Orient1
Orient3





index




















































Orient1
Orient3

La Sogdiane

L’Inde

Le retour

  

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

Télécharger Acrobat (pour imprimer)

Télécharger la police grecque

Les campagnes dOrient et le retour

(été -329 à printemps -323)

Vers l’Inde (été -327 à automne -326)


Comme en Sogdiane, Alexandre suit une route déjà empruntée par les Perses lors de leur conquête de la région fin VIème siècle av. J.-C., développée par les autochtones avant l’hégémonie perse.


Arrien dit qu’il passe par un lieu non identifié appelé "Nikaia" puis atteint la rivière Cophen/Kaboul ("[Alexandre] passa par Nikaia où il sacrifia à Athéna, et s’avança jusqu’au Cophen", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 22.6), on déduit qu’il descend la vallée de la rivière Panchir jusqu’à l’endroit où celle-ci-se jette dans le Cophen/Kaboul (aujourd’hui ce confluent est un lac artificiel formé par le barrage de Naghlu construit par les Soviétiques dans les années 1960, en amont du village de Surobi en Afghanistan, 34°38'29"N 69°43'01"E). Il suit le cours du Cophen/Kaboul jusqu’à une nouvelle vallée où celui-ci reçoit en rive gauche les eaux de la rivière Choès/Alingar. Un personnage l’y attend, envoyé par un roi nommé "Mophis/Mîfij" en grec ou "Omphis" en latin, alias "Ambhi" en sanskrit selon les linguistes, qui règne sur la cité de Taxila en aval. Cet Ambhi/Mophis/Omphis est monté récemment sur le trône suite à la mort de son père, il est surnommé "Taxilès" pour cette raison. Il a entendu parler des conquêtes d’Alexandre à l’ouest de son royaume et calcule qu’une alliance lui permettrait d’accroitre son influence au détriment de ses voisins rivaux, comme nous le verrons plus loin. Alexandre accepte la proposition ("Le roi Taxilès étant mort récemment, son fils nommé “Mophis” lui avait succédé, il avait envoyé des ambassadeurs à Alexandre quand celui-ci séjournait encore en Sogdiane afin de lui proposer de le seconder contre tous les souverains indiens qui s’opposeraient à ses prétentions, puis il avait envoyé des nouveaux ambassadeurs pour lui céder son propre royaume", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.86 ; "Un héraut précéda [Alexandre] pour prévenir Taxilès et les autres chefs au-delà du fleuve Indus qu’ils devraient se rendre à Alexandre quand il se présenterait. Taxilès et les chefs obéirent, ils lui promirent les plus rares présents et vingt-cinq éléphants", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 22.6 ; "Le roi du pays était Omphis. Déjà du vivant de son père il était partisan d’une alliance avec Alexandre : son père étant mort, il avait envoyé une délégation lui demander s’il devait prendre tout de suite le titre de roi ou attendre son arrivée. Alexandre l’avait autorisé à monter sur le trône, mais il n’avait pas osé profiter de sa permission", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 12.5-6) et divise son armée en deux : lui-même reste sur-place avec un petit contingent, tandis qu’Héphestion, Perdiccas et Méléagre guidés par l’envoyé d’Ambhi/Mophis/Omphis sont missionnés avec le gros des troupes vers l’aval du Cophen/Kaboul pour construire des bateaux démontables qui serviront à passer l’Indus quand Alexandre les rejoindra ("[Alexandre] envoya Héphestion et Perdiccas avec une partie des troupes soumettre les populations récalcitrantes vers les rives de l’Indus, où ils devaient fabriquer des bateaux pour transporter l’armée sur la berge opposée. Et comme d’autres cours d’eau devaient être franchis, ces bateaux devaient être démontables afin d’être transportés sur des chariots et remontés ensuite", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.2-3 ; "[Alexandre] divisa son armée. Il envoya Héphestion et Perdiccas au loin dans la région de Peukelaotis [site archélogique de Pushkhalavati, au confluent du Cophen/Kaboul et de l’Indus, sur lequel nous reviendrons bientôt], vers le fleuve Indus, avec les corps de Gorgias, Kleitos [homonyme du fils de Dropidos tué par Alexandre en Sogdiane ? ou erreur d’Arrien ? ou le régiment du défunt Kleitos continue d’être désigné par le nom de son ancien chef après sa mort ?] et Méléagre, la moitié de la cavalerie des hétaires et toute la cavalerie des mercenaires grecs, avec ordre de prendre possession des terres traversées soit par la force soit la négociation, puis quand ils atteindraient l’Indus d’y effectuer tous les préparatifs nécessaires pour le passage de l’armée. Avec eux étaient Taxilès et les autres chefs", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 22.7).


Dans l’immédiat, Alexandre tourne à gauche, c’est-à-dire qu’il remonte la vallée du Choès, aujourd’hui la rivière Alingar, vers la région du Nuristan actuel. Une cité non nommée refuse de se soumettre. Elle est assiégée, Alexandre, Ptolémée et Léonnatos sont gravement blessés, elle est prise d’assaut très difficilement, puis rasée, en vain puisque les habitants ont réussi à passer en force et se sont dispersés dans les hauteurs alentours. Une autre cité non identifiée nommée "Andaka" se rend ("Alexandre suivi des hypaspistes, de la moitié des hétaires à cheval qui n’avait pas suivi Héphestion, des hétaires à pied, des archers, des Agriens et des hippacontistes, s’avança vers les Aspasiens, les Gouraiens et les Assakéniens. Il longea la rivière Choès [la rivière Alingar], passa par des cols difficiles et escarpés, traversa la rivière avec peine. Apprenant que les barbares s’étaient réfugiés dans leurs montagnes et leurs places fortes, [Alexandre] laissa en arrière son infanterie avec ordre de le suivre à petit pas pour progresser rapidement avec toute sa cavalerie et huit cents hommes de la phalange qu’il fit monter en croupe tout armés. Il trouva tous les habitants de la première cité rangés en bataille aux pieds de leurs murs, dans lesquels il les rejeta dès le premier assaut. Alexandre fut blessé à l’épaule par une flèche qui fut arrêtée par sa cuirasse, Ptolémée fils de Lagos et Léonnatos furent également blessés. Alexandre ayant tourné la cité en découvrit le point faible, il campa de ce côté, et le lendemain dès l’aurore il lança une nouvelle attaque. On força le premier rempart peu solide, le second fut disputé plus longtemps. Quand sous une pluie de traits les barbares virent approcher les échelles, ils firent une sortie et s’enfuirent dans leurs montagnes. On les poursuivit. Une partie fut tuée. Les prisonniers ne furent pas épargnés, les soldats furieux voulant venger la blessure d’Alexandre. Le plus grand nombre se réfugia dans les montagnes voisines. On rasa la cité. La cité d’Andaka, sur laquelle on marcha ensuite, se rendit par composition. Alexandre y laissa Cratéros avec les autres commandants d’infanterie pour soumettre le reste de la région et l’organiser au mieux", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 23.1-5 ; "Alexandre se mit en mouvement avec la cavalerie et l’infanterie légère. Il fut attaqué par des rebelles qu’il refoula dans la cité la plus proche après un bref combat. Cratéros le rejoignit. Pour effrayer d’emblée la population qui n’avait encore aucune expérience de l’armée macédonienne, il ordonna de n’épargner personne et d’incendier les fortifications de la cité assiégée. Une flèche l’atteignit pendant qu’il tournait à cheval autour des remparts. Néanmoins il conquit la cité. Toute la population fut passée au fil de l’épée, et les représailles s’exercèrent même contre les maisons", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.4-6). Face à la détermination farouche des autochtones et à la difficulté du relief, il fait demi-tour et reprend la descente du Cophen/Kaboul.


Il arrive dans la large vallée servant actuellement de frontière entre l’Afghanistan à l’ouest et le Pakistan à l’est. Au confluent de la rivière Surkhab et du Cophen/Kaboul se trouve la cité de Nagara/N£gara (site archéologique de Naghrak dans la banlieue est de Jalalabad en Afghanistan, 34°26'54"N 70°23'42"E), qui a donné son nom à la province afghane moderne de "Nangarhar" dont Jalalabad est la capitale. Cette cité est surnommée "Nysa" dans les textes alexandrins. Alexandre se présente de nuit devant ses murs ("[Alexandre] arriva devant la cité de Nysa. L’armée prit position devant les fortifications au milieu des arbres. Au cours de la nuit, la température chuta brusquement. Comme tout le monde se mit à grelotter, on fit du feu en coupant des branches pour les faire brûler. Mais l’incendie gagna les tombeaux des habitants, qui étaient en vieux bois de cèdre : ils s’embrasèrent au point que ne resta bientôt plus que le sol nu. Des chiens aboyèrent dans la cité, ensuite on entendit un bruit de foule. C’est ainsi que les habitants comprirent qu’ils étaient assiégés, et que les Macédoniens comprirent qu’ils étaient aux portes de la cité", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.7-9). Les habitants ont alors l’idée de convaincre les assiégeants grecs qu’une des montagnes à proximité de leur cité est le lieu de naissance de Dionysos, car elle s’appelle "Méros" or ce mot est homophone du mot grec "cuisse/mhrÒj" d’où est sorti Dionysos (né "de la cuisse de Zeus" selon les Grecs ["On dit que la cité [de Nysa] a été fondée par le dieu Liber [c’est-à-dire Dionysos], en rappelant qu’elle s’est développée au pied du mont Méros qui dans l’imaginaire des Grecs a engendré la fable selon laquelle Dionysos a grandi dans la cuisse de Zeus", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.11-12] ou "de la cuisse de Jupiter" selon les Romains ["Les uns pensent que l’Inde n’est pas délimitée par le fleuve Indus mais inclut les quatre satrapies de Gédrosie, Arachosie, Arie et Paropamisades et que sa frontière est marquée par le Cophen, les autres affirment que ces territoires appartiennent à l’Arie. La plupart attribuent à l’Inde la cité de Nysa et le mont Méros consacrés à Bacchus [surnom de Dionysos], d’où la fable disant que celui-ci est né de la cuisse de Jupiter", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 23.9). Ils montrent le lierre qui se répand sur leurs murs, qu’ils assurent être à l’origine du thyrse de Dionysos ("On dit aujourd’hui que le lierre est originaire d’Asie. Théophraste vers l’an 440 de Rome [soit -313 du calendrier chrétien] infirme cette affirmation, il dit que le lierre ne pousse que sur le mont Méros en Inde, qu’Harpale a essayé en vain de l’importer en Médie, qu’Alexandre en a tressé des couronnes pour ses soldats justement à cause de sa rareté, et est revenu vainqueur de l’Inde ainsi couronné pour imiter Bacchus [surnom de Dionysos]. Aujourd’hui encore le lierre orne les thyrses de ce dieu, et les casques et les boucliers de certains peuples thraces lors des cérémonies religieuses. Il est nuisible aux arbres et à toutes les plantes, il fend les tombeaux et les murs, les serpents l’apprécient pour sa fraicheur. On s’étonne qu’une telle plante soit l’objet d’une telle vénération", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XVI, 62.1). Ils prétendent même que le nom de leur cité est une déformation de "Nysa", où Dionysos a passé son enfance. Arrien déclare ne pas croire à ces pirouettes linguistiques et historiques ("Entre le Cophen et l’Indus se trouve la cité de Nysa, dont on prétend qu’elle a été fondée par Dionysos vainqueur de l’Inde. Qui est ce Dionysos ayant porté la guerre en Inde ? S’agit-il de celui de Thèbes ou de celui de Tmolos en Lydie ? Comment a-t-il pu traverser les nations les plus belliqueuses alors inconnues aux Grecs pour aller soumettre seulement les Indiens ? Ne cherchons pas d’explications à ces fables attachées aux dieux : les récits les plus incroyables cessent toujours de l’être dès lors qu’ils se rapportent à un dieu quelconque. Quand Alexandre arriva devant cette cité, une délégation de trente citoyens distingués à la tête desquels était Akouphis, le premier d’entre eux, se déplaça pour lui demander de respecter l’honneur du dieu en laissant à la cité sa liberté. Ils entrèrent dans la tente d’Alexandre, et le trouvèrent couvert de ses armes et de poussière, le casque en tête et la lance à la main. A cette vue, ils se prosternèrent épouvantés et gardèrent un long silence. Alexandre les releva avec bienveillance et les rassura. Akouphis prit alors la parole : “Au nom de Dionysos, ô roi, laisse à la cité de Nysa sa liberté et ses lois. Le grand Dionysos sur le point de retourner en Grèce après la conquête de l’Inde, a fondé cette cité comme un monument éternel de sa course triomphale, en la peuplant des compagnons émérites de son expédition, comme tu as toi-même fondé une cité dans le Caucase, une autre en Egypte, et d’autres encore qui portent ou porteront le nom du conquérant Alexandre déjà plus grand que Dionysos. Ce dieu a appelé notre cité « Nysa » en mémoire de sa nourrice, et ce nom s’étend à toute la région. Cette montagne qui domine nos murs porte celui de « Méros » et rappelle l’origine de notre fondateur. Depuis ce temps les habitants de Nysa sont libres, et se gouvernent par leurs lois”", Arrien, Anabase d’Alexandre, V, 1.1-6). Il a raison. Au début du XVIème siècle, dans ses Mémoires, le souverain moghol Zhahîr ud-din Muhammad plus connu sous son surnom francisé "Babur" désigne Nagara/Naghrak sous le qualificatif d’"Adinapur" en turc, soit "Oudyanapoura/la Cité des Jardins" en sanskrit : ce terme "Oudyanapoura" en sanskrit peut aisément se confondre avec "Dionysopolis/DionusÒpolij" en grec (c’est sous ce nom "Dionysopolis" que Claude Ptolémée, Géographie, VII, 1.43, désigne Nagara/Naghrak ; la confusion est facilitée par le fait que les suffixes "-poura" en sanskrit et "-polis/pÒlij" en grec sont issus du même étymon indoeuropéen définissant un groupe humain associé à un territoire particulier). On peut aller plus loin. L’hindouisme s’articule autour de trois dieux primordiaux, ou "Trimurti/Triade" : Brahma le créateur, Siva le destructeur, Vishnu le conciliateur. La légende raconte que Brahma, personnage à cinq têtes, a créé une fille appelée selon les versions "Sarasvati", littéralement "qui maîtrise les flux [des eaux, des sèves, des mots]" en sanskrit, ou "Shatarup", littéralement "qui a cent formes" en sanskrit. Cette fille a quatre bras : deux bras jouent de la vina, instrument à cordes, le troisième bras tient le Veda, livre regroupant tous les savoirs, le quatrième bras tient un chapelet. Brahma est tombé amoureux de sa fille, il est devenu très jaloux et a utilisé une de ses cinq têtes pour la surveiller en permanence. Scandalisé par cette attirance incestueuse, Siva a coupé la tête intrusive de Brahma (qui a conservé ses quatre autres têtes) et, pour le punir, a interdit aux hommes de lui vouer un culte. Brahma est réduit à végéter seul dans la cité qui porte son nom, "Brahmapoura", au sommet d’une montagne mythique appelée "Meru". On suppose que les habitants de Nagara/Naghrak sont simplement des prêtres védiques, c’est-à-dire des initiés qui étudient et alimentent le Veda, entourés d’élèves et d’Indiens ordinaires souhaitant profiter de leurs savoirs. La confusion est facile entre la séduisante musicienne Sarasvati/Shatarup et les ménades dionysiaques également musiciennes et séduisantes, entre le mont Meru de Brahma et l’homonyme "cuisse/mhrÒj" d’où est sorti Dionysos. Les Grecs assiégeants, Alexandre le premier, sont ravis de ce tour de passe-passe diplomatique sur fond de calembour linguistico-religieux, car lors de leur récente expédition dans la vallée du Choès/Alingar ils ont constatés que les autochones sont des rudes combattants : la découverte d’un point commun, peu importe sa nature factice, évite aux deux parts un combat sanglant en se déclarant mutuellement cousins. Alexandre quant à lui peut se féliciter d’égaler, et même de dépasser l’antique Dionysos - d’où la confusion intéressée entre "Nagara" et "Nysa" dans les textes alexandrins. Il laisse à son poste le seigneur de la cité, un nommé "Akouphis", en lui demandant trois cents cavaliers et une centaine de notables comme otages. Akouphis répond habilement qu’il ne pourra pas assurer les arrières de l’armée grecque quand elle sera en Inde si on le prive de ses cavaliers et de ses meilleurs administrateurs. Alexandre se laisse convaincre, et se contente de lui réclamer une allégeance très théorique ("Le discours d’Akouphis plut à Alexandre, qui crut ou voulut laisser croire ce qu’on rapportait sur Dionysos, fier d’avoir marché sur ses traces, désireux de le dépasser, et espérant que les Macédoniens eux aussi motivés par le noble exemple de Dionysos seraient prêts à le suivre. Il laissa aux habitants de Nysa leurs libertés et félicita leur régime aristocratique. Mais il exigea qu’on lui cédât comme otages trois cents cavaliers et une centaine de membres du conseil qui en comptait trois cents. Akouphis, qu’il nomma hyparque et qui était également un des membres de ce conseil, lui dit alors en souriant : “Comment pourrais-je gouverner une cité privée de cent hommes de qualité ? Si son salut t’est cher, prends plutôt davantage de cavaliers, ou bien au lieu de réclamer cent de nos meilleurs citoyens choisis-en deux cents parmi les plus mauvais, ce sera le seul moyen d’assurer à notre cité la conservation de son ancien éclat”. La prudente énergie de ce conseil plut encore à Alexandre, qui se contenta des trois cents cavaliers", Arrien, Anabase d’Alexandre, V, 2.1-4 ; "Voyant que les Macédoniens hésitaient à avancer vers la cité de Nysa protégée par une rivière très profonde, [Alexandre] s’avança sur la rive. ‟Malheur à moi, de ne pas savoir nager !”, s’écria-t-il. Il se préparait à traverser, bouclier à la main, quand des délégués de la cité assiégée vinrent apporter leur soumission. Ces députés furent surpris de le voir en armes, sans tenue d’apparât, leur étonnement perdura quand le roi apporta un coussin et invita le plus âgé d’entre eux à s’asseoir dessus. Touché par ce geste bienveillant, celui-ci demanda ce qu’Alexandre exigeait pour devenir amis. ‟Je veux que tes concitoyens te reconnaissent comme leur roi, et qu’ils me livrent les cent meilleurs d’entre eux comme otages”, répondit Alexandre. ‟Grand roi, reprit Akouphis en souriant, je gouvernerai mieux en gardant les meilleurs et en te livrant les pires”", Plutarque, Vie d’Alexandre 58 ; "Faveurs accordées à la cité appelée “Nysia” ["Nus…a", coquille pour "Nysa/Nàsa"] en raison de son ascendance à Dionysos", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII, Epitomé de Metz 42). Assiégeants et assiégés, heureux d’avoir évité un bain de sang, expriment leur joie commune en se livrant à une extraordinaire beuverie sous les auspices de Dionysos ("Alexandre sacrifia à Dionysos, et invita les hétaires à un festin. On rapporte qu’alors les premiers des Macédoniens couronnés de lierre dans cette orgie, et comme saisis des fureurs dionysiaques, coururent en bacchants ivres et frénétiques", Arrien, Anabase d’Alexandre, V, 2.6-7 ; "[Les soldats] se mirent à couper du lierre et de la vigne de tous les côtés et à courir avec des couronnes de feuillage comme des bacchantes. Les cris de tant de milliers d’hommes adorant le dieu dans le bois qui lui était consacré résonnèrent à travers monts et collines. […] On se roula dans l’herbe et sur les feuilles comme si la guerre fût loin. Le roi ne s’opposa pas à ces réjouissances improvisées : fournissant en abondance de quoi régaler tout le monde, il laissa l’armée sacrifier au dieu Liber [Dionysos] pendant dix jours. […] L’ennemi n’osa pas les attaquer pendant qu’ils s’enivrèrent, ni même quand ils cuvèrent leur vin, terrorisé par le bruit de leurs danses et leurs hurlements semblables à des cris de guerre", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.15-18).


Après cette victoire aux allures de tromperie, Alexandre tourne encore à gauche, c’est-à-dire qu’il remonte la vallée de la rivière de l’Euas, aujourd’hui la rivière Kunar, affluent de la rive gauche du Cophen/Kaboul, où vivent les "Aspasiens" selon Arrien ou les "Dédaliens" selon Quinte-Curce. Il arrive à une cité dont la postérité n’a pas conservé le nom (le texte d’Arrien est corrompu à cet endroit), près ou sous l’actuelle Assadabad en Afghanistan (34°52'22"N 71°09'21"E), au confluent de la rivière Pech et de l’Euas/Kunar. Il ne trouve que des ruines fumantes car les Aspasiens/Dédaliens prévenus ont incendié leur cité et se sont réfugiés sur les hauteurs ("A la tête des hypaspistes, des archers, des Agriens, des corps de Koinos et d’Attale, les cavaliers de l’Agéma, de quatre escadrons d’hétaires et de la moitié des archers à cheval, [Alexandre] marcha vers la rivière Euas [texte manque] cité où se trouvait le chef des Aspasiens. Il arriva le deuxième jour devant cette cité. Les barbares l’incendièrent à l’approche d’Alexandre et se réfugièrent dans leurs montagnes. On les poursuivit, et beaucoup furent massacrés, les autres s’échappèrent par des voies impraticables", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 24.1-2 ; "Puis on arriva au pays des Dédaliens, qui s’étaient réfugiés dans des hauteurs inaccessibles ou dans des bois", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.19). Quinte-Curce ne s’attarde pas sur cet épisode, Arrien en revanche dit que Ptolémée poursuit frénétiquement les fuyards vers les hauteurs, il manque d’être tué mais réussit à tuer le seigneur local au sommet d’une colline, aujourd’hui le col de Ghakhi marquant la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan (34°49'34"N 71°17'22"E), il entraine Alexandre derrière lui, qui est ainsi détourné de sa route initiale : au lieu de continuer à marcher vers le nord en remontant la vallée de l’Euas/Kunar, l’armée grecque dévie vers l’est, elle monte vers le col sécurisé par Ptolémée, le franchit, et débouche dans la vallée de la rivière de Bajaur ("Mais Ptolémée fils de Lagos, apercevant sur une hauteur le chef des barbares, s’aventura vers lui avec un gros détachement d’hypaspistes malgré le désavantage du lieu et l’infériorité du nombre. Comme il peinait à gravir la hauteur, il laissa son cheval et mit pied à terre. L’Indien accourut avec les siens et frappa Ptolémée d’un coup de pique, qui fut rompu par la cuirasse. Ptolémée toucha l’Indien à la cuisse, le renversa, le dépouilla de ses armes. Les barbares à cette vue prirent aussitôt la fuite. Ceux qui occupaient les sommets, s’indignant de voir le corps de leur chef au pouvoir de l’ennemi, se précipitèrent. On livra autour du cadavre un combat sanglant. La troupe d’Alexandre mit pied à terre et vint soutenir les Grecs. On repoussa les barbares avec peine. Enfin ils abandonnèrent le corps et le champ de bataille", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 24.3-5). En suivant le cours de cette nouvelle rivière, on arrive à une cité appelée "Arigaia/Ariga‹a" par Arrien et "Acadira" par Quinte-Curce, près ou sous l’actuelle Bajaur au Pakistan (34°43'42"N 71°30'49"E), que les habitants ont aussi incendiée avant de fuir. Cratéros est chargé de la relever et de la repeupler avec les autochtones capturés et avec des vétérans hors-service ("Après avoir franchi les hauteurs [le col de Ghakhi] on arriva à la cité d’Arigaia, qui venait d’être incendiée et abandonnée par ses habitants. Sur ces entrefaites arriva Cratéros, qui avait rempli la mission que lui avait confiée Alexandre [la réorganisation musclée de la vallée de Choès/Alingar]. Frappé par les avantages du lieu, le roi ordonna à Cratéros de relever les murs de la cité et de la repeupler avec les hommes des environs qu’on pourrait attirer et des soldats hors de service", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 24.6-7) ; "On atteignit Acadira, que les habitants avaient incendiée avant de fuir. Alexandre changea de tactique : il divisa ses troupes de façon à attaquer plusieurs endroits simultanément, pour surprendre les ennemis au moment où ils ne s’y attendaient pas, les battre, et les pousser à se soumettre. Ptolémée prit beaucoup de cités, Alexandre prit les plus importantes. Les troupes ainsi fractionnées se rejoignirent ensuite", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.19-21). On avance ensuite de quelques kilomètres vers l’aval de la rivière de Raghagan qui conflue sur la rive gauche de la rivière de Bajaur, puis de quelques kilomètres vers l’aval de la rivière de Jandol qui conflue sur la rive gauche de la rivière de Raghagan, puis de quelques kilomètres vers l’aval de la rivière Panjkora dans laquelle se jette la rivière de Jandol, jusqu’en amont de l’actuelle Chakdara au Pakistan (site archéologique de Chatpak, 34°39'38"N 72°00'58"E).


