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Orient2

La Sogdiane

L’Inde

Le retour

  

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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Les campagnes dOrient et le retour

(été -329 à printemps -323)

Vers l’océan Indien (hiver -326/-325 à hiver -325/-324)


On ignore si Alexandre emprunte le même chemin que l'aller, c'est-à-dire s'il repasse par le pays des Cathéens/Kathua à une dizaine de kilomètres de Pathankot puis le long des montagnes vers Sagala/Sialkot. Diodore de Sicile est partisan de cette hypothèse ("[Alexandre] revint sur ses pas avec son armée jusqu'à la rivière Akésinès en suivant le même itinéraire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.95). Mais dans ce cas on se demande comment Alexandre a pu ravitailler son armée, puisque ce chemin a été dévasté à l'aller. Strabon est partisan de l'autre hypothèse, qui dit qu'Alexandre est revenu vers l'Akésinès/Chenab par le sud, car ses récentes opérations lui ont montré qu'il ne risquait rien à s'éloigner des flancs des montagnes et à s'aventurer en plaine ("Quittant les bords de l'Hypanis [autre nom de l'Hyphase], [Alexandre] revint vers l'Hydaspe où étaient ses chantiers navals, il y pressa l'achèvement de sa flotte pour s'embarquer et descendre jusqu'à la mer. […] Deux raisons ont motivé Alexandre à changer d'itinéraire, à renoncer à aller plus loin vers l'est. D'abord il fut empêché de franchir l'Hypanis, comme je l'ai dit. Ensuite il constata que son appréhention initiale sur les plaines de l'Inde, qu'on imaginait infestées de bêtes sauvages et désertées par les hommes, était infondée. En conséquence, il quitta la route qu'il suivait jusqu'alors pour s'engager dans les plaines. Cela nous a permis de les connaître encore mieux que les montagnes", Strabon, Géographie, XV, 1.32). L'itinéraire supposé au sud reste une énigme, aucun vestige du IVème siècle av. J.-C. n'y a été retrouvé jusqu'à aujourd'hui, même si on soupçonne que le tracé de la route médiévale entre les anciennes Kalanaur (à une quarantaine de kilomètres au sud-ouest de Pathankot, dont il ne reste rien, sauf le centre-ville très dense et le site archéologique de Takht-i-Akbari à proximité, où sera couronné le souverain moghol Akbar Ier le Grand en 1556, 32°01'05"N 75°09'53"E) et Pasrur (dont il ne reste rien également, sauf le centre-ville très dense et le bassin octogonal au nord-ouest, aménagé par le même souverain moghol Akbar Ier le Grand dans la seconde moitié du XVIème siècle, 32°16'02"N 74°39'36"E ; cette route entre Kalanaur en Inde et Pasrur au Pakistan est aujourd'hui coupée en raison des tensions diplomatiques entre les deux pays, le franchissement de l'Hydraotès/Ravi à quelques kilomètres à l'ouest de Kalanaur est interdit, servant de poste-frontière entre les deux pays) vers Sagala/Sialkot existait déjà. Cette hypothèse au sud raccorde avec Arrien qui dit qu'Alexandre retrouve Héphestion ayant achevé une nouvelle cité-garnison ("[Alexandre] traversa de nouveau l'Hydraotès [le Ravi] et revint vers l'Akésinès [le Chenab], où il retrouva Héphestion qui y avait fondé une nouvelle cité selon ses ordres, peuplée de barbares consentants et de mercenaires invalides", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 29.3) : nous avons vu dans notre alinéa précédent qu'Héphestion a été détaché vers l'aval de la rive gauche de l'Akésinès/Chenab, cette cité-garnison est donc à l'est de Sagala/Sialkot (près ou sous l'actuelle Pasrur au Pakistan ?). Alexandre franchit l'Akésinès/Chenab et s'installe à Alexandrie-Nicée et Alexandrie-Bucéphale, où il passe l'hiver -326/-325 à réparer les murs endommagés par la mousson ("[Alexandre] sacrifia de nouveau sur les bords de l'Akésinès [le Chenab]. Il le repassa pour gagner l'Hydaspe [le Jhelum], il demanda à ses soldats de relever les murs de [Alexandrie-]Nicée et [Alexandrie-]Bucéphale endommagés par les pluies, et régla d'autres questions d'organisation du territoire", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 29.3-5). Il reçoit enfin la reddition d'Abisarès. Juste après la bataille de l'Hydaspe, celui-ci avait envoyé des cadeaux par des tiers, sans se déplacer lui-même, Alexandre avait douté de sa sincérité, et entreprit une marche vers le nord pour le punir, avant d'être attiré vers l'est à la poursuite de l'"autre Poros" (nous renvoyons sur ce sujet à notre alinéa précédent) : les nouveaux délégués envoyés par Abisarès vers Alexandre révèlent que ce dernier est très malade, cela explique pourquoi il ne s'est pas déplacé, son fils Arsakès l'a déjà remplacé. Alexandre confirme cet Arsakès comme roi ("[Alexandre] se préparait à descendre vers la grande mer, quand Arsakès l'hyparque du territoire voisin de celui d'Abisarès, accompagné du frère et des amis de ce roi, lui apportèrent en son nom les plus rares présents et trente éléphants, en excusant Abisarès de n'être pas venu en personne pour cause de maladie. Ils étaient accompagnés des délégués qu'Alexandre avaient envoyés, qui confirmèrent qu'Abisarès était réellement malade. Alexandre confirma Abisarès comme satrape local, avec Arsakès comme vassal, en fixant le tribut qu'ils devraient lui payer", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 29.3-5). Il récompense aussi Poros pour sa loyauté en lui confiant la gouvernance de tout le territoire conquis depuis l'Hydaspe/Jhelum, autrement dit le pouvoir de Poros s'étend désormais sur le Jech Doab, le Rechna Doab et le Bari Doab ("Ayant convoqué les hétaires et tous les ambassadeurs indiens venus auprès de lui, il désigna Poros comme roi de toute l'Inde conquise, soit sept peuples et plus de mille cités", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 2.1). Estimant avoir bien sécurisé ses arrières, Alexandre prépare sa descente vers l'océan. On fabrique une flotte ("Il retrouva les bateaux construits, les équipa, et ordonna d'en construire d'autres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.95). Beaucoup de charpentiers sont d'origine méditerranéenne ("Ayant rassemblé différents types de navires sur les bords de l'Hydaspe, dont des triacontères, des hémiolies ["¹miÒlia", bâtiment léger] et des hippagogues ["ƒppagwgÒj", transport de chevaux], Alexandre résolut de descendre vers la grande mer. […] Les équipages étaient constitués de Phéniciens, Chypriotes, Cariens et Egyptiens qui avaient suivi l'armée", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 1-6) : s'agit-il des hommes récemment amenés par Néarque ? Un gros renfort de fantassins et de cavaliers commandés par le Thrace Memnon, avec des équipements pour l'armée tout entière, arrive. Quinte-Curce précise que ce renfort est envoyé par Harpale, toujours à Suse où Alexandre l'a installé en -330 comme trésorier général (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale), et où il dilapide le trésor comme nous le verrons plus loin ("Le Thrace Memnon amena un renfort de cinq mille cavaliers et sept mille fantassins guidés par Harpale, avec des armes décorées de motifs en or et en argent permettant d'équiper vingt-cinq mille hommes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.21 ; "Des alliés et des mercenaires conduits par leurs stratèges arrivèrent de Grèce, soit plus de trente mille fantassins et un peu moins de six mille cavaliers, avec des bons équipements pour vingt mille hommes et cent talents de produits pharmaceutiques, que le roi distribua à toute la troupe", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.95). Philippe fils de Machatas (apparenté à Harpale comme nous l'avons supposé précédemment), épiscope du Sind Sagar Doab aux côtés de Taxilès, installé à Taxila mais récemment envoyé avec Tyriespès satrape des Paropamisades mâter les rebelles au rocher Aornos/mont Elum et à Massaga/Malinga, est convoqué pour participer à la nouvelle expédition ("Philippe, satrape du territoire à l'ouest à l'Indus, voisin de la Bactriane, reçut l'ordre de le rejoindre sous trois jours", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 2.3). Dès qu'il quitte son épiscopat, Taxilès et Poros ravivent leurs différends, seule l'intervention menaçante d'Alexandre retient les deux rois de relancer la guerre civile entre leurs deux peuples ("L'armée était sur le point de partir en direction de l'Océan avec un millier de bateaux, quand une brouille survint entre les rois indiens Poros et Taxilès, leur vieille hostilité se réveilla. Alexandre réussit à les réconcilier en rappelant leur parenté, et laissa à chacun d'eux son royaume car tous deux l'avaient bien aidé à construire la flotte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.22), ce qui augure mal pour l'ordre futur dans cette partie du monde.


Le vieux Koinos, porte-parole des soldats rebelles sur l'Hyphase/Béas, meurt de vieillesse ("L'un des hétaires les plus intimes, Koinos, fut emporté par la maladie. On lui célébra des obsèques magnifiques", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 2.1). Cet événement constitue un tournant à la Cour. Tous les auteurs anciens témoignent indirectement que la mort de Koinos crée un vide, comblé rapidement par deux personnages : Cratéros et Héphestion. Alexandre s'est réjoui méchamment du décès de Koinos, sur le mode : "Il ne pourra plus me contredire, les dieux l'ont puni pour son impudence sur l'Hyphase !" ("[Alexandre] installa son camp sur les bords de l'Akésinès. C'est là que mourut Koinos, emporté par la maladie. Le roi le pleura, mais ne put s'empêcher d'ajouter qu'il ‟avait beaucoup parlé pendant ses derniers jours”, feignant ainsi de croire que Koinos avait été le seul à désirer revoir la Macédoine", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.20). Mais il déchante vite, car la troupe ne change pas de position, elle veut toujours retourner en Grèce au plus tôt, et elle trouve en Cratéros son nouveau porte-parole. Nous avons vu que Cratéros a participé activement à tous les épisodes de l'épopée alexandrine depuis -334, c'est un chef apprécié par les Macédoniens pour son efficacité et sa droiture. Arrien (Anabase d'Alexandre, VII, 12.4) dit incidemment que, lors de la nomination de Cratéros à la tête de la Grèce en -324, Cratéros sera secondé par Polyperchon "pour le remplacer au cas où sa santé fragile l'indisposerait", on déduit que Cratéros n'est plus jeune, il appartient à la génération qui suit immédiatement celle de Parménion, Antipatros, Antigone, Koinos. Le parcours d'Héphestion est plus progressif. Dans notre paragraphe introductif, nous avons supposé qu'il n'est pas Macédonien mais qu'il a eu la chance de passer son enfance à Pella dans l'entourage proche d'Alexandre, nous avons expliqué que la scène qui le montre aux côtés d'Alexandre se recueillant sur les tombes d'Achille et de Patrocle est une invention. Héphestion n'est pas mentionné lors de la bataille du Granique en -334, ni lors de la bataille d'Issos en -333, ce qui signifie qu'il y a participé comme simple soldat ou simple sous-officier. Sa première apparition publique date d'après la bataille d'Issos en -333, quand il entre avec Alexandre dans la tente de Sisigambis la mère de Darius III (nous avons raconté cet épisode à la fin de notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie). Il est nommé pour la première fois comme officier par Quinte-Curce (Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.10) lors de la conquête du Levant en -332, et encore ! il est un officier secondaire : il commande la flotte qui longe la côte en suivant les évolutions d'Alexandre resté à terre, Héphestion ne participe pas aux opérations militaires dans l'Antiliban contre les Arabes, son nom n'apparaît même pas dans les opérations navales contre Tyr, dirigées personnellement par Alexandre, Héphestion n'intervient pas dans la prise de Gaza ni dans la conquête de l'Egypte. Sa nomination à la tête de la flotte en -332 semble le bon plaisir du prince. C'est un poste permettant de gonfler un curriculum vitae à peu de frais (ce qui reste de la flotte perse à cette date ne présente plus de menace) pour un favori qu'on veut élever sans provoquer l'indignation des vétérans de tous grades plus méritoires et plus mal récompensés. On retrouve Héphestion dans l'entourage d'Alexandre à la fin de la bataille de Gaugamèles en -331, courant derrière Darius III en fuite (Héphestion est blessé à cette occasion, nous avons raconté cet épisode à la fin de notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile), cela sous-entend qu'il est somatophylaque à cette date, poste de pouvoir ne nécessitant pas un commandement de troupes sur le champ de bataille. Alexandre ne prend pas Héphestion avec lui pour attaquer l'arrière des Perses lors de la bataille des Portes persiques/susiennes en -330 (selon Polyen, Stratagèmes, IV, 3.27 précité) : Héphestion doit composer avec Philotas sur le flanc des Perses, pendant que Cratéros commande le gros de l'armée et attaque frontalement Ariobarzanès. Héphestion et Cratéros se retrouvent côte-à-côte pour condamner Philotas à la torture quelques mois plus tard (selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.9-10). Après l'exécution de Philotas, la cavalerie que celui-ci commandait est partagée entre Héphestion et Kleitos (Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 27.4 précité), autrement dit Alexandre a estimé que la légitimité d'Héphestion n'est pas encore assise et, pour ne pas provoquer un scandale en nommant son favori commandant unique de la cavalerie du défunt Philotas, il lui adjoint le vétéran Kleitos. Le meurtre de Kleitos par Alexandre dans un mouvement d'humeur en -328 laisse Héphestion seul à la tête de la cavalerie. C'est ainsi que le petit arriviste Hephéstion qui n'était pas grand-chose en -334 a acquis, par les faveurs du prince et par l'élimination méthodique ou opportune de ses rivaux, une poids politique inattendu. Mais c'est un poids politique fragile, qui n'existe que par Alexandre. On s'interroge sur les missions accomplies par Héphestion après la mort de Kleitos, depuis qu'il est seul à la tête de la cavalerie, on se demande même si le mot "cavalerie" après -328 désigne la totalité des cavaliers macédoniens, ou seulement une partie, les autres cavaliers ayant été dissociés et intégrés aux corps de fantassins comme unités de choc ou unités de protection. En effet, dans les premiers temps de l'invasion du Penjab, Héphestion aurait dû être employé à l'avant, ses cavaliers auraient dû tailler la route pour les fantassins. Or qu'avons-nous vu dans notre alinéa consacré à ce sujet ? Alexandre s'est chargé seul des opérations périlleuses contre les populations résolues à résister, il a demandé à Héphestion de suivre simplement la vallée du Cophen/Kaboul balisée par Taxilès, dont la population était acquise à l'envahisseur grecque ou trop faible pour s'y opposer, et de construire un pont sur l'Indus, et encore ! il a imposé à Héphestion la présence de Perdiccas et de Méléagre pour le seconder, comme s'il doutait encore des capacités d'Héphestion à commander une troupe, à mener une bataille, à prendre des décisions adaptées à ses ennemis indiens autant qu'à ses subalternes grecs. A la bataille de l'Hydaspe en -326, tandis que Cratéros commandait toujours le gros de l'armée face à Poros, Alexandre a pris avec lui Héphestion, Perdiccas et Koinos pour traverser la rivière du côté de Jalalpour, puis, ayant débarqué sur la rive gauche de l'Hydaspe, il a pris avec lui Héphestion et Perdiccas pour envelopper l'aile gauche de Poros et envoyé en même temps Koinos envelopper l'aile droite, autrement dit Alexandre a jugé que l'obéissance des Macédoniens à Héphestion n'était toujours pas garantie et que mieux vallait le garder près de lui avec Perdiccas comme lieutenant. Et après la bataille de l'Hydaspe, qu'avons-nous vu ? Alexandre marche droit vers l'est, il passe l'Akésinès/Chenab, il projette de franchir l'Hyphase/Béas et de gagner le Gange, Héphestion avec ses cavaliers devraient être à ses côtés comme élément moteur des prochaines conquêtes, mais non : Alexandre dit à Héphestion de rester en retrait sur le Rechna Doab et d'y aménager une nouvelle cité-garnison, tâche peu risquée au milieu d'une population soumise, et nécessitant un nombre limité d'hommes qui seront facilement punis s'ils rechignent à obéir aux ordres. En résumé, on est surpris du décalage entre l'omniprésence d'Héphestion dans toutes les opérations postérieures à la mort de Kleitos en -328, et l'hostilité des Macédoniens à son égard, dont Alexandre est bien conscient puisqu'il limite sa participation à des missions secondaires ou il le flanque de chefs compétents écoutés par la troupe (comme Perdiccas et Méléagre). On est tenté de considérer l'opposition entre Héphestion et Cratéros comme un conflit de génération : Plutarque (Vie d'Alexandre 72) dit incidemment qu'Héphestion à sa mort en -324 est "encore jeune/de nšoj", il appartient donc à la même génération qu'Alexandre, contrairement à Cratéros qui appartient à la génération précédente. Mais ce n'est pas la raison profonde. La vérité est qu'Alexandre est confronté à la difficulté de gérer ses immenses conquêtes. Les peuples qu'il découvre après -329, notamment en Sogdiane au nord et à l'ouest de Cyropolis, et en Inde à l'est de l'Indus, n'étaient pas sous autorité perse : non seulement ils ne sont pas hellénisés, mais encore ils ne sont pas même persisés, ils n'ont jamais obéi à une autorité centrale. Comment maintenir ces peuples dans l'empire alexandrin ? Comment les unir aux autres peuples persisés ou hellénisés ? Les Macédoniens derrière Cratéros (comme derrière Koinos avant lui, et comme Kleitos avant Koinos) sont partisans de la méthode simple et séculaire : les batailles ont défini un vainqueur et un vaincu, le vaincu doit se soumettre au vainqueur, dans un régime de type pyramidal. Mais Alexandre constate que cette méthode ne fonctionne que si le vainqueur assure sa domination en permanence sur le vaincu (à Massaga/Malinga, au rocher Aornos/mont Elum, dès que les vainqueurs se sont éloignés les vaincus ont repris leur indépendance, on a dû leur envoyer Philippe et Tyriespès pour leur réapprendre la hiérarchie). Or, le nombre de peuples vaincus est très supérieur au nombre de chefs macédoniens, et en supplément tous les chefs macédoniens n'ont pas les compétences et l'autorité d'un Cratéros ou d'un Perdiccas ou d'un Méléagre. Par ailleurs, les Macédoniens veulent la fin de la guerre, ils sappent leurs propres efforts en voulant retourner en Grèce au plus vite, laissant aux vaincus la possibilité de recouvrer leur liberté et de se retourner contre le vainqueur. Le modèle pyramidal est donc inadéquat si on veut assurer la pérennité de l'empire. Naguère un intellectuel grec a imaginé un autre type de régime : Platon, avec sa République. Le régime platonicien est non pas pyramidal mais en forme d'oignon (pour reprendre l'image d'Hannah Arendt, La crise de la culture III.1). La société n'y est pas divisée en vainqueurs et vaincus, en dominants et dominés, elle forme un bloc, dans lequel l'individu disparait au profit du bien commun, plus exactement au profit de l'idéal au centre de l'oignon. Platon a pensé son système communiste à l'échelle d'une cité - en l'occurrence Athènes -, Alexandre veut élargir ce système au monde entier conçu comme une cité universelle/kosmopolis ("kosmÒpolij") ou une cité commune/œcuménie ("o„koumšnh"). Dans cette société platonicienne développée par Alexandre, on ne trouve plus de Grecs ni de Perses, ni de Sogdiens ni d'Indiens, on trouve l'image d'Alexandre divinisé au centre, et des couches successives interdépendantes autour de ce centre : d'abord la couche des proches (la famille d'Alexandre, les somatophylaques, l'Agéma, les satrapes grecs, les épiscopes), ensuite la couche des vassaux (les Ekklesias en Grèce, les satrapes perses maintenus à leur poste, le roi Taxilès, le roi Poros), ensuite la couche de l'armée, enfin la couche des peuples. Toutes les mesures prises depuis la Sogdiane vont dans le sens de cet idéal communiste platonicien, où le vaincu est traité comme un égal du vainqueur par le divin Alexandre… et toutes ces mesures sont incomprises par les Macédoniens, qui les critiquent et les refusent fermement : les égards réservés au barbare Oxyartès (devenu beau-père d'Alexandre), la généralisation de la proskynèse (finalement imposée aux seuls barbares car les Macédoniens, Léonnatos et Polyperchon en tête, la tournent en dérision), le recrutement de trente mille adolescents dans l'est de l'ex-Empire perse pour les instruire à la manière grecque en vue de les intégrer à l'armée et de réaliser des futures conquêtes aux côtés des Macédoniens, la multiplication des garnisons-camp de concentration pour obliger vainqueurs et vaincus à vivre ensemble dans une précarité équivalente (les vaincus sont contraints d'apprendre le grec s'ils veulent commercer et circuler, les vainqueurs sont écartés des débats auliques et des opérations de conquête, ils sont relégués à des tâches administratives municipales). Héphestion soutient-il ce régime pour plaire à Alexandre et en obtenir davantage de faveurs ? Le soutient-il parce qu'il n'est pas Macédonien, et parce que son instauration l'élèverait au niveau des Macédoniens ou abaisserait les Macédoniens à son niveau ? Les deux hypothèses sont plausibles. Entre les deux hommes, Alexandre balance. Cratéros représente, comme Koinos auparavant, et comme Kleitos avant Koinos, le principal obstacle à la concrétisation de son projet communiste (on remarque que la liste des somatophylaques donnée par Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 28.4, inclut le nom d'Héphestion, mais pas le nom de Cratéros, preuve que Cratéros n'est pas un intime d'Alexandre). Mais Cratéros est porté par la masse de l'armée, et par ailleurs il a prouvé sa loyauté et ses compétences militaires à maintes reprises : on ne peut pas le congédier, il est indispensable à la cohésion de l'empire. Héphestion quant à lui est séduisant, et il partage avec Alexandre beaucoup de souvenirs et d'intérêts présents : la jeunesse à Pella, la conquête d'une légitimité personnelle, une contestation grandissante du modèle d'Aristote (le Lycée, qui se contente d'analyser méthodiquement les choses dans l'espoir que la Vérité universelle en sortira naturellement) inversement proportionnelle à une vénération du modèle de Platon (l'Académie, qui prétend que les gardiens-philosophes dans la République communiste détiennent la Vérité universelle). Mais il est seul. La majorité de la troupe déteste ses flagorneries envers Alexandre, et le considère comme un étranger à la famille, à la Macédoine, à la Grèce, peu d'hommes acceptent de lui obéir, au point qu'on doit les recaser dans d'autres régiments ou leur imposer un Perdiccas ou un Méléagre pour qu'ils daignent obtempérer. La rivalité tacite dégénère logiquement : sur on-ne-sait-quel prétexte, Cratéros et Héphestion en viennent aux mains, Alexandre est obligé d'intervenir pour les séparer physiquement. Les auteurs anciens disent unanimement qu'à partir de ce moment Alexandre fait tout pour les maintenir à distance, inclinant vers Héphestion "qui aime Alexandre" mais ne représente que lui-même, sûr que Cratéros "aime le roi" mais représente la masse de l'armée contestataire ("Parmi ses Amis qui jouissaient de son affection, [Alexandre] inclinait vers Héphestion. Il lui accorda des honneurs sans mesure après sa mort [en -324, que nous raconterons plus loin], mais même de son vivant il le préféra à Cratéros qui rivalisait contre lui en loyauté. Un jour un hétaire déclara que l'affection de Cratéros valait bien celle d'Héphaiston, il avait rétorqué : ‟Cratéros aime le roi alors qu'Héphestion aime Alexandre”. Par ailleurs, la première fois qu'il vit [Sisigambis] la mère de Darius III, celle-ci s'était précipité aux pieds d'Héphestion en croyant qu'il était le roi, Alexandre l'avait rassurée de sa méprise en lui disant : ‟Sois sans crainte, mère, lui aussi est Alexandre” [allusion à la prise de la smala et la capture de la famille de Darius III après la bataille d'Issos en -331, que nous avons racontée à la fin de notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.114 ; "Ses deux meilleurs amis [à Alexandre] étaient Héphestion et Cratéros. Celui-ci l'approuvait en tout et se conformait aux nouvelles mœurs qu'il avait adoptées, celui-là restait attaché aux usages de son pays. Alexandre se servait d'Héphestion pour communiquer ses volontés aux barbares, et de Cratéros pour négocier avec les Grecs et les Macédoniens. Il avait plus d'affection pour le premier, et plus d'estime pour le second, il disait souvent qu'‟Héphestion aime Alexandre alors que Cratéros aime le roi”. Pour cette raison, ces deux courtisans entretenaient l'un contre l'autre une jalousie secrète, qui dégénérait souvent en vives altercations. Un jour, en Inde, ils en vinrent aux mains et tirèrent l'épée, leurs amis respectifs vinrent les soutenir. Mais Alexandre accourut, il réprimanda publiquement Héphestion en le traitant d'‟imprudent étourdi qui oublait n'être rien sans Alexandre”, il adressa aussi d'amères reproches à Cratéros, et il les réconcilia en jurant par Zeus Ammon et les autres dieux que, s'ils se querellaient à nouveau, il oublierait qu'ils étaient les deux hommes qu'il chérissait le plus et les tueraient ensemble, ou du moins qu'il tuerait l'auteur de la dispute. On dit qu'après avoir reçu cette menace, ils ne firent et ne dirent plus rien l'un contre l'autre, même en plaisantant", Plutarque, Vie d'Alexandre 47). La perte de Cratéros signifierait la rébellion générale de l'armée et la fin des rêves de nouvelles conquêtes. La perte d'Héphetion signifierait la victoire de l'armée rebelle, le retour immédiat en Grèce, et aussi la fin des rêves de nouvelles conquêtes. Le dilemme ne sera résolu que par la mort d'Alexandre.


Darius Ier à la fin du VIème siècle av. J.-C., après avoir assis son pouvoir sur Peukelaotis/Pushkhalavati, avait missionné le Carien Scylax de Caryanda vers l'aval de l'Indus puis les côtes océaniques et la péninsule arabique jusqu'aux rivages égyptiens de la mer Rouge, en vue de conquérir ces territoires. Scylax avait rapporté son voyage d'exploration dans un livre intitulé Périplous, résumé par Hérodote (Histoire IV.44). Alexandre a-t-il lu ce livre avant d'entreprendre le même périple ? C'est fortement improbable, car, nous constaterons cela au cours de la descente de l'Indus, Alexandre semble découvrir les territoires plutôt que s'appuyer sur un récit de voyage préexistant, et, surtout, Arrien cite une lettre d'Alexandre à sa mère Olympias qui, si elle est authentique, prouve qu'Alexandre n'a réellement aucune idée des paysages qu'il s'apprête à découvrir puisque, toujours obsédé par l'image du monde en forme de tore où l'Asie et l'Afrique seraient accolées en bordure d'un Océan circulaire commun, il croit que l'Indus est l'un des affluents du Nil ("Ayant remarqué que l'Indus est le seul fleuve avec le Nil où l'on trouve des crocodiles et que les fèves des bords de l'Akésinès [le Chenab] qui se jette dans l'Indus sont semblables à celles de l'Egypte, Alexandre s'imagina follement avoir trouvé la source du Nil en supposant que ce cours d'eau traversait l'Inde via des déserts immenses, y perdait son nom, et arrivait dans les plaines cultivées de l'Ethiopie et de l'Egypte en recevant celui de “Nil”, ou “Aigyptos” selon Homère, avant de se jeter dans la Méditerranée. Dans une lettre à Olympias il prétendit avoir avoir résolu l'importante question de la source du Nil en s'appuyant sur cette conjecture frivole. Informé ensuite par les habitants de l'Hydaspe [le Jhelum] que leur rivière se jette dans l'Akésinès, qui à son tour se jette dans l'Indus en perdant leurs noms, et que l'Indus qui n'a rien en commun avec l'Egypte se jette dans la grande mer par deux embouchures, il effaça, dit-on, ce passage de sa lettre, et continua ses préparatifs pour l'embarquement", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 1.2-5). Arrien et Quinte-Curce, nos deux références principales, disent parallèlement que le point de départ est Alexandrie-Nicée/Mong et Alexandrie-Bucéphale/Phalia sur le Jech Doab, mais ils divergent sur la rivière : Quinte-Curce dit qu'Alexandre s'engage sur l'Akésinès/Chenab (à l'est du Jech Doab), Arrien dit qu'il s'engage sur l'Hydaspe/Jhelum (à l'ouest du Jech Doab). Pour notre part, nous inclinons vers l'Akésinès/Chenab, pour plusieurs raisons. Primo, Alexandre n'a pas besoin de conquérir l'Hydaspe/Jhelum puisque cette rivière est déjà théoriquement en son pouvoir, du moins sous le pouvoir de son vassal Taxilès sur la rive droite, et sous le pouvoir de son vassal Poros sur la rive gauche. Deusio, on devine qu'une partie des embarcations utilisées quelques mois plus tôt pour traverser l'Akésinès/Chenab sont toujours stationnées près de l'actuelle Gujrat ou de l'actuelle d'Akhnoor, région riche en bois de construction navale comme nous l'avons vu dans notre alinéa précédent : ces embarcations sont immédiatement disponibles pour descendre vers l'Indus, on n'en trouve pas en quantité équivalente sur l'Hydaspe/Jhelum, qui a été traversé par des moyens de fortune dans le feu de la bataille. Tersio, la descente sur l'Akésinès/Chenab permettra, dès qu'une opportunité se présentera, de lancer des attaques vers l'est et de conquérir le sud du Rechna Doab, dont Alexandre a été frustré par la rébellion de ses soldats. Quarto, selon la lettre à Olympias évoquée par Arrien (Anabase d'Alexandre, VI, 1.2-5 précitée), si elle est authentique, Alexandre est bien informé que l'Hydaspe/Jhelum se jette dans l'Akésinès/Chenab et non l'inverse, autrement dit la conquête de la basse vallée de l'Akésinès/Chenab inclut la conquête de la basse vallée de l'Hydaspe/Jhelum, en conséquence pourquoi descendre sur l'Hydaspe/Jhelum, en laissant une partie de l'Akésinès/Chenab aux mains des Indiens insoumis ? Le signal du départ est donné à une date inconnue de l'hiver -326/-325. Quinte-Curce (Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.22 précité) et Diodore ("La flotte fut prête, soit deux cents bateaux non pontés et huit cents chalands", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.95), qui puisent à la même source, avancent le nombre de mille embarcations. Arrien, qui s'appuie sur les Mémoires de Ptolémée, avance le nombre de deux mille embarcations ("Cette flotte, selon Ptolémée fils de Lagos dont je reconnais l'autorité, était composée de deux mille navires, dont quatre-vingt triacontères, le reste consistant en transports de chevaux, bâtiments légers et embarcations fluviales ordinaires", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 2.4). Peu importe. C'est une flotte très importante, telle que les autochtones n'en ont jamais vue. Dans une séquence très cinématographique, Arrien montre la masse d'innombrables bateaux et radeaux glisser sur l'eau de façon impériale, à la fois majestueuse et inquiétante, escortés par les Indiens venus sur les deux rives pour la voir passer, s'interrogeant sur la nature des hommes blancs qui la conduisent, comme si c'étaient des extraterrestres venus d'une autre planète ("Le bruit monotone et cadencé des rames obéissant au pilote, se levant et frappant ensemble la rivière, évoquait la clameur des batailles. Il était étouffé, multiplié par les rochers sur lesquelles il se répercutait, ou amplifié par les vallons solitaires boisés. Les chevaux sur les barges étonnèrent les barbares qui n'en avaient encore jamais vu en Inde (ils ne se souvenaient pas que Dionysos jadis parcourut aussi l'Inde par bateau). Beaucoup d'Indiens, attirés par ce bruit et par cette nouveauté, suivirent la flotte après son départ en longeant le rivage, en l'escortant de leurs chants barbares. Les Indiens en effet apprécient beaucoup la musique et la danse, qu'ils ont reçues de Dionysos et de ses bacchantes", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 3.3-5). Ce n'est pas toute l'armée qui s'embarque, seulement le tiers. Alexandre commande en personne. Il a nommé son copain Néarque comme navarque pour le seconder. Onésicrite pilote le navire amiral ("Néarque fut nommé navarque, le commandement du navire que montait Alexandre fut confié à Onésicrite, lequel se vante dans son récit quand il affirme avoir commandé la flotte entière", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 2.3). Le deuxième tiers de l'armée suit la flotte à pied, sur la rive droite de l'Akésinès/Chenab, commandé par Cratéros. Le troisième tiers suit aussi à pied, sur la rive gauche, commandé par Héphestion ("[Alexandre] partagea son armée : il s'embarqua avec tous les hypaspistes, les archers, les Agriens et l'Agéma, Cratéros reçut l'ordre de conduire sur la rive droite de la rivière une partie de la cavalerie et de l'infanterie, sur la rive gauche Héphestion dut marcher avec le gros de l'armée et deux cents éléphants", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 2.2 ; "[Alexandre] s'embarqua sur la rivière avec ses principaux amis vers l'océan au sud, tandis que le gros de son armée côtoyait la rivière sous la conduite d'Héphestion et de Cratéros", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.96). C'est le seul moyen qu'Alexandre a trouvé pour éviter aux deux hommes, qui se vouent désormais une haine réciproque incurable, de se battre à nouveau.


Arrien dit que l'armée avance à travers le territoire de Sopithès, seigneur des Cathéens/Kathua : cela confirme indirectement que la rivière descendue est bien l'Akésinès/Chenab et non pas l'Hydaspe/Jhelum, puisque Sopithès règne sur le Rechna Doab à l'est de l'Akésinès/Chenab ("Ils s'avancèrent rapidement vers une place [non identifiée] du roi Sopithès ", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 2.2 ; "[Alexandre] ordonna que les éléphants et les bagages suivraient par voie de terre tandis qu'il descendrait la rivière. On parcourrait en moyenne quarante stades par jour pour permettre aux troupes de débarquer de temps en temps dans les endroit propices", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.24). On fait une halte on-ne-sait-où dans la moyenne vallée de cette rivière, peut-être à hauteur de la moderne Hafizabad au Pakistan (32°04'19"N 73°41'18"E). Le contingent de Philippe arrivé sur place est intégré au corps de Cratéros sur la rive droite ("[Alexandre] aborda le troisième jour au lieu où Cratéros et Héphestion campaient, chacun sur une rive. Il resta là deux jours. Philippe le rejoignit avec son contingent, auquel il ordonna de longer l'Akésinès. Il demanda à Cratéros et à Héphestion de se remettre en mouvement, en suivant la route convenue. Lui-même descendit l'Hydaspe [ou plutôt "vers l'Hydaspe" puisque selon notre hypothèse Alexandre se trouve sur l'Akésinès/Chenab et non pas sur l'Hydaspe/Jhelum] avec la flotte, la largeur du lit était supérieure à quarante stades", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 3.4-1-2). Puis on reprend la descente de la rivière. On balaie au passage des survivants oxydraques et malles ayant échappé au massacre de Sagala/Sialkot quelques mois plus tôt, ces affrontements ont lieu peut-être à hauteur de la moderne Chiniot au Pakistan (31°43'08"N 72°58'56"E, "[Alexandre] se déplaça rapidement vers les Malles et les Oxydraques, peuples nombreux et belliqueux qui après avoir enfermé leurs femmes et leurs enfants dans leurs places fortes se disposaient à lui livrer bataille : il se hâta afin de les surprendre et les frapper au cours de leurs préparatifs", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 4.3). La flotte éprouve des très grandes difficultés en approchant du confluent de l'Hydaspe/Jhelum et de l'Akésinès/Chenab, elle est prise dans des rapides, certaines embarcations sont emportées et brisées ("[Alexandre] arriva le cinquième jour au confluent de l'Hydaspe et de l'Akésinès. Le lit de ces rivières s'y resserrant, le débit en devient plus rapide, les flots se choquent, se brisent et ouvrent en reculant sur eux-mêmes des gouffres profonds, le fracas des vagues mugissantes retentit au loin. Les autochtones avaient instruit les Grecs de ces phénomènes, mais à l'approche du confluent le bruit devint si épouvantable que les rameurs laissèrent tomber les rames. La voix des pilotes d'abord muets d'horreur retentit, ordonnant de doubler les rames pour rompre la force du courant et sortir de ce détroit avant d'être engloutis dans ces gouffres tournoyants. Les navires ronds qui touchèrent les gouffres, soulevés par les vagues, furent rejetés dans le courant : les hommes qui les montaient ne furent la proie que de leur peur. Les navires longs en revanche éprouvèrent plus de dommages car leurs flancs n'étaient pas assez hauts pour rompre l'effort des vagues, et le rang de rames inférieur étant à peine plus élevé que celui de l'eau : entraînés de flanc dans les gouffres avant de pouvoir relever les rames, ces bâtiments furent facilement brisés par la force des vagues, deux d'entre eux fracassés l'un contre l'autre sombrèrent avec leur équipage", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 4.4-5.3 ; "A l'endroit où l'Akésinès et l'Hydaspe se rejoignent, il y avait des vagues comme sur la mer, et les courants entraînaient une telle quantité d'alluvions brassées en permanence que la partie navigable se réduisait à un étroit passage. Les bateaux furent secoués par les remous qui les frappèrent de face ou de côté. Les matelots commencèrent à carguer les voiles, mais la force du courant et l'impétuosité des deux cours d'eau gênèrent les manœuvres. Deux gros navires coulèrent à la vue de tous. Les embarcations légères furent aussi difficiles à diriger, mais parvinrent à s'échouer sur la rive sans dommage", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.9-11), Alexandre manque d'être jeté de son navire et de se noyer ("Le roi lui-même fut victime de la violence du courant : son bateau fila vers les rapides et, frappé de plein fouet, n'obéit plus au gouvernail. Il s'était déjà déshabillé pour se jeter à l'eau, ses compagnons se tenaient à proximité pour le recueillir, mais plonger dans l'eau ou rester à bord présentait autant de danger. Les rameurs déployèrent alors une énergie prodigieuse et firent des efforts surhumains pour lutter contre le courant qui les emportait. Ce fut comme si une brèche se creusait et que l'eau se retirait : après avoir échappé aux remous, le bateau s'échoua sur un banc de sable avant d'atteindre la rive", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.11-14). On est obligé d'accoster pour réparer les dommages après avoir passé ce confluent, sur la rive droite selon Arrien, autrement dit on débarque sur le Sind Sagar Doab (à hauteur de l'actuel pont-barrage du Chenab, 31°08'41"N 72°08'56"E ; "Alexandre débarqua ses troupes sur la rive droite, à un endroit abrité du courant, où un promontoire avancé dans la rivière permettait de recueillir les épaves et les marins saufs. Il répara les bateaux endommagés", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 5.4). Quinte-Curce dit que les soldats manifestent encore leur mécontentement à cause de cette périlleuse descente de la rivière à travers les rapides, et des peuples soi-disant vaincus mais qui résistent toujours, Alexandre doit les haranguer à nouveau pour les remotiver ("Le roi dressa autant d'autel que de cours d'eau et offrit un sacrifice, puis parcourut encore trente stades. C'était le pays des Sudraques et des Malles, éternels rivaux mais rapprochés face à la menace commune, ils avaient armé quatre-vingt-dix mille fantassins, dix mille cavaliers et neuf cents chars. Les Macédoniens, qui s'étaient crus délivrés de tout danger, s'alarmèrent de la guerre nouvelle que ces peuples indiens les plus belliqueux leur promettaient, ils maugréèrent encore contre le roi et refusèrent d'obéir. Contraint de renoncer au Gange et aux régions au-delà de ce fleuve, il avait déplacé la guerre sans la terminer : exposés à des peuples insoumis, ils devraient encore verser leur sang pour ouvrir la route de l'Océan. Les pays où il les emmenait n'avaient plus d'étoiles, plus de soleil, voilés en permanence. Ils devaient trouver sans arrêt des nouvelles armes pour affronter des nouveaux ennemis. Et à supposer que ceux-ci fussent vaincus ou chassés, quelle récompense à l'arrivée ? L'obscurité perpétuelle sur un Océan sans limite, des bêtes monstrueuses, des eaux dormantes où la nature épuisée venait mourir. Le roi redoutait davantage les craintes de ses soldats que le danger. Il les convoqua pour leur apprendre que les hommes qui les effrayaient n'étaient pas des soldats, et qu'après eux aucun obstacle ne les empêcherait de traverser d'immenses espaces, d'atteindre le bord du monde et d'achever leurs épreuves. Il avait renoncé au Gange et aux régions au-delà de ce fleuve en cédant à leurs craintes : il leur garantit que leur nouvel itinéraire offrait autant de gloire avec moins de risques. L'Océan était proche, on sentait déjà la brise marine. Ils ne devaient pas compromettre leur succès, ils dépasseraient les limites atteintes par Héraclès et Liber [surnom latin de Dionysos] en offrant à leur roi une postérité à peu de frais, en évitant de transformer le départ de l'Inde en déroute. Les masses sont sujettes aux revirements, surtout les soldats, leurs révoltes sont aussi faciles à calmer qu'à susciter : son discours fut accueilli par des acclamations enthousiastes. Ils lui demandèrent de les conduire avec l'aide des dieux afin d'obtenir la même renommée que ceux dont il se réclamait. Satisfait de cette ovation, il reprit sa marche contre l'ennemi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.14-23). Le même Quinte-Curce signale une bataille contre les "Sudraques", latinisation d'"Oxydraques/Oxudr¡kai", on-ne-sait-où sur l'étroite rive droite de l'Akésinès/Chenab, près du lieu où Alexandre a établi son camp de repos et de réfection de sa flotte. Les envahisseurs grecs assaillent une cité oxydraque/sudraque non nommée au pied du plateau proche ("[Les Sudraques et les Malles] étaient les peuples les plus puissants de l'Inde, ils s'étaient préparés activement à la guerre. Leur chef était un Sudraque dont la bravoure était reconnue. Après avoir installé un camp au pied de la montagne et allumé bien en vue des feux supplémentaires pour tromper l'ennemi sur leur nombre, il s'efforça vainement d'effrayer par les cris et les hurlements habituels les Macédoniens qui restaient toujours immobiles", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.24), les habitants réussissent à se sauver en fuyant vers ce plateau à l'ouest, constituant la pointe sud du Sind Sagar Doab ("Le jour allait se lever. Le roi était confiant et optimiste, les soldats étaient pleins d'ardeur : il leur ordonna de prendre les armes et de se mettre en route. Alors les barbares s'enfuirent brusquement. Eurent-ils peur ? S'étaient-ils disputés ? On l'ignore. En tous cas, ils gagnèrent la montagne par des chemins inaccessibles et impraticables. Après avoir vainement tenté de les rattraper, le roi s'empara de leurs bagages", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.25-26).


La suite des opérations est similaire chez Arrien, Diodore de Sicile et Quinte-Curce, dès qu'on comprend que le paragraphe 4 livre IX de l'Histoire d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce a été bouleversé par ses réécritures au cours des siècles. Ce paragraphe 4 commence par l'arrivée d'Alexandre au confluent de l'Hydaspe/Jhelum et de l'Akésinès/Chenab à l'alinéa 1, il enchaîne aussitôt sur les manœuvres militaires au sud du Rechna Doab depuis l'alinéa 2 jusqu'à l'alinéa 8, il digresse ensuite sur des considérations générales à propos des fleuves indiens depuis l'alinéa 8 jusqu'à l'alinéa 26, puis il revient sur la bataille contre les Oxydraques/Sudraques que nous venons d'évoquer et le siège de la cité des Malles/Multan à partir de l'alinéa 26. Nous venons de voir que les Oxydraques/Sudraques s'échappent vers un plateau, or on ne trouve aucun plateau au sud du Rechna Doab, la bataille en question n'a donc pas eu lieu au sud du Rechna Doab mais bien près du plateau au sud du Sind Sagar Doab, autrement dit avant les manœuvres militaires au sud du Rechna Doab, on déduit que les alinéas 2-8 de l'Histoire d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce ont été maladroitement insérés par un copiste entre les alinéas 1 et 8 de l'édition actuelle, originellement ils étaient placés après l'alinéa 26. Le déplacement des alinéas 2-8 raccorde le récit de Quinte-Curce à la géographie, et aux versions de Diodore de Sicile et d'Arrien. On voit sur la carte que le sud du Rechna Doab forme un entonnoir. Si on attaque vers un point au fond de l'entonnoir, son contenu risque de remonter sur ses bords et de submerger l'attaquant, on doit donc attaquer non pas sur un point mais sur toute la largeur de l'entonnoir et progresser vers son fond afin de pousser son contenu vers le trou étroit au fond de l'entonnoir. Au sud du Penjab à l'hiver -326/-325, Alexandre a constaté que les Malles sont des adversaires efficaces et qu'ils ont des alliés aussi efficaces, il doit donc attaquer non pas vers un point du sud du Rechna Roab mais sur toute sa largeur afin d'empêcher ceux-ci ou ceux-là de remonter sur ses flancs et de le submerger par l'arrière. Pour utiliser le jargon des écoles militaires modernes, les manœuvres d'Alexandre au sud du Rechna Doab sont un parfait exemple d'art opératif, intermédiaire entre l'art tactique et l'art stratégique, c'est-à-dire un ensemble d'opérations coordonnées sur un large périmètre pour un but matériel bien délimité. Les phases de cette grande bataille opérative sont les suivantes.


1 : D'abord, on étend le périmètre d'intervention à toute la largeur de l'entonnoir, on étend le front vers l'est pour couvrir toute la largeur du Rechna Doab. Alexandre confie la flotte à Néarque et demande à Cratéros de continuer à descendre la rive droite de l'Akésinès/Chenab avec Philippe et Polyperchon, tandis que lui-même remplace Héphestion à la tête du corps de la rive droite afin de s'assurer que la population locale ne sera tentée de se rallier aux Malles ("Alexandre chargea Néarque de poursuivre sa navigation jusqu'au territoire des Malles, tandis que lui-même courrait sur les barbares insoumis pour les empêcher de secourir les Malles. Il retourna vers sa flotte [nous venons de voir qu'Alexandre a offert un temps de repos à ses troupes sur la rive droite de l'Akésinès/Chenab en aval du confluent avec l'Hydaspe/Jhelum : après s'être reposé, il revient vers les rives de l'Akésinès/Chenab où sa flotte est amarrée, puis traverse l'Akésinès/Chenab pour aller soumettre les alliés des Malles à la pointe sud du Rechna Doab]. Il retrouva Héphestion, Cratéros et Philippe à la tête de leurs troupes. Il ordonna à Cratéros de conduire le corps de Philippe au-delà de l'Hydaspe [indication cohérente avec notre hypothèse : Cratéros a longé la rive droite de l'Akésinès/Chenab, il est arrivé à la pointe sud du Jech Doab, pour continuer à descendre vers le sud il a dû traverser l'Hydaspe/Jhelum en débarquant sur le Sind Sagar Doab, il doit désormais sécuriser le sud du Sind Sagar Doab "au-delà de l'Hydaspe" pendant qu'Alexandre sécurisera le sud du Rechna Doab] avec celles de Polyperchon et les éléphants, Néarque quant à lui à la tête de la flotte devait le précéder de trois jours", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 5.5). On atteint Sibipoura, littéralement la "cité des Sibes", à une vingtaine de kilomètres en aval du confluent de l'Akésinès/Chenab et de l'Hydraotès/Ravi, aujourd'hui Shorkot au Pakistan (30°49'53"N 72°04'10"E). Une fois de plus, pour donner du prestige à l'aventure, Alexandre tente de relier sa situation présente au passé de la Grèce : il assimile les Sibes à des descendants d'Héraclès parce qu'ils sont habillés de peaux de bêtes et combattent à la massue comme Héraclès ("On atteignit le confluent de l'Hydaspe et de l'Akésinès. Les Sibes habitaient sur ce territoire. Ils prétendaient que leurs ancêtres descendaient de l'armée d'Héraclès, de malades restés sur place et ayant prospéré dans le pays qu'ils avaient conquis. Ils étaient vêtus de peaux de bêtes et armés de massues pour la plupart. Beaucoup d'autres détails rappelaient leur origine, même s'ils avaient perdu depuis longtemps tout contact avec la civilisation grecque", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.1-4 ; "On débarqua à l'embouchure de l'Hydaspe et de l'Aksinès, deux rivières orientales affluentes de l'Indus, et on se dirigea en armes vers le peuple des Sibes. On dit que ceux-ci descendent des soldats qu'Héraclès conduisit au siège du rocher d'Aornos, et qu'il établit là avoir raté ce siège. Alexandre avait encerclé leur principale cité, quand les notables se présentèrent. Le roi accepta de les entendre. Ils rappelèrent leur parenté avec les Grecs, promirent de se conformer à ses volontés, et étalèrent en même temps des magnifiques cadeaux en signe d'obéissance. Le roi accepta gracieusement ces marques de leur soumission et déclara toutes leurs cités libres, puis il marcha contre les peuples voisins", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.96). Strabon et Arrien ne sont pas dupes de cette basse propagande, selon eux au même niveau que la basse propagande sur le rocher Aornos/mont Elum qu'Héraclès aurait renoncé à conquérir ("On appelle ‟Nyséens” l'un des peuples de l'Inde, et ‟Nysa” [alias Nagara/Naghrak] leur cité soi-disant fondée par Dionysos, et ‟Méros” la montagne qui la domine, en prétextant que leur terre produit le lierre et la vigne, mais la vigne ne pousse jamais dans cette région car les pluies trop abondantes pourrissent le raisin avant qu'il n'arrive à maturité. On dit aussi que le peuple des Sudraques [latinisation d'"Oxydraques"] est issu de Dionysos. Pourquoi ? Parce que la vigne pousse également chez eux, et parce qu'on croit voir le cortège bacchique dans les exubérances de leurs rois quand ils défilent à la guerre ou pour tout autre motif au bruit des tambours, vêtus d'une longue robe à fleurs brodées, pourtant cet usage se retrouve chez tous les peuples de l'Inde. Le rocher Aornos [le mont Elum], dont le pied baigne dans l'Indus proche de ses sources, qu'Alexandre prit d'emblée, est censé avoir résisté à trois assauts d'Héraclès : on veut simplement hausser la gloire du conquérant. On dit encore que les Sibes descendent du même Héraclès, sous prétexte qu'ils s'habillent avec des peaux de bêtes comme Héraclès jadis, et qu'ils s'arment avec des massues et impriment à chaud l'image d'une massue comme marque sur toutes leurs bêtes, bœufs et mulets. On a pris la fable de Prométhée sur le Caucase, qu'on a transportée opportunément des bords du Pont[-Euxin] [la mer Noire] jusqu'à une grotte sacrée des Paropamisades, qu'on a transformée en prison de Prométhée, on a prétendu qu'Héraclès est allé jusque-là pour le délivrer : comme les Grecs pensent que le supplice de Prométhée a eu lieu dans le Causace, on a pu affirmer que les Paropamisades appartiennent au Caucase", Strabon, Géographie, XV, 1.8 ; "La cité de Nysa a gardé des souvenirs de l'expédition de Dionysos : le mont Méros, le lierre qui pousse sur cette montagne, les tambourins et les cymbales au son desquels les Indiens partent en guerre, leur tenue mouchetée comme celle des bacchants de Dionysos. Mais sur Héraclès, peu de traces. Le récit sur le rocher Aornos pris d'assaut par Alexandre, qu'Héraclès n'aurait pas réussi à conquérir, semble une vantardise macédonienne, à l'instar des Paropamisades rebaptisées ‟Caucase” par les Macédoniens alors qu'ils n'ont aucun rapport avec le Caucase, ou de la grotte des Paropamisades où le Titan Prométhée aurait été crucifié après avoir volé le feu. De même, on constata que les Sibes, peuple indien, se vêtissaient de peaux : on en conclut qu'ils descendaient d'Héraclès. Comme ils portaient des massues et marquaient leur bétail avec une massue, on y vit le souvenir de la massue d'Héraclès", Arrien, Indica V.9-12). "Sibes/S…boi" semble une hellénisation de "Siva" le dieu destructeur de la mythologie indienne (face à Brahma le créateur et Vishnu le conciliateur), dans ce cas les "Sibes" de l'épopée alexandrine sont simplement des sadhus dévoués à Siva, et Sibipoura est simplement un ensemble urbain autour d'un sanctuaire dédié à Siva. Plutarque étaye cette hypothèse en évoquant un dialogue entre Alexandre et des chefs religieux ou "gymnoposphistes" capturés après la reddition d'une énigmatique cité de "Sabba/S£bba", possible coquille d'un copiste désignant la "cité des Sibes/Shorkot". Plutarque ajoute qu'Alexandre grâcie finalement ces chefs religieux/sadhus/gymnosophistes ("Au cours de cette expédition [la descente vers l'océan Indien depuis le Penjab jusqu'à l'estuaire de l'Indus], [Alexandre] captura une dizaine de gymnosophistes parmi ceux qui avait participé au soulèvement de Sabba et grandement maltraité des Macédoniens. Comme ils étaient réputés pour la précision et la subtilité de leurs réponses, le roi les soumit à des questions apparemment insolubles en promettant d'exécuter celui qui apporterait la plus mauvaise réponse, laissant le verdict au plus vieux d'entre eux. Il demanda au premier qui étaient les plus nombreux, les vivants ou les morts : ‟Les vivants, répondit celui-ci, puisque les morts n'existent plus”. Au deuxième, qui produit les plus grands animaux, la terre ou la mer : ‟La terre, puisque la mer en fait partie”. Au troisième, quel est l'animal le plus habile : ‟Celui que l'homme ne connaît pas encore”. Au quatrième, pourquoi avait-il poussé Sabba à se révolter : ‟Pour vivre glorieusement ou périr misérablement”. Au cinquième, qui a existé d'abord, le jour ou la nuit : ‟Le jour, qui a précédé la nuit d'un jour”, le roi étant surpris par cette réponse le philosophe ajouta les questions extraordinaires appellent des réponses extraordinaires. Au sixième, quel est le meilleur moyen d'être aimé : ‟Ne pas être craint quand on on est devenu puissant”. Au septième, comment un homme peut-il devenir un dieu : ‟En faisant ce que l'homme ne peut pas faire”. Au huitième, qui est la plus forte, la vie ou la mort : ‟La vie, car elle supporte tous les maux”. Au dernier, jusqu'à quand un homme doit-il vivre : ‟Jusqu'au moment où il préfère la vie à la mort”. Alexandre se tourna vers le juge pour connaître son verdict, celui-ci répondit que tous avaient mal répondu. ‟Alors c'est toi qui doit être exécuté”, reprit Alexandre. ‟Non, ô roi, rétorqua le vieillard, tu manquerais à ta parole, puisque tu as promis d'exécuter celui qui apporterait la plus mauvaise réponse”. Alexandre les remercia et les congédia", Plutarque, Vie d'Alexandre 64). L'armée continue à s'étendre vers l'est, dans la région désertique à l'intérieur du sud du Rechna Doab. Héphestion commande l'avant-garde, Ptolémée commande l'arrière-garde. On note la présence de Peithon fils d'Agénor à la tête d'un régiment, que nous retrouverons plus tard. Le but est de couper toute retraite éventuelle aux Malles et à leurs alliés ("Alexandre divisa le reste de l'armée en trois corps. Héphestion devrait conduire le premier, avec une avance de cinq jours de marche afin de couper la retraite à ceux que lui-même attaquerait avec le deuxième corps au centre. Ptolémée fils de Lagos reçut le troisième corps, qui devrait servir d'arrière-garde et suivre à trois jours de marche dans le même dessein. Toute l'armée se retrouverait au confluent de l'Akésinès [le Chenab] et de l'Hydraotès [le Ravi]. Ayant pris avec lui les hypaspistes, les archers, les Agriens, la troupe de Peithon, tous les archers et la moitié des hétaires à cheval, il s'avança par le désert vers le peuple libre des Malles", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 5.6-6.1). Selon Arrien, à une centaine de stades (environ vingt kilomètres) du point de départ, l'armée fait halte près d'un point d'eau, correspondant sans doute à l'actuel canal à l'est de Sibipoura/Shorkot, aménagé sur un ancien lit secondaire de l'Akésinès/Chenab (30°47'49"N 72°13'21"E ; "[Alexandre] campa près d'un point d'eau ["Ûdati"] à une centaine de stades de la rivière Akésinès. Il permit à l'armée de manger et de se reposer, et ordonna de remplir d'eau tous les récipients qu'ils possédaient", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 6.2). Toujours selon Arrien, à quatre cents stades (environ quatre-vingt kilomètres) de cette halte, Alexandre arrive à une cité malle non nommée dont il surprend les habitants, qu'il assiège, correspondant sans doute à l'actuelle Kamalia au Pakistan (30°43'30"N 72°38'57"E ; "Après avoir marché jour et nuit sur environ quatre cent stades, [Alexandre] arriva à l'aube sous les murs d'une cité malle. N'imaginant pas qu'Alexandre s'engagerait dans le désert, par conséquent sans inquiétude de ce côté, les habitants se trouvaient hors de la cité sans armes. Mais Alexandre avait pris cet itinéraire justement parce que sa difficulté rassurait les barbares, il les surprit et fondit sur eux avant qu'ils songeassent à se défendre. Certains s'échappèrent dans la ville, qu'il cerna avec sa cavalerie en attendant l'arrivée de la phalange", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 6.2-3). Il envoie Perdiccas conquérir une autre cité non nommé à proximité, pour empêcher l'envoi de renforts, sans doute l'antique cité d'Harappa sur la rive gauche de l'Hydraotès/Ravi (site archéologique à l'ouest de Sahiwal au Pakistan, 30°37'44"N 72°51'48"E ; "Quand [la phalange] fut présente [devant les murs de la cité malle assiégée], [Alexandre] détacha aussitôt les escadrons de Perdiccas et de Kleitos et les Agriens vers une autre cité malle où beaucoup d'Indiens s'étaient enfermés, en ordonnant d'en différer l'assaut jusqu'à son arrivée, et de les empêcher d'en sortir et d'informer les autres barbares de sa venue imminente", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 6.2-4). La première cité - Kamalia- est investie, la population est massacrée ("Alexandre continua l'attaque [de la cité assiégée]. Les barbares abandonnèrent les remparts qu'ils ne pouvaient plus défendre. Un grand nombre des leurs ayant été tué et une autre partie mise hors de combat, ils se retirèrent dans la citadelle, où ils se défendirent un temps avec l'avantage que leur donnait l'élévation du poste. Les Macédoniens et Alexandre redoublèrent d'efforts. La place fut emportée, les deux mille Malles qui la défendaient furent tous passés au fil de l'épée", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 6.4-5 ; "Le roi marcha sur environ deux cent cinquante stades à l'intérieur des terres, dévasta la région et prit sa principale cité après y l'avoir assiégée", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.4). Pendant ce temps, Perdiccas arrive à la seconde cité - Harappa -, que les habitants ont désertée, Perdiccas retrouve leurs traces, les poursuit, et les massacre pareillement ("Arrivé à la cité qu'il devait assiéger, Perdiccas la trouva vide d'habitants. Informé de leur fuite, il les poursuivit à toutes brides, laissant l'infanterie marcher dans ses pas à marche forcée. Les fugitifs furent presque tous massacrés, les survivants trouvèrent refuge dans des marais", Arrien, Anabase d'Alexandre VI, 6.6).


