aînée de ses filles à son fils Arrhidaios. Aussitôt les amis d'Alexandre et sa mère Olympias renouvelèrent leurs accusations contre Philippe II, insinuant au jeune prince que son père, en mariant Arrhidaios à un allié aussi puissant, le destinait certainement à lui succéder sur le trône de Macédoine", Plutarque, Vie d'Alexandre 10). On se souvient qu'Arrhidaios a été empoisonné par sa belle-mère Olympias, que cela lui a grillé les neurones au point qu'il est devenu déficient mental. Alexandre est informé par ses amis du projet de son père. Il s'empresse d'envoyer à son tour une députation secrète à Pixodaros pour se proposer lui-même comme mari de sa fille. Pixodaros est très intéressé ("Alexandre envoya en Carie le comédien Thessalos pour expliquer au satrape d'oublier ce fils bâtard et aliéné [Arrhidaios] et de rechercher plutôt l'alliance d'Alexandre. Cette nouvelle proposition plut à Pixodaros davantage que la première", Plutarque, Vie d'Alexandre 10). Mais Philippe II apprend la démarche de son fils, par Philotas selon Plutarque (est-ce encore un indice prouvant que Philotas complote contre Alexandre ?), il surgit dans les appartements d'Alexandre, et, alors qu'il projetait peu de temps auparavant de marier en catimini son fils Arrhidaios à la fille du Carien Pixodaros, il crie à la cantonade que son fils Alexandre "devrait avoir honte de vouloir ainsi se marier à la fille d'un barbare de Carie", et il bannit cinq camarades d'Alexandre soupçonnés d'avoir participé à l'affaire, cinq jeunes gens mentionnés pour la première fois dans la biographie d'Alexandre le Grand et promis à un grand avenir : Ptolémée, Harpale, Néarque, Erigyios et Laomédon ("Mais Philippe II, informé de l'intrigue, alla avec Philotas fils de Parménion, un des amis et confidents de son fils, trouver Alexandre dans ses appartements et lui reprocha sur un ton vif et amer de se montrer aussi lâche et indigne des grands biens qui lui étaient destinés, en recherchant l'alliance d'un Carien esclave d'un roi barbare [Darius III]. Il écrivit aux Corinthiens de lui renvoyer Thessalos chargé de chaînes, et bannit de la Macédoine quatre des amis de son fils : Harpale, Néarque, Erigyios et Ptolémée, rappelés plus tard et comblés d'honneurs par Alexandre", Plutarque, Vie d'Alexandre 10 ; "Harpale, attaché à Alexandre depuis l'époque de Philippe II, avait été contraint de fuir avec Ptolémée fils de Lagos, Néarque fils d'Androtimos, Erigyios et Laomédon les fils de Larichos, quand Alexandre était devenu suspect à son père à la suite de la répudiation d'Olympias remplacée par Eurydice", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 6.5). Ptolémée, futur roi d'Egypte, est le fils d'un nommé "Lagos". Ptolémée fils de Lagos est-il apparenté, selon l'usage paponymique antique, à son homonyme Ptolémée d'Aloros qui a pris le pouvoir en -368 en assassinant Alexandre II, peut-être avec la complicité d'Eurydice la mère de Philippe II, avant d'être assassiné à son tour en -365 par Perdiccas III qui, sous l'influence de son éminence grise platonicienne Euphrée d'Orée a banni de Pella son frère cadet Philippe II ? Pas sûr. Car Arrien (Anabase d'Alexandre, VI, 28.4 et Indika XVIII.3) dit incidemment que Ptolémée est originaire de la région des Eordes, au sud du lac Vegoritide, voisin du territoire d'Elimeia, et non pas de la cité d'Aloros en bordure du golfe Thermaïque, sauf si on admet que la famille de Ptolémée d'Aloros a été déportée chez les Eordes après l'accession au trône de Perdiccas III et que Lagos, appartenant à cette famille, est entré en contact avec Philippe II vivant à cette époque en quasi exil dans la région voisine à Elimeia. Selon une rumeur, Ptolémée est un bâtard de Philippe II, reconnu ensuite par le mystérieux Lagos comme son fils ("Selon les Macédoniens, Ptolémée Ier qui passait pour fils de Lagos était en réalité fils de Philippe II fils d'Amyntas III, sa mère était effectivement enceinte quand Philippe II la donna en mariage à Lagos" ; Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.2 ; "Si Ptolémée Ier devait réellement le jour à Philippe II fils d'Amyntas III, on peut dire qu'il hérita de son père son goût effréné pour les femmes. En effet Eurydice fille d'Antipatros était son épouse et lui avait donné des enfants, jusqu'à ce que Bérénice, qu'Antipatros avait envoyée en Egypte avec sa fille, le charmât et lui en donnât également. Près de mourir, il laissa le trône à Ptolémée [II Philadelphe] le fils de cette Bérénice, et non pas à celui [Ptolémée Kéraunos] de la fille d'Antipatros", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.8 ; "On disait que les deux hommes [Alexandre et Ptolémée] étaient apparentés, que Ptolémée était le fils de Philippe II, en tous cas sa mère était une de ses concubines", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand "Epoux d'Arsinoé la mère de Ptolémée Ier Soter. Ptolémée Ier n'était nullement lié à Lagos", Suidas, Lexicographie, Lagos L25), Ptolémée Ier lui-même entretiendra les doutes sur ses origines, parce que cela lui servira à estomper sa généalogie probablement basse ("Ptolémée Ier fils de Lagos, pour se moquer de l'ignorance d'un grammairien, lui demanda : “Qui est le père de Pélée ?” “Je te le dirai, répondit l'autre, quand tu m'auras donné le nom du père de Lagos.” Cette moquerie visait directement les origines obcures du roi, tous s'indignèrent de sa modération à tolérer une telle inconvenance", Plutarque, Sur la tempérence 9). Athénée de Naucratis nous apprend que Ptolémée est goûteur d'Alexandre ("On appelait “edeatre” ["™de£troj"] le goûteur qui mangeait avant le roi les mets qu'on lui servait, afin de s'assurer qu'il n'en avait rien à craindre. Aujourd'hui l'edeatre a la charge de tout le service. C'est un emploi noble et honorable. Charès [de Mytilène, chambellan d'Alexandre] au livre III de son Histoire [d'Alexandre] dit que Plolémée Ier Soter fut l'edeatre d'Alexandre le Grand", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.71). Harpale, futur trésorier de l'armée alexandrine, est, selon Arrien (Anabase d'Alexandre, III, 6.4), fils de Machatas, frère de Derdas que nous avons croisé à plusieurs reprises, et de Phila la première épouse officielle de Philippe II (après l'adultère avec Audata/Eurydice femme d'Amyntas IV, selon la liste de Satyros rapportée par Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.5 précité). Harpale a-t-il un rapport avec son homonyme qui a livré des otages d'Amphipolis au stratège athénien Iphicrate vers -365 ? Est-ce la même personne ? Dans ce cas Harpale est vieux, et on peut aisément lui supposer un fils, en l'occurrence Calas le futur compagnon d'armes d'Alexandre et futur satrape de Phyrgie hellespontique. Ou est-il le petit-fils de cet Harpale de -365, qui aurait hérité du nom de son grand-père selon l'usage paponymique antique ? Dans ce cas Harpale est jeune, et on n'arrive pas à l'imaginer père d'un Calas en âge de combattre au côté d'Alexandre en -334. Néarque, futur navarque de la flotte alexandrine dans l'océan Indien, est "originaire de Crète, mais installé à Amphipolis sur le Strymon" selon Arrien (Indika XVIII.10). On ignore quand et dans quelles circonstances il est devenu un intime d'Alexandre. Erigyios et Laomédon, futurs compagnons d'armes d'Alexandre en Asie, sont frères (fils d'un nommé "Larichos", selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 6.5 précité), ils sont originaires de la cité de Mytilène sur la lointaine île de Lesbos (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.3). Laomédon a été en contact avec les Perses puisque, selon une incidence d'Arrien (Anabase d'Alexandre, III, 6.6), il "connaît la langue des barbares", sous-entendu il sait parler le vieux-perse ou l'araméen, langue franque de l'Empire perse. Comme Néarque, on ignore quand et dans quelles circonstances Erigyios et Laomédon sont devenus des intimes d'Alexandre. Le projet de mariage avec la fille de Pixodaros capote. Selon Strabon, Pixodaros se rapprochera des Perses, il donnera une de ses filles (la même qu'il a proposée à Philippe II ? ou une autre ?) à un nouveau satrape envoyé par Darius III, Orontobatès, que nous retrouverons en -334 face à Alexandre ("Inclinant vers les Perses ["pers…saj", littéralement "persisant, adoptant les coutûmes perses"], Pixodaros invita un satrape à partager son autorité, et, comme la mort le surprit lui aussi, ce satrape demeura seul maître d'Halicarnasse, ayant épousé Ada fille de Pixodaros et d'une Cappadocienne appelée “Aphnéis”. Le même satrape se défendit énergiquement contre Alexandre", Strabon, Géographie, XIV, 2.17). Pendant ce temps, en Epire, Olympias toujours furieuse a réussi à convaincre son frère Alexandre le Molosse de mobiliser contre la Macédoine. Afin d'éviter la rupture, Philippe est contraint d'improviser un nouveau mariage, entre son beau-frère Alexandre le Molosse et… sa fille Cléopâtre, sœur d'Alexandre le Grand et fille d'Olympias. Cette sordide union consanguine entre oncle et nièce, censée apaiser les relations entre Epire et Macédoine, ne sera pas heureuse et poussera rapidement Alexandre le Molosse à chercher l'aventure en Italie. Le couple aura un fils, Néoptolème II, et cela provoquera un chaos en Epire : le falot Néoptolème II, arrière-petit-fils d'Alcétas Ier via Néoptolème Ier et Alexandre le Molosse (et Cléopâtre fille d'Olympias, sœur d'Alexandre le Molosse !), sera manipulé par les Macédoniens contre son bouillonnant cousin Pyrrhos, arrière-petit-fils d'Alcétas Ier via Arymbas et Eacide. Et dans l'immédiat, ce nouveau mariage programmé en -336 ne détourne pas Pausanias de sa fatale résolution, au contraire la cérémonie des noces lui paraît l'occasion idéale de passer à l'acte ("On raconte que [Pausanias] fut abordé par Olympias, la mère d'Alexandre, et que ce jeune prince connaissait le complot fomenté contre son père. On disait que, si certes Pausanias voulait se venger des affronts subis, la reine de son côté n'avait pas pardonné à Philippe II son divorce et son nouveau mariage, et Alexandre avait craint que sa marâtre donnât naissance à un rival, dans un repas on l'avait vu insulter Attalos et son propre père qui le chassait l'épée à la main, il ne leur avait laissé la vie sauve qu'à la prière de ses amis, il s'était réfugié avec sa mère en Epire, auprès de son oncle, puis en Illyrie, où il avait longtemps refusé de céder à la voix de son père qui le rappelait ainsi qu'aux pressantes sollicitations de sa famille, Olympias avait poussé son frère roi d'Epire à déclarer la guerre à Philippe II et qu'elle aurait réussi si celui-ci ne l'avait pas devancé en offrant la main de sa fille, finalement la mère et le fils indignés contre Philippe avaient engagé Pausanias, irrité par l'impunité d'Attalos, à commettre ce crime affreux", Justin, Histoire IX.7).


Tandis qu'ont lieu ces problèmes familiaux, les préparatifs pour la campagne en Asie progressent. Avant de lancer les hostilités, Philippe II demande l'avis du dieu Apollon via la Pythie de Delphes. Comme souvent, celle-ci répond de façon ambiguë, en annonçant qu'un roi mourra bientôt. Philippe II interprète sa réponse positivement, en croyant qu'elle prédit la mort prochaine du Grand Roi Darius III, il ne comprend pas qu'elle le met en garde sur sa propre mort prochaine ("Empressé d'avoir l'assentiment du dieu [Apollon] pour son expédition, [Philippe II] demanda à la Pythie s'il serait vainqueur du Grand Roi des Perses, l'oracle répondit : “Le taureau est couronné, sa fin approche, le sacrificateur est prêt”. Philippe II interpréta cet oracle ambigu à son avantage, assimilant la victime immolée et le Grand Roi des Perses. En réalité, l'oracle annonçait la mort de Philippe II, en l'assimilant à un taureau couronné de fleurs destiné à être égorgé. Croyant avoir le soutien du dieu, Philippe II se réjouit en pensant que l'Asie allait tomber aux pieds des Macédoniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.91 ; "Le dieu [Apollon] qu'il avait consulté sur la guerre à venir contre le Grand Roi de Perse, lui avait répondu : “Le taureau est couronné, sa fin approche, le sacrificateur est prêt”. Les faits ont vite prouvé que l'oracle ne parlait pas du Grand Roi de Perse, mais de Philippe II lui-même", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 7.6). Dans le second semestre -336, l'avant-garde de l'armée grecque débarque sur le continent asiatique, commandée par Parménion et Attalos ("L'année où Pythodoros fut archonte d'Athènes [en -336/-335], les Romains nommèrent consuls Quintus Publius et Tibérius Emilius Mamercus, on célébra la cent onzième olympiade où Kléomantis de Kleitoria fut vainqueur à la course du stade. A cette époque, le roi Philippe II, stratège suprême des Grecs, prêt à faire la guerre aux Perses, envoya Attalos et Parménion en Asie avec une partie des troupes pour libérer les cités grecques", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.91 ; "Au début du printemps [-336], [Philippe II] transporta en avant, dans la partie de l'Asie qui obéissait aux Perses, trois de ses généraux : Parménion, Amyntas [on s'interroge sur l'identité de cet "Amyntas" : s'agit-il d'Amyntas IV le neveu de Philippe II, ou d'un autre Amyntas… ou d'une erreur de Justin ?] et Attalos dont il venait d'épouser la sœur ["sororem" ; erreur de Justin, Cléopâtre est non pas la sœur mais la nièce d'Attalos] en répudiant Olympias mère d'Alexandre pour infidélité [nouvelle erreur de Justin : Philippe II répudie Olympias non pas parce qu'elle l'a trompé mais parce qu'elle n'est pas d'origine macédonienne et que cela gêne ses calculs politiques, c'est Philippe II qui est infidèle à Olympias et non pas le contraire…]", Justin, Histoire IX.5). Nous n'avons pas de renseignements sur le début des opérations. On devine qu'elles sont réussies puisque qu'une statue de Philippe II est dressée dans le temple d'Artémis à Ephèse, selon une incidence d'Arrien (Anabase d'Alexandre, I, 17.11). Comme Agésilas II deux générations plus tôt, Parménion se promène dans le gruyère de l'Empire perse, jusqu'à Magnésie-du-Sipyle/Manisa où il butte sur les troupes de Memnon de Rhodes ("Memnon à la tête de quatre mille soldats dressa son camp à une quarantaine de stades de Magnésie et l'entoura d'une solide palissade. Parménion et Attalos se trouvaient dans Magnésie avec dix mille hommes. Après avoir bien fortifié son camp, Memnon en sortit avec ses troupes prêtes au combat, il s'avança jusqu'à dix stades, les ennemis vinrent à sa rencontre, la bataille s'engagea, Memnon sonna la retraite et se renferma dans ses murs, les ennemis firent de même de leur côté. Un autre jour Memnon mena encore ses troupes contre les ennemis, qui se présentèrent pareillement, il se retira à nouveau et ils firent de même. Ce jeu recommença, plusieurs fois par jour. Memnon s'aperçut que les adversaires négligeaient leurs armes et déjeunaient : il se montra de nouveau, en bon ordre tandis qu'ils étaient désarmés, il provoqua l'embarras et l'agitation, bouscula leurs lignes, tua et captura beaucoup d'hommes, et contraignit les survivants à se retirer dans Magnésie", Polyen, Stratagèmes, V, 44.4). Nous ne connaissons pas la position du dynaste carien Pixodaros à cette date, face à l'invasion macédonienne.


