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Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Le temps gagné

© Christian Carat Autoédition

Acte IV : Alexandre

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Acte V : Le christianisme

Les successeurs d’Alexandre

  

L’écrasement des velléités révolutionnaires de la troupe macédonienne et de son porte-parole Méléagre dès l’été -323, l’écrasement des velléités démocratiques athéniennes au terme de la guerre Lamiaque en -322, l’écrasement des velléités autonomistes des garnisons alexandrines des hautes satrapies au cours de cette même année -322, auraient pu signifier le retour à l’ordre et le maintien de l’unité de l’empire alexandrin. Mais ce rêve est de courte durée : attisés par leurs ambitions personnelles dominatrices, les diadoques ("di£docoj", "héritier") vont rapidement atomiser cet empire en se dressant les uns contre les autres. Quarante-cinq ans seront nécessaires - entre -323 et -278 - pour que, sous l’influence de trois familles attachées à chacun des trois continents conquis, un semblant de cohérence gouvernementale réapparaisse. C’est à ces quarante-cinq ans de chaos décisifs que nous consacrons le présent alinéa.


Sur le papier, en effet, la situation est claire. Le conquérant Alexandre III est mort en laissant enceinte son épouse légitime Roxane, fille du Sogdien Oxyartès : l’enfant à naître est d’emblée reconnu roi sous le nom d’Alexandre IV - à aucun moment on doute que ce puisse être une fille ! - par tous les chefs macédoniens. En attendant la venue au monde de cet enfant et sa majorité, les mêmes chefs macédoniens ont accepté la régence d’Arrhidée, rebaptisé Philippe III à l’occasion, bâtard que Philippe II a eu avec une nommé Philinna de Larissa selon le résumé de la Succession d’Alexandre d’Arrien que Photios a réalisé dans la notice 92 de sa Bibliothèque, selon le paragraphe 5 livre XIII du Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis et selon le paragraphe 8 livre IX de l’Histoire de Justin, donc demi-frère d’Alexandre III. Enfin, ils ont élevé Perdiccas, ancien somatophylaque du conquérant, à la dignité d’"épimélète ("™pimelht»j", "protecteur", dérivé du verbe "melet£w"/"prendre soin de, s’occuper de" précédé du préfixe "™p…"/"dessus, sur") des rois (Alexandre IV et Arrhidée/Philippe III)". Mais on voit bien que cette répartition théorique des pouvoirs sert surtout les intérêts de Perdiccas, qui en est le principal auteur : celui-ci ne risque pas d’être contredit par le roi légitime Alexandre IV qui n’a pas encore poussé son premier cri, et Arrhidée/Philippe III qui est un déficient mental ne risque pas de s’opposer à ses choix. La distribution des provinces, dont Perdiccas est également l’auteur, rapportée par les historiens Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C. ("[Perdiccas] donna l’Egypte à Ptolémée fils de Lagos, la Syrie à Laomédon de Mytilène, la Cilicie à Philotas, et la [haute] Médie à Peithon. Eumène reçut la Paphlagonie, la Cappadoce et tous les territoires voisins, qu’Alexandre pressé par sa guerre contre Darius III n’avait pas eu le temps d’envahir. Antigone reçut la Pamphylie, la Lycie et la Haute-Phrygie. Asandros reçut la Carie, Ménandre la Lydie, Léonnatos la Phrygie hellespontique. Tel fut le partage de ces satrapies. En Europe, Lysimaque reçut la Thrace et les contrées en bordure du Pont-Euxin, Antipatros la Macédoine et les contrées voisines. Les satrapies asiatiques quant à elles, après réflexion, gardèrent les chefs déjà en poste. Taxilès et Poros demeurèrent rois dans leurs terres comme Alexandre les y avait établis, Taxilès recevant en supplément la satrapie limitrophe. La satrapie des Paropamisades, qui s’étendait au pied du Caucase [en réalité l’Hindou-Kouch], fut confiée au Bactrien [en réalité Sogdien] Oxyartès dont Alexandre avait épousé la fille Roxane. L’Arachosie et la Gédrosie revinrent à Sibyrtios, l’Arie et la Drangiane à Stasanor de Soli. La Bactriane et la Sogdiane revinrent à Philippe, la Parthie-Hyrcanie à Phrataphernès, la Perse à Peukestas, la Carmanie à Tlépolémos, la [basse] Médie à Atropatès, la Babylonie à Archon, la Mésopotamie à Arkésilas", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.3), Quinte-Curce au Ier siècle ("Perdiccas réunit les chefs et partagea l’empire de la façon suivante. Ptolémée reçut la satrapie d’Egypte ainsi que les peuples africains qui s’étaient soumis. Laomédon reçut la Syrie et la Phénicie, Philotas la Cilicie, Antigone la Lycie et la Haute-Phrygie, Asandros la Carie, Ménandre la Lydie, Léonnatos la basse Phrygie voisine de l’Hellespont. La Cappadoce fut attribuée à Eumène, avec la Paphlagonie : il fut chargé de conquérir le pays jusqu’à Trébizonde en combattant Ariarathès, le seul roi ayant refusé de se soumettre. Peithon reçut la Médie, Lysimaque la Thrace et les populations pontiques voisines. On décida de laisser l’Inde, la Bactriane et la Sogdiane, ainsi que les pays des bords de l’océan [Indien] et de la mer Rouge sous l’autorité des chefs déjà en place, sans modifications de frontières", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, X, 10.1-4), Arrien au IIème siècle ("[Perdiccas] nomma des gouverneurs pour les différentes provinces comme si Arrhidée [Philippe III] en avait donné l’ordre. Ptolémée fils de Lagos reçut l’Egypte et la Libye, ainsi que l’Arabie voisine de l’Egypte, avec pour second Cléomène qu’Alexandre avait nommé dans cette satrapie. La Syrie revint à Laomédon, la Cilicie à Philotas, la Médie à Peithon. Eumène de Cardia reçut la Cappadoce, la Paphlagonie, et toute la côte du Pont-Euxin jusqu’à la cité grecque de Trapézonte, colonie de Sinope. La Pamphylie, la Lycie et la Haute-Phrygie revint à Antigone. La Carie revint à Asandros, la Lydie à Ménandre, la Phrygie hellespontique à Léonnatos […]. En Europe, la Thrace, la Chersonèse, et les contrées voisines en bordure du Pont-Euxin jusqu’à Salmydessos, revinrent à Lysimaque. Le territoire au-delà de la Thrace, jusqu’aux Illyriens, aux Triballes et aux Agriens, la Macédoine, l’Epire jusqu’aux monts Cérauniens, et l’ensemble de la Grèce, revinrent à Cratéros et Antipatros. Telle fut la répartition de l’Europe. Les autres provinces gardèrent les chefs qu’Alexandre leur avait donné", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien) et Justin au IIIème siècle ("[Perdiccas] partagea les provinces entre les chefs de façon à éloigner ses rivaux et à endetter les autres. L’Egypte avec une portion de l’Afrique et de l’Arabie revint Ptolémée, dont Alexandre avait récompensé la valeur en le tirant des rangs les plus bas de l’armée, ce territoire devait lui être remis par Cléomène le bâtisseur d’Alexandrie. La Syrie voisine revint à Laomédon de Mytilène, la Cilicie à Philotas. La haute Médie revint à Peithon d’Illyrie, la basse Médie à Atropatès le beau-père de Perdiccas. La Susiane revint à Koinos, la Haute-Phrygie à Antigone fils de Philippe. La Pamphylie et la Lycie revinrent à Néarque [navarque d’Alexandre, qui a conduit la flotte depuis l’Inde jusqu’à Babylone : en fait Néarque n’est pas nommé satrape, il retrouve en -323 sa fonction de navarque de la flotte méditerranéenne que le conquérant lui a confiée en -332, ou plus exactement de "satrape de Lycie et des régions voisines jusqu’au Taurus" selon l’alinéa 6 paragraphe 6 livre III de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien], la Carie à Asandros, la Lydie à Ménandre. La Phrygie basse [hellespontique] revint à Léonnatos, la Thrace et les côtes pontiques à Lysimaque, la Cappadoce et la Paphlagonie à Eumène. […] Les hauts territoires du côté de la Bactriane et de l’Inde gardèrent leurs anciens gouverneurs. Taxilès conserva les contrées entre l’Hydaspe et l’Indus. Peithon fils d’Agénor reçut les colonies de l’Indus, Oxyartès les Paropamisades et les contrées voisines du Caucase [en réalité l’Hindou-Kouch], Sibyrtios l’Arachosie et la Gédrosie, Stasanor la Drangiane et l’Arie. La Bactriane revint à Amyntas, la Sogdiane à Staganor de Soli [probable erreur de Justin : nous ne connaissons aucun "Staganor de Soli" en dehors de ce passage, en revanche nous connaissons "Stasanor de Soli", mais qui est satrape d’Arie-Drangiane et non pas satrape de Sogdiane…], la Parthie à Philippe, l’Hyrcanie à Phrataphernès, la Carmanie à Tlépolémos, la Perse à Peukestas, la Babylonie à Archon de Pella, la Mésopotamie à Arkésilas", Justin, Histoire XIII.4), porte en germe toutes les guerres à venir. Les nominations d’Antipatros et d’Antigone ne sont que des reconnaissances de facto de leurs mainmises respectives sur la Macédoine et l’Anatolie : ces deux personnages sont des vieux aristocrates appartenant à la génération de Philippe II, on ne pourra pas facilement les éjecter de leur poste, et ils ne sont certainement pas disposés à obéir à quiconque de la génération d’Alexandre, dont Perdiccas - ils n’ont même pas daigné venir à Babylone pour entendre ce dernier, ce qui témoigne de leur haut degré de mépris à son encontre -, mieux vaut donc ne pas les contrarier dans l’immédiat, et espérer simplement qu’ils mourront bientôt. Perdiccas tente néanmoins de les isoler. Lysimaque d’abord, qui est lui aussi de la génération d’Alexandre, ancien somatophylaque comme Perdiccas, reçoit une province créée par amputation partielle du territoire que gouvernait jusqu’alors Antipatros : depuis l’écrasement du contingent macédonien de Zopyrion à une date indéterminée, et à cause de la guerre Lamiaque qui détourne les troupes macédoniennes vers Athènes, la Thrace a recouvré une quasi indépendance, la détacher de l’autorité d’Antipatros signifie la volonté de Perdiccas de reprendre en mains cette province autant que de punir l’incapacité d’Antipatros qui n’y a pas réussi. La nomination de Cassandre ensuite, le propre fils d’Antipatros - autrement dit Cassandre appartient, comme Perdiccas et comme Lysimaque, à la génération d’Alexandre -, comme chef des somatophylaques ("Le commandement […] des somatophylaques ["stipatoribus"/"escorte" en latin, dérivé du verbe "stipo"/"serrer, entourer de façon compacte", équivalent de "swmatofÚlax" en grec] fut donné à Cassandre fils d’Antipatros", Justin, Histoire XIII.4), semble davantage une tentative de détacher le fils du père - ou de surveiller le fils qu’on soupçonne, selon le paragraphe 77 de la Vie d’Alexandre de Plutarque, d’avoir empoisonné le conquérant - qu’une gratification du père à travers le fils. La reconnaissance de Cratéros, autre contemporain d’Alexandre et de Perdiccas, comme co-gouverneur de Macédoine est aussi une tentative d’atténuer le pouvoir d’Antipatros, que celui-ci essaiera de faire échouer à la fin de la guerre Lamiaque en -422 en faisant de Cratéros son gendre via le mariage de sa fille Phila. Le même Antipatros essaiera pareillement de brider Perdiccas en lui proposant la main de son autre fille Nikaia, que Perdiccas de son côté acceptera pour intégrer la famille d’Antipatros (selon le paragraphe 23 livre XVIII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile), afin de mieux en contrôler les actes et à terme en capter l’héritage. Même remarque pour l’Anatolie : le vieux Antigone, qui a bataillé efficacement pour maintenir ce territoire dans le giron grec pendant qu’Alexandre était occupé en Egypte puis en Orient, doit supporter désormais le voisinage d’Eumène de Cardia, autre homme de la génération de Perdiccas, à qui ce dernier confie le soin de conquérir la Cappadoce préservée de l’invasion en -333 à cause de l’empressement du conquérant à aller affronter Darius III du côté d’Issos. La nomination de Ptolémée à la tête de l’Egypte, pays riche mais périphérique, est ambigüe : elle semble à la fois un moyen de satisfaire momentanément ce personnage très ambitieux et très intelligent, qui a compris avant tout le monde que l’empire d’Alexandre se désagrègera très vite et qui veut pour cela s’en approprier la meilleure part avant que les autres généraux parviennent à la même conclusion, et un moyen de l’éloigner de Babylone où son réalisme s’oppose à la volonté d’unité de Perdiccas, et où son encombrant charisme - ami d’enfance d’Alexandre, Ptolémée est un chef émérite qui a activement contribué à la réussite de l’épopée alexandrine, reconnu pour ses aptitudes à commander par les cadres macédoniens autant que pour son humanité par les simples soldats - fait de l’ombre à tout le monde. Perdiccas compte sur Cléomène, le diocète véreux installé en Egypte par Alexandre en hiver -332/-331, pour le surveiller. On s’interroge enfin sur les nominations de Laomédon de Mytilène en Koilè-Syrie, d’Archon de Pella en Babylonie, d’Arkésilas en Mésopotamie. Laomédon est certes un ami d’enfance d’Alexandre comme Ptolémée, mais on apprend incidemment par l’alinéa 6 paragraphe 6 livre III de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien qu’Alexandre lui a confié la garde des prisonniers barbares "parce qu’il connaît leur langue", sous-entendu parce qu’il connaît le vieux-perse ou l’araméen, langue franque de l’Empire perse : faut-il en conclure qu’il a des origines barbares (il est originaire de Mytilène de Lesbos, or l’île de Lesbos est restée sous l’autorité des Perses jusqu’à l’expulsion de la dernière flotte perse commandée par Pharnabaze et Autophradatès en -332), qu’il ne peut donc pas prétendre à des hautes responsabilités dans la hiérarchie macédonienne, et qu’en lui offrant ce poste inespéré de gouverneur d’une province importante Perdiccas s’assure de sa soumission ? Archon et Arkésilas sont quant à eux des parfaits inconnus : faut-il en conclure que ce sont des simples pions s’ajoutant à Cléomène en Egypte et Atropatès et Peithon en basse et haute Médie - Atropatès, qui a cédé sa fille en mariage à Perdiccas lors des noces de Suse en -324 selon l’alinéa 5 paragraphe 4 livre VII de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien, est donc le beau-père de ce dernier, et Peithon fils de Kratévas (à ne pas confondre avec Peithon fils d’Agénor le satrape de l’Indus maritime) doit à Perdiccas sa nomination à la tête du contingent qui en -422 réprime le soulèvement des garnisons alexandrines orientales - que Perdiccas avance pour garder un contrôle total sur les affaires du Croissant Fertile, région qui par sa situation centrale permet de réprimer rapidement toutes les révoltes éventuelles dans les hautes provinces de l’est, et de lancer aussi rapidement n’importe quelle expédition vers l’ouest contre Antipatros, contre Antigone ou contre Ptolémée ?


Les calculs de Perdiccas en tous cas s’effondrent aussitôt.


En Anatolie, d’abord. On peut supposer que certains cadres macédoniens ont été bien contents de voir l’intelligent Eumène de Cadia nommé à la tête de la Cappadoce : ce territoire est loin, et comme il n’est toujours pas conquis Eumène devra batailler pour en prendre possession, ce qui signifie qu’avec un peu de chance il s’y fera tuer au cours d’un quelconque combat. Pourtant, après réflexion, certains pensent que cette situation périphérique de la Cappadoce pourrait justement servir de base de départ non seulement à l’élimination d’Antigone, mais encore à la mainmise sur la Macédoine qu’Antipatros, englué alors dans la guerre Lamiaque, a beaucoup de peine à gouverner : c’est le cas de Léonnatos, ancien somatophylaque royal comme Perdiccas, reconnu récemment satrape de Phyrgie hellespontique et chargé par ce dernier d’aider Eumène à conquérir la Cappadoce ("Eumène eut la Cappadoce, la Paphlagonie, et toute la côte sud du Pont jusqu’à Trapézonte qui n’était pas encore sous la domination des Macédoniens et dont Ariarathès était roi, mais Léonnatos et Antigone furent chargés d’y conduire Eumène avec une puissante armée pour l’établir satrape de cette contrée. Mais Antigone ne tint aucun compte de ce que lui écrivit Perdiccas, il méprisait tout le monde parce qu’il fomentait déjà des projets ambitieux. Seul Léonnatos se dirigea vers la Phrygie afin d’entreprendre cette conquête pour le compte Eumène", Plutarque, Vie d’Eumène 3), qui rêve soudain de s’allier avec Eumène pour fondre sur Pella et y prendre le pouvoir, et qui semble bénéficier du soutien de Cléopâtre la sœur du conquérant, veuve convoitée depuis que son mari Alexandre le roi d’Epire a trouvé la mort en Italie vers -332 ("[Cléopâtre] était sœur d’Alexandre qui avait conquis la Perse, fille de Philippe II fils d’Amyntas III, et femme d’Alexandre [le Molosse, roi d’Epire] qui avait combattu en Italie. Son appartenance à une famille aussi illustre attira une foule de prétendants : Cassandre, Lysimaque, Antigone, Ptolémée, tous ces chefs qui devinrent célèbres après la mort du grand Alexandre, chacun d’eux calculant qu’un tel mariage permettrait d’obtenir le suffrage des Macédoniens et d’accéder au pouvoir suprême", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.37). Mais Léonnatos, qui se comporte déjà comme un roi ("Du vivant d’Alexandre, [Léonnatos] témoigna d’un relâchement imprudent, d’une langueur persique dans le soin porté à l’éclat de ses armes et de son port militaire. Quand Alexandre mourut, sa tendance à imiter les Grands Rois se manifesta clairement : il laissa pousser ses cheveux et les attacha, il donna à sa toilette une pompe perse, il plaça des chevaux de Nisée ou de Phasis bridés d’or et magnifiquement équipés en tête de son cortège. Sa tente était spendidement décorée, ses armes étaient exceptionnellement belles, et un corps d’hétaires se tenait en permanence près de lui", Suidas, Lexicographie, Léonnatos L249), sous-estime son interlocuteur : il se confie imprudemment à Eumène ("Léonnatos se dirigea vers la Phrygie afin d’entreprendre cette conquête [de la Cappadoce] pour le compte Eumène. C’est alors qu’Hécatée le tyran de Cardia vint le trouver pour le prier de porter plutôt secours à Antipatros et aux Spartiates assiégés dans Lamia. Léonnatos consentit à cette demande. Il pressa Eumène de l’y accompagner, en espérant le réconcilier avec Hécatée, les deux hommes entretenant effectivement une défiance politique mutuelle héritée de leurs pères […]. Se confiant totalement à Eumène, Léonnatos lui découvrit ses véritables desseins : le secours qu’il apporterait à Antipatros n’était qu’une ruse pour passer en Macédoine et en devenir le maître. Il lui montra ensuite des lettres de Cléopâtre l’invitant à venir à Pella, et lui promettant de l’épouser", Plutarque, Vie d’Eumène 3), qui s’empresse de rapporter ses dires à Perdiccas ("Léonnatos le premier forma le projet de s’emparer de la Macédoine. Par de nombreuses et éblouissantes promesses, il essaya d’obtenir qu’Eumène abandonnât Perdiccas et fît alliance avec lui. Ne pouvant l’y déterminer, il tenta de le faire périr. Il y serait parvenu, si Eumène ne s’était échappé du camp la nuit et en secret", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.2). Découvrant ainsi que son ancien camarade Léonnatos pourrait étendre son influence sur tout le nord de l’empire, depuis la Macédoine jusqu’aux côtes sud-est de la mer Noire, Perdiccas monte une armée et part conquérir la Cappadoce pour le compte de son allié Eumène. Le roi en place, Ariarathès, qui a soutenu l’ancien Grand Roi Darius III jusqu’au bout et qui a préservé son indépendance contre les coups de boutoir d’Antigone, est enfin vaincu ("Soit parce qu’il craignait Antipatros, soit parce qu’il avait une mauvaise opinion sur Léonnatos qui était inconsidéré, emporté et téméraire, Eumène décampa nuitamment avec ses trois cents cavaliers et leurs deux cents valets armés, en emportant cinq mille talents d’or. Il se réfugia avec ces ressources auprès de Perdiccas, à qui il révéla le projet de Léonnatos. Cette démarche lui donna tout de suite un grand crédit : Perdiccas le fit entrer dans le conseil, et peu de temps après le conduisit en personne en Cappadoce avec une armée. Ariarathès fut pris, le pays fut conquis, et Eumène en devint le satrape", Plutarque, Vie d’Eumène 3 ; "Accompagné du roi Philippe III [Arrhidée] et de l’armée royale, Perdiccas fit campagne contre Ariarathès le roi de Cappadoce. Celui-ci avait échappé à la domination macédonienne parce qu’Alexandre, accaparé par sa lutte contre Darius III, l’avait négligé, il avait ainsi joui d’un long répit en conservant son autorité sur la Cappadoce, où il avait formé une grande armée d’autochtones et de mercenaires au moyen de gros revenus. Disposant de trente mille fantassins et de cinq mille cavaliers, il fit valoir ses droits royaux, et accepta la guerre contre Perdiccas. Une bataille eut lieu, Perdiccas remporta la victoire, environ quatre mille hommes furent tués et cinq mille furent capturés, dont Ariarathès. Après l’avoir fait torturer ainsi que tous ses parents, Perdiccas les fit crucifier. Il amnistia les vaincus, réoganisa la Cappadoce, puis remit la satrapie à Eumène de Cardia selon la répartition convenue", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.16 ; "Perdiccas entra en guerre contre Ariarathès de Cappadoce, qui refusait de s’effacer devant Eumène désigné pour y gouverner. Il le défit en deux batailles, s’empara de lui et le fit pendre, puis il remit le commandement à Eumène", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien) après une guerre difficile ("Perdiccas, ayant porté la guerre dans les terres d’Ariarathès le roi de Cappadoce, ne tira de sa victoire que des périls et des blessures : les barbares, retranchés dans leur cité après avoir été chassé du champ de bataille, égorgèrent leurs enfants et les femmes, brûlèrent leurs maisons et leurs richesses, et pour ne laisser aux vainqueurs que le spectacle de l’incendie ils jetèrent leurs esclaves dans les flammes avant de s’y précipiter eux-mêmes", Justin, Histoire XIII.6). Seul son fils homonyme échappe au massacre en trouvant refuge dans le royaume d’Arménie voisin ("Perdiccas, chef du royaume, envoya Eumène commander en Cappadoce. Ariarathès tomba dans un combat, et la Cappadoce fut soumise, ainsi que les contrées limitrophes, aux Macédoniens. Ariarathès, fils du dernier roi, renonçant à l’espoir du trône, se retira avec un petit nombre d’amis en Arménie", Photios, Bibliothèque 244, Bibliothèque historique par Diodore de Sicile, Livre XXXI). Léonnatos pendant ce temps est payé de ses mauvais desseins en trouvant la mort au combat contre les troupes athéniennes d’Antiphilos ("Après avoir remarquablement combattu, Léonnatos fut encerclé dans un terrain marécageux : couvert de blessures, il perdit la vie, ses gens enlevèrent son corps et le ramenèrent à l’endroit où étaient les bagages", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.15 ; "Léonnatos fut tué alors qu’il feignait de porter secours à Antipatros", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Ayant pu constater durant cet épisode à quel point il est seul et malaimé par les troupes macédoniennes qui le regardent comme un étranger et comme un intellectuel, Eumère décide de se créer un corps de cavalerie personnel composé de gens de rien qui, étant ainsi gratifiés, lui devront tout ("Constatant que la phalange macédonienne était pleine de morgue et d’insolence, [Eumène] décida de former un corps de cavalerie pour lui tenir tête. Il accorda des immunités et des exemptions d’impôts aux autochtones qui savaient monter à cheval, il acheta des chevaux pour ses officiers en qui il avait le plus confiance, il aiguisa le courage par des récompenses et des dons, il façonna les corps à la fatigue par des exercices réguliers. Ainsi, en peu de temps, Eumène rassembla autour de lui six mille trois cents cavaliers, rassurant certains Macédoniens et provoquant la surprise des autres", Plutarque, Vie d’Eumène 4). Pour tenter de calmer les inquiétudes que pourrait ressentir Antipatros un temps menacé par les manigances de Léonnatos et de Cléopâtre, Perdiccas renonce à épouser cette dernière après la mort de Léonnatos et accepte la main de Nikaia une des filles d’Antipatros, que ce dernier lui a proposé comme on l’a dit précédemment : selon Diodore de Sicile le mariage avec cette Nikaia se fera ("Après la destruction de [Laranda et Isaura] [dernier épisode de la reprise en main des territoires après la mort d’Alexandre en -323 : Laranda, aujourd’hui Karaman en Turquie, et Isaura à la frontière de la Cilicie et de la Lycaonie, site non localisé, sont écrasées par Perdiccas pour avoir assassiné Balakros le satrape de Cilicie installé par Alexandre ; Diodore de Sicile situe cet épisode dans le premier semestre -322, sous l’archontat de Céphisodore entre juillet -323 et juin -322], deux femmes se présentèrent pour se marier avec Perdiccas : Nikaia la fille d’Antipatros, dont Perdiccas avait demandé la main, et Cléopâtre la sœur d’Alexandre, fille de Philippe II fils d’Amyntas III. Perdiccas avait effectivement décidé dans un premier temps de se lier avec Antipatros, c’est pour cela qu’il avait fait cette demande en mariage, mais ayant reçu le commandement de l’armée royale et le titre de prostate ["prost£thj"/"protecteur", dérivé du verbe "t£ssw"/"placer, ranger, poster", précédé du préfixe "prÒj"/"près de, à côté de"] des rois, il avait changé ses calculs : visant désormais à la royauté, il désirait épouser Cléopâtre en espérant que cela inciterait les Macédoniens à lui confier le pouvoir suprême. Pourtant il épousa Nikaia : pensant qu’Antigone, qui était l’ami d’Antipatros, avait compris ses intentions, il jugea nécessaire de ménager sa relation avec Antipatros, le plus expérimenté des chefs, pour éliminer d’abord Antigone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.23 ; Arrien suit la même source : "Arrivèrent de Macédoine Iollas et Archias, qui amenaient à Perdiccas Nikaia la fille d’Antipatros pour qu’il l’épousât. Olympias la mère d’Alexandre lui avait envoyé aussi sa fille Cléopâtre pour la lui faire épouser. Eumène de Cardia lui conseillait d’épouser Cléopâtre, mais, préférant écouter les conseils de son frère Alcétas, il épousa finalement Nikaia", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien) mais restera stérile, selon Justin il ne se fera pas ("Perdiccas, voulant joindre à sa puissance le titre de roi, demanda via Olympias [sœur d’Alexandre le Molosse roi d’Epire, femme de Philippe II et mère d’Alexandre le conquérant] la main de Cléopâtre, sœur d’Alexandre le Grand et épouse de l’autre Alexandre [le Molosse, roi d’Epire], mais pour s’allier à Antipatros et obtenir plus aisément de lui un renfort de Macédoniens il lui demanda en même temps la main de sa fille. Antipatros comprit ses intentions, et lui refusa les deux épouses qu’il demandait", Justin, Histoire XIII.6). Perdiccas est par ailleurs menacé par un membre de la famille royale, Kynanè la demi-sœur d’Alexandre, qui aimerait bien s’approprier le trône via un mariage entre sa fille Adéa, rebaptisée bientôt Eurydice, et Arrhidée/Philippe III ("Peu après [le mariage de Perdiccas avec Nikaia fille d’Antipatros] eut lieu le meurtre de Kynanè, perpétré par Perdiccas et son frère Alcétas. Kynanè avait pour père Philippe II le père d’Alexandre, et pour mère Eurydice la femme d’Amyntas qu’Alexandre avait rapidement exécuté avant de passer en Asie. Cet Amyntas était le fils de Perdiccas III frère de Philippe II, il était donc le cousin d’Alexandre. Kynanè voulait marier à Arrhidée [alias Philippe III] sa fille Adéa, qui fut renommée plus tard Eurydice", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Perdiccas laisse son frère Alcétas tuer Kynanè. Notons qu’Antipatros, au moins sur ce point, est d’accord avec Perdiccas : avant que Kynanè aille se faire tuer par Alcétas en Anatolie, Antipatros tente de l’empêcher de traverser la Macédoine et la Thrace ("Kynanè fille de Philippe II connaissait l’art de la guerre, elle commandait une armée, et savait la conduire contre les ennemis : elle s’était battue contre les Illyriens et en avait tué un grand nombre, dont leur reine d’un coup à la nuque. Elle avait épousé Amyntas fils de Perdiccas III. L’ayant perdu peu de temps après, elle n’avait pas voulu prendre un second mari. Elle n’avait qu’une fille d’Amyntas, nommée Eurydice, élevée également à l’art de la guerre. Après qu’Alexandre fut mort à Babylone, voyant ses successeurs dans la division, elle entreprit de passer le Strymon. Antipatros voulut s’opposer à son passage, mais elle força les troupes d’Antipatros, passa le fleuve, et malgré tous les ennemis qu’elle trouva sur sa route elle traversa l’Hellespont, dans le dessein de combattre l’armée des Macédoniens. Alcétas vint à sa rencontre avec des troupes. En voyant la fille de Philippe II, la sœur d’Alexandre, les Macédoniens eurent honte, et ne voulurent pas se battre contre elle. Alcétas fut d’un sentiment contraire. Kynanè lui reprocha son ingratitude, et méprisant la multitude des ennemis et leurs armes elle préféra mourir noblement plutôt que participer au dépouillage du royaume de Philippe II", Polyen, Stratagèmes VIII.60), parce que comme Perdiccas il ne souhaite plus s’embarrasser des desideratas de la famille argéade.


En Egypte, ensuite. Le pays est devenu quasi indépendant depuis le départ d’Alexandre au printemps -331, plus précisément il s’apparente à une entreprise spéculative totalement contrôlée par son diocète Cléomène. Nous avons, grâce à un passage de l’Economique de pseudo-Aristote, plusieurs exemples de magouilles financières réalisées par ce personnage, qui n’a rien à envier à nos modernes boursicoteurs vides d’humanité et de scrupules provoquant guerres et famines au seul bénéfice de leur porte-monnaie : utilisant le racket ("A Alexandrie, Cléomène le gouverneur d’Egypte défendit l’exportation du blé alors qu’une grande disette désolait tous les pays sauf l’Egypte. Les nomarques lui dirent que leurs revenus ne seraient pas suffisants pour payer les impôts si cette défense n’était pas levée. Cléomène permit donc l’exportation, mais en soumettant le blé à une taxe très forte : par ce moyen, seule une petite quantité de blé sortit du pays, qui rapporta des bénéfices considérables et fit taire en même temps les réclamations des nomarques", pseudo-Aristote, Economique 1352a), l’intimidation ("Lors d’un déplacement, [Cléomène] vit un de ses gitons dévoré par un crocodile, animal que les gens du nome vénérait comme un dieu. S’estimant offensé, il convoqua les prêtres pour les informer qu’il se vengerait en faisant chasser tous les crocodiles. Mais pour ne pas attirer la colère des dieux, les prêtres rassemblèrent de l’or en grande quantité, le lui donnèrent, et cela apaisa sa colère", pseudo-Aristote, Economique 1352a), le mensonge ("Le roi Alexandre avait ordonné à Cléomène de transporter le dépôt de marchandises de Canope vers la cité près de l’île de Pharos [c’est-à-dire Alexandrie d’Egypte]. Cléomène alla donc demander aux prêtres et aux propriétaires de Canope de venir s’installer dans la colonie fondée par Alexandre. Ceux-ci lui offrirent de l’argent pour ne pas déménager. Cléomène accepta cet argent et partit. Mais quand les travaux du nouveau dépôt furent bien avancés, il retourna voir les Canopiens et, pour s’assurer que l’ordre d’Alexandre serait exécuté, leur demanda une somme d’argent au-delà de leurs moyens : c’est ainsi qu’il contraignit les Canopiens, dans l’incapacité de payer cette forte somme, à déménager", pseudo-Aristote, Economique 1352a-b), la stigmatisation ("[Cléomène] fut informé qu’un de ses marchands vendait des produits à un prix beaucoup plus haut qu’il les estimait. Il déclara aux parents de ce vendeur que le méchant négoce de leur fils lui coûtait cher et qu’il n’acceptait pas cela, simulant une grande colère. Les parents de cet homme répondirent à Cléomène que la rumeur n’était pas fondée, et que leur fils se justifierait lui-même quand il serait de retour. Ce dernier apprit par ses parents tout ce que Cléomène leur avait dit et, pour se justifier devant eux comme devant Cléomène, il céda à ce dernier tout l’argent qu’il avait tiré de ses ventes", pseudo-Aristote, Economique 1352b), l’inflation ("Le blé se vendait dix drachmes dans le pays. [Cléomène] appela auprès de lui les laboureurs pour qu’ils lui en vendent. Ceux-ci lui en proposèrent un prix inférieur à celui qu’ils imposaient aux marchands, pourtant Cléomène le leur acheta au prix ordinaire du marché. Mais il s’assura un bénéfice quand il revendit ce blé en le surtaxant de deux drachmes", pseudo-Aristote, Economique 1352b ; à Athènes, Démosthène a dû plaider un temps contre un nommé Dionysodoros que Cléomène avait envoyé précisément dans ce but d’inflation : "Dionysodoros que voici et son associé Parméniskos ont reçu les fonds [des Athéniens] et ont envoyé le navire d’ici vers l’Egypte, Parméniskos s’est s’embarqué dessus tandis que Dionysodoros est resté ici. Vous devez savoir, juges, que tous deux sont des agents de Cléomène, le gouverneur de l’Egypte qui dès sa titularisation a fait beaucoup de mal à votre cité, et plus encore aux autres Grecs, en accaparant les blés et en soutenant les prix avec ses complices. Les uns expédient les marchandises d’Egypte, les autres les accompagnent sur mer en s’assurant du trafic, d’autres enfin restent sur les lieux de destination pour y consigner ces marchandises et y magouillent entre eux sur les prix : si chez vous le cours du blé monte, ils écrivent pour en faire venir, si au contraire le cours baisse, ils détournent le blé sur d’autres marchés. C’est cette pratique, juges, qui a causé, via ces lettres et ces transports, la hausse du prix du blé", Démosthène, Contre Dionysodoros 7-8) et la dévaluation ("Cléomène convoqua les prêtres pour leur dire que les dépenses du service divin étaient très inégalement réparties dans le pays, et que le nombre des temples et des prêtres devait diminuer. Les prêtres, désireux de conserver leurs temples et leurs fonctions, lui apportèrent aussitôt leurs trésors privés ou publics pour que Cléomène n’exécutât pas sa menace", pseudo-Aristote, Economique 1352b), l’escroquerie ("Cléomène se déplaçait sur un navire pour aller payer ses soldats normalement à chaque nouvelle lune. Mais chaque mois, il s’arrangeait pour retarder son arrivée, et la grogne des soldats se calmait dès la distribution de leur nouvelle ration. C’est ainsi que chaque année il réussit à spolier ses soldats d’un mois de solde", pseudo-Aristote, Economique 1352b), il est parvenu à constituer un gigantesque trésor servant à son confort privé pour partie, et pour l’autre partie au développement d’Alexandrie d’Egypte devenue une sorte d’usine à bas coût de main-d’œuvre et à haut revenu patronal. Informé de cette gestion mafieuse au cours de son retour d’Inde, Alexandre a menacé Cléomène de destitution, mais égaré par la douleur après la mort d’Héphestion fin -324 il s’est ravisé et a finalement promis à Cléomène de lui laisser sa charge à condition de construire en l’honneur d’Héphestion un temple dans Alexandrie et un autre temple sur l’île de Pharos voisine (ce qui scandalisera l’historien Arrien : "[Alexandre] écrivit à Cléomène, qui accablait l’Egypte de vexations, une lettre que je ne saurais approuver même en considérant son amitié exagérée pour Héphestion, dans laquelle il lui ordonna d’ériger en l’honneur de ce dernier un temple dans Alexandrie et un autre dans l’île de Pharos où s’élève la célèbre tour, et d’apposer le nom d’Héphestion à toutes les transactions particulières, en concluant : “Si à mon arrivée je trouve ces temples élevés, non seulement je te pardonnerai tous tes méfaits passés, mais encore tous ceux à venir”. Ce sont là des paroles indignes d’un grand roi, quand on pense qu’elles ont été adressées à un scélérat dont l’administration s’étendait sur un grand pays", Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, 23.6-8). La mort d’Alexandre peu de temps après cette lettre a sauvé momentanément Cléomène. En été -323, quand il accepte de voir Ptolémée à la tête de l’Egypte, Perdiccas espère que Cléomène lui servira d’indic, c’est pour cela qu’il va jusqu’à demander à Cléomène de remettre à Ptolémée le pouvoir et les richesses qu’il a accumulés depuis -331 ("Ce territoire devait être remis [à Ptolémée] par Cléomène le bâtisseur d’Alexandrie", Justin, Histoire XIII.4). Mais Ptolémée n’est pas dupe : il a très bien compris la manœuvre de Perdiccas, et il n’a pas envie de composer avec un espion, il fait donc assassiner Cléomène ("Passé en Egypte, [Ptolémée] tua Cléomène qu’Alexandre avait établi satrape de ce pays, et qu’il suspectait d’être attaché à Perdiccas", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.3). C’est un acte politique qui rapporte beaucoup au nouveau satrape : par ce meurtre en effet, Ptolémée non seulement hérite de l’administration centralisée et du trésor de l’ancien diocète qui vont lui servir à former rapidement une armée personnelle et à assurer la permanence de l’ordre dans toute la vallée du Nil, mais encore il s’attire la sympathie des Egyptiens et des Grecs enfin libérés des méthodes de voyou de Cléomène ("Ptolémée prit possession de l’Egypte sans combat. Il traita les autochtones avec humanité et, ayant hérité de huit mille talents, il recruta des mercenaires pour former une armée. Beaucoup d’amis s’assemblèrent autour de lui en raison de son amabilité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.14). Ptolémée étend ensuite son influence à la Libye voisine en y envoyant un contingent sous les ordres d’Ophellas, ancien compagnon de l’épopée alexandrine, qui met fin à la guerre civile provoquée par l’aventurier Thibron ("[Les possédants de Cyrène] persuadèrent Ptolémée de les ramener dans leur patrie. Ils revinrent donc avec de nombreuses troupes terrestres et navales sous le commandement d’Ophellas. En apprenant leur arrivée, les autres exilés réfugiés auprès de Thibron tentèrent nuitamment de les rejoindre, mais on les surprit et ils furent massacrés. Les démocrates cyréniens, redoutant le retour des exilés, firent la paix avec Thibron et s’accordèrent pour lutter en commun avec lui contre Ophellas. Mais Ophellas battit Thibron qu’il captura, et s’empara des cités et du plat-pays au nom du roi ["basileÚj" : Diodore de Sicile commet un anachronisme, cest seulement en -306 que Ptolémée prendra officiellement le titre de roi] Ptolémée. C’est ainsi que Cyrène et les cités alentours perdirent leur liberté et devinrent sujettes du roi Ptolémée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.14 ; cet accaparement apparemment brutal raconté par Diodore de Sicile est temporisé par Arrien, qui précise que Thibron n’est pas tué par Ophellas, mais par les Cyrénéens du quartier portuaire, autrement dit par les basses classes, fatiguées du chaos qu’il a provoqué en Libye et finalement pas mécontents que Ptolémée via Ophellas y ait rétabli l’ordre : "[Thibron] alla à Cyrène avec une armée de six mille hommes, appelé par les bannis de Cyrène et de Barki. Après un grand nombre de combats et d’embûches où il fut tantôt vainqueur tantôt vaincu, il finit par être chassé, arrêté par des Libyens conducteurs de chevaux et mené devant Epicydès d’Olynthe à la cité de Teucheira, que ce personnage avait reçu du Macédonien Ophellas envoyé par Ptolémée fils de Lagos pour secourir les gens de Cyrène. Les habitants de Teucheira, avec la permission d’Ophellas, torturèrent Thibron et l’envoyèrent au port de Cyrène pour le pendre", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Selon le Marbre de Paros, l’événement date de l’archontat de Philoclès, c’est-à-dire entre juillet -322 et juin -321 ("Depuis qu’Antipatros prit Athènes et qu’Ophellas envoyé par Ptolémée prit Cyrène, cinquante-huit ans se sont écoulés, Philoclès était archonte d’Athènes", Marbre de Paros B111). Il est possible que dès cette époque, Ptolémée opère aussi un rapprochement avec les dynastes chypriotes, dont notamment Nicocréon le roi de Salamine de Chypre (aujourdhui Salamis près de Famagouste) qui a participé à la mémorable fête donnée à Tyr en été -331 par Alexandre selon le paragraphe 29 de la Vie dAlexandre de Plutarque, et avec Antipatros sorti victorieux de la guerre Lamiaque, quil juge comme un allié dans la lutte imminente quil pressent contre Perdiccas ("[Ptolémée] envoya par ailleurs des émissaires à Antipatros et conclut avec lui un accord de coopération, car il savait parfaitement que Perdiccas tenterait de lui enlever la satrapie d’Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.14). Rappelons enfin quà une date inconnue Ptolémée épouse Eurydice une des filles du vieux Antipatros, dont il devient le gendre : nous aurons loccasion plus loin de revenir sur ce mariage. En -321, au moment de laffrontement décisif, Ptolémée est ainsi tout-puissant en Egypte ("Ptolémée ne négligea rien pour affermir son pouvoir en Egypte. Gagnant par sa douceur l’affection des habitants, s’attachant les rois voisins par ses bienfaits et sa générosité, reculant les frontières de son domaine par la conquête de Cyrène, il étendit ses forces au point de ne plus ressentir la crainte, mais de la produire", Justin, Histoire XIII.6), et son influence s’étend loin en Méditerranée, jusqu’à Pella.


