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La Sogdiane

L’Inde

Le retour

  

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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Les campagnes dOrient et le retour

(été -329 à printemps -323)

La première expédition en Sogdiane (été -329)


On ne peut pas comprendre les mouvements d’Alexandre à partir de -329 si on oublie la conception grecque du monde jusqu’à Alexandre. Les Grecs croient que le monde est un tore, c’est-à-dire un objet rond avec un trou au milieu. Le trou est occupé par la mer Méditerranée. Le tore lui-même est constitué des trois continents : Europe, Asie, Afrique. Tout autour de ce tore, est l’Océan avec "O" majuscule. Les côtes à l’intérieur du tore sont bien connues, explorées depuis l’ère mycénienne par les marins grecs et phéniciens. Les côtes à l’extérieur du tore, en revanche, sont très largement hypothétiques. Les Grecs jusqu’à Alexandre pensent que des passages existent entre l’intérieur et l’extérieur du tore, aux quatres points cardinaux.


A l’ouest, aucun problème. Depuis l’installation des Phéniciens à la pointe sud de la péninsule ibérique à l’ère des Ages obscurs (notamment à Tartessos/Cadix), on sait qu’un passage existe appelé les "Colonnes de Melkart", alias les "Colonnes d’Héraclès" dans les textes grecs, aujourd’hui le détroit de Gibraltar, permettant de quitter la mer Méditerranée pour gagner les côtes de l’Océan sur le bord occidental de la chaîne montagneuse de l’Atlas, qualifiées pour cette raison de côtes "atlantiques".


Au sud, c’est beaucoup plus problématique. Les Grecs ont bien compris que la mer Erythrée/Rouge et le golfe Arabo-persique ne sont que des golfes encaissés de l’Océan bordant la pointe orientale de l’Afrique, la péninsule arabique et le sud de la Perse jusqu’à Inde. Pour cette raison, ils désignent indifféremment toutes ces côtes comme "érythréennes" (ce qui provoque parfois des incompréhensions chez les traducteurs modernes, car quand les textes anciens mentionnent la "mer Erythrée", ils désignent tantôt la mer Rouge, tantôt le golfe Arabo-persique, tantôt n’importe quelle partie nord-ouest de l’océan Indien !). Un passage existe au sud entre la mer Méditerrannée et l’Océan à l’extérieur du tore, via l’étroite bande de terre entre Péluse/Port-Saïd et l’actuel port de Suez, où l’ingénieur français Ferdinand de Lesseps creusera son célèbre canal au XIXème siècle. Mais à l’exception de ce sujet bien établi, le flou demeure sur la partie entre les côtes atlantiques et les côtes érythréennes/indiennes. Les Grecs connaissent bien les côtes méditerranéennes de l’Afrique, ils savent qu’un vaste désert existe plus au sud, le Sahara, barrant le continent africain d’ouest en est ("Face au désert de Libye, le territoire de Cyrène est couvert de pâturages, fertile, bien arrosé, il a des forêts, des prairies, et produit toutes sortes de fruits et d’animaux domestiques, jusqu’à la région où pousse le silphium : au-delà, dans l’intérieur du continent, c’est le désert et le sable", Arrien, Indica XLIII.13), mais au-delà le mystère reste complet (à l’ère archaïque, le Carthaginois Hannon a longé la côte atlantique mais a fait demi-tour rapidement ["Parti de Carthage, le Libyen Hannon franchit les Colonnes d’Héraclès et déboucha dans l’Océan, il navigua vers l’est en suivant la Libye [le continent africain] à bâbord pendant trente-cinq jours, mais dès qu’il obliqua vers le sud il se heurta à de nombreuses difficultés : le manque d’eau douce, la forte chaleur, les ruisseaux de feu qui se jetaient dans l’Océan", Arrien, Indica XLIII.11-12], les Phéniciens missionnés par le pharaon Néchao II sont partis vers les côtes érythréennes/indiennes et ont contourné toute l’Afrique d’est en ouest avant de revenir en Egypte, mais les Grecs, Hérodote le premier, ne croient pas à leur récit ["La Libye [c’est-à-dire le continent africain] est entièrement entourée d’eau, sauf du côté qui touche à l’Asie. A notre connaissance, le pharaon égyptien Néchao II est le premier à en avoir apporté la preuve. Quand il perça le canal reliant le Nil au golfe Arabique [la mer Rouge], il envoya des marins phéniciens vers la mer au sud [l’océan Indien], avec mission de revenir en Egypte par les Colonnes d’Héraclès [l’actuel détroit de Gibraltar] et la mer au nord [la mer Méditerranée]. Ces Phéniciens partirent vers la mer Erythrée [l’océan Indien] au sud. Débarquant en saison basse sur la côte libyenne [africaine] au gré de leur navigation, ils ensemençaient le sol, attendaient la récolte, et, la moisson faite, ils reprenaient la mer. Deux ans passèrent ainsi. La troisième année, ils doublèrent les Colonnes d’Héraclès et retrouvèrent l’Egypte. Ils rapportent un fait que j’estime incroyable, contrairement à d’autres qui l’estiment véridique : ils disent que quand ils contournèrent la Libye [le continent africain], le Soleil était à leur droite", Hérodote, Histoire IV.42]). Ils pensent que le Sahara méridional est immédiatement bordé par l’Océan. Ils n’ont aucune idée de la profondeur du continent africain. Ceci explique pourquoi au Vème siècle av. J.-C. Hérodote (Histoire II.32-33) est très perturbé quand, à l’occasion d’un séjour en Egypte, il apprend qu’une tribu autochtone libyenne installée autour de l’oasis d’Augila/Awjila près de la cité grecque de Cyrène, la tribu des Nasamons, a organisé une expédition plein sud à travers le Sahara et, au sortir du désert, a découvert des hommes de très petite taille ("pygmée/pugma‹oj" en grec) à la peau noire, vivant près d’un fleuve coulant ouest-est (le fleuve Niger), autrement dit le sud du Sahara est habité par une civilisation inconnue dont l’aire s’étend beaucoup plus au sud qu’on ne le supposait jusqu’alors, puisque le fleuve en question coulant ouest-est suppose une rive droite de superficie et de nature inconnues au sud.


A l’est et au nord, enfin, c’est l’énigme. Grâce à Jason et aux Argonautes à la fin de l’ère mycénienne, les Grecs ont découvert la Colchide (correspondant aux actuelles Géorgie et Arménie) où le fleuve Phase/Rion coule est-ouest à travers les monts du Caucase jusqu’au Pont-Euxin/mer Noire. A la fin de l’ère archaïque, au VIème siècle av. J.-C., le conquérant perse Cyrus II a donné son nom au fleuve Kyros/Koura, qui traverse les monts du Caucase dans le sens inverse, ouest-est, avant de se jeter dans une mer appelée "Hyrcanienne", aujourd’hui la mer Caspienne (l’étymologie d’"Hyrcanie" est encore débattue en l’an 2000 chez les historiens et les linguistes). Les géographes grecs sont tentés de considérer cette mer Hyrcanienne/Caspienne septentrionale de la même façon que la mer Rouge et le golfe Arabo persique méridionaux : comme un golfe encaissé de l’Océan au nord. Mais ce n’est pas possible. Car à la même époque, fin de l’ère archaïque, les Grecs de la cité de Milet, après avoir colonisé presque toutes les côtes du Pont-Euxin/mer Noire, s’aventurent de plus en plus souvent dans le lac Méotide/mer d’Azov, ils remontent le fleuve Tanaïs/Don qui l’alimente et finissent par fonder une cité homonyme à son embouchure (site archéologique sur le village actuel de Nedvigovka dans la banlieue est de Rostov-sur-le-Don en Russie). Or l’embouchure de ce fleuve Tanaïs/Don se situe beaucoup plus au nord que la Colchide, et le fleuve lui-même s’écoule depuis le nord-est vers le sud-ouest, autrement dit une rive droite de superficie et de nature inconnues existe au nord du lac Méotide/mer d’Azov, ce qui suppose que la partie européenne du tore est beaucoup plus large qu’on ne le supposait, ce fleuve Tanaïs/Don suppose aussi une rive gauche de superficie et de nature inconnues à l’est, ce qui rend problématique la forme et la nature dela mer Hyrcanienne/Caspienne : celle-ci est-elle réellement un golfe encaissé de l’Océan au nord ? ou n’est-elle qu’une mer intérieure, au milieu d’un continent asiatique beaucoup plus vaste qu’on ne l’imaginait ? L’étonnement de Pline l’Ancien quand il apprend que l’eau de la mer Hyrcanienne/Caspienne est douce (commme un lac) et non pas salée (comme une mer) prouve qu’au Ier siècle le sujet n’est toujours pas tranché, même chez les savants ("Alexandre le Grand a rapporté que l’eau de la mer Caspienne est douce, Marcus Varron dit que Pompée a goûté la même eau quand il combattait contre Mithridate IV près de cette mer [en -65] et l’a trouvé douce également : peut-être que la masse d’eau des fleuves qui s’y jettent atténue l’amertume du sel", Pline l’Ancien, Histoire naturelle VI.19).


Voilà dans quel état d’esprit Alexandre débarque sur la rive droite de l’Ochos/Amou-Daria. Il a vaincu Darius III, il est sur le point de capturer l’usurpateur Bessos, il est désormais le maître de l’ex-Empire perse, dont il pense naïvement que les frontières à l’est et au nord correspondent aux bornes du tore que lui a enseigné son maître Aristote. Alexandre croit que l’Océan est proche. A chaque colline qu’il franchit, il s’attend à voir l’Océan, la limite du monde, signifiant la fin de son aventure et sa domination sur le monde continental, la "maison commune/œcuménie" ("o„koumšnh") ou "cité universelle/cosmopolis" ("kosmÒpolij"), il rêve de dépasser les Dix Mille jadis en criant : "Thalassa ! Thalassa !". Et il va de déception en déception.


Son itinéraire est bien établi grâce aux archéologues ayant fouillé la région au tournant des XXème et XXIème siècles, en dépit des bouleversements guerriers locaux. Alexandre fonde une nouvelle cité-garnison, Alexandrie-de-l’Ochos, sur le lieu où il a débarqué (aujourd’hui le site archéologique de Kampyr-Tepa, 37°24'37"N 67°01'41"E), à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest de l’actuelle ville de Termez en Ouzbékistan (qui reçoit peut-être son nom à cette occasion, dérivé du grec "qšrmoj/chaud" en référence à la douceur des eaux de la rivière Surkhan-Daria se jetant dans l’Ochos/Amou-Daria à cet endroit ?). Puis il emprunte la route de la vallée de la rivière Cherabad, reliant la vallée de la rivière Surkhan-Daria au col de Derbent (aujourd’hui la route M39), une centaine de kilomètres plus au nord, sur la chaîne de Hissar à l’extrémité ouest des monts Pamir. La ville actuelle de Derbent à proximité du col doit son nom à sa nature,"derbent" en vieux-perse signifiant "porte, passage", le site est désigné aujourd’hui comme "Portes de fer" (38°13'17"N 66°54'24"E). Alexandre espère voir l’Océan du haut de ce col. Et non.


Une nouvelle vallée se présente, appelée "Nautaka/NaÚtaka" par les chroniqueurs alexandrins, probablement dérivé du vieux-perse "nawa taka/neuf cours d’eau" en référence aux neuf rivières irrigant l’endroit, aujourd’hui la vallée de Shahrisabz. C’est probablement dans ce lieu que Bessos est trahi par son lieutenant Spitaménès et livré à Ptolémée, comme nous l’avons raconté à la fin de notre paragraphe précédent. Une forteresse y a été exhumée par les archéologues à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de l’actuelle ville de Shahrisabz en Ouzbékistan (aujourd’hui le site archéologique de Padajatak-tepe en Ouzbékistan, 39°08'31.5"N 66°46'16.5"E), peut-être la résidence principale de Spitaménès puisque, nous allons le constater par la suite, celui-ci effectuera des opérations de part et d’autre de ce lieu. A proximité se trouve un autre site archéologique où ont été exhumés les restes d’un sanctuaire de l’époque perse (aujourd’hui le site archéologique de Sangir-tepe en Ouzbékistan, 39°07'40"N 66°46'23"E). Un autre site au nord-est a été repéré mais reste en attente de fouilles (aujourd’hui le site archéologique d’Uzunkyr en Ouzbékistan, 39°08'05"N 66°47'30"E). Ces trois sites constituent sans doute les piliers de l’ancienne cité principale de la vallée de Nautaka/Shahrisabz. Parmi ses habitants, on remarque des lointains descendants des Branchides, prêtres grecs en charge du sanctuaire d’Apollon à Didyme près de Milet, compromis dans le pillage de ce temple par le Grand Roi Xerxès Ier après sa défaite à la bataille de Salamine en -480 et ayant fui Didyme pour cette raison, accueillis et installés dans la vallée de Nautaka/Shahrisabz par Xerxès Ier, qui reçoivent favorablement Alexandre dans leur petite cité ("L’armée arriva dans une petite cité dont les habitants descendaient des Branchides. Leurs ancêtres ayant profané le temple de Didyme pour s’attirer les faveurs de Xerxès Ier, celui-ci leur avait ordonné, à son retour de Grèce, de quitter Milet et de s’installer à cet endroit. Les usages de leur patrie d’origine commençaient à se perdre : encore bilingues, ils abandonnaient peu à peu leur langue maternelle au profit de la langue du pays. Heureux de la venue du roi, ils se rendirent avec leur cité", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 5.28-29). Alexandre continue à cheminer vers le nord, en direction d’un nouveau col sur les hauteurs de l’Aman-Kutan. En chemin, il est assailli par les autochtones montagnards et gravement blessé ("Un jour où les Macédoniens avaient quitté le camp pour chercher du fourrage en dehors des rangs, ils furent attaqués par des barbares qui dévalèrent des montagnes environnantes. Il y eut plus de prisonniers que de morts. Les barbares regagnèrent leurs montagnes en poussant ces prisonniers devant eux. Ils étaient environ vingt mille, armés de frondes et de flèches. Le roi assiégea leur refuge, en combattant au premier rang. Il fut touché par une flèche dont la pointe resta plantée dans sa cuisse. Tristes et consternés, les Macédoniens le ramenèrent au camp. Les barbares, depuis les hauteurs, virent qu’il avait quitté le champ de bataille. Le lendemain, ils envoyèrent donc des porte-parole. Le roi les reçut aussitôt, après avoir défait ses pansements. Il montra sa jambe aux barbares en leur cachant la gravité de sa blessure : ceux-ci, invités à s’asseoir, affirmèrent qu’ils étaient aussi désolés que les Macédoniens d’apprendre qu’il avait été blessé, et qu’ils auraient livré le coupable s’ils l’avaient retrouvé, et qu’ils considéraient comme un sacrilège le fait de se battre contre les dieux. Vaincus par son courage, ils se mirent sous sa protection ainsi que leur peuple. Le roi, après avoir donné sa parole et récupéré les prisonniers, accepta leur soumission", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.1-7). Il espère voir l’Océan du haut de ce nouveau col. Et non encore.


Une mission archéologique franco-ouzbèque ayant fouillé la vallée de Samarcande à partir de 1989, dont les résultats ont été synthétisés par l’archéologue français Frantz Grenet dans un article de référence intitulé Samarcande, une métropole pré-mongole publié dans la revue Annales en 2004, a révélé que les matériaux et les techniques de maçonnerie employés au tournant des VIIème et VIème siècles av. J.-C., donc avant la conquête de la région par le Perse Cyrus II, étaient les mêmes dans les principales cités de la région, notamment sur le site de Padajatak-tepe au sud (que nous avons mentionné dans la vallée de Shahrisabz, possible résidence de Spitaménès), à Samarcande même, et sur le site de Kok-tepe à une trentaine de kilomètres au nord de Samarcande, au-delà de la rivière Zeravchan (39°53'36"N 66°55'05"E). Cela sous-entend que les maçons étaient les mêmes, ou qu’ils étaient formés aux mêmes écoles, autrement dit un réseau routier existait avant Alexandre, et même avant Cyrus II, que Cyrus II puis Alexandre ont simplement suivi pour conquérir ladite région. Alexandre arrive à Marakanda, qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Samarcande" (aujourd’hui le site archéologique d’Afrasiab au cœur de la ville de Samarcande en Ouzbékistan, 39°40'11"N 66°59'18"E) Il en prend possession, pille les environs pour nourrir son armée ("On atteignit Samarcande, entourée par un mur de plus de soixante-dix stades, dont la citadelle était également entourée par d’autres fortifications. Alexandre laissa un détachement pour garder la cité, puis il dévasta et brûla les villages alentours", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.10), puis il continue à cheminer vers le nord, en direction d’un autre col au-dessus des monts Nourata (l’actuelle route M39 suit cette antique route vers le nord). Il espère enfin voir l’Océan du haut de ce nouveau col. Et une fois de plus, non.


Alexandre arrive en surplomb de la cité que les chroniqueurs alexandrins appellent "Gaza/G£za" par homophonie avec Gaza en Philistie/Palestine, dont le nom a traversé les siècles sous la forme "Djizak" en Ouzbékistan (où aucun site archéologique n’a été conservé, 40°05'48"N 67°48'51"E). Au-dela, la steppe. Une steppe à perte de vue. Aucune trace d’un rivage océanique à proximité. Alexandre marche vers l’est, en longeant prudemment les monts Nourata sur sa droite, sur une centaine de kilomètres. Et soudain, ultime déconvenue. Il parvient à la cité fondée jadis par Cyrus II, que les Grecs appellent commodément "Cyropolis", littéralement la "cité/pÒlij de Cyrus/Kàroj". L’emplacement de cette cité-garnison du bout de l’ex-Empire perse est incertain car, nous le verrons très bientôt, Alexandre va l’assiéger, en tuer ou déporter les habitants et la raser, néanmoins on subodore fortement qu’elle se trouve sous ou à proximité de l’actuel village de Kurkat au Tadjikistan, dont le nom semble une apocope du vieux-perse "kuru katha" signifiant "colonie de Cyrus". Lors du siège de Cyropolis quelques temps plus tard, Arrien (Anabase d’Alexandre, IV, 3.2) dit incidemment que la cité est traversée par un cours d’eau, or le site de Kurkat est effectivement traversé par une rivière (40°08'38"N 69°14'44"E) qui se jette dans l’Iaxarte/Syr-Daria. Des fouilles archéologiques récentes semblent avoir localisé l’antique forteresse de Cyrus II sur les hauteurs au nord-ouest de la moderne Kurkat (40°09'34"N 69°14'58"E). Alexandre découvre que Cyropolis n’est pas une borne du monde, mais plutôt un poste-frontière entre trois mondes. Car elle se situe à l’endroit où un autre fleuve appelé "Iaxarte", aujourd’hui le Syr-Daria, forme un coude entre son amont à l’est sortant d’une mystérieuse vallée, et son aval au nord vers la steppe sans fin. On se souvient des témoignages de soldats allemands ayant participé à l’offensive de 1942 dans le sud de la Russie, sur un territoire dont la superficie équivalait à celle de la France mais très largement inhabité : "On avançait dans une plaine immense vide jusqu’à une colline, on franchissait la colline, et une nouvelle plaine immense vide se présentait à nous, on la traversait jusqu’à une autre colline, qu’on franchissait, et au-delà on trouvait encore une plaine immense vide, voilà la vraie raison de notre défaite à Stalingrad : ces plaines sans fin nous ont rendus neurasthéniques, nous sommes tous devenus dépressifs. Quand nous avons atteint la Volga, nous avons été très heureux parce que le fleuve marquait une limite à cette succession de plaines et de collines. Mais en même temps, depuis les hauteurs de Stalingrad, nous avons constaté que l’autre rive consistait en une nouvelle plaine immense vide sans colline à l’horizon. Ça nous a complètement plombé le moral. On s’est demandé ce qu’on faisait là. On voulait rentrer chez nous". Eh bien ! Le sentiment des Grecs autour d’Alexandre devant l’immense plaine vide de Gaza/Djizak puis devant le fleuve Iaxarte/Syr-Daria en -329 a très certainement été le même : "Nous avions un objectif, venger l’invasion perse du temps de Xerxès Ier, nous l’avons rempli au-delà de toutes les espérances : nous avons vaincu les Perses au Granique, à Issos, à Gaugamèles, le Grand Roi est mort, l’usurpateur Bessos vient d’être capturé, l’Empire perse n’existe plus, tu es devenu le nouvel hégémon, ô Alexandre. Nous avons traversé l’Asie d’ouest en est et du sud au nord, tu nous dis que l’Océan est tout près, or ce n’est pas ce que nous voyons, devant nous s’étalent toujours des plaines et des montagnes alors que nous sommes parvenus aux bornes de l’ex-Empire perse. Tu dois te rendre à l’évidence : l’Empire perse n’occupait pas la totalité des terres émergées au nord et à l’est, ce n’était qu’une partie d’un monde plus vaste. Et nous ne sommes absolument pas attirés par ces terres inconnues au nord et à l’est. Nous sommes des Grecs, nous sommes des marins, et voilà des mois que nous n’avons pas vu la mer. Ça suffit, maintenant ! On veut rentrer chez nous !". Les cartographes autour d’Alexandre sont embarrassés. Comment raccorder les paysages connus près du lac Méotide/mer d’Azov avec les rivages explorés au sud de la mer Hyrcanienne/Caspienne en -330 et avec le fleuve Iaxarte/Syr-Daria découvert en -329 ? Comment raccorder les monts Caucase entre le Pont-Euxin/mer Noire et la mer Hyrcanienne/Caspienne avec les monts Paropamisades/Hindou-Kouch traversés depuis Alexandrie-d’Arachosie/Kandahar jusqu’à la plaine de Bactriane, et avec les nouvelles montagnes traversées depuis le fleuve Ochos jusqu’à Gaza/Djizak ? Ils croient trouver la solution en disant que toutes les chaînes montagneuses orientales ne sont que des prolongements du Caucase, et que l’Iaxarte/Syr-Daria se jette dans la mer Hyrcanienne/Caspienne de la même façon que le Tanaïs/Don se jette dans le lac Méotide/mer d’Azov, certains comme Arrien finissent même par rebaptiser le fleuve Iaxarte/Syr-Daria en "Tanaïs" et suggérer que le lac Méotide/mer d’Azov et la mer Hyrcanienne/Caspienne forment une mer unique ("[Alexandre] se dirigea d’abord vers Marakanda la capitale de la Sogdiane, puis vers le fleuve Tanaïs [Syr-Daria] qui prend sa source dans le Caucase et va se jeter dans la mer Hyrcanienne [Caspienne], que les barbares selon Aristobule appellent “Orxante” ["Orx£nthj", autre façon de prononcer le nom du fleuve "Iaxarte/Iax£rthj" ou simple coquille d’Aristobule recopiée par Arrien], à ne pas confondre avec l’autre Tanaïs dont parle Hérodote [le fleuve Don], ce huitième fleuve scythe qui prend sa source dans un grand lac et va se jeter dans le lac Méotide [la mer d’Azov] en séparant l’Europe de l’Asie", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 30.6-8). Mais ces trucages ne dupent personne. Dès la fin de l’ère hellénistique, le géographe Strabon déclare que la mer Hyrcanienne/Caspienne est un lac d’eau douce et que le Tanaïs/Don n’a aucun rapport avec le Syr-Daria/Iaxarte. Il explique que le baratin des cartographes alexandrins a simplement servi les intérêts politiques des successeurs d’Alexandre : en entretenant la fable que Tanaïs/Don et Iaxarte/Syr-Daria sont un fleuve unique, ceux-ci ont voulu légitimer leurs conquêtes en Cappadoce, en Arménie, en Colchide, où Alexandre n’a jamais mis les pieds, sur le mode : "Toutes les terres au sud de l’Iaxarte/Syr-Daria ont été conquise par Alexandre, or l’Iaxarte/Syr-Daria équivaut au Tanaïs/Don, donc la Cappadoce, l’Arménie, la Colchide situées au sud du Tanaïs/Don appartiennent aux successeurs d’Alexandre" ("On a raconté beaucoup de mensonges sur cette mer [Hyrcanienne/Caspienne] à cause des prétentions qu’Alexandre a engendrées. On a fait croire que l’Asie et l’Europe sont séparées par le fleuve Tanaïs, or une grande partie des terres entre cette mer et le Tanaïs n’ont jamais été sous autorité macédonienne. On a donc ajouté ces régions aux conquêtes militaires d’Alexandre en reliant le lac Méotide [la mer d’Azov, dans laquelle se jette le Tanaïs/Don] à la mer Caspienne en disant qu’elles formaient un lac unique alimenté par le Tanaïs. Mais Polyclite [géographe de date inconnue] apporte des preuves que cette mer [Hyrcanienne/Caspienne] est un lac séparé, en ajoutant qu’elle nourrit des serpents et que son eau est douce, sans rapport avec le lac Méotide dans lequel se jette le Tanaïs", Strabon, Géographie, XI, 7.4 ; dans un aparté, Arrien confesse ses doutes par rapport à la propagande alexandrine : "Je ne suis pas complètement d’accord avec Eratosthène de Cyrène [directeur du Musée d’Alexandrie aux tournants des IIIème et IIème siècles av. J.-C.] qui déclare que les Macédoniens ont associé Alexandre à des dieux pour en flatter la mémoire. Il évoque la grotte d’Alexandre en Paropamisades où, selon les Macédoniens, Prométhée aurait été enchaîné, où l’aigle venait dévorer ses entrailles et où Héraclès vint tuer l’aigle et délivrer Prométhée : il dit que les Macédoniens ont délibérément transporté le Caucase pontique dans les Paropamisades indiennes afin de grandir la gloire d’Alexandre, de faire croire qu’il a réellement franchi le Caucase [allusion à la conquête de la vallée de Kaboul que nous avons racontée dans notre paragraphe précédent]. Eratosthène dit que les Macédoniens ont conclu qu’Héraclès est allé en Inde simplement parce qu’ils ont vu des vaches indiennes marquées d’une massue [allusion à la conquête de Sibipoura/Shorkot que nous raconterons dans un alinéa ultérieur]. En résumé, il refuse de croire à cette histoire, comme à celle de Dionysos [allusion à la conquête de Nagara/Jalalabad que nous raconterons dans notre prochain alinéa]. Pour ma part, je ne veux pas prendre parti", Arrien, Anabase d’Alexandre, V, 3.1-4 ; un peu plus loin il exprime ouvertement son ignorance et son parti-pris : "La chaîne du Taurus borne l’Asie, elle commence avec le mont Mycale face à l’île de Samos, sépare la Pamphylie et la Cilicie, atteint l’Arménie, s’étire via la Médie jusqu’à la Parthie et au pays des Chorasmiens, en Bactriane elle devient la chaîne des Paropamisades, appelée “Caucase” par les Macédoniens alexandrins pour, dit-on, grandir les travaux d’Alexandre en laissant croire qu’il a porté ses armes victorieuses dans tous les recoins du Caucase. Cette chaîne est peut-être réellement liée au Caucase voisin des Scythes et des monts Taurus, c’est pour cela que je l’ai désignée comme “Caucase” jusqu’à maintenant, et que je continuerai par la suite", Arrien, Anabase d’Alexandre, V, 2-3). A la décharge des géographes alexandrins, on suppose que la topographie a fortement évolué depuis l’époque d’Alexandre. Nous sommes témoins de la spectaculaire évolution de la mer d’Aral, gigantesque lac navigable de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés en 1970, réduit à une constellation de bassins épars de quelques centaines de kilomètres carrés en 2010, la ville d’Aralsk au Kazakhstan au nord ayant donné son nom à la mer est aujourd’hui ruinée car la mer s’est retirée à plusieurs kilomètres au sud-ouest, le site de Muynak en Ouzbékistan au sud, ancienne ville portuaire devenue une attraction pour touristes, avec ses bateaux rouillés gisant près de leurs anciens quais en ruine, avec son musée exposant les souvenirs du passé halieutique, avec ses virevoltants dans un désert à perte de vue, offre un décor et une atmosphère post-apocalyptiques. Le climat étant plus froid à l’époque d’Alexandre qu’aujourd’hui, l’évaporation était moins importante, par conséquent les hauteurs de la mer d’Aral et de la mer Caspienne étaient plus hautes qu’en 1970. En outre les moyens techniques n’étaient pas aussi développés que ceux des Soviétiques dans les années 1970 qui, en détournant les eaux de l’Amou-Daria et du Syr-Daria pour irriguer les terres alentours, ont quasiment asséché la mer d’Aral. Les géologues ont découvert l’existence d’un ancien fleuve, l’Ouzboï, entre la mer d’Aral et la mer Caspienne, ce fleuve Ouzboï s’est complètement asséché vers le XVIème siècle pour une raison inconnue, ses seules traces sont les actuels lacs Sarykamysh (41°56'42"N 57°23'23"E) et Kara-Bogaz-Gol (41°21'07"N 53°35'42"E), ainsi que son lit encore bien visible sur photo-satellite. Autrement dit, à l’époque d’Alexandre, l’Ochos/Amou-Daria et l’Iaxarte/Syr-Daria se rejoignaient dans la mer d’Aral, qui elle-même se déversait via le fleuve Ouzboï dans la mer Hyrcanienne/Caspienne, un lien existait entre ces deux mers, donc les rapporteurs alexandrins comme Arrien avaient raison de dire que l’Iaxarte/Syr-Daria se jetait (indirectement) dans la mer Hyrcanienne/Caspienne, ce qui n’est plus le cas depuis le XVIème siècle. En revanche aucun lien n’a jamais existé entre la mer Hyrcanienne/Caspienne et le lac Méotide/mer d’Azov, le canal entre le Tanaïs/Don (se jetant dans le lac Méotide/mer d’Azov) et la Volga (se jetant dans la mer Hyrcanienne/Caspienne) ayant été inauguré seulement en 1952. Au Ier siècle av. J-C., Strabon avoue ne pas savoir ce qui existe au-delà de la Sogdiane, et reste prisonnier de l’hypothèse séculaire du tore : n’ayant aucun idée de l’existence de la Sibérie, ni de l’étendue de la Chine et de l’Asie du sud-est, il n’écarte pas encore complètement la possibilité d’une circumnavigation sur l’Océan depuis l’Inde jusqu’à la mer Hyrcanienne/Caspienne ("Tous les peuples habitant depuis le Taurus [extrémité occidentale du Caucase] jusqu’à l’est de l’Hyrcanie et à la Sogdiane sont connus depuis longtemps, par les Perses, puis les Macédoniens, puis les Parthes. Ceux habitant au-delà de la Sogdiane sur le même parallèle ont, d’après leur ressemblance extérieure, une parenté avec les Scythes, mais aucune armée terrestre n’a pénétré sur leurs terres jusqu’à présent, ni chez les peuples nomades plus au nord [les Xiongnu des textes chinois, ancêtres des Huns puis des Mongols]. Alexandre était en chemin vers ces derniers quand il chassa Bessos et Spitaménès, mais, Bessos lui ayant été livré vivant et les barbares ayant jugé eux-mêmes Spitaménès, il stoppa sa marche. On dit que certains navigateurs ont accompli le périple depuis l’Inde jusqu’en Hyrcanie. Tous les historiens ne s’accordent pas sur l’authenticité de ce récit, il reste néanmoins possible selon Patrocle [stratège et explorateur à la Cour de Séleucos Ier puis d’Antiochos Ier au tournant des IVème et IIIème siècle av. J.-C.]", Strabon, Géographie, XI, 11.6). Deux générations plus tard, au Ier siècle, Pline l’Ancien est aussi embarrassé ("L’Inde a été ouverte par les armes d’Alexandre le Grand et des rois qui lui succédèrent, une circumnavigation par la mer Hyrcanienne et Caspienne ["Hyrcanium mare et Caspium" : Pline l’Ancien distingue les deux appellations, comme si elles se rapportaient à deux mers distinctes !] a été réalisée pour Séleucos Ier et Antiochos Ier par leur amiral Patrocle, elle a inspiré des auteurs grecs qui, ayant demeuré dans les Cours indiennes, tels Mégasthène [ambassadeur de Séleucos Ier] et Dionysios envoyé par [Ptolémée II] Philadelphe, ont voulu en décrire les forces. Mais on ne peut pas être exact sur ce sujet car les récits sont divergents et incroyables", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 21.3). Plutarque au tournant des Ier et IIème siècles avoue son incompétence sur le sujet ("[Alexandre] descendit en Hyrcanie avec l’élite de son armée et vit une mer paraissant aussi grande que le Pont[-Euxin] mais dont l’eau était plus douce que celle des autres mers. Il ne put acquérir aucune certitude sur sa nature, il conjectura qu’elle n’était qu’un lac formé par des écoulements du lac Méotide [la mer d’Azov]. Les physiciens les plus crédibles antérieurs à l’expédition d’Alexandre disent que cette mer Hyrcanienne ou “Caspienne” est le plus septentrionale des quatre golfes de la mer extérieure [l’Océan] s’enfonçant dans les terres [les quatre golfes désignés ici sont la mer Rouge, le golfe Arabo-persique, et, selon la conception torique des auteurs grecs classiques, le lac Méotide et la mer Caspienne]", Plutarque, Vie d’Alexandre 44).