Arrive le moment des noces entre Cléopâtre fille d'Olympias et Alexandre le Molosse. Le contexte est incertain. Le récit de Diodore de Sicile, placé sous l'archontat de Pythodoros en -336/-335 (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.91 ; Arrien dit la même chose : "On place sous l'archontat de Pythodoros [nous corrigeons ici le texte d'Arrien, qui indique "Pythodèlos/Puqod»loj" au lieu de "Pythodoros/Puqodèroj" graphiquement proche, erreur relevant d'une inattention d'Arrien ou d'une maladresse d'un de ses copistes] la mort de Philippe II et l'avènement d'Alexandre au trône, qui avait alors vingt ans", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 1.1), laisse penser que Philippe II a voulu célébrer cette union en même temps que des fêtes exceptionnelles en l'honneur de la Ligue de Corinthe, et en l'honneur des dieux afin d'attirer leur bienveillance sur la campagne militaire à venir. Est-ce à l'occasion du festival des Olympiades organisé au début de l'automne ? Les Olympiades ont lieu traditionnellement à Dion sur le flan du mont Olympe auquel elles doivent leur nom, or Diodore de Sicile dit que les fêtes en question ont lieu à Aigai, capitale historique et religieuse de la Macédoine : doit-on imaginer que les Olympiades de l'automne -336 ont été déplacées exceptionnellement de Dion à Aigai, pour marquer l'événement ? Tout commence bien : on chante, on danse, on lance des fleurs en l'air, on applaudit ("[Philippe II] ordonna de magnifiques sacrifices en l'honneur des dieux et célébra en même temps le mariage entre Cléopâtre, sa fille qu'il avait eue d'Olympias, et Alexandre le roi des Epirotes, frère d'Olympias. Pour attirer à ces fêtes le plus grand nombre possible de Grecs, il institua des luttes musicales et de splendides festins auxquels il invita ses amis et des étrangers. Il convoqua ses hôtes de toute la Grèce, et ordonna à ses Amis d'appeler tous leurs propres hôtes, afin de se rendre agréable aux Grecs et répondre dignement à l'honneur qu'ils lui avaient accordé en le nommant stratège suprême de la Grèce. Parmi un grand nombre d'hommes de tous pays, on célébra à Aigai en Macédoine les noces de Cléopâtre par des fêtes et des jeux. A cette occasion, Philippe II reçut des couronnes d'or de chacun des illustres convives et de la part de plusieurs cités importantes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.91-92). Philippe II paraît au milieu de la foule comme le nouveau grand ordonnateur de l'univers, sans se douter de ce qui l'attend, aveuglé par l'éclat des jeux et des banquets ("Dans un banquet royal, le tragédien Néoptolémos, célèbre pour ses talents et sa belle voix, fut invité par le roi Philippe II à réciter quelques vers en rapport avec l'expédition et avec les changements que la fortune pourrait infliger à l'illustre Grand Roi des Perses. Il prononça ces vers : “Toi qui élèves tes pensées plus haut que l'éther, qui te projettes sur les grandes plaines de la terre, qui bâtis maisons sur maisons, qui crois de façon insensée reculer indéfiniment le terme de la vie, tu seras atteint par la course rapide et invisible du destin, qui plongera tes œuvres dans l'ombre, anéantira tes grands espoirs et t'entraînera dans la misérable demeure d'Hadès”, et d'autres du même genre. Philippe II s'abandonna complètement à la joie que lui causaient ces vers, qui lui semblaient prédir la chute du Grand Roi des Perses et confirmer en même temps la réponse de l'oracle. Le banquet finit, le commencement des jeux fut remis au lendemain, la foule se regroupa au théâtre durant la nuit. A l'aube une procession solennelle et magnifique porta les images des douze dieux artistement travaillées, une treizième image représentait Philippe II avec des attributs divins placé sur un trône comme les douze autres dieux. Le théâtre était bondé de spectateurs, Philippe II vêtu de blanc s'avança en ordonnant à ses gardes de le suivre à distance pour signifier qu'il avait confiance dans l'affection des Grecs et qu'il n'avait pas besoin de gardes. Ce fut lors de ces fêtes splendides où il reçut les honneurs d'un immortel, que le roi Philippe II fut victime d'un attentat surprenant qui causa sa mort", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.92-93). Lorsqu'il pénètre dans le théâtre, Pausanias surgit, et le tue d'un coup de poignard. Un somatophylaque qui deviendra célèbre plus tard, Perdiccas, se précipite. Mais trop tard. Philippe II est mort ("Sa résolution prise, Pausanias pensa profiter de la célébration des jeux pour exécuter son projet. D'abord il amena des chevaux aux portes de la ville, puis il avança vers le théâtre en cachant sous ses vêtements une épée celtique ["keltik¾n m£cairan"]. Au moment où Philippe II entra seul dans le théâtre, ayant ordonné à ses Amis et à ses gardes de se maintenir à distance derrière lui, Pausanias se précipita et lui plongea l'arme dans les côtes. Le roi tomba mort. Le meurtrier prit aussitôt la fuite vers les portes de la ville où se trouvaient les chevaux sellés. Les gardes accoururent, les uns pour relever le corps du roi, les autres pour poursuivre l'assassin, notamment Léonnatos, Perdiccas et Attalos", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.94 ; "Tandis que la Grèce réunissait ses forces, [Philippe II] célébra le mariage de sa fille Cléopâtre et d'Alexandre qu'il avait placé sur le trône d'Epire. L'éclat de la cérémonie fut à la hauteur du roi qui donnait sa fille, et de l'époux qui la recevait : des jeux magnifiques avaient été préparés, et Philippe II se rendait au théâtre, sans gardes, marchant entre les deux Alexandre, son gendre et son fils, quand le jeune Macédonien Pausanias, qui n'excitait aucun soupçon, posté dans un passage obscur, le poignarda et changea ce jour d'allégresse publique en un jour de tristesse et de deuil", Justin, Histoire IX.6). Pausanias tente de s'enfuir à cheval, mais il est vite rattrapé par Perdiccas et tué à son tour ("Pausanias, qui avec son cheval avait de l'avance sur [les somatophylaques], leur aurait échappé, si une de ses chaussures ne s'était pas accrochée dans un sarment de vigne et ne l'avait pas fait tomber. Perdiccas et ses compagnons l'atteignirent, le relevèrent et le percèrent de coups", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.94). Les hellénistes en l'an 2000 sont toujours partagés sur la responsabilité de ce meurtre. Certains n'y voient que la conséquence solitaire de l'humiliation subie par Pausanias peu avant, conjuguée avec un désir de reconnaissance posthume ("Pausanias fut encouragé dans ce projet par le sophiste Hermocratès, dont il était l'élève. Il lui demanda un jour comment devenir un homme célèbre, le sophiste répondit : “En tuant celui qui a accomplit des grandes choses, car la postérité ne sépare jamais le nom des grands hommes de celui de leur meurtrier”. Il fortifia sa colère dans ce sophisme", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.94 ; "Parmi ces scélérats, Pausanias se trouve sans doute au premier rang. Il avait demandé à Hermoclès comment devenir rapidement célèbre, celui-ci avait répondu qu'en tuant un homme illustre sa gloire rejaillirait sur lui. Pausanias ne tarda pas à assassiner Philippe II, il obtint ainsi ce qu'il désirait, car la postérité a gardé sa mémoire par son parricide autant que celle de Philippe II par sa bravoure", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.14, Exemples étrangers 4), les autres à la suite des auteurs antiques soupçonnent des complicités. Pausanias a-t-il été poussé par les Perses ? C'est peu probable, car les Perses au fond n'ont jamais pris au sérieux la menace que représentait Philippe II, comme ils ne prendront pas davantage au sérieux la menace que représentera Alexandre jusqu'à la bataille d'Issos en -333 : Darius III est trop occupé à asseoir sa légitimité à Persépolis pour s'occuper de la lointaine Macédoine, et les satrapes d'Anatolie misent sur la profondeur stratégique de l'Empire perse pour ruiner les projets de Philippe II et de son fils Alexandre, à l'instar de leurs prédécesseurs face au prince Cyrus et aux Dix Mille. Pausanias a-t-il été poussé par Olympias, l'épouse bafouée ? C'est beaucoup plus plausible. Plutarque donne un écho à ce soupçon ("Pausanias ayant reçu par Attalos et Cléopâtre le plus sanglant outrage, et n'ayant pas obtenu justice de Philippe II, assassina celui-ci. Olympias fut soupçonnée d'avoir participé à ce meurtre, d'avoir excité ce jeune homme déja très irrité contre le roi", Plutarque, Vie d'Alexandre 10). Justin va plus loin en disant qu'elle a fourni le cheval permettant à Pausanias de s'enfuir ("En tous cas on est sûr qu'Olympias fit préparer des chevaux pour assurer la fuite de l'assassin", Justin, Histoire IX.7). Elle a peut-être recouru aux services d'un courtisan appelé "Alexandre fils d'Aeropos", originaire de Lynkestide, qui sera épargné parce qu'il se soumettra immédiatement au nouveau roi ("Alexandre fils d'Aeropos […] était le frère d'Héroménos et d'Arrabaios, tous deux complices du meurtre de Philippe II. Lui-même y avait trempé. Mais le roi [Alexandre le Grand] lui avait pardonné parce qu'après la mort de son père il fut le premier de ses Amis qui se rangea près de lui et qui le conduisit en armes dans le palais", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 25.1-2). Juste après l'événement, Olympias revient pour un court séjour en Macédoine, officiellement pour assister aux funérailles, officieusement pour exécuter Europa la fille de sa rivale Cléopâtre, puis pour jouir de la mort de Cléopâtre dévastée par cet infanticide, suicidée par pendaison ou brûlée vivante selon les versions ("Informé de la mort du roi, [Olympias] accourut immédiatement sous prétexte de remplir ses devoirs envers le défunt. La nuit même de son arrivée, elle plaça une couronne d'or sur la tête de Pausanias attaché au gibet, elle seule put montrer autant d'audace du vivant du fils de Philippe II. Quelques jours plus tard, elle détacha le cadavre du meurtrier, le brûla sur les cendres de son époux, lui éleva un tombeau dans le même lieu, et força la multitude superstitieuse à l'honorer chaque année par des sacrifices funèbres. Cléopâtre, que Philippe II avait épousée en secondes noces, vit sa fille égorgée dans ses bras, elle-même fut réduite à se pendre, et sa rivale contempla son corps inanimé en jouissant de s'être vengée par le plus affreux des crimes. Enfin, elle consacra à Apollon dit “Myrtalès”, d'après le surnom qu'elle-même avait porté auparavant, le poignard qui avait frappé le roi. Par cette conduite elle parut signifier à tous que le meurtre de son époux était son œuvre", Justin, Histoire IX.7 ; "Après la mort de Philippe II, Olympias se saisit de Cléopâtre la nièce d'Attalos et de l'enfant nouveau-né qu'elle avait eu de Philippe II, et les fit périr dans un vase de bronze sous lequel elle avait allumé un feu", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 7.7), ce qui renseigne sur le degré de haine qu'elle leur vouait. Enfin, dernière interrogation : Pausanias a-t-il été poussé par Alexandre ? Le jeune prince, qui monte aussitôt sur le trône de Macédoine sous le nom d'"Alexandre III", morigène sa mère sur son rôle dans la mort de Cléopâtre et d'Europa ("Alexandre ne fut pas épargné par les soupçons. On dit qu'après l'infâmie qu'il avait subie, Pausanias s'était plaint au jeune prince, qui lui avait cité le vers d'Euripide où Médée parle de “l'époux et sa jeune épouse détruits dans leur palais” [allusion à Euripide, Médée 163-164]. Mais ce dernier rechercha et punit sévèrement les complices de la conspiration, et il témoigna son indignation à Olympias qui, pendant son absence, avait exercé sur Cléopâtre la vengeance la plus cruelle", Plutarque, Vie d'Alexandre 10), mais cela semble une condamnation de façade, car dans les faits il profite de l'occasion pour régler des comptes. D'abord il rappelle tous ses copains exilés récemment par son père : Ptolémée, Harpale, Néarque, Erigyios et Laomédon ("Après la mort de Philippe II, son fils rappelant tous ses partisans exilés, avait nommé Ptolémée somatophylaque, Harpale trésorier ["crhm£twn"] parce que sa faible constitution l'éloignait des emplois militaires, tandis qu'Erigyios avait reçu le commandement de la cavalerie des alliés et que son frère Laomédon, qui connaissait la langue des barbares, fut chargé des prisonniers barbares", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 6.6), qui constitueront son proche entourage lors de son épopée en Asie. Ensuite il s'empresse d'assassiner Attalos, source du différend avec Philippe II. Il envoie un proche nommé "Hécatée" en Asie accomplir cette tâche ("[Alexandre] avait pour rival intime au trône Attalos frère de Cléopâtre ["¢delfÒj", Diodore de Sicile est seul à avancer ce lien de parenté, il a peut-être commis une coquille avec "nièce/¢neyi£j" pour désigner Cléopâtre, les deux qualificatifs étant graphiquement proches en grec], seconde épouse de Philippe II. Il pensa se débarrasser de lui au plus vite, d'autant plus que Philippe II, peu de jours avant sa mort funeste, avait eu un fils de cette seconde épouse. Attalos se trouvait alors en Asie, nommé par le défunt roi pour commander l'armée avec Parménion. Par ses paroles obligeantes et par ses bienfaits envers la troupe, il jouissait d'une grande autorité. Cela pouvait l'aider à attirer dans son parti les Grecs qui n'aimaient pas Alexandre, et même à le supplanter. Alexandre envoya en Asie Hécatée, un de ses plus fidèles amis, à la tête d'un groupe de soldats d'élite avec l'ordre secret de ramener Attalos vivant si possible, sinon de le tuer sans bruit et rapidement. Hécatée se présenta à Attalos et Parménion, attendant le moment favorable pour exécuter sa mission", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.2). Quand Hécatée arrive sur place, Attalos prend peur et lui transmet une lettre que Démosthène lui a envoyée, croyant ainsi montrer sa loyauté. Ce faisant, il aggrave son cas, puisqu'il prouve qu'il machine on-ne-sait-quoi avec Démosthène dans le dos d'Alexandre. Hécatée accomplit sa mission : il tue Attalos ("Après la mort de Philippe II, Attalos tenta une action contre Alexandre en entrant secrètement en contact avec les Athéniens. Il se repentit vite de sa démarche en envoyant lui-même à Alexandre la lettre qu'il avait reçue de Démosthène, croyant par cet aveu et d'autres discours apaiser les doutes que le roi entretenait sur sa fidélité. Mais peu après Hécatée tua Attalos conformément à l'ordre du roi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.5). Comment réagit Parménion ? Diodore de Sicile déclare qu'il est "très attaché à Alexandre" et trouve les mots adéquats pour que ses soldats ne s'offusquent pas de la mort d'Attalos ("[Après l'assassinat d'Attalos,] les troupes macédoniennes en Asie, n'ayant plus d'autre chef que Parménion qui était très attaché à la personne d'Alexandre, abandonnèrent toute idée de soulèvement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.5), notamment les soldats athéniens qui croient que la mort de Philippe II signifie leur retour prochain à Athènes ("Animés par Démosthène contre la Macédoine, les Athéniens se réjouirent de la mort de Philippe II et cessèrent d'obéir au commandement macédonien que le roi leur avait imposé de son vivant. Ils députèrent vers Attalos afin qu'il les aidât à rendre la liberté à la Grèce", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.3), Quinte-Curce va jusqu'à dire qu'Alexandre a associé Parménion à l'exécution d'Attalos parce qu'"il a totalement confiance en lui" ("[Parménion] était le meilleur ami de Philippe II et Alexandre avait une telle confiance en lui qu'il l'avait choisi entre tous pour assassiner Attalos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, III, 1.3 ; le même propos est répété plus loin au livre VII paragraphe 7 alinéa 5 de la même œuvre du même auteur), mais cela n'est pas absolument pas certain. Pour notre part, nous pensons plutôt qu'Alexandre, pour sa future guerre contre les Perses, a besoin de Parménion, qui est un vieux baroudeur auquel les soldats sont attachés, un accord tacite est donc trouvé entre les deux hommes : Parménion s'écrase, il se soumet à Alexandre, et en échange son fils Philotas a la vie sauve. On peine à croire en effet que Parménion ignorait les nuisances de son fils Philotas envers Alexandre, par exemple quand Philotas a informé Philippe II de la proposition de mariage envoyée par Alexandre à Pixodaros quelques mois plus tôt, et aussi peut-être du complot de Philotas avec Attalos (qui a partagé le quotidien de Parménion en Asie après le débarquement de l'armée) et avec Amyntas IV pour éliminer Alexandre. Amyntas IV quant à lui n'est pas épargné, il subit le même sort qu'Attalos : il est exécuté ("Kynanè avait pour père Philippe II le père d'Alexandre, et pour mère Eurydice la femme d'Amyntas IV qu'Alexandre avait rapidement exécuté avant de passer en Asie, cet Amyntas IV était le fils de Perdiccas III frère de Philippe II, il était donc le cousin d'Alexandre", Photios, Bibliothèque 92, Succession d'Alexandre par Arrien). Peut-être que Philotas est temporairement puni et écarté de Pella en étant envoyé à Thèbes comme commandant de la garnison macédonienne installée à La Cadmée, avant d'être rappelé pour participer à la campagne des Balkans et remplacé par Antipatros, puisque c'est la livraison de ces deux hommes que les Thébains demanderont à Alexandre comme condition de leur reddition lors de leur révolte en -335, comme nous le verrons plus loin. De cette succession de mariages arrangés ou improvisés dans l'espoir de souder les territoires et les peuples mais aboutissant finalement à un désordre général, Alexandre tirera une leçon radicale qu'il refusera longtemps de discuter : il repoussera systématiquement tout mariage officiel, reléguant les relations féminines au rang de bagatelles ou d'amitiés intimes (comme avec Barsine, avec laquelle il aura un fils mais qu'il ne reconnaîtra jamais comme épouse officielle), c'est seulement quand il arrivera en Asie centrale puis quand il reviendra à Babylone après son passage en Inde que, les distances géographiques gigantesques d'un bout à l'autre de son immense empire nécessitant un rapprochement entre les peuples, il consentira à un mariage officiel (un mariage unique, et non pas six comme son père !) avec la Sogdienne Roxane et incitera ses compagnons à l'imiter (lors des noces collectives de Suse). La lettre de Démosthène envoyée à Attalos, dont nous n'avons pas conservé le contenu, doit être relativisée. Nous l'avons dit précédemment, Démosthène à cette date est englué dans le procès intenté par son rival Eschine, politiquement il a perdu l'influence qu'il avait au lendemain de Chéronée. En supplément, il vient de perdre sa fille et n'a certainement pas le cœur à la fête malgré la joie ostensible qu'il exprime en public ("Quand il apprit la mort de Philippe II, [Démosthène] parut en public avec une robe blanche, pour témoigner sa joie de cet événement, alors même que sa fille était morte récemment", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 13). Les Athéniens sont partagés sur le sujet, ils sont heureux que leur vainqueur à Chéronée soit mort, mais en même temps ils sont bien conscients que la Macédoine reste une grande puissance, et ils se rangent facilement à l'avis prudent de Phocion qui leur dit de cacher leur satisfaction, de ne pas provoquer le successeur de Philippe II ("Quand il apparit la mort de Philippe II, le peuple voulut sacrifier aux dieux pour cette heureuse nouvelle, mais Phocion s'y opposa. “Rien n'est plus bas que se réjouir de la mort d'un ennemi, dit-il, et l'armée qui vous a défaits à Chéronée n'est affaiblie que d'un seul homme”", Plutarque, Vie de Phocion 16). L'opposition aux Macédoniens dans Athènes à cette date n'est plus alimentée par Démosthène mais par l'increvable opportuniste Charidèmos d'Orée, le premier à recevoir la nouvelle de la mort de Philippe II ("Ce flatteur outré de Philippe II [Démosthène], ô Athéniens, le premier informé de la mort du roi par une dépêche de Charidèmos, a feint d'avoir reçu la visite des dieux : il a prétendu impudemment avoir appris cette nouvelle non pas de Charidèmos mais de Zeus et d'Athéna, qu'il outrage le jour par ses parjures, et avec lesquels il affirme converser la nuit à propos de l'avenir. Il venait de perdre sa fille unique : au lieu de la pleurer et de lui rendre les derniers devoirs, il est apparu en public couronné de fleurs et revêtu d'une robe blanche, il a immolé des victimes au mépris des lois les plus sacrées, le misérable ! après avoir perdu celle qui, la première et la seule, lui a donné le doux nom de père", Eschine, Contre Ctésiphon 77 ; "Philippe II est mort assassiné, Alexandre lui a succédé, Démosthène a repris le cours de ses impostures, dressé des autels à Pausanias, décreté des réjouissances publiques via la Boulè, sur laquelle il a jeté l'opprobre d'une joie indécente. Il a désigné [Alexandre] le nouveau roi de