L’incident qui va mettre le feu aux poudres est lié à l’achèvement du char funèbre d’Alexandre. Diodore de Sicile place l’événement sous l’archontat de Philoclès entre juillet -322 et juin -321 ("Sous l’archontat de Philoclès à Athènes, Gaius Sulpicius et Gaius Aelius furent consuls à Rome. A cette époque, le véhicule sur lequel la dépouille d’Alexandre devait être transporté étant achevé, Arrhidée [Philippe III] chargé de ce transport fit ses préparatifs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.26), et au paragraphe 28 livre XVIII de sa Bibliothèque historique il précise que la construction de ce char monumental a pris "presque deux ans", or Alexandre est mort en juin -323, on doit donc situer l’événement vers le premier semestre -321. Juste avant de mourir, Alexandre a émis le désir d’être enterré en Egypte, à l’oasis de Siwah ("[Alexandre] demanda à ses Amis de se rapprocher car il n’avait presque plus de voix, retira l’anneau qu’il portait au doigt et le donna à Perdiccas, en leur demandant de transférer ses restes auprès du dieu Amon", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, X, 5.4 ; "Alexandre ordonna finalement qu’on l’ensevelît dans le temple d’Amon", Justin, Histoire XII.15). Perdiccas était bien présent au moment où Alexandre a prononcé ce vœu. Mais il est embarrassé. Si la dépouille d’Alexandre repose en Egypte, les ambitions hégémoniques de Ptolémée ne seront-elles pas confortées ? N’aurait-on pas intérêt par conséquent à l’enterrer ailleurs ? Mais d’un autre côté, accompagner le cortège funèbre vers l’oasis de Siwah, ne serait-ce pas un bon prétexte pour introduire l’armée royale en Egypte, ébranler l’autorité de Ptolémée, et le démettre finalement de ses fonctions pour reprendre le contrôle du pays ? Ou pourquoi ne pas enterrer le conquérant dans la nécropole royale macédonienne d’Aigai, au côté de son père Philippe II ? Certes en agissant ainsi on irait à l’encontre des dernières volontés du défunt, mais ne serait-ce pas également un bon moyen de faire revenir les troupes royales dans la Macédoine qu’elles ont quittée en -334, et d’y reprendre le pouvoir en écartant le vieux Antipatros ? Tandis que Perdiccas s’interroge, Ptolémée, qui sait tout le bénéfice politique à tirer de la présence des restes du conquérant sur son sol, témoigne une nouvelle fois de son réalisme : quand le convoi funèbre, ayant quitté Babylone, arrive en Koilè-Syrie, carrefour entre la route du nord menant à la Macédoine via l’Anatolie et la route du sud menant à l’Egypte, il se précipite soi-disant pour "rendre hommage à Alexandre" selon Diodore de Sicile, en réalité pour subtiliser l’illustre dépouille et l’enterrer au plus vite en Egypte (devançant les hésitations de Perdiccas à le conduire vers Aigai en Macédoine selon Pausanias : "[Ptolémée] se fit remettre le corps d’Alexandre par les Macédoniens qui étaient chargés de le transporter à Aigai, et il lui fit faire à Memphis des obsèques selon les usages macédoniens", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.3). Selon Arrien, Ptolémée pour parvenir à ses fins joue habilement de la fragilité mentale d’Arrhidée/Philippe III, qui accompagne la dépouille funèbre ("Arrhidée, qui gardait le corps d’Alexandre, l’emmena, contrairement aux ordres de Perdiccas [autrement dit c’est l’épimélète qui commande le roi !]. De Babylone, par Damas, il marcha vers l’Egypte auprès de Ptolémée fils de Lagos. Malgré l’opposition de Polémon, proche de Perdiccas, Arrhidée parvint à réaliser son dessein", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Selon Elien, une rapide escarmouche a lieu entre les hommes de Ptolémée et ceux de Perdiccas, à laquelle Ptolémée met fin par un habile stratagème ("Lorsque Perdiccas eut atteint Ptolémée, il lui livra un combat sanglant pour reprendre le cadavre, semblable au combat que Troie vit jadis sous ses murs pour le simulacre d’Enée envoyé par Apollon au milieu des héros, chanté par Homère [allusion à l’Illiade V.449-453]. Ptolémée, après avoir repoussé Perdiccas, fit faire un simulacre qui représentait Alexandre, le revêtit des habits royaux, l’entoura des ornements funèbres les plus précieux, puis le plaça sur un chariot perse, dans un magnifique cercueil enrichi d’or, d’argent et d’ivoire, en même temps qu’il envoya le véritable corps sans pompe et sans éclat par des routes secrètes et peu fréquentées. Perdiccas prit possession de la représentation d’Alexandre et du chariot qui la portait, croyant avoir en son pouvoir le prix du combat. Il cessa toute poursuite. Il ne s’aperçut  avoir été trompé que quand il ne fut plus en mesure d’atteindre Ptolémée", Elien, Histoires diverses XII.64). Alexandre est enseveli tout de suite à Alexandrie selon Diodore de Sicile ("Voulant rendre hommage à Alexandre, Ptolémée s’avança à sa rencontre jusqu’en Syrie avec une armée. Quand on lui eut remis le corps, il jugea bon de lui témoigner les plus grandes marques de considération en le transportant non pas dans l’oasis d’Amon mais dans la cité d’Alexandrie qu’il avait fondée, presque la plus célèbre cité de la terre. Il fit élever un sanctuaire qui, par ses dimensions et sa construction, est digne de la gloire d’Alexandre. Il l’y ensevelit et instaura en son honneur des sacrifices héroïques et des jeux magnifiques", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.28) et selon Elien ("Alexandre, fils de Philippe II et d’Olympias, mourut à Babylone. Le corps du roi qui se prétendait fils de Zeus demeurait étendu pendant que ses stratèges se disputaient la possession de son empire, oubliant de l’honorer d’une sépulture comme la nature demande de le faire pour tous les mortels. Trente jours s’écoulèrent sans qu’on eût songé aux funérailles d’Alexandre, lorsqu’Aristandros de Telmissé, inspiré par un dieu ou pour un autre motif, s’avança au milieu des Macédoniens et leur dit que les dieux lui avaient révélé qu’Alexandre ayant été pendant sa vie le plus heureux des rois, la terre qui recevrait le corps serait parfaitement heureuse et n’aurait jamais à craindre d’être dévastée. Ce discours fit naître de nouveaux débats, chacun désirant posséder et emporter dans son royaume ce gage précieux d’une puissance solide et durable. Selon quelques historiens, Ptolémée enleva secrètement le corps d’Alexandre, se hâta de le faire transporter en Egypte, dans la cité que ce roi avait magnifiée de son nom. Les Macédoniens regardèrent sans passion cet enlèvement, Perdiccas en revanche se mit aussitôt à la poursuite du ravisseur, moins excité par son attachement à la mémoire d’Alexandre et par un respect religieux pour son corps qu’échauffé par la prédiction d’Aristandros", Elien, Histoires diverses XII.64). Mais selon d’autres auteurs, que nous suivrons plus volontiers, il est d’abord enseveli à Memphis ("Depuis [...] qu’Alexandre fut enterré à Memphis, que Perdiccas mourut dans son expédition contre l’Egypte, de même que Cratéros, et que le sophiste Aristote atteignit la cinquantaine, cinquante-sept ans se sont écoulés, Archippos était archonte d’Athènes [entre juillet -321 et juin -320]", Marbre de Paros B112 ; selon le Roman d’Alexandre de pseudo-Callisthène, le corps d’Alexandre sera très vite déplacé à Alexandrie pour ne pas offenser les prêtres égyptiens de Memphis : "Les Perses luttèrent contre les Macédoniens car ils voulaient emporter Alexandre chez eux et le vénérer sous le nom de Mithra, les Macédoniens étaient opposés à ce projet car ils voulaient le ramener en Macédoine. Ptolémée dit alors : “Ecoutons le Zeus babylonien [c’est-à-dire Marduk, dieu suprême du panthéon babylonien] d’ici, son oracle nous dira où déposer le corps d’Alexandre”. L’oracle de Zeus [Marduk] déclara : “En Egypte existe une cité nommé Memphis : l’intérêt de tous est de l’y introniser”. Cette parole ayant été donnée, personne ne la discuta, tous laissèrent à Ptolémée le soin d’aller le transporter, embaumé dans un cercueil de plomb, jusqu’à la cité de Memphis. Après l’avoir mis sur un char, Ptolémée entreprit le voyage de Babylone jusqu’en Egypte. Informés de son arrivée, les habitants de Memphis vinrent à la rencontre du corps d’Alexandre, qu’ils firent entrer en cortège dans Memphis. Mais le grand prêtre du sanctuaire de Memphis déclara : “Ne l’installez pas ici, allez le mettre dans la cité qu’il a fondée du côté de Rhakotis, car cette cité sera tourmenté par des guerres et des querelles si elle n’est pas protégée par ce corps”. Aussitôt Ptolémée le fit porter à Alexandrie, lui éleva un tombeau dans le sanctuaire qui fut appelé le “Soma d’Alexandre”, et y déposa les restes d’Alexandre", pseudo-Callisthène, Roman d’Alexandre III.34, version de Leyde ; selon Quinte-Curce il sera transporté à Alexandrie "peu d’années après" : "Le corps du monarque fut transporté par Ptolémée, le nouveau maître de l’Egypte, à Memphis, puis à Alexandrie peu d’années après ["paucis post annis"], où depuis l’on rend toutes sortes d’honneurs à sa mémoire et à son nom", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, X, 10.20 ; selon Pausanias ce transport sera effectué par Ptolémée II dans la première moitié du IIIème siècle av. J.-C. : "Le corps d’Alexandre le Grand fut apporté de Memphis à Alexandrie par l’ordre [de Ptolémée II Philadelphe]", Pausanias, Description de la Grèce, I, 7.1). C’en est trop pour Perdiccas, qui par ailleurs n’a pas pu cacher longtemps son ambition à Antigone le vieux satrape de Haute-Phrygie. Ce dernier, chargé par Perdiccas d’aider Eumène à conquérir à la Cappadoce en -323, a naturellement refusé ("Léonnatos et Antigone furent chargés de conduire Eumène [en Cappadoce] avec une puissante armée pour l’établir satrape de cette contrée. Mais Antigone ne tint aucun compte de ce que lui écrivit Perdiccas, il méprisait tout le monde parce qu’il fomentait déjà des projets ambitieux. Seul Léonnatos se dirigea vers la Phrygie afin d’entreprendre cette conquête pour le compte Eumène", Plutarque, Vie d’Eumène 3), peu intéressé pour donner naissance à une province rivale de la sienne à sa frontière nord. Quand Perdiccas est venu en Anatolie pour mener cette tâche à terme l’année suivante, ses relations avec Antigone se sont détériorées encore, ce dernier n’étant pas né de la dernière pluie et ayant très bien compris la finalité de ses manœuvres ("Comprenant qu’Antigone avait deviné ses intentions, qu’il était l’ami d’Antipatros, et qu’il était par ailleurs le plus efficace des chefs militaires, [Perdiccas] décida de s’en débarrasser. Il lança donc contre lui des calomnies et des accusations injustes, avec la claire volonté de le faire périr. Suprêment intelligent et audacieux, Antigone déclarait publiquement vouloir se défendre des accusations dont il était l’objet, mais il prépara secrètement sa fuite", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.23-24 ; "Perdiccas intriguait contre Antigone et voulait le mettre en jugement, mais l’autre, pressentant le piège, refusa de comparaître et tous deux devinrent ennemis", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). A l’extrême fin de -322 ou au début de -321, Antigone s’échappe d’Anatolie et gagne la Grèce. Il y retrouve Antigone et Cratéros, qui, après la capitulation d’Athènes en automne -422, sont sur le point d’écraser les Etoliens, derniers résistants de la guerre Lamiaque ("[Antigone] prépara secrètement sa fuite. A l’insu de tous, il s’embarqua nuitamment avec ses amis et son fils Démétrios sur des navires athéniens. Arrivé en Europe, il alla demander un entretien à Antipatros. A cette date Antipatros et Cratéros étaient en campagne contre les Etoliens avec trente mille fantassins et mille cinq cents cavaliers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.23-24). Les deux hommes, stupéfaits par le discours d’Antigone qui assure - sans doute avec raison - que Perdiccas rêve de répudier Nikaia pour épouser Cléopâtre (c’est-à-dire devenir le beau-frère posthume d’Alexandre, donc prétendant légitime à la couronne macédonienne : "Eumène apporta de la part de Perdiccas des présents à Cléopâtre à Sardes, en lui disant que Perdiccas avait l’intention de l’épouser après avoir renvoyé Nikaia. Le projet fut ébruité par Ménandre le satrape de Lydie, qui le rapporta à Antigone. Ce dernier le divulgua à l’entourage d’Antipatros et de Cratéros", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien ; "Antigone qui s’était enfui d’Asie eut une entrevue avec Antipatros. Il lui apprit le dessein de Perdiccas : épouser Cléopâtre pour devenir roi puis, à la tête de l’armée royale, gagner la Macédoine pour les réduire à l’impuissance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.25), décident de signer immédiatement la paix avec les Etoliens pour se retourner au plus vite contre Perdiccas ("Abasourdis par cette nouvelle effrayante, Antipatros et Cratéros tinrent conseil avec leurs officiers. Après débat, on décida à l’unanimité de conclure la paix avec les Etoliens aux meilleures conditions, pour faire passer les troupes en Asie le plus rapidement possible, Cratéros devenant commandant de l’Asie tandis qu’Antipatros garderait l’Europe, on résolut aussi d’envoyer une ambassade à Ptolémée en vue d’une action commune, car celui-ci était leur ami autant qu’il était hostile à Perdiccas et exposé comme eux à son complot", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.25 ; "Après avoir soumis les Grecs, Cratéros et Antipatros passèrent en Asie pour y détruire la puissance de Perdiccas", Plutarque, Vie d’Eumène 5), en laissant le gouvernement de la Grèce à Polyperchon ("La guerre éclata ensuite entre Antigone et Perdiccas. Antigone eut pour lui Cratéros et Antipatros qui, ayant conclu la paix avec les Athéniens, confièrent à Polyperchon le gouvernement de la Macédoine et de la Grèce", Justin, Histoire XIII.6) : les Etoliens unis sont ainsi sauvés d’un écrasement et d’une occupation similaires à ceux d’Athènes, ce qui leur permettra de jouer un rôle très important dans les affaires de Grèce dans les décennies à venir. L’autorité de Perdiccas est ainsi directement contestée des deux côtés de la Méditerranée. Celui-ci tente d’apaiser les choses en organisant le mariage d’Arrhidée/Philippe III avec Adéa/Eurydice, fille de Kynanè, sur le mode : "Voyez, voyez ! Je ne rêve pas de devenir roi, puisque je renforce l’autorité du régent légitime en le mariant avec une héritière illustre et aussi légitime de la famille argéade !" ("Le mariage [entre Adea/Eurydice et Arrhidée/Philippe III] eut lieu plus tard par l’intermédiaire de Perdiccas, dans le but d’apaiser en Macédoine le désordre grandissant suscité par la mort de Kynanè : Antigone, enfui en Macédoine auprès d’Antipatros et de Cratéros, leur racontait effectivement les intrigues que Perdiccas menait contre lui et contre eux, dramatisant entre autres la mort de Kynanè pour les inciter à guerroyer contre Perdiccas", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Mais ce stratagème ne trompe personne. Après avoir pesé le pour et le contre, Perdiccas conclut que son ennemi premier est Ptolémée. Il confie donc à son allié Eumène la garde de l’Anatolie, en lui adjoignant son propre frère Alcétas et un nommé Néoptolémos ("[Perdiccas] confia aussi à Eumène beaucoup d’officiers d’élite, dont son propre frère Alcétas et Néoptolémos, en leur ordonnant d’obéir totalement à Eumène en vertu de sa grande compétence militaire et de son inébranlable loyauté", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.29 ; "[Cratéros et Antipatros] étaient prêts à se jeter sur la Cappadoce quand Perdiccas, qui de son côté s’apprêtait à guerroyer contre Ptolémée, nomma Eumène stratège général d’Arménie et de Cappadoce, en ordonnant à Alcétas et à Néoptolémos d’obéir à Eumène, et à Eumène de prendre toutes les décisions qui lui sembleraient utiles", Plutarque, Vie d’Eumène 5 ; "Bien qu’Eumène fût conscient de sa faiblesse [face à Antipatros et Cratéros], il n’abandonna pas son ami, et se montra plus attaché à sa parole qu’à son propre salut. Perdiccas lui donna le commandement de la partie de l’Asie située entre les monts du Taurus et l’Hellespont, le laissant seul face à ses ennemis d’Europe, tandis que lui-même partit attaquer l’Egypte que possédait Ptolémée", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.3), ainsi que la flotte de Kleitos Leukos le vainqueur de la bataille navale d’Amorgos contre les Athéniens lors de la guerre Lamiaque, tandis que lui-même part avec le gros de l’armée royale et avec Arrhidée/Philippe III vers l’Egypte ("Perdiccas réunit ses amis et ses officiers pour leur demander s’il devait marcher vers la Macédoine ou attaquer d’abord Ptolémée. Tout le monde conclut qu’il fallait d’abord se tourner contre Ptolémée, pour pouvoir ensuite lancer sereinement l’offensive contre la Macédoine. Perdiccas confia donc une armée considérable à Eumène pour qu’il surveillât l’Hellespont et empêchât qu’on le franchît, tandis que lui-même quitta la Pisidie et marcha contre l’Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.25 ; "Les uns voulaient transporter la guerre dans la Macédoine, siège et centre de l’empire, où les noms d’Olympias la mère d’Alexandre et de [Philippe II] son époux, toujours chers au peuple, assureraient le succès de leur cause [Olympias et Antipatros se détestent, comme en témoigne leurs lettres au conquérant avant sa mort]. Mais on résolut finalement de se tourner d’abord contre l’Egypte, de peur qu’en passant en Macédoine on laissât l’Asie aux mains de Ptolémée. La Paphlagonie, la Carie, la Lycie, la Phrygie [c’est-à-dire les contrées constituant la satrapie d’Antigone] furent rattachées à l’autorité d’Eumène, qui reçut l’ordre d’y contenir Cratéros et Antipatros avec l’aide des troupes d’Alcétas le frère de Perdiccas et de celles de Néoptolémos. La flotte fut confiée à Kleitos. La Cilicie passa de Philotas à Philoxène. Puis Perdiccas se dirigea en personne vers l’Egypte à la tête d’une puissante armée. Ainsi les Macédoniens, divisés en deux factions par la désunion de ses chefs, tourna contre elle-même des armes encore teintes du sang ennemi, et dans son aveugle délire déchira de ses mains ses propres entrailles", Justin, Histoire XIII.6).


Au nord, en Anatolie, Eumène cumule les handicaps. Non seulement il doit affronter deux chefs qui n’ont plus rien à prouver sur le champ de bataille, et qui dirigent des troupes aguerries par leurs récentes victoires dans la guerre Lamiaque, mais encore les lieutenants que Perdiccas lui a confiés rechignent à lui obéir : Alcétas ne veut pas se dresser contre Cratéros qui jouit d’un grand prestige dans toutes les troupes macédoniennes, et Néoptolémos, qui entretient une haine organique à l’encontre d’Eumène pour une raison qu’on ignore, finit par diriger son contingent contre lui. Une bataille s’engage entre les soi-disant alliés, au cours de laquelle l’escadron constitué par Eumène dont nous avons parlé plus haut écrase les fantassins de Néoptolémos ("Alcétas refusa clairement de prendre part à cette guerre, alléguant que les Macédoniens qu’il commandait avaient honte de se dresser contre Antipatros et étaient prêts à se rendre à Cratéros qu’ils affectionnaient. Néoptolémos quant à lui ne cacha pas la trahison qu’il tramait contre Eumène : non seulement il ne suivit pas l’ordre de se joindre à lui, mais encore il rangea son armée en bataille et l’attaqua. Eumène récolta les fruits de sa prévoyance : son infanterie fut certes battue, mais sa cavalerie mit Néoptolémos en fuite, prit ses bagages et, revenant en masse sur la phalange qui s’était dispersée à la poursuite de son infanterie, en contraignit les hommes de mettre bas les armes, qu’il incorpora par la suite dans son armée après leur avoir fait prêter serment de fidélité", Plutarque, Vie d’Eumène 5). Selon Diodore de Sicile, cette trahison de Néoptolémos a été réalisée d’un commun accord entre ce dernier et Antipatros ("Néoptolémos, qui était jaloux d’Eumène et commandait une grosse troupe de Macédoniens, entama des pourparlers secrets avec Antipatros. Un accord fut conclut. Il complota contre Eumène, mais il fut découvert et contraint de livrer bataille : il faillit être tué et perdit presque tous ses hommes" Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.29), après qu’Eumène ait échoué à empêcher le débarquement de ses deux adversaires sur le continent asiatique ("Eumène atteignit l’Hellespont avec les troupes placées sous ses ordres, renforcées par les nombreux cavaliers qu’il avait antérieurement levés dans sa satrapie. Mais Cratéros et Antipatros avait déjà fait passer leurs hommes d’Europe en Asie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.29). Arrien rejoint Diodore de Sicile en précisant que cette bataille entre Eumène et Néoptolémos date d’après le débarquement d’Antipatros et Cratéros sur le continent asiatique ("Antipatros et Cratéros franchirent l’Hellespont depuis la Chersonèse, après avoir trompé, via des émissaires, ceux qui gardaient le passage. Ils envoyèrent des messages à Eumène et à Néoptolémos, les lieutenants de Perdiccas. Néoptolémos se laissa convaincre, contrairement à Eumène. Ce dernier devint méfiant à l’encontre de Néoptolémos, une bataille éclata entre eux, Eumène l’emporta de haute lutte. Néoptolémos s’enfuit avec quelques rescapés auprès d’Antipatros et de Cratéros", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Mais cette version s’oppose à celle de Plutarque dans sa Vie d’Eumène, qui dit au contraire qu’Antipatros et Cratéros, qui ont de l’estime pour Eumène et qui ne veulent pas croiser le fer contre lui, ont tout fait pour essayer de le détacher de Perdiccas, sans succès ("Cratéros et Antipatros envoyèrent des députés à Eumène pour l’inviter à passer dans leur parti, promettant de lui laisser la libre jouissance de son gouvernement, et d’y joindre même d’autres provinces et de nouvelles troupes, à la seule condition de devenir l’ami d’Antipatros et de ne pas renoncer à l’amitié de Cratéros. A cette proposition, Eumène répondit : “Mon ancienne inimitié contre Antipatros ne me permet pas de devenir actuellement son ami puisqu’il traite mal mes amis. Je suis prêt à réconcilier Cratéros et Perdiccas en à les ramenant l’un et l’autre à des conditions justes et raisonnables, mais si Cratéros entreprend de lui enlever ses Etats je défendrai Perdiccas contre ses agresseurs, tant qu’il me restera un souffle, et j’abandonnerai mon corps et ma vie plutôt que de trahir la foi que j’ai jurée”", Plutarque, Vie d’Eumène 5). Cette hagiographie d’Eumène de Cardia par Plutarque s’appuie en grande partie sur l’œuvre consacrée aux diadoques aujourd’hui perdue de l’historien Hiéronymos de Cardia, compatriote et ami d’Eumène : faut-il en déduire que Hiéronymos a trafiqué la réalité historique en embellissant les relations entre Eumène, Antipatros et Cratéros, et en conséquence préférer la version de Diodore/Arrien à celle de Plutarque ? Ces auteurs sont d’accord en tous cas pour dire que l’objectif premier d’Antipatros et de Cratéros n’est pas Eumène, mais Perdiccas, et Plutarque précise que si Cratéros se détourne finalement de son chemin initial pour marcher contre Eumène, c’est parce Néoptolémos après sa défaite contre Eumène s’est réfugié auprès d’Antipatros et de Cratéros et leur a fait croire que les troupes d’Eumène sont comme des fruits trop mûrs, que Cratéros n’aura juste qu’à se montrer pour qu’elles se laissent cueillir ("[Antipatros et Cratéros] délibéraient sur le parti à prendre dans cette importante affaire, quand Néoptolémos vint leur apprendre sa défaite et réclamer du secours. Il dit à Cratéros : “Les Macédoniens désirent ardemment ta présence, dès qu’ils verront ta kausia ["kaus…a", coiffe macédonienne à larges bords pour se protéger du soleil] et entendront ta voix ils se soumettront à toi avec leurs armes”. Cratéros jouissait en effet d’un grand crédit chez beaucoup de Macédoniens, qui l’avaient désiré pour roi après la mort d’Alexandre, en souvenir de la disgrâce que par affection pour eux il avait encouru plusieurs fois de la part d’Alexandre, et de sa volonté de défendre les usages patriotiques contre l’inclinaison d’Alexandre à adopter les manières fastueuses et orgueilleuses des Perses. Cratéros laissa donc Antipatros partir vers la Cilicie, tandis que lui-même marcha à la tête d’un gros contingent avec Néoptolémos contre Eumène, persuadé de n’être pas attendu et de surprendre les troupes de ce dernier en désordre et se livrant à la débauche après leur récente victoire", Plutarque, Vie d’Eumène 6 ; "On décida de diviser l’armée en deux corps : Antipatros marcherait avec le premier vers la Cilicie pour livrer directement bataille à Perdiccas, tandis que Cratéros avec le second irait réduire Eumène puis, après l’avoir battu, rejoindrait Antipatros", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.29 ; "[Néoptolémos] obtint que Cratéros l’accompagnât dans sa guerre contre Eumène", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Eumène de son côté prévoit que ses soldats d’origine grecque hésiteront avant de porter la main contre Cratéros : il décide donc de placer face à Cratéros ses soldats d’origine étrangère (parmi lesquels, pour l’anecdote, on reconnaît Pharnabaze l’ancien amiral de la flotte perse de Darius III, qui selon l’alinéa 7 paragraphe 2 livre III de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien s’est échappé de sa prison de Kos en -332 : "En face de Cratéros, [Eumène] ne rangea aucun Macédonien, il plaça deux corps de cavalerie étrangère, l’un commandé par Pharnabaze fils d’Artabaze et l’autre par Phœnix de Ténédos, en leur ordonnant de courir à l’ennemi dès qu’ils le verraient, sans lui donner le temps de se retirer ni de parler et sans recevoir aucun des hérauts qu’il pourrait envoyer, car Eumène redoutait que les Macédoniens, s’ils reconnaissaient Cratéros, ne passassent de son côté. Il se plaça quant à lui sur l’aile droite avec trois cents hommes d’élite, afin de tomber sur Néoptolémos", Plutarque, Vie d’Eumène 7), et regroupe tous ses soldats grecs devant Néoptolémos qui est unanimement détesté en leur cachant qu’ils devront combattre aussi contre Cratéros ("En prévoyant l’arrivée de Cratéros et en se préparant pour le recevoir, Eumène prouva qu’il était bien un chef vigilant et sage, et non pas un aventurier habile. Mais en dérobant aux ennemis ce qu’ils auraient dû savoir, et en taisant à ses propres soldats le nom du stratège qu’ils allaient combattre, il prouva qu’il était un capitaine d’exception. Eumène fit effectivement courir le bruit que c’était Néoptolémos et Pigrès qui venaient à la tête d’une troupe de cavaliers cappadociens et paphlagoniens", Plutarque, Vie d’Eumène 6 ; "Eumène s’arrangea pour cacher aux siens qu’ils devraient combattre Cratéros, craignant que ceux-ci, intimidés par sa réputation, changeassent de camp, ou manquassent de courage en demeurant à ses côtés", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien : "Eumène avait des troupes peu nombreuses, peu solides, inexpérimentées, enrôlées récemment. On annonça l’arrivée de Cratéros et d’Antipatros, qui avaient passé l’Hellespont avec une armée nombreuse de Macédoniens. C’étaient deux chefs respectés par leur charisme autant que par leur expérience de la guerre, et les soldats macédoniens jouissaient alors de la réputation qu’ont aujourd’hui les troupes romaines […]. Eumène pensa que si ses soldats apprenaient contre quels adversaires on les conduisait, ils refuseraient de continuer à marcher et se disperseraient immédiatement. Il recourut donc à un stratagème plein de sagesse : il mena ses soldats par des chemins détournés pour qu’ils ne pussent pas apprendre la vérité, en les persuadant qu’ils allaient combattre contre des barbares. Il mena ce plan jusqu’à son terme, de sorte que son armée fût bientôt rangée en bataille et engagée dans la bataille avant que les soldats découvrissent qui étaient leurs adversaires", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.3). Quand le contingent de Cratéros arrive, les troupes d’Eumène lancent l’assaut. Cratéros comprend qu’il a été trompé par Néoptolémos, mais il est trop tard pour reculer : il fonce à son tour dans la mêlée ("Les soldats d’Eumène franchirent la colline qui séparait les deux armées. Ils virent les ennemis, et s’élancèrent aussitôt sur eux au galop. Cratéros, stupéfait, maudit mille fois Néoptolémos qui lui avait donné le faux espoir de la désertion des Macédoniens, puis anima ses officiers à combattre avec courage et s’avança à la rencontre des assaillants. Le premier choc fut rude. Les lances ayant volé en éclats, on en vint aux épées", Plutarque, Vie d’Eumène 7 ; "Cratéros rassembla les troupes et les excita au combat en déclarant qu’il leur accorderait la permission de piller tous les bagages de l’adversaire après la victoire. L’enthousiasme fut général. Cratéros rangea l’armée en bataille, prenant personnellement l’aile droite et confiant l’aile gauche à Néoptolémos. Il avait un total de vingt-cinq mille fantassins, majoritairement Macédoniens, réputés pour leur valeur : c’est avec eux qu’il espérait remporter la victoire. Deux mille cavaliers l’accompagnaient. Eumène de son côté disposait de vingt mille fantassins de toutes origines et de cinq mille cavaliers : c’est sur ces derniers qu’il avait résolu d’emporter la décision", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.30). Blessé et déséquilibré, il tombe de cheval, et il reste au sol agonisant sans être reconnu pendant que la bataille continue ("Cratéros honora la mémoire d’Alexandre en abattant beaucoup d’adversaires et en rompant tous ceux qui lui résistaient. Mais un Thrace l’ayant atteint au flanc, il tomba de cheval. Les ennemis passèrent près de lui sans le reconnaître. Enfin Gorgias, un des officiers d’Eumène, le reconnut : il mit pied à terre, et il plaça une garde près de Cratéros qui luttait contre la mort", Plutarque, Vie d’Eumène 7 ; "[Cratéros] se battit bien mais, son cheval ayant trébuché, il tomba à terre. Dans la confusion pressante causée par les cavaliers qui se repliaient, on ne le reconnut pas : il fut foulé par les sabots des chevaux, et perdit ainsi bêtement la vie. Sa mort attisa les ennemis qui, grâce à leur nombre, débordèrent les Macédoniens de partout en leur infligeant de lourdes pertes. Ainsi refoulée et défaite, l’aile droite fut contrainte de se réfugier auprès des fantassins de la phalange", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.30 ; "Cratéros fut tué par quelques Paphlagoniens alors qu’il luttait sans se ménager contre toutes sortes d’aversaires en s’avançant pour se faire reconnaître. Il tomba avant d’être reconnu, bien qu’il eût retiré sa kausia de sa tête", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). L’engagement principal a lieu du côté de Néoptolémos. Celui-ci est au corps-à-corps contre Eumène. Le duel est sans merci, bestial, irrationnel, les deux hommes se vouant une hostilité viscérale. Finalement Eumène est vainqueur ("Néoptolémos entra au contact du régiment que commandait Eumène. La haine dont ils étaient animés depuis toujours l’un contre l’autre, et la fureur qui les transportait dans l’action, les aveuglèrent au point qu’ils se chargèrent à deux reprises sans se voir. Ils se reconnurent lors de la troisième charge. Prenant l’épée à la main, ils fondirent l’un sur l’autre avec de grands cris. Les deux chevaux se heurtèrent rudement de front, comme deux trières, les deux adversaires lâchèrent les brides, se saisirent les mains, s’efforcèrent de s’arracher leurs casques et de rompre les courroies de leurs cuirasses. Les deux chevaux s’échappèrent, les faisant rouler à terre l’un par-dessus l’autre. Le combat continua au corps-à-corps avec la même ardeur. Quand Néoptolémos voulut se relever, Eumène lui coupa le jarret, et se releva aussitôt à son tour. Néoptolémos, qui ne pouvait plus se soutenir sur sa jambe blessée, mit un genou à terre. Il continua à se défendre d’en bas avec beaucoup d’énergie, mais sans porter aucun coup mortel. Blessé finalement à la gorge, il tomba étendu par terre", Plutarque, Vie d’Eumène 7 ; "A l’aile gauche, où Néoptolémos était rangé face à Eumène, une âpre rivalité opposa les deux hommes lancés l’un contre l’autre. S’étant reconnus à leur chevaux et à leurs insignes, ils engagèrent un combat personnel et firent en sorte que la victoire dépendît de ce duel. Ils se frappèrent d’abord à l’épée de façon étrange : hors d’eux-mêmes sous l’effet de la haine furieuse qu’ils se portaient mutuellement, ils lâchèrent les rênes et s’agrippèrent l’un à l’autre de la main gauche. Les chevaux étant emportés par leur élan, les deux hommes tombèrent à terre. Leur chute ayant été brutale et violente, et leur armure gênant leur mouvement, ils eurent des difficultés à se redresser. Ce fut Eumène qui, relevé le premier, devança Néoptolémos et le coupa profondément au jarret. Le blessé, ne pouvant plus marcher, resta à terre, pourtant son courage domina ce handicap : dressé sur ses genoux, il infligea trois blessures à son adversaire, au bras et aux cuisses. Mais aucun des coups ne fut mortel et Eumène, tant que ses blessures étaient encore chaudes, frappa une seconde fois Néoptolémos au cou, et le tua", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.31 ; "Néoptolémos, qui était pourtant un soldat ayant brillé dans tous les combats, périt de la main d’Eumène le scribe", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien ; "Enlacés l’un à l’autre, tombés ensemble de leurs chevaux, [Eumène et Néoptolémos] montrèrent quelle haine les animait. Leur lutte fut plutôt entre leurs cœurs qu’entre leurs corps, car ils ne séparèrent pas avant que l’un des deux eût perdu la vie", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.4). Il se précipite sur l’autre aile, où il apprend que, reconnu, Cratéros est mort ("[Eumène] remonta à cheval et courut à l’aile droite, où il croyait que les ennemis résistaient encore. Mais on l’informa que Cratéros avait été touché. Il se précipita alors en toute hâte, et le trouva respirant encore et n’ayant pas perdu connaissance. Il mit pied à terre et lui tendit la main en pleurant, en déplorant son sort et en maudissant Néoptolémos, et la nécessité où lui-même avait été réduit de combattre contre son ami et son compagnon pour lui porter ou pour en recevoir un coup funeste", Plutarque, Vie d’Eumène 7 ; pour tout cet épisode, nous laissons de côté le récit du médiocre historien romain Justin, qui commet l’erreur grossière de confondre Cratéros avec Polyperchon : "Mais l’arrogance de Perdiccas lui fut plus fatale que la puissance de ses rivaux. Irrités par cette arrogance, ses alliés passaient en grand nombre chaque jour du côté d’Antipatros. Néoptolémos, chargé de secourir Eumène, voulut non seulement le trahir, mais encore débaucher ses soldats. Informé de ses desseins, Eumène fut contraint de lui livrer bataille. Néoptolémos vaincu se réfugia auprès d’Antipatros et de Polyperchon [en réalité Cratéros] et les persuada d’avancer à marches forcées contre son vainqueur, pour l’écraser pendant qu’il se croyait en sécurité après son succès. Mais ce projet fut encore découvert à Eumène, qui les fit tomber dans le piège qu’eux-mêmes lui avaient dressé : ils espéraient le surprendre, et ce fut lui qui les attaqua à l’improviste au cours de leur marche, épuisés par la veille et la fatigue. Polyperchon [en réalité Cratéros] fut tué dans cette rencontre. Eumène et Néoptolémos en vinrent aux mains, et, après un assez long combat où ils se blessèrent mutuellement, Néoptolémos resta à terre", Justin, Histoire XIII.8). C’est ainsi qu’Eumène qui avait tout pour échouer, fut vainqueur.


Au sud, en Egypte, Perdiccas cumule les avantages. Il a la légitimité du régent Arrhidée/Philippe III - et de sa récente épouse Adéa/Eurydice -, qui marche à ses côtés. Il a l’armée royale sous ses ordres. Il a une flotte commandée par son beau-frère Attale (selon le paragraphe 37 livre XVIII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile) qu’il peut faire débarquer n’importe où sur le rivage égyptien, pour faire diversion pendant que lui-même fera entrer ses fantassins en un quelconque point de la poreuse frontière occidentale. Pourtant dès le départ l’aventure s’engage mal. Perdiccas est assurément un homme courageux, il a sans doute une hauteur de vue stratégique qui mérite la comparaison avec celle de Ptolémée ou d’Antigone, mais il lui manque l’intelligence politique indispensable pour faire un grand chef d’Etat. Il est brutal et peu psychologue ("[Perdiccas] était un homme sanguinaire qui ne laissait aucune liberté aux autres officiers et voulait généralement se faire obéir par la force. Ptolémée au contraire était serviable, il se montrait débonnaire et laissait tous ses officiers s’exprimer librement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.33 ; "[Perdiccas] se montra d’une dureté excessive envers ceux qui voulaient passer à Ptolémée. En toute occasion, il se comportait vis-à-vis de sa troupe avec un orgueil démesuré pour un chef d’armée", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). A peine arrivé à Péluse, poste frontière oriental de l’Egypte ("[Perdiccas] parvint à Péluse à proximité du Nil, où il établit son camp", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.32), ses hommes désertent en grand nombre pour passer à Ptolémée, et il est obligé d’aller contre sa nature en serrant des mains et en pinçant des oreilles pour retenir ceux qui restent ("[Perdiccas] entreprit de draguer un ancien canal. C’est alors que le fleuve déborda avec violence et endommagea les travaux. Beaucoup de ses amis l’abandonnèrent pour se retirer auprès de Ptolémée. […] Face à cette situation, pour réparer son échec, Perdiccas rassembla ses officiers pour les gagner sa cause par des gratifications ou des promesses, il s’entretint aimablement avec eux et les stimula pour les combats à venir, en leur demandant de se préparer à lever le camp", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.33). Perdiccas n’est pas davantage un génial tacticien militaire. Il pourrait utiliser sa flotte pour débarquer directement dans le port d’Alexandrie. Il pourrait imiter Alexandre en -332 : remonter la branche pélusiaque du Nil et s’emparer de Memphis depuis la rive droite, depuis l’est. Ou bien il pourrait utiliser ses navires les plus légers, ceux qui ne risquent pas de s’ensabler, pour sécuriser le passage des différentes branches fluviales et attaquer soit Memphis par le nord, soit Alexandrie par le sud. Mais non : il laisse sa flotte dans l’inaction au large, et il engage ses seuls fantassins dans un gué pour aller attaquer une obscure forteresse appelée "Kamelon Teichos" ("Kam»lwn Te‹coj"/"Forteresse du Chameau", site inconnu) sur la rive gauche de la branche pélusiaque, en plein milieu du delta ("Au crépuscule, [Perdiccas] mit son armée en mouvement, sans indiquer à quiconque l’endroit où il avait décidé de se rendre. Il marcha rapidement durant toute la nuit en suivant le Nil, jusque dans la région de Kamelon Teichos. Quand le jour se leva, il fit traverser ses troupes, les éléphants d’abord, suivis des hypaspistes, des porteurs d’échelles et d’autres unités qu’il avait l’intention de lancer à l’assaut du fort, enfin la cavalerie fermait le cortège, avec ordre de charger Ptolémée si celui-ci se montrait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.33). S’agit-il d’un ancien poste abandonné, que Perdiccas voudrait utiliser comme tête-de-pont pour ses opérations ultérieures ? Ptolémée en tous cas est plus rapide que lui : il se précipite en personne avec un contingent pour réoccuper la position. Quand Perdiccas arrive devant la forteresse, Ptolémée l’accueille en fanfare pour se moquer de lui ("Ptolémée et les siens galopèrent au secours de la place. Ils gagnèrent [Perdiccas] de vitesse, se jetèrent à l’intérieur et manifestèrent leur présence par des sonneries de trompette et des cris", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.34). Perdiccas tente quand même l’assaut ("Imperturbable, Perdiccas continua son audacieuse progression vers le retranchement. Les hypaspistes dressèrent les échelles et se lancèrent à l’escalade, tandis que les cornacs des éléphants cherchaient à ouvrir une brèche dans la palissade et à renverser le parapet", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.34). Diodore de Sicile rapporte alors une action de Ptolémée, qui redonne du courage à ses hommes près de succomber sous le nombre : celui-ci s’avance sur une plate-forme en haut de la muraille, s’exposant aux traits, et aveugle l’éléphant le plus proche avec la pointe d’une sarisse ("Ptolémée, entouré par les plus braves, voulut inciter ses officiers et ses amis à s’exposer au danger : il se saisit d’une sarisse et, depuis le haut de l’avant-mur, il aveugla l’éléphant de tête en contrebas et il blessa l’Indien qui était assis sur son cou, puis il culbuta dans le fleuve les soldats qui escaladaient l’échelle, avec leurs armes et couverts de blessures. Les amis de Ptolémée suivirent son exemple, ils abattirent d’un trait le cornac indien de l’éléphant suivant, qui perdit toute son efficacité. L’assaut dura longtemps. Les hommes de Perdiccas, attaquant par vagues successives, employèrent toutes leurs forces pour essayer de s’emparer de la place, contre Ptolémée qui combattit héroïquement en exhortant ses amis à manifester leur dévouement et leur valeur. Les pertes furent élevées de part et d’autre, en raison de l’extrême rivalité opposant les deux chefs, de l’avantage du terrain dont bénéficiait Ptolémée, et de la supériorité numérique de Perdiccas. Le combat dura toute la journée. Finalement, Perdiccas leva le siège et campa en retrait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.34). Or on sait que Diodore de Sicile, comme d’ailleurs la plupart des auteurs antiques évoquant Alexandre et ses successeurs, puise en partie ses sources dans les Mémoires de Ptolémée : faut-il en conclure que cette action d’éclat contre un des éléphants de Perdiccas n’est qu’une invention de la propagande ptolémaïque ? Les numismates ne sont pas de cet avis. Les monnaies représentant Alexandre après sa mort le montrent généralement avec la peau de lion d’Héraclès sur les épaules, les pièces lagides en revanche le montrent affublé d’un scalp d’éléphant : pour l’anecdote, c’est de cette représentation, par allusion aux deux cornes nettement visibles sur ces monnaies reproduites par les successeurs de Ptolémée et diffusées dans tout le Moyen-Orient, qu’Alexandre recevra plus tard son surnom de Dhou-al-Qarnaïn - littéralement "le Bicornu" - qu’on trouvera notamment dans le Coran. Les numismates pensent que cette particularité monétaire égyptienne découle directement de l’action d’éclat de Ptolémée à Kamelon Teichos en -321 contre Perdiccas que nous venons de raconter : derrière l’image d’Alexandre, ce serait en fait Ptolémée qui se cacherait, pour signifier à la fois sa filiation avec Alexandre et la supériorité lagide sur Perdiccas ou sur n’importe quel autre prétendant à la couronne d’Egypte après Perdiccas. Incapable de s’emparer de la forteresse, Perdiccas renonce. Il choisit imprudemment de s’enfoncer dans l’impasse que constitue l’endroit où devant Memphis le Nil part dans toutes les directions pour constituer le delta. La bande de terre se resserre de plus en plus, et peu de temps après, en vue de Memphis, Perdiccas pour continuer à avancer doit gagner un îlot au milieu du fleuve ("Au cours de la nuit, [Perdiccas] leva le camp et fit route secrètement vers l’endroit où, face à Memphis, le Nil se divise en deux bras et forme une île capable de recevoir une armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.33). Une partie de ses troupes passe mais, ayant malaxé et creusé le lit du Nil au fur et à mesure de son passage, l’autre partie constate finalement que la traversée n’est plus possible et demeure sur la berge ("[Perdiccas] voulut faire passer son armée dans cette île [en face de Memphis]. Ses soldats eurent du mal à traverser en raison de la profondeur du fleuve : l’eau montait jusqu’au menton, et la puissance du courant les secouaient d’autant plus qu’ils étaient embarrassés par leur équipement. Pour remédier au courant, Perdiccas disposa les éléphants sur sa gauche afin qu’ils brisassent la violence des eaux venues d’amont, et il fit traverser les cavaliers sur la droite pour qu’ils recueillissent les soldats déportés par le fleuve et les aidassent à gagner sains et saufs l’autre rive. Mais un phénomène imprévu se produisit : alors que les premiers soldats traversèrent sans encombre, les suivants coururent des graves dangers car, sans raison apparente, le fleuve s’approfondit, immergeant totalement les fantassins […]. La raison était que le sable du gué, qui était intact au début de l’opération, avait été progressivement foulé et remué par les éléphants, par les chevaux, par les fantassins déjà passés, et emporté vers l’aval par le courant, de sorte que, le gué s’étant creusé en conséquence, le passage était devenu plus profond à cet endroit du fleuve", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.35). Perdiccas crie donc de revenir à ceux qui sont passés, par le moyen qu’ils veulent. C’est une catastrophe. Les uns se noient en tentant la traversée en ligne droite, les autres sont dévorés par les crocodiles en tendant des traversées obliques, et les rares qui réussissent ont perdu leurs armes dans l’épreuve et sont si épuisés qu’ils deviennent inutiles au combat ("Perdiccas fut très embarrassé : ceux qui avaient traversé n’étaient pas assez nombreux pour tenir tête à l’ennemi, et ceux qui étaient restés sur l’autre rive étaient dans l’incapacité de venir en aide à leurs camarades. Perdiccas ordonna alors à tous de revenir en arrière. Ceux qui savaient bien nager et étaient dotés d’une solide constitution traversèrent le Nil à la nage au prix de grandes souffrances et de la perte de leurs armes, les nageurs inexpérimentés furent submergés par le courant, ou rejetés sur la rive ennemie et, après s’être épuisés à longer la berge à la nage, dévorés par les bêtes féroces [c’est-à-dire les crocodiles] du fleuve. On perdit ainsi plus de deux mille hommes, dont plusieurs hauts officiers, ce qui renforça l’hostilité que les troupes éprouvaient à l’encontre de Perdiccas", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.35-36 ; selon Polyen, Ptolémée amplifie le sentiment d’échec en faisant semblant d’attaquer sur leurs arrières les soldats de Perdiccas qui regardent leurs camarades disparaître dans les eaux :"Ptolémée, informé que Perdiccas avait entrepris de passer le fleuve vers Memphis et que des troupes nombreuses l’avaient déjà traversé, fit rassembler tout ce que le pays comptait de chèvres, de porcs et de bœufs, et fit attacher à chaque animal un fagot en ordonnant aux pâtres et à ses cavaliers de pousser tout ce troupeau à travers les sables pour provoquer une grande poussière, tandis que lui-même avec quelques cavaliers se présenterait aux ennemis. Ces derniers, en voyant ce grand nuage de poussière, conclurent que Ptolémée amenait des troupes nombreuses, et prirent aussitôt la fuite. Beaucoup périrent dans le fleuve, beaucoup aussi furent capturés", Polyen, Stratagèmes IV.19). Cette accumulation de bourdes opérationnelles, ajoutée au manque de sympathie que les soldats en général éprouvent à son encontre depuis longtemps, condamnent Perdiccas. Il est assassiné par son proche entourage ("La nuit qui suivit [la tentative ratée de traversée du Nil devant Memphis], le camp fut empli de gémissements et de lamentations, à cause du millier d’hommes qui avaient péri d’une manière absurde, non pas blessés à l’ennemi mais dévorés par les bêtes féroces. Beaucoup d’officiers se réunirent pour accuser Perdiccas, tandis que les fantassins de la phalange manifestaient leur fureur contre lui par des clameurs menaçantes. Une centaine d’officiers décidèrent de se révolter, parmi lesquels Peithon qui avait écrasé la révolte des Grecs [en Bactriane en -422], l’un des plus glorieux et valeureux amis d’Alexandre. Quelques cavaliers se joignirent à eux. Ils allèrent vers la tente de Perdiccas, firent irruption tous ensemble, et l’égorgèrent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.36). Antigénès le chef du glorieux régiment des argyraspides, donne le premier coup ("Antigénès [attaqua] Perdiccas le premier", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.39 ; "Antigénès, le chef des argyraspides macédoniens, [attaqua] Perdiccas le premier", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Séleucos, sur lequel nous allons bientôt nous attarder, est parmi les comploteurs ("Tandis que ces événements se passaient sur les bords de l’Hellespont [la victoire d’Eumène contre Cratéros et Néoptolémos], Perdiccas fut tué près du Nil par Séleucos et Antigénès", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.5). Attale le beau-frère de Perdiccas et amiral de la flotte toujours au large du côté de Péluse, s’enfuit vers Tyr dès qu’il apprend la nouvelle ("[Les comploteurs] exécutèrent aussi les plus fidèles amis de Perdiccas, et sa sœur Atalante qui avait épousé Attale l’amiral de la flotte. Ce dernier mouillait dans les environs de Péluse quand Perdiccas fut assassiné. Quand il apprit la mort de sa femme et de Perdiccas, il leva l’ancre avec sa flotte et gagna Tyr. Le gouverneur macédonien Archélaos accueillit Attale en ami et lui remit la cité ainsi que les huit cents talents dont Perdiccas lui avait confié la garde", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.37). C’est ainsi que Perdiccas qui avait tout pour réussir, fut vaincu.