Alexandre est perplexe. On devine qu’en discutant avec les gens de Cyropolis, il apprend qu’au-delà de la vallée vers l’amont de l’Iaxarte/Syr-Daria, aujourd’hui la vallée de Ferghana, existent des hommes de petite taille à la peau jaune et aux yeux bridés, parlant une langue étrangère au vieux-perse et à l’araméen. Alexandre pressent certainement l’existence d’une autre civilisation à l’est, mais il n’a aucune idée de la profondeur de la Chine où vivent ces étrangers.


L’urgence est de sécuriser l’immense plaine qui s’étend sur sa gauche, vers le nord, ou du moins de sécuriser la rive sud de l’Iaxarte/Syr-Daria qui la traverse. Une délégation de la lointaine tribu scythe des Abiens, vivant entre le nord du lac Méotide/mer d’Azov et le nord de la mer Hyrcanienne/Caspienne, se présente pour proposer une alliance. Alexandre désigne un nommé "Berdas" pour les accompagner sur leurs terres et préciser les termes de l’alliance ("Alexandre reçut une députation d’Abiens, des Scythes d’Asie, les plus justes des mortels selon Homère [allusion à Iliade XIII.6 qui définit les Abiens comme "les plus justes parmi les hommes"], et les plus libres grâce à cette vertu et à leur pauvreté. Des Scythes d’Europe députèrent également en grand nombre vers lui. Alexandre envoya vers les premiers quelques hétaires, officiellement pour traiter d’une alliance, en réalité pour reconnaître la nature du pays, le nombre, les mœurs et les armes de ses habitants", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 1.1-2 ; "Une délégation de Scythes abiens arriva. Libres depuis la mort de Cyrus II, ils étaient prêts à obéir [à Alexandre]. Ils avaient la réputation d’être les plus justes parmi les barbares, et de ne prendre les armes que si on les attaquait, ils recouraient de façon modérée et équitable à la démocratie en accordant les mêmes droits aux dirigeants et aux classes populaires. Alexandre leur adressa des paroles bienveillantes, et leur envoya Berdas, l’un de ses Amis, en le chargeant d’interdire aux Scythes d’Europe de franchir le Tanaïs [Don] et d’explorer le pays situé à l’est du Bosphore [Quinte-Curce parle ici du Bosphore cimmérien, aujourd’hui le détroit de Kertch, à ne pas confondre avec l’autre Bosphore plus connu séparant la Propontide/mer de Marmara et le Pont-Euxin/mer Noire]", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.11-12). Dans le même temps, il fonde une nouvelle cité-garnison en bordure du fleuve, à l’entrée de la vallée, Alexandrie Eschatè ("Esc£th/la Lointaine, la Dernière"), aujourd’hui Khodjent au Tajdikistan (40°17'09"N 69°36'59"E), qui comme les précédentes Alexandries a toutes les apparences d’une caserne pour soldats récalcitrants et d’un camp de concentration pour autochtones ("[Alexandre] fonda une cité au bord du Tanaïs [Syr-Daria] et lui donna son nom, le site lui parut idéal pour augmenter sa gloire, servir de tête-de-pont pour envahir la Scythie si besoin, et assurer la protection de la région contre les incursions des barbares vivant au-delà du fleuve. Il pensa que cette cité s’épanouirait par le nombre d’habitants qui s’y réuniraient autant que par l’éclat de son nom", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 1.3-4 ; "[Alexandre] choisit l’emplacement d’une nouvelle cité au bord du Tanaïs [Syr-Daria] afin de tenir en respect les peuples soumis et ceux qu’il comptait conquérir", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.13). Mais les affaires tournent mal. Durant l’édification des murs de la nouvelle cité, des habitants se rebellent et attaquent les soldats grecs ("Les barbares vivant à proximité du fleuve tombèrent sur les garnisons macédoniennes, les égorgèrent, et mirent leurs cités en état de défense", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 1.4). Et des messagers viennent informer que Spitaménès, qui a trahi et livré Bessos, s’est finalement retourné contre les envahisseurs grecs du côté de Marakanda/Samarcande et a réussi à attirer des milliers de Sogdiens dans son parti ("Beaucoup de Sogdiens furent attisés par ceux qui avaient trahi Bessos, et à leur tour ils attirèrent les Bactriens dans leur défection, affirmant avoir peur d’Alexandre, ou prétextant en avoir peur en arguant qu’Alexandre avait ordonné à ses gouverneurs de se réunir dans la grande cité de Zariaspa [autre nom de Bactres] et que cela n’annonçait rien de bon pour eux", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 1.5 ; "Arriva alors la nouvelle de la défection de sept mille cavaliers sogdiens, suivie de celle des Bactriens. Alexandre convoqua Spitaménès et Catanès, qui avaient livré Bessos, comptant sur leur aide pour ramener les révoltés à la raison. Mais c’était justement eux qui avaient provoqué cette révolte, en lançant la rumeur que le roi voulait attirer les cavaliers bactriens pour les mettre à mort. Désormais rebelles, la crainte des représailles les encouragea plus encore à rouvrir les hostilités", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.13-15). Alexandre envoie aussitôt Andromachos, Ménédèmos et Caranos contre Spitaménès qui assiège la garnison macédoniene dans Marakanda ("Apprenant la nouvelle des défections des barbares, l’armée des Scythes d’Asie s’avança jusqu’au Tanaïs [Syr-Daria], prête à fondre sur les Macédoniens dès que le désordre s’y répandrait. Spitaménès de son côté assiégea la garnison de Marakanda. Alexandre détacha contre lui Andromachos, Ménédèmos et Caranos avec soixante hétaires et quinze cents mercenaires à pied et huit cents à cheval, ces derniers étant sous le commandement de Caranos. Tout ce détachement marcha sous les ordres du Lycien Pharnouchès qui connaissait la langue des barbares et pouvaient donc négocier", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 3.6-7 ; "[Alexandre] envoya Ménédèmos à Marakanda avec trois mille fantassins et neuf cents cavaliers. Le transfuge Spitaménès s’était enfermé à l’intérieur de cette cité après avoir expulsé la garnison macédonienne sans demander l’avis de la population, qui paraissait résignée à accepter ce qu’elle ne pouvait pas empêcher", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.24), il confie à Cratéros le soin d’assiéger Cyropolis ("[Alexandre] détacha Cratéros contre Cyropolis, la plus grande cité du pays, où beaucoup de barbares s’étaient retirés. Il lui ordonna de camper sous les murs, de les cerner par une circonvallation, de dresser des machines, afin que les habitants occupés à le repousser ne pussent pas secourir leurs voisins", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 2.2 ; "Dès qu’il apprit la trahison des transfuges [Spitaménès et Catanès], Alexandre ordonna à Cratéros d’assiéger Cyropolis", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.16), et lui-même s’organise pour reconquérir toutes les places séditieuses. Il marche sur Gaza/Djizak ("Quand la nouvelle [de la rébellion de Spitaménès et des Sogdiens] lui parvint, Alexandre ordonna aux fantassins de fabriquer des échelles par compagnie. Il quitta le camp et marcha contre la première cité, appelée “Gaza”", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 2.1), qu’il reprend facilement ("Arrivé devant Gaza, [Alexandre] approcha aussitôt les échelles et attaqua les murailles en terre et peu élevées. Les archers, les gens de trait, les frondeurs mêlés à l’infanterie ou montés sur les machines, lancèrent une grêle de traits sur les assiégés, les forcèrent à abandonner le rempart. On dressa les échelles, les Macédoniens escaladèrent les murs. Alexandre passa tous les hommes au fil de l’épée, partagea les femmes, les enfants et le butin entre ses soldats", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 2.3-4 ; "[Alexandre] attaqua une cité de la région et la prit, il ordonna le massacre de toute la population mâle, le reste fut abandonné aux soldats comme butin, finalement la cité fut détruite pour que son malheur servît d’exemple aux autres et les maintint dans le devoir", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.16). Arrien dit que deux autres cités plus petites, dont il ne donne pas les noms, succombent pareillement ("[Alexandre] marcha sur une deuxième cité aussi peu fortifiée que Gaza, y entra le même jour, et lui infligea le même sort. Le lendemain il en prit une troisième d’assaut", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 2.4), puis les habitants de deux autres cités voisines anonymes sont massacrés quand ils tentent une sortie ("Puis [Alexandre] envoya sa cavalerie cerner deux autres cités peu éloignées pour empêcher que leurs habitants, instruits de sa marche et de la défaite de leurs voisins, ne prissent la fuite et lui ôtassent tous les moyens de les poursuivre. Il ne s’était pas trompé, les détachements de cavalerie arrivèrent très à propos : les barbares en voyant la fumée des cités embrasées, informés par ailleurs de leur désastre par quelques fuyards, sortirent en effet précipitamment de leurs murs, ils foncèrent ainsi tête baissée dans la cavalerie qui les attendait en bon ordre, et qui en tua un grand nombre", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 2.5-6). Quinte-Curce de son côté mentionne des "Mémacéniens" opposant une forte résistance, Alexandre laisse Méléagre et Perdiccas les réduire ("La puissante tribu des Mémacéniens avait décidé de soutenir le siège par prévention plus que par fierté. Afin de vaincre leur entêtement, Alexandre envoya d’abord un escadron de cinquante cavaliers les prévenir qu’il savait autant pardonner à ceux qui se soumettaient qu’être impitoyable à l’encontre des vaincus : ils leur répondirent qu’ils ne doutaient ni de la parole du roi ni de sa puissance, et les invitèrent à camper à l’extérieur des murs, ils donnèrent une réception en leur honneur et attendirent que le repas et le sommeil les engourdissent pour les attaquer et les mettre à mort. Alexandre réagit comme on pouvait s’y attendre : il vint assiéger la cité. Celle-ci étant trop bien défendue pour qu’on pût la prendre au premier assaut, il laissa Méléagre et Perdiccas poursuivre le siège", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.17-19) et retourne vers Cratéros pour l’aider à prendre Cyropolis ("[Alexandre] dans un premier temps avait voulu épargner Cyropolis, car les deux personnes qu’il admirait le plus dans le pays était Cyrus II et Sémiramis dont les œuvres et les exploits rayonnaient très loin. Mais l’entêtement des habitants le mit hors de lui. Il ordonna qu’on prît la cité, et qu’on la pillât", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.20-21). Selon Arrien, Alexandre est blessé à la tête par un jet de pierre lors de l’assaut final contre Cyropolis ("Ces cinq cités ayant été prises et détruites en deux jours, Alexandre marcha sur Cyropolis, fondée par Cyrus II, dont les murs étaient plus élevés et plus solides que ceux des autres cités, et où s’étaient retranchés en grand nombre les barbares les plus belliqueux. Les Macédoniens ne purent la prendre au premier assaut. Alexandre ayant approché les machines se disposait à battre le mur et à pénétrer par la première brèche, quand il découvrit que le lit du torrent traversant la cité était à sec et offrait un passage facile aux siens. Il prit avec lui ses gardes, les hypaspistes, les archers et les Agriens, et tandis que les barbares étaient occupés sur leurs murailles il s’y glissa. Avec un petit nombre des siens il pénétra dans la cité, dont il brisa les portes : ses troupes y entrèrent sans résistance. Les barbares, voyant l’ennemi parmi eux, se regroupèrent pour affronter Alexandre. L’action la plus vive s’engagea. Le roi reçut un coup de pierre à la tête, Cratéros et plusieurs autres chefs furent atteints de flèches. Enfin les barbares furent chassés de l’agora, tandis que les assaillants investirent le rempart abandonné. Huit mille tombèrent sous le fer du vainqueur. Dix mille qui restaient se retranchèrent dans la citadelle, où ils furent assiégés par Alexandre. Mais comme ils manquaient d’eau, ils se rendirent dès le lendemain", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 3.1-4). Selon Quinte-Curce, ce n’est pas à Cyropolis qu’Alexandre est blessé à la tête par une pierre, mais devant la cité des Mémacéniens qu’il revient assiéger après la prise de Cyropolis ("Quand Cyropolis fut rasée, [Alexandre] rejoignit Méléagros et Perdiccas pour punir les Mémacéniens comme ils le méritaient. Aucune cité ne lui opposa une résistance plus acharnée. Les soldats qui montèrent en première ligne furent tués, et le roi en personne échappa de peu à la mort : une pierre le frappa si brutalement à la nuque que sa vue se troubla et il perdit connaissance. L’armée se mit à crier comme s’il était mort. Mais indifférent à leur frayeur, sans même prendre le temps de soigner sa blessure, sa fougue naturelle étant excitée par la colère, il poursuivit énergiquement le siège. On avait sapé les murs à la base de façon à creuser une énorme brèche : le roi l’utilisa pour entrer dans la cité. Quand il s’en fut emparé, il ordonna sa destruction", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.21-23). Peu importe, Cyropolis tombe et est rasée, les autres cités qui résistaient sont prises pareillement ("On dit qu’Alexandre fonda huit cités nouvelles en Sogdiane et en Bactriane, mais il en aurait aussi détruit plusieurs parmi les anciennes, notamment […] Cyra, la dernière des cités fondées par Cyrus II et qui marquait sur l’Iaxarte la limite extrême de la domination perse", Strabon, Géographie XI, 11.4), une septième cité est conquise par une attaque selon Aristobule, ou par une reddition selon Ptolémée ("Une septième cité fut prise d’emblée et ses défenseurs mis à mort selon Aristobule, mais Ptolémée prétend qu’elle se rendit et qu’Alexandre fit garder étroitement les prisonniers par son armée jusqu’à son départ du pays et ne voulut y laisser aucun de ceux qui avaient participé à sa défense", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 3.5). Alexandre accélère les travaux de fondation d’Alexandrie Eschatè pour y installer tous les prisonniers, qui y seront étroitement surveillés par une garnison de vétérans macédoniens et serviront à peupler la nouvelle cité ("Les murs de la cité [Alexandrie Eschatè] fondée sur le Tanaïs [Syr-Daria] furent achevés après une vingtaine de jours de travail. Elle reçut des Grecs mercenaires, ceux des pays voisins qui voulurent y habiter, et quelques Macédoniens hors d’état de servir", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 4.1 ; "Alexandre revint sur les bords du Tanaïs [Syr-Daria] pour tracer l’enceinte de la nouvelle cité à partir de l’emplacement occupé par son camp. Cette cité de soixante stades de circonférence fut encore appelée “Alexandrie”. Les travaux furent si rapidement menés que tous les bâtiments furent terminés dix-sept jours après la construction des remparts, les soldats ayant été pris d’une émulation réciproque, chacun désirant être le premier à finir la tâche qu’on lui avait attribuée dans le projet. On peupla la cité avec des prisonniers rachetés à leurs maîtres", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 6.25-27 ; "[Alexandre] bâtit une Alexandrie sur le Tanaïs [le Syr-Daria]. En dix-sept jours il en acheva l’enceinte de six mille pas, et réunit dans ses murs les habitants de trois cités fondées par Cyrus II", Justin, Histoire XII.5). Mais il n’a pas le temps de souffler. Lors des cérémonies d’inauguration d’Alexandrie Eschatè, des Scythes viennent de la rive nord de l’Iaxarte/Syr-Daria le provoquer sous les murs de la ville ("Le roi scythe qui exerçait son autorité à l’est du Tanaïs [Syr-Daria] considérait que la cité fondée par les Macédoniens au bord de ce fleuve constituait une menace pour lui. Il envoya donc son frère Carthasis à la tête d’importantes forces de cavalerie détruire la cité et maintenir les troupes macédoniennes à l’écart du fleuve", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 7.1 ; "[Alexandre] sacrifiait aux dieux selon le rite coutumier et célébrait des jeux gymniques et des courses à cheval [dans Alexandrie Eschatè], quand des Scythes depuis la rive opposée vinrent harceler les Grecs par des traits, le fleuve ayant très peu de largeur, et ajoutèrent la provocation à l’outrage en criant : “Alexandre, si tu osais te mesurer aux Scythes tu sentirais combien ils diffèrent des barbares de l’Asie !”", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 4.1-2). Il doit répondre à la provocation. Il se prépare à traverser le fleuve. Quinte-Curce raconte qu’à ce moment arrive une délégation scythe porteuse d’un message ("Les soldats confectionnèrent les radeaux avec une telle ardeur qu’ils en achevèrent douze mille en deux jours. Tout était prêt pour la traversée, quand vingt délégués scythes entrèrent dans le camp, à cheval selon leur coutume, ils annoncèrent avoir un message pour le roi", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 8.8). Alexandre reçoit les délégués : ceux-ci le mettent en garde sur l’étendue de ses conquêtes qui deviennent si grandes qu’elles sont de plus en plus difficiles à contrôler et risquent de lui nuire finalement ("Tu désires toujours ce que tu n’as pas [ce sont les délégués scythes qui parlent à Alexandre] : d’Europe tu es passé en Asie, d’Asie tu veux repasser en Europe [allusion au tore que nous avons expliqué au début du présent alinéa : les Grecs croient, ou veulent croire, que l’Iaxarte/Syr-Daria est un autre nom du Tanaïs/Don, et que cet unique fleuve sépare l’Europe et l’Asie], et quand ton autorité s’exercera sur l’ensemble du genre humain tu voudras faire la guerre aux forêts, à la neige, aux fleuves, aux animaux sauvages, aux bêtes féroces. Mais ne sais-tu pas que les grands arbres mettent beaucoup de temps à grandir, et qu’une heure suffit pour les déraciner ? Tu convoites leurs fruits sans considérer leur hauteur : ne crains-tu pas d’entraîner des branches dans ta chute, en voulant atteindre leur cîme ? Ignores-tu que le lion sert parfois de nourriture à de minuscules oiseaux, ou que la rouille finit toujours par ronger le fer ? Rien n’est assez solide pour résister au danger, même venu d’un faible", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 8.12-15), ils insistent sur l’absurdité de sa politique héritée de son père Philippe II, qui est une politique prédatrice suicidaire puisque la finalité et l’ordre macédoniens reposent exclusivement sur l’entretien de la guerre (quand le monde entier aura été massacré par Macédoniens, les Macédoniens s’effondreront d’eux-mêmes puisqu’ils n’auront plus rien à faire : "Toi qui te vantes de punir les bandits, tu te conduis comme un bandit en rançonnant tous les pays sur ton passage. Tu as pris la Lydie, annexé la Syrie, tu occupes la Perse, tu maintiens la Bactriane sous ta domination, te voici en route pour l’Inde. Aujourd’hui c’est sur nos troupeaux que tu veux mettre la main, dans ton désir d’avoir toujours plus. A quoi bon ces richesses qui ne font qu’exciter ton appétit ? Ta satiété engendre ta faim : plus tu possèdes, plus tu désires ce que tu n’as pas", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 8.19-20), ils le menacent sur l’immensité de l’Asie et sur leur élasticité qui l’empêcheront de les atteindre ("Franchis le Tanaïs [le Syr-Daria] : tu constateras l’immensité de notre pays, mais jamais tu ne verras de Scythes, car notre pauvreté nous permet d’aller beaucoup plus vite que ton armée qui traîne avec elle les butins de tant de peuples. Et quand tu croiras que nous sommes loin, tu nous découvriras soudain fondre sur ton camp, car nous sommes aussi rapides pour échapper à nos ennemis pour que les rattraper", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 8.22-23). Mais Alexandre ne veut rien entendre et les repousse ("Le roi répondit [aux délégués scythes] qu’il agirait selon son destin et leurs conseils : selon le destin qu’il croyait avec lui, et selon leurs conseils en ne se jetant pas tête baissée dans l’aventure. Dès que les délégués furent partis, il embarqua l’armée sur les embarcations prévues pour la traversée", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 9.1-2). On ignore si cette séquence de la délégation scythe est une invention de Quinte-Curce, seul auteur ancien à la raconter, peut-être pour dramatiser la situation et grandir l’exploit des Macédoniens. En tous cas, contre l’avis de son devin Aristandre, Alexandre décide de franchir l’Iaxarte/Syr-Daria. On note que les moyens de fortune employés pour traverser le fleuve sont les mêmes que ceux employés par les autochtones jusqu’au début du XXème siècle, observés et photographiés par les explorateurs européens (comme l’Allemand Franz von Schwarz à la fin du XIXème siècle, que nous avons mentionné dans notre paragraphe précédent), et, surtout, ils rappellent fortement ceux employés par les mêmes Macédoniens lors de la traversée de l’Istros/Danube contre les Gètes en -335. L’insistance des auteurs anciens à les détailler permet de renforcer l’illusion qu’Alexandre a presque relié l’Europe et l’Asie puisqu’en -335 il s’est aventuré vers les Scythes du nord-est au-delà de l’Istros/Danube et qu’en -329 il s’aventure vers les Scythes du nord-ouest au-delà de l’Iaxarte/Syr-Daria, c’est à-dire vers la partie du tore de part et d’autre de la mer Hyrcanienne/Caspienne, Alexandre lui-même entretient cette illusion en assurant à ses proches que l’Europe n’est pas très loin vers le nord-ouest et qu’en poursuivant les Scythes au-delà de l’Iaxarte/Syr-Daria on pourra revenir en Europe via les côtes de la mer Hyrcanienne/Caspienne, du lac Méotide/mer d’Azov, du Pont-Euxin/mer Noire ("Nous sommes arrêtés par un fleuve [l’Iaxarte/Syr-Daria] : une fois franchi, nous partons à la conquête de l’Europe", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 7.13). L’opération est périlleuse car les Scythes assaillent les lanceurs qui s’engagent les premiers, contraints à la fois de veiller à l’équilibre de leurs fragiles embarcations afin de ne pas chavirer, et de tirer sur les adversaires afin d’établir une tête-de-pont ("Irrité de ces injures [des Scythes], Alexandre voulut traverser le fleuve et ordonna de préparer les peaux des tentes pour le passage, mais le ciel consulté par des sacrifices n’annonça rien de favorable : ces mauvais présages déplurent au roi, qui céda cependant et renonça à son projet. Les Scythes continuèrent à le provoquer. Il ordonna donc des nouveaux sacrifices. Comme Aristandre lui annonçait toujours des dangers, il déclara : “Aucun danger n’est plus grand que celui s’être, moi le vainqueur de presque toute l’Asie, insulté par des Scythes comme le fut hier Darius III”, ce à quoi Aristandre rétorqua : “Mon devoir est de te dire la volonté des dieux, non pas ce que tu veux entendre”. Toutes les peaux étant prêtes et toutes les troupes étant en armes sur le bord du fleuve pour le franchir, Alexandre actionna les machines. Quelques Scythes furent blessés. L’un d’eux atteint par un trait terrible qui perça le bouclier et la cuirasse tomba de cheval : épouvantés, les autres reculèrent. Alexandre, profitant de leur désordre, fit sonner les trompettes, se jeta le premier dans le fleuve, toute son armée le suivit. Les frondeurs et les archers se lancèrent d’abord pour empêcher, à coups de traits, les Scythes d’approcher la phalange et la cavalerie durant leur traversée", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 4.2-4 ; "A l’avant [des embarcations], se trouvaient des hommes à genoux chargés d’un bouclier pour parer aux flèches des ennemis. Ils protégeaient ceux qui derrière eux devaient actionner les machines de guerre. D’autres hommes sur les bords et à l’arrière abritaient les rameurs, qui n’étaient pas armés. On recourut à la même disposition sur les radeaux qui transportaient les cavaliers, les chevaux étant quant à eux attachés aux embarcations par une courroie et contraint de suivre à la nage. Ceux qui traversaient sur les outres remplies d’herbes sèches étaient protégés par ces embarcations qui les entouraient", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 9.2-4). Heureusement les Scythes s’amassent bêtement sur la rive nord, offrant aux envahisseurs des cibles faciles ("Les cavaliers scythes se rangèrent au bord du fleuve pour tenter d’empêcher les embarcations de passer. Ceux qui étaient à bord, effrayés par la présence de l’adversaire sur la rive opposée, l’étaient encore davantage par le courant contre lequel les pilotes luttaient difficilement. Les soldats, par peur de tomber dans l’eau, refusaient de se tenir debout, ce qui gênait les manœuvres, et rendait leurs tirs inefficaces. Garder l’équilibre et échapper au danger du fleuve parut longtemps plus important qu’attaquer l’ennemi. Les machines permirent cependant à l’opération de réussir, car leurs tirs touchaient immanquablement les soldats massés imprudemment sur la rive, et d’atténuer ainsi les effets des flèches que les barbares lançaient et qui criblaient en tous points les boucliers", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 9.5-8). Enfin ils s’écartent. Les Macédoniens réussissent à débarquer. Mais ils sont vite encerclés, et ils n’ont pas de moyens de riposter puisqu’ils sont à pied alors que l’ennemi est à cheval. Alexandre lance une hipparchie (unité de cavalerie) de mercenaires et quatre escadrons de sarissophores (cavaliers équipés d’une sarisse) pendant que ses fantassins restent près du fleuve pour sécuriser ses arrières. Comme cela ne suffit pas, il engage des archers, le contingent des Agriens, deux hipparchies supplémentaires et des troupes légères, bref, toutes les forces mobiles à sa disposition, pour jouer à égalité contre les cavaliers scythes. Ces derniers cèdent, ils se retirent ("Toute l’armée étant passée sur l’autre rive du fleuve, [Alexandre] détacha contre les Scythes un corps de cavaliers alliés et quatre escadrons de sarissophores. L’ennemi bien plus nombreux soutint leur choc, les entourant avec sa cavalerie pour les accabler de traits, avant de se replier en bon ordre. Les archers, les Agriens et l’infanterie légère sous les ordres de Balakros, volèrent au secours. Dès qu’on en fut aux mains, trois corps d’hétaires et les archers à cheval vinrent les soutenir, Alexandre donna lui-même de front avec toute sa cavalerie. L’ennemi, serré de près par les hommes et les chevaux, ne pouvant plus voltiger et se développer comme auparavant, prit la fuite, laissa mille morts sur le champ de bataille, dont Satrakès l’un des chefs, et cent cinquante prisonniers", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 4.6-8 ; "Dès que les embarcations touchèrent la rive, les soldats protégés par leurs boucliers se mirent debout et, avant même d’en descendre, lancèrent leurs javelots avec précision. Les Scythes prirent peur, ils reculèrent leurs chevaux. Les assaillants sautèrent alors vivement sur la rive en s’encourageant mutuellement, ils bousculèrent leurs adversaires et les repoussèrent des bords. Les cavaliers bien équipés rompirent bientôt les rangs des ennemis, tandis que les autres, protégés par ceux qui se battaient, se préparèrent au combat. Le roi souffrait encore de sa blessure et tenait à force de volonté, on entendait mal ses ordres car la plaie à sa nuque n’était pas encore complètement guérie, mais tout le monde le vit combattre, et sans se soucier des chefs on s’encouragea mutuellement à fondre sur les ennemis sans se soucier de perdre la vie. Les barbares ne purent supporter ni la vue, ni les armes, ni les cris des envahisseurs. Ils s’enfuirent à toute allure sur leurs chevaux", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 9.9-13), mais leurs poursuivants macédoniens ne parviennent pas à les rattraper. Pire : Alexandre tombe malade pour une raison inconnue (à cause de sa blessure contractée devant Cyropolis selon Arrien, ou devant la cité des Mémacéniens selon Quinte-Curce, ou à cause d’une ingestion d’eau malsaine selon Arrien et Plutarque). On revient donc près du fleuve ("L’armée se mit à la poursuite des fuyards, mais elle souffrit beaucoup de la chaleur et de la soif. Alexandre, ayant calmé la sienne avec l’eau malsaine du pays, en fut très incommodé, ce qui arrêta les Macédoniens et permit aux Scythes de se sauver. Alexandre, dangereusement malade, fut reconduit au camp. Ainsi se confirma le mauvais présage d’Aristandre", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 4.8-9 ; "Le roi poursuivit [les Scythes] sur quatre-vingts stades, malgré les secousses qui lui causaient beaucoup de souffrances. Quand il se sentit défaillir, il ordonna aux siens de poursuivre l’ennemi tant que durerait le jour. Il rentra au camp après avoir épuisé ses dernières forces, et y demeura le reste de la journée. […] Les soldats ne rentrèrent au camp qu’aux environs de minuit, après avoir tué beaucoup d’hommes et capturé un plus grand nombre de prisonniers. Du côté macédonien, on compta soixante cavaliers et une centaine de fantassins tués, et mille blessés", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 9.13-16 ; "[Alexandre] avait passé le fleuve Orexartes ["Orex£rthj", autre façon de prononcer le nom du fleuve "Iaxarte/Iax£rthj" ou simple coquille de Plutarque] qu’il confondait avec le Tanaïs, et après avoir mis en fuite les Scythes il les avait poursuivis sur plus de cent stades alors qu’il était affaibli par la diarrhée", Plutarque, Vie d’Alexandre 45 ; "Après le passage du Tanais [Syr-Daria], [Alexandre] combattit les Scythes et les bouscula, il les poursuivit à cheval sur cent cinquante stades mais il fut tourmenté cruellement par la diarrhée", Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre II.9). Cette victoire mitigée (puisque l’ennemi a réussi à s’échapper, et que le vainqueur est contraint de revenir sur ses pas pour se soigner) apporte la soumission spontanée de la tribu scythe des Saces ("Les Saces envoyèrent une délégation promettre de se plier aux ordres du roi : la générosité qu’il témoigna à l’égard des Scythes vaincus les avaient encore plus frappés que sa bravoure, il leur avait effectivement rendu tous les prisonniers sans rançon pour montrer qu’il devait sa victoire au courage et non pas à la haine. Il accueillit favorablement ces délégués saces, en leur envoyant Elpinicos qu’il avait aimé quand il était jeune", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 9.17-19). Pendant ce temps, Andromachos, Ménédèmos et Caranos ont repassé les monts Nourata du nord au sud et sont arrivés dans la vallée de Marakanda. Quand Spitaménès apprend leur venue, il lève le siège de la garnison macédonienne dans la cité, et s’enfuit ("Pendant ce temps les Macédoniens assiégés à Marakanda, pressés par l’ennemi, tentèrent une sortie, en tuèrent quelques-uns et repoussèrent les autres avant de rentrer dans la place sans aucune perte. Spitaménès apprit l’arrivée des Grecs au secours des leurs : il leva le siège et se retira vers les frontières de la Sogdiane", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 5.2-3). Le traducteur d’origine lycienne, nommé "Pharnouchès", entraine les trois stratèges dans une folle course-poursuite loin dans la vallée, vers le nord-ouest, contre Spitaménès qui a remarqué que les cavaliers grecs sont moins endurants que les cavaliers scythes et qui adopte la tactique des Horace contre les Curiace : dès qu’un escadron macédonien faiblit, Spitaménès se retourne et l’élimine, puis il reprend sa fuite en avant jusqu’à temps qu’un autre escadron macédonien faiblisse, qu’il élimine de même, et ainsi de suite ("Pharnouchès, empressé de chasser Spitaménès, engagea sa poursuite avec les siens. Contre toute attente, il tomba sur six cents cavaliers nomades scythes ralliés à Spitaménès. Ranimé par ce renfort, Spitaménès s’organisa pour livrer bataille dans une plaine déserte de Scythie, non pour y attendre Pharnouchès ni fondre sur lui, mais pour harceler l’infanterie ennemie avec les voltigeurs de sa cavalerie. Il évita aisément les incursions des chevaux grecs, les siens étant plus légers, plus frais et plus robustes que ceux d’Andromachos épuisés par leur longue route et le manque de fourrages. Harcelant vivement les Macédoniens, ceux-ci résistèrent et reculèrent, les uns tombèrent percés de flèches, beaucoup d’autres furent blessés", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 5.3-6). Cette tactique s’avère cauchemardesque pour les poursuivants grecs, qui sont exterminés les uns après les autres. Quand les trois stratèges décident de revenir sur leur pas, seuls une quarantaine de cavaliers grecs et trois cents fantassins grecs sont encore valides ("Aristobule dit que les Macédoniens tombèrent dans une embuscade préparée par les Scythes dans un jardin, que Pharnouchès voulut alors se démettre du commandement et le céder aux autres chefs en prétextant être meilleur interprète que stratège, et que sa requête fut vaine parce qu’Andromachos, Caranos et Ménédèmos craignirent de désobéir au roi en acceptant sa demande ou parce qu’ils ne voulurent pas se charger d’une si grande responsabilité et être déclarés personnellement coupables en cas de défaite, enfin que les Scythes profitant de ce trouble les accablèrent et les massacrèrent au point que seulement quarante cavaliers et trois cents fantassins furent sauvés", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 6.1-2). Selon Arrien, Caranos l’un des stratèges est encerclé lors du passage de la rivière Polytimétos, aujourd’hui la rivière Zeravchan, affluent de la rive droite du fleuve Amou-Daria ("Aristobule dit que ce sont les Macédoniens qui ont donné à la rivière traversant la Sogdiane le nom “Polytimétos”, ils en ont forgé beaucoup d’autres en les inventant ou en déformant leurs appellations originelles", Strabon, Géographie, XI, 11.5), et est massacré avec tous ses hommes ("Les Macédoniens se retirèrent en formation carrée en longeant la rivière Polytimétos vers une forêt qui en était voisine. L’hipparque Caranos, sans consulter Andromachos, tenta le passage de la rivière, croyant trouver au-delà une position plus favorable. L’infanterie s’ébranla alors sans en avoir reçu l’ordre, la terreur les précipita dans la rivière, la difficulté d’aborder redoubla le désordre. Les barbares, profitant de la faute des Macédoniens, les pressèrent et avancèrent sur eux jusque dans la rivière, y rejetèrent ceux qui étaient passés, écartèrent les autres du rivage à coups de traits, ils les prirent en tête, en flanc et en queue. Les Macédoniens encerclés tentèrent de se regrouper sur une île de la rivière. Les Scythes et la cavalerie de Spitaménès les cernèrent et les percèrent tous à coups de flèches. Ceux qui avaient été capturés furent égorgés", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 5.6-9). Selon Quinte-Curce, Ménédèmos, autre stratège, est également anéanti avec ses troupes dans un bois ("[Alexandre] avait envoyé Ménédèmos, comme je l’ai dit plus haut, attaquer Spitaménès, responsable de la défection des Bactriens. Ce dernier ne voulut pas se laisser enfermer dans la cité [de Marakanda] : dès qu’il apprit que l’ennemi arrivait, sûr de pouvoir le surprendre, il envoya des Dahes se cacher à un endroit de la route qu’il devait emprunter, situé à travers bois. Chaque cheval portait deux combattants dahes, qui sautèrent brusquement à terre, l’un après l’autre, pour gêner les combats de cavalerie, l’agilité de ces hommes compensant la rapidité des chevaux. Ces soldats qui reçurent l’ordre de cerner le bois, surgirent en même temps devant, derrière, et sur les côtés de l’ennemi. Encerclé de toutes parts, et numériquement inférieur, Ménédèmos résista longtemps, en criant à ses hommes que, tombés dans un traquenard, ils pouvaient se consoler en mourant bravement après avoir massacré beaucoup de leurs adversaires. Il avait un excellent cheval qui lui avait souvent permis de foncer à toute allure sur les rangs serrés de l’ennemi, les dispersant ou les fauchant sur son passage. Touché à plusieurs reprises, car c’était lui qu’on visait, il perdit tout son sang. Il demanda à Hypsidès, un de ses amis, de prendre son cheval pour s’enfuir et sauver sa vie, avant de glisser le long du cheval et de tomber à terre, où il mourut. Hypsidès aurait pu s’enfuir, mais il décida de mourir en vengeant la mort de son ami : il éperonna son cheval, s’élança au milieu des ennemis, et tomba à son tour après s’être battu héroïquement. Les survivants, en voyant cette scène, grimpèrent sur une colline qui dominait la plaine. Spitaménès entoura la position pour que la faim forçât les assiégés à se rendre. Deux mille fantassins et trois cents cavaliers trouvèrent la mort", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 7.31-38). Spitaménès peut reprendre le siège de Maracanda. Alexandre apprend le désastre qui vient de se produire : il interdit sous peine de mort de le rendre public, ce qui sous-entend son historicité ("Alexandre cacha soigneusement ce désastre en interdisant sous peine de mort, à ceux qui réussirent à regagner son camp, de raconter ce qui s’était passé", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 7.39), et il se précipite avec toutes ses forces libérées de la menace scythe du côté d’Alexandrie Eschatè. Quand il apparaît dans la vallée de Marakanda, Spitaménès s’enfuit à nouveau vers le nord-ouest. Alexandre le poursuit. C’est un échec. Spitaménès entraîne l’envahisseur toujours plus loin vers le désert, Alexandre se résigne à faire demi-tour. En représailles à l’anéantissement du corps macédonien, et pour priver Spitaménès de ravitaillement durant la saison froide qui commence, Alexandre crame tout sur son chemin ("Profondément affligé par ce revers, Alexandre voulut conduire l’armée contre Spitaménès. Prenant avec lui la moitié de ses hétaires à cheval, tous les hypaspistes, les archers, les Agriens et le corps le plus léger de la phalange, il marcha vers Marakanda devant laquelle Spitaménès était retourné mettre le siège. Il parcourut la distance de quinze cents stades en trois jours. Le matin du quatrième, il arriva devant la cité : instruit de l’approche d’Alexandre, Spitaménès sans attendre son arrivée avait levé le siège et pris la fuite. Alexandre le poursuivit vivement. Il arriva sur le théâtre de la défaite des siens, ensevelit les morts à la hâte, puis il continua sa route derrière les Scythes jusque dans leurs déserts. Il dut revenir sur ses pas. Il ravagea tout le territoire, extermina les barbares positionnés sur les hauteurs qui avaient pris parti contre les Grecs. Il parcourt ainsi tout le pays qu’arrose le Polytimètos jusqu’à l’entrée du désert où ses eaux disparaissent", Arrien, Anabase d’Alexandre IV.6 ; "Le roi reprit la direction de Marakanda, en ordonnant à Cratéros de le suivre à allure modérée avec le gros de l’armée. Ayant appris sa venue, Spitaménès quitta la cité et s’enfuit vers la Bactriane. Le roi parcourut une grande distance en quatre jours de marche, il parvint à l’endroit où les deux mille fantassins et les trois cents cavaliers de Ménédèmos étaient tombés : il dressa un tertre pour recouvrir leurs dépouilles et leur rendit les honneurs funèbres en usage dans son pays. Cratéros qui suivait avec la phalange, arriva. Pour se venger de tous ceux qui l’avaient trahi, il partagea ses troupes et les envoya brûler les champs et tuer la population mâle", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 9.20-22). Puis il retraverse l’Ochos/Amou-Daria pour passer l’hiver -329/-328 à Bactres. Pour l’anecdote, on suppose que les héritiers des Branchides installés dans la vallée de Nautaka/Shahrisabz, sur la route du retour vers Bactres, sont à ce moment raflés et envoyés prisonniers vers Alexandrie Eschatè, leur cité est rasée par Alexandre aigri (cela choque l’historien Quinte-Curce : "Le roi convoqua les Milésiens qui servaient dans son armée, qui en voulaient toujours aux Branchides. Alexandre les laissa libres de fixer le sort de ces lointains compatriotes qui avaient trahi. Certains dirent que la trahison envers leur communauté d’origine ne méritait aucune clémence, d’autres avancèrent que l’importance de l’exil subi était une peine suffisante. Comme ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord, Alexandre conclut qu’il trancherait pour le mieux. Le lendemain, il invita les Branchides à pénétrer dans la cité avec lui et une patrouille mobile. La porte franchie, la phalange prit position au pied des remparts. Alexandre donna le signal de piller toute la cité qui avait servi de refuge aux traîtres et de massacrer les habitants jusqu’au dernier. On égorgea dans toute la cité les habitants sans défense, rien ne put arrêter le carnage, ni les bandelettes et les prières des suppliants, ni la communauté de langue. Finalement, on sapa les murs à la base pour qu’aucune trace de la cité ne restât. On coupa les arbres des parcs et des bois sacrés, on arracha même les racines, de façon à laisser un champ de ruines et un désert. Ce règlement de comptes aurait pu se justifier si les victimes de cette sauvagerie avaient été des traîtres. Mais ce sont les descendants, des gens qui n’avaient jamais vu la cité de Milet et qui n’avaient donc pas pu la livrer à Xerxès Ier, qui ont été puni pour la faute de leurs ancêtres", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 5.29-35 ; "On raconte comment, dans la même région [de Sogdiane], Alexandre a détruit complètement la cité des Branchides, ainsi appelée parce que Xerxès Ier y avait installés les anciens prêtres d’Apollon qui l’avaient suivi par dépit, ne pouvant plus rester dans leur patrie après avoir traîtreusement abandonné à l’ennemi les richesses du dieu confiées à leur garde et les trésors de Didyme. En rasant cette cité le conquérant a voulu témoigner son horreur face à leur sacrilège et leur trahison", Strabon, Géographie, XI, 11.4). Après la mort d’Alexandre, Séleucos Ier puis Antiochos Ier enverront leur stratège Démodamas ériger un sanctuaire à Apollon Didyméen près d’Alexandrie Eschatè ("Les Bactriens habitent le versant des monts Paropamisades [Hindou-Kouch] opposé aux sources de l’Indus, leur frontière est marquée par le fleuve Ochos [Amou-Daria]. Au-delà se trouvent les Sogdiens, la cité de Panda [alias Marakanda/Samarcande ?], et Alexandrie [Eschatè] fondée par Alexandre le Grand à l’extrémité de leur territoire, les autels dressés par Hercule [alias Héraclès chez les Grecs], Bacchus [alias Dionysos chez les Grecs], Cyrus II, Sémiramis, Alexandre, limite de tous les conquérants, fixée au fleuve Iaxarte [Syr-Daria] que les Scythes appellent “Silis”, qu’Alexandre et ses soldats ont confondu avec le Tanaïs [Don]. Ce fleuve fut franchi par Démodamas, général des rois Séleucos Ier et Antiochos Ier, que je suis ici, qui consacra des autels à Apollon Didyméen", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 18.4) : sera-ce pour remercier l’oracle d’Apollon de Didyme d’avoir été très favorable à la famille séleucide (nous renvoyons sur ce sujet à la fin de notre paragraphe introductif) ? et/ou pour s’attirer la sympathie des rares survivants branchides épargnés par Alexandre et installés de force dans Alexandrie Eschatè ?