Macédoine comme “Margitès” [homme stupide, ne sachant pas compter au-delà de cinq et ignorant que les enfants sont engendrés par l'accouplement des hommes et des femmes, selon Suidas, Lexicographie, Margitès M187], assurant qu'il ne sortirait pas de son royaume, qu'il resterait dans Pella, occupé à promener et à conserver sa personne. “Je n'affirme pas cela sur de simples conjectures, dit-il, je le sais avec certitude, car le courage ne s'achète qu'au prix du sang”. En parlant ainsi, il parlait non pas d'Alexandre mais de lui-même qui ne s'est jamais souillé de sang, il jugeait non pas le caractère d'Alexandre mais sa propre couardise", Eschine, Contre Ctésiphon 160). Nous ne savons pas ce que Charidèmos a fait depuis la chute d'Olynthe en -348 et la soumission de son beau-frère Kersoblepte à Philippe II en -346. Nous avons vu qu'il a peut-être participé à une opération de police avec Diotimos sur l'île de Salamine vers -345/-344 (selon Démosthène, Sur la couronne 116 précité) afin d'y empêcher une prise de pouvoir par un fantoche de Philippe II et de menacer Mégare. Le document 1627 du volume II/2 des Inscriptions grecques, daté de l'archontat d'Euainétos en -335/-334 (ligne 51) mentionne un "Charidèmos d'Acharnes/Carid»mou AcarneÝj" père d'un "Eurymédon" (ligne 209), d'un "Phylakos" (ligne 210) et d'un "Troilos" (ligne 218) : on suppose que ce "Charidèmos" est le même qui nous occupe, qui s'est installé dans le dème d'Acharnes au nord d'Athènes après -346 avec les trois fils qu'il a eu de la sœur de Kersoblepte. L'inscription 962 du répertoire Sylloge Inscriptionum Graecarum (ou "SIG" dans le petit monde des hellénistes), datée de l'archontat de Ktèsiklès en -334/-333 (ligne 1), mentionne aussi ce personnage comme "triérarque Charidèmos d'Acharnes/tri»rarcoj Car…dhmoj Acarne" (lignes 323-324). Notre seule certitude est qu'il agit ouvertement contre les Macédoniens en -336 puisqu'en -335 Alexandre réclamera son extradition pour propos anti-macédoniens, et qu'il sera contraint de fuir vers l'Asie sous la protection des Rhodiens Memnon et Mentor alliés des Perses. Pour l'anecdote, Aristote quitte la Macédoine juste après la mort de Philippe II. Cela renseigne beaucoup sur l'opinion du philosophe envers son illustre élève : Aristote est venu en Macédoine en -343 pour avoir un salaire comme précepteur d'Alexandre et du loisir personnel afin de parfaire secrètement sa démarche philosophique, nullement par amour ou par amitié pour Alexandre. Dès que son employeur Philippe II décède, il se barre. Pire : il choisit de retourner à Athènes, où sa présence n'est plus problématique ("Après la mort de Philippe II, [Aristote] sous l'archontat d'Euainétos [en -335/-334] revint à Athènes, où il enseigna pendant douze ans la philosophie dans le Lycée", Denys d'Halicarnasse, Première lettre à Ammaios 5 ; "[Aristote] revint à Athènes la deuxième année de la cent onzième olympiade [de -336 à -333], établit son école au Lycée et y enseigna treize ans", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.10). Alexandre, même s'il garde le silence sur le moment, supporte mal cette décision, il s'en plaindra aigrement quelques années plus tard. Quand il arrive à Athènes, Aristote découvre que Speusippe, le premier directeur de l'Académie après la mort de Platon en -347, est mort et a été remplacé par Xénocrate, le premier de la classe du temps de leur jeunesse, avec qui Aristote n'a jamais pu s'entendre ("Xénocrate succéda à Speusippe sous l'archontat de Lysimachidès [en -339/-338], la deuxième année de la cent dixième olympiade [de -340 à -337], et fut pendant vingt-cinq ans à la tête de l'Académie", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IV.14). En réaction, Aristote ne réintègre pas l'Académie, il décide de fonder une nouvelle hérésie/secte philosophique dans le jardin près du temple d'Apollon Lycien au nord-est d'Athènes, qui a donné son nom au quartier "du Lycée". Il y développe une cosmologie concurrente de celle de l'Académie platonicienne défendue par son rival Xénocrate, et, surtout, une nouvelle méthode d'enseignement : à l'opposé du dialogue platonicien autour du maître assis dans un cadre statique - un banquet ou une salle de classe -, Aristote invente le cours magistral dynamique autour du professeur déambulant dans les allées du jardin du Lycée, de là les partisans de l'hérésie/secte aristotélicienne seront surnommés "péripatéticiens/peripathtiko…" ou littéralement "qui marche/patšw autour/per… [du maître/professeur]" ("Hermippos [de Smyrne] dans ses Vies rapporte que Xénocrate prit la direction de l'Académie pendant l'absence d'Aristote, retenu par Philippe II, et que quand il revint à Athènes, trouvant l'école occupée par un autre, Aristote prit l'habitude de discourir avec ses élèves en se promenant dans une galerie du Lycée, jusqu'à l'heure où l'on se parfumait. De là vient le qualificatif “péripatéticien”, selon Hermippos. D'autres prétendent qu'il fut surnommé ainsi parce que, lors d'une convalescence d'Alexandre, il discoura avec lui en se promenant. En tous cas, parce que le nombre de ses élèves augmenta, il leur dit : “Ne restons pas silencieux dans la honte, ne laissons pas parler Xénocrate”, et les exhorta à discuter sur des sujets précis en les formant à la rhétorique", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.2-3 ; "Il présida pendant treize ans la philosophie dite “péripatéticienne”, ainsi qualifiée parce qu'il l'enseignait par des promenades ["péripatos/per…patoj"] dans le jardin près de l'Académie platonienne qu'il avait quittée", Suidas, Lexicographie, Aristote A3929). Aristote a laissé à Pella un jeune membre de sa famille, qui a été aussi un de ses élèves aux côtés d'Alexandre : Callisthène d'Olynthe. Le lien généalogique entre Callisthène et Aristote est incertain : Suidas (Lexicographie, Callisthène K240) dit que le premier est "anepsios/¢neyiÒj" (neveu ou cousin) du second, Plutarque (Vie d'Alexandre 55) dit qu'Héro la mère de Callisthène est "anepsias/¢neyi£j" (nièce ou cousine) d'Aristote. Peu importe. Callisthène se distingue par une solide rhétorique, mais aussi par sa trop grande liberté d'expression. Avant de quitter la Macédoine, Aristote lui a conseillé de ne pas afficher ses avis trop clairement ("Lorsqu'il jugea avoir assez formé Alexandre, [Aristote] retourna à Athènes, en lui recommandant son parent ["suggen»j"] Callisthène d'Olynthe. Ce dernier avait coutume de parler sans ménagement à Alexandre et de mépriser ses ordres. Aristote lui prédit : “Ta vie sera courte, mon garçon, si tu ne raisonnes pas ta langue”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.4-5). Callisthène participera comme chroniqueur à l'épopée alexandrine, mais il n'en verra pas la fin, ayant négligé le conseil de son parent et maître Aristote : il parlera trop franchement à Alexandre, lui reprochant d'oublier sa nature grecque, et Alexandre le condamnera à mort pour cette raison. Aristote laisse peut-être encore un autre élève : Héphestion (dans le catalogue des œuvres d'Aristote, Diogène Laërce au livre V paragraphe 27 de ses Vies et doctrines des philosophes illustres mentionne une lettre non conservée adressée à Héphestion, qui tend à prouver que celui-ci a été un temps en contact étroit avec celui-là), dont les origines sont toujours débattues en l'an 2000 par les hellénistes, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici, prônant une fusion de tous les peuples totalement opposée à Callisthène et très favorablement accueillie par Alexandre, Héphestion mourra de maladie en -324 sans avoir vu aboutir ce projet idéaliste très similaire à l'utopie communiste platonicienne.


Alexandre III : les premières années de règne


Les Athéniens restent majoritairement circonspects face à la mort de Philippe II. Les autres peuples ne sont pas aussi prudents, ils s'en réjouissent ouvertement. Les Thébains en particulier ne reconnaissent pas Alexandre comme hégémon de la Ligue de Corinthe et, espérant reproduire le coup de force de Pélopidas en -378 contre la garnison spartiate installée dans leurs murs, assiègent la garnison macédonienne installée dans La Cadmée, peut-être commandée par Philotas selon notre hypothèse précédente. A Ambracie/Arta, cité charnière entre l'Epire au nord, l'Etolie et l'Acarnanie au sud, et contrôlant l'accès à la mer Ionienne par le golfe Ambracique, la garnison macédonienne est chassée par les citoyens. Et dans les Balkans, les Thraces, les Illyriens et les Celtes/Gaulois s'émancipent ("Les Etoliens demandèrent la livraison des bannis acarnaniens que Philippe II avait extradés. Les gens d'Ambracie, sous l'infuence de leur concitoyen Aristarchos, chassèrent la garnison que Philippe II avait installée dans leur citadelle et avaient rétabli le régime démocratique. Les Thébains décrétèrent pareillement le renvoi de la garnison que Philippe II avait installée dans La Cadmée et refusèrent à Alexandre le titre de stratège de la Grèce qu'ils avaient accordé à son père. Les Arcadiens, seuls parmi tous les Grecs à avoir refusé ce titre au père, ne voulurent pas le décerner au fils. Dans le Péloponnèse, les Argiens, les Eléens et les Spartiates voulaient se gouverner eux-mêmes. Les peuples au-delà de la Macédoine se révolèrent, beaucoup s'agitèrent chez les barbares", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.3). Passée la période d'exécutions sommaires, Alexandre apaise les choses en Macédoine en reprenant la politique de son père : conciliation et fermeté avec la noblesse macédonienne pour la maintenir à la Cour, entrainement régulier de la phalange en vue de l'expédition en Asie ("L'année où Euainétos fut archonte d'Athènes [en -335/-334], les Romains nommèrent consuls Lucius Furius et Caius Manius. A cette époque, Alexandre commença son règne en punissant justement tous ceux qui étaient impliqués dans la mort de son père. Puis il organisa des funérailles pour honorer sa mémoire. Puis il gouverna son royaume d'une façon inattendue : parce qu'il était très jeune, certains craignirent qu'il fût trop prudent, mais il gagna la foule par des discours bienveillants, il déclara publiquement prendre le seul titre de roi [c'est-à-dire qu'il renonce temporairement au titre d'hégémon de la Grèce porté par son père Philippe II] tout en refusant de s'écarter des principes gouvernementaux établis par son père et de la conduite qu'il avait suivie, il députa dans toutes les cités de la Grèce pour leur demander d'être aussi respectueuses avec lui qu'avec son père. Il maintint l'entrainement régulier de ses soldats, entretint leur désir de guerre, les prépara à le suivre dans ses conquêtes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.2). Ensuite il s'appuie sur les Thessaliens, toujours fidèles, pour effrayer les Acarnaniens et remettre les Thébains au pas en se rendant en personne à Thèbes ("[Alexandre] engagea d'abord les Thessaliens par des cadeaux et par leur origine liée à Héraclès comme la sienne, il leur demanda de lui confirmer par décret le titre d'hégémon de la Grèce qu'ils avaient donné à son père. Il gagna leurs voisins par cet exemple. Puis il vint aux Thermopyles, où il rassembla le Conseil amphictyonique, qui lui reconnut ce titre par un vote majoritaire. Par une ambassade amicale, il promit aux gens d'Ambracie de leur restituer la liberté qu'ils demandaient, et pour épouvanter les cités rebelles il fit défiler ses troupes sous leurs yeux. Il se déplaça en personne avec son armée à grandes journées vers la Béotie, et dressa son camp près de La Cadmée pour effrayer les Thébains", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.4). C'est peut-être à cette occasion qu'Antipatros est désigné commandant de la garnison macédonienne de Thèbes en remplacement de Philotas fils de Parménion, qui ne s'est pas montré assez ferme, qu'Alexandre veut désormais garder à ses côtés pour le surveiller tout en le ménageant : nous retrouverons Philotas comme commandant de cavalerie dans la campagne balkanique en -335. Sous l'impulsion de Phocion, les Athéniens décident l'envoi d'une ambassade. Ils veulent que Démosthène y participe, mais celui-ci se dérobe car il est coincé par ses négociations avec les Perses. On se souvient que vers -340 Artaxerxès III Ochos via Ephialtès a donné de l'argent aux orateurs athéniens afin qu'ils entretiennent la propagande anti-macédonienne, Démosthène a touché une partie de cet argent, et en -336 il ne veut pas montrer au nouveau Grand Roi Darius III qu'il trahit la Perse en se soumettant au fils et successeur de Philippe II ("En apprenant ces nouvelles [la reprise en mains de la Grèce par Alexandre, rapide et sans coup férir], les Athéniens revinrent sur leur mépris initial et s'inquiétèrent. Leur propre vigilance et la célérité du jeune roi modifièrent leur opinion à son sujet : ils résolurent de transporter dans la ville leurs provisions de campagne et de doter la cité de solides défenses. Ils envoyèrent à Alexandre des ambassadeurs pour s'excuser d'avoir tardé à le reconnaître hégémon de la Grèce. Démosthène se trouvait parmi ces ambassadeurs, mais, ne pouvant se résoudre à aborder Alexandre, il revint du [mont] Cithéron à Athènes, parce qu'il craignait d'être puni à cause de ses invectives contre la Macédoine, ou parce qu'il voulait se disculper aux yeux du Grand Roi de Perse de la guerre qui se préparait contre lui. On disait en effet qu'il en avait reçu beaucoup d'argent afin de contrer les projets des Macédoniens. Eschine y fit allusion le jour où il déclara : “L'or de la Perse l'a inondé, mais cela ne lui suffira jamais, car aucune richesse ne peut combler un prodigue”. Pourtant Alexandre répondit aimablement à ces ambassadeurs, il les rassura en même temps que le peuple d'Athènes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.4). Eschine en tirera un argument supplémentaire contre Démosthène dans l'affaire en cours sur la couronne : il accusera Démosthène d'avoir trahi les Thébains en les privant de cet argent perse qui leur aurait permis de payer des armes et des mercenaires afin de chasser la garnison macédonienne de La Cadmée, et même d'avoir trahi les Grecs en refusant de financer l'effort de résistance que les Péloponnésiens, surtout les Arcadiens, étaient prêts à fournir contre Alexandre ("Tu nous étourdis du nom des Thébains et de la malheureuse alliance [entre Thèbes et Athènes, qui s'est soldé par la défaite à Chéronée en -338], mais tu ne dis rien sur les soixante-dix talents du Grand Roi de Perse que tu as détournés à ton profit alors que nous avions grand besoin d'argent. N'est-ce pas par manque d'argent, cinq talents, que la garnison étrangère [macédonienne] n'a pas restitué leur citadelle [La Cadmée] aux Thébains ? N'est-ce pas aussi par manque d'argent, neuf talents, que nous avons manqué l'aide de tous les Arcadiens et de leurs chefs prêts à partir en campagne ? La cité est pauvre, tandis que lui [Démosthène] est riche et alimente ses propres plaisirs, en résumé l'or du Grand Roi est pour lui mais les dangers sont pour vous", Eschine, Contre Ctésiphon 239-240 ; "Ne rappelez pas aux Thébains les maux sans nombre et sans remède qu'ils ont essuyés [c'est Eschine qui s'adresse aux Athéniens], n'affligez pas à nouveau ces infortunés qui, obligés de fuir de leur cité à cause de Démosthène, ont été reçus dans la vôtre, exilés malheureux dont la corruption de ce traître et l'or du Grand Roi de Perse ont tué les enfants, détruit les temples et les tombeaux", Eschine, Contre Ctésiphon 156 ; "L'or du Grand Roi de Perse coule au gré de ce dissipateur [Démosthène], il l'a inondé, mais cela ne lui suffira jamais, car aucune richesse ne peut combler un prodigue. Il vit non pas de ses revenus mais de vos périls", Eschine, Contre Ctésiphon 173). Par ailleurs, la dérobade de Démosthène ne trompe pas Darius III qui, désormais seul face à la menace macédonienne, envoie une lettre rageuse aux Athéniens pour leur dire qu'il ne les aidera plus ("Peu avant le passage d'Alexandre en Asie, le Grand Roi de Perse a écrit au peuple une lettre insolente où, après diverses expressions dures dignes d'un barbare, il concluait : “Je ne vous donnerai pas d'argent, ne m'en demandez pas vous n'en aurez pas”", Eschine, Contre Ctésiphon 238). Arrivé au mont Cithéron, marquant la frontière entre Béotie, Attique et isthme de Corinthe, Alexandre convoque les membres de la Ligue de Corinthe en hiver -336/-335 pour les obliger à le reconnaître comme successeur de Philippe II à la tête des Grecs dans l'expédition prochaine contre les Perses ("[Alexandre] convoqua la Ligue de Corinthe, et quand tous les députés furent arrivés il les engagea par des propos aimables à le nommer stratège suprême de la Grèce contre les Perses détestés. Revêtu de ce titre honorable, le roi retourna à la tête de ses troupes vers la Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.4 ; "Le nouveau roi marcha vers le Péloponnèse, il convoqua la Ligue panhellénique et exposa sa volonté de remplacer Philippe II dans le commandement de l'expédition prévue contre les Perses. Tous consentirent, sauf les Spartiates : “Nos ancêtres, répondirent-ils, ne nous ont pas appris à obéir mais à commander”. Les Athéniens se préparaient à un nouveau soulèvement, mais devancés par l'arrivée subite d'Alexandre ils lui prodiguèrent encore plus d'honneurs qu'à Philippe II. Il retourna donc en Macédoine ordonner les préparatifs de l'expédition vers l'Asie", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 1.2-3 ; "Les Grecs assemblés dans l'isthme [de Corinthe] décrétèrent qu'ils se joindraient à Alexandre pour faire la guerre aux Perses, il fut nommé chef de cette expédition, et reçut la visite de beaucoup de notables et de philosophes qui vinrent le féliciter pour cette élection", Plutarque, Vie d'Alexandre 14). Pour l'anecdote, c'est sans doute lors de ce séjour du côté de Corinthe en hiver -336/-335 qu'Alexandre croise Diogène, qui lui adresse sa célèbre réplique : "Ote-toi de mon soleil" ("Alexandre se présenta un jour à [Diogène] et lui dit : “Je suis Alexandre le grand roi”. “Et moi, repondit-il, je suis Diogène le chien ["kÚwn", d'où dérive le "cynisme/kunismÒj"]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VI.60 ; "Alexandre se présenta un jour à [Diogène] en disant : “Tu n'as pas peur de moi ?”. “Dis-moi ce que tu es, répondit-il : bon ou mauvais ?” “Bon”, reprit Alexandre. “Pourquoi devrais-je donc avoir peur de ce qui est bon ?”, rétorqua Diogène", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VI.68 ; "Un jour Alexandre vint se placer devant [Diogène] qui se chauffait au soleil dans le Kraneion [gymnase et bois sacré de Corinthe], et lui dit : “Demande-moi ce que tu veux”. “Ote-toi de mon soleil”, répondit Diogène", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VI.39 ; "Dans l'isthme de Corinthe, à la tête d'un détachement de son armée, [Alexandre] s'arrêta pour contempler Diogène de Sinope qui se reposait aux rayons du soleil. Il lui demanda ce qu'il pouvait faire pour lui : “Rien, Alexandre. Ote-toi de mon soleil”", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 2.-1 ; "[Alexandre] de passage à Corinthe désirait que Diogène lui rendît visite. Mais ce philosophe l'ignora et demeura tranquillement dans son faubourg. Alors il alla le voir. Diogène était couché au soleil. En voyant la foule approcher, il se releva et regarda Alexandre. Le roi le salua et lui demanda s'il avait besoin de quelque-chose : “Oui, répondit Diogène, ôte-toi de mon soleil”. Frappé par cette réponse et le mépris que Diogène lui témoignait, Alexandre admira sa grandeur d'âme, et quand ses officiers moquèrent Diogène sur le chemin du retour il leur dit : “J'aurais voulu être Diogène si je n'étais pas Alexandre”", Plutarque, Vie d'Alexandre 14 ; "Alexandre disait qu'il aurait voulu être Diogène s'il n'avait pas été Alexandre", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VI.32). C'est peut-être aussi à cette occasion que Diogène voit Callisthène dans l'entourage d'Alexandre et le moque de façon cinglante ("Un jour on rapporta à [Diogène] que Callisthène était très heureux de partager les somptueux repas d'Alexandre : “Dis plutôt, répliqua-t-il, qu'il est malheureux de dîner et souper seulement quand Alexandre l'y autorise”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VI.45). Alexandre retourne en Macédoine en passant par Delphes où, plus astucieux que son père qui s'était laissé aveugler par un oracle ambigu, il contraint la Pythie à lui rendre un oracle favorable ("De [Corinthe] il se rendit à Delphes pour consulter le dieu [Apollon] sur son expédition en Asie. Il arriva à l'époque malheureuse où l'oracle [la Pythie] ne doit pas officier. Il pria l'oracle de venir au temple, mais elle refusa en prétextant la loi qui le lui interdisait. Alexandre s'y rendit en personne en la trainant de force. Vaincue par cette violence, elle s'écria : “O mon fils, tu es invincible !”. Ce propos suffit à Alexandre, qui jugea avoir obtenu ce qu'il désirait d'elle", Plutarque, Vie d'Alexandre 14).