Et une fois de plus, Alexandre tourne à gauche, c’est-à-dire qu’il ne suit pas le cours de la rivière Panjkora jusqu’à l’endroit où elle se jette dans la rivière Choaspès/Swat, il choisit de marcher à mont sur la rive droite du Choapsès/Swat, en traversant le massif de Garhai, qui doit son nom aux "Gouraiens/Goura…wn" qui l’habitent, vers le pays des Assakéniens ("Alexandre s’avança contre les Assakéniens, qui l’attendaient avec trente mille fantassins, deux mille cavaliers et trente éléphants. Cratéros, après avoir rebâti Arigaia selon les ordres d’Alexandre, vint le retrouver avec l’infanterie pesamment armée et les machines de siège. Alexandre suivi de la cavalerie des hétaires, des hippacontistes, des troupes de Koinos et de Polyperchon, de mille Agriens et de gens de trait, traversa le territoire des Gouraiens, passa leur rivière [la rivière de Khazana, affluent de la rivière Choaspès/Swat] avec beaucoup de peine à cause de sa profondeur, de la rapidité de son cours et du glissant des cailloux arrondis emplissant son lit. A l’approche d’Alexandre, les barbares n’osant l’affronter en bataille rangée se débandèrent et coururent se réfugier dans leurs cités, résolus à s’y défendre", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 25.5-7). Les Grecs découvrent alors une large vallée marécageuse creusée par le Choaspès, aujourd’hui la rivière Swat, stratégique puisque la rivière de Kabal s’y jette en rive droite et que la rivière de Jambil s’y jette en rive gauche, dominée par la cité de "Massaga/M£ssaga", hellénisation du sanskrit "Maçakavati", aujourd’hui Mingora (34°45'25"N 72°21'44"E). On ignore comment s’appelle le roi local, on sait seulement que, comme Ambhi/Mophis/Omphis qualifié de "Taxilès" d’après le nom de sa cité Taxila, il est qualifié d’"Assakanos/Assak£noj" d’après le nom de sa cité "Maçakavati/M£ssaga" (la nasale bilabiale voisée [m] initiale a été apocopé au fil des siècles). Il vient de mourir. Massaga/Mingora est régentée par sa mère Cléophis, qui profite de la configuration défensive des lieux. Alexandre traverse le Choaspès/Swat, débarque sur la rive gauche et se présente devant la cité, bien décidé à l’investir ("Alexandre franchit le Choaspès [le Swat] puis […] se dirigea vers Massaga, dont le roi Assacanus [latinisation d’"Assakanos"] venait de mourir, laissant le gouvernement de la cité et du pays à sa mère Cléophis. Défendue par sa position et par ses remparts, la cité disposait en outre de trente-huit mille fantassins. Un torrent, dont les rives abruptes interdisaient l’accès, l’entourait à l’est. A l’ouest et au sud la nature semblait avoir édifié intentionnellement de très hautes falaises dans lesquelles la rivière avait creusé des grottes et des précipices au cours du temps. Une tranchée gigantesque suivait cet obstacle naturel. Le mur d’enceinte mesurait trente-cinq stades, la base était en pierre et la partie supérieure en briques crues, des lits de pierres étaient intercalés entre les rangées de briques pour que le matériau fragile reposât sur une couche plus résistante. Pour consolider l’ensemble de la construction, on avait disposé des grosses poutres cimentées par un mortier à base de terre et d’eau : elles renforçaient les murs et servaient en même temps de passerelles", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.22-26). Les Assakéniens font une sortie, les Macédoniens sont bousculés, ils parviennent à rétablir leur situation avec difficulté et à repousser les assiégés dans leurs murs, Alexandre est blessé par une flèche à la cheville ou au mollet ("[Alexandre] se dirigea d’abord vers Massaga. Son armée campait sous les remparts quand, renforcés de sept mille mercenaires venus de l’intérieur de l’Inde, les barbares fondirent sur les Macédoniens. Alexandre, ne voulant pas engager le combat sous leurs murs derrière lesquels ils pouvaient se retirer trop aisément, et pour les attirer en plaine, ordonna aux Macédoniens de se replier jusqu’à sept stades de la rivière des Gouraiens. L’audace des ennemis fut décuplée par cette retraite des Grecs : ils ne gardèrent plus leurs rangs, et coururent en désordre sur les hommes d’Alexandre. Quand ils furent à portée de trait, ce dernier lança un signal, la phalange se retourna et se précipita sur eux. Les hippacontistes, les Agriens et les archers engagèrent la mêlée, le désordre redoubla par le choc de la phalange. Surpris, épouvantés, les Indiens lâchèrent pied aussitôt, se retirèrent précipitamment dans la cité après avoir perdu deux cents des leurs. Alexandre approcha sa phalange des remparts. Une flèche se planta dans sa cheville", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 26.1-4 ; "Alexandre observait ces ouvrages [protégeant Massaga] en se demandant comment combler l’abîme afin d’approcher des tours fortifiées, quand il fut touché au mollet par une flèche lancée depuis le rempart. Il retira la pointe et demanda un cheval. Il ne prit pas le temps de bander sa plaie et poursuivit son inspection en laissant pendre sa jambe blessée dans le vide. La plaie était à vif et la douleur devint plus aiguë quand le sang cessa de couler : on dit qu’il avoua alors que “le fait d’être né de Zeus ne le privait pas de souffrir le martyre”", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.27-29). On amène des machines pour briser les défenses de la cité ("Les uns démolirent les bâtisses des environs et en tirèrent d’énormes quantités de bois pour combler le ravin, les autres abattirent des grands arbres qu’ils jetèrent dedans avec leurs branches, ou y lancèrent des pierres. Le remblai ayant atteint le niveau du sol, on y dressa des tours. Les soldats travaillèrent avec une telle ardeur que l’ouvrage fut terminé en huit jours. Le roi, dont la blessure n’était toujours pas refermée, sortit pour voir où ils en étaient : il félicita les soldats et ordonna d’avancer les machines, qui bientôt commencèrent à lancer d’énormes quantités de projectiles sur les défenseurs", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.30-31). Quinte-Curce dit que les assiégés sont impressionnés par la poliorcétique de leurs adversaires ("C’étaient la première fois que [les habitants de Massaga] voyaient des engins de cette nature. Les tours mobiles surtout les effrayèrent : ils crurent que le déplacement de tels poids sans mécanisme apparent ne pouvait se faire qu’avec l’aide des dieux, de simples mortels ne pouvant pas être capables de manœuvrer javelots d’assaut et lourdes pierres propulsées par catapultes. Ils renoncèrent à défendre la cité, et se réfugièrent dans leur citadelle. N’ayant pas d’autre solution que se rendre, ils envoyèrent une délégation au roi pour lui demander de les pardonner", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.32-33), mais, selon Arrien, cela n’émousse pas leur résistance quand ces machines sont actionnées ("Le lendemain [Alexandre] battit les murs par ses machines. Une partie fut renversée, les Macédoniens se faufilèrent dans la brèche, mais les Indiens la défendirent avec courage, Alexandre dut sonner la retraite. Le deuxième jour on donna l’assaut avec un nouvel acharnement : on avança contre les murs une tour de bois dont on s’était servi pour prendre Tyr, chargée de soldats qui lancèrent sur les assiégés une grêle de traits, mais la brèche défendue avec une égale résistance ne put être forcée. Le troisième jour, la phalange monta de nouveau à l’assaut : de la même tour, on abaissa un pont qu’on jeta sur les débris des remparts, les hypaspistes passèrent les premiers, on se précipita alors en foule et avec ardeur sur le pont, qui rompit sous le poids et s’effondra avec les Macédoniens. Les barbares ranimés par cet accident lancèrent des pierres, des traits, tout ce qu’ils avaient, en poussant des grands cris depuis le haut des remparts, tandis que d’autres sortant par les portes étroites aménagées entre les tours des murs vinrent les accabler dans leur désastre. Alexandre lança aussitôt le régiment d’Alcétas pour sauver les blessés et protéger la retraite", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 26.5-27.1). Finalement les Assakéniens envoient une demande de reddition. En réalité, c’est un stratagème pour détourner l’attention des Macédoniens et se faufiler en catimini vers la montagne pendant la nuit. Alexandre a compris leur plan : il rattrape et massacre une partie d’entre eux, tandis que leurs compatriotes réussissent à fuir. Il entre dans Massaga presque déserte ("Le quatrième jour on jeta un nouveau pont. Les Indiens développèrent la même résistance vigoureuse, mais leur chef tomba atteint par une flèche. Constatant qu’ils avaient perdu la meilleure partie des leurs tandis que l’autre était blessée, ils envoyèrent un héraut à Alexandre. Résolu de conserver la vie à ces braves, il accepta leur reddition à condition qu’ils servissent dans ses troupes. Ils sortirent en armes et vinrent camper sur une hauteur en face du camp des Macédoniens, dans l’intention de fuir pendant la nuit pour ne pas porter les armes contre leurs compatriotes. Informé de leur projet, Alexandre les cerna dans l’ombre et les massacra jusqu’au dernier. Il entra ensuite dans la cité dégarnie de défenseurs, et s’y rendit maître de la mère et de la fille d’Assakanos", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 27.1-4). La reine Cléophis se soumet, Alexandre la maintient dans son titre ("La reine [Cléophis] se présenta, escortée d’un long cortège de dames nobles qui offraient du vin dans des coupes en or. Elle se jeta aux genoux du roi, avec son petit garçon qui la suivait : elle obtint son pardon, et même le privilège de garder sa condition et son titre de reine. Certains disent que sa beauté eut plus d’effet sur le roi que la pitié, en tous cas elle appela “Alexandre” le fils qu’elle mit au monde un peu plus tard dont on ignora le père", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 10.34-36). Il espère que sa victoire terrorisera et incitera les Assakéniens survivants et les cités alentours à se soumettre pareillement. C’est un échec. Quelques kilomètres au sud-ouest de Massaga/Mingora, la petite cité d’"Ora/Wra" en grec chez Arrien ou "Nora" en latin chez Quinte-Curce, aujourd’hui le site archéologique de Raja-Gera dans la banlieue sud-est d’Odigram au Pakistan (34°44'31"N 72°18'47"E), se soulève. Elle est imitée par la petite cité de Bazira, aujourd’hui Barikot au Pakistan (34°40'51"N 72°12'47"E), un peu plus loin en aval. Un roi du nord nommé "Abisarès", sur lequel nous reviendrons, est en chemin pour aider les assiégés. Mais trop tard : Ora/Nora est conquise ("[Alexandre] détacha Koinos vers la cité de Bazira, espérant qu’elle se soumettrait en apprenant la prise de Massaga, tandis qu’Attale, Alcétas et l’hipparque Démétrios partirent assiéger la cité d’Ora pour en contenir les habitants jusqu’à son arrivée. Ces derniers tentèrent une sortie, mais Alcétas et les Macédoniens les repoussèrent facilement dans la cité. Koinos échoua dans sa mission, les habitants de Bazira confiant dans la force de leur place, élevée sur une hauteur entourée de tous côtés par une forte muraille, ayant rejeté la proposition de se rendre. Alexandre y marcha. En route, il apprit que certains barbares voisins commandés par Abisarès se préparaient à gagner Ora. Aussitôt il demanda à Koinos d’élever un fort devant Bazira, d’y laisser une garnison pour bloquer les habitants, et de le rejoindre avec le reste de ses troupes. Après le départ de Koinos, ceux de Bazira méprisant le petit nombre des Macédoniens firent une sortie : une vive action s’engagea, cinq cents barbares furent tués, soixante-dix furent capturés, le reste fut repoussé en désordre dans les murs où les Grecs du fort, soutenus par ce succès, les renfermèrent plus étroitement. De son côté, Alexandre termina facilement le siège d’Ora, la place fut prise d’assaut, il y trouva des éléphants dont il s’empara", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 27.5-9 ; "Polyperchon marcha contre la cité de Nora à la tête de ses troupes. Il battit les ennemis qui étaient sortis en désordre, les suivit à l’intérieur de la cité où ils avaient trouvé refuge et obtint leur soumission", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.1). Les Assakéniens qui s’y étaient retranchés sont impitoyablement massacrés ("[texte manque] les conditions acceptées sous serment, pleine d’admiration pour la grandeur d’âme d’Alexandre, la reine [Cléophis] envoya à ce dernier des riches présents et la promesse d’exécuter tous ses ordres. Conformément aux termes de l’accord, les mercenaires quittèrent aussitôt la cité [de Massaga]. Sans rencontrer d’obstacle, ils allèrent établir leur camp à quatre-vingt-dix stades, inconscients de ce qui les attendait. Toujours hostile envers eux, Alexandre maintint ses troupes en armes et poursuivit les barbares, il les assaillit à l’improviste, leur infligea des lourdes pertes. Les mercenaires crièrent que cette agression violait le serment juré et implorèrent le secours des dieux victimes de l’impiété d’Alexandre. Mais celui-ci leur répondit d’une voix forte : “J’ai promis de vous laisser quitter la cité, non de vous traiter comme des amis des Macédoniens”. Alors les mercenaires, indifférents au péril, serrèrent les rangs et se positionnèrent en cercle, femmes et enfants au centre, afin de recevoir l’assaillant qui les enveloppait. Audacieux et valeureux combattants, ces désespérés luttèrent âprement, tandis que les Macédoniens s’évertuèrent à surpasser la bravoure des barbares. La bataille devint épouvantable. Dans le corps-à-corps, les belligérants se tuèrent et se blessèrent de mille façons, les Macédoniens perçant les boucliers des barbares avec leurs sarisses et enfonçant la pointe de fer dans leur poitrine, les mercenaires de leur côté lançant leurs javelines contre les formations adverses qui trouvaient toujours une cible à cause de leur proximité. Les blessés et les morts s’accumulant, les femmes saisirent les armes de ceux qui étaient tombés et bataillèrent avec leurs époux. La dureté du combat et l’acharnement extraordinaire de l’action les contraignirent à forcer leur nature : les unes entièrement armées secondèrent leurs maris, les autres se précipitèrent sans armes pour s’agripper aux boucliers ennemis et gêner leurs mouvements. Finalement, écrasés sous le nombre, hommes et femmes furent défaits, préférant la mort glorieuse à une existence ignominieuse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.84 ; "Alexandre assiégeait un lieu fortifié en Inde. Les Indiens effrayés se résignèrent à parlementer, Alexandre leur dit qu’il acceptait de les laisser partir avec leurs armes. Ils allèrent s’installer sur une autre hauteur et y postèrent des gardes. Alexandre les attaqua. Les Indiens crièrent à l’injustice en lui rappelant leur accord. Alexandre répondit : ‟J’ai promis de vous laisser vous installer où vous voulez, non de cesser de vous poursuivre”", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.20). Renseignés sur la cruauté de l’envahisseur grec, les habitants de Bazira abandonnent leur cité et partent vers un rocher voisin que les textes anciens, par homophonie avec la cité d’Aornos/Khulm en Bactriane (que nous avons mentionnée dans notre précédent paragraphe), appelent "Aornos", simple hellénisation du sanskrit "awarana/place forte". La majorité des livres destinés au grand public en l’an 2000, s’appuyant sur les hypothèses de l’explorateur hongrois naturalisé anglais Anrel Stein dans la première moitié du XXème siècle, continuent de confondre le rocher Aornos en Inde avec le Pir-Sar, une montagne en bordure de l’Indus. Pour notre part, nous pensons que cette identification est erronée et préférons une autre hypothèse. Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVII.85), Quinte-Curce (Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.7) et Strabon (Géographie, XV, 1.8) emploient la même formule, prouvant qu’ils puisent à la même source, ils disent que "le pied [du rocher Aornos] baigne dans l’Indus" : nous soupçonnons la source alexandrine utilisée par ces trois auteurs, comme la plupart des textes de propagande alexandrine, de vouloir grandir les exploits d’Alexandre en leur associant des noms prestigieux (souvenons-nous par exemple que la dernière bataille entre Alexandre et Darius III en -331 a été associée à la prestigieuse cité d’Arbèles/Erbil alors qu’elle s’est déroulée dans la plaine désolée de Gaugamèles à une cinquantaine de kilomètres, dès l’Antiquité l’historien Arrien s’est insurgé contre cet embellissement des faits : "L’opinion égarée place dans les champs d’Arbèles la dernière bataille livrée par Alexandre contre Darius III, qui sera trahi et tué par Bessos après s’être enfui. Selon les témoignages les plus sérieux, Arbèles est éloigné de cinq à six cents stades du champ où se livra cette bataille, qui eut lieu en réalité près de Gaugamèles et de la rivière Boumèlos [cours d’eau non identifié] d’après Ptolémée et Aristobule. Il est vrai que Gaugamèles n’est qu’un bourg misérable, dont le nom inconnu est peu harmonieux : on lui préfère le nom sonore d’Arbèles, cité célèbre et considérable. Mais en se permettant ces licences, on finirait par transporter notre victoire navale de Salamine [contre les Perses en -480] à l’isthme de Corinthe, et celle de l’Artémision en Eubée [contre les mêmes Perses, juste avant la bataille de Salamine en -480], à Egine ou à Sounion !", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 11.5-6). Les mêmes Diodore de Sicile et Quinte-Curce, qui ne craignent pas l’incohérence, sous-entendent que le rocher Aornos se trouve à proximité de Bazira/Barikot puisque les Indiens qui s’y réfugient sont ceux qui ont fui Bazira/Barikot, donc le rocher Aornos ne peut pas être confondu avec le Pir-Sar qui se situe à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Bazira/Barikot. Diodore de Sicile, Quinte-Curce et Strabon sont excusables de leur erreur car à leur époque ils ne disposaient pas de cartes ni d’accès à internet pour pouvoir constater la problématique, Anrel Stein en revanche est bien coupable d’avoir avancé le nom du Pir-Sar car il s’est rendu physiquement dans la région, il a constaté par ses yeux et par ses jambes que cette montagne est beaucoup trop éloignée des autres lieux mentionnés dans les textes et bien identifiés par l’archéologie (la rivière Choaspès/Swat, les cités de Massaga/Mingora, Ora/Odigram et Bazira/Barikot), et pourtant il a succombé à son exaltation en relayant la propagande alexandrine, en reprenant la source de Diodore de Sicile, Quinte-Curce et Strabon sans la discuter, en associant le vulgaire caillou Aornos au prestigieux fleuve Indus. Par ailleurs on n’accède pas au Pir-Sar par une route rectiligne, aujourd’hui encore on s’y rend depuis Massaga/Mingora à travers les montagnes par une route sinueuse qui reste un cauchemar pour les pneus et les amortisseurs : comment imaginer qu’Alexandre aurait pu se rendre depuis Bazira/Barikot jusqu’au Pir-Sar à travers ces montagnes, sans autre repère que la position du soleil puisque la route actuelle n’existait pas à son époque, sur une cinquantaine de kilomètres, en se dispersant régulièrement pour écarter les autochtones hostiles, sans que la propagande alexandrine mentionnât un tel exploit ? Le Pir-Sar lui-même n’a révélé aucun vestige archéologique jusqu’à aujourd’hui, il est toujours inhabité parce qu’il n’a jamais constitué un lieu stratégique à travers les siècles (il n’est pas proche d’une grande ville, il ne commande pas l’accès à un col ou à une vallée), il n’est fréquenté par personne parce que son relief est difficile (exceptés les touristes qui espèrent y trouver des traces du passage d’Alexandre !), il ne peut même pas servir de promontoire pour assaillir les bateaux circulant sur l’Indus puisque ses parois sont abruptes en bas et arrondies en haut. Enfin il ne correspond pas à la description détaillée de Diodore de Sicile, qui indique que le rocher Aornos est entouré de précipices, sauf au sud où "son pied baigne" dans le cours d’eau assimilé à tort au fleuve Indus : le Pir-Sar est entouré par l’Indus au sud, à l’est et au nord, et son sommet se prolonge vers l’ouest sans présenter le moindre précipice. En conséquence, nous identifions le rocher Aornos non pas au Pir-Sar mais au mont Elum (34°37'05"N 72°19'57"E) à quelques kilomètres de Bazira/Barikot, entouré de précipices mais facilement accessible en remontant la rivière de Barikot qui "baigne son pied" au sud avant de se jeter dans le Choaspès/Swat à hauteur de Bazira/Barikot. Arrien et Quinte-Curce renforcent peut-être notre identification en disant qu’Alexandre ordonne à Cratéros d’amasser des provisions près du rocher Aornos en prévision du siège, dans une cité non identifiée appelée "Embolima/EmbÒlima" en grec et "Ecbolima" en latin : on est tenté de voir dans cette "Embolima/Ecbolima" le nom antique du mont "Elum" actuel, l’occlusive bilabiale voisée [b] centrale ayant disparu au fil des siècles ("[Alexandre] laissa des garnisons dans Ora et Massaga pour sécuriser le pays et rebâtir la cité de Bazira. […] Il arriva à Embolima, cité voisine du rocher Aornos, où il laissa une partie de l’armée sous le commandement de Cratéros avec ordre d’y amasser des vivres et les provisions nécessaires pour un long séjour afin que les Macédoniens pussent prolonger le siège d’Aornos au cas où la place ne fût pas emportée d’assaut. A la tête des archers, des Agriens, de la troupe de Koinos, de deux cents hétaires, de cent archers à cheval, des soldats les plus prompts et les plus légèrement armés de la phalange, il se dirigea vers le rocher. Il campa le premier jour sur une position avantageuse. Le lendemain il le serra de plus près", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 28.4-8 ; "Ensuite le roi prit la direction d’Ecbolima. Ayant appris qu’un nommé ‟Ericès” occupait un endroit où la route se resserrait avec vingt mille hommes, il confia à Koinos le commandement des troupes lourdement armées pendant que lui-même avec une troupe de frondeurs et d’archers s’avança pour déloger ceux qui bloquaient le passage, et préparer ainsi la route à Koinos qui suivait. Ericès s’enfuit dès que l’attaque commença. Il fut finalement tué par les Indiens, qui le détestaient ou qui voulurent obtenir les faveurs du vainqueur : ils apportèrent sa tête et ses armes à Alexandre, qui ne les punit pas mais refusa de les récompenser pour l’exemple", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 12.1-3). La configuration des lieux et le souvenir des durs combats à Massaga/Mingora et Ora/Odigram obligent encore Alexandre à motiver ses troupes par une fable : il leur raconte que le rocher Aornos/mont Elum a été approché jadis par Héraclès, mais que celui-ci n’a pas réussi à le conquérir, s’ils s’emparent de ce site ils dépasseront donc leur glorieux ancêtre ("[Alexandre] marcha en direction du rocher appelé “Aornis”, place forte où s’étaient réfugiés les indigènes survivants. On dit que jadis Héraclès voulut assiéger ce rocher, mais qu’un séisme et d’autres signes envoyés par Zeus le contraignirent à abandonner son projet. Ces informations incitèrent Alexandre à assiéger cette place pour rivaliser avec la gloire du dieu. Le rocher avait cent stades de circonférence et seize stades de hauteur, au sud il baignait dans l’Indus, le plus grand fleuve de l’Inde, et sur ses autres côtés il était ceint de parois inaccessibles et de ravins profonds", Diodore de Sicle, Bibliothèque historique XVII.85 ; "Le roi passa par beaucoup de bourgades abandonnées par leurs habitants, qui s’étaient réfugiés en armes sur un rocher nommé “Aornis” dont on disait qu’Héraclès n’avait pas pu le prendre et qu’un tremblement de terre l’avait obligé à s’en éloigner. Arrivé sur place, Alexandre vit que toutes les parois étaient raides et à pic", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.2-3). L’historien Arrien n’est pas dupe de ce discours ("A cette nouvelle [la chute d’Ora], ceux de Bazira perdirent courage : ils abandonnèrent leur cité au milieu de la nuit pour aller se réfugier avec les autres barbares sur le rocher Aornos. On dit que ce lieu est le plus inexpugnable du pays, et qu’Héraclès le fils le Zeus n’a jamais pu en triompher. Je ne suis pas certain qu’Héraclès (de Thèbes, ou de Tyr, ou d’Egypte) [allusion à la confusion antique entre Héraclès chez les Grecs et Melkart chez les Phéniciens] a réellement été jusqu’en Inde, je pense plutôt que les hommes confrontés à un obstacle accentuent la difficulté afin de justifier leur échec, et que le nom d’Héraclès a été associé à ce rocher afin d’augmenter la gloire de ses vainqueurs. Sa circonférence a deux cents stades, sa hauteur la plus basse a onze stades, on y monte uniquement par un escalier taillé dans le roc, à son sommet jaillit une source pure et abondante, on y trouve un bois et une étendue de terres labourables dont le produit peut assurer la subsistance de mille hommes. Ces renseignements, surtout la tradition concernant Héraclès, enflammèrent Alexandre", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 28.1-4). Selon Diodore de Sicile et Quinte-Curce, Alexandre apprend l’existence d’un passage par des autochtones ("Un vieillard accompagné de ses deux fils vint se présenter à [Alexandre], extrêmement pauvre, vivant depuis longtemps dans la région, logeant dans une grotte du rocher assez grande pour accueillir trois paillasses, connaissant bien les alentours. Il se présenta, et s’engagea à le conduire par des sentiers sûrs à travers la montagne jusqu’à un lieu favorable à son projet. Le roi promit d’emblée des grandes récompenses à ce vieillard et le prit pour guide", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.85 ; "Un vieil homme qui connaissait l’endroit vint trouver [Alexandre] avec ses deux fils et proposa moyennant une somme d’argent de lui montrer un passage. Le roi fixa la récompense à quatre-vingt talents et le laissa partir avec un des garçons pour qu’il s’acquittât de sa promesse, gardant l’autre en otage", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.3-4), il essaie de renouveler l’exploit du rocher sogdien en -328 en envoyant des jeunes gens volontaires escalader le rocher pour faire croire aux assiégés que les Grecs ont des ailes et peuvent les attaquer par les airs (nous avons raconté cela dans notre alinéa précédent), mais ça tourne mal : parce que la paroi du rocher Aornos est plus raide et plus exposée que celle du rocher sogdien, beaucoup de grimpeurs chutent lors de l’ascension ("Le roi choisit dans sa garde personnelle trente jeunes gens particulièrement alertes pour tenter l’ascension de la paroi, et mit à leur tête Charos et un ‟Alexandre” homonyme. Le roi ne participa pas à l’expédition en raison du danger. Quand la trompette donna le signal, avec une audace irrésistible, l’Alexandre homonyme se tourna vers les jeunes gardes, leur ordonna de le suivre et entreprit l’escalade en tête. Aucun Macédonien ne resta en arrière : tous quittèrent leur poste et le suivirent spontanément. Beaucoup finirent de façon tragique, glissant le long de la paroi et tombant dans le cours d’eau en contrebas, c’était un spectacle affreux même pour ceux qui ne couraient pas de danger : le sort de ces malheureux leur rappelait celui qu’ils risquaient eux-mêmes, pleurant davantage par peur que par pitié, davantage sur leur propre situation que sur la mort de leurs camarades", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.9-12), leurs camarades bloqués sont repérés et ciblés par les assiégés ("[Alexandre] suivit ses pas [au vieillard qui s’est proposé comme guide] et arriva jusqu’au sentier isolé conduisant vers le haut du rocher. Il s’en saisit et encercla ainsi la place sans laisser l’échappatoire aux assiégés. Il combla les fossés alentours selon ses besoins. Pendant sept jours et sept nuits, il envoya ses soldats attaquer en se relayant. Les barbares tirèrent avantage de leur position en renversant un grand nombre de ceux qui montaient périlleusement à l’assaut", Diodore de Sicle, Bibliothèque historique XVII.85 ; "D’en haut, les barbares faisaient rouler sur eux d’énormes rochers. Les jeunes gens avaient beaucoup de mal à garder leur équilibre sur la paroi glissante : quand ils étaient touchés par une pierre, ils dégringolaient dans le vide. Alexandre et Charos, que le roi avait envoyés avec trente hommes, atteignirent malgré tout leur objectif. Mais ils furent immédiatement aux prises avec l’ennemi : les barbares continuèrent à lancer des traits sur eux, et ils reçurent beaucoup plus de coups qu’ils n’en donnèrent. Pour honorer son nom et sa promesse, Alexandre se battit avec plus de fougue que de prudence : percé de coups, il s’écroula. Quand Charos le vit à terre, ne songeant plus qu’à venger sa mort, il se précipita sur les ennemis et en massacra beaucoup à coups de lance ou d’épée, mais visé de toutes parts il tomba mort à son tour sur le corps de son ami", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.13-16), finalement les survivants redescendent et la tentative est annulée ("La mort de ces braves et de leurs camarades émut naturellement le roi, qui donna le signal de la retraite. Ils se replièrent en bon ordre, sans affolement. Satisfaits de les voir chassés, les barbares les laissèrent reculer tranquillement", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.17-18), Alexandre se demande un temps quelle tactique adopter ("Alexandre n’entreprit aucune autre tentative, ne voyant pas comment conquérir le rocher. Il se contenta de maintenir le siège en ordonnant de garder le chemin d’accès, de laisser les tours avancées et de remplacer les soldats quand ils étaient fatigués", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.19). Selon Arrien, ce ne sont pas des jeunes gens anonymes qui escaladent la paroi, mais Ptolémée et une partie de sa troupe, qui se retrouvent bientôt coupés de leurs arrières, encerclés, prêts à succomber ("Quelques habitants du pays vinrent se rendre, ils dirent qu’un chemin existait qui rendrait l’attaque plus facile. [Alexandre] envoya avec eux Ptolémée fils de Lagos à la tête des Agriens, d’une troupe légère et d’hypaspistes choisis, afin qu’il s’emparât du poste, s’y fortifiât et élevât un signal quand il en serait maître. Ptolémée y parvint à l’insu des barbares par des routes escarpées et difficiles, il se fortifia de fossés et de palissades, et éleva un fanal qu’Alexandre aperçut. Instruit par ce signal, Alexandre commença l’attaque dès le lendemain, mais la difficulté du lieu et la résistance des barbares ne lui permirent pas d’avoir l’avantage. L’ennemi, rassuré sur l’inutilité des efforts d’Alexandre, se tourna alors contre Ptolémée. L’action la plus sanglante s’engagea entre les Indiens désireux de débusquer les Grecs, et Ptolémée qui s’obstina à conserver son poste. Les barbares n’ayant pas réussi à s’imposer se retirèrent le soir", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 29.1-3), pour protéger leur repli Alexandre leur envoie des renforts qui sont malmenés à leur tour ("Alexandre chargea un transfuge indien connaissant les passages et fidèle, de porter nuitamment à Ptolémée des lettres lui ordonnant de fondre sur les barbares au moment où lui-même en reprendrait l’assaut afin que l’ennemi attaqué de tous côtés ne sût où donner. Au point du jour il dirigea ses troupes par le chemin qu’avait pris Ptolémée, espérant que leur jonction faciliterait la prise de la place. Un combat opiniâtre se livra jusqu’à la mi-journée. Enfin, comme les Macédoniens relayaient leurs efforts et se reposaient alternativement, ils parvinrent à forcer le passage et à rejoindre Ptolémée avant la nuit", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 29.4-6). Les trois auteurs se rejoignent en disant qu’Alexandre avance des machines de guerre via une passerelle fabriquée en conséquence ("Au point du jour suivant, Alexandre ordonna à ses soldats de couper chacun une centaine de pieux, avec lesquels il construisit une plate-forme s’étendant du sommet de la colline où il était campé jusqu’au rocher, pour permettre à ses archers et ses machines de lancer sur l’ennemi une grêle de traits. Toute l’armée se mit au travail. Alexandre applaudit l’activité des uns et fustigea la lenteur des autres. Le premier jour la plate-forme s’étendit sur un stade. Le lendemain, les frondeurs et les archers purent prendre position pour répondre aux attaques des Indiens. Le troisième jour, l’ouvrage fut entièrement terminé. Quelques Macédoniens s’emparèrent, le quatrième jour, d’une hauteur égale à celle du rocher", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 29.7-30.1 ; "L’Indus coulait au pied du rocher, entre des rives escarpées. De l’autre côté se trouvaient des fondrières et des ravins très raides qui devaient être comblés avant l’assaut. Le roi coupa des arbres dans la forêt proche pour les lancer dedans, avec ordre de retirer les branches et les feuilles pour faciliter le passage. Il lança le premier tronc d’arbre, l’armée poussa alors un cri de joie en suivant son exemple. Moins de sept jours furent nécessaires pour combler le ravin", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.7-9), le savoir-faire poliorcétique grec impressionne les assiégés indiens qui, comme à Massaga/Mingora, députent apparemment pour négocier, en réalité pour distraire les assiégeants grecs et se débiner durant la nuit vers les montagnes alentours, et comme à Massaga/Mingora Alexandre devine leur stratagème et en massacre un grand nombre tardant à fuir ("Les assiégeants étendaient peu à peu vers le sommet une plateforme où ils avançaient des machines de toutes sortes pour lancer des traits. Voyant le roi aussi obstiné dans son entreprise, les assiégés commencèrent à avoir peur. Pour ne pas les pousser au désespoir, le roi replia sa garde, leur offrant le passage libre vers une retraite sûre. Témoins du zèle que les Macédoniens avaient montré pour contribuer à la gloire de leur roi, les barbares ne voulurent pas tenter le sort plus longtemps et abandonnèrent le rocher pendant la nuit", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.85 ; "Les barbares, étonnés par l’audace incroyable des Macédoniens et par la promptitude de leurs travaux, ne résistèrent plus. Un héraut vint de leur part promettre à Alexandre la livraison du rocher sous conditions : en réalité leur dessein était de passer tout le jour en pourparlers pour pouvoir quitter les lieux durant la nuit. Informé de leur projet, Alexandre recula ses troupes qui étaient autour de la place et accorda un délai à la délégation barbare pour qu’elle pût se retirer, puis il prit sept cents hommes parmi les somatophylaques et les hypaspistes et monta le premier sur le rocher. Les Macédoniens y arrivèrent en s’aidant mutuellement. Bientôt le signal fut donné, ils tombèrent sur les barbares qui commençaient à quitter les lieux et en tuèrent un grand nombre dans leur fuite, la plupart saisis d’effroi tombèrent dans des précipices", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 30.2-4 ; "Les Indiens constatèrent qu’[Alexandre] ne partait pas. Ils festoyèrent ostensiblement pendant deux jours et deux nuits au rythme du tambourin pour montrer leur certitude de vaincre. Mais la troisième nuit, on n’entendit plus de tambourins, et on vit briller de tous côtés des torches que les barbares avaient allumées pour éviter les obstacles en pleine nuit au milieu des rochers. Balakros s’empressa d’annoncer au roi que les Indiens se retiraient en abandonnant le rocher. Toute l’armée se mit à crier à son signal, répandant la panique parmi ceux qui s’enfuyaient en désordre. Beaucoup tombèrent dans le vide comme s’ils étaient en présence de l’ennemi, glissèrent sur les pierres ou trébuchèrent dans les rochers, ceux qui étaient indemnes abandonnèrent les blessés", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.20-23). Ainsi le rocher Aornos est conquis. Alexandre y sacrifie aux dieux, et en laisse la surveillance à un notable local appelé "Sisikottos/SisikÒttoj" en grec, soit "Shashigupta" en sanskrit selon les linguistes, que nous retrouverons plus tard ("Maître de ce rocher que n’avait pas réussi à vaincre Héraclès, Alexandre y sacrifia, et y laissa une garnison sous les ordres de Sisikottos qui avait d’abord quitté l’Inde pour se rallier à Bessos avant d’abandonner Bessos pour se rallier à Alexandre, qu’il avait servi fidèlement avec toutes ses troupes durant la conquête de la Bactriane", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 30.4 ; "Vainqueur du terrain plus que de l’ennemi, le roi offrit des sacrifices aux dieux et les honora comme s’il avait remporté une grande victoire. Il éleva sur le rocher des autels consacrés à Athéna Victorieuse […]. Le rocher et les environs furent confiés à Sisocostus [latinisation de "Sisikottos"]", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 11.24-25). Les combattants indiens survivants se rassemblent dans les montagnes, autour d’un personnage que Diodore de Sicile appelle "Aphrikès", et que Quinte-Curce désigne comme "frère d’Assakanos" (le défunt seigneur de Massaga/Mingora, comme on l’a expliqué plus haut). Cette nouvelle péripétie détourne une nouvelle fois Alexandre de la route du nord : au lieu de retourner vers l’aval de la rivière de Barikot et de continuer à remonter vers les sources du Choaspès/Swat dans l’espoir de trouver l’extrémité du tore et de tomber enfin sur l’Océan, il est contraint de chasser les résistants indiens vers l’est et le sud. De chemin en chemin, les envahisseurs grecs arrivent à une cité non identifiée nommée "Dyrta/DÚrta" désertée par ses habitants, près d’une plaine où paissent des éléphants abandonnés par les Indiens. La plaine en question est celle de Mardan, l’énigmatique cité de Dyrta est près ou sous les ruines du monastère bouddhiste de Rani Gat (des traces d’occupations y sont attestées depuis le IVème av. J.-C., 34°13'50"N 72°26'56"E) ou du temple bouddhiste de Bahu Dheray à proximité (34°16'05"N 72°25'50"E), ou du site archéologique d’Aziz Dheri fouillé depuis 2013 en contrebas de ces deux sites bouddhistes (34°14'41"N 72°23'42"E). Selon Diodore de Sicile, les Indiens assassinent Aphrikès et envoient sa tête à Alexandre en signe de soumission, qui leur pardonne ("Un Indien nommé ‟Aphrikès” régnait sur la région, à a tête de vingt mille fantassins et quinze éléphants. Quelques autochtones le tuèrent et apportèrent sa tête à Alexandre, par ce cadeau ils assurèrent leur salut. Le roi les incorpora dans son armée, et on rassembla les éléphants qui paissaient dans la plaine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.86). Selon Arrien, ils réussissent à gagner le territoire du roi Abisarès au nord-est, personnage que nous avons mentionné plus haut lors du siège d’Ora/Odigram, Alexandre renonce à les poursuivre, il se contente d’envoyer Néarque et un nommé "Antiochos", peut-être père du futur roi Séleucos, sécuriser les environs de Dyrta, puis il suit le flanc des montagnes au nord-est de la plaine de Mardan en direction de l’Indus. Parvenu au fleuve (à hauteur de l’actuel barrage de Tarbela au Pakistan, 34°05'08"N 72°41'43"E), il façonne des embarcations de fortune pour caboter à val jusqu’à l’endroit où Héphestion, Perdiccas et Méléagre l’attendent ("[Alexandre] apprit que le frère d’Assakanos avait fui dans les montagnes des Assakéniens avec un grand nombre de barbares et des éléphants. Alexandre se dirigea dans cette direction. Il parvint à la cité de Dyrta, qu’il trouva abandonnée par ses habitants, de même que tout le pays voisin. Le lendemain, mille hypaspistes et la troupe légère des Agriens sous les ordres de Néarque, et trois mille hypaspistes sous ceux d’Antiochos allèrent reconnaître les lieux, estimer le nombre des barbares et celui de leurs éléphants, tandis qu’Alexandre prit la route de l’Indus. L’avant-garde de l’armée lui ouvrit des passages dans un environnement impraticable. Il captura quelques barbares qui l’informèrent que les Indiens de cette contrée s’étaient enfuis vers Abisarès en laissant leurs éléphants paître le long du fleuve : il fut conduit vers ces rives par plusieurs Indiens connaissant le maniement de ces animaux, qui à l’exception de deux qui tombèrent dans des précipices furent tous capturés, montés par des hommes et incorporés à l’armée. Alexandre abattit les arbres près du fleuve pour fabriquer des barques, sur lesquelles il descendit l’Indus jusqu’à l’endroit où Héphestion et Perdiccas avaient depuis longtemps jeté un pont", Arrien, Anabase d’Alexandre, IV, 30.5-9).