A Bactres où il passe l’hiver -329/-328, Alexandre rumine ses récents échecs. Pour calmer ses nerfs, il ordonne la mutilation et la mise à mort de Bessos ("Alexandre laissa Peucolaos en Sogdiane avec trois mille fantassins : c’était suffisant pour contrôler la région. Puis il revint vers Bactres. De là il envoya Bessos à Ecbatane pour qu’il y payât de sa vie l’assassinat de Darius III", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 10.10 ; "Après cette excursion [en Sogdiane], Alexandre revint à Zariaspa [autre nom de Bactres, comme on l’a vu plus haut] pour y prendre ses quartiers d’hiver [-329/-328]. Phrataphernès le satrape de Parthie et Stasanor [satrape d’Arie], envoyés en Arie pour arrêter Arsacès [ex-satrape d’Arie, remplacé par le chypriote Stasanor], l’amenèrent chargé de fers, ainsi que Brazanès ["Braz£nhj", probable corruption de "Nabarzanès/Nabarz£nhj" le chiliarque impliqué dans le complot de Bessos contre Darius III, qui s’est finalement rendu à Alexandre, comme on l’a vu dans le paragraphe précédent] que Bessos avait titularisé satrape de Parthie, et quelques-uns de ses partisans. […] Alexandre ayant convoqué tous les chefs de l’armée amena Bessos, en leur présence lui reprocha sa perfidie à l’encontre de Darius III, lui coupa le nez et les oreilles, et l’envoya vers Ecbatane pour y être supplicié devant les nombreux Mèdes et Perses qui venaient y commercer", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 7.1-3). Il espèce ainsi signifier que, même vaincu en Sogdiane, il demeure vainqueur de Darius III et de Bessos, et qu’il en est l’héritier. Le supplice est spectaculaire pour marquer les esprits, réalisé dans la grande cité d’Ecbatane/Hamadan en Médie pour être visible par le maximum de spectateurs. Son exécution est confiée à Oxathrès frère de Darius III, qu’Alexandre a introduit dans son entourage proche ("Le roi ordonna à Oxathrès, le frère de Darius III qui était l’un de ses gardes du corps, de s’emparer de Bessos, de lui couper le nez et les oreilles, de le crucifier, et de lancer des flèches pour en éloigner les oiseaux", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 5.40 ; "[Alexandre] livra Bessos au frère de Darius III et aux autres parents du Grand Roi mort, pour qu’ils le punissent de son régicide et de sa rébellion. Ceux-ci lui infligèrent toutes sortes de tourments, et, ayant finalement coupé son corps en petits morceaux, les jetèrent çà et là avec des frondes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.83). La cruauté du traitement réservé à Bessos provoque l’indignation de l’historien Arrien, qui interrompt son récit pour livrer son sentiment dans un long aparté, et voit cet événement comme le premier signe du changement en cours chez Alexandre, soldat héroïque et vertueux d’origine modeste se métamorphosant peu à peu en tyran prétentieux et cruel dans la lignée des barbares perses, authentique chef grec ayant grandement honoré la mémoire de ses ancêtres Héraclès et Achille évoluant peu à peu en petit vizir teigneux qui rêve de devenir calife à la place du calife ("Je n’approuve pas cette vengeance horrible [sur Bessos], ces mutilations atroces qu’Alexandre n’aurait jamais commises s’il ne s’était pas laissé entrainer par l’exemple des souverains mèdes, perses ou autres barbares dont il revêtit l’orgueil avec les dépouilles. Je n’approuve pas le changement de costume de ce prince de la race des Héraclides qui a finalement préféré celui des Mèdes à celui de ses pères, et qui n’a pas rougi de remplacer le casque du vainqueur par la tiare des Perses vaincus. Les hauts faits d’Alexandre nous donnent une grande leçon : un mortel peut être comblé de tous les dons de la nature, il peut briller par l’éclat de sa naissance, sa fortune et ses vertus guerrières peuvent même dépasser celles d’Alexandre en subjuguant l’Afrique et l’Asie comme ce dernier et joindre l’Europe à son empire, il n’aura aucun destin heureux si au milieu des succès les plus inouïs il ne conserve pas la plus grande modération", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 7.4 ; cet aparté moral d’Arrien s’apparente à une mise en garde destinée aux Empereurs romains de son temps, successeurs d’Hadrien). Alexandre reçoit des nouvelles troupes fraiches en provenance de Grèce et d’ailleurs ("On vit revenir aussi Epokillos, Mélamnidas et Ptolémée le stratège des Thraces, qui avaient escorté jusqu’au bord de la mer les alliés et l’argent donné à Ménès, tandis qu’arrivant de Grèce Asandros et Néarque amenèrent des nouvelles recrues, suivis par l’hyparque Asclépiodoros [fils de Philon, chargé du recouvrement des tributs à Babylone selon Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.4 précité] l’hyparque de Bessos satrape de Syrie [probable coquille d’Arrien ou d’un de ses copistes, qui écrit "Bessos" au lieu de "Ménès" nommé fin -331 à la tête de la Syrie comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent] à la tête d’autres troupes du bord de mer", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 7.2 ; "[A Bactres], il reçut d’importants renforts : Ptolémée et Mélamnidas amenèrent un contingent de trois mille fantassins et milles cavaliers mercenaires, Asandros arriva de Lycie avec le même nombre de fantassins et cinq cents cavaliers, Asclépiodoros en amena autant de Syrie, Antipatros lui avait envoyé huit mille Grecs dont six cents cavaliers", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 10.11-12), auxquels il impose aussitôt des exercices militaires dans l’optique d’une nouvelle campagne revancharge en Sogdiane pour la belle saison -328.


La seconde expédition en Sogdiane (été -328)


Alexandre reprend la route de la Sogdiane au printemps -328 ("Alexandre marcha de nouveau vers l’Ochos [l’Amou-Daria], contre les Sogdiens retirés dans leurs places fortes après avoir refusé d’obéir au satrape qu’il leur avait donné", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 15.7 ; "Avec ses nouveaux renforts, Alexandre partit rétablir l’ordre troublé par les rebelles et punir les responsables. Il atteignit l’Ochos après trois jours", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 10.13), bien décidé à assoir son autorité sur les cités rebelles de l’année précédente.


Le détail de la suite des opérations demeure sujet à caution car les deux sources principales de l’épopée alexandrine, Arrien et Quinte-Curce, diffèrent, et continuent à provoquer d’âpres débats chez les historiens.


Arrien dit qu’Alexandre divise son armée en cinq corps confiés respectivement à Héphestion, Ptolémée, Perdiccas, Koinos assisté du vieil Artabaze, lui-même commande le cinquième ("[Alexandre] rentra en Sogdiane avec une partie de l’armée, laissant l’autre partie à Polyperchon, Attale, Gorgias et Méléagre en Bactriane avec ordre d’y prévenir les troubles, de contenir les barbares et de combattre d’éventuelles révoltes. Il divisa son armée en cinq corps : le premier était conduit par Héphestion, le deuxième par Ptolémée fils de Lagos, le troisième par Perdiccas, le quatrième par Koinos et Artabaze, lui-même conduisait le cinquième", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 16.1-2). Plus précisément, Koinos et Artabaze sont envoyés vers la basse vallée du Polytimétos/Zeravchan où on suppose que Spitaménès s’est réfugié ("[Alexandre] envoya Koinos et Artabaze chez les Scythes parce qu’on lui avait annoncé que Spitaménès s’était réfugié chez eux", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 16.3). Héphestion quant à lui est chargé de rassembler les populations mâtées et de les déporter dans les cités, où elles seront plus faciles à contrôler ("[Alexandre] chargea Héphestion de peupler les cités de Sodgiane", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 16.3).


Quinte-Curce déclare qu’Alexandre a atteint la "capitale de la Margiane/urbem Margianam", bien identifiée à Merv, près de Mary au Turkmenistan, autour de laquelle il aurait fondé six petits fortins interdépendants ("Après avoir traversé l’Ochos et l’Oxos ["Superatis deinde amnibus Ocho et Oxo" ; Quinte-Curce utilise ces deux appellations, comme si elles se rapportaient à deux cours d’eau distincts !], on arriva dans la capitale de la Margiane. Alexandre fonda six places fortes autour de la cité, deux au sud et quatre à l’est, suffisamment proches les unes des autres pour se porter mutuellement secours, et construites sur les hauteurs. Elles furent à l’époque destinées à contrôler les peuples soumis : aujourd’hui elles ont oublié cette fonction première et obéissent à ceux à qui elles donnaient autrefois des ordres", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 10.15-16). Pline l’Ancien précise que ce réseau de six fortins et la ville elle-même ont été rebaptisés "Alexandrie-de-Margiane", le site a été recouvré rapidement par les autochtones après le départ d’Alexandre, avant d’être reconquis par Antiochos Ier au début du IIIème siècle av. J.-C. et rebaptisé en "Antiochos-de-Margiane" ("La Margiane [est] connue pour ses vignobles, seule région vitifère du pays, totalement entourée de montagnes sur mille cinq cents stades puis de déserts sablonneux difficile à franchir sur cent vingt mille pas, où Alexandre fonda Alexandrie. Cette cité fut détruite par les barbares, Antiochos Ier fils de Séleucos Ier la rebâtit à la manière syrienne, divisant en canaux la rivière Margo [aujourd’hui le Marghab, rivière endoréique dans l’Antiquité, aujourd’hui reliée au fleuve Amou-Daria par le canal du Karakoum] qui la traverse afin d’irriguer toute la région, il la rebaptisa “Antiochos-de-Margiane”, son enceinte mesure soixante-dix stades", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 18.1-2). Les hellénistes sont très partagés sur ce sujet, car on voit sur la carte qu’Alexandrie-de-Margiane/Merv est très loin de Bactres, le point de départ d’Alexandre en -328, en supplément la vallée de Merv est très difficile à atteindre par l’est et par le nord, entourée par le désert du Karakoum qui, aujourd’hui encore, ne dispose d’aucune route bien tracée. Les uns, avec beaucoup de circonvolutions, expliquent qu’Alexandre a pu aller jusqu’à Marakanda/Samarcande en Sodiane puis suivre le cours de la rivière Polytimétos/Zeravchan où ses lieutenants Caranos et Ménédèmos ont été tués quelques mois plus tôt, et, emporté par son désir de vengeance, de vallée en vallée, il serait arrivé à la cité de Boukhara, au confluent de la rivière Polytimétos/Zeravchan et du fleuve Ochos/Amou-Daria, il aurait ensuite suivi des guides autochtones pour traverser la centaine de kilomètres du désert du Karakoum en ligne droite depuis ce confluent jusqu’à la vallée de Merv en Margiane : on oppose à ce scénario le fait qu’aucun auteur ancien n’en parle, or un tel itinéraire constituerait un exploit que les auteurs anciens n’auraient pas omis de raconter. D’autres hellénistes pensent qu’Alexandre a descendu la vallée de l’Ochos/Amou-Daria en espérant prendre les rebelles sogdiens à revers pendant que ses lieutenants - notamment Koinos - les attaquaient de front, mais, arrivé à hauteur du confluent entre Polytimétos/Zeravchan et Ochos/Amou-Daria, au lieu de rejoindre ses lieutenants vers le nord, il aurait bifurqué vers le sud pour on-ne-sait-quelle raison à travers le désert du Karakoum en direction de la vallée de Merv : cet autre scénario laisse aussi dubitatif que le précédent. Une troisième catégorie d’hellénistes, pour essayer de coller avec Arrien et Quinte-Curce qui disent ensemble qu’Alexandre est à Bactres au début du printemps -328 puis à Nautaka quelques mois plus tard, pensent que le nom "Margiane" dans le contexte ne désigne pas le pays de Margiane voisin de la Sogdiane et de la Parthie-Hyrcanie, mais l’une des rivières descendant des hauteurs vers la vallée du Surkhan-Daria ou vers la vallée de Nautaka, autrement dit Alexandrie-de-Margiane ne serait pas à chercher en Margiane mais dans les montagnes du côté de Derbent/Portes de Fer, ce serait un simple poste militaire (ou un réseau de postes militaires, puisque Quinte-Curce parle d’un réseau de six fortins) voué à contrôler la route stratégique entre les deux vallées : cette supposition astucieuse n’explique pas pourquoi Arrien ne parle pas de cette fondation, ni pourquoi aucun géographe antique ni aucun artefact ne mentionne une rivière "Margiane" dans les environs de Derbent/Portes de fer. Une quatrième famille d’hellénistes, enfin, pose simplement qu’Alexandre n’est jamais allé à Merv, n’a jamais fondé Alexandrie-de-Margiane, qui n’est qu’une invention d’Antiochos Ier pour justifier a posteriori sa conquête de Merv et sa fondation d’Antiochos-de-Margiane quelques décennies après la mort d’Alexandre. Le procédé se retrouve dans tous les temps et dans tous les pays : pour légitimer l’appropriation d’un territoire et lui conférer un passé prestigieux, on lui invente un fondateur historique (dans notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile, nous avons vu que c’est probablement le cas pour la cité de Gerasa/Jerash en Jordanie, on doute fortement qu’Alexandre soit passé par ce site mais les habitants ont propagé la rumeur qu’il y est passé pour légitimer leur mainmise sur les richesses locales). Par ailleurs, le passage de Quinte-Curce mentionnant la fondation d’Alexandrie-de-Margiane, par sa brièveté et son incongruité (deux alinéas coincés entre le franchissement de l’Ochos/Amou-Daria au printemps -328 et l’épisode de la roche sogdienne que nous allons aborder juste après), paraît un ajout tardif et maladroit de l’auteur ou d’un de ses copistes. Pour notre part, nous inclinons vers la quatrième hypothèse.