La disparition simultanée de Cratéros au nord et de Perdiccas au sud crée un vide. En Egypte, la joie de s’être enfin débarrassé de Perdiccas conduit ses ex-soldats à offrir leur soumission à Ptolémée. Mais Ptolémée, une fois encore très intelligent, ne veut pas s’encombrer d’un Arrhidée/Philippe III auquel il n’a jamais cru depuis -323, et par ailleurs il estime que ses ambitions royales à la tête de la seule Egypte et des territoires voisins doivent rester secrètes tant qu’Antipatros vivra. Il laisse donc le titre d’épimélète des rois à Peithon fils de Kratévas, ancien camarade somatophylaque et ambitieux protégé de Perdiccas qui s’est finalement retourné contre lui et a participé à son assassinat ("Le lendemain eut lieu une assemblée, à laquelle Ptolémée se rendit. Après avoir salué amicalement les Macédoniens, il justifia sa conduite et, comme les vivres manquaient, fournit à l’armée du grain en abondance et emplit le camp de tout le nécessaire. Ce geste lui valut une large approbation. Il fut alors pressenti pour obtenir le titre d’épimélète des rois grâce aux bonnes dispositions de la troupe à son égard, mais il déclina cet honneur, qu’il voulut voir confier à Peithon et Arrhidée [Philippe III, régent d’Alexandre IV]. On délibéra après que Ptolémée eût donné cet avis. Les Macédoniens unanimes s’empressèrent d’élire épimélètes des rois avec pleins pouvoirs Peithon et Arrhidée [Philippe III]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.36 ; "Après l’assassinat de Perdiccas, Ptolémée passa le Nil pour rejoindre les rois [Arrhidée/Philippe III et Alexandre IV]. Avec des cadeaux et beaucoup de soins, il conquit leur amitié et celle de tous les Macédoniens de marque. Il montra qu’il partageait l’affliction des amis de Perdiccas, et par tous les moyens possibles il rassura les Macédoniens qui craignaient des représailles. Il s’assura ainsi, immédiatement et pour l’avenir, une excellente réputation. Un conseil se réunit, qui, à la place de Perdiccas, élut Peithon et Arrhidée chefs suprêmes de toute l’armée", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). En Anatolie, la situation est moins claire : la nouvelle de la victoire d’Eumène contre Cratéros provoque la colère des hommes d’Antipatros autant que celle des ex-troupes de Perdiccas. Eumène devient l’ennemi public numéro un, Antigone est désigné pour le réduire à l’impuissance ("Peu de temps après la mort [de Perdiccas] arriva la nouvelle de la victoire d’Eumène en Cappadoce, et de la mort de Cratéros et de Néoptolémos. […] Les Macédoniens, informé de la conduite d’Eumène, le condamnèrent à mort ainsi qu’une cinquantaine d’hommes de son entourage dont Alcétas le frère de Perdiccas", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.37 ; "Cette bataille [contre Cratéros], qu’Eumène gagna à dix jours de la première [contre le traître Néoptolémos] en vainquant un des ennemis par sa prudence et l’autre par son courage, grandit sa renommée, et en même temps fit naître contre lui une haine et une envie extrêmes, parmi les alliés autant que parmi les ennemis, chacun constatant avec peine comment un étranger avait défait et tué avec les armes et les bras des Macédoniens l’homme le plus illustre de leur patrie. Si la nouvelle de la mort de Cratéros était parvenue plus tôt à Perdiccas, aucun autre que lui n’eût régné sur les Macédoniens. Mais elle arriva à son camp deux jours après la mort de Perdiccas en Egypte dans une sédition. Les Macédoniens, irrités, décidèrent aussitôt le haro contre Eumène en chargeant Antigone et Antipatros de la conduite de la guerre", Plutarque, Vie d’Eumène 8 ; "Ces deux victoires [contre Cratéros et Néoptolémos] relevèrent un peu le parti d’Eumène, affaibli par tant de trahisons. Mais Perdiccas ayant été tué, il fut déclaré ennemi public avec Python, Illyrios et Alcétas le frère de Perdiccas, et Antigone reçut l’ordre de leur faire la guerre", Justin, Histoire XIII.8 ; "On prononça une cinquantaine de condamnations, dont celle d’Eumène et d’Alcétas, qui tuèrent Cratéros durant cette guerre fratricide entre Macédoniens", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Mais cette expédition projetée d’Antigone contre Eumène exige des moyens, et les compétences de chacun doivent en outre être redéfinies en fonction du vide laissé par Cratéros et Perdiccas. On décide donc de se réunir à Triparadeisos en Syrie ("Tripar£deisoj", littéralement "les Trois paradis/parcs", site inconnu) pour discuter. D’emblée, la régente Adea/Eurydice, épouse du régent Arrhidée/Philippe III, proche de feu Perdiccas et d’Eumène, fait tout pour agacer Peithon avant l’arrivée d’Antipatros ("Antipatros ordonna à tous les rois [en réalité les satrapes : le qualificatif de "roi/basileus" ne sera pris par les satrapes qu’en -306] de se hâter. Avant leur arrivée, Eurydice refusa d’autoriser Peithon et Arrhidée [Philippe III, son mari !] à faire quoi que ce fût sans son autorisation. Au début, ils n’insistèrent pas, mais ensuite ils lui dirent qu’elle n’avait pas à s’occuper des affaires publiques, et qu’eux-mêmes se chargeraient de tout jusqu’à l’arrivée d’Antigone et d’Antipatros", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Elle réussit au point de le faire démissionner de son tout nouveau titre d’épimélète. Pour le remplacer, les Macédoniens acclament Antipatros toujours sur la route ("Arrhidée [Philippe III] et Peithon l’épimélète des rois quittèrent le Nil avec l’armée pour gagner Triparadeisos en haute Syrie. La reine Eurydice s’immisca dans les affaires et contrecarra leurs plans. Peithon, constatant que les Macédoniens étaient moins réceptifs à ses ordres qu’aux discours de celle-ci, convoqua une assemblée pour présenter sa démission de ses fonctions d’épimélète. Les Macédoniens désignèrent alors Antipatros comme nouvel épimélète avec pleins pouvoirs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.39). Antipatros apprend sa nouvelle nomination quand il arrive enfin. Mais Adéa/Eurydice continue son lobbying, bien décidée à rappeler à tous que c’est à la famille d’Alexandre et non pas aux satrapes de décider des affaires de l’empire alexandrin (elle a parfaitement raison sur ce point). Soutenue par Attale le beau-frère de Perdiccas et par Asclépiodoros l’ancien satrape de Koilè-Syrie du temps d’Alexandre devenu secrétaire ("grammateÚj") royal en remplacement d’Eumène - probablement en -323 quand celui-ci a reçu sa charge de satrape de Cappadoce -, elle incite les soldats, dont probablement Antigénès le chef des argyraspides, à réclamer leur solde avant d’être renvoyés au casse-pipe contre Eumène. Comme Antipatros n’a pas les moyens immédiats de satisfaire cette demande, il est invectivé, chahuté, obligé de fuir, et n’est sauvé que par l’intervention d’Antigone et de Séleucos ("Quand l’armée exigea la solde promise pour la campagne, Antipatros répondit simplement qu’il ne possédait pas cet argent, mais il promit aussitôt, pour essayer atténuer les reproches, d’en chercher dans le trésor et partout où on pourrait en trouver. Ces paroles suscitèrent le mécontentement. Lorsqu’Eurydice se joignit aux accusations contre Antipatros, l’indignation fut portée à son comble, et des troubles éclatèrent. Assistée par le secrétaire Asclépiodoros et par Attale, Eurydice prononça alors un discours contre Antipatros, qui aurait perdu la vie si Antigone et Séleucos ne s’étaient pas adressé à sa demande à la foule", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien ; c’est sans doute à cet épisode que Polyen fait référence dans ce passage : "Antipatros était sur le point d’être lapidé par les Macédoniens. Voici comment Antigone le sauva. L’armée était séparée en deux par un fleuve rapide sur lequel il y avait un pont. Les tentes d’Antigone étaient d’un côté, de l’autre côté était Antipatros avec le gros de l’armée et quelques cavaliers dont il était sûr. Les soldats qu’il commandait lui demandèrent leur solde à grands cris, et menacèrent de l’accabler de pierres s’il ne la payait pas immédiatement. Antipatros n’avait aucune réserve, et était dans l’impossibilité de satisfaire les mutins. Antigone, désireux de le faire évader, partit promptement avec toutes ses armes, il traversa le pont, s’insinuant au milieu des troupes, s’approchant des uns et des autres pour les haranguer. Les Macédoniens firent de la place pour ce chef réputé, tous le suivirent pour entendre ce qu’il avait à dire. Quand Antigone fut entouré par la foule, il fit un long discours pour excuser Antipatros, il promit, il consola, il tâcha de concilier les esprits. Pendant qu’il amusait les auditeurs par ce discours interminable, Antipatros fila par le pont avec ses cavaliers restés fidèles, et évita ainsi d’être lapidé par ses soldats", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.4). Le vieux capitaine se reprend toutefois très vite : il menace physiquement Adéa/Eurydice et ses souteneurs, et rétablit l’ordre ("Quand Antipatros arriva à Triparadeisos, il ne put que constater la révolte qu’Eurydice avait fomentée, et trouva les Macédoniens indisposés contre lui. Le désordre était grand dans les régiments. On tint donc une assemblée commune. Antipatros s’adressa aux troupes et mit un terme au désordre, et il fit peur à Eurydice pour l’inciter à rester tranquille. Il procéda ensuite à un nouveau partage des satrapies", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.39 ; "Antipatros, ayant échappé à la mort, se retira avec ses propres troupes. Il convoqua les commandants de cavalerie, et après avoir difficilement résorbé les troubles, il fut confirmé dans son commandement", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Il établit un nouveau partage de l’empire, rapporté par Diodore de Sicile ("[Antipatros] reconnut d’abord à Ptolémée la satrapie d’Egypte qu’il possédait déjà, et qu’il était impossible de lui retirer puisqu’on avait l’impression qu’il l’occupait en vertu de sa bravoure personnelle, par légitimité de la lance ["dor…kthtoj", formule utilisée par Alexandre au moment où il a posé le pied sur le continent asiatique en -334, selon le paragraphe 17 livre XVII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, épisode également évoqué par Justin au paragraphe 5 livre XI de son Histoire, source de tous les conflits entre les diadoques depuis la mort de ce dernier en -323, puisqu’elle s’oppose à la légitimité dynastique incarnée par le couple Arrhidée/Philippe III-Adéa/Eurydice et par le jeune Alexandre IV]. Il donna ensuite la Syrie à Laomédon de Mytilène, et la Cilicie à Philoxène. Il confia la satrapie de Mésopotamie arbélitaine ["Arbhl‹tij", région d’Arbèles, aujourd’hui Erbil en Irak] à Amphimachos, la Babylonie à Séleucos, la Susiane à Antigénès qui avait attaqué Perdiccas le premier, la Perse à Peukestas, la Carmanie à Tlépolémos, la Médie à Peithon, la Parthie à Philippe, l’Arie et la Drangiane au Chypriote Stasandros, la Bactriane et la Sogdiane à l’autre Chypriote Stasanor de Soli. Il assigna les Paropamisades à Oxyartès le père de l’épouse d’Alexandre et la région frontalière avec l’Inde à Peithon fils d’Agénor. Il laissa le territoire qui borde l’Indus à Poros, et celui qui borde l’Hydaspe à Taxilès [coquille : c’est à Taxilès qu’Alexandre a confié la région de l’Indus, et à Poros qu’il a confié la région de l’Hydaspe], car on ne pouvait pas les en déloger sans l’armée royale et un chef de premier plan. La Cappadoce quant à elle revint à Nicanor, la Haute-Phrygie et la Lydie à Antigone comme dans le partage précédent, la Carie à Asandros, la Lydie à Kleitos, la Phrygie hellespontique à Arrhidaios. Antigone fut nommé stratège de l’armée royale, avec ordre de réduire Eumène et Alcétas. Cassandre fils d’Antipatros fut associé à Antigone avec le titre de chiliarque pour empêcher que ce dernier fût tenté de se lancer dans des entreprises personnelles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.39) et par Arrien ("L’Egypte, la Libye, la grande étendue de pays au-delà et les territoires conquis à l’ouest furent donnés à Ptolémée, la Syrie fut donnée à Laomédon de Mytilène comme précédemment, la Cilicie à Philoxène. Parmi les hautes provinces, la Mésopotamie arbélitaine fut confiée à Amphimachos le frère du roi, la Babylonie à Séleucos, la Susiane à Antigénès le chef des argyraspides macédoniens qui avait attaqué Perdiccas le premier, la Perse à Peukestas, la Carmanie à Tlépolémos, la Médie jusqu’aux Portes caspiennes à Peithon, la Parthie à Philippe, l’Arie et la Drangiane à Stasandros, la Bactriane et la Sogdiane à Stasanor de Soli, l’Arachosie à Sibyrtios, les Paropamisades à Oxyartès le père de Roxane, l’Inde bordant les Paropamisades à Peithon fils d’Agénor. La province de l’Indus, avec Patala la plus grande cité indienne de la région, fut laissée au roi Poros, et celle de l’Hydaspe à Taxilès [même inversion que chez Diodore de Sicile, qui laisse penser que les deux historiens puisent à la même source : c’est à Taxilès qu’Alexandre a confié la région de l’Indus, et à Poros qu’il a confié la région de l’Hydaspe], car on ne pouvait pas les en déloger, ayant été nommés par Alexandre en personne et ayant agrandi leurs forces. Au nord des monts Taurus, Nicanor reçut la Cappadoce, la Haute-Phrygie, la Lycaonie, la Pamphylie et la Lycie revinrent à Antigone comme avant, la Carie à Asandros, la Lydie à Kleitos, la Phrygie hellespontique à Arrhidaios. […] Antipatros nomma somatophylaques royaux Autolycos fils d’Agathoclès, Amyntas fils d’Alexandre et frère de Peukestas, Ptolémée fils de Ptolémée, et Alexandros fils de Polyperchon. Il nomma son propre fils Cassandre comme chiliarque, tandis qu’Antigone reçut le commandement des forces auparavant sous les ordres de Perdiccas, avec mission d’assurer la sécurité des rois et de terminer la guerre contre Eumène", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien), qui reprend dans les grandes lignes celui de Perdiccas en -323. On peut cependant souligner plusieurs points lourds de conséquences. La personne même d’Antipatros, d’abord, individu certes très fréquentable qui a toujours été loyal envers la couronne royale macédonienne - même si un doute subsiste sur un éventuel empoisonnement d’Alexandre dans lequel aurait trempé Antipatros, ledit empoisonnement n’aurait visé que l’homme Alexandre, pas le roi, car le fait reste qu’Antipatros n’a jamais profité de l’éloignement d’Alexandre en Asie pour essayer de s’emparer de la couronne royale -, mais marqué par son âge et son époque : Antipatros est un vieillard, il n’a jamais mis les pieds en Asie avant cette conférence de Triparadeisos en -321, sa vision des affaires impériales ne s’étend pas au-delà du viseur étroit de Pella, autrement dit Antipatros raisonne toujours en fonction du petit royaume de Macédoine du temps de Philippe II et non pas du gigantesque territoire soumis par Alexandre, il pense toujours à la légitimité dynastique des Argéades derrière ses concessions ponctuelles à la légitimité de la lance/dor…kthtoj revendiquée par les compagnons du conquérant. En conséquence, quand il se retire à Pella, il laisse entière liberté à ceux-ci d’exprimer enfin leurs ambitions que Perdiccas a difficilement contenues entre -323 et -321. En Asie centrale, Peithon fils de Kratévas, confirmé dans son titre de satrape de Médie après avoir démissionné du titre d’épimélète, se console en appliquant la politique de conquête et d’appropriation systématiques qu’il avait laissé entrevoir en -322 lors de sa répression des garnisons alexandrines soulevées. Il commence par dégager le satrape de Parthie voisine pour y installer le frère de celui-ci nommé Eudamos. Par une incidence au paragraphe 14 livre XIX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, on apprend que cet Eudamos tuera ensuite le roi indien Poros : cette action d’Eudamos en Inde relève-t-elle de sa seule initiative, ou est-elle encouragée par l’ambitieux Peithon ? Les satrapes des hauts plateaux en tous cas prennent peur, et se liguent contre lui en nommant Peukestas à leur tête. Peithon se replie alors dans sa satrapie et fait alliance avec Séleucos le tout nouveau satrape de Babylonie ("[Peithon] fit tuer en Parthie le stratège Philotas [personnage inconnu par ailleurs : Diodore de Sicile s’est-il trompé en mettant "stratège/strathgÒj" à la place de "satrape/satr£phj" et "Philotas/Filètaj" à la place de "Philippe/Fil…ppoj", qui est le satrape officiellement nommé à la tête de la Parthie selon le paragraphe 39 livre XVIII de la Bibliothèque historique du même Diodore de Sicile et selon la Succession d’Alexandre d’Arrien résumée par Photios ? ou Philippe est-il mort et a été remplacé par ce Philotas ?] et le remplaça par son propre frère Eudamos. Cela ligua tous les autres satrapes contre lui, qui craignirent un sort identique. Peithon était effectivement un personnage très remuant et très ambitieux. Ils réussirent à le vaincre en tuant beaucoup de ses hommes, et à le chasser de Parthie. Il se retira d’abord en Médie, puis se rendit en Babylonie pour demander à Séleucos de le secourir en mettant leurs forces en commun. Les satrapes du haut pays regroupèrent leurs troupes en un même lieu […]. Peukestas, homme très illustre, ancien somatophylaque du roi Alexandre, promu satrape de Perse par celui-ci en raison de sa valeur, fut nommé unanimement commandant en chef de toute cette armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.14). Pour punir Antigénès qui l’a bousculé à Triparadeisos, Antipatros le relègue dans la lointaine Susiane avec le régiment d’élite des argyraspides qu’il dirige ("Antigénès fut chargé de régler les affaires ["crhmat…zw", "négocier, traiter [les choses politiques, judiciaires, commerciales]"] en Susiane, avec trois mille Macédoniens enclins à la révolte", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien) : ces hommes difficiles à gérer vont constituer une communauté autonome en plein cœur de l’Asie, qui jouera un grand rôle dans l’échec final d’Eumène à contrer l’hégémonie d’Antigone. Mais surtout, deux hommes que rien ne laissait prévoir vont émerger, précisément les deux satrapes que nous venons de nommer : Séleucos et Antigone. Nous ne savons pas grand-chose sur Séleucos du temps d’Alexandre. Nous sommes seulement sûrs qu’il a été très proche du conquérant, puisqu’il était à ses côtés lors du départ de Pella au printemps -334 ("La grandeur future [de Séleucos] fut annoncée dès le début par un présage évident. Au moment de quitter la Macédoine avec Alexandre, il offrit à Zeus un sacrifice dans Pella : le bois qui était sur l’autel s’approcha de lui-même de la statue et s’enflamma sans qu’on y mît le feu", Pausanias, Description de la Grèce, I, 16.1), qu’il y était encore lors du passage à Didyme probablement en été -334 (où il reçoit un oracle lui déconseillant de revenir en Europe : "Du temps où il était encore soldat du roi dans la guerre contre les Perses, on dit que [Séleucos], désireux de s’informer sur son retour en Macédoine, reçut dans le sanctuaire de l’Apollon de Didyme l’oracle suivant : “Ne te hâte pas de rentrer en Europe : l’Asie vaut mieux pour toi”", Appien, Histoire romaine XI.283), et qu’il y était toujours lors des noces de Suse en -324, où il a épousé Apamé la fille du Sogdien vaincu Spitaménès ("Séleucos eut la fille du Bactrien [en réalité Sogdien] Spitaménès", Arrien, Anabase d’Alexandre VII.4). Notons que Séleucos est le seul des compagnons d’Alexandre qui restera fidèle à sa femme asiatique, probablement autant pour des raisons politiques que des raisons sentimentales : nous verrons plus loin que l’enfant né de cette union, le futur Antiochos Ier Soter ("Séleucos avait un fils, Antiochos, né de la Perse [en réalité Sogdienne] Apamée", Plutarque, Vie de Démétrios 31), sera envoyé par lui vers la Bactriane et la Sogdiane pour y prendre le pouvoir au début du IIIème siècle av. J.-C. justement en arguant du sang asiatique coulant dans ses veines. Un passage de Plutarque confirme la proximité de Séleucos et d’Alexandre, en qualifiant celui-ci d’Ami/F…loj - titre aulique -, et en témoignant de l’affection que celui-là lui portait ("On ne peut qu’admirer un souverain [Alexandre] portant jusqu’à de si petits détails son affection pour ses Amis. Par exemple, il ordonna de rechercher un esclave de Séleucos qui s’était enfui en Cilicie", Plutarque, Vie d’Alexandre 42). En -323, Séleucos est au côté de Perdiccas contre Méléagre ("Un désaccord survint entre les fantassins et les cavaliers. Parmi ces derniers, les chefs les plus importants étaient Perdiccas fils d’Orontos, Léonnatos fils d’Antéos, Ptolémée fils de Lagos. A leurs côtés étaient Lysimaque fils d’Agathocléos, Aristonos fils de Peidaios, Peithon fils de Kratévas, Séleucos fils d’Antiochos et Eumène de Cardia", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien), puis il devient chef de l’armée en remplacement de Perdiccas nommé épimélète des rois ("Séleucos fut nommé hipparque des hétaires. C’était le commandement militaire le plus prestigieux : Héphestion l’avait exercé le premier, après lui Perdiccas, Séleucos dont nous parlons fut le troisième", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.3 ; "Quand Alexandre disparut, Séleucos devint le chef de la cavalerie des hétaires, qu’Héphestion puis Perdiccas avaient commandée avant lui", Appien, Histoire romaine XI.292 ; "Le suprême commandement de l’armée fut donné à Séleucos fils d’Antiochos", Justin, Histoire XIII.4). Nous avons vu que Séleucos participe à l’expédition d’Egypte avec Perdiccas contre Ptolémée, nous avons vu aussi qu’il est l’un des meurtriers de Perdiccas. Nous venons de voir qu’il a préservé la vie d’Antipatros contre la colère des argyraspides d’Antigénès. Sa nomination en -321 à la tête de la Babylonie en remplacement des fantoches Archon et Arkésilas installés là en -323 par Perdiccas, doit se lire comme une récompense. Il est hautement intéressant de constater qu’avant cette date Séleucos semble n’avoir jamais exercé un gouvernement politique. Du temps d’Alexandre, les titres militaires étaient plus élevés que le titre de satrape : l’acceptation de ce titre par Séleucos en -321 prouve que désormais la charge de satrape est davantage convoitée que les distinctions militaires, elle prouve indirectement que l’heure n’est plus à la conquête mais au partage du butin, et que dans ce partage la famille royale ne joue plus aucun rôle. On préfère une terre à gérer seul dans la lointaine Asie, plutôt qu’une médaille gagnée au service d’un roi ou d’un régent qui ne signifient plus rien. Précisons, avant d’en terminer avec ce personnage, que Séleucos administrera sagement sa satrapie de Babylonie et saura se faire apprécier de ses habitants - on ignore comment -, puisque quand Antigone l’envahira en -315 en chassant Séleucos, les Babyloniens entameront une résistance passive, et ils accueilleront à bras ouverts le retour de Séleucos en -312 ("Pendant les quatre ans où il avait été le satrape du pays [de -320/319 à -316/-315], [Séleucos] s’était effectivement bien conduit envers tous, s’assurant ainsi le dévouement du peuple, et des partisans au cas où la possibilité se présenterait de revendiquer le pouvoir suprême", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.91). Antigone quant à lui, nouvellement nommé stratège de l’armée royale, doit avoir également du mal à cacher son ambition : on n’explique pas autrement la nomination de Cassandre comme chiliarque à ses côtés pour le surveiller dans sa guerre contre Eumène, selon les passages précités de Diodore de Sicile et d’Arrien. Selon Arrien que nous n’avons aucune raison de contester sur ce point, cette nomination fait suite à une altercation entre Cassandre et Antigone, calmée par Antipatros ("Une mésentente s’éleva entre Cassandre et Antigone, qu’Antipatros apaisa. Rencontrant son père Antipatros en Phrygie, Cassandre l’incita à ne pas se séparer des rois et à se méfier d’Antigone. Mais Antigone, par sa modération, ses bons offices et ses autres qualités, dissipa les soupçons. Rassuré, Antipatros lui confia une partie de l’armée qui était passée en Asie avec lui, soit huit mille cinq cents fantassins macédoniens, un nombre égal de cavaliers étrangers, soixante-dix éléphants qui représentaient la moitié de l’effectif total, pour mener à bien la lutte contre Eumène. Antigone commença alors la guerre, tandis qu’Antipatros, emmenant avec lui les rois et le reste de l’armée, reprit sa marche pour rentrer en Macédoine", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). C’est aussi par ambition de faire tomber l’héritage d’Antipatros dans sa famille que, pour l’anecdote, Antigone marie son fils Démétrios à Phila, fille d’Antipatros et veuve de Cratéros, union malheureuse ("Phila était la femme que [Démétrios] honorait le plus, et qu’il traitait avec le plus d’égards, en tant que fille d’Antipatros et veuve de Cratéros qui, parmi les successeurs d’Alexandre, était celui que les Macédoniens avaient le plus aimé et qu’ils regrettaient le plus. Démétrios était jeune quand son père lui fit épouser Phila, qui était déjà vieille. Comme il trahit sa répugnance à ce mariage, Antigone lui dit à l’oreille ce vers d’Euripide : “Qui veut s’enrichir doit épouser, en dépit de nature” [citation volontairement corrompue du vers 398 des Phéniciennes], le verbe “gamšw["épouser"] remplaçant astucieusement le verbe “doulÒw["réduire en esclavage, asservir"] originel. Néanmoins, malgré ces honneurs dont Démétrios combla toujours Phila, il ne se priva jamais d’entretenir des relations avec des courtisanes, au point d’avoir été le plus décrié des rois pour ses débauches", Plutarque, Vie de Démétrios 14 ; selon Cornélius Népos, Eumène renvoie très vite à Phila la dépouille de son mari Cratéros : "[Eumène] fit de magnifiques funérailles à Cratéros, en hommage à son rang élevé et à l’ancienne amitié qui les avait unis du temps d’Alexandre, et renvoya ses cendres en Macédoine à sa femme et à ses enfants", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.4 ; selon Diodore de Sicile au contraire, Phila recouvrera les restes de Cratéros seulement début -314, au moment du siège de Tyr conduit par Antigone : "A cette époque [du siège de Tyr], Ariston, qu’Eumène avait chargé des ossements de Cratéros, les remit à Phila pour qu’elle lui donnât une sépulture. Celle-ci avait d’abord été mariée à Cratéros, elle l’était maintenant à Démétrios fils d’Antigone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.59) qui engendrera le futur Antigone II Gonatas. En résumé, dès -321, et jusqu’à la mainmise romaine définitive sur tout l’est méditerranéen en -31, les chefs hellénistiques n’agissent plus pour obéir à un quelconque roi de chair et d’os, ils agissent au nom d’Alexandre jugé indépassable, universalisé, divinisé, ils ne cherchent plus la légitimité vers Pella ou vers n’importe quelle autre cité royale où les Arrhidée/Philippe III et les Adéa/Eurydice publient des lois écrites visant à régler des situations particulières, mais vers les cieux d’où ils supposent qu’Alexandre leur souffle les lois œcuméniques que sa mort prématurée a empêché d’écrire et qu’ils prétendent défendre - l’exemple le plus spectaculaire étant le trône vide qu’Eumène consacrera bientôt à Alexandre pour légitimer ses actes à la tête des argyraspides ("[Près du trône vide où avaient lieu les délibérations], la piété superstitieuse envers le roi [Alexandre] s’affermit, emplit tous les esprits de grands espoirs, comme si un dieu était à leur tête", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.61).


Antigone prépare sa campagne contre Eumène durant l’hiver -321/-320. Eumène a été tenté de l’affronter dès la fin de -321 dans la région de Sardes, mais en a été dissuadé par Cléopâtre la sœur d’Alexandre, dont on a vu plus haut qu’elle ne porte pas Antipatros dans son cœur. Il s’est donc retiré à Kelainai en Haute-Phrygie - la capitale de la satrapie d’Antigone -, pour se préparer lui aussi à la guerre ("Eumène, ayant appris que Perdiccas était mort, que lui-même état déclaré ennemi public par les Macédoniens, et qu’Antigone s’apprêtait à marcher contre lui, s’adressa aussitôt à ses soldats pour ne pas que la renommée de son nouvel adversaire les impressionnât et abaissât leur courage, et aussi pour sonder leur état d’esprit afin d’établir un plan en conséquence. Il déclara avec fermeté que quiconque se sentait effrayé était libre de se retirer. Cette parole lui gagna si bien les cœurs que tous l’exhortèrent à se défendre et promirent de déchirer par l’épée les décrets des Macédoniens. Conduisant alors son armée en Eolie, il imposa un tribut à chaque cité et livra au pillage celles qui refusèrent de le payer. Il se rendit à Sardes [en Lydie], auprès de Cléopâtre la sœur d’Alexandre le Grand, pour qu’elle affermît par ses discours le dévouement des centurions et des capitaines. Quand ils la virent, ils furent convaincus de défendre Alexandre en personne, car la vénération des peuples pour la mémoire de ce grand roi était si grande qu’ils croyaient lire son nom sacré jusque dans les femmes partageant son sang", Justin, Histoire XIV.1 ; "[Eumène] voulut livrer bataille près de Sardes dans les plaines de Lydie. Mais Cléopâtre, qui craignait qu’Antipatros la soupçonnât de complicité avec Eumène, le pria d’y renoncer. Il gagna donc la Haute-Phrygie, et hiverna à Kelainai", Plutarque, Vie d’Eumène 8 ; Arrien de son côté dit que c’est contre Antipatros, et non pas contre Antigone, qu’Eumène veut tourner ses armes : "[Arrien] rapporte qu’Eumène faillit livrer bataille contre Antipatros qui revenait vers Sardes, mais que Cléopâtre la sœur d’Alexandre, qui ne voulait pas être accusée par les Macédoniens d’avoir provoqué la guerre, convainquit Eumène de s’éloigner de Sardes. Quand Antipatros arriva, il lui reprocha son amitié pour Eumène et Perdiccas : elle se défendit contre ces accusations avec plus de rigueur qu’une femme ordinaire, répondant par divers griefs, et finalement ils se séparèrent en bonne entente", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Au printemps -320, les hostilités commencent ("Nommé stratège d’Asie avec ordre de réduire Eumène, Antigone ordonna aux troupes de quitter leurs quartiers d’hiver et de se rassembler. Les préparatifs étant achevés, il marcha contre Eumène vers la Cappadoce", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.40). Elles s’apparentent davantage à une guérilla qu’à une logique de batailles rangées : Antigone ne suit pas un itinéraire particulier, il avance et recule en fonction des coups de mains d’Eumène (qui lui causent beaucoup de morts selon Polyen : "Antigone et Eumène s’affrontèrent sans parvenir à se départager. Eumène envoya un héraut demander la permission d’enlever ses morts. Antigone, voulant lui cacher le nombre des siens, qui était plus grand que celui des soldats d’Eumène, amusa le héraut jusqu’à ce qu’on les eût brûlés. Quand cela fut fait, il renvoya le héraut avec une réponse favorable à la demande d’Eumène", Stratagèmes, IV, 6.10), traverse des régions théoriquement déjà sécurisées que ce dernier, expert dans l’art de la séduction ("Ayant promis à ses soldats de les payer sous trois jours, [Eumène] leur céda les fermes et les forteresses du pays, qui regorgeaient d’hommes et de bêtes. Ceux qui en firent l’acquisition, chefs de bande ou capitaines de mercenaires, s’emparèrent par force de ces domaines grâce aux machines qu’Eumène leur fournit, et le butin obtenu servit de paie aux soldats. Par ce stratagème Eumène s’attira l’affection des troupes. Quand les chefs ennemis jetèrent dans le camp des billets par lesquels ils promettaient cent talents et de grands honneurs à quiconque tuerait Eumène, les Macédoniens indignés décidèrent immédiatement que mille de leurs officiers assureraient sa sécurité, se relaieraient pour faire le guet et passer la nuit à ses côtés. Ceux-ci se prêtèrent d’autant plus volontiers à cette tâche qu’ils reçurent de la part d’Eumène les marques d’honneur que les rois macédoniens donnent à leurs amis, comme les kausias et les chlamydes de pourpre", Plutarque, Vie d’Eumène 8), retourne systématiquement à sa cause, et finit par jouer du même bluff et des mêmes feintes qu’Eumène pour s’approprier des contrées qu’il n’a pas les moyens de défendre ("Antigone, avec des troupes inférieures en nombre, était campé devant celles d’Eumène. Il demanda à un de ses soldats, quand le héraut d’Eumène reviendrait pour une nouvelle négociation, d’accourir hors d’haleine et couvert de poussière en criant : “Les alliés arrivent !”. Cela fut fait : Antigone simula une grande joie quand le soldat arriva, puis il renvoya le héraut d’Eumène. Le jour suivant, il fit sortir de leurs retranchements ses troupes de réserve pour les placer en première ligne, faisant ainsi croire que sa phalange avait doublé. Les ennemis, informés par le héraut de l’arrivée prétendue de renforts et voyant ce front élargi sans pouvoir en mesurer la profondeur, n’osèrent pas en venir aux mains et prirent la fuite", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.19). Les deux hommes se mesurent enfin dans un combat en bonne forme, s’achevant par la défaite d’Eumène trahi par un de ses commandants de cavalerie nommé Apollonidès ("Antigone entra en relation avec un certain Apollonidès, commandant de cavalerie d’Eumène. Il lui fit des grandes promesses pour l’inciter à trahir et déserter au cours de la bataille. Comme Eumène campait dans une plaine cappadocienne favorable à un combat de cavalerie, Antigone jugea qu’il fallait lancer l’assaut avec toute son armée. Il alla occuper les pentes basses qui dominaient la plaine avec dix mille fantassins dont une moitié de Macédoniens à la valeur éprouvée, deux mille cavaliers et trente éléphants. Eumène de son côté disposait de vingt mille fantassins et cinq mille cavaliers. Une bataille acharnée s’engagea. Apollonidès et ses cavaliers s’écartant de leurs compagnons d’armes, Antigone remporta la victoire, en tuant environ huit mille adversaires, et en s’emparant de tous les bagages d’Eumène", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.40). Selon Plutarque, Eumène, après avoir échappé à la traque d’Antigone, réussit à revenir sur ses pas pour tuer le traître et enterrer les morts ("Trahi par un des siens, battu et poursuivi par Antigone dans le pays des Orkyniens ["OrkÚnioi", peuple inconnu] en Cappadoce, [Eumène] ne donna pas au traître le temps de fuir chez les ennemis : il le fit aussitôt arrêter et pendre. Puis il interrompit brusquement sa fuite et revint en arrière par un chemin opposé à celui des ennemis qui le poursuivaient, il passa près d’eux sans être aperçu, et arrivé sur le champ de bataille où il venait d’être vaincu il y fit ramasser les dépouilles de ses combattants morts, construire un bûcher avec les portes des maisons de tous les villages voisins, brûler séparément les corps des capitaines et ceux des soldats. Après leur avoir élevé des monceaux de terre en guise de tombeaux, il décampa. Antigone, revenu bientôt à son tour sur les lieux, ne put qu’admirer son audace et sa fermeté", Plutarque, Vie d’Eumène 9), mais ses affirmations sont trop apologétiques - elles ont probablement été puisées dans l’œuvre d’Hiéronymos de Cardia le compatriote et ami d’Eumène - pour être crédibles. Nous sommes tentés de les rapprocher d’un passage de Diodore de Sicile qui semble raconter aussi les suites de ce combat, mais où le nom d’"Apollonidès" est remplacé (de façon erronée ?) par celui de "Perdiccas" ("Un haut officier nommé Perdiccas [Apollonidès ?] s’était révolté contre Eumène, il campait à trois jours de marche avec les trois mille fantassins et les cinq cents cavaliers qui l’avaient suivi dans la révolte. Eumène envoya contre lui, nuitamment et à marche forcée, Phœnix de Ténédos avec quatre mille fantassins et mille cavaliers. Ce dernier tomba à l’improviste sur les rebelles au cours de leur deuxième veille, il captura Perdiccas [Apollonidès ?] endormi et s’assura le contrôle de son contingent. Eumène fit exécuter les chefs les plus compromis dans la révolte, et amalgama les soldats au reste de son armée en s’assurant leur dévouement par son humanité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.40) : si ce passage se rapporte bien au duel décisif entre Antigone et Eumène, cela signifie que le traître Apollonidès (alias pseudo-Perdiccas) est certes tué par le satrape vaincu comme l’assure Plutarque, mais pas sur le lieu du combat, et Diodore de Sicile n’écrit nulle part qu’Eumène aurait détourné l’attention d’Antigone suffisamment longtemps pour pouvoir enterrer les morts comme le dit Plutarque. Nous ne savons pas exactement quand ni où cette bataille a lieu. Nous pouvons seulement conclure qu’elle renforce finalement la position d’Antigone, qui s’assure la fidélité de l’armée royale en lui donnant les richesses qu’il pille dans la satrapie de Cappadoce ("Ayant incorporé à son service les troupes d’Eumène et s’étant emparé de sa satrapie, jouissant ainsi de revenus supplémentaires s’ajoutant au butin tombé entre ses mains, Antigone conçut de grandes ambitions, sûr que désormais aucun chef ne disposait plus en Asie d’une armée aussi forte pour lui disputer militairement sa suprématie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.41), et qu’aucun chef ne dispose alors d’une armée équivalente pour freiner ses ambitions. Fin -320, Eumène se retranche dans la forteresse inaccessible de Nora à l’est de Kelainai, après avoir licencié la majorité de ses troupes pour limiter le nombre de bouches à nourrir, autrement dit pour tenir le plus longtemps possible contre Antigone qui ne tarde pas à venir l’assiéger ("Eumène projeta de fuir vers le pays des Arméniens et d’en rechercher l’alliance. Mais pris par le temps et voyant ses soldats déserter pour Antigone, il se retrancha dans le fort de Nora, d’un périmètre de seulement deux stades mais très bien défendu. Les bâtiments avaient été élevés les uns contre les autres au sommet d’une roche rendue inaccessible par la nature et par la main de l’homme. On y trouvait par ailleurs des réserves de grains, de bois, de sel en abondance, permettant à ceux qui y trouvaient asile de survivre pendant des années. Là se réfugièrent avec Eumène les plus dévoués de ses amis, qui avaient choisi de résister jusqu’à la fin et de mourir avec lui. Ils étaient environ six cents hommes, cavaliers et fantassins", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.41 ; "Eumène, errant ici et là et battant en retraite, conseilla à la plupart de ses soldats de rentrer chez eux pour sauver leur vie, mais aussi parce qu’il ne voulait pas traîner derrière lui une troupe trop faible pour combattre et trop nombreuse pour échapper aux recherches de l’ennemi. Il alla s’enfermer dans Nora, lieu difficilement accessible à la frontière de la Lycaonie et de la Cappadoce, avec cinq cents cavaliers et deux cents fantassins. Là, tous ses amis qui ne supportaient plus l’inconfort de la situation et la disette où ils se trouvaient réduits, lui demandèrent congé : il les embrassa, les combla de témoignages d’amitié, et leur permit d’aller où ils voudraient", Plutarque, Vie d’Eumène 9 ; "Se voyant menacé d’un siège dans la forteresse où il s’était réfugié, [Eumène] congédia la plus grande partie de ses soldats, craignant que certains conspirassent pour le livrer à l’ennemi, ou qu’un contingent trop nombreux ne permît pas de tenir longtemps", Justin, Histoire XIV.2). Antigone laisse une garnison pour s’assurer qu’Eumène ne s’échappe pas ou ne bénéficie pas de complicités extérieures, et part soumettre Alcétas le frère de feu Perdiccas installé dans le sud anatolien ("Laissant devant le fort une garde suffisante, [Antigone] lança une offensive contre les chefs adverses qui disposaient encore de troupes, Alcétas le frère de Perdiccas, et Attale l’amiral de la flotte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.41), qui a sottement refusé de combiner ses forces à celles d’Eumène au printemps, quand ce dernier était encore en situation de batailler contre Antigone ("[Eumène] en voya une ambassade à Alcétas pour lui proposer d’unir leurs forces et de combattre ensemble leurs ennemis communs. Mais celui-ci différa toujours sa réponse, et finalement déclina l’offre", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Diodore de Sicile raconte longuement, aux paragraphes 44 à 47 livre XVIII de sa Bibliothèque historique, comment la résistance de ce dernier finit par provoquer une guerre civile en Pisidie, les vieux Pisidiens inclinant du côté d’Antigone tandis que leur progéniture incline du côté d’Alcétas. Nous ne nous attarderons pas sur cet épisode pour ne pas déborder de notre cadre d’études. Disons simplement qu’Alcétas se suicide et que, profitant qu’Antigone s’occupe à rétablir un minimum d’ordre dans cette province, Eumène envoie son ami Hiéronymos vers Pella essayer de trouver un terrain d’entente avec Antipatros ("Eumène envoya une ambassade, dont le chef était Hiéronymos l’auteur de l’Histoire des diadoques, vers Antipatros pour conclure un accord. Elle fut chargée de rappeler que, comme Eumène lui-même pouvait en témoigner, la fortune fait souvent évoluer les situations et peut modifier rapidement les choses dans un sens comme dans l’autre, et de dire qu’Eumène constatait que, tandis que les rois macédoniens possédaient seulement des vains titres, un grand ambitieux [sous-entendu Antigone] était en train de s’approprier de nombreux commandements pour son propre compte, et qu’il espérait en conséquence que sa prudence, son expérience militaire, sa loyauté inébranlable seraient encore utiles à beaucoup de gens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.42). Comment l’assiégé Hiéronymos traverse-t-il la ligne des assiégeants ? Fait-il un passage en force ? Se faufile-t-il nuitamment ? On pense plutôt que les soldats d’Antigone en faction devant Nora le laissent passer, ne voyant aucune raison valable d’empêcher Eumène d’adresser un message à Antipatros qui, depuis sa nomination comme épimélète l’année précédente à Triparadeisos, est leur chef suprême, hiérarchiquement au-dessus d’Antigone qui n’est que stratège royal.


Mais la mission d’Hiéronymos se solde par un échec, car le vieux Antipatros meurt subitement, donnant une nouvelle vitalité à toutes les rivalités hégémoniques.


En Grèce, une querelle de succession se déclenche aussitôt. Quand on ouvre le testament d’Antipatros en effet, l’auditoire a la surprise d’entendre que le défunt a choisi Polyperchon comme successeur au titre d’épimélète et de stratège royal ("Agonisant, Antipatros désigna Polyperchon, presque le plus âgé des compagnons d’Alexandre et très estimé par les Macédoniens, comme épimélète des rois muni des pleins pouvoirs et stratège. Cassandre conserva son titre de chiliarque, qui faisait de lui le deuxième personnage le plus important", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.48) : c’est un camouflet pour le régent Arrhidée/Philippe III auquel Antipatros n’a pas demandé son avis - ce qui montre à quel point la dignité royale macédonienne ne signifie plus rien -, c’est un camouflet pour Antigone qui est ainsi dépossédé de sa fonction de stratège de l’armée royale - Antipatros avant de mourir s’est-il inquiété des succès d’Antigone contre Eumène ? -, mais c’est surtout un camouflet pour Cassandre le propre fils d’Antipatros qui se considère trahi par son père. Pour l’anecdote, Cassandre vient notamment de défendre son père moribond contre le démagogue athénien Démade venu à Pella officiellement pour réclamer le retrait de la garnison macédonienne installée dans Athènes depuis la fin de la guerre Lamiaque en -422, officieusement pour aider Antigone - que Cassandre n’aime pas, comme nous l’avons vu au moment de la confirmation d’Antigone comme stratège royal en -321 - à s’emparer du pouvoir : Cassandre a fait exécuter Démade ("Les Athéniens importunaient sans cesse Phocion pour qu’il obtînt d’Antipatros le retrait de la garnison [macédonienne], mais, soit parce qu’il estimait impossible de fléchir Antipatros, soit plutôt parce qu’il voyait le peuple plus sage et plus facile à conduire par la crainte qu’inspirait cette garnison, il écartait toujours leur demande, obtenant seulement d’Antipatros un délai pour le paiement des sommes que la cité lui devait. Les Athéniens se détournèrent donc de Phocion et se rapprochèrent de Démade qui, mal inspiré par la fortune, consentit à partir en ambassade avec son fils vers la Macédoine. Il n’y parvint que pour voir Antipatros agonisant. Cassandre son fils, devenu le maître des affaires, surprit une lettre de Démade incitant Antigone à quitter l’Asie au plus vite pour s’emparer de la Grèce et de la Macédoine “qui ne tenaient plus que par un fil vieux et pourri”, faisant par cette méchante formule allusion à Antipatros. Cassandre les fit aussitôt arrêter. Il prit d’abord le fils, l’égorgea sous les yeux du père, et si près de lui que Démade fut éclaboussé de son sang. Ensuite Cassandre reprocha à Démade, dans les termes les plus durs, son ingratitude et sa trahison, il l’accabla d’outrages, et finalement il lui ôta la vie", Plutarque, Vie de Phocion 30 ; dans un autre de ses livres, le même Plutarque dit que Démade n’a pas comploté avec Antigone mais avec Perdiccas : "On découvrit une lettre de [Démade] qui incitait Perdiccas à entrer en armes dans la Macédoine, et à délivrer la Grèce “qui ne tenait plus que par un fil pourri” : c’était par cette image qu’il désignait Antipatros. Dinarque de Corinthe se proposa pour l’accuser. Démade ayant été reconnu comme l’auteur de cette lettre, Cassandre, dans le premier mouvement de sa colère, massacra son fils entre ses bras, puis ordonna qu’on le fît mourir. Démade apprit ainsi, par ses malheurs, que les traîtres sont toujours les premiers à se trahir eux-mêmes", Plutarque, Vie de Démosthène 39 ; Arrien dit la même chose : "Peu de temps après [la fin de la guerre Lamiaque en -322], Démade fut emmené en Macédoine par Cassandre et égorgé, après qu’on eût d’abord tué son enfant dans ses bras. Cassandre justifia cet acte en disant que Démade avait insulté son père dans une lettre demandant à Perdiccas de sauver les Grecs “attachés à une vieille chaîne vermoulue”, image utilisée par Démade pour se moquer d’Antipatros. Dinarque de Corinthe fut son accusateur. Démade subit ainsi le châtiment de sa vénalité, de sa traîtrise et de sa constante mauvaise foi", Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien). Furieux de voir Polyperchon s’installer à la place de son père, il s’éloigne aussitôt de Pella avec la ferme intention de s’approprier par la force les pouvoirs que le testament lui refuse ("Cassandre s’estima floué par les décisions de son père, jugeant scandaleux qu’un homme qui n’avait aucun lien de parenté avec Antipatros héritât ainsi de son commandement, alors qu’Antipatros avait un fils ayant prouvé par sa valeur et par courage sa capacité à conduire les affaires. Il se retira à la campagne avec ses amis et, comme les conditions étaient favorables et qu’on avait beaucoup de loisir, il s’entretint avec chacun d’eux pour s’approprier le pouvoir suprême", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.49), et pour cela entame un rapprochement avec Lysimaque, avec Ptolémée, et même avec Antigone qu’il a pourtant soupçonné de complicité avec le félon Démade peu de temps auparavant ("Quand tout fut prêt pour son voyage, [Cassandre] quitta secrètement la Macédoine et alla en Chersonèse, puis il franchit l’Hellespont pour se rendre en Asie auprès d’Antigone, auquel il demanda assistance en affirmant avoir reçu la promesse que Ptolémée entrerait dans son alliance. Antigone l’accueillit avec empressement, promettant de lui donner une armée et une flotte pour l’aider", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.54). Polyperchon voit bien que ses nouvelles fonctions provoquent l’envie de la jeune génération, et d’abord la jalousie de Cassandre. Pour priver ce dernier d’alliés en Grèce, il décrète l’annulation de toutes les mesures punitives prises par Antipatros au terme de la guerre Lamiaque, ce qui signifie un retour à la Ligue de Corinthe d’avant la mort d’Alexandre en -323 ("Après qu’un grand nombre d’avis divers eurent été formulés à propos de la guerre, on conclut que rendre la liberté aux cités grecques en renversant les oligarchies installées par Antipatros serait un bon moyen d’affaiblir le crédit de Cassandre et en même temps de s’assurer une grande gloire et beaucoup d’alliances. […] On annonça donc le rétablissement de la démocratie dans les cités. Une fois le décret pris par le conseil, on le remit aux ambassadeurs afin qu’ils retournassent au plus vite dans leur patrie et annonçassent à leur peuple la sollicitude des rois et des chefs à l’égard des Grecs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.55). Ce décret, rapporté intégralement par Diodore de Sicile au paragraphe 56 livre XVIII de sa Bibliothèque historique, promet notamment à Athènes la restitution de l’île de Samos et le retour au régime démocratique. Dans le Péloponnèse, Argos bénéficie de ces mêmes largesses démocratiques ("Quand ce décret fut publié et envoyé à toutes les cités, Polyperchon écrivit à Argos et à d’autres cités pour qu’elles bannissent ceux qui avaient dirigé les affaires du temps d’Antipatros, et même d’exécuter certains d’entre eux et de confisquer leurs biens, pour que réduits à néant ils fussent incapables d’aider Cassandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.57). Et pour essayer de donner un semblant de légitimité à sa position, Polyperchon envoie des messagers pour demander à la reine mère Olympias, qui déteste Cassandre autant qu’elle détestait son père Antipatros, et qui pour cette raison est toujours en exil en Epire, de revenir à Pella pour y assurer la tutelle du jeune Alexandre IV fils d’Alexandre le conquérant et de Roxane ("Devenu épimélète des rois, Polyperchon tint conseil avec ses amis. Ayant obtenu leur accord, il rappela Olympias en lui proposant la tutelle du fils d’Alexandre, encore enfant, et de résider en Macédoine avec les honneurs royaux. Olympias jusqu’à cette date vivait effectivement en exil en Epire en raison des différends qui l’opposaient à Antipatros", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.49 ; "[Polyperchon] écrivit à Olympias la mère d’Alexandre, qui demeurait en Epire en raison de la haine qu’elle vouait à Cassandre, afin qu’elle vînt au plus vite en Macédoine pour assurer la tutelle du fils d’Alexandre jusqu’à temps qu’il devînt majeur et héritât de la royauté de ses ancêtres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.57), donc indirectement pour y anéantir le peu d’influence qu’Arrhidée/Philippe III et sa femme Adéa/Eurydice ont encore.