2 : Ensuite, on presse le contenu de l'entonnoir sur toute sa largeur pour le vider par son trou, on retourne toutes les forces étalées entre Cratéros et Perdiccas pour rabattre les Malles et leurs alliés vers la pointe sud du Rechna Doab, où l'Hydraotès/Ravi se jette dans l'Akésinès/Chenab. Alexandre arrive à son tour à la rivière Hydraotès/Ravi, la traverse, débarque sur le Bari Doab, fait sa jonction avec Perdiccas qui revient de la seconde cité - Harappa - dont les survivants épars ne présentent plus aucune menace. Les Malles ne peuvent plus espérer du secours de la part de leurs alliés à l'est. Leurs éléments les plus avancés sont piégés dans l'extrême sud du Rechna Doab, au sud de Sibipoura/Shorkot, ils s'empressent à leur tour de traverser l'Hydroatès/Ravi et de débarquer sur le Bari Doab pour éviter l'encerclement. Alexandre essaie de couper leur retraite, il en attrape quelques-uns qui sont tués ou capturés. Il conquiert au passage une nouvelle cité non nommée où certains se sont réfugiés, appartenant à leurs alliés "Agalasses/Agalasse‹j", correspondant sans doute à l'antique Tulamba au Pakistan (30°30'32"N 72°14'37"E). On note que Peithon fils d'Agénor, déjà mentionné, dirige l'assaut contre cette cité ("Après avoir rafraîchi ses troupes, Alexandre partit à la première veille, força la marche pendant la nuit, et arriva au point du jour à l'Hydraotès [le Ravi] que les Malles venaient de passer. Il chargea les derniers au milieu de la rivière, la traversa, et poursuivit les autres, dont il tua une partie et en captura d'autres en grand nombre. Mais la plus grande partie réussit à gagner une place forte par l'art et la nature. L'infanterie arrivée, il détacha Peithon à la tête de son corps et de deux escadrons, qui emportèrent la place au premier assaut. Tout ce qui échappa à l'épée fut réduit à l'esclavage", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 7.1-3 ; "Les Agalasses avaient placé quarante-cinq mille fantassins le long de la rivière pour l'arrêter. Après avoir débarqué, [Alexandre] les mit en fuite et prit la cité où ils s'étaient réfugiés", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.5-8 ; "[Alexandre] affonta les Agalasses, qui avaient rassemblé quarante mille fantassins et trois mille cavaliers. Il leur livra bataille et les vainquit, beaucoup furent tués en combattant, ceux qui s'étaient réfugiés dans les forts ou cachés dans des caves furent capturés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.96). La suite des mouvements des deux armées est difficile à reconstituer aujourd'hui car l'Hydraotès/Ravi se jette dans l'Akésinès/Chenab non pas par un lit unique mais par plusieurs lits dont les tracés ont beaucoup fluctué au cours des siècles. Les auteurs anciens disent qu'Alexandre atteint une autre cité non nommée, ou plus exactement un domaine religieux administré par des "brahmanes/Bracm£nwn", c'est-à-dire des sadhus dévoués à Brahma le dieu créateur, où des Malles ont trouvé un asile. Alexandre assiège cette cité. Conscients qu'ils ne pourront pas résister longtemps, les brahmanes choisissent de créer un feu et de s'y jeter ou de se précipiter sur les épées des assiégeants ("[Alexandre] marcha ensuite contre une cité de brahmanes où les Malles s'étaient réfugiés. La phalange enveloppa les murs en rangs serrés. On en sapa les bases, on lança une grêle de traits sur les habitants, qui quittèrent les remparts et se réfugièrent dans la citadelle. Quelques Macédoniens y entrèrent avec eux, mais les barbares firent volteface, se rassemblèrent et les repoussèrent, ils en tuèrent vingt-cinq dans leur retraite. Alexandre avança les échelles et battit les fortifications. Une tour en s'écroulant entraîna la chute d'une partie du rempart. Alexandre s'engouffra dans la brèche. A cette vue, honteux d'être devancés, les Macédoniens montèrent de partout. Ils étaient déjà maîtres de la citadelle, lorsque les Indiens incendièrent les maisons : les uns se précipitèrent dans les flammes, les autres sur les épées, cinq mille trouvèrent la mort, il n'y eut presque pas de prisonniers parce que les adversaires préférèrent une mort glorieuse", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 7.4-6 ; "Il voulut prendre une autre cité [sur le territoire des Agalasses], mais la population repoussa vigoureusement l'assaut et on compta beaucoup de morts parmi les Macédoniens. Comme le roi maintint le siège avec la même rigueur, les habitants finirent par s'estimer perdus, ils mirent donc le feu à leurs maisons et se jetèrent au milieu des flammes avec femmes et enfants, attisant ainsi l'incendie que l'ennemi s'évertua à éteindre, donnant à la bataille un aspect insolite : c'étaient les habitants qui détruisaient leur propre cité et les ennemis qui voulaient la sauver, tant la guerre inverse l'ordre naturel des choses. Le roi laissa une garnison dans la citadelle, qui avait échappé à la destruction, et il la contourna par bateau", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.6-8 ; "Peu après [Alexandre] lança l'assaut sur une cité importante où vingt mille hommes s'étaient retranchés, il s'y engouffra. Mais les assiégés se défendirent derrière leurs barricades ou depuis les étages de leurs maisons, causant beaucoup de pertes parmi les Macédoniens. De colère, il incendia la ville. La plupart des habitant y périrent. Environ trois mille s'étaient réfugiés dans la citadelle, ils demandèrent grâce à Alexandre, qui la leur accorda", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.96). Pendant que Peithon ratisse la zone marécageuse du confluent pour y éliminer les Malles retardataires ("[Alexandre] fit rebrousser Peithon et l'hipparque Démétrios vers la rivière [l'Hydraotès/Ravi] à la tête de leurs troupes et de l'infanterie légère, avec ordre de tuer tous ceux qu'ils rencontreraient dans les bois en bordure des rives s'ils refusaient de se rendre. Cet ordre fut exécuté", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 8.2-3), la majorité des Malles essaient de se regrouper en aval pour former une ligne de défense ("Les Malles traversèrent l'Hydraotès [le Ravi] et se rangèrent en ordre de bataille sur le rivage escarpé pour défendre le passage. Alexandre y marcha aussitôt à la tête de sa cavalerie, suivi par l'infanterie", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 8.4-5), mais dès qu'Alexandre paraît ils se replient ("Alexandre marcha aussitôt à la tête de sa cavalerie, suivi par l'infanterie. A la vue des ennemis rangés en bataille sur l'autre bord, il continua sa marche en traversant la rivière avec sa cavalerie sans attendre la phalange. Epouvantés de cette audace, les Indiens se retirèrent précipitamment mais en bon ordre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 8.5-6). Alexandre les poursuit jusque dans leur cité, aujourd'hui Multan au Pakistan (30°11'55"N 71°28'19"E), où il les assiège ("Alexandre poursuivit les Indiens. Ceux-ci, constatant que seule sa cavalerie l'accompagnait, firent demi-tour, combattirent avec vigueur, ils étaient près de cinquante mille. Alexandre les voyant serrés, et n'ayant pas sa phalange, se limita à quelques escarmouches sans engager une action générale. C'est alors qu'arrivèrent les Agriens, les troupes légèrement armées, les archers qui annonçaient la venue imminente de la phalange. A cette vue redoutable, les Indiens coururent se réfugier dans une place forte à proximité. Alexandre les poursuivit, en tua un grand nombre, renferma le reste dans la cité, qu'il encercla par sa cavalerie jusqu'à l'arrivée de l'infanterie. Il aurait donné l'assaut si le jour n'eût pas été aussi avancé et si ses troupes n'eussent pas été fatiguées par leur longue marche, le passage de la rivière et la poursuite de l'ennemi", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 8.6-8 ; "On arriva dans la capitale des Sudraques [en réalité la capitale des Malles, où quelques Oxydraques/Sudraques ont pu se réfugier], où la plupart des habitants s'étaient réfugiés, comptant sur leurs armes autant que sur leurs murailles", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.26).


3 : Enfin on vide le trou de l'entonnoir, on presse les Malles survivants à l'intérieur de leur cité/Multan. Les Malles sont totalement nassés. A l'ouest, Cratéros sur la rive droite de l'Akésinès/Chenab et Néarque sur la même rivière verrouillent toutes les routes par où les Oxydraques/Sudraques voisins pourraient venir les secourir. Au nord, à l'est, au sud, c'est tout le corps dirigé par Alexandre qui arrive en masse (on trouve quelques Oxydraques/Sudraques à l'intérieur de la cité, qui ont accompagné les Malles depuis Sibipoura/Shorkot et se sont laissés piéger, mais ils restent très peu nombreux, Arrien insiste bien sur ce point ["L'opinion commune dit que ce malheur [la grave blessure d'Alexandre dont nous parlerons juste après] est arrivé à Alexandre chez les Oxydraques, or il s'est produit chez les Malles, autre peuple indien, la cité était bien celle des Malles, et ceux qui ont tiré sur Alexandre étaient bien des Malles, ils voulaient s'allier avec les Oxydraques et mener le combat ensemble contre Alexandre mais celui-ci ne leur en a pas laissé le temps en marchant contre eux par le désert, ils n'ont pas pu recevoir du secours des Oxydraques ni leur en apporter", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 11.3], Diodore de Sicile est également très clair : les Oxydraques vivent sur la rive droite de l'Akésinès/Chenab, les Malles vivent sur la rive gauche autour de leur cité principale/Multan, et ces derniers sont seuls lors du siège ["Ensuite [Alexandre] porta ses armes contre les Sudraques et les Malles, peuples nombreux et guerriers, forts de quatre-vingt mille fantassins, dix mille chevaux et sept cents chars. Avant l'arrivée d'Alexandre, ils se battaient entre eux, mais quand Alexandre approcha ils se réconcilièrent par des unions réciproques, dix mille de leurs filles furent ainsi mariées. Cependant ils ne regroupèrent pas leurs forces, ils ne parvinrent pas à s'entendre sur le commandement suprême, et finalement chacun demeura dans sa cité. Alexandre se dirigea vers la plus proche, qu'il comptait prendre au premier assaut", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.98]). Les remparts sont rapidement investis, les Grecs se précipitent pour assaillir la citadelle où les derniers défenseurs malles se sont retranchés ("[Alexandre] divisa son armée en deux : il attaqua avec la première partie, tandis qu'il confia l'autre partie à Perdiccas. Les Indiens cédèrent la cité et se retirèrent dans le fort", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 9.1 ; "[Alexandre] conduisit lui-même ses soldats jusque devant la muraille, désirant prendre la ville de vive force. Comme les machines de guerre tardaient à venir, il abattit la porte à coups de hache, pénétra dans la ville, renversa tous ceux qui venaient à lui et chassa les autres jusqu'à la citadelle, qui était à l'intérieur de la muraille", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.98). Soudain les choses tournent mal. Alexandre se rue vers une corniche de la citadelle, suivi de Peukestas, Léonnatos et un troisième personnage nommé "Abréas" chez Arrien ou "Timée" chez Quinte-Curce ("Dès que les Macédoniens virent les ennemis se défendre dans la citadelle, ils sapèrent aussitôt les murs et coururent de tous côtés avec les échelles. Comme on tardait à les approcher, Alexandre impatient en arracha une des mains d'un soldat, l'appliqua contre le mur, et s'élança en se couvrant de son bouclier, suivi de Peukestas qui portait l'égide enlevée du temple d'Athéna à Troie, du somatophylaque Léonnatos, et du dimoirite ["dimoir…thj", "chef d'une demi/di section/mo‹ra"] Abréas qui monta par une autre échelle", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 9.2-3 ; "[Alexandre] réclama des échelles et monta à l'assaut de la muraille alors que les autres hésitaient. Une corniche étroite, qui n'était pas garnie de créneaux comme ailleurs, avait été ajouté tout le long de la muraille pour barrer le passage. Le roi s'accrocha au bord sans pouvoir se mettre debout et repoussa avec son bouclier les traits qui pleuvaient sur lui. Du haut des tours, tous le prirent pour cible", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.30-31 ; "Pendant que les Macédoniens battaient les murs, le roi trouva une échelle, l'appliqua contre un mur de la citadelle et monta en couvrant sa tête de son bouclier. Il fut si rapide qu'il prit de court les barbares, et se retrouva en haut au milieu d'eux. Aucun n'osa l'attaquer physiquement, ils se tinrent à distance pour lui jeter leurs javelots. Le roi commença à fléchir", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.98). Tous les Grecs se mêlent pour protéger leur roi qui s'est aventuré sur cette corniche, ils se gênent mutuellement, s'encombrent, se bousculent, et finalement les échelles cèdent. Alexandre se retrouve isolé sur la corniche, à la merci de l'ennemi, sa troupe assiste à son encerclement progressif et à ses prouesses défensives sans pouvoir intervenir ("Alexandre, parvenu sur le rempart, s'appuya sur son bouclier pour renverser les uns et frappa les autres de son épée, il chassa tout devant lui. Les hypaspistes, inquiets de sa personne, se précipitèrent sur les échelles. Elles rompirent sous le poids. On perdit ainsi le moyen d'accéder aux remparts. Alexandre fut dès lors la proie des traits que les Indiens n'osant pas l'approcher firent pleuvoir des tours voisines et de l'intérieur de la place. L'élévation où le roi se trouvait formait une corniche avancée, et celui-ci était repérable autant par l'éclat de ses armes que par celui de sa valeur", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 9.4-5 ; "Criblés de traits, les soldats ne purent pas se rapprocher d'[Alexandre]. Le sens du devoir l'emporta sur la peur du danger dès qu'ils comprirent que le roi pouvait tomber aux mains de l'ennemi s'ils n'intervenaient pas d'urgence. Mais leur hâte gêna leur secours : tout le monde se précipita pour grimper, les échelles furent surchargées, elles cédèrent, ils se retrouvèrent à terre avec leurs espoirs. Sous les yeux de toute son armée, il sembla comme abandonné de tous", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 4.32-33 ; "Les Macédoniens appliquèrent deux échelles sur le mur et montèrent en rangs serrés, mais les échelles se rompirent et ils tombèrent tous à terre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.98). Au lieu de sauter de la corniche vers l'extérieur dans les bras de ses soldats, il décile de sauter suicidairement dans l'intérieur de la citadelle. Il devient la cible de tous les coups ennemis ("[Alexandre] avait le bras gauche ankylosé à force de tourner son bouclier pour parer les coups. Ses compagnons lui criaient de sauter et restaient en bas pour le recevoir dans leurs bras. Mais le roi osa alors une chose incroyable, qui plus tard fut considéré comme de la témérité beaucoup plus que comme un acte glorieux : il bondit soudain dans la cité remplie d'ennemis pour y affronter la mort en se battant et en défendant chèrement sa vie. On aurait pu le terrasser avant qu'il se relevât et le capturer, mais il avait pris un élan tel qu'il retomba sur ses pieds. Il se tint donc debout prêt à se battre, et par chance il ne fut pas encerclé car près de la muraille un vieil arbre étendait ses branches au feuillage touffu qui semblait là pour le protéger", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 5.1-4 ; "N'ayant que le choix de rester exposé à ce danger ou de se jeter dans le fort, il opta pour cette dernière solution, espérant ainsi épouvanter les ennemis ou du moins donner à sa mort une apparence glorieuse. Il sauta donc du rempart dans le fort. Adossé contre le mur, il perça avec son épée plusieurs de ceux qui fondirent sur lui, entre autres le chef des Indiens. Il en écarta deux à coups de pierres : le dernier revint sur ses pas, il le frappa de l'épée", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 9.5-6 ; "Privé de tout secours, le roi osa accomplir une action extraordinaire et digne de mémoire. Au lieu d'abandonner honteusement le rempart qu'il venait de conquérir, il sauta du côté de la ville, seul avec ses armes. De partout les Indiens se précipitèrent, mais il soutient fermement lees assauts des barbares. Abrité sur sa droite par un arbre qui avait pris racine près du mur, il repoussa les Indiens en déployant un courage à la mesure du roi qui avait réussi des grands exploits et qui désirait finir en gloire. Son casque reçu beaucoup de coups, de même que son bouclier léger", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.99). Une flèche l'atteint rapidement au poumon, il s'effondre en continuant à s'agiter fiévreusement ("Une flèche atteignit Alexandre, perça la cuirasse, et s'enfonça au-dessus du sein. Selon Ptolémée, l'air et le sang s'échappèrent par cette blessure. Sa chaleur naturelle le soutint un temps malgré la profondeur de la plaie, mais affaibli par la perte de son sang et de sa respiration ses yeux se fermèrent, il s'évanouit et tomba sur son bouclier", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI.10.1-2 ; "Les ennemis arrivaient sans cesse, son bouclier était criblé de traits, des pierres avaient défoncé son casque, et ses genoux alourdis par la fatigue accumulée se dérobaient sous lui. Les ennemis qui se trouvaient le plus près, sous-estimant le danger, se précipitèrent imprudemment : il en attrapa deux avec son épée et les coucha morts à ses pieds. Personne n'osa plus approcher, et on se contenta de continuer à lancer flèches et javelots de loin. Les coups partaient de tous les côtés, le roi s'était accroupi et se protégeait tant bien que mal, quand un Indien lui lança une flèche longue de deux coudées […] qui traversa la cuirasse et entra un peu au-dessus du côté droit. Assommé par le coup, saignant abondamment, il laissa tomber ses armes et parut sur le point de rendre l'âme, si faible que sa main droite n'arriva pas à retirer le trait. Celui qui avait tiré arriva tout content pour dépouiller le cadavre, mais quand le roi sentit le contact de sa main étrangère, indigné par l'insolence de cet ultime affront, il reprit connaissance et planta son épée dans le côté droit de l'ennemi, de sorte qu'il y eut ainsi trois morts devant le roi. Les autres se tinrent à distance, médusés. Pour mourir en combattant, avant de rendre son dernier soupir, il essaya de se redresser en prenant appui sur son bouclier, mais ses forces le trahirent quand il voulut se lever", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 5.7-13 ; "Finalement une flèche l'atteignit sous le sein, il tomba sur un genou, accablé par le coup. L'Indien qui avait lancé la flèche courut vers lui pour l'achever, mais Alexandre lui enfonça son épée dans le flanc et le barbare s'écroula mort, tandis que lui-même se relevait en s'appuyant sur l'arbre proche et en défiant en combat singulier les Indiens qui le désiraient", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.99 ; "Lors du siège de la cité des Malles, les plus belliqueux des Indiens, [Alexandre] manqua d'être tué. Après avoir chassé à coups de traits les ennemis sur la muraille, il y monta le premier par une échelle qui se rompit quand il fut en haut. Les barbares au pied de la muraille lui lançaient leurs flèches. Un très petit nombre d'officiers l'avaient suivi. Rassemblant ses forces, il s'élança soudain au milieu des ennemis, et tomba heureusement sur ses pieds. Au bruit de ses armes et à leur éclat, les barbares crurent voir un éclair foudroyant ou un fantôme, ils s'éparpillèrent effrayés. Mais quand ils virent que deux écuyers seulement l'accompagnaient, ils revinrent sur leurs pas et le chargèrent à l'épée et à la lance. Malgré sa vigoureuse défense, il reçut plusieurs blessures. Un des barbares en retrait lui décocha une flèche solide et puissante qui perça sa cuirasse et se ficha dans ses côtes au-dessus du sein. Accablé par le coup, il plia le genou, tomba, et le barbare qui l'avait frappé courut à lui le cimeterre à la main. Peukestas et Limnaios firent rempart de leur corps, et furent touchés tous les deux : Limnaios mourut du coup qu'il reçut, Peukestas résista, permettant à Alexandre de se relever et de tuer le barbare, mais après plusieurs autres blessures il fut atteint au cou par une lance, fut étourdi, et, ne pouvant plus se soutenir, s'appuya contre la muraille face aux ennemis", Plutarque, Vie d'Alexandre 63 ; "Chez les Malles un javelot de deux coudées de longueur perfora sa cuirasse et pénétra à travers sa poitrine pour ressortir par le haut du cou, comme le raconte l'historien Aristobule", Plutarque, Sur la fortune d'Alexandre II.9). Les trois compagnons qui l'ont suivi sur la corniche sautent à leur tour dans l'intérieur de la citadelle pour lui faire bouclier de leurs corps. Celui dont le nom est incertain (Abréas chez Arrien, ou Timée chez Quinte-Curce) est tué, Peukestas et Léonnatos sont sur le point de succomber ("Peukestas, le dimoirite Abréas, et Léonnatos derrière eux, parvenus sur le rempart avant que les échelles fussent rompues, se jetèrent près d'[Alexandre] et combattirent vivement à ses côtés. Abréas tomba percé d'une flèche reçue au visage. […] Peukestas, se mettant au-devant, se couvrit de l'égide d'Athéna, Léonnatos le défendit aussi de son côté : ils furent grièvement blessés", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 10.1-2 ; "Peukestas avait délogé les défenseurs sur une autre section de la muraille : il avança en direction du roi et parvint à sa hauteur. […] Timée et Léonnatos arrivèrent à leur tour, suivis d'Aristonos. Les Indiens, apprenant que le roi était dans leurs murs, se précipitèrent tous à l'endroit où il se trouvait, abandonnant leur poste, et attaquèrent ceux qui cherchaient à le sauver. Timée, plusieurs fois blessé de face, mourut après s'être remarquablement battu. Transpercé par trois javelots, utilisant son bouclier pour se défendre et pour abriter le roi, Léonnatos fut grièvement blessé à la nuque tandis qu'il repoussait une furieuse attaque des ennemis, et tomba aux pieds du roi. Peukestas, accablé de blessures, avait lâché son bouclier. Aristonos resta le dernier espoir du roi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 5.14-18 ; "Mais l'hypaspiste Peukestas arriva, monté par une autre échelle, et fut le premier à le secourir. D'autres suivirent son exemple, et, se soutenant mutuellement, ils le retirèrent des mains des barbares", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.99). Mais en se hissant à la courte échelle quelques hommes ont réussi à accéder au chemin contrôlant les portes du fort, qu'ils ouvrent, l'armée s'engouffre dans la citadelle, exterminant tout sur son passage, jusqu'à Alexandre ("Les Macédoniens enrageant de ne pouvoir escalader le fort et de voir les traits qui pleuvaient sur Alexandre, et enfiévrés par la témérité qui l'y avait précipité, sentant redoubler leur crainte et leur ardeur avec ses dangers, cherchèrent à suppléer par tous les moyens au manque d'échelle. Les uns fichèrent des pieux dans le mur en terre, s'y suspendirent en s'élevant avec effort sur les épaules des autres. Le premier qui franchit ainsi les remparts sauta dans la place pour se ranger près d'Alexandre étendu sans mouvement, d'autres le rejoignirent en poussant des cris et des hurlements, ils couvrirent le roi de leurs boucliers, un combat terrible s'engagea à l'entour. Quelques-uns, courant à la porte située entre les deux tours, levèrent les traverses et introduisirent les Macédoniens, qui se précipitèrent dans la place en renversant une partie du mur. On fit un affreux carnage des Indiens, on passa tout au fil de l'épée, jusqu'aux femmes et aux enfants", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 10.3-11.1 ; "Le bruit courut parmi les Macédoniens que le roi était mort. Cette nouvelle, qui en aurait effrayé d'autres, leur donna un sursaut d'énergie : sans se soucier du danger, ils attaquèrent les murs à coups de hache et se précipitèrent dans la cité par les brèches qu'ils avaient ouvertes. Ni les vieillards, ni les femmes et les enfants ne furent épargnés, car chaque fois qu'ils rencontraient quelqu'un ils se dirent que c'était peut-être lui qui avait blessé le roi. Un bain de sang fut nécessaire pour assouvir leur colère", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 5.19-20 ; "La ville fut bientôt prise d'assaut, les Macédoniens exterminèrent tous ceux qu'ils croisèrent, voulant la remplir de cadavres pour venger le danger encouru par leur roi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.99). Après le combat, Alexandre reste longtemps entre la vie et la mort. Diverses versions circulent sur la manière dont il est soigné. L'une d'entre elles, probablement forgée par l'entourage de Perdiccas pour légitimer son accès au pouvoir suprême après -323, dit que celui-ci a retiré sans dommage la flèche plantée dans la poitrine d'Alexandre, accélérant son rétablissement ("On emporta Alexandre sur un bouclier. Sa blessure était profonde, on craignit pour sa survie. Selon certains, l'Asclépiade [membre de la famille d'Asclépios, héros médecin de l'ère mycénienne] Critodémos de Kos tira le fer en élargissant la plaie. Selon d'autres, le médecin étant éloigné, le somatophylaque Perdiccas, en un mouvement et par ordre d'Alexandre, ouvrit la blessure avec son épée pour en retirer la flèche, le roi perdit beaucoup de sang dans cette opération, et eut une seconde syncope au cours de laquelle s'arrêta l'écoulement", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI.11.1-2 ; "On transporta le roi dans sa tente. Les médecins sectionnèrent la hampe de la flèche entrée dans la chair pour ne pas déplacer la pointe. En le déshabillant, on découvrit que la flèche était munie de crochets : le seul moyen de l'extraire sans risques de complications était de pratiquer une incision pour élargir la plaie. Mais ils craignaient que l'opération provoquât une hémorragie, la flèche étant énorme et ayant probablement touché certains organes. Critobule, très estimé parmi les médecins, redoutait d'être tenu pour responsable en cas d'échec de l'intervention. Le roi le vit en larmes, atterré, inquiet : “Eh bien, lui demanda-t-il, qu'attends-tu ? Je vais mourir : dépêche-toi au moins d'abréger mes souffrances. Crains-tu des ennuis alors que ma blessure est inguérissable ?”. Rassuré ou cachant sa peur, Critobule […] se mit à creuser la plaie, et arracha la flèche. Le roi perdit beaucoup de sang et s'évanouit. Un nuage passa devant ses yeux, il devint totalement inerte et parut mort. Comme aucun remède ne parvenait à arrêter l'hémorragie, ses Amis le croyant mort ne retinrent plus leurs cris et leurs larmes. Mais finalement le sang cessa de couler, le roi revint progressivement à lui, et se mit à reconnaître ceux qui l'entouraient", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 5.22-29 ; "Les Macédoniens entrèrent aussitôt en masse pour entourer [Alexandre], l'enlever et l'emporter évanoui dans sa tente. Dans tout le camp, le bruit courut qu'il était mort. On scia d'abord le bois de la flèche, avec beaucoup de difficulté. On put ainsi lui ôter péniblement sa cuirasse. Ensuite on incisa profondément pour arracher le fer qui était planté dans une côte, large de trois doigts et long de quatre doigts. Il s'évanouit plusieurs fois durant l'opération. Mais dès qu'on eut retiré le fer il revint à lui. Sorti de danger, encore faible, soumis à un traitement long et à un régime sévère, il entendit un jour les Macédoniens qui bruissaient à la porte de sa tente et demandaient à le voir. Il s'habilla et se montra à eux. Il sacrifia aux dieux et reprit son périple sur la rivière, interrompant souvent sa navigation afin de soumettre d'autres cités importantes et d'autres vastes régions", Plutarque, Vie d'Alexandre 63). Les troupes sont rassurées de revoir leur roi sain et sauf ("Alexandre fut transporté sur les bords de l'Hydraotès [le Ravi] pour y être embarqué jusqu'au camp installé au confluent de cette rivière et de l'Akésinès [le Chenab], où Héphestion commandait l'armée et Néarque la flotte. Quand le navire qui le portait arriva à hauteur du camp, il ordonna de découvrir la poupe du navire afin de se montrer à tout le monde. On douta encore qu'il respirait, alors il approcha et tendit la main. Un cri de joie unanime s'éleva, tous les bras se tendirent vers le ciel ou vers Alexandre, des larmes d'ivresse coulèrent de tous les yeux. Il sortit du navire, les hypaspistes lui apportèrent son lit, mais il demanda un cheval et le monta, des applaudissements se répandirent partout dans la forêt et sur le rivage. Parvenu à sa tente, il mit pied à terre, se mêla à ses soldats, qui l'entourèrent avec transport, heureux de lui baiser les mains, les genoux, les vêtements, ou simplement de le voir, ils s'exaltèrent en vœux et en bénédictions, certains allant jusqu'à lui présenter des couronnes et semer sur ses pas les fleurs dont cette région est prodigue", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 13.1-3). Mais les proches d'Alexandre ne cachent pas leur inquiétude, et leur désaccord sur son comportement face aux Malles, à s'exposer inutilement comme un vulgaire bidasse en prenant le risque d'être tué alors qu'il a la responsabilité de toute l'armée ("Néarque rapporte que les Amis qui l'accompagnaient ne purent s'empêcher de lui adresser de justes reproches, en lui disant que dans le péril extrême qu'il avait délibérément recherché il s'était comporté comme un vulgaire soldat plutôt que comme un stratège, reproches auxquels Alexandre fut d'autant plus sensible qu'ils étaient mérités", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 13.4 ; "[Les Amis] entrèrent soudain tous ensemble dans sa chambre. Craignant que cette arrivée groupée ne présageât une mauvaise nouvelle, il leur demanda s'ils venaient lui annoncer l'apparition soudaine de nouveaux ennemis. Mais Cratéros, chargé de présenter la requête des Amis, le détrompa : “Crois-tu donc que l'arrivée d'ennemis même à l'intérieur du camp nous inquiète davantage que ta santé, dont tu ne sembles guère te soucier ?”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 6.4-6), Cratéros n'hésite pas au nom de tous les officiers à élever la voix, sur le mode : "C'est toi qui nous a amenés ici en Inde où il n'y a rien à gratter, c'est à toi de nous en sortir, tu n'as pas le droit de mourir ! Si nécessaire nous te maintiendrons par la force à l'écart de tous les champs de bataille futurs, pour préserver ta vie contre ton gré !" ("Qui voudrait ou pourrait te survivre [c'est Cratéros qui s'adresse à Alexandre] ? Nous nous sommes aventurés trop loin, sous tes ordres et sous tes auspices, pour espérer revoir notre pays si tu ne nous ramènes pas chez nous", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 6.9), et va jusqu'à lui reprocher d'être un mauvais chef qui ne pense qu'à sa gloire personnelle en se moquant complètement de savoir ce que deviendront ses soldats qu'il a conduit en Inde s'il meurt : "C'est trop facile de finir en héros, après avoir plongé des milliers d'hommes dans la panade ! Tu as choisi d'être un chef : ne te défile pas, assume ton choix, sors-nous de la situation périlleuse dans laquelle tu nous as plongés ! N'espère pas te décharger de tes responsabilités en courant lâchement et égoïstement vers la mort !" ("Quel soldat ou quel barbare au courant de tes exploits trouverait concevable que tu paies de ta vie la prise d'une obscure bourgade ? Je frémis en songeant à ce que nous venons de voir : des mains sacrilèges auraient pu te toucher, toi qui n'as jamais connu la défaite, et te dépouiller, si la Fortune ne nous avait pas pris en pitié et ne t'avait pas sauvé au moment critique. Nous n'avons pas eu le courage de te suivre [allusion à la rébellion sur l'Hyphase], nous t'avons tous trahi et abandonné : dégrade-nous donc en bloc, personne ne refusera d'expier la faute d'avoir manqué d'héroïsme. Mais je t'en prie, manifeste ton mépris autrement : nous irons partout où tu nous demanderas d'aller, nous assumerons les dangers vulgaires et les batailles obscures, mais toi assume de ton côté de te cantonner au rôle que t'impose ton ambition", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 6.11-15), ce à quoi Alexandre répond avec mépris que Cratéros a raison, que seule sa gloire personnelle compte ("Je ne mesure pas ma valeur au temps imparti de ma vie, mais à ma gloire. J'aurais pu me contenter de l'héritage paternel et attendre tranquillement, sans sortir de Macédoine, une vieillesse sans éclat et sans gloire, mais même ceux qui ne font rien ne choisissent pas leur destin et parfois une mort prématurée surprend ceux pour qui l'essentiel est de vivre longtemps. Moi qui n'additionne pas les années mais les victoires, si je comptabilise des faveurs de la fortune, j'ai une longue vie derrière moi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 6.18-19), en rappelant une fois de plus la devise d'Achille qui a choisi de vivre un an comme un lion plutôt que cent ans comme un mouton ("Le théâtre de mes exploits s'étendra à la terre entière. Je révélerai des lieux méconnus, je permettrai à tous les peuples d'accéder à des régions que la nature a placées à l'écart du monde. Il me plaît de mourir dans l'accomplissement d'une telle tâche si tel est mon destin. L'origine de ma famille m'oblige à n'attacher qu'une importance toute relative à la durée de ma vie [allusion à Achille, de qui Alexandre descend par sa mère : Achille a été condamné par sa mère Thétis à vivre une vie héroïque mais courte]", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 6.21-22). Quinte-Curce dit incidemment que Ptolémée relaie le propos de Cratéros, et que beaucoup de cadres macédoniens sont sur la même position ("Ptolémée dit à peu près la même chose [que Cratéros], les autres les imitèrent, les larmes aux yeux ils le supplièrent de modérer son ambition puisqu'elle était comblée, et de préserver sa vie, autrement dit préserver son peuple", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 6.15). Cette difficile bataille contre les Malles a néanmoins porté ses fruits : les derniers Malles survivants acceptent enfin de se rendre, de même que les Oxydraques/Sudraques qui ont compris que les Grecs sont décidés à les écraser après les Malles s'ils refusent de se soumettre. Alexandre reçoit la reddition des Malles et des Oxydraques/Sudraques et confie la gestion de leur territoire à Philippe, épiscope du Sind Sagar Doab ("Les Malles survivants envoyèrent des députés au roi, accompagnés de cent cinquante dignitaires des cités des Oxydraques, chargés des pleins pouvoirs pour lui remettre le pays et lui apporter les plus rares richesses de l'Inde. Ils se rendirent à Alexandre en s'excusant de ne pas s'être présentés plus tôt, en expliquant qu'ils avaient d'abord désiré conserver la liberté précieuse dont ils avaient constamment joui depuis les conquêtes de Dionysos jusqu'à celles d'Alexandre, avant de comprendre qu'en recevant un satrape choisi par ce dernier, en payant le tribut et en livrant les otages qu'il exigerait, ils obéiraient à la volonté d'un roi qui descendait des dieux. Alexandre réclama mille dignitaires de leur peuple, qu'il comptait garder comme otages ou employer dans ses troupes jusqu'à la fin de la conquête de l'Inde. Les Malles les livrèrent, choisissant les meilleurs et les plus forts, ils fournirent aussi cinq cents chariots et leurs conducteurs qu'Alexandre n'avait pas demandés. Il accepta les chariots, leur rendit les otages, et nomma Philippe satrape des Malles", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 14.1-3 ; "[Les Malles et les Sudraques/Oxydraques] envoyèrent au roi une délégation de cent membres. Tous étaient en char. D'une taille au-dessus de la moyenne, ils avaient fière allure. Leurs vêtements étaient en coton, ornés de broderies en or et de bandes pourpres. Ils déclarèrent au roi qu'ils lui livraient leurs personnes, leurs cités et leurs terres, prêts à renoncer pour la première fois à leur liberté maintenue pendant d'innombrables générations et à accepter les conditions qu'il leur imposerait, en précisant qu'ils “cédaient ainsi à la volonté des dieux et non à la peur car ils acceptaient le joug bien que leurs forces demeurassent intactes”. Le roi, après avoir tenu conseil, accepta de les prendre sous sa protection moyennant le versement du tribut qu'ils payaient jusque-là aux Arachosiens [on doute que les Malles et les Oxydraques payaient un tribut aux Arachosiens avant l'arrivée d'Alexandre, compte tenu de leur nature indépendante et de l'éloignement de l'Arachosie, la version d'Arrien est plus crédible, qui dit que les Malles et les Oxydraques ne sont pas astreints à un tribut mais simplement à la livraison d'otages et à leur soumission théorique à Philippe], et deux mille cinq cents cavaliers. Les barbares obéirent docilement à toutes ces conditions", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 7.12-14).


La descente de l'Akésinès/Chenab se poursuit dans une ambiance bizarre, en même temps plus sereine car les autochtones renseignés sur la cruauté de l'envahisseur grec baissent la tête ou se dispersent prudemment avant leur arrivée, et plus tendue car les cadres macédoniens de plus en plus nombreux autour de Cratéros regardent Alexandre avec méfiance. On dépasse l'extrémité sud du Bari Doab, correspondant à l'endroit où le Zaradros/Sutlej rejoint la rive gauche de l'Akésinès/Chenab, puis le confluent de l'Akésinès/Chenab et de l'Indus, signifiant l'extrémité sud du Sind Sagar Doab, et plus généralement l'extrémité sud du Penjab ("La construction des navires supplémentaires lancée pendant sa convalescence étant achevée, Alexandre embarqua mille sept cents cavaliers parmi les hétaires et environ dix mille fantassins légers. Il descendit l'Hydraotès [le Ravi] sur une petite distance, jusqu'à l'endroit où il se jette dans l'Akésinès [le Chenab]. Il poursuivit sa navigation sur l'Akésinès, jusqu'à l'endroit où celui-ci se jette à son tour dans l'Indus", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 14.4). On stationne un temps dans la région en aval du confluent, habitée par un peuple appelé "Ossadiens" chez Arrien ou "Sabarques" chez Quinte-Curce ("Alexandre stationna avec sa flotte au confluent de l'Akésinès et de l'Indus pour y attendre Perdiccas, qui arriva avec ses troupes après avoir soumis en passant les Abastanes, peuple libre de l'Inde. Des triacontères et des bâtiments de transport construits par les Xathres indépendants vinrent rejoindre la flotte. Des députés des Ossadiens se soumirent", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 15.1 ; "Le roi ordonna à Cratéros de longer avec l'armée, sans s'éloigner, le cours d'eau [l'Akésinès/Chenab] qu'il s'apprêtait à descendre. Il s'embarqua avec ses compagnons habituels et traversa le pays des Malles [depuis la cité des Malles/Multan récemment conquise jusqu'au confluent de l'Akésinès/Chenab et de l'Indus]. Puis il arriva chez les Sabarques, puissante tribu indienne qui n'avait pas de roi et vivait en démocratie. Leur armée comptait soixante mille fantassins, six mille cavaliers et cinq cents chars. Ils avaient à leur tête trois chefs de guerre d'une valeur éprouvée. Quand les riverains des champs, qui étaient très nombreux, virent les eaux couvertes de navires à perte de vue et les armes des soldats qui brillaient, ils prirent peur et crurent que c'était une armée de dieux qui arrivait avec un autre Liber [surnom latin de Dionysos], très connu dans la région. Les cris des soldats, le bruit des rames, les appels divers des matelots les terrifièrent. Ils coururent vers leurs compatriotes qui avaient pris les armes pour leur dire que c'était une folie de vouloir se battre contre des dieux, des soldats invincibles dont le nombre de bateaux était incalculable. Ils firent si bien, que les soldats envoyèrent une délégation présenter leur soumission. Le roi les prit sous sa protection", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.4-8). Alexandre y fonde une nouvelle Alexandrie dite "du Confluent", aujourd'hui Uch au Pakistan (29°14'27"N 71°03'07"E), camp de concentration pour la population locale et poste-frontière méridional du Sind Sagar Doab ou "Indus supérieur", dont Philippe devient officiellement le satrape ("Alexandre décréta que le confluent de l'Indus et de l'Akésinès marquerait la limite de la satrapie de Philippe, auquel il laissa toute la cavalerie des Thraces et des troupes suffisantes pour tenir le pays. C'est là qu'Alexandre bâtit une cité qui par sa situation devait bientôt se peupler d'habitants nombreux et devenir célèbre, il y fonda un chantier fluvial", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 15.2 ; "Le roi fonda une nouvelle cité encore appelée ‟Alexandrie”, puis il pénétra sur le territoire des Musicans", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.8). Le territoire à partir d'Alexandrie-du-Confluent/Uch sera une satrapie d'"Indus inférieur" à conquérir, dont la gouvernance est attribué par anticipation à Oxyartès le père de Roxane, assisté de Peithon qui s'est distingué récemment contre les Malles ("Le territoire depuis le confluent de l'Indus et de l'Akésinès jusqu'à la grande mer [l'océan Indien] fut confié à l'autorité d'Oxyartès et de Peithon, les côtes indiennes lui furent rattachées", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 15.4). Mais des nouvelles fâcheuses arrivent de Bactriane. On apprend que des Grecs laissés en garnison s'y sont rebellés, désireux de retourner en Grèce, portés par un nommé "Athénodoros", des bagarres se sont produites contre leurs compatriotes désireux de rester sur place ("Telle était la situation en Inde. Pendant ce temps-là, les soldats grecs qu'Alexandre avaient installés comme colons à Bactres se brouillèrent entre eux et, par crainte du châtiment davantage que par hostilité personnelle, rompirent leurs engagements avec le roi. Ils commencèrent par tuer certains de leurs compatriotes, puis les plus valides s'armèrent et prirent la citadelle de Bactres qui était mal gardée, et poussèrent les Bactriens à s'associer à la révolte. Le meneur était Athénodoros, qui se proclama roi, avec l'envie de rentrer dans sa patrie plus que d'exercer le pouvoir sur place", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 7.1-3), Athénodoros a été tué, vite remplacé par un nommé "Biton", qui a été arrêté et emprisonné, mais qui s'est échappé dans des conditions obscures, et qui finalement a été autorisé à retourner en Grèce avec tous les autres rebelles partageant le même désir ("Un autre Grec nommé ‟Biton”, qui jalousait [Athénodoros], lui tendit un piège et le tua au cours d'un repas chez un Bactrien nommé ‟Boxos” qui l'avait invité à dessein. Le lendemain, Biton convoqua l'Ekklesia et fit croire à la majorité des présents qu'Athénodoros avait voulu le tuer. Mais on soupçonna Biton de mentir, et ces soupçons se répandirent. Les Grecs se mobilisèrent pour tuer Biton à la première occasion. Les dirigeants réussirent à calmer la colère de la foule. Biton, qui échappa ainsi contre tout espoir au danger qui le menaçait, voulut alors perdre ceux qui l'avaient sauvé. Quand on découvrit ses manigances, on l'arrêta avec Boxos. Ce dernier fut immédiatement exécuté, Biton quant à lui fut condamné à la torture avant d'être mis à mort. On apportait déjà les instruments de torture quand soudain, pour une raison qu'on ignore, les Grecs coururent comme des fous en quête de leurs armes. Les bourreaux, alertés par le bruit, craignant d'être gênés dans leur travail par les cris des manifestants, abandonnèrent Biton, qui alla nu se réfugier auprès des Grecs : l'aspect pitoyable du condamné à mort opéra un retournement complet de l'opinion, et on décida de le relâcher. Ce fut la seconde fois qu'il échappait au châtiment. Il put revenir dans sa patrie avec tous les colons qui le désirèrent", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 7.4-11). Nous verrons dans notre paragraphe conclusif que ces Grecs de garnison en Bactriane seront massacrés comme traîtres par les cadres macédoniens juste après la mort d'Alexandre ("Le roi ayant été cloué au lit à cause de sa blessure [lors du siège de la cité des Malles/Multan], les colons grecs en Bactriane et en Sogdiane, déjà mécontents de cohabiter avec les barbares, finirent par le croire mort, et refusèrent de continuer à obéir aux Macédoniens. Trois mille se rassemblèrent pour retourner dans leur patrie. Ils furent exterminés après la mort du roi, dans un autre contexte, sans avoir pu accomplir leur projet", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.99). Alexandre destitue et condamne à mort Tyriespès satrape des Paropamisades, qu'il accuse d'avoir trempé dans cette rébellion pour élargir son influence au détriment d'Amyntas le satrape de Bactriane (ces deux hommes ont été nommés à leurs postes respectifs avant le départ d'Alexandre vers l'Inde en -327, comme nous l'avons vu à la fin de notre premier alinéa), il désigne Oxyartès à la place de Tyriespès ("A ce moment [où l'armée relâche à Alexandrie-du-Confluent/Uch] arriva de Bactriane Oxyartès le père de Roxane, auquel Alexandre confia la satrapie de Paropamisades en remplacement de Tyriespès, accusé de mal gouverner", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 15.3 ; "Une enquête fut ouverte sur Teriolte [latinisation corrompue de "Tyriespès"] qu'Alexandre avait nommé satrape des Paropamisades, accusé de détournements d'argent et d'abus de pouvoir. Les plaintes s'avérèrent fondées, le roi le condamna à mort. Le satrape de Bactriane Oxyartès [erreur de Quinte-Curce : Oxyartès n'est pas satrape de Bactriane, il est le seigneur de la vallée du Surkhan-Daria en Sogdiane, voisine de la Bactriane dont le satrape est Amyntas, mais le prestige d'Oxyartès depuis qu'il est devenu le beau-père d'Alexandre lui confère un poids politique contrebalançant l'autorité légale d'Amyntas] au contraire fut acquitté, et Alexandre étendit même son pouvoir par esprit de famille", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.9-10). Ainsi Peithon reste seul à la tête de la satrapie de l'Indus inférieur, encore à conquérir.


Après voir longé seul la rive droite de l'Akésinès/Chenab, Cratéros passe sur la rive gauche de l'Indus, où il retrouve le gros de l'armée, et son rival Héphestion. On arrive à la cité d'un peuple appelé "Sogdons" chez Arrien ou "Sodres" chez Diodore de Sicile, qui se soumet ("[Alexandre] envoya Cratéros sur la rive gauche de l'Indus avec le gros de l'armée et les éléphants, estimant que le chemin y serait plus facile pour une troupe lourdement armée, et aussi parce que les peuples qui y vivaient n'étaient pas tous amicaux. Lui-même descendit le fleuve jusqu'à la résidence royale des Sogdons. Il y bâtit une autre cité et ouvrit un autre chantier fluvial pour réparer les bateaux endommagés ", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 15.4 ; "[Alexandre] rallia les peuples habitant sur les deux rives du fleuve [Indus], appelés ‟Sodres” et ‟Massanes”. Il fonda encore une Alexandrie, dans laquelle il installa dix mille colons", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.102). Les récits anciens parlent ensuite d'un seigneur local appelé "Mousikanos" (chez Diodore de Sicile et Arrien) régnant sur un peuple appelé "Massanes" (chez Diodore de Sicile) ou "Musicans" (chez Quinte-Curce), qui se soumet pareillement ("Alexandre continua facilement sa navigation dans le territoire de Mousikanos qui est le plus riche de l'Inde. La fierté du conquérant fut irritée parce que ce roi n'était pas venu se soumettre à lui, ne lui avait envoyé aucun représentant ni cadeau ni doléance. Son avance fut si rapide qu'il parvint à la frontière de ce territoire avant que Mousikanos fût instruit de ses projets. Epouvanté de sa marche imprévue, Mousikanos vint au-devant de lui en apportant les plus rares présents et en lui offrant tous ses éléphants, sa personne et ses terres. Il se reconnut coupable envers Alexandre, ce qui était le moyen d'en obtenir tout. Le roi lui pardonna. Il admira la cité et le pays. Il le confirma dans son titre après avoir donné ordre à Cratéros d'ajouter à la cité un fort qu'il éleva sous ses yeux et où il installa une garnison. La situation de ce poste devait lui assurer le contrôle du pays", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 15.5-7 ; "Les Musicans se soumirent, et Alexandre laissa une garnison dans la cité", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.10 ; "[Alexandre] arriva ensuite dans le pays du roi Mousikanos, qu'il prit vivant", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.102). Les hellénistes sont partagés sur cet épisode. Aucun rapport étymologique n'est possible entre les Sogdons/Sodres et les Massanes/Musicans, par ailleurs Arrien distingue bien les deux peuples, mais certains hellénistes constatent qu'aucun roi des Sogdons/Sodres n'est mentionné, et les récits de l'appropriation des deux territoires par Alexandre sont similaires (on pénètre sur le territoire, on se repose près de la cité, on construit un fort ou un chantier fluvial à proximité). S'agit-il de la même population ? Doit-on comprendre que le terme "Massanes/Musicans" n'est pas un nom propre mais un qualificatif désignant les "sujets de Mousikanos", c'est-à-dire les Sogdons/Sodres ? Dans cette hypothèse, la cité de Mousikanos seigneur des Sogdons/Sodres ou "sujets de Mousikanos/Massanes/Musicans" pourrait correspondre au site de l'actuelle Aror au Pakistan (touchée par un tremblement de terre au Xème siècle, rien n'est resté de l'ancienne Aror, sauf les structures de la mosquée dédiée au conquérant musulman Muhammad ibn Qasim en contrebas, 27°38'45"N 68°56'11"E, et le sanctuaire de la déesse indienne Kali dans une grotte sur les hauteurs, 27°37'34"N 68°55'52"E ; ce tremblement de terre du Xème siècle a ouvert une brèche et déplacé le cours de l'Indus plusieurs kilomètres à l'ouest, où les habitants d'Aror ont bâti leur nouvelle cité homonyme : Rohri, 27°41'36"N 68°53'34"E). L'arrière-pays en aval d'Aror est constitué de plaines fertiles et raccorde avec la région fertile sur laquelle règne Mousikanos, telle que la décrit Onésicrite, pilote du navire amiral d'Alexandre et auteur d'une Alexandropédie parvenue jusqu'à nous à l'état fragmentaire : couverte de genévriers ("Onésicrite, dans sa description détaillée du royaume de Mousikanos, le plus méridional de l'Inde selon lui, y signale des grands arbres à la propriété étonnante : leurs branches d'au moins douze coudées de long semblent pousser vers le bas, elles se courbent peu à peu jusqu'à toucher le sol, où elles pénètrent et prennent racine comme les provins de vigne, pour repousser bientôt en nouveaux rameaux, ces rameaux croissent et se courbent à leur tour pour former des nouvelles pousses, et ainsi de suite, de sorte que chaque arbre s'étale comme un long parasol, semblable à une tente soutenue par d'innombrables piquets. Le même auteur dit que le tronc de certains arbres est si épais que cinq hommes peinent à l'entourer", Strabon, Géographie, XV, 1.21) et de vignes ("Le territoire de Mousikanos a d'autres particularités, selon Onésicrite. Un grain ressemblant à celui du froment s'y développe sans culture, et on y trouve des vignes suffisantes pour produire du vin, contrairement au reste de l'Inde. Certains comme Anacharsis disent que, l'Inde n'étant pas vinicole, elle ignore la pratique des vendanges et l'usage des instruments de musique, à l'exception des cymbales, des tympanons et des crotales qu'on voit aux mains des jongleurs", Strabon, Géographie, XV, 1.22), la seigneurie de Mousikanos offre une telle qualité de vie qu'on y trouve beaucoup de vieillards en bonne santé, qui entretiennent de nombreux beaux jeunes hommes à leur service ("[Onésicrite] s'étend longuement et avec complaisance sur le pays de Mousikanos, mais beaucoup des caractéristiques qu'il mentionne sont communes à d'autres parties de l'Inde. La longévité, par exemple : il dit que certains Musicans atteignent cent trente ans, mais on voit chez les Sères [aujourd'hui les Chinois], la sobriété et l'hygiène dans l'abondance en sont la cause. Les Musicans suivent néanmoins certains usages qui les différencient, par exemple les repas collectifs sur le produit de la chasse comme à Sparte, le refus de recourir à l'or et l'argent alors que leur pays possède des mines, l'emploi exclusif de jeunes garçons comme esclaves à la manière des aphamiotes en Crète ou des hilotes en Laconie, l'indifférence absolue pour toutes les sciences sauf la médecine, sous prétexte que l'homme agit mal en s'adonnant à certaines d'entre elles, notamment la science militaire, le mépris pour les procès sauf en cas de meurtre ou de violence, car nul ne peut se prémunir contre le meurtre et la violence mais chacun est responsable de son manque de discernement dans les signatures de contrat et les affaires de marchés, et ne doit pas s'estimer victime et encombrer les tribunaux à cause de son manque de clairvoyance. Voilà ce que nous apprend le compagnon d'armes d'Alexandre", Strabon, Géographie, XV, 1.34), Onésicrite juge la pratique de l'esclavage comme une marque de supériorité du peuple de Mousikanos sur tous les autres peuples de l'Inde qui y rechignent ("Mégasthène dit que les Indiens ne pratiquent pas l'esclavage, mais Onésicrite affirme que les habitants du pays de Mousikanos y recourent, il y voit même la preuve de la supériorité de leur régime, dont il vante les mérites par ailleurs", Strabon, Géographie, XV, 1.54). On pénètre ensuite sur un autre territoire où vit le peuple appelé "Prestes", autour d'une cité dirigée par un seigneur nommé "Oxykanos" chez Arrien ou "Portikanos" chez Diodore de Sicile et Quinte-Curce, qui est tué en tentant de résister ("Prenant avec lui les archers, les Agriens et toute la cavalerie qu'il avait débarquée, [Alexandre] marcha contre Oxykanos, qui ne lui avait adressé ni députation ni hommage. Il se rendit maître d'emblée des deux premières cités de son territoire, dans l'une desquelles il captura Oxykanos. Il abandonna le butin aux soldats, à l'exception des éléphants. Tous se soumirent volontairement, tant était grande sur les Indiens la valeur et la fortune d'Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 16.1-2 ; "On arriva ensuite sur le territoire des Prestes ["Praesti"] dont le roi Portikanos s'était enfermé à l'intérieur des remparts de sa cité avec un grand nombre de ses sujets. Alexandre prit cette cité deux jours après le début du siège. Portikanos se réfugia dans la citadelle. Il envoya une délégation au roi afin de connaître les conditions de la reddition. Mais avant qu'elle n'arrivât, deux tours s'écroulèrent soudain dans un bruit terrible. Les Macédoniens enjambèrent les décombres et investirent la citadelle. Ils en prirent le contrôle, et Portikanos trouva la mort en résistant avec quelques fidèles", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.11-12 ; "Puis [Alexandre] envahit le pays de Portikanos, il assiégea et prit d'assaut deux cités, qui furent pillées par ses soldats, incendiées et réduites en cendres. Le roi Portikanos fut tué les armes à la main dans une forteresse où il espérait de se défendre. Alexandre conquit toutes les autres cités locales en inspirant une grande terreur", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.102). Selon l'explorateur anglais Charles Masson qui a visité la région dans la première moitié du XIXème siècle et en a tiré ses Récits de voyages au Baluchestan, Afghanistan et Penjab en 1842, la cité d'Oxykanos/Portikanos correspond au village de Mahota, en bordure de l'ancien lit de l'Indus, à une dizaine de kilomètres au nord-est de la moderne Larkana au Pakistan (27°37'09"N 68°16'41"E), son hypothèse repose sur plusieurs considérations pertinentes : primo l'habitat dense du village de Mahota, ses ruelles chaotiques sur un petit périmètre, suggèrent une installation ancienne, deusio le site est surélevé, indice de plusieurs niveaux d'habitations étalés au fil des siècles, tertio le site est proche d'un canal correspondant à un ancien lit de l'Indus qui assurait la fluidité des communications avec l'amont et l'aval, quarto "Mahota" dérive peut-être du sanskrit "maha/fort" et "urdhva/haut", soit littéralement "haute forteresse" ou "plateau fortifié", quinto "Prestes" ("Praesti" en latin chez Quinte-Curce) dérive peut-être du sanskrit "prashta/espace plat, plaine", soit littéralement "campagnards, paysans". On entre ensuite dans la région dominée par la cité de "Sindimana/Sind…mana", aujourd'hui Sihwan au Pakistan (26°26'00"N 67°51'39"E). Le seigneur local appelé "Sambos", informé du sort de ses voisins, choisit sagement de se retirer sur le plateau de Kohistan en surplomb de Sindimana/Sihwan ("[Alexandre] marcha ensuite vers Sambos, satrape des Indiens des montagnes, mais celui-ci s'enfuit en apprenant que Mousikanos, qui était son ennemi personnel, avait obtenu le pardon d'Alexandre. Alexandre s'approcha de la cité de Sindimana, qui lui ouvrit ses portes. Les officiers et les amis de Sambos lui remirent ses trésors et ses éléphants, en l'assurant que leur roi n'était pas l'ennemi d'Alexandre mais celui de Mousikanos", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 16.3-4 ; "Après la destruction de la citadelle [des Prestes] et la vente de tous les prisonniers, Alexandre pénétra dans le royaume de Sambos. Beaucoup de bourgades se rendirent. Il fallut creuser une galerie pour s'emparer de la cité principale : les barbares, ignorant ce stratagème, crurent à un prodige quand ils virent des hommes sortir de terre presque en plein milieu de leur cité sans que rien ne permît de deviner qu'ils avaient creusé un passage souterrain. Selon Clitarque, on tua quatre-vingt mille Indiens dans cette région, et beaucoup de prisonniers furent vendus à l'encan", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.13-15 ; "[Alexandre] ravagea pareillement le pays du roi Sambos, réduisant en esclavage les habitants des cités qu'il incendia, massacrant plus de quatre-vingt mille barbares. Le roi Sambos choisit de se retirer en sécurité loin des rives du fleuve [Indus] avec trente éléphants", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.102). Alexandre apprend alors que, sur ses arrières, Mousikanos s'est rebellé. Il envoie aussitôt son nouveau satrape Peithon remettre de l'ordre. Peithon arrête Mousikanos, qui est crucifié ("Mousikanos se rebella. [Alexandre] envoya contre lui le satrape Peithon fils d'Agénor avec des forces suffisantes, tandis qu'il assura lui-même le siège des cités rebelles. Il pilla et rasa les unes, bâtit des forts dans les autres où il jeta des garnisons. Cette expédition terminée, il revint vers son camp et vers sa flotte, où Peithon lui amena Mousikanos prisonnier. Alexandre le crucifia au milieu de ses terres", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 17.2 ; "Les Musicans se rebellèrent. Peithon, chargé de rétablir l'ordre, arrêta l'auteur de la révolte et l'amena au roi. Alexandre le crucifia", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.16 ; "[Alexandre] l'exécuta [Mousikanos], puis il se déclara maître de son territoire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.102). Sur le territoire de Sambos, les brahmanes locaux se réfugient dans leur sanctuaire d'Harmatelia, aujourd'hui le site archéologique de Brahmanabad, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est d'Hyderabad au Pakistan (25°52'54"N 68°46'34"E), avec les sujets de Sambos désirant combattre. Harmatelia/Brahmanabad est vite encerclée par Alexandre, les assiégés lancent leurs flèches contre les envahisseurs grecs, mais sont rapidement vaincus. Ce n'est pourtant pas une victoire complète pour les Grecs. Car les assiégés ont empoisonné leurs flèches, et dans les heures qui suivent l'assaut les Grecs ayant été touchés par ces flèches commencent à ressentir les effets du poison : certains meurent, d'autres sont immobilisés par les brûlures ("Après trois jours de navigation, [Alexandre] arriva dans une cité située à l'extrémité du royaume de Sambos. Ce roi avait capitulé quelques jours plus tôt, mais les habitants n'acceptaient pas sa décision et avaient fermé leurs portes. Constatant avec satisfaction qu'ils n'étaient pas nombreux, Alexandre ordonna à cinq cents Agriens d'avancer jusqu'au rempart puis de reculer lentement afin d'entraîner les ennemis hors de leurs murs : ils les suivraient forcément en les croyant en fuite. Les Agriens suivirent ces instructions. Ils commencèrent par attirer l'ennemi, puis tournèrent soudain le dos, les barbares sortirent en masse, et ils tombèrent sur d'autres adversaires parmi lesquels figurait le roi en personne. La bataille causa la mort de six cents barbares sur trois mille, mille furent capturés, les autres restèrent à l'abri des remparts. Mais par la suite, cette victoire s'avéra relative car les barbares avaient trempé leurs épées dans du poison : les blessés moururent, et les médecins furent incapables d'expliquer cet effet létal, même les plaies légères ne guérissaient pas", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.17-20 ; "La dernière cité des Brahmanes sur le fleuve [Indus] s'appelait ‟Harmatelia”, les habitants étaient confiants à cause de son accès difficile et de leur propre valeur. Le roi envoya contre eux quelques-unes de ses troupes d'élite avec ordre d'attaquer et, dès que l'ennemi sortirait pour les repousser, de simuler la fuite. Ils n'étaient que cinq cents. Ils s'approchèrent des murailles, les assiégés les regardèrent avec mépris et envoyèrent trois mille hommes contre eux. Les hommes du roi simulèrent la fuite vers leur camp, mais ce dernier avec un petit détachement se présenta aux poursuivants, un vif combat eut lieu, il renversa un grand nombre et fit beaucoup de prosonniers. Mais les blessés du roi souffirent terriblement, car les barbares avaient trempé leur fer dans un poison, ils avaient accepté le combat justement parce qu'ils étaient sûrs de son efficacité. C'était un venin tiré d'une famille de serpents qu'ils capturaient et exposaient morts en plein soleil, la chaleur exsudait les humeurs contenant ce venin. Tout homme ayant été en contact avec ce poison s'engourdissait, une douleur aiguë dans la partie infectée précédait des tremblements de tout le corps, la peau devenait froide et livide, des vomissements évacuaient la bile, une écume noire coulait de la plaie, annonçant la gangrène, qui s'étendait vite aux centres vitaux et garantissait une mort horrible. Cela arriva à ceux qui étaient grièvement blessé comme à ceux qui n'avaient qu'une légère égratignure", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.103). A cette occasion, pour l'anecdote, Ptolémée se distingue pour la première fois, et mesure sa popularité parmi les cadres macédoniens autant que dans la troupe, Quinte-Curce dit que c'est à ce moment-là que Ptolémée songe pour la première fois que cette popularité pourra lui servir un jour à dépasser sa condition de simple somatophylaque. Comme beaucoup d'autres assaillants, Ptolémée a été touché par une des flèches empoisonnées, sa peau se corrompt, Alexandre et les Amis royaux jusqu'au simple soldat craignent pour sa vie ("[Alexandre] s'inquiéta pour Ptolémée qui avait été légèrement blessé à l'épaule gauche, mais sa peur se révéla disproportionnée. Les deux hommes étaient apparentés, certains croyaient même que Ptolémée était un autre fils de Philippe II, en tous cas sa mère était une de ses concubines. Somatophylaque d'Alexandre, il était très brave au combat, mais il fut meilleur encore dans la paix que dans la guerre. Son train de vie était modeste, celui d'un simple citoyen. Généreux, il était de commerce agréable et n'avait pas l'orgueil des courtisans. Il était autant aimé du roi que de ses compatriotes. A cette occasion, il découvrit pour la première fois les sentiments des Macédoniens à son égard, et pressentit le rôle élevé que lui réservait l'avenir", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.22-24). Heureusement Ptolémée recouvre la santé. Diodore de Sicile et Quinte-Curce relaient la propagande lagide ultérieure racontant que Ptolémée a vu en rêve un dragon qui lui a indiqué la plante à utiliser pour calmer son mal, les Grecs sont partis à la recherche de cette plante dans les environs d'Harmatelia/Brahmanabad, l'ont trouvée, l'ont utilisée pour soigner tous les hommes endoloris, qui ont guéri, ainsi Ptolémée a sauvé toute l'armée grecque et, dégoûtés par ce miracle, les assiégés se sont résignés à la capitulation ("[Ptolémée] tomba dans un profond sommeil. En se réveillant, il dit qu'un dragon lui était apparu en rêve, tenant une plante dans la gueule qui était un antidote contre le poison, il précisa la couleur de la fleur et assura qu'il la reconnaîtrait si on parvenait à en découvrir. Beaucoup se lancèrent à la recherche de cette fleur, on en trouva, on la déposa sur les blessures : la douleur disparut aussitôt et la plaie se referma rapidement. Voyant leurs espoirs déçus, les barbares se rendirent avec leur cité", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.26-28 ; "Le roi fut peiné par le sort des malades, surtout par l'état de Ptolémée qui lui succéda dans une partie son empire et qu'il aimait le plus parmi tous les officiers de sa Cour. A propos de Ptolémée, apprécié de tous par sa valeur et sa bonté constantes, on raconte l'histoire suivante, que certains voient comme un signe de la Fortune. Le roi vit en rêve un dragon lui montrant une plante au pouvoir bénéfique et l'endroit où elle poussait. A son réveil, le roi alla chercher cette plante, il en frotta le corps de Ptolémée, la lui donna à boire, et celui-ci se rétablit. Beaucoup d'autres soldats recourant au même remède furent guéris pareillement. Il se préparait à assiéger Harmatelia, quand les assiégés vêtus en suppliants vinrent d'eux-mêmes offrir leur reddition afin d'éviter la vengeance du vainqueur", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.103). Arrien ajoute que les brahmanes à l'origine de la résistance sont arrêtés et exécutés ("Alexandre s'empara d'une autre cité qui s'était soulevée, et exécuta les brahmanes (qui sont des sages aux yeux des Indiens) à l'origine du soulèvement", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 16.5).