Quinte-Curce raconte ensuite la conquête d’un rocher fortifié, sans indication de lieu, non identifié par les archéologues. Ce rocher est dominé par une troupe sogdienne dirigé par un nommé "Arimazès" dont le statut n’est pas précisé ("Tout le pays était pacifié, à l’exception d’un rocher que le Sogdien Arimazès occupait avec trente mille hommes, qui y avaient stocké de quoi y survivre pendant deux ans. Ce rocher était haut de trente stades et mesurait cent cinquante stades de circonférence, ses parois étaient lisses et abruptes sur toutes ses faces, et le sentier qui y menait était très étroit", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.1-2) : est-ce un ancien satrape perse ? un seigneur local ? un simple commandant militaire au service d’une autorité supérieure ? Arimazès nargue Alexandre en lui disant qu’il ne pourra jamais l’atteindre à moins de voler et de vaincre par les airs. Alexandre relève le défi ("Le site paraissant inaccessible, le roi fut décidé d’abord à poursuivre sa route, avant d’avoir soudainement envie de se mesurer à cet obstacle naturel. Avant d’en organiser le siège, il envoya Cophès le fils d’Artabaze conseiller aux barbares de livrer le rocher. Arimazès, sûr de sa position, se vanta longuement, et finit par lui demander si Alexandre était capable de voler. Alexandre fut si vexé qu’il convoqua ses conseillers habituels pour se plaindre de ce barbare qui se moquait d’eux sous prétexte qu’ils n’avaient pas d’ailes : “Il sera bien obligé de constater dès la nuit prochaine que les Macédoniens savent voler. Choisissez parmi vos hommes trois cents jeunes gens bien entraînés, habitués dans leur pays à suivre leurs troupeaux sur des sentiers étroits au milieu des pierres, et amenez-les-moi”", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.4-7). La nuit venue, il envoie un petit groupe de jeunes gens escalader le rocher par un côté invisible à Arimazès ("Le roi fit un tour à cheval pour trouver l’endroit où la paroi paraissait la moins lisse et la moins abrupte, et ordonna [aux jeunes grimpeurs] de partir de ce côté, en leur souhaitant bonne chance. Vers dix heures du soir, munis de deux jours de vivres, armés seulement d’épées et de lances, ils commencèrent l’ascension", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.14), l’ascension se poursuit tout le jour suivant, certains tombent dans le vide ("La journée fut fertile en émotions et harassante : ils avancèrent à bonne allure, mais la difficulté ne baissait pas et le sommet semblait toujours plus loin, leur cœur se serraient chaque fois qu’un membre du groupe dérapait et tombait du haut de la falaise, rappelant ainsi à tous le sort qui les guettait à tout moment", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.15-17). Finalement les grimpeurs atteignent le sommet du rocher, au-dessus de la position fortifiée occupée par Arimazès ("Malgré ces dangers, ils atteignirent enfin le sommet. Tous étaient épuisés par l’effort ininterrompu, certains souffraient de contusions. La nuit tombait. Ils s’écroulèrent de fatigue, se couchèrent n’importe où au sol, sur les aspérités des rochers, oubliant le danger qui les menaçait, et dormirent jusqu’au matin. Quand ils sortirent du sommeil, ils fouillèrent du regard le plateau en contrebas, pour savoir où l’ennemi était retranché. Quand ils virent de la fumée sortir de la grotte sous leurs pieds, ils comprirent que les assiégés s’y trouvaient cachés. Ils attachèrent donc à leurs lances le signal convenu. Trente-deux hommes en tout étaient mort durant l’ascension", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.17-19), ils informent de loin Alexandre du succès de leur mission ("Le roi, partagé entre l’envie de lancer l’assaut contre le piton et l’inquiétude pour ceux qu’il avait exposés à une mission si périlleuse, était resté debout toute la journée, guettant le sommet de la montagne, acceptant de prendre un peu de repos seulement quand la nuit tomba et que l’obscurité devint totale. Le lendemain, avant le lever du jour, il fut le premier à voir les signaux informant que le sommet était atteint", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.20-21). Alors Alexandre bluffe : ces jeunes gens certes courageux ne peuvent pas vaincre à eux seuls Arimazès, mais Alexandre envoie Cophès fils d’Artabaze demander à Arimazès de se rendre sous peine de voir toutes les troupes grecques devenues des oiseaux fondre sur lui : Arimazès commence par rire de cette menace, jusqu’au moment où Cophès lui montre les jeunes gens au-dessus de sa position, qui s’agitent pour laisser croire qu’ils sont toute une armée. Arimazès prend peur et se rend, il est crucifié ("Cophès fut renvoyé vers Arimazès, à qui il réitéra son conseil de livrer le rocher, et son assurance qu’Alexandre avait d’autres choses à faire que maintenir le siège devant un seul rocher. L’assiégé répondit avec davantage de fierté et d’insolence que la première fois, et ordonna à Cophès de partir. Mais celui-ci, prenant le barbare par la main, lui demanda de sortir avec lui, et quand ils furent dehors il lui montra les jeunes gens sur le sommet : raillant son arrogance, il l’invita à constater que les soldats d’Alexandre avaient des ailes. Au même moment les sonneries retentirent dans le camp, et les cris de toute l’armée montèrent. Cette agitation, qui n’était qu’un bluff comme on en voit souvent à la guerre, provoqua la reddition des barbares, effrayés au point de ne pas remarquer la faiblesse du détachement au-dessus de leurs têtes. Ils s’empressèrent de rappeler Cophès qui s’était éloigné en les laissant à leur frayeur. Trente notables furent nommés pour livrer le rocher contre la promesse qu’on les laisserait partir sains et saufs, mais Alexandre, craignant un revirement des barbares au cas où ils verraient que les jeunes gens étaient si peu nombreux, paria sur sa chance : à l’insolence d’Arimazès, il répondit qu’il exigeait une capitulation sans conditions. Arimazès était prêt à tout pour entretenir un espoir : il descendit vers le camp avec ses proches et des notables. Tous furent fouettés au pied du rocher avant d’être crucifiés", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.23-28 ; notons que cette version de Quinte-Curce au Ier siècle est repris littéralement par Polyen un siècle plus tard : "Alexandre voulait pénétrer en Sogdiane. Le pays est rude et inaccessible, barré par un rocher sur lequel seul les oiseaux montent, entouré de bois épais dont les rares sentiers sont malaisés. Ariomazès [alias "Arimazès" chez Quinte-Curce] avait inversti le rocher et le gardait avec une troupe de Sogdiens bien armés, il y avait amené des réserves d’eau et de vivres. Alexandre fit le tour du rocher à cheval pour l’inspecter, il remarqua un endroit escarpé à l’arrière couvert d’arbres et de buissons, où il envoya trois cents jeunes gens exercés à l’escalade, avec ordre de se hisser les uns les autres avec des cordes puis, arrivés au sommet, de dénouer leurs ceintures blanches, les attacher au bout de longues perches, les élever par-dessus la cime des arbres et de les agiter afin de les montrer à la fois aux barbares sur la hauteur et aux Macédoniens restés en bas. Les jeunes gens montèrent sur le rocher péniblement, puis à l’aube ils agitèrent leurs ceintures blanches. En les voyant, les Macédoniens poussèrent des grands cris. Ariomazès frappé d’étonnement crut qu’un gros contingent était monté et allait tomber sur lui. Admirant la force surhumaine et la fortune d’Alexandre, il se rendit à lui et lui livra le rocher", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.29). La troupe qu’il commandait, ainsi que les habitants réfugiés auprès de lui, sont capturés et déportés vers les autres cités de Sogdiane avec le butin amassé. Quinte-Curce dit que le rocher et la région alentour sont confiés au vieil Artabaze le satrape de Bactriane, on déduit que le rocher sogdien en question se situe dans le voisinage de la Bactriane ("Alexandre répartit l’argent saisi dans les différentes cités qu’il avait fondées, et y déporta les habitants qui se rendirent en masse. La région autour du rocher fut rattachée à l’administration d’Artabaze", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 11.29), sans doute dans la vallée du Surkhan-Daria juste en face de la région de Bactres. Arrien rapporte un récit strictement parallèle, à deux exceptions près : primo, le nom du commandant gardant le rocher n’est pas indiqué, Arrien dit seulement qu’il est sous les ordres d’Oxyartès, que nous avons vu aux côtés de l’usurpateur Bessos dans notre paragraphe précédent, Oxyartès y a installé les membres de sa famille en croyant les préserver de l’envahisseur grec, secundo, Arrien raconte cet épisode non pas parmi les événements du printemps -328 mais parmi ceux du printemps -327. L’anonyme commandant sogdien se moque d’Alexandre en disant que le rocher ne peut être conquis que par les airs et que les Macédoniens n’ont pas d’ailes, Alexandre relève le défi, il convoque des jeunes gens pour escalader le rocher ("Au printemps, [Alexandre] se dirigea vers un rocher inexpugnable en Sogdiane où beaucoup de Sogdiens s’étaient réfugiés, le Bactrien [en réalité Sogdien] Oxyartès qui s’était soulevé contre Alexandre y avait installé sa femme et ses filles. La prise de ce poste enlèverait aux Sogdiens leur dernier bastion. Alexandre s’approcha : il ne vit de tous côtés qu’une hauteur escarpée couverte de neige et inabordable. Les barbares s’étaient approvisionnés pour un long siège et ne manquaient pas d’eau. Alexandre leur proposa une reddition négociée, en leur permettant de se retirer chez eux, mais les barbares certains d’être hors d’atteinte se mirent à rire en lui demandant si ses soldats avaient des ailes. Irrité de cette réponse arrogante, Alexandre pour satisfaire à la fois sa vengeance et sa gloire résolut d’emporter la place. Il publia par un héraut que le premier qui monterait à l’assaut obtiendrait douze talents, et que le deuxième, le troisième et tous ceux qui leur succéderaient obtiendraient des récompenses proportionnées, jusqu’au dernier qui recevrait trois cents dariques", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 18.4-7), ceux-ci grimpent de nuit, et le matin Alexandre bluffe en déclarant aux assiégés que son armée a volé pendant la nuit et qu’elle s’apprête à fondre sur leur position, le commandant sogdien se rend ("Trois cents Macédoniens experts en escalade, animés à la fois par leur courage et par la récompense promise, se présentèrent, équipés de crampons de fer à ficher dans la glace ou dans la roche et de fortes cordes. Pendant la nuit, ils se dirigèrent du côté le plus escarpé et le moins gardé. A l’aide des crampons et d’efforts redoublés, ils parvinrent par différents côtés au sommet. Lors de cette entreprise, trente tombèrent dans les précipices et dans les neiges, on ne put retrouver leurs corps. Les Macédoniens arrivés au sommet élevèrent un drapeau. A ce signal convenu. Alexandre députa un héraut vers les postes avancés des barbares pour leur annoncer qu’ils devaient se rendre, puisqu’ils n’avaient juste qu’à lever les yeux pour constater que les Macédoniens occupaient les hauteurs, et qu’ils avaient donc des ailes. Constatant cela, et s’imaginant que les assaillants étaient en plus grand nombre et mieux armés, les barbares se rendirent", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 19.1-4), tous les soldats et tous les civils réfugiés sur le rocher sont emmenés captifs, dont la jeune Roxane l’une des filles d’Oxyartès immédiatement repérée par Alexandre ("Parmi les prisonniers on compta un grand nombre de femmes et d’enfants, notamment ceux d’Oxyartès dont l’une appelée “Roxane” était nubile depuis peu. Les compagnons d’Alexandre disent qu’elle était la plus belle des femmes qu’ils ont vues en Asie après l’épouse de Darius III, et qu’Alexandre en tomba amoureux dès qu’il la vit", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 19.4-5). Pour notre part, nous pensons qu’Arrien confond maladroitement cet épisode du rocher de Sogdiane avec un autre épisode impliquant un autre rocher que nous raconterons plus loin, autrement dit la conquête du présent rocher date bien du printemps -328, ce rocher se situe dans la région gouvernée par Oxyartès, sans doute la vallée du Surkhan-Daria, la troupe sogdienne qui le garde est commandée par Arimazès lieutenant d’Oxyartès, des civils locaux se sont réfugiés auprès de cette troupe et sont capturés finalement avec elle, parmi lesquels Roxane fille d’Oxyartès.


Arrien et Quinte-Curce raccordent sur la suite. Alexandre atteint Marakanda/Samarcande, où les quatre autres corps de son armée le rejoignent ("Chacun se porta vers différents côtés pour y assiéger des places et contraindre les révoltés à se rendre par la force ou par la composition. Après avoir parcouru la Sogdiane, ces différents corps se réunirent sous les murs de Marakanda", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 16.2 ; "Alexandre revint à Marakanda après avoir rétabli l’ordre en Sogdiane", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 1.7). Soudain, des messagers l’informent que Spitaménès est réapparu au sud, refusant l’affrontement direct, il a attaqué un poste à la frontière de la Bactriane, et se dirige vers Bactres ("Mais Spitaménès, avec une poignée de transfuges sogdiens qui s’étaient retirés en Scythie et six cents cavaliers massagètes, attaqua par surprise une forteresse de Bactriane, égorgea la garnison et en captura le commandant. Enflé de ce succès, il s’approcha peu de jours après de Zariaspa [Bactres], et se contenta de ravager les environs sans l’assiéger", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 16.4). La garnison laissée à Bactres tente de riposter, mais est vaincue ("Les Grecs avaient laissé malades à Zariaspa [Bactres] plusieurs hétaires cavaliers, dont Peithon fils de Sosikléos à la tête de quelques officiers et le citharède Aristonicos. Ils étaient convalescents et pouvaient déjà porter les armes et monter à cheval. Ayant appris l’incursion des Scythes, Ils rassemblèrent quatre-vingts cavaliers mercenaires laissés à Bactres et quelques adolescents et coururent sur les Massagètes. Cette sortie imprévue les rendit maîtres de tout le butin des Scythes, dont ils égorgèrent une grande partie. Mais comme ils se retirèrent en désordre, Spitaménès et d’autres Scythes se mirent en embuscade et fondirent sur eux, tuèrent sept hétaires et soixante mercenaires. Aristonicos périt dans cette action, où il montra la plus grande valeur. Peithon blessé tomba vivant au pouvoir de l’ennemi", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 16.6-7 ; "Des Bactriens exilés dans le pays [de Sogdiane], à la tête de neuf cents cavaliers massagètes, dévastèrent plusieurs villages proches de la frontière. Attinas le commandant militaire de la région partit avec trois cents cavaliers réprimer cet acte de rébellion sans s’aviser du piège qu’on lui tendait : les ennemis avaient effectivement caché des soldats en armés dans un bois qui bordait la plaine, et avaient amené des moutons et guise d’appât pour attirer l’escadron qui ne se doutait de rien. Les hommes avançaient en désordre, Attinas se trouvant à l’arrière avec l’intention d’emmener le bétail, quand les ennemis postés à cet endroit l’attaquèrent par surprise à la sortie de la forêt, et le tuèrent ainsi que tous ceux qui l’accompagnaient", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 1.3-5). Alexandre envoie Cratéros en urgence contrer l’attaque, Cratéros repousse Spitaménès mais échoue à le rattraper ("Instruit de cette défaite, Cratéros marcha contre les Massagètes, qui s’enfuirent aussitôt dans le désert, où mille cavaliers les rallièrent. Cratéros les atteignit et les défit malgré la résistance la plus opiniâtre. Cent cinquante cavaliers scythes demeurèrent sur le champ de bataille, le reste se sauva dans les déserts où les Macédoniens ne purent les poursuivre", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 17.1-2 ; "La nouvelle du désastre parvint rapidement à Cratéros qui se rendit sur les lieux avec toute la cavalerie. Les Massagètes avaient déjà pris la fuite, mais mille Dahes furent écrasés, et cette riposte mit un terme aux défections dans toute la région", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 1.6).


Puis Arrien et Quinte-Curce divergent à nouveau. Quinte-Curce dit qu'Alexandre reçoit la visite de Berdas, qu'il a missionné quelques mois plus tôt chez les Scythes abiens pour conclure une alliance ("Berdas, qui était parti en exploration chez les Scythes du nord du Bosphore [cimmérien, c'est-à-dire l'actuel détroit de Kertch], rejoignit [Alexandre à Marakanda] avec des représentants de ce peuple", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.7). Arrien ne parle pas de ce retour de mission. Nous avons rappelé plus haut que les Scythes abiens, connus dès l'ère archaïque puisqu'ils sont mentionnés par Homère, vivent au nord du lac Méotide/mer d'Azov et au nord de la mer Hyrcanienne/Caspienne : la délégation venue au-devant d'Alexandre en Sogdiane en -329 nomadisait-elle dans le voisinnage, loin de son territoire originel du lac Méotide/mer d'Azov et de la mer Hyrcanienne/Caspienne ? Berdas est-il resté avec eux dans le voisinnage de la Sogdiane, ou a-t-il séjourné dans ce lointain territoire au nord-ouest en hiver -329/-328 avant de revenir en Sogdiane au printemps -328 ? Dans ce dernier cas, Berdas a pu constater de ses propres yeux que la mer Hyrcanienne/Caspienne n'est pas un golfe encaissé de l'hypothétique Océan bordant le tore des terres émergées, et qu'elle ne communique pas avec le lac Méotide/mer d'Azov. Quinte-Curce dit ensuite qu'Alexandre reçoit à Marakanda une délégation de Scythes chorasmiens, qui vivent dans une large vallée aujourd'hui asséchée au sud de la mer d'Aral, où jadis l'Amou-Daria se prolongeait dans le fleuve Ouzboï avant de serpenter vers la mer Hyrcanienne/Caspienne (le fleuve Ouzboï a disparu, et l'Amou-Daria a réorienté son cours vers le nord en direction de la mer d'Aral), autour des cités d'Ourguentch à l'ouest (aujourd'hui le site archéologique de Kounia-Ourguentch au Turkménistan, 42°17'46"N 59°07'56"E, à ne pas confondre avec la moderne ville d'Ourguentch en Ouzbékistan, déplacée à cent cinquante kilomètres au sud-est de son homonyme antique après l'assèchement du fleuve Ouzboï) et d'Akchakhan-Kala à l'est (41°49'41"N 60°43'08"E ; les "Chorasmiens" antiques ont donné leur nom à l'actuelle province ouzbèque de "Khorezm" à la frontière du Turkménistan, au sud de la mer d'Aral), le roi chorasmien "Phrataphernès" lui propose sa propre fille en mariage, ou une noce collective entre des filles de son pays et les principaux capitaines macédoniens ("Des délégués chorasmiens, voisins des Massagètes et des Dahes, vinrent aussi déclarer que leur roi Phrataphernès s'engageait à se mettre sous les ordres d'Alexandre. Ils lui proposèrent d'épouser la fille de leur roi ou, s'il ne voulait pas de cette union, de permettre aux officiers macédoniens de se marier aux grandes familles de leur peuple en attendant l'arrivée de leur roi. Alexandre accorda bon accueil à ces deux délégations [de Scythes abiens et chorasmiens]", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.8-10). Arrien évoque également cette ambassade chorasmienne, mais il la raconte avant le franchissement de l'Ochos/Amou-Daria par Alexandre au printemps -428, autrement dit cette entrevue semble se situer à Bactres et non pas à Samarcande, par ailleurs Arrien nomme "Pharasmanès" le roi chorasmien, étend son influence jusqu'à la Colchide et assimile aux célèbres Amazones les filles chorasmiennes proposées en mariage. Alexandre répond aux délégués que sa préoccupation immédiate est la conquête de l'Inde, il leur promet néanmoins de les recontacter quand, après la conquête de l'Inde, il rentrera en Europe et se lancera dans la conquête des bords du Pont-Euxin/mer Noire ("Les représentants qu'Alexandre avait envoyés en Scythie revinrent, accompagnés de délégués d'un récent successeur d'un roi scythe qui vinrent l'assurer d'une entière soumission, lui apporter les plus grands présents, et lui offrir la fille de leur roi en mariage en gage d'amitié et d'alliance ou, s'il ne voulait pas de cette offre, lui demander de marier les filles de leurs dignitaires scythes avec les officiers de l'armée et les compagnons proches du conquérant, et lui dire que s'il l'exigeait leur roi Pharasmanès viendrait lui-même prendre les ordres d'Alexandre. Ce roi, qui régnait sur les Chorasmiens, vint finalement trouver Alexandre avec quinze cents chevaux, pour l'informer qu'il était voisin de la Colchilde et du pays des Amazones, et que si Alexandre projetait de tourner ses armes de ce côté et de soumettre les peuples voisins du Pont-Euxin il serait son guide et assurerait sa logistique. Alexandre répondit à la députation de ces Scythes avec bienveillance, mais conscient de la situation dans laquelle il se trouvait, il écarta la proposition des mariages, et après couverts d'éloges Pharasmanès et l'avoir assuré de son amitié et rattaché son gouvernement à la satrapie de Bactriane du Perse Artabaze il lui répondit qu'il envisageait dans l'immédiat de se diriger non pas vers le Pont-Euxin mais vers l'Inde, dont la conquête rangerait toute l'Asie sous ses lois, et que quand l'Asie serait soumise il rentrerait en Grèce par l'Hellespont et la Propontide puis tournerait vers le Pont-Euxin avec toutes ses forces de terre et de mer en usant des propositions de Pharasmanès", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 15.1-6). Le nom du roi est assurément "Pharasmanès", il sera porté par plusieurs rois de la dynastie caucasienne des Artaxiades (issue d'Artaxias un des stratèges d'Antiochos III le Grand, placé par celui-ci comme épiscope à la Cour d'Arménie, qui rompra finalement avec les successeurs Antiochos III le Grand, prendra le pouvoir et instaurera sa propre dynastie royale autonome à la tête de l'Arménie et de diverses principautés alentours au début du IIème siècle av. J.-C.), Quinte-Curce a commis une coquille ou a confondu avec "Phrataphernès" le satrape de Parthie-Hyrcanie qui s'est rallié à Alexandre en -330 (nous renvoyons ici à notre paragraphe précédent). Pline l'Ancien au Ier siècle dit que le territoire de Parthie-Hyrcanie s'étend de part et d'autre au sud de la mer Hyrcanienne/Caspienne, entre la basse vallée du fleuve Kyros/Kura et la basse vallée du fleuve Ouzboï ("Au-delà des Portes [caspiennes] on trouve le désert de Parthie et les monts de Cithenie [la chaîne orientale de l'Elbourz, marquant la frontière actuelle entre l'Iran et le Turkménistan], puis la plus agréable province de Parthie appelée “Choara” [où vivent les Chorasmiens, qui ont donné leur nom à l'actuelle province ouzbèque de "Khorezm" à la frontière du Turkménistan, au sud de la mer d'Aral]. […] La capitale de la Parthie est Hécatompyles, à cent trente-trois mille pas des Portes caspiennes. […] Quand on passe [les Portes caspiennes], on trouve aussitôt le peuple caspien jusqu'au littoral, qui a donné son nom aux Portes et à la mer. A l'ouest on trouve des territoires montagneux. Depuis ce peuple jusqu'au Kyros [aujourd'hui le fleuve Kura, qui traverse les actuels Géorgie et Azerbaïdjan avant de se jeter dans la mer Caspienne] on compte cent vingt-cinq mille pas, depuis ce fleuve [Kyros] jusqu'aux Portes [caspiennes] on compte sept cent mille pas", Pline l'Ancien, Histoire naturelle VI.17) : l'imagination des chroniqueurs alexandrins et/ou la propagande des successeurs d'Alexandre visant à légitimer leur mainmise sur l'Arménie et sur les territoires alentours ont contribué à forger la légende d'un lien entre Alexandre, les Chorasmiens des bords du fleuve Ouzboï, la Parthie-Hyrcanie (dont Quinte-Curce confond le satrape avec le roi chorasmien), le Caucase, la Colchide à l'est de Trapézonte, et la plaine de Thémiscyre/Terme où vivent les Amazones à l'ouest de Trapézonte (Diodore de Sicile recopie sans la discuter cette propagande alexandrine, qui place la soi-disant rencontre entre Alexandre et les Amazones non pas en Sogdiane ni en Bactriane vers -328 mais en Hyrcanie vers -330, en établissant un parallèle tacite entre Alexandre et ses glorieux ancêtres Héraclès et Achille ayant combattu les mêmes Amazones en Anatolie à la fin de l'ère mycénienne : "Quand Alexandre fut de retour en Hyrcanie [après avoir ravagé le pays des Mardes], la reine des Amazones vint à lui. Elle s'appelait “Thalestris” et régnait entre le Phase [le Rion] et le Thermodon [le Terme çayı]. Sa beauté et sa force physique étaient exceptionnelles et son peuple l'admirait pour sa bravoure. Elle avait laissé son armée à la frontière de l'Hyrcanie pour se présenter avec trois cents Amazones équipées militairement. Le roi fut émerveillé par l'arrivée de ces femmes renommées. Il demanda à Thalestris la raison de sa venue : elle répondit qu'elle voulait un enfant, que par ses exploits il lui paraissait le plus brave des hommes tandis qu'elle-même était la plus forte et la plus courageuse des femmes, et que l'enfant né de leur union surpasserait tous les autres par sa valeur. Le roi fut charmé et accueillit favorablement sa requête. Il passa treize jours avec elle, l'honora de riches présents, puis la renvoya dans son pays", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.77). Au tournant des Ier et IIème siècles, Plutarque n'est pas dupe de ces bricolages avec la géographie ("[en Sogdiane] vint à [Alexandre] la reine des Amazones, selon la plupart des historiens, dont Clitarque, Polycrite, Antigone, Onésicrite et Istros. Mais Aristobule, le chambellan Charès, Hécatée d'Erétrie, Ptolémée, Anticlide, Philon de Thèbes, Philippe de Theangela, Philippe de Chalcis et Douris de Samos assurent que cette visite n'est qu'une fable. Alexandre lui-même semble les approuver dans une de ses lettres à Antipatros racontant le détail de sa campagne : il dit que le roi des Scythes lui a offert sa fille en mariage, mais il ne parle pas d'une Amazone. Ajoutons que, quelques années plus tard, Onésicrite lut son livre IV [de son Alexandropédie] à Lysimaque devenu roi, racontant la visite de cette Amazone, Lysimaque lui dit en souriant : “Et moi, où étais-je donc alors ?”. Que cet épisode soit authentique ou non, cela n'altère pas l'admiration qu'on peut ressentir pour Alexandre", Plutarque, Vie d'Alexandre 46). En résumé, Alexandre a reçu la visite des Scythes chorasmiens à Samarcande, et non pas à Bactres comme le prétend Arrien qui, dans cette partie de son Anabase d'Alexandre, embrouille son lecteur par sa narration qui ne respecte pas la diégèse (nous verrons juste après qu'Arrien provoque le même flou par son découplage narration/diégèse dans les affaires du meurtre de Kleitos et de la condamnation de Callisthène), ceux-ci lui ont proposé une simple alliance de revers contre les Scythes massagètes alliés à Spitaménès, situés entre eux et Samarcande.


Quinte-Curce dit ensuite qu'Alexandre, dans l'espoir de renouer les liens et rehausser le moral des Macédoniens fatigués de leurs inféconds allers-et-venues en Sogdiane, organise une gigantesque chasse près de Marakanda, dans un lieu appelé "Basista/Bas…sta" en grec ("Sur la chasse de Basista et ses nombreuses bêtes sauvages", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, Epitomé de Metz 35 ; un gros passage du livre XVII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, entre les paragraphes 83 et 84, est perdu, heureusement les historiens au XIXème siècle ont découvert à Metz un manuscrit de la fin de l'ère impériale romaine, qualifié commodément d'"Epitomé de Metz", contenant un abrégé de ce passage perdu) et "Bazaira" en latin (selon Quinte-Curce ; le site de Basista/Bazaira n'a pas encore été localisé par les archéologues). Malheureusement, ça se passe mal. Au cours de la battue, un fauve se précipite sur lui. Le jeune Lysimaque intervient pour parer l'attaque, mais il est écarté abruptement par Alexandre qui lui dit d'un air agacé : "C'est bon ! Je ne suis pas en sucre, je peux me débrouiller moi-même !" avant de tuer crânement l'animal ("[Alexandre] attendit au camp le retour d'Héphestion et d'Artabaze. Quand ils furent là il alla avec eux en un lieu appelé “Bazaira”, un grand parc où étaient enfermés des troupeaux de grands fauves, qui manifestait de façon spectaculaire le goût des barbares pour le faste. […] Il organisa une battue pour faire sortir les fauves. Un lion d'une taille exceptionnelle se précipita sur lui. Lysimaque, le futur roi, était juste à côté de lui : il allait frapper le lion avec son épieu quand le roi le repoussa et lui ordonna de s'éloigner, ajoutant qu'il était aussi capable que Lysimaque d'achever un lion. Le propos, renvoyant à une précédente chasse en Syrie où Lysimaque avait abattu seul un lion gigantesque qui avait manqué de le tuer en lui griffant l'épaule gauche jusqu'à l'os, était malveillant, mais le roi justifia sa prétention en arrêtant ce lion et en le tuant d'un coup", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.10-16). Ce comportement est très mal perçu par les vétérans de Philippe II, qui trouvent qu'Alexandre commence vraiment à oublier sa nature humaine et à se prendre pour un dieu. Ils se fédèrent pour l'obliger à accepter une escorte permanente ("Bien que le roi ait réussi à se tirer d'affaire, les Macédoniens décidèrent que désormais Alexandre se plierait à la règle en usage chez eux et ne chasserait plus à pied sans être entouré de dignitaires et d'Amis", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.18). Et on rentre à Marakanda en silence.