En Anatolie, Antigone, qui reste le dernier vétéran vivant de Philippe II, se dit qu’en jouant finement de son curriculum vitae et des nombreuses troupes encore ignorantes que sa charge de stratège royal vient de lui être retirée, il peut recueillir tous les pouvoirs ("En Asie, la nouvelle de la mort d’Antipatros marqua le début d’un bouleversement politique : les hommes au pouvoir, au premier rang desquels se trouvait Antigone, projetèrent effectivement d’agir pour leur propre compte […]. Caressant l’espoir d’acquérir le pouvoir suprême, il résolut de ne plus obéir aux rois ni aux épimélètes, estimant que sa supériorité militaire lui permettrait de s’emparer des trésors déposés en Asie sans que quiconque ne pût lui résister. Il disposait alors de soixante mille fantassins, de dix mille cavaliers et de trente éléphants. Il comptait ajouter encore d’autres troupes à ces effectifs en cas de besoin, en recrutant des mercenaires dans l’inépuisable Asie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.50). De façon spectaculaire, il inverse opportunément sa diplomatie : il cherche le compromis avec la jeune génération qu’il méprise, avec Cassandre qui s’est enfui de Pella ("En agissant ainsi [en accueillant Cassandre à bras ouvert et en lui promettant de l’aider contre Polyperchon], Antigone feignait de défendre l’honneur d’Antipatros : en réalité il voulait mettre Polyperchon dans l’embarras pour avoir les mains libres en Asie, en vue de préparer sa captation du pouvoir suprême", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.54) et avec Eumène que ses troupes assiègent toujours à Nora ("[Antigone] fit venir l’historien Hiéronymos [de retour de son inutile ambassade vers Antipatros mourant], ami et concitoyen d’Eumène de Cardia, avec lequel il était réfugié dans le fort de Nora. Lui ayant témoigné son empressement par des cadeaux de grande valeur, il l’envoya vers Eumène pour inciter celui-ci à oublier la bataille qui les avait opposés en Cappadoce, et à devenir son ami et son second dans son entreprise en échange de compétences plus étendues qu’il n’en avait eues par le passé et d’une satrapie plus grande", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.50 ; "Le siège traînait en longueur, lorsqu’Antigone apprit qu’Antipatros était mort en Macédoine et qu’un grand désordre régnait à cause des querelles entre Cassandre et Polyperchon. Antigone, qui caressait l’espoir de s’approprier tout l’empire, voulut alors avoir Eumène comme ami et comme second pour réaliser son projet. Il lui envoya Hiéronymos pour lui proposer la paix par un serment, qu’Eumène corrigea en prenant les Macédoniens qui l’assiégeaient comme témoins de la légitimité de sa requête. Antigone effectivement commençait son serment en mentionnant la maison royale pour la forme, et dans le reste du document considérait Eumène comme un subordonné : Eumène répondit en écrivant d’abord le nom d’Olympias et des rois, et en jurant qu’il aurait les mêmes amis et les mêmes ennemis non pas du seul Antigone, mais d’Olympias et de ces rois. Les Macédoniens inclinèrent vers le serment d’Eumène, qui leur parut plus équitable. Levant le siège, ils allèrent vers Antigone pour qu’il se liât à Eumène par le même serment. Eumène rendit tous les otages cappadociens qu’il retenait à Nora, et en échange il reçut des chevaux, des bêtes de somme et des tentes", Plutarque, Vie d’Eumène 12), tandis qu’il part personnellement s’assurer de la soumission de la Phrygie hellespontique et de la Lydie (cette expédition à finalité politique est longuement racontée par Diodore de Sicile aux paragraphes 51 et 52 livre XVIII de sa Bibliothèque historique : on se demande si en prenant ainsi possession de l’ouest anatolien Antigone veut s’assurer que Polyperchon ne pourra jamais débarquer sur le continent asiatique, ou s’il veut préparer au contraire son propre débarquement sur le continent européen ?). Naturellement, Eumène n’est pas dupe des avances d’Antigone. Il ne sort de son retranchement de Nora que pour reconstituer un petit contingent de cavalerie, avec lequel il s’enfuit ("Retiré en Cappadoce, Eumène rassembla ses anciens amis et ses anciens compagnons d’armes qui erraient à travers le plat pays. Comme il était très aimé, beaucoup de gens partagèrent ses espoirs et acceptèrent de reprendre la route avec lui. En peu de jours, il disposa de deux mille volontaires, qui s’ajoutèrent aux cinq cents amis qui avaient été assiégés dans le fort [de Nora]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.53 ; "[Eumène] rassembla tous ses soldats qui s’étaient dispersés dans la campagne lors de la retraite, pour en faire un régiment d’environ mille cavaliers, avec lesquels il se retira précipitamment. Il craignait toujours Antigone, et avec raison : en effet, Antigone ordonna de l’assiéger de nouveau dans sa forteresse, et il adressa aux Macédoniens une lettre leur reprochant d’avoir approuvé la correction faite au serment", Plutarque, Vie d’Eumène 12). Dans le même temps, Polyperchon, toujours soucieux de s’affirmer et bien conscient de ne pas pouvoir à la fois exercer le gouvernement à Pella et régler les affaires asiatiques troublées par l’ambitieux Antigone, renonce à son titre de stratège royal récemment acquis par le testament d’Antipatros et le confie à Eumène, auquel il donne l’autorisation de prélever cinq cents talents dans le trésor royal déposé en Cilicie pour ses besoins de guerre, et il envoie un courrier à Antigénès le chef des argyraspides relégués en Susiane depuis -321 pour qu’il se mette avec ses hommes sous les ordres d’Eumène ("[Polyperchon] envoya aussi un courrier à Eumène, pour lui demander au nom des rois de ne pas conclure le différend qui l’opposait à Antigone. Il lui proposa soit de venir en Macédoine pour gouverner à ses côtés en qualité d’épimélète des rois, soit de rester en Asie : dans ce dernier cas il lui demandait de mener à son terme, avec les troupes et l’argent nécessaires, la guerre contre Antigone qui était désormais en rébellion ouverte contre les rois […]. [Polyperchon et les chefs alliés] lui accordaient cinq cents talents pour réparer ses propres pertes, et tout supplément nécessaire pour financer la guerre. Les mêmes écrivirent à Antigénès et à Teutamos les chefs des argyraspides pour leur ordonner de se mettre l’autorité d’Eumène, reconnu comme stratège de l’Asie avec pleins pouvoirs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.57-58 ; "Pendant sa fuite, Eumène reçut des lettres de ceux qui en Macédoine craignaient l’agrandissement d’Antigone, l’une de la part d’Olympias qui lui demandait de venir se charger de l’éducation du jeune fils d’Alexandre [c’est-à-dire Alexandre IV, fils du conquérant et de Roxane] dont la vie était en butte à des complots, l’autre de la part de Polyperchon et du roi Philippe III [Arrhidée] qui le reconnaissaient chef de l’armée cappadocienne et lui demandaient de guerroyer contre Antigone, en l’autorisant à prendre dans le trésor kydnien ["kudna‹oj", trésor gardé près du fleuve Cydnos/KÚdnoj en Cilicie, aujourd’hui le Tarsus Cayi, rebaptisé le Berdan Cayi depuis la mise en fonction du barrage du même nom en 1984] cinq cents talents pour réparer ses propres pertes, et tout supplément nécessaire pour financer la guerre. Les mêmes écrivirent à Antigénès et à Teutamos les chefs des argyraspides pour leur ordonner de se mettre sous l’autorité d’Eumène", Plutarque, Vie d’Eumène 13). On note que cette somme de cinq cents talents accordée par Polyperchon est énorme, très supérieure à ce dont Eumène a besoin pour lever une armée : nous devons la considérer comme un simple pot-de-vin par lequel Polyperchon espère endetter Eumène, et s’attirer son dévouement. Mais ce dernier, aussi incorruptible et attaché à ses principes face à Polyperchon qu’il l’a été naguère face à Antipatros et Cratéros, repousse poliment l’avance financière qu’on lui propose, gardant ainsi sa totale indépendance. Nous disposons de deux versions de la rencontre entre Eumène et Antigénès. Selon Diodore de Sicile, Antigénès et ses argyraspides ne discutent pas la consigne du nouvel épimélète Polyperchon : ils se soumettent à Eumène ("A marches forcées, Eumène franchit le Taurus et parvint en Cilicie. Obéissant à la lettre des rois, Antigénès et à Teutamos les chefs des argyraspides s’avancèrent à la rencontre d’Eumène. Ils le saluèrent amicalement et le félicitèrent d’avoir échappé miraculeusement aux plus grands dangers. Ils lui promirent d’apporter leur concours en toutes choses. Les trois mille argyraspides vinrent pareillement à sa rencontre dans un élan de chaleureuse amitié", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.59), qui de son côté est méfiant sans raison (c’est pour cela qu’il refuse l’argent que lui a proposé Polyperchon, pour ne pas faire des envieux, et qu’il instaure une tente consacrée à Alexandre en guise de lieu de délibération : "Eumène chercha à consolider sa position, en prévision d’un prochain retournement de fortune. Il n’était effectivement qu’un étranger, il n’avait aucun lien avec la famille royale, les Macédoniens qu’on plaçait sous ses ordres avaient naguère juré de le faire mourir, et leurs chefs étaient des hommes bouffis d’orgueil et désireux de hautes fonctions : il savait qu’il deviendrait rapidement objet de mépris et d’envie, que sa vie serait bientôt menacée, et que les gens sous ses ordres n’obéiraient pas longtemps sans rechigner, parce qu’au fond ils le considéraient comme inférieur et ne supporteraient pas d’être traités en subordonnés par quelqu’un dont ils s’estimaient les maîtres. En conséquence, il déclara renoncer aux cinq cents talents que la lettre royale lui proposait pour restaurer sa fortune et son train de vie, sous prétexte qu’il n’en avait pas besoin et qu’il ne désirait aucun commandement, qu’il agissait présentement non pas de son plein gré mais pour obéir aux rois […]. Par ailleurs, il dit avoir eu pendant son sommeil une vision extraordinaire qu’il estimait nécessaire de raconter à tous, parce qu’elle contribuerait à la concorde et à l’intérêt général : il avait vu le roi Alexandre vivant, revêtu des attributs royaux, réglant les affaires, donner des ordres aux chefs militaires pour qu’ils accomplissent les directives du gouvernement royal. Cela signifiait qu’on devait fabriquer un trône d’or aux frais du trésor royal, où on déposerait diadème, sceptre, couronne et tous les autres attributs, et qu’au lever du jour les stratèges feraient brûler de l’encens en l’honneur d’Alexandre avant de tenir conseil à proximité du trône, prenant les ordres au nom du roi, comme s’il était encore vivant à la tête de son royaume. Ces paroles ayant rencontré l’approbation générale, on les mit en pratique", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.60-61). Mais selon Plutarque qui s’appuie sur Hiéronymos de Cardia, si Eumène est méfiant c’est justement parce que les argyraspides sont réticents à lui obéir ("[Antigénès et Teutamos] se soumirent apparemment avec amitié, mais sans pouvoir cacher leur ressentiment d’être considérés comme les seconds d’Eumène. Néanmoins celui-ci apaisa leur envie en renonçant à l’argent qu’on lui proposait sous prétexte qu’il n’en avait pas besoin, et en opposant la superstition à leur entêtement à refuser de lui obéir et à leur désir d’accéder au commandement pour lequel ils n’avaient aucune aptitude. Il leur dit effectivement : “Alexandre m’est apparu pendant mon sommeil, il m’a montré une magnifique tente royale dans laquelle était placé un trône, en me disant : « Vous délibérerez dans cette tente, où je serai toujours présent pour seconder toutes vos décisions, à condition que vous commenciez toujours vos discussions en m’invoquant »”. Antigénos et Teutamos, qui ne voulaient pas davantage discuter chez Eumène qu’Eumène ne voulaient s’abaisser à discuter chez eux, se laissèrent facilement persuader par ce récit. On dressa donc une tente royale dans laquelle on plaça un trône dédié à Alexandre, et ce fut sous cette tente qu’on convint d’organiser les délibérations sur les sujets importants", Plutarque, Vie d’Eumène 13 ; Polyen dit la même chose : "Eumène découvrit que les argyraspides voulaient se révolter, et constata qu’Antigénès et Teutamos leurs chefs étaient hautains avec lui et négligeaient de venir à sa tente. Il rassembla alors tous les chefs pour leur dire que deux fois de suite il avait rêvé du roi Alexandre au milieu du camp, assis sous une tente sur un trône d’or, sceptre en main, ordonnant à tous et particulièrement aux chefs de ne pas traiter les affaires communes en-dehors de la tente royale, et promettant le salut en cas d’obéissance ou la ruine totale en cas de désobéissance. Les Macédoniens adoraient Alexandre, ils décidèrent donc d’utiliser le reste du trésor à dresser une tente royale, dans laquelle ils placèrent un trône d’or, une couronne d’or au-dessus, un diadème royal, des armes près du trône et un spectre au milieu, une table d’or devant, sur laquelle fut posé un feu et un encensoir également en or avec des parfums, et des tabourets d’argent pour que les chefs pussent y tenir conseil sur les affaires générales. Tout cela fut exécuté rapidement. Eumène dressa sa tente à côté de celle d’Alexandre, et les autres chefs l’imitèrent. De sorte que ce fut Alexandre et non Eumène qui semblait recevoir les chefs, dont Antigénès et Teutamos qui commandaient les argyraspides, et chaque fois qu’ils allaient trouver Eumène ils semblaient n’honorer qu’Alexandre", Polyen, Stratagèmes, IV, 8.2 ; Cornélius Népos dit aussi la même chose : "Craignant de susciter l’envie en exerçant l’autorité suprême, lui qui était un étranger, sur cette multitude de Macédoniens, [Eumène] fit élever une tente dédiée à Alexandre, en ordonnant qu’on y plaçât un siège d’or avec le sceptre et le diadème, et que tous les officiers s’y rassemblassent chaque jour pour y délibérer des grandes affaires : il pensa être moins envié en conduisant ainsi la guerre sous l’apparente autorité et à l’ombre du nom d’Alexandre. Il y réussit en effet, car les réunions se faisant non pas dans la tente d’Eumène mais dans celle du roi, il semblait s’effacer, alors même que tout se décidait par lui seul", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XVIII.7 ; Justin quant à lui confirme qu’un temps très long est nécessaire à Eumène pour se faire accepter par les argyraspides : "Dans sa détresse, [Eumène] résolut de demander l’aide des argyraspides d’Alexandre, troupe invincible, et brillante de l’éclat de mille victoires. Mais, depuis la mort d’Alexandre, les argyraspides dédaignaient tous les stratèges, pleins du souvenir de sa gloire ils croyaient s’avilir en servant sous un autre chef. Eumène, recourant aux flatteries et aux caresses, les supplia en leur disant qu’ils étaient ses compagnons d’armes, ses soutiens, son refuge, son unique asile, qu’ils avaient partagé les mêmes périls dans la conquête de l’Orient, que leur valeur avait subjugué l’Asie et effacé les exploits de Bacchos [surnom de Dionysos] et d’Héraclès, qu’Alexandre leur devait son surnom de “Grand”, ses honneurs divins et sa gloire immortelle. Il leur demanda de le recevoir non pas comme capitaine mais comme soldat, et de lui accorder une place dans leurs rangs. Ce fut à ce titre qu’ils l’admirent parmi eux. Mais il sut peu à peu se rendre maître, d’abord en rappelant à chacun son devoir, puis en réparant avec bonté les fautes commises. On finit par ne plus rien faire dans le camp sans le consulter, et son habileté parut nécessaire pour toutes choses", Justin, Histoire XIV.2). La suite des événements nous incite à pencher pour la version de Plutarque - puisque les argyraspides, nous allons bientôt le voir, trahiront finalement Eumène en le livrant à Antigone.


En Egypte, Ptolémée pense que le moment est idéal pour consolider sa domination dans la région : il envahit le Levant, renouvelant ainsi l’antique politique étrangère des pharaons qui considéraient le fleuve Oronte comme la frontière naturelle de leur domaine à l’est ("Constatant que la Phénicie et la Koilè-Syrie constituaient une position favorable au-dessus de l’Egypte, Ptolémée s’employa activement à s’en rendre maître. Il fit partir son Ami Nicanor avec des troupes suffisantes. Celui-ci marcha sur la Syrie qu’il soumit tout entière, et fit prisonnier le satrape Laomédon. Il gagna aussi à sa cause les cités phéniciennes où il installa des garnisons. Puis il regagna l’Egypte au terme d’une campagne aussi rapide que fructueuse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.43). C’est un défi clair lancé à l’ordre conclu à Triparadeisos en -321, dont Polyperchon est sensé garantir la continuité. Selon l’historien romain hellénophone Appien au IIème siècle, avant de faire parler les armes Ptolémée a tenté d’acheter à Laomédon sa satrapie de Koilè-Syrie, mais ce dernier ayant refusé il l’a finalement emprisonné. Appien ajoute que Laomédon a réussi à s’échapper et à trouver refuge auprès d’Alcétas le frère de Perdiccas, dont nous avons dit précédemment qu’il trouve la mort en Pisidie contre Antigone à une date indéterminée peu avant les événements qui nous occupent à présent, Ptolémée revient en Egypte en installant des garnisons dans les cités côtières phéniciennes (probablement en présentant cela comme une punition après l’accueil que les Phéniciens ont accordé à Attale le beau-frère de Perdiccas en -321 : "Ptolémée le satrape d’Egypte alla par mer vers Laomédon pour lui proposer d’acheter très cher la Syrie, qui est le rempart de l’Egypte et qui pouvait servir de base d’opérations contre Chypre. Laomédon ne se laissa pas convaincre, Ptolémée le fit donc emprisonner, mais celui-ci soudoya ses gardiens et partit se réfugier en Carie auprès d’Alcétas. C’est ainsi que Ptolémée put gouverner un temps la Syrie. Il regagna l’Egypte par mer en laissant des garnisons dans les cités", Appien, Histoire romaine XI.264-265) : on doit donc conclure que l’opération militaire de Ptolémée est strictement contemporaine de la mort d’Antipatros. Selon le géographe Pausanias au IIème siècle, ce projet de spoliation a occupé Ptolémée dès la mort de Perdiccas en -321 ("La mort de Perdiccas enhardit Ptolémée à faire de nouvelles entreprises, il s’empara donc de la Syrie et de la Phénicie", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.4). Le chroniqueur anonyme du Marbre de Paros quant à lui situe le fait au plus tôt à l’été -419 ("Depuis qu’Antipatros mourut, que Cassandre quitta la Macédoine […], et que Ptolémée s’empara de la Syrie et de la Phénicie, cinquante-cinq ans se sont écoulés, Apollodoros était archonte d’Athènes [entre juillet -319 et juin -318]", Marbre de Paros B113). Les raisons de Ptolémée sont probablement les mêmes que celles des anciens pharaons que nous venons d’évoquer. L’Egypte possède un trésor naturel, le Nil, qui lui garantit une production agricole abondante et régulière. Mais en dehors du Nil, l’Egypte ne possède rien, et ce trésor agricole que le fleuve lui procure attire justement tous les prédateurs intérieurs et extérieurs. L’Egypte doit donc vendre une partie de ses récoltes à l’étranger contre de l’argent, avec lequel elle peut payer des soldats et acheter les matières premières qui lui manquent, notamment le fer de Chypre et le bois du Liban, pour fabriquer des armes et des navires destinés à sa sécurité intérieure et extérieure. Autrement dit, comme Athènes jadis au Vème siècle av. J.-C. dont la puissance reposait sur trois piliers interdépendants - le phoros, l’empire, la flotte -, l’Egypte de Ptolémée comme avant lui l’Egypte pharaonique ne peut perdurer que par trois piliers interdépendants - la production agricole, les revenus monétaires, l’armée -, qui font du pays, comme jadis Athènes, une puissance stérile puisqu’une grosse part de sa production agricole est destinée à l’exportation, et agressive puisque son ordre intérieur dépend de sa politique extérieure : Ptolémée doit être riche pour être fort et être fort pour être riche, ses interventions au Levant, à Chypre ou en mer Egée ne relèvent pas d’un désir de jouer un rôle de premier plan mais simplement d’une nécessité vitale, d’une hantise de subir à nouveau une invasion comme celle de Perdiccas en -321 qui aurait pu se terminer beaucoup plus mal. Malgré les apparences, jusqu’à la dernière reine Cléopâtre VII, les expéditions des Lagides à l’étranger n’auront jamais un but conquérant, mais un but défensif, celui d’assurer les intérêts directs ou indirects de l’Egypte : si l’Egypte intervient par exemple à Rhodes ou à Corinthe, ce n’est pas pour faire des Rhodiens ou des Corinthiens des sujets égyptiens, ni même pour s’approprier leurs biens, c’est pour s’assurer qu’aucune menace directe ou indirecte ne plane sur le blé égyptien qui transite dans leurs importants marchés, et que les clients de l’Egypte ne se détournent pas de gré ou de force vers le blé d’Ukraine, de Sicile ou de Carthage. L’historien Polybe montre qu’il a parfaitement compris ce mécanisme quand il écrit que l’affaiblissement de l’Egypte à la fin du IIIème siècle av. J.-C. est directement liée à la négligence de ces trois piliers interdépendants par Ptolémée IV qui règne alors : parce qu’il se désintéresse des affaires du Levant et de Chypre, Ptolémée IV a laissé entre autres Théodote de Tyr se tourner vers d’autres fournisseurs que l’Egypte, l’argent ne rentre donc plus dans les caisses égyptiennes, bientôt le roi n’aura plus les moyens d’entretenir une armée pour défendre sa frontière, ni même une police pour assurer l’ordre à l’intérieur de son royaume, laissant Antiochos III le roi voisin - nous verrons cela dans notre prochain alinéa - faire du pays un protectorat de facto du royaume séleucide ("[Ptolémée IV Philopator] estima que le sort l’avait débarrassé des dangers extérieurs puisque Antigone III [Doson] et Séleucos III [Soter] étaient morts et que leurs jeunes héritiers Antiochos III et Philippe V étaient à peine sortis de l’enfance. Plein de confiance en les circonstances présentes […], il se montra léger et négligent à l’égard de ceux qui avaient la charge des affaires extérieures, auxquelles ses prédécesseurs avaient accordé autant sinon plus de soin qu’à leur pouvoir en Egypte même. Les rois précédents [Ptolémée Ier Soter, Ptolémée II Philadelphe et Ptolémée III Evergète] avaient effectivement tenu en respect les rois de Syrie sur mer et sur terre grâce à leur maîtrise de la Koilè-Syrie et de Chypre", Polybe, Histoire, V, 34.2-6).


Pour Polyperchon, l’échec est total.


A Athènes, d’abord, le retour au régime démocratique ne dure que le temps d’un grand règlement de comptes entre pro-macédoniens et démagogues opportunistes. En même temps qu’il a quitté Pella, Cassandre a envoyé son frère Nicanor prendre le commandement de la garnison installée au Pirée par son père Antipatros à la fin de la guerre Lamiaque en -322 ("Antipatros avant de mourir avait nommé Polyperchon stratège et laissé à son fils Cassandre un contingent de mille hommes. Mais juste après sa mort, Cassandre s’empara du pouvoir et, avant que la nouvelle de la disparition de son père fût proclamée, envoya aussitôt Nicanor à Athènes afin qu’il remplaçât Ményllos le chef de la garnison installée dans le port de Munichie [port est du Pirée], ce qu’il fit sans peine", Plutarque, Vie de Phocion 31). Nicanor a-t-il été favorisé en la circonstance par le vieux Phocion ? Le Grec Plutarque et le Romain Cornélius Népos, qui ne cachent pas leur admiration pour ce personnage, et qui l’excusent sans cesse en disant que l’âge a troublé son jugement - sur le mode : "Ce n’est pas Phocion qui a trompé les Athéniens, mais Nicanor qui a trompé Phocion" ("[Phocion] eut la plus entière confiance en Nicanor, jamais il ne voulut croire les rapports que lui firent beaucoup de citoyens accusant ce dernier de vouloir s’emparer du Pirée, de corrompre certains habitants de ce port, et de passer des troupes étrangères à Salamine", Plutarque, Vie de Phocion 32) - et que les Athéniens ont toujours manqué de reconnaissance envers leurs bienfaiteurs - sur le mode : "Ce n’est pas pour nuire à ses compatriotes, que Phocion a comploté avec Nicanor, mais pour leur bien" ("On peut dire pour sa défense que c’est la crainte de voir Athènes sombrer dans une nouvelle guerre qui le retint d’arrêter Nicanor, et que s’il prodigua sa foi et sa justice à Nicanor c’est pour que ce dernier, enchaîné par le respect qu’il lui porterait en retour, ne fît aucun mal aux Athéniens", Plutarque, Vie de Phocion 32) -, n’arrivent pas à nous détourner de l’idée que Phocion dans son for intérieur n’a jamais cru aux capacités de Polyperchon, et a toujours espéré secrètement voir Cassandre prendre la succession d’Antipatros. Cornélius Népos dit clairement que Phocion, pourtant prévenu du projet de Nicanor par Dercyllos l’envoyé de Polyperchon, n’a rien fait pour empêcher celui-ci de s’installer au Pirée au détriment de celui-là ("Tandis que [Phocion] gouvernait l’Etat, Dercyllos l’avertit que Nicanor le lieutenant de Cassandre projetait de s’emparer du Pirée, sans lequel Athènes ne peut pas survivre. Le même Dercyllos lui demanda aussi de veiller à ce que la cité ne manqua pas de vivres. Phocion le rassura sur tout. Mais peu de temps après, Nicanor se rendit maître du Pirée", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIX.2). Et Plutarque avoue que les relations entre Phocion et Nicanor sont très cordiales, ce qui irrite les Athéniens ("Peu de jours après [l’installation de Nicanor comme nouveau commandant à Munichie], les Athéniens apprirent la mort d’Antipatros. Ils accusèrent Phocion d’en avoir été informé avant eux, et de leur avoir tu la nouvelle pour plaire à Nicanor. Ce soupçon alimenta une méchante rumeur sur Phocion, dont celui-ci ne tint pas compte, dialoguant fréquemment avec Nicanor, et lui signifiant que pour attirer la douceur et la bienveillance du peuple athénien il devait donner des jeux et multiplier les largesses", Plutarque, Vie de Phocion 31). C’est alors qu’arrive le décret de Polyperchon évoqué précédemment, annulant toutes les mesures punitives prises par Antipatros au terme de la guerre Lamiaque en -322, incluant le retrait de cette garnison macédonienne installée au Pirée et la fin de l’oligarchie fantoche pro-macédonienne dominée entre autres par Phocion et Démétrios de Phalère ("Polyperchon, le nouvel épimélète du jeune roi [Alexandre IV], voulut embarrasser Cassandre. Il écrivit aux Athéniens que le roi leur rendait le régime démocratique et autorisait l’accès aux charges à tous les citoyens sans distinction selon l’ancien usage. Cette lettre était un piège contre Phocion : désireux de recouvrer Athènes, comme sa conduite le prouva bientôt, il avait conclu à la nécessité première de chasser Phocion, et calculé que cela se produirait naturellement dès que ceux qui avaient été privés du droit de cité commenceraient à s’affronter dans le gouvernement, et que les démagogues et les sycophantes seraient redevenus maîtres des tribunaux", Plutarque, Vie de Phocion 32). Les Athéniens réclament donc le départ de la garnison - dont Nicanor s’empresse de renforcer les positions ("Les Athéniens, s’étant rendu compte que Nicanor n’avait pas agi honnêtement avec eux, envoyèrent une ambassade au roi et à Polyperchon pour demander du secours en vertu du décret reconnaissant l’autonomie des cités grecques, ils multiplièrent également les réunions pour délibérer sur la manière de guerroyer contre Nicanor. Pendant qu’ils s’agitaient de la sorte, Nicanor sortit nuitamment avec ses mercenaires pour s’emparer des fortifications du Pirée et des estacades qui fermaient l’entrée du port", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.64) -, en contraignant Phocion à prendre parti : ils lui confient le commandement de la délégation qui doit arrêter et expulser Nicanor du territoire. Mais Phocion retarde à dessein son entrée en fonction, permettant à Nicanor de se retrancher ("Philomédès de Lamptres fit adopter un décret ordonnant à tous les Athéniens de prendre les armes et d’obéir au stratège Phocion. Mais celui-ci en différa l’exécution jusqu’à temps que Nicanor et ses troupes fussent sortis du fort de Munichie et eussent entouré le port de tranchées, de sorte que quand il voulut enfin marcher contre Nicanor les Athéniens placés sous ses ordres se révoltèrent et refusèrent de le suivre", Plutarque, Vie de Phocion 32 ; "Quand le peuple accourut en armes pour reprendre le Pirée, non seulement Phocion n’appela personne au combat, mais encore il refusa de prendre le commandement de ceux qui étaient armés", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIX.2 ; "Nicanor qui occupait Munichie apprit que Cassandre avait quitté la Macédoine pour se réfugier auprès d’Antigone, et que Polyperchon s’apprêtait à fondre sur l’Attique avec son armée. Il demanda aux Athéniens de rester fidèles à Cassandre, mais personne ne l’écouta, au contraire on lui répondit qu’il devait partir avec sa garnison au plus vite. Il résolut donc de tromper le peuple. Il commença par demander un délai de quelques jours, au terme desquels il promit d’agir “conformément aux intérêts de la cité”. Les Athéniens ne tenant tranquilles, il fit entrer nuitamment des petits groupes de soldats dans Munichie, de sorte qu’il disposa bientôt de forces suffisantes pour combattre quiconque tenterait de l’assiéger […]. Les Athéniens devinrent furieux en constatant que non seulement ils n’avaient pas repris le contrôle de Munichie, mais qu’en supplément ils venaient de perdre Le Pirée. Ils envoyèrent donc une délégation constituée de notables amis de Nicanor, parmi lesquels Phocion fils de Phocos, Conon fils de Timothée, Cléarque fils de Nausiclès, pour se plaindre de ses agissements et lui ordonner de rendre leur autonomie conformément au décret. Mais Nicanor leur répondit qu’il n’avait pas pouvoir de décision et qu’il dépendait de Cassandre : c’était ce dernier qu’il l’avait nommé gouverneur, c’était donc à lui qu’ils devaient envoyer une délégation", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.64). Son favoritisme est maintenant trop évident : il est privé de son immunité politique ("La lettre de Polyperchon ayant excité les Athéniens, Nicanor convoqua la Boulè au Pirée pour s’expliquer, en confiant sa sécurité à Phocion. Dercyllos, qui commandait pour le roi en Attique, voulut profiter de cette occasion pour se saisir de Nicanor. Mais celui-ci en fut averti et s’enfuit à temps du Pirée, en déclarant à la cité qu’il se vengerait de cette trahison. Phocion fut accusé de l’avoir laissé s’échapper alors qu’il aurait pu facilement le retenir : il répondit qu’“il n’avait aucune raison de se méfier et de nuire à Nicanor, et qu’il préférait subir une injustice plutôt qu’en commettre”", Plutarque, Vie de Phocion 32). Quand Alexandros le fils de Polyperchon arrive à Athènes pour tenter de s’emparer en douceur de la garnison toujours commandée par Nicanor ("Alexandros le fils de Polyperchon arriva alors en Attique avec une armée. Les Athéniens se figurèrent qu’il allait rendre au peuple Munichie et Le Pirée. Mais son but était de prendre ces deux forteresses pour mener sa propre guerre : Alexandros avait reçu la visite d’anciens amis d’Antipatros, parmi lesquels Phocion, qui, redoutant d’être traduits en justice, l’avaient convaincu que son intérêt était de garder ces forts pour lui, de ne pas les remettre aux Athéniens, tant que Cassandre ne serait pas vaincu", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.65), les Athéniens commencent à avoir des doutes sur les prétendues aspirations démocratiques de Polyperchon : ils déchargent alors leur rancœur sur Phocion, qu’ils accusent de trahison ("Alexandros fils de Polyperchon arriva à Athènes à la tête d’une armée, officiellement pour secourir la cité contre Nicanor, en réalité pour s’en emparer lui-même en profitant de la division qui y régnait. Les bannis qui l’avaient suivi entrèrent dans Athènes, avec une multitude d’étrangers et de gens notés d’infamie. Une assemblée se forma, composée d’hommes de toutes espèces, sans ordre ni discipline, qui déposa Phocion et élut des nouveaux stratèges. Alexandros fut surpris tandis qu’il s’entretenait avec Nicanor au pied des murailles : sa proximité avec ce dernier engendra des soupçons, les Athèniens redoutèrent un danger. Le rhéteur Agnonidès accusa alors Phocion de trahison. Callimédon et Chariclès, qui craignaient le même sort, s’empressèrent de quitter la cité", Plutarque, Vie de Phocion 33 ; "Alexandros établit son camp à proximité du Pirée. Il n’admit pas les Athéniens dans les entretiens privés et secrets qu’il avait avec Nicanor. Ceux-ci en conclurent qu’il s’apprêtait à les léser. Ils se réunirent donc, renversèrent les magistrats en fonction, nommèrent à leur place les démocrates les plus radicaux, et condamnèrent ceux qui avaient exercé le pouvoir oligarchique. Les uns furent mis à mort, les autres exilés et leurs biens confisqués. Parmi eux se trouvait Phocion qui sous Antipatros avait détenu tous les pouvoirs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.65). Ils envoient une délégation vers Pella pour demander des éclaircissements, avec Phocion ("Phocion et ses amis qui étaient restés allèrent vers Polyperchon. […] Les Athéniens, suivant le conseil d’Agnonidès et le décret d’Archestratos, envoyèrent à Polyperchon des représentants chargés d’accuser Phocion. Les deux partis arrivèrent en même temps devant Polyperchon au moment où celui-ci se trouvait avec le roi [Arrhidée/Philippe III] à Pharyga en Phocide, près du mont Akrourion qu’on appelle aujourd’hui Galatès", Plutarque, Vie de Phocion 33 ; "Chassés de la cité, [Phocion et les autres condamnés] se réfugièrent auprès d’Alexandros le fils de Polyperchon et tentèrent de sauver leur vie par son entremise. Il les accueillit amicalement, et envoya à son père une lettre pour qu’il sauvegardât Phocion et ses amis qui partageaient ses intérêts et promettaient leur entière collaboration. Mais le peuple de son côté envoya aussi une ambassade à Polyperchon pour accuser Phocion et ses amis et réclamer l’autonomie et la restitution de Munichie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.66). Mais chacun veut parler au nom de tous, ce qui produit une cacophonie, à laquelle Polyperchon répond avec un petit sourire en coin et un geste de la main signifiant : "Revenez me voir quand vous aurez accordé vos violons" ("Polyperchon fit tendre un dais d’or sous lequel il plaça le roi, et autour de lui ses principaux courtisans […]. Ensuite il permit aux Athéniens de parler. Mais ceux-ci firent beaucoup de tumulte et de bruit, s’accusant les uns les autres en présence du roi et de son conseil, au point qu’Agnonidès s’avança au milieu de l’assemblée pour dire : “Fais-nous tous enfermer dans une cage et renvoie-nous à Athènes, afin que nous y rendions compte de notre conduite !”. En entendant cette parole, le roi se mit à rire. Les Macédoniens présents et les étrangers que la curiosité y avait attirés, désireux d’entendre enfin les plaidoiries, signifièrent aux ambassadeurs d’exposer sur-le-champ leurs griefs. Polyperchon témoigna en la circonstance d’une scandaleuse partialité, interrompant sans cesse Phocion qui essaya de se justifier, frappant finalement la terre de son bâton pour l’obliger à se taire et à se retirer. Hégémon [ami de Phocion] déclara que Polyperchon inclinait pour la populace, celui-ci transporté de colère s’écria alors : “Oses-tu te dresser contre moi en présence du roi ?”. Le roi se leva aussitôt de son siège et voulut percer Hégémon de sa lance, mais Polyperchon se jeta au-devant de lui, l’arrêta, et dispersa l’assemblée. Les hétaires entourèrent Phocion et ses amis les plus proches, les autres qui étaient plus loin témoins de cette violence se couvrirent le visage de leurs manteaux et prirent la fuite. Les captifs furent reconduits à Athènes par Kleitos, en apparence pour y être jugés, mais en réalité pour y être mis à mort, étant condamnés d’avance", Plutarque, Vie de Phocion 33-34 ; "Le peuple envoya des ambassadeurs à Polyperchon pour le prier de confirmer ses décrets. Phocion partit pour le même endroit. Quand il y fut arrivé, il plaida sa cause devant le roi Philippe III [Arrhidée] mais surtout devant Polyperchon qui était alors à la tête des affaires royales. Accusé par Agnonidès d’avoir livré Le Pirée à Nicanor, il fut jeté en prison par décision du conseil, et renvoyé à Athènes pour y être traduit devant la justice selon ses lois", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIX.3 ; "[Polyperchon] eut honte d’agir contrairement au décret qu’il avait lui-même rédigé, et pensa que les Grecs lui retireraient leur confiance s’il lésait la plus illustre de leurs cités. Après avoir entendu les députés, il leur tint donc des propos pour les satisfaire, il fit arrêter Phocion et ses amis et les renvoya enchaînés vers Athènes, en laissant au peuple toute liberté de les mettre à mort ou de les acquitter", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.66). Phocion est donc ramené à Athènes où, au terme d’un procès très contestable car même si l’accusation est recevable - l’attitude et les intentions de Phocion, répétons-le, ne sont pas claires durant toute cette période - la présomption d’innocence est bafouée, la défense est privée de parole, et la partie civile a pris le contrôle de la magistrature ("La manière dont [Phocion et ses amis] furent conduits ajouta à la rigueur de leur traitement : ils furent montés sur des chariots, qui longèrent la rue du Céramique jusqu’au théâtre, où ils furent gardés par Kleitos en attendant que les magistrats eussent convoqué l’Ekklesia. Les esclaves, les étrangers, les hommes noté d’infamie ne furent pas exclus : le théâtre fut ouvert à tous, sans distinction de condition ni de sexe", Plutarque, Vie de Phocion 34 ; "Une assemblée se tint dans Athènes pour mettre en jugement Phocion et ses amis. […] Phocion commença sa plaidoirie, mais la populace poussa des clameurs hostiles et empêcha qu’on entendît la voix de l’accusé", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.66), il est condamné à boire la ciguë. Démétrios de Phalère, qui a eu la bonne idée de quitter Athènes avant le verdict, est condamné à la même peine par contumace ("On lut d’abord la lettre du roi [Arrhidée/Philippe III], qui déclarait tous les accusés coupables de trahison, mais qui laissait le verdict final aux Athéniens “en tant que peuple libre, se gouvernant par ses propres lois”. Kleitos fit entrer les prisonniers dans l’Ekklesia. A la vue de Phocion, tous les gens de bien baissèrent les yeux, se couvrirent le visage et versèrent des larmes amères. Un seul eut le courage de se lever pour demander que, le roi ayant laissé au peuple le soin de statuer sur une affaire aussi importante, on devait exclure de l’Ekklesia étrangers et esclaves. Mais la masse rejeta cette proposition en criant sa volonté de lapider tous les partisans de l’oligarchie, ennemis du peuple. Plus personne dès lors n’osa élever la voix en faveur de Phocion. Celui-ci eut beaucoup de mal à se faire entendre. Il demanda : “Athéniens, est-ce pour la justice ou contre la justice que vous voulez nous faire mourir ?”. “Pour la justice !”, répondirent quelques-uns. “Comment pourrez-vous en être sûrs, répliqua Phocion, si vous refusez de nous entendre ?”. Mais, voyant qu’ils n’étaient pas plus disposés à l’écouter, il s’avança au milieu du peuple, et déclara : “Je confesse que je me suis rendu coupable d’injustices envers vous pendant le cours de mon administration, et pour m’en punir je me condamne moi-même à la mort. Mais ceux qui sont ici avec moi, Athéniens, pour quel motif voulez-vous les faire mourir, puisqu’ils ne vous ont fait aucun tort ?”. Le peuple cria : “Parce qu’ils sont tes amis !”. A ces mots, Phocion se recula et garda le silence. Agnonidès lut ensuite son décret proposant au peuple de se prononcer sur le sort des accusés, et de les mettre aussitôt à mort s’ils étaient déclarés coupables. Après la lecture de ce décret, plusieurs personnes demandèrent que Phocion fût torturé avant son exécution. On apportait déjà la roue et on faisait déjà venir les bourreaux, quand Agnonidès, s’apercevant de l’indignation que causait à Kleitos cette mesure et jugeant lui-même qu’elle était barbare et injuste, dit : “Gardons la torture pour les scélérats comme Callimédon, mais je propose qu’on épargne Phocion”. Un homme de bien éleva alors la voix : “Tu as raison, car si on condamne Phocion à la torture, à quel supplice plus terrible pourrons-nous te condamner ?”. Le décret fut confirmé. On demanda les suffrages : tous se levèrent, beaucoup couronnés de fleurs. Tous furent pour la mort. Avec Phocion étaient présents Nicoclès, Thoudippos, Hégémon et Pythoclès. Démétrios de Phalère, Callimédon, Chariclès et quelques autres furent condamnés à mort par contumace", Plutarque, Vie de Phocion 34-35 ; "Phocion fut porté sur une voiture parce qu’il ne pouvait plus aller se déplacer à pied à cause de son grand âge. Une fois arrivés, le peuple se réunit en grand nombre. Certains en souvenir de sa réputation passée eurent pitié de sa vieillesse, mais la plupart étaient enflammés de colère justement contre sa sénilité, qui l’avait conduit à livrer Le Pirée et à nuire aux intérêts du peuple. C’est pourquoi on ne lui donna pas même la faculté de parler et de plaider sa cause. Ayant été ensuite condamné par les juges, après quelques formalités légales, il fut livré aux Onze selon l’usage athénien", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIX.4 ; "Ceux qui étaient à proximité de Phocion l’entendaient exposer ses justes raisons, ceux qui étaient loin n’entendaient rien en raison des cris des manifestants, et se bornaient à suivre des yeux ses mimiques véhémentes et diverses en rapport avec la gravité du péril. Finalement, désespérant de son salut, Phocion cria qu’il acceptait la mort mais demandait grâce pour les autres. Mais le violent élan populaire ne put s’infléchir, en dépit des quelques amis de Phocion qui se glissèrent à ses côtés pour appuyer sa requête", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.67 ; "Ce fut en vain que la renommée donna à Phocion le surnom de “Chrèstos” ["CrhstÒj", "l’Honnête, l’Honorable, le Vertueux"] : parvenu à l’âge de soixante-quinze ans sans avoir jamais fait aucun tort à ses concitoyens, Phocion fut soupçonné d’avoir voulu livrer Le Pirée à Antipatros [erreur d’Elien ou d’un de ses copistes : en réalité Cassandre] et condamné à la mort", Elien, Histoires diverses III.47). Les derniers instants de Phocion marqueront les esprits, et traverseront les siècles jusqu’à Plutarque ("Après que l’Ekklesia eut été congédiée, [Phocion et ses amis] furent conduits à la prison. Tandis que tous les autres s’y rendirent en versant des larmes et en déplorant leur infortune, attendris par leurs parents et leurs amis qui vinrent les embrasser une dernière fois, Phocion garda le même visage que du temps où il sortait de l’Ekklesia pour aller commander l’armée, sous les honneurs des Athéniens. Ceux qui le virent passer ne purent s’empêcher d’admirer sa grandeur d’âme et son impassibilité. Certains de ses ennemis le suivirent en l’accablant d’injures, l’un d’eux lui cracha au visage, alors Phocion se tourna vers les magistrats pour leur demander d’un air tranquille : “Ne réprimerez-vous pas l’insolence de cet homme ?”. Arrivé dans la prison, Thoudippos en voyant broyer la ciguë se mit à geindre sur son malheur, affirmant que c’était à tort qu’on le faisait mourir avec Phocion : “Eh quoi, dit celui-ci, n’est-ce pas une grande consolation pour toi, de mourir avec Phocion ?”. Un de ses amis lui ayant demandé s’il avait quelque chose transmettre à son fils Phocos : “Qu’il ne garde aucun ressentiment contre les Athéniens, sur l’injustice qu’ils me font”, répondit-il. Nicoclès le plus fidèle de ses amis l’ayant prié de lui laisser boire la ciguë le premier, Phocion dit : “Ta demande m’est bien dure et bien triste, mais comme je ne t’ai jamais rien refusé pendant ma vie je t’accorde encore cette dernière satisfaction avant ma mort”. Quand tous eurent bu la ciguë, il n’en resta plus pour Phocion. L’exécuteur déclara qu’il refuserait d’en broyer d’autre si on ne lui donnait pas les douze drachmes équivalent au prix de la dose. Cette situation durant, Phocion appela un de ses amis et lui dit : “Puisqu’on ne peut pas mourir gratuitement à Athènes, je te prie de donner à cet homme l’argent qu’il demande”. C’était le dix-neuf du mois de mounichion [équivalent à notre mi-avril à mi-mai : l’exécution de Phocion a donc lieu début mai -318]. Ce jour-là les cavaliers défilaient en l’honneur de Zeus [à l’occasion de la fête des Diasia] : quand ils passèrent devant la prison, les uns ôtèrent leurs couronnes, et les autres en regardant la porte ne purent retenir leurs larmes. Les citoyens qui n’avaient pas perdu tout sentiment d’humanité, et que la colère et l’envie n’avaient pas dépravés entièrement, considérèrent comme une grande impiété le fait de n’avoir pas renvoyé au lendemain cette exécution afin que cette fête solennelle ne fût pas souillée par une mort violente. Les ennemis de Phocion, estimant que leur triomphe n’était pas complet, firent décréter que son corps serait jeté hors de l’Attique, et qu’aucun Athénien ne pourrait donner du feu pour faire ses funérailles", Plutarque, Vie de Phocion 36-37) et à Cornélius Népos ("Pendant qu’il était conduit à la mort, son ami Emphilétos lui dit les larmes aux yeux : “O Phocion, quel indigne traitement !”. Il lui répondit : “Cela ne doit pas te surprendre : la plupart des grands Athéniens ont fini de la même façon”. La haine de la masse contre lui était si forte qu’aucun homme libre n’osa lui rendre les derniers devoirs, il fut donc enseveli par des esclaves", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIX.4). Les Athéniens ne tireront aucun profit de l’exécution de leur vieux leader. En effet, peu de temps après, Cassandre débarque au Pirée, il y est accueilli par son lieutenant Nicanor. Polyperchon veut en profiter pour le capturer : il descend en Attique avec une grosse armée ("Ayant reçu d’Antigone trente-cinq triacontères et quatre mille soldats, Cassandre fit voile vers Le Pirée. Accueilli par Nicanor qui commandait la garnison, il prit possession du site et des ouvrages contrôlant l’accès au port. Il laissa la défense de Munichie à Nicanor, qui disposait d’effectifs suffisants pour cette tâche. Polyperchon, accompagné des rois, était alors en Phocide. Quand il apprit que Cassandre avait débarqué, il descendit en Attique et vint établir son camp à proximité du Pirée. Il disposait de vingt mille fantassins macédoniens et d’environ quatre mille alliés, de mille cavaliers, et de soixante-cinq éléphants", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.68). Mais le retranchement de Nicanor au Pirée est imprenable, il se résout donc à ne laisser qu’un petit contingent sous les ordres de son fils Alexandros pour continuer le siège, pendant que lui-même avec le gros de l’armée continue à descendre vers le Péloponnèse où Cassandre compte de nombreux partisans ("[Polyperchon] voulait assiéger Cassandre. Mais, manquant de vivres et prévoyant que le siège serait long, il se résigna à ne laisser en Attique qu’un petit contingent en rapport avec les approvisionnements à disposition, sous les ordres de son fils Alexandros, tandis que lui-même partit avec le gros de l’armée vers le Péloponnèse pour obliger les Mégalopolitains, toujours gouvernés par l’oligarchie établie par Antipatros et partisans de Cassandre, à obéir aux rois", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.68). Tandis que ses assauts contre la cité de Mégalopolis, longuement racontés par Diodore de Sicile aux paragraphes 70 et 71 livre XVIII de sa Bibliothèque historique, n’aboutissent à rien, les Athéniens s’interrogent. Non seulement le blocage du Pirée par les troupes de Nicanor empêche tout ravitaillement par la mer, mais en supplément ils doivent assurer vivres et logis aux hommes d’Alexandros. Finalement, désespérant de la victoire de Polyperchon enlisé devant Mégalopolis, ils se résignent au compromis avec Cassandre ("A cause de ses échecs devant Mégalopolis, Polyperchon commença à être méprisé, et la plupart des cités grecques penchèrent en faveur de Cassandre en oubliant le parti des rois. Les Athéniens n’arrivant pas à se débarrasser de la garnison [de Cassandre] ni par Polyperchon ni par Olympias, un citoyen de notoriété publique s’aventura à déclarer dans l’Ekklésia qu’il était peut-être nécessaire de se réconcilier avec Cassandre. La proposition provoqua d’abord un vacarme, à cause de ceux qui y étaient opposés et de ceux qui l’approuvaient, mais après avoir étudié avec soin où était l’intérêt de la cité on admit à l’unanimité qu’il fallait envoyer une ambassade à Cassandre pour chercher avec lui un terrain d’entente aux meilleures conditions possibles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.74). Astucieusement, Cassandre se montre magnanime : il ne les punit pas et leur promet même de retirer la garnison du Pirée dès qu’il aura gagné la guerre contre Polyperchon, à condition qu’ils rétablissent le régime oligarchique fantoche installé par son père Antipatros en -322 et qu’ils acceptent le représentant qu’il aura choisi, en l’occurrence Démétrios de Phalère ("Après plusieurs entretiens, la paix fut conclue aux conditions suivantes. Les Athéniens conservaient leur cité et leur pays, leurs revenus, leurs navires et tout le reste, à condition de rester amis et alliés de Cassandre. De son côté, Cassandre s’engageait à rendre Munichie quand s’achèverait la guerre contre les rois. Par ailleurs, on établirait un régime censitaire sur une assise de dix mines, et on choisirait pour épimélète de la cité un Athénien qui aurait l’assentiment de Cassandre. Démétrios de Phalère fut choisi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.74). C’est ainsi que les Athéniens, se croyant un moment libérés, se retrouvent sous la coulpe des Macédoniens (Cornélius Népos remarque avec raison qu’ils n’en ont jamais été vraiment débarrassés, puisque les démocrates ont été en fait manipulés par Polyperchon : "Il y avait alors à Athènes deux factions, l’une populaire, l’autre aristocratique à laquelle appartenaient Phocion et Démétrios de Phalère. L’un comme l’autre s’appuyait en fait sur la protection des Macédoniens. Le parti démocratique favorisait effectivement Polyperchon, alors que les autres étaient pour Cassandre", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XIX.3). La rumeur dit que Démétrios de Phalère est le fils d’un esclave ayant appartenu à Timothée, célèbre stratège athénien de la première moitié du IVème siècle av. J.-C. ("Favorinus [philosophe romain hellénophone du Ier siècle] prétend dans le livre I de ses Mémoires que [Démétrios de Phalère] appartenait à la famille de Conon [le jeune, petit-fils de l’ancien Conon qui a tenté de reconstituer la puissance athénienne au début du IVème siècle av. J.-C.]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.76 ; "On dit que Démétrios de Phalère naquit d’un esclave de Timothée et de Conon", Elien, Histoire diverses XII.43). Il reste cerain que, même si cette rumeur est fondée, il a bénéficié de solides appuis dans sa jeunesse, qui lui ont permis d’avoir du temps libre et de l’argent pour suivre les cours de Théophraste, élève d’Aristote qui a pris la direction du Lycée à la mort de ce dernier en -322, et pour écrire un très grand nombre de livres (dont Diogène Laërce donne les titres aux paragraphes 80 et 81 livre V de ses Vies et doctrines des philosophes illustres) qui n’ont survécu jusqu’à nous que par des très courts fragments. Comme tous les philosophes de son temps depuis Platon et Xénophon, Démétrios de Phalère a rêvé de jouer un rôle politique, pour mettre en application ses idées. Les troubles nés au moment du retour d’Alexandre d’Orient en -324 et de la mort de celui-ci en -323, lui en ont donné temporairement l’occasion : au côté de Phocion, il a essayé vainement de dissuader les Athéniens de composer avec Harpale (ami d’enfance et trésorier d’Alexandre, qui a trahi celui-ci en emportant une partie du trésor macédonien et s’est réfugié à Athènes en -324) et de provoquer la guerre Lamiaque. On ignore ce que Démétrios de Phalère a fait entre -322, année de l’écrasement des Athéniens par Antipatros et Cratéros, et -319. On sait seulement, par un fragment d’un auteur pergaméen conservé par Athénée de Naucratis, que son frère a été exécuté par Antipatros (parce qu’il a rejoint la rébellion contre les Macédoniens au cours de la guerre Lamiaque ?), et qu’il s’est réfugié auprès de Nicanor frère de Cassandre (que nous venons de voir installer garnison au Pirée) pour éviter de connaître le même sort ("Karystios de Pergame, dans le livre III de ses Souvenirs, dit : “Démétrios de Phalère, après l’assassinat de son frère Himéraios sur ordre d’Antipatros, fut accusé d’avoir divinisé son frère et contraint de se réfugier chez Nicanor. Devenu l’ami de Cassandre, il recouvra une grande puissance”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.60). Antipatros ne pardonnant pas cette rébellion des Athéniens, et leur vouant par la suite une exécration générale, on suppose que Démétrios de Phalère s’est écrasé comme Phocion ou s’est exilé. Nous venons de voir que Démétrios de Phalère, au moment de l’exécution de Phocion en mai -318, n’est pas à Athènes, il échappe ainsi à sa condamnation à mort. Le retournement d’opinion des Athéniens au cours des mois suivants lui permet de revenir dans la cité, via la protection de Cassandre. C’est ainsi qu’il devient tout-puissant dans Athènes, à partir de -317, pendant dix ans (jusqu’à son renversement en -307 par son homonyme Démétrios fils d’Antigone, comme nous le verrons plus loin : "[Cassandre] donna pour tyran aux Athéniens, Démétrios fils de Phanostratos, qui était alors célèbre pour son savoir. Celui-ci fut déposé par le jeune Démétrios fils d’Antigone, qui cherchait à mériter les louanges des Grecs", Pausanias, Description de la Grèce, I, 25.6). Il instaure une utopie philosophique, louée par Strabon qui s’appuie naïvement sur les propres écrits de Démétrios de Phalère ("On dit qu’Athènes n’a jamais été mieux administrée que pendant les dix années que dura le règne de Cassandre en Macédoine. Ce roi, qui dans tous ses autres actes semble pourtant avoir incliné vers la tyrannie, témoigna une bienveillance particulière aux Athéniens après qu’ils se furent soumis à lui : il leur donna pour administrateur un des leurs, Démétrios de Phalère, élève et ami de Théophraste, qui, loin de détruire le régime démocratique athénien, s’employa au contraire à le restaurer, comme l’attestent ses mémoires relatant son passage au pouvoir [Diogène Laërce mentionne ce livre de mémoires au paragraphe 81 livre V de ses Vies et doctrines des philosophes illustres, en précisant que le titre en était Sur la décade/Per… tÁj dekaet…aj]", Strabon, Géographie, IX, 1.20), en réalité une tyrannie fantoche de Cassandre ne reposant que sur des paradoxes : Démétrios de Phalère se rélève un législateur qui se moque des lois, un moraliste qui se moque de la morale, un arrogant prétendant aux sommets mais qui s’abaisse en corrompant et en se laissant corrompre, un penseur qui noie sa pensée dans la rhétorique ("Fils de Phanostratos, originaire du port attique de Phalère. Surnommé d’abord “Phanos” ["FanÒj", "le Brillant", dans le sens "cultivé, intelligent"]. Philosophe péripatéticien. Il a écrit sur la philosophie, l’Histoire, la rhétorique, la politique et les poètes. Elève de Théophraste, et démagogue à Athènes. Auteur de nombreux livres. La rumeur dit que sa beauté lui attira les faveurs de Néon. Certains le surnommèrent “Lampetos” ["LampetÒj", "le Brillant", dans le sens "clinquant, pompeux, artificieux"] et “Charitoblepharos” ["Caritoblšfaroj", littéralement "qui a des paupières gracieuses"]. Couvert de gloire, il accéda à une grande puissance, mais l’envie lui fit perdre l’esprit", Suidas, Lexicographie, Démétrios D429). Il distribue le trésor public pour se faire aimer du peuple, il se déplace dans un cortège extravagant ("Dans les Histoires de Timée, Démocharès [neveu de Démosthène, démocrate, et à ce titre adversaire politique de Démétrios de Phalère] émet des accusations graves à l’encontre de Démétrios de Phalère, en affirmant que les qualités qu’il manifesta à la tête de la cité et la politique dont il se glorifia furent celles d’un vulgaire percepteur public. Prodiguer gratuitement et en abondance les marchandises de la cité à tous fut sa fierté, selon cet auteur, qui ajoute que Démétrios se déplaçait en cortège, précédé d’un escargot mécanique crachant de la salive, qu’il lâchait des ânes dans le théâtre, et qu’il exécutait les ordres de Cassandre sans éprouver la moindre honte, abandonnant à d’autres tout ce qui avait fait la gloire de la Grèce", Polybe, Histoire, XII, fragment 13.9-11), il élève des statues à sa propre gloire ("Démétrios de Phalère, fils de Phanostratos, était élève de Théophraste. Orateur à Athènes, il gouverna cette cité pendant dix ans. Il y fut honoré par trois cent soixante statues, la plupart équestres ou le représentant monté sur un char à un ou deux chevaux. Ce travail fut réalisé avec tant d’ardeur que toutes furent achevées en moins de trois cents jours", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.75), il s’accorde des honoraires exorbitants pour satisfaire un train de vie fastueux ("Démétrios de Phalère, s’il faut en croire Douris dans le livre XVI de ses Histoires, se fit attribuer douze cent talents par an. Une partie de cette somme était destinée à l’armée et à l’administration de la cité, mais le reste lui permettait de s’offrir du bon temps, en multipliant les banquets et en régalant une foule d’invités. Il surpassa les Macédoniens dans les dépenses somptuaires, et les Chypriotes et les Phéniciens dans le raffinement. Il fit inonder des parfums les plus rares les planchers de ses salles de banquet, déjà parsemés de fleurs artificielles merveilleusement ouvragées. Durant son gouvernement, les rencontres amoureuses eurent lieu dans le plus grand secret, de même que les rendez-vous entre jeunes gens, Démétrios ayant édicté des lois sévères réglementant la morale publique. Et pourtant, lui-même passa sa vie à ignorer superbement la loi. Il prenait un soin scrupuleux à son apparence, se teignant les cheveux en blond, se fardant le visage, et usait d’onguents les plus délicats. Il voulait avoir une apparence impeccable afin d’éblouir tous ceux qu’il rencontrait. Dans le cortège des Dionysies organisées lors de son archontat [de juillet -309 à juin -308], le chœur chanta des vers composés à sa gloire par Kastorion de Soles dans lesquels il était décrit comme un être “lumineux comme Hélios” : “L’archonte, au-dessus des autres nobles, lumineux comme Hélios, est vénéré avec les honneurs divins”. Karystios de Pergame, dans le livre III de ses Souvenirs, dit : “Démétrios de Phalère, après l’assassinat de son frère Himéraios sur ordre d’Antipatros, fut accusé d’avoir divinisé son frère et contraint de se réfugier chez Nicanor. Devenu l’ami de Cassandre, il recouvra une grande puissance. Dans les premiers temps, ses repas furent très simples et ne se composaient que d’olives et de fromages locaux, mais quand il devint très riche il acheta Moschion, le cuisinier le plus réputé de son temps, qui lui confectionna dès lors des repas quotidiens grandioses, et les restes que ce mirliton reçut en guise de pourboire furent si abondants qu’il parvint en deux années de temps à acheter trois riches demeures et à pouvoir assouvir ses pulsions infectes sur les garçons et les femmes des citoyens les plus honorables. On sait aussi que toute la jeunesse dorée enviait le joli Diognis, le mignon de Démétrios : ces jeunes gens étaient tellement désireux de s’attirer les bonnes grâces de Démétrios que, quand il flânait après son déjeuner dans la rue des Trépieds, les plus beaux garçons demeuraient à cet endroit des jours entiers dans l’espoir d’attirer son regard”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.60) qu’il partage avec Lamia, célèbre prostituée du moment ("Favorinus prétend dans le livre I de ses Mémoires que […] [Démétrios de Phalère] vivait avec la célèbre courtisane Lamia, et au livre II qu’il était l’instrument des débauches de Cléon. Didymos rapporte de son côté, dans ses Symposiaques, qu’une prostituée l’avait surnommé “Charitoblepharos” et “Lampetos”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.76). On devine que c’est lui qui, dès son entrée en fonction en -317, incite les Athéniens à condamner les auteurs de la mort de Phocion ("Peu de temps après [la mort de Phocion], les événements firent comprendre au peuple athénien quel magistrat vigilant et quel fidèle gardien de la tempérance et de la justice il avait perdu. Ils élevèrent à Phocion une statue de bronze, et enterrèrent ses ossements avec des fonds publics. Parmi ses accusateurs, Agnonidès fut condamné à mort le premier, à l’unanimité des suffrages", Plutarque, Vie de Phocion 37).