Pendant ce temps, en Anatolie, Darius III reconquiert les territoires perdus. Attalos ayant été exécuté, Parménion se retrouve seul à la tête de l'avant-garde débarquée sur le continent asiatique, avancée jusqu'à Magnésie-du-Sipyle/Manisa défendue par Memnon de Rhodes. Darius III a voulu d'abord imiter son lointain prédécesseur Darius Ier en portant la guerre en Grèce, mais il en a été vite dissuadé par la promptitude d'Alexandre à s'imposer après son père en Macédoine et sur la Ligue de Corinthe ("Darius III avait pensé porter la guerre en Macédoine du vivant de Philippe II. L'extrême jeunesse d'Alexandre l'avait incité à repousser ce projet. Mais dès qu'il apprit les premiers actes du jeune roi, son zèle à réclamer le commandement général de la Grèce et ses mesures pour soutenir dignement ce grand titre, Darius III revit sa position et rassembla ses forces", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.7). Darius III s'est donc retourné vers Parménion isolé en Anatolie, il a envoyé Arsitès satrape de Phrygie hellespontique et Spithridatès satrape de Lydie soutenir Memnon de Rhodes. Selon Diodore de Sicile, Calas fils d'Harpale, peut-être envoyé par Alexandre après la mort de Philippe II (nous venons de voir que ce Calas fils d'Harpale est probablement apparenté à Harpale futur trésorier de l'armée alexandrine, qu'Alexandre a rappelé récemment d'exil avec Ptolémée, Néarque, Egigyios et Laomédon), se distingue aux côtés de Parménion, mais ne parvient pas à contenir la pression des Perses ("[Darius III] équipa un très grand nombre de navires et forma une puissante armée de terre qu'il confia à des chefs expérimentés, dont le principal était Memnon de Rhodes, supérieur à tous les autres par son intelligence et par son courage. Le Grand Roi lui donna cinq mille mercenaires et l'envoya à Cyzique pour essayer de se rendre maître de cette place. Memnon passa par le mont Ida. […] Il tomba brusquement sur la cité de Cyzique, et échoua de peu à la prendre. Après ce coup manqué, il se répandit dans la campagne environnante où il amassa un grand butin. Du côté d'Alexandre, Parmenion enleva la cité appelée “Grynion” et réduisit les habitants à l'esclavage. Il assiégeait Pitanè, quand Memnon parut, bouscula les Macédoniens et les contraignit à lever le siège. Peu après, Calas, qui commandait un corps de Macédoniens et de mercenaires en Troade, engagea un combat contre les Perses beaucoup plus nombreux. Il fut aussi battu, et contraint à se replier sur Roiteion", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.7 ; "Memnon entra dans le pays de Cyzique en se coiffant d'un chapeau macédonien et en ordonnant à tous ses capitaines de l'imiter. En les voyant depuis le haut de leurs murailles, les gens de Cyzique crurent que c'était le Macédonien Calas, leur ami et leur allié, qui venait à leur secours, ils ouvrirent les portes pour le recevoir. Ils comprirent leur erreur quand Memnon fut plus près, et refermèrent leurs portes. Alors celui-ci saccagea les campagnes et se retira chargé de butin", Polyen, Stratagèmes, V, 44.5). A Ephèse, la statue de Philippe II est renversée, les partisans des Perses accueillent Memnon dans leurs murs et le laissent piller le sanctuaire d'Artémis (nous apprenons cela a posteriori, quand Alexandre entrera dans la ville après sa victoire du Granique en -334 la population se retournera violemment contre ces partisans des Perses : "Affranchi de la crainte qu'inspiraient les oligarques, le peuple rechercha pour les mettre à mort ceux qui avaient accueilli Memnon, pillé le temple d'Artémis, brisé la statue de Philippe II dans son enceinte, et renversé sur l'agora le tombeau d'Héropythos le libérateur d'Ephèse. Ils arrachèrent du temple Syrphakos, Pélagon son fils, ses neveux, et les lapidèrent", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 17.11-12). Quand Alexandre débarquera sur le continent asiatique au printemps -334, la tête-de-pont contrôlée par Parménion ne s'étendra pas au-delà de la région d'Abydos.


Le danger le plus grand et le plus urgent vient du nord. Les Thraces, Illyriens et Celtes/Gaulois soulevés risquent de fondre sur la Macédoine si Alexandre s'en éloigne, et d'inspirer les Grecs en cas de succès. En conséquence, après avoir sécurisé ses arrières en Grèce en réunissant les alliés à Corinthe afin qu'ils renouvellent leur serment, Alexandre doit aussi sécuriser ses arrières dans les Balkans par une campagne préventive. Par ailleurs, montrer ses forces sur les rives du Pont-Euxin/mer Noire jusqu'à l'Istros/Danube est une bonne introduction à la guerre qu'il promet à Darius III puisque, selon l'historien Dinon de Colophon, contemporain des faits, les Grands Rois depuis Darius Ier conservent un dépôt d'eau du Nil et de l'Istros/Danube à Suse comme preuve symbolique de l'étendue de leur Empire ("Dinon rapporte que les Grands Rois de Perse importaient de l'eau du Nil et de l'Istros, qu'ils mettaient en dépôt à Gaza avec leurs autres trésors, pour montrer que leur Empire embrassait presque toute la terre", Plutarque, Vie d'Alexandre 36) : en affirmant son autorité sur les Balkans, Alexandre commet le premier acte de guerre contre la Perse, il s'approprie la partie nord-ouest de l'Empire perse, la satrapie de Skudra mentionnée par Darius Ier sur l'épithaphe de son tombeau à Naqsh-e Rostam (ligne 3), même si dans les faits les Perses ont perdu le contrôle de cette satrapie de Skudra après la conquête de la Chersonèse par l'Athénien Xanthippos en -479. Diodore de Sicile expédie en quelques lignes cette campagne balkanique qui occupe plusieurs mois en -335 ("Ayant remis l'ordre dans les affaires en Grèce, Alexandre passa en armes en Thrace, où il apaisa des troubles qui s'y étaient élevés et ramena tout le pays à son obéissance. Il parcourut aussi la Péonie, l'Illyrie et quelques provinces voisines où il soumit et réaffirma son autorité sur tous les barbares locaux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.8). Plutarque n'est pas plus locace, il dit simplement qu'Alexandre vainc un nommé "Syrmos roi des Triballes" ("Redoutant la situation critique, les Macédoniens conseillèrent à Alexandre d'abandonner totalement la Grèce sans chercher à la soumettre par la force, de ramener par la douceur les barbares qui s'étaient révoltés et de pacifier avec prudence les dissensions naissantes. Mais Alexandre suivit des conseils inverses : persuadé que fléchir sa détermination causerait un soulèvement général, il résolut de sécuriser son empire par son audace et sa grandeur d'âme. Il se porta brusquement avec son armée sur les bords de l'Istros, apaisa vite les mouvements des barbares, étouffa les germes de guerre et défit dans une grande bataille Syrmos le roi des Triballes", Plutarque, Vie d'Alexandre 11). Arrien apporte davantage de détails, il raconte qu'Alexandre part d'Amphipolis pour gagner Philippes, puis s'enfonce vers l'intérieur des terres de l'actuelle Bulgarie. Alexandre écrase les Thraces quand il atteint la chaîne montagneuse de l'Haimos/Grand Balkan ("Au printemps [-335], Alexandre passa en Thrace, et marcha contre les Triballes et les Illyriens, peuples reculés prêts à se soulever qui devaient être réduits entièrement avant de tenter une expédition lointaine. Il partit d'Amphipolis, fondit sur le pays qu'habitent les Thraces indépendants, laissa à sa gauche la cité de Philippes et les monts Orbèlos [aujourd'hui la chaine du Pirin], traversa le Nestos [aujourd'hui le fleuve Mesta], et arriva le dixième jour de marche aux monts Haimos [aujourd'hui la chaine du Grand Balkan]. Des caravanes armées, réunies à des hordes de Thraces libres, défendaient l'entrée des gorges, occupaient les hauteurs et fermaient le passage. Ils s'avancèrent et disposèrent autour d'eux leurs chariots, dans le dessein non seulement de s'en faire un rempart mais encore de les précipiter des sommets les plus escarpés sur la phalange macédonienne si elle tentait de les franchir, en pensant que plus cette phalange serait serrée, plus elle serait facilement rompue par le choc des chariots. Alexandre chercha d'abord un moyen de s'emparer de ces hauteurs, mais ensuite, concluant qu'aucune autre voie n'existait, et bien décidé à tout braver, il ordonna aux hoplites de la phalange de se déployer lorsque le terrain le permettrait, sinon de mettre genou à terre et de se courber sous leurs boucliers en formant la tortue, de façon que les chariots glisseraient dans le passage resserré sans les atteindre. Les choses se passèrent telles qu'Alexandre l'avait prévu et ordonné. Ici la phalange se déploya, là les chariots roulèrent sur les boucliers en causant peu de désordre et aucune perte. Les Macédoniens, ranimés en voyant s'évanouir le danger qu'ils avaient le plus redouté, fondirent sur les Thraces en criant. Alexandre avança les hommes de trait de son aile droite pour couvrir leurs camarades qui s'engageaient dans le passage désormais accessible et pour écarter les Thraces. Lui-même à la tête de l'Agéma mit en mouvement l'aile gauche renforcée des hypaspistes et des Agriens. Les Thraces parurent : une grêle de flèches les dispersa. La phalange se précipita, repoussa sans peine ces barbares à demi-nus et mal armés. Ces derniers n'attendirent pas Alexandre qui continuait sa progression à gauche : ils jetèrent leurs armes et se dispersèrent dans la montagne. Quinze cents environ trouvèrent la mort. Peu tombèrent vivants au pouvoir des Grecs : leur connaissance du terrain et la légèreté de leur course les sauvèrent. Les femmes qui les suivaient, les enfants, les bagages, tout fut pris", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 1.4-13). Il poursuit vers le nord, où il remporte une bataille contre Syrmos, roi de la tribu thrace des Triballes, mais sans réussir à capturer les fuyards. On note que dans cette bataille la cavalerie à l'aile droite offensive est dirigée par Philotas fils de Parménion, revenu en grâce après sa rétrogradation comme commandant de la garnison macédonienne de Thèbes selon notre hypothèse précédente. Comme Arrien s'appuie sur les Mémoires de Ptolémée, on suppose que Ptolémée est également présent à cette bataille, témoin occulaire de la fuite des Thraces vers la rive gauche de l'Istros/Danube ("Alexandre franchit les monts Haimos, poussa vers les Triballes, et atteignit les rives du Lyginos [aujourd'hui la rivière Rositsa, affluent de la rivière Yantra, affluent de la rive droite du fleuve Danube], à trois jours de marche de l'Istros. Syrmos le roi des Triballes, informé de l'avance d'Alexandre, s'occupa d'abord des femmes et des enfants en les rassemblant dans l'île de Peukè sur l'Istros, où se trouvaient beaucoup de Thraces voisins, il y installa sa propre famille. Mais un certain nombre de Triballes qui fuyait à l'arrière se dirigèrent vers une autre île du fleuve dont Alexandre s'était écarté la veille : ayant appris leur changement de direction, ce dernier revint sur ses pas et surprit les barbares, qui refluèrent en désordre vers un bois voisin du fleuve. Alexandre serra sa phalange après avoir détaché en avant des hommes de fronde et de trait, qui escarmouchèrent les barbares pour les attirer dans la plaine. Ceux-ci étant à portée de trait se précipitèrent sur un groupe faiblement armé, et le combat s'engagea hors du bois. Alexandre lança contre eux, à son aile droite, Philotas avec la cavalerie de la Haute-Macédoine, et à son aile gauche Héracleidès et Sopolis avec la cavalerie de Béotie et d'Amphipolis, tandis que lui-même au centre ébranla la phalange dont l'avant était protégé par les cavaliers restants. Tant que l'action se limita à des jets de traits, les Triballes résistèrent. Mais quand ils durent éprouver le choc de la phalange et de la cavalerie qui les pressa et les heurta de toutes parts, ils fuirent en désordre à travers la forêt, du côté du fleuve. Trois mille d'entre eux furent tués. Peu tombèrent vivants aux mains des vainqueurs : l'épaisseur de la forêt dominant le fleuve et l'approche de la nuit les dérobèrent à la poursuite des Macédoniens qui, selon Ptolémée, ne perdirent que onze cavaliers et quarante fantassins dans cette affaire", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 2.1-7). Alexandre débarque à son tour sur la rive gauche de l'Istros/Danube, où il doit affronter à la fois les Triballes qui se retournent contre lui, et les Gètes. Il décide de se diriger d'abord contre les Gètes. Par des moyens de fortune (des barques de pêcheurs locaux, des bouées fabriquées avec des sacs remplis de paille), la nuit, il approche ses troupes du camp des Gètes qui se sont installés en bordure du fleuve. Quand ses hommes sont sortis de l'eau, ils contournent le camp gète en rampant dans les blés : ce détail indique que les blés sont assez haut pour dissimuler un homme à terre, l'épisode date donc de peu avant les moissons en automne -335. Et soudain ils se lèvent, reforment la phalange et fondent sur les Gètes acculés au fleuve. On note que la cavalerie à l'aile droite offensive est désormais dirigée par Alexandre en personne : doit-on conclure que Philotas a été mis à l'écart pour n'avoir pas su écraser les Triballes lors de la précédente bataille ? Les fantassins de la phalange sont dirigés par un "Nicanor", certainement fils de Parménion et frère de Philotas. Les Gètes sont totalement défaits, un énorme butin est amassé, confié à deux autres personnages que nous retrouverons dans l'épopée en Asie : Méléagre et Philippe ("Alexandre s'empara de quelques bâtiments longs venus de Byzance sur le fleuve via le Pont-Euxin. Il embarqua autant d'hommes de traits et d'hoplites qu'ils pouvaient en contenir, et vogua vers l'île où les Triballes et les autres Thraces s'étaient réfugiés. Ses tentatives de débarquement furent vaines : les barbares, accourus de toutes parts, défendirent la rive. Le petit nombre de navires et de soldats, la côte escarpée, la rapidité du fleuve resserré dans son lit, tout concourait à rendre la tâche insurmontable. Alexandre tourna alors ses navires sur l'Istros, résolu à fondre sur les Gètes qui habitaient sur la rive opposée, mais quatre mille cavaliers et plus de dix mille fantassins parmi eux accoururent pour le refouler. Cette résistance accrut sa détermination. Il se rembarqua, et ordonna qu'on formât des outres avec les peaux des tentes, qu'on les remplît de paille, et qu'on s'emparât de tous les canots dont les autochtones se servaient pour pêcher, commercer ou brigander. Ces préparatifs étant terminés, on débarqua à nouveau en force : quinze cents cavaliers et quatre mille fantassins posèrent le pied sur la rive avec Alexandre, protégés par la nuit et par la hauteur des blés qui les dérobèrent à la vue de l'ennemi. Au point du jour, Alexandre dirigea sa troupe par les moissons. Les hommes à pied avancèrent en courbant les épis avec les sarisses, et parvinrent à un terrain découvert, suivis pas la cavalerie. Au sortir des blés, Alexandre mena sa cavalerie à l'aile droite, Nicanor le suivit en dirigeant obliquement la phalange. Les Gètes ne résistèrent pas au premier choc de la cavalerie. L'audace inouïe avec laquelle Alexandre, en une seule nuit, et sans jeter un pont, avait traversé si facilement le plus grand des fleuves, le développement de la phalange et l'impétuosité de la cavalerie, tout cela les stupéfia. Ils s'enfuirent vers leur cité, qui n'était éloignée de l'Istros que d'un parasange [unité de mesure perse équivalant à trente stades selon Hérodote, Histoire VI.32]. Alexandre, pour éviter toute surprise, fit marcher la phalange le long du fleuve, la cavalerie en front : à cette vue, ils abandonnèrent leur cité qui était mal fortifiée, chargeant sur leurs chevaux autant de femmes et d'enfants qu'ils purent en emmener, et s'écartèrent loin des rives pour s'enfoncer dans le désert. Alexandre s'empara donc de la cité et de tout ce qu'avaient abandonné les Gètes. Il confia le butin à Méléagre et à Philippe. La cité fut rasée. Le vainqueur sacrifia sur les bords de l'Istros à Zeus Soter ["Swt»r/Sauveur"], à Héraclès et au fleuve qui avait favorisé son passage. Le même jour il ramena tous les siens au camp, sans en avoir perdu un seul", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 3.3-4.5). Des délégués triballes envoyés par Syrmos se présentent. On ignore le contenu des discussions, mais on suppose qu'ils présentent leur reddition à Alexandre puisque celui-ci renonce à les poursuivre. Des délégués celtes/gaulois voisins des Gètes se présentent aussi. Quand Alexandre leur demande s'ils ont peur de la phalange macédonienne, ils répondent : "Nous n'avons peur que du ciel, qui pourrait nous tomber sur la tête", cette formule passera à la postérité ("[Alexandre] reçut les envoyés de plusieurs peuples libres des rives de l'Istros, de Syrmos le roi des Triballes, et des Celtes qui bordent le golfe Ionien [aujourd'hui la mer Adriatique]. Les Celtes ont une haute taille et un grand caractère, ils venaient quérir l'amitié d'Alexandre. Après s'être présentés mutuellement, Alexandre demanda aux Celtes ce qu'ils craignaient le plus, persuadé que son nom s'étendait dans leur pays et au-delà et qu'il était pour eux un grand objet de crainte. Mais il fut déçu dans son attente : les Celtes, habitants de régions lointaines d'accès difficile, préservés des ambitions d'Alexandre qui orientait vers d'autres directions son effort militaire, ils répondirent qu'ils avaient seulement peur que le ciel leur tombât sur la tête. Alexandre les congédia en leur donnant les titres d'amis et d'alliés, en ajoutant qu'il trouvait les Celtes fanfarons ["¢lazèn/vantard, prétentieux"]", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 4.6-8). Alexandre s'apprête à revenir en Macédoine en descendant la vallée du fleuve Axios/Vardar, où vivent Agriens et Péoniens, quand il apprend que le roi illyrien Kleitos fils de Bardylis (le même Bardylis que Philippe II a vaincu en -358) rejette son autorité et a convaincu les Illyriens Autariates et Taulantiens, vivant sur le territoire correspondant au nord de l'Albanie actuelle, de le suivre. Alexandre appelle à son secours Langaros roi des Agriens ("[Alexandre] se dirigeait vers le pays des Agriens et les Péoniens, quand on l'informa que Kleitos fils de Bardylis avait quitté le parti des Grecs après avoir attiré dans le sien Glaukias le roi des Taulantiens, et que les Autariates devaient l'attaquer en chemin. Ces nouvelles l'incitèrent à lever le camp aussitôt, accompagné par l'élite puissamment armée des Agriens commandés par leur roi Langaros, qui avait confirmé personnellement à Alexandre