Peu de temps après, le vieil Artabaze démissionne de son poste de satrape de Bactriane pour une raison inconnue (est-il malade ?), Alexandre le remplace par Kleitos, un des vétérans de Philippe II, appartenant à la même génération qu'Antipatros, Antigone, Parménion ("Après le massacre de quatre mille fauves, [Alexandre] convia toute l'armée à un grand festin dans le parc [de Basista/Bazeira]. Ensuite on revint à Marakanda. Artabaze demanda à être relevé de ses fonctions en raison de son âge, Alexandre désigna Kleitos pour lui succéder", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.19), Kleitos est le frère d'Hellanicé l'ancienne nourrice d'Alexandre (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif), il a sauvé la vie à Alexandre lors de la bataille du Granique en -334 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie), il commandait l'Agéma lors de la bataille de Gaugamèles (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile), il a pris la tête de la cavalerie macédonienne avec Héphestion après la déchéance d'Amyntas fils d'Androménos (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale). Lors d'un banquet, Alexandre ivre s'autocongratule encore, attisant l'agacement des vétérans de Philippe II ("Au cours d'un banquet commencé l'après-midi, Kleitos devait préparer l'itinéraire du lendemain. Le roi avait beaucoup bu : sous l'effet du vin, il se vantait sans mesure et assommait tout le monde avec le récit de ses prouesses même si on savait qu'elles étaient authentiques. Les plus âgés gardèrent le silence, jusqu'au moment où il commença à rabaisser les actes de Philippe II : “C'est moi, lança-t-il, qui ai remporté la célèbre victoire de Chéronée [en -338], et mon père a eu la mesquinerie de me confisquer la gloire d'une si belle victoire parce qu'il était jaloux de moi ! Lors d'une dispute entre mercenaires grecs et Macédoniens [à une date indéterminée, dans un contexte non identifié, peut-être lors du retour des Balkans en -340 comme nous l'avons supposé dans notre paragraphe intoductif], Philippe II a été blessé en tentant de les séparer, il est resté à terre, et n'a rien trouvé de mieux que de faire le mort pour sauver sa vie : je l'ai protégé avec mon bouclier, et c'est ma main qui a tué ceux qui se précipitaient sur lui pour l'achever, mon père n'a jamais voulu reconnaître franchement ce fait parce qu'il était furieux de devoir la vie à son fils ! Après la guerre contre les Illyriens que j'ai faite sans lui [quand Alexandre régentait Pella en -341/-340 en l'absence de son père parti assiéger Périnthe et Byzance ?], j'ai écrit à mon père pour lui annoncer ma victoire, la dispersion et la déroute des ennemis : Philippe II a-t-il eu le moindre mérite dans cette affaire ? Ce n'était pas en assistant aux Mystères de Samothrace qu'il aurait pu se couvrir de gloire, mais en mettant l'Asie à feu et à sang et en accomplissant des exploits hors du commun !”. Ces vantardises et d'autres du même genre amusèrent les jeunes, mais déplurent aux plus âgés, car Philippe II avait été leur roi pendant plus longtemps", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.22-27). Kleitos, qui a beaucoup bu aussi, se lâche : il récite ostensiblement des vers d'Andromaque d'Euripide où un personnage accuse les rois d'accaparer la gloire de leurs soldats ("Les trophées ennemis dressés par l'armée glorifient non pas ceux qui ont peiné mais le stratège. Celui-ci a brandi la lance parmi dix mille semblables, et sans avoir accompli davantage il attire la célébrité sur lui seul. Majestueusement installés dans leur charge, les chefs se croient supérieurs au peuple dans la cité, alors qu'ils ne sont rien", Euripide, Andromaque 693-702 ; rappelons que les Macédoniens ont une affection particulière pour Euripide, qui est venu finir ses jours chez eux en hiver -407/-406), il redore la mémoire de Philippe II contre son fils. Alexandre se contient ("Kleitos, également ivre, se tourna vers ses voisins, et déclama des vers d'Euripide de façon que le roi saisît le rythme sans entendre les paroles, qui signifiaient que les Grecs avaient tort d'inscrire le nom des rois sur les trophées et de s'approprier la gloire de ceux qui avaient versé leur sang. Le roi comprit que Kleitos se moquait de lui et demanda à ses voisins de répéter ce qu'il avait dit. Comme ils s'obstinaient à se taire, Kleitos, haussant un peu le ton, rappela les actions politiques et militaires de Philippe II en Grèce en les comparant aux campagnes récentes. Jeunes et vieux commencèrent à s'affronter. Le roi faisait semblant de supporter patiemment qu'on rabaissât sa gloire, mais la colère montait en lui", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.28-31). Kleitos surenchérit en revenant sur l'exécution de Parménion en -330, qu'il n'a pas digérée car Parménion était un ancien compagnon d'armes du temps de Philippe II, et il provoque ouvertement un conflit de générations en clamant que les soldats de la génération précédente, comme l'a exprimé Alexandre le Molosse avant de mourir au champ d'honneur en Italie (nous avons vu cela dans notre paragraphe précédent), se battaient contre des vrais mâles, alors que la génération actuelle à laquelle appartient Alexandre vainquent seulement sur des gros chats (comme à la chasse à Basista/Bazaira récemment), sur des petites frappes (comme Bessos ou Spitaménès, qui refusent lâchement le combat en ligne, fuient ou razzient par-derrière), sur des barbares aux mœurs dégénérées (comme le défunt Grand Roi Darius III, prisonnier du luxe royal, handicapé par les lourdeurs flatteuses de sa smala, de ses serviteurs, de ses ministres), sur des gonzesses (comme Barsine fille d'Artabaze devenue maîtresse d'Alexandre, ou comme Roxane fils d'Oxyartès qu'Alexandre épousera officiellement bientôt pour neutraliser Oxyartès par le mariage après avoir échoué à le soumettre par l'épée : "[Kleitos] osa défendre la mémoire de Parménion, et mettre la victoire de Philippe II sur les Athéniens [à Chéronée en -338] au-dessus de la destruction de Thèbes [par Alexandre en -335]. Par défi et sous l'effet du vin, il déclara finalement : “Quand on doit prendre le risque de mourir pour toi, je suis toujours en première ligne, mais quand tu décernes les récompenses après les victoires les mieux lotis sont ceux qui dénigrent honteusement le souvenir de ton père ! La Sogdiane que tu m'attribues est toujours en guerre : non seulement le pays n'est pas soumis mais il est même irréductible, tu me jettes en pâture à des bêtes féroces assoiffées de sang ! Mais laissons de côté mon cas personnel : tu méprises les soldats de Philippe II, mais oublies-tu que tu serais encore bloqué aujourd'hui devant Halicarnasse si Atharrias ici présent n'avait pas à son âge rappelé au combat les jeunes qui l'abandonnaient ? Et comment as-tu pu soumettre l'Asie avec tes jeunes recrues ? Ton oncle [Alexandre le Molosse] en Italie a répondu : c'est parce que contrairement à ton père qui se battait contre des hommes, toi tu ne te bats que contre des femmes !”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.33-37). Le même épisode se retrouve chez Arrien, mais présenté hors chronologie, en aparté, à la suite de l'exécution cruelle de Bessos en hiver -329/-328, comme un argument supplémentaire de la dérive mégalomane d'Alexandre ("Je raccorde cet événement [la barbare exécution de Bessos] à un autre du même genre un peu postérieur : le malheur subi par Kleitos fils de Dropidos et la souffrance qu'Alexandre en tira", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 8.1). Comme Quinte-Curce, Arrien dit que Kleitos, agacé par les flatteries des jeunes compagnons d'Alexandre au détriment des héros d'antan, et ayant perdu toute retenue sous l'emprise de la boisson, relativise ouvertement les exploits de celui-ci au milieu de la masse vaillante des vétérans de Philippe II ("Les Macédoniens avaient fixé la fête de Dionysos au jour habituel où Alexandre sacrifiait annuellement à ce dieu, mais celui-ci négligea Dionysos et consacra ce jour aux Dioscures, il ordonna en leur honneur des sacrifices suivis d'un festin. Après avoir vidé un grand nombre de coupes selon l'usage des barbares imités par Alexandre, toutes les têtes échauffées par le vin, on parla des Dioscures en remontant leur origine à Zeus et non pas à Tyndare. Certains convives, dans la lignée des flatteurs ruinant les royaumes et les empires, avancèrent que les exploits de Castor et Pollux ne signifiaient pas grand-chose face à ceux d'Alexandre, d'autres blasphémèrent contre Héraclès en accusant le démon de l'envie interdisant aux héros de recevoir dès leur vivant des honneurs légitimes. Kleitos, irrité depuis un certain temps du changement d'Alexandre et des flatteries de ses courtisans, animé par le vin et ne supportant pas par ailleurs les offenses aux dieux et l'abaissement injurieux de la gloire des anciens héros pour relever celle du conquérant, demanda : “Qu'a-t-il accompli de si grand, de si admirable pour mériter de tels éloges ? A-t-il acquis seul la gloire de ses conquêtes, n'en doit-il pas une grande partie aux Macédoniens ?”. Alexandre se sentit offensé par cette remarque de Kleitos, que je n'approuve pas car la sagesse dans une orgie consiste à garder le silence et à ne pas rétorquer aux flatteurs", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 8.2-5). Alexandre excédé demande à ses Amis d'évacuer Kleitos, sur le mode : "Dégage, ou je vais me mettre en colère et tu auras des ennuis", mais Kleitos poussé vers la sortie par les gardes crie soudain que tout ce qu'il a dit est vrai : "Tu me dois la vie au Granique, ô Alexandre ! Tu ne serais pas là si nous n'étions pas en permanence autour de toi pour te protéger, parce que tu n'es pas un dieu mais un sale petit morveux incapable de vivre par lui-même et ingrat !" ("[Alexandre] refoula sa colère et se contenta d'ordonner à Kleitos de quitter la salle, il ajouta seulement : “Si on ne t'arrête pas maintenant, tu vas encore nous répéter que tu m'as sauvé la vie naguère [à la bataille du Granique en -334], comme tu te plais à le rappeler sans arrêt”. Kleitos ayant des difficultés à se lever, ses voisins de table le saisirent et s'efforcèrent de l'emmener, tout en le sermonnant et en essayant de le raisonner. Il entendit cette dernière raillerie du roi tandis qu'on l'expulsait de la salle : il en fut très affecté, et se mit à crier qu'ayant effectivement fait rempart de son corps naguère il ne méritait pas qu'on l'attaquât ainsi dans le dos, et que railler une si belle action passée ne pouvait que provoquer sa colère, il alla jusqu'à lui reprocher l'assassinat d'Attalos, et il finit par se moquer de l'oracle [de Siwah] qui avait vu en Alexandre le fils de Zeus en disant que ses propos à lui était plus vrais que ceux de ce soi-disant père", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.38-42 ; "D'autres rappelèrent les exploits de Philippe II, en les rabaissant ou même en les contestant pour rehausser ceux de son fils. Kleitos hors de lui commença alors un éloge de Philippe II et une satire d'Alexandre, s'exhala en reproches amers, et en tendant la main vers lui d'un air de bravade il cria : “Alexandre, sans le secours de ce bras, tu aurais péri dès le Granique !”", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 8.6-7). C'est le propos de trop. Alexandre explose. Il se lève pour sauter sur Kleitos, mais ses somatophylaques Perdiccas et Ptolémée le ceinturent. Alexandre se débat : "Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! Je le tue ! Je le tue !" ("Le roi fut gagné par une telle colère que même à jeun il aurait été incapable de se contrôler. Il sauta brusquement de son lit. Les Amis furent consternés, ils jetèrent leurs coupes et bondirent à leur tour, inquiets de ce qu'allait faire le roi au comble de l'énervement. Celui-ci prit la lance d'un des gardes et tenta d'en frapper Kleitos qui continuait à débiter des injures, mais Ptolémée et Perdiccas l'en empêchèrent : ils le maîtrisèrent malgré ses efforts pour se dégager, tandis que Lysimaque et Léonnatos lui prirent la lance. Appelant l'armée à la rescousse, Alexandre cria qu'il était victime de son entourage proche comme Darius III récemment, il ordonna que la trompette sonnât le rassemblement des hommes en armes devant ses appartements", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.43-47 ; "Enflammé de colère par l'outrage et les injures de Kleitos, Alexandre s'élança sur lui. On le retint. Il appela alors à grands cris ses hypaspistes, qui ne bougèrent pas. Il s'écria : “Me voilà donc comme Darius III retenu par d'autres Bessos, un roi réduit à son nom !”", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 8.7-8). Après un temps, Perdiccas et Ptolémée relâchent leur étreinte, croyant Alexandre calmé. Mais celui-ci profite de sa liberté retrouvée pour saisir brusquement une lance et la jeter sur Kleitos en criant : "Eh, Kleitos, tu as oublié quelque chose !". Kleitos se retourne plein de fureur : "Oui Kleitos c'est moi ! Qu'est-ce que tu me veux, petit con ?". Il n'a pas le temps d'entamer une nouvelle phrase : la lance lui traverse la poitrine de part en part, tandis qu'Alexandre conclut : "Et dis bonjour de ma part à mon père et à Parménion, vieux débris !" ("La colère qui l'habitait toujours l'empêcha de rien entendre. Encore hors de lui, il se rendit vivement à l'entrée de ses appartements, prit la lance d'un garde qui était de faction, et se posta devant la porte par où devaient nécessairement passer tous ceux qui avaient dîné avec lui. Tout le monde passa. Kleitos sortit le dernier, dans le noir. Le roi demanda : “Qui es-tu ?”, d'une voix qui trahissait l'horreur du crime qu'il était sur le point de commettre. Kleitos s'était calmé après que le roi se fût mis en colère, il répondit simplement que c'était lui, Kleitos, et qu'il quittait la salle. A ces mots, Alexandre lui infligea un coup de lance au côté. Eclaboussé par le sang de sa victime, il s'écria : “Rejoins donc Philippe II, et Parménion, et Attalos !”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.48-52 ; "[Alexandre] réussit à échapper aux bras de ceux qui l'entouraient, il saisit ou reçut la lance d'un de ses gardes, et en perça Kleitos. Aristobule ne rapporte pas l'origine de cette querelle, se contentant de rejeter tout le tort sur Kleitos : il raconte qu'au moment où Alexandre dans son transport s'élança pour le tuer, Kleitos avait été entraîné hors du lieu par Ptolémée fils de Lagos, mais qu'il ne resta pas en retrait et qu'en entendant Alexandre l'appeler il revint en disant : “Voici Kleitos !” avant d'être percé par le trait mortel", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 8.6-8). La nuit passe. Alexandre dessoûle peu à peu. A l'aube, il prend conscience de la gravité de son acte. Quinte-Curce reste très factuel, il montre Alexandre se repentir, se lamenter en paroles ("Quand il fut remis de sa colère et que son ivresse se fut dissipée, Alexandre comprit trop tard la gravité de son acte : pour avoir parlé une fois trop librement, Kleitos qui était un excellent combattant et qui lui avait même sauvé la vie […], avait trouvé la mort, et c'était lui, le roi, qui avait joué le rôle du bourreau, qui avait puni des paroles certes blessantes mais à mettre sur le compte de l'ivresse, par un meurtre inqualifiable", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.1-2) et en postures ("[Alexandre] restait couché par terre, poussant des cris et des gémissements lamentables qui résonnaient dans tout l'appartement, puis il se griffait la figure, suppliant son entourage de ne pas le laisser survivre à un tel déshonneur", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.5), refuser de s'alimenter, se laisser dépérir pendant trois jours ("Au petit matin, Alexandre demanda qu'on lui apportât le cadavre dans sa tente, en l'état, encore couvert de sang. Quand on le déposa devant lui, il s'écria en pleurant : “Voici comment je remercie celle qui m'a élevé [Hellanicé, l'ancienne nourrice d'Alexandre] : ses deux fils ont trouvé la mort devant Milet pour servir ma gloire, et son frère qui restait son unique consolation dans sa solitude a péri de ma main au cours d'un repas ! A qui la malheureuse s'adressera-t-elle ? Je suis le seul qui reste, et le seul dont la vue lui sera toujours odieuse, à mon retour dans ma patrie je ne pourrai plus serrer la main de ma nourrice sans lui rappeler son malheur !”. Comme il ne s'arrêtait pas de pleurer et de pousser des gémissements, ses Amis finirent par enlever le corps. Le roi resta trois jours couché, enfermé dans sa tente", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.8-11), ce n'est que quand ses Amis viennent le voir pour lui signifier que ce comportement est indigne d'un chef, et que Kleitos avait mérité son sort, qu'Alexandre recommence à se nourrir ("Constatant qu'[Alexandre] se laissait mourir, ses aides de camp et ses gardes du corps entrèrent ensemble chez lui : ils finirent par vaincre son entêtement et réussirent péniblement à le nourrir. Pour atténuer ses remords, les Macédoniens prétendirent que Kleitos avait mérité la mort, et ils auraient même laissé son corps sans sépulture si le roi n'avait donné ordre de l'enterrer. Il passa ainsi une dizaine de jours à Marakanda à se remettre de sa honte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.11-13). Plutarque apporte une version un peu différente. La querelle commence par l'évocation de la bataille du Granique ("[Kleitos] alla souper chez le roi qui sacrifiait à Castor et Pollux. On but avec excès. L'un des convives chanta des vers que Pranichos ou Piérion [dont les œuvres n'ont pas survécu] avaient composés contre les capitaines macédoniens récemment battus par les barbares, les couvrant de honte et de ridicule. Les convives les plus âgés, indignés de cette insulte, blâmèrent le poète et l'interprète, mais Alexandre et ses favoris, qui prenaient plaisir à écouter celui-ci, le poussèrent à continuer. Le fier et rude Kleitos, ivre, s'emportant plus que les autres, cria à l'injustice d'outrager, chez les ennemis barbares, des capitaines macédoniens certes malheureux mais toujours plus valeureux que ceux qui les outrageaient. Alexandre rétorqua qu'il plaidait sa propre cause en qualifiant ainsi sa lâcheté de “malheur”. Kleitos se leva brusquement : “Mais c'est ma « lâcheté », toi le soi-disant rejeton des dieux, qui t'a sauvé quand tu tournais le dos à l'épée de Spithridatès [allusion à la bataille du Granique], c'est le sang et les blessures des Macédoniens qui t'ont grandi, au point que tu répudies ton père Philippe pour te croire fils d'Ammon !”", Plutarque, Vie d'Alexandre 50), et elle atteint son paroxysme avec la citation d'Euripide ("Kleitos continua à parler sans ménagement, Alexandre l'accablant d'invectives se leva pour courir à lui, les plus vieux s'efforcèrent d'apaiser le tumulte. Alexandre se tourna vers Xénodochos de Cardia et Artémios de Colophon et leur demanda : “Vous ne trouvez pas que les Grecs au milieu des Macédoniens sont comme des demi-dieux parmi des bêtes sauvages ?”. Loin de se calmer, Kleitos cria à Alexandre de s'exprimer à voix haute, ou de ne plus inviter à sa table des hommes libres et francs, et de choisir plutôt des barbares et des esclaves aptes à vénérer sa ceinture perse et sa robe blanche. Alexandre ne se contint plus, il lui jeta à la tête des pommes qui était posées sur une table et chercha son épée que son somatophylaque Aristophane lui avait ôté par précaution. Tous les convives l'entourèrent et le supplièrent de se retenir. Mais il s'arracha de leurs mains, appella ses gardes d'une voix forte en dialecte macédonien (ce qui manifestait une grande excitation), ordonna au trompettiste de sonner l'alarme. Comme ce dernier hésita et refusa d'obéir, le roi lui donna un coup de poing au visage, ce trompette fut remercié unanimement plus tard pour avoir empêché de provoquer la panique dans tout le camp. Kleitos n'atténuant pas son arrogance, ses proches l'obligèrent péniblement à sortir, mais il rentra par une autre porte en chantant avec mépris et audace ce vers d'Andromaque d'Euripide : “Quel usage pervers les Grecs ont introduit !” [Euripide, Andomaque 693]. Alexandre attrapa la lance d'un de ses gardes, et, quand Kleitos passa plus près pour ressortir, il la lui ficha dans le corps. Kleitos poussa un profond soupir, comme un mugissement, et tomba mort aux pieds du roi", Plutarque, Vie d'Alexandre 51). Le remords d'Alexandre n'apparaît pas progressivement durant la nuit, comme le raconte Quinte-Curce : il est immédiat, le roi meurtrier est empêché de se suicider par son entourage, puis il se retire prostré dans ses appartements ("La fureur d'Alexandre se dissipa immédiatement. Revenu à lui-même, voyant tous ses officiers dans un morne silence, il arracha la lance du corps de Kleitos et voulut se la planter dans la gorge, mais ses gardes arrêtèrent son geste et l'emportèrent de force dans sa chambre. Il passa toute la nuit et le jour suivant à fondre en larmes. Et quand il n'eut plus la force de crier ni de se lamenter, il resta étendu par terre sans proférer une parole, en poussant des profonds soupirs. Ses amis, craignant les suites de ce silence obstiné, forcèrent la porte et entrèrent dans sa chambre : il ne prêta aucune attention à ce qu'ils lui dirent", Plutarque, Vie d'Alexandre 51-52). Arrien quant à lui s'intéresse davantage au jugement que la postérité doit porter sur l'acte d'Alexandre. Arrien est sans pitié face à l'hybris d'Alexandre ("Je blâme Kleitos d'avoir outragé son roi, mais je plains Alexandre de s'être livré à deux passions indignes du sage et du héros : la colère et l'ivrognerie", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 9.1). Il ne croit pas qu'Alexandre se soit effondré au point de vouloir se suicider de remords ("Certains rapportent qu'appuyant aussitôt la base d'une sarisse contre le mur et tournant la pointe vers son cœur, [Alexandre] voulut achever sa vie souillée par le meurtre de son ami. Seul un petit nombre rapporte cette scène. Le plus grand nombre s'accorde sur les détails suivants. Retiré dans sa tente, il arrosa sa couche de larmes, le nom de la victime sortait de sa bouche au milieu des sanglots, il s'adressa à la sœur de Kleitos qui avait été sa nourrice pour lui dire : “Ma seconde mère, vois à quel point je récompense tes soins, moi ton fils : j'ai vu périr les tiens pour moi, et j'ai tué ton frère de ma main, je suis le meurtrier de mes amis”, pendant trois jours il refusa toute nourriture et ne prit aucun soin de sa personne. Les prêtres affirmèrent que tout ceci découlait de la colère indignée de Dionysos, dont Alexandre avait négligé les honneurs. Trop heureux de pouvoir rejeter son crime sur la colère céleste, Alexandre sacrifia à Dionysos dès que ses amis l'eurent décidé à se nourrir à nouveau", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 9.2-5). Surtout, il est scandalisé par les courtisans d'Alexandre, qui tentent de justifier l'injustifiable. Ces personnages ont alimenté les chroniques par leurs flatteries outrancières, comme Nikèsias ("Sur Hégésandros [de Delphes, commentateur du IIème siècle av. J.-C.] dit à propos de Nikèsias, flatteur d'Alexandre : “Alexandre s'agitait pour chasser des mouches cherchant à le piquer. Le flatteur Nikèsias lui dit : “Ces mouches auront l'empire sur toutes les autres, puisqu'elles goûtent ton sang”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.55 ; l'historien Phylarque de Naucratis au IIème siècle av. J.-C. rapporte sur Nikèsias une anecdote révélant qu'Alexandre était parfois exaspéré par les flagorneries de son entourage et bien conscient de ses propres crimes contre les peuples : "Selon le livre VI des Histoires de Phylarque, le flatteur Nikèsias vit Alexandre très agité par l'absorption d'un médicament : “O roi, lui dit-il, que pouvons-nous faire quand les dieux se tordent de douleur ainsi ?”. Alexandre répliqua en levant à peine les yeux : “Quels dieux ? Je suis haï par les dieux !”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.58) ou Anaxarque ("Dans ses Vies, Satyros [de Callatis, biographe du IIIème siècle av. J.-C.] évoque le philosophe eudémonique ["eÙdaimonikÒj", littéralement "qui cherche le "bon/ génie/da…mwn", qui considère le bonheur comme la valeur suprême] Anaxarque parmi les flatteurs d'Alexandre : “Lors d'un voyage avec ce dernier, un coup de tonnerre effrayant retentit, il demanda : « Tu as tonné, ô Alexandre fils de Zeus ? » « Je ne suis pas si redoutable. Moins que toi en tous cas, qui me conseille de servir des têtes de satrapes et de rois lors des banquets »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.57 ; Anaxarque a laissé le souvenir d'un jouisseur prétentieux : "Sur Anaxarque, Cléarchos de Soles écrit dans le livre V de ses Vies : “Quand des richesses déferlèrent sur le bienheureux Anaxarque grâce à l'inconscience de quelques généreux donateurs, il prit l'habitude de se faire servir le vin par une jeune fille nue spécialement choisie pour ses charmes. Cette tenue indécente révélait bien le caractère vicieux de l'homme qui l'employait. Le boulanger d'Anaxarque quant à lui portait des gants et se couvrait le visage quand il malaxait la pâte, afin d'empêcher sa sueur de couler et de se mélanger à celle-ci”. Pour décrire ce vertueux philosophe, citons encore ces vers tirés du Fabricant de lyres d'Anaxilas : “Il huile sa peau avec des onguents jaunes, il étale ses délicates chlamydes, il traîne ses pieds dans de fins escarpins, il mâche des oignons, il dévore des morceaux de fromage, il gobe des œufs, il mange des bigorneaux, il boit du vin de Chio, et pour finir il porte sur ses pièces d'étoffes cousues les jolies lettres d'Ephèse !”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.70). C'est précisément Anaxarque, philosophe opportuniste originaire d'Abdère, qu'Arrien fustige : Anaxarque console Alexandre en le comparant à un dieu nécessairement juste auquel les hommes doivent pardonner les excès passagers de mauvais humeur ("On dit que le sophiste Anaxarque s'avança pour consoler [Alexandre], et qu'en le voyant aussi désolé il déclara en souriant : “Les sages assurent que la justice est éternellement assise à côté de Zeus, ce qui nous garantit que la volonté des dieux est toujours juste. Or la volonté des rois se confond avec celle des dieux”. L'orgueil d'Alexandre reçut cette consolation. Pour ma part je considère que, si Alexandre a crû qu'une pareille maxime pouvait être celle d'un philosophe, il a commis une erreur encore plus grande que la précédente [le meurtre de Kleitos], car effectivement un roi ne doit pas régler la justice mais lui obéir. On raconte qu'Alexandre a voulu qu'on se prosternât devant lui, comme fils d'Ammon et non pas comme fils de Philippe II, il s'est laissé enthousiasmer par ces usages des peuples d'Asie dont il a été jusqu'à emprunter le costume, il a été poussé à ces excès par des sophistes, par Anaxarque et par des poètes épiques comme Agis d'Argos", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 9.7-9). Un autre personnage se démarque en la circonstance, Callisthène d'Olynthe, apparenté à Aristote. Nous avons vu dans notre paragraphe introductif que Callisthène est un ancien camarade d'Alexandre à l'école d'Aristote, il a suivi Alexandre depuis Pella jusqu'en Sogdiane. Et il constate la dérive tyrannique d'Alexandre. Quinte-Curce dit abruptement que "Callisthène retient Alexandre de se suicider" ("[Callisthène] avait retenu le roi de se suicider après le meurtre de Kleitos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.22), mais ne dit pas comment. Arrien comble cette lacune. Il explique que Callisthène, loin de consoler le roi par des flatteries comme le fait Anaxarque, l'accuse au contraire de ne pas être à la hauteur de ses prétentions divines, et va jusqu'à lui dire que ce n'est pas Callisthène qui a besoin d'Alexandre mais Alexandre qui a besoin de Callisthène, car ses comportements indignes de son titre de roi devront être estompés ou corrigés par les écrivains comme Callisthène s'il veut passer à la postérité ("Callisthène d'Olynthe, élève d'Aristote au caractère abrupt, désapprouva ouvertement [Alexandre], avec raison. Il alla même, avec un orgueil condamnable, selon quelques auteurs à l'autorité discutable, jusqu'à prétendre que ses propres écrits étaient au-dessus des exploits d'Alexandre, qu'il ne s'en était pas approché pour acquérir de la gloire mais pour lui en donner, et que c'était par ces écrits qu'Alexandre passerait à la postérité beaucoup plus que par les fables qu'Olympias avait inventées sur sa naissance", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 10.1-2). Le moraliste Plutarque va dans le même sens qu'Arrien. Il rappelle qu'Anaxarque et Callisthène n'ont jamais eu d'affinités, le premier réfutant le réel quand celui-ci contredit ses dogmes et ses intérêts, le second au contraire analyse le réel sans parti-pris et sans craindre de déplaire ("Un jour à table, la conversation tomba sur les saisons et sur la température ambiante. Comme beaucoup d'autres, Callisthène trouvait ce climat plus froid que celui de la Grèce, et les hivers plus rudes. Anaxarque le contredisait avec obstination. “Comment peux-tu soutenir que le climat est le même, déclara Callisthène, en Grèce tu passais l'hiver avec un simple manteau alors qu'ici, même à table, tu te couvres de trois gros tapis !”. Anaxarque fut vivement piqué par cette réplique", Plutarque, Vie d'Alexandre 52). Callisthène s'attire la jalousie des jeunes soldats qui envient son éloquence, et la sympathie des vétérans de Philippe II qui apprécient sa droiture, sa simplicité, son indépendance, son patriotisme. Pour ces deux raisons, il suscite le respect autant que l'exaspération d'Alexandre ("Les sophistes et les flatteurs de la Cour d'Alexandre étaient mortifiés de voir Callisthène envié par les jeunes gens pour son éloquence, et apprécié par les vieux pour sa droiture, sa gravité, sa modestie, qui confirmaient le motif qu'on soupçonnait à sa présence en Asie, celui d'infléchir Alexandre afin de ramener ses concitoyens dans sa patrie et de la repeupler. Sa conduite causa la jalousie, elle prêta aussi le flanc aux critiques de ses ennemis, notamment parce qu'il repoussait souvent les invitations du roi à venir souper chez lui, et, lorsqu'il y allait, son silence et sa gravité montraient qu'il n'approuvait rien de ce qui s'y passait et qu'il n'y prenait aucun plaisir. Alexandre dit de lui : “Mauvais sage est celui qui ne l'est pas pour lui-même” [citation d'une tragédie perdue d'Euripide]", Plutarque, Vie d'Alexandre 53). Quand les deux hommes entrent dans les appartements d'Alexandre, Callisthène entame un discours mesuré, pèse le pour et le contre, il condamne d'un côté l'hybris qui a conduit Alexandre à tuer Kleitos et de l'autre côté l'ivrognerie irrespectueuse et irresponsable de Kleitos, mais Anaxarque s'interpose et pousse Alexandre à mépriser Kleitos, à étouffer son remords, à s'endurcir afin de devenir un roi terrible, impressionnant, au-dessus des lois humaines ("Les courtisans laissèrent entrer Callisthène apparenté à Aristote, et Anaxarque d'Abdère. Callisthène essaya doucement de calmer [Alexandre] en le ramenant aux principes de la morale, il prit des détours pour s'insinuer dans son esprit sans aigrir sa douleur. Anaxarque, entré en philosophie par une voie nouvelle, plein de dédain et d'arrogance envers tous les autres philosophes, parla d'une voix forte dès qu'il pénétra dans la chambre du roi : “Voilà donc l'Alexandre regardé par le monde entier : un esclave en larmes, qui craint les lois et les punitions des hommes alors qu'il devrait incarner la norme et la justice ! A quoi lui servent ses victoires ? A commander et à régner en maître, ou à se laisser dompter par l'opinion du vulgaire ? Ignores-tu, ajouta-t-il en s'adressant directement à lui, qu'on représente Dikè [la Justice] et Thémis assises sur le trône de Zeus pour signifier que les actes d'un roi sont toujours justes et légitimes ?”. Par ce discours et d'autres semblables, Anaxarque effaça la douleur du roi en le rendant dur et injuste. Il s'attira ses faveurs et le dégoûta de plus en plus de la conversation de Callisthène, dont l'austérité devenait insupportable à Alexandre", Plutarque, Vie d'Alexandre 52). Peu de temps après, Callisthène se discrédite encore en répondant à une provocation sournoise d'Alexandre, qui l'invite à prouver son éloquence en improvisant un discours dévalorisant les Macédoniens, ce qui retourne momentanément les vétérans de Philippe II contre lui. Et quand il se rend compte qu'Alexandre l'a piégé, il quitte la table en établissant un parallèle entre la mort de Patrocle abandonné par Achille, et la mort de Kleitos assassiné par Alexandre (rappelons qu'Alexandre descend d'Achille via Néoptolème : "Un jour que Callisthène soupait chez Alexandre avec un grand nombre de convives, on le pria de louer les Macédoniens la coupe à la main. Il traita ce sujet avec tant d'éloquence que tous les assistants se levèrent de table, battirent des mains à l'envi, lui jetèrent des couronnes. Alexandre pour diminuer son mérite cita ce vers d'Euripide : “Qui traite un beau sujet est facilement éloquent” [Euripide, Les bacchantes 266]. Et il ajouta : “Prouve-nous ton talent en blâmant les Macédoniens, afin qu'ils s'améliorent en apprenant leurs défauts”. Callisthène chanta alors une palinodie très libre désavantageant les Macédoniens, il montra que les divisions des Grecs avaient été la seule cause de l'agrandissement et de la puissance de Philippe II, et conclut par ce vers : “Dans les séditions, les méchants seuls gouvernent” [citation d'origine inconnue]. Par ce discours, Callisthène provoqua l'hostilité des Macédoniens, et Alexandre déclara que Callisthène avait moins prouvé son talent que sa haine des Macédoniens. Tel est le récit que Stroibos le lecteur de Callisthène rapporta à Aristote, selon Hermippos [de Smyrne, biographe du IIIème siècle av. J.-C.], qui ajoute que Callisthène, constatant qu'Alexandre était refroidi à son égard, le quitta en lui lançant deux ou trois fois ce vers d'Homère : “Patrocle a péri aussi, qui valait mieux que toi” [Iliade XXI.107]. Aristote avait donc raison de dire que Callisthène “maîtrisait le Logos mais manquait de jugement”", Plutarque, Vie d'Alexandre 53-54). Callisthène ne revient pas sur sa position, il refuse de voir en Alexandre davantage qu'un homme avec ses forces et ses faiblesses ("Son refus obstiné, signe d'un authentique philosophe, d'adorer le roi comme celui-ci l'exigeait, son courage à exprimer publiquement l'indignation que les plus vieux et les plus sensés des Macédoniens ressentaient en secret, épargnèrent aux Grecs une grande honte, et à Alexandre une plus grande encore, qui renonça à le contraindre. Mais Callisthène se perdit parce qu'il sembla forcer le roi plutôt que le persuader", Plutarque, Vie d'Alexandre 54).