Cette première partie de campagne en Inde, qui s’achève en apparence par une victoire puisqu’Alexandre atteint le fleuve Indus, prolonge en réalité les difficultés rencontrées en Sogdiane, et les amplifie. Primo, l’indécision et la dureté des combats. Comme en Sogdiane, les chefs locaux refusent les batailles frontales, et quand ils se soumettent ils se rebellent juste après (à Massaga/Mingora et au rocher Aornos/mont Elum, ils offrent leur reddition pour mieux se dérober et continuer à résister depuis l’intérieur des terres). Et, pire qu’en Sogdiane, quand les autochtones sont contraints au corps-à-corps, ils se révèlent beaucoup plus tenaces que les Sogdiens (principalement parce que les Indiens sont des sédentaires, contrairement aux Sogdiens qui sont majoritairement des nomades : les Sogdiens peuvent emporter leurs maigres biens sur leurs chevaux  pour les préserver de la convoitise des envahisseurs grecs, les Indiens en revanche ne peuvent pas emporter leurs maisons, leurs entrepôts, leurs champs, s’ils ne les défendent pas ils perdent leur raison de vivre), ils refusent de se laisser massacrer (à Ora/Odigram, les femmes se sont jointes à leurs maris pour défendre leur cité en bataillant armées ou en se jetant suicidairement sur les envahisseurs, en agrippant leurs sarisses et leurs boucliers, afin de gêner leurs mouvements), ils émoussent l’ardeur des Grecs, Alexandre est obligé de remotiver ses troupes en permanence, de recourir à Dionysos pour atténuer leur amertume (à Nagara/Naghrak) et à Héraclès pour vanter leurs exploits (au rocher Aornos/mont Elum), de surenchérir sur la gloire et les richesses à venir s’ils le suivent, or cette surenchère n’aboutit à rien sinon à des résistances de plus en plus dures, des rébellions de plus en plus déterminées et haineuses, des cités incendiées volontairement (la cité des Aspasiens/Dédaliens dans la vallée de l’Euas/Kunar, la cité d’Arigaia/Acadira/Bajaur) pour priver l’envahisseur de tout butin et de tout ravitaillement. Cette succession de conquêtes aux allures de fiascos, qui culminera avec la sanglante bataille de l’Hydaspe dont nous parlerons juste après, est certainement la raison profonde de la mutinerie des soldats sur l’Hyphase, qui contraindra Alexandre à faire demi-tour. Secundo, l’incohérence de la géographie. L’obsession d’Alexandre de tourner systématiquement à gauche s’explique par sa fidélité à la conception grecque du monde : Alexandre reste prisonnier de sa foi en un monde torique, comme tous les Grecs de son temps il croit que le bord de la terre est juste derrière Alexandrie Eschatè et la vallée de Ferghana, juste derrière la haute vallée du Choès/Alingar, juste derrière la haute vallée de l’Euas/Kunar, juste derrière la haute vallée du Choaspès/Swat, c’est pour cela qu’il envoie Héphestion, Perdiccas et Méléagre avec le gros de l’armée vers l’est tandis que lui-même part avec un petit contingent vers le nord, il s’imagine que les opérations au nord seront vite terminées, qu’il débouchera sur une plage en bordure de l’Océan communiquant avec la vallée de Ferghana et Alexandre Eschatè, et qu’après avoir pris possession de cette plage océanique il reviendra rapidement vers Héphestion pour conquérir le reste de l’Inde sur la rive gauche de l’Indus, qu’il pense être une plaine de dimension réduite jusqu’au même Océan. Et non. Chaque fois qu’il tourne à gauche, il butte sur des montagnes de plus en plus hautes, des rivières gelées par l’altitude, des chemins qui disparaissent sous des neiges éternelles. Sa marche vers l’est est une marche par dépit, elle équivaut à un renoncement à conquérir les territoires au nord de plus en plus énigmatiques, incompatibles avec l’image du monde qu’il a apprise en lisant Hérodote et en écoutant Aristote, un doute qu’il partage avec ses soldats et qu’il tente de leur dissimuler : "Bon… Je verrai plus tard comment conquérir ces régions montagneuses… Commençons par prendre possession des vallées habitables en longeant ces montagnes vers l’est…".


Dans notre alinéa précédent, nous avons vu qu'Arrien provoque parfois des confusions dans l'esprit de son lecteur par le découplage entre sa narration et la diégèse. Il raconte des événements de dates différentes dans un même paragraphe parce qu'ils lui semblent liés, tantôt il évoque telle péripétie postérieure à l'épisode où il s'attarde, tantôt il évoque telle péripétie antérieure pour expliquer ou compléter son exposé sur telle situation à une époque précise. On observe le même flou chronologique à propos des opérations d'Héphestion, Perdiccas et Méléagre dans la basse vallée du Cophen/Kaboul : Arrien les expédie dans une brève prolepse au paragraphe 22 du livre IV de son Anabase d'Alexandre, avant de revenir à Alexandre dans la vallée du Choès/Alingar. Il dit que les trois hommes, guidés par Ambhi/Mophis/Omphis roi de Taxila, ont atteint le confluent du Cophen/Kaboul et du Choaspès/Swat sans rencontrer de résistance, ils ont pris d'assaut la cité de "Peukelaotis/Peukelaîtij", aujourd'hui le site archéologique de Pushkhalavati dans la banlieue ouest de Charsadda au Pakistan (34°10'06"N 71°44'12"E) et tué le gouverneur local, qu'ils ont remplacé par un nommé "Sangaios/Sagga‹oj", un autochtone rebelle au gouverneur tué et soutenu par Ambhi/Mophis/Omphis ("[Hephestion, Perdiccas et Méléagre] atteignirent le fleuve Indus en ayant obéi aux consignes d'Alexandre, mais Astès le gouverneur du territoire de Peukelaotide fomenta une révolte, nuisant ainsi à lui-même autant qu'à la cité où il s'était réfugié : Héphestion en effet la reprit après un siège de trente jours, et Astès fut tué. Sangaios, qui avait un temps soutenu Astès avant de s'enfuir et de se réfugier chez Taxilès, fut nommé à la place qu'occupait précédemment Astès, en guise de remerciement pour sa fidélité à Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 22.8 ; selon les linguistes, "Sangaios" est un qualificatif, une hellénisation de "Sangaja/le Chevelu" en sanskrit). On note que les archéologues ont exhumé à Peukelaotis/Pushkhalavati des artefacts mobiliers et des structures immobilières indiscutablement perses antérieurs au IVème siècle av. J.-C. (le nom du gouverneur tué, "Astès" selon Arrien, a d'ailleurs une consonnance perse, contrairement à son successeur "Sangaja/Sangaios", ce qui sous-entend que cet "Astès" était le dernier représentant du défunt Empire perse encore en poste), ce site était le plus avancé à l'est de l'ex-Empire perse, sa conquête signifie que la frontière de l'ex-Empire perse est atteinte et que l'ambition d'Alexandre se porte désormais au-delà. Au paragraphe 28 livre IV de son Anabase d'Alexandre, après avoir raconté comment les Indiens survivants de Bazira/Barikot se réfugient sur le rocher Aornos/mont Elum, Arrien commet une autre prolepse en disant qu'Alexandre, certain de vaincre rapidement les résistants retranchés sur ce rocher, envoie un "Nicanor", certainement l'épiscope de Tyriespès satrape des Paropamisades que nous avons mentionné à la fin de notre précédent alinéa, vers Peukelaotis/Pushkhalavati avec le titre de satrape et une garnison commandée par un "Philippe" afin de sécuriser la région en attendant son arrivée (on ignore si, pour se rendre à Peukelaotis/Pushkhalavati, Nicanor descend sagement la vallée du Choaspès/Swat, ou s'il s'aventure en ligne droite à travers les montagnes au sud du rocher Aornos/mont Elum puis la vallée de Mardan). Héphestion et Perdiccas, pendant ce temps, prennent une cité appelée "Orobatis/Orob£tij". Les linguistes pensent que ce nom est une hellénisation corrompue de "Pourouchapoura" en sanskrit, forme originelle de "Peshawar" au Pakistan, sur la rive droite du Cophen/Kaboul (qui n'a conservé aucun vestige du IVème siècle av. J.-C. car les pierres des vieux bâtiments ont été réutilisées pour des nouvelles constructions au cours des siècles, 34°00'46"N 71°34'11"E : "Héphestion et Perdiccas, après avoir fortifié la cité nommée “Orobatis” et laissé une garnison, s'étaient dirigés vers le fleuve Indus selon les ordres d'Alexandre afin d'y préparer le passage. Alexandre désigna l'hétaire Nicanor comme satrape du pays en-deçà de ce fleuve, qui marcha vers l'Indus, soumit par composition la cité de Peukélaotis situé près de la rivière [Choaspès/Swat, juste en amont du confluent avec le Cophès/Kaboul], y laissa une garnison macédonienne sous les ordres de Philippe, et prit plusieurs autres petites places sur les bords de l'Indus avec l'aide d'Assagétès l'hyparque du Cophen", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 28.5-6). Quinte-Curce ajoute que dans toutes leurs opérations dans la région, les Grecs bénéficient de l'aide logistique d'Ambhi/Mophis/Omphis ("[Omphis] s'était montré très généreux à l'égard d'Héphestion en livrant gratuitement du blé à ses troupes, sans toutefois se présenter à lui parce qu'il ne voulait se présenter qu'au roi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 12.6). Bref, Héphestion et ses deux collègues ont bien travaillé. Alexandre les retrouve au confluent du Cophen/Kaboul et de l'Indus, après avoir caboté à val sur l'Indus depuis les premières montagnes au nord-est de la vallée de Mardan, comme nous l'avons dit plus précédemment. Il voit sur la rive gauche de l'Indus les cadeaux envoyés par Ambhi/Mophis/Omphis roi de Taxila ("[Alexandre] s'avança vers le fleuve Indus, où il trouva les triacontères qu'il avait commandées, prêtes pour la traversée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVI.86 ; "Arrivé sur les bords de l'Indus, Alexandre trouva le pont dressé par Héphestion, plusieurs petits bâtiments et deux triacontères, et des cadeaux de Taxilès parmi lesquels deux cents talents d'argent, trois mille bœufs pour les sacrifices, dix mille moutons, trente éléphants, ainsi que sept cavaliers indiens auxiliaires et les clés de la cité de Taxila située entre l'Indus et l'Hydaspe", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 3.5-6 ; "[Alexandre] atteignit l'Indus après seize jours de marche, et constata à son arrivée qu'Héphestion avait tout préparé pour la traversée selon ses instructions", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 12.4). A quel endroit traverse-t-il ? Les hellénistes sont partagés. Les uns pensent près de l'actuelle route N5, à hauteur du fort médiéval d'Attock au Pakistan (33°53'28"N 72°14'12"E). Les autres pensent en amont du confluent, près de l'actuelle autoroute M1, à hauteur d'Hund au Pakistan, où le lit se morcèle en plusieurs canaux, rendant son franchissement plus facile (33°59'47"N 72°25'25"E). Comment traverse-t-il ? Dès l'Antiquité Arrien se posait cette question sans parvenir à des certitudes ("Aristobule et Ptolémée, qui sont ici mes guides, ne disent pas comment fut formé le pont jeté sur l'Indus. Fut-il construit avec des bateaux comme ceux que Xerxès Ier jeta sur l'Hellespont [lors de l'invasion de la Grèce en -480] et que Darius Ier jeta sur le Bosphore et l'Istros [lors de la campagne contre les Scythes d'Europe à la fin du VIème av. J.-C.], ou était-ce un pont permanent et continu ? J'incline pour la première hypothèse, parce que la profondeur du fleuve rend très difficile la construction d'un pont, et parce que le temps manquait pour une si grande entreprise. Ensuite ce pont de bateaux a-t-il été formé en les attachant les uns aux autres comme on fit pour passer l'Hellespont selon Hérodote d'Halicarnasse [toujours lors de l'invasion de la Grèce en -480, selon Hérodote, Histoire VII.36], ou en les joignant par des traverses de bois comme les Romains pour passer l'Istros et le Rhin contre les Celtes, ou l'Euphrate et le Tigre quand ils y furent contraints [allusion à divers épisodes romains de la fin de l'ère hellénistique et du début de l'ère impériale] ?", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 7.1-2). Laissons les spécialistes débattre sur ces sujets, retenons simplement qu'Alexandre passe le fleuve Indus, il pénètre ainsi dans la province indienne du "Pankap", littéralement "les Cinq cours d'eau" en sanskrit, terme persisé en "Penjab" lors des conquêtes musulmanes au Moyen Age. Plus précisément, il débarque sur le Sind Sagar Doab, territoire compris entre l'Indus et l'Hydaspe/Jhelum, correspondant à l'antique royaume d'Ambhi/Mophis/Omphis dont Taxila est la capitale.


Ambhi/Mophis/Omphis s'avance vers Alexandre et le reconnaît comme son supérieur, en retour Alexandre le confirme dans son poste de roi de Taxila, autrement dit de "Taxilès" ("Alexandre n'était qu'à une quarantaine de stades [de l'Indus] quand, venant en ordre vers lui comme en bataille, précédé de ses éléphants et accompagné de ses amis, [Mophis] apparut pour lui rendre hommage. En voyant cet agencement, Alexandre soupçonna que le roi indien s'apprêtait à attaquer les Macédoniens en simulant un défilé. Il ordonna à ses trompettes représentant son armée de sonner comme pour se signaler à un ennemi. Mophis comprit la cause de ce signal, il anticipa en se présentant avec un petit nombre de cavaliers, afin de dissiper tout soupçon. Il remit sa personne et toutes ses troupes à Alexandre, qui fut ravi de cet éclaircissement. Alexandre lui rendit son royaume aussitôt, le traita toujours comme un ami et un allié, et le désigna comme ‟Taxilès”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.86 ; "Quand Alexandre arriva, [Omphis] s'avança pour l'accueillir à la tête de son armée tout équipée, les éléphants rangés les uns à côté des autres au milieu des soldats ressemblaient de loin à des tours. La première pensée d'Alexandre en le voyant approcher fut qu'il venait en ennemi et non en allié, et il se prépara au combat : à son commandement, les fantassins saisirent leurs armes et les cavaliers se rangèrent sur les bords. Apprenant l'erreur des Macédoniens, l'Indien ordonna à son armée de stopper et s'avança seul au galop de son cheval. Alexandre l'imita, pariant soit sur sa bravoure soit sur la loyauté de son interlocuteur, ignorant si ses intentions étaient hostiles ou amicales. La rencontre fut cordiale comme on put en juger par leurs mimiques, mais ils ne purent pas se comprendre sans l'aide d'un interprète, on en demanda donc un", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 12.7-9). Ce faisant, Alexandre se contente de prendre la place des Perses, dont le défunt Astès défendait les intérêts depuis le poste-frontière de Peukelaotis/Pushkhalavati. Taxilès révèle avoir besoin de l'aide de l'armée grecque car il est en guerre contre ses deux voisins du nord et de l'est. Au nord, son adversaire est Abisarès : nous avons vu que ce personnage n'est pas arrivé à temps pour secourir les Assakéniens attaqués à Ora/Odigram, en revanche il a recueilli ceux qui ont survécu à l'assaut du rocher Aornos/mont Elum, on suppose que la capitale de son royaume est l'actuelle Mansehra au Pakistan car aucun autre site archéologique remontant au IVème siècle av. J.-C. n'a été découvert dans la région (Mansehra sera une cité importante de l'Empire maurya, puisqu'Ashoka y installera un exemplaire de ses célèbres Edits deux générations après la mort d'Alexandre, 34°20'16"N 73°11'36"E). A l'est, son adversaire est un nommé "Poros", hellénisation de "Paurava" en sanskrit, qui règne au-delà de l'Hyphase/Jhelum ("Le barbare [Taxilès] dit qu'il était venu au-devant d'[Alexandre] avec son armée afin de mettre à sa disposition toutes les forces du royaume, désireux de se livrer sans attendre des engagements conclus par intermédiaires […]. La franchise du barbare plut au roi, qui lui tendit la main pour sceller leur alliance et lui rendit son royaume. Il lui donna cinquante-six éléphants, des troupeaux de moutons magnifiques et environ trois mille taureaux, ce qui constituait un cadeau royal de grande valeur dans le pays. Alexandre lui demanda s'il avait plus de cultivateurs ou de soldats : il répondit qu'il avait besoin davantage de soldats que de cultivateurs parce qu'il était en guerre contre deux rois, Abisarès et Poros, ce dernier était le plus puissant, son royaume était sur la rive droite de l'Hydaspe, tous deux avaient décidé de répondre par la guerre à toute attaque armée", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 12.9-13). Conduit par Taxilès, Alexandre parcourt sans problème la quarantaine de kilomètres séparant l'Indus de la cité de Taxila, aujourd'hui le site archéologique de Bhir Mound au cœur de la ville moderne de Taxila au Pakistan (33°44'38"N 72°49'09"E). Il y honore son hôte ("Alexandre autorisa Omphis à prendre les insignes du pouvoir et le nom porté par son père selon l'usage du pays, celui de “Taxilès”, qui était indissolublement lié à la monarchie et se transmettait automatiquement à celui qui devenait roi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 12.14), notamment en lui payant grassement son aide logistique depuis Nagara/Naghrak jusqu'à Peukelaotis/Pushkhalavati, cela exaspère à nouveau les Macédoniens, surtout Méléagre, qui en public juge Alexandre trop complaisant avec ses sujets non-grecs, et qui en privé estime ne pas en être assez récompensé pour les efforts que lui-même, Héphestion et Perdiccas, ont fournis à sécuriser la vallée du Cophen/Kaboul ("[Taxilès] offrit l'hospitalité à Alexandre pendant trois jours. Le jour suivant, tout en rappelant combien de blé il avait apporté aux troupes d'Héphestion, il offrit au roi ainsi qu'à tous ses Amis des couronnes et des pièces d'or pour une valeur de quatre-vingts talents. Le roi fut extrêmement touché par sa générosité : en récompense il puisa dans le butin qui suivait l'armée pour lui offrir mille talents, plusieurs pièces d'orfèvrerie ou d'argenterie pour la table, un grand nombre de tapis persans, ainsi que trente chevaux de son écurie personnelle avec le harnachement qu'ils portaient habituellement lorsqu'il les montait. Cette libéralité destinée à resserrer les liens avec le barbare contraria vivement ses Amis. Méléagre, au cours d'un dîner bien arrosé, ironisa en félicitant Alexandre d'avoir trouvé en Inde quelqu'un qui méritait de recevoir mille talents : le roi, se souvenant combien il avait été malheureux après la mort de Kleitos qu'il avait tué à cause de son insolence, réprima sa colère, et répondit simplement que “les jaloux ne savent que se rendre malheureux eux-mêmes”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 12.15-18 ; "Entre l'Indus et l'Hydaspe se trouve la cité de Taxila, grande et bien ordonnée, au cœur d'une région aux plaines fertiles très peuplées. Les gens de Taxila et leur roi Taxilès accueillirent Alexandre avec beaucoup d'empressement. Comme ils reçurent de lui davantage qu'ils ne lui avaient donné, les Macédoniens jaloux reprochèrent un jour à leur roi de ‟n'avoir trouvé personne méritant ses bienfaits avant d'atteindre l'Indus”", Strabon, Géographie, XV, 1.28). Un "Philippe fils de Machatas", très certainement le même "Philippe" qui a accompagné le nouveau satrape Nicanor à Peukelaotis/Pushkhalavati, devient satrape local, on ne sait pas s'il officie sous les ordres de Taxilès comme un épiscope ou si Taxilès est son vassal ("Après avoir passé l'Indus, Alexandre sacrifia selon le rite grec, et arriva à Taxila, cité riche et peuplée, la plus grande de celles situées entre l'Indus et l'Hydaspe. L'hyparque Taxilès et les Indiens reçurent avec les plus grands témoignages d'amitié ce roi qui ajouta à leurs possessions celles des contrées voisines qu'ils lui demandèrent. […] Alexandre offrit les sacrifices habituels, organisa des jeux gymniques et hippiques, et établit Philippe fils de Machatas comme satrape du pays en lui laissant les soldats que leurs blessures avaient mis hors de combat", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 8.2-3). Notons que le nom "Machatas" est porté aussi par le père d'Harpale (selon Arrien, Anabase d'Alexandre III, 6.4 précité), le copain d'enfance et trésorier d'Alexandre : s'agit-il du même "Machatas" ? Dans ce cas, Philippe le satrape de Taxila et Harpale sont frères. Alexandre reste un temps à Taxila, durant l'hiver -327/-326. Il est impressionné par le détachement hautain des sadhus, rebaptisés "gymnosophistes" par les Grecs ("gumnosofhist»j", littéralement "sophiste aux pieds nus"), qu'il essaie vainement d'attirer à lui par l'intermédiaire d'Onésicrite (c'est peut-être dans la région de Taxila qu'a lieu la séquence suivante rapportée par Arrien : "On raconte qu'Alexandre croisa des sages de l'Inde dans une prairie où ils discutaient comme à leur habitude. Quand ils le virent avec son armée, ils frappèrent le sol du pied. Alexandre leur demanda par des interprètes la signification de leur comportement, ils répondirent : ‟Roi Alexandre, chaque homme ne possède que le morceau de terre où il se trouve. Tu ne te distingues des autres hommes que par ton orgueil qui t'a éloigné de la terre de tes pères pour ton malheur et le malheur d'autrui. Bientôt tu mourras, et tu ne possèderas que la terre nécessaire pour inhumer ta dépouille”", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 1.5-6). Un seul répond favorablement à son invitation, appelé "Sphinès/Sf…nhj" selon Plutarque mais surnommé ironiquement "Calanos" par les Macédoniens parce qu'il salue tous ses interlocuteurs en utilisant la formule sanskrite "kallana" ("A Taxila, où il put apprécier le courage des gymnosophistes dans les plus laborieuses épreuves, [Alexandre] désira attirer certains d'entre eux à sa suite. Mais le plus âgé, leur chef Dandamis, répondit à Alexandre que ni lui ni aucun des siens ne le suivraient, qu'ils étaient fils des dieux autant qu'Alexandre, et que satisfaits de ce qu'ils possédaient ils ne voulaient rien de lui. Il ajouta que le conquérant et ceux qui avaient parcouru sur ses traces tant de pays et de mers n'avaient aucun but louable, que leur course ne s'arrêterait jamais, et qu'il ne ressentait aucune crainte ni aucun désir face à Alexandre parce que la terre féconde suffisait à sa nourriture ici-bas et qu'ensuite la mort l'affranchirait de l'esclavage du corps. Alexandre, qui respectait les hommes libres, ne voulut pas le contraindre. Il ne réussit à persuader qu'un seul d'entre eux, Calanos, que Mégasthène accuse de faiblesse, et que les autres gymnosophistes blâmèrent en estimant que sa renonciation au bonheur dont ils jouissaient équivalait à une trahison des dieux qu'il vénérait jusque-là", Arrien, Anabase d'Alexandre, VII, 2.2-4 ; "[Alexandre] envoya Onésicrite vers ces hommes réputés pour leur sagesse et leur existence communautaire pacifique [les gymnosophistes], afin de les inciter à le suivre. Onésicrite, lui-même philosophe élève de Diogène le cynique, rapporte que Calanos lui demanda sèchement de retirer son chiton afin de l'entendre nu, sinon aucun dialogue ne serait possible, même s'il venait de la part de Zeus. Dandamis le traita plus doucement : après l'avoir écouté parler de Socrate, de Pythagore, de Diogène, il conclut que ces philosophes lui paraissaient être nés pour la vertu, mais l'avoir dévoyée durant leur vie par leur passion pour des lois. Certains disent que Dandamis ne discuta pas avec Onésicrite, il lui demanda seulement pourquoi Alexandre avait entrepris un si long voyage. Taxilès poussa néanmoins Calanos à suivre l'armée du roi. Son nom indien était ‟Sphinès”, mais les Grecs le surnommèrent ‟Calanos” parce qu'il les saluait ordinairement en leur disant : ‟kalè”, qui signifie ‟chairein” ["ca…rein", formule de salut grecque, littéralement : "Joie !", du verbe "ca…rw/se réjouir"] dans la langue des autochtones", Plutarque, Vie d'Alexandre 65). Une délégation du roi Abisarès vient lui proposer une négociation ("[Alexandre] reçut des envoyés du roi indien Abisarès qui régnaient sur les montagnes avec son frère et les notables locaux", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 8.3 ; "Les envoyés d'Abisarès vinrent trouver le roi : ils se soumirent suivant les instructions qu'ils avaient reçues, et repartirent après l'échange des garanties", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.1), et, en gage de sa bonne foi, livre Barsaentès, ex-satrape d'Arachosie-Drangiane commandant les "Indiens des montagnes" à la bataille de Gaugamèles en -331 (selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 8.4 précité, nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne du Croissant Fertile), complice de Bessos et meurtrier de Darius III en -330 (selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 21.1 et 10 précités, et selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.74 précité, nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la campagne de Perse centrale), réfugié à la Cour d'Abisarès ensuite (selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 25.8 précité, et selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 6.36 précité ; "Alexandre s'apprêtait à traverser l'Hydaspe, quand on lui amena enchaîné Barsaentès qui avait poussé les Arachosiens à la défection, ainsi que trente éléphants capturés au cours de l'opération : ce renfort fut précieux car les Indiens comptaient davantage sur ces bêtes que sur leur armée et leur devaient leur supériorité. On lui amena aussi Samaxus enchaîné, un chef indien régnant sur un petit territoire qui s'était rallié à Barsaentès. Alexandre plaça sous bonne garde le rebelle et le chef indien, et confia les éléphants à Taxilès", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.3-5 ; "Le satrape Barsaentès, un des meurtriers de Darius III, [s'était enfui] à son approche vers les Indiens au-delà du fleuve. Mais ces peuples renvoyèrent ce dernier chargé de chaînes vers Alexandre, qui punit de mort sa perfidie à l'égard de Darius III", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 25.8). Mais cette démarche est un leurre puisque nous verrons bientôt qu'Abisarès négocie parallèlement une alliance avec Poros. Alexandre envoie un ambassadeur vers Poros pour le menacer de représailles en cas d'insoumission : Poros renvoie cet ambassadeur sans délai ("Convaincu de pouvoir obtenir la reddition de Poros à la seule évocation de son nom, Alexandre envoya Cléocharès lui signifier de payer tribut et de venir à la rencontre du roi dès qu'il franchirait la frontière. Poros répondit qu'il n'obéirait que sur un point : il viendrait à la rencontre du roi, mais en armes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.2) et déploie ses troupes sur la rive droite de l'Hydaspe/Jhelum. En prévision de la bataille qui s'annonce, Alexandre ordonne le transport vers l'Hydaspe/Jhelum des embarcations démontables qu'il a utilisées pour traverser l'Indus ("On annonça que de l'autre côté de l'Hydaspe Poros attendait Alexandre avec toute son armée pour lui barrer le passage ou le combattre. Alexandre renvoya alors Koinos vers l'Indus pour en retirer les navires qui lui avaient servi à le traverser, avec ordre d'en démonter les pièces et de les conduire vers l'Hydaspe. Cet ordre fut exécuté : les plus petits bâtiments furent rompus en deux, les plus grands en trois, on les transporta sur des chars jusqu'à la rivière, on les y rassembla, on les remit à flot. Alexandre, réunissant toutes les troupes qui l'avaient accompagné à Taxila ainsi que cinq mille Indiens sous la conduite de leur roi et des principaux du pays, marcha vers l'Hydaspe, et campa sur ses bords", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 8.4-5). Nous sommes au milieu du printemps -326 ("Ces événements eurent lieu au mois de mounichion [mi-avril à mi-mai dans le calendrier chrétien], Hégémon était archonte à Athènes [de juillet -327 à juin -326]", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 19.3 ; nous ne retenons pas la date avancée par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.87, qui embrouille son lecteur par sa discutable méthode chronologique consistant à évoquer sous le nom de l'archonte annuel toutes les causes ayant provoqué les événements de l'année en question, en l'occurrence il évoque sous l'archontat de Chrémès entre juillet -326 et juin -325 le renoncement d'Alexandre à continuer à marcher vers l'est, causé par les durs combats dans le Penjab de la belle saison -326, dont la bataille de l'Hydaspe sous l'archontat précédent au printemps -326).