Enfin on arrive à Patala, à la pointe nord-ouest du delta de l'Indus. L'estuaire de l'Indus, comme tous les estuaires, a beaucoup évolué depuis le IVème siècle av. J.-C., les allusions fluviales qui s'y sont accumulées au fil des siècles l'ont progressivement avancé dans l'océan, ce qui signifie qu'il était plus en amont dans l'Antiquité. Sa pointe initiale appelée "Patala" est marquée par une barre rocheuse encore bien visible aujourd'hui sur photo-satellite, la différence est qu'aujourd'hui cette barre rocheuse est entourée de plaines, où on trouve notamment la ville de Thatta au Pakistan (24°45'01.7"N 67°55'30.6"E) dont les plus anciens vestiges ne remontent pas au-delà du haut Moyen Age ou de l'Antiquité tardive, alors qu'à l'époque d'Alexandre elle baignait dans les eaux de l'Indus. L'antique cité de Patala ne correspond donc pas à l'actuelle Thatta, on soupçonne qu'elle était sur la barre rocheuse, dans le sous-sol de la grande nécropole de Makli à la pointe nord utilisée comme telle depuis le XIVème siècle (24°45'09"N 67°53'53"E), ou dans le sous-sol de la forteresse médiévale de Kalan Kot à l'est (24°42'19"N 67°52'45"E). Le pilote Onésicrite, contemporain des faits, dit que l'Indus à partir de Patala se divise en deux bouches qui s'écoulent sur deux mille stades (environ quatre cents kilomètres), mais il prend en compte la zone de hauts fonds formée des alluvions fluviales repoussées par la marée et les vents océaniques : en négligeant cette zone de hauts fonds, Néarque et Aristobule, autres contemporains des faits, disent que les deux bouches s'écoulent seulement sur mille huit cents stades (environ trois cent soixante kilomètres) chez Néarque, ou mille stades (environ deux cents kilomètres) chez Aristobule. L'île triangulaire ainsi formée est appelée "Patalène" d'après le nom de la cité initiale, la distance entre les pointes des deux bouches est de quarante stades (environ vingt kilomètres) selon Onésicrite ("Près de la Patalène les historiens situent le pays de Mousikanos, celui de Sambos incluant la cité de Sindimana, celui de Portikanos, d'autres encore sur les deux rives de l'Indus. Tous tombèrent au pouvoir d'Alexandre avant la chute de la Patalène, île formée par l'Indus qui se divise en deux bouches, par laquelle Alexandre termina sa conquête de l'Inde. Aristobule évalue à mille stades la longueur de ces deux bouches, et Néarque, à mille huit cents stades. Onésicrite dit que les deux côtés de cette île, correspondant aux deux branches du fleuve, mesurent deux mille stades, et que leurs embouchures sont distantes d'environ deux cents stades. Il qualifie cette île de ‟delta” comme le delta d'Egypte, même si on sait que les dimensions de ce dernier sont plus grandes puisque sa base mesure mille trois cents stades et que les deux autres côtés sont beaucoup plus longs que la base. La Patalène comporte une cité importante, "Patala", d'où elle tire son nom. Onésicrite ajoute que le littoral indien est parsemé de hauts-fonds à cause des alluvions fluviales étalées par les marées et par le vent de mer qui domine le vent de terre", Strabon, Géographie, XV, 1.33-34). L'un des côtés du delta longe le plateau de Kohistan : il n'a pas évolé depuis l'Antiquité. La zone de hauts fonds négligée par Néarque et Aristobule et prise en compte par Onésicrite voisine le côté suivant, très instable. A l'époque impériale romaine, Pline l'Ancien dit que l'estuaire est formé de deux îles et non pas d'une seule : à l'ouest l'île de Patalène, à l'est une "île très vaste appelée ‟Prasiane”" ("[L'Indus] forme une île très vaste appelée ‟Prasiane” et une autre plus petite appelée ‟Patalène”. […] Il semble accompagner le soleil en direction de l'ouest avant de se jeter dans l'océan", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 23.1-2 ; "La Patalène déjà signalée à l'embouchure de l'Indus, de forme triangulaire, à une largeur de deux cent vingt mille pas [environ trois cent trente kilomètres]", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 23.11). En fait, "Prasiane" est une latinisation du sanskrit "praçya/orient", l'île "Prasiane" de Pline l'Ancien correspond à l'île triangulaire orientale dont les pointes actuelles sont Hyderabad, Sujawal et Badin, bordée d'un côté par la bouche principale du fleuve Indus, de l'autre côté par des bouches secondaires non navigables (notamment le canal Phuleli), autrement dit cette île Prasiane n'appartient pas à l'estuaire de l'Indus, elle est à sa gauche. Par ailleurs, les lois de la mécanique des fluides dans l'Antiquité étaient les mêmes qu'aujourd'hui. Quand un fluide bute sur un corps solide, la puissance de son flux est brisée, le fluide longe ce corps solide jusqu'à temps de trouver une ouverture, si la distance entre la butée et l'ouverture est courte le flux n'a pas le temps de reprendre de la vitesse, donc de la puissance, on observe alors un phénomène d'attirance impliquant que le fluide ne change pas soudain de direction vers cette ouverture car sa puissance est trop faible, son flux continue d'incliner vers le corps solide dont il se sépare. Appliquée à l'Indus, la mécanique des fluides produit les faits suivants : l'Indus coule en ligne droite jusqu'à Sindimana/Sihwan où il bute sur le plateau de Kohistan, qui brise la puissance de son flux, il longe le plateau de Kohistan jusqu'en amont de Patala/Thatta, qui constitue une ouverture, mais cette ouverture est trop proche de la butée de Sindimana/Sihwan (à peine deux cents kilomètres) pour que l'Indus ait pu reprendre de la vitesse, donc de la puissance, l'Indus se s'écarte donc pas en ligne droite : par un phénomène d'attirance il incline toujours vers le plateau de Kohistan, une partie de son flux continue même de longer ce plateau à l'ouest de Patala/Thatta, seuls quelques bras secondaires de courant plus faible (notamment le canal Phuleli) se répandent vers l'ouest dans la direction opposé au plateau de Kohistan, son flux principal suit une direction intermédiaire passant près de l'actuelle ville de Sujawal au Pakistan. La photo-satellite prouve que ce cours de l'Indus à son embouchure n'a pas varié depuis l'Antiquité, son lit principal est orienté sud-ouest, et il était orienté sud-ouest aussi à l'époque d'Alexandre : le Rann de Kutch au sud-est n'a pas été recouvert par les alluvions fluviales au cours des siècles, en l'an 2000 il est toujours un marécage en saison sèche et un golfe navigable en période de mousson, et les terres au nord (dans le triangle Hyderabad-Sujawal-Badin correspondant à l'île Prasiane chez Pline l'Ancien) ne comportent aucun site archéologique d'importance, contrairement à la région sud-ouest en contrebas du plateau de Kohistan, comme nous allons le voir juste après, jalonnée d'anciens ports maritimes qui se sont ensablés les uns après les autres au fil des générations, et constellée de routes bitumées sur un sol d'alluvions solidifiées jusqu'à la pointe de Keti Bunder (24°08'40"N 67°27'03"E), site sous les eaux océaniques hier, poste d'observation d'une réserve naturelle aujourd'hui, ville nouvelle demain, l'estuaire de l'Indus large d'une vingtaine de kilomètres (quatre cents stades selon Onésicrite) à l'époque d'Alexandre s'est élargi avec les dépots successifs d'alluvions au cours du temps jusqu'à une soixantaine de kilomètres en l'an 2000 entre Karachi et Keti Bunder. Aux siècles qui suivent Alexandre, Patala/Thatta reste le site de référence des marchands commerçant sur l'océan Indien. Au Ier siècle av. J.-C., Diodore de Sicile (Bibliothèque historique III.47, citant probablement Agatharchide de Cnide, géographe auteur de Sur la mer Erythrée parvenu jusqu'à nous à l'état fragmentaire) désigne incidemment "Potana ["Pot£na", coquille pour "Patala/Pat£la" graphiquement proche] à l'embouchure de l'Indus où Alexandre bâtit un port pour sa flotte océanique". Au IIème siècle, Denys le Périégète (Voyage autour du monde 1092-1093) dit incidemment que l'Indus "se divise en passant de part et d'autre d'une île que les habitants appellent ‟Patalène”". On observe in situ et dans les textes que la voie principale entre l'océan et Patala reste la bouche qui longe le plateau de Kohistan, et non pas la bouche entre Patala/Thatta et l'actuelle Sujawal. Au IIème siècle, Claude Ptolémée (Géographie, VII, 1.2) appelle cette bouche "Sagapa/S£gapa". Le Chach Nama, chronique persanne anonyme du XIIIème siècle racontant la conquête du Sind (basse vallée de l'Indus) par le musulman Muhammad ibn Qasim au VIIIème siècle, indique que ce dernier prend d'assaut la ville de "Daybul" puis rassemble sa flotte dans le lac "Sangrah" avant de diriger son expédition vers l'intérieur des terres. Dans un autre passage de la même œuvre, Muhammad ibn Qasim remonte la bouche de "Sakura" pour aller conquérir le fort de "Nirun Kot". Ce fort de Nirum Kot est bien identifié au "Pakko Qillo" ("Forteresse" en sindhi) autour duquel, à partir du XVIIème siècle, se développera Hyderabad au Pakistan (25°23'04"N 68°22'20"E). Le lac "Sangrah" à proximité, où Muhammad ibn Qasim abrite sa flotte, correspond au lac Keenjhar (24°57'46"N 68°03'18"E), il doit son nom à la bouche homonyme de "Sakura" que remonte la flotte. "Sagapa" chez Ptolémée et "Sakura" dans le Chach Nama se sont corrompus au fil du temps pour donner le nom moderne de "Gharo", désignant à la fois la ville pakistanaise (24°44'31"N 67°35'00"E) et le canal coulant à ses pieds. "Daybul" est la traduction perse de "devalaya/maison de dieu, sanctuaire" en sanskrit, la ville qu'il désigne est bien identifiée au site archéologique de Banbhore au Pakistan (24°45'09"N 67°31'18"E), en aval de Gharo, dont les fouilles ont révélé qu'il a été abandonné lentement entre le VIIIème et le Xème siècles à cause de l'envasement et de l'assèchement progressif de la bouche de Gharo. Les artefacts retrouvés jusqu'à aujourd'hui à Daybul/Bandhore ne remontent pas au-delà du Ier siècle av. J.-C., mais le site n'a pas été totalement exploré et le sous-sol renferme peut-être des vestiges plus anciens. Le nom "Daybul/Devalaya", littéralement "le Sanctuaire", sous-entend que ce site n'était originellement qu'un promontoire surmonté d'un temple ou d'un petit monument dédié à un dieu indien (comme le site de Monaco en France, dont le nom grec "Monoikos/Mono‹koj" sous-entend qu'il n'était originellement qu'un promontoire surmonté d'un "bâtiment/o‹koj isolé/mÒno" dédié à Melkart par les Phéniciens à l'ère archaïque, avant d'être accaparé par les Grecs qui se sont installés peu à peu autour de ce temple ou petit bâtiment à Melkart assimilé à Héraclès). Signalons enfin le site archéologique de Ratto Kot à l'actuel embouchure du canal de Gharo, dans la banlieue est de Karachi au Pakistan (24°44'49"N 67°14'02"E), ancienne forteresse en attente de fouilles, les plus anciennes briques en surface datent de la fin de l'ère impériale romaine au IVème siècle ou Vème siècle, les archéologues futurs découvriront peut-être des vestiges antérieurs dans le sous-sol. En résumé, Gharo à l'époque d'Alexandre était encore un port océanique, il constituait la pointe est de l'île triangulaire de Patalène, la pointe ouest était Patala/Thatta, la pointe sud était sous ou près du village de Ghorabari au Pakistan (24°23'34"N 67°49'39"E), ou du village voisin de Gaarho au Pakistan (24°18'09"N 67°36'20"E). La bouche de Gharo longeant la ville homonyme en contrebas du plateau de Kohistan commençait à s'ensabler. Le temple ou le petit monument à Daybul/Banbhore existait peut-être déjà. Génération après génération, la population de Gharo s'est installée à Daybul/Banbhore, dont le port s'est ensablé à son tour à la fin de l'Antiquité ou au début du Moyen Age. La forteresse de Ratto Kot est devenu la nouvelle borne de la bouche de Gharo, avant que le port de Karachi s'impose, plus pratique et plus durable car situé à l'écart de la bouche de Gharo donc ne risquant pas de s'ensabler. La bouche de Gharo a été maintenue artificiellement par le drainage régulier de son lit, elle est aujourd'hui un canal périphérique ayant perdu l'importance qu'elle avait à l'époque d'Alexandre.


Patala et la Palatène sont gouvernés par un nommé "Moeris" en latin, au statut indéterminé : est-il un vassal de Sambos, ou un dynaste autonome ("[La cité de Patala] suivait des lois similaires à celles des Spartiates. Elle avait deux rois issus de deux familles qui commandaient à la guerre, tandis que son administration civile était gérée par une gérousie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.104) ? Des linguistes et des historiens rapprochent ce nom "Moeris" (en latin) de l'énigmatique "Méroé/MerÒhj" (en grec) apparu comme un "ancien ami de Poros" à la fin de la bataille de l'Hydaspe en -326, qui est peut-être une traduction du sanskrit "Moriya", or nous avons vu dans notre alinéa précédent que le Moriya le plus ambitieux et le plus actif à cette époque est Chandragupta, le futur roi de Patalipoutra/Patna qui revendiquera l'héritage d'Alexandre après -323, dont la vallée de l'Indus. Peu importe. Moeris se soumet ("Le chef ["¥rcwn"] des Pataliens vivant sur l'île à l'embouchure de l'Indus, plus grande que le delta égyptien, vint remettre son gouvernement et sa personne à Alexandre, qui le renvoya avec son titre en lui ordonnant de tout préparer pour recevoir son armée", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 17.2), avant de s'enfuir comme Sambos sur le plateau de Kohistan voisin ("[Alexandre] naviguait depuis trois jours, quand il apprit que l'hyparque ["Ûparcoj"] des Pataliens avait abadonné l'île avec la majorité des habitants. On pressa l'allure, et on arriva : tout était désert. Quelques troupes légères furent envoyées à la poursuite des fuyards, et en capturèrent, qu'Alexandre relâcha libres et envoya vers les leurs pour les engager à revenir sans crainte habiter leur cité et cultiver leurs terres. Plusieurs revinrent sur cette assurance", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 17.5-6 ; "On arriva ensuite dans le pays des Pataliens. Leur roi ["rex"] Moeris avait abandonné la cité et s'était enfui dans les montagnes. Alexandre s'empara donc de la cité déserte, et ravagea la campagne. Le butin fut important en petit et gros bétail, ainsi qu'en blé", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.28-29). Alexandre arrive à Patala/Thatta déserte ("[Alexandre] ordonna à Héphestion de fortifier la citadelle de l'île", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 18.1). Il ordonne à Peithon de l'y rejoindre ("Peithon à la tête des archers à cheval et des Agriens sur l'autre rive de l'Indus […], fut chargé d'installer des habitants dans les cités dont les fortifications étaient achevées, d'y enfermer les Indiens tentés de se soulever, puis de rejoindre [Alexandre] à Patala", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 17.4). Puis il s'aventure avec une escadre réduite dans la bouche de Gharo afin de gagner l'océan. Il échappe à un naufrage causé par le vent contraire ("[Alexandre] résolut de s'embarquer sur le bras droit du fleuve pour descendre à la mer. Il détacha en avant Léonnatos avec mille cavaliers et huit mille fantassins, qui devaient le côtoyer dans l'île. Alexandre prit ses bâtiments les plus légers, toutes les triacontères et quelques bâtiments de transport, et s'avança sur la bouche droite du fleuve. Cette navigation fut périlleuse car il n'avait aucun guide, tous les Indiens des environs les ayant abandonnés. Le lendemain s'éleva un vent contraire qui refoula les vagues et ébranla les carènes, beaucoup furent endommagées, certaines triacontères se disloquèrent, leurs équipages eurent beaucoup de peine à se sauver", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 18.2-4). Pour ne pas risquer une nouvelle catastrophe, il capture des autochtones qui lui serviront de guides. Ces derniers lui conseillent de se retirer dans une crique non identifiée, correspondant peut-être au lac Hadero (24°49'44"N 67°51'29"E) ou à son voisin le lac Haleji (24°48'24"N 67°46'37"E ; "Tandis qu'on fabriquait des nouveaux bâtiments, des détachements de troupes légères furent envoyés en reconnaissance à l'intérieur des terres, où ils capturèrent quelques Indiens pour servir de guides. Parvenu à l'endroit où le fleuve a plus de deux cents stades de largeur, un vent de mer commença à souffler avec violence. L'effort des rames devenant inutile, on s'abrita dans une baie que les Indiens indiquèrent", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 18.4-5). Il avance de quelques kilomètres, puis laisse la majorité de son escadre stationner au bord d'une île appelée "Killouta/K…llouta" dans le voisinage de Sagapa/Sakura/Gharo, cette île n'existe plus en l'an 2000 car les alluvions de l'Indus l'ont peu à peu rattachée aux autres îles de l'estuaire et au continent ("Alexandre envoya deux bâtiments de charge le long du fleuve pour reconnaître une grande île nommée ‟Killouta” disposant, selon les guides, de sources et d'un port commode où mouiller. Alexandre y dirigea toute son escadre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 19.3 ; "Sous la conduite de guides connaissant bien le pays, [Alexandre] atteignit une île qui se trouvait presque au milieu du lit", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 8.30). Les guides profitent d'un moment d'inattention des Grecs pour s'enfuir. Alexandre décide de se passer d'eux pour continuer à avancer avec quelques bateaux vers l'océan ("[Alexandre] dut rester assez longtemps sur l'île car les guides s'étaient enfuis, échappant à la surveillance des gardiens. Il envoya des gens à la recherche d'autres guides, mais on n'en trouva pas. Finalement, son envie de voir l'Océan et d'atteindre les limites du monde était si forte qu'il confia son existence et la vie de tant de braves à un fleuve inconnu sans personne pour le piloter : il descendit le fleuve, ignorant tout du pays qu'il traversait", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 9.1-2). C'est alors qu'un événement étonnant se produit : tandis qu'il fait escale à terre pour demander à des habitants locaux si l'océan est encore loin ("Alexandre débarqua quelques hommes sur la rive à la recherche d'indigènes dont il espérait tirer des indications précises. En fouillant les cabanes, ils finirent par trouver des habitants qui se cachaient. Quand on leur demanda à quelle distance se trouvait la mer, ils répondirent qu'ils n'en avaient jamais entendu parler, mais qu'à deux jours de là se trouvait une grande étendue d'eau salée impropre à la consommation. On comprit que c'était une façon de désigner la mer pour ceux qui ignorait ce que c'était. A bord, les rameurs déployèrent une énergie extraordinaire. Le lendemain encore, plus ils se rapprochaient du but, plus ils étaient excités", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 9.5-7), un mascaret monte dans le lit, les bateaux sont ballotés, certains mal ancrés sont emportés vers l'amont ("Poussée par une marée encore faible, la mer commença à monter et à mêler ses eaux à celles du fleuve, alors que la flotte avançait en direction d'une autre île fluviale, un peu plus lentement à cause du courant qui déviaient les embarcations. Après avoir tiré les bateaux sur le rivage, les hommes se dispersèrent tranquillement pour trouver des vivres sans se douter de la catastrophe imminente. Au milieu de la matinée, la mer se mit à monter vers l'intérieur des terres et à repousser le fleuve. D'abord étale, celui-ci remonta le courant sous la pression de l'eau avec plus de violence qu'un torrent dévalant les pentes à toute allure. Le phénomène de marée était inconnu par le gros de l'armée, qui y vit un signe des dieux et une manifestation de leur colère. La mer continua à monter et recouvrit les plaines qui étaient à sec un moment plus tôt. Constatant que les navires étaient désormais à flot et partaient à l'aventure, ceux qui avaient débarqué s'inquiétèrent et revinrent précipitamment, déconcertés par ce malheur imprévisible", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 9.7-11), les Grecs sont désemparés ("Les navires s'entrechoquèrent, perdirent leurs rames, se cognèrent les uns contre les autres. On aurait cru voir non la flotte d'une armée, mais le prélude d'une bataille navale entre deux adversaires. Les proues heurtèrent les poupes, les bâtiments bousculèrent ceux qui se trouvaient devant eux et étaient tamponnés par ceux qui les suivaient. La colère provoqua des disputes, on en vint aux mains. La plaine fut bientôt entièrement inondée à l'exception de deux monticules devenus deux petites îles", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 9.16-18), puis les eaux se retirent aussi mystérieusement qu'elles sont montées, laissant certains navires échoués sur la terre ferme ("Soudain éclata une nouvelle alarme, pire que la précédente : la mer se retira, l'eau rentra brutalement dans le lit du fleuve et libéra les terres qu'elle recouvrait un instant plus tôt. Le niveau commençant à baisser, certains bateaux piquèrent de l'avant, d'autres se couchèrent sur le côté. La plaine fut couverte de bagages, d'armes, de débris de planches et de rames arrachées aux navires. Les soldats n'osèrent ni mettre pied à terre ni rester à bord, attendant à chaque instant de nouvelles catastrophes pires que les précédentes. Ils eurent beaucoup de difficulté à croire ce qui leur arrivait : des naufrages sur la terre ferme, la mer à l'assaut du fleuve", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 9.19-21). C'est ainsi que les Grecs découvrent le phénomène de marée, inconnu en Méditerranée ("C'est alors qu'un phénomène effraya les Grecs, ignorants du mécanisme de flux et de reflux de la grande mer. L'onde se retira et laissa d'abord les navires à sec. Elle revint au bout d'un temps déterminé, les souleva : les bâtiments qui s'étaient fixés solidement dans la vase furent libérés et purent naviguer de nouveau, mais ceux qui reposaient sur un fond dur subirent les poussées contraires de la marée montante, ils se brisèrent en s'entrechoquant les uns les autres ou en heurtant le sol", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 19.1-2). On ignore combien de temps Alexandre demeure sur place, les Grecs constatent vite que le phénomène mystérieux se reproduit à intervalles réguliers, qu'il est donc prévisible, et qu'ils peuvent en tirer parti pour continuer à naviguer en direction de l'océan. Alexandre envoie des cavaliers en aval observer le flux : quand celui-ci arrive, tous les Grecs remontent sur les bateaux ("[Alexandre] envoya des cavaliers à l'embouchure du fleuve, avec ordre de repartir dès que la mer recommencerait à monter et être de retour avant qu'elle arrivât. Il répara les bateaux endommagés et redressa ceux qui étaient sur le flanc. Tout le monde devait se tenir en alerte et attendre que la mer recouvrît à nouveau la terre. Après une nuit blanche, passée à s'encourager mutuellement, on vit les cavaliers arriver en trombe, suivis de près par le flux. La mer monta d'abord lentement et renfloua la flotte, qui put repartir quand toute la plaine fut inondée. Les applaudissements des soldats et des équipages célébrèrent avec une joie délirante leur sauvetage inespéré, et remplirent la côte et les rives. On se demanda avec étonnement d'où venait cette grande et soudaine quantité d'eau, où elle était partie la veille, quelle était la nature de ce phénomène qu'on ne comprenait pas mais qui se reproduisait régulièrement", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 9.23-26). C'est de cette façon, porté par le reflux de la marée, qu'on sort de l'estuaire. Alexandre s'avance un peu vers le large pour se vanter d'avoir dépassé l'Inde, de s'être baigné dans l'Océan oriental au-delà du tore ("Suivi de ses meilleurs bâtiments, [Alexandre] continua d'avancer pour reconnaître l'embouchure du fleuve, et constater si la navigation serait possible au-delà. A deux cents stades de l'île [de Killouta], il en découvrit une autre située dans la grande mer. Il revint vers la première pour sacrifier aux dieux selon l'oracle qu'il prétendait avoir reçu d'Ammon. Le lendemain il cingla vers la seconde île, et là il immola des nouvelles victimes à d'autres dieux et selon d'autres rites, toujours en s'appuyant sur la volonté supposée de l'oracle. Puis il s'avança en pleine mer, soi-disant pour inspecter la côte, mais je pense qu'en réalité il voulut ainsi se vanter d'avoir sillonné les eaux de la grande mer qui baigne l'Inde", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 19.3-5 ; "Le roi observa et déduisit que la mer se retirerait après le lever du soleil, il descendit donc le fleuve en pleine nuit avec quelques bateaux pour arriver avant la marée. Il franchit l'embouchure du fleuve et s'avança de quatre cents stades dans l'Océan, réalisant enfin son rêve. Après avoir offert un sacrifice aux dieux protecteurs marins du pays, il rejoignit sa flotte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 9.27). Il atteint une île non nommée pour où offre des sacrifices, certainement l'île de Manora que Néarque côtoiera quelques mois plus tard (24°47'22"N 66°58'49"E), près de l'île de Kamari alias "Morontobara/Morontob£ra" où Néarque jetera l'ancre (24°49'10"N 66°58'32"E), reliées depuis le XXème siècle à la ville moderne de Karachi mais séparées du continent à l'époque d'Alexandre. Puis il retourne vers Patala/Thatta où il retrouve Peithon ("Alexandre descendit jusqu'à l'Océan avec ses Amis. Il repéra deux îles, y célébra des sacrifices magnifiques en l'honneur des dieux et jeta à l'eau des grandes coupes d'or servant aux libations. Il éleva des autels à Thétis et à l'Océan, qui avaient permis à l'expédition d'arriver à son terme. Puis il remonta le fleuve jusqu'à la cité importante de Patala", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.104 ; "Alexandre revint à Patala, y trouva les fortifications achevées, et Peithon avec ses troupes ayant répondu à sa convocation. Héphestion se chargea des travaux du port et des ateliers où Alexandre comptait laisser une partie de sa flotte", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 20.1), il y attend l'hiver -325/-324 plus propice à la navigation ("La saison n'était pas favorable, les vents étésiens [-325] soufflaient non pas du nord comme dans chez nous, mais de la grande mer au sud. Cette dernière est navigable seulement depuis le coucher des Pléiades jusqu'au solstice d'hiver, à cette époque les pluies abondantes cessent au profit d'un vent doux favorable à la navigation", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 21.1).


Depuis le haut Penjab jusqu'à la moyenne vallée de l'Indus, Alexandre a pu séparer Cratéros et Héphestion en les maintenant à distance de chaque côté du fleuve, tandis que lui-même naviguait sur l'Indus entre eux. Mais dès qu'ils se sont retrouvés sur la même rive gauche, l'hostilité entre les deux hommes est redevenue palpable, et avec elle la tension entre ici les Grecs très majoritaires partisans d'une soumission des peuples vaincus et là les mondialistes très minoritaires partisans d'un nivellement de tous les peuples - dont les Grecs - dans une République platonicienne universelle. Pour éviter cela, dès avant la conquête de la cité d'Oxykanos/Portikanos/Mahota (le nom de Cratéros n'apparaît plus dans les opérations militaires postérieures, on déduit que Cratéros s'est retiré peu avant ou peu après cette cité) Alexandre a laissé à Cratéros le corps de vétérans macédoniens qu'il a dirigé depuis le haut Penjab et lui a ordonné de ramener ce corps vers l'ouest via le plateau iranien, en lui fixant rendez-vous quelque-part en Carmanie où lui-même espère le rejoindre plus tard. Accompagné de Méléagre, Cratéros a donc quitté le gros de l'armée et est parti vers la Carmanie ("[Alexandre] renvoya Cratéros vers la Carmanie via l'Arachosie et la Drangiane, à la tête des troupes d'Attale, de Méléagre et d'Antigénos, de quelques archers, ainsi que des hétaires et des Macédoniens hors d'état de combattre, avec les éléphants", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 17.3) par on-ne-sait-quel itinéraire. Le chemin le plus court, le plus facile et le plus sûr passe par Aror/Rohri, puis la vallée au nord-ouest vers la montagne, puis le lit de la rivière Bolan, puis la région de l'actuelle ville de Quetta au Pakistan (qui en l'an 2000 sert de poste-frontière entre Pakistan et Afghanistan, 30°12'35"N 67°00'34"E), débouchant sur Alexandrie d'Arachosie/Kandahar. De là, on suit la rivière Erymandros/Helmend, jusqu'à l'endroit où elle se jette dans le lac Areia/Hamoun, totalement asséché aujourd'hui à l'exception de quelques étangs épars (la ville moderne de Zabol en Iran se trouve au centre de cet ancien lac, dont ne subsistent que des sites archéologiques sur des hauteurs qui étaient des îles dans l'Antiquité : Dahan-e Gholaman ancienne prison des Grands Rois perses, à une trentaine de km au sud-est de Zabol, 30°47'49"N 61°38'11"E, le mont Khajet où se dressent les ruines de plusieurs forteresses d'époques diverses, à une vingtaine de km au sud-ouest de Zabol, 30°56'36"N 61°14'34"E). On gagne la Carmanie en traversant la chaîne montagneuse à l'ouest du lac Areia/Hamoun. On suppose que tel est le chemin suivi par Cratéros et Méléagre. Les sources manquent sur les épreuves endurées, on sait seulement que Cratéros mène son expédition à terme sans dommage, en rétablissant l'ordre macédonien au passage, dans des régions où les chefs locaux ont profité de l'éloignement d'Alexandre pour s'émanciper, comme nous le verrons dans la suite de notre récit. En résumé, même s'il est agacé par l'austérité martiale et patriotique de Cratéros, Alexandre a raison de lui accorder toute sa confiance, car la conduite d'un tiers de l'armée à travers le plateau iranien accomplie par Cratéros est un authentique exploit. Pendant ce temps, Alexandre part en reconnaissance sur la branche méridionale de l'Indus. Il constate qu'elle est plus large que celle septentrionale de Gharo et se demande si elle ne serait pas plus commode pour la flotte. Il entreprend l'aménagement d'un nouveau port au nord-ouest du Rann de Kutch. La localisation de ce port est inconnue, et la rechercher est vain car, comme l'île de Killouta, la région a été envasée au cours des siècles et rattaché au continent, et les fondations n'ont pas été plantées sur un sol rocheux (contrairement à la cité de Sagapa/Sakura/Gharo et à la cité de Daybul/Banbhore, bâties sur le flanc du solide plateau de Kohistan). On peut seulement admettre, si on se réfère à la distance avancée par Onésicrite entre les extrémités des deux bouches de l'Indus (environ quarante stades/vingt kilomètres), et en actant que la bouche nord au IVème siècle av. J.-C. s'étendait approximativement au niveau de Sagapa/Sakura/Gharo, que ce port océanique aménagé fin -325 à la bouche sud de l'Indus se situait sous ou près les villages pakistanais de Ghorabari ou de Gaarho déjà cités ("Alexandre navigua sur la bouche gauche de l'Indus pour savoir si sa descente était plus facile [que la bouche de Gharo]. Cette bouche est longue d'environ mille huit cents stades. Arrivé près de l'endroit où l'Indus se jette dans la mer, il découvrit un vaste lac [le Rann de Kutch] formé par le fleuve ou par les eaux qui coulent dans les environs, ressemblant à une mer, où on pêchait des poissons plus grands que ceux de Méditerranée. Il mouilla dans l'une des baies indiquées par les guides, y laissa tous les bâtiments de transport et ses soldats sous les ordres de Léonnatos, tandis que lui-même prit des triacontères et des birèmes pour franchir l'embouchure et s'avancer dans la mer. La navigation dans cette bouche lui parut plus facile que dans l'autre. Il débarqua sur le rivage avec quelques cavaliers et alla reconnaître la côte. Il parcourut le pays pendant trois jours, puis il rejoignit ses navires. Il creusa des puits à terre pour s'approvisionner en eau, il s'embarqua et remonta vers Patala. Il prit une partie de son armée et revint au lac pour y aménager un port et un arsenal, il y installa une troupe avec des vivres pour quatre mois et tous les équipements nécessaires à une flotte", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 20.2-5). Notons que ce port méridional n'est pas destiné à accueillir le gros de la flotte qui se dirigera bientôt vers l'ouest, il est voué à la petite escadre qu'Alexandre confie à Peithon, que ce dernier utilisera avec les ports de Patala/Thatta, de Nirum Kot/Hyderabad, de Sindimana/Sihwan et d'Aror/Rhori, comme points d'appuis pour d'éventuelles opérations de police dans sa satrapie d'Indus inférieur après le départ d'Alexandre. Il est voué aussi à servir de tête-de-pont pour des nouvelles conquêtes vers l'est quand Alexandre reviendra avec des troupes fraîches - du moins s'il trouve des troupes fraîches, et s'il revient un jour. Dans l'immédiat, Alexandre est partagé. Il aimerait repartir au plus vite vers l'ouest pour y recruter des nouveaux soldats et relancer illico les conquêtes vers l'est, mais il entrevoit les difficultés de ce voyage de retour à travers des paysages qu'il ne connaît pas, dont les livres ne parlent pas : par terre l'armée risque de disparaître dans les déserts où jadis Cyrus II s'est perdu, par mer l'armée risque de disparaître aussi par manque de connaissances navales ("Alexandre désirait vivement parcourir la mer entre l'Inde et le golfe Persique avec sa flotte, mais il appréhendait la longeur de ce parcours, il craignait le littoral désert, l'absence de mouillages, un ravitaillement côtier difficile, la destruction de sa flotte, ternissant ou anéantissant tous les efforts accomplis", Arrien, Indica XX.1-2). Il se résoud à diviser encore ses hommes en deux : les uns prendront la voie maritime, les autres prendront la voie terrestre. On espère qu'au pire l'un des deux corps survivra. Néarque, qui a bien dirigé la flotte depuis Sibipoura/Shorkot, est nommé à la tête de l'expédition maritime, assisté d'Onésicrite. Alexandre prendra personnellement la tête de l'expédition terrestre, assisté d'Héphestion et de Léonnatos ("[Alexandre] était embarrassé pour choisir un homme à la hauteur du projet, et susceptible de rassurer les équipages engagés dans une expédition aussi hasardeuse. Néarque raconte qu'Alexandre discuta avec lui sur le nom d'un navarque, et qu'à chaque fois qu'un candidat était désigné Alexandre l'éliminait, celui-ci parce qu'il n'était pas prêt à courir le danger, celui-là parce qu'il manquait d'énergie, tel autre parce qu'il était trop pressé de retourner à sa maison, tous furent écartés pour toutes sortes de raisons. Finalement Néarque se proposa en disant : ‟O roi, j'accepte de conduire ta flotte, pourvu que le dieu favorise mon entreprise. Je conduirai tes hommes sains et saufs avec tes navires jusqu'en Perse, du moins si la mer est navigable et si l'épreuve reste surmontable pour un homme”. Alexandre répondit ne pas vouloir exposer son ami à des souffrances et des dangers aussi grands. Néarque renchérit en repoussant ces considérations et en insistant. Alors Alexandre accueillit avec satisfaction ce témoignage de dévouement et nomma Néarque navarque. Le moral des troupes désignées pour embarquer et celui des équipages se releva, car on pensa qu'Alexandre n'aurait jamais exposé Néarque au péril sans être convaincu que ce dernier s'en tirerait sain et sauf", Arrien, Indica XX.3-8 ; "[Alexandre] précipita dans les flots les taureaux immolés à Poséidon et les coupes d'or après les libations, en demandant au dieu de protéger Néarque dans sa route de retour vers le golfe Persique puis vers l'Euphrate et le Tigre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 19.5 ; "Le marin Néarque et Onésicrite furent chargés d'emmener les meilleurs navires de la flotte jusqu'à l'Océan et de s'aventurer le plus loin possible sans prendre de risques afin d'observer la nature de la mer, avant de remonter l'Euphrate pour le rejoindre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 10.3). Pour l'anecdote, un différend éclate à ce moment entre Alexandre et son secrétaire Eumène de Cardia. Ce dernier refuse de débloquer trois cents talents pour financer l'expédition de Néarque, il prétend ne pas détenir ces fonds, Alexandre en colère brûle la tente d'Eumène, qui part en fumée avec tous les rapports des batailles, les livres de comptes, les correspondances, les ordres de missions… et mille talents cachés par Eumène qui fondent dans l'incendie. Alexandre regrette son emportement ayant anéanti toutes les traces de ses exploits depuis -334, mais en même temps il est écœuré de constater qu'Eumène s'est enrichi dans son dos et lui a menti ("Alexandre envoya Néarque avec une flotte pour reconnaître la mer extérieure, mais n'ayant rien dans ses caisses il voulut emprunter de l'argent à ses amis. Il demanda trois cents talents à Eumène, qui ne lui en donna que cent en se plaignant d'avoir beaucoup peiné à les tirer de ses régisseurs. Alexandre ne lui adressa aucun reproche et refusa son argent. Mais il incendia la tente d'Eumène pour vérifier s'il mentait, s'il se précipiterait pour sauver de l'argent caché. La tente brûla entièrement avant qu'on eût le temps d'emporter quoi que ce fût. Les écrits dont Eumène avait la garde furent détruits, ce qu'Alexandre regretta, alors que plus de mille talents d'or et d'argent cachés fondirent dans l'incendie : Alexandre laissa ce trésor, et écrivit aux satrapes et aux stratèges d'envoyer des copies de toutes les dépêches que le feu avait consumées pour les remettre dans les mains d'Eumène", Plutarque, Vie d'Eumène 2).


Vers Babylone (hiver -325/-324 à printemps -323)


Léonnatos est envoyé en avant-garde sur le plateau de Kohistan durant l’hiver -325/-324 afin d’explorer la route et d’y creuser des puits ("Le roi envoya Léonnatos creuser des puits sur la route qu’il envisageait de suivre, car le pays était aride, tandis que lui-même demeura sur place avec son armée, attendant le retour du printemps [-324]. Il fonda encore plusieurs cités", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.2). Alexandre le suit peu après, tandis que Néaque met la flotte en mouvement ("Alexandre brûla toutes les embarcations hors service et confia le reste à Néarque et à quelques autres Amis, avec ordre d’explorer les côtes de l’Océan jusqu’à l’embouchure de l’Euphrate", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.104).


Alexandre arrive au fleuve Arabios (aujourd’hui le fleuve Hub, qui marque la frontière entre les modernes provinces pakistanaises du Sind à l’est et du Baluchestan à l’ouest), il marche ensuite dans le sens du courant vers la côte océanique ("L’hiver [-325/-324] s’adoucit. Alexandre brûla les bateaux devenus inutiles et partit avec son armée vers l’intérieur des terres. On arriva au pays des Arabiens le neuvième jour", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.5 ; "Alexandre quitta Patala pour se diriger vers le fleuve Arabios, suivi des hypaspistes, de la moitié des archers, des hétaires à pied, de l’Agéma, des hétaires à cheval, d’un détachement de chaque corps de cavalerie et de tous les archers à cheval. Il tourna à gauche vers la grande mer, et creusa des puits pour approvisionner d’eau son armée", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 21.3). Beaucoup d’habitants des bords de l’Arabios/Hub se sont enfuis ("Les Arabiens, peuple indépendant vivant près du fleuve Arabios, se jugeant incapables de résister militairement à Alexandre, et en même temps refusant de se soumettre, s’enfuirent vers le désert dès qu’ils apprirent que celui-ci approchait", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 21.4 ; "[Les Arabiens] décidèrent en assemblée de se rendre. En échange de leur soumission, on n’exigea d’eux que du ravitaillement. Quatre jours plus tard, on atteignit le fleuve Arabios", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.5-6 ; "[Alexandre] se mit en mouvement à la tête de son armée de terre. Il explora le pays en écrasant les Abrites ["Abr…taj", corruption d’"Arabiens/Arab‹tai"] qui eurent le courage de lui résister et traita humainement tous ceux qui se soumirent à sa puissance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.104). Selon Diodore de Sicile, Alexandre ne va pas jusqu’à la côte, il marche dans les pas des Arabiens fuyant vers le pays des Orites voisins ("Alexandre emprunta des défilés pour pénétrer dans le pays de Orites, qu’il soumit rapidement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.105). La flotte, pendant ce temps, contourne le plateau de Kohistan. Néarque a rapporté son expédition dans ses Mémoires aujourd’hui perdus mais largement cités par Arrien dans son Indica. Les lieux et les durées indiquées impliquent que le point de départ n’est pas Patala/Thatta mais les environs de Nirum Kot/Hyderabad, où les navires ont été préservés des effets de la marée, et entretenus au plus près des bois de l’intérieur des terres (il n’y a pas de bois dans l’estuaire !), le lit de l’Indus est assez large et serein à cet endroit pour contenir une grande flotte, en aval il se sciende en deux branches, qui elles-mêmes se scindent en de multiples rigoles. Néarque descend très prudemment vers Patala/Thatta ("Après avoir quitté le port, la flotte mouilla le premier jour près d’un grand canal, où elle resta deux jours. Il s’appelait ‟Stura” et se situait à une centaine de stades du port de départ. Elle appareilla le troisième jour et gagna un autre canal éloigné de seulement trente stades mais dont l’eau était salée car la mer remontait jusque-là lors des marées hautes et y mélangeait ses eaux avec celles du fleuve. Cet endroit s’appelait ‟Kaumara”. De là elle avança sur vingt stades, puis mouilla à nouveau sur le fleuve, à Koréestis. Elle repartit, mais pour une courte distance car un écueil apparut, les vagues de l’embouchure de l’Indus venait se briser avec fracas sur ses rochers pointus. Alors dans la partie de l’écueil la moins résistante on creusa un chenal long de cinq stades, dans lequel les navires s’engagèrent quand la marée monta. On parcourut cent cinquante stades vers la côte maritime, on mouilla à l’île sablonneuse de Krokala et on y resta le jour suivant. Dans les environs habite le peuple indien des Arabiens, dont j’ai parlé dans mon œuvre principale [l’Anabase d’Alexandre], j’ai expliqué qu’ils tirent leur nom du fleuve Arabios coulant à travers leur territoire jusqu’à la mer et sert de frontière entre leur pays et celui des Orites. De Krokala, on navigua en suivant à droite les monts appelés ‟Iros” [le plateau de Kohistan] et à gauche une île plate longeant le rivage et formant un chenal étroit [l’île de Patala/Thatta ; le "chenal étroit" mentionné est celui par où coule la bouche de Gharo, 24°47'54"N 67°54'25"E]", Arrien, Indica XXI.2-9), il continue aussi prudemment entre Patala/Thatta et l’océan, jusqu’à l’île de Morontobara/Kamari qu’Alexandre a côtoyée quelques mois plus tôt ("Après l’avoir franchi [le chenal de Patala/Thatta], on mouilla dans un port bien aménagé que Néarque, qui le trouvait grand et beau, appella ‟Port-Alexandre”. A la sortie du port, à deux stades se trouvait l’île appelée ‟Bibakta”. Ce lieu s’appelle ‟Saggada” ["S£ggada", alias "Sagapa" chez Ptolémée à l’ère impériale romaine et "Sakura" dans le Chach Nama au Moyen Age, aujourd’hui Gharo]. L’île s’étendait face à la mer et formait elle-même un port. Des vents violents et permanents y soufflaient depuis la mer. Néarque craignit que des barbares se groupassent pour piller le camp, il fortifia la place par un rempart de pierre. On y resta vingt-quatre jours. […] Quand le vent cessa, on leva l’ancre. Après soixante stades, on mouilla près d’une rive sablonneuse, qu’avoisinait une île déserte : on resta à l’abri de cette île appelée ‟Domoi”. Le rivage n’avait aucun point d’eau, mais à environ vingt stades dans les terres [sur le plateau de Kohistan] on trouva une eau potable. On navigua toute la nuit sur trois cents stades, et le lendemain on arriva à Saranga. On mouilla près du rivage. On se réapprovisionna en eau à environ huit stades du rivage [toujours sur le plateau de Kohistan]. De là on repartit pour atteindre Sakala, lieu désert. On doubla deux écueils si proches l’un de l’autre que les plats des rames les touchaient à babord et à tribord. Après un parcours de trois cents stades, on mouilla à Morontobara", Arrien, Indica XXI.10-XXII.4). Il longe une île effilée à babord également côtoyée par Alexandre, aujourd’hui l’île de Manora, et parvient à l’embouchure du fleuve Arabios/Hub ("On mouilla à Morontobara, vaste port de forme circulaire aux eaux profondes et à l’abri des vagues, mais à l’entrée étroite, appelé ‟Port-aux-Dames” en langue locale parce que la première personne à avoir régné dans la région fut une femme. Au-delà de cette entrée entre les écueils, des vagues énormes étaient poussées par la mer impétueuse, les affronter constituait une prouesse. Le lendemain, on navigua en longeant une île à babord [l’île de Manora] afin de se protéger des vagues, si proche du rivage qu’elle formait comme un canal entre elle et la côte, sur soixante-dix stades, son rivage avait beaucoup d’arbres au feuillage épais, elle était ombragée par une forêt aux essences variées. A l’aube, on dépassa l’île par un passage étroit battu de grosses vagues, lors du reflux. Après cent vingt stades, on mouilla à l’embouchure de l’Arabios [24°52'53"N 66°41'10"E]. Le port y était grand et beau, mais son eau n’était pas potable car elle se mêlait à l’eau de mer. On parcourut quarante stades à l’intérieur des terres [sur le plateau de Kohistan] avant de trouver un lac où on s’approvisionna en eau, avant de repartir ", Arrien, Indica XXII.4-9).


On arrive aux pays des "Orites/Wre…tai", correspondant au sud-ouest de l’actuelle province pakistanaise du Baluchestan, traversé par la large vallée du fleuve Purali. Comme l’estuaire de l’Indus, l’estuaire du Purali a beaucoup changé depuis l’Antiquité. A cette époque, le fleuve se jetait dans l’océan Indien au niveau de l’actuel village de Liari au Pakistan (25°41'20"N 66°29'25"E), les alluvions fluviales ont peu à peu repoussé la côte, qui en l’an 2000 se trouve une vingtaine de kilomètres plus au sud, après la zone marécageuse de Miani Hor, le fleuve Purali se gonfle désormais des eaux du Kharrari (qui a perdu son statut de fleuve pour devenir une rivière affluente de la rive gauche du Purali) quelques kilomètres avant le Miani Hor. Pendant qu’Héphestion dirige le gros de l’armée, Alexandre envoie l’avant-garde dans trois directions : Ptolémée longe la côte avec la première partie, Léonnatos se dirige vers la cité principale "Rambakia/Rambak…a", aujourd’hui Bela au Pakistan, au confluent de deux bras du Purali (26°13'42"N 66°18'41"E) avec la deuxième partie, lui-même fonce vers le nord avec la troisième partie ("[Alexandre] franchit le fleuve Arabios au lit étroit et au débit faible, et parcourut de nuit un grand désert. Il arriva à l’aube dans une région habitée. Prenant avec lui sa cavalerie dont il étendit les rangs pour couvrir une grande partie du terrain, après avoir ordonné à son infanterie de le suivre en formation de bataille, il entra dans le pays des Orites. On massacra tous ceux qui avaient pris les armes, on fit un grand nombre de prisonniers. Il campa au bord d’un petit cours d’eau [le Purali], puis, Héphestion l’ayant rejoint, Alexandre continua à avancer", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 21.4-5 ; "On traversa ensuite le désert aride des Orites. Alexandre confia à Héphestion la plus grande partie de l’armée, et répartit l’infanterie légère entre Ptolémée et Léonnatos. Les trois armées saccagèrent ce pays indien chacune de son côté et s’emparèrent d’un important butin. Ptolémée incendia la côte, le roi l’intérieur, et Léonnatos agit de même de son côté", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.6-7 ; "[Alexandre] traversant une vaste région sans eau avant d’atteindre la frontière de l’Oritie. Il partagea son armée en trois corps, le premier à Ptolémée, le deuxième à Léonnatos. Le premier devait ravager les côtes, le deuxième devait agir de même dans l’intérieur des terres, tandis que lui-même se porta vers les montagnes. Ainsi furent dévastées simultanément toutes les contrées du pays, qui devint une terre de pillages, d’incendies et de meurtres. Les soldats revinrent chargés de butin, et le sol fut couvert de plusieurs dixaines de milliers de morts. Terrifiés par l’ampleur de ces massacres, ceux qui étaient tentés de résister se soumirent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.104). Rambakia/Bela est transformée en nouveau camp de concentration et rebaptisée "Alexandrie-d’Oritie", Hesphestion en fortifie les murs et installe la garnison qui y restera ("[Alexandre] arriva à la capitale nommée ‟Rambakia”. Frappé de sa situation, il chargea Héphestion d’y installer des colons pour en faire une cité florissante", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 21.5 ; "Alexandre fonda une nouvelle cité où il installa des Arachosiens", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.7). Diodore de Sicile semble placer Alexandrie-d’Oritie près de la côte et non pas à Rambakia/Bela ("Alexandre voulut fonder une cité près de la côte. Il trouva un endroit préservé des hautes marées, et y bâtit une nouvelle Alexandrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.104) : pour notre part, nous pensons que Diodore s’embrouille dans sa description, incohérente avec le fait qu’avant il a montré Alexandre entrer en Oritie non pas par la côte mais par le plateau de Kohistan, et qu’après il montrera Alexandre sortir de ce pays non pas par la côte mais par les hauteurs de la Gédrosie. Les Orites ayant échappé à l’extermination ou à la capture se regroupent dans la vallée de la rivière Nal, affluent du fleuve Hingol, marquant la frontière entre l’Oritie et la Gédrosie, ils sont rejoints par des Gédrosiens inquiets. Mais dès qu’Alexandre paraît avec sa petite avant-garde, les Gédrosiens s’enfuient. Les Orites désormais seuls se rendent. Alexandre les épargne et confie l’Oritie à un nommé "Apollophanès", Léonnatos restera aussi sur place pour étouffer les derniers nids de résistance ("Prenant avec lui la moitié des hypaspistes et des Agriens, la cavalerie de l’Agéma et les archers à cheval, [Alexandre] arriva à un défilé sur la frontière des Orites et des Gédrosiens qui, réunis dans ce passage, l’attendaient en ordre de bataille rangée pour le lui disputer. A l’approche d’Alexandre ces hommes abandonnèrent leur position et fuirent. Les chefs des Orites marchèrent alors au-devant d’Alexandre pour lui céder leurs personnes et leur pays : il leur demanda de rassembler les fugitifs et leur assurer qu’ils n’avaient plus rien à craindre. Il leur laissa pour satrape Apollophanès, et chargea le somatophylaque Léonnatos avec tous les Agriens, quelques archers, quelques cavaliers et des Grecs mercenaires de toutes armes avec ordre, en attendant l’arrivée de la flotte, de repeupler la cité et de régler l’administration de façon que le peuple s’accoutume à son nouveau gouvernement", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 22.1-3). Pendant ce temps, après une escale à l’embouchure du fleuve Arabios/Hub, Néarque a repris la mer et continué à avancer vers l’ouest, il est arrivé à "Kabana/K£bana", lieu non identifié au sud-est du Miani Hor, dans les environs de Damb au Pakistan (25°26'54"N 66°33'39"E ; "On quitta l’embouchure de l’Arabios pour naviguer le long du pays des Orites. Après environ deux cents stades, on jeta l’ancre à Pagala [lieu non identifié], dont les rochers étaient battus par des grosses vagues mais permettaient une halte. Les équipages restèrent à bord. Quelques hommes débarquèrent pour trouver de l’eau et la collecter. Le lendemain à l’aube on leva l’ancre, on parcourut quatre cents stades, on arriva le soir à Kabana, on jeta l’ancre au large près d’un rivage désert où les vagues se brisaient encore sur les récifs. Au cours de ce trajet, des bâtiments furent pris dans un vent violent venu du large, qui détruisit deux bateaux de guerre et un bateau léger, les hommes se sauvèrent en nageant vers la côte qu’on suivait", Arrien, Indica XXIII.1-3).