Sur mer, ensuite, le navarque Kleitos Leukos - le vainqueur de la bataille d’Amorgos contre les Athéniens en -322, commandant de la flotte royale lancée par Perdiccas contre Ptolémée en -321, nommé satrape de Lydie la même année à Triparadeisos (selon le paragraphe 39 livre XVIII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile et selon la Succession d’Alexandre d’Arrien résumée dans la notice 92 de la Bibliothèque de Photios précités), et récemment dégagé de son territoire par Antigone comme on l’a vu plus haut -, rallié à Polyperchon, est vaincu. Une confrontation a eu lieu au large de Byzance, contre Nicanor le frère de Cassandre qui a laissé sa garnison du Pirée aux bons soins de Démétrios de Phalère. Nicanor a d’abord été battu, et s’est réfugié à Chalcédoine voisine ("[Polyperchon] fit partir son navarque Kleitos avec toute la flotte vers l’Hellespont, pour barrer la route aux troupes qui tenteraient de passer d’Asie en Europe, et pour s’adjoindre Arrhidaios [satrape de Phrygie hellespontique, dégagé par Antigone en même temps que Kleitos Leukos, comme on l’a vu plus haut] retranché dans la cité de Kios [en Bithynie], ennemi personnel d’Antigone. Kleitos fit donc voile vers l’Hellespont, s’assura le concours des cités de Propontide et recueillit les troupes d’Arrhidaios. C’est alors qu’arriva Nicanor le gouverneur de Munichie, envoyé par Cassandre à la tête de ses propres navires et d’un renfort d’Antigone, soit un total de plus de cent bâtiments. Une bataille navale s’engagea près de Byzance. Kleitos fut vainqueur, coulant dix-sept navires ennemis, et capturant quarante autres avec leurs équipages. Les survivants allèrent se réfugier dans le port de Chalcédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.72 ; "Antigone avait une flotte de cent trente navires commandée par Nicanor, qui combattit dans l’Hellespont celle de Polyperchon commandée par Kleitos. Le peu d’expérience des pilotes et des troupes de Nicanor et la violence des flots lui firent perdre soixante-dix navires, et les ennemis remportèrent une éclatante victoire", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.8). Mais grâce au soutien logistique d’Antigone, Nicanor a pu rassembler ses troupes survivantes, les faire traverser nuitamment le détroit jusqu’au port de Byzance où les hommes de Kleitos étaient trop occupés à arroser leur victoire : Nicanor a facilement balayé ce contingent d’ivrognes, et triomphé finalement sur son adversaire dont Diodore de Sicile précise qu’il est tué au cours de sa fuite dans le territoire de Lysimaque ("Après un tel succès, Kleitos pensa que son adversaire n’oserait plus livrer une nouvelle bataille. Mais quand il apprit la défaite de sa flotte, Antigone retourna la situation d’une façon étonnante grâce à son intelligence et à ses compétences stratégiques. Profitant de la nuit, il fit venir des chaloupes, qu’il utilisa pour transporter vers Byzance des archers, des frondeurs et d’autres troupes légères en grand nombre. Avant le lever du jour, ceux-ci attaquèrent les ennemis, qui avaient quitté leurs navires pour venir camper sur la terre ferme. Kleitos et son entourage furent stupéfaits. La peur provoqua un désordre général, les marins se précipitant vers leurs bâtiments en se cognant aux bagages et aux prisonniers. Pendant ce temps, Antigone avait fait appareiller ses navires pleins de ses meilleures troupes, auxquelles il avait ordonné de combattre avec l’assurance de la victoire. C’est ainsi qu’au lever du jour, Nicanor tomba sur l’adversaire en pleine confusion, qu’il mit en fuite dès le premier assaut. On éperonna certains navires, on arracha des rangées de rames à d’autres, on s’empara de bâtiments avec leurs équipages sans avoir à combattre, finalement on prit possession de toute la flotte à l’exception du navire amiral. Kleitos, qui avait cherché refuge à terre en abandonnant son navire, tenta de se sauver vers la Macédoine, mais il croisa la route de soldats de Lysimaque qui le tuèrent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.72 ; "Antigone se trouva le soir sur le lieu [de la bataille perdue par Nicanor], et ne fut pas étonné de cette défaite. Il ordonna que la même nuit ceux qui étaient sur les soixante navires encore en état se préparassent à batailler de nouveau, en même temps il choisit les plus vigoureux de ses gardes et les fit monter sur des barques en leur commandant de menacer de mort tous ceux qui rechigneraient au combat. On se trouvait près de la cité de Byzance, qui lui était favorable. Il en fit venir à la hâte des transports de charge, et, les ayant remplis de porteurs, de fantassins légèrement armés et de mille archers, il leur commanda de tirer flèches et javelots contre tout navire qu’ils croiseraient. Les préparatifs étant achevés, ces hommes commencèrent au point du jour, depuis la côte où ces transports les avaient amenés, à lancer leurs flèches et leurs javelots contre les ennemis dont les uns dormaient encore et les autres s’éveillaient à peine : tous furent transpercés sans avoir eu le temps de se mettre à couvert, certains jetèrent les amarres tandis que d’autres les levèrent, on n’entendit que cris et tumulte. C’est alors qu’Antigone donna le signal à ses soixante navires de s’avancer avec courage et impétuosité. De cette façon, tant par ceux qui tiraient depuis la côte que par ces soixante navires qui firent irruption, les vaincus furent finalement vainqueurs", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.8). Selon le Marbre de Paros, cette double bataille de Byzance est datée de -317/-316 sous l’archontat de Démogénès ("Depuis que Kleitos et Nicanor s’affrontèrent en bataille navale près du temple de Chalcédoine, et que Démétrios [de Phalère] fit ses lois dans Athènes, cinquante-trois ans se sont écoulés, Démogénès était archonte d’Athènes [de juillet -317 à juin -316]", Marbre de Paros B114), pour notre part nous sommes tentés de la situer à l’été -317, au début de cet archontat, car avant la fin de cette année -317 nous verrons qu’Antigone reprend son duel contre Eumène, qu’il chassera jusqu’au haut plateau iranien : cette reprise de la guerre contre Eumène vers l’est, alors que depuis -319 Antigone semblait l’avoir gelée, peut s’expliquer simplement par le fait qu’Antigone jusqu’à la victoire navale de Byzance redoutait d’être attaqué par l’ouest par Polyperchon, et que cette victoire lui garantit que Polyperchon n’a plus désormais une flotte suffisamment forte pour faire traverser les détroits de l’Hellespont ou du Bosphore à une armée et venir l’affronter sur ses terres anatoliennes. Polyen ajoute que, dans la foulée de ce succès naval à Byzance, Antigone, avec ses propres navires et ceux pris à l’ennemi, organise un raid en Cilicie contre les forces d’Eumène qui y sont stationnées, et s’empare d’un gros butin et d’équipages qui n’ont plus confiance dans les chances d’Eumène ("Antigone, après cette victoire navale remportée dans l’Hellespont, fit avancer sa flotte en direction de la Phénicie. Il ordonna aux matelots de prendre des couronnes, d’orner les poupes de leurs navires avec les dépouilles des ennemis et les banderoles des trières vaincues, et aux pilotes de mouiller en chemin à toutes les rades et à toutes les cités maritimes afin que le bruit de cette victoire se répandît dans toute l’Asie. Des navires phéniciens mouillaient dans un port fortifié en Cilicie, chargés d’argent pour Eumène. Leur navarque Sosigénès, dressé sur un rocher, se distrayait en observant les mouvements de la mer. Quand ils virent le magnifique ornement de la flotte victorieuse, les équipages de ces navires phéniciens décidèrent d’enlever l’argent pour Eumène et de s’enfuir vers les trières d’Antigone, qui partirent aussitôt avec ces richesses et ce renfort d’alliés tandis que Sosigénès continuait à regarder la mer agitée", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.9), ce qui appuie notre hypothèse.


En Macédoine, enfin, Polyperchon est renversé par le coup de force de Cassandre, qui en profite pour régler ses comptes avec Olympias devenue une furie sanguinaire. Au printemps -317, Adéa/Eurydice, désireuse une dernière fois de rappeler à tous que son mari Arrhidée/Philippe III est normalement le seul décideur politique légitime sur tout l’empire, mais en même temps bien consciente du peu de poids qu’on accorde à ses avis, se dit qu’elle pourrait renouveler la tentative de diviser-pour-mieux-régner qui a failli réussir à Triparadeisos en -321 : méprisant Polyperchon, elle prend contact avec Cassandre. Ce comportement ne plaît naturellement pas à Polyperchon, qui décide de précipiter le retour d’Olympias à Pella ("[Eurydice] envoya un courrier à Cassandre dans le Péloponnèse pour lui demander du secours, elle chercha par ailleurs à s’attacher le dévouement des Macédoniens par des dons et des grandes promesses. Polyperchon, qui avait l’appui d’Eacide d’Epire, forma alors un contingent pour ramener Olympias et le fils d’Alexandre vers le royaume. Quand il apprit qu’Eurydice se trouvait avec une troupe à Evia en Macédoine [site non localisé à la frontière entre Epire et Macédoine], il se porta rapidement contre elle avec l’intention de régler la situation", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.11). Les deux femmes, qui se détestent, s’affrontent à la frontière épiro-macédonienne, Olympias capture Adéa/Eurydice et son mari Arrhidée/Philippe III - qu’elle déteste autant, Arrhidée/Philippe III étant, rappelons-le en passant, un bâtard de Philippe II le mari d’Olympias ("Douris de Samos nous dit que la première guerre opposant deux femmes fut celle qui éclata entre Olympias et Eurydice. Olympias, accompagnée de tambourins pour donner l’assaut, ressemblait à une bacchante, tandis qu’Eurydice, formée à la stratégie militaire par Kynanè la reine d’Illyrie, était armée de la tête aux pieds à la mode macédonienne", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.10 ; "Quand les deux armées furent face-à-face, les Macédoniens, impressionnés par le prestige d’Olympias et se rappelant les bienfaits d’Alexandre, rejoignirent son camp. Le roi Philippe III [Arrhidée] fut fait prisonnier avec sa maison, et Eurydice fut capturée avec son conseiller Policlès tandis qu’elle tentait un repli vers Amphipolis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.11) - et les fait mettre à mort ("S’étant rendue maîtresse des personnes royales et du trône sans coup férir, Olympias ne se comporta pas avec humanité, comme on doit toujours le faire dans le succès, au contraire elle décida de maltraiter Eurydice et son époux Philippe III [Arrhidée]. Elle les fit enfermer dans une pièce exiguë, dans laquelle on ne pouvait passer les vivres que par une ouverture unique et étroite. Après avoir agi aussi criminellement contre les malheureux pendant plusieurs jours, elle ordonna à des Thraces d’éliminer Philippe III [Arrhidée]. C’est ainsi que celui-ci mourut après un règne de six ans et quatre mois [Arrhidée ayant été intronisé précisément en juillet -323, cette indication de durée nous permet de dater l’événement aussi précisément en novembre-317]. Eurydice quant à elle continuait de proclamer ouvertement que le trône lui revenait légitimement, Olympias lui réserva un châtiment en conséquence : elle lui envoya une épée, une corde et de la ciguë en lui ordonnant de choisir le moyen qu’elle voulait pour provoquer sa mort, sans se laisser impressionner par le digne passé de la prisonnière ni éprouver la moindre compassion. […] Eurydice fit la toilette funèbre de son mari en nettoyant ses plaies comme elle pouvait, puis elle se pendit avec la corde. Elle quitta la vie dans une larme, et nullement abattue par l’étendue de ses malheurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.11 ; "Les troubles de la Macédoine y rappelèrent bientôt Cassandre. Eurydice et Arrhidée [Philippe III] refusa l’entrée du royaume à Olympias la mère d’Alexandre le Grand, qui venait de l’Epire avec Eacide le roi des Molosses, les Macédoniens s’indignèrent de cet outrage fait à l’épouse de Philippe II et à la mère d’Alexandre, ils se rangèrent donc derrière elle. Eurydice et son époux furent tués par ses ordres, après un règne de six ans", Justin, Histoire XIV.5 ; "Olympias envoya à l’Illyrienne Eurydice petite-fille de Philippe II un poignard, une corde et de la ciguë : Eurydice choisit la corde", Elien, Histoires diverses XIII.36, et "Olympias après sa victoire se conduisit avec beaucoup de cruauté envers Arrhidée [Philippe III] qu’elle fit mourir, et se permit des excès encore plus barbares à l’encontre des autres Macédoniens, de sorte qu’on ne la plaignit pas du traitement que Cassandre lui fit éprouver par la suite", Pausanias, Description de la Grèce, I, 11.4). La reine mère rentre ensuite dans Pella, après vingt ans d’exil (on se souvient qu’elle a fui cette cité en -337 quand son mari Philippe II a exprimé son désir de la répudier pour se remarier avec Cléopâtre fille d’Attale), où elle attaque immédiatement les proches de Cassandre avec une cruauté telle que même les Macédoniens qui l’entourent la lâchent ("Olympias fit exécuter Nicanor le frère de Cassandre, elle fit détruire le tombeau d’Iolas sous prétexte de venger la mort d’Alexandre [Iolas, autre frère de Cassandre, a été soupçonné un temps d’avoir empoisonné Alexandre en -323 selon le paragraphe 77 de la Vie d’Alexandre de Plutarque], elle fit encore égorger une centaine de Macédoniens illustres amis de Cassandre. En satisfaisant sa colère par des cruautés aussi grandes et odieuses, elle s’attira le mécontentement des Macédoniens, qui se souvinrent des paroles d’Antipatros leur ayant conseillé au moment de sa mort, tel un oracle, de ne jamais laisser une femme à la tête du royaume", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.11). Cassandre, qui se trouve alors dans le Péloponnèse en pleine campagne contre les Tégéates favorables à Polyperchon, apprend ces débordements, il met aussitôt un terme à son différend avec les Tégéates et se précipite vers la Macédoine ("Cassandre assiégeait Tégée dans le Péloponnèse quand il apprit le retour d’Olympias en Macédoine, l’exécution d’Eurydice et du roi Philippe III [Arrhidée], et la profanation de la tombe de son frère Iolas : il cessa aussitôt les hostilités contre les Tégéates et prit avec ses troupes la direction de la Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.35). Olympias se réfugie dans le port de Pydna avant son arrivée, avec entre autres Alexandre IV le jeune fils du conquérant, Thessaloniki une bâtarde de Philippe II, et Deidameia la sœur de Pyrrhos dont nous reparlerons plus loin ("Quand Olympias sut que Cassandre s’approchait de la Macédoine, elle envoya le stratège Aristonous batailler contre lui, pendant qu’elle-même gagna Pydna avec le fils d’Alexandre et sa mère Roxane, Thessaloniki la fille de Philippe II fils d’Amyntas III, Deidameia la fille d’Eacide le roi des Epirotes et sœur de Pyrrhos qui combattit plus tard les Romains […]. Toutes ces personnes étaient inaptes à la guerre, la quantité de nourriture était par ailleurs insuffisante pour supporter un siège de longue durée : elle était consciente de ces risques, mais elle décida de rester là parce qu’elle espérait que beaucoup de Grecs et de Macédoniens la secourraient par mer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.35 ; "Olympias ne leur survécut pas longtemps [à Adéa/Eurydice et à Arrhidée/Philippe III]. Vindicative bien plus que souveraine, elle répandit le sang des nobles, et vit bientôt l’amour de ses sujets dégénérer en haine. Quand Cassandre approcha, sûre de ne plus pouvoir compter sur les Macédoniens, elle se retira à Pydna avec sa bru Roxane et son petit-fils Héraclès [erreur grossière de Justin : c’est Alexandre IV qui est le fils de Roxane, Héraclès le fils de Barsine passe alors son enfance à Pergame comme nous le verrons plus loin], ainsi que Deidameia fille du roi Eacide, Thessaloniki qui avait pour père l’illustre Philippe II, et plusieurs femmes de haut rang formant un cortège plus brillant qu’utile", Justin, Histoire XIV.6). Elle est rapidement assiégée par Cassandre ("Après avoir franchi les défilés de Perrhébie [région de Thessalie], Cassandre arriva devant Pydna. Décidé à assiéger Olympias par terre et par mer, il isola la cité avec une palissade reliant les deux rivages, et se fit envoyer par des alliés des navires, des armes de jet de toutes sortes, et des machines", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.36). Ce siège tourne au cauchemar, la famine s’étend durant l’hiver -317/-316 ("Les vivres furent rapidement épuisés. Une disette régna chez les assiégés, qui les anéantit presque : la ration mensuelle fut réduite à cinq chénices par soldat, on débita des poutres pour donner la sciure aux éléphants enfermés, on abattit les bêtes de somme et les chevaux pour s’en nourrir. Tandis qu’Olympias s’accrochait encore à l’espoir d’un secours extérieur, les éléphants périrent de faim, les simples cavaliers qui ne recevaient aucune ration moururent à peu près tous, de même que de nombreux hommes de troupe. Les barbares, chez qui les besoins naturels sont plus forts que les scrupules, mangeaient la chair des cadavres qu’ils ramassaient", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.49). Dans toute cette affaire, l’affaiblissement de Polyperchon est manifeste : bloqué en Perrhébie par un petit contingent envoyé en conséquence par Cassandre, ses troupes fondent ("Polyperchon représentait le seul espoir de secours pour Olympias, mais cet espoir fut ruiné car Callas, le stratège envoyé par Cassandre, après avoir établi son camp en Perrhébie où se trouvait Polyperchon, corrompit la plupart de ses soldats, si bien qu’il ne lui resta que peu d’hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.36). Olympias est finalement capturée au printemps -316 après une ultime tentative de fuite ("[Olympias] tenta de mettre à flot une pentère pour assurer son salut et celui de ses amis. Mais un déserteur avertit les ennemis : Cassandre prit la mer et s’empara du navire. Olympias jugea que plus aucun espoir n’était permis, elle envoya des ambassadeurs pour mettre fin aux hostilités", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.50 ; "Cassandre marcha vivement sur Pydna, qu’il assiégea. Olympias, pressée par le fer et la famine, épuisée par la longueur du siège, se rendit au vainqueur contre la promesse de garder la vie sauve", Justin, Histoire XIV.6 ; "Cassandre assiégeait Pydna en Macédoine, où s’était retirée Olympias. Polyperchon envoya nuitamment sur la côte une pentère, avec une lettre où il demandait à Olympias d’embarquer pour ne pas tomber au pouvoir de Cassandre. Le porteur de la lettre fut pris et conduit vers Cassandre, à qui il avoua le but de son voyage. Cassandre n’ouvrit pas la lettre et laissa intact le cachet de Polyperchon, il permit au porteur de la remettre à son destinataire mais sans dire que son contenu était désormais connu. La lettre fut remise dans le même temps que Cassandre s’empara de la pentère. Olympias, suivant la lettre de Polyperchon, sortit nuitamment, mais elle ne trouva pas le navire attendu. Elle crut que Polyperchon l’avait trompée, perdit courage, et se livra donc à Cassandre avec Pydna", Polyen, Stratagèmes, IV, 11.3). Cassandre la fait exécuter ("Cassandre, craignant que les Macédoniens prissent [Olympias] en pitié en l’entendant se défendre et rappeler les bienfaits d’Alexandre et de Philippe II, résolut de la tuer au plus vite. Il envoya chez elle deux cents soldats propres à cette mission. Ils firent irruption dans la maison de la reine, mais en sa présence ils furent intimidés par son haut rang et se retirèrent sans avoir rien fait. C’est alors que les parents de ses victimes, désireux en même temps de plaire à Cassandre et de venger leurs morts, assassinèrent la reine, qui ne laissa échapper aucune prière indigne ou trahissant son sexe. C’est ainsi qu’Olympias dont le prestige avait surpassé toutes les personnes de son temps, fille de Néoptolème Ier le roi d’Epire, sœur d’Alexandre [le Molosse] qui avait combattu en Italie, femme de Philippe II qui avait dépassé en puissance tous ceux qui avaient régné avant lui en Europe, mère d’Alexandre qui avait accompli de nombreux et beaux exploits, perdit la vie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.51 ; "Cassandre rassembla le peuple pour le consulter sur le sort de la reine Olympias captive, en incitant secrètement les familles des victimes à venir en habits de deuil afin d’accuser la cruauté de cette dernière. En les voyant, les Macédoniens enfiévrés ne virent plus la majesté de son rang passé : ils la condamnèrent à mort, oubliant que c’était par la valeur de son époux et de son fils qu’ils avaient vécu sans crainte au milieu de nombreux voisins puissants et acquis leurs immenses richesses et l’empire universel. Olympias, appuyée sur deux de ses servantes, couverte de ses insignes royaux, s’avança contre les hommes armés qui marchaient vers elle d’un air menaçant. Son apparence rappela aux assassins les grandeurs et les rois disparus, et les arrêta devant elle. Mais d’autres hommes envoyés par Cassandre la frappèrent finalement. Elle ne recula pas devant le fer levé pour la percer, elle ne poussa pas les cris que laissent ordinairement échapper le sexe faible, elle reçut la mort avec une fermeté digne des héros de son illustre famille, et l’on eût pu reconnaître Alexandre dans le dernier soupir de sa mère. On rapporte qu’en tombant elle se couvrit le corps de ses cheveux et de sa robe, pour ne rien offrir aux yeux qui blessât la pudeur", Justin, Histoire XIV.6 ; "Après la mort d’Antipatros, Olympias revint d’Epire, fit mourir Arrhidée [Philippe III] et régna un temps, mais elle fut assiégée et capturée par Cassandre, qui la livra à la foule", Pausanias, Description de la Grèce, I, 25.6 ; "Je crois que la raison principale de la reconstruction de Thèbes par Cassandre, réside dans sa haine à l’encontre d’Alexandre, qui le porta aussi à faire périr toute sa famille : Olympias qu’il fit lapider par les Macédoniens ne la supportant plus, et les fils d’Alexandre, Héraclès né de Barsine et Alexandre IV né de Roxane, qu’il fit empoisonner", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.2). Alexandre IV et sa mère Roxane sont retenus en résidence surveillés à Amphipolis, et ne jouissent plus d’aucun privilège : Diodore de Sicile dit qu’Alexandre IV est réduit au statut d’enfant ordinaire ("Il fit transporter Roxane et son fils dans la citadelle d’Amphipolis et les y garda prisonniers sous la surveillance de Glaucias, un de ses hommes de confiance. Il retira à l’enfant les pages qui étaient élevés avec lui selon la coutume, et ordonna que son éducation ne fût plus celle d’un roi mais celle de n’importe qui", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.52). Puis, pour tenter de se légitimer, Cassandre organise des funérailles en grande pompe pour Arrhidée/Philippe III et son épouse Adéa/Eurydice à la nécropole royale d’Aigai ("Il fit ensevelir à Aigai, selon la coutume royale, le couple royal Eurydice et Philippe III [Arrhidée] ainsi que Kynanè qu’Alcétas avait tuée, et il les honora par des jeux funèbres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.52 ; "L’Athénien Diyllos, dans le livre IX de ses Histoires, raconte que Cassandre de retour de Béotie fit inhumer le roi [Arrhidée/Philippe III] et la reine [Adéa/Eurydice] à Aigai, et avec eux Kynanè mère d’Eurydice, et qu’après leur avoir rendu les autres honneurs qui leur étaient dus il donna une monomachie où quatre soldats combattirent", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.41), et il épouse Thessaloniki (il devient ainsi l’oncle par alliance du jeune Alexandre IV maintenu en résidence surveillée : "Désireux de régner sur la Macédoine, Cassandre épousa Thessaloniki, fille de Philippe II et demi-sœur d’Alexandre par son père, pour apparaître comme un membre de la famille royale", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.51 ; "Après la mort [d’Olympias], Cassandre épousa Thessaloniki la fille du roi Arrhidée [nouvelle erreur grossière de Justin, Thessaloniki est la fille de Philippe II et non pas la fille d’Arrhidée/Philippe III ; cette erreur est d’autant moins excusable que le même Justin quelques lignes plus haut dit bien que Thessaloniki est fille de Philippe II, de sorte qu’on se demande si Justin relit quelquefois ce qu’il écrit…], et relégua le fils d’Alexandre avec sa mère dans la citadelle d’Amphipolis", Justin, Histoire XIV.6). Il imite Alexandre en fondant deux garnisons auxquelles il donne son nom et celui de sa nouvelle épouse - on se souvient qu’effectivement les Alexandries fondées par le conquérant n’étaient pas des cités, comme la postérité jusqu’à aujourd’hui voudront le croire, mais des simples camps militaires ressemblant à des camps de concentration, dans lesquels on regroupait vétérans, sujets récalcitrants et populations dont on voulait s’assurer l’obéissance : nous reviendrons sur ce sujet dans notre paragraphe suivant, en nous intéressant particulièrement à Alexandrie d’Egypte - : à la base de la presqu’île de Pallènè, la cité de Potidée rebaptisée Cassandreia reçoit un contingent chargé de rassembler et de surveiller toute la population de cette presqu’île et de la région voisine jusqu’à Olynthe ("Il fonda à Potidée sur la Pallènè une cité portant son nom, Cassandreia, en réunissant toutes les populations de la presqu’île et d’Olynthe. Comme les habitants de Cassandreia possédaient à l’intérieur de leurs frontières un vaste et fertile territoire, et que Cassandre mit tout son zèle à la développer, celle-ci prit rapidement son essor et devint la plus importante cité de Macédoine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.52), puis c’est au tour de la cité de Thermè d’être rebaptisée Thessaloniki (ce nom a traversé les siècles jusqu’à aujourd’hui, francisé en "Thessalonique") et d’accueillir par synœcisme forcé toutes les populations alentour ("Cassandre donna à la cité nouvelle le nom de sa femme, la fille de Philippe II fils d’Amyntas III, et il la peupla des habitants de vingt-six petites cités de la Krouside et des bords du golfe de Thermè qu’il avait détruites, et qui furent ainsi fondues en une seule cité. Thessaloniki est la capitale de la Macédoine actuelle. Parmi ces cités réunies étaient Apollonia, Chalastra, Thermè, Garèskos, Aineia et Kissos", Strabon, Géographie, VII, 8.fragment 21 ; "Ensuite se trouve la cité de Thessaloniki, l’ancienne Thermè. Son fondateur Cassandre lui donna le nom de sa propre femme, fille de Philippe II fils d’Amyntas III, et lui annexa toutes les petites cités des environs, Chalastra, Aineia, Kissos et plusieurs autres", Strabon, Géographie, VII, 8.fragment 24 ; "[Aineia] fut détruite lors du règne de Cassandre, quand fut fondée Thessaloniki : les habitants d’Aineia furent déportés avec beaucoup d’autres pour fonder cette nouvelle cité", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 49.4). Dernière décision importante : pour à la fois s’attirer la sympathie des Béotiens tout en les concentrant dans un même lieu comme à Cassandreia et à Thessaloniki, et constituer une barrière défensive à peu de frais contre Polyperchon qui part s’exiler en Etolie ("La nouvelle de la mort d’Olympias fit perdre [à Polyperchon] tout espoir sur la Macédoine. Il s’échappa avec quelques hommes dont Eacide [le roi d’Epire, dont la fille Deidameia a été assiégée et capturée en même temps qu’Olympias], il quitta la Thessalie, et se retira en Etolie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.52), Cassandre fait reconstruire la cité de Thèbes, détruite par Alexandre en -335 ("Après avoir fait revenir de partout les Thébains qui avaient survécu [à la destruction de -335 par Alexandre], [Cassandre] entreprit de faire revivre Thèbes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.53). Le Marbre de Paros affirme que tous ces événements en Grèce sont contemporains, et datent au plus tard de -315 ("Depuis que Cassandre revint en Macédoine, que Thèbes fut reconstruite, qu’Olympias fut tuée, que Cassandreia fut fondée […], cinquante-deux ans se sont écoulés, Démocléidès était archonte d’Athènes [entre juillet -316 et juin -315]", Marbre de Paros B115).


Pendant ce temps, en Asie, Eumène connaît aussi l’échec.