son alliance conclue précédemment avec Philippe II", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 5.1-2). Non seulement Langaros accourt, mais encore il propose de s'occuper personnellement des Autoriates, qu'il qualifie de marioles. Alexandre accepte, Langaros part combattre les Autoriates, les vainc, et revient vers l'Axios/Vardar, malheureusement il meurt en chemin on-ne-sait-comment ("Alexandre demanda qui étaient ces Autariates, et leur nombre, Langaros lui répondit : “C'est un peuple peu dangereux, le moins belliqueux de la région. Je te propose de me rendre chez eux pour les occuper”. Alexandre suivit le conseil de Langaros, qui partit, pénétra dans le pays des Autariates, le ravagea, et les retint ainsi dans leur territoire. Alexandre prodigua à Langaros les plus grands honneurs, les témoignages les plus rares de la munificence royale, lui promit même la main de sa [demi-]sœur Kynanè dès qu'il serait de retour à Pella. Mais la mort surprit Langaros alors qu'il se rendait dans son pays", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 5.3-5). Pendant ce temps, Alexandre se dirige vers Kleitos retranché dans une cité fortifiée appelée "Pellion" non localisée par les archéologues à l'ouest du lac Lynkos/Prespa. Il l'assiège ("Alexandre s'avança le long de l'Erigone [cours d'eau non identifié] vers Pellion, la cité la plus fortifiée de la région où Kleitos s'était retiré. Il campa sur les bords de l'Eordaikos [aujourd'hui la rivière Devoll, affluent du fleuve Seman], bien décidé à attaquer la cité le lendemain. Kleitos occupait avec ses troupes les montagnes environnantes dont les hauteurs boisées surplombaient la cité, prêt à fondre sur les Macédoniens à leur première attaque, attendant Glaukias le roi des Taulantiens. Alexandre lança son offensive contre les murailles. Les ennemis, après avoir sacrifié trois adolescents, trois vierges et trois brebis noires, bougèrent comme pour engager le combat, mais presque aussitôt ils abandonnèrent leurs positions les mieux défendues, et si précipitamment qu'on y trouva encore les victimes. Le même jour, ayant refoulé l'ennemi dans la cité et approché son camp des murailles, Alexandre résolut d'y établir un siège", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 5.5-8) sans parvenir à un résultat. Les Taulantiens apparaissent à l'horizon, ils prennent position sur une hauteur en bordure de la rivière Eordaikos/Devoll, ils sont rejoints par Kleitos qui parvient à se faufiler entre les troupes ennemies qui assiègent Pellion. Kleitos et les Taulantiens planifient une attaque sur les hommes de Philotas occupés à fourrager. Mais Alexandre les devance : il laisse une partie de son armée continuer le siège de Pellion et accourt avec l'autre partie pour protéger Philotas. La manœuvre réussit, Kleitos et les Taulantiens oublient Philotas et ses hommes qui en profitent pour s'éloigner, et se mettent en position pour tomber sur Alexandre obligé de revenir en arrière par le chemin qu'ils contrôlent le long de la rivière Eordaikos/Devoll ("Le lendemain Glaukias arriva à la tête d'une puissante armée. Alexandre avec ses maigres troupes désespéra alors de se rendre maître de la cité. Il envoya néanmoins ses soldats les plus aguerris contre les murailles, pendant que lui-même se tourna vers Glaukias qui arrivait dans son dos. Philotas à la tête d'un escadron de cavalerie était parti avec les attelages pour fourrager : quand Glaukias l'apprit, il se dépêcha d'occuper les hauteurs qui dominaient le lieu des fourrages. Conscient que cet escadron et les attelages seraient en grand danger s'ils ne revenaient pas avant la nuit, Alexandre prit avec lui les hypaspistes, les archers, les Agriens et quatre cents cavaliers pour voler à leur secours, laissant le reste de son armée aux pieds des murailles pour empêcher la jonction des habitants avec Glaukias. Ce dernier, à l'approche d'Alexandre, abandonna les hauteurs et laissa partir Philotas. Lui et Kleitos étaient certains de tenir Alexandre. Ils occupaient les défilés et les hauteurs avec une cavalerie nombreuse et une multitude d'hommes de pied, de fronde et de trait. Si le Macédonien tentait de se retirer, il serait immanquablement poursuivi par les troupes de la cité. Et les passages par lesquels Alexandre devrait nécessairement s'enfuir étaient difficiles, couverts de bois, tellement resserré entre la rivière et une montagne haute et escarpée que quatre aspides ["¢sp…dwn", fantassin portant un "aspis/¢sp…j", bouclier rond] pouvaient à peine y marcher de front", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 5.8-12). Hélas pour eux, au lieu d'aller aux fraises Alexandre marche au canon : il avance en zigzag pour dérouter l'adversaire, l'empêcher de deviner où il va frapper, et brusquement il lance la phalange sur sa droite. Par un effet lame de cutter, il tranche la position des ennemis, qui s'enfuient ("Alexandre disposa sa phalange sur cent vingt rangs de profondeur, il plaça deux cents cavaliers à chacune des ailes, et ordonna qu'on exécutât ses ordres promptement et en silence. Il fit un signe : les hoplites levèrent leurs piques. Il les dirigea en avant, vers la droite et vers la gauche, en formation d'assaut. Après s'être porté lui-même d'une aile à l'autre en guidant la phalange dans ses mouvements contradictoires, il se précipita soudain sur la gauche de l'ennemi en tirant la phalange derrière lui comme un coin. Surpris de la rapidité de ses mouvements, et ne pouvant supporter le choc des Macédoniens, les barbares quittèrent les hauteurs. Alexandre ordonna alors de pousser de grands cris et de frapper les boucliers avec les javelots. Epouvantée, l'armée des Taulantiens se retira précipitamment vers la cité", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 6.1-4). Puis il s'engage dans le passage près de la rivière Eordaikos/Devoll en utilisant ses archers et ses fidèles Agriens pour maintenir à distance les ennemis survivants ("Alexandre, découvrant la présence d'une petite troupe ennemie sur une des hauteurs de la route, y détacha ses somatophylaques et les hétaires qui l'entouraient, avec ordre de passer à cheval par les bords de la rivière derrière leurs boucliers : si l'ennemi résistait, une moitié devrait mettre pied à terre et attaquer en formation avec l'autre moitié restée à cheval. Mais dès qu'ils virent les mouvements d'Alexandre, les barbares abandonnèrent la hauteur et se dispersèrent sur les flancs. Alexandre et les hétaires s'emparèrent donc de la position. Tout en observant les réactions de l'ennemi depuis cette hauteur, il avança aussitôt les Agriens et ses deux mille archers, ordonna aux hypaspistes de traverser la rivière avec le gros des troupes macédoniennes et de se ranger sur l'autre rive en étendant la gauche, de manière qu'ils parussent plus nombreux. Dès que les barbares virent l'armée traverser la rivière, ils progressèrent le long de la colline pour tenter d'attaquer l'arrière-garde d'Alexandre. Mais celui-ci courut avec les siens à leur rencontre, tandis que sur les bords de la rivière la phalange poussa un grand cri : tout s'ébranla, l'ennemi prit la fuite. Aussitôt Alexandre dirigea en hâte les Agriens et les archers vers la rivière. On commença à traverser. L'ennemi inquiétait ses arrières, il ordonna en conséquence de placer sur la rive des machines de guerre, dont les traits lancés au loin les écartèrent. Pendant ce temps, les archers au milieu de la rivière firent pleuvoir une grêle de flèches en direction de Glaukias, qui n'osa pas avancer. Les Macédoniens réussirent ainsi à passer sans perdre un seul homme", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 6.5-8). Trois jours plus tard, ses éclaireurs découvrent l'endroit où ces survivants se sont regroupés. Alexandre lance aussitôt une opération contre eux, avec le régiment de son somatophylaque Perdiccas, et avec celui de Koinos fils de Polémocratos que nous retrouverons également dans l'épopée en Asie. Kleitos s'enfuit vers Pellion, qu'il incendie pour ne rien laisser à Alexandre, puis il se retire avec les Taulantiens survivants vers leurs terres dans le nord ("Trois jours après, Alexandre apprit que Kleitos et Glaukias, qui croyaient que son éloignement était causé par la peur, avaient établi leur camp dans un lieu défavorable, sans retranchements, sans gardes avancées, sur une position trop étendue. Il repassa secrètement la rivière dans la nuit avec les hypaspistes, les Agriens, les hommes de trait et les troupes de Perdiccas et de Koinos, laissant au reste de l'armée le soin de le suivre. Ayant jugé l'occasion favorable, il lança l'assaut par les Agriens et les hommes de trait sans attendre le gros des troupes. Attaqués à l'improviste, pressé par la phalange sur leur point le plus faible, les barbares furent égorgés dans leurs tentes ou arrêtés dans leur fuite désordonnée. Un grand nombre tombèrent vivants au pouvoir du vainqueur. Alexandre poursuivit le reste jusqu'aux montagnes des Taulantiens. Quelques-uns seulement durent leur salut à l'abandon de leurs armes. Kleitos, qui dès le premier choc s'était replié dans la cité, y mit le feu et se retira chez Glaukias", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 6.9-10).


L'absence d'Alexandre, occupé à batailler au loin dans les Balkans, a généré toutes sortes de rumeurs. On croit qu'il est blessé, on finit même par croire qu'il est mort. Les Thébains s'enferment dans cette conviction. Persuadés qu'ils n'ont plus rien à craindre, ils assiègent à nouveau la garnison macédonienne installée dans La Cadmée, commandée par Antipatros selon notre hypothèse précédente ("A la même époque, quelques bannis rentrèrent dans Thèbes pendant la nuit, rappelés par les partisans d'une révolution. Ils surprirent hors de leurs postes et en situation vulnérable Amyntas et Timolaos les gouverneurs de La Cadmée, ils les égorgèrent, puis se rendirent sur l'agora pour inviter les Thébains à quitter le parti d'Alexandre et à briser le joug insupportable des Macédoniens au nom sacré de leur antique liberté. La foule fut ébranlée quand ils affirmèrent qu'Alexandre avait péri chez les Illyriens : depuis un certain temps en effet on n'avait plus de ses nouvelles, au point que sa mort était l'objet de toutes les conversations, de toutes les rumeurs, et dans toutes ces incertitudes chacun prit naturellement son désir pour la réalité", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 7.1-3 ; "A l'époque de cette campagne [dans les Balkans], [Alexandre] fut informé que plusieurs cités grecques aspiraient à des changements afin de recouvrer leur indépendance, surtout les Thébains. Le roi très mécontent revint aussitôt en Macédoine pour apaiser ces nouveaux troubles. […] Les Thébains encerclaient leur citadelle [La Cadmée] qu'ils voulaient reprendre, par des fossés profonds et des hautes palissades ils empêchaient le passage des secours et des vivres. […] Philotas qui commandait dans La Cadmée s'était muni à l'avance de toutes sortes d'armes, connaissant les projets des Thébains, il se défendait en assurant la garde des murailles par divers moyens militaires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.8). La nouvelle parvient à Alexandre tandis qu'il se trouve toujours du côté de Pellion en Illyrie. Il décide de revenir illico vers la Grèce pour punir les Thébains, ainsi que les Athéniens dont on dit qu'ils soutiennent les Thébains. En fait, les Thébains sont bien seuls. Démosthène s'agite peut-être dans Athènes pour pérenniser son image d'opposant à la Macédoine, mais c'est une agitation de façade, gonflée par Diodore de Sicile et par Plutarque qui sont des auteurs tardifs ("Démosthène en particulier les avait équipés [les Athéniens] d'une grande quantité d'armes, en les distribuant à ceux qui en étaient dépourvus. […] Animés par Démosthène, les Athéniens avaient décidé d'envoyer du secours aux Thébains, mais avant d'exécuter cette décision ils voulaient voir comment les choses allaient tourner", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.8 ; "Lorsqu'il apprit que les Thébains s'étaient révoltés avec la complicité des Athéniens, [Alexandre] voulut leur signifier son pouvoir. Après avoir passé les Thermopyles, il dit à ses officiers : “Démosthène m'a traité d'« enfant » lors de mon expédition contre les Illyriens et les Triballes, il m'a qualifié de « jeune homme » quand j'étais en Thessalie, je veux lui montrer que je suis devenu un homme au pied des murailles d'Athènes”", Plutarque, Vie d'Alexandre 11), la vérité est que les Athéniens ont conservé le mauvais souvenir de la rumeur de -352 qui annonçait pareillement la mort de Philippe II au siège de la lointaine cité de Méthone, ils se rangent désormais derrière Phocion qui refuse de les engager à l'aventure ("Un jour dans un discours Démosthène invectivait Alexandre, qui s'avançait sur Thèbes avec son armée, Phocion dit : “Quoi ! « malheureux, tu veux irriter ce guerrier farouche » [citation de l'Odyssée IX.104], cet homme si avide de gloire ? Alors que le terrible incendie est si près de nous, tu veux y précipiter la cité ? Pour ma part, je n'accepterai jamais que les Athéniens, même volontairement, courent à leur perte, c'est pour cette seule raison que j'ai accepté le commandement”", Plutarque, Vie de Phocion 17). Les Thébains ont la désagréable surprise de voir arriver l'armée macédonienne, avec Alexandre à sa tête qu'ils croyaient mort ("Alexandre, instruit de ces événements [à Thèbes], estima qu'il ne fallait surtout pas les négliger : l'alliance de la cité d'Athènes lui avait toujours été suspecte, et les Spartiates dont les esprits lui étaient depuis longtemps aliénés, d'autres cités péloponnésiennes, et les Etoliens naturellement inconstants, pouvaient grossir le parti des Thébains dont l'audacieuse résolution deviendrait alors inquiétante. Il traversa aussitôt avec son armée le pays des Eordes et des Elymiotes [au nord-ouest de la Macédoine], franchit les hauteurs de Stymphaia [région frontalière d'Epire, au sud du fleuve Aliakmon, face à la région macédonienne d'Elimeia] et de Parauaia [autre région frontalière d'Epire, au sud du fleuve Aliakmon, à l'ouest de la Stymphaia, face à la région macédonienne d'Orestide], le septième jour il passa devant la cité thessalienne de Pellina, la laissa derrière lui, et six jours plus tard il entra en Béotie. Les Thébains n'apprirent la marche d'Alexandre que lorsqu'il parut avec toute son armée à Onchestos. Les auteurs de la défection soutinrent alors que cette armée était envoyée de Macédoine par Antipatros, qu'Alexandre était bien mort, et quand certains insistèrent en disant que ces troupes étaient conduites par Alexandre en personne ils démentirent en répondant qu'il s'agissait d'un homonyme, en l'occurrence Alexandre le fils d'Aeropos [dit "le Lynkeste", nous avons déjà croisé ce personnage en -336, soupçonné d'avoir trempé dans le meurtre de Philippe II]. Mais ce fut bien le fils de Philippe II qui quitta Onchestos le lendemain, et qui vint devant la cité installer son camp près du bois sacré d'Iolaos", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 7.4-7). La scène se passe en septembre/octobre -335 ("Quelques survivants thébains portèrent la nouvelle de la chute de leur cité à Athènes au moment où on célébrait les Grands Mystères", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 10.2 ; "Leur affliction [aux Athéniens] fut si vive qu'ils ne voulurent pas célébrer les Grands Mystères dont la date approchait", Plutarque, Vie d'Alexandre 13 ; "Ce fut à l'époque de la célébration des Mystères [d'Eleusis] qu'Alexandre ruina la cité de Thèbes", Plutarque, Vie de Camille 19 ; les Mystères d'Eleusis ont lieu au mois athénien de boedromion selon Plutarque, Vie d'Alexandre 31, soit mi-septembre/mi-octobre dans le calendrier chrétien). Arrivé devant les murs de la ville, Alexandre laisse aux habitants une dernière chance : ou ils se soumettent volontairement, ou la ville sera rasée. Non seulement les Thébains écartent sa proposition, mais encore ils se croient assez forts pour réclamer la livraison de Philotas et d'Antipatros, et ils sortent en armes ("Le roi arriva tout à coup avec toutes ses troupes de son expédition en Thrace. Son armée se manifesta en bloc aux Thébains, pour tenter de fléchir ceux qui hésitaient encore. Mais les chefs rassemblés décidèrent hardiment de résister et de défendre leur liberté. Le peuple approuva cette décision et se prépara de lui-même au combat. Le roi demeura un temps sans réagir, afin de donner aux Thébains le temps de se raviser. Alexandre ne présumait pas qu'une cité pût se dresser contre son armée. Il disposait alors de plus de trente mille fantassins et trois mille cavaliers parfaitement aguerris, vétérans de son père Philippe II, victorieux de presque toutes les batailles auxquelles ils avaient participé et entrainés par Alexandre pour renverser la monarchie des Perses. Si les Thébains, conscients des faits, avaient amorcé la moindre démarche de paix, le roi aurait reçu favorablement leurs propositions et se serait adouci sur beaucoup d'articles, tant il désirait laisser la Grèce tranquille et se consacrer à son entreprise principale. Mais il se sentit trahi par les Thébains, il résolut donc de détruire leur ville et de donner par cet acte un avertissement terrible à tous les séditieux potentiels. Il prépara son armée à attaquer. D'abord il envoya un héraut annoncer qu'il accueillerait tout Thébain souhaitant passer dans son camp et jouir de la tranquillité qui régnait dans le reste de la Grèce. Piqués par cette annonce, les Thébains déclarèrent du haut d'une tour que quiconque voudrait se joindre au Grand Roi et aux Thébains pour délivrer la Grèce de son tyran serait bien reçu dans leur ville. Alexandre outré par cette démarche se laissa emporter par la colère et résolut de se venger des Thébains. Il construisit des machines énormes et prépara contre eux un formidable assaut", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.9 ; "Quand il fut devant Thèbes, [Alexandre] voulut laisser à cette cité le temps du repentir, il demanda seulement la livraison des auteurs de la révolte, Phoinikos et Prothytès, et garantit la sécurité à quiconque passerait dans son camp. Les Thébains répliquèrent en demandant la livraison de Philotas et d'Antipatros, et invitèrent tous ceux qui voulaient redonner la liberté à la Grèce à les rejoindre. Alors il ne pensa plus qu'à la guerre, et tourna contre eux toutes ses forces", Plutarque, Vie d'Alexandre 11 ; "[Alexandre] laissa aux Thébains le temps nécessaire pour