Après ce sanglant fait divers qu'on peut dater de l'automne -328, Amyntas est nommé satrape à la tête de la Bactriane en remplacement de Kleitos ("[Alexandre] resta dix jours à Marakanda à se remettre de sa honte [suite à son hybris contre Kleitos]. Puis il envoya Héphestion en Bactriane avec une partie de l'armée s'occuper du ravitaillement pour l'hiver [-328/-327]. Il donna à Amyntas la satrapie qu'il avait primitivement destinée à Kleitos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.13-14 ; "Alexandre nomma Amyntas fils de Nicolaos satrape de la Bactriane, emploi que le vieux Artabaze ne pouvait plus remplir", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 17.3). Arrien dit qu'Alexandre laisse Koinos à Marakanda, avec mission d'empêcher toute nouvelle incursion de Spitaménès et d'amasser du ravitaillement pour l'hiver -328/-327 qui approche ("Il laissa sur place [à Marakanda], en quartier d'hiver [-328/-327], la troupe de Koinos, celle de Méléagre, quatre cents hétaires cavaliers, toute la cavalerie des archers, des Sogdiens et des Bactriens qu'Amyntas avait commandés, avec ordre de protéger le pays et d'empêcher toute nouvelle incursion de Spitaménès", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 17.3). Pendant ce temps, Alexandre avec le gros de l'armée repasse dans la vallée de Nautaka, il s'aventure en amont de la Kachka-Daria, l'une des rivières de la vallée de Nautaka. Il assiège la cité de Xénippe (site archéologique d'Erkurgan à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Karchi en Ouzbékistan, 38°56'55"N 65°42'49"E), où se sont réfugiés les rebelles bactriens ayant suivi Spitaménès quelques mois plus tôt, mais il ne parvient pas à les capturer ("[Alexandre] se rendit à Xénippe, aux confins de la Scythie. La région était très peuplée car la fertilité du sol retenait les autochtones et attirait les étrangers. Les rebelles bactriens qui avaient trahi Alexandre s'y étaient réfugiés : en apprenant que le roi arrivait, les habitants les chassèrent. Ils se rassemblèrent alors, au nombre de deux mille cinq cent environ. Montés sur leurs chevaux, ils pratiquaient le brigandage même en temps de paix : la guerre et surtout la certitude qu'on ne leur pardonnerait pas accrurent encore leur férocité naturelle. Ils attaquèrent par surprise Amyntas le satrape d'Alexandre. Le combat demeura longtemps indécis. Finalement ils prirent la fuite après avoir perdu sept cents hommes dont trois cents furent faits prisonniers. La victoire coûta chers aux Macédoniens qui comptèrent quatre-vingt morts et trois cent cinquante blessés", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.14-17).


La situation se débloque d'une façon inattendue. Lassés d'être continuellement chassés par l'armée grecque, les proches de Spitaménès finissent par l'assassiner, et envoyer sa tête à Alexandre pour lui signifier leur soumission, ou du moins leur neutralité. Selon Arrien, Spitaménès a voulu profiter du retrait d'Alexandre vers le sud, il a concentré ses forces à Gaza/Djizak en projetant une attaque contre Koinos resté seul à Marakanda/Samarcande. Mais Koinos a devancé l'attaque en marchant vers Gaza/Djizak, une bataille a eu lieu on-ne-sait-où entre les deux cités, les troupes de Spitaménès ont été écrasées, et les survivants l'ont tué et ont présenté leur reddition à Koinos ("Spitaménès, voyant les places remplies de garnisons macédoniennes qui lui ôtaient tous moyens d'échapper par la fuite, se porta sur les troupes de Koinos qu'il estima plus fragiles. Arrivé à Gabas ["Gab£j", autre nom ou corruption de "Gaza/G£za" graphiquement proche], poste fortifié massagète à la frontière de la Sogdiane, il entraîna facilement dans son parti trois mille cavaliers scythes pauvres, sans cité, sans retraites fixes, n'ayant rien à perdre et par conséquent toujours prêt à guerroyer. Koinos marcha avec son armée au-devant de Spitaménès, lui livra un combat sanglant : l'avantage resta aux Macédoniens, qui ne perdirent que vingt-cinq cavaliers et douze fantassins tandis que l'ennemi laissa huit cents cavaliers sur le champ de bataille. Après cette défaite, les Sogdiens et les Bactriens qui avaient pris parti pour Spitaménès vinrent trouver Koinos pour se rendre. Les Scythes massagètes s'enfuirent avec leur chef dans le désert après avoir pillé les bagages de leurs alliés. Apprenant qu'Alexandre marchait contre eux, ils lui envoyèrent la tête de Spitaménès, espérant ainsi le détourner de son projet", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 17.4-7). Selon Quinte-Curce, Spitaménès a été tué non pas par ses soldats mais par sa propre épouse, qui comme les soldats ne supportait plus de vivre dans une fuite perpétuelle ("Alexandre décida d'attaquer les Dahes, sachant que Spitaménès se trouvait chez eux. Mais la chance qui jouait toujours en sa faveur termina la guerre à sa place. Spitaménès était follement amoureux de sa femme, qu'il emmenait partout avec lui malgré les dangers, alors que celle-ci ne supportait plus cette fuite continuelle et ces déplacements incessants", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 3.1) : profitant du sommeil de son mari, elle a saisi une épée et l'a occis ("Abusé par la soumission feinte [de sa femme], Spitaménès ordonna qu'un banquet fût servit dans la journée. Le vin et le repas l'alourdit tellement qu'on le ramena dans sa chambre dormant à moitié. Quand sa femme le vit plongé dans un profond sommeil, elle sortit une épée qu'elle avait cachée sous son vêtement, lui coupa la tête, et la donna à l'esclave complice de son crime, dégoulinante de sang", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 3.8-9), et elle a envoyé un de ses esclaves porter la tête de Spitaménès à Alexandre. Ce dernier, effrayé par la traitrise et la barbarie de l'acte, ne manifeste aucun enthousiasme pour cette femme ni pour l'esclave encore maculé du sang de Spitaménès ("[La femme de Spitaménès] emmena l'esclave [complice de l'assassinat, portant la tête de Spitaménès cachée sous son vêtement] au camp macédonien, se présenta avec son vêtement encore couvert de sang, et demanda à voir Alexandre en disant qu'elle avait quelque chose pour lui qu'elle ne pouvait remettre qu'en main propre. Alexandre laissa entrer la barbare. En la voyant couverte de sang, il crut qu'elle venait se plaindre d'avoir été violentée et lui demanda de parler sans crainte. Elle demanda alors qu'on introduisît l'esclave qui attendait à l'entrée. Celui-ci, qui avait apporté la tête de Spitaménès cachée sous son vêtement, avait paru suspect, on l'avait fouillé, il avait alors montré ce qu'il cachait. La pâleur cadavérique avait altéré les traits du visage au point qu'on le reconnaissait à peine. Le roi sortit de sa tente. On lui apprit que l'esclave apportait la tête d'un homme. Il demanda des explications : l'esclave lui apprit la vérité. Alexandre fut partagé par des sentiments contraires. La mort de ce traître, qui aurait pu retarder l'accomplissement des grands projets qu'il nourrissait, lui parut une chance formidable, mais d'un autre côté il était horrifié par l'énormité du crime : cette femme n'avait-elle pas tué par traîtrise un homme à qui elle n'avait rien à reprocher, le père de ses enfants ? Le dégoût fut plus fort que la reconnaissante : il lui interdit de rester au camp, craignant que cet acte de sauvagerie barbare exerçât une mauvaise influence sur les Grecs", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 3.10-15). La tribu scythe des Dahes, qui soutenaient jusqu'alors Spitaménès, se soumettent ("Dès que la mort de Spitaménès fut connue, les Dahes se soumirent à Alexandre. Ils lui livrèrent Dataphernès, complice de la rébellion, après lui avoir passé les chaînes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 3.16).


Alexandre revient dans la vallée de Nautaka, où Koinos le rejoint. Il remanie les satrapies en désignant des nouveaux gouverneurs. Autophradatès le satrape de Tapurie est destitué et emprisonné, son territoire est rattaché à la satrapie de Parthie-Hyrcanie dirigée par Phrataphernès. La Drangiane-Arachosie est rattachée à l'Arie que dirige le Chypriote Stasanor de Soli, cette nomination semble la conséquence de la mort naturelle d'Erigyios ("Un deuil frappa douloureusement le roi à la même époque : un peu avant de rejoindre le camp, il apprit la mort d'Erigyios, un de ses meilleurs officiers", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.40) qu'Alexandre avait chargé de maintenir l'ordre autour d'Alexandrie d'Arie-Artacoana/Hérat (nous renvoyons ici à notre paragraphe précédent). Atropatès, déchu en -330 de sa satrapie de satrape de Médie au profit d'Oxydatès (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe précédent), recouvre son poste car Oxydatès se révèle peu fiable. Un nommé "Staménès" prend la tête de la satrapie de Babylonie à la place du vieux Mazaios récemment décédé ("Koinos et Cratéros rejoignirent Alexandre à Nautaka, où suivant son ordre vinrent aussi le retrouver Phrataphernès le satrape de Parthie et Stasanor le satrape d'Arie. L'armée se reposait en quartier d'hiver [-328/-327] à Nautaka quand Alexandre envoya Phrataphernès chercher Autophradatès le satrape des Mardes et des Tapuriens qui n'avait pas répondu aux appels réitérés du roi, et Stasanor commander les troupes laissées en Drangiane. Atropatès fut nommé satrape de Médie en remplacement d'Oxydatès, dont Alexandre soupçonnait la fidélité. Staménès fut nommé hyparque de Babylonie en remplacement de Mazaios dont on apprit la mort. Sopolis, Epokillos et Menidas coururent en Macédoine lever des nouvelles recrues", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 18.1-3 ; "L'Hyrcanie avec les Mardes et les Tapuriens passa sous l'autorité de Phrataphernès, qui reçut l'ordre d'envoyer à Alexandre son prédécesseur Phradatès [apocope d'"Autophradatès"] pour qu'on le mît en prison. Stasanor remplaça Arsamès [probablement l'un des fils du vieil Artabaze, mentionné chez Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 23.7 précité ; à ne pas confondre avec son homonyme Arsamès satrape de Cilicie, tué à la bataille d'Issos en -333 comme nous l'avons raconté dans notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie] à la tête de la Drangiane. Arsacès fut chargé de la Médie à la place d'Oxydatès. Staménès succéda à Mazaios mort dans l'exercice de ses fonctions", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 3.17).


Arrien et Quinte-Curce parlent ensuite de la conquête d'un rocher non localisé qui ne doit pas être confondu avec celui de la vallée du Surkhan-Daria où Roxane a été capturée. Arrien ne donne pas d'indication géographique, il dit simplement que des gens appelés "Pareitaques/Pareitakhnîn" dirigés par un nommé "Choriènès" s'y sont réfugiés ("La conquête de la Sogdiane étant terminée, Alexandre marcha vers le rocher où des Pareitaques derrière Choriènès et des notables locaux s'étaient réfugiés, qui était un poste aussi imprenable [que le rocher d'Arizamès/Oxyartès, où Roxane a été capturée], haut de vingt stades, d'une circonférence de soixante, escarpé de toutes parts, on n'y montait que par un sentier étroit et difficile où pouvait à peine passer un seul homme, des précipices l'entouraient, et avant d'arriver au pied de la place il fallait en combler la profondeur", Arrien, Anabase d'Alexandre IV.21). Le rocher étant inaccessible sur tout son pourtour, Alexandre entame la construction d'une rampe, secondé par Perdiccas, Léonnatos et Ptolémée. Au début les assiégés rient de ce travail, qui leur semble vain. Mais peu à peu la rampe progresse, les murs protégeant le rocher sont à portée de tir des machines d'Alexandre, les assiégés prennent peur. Choriènès lève le drapeau blanc pour négocier par l'entremise d'Oxyartès ("Alexandre fut excité par le défi, rien ne parut impossible à son courage et à sa fortune. Les sapins abondant dans les environs, il les abattit, en fabriqua des échelles pour descendre dans ces abîmes inaccessibles à tout autre moyen. Alexandre présidait à l'ouvrage pendant le jour à la tête d'une moitié de l'armée, il était relevé pendant la nuit tour-à-tour par Perdiccas, Léonnatos et Ptolémée fils de Lagos qui commandaient chacun un tiers de l'autre moitié de l'armée. La difficulté du terrain était telle que l'entreprise ne put avancer que de vingt coudées le jour et d'un peu moins la nuit. Sur les flancs de l'abîme on enfonça avec effort des crampons à la distance nécessaire pour soutenir la charge, on y attacha fortement des claies ou des fagots entre eux pour former un tablier, qu'on couvrit de terre pour arriver de plain-pied jusqu'à la place. Les barbares avaient commencé par rire de ces efforts qu'ils croyaient inutiles, mais quand ils commencèrent à être à portée de trait tandis qu'eux-mêmes depuis les hauteurs ne pouvaient riposter contre les Macédoniens à couvert sous leurs travaux, Choriènès effrayé envoya un héraut à Alexandre pour demander à conférer avec Oxyartès. Ce dernier lui conseilla de se soumettre au conquérant que nul obstacle ne pouvait arrêter, et en l'assurant qu'il pouvait tout attendre de la bonté d'Alexandre s'il se rendait à lui, lui-même en était un exemple", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 21.1-7). Doit-on déduire que, comme Arimazès sur l'autre rocher quelques mois plus tôt, Choriènès est un ancien lieutenant d'Oxyartès ? S'est-il rebellé contre son roi Oxyartès, qui s'est soumis à Alexandre après la capture de Roxane ? En tous cas Choriènès se range à l'avis d'Oxyartès : il renonce à l'affrontement, il se rend à Alexandre. En retour, ce dernier le traite avec égards, il lui laisse son titre et son poste. Arrien dit que Choriènès, heureux de ce traitement favorable, ne chiche pas son aide à Alexandre par la suite ("Choriènès, convaincu par ce discours [d'Oxyartès], vint trouver le roi avec quelques-uns des siens. Alexandre l'accueillit avec bienveillance, le retint près de lui pendant qu'une partie de ceux qui l'avaient accompagné furent envoyés prendre possession de la place. Alexandre suivi de cinq cents hypaspistes y monta pour la reconnaître, puis, loin d'être offensé de la résistance de Choriènès, il lui rendit le gouvernement de la citadelle et de tous les lieux sur lesquels il s'étendait. Quand l'armée qui avait déjà souffert des rigueurs de la saison [l'hiver -328/-327] et du siège manqua de vivres, Choriènès s'engagea à lui en fournir pendant deux mois : il ouvrit ses magasins, il distribua aux soldats du blé, du vin et des salaisons. Ces denrées ayant été cédées dans les proportions convenues, il montra qu'il n'avait pas épuisé la dixième partie des provisions qu'il avait amassées pour le siège. Alexandre, constatant ainsi qu'il s'était rendu de bonne grâce plutôt que par force, lui marqua alors de nouveaux égards", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 21.8-10). Quinte-Curce raconte la même histoire, à la seule différence que l'assiégé dans son récit se nomme "Sisimithrès" et non pas "Choriènès". Surtout, Quinte-Curce précise la géographie : le rocher en question se trouve dans la vallée de Nautaka, à un endroit où le relief se resserre autour d'un cours d'eau ("Alexandre arriva avec toute l'armée dans le pays de Nautaka. Le satrape Sisimithrès […] avait armé ses sujets, puis avait dressé à l'endroit le plus étroit du défilé un barrage pour en bloquer la circulation. Un torrent coulait au pied de ce barrage, et par-derrière un rocher barrait la route. Un souterrain avait été creusé par les indigènes dans le rocher, la lumière du jour y pénétrait à l'entrée mais dès qu'on avançait un peu il faisait noir et il fallait s'éclairer, cette galerie débouchait en plaine mais seuls les gens du pays en connaissaient l'existence", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.19-21). Cette indication incite une majorité d'archéologues à penser que le rocher se trouve près de l'actuelle Akrabat ou près de l'actuelle G'uzor, ces deux villes proches d'une vingtaine de kilomètres formant effectivement un corridor stratégique entre la vallée de Nautaka/Shahrisabz au nord-est et la haute vallée de la rivière Kachka-Daria (où se trouve Xenippe/Erkurgan qu'Alexandre n'a pas réussi à conquérir quelques mois plus tôt) au nord-ouest, en supplément le site de l'actuel G'uzor constitue le débouché nord de la route montagneuse passant par Derbent/Portes de Fer qui relie la vallée de Nautaka/Shahrisabz à la vallée du Surkhan-Daria, la conquête du rocher par les Grecs est donc impérative s'ils ne veulent pas être bloqués en Sogdiane. Comme Arrien, Quinte-Curce dit qu'Alexandre construit une rampe, les assiégés se sentent perdus, une négociation s'ouvre entre le chef des assiégés et Oxyartès. On remarque que la version détaillée de Quinte-Curce est nettement moins glorieuse pour les belligérants que la version succinte d'Arrien. Chez Arrien, les assiégés sont effrayés et appellent Oxyartès comme négociateur : chez Quinte-Curce au contraire, c'est Alexandre qui ne sait pas comment débloquer la situation et qui appelle Oxyartès pour l'envoyer négocier avec les assiégés. Chez Arrien, Oxyartès présente Alexandre comme un héros invincible : chez Quinte-Curce au contraire, Oxyartès présente Alexandre comme une petite frappe qu'on doit inciter à quitter la Sogdiane au plus tôt, par conséquent on lui livre le rocher, on le flatte, on lui donne tout ce qu'il demande, et quand il aura quitté le pays on éliminera ses garnisons laissées sur place et on reprendra possession du territoire ("Alexandre avança ses béliers et attaqua le barrage dressé par l'ennemi. Presque tous les défenseurs furent abattus par les frondes et les flèches. Ils se dispersèrent. Le roi escalada les ruines du barrage et conduisit l'armée près du rocher. Il fallut traverser le torrent, dans lequel se déversaient toutes les rivières descendant de la montagne. On se mit au travail pour traverser ce gouffre profond : on coupa des arbres et on ramassa des pierres sur ordre d'Alexandre. Les barbares ne savaient pas réaliser des travaux de ce genre : quand ils constatèrent l'achèvement de la route, ils furent pris d'une peur terrible. Le roi profita de leur frayeur pour leur envoyer Oxartès [corruption d'"Oxyartès"], un de leurs compatriotes qui s'était rallié à lui. Celui-ci invita Sisimithrès à livrer le rocher, tandis que le roi approcha les tours pour augmenter leur peur. En voyant les projectiles briller sur les machines, les ennemis choisirent de se réfugier en haut du rocher. Sisimithrès s'affolait et ne savait pas comment se tirer d'affaire. Oxartès [Oxyartès] lui dit de se placer sous la protection des Macédoniens au lieu de tenter l'épreuve de force, il lui conseilla de ne pas retarder l'armée victorieuse qui bouillait de passer en Inde, en lui rappelant que tout opposant attirait sur sa tête le malheur destiné à d'autres", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.22-27). Chez Arrien, le chef des assiégés (Choriènès) se soumet spontanément et pleinement à Alexandre : chez Quinte-Curce au contraire, le chef des assiégés (Sisimithrès) tente de s'enfuir avec sa famille en catimini avant d'être rattrapé, et il se soumet de mauvais gré, parce qu'Alexandre prend ses deux fils comme otages ("Sisimithrès accepta de se rendre. Mais sa mère […] prétendit préférer la mort à la capitulation. […] Il s'empressa donc de rappeler Oxartès [Oxyartès] pour lui préciser qu'il se soumettrait au roi à condition que celui-ci ne parlât à personne des intentions de sa mère […]. Oxartès partit le premier. Sisimithrès se mit en route à son tour accompagné de sa mère, de ses enfants et de toute sa famille sans même attendre la confirmation des requêtes qu'il avait formulées à Oxartès. Le roi envoya un cavalier le sommer de rentrer chez lui, et d'y attendre sa venue. Il arriva peu de temps après, immola des victimes à Athéna Victorieuse, puis il rendit à Sisimithrès sa satrapie et lui promis d'accroître son territoire s'il se montrait un allié fidèle. Il garda ses deux fils avec lui pour leur apprendre le métier des armes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 2.28-33). Plutarque quant à lui synthétise les deux versions à l'avantage d'Alexandre : il présente Sisimithrès comme un couard, et la conquête du rocher comme une épreuve facile ("[Alexandre] assiégea le rocher escarpé, presque inaccessible, de Sisimithrès. Ses soldats étant découragés, il demanda à Oxyartès qui était Sisimithrès. “Le plus lâche des hommes”, répondit Oxyartès. “Alors ce rocher sera aisé à prendre, déclara Alexandre, il suffira d'effrayer cet homme qui y commande”. Il effraya effectivement Sisimithrès, et se rendit maître du rocher", Plutarque, Vie d'Alexandre 58).


Quinte-Curce dit ensuite (Arrien ne mentionne pas cet épisode) qu'Alexandre, estimant ses arrières sécurisés, et pressé de réaffirmer son hégémonie sur toute la Sogdiane, reprend la route du nord, vers Gaza/Djizak. Mais il est stoppé par une tempête phénoménale ("Le roi partit vers le pays de Gazaba [autre appellation de Gaza/Djizak en latin] avec l'armée qui venait de passer deux mois en quartier d'hiver [-328/-327]. Le premier jour, il fit beau. Le lendemain, le ciel s'assombrit : l'orage et la tempête n'éclatèrent pas encore, mais des signes inquiétants annoncèrent déjà un cataclysme. Le troisième jour, des éclairs sillonnèrent le ciel de tous côtés, les lumières qui trouaient l'obscurité aveuglèrent l'armée en marche et l'affolèrent. Les coups de tonnerre étaient presque ininterrompus et on voyait la foudre tomber sans arrêt. Assourdis par le bruit, paralysés par la peur, les hommes n'osaient ni marcher ni s'arrêter. Soudain des torrents de pluie mêlée de grêle s'abattirent sur eux. Ils avaient d'abord compté sur leurs armes pour s'abriter de l'averse, mais elles commencèrent à glisser de leurs mains à cause du froid. Ils ne surent bientôt plus où se mettre car leur situation empirait malgré leurs efforts pour l'améliorer. Les rangs se rompirent, l'armée marcha au hasard à travers bois. Beaucoup se laissèrent tomber de détresse plus que de fatigue, restant prostrés par terre, sur l'eau transformée en glace par l'action du froid", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 4.1-6 ; "Expédition du roi contre les gens de Nautaka ; désastre militaire causé par une tempête de neige", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, Epitomé de Metz 38). L'hiver -328/-327 n'étant pas fini, les soldats souffrent beaucoup du froid et du gel, les décès sont nombreux. On rebrousse chemin très vite ("Mais la nécessité, toujours plus nécessaire que les belles paroles dans les situations critiques, découvrit un remède contre le froid. Les soldats commencèrent à abattre des arbres à coups de hache et à entasser les branches pour en faire des feux. Toute la forêt sembla en flammes, les hommes ne gardant que peu de place pour eux entre les flammes. La chaleur rendit aux membres leur souplesse. La respiration, bloquée par le froid, reprit normalement. Certains se réfugièrent dans des cabanes qu'ils dénichèrent au fond des bois, construites par les barbares. On installa des bivouacs sur le sol détrempé quand la violence des éléments commença à faiblir. La tempête coûta la vie à deux mille hommes, soldats, vivandiers et valets", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 4.11-13). Sisimithrès ravitaille les survivants. Alexandre apprécie son zèle et lui promet de le rembourser. Pour ce faire, il… pille les scythes saces stationnant dans la région qui se sont soumis récemment (selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 9.17-19 précités), et il donne une partie du butin à Sisimithrès ("En présence de ses Amis et de ses officiers, [Alexandre] s'engagea personnellement à rendre tout ce qui avait été perdu [par les soldats dans la tempête de neige]. Cette promesse fut tenue : Sisimithrès lui envoya beaucoup de bêtes de somme et deux mille chameaux, plus des troupeaux de moutons et de bœufs. La distribution dédommagea les soldats et les mit à l'abri du besoin. Après avoir remercié publiquement Sisimithrès, le roi dit aux soldats d'emporter une ration de six jours, et marcha contre les Saces. Il les pilla. Sur le butin obtenu, il préleva trente mille bêtes qu'il envoya en compensation à Sisimithrès", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 4.18-20).


La nature de la guerre en Sogdiane est totalement inédite pour les Grecs, similaire à ce que sera plus tard la guerre en Espagne pour Napoléon Ier. L'adversaire est insaisissable sur le terrain : il refuse la confrontation directe, la bataille rangée, le corps-à-corps, il opte pour une tactique élastique multipliant embuscades, harcèlements, raids éclairs, il ne s'encombre pas avec un butin car il est sûr de récupérer demain ce qu'il cède aujourd'hui. L'adversaire est aussi insaisissable politiquement : Darius III était le sommet d'une grande pyramide dont le socle s'étendait depuis l'Anatolie et l'Egypte jusqu'à l'Inde, Bessos était le sommet d'une petite pyramide dont le socle s'étendait aux comploteurs voisins de la Bactriane, meurtiers de Darius III, tandis que la Sogdiane n'a pas de forme pyramidale, ses chefs n'obéissent à rien ni personne sinon à des alliés opportuns et à leurs intérêts immédiats. La Sogdiane n'a pas de capitale, elle n'est pas centralisée, elle est une mosaïque de peuples apparentés agissant tantôt côte-à-côte tantôt face-à-face. Aucun accord diplomatique ne peut aplanir la situation, Alexandre doit composer en permanence avec des ennemis d'hier, devenus des amis aujourd'hui, qui redeviendront des ennemis demain. Il est dans la même position délicate que Cyrus II au VIème siècle av. J.-C., qui a perdu la vie dans le pays parce qu'il s'est obstiné à lutter contre ces peuples par des moyens conventionnels, ou dans la même position de Darius Ier à la fin du même siècle, qui a vainement cherché une bataille rangée contre les Scythes européens jusqu'au nord du lac Méotide/mer d'Azov, et qui n'a sauvé sa vie que parce qu'il a renoncé sagement quand la pression scythe est devenue trop forte, et s'est replié si vite vers la Thrace que les Scythes n'ont pas pu le rattraper. Alexandre ne veut pas mourir en Sogdiane comme Cyrus II, ni abandonner le territoire conquis comme Darius Ier. Il est conscient que, si les chefs sogdiens coordonnent leur guérilla, il sera rapidement vaincu (les chefs sogdiens ne se battent pas pour l'indépendance de la Sogdiane contre l'envahisseur alexandrin, comme plus tard les Espagnols se battront pour l'indépendance de l'Espagne contre l'envahisseur napoléonien, ils se rebellent non pas pour libérer leur nation commune mais pour sauvegarder leurs domaines respectifs). Les moyens qu'il emploie sont, primo, le diviser-pour-mieux-régner (par exemple à Xenippe/Erkurgan en -327, où il dresse les paysans contre les Bactriens alliés de Spitaménès), secundo, l'extermination de ceux qui refusent de se laisser diviser (par exemple les habitants de la vallée du Polytimétos/Zeravchan en -328, selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 9.22 précité). Mais cette double méthode est cruelle, en contradiction avec l'image divine bienveillante qu'il veut propager, et elle reste précaire car elle mine ses propres effectifs autant que ceux des Sogdiens indociles. Pour asseoir durablement son hégémonie sur la Sodgiane, il recourt alors pour la première fois à la politique que lui souffle probablement son ami Héphestion, héraut de l'utopie universaliste platonienne comme nous l'avons supposé dans notre paragraphe introductif, opposé radicalement en cela à Callisthène qui reste fidèle à l'idéal grec contre tous les barbares : Alexandre veut fusionner Grecs et barbares.