Héphestion l’ayant rejoint avec le gros de l’armée dans la vallée de la rivière Nal, Alexandre s’engage dans l’intérieur des terres de Gédrosie, correspondant à l’ouest de l’actuelle province pakisatanaise du Baluchestan et au sud de l’actuelle province iranienne du Seistan ("Avec Héphestion, Alexandre s’enfonça ensuite avec une grande partie de l’armée dans le désert de Gédrosie", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 22.3). La Gédrosie se caractérise par sa double population : pêcheurs ou, méprisemment, "ichtyophages/mangeurs de poissons" sur la côte ("A côté des des Orites vivent les Gédrosiens. Les difficultés rencontrées par Alexandre et son armée pour traverser l’intérieur des terres, les maux endurés dépassant tous ceux vécus lors des précédentes campagnes, j’ai raconté tout cela dans mon œuvre principale [l’Anabase d’Alexandre]. Au sud de la Gédrosie, au bord de la mer, vivent des ichtyophages. La flotte longea leur territoire", Arrien, Indica XXVI.1-2 ; "La côte des ichtyophages ["„cquof£goj"] s’étale sur un peu plus de dix mille stades. Les ichtyophages doivent leur nom au fait qu’ils se nourrissent de poisson [de "„cquj/poisson" et "fagšw/manger"]. Mais peu d’entre eux le pêchent, car peu d’entre eux possèdent un bateau équipé pour cela et la technique pour les attraper. La majorité se fournit lors de la marée basse. Certains ont des filets pour les ramasser, pouvant atteindre deux stades de long, tissés en écorce de palmier et tressés comme du lin. Quand la mer se retire et laisse la terre découverte, une grande partie reste sèche et vide, mais dans les creux retenant un peu d’eau beaucoup de poissons sont piégés, la plupart petits, d’autres assez gros. Les filets sont jetés sur eux et ils sont capturés. Ils sont mangés crus dès qu’ils sont sortis de l’eau, du moins les plus tendres d’entre eux, les plus gros et coriaces sont séchés au soleil jusqu’à complète dessication et transformés en farine pour faire du pain ou des galettes. Même les bêtes sont nourries de poisson séché, car le pays n’a pas de prairies et ne produit pas d’herbe. On prend souvent aussi des langoustes, des huitres et des coquillages. Le sel est produit naturellement [texte manque] ils font de l’huile. Ils habitent des lieux désertiques dont le sol ne porte aucun arbre ni aucun produit agricole, leur nourriture est composée exclusivement de poisson. Un petit nombre ensemence leurs terres, le pain constitue leur dessert, car le poisson reste leur alimentation principale. Les plus riches se construisent des habitations avec des os pris sur les très gros poissons que la mer rejette, qu’ils façonnent comme du bois, les os larges et plats servent à faire des portes. Les plus pauvres, qui sont la majorité, construisent leurs cases avec les épines dorsales des poissons", Arrien, Indica XXIX.8-16 ; "Des baleines s’échouent sur le littoral, les unes restent prises dans les bancs de sable à marée basse, les autres sont jetées sur le rivage par des tempêtes violentes. Elles y meurent, s’y décomposent, les chairs se détachent des os, que les hommes récupèrent pour leurs habitations : leurs flancs sont constitués de grands os qui font la charpente, les plus petits servent de chevrons, ceux de la machoire servent de châssis de portes, la majorité de ces baleines mesurent vingt-cinq brasses de long", Arrien, Indica XXX.8-9), agriculteurs sur les hauteurs, dans les interminables vallées du Kolwa puis du Nihing qui s’étalent sur trois cents kilomètres parallèlement à la côte, à une centaine de kilomètres de celle-ci. La source commune de Diodore de Sicile et Quinte-Curce montre Alexandre avancer vers l’ouest en longeant la côte, où il rencontre les pêcheurs/mangeurs de poissons, Diodore de Sicile recopie cette version à l’identique sans s’interroger sur son incohérence avec la suite du récit où Alexandre se retrouve en plein désert gédrosien par on-ne-sait-quel coup de baguette magique ("En côtoyant la mer, on trouva des gens inhospitaliers qui vivaient comme des sauvages. Depuis leur naissance jusqu’à leur vieillesse, ils laissaient pousser leurs ongles et ne démêlaient jamais leurs cheveux. Leur peau était brûlée par l’ardeur du soleil. Ils se vêtissaient de peaux de bêtes. Pour se nourrir, ils mangeaient la chair des baleines rejetées par la mer. Les parois de leurs maisons étaient formées de côtes de baleines pouvant mesurer jusqu’à dix-huit coudées, les toits étaient couverts d’écailles en guise de tuiles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.105), Quinte-Curce est plus prudent, il recopie également cette version mais reste évasif sur le chemin parcouru ("On arriva ensuite chez les Indiens du littoral, qui occupaient de grands espaces déserts et inhospitaliers et n’entretenaient aucune relation même commerciale avec leurs voisins. Leur isolement avait encore durci leur caractère naturellement sauvage : ils ne se coupaient jamais les ongles et portaient des cheveux longs qu’ils ne coiffaient pas, leurs cabanes étaient faites de coquillages et d’autres déchets marins, ils s’habillaient de peaux de bêtes, se nourrissaient de poissons séchés au soleil et aussi de la chair de gros animaux marins", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.8-10) et il est plus locace sur l’épisode du désert gédrosien dont nous parlerons juste après. La vérité historique est qu’Alexandre n’a pas longé la côte, il n’a plus de contact avec Néarque à partir de l’Oritie, et il n’en aura plus jusqu’aux retrouvailles en Carmanie. Alexandre s’est contenté d’envoyer Thoas explorer la côte vers "Kokala/Kîkala", site ainsi nommé par Arrien (Indica XXIII.4) à l’embouchure du fleuve Phor, au sud-ouest du Miani Hor (25°26'15"N 66°01'13"E), qui a découvert que c’est un cul-de-sac pour une armée de terre ("Alexandre avança malgré la difficulté des chemins et le défaut de subsistances : l’eau manquait, l’armée était obligée de marcher pendant la nuit et de s’écarter des côtes qu’Alexandre suivait pour reconnaître les rades, approvisionner la flotte, creuser des puits, construire des ports, ces côtes étaient un désert. Il y détacha Thoas fils de Mandrodoros avec quelques cavaliers. Celui-ci découvrit des pêcheurs sous des cabanes misérables formées de dépouilles des crustacées et de squelettes de poissons, qui fouillaient le sable pour en retirer avec peine un peu d’eau malsaine", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 23.1-3). Il a fouragé on-ne-sait-où dans la vallée fertile du Purali et transporté la totalité de cette récolte vers Kokala pour les marins de Néarque ("Alexandre parvint dans un lieu fertile, où il rassembla une certaine quantité de grains qu’il envoya vers la mer après l’avoir scellé de son anneau. Dévorés par la faim, les soldats chargés de cette provision se la partagèrent sans respecter le sceau d’Alexandre, alors occupé à reconnaître les environs. Il leur pardonna à son retour, estimant que la nécessité était leur excuse. Après avoir fourragé tout le pays, il envoya un nouveau convoi de provisions vers la flotte sous la conduite de Créthéas fils de Callatianos. Il ordonna aux indigènes d’amener des grains, des dattes, des bestiaux, et envoya l’hétaire Télèphos à la tête d’un autre convoi de farines vers un autre point", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 23.4-6), puis il a continué à avancer dans l’intérieur des terres où il était déjà engagé. On devine que Thoas est resté en Oritie aux côtés de Léonnatos au service du satrape Apollophanès, puisque nous le retrouverons bientôt succéder à Apollophanès mort dans une bataille. Le chemin suivi par Alexandre n’est pas problématique sur toute la longueur est-ouest de la vallée du Kolwa-Nihing : après avoir franchi la trentaine de kilomètres montagneux séparant la rivière Nal de l’actuel village de Mashian au Pakistan (26°25'54"N 65°12'42"E), il remonte le cours occidental de la rivière homonyme jusqu’à l’actuelle Malar au Pakistan (26°20'14"N 64°55'13"E) où les sources de la rivière de Mashian voisinent de quelques kilomètres avec les sources de la rivière Kunri Kaur, puis il suit le cours aval de la rivière Kunri Kaur, qui se jette dans la rivière Kil au niveau de l’actuel village d’Hoshab au Pakistan (26°00'57"N 63°53'13"E), qui elle-même se jette dans le fleuve Dasht au niveau de l’actuel village de Kalag (26°01'39"N 63°27'25"E), qui lui-même reçoit en rive droite les eaux de la rivière Nihing au niveau de l’actuelle ville de Turbat au Pakistan (26°00'17"N 63°03'47"E ; le fleuve Dasht reçoit sur sa rive droite les eaux de la rivière Kech une vingtaine de kilomètres au nord de Kalag, provoquant une confusion persistante sur les cartes en l’an 2000, la partie du fleuve entre Kalag et Turbat étant désignée tantôt comme "Kech", tantôt comme "Dasht"), puis, après voir dépassé le confluent du Dasht et du Nihing (où se trouve aujourd’hui le lac artificiel formé par le barrage de Mitani inauguré en 2006, 25°59'48"N 62°44'15"E), il remonte la vallée de la rivière Nihing jusqu’à l’actuel village de Pishin en Iran, à quelques kilomètres des sources les plus occidentales du Nihing (26°04'41"N 61°45'13"E ; le village de Pishin est aujourd’hui un poste-frontière entre le Pakistan et l’Iran). Cette partie du trajet en Gédrosie est la plus aisée car, même peu peuplée, on peut s’y repérer simplement et logiquement en suivant les lits des rivières en ligne droite d’est en ouest. Arrien (Anabase d’Alexandre, IV, 24.1) révèle incidemment que la traversée de la Gédrosie entre Alexandrie-d’Oritie (Rambakia/Bela) et Pura/Bampur s’étale sur deux mois. Si on admet que la descente de la vallée du Kolwa depuis Mashian jusqu’à Turbat puis la remontée de la vallée du Nihing depuis Turbat jusqu’à Pishin constitue la première partie du trajet accomplie en un mois, soit trois cents kilomètres accomplis en une trentaine de jours, cela signifie que l’armée d’Alexandre a avancé en moyenne de dix kilomètres par jour, ce qui, dans cette longue trouée de rivières dépourvues d’obstacles naturels et d’ennemis, est parfaitement possible (Arrien rapporte un épisode où Alexandre s’écarte de cette vallée du Kolwa-Nihing vers la "mer/q£lassa" avant de remonter vers le désert gédosien, pour notre part nous pensons plutôt qu’Alexandre s’est ponctuellement égaré dans les montagnes au nord de la vallée du Kolwa-Nihing et a conclu qu’il devait revenir vers la gauche en direction de cette vallée sillonée de "cours d’eau/potamÒj" pour s’y ressourcer avant de s’aventurer hardiment dans le désert gédrosien : "Les guides ne reconnaissaient plus la route couverte par les sables. Aucun point de repère à cause du vent violent qui effaçait tout, aucun signe fixe permettant de se localiser, arbre ou colline. Leurs seuls référents étaient les étoiles la nuit et le soleil le jour, à la manière des Phéniciens suivant la Petite Ourse et des autres marins suivant la Grande Ourse. Alexandre conjectura qu’on devait marcher vers la gauche, il partit à la tête de quelques cavaliers. Certains d’entre eux fatiguèrent en raison de la chaleur, il continua avec seulement cinq cavaliers, le sixième jour il atteignit la mer [en réalité une quelconque rivière de la vallée du Kolwa-Nihing]. Il creusa le sable couvert de galets, et trouva une eau excellente. L’armée le rejoignit. On longea la mer pendant sept jours. Les guides reconnurent le paysage et purent diriger l’armée vers l’intérieur des terres", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 26.4-5). La seconde partie du trajet, en revanche, plus courte puisque cent cinquante kilomètres environ séparent Pishin de Pura/Bampur à vol d’oiseau, est beaucoup plus difficile, car elle consiste en une région mal balisée aux vallées tortueuses, barrée par une chaîne montagneuse inhabitée et stérile (autrement dit sans ravitaillement possible). C’est certainement cette seconde partie du trajet que les récits alexandrins évoquent quand ils parlent de la volonté d’Alexandre d’emprunter la voie la plus ardue pour dépasser son prédécesseur perse Cyrus II, qui y avait perdu la majorité de ses hommes lors d’une expédition au VIème siècle av. J.-C. ("Ce n’est pas par ignorance des difficultés de l’itinéraire qu’[Alexandre] s’est engagé dans cette voie [le désert de Gédrosie] mais, selon Néarque, parce qu’il avait entendu dire que tous ceux qui avaient emprunté cette route avec leur armée n’en étaient pas sortis vivants, sauf Sémiramis dont les autochtones racontaient qu’elle avait fui les Indiens avec seulement vingt compagnons, et Cyrus II fils de Cambyse Ier avec sept hommes en plus de lui-même. Cyrus II était venu dans cette région dans l’intention d’envahir l’Inde, mais avant de l’atteindre il avait perdu la quasi-totalité de son armée, victime du désert et des obstacles insurmontables de la route. Ces faits rapportés à Alexandre piquèrent son émulation : c’est pour dépasser Cyrus II et Sémiramis, et aussi pour rester près de sa flotte et pouvoir lui fournir le nécessaire, que selon Néarque il aurait choisi cet itinéraire. Une grande partie de l’armée et surtout les bêtes de somme y périrent de l’excès de la chaleur et de la soif, ils furent arrêtés par des montagnes de sables brûlants où ils s’enfoncèrent comme dans un limon ou dans un amas de neige, ils y demeurèrent ensevelis. On souffrit beaucoup de l’inégalité du chemin, les bêtes de trait ne pouvaient ni monter ni descendre. Egarée dans des marches forcées par la disette d’eau, l’armée fut excédée. Le voyage parut moins pénible la nuit, surtout avant le lever du soleil lorsqu’une douce rosée rafraîchissait les airs, mais au milieu du jour la chaleur et la soif devenaient intolérables et empêchaient d’avancer", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 24.1-6 : "Néarque affirme que, si Alexandre ramena son armée par la Gédrosie, ce fut par émulation et pour avoir entendu raconter comment Sémiramis et Cyrus II, après avoir attaqué l’Inde, avaient dû battre en retraite aussitôt et s’enfuir, Sémiramis avec vingt compagnons en tout, et Cyrus II avec sept : il trouvait glorieux, là où ces deux puissants monarques avaient éprouvé un tel revers, d’avoir su garder son armée intacte et de l’avoir ramenée triomphante à travers les mêmes peuples et les mêmes contrées", Strabon, Géographie, XV, 1.5), l’épuisement des soldats, leurs efforts pour s’adapter au relief accidenté ("Les subsistances venant à manquer, les soldats tuaient les bêtes de somme, ils se nourrissaient de la chair des chevaux et des mulets qu’ils assuraient être morts de fatigue : personne ne vérifiait si c’était effectivement le cas, Alexandre lui-même était instruit de cette pratique mais il la permettait ou la dissimulait en la jugeant nécessaire. Comme on n’avait plus de bêtes de somme et de chariots pour les transporter, on abandonnait les malades et ceux qui ne pouvaient pas suivre, qui ralentissaient la marche et allongeaient le temps du voyage. Affaiblis par les maladies, les fatigues, la chaleur et la soif, une foule de malheureux sans secours bordaient la route : l’armée passait devant eux précipitamment, le salut de tous négligeant celui de quelques-uns. Ceux qui s’endormaient à la suite des fatigues de la nuit se trouvaient seuls à leur réveil, ils s’égaraient en voulant suivre les traces de l’armée, beaucoup périrent dans cette mer de sables", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 25.1-3 ; "Après l’épuisement des réserves, les Macédoniens n’eurent plus rien à manger : ce fut la famine. Ils cherchèrent partout des racines de palmer, car c’était le seul arbre qui poussait dans cette région. Quand ils n’en trouvèrent plus, ils se mirent à abattre les bêtes de somme, n’épargnant même pas les chevaux. Et comme ils s’étaient privés du moyen de transporter leurs bagages, ils résolurent de brûler même les dépouilles des ennemis pour lesquelles ils avaient couru le monde jusqu’aux limites de l’orient. Une épidémie se déclara en plus de la famine : les malades souffrirent de carences dues à une mauvaise alimentation, ajoutée à la fatigue accumulée et au découragement. Qu’ils s’arrêtassent ou qu’ils continuassent de marcher, ils n’échappaient pas à la catastrophe : s’ils s’arrêtaient ils mouraient de faim, s’ils continuaient leur état s’aggravait. Le désert fut couvert de corps, de mourants comme de morts", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.11-14), la famine, et même le manque d’eau ("Un incident causa beaucoup de dommages à l’armée et aux animaux de trait survivants. Lorsque les vents étésiens soufflent, il pleut dans ces déserts comme en Inde, mais la pluie ne tombe pas dans les plaines : elle est absorbée par les montagnes où les nuages s’amassent et crèvent. L’armée était campée près d’un ruisseau. Vers la seconde veille de la nuit, il déborda, grossi par la coulée des pluies tombées au loin. Cette inondation imprévue emporta l’équipage d’Alexandre, des femmes, des enfants, du matériel militaire. Certains soldats eurent beaucoup de peine à se sauver avec leurs armes, quelques-uns y périrent, surtout pour s’être désaltérés trop largement avec imprudence. Suite à cela, Alexandre résolut que désormais on camperait toujours à au moins vingt stades des ruisseaux, pour contenir l’intempérance du soldat d’y boire avec excès et de rendre l’eau impropre en s’y précipitant", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 25.4-6), le recourt nécessaire à la propagande ("L’armée avançait parmi les sables brûlants vers un lieu où elle devait trouver de l’eau. Alexandre assoiffé e soutenait à peine, mais il s’efforçait de marcher à pied à la tête de ses fantassins pour partager leurs fatigues. Quelques-uns armés légèrement s’étant écartés pour explorer les environs trouvèrent un peu d’eau boueuse, la recueillent dans un casque et la portèrent au roi tel un bien précieux. Alexandre loua leur zèle, et la répandit devant toute l’armée. Par cet acte il ranima le courage des soldats, comme s’il les avait rafraichis, prouvant qu’il se dominait lui-même autant qu’il dominait les autres", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 26.1-3 ; notons que Diodore de Sicile, qui s’est embrouillé dans son récit en imaginant Alexandre passer par la côte océanique, et qui ne sait pas comment expliquer que celui-ci se retrouve ensuite en plein désert au milieu du continent, expédie cet épisode en deux phrases ["[Alexandre] arriva dans un désert stérile. Beaucoup de ses soldats y périrent d’inanition, les Macédoniens se découragèrent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.105]…). Par cette voie désertique aléatoire à partir de Pishin, on atteint enfin Pura à la frontière de la Carmanie, aujourd’hui le site archéologique de Bampur (27°12'04"N 60°26'50"E ; "Alexandre s’avança vers Pura la capitale des Gédrosiens, où il arriva soixante jours après avoir quitté l’Oritie", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 24.1 ; "Finalement l’armée macédonienne sortit péniblement du désert pour arriver dans un pays habité pourvu de tout le nécessaire. Elle s’y reposa. Pendant sept jours, on célébra Dionysos sans retenue par des réjouissances et des beuveries", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.106 ; la cité de Pura/Bampur s’est désertée peu à peu, une nouvelle Pura s’est développée une quinzaine de kilomètres à l’est, autour du fort Naseri construit au XIXème siècle ; en 1941 cette nouvelle Pura a été rebaptisée "Iran Shahr" ou "Aryanam Xshathra/Royaume des Aryens" en vieux-perse, en référence à l’expression désignant le pays utilisée par les Grands Rois achéménides antiques, 27°12'24"N 60°41'11"E). Aspastès le satrape de Carmanie se présente obséquieusement. Alexandre le soupçonne vite d’avoir souhaité sa mort en Inde, et d’être déçu de le revoir vivant. Momentanément trop faible pour lui demander des comptes, il le laisse à son poste, mais il ouvre une enquête secrète sur ses agissements récents ("Aspastès le satrape de Carmanie était soupçonné d’avoir encouragé la révolte pendant l’expédition du roi en Inde. Il se précipita [en Gédrosie] à son arrivée. Alexandre lui parla aimablement sans dévoiler ses griefs et le laissa en fonction, le temps de vérifier les dénonciations dont il était l’objet", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.21-22). Phrataphernès le satrape de Parthie-Hyrcanie qui a accompagné l’armée depuis le Penjab se charge de trouver du ravitaillement dans les environs ("Le roi fut torturé par les remords et la honte car il se sentait responsable de telles souffrances [causées par la traversée de la Gédrosie]. Il demanda à Phrataphernès le satrape de Parthie d’envoyer des chameaux avec des provisions et avertit également les gouverneurs des pays voisins du dénuement dans lequel il se trouvait. Ils répondirent avec empressement. Délivrée de la famine, l’armée atteignit enfin les limites de la Gédrosie. Le pays devint fertile, produisant de tout en abondance. On campa un certain temps au même endroit pour que les soldats pussent recouvrer leurs forces après les épreuves qu’ils avaient traversées", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.17-18 ; "Alexandre fut inquiet. Il était désespéré de voir périr sans gloire, par simple dénuement, des hommes aussi valeureux qui avaient vaincu tant d’ennemis. Il envoya des hommes armés légèrement vers la Parthie, la Drangiane, l’Arie et les pays alentours du désert, avec ordre de rassembler à l’entrée de la Carmanie des chameaux et autres bêtes de somme chargés de grain et de tous les produits de première nécessité. Ces hommes contactèrent rapidement les satrapes des pays concernés, et amenèrent à l’endroit prévu une grande quantité de provisions. Cela n’empêcha pas la perte par famine de nombreux soldats d’Alexandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.105). Beaucoup de chevaux sont morts dans le désert gédrosien, ils sont remplacés par des ânes car la Carmanie ne possède pas de chevaux ("Son sol [à la Carmanie] produit de tout sauf l’olivier, on y voit toutes les grandes espèces d’arbres, des cours d’eau la sillonnent en tous sens, contrairement à la Gédrosie qui, comme la côte des ichthyophages, souffre régulièrement de disette, au point que les habitants réservent une partie de la récolte de l’année en cours pour les années suivantes. Onésicrite parle d’une rivière en Carmanie transportant des paillettes d’or, il signale aussi des mines d’argent, de cuivre et de minium, et de montagnes d’orpiment et de sel. […] Ses productions agricoles sont identiques à celles de la Perse, on y cultive notamment la vigne, le cep dit ‟de Carmanie” donne parfois des grappes de deux coudées à grains très gros et très serrés chez nous mais encore plus généreux dans son pays d’origine. Les Carmaniens emploient les ânes au lieu des chevaux pour toutes tâches, même pour la guerre, car les chevaux sont très rares chez eux. Ils offrent des ânes en sacrifice à Arès, le dieu qu’ils vénèrent le plus", Strabon, Géographie, XV, 2.14). Alexandre reçoit des nouvelles de Cratéros (par Aspastès le satrape de Carmanie ? ou par Phrataphernès le satrape de Parthie-Hyrcanie qui a glané des renseignements en même temps qu’il amassait du ravitaillement dans les régions alentours ?) qui, au cours de sa traversée du plateau iranien, a installé un nommé "Sibyrtios" satrape d’Arachosie-Drangiane en remplacement de Ménon mort de maladie (Ménon a été nommé à ce poste par Alexandre en -330, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale), et a arrêté deux notables perses qui y fomentaient une révolte ("[Alexandre] reçut [à Pura/Bampur] des nouvelles de Cratéros. Celui-ci avait arrêté Ozinès et Zariaspès, deux notables perses qui avaient poussé à la résistance, et leur avait passé les chaînes. Il avait installé Sibyrtios à la tête du pays en remplacement de Ménon mort de maladie, avant de pénétrer en Carmanie", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.19-20). Pendant ce temps en Oritie, les autochtones se sont soulevés (leur soulèvement est-il lié au pillage de leurs stocks de nourriture, qui ont été déposés à Kokala à disposition des marins de Néarque ?), dans une première bataille ils ont vaincu la garnison grecque laissée sur place ("Tandis que son armée [à Alexandre] était en marche [à travers le désert de Gédrosie], des Orites attaquèrent la garnison de Léonnatos, et se retirèrent rapidement après lui avoir infligé des lourdes pertes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.105), mais dans une seconde bataille ils ont été écrasés par Léonnatos à Kokala, le satrape Apollophanès a été tué au cours de l’affrontement ("Léonnatos, à qui Alexandre avait confié les opérations contre les Orites, les vainquit avec leurs alliés dans une grande bataille, tuant six mille d’entre eux avec leurs chefs tandis que Léonnatos ne perdit que quinze cavaliers et quelques fantassins, dont Apollophanès le satrape de Gédrosie", Arrien, Indica XXIII.5 ; "Le roi [à Pura/Bampur] reçut une lettre de Léonnatos l’informant avoir remporté une victoire sur huit mille fantassins et quatre cents cavaliers orites", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 10.19). Léonnatos a pris la route de l’ouest dans le sillage d’Alexandre, qu’il a rejoint à Pura/Bampur. En apprenant ces nouvelles, Alexandre confirme Thoas comme nouveau satrape d’Oritie en remplacement du défunt Apollophanès ("Arrivé à la capitale de la Gédrosie, Alexandre laissa l’armée s’y reposer. Il destitua le satrape Apollophanès qui avait failli à sa mission et le remplaça par Thoas", Arrien, Anabase d’Alexandre, VI, 27.1). Néarque a bien progressé sur la côte avec la flotte. Il a traversé la large embouchure du fleuve Purali, et a atteint Kokala au sud-ouest du Miani Hor après la bataille remportée par Léonnatos, où il a relâché en puisant dans les stocks déposés là pour ses marins ("On leva l’ancre et on navigua sur deux cents stades jusqu’à Kokala. Les navires jetèrent l’ancre au large, Néarque débarqua les équipages et les approvisionna sur le rivage, très désireux de se reposer après toutes leurs épreuves en mer. Il entoura le camp d’un retranchement pour se protéger des barbares. C’est dans ce lieu que Léonnatos, à qui Alexandre avait confié les opérations contre les Orites, les vainquit avec leurs alliés dans une grande bataille, tuant six mille d’entre eux avec leurs chefs tandis que Léonnatos ne perdit que quinze cavaliers et quelques fantassins, dont Apollophanès le satrape de Gédrosie. J’ai raconté cela dans mon autre œuvre [l’Anabase d’Alexandre], et comment Alexandre offrit une couronne d’or à Léonnatos devant les Macédoniens pour cette victoire. Du blé avait été stocké dans ce lieu sur ordre d’Alexandre, pour ravitailler l’armée. Néarque emmagasina des rations pour dix jours. Il répara les navires endommagés. Il laissa les matelots paresseux à Léonnatos comme fantassins, et compléta ses équipages avec des soldats pris à Léonnatos", Arrien, Indica XXIII.4-8). Ensuite il a gagné l’embouchure du fleuve "Tomeros/TÒmhroj", aujourd’hui le fleuve Hingol. Des pêcheurs y vivent près d’un torrent (le même torrent que verra le conquérant musulman Mohammad ibn Qasim au haut Moyen Age, où sera dressé un sanctuaire rassemblant les dépouilles de ses soldats tués, 25°27'15"N 65°32'08"E) qui veulent lui résister ("De là [à Kokala] on navigua par vent favorable sur cinq cents stades, et on mouilla près d’un torrent appelé ‟Tomeros” à l’embouchure duquel se trouvait un étang. Les creux près du rivage étaient habités par des hommes qui y avaient aménagé des cabanes étouffantes. Quand ils virent la flotte se diriger vers eux, ils furent effrayés et se déployèrent en ligne afin d’empêcher un débarquement. Ils portaient des lances épaisses et longues de six coudées, leur pointe n’était pas en fer mais durcie au feu donc très solide. Ils étaient environ six cents", Arrien, Indica XXIV.1-4). Néarque débarque et les vainc facilement ("Néarque vit qu’ils l’attendaient avec résolution et en bon ordre. Il ordonna aux navires de s’immobiliser en-deça de la portée de leurs traits, afin d’atteindre le rivage, sans craindre les lances barbares trop épaisses qui étaient certes redoutables en combat rapproché mais inadaptées comme armes de jet. Il choisit des soldats agiles armés légèrement et très bons nageurs, pour débarquer à un signal convenu. Sitôt qu’il aurait pied, chaque nageur devrait attendre que ses camarades voisins l’eussent rejoint, et ne pas charger les barbares avant d’avoir formé une phalange sur trois rangs, ensuite ils pousseraient le cri de guerre et chargeraient au pas de course. Les hommes désignés pour cette mission sautèrent des bateaux dans la mer, nagèrent vigoureusement, se mirent en rangs dès qu’ils eurent pied, puis, la phalange étant formée, poussèrent le cri de guerre à Enyalios ["Enu£lioj/le Belliqueux", surnom du dieu de la guerre Arès], tandis que ceux qui étaient restés sur les bateaux leur répondirent en écho en continuant à lancer traits et projectiles avec leurs machines sur les barbares. Ces derniers, terrorisés par l’éclat des armures et la rapidité de la charge, recevant traits et projectiles sur leurs corps à moitié nus, s’enfuirent sans résister. Certains furent tués, d’autres furent capturés, le reste se réfugia dans les montagnes. Les prisonniers avaient le corps couvert de poils, leurs ongles ressemblaient à des griffes animales, on dit qu’ils s’en servaient comme couteau tranchant, les utilisant pour fendre les poissons ou le bois tendre et pour tailler les pierres, car ils n’avaient pas de fer. Ils étaient vêtus de peaux de bêtes, certains portaient des peaux épaisses de grands poissons", Arrien, Indica XXIV.4-9). On répare les avaries sur place pendant quelques jours, puis on continue vers "Malana/M£lana", aujourd’hui la pointe de Ras Malan (à l’est de laquelle se trouve le lit d’un ancien petit fleuve asséché, devenu un site touristique en raison des rochers aux formes suggestives sculptés par le vent et l’érosion sur ses rives, 25°23'11"N 65°17'43"E), qu’Arrien considère comme la frontière entre le pays des Orites et la Gédrosie : effectivement la côte à partir de ce point est formée de montagnes tombant directement dans l’océan, encore très difficiles d’accès en l’an 2000, même par la moderne route tortueuse N10, ce qui renforce la thèse qu’Alexandre s’est dirigé vers l’intérieur des terres de Gédrosie depuis la haute vallée du Purali et non pas vers la côte, car longer la côte au-delà de Malana/Ras Malan aurait constitué un exploit que les hagiographes alexandrins auraient rapporté ("On tira les navires à sec sur la plage et on répara ceux qui étaient endommagés. On repartit le sixième jour. Après environ trois cents stades, on arriva à la limite du pays des Orites, dans un lieu appelée ‟Malana”", Arrien, Indica XXV.1). Les points de mouillage suivants sont liés à la nécessité de se ravitailler en eau douce, ils correspondent donc souvent à une embouchure de fleuve. On gagne un promotoire non nommé, où on attend la fin d’une tempête, aujourd’hui Ormara au Pakistan (25°14'09"N 64°37'29"E ; "On leva l’ancre à la deuxième veille et, après avoir longé la côte sur environ six cents stades, on aborda à Bagisara, là se trouvait un port offrant un bon mouillage [site non localisé, peut-être à l’embouchure d’un autre petit fleuve aujourd’hui asséché à l’ouest du Ras Malan, 25°19'28"N 64°48'01"E ?]. A soixante stades de la côte était le petit bourg ["kèmh"] de Pasira, les habitants des environs se nommaient les ‟Pasiréens”. Le jour suivant on leva l’ancre plus tôt que d’habitude, on contourna un promontoire qui s’avançait loin dans la mer, élevé et comportant des précipices. On y creusa des puits, on y découvrit une eau abondante mais de mauvaise qualité. On demeura au large car des grosses vagues se brisaient sur les rochers du littoral", Arrien, Indica XXVI.2-5), puis on arrive à "Kolta/KÒlta", aujourd’hui la baie de Kalat (25°24'42"N 64°03'34"E), face à l’île "Karninè/Karn…nh", aujourd’hui l’île Astola (25°07'16"N 63°50'30"E), puis on contourne un cap non nommé, aujourd’hui le cap Judd (25°13'22"N 63°30'07"E), on trouve un autochtone sur le rivage qui accepte de servir de guide jusqu’aux côtes de Carmanie ("Le lendemain, après deux cents stades, on aborda à Kolta. On repartit à l’aube, et, après avoir navigué sur six cents stades, on mouilla à Kalyba [site non localisé près de l’embouchure du petit fleuve Branguli, 25°23'08"N 63°42'11"E], un petit bourg ["kèmh"] se trouvait sur le rivage, entouré de quelques pamiers qui avaient des dattes encore vertes, une île appelée ‟Karninè” était à une centaine de stades de la côte. Là les habitants accueillirent Néarque en lui offrant des moutons et des poissons, mais il [Néarque] dit que le mouton avait un goût de poisson, comme les oiseaux de mer, car on nourrissait les bêtes avec du poisson, aucune herbe ne poussant dans la région. Le lendemain on parcourut deux cents stades pour aller mouiller près d’un rivage appelé ‟Karbis” ["Karb…j", correspondant à l’actuelle région de Pasni autour de l’embouchure du petit fleuve Shadi, 25°16'46"N 63°28'13"E], un petit bourg ["kèmh"] appelé ‟Kissa” se trouvait à une trentaine de stades en amont. Ils y découvrirent des petites embarcations de pêcheurs pauvres, mais pas les pêcheurs qui s’étaient enfuis en voyant les navires jeter l’ancre. La région n’avait pas de blé, or l’armée avait épuisé une grande partie de ses réserves, alors on embarqua des chèvres. On reprit la mer. On contourna un cap élevé qui avançait d’environ cent cinquante stades dans la mer, puis on atteignit un port abrité des vagues où on trouva de l’eau douce, habité par des pêcheurs, appelé ‟Mosarna” ["Mosarn£", site non localisé près de l’embouchure du petit fleuve Shinzani, 25°14'55"N 63°12'29"E]. Néarque dit qu’il embarqua là un guide, un Gédrosien nommé ‟Hydrakès”, qui promit de les conduire jusqu’à la Carmanie, dont les côtes étaient plus faciles, avant le golfe Persique bien connu", Arrien, Indica XXVI.6-XXVII.1). La flotte dépasse un massif appelé "Koh e-Mehdi" (25°13'04"N 62°23'53"E) qui dans l’Antiquité était en bordure de côte, au fil des siècles ce site s’est ensablé jusqu’à former un isthme entre lui et un îlot rocheux en face appelé "Koh e-Batil", aujourd’hui Gwadar au Pakistan (25°06'37"N 62°18'37"E), cela explique pourquoi le journal de bord de Néarque ne mentionne pas cet isthme (qui n’existait pas !), et se contente de mentionner un lieu-dit "Barna/B£rna" aujourd’hui absorbé par cet isthme ("On quitta Mosarna de nuit et on parcourut sept cent cinquante stades jusqu’au rivage de Balomos [site non localisé près de l’embouchure du petit fleuve Sur, 25°15'28"N 62°28'23"E], de là on gagna le petit bourg ["kèmh"] de Barna où on découvrit un jardin avec beaucoup de dattiers, de myrtes et d’autres plantes, que les habitants utilisaient pour confectionner des couronnes. Ce fut le premier lieu où on revit des arbres cultivés et des hommes ne ressemblant pas à des bêtes sauvages", Arrien, Indica XVII.2). Un peu plus loin dans son récit, Arrien évoque en flash-back une île "Nosala/NÒsala" située on-ne-sait-où "sur la côte des ichtyophages à cent stades de la côte" : cette île de Nosala correspond certainement à l’îlot de Koh e-Batil, puisqu’on ne voit aucune autre île dans les parages, sauf Karninè/Astola (qui porte un autre nom !), et qu’une centaine de stades équivaut à la distance entre l’îlot de Koh e-Batil et la côte dans l’Antiquité ("En longeant la côte des ichtyophages, on entendit parler d’une île inhabitée située dans les parages à environ cent stades de la côte. Les autochtones disaient qu’elle était dédiée au Soleil et s’appelait ‟Nosala”, qu’aucun homme ne pouvait y aborder de son gré, et que si un individu y débarquait contre son gré il disparaissait. Néarque apprit qu’un de ses bateaux légers conduit par un équipage égyptien avait disparu près de cette île, les guides affirmèrent que c’était justement parce que cet équipage y avait débarqué sans être informé qu’il avait disparu. Mais Néarque envoya une triacontère autour de l’île, sans y aborder mais en la serrant de près, en demandant aux hommes de crier le nom du pilote et des membres de l’équipage qu’ils connaissaient. Personne ne répondit. Alors lui-même mit le cap sur l’île et força les marins à y débarquer contre leur gré avec lui. Il prouva ainsi que la rumeur sur l’île n’était qu’une fable sans fondement", Arrien, Indica XXXI.1-5). On atteint ensuite "Dendrobosa/Dendrèbosa", aujourd’hui la baie de Pishukan à l’embouchure du petit fleuve Faleri (25°11'11"N 62°04'22"E), puis "Kophanta/Kèfanta", aujourd’hui la baie de Jiwani à l’embouchure du fleuve Dasht, servant de frontière entre le Pakistan à l’est et l’Iran à l’ouest (25°10'04"N 61°40'13"E), puis une cité non nommée dans la région de "Kuiza/KÚiza", aujourd’hui le site archéologique de Tis en Iran, dans la baie de Chabahar (25°21'35"N 60°38'46"E ; "Ensuite on parcourut deux cents stades pour atteindre Dendrobosa, les navires mouillèrent au large. On leva l’ancre vers minuit pour parcourir environ quatre cents stades jusqu’au port de Kophanta, habité par des pêcheurs dont les barques étaient petites et fragiles, qui se déplaçaient non pas avec des rames fixées à un tolet comme les Grecs mais en poussant l’eau à babord et à tribord comme sur une rivière, ou comme on bêche la terre. L’eau douce y était abondante et pure. On leva l’ancre à la première veille et, après cinq cents stades, on atteignit Kuiza. Des vagues énormes se brisaient sur les rochers d’une plage déserte. On mouilla au large, on dîna chacun sur son navire. De là on parcourut cinq cents stades pour arriver à une petite cité bâtie sur une colline près du rivage", Arrien, Indica XXVII.3-7). Les hommes de Néarque aperçoivent des plaines au loin et remarquent que les habitants de cette cité consomment du pain, ils croient que la région regorge d’entrepôts de céréales qu’ils pourront piller à loisir. Ils débarquent et assiègent la cité, qu’ils prennent d’assaut, pour finalement découvrir que les habitants sont aussi des ichtyophages/mangeurs de poissons et consomment du pain en farine de poisson seulement les jours de fête, ils rembarquent donc ("Néarque pensa que la région devait être cultivée, il déclara à Archias fils d’Anaxidotos de Pella, compagnon de voyage et Macédonien réputé, qu’on devait prendre la place par surprise, jugeant que les habitants refuseraient de ravitailler l’armée de plein gré, et que la cité n’était pas prenable par un assaut mais par un long siège, or on manquait de provisions. Il pensa cela en remarquant des hauts blés près du rivage. La décision étant prise, Néarque laissa la flotte aux ordres d’Archias en simulant partir en mer, tandis que lui-même en arrière avança vers la cité avec son seul navire comme pour l’inspecter. Il s’approcha des remparts, les habitants lui apportèrent amicalement des présents, des thons cuits au four (c’étaient des ichtyophages occidentaux, les premiers que les Grecs voyaient ne pas manger cru), quelques pâtisseries et des dates. Néarque déclara qu’il acceptait ces présents avec joie et qu’il désirait visiter leur cité. Ils lui permirent d’entrer. Mais dès qu’il eut passé les portes il envoya deux archers occuper la poterne, lui-même avec deux autres hommes et l’interprète montèrent sur le rempart du côté d’Archias, auquel il adressa un signal. Dès qu’il vit le signal, Archias exécuta les ordres convenus. Les Macédoniens échouèrent leurs navires à toute vitesse et bondirent en hâte dans la mer. Effrayés, les barbares coururent aux armes. L’interprète qui accompagnait Néarque leur cria de donner du blé aux soldats s’ils voulaient sauver leur cité. Ils répondirent qu’ils n’en avaient pas, et en même temps ils s’élancèrent sur le rempart. Les archers entourant Néarque les continrent aisément car ils tiraient d’en-haut. Quand ils comprirent que leur cité était déjà aux mains de l’ennemi et prête à sombrer dans l’esclavage, ils demandèrent à Néarque de prendre tout le blé qu’il voulait et de partir sans détruire leur cité. Néarque ordonna à Archias de prendre possession des autres portes et des autres remparts, et envoya des gens accompagner les autochtones pour s’assurer qu’ils ne cachaient pas de blé. Ceux-ci montrèrent des grandes quantités de farines de poissons séchés, mais peu de blé et d’orge. De fait, ils ne consommaient que de la farine de poisson, gardant le pain comme une friandise. Ainsi renseignés, les hommes de Néarque puisèrent dans ces réserves. Puis ils reprirent la mer", Arrien, Indica XVII.8-XVIII.9). En quittant Kuiza/Tis, ils voient une baleine pour la première fois, ils sont naïvement effrayés ("Néarque dit qu’en quittant Kuiza à l’aube, ses hommes virent de l’eau projetée dans les airs à partir de la mer, avec autant de force qu’un soufflet à forge. Ils demandèrent à leurs guides l’origine du phénomène, ceux-ci répondirent que c’étaient des baleines qui évoluaient en mer en soufflant de l’eau en l’air. Ils furent paniqués et laissèrent tomber les rames de leurs mains. Néarque intervint pour les rassurer et leur redonner courage, en dépassant les bateaux l’un après l’autre il leur demanda de tourner leur proue face aux baleines, comme pour une bataille navale, de mêler leurs cris au bruit des vagues et de ramer à vive allure en frappant la mer. Ils reprirent courage et naviguèrent de concert au signal convenu. Ils s’approchèrent des monstres en criant, en sonnant les trompettes, en produisant le plus grand vacarme avec leurs rames. On aperçut les baleines à la proue des navires quand, effrayées, elles plongèrent dans les profondeurs. Peu après elles réapparurent à la poupe en recommançant à projetter des hauts jets d’eau. S’estimant sauvés, les marins applaudirent et félicitèrent Néarque pour son courage et sa sagacité", Arrien, Indica XXX.1-7 ; "Les marins de Néarque ont exagéré manifestement leurs aventures par vantardise, on devine la vérité à travers leurs appréhensions excédant le danger réel. Les dimensions des énormes souffleurs [les baleines], le bruit qu’ils produisent en nageant, l’agitation des flots qu’ils provoquent, le brouillard qu’ils forment en lançant l’eau, si dense qu’il empêche de voir à quatre pas devant soi, les ont troublés. Dès que les guides ont expliqué aux marins terrorisés, et incapables de comprendre ce qu’ils voyaient, que c’étaient des gros poissons qu’une simple trompette ou n’importe quel autre bruit suffisait à disperser, Néarque a ordonné à la flotte de se diriger impétueusement vers les baleines barrant la route et de sonner toutes les trompettes pour les effrayer, celles-ci ont plongé devant les bateaux qui approchaient, et ont réapparu aussitôt derrière, les marins ont cru qu’ils devraient batailler, mais elles ont vite disparu définitivement. Aujourd’hui les voyageurs vers l’Inde continuent de parler de ces monstres marins qu’ils croisent, mais de façon succinte, les baleines étant inoffensives, elles s’effarouchent et s’enfuient toujours dès qu’elles entendent des cris humains ou des sons de trompettes. Les mêmes voyageurs précisent que ces animaux n’approchent pas des côtés, ils y sont rejetés par la mer après leur mort, leurs os sont dépouillés de toute chair par les ichtyophages dont j’ai parlé précédemment, qui s’en servent pour construire leurs huttes. Selon Néarque, la longueur des baleines peut atteindre vingt-trois orgyes", Strabon, Géographie, XV, 2.12-13). La famine devient insupportable, et insoluble car les côtes sont toujours inhospitalières et infécondes. Enfin, le ventre vide, on atteint le cap de Koh Mobarak (25°50'41"N 57°18'20"E ; "On relâcha près d’un cap nommé ‟Bageia” que les autochtones vouaient au Soleil [aujourd’hui la pointe de Pozm-Konarak, formant un plateau tourné à la fois vers la baie de Chabahar au levant et vers la baie du petit fleuve de Nokombokan au couchant, 25°19'33"N 60°22'47"E ?]. On repartit à minuit, on parcourut environ mille stades jusqu’au port de Talména [aujourd’hui la pointe de Bandar e-Tang, 25°21'22"N 59°53'41"E ?], qui offrait un bon mouillage. De là, après quatre cents stades, on gagna la cité ["pÒlij"] de Kanasis [aujourd’hui la pointe de Homdan, 25°24'22"N 59°39'39"E ?], qui était vide, mais où on trouva un puits près duquel poussaient des palmiers sauvages, dont on coupa les bourgeons pour les manger. L’armée était à court de vivres. A partir de là, on navigua jour et nuit tenaillé par la faim. On mouilla près une rive déserte. Redoutant qu’une fois à terre les hommes n’eussent plus le courage de remonter sur les navires, Néarque maintint à dessein les navires au large. On leva l’ancre pour parcourir sept cent cinquante stades jusqu’à Kanatè [aujourd’hui la pointe de Kereti, 25°26'13"N 59°05'14"E ?], où se trouvaient une plage et des canaux étroits. De là, après un trajet de huit cents stades, on atteignit Troea [aujourd’hui la pointe de Karap, 25°35'22"N 58°05'25"E ?], où se trouvaient des petits bourgs ["kèmai"] misérables, les habitants avaient abandonné leurs cases, les Grecs trouvèrent un peu de blé et des dattes, ils abattirent aussi sept chameaux que les fuyards avaient laissés et se nourrirent de leur chair. On repartit à l’aube pour naviguer sur trois cents stades et stopper à Dagasira [aujourd’hui le cap Jask, 25°40'28"N 57°47'58"E ?], où étaient quelques nomades. On repartit pour naviguer sans interruption la nuit et le jour suivants, sur onze cents stades. Et on dépassa la côte des ichtyophages, où on avait tant souffert du manque de vivres. Néanmoins on se maintint à distance du rivage car, sur une grande longueur, des grosses vagues se brisaient sur les récifs, on jeta l’ancre au large", Arrien, Indica XXVIII.9-XXIX.8). A partir de ce cap, on constate que la côte incline vers le nord ("La flotte venue de chez les ichtyophages avait atteint la Carmanie en demeurant au large, car sur une grande longueur du rivage des vagues énormes se brisaient sur les récifs. Quand elle repartit, sa direction ne fut plus le couchant : ses proues avancèrent entre le couchant et la Grande Ourse", Arrien, Indica XXXII.2-3), c’est le signe qu’on pénètre dans le golfe Arabo-persique. Alexandre a réussi à franchir la Gédrosie terrestre : Néarque a réussi pareillement à franchir la Gédrosie maritime.


En revenant vers l'ouest à partir de Pura/Bampur, Alexandre corrige sévèrement les gouverneurs ayant profité de son expédition en Inde pour se gaver. Il décrète l'illégalité des armées privées, en ordonnant le licenciement de tous les mercenaires payés sur les deniers publics au bénéfice privé du satrape qui les paie ("Au sortir de ces réjouissances [à Pura/Bampur], [Alexandre] découvrit que beaucoup de satrapes et de stratèges avaient violé la loi en usant de leur pouvoir avec une brutalité inhumaine. Il infligea à beaucoup d'entre eux le châtiment mérité. Le bruit des punitions contre les chefs coupables se répandit, de nombreux stratèges furent inquiets, conscients des abus de pouvoir et des illégalités qu'eux-mêmes avaient commises. Certains disposant de mercenaires se rebellèrent ouvertement contre le roi, d'autres ayant amassé de l'argent prirent la fuite. Informé, le roi écrivit à tous les stratèges et satrapes d'Asie de licencier immédiatement leurs mercenaires, à réception de sa lettre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.106). En Oritie, le nouveau satrape Thoas meurt on-ne-sait-comment. L'Oritie est rattachée avec la Gédrosie à la satrapie d'Arachosie-Drangiane de Sibyrtios, qui reçoit aussi la satrapie de Carmanie car le satrape Aspastès, soupçonné de malveillance contre Alexandre, comme on l'a vu plus haut, est destitué. Dans notre précédent paragraphe sur la campagne de Perse centrale, nous avons vu qu'Amminapès le satrape de Parthie-Hyrcanie a été évincé dans on-ne-sait-quelles circonstances et remplacé par Phrataphernès, or Phrataphernès a accompagné Alexandre en Inde. On suppose que Tlèpolémos, ex-épiscope auprès d'Amminapès, a régenté la Parthie-Hyrcanie pendant l'absence de Phrataphernès. En revenant d'Inde avec Alexandre, Phrataphernès reprend naturellement sa place de satrape de Parthie-Hyrcanie. Alexandre récompense Tlèpolémos pour sa loyauté en le nommant nouveau satrape de Carmanie, qu'il retire à Sibyrtios ("[Thoas] mourut, il fut remplacé à son tour par Sibyrtios, qui avait reçu récemment la Carmanie en supplément de sa satrapie d'Arachosie et de Gédrosie. La Carmanie fut confiée à Tlèpolémos fils de Pythophanos", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI.27.1). Stasanor satrape d'Arie est également récompensé pour sa loyauté : Alexandre lui confie la Drangiane, qu'il retire encore à Sibyrtios. Cléandros et Sitalkès en revanche, exécuteurs de Parménion en -330, sont exécutés à leur tour, accusés d'avoir pillé des trésors, en particulier celui de Suse où ont été rassemblées les richesses de Persépolis, de Suse et d'Ecbatane (sur ces deux personnages nous renvoyons à notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale, nous avons vu alors que Cléandros est peut-être le frère du vieux Koinos qui s'est opposé à Alexandre sur l'Hyphase et est décédé de vieillesse peu après, les deux hommes ayant pour père un "Polémocratos" : si cette hypothèse est fondée, Alexandre veut-il punir la hardiesse de Koinos en éliminant son frère, en même temps qu'il se débarrasse d'un témoin gênant dans l'affaire Parménion ?). Pharismanès fils de Phrataphernès arrive de Parthie-Hyrcanie avec des renforts. Alexandre est rejoint aussi par Cratéros, qui arrive du lac Areia/Hamoun avec le corps qui lui a été confié sur l'Indus ("[Alexandre] entrait en Carmanie quand Cratéros le rejoignit avec le reste de l'armée et les éléphants, amenant le traître Ordanès [alias "Ozinès" chez Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 10.19 précité ?] qui avait machiné une révolte. On vit arriver aussi Stasanor le satrape d'Arie-Drangiane, Pharismanès fils de Phrataphernès le satrape de Parthie-Hyrcanie à la tête de nombreuses troupes, les stratèges Cléandros, Sitalkès et Héracon restés en Médie avec Parménion. Les habitants et l'armée accusèrent collégialement Cléandros et Sitalkès d'avoir dépouillé les temples, fouillé les tombeaux et accablé les peuples de vexations et d'exactions. Alexandre les condamna à mort pour l'exemple, dans le but de dissuader les autres satrapes ou hyparques de s'écarter pareillement de leurs devoirs. Cette sévérité contribua plus que toute autre chose à maintenir sous les lois du vainqueur la foule des peuples divers et éloignés qui s'étaient soumis volontairement ou par la force. Héracon, qui dans un premier temps se justifia de l'accusation, ne put s'y soustraire ensuite et, convaincu par les Susiens d'avoir pillé leur temple, fut également mis à mort", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 27.3-5 ; "Cléandros, Sitalkès et Agathon arrivèrent vers le même moment avec Héracon : c'étaient eux qui avaient assassiné Parménion sur ordre du roi. Cinq mille fantassins et mille cavaliers les accompagnaient ainsi que d'anciens administrés venus porter plainte contre eux. L'immense service qu'ils avaient rendu au roi en se chargeant de l'exécution, ne pouvait effacer tous les crimes qu'ils avaient commis : ils avaient accaparé des biens matériels sans respecter les institutions sacrées, des jeunes filles et des dames de la noblesse se plaignaient d'avoir été déshonorées, la rapacité et la brutalité qu'ils avaient témoignées avaient rendu le nom des Macédoniens odieux parmi les barbares. Cléandros en particulier s'était comporté de façon ignoble en violant une fille de l'aristocratie pour la donner ensuite à un de ses esclaves comme concubine. L'enquête terminée, le roi déclara que les accusateurs avaient oublié un grief contre les prévenus, le plus grave : ils avaient espéré ne plus le revoir, car dans le cas contraire ils n'eussent jamais commis de tels crimes. Il leur imposa les chaînes, et ordonna l'exécution de six cents soldats qui avaient trempé dans ces scandales", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.1-8). Les deux notables perses que Cratéros a arrêtés en Arachosie sont exécutés en même temps que Cléandros et Sitalkès, ("Le même jour furent exécutés les responsables de la rébellion perse [Ozinès et Zariaspès] que Cratéros avait amenés avec lui", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.9). Peukestas, qui a défendu Alexandre lors de l'assaut de la cité des Malles/Multan, est nommé somatophylaque lors de la cavalcade bacchique célébrant la sortie heureuse de désert de Gédrosie ("Selon Aristobule, arrivé en Carmanie Alexandre sacrifia aux dieux pour les remercier de lui avoir accordé la victoire en Inde et sauvé son armée en Gédrosie, et célébra des jeux gymniques et lyriques. Il nomma Peukestas parmi les somatophylaques. Ceux-ci étaient seulement sept : Léonnatos fils d'Antéos, Héphestion fils d'Amyntor, Lysimachos fils d'Agathokléos et Aristonos fils de Peidaios qui étaient tous les quatre originaires de Pella, Perdiccas fils d'Orontos originaire d'Orestide, Ptolémée fils de Lagos et Peithon fils de Kratevas qui étaient des Eordes. Peukestas, qui l'avait protégé avec son bouclier contre les Malles, fut le huitième", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 28.3-4). Cette cavalcade en Carmanie est qualifiée de "folle" par les biographes anciens. Arrien précise que Ptolémée et Aristobule n'en parlent pas (parce qu'elle n'a jamais eu lieu ? ou parce qu'ils en ont honte et préfèrent la passer sous silence ?), et conclut que lui-même "se contente de rapporter la chose sans y croire" ("Certains prétendent, contre toute vraisemblance, qu'Alexandre assembla deux voitures couvertes et luxueuses et y resta couché au milieu des hétaires et des aulètes lors de la traversée de la Carmanie, les soldats suivaient couronne sur la tête en folâtrant, au bord de la route les Carmaniens leur avaient déposé toutes les provisions nécessaires pour ses débauches, ils ajoutent qu'Alexandre voulut ainsi imiter Dionysos quand il revint de l'Inde, surnommé ‟Thriambos” ["Qr…amboj", surnom de Dionysos d'origine inconnue, peut-être dévivé d'"iambe/‡amboj"] lors de sa traversée de l'Asie, d'où dérive la pratique du ‟triomphe” [défilé cérémoniel fêtant un événement à l'ère hellénistique puis à l'ère impériale romaine]. Mais ni Ptolémée fils de Lagos, ni Aristobule fils d'Aristobule, ni aucun autre auteur crédible ne mentionne ce fait. Pour ma part, je me contente de rapporter ce récit sans y croire", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 28.1-2 ; "[Alexandre] voulut fêter son retour par un triomphe de son invention imité des cortèges de Liber [surnom latin de Dionysos]. Selon ses instructions, les routes des bourgades qu'il traversa furent décorées de fleurs et de couronnes, des cratères et autres récipients de grande contenance placés sur le seuil des maisons furent remplis de vin, il posa des planches dans les chars pour augmenter le nombre de places, les aménagea comme des tentes, les ferma par des rideaux blancs ou des tissus précieux. Les Amis du roi et ses somatophylaques, ceints de guirlandes et de couronnes de fleurs, conduisirent le cortège. On entendit ici et là des chants et des lyres. L'armée en fête suivit dans des chars que chacun avait décorés de son mieux et ornés de ses plus belles armes. Le char du roi et de ses compagnons portait de lourds cratères en or et d'énormes coupes du même métal. Les festivités durèrent sept jours", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 10.24-27). Athénée de Naucratis mentionne incidemment une débauche d'Alexandre se déroulant sur des ânes ("Selon les Mémoires historiques de Karystios de Pergame, Alexandre était si enclin à la débauche qu'il s'y livrait sur un char tiré par des ânes, comme les Grands Rois de Perse", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.45), il renvoie sûrement à cette cavalcade en Carmanie en -324, raccordant avec le fait que les Grecs n'ont plus de chevaux - morts dans le désert gédrosien - et n'ont trouvé que des ânes en Carmanie comme on l'a expliqué précédemment : on suppose qu'ils ont tiré leurs chariots avec des ânes, en tournant en dérision leur dénuement, sous les auspices de Dionysos. Aspastès l'ex-satrape de Carmanie est exécuté lors de ce défilé dionysiaque à travers la Carmanie ("Le bourreau marchait à l'arrière du cortège : Alexandre ordonna l'exécution du satrape Aspastès dont j'ai parlé précédemment, tant la cruauté s'accommode bien avec le plaisir, et le plaisir avec la cruauté", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 10.29). Alexandre est informé que Philippe fils de Machalas, satrape de l'Indus supérieur, a été tué, il a été remplacé en urgence par un nommé "Eudamos", désigné "chef des Thraces/dux Thracum" par Quinte-Curce, certainement le même chef des Thraces venus en Inde avec Phrataphernès après la victoire de l'Hydaspe (nous renvoyons ici à notre alinéa précédent ; "Alexandre s'avançait vers la Carmanie, lorsqu'il apprit la mort de Philippe dans sa satrapie indienne, tombé dans une embuscade fomentée par des mercenaires dont la moitié avait été massacrée lors de l'acte, et l'autre moitié avait été capturée et exécutée par les Macédoniens formant la garde personnelle de Philippe. Alexandre écrivit aussitôt à Eudamos et à Taxilès d'administrer le territoire attribué antérieurement à Philippe, en attendant la nomination d'un nouveau satrape", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 27.2 ; "Au cours de ses préparatifs [de retour de Carmanie vers Babylone], on remit au roi une lettre de Poros et Taxilès : ceux-ci l'informaient qu'Abisarès était mort de maladie [on se souvient qu'Abisarès était très malade en hiver -326/-325, au point que son fils Arsakès avait déjà pris sa succession à cette date et avait été confirmé à son poste par Alexandre, selon Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 29.3-5 précité], que le satrape Philippe avait été mortellement blessé mais que les coupables avaient été arrêtés, qu'Eudémos chef des Thraces remplaçait désormais Philippe, et que le fils d'Abisarès était installé sur le trône de son père", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.20-21). Pendant ce temps, Néarque longe les côtes de Carmanie. Au loin, on aperçoit le promontoire de "Makéta/M£keta", aujourd'hui la péninsule de Musandam (26°19'07"N 56°31'10"E), Onésicrite veut le rejoindre et l'explorer, mais Néarque refuse pour ne pas dévier de sa mission : ramener l'armée en Mésopotamie dans le meilleur état possible ("On mouilla en un lieu de Carmanie appelé ‟Badis”, habité, avec beaucoup d'arbres fruitiers sauf des oliviers, des bonnes vignes, et du blé [l'embouchure du fleuve de Berizak, 26°05'37"N 57°10'55"E ?]. De là, on repartit et, après huit cents stades, on s'arrêta près d'un rivage désert [l'embouchure du fleuve de Faryab, 26°26'21"N 57°04'04"E ?]. On remarqua un long promotoire qui s'avançait loin dans la mer, approximativement à un jour de navigation. Ceux qui connaissaient les lieux dirent que ce promontoire se rattachait à l'Arabie et s'appelait ‟Makéta”, on en exportait de la cannelle et autres aromates vers l'Assyrie. Entre le rivage où on était arrêté et le promontoire en face, un golfe s'enfonçait vers l'intérieur [le golfe Arabo-persique] qui, je le pense et Néarque le pense aussi, fait partie de la mer Erythrée. Onésicrite voulut aller vers ce promontoire dès qu'il le vit, pour ne pas se fatiguer à naviguer le long du golfe. Mais Néarque répondit qu'Onésicrite perdait ainsi le but de leur expédition maritime : Alexandre avait lancé son armée sur la mer parce qu'il ne savait pas comment la préserver par voie de terre [nouvelle confirmation indirecte qu'Alexandre n'a pas suivi la côte, et qu'il est bien passé par l'intérieur des terres gédrosiennes dès l'Oritie, juste après avoir quitté l'embouchure de l'Indus], et non pas pour explorer les côtes, les mouillages, les flots, contourner le moindre golfe, enquêter sur les ports, les terres fertiles, les territoires désertiques, il risquait de réduire l'entreprise à néant alors qu'on touchait au but, alors que la flotte pouvait à nouveau se ravitailler, il risquait de se perdre dans un pays désert, sans eau, brûlé, si le promontoire se prolongeait vers le sud. Son avis prévalut. Je crois que Néarque sauva l'expédition car, selon les informations les plus répandues, ce promontoire et le pays qui s'y rattache sont réellement déserts et totalement privés d'eau", Arrien, Indica XXXII.5-13 ; "Les hommes ayant navigué avec Néarque depuis l'Inde avaient vu ce promontoire [de Maketa/Musandam] après avoir obliqué vers le golfe Persique, ils avaient hésité à y aborder, sous l'influence du pilote Onésicrite, mais Néarque s'était opposé, arguant que sa mission n'était pas d'explorer la grande mer [l'océan], ni recueillir des informations sur la côte et les habitants, les ports, les eaux, les productions et la nature du sol. C'est cette prudence qui avait sauvé la flotte, car elle n'aurait pas pu s'approvisionner dans les déserts de l'Arabie", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 20.9-10). On arrive à l'embouchure du fleuve "Anamis/Anamij", aujourd'hui le fleuve Minab (26°59'56"N 56°52'22"E), dans la région appelée "Armozeia/ArmÒzeia", qui a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Ormuz", apocope d'"Ahura-Mazda" le dieu du Bien dans le zoroastrisme. La description de Néarque rapportée par Arrien indique que ce territoire inhabité est fertile, cela explique pourquoi une cité "Ormuz" homonyme se développera bientôt sous ou près du château médiéval de Minab (27°09'08"N 57°04'40"E), les habitants d'Armozeia/Minab quitteront le site au début du XIVème siècle pour aller s'installer dans la petite île circulaire voisine à laquelle ils donneront leur nom. Néarque laisse ses hommes s'y reposer ("On quitta ce lieu [en face du promontoire de Makéta/Musandam] en continuant à naviguer près de la côte. Après environ sept cents stades, on jeta l'ancre devant une autre région côtière appelée ‟Neoptana” [lieu non identifié au sud du fleuve Anamis/Minab]. On repartit à l'aube puis, après cent stades, on mouilla à hauteur du fleuve Anamis. La région s'appelait ‟Armozeia” et était accueillante, elle produisait tous les fruits du sol sauf les oliviers. On débarqua, et on goûta les joies du repos en évoquant les maux endurés en mer et la côte des ichtyophages, son caractère désertique, les habitants semblables à des bêtes sauvages, les détresses endurées", Arrien, Indica, XXXIII.1-3). Quelques-uns remontent le fleuve Anamis/Minab et s'aventurent dans l'intérieur des terres. Ils croisent un Grec qui les informent venir du camp d'Alexandre, dressé à cinq jours de marche de la côte ("Certains s'éloignèrent du rivage vers l'intérieur des terres, loin du gros de la troupe, à la recherche de ceci ou cela. Ils virent un homme vêtu d'une chlamyde comme les Grecs, ses autres vêtements étaient grecs, et il parlait grec. Les premiers qui l'abordèrent pleurèrent, tant leur parut extraordinaire, après toutes leurs misères, de voir un Grec et d'entendre parler grec. Ils lui demandèrent d'où il venait et qui il était. Il répondit qu'il venait du camp d'Alexandre, situé à proximité, ainsi qu'Alexandre lui-même. Avec des acclamations et des applaudissements, ils le conduisirent à Néarque, auquel il apporta tous les renseignements demandés, précisant que le camp et le roi étaient à cinq jours de marche de la mer", Arrien, Indica XXXIII.4-7). On déduit qu'Alexandre a traversé la Carmanie depuis Pura/Bampur en suivant le bassin du Hamun-e Jaz Murian d'est en ouest, il a établi son camp à l'extrême ouest de ce bassin, dans les environs du futur château médiéval de Zargham, dans la banlieue nord de la moderne Kahnuj en Iran (27°57'20"N 57°42'32"E), qui est effectivement à cinq jours de marche de l'embouchure de l'Anamis/Minab. Néarque décide de tirer à sec les navires pour les remettre en état, de dresser un camp à l'embouchure de l'Anamis/Minab pour parer à toute attaque éventuelle, tandis que lui-même avec quelques hommes se rendra auprès d'Alexandre ("A l'aube, [Néarque] tira les navires endommagés sur la grève afin de les remettre en état, et aussi parce qu'il avait décidé de stationner là le gros de l'armée. Il entoura le lieu par une double palissade, un rempart de terre et un fossé profond, depuis le bord du fleuve jusqu'à l'endroit du rivage où les navires furent tirés", Arrien, Indica XXXIII.9-10). Le seigneur local, dont on ignore le nom, a vu la flotte débarquer, il se précipite au camp d'Alexandre pour lui annoncer que Néarque a réussi à traverser l'océan. Alexandre n'y croit pas, mais pour confirmer son doute il envoie un détachement vers la côte. Dans une séquence très cinématographique, Arrien montre ce détachement croiser la route de Néarque et des quelques hommes qui l'accompagnent, sans les reconnaître tant l'état de Néarque et de son entourage est pitoyable, enfin on les identifie, Néarque est conduit vers Alexandre ("Ayant appris les grandes craintes qu'Alexandre entretenait sur l'expédition [de Néarque], l'hyparque ["Ûparcoj"] local pensa que celui-ci le récompenserait largement s'il lui annonçait que l'expédition était saine et sauve, et que Néarque s'apprêtait à se présenter au roi. Il prit le plus court chemin et alla annonçer à Alexandre : ‟Néarque arrive, directement depuis sa flotte !”. Spontanément, même s'il n'y crut pas, la nouvelle causa une grande joie à Alexandre. Mais les jours passèrent, rien ne se concrétisa, et il n'y crut plus. Parmi les gens envoyés au-devant de Néarque, les uns qui restèrent dans les environs ne virent personne et revinrent bredouilles, les autres qui partirent plus loin manquèrent Néarque et ses proches. Alexandre n'attendit pas le retour de ces derniers, il arrêta l'hyparque pour avoir annoncé une fausse nouvelle et augmenté son chagrin en lui créant une joie infondée, une immense douleur apparut sur son visage et dans son comportement. Mais entretemps, certains éclaireurs envoyés avec des chevaux et des chariots à la recherche de Néarque, d'Archias et de leur petite escorte de cinq ou six personnes, le croisèrent. Ils ne reconnurent ni Néarque ni Archias, tant leur apparence était changée : ils étaient hirsutes, sales, couverts de sel, amaigris, rendus pâles par l'insomnie et les autres épreuves. […] [Néarque] leur demanda où ils allaient. Ils dirent qu'ils étaient à la recherche de Néarque. Alors il répondit : ‟Je suis Néarque. Et voici Archias. Emmenez-nous à Alexandre, nous lui rapporterons notre expédition maritime”", Arrien, Indica XXXIV.1-12). Alors qu'il pensait la flotte perdue, Alexandre voit apparaître Néarque, qui lui apprend que la flotte est intacte et donne le compte-rendu enthousiaste de son périple océanique ("[Les hommes envoyés vers Néarque] les installèrent dans les chariots et firent demi-tour. Désirant être les premiers à annoncer la nouvelle, certains d'entre eux coururent en avant et dirent à Alexandre : ‟Voici Néarque, et avec lui Archias et cinq de leurs compagnons qui arrivent vers toi !”. Mais ils ne purent pas donner d'autre information sur le reste de l'armée. Alexandre déduisit qu'eux avaient miraculeusement survécu tandis que le reste de la flotte avait péri. […] Ils parlaient encore quand Néarque et Archias apparurent. Alexandre ne les reconnut pas, malgré ses efforts. En les voyant aussi sales et pitoyables, sa douleur devint plus vive sur sa flotte. Il tendit la main à Néarque, l'entraina à l'écart des hétaires et des hypaspistes, il pleura longtemps, se ressaisit et dit : ‟Ton retour et celui d'Archias limite le désastre, mais comment ont péri la flotte et les hommes ?”. Néarque répondit : ‟O roi, la flotte est intacte, et les hommes sont sains et saufs, nous ne sommes que les messagers de cet heureux dénouement”. Alors les pleurs d'Alexandre redoublèrent, tant l'heureux retour de sa flotte lui parut inespéré", Arrien, Indica XXXV.1-7 ; "Néarque, après avoir longé les pays des Orites et des Gédrosiens ichtyophages, mouilla devant le littoral habité de la Carmanie. Avec quelques hommes, il se rendit dans l'intérieur des terres pour rejoindre Alexandre. Il lui raconta sa navigation côtière sur la mer extérieure", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 28.5 ; nous ne retenons pas version exagérément abrégée et erronée de Diodore, qui montre Alexandre organisant des jeux à "Salmous/Salmoàj" [autre façon d'écrire "Armozeia/Ormuz"] et interrompu par l'arrivée heureuse de Néarque ["Tandis que le roi séjournait dans une cité côtière appelée ‟Salmous”, où il donnait des jeux scéniques dans le théâtre, les hommes chargés de longer l'Océan abordèrent. Ceux-ci se rendirent aussitôt au théâtre, saluèrent Alexandre et rendirent compte de leur mission. Ravis de leur arrivée, les Macédoniens manifestèrent leur satisfaction par des applaudissements nourris, le théâtre s'emplit d'une joie indescriptible", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.106]).