Les livres de vulgarisation relatant l'épopée alexandrine en l'an 2000 disent qu'Alexandre suit une voie droite parallèle à la moderne route N5 entre Taxila et l'actuelle ville de Jhelum au Pakistan, qui a rebaptisé de son nom l'antique rivière Hydaspe. Or jusqu'à aujourd'hui la ville de Jhelum n'a révélé aucun vestige ni artefact de l'époque d'Alexandre ni de ses successeurs grecs séleucides ou indiens mauryas. Dans une communication publiée en 1932 dans le Journal de la Société Royale de Géographie à Londres en Grande-Bretagne, l'explorateur Aurel Stein a avancé un autre itinéraire beaucoup plus pertinent (et beaucoup plus inspiré que son hypothèse incohérente du Pir-Sar mentionnée plus haut !). Aurel Stein a constaté d'abord que cette voie droite entre Taxila et Jhelum passe par-dessus le massif du Pabbi, difficile à franchir pour une armée à pied. Au sud en revanche, la route des antiques mines salines de Khewra, toujours exploitées aujourd'hui (32°38'49"N 73°00'30"E), emprunte une passe facile et débouche directement sur un amphithéâtre naturel baigné par l'Hydaspe/Jhelum. Cette passe est un lieu stratégique que les hégémons successifs au cours des siècles voudront dominer (au Moyen Age le fort de Nandana sera construit en surplomb de cet amphithéâtre afin d'en garder l'accès, 32°43'34"N 73°13'47"E), avant la fondation et le développement de Jhelum au nord. La route et le chemin de fer actuels descendent depuis Khewra jusqu'à Haranpour en bordure de l'Hydaspe/Jhelum (32°36'25"N 73°08'59"E), le chemin de fer tourne vers la droite à cet endroit pour passer la rivière, la route continue un peu plus en amont à Jalalpour (32°39'27"N 73°24'16"E) où elle tourne également à droite sur un pont-barrage. Aurel Stein pense qu'Alexandre n'est pas passé par le site de Jhelum, il a suivi cette voie naturelle vers l'antique Haranpour, et non pas la voie difficile que les livres de vulgarisation tracent au-dessus du massif du Pabbi sans argumenter. Son discours est confirmé par Strabon, qui dit qu'Alexandre est bien passé par le sud (vers Haranpour) et non pas par le nord (vers Jhelum : "Jusqu'à l'Hydaspe, Alexandre marcha au sud, mais à partir de cette rivière jusqu'à l'Hypanis [autre nom de l'Hyphase/Beas], il marcha à l'est en longeant les montagnes et en évitant les plaines", Strabon, Géographie, XV, 1.32). Ensuite, Aurel Stein a remarqué que la topographie d'Haranpour répond parfaitement aux descriptions détaillées des historiens antiques. Ces derniers, nous nous y attarderons juste après, disent qu'Alexandre et Poros étalent leurs troupes respectives de part et d'autre de l'Hydaspe/Jhelum, face-à-face. Comme l'un et l'autre hésitent à débarquer sur la rive adverse, Alexandre cherche une voie de contournement dans les environs. Arrien (Anabase d'Alexandre, V, 11.1) mentionne un "promontoire/¥kra" s'avançant vers l'Hydaspe/Jhelum, Quinte-Curce (Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.17) mentionne pareillement un "ravin/fossa" derrière lequel l'avant-garde macédonienne franchit la rivière à l'abri des regards. Or on voit que Jalalpour se trouve au pied d'un éperon du Pabbi (32°42'59"N 73°23'04"E) et que le pont-barrage routier à proximité (32°41'09"N 73°30'56"E) est invisible depuis Haranpour. Arrien (Anabase d'Alexandre, V, 11.2) va même jusqu'à préciser que l'endroit où Alexandre traverse l'Hydaspe/Jhelum avec son avant-garde se situe à cent cinquante stades de l'endroit où le gros de son armée fait face à l'armée de Poros, or cent cinquante stades correspond à une trentaine de kilomètres, soit la distance séparant Haranpour et le pont-barrage routier en question. Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVII.87) complète le puzzle en disant que le roi montagnard Abisarès trahit ses promesses conciliatrices à Taxila en envoyant son armée seconder Poros, et qu'Alexandre informé décide de marcher au canon vers le nord pour empêcher la jonction des deux rois, autrement dit l'avant-garde d'Alexandre manœuvre au nord du gros de l'armée macédonienne, cela coïncide avec le passage de la rivière près de Jalalpour au nord d'Haranpour. Pour toutes ces raisons, nous adoptons l'hypothèse d'Aurel Stein négligée par les livres officiels de l'an 2000, car elle nous semble très pertinente et solidement étayée (la topographie de l'actuelle ville de Jhelum ne permet pas une concordance aussi parfaite avec les textes antiques).


1 : Alexandre et Poros sont donc face-à-face à hauteur d'Haranpour et du moderne pont de chemin de fer. Pour tromper Poros, Alexandre étale son armée, il rassemble des grandes quantités de provisions pour convaincre l'ennemi de son intention de rester sur place jusqu'à l'hiver -326/-325, à attendre la fin de la mousson et la baisse du niveau de l'Hydaspe ("Ses troupes s'étant bien reposées sur le territoire de Taxilès, Alexandre porta la guerre vers Poros le roi indien frontalier, qui avait plus de cinquante mille fantassins, trois mille cavaliers, au moins mille chars et cent trente éléphants, et pour allié un voisin nommé “Abisarès” ["Emb…saroj"] dont les forces équivalaient les siennes. Alexandre savait que ce dernier se trouvait à moins de quatre cents stades de Poros, il voulut aller à sa rencontre avant leur jonction. Poros apprit son arrivée, il déploya son armée : sa cavalerie aux deux ailes, ses éléphants à l'équipement effrayant à l'avant et à l'arrière, et entre eux les soldats lourdement armées disposés à intervalles réguliers, chargés de défendre les animaux contre les attaques de flanc. Ainsi disposée l'armée indienne ressemblait à une cité fortifiée, dont les éléphants constituaient les tours, et les soldats en ligne, les courtines", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.87 ; "[Alexandre] se rendit au bord de l'Hydaspe. Poros occupait la rive opposée, bien décidé à l'empêcher de passer, à la tête de cent quatre-vingt-cinq éléphants imposants en première ligne, trois cents chars par derrière, et près de trois mille fantassins", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.5-6 ; "Poros parut de l'autre côté [de l'Hydaspe] avec toute son armée et ses éléphants. Il défendait personnellement le passage de la rivière en face d'Alexandre, après avoir envoyé des détachements sur les autres points où on aurait pu tenter de le traverser. A la vue de ces dispositions, Alexandre voulut à son tour tromper et inquiéter : il divisa son armée en plusieurs corps sous de nouveaux commandants, qu'il jeta sur différents points avec ordre de reconnaître les gués et ravager le pays ennemi, il affecta également de rassembler dans son camp des provisions immenses tirées des pays en-deçà de l'Hydaspe pour laisser croire à Poros qu'il attendrait l'hiver [-326/-325], époque où les eaux de cette rivière sont plus basses. L'Hydaspe en effet était alors grossi par les pluies abondantes qui tombent en Inde pendant le solstice d'été, et par la fonte des neiges du Caucase [confusion avec l'Hindou-Kouch, comme nous l'avons expliqué plus haut] où la plupart des cours d'eau indiens prennent leur source, dont le flux devient perturbé et rapide, tandis qu'en hiver ces cours d'eau rentrent dans leur lit, et à l'exception du Gange, de l'Indus et d'un autre encore [le Hooghly], on peut les traverser à pied, tel l'Hydaspe", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 9.1-4). Il explore les environs en catimini, repère l'endroit que nous avons décrit près de Jalalpour, une île boisée où il pourra traverser la rivière facilement sans être vu ("Un promontoire/¥kra avancé déviait la rivière, en face se trouvait une île déserte, l'un et l'autre étaient couverts de bois : après les avoir explorés, Alexandre les jugea adéquats pour masquer le passage de ses troupes. Le rocher et l'île étaient à environ cent cinquante stades du camp principal", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 11.1-2 ; "Au milieu de la rivière se trouvaient plusieurs îles. Les Indiens comme les Macédoniens s'y rendaient à la nage, portant leurs armes au-dessus de la tête. C'était l'occasion d'accrochages sans gravité, dont les deux rois tiraient des pronostics sur l'issue de la bataille", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.12). Il projette de s'avancer personnellement à la tête d'une partie de l'armée pendant que l'autre partie commandée par Cratéros restera face à Poros ("Le long du rivage, [Alexandre] établit des gardes avancées assez rapprochées pour communiquer facilement. Pendant plusieurs nuits, il fit pousser de grands cris et allumer des feux sur différents points. Le jour choisi pour le passage, il prit certaines dispositions dans son camp, à la vue de l'ennemi. Cratéros devait y rester avec son corps de cavalerie, les Arachosiens et les Parapamisadiens, la phalange des Macédoniens, les troupes d'Alcétas et de Polyperchon, les cinq mille Indiens auxiliaires et leurs chefs, avec ordre de ne passer la rivière que lorsque Poros serait ébranlé et vaincu : “Si Poros ne marche contre moi qu'avec une partie de son armée sans emmener les éléphants, ne bouge pas, dans le cas contraire passe aussitôt : la cavalerie ne peut être repoussée que par ses éléphants, le reste de son armée ne t'arrêtera pas”. Entre l'île et le camp, Méléagre, Attale et Gorgias, avec la cavalerie et l'infanterie des mercenaires, reçurent quant à eux l'ordre de passer la rivière par détachements dès que l'action serait engagée contre Poros", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 11.2-12.1). Conscient du danger que constitue le fort courant et la largeur de la rivière ("La taille de la rivière effrayait les Macédoniens : large de quatre stades, trop profonde pour qu'on pût la passer à gué, elle donnait une impression d'immensité comme la mer. De plus, ses dimensions ne réduisaient pas la force du courant : aussi violent que s'il était étroit, il se heurtait aux rives, et des gerbes d'eau indiquaient par endroits la présence d'écueils cachés", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.8-9) et la puissance des régiments adverses qui l'attendent sur l'autre rive, il reprend le stratagème utilisé par le Spartiate Lysandre à Aigos-Potamos en -405 : une manœuvre dilatoire consistant à simuler une attaque imminente suivi d'un repli, répétée régulièrement pour endormir la vigilance de l'ennemi, qui baisse sa garde au fur et à mesure en croyant que l'attaque n'aura jamais lieu, et qui se rassure à tort en pensant que ce repli systématique trahit la peur et la lâcheté ("Du fond de son camp, Alexandre observait tous les mouvements [de Poros] et épiait l'instant propice pour un passage à l'improviste et à l'insu de l'ennemi. Il était bien conscient de toutes les difficultés : le fait de devoir passer face à l'ennemi, le nombre des éléphants, celui des Indiens tous bien armés et disposés au combat et prêts à tomber sur les Grecs au sortir de la rivière, et aussi l'aspect et les cris des éléphants qui risquaient d'effrayer ses chevaux et de désorganiser ses escadrons et de les précipiter dans l'eau. Il eut donc recours à la ruse suivante. La nuit, il fit courir sa cavalerie le long du rivage, pousser de grands cris et sonner les trompettes, comme pour se préparer à passer. A ce bruit, Poros accourut aussitôt sur le rivage. Mais Alexandre resta en ordre de bataille sur le bord. Cette feinte fut répétée. Poros, constatant que les cris de l'adversaire n'étaient suivis d'aucun mouvement, cessa progressivement de se déplacer, se contentant d'envoyer des éclaireurs sur les différents points du rivage. Alexandre, voyant Poros tranquille, put alors exécuter son projet de traversée", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 10.1-4 ; "En Inde, Alexandre devait traverser la rivière Hydaspe. Le roi indien Poros avait rangé son armée en bataille sur la rive opposée, interdisant l'accès à Alexandre. Quand ce dernier tentait de passer par mont, Poros se dirigerait à mont, et s'il tentait à val, Poros marchait à val. Cela dura pendant plusieurs jours, les barbares s'habituèrent à railler la timidité de leurs ennemis, se contentant de singer leurs mouvements, puis de rester au repos, croyant qu'après avoir échoué plusieurs fois l'adversaire n'aurait plus la hardiesse de recommencer. C'est alors qu'Alexandre courut vers le rivage, rassembla tous les bateaux, radeaux, outres de cuir qu'il trouva, et réussit à passer la rivière. Ainsi les Indiens furent trompés par sa résolution à laquelle ils ne s'attendaient pas", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.9). Quinte-Curce dit que ce stratagème dilatoire est réalisé par Ptolémée, pendant qu'Attale porte le vêtement royal pour faire croire qu'Alexandre est toujours présent alors qu'il prépare le premier coup au nord ("Alexandre ne savait que faire, quand il finit par imaginer la ruse suivante pour tromper l'ennemi. Il y avait dans la rivière une île plus grande que les autres, boisée, qui se prêtait bien à une embuscade. Un ravin/petra très profond, du côté de la rive où il se trouvait, lui permettait de cacher des fantassins et même des cavaliers. Pour détourner l'attention des ennemis et les empêcher de surveiller cette cachette providentielle, Alexandre ordonna à Ptolémée d'emmener tous les escadrons de cavalerie loin de cette île et d'effrayer les Indiens en criant comme s'ils allaient traverser la rivière à la nage. Ptolémée répéta l'opération plusieurs jours de suite, ce qui incita Poros à emmener ses troupes du côté où Ptolémée simulait l'attaque. Ainsi les ennemis ne s'occupèrent plus de l'île, d'autant plus qu'Alexandre avait installé sa tente de ce côté-là en ordonnant que ses gardes personnels stationnassent devant et déployassent ostensiblement le protocole habituel aux yeux de l'ennemi, il avait même prêté son vêtement à Attale qui avait son âge et lui ressemblait de loin suffisamment pour qu'on crût que le roi était toujours sur la rive et n'avait pas l'intention de traverser", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.17-21). Un gros orage de mousson éclate. Pour les Macédoniens c'est à la fois une aubaine et un embarras, qui cache leurs manœuvres mais les rend plus pénibles ("Alexandre, à la tête de l'Agéma, des hétaires, de la cavalerie d'Héphestion, de Perdiccas et de Démétrios, des Bactriens, des Sogdiens, de la cavalerie scythe, des archers dahes à cheval, des hypaspistes, des troupes de Kleitos et de Koinos, des archers et des Agriens, s'éloigna du rivage de façon à dérober sa marche à l'ennemi, et se dirigea vers le rocher. On disposa les radeaux pendant la nuit. L'orage qui éclata alors, le bruit du tonnerre couvrant celui des apprêts et des armes, et la pluie, masquèrent à l'ennemi les préparatifs d'Alexandre. Protégé par la forêt, on ajusta les bâtiments et les triacontères", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 12.2-4 ; "[Alexandre] s'apprêtait à traverser la rivière avec les troupes qui étaient avec lui du côté de l'île que l'ennemi ne surveillait pas […], quand la mousson déclencha un véritable déluge, difficilement supportable même en s'abritant. Pris sous des trombes d'eau, les soldats se réfugièrent sur la terre ferme, le bruit de leurs va-et-vient était couvert par le vent et l'ennemi ne put rien entendre. La pluie se calma un peu, mais les nuages étaient si denses qu'ils cachaient la lumière du jour au point qu'on avait du mal à voir son interlocuteur. Cette obscurité aurait effrayé n'importe qui, d'autant plus qu'on devait naviguer sur un cours d'eau inconnu et qu'on risquait de débarquer sur l'ennemi installé sur l'autre rive qu'on ne voyait pas, mais c'était dans les dangers que le roi se couvrait de gloire : il considéra que l'obscurité était une chance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.23-26).


2 : Alexandre commence la traversée. Pour l'anecdote, selon les Mémoires de Ptolémée cités par Arrien, parmi les hommes qui suivent Alexandre on remarque le futur roi Séleucos comme chef des hypaspistes ("Au point du jour, l'orage apaisé, Alexandre effectua le passage. Une bonne partie de l'infanterie et de la cavalerie passa dans l'île, les uns sur des bâtiments, les autres sur des radeaux. Les éclaireurs de Poros ne s'aperçurent du mouvement des Grecs qu'au moment où ceux-ci touchèrent la rive opposée. Alexandre pour sa part monta sur une triacontère et aborda avec ses somatophylaques Ptolémée, Perdiccas et Lysimachos, l'hétaire Séleucos qui plus tard devint roi, et la moitié des hypaspistes, laissant l'autre moitié passer séparément, tandis que les éclaireurs coururent à toutes brides informer Poros", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 12.4-13.1 ; "A son signal, tous s'embarquèrent en silence, son bateau quitta le bord en tête. Aucun ennemi ne se trouvait à l'endroit où ils accostèrent, car Poros continuait de concentrer son attention sur Ptolémée. Toutes les embarcations réussirent à passer, sauf une seule qui heurta un récif et s'échoua", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 13.26-27 ; "Une nuit orageuse où la lune n'éclairait pas, [Alexandre] prit une partie de ses fantassins et ses cavaliers d'élite et alla passer la rivière loin des ennemis, au niveau d'une petite île. Il fut accueilli par une pluie violente, accompagnée d'un vent impétueux et de grands coups de tonnerre. La mort de plusieurs de ses soldats, qu'il vit frappés par la foudre, ne l'empêcha pas de quitter l'île et de débarquer sur la rive opposée. Le flot de l'Hydaspe gonflé par les pluies coulait si rapidement qu'il emporta une partie de ses bords, ses eaux s'engouffrèrent violemment dans la brèche, Alexandre fut entraîné, ne pouvant résister parce que la terre glissait, arrachée par le flux, il s'écria alors : ‟O Athéniens, imaginez-vous à quels dangers je m'expose pour mériter vos louanges ?”. Voilà ce que rapporte Onésicrite", Plutarque, Vie d'Alexandre 60). L'orage ayant gonflé les eaux, l'opération est périlleuse. Mais elle réussit ("Alexandre toucha terre le premier, avec ses stratèges il rangea la cavalerie en ordre de bataille à mesure qu'elle arrivait, celle-ci ayant traversé en priorité. Il commença à marcher contre l'ennemi, quand il découvrit que ce dernier était encore séparé par une autre île très grande distante du rivage par un canal normalement étroit mais que la pluie tombée durant la nuit avait grossi. La cavalerie eut des difficultés à trouver un gué, on crut que ce bras de la rivière serait aussi difficile à passer que les deux autres. On le traversa néanmoins malgré la hauteur des eaux, les chevaux en eurent jusqu'au poitrail, et l'infanterie jusque sous les bras. Le cours d'eau enfin passé, Alexandre plaça à l'aile droite l'élite de ses hipparques, en avant ses archers à cheval, puis venait l'infanterie des hypaspistes sous les ordres de Séleucos, puis l'Agéma et le reste des hypaspistes, chacun à la place qui lui avait été assignée pour ce jour, sur les flancs de la phalange enfin se trouvaient les archers, les Agriens et les frondeurs", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 13.2-4). L'avant-garde d'Alexandre se rassemble à l'endroit de l'actuel village de Mong au Pakistan (où aucun vestige n'a été conservé car le village a été reconstruit au fil des siècles, 32°38'54"N 73°30'40"E). Poros découvre la présence de l'envahisseur sur son flanc droit, trop tard ("Ce n'est que quand Alexandre se mit en marche à la tête de son armée divisée en deux files, que Poros apprit que la rive était occupée par des hommes en armes et que l'affrontement était inévitable", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.1). Il cafouille en envoyant son fils contrer la menace, ou son fils prend l'initiative de stopper Alexandre, le combat s'engage, les Macédoniens sont bousculés, certains historiens consultés par Arrien affirment que le cheval Bucéphale est mortellement blessé à cette occasion ("Aristobule dit que le fils du roi indien parut avec soixante chars sur le rivage avant qu'on eût franchi la seconde île, qu'à ce moment il aurait pu s'opposer au passage des Grecs qui s'effectuait avec difficultés mais qu'il ne les repoussa pas, qu'il aurait pu encore fondre sur eux au moment où ils abordèrent mais qu'il s'éloigna sans tenter la moindre résistance, et qu'Alexandre détacha à sa poursuite les archers à cheval qui tuèrent beaucoup d'ennemis en fuite. Selon d'autres historiens, le fils de Poros à la tête d'un nombre considérable d'Indiens attaqua la cavalerie d'Alexandre au sortir de la rivière, blessa ce dernier et tua même son cheval Bucéphale qu'il chérissait beaucoup. Mais Ptolémée rapporte les choses différemment, et je partage son opinion. Selon lui, Poros détacha effectivement son fils contre l'ennemi, mais non avec soixante chars, ce qui n'est pas vraisemblable car on n'imagine pas comment Poros instruit du mouvement d'Alexandre aurait exposé son fils avec des forces aussi inadaptées, en même temps trop encombrantes pour une simple reconnaissance et trop faibles pour arrêter les Grecs ou les combattre : le fils de Poros fut envoyé avec deux mille cavaliers et cent vingt chars, et il n'arriva sur place que quand Alexandre avait déjà franchi la seconde île", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 14.3-6). Mais l'orage a transformé le terrain en mare de boue, et l'armement du fils de Poros est inadapté : sa lourde cavalerie et ses chars s'enfoncent dans la végétation exhubérante pourrie par le sol détrempé, ils sont immobilisés, collés dans la gadoue, l'expérience et la détermination des Macédoniens renverse vite la situation, le fils de Poros est tué et ses hommes sont refoulés ("Alexandre se précipita aussitôt contre [le fils de Poros] avec ses archers à cheval et sa cavalerie, croyant avoir affaire à l'avant-garde de toute l'armée de Poros. Bientôt renseigné par ses éclaireurs sur le nombre des Indiens, il poussa sur eux avec toute sa cavalerie non pas en ordre de bataille mais en masse. L'ennemi se débanda. Quatre cents hommes de la cavalerie indienne et le fils de Poros furent tués. On s'empara des chevaux et de tous les chars qui n'avaient pas pu être employés dans le combat à cause du terrain que la pluie avait rendu impraticable, ni dans la fuite à cause de leur lourdeur", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 15.1-2). Aulu-Gelle adopte la version de la blessure mortelle de Bucéphale ("On raconte que dans une bataille en Inde, après des prodiges de valeur, Alexandre se précipita imprudemment au milieu d'un bataillon ennemi et fut la cible de tous les traits, Bucéphale qui le portait fut blessé à la tête et aux flancs mais, même moribond, même épuisé par la perte de son sang, réussit à sortir le roi du danger en fonçant à travers les ennemis. Dès qu'il fut hors de portée des traits, rassuré pour la sécurité de son maître, il s'effondra sur place, comme consolé de mourir après l'avoir sauvé", Aulu-Gelle, Nuits attiques V.2). Selon Onésicrite, Bucéphale meurt bien à cause de la bataille, mais de vieillesse après un trop grand effort et non pas à la suite d'une blessure ("Percé de coups lors de cette bataille [de l'Hydaspe], son cheval Bucéphale mourut peu après, tandis qu'on soignait ses blessures. Tel est le récit de la plupart des historiens. Mais selon Onésicrite, il mourut de fatigue et de vieillesse, âgé de trente ans. Alexandre le regretta vivement, comme un ami, un compagnon fidèle. Il fonda sur les bords de l'Hydaspe, sur le lieu où il fut enterré, une cité qu'il appela de son nom ‟Bucéphale”", Plutarque, Vie d'Alexandre 61). Quinte-Curce dit que ce n'est pas le fils de Poros mais son frère nommé "Hagès" qui se lance à l'attaque ("[Poros] envoya cent quadriges et trois mille cavaliers repousser l'armée en marche. Son frère Hagès commandait ce détachement, dont la force résidait surtout dans les chars : chacun portait six hommes dont deux portaient un bouclier, deux positionnés sur les bords servaient d'archers, et les deux derniers conduisant l'équipage tenaient plusieurs javelots qu'ils devaient lancer sur l'ennemi en pleine mêlée après avoir lâché les rênes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.2-3), et qui disparaît avec ses hommes dans la mêlée ("Mais les chars ne furent pratiquement d'aucun secours ce jour-là : la pluie, tombée avec une violence exceptionnelle comme je l'ai dit précédemment, avait rendu le sol glissant et impraticable pour les chevaux, les chars eurent du mal à démarrer à cause de leur poids et patinèrent dans la boue et les fondrières. Alexandre au contraire, à la tête de sa colonne mobile et légèrement armée, chargea vigoureusement. Les Scythes et les Dahes furent les premiers à entrer au contact des Indiens. Il envoya ensuite Perdiccas foncer sur l'aile gauche des ennemis avec la cavalerie. La bataille s'étendit à tous les fronts. Les cochers, croyant pouvoir décider du cours de l'affrontement à eux seuls, foncèrent à bride abattue en pleine mêlée. Le résultat fut catastrophique pour les deux parts : l'infanterie macédonienne fut écrasée au début de l'assaut, puis les cochers perdirent bientôt l'équilibre à cause du sol glissant et inégal, les chevaux s'emballèrent, précipitèrent les chars dans des trous et des fondrières ou même dans la rivière. Chassés par les traits des ennemis, seuls quelques équipages rejoignirent Poros", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.3-9).


3 : Poros n'a pas d'autre option que se redéployer. Il recule en pivotant sur sa droite, face à Alexandre. Il positionne ses éléphants en première ligne, son infanterie en seconde ligne, ses cavaliers survivants aux deux ailes ("Poros, à la nouvelle de la mort de son fils et de l'avancée des principales forces d'Alexandre, hésita d'abord à aller à sa rencontre, car il vit en même temps les manœuvres de Cratéros qui s'ébranlait pour passer à son tour. Finalement il résolut de se porter sur le point où se trouvait le roi avec l'élite de son armée, tout en laissant un détachement avec quelques éléphants sur la rive pour tenir Cratéros en respect. Il marcha donc contre Alexandre à la tête de trente mille fantassins, de toute sa cavalerie composée de quatre mille cavaliers et trois cents chars, et de deux cents éléphants. Arrivé dans une plaine ferme et propre au développement de sa cavalerie, il rangea son armée de la façon suivante. A l'avant les éléphants à cent pieds de distance l'un de l'autre devaient épouvanter les chevaux d'Alexandre, ils couvraient l'infanterie indienne rangée sur une seconde ligne, dont quelques points s'avançaient dans les vides de la ligne des éléphants. Poros estima que jamais la cavalerie ennemie n'oserait s'aventurer dans les ouvertures du premier rang entre les éléphants, l'infanterie l'oserait encore moins, menacée à la fois par ces animaux terribles et par les soldats de la seconde ligne. Cette dernière s'étendait jusqu'aux ailes, formées de la cavalerie devant laquelle étaient les chars", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 15.3-7 ; "Gardant une grande énergie alors qu'il voyait les chars errer sur le champ de bataille sans personne pour les diriger, [Poros] répartit les éléphants entre ses compagnons qui l'entouraient. Derrière eux étaient rangés les fantassins et les archers qui tapaient sur des tambours, qui chez ce peuple a la même fonction que nos trompettes […]. Les Macédoniens eurent un moment d'hésitation à la vue des énormes bêtes et du roi en personne : placés au milieu des rangs les éléphants ressemblaient à des tours, Poros quant à lui était d'une taille gigantesque bien au-dessus de la moyenne, et l'éléphant sur lequel il était monté le grandissait encore car il dominait ses congénères comme Poros dominait ses compagnons. Après avoir observé le roi et l'armée indienne, Alexandre s'écria : “Voici enfin une épreuve à la hauteur de mon ambition : nos adversaires, bêtes et gens, sortent de l'ordinaire !”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.9-14).