Cette nouvelle politique passe d'abord par une remise en question de la règle antimatrimoniale qu'Alexandre s'est imposée à lui-même depuis son adolescence. Ayant constaté les dégâts des multiples mariages de son père Philippe II avec des filles de notables afin d'en obtenir leur obéissance (avec Audata/Eurydice pour s'allier les Illyriens, avec Kynanè pour intégrer les Macédoniens de la région d'Elimaia, avec Nikèsipolis de Phères et Philinna de Larissa pour s'allier les Thessaliens, avec Olympias pour annexer l'Epire, avec Médée pour s'allier les Gètes, et finalement avec Cléopâtre nièce d'Attalos pour renforcer les liens avec la haute aristocratie macédonienne et engendrer des héritiers génétiquement pûrs, ce qui a provoqué la jalousie d'Olympias et d'Alexandre et hâté sa propre mort et un chaos dynastique, sur tous ces sujets nous renvoyons à notre paragraphe introductif), Alexandre a refusé jusqu'à maintenant de se marier. Mais face à l'impossibilité d'obtenir une décision militaire ou politique en Sodgiane, il se résigne à ce stratagème. Pour pasticher Clausewitz, il comprend enfin que "le mariage est la continuation de la guerre par un autre moyen". Il veut mêler son sang grec à celui des vaincus barbares dans l'espoir de priver ces derniers de prétexte à continuer la guerre dans un premier temps, et qu'ils s'helléniseront dans un second temps. Parmi les captives, il a remarqué la jeune Roxane, l'une des filles d'Oxyartès. Selon Quinte-Curce, il est tombé sous le charme de Roxane quand elle dansait lors d'un grand banquet organisé par Oxyartès à une date inconnue ("On arriva dans le pays du satrape Oxyartès, qui s'était soumis au roi et placé sous sa protection : Alexandre lui avait laissé son pouvoir et demandé deux de ses trois fils pour l'accompagner à la guerre, le satrape les lui avait confiés ainsi que le dernier qui lui restait. Oxyartès donna en l'honneur du roi un grand repas, en déployant beaucoup de faste comme aimaient les barbares. Parmi les réjouissances, il fit entrer trente jeunes filles issues de grandes familles. Parmi elles se trouvait sa propre fille, Roxane, qui tranchait sur les autres par un charme et une distinction naturels inhabituels chez les barbares. Malgré la beauté de celles qui l'entouraient, c'est elle qui attira tous les regards, et le roi fut le premier à succomber", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 4.21-24). Plutarque puise à la même source, en précisant que la tactique du mariage porte ses fruits car les chefs sogdiens se sentent honorés de voir le vainqueur choisir une épouse parmi les vaincus ("Son mariage avec Roxane, dont la jeunesse et la beauté avaient charmé [Alexandre] quand il la vit pour la première fois danser à un banquet, fut motivé par l'amour, mais il arrangea aussi ses affaires, car les barbares se sentirent gratifiés que leur vainqueur choisît une épouse parmi eux", Plutarque, Vie d'Alexandre 47). Arrien de son côté embrouille une nouvelle fois son lecteur en découplant sa narration et la diégèse : il raconte le siège du premier rocher (que nous avons situé dans la vallée du Surkhan-Daria) et la capture de Roxane, et il enchaîne aussitôt sur le siège du second rocher (situé dans la vallée de Nautaka), alors que nous venons de voir que le premier a eu lieu au printemps -328 et que le second a eu lieu à la fin de l'hiver -328/-327, il déclare qu'Alexandre tombe amoureux de Roxane dès qu'il la voit dans le cortège des prisonniers et, dans une prolepse succinte, qu'il l'épouse on-ne-sait-quand ("Alexandre en tomba amoureux [de Roxane] dès qu'il la vit. Il ne voulut pas simplement la violer comme une captive de guerre, il l'éleva au rang d'épouse", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 19.5), il ajoute qu'Oxyartès se rassure en apprenant le mariage de sa fille avec le conquérant, se présente à son nouveau gendre, et en reçoit bon accueil ("Ayant appris que ses filles étaient captives, mais aussi qu'Alexandre s'intéressait à Roxane, Oxyartès reprit confiance, il se rendit auprès d'Alexandre, qui le traita honorablement après l'heureux événement", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 20.4). Le géographe Strabon au Ier siècle av. J.-C. distingue nettement les deux rochers, mais il s'embrouille aussi en confondant Sogdiane et Bactriane, et en inversant les noms des commandants qui les gardent ("[Alexandre] prit aussi par trahison deux rochers fortifiés réputés inexpugnables, celui de Sisimithrès [en réalité Arimazès lieutenant d'Oxyartès] en Bactriane [en réalité en Sogdiane, plus précisément dans la vallée du Surkhan-Daria en face de la Bactriane] où Oxyartès avait installé sa fille Roxane, et celui d'Ariamazès [en réalité Sisimithrès selon Quinte-Curce, alias "Choriènès" chez Arrien, autre lieutenant d'Oxyartès] en Sogdiane [plus précisément dans la vallée de Nautaka] surnommé “Roc de l'Ochos” [en réalité le second rocher est très loin de l'Ochos/Amou-Daria, mais les propagandistes alexandrins lui associent le nom du fleuve afin de le distinguer parmi toutes les montagnes locales, et de signifier que sa conquête constitue un grand exploit]. Les historiens disent que le premier mesurait quinze stades de haut et quatre-vingts stades de circonférence, et qu'à son sommet se trouvait un plateau fertile capable de nourrir une garnison de cinq cents hommes, ils nous montrent Alexandre y recevant un accueil fastueux et y épousant Roxane fille d'Oxyartès. Le rocher sogdien dit “de l'Ochos” était deux fois plus haut", Strabon, Géographie, XI, 11.4). Ce mariage avec une étrangère n'est pas apprécié chez les Macédoniens, qui y voit un indice supplémentaire de la dérive anti-grecque universaliste de leur chef, mais ils gardent le silence car ils n'ont pas envie de provoquer sa colère et de finir comme Kleitos ("Ses Amis eurent honte qu'[Alexandre] ait ainsi choisi son beau-père parmi ceux qui lui étaient soumis, au cours d'un repas bien arrosé, mais depuis le meurtre de Kleitos la franchise n'avait plus cours et les visages exprimèrent l'approbation avec une parfaite servilité", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.30). Cette dérive se confirme quand Alexandre leur demande de l'imiter en épousant des Sogdiennes ("[Alexandre] prétendit que le mariage des Macédoniens avec des femmes perses était essentiel pour établir le royaume sur des bases solides, que c'était le seul moyen de supprimer l'humiliation des vaincus et l'orgueil des vainqueurs, et rappela que son aïeul Achille s'était lui aussi uni à une captive [Briséis, capturée par Achille lors de la guerre de Troie à l'époque mycénienne, finalement accaparée par Agamemnon : la colère d'Achille à l'encontre d'Agamemnon suite à ce différend sur Briséis constitue l'introduction de l'Iliade d'Homère]. Pour qu'on ne trouvât rien à redire, il voulut épouser Roxane dans les formes, à la grande joie du père qui ne pouvait pas espérer mariage plus flatteur : brûlant de passion, le roi demanda qu'on apportât une miche de pain, qu'il trancha d'un coup d'épée et offrit aux dieux selon la coutume macédonienne", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 4.25-27 ; "Comment Alexandre se maria à Roxane fille d'Oxyartès, et poussa beaucoup de ses amis à épouser des filles de notables barbares", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, Epitomé de Metz 39) et quand il confie trente mille jeunes prisonniers barbares, notamment bactriens et sogdiens, à des instructeurs grecs dans le but de les intégrer à l'armée régulière ("Alexandre se rapprocha davantage des us et coutumes des barbares, il s'appliqua réciproquement à lier ces derniers aux mœurs des Macédoniens, dans l'espoir que ce mélange et cette communication mutuelle entre les deux peuples, en cimentant une bienveillance égale, contribueraient plus que la force à maintenir sa puissance quand il s'éloignerait des barbares. Il choisit trente mille jeunes gens parmi eux, qu'il instruisit dans les lettres grecques et forma aux exercices militaires macédoniens, il leur donna plusieurs maîtres qui dirigèrent leur éducation", Plutarque, Vie d'Alexandre 47)


Alexandre associe cette première décision politique à une seconde, qui en est le complément. En même temps qu'il veut élever les barbares au niveau des Grecs par le mariage, il veut abaisser les Grecs au niveau des barbares par la généralisation de la proskynèse. Ce rituel était pratiqué à la Cour des Grands Rois de Perse, il consistait pour les sujets à se prosterner, à s'applatir devant le souverain afin de lui signifier leur soumission et sa toute-puissance. Arrien et Quinte-Curce disent que l'idée d'étendre la proskynèse aux Macédoniens a été inspirée à Alexandre par son entourage de flatteurs, dont Anaxarque ("Alexandre était convenu avec les sophistes et les notables perses qui composaient sa Cour, d'orienter la conversation sur la proskynèse lors du repas. Anaxarque prit la parole pour dire qu'Alexandre méritait davantage d'honneurs qu'Héraclès et Dionysos dont il avait surpassé les exploits par le nombre et la grandeur des siens, que ce héros était leur roi alors que les deux autres étaient des étrangers de Thèbes et d'Argos, que la seule gloire d'Héraclès était de compter Alexandre parmi ses descendants, et que comme la postérité élèverait des autels après la mort d'Alexandre il n'était pas inconvenant de lui décerner des honneurs dès son vivant pour qu'il pût en jouir et en remercier les auteurs", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 10.5-7 ; "Alexandre crut le moment venu de réaliser un rêve qui lui tenait à cœur depuis longtemps, l'obtention des honneurs divins : le titre de fils de Zeus ne lui suffisait plus, il voulait changer les comportements aussi simplement qu'il s'était attribué ce titre, en obligeant les Macédoniens à se prosterner à la manière des Perses en signe de respect. Le désir d'un tel honneur trahit son penchant pour l'adulation, cette séduction à laquelle succombent souvent les rois, et qui détruit les empires beaucoup plus que les ennemis. Ce ne fut pas la faute des Macédoniens, toujours fermement attachés à leurs coutumes nationales, mais celle d'intellectuels grecs dont le faible caractère firent honte à leur profession : un nommé “Agis” d'Argos, le plus exécrable des poètes selon Choirilos [d'Iasos, poète épique de la fin du IVème siècle av. J.-C.], un Sicilien nommé “Cléon”, flatteur-né et exemple parfait des défauts de son peuple, plus généralement les rebuts des grandes cités plurent davantage au roi que son entourage immédiat et ses meilleurs officiers", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.5-8). Alexandre est conscient que cette décision, peu importe qu'elle rélève d'un froid calcul tactique ou d'une authentique inclination mystique, ne sera pas acceptée spontanément par les Macédoniens ("En Parthikène ["Parqik»n", c'est-à-dire le pays des "Pareitaques/Pare‹takai" ; à ne pas confondre avec l'homophone "Parthie/Parq…a", pays des Parthes, au sud-est de la mer Hyrcanienne/Caspienne] où il reposait, [Alexandre] se vêtit pour la première fois comme les barbares, soit pour apprivoiser les habitants en se conformant à leurs us et coutumes, soit pour sonder les Macédoniens sur leur disposition à l'adorer à la manière barbare. Il ne prit pas le costume mède trop étranger, il ne porta pas le pantalon ni la trainée ni la tiare, mais un compromis entre la tenue des Perses et la tenue des Mèdes, moins fastueux que celle-ci mais plus majestueuse que celle-là. D'abord il s'en vêtit pour parler aux seuls barbares, ou en privé avec ses intimes. Puis il la porta publiquement lors des audiences officielles. Ce changement déplut fortement aux Macédoniens, néanmoins leur admiration pour ses autres vertus les rendit indulgents sur son inclination au plaisir et à la vanité : couverts de cicatrices, il avait reçu une flèche qui lui avait cassé un petit os de la jambe, dans une autre occasion il avait reçu une pierre au cou qui avait provoqué son évanouissement, malgré toutes ces blessures il continuait à s'exposer sans ménagement aux plus grands dangers, récemment il avait passé le fleuve Orexartes [l'Iaxarte/Syr-Daria] qu'il confondait avec le Tanaïs, et après avoir mis en fuite les Scythes il les avait poursuivis sur plus de cent stades alors qu'il était affaibli par la diarrhée", Plutarque, Vie d'Alexandre 45). Quinte-Curce raconte qu'Alexandre a orienté malignement la conversation sur le sujet avec ses flatteurs lors d'un banquet, puis a simulé se retirer dans ses appartements ("Un jour de fête, [Alexandre] donna un repas fastueux auquel il avait invité des notables perses en plus des Amis macédoniens ou grecs qui comptaient le plus pour lui. Le roi se mit à table avec eux, puis il quitta la table après un moment", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.9), en réalité il s'est caché derrière un rideau pour écouter les conversations après son retrait, afin de connaître les avis des uns et des autres, en particulier l'avis de son courtisan le plus intelligent et le plus indépendant, et le plus apprécié parmi les Macédoniens, Callisthène. L'un des flatteurs énumère tous les arguments en faveur de la généralisation de la proskynèse, qui fera d'Alexandre un dieu et achèvera l'entreprise de conquête entamée en -334 ("Cléon, comme convenu, entama un panégyrique à la gloire d'Alexandre, en passant en revue ses bienfaits à l'égard [des Grecs] : “La seule façon d'exprimer notre gratitude, dit-il, est de lui reconnaître une essence divine. Que pèsent quelques grains d'encens en échange de tout ce qu'il a fait pour nous ? Le caractère divin que les Perses accordaient à leurs Grands Rois avait une finalité plus politique que religieuse : en assurant sa grandeur ils assuraient leur sécurité. De même Héraclès et Liber [un des surnoms latins de Dionysos], avant leur apothéose, ont dû vaincre la jalousie de leurs contemporains […]. Si vous hésitez, moi je me prosternerai devant le roi quand il rentrera dans la salle. Et vous devriez en faire autant, vous les penseurs, parce que c'est à vous de donner l'exemple en reconnaissant la monarchie de droit divin”. Ces mots visèrent explicitement Callisthène, dont l'autorité personnelle et la franchise déplaisaient au roi comme s'il était le seul à empêcher les Macédoniens de tomber dans une telle adulation", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.9-13). Callisthène scandalisé reprend chacun de ces arguments et les détruit méthodiquement, il dénonce sans détours les impuissantes prétentions des flatteurs et l'orgueil démesuré d'Alexandre ("Tout le monde avait les yeux fixés sur [Callisthène]. Quand le silence fut revenu, il prit la parole : “Si tu avais parlé en présence du roi [Callisthène s'adresse au flatteur Cléon le Sicilien], tu n'aurais pas eu besoin de chercher quelqu'un d'autre pour te répondre : il t'aurait demandé lui-même de ne pas le rabaisser en lui imposant les usages de peuples étrangers lointains et de ne pas dévaluer ses magnifiques victoires en le flattant d'une telle manière. Puisqu'il n'est pas là, je te réponds à sa place : un privilège prématuré est de courte durée, tu prives le roi des honneurs divins en croyant les lui accorder. Du temps est nécessaire en effet pour accepter l'idée qu'un homme est un dieu. Une telle reconnaissance est toujours postérieure à sa mort. […] Tu avances les exemples d'Héraclès et de Liber [Dionysos], auxquels le titre divin a été accordé : crois-tu que la décision de les considérer comme des dieux a été prise au cours d'un simple repas ? Ce n'est que quand ils ont été soustraits à la vue des hommes, que leur gloire été admise dans le ciel. Tu dis que c'est à nous deux, Cléon, de désigner les dieux et d'accorder au roi les honneurs divins, prouve-moi donc ton pouvoir : fais-moi un roi, puisque tu prétends être capable de faire des dieux, ou alors avoue qu'il est plus facile d'offrir le ciel que d'offrir un trône. Ah, je souhaite que les dieux protecteurs ne prennent pas ombrage de tes paroles, Cléon, et qu'ils laissent les choses suivre leur cours, et nous aident à rester fidèles à nos coutumes ! Je n'ai pas honte de ma patrie, moi, et je ne veux pas que les vaincus m'apprennent comment honorer mon roi ! S'ils commencent à dicter notre conduite, je devrais admettre que ce sont eux les vainqueurs !”. L'assistance écouta avec plaisir ce discours de Callisthène, qui passait pour le champion de la liberté publique. Il reçut l'approbation muette des vétérans qui supportaient mal qu'on adoptât des usages étrangers à la place des coutumes de leur pays, il y eut même quelques acclamations", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.14-20). Ainsi informé que les Macédoniens ne sont pas encore prêts à le considérer comme un dieu, Alexandre renonce temporairement à leur imposer la proskynèse. Il revient dans la pièce du banquet, et se contente de recevoir la proskynèse des seuls barbares, tandis que les Macédoniens ricanent ou maugréent ("Le roi n'ignora rien du débat car il se tenait derrière une tenture qui le séparait des lits de table. Il prévint Agis et Cléon : dès que l'incident serait clos il rentrerait, et seuls les barbares se prosterneraient alors selon leur coutume. Peu après il reprit sa place comme convenu, feignant d'avoir eu une affaire urgente à régler. Les Perses commencèrent à se prosterner", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.21-22). Arrien quant à lui dit que Callisthène s'adresse non pas aux flatteurs mais directement à Alexandre, quand celui-ci reçoit la proskynèse de ses courtisans les plus vils : Callisthène retourne contre Alexandre le discours que lui-même a tenu au début de son règne contre Darius III (rapporté par Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 14.5-6 précités), lui reprochant d'être roi par la violence (via la complicité de l'eunuque régicide Bagoas) et par la corruption et non pas selon les lois et la vertu ("Les courtisans qui étaient dans la connivence commencèrent la proskynèse pour adorer le roi. Les Macédoniens gardèrent un silence de désapprobation. Callisthène le rompit le premier : “Oui, sans doute, Alexandre est digne des plus grands honneurs qu'un mortel puisse recevoir. Mais la sagesse enseigne qu'une différence existe entre ceux que l'on doit aux dieux et ceux que l'on accorde aux hommes. Aux dieux on érige des temples et des autels, aux hommes on n'érige que des statues ; les sacrifices, les libations, les hymnes sont pour les dieux, pour les hommes restent seulement nos éloges, les dieux sont retranchés dans leurs sanctuaires, on les adore parce qu'ils sont inapprochables, tandis qu'on peut toujours approcher, toucher, saluer les hommes. Et même parmi les fêtes et les chants en l'honneur des dieux, on différencie nettement les cultes de chacun d'entre eux : comment pourrait-on mettre au même niveau tous les hommages rendus aux héros ? Il n'est pas convenable de confondre tous ces rapports, soit en élevant les hommes jusqu'aux dieux, soit en abaissant les dieux jusqu'aux hommes. Alexandre ne permettrait assurément pas qu'un particulier usurpe le titre et les prérogatives royaux : comment les dieux pourraient-ils pareillement permettre qu'un simple mortel affecte ou obtienne leurs honneurs suprêmes ? Qu'Alexandre soit le premier des héros, le plus grand des rois, le plus illustre des capitaines, nous n'en doutons pas, Anaxarque. Mais n'est-ce pas ton rôle, toi dont il consulte l'éloquence et la philosophie, que de freiner ses excès ? Tu devrais te souvenir que tu ne parles pas ici à un Cambyse II ou à un Xerxès Ier [Grands Rois de Perse du VIème et Vème siècle av. J.-C. qui aux yeux des Grecs sont coupables de s'être grisés de l'héritage considérable de leurs pères respectifs, Cyrus II dans le cas de Cambyse II, Darius Ier dans le cas de Xerxès Ier, et d'avoir choisi la voie de l'hybris plutôt que la voie de la mesure, Cambyse II en essayant d'envahir l'Ethiopie et en méprisant les dieux égyptiens, Xerxès Ier en essayant d'envahir la Grèce et en brûlant Athènes] mais au fils de Philippe II, un descendant d'Héraclès et d'Achille, un prince dont les ancêtres venus d'Argos en Macédoine n'y ont pas acquis un pouvoir par la force et par la violence mais en respectant les lois. Héraclès ne reçut pas les honneurs divins pendant sa vie, et même après sa mort il ne les dut qu'à l'ordre d'un oracle. Si c'est parce que nous sommes en petit nombre au milieu des barbares que tu veux adopter les mœurs de ces derniers, Alexandre, souviens-toi de la Grèce : c'est pour soumettre l'Asie à la Grèce que cette expédition a été entreprise. Espères-tu donc à ton retour forcer les plus libres des hommes, les Grecs, à t'adorer ? Ou bien, si la majorité d'entre eux seront exempts de cette honte, est-ce aux seuls Macédoniens que tu la réserves ? Ou bien ambitionnes-tu un double hommage, homme pour les Grecs et les Macédoniens, dieu pour les barbares ? On fait remonter cet usage des Perses et des Mèdes à Cyrus II le fils de Cambyse Ier, le premier à avoir été adoré ainsi parmi les hommes : souviens-toi plutôt que l'orgueil de ce prétendu dieu a été finalement humilié par les Scythes, un peuple pauvre mais libre [Cyrus II a trouvé la mort en Sogdiane, le pays où se trouve aujourd'hui Alexandre…], que d'autres Scythes ont châtié l'insolence de Darius Ier [lors de son expédition piteuse contre les Scythes d'Europe à la fin du VIème siècle av. J.-C.], que les Athéniens et les Spartiates ont châtié celle de Xerxès Ier [à Salamine en -480, puis à Platée et Mycale en -479], que Cléarque et Xénophon à la tête des Dix Mille ont ébranlé Artaxerxès II [en -401, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe introductif], et que toi-même tu as vaincu Darius III avant de l'imiter”", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 11.1-9). Quinte-Curce et Arrien disent que les cadres macédoniens non seulement refusent de se dégrader dans ce rituel, mais encore ils raillent publiquement ceux qui s'y livrent, cela agace de plus en plus Alexandre, qui cède encore à la colère contre l'un d'eux : il renverse Polyperchon selon Quinte-Curce ("Polyperchon, étendu à côté du roi, se moqua d'un des Perses qui touchait le sol avec son menton, en lui demandant de se baisser encore un peu plus. Alexandre, qui depuis un certain temps déjà se contenait difficilement, laissa éclater sa colère en demandant à Polyperchon : “Tu es donc le seul à croire qu'on se moque de moi quand on se prosterne ?”. L'autre répondit que c'est justement parce que la proskynèse était tout sauf un acte de moquerie, qu'il refusait de la faire, estimant qu'il avait droit lui aussi au respect. Alors le roi le poussa par terre. Comme Polyperchon tomba sur la figure, il s'écria : “Te voilà exactement dans l'attitude qui te semblait ridicule tout à l'heure !”. Il ordonna qu'on le mît sous bonne garde, et laissa partir les autres convives", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.2-3), ou il éjecte abruptement Léonnatos selon Arrien ("Les affidés d'Alexandre accomplirent la proskynèse en silence. Les Perses les plus avancés en âge et en dignité se levèrent et l'adorèrent l'un après l'autre. L'un d'eux l'ayant effectuée de façon outrancière, l'hétaire Léonnatos se mit à rire : Alexandre en fut offensé, et ne pardonna à Léonnatos que bien plus tard", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 12.2). Surtout, la relation entre Alexandre et Callisthène, anciens élèves d'Aristote, se détériore fortement, agravée par le manque de tact de Callisthène et par les agissements malveillants des compagnons de même âge qu'Alexandre, dont Héphestion et Lysimaque ("Un autre fait est raconté par certains. Alexandre couronna une coupe d'or et la présenta autour de lui, d'abord à ceux qui étaient favorables à la proskynèse, le premier après avoir vidé la coupe se leva, se prosterna à ses pieds et reçut un baiser, le rituel se répéta de proche en proche jusqu'à Callisthène, qui s'avança pour recevoir le baiser mais sans s'être prosterné, Alexandre qui parlait avec Héphestion n'aurait pas bougé si l'hétaire Démétrios fils de Pythonaktos ne l'eût averti de la hardiesse téméraire de Callisthène qui, alors repoussé par Alexandre, se retira en disant : “Je ne perds qu'un baiser”", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 12.3-5 ; "Charès de Mitylène raconte que, dans un festin, Alexandre but puis présenta la coupe à l'un de ses Amis. Celui-ci la prit et se leva, se tourna vers les dieux domestiques, but, et, après avoir donné un baiser au roi, se remit à table. Les autres convives accomplirent successivement ce rituel. Callisthène prit la coupe à son tour, tandis qu'Alexandre ne lui prêtait pas attention et parlait avec Héphestion, il vida la coupe puis se déplaça comme les autres afin de donner un baiser au roi. Mais Démétrios surnommé “Pheidon” dit à Alexandre : “O roi, n'accepte pas son baiser, car il est le seul à ne pas t'avoir adoré”. Le roi recula la tête pour ne pas recevoir le baiser. “Eh bien ! dit Callisthène à haute voix, je ne perds qu'un baiser”. Par cette attitude, il incita Alexandre à l'éloigner de lui, et à croire Héphestion qui répétait que Callisthène “trahissait le roi après avoir promis de le servir”. Lysimaque et Agnon aggravèrent l'accusation en disant que ce sophiste se glorifiait de son refus d'adorer Alexandre qu'il assimilait à une victoire contre la tyrannie, que tous les jeunes gens le sollicitaient avec ardeur et s'attachaient à lui comme au seul homme qui fût libre au milieu d'une foule d'esclaves", Plutarque, Vie d'Alexandre 54-55 ; "Le roi pardonna à Polyperchon après l'avoir boudé un certain temps. Il en voulut beaucoup plus à Callisthène, dont il se méfiait depuis longtemps à cause de son esprit frondeur", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 6.1 ; "[Alexandre] adopta ensuite un usage qu'il n'avait pas encore osé emprunter aux orgueilleux Grand Rois perses, craignant d'instaurer trop vite trop de nouveautés odieuses : au lieu de le saluer, il voulut qu'on se prosternât devant lui. Nul ne s'opposa plus vivement sur ce sujet que Callisthène", Justin, Histoire XII.7). Arrien, sans prendre parti pour Alexandre dont il condamne l'arrogance déplacée dans le contexte (Alexandre veut être honoré comme un dieu par la proskynèse alors que ses opérations militaires en Sogdiane depuis deux ans se sont toutes soldées par des résultats mitigés), n'approuve pas néanmoins l'attitude de Callisthène, qui manque de retenue, de détachement philosophique, qui martèle un discours tranché alors que la situation difficile des Grecs en Sogdiane requiert plutôt l'apaisement autour du roi et l'union sacrée contre les barbares. Cela explique, à défaut de la justifier, l'attitude hostile d'Alexandre dans l'affaire des pages que nous raconterons juste après ("Je n'insisterai pas sur les fautes d'Alexandre, mais je ne peux pas davantage applaudir le caractère excessif du philosophe Callisthène. Dans ces circonstances, pour être utile à un roi, on doit effectivement rester modéré, savoir en ménager les intérêts. La haine d'Alexandre contre Callisthène paraît justifiée par la rudesse, la franchise et la vanité que celui-ci développa à contretemps. C'est de là que vient la promptitude d'Alexandre à croire en ceux qui accusèrent Callisthène d'avoir pris part à la conjuration formée contre lui par les adolescents attachés à son service, voire même de les y avoir excités", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 12.6-7). Valère Maxime dit la même chose ("Aristote envoya son élève Callisthène auprès d'Alexandre en lui conseillant de limiter ses entretiens avec lui ou d'employer à son égard le langage le plus agréable, afin que son silence le préservât du danger ou que son propos lui attirât les faveurs du roi. Mais Callisthène reprocha à Alexandre d'oublier la Macédoine quand celui-ci voulut recevoir le salut à la manière perse, et, par affection pour le roi, il s'attacha à le ramener malgré lui aux mœurs macédoniennes", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VII.2, Exemples étrangers 11). L'historien Timée de Tauroménion, contemporain des faits, va jusqu'à soupçonner que Callisthène n'est qu'un vil sophiste sous l'habit du philosophe, qui se complait dans l'opposition à Alexandre parce qu'il y jouit d'un auditoire important qu'il n'a jamais trouvé dans le domaine intellectuel ("Timée déclare que Callisthène n'était qu'un flatteur, que nul n'était aussi étranger que lui à l'esprit scientifique puisqu'il prêtait attention au vol des corbeaux et aux femmes en proie au délire corybantique, et qu'il a bien mérité le châtiment que lui a infligé Alexandre dont il avait perverti le caractère", Polybe, Histoire, XII, fragment 12b.2). Pour l'anecdote, l'affaire de la proskynèse laisse les Spartiates de glace quand elle leur parvient ("Après la défaite de Darius III et la conquête du royaume de Perse, Alexandre ne mit plus de bornes à ses vues ambitieuses. Enivré par sa fortune, il s'érigea lui-même en dieu, et demanda aux Grecs de le reconnaître comme tel. Idée absurde : comment pouvait-il obtenir des hommes ce que la nature lui avait refusé ? Plusieurs décrets furent adoptés. Celui des Spartiates fut le suivant : “Alexandre veut être dieu, qu'il le soit”. Ce laconisme conforme à leur génie cingla l'extravagance d'Alexandre", Elien, Histoires diverses II.19). A Athènes en revanche, les avis sont partagés. Démade, qui a toujours eu une position ambiguë à l'égard des Macédoniens depuis l'époque de Philippe II (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif), bascule dans l'adulation hystérique : il propose d'élever Alexandre au rang des dieux de l'Olympe, sa proposition est rejetée ("Démade proposa à l'Ekklesia de reconnaître Alexandre comme le treizième des grands dieux. Indigné par cette impiété visant à élever un mortel au niveau des Olympiens, le peuple condamna Démade à une amende de cent talents", Elien, Histoires diverses V.12). Un orateur nommé "Pythéas", dont nous savons seulement qu'il trouve que les discours de Démosthène trop travaillés ("L'éloquence politique doit être ni trop brillante ni trop affectée, comme celle des orateurs qui recherchent les termes les plus élégants et précieux, et elle ne doit pas être trop travaillée, comme celle de Démosthène dont Pythéas disait que “ses discours sentaient l'huile” [allusion à l'huile de la lampe à la lueur de laquelle Démosthène écrit ses discours ; pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 16 précité, rapporte aussi que Démosthène "n'éteint jamais sa lampe", autrement dit il réécrit sans arrêt ses discours, même la nuit]", Plutarque, Préceptes politiques), tourne en dérision les adorateurs d'Alexandre en réclamant également des honneurs divins puisqu'il est plus âgé qu'Alexandre ("Le rhéteur Pythéas s'opposa aux honneurs que les Athéniens décernaient à Alexandre. On lui reprocha d'être trop jeune pour oser donner son avis sur un sujet aussi important. Il rétorqua : “Eh quoi ! Alexandre que vos décrets considèrent comme un dieu n'est-il pas plus jeune que moi ?”", Plutarque, Préceptes politiques). Démosthène se distingue par son silence assourdissant.