qu'ils se repentissent et lui envoyassent des députés. Mais ceux-ci refusèrent de négocier et firent une brusque sortie avec leur cavalerie et une troupe légère, dont les traits tombèrent sur les gardes avancées du camp. Quelques Macédoniens furent tués. Les Thébains se dirigeaient sur l'armée, quand Alexandre les dispersa par des corps d'archers et de voltigeurs. Le lendemain il s'avança vers les portes qui regardaient vers Eleuthère et Athènes. Sans trop s'approcher des remparts, il campa au pied de La Cadmée pour tenter de secourir les siens qui l'occupaient : les Thébains l'avaient cernée d'une double circonvallation pour fermer toute entrée aux secours extérieurs, et pour empêcher toute sortie qui aurait pu les inquiéter pendant qu'ils étaient tournés vers l'ennemi. Alexandre, préférant toujours un raccommodement au hasard d'une action, temporisa à nouveau. Les Thébains soucieux de l'intérêt général étaient d'avis de se rendre et d'obtenir grâce pour la cité, mais les bannis et ceux qui les avaient appelés, sûrs de n'en obtenir aucune de la part d'Alexandre et soutenus par quelques dignitaires béotiens, continuèrent à exciter le peuple contre Alexandre qui différait toujours son attaque", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 7.7-11). Alexandre lance l'assaut. Pour l'anecdote, son cheval Bucéphale est blessé dans cette opération ("On cite un de ses exploits [au cheval Bucéphale] au combat : blessé lors de la prise de Thèbes, il refusa qu'Alexandre montât sur un autre cheval", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VIII, 64.2). Les Thébains sont écrasés. Selon Diodore de Sicile, les survivants refluent vers la ville en oubliant de fermer les portes, Alexandre ordonne à Perdiccas de les suivre pour s'y engouffrer ("Le roi termina ses préparatifs en trois jours. Il divisa son armée en trois corps : le premier fut chargé d'attaquer les défenses extérieures de la ville, le deuxième de résister aux sorties des assiégés, le troisième resterait en réserve pour remplacer les uns et les autres. Devant leurs fossés les Thébains avaient positionné des cavaliers, des esclaves affranchis, des bannis et des réfugiés des autres cités. Ils effectuèrent eux-même une sortie contre la phalange des Macédoniens très supérieure en nombre, pour tenter de la maintenir à l'extérieur, pendant que les femmes et les enfants coururent dans les temples pour prier les dieux de sauver la cité du péril qui la menaçait. Les Macédoniens s'avancèrent et fondirent sur les régiments devant eux. Les trompettes sonnèrent la charge, les deux armées poussèrent en même temps le cri de l'assaut et lancèrent leurs javelots contre les ennemis. Tous les traits ayant été lancés, l'affrontement se poursuivit à l'épée. Ce fut terrible, car les Macédoniens désorganisèrent les rangs ennemis par leur nombre et par la masse de leur phalange, tandis que les Thébains, naturellement très vigoureux, formés de longue date à tous les exercices du corps et très volontaires, se raidirent dans l'épreuve, furent blessés partout, toujours par-devant. De la mêlée les cris et les exhortations se multiplièrent, de la part des Macédoniens qui s'animaient à prolonger leur gloire acquise, de la part des Thébains qui pensaient à leurs femmes et à leurs enfants attendant dans les temples le succès de leurs efforts ou leur capture par les vainqueurs féroces et furieux, qui se rappelaient aussi mutuellement les succès de Leuctres et de Mantinée et leur aura naguère. La bataille fut longtemps indécise. Voyant les Thébains si résolus à défendre leur liberté et les Macédoniens qui patinaient, Alexandre engagea son corps de réserve. Celui-ci tomba d'un coup sur les Thébains épuisés, en abattit beaucoup. Cela ne suffit pas pour décider de la victoire. Les Thébains tirèrent leur force de leur courage et méprisèrent le danger. Ils crièrent aux Macédoniens qu'en recourant à leurs réserves ils avouaient leur infériorité : ainsi, alors que l'engagement des réserves dans un combat provoque généralement la débandade de l'ennemi, les Thébains en tirèrent un motif de confiance et d'espoir. Alexandre s'interrogeait sur cette réaction, quand il remarqua qu'une des portes de Thèbes n'était plus gardée. Il ordonna aussitôt à Perdiccas d'en prendre le contrôle avec quelques soldats, et de se jeter dans la ville. Perdiccas exécuta cet ordre immédiatement. Les Macédoniens se répandirent dans les rues. Les Thébains avaient repoussé la première ligne des Macédoniens et espéraient pareillement réussir contre la deuxième, quand ils s'apercurent que l'ennemi avait investi leur ville. Ils coururent tous la défendre. Dans la panique, la cavalerie et l'infanterie entrèrent pêle-mêle, certains furent écrasés sous les pattes des chevaux, les cavaliers s'encombrèrent les uns les autres par leur précipitation, ils tombèrent dans les fossés devant les murailles ou se blessèrent avec leurs propres armes dans les rues", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.11-12). Selon Ptolémée dans ses Mémoires, sans doute présent au côté d'Alexandre et témoin occulaire des faits comme on l'a dit plus haut, c'est Perdiccas qui prend l'initiative d'investir la ville sans attendre l'ordre d'Alexandre, il est touché par une flèche et est évacué ("Selon Ptolémée fils de Lagos, ce fut Perdiccas qui, chargé de la garde du camp, se trouvant par sa fonction à proximité des retranchements de l'ennemi, attaqua le premier sans attendre l'ordre d'Alexandre, força et enleva les défenses avancées des Thébains. Il fut suivi par Amyntas fils d'Androménos, dont la troupe était à côté de la sienne. Pour ne pas se laisser déborder par les siens, Alexandre ébranla aussitôt le reste de l'armée, détacha vers Perdiccas les hommes de trait et les Agriens, et garda pour lui l'Agéma et les hypaspistes. Perdiccas, voulant pénétrer dans le second retranchement, tomba frappé d'un trait : sa blessure était profonde, on le rapporta au camp, il eut beaucoup de peine à en guérir", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 8.1-3), Alexandre ensuite profite de la dynamique créée par Perdiccas pour se répandre dans la ville ("Les troupes qui avaient forcé ces retranchements avec [Perdiccas], soutenues par les archers d'Alexandre, refoulèrent les Thébains dans un chemin creux qui conduisait au temple d'Héraclès, ils les poussèrent jusqu'à l'enceinte sacrée, mais arrivés là les Thébains se retournèrent en poussant de grands cris et mirent en fuite les Macédoniens. Le toxarque ["tÒxarcoj", chef des archers] Eurybotas de Crète fut tué avec environ soixante-dix des siens, le reste se replia en désordre vers l'Agéma. A la vue de la retraite de ses troupes, et de la confusion qui régnait dans la poursuite des Thébains, Alexandre envoya la phalange, et les repoussa dans leurs murs. La terreur et le désordre des fuyards furent si grands qu'ils oublièrent de fermer les portes : l'ennemi entra donc avec eux dans la ville, qui était dégarnie de soldats puisque ceux-ci s'étaient portés aux avant-postes", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 8.3-5). Polyen dit qu'Alexandre est aidé par Antipatros, mais son récit n'est pas clair : nous ne savons pas si Antipatros agit depuis l'extérieur de la ville, ou depuis l'intérieur dans La Cadmée où il est retranchée avec la garnison macédonienne ("Pour prendre Thèbes, Alexandre cacha une partie de ses troupes qu'il confia à Antipatros. Avec le reste de son armée il alla attaquer à découvert les lieux fortifiés du pays. Pendant qu'il combattait les Thébains résistant avec courage, Antipatros quitta sa position, il effectua un long détour pour attaquer Thèbes par les endroits les plus faibles et les moins gardés, et se rendit maître de la ville. Dès qu'il fut à l'intérieur, il lança le signal. En le voyant, Alexandre s'écria : “Thèbes est à nous !”. Les Thébains, qui se battaient courageusement, se retournèrent, ils virent que leur ville était prise, et comprirent n'avoir plus d'autre choix que la fuite", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.12). En tous cas les Macédoniens de La Cadmée attaquent dans le dos des Thébains, et font la jonction avec leurs compatriotes qui se répandent dans les rues de la ville ("La garnison macédonienne de La Cadmée de son côté courut à la rencontre des Thébains qui rentraient en désordre, et en tua un grand nombre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.12 ; "Les Thébains se défendirent contre les ennemis supérieurs en nombre avec un courage et une ardeur au-dessus de leurs forces, mais quand la garnison macédonienne qui occupait La Cadmée les chargea par derrière ils furent encerclés et périrent presque l'arme à la main", Plutarque, Vie d'Alexandre 11 ; "Les Macédoniens qui s'étaient avancés vers La Cadmée réussirent à faire leur jonction avec ceux de la garnison qui y étaient assiégés. Ensemble ils pénétrèrent dans la cité du côté du temple d'Amphion. D'autres pendant ce temps, en suivant les remparts qu'ils occupèrent progressivement, s'approchèrent de l'agora. Les Thébains qui défendaient le temple d'Amphion résistèrent d'abord, mais enveloppés par les Macédoniens et par Alexandre ils se débandèrent finalement, la cavalerie gagna la campagne, l'infanterie se sauva comme elle put", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 8.5-7). Le massacre est général, secondé par les Phocidiens accompagnant Alexandre, et par certains Béotiens ayant des comptes à régler contre les Thébains - qui les ont dominé pendant des décennies -, notamment les gens de Platées ("La ville tomba au pouvoir de l'ennemi et sombra dans le chaos. Les scènes à l'intérieur des murailles furent terribles, car les Macédoniens, irrités par la téméraire proclamation des Thébains, s'en vengèrent d'une manière outrancière, sans les égards ordinaires qu'on accorde à un ennemi. Ils accablèrent d'insultes et de reproches tous ceux qu'ils frappèrent, ils égorgèrent impitoyablement tous ceux qui tombèrent dans leurs mains. Les Thébains, conservant leur liberté morale dans leur malheur physique, se soucièrent peu de leur vie, ils allèrent au-devant de leurs meurtriers comme pour réclamer leur propre mort. Au cours du saccage de leur cité, on ne vit aucun Thébain essayer de supplier l'ennemi, se mettre à genoux pour lui demander grâce. Leurs meurtriers ne furent pas touchés par leur courage, au contraire une journée de massacre ne fut pas suffisante pour assouvir leur vengeance. Toutes les rues devinrent un théâtre d'enfants et de jeunes filles qu'on entraînait et qui appelaient vainement leurs mères à leur secours. Les familles furent arrachées de leurs maisons et réduites en esclavage. Quelques Thébains blessés mais toujours libres attaquèrent des soldats macédoniens pour mourir avec la satisfaction d'avoir tué un ennemi, certains employèrent des bois de lances brisées pour se jeter contre les soldats vainqueurs et échapper à l'esclavage en provoquant leur propre exécution. La vue de toutes les rues couvertes de cadavres aurait touché les âmes sensibles, mais certains Grecs béotiens, tels ceux de Thepies, de Platées, d'Orchomène et d'autres qui n'aimaient pas les Thébains et servaient dans l'armée du roi, se jetèrent avec elle dans la ville et laissèrent libre cours à leur haine en prétextant obéir aux ordres. Le spectacle devint affreux. Des Grecs furent égorgés par des Grecs, malgré des liens d'affinité et de parenté, malgré les supplications exprimées dans la même langue que celle du vainqueur meurtrier. La nuit suivante les maisons furent souillées, les enfants, femmes, vieillards réfugiés dans les temples en furent tirés sans ménagement. Plus de six mille personnes périrent dans le sac de Thèbes, on compta plus de trente mille prisonniers, le butin fut énorme. Le roi ensevelit les cinq cents Macédoniens tués", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.13-14 ; "Le vainqueur, irrité, massacra les Thébains dès qu'ils se rendirent, même si les auteurs furent moins les Macédoniens que les Platéens, les Phocidiens et certains autres Béotiens : on égorgea les uns dans leurs maisons, les autres aux pieds des autels en méprisant les résistances et les prières, on n'épargna ni les femmes ni les enfants", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 8.8). La ruine de Thèbes est totale : sur trente six mille habitants, six mille sont morts au combat, les autres sont exterminés ou réduits en esclavage, les bâtiments sont détruits, seule la maison de Pindare est épargnée sur l'ordre personnel d'Alexandre ("Alexandre rassembla le conseil panhellénique, qu'il laissa décider du sort de Thèbes. Quelques membres de ce conseil qui n'aimaient pas les Thébains voulurent les condamner à la punition la plus terrible, arguant que ce peuple avait toujours été partisan de la Perse contre les Grecs, que seul parmi tous les peuples de la Grèce il avait offert ses armes à Xerxès Ier [lors de l'invasion perse de -480], que ses ambassadeurs auprès du Grand Roi de Perse jouissaient des sièges d'honneur en reconnaissance des services qu'il lui rendait. Par ce discours et d'autres semblables, ils aigrirent les esprits de l'assemblée contre les Thébains, au point qu'elle décréta qu'on devait raser leur ville, vendre ses habitants, rechercher partout en Grèce les Thébains en fuite et interdire à chaque Grec de leur offrir l'asile. Alexandre se conforma au décret : il rasa Thèbes, et son acte suscita une grande terreur à tous ceux qui songeaient à s'émanciper du corps de la Grèce. Le roi recueillit quatre cent quarante talents de la vente de ces malheureux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.14 ; "La ville [de Thèbes] fut prise, livrée au pillage, détruite de fond en comble. Alexandre jugea que cet exemple provoquerait la stupeur et l'effroi parmi les autres peuples de Grèce et les obligerait à vivre en paix. Afin de se dédouaner de cette cruelle exécution, il déclara qu'elle répondait aux plaintes de ses alliés, notamment des Phocidiens et des Platéens très aigris contre les Thébains. Alexandre épargna les prêtres, les Thébains liés à des Macédoniens par les nœuds de l'hospitalité [parmi lesquels les descendants de Pélopidas et d'Epaminondas ayant pactisé avec les prédécesseurs de Philippe II contre les tyrans de Phères, et aussi les descendants de Pammenès ayant hébergé Philippe II à l'époque où celui-ci était otage de Thèbes], les descendants de Pindare, et ceux qui s'étaient opposés à la rebellion. Il vendit tous les trente mille autres, après en avoir tué plus de six mille durant la bataille", Plutarque, Vie d'Alexandre 11 ; "Alexandre confia le sort de la cité [de Thèbes] aux alliés : ils furent d'avis de la raser, d'installer une garnison dans la citadelle, de se partager tout son territoire excepté la partie consacrée, de réduire à l'esclavage les femmes, les enfants et le reste des Thébains échappés au carnage sauf les prêtres, les prêtresses et ceux qui étaient attachés par les liens de l'hospitalité à Philippe II, à Alexandre ou à quelques autres Macédoniens. On dit que par respect pour la mémoire du poète Pindare, Alexandre épargna sa maison et sa famille", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 9.9-10 ; "Quand Alexandre eut pris Thèbes, il vendit tous les citoyens libres, sauf les prêtres, ceux qui étaient liés à son père par les nœuds de l'hospitalité avec toute leur famille (on sait que Philippe II enfant fut otage chez les Thébains), et les héritiers du poète Pindare, dont la maison fut la seule qui subsista dans toute la ville. Six mille Thébains perdirent la vie, trente mille furent capturés", Elien, Histoires diverses XIII.7), la sœur du chef thébain Théagénès qui commandait peut-être le Bataillon Sacré à Chéronée en -338 est aussi protégée par Alexandre ("La Thébaine Timokleia était la sœur de Théagénès qui avait bataillé contre Philippe II, celui à qui Philippe II avait demandé : “Jusqu'où me suivras-tu ?”, et qui avait répondu : “Jusqu'en Macédoine !”