4 : Alors Alexandre innove. Au lieu d'attaquer sur un côté comme au Granique ou à Issos ou à Gaugamèles - en appliquant la tactique de la lame de cutter héritée de son père Philippe II, elle-même héritée d'Epaminondas -, il attaque sur les deux ailes pour ne pas se heurter aux éléphants au centre. Il prend la tête de l'offensive à droite, Koinos commande à gauche. Pendant un temps, ses fantassins resteront en retrait, sans intervenir (c'est la même tactique enveloppante que le Carthaginois Hannibal utilisera contre les Romains à la bataille de Cannes en -216 : "Quand il vit les Indiens rangés en ordre de bataille, Alexandre stoppa pour donner à la phalange macédonienne qui arrivait à grands pas le temps de le rejoindre. Pour que celle-ci n'arrive pas essoufflée sur le champ de bataille, il manœuvra sa cavalerie devant l'ennemi. Après en avoir reconnu les dispositions, et ayant compris les intentions de Poros, il se décida à l'attaquer non pas par le centre défendu comme je l'ai dit, mais par les flancs. Prenant avec lui les plus forts escadrons de cavalerie, il poussa sur l'aile gauche de Poros. Dans le même temps, Koinos à la tête de sa propre troupe et de celle de Démétrios se dirigea vers l'aile droite, avec ordre de la tourner et d'investir les barbares par l'arrière dès qu'Alexandre serait au contact. Quant à Séleucos, Antigénès et Tauron, qui commandaient la phalange, ils ne devaient s'ébranler que lorsque la cavalerie aurait désorganisé les troupes de l'ennemi. Arrivé à portée de tir, Alexandre avança mille archers à cheval sur l'aile gauche des Indiens, dans le but de la rompre par des escarmouches et des traits. A la tête des hétaires, il courut en personne la prendre en flanc pour l'empêcher de se rétablir et de se porter sur la phalange", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 16.1-4 ; "[Alexandre] se tourna vers Koinos : “Je pars attaquer l'aile gauche de l'ennemi avec Ptolémée, Perdiccas et Héphestion. Quand tu verras la bataille engagée, bouscule l'aile droite et profite de la confusion pour enfoncer les lignes. Quant à vous, Antigénès, Léonnatos et Tauron, vous attaquerez le centre et repousserez les premiers rangs. Nos lances sont assez longues et assez puissantes pour frapper les éléphants et ceux qui sont sur leurs dos : abattez les cornacs et transpercez les bêtes. Ce sont de dangereux partenaires, capables de se déchaîner contre les leurs : si on leur ordonne d'attaquer l'ennemi ils le font, mais s'ils ont peur ils se jettent sur leurs propres rangs”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.15-16 ; "Lors de la bataille contre Poros, Alexandre lança une partie de la cavalerie vers l'aile droite sur une ligne courbe, et sa phalange sur l'aile gauche également en ligne courbe face aux éléphants. Les nombreux éléphants de Poros à gauche s'étendaient jusqu'à l'aile droite, distants de cinquante pieds les uns des autres, les intervalles étaient comblés par des fantassins, de sorte que l'ensemble ressemblait à une muraille dont les éléphants étaient les tours, et la ligne des fantassins, la courtine", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.22). Les Indiens résistent du côté d'Alexandre, mais Koinos réussit déborder l'autre côté ("[Alexandre] partit le premier en lançant son cheval au galop. Il avait déjà enfoncé les rangs ennemis comme prévu, quand Koinos se jeta sur l'aile gauche avec une force irrésistible. La phalange de son côté réussit au premier assaut à percer le centre ennemi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.17-18). Poros est contraint de tourner une partie des éléphants sur son flanc droit pour éviter leur encerclement, les lourdes bêtes se meuvent trop lentement, des trous se créent dans la ligne indienne ("Poros dirigea les éléphants du côté où il vit flancher la cavalerie. Mais les bêtes, pesantes et lentes à s'ébranler, ne pouvaient rivaliser avec la vivacité des chevaux", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.18 ; "Alexandre ordonna à son infanterie de pousser contre les ennemis, tandis que lui-même s'avança vivement à droite avec la cavalerie, pour déborder les Indiens. Poros voulut parer à ce mouvement par des ordres équivalents, mais ses éléphants trop lents causèrent des ouvertures dans les rangs, par où les Macédoniens s'infiltrèrent", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.22), la désorganisation se généralise, amplifiée par les assauts répétés d'Alexandre et de Koinos ("La cavalerie indienne pressait tous ses rangs pour contenir le choc d'Alexandre, quand tout-à-coup Koinos parut sur leurs arrières. L'ennemi fut dès lors contraint de diviser sa cavalerie en deux corps, l'un composé des escadrons les plus braves et les plus nombreux devant continuer à affronter Alexandre, l'autre obligé de se retourner pour bloquer Koinos", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 17.1 ; "Les ordres du roi [Poros] ne furent plus respectés. La peur imposa sa loi : tout le monde s'improvisa capitaine, et tout sombra dans l'anarchie. L'un voulait rassembler les troupes, l'autre voulait les diviser, ceux-ci voulaient qu'on restât immobile alors que ceux-là voulaient qu'on prît l'ennemi à revers, provoquant une confusion générale", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.20-22). La panique et la confusion indienne attire les fantassins grecs qui sentent l'odeur de la victoire, s'ensuit une mêlée générale, d'abord néfaste aux fantassins grecs piétinés par les éléphants ("Au début de la bataille presque tous les chars [indiens] furent détruits par la cavalerie [macédonienne], mais les éléphants dressés au combat renversèrent par leur seul poids les premiers qui s'approchèrent d'eux, ils foulèrent les uns avec leurs pattes, écrasant les os sous les armures et brisant les armes, ils lancèrent les autres en l'air ou les attrapèrent pour les frapper contre terre jusqu'à une mort indigne, ils saisirent d'autres encore avec leurs défenses pour les démembrer en un instant, leur offrant une mort plus prompte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.88 ; "Avec quelques braves qui mettaient un point d'honneur à surmonter leur frayeur, Poros reforma les rangs et avança en direction de l'ennemi en ordonnant qu'on plaçât les éléphants en première ligne. Ces bêtes inspirèrent une peur terrible : les chevaux, ombrageux par nature, furent saisis par la crainte en entendant leur cri insolite, et celle-ci gagna les hommes et les rangs. Vainqueurs un instant plus tôt, les Macédoniens cherchèrent un endroit pour s'enfuir, Alexandre lança alors contre les éléphants les Agriens et les Thraces armés légèrement, meilleurs dans les escarmouches que dans la mêlée : ils criblèrent de coups les éléphants et leurs cornacs, suivis de la phalange qui revint à l'attaque en les voyant effrayés, mais les bêtes se retournèrent contre ceux qui les criblaient de coups. Ceux qui furent écrasés incitèrent leurs camarades survivants à être plus prudent. Le plus terrible était de voir certains saisis avec leurs armes par les trompes et jetés par-dessus tête vers les cornacs", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.22-27), jusqu'au moment où ceux-ci comprennent que les imposants animaux deviennent incontrôlables dès qu'on les blesse aux pattes ("La bataille contre les éléphants, qui avançaient et reculaient tour à tour, demeura longtemps indécise et se prolongea une bonne partie de la journée, jusqu'au moment où on s'avisa de sectionner leurs pattes avec des cimeterres spécialement conçues pour cet usage, sortes de sabres légèrement recourbés comme des faucilles, dont on se servit aussi pour attraper la trompe des éléphants […] : accablés de blessures, les éléphants se retournèrent enfin contre les leurs, se débarrassèrent des cornacs et les piétinèrent. On les chassa donc du champ de bataille comme des moutons plus craintifs que menaçants", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.28-30). Les Grecs lancent donc leurs flèches et leurs javelots sur les pattes des éléphants qui, effrayés, reculent en écrasant les Indiens ayant échappé aux sarisses ("Les Indiens rompirent leurs rangs et allèrent se réfugier sous les éléphants comme derrière un rempart. Leurs conducteurs les poussèrent contre Alexandre. Alors la phalange macédonienne s'avança et lança sur les uns et les autres une grêle de traits. La mêlée ne ressembla alors à aucune de celles connues jusque-là par les Grecs. Les éléphants en effet commencèrent par rompre de tous côtés les formations serrées de la phalange macédonienne, voyant cela la cavalerie indienne tenta de charger celle d'Alexandre qui, plus forte en nombre et en tactique, la repoussa vers les éléphants. Ainsi toute la cavalerie des Grecs, non par l'ordre d'un stratège mais par la nécessité des manœuvres, ne forma bientôt plus qu'une seule masse qui porta le carnage partout chez les Indiens. Les éléphants pressés de toutes parts furent autant terribles aux leurs qu'à l'ennemi, ils écrasèrent tout autour d'eux. Les cavaliers acculés furent massacrés. Les conducteurs d'éléphants furent percés de traits. Leurs animaux harassés et couverts de blessures, privés de guides, ne suivirent plus aucun ordre : exaspérés par les coups et par la douleur, ils devinrent furieux, s'emportèrent en foulant avec leurs pattes tout ce qu'ils rencontraient, les malheureux Indiens ne purent échapper à leur furie. Les Macédoniens, ayant un plus grand espace pour se développer, ouvraient leurs rangs à l'approche des éléphants qu'ils perçaient ensuite de traits : on voyait alors ces animaux énormes pousser de longs gémissements, se traîner languissamment comme des navires fracassés", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 17.2-7 ; "Poros fut contraint de se retourner pour faire face. A ce moment Alexandre avec sa cavalerie attaqua les Indiens sur leurs arrières, les chassa, et remporta une victoire complète", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.22). Toutes les troupes amenées sur la rive gauche par Alexandre s'élancent en masse pour porter le coup de grâce ("Les Macédoniens supportèrent ce combat d'un genre inédit avec leur valeur habituelle. Allant au-devant du danger avec leurs sarisses, ils se montrèrent égaux aux soldats indiens. Ils finirent par percer aussi avec leurs flèches les animaux qui, furieux à cause des blessures, se retournèrent contre leurs maîtres, et se jetèrent rageusement sur les rangs indiens en provoquant un effroyable ravage", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.88 ; "Alexandre ayant ainsi enveloppé l'ennemi par ses cavaliers, rassembla la phalange. Toute la cavalerie indienne fut massacrée sur le champ de bataille, la plus grande partie de l'infanterie y resta également tandis que l'autre partie s'enfuit par un vide que laissa la cavalerie d'Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 17.7), tandis que Cratéros resté jusque-là immobile sur la rive droite traverse à son tour. Le succès est total ("Cratéros et les autres stratèges de l'autre côté de l'Hydaspe, voyant le succès d'Alexandre, passèrent la rivière et achevèrent le massacre des Indiens, qu'ils poursuivirent avec des troupes fraîches. Du côté des Indiens, on perdit près de vingt mille fantassins, trois mille cavaliers, deux fils de Poros, Spitakès le nomarque du pays, tous les chefs de l'armée, tous les conducteurs des chars et des éléphants, et tous les chars, [texte manque] tous les éléphants qui échappèrent au carnage furent capturés", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 18.1-2 ; "Alexandre, grand vainqueur de la bataille, rappela toutes les troupes au son des trompettes. Les Indiens perdirent plus de douze mille hommes, parmi lesquels deux fils de Poros et les chefs les plus réputés, on compta neuf mille prisonniers et on captura quatre-vingts éléphants. Poros qui respirait encore fut confié à des compatriotes médecins. Les Macédoniens perdirent deux cents quatre-vingt cavaliers et plus de sept cents fantassins. Le roi vainqueur les enterra et distribua des récompenses proportionnées aux efforts fournis pour la victoire. Puis il offrit un sacrifice à Hélios [le Soleil], comme si ce dieu lui avait accordé d'étendre sa domination vers l'Orient", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.89). Diodore de Sicile, Arrien et Quinte-Curce louent collégialement le courage de Poros durant toute la bataille, qui a lutté aux côtés de ses troupes jusqu'au bout, et qui a reçu de nombreuses blessures ("Poros, dont la taille dépassait celles de ses officiers et de ses soldats, depuis le plus haut de ses éléphants où il était assis, vit le chaos. Il regroupa autour de lui quarante bêtes encore indemnes, et se jeta avec elles contre les ennemis, commettant un terrible carnage. Il mesurait cinq coudées ou sept pieds et demi, sa cuirasse était deux fois plus haute que celle de ses hommes les plus imposants, il portait des javelots aussi lourds et meurtiers que ceux lancés par des machines. Alexandre constata l'impression produite par la valeur et la force de Poros sur ses Macédoniens. Il rassembla ses tireurs et ses autres troupes légères, auxquelles il ordonna de viser le roi ennemi. Aussitôt une nuée de traits s'abattit, dont aucun ne manqua son but trop visible. Le roi indien soutint héroïquement ce tir furieux, mais, ayant perdu beaucoup de sang, il tomba évanoui depuis le dos de son éléphant jusqu'au sol. Le bruit courut qu'il était mort, toute son armée prit la fuite, massacrée par les troupes victorieuses qui la poursuivit", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.88 ; "Poros se distingua par ses exploits. Dans cette bataille, il remplit en même temps le rôle de stratège et de combattant. Quand il vit le carnage de sa cavalerie, la mort ou le désordre de ses éléphants, la perte presque totale de son infanterie, il n'imita pas la lâcheté de Darius III qui avait pris le premier la fuite [lors des batailles d'Issos en -333 et de Gaugamèles en -331], il combattit tant que ses derniers hommes résistèrent. La qualité et la résistance de sa cuirasse lui permirent d'éviter les coups, jusqu'à ce qu'un trait le blessât à son épaule droite qui était nue. Il se retira alors sur son éléphant", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 18.4-5 ; "Demeuré presque seul, Poros du haut de son éléphant se mit à lancer sur les ennemis qui l'entouraient une quantité de projectiles qu'il gardait en réserve. Il en blessa beaucoup à distance, mais tous le prenaient pour cible et les coups venaient de partout. Blessé en neuf endroits, dans le dos et à la poitrine, il perdit beaucoup de sang, et n'eut bientôt plus la force de lancer les traits qui lui glissèrent des mains. Son éléphant toujours indemne fonçait rageusement sur les rangs ennemis quand le cornac vit que le roi exténué lâchait les armes et perdait connaissance, il poussa alors l'animal à se retirer. Alexandre voulut le poursuivre, mais son cheval accablé de blessures se coucha pour mourir et le déposa sur le sol sans le désarçonner. Le temps de changer de cheval laissa à l'autre la possibilité de creuser la distance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.31-34). Respectueux pour l'implication de Poros aux côtés de ses soldats, Alexandre veut l'épargner. Il est mal inspiré en lui envoyant Taxilès comme négociateur : Poros a un compte ancien à régler contre Taxilès, dès qu'il arrive près de ce dernier il lui décoche une flèche et manque de le tuer ("Alexandre, désireux de sauver [Poros], lui députa l'Indien Taxilès. Celui-ci avança son cheval en restant à distance de l'éléphant de Poros, lui cria de se rendre et d'accueillir l'offre d'Alexandre auquel il ne pourrait plus échapper désormais. Mais Poros, dont Taxilès était un ancien ennemi, tira une flèche, et Taxilès aurait été percé s'il ne s'était pas enfui en vitesse", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 18.6-7 ; "Alexandre envoya le frère du roi indien Taxilès conseiller à Poros de se rendre au vainqueur au lieu de s'entêter à poursuivre la lutte. Malgré son épuisement et le sang qu'il avait perdu, il sursauta en entendant cette voix familière : “Je reconnais le frère de Taxilès qui a livré à l'ennemi son royaume et son peuple” et il lança sur lui le seul trait qui lui restait : la flèche le frappa en pleine poitrine et ressortit par le dos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.35-36). Alexandre envoie alors un autre négociateur, un énigmatique ancien ami de Poros appelé "Méroé", hellénisation de "Maurya" selon certains linguistes, autre façon de désigner le jeune Chandragupta selon certains historiens (nous reviendrons plus loin sur ce sujet) : à bout de forces, Poros accepte de se rendre ("[Alexandre] détacha des nouveaux députés vers Poros, parmi lesquels l'Indien Méroé un ancien ami de Poros. Ce dernier l'écouta, pressé par une soif ardente, il descendit de son éléphant et après s'être rafraîchi consentit à se rendre près d'Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 18.7-8). Selon Quinte-Curce, Poros ne se rend qu'après une ultime résistance, épuisé par ses efforts, tombant de son éléphant ("Alexandre parvint à rejoindre Poros. Constatant que celui-ci ne cédait pas, il ordonna qu'on massacrât sans pitié ceux qui continuaient à se battre. Des traits tombèrent donc sur les fantassins et sur Poros qui, blessé de toutes parts, finit par glisser de l'animal. Le cornac, croyant qu'il voulait descendre, fit signe à l'éléphant de se mettre à genoux : en voyant leur congénère se baisser, toutes les autres bêtes l'imitèrent car elles avaient été dressée à suivre son exemple. Cette méprise livra aux vainqueurs non seulement Poros mais encore tous ceux qui étaient avec lui", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.38-39). S'ensuit la scène reproduite dans n'innombrables romans, peintures et films : Alexandre non seulement l'épargne, mais encore lui laisse son titre et ses pouvoirs au terme d'un célèbre dialogue ("Quand Poros fut soigné, Alexandre, en considération de sa valeur, le maintint roi du territoire qu'il dirigeait auparavant", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.89 ; "Alexandre, à l'approche de Poros, sortit des rangs et vint à sa rencontre accompagné de quelques hétaires. Il s'arrêta et contempla la noblesse de ses traits, la hauteur de sa taille qui s'élevait à plus de cinq coudées. Poros avança avec une contenance assurée, sa physionomie n'était pas abattue par sa disgrâce : ce fut un grand homme qui vint trouver un autre grand homme, un noble roi qui vint trouver un autre noble roi. Alexandre l'invita d'abord à lui dire comment il voulait être traité. Poros répondit : “Traite-moi en roi, ô Alexandre”. Alexandre charmé par cette réplique lui demanda : “J'accède à ta requête : ô Poros, que puis-je donc faire pour toi ?”. Poros conclut que tout était contenu dans cette réponse. Alexandre, encore plus charmé par cette nouvelle réplique, lui laissa la souveraineté sur les Indiens, et ajouta même d'autres terres au domaine sur lequel il régnait. Voilà comment il traita en roi un homme d'honneur. Par la suite Poros lui témoigna une fidélité absolue", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 19.1-3 ; "Quand le roi vit [Poros] ouvrir les yeux, il lui demanda avec plus de pitié que de haine : “Quelle folie t'a poussé à tenter le sort des armes, malheureux, alors que tu connaissais mes exploits et que l'exemple de ton compatriote Taxilès te prouvait ma générosité à l'égard des vaincus ?”. Poros lui répondit : “Puisque tu me poses franchement la question, je te répondrais de même. Je croyais que personne ne pouvait me battre. Je connaissais mes forces, mais je ne m'étais pas encore mesuré à toi. Les faits m'ont prouvé que tu es imbattable à la guerre. Même dans ces conditions, je reste fier de venir juste après toi”. Alexandre lui demanda ensuite quelles mesures le vainqueur devait prendre à son avis, il répondit : “Celles que t'inspire cette journée qui a été dirigée par la Fortune”. Ce conseil fut plus efficace que des prières : voyant que la bravoure exceptionnelle de son adversaire ne cédait ni à la peur ni même aux coups de la Fortune, Alexandre trouva plus juste de l'honorer que de l'accabler. Il soigna ses blessures comme s'il s'était battu pour lui. Poros guérit contre toute attente et fut admis parmi ses Amis. Par la suite Alexandre lui rendit son royaume et même l'augmenta", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 14.41-45). Cette ultime clémence envers le vaincu, après une énième bataille sanglante, est encore très mal perçue par les Macédoniens, qui s'estiment mal récompensés de leurs efforts et se demandent de plus en plus pourquoi continuer à avancer vers l'est ("La bataille contre Poros refroidit tellement l'ardeur des Macédoniens, qu'ils perdirent toute envie de pénétrer plus loin dans l'Inde. Leur peine à repousser un ennemi qui n'avait que vingt mille fantassins et deux mille chevaux, les décida à résister de toutes leurs forces à Alexandre qui voulaient les emmener sur le Gange", Plutarque, Vie d'Alexandre 62). Alexandre fonde deux nouvelles cités-garnisons sur la rive gauche de l'Hydaspe/Jhelum, la première "Alexandrie-Nicée" ("N…kaia/Victoire") près du lieu où il a débarqué et où la bataille a commencé, c'est-à-dire l'actuel village de Mong au Pakistan, la seconde près de l'endroit où la bataille s'est achevée et où le cheval Bucéphale a été enterré, d'où son nom "Alexandrie-Bucéphale", correspondant peut-être à l'actuel village de Phalia (apocope de "Bucéphalia/Boukef£l…a" ?) au Pakistan, à une vingtaine de kilomètres au sud d'Alexandrie-Nicée/Mong (32°25'44"N 73°34'30"E, "[Alexandre] fonda deux cités, l'une près de la rivière qu'il comptait traverser [l'Akésinès/Chenab], l'autre sur le lieu où il avait vaincu Poros", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.89 ; "Alexandre nomma les cités qu'il avait fondées au bord de la rivière : l'une fut appelée ‟Nicée” en souvenir de sa victoire, l'autre fut appelée ‟Bucéphale” en souvenir de son cheval mort au cours de la bataille livrée contre Poros", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.95 ; "Alexandre fonda deux cités, l'une à l'endroit où il avait passé la rivière Hydaspe, l'autre sur le champ de bataille. Il donna à celle-ci le nom de ‟Nicée”, et à celle-là le nom de son cheval ‟Bucéphale”, mort moins de ses blessures que de fatigue à l'âge de trente ans, après avoir partagé les travaux et les périls d'Alexandre qu'il avait sauvé plusieurs fois", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 19.4-5 ; "Après la victoire qui acheva glorieusement la guerre, Alexandre fonda une cité sur le lieu de la bataille, qu'il appela ‟Bucéphale” en l'honneur de son cheval", Aulu Gele, Nuits attiques V.2 ; "Le roi lui organisa [au cheval Bucéphale] des funérailles après sa mort, et bâtit autour de son tombeau une cité à laquelle il donna le nom de son cheval", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VIII, 64.2 ; nous ne retenons pas la version de Strabon, Géographie, XV, 1.29, qui, seul parmi les auteurs anciens, dit incidemment qu'Alexandrie-Nicée et Alexandrie-Bucéphale ont été fondées "de part et d'autre de la rivière [Hydaspe]").


C'est ainsi qu'Alexandre prend possession du Jech Doab, deuxième territoire du Penjab, entre l'Hydaspe/Jhelum et l'Akésinès/Chenab. Sa mainmise est cependant fragile, car, par Phrataphernès satrape de Parthie-Hycarnie qui arrive avec des troupes thraces fraiches, et par Shashigupta/Sisikottos auquel il a confié la garde du rocher Aornos/mont Elum, il apprend que sur ses arrières les Assakéniens ont massacré les cadres macédoniens à Massaga/Malinga et ont repris leur liberté. Pour recouvrer ce territoire, il envoie Philippe (son représentant à Taxila aux côtés du roi Taxilès) et Tyriespès (satrape des Paropamisades) mâter les rebelles ("Phrataphernès le satrape de Parthie-Hyrcanie arriva avec les Thraces qu'Alexandre lui avait confiés. On apprit par Sisikottos que les Assakeniens avaient tué leur hyparque et s'étaient soulevés contre Alexandre. Ce dernier envoya contre eux les troupes de Philippe et de Tyriespès pour les réduire et les contenir", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 20.7). Alexandre reste lucide sur sa difficulté à assoir son autorité sur toutes les régions traversées depuis la Bactriane : quand Aristobule lui lit un passage qu'il vient de rédiger sur la récente bataille contre Poros, mais en multipliant les outrances, Alexandre lui arrache son manuscrit des mains et le jette dans l'Hydaspe, signifiant ainsi que l'empire ne pourra tenir que si les peuples conquis le veulent, et non pas par le baratin des hagiographes ("Les louanges, parfois agréables à celui auxquelles elles s'adressent, sont toujours insupportables aux autres, notamment les plus excessives, comme celles des bas auteurs qui courent après la bienveillance de ceux qu'ils encensent et les quittent dès que leur adulation devient évidente aux yeux de tous, ceux-là ignorent l'art de complimenter en voilant leurs compliments, ils accumulent les choses les plus incroyables en les présentant nues à tous les regards, et ils n'atteignent pas le but désiré, car les individus loués par ces auteurs les méprisent, se détournent d'eux, les jugent avec raison comme des vils flatteurs, surtout si leur âme est droite. Ainsi Aristobule écrivit le duel entre Alexandre et Poros, il lut au roi ce passage de son œuvre [l'Alexandropédie], croyant en obtenir les faveurs par ses inventions mensongères destinées à hausser la gloire d'Alexandre, à amplifier ses exploits réels. Le roi lui arracha son carnet et le jeta dans l'Hydaspe où ils naviguaient, en disant : ‟Je devrais t'y jeter aussi, ô Aristobule, pour prétendre que j'ai pu mener de telles attaques, et tuer des éléphants d'un seul coup de javelot !”", Lucien, Comment écrire l'Histoire 11-12).