Ces retrouvailles générales dans les environs d'Ormuz signent le plus grand exploit militaire d'Alexandre. A l'époque, pas d'avion, pas de camion de transport, pas de géolocalisation satellite, pas de carte routière : on se déplace à pied ou à cheval ou en bateau, sans savoir sur quoi on tombera, sans connaître à l'avance les régions à traverser, les dispositions bienveillantes ou malveillantes des habitants (quand on en trouve), les particularités du relief, du climat, de la faune et de la flore. Alexandre a divisé son armée en trois : le premier tiers est parti vers le nord avec Cratéros, le deuxième tiers est parti vers le sud avec Néarque, le troisième tiers est parti sous son propre commandement au centre. Le corps au nord était plein de vétérans macédoniens retors qui devaient traverser des satrapies redevenus quasi autonomes, mais le charismatique Cratéros a réussi sa mission en mâtant ceux-ci et en remettant celles-là en ordre. Le corps au sud était plein de Méditerranéens ignorant la navigation océanique, ses vents et ses marées, qui devaient longer des côtes désolées, mais le dynamique Néarque a réussi sa mission en évitant les mutineries et en remotivant en permanence ses troupes affamées. Au centre Alexandre devait passer par le seul pays de l'ex-Empire perse sans routes préexistantes (demeuré sans routes jusqu'à aujourd'hui, si on excepte celles conduisant aux terminaux pétroliers et aux ports militaires d'Iran et du Pakistan), et il a réussi aussi sa mission même si beaucoup d'hommes et de chevaux sont morts entre la vallée du Kolwa-Nihing et Pura/Bampur. Les trois corps ont parcouru plus de mille kilomètres depuis la vallée de l'Indus, et ils se retrouvent dans un mouchoir de poche du côté d'Ormuz. C'est comme si, dans une Europe inhospitalière, sans autre moyen de se déplacer que la marche, sans autre moyen de se repérer que la position du soleil, trois régiments partaient de Gdansk en Pologne vers l'ouest inconnu : le premier régiment vers l'intérieur du continent en passant par Prague en Tchéquie et Nuremberg en Allemagne parmi des populations rebelles, le deuxième régiment vers la mer en contournant la pointe du Danemark sur des barques et des radeaux, le troisième régiment vers Berlin, Hanovre, Cologne en Allemagne centrale réduite à l'état de désert. Le deuxième régiment rejoint le troisième régiment on-ne-sait-comment dans la région de Sedan en France, puis, en demandant leur chemin à des autochtones, cheminent ensemble jusqu'à Rouen, où ils apprennent que le premier régiment est intact, ayant jeté l'ancre à cinq jours de marche, à Dieppe. En bon meneur d'hommes, Alexandre a parfaitement jaugé les capacités et la personnalité de Cratéros et de Néarque, et distribué les tâches en conséquence. Mais c'est un exploit ambigu. Car son succès découle aussi de la conviction des soldats que c'était la dernière marche avant la maison, la dernière épreuve avant une retraite bien méritée en Grèce, la dernière souffrance justifiant le repos promis. Les soldats ont tout enduré précisément parce qu'ils ne veulent plus rien endurer, ils ne veulent plus de nouvelle aventure, de nouvelles batailles. Les retrouvailles en Carmanie marquent la fin de l'épopée alexandrine parce que ses principaux acteurs, les Macédoniens, ne veulent plus la prolonger. Elles réactualisent l'opposition entre ceux majoritaires qui souhaitent simplement jouir sur la soumission des peuples conquis, et ceux minoritaires qui aspirent à la concorde universelle en ajoutant d'autres peuples à cette concorde universelle, réactualisation symbolisée par le rapprochement contraint de Cratéros et Héphestion. Alexandre a séparé les deux hommes en leur confiant chacun un corps sur les rives opposées de l'Indus, avant l'embouchure de l'Indus il les a encore séparés en envoyant Cratéros vers le plateau iranien et en gardant Héphestion près de lui : comment continuer à les maintenir à distance l'un de l'autre, et éviter qu'Héphestion, vers qui Alexandre incline, finisse écrasé par la majorité de l'armée soutenant Cratéros ?


Trois options se présentent. Aucune n'est profitable à Alexandre. Le destin qui l'emportera bientôt à Babylone lui épargnera une fin piteuse à tenter de réaliser l'une ou l'autre, et fera de lui l'être exceptionnnel qu'il ambitionnait, divinisé après sa mort.


Première option : on retourne directement en Grèce. C'est le projet le plus désiré par les soldats, mais le moins envié par Alexandre qui rêve toujours à des nouvelles conquêtes. C'est pourtant celui qui s'impose à cause d'un événement imprévu : la fuite d'Harpale. Un petit retour en arrière est nécessaire. L'ex-somatophylaque Balakros, nommé satrape de Cilicie après la bataille d'Issos en -333 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie), a été tué récemment par les gens de Laranda de Isaura en Pisidie ("Du vivant d'Alexandre, ces deux cités [Laranda et Isaura] avaient tué le stratège et satrape Balakros fils de Nicanor", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.22), laissant veuve Phila sœur d'Antipatros (on apprend cela par une incidence de la lettre introductive du roman Sur les choses incroyables visibles au-delà de Thulé d'Antonius Diogène évoquée par l'érudit byzantin Photios dans la notice 166 de sa Bibliothèque ; on ne doit pas confondre cette Phila sœur d'Antipatros, peut-être apparentée selon l'usage paponymique antique à Phila sœur de Derdas et Machatas la première épouse de Philippe II, avec son homonyme Phila fille d'Antipatros qui épousera Cratéros en -322). Harpale, qui vit comme un roi sur le Croissant Fertile en abusant de son statut de trésorier royal, a profité de la disparition de Balakros pour étendre son influence sur la Cilicie. Il s'est installé à Rhossos, cité non localisée près d'Alexandrie-sous-Issos/Iskenderun ("Issos est une petite cité pourvue d'un bon mouillage, juste avant l'embouchure du Pinaros. Dans ce lieu eut la bataille entre Darius III et Alexandre, pour cette raison le golfe est appelé ‟Issique” alors qu'il contient d'autres sites remarquables : la cité de Rhossos, Myriandros qui est une autre cité, et Alexandrie[-sous-Issos], et Nicopolis, et Mopsueste, et les Portes [syriennes/col de Belen] marquant la frontière entre Cilicie et Syrie", Strabon, Géographie, XV, 5.19). Sa gestion financière est détaillée dans plusieurs longs passages d'Athénée de Naucratis. On y apprend qu'Harpale a détourné une partie du trésor royal pour élever un monument en mémoire de sa prostituée du moment, une "Pythionicé d'Athènes", récemment décédée. Plus tard, nous verrons cela plus loin, il élèvera un autre monument à Athènes en l'honneur de la même femme, en puisant encore dans le trésor royal ("Le Macédonien Harpale, celui qui détourna les richesses d'Alexandre avant de fuir vers Athènes, fut éperdument amoureux de la courtisane Pythionicé, au point qu'il dilapida des fortunes pour elle. Après sa mort, il lui éleva un monument très coûteux. Sur ce sujet, relisons ce passage tiré du livre XXII des Histoires de Posidonios [d'Apamée, érudit et philosophe stoïcien au tournant des IIème et Ier siècles av. J.-C.] : “En l'accompagnant au cimetière, il suivit le corps de sa maîtresse entouré par un chœur d'artistes talentueux, qui jouaient toutes sortes d'instruments avec une belle harmonie”. Dicéarque [de Messine, philosophe aristotélicien au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C., contemporain des faits], quand il décrit la descente dans la caverne de Trophonios [dans une œuvre qui n'est parvenue jusqu'à nous], rapporte ceci : “On a la même sensation en arrivant à Athènes par la route sacrée d'Eleusis. En s'arrêtant à l'endroit où l'on aperçoit le vaisseau d'Athéna [le Parthénon] et le premier quartier de la cité [l'Acropole], on remarque sur le bord de la route un monument dont l'aspect grandiose est sans égal dans la région. A première vue, on pourrait croire que c'est un monument à la gloire de Miltiade, de Périclès, de Cimon, ou de tout autre personnage prestigieux, élevé aux frais ou avec la permission de l'Etat. Mais quand on regarde de plus près, on découvre que c'est un monument en mémoire de la courtisane Pythionicé. Qui pourrait le croire ?”. Théopompe, dans sa lettre à Alexandre dénonçant la corruption d'Harpale, dit ceci : “Demande aux espions babyloniens de quelle façon il a enterré Pythionicé. Esclave de l'aulète Baschidé, une femme qui fut elle-même au service de Sinopé de Thrace, une prostituée qui a transféré d'Egine à Athènes son commerce infect, cette Pythionicé était donc non seulement triplement esclave, mais encore triplement putain. Eh bien ! Avec plus de deux cents talents, Harpale a érigé deux monuments pour elle, alors qu'en mémoire des hommes morts en Cilicie [allusion à la bataille d'Issos de -333 ? ou au soulèvement des Anatoliens du sud en -324 ayant tué Balakros le satrape de Cilicie ?] pour défendre ton royaume et la liberté de la Grèce, aucun membre de ton entourage n'a encore eu l'idée d'ériger la moindre stèle. Depuis ce temps la courtisane Pythionicé est honorée d'un monument à Athènes et d'un autre à Babylone. Voilà une femme qui a offert ses charmes à tout le monde pour un prix modique, et c'est pour cette créature qu'il a osé, lui qui se prétend ton ami, élever un sanctuaire à « Aphrodite Pythionicé ». Par cette action, il a montré son mépris à l'égard des dieux, et il a souillé la fonction que tu lui as confiée”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.67). Harpale s'est vite consolé en accueillant une autre prostituée, une "Glycéra d'Athènes", obligeant les Ciliciens à la révérer comme une déesse ("Théopompe, dans la lettre sur les affaires de Chio qu'il a envoyée à Alexandre, écrit qu'après la mort de Pythionicé, Harpale invita [Glycéra] d'Athènes à Tarse, où elle fut aussitôt considérée comme une reine, ordre ayant été donné au peuple de l'honorer, et qu'Harpale alla jusqu'à refuser les couronnes qu'on lui offrait si Glycéra n'était pas couronnée de même. A Rhossos, on raconte qu'il érigea une statue en bronze de sa maîtresse à côté de la sienne. Toutes ces informations sont condensées dans l'Histoire d'Alexandre de Clitarque. Agénos, court drame satyrique écrit par Python de Catane ou par le roi Alexandre en personne, évoque également Glycéra : “Harpale leur a envoyé une quantité de blé équivalente à celle d'Agénos, qui lui a permis d'y acquérir le titre de citoyen” “Ce blé vient de Glycéra : c'est un signe de mort ["Ôllumi/perdre, détruire, anéantir"] davantage qu'une faveur de putain”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.50 ; "Après la mort de Pythionicé, Théopompe dit qu'Harpale eut une liaison avec Glycéra dont nous avons déjà parlé. L'auteur dit que celui-ci refusait de porter la moindre couronne si sa maîtresse n'était pas couronnée de même. Théopompe écrivit ces lignes à Alexandre : “A Rhossos en Syrie, il a érigé une statue en bronze de Glycéra à côté de la sienne, à l'endroit où il devait en ériger une de toi. Il a autorisé cette femme à vivre dans le palais royal de Tarse, en obligeant le peuple à l'acclamer comme une reine, il l'a comblée de toutes ces prérogatives mieux que tu n'honores ta mère et ton épouse”. Ce témoignage est confirmé par l'auteur du court drame satyrique Agénos, qui fut joué quand les Dionysies furent célébrées au fleuve Hydaspe [erreur d'Athénée de Naucratis : on n'a aucune trace d'une fête dionysiaque sur le fleuve Hydaspe, la pièce en question a été jouée certainement lors de la mémorable bacchanale de Gédrosie]. On ne sait si l'auteur en est Python de Catane ou de Byzance, ou le roi en personne. En tout cas, la pièce fut représentée après la fuite en mer d'Harpale [confirmation de l'erreur précédente d'Athénée de Naucratis, puisque la fuite d'Harpale a lieu non pas quand Alexandre est sur le fleuve Hydaspe mais quand il sort de Carmanie]. Dans un passage de cette pièce évoquant Glycéra, maîtresse d'Harpale après la mort de Pythionicé, on montre de quelle façon la courtisane réussit à détourner vers Athènes les largesses d'Harpale : “Dans ce lieu où croît le roseau, existe une forteresse beaucoup trop élevée même pour les oiseaux. A gauche, voyez ce temple célèbre dédié à une putain, que Pallidès construisit avant d'être contraint à l'exil pour son forfait : en voyant la beauté de cet édifice, certains mages barbares avaient persuadé le malheureux qu'il pourrait entrer en contact avec l'esprit de Pythionicé”. Dans ce passage, l'auteur désigne Harpale sous le nom de Pallidès, mais dans le vers suivant il l'appelle par son vrai nom : “Apprenez-m'en davantage, parce je vis très loin de ce pays : quelle est donc cette terre d'Attique ? ses habitants y sont-ils heureux ?” “A l'époque où ils se plaignaient de vivre comme des esclaves, ils avaient largement de quoi se nourrir. Mais aujourd'hui ils n'ont plus que de l'ail et du fenouil, ils n'ont plus de pain.” “Mais j'ai entendu dire qu'Harpale leur a envoyé une quantité de blé équivalente à celle d'Agénos, qui lui a permis d'y acquérir le titre de citoyen.” “Ce blé vient de Glycéra : c'est un signe de mort davantage qu'une faveur de putain”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.68). Quand il apprend le retour d'Alexandre et la manière dont ceux qui l'ont trahi sont punis, Harpale effrayé fuit vers Athènes avec six mille mercenaires et cinq mille talents volés encore dans le trésor royal ("Harpale avait reçu l'administration du trésor de Babylone et des revenus publics. Dès que le roi était parti vers l'Inde, pensant qu'il n'en reviendrait pas, il s'était abandonné aux plaisirs. A la tête d'une immense satrapie, il s'était livré à des amours illégitimes et des violences sur des femmes barbares, et avait dilapidé une partie du trésor dans ses débauches. Des mauvaises rumeurs disaient qu'il importait très cher beaucoup de poissons depuis le lointain golfe Persique, il avait invité aussi Pythionicé la prostituée la plus célèbre d'Athènes, qu'il avait gratifiée de présents royaux jusqu'à sa mort, et qu'il avait ensevelie à grands frais dans un onéreux tombeau édifié à Athènes. Il avait invité ensuite une autre prostituée athénienne nommée ‟Glycéra”. Il menait une vie dispendieuse dans un luxe démesuré. Afin de parer aux aléas de la Fortune, il s'était assuré un refuge en comblant de bienfaits le peuple athénien. Quand Alexandre exécuta plusieurs satrapes à son retour d'Inde, Harpale craignit le châtiment. Il amassa cinq mille talents, recruta six mille mercenaires et quitta l'Asie pour naviguer vers l'Attique", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.108). Jusque-là Alexandre a témoigné d'une fidélité sans faille à l'égard de son ancien camarade d'enfance (on se souvient qu'Harpale était parmi ses proches que Philippe II a chassés en -337, avec Ptolémée, Néarque, Erigyios et Laomédon, nous renvoyons ici à la fin de notre paragraphe introductif) : il a pardonné la première fuite d'Harpale fils de Machatas juste avant la bataille d'Issos en -331 et l'a nommé trésorier royal en -330 contre l'avis de ses proches qui doutaient de sa fiabilité (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile), il a élevé son probable frère Philippe fils de Machatas au poste de satrape de l'Indus supérieur. La révélation des malversations d'Harpale et sa fuite vers Athènes avec un contingent de mercenaires soldés illégalement sur le trésor royal, combinée au récent assassinat de Philippe en Inde, est une affaire extrêmement grave, un très mauvais exemple donné aux autres dignitaires qui aspirent à la sécession et la preuve qu'Harpale et sa famille ne sont vraiment pas fiables, et qu'Alexandre, d'ordinaire doué à discerner les hommes de valeur, a pour une fois manqué de clairvoyance. Dans un premier temps, Alexandre est tellement sidéré qu'il ne croit pas aux rumeurs sur son ancien copain Harpale, il condamne même ceux qui les répandent ("[Alexandre] jeta aux fers Ephialtès et Kissos, les premiers qui l'informèrent de la fuite d'Harpale, qu'il considéra comme des calomniateurs", Plutarque, Vie d'Alexandre 41). Mais il doit rapidement se rendre à l'évidence : Harpale est bien une fripouille. Il devient furieux, exige le rassemblement des troupes et de tous les navires nécessaires en Méditerranée pour une expédition punitive contre Athènes ("[texte manque] Ils avaient coutourné le cap Sounion en Attique avec trente navires pour débarquer à Athènes. A cette nouvelle, le roi furieux à la fois contre Harpale et les Athéniens ordonna qu'on équipât une flotte et qu'on mît aussitôt le cap sur Athènes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 2.1-2). A Athènes, où Harpale a débarqué avec plein de talents dans les poches, la population est partagée, consciente des risques encourus ("Les Athéniens s'excitaient mutuellement à secourir Harpale et à prendre les armes contre Alexandre. Tout à coup on parut Philoxène le navarque du roi. Les Athéniens terrorisés n'osèrent plus ouvrir la bouche. ‟Que feront-ils quand ils verront le soleil, s'écria Démosthène, s'ils ne supportent même pas la lueur d'une lampe !”" Plutarque, Sur la fausse honte 5). Harpale essaie de corrompre Phocion en lui promettant sept cents talents, mais Phocion lui ordonne de quitter Athènes. Chariclès au contraire, neveu de Phocion, le reçoit avec égards et cède à sa demande d'élever le monument dont nous avons parlé précédemment à la mémoire de la prostituée Pythionicé ("Quand Harpale trésorier d'Alexandre s'enfuit d'Asie avec d'immenses richesses et débarqua en Attique, les habitués de la tribune coururent vers lui, appâtés par son or. Harpale jeta une petite portion de son magot à chacun d'eux pour les amadouer, mais il proposa sept cent talents à Phocion, et la garde de tout le reste et de sa propre personne. Phocion déclara sèchement qu'il punirait les manœuvres d'Harpale pour corrompre la cité. Harpale fut très fâché de cette réponse, et se retira. Peu de temps après, les Athéniens délibérèrent sur l'affaire. Harpale vit que les orateurs ayant reçu son argent avaient changé de position, ils l'accusèrent de corruption afin de ne pas être reconnus eux-mêmes comme corrompus. Seul Phocion, qui pourtant avait repoussé ses avances au nom de l'intérêt général, le défendit avec force. Alors Harpale tenta de le séduire une nouvelle fois avec son or, en vain car Phocion, forteresse imprenable, résista à tous ses assauts. Il chercha donc l'amitié de Chariclès, gendre de Phocion. Cela nuisit beaucoup à Chariclès, qui apparut comme l'homme de confiance et l'employé d'Harpale, notamment lors de l'érection d'un magnifique tombeau pour la courtisane Pythionicé qu'Harpale avait aimé et qui lui avait donné une fille : non seulement Chariclès s'humilia dans ce projet honteux, mais encore ce tombeau qu'on voit toujours aujourd'hui à Hermione [dème de paralie] entre Athènes et Eleusis ne vaut nullement les trente talents que Chariclès préleva du trésor public pour sa construction. Après la mort d'Harpale, Chariclès et Phocion prirent chez eux la fille d'Harpale et de cette courtisane, et l'éduquèrent avec soin. Plus tard, Chariclès passa en justice pour rendre compte des sommes qu'Harpale lui avait données. Il pria Phocion de venir au tribunal pour le défendre, mais Phocion refusa en disant : ‟O Chariclès, j'ai choisi un gendre, pas un immature malhonnête”", Plutarque, Vie de Phocion 21-22 ; "Phocion ne voulut pas assister au procès de son gendre Chariclès, accusé d'avoir reçu de l'argent d'Harpale, il resta en retrait en lui disant : ‟Je ne reconnais pas les immatures malhonnêtes”", Plutarque, Préceptes politiques). L'attitude de Démosthène et d'Hypéride n'est pas claire. Comme Chariclès, ils prennent l'argent qu'Harpale leur offre ("L'orateur Hypéride aimait également le poisson, si on croit Timoclès qui écrit dans sa comédie Délos : ‟Démosthène a reçu cinquante talents.” ‟Il sera heureux, s'il ne les partage pas.” ‟Moiroklès aussi a reçu beaucoup d'or.” ‟Fou qui l'a donné ! Sage qui l'a reçu !” ‟Dèmon et Callisthène ont eu aussi quelque chose.” ‟Ils étaient pauvres. Je leur pardonne.” ‟Le grand orateur Hypéride a eu sa part.” ‟Ah, il enrichira les poissonniers, car il est grand amateur de poissons. Les mouettes devront partir en Syrie [les Syriens ne mangent pas de poisson, les mouettes peuvent donc manger du poisson à loisir en Syrie]”. Le même auteur dit dans Les Icariens : ‟Traverse l'Hypéride, fleuve poissonneux aux flots doux, fiers, prudents, répétitifs [texte manque] et corrompu, contraint d'irriguer la plaine de celui [Harpale] qui l'a gavé”. Philétaire dans son Asclépios dit qu'Hypéride était aussi glouton que joueur", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VIII.27 ; "Lorsque Démosthène reçut d'Harpale un gobelet d'or, Korydos dit : ‟Cet homme traite les autres d'ivrognes, alors que lui-même vient de se soûler”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.47), mais Démosthène s'empresse de demander et d'obtenir l'emprisonnement d'Harpale et le dépôt de son magot sur l'Acropole en attendant la venue d'Antipatros qui servira de juge. Nous ne savons pas quoi penser de ce récit avancé par pseudo-Plutarque qui puise dans des sources défavorables à Démosthène (Théopompe, Dinarque, Hypéride) et qui manifeste par ailleurs son hostilité au régime démocratique, donc qui n'est pas impartial. La vérité historique est sans doute que Démosthène juge que la venue d'Harpale à Athènes présente autant d'avantages que d'inconvénients, et que la meilleure solution est de laisser les choses en l'état en attendant qu'elles se décantent naturellement… ou en les aidant à se décanter : Démosthène imagine sans doute que les portes de la prison où est enfermé Harpale pourraient être mal fermées, Harpale pourrait s'en échapper, et au cours de sa fuite un "accident" fatal pourrait lui arriver, ce qui arrangerait tout le monde. Tels sont les faits, précisément. Harpale s'échappe de sa prison. Déçu par les Athéniens, il ne renonce pas néanmoins à trouver des alliés en Grèce, il se rend au cap Tainare en Laconie, où l'un de ses mercenaires nommé "Thibron" l'assassine ("Pendant l'expédition d'Alexandre en Asie, son trésorier Harpale s'enfuit vers Athènes avec une partie du trésor. D'abord Démosthène s'opposa à sa venue, mais quand Harpale eut débarqué et lui offrit mille dariques, il changea d'avis. Les Athéniens voulaient livrer Harpale à Antipatros, Démosthène les en empêcha, il proposa qu'on l'obligeât à déposer son magot sur l'Acropole et d'en établir le montant. Harpale déclara sept cent cinquante talents, l'historien Philochore dit qu'il en apporta davantage. Harpale s'échappa de la prison où on l'avait enfermé en attendant les ordres d'Alexandre, il passa en Crète selon les uns, ou au Tainare en Laconie selon les autres", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 9 ; "Mais on ne l'accueillit pas [Harpale]. Alors il laissa ses mercenaires en Laconie, près du cap Tainare, et il repartit seul avec une partie de son argent comme suppliant vers le peuple athénien. Antipatros et Olympias réclamèrent son extradition. Il s'enfuit après avoir distribué des grosses sommes aux orateurs afin qu'ils plaidassent en sa faveur devant l'Ekklesia. Il débarqua au cap Tainare auprès de ses mercenaires. De là, il fit voile vers la Crète, où il fut assassiné par Thibron, un de ses amis. Les Athéniens de leur côté établirent les comptes d'Harpale : ils condamnèrent Démosthène et plusieurs autres orateurs qu'ils accusèrent d'avoir reçu une part de son argent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.108 ; "Comme je l'ai raconté dans mon livre précédent, Harpale s'était enfui d'Asie et avait abordé en Crète avec ses mercenaires. Thibron, qu'il croyait son ami, l'avait assassiné et capté sa fortune et ses sept mille soldats", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.19). Pour l'anecdote, ce Thibron essaiera ensuite de conquérir la Cyrénaïque en face du cap Tainare, avec une partie de ses camarades mercenaires désormais livrés à eux-mêmes, en vain : Thibron sera tué à son tour en Cyrénaïque par Ophellas, lieutenant de Ptolémée devenu satrape d'Egypte après la mort d'Alexandre en -323. Tout semble arrangé. Or, non. Quand on se rend à l'Acropole pour compter le magot subtilisé à Harpale, on ne retrouve pas la totalité des talents déclarés par Harpale. Démosthène et d'autres orateurs sont accusés d'avoir subtilisé les talents manquants, notamment par Hypéride, Démosthène s'exile pour éviter la condamnation au tribunal ("[Hypéride] fut d'abord l'ami de Démosthène, de Lysiclès et de Lycurgue. Mais par la suite il changea de position. Après la mort des deux derniers, Démosthène ayant été soupçonné d'avoir reçu de l'argent d'Harpale, Hypéride fut choisi parmi tous les orateurs pour instruire l'affaire en justice parce qu'il fut le seul à ne pas s'être laissé corrompre, et il l'accusa", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Hypéride 2 ; "Démosthène fut accusé de s'être laissé corrompre par Harpale, d'avoir approuvé sa fausse déclaration sur le montant du magot apporté, et d'avoir facilité son évasion. Cité en justice par Hypéride, Pythéas, Ménésaichmos, Himeraios et Patroclès, il fut condamné par l'Aréopage, et contraint de s'exiler parce qu'il ne pouvait pas payer l'amende prononcée contre lui, cinq fois supérieure aux trente talents qu'on l'accusait d'avoir touchés. Certains disent qu'il s'exila volontairement avant que le jugement fût rendu", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Démosthène 9). Sur ce sujet encore, nous ne savons pas quoi penser. Primo, Philoxène le navarque d'Alexandre capturera l'intendant d'Harpale peu de temps après, le torturera pour obtenir la liste des Athéniens soudoyés par Harpale, or non seulement Philoxène reconnaîtra n'avoir aucun indice pour accuser Démosthène d'avoir puisé dans le magot déposé sur l'Acropole, mais encore il le lavera de tout soupçon de corruption en ne mentionnant pas son nom dans la liste en question ("Démosthène dut non seulement s'exiler dans sa vieillesse, mais encore terminer sa carrière par une mort violente après avoir tenté de se justifier. Il fut accusé par certains sur les richesses qu'Harpale avait apportées d'Asie. Or, voici ce qu'on rapporta par la suite. Après avoir fui Athènes, Harpale s'embarqua pour l'île de Crète, où il fut assassiné peu après par les mercenaires qui le servaient selon les uns, ou par la trahison d'un Macédonien appelé ‟Pausanias” selon les autres. L'esclave chargé de son magot s'enfuit à Rhodes, où il fut capturé par le Macédonien Philoxène, qui avait ordonné aux Athéniens de lui livrer Harpale. Philoxène soumit cet esclave à la torture afin d'obtenir les noms de tous ceux qu'Harpale avait corrompus, puis il envoya une lettre aux Athéniens indiquant les hommes vendus à Harpale et la somme empochée par chacun d'eux : nulle part il n'y cita Démosthène, qui était pourtant le plus grand ennemi d'Alexandre, et qui avait insulté personnellement Philoxène", Pausanias, Description de la Grèce, II, 33, 4-5 ; cette liste établie par Philoxène contredit les passages précités d'Athénée de Naucratis, qui prétendent que Démosthène a accepté d'Harpale cinquante talents et un gobelet en or). Secundo, beaucoup de gens dans Athènes ont intérêt à accuser Démosthène, les uns parce qu'ils lui envient son éloquence, les autres parce qu'il gêne leurs ambitions politiciennes, Démosthène lui-même sent bien que l'accusation de détournement d'argent sert moins à découvrir la vérité qu'à abaisser son influence dans Athènes ("Par quelle honteuse fatalité chez vous [c'est Démosthène qui s'adresse aux Athéniens depuis son lieu d'exil] l'envie s'est-elle imposée sur la reconnaissance ? L'envie n'est donc plus un vice odieux ? La reconnaissance a-t-elle perdu ses autels ? Je désigne ici Pythéas, qui se proclame ami du peuple à la tribune en même temps qu'il en trahit silencieusement les intérêts. A l'époque où il se prétendait démocrate, il était un vulgaire étranger, un esclave. Corrompu par ceux qu'il sert aujourd'hui, ce misérable a commencé à clabauder contre moi. Il fait ce que ce naguère il reprochait aux autres, il regorge d'or, il entretient des maîtresses qui le plument habilement, il paie des amendes à cinq talents alors que naguère il cherchait péniblement cinq drachmes dans sa poche. Voilà, honte d'Athènes, l'homme qui gouverne la cité, que dis-je ? voilà les mains impures qui ont offert à Delphes le sacrifice initié par vos pères !", Démosthène, Troisième lettre 8). La même accusation, on le devine aisément, sert aussi à attirer les regards loin des authentiques vendus : tant qu'on s'occupe des comptes de Démosthène, on ne s'occupe pas de leurs propres comptes, Hypéride en particulier s'empresse d'accuser Démosthène pour ne pas qu'on l'accuse lui-même (Hypéride a reçu de l'argent d'Harpale comme les autres orateurs athéniens, selon Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VIII.27 précité). Pour l'anecdote, parmi les nouveaux démagogues qui profitent de cette affaire pour émerger, on remarque le jeune orateur Dinarque et son copain du même âge Démétrios de Phalère, anciens élèves du Lycée ("Dinarque, fils de ‟Sokratos” ou de ‟Sostratos”, originaire d'Athènes selon les uns, ou de Corinthe selon les autres. Il s'installa à Athènes dans sa jeunesse, à l'époque où Alexandre passa en Asie. Il fut l'élève de Théophraste, successeur d'Aristote à la tête du Lycée, et se lia avec Démétrios de Phalère", pseudo-Plutarque, Vie de Dinarque 1), Dinarque aide Hypéride à écrire ses discours accusatoires contre Démosthène ("Certains disent que [Dinarque] prit Hypéride pour modèle, d'autres disent qu'il copia Démosthène sur l'ardeur et la véhémence de son style et les figures employées", pseudo-Plutarque, Vie de Dinarque 4 ; "Après la fuite d'Harpale, [Dinarque] composa plusieurs discours pour les accusateurs de ceux [comme Démosthène] soupçonnés d'en avoir reçu de l'argent", pseudo-Plutarque, Vie de Dinarque 2 ; nous avons conservé trois de ces discours : Contre Démosthène, Contre Aristogiton et Contre Philoclès), Démétrios de Phalère s'engage en politique à la même occasion mais on ignore comment ("Démétrios de Magnésie [grammairien et biographe du Ier siècle av. J.-C.] dit dans ses Homonymes que [Démétrios de Phalère] entra en politique à l'époque où Harpale trahit Alexandre pour se réfugier à Athènes", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.75). La nouvelle de l'assassinat d'Harpale parvient en Perse. Alexandre renonce temporairement à une expédition punitive contre Athènes ("Le projet [d'expédition contre Athènes] était encore secret, quand une lettre informa [Alexandre] qu'Harpale était bien arrivé à Athènes où il avait obtenu l'appui d'hommes politiques qu'il avait payés, mais que l'Ekklesia avait voté son expulsion peu après, il avait donc été contraint de rejoindre les soldats grecs venus avec lui, dont l'un nommé ‟Thibron” l'avait finalement arrêté et tué traîtreusement. Ce fut une bonne nouvelle pour le roi, qui renonça dès lors à repasser en Europe", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 2.3-4). Les Athéniens ne le remercient pas, au contraire. Nous avons dit plus haut qu'Alexandre a décrété le licenciement des mercenaires payés sur les deniers publics au bénéfice privé des satrapes, ces mercenaires licenciés errent dans l'ouest de l'empire, leurs patries ne souhaitent pas les accueillir car elles leur ont pris leurs terres et leurs biens pendant leur absence : au lieu de reprendre par la force ces terres et ces biens que leurs compatriotes leur ont pris, et de déclencher ainsi des guerres civiles, les Athéniens leur proposent de retourner leurs forces contre les Macédoniens qui ont gagné des fortunes et des territoires depuis des années au détriment de tous les peuples, ces mercenaires se laissent convaincre, notamment la majorité de ceux amenés par Harpale au cap Tainare, ils se rangent sous l'autorité de l'Athénien Léosthénès, proche de Démosthène… et sont payés par des mystérieux talents envoyés par la Boulè athénienne, probablement les talents déposés sur l'Acropole et disparus après la mort d'Harpale ("L'origine de la guerre dite ‟lamiaque” est la suivante. Le roi avait ordonné à tous les satrapes de licencier leurs mercenaires. Ils exécutèrent l'ordre. Résultat des bandes de mercenaires erraient partout en Asie, se procurant leur subsistance par le pillage. Ces hommes traversèrent la mer et affluèrent de toutes parts au cap Tainare. Des satrapes et des généraux perses survivants naviguèrent aussi vers le Tainare avec de l'argent et des soldats. Finalement tous fusionnèrent, et élurent comme stratège avec pleins pouvoirs l'Athénien Léosthénès, très valeureux et très hostile à Alexandre. Léosthénès négocia secrètement avec la Boulè et en obtint cinquante talents pour le paiement des soldes et une quantité suffisante d'armes pour parer aux besoins urgents. Il contacta aussi les Etoliens, en mauvais termes avec le roi, pour contracter une alliance. Tout était prêt pour la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.111). Cette décision des Athéniens, conjuguée à leur rejet du décret sur le retour des bannis dont nous parlerons plus loin, est à l'origine de la guerre dite "lamiaque" qui s'achèvera peu après la mort d'Alexandre par l'écrasement d'Athènes, l'effondrement définitif de la démocratie athénienne, et la mort de Démosthène (nous reviendrons longuement sur cette guerre dans notre paragraphe conclusif). Plutarque et Elien disent qu'Alexandre essaie de corrompre Phocion en lui proposant cent talents afin de diviser les Athéniens, Phocion repousse cette offre d'Alexandre comme il a repoussé l'offre d'Harpale ("Tous les historiens rapportent qu'Alexandre envoya cent talents à Phocion. Cet argent étant arrivé à Athènes, Phocion demanda à ceux chargés de le lui remettre pourquoi Alexandre l'avait choisi parmi tous les Athéniens pour lui offrir un tel cadeau. Ils répondirent : ‟Alexandre te voit comme le seul homme vertueux et honorable”. ‟Eh bien ! rétorqua Phocion, qu'il me laisse donc paraître et être tel”. Ces envoyés le suivirent jusqu'à sa maison, ils furent surpris de la simplicité qu'ils y trouvèrent : la femme de Phocion pétrissait le pain, et lui-même, après avoir tiré de l'eau du puits, se lava les pieds en leur présence. Alors ils le pressèrent d'accepter le cadeau d'Alexandre, indignés qu'un ami du roi vécût dans une telle pauvreté. A ce moment passa un vieillard très pauvre, couvert d'un manteau sale, Phocion leur demanda s'ils le croyaient inférieur à cet homme. Ils répondirent négativement. ‟Pourtant il vit avec moins que moi, et il est heureux de son sort, reprit Phocion. Si je n'utilise pas cet or, il sera inutile. Et si je l'utilisais, je me nuirais à moi-même autant qu'à Alexandre vis-à-vis de mes concitoyens”. L'argent retourna d'Athènes à Alexandre, après avoir montré aux Grecs que l'homme qui savait se passer d'une somme aussi considérable était plus riche que celui qui la donnait. Alexandre fut très mécontent de ce refus. Il écrivit à Phocion que ceux qui dédaignaient ses cadeaux n'étaient pas ses amis. Cela ne changea pas la position de Phocion, qui se contenta de lui demander la liberté du sophiste Echécratidès [de Métymna de Lesbos, disciple d'Aristote], d'Athénodore d'Imbros [inconnu], et de deux Rhodiens : Démaratos et Sparton, traités comme des criminels et emprisonnés à Sardes. Alexandre leur rendit la liberté immédiatement, et il ordonna à Cratéros, envoyé en Macédoine, de proposer à Phocion la cession d'une des quatre cités d'Asie suivantes : Kios [en Bithynie] ou Gergitha [en Mysie] ou Mylasa [en Carie] ou Elée [en Eolie, près de Pergame], en lui signifiant qu'il serait encore plus fâché du second refus que du premier. Malgré cela, Phocion n'accepta rien. Et peu après Alexandre mourut", Plutarque, Vie de Phocion 18 ; "[Alexandre] envoya un jour à Phocion cent talents d'argent en lui proposant les revenus de l'une des quatre cités suivantes : Kios, Elée, Mylasa et Patara [en Lycie]. La démarche d'Alexandre était noble et belle, mais Phocion fut encore plus généreux et plus grand : il refusa argent et cité, et, afin que son refus ne fût pas perçu comme du mépris, il demanda au roi de s'honorer en libérant le philosophe Echécratidès, Athénodore d'Imbros et les deux frères rhodiens Démaratos et Sparton emprisonnés dans la citadelle de Sardes", Elien, Histoires diverses I.25) : cette séquence date-t-elle de -324 ? Alexandre pense-t-il raser Athènes comme il a rasé Thèbes en -335, et veut-il mettre Phocion à l'abri comme la famille de Pindare à Thèbes naguère, avant de passer à l'acte ? Diogène Daërce dit de son côté qu'Alexandre essaie vainement d'attirer à son parti Xénocrate le directeur de l'Académie ("[Xénocrate] consacra la plus grande partie de sa vie à l'Académie. […] Un jour, pour l'éprouver, la courtisane Phryné feignit d'être poursuivie et se réfugia dans sa chambre. Il la reçut par humanité, et, comme il n'avait qu'un seul lit, il lui en céda la moitié, à sa demande. Malgré toutes ses tentatives pour le séduire, elle dut partir comme elle était venue, et quand on lui demanda le résultat de ses stratagèmes elle répondit : ‟Ce n'est pas un homme, c'est une statue !”. Certains disent que la courtisane en question était Laïs. On raconte que pour s'astreindre à la chasteté il s'infligeait des traitements douloureux. Sa bonne foi était si respectée que les Athéniens le dispensaient de prêter serment selon la loi avant de témoigner. Sa modestie était remarquable : Alexandre lui ayant envoyé une somme considérable, il préleva seulement trois mille drachmes attiques et renvoya le reste en disant qu'Alexandre avait davantage besoin d'argent que lui puisqu'il avait plus de bouches à nourrir. Myronianos [d'Amastris en Paphlagonie, auteur d'époque indéterminée] dans ses Faits historiques similaires dit qu'il refusa pareillement un présent d'Antipatros", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IV.6-8). La première hypothèse est qu'il veut simplement favoriser l'hérésie/secte platonicienne dont le projet communiste s'accorde bien avec son propre projet d'empire cosmopolite/œcuménique, partagé avec Héphestion. La seconde hypothèse, qui n'exclut pas la première, est qu'il veut nuire à son ancien précepteur Aristote, directeur du Lycée, hérésie/secte concurrente de l'Académie ("[Alexandre] pour chagriner Aristote avait comblé de faveurs Anaximène et envoyé des présents à Xénocrate", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.10). Alexandre reproche notamment à Aristote de publier des livres qui rendent les lecteurs plus intelligents, plus sceptiques, plus critiques, plus autonomes, ce qui n'est pas compatible avec le projet communiste platonicien où tout individu voulant penser par lui-même représente une menace pour le bien commun et doit être rééduqué. Alexandre accuse Aristote de former des clones de Callisthène, des esprits libres qui s'opposeront à lui quand il rentrera en Grèce ("On dit qu'Alexandre apprit d'[Aristote] non seulement la morale et la politique, mais encore les sciences plus secrètes et plus profondes que ses disciples appelaient ‟acroatiques” ["¢kroatikÒj/qui doit être écouté, entendu, compris"] et ‟époptiques” ["™poptikÒj/qui nécessite une initiation"] ignorées des profanes. Quand il fut passé en Asie, Alexandre découvrit qu'Aristote avait publié des livres abordant ces sciences, il lui écrivit la lettre suivante désapprouvant franchement sa démarche au nom de la philosophie : ‟D'Alexandre à Aristote, salut. Je suis fâché que tu offres au peuple des livres sur les sciences acroatiques. En quoi resterons-nous des êtres supérieurs, si les sciences que tu m'as apprises sont partagées par tous ? Je préfère surpasser les hommes par mes connaissances supérieures que par ma puissance. Adieu”. Pour consoler l'ambition d'Alexandre et se justifier lui-même, Aristote répondit que ses livres ‟étaient publiés sans l'être”, sa métaphysique y était décrite de façon que quiconque ne pouvait pas l'apprendre seul ni l'enseigner à autrui, ils n'étaient intelligibles que pour les lecteurs déjà instruits", Plutarque, Vie d'Alexandre 7 ; "Les cours scientifiques et artistiques d'Aristote, précepteur du roi Alexandre, étaient de deux sortes : les uns étaient exotériques, les autres étaient acroatiques, les premiers traitaient de rhétorique, de sophistique et de politique, les seconds abordaient une philosophie plus profonde et plus élevée, l'étude de la nature et la dialectique. Aristote au Lycée consacrait le matin à l'enseignement acroatique, pour des élèves ayant des capacités à raisonner, des connaissances préalables et un goût pour l'étude. L'enseignement exotérique était dispensé le soir dans le meme lieu, pour tous les jeunes gens sans distinction. Il appelait celui-ci ‟promenade du soir” et celui-là ‟promenade du matin”, car il les accomplissait en marchant. Ses livres respectent la même distinction : les uns sont exotériques, les autres sont acroatiques. Alexandre apprit que son précepteur avait publié ses cours acroatiques. Presque toute l'Asie bruissait de ses armes, il harcelait Darius III de combats et de victoires, il trouva néanmoins du temps pour écrire à Aristote, lui reprochant d'avoir divulgué par ses livres la science acroatique à laquelle il l'avait initié : ‟En quoi resterons-nous des êtres supérieurs, si les sciences que tu m'as apprises sont partagées par tous ? Je préfère surpasser les hommes par mes connaissances supérieures que par la puissance et la richesse”. Aristote lui répondit : ‟Tu es fâché que j'ai publié des livres sur l'acroatique au lieu de les tenir cachés comme des mystères, mais ces livres sont publiés sans l'être, car ils sont intelligibles seulement pour ceux qui me comprennent”. Voici deux lettre que j'ai trouvées dans une œuvre du philosophe Andronicos [de Rhodes, directeur du Lycée au milieu du Ier siècle av. J.-C.], remarquables pour leur concision et leur élégance : ‟D'Alexandre à Aristote, salut. Je suis fâché que tu offres au peuple des livres sur les sciences acroatiques. En quoi resterons-nous des êtres supérieurs, si les sciences que tu m'as apprises sont partagées par tous ? Je préfère surpasser les hommes par mes connaissances supérieures que par ma puissance. Adieu”, ‟D'Aristote au roi Alexandre, salut. Tu m'as écrit au sujet de mes cours acroatiques. Tu penses que j'aurais dû les tenir secrets. Sache qu'ils sont publiés dans l'être, car ils sont intelligibles seulement pour ceux qui me comprennent. Adieu”", Aulu-Gelle, Nuits attiques XX.5). Tous ces indices renforcent l'idée qu'Alexandre se méfie grandement des Athéniens, qu'il voit comme des protecteurs des tyrannicides, c'est-à-dire des protecteurs de tous ceux qui veulent le tuer (le dialogue que nous avons déjà cité dans notre paragraphe précédent entre Philotas et Callisthène ["Certains racontent que Phitotas demanda un jour à Callisthène quels étaient les héros les plus honorés chez les Athéniens, celui-ci lui répondit : “Les tyrannicides Harmodios et Aristogiton”. Philotas demanda ensuite : “Et dans quel pays des Grecs un tyrannicide pourrait-il trouver refuge ?”, l'autre répondit : “Chez les Athéniens, qui ont défendu les fils d'Héraclès contre la tyrannie d'Eurysthée”", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 10.3-4], qu'Alexandre a éliminés parce qu'il les soupçonnait de préparer ou d'encourager son assassinat, va dans le même sens), et il se méfie grandement d'Aristote qu'il voit comme l'inspirateur et le protégé des Athéniens, et l'obstacle principal à son utopie cosmopolite/œcuménique ("Pendant longtemps [Alexandre] admira Aristote, il disait qu'il l'aiamti comme son père car ‟celui-ci lui a donné seulement la vie alors que celui-là lui a appris à mener une bonne vie”. Mais par la suite le philosophe lui devint suspect. L'élève ne lui causa aucun mal mais cessa de lui donner les gages d'affection qu'il prodiguait antérieurement, signe d'un éloignement progressif", Plutarque, Vie d'Alexandre 8).