Nous avons laissé Eumène en -318, quand, à la faveur d’une trêve conclue avec son ennemi intime Antigone, il est sorti du fort de Nora où il s’était retranché, et a reconstitué un régiment de cavalerie avant d’aller vers la Koilè-Syrie pour prendre le commandement de l’illustre corps d’argyraspides venu à sa rencontre par ordre de Polyperchon. Nous étions alors dans la première moitié de l’archontat d’Archippos, selon le paragraphe 58 livre XVIII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Nous abordons maintenant la seconde partie de cet archontat, qui s’achève en juin -317, et l’archontat suivant de Démogénès - c’est-à-dire -317/-316 - correspondant aux événements à Byzance et en Macédoine que nous venons de raconter. Eumène a occupé l’année -317 à former une armée hétéroclite ("[Eumène] choisit ceux de ses amis qui lui parurent les plus aptes et leur remit des grosses sommes d’argent pour aller recruter des mercenaires. Les uns partirent vers la Pisidie, la Lycie et les contrées voisines où ils levèrent des troupes, les autres parcoururent la Cilicie, la Koilè-Syrie, la Phénicie, les cités de Chypre. Comme on apprit que les soldes offertes étaient élevées, beaucoup de volontaires issus des cités grecques se présentèrent aussi de leur propre chef pour l’aventure. En peu de temps, plus de dix mille fantassins et deux mille cavaliers s’ajoutèrent ainsi aux argyraspides et à ceux qui avaient accompagné Eumène", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.62), profitant qu’Antigone était occupé à l’ouest à soutenir Cassandre contre Polyperchon. Nous avons dit que la double bataille navale de Byzance gagnée par les hommes de Cassandre soutenus par Antigone contre les hommes de Polyperchon date probablement de l’été -317, au début de l’archontat de Démogénès. Libéré de la menace d’un débarquement de Polyperchon sur le continent asiatique, et satisfait de voir Cassandre occupé à assiéger Pydna où s’est barricadée Olympias et tramer exécutions, mariage et fondations urbaines pour essayer de se faire une légitimité, Antigone peut se retourner vers l’est contre son ancien adversaire Eumène. Durant le second semestre -317, il tente de corrompre les argyraspides qui, nous l’avons vu plus haut, ne se sont soumis à Eumène qu’à contrecœur, simplement dans l’espoir de pouvoir mettre fin à leur relégation dans la lointaine Susiane ("L’accroissement des pouvoirs d’Eumène déplut à Antigone, qui constata que Polyperchon avait suscité là un rival très sérieux, à lui qui était entré ouvertement en rébellion contre le pouvoir royal. Il décida donc de monter un complot contre Eumène. Il remit à Philotas, un de ses amis, une lettre destinée aux argyraspides et aux autres Macédoniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.62). Cette tentative de corruption est découverte, Eumène retourne la situation à son avantage sans qu’on sache les arguments qu’il emploie ("Philotas remit aux chefs la lettre d’Antigone. Les argyraspides et les autres Macédoniens se réunirent à part, sans Eumène, pour la lire. Elle contenait un réquisitoire contre Eumène, et appelait les Macédoniens à arrêter Eumène au plus vite ou même à le tuer, sinon Antigone viendrait les écraser avec toute son armée et leur infliger un châtiment mérité. Les chefs et les autres Macédoniens furent embarrassés : ils devaient choisir entre obéir aux rois et être punis par Antigone, ou obéir à Antigone et être punis par Polyperchon et les rois. Ils étaient dans cette confusion quand Eumène surgit. Après avoir lu la lettre, il exhorta les Macédoniens à faire ce que les rois avaient résolu et à ne pas obéir au rebelle. Avec beaucoup d’arguments, il réussit à écarter le danger qui le menaçait et à réveiller le bon vouloir de la troupe", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.63). Après avoir un temps projeté de guerroyer contre Ptolémée pour reprendre le contrôle des ports phéniciens, il prend la direction de la haute Mésopotamie ("Eumène projeta de faire rentrer sous l’autorité des rois la Phénicie dont Ptolémée s’était injustement emparé. Mais pris de cours [par la chasse d’Antigone], il renonça à la Phénicie et s’avança à travers la Koilè-Syrie vers les hautes satrapies", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.73). Il essaie sans succès, dans l’hiver -317/-316, de rallier Peithon le satrape de Médie et Séleucos le satrape de Babylonie ("Eumène et les argyraspides commandés par Antigénès, passèrent l’hiver [-317/-316] dans la région des Kares en Babylonie [région non localisée, également traversée par Alexandre en -324 selon l’alinéa 1 paragraphe 12 livre XVII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile]. Il envoya des ambassadeurs à Séleucos et à Peithon pour leur demander de venir en aide aux rois et de combattre avec lui contre Antigone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.12), qui essaient de leur coté sans plus de résultat de corrompre aussi les argyraspides ("[Peithon et Séleucos] envoyèrent un messager vers Antigénès et les argyraspides pour les inciter à écarter Eumène du commandement. Comme les Macédoniens ne l’écoutèrent pas, Eumène les remercia de leur zèle", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.12). Au printemps -316, Peithon et Séleucos prennent clairement parti contre Eumène : ils tentent de l’empêcher de traverser l’Euphrate, d’abord en bloquant le fleuve avec les navires construits en -323 par Alexandre en prévision d’une campagne vers l’Arabie que sa mort a empêché d’accomplir ("[Eumène] projeta d’aller jusqu’à Suse pour y faire venir les forces des hautes satrapies et d’y utiliser les trésors royaux pour ses besoins. Contraint de traverser le fleuve [Euphrate] parce que les ressources de ce côté-ci du fleuve étaient épuisées alors que de ce côté-là la région était intacte et pouvait fournir aux troupes de la nourriture en abondance, Eumène réunit toutes sortes d’embarcations. C’est alors que Séleucos et Peithon apparurent, descendant le courant avec deux trières et de nombreuses barques constituant les reste de l’escadre qu’Alexandre avait fait construire dans la région de Babylone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.12), ensuite en cassant les digues afin d’inonder la région. Mais Eumène surmonte les épreuves et continue sa route vers l’est ("En Babylonie, Séleucos attaqua [Eumène] sur les bords de l’Euphrate, et celui-ci faillit perdre toute son armée quand les digues d’un canal furent rompues, seules ses compétences de stratège lui permirent d’évacuer ses troupes vers une éminence puis de détourner de nouveau le cours des eaux et de sauver en même temps sa personne et son armée. Ayant échappé miraculeusement à Séleucos, il continua sa route en dirigeant son armée de quinze mille fantassins et de mille trois cents cavaliers vers la Perse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.73 ; "Séleucos et les siens dirigèrent leurs embarcations jusqu’à un ancien canal et en dégagèrent l’entrée que le temps avait obstruée. Le camp des Macédoniens fut submergé, tous les alentours furent inondés, et les troupes manquèrent d’être anéanties par la montée des eaux. Le reste de la journée se passa dans l’inaction, car on ne savait pas quoi faire. Mais le lendemain, on utilisa trois cents barques pour traverser le fleuve, et le débarquement s’opéra sans difficulté parce que Séleucos n’avait avec lui que des cavaliers, et ceux-ci étaient en nombre bien inférieurs aux ennemis. Eumène profita de la nuit pour récupérer les bagages après avoir, sur les conseils d’un autochtone, fait dégager une portion de terrain pour détourner le canal et rendre praticable les alentours", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.13). Arrivé en Susiane, satrapie d’Antigénès le chef des argyraspides depuis la répartition de Triparadeisos en -321 comme nous l’avons dit plus haut, il entre alors en contact avec la grande armée de satrapes coalisés sous le commandement de Peukestas le satrape de Perse dont nous avons parlé également plus haut, destinée à contrer les ambitions dominatrices de Peithon ("[Eumène et les argyraspides] s’avançaient vers les hautes provinces, lorsque Peukestas, qui était l’ami d’Eumène, vint à leur rencontre avec d’autres satrapes. Ce renfort de troupes nombreuses et bien équipées releva encore la confiance des Macédoniens", Plutarque, Vie d’Eumène 13 ; "Les messagers d’Eumène trouvèrent une armée toute prête […]. Peukestas avait avec lui dix mille archers et frondeurs perses, trois mille d’origines diverses équipés à la macédonienne, six cents cavaliers grecs et thraces, et plus de quatre cents cavaliers perses. Tlépolémos le satrape macédonien de Carmanie disposait de mille cinq cents fantassins et sept cents cavaliers. Sibyrtios l’hégémon d’Arachosie avait mille fantassins et six cent dix cavaliers. Oxyartès le satrape des Paropamisades avait envoyé Androbazos avec mille deux cents fantassins et quatre cents cavaliers. Stasandros le satrape d’Arie et de Drangiane, qui commandait aussi les Bactriens [on se souvient que Stasandros le satrape d’Arie-Drangiane et Stasanor le satrapie de Bactriane-Sogdiane sont des Chypriotes, selon Diodore de Sicile au paragraphe 39 livre XVIII de sa Bibliothèque historique, et selon Arrien dans sa Succession d’Alexandre résumée dans la notice 92 de la Bibliothèque de Photios : on suppose que ces deux compatriotes se sont arrangés pour que l’un emmène les troupes pendant que l’autre surveille les deux satrapies], avait mille cinq cents fantassins et mille cavaliers. Eudamos [le satrape de Parthie installé par Peithon : Eudamos a donc trompé les attentes de Peithon en se retournant contre lui et en se rangeant aux côtés de Peukestas et des autres satrapes] avait amené d’Inde cinq cents cavaliers, trois cents fantassins, et cent vingt éléphants devenus sa propriété après qu’il eût tué le roi Poros", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.14). Deux clans se constituent ainsi naturellement : d’un côté Antigone avec Peithon et Séleucos, de l’autre côté Eumène avec Peukestas et les satrapes orientaux. Une querelle éclate entre Peukestas, qui a pour lui la force militaire, et Eumène, qui a pour lui la légitimé du régent Arrhidée/Philippe III (même s’il est mort à cette date !) et de l’épimélète Polyperchon (même s’il a été éjecté de Pella par Cassandre aussi à cette date !) et le prestige des argyraspides, pour savoir qui dirigera cette immense masse de soldats coalisés. La tension est telle qu’on décide finalement de n’élire aucun général, ce qui aura des conséquences fatales pour la suite ("Quand [les forces de Peukestas] eurent rejoint Eumène en Susiane, une assemblée fut organisée, au cours de laquelle une âpre contestation monta. Peukestas, en vertu de ses effectifs nombreux et de la distinction que lui avait accordée Alexandre, estimait que le commandement devait lui revenir. Mais Antigénès déclara que la décision relevait des argyraspides macédoniens qui l’entouraient dont il était le chef, qui avaient aidé Alexandre à soumettre l’Asie et qui n’avaient jamais connu la défaite du fait de leur valeur. Eumène craignit que leur désaccord n’en fît des adversaires faciles à vaincre pour Antigone, il conseilla donc de ne pas désigner un chef unique, mais de délibérer sur les mesures à prendre chacun jour en commun, satrapes et stratèges désignés par la masse des soldats, dans la tente du défunt roi Alexandre où on avait pris l’habitude de sacrifier et de siéger en conseil. Tous approuvèrent l’utilité de cet avis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.15). Antigone arrive à son tour en Susiane, il reconnaît immédiatement Séleucos comme nouveau satrape en remplacement d’Antigénès qui a choisi de se ranger au côté d’Eumène ("Antigone, continuant sa progression, arriva dans Suse la capitale royale. Il désigna Séleucos comme satrape de ce territoire, et lui donna des soldats pour assiéger la citadelle que Xénophilos le gardien du trésor refusait de livrer. Puis il partit en direction de l’ennemi, sur une route brûlée par le soleil et très dangereuse pour des soldats qui n’étaient pas autochtones : c’est pour cela qu’ils marchaient la nuit et établissaient le camp à proximité du fleuve avant le coucher du soleil. Mais Antigone ne se titra pas totalement indemne des calamités : malgré tous ses efforts, l’excès de chaleur lui fit perdre beaucoup d’hommes, car on était à la période du lever de Sirius [c’est-à-dire fin juin : cette indication permet de dater la marche d’Antigone en Susiane du début de l’été -316]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.18). Une première altercation a lieu entre Antigone et Eumène sur la rivière Copratès (aujourd’hui le Dez), qui tourne à l’avantage de ce dernier ("[Antigone] arriva devant la rivière Copratès, qui coule depuis une région montagneuse en direction du Pasitigris [aujourd’hui le Karoun] à quatre-vingt stades du lieu où se trouvait le camp d’Eumène. La largeur étant d’environ quatre plèthres et le courant étant rapide, il fallait utiliser des barques ou un pont pour traverser. Antigone résolut de faire passer quelques fantassins sur des barques pour qu’ils aillent établir une tête-de-pont avec fossé et palissade sur l’autre rive, destinée à accueillir ensuite le reste de l’armée. Mais des espions informèrent Eumène de cette opération. Celui-ci franchit le Pasitigris [nous corrigeons ici le texte de Diodore, qui indique le Tigre au lieu du Pasitigris, ce qui rend incohérent l’itinéraire des deux belligérants] avec quatre mille fantassins et mille trois cents cavaliers, et fondit sur les trois mille fantassins d’Antigone qui avaient déjà traversé ainsi que quatre cents cavaliers et six mille autres soldats chargés d’aller fourrager par petits groupes. Son attaque inopinée provoqua un grand désordre, il les mit aussitôt en fuite, seuls les Macédoniens opposèrent un temps une résistance, avant de plier sous la violence des charges et le grand nombre d’adversaires. On se rua vers le fleuve, vers les bateaux que le trop grand nombre de passagers fit couler, beaucoup de ceux qui tentèrent de traverser à la nage furent emportés par le courant. Ceux qui ne savaient pas nager préférèrent la captivité à la noyade : environ quatre mille furent faits prisonniers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.18 ; "Antigone tenta de passer le fleuve Pasitigris, aucun de ceux qui occupaient les postes à responsabilités ne s’en aperçurent, seul Eumène l’arrêta, lui livra bataille, emplit de morts le lit du fleuve et fit quatre mille prisonniers", Plutarque, Vie d’Eumène 13). Antigone décide de prendre la direction de la Médie au nord pour y reconstituer ses régiments décimés : on suppose que l’idée lui a été soufflée par Peithon le satrape de Médie, qui marche avec lui ("Jugeant la traversée impossible, [Antigone] partit pour la cité de Badakè sur la rivière Eulaios [autre nom du Chaspès, aujourd’hui le Karkheh]. La marche sous la chaleur intense provoqua encore la mort de beaucoup d’hommes, ce qui découragea l’armée. Après quelques jours passés dans cette cité pour se refaire, il résolut de partir pour Ecbatane en Médie et de s’en servir comme base pour conquérir les hautes satrapies", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.19). Son expédition s’avère une épreuve très difficile, en partie parce qu’il méconnaît totalement le chemin qu’il emprunte : on se souvient effectivement que, contrairement à Eumène, à Antigénès, à Peukestas, contrairement aussi à Peithon et Séleucos qui restent étrangement muets en la circonstance, Antigone n’a pas participé à l’épopée alexandrine dans l’est de l’ex-Empire perse, par exemple il n’a pas vécu la bataille contre les Uxiens et la bataille des Portes persiques/susiennes en hiver -331/-330, il découvre donc les techniques de harcèlement des autochtones perchés dans les hauteurs du Zagros, et subit de leur part les mêmes peines qu’Alexandre naguère, avec le handicap supplémentaire que son cortège est ralenti par des éléphants constituant des cibles faciles pour les assaillants et des obstacles qui encombrent la route quand ils sont mortellement atteints, contrairement à Alexandre qui avançait à pied. Pour l’anecdote, Diodore de Sicile nous apprend que le navarque Néarque est l’un des capitaines qui seconde Antigone dans cette expédition vers la Médie ("Après avoir sélectionné l’élite des peltastes et partagé les archers en deux groupes, [Antigone] confia les uns à Néarque pour qu’il ouvrît la marche et occupât les défilés et les passages difficiles, et disposa les autres tout au long de la colonne. Lui-même s’avança avec la phalange, Peithon était chargé de l’arrière-garde. Les hommes de Néarque en tête s’emparèrent bien de quelques postes de guet, mais ils furent vite pris de vitesse sur les points stratégiques suivants, ils subirent beaucoup de pertes et avancèrent avec beaucoup de peine au milieu des barbares. Antigone et ses hommes tombèrent quant à eux dans des difficultés irrémédiables quand ils arrivèrent dans les passages étroits : les autochtones, qui connaissaient parfaitement les lieux, avaient effectivement occupé les postes élevés et firent rouler des grosses pierres sur eux sans interruption, ainsi qu’une grêle de flèches sans qu’il fût possible de se protéger ou détourner les projectiles à cause du terrain difficile, la route escarpée et peu praticable fut par ailleurs calamiteuse pour les éléphants, les cavaliers, les fantassins lourdement armés, qui étaient tous épuisés de fatigue. […] Ce n’est qu’après avoir subi d’énormes pertes pendant neuf jours et exposé ses soldats à tous les périls, qu’il parvint péniblement dans la partie habitée de la Médie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.19). On arrive enfin à la frontière médique, où Peithon lève des nouvelles troupes ("Antigone traita ses hommes avec bonté et organisa une abondante distribution de vivres, il permit ainsi à son armée de se remettre après les épreuves. Il envoya par ailleurs Peithon à travers la Médie pour réunir le maximum de cavaliers, de chevaux et de bêtes de somme, qui abondent dans cette région. Peithon s’acquitta facilement de sa mission : il revint avec deux mille cavaliers plus de mille chevaux avec leur harnachement, des bêtes de somme pour équiper toute l’armée, ainsi que cinq cents talents prélevés dans le trésor royal", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.20). Dans le camp d’Eumène, on s’interroge : les argyraspides, toujours dans l’optique de rentrer enfin chez eux en Macédoine, veulent poursuivre Antigone en Médie, mais les satrapes orientaux veulent d’abord protéger leurs satrapies et rester à l’est. Comme les seconds sont plus nombreux que les premiers, Eumène choisit sagement de satisfaire les seconds. On part donc vers Persépolis ("Quand ils apprirent que l’ennemi était parti vers la Médie, les satrapes et les stratèges qui entouraient Eumène s’opposèrent. Eumène, Antigénès le chef de argyraspides et tous ceux qui étaient montés de la mer [Méditerranée] vers l’intérieur des terres, voulaient redescendre vers la mer, alors que ceux qui étaient descendus des hautes satrapies craignaient de perdre leurs possessions et voulaient se maintenir dans l’intérieur des terres. Comme le différend augmentait, Eumène redouta que, si l’armée se divisait, ses parties isolées ne seraient pas difficiles à vaincre, il se rangea donc à l’avis des satrapies du haut pays. On leva le camp du Pasitigris, et on prit la direction de Persépolis la capitale de la Perse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.21). Sur place, Peukestas, qui est satrape de Perse avant d’être le stratège de la coalition, organise une gigantesque fête pour signifier sa puissance ("Quand on fut arrivé à la capitale royale Persépolis, le stratège Peukestas organisa un sacrifice magnifique en l’honneur des dieux, d’Alexandre et de Philippe II puis, après avoir fait venir en abondance de toute la Perse ce qui était nécessaire au banquet et à la fête religieuse, il régala l’armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.22). Cette fête dégénère en débauche, ce qui renforce l’influence de Peukestas sur les troupes. Eumène constate que le pouvoir lui échappe, il invente donc des nouvelles ruses pour reprendre la main, témoignant une fois de plus de ses grands talents de stratège et de sa grande intelligence. Il commence par écrire des fausses lettres annonçant que "Polyperchon a gagné en Grèce et veut gaver de cadeaux les amis d’Eumène son bras droit en Asie" : craignant de se compromettre avec Peukestas, les soldats se rapprochent naturellement d’Eumène pour ne pas être punis par le soi-disant vainqueur Polyperchon ("Eumène, jugeant que Peukestas agissait ainsi avec les soldats parce qu’il aspirait au commandement suprême, écrivit des fausses lettres destinées à remettre ces soldats dans leurs fonctions militaires en leur donnant des nouvelles espérances, autant qu’à rabaisser le prestige de Peukestas en rehaussant le sien. Ces lettres en caractères syriens disaient qu’Olympias avait repris la tutelle du fils d’Alexandre en même temps que le royaume de Macédoine grâce à la mort de Cassandre, et que Polyperchon était passé en Asie et se trouvait présentement en Cappadoce avec le gros de l’armée royale et les éléphants pour écraser définitivement Antigone, elles étaient sensées avoir été écrites par Orontès le satrape d’Arménie, un ami de Peukestas. Eumène les fit circuler et montrer aux commandants et à la plupart des troupes. L’armée tout entière changea alors de dispositions : tous se tournèrent vers Eumène qui, par son affinité avec les rois, pouvait récompenser ou punir qui il voulait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.23 ; "Eumène vit que ses troupes en Perse étaient débauchées par Peukestas, qui leur distribuait vin et présents. Craignant que celui-ci projetât de diviser l’empire, il présenta une lettre en syriaque soi-disant écrite par Orontès le satrape d’Arménie affirmant qu’Olympias avait quitté l’Epire avec le fils d’Alexandre et s’était rendu maîtresse de la Macédoine après avoir exécuté Cassandre. A ces nouvelles, les Macédoniens ne pensèrent plus à Peukestas : transportés de joie, ils reconnurent la dignité royale de la mère et du fils", Polyen, Stratagèmes, IV, 8.3). Ensuite, il s’attire la loyauté des plus récalcitrants en contractant des dettes qu’il ne pourra rembourser que s’il reste en vie ("Désirant dissuader les satrapes et stratèges de l’abandonner, [Eumène] feignit de manquer d’argent et supplia chacun d’eux de lui prêter de l’argent selon ses moyens, au nom des rois. C’est ainsi qu’il collecta quatre cents talents de la part de commandants qu’il soupçonnait de complot ou d’abandon prochain, qui devinrent pour lui des gardes du corps et des compagnons de combat de toute confiance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.24 ; "La licence dans laquelle les troupes [des satrapies orientales] avaient vécu depuis la mort d’Alexandre, les avait rendues indociles et arrogants. Animés d’un orgueil tyrannique mâtiné d’une prétention barbare, ils ne s’accordaient pas ni ne se supportaient pas entre eux. Ils flattèrent sans mesure les Macédoniens en organisant à grands frais des festins et des sacrifices, de sorte qu’en peu de temps ils transformèrent le camp en un lieu de dissolution et de débauche, et l’armée en une multitude dont on achetait les suffrages, comme on fait dans les démocraties pour obtenir les distinctions militaires. Eumène s’aperçut qu’ils se méprisaient les uns les autres, mais que tous le craignaient et cherchaient une occasion de se défaire de lui, il feignit donc d’avoir besoin d’argent et emprunta des sommes considérables de la part de ceux qui le haïssaient le plus, afin de forcer leur confiance et de les intéresser à sa vie par la crainte de perdre ce qu’ils avaient prêté. L’argent d’autrui devint ainsi sa sauvegarde : alors que d’autres donnent pour sauver leurs jours, c’est en empruntant qu’Eumène mit les siens en sûreté", Plutarque, Vie d’Eumène 13). Dans cette catégorie, on trouve par exemple Eudamos le satrape de Parthie : apprenant qu’Antigénès complote contre Eumène qu’il jalouse ("La majorité des troupes se rassemblèrent autour d’Eumène, admirant sa prudence, et le voulant pour seul chef. Cela provoqua la jalousie d’Antigénès et de Teutamos les chefs des argyraspides, au point qu’ils complotèrent pour le faire périr", Plutarque, Vie d’Eumène 16), Eudamos s’empresse de révéler ce complot, non pas par amitié pour Eumène, mais par peur de voir son débiteur mourir et de ne plus pouvoir récupérer l’argent qu’il lui a prêté ("Mais Eudamos qui commandait les éléphants vint secrètement avec Phaidimos pour révéler le complot à Eumène, non pas parce qu’ils éprouvaient de l’affection ou de la reconnaissance pour lui, mais par crainte de perdre l’argent qu’ils lui avaient prêté. Eumène loua leur fidélité, et se retira dans sa tente. Il se plaignit auprès de ses amis de “vivre au milieu d’un troupeau de bêtes féroces”, puis il écrivit son testament, déchira ou brûla toutes les lettres qu’il avait reçues pour ne pas qu’après sa mort leurs expéditeurs fussent exposés à des accusations ou des calomnies", Plutarque, Vie d’Eumène 16). A l’automne -316, Antigone avec ses nouvelles troupes reprend la direction du sud. Informé, Eumène ordonne de marcher à sa rencontre : il quitte la Perse ("Des informateurs vinrent de Médie pour annoncer qu’Antigone s’était mis en mouvement avec son armée en direction de la Perse. A cette nouvelle, [Eumène] partit lui aussi, dans l’intention de marcher sur l’ennemi et de livrer bataille", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.24) et traverse la Susiane. Les deux adversaires se retrouvent face-à-face à la frontière de Médie et de Susiane, dans une région non localisée de l’Iran occidental actuel, dont le nom même n’est pas sûr ("Gabiène/Gabihn»" selon l’alinéa 13 paragraphe 6 livre IV des Stratagèmes de Polyen, "Gabène/Gabhn»" selon le paragraphe 15 de la Vie d’Eumène de Plutarque, ou "Gamarga/Gam£rga" au paragraphe 32 livre XIX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, "Gadamala/Gadam£la" au paragraphe 37 du même livre XIX de la même œuvre du même auteur, "Gadamarta/Gadam£rta" à l’alinéa 10 paragraphe 6 livre IV des Stratagèmes de Polyen :"[Les soldats d’Eumène] découvrirent tout à coup l’ennemi qui, ayant franchi plusieurs hauteurs, descendait dans la plaine. Dès que les premiers rangs aperçurent sur les collines la lueur étincelante des armes dorées frappées par les rayons du soleil, la belle ordonnance des bataillons, les éléphants portant les tours, les cottes de pourpre ornant les cavaliers prêts au combat, ils suspendirent leur marche et appelèrent Eumène en criant, en assurant qu’ils ne bougeraient pas tant qu’Eumène ne serait pas à leur tête. Ils posèrent leurs boucliers à terre, s’invitèrent mutuellement à rester sur place, et sommèrent leurs officiers de se tenir tranquilles, de ne pas risquer l’affrontement contre les ennemis sans Eumène. Ce dernier, informé de leur désir, ordonna à ceux qui le portaient de presser le pas, et arriva rapidement. Il écarta les deux rideaux de sa litière et tendit la main aux soldats avec un air joyeux. En le voyant, les soldats le saluèrent en dialecte macédonien, ils reprirent leurs boucliers, les frappèrent avec leurs sarisses, et défièrent l’ennemi avec des cris d’allégresse pour signifier que leur chef était parmi eux", Plutarque, Vie d’Eumène 14). On s’observe un temps sans rien tenter ("Les troupes étaient rangées de part et d’autre d’un cour d’eau et d’une tranchée, et la difficulté du terrain empêchait l’affrontement. Ainsi, quand ils eurent établi leur camp à trois stades les uns des autres, ils passèrent quatre jours dans des escarmouches, et se répandirent dans la région pour fourrager car ils manquaient de tout", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.25). Enfin une bataille a lieu, longuement racontée par Diodore de Sicile aux paragraphes 27 à 32 livre XIX de sa Bibliothèque historique, qui se termine par l’écrasement total des régiments d’Antigone, incapables de contenir les charges violentes des très expérimentés argyraspides ("Les phalanges s’affrontèrent longtemps avec des pertes importantes de part et d’autre, jusqu’au moment où les charges violentes des argyraspides donnèrent l’avantage à Eumène. Ces hommes étaient d’un âge avancé, mais leur expérience du combat leur donnaient une audace et une dextérité que personne ne pouvait contenir, ils n’étaient que trois mille mais constituaient le fer de lance de toute l’armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.30). Antigone se retire avec ses hommes survivants. De part et d’autre, on s’installe en prévision de l’hiver -316/-315 qui approche. Antigone tente une secrète et audacieuse manœuvre de débordement ("Antigone passait l’hiver à Gadamala en Médie. Il se rendait compte que son armée était plus faible que celle de l’ennemi, il voulut donc les attaquer en recourant à un stratagème. Ses adversaires étaient dans des quartiers d’hiver très dispersés, certains étaient distants des autres de six jours de marche : Antigone eut l’idée, au lieu de passer par la route qui traversait le pays habité, longue et bien visible, de se lancer audacieusement à travers le pays inhabité et sans eau qui, bien qu’éprouvant, permettrait de se déployer rapidement sans être repéré et de tomber sur les hommes qui vivaient de façon insouciante, sans précaution, dans ces sites dispersés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.37 ; "Les soldats d’Eumène, remis de leur frayeur, retournèrent à leur licence première : méprisant leurs officiers, ils se répandirent dans presque toute la province de Gabène pour y prendre leurs quartiers d’hiver, les uns étant campés jusqu’à mille stades des autres. Antigone en fut informé, il décida de fondre sur eux en empruntant un chemin difficile et aride mais court, en calculant que s’il faisait irruption au milieu de ces troupes dispersées il empêcherait leurs officiers de les rassembler", Plutarque, Vie d’Eumène 15 ; "Antigone voulut s’installer dans les environs de Gadamarta en Médie. Mais Eumène le doubla en garnissant le chemin jusqu’à mille stades avec ses troupes. Ce chemin était bordé de montagnes, tandis que la plaine vaste et uniforme était sans eau, sans aucune habitation, sans herbes, sans aucune plante, sans arbres, pleine de bitume et de mares salées, ni hommes ni bêtes n’y passaient. Antigone, pour éviter le chemin si bien gardé par les ennemis, résolut de traverser cette triste plaine", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.11), mais le froid est tel que ses soldats ne résistent pas au besoin d’allumer des feux, qui sont vus de loin par les hommes d’Eumène ("Mais après cinq jours d’une marche éprouvante, les soldats, à cause du froid et des nécessités vitales, allumèrent des feux jour et nuit dans le camp. Des habitants en bordure du désert les virent, et envoyèrent aussitôt des messagers informer Eumène et Peukestas", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.37 ; "[Antigone] défendit d’allumer des feux la nuit, pour cacher sa marche aux ennemis qui gardaient le pied des montagnes. Ceux-ci auraient effectivement ignoré la manœuvre d’Antigone si cet ordre eût été respecté. Mais une nuit, quelques-uns de ses soldats ne supportant plus le gel allumèrent un feu : les ennemis virent la flamme, et en tirèrent toutes les conclusions", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.11). Peukestas panique et commence un retrait ("Quand Peukestas et les siens surent que le camp [d’Antigone] avait été vu à mi-parcours, ils décidèrent de se replier vers leurs campements les plus reculés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.38 ; "Mais à peine engagé dans ce chemin désertique, le vent et le froid harassèrent les soldats d’Antigone, et les forcèrent à s’arrêter régulièrement en allumant des grands feux. Cela révéla sa marche à l’ennemi. Des barbares habitant les montagnes environnantes virent effectivement les multiples feux éclairant cette région désertique, ils firent partir des courriers sur des dromadaires pour avertir Peukestas. Effrayé par la nouvelle et hors de lui, constatant par ailleurs que les autres officiers étaient dans le même trouble, Peukestas décida de se replier, et il entraîna dans sa retraite tous les soldats qu’il rencontra sur sa route", Plutarque, Vie d’Eumène 15). Eumène en revanche ne se laisse pas impressionner : usant d’une nouvelle ruse, il envoie fissa des soldats vers les hauteurs au-dessus du camp d’Antigone, en leur demandant d’allumer de nombreux feux sur une grande étendue, pour faire croire que toute son armée contrôle la voie dans laquelle Antigone s’est engagé. L’astuce est payante : Antigone se laisse berner, et revient à son point de départ, résigné à une nouvelle bataille rangée ("[Eumène] demanda à tous les commandants de le suivre avec leurs soldats en emportant des feux dans des récipients. Après avoir délimité un emplacement élevé d’un périmètre de soixante-dix stades bien visible depuis le désert en confiant un secteur à chacun des hommes qui l’accompagnaient, il ordonna d’allumer des feux distants d’environ vingt coudées les uns des autres, très brillants lors de la première veille pour faire croire qu’on était occupé aux soins du corps et de la cuisine, puis de les atténuer lors des deuxième et troisième veilles pour faire croire qu’il s’agissait d’un vrai camp. Les soldats exécutèrent l’ordre, les feux furent aperçus depuis la hauteur opposée par quelques bergers acquis à Peithon le satrape de Médie, qui crurent qu’il s’agissait d’un vrai camp, et se précipitèrent vers la plaine pour porter la nouvelle à Antigone et à Peithon. Stupéfaits, ceux-ci suspendirent leur marche et se demandèrent quelle conduite adopter, n’étant pas en état de combattre des hommes qu’ils croyaient dispos et déjà rassemblés tandis que leurs troupes étaient harassés et manquaient de tout. S’imaginant que leurs adversaires avaient été informé de leur marche en temps opportun et qu’ils venaient à leur rencontre, ils renoncèrent à avancer en ligne droite, ils infléchirent vers la droite et continuèrent leur progression à travers le pays habité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.38 ; "Eumène mit ses troupes en quartier d’hiver dans des villages perses épars. Informé, Antigone résolut de les attaquer. Eumène ordonna aux chefs de prendre leurs valets, de monter nuitamment à cheval en emportant des feux dans des récipients, de gagner les hauteurs, et de répartir ces feux de façon visible à environ vingt coudées les uns des autres sur soixante-dix stades, très brillants lors de la première veille, un peu moins à la deuxième, et très faibles à la troisième, pour faire croire qu’il s’agissait d’un vrai camp. En voyant cela, Antigone crut qu’Eumène avait réuni toute son armée : n’osant pas l’attaquer, il fit retraite par un autre chemin qui n’était pas occupé par les ennemis", Polyen, Stratagèmes, IV, 8.4 ; "Eumène calma le trouble et l’effroi [de ses soldats] en promettant de ralentir de trois jours la marche rapide des ennemis. Il dépêcha des courriers à tous ses officiers pour leur ordonner de lever le camp et de venir le rejoindre en toute hâte. Puis il se rendit à cheval avec ceux qui se trouvaient auprès de lui vers une hauteur d’où ceux qui marchaient dans le désert pouvaient le voir. Il y fit allumer des feux distants les uns des autres, comme dans un camp, sur un grand périmètre. Dès qu’Antigone aperçut ces feux sur la hauteur, le chagrin et le découragement l’envahirent : il s’imagina que ses adversaires avaient été informé de sa marche en temps opportun et qu’ils venaient à sa rencontre. N’étant pas en état de combattre des hommes qu’il croyait frais et dispos après s’être reposés dans leurs confortables quartiers d’hiver, tandis que lui-même et les siens étaient harassés par leur marche pénible, il quitta le chemin dans lequel il était engagé. Il passa par des villages en prenant soin de reconstituer ses troupes, par petites étapes. Comme personne ne le harcelait, ce qui arrive ordinairement quand des armées ennemies marchent côte-à-côte, et comme les autochtones rencontrés ne signalèrent aucune présence d’une armée dans les environs sinon ces feux qu’on voyait au loin, il comprit qu’Eumène avait usé d’un stratagème à ses dépends. Outré de dépit, il résolut de s’avancer pour en finir par une bataille rangée", Plutarque, Vie d’Eumène 15). Celle-ci a lieu à l’extrême fin de l’année -316 ("C’était à l’époque du solstice d’hiver", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.37). Elle est longuement racontée par Diodore de Sicile aux paragraphes 40 à 43 livre XIX de sa Bibliothèque historique. Une nouvelle fois les argyraspides enfoncent et écrasent totalement les troupes d’Antigone ("Les argyraspides serrèrent les rangs et attaquèrent avec une extrême violence les lignes adverses. Ils tuèrent les uns dans le combat corps-à-corps et forcèrent les autres à s’enfuir. Leur charge ne put être stoppée : ils combattirent adroitement et vigoureusement contre toute la phalange adverse avec une telle supériorité que, sans perdre un seul homme, ils tuèrent plus de cinq mille ennemis et mirent en déroute toute l’infanterie pourtant beaucoup plus nombreuse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.43 ; "[Les argyraspides] étaient les plus vieux soldats, ils avaient servi sous Philippe II et sous Alexandre, tels des athlètes invincibles ils n’avaient jusqu’alors jamais essuyé le moindre échec. La plupart d’entre eux avaient dépassé les soixante-dix ans, les plus jeunes n’en avaient pas moins de soixante. Ils chargèrent les soldats d’Antigone en criant : “Ce sont vos pères que vous attaquez !”, et tombèrent sur eux avec furie. Ils enfoncèrent leurs bataillons, et les taillèrent en pièces : Antigone fut complètement défait", Plutarque, Vie d’Eumène 16). Mais Antigone profite de la poussière provoquée par la bataille pour se faufiler et aller voler les bagages de l’armée ennemie ("Comme la plaine était vaste et inculte à cause des efflorescences de sel, un nuage de poussière s’éleva à cause des mouvements des chevaux, tel qu’on ne vit bientôt plus rien sur des faibles distances. Antigone profita de cette opportunité pour envoyer les cavaliers mèdes et des Tarentins s’emparer des bagages de l’ennemi, en pensant que le nuage de poussière les dissimulerait, et que par ce moyen il triompherait de ses adversaires sans coup férir", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.42 ; "Antigone s’empara alors de tous les bagages, ayant conservé son sang-froid au milieu du péril et avantagé par la nature du lieu, une vaste plaine ni trop ferme ni trop molle et couverte d’un sable fin et sec qui, remué par les évolutions des nombreux chevaux et des nombreux fantassins, s’éleva pour former un nuage blanc comme de la chaux, épais et opaque", Plutarque, Vie d’Eumène 16 ; "Antigone en vint aux mains avec Eumène en Gabiène. Le lieu de la bataille était sablonneux, la terre était sèche et légère. Quand les deux armées se mirent en mouvement, des nuages de poussière s’élevèrent qui brouillèrent la vue des amis et des ennemis. Profitant que les soldats d’Eumène combattaient, Antigone envoya ses troupes d’élite s’emparer de leur bagage, où étaient leurs femmes, leurs enfants, leurs maîtresses, leurs esclaves, leur or, leur argent, et tout ce qu’ils avaient gagné dans les guerres d’Alexandre. L’ordre fut aisément exécuté, car les ennemis étaient occupés à batailler et aveuglés par la poussière", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.13). Pour une fois, il s’est montré plus fin stratège que son adversaire. Car si d’un point de vue militaire Eumène reste certes vainqueur, les argyraspides, principaux artisans de cette victoire, ne digèrent effectivement pas cette perte de leurs bagages. La jalousie d’Antigénès s’exprime alors ouvertement : "On vient de risquer notre peau pour cet intello d’Eumène, qui de son côté n’a pas été foutu de garder simplement nos valises !", entraînant la défection des satrapes orientaux ("La bataille se termina. Antigone y perdit cinq mille hommes, et Eumène n’en perdit que trois cents. Les hommes d’Eumène se retirèrent fièrement après leur victoire, mais quand ils virent leurs bagages, qui renfermaient ce qu’ils avaient de plus cher, étaient perdus, ils tombèrent dans le découragement et la tristesse. Excités par leur attachement à ces bagages, beaucoup d’entre eux députèrent vers Antigone pour le supplier d’accepter leur alliance. Antigone déclara qu’il était d’accord pour rendre tous ces biens gratuitement. Cette déclaration décida non seulement les Macédoniens, mais encore les dix mille Perses que commandait Peukestas, à changer de camp", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.13 ; "Les Macédoniens déclarèrent qu’ils n’écouteraient plus ni les uns ni les autres tant que leurs bagages, leurs enfants, leurs femmes et leurs autres parents seraient chez l’ennemi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.43 ; "[Eumène] décida ses soldats à livrer bataille à Antigone qui approchait avec son armée. Mais ils dédaignèrent ses ordres, et ils furent vaincus par l’ennemi qui s’empara de leurs femmes, de leurs enfants, et du glorieux butin acquis par tant de conquêtes et de fatigues. Eumène, qui les avait conduits à ce fatal combat et qui n’avait plus d’autre espoir, essaya de ranimer leur courage en leur disant : “Vous avez surpassé les vainqueurs en bravoure, cinq mille ennemis sont tombés sous vos coups, et Antigone demandera bientôt la paix si vous poursuivez la guerre. Les pertes qui semblent signifier votre défaite, la captivité de deux mille femmes, de quelques enfants et d’une troupe d’esclaves, se répareront en recherchant la victoire et non pas en l’abandonnant”. Les argyraspides répondirent que, privés de leurs biens et de leurs familles, ils ne pouvaient se résoudre à fuir, encore moins à faire la guerre contre leurs enfants. Puis ils lui reprochèrent amèrement “de les avoir entraînés dans une nouvelle guerre interminable au moment où après une longue carrière ils s’apprêtaient à rapporter dans leur pays les fruits de leurs nombreuses conquêtes, de les avoir ainsi privés de leurs foyers, de leur patrie au moment où ils en touchaient le seuil, et de vouloir encore les priver du triste repos d’une vieillesse misérable après les avoir dépouillés de tous leurs biens dans une hasardeuse bataille”", Justin, Histoire XIV.3). Eumène est finalement arrêté par les argyraspides ("Le combat cessa. Teutamos réclama les bagages. Antigone promit de les rendre aux argyraspides et de leur donner toutes sortes de cadeaux, à condition qu’on lui livrât Eumène. Les argyraspides prirent alors l’infâme résolution de livrer Eumène vivant aux ennemis. Ils s’approchèrent de sa personne de façon à ne lui donner aucun soupçon, comme lors d’une relève de garde ordinaire. Les uns déplorèrent la perte des bagages, les autres exhortèrent Eumène à se réjouir de sa victoire, d’autres encore accusèrent la lâcheté de certains chefs. Et soudain ils se jetèrent tous sur lui, saisirent son épée, lièrent ses mains derrière son dos avec sa ceinture", Plutarque, Vie d’Eumène 17). Il tente de se défendre ("Comme on le menait à travers les Macédoniens, [Eumène] demanda la permission de leur parler, non pas pour les supplier ou les détourner de leur dessein mais pour leur dire des choses qui les concernaient. Un grand silence se fit. Eumène, debout sur un lieu surélevé, tendit ses mains liées et déclara : “O vous les plus méchants des Macédoniens, quel trophée Antigone pourrait-il dresser à votre honte qui soit plus élevé que celui que vous dressez vous-mêmes en livrant votre stratège enchaîné ? N’avez-vous pas suffisamment prouvé votre lâcheté en acceptant, alors que vous avez remporté la victoire sur le terrain, d’être considérés vaincus simplement pour récupérer vos bagages, comme si la gloire s’acquerrait dans les biens et non dans le combat ? Vous faut-il en supplément sacrifier votre chef ? Pour ma part, je peux bien être livré enchaîné, je reste néanmoins invaincu : je suis vainqueur sur mes ennemis, et trahi par mes alliés”", Plutarque, Vie d’Eumène 17), mais est rapidement réduit au silence par Antigénès ("Mais les argyraspides crièrent qu’on l’emmenât sans s’arrêter à ses vaines paroles : on ne devait pas se lamenter sur ce maudit Chersonésitain qui avait tourmenté les Macédoniens par tant de combats, on devait plutôt plaindre les braves soldats d’Alexandre et de Philippe II qui, après leurs innombrables et fatigantes batailles, en étaient réduits dans leur vieillesse à mendier leur vie en récompense de leurs travaux", Plutarque, Vie d’Eumène 18 ; "A l’insu de leurs chefs, [les argyraspides] députèrent à Antigone pour lui redemander ce qu’ils avaient perdu : il leur promit de les satisfaire à condition qu’ils lui livrassent Eumène. En apprenant cette trahison, Eumène voulut fuir avec quelques amis, mais il fut arrêté. Privé de tout espoir, il demanda à parler pour la dernière fois aux soldats assemblés. On l’autorisa à s’exprimer, on relâcha ses liens. Quand le silence s’établit, il dit en levant ses mains enchaînées : “Soldats, vous voyez de quels ornements est couvert votre stratège. Pour comble de douleur, ce n’est pas la main de mes ennemis qui m’a chargé de ces fers, mais vous qui avez changé ma victoire en défaite, qui m’avez fait tomber du statut de commandant au statut de captif alors qu’à quatre reprises dans le cours de l’année écoulée vous m’avez juré fidélité. Mais ne parlons plus de ces serments, mes reproches ne conviennent pas à mon infortune. Je ne vous demande qu’une grâce : si je suis le prix du pardon que vous offre Antigone, laissez-moi mourir au milieu de vous. Peu lui importe en quel lieu et de quelle main je dois périr. Et ainsi ma mort ne sera pas ignominieuse. Si vous m’accordez cette faveur, je vous affranchis des serments qui vous ont tant de fois liés à moi. Et si vous repoussez ma prière parce que vous craignez de lever vos mains contre moi, donnez-moi une épée et laissez votre stratège faire volontairement pour vous ce que vous avez juré de faire pour lui”. Ils refusèrent. Indigné, il passa alors des prières aux menaces : “Eh bien, dit-il, que les dieux vengeurs maudissent vos parjures et vous réservent le sort que vous avez fait subir à vos chefs ! Ne vous êtes-vous pas naguère souillés du sang de Perdiccas [en -321 en Egypte], et n’avez-vous pas menacé la vie d’Antipatros [quelques mois plus tard à Triparadeisos] ? Alexandre lui-même, si la main d’un mortel eût pu l’atteindre, serait tombé sous vos coups : ce que vous ne pouviez pas faire contre sa personne, vous l’avez fait par vos séditions [allusion aux rébellions qui ont ponctué l’épopée alexandrine, notamment la dernière à Opis en -324] ! Quant à moi, votre dernière victime, j’appelle sur vous la vengeance des dieux infernaux, pour que vous continuiez à vivre dans des camps sans biens et sans patrie, et que vous mourriez déchirés par vos propres armes, plus dangereuses pour vos chefs que pour les ennemis !”. Puis bouillant de colère, il marcha à la tête de ses gardiens vers le camp d’Antigone", Justin, Histoire XIV.3-4) qui le livre à Antigone. Tous les satrapes orientaux retournent leur veste ensuite ("Les Macédoniens entrèrent secrètement en négociation avec Antigone. Ils se saisirent d’Eumène et le lui livrèrent. Après avoir recouvré leurs bagages et reçu des garanties, ils furent enrôlés dans son armée. De même, les satrapes, comme la majorité des chefs et des soldats, abandonnèrent leur stratège pour ne penser qu’à leur salut", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.43 ; "Le changement de sentiments et de fortune fut tel que finalement le corps des argyraspides se saisit d’Eumène et le livra enchaîné à Antigone, qui fut proclamé roi d’Asie", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.13). Antigone tire toutes les conséquences des aventures qu’il a vécues depuis la lointaine Anatolie. Primo, il fait exécuter Antigénès, qui ne profite donc pas de sa trahison ("Antigone, ayant vaincu contre toute attente Eumène et l’armée adverse, fit arrêter Antigénès le chef des argyraspides, le fit jeter dans une fosse et brûler vif", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.44) : on devine que l’arrogance et les rébellions continuelles de cet homme - qui en -321 a marché au côté de Perdiccas en Egypte avant de l’assassiner, qui peu après à Triparadeisos a contesté l’autorité d’Antipatros, et qui depuis -318 n’a pas cessé de maugréer contre Eumène jusqu’à le vendre à l’ennemi - n’ont pas plaidé en sa faveur. Deusio, il fait exécuter également Peithon fils de Kratévas, qui ne profite donc pas davantage de son ralliement : l’ambitieux ex-somatophylaque d’Alexandre, qui a rêvé de s’emparer de la Bactriane et des régions alentour en -322, qui y a presque réussi vers -318, est rapidement soupçonné de conspiration dans sa satrapie de Médie, arrêté, condamné à mort, et remplacé par un nommé Orontobatès (peut-être l’Orontobatès satrape de Carie en -334/-333, résistant à Sinope après la prise d’Halicarnasse par les troupes d’Alexandre, et chef d’un contingent perse à la bataille de Gaugamèles en -331 selon l’alinéa 5 paragraphe 8 livre III de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien et selon l’alinéa 7 paragraphe 12 livre IV de l’Histoire d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce : "Peithon passait l’hiver [-316/-315] aux frontières de la Médie en corrompant beaucoup de soldats qui promirent de se soulever avec lui. Mais ses amis lui apprirent qu’Antigone avait des grands projets pour lui. Trompé par de vaines espérances, il se rendit auprès d’Antigone, qui se saisit de sa personne, l’accusa en conseil, le fit facilement condamner à mort, et exécuter immédiatement. Après avoir rassemblé toute l’armée, il désigna le Mède Orontobatès comme satrape de Médie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.46 ; "Antigone, informé que Peithon le satrape de Médie levait des troupes d’étrangers et amassait de l’argent dans le but de se soulever, fit semblant de ne pas y croire. Il déclara : “Je ne peux me persuader que Peithon agisse ainsi, lui à qui je projetais justement d’envoyer un renfort de cinq mille Macédoniens armés, de Thraces, et de mille gardes”. Quand il apprit cette déclaration, Peithon ne douta pas de la bonté d’Antigone : il se hâta de venir pour prendre le commandemant du renfort soi-disant promis. Antigone fit avancer Peithon au milieu des Macédoniens, le fit saisir, et le punit du dernier supplice", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.14). Tertio, il se rend à Persépolis pour conférer avec les satrapes orientaux renégats. A la plupart d’entre eux, il laisse leurs pouvoirs pour les mêmes raisons qu’Antipatros en -321 - on peut difficilement les déloger de leurs territoires, où ils ont su fédérer autour d’eux de nombreux partisans. A Sibyrtios le gouverneur d’Arachosie (on ignore le statut exact de ce personnage, car dans le partage de Triparadeisos en -321 Diodore de sicile et Arrien ne donnent aucun nom de satrape pour l’Arachosie qui semble rattachée alors à la Drangiane ou aux Paropamisades voisines, et en -316 Diodore de Sicile et Plutarque pour désigner Sibyrtios hésitent entre le qualificatif "satrape" et le qualificatif "diocète"), il confie la tâche de dissoudre le corps des argyraspides en les éparpillant dans les régions les plus reculées pour qu’ils s’y fassent tuer ou qu’ils y meurent sans descendance ("Arrivé en Perse, maître incontesté de l’Asie et considéré comme un roi par les autochtones, Antigone réunit ses Amis en conseil et étudia les satrapies. Il laissa la Carmanie à Tlépolémos, et la Bactiane à Stasanor, qu’on pouvait difficilement chasser par une simple lettre, qui géraient bien les affaires locales, et qui disposaient de nombreux soldats. […] Il laissa pareillement les Paropamisades à Oxyartès le père de Roxane, car l’en chasser nécessitait également beaucoup de temps et une armée importante. Il donna à Sibyrtios, qui lui était favorable, la satrapie d’Arachosie, et lui confia les argyraspides les plus turbulents, officiellement en cas de besoin militaire, en réalité pour les faire périr les uns après les autres par des missions dans retour", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.48 ; "Antigone honora de présents les argyraspides qui lui avaient livré Eumène enchaîné, mais peu rssuré sur ces gens dont la fidélité était naturellement suspecte, il en détacha mille pour renforcer les troupes de Sibyrtios le satrape d’Arachosie, et mit le reste dans des garnisons séparées et difficilement accessibles avec ordre de garder le pays. De cette façon, il les fit tous disparaître en peu de temps", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.15 ; "Les dieux, irrités de la mort [d’Eumène] causée par la trahison d’officiers et de soldats, ne choisirent pas d’autre vengeur qu’Antigone lui-même : considérant que les argyraspides n’étaient plus que des scélérats impies et des bêtes féroces, il ordonna à Sibyrtios le diocète d’Arachosie de les exterminer par tous les moyens, afin que pas un seul d’entre d’eux ne revînt en Macédoine et ne revît la mer grecque", Plutarque, Vie d’Eumène 19 ; "Antigone, après avoir rendu [aux argyraspides] leurs biens perdus par sa victoire, dispersa dans ses troupes ces conquérants de l’univers", Justin, Histoire XIV.4) : c’est ainsi que disparaît, après leur chef Antigénès, les artisans parmi les plus actifs et les plus glorieux des victoires du Granique en -334, d’Issos en -333 et de Gaugamèles en -331, et de l’épopée vers l’Inde qui a suivi, c’est une disparition qui symbolise bien le changement d’époque, l’évolution de l’idéal conquérant en un impératif de grande gérance. Et il chasse Peukestas le satrape de Perse - dont on ignore la fin - et le remplace par Asclépiodoros l’ex-satrape de Koilè-Syrie sous Alexandre, devenu secrétaire royal en -323 - en remplacement d’Eumène devenu satrape de Cappadoce -, opposant à Antipatros lors de la réunion de Triparadeisos en -321 comme nous l’avons vu plus haut, mais qui s’est manifestement rapproché d’Antigone par la suite (parce qu’on comprend mal sa nomination autrement : "Antigone, constatant la grande considération dont jouissait Peukestas auprès des Perses, commença par lui retirer sa satrapie. Les autochtones s’indignèrent, l’un d’eux nommé Thespios déclara même ouvertement que les Perses n’obéiraient à personne d’autre : il le fit mettre à mort. Il nomma Asclépiodoros comme hyparque et lui confia le nombre de soldats nécessaires. Puis, après avoir procuré en vain des nouveaux espoirs à Peukestas, il le chassa du pays", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.48). Quarto, enfin, Antigone hésite sur le sort à réserver à Eumène. Il est prévenant avec son entourage, notamment avec Hiéronymos l’historien auquel il laisse la vie sauve et qu’il traîtera toujours avec beaucoup d’attentions ("Parmi les blessés, on emmena aussi l’historien Hiéronymos de Cardia, qu’Eumène avait toujours tenu en haute considération. Eumène étant mort, Antigone fit preuve de bienveillance et de confiance à son égard", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.44 ; c’est grâce à ce traitement bienveillant que Hiéronymos pourra rédiger son Histoire des diadoques, aussi favorable à Eumène qu’à Antigone que défavorables à tous les autres diadoques selon Pausanias : "Cet historien [Hiéronymos de Cardia] est connu pour n’avoir écouté que son affection pour Antigone, qu’il a comblé de louanges non méritées, et sa haine à l’encontre des autres rois", Pausanias, Description de la Grèce, I, 9.8) et avec Mithridate fils d’Ariobarzanès (on se souvient qu’Ariobarzanès était le satrape de Perse à l’époque de Darius III, qu’il a été vaincu à la bataille des Portes persiques/susiennes par Alexandre en -330, et qu’il était l’un des fils du vieil Artabaze : Mithridate est donc le neveu de Barsine fille d’Artabaze, copine d’enfance et maîtresse d’Alexandre avec lequel elle a engendré Héraclès) dont on apprend par une incidence qu’il vient de batailler avec Eumène contre Antigone ("Apprenant qu’Antigone s’était posté à l’aile droite avec ses meilleurs cavaliers, Eumène rangea également ses meilleurs cavaliers et la plupart des satrapes à l’aile gauche, il se plaça lui-même à leurs côtés, ainsi que Mithridate fils d’Ariobarzanès descendant d’un des Sept Perses qui avaient tué jadis le Mage Smerdis [allusion au putsch de -522 qui a permis à Darius Ier de s’emparer de la couronne perse], homme d’un courage extraordinaire ayant reçu dans l’enfance une éducation militaire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.40), et par une autre incidence qu’Antigone lui pardonnera au point de le laisser approcher son fils Démétrios de très près ("Mithridate fils d’Ariobarzanès, qui était à peu près de l’âge [de Démétrios], était son camarade et son ami particulier [les faits racontés ici par Plutarque datent d’environ -302]. Mithridate faisait assidûment la cour à Antigone", Plutarque, Vie de Démétrios 4). Il est gêné de retenir Eumène dans les fers ("Quant à Eumène, ne pouvant se défendre d’une sorte de pudeur au souvenir de leur ancienne amitié, le vainqueur défendit qu’on l’amenât devant lui, et le confia à la vigilance de ses gardes", Justin, Histoire XIV.4). Démétrios son fils et le navarque Néarque lui demandent de l’épargner ("[Antigone] délibéra plusieurs jours sur ce qu’il devait faire, écoutant en même temps les discours du Crétois Néarque et de Démétrios son propre fils qui voulaient sauver la vie à Eumène, et les représentants des autres chefs qui le pressaient de le faire mourir", Plutarque, Vie d’Eumène 18). Lui-même se dit qu’Eumène pourrait être un excellent second ("Ayant mis Eumène sous bonne garde, [Antigone] se demanda quoi en faire. Il se dit qu’en l’épargnant, il aurait une dette envers lui et ferait un excellent stratège à son service", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.44). Mais il décide finalement de l’exécuter, selon Diodore de Sicile parce qu’il pense que l’incorruptible Eumène restera loyal de toute façon envers l’héritier Alexandre IV ("Mais Antigone se souvint qu’il avait épargné [Eumène] à Nora en Phrygie [en -319], et que cela n’avait pas empêché Eumène de continuer à combattre avec ardeur au service des rois. Comme par ailleurs il vit qu’on ne pouvait pas empêcher les Macédoniens de réclamer un châtiment, il fit exécuter Eumène", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.44), selon Plutarque parce qu’il doit soudain partir pour une raison qu’on ignore et qu’il ne peut pas risquer de laisser Eumène en vie derrière lui ("Antigone décida la mort d’Eumène en le privant de toute nourriture. Eumène passa deux ou trois jours sans manger, s’acheminant ainsi vers sa fin. Mais Antigone, obligé de décamper brusquement, ordonna qu’on l’égorgeât dans ses chaînes", Plutarque, Vie d’Eumène 19).