Le personnage de Poros et l'étendue de son royaume génèrent toujours des débats en l'an 2000. Comme "Assakanos" qui doit son nom à sa capitale "Massaga/Mingora", comme "Taxilès" qui doit son nom à sa capitale "Taxila", Poros doit-il son nom à la capitale de son royaume, autrement dit "Poros" est-il le nom originel de ce personnage ou un qualificatif désignant sa fonction ? La capitale du royaume de Poros est aussi une énigme. Le Jech Doab jusqu'à aujourd'hui n'a révélé aucun site archéologique remontant au IVème siècle av. J.-C. dont l'importance pourrait se comparer à celui de Taxila : d'où Poros a-t-il donc tiré sa puissance militaire, et sa puissance politique qui inquiète son voisin occidental Taxilès ? En tous cas Taxilès n'a pas surévalué la dangerosité de Poros dans le dessein secret de capter son territoire, car l'armée de Poros qu'Alexandre vient d'affronter sur les rives de l'Hydaspe était réellement dangereuse. Doit-on déduire que le royaume de Poros s'étend aux doabs voisins à l'est ? Les Mémoires de Ptolémée cités par Arrien infirment cette hypothèse puisqu'ils racontent que, juste après la bataille de l'Hydaspe, alors qu'Alexandrie-Nicée et Alexandrie-Bucéphale sont encore à l'état de projets, tandis que l'armée grecque se trouve toujours dans le Jech Doab sur la rive droite de l'Akésinès/Chenab, Alexandre lance des opérations de police sur des villages de la rive occidentale de cette rivière dont les habitants sont hostiles à Poros, autrement dit non seulement le royaume de Poros ne semble pas s'étendre au-delà du Jech Doab, mais encore son autorité paraît incertaine sur le Jech Doab même ("[Alexandre] laissa Cratéros avec une partie des troupes pour élever les cités dont il avait dessiné le plan [Alexandrie-Nicée et Alexandrie-Bucéphale], et marcha contre les Indiens qui bordent le royaume de Poros qu'Aristobule nomme “Glaukanikiens” et que Ptolémée nomme “Glausiens” [population non identifiée et non localisée], à la tête de la moitié des hétaires qui lui restait, l'élite de chaque corps d'infanterie, tous les archers à cheval, les Agriens et les hommes de trait. Tous les habitants se rendirent, ce qui lui permit de devenir le maître de trente-sept cités, dont les plus petites étaient peuplées de cinq mille habitants, et dont la plupart en comptaient plus de dix mille, sans compter une multitude de lieux dont la population n'étaient pas moins peuplés que ces cités. Il les ajouta au domaine de Poros, avec lequel il réconcilia Taxilès", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 20.2-4). Pour notre part, nous pensons que l'origine de la puissance de Poros vient plutôt des régions au nord, notamment de l'actuelle région de Gujrat en Inde (sous la forteresse du souverain moghol Akbar Ier le Grand du XVIème siècle, 32°34'28"N 74°04'37"E) ou de l'actuelle région d'Akhnoor en Inde (où un important monastère bouddhiste se développera à l'ère hellénistique, 32°54'13"N 74°45'47"E), stratégiques puisqu'elles contrôlent le commerce du bois tiré des monts du Cachemire et vendu aux cités d'aval, cela raccorderait avec la proximité affichée entre Abisarès (régnant dans les montagnes à l'ouest de l'Hydaspe/Jhelum) et Poros (régnant dans les montagnes à l'est de la même rivière). Les auteurs anciens affirment collégialement qu'une députation se présente, envoyée par Abisarès le roi du nord qui a soutenu de loin les résistants assakéniens à Ora/Odigram, qui a recueilli les survivants du rocher Aornos/mont Elum, qui a tenté d'endormir Alexandre par une ambassade à Taxila, qui s'est allié à Poros et a essayé trop tard de lui envoyer un contingent de renfort. Abisarès propose une nouvelle fois de négocier, mais Alexandre se méfie désormais de ce personnage et lui demande de se soumettre sans condition, comme Taxilès et Poros, s'il souhaite rester à son poste ("Alexandre soumit ensuite un roi appelé ‟Abisarès” qui avait tardé à envoyer à Poros le secours qu'il lui avait promis, et il exigea de lui la reconnaissance de sa défaite et son obéissance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.90 ; "Alexandre reçut des députés d'Abisarès l'assurant de la soumission de sa personne et de son royaume, alors qu'avant la défaite de Poros celui-ci avait projeté de s'allier au roi indien. Abisarès offrit des trésors à Alexandre, ainsi que quarante éléphants qu'amenèrent son frère et les premiers de sa Cour. […] Alexandre répondit : “Qu'Abisarès vienne ici se soumettre en personne, sinon j'irai pour son malheur le trouver à la tête de mon armée”", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 20.5-6 ; "Abisarès, qui avait envoyé une première délégation au roi avant la bataille contre Poros, lui en envoya une seconde promettre de sa part une obéissance à condition qu'il ne fût pas obligé de se constituer prisonnier, ne pouvant pas vivre sans être roi ni régner s'il était détenu. Alexandre lui signifia qu'il irait le chercher s'il ne se décidait pas à venir de lui-même", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.7-8). Le comportement d'Abisarès et la réponse d'Alexandre sous-entendent que le premier craint désormais pour lui-même et que le second marche vers le nord dans le but de soumettre le premier de gré ou de force. Cela est confirmé par Arrien et Strabon, qui disent qu'Alexandre prépare parallèlement la traversée de l'Akésinès/Chenab en amont, du côté de Gujrat ou d'Akhnoor, parce que le débit y est plus lent et le lit divisé en multiples canaux donc plus aisé à passer ("Je conjecture qu'Alexandre a traversé l'Akésinès à l'endroit le plus large, où le courant est moins fort", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 20.9), et parce que, le Penjab étant encore très sauvage à l'époque, on risque moins de croiser des fauves en cheminant par les hauteurs qu'en traversant les plaines ("On avait déclaré à Alexandre que l'Inde était habitable et fertile surtout dans sa région montagneuse au nord, qu'au contraire au sud elle était sèche et aride pour moitié, soumise aux débordements périodiques des rivières pour l'autre moitié, écrasée par le soleil partout, servant de repaire aux bêtes féroces davantage que d'habitat aux hommes. Naturellement il voulut commencer sa conquête par la partie la plus favorable. Il avait calculé aussi que les cours d'eau, qu'il devrait franchir puisqu'ils barrent le pays, seraient plus faciles à passer près de leurs sources", Strabon, Géographie, XV, 1.26). N'oublions pas par ailleurs que, selon Strabon (Géographie, XV, 1.32 précité), Alexandre depuis l'Hydaspe/Jhelum jusqu'à l'Hyphase/Beas marche vers l'est "en longeant les montagnes" parce qu'il n'a toujours pas renoncé à sa vision torique du monde, il espère toujours trouver un col qui lui permettra de franchir les montagnes de plus en plus hautes sur sa gauche et de déboucher enfin sur le supposé Océan entourant les terres émergées. Enfin, c'est vers l'amont qu'Alexandre trouve tout le bois nécessaire à la construction des embarcations qui lui permettront de traverser l'Akésinès/Chenab ("A proximité [du lieu de la bataille contre Poros sur le Jech Doab] se trouvaient des montagnes recouvertes de beaux sapins, pins, cèdres et autres sortes de bois propices à la construction navale, Alexandre les utilisa pour fabriquer de nombreux bateaux. Il projetait, après avoir atteint les limites de l'Inde et soumis tous les habitants, de descendre le fleuve [Indus] jusqu'à l'Océan", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.89). Malheureusement pour lui, les hauteurs sont peuplées d'animaux aussi étranges et, pour certains, aussi dangereux que ceux des plaines : il croise des serpents à la taille prodigieuse ("[Les soldats] reçurent l'ordre de construire des bateaux pour achever la traverser de l'Asie et atteindre la mer constituant la limite du monde. Les montagnes voisines fournirent en abondance du bois pour les embarcations. Ils commençaient à les abattre quand ils tombèrent sur des serpents à la taille prodigieuse. Dans les hauteurs on trouva aussi des rhinocéros, animal rare par ailleurs, ainsi désignés en grec mais que les non-hellénophones désignent par un autre nom. Le roi fonda une cité sur les deux rives de la rivière, et donna une couronne assortie de mille pièces à chaque officier, les autres furent récompensés selon leur degré d'amitié avec le roi ou selon les services rendus", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.3-6 ; "Au-dessus [du royaume de Taxila] se trouve le territoire montagneux désigné par le nom de son roi, Abisarès, le même dont les ambassadeurs disent qu'il nourrissait deux énormes serpents, l'un de quatre-vingt coudées, l'autre de cent quarante coudées. Ce fait est rapporté par Onésicrite, qui fut le pilote du navire d'Alexandre mais surtout un menteur, surpassant par son goût du merveilleux tous ceux qui préfèrent étonner leurs lecteurs plutôt que dire des choses exactes et vraies. Néanmoins, parfois, ses propos semblent crédibles, et les sceptiques doivent les apprécier. D'ailleurs, il n'est pas seul à avoir parlé des serpents d'Abisarès, des historiens nous apprennent qu'on trouve ces bêtes monstrueuses dans les monts Emodes [le Cachemire] et qu'après leur capture elles sont nourries dans des grottes", Strabon, Géographie, XV, 1.28) et des macaques imitant les comportements humains les plus belliqueux ("On y rencontrait aussi [dans les montagnes au nord du Jech Doab] des grands singes, forts et habiles, qui avait montré involontairement aux hommes comment les chasser et les capturer. Ces animaux imitant naturellement ce qu'ils voyaient, les chasseurs faisaient semblant de s'enduire les yeux avec du miel ou de s'enfoncer pieds et jambes dans des brodequins ou de se couvrir la tête avec des casques et des masques, puis ils se retiraient en laissant tous ces objets sur place, ceux-ci munis d'un nœud coulant, ceux-là cachant un filet, et le miel remplacé par de la glu : quand les animaux arrivaient, ils reproduisaient leurs gestes, et se piégeaient ainsi eux-mêmes en collant leurs paupières, en attachant leurs pieds, en emprisonnant leur corps", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.90 ; "Le royaume de Poros quant à lui, large et prospère, pouvant contenir jusqu'à trois cents cités, s'étendait entre l'Hydaspe et l'Akésinès. Dans les bois voisins sur les flancs des monts Emodes [le Cachemire] Alexandre coupa sapins, pins, cèdres et autres arbres pour construire sa flotte et descendre l'Hydaspe. Il accomplit cette grande tâche sur les bords de l'Hydaspe, près des deux cités qu'il avait fondées de part et d'autre de la rivière franchie pour combattre Poros, la première appelée ‟Bucéphale” en l'honneur du cheval tué sous lui au cours de la bataille contre Poros (Bucéphale devait son nom à son large front, c'était un cheval de guerre, le seul qu'Alexandre monta dans toutes les batailles livrées), la seconde appelée ‟Nicée” pour rappeler sa victoire sur Poros. Ces arbres sont habités par des singes à queue. Les détails donnés par les historiens sur leur nombre et leur taille sont extraordinaires. On raconte qu'un détachement macédonien aperçut un jour, en haut d'une colline nue, un groupe de ces singes en ligne observant sa venue (le singe est, avec l'éléphant, l'animal le plus proche de l'homme par son intelligence), les Macédoniens crurent que c'étaient des ennemis, ils s'apprêtèrent à les charger, mais le roi Taxilès qui accompagnait Alexandre les avertit de leur erreur et les arrêta", Strabon, Géographie, XV, 1.29). Une délégation envoyée par un mystérieux "Poros" homonyme du vaincu de l'Hydaspe, se présente ("Une délégation vint de la part d'un autre Poros, hyparque d'une région autonome", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 20.6) : cet "autre Poros" non identifié, régnant on-ne-sait-où sur le haut Rechna Doab (doit-on comprendre que cet "autre Poros" est un parent rival du Poros du Jech Doab ? ou un petit seigneur sans lien de parenté qui revendique l'héritage du Poros du Jech Doab ?), ayant constaté l'efficacité militaire des Macédoniens autant que la générosité d'Alexandre avec Taxilès, propose sa soumission et son aide afin d'écraser Poros dans l'espoir qu'Alexandre lui confiera le Jech Doab. Mais Alexandre refuse : une fois de plus, de mauvais gré, il renonce à s'aventurer plus loin vers le nord contre Abisarès et reprend sa marche vers l'est pour tenter de capturer cet autre Poros. Il traverse la rivière Akésinès, aujourd'hui le Chenab, et débarque sur le Rechna Doab, troisième territoire du Penjab, entre l'Akésinès/Chenab et l'Hydraotès/Ravi ("[Alexandre] s'avança vers l'Akésinès, le seul de tous les cours d'eau indiens que Ptolémée fils de Lagos a décrit. Celui-ci assure que l'Akésinès, à l'endroit où l'armée d'Alexandre le passa sur des radeaux et des bâtiments, est extrêmement rapide, large de quinze stades, et semé d'écueils et de rochers contre lesquels ses flots s'élèvent, se brisent avec fracas, et ouvrent des gouffres écumants. Il dit que les radeaux abordèrent facilement, mais que les bâtiments se brisèrent presque tous contre les écueils, et que beaucoup de monde y périt", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 20.8-9) ; "[Alexandre] traversa un cours d'eau [la rivière Akésinès/Chenab] avec son armée, et découvrit un territoire extraordinairement fertile. Les arbres étaient d'espèce inconnue, hauts de soixante coudées, si épais que quatre hommes peinaient à entourer leur tronc, leur ombre s'étendait sur trois plèthres. La région avait aussi des petits serpents étrangement bariolés, les uns zébrés comme du bronze, les autres avaient une crète velue ressemblant à une chevelure, leur morsure provoquait une mort rapide, leur victime endurait des douleurs terribles et suait du sang. Pour les éviter, les Macédoniens suspendirent leurs couches aux arbres et passèrent la majorité de leurs nuits à veiller. Par la suite, les autochtones leur montrèrent une racine servant d'antidote, et cela les soulagea", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.90).


Alexandre lance la chasse à "l'autre Poros" qui a trouvé refuge chez des "Gandarites/Gandaritîn", autrement dit des habitants du Gandhara oriental ("Alexandre s'avançait toujours dans le pays [le Jech Doab] à la tête de son armée, quand des Indiens vinrent l'informer qu'un anepsios ["¢neyiÒj/neveu ou cousin] homonyme du roi Poros vaincu avait abandonné ses terres et s'était réfugié chez les Gandarites. Alexandre irrité envoya Héphestion avec une troupe prendre possession de ces terres et le confier au Poros devenu son ami", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.91 ; "Après la traversée de la rivière [l'Akésinès/Chenab], [Alexandre] laissa Koinos sur le rivage avec son détachement pour favoriser le passage du reste des troupes chargées de s'approvisionner dans les contrées soumises, il renvoya Poros en lui demandant d'envoyer l'élite des Indiens les plus belliqueux avec tous les éléphants qu'il pourrait rassembler, et lui-même se mit aussitôt à la poursuite de l'autre Poros, homme pervers qui venait de s'enfuir de ses terres. Au moment du conflit entre Poros et Alexandre, ce Poros homonyme avait député vers le conquérant pour lui promettre de se soumettre, moins par amour pour lui que par haine contre Poros : ayant appris que le vainqueur avait laissé son royaume à son adversaire en y ajoutant même des nouvelles provinces, le barbare épouvanté avait brusquement abandonné les siens, avec d'autres qui le suivirent dans la défection. Alexandre marcha sur ses traces vers la rivière Hydraotès, qui est aussi large que l'Akésinès mais beaucoup moins rapide. Alexandre jeta des garnisons dans tous les lieux importants pour protéger Koinos et Cratéros qui devaient parcourir et piller tout le pays", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 21.1-4). Il soumet sans difficulté les premiers autochtones qu'il rencontre, à l'ouest du Rechna Doab, demeurant sur la rive gauche de l'Akésinès/Chenab mais désignés par un nom homonyme de la rivière Hydraotès/Ravi opposée : les "Adrestes/Adrestîn" selon Diodore de Sicile, ou les "Adraistes/Adra‹stai" selon Arrien. Il envoie Héphestion sécuriser l'aval de l'Akésinès/Chenab et y installer garnison pour le compte de Poros du Jech Doab devenu un allié ("[Alexandre] détacha Héphestion avec une partie de l'armée, incluant son propre escadron, celui de Démétrios, deux phalanges d'infanterie, la moitié des archers, avec ordre de pénétrer dans le pays du Poros fugitif, d'y soumettre tous les peuples indépendants habitant sur les bords de l'Hydraotès, pour les ajouter ensuite au gouvernement du fidèle Poros", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 21.1-5 ; dans notre prochain alinéa, nous retrouverons Héphestion dans ce nouveau camp de la rive gauche de l'Akésinès/Chenab), tandis que lui-même marche en direction de la cité de Sagala, aujourd'hui Sialkot au Pakistan (32°29'37"N 74°32'29"E), où les habitants, bien décidés à résister, ont reçu des renforts des Cathéens, des Oxydraques et des Malles, peuples voisins dont nous parlerons plus tard ("[Alexandre] entra en campagne contre le peuple appelé “Adrestes”, il réduisit une partie de leurs cités par la force et l'autre partie par la persuasion", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.91 ; "On annonça à Alexandre qu'un grand nombre de peuples indépendants, parmi eux les Cathéens les plus combattifs et les plus exercés à la guerre, les Oxydraques et les Malles contre lesquels naguère Poros et Abisarès avec toutes leurs forces réunies avaient tenté un effort aussi vaste qu'inutile, s'étaient réunis pour préserver leur liberté commune et se tenaient prêts à lui livrer bataille sous les murs fortifiés de Sagala. Alexandre se dirigea aussitôt dans cette direction. Le deuxième jour de marche il arriva à Pimprama [cité non localisée], cité des Adraistiens qui la lui cédèrent. Il y laissa reposer son armée pendant un jour. Le lendemain il parvint devant Sagala", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 22.1-4). Alexandre veut attaquer Sagala/Sialkot sans attendre ("[Alexandre] aperçut les ennemis campés près de la cité, sur une éminence fortifiée par trois rangs de chariots disposés autour. Après avoir estimé les effectifs et les positions de l'ennemi, Alexandre prit les dispositions les plus favorables. Il détacha les archers à cheval pour inquiéter et effrayer les Indiens jusqu'à temps que son armée fût rangée en bataille. Il forma son aile droite avec les cavaliers de l'Agéma et ceux de Kleitos, près d'eux furent placés les hypaspistes et les Agriens, Perdiccas reçut le commandement de l'aile gauche avec son propre escadron et les hétaires à pied, les archers furent partagés entre les deux ailes. Tandis qu'il faisait ces préparatifs, l'arrière-garde arriva : il en jeta la cavalerie sur les ailes, et l'infanterie au centre pour le renforcer. A la tête de la cavalerie de l'aile droite, il poussa sur l'aile gauche des Indiens, qu'il croyait facilement enfoncer parce que de ce côté les chariots qui les protégeaient étaient moins serrés", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 22.4-7). Surpris par la promptitude de l'envahisseur, les habitants organisent leur défense à la hâte derrière leurs murs, qu'Alexandre vient assiéger ("Voyant que les Indiens ne venaient pas au-devant de sa cavalerie, mais qu'à couvert derrière leurs retranchements ils se contentaient de lancer des traits du haut de leurs chars, [Alexandre] mit pied à terre et avança la phalange. On repoussa facilement les Indiens du premier cercle de chariots. La résistance fut plus vive dans le second retranchement où les ennemis, rassemblés derrière les chars, étaient plus serrés, et où les Macédoniens avaient moins d'espace pour manœuvrer. On parvint malgré tout à écarter quelques chariots, on put alors s'engouffrer en désordre par ces ouvertures : la phalange chassa les Indiens qui, ne se croyant plus en sûreté dans le troisième retranchement, se débandèrent et fuirent à grands pas dans la cité. Alexandre l'encercla aussitôt. Etant donné l'étendue des murs, la cavalerie cerna les endroits que l'infanterie en trop petit nombre ne pouvait pas garder, principalement sous les remparts au bord d'un étang peu profond", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 23.1-4). Une première sortie tourne au fiasco ("Alexandre conjectura que les Indiens épouvantés de leur défaite tenterait de quitter la cité pendant la nuit. Il ne se trompa pas. Vers la seconde veille, quelques-uns sortirent de la cité. Ils tombèrent sur les postes avancés de la cavalerie, où ils furent tués. Les autres, parvenus jusqu'à l'étang qu'ils trouvèrent également investi par la cavalerie, retournèrent sur leurs pas", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 23.4-5). Alexandre durcit la pression ("Alexandre réalisa autour de la cité une double circonvallation, seulement interrompue par le marais autour duquel il doubla les postes. On avança les machines pour battre la cité", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 23.6). Une seconde tentative de sortie s'achève pareillement en désastre pour les assiégés ("Des transfuges vinrent annoncer que les assiégés projetaient une sortie par le marais. Alexandre y plaça aussitôt Ptolémée fils de Lagos avec trois mille hypaspistes, tous les Agriens et un corps d'archers, en lui montrant le point par lequel il présumait que les barbares déboucheraient : Ptolémée devait les arrêter dès le début de leur tentative et aussitôt sonner les trompettes afin que tous les chefs, à ce signal, accourussent pour le secourir. Ces consignes étant données, Ptolémée mit en avant les chariots que les Indiens avaient abandonnés, pour embarrasser le chemin. Il se fortifia avec les palissades qui n'avaient pas été utilisées. Ce travail fut achevé dans la nuit. Vers la quatrième veille, les barbares sortirent en foule par les portes face à l'étang. Ptolémée averti surprit leur tentative, sonna les trompettes et marcha sur eux en ordre de bataille. Les barbares furent embarrassés entre les chars et les palissades. Epouvantés par les sons des trompettes, pressés de tous côtés par les Grecs, ceux qui s'avancèrent furent taillés en pièces, cinq cents périrent, les autres rentrèrent dans la cité", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 23.6-24.3). Tout s'achève par un assaut général, grâce aux renforts envoyés par Poros. Arrien précise que Sagala/Sialkot est saccagée, la population est massacrée par les assiégeants grecs épuisés et exaspérés par les combats où beaucoup des leurs ont péri, Lysimaque notamment a été blessé ("Poros arriva, amenant avec lui cinq mille Indiens et des éléphants. Les machines furent approchées des remparts. Mais avant qu'elles entrassent en action, les Macédoniens, ayant réussi à saper le mur et ayant de tous côtés approché les échelles, emportèrent d'assaut la cité. Dans le sac de cette cité périrent dix-sept mille Indiens, soixante-dix mille tombèrent au pouvoir de l'ennemi, ainsi que trois cents chars et cinq cents cavaliers. De son côté Alexandre perdit environ cent hommes dans tout le siège, sans parler des douze cents blessés parmi lesquels plusieurs chefs comme le somatophylaque Lysimaque", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 24.4-5). Alexandre envoie son secrétaire ("grammateÚj", littéralement "celui qui tient à jour les écritures/gr£mma") Eumène de Cardia informer deux cités alentours que Sagala/Sialkot est tombée et leur ordonner d'ouvrir leurs portes. Arrivé sur place, Eumène découvre que ces deux cités ont été désertées par leurs habitants. Par vengeance, Alexandre rase la cité de Sagala/Sialkot ("Alexandre envoya son secrétaire Eumène avec trois cents cavaliers vers les habitants de deux cités qui avaient pris parti pour ceux de Sagala. Eumène devait leur annoncer le sort de cette cité, les engager à se rendre, à leur promettre de la part d'Alexandre les mêmes sûretés qu'avaient trouvées ceux des Barbares qui s'étaient soumis. Mais instruits et effrayés de ce désastre, ils avaient abandonné leurs cités. Alexandre se mit à leur poursuite, mais s'y étant pris trop tard le plus grand nombre échappa : on ne trouva que cinq cents malades laissés en arrière. Alexandre les massacra. Il retourna à Sagala et rasa la cité", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 24.6-8 ; "Après avoir envoyé Perdiccas ravager le pays avec une patrouille mobile, Alexandre confia une partie des troupes à Eumène pour forcer les barbares à se soumettre, et il emmena le reste à l'assaut d'une cité fortifiée où s'étaient réfugiés les habitants des agglomérations voisines", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.19). Il reprend sa marche vers l'est, sans obstacle ("Ensuite Alexandre atteignit l'Hydraotès plus facilement que l'Akésinès. Il soumit une partie des habitants de ses bords, les uns par composition, les autres par la force des armes", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 21.6 ; "On atteignit l'Hiarotis [autre nom de l'Hydraotès] après avoir traversé des zones désertiques", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.12). Il parvient au pays des "Cathéens/Kaqa‹oi" en bordure de l'Hydraotès/Ravi, aujourd'hui la commune de Kathua au Pakistan (32°23'11"N 75°30'49"E), gouverné par le seigneur Sopithès, qui se soumet très vite et totalement ("[Alexandre] entra en campagne contre les cités gouvernées par Sopithès, dont les lois étaient bonnes. […] Le roi Sopithès, remarquable par beauté et sa taille de six pieds de haut, sortit de ses murs pour offrir sa personne et son royaume à Alexandre, qui lui restitua aussitôt l'une et l'autre. Sopithès hébergea magnifiquement l'armée pendant quelques jours", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.91 ; "On arriva dans le royaume de Sopithès. Parmi les barbares, ce peuple qui réglait sa conduite sur la pratique du bien était réputé pour sa sagesse. […] Alexandre s'approcha de la cité principale du pays, dont Sopithès assurait personnellement la défense. Les portes étaient fermées, mais on ne voyait pas de soldats sur les murs ou sur les tours. Les Macédoniens se demandèrent si les habitants avaient quitté la cité ou s'ils se cachaient pour les surprendre. Mais soudain les portes s'ouvrirent, et le roi indien s'avança avec deux grands fils, dominant par sa prestance tous les barbares. […] Il tendit son sceptre d'or orné d'émeraudes à Alexandre en signe de soumission et se mit à sa disposition ainsi que ses enfants et son peuple", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.24-30), en retour Alexandre le laisse à son poste ("Alexandre laissa Sopithès sur son trône, puis se dirigea vers l'Hyphase après avoir opéré sa jonction avec Héphestion qui avait soumis une autre partie du pays", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.35). Pour l'anecdote, les Grecs découvrent les curiosités locales : le culte de la beauté, l'eugénisme ("La beauté est parmi eux une qualité essentielle. Sur ce principe ils sélectionnent les enfants dès leur naissance, ils nourrissent ceux qui paraissent bien formés et prédisposés à devenir beaux et vigoureux et éliminent les handicapés physiques. Sur le même principe, dans les mariages, ils ne tiennent pas compte de la dot et ne s'intéressent qu'à l'union des beautés et des supériorités physiques. Pour cette raison leurs cités renferment des Indiens mieux constitués que partout ailleurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.91 ; "La décision de reconnaître à la naissance et d'élever ses propres enfants n'y dépendait pas des parents mais d'une commission chargée d'examiner les nouveau-nés : si on remarquait en eux une anomalie ou une malformation quelconque, on les mettait à mort. De même, dans le mariage on ne cherchait pas la distinction de la naissance mais les qualités physiques, en croyant qu'elles se transmettent aux enfants", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.25-26 ; "La plus singulière particularité des Cathéens rapportée par les historiens, est leur culte de la beauté en général, chez l'homme ou le cheval ou le chien. Onésicrite dit qu'ils choisissent pour roi le plus beau d'entre eux, que chacun enfant deux mois après sa naissance est soumis à un jugement public décidant si sa beauté lui donne ou non le droit de vivre, et que le président de séance décide si l'enfant peut vivre ou doit mourir. Onésicrite dit aussi que les Cathéens, toujours pour s'embellir, se teignent la barbe de couleurs diverses très éclatantes, que certains d'entre eux, profitant que l'Inde dispose de merveilleux colorants, étendent le raffinement à leurs cheveux et leurs vêtements, que ce peuple mesuré pour tout le reste est obsédé par son apparence", Strabon, Géographie, XV, 1.30), la pratique du sati ("[Alexandre] parvint au pays des Cathéens. Chez ce peuple, les femmes s'immolent avec le corps de leur mari défunt. Cette tradition s'est imposée à la suite du crime d'une femme qui avait empoisonné son mari", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.91 ; "Les historiens signalent deux autres pratiques chez les Cathéens. D'abord les jeunes hommes et les jeunes filles sont libres de se choisir et de se fiancer eux-mêmes. Ensuite les veuves s'immolent sur le bûcher de leur mari, on raconte qu'une femme éprise d'un jeune homme s'était débarrassé de son mari en l'empoisonnant et que cet usage avait été instauré afin que cela ne se reproduisît pas, mais cette explication me semble peu vraisemblable", Strabon, Géographie, XV, 1.30), le mépris pour les richesses minérales abondantes ("On dit que dans le pays de Sopithès existe une mine de sel gemme capable pouvant subvenir à l'Inde entière, à proximité dans une autre montagne les historiens mentionnent des mines d'or et d'argent, dont le célèbre métallurgiste Gorgos aurait montré la richesse, mais les Indiens ne savent pas comment extraire et fondre les métaux, ils ignorent même la valeur de ce qu'ils possèdent et vendent leurs biens par quantités", Strabon, Géographie, XV, 1.30), les chiens de guerre ("Parmi les nombreux cadeaux que [Sopithès] offrit au conquérant, il y avait cent cinquante chiens remarquables par leur taille et leur force, qu'on disait hybrides de tigresses. Alexandre voulut éprouver leur force. Il introduisit dans un enclos un lion mâture avec deux de ces chiens, choisis parmi les plus faibles. Ces derniers furent dominés par le fauve, alors il en amena deux autres. Les chiens attaquèrent le lion par quatre côtés. Sopithès envoya un homme avec un couteau pour couper la patte d'un des chiens. Le roi cria de ne rien faire et envoya ses somatophylaques arrêter le bras de cet homme, mais Sopithès lui promit de lui donner trois autres chiens pour remplacer celui-là. L'homme saisit donc la patte et la coupa lentement : le chien n'aboya pas, ne grogna pas, il resta les crocs enfoncés dans sa proie jusqu'au moment où, vidé de tout son sang, il expira dessus", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.92 ; "On trouve dans le pays des chiens dressés pour la chasse. On prétend qu'ils s'abstiennent d'aboyer quand ils voient une bête sauvage et qu'ils attaquent notamment les lions. Pour montrer leur force à Alexandre, Sopithès ordonna de lâcher dans un enclos un lion d'une taille exceptionnelle et de lancer seulement quatre chiens contre lui. Ils maîtrisèrent rapidement le fauve. Un serviteur dédié à ce type de chasse voulut tirer par la patte l'un des chiens qui s'accrochait au lion comme les autres. Voyant qu'il refusait de lâcher sa proie, il la trancha net. L'animal ne céda pas, alors il continua à le couper en morceaux et à le dépecer tandis qu'il s'agrippait toujours aussi furieusement. Il mourut les crocs toujours enfoncés dans la morsure, tant est forte leur passion naturelle pour la chasse. Je ne crois pas à l'authenticité de ce récit, mais malgré mes doutes je tiens à rapporter ce que j'ai entendu dire", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.31-34 ; "Dans le même territoire [de Sopithès] on nourrit des chiens sur lesquels on raconte des choses merveilleuses, dont la suivante. Sopithès avaient offert cent cinquante de ces chiens à Alexandre. Pour estimer leur force, ce dernier en pris deux qu'il opposa à un lion. Les voyant faiblir, il en lâcha deux autres pour établir un équilibre. Sopithès ordonna alors qu'on retirât un des chiens de la lice en le tirant par les pattes, en les lui coupant s'il résistait. Par pitié pour le chien, Alexandre ne voulut pas qu'on le mutilât, mais Sopithès lui promit de lui en offrir quatre autres pour le remplacer, il consentit donc. Le chien fut amputé, lentement, il supporta la douleur, avant de lâcher prise", Strabon, Géographie, XV, 1.31). La poursuite de "l'autre Poros" se solde par un échec, celui-ci ayant réussi à passer sur le Bari Doab, quatrième territoire du Penjab, entre l'Hydraotès/Ravi et l'Hyphase/Beas ("Certains auteurs situent les Cathéens et le territoire de Sopithès entre l'Akésinès et l'Hyarotis ["Uarètij", autre nom de l'Hydraotès], d'autres les situent au-delà de ces deux rivières, à la frontière du royaume appelé ‟Gandaride” ["Gandar…da", c'est-à-dire le Gandhara] de l'anepsios ["¢neyiÒj", neveu ou cousin] de Poros qui fut capturé par Alexandre", Strabon, Géographie, XV, 1.30). Alexandre ne veut pas arrêter sa progression vers l'est tant que "l'autre Poros" ne se sera pas rendu ("[Alexandre] s'avança vers l'Hyphase pour soumettre les Indiens au-delà de la rivière, ne voulant terminer la guerre que quand cesserait la résistance", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 24.8). En conséquence, il traverse la rivière Hydraotès toute proche, aujourd'hui le Ravi, et débarque sur le Bari Doab. On remarque qu'à hauteur du pays des Cathéens/Kathua, juste en face de l'actuelle ville de Pathankot en Inde, seulement une vingtaine de kilomètres séparent l'Hydraotès/Ravi à l'ouest et l'Hyphase/Beas à l'est.


Alexandre arrive dans un territoire agricole dirigé par un nommé "Phégée/Fhgšwj", qui le reçoit avec égards ("[Alexandre] passa sur le territoire d'un roi nommé ‟Phegée”, dont tous les sujets reçurent les Macédoniens avec empressement. Le roi Phegée vint à Alexandre avec des présents magnifiques et qui lui laissa la possession de son pays pacipique. L'armée demeura là deux jours en festins et en réjouissance. Ensuite on gagna la rivière Hyphase, large de sept stades et profonde de six toises, difficile à traverser à cause de son flux rapide", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.93 ; "On arriva dans le pays du roi Phégée. Celui-ci ordonna à ses paysans de continuer à travailler dans leurs champs comme d'habitude, et vint à la rencontre d'Alexandre avec des présents, se mettant à son entière disposition", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 1.36). Il questionne ce Phégée sur les peuples voisins à l'est afin de les conquérir rapidement, il s'apprête à franchir l'Hyphase/Beas et débarquer sur le Bist Doab, cinquième et dernier territoire du Penjab, entre l'Hyphase/Beas et le Zaradros/Sutlej ("Zar£droj" chez Claude Ptolémée, Géographie, VII, 1.27, ou "Sar£ggh" chez Arrien, Indica IV.8, latinisé en "Sudrum" chez Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 21.8). Mais rien ne va plus entre lui et ses soldats, qui refusent d'aller plus loin.