Deuxième option : on retourne en Grèce, mais indirectement, en contournant la péninsule arabique depuis la Mésopotamie jusqu'à l'Egypte. Le renoncement temporaire à punir Athènes arrange Alexandre, qui peut espérer à nouveau conquérir des terres inconnues et soumettre des peuples. Selon Arrien et Quinte-Curce, il espère même élargir son itinéraire de retour à la Méditerranée occidentale, en passant par la côte africaine jusqu'aux Colonnes d'Héraclès/détroit de Gibraltar via Carthage puis obliquer par la péninsule ibérique, le golfe du Lion chez les Gaulois, l'Italie ("De retour à Pasargades et à Persépolis, Alexandre désira visiter le golfe Persique et l'embouchure de l'Euphrate et du Tigre, comme il avait reconnu celle de l'Indus et la grande mer. Selon certains, il projeta de côtoyer une grande partie de l'Arabie, l'Ethiopie, la Libye, la Numidie [aujourd'hui la côte algérienne] et le mont Atlas, de tourner par les Colonnes d'Héraclès [le détroit de Gibraltar], de franchir le détroit de Gadès [aujourd'hui Cadix en Espagne], et de rentrer dans la Méditerranée après avoir soumis Carthage et la Libye de façon à pouvoir porter le qualificatif de ‟roi” à plus juste titre que les monarques perses ou mèdes qui ne possédaient pas la millième partie de l'Asie", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 1.1-3 ; "L'ambition d'Alexandre était sans limites, et il avait décidé de passer de Syrie en Afrique quand il aurait fini de soumettre toute la côte orientale, car il avait des comptes à régler avec Carthage [allusion à l'aide morale que les délégués carthaginois présent à Tyr au moment du siège en -332 ont apportée à leur métropole] : il traverserait les déserts de Numidie, parviendrait à Gadès près de laquelle se trouvaient les célèbres Colonnes d'Héraclès, traverserait les deux Espagnes [celle du sud colonisée par Carthage, par opposition à celle du nord qui est toujours celte/gauloise] que les Grecs appellent ‟Ibérie” ["Ibhr…a"] du nom du fleuve Ebre ["Iber"], il longerait les Alpes et l'Italie, d'où il pourrait arriver directement en Epire", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.17-18). On devine facilement les motivations. Primo, Néarque a prouvé que la navigation sur l'océan est possible. Deusio, l'armée revenue d'Inde est quasi intacte, ses effectifs écraseront facilement toute résistance sur son passage. Tertio, les côtes arabiques semblent faiblement habitées, donc les Macédoniens qui rechignent à des nouvelles batailles ne pourront pas se plaindre, ils n'auront pas d'ennemis terribles à affronter. Quarto, contrairement aux opérations en Sogdiane et en Inde qui se situaient au-delà des frontières de l'ex-Empire perse, la conquête de l'Arabie se justifie par le fait que les Arabes étaient des contributeurs de l'ex-Empire perse (selon Hérodote, Histoire III.97, qu'Alexandre a lu, les Arabes n'étaient pas des sujets du Grand Roi et ne lui livraient aucun tribut, mais ils lui offraient un don annuel de mille talents d'encens, et Alexandre, héritier des Grands Rois, ne tolère pas de n'avoir reçu aucun don des Arabes depuis la mort de Darius III en -330), on se souvient par ailleurs que les Perses ont entretenu le canal des anciens pharaons entre les lacs amers et la mer Rouge, entre le pays des Egyptiens et le pays des Arabes (la stèle dite "Chalouf" dont les fragments sont conservés aujourd'hui dans différents musées, dressée par Darius Ier dans l'actuelle région de Suez en Egypte pour se vanter d'avoir préservé ce canal pharaonique, matérialise la permanence et la fluidité des échanges entre l'ex-Empire perse et les Arabes). Alexandre ordonne à Néarque de continuer son canotage dans le golfe Arabo-persique, jusqu'à l'embouchure du Tigre et de l'Euphrate ("Alexandre renvoya [Néarque] avec ordre de continuer sa navigation côtière jusqu'à la Susiane et l'embouchure du Tigre. Je raconterai cette navigation depuis l'Indus jusqu'au golfe Persique et à l'embouchure du Tigre dans une autre œuvre [cette autre œuvre annoncée est Indica, parvenue jusqu'à nous] en m'appuyant sur le rapport de Néarque, ce qui constituera une autre Histoire d'Alexandre en grec, plus tard, si j'en ai le courage et l'occasion", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 28.6 ; "Après avoir écouté leur rapport [aux marins de Néarque], le roi ordonna aux chefs de la flotte d'aller vers l'Euphrate pendant que lui-même avec son armée traverserait le vaste territoire jusqu'à la frontière de la Susiane", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.107), pendant qu'Héphestion, par on-ne-sait-quel chemin, conduira le gros de l'armée par voie de terre vers Persépolis ("Héphestion dut ramener la plus grande partie de l'armée, les animaux de trait et les éléphants, depuis la Carmanie jusqu'en Perse en suivant le bord de la mer, durant l'hiver [-324/-323] pour trouver une température plus douce et un pays plus abondant", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 28.7). Le retour de Néarque depuis le camp d'Alexandre dans la région de Zargham/Kahnuj jusqu'à la côte d'Armozeia/Minab où stationne la flotte, est difficile car l'autorité du nouveau satrape Tlèpolémos n'est pas encore affermie et les habitants restent insoumis ("Le trajet [de Néarque depuis le camp d'Alexandre] jusqu'à la mer fut périlleux car les barbares alentours tenaient les places fortes de Carmanie et l'autorité de Tlèpolémos, qui remplaçait leur satrape récemment exécuté par Alexandre, n'était pas encore fermement établie. Même en pressant le pas, on eut beaucoup de peine et de difficulté à atteindre la mer sain et sauf. Parvenu à la côte, Néarque offrit des sacrifices à Zeus Soter ["Swt»r/Sauveur"] et organisa un concours sportif", Arrien, Indica XXXVI.8-9). Enfin la flotte repart. Elle longe la côte en passant près de l'île d'"Ogyrin/Wgurin" (selon Strabon) ou "Organa/Organa" (selon Arrien), aujourd'hui l'île d'Ormuz (27°06'00"N 56°27'08"E), puis près de l'île d'"Oarakta/O£rakta", aujourd'hui l'île de Qeshm (26°57'37"N 56°16'38"E ; "La flotte leva l'ancre. Elle longea une île déserte et rocailleuse, puis elle mouilla près d'une autre île plus grande et habitée, à trois cents stades de son point de départ, la première s'appelait ‟Organa”, la seconde s'appelait ‟Oarakta”. Sur cette dernière poussaient des vignes, des palmiers, du blé, elle mesurait huit cents stades de long. Mazanès l'hyparque ["Ûparcoj"] de l'île guida la flotte vers Suse. On raconte que dans cette île se trouve le tombeau du premier dynaste local appelé ‟Erythrès”, qui a donné son nom à la mer ‟Erythrée”", Arrien, Indica XXXVII.1-3). Dans nos paragraphes précédents, nous avons évoqué Mithropastès fils d'Arsitès l'ex-satrape de Phrygie hellespontique, qui a bataillé à Sinope puis à Gaugamèles pour défendre les intérêts de Darius III, avant de le trahir et d'être exilé dans le golfe Arabo-persique : Néarque croise ce Mithropastès dans sa résidence surveillée sur l'île d'Oarakta/Qeshm, il l'invite sur sa flotte pour lui servir de guide, Mithropastès accepte évidemment et retrouve ainsi la liberté. Néarque note que les autochtones près de ces îles pratiquent la pêche à la perle ou aux pierres précieuses ("A deux mille stades de la Carmanie, Néarque et Orthagoras [compagnon de Néarque, auteur d'un livre sur le périple océanique aujourd'hui perdu, dont quelques fragments sont cités par Elien dans son Sur le caractère des animaux et par Philostrate dans sa Vie d'Apollonios de Tyane] situent l'île d'Ogyrin, où se trouve un haut tertre ombragé de palmiers sauvages, soi-disant la tombe d'un nommé ‟Erythrès”, ancien roi local qui a laissé son nom à la mer ‟Erythrée”. Ils ont appris cela de la bouche de Mithropastès fils d'Arsitès le satrape de Phrygie [hellespontique]. On raconte que celui-ci, contraint de fuir la colère de Darius III, résida pendant un certain temps dans cette île, avant de s'entendre avec les chefs de la flotte macédonienne lors de leur passage dans le golfe Persique pour qu'ils lui fournissent les moyens de rentrer dans son pays. […] Par le récit de Néarque, on comprend que Mithropastès leur a été présenté par Mazanès, qui administrait une île du golfe Persique appelée ‟Oarakta”, où Mithropastès, ayant quitté Ogyrin, avait trouvé refuge. Il accompagnait Mazanès, qui servit de guide aux chefs de la flotte macédonienne. Néarque parle aussi d'une île au début de la côte de Perse où on trouvait des perles de grande valeur. Il dit encore que dans d'autres îles on ramassait non pas des perles mais des pierres brillantes et transparentes", Strabon, Géographie, XVI, 3.5-7 ; on remarque que Strabon place la tombe d'Erythrès dans l'île d'Ormuz, alors qu'Arrien la place dans l'île de Qeshm : dans le premier cas la tombe supposée pourrait renvoyer à l'une des nombreuses grottes salines de l'île d'Ormuz, dans le second cas la tombe réelle pourrait être parmi celles du site archéologique de Kharbas au sud de l'île de Qeshm, dont les traces d'occupation les plus anciennes remontent à la fin de l'ère archaïque, 26°54'50"N 56°10'16"E). On suit la côte par un itinéraire qui divise encore les hellénistes et les géographes aujourd'hui, jusqu'à l'île de "Kataiè/Kata…h", aujourd'hui l'île de Kish (26°34'00"N 53°58'25"E), marquant la fin des côtes de Carmanie au sud et le début des côtes de Perse au nord ("On leva l'ancre et on reprit la mer. Après avoir longé l'île [d'Oarakta/Qeshm] sur deux cents stades, on mouilla de nouveau près du rivage. On vit une autre île à environ quarante stades de la grande, qu'on disait dédiée à Poséidon et interdite [aujourd'hui l'île Hengam, 26°37'01"N 55°53'07"E ?]. On repartit au point du jour. La marée basse fut si soudaine que trois navires se laissèrent surprendre et s'échouèrent sur les hauts-fonds, les autres bâtiments s'échappèrent difficilement et se mirent en sécurité au large. Quand la marée haute se produisit, les navires échoués se libérèrent, ils rejoignirent le gros de la flotte le lendemain. Après quatre cents stades, on mouilla près d'une île située à trois cents stades de la côte [aujourd'hui l'île Grande Tunb, 26°16'53"N 55°18'29"E ?]. On repartit au point du jour en longeant une île déserte à babord appelée ‟Pylora” [aujourd'hui l'île Petite Tunb, 26°14'54"N 55°08'27"E ?]. Ensuite on mouilla à la petite cité de Sisidonè, dépourvue de tout sauf d'eau douce et de poissons, les habitants sont des ichtyophages par nécessité, parce que leur terre est stérile [cité non localisée, près ou sous l'actuelle Bandar Lengeh en Iran, 26°33'02"N 54°53'07"E ?]. De là, après s'être approvisionné en eau, on repartit pour trois cents stades jusqu'au cap Tarsias, qui s'avance loin dans la mer [aujourd'hui le cap de Bustaneh, 26°30'12"N 54°37'19"E ?]. De là on gagna l'île déserte et plate de Kataiè qu'on disait dédiée à Hermès et Aphrodite, où les autochtones envoyaient chaque année des moutons et des chèvres en offrandes, qu'on vit revenus à l'état sauvage avec le temps et l'isolement. Jusqu'à cet endroit, on fut en Carmanie. Au-delà, on était en Perse", Arrien, Indica XXXVII.4-XXXVIII.1). Néarque continue jusqu'à l'embouchure du fleuve "Sitakos/SitakÒj", aujourd'hui le fleuve Mond (28°08'08"N 51°15'25"E), où il reste une vingtaine de jours à jouir des stocks amassés là par Alexandre en prévision de son passage ("On quitta cette île consacrée [de Kataiè/Kish] pour naviguer le long des côtes perses. Après quatre cents stades, on aborda au port appelé ‟Ilas” [près ou sous l'actuel village côtier de Chiruyeh, 26°43'04"N 53°44'17"E ?], fermé par une petite île déserte appelée ‟Kekandros” [aujourd'hui l'île Hendorabi, 26°40'45"N 53°39'52"E ?]. On reprit la mer au point du jour pour aller mouiller dans une autre île, dont Néarque dit que les habitants pêchaient les perles comme dans l'océan Indien [aujourd'hui l'île de Lavan, 26°48'09"N 53°23'03"E ?]. On contourna cette île jusqu'à son cap opposé, quarante stades plus loin, pour y jeter l'ancre. De là, on alla mouiller au pied d'un mont élevé appelé ‟Ochos”, dans un port offrant un abri sûr habité par des pêcheurs [près ou sous l'actuelle Assaluyeh en Iran, 27°28'38"N 52°36'04"E ?]. On repartit puis, après quatre cent cinquante stades, on mouilla à Apostana, de nombreux bateaux s'y trouvaient, un petit bourg ["kèmh"] se situait à une soixantaine de stades de la côte [près ou sous la vieille ville de Siraf en Iran, 27°40'22"N 52°19'49"E ?]. On repartit de nuit, on navigua sur quatre cents stades jusqu'à un golfe entouré de nombreuses petites habitations [près ou sous l'actuelle Bandar Kangan en Iran, 27°49'24"N 52°04'04"E ?], au pied d'un mont sur lequel poussaient de nombreux palmiers et tous les arbres fruitiers de Grèce. On repartit pour naviguer sur six cents stades, jusqu'à Gogana, lieu habité, on mouilla à l'embouchure d'un torrent appelé ‟Areon” [aujourd'hui le fleuve de Bardestan, 27°50'09"N 51°58'50"E ?], avec difficulté car l'embouchure était serrée et la marée basse créait des hauts-fonds. De là, on navigua sur environ huit cents stades pour aller mouiller aussi difficilement à l'embouchure d'un autre fleuve appelé ‟Sitakos”. […] Dans cet endroit on trouva des gros stocks de blé amassés à dessein sur ordre du roi. On y resta pendant vingt-et-un jours, après avoir tiré les navires à sec, à réparer ceux qui étaient endommagés et à entretenir les autres", Arrien, Indica XXXVIII.2-9). Identifier les lieux d'accostage dans la région suivante, celle de "Mésambrie/Mesambr…a" autour de embouchure du fleuve "Granis/Gr£nij", aujourd'hui le fleuve Dalaki, est impossible car l'embouchure de ce fleuve était à une quarantaine de kilomètres en amont à l'époque de Néarque, au niveau de l'antique ville de Borazjan (qui était un port au IVème siècle av. J.-C. alors qu'elle est une ville continentale à quarante kilomètres de la côte en l'an 2000), région hautement importante et historique puisqu'elle est celle d'origine de Cyrus II (les archéologues soupçonnent la tombe de Gur-e Dokhtar à une quarantaine de kilomètres à l'est de Borazjan, 29°13'01"N 51°39'03"E, datant du VIème siècle av. J.-C., d'être celle de Cyrus Ier, Cyrus II en a copié la structure pour construire sa propre tombe à Pasargades), et que très antérieurement à l'ère minoenne elle était une étape commerciale entre la Mésopotamie et l'océan Indien. On peut seulement dire que Néarque atteint le fleuve "Oroatis/Oro£tij", aujourd'hui le fleuve Zohreh (30°04'01"N 49°28'59"E), marquant la fin des côtes perses au sud-est et le début des côtes susiennes au nord-ouest ("On repartit pour naviguer sur sept cent cinquante stades jusqu'à Hiératis, on mouilla dans le canal dit ‟hératémide” reliant le fleuve à la mer. A l'aube, on navigua le long de la côte jusqu'à un torrent appelé ‟Padagros”. La région formait une péninsule [aujourd'hui la péninsule de Bushehr, dont la base est beaucoup plus large qu'à l'époque de Néarque, 28°55'01"N 50°49'02"E], on y trouvait de nombreux jardins, toutes sortes d'arbres fruitiers y poussaient, elle s'appelait ‟Mésembrie”. On repartit pour parcourir environ deux cents stades jusqu'à Taokè sur le fleuve Granis. De là, en remontant dans l'intérieur des terres, on parvenait à une résidence royale à environ deux cents stades de l'embouchure du fleuve [aujourd'hui le site archéologique de Bardak, ancien palais bâti par Darius Ier au confluent du fleuve Dalaki et de la rivière Shapur, au nord-est de Borazjan en Iran, 29°21'14"N 51°06'33"E]. […] On leva l'ancre pour aller aborder après deux cents stades au torrent appelé ‟Rogonis”, dans un port bien abrité [à l'embouchure du petit fleuve Shur, 29°15'55"N 50°39'31"E ?]. Ensuite on parcourut quatre cents stades pour bivouaquer près du torrent appelé ‟Brizana”, le mouillage y fut difficile à cause d'une barre, des hauts-fonds et des récifs émergés [à l'embouchure du petit fleuve de Bandar Deylam, 29°56'19"N 50°08'46"E ?]. A marée haute, on resta à l'eau, mais à marée basse les bateaux furent à sec sur le rivage. Quand la marée fut haute à nouveau, on reprit la mer pour aller mouiller au fleuve ‟Oroatis”, selon Néarque le plus grand de tous les fleuves se jetant dans l'océan qu'il longea. Les Perses habitaient jusqu'à cet endroit. Au-delà, on trouvait les Susiens", Arrien, Indica XXXIX.1-XL.1), marquant aussi le début du chott el-Arab/Arvandrud, immense zone marécageuse à l'embouchure du Tigre et de l'Euphrate, aujourd'hui beaucoup plus avancée dans la mer qu'à l'époque de Néarque ("A partir de là [l'embouchure du fleuve Oroatis/Zohreh], Néarque dit ne plus pouvoir donner d'indications précises mais seulement les distances entre ses mouillages, car la région était marécageuse en grande partie, elle s'avançait loin dans la mer en formant des barres et rendait les haltes périlleuses", Arrien, Indica XL.9-10).


Le retour indirect en Grèce, via le contournement de la péninsule arabique, s'avère compliqué. Parce que le Croissant Fertile nécessite au préalable une vigoureuse remise en ordre (l'affaire Harpale le prouve). Et parce que les Macédoniens ne sont vraiment pas motivés pour cette nouvelle campagne militaire.


La remise en ordre du Croissant Fertile, d'abord. Alexandre arrive en Perse avec une petite troupe d'avant-garde. Il reçoit la visite d'Atropatès, satrape de Médie, qui vient de réprimer une révolte d'une partie de ses sujets (pour mémoire, rappelons qu'Atropatès était satrape de Médie à Gaugamèles en -331 [selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 8.4 précité], il a été destitué après Gaugamèles et remplacé par Oxydatès en -330 [selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 20.3 précité], avant d'être remis à son poste en -328 car Alexandre a estimé qu'Oxydatès lui nuisait [nous avons vu cela dans notre premier alinéa]). Il découvre par ailleurs que Phrasaortès le satrape de Perse est décédé pendant que lui-même bataillait en Inde, la Perse est désormais administrée par Orsinès, notable de premier plan apparenté à Cyrus II et aux sept putschistes ayant porté Darius Ier au pouvoir en -522 (selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 12.8), qui commandait "les habitants des bords de la mer Erythrée" (selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 8.5 précité) à la bataille de Gaugamèles en -331 ("Alexandre prit ses troupes légères, la cavalerie des hétaires et quelques archers, et marcha vers Pasargades, après avoir renvoyé Stasanor [satrape d'Arie-Drangiane] dans son pays. Arrivé aux frontières de la Perse, il n'y trouva pas Phrasaortès qui en était satrape : celui-ci était mort pendant l'expédition du roi en Inde, et depuis lors Orsinès occupait son poste non pas parce par la volonté d'Alexandre mais parce qu'il avait estimé nécessaire de maintenir l'ordre dans ce pays en attendant le remplacement de Phrasaortès. A ce moment Atropatès le satrape de Médie vint à Pasargades, conduisant prisonnier le Mède Baryaxès qui s'était couronné de la tiare droite et s'était proclamé Grand Roi de Perse et de Médie, et avec lui tous ses complices : Alexandre les traîna au supplice", Arrien Anabase d'Alexandre, VI, 29.1-3 ; "Ensuite on arriva à Pasargades en Perse. Orsinès le satrape était un personnage très important parmi les barbares en raison de sa naissance et de sa richesse. Il descendait de l'ancien roi perse Cyrus II, et avait augmenté considérablement sa fortune dans l'exercice de ses fonctions. Il se précipita au-devant du roi avec toutes sortes de présents, pour lui et ses Amis : des troupeaux de chevaux dressés, des chars ornés de motifs en or et en argent, des objets de valeur et des pierres précieuses, de lourds vases en or, des tissus de pourpre et trois mille talents d'argent monnayé", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.22-24). Arrien dit sèchement qu'Orsinès est accusé de malversations et est crucifié ("Orsinès, qui s'était mis à la tête des Perses après la mort de Phrasaortès, accusé de plusieurs crimes, d'avoir pillé des temples et des sépultures et exécuté injustement plusieurs Perses, fut crucifié", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 30.1-2). En réalité, Orsinès est fondamentalement honnête, le même Arrien (Anabase d'Alexandre, VI, 29.2 précité) admet qu'il s'est installé à la tête de la Perse non pas pour remplacer Phrasaortès mais pour "maintenir l'ordre dans le pays en attendant le remplacement de Phrasaortès". Quinte-Curce, plus précis, explique qu'Orsinès a été accusé à tort, pris à son insu dans une sombre histoire de Cour. Quand Alexandre est apparu à la frontière, Orsinès s'est avancé spontanément et à offert des cadeaux à Alexandre et à son entourage, sauf à un eunuque nommé "Bagoas", ancien giton de Darius III devenu giton d'Alexandre ("Le roi Alexandre aimait passionnément les jeunes garçons. Quand il parle des sacrifices à Ilion, Dicéarque [de Messine, philosophe aristotélicien et géographe au tournant des IVème et IIIème siècles av. J-C.] dit que celui-ci lors d'une représentation théâtrale se pencha et embrassa tendrement l'eunuque Bagoas dont il était épris, les spectateurs applaudirent aussitôt en signe d'approbation, ce qui incita le roi à embrasser de nouveau Bagoas", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.80). Ce Bagoas a été affecté du manque de reconnaissance d'Orsinès, il a décidé de s'en venger : c'est Bagoas qui a lancé les méchantes rumeurs sur Orsinès ("[Orsinès] offrit à tous les Amis du roi des présents au-delà de leurs espérances, mais l'eunuque Bagoas, aimé du roi parce qu'il cédait à tous ses caprices, ne reçut aucune marque d'honneur. On prévint Orsinès que le roi lui était très attaché : il répondit qu'il honorait les Amis du roi et non pas les prostitués, et que les Perses n'avaient pas l'habitude de considérer comme des hommes ceux qui sacrifient volontairement leur virilité. Ces paroles, qui étaient celles d'un homme éminent et par ailleurs innocent, parvinrent à l'eunuque, qui utilisa le crédit qu'il devait à ses vices et à ses complaisances coupables pour lui nuire. Il recourut à des autochtones sans scrupules qui s'offrirent pour véhiculer des faux témoignages : il leur demanda d'attendre son appel. Quand il fut seul avec le roi, Bagoas abusant de sa crédulité ne cessa de calomnier Orsinès, en se gardant de révéler le motif de sa colère pour lui donner plus de poids. Sans être encore inculpé, Orsinès fut peu à peu écarté de la Cour, et apparut comme un coupable alors qu'il ignorait tout de la menace qui couvait. L'ignoble individu ne manqua pas une occasion de débiter ses mensonges, même quand il se prostituait et se déshonorait, et à chaque fois que le roi le sollicitait il en profitait pour accuser Orsinès de cupidité et même de trahison", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.25-29). Le faisceau de calomnies se termine par une écœurante malveillance, à l'occasion d'une nouvelle visite d'Alexandre à la tombe de Cyrus II à Pasargades. On se souvient que lors de son premier passage à Pasargades en -330, Alexandre avait trouvé cette tombe intacte : en -324, il n'y retrouve rien, la tombe a été profanée ("Alexandre fut affligé de la violation du tombeau de Cyrus II fils de Cambyse Ier, qu'on avait forcé et dépouillé", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 29.4). Quand on ouvre le sarcophage, même constat : tous les objets précieux ont disparu, seule reste la dépouille décomposée de Cyrus II, enveloppée dans un manteau ordinaire ("Alexandre demanda l'ouverture du tombeau de Cyrus II afin d'honorer sa dépouille. Il pensait y découvrir des masses d'or et d'argent car c'était le bruit qui courait en Perse, mais il ne trouva qu'un bouclier rongé par la rouille, deux arcs scythes et un cimeterre. Après avoir déposé une couronne en or, il couvrit le cercueil où reposait le corps avec le manteau qu'il portait habituellement, surpris de voir que la sépulture d'un si grand roi, disposant de telles richesses, était aussi simple que celle de n'importe quel homme ordinaire", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.30-32). Quand Alexandre sort de la tombe, le fourbe Bagoas accuse Orsinès d'avoir participé au pillage sacrilège. Alexandre l'écoute, le croit, et arrête Orsinès, qui demande pourquoi. Orsinès ne comprend pas ce qu'on lui reproche lorsqu'on le conduit vers le lieu de son exécution. Et il meurt en se demandant toujours ce qu'on lui reproche ("L'eunuque [Bagoas] était à côté du roi. Il lui dit franchement : “Les tombeaux des Grands Rois sont vides, alors que la maison du satrape est pleine d'or, donc cet or a été volé. Je n'avais jamais visité personnellement cette tombe, mais Darius III m'a toujours dit que trois mille talents y avaient été déposés en même temps que le corps. Voilà la raison de la générosité d'Orsinès : il veut te plaire en te donnant ce qu'il ne peut pas garder sans devenir l'objet d'une enquête”. La colère du roi étant excité par ce propos, il convoqua les faux témoins chargés d'achever le travail : Bagoas d'un côté, ceux qu'il avait payés de l'autre, étourdirent le roi de fausses accusations. On arrêta Orsinès et on l'amena au roi sans qu'il eût le temps de comprendre ce qui lui arrivait. Le supplice de cet innocent ne fut pas encore suffisant pour son bourreau : Bagoas porta la main sur Orsinès agonisant, qui le regarda en concluant : “Je savais que jadis des femmes ont occupé le trône de l'Asie [allusion à la reine Sémiramis], mais c'est la première fois qu'on voit régner un eunuque”. C'est ainsi que périt un dignitaire perse qui n'était pas coupable et qui s'était montré d'une grande générosité à l'égard du roi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.33-38). Alexandre charge Aristobule de remettre l'intérieur de la tombe de Cyrus II dans l'état où il l'a vue en -330, et d'en sceller l'entrée pour éviter tout nouveau pillage ("Aristobule dit qu'Alexandre lui demanda de remettre le tombeau de Cyrus II en état, de replacer dans le sarcophage les parties du corps encore intactes, de replacer le couvercle, de réparer les parties endommagées du sarcophage, de tendre le lit de bandelettes et d'y replacer tous les ornements ou d'en choisir des semblables aux anciens, d'effacer la petite porte en la murant avec des pierres et de l'argile, et d'y appliquer le sceau royal", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 29.10). Orsinès est remplacé à la tête de la satrapie par le récent somatophylaque Peukestas, qui sera vite apprécié par la population car, clone idéologique d'Héphestion, il gouvernera en traitant les Perses à l'égal des Grecs ("Le somatophylaque Peukestas, celui dont le courage s'était manifesté en maintes occasions, notamment contre les Malles en défendant Alexandre, fut nommé satrape des Perses. Il se les concilia en adoptant leurs mœurs : il fut le seul parmi les Macédoniens à porter l'habit des Mèdes, à apprendre leur langue, à se conformer à toutes leurs habitudes. Il devint plus cher au roi par cette complaisance, et les Perses se réjouirent de voir le vainqueur préférer leurs usages à ceux de sa patrie", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 30.2-3). Autophradatès, ex-satrape de Tapurie destitué en -328 (nous avons vu cela dans notre premier alinéa) est exécuté juste avant ou juste après Orsinès ("Vers le même moment, le roi condamna à mort Phradatès [apocope d'"Autophradatès"], soupçonné d'aspirer au trône", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.39). C'est aussi lors de ce retour en Perse que, pour l'anecdote, Calanos (sadhu/gymnosophiste de Taxila qu'Alexandre a convaincu de le suivre lors de son passage dans cette cité en hiver -327/-326, comme nous l'avons vu dans notre précédent alinéa) tombe malade et, pour ne pas souffrir des douleurs inutiles, s'immole lui-même : cette scène impressionne beaucoup les Grecs présents, et marquera durablement les consciences grecques et romaines futures. Alexandre rend hommage à Calanos par un mémorable concours de boisson, près du bûcher où fument encore les restes du défunt ("[Calanos] tomba malade pour la première fois en Perse. Refusant de suivre un régime adapté, il demanda à Alexandre de l'aider à marcher vers la mort avant que son affaiblissement le contraignît à renoncer à ses habitudes. Alexandre s'opposa d'abord vivement à ce dessein, mais ne pouvant ébranler Calanos, et le sachant prêt à se tuer d'une autre façon si on lui refusait celle qu'il réclamait, il consentit à lui dresser un bûcher. Ptolémée fils de Lagos fut chargé de cette tâche. On ajoute qu'Alexandre accompagna la procession par des détachements armés d'hommes à pied et à cheval. On porta des parfums destinés à être épanchés dans les flammes, des vases d'or et d'argent, une robe de pourpre. On amena un cheval à Calanos, mais sa faiblesse ne lui permit pas de s'en servir. On le plaça sur une litière, couronné à la manière des Indiens. En langue indienne, il chanta des hymnes en l'honneur des dieux. Il pria Lysimaque, un de ses admirateurs, d'accepter son cheval qui était de race néséenne, et qui sortait des haras du roi. Il distribua aux spectateurs les coupes et les tapis qui devaient être jetés dans le bûcher. Il y monta et s'y étendit avec dignité en présence de toute l'armée. Alexandre ne jugea pas convenable d'assister au triste spectacle de la mort d'un ami. On admira le courage de Calanos qui demeura immobile au milieu des flammes. Néarque rapporte qu'au moment où l'on mit le feu, les trompettes sonnèrent par l'ordre d'Alexandre, toute l'armée poussa le cri des combats, même les éléphants émirent un frémissement belliqueux qui semblait applaudir Calanos. Tels sont les détails que des historiens dignes de foi nous ont transmis sur Calanos, ce qui montre à quel degré de force et de supériorité s'élève l'esprit humain quand il s'arme d'une ferme résolution", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 3.1-6 ; "C'est à cette époque que l'Indien Calanos, très instruit en philosophie et jouissant de l'estime d'Alexandre, acheva sa vie d'une manière extraordinaire. Agé de soixante-treize ans, n'ayant jamais été malade, jugeant que la nature et la fortune l'avaient comblé, il décida de mettre fin à ses jours. Atteint par un mal qui lui causait de plus en plus de souffrances, il pria le roi de lui préparer un bûcher et d'ordonner à ses serviteurs de l'allumer quand il y serait monté. D'abord Alexandre tenta de le détourner de son projet, mais n'étant pas écouté il s'y résigna. L'affaire fut divulgée, quand le bûcher fut prêt une foule arriva pour assister à l'inhabituel spectacle. Calanos respecta ses croyances, il demeura courageusement sur le bûcher et mourut consumé avec lui. Dans l'assistance, certains condamnèrent sa folie ou la vaine gloire de son endurance, d'autres louèrent sa droiture et son mépris de la mort", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.107 ; "Tourmenté par un mal persistant à l'estomac, Calanos demanda qu'on lui dressât un bûcher. Quand celui-ci fut prêt, il s'y rendit à cheval. Il pria les dieux, répandit sur lui-même les libations sacrées, se coupa une mèche de cheveux comme prémices à son sacrifice, puis il adressa ses adieux aux Macédoniens présents, les invita à passer le reste du jour dans la joie, à boire, à manger avec leur roi, en assurant qu'il ne tarderait pas à le revoir à Babylone. Son discours fini, il monta sur le bûcher, et, après s'être couché, il se couvrit le visage. Quand la flamme l'approcha, il ne bougea pas, il conserva la même posture et consomma son sacrifice, suivant la coutume des sages de son pays. […] Au retour de ce sacrifice barbare, Alexandre réunit à souper un grand nombre de ses courtisans et de ses capitaines, et promit un prix à qui boirait le plus. Promachos fut vainqueur, ayant bu quatre mesures de vin, il reçut un talent pour prix de sa victoire mais mourut après trois jours. Quarante-et-un autres convives furent aussi victimes de cette débauche, car ils se soûlèrent alors que le froid était très violent", Plutarque, Vie d'Alexandre 69-70 ; "Calanos tomba malade pour la première fois de sa vie à Pasargades, il avait soixante-treize ans. Il résolut de se suicider en ignorant les prières insistantes d'Alexandre. On lui dressa un bûcher surmonté d'un lit en or massif, il s'y coucha, s'enveloppa la tête et se laissa brûler. Selon certains, on lui construisit un âtre qu'on emplit de branchages, on alluma un feu sur la cheminée, puis on amena Calanos en grandes pompes, qui ordonna lui-même de fermer l'âtre, et on le vit, telle une poutre qui tombe dans une maison en feu, se jeter depuis la cheminée afin de périr dans les flammes. Mégasthène dit que les philosophes indiens ne valorisent nullement le suicide, et que ceux qui y recourent sont jugés sévèrement par leurs pairs, qualifiant de ‟butors” ["sklhrÒj"] ceux qui se jettent sur une épée ou se brisent le corps sur des rochers, de ‟desséchés” ["¥ponoj"] ceux qui se noient, de ‟cabochards” ["polÚponoj"] ceux qui s'étranglent, de ‟cramés” ["purèdhj"] ceux qui s'immolent, comme Calanos impuissant contre ses passions, esclave de sa gourmandise, parasite d'Alexandre, et que tous le condamnent pour cette raison", Strabon, Géographie, XV, 1.68 ; "Le dernier acte de Calanos est digne d'éloge ou d'admiration. Voici ce qu'il fut. Le philosophe indien Calaos résolut de se délivrer de son corps. Il dit adieu à Alexandre, aux Macédoniens, à la vie. On dressa dans le plus beau faubourg de Babylone [en réalité Persépolis] un bûcher de bois secs et odoriférants : cèdre, thuya, cyprès, myrte, laurier. Après s'être exercé à la course comme à son habitude, il monta sur le bûcher couronné de roseaux, se plaça au centre, puis adora le soleil dont les rayons tombaient sur lui : c'était le signal adressé aux Macédoniens pour allumer le bûcher. Au milieu des flammes qui l'enveloppèrent, Calanos resta ferme sur ses pieds, il ne tomba que réduit en cendres. On dit que face à ce spectacle Alexandre s'écria d'admiration : ‟Calanos a vaincu des ennemis plus redoutables que les miens”. Effectivement Alexandre vainquit Darius III, Poros et Taxilès [erreur d'Elien : Taxilès n'a pas été vaincu par Alexandre, il s'est soumis à lui], tandis que Calanos combattit la douleur et la mort", Elien, Histoires diverses V.6 ; "Quand Alexandre roi de Macédoine, pour honorer la mémoire du brahmane Calanos, sophiste indien qui s'était immolé, organisa des jeux incluant une compétition musicale, une course de chevaux et un combat d'athlètes, il voulut plaire aux Indiens en ajoutant une éprouve qui leur était familière : un concours de boisson, avec un talent pour le premier, trente mines pour le deuxième, dix mines pour le troisième. Promachos remporta la victoire sur tous ses concurrents", Elien, Histoires diverses II.41 ; "Charès de Mitylène écrit dans ses Histoires d'Alexandre que le philosophe indien Calanos se suicida en se jetant dans un bûcher, et qu'Alexandre lui dédia des jeux funèbres incluant un prix de chant honorant la mémoire du défunt. Les Indiens aimant le vin, il invita aussi les grands buveurs à un concours de boisson, avec un talent pour le premier, trente mines pour le deuxième, dix mines pour le troisième. Trente-cinq concurrents moururent rapidement à cause de leur sang glacé, six autres périrent plus tard dans leur tente. Le vainqueur fut un nommé ‟Promachos”, qui but quatre conges de vin pur", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.10). On se dirige ensuite vers Suse, où Aboulitès (satrape de Susiane depuis Darius III) et son fils Oxathrès (qui était présent aux côtés de son frère Darius III à Issos en -333 [nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie], puis a commandé les troupes de son père à Gaugamèles en -331 [nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile], puis s'est rendu avec son père en hiver -331/-330 et a été laissé avec on-ne-sait-quel titre en Parthie [nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale]), coupables de mauvaise volonté à servir Alexandre, sont exécutés à leur tour ("[Alexandre] prit le chemin de Suse. Il condamna à mort Aboulitès et son fils Oxathrès pour leur mauvaise administration. Ces satrapes qu'Alexandre avait établis sur les peuples conquis s'étaient rendus coupables d'un grand nombre de sacrilèges contre les temples et les tombeaux, et de concussions envers les peuples, en espérant que l'expédition en Inde traînerait en longueur et qu'Alexandre succomberait contre ses ennemis, contre les éléphants, au-delà de l'Indus ou de l'Hyphase, ils s'étaient enhardis surtout en apprenant les malheurs éprouvés par l'armée en Gédrosie au point de ne plus craindre le retour d'Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 4.1-3 ; "[Alexandre] parcourut les hautes provinces et punit les gouverneurs qui s'étaient mal conduits. Il tua de sa propre main, d'un coup de javeline, Oxathrès [nous corrigeons ici le texte de Plutarque, qui mentionne par erreur "Oxyartès" le père de Roxane], un des fils d'Aboulitès. Au lieu de rassembler les provisions commandées, le père avait présenté trois mille talents d'argent monnayé, qu'Alexandre avait donné à ses chevaux, comme ceux-ci n'y touchèrent pas Alexandre avait demandé à Aboulitès : ‟A quoi me servent ces provisions ?” et avait ordonné de le charger de chaînes", Plutarque, Vie d'Alexandre 68). Pendant ce temps, Néarque arrivé sur les côtes de Susiane continue sa navigation à travers les multiples bouches du chott el-Arab/Arvandrud très différent d'aujourd'hui (à l'époque de Néarque, le site de l'actuelle grande ville de Bassorah en Irak était sous l'eau), jusqu'à une petite cité marchande appelée "Diridotis/Dir…dwtij" située "à l'embouchure de l'Euphrate" (à cette époque le lit de Euphrate était plus à l'ouest qu'aujourd'hui, entre l'antique Ur, 30°57'42"N 46°06'17"E, et la moderne Nasiriyah, 31°02'06"N 46°15'46"E, et son embouchure était encore distincte de celle du Tigre, les deux fleuves ne se joignaient pas : "Après cinq cents stades, on mouilla à l'entrée d'un lac poissonneux appelé ‟Kataderbis”. Une petite île s'y trouvait, appelée ‟Margastana”. On repartit au point du jour, en ligne pour éviter les hauts-fonds signalés par des piquets fichés dans le sol, comme dans le détroit entre île de Leucade et l'Acarnanie […]. On navigua ainsi difficilement sur environ six cents stades, puis on jeta l'ancre, chaque équipage resta sur son navire et put enfin se restaurer. La nuit, on repartit en eau profonde, et aussi le jour suivant jusqu'au soir, après avoir parcouru neuf cents stades. On stoppa à l'embouchure de l'Euphrate, près d'un petit bourg ["kèmh"] de Babylonie appelé ‟Diridotis”, où les marchands apportaient de l'encens et d'autres parfums en provenance d'Arabie", Arrien, Indica XLI.1-7). On est tenté de rapprocher cette "Diridotis" mentionnée en grec par Néarque via Arrien, de la cité royale perse de "Durine" mentionnée en latin par Pline l'Ancien (Histoire naturelle, VI, 31.12) dans la même région, qui sera bientôt vidée par Alexandre. Le lieu de cette Diridotis/Durine est inconnu. On peut seulement remarquer que le nom a une consonnante sémitique, il semble une adaptation en vieux-perse de "Dur-Yakin", littéralement "Forteresse-de-Yakin" en sémitique, dans ce cas il désigne un poste-frontière antérieur à la conquête du chott el-Arab/Arvandrud par Cyrus II au VIème siècle av. J.-C. et maintenu par les Perses. On rebrousse chemin vers l'embouchure du "Pasitigris/Pasit…grij", aujourd'hui le Karoun (à l'époque de Néarque, le Karoun était un fleuve qui se jetait directement dans le golfe Arabo-persique, aujourd'hui il est une rivière affluente de la rive gauche du fleuve Tigre), on relâche dans une petite cité fluviale appelée "Aginis/Aginij", près ou sous l'actuelle Ahwaz en Iran (31°19'48"N 48°40'38"E ; "On apprit qu'Alexandre marchait vers Suse. Alors on fit demi-tour pour remonter le fleuve Pasitigris et rejoindre Alexandre. On navigua en sens inverse, la Susiane à bâbord. On longea le lac dans lequel se jetait le Tigre [aujourd'hui le marais Hawizeh, dont l'étendue a beaucoup fluctué au cours des siècles, partagé entre l'Irak à l'ouest et l'Iran à l'est, 31°12'05"N 47°33'55"E]. […] Le trajet entre le lac et le fleuve [Pasitigris] fut de six cents stades. En Susiane, à cinq cents stades de Suse, se trouvait le petit bourg ["kèmh"] appelé ‟Aginis”. On parcourut deux mille stades le long des côtes susiennes, avant de pénétrer dans l'embouchure du Pasitigris, qu'on remonta en traversant des région habitées et prospères jusqu'à cet endroit. On y attenda les hommes que Néarque avait envoyés s'enquérir du lieu où se trouvait le roi. On y sacrifia aux dieux sauveurs, on organisa des jeux sportifs, tous les équipages s'adonnèrent aux réjouissances", Arrien, Indica XLII.1-6). Puis on remonte les derniers kilomètres du Pasitigris/Karoun jusqu'à Suse, où Alexandre vient d'arriver : les deux armées (celle de Néarque partie de l'Indus par voie de mer, et celle d'Alexandre partie de l'Indus par voie de terre et gonflée du détachement de Cratéros revenue d'Inde par le plateau central perse) se rejoignent après avoir été séparées pendant plusieurs mois sur plus de mille kilomètres ("Dès qu'on apprit qu'Alexandre approchait, on reprit la remontée du fleuve. On arriva à hauteur du pont provisoire qu'Alexandre avait demandé pour la traversée de son armée à Suse. C'est là que les deux armées se rejoignirent. Alexandre sacrifia aux dieux pour les remercier de lui avoir rendu ses navires et ses hommes sains et saufs, il organisa aussi des jeux. Partout où Néarque apparaissait dans le camp, on lui jetait des fleurs et des rubans", Arrien, Indica XLII.7-8).