Cette nouvelle politique de fusion des peuples ne porte pas de résultats positifs immédiats : les Sogdiens refusent toujours de se soumettre. Les Pareitaques notamment, que nous supposons vivre dans la vallée du Surkhan-Daria, sous l'autorité d'Oxyartès, n'acceptent pas le mariage de leur princesse Roxane avec l'envahisseur et résistent à toutes les injonctions de soumission. Arrien et Quinte-Curce disent qu'Alexandre doit envoyer Cratéros soumettre deux chefs récalcitrants, probablement des vassaux rebelles d'Oxyartès dans la haute vallée du Surkhan-Daria. Cratéros vainc rapidement ces deux chefs rebelles. Quinte-Curce ajoute que Polyperchon est envoyé parallèlement soumettre une région appelée "Bubacène" en latin, que les archéologues soupçonnent correspondre à la vallée de la rivière Kafirnigan, affluent de l'Ochos/Amou-Daria, servant aujourd'hui de frontière entre l'Ouzbékistan et le Tadjikistan : la vallée du Karirnigan à l'est étant strictement parallèle à la vallée du Surkhan-Daria à l'ouest, reliées au nord par l'étroit corridor d'Hisor (38°29'05"N 68°35'31"E, près duquel se développera Douchanbé, actuelle capitale du Tadjikistan), Cratéros aurait chassé les Pareitaques insoumis vers l'amont de la seconde tandis que Polpyperchon aurait bloqué leur retraite en occupant la première. L'ordre étant établi en Sogdiane, Cratéros et Polyperchon rejoignent ensuite Alexandre, qui revient à Bactres pour préparer l'invasion de l'Inde ("Alexandre retourna vers Bactres, après avoir confié à Cratéros six cents hétaires ainsi que les corps de Polyperchon, d'Attale et d'Alcétas pour aller combattre Catanès et Austanès les derniers chefs de la révolte des Pareitaques. L'action fut sanglante mais décisive en faveur de Cratéros. Catanès fut tué dans la mêlée, et Austanès fut capturé et envoyé vers Alexandre. Les barbares perdirent cent vingt cavaliers et quinze cents hommes de pied. Cratéros rejoignit Alexandre en Bactriane. C'est à cette époque qu'eut lieu le drame impliquant Callisthène et les pages", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 22.1-2 ; "[Alexandre] chargea Cratéros de poursuivre Austanès et Catanès qui avaient fait défection. Austanès se continua prisonnier. Catanès mourut au combat. Polyperchon de son côté soumis le pays de Bubacène. Quand l'ordre fut rétabli, Alexandre se consacra entièrement à son expédition vers l'Inde", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.2-3). En réalité, on voit bien que les deux ans d'opérations en Sodgiane sont un ratage. Le mariage avec Roxane n'a pas convaincu les Sogdiens : dans les faits, Roxane a dû subir le sort de toutes les prisonnières antiques, elle a été violée sitôt sa capture par Alexandre qui a assouvi ainsi ses pulsions masculines ordinaires après les combats et signifié sa domination sur le roi Oxyartès (puisqu'il dominait désormais sa fille Roxane), mais, face à l'absence de résultats militaires décisifs, Alexandre a assoupli sa position, préservé Roxane, non pas par amour, mais pour ménager le père à travers la fille, et finalement vassaliser le père en épousant la fille. Les trente mille jeune hommes majoritairement d'origine bactrienne et sogdienne qu'il confie à des instructeurs grecs sont voués autant à unifier Grecs et barbares en créant une fraternité d'armes dans des futurs batailles menées en commun, qu'à servir d'otages dans l'espoir que cela dissuadera leurs familles de se révolter quand il sera loin de la Bactriane et de la Sogdiane ("Au moment de partir vers l'Inde et l'Océan, afin de ne laisser derrière lui aucun foyer de révolte risquant de retarder son projet, Alexandre recruta trente mille hommes dans toutes les provinces, avec ordre de se présenter en armes, pour servir à la fois d'otages et de soldats", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 5.1). Mais peine perdue. Livrées à elles-mêmes, les garnisons grecques laissées à Alexandrie Eschatè, à Marakanda/Samarcande et ailleurs, devront lutter seules contre les autochtones sogdiens soulevés à nouveau dès qu'Alexandre s'éloignera, jusqu'à la reprise en mains du pays par Séleucos après la mort d'Alexandre. Le renoncement à étendre les conquêtes vers les steppes de l'Asie centrale, au nord de Gaza/Djizak et d'Alexandrie Eschatè, et la réorientation des efforts vers la conquête de l'Inde, est un aveu d'échec. Rappelons la conception du monde des anciens Grecs. Au IVème av. J.-C., les Grecs croient que les terres émergées forment un tore entourné par un Océan unique, et que l'Empire perse constituait la partie orientale du tore. A l'entrée de la vallée de Ferghana, sur le site d'Alexandrie Eschatè près de l'ancienne Cyropolis, Alexandre a vu que le monde est plus vaste que l'ex-Empire perse, il a vu que les terres émergées continuent on-ne-sait-où vers l'est et vers le nord, mais, face à cette immensité qui le dépasse, il se raccroche mordicus à l'enseignement de ses pères, il veut continuer à croire que le bord des terres émergées est tout proche et que, n'étant pas parvenu à vaincre les populations limitrophes du côté de Gaza/Djizak et Alexandrie Eschatè en passant la Sogdiane, il les vaincra en passant par l'Inde et en les prenant à revers. Il n'a aucune idée de l'immensité de l'Inde, et il n'imagine même pas l'existence des chaînes montagneuses du Pamir et de l'Himalaya entre l'Inde et la vallée de Ferghana.


Pire, ses propres soldats doutent de plus en plus de la finalité de leur mission. Eux aussi ont vu que le monde est beaucoup plus vaste que l'ex-Empire perse et ils ne sont pas absolument pas enthousiasmés par l'aventure au-delà d'Alexandrie Eschatè, et ils constatent qu'Alexandre a de plus en plus de mal à affirmer son autorité sur les populations limitrophes, et se transforme progressivement en tyran pour tenter de masquer son impuissance. L'affaire de la conjuration des pages, qui n'est qu'un prétexte pour condamner Callisthène, achève de les convaincre que leur chef sombre dans la mégalomanie, et qu'ils risquent gros s'ils ne le raisonnent pas au plus vite. Le point de départ de cette nouvelle affaire rappelle la chasse à Basista/Bazaira que nous avons racontée précédemment, où le jeune Lysimaque a heurté la susceptibilité d'Alexandre en voulant tuer un lion à sa place : lors d'une chasse en Bactriane, un page nommé "Hermolaos" tue le sanglier poursuivi par Alexandre, ce dernier ne supporte pas qu'Hermolaos devienne une vedette pour cet acte, il le fouette, Hermolaos blessé dans son amour-propre jure de se venger en assassinant Alexandre avec d'autres camarades ("Selon un usage établi par Philippe II, les enfants des Macédoniens nobles étaient choisis pour gérer l'intérieur des appartements du roi le jour, et garder sa personne pendant la nuit. Ils lui amenaient ses chevaux que les hippopocomes ["ἱπποκόμoj", écuyer] leurs remettaient, ils l'élevaient sur son cheval à la manière des Perses, et l'accompagnaient à la chasse. Parmi eux était Hermolaos, qui s'intéressait à la philosophie et était très attaché à Callisthène. On raconte que, lors d'une chasse au sanglier, Hermolaos devança Alexandre et tua la bête. Ce dernier, frustré de cet honneur, battit Hermolaos de verges en présence de ses camarades et lui ôta son cheval. L'adolescent communiqua son ressenti à son pair Sostratès fils d'Amyntas, qui était son amant : la vie lui étant devenue insupportable depuis l'injure reçue d'Alexandre, il demanda à Sostratès de l'aider à se venger au nom de l'amour qu'il lui portait. Ils engagèrent Antipatros fils d'Asclépiodoros le satrape de Syrie [Asclépiodoros fils d'Eunikos satrape de Koilè-Syrie du nord, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile, à ne pas confondre avec Asclépiodoros fils de Philon chargé du recouvrement des tributs à Babylone, qui est arrivé récemment en Sogdiane avec des renforts], Epiménès fils d'Arsaios, Anticlès fils de Théocritos et Philotas fils de Karsidos de Thrace", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 13.1-4 ; "Hermolaos, un des pages au service du roi, descendant d'une grande famille, avait tué un sanglier que le roi était près d'attraper, celui-ci le fouetta. Amèrement mortifié, il alla pleurer dans les bras de Sostratès, un de ses camarades qui brûlait d'amour pour lui. La vue des plaies sur le corps de son ami, à quoi s'ajoutait peut-être un ancien différend contre le roi, le poussa à proposer au jeune homme, qui ne demandait pas mieux, d'attenter ensemble au roi. Ils se jurèrent mutuellement fidélité. Ils planifièrent leur projet avec un sang-froid au-dessus de leur âge. Ils choisirent pour complices Nicostratos, Antipatros fils d'Asclépiodoros et Philotas, qui amenèrent à leur tour Anticlès, Elaptonios et Epiménès", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 6.7-9). Mais la nuit du passage à l'acte, le complot échoue parce que le roi est retenu de rentrer dans ses appartements par une femme, et reste banqueter avec ses proches jusqu'à l'aube ("On décida d'égorger Alexandre pendant la nuit, quand viendrait le tour de garde d'Antipatros. Or ce soir-là, Alexandre prolongea la débauche jusqu'au point du jour. Aristobule apporte des précisions : il dit qu'une femme nommée “Syra” qui se prétendait divinatrice avait suivi Alexandre et les Grecs qui la considérèrent d'abord avec amusement, que certains événements ayant justifié plusieurs de ses prédictions elle avait cessé d'être méprisée au point d'obtenir l'autorisation d'entrer jour et nuit dans la tente du roi et même d'y rester pendant son sommeil, et que ce soir-là au moment où le roi se retira après le festin elle accourut comme possédée par un dieu pour le conjurer de retourner à table et d'y passer la nuit. Alexandre en tous cas se crut protégé des dieux", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 13.4-6 ; "Le repas s'acheva juste avant le lever du jour. Les conjurés s'apprêtaient à accompagner le roi, heureux de voir arriver le moment d'exécuter leur crime. Mais une femme à qui on prêtait un don de prophétie, qui séjournait dans les appartements royaux grâce à son don, courut vers le roi qui se retirait, l'empêcha de passer, en proie à une agitation visible sur son visage et dans ses yeux, et lui dit de retourner dans la salle du banquet. Il répondit en plaisantant que les dieux lui inspiraient une bonne idée : il rappela ses compagnons et prolongea le repas", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 6.16-17). Les comploteurs poireautent, et au petit matin Alexandre, étonné de les voir toujours devant la tente, leur dit simplement d'aller se coucher. L'un des comploteurs nommé "Epiménès" est alors pris de remords, il s'ouvre à son frère Eurylochos, qui s'empresse de prévenir Ptolémée qu'un complot s'est formé contre le roi, Hermolaos et ses complices sont arrêtés ("Les conjurés ne se décidèrent pas à partir bien que l'heure [de l'attentat projeté] fût passée […]. C'est alors que le roi vint leur parler plus gentiment que d'habitude pour leur dire de se retirer puisqu'ils étaient restés debout toute la nuit, il donna même cinquante mille sesterces à chacun d'eux et les félicita de continuer à monter la garde alors que d'autres avaient pris leur tour. Ils rentrèrent donc chez eux, déçus d'avoir manqué une si belle occasion. Tous attendirent que revînt la nuit où ils seraient de garde, sauf Epiménès : celui-ci, soudain touché par la gentillesse avec laquelle le roi l'avait traité ainsi que ses camarades, ou persuadé que les dieux étaient hostiles à leur projet, révéla à son frère Eurylochos, qu'il avait d'abord voulu tenir à l'écart du complot, l'attentat qu'ils préparaient. Tout le monde avait encore en tête la mort de Philotas [fils de Parménion, impliqué dans l'affaire que nous avons racontée dans notre paragraphe précédent]. Eurylochos se saisit donc de son frère, l'emmena dans les appartements royaux, réveilla les somatophylaques en affirmant qu'il apportait une nouvelle dont dépendait la vie du roi. L'heure de la visite, l'affolement qui se lisait sur leur visage, la mine contrite d'un des deux garçons, alertèrent Ptolémée et Léonnatos qui montaient la garde à la porte de la chambre. Ils ouvrirent, apportèrent de la lumière puis réveillèrent le roi que le vin avait plongé dans un profond sommeil. Reprenant peu à peu ses esprits, il leur demanda ce qu'ils voulaient. Eurylochos lui répondit aussitôt que les dieux ne se désintéressaient pas totalement de sa maison puisque son frère, après avoir eu l'audace de participer à un complot criminel, avait été finalement pris de remords et le chargeait précisément de tout avouer", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 6.18-23 ; "L'absence [d'Alexandre] ayant trompé les conjurés, Epiménès fils d'Arsaios raconta la mésaventure le lendemain à Chariclès fils de Ménandros, qui la répéta à Eurylochos le frère d'Epiménès, qui se rendit aussitôt dans la tente d'Alexandre et révéla toute la conjuration à Ptolémée fils de Lagos. Alexandre, instruit par ce dernier, arrêta tous ceux qu'Eurylochos avait dénoncés. Les douleurs de la question leur arrachèrent l'aveu du projet et les noms de tous leurs complices", Arrien, Anabase d'Alexandre IV.13). Callisthène est accusé de complicité avec Hermolaos, sur la base d'un propos ambigu ("Epiménès dévoila le projet en détail et donna le nom de ses complices. La participation de Callisthène ne fut pas formellement établie, mais on savait par ailleurs qu'il écoutait volontiers les garçons quand ils critiquaient le roi ou se plaignaient de lui. Selon certains, Hermolaos serait venu se confier à Callisthène quand le roi l'avait fouetté, qui lui aurait répondu que “désormais il devrait se conduire en homme” sans qu'on sût si c'était pour encourager le garçon à supporter les coups ou pour le pousser à la révolte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 6.24-25), il est arrêté avec les autres ("[Alexandre] mit les chaînes aux membres du complot, et aussi à Callisthène", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 6.27). En fait, Callisthène est étranger à l'affaire, mais comme sa voix contestatrice est appréciée par la troupe, Alexandre profite de l'occasion pour se débarrasser de lui comme régicide et reprendre l'ascendant sur la troupe, il agit en cela de la même façon qu'en -330 lors de l'affaire des amants Dymnos et Nicomachos, qu'il a manipulés afin de compromettre Philotas et se débarrasser de l'encombrant Parménion père de Philotas (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe précédent : "Selon Aristobule et Ptolémée, Callisthène est coupable d'avoir excité les pages. Mais selon d'autres auteurs, Callisthène a été victime moins des soupçons et de la délation des conjurés que de la haine que lui vouait Alexandre, redoublée encore par les relations de ce philosophe avec Hermolaos", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 14.1). Arrien passe rapidement sur le procès, en malmenant à nouveau sa narration puisqu'il l'évoque juste après le meurtre de Kleitos, pour montrer que l'affaire des pages confirme la dérive tyrannique d'Alexandre qui a commencé avec l'affaire de Kleitos ("J'ai exposé cette affaire [de la conjuration des pages et l'arrestation de Callisthène] en même temps que l'altercation entre Alexandre et Kleitos, alors que celle-là date d'après celle-ci, mais je les considère de même nature dans mon récit", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 14.4). Quinte-Curce en revanche s'y attarde longuement aux paragraphes 6 à 8 du livre VIII de son Histoire d'Alexandre le Grand. Callisthène est privé d'accès au tribunal, soi-disant parce qu'il est originaire d'Olynthe et ne peut pas être jugé selon les lois macédoniennes ("Si [Clisthène] avait été Macédonien [c'est Alexandre qui s'adresse à Hermolaos], je l'aurais convoqué avec toi, mais il est Olynthien et est donc soumis à une autre juridiction", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.19), en réalité parce qu'Alexandre craint son Logos. Hermolaos se retrouve seul devant ses juges. S'estimant perdu de toute façon, il lâche ce qu'il a sur le cœur, exprimant tout haut ce que la troupe pense tout bas. Il accuse Alexandre de mal tourner, de mal récompenser ceux qui l'ont servi depuis la Macédoine, il rappelle les exécutions d'Attalos, de Philotas, de Parménion, d'Alexandre le Lynkeste, de Kleitos ("Je vais te dire quelle leçon nous avons tirée de nos malheurs [c'est Hermolaos qui s'adresse à Alexandre]. Combien de Macédoniens ont échappé à ta brutalité ? Quels descendants de grandes familles sont encore vivants ? Attalos, Philotas, Parménion, Alexandre le Lynkeste, Kleitos ont échappé aux coups de l'ennemi, ils se sont battus, t'ont protégé de leur bouclier, accepté d'être blessés pour que tu obtiennes la gloire et la victoire : quelle magnifique reconnaissance ont-ils obtenue ? Le sang de l'un éclabousse ta table, l'autre a subi plusieurs morts au milieu des supplices, les stratèges qui t'ont aidé à vaincre les Perses ont été torturé pour assurer leur distraction, Parménion que tu avais utilisé pour tuer Attalos a été égorgé sans jugement", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 7.3-5 ; "Quand [Hermolaos] fut amené devant les Macédoniens, il dit : “Oui, j'ai comploté contre Alexandre, parce qu'un outrage est insupportable pour un homme libre”, puis il rappela tous les crimes du tyran, la mort injuste de Philotas, celle de Parménion et des autres, l'assassinat de Kleitos plus affreux encore, la décision de revêtir la parure asiatique, la proskynèse, les séances de débauche et d'ivresse, et il conclut : “Voilà tout ce que je ne supporte plus, qui m'a inspiré le dessein de rendre la liberté aux Macédoniens”", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 14.2), il déclare que le roi se corrompt au contact des barbares en adoptant leurs mœurs et en se croyant immortel ("Avant que tu nous livres aux barbares et que, par un nouveau caprice, tu mettes le joug aux vainqueurs, nous étions capables de tout supporter. Aujourd'hui le costume et le mode de vie des Perses te plaisent au point que tu renies les coutumes de nos pères. Ce n'est donc pas le roi de Macédoine mais le Grand Roi de Perse, que nous avons voulu tuer : comme transfuge, tu mérites que nous exercions contre toi les droits de guerre. Tu veux que nous nous prosternions et t'adorions comme un dieu, mais tu méprises ton père Philippe II, et si un dieu existait au-dessus de Zeus tu en viendrais à mépriser Zeus : comment peux-tu être surpris que nous, hommes libres, ne supportions plus une telle tyrannie ?", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 7.11-14). Maladroitement, il s'étonne de l'absence de Callisthène dans le tribunal, et déduit que cette absence découle de la peur d'Alexandre de devoir subir le puissant Logos de Callisthène : ce faisant, il implique Callisthène dans le complot ("Tu nous laisses, nous des enfants, présenter notre défense en public parce que tu sais que nous ne savons pas parler. Voilà pourquoi Callisthène, le seul à savoir s'exprimer, est bâillonné. Pourquoi n'assiste-t-il pas à l'exposé de nos aveux ? Aurais-tu peur d'entendre la voix sincère d'un innocent, et même de le voir ? J'assure pourtant qu'il n'a rien fait. Seuls ceux qui sont ici ont participé avec moi à la préparation de cette si belle action. Personne ne peut prétendre que Callisthène a été complice, même si notre roi qui se prétend un modèle de justice et de tolérance a signé depuis longtemps son arrêt de mort", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 7.8-10). Alexandre en personne défend habilement sa position en répondant point par point à Hermolaos. Il attribue l'attitude hostile de l'accusé à la punition qu'il lui a infligé lors de la chasse au sanglier, afin de souligner d'emblée l'extrême susceptibilité d'Hermolaos, incompatible avec le détachement respectueux qu'implique la fonction de page royal ("Je lui ai administré une correction récemment [c'est Alexandre qui parle en désignant Hermolaos] parce qu'il m'a manqué de respect au cours d'une partie de chasse : c'est une pratique conforme aux habitudes de notre pays, remontant aux premiers rois de Macédoine, c'est un châtiment normal, accepté par les pupilles de la part de leur tuteur, par les femmes de la part de leur mari, et même par les enfants de la part de leur esclave [qui sert de pédagogue ou de précepteur]. C'est ce comportement que j'ai eu à son égard, qu'il a voulu venger par son attentat criminel", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.3-4). Ensuite il distingue chacun des morts mentionnés par Hermolaos, en expliquant qu'ils ne méritent pas la même attention : on peut discuter sur le sort de Parménion et Philotas, en revanche la condamnation d'Alexandre le Lynkeste ne mérite aucun appel car celui-ci a eu deux ans de sursis alors qu'il était complètement coupable, idem pour Attalos qui a magouillé pour évincer Olympias et Alexandre au profit de sa nièce Cléopâtre et de sa progéniture, enfin le meurtre de Kleitos est certes regrettable mais Kleitos reste néanmoins coupable d'un excès que n'importe quel autre individu à la place d'Alexandre n'aurait pas supporté aussi longtemps ("Je comprends que l'exécution des régicides mentionnés par Hermolaos lui déplait, puisque c'est le sort qu'il mérite. Il soutient sa propre cause quand il loue Parménion et Philotas. J'ai pardonné à Alexandre le Lynkeste qui a attenté à ma vie par deux fois, sa culpabilité était fondée sur deux témoignages et j'ai pourtant laissé passer deux ans avant que vous exigiez de moi qu'il expie son crime comme il le méritait. Vous vous rappelez qu'Attalos a voulu m'assassiner avant que je devienne roi. Enfin vous savez combien je regrette que Kleitos m'ait poussé à bout, mais cela ne retire pas le fait que j'ai supporté ses insolences quand il nous insultait, vous et moi, plus longtemps qu'il ne l'aurait supporté si j'avais agi de même envers lui", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.5-7). Il justifie sa politique matrimoniale en expliquant qu'aucune autre n'est possible si on veut garder les conquêtes : si on extermine ou si on humilie on aura des ennemis, si on temporise et si on associe on aura des amis ("Mon autorité repose sur le respect des autres. Je ne suis pas venu en Asie pour exterminer des peuples ou pour transformer en désert la moitié de la terre, mais pour que même ceux que j'avais soumis par les armes ne regrettent pas ma victoire. Voilà pourquoi ceux qui se seraient révoltés s'ils avaient été traités trop durement combattent à vos côtés et versent leur sang pour votre empire. La jouissance d'un bien gagné au fil de l'épée est toujours de courte durée, mais la reconnaissance d'un bienfait ne s'éteint jamais. Si nous voulons conquérir l'Asie et non pas seulement la traverser, nous devons être cléments à l'égard des peuples : c'est leur loyauté qui rendra notre pouvoir solide et durable", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.10-12). Et il explique que son titre divin n'a qu'une finalité tactique, qu'au fond il n'y croit pas lui-même ("Hermolaos me demande de renier Zeus qui, par la voix de l'oracle, m'a reconnu pour son fils. Mais, outre que je ne suis pas responsable de la réponse d'un dieu, accepter ce titre de fils du dieu était dans le sens de nos intérêts. Si seulement demain les Indiens pouvaient me reconnaître eux aussi comme un dieu ! A la guerre, la rumeur compte beaucoup, et on a souvent vu des faussetés dans lesquelles on croyait se transformer finalement en vérité", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.14-15). Hermolaos est livré aux autres pages, qui s'empressent de lui infliger toutes les tortures pour se dédouaner ("[Alexandre] renvoya l'assemblée, et les condamnés furent livrés à leurs camarades. Désireux de prouver leur fidélité au roi par leur sévérité, ils les torturèrent avant de les mettre à mort", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.20), avant de le lapider ("Hermolaos et ses complices furent saisis et lapidés", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 14.3). La fin de Callisthène est sujette à toutes les hypothèses. Selon Quinte-Curce, il est torturé et exécuté sans jugement ("Callisthène mourut dans les supplices, non pas parce qu'il avait trempé dans le complot contre le roi mais parce qu'il était foncièrement rebelle aux intrigues et à la flatterie. Son exécution nuit beaucoup à la popularité d'Alexandre auprès des Grecs, car c'était un homme d'une grande valeur et d'une grande culture, qui avait retenu le roi de se suicider après le meurtre de Kleitos. Non seulement Alexandre l'exécuta sans jugement, mais encore avant cela il le soumit à la torture. Il regretta sa cruauté après coup, mais trop tard", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 8.21-23). Selon Ptolémée il est mort torturé et crucifié, selon Aristobule il est mort de maladie en prison, Arrien ne sait pas quoi penser de ces deux versions comtemporaines des faits ("Selon Aristobule, Callisthène chargé de fers fut traîné à la suite de l'armée, y tomba malade et mourut. Selon Ptolémée il finit sa vie dans les tortures et crucifié. La diversité des récits sur cette affaire est grande, les historiens témoins des faits ne s'accordent pas même entre eux, l'incertitude est encore plus marquée chez les autres", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 14.3). Charès de Mytilène, autre contemporain des faits, dit aussi que Callisthène est mort en prison sept mois après son arrestation, obèse, atteint d'une maladie aux pieds ("On avance diverses versions de sa mort [à Callisthène] : les uns disent qu'Alexandre le crucifia, les autres disent qu'il mourut de maladie en prison. Selon Charès, il resta sept mois dans les fers après son arrestation, attendant d'être jugé en présence d'Aristote, mais il mourut d'un excès de graisse et d'une maladie des pieds à l'époque où Alexandre fut blessé en combattant contre les Malles et les Oxydraques, peuples de l'Inde", Plutarque, Vie d'Alexandre 55). Strabon dit qu'il a été arrêté en Bactriane mais ne précise pas où il est mort ("On dit qu'Alexandre fonda huit cités nouvelles en Sogdiane et en Bactriane, mais il en aurait aussi détruit plusieurs parmi les anciennes, notamment Kariata [cité non localisée] en Bactriane où Callisthène fut arrêté et emprisonné", Strabon, Géographie XI, 11.4). Nous ne retenons pas la version de Justin, qui montre Callisthène en proie à la colère hystérique d'Alexandre, choisissant de se suicider avec l'aide de Lysimaque pour échapper aux séances de tortures qu'Alexandre lui promet, et ce dernier finalement calmé par Lysimaque après la mort de Callisthène ("Pour se venger du philosophe Callisthène qui s'opposait à la prosternation à la manière perse, Alexandre l'impliqua dans un complot tramé contre sa personne. Il voulut l'amputer de tous ses membres, de ses oreilles, de son nez, de ses lèvres, que ce triste et hideux spectacle fût exposé à tous les regards, que sa victime fût enfermée avec un chien dans une cage de fer et promenée au milieu de l'armée afin d'effrayer toutes les ardeurs. Auditeur régulier de Callisthène qui lui prodiguait sa vertu, Lysimaque eut pitié de ce grand homme puni si cruellement de sa liberté et de sa générosité : il lui offrit du poison pour mettre un terme à ses maux. Alexandre indigné l'exposa à un lion furieux, mais au moment où celui-ci se précipita Lysimaque enveloppa son bras de son manteau, le plongea dans la gueule du lion, saisit sa langue et l'étouffa. Le roi admira son courage, il pardonna, il l'apprécia même davantage. Lysimaque oublia aussi la punition infligée par le roi, comme celle d'un père à un fils, il l'effaça de sa mémoire, et quand en Inde le roi chassant des ennemis épars fut séparé de ses gardes par la vitesse de son cheval Lysimaque seul le suivit à travers les vastes déserts de sable", Justin, Histoire XV.3). Le même Justin ajoute que la mort de Callisthène ne change rien aux convictions de la troupe, qui refuse toujours la proskynèse ("Son audace [à Callisthène] lui coûta la vie, il périt avec plusieurs généraux d'Alexandre sous une fausse accusation de trahison. Mais la troupe refusa de se prosterner devant le roi et conserva les anciens usages", Justin, Histoire XII.7). Diogène Laërce et Valère Maxime préfèrent s'attarder sur le lien familial et intellectuel unissant Callisthène à Aristote, sous-entendant que le premier, par sa trop grande liberté d'expression et par sa condamnation finale, a attiré des soupçons d'insoumission sur le second ("[Callisthène] avait coutume de parler sans ménagement à Alexandre et de mépriser ses ordres. Aristote lui prédit : “Ta vie sera courte, mon garçon, si tu ne raisonnes pas ta langue”. Et effectivement Callisthène fut impliqué dans la conspiration d'Hermolaos contre Alexandre, enfermé dans une cage de fer et promené un temps, dévoré par la vermine et la saleté, puis jeté aux lions", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.5 ; "Aristote envoya son élève Callisthène auprès d'Alexandre en lui conseillant de limiter ses entretiens avec lui ou d'employer à son égard le langage le plus agréable, afin que son silence le préservât du danger ou que son propos lui attirât les faveurs du roi. Mais Callisthène reprocha à Alexandre d'oublier la Macédoine quand celui-ci voulut recevoir le salut à la manière perse, et, par affection pour le roi, il s'attacha à le ramener malgré lui aux mœurs macédoniennes. Il fut condamné à mort et se repentit, mais trop tard, d'avoir négligé le conseil salutaire", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VII.2, Exemples étrangers 11). Le moraliste Plutarque cite deux lettres allant dans le même sens : dans la première lettre adressée à Cratéros (qui à cette date bataille encore avec Polyperchon contre les Pareitaques rebelles en Sogdiane) pour l'informer de l'affaire des pages, Alexandre dit clairement avoir gonflé cette affaire pour réduire l'influence de Callisthène sur la troupe, autrement dit il sait que Callisthène n'a pas participé à ce complot enfantin, et dans la seconde lettre adressée à Antipatros le même Alexandre révèle avoir condamné Callisthène pour nuire à Aristote qu'il soupçonne de magouiller sa perte avec l'aide des Athéniens ("En écrivant aussitôt après les faits le détail de cette conjuration [des pages] à Cratéros, Attale et Alcétas, Alexandre dit que les jeunes gens soumis à la torture ont déclaré être seuls responsables, et n'avoir partagé le secret avec personne. Mais plus tard, dans une lettre à Antipatros, il accuse Callisthène de complicité : “Les jeunes gens ont été lapidés par les Macédoniens, mais je punirai moi-même le sophiste [Callisthène], et ceux qui me l'ont envoyé [Aristote], et ceux qui hébergent les assassins dans leur cité [les Athéniens, qui hébergent Aristote au Lycée]”. Cette lettre révèle sa mauvaise opinion sur Aristote, tuteur de Callisthène, qui lui était apparenté par sa mère Héro, anepsias/¢neyi£j [nièce ou cousine] d'Aristote", Plutarque, Vie d'Alexandre 55). Dans cette hostilité grandisante d'Alexandre envers son ancien maître Aristote, doit-on voir encore l'influence d'Héphestion, partisan de l'utopie universaliste de Platon (qui semble le seul moyen d'unifier tous les peuples sous l'autorité impériale d'Alexandre) rivale de la méthode analytique aristotélicienne ?


Au printemps -327, Alexandre quitte Bactres où il laisse Amyntas comme satrape, et revient à Alexandrie-du-Caucase/Begram fondée deux ans plus tôt. Il y désigne un "Tyriespès" comme satrape des Paropamisades, assisté d'un "Nicanor" (homonyme de Nicanor fils de Parménion mort en -330, on ne doit donc pas confondre ces deux personnages !) comme épiscope ("Vers le milieu du printemps [-327], Alexandre prit la route de l'Inde avec toutes ses troupes, ne laissant que dix mille fantassins et trois mille cinq cents cavaliers à Amyntas pour maintenir la Bactriane. Après avoir passé le Caucase [nous avons expliqué plus haut que la propagande alexandrine confond à dessein le Caucase avec les Paropamisades/Hindou-Kouch] en dix jours de marche, il parvint à l'Alexandrie qu'il avait fondée dans les Paropamisades avant son entrée en Bactriane. Il en destitua l'hyparque [dont on ignore le nom] qui n'avait pas rempli les devoirs de sa charge, et transmit le pouvoir à l'hétaire Nicanor, auquel il confia aussi des autochtones et des soldats mis service pour repeupler la cité. Tyriespès fut nommé satrape des Paropamisades et des régions proches de la rivière Cophen [aujourd'hui la rivière Kaboul, affluent de l'Indus]", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 22.3-5). Puis il marche vers l'Inde.

  

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