L'Histoire de l'Inde septentrionale avant Chandragupta est moins lisible que l'Histoire ancienne de la Grèce. Les Grecs depuis l'instauration des Jeux olympiques en -776 ont pris l'habitude de dater le passé par olympiades, une olympiade correspondant à une période de quatre ans : le vainqueur à la course olympique reçoit un trépied à son nom, orgueil de la cité qu'il représente, exposé dans sa cité ou à Delphes, les historiens anciens peuvent ainsi caler les événements de façon chronologique sous la formule "la première année de l'olympiade où X a remporté la course", "la deuxième année de l'olympiade où X a remporté la course", etc. A ce système déjà très précis s'ajoute à Athènes la nomination d'un archonte éponyme, donnant son nom à l'année en cours (entre le mois de son entrée en fonction, après le solstice d'été, au mois d'hecatombaion, soit mi-juin à mi-juillet dans le calendrier chrétien, jusqu'à la fin de son mandat au mois de skirophorion, soit mi-mai à mi-juin de l'année suivante dans le calendrier chrétien), qui confirme et/ou complète la datation par olympiade, sous la formule "l'année où A était archonte à Athènes", "l'année où B était archonte à Athènes", etc. Parallèlement, les Grecs à partir de l'ère archaïque ont contracté la manie de graver dans la pierre toutes leurs décisions politiques afin d'éviter les litiges, avec une précision de plus en plus grande au fil du temps : chaque loi mentionne le nom de son auteur, le contexte dans lequel elle a été débattue, comment elle a été adoptée, sous quel archonte éponyme, pour quelle finalité. La lecture entrecroisée des pierres où sont consignés ces textes politiques, qui ont survécu aux siècles et sont conservées aujourd'hui dans les musées, est extrêmement jouissive pour les archéologues car elle est un moyen de baigner dans le passé avec assurance : l'Histoire que les textes racontent est celle de leurs auteurs, de leurs espoirs et de leurs désespoirs, de leurs calculs diplomatiques, de leurs situation financière, de leurs défaites et victoires militaires, de leur préoccupation sur tel sujet d'actualité, de leur vision sur le long terme. Contrairement par exemple à l'Histoire de la naissance du christianisme ou à l'Histoire de la naissance de l'islam, qui reposent sur des témoignages toujours discutables, des recoupements toujours incertains, des déductions toujours fragiles, l'Histoire de la Grèce à partir de l'ère archaïque repose sur le marbre légué par ses propres acteurs, offrant peu de place au doute et au scepticisme. L'Histoire de la Grèce antérieure à l'ère archaïque, antérieure à la première olympiade en -776, certes plus problématique, peut être reconstituée aussi, dans ses grandes lignes, grâce à la mythologie. Jusqu'au XIXème siècle en effet, les hellénistes voyaient la mythologie grecque comme un amas d'inventions conçu par les poètes à la suite d'Homère, par les tragédiens afin de véhiculer des projets politiques, par les philosophes entre la fin du VIème et le début du IVème siècles av. J.-C. afin d'exprimer des notions, des valeurs, des concepts. L'exhumation des cités de Troie et de Mycènes par l'archéologue amateur Heinrich Schliemann dans la seconde moitié du XIXème a ruiné cette vision. Oui les poètes, les tragédiens et les philosophes des ères archaïque et classique ont utilisé les personnages de la mythologie grecque dans le sens de leurs intérêts, mais non ils n'ont pas inventé les personnages en question, qui appartiennent vraiment à l'Histoire. Heinrich Schliemann a révélé que Troie et Mycènes ne sont pas une invention d'Homère mais deux cités ayant réellement existé, dont les vestiges sont exploitables par les archéologues. Oui, Troie à la fin du XIIIème siècle av. J.-C. est un port de mer que les alluvions du fleuve Scamandre n'ont pas encore comblé. Oui, Troie à cette époque est un hâvre nécessaire pour tous les navires transitant par l'Hellespont, qui y entreposent leurs marchandises et y règlent un péage, autrement dit une cité riche et politiquement stratégique attirant toutes les convoitises. Oui, Troie à cette époque dispose d'une ville haute ancienne (l'acropole découverte par Schliemann) et d'une ville basse populeuse où s'entassent tous les autochtones ou proches voisins espérant y faire fortune (à l'intérieur de la large enceinte fortifiée découverte peu à peu après 1988 par l'archéologue allemand Manfred Korfmann). Si nous avions une machine à voyager dans le temps, nous découvririons que, même si certes Achille parlait moins bien que dans l'Iliade, il a réellement existé, que, même si certes Agamemnon et Ulysse étaient plus bourrins que dans les tragédies de Sophocle et dans les dialogues de Platon, ils ont réellement existé, et que leur histoire personnelle correspond grosso modo à ce qu'Homère, Sophocle et Platon en racontent. Oui, les poètes, tragédiens et philosophes des ères ultérieures ont déguisé Thésée, Tantale ou Sisyphe selon la mode et les intérêts des ères ultérieures, mais ils n'ont pas touché à la nature historique de Thésée, Tantale ou Sisyphe, ils ont respecté leur humanité, leur généalogie, leur biographie, leur environnement. Rien de semblable en Inde avant Chandragupta. Aucun équivalent aux olympiades grecques, aucun équivalent aux archontes éponymes, aucun texte gravé dans la pierre servant de référent sûr. Quant à la mythologie indienne, contenue dans les deux épopées du Mahabharata et du Ramayana, et dans les puranas plus tardifs, quelle différence avec la mythologie grecque ! Contrairement aux poètes, politiciens et penseurs grecs, les poètes, politiciens et penseurs indiens ont modifié la nature des personnages selon la mode et les intérêts de leur propre époque. Ainsi, de métamorphose en métamorphose au cours des siècles, tel acteur de la mythologie indienne s'appuyant sur un personnage appartenant à l'Histoire réelle de l'Inde ancienne, dont le parcours rappelle celui d'Œdipe en Grèce, est devenu dans le Mahabharata un éléphant avec une trompe phallique qui bataille contre des dragons, tel autre acteur dont le parcours rappelle celui de Laïos est devenu dans le Ramayana un dragon gardant une prison où est enfermée une femme à quatre bras et à la peau grise et rouge, tel autre acteur dont le parcours rappelle celui de Jocaste est devenu dans un purana une femme emprisonnée rêvant de serrer des éléphants et des dragons dans ses quatre bras. Que peut tirer l'historien d'une telle mythologie, sinon une trame approximative non datable et non localisable sur le passé de l'Inde ? En résumé, en l'absence de textes légués par les contemporains et de chronologies factuelles, notre seul moyen de reconstituer l'Histoire de l'Inde avant Chandragupta reste l'archéologie, avec ses strates comparatives riches ou pauvres, ses poteries, ses styles, ses monnaies. Par ce moyen, on peut remonter à une époque correspondant à l'ère archaïque du monde occidental, marquée par des hégémonies successives. Le premier peuple émergent est celui de Videha, dans la vaste région délimitée par la rivière Gandaki à l'ouest, la rivière Kosi à l'est, adossé à l'Himalaya, ayant la cité de Mithila comme capitale (cette cité doit son nom à un roi videha de date indéterminée, aujourd'hui le site archéologique de Baliraajgath en Inde, 26°27'35"N 86°19'23"E). Juste avant ou au début du ministère de Bouddha au Vème siècle av. J.-C., les Videhas sont envahis et absorbés par le peuple de Licchavi voisin, dont la capitale est Vesali (qui doit aussi son nom à un roi licchavi de date indéterminée, site archéologique sur la rive gauche de la rivière Gandaki, à une trentaine de kilomètres au nord de Patna en Inde, 25°59'13"N 85°07'37"E). Les Licchavis sont à la tête d'une fédération appelée tardivement "vajji", regroupant autour de leur territoire les Videhas à l'est et les Mallas à l'ouest, qui ont pour capitale la récente cité de Pava (aucun vestige retrouvé antérieur au Vème siècle av. J.-C., site archéologique de Fazilnagar en Inde, sur la rive droite de la rivière Gandaki, 26°41'01"N 84°03'17"E), où selon la tradition Bouddha prendra son dernier repas, avant de mourir à une quinzaine de kilomètres au sud-est, au lieu-dit Kushinagar (qui deviendra par la suite un lieu de pèlerinage bouddhiste, 26°44'20"N 83°53'27"E). La fédération vajji est à son tour envahie et absorbée par le peuple de Magadha originaire du sud du Gange, dont la capitale est la cité de Rajagaha (qui a conservé son nom jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Rajgir" en Inde, 25°01'22"N 85°25'13"E) fondée avant le VIème siècle av. J.-C. Pour administrer plus facilement les territoires conquis au nord, à la fin ou juste après le ministère de Bouddha au Vème siècle av. J.-C., le roi magadha Udayin déplace sa capitale de Rajagaha/Rajgir à Patalipoutra sur le Gange, dont les vestiges demeurent en plein cœur de l'actuelle Patna en Inde (notamment les sites archéologiques de Kumhrar, 25°35'58"N 85°11'05"E, et de Bulandi Bagh, 25°36'08"N 85°10'47"E, de part et d'autre du moderne chemin de fer ; "La plus grande cité indienne s'appelle ‟Palibothra” ["Pal…boqra", hellénisation apocopée de "Patalipoutra" ; "patali" en sanskrit, autrement dit "Patalipoutra" désigne étymologiquement le lieu "où poussent les arbres patalis"] sur le territoire des Prasiens, au confluent de l'Erannoboas ["ErannobÒaj", hellénisation d'"Hiranyabahu/Bras d'or" en sanskrit, surnom de la rivière Son, affluent de la rive droite du Gange, en amont de Patalipoutra/Patna] et du Gange, le plus grand des fleuves […]. Mégasthène dit que cette cité mesure quatre-vingts stades de long et quinze stades de large, elle est entourée d'un fossé de six plèthres de large et trente coudées de profondeur, le rempart a cent soixante-dix tours et soixante-quatre portes", Arrien, Indica X.5-7 ; "Au confluent du Gange et de la rivière Erannoboas [le Son], Mégasthène situe la cité de Palibothra, qu'il décrit comme un parallélogramme long de quatre-vingt stades et large de quinze stades, entouré d'une palissade en bois percée de meurtrières où les archers tirent leur flèches, précédée d'un fossé servant à la fois de défense et de déversoir à déchets. Mégasthène dit que le peuple habitant cette cité s'appelle ‟Prasiens” et est le plus puissant de l'Inde, et que le roi ajoute à son nom de naissance celui de ‟Palibothros” d'après le nom de la cité, c'était notamment le cas du roi Sandrokottos ["SandrÒkottoj", hellénisation de "Chandragupta"] vers qui Mégasthène fut mandaté", Strabon, Géographie, XV, 1.36 ; rappelons que Mégasthène est l'ambassadeur de Séleucos Ier à la Cour de Chandragupta, une génération seulement après Alexandre). La dynastie des rois conquérants de Magadha, à laquelle appartient Udayin, est supplantée on-ne-sait-comment et on-ne-sait-quand par une nouvelle dynastie, appelée tardivement "nanda", que nous ne commenterons pas ici pour ne pas nous écarter de notre sujet. Disons simplement que la légitimité du fondateur de cette dynastie nanda est très douteuse. Le Dipavamsa, une chronique srilankaise du IVème siècle racontant le voyage sur l'île de Taprobane/Sri Lanka du missionaire bouddhiste Mahinda, un des fils du roi Ashoka au milieu du IIIème siècle av. J.-C., ses efforts pour convertir le roi local Devanampiya Tissa au bouddhisme, sa mort sur l'île et le culte à sa mémoire dans la cité srilankaise d'Anurâdhapura, a servi de socle au Mahavamsa, autre chronique srilankaise du Vème siècle racontant également la vie et la mort de Mahinda mais de façon plus détaillée. Dans une incidence du Mahavamsa, on apprend que la dynastie nanda a compté neuf rois, le dernier roi nanda s'appelle "Dhanananda", il est assassiné et remplacé par Chandragupta guidé par l'intrigant Chanakya, plus connu sous son surnom de "Kautilya/le Malhonnête, le Faux, le Fourbe, le Rusé" ("Ensuite, les neuf Nandas régnèrent successivement pendant vingt-deux ans [ce nombre, s'il est exact, sous-entend que la dynastie nanda n'est pas restée longtemps au pouvoir, les règnes de ses neuf rois n'ont pas excédé quelques années chacun]. Le brahmane Chanakya oignit un glorieux jeune homme nommé ‟Chandragupta” comme roi de tout le Jambudvipa [littéralement "le continent des jameloniers", arbre tropical très répandu en Inde, alias le "syzygium cumini" chez les botanistes ; le terme "Jambudvipa" désigne par extension le territoire de l'Inde], né des nobles Moriyas, qui, rempli d'une haine amère, tua le neuvième [roi nanda] Dhanananda. Ce dernier régna vingt-quatre ans, son fils Bindusara régna vingt-huit ans. Bindusara eut cent fils glorieux. Ashoka fut le plus grand par sa bravoure, sa splendeur, sa force et sa puissance merveilleuses. Après avoir tué ses quatre-vingt-dix-neuf frères nés de mères différentes, il régna seul sur tout le Jambudvipa. Deux cent dix-huit ans s'écoulèrent entre le nirvana [la mort] du maître [Bouddha] et la consécration d'Ashoka. Quatre ans après son accession au pouvoir, il se consacra roi dans la cité de Patalipoutra", Mahavamsa V.4-8). Comme nous ne disposons d'aucune autre chronique indienne plus ancienne que le Mahavamsa, nous sommes contraints de nous rabattre vers… les sources grecques alexandrines, contemporaines de la fin des Nandas. Ces dernières distinguent nettement les "Gangarides" et les "Prasiens". Si le terme "Gangarides/Gaggaridîn" semble désigner de façon neutre les habitants des bords de la moyenne vallée du Gange autour de Patalipoutra/Patna, le terme "Prasiens/Pras…wn", hellénisation de "praçya/orient" en sanskrit, semble désigner de façon méprisante les habitants de la basse vallée du Gange à l'est, correspondant à l'antique Bengale, divisé depuis 1947 entre le Bengladesh d'un côté et la province indienne du Bengale-occidental de l'autre côté. A l'instar de beaucoup d'estuaires, l'embouchure du fleuve Gange a beaucoup évolué depuis l'Antiquité, les dépôts d'allusions ont avancé le rivage dans l'océan Indien au cours des siècles. Aux Vème et IVème siècles av. J.-C., l'estuaire du Gange se situait plus en amont qu'aujourd'hui, il était contrôlé par la cité de Pundranagar, installée stratégiquement sur la rive droite de la rivière Bramapoutre, à une centaine de kilomètres du confluent entre cette rivière et le Gange (aujourd'hui le site archéologique de Mahasthan à une dizaine de kilomètres au nord de Bogra au Bangladesh, 24°57'41"N 89°20'46"E). A la même époque se développe la cité de Chandraketugarh (site archéologique à une trentaine de kilomètres à l'est de Calcutta en Inde, 22°41'51"N 88°41'18"E), située aussi stratégiquement sur la rive gauche du fleuve Hooghly, cours d'eau facilement navigable en aval contrairement à l'estuaire du Gange aux branches mouvantes et marécageuses, et en amont jusqu'à ses sources à seulement quelques dizaines de kilomètres du Gange (le Hooghly est devenu une branche du Gange depuis l'ouverture du canal de Farakka en 1975) : le contrôle du Hooghly et de la cité de Chandraketugarh garantit le contrôle des marchandises transitant entre Gange et océan Indien, des gros revenus de péage, et en conséquence un poids politique à quiconque détient ce contrôle (cela explique pourquoi dès l'ère hellénistique les autochtones créeront le port de "Tamalitès/Tamal…thj" à son embouchure [mentionné par Claude Ptolémée, Géographie, VII, 1.73], aujourd'hui Tamluk en Inde, 22°17'52"N 87°55'16"E, pour accroître encore leurs revenus en fluidifiant les transports de marchandises vers les comptoirs grecs de la côte occidentale indienne et vers les comptoirs chinois de la péninsule malaise). Doit-on supposer que la dynastie nanda est originaire du Bengale, où elle s'est enrichie au point de menacer et finalement de supplanter la dynastie magadha précédente ? Le sujet reste ouvert. Les Nandas ont élargi leur hégémonie à l'ouest. Ils ont accaparé le territoire des Kosalas, dont la capitale est Savatthi (27°31'03"N 82°02'58"E), où Bouddha a passé vingt ans de sa vie. Ils ont accaparé aussi le petit territoire des Moriyas, dont la capitale est Pipphalivana (non localisée au confluent des rivières Rapti et Karnali, au sud de l'actuelle Gorakhpur en Inde), coincé entre les Mallas à l'est (au-dela de la rivière Rapti) et les Kosalas à l'ouest (au-delà de la rivière Karnali). Et ils ont accaparé le territoire des Panchalas, dont la capitale est Ahicchatra (28°22'21"N 79°08'19"E). Ce dernier territoire est le plus occidental du royaume nanda, selon le seigneur Phégée qu'Alexandre rencontre sur le Bari Doab. Phégée dit effectivement que douze jours de marche sur un sol désertique séparent la rivière Hyphase/Beas du Gange "où règne le puissant roi des Gangarides et des Prasiens, fort de vingt mille cavaliers, deux cent mille fantassins, deux mille chars et quatre mille éléphants", or douze jours de marche correspondent à la distance séparant le Bari Doab de la haute vallée du Gange, en amont d'Ahicchatra ("[Alexandre] apprit par Phégée qu'au-delà de la rivière [Hyphase/Beas], à douze jours de marche, se trouvait un fleuve appelé ‟Gange”, large de trente-deux stades et plus profond que tous les autres cours d'eau de l'Inde, au-delà de ce fleuve vivaient les peuples des Prasiens et des Gangarides gouvernés par un roi nommé ‟Xandramès” ["Xandr£mhj", hellénisation corrompue de "Dhanananda" ?] qui disposait de vingt mille cavaliers, de deux cents mille fantassins, deux mille chars et quatre mille éléphants de combat", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.93 ; "[Alexandre] se renseigna auprès de Phégée. Celui-ci lui apprit qu'ils devraient marcher pendant douze jours dans un grand désert de l'autre côté de l'Hyphase avant d'atteindre le Gange, le plus grand fleuve de l'Inde, que plus à l'est se trouvait le pays des Gangarides et les Prasiens dont le roi Aggramès [équivalent latin de "Xandramès/Xandr£mhj" chez Diodore de Sicile] contrôlait les routes avec vingt mille cavaliers, deux cent mille fantassins, deux mille chars et trois mille éléphants", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.2-4 ; "On leur expliqua [aux Macédoniens] que le fleuve [Gange] était large de trente-deux stades et profond d'un stade, qu'au-delà vivaient des myriades de soldats, de chevaux, d'éléphants, que le roi des Gangarides et des Prasiens les y attendait avec vingt mille cavaliers, deux cent mille fantassins et six mille éléphants de combat", Plutarque, Vie d'Alexandre 62). On note que Phégée ne mentionne pas la rivière Yamuna, affluent de la rive droite du Gange, qui traverse ce territoire entre le Bari Doab et la haute vallée du Gange, il dit même que cette région est dévastée (il ne désigne aucun peuple autochtone selon Diodore de Sicile, et il parle d'un "grand désert/uastas solitudines" selon Quinte-Curce). Or cette région est peuplée depuis longtemps et elle est hautement historique, puisqu'elle sert de socle au Mahabharata. En effet, derrière ses péripéties dont l'historien ne peut rien tirer pour la raison que nous avons expliquée précédemment (la trame historique et les personnages historiques ont été modifiés, amplifiés, travestis, métamorphosés au fil des siècles par les rédacteurs successifs), le Mahabharata raconte une lutte féroce entre les Kauravas et les Pandavas à une date inconnue avant le IVème siècle av. J.-C. Les "Kauravas" étaient les fils du roi Dhritarashtra, rapportés aisément par les archéologues au peuple "Kuru" homonyme, dont la capitale est Hastinapur en Inde (29°09'30"N 78°00'24"E), sur la rive droite du Gange. Parmi les Kauravas, un cadet nommé "Pandu" rêvait de supplanter ses frères, et même de renverser son père Dhritarashtra, afin de monter sur le trône. Il a quitté Hastinapur et est parti s'installer à Indraprastha, aujourd'hui Delhi en Inde (28°36'36"N 77°14'42"E), sur la rive droite du Yamuna, avec ses partisans auxquels il a donné son nom : les "Pandavas". Une interminable guerre familiale s'est engagée entre Kauravas et Pandavas sur laquelle nous ne nous attarderons pas ici, qui s'est achevée dans une ultime et terrible bataille sur le site de l'actuelle ville de Kurukshetra en Inde (littéralement le "canton des Kuru" en sanskrit, 29°30'20"N 76°43'01"E) : les Kauravas ont été vaincus, mais les Pandavas n'ont pas gagné pas grand-chose car la guerre les a décimés et épuisés. Le fait que Phégée néglige cette région de Kurukshetra et de la haute vallée du Yamuna en la qualifiant de "désert", qu'Alexandre doit forcément traverser pour gagner la haute vallée du Gange, sous-entend qu'elle ne s'est pas remise de la sanglante guerre familiale des Kurus, et que les Nandas ne l'ont pas estimée assez florissante pour l'accaparer puisque leurs conquêtes vers l'ouest ne vont pas plus loin qu'Ahicchatra et la haute vallée du Gange. Pour l'anecdote, on note aussi que Phégée ne mentionne pas davantage le peuple Surasena, dont la capitale est Mathura (27°30'14"N 77°40'03"E), sur la rive droite du Yamuna à cent quatre-vingt kilomètres en aval d'Indraprastha/Delhi, où est né le célèbre Krishna, neveu d'un roi local et compagnon ambigu des Pandavas lors de la bataille de Kurukshetra, dont il est l'un des rares survivants, devenu dans la mythologie indienne le huitième avatar de Vishnu (dieu primordial protecteur, entre Brahma le créateur et Siva le destructeur ; Krishna est évoqué principalement dans le Bhagavad-Gita, constituant les paragraphes 23-40 du livre VI dit "livre de Bhishma/Bhishmaparva" du Mahabharata ; à l'ère hellénistique, selon Mégasthène cité par Arrien, Krishna sera associé à Héraclès : "L'Héraclès dont la tradition dit qu'il est venu en Inde, est appelé ‟Gègenea” ["Ghgenša", littéralement "né de Gaia" : est-ce un calembour, une hellénisation corrompue de "Krishna" phonétiquement proche ?] par les Indiens, il est adoré surtout chez les Suraséniens ["Sourashnîn"], peuple indien vivant dans deux grandes cités : Mathura ["Meqor£"] et Kleisobora ["KleisÒbora", hellénisation corrompue de "Krishnapoura", littéralement la "cité de Krishna", périphrase renvoyant à Mathura, ou à Indraprastha/Delhi la capitale des Pandavas auxquels Krishna a apporté son soutien], leur territoire est traversé par la rivière navigable Iobarès ["Iwb£rhj", le Yamuna]. Mégasthène déclare aussi que cet Héraclès était habillé comme l'Héraclès thébain, les Indiens disent la même chose, il eut beaucoup de fils en Inde, et épousa beaucoup de femmes, mais il n'eut qu'une fille nommée ‟Pandaia” ["Panda…a", hellénisation de "Pandu" : la version grecque avancée par Mégasthène malmène la généalogie et les sexes par rapport à la version indienne du Mahabharata…] et il donna au pays le nom de sa fille Pandaia [référence au pays des "Pandavas" autour d'Indraprashtha/Delhi], elle y régna avec cinq cents éléphants légués par son père, quatre mille cavaliers et environ cent trente mille fantassins", Arrien, Indica VIII.4-7). Intrigué par les chiffres de l'armée nanda avancés par Phégée, Alexandre interroge Poros, qui l'a accompagné depuis le Jech Doab. Poros confirme que les effectifs décrits par Phégée sont exacts, mais il s'empresse d'ajouter qu'ils ne signifient pas grand-chose car le roi nanda actuel est détesté par ses sujets et sur le point d'être renversé, en conséquence ses soldats certes nombreux déserteront en masse dès que l'armée grecque se montrera à eux ("Alexandre douta de ces informations [données par Phégée], il convoqua Poros pour avoir des éclaircissements. Poros confirma qu'elles étaient vraies, mais il ajouta que le roi des Gangarides était un homme ordinaire et méprisé, fils d'un barbier. Son père, un bel homme, avait séduit la reine au point que celle-ci avait éliminé son mari et lui avait cédé le trône", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.93 ; "Le roi eut du mal à croire Phégée. Il demanda donc à Poros, qui était avec lui, si cela était vrai : “Oui, répondit-il, Phégée a raison de vanter les effectifs du pays et du royaume, mais celui qui occupe le trône est d'origine modeste, et même ordinaire : son père était un barbier qui gagnait quotidiennement juste de quoi ne pas mourir de faim mais qui a réussi à séduire la reine par sa belle apparence, il a été introduit par elle dans l'intimité du roi d'alors, dont il a trompé la confiance pour le tuer, et pour s'emparer du royaume sous prétexte de protéger ses enfants, qu'il a finalement supprimés, il a eu un fils, le roi actuel, que ses sujets détestent et méprisent, car en le voyant ils pensent davantage au métier de son père qu'à son rang actuel”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.5-7 ; la thèse d'une origine roturière du roi nanda, ou du fondateur de la dynastie nanda, fils d'un vulgaire barbier et d'une courtisane, sera reprise dans le long poème Parishishtaparvan de l'érudit indien Hemachandra au XIIème siècle). Le rapport de Phégée et Poros est confirmé par l'Histoire, plus exactement par Chandragupta. Peu de temps après la mort d'Alexandre en -323, Chandragupta devenu roi concluera un accord avec Séleucos : en échange de la cessation de tout l'ouest de l'empire alexandrin, Chandragupta donnera cinq cents éléphants à Séleucos, que celui-ci utilisera pour forcer sa victoire contre Antigone le Borgue à la bataille d'Ipsos en 301. Si à cette époque Chandragupta sera capable de céder cinq cents éléphants à son rival Séleucos, ce sera parce que lui-même en possédera davantage, on déduit qu'après -323 Chandradupta sera à la tête de plusieurs milliers d'éléphants, le nombre de quatre mille éléphants attribués au roi nanda avant -323 (selon Phégée cité par Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.93 précité) est donc recevable. Et la relativisation de l'efficacité militaire de l'armée nanda, selon Poros, est aussi recevable, justement à cause du brusque renversement des Nandas par l'aventurier Chandragupta juste après le passage d'Alexandre en Inde. Le Mahavamsa (V.4 précité) déclare que Chandragupta est issu du peuple Moriya installé au confluent des rivières Rapti et Karnali, entre les Mallas à l'est et les Kosalas à l'ouest. La tradition (rapportée par le Mahavamsa V.5-6 précités) lui donne pour maître et conseiller Chanakya alias "Kautilya/le Fourbe, le Rusé" déjà mentionné. Les Moriyas originellement étaient un peuple secondaire, Chandragupta guidé par Chanakya/Kautilya a tiré parti de ce caractère secondaire en se posant comme arbitre des grands peuples alentours, précisément comme le héraut de Bouddha dont la vie est liée aux Kosalas à l'ouest (Bouddha a passé vingt ans de sa vie à Savatthi) et aux Mallas à l'est (Bouddha a pris son dernier repas à Pava/Fazilnagar et est mort à Kushinagar). Après avoir pris le pouvoir en Inde, Chandragupta instaurera une propagande officielle le plaçant dans la lignée d'Alexandre, dont il se prétendra l'héritier afin de mieux contrôler les Grecs installés dans la vallée de l'Indus et en Bactriane. Mais cette propagande officielle n'arrivera pas à cacher que dans sa jeunesse Chandragupta a été un adversaire d'Alexandre, il a dû fuir pour ne pas être capturé et exécuté par Alexandre (et après la mort d'Alexandre les Grecs de l'Indus et de Bactriane se sont placés sous son autorité par calcul plus que par envie : "Sandrocottus [latinisation de "Chandragupta"] était d'origine obscure, mais la volonté des dieux l'appela à l'empire. Il avait été condamné par Alexandre, qu'il avait choqué par son audace, et avait trouvé son salut dans la fuite. Un jour, tandis qu'il dormait, épuisé par sa longue retraite, un lion énorme s'était approché de lui, avait léché sa sueur, et l'avait réveillé en le carressant, avant de s'éloigner. Ce prodige l'avait convaincu qu'il deviendrait roi. Avec une troupe de brigands, il avait poussé les Indiens à se soulever. Plus tard, à l'époque où il combattit les gouverneurs installés par Alexandre, un éléphant sauvage très grand s'était présenté à lui, l'avait accueilli sur son dos comme un maître qui l'eût apprivoisé, et était devenu pour lui comme un guide et un soldat. Ce fut ainsi que Sandrocottus parvint au trône. Il était maître de l'Inde à l'époque où Séleucos posait les fondements de sa future grandeur", Justin, Histoire XV.4). Certains historiens voient dans l'énigmatique "Méroé/MerÒhj" qu'Arrien (Anabase d'Alexandre, V, 18.7 précité) présente comme un "ancien ami de Poros", envoyé par Alexandre pour inciter Poros à s'avouer vaincu au terme de la bataille de l'Hydaspe, une hellénisation de "Moriya", désignant le jeune Chandragupta. L'hypothèse est séduisante. Elle raccorde avec l'image d'un jeune Chandragupta ambitieux sans scrupule, instruit à l'école du fourbe Chanakya/Kautilya, nouant et trahissant ses alliances selon les circonstances : espérant acquérir de l'influence, le jeune Chandragupta sous le conseil de Chanakya/Kautilya se serait d'abord rangé sous l'autorité de Poros contre l'envahisseur grec, il aurait jeté les armes en voyant que la bataille de l'Hydaspe tournait à l'avantage de l'envahisseur grec, et se serait rendu à Alexandre qui l'aurait utilisé pour inciter Poros à se rendre (selon Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 18.7 précité), puis, toujours sous le conseil de Chanakya/Kautilya, constatant que les soldats grecs n'étaient pas tous motivés pour continuer la guerre vers l'est, il aurait inversé sa diplomatie en reprenant les armes aux côtés de l'"autre Poros", provoquant la fureur d'Alexandre qui l'aurait condamné à mort (selon Justin, Histoire XV.4 précité). Au moment de la conversation entre Alexandre et Phégée sur la rive droite de l'Hyphase/Béas, le jeune Chandragupta est peut-être sur la rive gauche de la même rivière, ou entre le Bist Doab et la rivière Yamuna, interrogeant son maître Chanakya/Kautilya sur la pertinence de continuer à batailler contre Alexandre pour défendre le royaume nanda moribond, ou de batailler contre le royaume nanda moribond pour ouvrir la route à Alexandre, obtenir son pardon et devenir son lieutenant. Le demi-tour d'Alexandre sur l'Hyphase/Béas constituera une formidable opportunité pour Chandragupta, qui en profitera immédiatement : ne craignant plus d'être rattrapé et exécuté par Alexandre à l'ouest, il se tournera vers l'est, vers Patalipoutra/Patna, pour s'y présenter comme un libérateur et renverser rapidement et facilement la dynastie nanda avec l'aide des nombreux peuples indiens ne la supportant plus, confirmant a posteriori que Poros avait raison de dire que les effectifs militaires du dernier roi nanda ne signifiaient rien puisque la légitimité de celui-ci était chancelante. Contrairement à ce que continuent d'affirmer beaucoup de livres destinés au grand public en l'an 2000, la conquête de la vallée du Gange par Alexandre était très possible, car Alexandre serait apparu comme un libérateur aux yeux des peuples indiens dont la loyauté à leur roi nanda était très faible, et comme un allié aux yeux des politiciens - comme Taxilès, et comme Chandragupta - désirant abaisser leurs rivaux et accaparer leur pouvoir. Selon Plutarque (qui confirme au passage que Chandragupta a croisé plusieurs fois Alexandre dans sa jeunesse, sans préciser les circonstances), Chandragupta lui-même répétera souvent qu'Alexandre a raté une occasion unique de conquérir toute l'Inde en -326, car au-delà de l'Hyphase aucune armée indienne crédible ni aucun dignitaire indien n'aurait pu arrêter la machine de guerre macédonienne (même peu motivée) et l'aura du conquérant venu du bout du monde ("Ces chiffres [avancés par Phégée et Poros] n'étaient pas exagérés puisqu'Androkottos ["AndrÒkottoj", hellénisation de "Chandragupta"] qui régna peu après offrit à Séleucos cinq cents éléphants et parcourut toute l'Inde à la tête de six cent mille soldats. […] Androkottos, qui vit souvent Alexandre dans sa jeunesse, répéta par la suite qu'Alexandre avait manqué de se rendre maître de l'Inde car le roi d'alors était unanimement haï pour sa méchanceté et méprisé pour sa basse naissance", Plutarque, Vie d'Alexandre 62).