La remotivation des Macédoniens, ensuite. A Suse, Alexandre croit redynamiser ses hommes par une décision ambivalente. Il leur offre le repos du guerrier à la mode grecque, en fêtant leurs noces avec des prisonnières dans une cérémonie tonitruante. Mais en même temps ces prisonnières-épouses ont été soigneusement sélectionnées parmi les filles des chefs barbares vaincus, dans l'espoir que de leur union naîtront des métis gréco-barbares qui réaliseront l'utopie cosmopolite/œcuménique vantée par Héphestion. Ce ne sont pas des mariages d'amour ni même des mariages de plaisir, mais des mariages politiques imposés. Les cadres macédoniens ne sont pas dupes. La plupart n'accorderont aucun signe d'attention à leur épouse contrainte. Ainsi Cratéros se lie à la fille d'Oxathrès le frère de Darius III (Oxathrès s'est distingué à Issos en -331 [selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.34 précité, et selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, III, 11.8 précité], il s'est enfui avec Darius III [selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 2.10 précité] avant de se rendre, nous avons vu qu'il est peut-être, selon l'usage paponymique antique, apparenté à son homonyme Oxathrès fils d'Aboulitès le satrape de Susiane qu'Alexandre vient d'exécuter dans Suse : ce mariage imposé à Cratéros est-il une tentative d'apaisement d'Alexandre avec la famille d'Oxathrès ? Alexandre projette-t-il de confier la Susiane et son trésor, pillé partiellement par Harpale, au loyal Cratéros ?) : Cratéros partira vite vers l'Anatolie, et on ne saura jamais ce que devient sa femme de Suse. Ptolémée se lie avec une fille d'Artabaze : il la délaissera vite pour Eurydice fille d'Antipatros. Eumène se lie avec Artonis une autre fille d'Artabaze : il se montrera moins intéressé par cette Artonis que par son nouveau beau-frère, Pharnabaze fils d'Artabaze, qui a pris la tête de la résistance en Cappadoce (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile), que nous retrouverons à ses côtés contre Cratéros après -323. Le Crétois Néarque se lie à une fille homonyme de Barsine (fille d'Artabaze, un Perse) et de Mentor (un Rhodien) : après -323 il manifestera son intérêt pour la mer (il deviendra navarque de la flotte méditerranéenne, sur les côtes sud anatoliennes) et sa fidélité à ses anciens compagnons grecs (il tentera notamment de réconcilier Antigone et Eumène, en vain), nullement son intérêt pour cette fille. Séleucos semble l'exception qui confirme la règle. Il se lie avec Apamée fille du Sogdien Spitaménès, qui a trahi Darius III pour Bessos, bataillé contre Alexandre en Sogdiane, avant d'être trahi à son tour et assassiné par ses hommes (nous renvoyons ici à notre premier alinéa) : Séleucos ne rejettera pas son fils né de cette union, au contraire il lui donnera le nom de son grand-père "Antiochos" selon l'usage paponymique antique, il le reconnaîtra comme son héritier légitime, il louera sa nature métisse pour l'imposer dans l'ouest de l'empire alexandre comme co-roi, et il rendra hommage à Apamée et apposant son nom sur plusieurs cités qu'il fondera dans son immense royaume, notamment Apamée-sur-l'Oronte/Qalat al-Madhiq où il aménagera sa résidence principale et le parc destiné à ses éléphants de guerre. Notons qu'Alexandre participe personnellement à cette cérémonie collective puisque, uni en premières noces à Roxane depuis l'hiver -328/-327, il se lie en deuxièmes noces à une fille apparentée à Darius III (nommée "Parysatis" chez Arrien, ou "Stateira" chez Diodore de Sicile), et en troisièmes noces à sa copine d'enfance Barsine, autre fille du Perse Artabaze (Alexandre devient ainsi le beau-frère de Ptolémée et d'Eumène, et le beau-père de Néarque), avec laquel il engendrera ou a déjà engendré un fils : Héraclès (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.20, dit incidemment qu'Héraclès fils d'Alexandre et de Barsine est âgé de dix-sept ans quand Polyperchon forme un contingent contre Cassandre en -311, dans ce cas Héraclès est né en -328 et est âgé de quatre ans lors des noces de Suse en -324 ; Justin, Histoire XV.2, dit qu'Héraclès est âgé de quatorze ans au moment de son assassinat par Polyperchon et Cassandre finalement réconciliés sous l'archontat de Démétrios de Phalère en -309/-308, dans ce cas Héraclès est né en -323, il a été conçu juste après les noces de Suse : "[Alexandre] célébra à Suse plusieurs mariages, le sien et ceux de ses hétaires. Il y épousa Barsine la fille aînée de Darius III [erreur d'Arrien : Barsine a pour père Artabaze et pour mère Apama fille d'Artaxerxès II, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe introductif], et aussi, selon Aristobule, Parysatis la fille cadette d'[Artaxerxès III] Ochos, il était déjà l'époux de Roxane fille du Bactrien [en réalité Sogdien] Oxyartès. Il donna Drypetis, autre fille de Darius III, à Héphestion afin que leurs futurs enfants fussent cousins. Cratéros épousa Amastriné la fille d'Oxathrès frère de Darius III, Perdiccas reçut la fille d'Atropatès le satrape de Médie [nous venons de voir qu'Atropatès vient de prouver sa loyauté à Alexandre en réprimant une révolte en Médie], le somatophylaque Ptolémée et le secrétaire Eumène reçurent respectivement Artacama et Artonis les filles d'Artabaze, Néarque eut Barsine la fille de Mentor, Séleucos eut celle du Bactrien [en réalité Sogdien] Spitaménès. Les autres hétaires furent également unis à quatre-vingt filles des Perses et des Mèdes les plus illustres. La cérémonie se déroula à la manière perse. Après un festin où tous les prétendants étaient placés selon leurs grades, on amena près de chacun d'eux leurs fiancées dont ils reçurent la main et qu'ils embrassèrent en suivant l'exemple du roi. Tous ces mariages furent conclus en même temps, ils apparurent comme le témoignage de l'attachement d'Alexandre pour les peuples autant que pour ses compagnons d'armes. Chaque époux emmena son épouse après qu'Alexandre les eût dotées, et offert un cadeau nuptial et inscrit les noms des Macédoniens ainsi unis à des Asiatiques, soit plus dix mille", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 4.4-8 ; "De retour à Suse, [Alexandre] épousa Stateira la fille aînée de Darius III, et donna la fille cadette Drypétis à Héphestion. Il persuada aussi ses proches d'épouser les jeunes femmes perses les plus nobles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.107 ; "Séleucos avait un fils, Antiochos, né de la Perse [en réalité Sogdienne] Apamée", Plutarque, Vie de Démétrios 31 ; "Charès, dans le livre X de ses Histoires d'Alexandre, dit : “Après sa victoire sur Darius III, [Alexandre] arrangea des mariages pour lui et ses compagnons d'armes. Pour cela il aménagea quatre-vingt douze couches nuptiales au même endroit. La salle des banquets pouvait contenir cent divans, chacun d'entre eux étant décorés d'ornements nuptiaux en argent d'une valeur de vingt mines, celui d'Alexandre était en or. Au festin qui suivit les noces, il convia tous ses proches, et les installa sur des divans devant lui et les mariés. Il n'oublia pas de traiter avec beaucoup d'affabilité tous les membres de son armée terrestre et navale, les ambassadeurs et les étrangers de passage. La salle était magnifiquement décorée de riches draperies et d'étoffes d'un grand prix, et le sol était jonché des tapis pourpres et cramoisis entrelacés d'or. Cette tente était soutenue par des colonnes de trente pieds de haut, en or, en argent et incrustées de pierres précieuses. Des tentures brodées d'or la fermaient, représentant des animaux, dont les extrémités se terminaient par des tringles dorées et argentées. L'enceinte mesurait au moins quatre stades. A chaque mariage célébré, et à chaque libation versée, la trompette sonna, de sorte que l'armée fut informée de tout ce qui se passait. Ces noces durèrent cinq jours, et une foule de barbares et de Grecs furent de service : les jongleurs indiens furent particulièrement appréciés, de même que Skymnos de Tarente, Philistidès de Syracuse et Héraclite de Mytilène, on écouta avec beaucoup d'émotion le récital donné par le rhapsode Alexis de Tarente, des citharèdes virtuoses furent aussi sollicités tels Cratinos de Méthymna, Aristonymos d'Athènes et Athénodoros de Téos, d'autres citharèdes encore comme Héraclite de Tarente et Aristocratès de Thèbes, tandis que les aulètes Denys d'Héraclée et Hyperbolos de Cyzique interprétèrent des hymnes pythiens, puis vinrent les choristes, parmi lesquels Timothéos, Phrynichos, Kaphisias, Diophantos et Euios de Chalcis. Lors de ces festivités, la foule qu'on appelait ordinairement “dionysokolake” ["dionusokÒlakej/flatteurs de Dionysos"] fut renommée “alexandrokolake” ["alexandrokÒlakej/flatteurs d'Alexandre"], en référence aux présents multiples et fastueux que leur prodigua le roi. Des pièces furent également jouées par d'éminents tragédiens comme Thessalos, Athénodoros et Aristocritos, et par les comiques Lycon, Phormion et Ariston. Le génial harpiste Phasimélos participa aussi. Le coût des couronnes apportées par les ambassadeurs et autres délégations furent évaluées à quinze mille talents”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.54 ; "Après avoir vaincu Darius III, Alexandre célébra soigneusement ses noces et celles de plusieurs de ses Amis. Les nouveaux époux étaient quatre-vingt-dix, on prépara autant de couches nuptiales. Dans le lieu destiné pour le banquet une centaine de tables furent dressés, dont les pieds étaient en argent, celle du roi avait des pieds en or, toutes étaient recouvertes d'une nappe pourpre ornée de diverses couleurs, œuvres précieuses tressées par les barbares. Alexandre admit à sa table quelques étrangers qui lui étaient attachés par lien d'hospitalité, il les plaça face à lui. Tous les soldats, fantassins et cavaliers, et tous les marins eurent des tables dans le vestibule du palais, ainsi que les Grecs de la Cour ou représentants des cités ou voyageurs. Les repas se déroulèrent au son des trompettes : on sonnait un air pour assembler les convives, et un air différent pour annoncer la sortie de table. Les fêtes durèrent cinq jours consécutifs. Alexandre y avait appelé des musiciens, grand nombre d'acteurs comiques et tragiques, et des bateleurs indiens plus adroits que ceux des autres peuples", Elien, Histoires diverses VIII.7). Parallèlement à ces mariages, Alexandre récompense ses officiers les plus méritants, en particulier Léonnatos qui lui a sauvé la vie en Inde et écrasé les rebelles en Oritie, et Néarque qui a bien conduit la flotte depuis l'Indus jusqu'au Pasitigris/Karoun ("[Alexandre] couronna d'or ceux qui s'étaient distingués par leurs prouesses : Peukestas qui l'avait sauvé en le couvrant de son bouclier [lors de l'assaut contre la cité des Malles/Multan en -325], Léonnatos qui l'avait aussi sauvé dans cette occasion, et qui avait courru tous les dangers en Inde, vaincu les Orites avec le contingent qu'on lui avait laissé, écrasé en bataille les Orites révoltés et leurs voisins, rétabli l'ordre en Oritie par des mesures judicieuses, Néarque qui avait navigué sur la grande mer depuis l'Inde jusqu'à Suse, Onésicrite qui avait piloté le navire amiral, Héphestion et les autres somatophylaques", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 5.4-6 ; "Dans ce lieu [à Suse] Néarque et Léonnatos furent récompensés d'une couronne d'or par Alexandre : Néarque pour l'heureux succès de son expédition navale, Léonnatos pour sa victoire remportée contre les Orites et les barbares voisins des Orites", Arrien, Indica XLII.9) : à travers eux il veut flatter les hommes sous leurs ordres. On note que Cratéros n'est pas dans la liste des officiers récompensés, alors qu'il a conduit un tiers de l'armée à travers le plateau iranien en rétablissant l'ordre alexandrin au passage, c'est une nouvelle preuve de la défiance d'Alexandre envers Cratéros (on note parallèlement que selon Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 5.6 précité, Héphestion reçoit une couronne en or alors que depuis l'Indus il s'est contenté de seconder Alexandre sans accomplir le moindre exploit notable). Sachant que beaucoup maugréent sur la prochaine campagne vers l'Arabie, il achète leur consentement en soldant leurs dettes. En agissant ainsi, en monnayant l'obéissance de ses subalternes sans regarder à la dépense (il sort presque dix mille talents en une fois, selon Diodore de Sicile, Quinte-Curce et Plutarque), il ne fait qu'imiter Harpale, et il instaure une pratique qui deviendra courante chez les Séleucides : contrairement aux Grands Rois de l'ex-Empire perse qui alimentaient de façon permanente et conservaient soigneusement le trésor de Suse comme un gage de leur puissance, les Séleucides imiteront Alexandre à leur tour en puisant dans ce trésor chaque fois qu'ils voudront lever des troupes, ils le dilapideront peu à peu, jusqu'à le vider quand les Romains entreront en scène au IIème siècle av. J.-C. ("[Alexandre] voulut s'acquitter de ses dettes à l'égard de ses soldats. Il demanda pour cela un état de ce qu'il devait à chacun d'eux. Dans un premier temps, peu se manifestèrent, le plus grand nombre craignant que par cette démarche Alexandre cherchait à démasquer les soldats qui dépensaient plus que leur paie. On informa le roi de cette méfiance. Celui-ci blâma la crainte des soldats : “Un roi ne doit jamais manquer de parole à ses sujets, chacun d'eux doit toujours compter sur la parole de son roi”. Il dressa dans le camp des tables chargées d'or. On paya tous les créanciers qui se présentèrent, et on déchira toutes les obligations sans prendre les noms de ceux qui les avaient souscrites. Dès lors on ne douta plus de la parole d'Alexandre, et on lui sut gré de ses libéralités qui s'élevèrent, dit-on, à vingt mille talents", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 5.1-3 ; "A Suse, Alexandre maria tous ses Amis. Lui-même épousa Stateira fille de Darius III. Il offrit aux notables de sa Cour les femmes perses de haute naissance et célébra avec la plus grande magnificence les noces des Macédoniens, qui étaient déjà mariés. On dit que neuf mille convives participèrent à ce festin et qu'il donna à chacun d'eux une coupe d'or pour les libations, avec la même somptuosité il acquitta toutes les dettes des Macédoniens, qui s'élevaient à neuf mille huit cent soixante-dix talents", Plutarque, Vie d'Alexandre 70 ; "Ayant appris que beaucoup [de ses hommes] étaient endettés, [Alexandre] acquitta en une seule journée toutes les sommes qu'ils devaient, soit un total d'un peu moins de dix mille talents", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19). Quinte-Curce précise qu'Alexandre, juste avant cette distribution d'argent, a planifié le licenciement d'un grand nombre de Macédoniens et leur remplacement par des jeunes gens issus de l'ex-Empire perse : il prévoit que cela sera très mal perçu par les Macédoniens, qui se sentiront méprisés, humiliés d'être ainsi déclassés et substitués à des barbares ("Alexandre voulut renvoyer chez eux les soldats qui avaient atteint la limite d'âge, décidé à ne garder en Asie que treize mille fantassins et deux mille cavaliers, estimant que ce maigre effectif serait suffisant pour contrôler l'ensemble du pays avec l'aide des garnisons qu'il avait laissées un peu partout dans les cités qu'il avait fondées, et des colons qui y habitaient et qui n'avaient pas envie de se révolter", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 2.8), c'est pour cette raison qu'il veut les ménager par anticipation, estomper leur colère par l'argent ("[Alexandre] ordonna que chacun déclarât le montant de ses dettes, qu'il savait importantes, même celles contractés pour leurs plaisirs. On crut d'abord que c'était un moyen de distinguer dépensiers et économes, en conséquence personne ne se manifesta pendant un temps. Le roi se douta qu'ils refusaient d'obéir parce qu'ils avaient honte d'avouer qu'ils avaient emprunté de l'argent, il installa donc dix bureaux dans le camp et fit apporter dix mille talents. C'est seulement à ce moment-là qu'ils reconnurent honnêtement leurs dettes. Il resta finalement cent trente talents, ce qui montra à quel point l'armée qui avait battu tant de peuples si riches rapportait d'Asie davantage de gloire que de butin", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 2.9-11). Croyant maîtriser la situation, il convoque à Suse les trente mille jeunes gens issus des provinces orientales de l'ex-Empire perse ayant appris la langue grecque et reçu un entrainement militaire à la macédonienne, dont nous avons parlé à la fin de notre premier alinéa. Ces jeunes gens sont surnommés "Epigones/Ep…gonoi", littéralement "Héritiers" en grec, ils sont principalement d'origine bactrienne et sogdienne, pays où la culture perse est moins enracinée qu'à l'ouest (les Perses, qui se sont développés dans l'ouest du plateau iranien depuis l'ère mycénienne, ne sont présents à l'est que depuis deux siècles, depuis la conquête de Cyrus II), donc plus réceptifs à une culture étrangère, en l'occurrence grecque, qui les aidera à s'émanciper contre les Perses et contre les Indiens. Alexandre pense qu'ils sont prêts à le suivre dans une nouvelle campagne en Inde, avec les Macédoniens qu'il n'aura pas licenciés et qui accepteront de se mélanger à eux. L'arrivée de ces trente mille Epigones est insupportable aux yeux des vétérans macédoniens : ils ont entrepris la guerre en -334 pour helléniser les barbares, non pas pour barbariser la Grèce, or c'est exactement ce que fait Alexandre, après l'adoption des rituels perses, l'affaire de la proskynèse, la clémence envers les vaincus (le Sogdien Oxyartès maintenu à son poste et même devenu satrape de Bactriane, l'Indien Poros maintenu à son poste et même devenu roi des trois cinquièmes du Penjab), et maintenant l'obligation de s'accoupler avec des captives pour engendrer des bâtards, et la relégation des guerriers macédoniens en maisons de vieux, et la glorification de puceaux à peau basanée comme hérauts du nouvel empire, et demain ? le pagne égyptien comme nouvel habit national à Sparte ? l'araméen pour remplacer l'attique à Athènes ? un monument à Thèbes à la gloire du Sogdien Spitaménès pour abaisser la gloire d'Epaminondas ? l'eunuque Bagoas à la tête de Pella pour ringardiser la virilité d'Archélaos jadis et de Philippe II naguère ? Trop, c'est trop ("Les satrapes des pays vaincus et les dignitaires des cités fondées par Alexandre vinrent lui apporter trente mille jeunes gens dans la fleur de leur printemps, appelés “Epigones” par Alexandre, qui portaient les armes macédoniennes et s'entrainaient comme les Macédoniens. Les Macédoniens virent d'un mauvais œil leur arrivée en pensant qu'Alexandre cherchait par ce moyen à se débarrasser de ses vieux soldats, après s'être couvert de honte en revêtant la robe longue et traînante des Mèdes et les avoir contraints à la noce célébrée avec l'éclat et à la manière des Perses", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 6.1-2 ; "Trente mille jeunes Perses arrivèrent à Suse, sélectionnés pour leur apparence et leur force par un ordre royal, ayant reçu une longue éducation et un entrainement militaire, dotés d'un riche et complet équipement macédonien. Ils établirent leur camp devant la cité. Après avoir démontré leur aptitude au combat, le roi leur offrit une récompence exceptionnelle ; les Macédoniens ayant refusé de franchir le Gange [lapsus de Diodore de Sicile : en réalité, les Macédoniens ont refusé de franchir l'Hyphase et de marcher vers le Gange], et le ridiculisant souvent en public pour sa prétention à descendre d'Ammon, Alexandre instaura ce corps de Perses jeunes et homogènes comme un contrepoids à la phalange macédonienne", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.107 ; "[Alexandre] avait confié trente mille enfants perses à des maîtres chargés de les exercer et les instruire, à son retour il les retrouva forts et robustes, bien formés, adroits et agiles dans tous les domaines. Alexandre en fut ravi. Mais les Macédoniens craignirent que son affection pour ces jeunes gens le rendît indifférent envers eux, ils se lamentèrent. Quand il voulut renvoyer vers la mer [Méditerranée] ceux d'entre eux qui étaient affaiblis ou blessés, ils se plaignirent que le roi les injuriait et les méprisait. ‟Après nous avoir utilisé comme il voulait, dirent-ils, il nous renvoie aujourd'hui de façon ignominieuse, il nous rejette à notre patrie et à nos parents dans un état très différent de celui où il nous a pris. Qu'il congédie donc tous les autres, les Macédoniens ne lui servent plus à rien puisqu'il a désormais des jeunes et beaux danseurs près de lui pour conquérir la terre entière !”", Plutarque, Vie d'Alexandre 71 ; nous ne retenons pas Justin qui, seul parmi les auteurs anciens, confond les Epigones, enfants barbares recrutés dans l'est du plateau iranien avant -324, avec les enfants gréco-barbares nés des mariages de Suse après -324 ["[Alexandre] incita ses soldats à épouser les captives qu'ils aimaient, il espérait estomper en eux le souvenir de leur patrie et le désir de la revoir, et y substituer un nouveau foyer au sein de son camp en adoucissant leurs fatigues par les charmes d'une nouvelle union. Il calculait par ailleurs que ses nouvelles recrues permettraient d'arrêter de vider la Macédoine, qu'en remplaçant ses vétérans par des fils élèves de leurs pères employés sur le lieu de leur naissance ceux-ci combattraient en même temps pour leur école et pour leur berceau. L'usage subsista sous les successeurs d'Alexandre. Il assura l'instruction de ces enfants, et plus tard il leur fournit des armes et des chevaux, il donna aux pères des récompenses en proportion du nombre de leurs fils, la solde des pères morts en bataille fut laissée aux fils orphelins, et des expéditions continuelles formèrent les jeunes gens à l'art de la guerre. Endurcis aux dangers et aux fatigues dès l'âge le plus tendre, ils devinrent des guerriers invincibles, leur camp fut leur unique patrie, et chaque combat leur apporta la victoire. Cette génération guerrière fut appelée ‟les Epigones”", Justin, Histoire XII.4]). Alexandre désirait arranger les choses, il les a aggravées. L'exaspération mutuelle mue en une hostilité sourde réciproque. De part et d'autre, on se tait en public, mais on rumine en secret. On quitte Suse la boule au ventre. On descend l'"Eulaios/EÙla‹oj", aujourd'hui le Karkheh, qui à l'époque est en même temps un fleuve et une rivière puisque son embouchure est partagé entre un bras qui conduit directement à la mer et un canal qui le relie au fleuve Tigre (au cours des siècles ce canal captera toutes les eaux au détriment du bras, transformant l'Eulaios/Karkheh en affluent du Tigre). Alexandre passe par le bras, le gros de la flotte passe par le canal, tandis qu'Héphestion traverse les terres avec les fantassins ("Alexandre ordonna à Héphestion de conduire le gros des fantassins jusqu'au golfe Persique. Lui-même quitta la Susiane en s'embarquant sur la flotte avec les hypaspistes, l'Agéma, quelques cavaliers parmi les hétaires, il gagna la mer en descendant le fleuve Eulaios. Il laissa la majorité des navires, et ceux endommagés, peu avant son embouchure : avec les plus rapides il gagna la mer puis l'embouchure du Tigre, les autres empruntèrent le canal reliant l'Eulaios au Tigre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 1-2). Puis Alexandre remonte le Tigre et retrouve le gros de la flotte et les fantassins au confluent. Tous remontent le Tigre pour gagner Opis (aujourd'hui le site archéologique de tell al-Mujailat dans la banlieue sud-est de Bagdad en Irak, 33°10'53"N 44°41'56"E ; "Alexandre longea la côte perse entre l'Eulaios et le Tigre, puis il remonta le Tigre jusqu'à l'endroit où Héphestion, campé sur ses bords, l'attendait avec le reste de l'armée. Il continua sa navigation vers Opis située près du Tigre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 7.6). Arrien dit qu'au cours de sa remontée du Tigre vers Opis, Alexandre détruit des mystérieuses structures qu'il assimile à des remparts que les Perses auraient dressés afin de gêner d'éventuels envahisseurs en provenance du golfe Arabo-persique ("Pendant sa remontée [sur le fleuve Tigre], [Alexandre] détruisit tous les barrages que les Perses, piètres marins, avaient construits pour se prémunir d'une éventuelle attaque par mer et empêcher leurs ennemis de naviguer sur le fleuve", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 7.7). La propagande alexandrine ultérieure voit ces destructions de soi-disant fortifications défensives comme l'ouverture de la Mésopotamie, et de l'Europe par prolongement, à l'Inde, le dernier acte de la grande geste alexandrine unissant l'Orient et l'Occident. En réalité, ces structures ne sont pas des remparts dressés contre d'éventuels envahisseurs en provenance du golfe Arabo-persique, mais des simples barrages retenant les eaux du Tigre pour irriguer les terres en amont. Comme ceux des autres cours d'eau en Mésopotamie, les barrages du Tigre sont équipés d'une ouverture amovible en leur centre pour laisser passer les petits bateaux, or les navires qu'Alexandre conduit vers Opis sont trop larges pour passer par cette ouverture, il est donc contraint de détruire les barrages, et, parce que ces destructions ne cadrent pas avec l'image bienveillante qu'il veut donner aux autochtones et à la postérité, il assimile ces barrages mésopotamiens à des remparts perses contraignant les habitants à vivre comme dans une prison, coupés du reste du monde. On campe dans une région non localisée appelée "Kares/K£rai" près d'Opis ("[Alexandre] quitta Suse avec son armée et s'avança jusqu'au Tigre, qu'il franchit pour aller établir son camp près des petits bourgs ["kèmai"] appelés ‟Kares”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.10). Alexandre monte sur une estrade. Il déclare laisser libres ceux qui souhaitent rentrer en Grèce, et promet de combler de cadeaux ceux qui resteront avec lui pour partager son projet de métissage et de nouvelles conquêtes ("A Opis, Alexandre rassembla les Macédoniens pour leur annoncer sa volonté de laisser librement repartir tous ceux que l'âge ou les blessures rendaient inaptes au combat, et de combler de bienfaits ceux qui resteraient auprès de lui au point de provoquer la jalousie de ceux qui se seraient retirés et l'enthousiasme des autres Macédoniens souhaitant continuer à partager avec lui la gloire de nouveaux grands travaux", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 8.1). La mésentente larvée dégénère en affrontement. Ce discours est l'étincelle qui allume la mèche. Il s'agit clairement d'un ultimatum : "Vous êtes avec moi, ou contre moi". Des cris se répandent dans la troupe, qui décide de faire la grève de la guerre : on refuse de retourner en Grèce dans de telles conditions, et on refuse de continuer à avancer ("Quand ils apprirent que certains rentreraient chez eux et que d'autres resteraient, on crut qu'Alexandre voulait s'installer en Asie comme souverain. Les soldats, pris de frénésie, ne respectèrent plus rien, ils remplirent le camp de leurs protestations, s'en prirent au roi avec plus de violence que jamais et, montrant leurs visages couturés de cicatrices et leurs cheveux blancs, demandèrent que tout le monde fût libéré. Rien ne les arrêta, ni les reproches de leurs chefs, ni le respect qu'ils devaient au roi : quand celui-ci voulut prendre la parole, ils couvrirent sa voix, l'apostrophèrent brutalement dans leur langage de soldats, ne se gênant pas d'affirmer qu'ils ne partiraient de là que pour rentrer chez eux. Le silence ne revint que quand ils crurent que le roi était sur le point de céder", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 2.12-14). Alexandre devient furieux. Il arrête treize meneurs macédoniens, qu'il condamne à mort immédiatement ("Conçue pour plaire aux Macédoniens, la déclaration d'Alexandre fut interprétée comme une expression de mépris. Tous s'indignèrent et s'enflammèrent à l'idée qu'il n'avait plus confiance dans leur capacité de combattre. On renouvela à cette occasion tous les anciens reproches : son adoption des mœurs et du vêtement des Perses, les armes macédoniennes données aux Epigones barbares, l'introduction de cavaliers étrangers dans les escadrons des hétaires. On cria : “Dans ces conditions, nous voulons tous être licenciés, et que le dieu dont tu prétends descendre vienne seul combattre à tes côtés !”, en faisant allusion au dieu Ammon. A ces mots, Alexandre devint furieux, ne supportant pas qu'on lui résistât en général, plus encore depuis qu'il avait asservi les barbares, et n'étant plus capable de se modérer à l'encontre des Macédoniens. Il se précipita de son siège et ordonna aux hypaspistes qui l'entouraient d'arrêter les chefs de l'émeute, qu'il désigna lui-même. Treize furent arrêtés et traînés aussitôt au supplice", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 8.2-3 ; "Mais les Macédoniens restés avec lui refusaient d'obéir et multipliaient les invectives dans les assemblées. Furieux, il descendit seul de l'estrade et livra de ses propres mains aux bourreaux, pour les châtier, les principaux responsables de la sédition", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19), il s'emporte contre les soldats dans leur ensemble ("Je voulais renvoyer dans leurs foyers tous ceux qui ne sont plus en état de servir, comblés de tant d'honneurs et de richesses que leurs concitoyens auraient porté envie à leur félicité, et voilà que vous demandez tous à partir. Eh bien, partez ! Allez annoncer que votre roi Alexandre, après avoir soumis les Perses, les Mèdes, les Bactriens, les Saces, les Uxiens, les Arachosiens, les Drangiens, les Parthes, les Chorasmiens, les Hyrcaniens jusqu'à la grande mer, après avoir franchi le Caucase, les portes Caspiennes, l'Ochos, le Tanaïs, l'Indus que seul Dionysos avait traversé, l'Hydaspe, l'Akésinès, l'Hydraotès, qui aurait passé l'Hyphase si vous n'aviez pas refusé de le suivre, qui s'est baigné dans la grande mer par les deux embouchures de l'Indus, qui s'est enfoncé dans les déserts de Gédrosie d'où personne jusqu'alors n'avait réussi à sortir une armée, qui après avoir soumis au passage la Carmanie et le pays des Orites a transporté sa flotte depuis l'Indus jusqu'au centre de la Perse, a été abandonné par vous finalement, et a succombé aux barbares qu'il avait vaincus. Annoncez cela à vos concitoyens : quelle gloire vous obtiendrez auprès des hommes, et quel mérite auprès des dieux !", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 10.5-6 ; "“Vous êtes pressés de repartir en Europe en abandonnant votre roi alors que la plupart d'entre vous n'auraient même pas eu de quoi vivre pendant le voyage si je n'avais pas payé vos dettes sur le butin rapporté d'Asie. Après avoir englouti les trésors des peuples vaincus, n'avez-vous pas honte de vouloir retrouver votre femme et vos enfants alors que peu parmi vous sont capables de montrer le gain de la victoire, puisque sans même attendre la date de démobilisation certains d'entre vous ont déjà mis leurs armes en gage ? Eh bien ! Je me séparerai donc de mes bons soldats et des filles qui vivent avec eux et dilapident le peu d'argent qui leur reste. La voie est libre, si vous voulez partir, déguerpissez au plus vite : j'utiliserai des Perses pour protéger votre fuite ! Je ne retiens personne : libérez-moi de votre présence, je vous rends à la vie civile, race d'ingrats ! Vos parents et vos enfants seront fiers de vous accueillir quand vous reviendrez sans votre roi, ils marcheront à la rencontre des traîtres que vous êtes ! Oui, votre départ me comblera de joie, et vous serez bien punis en voyant les faveurs et les privilèges que j'accorderai partout où j'irai à ceux que vous me laisserez en partant ! Vous saurez bientôt ce que vaut une armée privée de son roi, et à quel point vous avez besoin de moi !” Il descendit brusquement de l'estrade en grinçant des dents et se mêla à la foule des soldats. Il en arrêta treize d'entre eux qui s'étaient signalés par la virulence de leurs propos : ils suivirent les gardes sans même oser se défendre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 2.25-30), puis il s'enferme dans sa tente, où il reste pendant trois jours ("Il se précipita dans sa tente, et refusa pendant deux jours de voir ses plus intimes amis, et même de prendre soin de sa personne", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 11.1). Les soldats sont effrayés par l'exécution de leurs treize camarades ("La peur laissa sans réaction les hommes qui manifestaient leur opposition un instant plus tôt. Ils regardèrent emmener leurs camarades qui n'étaient pas plus coupables qu'eux : que leur frayeur fut causée par le titre de roi qu'on vénère toujours à l'égal des dieux dans les pays monarchiques, ou par la fermenté de celui qui imposait toujours sa volonté avec autorité, ils demeurèrent dans une passivité totale. Aucune révolte n'eut lieu quand ils apprirent dans la soirée que leurs camarades avaient été exécutés, au contraire chacun résolut d'obéir aux ordres avec plus d'applications et de zèle que jamais", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 3.1-4). Quand Alexandre ressort de sa tente après bout de trois jours, il enfonce le clou : il ne cherche pas à se réconcilier avec les Grecs, au contraire il s'adresse aux chefs des Perses et des autres barbares en boudant les Grecs, pour bien signifier qu'il est le roi et que c'est lui qui commande ("Le lendemain, [les Macédoniens] furent exclus de la réunion à laquelle les soldats d'Asie étaient conviés : ils poussèrent un tel cri de douleur qu'on l'entendit dans tout le camp, en déclarant qu'ils mourraient tous si la colère du roi persistait. Ce dernier non seulement ne revint pas sur sa décision, mais encore il consigna les Macédoniens à l'intérieur du camp. Il rassembla le plus grand nombre de soldats étrangers, et leur déclara via un interprète : “Je suis passé d'Europe en Asie dans l'espoir de ranger sous mon autorité beaucoup de peuples illustres et un grand nombre d'individus. Je n'ai pas regretté d'avoir cru en leur réputation, et j'ai constaté qu'à leurs qualités s'ajoutent la bravoure et un dévouement total à la monarchie. Je pensais que le luxe vous avait dissous dans la voie du plaisir, mais j'ai pu mesurer à quel point vous êtes vaillants physiquement et moralement, vous supportez les tâches de la vie militaire avec le même courage, et votre loyauté n'a rien à envier à votre bravoure. […] J'ai recruté des jeunes soldats parmi vous et les ai incorporés dans mes propres troupes. Vous avez le même équipement et les mêmes armes mais vous êtes infiniment plus dociles et disciplinés. Voilà pourquoi j'ai épousé [Roxane] la fille du Perse [en réalité Sogdien] Oxyartès captive et accepté de reconnaître ses enfants, puis plus tard épousé la fille de Darius III, pour accroître ma descendance et encourager mes Amis les plus chers à avoir également des enfants avec des captives afin d'effacer par ce lien sacré toute différence entre vainqueurs et vaincus. Considérez-vous donc comme mes enfants, non comme des soldats venus grossir mes effectifs”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 3.5-13). Muets dans un premier temps, les soldats grecs calculent que si Alexandre s'allie avec les barbares ils se retrouveront seuls en Asie, sans guides, comme Xénophon et les Dix Mille jadis, ils se résignent raisonnablement à se soumettre, à revenir sur leur tentation de déserter massivement. Alexandre se laisse attendrir. On accepte collégialement de réduire la tension ("Le troisième jour, ayant convoqué les notables perses, il leur partagea le commandement de ses troupes, n'accordant la faveur de l'embrasser qu'à ceux qui lui étaient restés fidèles. Les Macédoniens furent ébranlés et stupéfaits dans un premier temps, et gardèrent le silence. Aucun d'entre eux n'avait suivi Alexandre, à l'exception des hétaires et des somatophylaques. Ils ne savaient pas s'ils devaient parler, se taire, partir ou demeurer. Mais lorsqu'ils constatèrent sa résolution à l'égard des Perses, qu'ils le virent leur donner des commandements, mélanger les barbares avec la troupe au point qu'on compta bientôt davantage de Perses que de Grecs dans les rangs des hétaires à pied et à cheval, dans ceux des argyraspides et de l'Agéma, ils ne purent se retenir : ils se précipitèrent en bloc vers la tente d'Alexandre, jetèrent sur le seuil leurs armes comme des suppliants, et se tenant près de l'entrée ils crièrent leur désir qu'on les introduisît pour livrer les auteurs de la sédition, et leur résolution à rester là jour et nuit jusqu'à temps de toucher le cœur d'Alexandre. Le roi s'avança alors. A l'aspect de leur humiliation et de leur douleur, touché de leur désolation profonde, il mêla ses larmes aux leurs. Il allait parler, lorsque Callinès, aussi recommandable par son âge que par le rang qu'il occupait à la tête des hétaires, prit la parole : “Tu affliges les Macédoniens, ô roi, en t'alliant aux Perses, en disant que les Perses sont ta famille, en permettant à certains Perses de t'embrasser, honneur que tu refuses à des Macédoniens”. Alexandre l'interrompit : “Vous serez tous mes semblables, ma famille, je ne vous considérerai plus autrement”. A ces mots, Callinès s'approcha et l'embrassa. Plusieurs Macédoniens imitèrent son exemple, tous reprirent leurs armes et s'en retournèrent en criant et en chantant leur joie", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 11.1-7 ; "Irrité de ces plaintes [des Macédoniens], Alexandre leur adressa les plus vifs reproches, les chassa, confia la garde de sa personne aux Perses, choisit parmi eux ses auxiliaires et ses hérauts. Quand les Macédoniens le virent entouré de ces étrangers alors qu'eux étaient rejetés et méprisés, ils se sentirent humiliés. Ils délibérèrent, convinrent que le dépit et la jalousie les rendaient presque fous. Finalement ils se rendirent à l'entrée de sa tente sans armes et en simple chiton, ils poussèrent des cris et des gémissements, et se livrèrent à la justice du roi en le priant de les traiter comme des méchants et des ingrats. Bien qu'adouci par ces témoignages de repentir, Alexandre refusa de les recevoir. Ils passèrent deux jours et deux nuits devant sa tente, déplorant leur malheur et le reconnaissant comme leur maître. Il sortit le troisième jour, et, attendri par l'humiliation où il les vit, pleura longtemps avec eux, les réprimanda avec douceur, et après un discours plein d'humanité il congédia ceux qui étaient hors service en les comblant de présents. Il écrivit à Antipatros pour qu'il leur réservât les premières places dans les jeux et au théâtre, avec des couronnes sur la tête, il ordonna aussi que les enfants des morts à la guerre reçussent immédiatement la solde de leurs pères", Plutarque, Vie d'Alexandre 71 ; "Comme la mésentente persistait [entre lui et les Macédoniens], [Alexandre] nomma des officiers parmi l'élite perse et les promut aux plus hauts grades. Alors les Macédoniens changèrent leur position, en larmes ils implorèrent longuement Alexandre. Ils peinèrent à le persuader de se réconcilier avec eux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19 ; "Quand Alexandre fut maître de l'Asie, les Macédoniens devinrent insolents et importuns, voulant obtenir tout obtenir de lui par force. Ne les supportant plus, il leur ordonna de se mettre d'un côté, et rangea les Perses de l'autre côté. Face aux deux groupes séparés, il déclara : ‟Macédoniens, choisissez qui vous voulez parmi vous pour vous commander, moi je commanderai les Perses. Si vous âtes vainqueurs je ferai tout ce que vous m'ordonnerez, mais si vous êtes vaincus vous aurez la preuve que vous ne pouvez rien sans moi et vous vous tiendrez tranquilles”. Ce propos hardi étonna les Macédoniens, qui se calmèrent", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.7). Ayant ainsi rétabli brutalement son autorité, Alexandre peut appliquer sa décision initiale : renvoyer les vétérans trop âgés ou trop blessés ou trop récalcitrants vers la Grèce pour ne garder que ses hommes les plus dévoués. Pour contrebalancer l'aigreur de ces vétérans à être éjectés aussi froidement et leur éventuelle tentation de se rebeller en s'appuyant sur les Athéniens récemment inquiétés par l'affaire Harpale, il décrète l'obligation pour les cités d'accueillir les mercenaires licenciés qui errent un peu partout en Grèce et en Anatolie, ce décret permet à la fois de mesurer le degré de soumission des cités - en particulier d'Athènes - et de redonner un objectif stable aux mercenaires en favorisant leur retour dans leurs patries respectives, où ils serviront de contrepoids aux vétérans. Le décret est proclamé à Olympie à l'occasion des cent quatorzième Jeux olympiques de l'été -324 ("Peu de temps avant sa mort, Alexandre avait résolu de renvoyer dans leurs foyers tous les bannis grecs, pour sa propre gloire autant que pour installer dans chaque cité des partisans dévoués et toujours prêts à réprimer les révoltes. A l'occasion des Jeux olympiques [de l'été -324], il envoya en Grèce Nicanor de Stagire avec un décret sur le retour des bannis. Nicanor devait communiquer ce décret à la foule rassemblée à l'occasion des Jeux, via le héraut vainqueur. Cela fut fait. Le héraut lut le décret : ‟Du roi Alexandre aux bannis des cités grecques. Je n'ai pas provoqué votre exil, mais je serai la cause de votre retour dans votre patrie, à l'exception des sacrilèges. J'ai écrit à Antipatros sur le sujet afin qu'il force les cités qui rechignent à recevoir leurs bannis”. Cette proclamation fut accueillie par les bruyants applaudissements de la foule rassemblée, qui loua joyeusement la générosité du roi. Plus de vingt mille bannis étaient présents aux cérémonies. La plupart des Grecs accueillirent leurs bannis, mais les Etoliens et les Athéniens furent très mécontents. Les Etoliens craignaient les représailles des gens d'Oeniada qu'ils avaient chassés de leur patrie, or selon le décret royal ce n'était pas les fils d'Oeniada qui se chargeaient de cette vengeance mais Alexandre lui-même. Les Athéniens quant à eux refusaient de restituer l'île de Samos qu'ils s'étaient partagée. N'étant pas assez forts pour résister aux troupes du roi, ils se tinrent tranquilles, en attendant une occasion qui ne tarda pas à se présenter [le décès d'Alexandre au printemps -323, moins d'un an après la publication du décret sur le retour des bannis]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.8 ; "A l'occasion des Jeux olympiques [de l'été -324], Alexandre proclama à Olympie que tous les exilés pouvaient rentrer dans leur patrie, sauf les sacrilèges et les meurtriers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19 ; "[Alexandre] ordonna le retour de tous les bannis dans les cités grecques d'où ils avaient été chassés, sauf ceux qui avaient sur les mains le sang de leurs concitoyens. Les Grecs se soumirent à cette directive, même s'ils estimèrent que c'était une atteinte à leurs institutions, et rendirent aux anciens condamnés ce qui restait de leurs biens. Seuls les Athéniens, revendiquant leur liberté au nom de toute la Grèce, refusèrent ce retour massif de leurs opposants et dissidents, ayant l'habitude d'obéir non à la volonté des rois mais aux lois de leur pays", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 2.4-6 ; "Le sophiste Théocrite [de Chio] fut puni sévèrement pour sa franchise. Alexandre avait ordonné aux peuples de la Grèce de préparer pour son retour des manteaux de pourpre, qu'il désirait offrir aux dieux en remerciement de ses victoires contre les barbares. Les Grecs furent contraints de lever un impôt pour cela : ‟Je ne comprenais pas ce qu'Homère entendait par ‟mort pourpre” [Iliade V.83], dit Théocrite, maintenant je comprends”. Ce propos lui attira la haine d'Alexandre", Plutarque, Sur l'éducation des enfants 14), il est attesté archéologiquement par la copie retrouvée à Tégée consignée sous la référence 306 dans la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum de Wilhelm Dittenberger. Précision importante : Cratéros est chargé de conduire cette masse de soldats hors service vers la Grèce, accompagné de Polyperchon ("Alexandre licencia alors dix mille Macédoniens que leur âge ou leurs blessures rendaient inaptes aux combats, en leur accordant un talent en plus de leur paie et de la somme nécessaire pour leur voyage, et en exigeant que les enfants qu'ils avaient eus de leurs épouses asiatiques restassent pour éviter le trouble que la présence de ces étrangers pourrait exciter dans leur famille en Grèce. Il promit de donner à ces enfants une éducation à la macédonienne, incluant un entraînement militaire, et de les amener lui-même en Macédoine pour les rendre à leurs parents dès qu'ils en auraient atteint l'âge. Telles furent ses promesses pour l'avenir. Pour le présent, en gage de sa bienveillante, il voulut que Cratéros, le plus fidèle de ses amis qu'il chérissait à l'égal de lui-même, commandât et assurât leur retour. Il leur dit adieu et les embrassa, les larmes se confondirent. Cratéros devait prendre le gouvernement de la Macédoine, de la Thrace et de la Thessalie, et maintenir la liberté de la Grèce, accompagné de Polyperchon pour le remplacer au cas où sa santé fragile l'indisposerait", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 12.1-4). Deux raisons expliquent ce choix. D'abord, Alexandre veut que Cratéros remplace le vieil Antipatros, qui régente la Grèce depuis -334, et qui apparaît aux yeux de tous les Grecs comme le gouverneur inamovible de la Macédoine après ses succès militaires (rappelons qu'Antipatros a écrasé les Spartiates en -331, et il a contenu le soulèvement des Thraces après la mort de son lieutenant Zopyrion). Cette position patriarcale d'Antipatros agace Alexandre, en même temps qu'elle agace la reine-mère Olympias ("Une rumeur obscure circulait chez ceux qui interprètent les affaires des rois, surtout quand elles sont secrètes, et qui déforment le vraisemblable dans le sens du pire, poussés par leurs propres conjectures et par leur malice : Alexandre aurait cédé aux calomnies d'Olympias contre Antipatros, en conséquence il voulait l'écarter de Macédoine. La vérité est peut-être qu'Alexandre, loin d'injurier Antipatros, voulait simplement le soustraire aux conséquences désagréables d'une rupture annoncée. Le roi recevait souvent des lettres dans lesquelles Antipatros se plaignait de l'arrogance, de l'aigreur et de l'indiscrétion choquante de la veuve de Philippe II, au point de laisser un jour échapper ce mot : “Elle me taxe cher son loyer de dix mois”. Olympias de son côté dépeignait Antipatros comme un despote enorgueilli par sa situation, ayant oublié l'auteur de sa nomination et prétendant au premier rang en Macédoine et en Grèce. Ce discours éveilla naturellement la crainte d'Alexandre de voir sa domination remise en cause. Cependant on ne rapporte aucune parole ni aucun acte portant à croire qu'il n'avait plus pour Antipatros les mêmes sentiments que par le passé", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 12.5-7 ; "Antipatros, stratège d'Europe, était en conflit contre Olympias la mère du roi. D'abord il méprisa ses calomnies parce qu'Alexandre n'y prêtait pas attention. Mais par la suite, leur haine réciproque s'accroissant, le roi manifesta plusieurs fois sa colère contre Antipatros, parce qu'il voulait faire plaisir à sa mère et par piété envers le dieu. On dit aussi que l'exécution de Philotas et de Parménion effrayaient les Amis du roi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.118). Cratéros est le seul membre de l'entourage d'Alexandre ayant l'ascendant nécessaire pour contrer l'autorité d'Antipatros. Naturellement, ce dernier n'est pas réjoui de l'arrivée de Cratéros et des vétérans : ancien compagnon d'armes de Philippe II, Antipatros se souvient que Parménion, autre compagnon d'armes de Philippe II, a fini assassiné sous un prétexte bidon, et il veut éviter le même sort. Pour essayer de calmer Alexandre, il lui envoie son fils Cassandre, que nous retrouverons bientôt à Babylone. Une autre motivation a justifié le choix d'Alexandre : la proximité entre Antipatros et Aristote. Nous avons vu précédemment qu'Alexandre s'est grandement démarqué de son ancien précepteur, qu'il voit désormais comme un adversaire, ou du moins comme le principal obstacle intellectuel à son projet communiste mondial (Aristote est très critique sur la prétention de son ancien élève à égaler les dieux : "Aristote écrivit à Antipatros qu'Alexandre n'avait aucune légitimité à se croire grand parce qu'il possédait un vaste empire, tout homme connaissant les desseins divins pouvait y prétendre à plus juste titre", Plutarque, Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu 78d), or on apprend qu'Aristote, dans son testament rédigé en -322 et cité par Diogène Laërce, a désigné Antipatros comme exécuteur testamentaire. Autrement dit, en abaissant Antipatros, Alexandre veut abaisser aussi Aristote ("Je rapporte le testament [d'Aristote] que j'ai eu entre les mains : ‟Je suis en bonne santé, néanmoins par précaution voici mes volontés. Je désigne Antipatros exécuteur général, sans restriction. En attendant le mariage de Nicanor [alias "Nicanor de Stagire" chargé de lire le décret d'Alexandre sur le retour des bannis à Olympie en été -324 selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.8 précité ? ou "Nicanor frère de Cassandre", autrement dit le fils cadet d'Antipatros qui sera assassiné en -317 par Olympias selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.11 ?] avec ma fille, je désigne comme curateurs de mes enfants et d'Herpyllis [ancienne fille de joie à la Cour d'Hermias tyran d'Atarnée, nous renvoyons ici encore à notre paragraphe introductif], ainsi que pour administrateurs des biens que je laisse, Aristoménès, Timarque, Hipparque, Diotelès et Théophraste s'ils acceptent cette charge. Quand ma fille sera nubile, on la mariera à Nicanor. Si elle meurt avant son mariage ou sans avoir d'enfants (que les dieux la préservent et détournent ce malheur), je laisse Nicanor libre de disposer de mon fils et de mes biens au mieux pour lui et pour moi. Il prendra soin également du fils et de la fille de Nicomachos [fils d'Aristote et d'Herpyllis], veillera à tous leurs intérêts comme un père et un frère. Si Nicanor meurt (ce que je refuse d'imaginer) avant d'épouser ma fille ou sans avoir d'enfants, son testament sera effectif s'il en a réalisé un, s'il n'en a pas réalisé Théophraste pourra épouser ma fille et substituer ses droits à ceux de Nicanor, sinon les tuteurs en accord avec Antipatros prendront les mesures qu'ils jugeront les plus favorables pour mon fils et ma fille. En souvenir de moi les tuteurs et Nicanor veilleront sur Herpyllis, qui m'a donné des preuves nombreuses d'affection, et sur tout le reste. Si elle veut se remarier, que celui qu'elle épousera ne soit pas indigne de moi. On lui donnera, indépendamment de ce qu'elle a déjà reçu, un talent d'argent prélevé sur ce que je laisse, trois servantes si elle le veut, en supplément de celle qu'elle a déjà, et le jeune Pyrrhos. Si elle désire demeurer à Chalcis [indication prouvant que le présent testament est rédigé à Chalcis, où Aristote s'exile en -322 juste avant sa mort], elle logera dans la maison à côté du jardin. Si elle préfère Stagire, elle habitera la maison de mes pères. Quelle que soit le lieu qu'elle choisira, les tuteurs la meubleront d'une manière convenable et selon ses goûts. Nicanor s'assurera que le jeune Myrmex sera reconduit à ses parents avec tout ce qu'il a reçu de moi, dans un état convenable. Ambracis sera affranchie quand ma fille sera mariée, on lui donnera cinq cents drachmes avec sa servante actuelle. A Thalé on donnera la jeune esclave que je lui ai achetée, mille drachmes et une autre jeune esclave. On donnera à Simon l'argent nécessaire pour acheter un garçon, en supplément du garçon qu'il a déjà acheté. Tychon sera affranchi quand ma fille sera mariée, ainsi que Philon, Olympios et son fils. Les enfants de mes esclaves ne seront pas vendus, ils serviront mes héritiers, et ils seront affranchis à condition de le mériter quand ils seront adultes. Les statues que j'ai commandées à Gryllion seront installées dès qu'elles seront terminées, ainsi que celles que je comptais lui commander représentant Nicanor et Proxène, et la mère de Nicanor. On installera celle d'Arimnestos, qui est achevée : il n'a pas laissé d'enfants et je désire qu'un monument conserve son souvenir. La statue de ma mère sera consacrée à Déméter à Némée ou ailleurs. Quel que soit le lieu retenu pour mon tombeau, on y déposera les restes de Pythias, selon sa volonté. Enfin, Nicanor se chargera de son entretien, selon mon vœu, il consacrera à Zeus Soter ["Swt»r/Sauveur"] et à Athéna les animaux de quatre coudées en pierre dressés à Stagire”. Telles furent ses dispositions testamentaires", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.11-16). Ensuite, Alexandre veut maintenir à distance Cratéros et Héphestion. Depuis le début du présent paragraphe, nous avons expliqué en quoi, après la disparition du vieux Koinos au Penjab, ces deux hommes se sont imposés à Alexandre. Cratéros est un chef charismatique apprécié par la troupe, qui fait de l'ombre à Alexandre, mais que ce dernier ne peut pas évincer justement parce que son évincement provoquerait la colère de la troupe, Héphestion quant à lui n'est qu'un "imprudent étourdi qui oublie n'être rien sans Alexandre" selon la définition personnelle d'Alexandre, qui reproche à Héphestion de ne pas s'écraser plus souvent, de fanfaronner en public et de mépriser la majorité des soldats qui l'apprécient peu (selon Plutarque, Vie d'Alexandre 47 précité), certainement un non-Macédonien qui ne doit son ascension sociale et militaire qu'à l'affection Alexandre (rappelons la boutade pertinente circulant dans l'armée : "Le roi respecte Cratéros tandis qu'Alexandre aime Héphestion, Cratéros respecte le roi tandis qu'Héphestion aime Alexandre"). Alexandre incline vers Héphestion, mais il est bien conscient qu'Héphestion ne représente pas grand-chose et n'est soutenu par personne, il est donc obligé de tempérer Héphestion au profit de Cratéros dont il se méfie, mais qui est suivi par la majorité des Macédoniens et qu'il sait loyal à sa couronne royale. Nous avons vu que les deux hommes se sont affrontés physiquement en Inde, Alexandre a dû les séparer. Il a trouvé une solution temporaire en leur confiant à chacun un tiers de l'armée lors de la descente de l'Indus, Cratéros marchant à sa droite sur la rive occidentale (tourné vers la Macédoine), Héphestion marchant à sa gauche sur la rive orientale (tourné vers l'Orient), lui-même naviguant sur la flotte au milieu. Peu avant l'embouchure de l'Indus, Alexandre a encore trouvé une solution temporaire en laissant à Cratéros un tiers de l'armée afin qu'il retourne vers l'ouest par le plateau iranien, tandis qu'Héphestion est resté à ses côtés pour conduire le deuxième tiers à travers l'Oritie et la Gédrosie (Néarque a conduit le troisième tiers sur les navires en longeant les côtes océaniques). Au moment des retrouvailles générales en Carmanie, le différend entre Cratéros et Héphestion est réapparu. Cratéros reste attaché à la Macédoine, à la Grèce, à l'Europe, c'est un esprit simple et pragmatique qui veut un monde pyramidal dominé par les Européens, les Grecs, les Macédoniens, alors qu'Héphestion semble un intellectuel empanaché qui joue au chef militaire, intéressé moins par la gloire sur le champ de bataille que par le désir inflexible de réaliser son utopie totalitaire (même au risque d'être détesté par la troupe et de recevoir les poings de Cratéros et des autres Macédoniens dans la figure, excédés par son arrogance déplacée), un équivalent de nos modernes idéologues qui jouent sur les ambitions intimes des chefs d'Etat afin que ceux-ci consciemment ou inconsciemment concrétisent leur idéologie, en l'occurrence le métissage généralisé dans la kosmopolis/œcuménie où il n'y aurait plus ni Européen ni Asiatique, ni Grec ni barbare, ni dominant ni dominé, mais des individus indifférenciés sous la seule autorité du gardien-philosophe Alexandre et de sa nomenklatura d'épiscopes (le discours mondialiste d'Alexandre à Opis pourrait être signé par Héphestion : "Les royaumes d'Asie et d'Europe ne feront plus qu'un. En donnant des armes macédoniennes aux jeunes recrues étrangères, je les ai mis sur le même plan que mes vétérans. Vous êtes tous mes compatriotes et mes soldats, indifférenciés sous une couleur uniforme. Les Perses ne sont pas honteux à prendre les mœurs macédoniennes, les Macédoniens ne sont pas honteux à imiter les Perses. Ceux qui vivent sous l'autorité d'un même roi doivent bénéficier des mêmes droits", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 3.13-14). Renvoyer Cratéros en Europe est un bon moyen de le réduire au silence, et de préserver en Asie Héphestion et l'ambition universaliste qu'il porte.


Troisième option, on lance une nouvelle campagne vers l'Inde. Cratéros et les vétérans grincheux étant partis, les régiments les plus fidèles - notamment celui du très persophile Peukestas - renforcé par les Epigones jeunes et enthousiastes, on peut tourner le dos à l'Europe et à l'Arabie et retourner là où on s'est arrêté : sur l'Hyphase vers le Gange, en demandant parallèlement à Peithon de conduire vers le Rann de Kutch l'escadre qui lui a été confiée (selon l'image traditionnelle du tore, les terres émergées doivent finir à peu de distance à l'est du Rann de Kutch, on n'a aucune idée de la profondeur de l'Inde, et on croit que le Gange se jette dans l'Océan autour du tore : en descendant le Gange jusqu'à son embouchure, on rejoindra l'escadre de Peithon venu de la côte sud, puis on longera ensemble la côte nord jusqu'à la mer Hyrcanienne/Caspienne…). On reprend le même chemin qu'en -330 : la Médie, puis la Bactriane, puis le Penjab. On note qu'Alexandre ne repasse pas par Babylone. Pressé par son désir de nouveaux succès, il va directement d'Opis vers la Sittakènie, région non localisée à la frontière entre Perse et Médie (selon Strabon, Géographie, XI, 13.6 précité), traversée en -400 par Xénophon et les Dix Mille (selon Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.13 précité ; sur cet épisode, nous renvoyons à notre paragraphe introductif). Ensuite il gagne "Bagistanè/Bagist£nh", aujourd'hui Behistun en Iran (où se trouve notamment la célèbre inscription de Darius Ier, 34°23'11"N 47°26'07"E), il traverse les plaines néséennes, puis il arrive à Ecbatane/Hamadan ("[Alexandre] traversa la Sittakènie en quatre jours et arriva au lit-dit ‟Sambana” [non localisé], où il demeura sept jours pour laisser souffler son armée. Ensuite il alla en deux jours chez le peuple appelé ‟Kelones”, anciens Béotiens chassés de leur patrie lors de l'expédition de Xerxès Ier [contre la Grèce en -480] ayant gardé leurs coutumes ancestrales : bilingues, ils communiquent avec la langue des barbares, mais ils conservent soigneusement l'usage du grec, et ils recourent encore à des pratiques grecques. Il resta [texte manque] jours, puis il leva le camp pour aller au lieu-dit ‟Bagistanè” en bifurquant légèrement de sa route principale, endroit magnifique plein d'arbres fruitiers et de tous autres plaisirs. Puis il parvint dans une région capable de nourrir d'immenses quantités de chevaux. On raconte que naguère cent soixante mille chevaux y vivaient librement, mais à l'époque d'Alexandre on n'en comptait plus que soixante mille. Il demeura là une trentaine de jours. Puis en six jours il gagna Ecbatane en Médie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.110 ; "Durant ce trajet [de Babylone à Ecbatane], Alexandre vit la plaine appelée ‟néséenne” où pâturaient les chevaux royaux mentionné par Hérodote. Naguère on en comptait environ cent cinquante mille. Mais à l'époque d'Alexandre ils n'étaient plus que cinquante mille environ, car beaucoup avaient été volés par des brigands", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 13.1). Strabon situe les plaines néséennes on-ne-sait-où au sud des Portes caspiennes (près de Garmsar en Iran : "Au-dessous des Portes caspiennes, le pays est constitué de plaines et de vallées très encaissées propres à toutes les cultures, sauf l'olivier qu'on trouve ici et là mais dont les fruits restent maigres et secs. Cette partie de la Médie, comme l'Arménie, est aussi propice à l'élevage des chevaux. On y trouve la vaste plaine dite ‟hippobote” ["ƒppÒbotoj", littéralement "où paissent les chevaux"] traversée par la grande route royale reliant la Perse et la Babylonie aux Portes caspiennes, où paissaient jusqu'à cinquante mille chevaux à l'époque de l'hégémonie perse. De ce haras ou des pâturages arméniens sortaient les célèbres chevaux appelés ‟néséens”, réservés à la Cour des Grands Rois de Perse en raison de leur incomparable beauté et de leur taille exceptionnellement haute, constituant, comme les chevaux parthes aujourd'hui, une race distincte des chevaux grecs ou autres visibles dans nos pays", Strabon, Géographie, XI, 13.7), elles sont réputées pour leurs chevaux, que les Grands Rois perses élevaient dans leurs haras de prestige (les chevaux néséens sont mentionnés pour la première fois par Hérodote, dans son récit sur la traversée de l'Hellespont par Xerxès Ier en -480 : "En tête venaient mille cavaliers choisis entre tous les Perses, puis mille lanciers également choisis entre tous et portant leurs lances la pointe en bas, puis dix chevaux sacrés néséens avec leur superbes harnais (on appelle ces grands chevaux ‟néséens” parce qu'ils viennent de la vaste plaine néséenne en Médie), puis venait le char sacré de Zeus [c'est-à-dire Ahura-Mazda] dont l'accès est interdit à tout mortel, tiré par huits chevaux blancs que tenait par les rênes le cocher marchant à pied, puis venait Xerxès Ier lui-même sur son char traîné par des chevaux néséens", Hérodote, Histoire VII.40), on devine qu'Alexandre profite de son passage dans la région pour en capturer un grand nombre et reconstituer une cavalerie, ses anciens chevaux ayant été décimés lors de la traversée de la Gédrosie et ayant été remplacés médiocrement par des ânes de Carmanie. A Ecbatane, Alexandre organise encore une beuverie pour fêter ses futures victoires ("A Ecbatane, [Alexandre] organisa une fête pour honorer Dionysos. A cette occasion, il offrit un repas plus somptueux, pendant lequel le satrape Satrabatès s'évertua à divertir les troupes. Ephippos raconte qu'une foule se massa pour suivre le spectacle. On multiplia les proclamations vantardes, n'ayant rien à envier aux déclarations orgueilleuses des Perses. Parmi ces proclamations qui visaient toutes à flatter le roi, on retiendra celle d'un garde, qui obtint la palme de la flatterie la plus éhontée : de connivence avec Alexandre, il envoya le héraut proclamer que “Gorgos le gardien des armes [ce Gorgos métallurgiste était présent en Inde aux côtés d'Alexandre selon Strabon, Géographie, XV, 1.30 précité] avait offert à Alexandre fils d'Ammon trois mille pièces d'or, et lui promettait, s'il prenait Athènes, de lui envoyer dix mille armures complètes, autant de catapultes, et mille autres accessoires indispensables pour la poursuite de la guerre”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.53). Mais lors du banquet, Héphestion tombe malade. Sa santé déclin très vite. Il meurt en quelques jours ("Arrivé à Ecbatane, Alexandre y célébra selon sa coutume, en reconnaissance de ses succès, des sacrifices et des jeux gymniques et lyriques. Il se livra avec les hétaires aux débauches de la table. C'est alors qu'Héphestion tomba malade. Le septième jour, tandis qu'avaient lieu les jeux gymniques, on annonça à Alexandre que le mal redoublait. Il quitta précipitamment les jeux. Héphestion était mort quand il arriva", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 14.1 ; "Arrivé à Ecbatane en Médie, [Alexandre] expédia les affaires urgentes, puis il célébra des nouveaux jeux, incluant des spectacles avec trois mille artistes venus de Grèce. Mais à cette occasion Héphestion fut pris de fièvre. Encore jeune, homme de guerre, il refusa de suivre un régime. Son médecin Glaukos étant au théâtre, il mangea un soir un chapon rôti et but une bouteille de vin frais. Cet excès le conduisit en peu de jours au tombeau", Plutarque, Vie d'Alexandre 72 ; "Dans cette cité [d'Ecbatane], Alexandre laissa son armée se reposer. Il organisa des jeux thyméliques et des beuveries ininterrompues avec ses Amis. Au cours de celles-ci, Héphestion se livra à des excès de boisson, il tomba malade et mourut", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.110). Tous les témoignages anciens disent collégialement que les funérailles à sa mémoire sont absolument outrancières, un tombeau monumental est dressé dans Ecbatane ("Les historiens varient sur les expressions de la douleur d'Alexandre. Tous s'accordent à la peindre comme extrême. Le tableau qu'ils en ont laissé manifeste les sentiments d'amour ou de haine que chacun d'eux portait au roi ou à son favori. En outrant sa souffrance sur la perte de l'ami qu'il avait chéri le plus, les uns ont cru élever Alexandre, les autres ont cru le rabaisser en le présentant livré à des excès indignes de lui-même et d'un roi. Selon certains, Alexandre éploré serait resté attaché pendant une grande partie du jour au corps de son ami, dont on ne l'aurait arraché qu'avec peine. Selon d'autres, il aurait passé sur ce cadavre un jour et une nuit, et il aurait crucifié le médecin Glaukias [alias "Glaukos" chez Plutarque, Vie d'Alexandre 72 précité] pour avoir administré un mauvais breuvage au malade ou ne l'avoir pas empêché de s'enivrer. Je peux croire qu'à l'exemple d'Achille dont il désirait suivre les traces, Alexandre a coupé ses cheveux, mais je trouve invraisemblable qu'après avoir conduit lui-même le char sur lequel reposaient les restes d'Héphestion sa douleur l'ait poussé à détruire le temple d'Asclépios [héros médecin de l'époque mycénienne] d'Ecbatane […]. La vérité est probablement la suivante : à Babylone, où l'attendaient des députations grecques, Alexandre offrit un cadeau aux délégués d'Epidaure destiné à leur temple d'Asclépios, et au moment où il le leur donna il ajouta : “J'ai pourtant à me plaindre de ce dieu, qui n'a pas sauvé celui que j'aimais plus que moi-même”. Il ordonna de sacrifier à Héphestion comme à un héros. On ajoute qu'il envoya une ambassade vers l'oracle d'Ammon pour en obtenir les honneurs divins pour Héphestion, ce que le dieu lui refusa. Tous les historiens s'accordent à dire qu'Alexandre refusa de prendre la moindre nourriture pendant trois jours, durant lesquels il demeura plongé dans les pleurs et dans un sombre silence. On dit qu'il lui prépara à Babylone des obsèques dont la dépense s'éleva à dix mille talents, et ordonna un deuil général sur tout le territoire barbare", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 14.2-9 ; "La députation envoyée au temple d'Ammon pour consulter l'oracle sur les honneurs à décerner au favori, rapporta la réponse du dieu : Héphestion devait être honoré comme un héros. Plein de joie, Alexandre obéit à l'oracle. Il écrivit à Cléomène, qui accablait l'Egypte de vexations, une lettre que je ne peux pas approuver même en considérant son amitié exagérée pour Héphestion, dans laquelle il lui ordonna d'ériger en l'honneur de ce dernier un temple dans Alexandrie et un autre dans l'île de Pharos où s'élève la célèbre tour, et d'apposer le nom d'Héphestion à toutes les transactions particulières, en concluant : “Si à mon arrivée je trouve ces temples élevés, non seulement je te pardonnerai tous tes méfaits passés, mais encore tous ceux à venir”. Ce sont là des paroles indignes d'un grand roi, quand on pense qu'elles ont été adressées à un scélérat dont l'administration s'étendait sur un grand pays", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 23.6-8 ; "Alexandre prépara les funérailles de son ami [Héphestion]. Il ordonna à toutes les cités alentours de contribuer aux cérémonies, il décréta d'abord que toutes les provinces asiatiques devraient éteindre ce que le Perses appelaient le ‟feu sacré” dans tous les temples jusqu'à temps qu'Hephestion fut enseveli, comme on faisait pour la mort des rois. Les devins en tirèrent aussitôt des très mauvais augures sur le roi lui-même. […] Pour complaire à leur roi, les officiers commandèrent des figures d'or, d'ivoire et d'autres matières précieuses. Lui-même convoqua tous les architectes et sculpteurs présents à Babylone. Il abattit dix stades de la muraille [d'Ecbatane]. Ensuite il pava de briques carrées l'endroit où on poserait le bûcher, chacun des quatres côtés avait un stade de long. A l'intérieur de cet espace il aménagea trente bâtisses dont les toits étaient en tronc de palmier. Les quatre faces de ce vaste carré étaient embellies de la façon suivante. Le bas était garni de deux cent quarante proues de navires dorées. Au-dessus, on voyait deux archers hauts de quatre coudées, genou à terre, arc à la main, à côté d'eux se trouvaient des hommes en armes de cinq coudées de haut, les interstices étaient ornés de tapisseries de Tyr. Au-dessus de ce premier étage on voyait des torches de quinze coudées de haut, aux poignées garnies de couronnes d'or, des aigles aux ailes déployés près à décoler en guise de flamme, des dragons observant ces aigles à la base. Au troisième étage étaient représentées des chasses des chasses de toutes sortes d'animaux. Au quatrième étage, un combat de centaures à la tête d'or. Au cinquième étage, des lions et des taureaux d'or en alternance. Au sixième étage, des trophées d'armes macédoniennes ou barbares, disposées de façon à souligner les victoires des premiers et les défaites des seconds. Le tout était surmonté par des statues de sirènes creuses, pouvant recevoir les musiciens qui devraient louer et regretter le mort par leurs chants funèbres. La hauteur de l'édifice dépassait cent trente coudées. Les officiers, les soldats, les ambassadeurs, les habitants des environs contribuèrent à l'envi aux frais de monument funéraire, estimé à plus de douze mille talents", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.114-115 ; "Alexandre ne supporta pas cette perte [d'Héphestion]. En signe de deuil, il coupa les crins de tous les chevaux et mulets de l'armée, il abattit les créneaux autour de la cité, le malheureux médecin [qui a soigné Héphestion et a constaté son décès] fut crucifié, le son des aulos et de tout autre instrument de musique cessa dans le camp jusqu'à temps qu'on eût reçu l'oracle de Zeus Ammon autorisant les funérailles d'Héphestion et les sacrifices dédiés comme à un demi-dieu", Plutarque, Vie d'Alexandre 72 ; "Après la mort d'Héphestion, Alexandre le Grand ne se contenta pas de couper les crins de ses chevaux et de ses mulets, il abattit les créneaux des murailles afin que la cité parut en deuil, ses ornements étant remplacés par un vide funèbre", Plutarque, Vie de Pélopidas 34 ; "A la mort d'Héphestion, Alexandre jeta des armes dans le bûcher qui lui était préparé, et de l'or, de l'argent, un vêtement perse de grande valeur, qui disparurent dans les flammes avec le cadavre. Pour imiter Achille, selon ce que raconte Homère [Iliade XXIII.135-136 et 141-142], Alexandre ordonna à ses plus vaillants capitaines de se couper les cheveux, lui-même coupa les siens. Sa douleur fut plus violente et plus impétueuse que celle du fils de Pélée : il rasa la citadelle et les murailles d'Ecbatane, or si tout ce qu'Alexandre avait fait jusque-là relevait des mœurs grecques, inclus le sacrifice de sa chevelure, cette destruction des murailles relevait bien des mœurs barbares. Dans l'excès de son affliction et de sa tendresse pour son ami, il quitta ses habits royaux, estimant que tout était permis à son désespoir. Les préparatifs pour honorer la mort d'Héphestion à Ecbatane servirent, dit-on, à celles d'Alexandre, qui expira avant d'avoir achevé le deuil d'Héphestion", Elien, Histoires diverses VII.8). La douleur d'Alexandre est à la mesure, ou plutôt à la démesure, des espoirs qu'il avait placés en Héphestion. Il croyait une nouvelle épopée possible, il pensait avoir trouvé un nouveau souffle, parce qu'Héphestion avait su raviver, attiser, entretenir le rêve de conquêtes et de domination universelle, au besoin par la manipulation, par le bourrage de crâne, par une autoconviction totalement déconnectée de la réalité, occultant les données factuelles défavorables majoritaires, grossissant comme des soufflets les signes favorables minoritaires pour soutenir l'illusion que tout était encore réalisable. La mort d'Héphestion signifie le retour brutal à la réalité et casse le rêve. Alexandre découvre soudain qu'il est comme un gourou parmi une masse de conscrits sans expérience, un vieux prématuré couvert de blessures parmi une masse de jeunes gens au menton couvert de duvet et au corps encore intact, qui n'ont jamais eu le baptême du feu et qui pleureront leur mère dès la première blessure parce qu'on ne leur a pas expliqué que la guerre ce n'est pas comme les pipes à la foire, ce sont des ennemis qui tirent pour tuer. La situation d'Alexandre en -324 à Ecbatane est la même que celle de Napoléon Ier en 1814 à Fontainebleau, qui constate soudain (notamment après la reddition de Marmont gouverneur de Paris) que ses généraux l'ont abandonné ou se posent des questions, et que l'endoctrinement des Marie-Louise ne compensera jamais l'expérience des grognards : même très motivés parce qu'ils ont été fanatisés au cours de leur instruction, les Epigones restent des adolescents dont l'enthousiasme ne compensera jamais l'expérience des argyraspides. Alexandre comprend enfin qu'une nouvelle campagne vers l'Orient n'est plus possible, que la dernière aventure éventuelle est la conquête des côtes arabiques avant de revenir vers la Méditerranée afin d'y administrer au mieux l'immense territoire conquis, en sachant qu'il ne lui reste plus assez d'années à vivre pour former une nouvelle génération de soldats aussi efficaces que ceux qui l'ont suivi jusqu'en Inde. La mort physique d'Alexandre quelques mois plus tard à Babylone, n'est que la conséquence logique de la mort psychologique d'Alexandre à Ecbatane, provoquée par le décès de son docteur en propagande Héphestion, ce décès lui a dessillé les yeux et a brisé tous les miroirs : "Je suis seul, je suis fini". Pour calmer sa douleur, Alexandre se livre à des massacres gratuits sur les Cosséens voisins durant l'hiver -324/-323 ("Après ce long deuil, consolé par les hétaires, Alexandre lança une nouvelle expédition contre les Cosséens, peuple belliqueux voisin des Uxiens, qui habitaient des montagnes fortifiées. Pressés par un ennemi, ils se retiraient sur des sommets escarpés ou se dispersaient dans des lieux inaccessibles, et ravageaient la campagne dès que l'adversaire se retirait. Mais Alexandre les attaqua et les détruisit durant l'hiver [-324/-323] dans leurs montagnes, sa valeur lui rendant tout possible. Accompagné de Ptolémée fils de Lagos qui dirigeait une partie de l'armée, il triompha du froid et du relief", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 15.1-3 ; "Cherchant dans la guerre une distraction à sa douleur, [Alexandre] partit comme à une chasse à l'homme : il subjugua le peuple des Cosséens, qu'il passa au fil de l'épée sans distinction d'âge ni de sexe, qualifiant cette horrible boucherie de ‟sacrifice pour les funérailles d'Héphestion”", Plutarque, Vie d'Alexandre 72 ; "Alexandre se lança avec des troupes légères dans une expédition contre les Cosséens qui refusaient d'obéir. Ce peuple très brave vivait dans les montagnes de Médie, confiant dans les difficultés de son territoire et dans ses propres capacités guerrières il n'avait jamais accepté de maître étranger. A l'époque des Grands Rois de Perse il s'était montré irréductible, et à présent, s'estimant en pleine possession de ses moyens, il ne craignait pas les Macédoniens. Mais le roi occupa les cols avant les Cosséens, il ravagea une grande partie de leur territoire, obtint l'avantage à chaque rencontre, tua beaucoup de barbares et en captura un nombre encore plus grand. Vaincus de tous côtés et très affectés par la grande quantité de prisonniers, les Cosséens furent contraint d'accepter la servitude contre la libération des leurs. Ils remirent leurs personnes et leurs biens entre les mains du roi, obtinrent la paix, à condition d'obéir aux ordres royaux. Après avoir vaincu ce peuple en quarante jours, puis fondé des cités importantes dans les montagnes, Alexandre laissa son armée se reposer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.111 ; "Alexandre constata que le pays des Cosséens était rude, ses nombreuses montagnes étaient hautes et difficilement accessibles, et gardées par des bonnes troupes. Il ne voyait pas comment s'en rendre maître. C'est alors qu'il apprit la mort d'Héphestion à Babylone [en réalité à Ecbatane]. Il ordonna un deuil général et se hâta d'aller honorer la dépouille d'Héphestion. Les Cosséens furent avertis par leurs avant-gardes qu'Alexandre se retirait, ils commencèrent à se replier. Alexandre envoya de nuit sa cavalerie occuper l'entrée des montagnes que les ennemis avaient délaissée, et vint la rejoindre en s'écartant de la route de Babylone. Il parut soudain, et se rendit maître du pays des Cosséens. On dit que cette victoire le consola de la perte d'Héphestion", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.31). Arrien note que les cadres macédoniens, futurs chefs et rois après la mort d'Alexandre, sont très heureux du décès d'Héphestion, mais ils cachent leur joie derrière un deuil de façade, notamment Eumène qui s'empresse de présenter ses condoléances alors qu'il s'était opposé à Héphestion peu de temps auparavant ("Un deuil public fut décrété sur tout le territoire barbare, beaucoup des hétaires se présentèrent avec leurs armes devant la dépouille d'Héphestion par égard pour leur roi, Eumène en eut l'initiative, le même qui s'était querellé avec Héphestion comme je l'ai dit précédemment [on ignore pour quelle raison, car le passage du paragraphe 13 livre VII de l'Anabase d'Alexandre où Arrien la racontait n'a pas été conservé, on devine que la tentative de détournement de fonds par Eumène, révélée par l'incendie de sa tente à l'embouchure de l'Indus, que nous avons raconté plus haut, est l'un des principaux griefs], mais qui ne voulut pas paraître se réjouir de sa mort aux yeux d'Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre VII, 14.9). Héphestion est remplacé par le somatophylaque Perdiccas, qui lui-même est remplacé Eumène ("Très affecté par cet événement [la mort d'Héphestion], Alexandre confia à Perdiccas le soin de convoyer vers Babylone le corps du défunt pour lui offrir des funérailles éclatantes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.110 ; "[Alexandre] donna à Eumène l'hipparchie de Perdiccas quand celui-ci devint taxiarque en remplacement d'Héphestion mort", Plutarque, Vie d'Eumène 1), mais le bataillon continue de s'appeler "bataillon d'Héphestion" en l'honneur de son commandant défunt ("Alexandre ne désigna personne à la tête de la cavalerie des hétaires en remplacement d'Héphestion, afin que le nom d'Héphestion ne disparût pas elle prit même le nom de celui-ci, et adopta pour enseigne l'image d'Héphestion", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 14.10). On ignore si les Epigones restent sur place, ou si Alexandre les ramène avec lui à Babylone, en tous cas ils seront vite réemployés par Séleucos après la mort d'Alexandre, puis par les successeurs de Séleucos, puis par les rois de Bactriane quand ceux-ci s'émanciperont des Séleucides. Les descendants des Epigones finiront par former un peuple à part, ni perse ni indien, sur le territoire de Bactriane, où ils perpétueront l'héritage grec à travers les siècles. La majorité des linguistes admet qu'"Epigone/Ep…gonoj" se corrompra au fil du temps en "Ephgon" pour donner le nom moderne "Afghan" (le nom "Afghan" ne se rattache à aucun étymon vieux-perse ni aucun étymon sanskrit ni aucun étymon d'autre langue connue d'Asie centrale, seul le grec "Epigone/Ep…gonoj" offre une ascendance phonétique possible et une relation cohérente avec l'Histoire), et que l'"Afghanistan" actuel désigne étymologiquement le "pays ["stan" en dari, dialecte issu du vieux-perse] des Epigones/Héritiers" d'Alexandre. Avant de partir, Alexandre ordonne à un nommé "Héraclide fils d'Argéos" d'aller en Hyrcanie, d'y construire une escadre avec le bois local, et de longer la mer Hyrcanienne/Caspienne, afin de clore le débat sur la nature de cette mer, simple lac ou un golfe encaissé de l'Océan circulaire ("Alexandre envoya Héraclide fils d'Argéos en Hyrcanie avec des charpentiers de marine, qui devaient abattre des arbres dans les montagnes hyrcaniennes et construire des bateaux de guerre, pontés et non pontés, à la manière des Grecs. Il voulait savoir si la mer dite ‟Hyrcanienne” ou ‟Caspienne” était reliée au Pont-Euxin, et, à l'est vers l'Inde, si elle était un golfe dans lequel se déversait la grande mer [l'Océan], comme le golfe Persique et la mer Erythrée [la mer Rouge]. On ignorait où commençait la mer Caspienne, on savait seulement qu'elle était bordée par beaucoup de peuples, et qu'elle recevait l'Ochos [l'Amou-Daria] en provenance de Bactriane, le plus grand des fleuves d'Asie après ceux de l'Inde, et l'Iaxarte [le Syr-Daria] qui traversait la Scythie. On pensait aussi que l'Araxe [rivière affluente en rive droite du fleuve Kyros/Koura] en provenance d'Arménie se jetait dans cette mer. D'autres nombreux fleuves s'y jetaient aussi, les uns découverts par les campagnes d'Alexandre, les autres toujours inconnus du côté des Scythes nomades", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 16.1-4). C'est une ultime tentative de sauver la fable d'un monde torique de dimensions réduites, et de raccrocher au désir d'hégémonie universelle. Mais les augures sont mauvais. Apollodore d'Amphipolis, chef des troupes laissées à Babylone en -330 (nous renvoyons ici au début de notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale), a détourné beaucoup d'argent pendant qu'Alexandre était en Inde. Comme beaucoup d'autres gouverneurs, il craint d'être puni pour ses malversations. Avec l'aide de son frère devin, il a élaboré un discours mielleux mettant en garde Alexandre et Héphestion sur un danger imminent, puis il est venu à Ecbatane, a sorti son baratin divinatoire… et quelques jours plus tard Héphestion est décédé. Alexandre, l'esprit égaré, a cru à ce baratin et a prié Apollodore de rester à ses côtés comme un grigri, pour conjurer le mauvais sort ("Aristobule raconte un autre prodige. Apollodore d'Amphipolis, l'hétaire qui avait été laissé auprès de Mazaios le satrape de Babylonie, voyant la sévérité du roi depuis son retour de l'Inde à l'encontre de tous ceux qu'il avait mis en place, consulta par écrit son frère Peithagoras, un devin qui prédisait l'avenir en observant les entrailles des animaux. Peithagoras lui demanda le nom de ceux qu'il redoutait : Apollodore désigna Alexandre et Héphestion. Peithagoras consulta d'abord les entrailles sur le sort d'Héphestion : comme il manquait un des lobes du foie, il dit à son frère qu'Héphestion était menacé d'une mort imminente et qu'il n'avait donc rien à en craindre. Sa lettre arriva de Babylone à Ecbatane la veille de la mort Héphestion. Le devin consulta ensuite les victimes sur le sort d'Alexandre : elles montrèrent les mêmes caractéristiques, il donna donc la même réponse. Apollodore, pour montrer son zèle envers Alexandre, l'informa du danger qui le menaçait. Alexandre remercia Apollodore", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 18.1-4). Pour l'anecdote, les diadoques et le temps ont rapidement effacé le souvenir d'Héphestion : les seuls vestiges conservés de son gigantesque tombeau sont deux dérisoires statues de lions copiées sur la statue de lion ornant la tombe des homosexuels du Bataillon Sacré thébain tués à la bataille de Chéronée en -338 (nous avons évoqué ce monument de Chéronée dans notre paragraphe introductif ; cette référence suggère-t-elle qu'Héphestion et Alexandre entretenaient une relation homosexuelle ?), dressés sur un lieu qui deviendra un cimetière à l'époque de l'Empire parthe à la fin de l'ère hellénistique et à l'ère impériale romaine, le roi perse Mardavij hostile aux Arabes au Xème siècle voudra emporter ces deux lions à Ray/Téhéran, en vain à cause de leur lourdeur, alors il détruira un lion et laissera l'autre sur place très ruiné, qui y demeurera jusqu'après la deuxième Guerre Mondiale, ce lion mutilé sera installé sur un socle, dans un jardin aménagé dans le centre d'Ecbatane/Hamadan, où il suscite la curiosité des touristes aujourd'hui (34°47'09"N 48°31'27"E).