Antigone n’a ainsi plus aucun rival à sa mesure. Le jeune héritier Alexandre IV a été déchu de ses attributs royaux et est en résidence surveillée à Amphipolis. L’épimélète Polyperchon n’a plus de troupes, plus d’administration, plus de ressources financières, plus de domicile, il s’est retiré en Etolie où il se demande comment faire à nouveau parler de lui. Cassandre le nouveau maître de Pella est exclusivement occupé à imposer sa légitimité. Lysimaque est retenu en Thrace par les soulèvements permanents des autochtones. Restent deux grains de sable dans ce désert étale : Séleucos en Mésopotamie et Ptolémée au Levant. Nous venons de voir que Séleucos s’est clairement posé contre Eumène en essayant notamment de l’empêcher de traverser l’Euphrate, on pourrait en déduire qu’Antigone lui en est reconnaissant, or ce n’est pas le cas. Quand Antigone quitte Persépolis début -315 pour revenir vers l’ouest, Séleucos s’empresse de lui envoyer des délégués pour l’assurer de son amitié ("Antigone se dirigeait vers Suse quand, près du Pasitigris, Xénophilos le trésorier de Suse vint à sa rencontre, envoyé par Séleucos pour se mettre aux ordres d’Antigone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.48) : pour tout remerciement, Antigone lui subtilise la satrapie de Susiane qu’il lui a pourtant confiée quelques mois plus tôt (selon le paragraphe 18 déjà cité du livre XIX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, en remplacement d’Antigénès), au profit d’un autochtone affidé ("Antigone laissa l’autochtone Aspisas comme satrape de Susiane. Puis il partit vers la Babylonie avec ses troupes et avec toutes les richesses qu’il installa sur des chariots et sur des chameaux, dans le but de les convoyer jusqu’à la mer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.48). Quand Antigone arrive ensuite à Babylone, Séleucos l’accueille comme un roi, mais rapidement une méfiance s’installe entre les deux hommes, Séleucos étant particulièrement inquiet sur son sort quand il apprend comment Antigone a liquidé Peithon son pair de Médie ("[Antigone] arriva en Babylonie vingt-deux jours plus tard [après avoir quitté Suse]. Séleucos le satrape de ce territoire l’honora de présents dignes d’un roi et régala toute l’armée. Mais Antigone demanda à contrôler ses revenus. Séleucos répondit qu’il n’avait pas de comptes à rendre, sinon aux Macédoniens qui lui avaient cédé ce territoire en récompense de ses services rendus du vivant d’Alexandre. Leur désaccord augmenta jour après jour, et Séleucos informé du sort de Peithon craignit qu’Antigone s’appuyât sur n’importe quel prétexte pour le faire exécuter de la même façon", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.55). Le désaccord s’exprime au grand jour quand Séleucos rabroue un soldat contre la volonté d’Antigone : le ton monte, et Séleucos craignant pour sa vie finit par s’enfuir vers l’Egypte de Ptolémée ("Sur le chemin du retour, [Antigone] fut magnifiquement accueilli par Séleucos le satrape de Babylonie. Mais Séleucos ayant traité brutalement un capitaine sans informer Antigone qui était sur place, celui-ci se fâcha et demanda à contrôler les comptes et les propriétés. Plus faible qu’Antigone, Séleucos se retira en Egypte auprès de Ptolémée", Appien, Histoire romaine XI.267-268 ; "[Séleucos] s’échappa avec cinquante cavaliers pour se réfugier auprès de Ptolémée, dont on vantait partout sa générosité, son empressement et sa bonté à l’égard de ceux qui demandaient asile", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.55 ; "Séleucos, craignant l’approche d’Antigone vers Babylone, s’enfuit vers Ptolémée fils de Lagos", Pausanias, Description de la Grèce, I, 16.1). Le fugitif monte aisément son hôte contre Antigone, puis envoie des messagers vers Cassandre et Lysimaque en Europe pour les convaincre aussi facilement qu’Antigone est le nouvel ennemi commun ("Séleucos arriva sain et sauf en Egypte et fut très bien accueilli par Ptolémée. Il parla amèrement contre Antigone, l’accusant de vouloir chasser de leurs satrapies tous les personnages d’importance et en particulier ceux qui avaient combattu avec Alexandre, il donna pour preuve Peithon exécuté, Peukestas dépouillé de la Perse, et lui-même, qui non seulement ne lui avaient pas causé de tort mais encore l’avaient aidé conformément à leurs relations d’amitié. Il détailla ensuite l’étendue de son armée, l’importance de ses richesses, ses récents succès qui l’avait gonflé d’orgueil et empli du désir de régner sur tous les Macédoniens. Quand il eut réussi par ce discours à pousser Ptolémée à la guerre, il envoya certains de ses amis vers l’Europe pour tenir le même discours à Cassandre et à Lysimaque afin d’en faire pareillement des ennemis d’Antigone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.56). Les quatre hommes envoient donc un ultimatum au vainqueur d’Eumène, rapporté par Diodore de Sicile au paragraphe 57 livre XIX de sa Bibliothèque historique : ils le somment de laisser Séleucos gérer seul la Babylonie et Ptolémée gérer seul la Koilè-Syrie, de céder la Phrygie hellespontique à Lysimaque, et de partager les trésors pris à Eumène selon l’accord conclu à Triparadeisos en -321. Un doute subsiste sur Cassandre, dont le nom n’apparaît pas dans le texte. Les hellénistes pensent que Cassandre n’est pas en poste depuis assez longtemps, et que les conditions dans lesquelles il s’est approprié ce poste sont trop contestables, pour pouvoir réclamer quoi que ce soit. En revanche, ils supposent qu’il soutient Asandros le satrape de Carie - le plus vieux des satrapes avec Antigone puisque sa nomination remonte à la prise d’Halicarnasse en -333 selon l’alinéa 7 paragraphe 17 livre I de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien -, qui figure dans l’ultimatum et réclame le rattachement de la Lycie et de la Cappadoce à son autorité : on peut supposer que Cassandre veut s’attirer son amitié pour en faire un futur allié dans une éventuelle guerre contre Lysimaque. Antigone repousse les plaignants ("[Ptolémée] reçut Séleucos qui avait été séparé des siens par Antigone. Il prit même les armes pour s’opposer aux projets de ce dernier, et engagea Cassandre fils d’Antipatros et Lysimaque roi de Thrace à se joindre à lui, en leur parlant de la fuite de Séleucos et du danger que représentait pour tous l’accroissement de la puissance d’Antigone", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.4 ; "Etant en haute Syrie, Antigone reçut la visite des ambassadeurs de Ptolémée, Lysimaque et Cassandre. Devant le conseil, ils réclamèrent la Cappadoce et la Lycie pour Asandros, la Phrygie hellespontique pour Lysimaque, la Syrie pour Ptolémée, la Babylonie pour Séleucos, et le partage des trésors qu’il avait pris à Eumène après la bataille. En cas de non exécution de ces demandes, il devait se considérer en guerre contre les coalisés. Antigone leur répondit abruptement qu’ils devaient eux-mêmes se préparer à la guerre, les ambassadeurs revinrent donc sans résultat. Ptolémée, Lysimaque et Cassandre s’allièrent, ils rassemblèrent des troupes et s’équipèrent en armes défensives, en projectiles et en tout ce qui était nécessaire",  Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.57 ; "Sous l’impulsion de Séleucos, un pacte fut conclu réunissant Ptolémée, Lysimaque le satrape de Thrace et Cassandre fils d’Antipatros qui avait succédé à son père à la tête des Macédoniens. Ils envoyèrent de concert des ambassadeurs à Antigone pour le sommer de répartir entre eux et d’autres Macédoniens dépossédés de leurs satrapies les territoires et l’argent qu’il avait acquis à leurs dépends. Antigone s’étant moqué d’eux, ils se préparèrent à la guerre en commun", Appien, Histoire romaine XI.270-271 ; "Ptolémée, Cassandre et Lysimaque demandèrent le partage du butin et des provinces conquises : Antigone s’y refusa, répondant que lui seul avait droit aux fruits d’une guerre dont il avait seul affronté les hasards, et déclarant, pour justifier son entreprise contre ses alliés, qu’il allait venger Olympias massacrée par Cassandre et délivrer le fils d’Alexandre son roi, assiégé avec sa mère dans Amphipolis", Justin, Histoire XV.1). Il confie la Babylonie à Peithon "venu d’Inde", c’est-à-dire à Peithon fils d’Agenor qui était toujours satrape de la basse vallée de l’Indus au partage de Triparadeisos en -321 (selon Diodore de Sicile au paragraphe 39 livre XVIII de sa Bibliothèque historique, et selon Arrien dans sa Succession d’Alexandre résumée dans la notice 92 de la Bibliothèque de Photios) : faut-il en déduire qu’à cette date, après le meurtre de Poros par Eudamos vers -318 dont nous avons parlé plus haut, probablement remplacé par l’aventurier indien Chandragupta, la basse vallée de l’Indus est tombée également au pouvoir du même Chandragupta ? Antigone arrive en Cilicie au début de l’hiver -315/-314, et demeure à Mallos (site aujourd’hui abandonné, près de l’actuel village de Kiziltahta, au nord de Karatas en Turquie : "[Antigone] confia la satrapie de Babylonie à Peithon venu d’Inde, et partit avec l’armée en direction de la Cilicie. Après le coucher d’Orion [en novembre], il installa ses quartiers d’hiver dans la région de Mallos", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.56). Il conclut que Ptolémée est son adversaire le plus dangereux politiquement, et en même temps le plus fragile militairement car pour vaincre l’Egypte - nous avons expliqué cela précédemment - il suffit d’ébranler l’un de ses trois piliers interdépendants que sont sa production agricole, ses revenus monétaires et son armée. Il envoie donc des émissaires dans les cités marchandes dont dépend l’Egypte, comme Rhodes, qui lui répondent favorablement parce que l’occupation militaire du Levant par Ptolémée depuis -319 les inquiète, et ordonne la création d’une flotte capable de rivaliser avec la flotte égyptienne, puis il part assiéger Tyr ("[Antigone] partit vers la Phénicie pour y constituer une force navale, car l’ennemi était maître de la mer grâce à ses nombreux bateaux alors que lui-même n’en avait quasiment pas. Il établit son camp près de Tyr en Phénicie, pour l’assiéger. Il fit venir les rois phéniciens, dont la flotte et les équipages étaient retenues en Egypte par Ptolémée, ainsi que les hyparques de Syrie pour qu’ils l’aident à construire des navires. Ces derniers recurent l’ordre d’amener quatre millions cinq cents mille médimnes de blé, correspondant à la consommation mensuelle. Lui-même supervisa les huit mille bûcherons et charpentiers chargés de couper et scier le bois du Liban et de le transporter vers la mer sur un millier de chariots […]. Trois chantiers navals furent créés en Phénicie : à Tripoli, à Byblos et à Sidon. Un quatrième fut établi en Cilicie, utilisant le bois du Taurus. Un autre encore fut ouvert à Rhodes, les habitants ayant accepté de construire des navires à condition qu’on leur fournît le bois", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.58). Sur l’île de Chypre, les avis diffèrent en fonction des rivalités locales : une partie derrière Nicocréon le puissant roi de Salamine de Chypre donne son soutien à Ptolémée, l’autre partie constituée des cités qui cherchent à abaisser la puissance de Nicocréon se déclare pour Antigone ("Agésilaos, qu’[Antigone] avait envoyé comme ambassadeur sur l’île de Chypre, revint annoncer que Nicocréon et d’autres rois chypriotes aussi puissants avaient fait alliance avec Ptolémée, mais que les rois de Kition, de Lapithos, de Marios et de Kerynia avaient établi des relations d’amitié avec lui", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.59). Contre Cassandre, Antigone reconnaît Polyperchon comme "stratège du Péloponnèse", ce qui renseigne sur les bouleversements intervenus depuis la mort d’Antipatros en -319 : selon le testament d’Antipatros, Polyperchon est effectivement épimélète du roi Alexandre IV et stratège de l’armée royale, Antigone n’a par conséquent aucune légitimité pour donner des ordres ou des distinctions à Polyperchon ("Aristodémos, un des stratèges envoyés par Antigone, fit voile vers la Laconie. […] Il rencontra Alexandros et Polyperchon, et établit avec eux des relations d’amitié au nom d’Antigone. Il désigna Polyperchon comme stratège du Péloponnèse, et persuada Alexandros de venir en Asie rencontrer Antigone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.60 ; c’est aussi vrai, nous ne nous sommes pas privés d’insister sur ce point, qu’Antipatros n’avait aucune légitimité pour désigner Polyperchon comme successeur…). Alexandros le fils de Polyperchon rencontre Antigone, et reçoit de sa part un soutien financier pour continuer la guerre en Europe contre Cassandre ("[Antigone] remit à Alexandros cinq cents talents et lui donna de grands espoirs, puis il le renvoya dans le Péloponnèse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.61). Pendant que le siège de Tyr continue avec un petit contingent qu’il laisse à dessein, Antigone descend avec le gros de son armée en direction de la frontière égyptienne, il prend Joppé et Gaza ("Laissant le stratège Andronicos avec trois mille hommes pour continuer le siège, [Antigone] partit avec l’armée et prit d’assaut Joppé et Gaza qui refusaient de se soumettre. Il intégra dans ses propres troupes en les disséminant les soldats de Ptolémée faits prisonniers, et il installa des garnisons dans ces cités pour s’assurer de leur obéissance. Puis il revint à son camp face à l’ancienne Tyr", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.59 ; "[Antigone] chassa toutes les garnisons que Ptolémée avait en Syrie, et obtint le ralliement général de la Phénicie et de la Koilè-Syrie qui étaient encore sujettes de Ptolémée", Appien, Histoire romaine XI.271). Après un siège d’une durée difficilement datable, Tyr tombe ("Pendant un an et trois mois, [Antigone] conserva sans interruption la maîtrise de la mer et empêcha l’arrivé du blé. Une terrible famine s’étant répandue dans Tyr, il permit aux soldats de Ptolémée de partir avec leurs biens. Après avoir négocié la reddition de la cité, il y plaça une garnison pour s’assurer de son obéissance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.61). La leçon est dure pour Ptolémée, mais formatrice. A partir de cette date, ce dernier renonce à occuper militairement le Levant et inaugure une politique de containment : au lieu de risquer ses hommes et ses finances - c’est-à-dire sa satrapie tout entière ! - pour posséder des cités ou des ports qu’un Perdiccas ou un Antigone pourra toujours reconquérir, il aidera désormais les ennemis de ses ennemis en leur offrant toutes sortes de cadeaux, pour en faire des alliés actifs qui prendront les coups à sa place en cas de conflit. La base arrière de cette nouvelle politique de containment sera l’île de Chypre, qui est à la fois assez loin du Levant et de l’Anatolie pour se replier en sécurité en cas d’agitation sur ces territoires, et assez près pour y intervenir dès que l’occasion se présente. Avec l’aide de son frère Ménélaos et de Séleucos, il met au pas les rois chypriotes qui ont manifesté leur amitié pour Antigone ("Séleucos et Ménélaos restèrent à Chypre pour y faire la guerre avec le roi Nicocréon et leurs autres alliés contre leurs adversaires. Les forces ayant été réparties, Séleucos assiégea victorieusement Kerynia et Lapithos. Il rallia Stasioikos le roi de Marios, et par la force il obtint des garanties de la part du dynaste d’Amathonte. La cité de Kition refusant de se rallier, il l’assiégea sans relâche avec toute l’armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.62). Il marie sa fille Irénée au roi de Soli (née de sa maîtresse athénienne Thaïs : "Le grand Alexandre profita de la douce compagnie de Thaïs, la courtisane athénienne qui, selon Clitarque, porte la responsabilité de l’incendie du palais royal de Persépolis [en -330]. Cette Thaïs donna à Ptolémée, qui installa sa dynastie sur le trône royal d’Egypte après la mort d’Alexandre, deux fils nommés Leontiskos et Lagos, ainsi qu’une fille nommée Irénée, mariée à Eunostos le roi chypriote de Soli [aujourd’hui Gemikonagi]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.37). Les hellénistes débattent encore sur le sort réservé à Nicocréon. Diodore de Sicile et Polyen rapportent la fin mélodramatique d’un "Nicoclès roi de Paphos" soupçonné d’avoir cherché à s’allier avec Antigone ("Ptolémée, maître des cités chypriotes, fut informé que Nicoclès le roi de Paphos négociait secrètement avec Antigone, il envoya donc ses amis Argaios et Callicratès pour le faire périr. […] Les deux hommes reçurent du stratège Ménélaos une troupe, avec laquelle ils pénétrèrent dans la maison de Nicoclès. Ils informèrent ce dernier qu’ils étaient venus pour le mettre à mort. Nicoclès essaya d’abord de se justifier des accusations portées contre lui, mais n’y parvenant pas il se tua de sa propre main. Sa femme Axiothea, apprenant la mort de son mari, commença par égorger ses filles encore vierges pour qu’elles ne tombassent pas au pouvoir des ennemis, et incita les femmes des frères de Nicoclès à se donner la mort avec elle, alors que Ptolémée n’avait donné aucun ordre contre elles et avait même garanti leur sécurité. En découvrant tous les morts qui emplissaient le palais, les frères de Nicoclès se barricadèrent, mirent le feu aux bâtiments et se poignardèrent à leur tour", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.21 ; "Axiothea était la femme de Nicoclès le roi chypriote de Paphos. Quand Ptolémée le roi d’Egypte envoya des hommes pour le détrôner, Nicoclès se pendit lui-même, et ses frères se poignardèrent. Axiothea, jalouse de la vertu de ses beaux-frères, rassembla leurs sœurs, leur mère, leurs femmes, et leur demanda d’être dignes de leur rang. Elles furent d’accord. Elles fermèrent les portes de leur appartement, elles montèrent sur la terrasse, et là, en présence de tous les habitants accourus au spectacle, elles poignardèrent leurs enfants qu’elles tenaient entre les bras puis, après avoir mis le feu au bâtiment, les unes s’enfoncèrent des épées dans le corps et les autres coururent hardiment se jeter dans les flammes. Leur meneuse Axiothea se montra aussi courageuse dans le malheur : après qu’elles eussent toutes péri noblement, elle s’enfonça une épée dans la gorge et se jeta dans le feu afin que son cadavre ne tombât pas au pouvoir des ennemis", Polyen, Stratagèmes VIII.48) : ce Nicoclès/Nikoklšoj est-il une corruption de Nicocréon/Nikokršon - la graphie des deux noms est presque identique en grec - qui, éjecté de Salamine de Chypre par Ptolémée le considérant comme un obstacle à la mainmise totale de l’Egypte sur l’île, aurait trouvé refuge à Paphos et tenté un rapprochement avec Antigone pour recouvrer sa cité perdue ? Nous pensons que oui. La mort de Nicocréon/Nicoclès doit être située vers -310, sous l’archontat de Simonidès selon le Marbre de Paros ("Depuis que Nicocréon mourut et que Ptolémée prit possession de l’île [de Chypre], quarante-sept ans se sont écoulés, Simonidès était archonte d’Athènes [de juillet -311 à juin -310]", Marbre de Paros B118), ou sous l’archontat suivant de Hiéromnémon selon le paragraphe 3 livre XX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Les numismates précisent que Ménélaos le frère de Ptolémée, devenu seul maître de toute l’île, commence à battre monnaie à partir de cette date sous le titre de "basileus de Salamine". Pourquoi Antigone, arrivé aux portes de l’Egypte, ne poursuit pas son avance ? Probablement parce qu’à la même époque, en -314 (correspondant aux archontats de Praxiboulos en -315/-314 selon le paragraphe 55 livre XIX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, et de Nicodoros en -314/-313 selon le paragraphe 66 du même livre de la même œuvre du même auteur), Cassandre réussit à s’imposer contre Polyperchon dans une guerre dont les péripéties, sur lesquelles nous ne attarderons pas ici, sont racontées avec beaucoup de détails par Diodore de Sicile aux paragraphes 63-64 et 66-67 livre XIX de sa Bibliothèque historique. Voyant que les choses ne tournent pas de la façon qu’il espérait en Grèce et en Anatolie, Antigone déclare solennellement que "les cités grecques sont libres", sous-entendu "libres de se débarrasser de la tutelle de Ptolémée, de Cassandre et de Lysimaque" mais évidemment pas "libres de se dresser contre Antigone" ("[Antigone] rédigea le décret suivant : “Cassandre sera déclaré ennemi s’il ne détruit pas les deux cités [de Cassandreia et de Thèbes, en cours de reconstruction par Cassandre], s’il ne relâche pas le roi et sa mère Roxane pour les rendre aux Macédoniens, et s’il ne se soumet pas à Antigone stratège et épimélète du roi [usurpation manifeste des deux statuts que le testament d’Antipatros a accordés à Polyperchon en -319…]. Par ailleurs, tous les Grecs sont libres et exempts de garnisons”. Quand les soldats eurent voté ce décret, il envoya des hommes le porter partout. Son raisonnement était que, dans l’espoir de recouvrer leur liberté, les Grecs deviendraient ses alliés zélés dans la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.61 ; "Antigone et son fils conçurent un merveilleux désir d’affranchir la Grèce que Cassandre et Ptolémée tenaient sous le joug. Jamais guerre plus honorable et plus juste ne fut entreprise par aucun roi : toutes les richesses qu’ils avaient amassées en pillant et en affaiblissant les barbares, ils voulurent les employer pour libérer les Grecs, simplement pour l’honneur et la gloire", Plutarque, Vie de Démétrios 8 ; le texte originel de ce décret a été conservé sur un bas-relief retrouvé à Skepsis, site archéologique près de l’actuelle Bayramiç en Turquie, et constitue le document n°5 du répertoire Orientis graeci inscriptiones selectae de l’épigraphiste allemand Wilhelm Dittenberger, traditionnellement agrégé en "OGIS" par le petit monde des hellénistes). C’est peut-être à cette date qu’on doit situer la création de la Ligue des Nésiotes ("Nhsièthj", "des Iles") regroupant principalement les îles des Cyclades (où Antigone envoie une flotte répandre sa propagande : "[Antigone] envoya cinquante navires vers le Péloponnèse et plaça les autres sous le commandement de son neveu Dioscouridès avec mission de croiser en mer pour assurer la sécurité de ses alliés et attirer dans son alliance les îles qui n’y étaient pas encore", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.62). Pour anéantir les effets de ce décret, l’intelligent Ptolémée se dépêche de publier une déclaration équivalente, inaugurant ainsi sa nouvelle politique de containment ("Ptolémée découvrit la teneur du décret pris par les Macédoniens voués à Antigone, au sujet de la liberté des Grecs. Désireux de signifier aux Grecs que leur liberté lui importait autant qu’à Antigone, il rédigea à son tour un décret similaire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.62). Constatant l’échec de sa tentative, Antigone décide de marcher en personne vers l’Anatolie fin -314, en laissant la garde du Levant à son fils Démétrios assisté de Néarque et de Peithon fils d’Agénor récent satrape de Babylonie ("Antigone laissa en Syrie son fils Démétrios pour surveiller Ptolémée au cas où il tenterait une expédition contre ce territoire depuis l’Egypte. Il lui laissa une infanterie composée de dix mille mercenaires, deux mille Macédoniens, cinq cents Lyciens et Pamphyliens, quatre cents archers et frondeurs perses, ainsi que cinq mille cavaliers et plus de quarante éléphants. Il l’entoura de quatre conseillers, le Crétois Néarque, Peithon fils d’Agénor arrivé de Babylone quelques jours plus tôt, l’Olynthien Andronicos et Philippe, hommes d’un âge avancé qui avaient participé à toute l’épopée alexandrine : Démétrios était effectivement très jeune, il n’avait que dix-huit ans. Antigone prit la route avec le reste de l’armée. Beaucoup d’hommes furent perdus quand on essaya de franchir le Taurus couvert d’une neige abondante, au point qu’on fut contraint de revenir en Cilicie. Après un moment on réussit à passer cette chaîne montagneuse dans des conditions plus sûres. Arrivé à Kelainai en Phrygie, on fit prendre à l’armée ses quartiers d’hiver", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.69 ; "Avant de se retirer au-delà des Portes ciliciennes, [Antigone] laissa à Gaza son fils Démétrios, âgé d’environ vingt-deux ans, pour parer avec une armée aux mouvements offensifs de Ptolémée depuis l’Egypte", Appien, Histoire romaine XI.272 ; "Confiant la défense de la Syrie et de la Phénicie à son fils Démétrios, encore jeune mais aux talents prometteurs, [Antigone] retourna vers l’Hellespont", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.5). La guerre se poursuit donc durant l’année -313 et une partie de l’année -312 (correspondant aux archontats de Théophraste en -313/-312 selon le paragraphe 73 livre XIX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, et de Polémon en -312/-311 selon le paragraphe 77 du même livre de la même œuvre du même auteur) en Anatolie sous la conduite personnelle d’Antigone et en Europe sous la conduite des alliés ou des envoyés d’Antigone, contre Cassandre en Grèce et contre Lysimaque en Thrace. Nous ne nous attarderons pas davantage sur les péripéties de cette interminable suite de batailles que Diodore de Sicile raconte en détails aux paragraphes 73 à 78 livre XIX de sa Bibliothèque historique. Retenons seulement qu’Eacide, le roi d’Epire et cousin d’Olympias, trouve la mort contre les troupes de Cassandre ("Apprenant qu’Eacide d’Epire était de retour dans son royaume et qu’il avait réuni une grande armée, [Philippe] [stratège de Cassandre dans l’ouest de la Grèce] marcha précipitamment à sa rencontre pour l’affronter isolément avant qu’il n’opère sa jonction avec les troupes des Etoliens. Il trouva les Epirotes prêts au combat. Une bataille s’engagea aussitôt. Il leur causa des pertes considérables, et en fit prisonniers un grand nombre, parmi lesquels les responsables du retour du roi qu’il fit enchaîner et envoyer à Cassandre. Comme Eacide et ses hommes s’étaient regroupés après leur fuite et avaient fait leur jonction avec les Etoliens, Philippe marcha de nouveau contre eux et les vainquit. Il tua beaucoup d’hommes, dont le roi Eacide", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.74 ; "Une bataille eut lieu vers Oeniada [en Acarnanie] entre Philippe frère de Cassandre et Eacide. Ce dernier fut blessé et mourut peu de jours après", Pausanias, Description de la Grèce, I, 11.4). Il est remplacé par Alcétas II son frère aîné ("Les Epirotes, après la mort de leur roi Eacide, donnèrent le trône à Alcétas II, qui avait été exilé par son père Arymbas et qui était hostile à Cassandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.88), qui est battu à son tour par les troupes de Cassandre, avec lequel il compose ("[Cassandre] vint en hâte en Epire pour porter secours à Lyciscos [un de ses stratèges]. Il le trouva et apprit sa victoire. Il résolut donc de mettre fin aux hostilités en établissant une relation d’amitié avec Alcétas II", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.89). Les Epirotes ne lui pardonnent ni sa défaite ni sa dureté à gouverner, ni peut-être sa négociation avec Cassandre : ils l’assassinent avec ses fils ("Les Epirotes gardèrent un temps Alcétas II comme roi, mais comme il était trop dur avec le peuple ils l’assassinèrent, ainsi que deux de ses fils, Esioneus et Nisos, qui étaient encore des enfants", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.89 ; "Les Epirotes appelèrent au trône Alcétas II, fils d’Arymbas et frère aîné d’Eacide, d’un caractère si emporté que son père l’avait chassé de chez lui. A peine arrivé, il commit des actes violents contre ses sujets, qui se révoltèrent et le tuèrent pendant la nuit avec ses enfants. Ils firent revenir Pyrrhos fils d’Eacide", Pausanias, Description de la Grèce, I, 11.5). Pyrrhos fils d’Eacide, héritier légitime du trône épirote, entre ainsi sur la scène politique grecque. Retenons aussi qu’en Libye, le gouverneur Ophellas installé par Ptolémée à la fin de la guerre Lamiaque en -322 est bousculé. A-t-il voulu défendre les intérêts de Ptolémée contre la population qui a entendu le décret d’autonomie d’Antigone ? ou au contraire a-t-il voulu s’allier à Antigone contre la population restée fidèle à Ptolémée ? ou a-t-il voulu jouer une carte personnelle en appliquant des directives autoritaires dont nous ignorons la nature ? Ptolémée en tous cas est contraint d’envoyer un contingent pour rétablir l’ordre ("Le même été [-312], les habitants de Cyrène se révoltèrent contre Ptolémée et assaillirent la citadelle pour en chasser rapidement la garnison. Des ambassadeurs vinrent d’Alexandrie les inciter à cesser cette sédition : ils les mirent à mort et continuèrent le siège de la citadelle avec la même énergie. Très irrité, Ptolémée envoya le stratège Agis avec des troupes terrestres, et une flotte commandée par Epainétos. Agis conduisit ardemment les opérations contre les rebelles et reprit le contrôle de la cité. Il fit enchaîner les responsables de la révolte et les envoya à Alexandrie, il se saisit des armes des autres, régla les affaires de la cité, puis revint en Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.79 ; selon Pausanias, que pour notre part nous ne suivons pas sur ce sujet, ces troubles à Cyrène datent de -314, et c’est justement parce que Ptolémée s’y serait déplacé en personne pour les réprimer qu’Antigone, profitant de l’occasion, aurait déclenché son offensive au Levant : "Ayant appris que Ptolémée marchait en Libye contre les Cyrénéens qui s’étaient révoltés, [Antigone] se jeta soudainement sur la Syrie et la Phénicie, qui ne firent aucune résistance", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.5). Ce grand écart entre attitude offensive dans le nord méditerranéen et attitude défensive dans le Levant, se rompt soudain au second semestre -312 quand Ptolémée, cédant à la demande insistante de Séleucos, infléchit sa politique de containment inaugurée deux ans plus tôt pour tenter de façon hasardeuse une nouvelle guerre directe contre Antigone. Il avance ses troupes jusque devant Gaza ("Cédant aux incitations de Séleucos qui en voulait à Antigone, Ptolémée fit une expédition en Koilè-Syrie pour affronter Démétrios en bataille rangée. Après avoir rappelé des troupes de partout, il quitta Alexandrie pour Péluse avec dix-huit mille fantassins et quatre mille cavaliers […]. Il traversa le désert depuis Péluse et vint établir son camp près des ennemis, dans les environs de Gaza. Démétrios fit alors converger de partout vers Gaza les soldats qui étaient en quartier d’hiver [cette indication de Diodore de Sicile laisse entendre que l’événement a lieu à la fin de l’année -312], et attendit que l’ennemi lançât son offensive", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.80). Avec Séleucos, il construit une palissade mobile garnie de pointes de fer qu’il confie à son aile droite, donc face à l’aile gauche de son adversaire Démétrios fils d’Antigone, devinant que celui-ci y emploiera ses éléphants comme une masse pour l’écraser, ou comme un mur pour écraser ses troupes après les avoir encerclées et rabattues par un mouvement de son aile droite - Ptolémée et Séleucos sont des vétérans de l’épopée alexandrine : ils savent que les éléphants ne sont pas utiles autrement, bêtes lentes inaptes à l’assaut et source de chaos au milieu d’une phalange, il faut donc les utiliser à part comme marteau ou comme enclume ("Devant ces troupes [de leur aile droite], [Ptolémée et Séleucos] avancèrent des hommes portant une palissade garnie de fer et maintenue par des chaînes : ils l’avaient fait fabriquer pour se défendre contre l’assaut des éléphants, calculant que quand elle serait installée elle empêcherait facilement la progression des bêtes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.83). Leur calcul est pertinent : Démétrios place effectivement une trentaine d’éléphants sur son aile gauche ("Devant les troupes de son aile gauche, [Démétrios] mit trente éléphants et remplit les intervalles avec des troupes légères, soit mille lanceurs de javelots et archers et cinq cents frondeurs perses", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.82). Le combat s’engage. Démétrios se bat bien, le choc entre phalanges et cavaleries est indécis ("La bataille fut rude à cause de l’ardeur des deux camps. Lors de la première charge, la plupart des lances se brisèrent en blessant de nombreux combattants. Après s’être regroupés, on s’élança une deuxième fois pour se battre à l’épée. Les engagements furent meurtriers de part et d’autre, les chefs se battirent au premier rang pour inciter leurs hommes à affronter le danger, et les cavaliers aux deux ailes rivalisèrent entre eux pour prouver leur valeur à leurs chefs qui luttaient à leurs côtés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.83). Mais comme prévu, quand les éléphants s’approchent trop près de la palissade mobile cloutée, ils se blessent, deviennent incontrôlables, et finissent par provoquer la panique dans les rangs de Démétrios, et la fuite des combattants ("Comme les cornacs indiens cherchaient à se frayer de force un passage et aiguillonnaient les bêtes, certaines s’empalèrent sur la palissade ingénieusement conçue. Rendues folles de douleur par leurs blessures et par le harcèlement de ceux qui les blessaient, elles mirent le désordre dans les rangs. Nul ne peut résister de front à la vigueur de cet animal en terrain plat et meuble, mais en terrain raboteux et accidenté il ne sert plus à rien car le dessous de ses pattes est très délicat : c’est en sachant cela que Ptolémée avait conçu cette palissade, qui rendit la force des éléphants inutile. Quand presque tous les cornacs eurent été abattus par les javelots, tous les éléphants furent capturés. Cet événement provoqua la panique chez les cavaliers de Démétrios, qui prirent la fuite précipitamment. Celui-ci se retrouva seul avec quelques hommes. Il demanda à chacun de rester et de ne pas l’abandonner, mais comme personne ne l’écoutait il fut contraint de se replier avec les autres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.84). Parmi les morts se trouve Peithon fils d’Agenor ("La plupart des amis [de Démétrios] y trouvèrent la mort, parmi lesquels Peithon […]. On compta plus de cinq cents morts, surtout des cavaliers de haut rangs, et plus de huit mille prisonniers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.85). Ptolémée propose une paix des braves, mais le jeune et fougueux Démétrios prépare déjà sa revanche ("Ptolémée et Séleucos lui permirent de relever les morts, et lui renvoyèrent sans rançon le bagage royal qu’ils lui avaient pris ainsi que les prisonniers qui vivaient à sa Cour. […] Démétrios, dont l’armée était insuffisante, envoya à son père un courrier demandant un prompt secours", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.85 ; "Antigone était en Phrygie. Apprenant que Ptolémée parti de Chypre ravageait la Syrie et en soumettait les cités de gré ou de force, il envoya contre lui son fils Démétrios, qui n’avait alors que vingt-deux ans et qui reçut en cette grave occasion son premier commandement. Jeune et sans expérience, il dut lutter contre un athlète sorti du gymnase d’Alexandre et ayant combattu pour ce roi dans de grandes batailles. Il fut naturellement défait près de Gaza, laissant cinq mille tués et huit mille prisonniers, perdant tentes, argent et équipages. Ptolémée les lui renvoya avec ses amis capturés dans la bataille, porteurs de ce mot plein de douceur et de bonté : “La gloire et l’empire, non les autres biens, doivent être le seul objet de notre guerre”. Mais Démétrios, au reçu de cette faveur, pria les dieux de rester le moins longtemps possible redevable d’une si grande dette envers Ptolémée, et de lui fournir promptement une occasion de lui rendre la pareille. Il ne se laissa pas abattre, comme le sont ordinairement les jeunes hommes épouvant un tel échec, au contraire il leva des nouvelles troupes et fit d’autres préparatifs, à la manière d’un stratège confirmé et d’un adulte familier des revers de fortune, il s’assura que les cités encore sous son obéissance y restassent et exerça les milices qu’il y avait formées", Plutarque, Vie de Démétrios 5). Séleucos profite du couloir qui lui est offert pour repartir vers la Babylonie ("Ptolémée remporta sur [Démétrios] une éclatante victoire à Gaza, et le jeune homme se retira auprès de son père. Aussitôt Ptolémée envoya Séleucos à Babylone pour y reprendre le pouvoir, en lui donnant mille fantassins et trois cents cavaliers", Appien, Histoire romaine XI.272-273 ; "Séleucos pria [Ptolémée] de lui donner des soldats pour remonter vers Babylone : celui-ci accepta avec empressement, et lui promit par ailleurs toute l’aide nécessaire pour reconquérir son ancienne satrapie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.86 ; "Séleucos, après la défaite de Démétrios à Gaza en Syrie, reçut de Ptolémée huit cents fantassins et environ deux cents cavaliers, avec lesquels il prit la route de Babylone", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.90). Ptolémée quant à lui s’aventure vers le nord, il longe la côte en reprenant le contrôle des cités phéniciennes ("Après avoir fait de somptueuses funérailles à tous les morts de son armée, [Ptolémée] marcha avec ses troupes contre les cités phéniciennes, assiégeant les unes et négociant l’alliance des autres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.85) jusqu’à Tyr et Sidon ("Ptolémée rallia Sidon à son parti, puis il établit son camp près de Tyr et invita Andronicos le chef de la garnison à livrer la cité contre la promesse de cadeaux et d’honneurs multiples. Ce dernier répondit qu’il ne trahirait pas la confiance qu’Antigone et Démétrios avaient placée en lui, et il injuria Ptolémée. Mais il fut finalement chassé de Tyr par la révolte de ses soldats, et capturé par Ptolémée. Il s’attendait à être châtié pour ses injures et son refus de livrer Tyr, mais Ptolémée ne fut pas rancunier, au contraire il le gratifia de présents et d’honneurs et le garda auprès de lui comme un ami", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.86). Mais il est vite arrêté par Démétrios remis de sa défaite, qui réussit à capturer brillamment un de ses régiments avec son stratège. Instruit par ses défaites de -315/-314 face à Antigone, Ptolémée n’insiste pas et se replie prudemment vers sa ligne égyptienne de départ, en détruisant au passage les fortifications des cités d’Akko, Joppé, Samarie et Gaza qu’il vient de prendre ("[Ptolémée] donna au Macédonien Killès une troupe importante avec ordre de chasser définitivement Démétrios de Syrie ou de l’écraser. Mais Démétrios après par ses guetteurs que Killès campait sans se tenir sur ses gardes du côté de Myounta [site inconnu] : il laissa son bagage, fit armer ses soldats à la légère, effectua de nuit une marche rapide, pour tomber brusquement sur les ennemis lors de leur garde de l’aube. Il se rendit ainsi maître des troupes et fit prisonnier le stratège en personne. […] Ptolémée délibéra avec ses stratèges et ses amis pour savoir s’il devait rester et livrer un combat décisif en Syrie, ou retourner en Egypte en position défensive comme naguère contre Perdiccas [en -321]. Tous lui conseillèrent de ne se risquer contre des forces plus nombreuses, des éléphants et un stratège invaincu, et conclurent qu’on pourrait plus facilement continuer la guerre en Egypte où les ressources étaient accessibles et les lieux plus aisés à défendre. Il quitta donc la Syrie en rasant les cités les plus importantes qu’il avait conquises, Akko en Syrie phénicienne, Joppé, Samarie, et Gaza en Syrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.93 ; "Peu de temps après [la bataille de Gaza], Killès le lieutenant de Ptolémée arriva avec une armée nombreuse, ne doutant pas de chasser aisément de la Syrie Démétrios qu’il considérait avec mépris depuis sa défaite. Mais Démétrios tomba sur lui au moment où il s’y attendait le moins, jeta l’épouvante parmi ses troupes, les mit en déroute, s’empara de son camp et de sa personne, fit sept mille prisonniers, et emporta un butin immense. Il fut ravi de ce succès, moins pour les richesses acquises que parce qu’il lui procurait le moyen d’acquitter sa dette [envers Ptolémée qui lui a chevaleresquement renvoyé ses effets après la bataille de Gaza], et de se montrer à son tour plus attaché à répandre des bienfaits qu’à jouir de sa propre gloire et d’un butin. Soucieux de ne pas agir sans en référer à son père Antigone, il lui écrivit, et celui-ci en réponse lui laissa toute liberté d’agir comme il l’entendait. Il renvoya donc à Ptolémée Killès et tous ses amis, comblés de présents. Cette défaite chassa Ptolémée de la Syrie", Plutarque, Vie de Démétrios 6 ; "Démétrios, qui n’avait pas abandonné tout le pays à Ptolémée, attira dans une embuscade et tua un petit groupe d’Egyptiens. Dans ces circonstances, Ptolémée, jugeant téméraire d’attendre Antigone, se retira en Egypte", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.5). Pour l’anecdote, au cours de sa reconquête du Levant, Démétrios fait un détour vers le sud-est dans le territoire des Arabes nabatéens : c’est la plus ancienne occurrence connue de cette tribu arabe. Un premier contingent ("Antigone projeta une expédition vers le territoire des Arabes nabatéens, qui étaient hostiles à ses intérêts. Il donna à son ami Athénaios quatre mille fantassins légers et six cents cavaliers capables e se déplacer très rapidement, pour qu’il attaque ces barbares par surprise et razzie leur petit bétail", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.94) est massacré au terme d’une opération que Diodore de Sicile raconte aux paragraphes 95-96 livre XIX de sa Bibliothèque historique, Antigone ordonne donc à son fils de prendre en personne la tête d’un second contingent ("Antigone sélectionna dans l’armée quatre mille fantassins armés à la légère et quatre mille cavaliers auxquels il ordonna d’emporter plusieurs jours de vivres ne nécessitant pas de cuisson. Il confia le commandement à son fils Démétrios et les fit partir à la première veille avec mission de châtier les Arabes par tous les moyens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.96), qui revient avec un riche butin selon Plutarque ("Peu de temps après [la reconquête de Gaza par Démétrios], Démétrios fut envoyé par son père pour subjuguer les Nabatéens, peuples d’Arabie : il courut le plus grand danger dans cette expédition, où il se trouva engagé dans des lieux arides et sans eau, mais sa fermeté et son sang-froid imposèrent tellement aux barbares, qu’il se retira emmenant un riche butin et sept cents chameaux", Plutarque, Vie de Démétrios 7), qui en réalité est un présent négocié avec les Arabes contre la reconnaissance théorique d’Antigone comme maître des lieux ("Démétrios fit reculer ses troupes, et ordonna l’envoi de députés pour traiter. Les Arabes envoyèrent les plus âgés d’entre eux qui […] le persuadèrent de recevoir ce qu’ils avaient de plus précieux comme cadeaux et de cesser les hostilités", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.97).


Quand soudain, en -311, surprise : Antigone met fin à sa guerre contre Cassandre, Lysimaque et Ptolémée, en acceptant de signer un armistice très avantageux pour eux ("Sous l’archontat athénien de Simonidès [en poste entre juillet -311 et juin -310], les Romains désignèrent comme consuls Marcus Valerius et Publius Decius. A cette époque, Cassandre, Ptolémée et Lysimaque mirent un terme à la guerre contre Antigone et conclurent un traité. Cassandre fut reconnu stratège d’Europe jusqu’à la majorité d’Alexandre IV le fils de Roxane, Lysimaque fut reconnu en charge de la Thrace, Ptolémée fut reconnu maître de l’Egypte et des cités frontalières libyennes et arabes, Antigone fut reconnu gouverneur de l’Asie entière ["¢fhgesqai tÁj As…aj p£shj"], et l’autonomie des Grecs fut établie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.105). Si en apparence cet accord se situe dans la continuité des arrangements de -323 et de -321 veillant toujours à l’unité de l’empire et reconnaissant Alexandre IV comme roi, en réalité il manifeste le partage de cet empire, car les signataires se reconnaissent comme des égaux et admettent tacitement que le droit est désormais celui du plus fort et non plus celui de l’héritier théorique. Le premier bénéficiaire de cet armistice est évidemment Cassandre, qui obtient enfin ce qu’il réclamait depuis la mort de son père Antipatros en -319 : une légitimité à la tête de la Macédoine. Cela sous-entend qu’Alexandre IV ne lui est plus utile, il le fait donc assassiner avec sa mère Roxane, ce qui arrange tout le monde ("Comme Alexandre IV fils de Roxane grandissait et que certains en Macédoine disaient qu’il fallait le libérer et lui remettre le royaume de son père, Cassandre craignit pour lui-même. Il ordonna donc à Glaucias, qui gardait Roxane et le roi, de les assassiner, et de cacher les corps sans dire un mot à quiconque. L’ordre exécuté, Cassandre, Lysimaque, Ptolémée et Antigone furent ainsi débarrassés des craintes que le roi leur inspirait pour l’avenir : comme il n’y avait plus désormais d’héritier au trône, chacun put envisager de devenir roi des peuples et des cités qu’il dominait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.105). Cela sous-entend aussi que Polyperchon est définitivement hors-jeu. Antigone préfère reconnaître un fait - la mainmise de Cassandre sur la Grèce - que continuer à soutenir un épimélète royal qui n’a connu que des échecs depuis sa nomination en -319. C’est donc un complet demi-tour qu’opère Antigone, par rapport à l’ultimatum de -315 qu’il a repoussé avec hauteur en traitant Cassandre comme un vulgaire aventurier, et à son soutien politique et financier à Polyperchon à la même époque. Polyperchon, naturellement aigri en apprenant la signature de cet armistice, va tenter de revenir sur le devant de la scène en se présentant comme le protecteur de la Perse Barsine fille d’Artabaze - donc tante de Mithridate qui est alors au côté d’Antigone et de Démétrios, comme on l’a vu plus haut - et d’Héraclès, respectivement maîtresse et fils bâtard du conquérant ("Polyperchon, toujours dans le Péloponnèse, toujours ennemi de Cassandre qu’il accusait ouvertement, toujours désireux de rétablir son ancienne autorité en Macédoine, voulut faire venir près de lui Héraclès âgé d’environ dix-sept ans, le fils qu’Alexandre avait conçu avec Barsine et qui grandissait alors dans Pergame […]. Les Etoliens prêtèrent à son discours une oreille favorable, d’autres cités voulurent également contribuer à l’établissement d’un nouveau roi. C’est ainsi qu’une armée de plus de vingt mille fantassins et de mille cavaliers fut rapidement formée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.20), mais nous constaterons bientôt que cette manœuvre n’obtiendra pas les résultats espérés. Pour l’anecdote, Cassandre à ce moment aide les Molosses à installer Néoptolème II (fils d’Alexandre le Molosse mort en Italie vers -332 et de Cléopâtre la sœur d’Alexandre le conquérant) sur le trône d’Epire à la place de Pyrrhos, ce qui précipite ce dernier dans les bras d’Antigone ("Les Molosses se soulevèrent encore une fois, chassèrent ses amis, pillèrent ses biens, et se donnèrent à Néoptolème II. Pyrrhos, dépouillé de la royauté et abandonné de tous, s’attacha à Démétrios le fils d’Antigone", Plutarque, Vie de Pyrrhos 4). Réfugié auprès d’Antigone, Pyrrhos se fait rapidement remarquer par ses compétences en stratégie militaire ("Les ouvrages que [Pyrrhos] a laissés sur l’art militaire prouvent sa science et son habileté à ranger des troupes en bataille et à les commander. On demanda un jour à Antigone qui était selon lui le plus habile capitaine, il répondit : “Pyrrhos, s’il vieillit”", Plutarque, Vie de Pyrrhos 8). L’armistice permet aussi à Lysimaque de s’installer durablement dans le nord de l’Egée : Antigone prend ainsi le risque de le voir menacer ses propres possessions en Anatolie. Sous archontat de Démétrios de Phalère en -309/-308, Lysimaque créera une garnison sur le mode des Alexandries, et sur le mode de Cassandreia en -316 : il installera une garnison à Cardia en Chersonèse, rebaptisée Lysimacheia à l’occasion ("A cette époque, Lysimaque fonda en Chersonèse de Thrace une cité qui reçut le nom de son fondateur, Lysimacheia", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.29 ; "Depuis que la cité de Lysimacheia fut fondée, […] quarante-cinq ans se sont écoulés, Démétrios était archonte d’Athènes [entre juillet -309 et juin -308]", Marbre de Paros B120 ; notons pour l’anecdote que la transformation de Cardia en camp militaire déplaît naturellement à l’historien Hiéronymos qui en est originaire, ancien ami d’Eumère désormais protégé d’Antigone : "Il est possible aussi qu’Hiéronymos ait éprouvé un ressentiment particulier contre Lysimaque du fait que celui-ci détruisit Cardia pour fonder Lysimacheia sur l’isthme de la Chersonèse de Thrace", Pausanias, Description de la Grèce, I, 9.8), qui manifestera clairement sa volonté hégémonique sur les détroits de la Propontide (aujourd’hui la mer de Marmara) contrôlant les entrées et les sorties des navires entre mer Noire et mer Egée, nœud commercial dont dépend la survie de toutes les cités maritimes de l’ouest (qui achètent) et du nord (qui vendent) anatolien d’Antigone. Ptolémée enfin, qui après les succès de Démétrios dans le sud Levant pouvait craindre une nouvelle invasion similaire à celle de Perdiccas en -321, est rassuré sur ce point : Antigone le reconnaît officiellement "maître de l’Egypte et des cités frontalières libyennes et arabes". En résumé, c’est un accord dans lequel Antigone cède beaucoup et réclame peu. Quelle impérieuse raison a-t-elle pu le pousser à de tels renoncements ? La réponse à cette question se trouve dans le titre de "gouverneur de l’Asie entière" que lui reconnaissent en retour Cassandre, Lysimaque et Ptolémée, un titre qui vise clairement Séleucos, le grand absent de cet accord. Séleucos en effet, après avoir quitté l’Egypte quelques mois plus tôt, a complètement retourné la situation en Asie, au point de faire de ce départ d’Egypte (-312) l’an 0 du calendrier séleucide, qui servira désormais à dater tous les faits en Asie (par exemple la guerre des Maccabées) jusqu’à l’ère impériale romaine : juste après la bataille de Gaza, il s’est rapidement rétabli dans sa satrapie de Babylonie ("Quand [Séleucos] pénétra en Babylonie, la plupart des hommes du pays vinrent à sa rencontre et se rallièrent à lui, en affirmant qu’ils l’aideraient quoi qu’il demandât. Pendant les quatre ans où il avait été le satrape du pays [de -320/-319 à -316/-315], il s’était effectivement bien conduit envers tous, s’assurant ainsi le dévouement du peuple, et des partisans au cas où la possibilité se présenterait de revendiquer le pouvoir suprême. Il fut rejoint par le diocète Polyarchos avec plus de mille soldats. Les derniers partisans d’Antigone, constatant l’impossibilité de réfréner l’élan populaire, se réfugièrent dans la citadelle dont Diphilos avait la garde. Séleucos entama le siège, il prit la citadelle d’assaut, et tira de captivité ses amis et ses pages qu’Antigone avait fait emprisonner au moment de son départ de Babylone pour l’Egypte [en -315]. Il rassembla ensuite ses soldats, et distribua des chevaux qu’il avait achetés à ceux qui savaient s’en servir. Comme il traitait tout le monde avec bonté et qu’il faisait naître des grands espoirs, il disposa bientôt d’hommes prêts à affronter avec enthousiasme n’importe quelle situation. C’est ainsi que Séleucos recouvra la Babylonie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.91 ; "Vers ce temps-là [la reconquête du Levant par Démétrios], Séleucos, qu’Antigone avait chassé de la Babylonie, reconquit cette province par ses seules forces", Plutarque, Vie de Démétrios 7 ; "Ptolémée envoya Séleucos à Babylone pour y reprendre le pouvoir, en lui donnant mille fantassins et trois cents cavaliers. C’est avec ce faible contingent que Séleucos recouvra la Babylonie, accueilli avec empressement par toute la population", Appien, Histoire romaine XI.273-274), et a étendu son influence en chassant les autorités fantoches qu’Antigone a installées en -315 dans les satrapies voisines, celle de Médie, celle de Perse ("Nicanor le stratège de Médie réunit plus de dix mille fantassins et environ sept mille cavaliers originaires de Médie, de Perse et des autres pays voisins. Séleucos se précipita à leur rencontre avec plus de trois mille fantassins et quatre cents cavaliers. Après avoir passé le Tigre, il apprit que les ennemis étaient à quelques jours de là, il cacha alors ses soldats dans les marais environnants pour attaquer par surprise. Nicanor parvint au Tigre et ne trouva personne, il établit son camp près d’un site royal en pensant que ses adversaires avaient fui au loin. La nuit venue, Séleucos lança son attaque sur les hommes de Nicanor, qui montaient la garde avec négligence. La soudaineté de l’assaut provoqua confusion et frayeur. Le satrape de Perse Evagros tomba avec quelques autres chefs lors du combat. La majorité des soldats, soit effrayés par le danger, soit mécontents d’Antigone, passèrent dans le camp de Séleucos. Nicanor se retrouva seul avec quelques hommes : craignant d’être livré à l’ennemi, il s’enfuit avec eux dans le désert", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.92), celle de Susiane ("Séleucos, par sa conduite généreuse, se rallia facilement la Médie, la Susiane et d’autres pays voisins", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.92). Le stratège vaincu en Médie a réussi à s’échapper et à rejoindre Antigone, pour l’informer de ces événements. On suppose aisément que c’est pour sécuriser ses arrières et avoir les mains libres à l’ouest, pour éliminer Séleucos, qu’Antigone se montre aussi généreux avec Cassandre, Lysimaque et Ptolémée : si Séleucos s’installe en Médie et en Susiane, où se trouvent les trésors de l’ex-Empire perse, Antigone perd en même temps sa profondeur stratégique et son assise financière. Une première expédition est lancée à la hâte, sous la direction de Démétrios ("Une lettre de Nicanor le stratège de Médie arriva, dans laquelle il parlait du retour de Séleucos et de sa propre défaite. Inquiet sur ses hautes satrapies, Antigone envoya son fils Démétrios avec une infanterie constituée de cinq mille Macédoniens et dix mille mercenaires, et quatre mille cavaliers, avec ordre de remonter jusqu’à Babylone, de reprendre possession de la satrapie, et de redescendre vite vers la mer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.100), mais n’obtient aucun résultat décisif sur le plan militaire - Séleucos séjourne alors en Médie, et le gouverneur laissé à Babylone, informé de l’arrivée de Démétrios, se retire en laissant la cité quasi déserte ("Démétrios quitta rapidement Damas en Syrie et mit tout son zèle à exécuter l’ordre de son père. Mais Patroclès, nommé stratège de Babylonie par Séleucos, apprit que les ennemis approchaient de la Mésopotamie. Comme il n’avait qu’un petit nombre de soldats, il n’osa pas attendre d’être assailli : il ordonna à la population de quitter la cité en fuyant dans le désert après avoir traversé l’Euphrate, ou en partant vers la Susiane d’Eutélès après avoir traversé le Tigre, ou en prenant la route de la mer Erythrée [l’actuel golfe Arabo-persique], tandis que lui-même avec ses soldats userait des fleuves et des canaux comme d’un rempart et patrouillerait dans la satrapie en surveillant les ennemis. Il tint informé Séleucos, qui se trouvait en Médie, et lui demanda de le secourir au plus vite", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.100) - et s’achève par un échec sur plan politique car elle légitime Séleucos comme gouverneur de Babylonie ("Parvenu à Babylone, Démétrios trouva la cité abandonnée. Il entreprit d’assiéger les citadelles. Il en prit une, qu’il laissa piller par ses soldats. Il assiégea l’autre pendant quelques jours mais, pris par le temps, il laissa la tâche à son ami Archélaos, auquel il confia cinq mille fantassins et mille cavaliers, et redescendit vers la mer avec le reste de l’armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.100 ; "[Séleucos] s’en alla avec une puissante armée pour soumettre les peuples voisins de l’Inde et du Caucase [en réalité l’Hindou-Kouch]. Démétrios, profitant de cette occasion, espérant trouver la Mésopotamie sans défenseurs, se hâta de passer l’Euphrate puis se jeta sur la Babylonie avant que Séleucos en fût informé. Il s’empara d’un des deux forts, en chassa la garnison séleucide, y laissa cinq mille hommes pour le garder, ordonna au reste de ses soldats de prendre dans le pays le plus de butin possible, puis retourna vers la mer. Sa retraite ne fit que renforcer la domination de Séleucos sur cette province, car l’abandonner après l’avoir ravagée équivalait à reconnaître qu’il n’avait aucun droit sur elle", Plutarque, Vie de Démétrios 7). Antigone organise donc une seconde expédition plus conséquente, dont il prend lui-même le commandement, en -310. Nous ignorons tout de l’itinéraire qu’il emprunte, et des épreuves qu’il doit traverser dont, pour l’anecdote, profite peut-être Ariarathès qui reprend le titre de roi de Cappadoce perdu par son père homonyme en -322 ("Ariarathès, fils du dernier roi [de Cappadoce], renonçant à l’espoir du trône, se retira avec un petit nombre d’amis en Arménie. Peu de temps après, Eumène et Perdiccas étant morts, Antigone et Séleucos étant occupés ailleurs, Ariarathès obtint d’Ardoate, roi des Arméniens, une armée, tua Amyntas le chef des Macédoniens, chassa promptement ces derniers du pays, et recouvra le trône paternel", Photios, Bibliothèque 244, Bibliothèque historique par Diodore de Sicile, Livre XXXI). Nous savons seulement par Polyen qu’une bataille décisive a lieu on-ne-sait-où et on-ne-sait-quand, qui s’achève par la victoire de Séleucos ("Une bataille eut lieu entre Séleucos et Antigone, sans résultat. La nuit sépara les combattants, qui résolurent de remettre la décision au lendemain. Les troupes d’Antigone campèrent et se désarmèrent. Mais Séleucos ordonna à ses hommes de dîner et de dormir en armes et en rangs. Ainsi, dès le début du jour suivant, les troupes de Séleucos se présentèrent en bon ordre et avec leurs armes, tandis que celles d’Antigone, surprises, désorganisées et désarmées, furent facilement vaincues", Polyen, Stratagèmes, IV, 9.1). La ligne 4 recto de la tablette n°309 de l’Astronomical diaries and related texts from Babylonia de l’Académie autrichienne des Sciences de Vienne confirme une bataille entre Séleucos et Antigone le vingt-quatrième jour du cinquième mois d’une année d’Alexandre IV (le passage concernant l’année est mutilé). Les lignes 14 à 17 verso du document appelé commodément Chronique des diadoques par les spécialistes, constitué des tablettes BM34660 et BM36313 conservées par le British Museum de Londres en Grande-Bretagne, document n°10 des Assyrian and babylonian chronicles d’Albert Kirk Grayson, parlent aussi de cette bataille en la plaçant entre le mois d’abu (correspondant au mois d’août) et le mois de tebet (correspondant au mois de janvier) de la septième année d’Alexandre IV ("La septième année du roi Alexandre [IV] fils d’Alexandre [III le Grand], Antigone stratège de l’armée royale batailla contre Séleucos. Du mois d’abu au mois de tebet, ils combattirent [texte manque]"). Or nous avons vu que le régent Arrhidée/Philippe III a été assassiné en -317 : la septième année d’Alexandre IV correspond donc à -310/-309, la bataille entre Antigone et Séleucos doit donc être située dans le second semestre -310 ou au tout début de -309 (précisément entre août -310 et janvier -309). Le mois pourrait être déduit par recoupement de ces deux documents, si nous connaissions la date exacte d’intronisation d’Alexandre IV en -317 (nous avons vu que l’exécution d’Arrhidée/Philippe III par Olympias a eu lieu en novembre -317, mais la durée de sa captivité depuis le retour d’Olympias au printemps de la même année est inconnue : peut-être qu’Arrhidée/Philippe III a été emprisonné dès le printemps -317 et qu’Alexandre IV a été intronisé dès ce moment). On devine en tous cas que les deux hommes finissent par trouver un compromis temporairement acceptable, puisqu’en -308 Antigone revient vers la Méditerranée et un peu plus tard Séleucos part vers l’Inde, ce qui implique qu’ils ne craignent plus d’être attaqués sur leurs arrières (selon la Chronique des diadoques, Antigone reste un temps en Mésopotamie pour y diriger personnellement quelques opérations sans conséquences, avant de confier la province à un nommé Archésilas, qui continue les assauts vains contre Séleucos : "Antigone franchit [texte manque] entre l’Esagil [sanctuaire du dieu Marduk, à Babylone] et l’[Ezida] [sanctuaire du dieu Nabu fils de Marduk, à Borsippa près de Babylone] [texte manque]. Antigone entra avec son importante armée. Du huitième jour du mois de nisan [avril] au [texte manque] jour du mois de [texte manque], il tenta vainement de s’emparer du Bit Haré. Le huitième jour du mois de sebat [février], [texte manque]. Des pleurs et des lamentations se répandirent dans le pays. Les biens [texte manque]. Le deuxième jour, il gagna Kutha dont les habitants s’enfuirent, il la pilla et y incendia le grenier de Nergal. Il nomma Archésilas comme satrape de Babylonie. La même année, de l’orge et un sutu [unité de mesure babylonienne] de dattes furent pris. La même année, les nombreux temples [texte manque]. Ils sortirent de Babylone. Les ruines de l’Esagil furent retirées [formule conclusive de chaque année racontée dans la Chronique des diadoques, qui rappelle que les travaux de rénovation de l’Esagil ordonnés par Alexandre lors de sa conquête de Babylone en -331, continuent bien après sa mort]. La huitième année du roi Alexandre [IV] fils d’Alexandre [III le Grand], Séleucos et [Archésilas le satrape] d’Akkad et stratège des troupes royales allèrent à Borsippa où l’orge [texte manque]. Il prit en charge l’Esagil. Les douzième, treizième et quatorzième jours, ils regroupèrent [texte manque]. Des pleurs et des lamentations se répandirent dans le pays. [texte manque] La ville et la campagne furent pillées [texte manque]. La neuvième année du roi Alexandre [IV] fils d’Alexandre [III le Grand], Séleucos et Archésilas le stratège des troupes royales d’Antigone allèrent à [texte manque]. Le vingt-cinquième jour du mois d’abu, il batailla contre les troupes de Séleucos [texte manque]").