. Après la mort de Théagénès, elle vécut l'invasion de Thèbes par Alexandre. La ville fut pillée, chacun butina de son côté, la maison de Timokleia fut accaparée par un Thrace capitaine de cavalerie. Après souper, il convoqua Timokleia à son chevet. Non seulement il la déshonora, mais en supplément il voulut la forcer à dire où elle cachait son or et son argent. Elle répondit que son or et son argent était sous forme de colliers, bracelets, coupes, vases et monnaies, qu'elle avait jetés dans un puits asséché avant le saccage de la ville. Le Thrace la crut, il alla au puits dans le jardin, et y descendit pour chercher l'or et l'argent. Timokleia en profita pour lui jeter des pierres, elle fut secondée par ses domestiques, le Thrace resta sous le tas ainsi formé. Les Macédoniens la prirent et la conduisirent à Alexandre. Elle avoua son acte, en le présentant comme une vengeance contre le Thrace qui l'avait déshonorée. Alexandre admiratif la renvoya libre, et accorda la liberté à toute sa famille", Polyen, Stratagèmes VIII.40). Outre que cet événement rapporte quatre cent quarante talents par la vente des prisonniers (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.14 précité), qui permettront de financer le début de l'expédition en Asie, il traumatise toutes les autres cités grecques, désormais renseignées sur la détermination et les moyens d'Alexandre : Thèbes dominait toute la Grèce en -363 lors de la mort d'Epaminondas, elle n'est plus qu'un tas de pierres fumantes en -335. Alexandre présente habilement le désastre de Thèbes non pas comme une punition infligée sur une cité récalcitrante par un dominateur en colère, mais comme une juste vengeance divine suite à l'alliance de Thèbes avec les Perses en -480 : c'est la première trace officielle de la propagande alexandrine en vue d'une revanche sur l'invasion perse de -480 ("Cette ruine désastreuse d'une grande cité grecque, ces malheurs rapides et imprévus des vainqueurs et des victimes, épouvantèrent autant le reste de la Grèce que les auteurs de ces calamités. Quand les Athéniens avaient été battus en Sicile [en -413], l'alarme n'avait pas été aussi vive, ni la consternation dans la Grèce entière : le nombre de tués avait été aussi considérable que celui éprouvé par les Thébains, mais cette armée avait péri au loin sur une terre étrangère, elle était constituée davantage d'auxiliaires que de citoyens, et Athènes avait continué à vivre, à résister aux Spartiates et à leurs alliés, et même au Grand Roi [allusion aux batailles de Kynos Séma et Abydos en -411, de Cyrique en -410, des Arginuses en -406, gagnées par Athènes]. Quand la flotte athénienne avait été détruite à Aigos Potamos [par les Spartiates conduits par Lysandre en -405], on avait abattu les Longs Murs, on s'était emparé des navires, on avait restreint l'hégémonie d'Athènes, mais la cité avait conservé l'éclat de ses institutions, et peu de temps après les Athéniens avaient reconstitué un empire, relevé leurs fortifications, recouvré leur maîtrise de la mer […]. Les batailles de Leuctres [en -371] et de Mantinée [en -363], plus inopinées que sanglantes, avaient provoqué l'effroi des Spartiates, mais non leur perte. La bataille livrée sous les murs de Sparte par Epaminondas à la tête des Béotiens et des Arcadiens [en hiver -369-/-368] avait marqué les esprits par sa nouveauté, non par son résultat, même pour ceux qui la subirent. On ne fut pas plus ébranlé par le siège de Platées [par les Thébains puis les Spartiates entre -431 et -427] qui s'était terminé par un faible nombre de prisonniers puisque presque tous les habitants s'étaient retirés à Athènes, ni par la chute de Milo [conquise par Athènes en -416, dont la population a été massacrée sous l'influence d'Alcibiade] ou de Skioné [aussi conquise par Athènes en -421, dont la population a été aussi massacrée peu après la signature de la paix de Nicias], petites cités insulaires dont la prise étonna moins la Grèce qu'elle avilit le vainqueur. L'effondrement subit des courageux Thébains, en revanche, l'attaque si prompte de leur cité si facilement emportée, le vaste massacre exécuté par des compatriotes grecs désireux de venger d'anciens litiges, la ruine totale de cette cité que sa puissance et sa gloire militaire avaient placé naguère au premier rang des cités grecques, sembla l'œuvre de la colère céleste : les dieux parurent avoir puni les Thébains de leur trahison durant la guerre contre la Perse [en -480, les autorités thébaines ont pris le parti de l'envahisseur perse Xerxès Ier contre leurs compatriotes athéniens et spartiates], de leur saccage de Platées au mépris des traités et des mœurs grecs ainsi que du massacre des assiégés qui s'étaient rendus aux Spartiates [en -427, épisode raconté par Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.68], de leur ravage du théâtre où les Grecs combattant les Perses avaient par leur courage assuré la liberté de leur patrie [événement de date incertaine], enfin de leur insistance à vouloir raser Athènes après qu'elle eut été conquise par les Spartiates [en -404]", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 9.1-9). Toutes les cités députent pour signifier qu'elles restent fidèles à Alexandre - elles ne veulent pas subir le sort de Thèbes - et qu'elles sont bien disposées à le suivre où il voudra les emmener. Alexandre feint diplomatiquement n'avoir jamais douté de leur loyauté. Sauf à l'égard d'Athènes. Il réclame l'envoi de dix otages athéniens dont il dresse la liste : Démosthène, Lycurgue, Hypéride, Polyeucte, Charès, Charidèmos, Ephialtès, Diotimos et Méroclès ("Aussitôt qu'on sut la ruine de Thèbes dans toute la Grèce, les Arcadiens en route pour porter secours aux Thébains condamnèrent à mort leurs chefs qui les avaient conseillés. Les Eléens accueillirent leurs exilés soutenus par Alexandre. Les cités d'Etolie s'empressèrent de députer vers lui pour obtenir grâce d'avoir pris part à ces mouvements. Quelques survivants thébains portèrent la nouvelle de la chute de leur cité à Athènes au moment où on célébrait les Grands Mystères : les cérémonies furent interrompues, on transporta les biens de la campagne dans la ville, on convoqua l'Ekklesia, et sur la proposition de Démade on députa vers Alexandre dix Athéniens choisis parmi ceux qui lui étaient le plus favorables, avec ordre de lui exprimer avec du retard la joie des Athéniens sur son retour d'Illyrie et sur les punitions qu'il avait imposées pour répondre à la défection des Thébains. Alexandre répondit avec bienveillance à cette ambassade, en écrivant cependant aux Athéniens qu'ils devaient lui livrer Démosthène, Lycurgue, Hypéride, Polyeucte, Charès, Charidèmos, Ephialtès, Diotimos et Méroclès, qu'il considérait comme les auteurs de la journée sanglante de Chéronée et de toutes les entreprises tentées contre Philippe II et contre lui-même, sur un ton aussi accusateur que celui qu'il avait employé contre les instigateurs de la défection thébaine", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 10.1-5 ; "[Alexandre] députa à Athènes pour demander à la cité ses dix principaux orateurs, parmi lesquels Démosthène et Lycurgue", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.15 ; "Après que saccage de Thèbes, Alexandre demanda aux Athéniens la livraison de Démosthène, Lycurgue, Hypéride et Charidèmos", Plutarque, Vie de Phocion 17 ; "Les Thébains ayant pris les armes contre Alexandre, [Démosthène] se déclara pour eux et exita tous les peuples de Grèce à combattre le roi. Quand Alexandre eut détruit la cité de Thèbes, il somma les Athéniens de le lui livrer, en les menaçant", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 13). Après discussions, au cours desquelles Phocion et Démade affichent clairement leur désir de collaborer ("[Les députés macédoniens] ayant exposé leur commission devant l'Ekklesia, la jetèrent dans la consternation et l'incertitude. On ne sut pas quoi répondre. D'un côté on voulait conserver l'honneur et la dignité de la cité, mais de l'autre côté on craignait qu'Athènes subisse la même catastrophe que les Thébains ruinés par leur résistance. Phocion, réputé pour sa vertu, rival de Démosthène sur l'intérêt public, déclara que la situation était la même que celle de Léos et d'Hyakinthos, dont les filles se livrèrent volontairement à la mort pour délivrer leur patrie du danger qui la menaçait. Cette déclaration fut très mal perçue par le peuple, qui le chassa violemment de l'assemblée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.15 ; "L'orateur Lycurgue injuria [Phocion] devant l'Ekklesia, lui reprochant d'avoir conseillé aux Athéniens de livrer les dix orateurs demandés par Alexandre. “Souvent je donne au peuple des conseils sages et salutaires, dit Phocion, mais souvent je ne suis pas suivi”", Plutarque, Vie de Phocion 9 ; "Un autre mot de Démade. Les Athéniens refusèrent de décerner les honneurs divins à Alexandre : “Faites attention, leur dit-il, en voulant garder le ciel vous risquez de perdre la terre”", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VII.2, Exemples étrangers 13), et après qu'Alexandre s'est calmé, la liste est réduite au seul Charidèmos, qui part se réfugier en Asie au service de Darius III ("Les Athéniens, au lieu de livrer [les dix otages demandés], députèrent de nouveau vers lui pour apaiser sa colère et le supplier de les épargner : soit par égard pour la cité d'Athènes, soit parce qu'il ne voulait pas provoquer du mécontentement à la veille de passer en Asie, il renonça à ses exigences, il se borna seulement à imposer le bannissement de Charidèmos, qui se réfugia en Asie auprès de Darius III", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 10.6 ; "[Alexandre] pardonna aux Athéniens affectés par le malheur des Thébains. Leur affliction fut si vive qu'ils ne voulurent pas célébrer les Grands Mystères dont la date approchait, ils traitèrent avec soin tous les Thébains qui se réfugièrent dans leur cité. Peut-être que la colère d'Alexandre comme celle des lions s'éteignit dans le sang qu'il versa, peut-être qu'il voulût opposer à un acte si atroce et si barbare un geste de douceur, en tous cas il oublia tous ses griefs envers les Athéniens et les invita à s'occuper sérieusement des affaires communes, “parce que leur cité comme lui-même étaient faits pour donner des lois au reste de la Grèce”", Plutarque, Vie d'Alexandre 13 ; selon Diodore de Sicile, Démosthène a corrompu Démade afin qu'il parle en sa faveur à Alexandre : "Démosthène composa un discours sur la situation, qui détermina le peuple à défendre ses orateurs. On raconte que Démade reçut secrètement cinq talents d'argent de la part de Démosthène afin de défendre les orateurs dont le roi [Alexandre] demandait la livraison. Il présenta un habile décret par lequel le peuple d'Athènes demandait au roi la garde des dix accusés en promettant de les punir s'ils se rendaient coupables d'une nouvelle faute. Le peuple modifia le décret de Démade en nommant celui-ci à la tête d'une ambassade vers le roi, et en le chargeant de convaincre Alexandre de laisser la cité accueillir les réfugiés de Thèbes. Démade s'acquitta parfaitement de sa mission. La sagesse de ses discours et la prudence de sa conduite lui permirent d'obtenir du roi l'absolution des accusés et la faveur demandée par Athènes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.15 ; selon Plutarque, Alexandre s'est laissé infléchir par Phocion, que son père Philippe II respectait : "Toute l'assemblée [athénienne] tourna ses regards vers Phocion, en l'appelant plusieurs fois. Il se leva enfin, en demandant à son ami le plus cher et le plus digne de confiance de s'avancer, et il dit au peuple : “Ceux qu'Alexandre vous somme de livrer ont réduit la cité à une telle détresse que, s'il exigeait mon cher Nicoklès ici présent, je vous conseillerais de le lui livrer. Je considérerais comme un bonheur de me livrer moi-même à la mort si cela pouvait vous sauver. Je suis très touché, Athéniens, du sort des Thébains que vous avez recueillis. Mais les Grecs doivent cesser de pleurer la perte de Thèbes. Je crois plus utile de recourir aux prières pour obtenir du vainqueur la grâce des Thébains et des Athéniens, que de prendre les armes contre lui”. On dit qu'Alexandre repoussa une première ambassade et méprisa ceux qui apportèrent le décret, mais qu'il reçut la seconde ambassade parce qu'elle était dirigée par Phocion, et que ses officiers les plus âgés lui rappelèrent combien son père Philippe II estimait ce stratège. Il donna donc audience à Phocion, reçut favorablement ses prières, écouta même son conseil de renoncer à la guerre s'il aimait le repos ou de tourner ses armes vers les barbares et non plus vers les Grecs s'il aimait la gloire et les conquêtes. Phocion truffa son discours de détails compatibles avec le caractère et les inclinations d'Alexandre, ainsi il l'adoucit au point qu'Alexandre déclara que “les Athéniens devaient continuer à étudier les affaires de la Grèce car après sa mort c'étaient eux qui la commanderait”. Il s'unit à Phocion par le double lien de l'amitié et de l'hospitalité, et le traita avec des égards dont peu de courtisans bénéficiaient", Plutarque, Vie de Phocion 17). C'est une nouvelle preuve du délabrement politique d'Athènes. Contre les Macédoniens, les Athéniens sont réduits à espérer un soutien dans leurs vieux adversaires, dans les Spartiates d'Agis III ou dans les Perses. Démosthène en pleine dérive se retrouve aux côtés du mercenaire opportuniste Charidèmos d'Orée, le même Charidèmos qu'il décrivait naguère comme un vulgaire aventurier étranger auquel Athènes ne doit pas se fier (nous renvoyons surtout à son discours Contre Aristocratès vers -352, hostile au projet de décret légalisant les meurtres commis par Charidèmos en Thrace). Nous retrouverons le stratège athénien Charès, un des dix otages finalement épargnés, aux côtés de Pharnabaze en Méditerranée en -332, occupant l'île de Lesbos avec une troupe de deux mille Perses (selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.22). Dans une incidence de son dicours Contre Ctésiphon en -330, Eschine dit que Démosthène s'installe au Pirée, prêt à partir si besoin avec femme et bagages ("Tu as quitté l'astu, tu es passé au Pirée, moins pour y habiter que pour partir plus facilement. Pour préparer ta fuite et assurer tes frais, tu y a amassé les fruits odieux de ton ministère vénal", Eschine, Contre Ctésiphon 209). Comme Charidèmos, comme Charès, Démosthène, même s'il ne s'exprime pas en ce sens, espère que l'ambition macédonienne va se heurter à la Perse, car il est bien conscient que la Macédoine est devenue un monstre qui ne peut être vaincu que par un autre monstre.


Alexandre retourne en Macédoine pour achever les préparatifs de l'expédition en Asie prévue pour le printemps -334 prochain. Antipatros lui demande de faire un fils avant de partir, afin d'assurer la dynastie, mais Alexandre écarte ce conseil car il ne veut pas reproduire les mauvais mariages et les naissances problématiques de son père ("Le roi retourna avec son armée de la Béotie en Macédoine. Là il rassembla ses officiers et ses Amis pour les consulter sur son expédition en Asie. On examina le moment de partir et la conduite des opérations. Antipatros et Parménion l'avisèrent qu'il devait d'abord avoir des enfants avant de lancer cette expédition. Mais Alexandre, naturellement vif et impatient, ne voulut pas différer son projet, il rejeta leur avis en disant qu'il serait honteux, ayant été chef de la Grèce en prévision de cette expédition et ayant hérité des forces invincibles de son père, d'employer ce titre et ces moyens pour décorer un mariage et attendre des enfants", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.16). Imitant Philippe II en -336, Alexandre organise des grandes fêtes pour attirer la bienveillance des dieux lors des Olympiades de l'automne -335 (cette indication confirme que la destruction de Thèbes juste avant ces Olympiades a bien eu lieu en automne -335 : "Il donna des ordres pour préparer le départ et exhorta tout le monde à se joindre à son entreprise. Il offrit des grands sacrifices à Dion en Macédoine, célébra Zeus et les Muses via les jeux militaires instaurés par son prédécesseur le roi Archélaos, en consacrant chacun des neuf jours de fête à chacune des Muses, il dressa une tente contenant une centaine de tables où il invita ses Amis, ses officiers, les représentants des provinces voisines. Il étendit sa magnificence sur tous, prodiguant les victimes et les viandes aux notables autant qu'à ses soldats. Puis il passa en revue toutes les troupes qu'il comptait associer à son entreprise", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.16 ; "Alexandre retourna en Macédoine. Il célébra le sacrifice à Zeus Olympien à Aigai à l'occasion des habituelles Olympiades instaurées par Archélaos [en automne -335]. Certains disent qu'il célébra aussi des jeux en l'honneur des Muses", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 11.1). Il ordonne aux Athéniens de lui envoyer des navires en prévision du débarquement. Les Athéniens rechignent, mais obéissent finalement après avoir entendu Phocion, conscient que désobéir pourrait attirer sur Athènes la même punition que sur Thèbes ("Pour porter la guerre en Asie, [Alexandre] demanda des navires aux Athéniens. Démosthène dit qu'on ne devait pas lui en donner “car il les utiliserait peut-être un jour contre ses fournisseurs”", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 13 ; "Les orateurs d'Athènes étant opposés à l'envoi des trières réclamées par Alexandre aux Athéniens, le peuple demanda à Phocion son avis. “Mon avis, dit Phocion, est que vous devez être les plus forts militairement, ou les amis de ceux qui le sont”", Plutarque, Vie de Phocion 21). Au printemps -334, Alexandre laisse douze mille fantassins et mille cinq cents cavaliers à Antipatros pour maintenir l'ordre macédonien en Grèce ("[Alexandre] avait laissé en Europe douze mille fantassins et quinze cents cavaliers sous les ordres d'Antipatros", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.17). Puis il quitte Pella avec le reste de l'armée. Nous connaissons ses effectifs grâce à la revue qu'il organisera juste avant la bataille du Granique, sur le continent asiatique, que nous commenterons dans notre prochain paragraphe, soit environ trente mille fantassins et quatre mille cinq cents cavaliers. C'est une armée quantitativement dérisoire (à peine trois fois plus nombreuse que les Dix Mille naguère !) face à l'immense réservoir d'hommes de l'Empire perse. Justin rappelle que les cadres de l'armée macédonienne, sur lesquels nos renseignements sont très minces en dehors de ceux que nous avons disséminés dans le présent alinéa, tels Parménion, Antigone le Borgne (Antigone sera tué lors de la bataille d'Ipsos en -303 âgé d'environ quatre-vingt ans, il est donc né vers -383 à la même époque que Philippe II ; il est d'origine modeste ["Antigone fils de Philippe, surnommé “le Cyclope” parce qu'il était borgne, avait été manœuvre ["aÙtourgÒj", littéralement "qui travaille/œrgw par soi-même/aÙtÒj"]", Elien, Histoires diverses XII.43 ; "Le roi Antigone Ier, né simple particulier ["„dièthj"] devenu le plus puissant des dynastes [après la mort d'Alexandre le Grand], ne se contenta pas des dons de la Fortune, il tenta de détourner injustement à son profit les royaumes des autres", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 200] ; il est qualifié d'"ami d'Antipatros" par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.23, et "ami d'Eumène de Cardia" par Plutarque, Vie d'Eumène 10, et par Justin, Histoire XIV.4 ; il a perdu un œil on-ne-sait-quand ["Apelle [célèbre peintre au service d'Alexandre le Grand] réalisa aussi le portrait du roi Antigone le Borgne en usant d'un ancien stratagème pour cacher sa difformité : il le peignit de profil, ainsi ce qui manquait à l'homme semblait ne manquer qu'à la peinture, il montra tout entière la seule moitié qui l'était réellement", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 36.27 ; "Apelle a peint Antigone de profil, pour cacher son œil perdu : ne doit-on pas pareillement dissimuler certaines choses dans un discours, parce qu'elles ne doivent pas être montrées ou parce qu'on ne peut pas les exprimer dignement ?", Quintilien, Des institutions oratoires II.13]), Polyperchon (qui commande les Epirotes de Stymphaia, région proche de la frontière macédonienne [selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.57], cela sous-entend peut-être qu'il est originaire de cette région, où il se réfugiera en -309/-308 quand Cassandre règnera à Pella [selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.28] ; "Polyperchon était un ancien voleur ["lhst»j"]", Elien, Histoires diverses XII.43), le somatophylaque Perdiccas, sont des vétérans des guerres de Philippe II ("Pour son expédition si périlleuse, [Alexandre] s'associa non pas des hommes jeunes et vigoureux mais des vétérans ayant servi sous son père et ses oncles, autant bon combattants que bons tacticiens. Aucun capitaine n'avait moins de soixante ans, la troupe d'élite qui veillait sur ses étendards ressemblait au Sénat de l'ancienne République [romaine]. Ainsi sur le champ de bataille tous songèrent à la victoire et non pas à la fuite, tous comptèrent sur la vigueur de leurs bras et non pas à l'agilité de leurs pieds", Justin, Histoire XI.6). Mais Justin oublie de dire que les hommes de l'entourage d'Alexandre, qui sont les vrais chefs de l'armée et guident les cadres, appartiennent à la génération d'Alexandre, ils ont une vingtaine d'années, ils s'illustreront dans les batailles et gagneront en légitimité sur les vétérans de Philippe II, et, à l'exception d'Héphestion qui mourra en -324, finiront par s'imposer contre ces derniers après la mort d'Alexandre en -323. Au sens littéral, l'entourage d'Alexandre est une assemblée de futurs rois. Ainsi Ptolémée, dont nous avons déjà parlé, qui deviendra somatophylaque, est futur roi d'Egypte. Lysimaque, autre somatophylaque fils d'un "Agathokléos de Pella", mentionné aux côtés de Ptolémée par Arrien (Anabase d'Alexandre, IV, 28.4), est futur roi de Thrace et d'Anatolie ("Lysimaque était issu d'une illustre famille macédonienne", Justin, Histoire XV.3 ; "Lysimaque était Macédonien et l'un des somatophylaques d'Alexandre le Grand. Ce dernier dans un accès de colère l'enferma dans une cage avec un lion, il fut étonné de voir qu'il avait dompté l'animal, depuis ce jour il l'admira beaucoup et le considéra comme l'un des plus braves Macédoniens", Pausanias, Description de la Grèce, I, 9.5). Séleucos, originaire d'"Europos/EurwpÒj" en Macédoine selon Stéphane de Byzance (dans l'article mal orthographié "Oropos/WrwpÒj" de ses Ethniques), cité déjà existante au Vème siècle av. J.