De mauvais gré, Alexandre revient vers la Babylonie ("Après sa victoire sur les Cosséens, Alexandre leva le camp avec son armée et marcha sur Babylone. Il avança tranquillement, avec des pauses à chaque étape pour laisser souffler ses soldats", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.112). Des prêtres babyloniens l'incitent à ne pas entrer dans leur cité, sous prétexte que les auspices ne sont pas favorables. Mais Alexandre pense avec raison que durant son expédition en Inde ces prêtres ont bloqué les travaux de reconstruction du temple de Marduk (nous avons parlé de cette reconstruction programmée au début de notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale) en glissant dans leurs poches les offrandes que les Mésopotamiens lui consacrent, et ne veulent pas qu'on découvre leurs magouilles. Alexandre passe outre leurs mises en garde et entre dans Babylone ("[Alexandre] était à trois cents stades de Babylone, quand des astrologues appelés ‟Chaldéens”, très réputés pour leurs longues observations des astres, choisirent les plus âgés et les plus expérimentés d'entre eux qui, après consultation des signes célestes, découvrirent que le roi devait mourir à Babylone. Les Chaldéens les incitèrent à prévenir le roi du danger d'entrer dans Babylone, il pourrait se sauver en relevant le sanctuaire de Bélos [hellénisation de "Baal/Dieu" en sémitique, alias Marduk dans le contexte] détruit par les Perses et en coutournant la ville. Le chef des députés chaldéens, nommé ‟Béléphantès”, n'osa pas s'adresser directement au roi. Il s'entretint avec Néarque, un des Amis d'Alexandre, en lui donnant tous les détails de l'affaire et en le priant d'en informer le roi. […] Beaucoup de Grecs vinrent, dont le philosophe Anaxarque [d'Abdère, que nous avons déjà croisé en Bactriane comme opposant à Callisthène, nous renvoyons ici à notre premier alinéa] et ses amis. Ils s'enquirent des données du problème et, recourant aux arguments efficaces de la philosophie, charmèrent Alexandre au point qu'il méprisa toute divination, notamment celle des Chaldéens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.112 ; "Après avoir passé le Tigre, Alexandre approchait de Babylone, quand les prêtres chaldéens vinrent au-devant de lui pour l'informer secrètement qu'il devait suspendre sa marche car l'oracle de Bélos avait rendu des mauvais augures. Il leur répondit par un vers d'Euripide : “Le meilleur devin est celui qui voit juste”. Mais ceux-ci insistèrent en lui demandant de ne pas marcher vers l'occident, et de faire demi-tour avec son armée pour reprendre la route de l'orient. […]  Alexandre soupçonna que les Chaldéens, par cet oracle qui le repoussait de Babylone, cherchaient moins à le servir qu'eux-mêmes. En effet, le temple de Bélos, élevé au milieu de la cité, remarquable par sa grandeur et sa construction en briques cimentées avec du bitume, ayant été détruit comme beaucoup d'autres temples par la fureur de Xerxès Ier à son retour de la Grèce, Alexandre avait formé le projet de le relever sur ses ruines. Les Babyloniens avaient reçu l'ordre d'en nettoyer l'aire, mais les travaux avaient trainé pendant son absence. Il résolut donc d'employer à ce travail toute son armée. Les rois d'Assyrie avaient consacré au temple de Bélos des terrains et des sommes considérables qui, depuis que ce temple n'existait plus, tombaient dans les mains des Chaldéens : ces derniers comprenaient bien que la restauration du temple signifiait la perte de ces revenus. Voilà la raison qu'Alexandre attribua à leur démarche. Selon Aristobule, Alexandre céda néanmoins à leurs observations, il contourna la ville et campa le premier jour sur les bords de l'Euphrate. Le lendemain, comme il se dirigeait du couchant vers le levant, il fut bloqué par des marécages profonds qui ne lui permirent pas d'aller au-delà, c'est ainsi qu'il ne respecta pas les dieux", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 16.5-17.6). De délégations venues de partout se présentent ("[Alexandre] retourna à Babylone. Des députés de Libye se présentèrent pour féliciter le maître de l'Asie et lui offrir une couronne. D'Italie vinrent aussi des Bruttiens, des Lucaniens et des Etrusques, dans le même but. On vit aussi des députés de Carthage, d'Ethiopie, des Scythes d'Europe, des Celtes, des Ibères, venus proposer leur amitié, dont les noms furent entendus par les Grecs et les Macédoniens pour la première fois. Certains le réclamèrent comme arbitre de leurs différends entre eux. Ce fut alors, pour la première fois, qu'Alexandre apparut à tous comme le seigneur absolu des terres et des mers ["gÁj te ¡p£shj kaˆ qal£sshj kÚrion"]", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 15.4-5 ; "L'année où Hégésias fut archonte à Athènes [en -324/-323], Gaius Popilius et Papirius furent consuls à Rome. On célébra les cent quatorzième Jeux olympiques où Mikinias de Rhodes remporta la course du stade. A cette époque, de presque toutes les parties de l'œcuménie arrivèrent des ambassadeurs, les uns pour féliciter Alexandre de ses victoires, les autres pour conclure des traités d'amitié et d'alliance, beaucoup avec des présents somptueux, quelques-uns pour se justifier des accusations portées contre eux. Aux côtés des peuples, cités et dynastes d'Asie, on vit des députés d'Europe et de Libye, des représentants des Carthaginois et des Libyphéniciens [qui habitent entre la Cyrénaïque grecque et Carthage colonie phénicienne ?], de tous les habitants du littoral jusqu'aux Colonnes d'Héraclès [le détroit de Gibraltar], des cités grecques, des Macédoniens, des Illyriens, de la plupart des riverains de l'Adriatique, des tribus thraces et de leurs voisins Galates [les Gètes à l'embouchure de l'Istros/Danube, qui ont pourtant bataillé contre Zopyrion et l'ont vaincu quelques années auparavant ? ou les Celtes/Gaulois qui ont refusé de se soumettre à Alexandre en -335 en disant n'avoir peur de rien, sinon du ciel qui risquait de leur tomber sur la tête ?] avec lesquels les Grecs étaient entrés en contact", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.113), Alexandre les remercie avec des cadeaux, notamment avec des œuvres pillées par les Perses depuis deux siècles, qu'il restitue aux cités d'origine des délégués ("On remit [à Alexandre] la liste des ambassadeurs. Il se disposa à répondre à certains en priorité, puis à tous les autres successivement. Les premiers à bénéficier d'une audience furent les mandataires des sanctuaires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.113 ; "A son entrée dans Babylone, [Alexandre] reçut des députations grecques. On ignore leur motivation. Je pense qu'elles se bornaient à lui décerner des couronnes et des félicitations publiques sur son heureux retour de l'Inde. Il les renvoya comblées d'honneurs et d'égards, leur rendit les statues des dieux et des héros dérobées par Xerxès Ier et transportées à Pasargades, à Suse, à Babylone ou dans les autres cités de l'Asie. Ce fut ainsi qu'Athènes recouvra la statue de bronze d'Harmodios et d'Aristogiton, et celle d'Artémis Kelkeas ["Kelkšaj", signification inconnue]", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 19.1-2 ; dans notre paragraphe précédent, nous avons vu que la date de retour à Athènes de la célèbre statue d'Harmodios et Aristogiton est incertaine, Arrien [Anabase d'Alexandre, III, 16.7-8 précité] a déjà évoqué cet événement lors de l'entrée d'Alexandre dans Suse en hiver -331/-330, Valère Maxime [Actes et paroles mémorables II.10, Exemples étrangers 1 précité] le situe à l'époque de Séleucos Ier à la fin du IVème siècle av. J.-C., , Pausanias [Description de la Grèce, I, 8.5 précité] le situe à l'époque d'Antiochos Ier au début du IIIème siècle av. J.-C.). Cet épisode est crédible, car les Grecs et les autres peuples méditerranéens redoutent le retour d'Alexandre : ils s'empressent de le convaincre de leur bonheur de le revoir vivant et victorieux, pour éviter qu'il les maltraite de ne pas l'avoir soutenu depuis son départ en -334, ou même, pour certains d'entre eux, d'avoir souhaité sa défaite et sa mort en Perse ou en Inde, ils voient comment Alexandre se débarrasse de ses satrapes depuis quelques mois, ils ne veulent pas finir comme eux, ils ont entendu par ailleurs la rumeur propagée par les mercenaires licenciés errant entre l'Anatolie et le cap Tainare, selon laquelle Alexandre a sombré dans une mégalomanie criminelle, ils n'ont pas envie d'en subir les effets. Selon deux historiens cités par Arrien, parmi ces délégués on trouve deux Romains : Arrien s'empresse d'expliquer que ces historiens mentent, la présence de ces deux Romains n'est qu'une fable destinée à inscrire l'impérialisme romain dans la continuité de l'épopée d'Alexandre, pour légitimer l'un par l'autre ("Aristos et Asclépiadès, les secrétaires ["¢nagrafeÚj"] d'Alexandre, rapportent que les Romains aussi envoyèrent des députés, et qu'en s'entretenant avec eux sur leurs institutions Alexandre pressentit leur discipline, leur ardeur, leur fierté, et leur future grandeur. Je rapporte leur propos qui ne me semble ni vrai ni faux. Aucun Romain ne mentionne cette ambassade vers Alexandre, et les historiens sur lesquels je me fonde, Ptolémée fils de Lagos et Aristobule, n'en parlent pas. Je ne vois pas pourquoi la République romaine, qui jouissait alors de la plus grande liberté, aurait envoyé si loin une ambassade vers un roi étranger dont elle n'avait rien à espérer ni à craindre, à une époque où sa haine de la tyrannie était à son apogée", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 15.4-6 ; "[Memnon] raconte […] comment Alexandre passa en Asie et envoya une lettre aux Romains pour leur exposer ses victoires en leur signifiant qu'ils devaient vaincre pareillement et se créer un empire ou renoncer à l'hégémonie et se soumettre au plus fort, et comment ils lui répondirent en lui envoyant une couronne d'or de plusieurs talents", Photios, Bibliothèque 224, Histoire d'Héraclée par Memnon 18 ; "Clitarque dit qu'un ambassadeur [romain] fut envoyé à Alexandre", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, III, 9.5). On prépare l'expédition vers l'Arabie. Alexandre motive ses hommes en rappelant que la navigation océanique est possible, Néarque l'a prouvé, le contournement de la péninsule arabique permettra de relier directement l'Egypte conquise en -332 à l'embouchure de l'Indus conquis en -325 : ce nouveau rêve, la route maritime de la soie, ne sera réalisé qu'à l'ère hellénistique par les Grecs lagides, entre Arsinoé/Suez en Egypte et la péninsule de Saraostos/Surashtra en Inde. La justification officielle est ridicule : les Arabes méritent d'être châtiés parce qu'ils n'ont envoyé aucun député vers Alexandre à Babylone contrairement à tous les autres peuples ("Alexandre projetait de fonder des colonies le long du golfe Persique et dans ses îles, qui lui semblaient contenir autant de richesses que la Phénicie. Tous ces préparatifs étaient dirigés contre les Arabes, sous prétexte qu'aucune de leurs tribus pourtant nombreuses ne s'était présentée ni ne lui avait envoyé le moindre hommage ou la moindre félicitation, en réalité je crois qu'Alexandre était insatiable de nouvelles conquêtes", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 19.5-6 ; "Le prétexte avancé par Alexandre pour justifier cette nouvelle guerre était que les Arabes n'avaient pas député vers lui, contrairement à tous les autres peuples. La vraie raison était qu'il aspirait à devenir le maître de toute la terre. Ayant appris que les Arabes vénéraient seulement deux dieux, ceux qui apportent aux hommes les bienfaits nécessaires, Zeus et Dionysos, il pensa pouvoir devenir leur troisième dieu après les avoir vaincus et leur avoir restitué leur indépendance héritée de leurs pères", Strabon, Géographie, XVI, 1.11). Une nouvelle flotte est rassemblée à Babylone, constituée d'une partie de la flotte océanique que Néarque a remontée par l'Euphrate, d'autres bateaux amenés depuis Thapsaque/Jarabulus en amont, et d'autres encore construits sur place avec des cyprès babyloniens ("Selon Aristobule, [Alexandre] retrouva à Babylone une partie de la flotte que Néarque avait remontée sur l'Euphrate depuis le golfe Persique, renforcée par deux pentères, trois tétrères, douze trières et trente triacontères qu'on avait démontées en Phénicie, remontées à Thapsaque et remises à flot sur l'Euphrate. Aristobule ajoute qu'Alexandre fabriqua d'autres bateaux en recourant aux cyprès babyloniens, seul arbre d'Assyrie utilisable pour la construction navale. La Phénicie et toutes les côtes maritimes, pêcheurs de pourpre et autres travailleurs de la mer, fournirent les équipages. Alexandre aménagea à Babylone un port pouvant contenir mille navires longs, et des arsenaux. Mikkalos de Clazomènes fut envoyé avec cinq cents talents pour lever des gens de mer en Syrie et en Phénicie", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 19.3-5 ; "[Alexandre] ordonna aux responsables mésopotamiens d'acheminer à Thapsaque en Syrie des arbres du Liban, d'assembler sur place les coques de sept cents navires, uniquement des septirèmes, et de les conduire ensuite à Babylone. Les rois de Chypre devraient fournir le bronze, l'étoupe et les voiles", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.19 ; "Sa flotte [à Alexandre] était entièrement équipée, les haltes déjà programmées, les embarcations avaient été construites pour une moitié en Phénicie et à Chypre, transportées démontées avec leurs chevilles jusqu'à Thapsaque en sept étapes avant d'être remontées pour descendre le fleuve [Euphrate] jusqu'à Babylone, pour l'autre moitié en Babylonie, avec les cyprès des sanctuaires et des parcs royaux, les bois de construction étant très rares en Babylonie et dans les montagnes des Cosséens voisins", Strabon, Géographie, XVI, 1.11). On voit sur la carte qu'en aval de Bagdad en Irak, le fleuve Euphrate se scinde en deux : le bras principal continue vers le sud en direction de Babylone, tandis qu'un bras secondaire, le "Pallakopa/PallakÒpa" en grec ou "Pallukatu" en babylonien, part vers l'ouest, ce bras de Pallakopa est un lit de délestage permettant de réguler les eaux de l'Euphrate : depuis l'ère minoenne, les autochtones bloquent ou libèrent son cours pour irriguer les terres de Babylone ou pour empêcher leur inondation. Alexandre décide de créer un barrage en dur (les barrages en terre végétale ne survivent pas plus d'une saison, et leur résistance est aléatoire : "Le fleuve Euphrate déborde chaque année dans les premiers jours de l'été, la crue commence avec le printemps, dès la fonte des neiges dans les montagnes d'Arménie, elle est si importante que les campagnes seraient immanquablement submergées et converties en lacs si on ne dérivait pas les eaux vers des fossés et des canaux, comme en Egypte pour les crues du Nil. Telle est l'origine des canaux de Babylonie. Ils exigent un entretien permanent, car la terre végétale dans ce pays est si molle et si fragile qu'elle cède aisément à la force du courant, elle laisse alors les campagnes dénudées et sèches, et en même temps cette terre encombre le lit des canaux, envase les embouchures, créant près du littoral des plaines marécageuses bientôt couvertes de roseaux et de joncs", Strabon, Géographie, XVI, 1.9) à l'entrée du Pallakopa, à l'endroit du moderne barrage Hindiya (32°43'12"N 44°16'01"E), afin d'assurer des bonnes récoltes pour les mois et les années suivantes en Babylonie, et aussi pour empêcher que sa flotte stationnée à Babylone soit noyée en cas de courant trop fort. Avec quelques bateaux il descend le Pallakopa, il fonde une nouvelle garnison à la frontière du désert arabique, près ou sous l'actuelle Nadjaf en Irak, à une soixantaine de km au sud de Babylone (31°59'24"N 44°18'26"E ; "Tandis qu'on préparait les trières et qu'on creusait le port de Babylone, Alexandre se rendit vers le bras de l'Euphrate appelé “Pallakopa”, à huit cents stades de la cité. Le fleuve Euphrate, qui prend sa source dans les montagnes d'Arménie, est peu considérable pendant l'hiver, mais au commencement du printemps et surtout vers le solstice d'été il s'enfle par la fonte des neiges qui s'écoulent des montagnes, il dépasse son niveau ordinaire, et il inonderait le pays si le bras de Pallakopa n'existait pas, par lequel il s'écoule et se perd insensiblement dans la mer après s'être dégorgé dans les marais en bordure de l'Arabie. La fonte des neiges passée, vers le coucher des Pléiades, l'Euphrate rentre dans son lit au fur et à mesure que la grande partie de ses eaux s'écoule dans le bras, tarissant ainsi les plaines de l'Assyrie. Les satrapes employaient habituellement pendant trois mois plus de dix mille Assyriens à édifier un barrage, tâche en partie infructueuse parce que la terre légère et sans consistance utilisée était trop facilement délayée par les eaux. Informé de ce phénomène, Alexandre résolut une entreprise utile pour l'Assyrie : il voulut édifier sur ce bras un barrage plus résistant aux eaux de l'Euphrate. On fouilla à trente stades de là, on découvrit un sol rocheux à proximité du bras, qui devait en hiver retenir les eaux du fleuve dans son lit, sans empêcher leur débordement au printemps. Alexandre descendit le bras, navigua sur le lac où il se décharge, et atteignit la frontière de l'Arabie. Là, trouvant un lieu favorable, il bâtit une cité qu'il entoura de murailles, et la peupla d'une colonie de Grecs mercenaires ou volontaires, que l'âge ou les blessures avaient rendu inhabiles au combat", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 21.1-7 ; "Aristobule dit qu'Alexandre remonta personnellement [le fleuve Euphrate] sur une barque dont il tenait le gouvernail, pour inspecter les canaux et ordonner leur curage par la foule d'ouvriers qui le suivaient, ou pour fermer tel barrage et ouvrir tel autre. Ayant constaté que la fermeture du barrage en direction des marais face à l'Arabie était compliquée à cause de la terre molle et friable qui le constituait, il ordonna la création d'un nouveau barrage à trente stades du premier, sur un sol rocheux. Selon Aristobule, Alexandre voulait rendre l'Arabie accessible en contrôlant les eaux qui l'entourent, en empêchant les lacs et les marais de s'étendre, car il projetait sérieusement de l'envahir", Strabon, Géographie, XVI, 1.11), et il atteint le chott el-Arab/Arvandrud, où ses bateaux s'égarent dans les innonbrables couloirs marécageux ("Heureux d'avoir déjoué la prédiction des Chaldéens lui promettant sa mort lors de son entrée dans Babylone, mais en même temps ne voulant pas tenter le mauvais sort en y demeurant trop longtemps, [Alexandre] plein de confiance continua sa descente des marais [sur le Pallakopa], Babylone à sa gauche. Une partie de sa flotille se perdit dans les chenaux, faute de pilote, il dut envoyer des guides pour la ramener vers lui", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 22-1). Conscient que dans cette région ses navires risquent de s'échouer, il aménage un lieu sûr où ils pourront se regrouper avant de partir vers l'Arabie, une nouvelle Alexandrie dite "Charax" ("C£rax", dérivé de "car£ssw/tailler, aiguiser, rendre tranchant ou pointu") au confluent du Tigre et de l'Eulaios/Karkheh (30°58'43"N 47°29'42"E), qui pourra servir ensuite de port douanier entre la Mésopotamie et le golfe Arabo-persique. Pour peupler Alexandrie-Charax, il déporte la population de l'antique cité de Diridotis/Durine, qui cesse d'exister ("Charax, cité située au fond du golfe Persique et à la frontière de l'Arabie Heureuse, est sur une colline artificielle entre le confluent du Tigre à droite et de l'Eulaeus [latinisation de l'"Eulaios/EÙla‹oj", aujourd'hui le Karkheh] à gauche, sur une étendue de deux mille pas. Elle fut fondée par Alexandre le Grand, qui y établit des colons de la cité royale de Durine, qui alors cessa d'exister, et des soldats hors service, en ordonnant qu'on l'appelât ‟Alexandrie”. Il réserva un des quartiers, nommé ‟Pella” en hommage à sa cité natale, aux seuls Macédoniens. Les fleuves emportèrent cette cité. Le cinquième Antiochos [en réalité Antiochos IV, Pline l'Ancien incluant dans la liste des rois séleucides antérieurs à Antiochos IV, Antiochos Hiérax qui a contesté le trône à son frère ainé Antiochos II dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C.] la releva, et lui donna son nom", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 31.12). Il envoie des explorateurs vers la côte ouest du golfe Arabo-persique, repérer les points d'accostage et de débarquement. A partir de l'île d'"Icaros/Ikaroj", où se trouve une statue d'Artémis (aujourd'hui le site archéologique de Tell Khazneh sur l'île Failaka, à une vingtaine de kilomètres au large de l'actuelle ville de Koweït ; ce site a été fouillé par diverses missions archéologiques internationales au cours du XXème siècle, il existait déjà à l'ère archaïque comme le prouve une stèle datant de Nabuchodonosor II retrouvée sur place, les Grecs séleucides à l'ère hellénistique y construiront une forteresse, 29°25'49"N 48°16'44"E), Archias et Androsthène de Thassos vont jusqu'à la grande baie de Gerrha (aujourd'hui le site archéologique d'Al-Uqayr en Arabie saoudite, 25°39'00"N 50°12'11"E), au milieu de laquelle on trouve les îles de "Tylos/TÚloj" (aujourd'hui l'île de Tylos au Bahrein, 26°14'02"N 50°31'17"E) et d'"Arados/Aradoj" (aujourd'hui l'île d'Arad au Bahrein, 26°15'08"N 50°37'36"E), Hiéron de Soles va jusqu'à la péninsule de Maketa/Musandam aperçue par Néarque quelques mois plus tôt ("Les côtes arabiques sont aussi étendues que celles de l'Inde. Elles offrent des ports et des rades faciles, des cités bien situées et opulentes. Au large se trouvent des îles, dont deux sont remarquables. La plus petite est à cent vingt stades de l'embouchure de l'Euphrate, elle est couverte de bois touffus, un sanctuaire à Artémis s'y dresse, entretenu par les habitants qui vivent autour, des chèvres et des biches y paissent en liberté, consacrées à Artémis, leur chasse est interdite sauf si on les voue en sacrifice à la déesse, Aristobule dit qu'Alexandre baptisa cette île ‟Icaros” en hommage à [Icarie] l'île égéenne où [Icare] le fils de Dédale, négligeant le conseil paternel de ne pas s'éloigner de la terre pour tenter un vol ambitieux, poussa l'imprudence jusqu'à s'approcher du soleil et tomba parce que la cire de ses ailes fondit. L'autre île appelée ‟Tylos” se situe, par vent favorable, à un jour et une nuit de l'embouchure de l'Euphrate, elle est grande, sans reliefs et sans bois dans sa plus grande partie mais propice à la culture des fruits et autres produits saisonniers. Tel fut le rapport d'Archias qui, envoyé avec une triacontère pour inspecter la côte, ne dépassa pas Tylos. Androsthène, succédant à ses recherches sur un autre bâtiment, inspecta une partie de la côte. Le pilote Hiéron de Soles s'aventura plus loin. Missionné pour reconnaître toute la péninsule, il devait rejoindre l'Egypte à Héropolis ["Hrèwnpolij", nom grec de Pithom, aujourd'hui le site archéologique de Tell el-Mashuta en Egypte]. Il n'alla pas jusque-là, il explora néanmoins une grande partie des côtes arabiques. A son retour, il annonça au roi que leur étendue est immense, presque égale à celle de l'Inde, et qu'un promotoire [la péninsule de Maketa/Musandam] s'avance loin dans la mer. Les hommes ayant navigué avec Néarque depuis l'Inde avaient vu ce promontoire après avoir obliqué vers le golfe Persique, ils avaient hésité à y aborder, sous l'influence du pilote Onésicrite, l'influence du pilote Onésicrite, mais Néarque s'était opposé, arguant que sa mission n'était pas d'explorer la grande mer [l'océan], ni recueillir des informations sur la côte et les habitants, les ports, les eaux, les productions et la nature du sol. C'est cette prudence qui avait sauvé la flotte, car elle n'aurait pas pu s'approvisionner dans les déserts de l'Arabie. La même considération arrêta Hiéron", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 20.2-10 ; "De l'embouchure de l'Euphrate à l'entrée du golfe [Arabo-persique], Eratosthène [directeur du Musée d'Alexandre au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C.] compte le même nombre de stades qu'Androsthène de Thassos qui, après avoir accompagné Néarque [texte manque] environ la même largeur entre le golfe Persique et le Pont-Euxin. Il montre la flotte quitter Térédon [site non localisé à l'embouchure de l'Euphrate], contourner le fond du golfe en suivant le rivage sur sa droite, jusqu'à l'île appelée ‟Icaros” proche de la côte, où il signale un sanctuaire d'Apollon et un oracle à [Artémis] Tauropole. Après avoir longé l'Arabie sur deux mille quatre cents stades, on atteint une cité appelée ‟Gerrha” au fond d'une baie encaissée, dont les habitants descendent de colons chaldéens bannis de Babylone. Toutes les terres alentours sont imprégnées de sel, même les maisons sont constituées de gros quartiers de sel qui doivent être régulièrement aspergés d'eau afin de ne pas s'écailler sous l'effet du soleil. Cette cité se trouve à deux cents stades de la mer. Les Gerrhéens s'occupent principalement à transporter des aromates et d'autres marchandises d'Arabie. Aristobule de son côté dit que les Gerrhéens transportent leurs marchandises par mer vers la Babylonie, sur des radeaux, ils remontent jusqu'à Thapsaque, d'où ils partent ensuite par voie de terre vers diverses destinations. Après Gerrha, on trouve les îles de Tyros et Arados, dont les temples ressemblent à ceux de Phénicie, les habitants prétendent d'ailleurs que leurs deux îles sont les métropoles de celles homonymes de Phénicie. Dix jours séparent Térédon de ces deux îles, qui elles-mêmes se trouvent à un jour du promontoire Maka ["M£ka", autre terme pour désigner la péninsule de Maketa/Musandam] à l'entrée du golfe", Strabon, Géographie, XVI, 3.2-4 ; "Les navigateurs envoyés par Alexandre depuis Babylone avec ordre de naviguer le plus loin possible au couchant de la mer Erythée [l'ouest du golfe Arabo-persique] explorèrent des îles en chemin et débarquèrent sur certains points de la côte arabe, mais aucun d'eux ne dépassa le promontoire [Maketa/Musandam] vu par Néarque en face de la Carmanie. Je pense que l'ardeur d'Alexandre aurait pu prouver que la navigation dans cette région était possible et accessible", Arrien, Indica XLIII.8-10). Pour l'anecdote, sur cette côte arabique entre les actuels Koweït et Oman, comme sur la côte perse en face - Néarque l'a remarqué lors de son passage -, on pratique la pêche à la perle. La tradition s'est perpétuée au fil des siècles (elle est signalée au début de l'ère impériale romaine par Pline l'Ancien ["Je pars de Charax pour décrire la côte, dont le roi [Antiochos IV] Epiphane [au début du IIème siècle av. J.-C.] fut le premier explorateur. Entre l'embouchure de l'Euphrate, le lac Salé, le cap Chaldone : cinquante mille pas, la mer y ressemble à un gouffre. A partir du fleuve Achana, des déserts sur cent mille pas, jusqu'à l'île Icarie [l'île Failaka]. Puis le golfe Capeus où vivent les Gaulopes et les Chatènes, le golfe Gerrhaique et la cité de Gerrha, large de cinq mille pas, dont les tours sont constituées de cubes de sel, à cinquante mille pas de la mer, le pays d'Attène en face, l'île Tylos à cinquante mille pas du rivage, célèbre pour ses perles abondantes et sa cité homonyme, une seconde île [l'île Arados/Arad] plus petite à douze mille pas du promontoire de la première (au delà, on aperçoit des grandes îles encore inexplorées), éloignée de la Perse de plus de cent douze mille cinq cent pas, accessible par une passe étroite", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 32.6-7 ; "On s'étonne que, parti de rien, l'homme aujourd'hui perce les montagnes pour en arracher le marbre, marchande les étoffes avec les Sères [les Chinois], cherche la perle dans les profondeurs de la mer Rouge et l'émeraude dans les entrailles de la terre", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, XII, 1.2] et par Appolonios de Tyane ["Près de l'île face à la grande mer [l'île d'Oarakta/Qeshm face à la mer Erythrée/océan Indien ?] se trouve un immense gouffre sous-marin abritant des huîtres à la coquille blanche, elles sont pleines de graisse, sans pierre à l'intérieur comme les autres. Quand la mer est calme, on stabilise la surface en y jetant de l'huile. Le pêcheur d'huîtres est équipé comme le pêcheur aux éponges, il porte aussi un moule, une pointe en fer et une boite à parfum. Quand il est près de l'huître, il utilise le parfum comme un appât, l'huile s'ouvre pour s'enivrer de parfum, le pêcheur la perse aussitôt avec la pointe en fer, de la blessure s'écoule une humeur qu'il recueille dans le moule constitué de petites poches rondes, l'humeur s'y pétrifie et devient une perle. C'est de cette manière, à partir du sang blanc d'un coquillage de la mer Erythrée, qu'on produit des perles. On dit que les Arabes sur la côte opposée pratiquent aussi cette pêche", Philostrate, Vie d'Apollonios de Tyane III.57]) jusqu'à une époque très récente, dans les années 1970, avant que l'enrichissement phénoménal dû au pétrole transforme les descendants des antiques pêcheurs à la perle en milliardaires ne sachant plus comment dilapider leur argent. Dans un passage d'une de ses œuvres, Aristote remarque qu'un récipient plongé col en bas dans un liquide conserve l'air qu'il contient, et que cela permet à des plongeurs de respirer sous l'eau ("Un vase renversé peut faciliter la respiration d'un plongeur : s'il est descendu et maintenu verticalement, il garde l'air et ne se remplit pas entièrement d'eau", Aristote, Problèmes XXXII.5). En combinant ce passage d'Aristote avec les témoignages sur la pêche à la perle dans le golfe Arabo-persique, les auteurs médiévaux inventeront la célèbre légende d'Alexandre descendant sous l'eau dans une cage de verre (longuement développée dans le Roman d'Alexandre III.19-26). Un incident a lieu lors du retour vers Babylone. Alexandre perd son diadème, un homme plonge pour le repêcher, il le met sur sa tête pour le maintenir au sec pendant qu'il nage, et il le rapporte au roi. Cela est interprété comme un mauvais présage par l'assistance, qui y voit la mort imminente d'Alexandre et le passage prochain de son diadème royal sur une autre tête. La postérité dira que le marin en question est Séleucos le futur roi, ou du moins l'un de ses hommes ("On raconte l'anecdote suivante. Beaucoup de tombeaux de rois assyriens se trouvent dans ces marais [du chott el-Arab/Arvandrud]. Alexandre y navigait en pilotant lui-même sa trière, quand un vent violent se leva soudain et emporta sa couronne qui tomba dans l'eau, et son diadème qui s'envola et s'accrocha à l'un des roseaux poussant autour de ces tombeaux. Ce fut un mauvais augure, surtout pour le matelot qui se jeta à l'eau et récupéra le diadème en le mettant sur sa tête pour ne pas le mouiller pendant qu'il nageait : tous les historiens rapportent qu'il reçut un talent en récompense, mais qu'ensuite Alexandre l'exécuta parce que les Chaldéens lui signifièrent qu'une tête ayant porté son diadème devait être abattue. Aristobule ne parle pas de la récompense, il dit que l'infortuné était un marin phénicien et qu'il fut battu de verges. Certains disent que c'était Séleucos, qui annonça de cette manière sa grandeur future et la mort d'Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 22.2-5 ; "[Alexandre] voulut inspecter les marais entourant Babylone. Il naviguait avec ses Amis sur des embarcations légères, quand il fut séparé du reste de la flotille. Alexandre erra seul durant quelques jours, ne sachant plus quoi espérer. Tandis qu'il suivait un canal étroit couvert d'arbres formant une voûte, son diadème s'accrocha et tomba dans le marais. Un des rameurs plongea vers le diadème, qu'il mit sur sa tête pour ne pas le perdre pendant qu'il revenait à la nage vers l'embarcation. Alexandre erra pendant trois jours avant de se tirer d'affaire. Ayant recouvré son diadème contre toute attente, il demanda aux devins la signification de ce présage", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.116). A Babylone, des renforts sont arrivés en provenance de Perse - amenés par Peukestas - et d'Anatolie ("De retour à Babylone, Alexandre trouva vingt mille soldats perses amenés par Peukestas, avec un renfort de Cosséens et de Tapuriens, les plus belliqueux des peuples voisins de la Perse. Philoxène arriva de Carie avec une armée, Ménandre arriva de Lydie avec une autre, Ménidas vint à la tête de sa cavalerie. Des députés vinrent de Grèce apporter au conquérant des couronnes d'or pour lui rendre des honneurs divins, sans savoir qu'il allait bientôt mourir", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 23.1-2 ; "Peukestas arriva avec vingt mille archers et frondeurs perses, le roi les amalgama aux soldats qui lui restaient, grâce à cette opération révolutionnaire il constitua une armée judicieusement mélangée adaptée à ses plans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.110). Alexandre réorganise l'armée : pour obliger Grecs et barbares à combattre ensemble, il les mélange dans les régiments, selon un ratio de douze soldats perses pour quatre officiers grecs ("Après avoir loué Peukestas pour son administration sage et modeste, et les Perses pour leur zèle et leur soumission à leur satrape, il incorpora ces derniers à la phalange macédonienne. Chaque compagnie fut composée de douze Perses et de quatre chefs macédoniens : le décadarque ["dekad£rcoj"] en premier, le dimoirite ["dimoir…thj"], puis deux décastatères ["dekast£throj"] qui sont des officiers inférieurs à la paie moins élevée que les autres. Les Perses furent équipés de flèches et de javelots, les Macédoniens gardèrent leur équipement traditionnel", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 23.3-4). Il organise des concours de manœuvres maritimes pour préparer la flotte ("Alexandre continua d'exercer sa flotte. Les trières et les tétrères se disputèrent avec chaleur les prix proposés. Les vainqueurs reçurent des couronnes", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 23.5).


Tout est prêt. La date du départ est fixée dans trois jours. Pour fêter ça, on organise une énième beuverie chez un nommé "Mèdios". C'est celle de trop. Comme Héphestion à Ecbatane quelques mois plus tôt, Alexandre tombe soudain malade. Son état empire rapidement ("Après avoir donné à Néarque un superbe repas, [Alexandre] prit un bain comme à son habitude avant d'aller se coucher, mais Mèdios vint le presser de prendre la collation chez lui. Il répondit à l'invitation, bu le reste de la nuit, il le jour suivant il fut prit de fièvre. Ce ne fut pas une coupe d'Héraclès [allusion au poison versé jadis par Déjanire dans la coupe de son mari Héraclès, pour le punir de son infidélité], il ne ressentit pas une douleur soudaine et violente dans les reins, tel un coup de lance, comme le prétendent certains historiens qui veulent donner à sa mort une allure de tragédie. Aristobule dit simplement qu'il fut pris de fièvre. Son état empira rapidement, il but du vin, sombra dans le délire, et décéda vers le 30 du mois de daisios [mois macédonien équivalant au mois athénien de thargelion, soit mi-mai à mi-juin du calendrier chrétien]", Plutarque, Vie d'Alexandre 75). Arrien et Plutarque nous ont transmis les constatations cliniques consignées dans les Ephémérides royaux aujourd'hui disparus, probablement rédigés par le secrétaire royal Eumène de Cardia ("Quelques jours après avoir sacrifié comme d'ordinaire pour remercier les dieux de ses succès contre les prédictions des devins, [Alexandre] banqueta avec ses amis et prolongea sa beuverie tard dans la nuit. On dit qu'il distribua des victimes à l'armée pour les sacrifices, et du vin aux régiments et aux compagnies. Il allait se retirer quand Mèdios, l'un des hétaires qu'il chérissait le plus, l'incita à venir chez lui achever la débauche en lui promettant qu'elle serait agréable. Les Ephémérides royales rapportent qu'il but et mangea chez Mèdios, se leva, prit un bain, dormit. Il demeura chez le même pour boire encore jusque tard dans la nuit, se baigna, mangea très peu ensuite, et se coucha parce qu'une fièvre se déclara. Porté sur une litière, il sacrifia comme d'habitude, et resta couché jusqu'au soir. Au cours d'une assemblée des chefs, il traça l'itinéraire que la flotte devrait emprunter, ordonna à l'infanterie de se préparer à bouger dans quatre jours, et à ceux qui devaient s'embarquer avec lui, dans cinq jours. On le conduisit en litière au bord du fleuve, qu'on traversa, on revint vers les Jardins, où il y prit un bain et se reposa. Le lendemain, il accomplit les sacrifices habituels et discuta avec Mèdios, il convoqua les chefs auprès de lui le soir, il dîna légèrement, on le reconduisit à sa chambre. La fièvre dura toute la nuit. Le lendemain il prit un bain, sacrifia à nouveau, reporta de trois jours le départ de Néarque et des autres chefs. Le lendemain, nouveau bain et nouveaux sacrifices, la fièvre continua. Les chefs furent convoqués à nouveau, tout fut fixé pour leur départ. Il prit un bain le soir, et tomba vraiment malade. Le lendemain on le transporta dans une pièce voisine du bain, où il sacrifia et, bien que gravement malade, il rassembla les chefs pour leur donner de nouvelles consignes de navigation. Le lendemain, on le porta avec peine sur les lieux des sacrifices, il donna les mêmes ordres. Le lendemain, il sacrifia encore bien que très affaibli, il demanda aux stratèges de rester à l'intérieur, et aux chiliarques et aux pentacosiarques de garder aux portes. Le mal s'étant agravé, on le transporta des Jardins dans le palais. Entouré de ses chefs, il les reconnut, mais ne put leur parler. Il eut une fièvre violente pendant toute la nuit, qui dura le jour suivant, et encore la nuit et le jour d'après. Tel est le rapport des Ephémérides royales, qui ajoutent que les soldats désirant le voir avant qu'il expirât, et pensant qu'on voulait cacher sa mort dont la nouvelle se répandait déjà, forcèrent les portes pour constater que le roi avait perdu la parole, et le virent soulever avec peine la tête et les yeux, et tendre la main, pour leur signifier sa bienveillance", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 24.4-26.1 ; "Les Ephémérides [royaux] rapportent les détails suivants sur sa mort : ‟Le 18 du mois de daisios, il fut pris de la fièvre et s'endormit dans la salle de bain. Le lendemain, il se baigna, et passa toute la journée dans sa chambre à jouer aux dés avec Mèdios. Le soir, il prit un autre bain, sacrifia aux dieux, soupa, et la fièvre dura toute la nuit. Le 20, il prit un bain, sacrifia comme d'habitude, se coucha dans la salle de bain, occupa toute la journée à écouter Néarque sur sa navigation dans la grande mer et ce qu'il y avait vu. La journée du 21 fut similiare à la précédente : la fièvre augmenta et la nuit fut plus difficile. Le 22, la fièvre empira. Il fit porter son lit près du grand réservoir [qui alimente les Jardins de Babylone], et s'entretint avec ses officiers sur les postes vacants dans l'armée, il leur conseilla d'y nommer des hommes dont ils étaient absolument sûrs. Le 24 la fièvre fut très violente. On le transporta au sacrifice, qu'il offrit lui-même. Il ordonna à ses principaux officiers de garder la cour, et aux taxiarques et aux pentacosiarques de veiller la nuit à l'extérieur. Le 25, il se fit transporter dans le palais au-delà du réservoir, il dormit un peu, mais la fièvre ne diminua pas. Quand ses capitaines entrèrent dans sa chambre, il ne parlait plus. Le 26, les Macédoniens le crurent mort, ils vinrent aux portes en poussant des grands cris, menacèrent les hétaires, les forcèrent à ouvrir. Ils défilèrent tous devant son lit, en simple chiton. Ce jour-là Python et Séleucos furent envoyés au temple de Sérapis pour demander au dieu s'ils devaient apporter Alexandre dans son temple : le dieu répondit de le laisser où il était. Le 28 dans la soirée, il mourut”", Plutarque, Vie d'Alexandre 76). Alexandre meurt une dizaine de jours plus tard, après une fièvre et des douleurs de plus en plus graves ("Peithon, Attale, Démophon, Peukestas, Cléomène, Ménidas et Séleucos passèrent la nuit au temple de Sérapis. Ils demandèrent au dieu s'il souhaitait qu'Alexandre fût transporté dans son sanctuaire : “Il sera mieux où il est”, répondit l'oracle. Les hétaires rapportèrent cette réponse à Alexandre, qui expira peu après. Sa mort était le sens que cachait l'oracle. Les récits d'Aristobule et de Ptolémée s'arrêtent à ce moment", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 26.2-3 ; "Le roi fut invité avec insistance à participer à un banquet dionysiaque par l'un de ses Amis, le Thessalien Mèdios. Il but beaucoup de vin pur, et finit par remplir une coupe d'Héraclès et la vider entièrement. Il poussa soudain un hurlement, comme frappé d'un coup violent, et gémit. Ses Amis le sortirent en le tenant par la main, vers les domestiques qui le prirent en charge, puis ils l'étendirent sur un lit et le veillèrent soigneusement. Le mal s'aggrava. On appela les médecins : aucun ne fut capable de le secourir", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.117). Juste avant de mourir, il a donné sa bague à Perdiccas, qui lui a demandé devant tous les hétaires à qui il léguait ses conquêtes. Il a répondu par une pirouette : "Au meilleur", a-t-il murmuré avant de rendre l'âme. Cette réponse sera la cause de toutes les rivalités et de toutes les guerres de l'ère hellénistique qui commence, pendant trois siècles, jusqu'à la victoire finale de Rome. Elle trahit par ailleurs un complexe de supériorité, "le meilleur" parmi les prétendants devra s'imposer par rapport à ses rivaux et aussi par rapport à Alexandre, qui signifie en la circonstance : "Aucun prétendant ne sera légitime tant qu'il n'aura pas dépassé ou du moins égalé mes exploits", c'est un propos que Néron aurait pu traduire par : "Quel grand homme vous perdez avec moi !". On note encore que cette réponse ne désigne pas clairement un successeur grec, autrement dit la succession est potentiellement ouverte aux non-Grecs, ce que n'accepteront jamais les Grecs dans l'ouest de l'empire, contrairement au Grecs dans l'est de l'empire qui trouveront un accommodement pratique à se soumettre aux Mauryas indiens, puis aux Parthes, aux Scythes saces et aux Kouchans ("Certains disent que les hétaires demandèrent [à Alexandre] à qui il laissait son empire, il répondit : “Au meilleur” [" krat…stw"], d'autres disent qu'il ajouta : “Les jeux à ma mémoire seront funèbres” [autrement dit : "On se battra pour obtenir mon héritage, les cérémonies en mon honneur seront sanglantes"]", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 26.3 ; "Les regards mouillés de larmes donnaient l'impression qu'on ne venait pas prendre congé du roi mais qu'on défilait déjà devant sa dépouille. Ceux qui étaient autour du lit ne cachant pas leur chagrin, le roi les regarda en disant : “Quand je serai mort, trouverez-vous un roi qui convienne à de tels braves ?”. Avec un courage étonnant, il garda la même position depuis le moment où les soldats commencèrent à entrer jusqu'à ce que le dernier l'eût salué. Quand il n'y eut plus personne, il se laissa retomber, à bout de forces, comme s'il eut entièrement payé sa dette à la vie. Il demanda à ses Amis de se rapprocher car il n'avait presque plus de voix, il retira l'anneau qu'il portait au doigt et le donna à Perdiccas, en leur demandant de transférer ses restes auprès du dieu Ammon. Quand on voulut savoir à qui il laissait son royaume, il répondit : “Au meilleur” ["qui optimus"], en ajoutant qu'il prévoyait déjà les disputes qui allaient suivre sa disparition. Perdiccas lui demanda encore quand il voulait qu'on lui rendît les honneurs divins : “Quand vous serez heureux”, répondit-il. Ce furent ses dernières paroles. Il mourut peu après", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 5.1-6 ; "Accablé de multiples souffrances et de terribles douleurs, [Alexandre] perdit espoir de survivre, il retira son anneau et le donna à Perdiccas. Ses Amis le pressèrent pour savoir à qui il laissait sa couronne, il répondit : ‟Au meilleur” [" krat…stw"] en incitant ses principaux Amis (ce furent ses dernières paroles) à ‟s'affronter en son honneur pour ses funérailles”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.117). Selon Diodore de Sicile citant Aristobule, contemporain des faits, l'événement a lieu avant la fin de la première année de la cent quatorzième olympiade, c'est-à-dire avant fin juin -423 ("Alexandre mourut durant la cent quatorzième olympiade, Hégésias étant archonte à Athènes [entre juillet -424 et juin -423]. Il était âgé de près de trente-deux ans et huit mois, selon Aristobule. Il régna un peu plus de douze ans et demi", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 28.1). Cela est confirmé par la ligne 8 recto de la tablette 322 de l'Astronomical diaries and related texts from Babylonia de l'Académie autrichienne des Sciences de Vienne, qui indique "mort du roi [Alexandre]" et "an 1 d'Arrhidaios/Philippe III [demi-frère et successeur d'Alexandre le Grand sur le trône de Pella]" à la date du 29 aiaru, mois babylonien équivalent à mai dans le calendrier chrétien. La personnalité du défunt et la nature de son agonie suscitent immédiatement des interrogations. La thèse initale dit simplement qu'Alexandre est mort d'un excès de boisson. Mais une autre thèse circule rapidement dans Babylone et ailleurs : Alexandre aurait été empoisonné. Cette thèse non officielle, étayée par des arguments pertinents, même si les preuves manquent, mérite d'être exposée ici. Elle se fonde sur la relation de plus en plus exécrable qu'Alexandre a alimenté à distance durant les dernières années avec son ancien précepteur Aristote, qui lui-même entretient une relation privilégiée avec Antipatros régent de Macédoine, dont le prestige agace Olympias mère d'Alexandre. Antipatros a deux fils : Iolas et Cassandre. Nous avons expliqué qu'Antipatros, inquiet de la récente nomination de Cratéros pour le remplacer à la tête de la Grèce, a envoyé Cassandre vers Babylone pour demander des éclaircissements à Alexandre et/ou pour l'assurer de sa loyauté. Cassandre est arrivé à Babylone, il a retrouvé son frère Iolas, et, selon Plutarque, a été menacé aussitôt par Alexandre. En voyant ce dernier loué par les barbares, Cassandre, mal renseigné sur le projet mondialiste du conquérant, a éclaté de rire spontanément, cela a vexé Alexandre, qui lui a dit : "Je vois à ton rire qu'Aristote avec sa manie de tout classer, le plus et le moins, le gendarme et le voleur, le Grec et le barbare, a bien formaté les cerveaux en Grèce, jusqu'à la Cour de Macédoine, il est vraiment temps que je revienne en Grèce pour vous enseigner que le vrai Bien est dans Platon, dans la République cosmopolite portée par mon regretté Héphestion, dans l'égalité entre le Grec et le non-Grec, dans les gardiens-philosophes garants du politiquement correct, et non pas dans Aristote et ses porte-parole qui commencent vraiment à me taper sur les nerfs". Plutarque ajoute mystérieusement que Cassandre, lors d'un séjour à Delphes plus tard, éprouvera un malaise devant une statue représentant Alexandre, à cause de cette menace du printemps -323 ("[Alexandre] craignait surtout Antipatros et ses fils, dont l'un appelé ‟Iolas” était son grand échanson, l'autre appelé ‟Cassandre” venait d'arriver à sa Cour. Un jour, voyant des barbares adorer Alexandre, trouvant cela incongru parce qu'il avait été élevé selon les usages grecs, Cassandre éclata de rire. Alexandre irrité l'attrapa par les cheveux à deux mains pour frapper sa tête contre un mur. Plus tard Cassandre voulut défendre Antipatros contre ses accusateurs, Alexandre le reprit avec aigreur. ‟Que sous-entends-tu ?”, lui demanda-t-il. ‟Des gens à qui ton père n'aurait rien fait viendraient de si loin pour le dénoncer à tort ?” ‟C'est précisément pour ne pas être inquiétés pour leurs calomnies que ces gens se sont éloignés”, répondit Cassandre. Alexandre s'écria : ‟Encore un sophisme à la Aristote, qui prétend prouver le pour par le contre ! Mais vous n'échapperez pas au châtiment si vous avez commis la moindre injustice !”. Ces menaces effrayèrent tellement Cassandre que longtemps après, devenu roi de Macédoine et maître de la Grèce, un jour qu'il se promenait à Delphes et admirait les statues, il frissonna devant l'une d'elles représentant Alexandre, et mit du temps à se rétablir de l'étourdissement qu'elle lui avait causé", Plutarque, Vie d'Alexandre 74). Iolas est intime avec Mèdios le dernier hôte d'Alexandre : la rumeur dit que Cassandre, pour empêcher Alexandre de revenir en Grèce et de mettre sa menace à exécution, a donné un poison à son frère Iolas, qui à son tour l'a donné à Mèdios, qui l'a versé dans le verre d'Alexandre. Cette version admet l'absence de préméditation, Cassandre aurait empoisonné Alexandre avec l'aide de son frère Iolas et de Mèdios de façon improvisée, de sa propre initiative, suite au discours d'intimidation d'Alexandre. Or c'est une version incomplète, qui ne répond pas à la question : "Qui a fourni le poison ?". Une autre version existe, incluant la préméditation, et des complicités au plus haut niveau : le poison aurait été fourni par Aristote, ou du moins conseillé par Aristote à Antipatros, qui l'aurait donné à son fils Cassandre avant son départ pour Babylone. Mieux encore, cette version précise la nature du poison et son moyen de transport : ce serait une eau corrosive issue d'une source près de la cité de Nonacris en Arcadie (cité non localisée sur le mont Chelmos/Aroania, où la tradition situe l'une des entrées des Enfers via le fleuve Styx), Cassandre l'aurait cachée dans le sabot d'un âne pour ne pas être inquiété en cas de contrôle de ses bagages ("L'eau [du Styx] qui s'écoule d'un rocher près de Nonacris sur un autre haut rocher, qu'elle traverse avant de se jeter dans le fleuve Krathis, est un poison mortel pour les hommes et les animaux. On apprit cela par les chèvres qui la buvaient. On découvrit par la suite ses caractéristiques extraordinaires. Elle brise les vases de verre, de cristal, de myrrhe ou de n'importe quel autre minerai, elle corrode ceux en corne, en os, en fer, en cuivre, en plomb, en étain, en argent, en électre, même les vases en or dont [Sappho] la célèbre Lesbienne assure pourtant qu'ils ‟ne connaissent pas la rouille”. Les dieux donnent souvent aux choses les plus viles une propriété secrète qui les rend supérieures à celles de valeur, ainsi le vinaigre dissout les perles, le diamant, la plus dure de toutes les pierres, est amolli par le sang de bouc : de même, le sabot des chevaux est le seul contenant que l'eau du Styx ne détruit pas. On dit que cette eau fut utilisée pour empoisonner Alexandre fils de Philippe II, mais j'ignore si cela est vrai", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 18.4-6 ; "Je sais qu'on a écrit beaucoup de choses sur la mort d'Alexandre, notamment qu'il aurait été empoisonné par un stratagème d'Antipatros. Selon ces écrits, Aristote, alarmé depuis la mort de Callisthène, a fourni le poison que Cassandre le fils d'Antipatros a apporté dans le sabot d'un mulet, qui a été versé par son frère Iolas, échanson du roi que ce dernier avait humilié un temps auparavant, enfin Mèdios qui était l'amant d'Iolas a trempé dans cette conjuration en attirant à dessein le roi à un festin. Les mêmes ajoutent qu'aussitôt après avoir avalé ce breuvage, Alexandre sentant une douleur violente a quitté la table et, désespérant de sa vie, a projeté de se jeter dans l'Euphrate pour cacher sa mort à ses soldats et leur faire croire qu'il était remonté vers ses aïeux divins, mais qu'il en a été empêché par Roxane, à qui il a demandé : “Tu m'envies donc les honneurs célestes ?”", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 27.1-3). Quinte-Curce dit qu'une enquête est ouverte après la mort d'Alexandre, mais elle est vite étouffée en raison des hauts personnages impliqués ("Beaucoup pensèrent qu'[Alexandre] avait été empoisonné par l'échanson Iolas fils d'Antipatros. Alexandre en effet avait souvent répété qu'Antipatros prétendait au trône, que les fonctions et le titre de régent ne lui suffisaient plus, que sa victoire sur les Spartiates […] lui était montée à la tête, c'était peut-être même pour le tuer qu'Alexandre avait envoyé vers lui Cratéros avec les vétérans. On sait par ailleurs qu'en Macédoine existe un poison si puissant qu'il attaque même le fer, seul le sabot des mules résiste à son effet : la source produisant ce poison foudroyant s'appelle le Styx. Cassandre aurait apporté ce poison à son frère Iolas, qui l'aurait versé dans la dernière coupe vidée par le roi. La notoriété des personnes impliquées étouffa rapidement cette rumeur, fondée ou non", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 10.14-18). Cassandre devenu régent puis roi de Grèce après la mort de son père Antipatros exécutera systématiquement tous les membres de la famille d'Alexandre. Diodore de Sicile et Pausanias lisent ces exécutions comme la preuve de la culpabilité de Cassandre, désireux d'éliminer des témoins génants ("Certains historiens présentent une version différente de la mort du roi, ils prétendent qu'elle fut provoquée par un poison mortel. J'estime nécessaire de ne pas passer leurs dires sous silence. […] Antipatros aurait empoisonné la boisson du roi via son fils, échanson à la Cour. Parce qu'Antipatros hérita du pouvoir suprême après la mort du roi et que son fils Cassandre lui succéda [en -317], beaucoup d'historiens n'osèrent pas consigner l'empoisonnement dans leurs écrits. Mais les actes de Cassandre le trahissent et montrent à quel point il haissait Alexandre : il tua Olympias et abandonna son corps sans sépulture, il reconstruisit Thèbes détruite par Alexandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.117-118 ; "Je crois que la raison principale de la reconstruction de Thèbes par Cassandre réside dans sa haine contre Alexandre, qui le porta aussi à éliminer toute sa famille : Olympias qu'il lapida par les Macédoniens ne la supportant plus, et les fils d'Alexandre, Héraclès né de Barsine et Alexandre IV né de Roxane, qu'il empoisonna", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.2). Le malaise éprouvé par Cassandre devant la statue d'Alexandre à Delphes, selon Plutarque cité précédemment, serait dû également à un sentiment de culpabilité. Arrien dit qu'il ne croit pas à l'empoisonnement, mais il ne développe pas ses motifs ("Je rapporte ici ces affirmations [sur un hypothétique empoisonnement d'Alexandre] pour montrer que je les connais, mais je ne les juge pas crédibles", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 27.3). Quinte-Curce hésite aussi sur la thèse de l'empoisonnement, en expliquant que le corps d'Alexandre est resté intact longtemps après sa mort, cela témoignerait qu'il n'a pas été corrompu par un poison ("La Mésopotamie est le pays le plus chaud qui soit, au point que la vie est impossible en rase campagne, le soleil et le ciel y sont si brûlant que tout est calciné comme si on y mettait le feu […], or voici ce qu'on raconte, que je rapporte ici sans en garantir l'authenticité : quand les Amis eurent enfin le temps de s'occuper du corps [d'Alexandre], ils ne découvrirent en s'approchant aucune marque d'altération, aucun signe de décomposition, son visage gardait l'apparence de la vie au point que les Egyptiens et les Chaldéens qui devaient pratiquer l'embaumement selon leurs méthodes n'osèrent pas toucher immédiatement le corps, croyant que le roi respirait encore", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 10.10-13). Plutarque reprend l'argument de Quinte-Curce en renversant le raisonnement : si le corps est resté intact, c'est justement parce qu'il a été corrompu par un poison, car dans le climat chaud et humide de Mésopotamie les corps d'ordinaire pourrissent rapidement ("Mais la plupart des historiens la thèse de l'empoisonnement comme une fable, en arguant qu'après sa mort ses capitaines se divisèrent pendant plusieurs jours, laissant son corps sans soin, dans un pays très chaud, où l'air est étouffant, or on ne constata aucune altération provoquée par un poison, la dépouille ne se corrompit pas", Plutarque, Vie d'Alexandre 77). A Athènes, Hypéride soutient la thèse de l'empoisonnement au point de demander des honneurs publics pour Iolas ("[Hypéride] proposa qu'on décernât des honneurs publics à Iolas, qu'on soupçonnait avoir empoisonné Alexandre", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Hypéride 8). Pour l'anecdote, on ignore ce que deviendra Iolas. On sait qu'il sera encore vivant en -322 puisque cette année-ci il assistera au mariage de sa sœur Nikaia avec Perdiccas (selon une incidence de la Succession d'Alexandre d'Arrien, œuvre perdue mais dont les grandes lignes sont résumées dans la notice 92 de la Bibliothèque de Photios). On sait aussi qu'il mourra avant -317 puisque cette année-là ses cendres avec celles d'Aristote seront jetées au vent par Olympias en proie à un hybris furieux, avant qu'Olympias soit éliminée à son tour par Cassandre ("Sur le moment [à la mort d'Alexandre en -323], personne ne soupçonna un empoisonnement. Cette thèse naquit six ans plus tard, quand, sur quelques indices, Olympias exécuta un grand nombre de personnes et jeta au vent les cendres d'lolas et d'Aristote en les accusant d'avoir versé le poison dans la coupe. Ceux qui imputent à Aristote d'avoir conseillé ce crime à Antipatros et fourni lui-même le poison, s'appuient sur un nommé ‟Agnothémis”, qui prétendait détenir l'information du roi Antigone [le Borgne, compagnon d'armes de la même génération qu'Antipatros et allié ponctuel de Cassandre après -323]. Ils ajoutent que ce poison était une eau froide et glacée originaire d'un rocher près de Nonacris, qu'on recueille comme une rosée dans un sabot d'âne car aucun autre contenant n'y résiste, elle les brise par son froid extrême et son caractère corrosif", Plutarque, Vie d'Alexandre 77). Peu importe. Dans le palais de Babylone où repose la dépouille du conquérant, les lamentations bruyantes ont cessé, et un silence très lourd pour l'avenir s'installe. Chacun regarde chacun pour essayer de deviner qui dégainera le premier ("D'abord les pleurs, les plaintes et les lamentations emplirent tout le palais. Puis ce fut le silence. Comme si tous étaient morts, toute vie parut arrêtée, les questions sur l'avenir stoppèrent la douleur. […] La Macédoine était loin, et [les Macédoniens] se sentirent abandonnés au-delà de l'Euphrate, au milieu d'ennemis rebelles à leur autorité. Parce que le roi n'avait désigné aucun successeur, chacun voudrait s'approprier les postes-clés. Ils imaginèrent les guerres civiles qui se produisirent effectivement, le nouveau sang versé, les nouvelles blessures sur les anciennes plaies, non plus pour un royaume en Asie mais simplement pour avoir un roi. Vieux, affaiblis, ils avaient demandé à leur roi légitime de les libérer de leurs devoirs militaires : bientôt ils devraient reprendre les armes et mourir pour porter tel ou tel somatophylaque au pouvoir", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 5.7-14).

  

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