Selon Diodore de Sicile, Alexandre est stoppé dans son ambition par sa peur de l'armée nanda ("[Le Gange] est large de trente stades, il coule du nord au sud et se jette dans l'océan. Il borne le pays des Gangarides à l'est [confusion de Diodore de Sicile, qui situe les Gangarides dans la basse vallée du Gange à la place des Prasiens], qui possède beaucoup d'éléphants à la taille exceptionnelle. Aucun roi étranger n'a soumis leur pays, les peuples étrangers redoutent à la fois le nombre et la puissance de ces bêtes. Le Macédonien Alexandre, qui a soumis toute l'Asie, a épargné les seuls Gangarides : marchant avec toute son armée vers le Gange après avoir vaincu tous les autres Indiens, il renonça à les combattre dès qu'il apprit qu'ils disposaient de quatre mille éléphants de combat", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique II.37 ; "La première [satrapie] au-delà du Caucase est l'Inde, royaume immense où vivent beaucoup de peuples indiens, dont le plus important est celui des Gangarides qu'Alexandre a renoncé à combattre à cause de leurs nombreux éléphants. Le fleuve Gange, le plus profond du pays, large de trente stades, sépare l'Inde des territoires voisins. En-deçà se trouve l'Inde qu'Alexandre a conquise, irriguée par des rivières, très prospère, incluant les royaumes de Poros et de Taxilès et de beaucoup d'autres, à travers laquelle coule le fleuve Indus qui lui a donné son nom", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.6). C'est faux. Le même Diodore de Sicile, même s'il ne s'attarde pas sur le sujet, donne plusieurs indices qui prouvent que la vraie raison du demi-tour d'Alexandre est la fatigue et l'exaspération de ses soldats. Non seulement les conquêtes ne leur ont apporté que la misère (les uniformes tombent en lambeaux, n'ayant pas été renouvelés depuis leur débarquement sur le continent asiatique en -334 !) alors que les vaincus sont ménagés par Alexandre (en particulier Oxyartès en Sogdiane, et Poros après la bataille de l'Hydaspe), mais encore les territoires traversés depuis la Bactriane et la Sogdiane sont beaucoup moins avenants que ceux du Levant, d'Egypte, de Mésopotamie et de Perse, la mousson plombe le moral, les sols gorgés d'eau sont impraticables, les habitants sont méfiants ou hostiles ("Mais voyant ses soldats épuisés par les campagnes ininterrompues, les efforts et les périls depuis huit ans, Alexandre comprit la nécessité, pour cette nouvelle campagne contre les Gangarides, de les stimuler par un discours approprié. Beaucoup de soldats avaient péri, et la guerre semblait sans fin. Les pieds des chevaux étaient usés par les marches incessantes, les armes s'étaient émoussées à force de servir, les hommes n'ayant plus vêtements grecs de rechange s'étaient résignés à tailler dans les tissus barbares et à ajuster les habits des Indiens. De plus, comme par hasard, des trombes d'eau s'abattirent pendant soixante-dix jours [cette indication météorologique laisse penser que la mousson n'est pas terminée, autrement dit la scène se déroule au début de l'automne -326], accompagnées du tonnerre et de coups de foudre permanents", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.94). Dans l'espoir d'inverser la tendance, Alexandre laisse ses hommes piller la région à loisir : c'est une mauvaise idée, car ceux-ci découvrent par eux-mêmes qu'il n'y a pas grand-chose à piller. Et la promesse de richesses à venir dans des royaumes orientaux, n'opère plus. La majorité veut revenir en Grèce ("Alexandre n'avait plus qu'un espoir de satisfaire son ambition : promettre à ses soldats des grandes récompenses. Il les laissa piller les bords de la rivière, qui regorgeait de butin. Pendant que les hommes étaient occupés à ce pillage, il rassembla leurs femmes et leurs enfants, s'engageant à fournir à celles-ci une portion mensuelle de blé, et à attribuer à ceux-là une allocation proportionée à la solde de leur père. Quand les hommes chargés de butin furent revenus au camp, il les rassembla de même pour leur vanter en termes choisis l'expédition contre les Gangarides. Mais les Macédoniens n'adhérèrent pas. Il fut contraint d'abandonner ce projet", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.94 ; "La différence entre les soldats et [Alexandre], était qu'il rêvait de conquérir la terre entière, l'aventure à ses yeux était seulement à ses débuts, tandis qu'eux, épuisés de fatigue, espéraient profiter le plus vite possible du fruit de leurs campagnes et en finir définitivement avec le danger", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.11). Des petits groupes se forment, qui débattent sur le moyen d'imposer leur désir de retour ("Mais les Macédoniens commençaient à perdre courage en voyant leur roi accumuler les travaux et les dangers. Des groupes se formèrent dans l'armée, les plus modérés déplorant leur condition, les autres menaçant de cesser de marcher", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 25.2). Alexandre les rassemble pour leur exprimer franchement sa position ("Instruit de ce commencement de trouble et de découragement, Alexandre voulut l'arrêter d'emblée en rassemblant les chefs, pour leur dire : “Macédoniens compagnons de mes travaux, puisque vous ne les partagez plus avec la même ardeur, je vous ai convoqués pour vous amener à mon avis ou me ranger au vôtre, pour avancer ou retourner ensemble. Si vous ne supportez plus vos exploits et ma personne, je n'ai plus rien à vous dire", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 25.2-3) : d'abord il temporise sur les informations délivrées par Phégée ("Soldats [c'est Alexandre qui parle], les Indiens ces derniers jours répandent des bruits pour vous alarmer. Mais ce n'est pas la première fois qu'on veut vous abuser : les Perses aussi ont essayé de vous terroriser avec les gorges de Cilicie, les plaines de Mésopotamie, le Tigre et l'Euphrate que nous avons traversés l'un à gué et l'autre sur un pont", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.12-13), il minimise les dangers ("Comment pouvez-vous croire qu'on trouve là-bas plus d'éléphants que de bœufs ailleurs, alors que c'est un animal rare, difficile à capturer et plus encore à dresser ? On nous avance un nombre gigantesque de fantassins et de cavaliers sans en avancer les preuves. Quant au fleuve, s'il est large il est forcément paisible, car seuls les cours d'eau aux rives étroites se cognent sur leurs bords et se transforment en torrents, et encore ! eux aussi s'assagissent toujours quand leur lit s'élargit", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.16-17) en leur rappelant leurs exploits passés sur le mode : "Vous avez vaincu tant de territoires, tant de peuples, tant d'obstacles naturels, comment pouvez-vous croire être en danger en Inde ? Continuons vers l'est !" ("Vous avez conquis l'Ionie, l'Hellespont, les deux Phrygies, la Cappadoce, la Paphlagonie, la Lydie, la Carie, la Lycie, la Pamphylie, la Phénicie et l'Egypte, la partie grecque de la Libye, une partie de l'Arabie, la Koilè-Syrie, la Mésopotamie, Babylone et la Susiane, vous avez subjugué les Perses, les Mèdes et les peuples acquis ou soustraits à leur domination, vous avez porté vos trophées au-delà des Portes caspiennes, du Caucase et du Tanaïs, soumis la Bactriane, l'Hyrcanie, la mer Caspienne, et repoussé les Scythes dans leurs déserts, l'Indus, l'Hydaspe, l'Akésinès et l'Hydraotès coulent aujourd'hui sous nos lois, comment pouvez-vous attendre pour ajouter à notre empire l'Hyphase et les nations au-delà de ses bords ? Comment pouvez-vous craindre aujourd'hui des barbares qui ont fui devant vous, abandonné leurs pays et leurs cités, semblables à d'autres qui les ont finalement cédés à votre courage et qui ont marché ensuite sous vos étendards ?", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 25.4-6 ; "Mais admettons que tous ces renseignements soient exacts : est-ce la taille des bêtes qui vous fait peur, ou le nombre des ennemis ? Les éléphants, nous les avons vus à l'œuvre récemment [lors de la bataille de l'Hydaspe contre Poros] : ils ont foncé sur leurs rangs avec plus de fougue que sur les nôtres, des haches et des faucilles ont suffi pour les blesser. Que nos nouveaux ennemis en aient autant que Poros ou qu'ils en aient trois mille, peu importe, puisqu'il suffit d'en blesser un ou deux pour que tous les autres prennent la fuite, comme nous avons pu le constater. […] Alors c'est le nombre de fantassins et de cavaliers qui vous inquiète ? Ne vous êtes-vous donc battus que contre des poignées d'hommes et des foules indisciplinées par le passé ? Le Granique, la Cilicie inondée du sang des Perses, la plaine d'Arbèles couverte de cadavres après notre victoire, attestent que l'armée macédonienne ne se laisse pas impressionner par le nombre. Vous avez d'autant moins à craindre le nombre des ennemis aujourd'hui, que vos succès ont transformé l'Asie en désert : nos effectifs étaient faibles quand nous avons franchi l'Hellespont, mais maintenant les Scythes marchent avec nous, les Bactriens sont nos alliés, les Dahes et les Sogdiens se sont joints à nous", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.19-24), il expose à nouveau sa vision torique du monde en assurant (à tort) que les épreuves sont presque terminées puisque l'Océan est tout proche quelque part vers le nord-est ("Nous ne sommes pas au début mais au terme de nos peines et de nos efforts. Nous arrivons en Orient, nous atteignons l'Océan. Si nous ne baissons pas les bras, nous reviendrons avec la victoire, après avoir soumis la terre entière. Ne faites donc pas comme ces mauvais agriculteurs qui laissent perdre leur récolte par négligence une fois qu'elle est mûre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.26), puis il leur explique son projet de tyrannie universelle, seul moyen selon lui de pérenniser les conquêtes, "car si nous retournons en Grèce maintenant en laissant un petit réduit de peuples insoumis, ceux-ci harcelleront nos arrières dès que nous nous éloignerons et utiliseront leur petit réduit comme tremplin pour recouvrer tous les pays que nous aurons abandonnés" ("Si certains parmi vous se demandent quel est le terme de nos efforts, qu'ils sachent que peu de distance nous sépare du Gange et de la mer extérieure [l'Océan], qui communique avec la mer Hyrcanienne [géographie aberrante, liée à la vision torique du monde dont nous avons déjà parlé : les Grecs croient que la mer Hyrcanienne/Caspienne est un golfe encaissé d'un Océan entourant toutes les terres émergées, ils ignorent l'existence de la Sibérie et de la Chine et pensent par conséquent que cet hypothétique Océan se trouve juste derrière les montagnes qu'Alexandre a longées sur sa gauche depuis la vallée de Nautaka/Shahrisabz en Sogdiane jusqu'au pays des Cathéens/Kathua au Gandhara…] et entoure le monde. Après avoir réuni les Indiens et les Hyrcaniens aux Perses, nous pourrons revenir en Perse, passer par la Libye jusqu'aux colonnes d'Héraclès [aujourd'hui le détroit de Gibraltar] et la soumettre comme nous avons soumis l'Asie, ainsi les bornes de notre empire se confondront avec les bornes du monde. Si au contraire nous rebroussons chemin, nous laisserons derrière nous un grand nombre de peuples belliqueux au-delà de l'Hyphase, tous ceux qui vivent près de la mer extérieure, et au nord tous ceux qui vivent près de la mer Hyrcanienne dont les Scythes [confirmation de l'erreur géographique précédente : Alexandre croit que les habitants de l'embouchure du Gange sont en contact avec ceux d'Asie centrale via l'hypothétique Océan circulaire, il sous-estime la profondeur du nord-est du continent asiatique et craint que les Nandas et les Scythes s'unissent derrière les montagnes qu'il longe sur sa gauche…]. A peine aurons-nous commencé notre retraite qu'un soulèvement général renversera nos conquêtes encore mal affermies. Ceux que nous n'avons pas soumis entraîneront les autres. Il faut donc perdre tout le fruit de nos travaux, ou les continuer", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 26.1-4). Personne ne répond, par crainte de subir le même sort que Philotas, Kleitos, Callisthène et autres contestataires précédents ("“Où sont les acclamations qui exprimaient votre enthousiasme ? Où est le regard que j'échangeais avec mes Macédoniens ? Je ne vous reconnais plus, soldats, et je crois que vous ne me reconnaissez pas davantage. Depuis un moment, je m'adresse à des sourds et j'essaie de secouer votre hostilité et votre indifférence.” Comme les auditeurs continuaient à se taire et à fixer le sol, il poursuivit : “Quelle faute ai-je donc commise involontairement à votre égard pour que vous n'acceptiez même plus de me regarder ? J'ai l'impression de parler à un désert ! Pas un mot, même pas une protestation : je m'adresse à qui ? je vous demande quoi ? C'est votre gloire, c'est votre honneur que je défends !”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.30-31). Pour les pousser à réagir, Alexandre les provoque : "Vous n'avez pas droit de vous plaindre, parce que je marche devant vous, je prends des coups comme vous, je ne garde rien pour moi lors du partage des butins, donc ceux qui veulent rentrer en Grèce, rentrez donc ! Avec tout mon mépris !" ("Si je ne partageais pas le premier vos fatigues et vos dangers, votre découragement serait justifié, vous pourriez vous plaindre d'un partage inégal, qui placerait d'un côté les peines et de l'autre les avantages. Mais périls et travaux, tout est commun entre nous, et le prix est au bout de l'entreprise : ce pays est à vous, ces trésors sont à vous, et quand l'Asie sera soumise je remplirai vos espérances ou plutôt je les surpasserai. En conséquence je congédierai personnellement, en les reconduisant, ceux qui veulent revoir leurs foyers, et ceux qui resteront je les comblerai de présents auxquels les autres porteront envie", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 26.7-8 ; "Je poursuivrai ma route même sans vous. Laissez-moi affronter les fleuves, les bêtes et les peuples dont le seul nom vous effraie. Je ne manquerai pas de gens pour me suivre si vous m'abandonnez : les Scythes et les Bactriens, nos ennemis d'hier, se joindront à moi. Je préfère la mort à une autorité contestée. Rentrez donc chez vous ! Allez fêter votre retour en l'absence de votre roi ! Je trouverai l'occasion de remporter la victoire à laquelle vous ne croyez plus ou de mourir en héros !", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 2.33-34). Le vieux Koinos ose prendre la parole ("Alors que tous les autres hésitaient, seul Koinos osa s'approcher de l'estrade et signifia qu'il voulait parler. Quand ils le virent retirer son casque, ce qui était la règle quand on s'adressait au roi, ils l'encouragèrent à défendre l'armée", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.3-4 ; "Finalement Koinos fils de Polémocratos prit courageusement la parole : “Tu as déclaré, ô roi, que tu ne contraindras pas les Macédoniens, que tu veux les amener à ton avis ou te ranger au leur. Daigne donc m'entendre, non pas au nom de tes chefs qui, parce qu'ils sont comblés d'honneurs et de bienfaits par toi, doivent se soumettre à tous tes ordres, mais au nom de l'armée entière. Je n'en flatterai pas les passions, je parlerai seulement de ton intérêt présent et futur, et je dirai la vérité en usant du privilège que me donnent mon âge, mon rang que ta générosité m'a donné, et mon courage que j'ai montré en combattant près de toi”", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 27.1-3). Vétéran de Philippe II, appartenant à la même génération qu'Antipatros, Antigone, Parménion, nous l'avons vu à de nombreuses reprises aux côtés d'Alexandre dans les opérations en Bactriane, en Sogdiane et dans le Penjab, il ne peut pas être soupçonné de lâcheté, de couardise, de traitrise. C'est le porte-parole idéal de la troupe. Koinos relaie la contestation des défunts Philotas, Kleitos, Callisthène, mais d'une manière beaucoup plus subtile : il débute en flattant Alexandre, en lui rappelant qu'il est un dieu alors qu'eux ne sont que des hommes à bout de forces ("L'ampleur de tes conquêtes, ô roi [c'est Koinos qui parle], a vaincu la résistance des ennemis, mais aussi celle de tes soldats. Nous sommes passés par toutes les épreuves que des êtres humains sont capables de supporter, nous avons traversé les mers et les terres et nous connaissons mieux ces régions que ceux qui les habitent, nous sommes presque arrivés au bout du monde. Tu désires explorer de nouvelles terres et espères découvrir une Inde inconnue même des Indiens, tu rêves d'aller chercher dans leurs refuges et leurs tanières des gens qui vivent au milieu des bêtes sauvages et des serpents afin de conquérir par tes victoires un territoire plus étendu que celui que parcourt le soleil : ton dessein est à la hauteur de tes ambitions, mais il est trop vaste pour nous. Ta valeur en effet ira toujours en progressant, mais nous, nous sommes arrivés à la limite de nos forces. Regarde-nous : vidés de notre sang, couverts de blessures, nous sommes défigurés par tant de cicatrices, nos armes sont émoussées, nous sommes habillés comme des Perses parce qu'on ne peut plus acheminer jusqu'ici notre équipement national, nous avons perdu notre identité. Combien d'entre nous portent encore une armure ? Qui a encore son cheval ? Combien d'esclaves ont suivi leur maître jusqu'ici ? Quelle part de butin chacun d'entre nous possède-t-il encore ? Victorieux sur tous les fronts, nous manquons de tout", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.7-11 ; "Souviens-toi de la foule de Grecs et de Macédoniens qui marchaient naguère sous tes drapeaux : constate aujourd'hui leur petit nombre. Lors de ton entrée en Bactriane tu as raisonnablement congédié les Thessaliens dont l'ardeur faiblissait. Une partie des Grecs est reléguée ou plutôt retenue dans les citées que tu as fondées. L'autre partie qui a partagé tous les périls avec les Macédoniens est tombée dans les combats ou a été moissonnée par les maladies, les uns couverts de blessures sont éparpillés en Asie, les autres qui restent peu nombreux voient s'éteindre leurs forces et leur courage. Tous au fond de leur cœur sentent se réveiller le désir naturel de revoir leurs femmes, leurs pères et leurs enfants, la terre natale, d'autant plus que tu les as comblés de richesses. Qui pourrait les blâmer ? Ne les entraîne pas malgré eux dans une aventure où s'épuiserait leur courage, puisqu'il ne serait plus volontaire", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 27.4-6), puis il propose habilement de bifurquer vers le sud, qui est aussi aventureux que l'est et qui permettra d'atteindre l'Océan plus rapidement (et de rentrer plus vite en Grèce : "Si tu es vraiment décidé à pénétrer au cœur de l'Inde, le pays est plus accueillant au sud. Quand toute la région sera soumise, tu atteindras la mer, terme fixé par la nature aux voyages des hommes. Pourquoi faire ce détour quand la gloire que tu cherches est à portée de main ? On trouve l'Océan aussi bien de ce côté. A moins que tu préfères partir à l'aventure, nous voici arrivés au terme de l'expédition", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.13-14), et il termine en prédisant que, quand Alexandre sera de retour en Grèce, le récit de ses exploits galvanisera la jeune génération, qui enviera de le suivre dans une nouvelle expédition pour achever son projet d'hégémonie universelle, autrement dit retourner en Grèce équivaut non pas à une retraite mais à une manœuvre tactique consistant à redynamiser une propagande conquérante en Grèce et à y lever des nouvelles troupes fraiches afin de relancer l'offensive vers les bornes du monde ("Reviens plutôt embrasser ta mère, rétablir l'ordre en Grèce, et suspendre dans toutes les maisons tes illustres trophées. Rien ne t'empêchera ensuite d'organiser une nouvelle expédition vers l'Inde, vers le Pont-Euxin, vers Carthage, vers la Lybie : tu réussiras tes desseins puisqu'alors tu ressouderas l'élite des Macédoniens, tu remplaceras tes troupes harassées actuelles par des troupes fraîches, et tes soldats que l'âge a mis hors de combat seront relevés par une jeunesse d'autant plus ardente qu'elle sera ignorante des dangers et enivrée des plus hautes espérances, avide de récompenses à la vue des richesses et des lauriers que tes vieux compagnons rapporteront dans leurs foyers”", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 27.7-8). Le discours de Koinos est suivi d'une approbation bruyante des soldats, qui révèle à quel point Alexandre est seul. Fâché, ce dernier s'enferme dans sa tente et boude pendant trois jours ("L'assemblée reçut par des applaudissements universels le discours de Koinos, et témoigna par des larmes combien elle était éloignée des projets d'Alexandre et soupirait au retour dans la patrie. Alexandre, offensé de la liberté de Koinos et du silence des autres chefs, rompit l'assemblée. L'ayant réunie le lendemain, il déclara furieux : “Je ne contraindrai personne à me suivre, votre roi marchera en avant et trouvera des soldats fidèles, ceux qui le veulent peuvent se retirer pour aller annoncer aux Grecs qu'ils ont abandonné leur roi”, puis il se renferma dans sa tente. Il y resta pendant trois jours, sans parler à aucun de ses hétaires, attendant qu'une révolution telle qu'on en voit souvent dans la troupe modifiât l'esprit des soldats. Mais l'armée affligée ne s'ébranla pas et continua à garder le silence", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 28.1-4 ; "Quand Koinos eut fini de parler, ce fut une explosion de cris et de pleurs. Au milieu du brouhaha, on distingua les noms de roi, de père, de maître. Les vieux officiers surtout, qui avaient plus d'autorité et en outre l'excuse de l'âge, l'approuvèrent. En proie à la colère, Alexandre ne put ni punir ceux qui lui tenaient tête ni se calmer. Incapable de prendre une décision, il descendit de l'estrade, ferma la porte de ses appartements et en interdit l'entrée sauf à ses intimes. Sa colère dura deux jours", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.16-18). Finalement, de mauvais gré, il se range à l'avis de la majorité : il annonce consentir au demi-tour après avoir consulté les présages, une façon de sauver la face en suggérant que ce demi-tour lui est dicté par les dieux et non pas par sa troupe ("Ptolémée fils de Lagos rapporte qu'[Alexandre] sacrifia afin d'obtenir un passage favorable. Mais les auspices furent contraires. Rassemblant les plus âgés et les plus intimes des hétaires, il leur dit alors : “Puisque tout me rappelle, allez annoncer à l'armée le départ”", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 28.4 ; "Arrivé chez Sophitès, face à deux cent mille cavaliers ennemis, l'armée entière fatiguée de victoires, de marches et de combats, en pleurs, conjura [Alexandre] de mettre un terme la guerre, de penser au retour, à sa patrie, à l'âge de ses soldats qui ne leur permettrait plus de profiter longtemps de leur foyer. L'un montra ses blessures, l'autre, ses cheveux blancs, celui-ci, son corps épuisé par les années, celui-là, ses nombreuses cicatrices. Ils dirent : ‟Nous avons donné un exemple sans précédent, nous avons supporté sans relâche le poids de la guerre pendant deux règnes, celui de Philippe et le tien, nous voulons rapporter le peu qui nous reste aux tombeaux de nos pères. Ce n'est pas pas le courage qui nous manque, mais la vigueur. Si tu n'as pas pitié de nous, songe à toi-même, prends garde avec ton ambition démesurée de lasser la Fortune jusqu'ici favorable”. Touché par ces justes prières, il borna ses triomphes à cet endroit, et aménagea un camp plus large et plus grand pour intimider l'ennemi ou pour laisser à la postérité un merveilleux monument rappelant ses travaux", Justin, Histoire, XII, 8).


Avant de partir, Alexandre ordonne l'édification de douze autels monumentaux sur place, à la fois pour marquer le point limite de son empire à l'est, pour imiter son ancêtre Héraclès qui, selon la légende, a édifié les Colonnes marquant la limite du monde à l'ouest, au détroit séparant les continents européen et africain, aujourd'hui le détroit de Gibraltar, et, par les dimensions monstrueuses des autels réalisés, pour faire croire aux peuples au-delà que les Grecs sont des géants surhumains et les dissuader de pénétrer dans le Penjab désormais sous autorité grecque ("S'étant résolu à fixer là son expédition, [Alexandre] dressa aux dieux douze autels de cinquante coudées, dans un camp trois fois plus grand que celui existant, entouré d'un fossé de cinquante pieds de large et de quarante pieds de profondeur, utilisant la terre déblayée pour former un imposant rempart. Ensuite il ordonna à chaque fantassin d'élever une tente pouvant contenir deux lits de cinq coudées, et à chaque cavalier de donner à sa crêche le double de sa longueur ordinaire. On augmenta de la même façon tout ce qu'on laisserait sur place pour signifier qu'on avait accompli une tâche héroïque, et laisser des vestiges faisant croire aux futurs passants que des hommes à la taille et à la force exceptionnelles étaient venus dans la région", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.95 ; "Ayant divisé son armée en douze corps, [Alexandre] ordonna à chacun d'eux de dresser un autel immense, aussi élevé et plus étendu que les plus grandes tours, en témoignage de sa reconnaissance envers les dieux et en mémoire de ses victoires. Ce travail achevé, il ordonna des sacrifices selon le rite grec, des jeux gymniques et hippiques, et confia tout le pays jusqu'à l'Hyphase au pouvoir de Poros", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 29.1-2 ; "La colère d'[Alexandre] dura deux jours. Le jour suivant, il reparut pour ordonner l'édification de douze autels en pierre taillée pour commémorer son expédition, il agrandit les limites du camp et les litières pour qu'elles dépassassent la taille humaine afin d'étonner les générations futures", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IX, 3.18-19 ; "Alexandre voulut aussi borner son expédition en Inde en élevant des autels à l'endroit où il avait arrêté sa marche victorieuse vers l'Orient, pour imiter Héraclès et Dionysos avant lui", Strabon, Géographie, III, 5.5). La quête de l'emplacement de ces autels par les archéologues depuis la fin du XVIIIème siècle n'a donné aucun résultat jusqu'à aujourd'hui, et est probablement vaine car le lit de l'Hyphase/Beas a beaucoup fluctué depuis le IVème siècle av. J.-C. Notons simplement qu'aucun auteur alexandrin ne dit qu'Alexandre a franchi l'Hyphase/Beas, en d'autres termes rien ne garantit que les autels ont été dressés sur le Bist Doab. Pour notre part, en tenant compte de l'itinéraire d'Alexandre depuis la bataille de l'Hydaspe et de son obsession d'un passage vers l'Océan sur sa gauche, nous subodorons que lesdits autels ont été bâtis en bordure des montagnes, dans la région de Pathankot en Inde, où le peuple indien des Audumbaras s'installera à l'ère hellénistique en fusionnant avec les colons grecs. Plutarque note que ces autels deviendront un but de pèlerinage pour Chandragupta et toutes les dynasties indiennes à sa suite, désireuses de se placer dans la lignée d'Alexandre et d'en capter l'héritage politique ("Autant irrité qu'humilié par le refus de ses troupes, Alexandre resta enfermé dans ses quartiers, couché par terre, jurant de ne pas remercier les Macédoniens de leurs efforts puisqu'ils refusaient d'aller vers le Gange, jugeant que leur retraite prématurée équivalait à une défaite. Mais ses amis le consolèrent en lui disant que la situation exigeait cela, ses soldats vinrent à sa porte l'émouvoir par leurs cris et leurs gémissements, il se laissa fléchir, et se disposa finalement à faire demi-tour, après avoir imaginé avec une vanité de sophiste un stratagème pour laisser une trace surdimentionnée de sa gloire : il ordonna de fabriquer des armes, des mangeoires et des mors pour chevaux d'une grandeur et d'un poids extraordinaires, qu'il dispersa ici et là dans la campagne, il dressa aussi des autels en l'honneur des dieux, que les rois des Prasiens honorent encore aujourd'hui en traversant le Gange chaque année afin d'y sacrifier à la manière des Grecs", Plutarque, Vie d'Alexandre 62).


Puis Alexandre, le cœur amer, repart vers Alexandrie-Bucéphale et Alexandrie-Nicée au bord de l'Hydaspe/Jhelum.

  

Imprimer