-C. (signalée par Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.100) ayant conservé son nom jusqu'à aujourd'hui, située à une quinzaine de kilomètres au nord de Pella, est futur roi du Croissant Fertile et d'Asie centrale. Justin révèle qu'Antiochos le père de Séleucos était un capitaine réputé de Philippe II. Divers présages paraissent avoir annoncé le destin de Séleucos ("La mère [de Séleucos], Laodicée, épouse d'Antiochos, un des plus fameux capitaines de Philippe II, crut voir en songe Apollon s'unir à elle et la remercier en lui donnant un anneau dont la pierre figurait une ancre, qu'elle devrait remettre au fils qu'elle engendrerait. Cette vision parut prodigieuse car le lendemain Laodicée trouva dans son lit un anneau portant le même signe, et Séleucos naquit avec une marque à la cuisse semblable à une ancre. Quand Séleucos partit avec Alexandre vers la Perse, sa mère lui remit l'anneau et lui révéla le mystère de sa naissance", Justin, Histoire XV.4 ; "La grandeur future [de Séleucos] fut annoncée dès le début par un présage évident. Au moment de quitter la Macédoine avec Alexandre, il offrit à Zeus un sacrifice dans Pella : le bois qui était sur l'autel s'approcha de lui-même de la statue et s'enflamma sans qu'on y mît le feu", Pausanias, Description de la Grèce, I, 16.1 ; "On dit qu'en Macédoine, alors que personne n'avait allumé le foyer des ancêtres [de Séleucos], une grande flamme en jaillit soudain", Appien, Histoire romaine XI.284), notamment celui qui, à Didyme près de Milet en -334 peu après le débarquement en Asie, l'incite à "ne pas revenir en Europe" ("Du temps où il était encore soldat du roi dans la guerre contre les Perses, on dit que [Séleucos], désireux de s'informer sur son retour en Macédoine, reçut dans le sanctuaire de l'Apollon de Didyme l'oracle suivant : “Ne te hâte pas de rentrer en Europe : l'Asie vaut mieux pour toi”", Appien, Histoire romaine XI.283) : ce dernier oracle maintient une ambiguïté homophonique entre le continent "Europe" et la cité natale "Europos", le premier sens anticipe sur la mort de Séleucos en -281 au moment où il reposera le pied sur le continent européen, le second sens sous-entend que Séleucos s'est mal comporté dans sa cité originelle et qu'il n'y est plus le bienvenu, ses compatriotes veulent le punir pour on-ne-sait-quelle raison. Eumène de Cardia, secrétaire d'Alexandre après avoir été celui de son père Philippe II, deviendra un temps un prétendant à la succession de l'empire alexandrin, avant d'être trahi par les argyraspides et exécuté par Antigone en -316. Cornélius Népos dit que Philippe II était ami avec le père d'Eumène, et qu'en témoignage de cette amitié il a pris en charge la protection et l'éducation d'Eumène quand celui-ci était encore très jeune, en l'utilisant pendant sept ans comme secrétaire : par soustration, on déduit qu'Eumène enfant est devenu secrétaire de Philippe II vers -342/-341 quand ce dernier a lancé ses troupes vers la Chersonèse - dont Cardia - alors défendue par le stratège athénien Diopeithès, et l'est resté jusqu'à l'assassinat de Philippe II en -336 ("L'historien Douris [de Samos] prétend qu'Eumène, né à Cardia en Thrace, était fils d'un homme pauvre, routier en Chersonnèse, mais qu'il reçut une éducation convenable dans les lettres et en gymnastique : il était encore enfant quand Philippe II, de passage à Cardia et désœuvré, s'attarda à regarder des jeunes garçons s'exercer à l'épée et à la lutte, Eumène se distingua, il montra tant d'adresse et de courage qu'il plut au roi, qui l'emmena avec lui. Pour ma part, je trouve plus vraisemblables ceux qui disent que Philippe II le prit à ses côtés et l'éleva parce que le père d'Eumène était son hôte et son ami. Après la mort du roi, parce qu'il se montra le plus prudent et le plus fidèle des Amis, Alexandre le nomma premier secrétaire", Plutarque, Vie d'Eumène 1 ; "Encore très jeune, [Eumène] gagna l'amitié de Philippe II fils d'Amyntas III et fut vite admis dans son intimité par ses mérites précoces. Le roi le garda près de lui comme secrétaire, fonction beaucoup plus honorable chez les Grecs que chez les Romains : chez nous les secrétaires sont considérés comme des mercenaires, ce qu'ils sont en effet, au contraire chez eux on ne peut pas accéder à ce titre si on n'est pas digne, honnête, impliqué, car l'emploi requiert confidentialité et secret. Eumène occupa ce poste pendant sept ans auprès de Philippe II. Après l'assassinat de ce roi, il continua d'exercer la fonction pendant treize ans auprès d'Alexandre", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.4-6 ; "Le père d'Eumène était pauvre, il jouait de l'aulos aux funérailles", Elien, Histoires diverses XII.43). Peut-être qu'Eumène a été élève d'Aristote, avec Alexandre, Callisthène, Héphestion. En tous cas en -336 Alexandre l'a maintenu dans son poste de secrétaire. En -334, il est chargé du journal officiel de l'expédition d'Asie. L'armée passe par Amphipolis, Abdère, Maroneia (via probablement Philippes et Alexandropolis), elle franchit le fleuve Hèbre/Maritsa, puis elle traverse la Chersonèse depuis Cardia jusqu'à Sestos, juste en face d'Abydos où Parménion l'attend ("Au commencement du printemps [-334], Alexandre laissa le gouvernement de la Macédoine et de la Grèce à Antipatros, et se dirigea vers l'Hellespont à la tête de trente mille fantassins et lanceurs armés à la légère, et de plus de cinq mille cavaliers. Il longea le lac Kerkini, atteignit Amphipolis, traversa le Strymon à son embouchure, franchit le mont Pangée par la route qui conduit aux cités maritimes grecques d'Abdère et de Maroneia, puis il passa l'Hèbre, arriva par la Paitikè aux bords du golfe Mélas [aujourd'hui le golfe de Saros], et atteignit enfin Sestos vingt jours après son départ de Macédoine", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 11.3-5). L'esprit formaté par l'Iliade et par l'obsession de dépasser son père, Alexandre accomplit plusieurs actes symboliques signifiant à la fois sa volonté de se placer dans la lignée de son glorieux ancêtre Achille - Alexandre est, par sa mère épirote Olympias, un lointain descendant de Néoptolème fils d'Achille, fondateur de la dynastie royale d'Epire - et des Grecs héroïques de la guerre de Troie, et son désir d'effacer l'invasion perse de -480 : il effectue un pèlerinage sur la tombe de Protésilas, premier Grec tué par le Troyen Hector au début de la guerre de Troie, et il érige des autels mémoriels à Sestos et à Abydos, sur les lieux empruntés par Xerxès Ier en -480 ("[Alexandre] s'arrêta à Eléonte pour sacrifier sur le tombeau de Protésilas qui avait été le premier des Grecs emmenés par Agamemnon à poser le pied sur le continent asiatique : par ce sacrifice, il espérait obtenir un sort plus heureux que Protésilas. […] Au milieu de la traversée de l'Hellespont, il immola un taureau et prit une coupe d'or pour faire des libations à Poséidon et aux Néréides. On dit aussi qu'Alexandre débarqua le premier en armes sur le sol asiatique, et que sur le lieu d'embarquement en Europe comme sur le lieu de débarquement en Asie il dressa des autels à Zeus Apobaterios ["Apobat»rioj/Protecteur"], à Athéna et à Héraclès", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 11.5-7 ; "[Alexandre] s'embarqua ensuite avec son armée. Face aux côtes de l'Asie, enflammé d'ardeur et de courage, il éleva douze autels aux dieux dont il implorait le soutien. […] Avant de quitter le rivage, il offrit des victimes aux dieux, auxquels il demanda la victoire pour la Grèce que les Perses avaient si souvent outragée, et pour celui qui promettait de venger celle-ci en mettant dans des mains plus dignes l'empire que ceux-là avaient possédé pendant tant d'années", Justin, Histoire XI.5). Justin dit qu'avant de traverser l'Hellespont, Alexandre cède ses propriétés de Macédoine à ses courtisans, estimant que les propriétés qu'il s'apprête à conquérir en Asie les compenseront largement, ses hommes l'imitent en renonçant à leurs biens, leurs femmes, leurs enfants laissés en Macédoine et en rêvant aux butins à venir ("Il distribua à ses courtisans tous ses domaines de Macédoine et d'Europe en déclarant que l'Asie lui suffisait. […] Ses soldats partageaient son espoir : oubliant femmes et enfants, et les fatigues d'une expédition lointaine, ils se voyaient déjà maîtres de l'or de la Perse et des trésors de l'orient, ils ne songeaient ni à la guerre ni à ses périls mais aux richesses qu'ils en tireraient", Justin, Histoire XI.5). Cette séquence est probablement inventée car on la retrouve inversée après le débarquement en Asie : Alexandre demande à ses hommes de ne pas piller les terres conquises car celles-ci sont désormais les leurs ("En marchant à l'ennemi, il interdit le pillage à ses soldats afin, dit-il, de “respecter son nouveau domaine et ne pas ruiner un pays qu'ils venaient prendre”", Justin, Histoire XI.6). Le gros des troupes traverse entre Sestos et Abydos sous la supervision de Parménion, tandis qu'Alexandre utilise un navire solitaire pour passer symboliquement d'Eléonte (pointe de Chersonère) au port dit "des Achéens", port de Troie où l'armée d'Agamemnon était regroupée pendant le siège de Troie ("Il chargea Parménion de faire passer le détroit d'Abydos à la plus grande partie de l'infanterie et à la cavalerie. Le passage s'effectua sur cent soixante trières et autres bâtiments de transport. Selon plusieurs écrivains, Alexandre passa d'Eléonte au port des Achéens en dirigeant lui-même le navire royal", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 11.6 ; le port des Achéens, non encore découvert par les archéologues en contrebas du site archéologique de Troie/Hissarlik, a été ensablé par les alluvions du fleuve Scamandre au cours des siècles, de même que tout l'antique golfe de Troie, il était encore accessible en -334). Il continue les actes symboliques aussitôt après son débarquement sur le continent asiatique : il visite les tombes des anciens héros grecs de la guerre de Troie, notamment l'Achilleion ("[Alexandre] arrosa d'huile la colonne surmontant la tombe d'Achille, participa à des courses avec ses compagnons nus selon l'usage, posa une couronne sur la tombe de ce héros, le félicita d'avoir eu pendant sa vie un ami fidèle [Patrocle], et après sa mort un grand chantre de ses exploits [Homère]. Ensuite il parcourut la ville pour voir ses curiosités. Un homme lui demanda s'il voulait voir la lyre de Pâris : “Je m'en moque, répondit-il, j'aimerais plutôt voir la lyre d'Achille qui chanta les exploits glorieux des grands soldats”", Plutarque, Vie d'Alexandre 15 ; "Alexandre à Troie examinait avec la plus grande curiosité tous les objets qui s'offraient à sa vue, un Troyen vint lui montrer la lyre de Pâris : “J'aimerais mieux voir celle d'Achille”, lui dit le roi. Il désirait avec raison voir l'instrument sur lequel ce célèbre guerrier avait chanté les grands hommes. Car quels sons la lyre de Pâris produisit-elle ? Seulement ceux de l'adultère, qui flatte et séduit les femmes", Elien, Histoires diverses IX.38 ; "Alexandre jeta des fleurs sur la tombe d'Achille. Héphestion rendit le même honneur à la tombe de Patrocle, voulant signifier qu'il était aussi cher à son maître que Patrocle l'avait été à son ami [allusion à la relation intime entre Achille et Patrocle]", Elien, Histoires diverses XII.7 ; "On dit encore qu'il sacrifia sur l'autel de Zeus Erkeios ["Erke‹oj", littéralement "qui protège le lieu par une clôture/˜rk…on"] à Priam, pour en apaiser le ressentiment contre la race de Néoptolème à laquelle il appartenait [allusion à l'exécution de Priam par Néoptolème à la fin de la guerre de Troie ; Néoptolème, surnommé "Pyrrhos/le Roux" en raison de sa chevelure rousse, s'est installé en Epire après la guerre de Troie, il est l'ancêtre de la famille royale épirote à laquelle appartiennent Olympias et Alexandre]", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 11.8 ;"Il sacrifia en priant les dieux de rendre le pays docile à son empire. A Ilion, il honora par d'autres sacrifices les mânes des héros morts dans la guerre de Troie", Justin, Histoire XI.5), et il dérobe les armes exposées dans le temple d'Athéna afin de s'en servir comme porte-bonheur dans l'affrontement qui s'annonce contre les Perses ("Arrivé à Ilion, il monta au temple d'Athéna, où il offrit un sacrifice à la déesse", Plutarque, Vie d'Alexandre 15 ; "A Troie, il sacrifia à Pallas ["P£llaj", surnom de la déesse Athéna] Ilias ["Ili£j", "protectrice d'Ilion", autre nom de Troie], suspendit ses armes dans le temple à la place de celles qu'on y avait consacrées après la guerre de Troie, qu'il enleva et ordonna aux hoplites de porter devant lui dans tous les combats", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 11.7-8 ; "Quittant la Troade, [Alexandre] arriva à un temple dédié à Athéna dont le prêtre s'appelait aussi “Alexandre”. Ce dernier s'assura que la statue d'Ariobarzanès satrape de Phrygie [hellespontique] était bien renversée à terre devant le temple de la déesse et que d'autres signes allaient dans le même sens, puis il se hâta d'aborder Alexandre pour lui dire qu'il remporterait une grande victoire dans un combat de cavalerie s'il le donnait dans la province de Phrygie [hellespontique], il ajouta que le roi tuerait de sa propre main le chef des ennemis, le plus grand capitaine de la Perse, il déclara tenir ces informations des dieux, notamment d'Athéna qui s'intéressait aux succès du roi de Macédoine. Alexandre reçût agréablement cet augure. Il offrit un grand sacrifice à la déesse. Il lui consacra ensuite ses propres armes. Il prit à leur place une des panoplies qui se trouvaient dans le temple et s'en vêtit. Il s'en servit lors du premier combat qu'il donna, et, les glorifiant par son courage, remporta une grande victoire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.17-18 ; des hellénistes voient cet épisode au temple d'Athéna comme une invention annonçant a posteriori la victoire du Granique, pour notre part nous le voyons comme authentique, une énième provocation à l'encontre des satrapes de Phrygie hellespontique et de Lydie avec lesquels les Grecs depuis le début de l'occupation perse à la fin du VIème siècle av. J.-C. n'ont jamais eu d'affinités). Puis il passe son armée en revue, comme Xerxès Ier en -480 avant d'envahir l'Europe ("Puis [Alexandre] visita les tombes d'Achille, d'Ajax et des autres héros ensevelis là et leur rendit les honneurs dûs aux morts illustres. Ensuite il passa en revue toutes les troupes qu'il avait amenées", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.17). L'acte le plus important est au moment où il a abordé sur le sol asiatique, Alexandre a planté ostensiblement sa lance dans le sol ("L'année où Ctesiclès fut archonte d'Athènes [en -334/-333], les Romains nommèrent consuls Caius Sulpitius et Lucius Papirius. Alexandre arriva avec toute son armée sur l'Hellespont, il effectua la traversée d'Europe en Asie sur une soixantaine de navires longs. Au moment de poser le pied sur la terre de Troade, tandis que ses Macédoniens étaient encore dans le navire, il jeta une lance ["dÒru"] depuis le bord, qui alla se ficher dans le sol. Il sauta aussitôt sur le rivage en déclarant qu'il acceptait de la part des dieux l'Asie acquise par sa lance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.17 ; "Dès qu'ils touchèrent le rivage, Alexandre y jeta le premier javelot ["iaculum"], comme sur une terre ennemie, et s'élança de son navire en armes, bondissant de joie", Justin, Histoire XI.5), réactualisant ce que la postérité appellera la "légitimité de la lance", c'est-à-dire la légitimité au mérite, la valorisation de la compétence, la loi de nature, par opposition à la légitimité généalogique/dynastique. Cette lance plantée dans le sable de Troie, c'est la fin des lois écrites bafouant les lois non écrites, des conventions sociales ayant sclérosé la démocratie athénienne à la fin du Vème siècle av. J.-C., des acquis irrationnels impliquant le refus des changements - ou du moins le refus des changements trop rapides -, de l'ancienneté garantissant stabilité et ordre, de la stérile équité présentée comme un progrès incontournable, c'est la concrétisation de l'ancien projet de Cimon, du rêve de Xénophon, du programme d'Isocrate (l'union des Grecs dans un projet commun : la guerre contre la Perse), le retour à la dynamique des débuts de la démocratie athénienne au VIème siècle av. J.-C., le défi à la fatalité, le redressement du chevalier face au marchand, du maçon face au sophiste, de l'aventurier face au mondain, du praticien face au théoricien. C'est aussi une image opportune qui sera utilisée systématiquement par les diadoques après -323 pour justifier leurs accaparements, et qui se retournera contre la propre famille d'Alexandre et la conduira vite au néant.

  

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