Ce dernier point pose encore question. Antigone a perdu une bataille contre Séleucos, certes, mais ce n’est pas sa première défaite : pourquoi ne reste-t-il pas en Asie pour y reconstituer des régiments, tramer des alliances, préparer une revanche ? pourquoi cède-t-il si rapidement devant Séleucos ? pourquoi renonce-t-il aux possessions que son titre de "gouverneur de l’Asie entière" si chèrement payé à Cassandre, Lysimaque et Ptolémée en -311 lui accorde ? Les comportements de Cassandre et de Ptolémée à la même époque intriguent tout autant. Sous l’archontat de Démétrios de Phalère en -309/-308, Cassandre et Polyperchon non seulement baissent les armes, mais encore font alliance : Cassandre reconnaît officiellement Polyperchon comme "satrape du Péloponnèse" et lui confie une armée, en échange Polyperchon fait assassiner Héraclès le bâtard du conquérant avec lequel il espérait reconquérir le pouvoir à Pella ("Polyperchon conduisait Héraclès, le fils d’Alexandre et de Barsine, vers la Macédoine avec les troupes qu’il avait réunies, pour qu’il y prît possession du trône paternel. Cassandre se mit en mouvement pour s’opposer à cette entreprise. Les deux contingents se joignirent à Stymphaia [en Epire] et campèrent à proximité l’un de l’autre. Cassandre s’aperçut que ses Macédoniens étaient favorables au retour d’un roi, et redouta de les voir prendre le parti opposé. Il envoya donc des députés à Polyperchon pour clarifier la situation, pour lui rappeler que restaurer un roi signifiait restaurer un maître à qui obéir, et pour lui proposer au contraire de lâcher le jeune homme et de s’unir à Cassandre qui lui proposait de recouvrer les dignités et les avantages dont il avait joui par le passé, de le reconnaître stratège du Péloponnèse à la tête d’une armée, et de partager honorablement le gouvernement. Ces offres et ces promesses décidèrent Polyperchon : un traité secret fut conclu avec Cassandre. Polyperchon, fidèle à sa parole de tuer par trahison le prétendu roi, fit effectivement périr le jeune homme et se déclara ouvertement pour Cassandre. Il reçut de grands honneurs en Macédoine et, conformément aux clauses du traité, il reçut une armée de trois mille fantassins macédoniens et de cinq cents cavaliers thessaliens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.28 ; "Le respect des peuples pour la mémoire d’Alexandre risquait d’apporter la couronne à son fils Héraclès, alors âgé de quatorze ans. Cassandre ordonna donc de l’égorger secrètement avec sa mère Barsine, et fit enfouir leurs cadavres, de crainte que les derniers devoirs rendus à leurs restes ne révélassent son forfait", Justin, Histoire XV.2). Ptolémée quant à lui semble se détourner des affaires du Levant et d’Anatolie : il se contente silencieusement de poursuivre sa politique de containment en installant des garnisons sur des lieux reculés entre la zone d’influence d’Antigone et la zone d’influence de Cassandre, à Rhodes (les Rhodiens ont donc inversé leur diplomatie depuis -314, quand ils ont aidé Antigone à reconquérir le Levant contre Ptolémée ; ils repousseront Démétrios fils d’Antigone en route pour faire la guerre contre Ptolémée en -306 ["[Démétrios] chercha à attirer les Rhodiens dans la guerre contre Ptolémée, mais ceux-ci refusèrent sous prétexte qu’ils préféraient rester en paix avec tout le monde", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.46], cela suppose des négociations et un rapprochement les années précédentes entre les Rhodiens et Ptolémée, principalement parce que les Rhodiens dépendent des taxes qu’ils prélèvent sur le transport du blé égyptien passant dans leurs eaux territoriales ["Les Rhodiens prenaient soin de maintenir des bonnes relations avec tous les successeurs du grand roi [Alexandre le conquérant], mais ils inclinaient naturellement vers Ptolémée car c’était de l’Egypte qu’ils tiraient le plus de revenus commerciaux, on peut même dire que leur existence dépendait tout entière de leur relation à ce royaume", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.81]), à Kos ("Sous l’archontat athénien de Démétrios de Phalère [entre juillet -309 et juin -308], les Romains nommèrent consuls Quintus Fabius et pour la deuxième fois Caius Marcius. […] [Ptolémée] fit voile vers l’île de Kos. Antigone y avait nommé son neveu Ptolémée à la tête d’un contingent, mais ce dernier s’était depuis longtemps mis en rapport avec Ptolémée d’Egypte. Ce dernier invita le neveu d’Antigone, qui était alors à Chalcis, à venir le rejoindre dans l’île de Kos, il le reçut d’abord avec affection, mais constatant ses prétentions excessives et ses manigances pour s’attacher les chefs de l’armée par des dons et des discours, le roi d’Egypte craignit qu’il fomentât une action dangereuse et le contraignit à boire la ciguë", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.27), à Corinthe, à Sicyone ("Sous l’archontat athénien de Charinos [entre juillet -308 et juin -307], les Romains élurent consuls Publius Decius et Quintus Fabius, ce fut l’année de la cent dix-huitième olympiade où Apollonidès de Tégée fut vainqueur à la course. A cette époque, Ptolémée partit de Myndos pour débarquer sur l’île d’Andros, chasser la garnison qui occupait la cité et rendre la liberté aux habitants. De là, il se dirigea vers l’isthme et s’empara de Sicyone et de Corinthe", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.37). La vérité est que la Méditerranée orientale est alors préoccupée par les bouleversements qui agitent la Méditerranée occidentale. Pour bien comprendre la situation, un petit retour dans le temps est nécessaire. La première prétention hégémonique sérieuse d’un Grec en Méditerranée occidentale, si on exclut celle du magouilleur Alcibiade au Vème siècle av. J.-C., est due à Alexandre le Molosse, roi d’Epire, à la fois oncle et beau-frère de son illustre homonyme Alexandre le conquérant (Alexandre le Molosse était le frère d’Olympias, et l’époux de Cléopâtre fille d’Olympias que nous avons croisée à plusieurs reprises au côté d’Eumène depuis le début du présent alinéa), peu de temps après la mort de Philippe II en -336. Notre ignorance sur la date précise et sur le déroulement détaillé de cet événement découle de la perte de tous les ouvrages qui le racontaient (dont le livre XVI de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile), à l’exception de la médiocre Histoire de Justin, et de l’Ab Urbe condita libri encore plus médiocre du publicitaire romain Tite-Live. A l’alinéa 8 paragraphe 17 livre VIII de cette dernière œuvre, on apprend incidemment que sous le consulat d’Aulus Cornelius Cossus Arvina et de Cnaeus Domitius Calvinus en -332 les Samnites - qui vivent au sud du Latium - sont agités contre Rome, mais que cette agitation est brusquement réorientée vers la Lucanie (donc vers le sud) où Alexandre le Molosse étend sa domination : on en déduit qu’Alexandre le Molosse se trouve en Italie en -332, sans qu’on sache quand il y a débarqué (en -333 ? en -334 ? ou plus tôt ?). Tite-Live précise que les Samnites et les Lucaniens réunis affrontent en bataille Alexandre le Molosse près de la cité de Paestum (anciennement grecque sous le nom de Poseidonia, devenue lucanienne à la fin du Vème siècle av. J.-C., aujourd’hui Capaccio dans la province italienne de Salerne), et sont écrasés. Alexandre le Molosse entre ensuite en contact avec les Romains, pour signer la paix avec eux ("Plusieurs interrois se succédèrent. Le cinquième, Marcus Valerius Corvus, put finalement faire consuls Aulus Cornelius pour la deuxième fois, et Cnaeus Domitius. Rome était tranquille, mais la simple rumeur d’une guerre contre les Gaulois se répandit, et incita à nommer un dictateur : Marcus Papirius Crassus fut élu, avec Publius Valerius Publicola pour maître de cavalerie. Alors qu’ils s’activaient à lever des troupes avec plus de vigueur que d’ordinaire contre ces ennemis voisins, des éclaireurs qu’on avait envoyés rapportèrent que tout était calme chez les Gaulois. On soupçonnait par ailleurs les Samnites de s’agiter et de fomenter des projets hostiles depuis un an, l’armée romaine campa donc sur le territoire des Sidicins [peuple installé entre les Campaniens et les Samnites, autour de Teanum, aujourd’hui Teano dans la province italienne de Caserte, récemment soumis aux Romains, qui les absorberont au cours des années suivantes]. Mais les Samnites furent attirés en Lucanie par la guerre d’Alexandre d’Epire. Les deux peuples [Samnites et Lucaniens] unirent leurs enseignes contre ce roi qui était descendu près de Paestum, et lui livrèrent bataille. Vainqueur dans ce combat, Alexandre conclut la paix avec les Romains : on ignore jusqu’à quel point il aurait respecté ce traité s’il eût continué par la suite à emporter des victoires aussi grandes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 17.5-10). Justin complète le puzzle en confirmant que le débarquement d’Alexandre le Molosse en Italie est bien contemporain de celui d’Alexandre de Macédoine sur le continent asiatique, c’est-à-dire -334 (année où Alexandre le conquérant pose le pied sur le sol asiatique) ou -333 (où il commence à s’enfoncer vers l’est), il ajoute que le premier a été appelé par les Tarentins menacés par leurs voisins du Bruttium, qui a répondu à cet appel dans l’espoir de rivaliser avec le second en créant un empire grec en Méditerranée occidentale ("Alexandre roi d’Epire, appelé en Italie par les Tarentins qui cherchaient du secours contre les peuples du Bruttium, partit en espérant que le sort qui allait donner l’Orient à Alexandre, fils de sa sœur Olympias, lui réserverait l’Occident en partage : il pensa que l’Italie, la Sicile et l’Afrique lui fourniraient autant d’occasions de se distinguer, que l’Asie et la Perse en offrirait à son neveu", Justin, Histoire XII.2). La tradition veut qu’il ait aussi entrepris cette expédition italienne pour conjurer un mauvais oracle, qui lui annonçait sa mort "près de Pandosia" : croyant que l’oracle évoquait Pandosia en Epire (aujourd’hui Kastri près d’Igoumenista, à la frontière entre la Grèce et l’Albanie), il a voulu s’en éloigner le plus possible pour retarder sa mort ("Par ailleurs, de même que l’oracle de Delphes avait déclaré au grand Alexandre que des pièges le menaçaient en Macédoine, l’oracle de Dodone avait prédit au roi d’Epire que “la cité de Pandosia et le fleuve Achéron lui seraient funestes”. Comme un fleuve et une cité portant ces noms existaient en Epire, et qu’il pensait que ces noms étaient inconnus en Italie, il voulut aussi s’engager dans cette guerre lointaine pour se prémunir contre le mauvais augure", Justin, Histoire XII.2). On ne sait pas combien de temps cette aventure en Italie a duré, ni ses péripéties. On est seulement sûr qu’elle s’est achevée par la mort d’Alexandre le Molosse lors d’une bataille près de Pandosia en Lucanie (aujourd’hui Tursi, dans la région italienne de Basilicate), accomplissant ainsi l’oracle ("[Alexandre le Molosse] marcha contre les Bruttiens et les Lucaniens, leur enleva plusieurs places, et conclut des traités avec les Métapontins, les Pédicules [qui habitent dans les environs de l’actuelle Gravina in Puglia, dans la province italienne de Bari] et les Romains. Mais les peuples du Bruttium et de la Lucanie, aidés par leurs voisins, reprirent les armes avec une nouvelle ardeur. Le roi fut alors tué près de la cité de Pandosia et du fleuve Achéron : ce n’est qu’en mourant qu’il apprit le nom de ce lieu fatal, et compris s’être précipité au-devant du danger en croyant le fuir loin de sa patrie", Justin, Histoire XII.2 ; "Théopompe mentionne l’existence d’une cité lucanienne appelée Pandosia, où mourut Alexandre le roi d’Epire", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 15.4 ; "Ensuite on trouve Consentia [aujourd’hui Cosenza dans la région italienne de Calabre], grande capitale du Bruttium, puis, au-dessus de celle-ci, la place forte de Pandosia, sous les murs de laquelle Alexandre le roi des Molosses trouva la mort. Ce roi comprit mal le sens d’un oracle de Dodone, qui lui avait conseillé de s’éloigner “de l’Achéron et de Pandosia” : croyant que le dieu lui avait désigné les lieux de Thesprotie portant ces noms, il vint mourir dans le Bruttium, devant cette autre Pandosia dont l’enceinte embrasse les trois sommets d’une unique montagne et arrosée par une rivière appelée aussi Achéron. Un autre oracle l’avait également abusé en lui déclarant : “La cité de Pandosia au triple sommet causera la mort de beaucoup d’hommes” : il s’était figuré que la prédiction menaçait l’armée des ennemis, non la sienne", Strabon, Géographie, VI, 1.5). L’année de cette mort est sujette à toutes les conjectures. Selon Tite-Live, qui raconte longuement ce fait pour bien signifier à son lecteur que les Grecs sont impuissants contre les Italiques en général et les Romains en particulier protégés des dieux, l’évoque juste après avoir parlé du consulat de Caius Poetelius Libo Visolus et de Lucius Papirius Cursor en -326. Le problème est qu’il dit clairement que "la mort d’Alexandre le Molosse est contemporaine de la fondation d’Alexandrie en Egypte", datée de façon certaine durant l’automne -332 ou l’hiver -332/-331 ("La fondation d’Alexandrie en Egypte eut lieu la même année que la mort d’Alexandre le roi d’Epire, tué par un exilé de Lucanie, ce qui confirma la prédiction du dieu de Dodone. Après qu’il ait été appelé par les Tarentins en Italie, l’oracle lui avait effectivement dit “de s’éloigner du fleuve Achéron et de la cité de Pandosia qui lui seraient funestes”. Il s’était donc hâté de passer en Italie pour s’éloigner le plus possible de la cité de Pandosia en Epire et du fleuve Achéron qui, sortant de Molossie, coule dans les lacs infernaux et se perd dans le golfe de Thesprotie. Mais on précipite presque toujours son destin en croyant le fuir. Après avoir battu plusieurs fois les légions des Bruttiens et des Lucaniens, pris aux Lucaniens la colonie tarentine d’Héraclée [aujourd’hui Policoro dans la région italienne de Basilicate, c’est près de cette cité qu’aura lieu en -280 la première bataille entre les Romains et les Grecs amenés par Pyrrhos, petit-neveu d’Alexandre le Molosse, comme nous le verrons dans notre prochain alinéa], pris aux Lucaniens Sipontum [aujourd’hui Siponto dans la provine italienne de Foggia], Consentia et Terina [site archéologique près de l’actuelle Lamezia Terme dans la province italienne de Catanzaro], ainsi que d’autres cités appartenant aux Messapiens et aux Lucaniens, envoyé en Epire trois cents familles illustres comme otages, il vint occuper trois hauteurs rapprochées près de la cité de Pandosia, à la frontière entre Lucanie et Bruttium, qui permettait de diriger les incursions sur tous les points du territoire ennemi. Il avait autour de lui environ deux cents exilés lucaniens qu’il croyait sûrs, mais dont la foi changeait au gré de la fortune, comme c’est souvent le cas avec les gens de cette sorte. Des pluies continuelles avaient inondé toutes les campagnes, et rompu les communications entre les armées installées sur les trois hauteurs, qui par conséquent ne purent plus se prêter secours mutuellement. Les deux hauteurs où le roi n’était pas furent brusquement attaquées par l’ennemi, qui les enleva, détruisit les troupes qui y étaient installées, puis réunit toutes ses forces pour attaquer le roi en personne. C’est alors que les exilés lucaniens envoyèrent des messages à leurs compatriotes, promettant de livrer le roi mort ou vif en échange de leur amnistie. Avec des hommes choisis, il se lança vivement et héroïquement entre ses adversaires, tua le chef des Lucaniens venu à sa rencontre, rassembla les débris de son armée en fuite, puis gagna un fleuve encombré par les ruines d’un pont récemment emporté par la violence des eaux. Sa troupe étant contrainte de traverser par un gué difficile, un de ses soldats, excédé par le péril et la fatigue, maudit le cours d’eau en criant : “C’est un vrai Achéron !”. Ce cri parvint aux oreilles du roi, et lui rappela soudain l’oracle. Il s’arrêta, hésita à passer. Sotimos, un des jeunes serviteurs du roi, lui demanda ce qui le retenait dans un si pressant danger, et lui rappela que les Lucaniens cherchaient la moindre occasion de le perdre. Le roi se retourna, et, les voyant au loin venir en masse contre lui, il tira son épée et poussa son cheval au milieu du fleuve. Il allait atteindre l’autre rive, quand un javelot lancé par un exilé lucanien lui perça le corps. Il tomba, et son cadavre inanimé où le trait resta planté fut porté par le courant vers les postes ennemis", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 24.1-14). Selon Aulu-Gelle, au moment de son départ vers l’Italie, Alexandre le Molosse a déclaré par bravade qu’il "allait en Italie combattre contre des hommes" alors que son neveu "allait en Asie combattre contre des femmes" ("Alexandre devenu roi passa en Asie et subjugua les Perses et l’Orient. Alexandre le Molosse de son côté vint en Italie guerroyer contre le peuple romain, dont l’éclat commençait à se répandre ches les peuples étrangers. Mais cet Alexandre mourut avant d’avoir rien pu entreprendre. On raconte qu’au moment de passer en Italie, il déclara “aller combattre dans les Romains un peuple d’hommes, alors que le Macédonien allait combattre dans les Perses un peuple de femmes”", Aulu-Gelle, Nuits attiques XVII.21). Cette fanfaronnade qui accentue la virilité des Romains contre la prétendue dégénérescence des Perses est évidemment reprise par le propagandiste Tite-Live, qui dit qu’Alexandre le Molosse ne l’a pas tenue au moment de son débarquement en Italie mais au moment de sa mort ("Même à supposer qu’il eût obtenu quelques succès au début [dans l’hypothèse où Alexandre le conquérant aurait vécu plus longtemps et aurait entrepris une expédition contre les Romains en Italie], Alexandre au final aurait assurément regretté les Perses, les Indiens et l’Asie si peu belliqueuse, il aurait dû reconnaître “n’avoir combattu jusqu’alors que contre des femmes”, pour reprendre le propos qu’Alexandre le roi d’Epire tint quand il fut atteint du coup dont il mourut, comparant son infortune à la chance dont le jeune roi jouissait dans les guerres d’Asie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, IX, 19.10-11). Ce propos est sans doute historique, car Quinte-Curce assure que Kleitos fils de Dropidos le rapporte à Alexandre le conquérant et suscite ainsi sa colère - et sa vengeance, puisque le conquérant répond brusquement en attrapant une lance et en la jettant contre Kleitos, provoquant ainsi sa mort ("Comment as-tu pu soumettre l’Asie [c’est Kleitos qui s’adresse à Alexandre le conquérant] avec tes jeunes recrues ? Ton oncle [Alexandre le Molosse] en Italie a répondu : c’est parce que contrairement à ton père [Philippe II] qui se battait contre des hommes, toi tu ne te bats que contre des femmes !”", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VIII, 1.37). Or cette altercation entre Kleitos et le conquérant a lieu en automne -328 dans la lointaine Sogdiane : si Alexandre le Molosse a tenu le propos en question au moment de sa mort, comme l’affirme Tite-Live, celle-ci est donc antérieure à -328. L’historien Justin déclare de son côté que la mort d’Alexandre le Molosse se situe "à la même époque" que l’échec de l’expédition que Zopyrion le stratège macédonien de Thrace a tentée contre les Scythes d’Europe ("A la même époque que ces événements en Italie ["Dum haec in Italia aguntur"], Zopyrion, à qui Alexandre le Grand avait confié le gouvernement du Pont, impatient de sortir du repos et de s’illustrer aussi par une conquête, réunit trente mille soldats et marcha contre les Scythes. Le massacre de toute son armée, qui périt avec lui, fut la peine de son injuste agression", Justin, Histoire XII.2), et que cette expédition ne semble pas antérieure à -326 puisque Zopyrion a été nommé stratège de Thrace en remplacement d’un nommé Memnon qui s’est rebellé vers -331 contre Antipatros, alors gouverneur en Macédoine en l’absence d’Alexandre le conquérant occupé en Perse (selon le paragraphe 62 livre XVII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile), et qui a été envoyé en punition en Inde vers -326 par Antipatros finalement vainqueur (selon l’alinéa 21 paragraphe 3 livre IX de l’Histoire d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce). L’historien Quinte-Curce dit par ailleurs qu’Alexandre reçoit la nouvelle de l’écrasement du contingent de Zopyrion peu de temps après, en hiver -325/-324, lors de son retour d’Orient ("Alexandre reçut vers le même moment un rapport de Koinos sur les événements en Europe et en Asie pendant que lui-même était en Inde : Zopyrion le gouverneur de Thrace avait lancé une expédition contre le Gètes mais surpris par une tempête d’une violence épouvantable avait été écrasé avec toute son armée, Seuthès apprenant la nouvelle avait poussé les Odryses à la rébellion, de sorte que la Thrace était pratiquement perdue, et la Grèce [texte manque]", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, X, 1.43-45). En résumé, l’expédition italienne d’Alexandre le Molosse n’a-t-elle duré que quelques mois vers -332 ? ou s’est-elle étalée entre -332 et -326 ? Reconnaissons que nos sources rares et tendancieuses ne permettent pas de répondre à cette question - même si nous inclinons pour notre part vers la première hypothèse, car on imagine mal comment un personnage aussi belliqueux qu’Alexandre le Molosse aurait pu vivre pendant des années du côté de Tarente sans avoir inquiété ses voisins ni avoir été inquiété par eux : Tite-Live semble incliner dans ce sens en concluant que sa présence sur le sol italien n’a pas été assez longue pour inquiéter réellement les Romains ("Telle fut la triste fin d’Alexandre d’Epire. Même si la fortune lui a épargné la guerre contre Rome, elle l’a néanmoins poussé à combattre en Italie, j’ai donc dû y consacrer ces quelques mots, qui suffisent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 24.18) -, et retenons seulement qu’elle s’est achevé par un échec (pour l’anecdote, selon Justin, les restes d’Alexandre le Molosse ont été rachetés par les gens de Thourioi ["La cité de Thourioi racheta son corps, pour lui rendre les derniers devoirs", Justin, Histoire XII.2], selon Tite-Live ils ont été renvoyés en Epire ["Le cadavre fut hideusement mutilé : on le coupa en deux, une moitié fut envoyée à Consentia, l’autre moitié fut gardée pour servir de jouet, de cible sur laquelle on lançait javelots et pierres. Tandis qu’on se livrait à ces actes rageurs, inhumains et impies, une femme se mêla à la troupe forcenée pour la prier de s’arrêter, et dit en pleurant que son époux et ses enfants étaient prisonniers chez l’ennemi, et qu’elle espérait les racheter avec le cadavre du roi avant qu’il fût tout déchiqueté. Les mutilations cessèrent. Les membres arrachés furent ensevelis à Consentia par les soins de cette seule femme, le reste de la dépouille royale fut renvoyé via Métaponte à l’ennemi en Epire, confié à son épouse Cléopâtre et à sa sœur Olympias, respectivement sœur et mère d’Alexandre le Grand", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 24.14-17]). Après cette première tentative hégémonique ratée, vient le tour d’Agathocle le tyran de Syracuse, qui à partir de -317/-316 assaille les cités carthaginoises de la côte ouest de l’île de Sicile. Commencée comme une banale querelle de voisinage similaire à celles que Grecs et Carthaginois entretiennent depuis l’ère archaïque, cette guerre (racontée longuement par Diodore de Sicile aux paragraphes 106 à 110 livre XIX de sa Bibliothèque historique, et résumée par Justin aux paragraphes 3 et 4 livre XXII de son Histoire) prend une autre dimension quand en -311 Carthage envoie un gros contingent débarquer en Sicile et assiéger Agathocle dans Syracuse. En réponse à ce siège, Agathocle rassemble tous ses hommes encore valides, se faufile discrètement entre les rangs des assiégeants, traverse la mer jusqu’au continent africain, sur lequel il débarque en août -310 (la date est certaine parce qu’au cours de cette traversée une éclipse de soleil a lieu, mentionnée par Diodore de Sicile au paragraphe 5 livre XX de sa Bibliothèque historique et par Justin au paragraphe 6 livre XXI de son Histoire, que les astronomes modernes ont pu dater précisément au milieu de ce mois d’août -310), et conquiert le territoire carthaginois jusqu’à Adrymèta ("AdrÚmhta", aujourd’hui Sousse en Tunisie) et Thapsos ("Q£yoj", site archéologique près de l’actuelle Bekalta en Tunisie) selon le paragraphe 17 livre XX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Les péripéties de cette audacieuse aventure, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici, sont relatées par Diodore de Sicile aux paragraphes 1 à 18 livre XX de sa Bibliothèque historique et par Justin aux paragraphes 5 et 6 livre XII de son Histoire. Les Carthaginois sont ainsi refoulés à la mer, rejetés de leur propre territoire ("C’est ainsi qu’un démon punit l’arrogance de ces hommes orgueilleux [les chefs carthaginois], en ruinant leurs espoirs de succès. Agathocle, après avoir vaincu les Carthaginois, les força à se renfermer dans leurs murs, rabaissant ainsi les vainqueurs au niveau des vaincus : si en Sicile les Carthaginois avaient remporté la bataille et assiégeaient Syracuse, en Libye les mêmes Carthaginois échouèrent devant Agathocle au cours d’une bataille aussi importante et furent assiégés à leur tour. Le plus extraordinaire est que ce roi, vaincu à la tête de troupes intactes par les barbares sur son île de Sicile, remporta la victoire sur le continent avec les débris de son armée vaincue contre ses propres vainqueurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.13 ; "La nouvelle de la défaite de l’armée des Carthaginois et de la chute de leurs cités se répandit dans l’Afrique entière. On s’étonna qu’un si puissant empire ait été si brusquement attaqué, et par un ennemi déjà vaincu. A la surprise succéda le mépris à l’encontre des Carthaginois, et Agathocle vit bientôt passer dans son parti non seulement les Africains, mais encore des cités puissantes attirées par ces nouveaux bouleversements qui, pour le féliciter de sa victoire, lui envoyèrent vivres et argent", Justin, Histoire XXII.6). Ptolémée et Antigone apprennent nécessairement très vite ces événements, puisque les Carthaginois, croyant que leur revers est dû à la colère de leurs dieux, envoient une ambassade vers leur métropole Tyr pour implorer leur clémence ("Les Carthaginois attribuèrent leur revers à la colère des dieux, ils recoururent donc aux supplications publiques, et pour calmer Héraclès leur protecteur [en réalité Melkart, dieu phénicien que les Grecs assimilent à Héraclès] ils envoyèrent aussitôt à Tyr, dont Carthage était une colonie, des grandes quantités d’offrandes magnifiques", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.14). Pour l’anecdote, ils renouvellent à cette occasion leurs dons d’enfants à leur dieu tutélaire Baal-Ammon via la pratique du "molk" ou "sacrifice par le feu" ("[Les Carthaginois] s’accusèrent aussi d’avoir bafoué Chronos [hellénisation du dieu Baal-Ammon] parce qu’anciennement ils lui sacrifiaient les enfants des meilleures familles alors que par la suite ils lui sacrifièrent des enfants achetés à des étrangers et élevés secrètement dans ce but. […] Pour réparer leur faute, ils se hâtèrent de sacrifier solennellement deux cents enfants choisis parmi les premières familles de la cité. Certains habitants accusés d’avoir négligé la loi offrirent volontairement leurs enfants pour être immolés, de sorte que le nombre des victimes s’éleva jusqu’à trois cents", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.14). Bientôt, en Sicile aussi, les Carthaginois sont vaincus, et la tête de leur général est envoyée par les vainqueurs en Afrique à Agathocle, qui s’empresse de la montrer triomphalement aux derniers résistants de Carthage, en -309/-308 selon les paragraphes 30 à 33 livre XX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Néanmoins, la situation est dans l’impasse : les Siciliens sont maîtres de la terre sur leur île et en Afrique, mais dans l’incapacité de se ravitailler parce que la mer reste sous contrôle des Carthaginois, qui de leur côté n’ont plus aucune terre où accoster. Cela pousse Agathocle à chercher des alliés. Sous l’archontat de Charinos en -308/-307, il se tourne naturellement vers la province hellénophone la plus proche, en l’occurrence la Libye toujours gouvernée par Ophellas le lieutenant de Ptolémée. Ce dernier, qui ne cache plus son ambition, négocie sa participation contre un partage des conquêtes futures : quand Carthage sera vaincue, il gardera toute la côte africaine, tandis qu’Agathocle retournera en Sicile pour achever la conquête de l’île et élargir son influence à l’Italie ("Pour hâter la soumission totale des Carthaginois, Agathocle envoya le Syracusain Orthon en députation à Cyrène auprès d’Ophellas, qui avait participé aux campagnes d’Alexandre. Gouverneur de plusieurs cités en Cyrénaïque, il aspirait à étendre sa domination. L’envoyé d’Agathocle, l’ayant trouvé dans cette disposition d’esprit, l’engagea à prendre part à la guerre contre les Carthaginois en lui promettant qu’en retour Agathocle lui abandonnerait toutes ses conquêtes en Libye, tandis que lui-même, ainsi rassuré sur Carthage, pourrait librement s’étendre à partir de la Sicile sur l’Italie tout entière, il ajouta que la Libye étant séparée de la Sicile par une vaste mer Agathocle ne pouvait pas en assurer l’administration, et que sa conquête n’avait pas été entreprise par ambition mais par nécessité. Cette proposition servant le dessein qu’il formait depuis longtemps, Ophellas l’accueillit favorablement", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.40 ; "Ophellas le roi de Cyrène, dans le fol espoir de soumettre l’Afrique entière à ses lois, conclut via ses députés un traité avec Agathocle : ils s’engagèrent, après avoir conquis Carthage, l’un à céder l’empire de la Sicile, l’autre à céder l’empire de l’Afrique", Justin, Histoire XXII.7). Ophellas recrute des mercenaires à Athènes d’où est originaire sa femme Eurydice ("[Ophellas], marié à Eurydice fille de Miltiade, descendante du glorieux chef qui avait emporté la victoire à Marathon [contre les Perses en -490], s’empressa de proposer aux Athéniens d’entrer dans l’alliance. Ce mariage et d’autres services lui avaient acquis les faveurs d’Athènes : sa proposition fut bien reçue, et un grand nombre d’Athéniens s’engagèrent dans son armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.14) et dans le reste de la Grèce ("Beaucoup d’autres Grecs s’empressèrent pareillement de s’associer à l’entreprise [d’Ophellas], dans l’espoir d’obtenir des terres dans la florissante Libye, ou du moins une part des richesses carthaginoises en butin. De tels espoirs étaient naturels en cette époque où la Grèce était ravagée par les guerres de chefs ambitieux, tombée dans un état de grande faiblesse et d’épuisement : ceux qui s’attachèrent à Ophellas le firent au fond moins pour acquérir des grands biens que pour échapper aux malheurs qui les accablaient dans leur patrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.40). Il constitue ainsi une grande armée ("Ophellas forma ainsi une armée de dix mille fantassins, six cents cavaliers, et une centaine de chars montés par trois cents conducteurs et combattants. Une foule d’environ dix mille personnes suivait cette armée, composées des femmes et des enfants des soldats, ainsi que des valets qui portaient les bagages", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.41), prête à quitter Cyrène et marcher sur Carthage. Ce duo qui projette de soumettre une grande partie de la Méditerranée occidentale, depuis l’Italie jusqu’à l’Afrique, ne peut qu’inquiéter les voisins orientaux : c’est certainement la cause des comportements étonnants de Cassandre et de Ptolémée que nous avons évoqués plus haut. Ptolémée ne peut pas supporter l’idée qu’un royaume rival de sa satrapie puisse naître à sa frontière occidentale, et Cassandre - comme Polyperchon - ne peut que craindre la levée d’une armée composée de Grecs d’Athènes et d’ailleurs qui, victorieuse en Afrique, en Sicile et en Italie, aurait nécessairement des prétentions sur la Grèce et sur la Macédoine ensuite - en s’alliant par exemple avec Pyrrhos contre Néoptolème II le fantoche de Cassandre en Epire. On ignore comment Démétrios de Phalère le tyran athénien fantoche de Cassandre réagit face à ce mouvement populaire pour Ophellas : on suppose qu’il joue sur les deux tableaux, qu’il rechigne à aider Ophellas mais qu’il est en même temps bien content de s’émanciper un peu de Cassandre - puisqu’il laisse Ophellas recruter. Cette fragilisation de Cassandre et de Ptolémée due aux victoires d’Agathocle et aux fédérations d’Ophellas est certainement aussi, pour revenir à notre sujet de départ, la cause du retour soudain d’Antigone vers l’ouest : même si aucun contact n’a été établi entre Agathocle et Antigone, séparés par des milliers de kilomètres, Antigone ne peut que se réjouir de voir ses deux opposants principaux ébranlés, et se dit que l’occasion est peut-être enfin venue de les réduire à l’impuissance.


Antigone opère donc un nouveau mouvement de yoyo : après être monté vers l’est contre Eumène en -316, être descendu vers l’ouest contre Ptolémée et Cassandre en -314, être remonté vers l’est contre Séleucos en -311, il redescend vers l’ouest en -308 où il commence par faire assassiner Cléopâtre la sœur d’Alexandre ("A cette époque, Cléopâtre, qui penchait pour Ptolémée et détestait Antigone, quitta Sardes pour aller rejoindre le roi d’Egypte. […] Le gouverneur de Sardes reçut d’Antigone l’ordre de retenir Cléopâtre. Il s’opposa donc à son départ puis, obéissant à un nouvel ordre qui lui parvint, la fit assassiner avec quelques autres femmes de sa suite. Mais Antigone, pour ne pas qu’on l’accuse de ce meurtre, fit outrager les dépouilles de ces femmes comme si elles en avaient été responsables, et fit enterrer Cléopâtre avec tous les honneurs royaux. C’est ainsi que Cléopâtre, dont tous les chefs s’étaient disputé la main [veuve d’Alexandre le Molosse, elle a notamment été un temps très proche d’Eumène, comme on l’a vu plus haut], périt avant d’avoir célébré de nouvelles noces", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.37), dernière représentante directe de la dynastie royale macédonienne. Après l’hiver -308/-307 consacré aux préparatifs, il envoie son fils Démétrios au printemps -307 s’enfoncer comme un coin entre Cassandre et Ptolémée en direction d’Athènes, toujours sous la domination de Démétrios de Phalère le philosophe-tyran fantoche de Cassandre ("L’année où Anaxicratès fut archonte à Athènes [entre juillet -307 et juin -306], Appius Claudius et Lucius Volumnius furent consuls à Rome. A cette époque, Démétrios reçut de son père Antigone le commandement d’une armée de terre importante et d’une flotte sur laquelle étaient embarquées des machines, des traits et d’autres munitions nécessaires pour le siège. Il mit à la voile et quitta Ephèse, avec ordre de rétablir la liberté de toutes les cités en Grèce, en commençant par Athènes où Cassandre avait une garnison", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.45). Les auteurs anciens ne sont pas d’accord entre eux pour dire comment la cité est prise : selon Diodore de Sicile elle est assaillie frontalement ("Démétrios arriva au Pirée avec toutes les forces qu’il commandait et fit immédiatement attaquer la place de tous côtés, après avoir déclaré clairement quel était son projet. Dionysios le chef de la garnison de Munichie et Démétrios de Phalère, qui avaient été établis par Cassandre, défendirent les murailles avec les troupes nombreuses qu’ils avaient sous leurs ordres. Mais certains soldats d’Antigone forcèrent l’enceinte du côté du rivage, et réussirent à pénétrer dans la place, entraînant derrière eux beaucoup de leurs camarades. C’est ainsi que Le Pirée fut pris", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.45), selon Plutarque elle est conquise à la suite d’une méprise des habitants, qui ont cru que la flotte antigonide était celle de Ptolémée et qui lui ont ouvert les portes en grand avant de comprendre leur erreur ("Démétrios fit voile pour Athènes avec cinq mille talents d’argent et une flotte de deux cent cinquante navires. Démétrios de Phalère gouvernait la cité pour Cassandre, et le fort de Munichie était défendu par une bonne garnison. La fortune seconda si bien la prévoyance de Démétrios, qu’il parut devant le Pirée le vingt-six du mois thargélion [correspondant à notre actuel mi-mai à mi-juin : comme nous sommes en -307, la prise d’Athènes a donc lieu à la fin de l’archontat de Charinos en -308/-307, et non pas, comme le dit Diodore de Sicile dans le passage précité, sous Anaxicratès qui commence son mandat en juillet -307], sans que personne ne se fût douté de sa manœuvre. Quand la flotte approcha, les Athéniens, croyant avoir affaire à celle de Ptolémée, se préparèrent à la recevoir. Les stratèges, découvrant trop tard leur méprise, se mirent sur la défensive, ce qui provoqua un grand trouble : les Athéniens durent essayer de repousser Démétrios qu’ils n’attendaient pas, et qui, ayant trouvé les barrières du port ouvertes, y était entré sans obstacle et avait déjà débarqué", Plutarque, Vie de Démétrios 8), selon Polyen elle est soumise par la ruse, après que Démétrios ait fait croire aux habitants qu’il se dirigeait vers Corinthe pour endormir leur méfiance avant de se rabattre brusquement vers Le Pirée sans leur laisser le temps de réagir ("Pour se rendre maître du Pirée, Démétrios n’y mena pas d’abord toute sa flotte : il laissa au cap Sounion la plus grande partie de ses trières, et en détacha une vingtaine pour les envoyer non pas vers la cité mais vers Salamine. Démétrios de Phalère, stratège des Athéniens, au service de Cassandre, observa du haut de l’Acropole ces vingt trières ennemies voguant vers Salamine, et pensa qu’elles se dirigeaient vers Corinthe. Mais leurs marins opérèrent une rapide manœuvre pour se présenter devant Le Pirée, et furent bientôt rejoints par le gros de la flotte resté au cap Sounion. Les troupes débarquèrent en grand nombre et s’emparèrent des tours et du port", Polyen, Stratagèmes, IV, 7.6). Les mêmes auteurs sont en tous cas d’accord pour affirmer que les Athéniens sont heureux de se débarrasser de Démétrios de Phalère, dont ils ne supportent plus le pouvoir personnel ("On vit [Démétrios fils d’Antigone] distinctement sur le tillac de son navire, demandant par un signe qu’on se calmât et qu’on l’écoutât. Quand l’agitation fut calmée, il fit placer un héraut à côté de lui, qui cria que son père Antigone l’avait envoyé pour libérer les Athéniens sous les auspices les plus favorables, chasser de leur cité la garnison macédonienne, restaurer leurs lois et leur ancien régime. A cette proclamation, les Athéniens posèrent leurs boucliers à terre et battirent des mains, pressant à grands cris Démétrios de débarquer en le qualifiant de bienfaiteur et de sauveur", Plutarque, Vie de Démétrios 8-9 ; "Les hérauts crièrent : “Démétrios vient délivrer Athènes de son joug !”. Les Athéniens, à ce cri libérateur, acclamèrent Démétrios", Polyen, Stratagèmes, IV, 7.6 ; "Démétrios de Phalère fut envoyé avec quelques députés vers le fils d’Antigone, conclut avec lui un arrangement pour assurer aux Athéniens leur indépendance politique et en même temps pour assurer sa propre sécurité : il obtint de se retirer sauf à Thèbes en renonçant à tout espoir de rejouer un rôle dans Athènes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.55). Démétrios prend possession de la ville ("Pressé instamment par les Athéniens, [Démétrios fils d’Antigone] entra dans la ville. Il rassembla les citoyens et leur restaura le régime antérieur, promit que son père leur enverrait cent cinquante mille médimnes de blé et le bois nécessaire pour la construction de cent trières. C’est ainsi que les Athéniens recouvrèrent la démocratie, quinze ans après l’avoir perdue dans les batailles de Lamia et de Crannon, subissant une oligarchie qui, du fait de la toute-puissance de Démétrios de Phalère, s’apparentait en réalité à une monarchie", Plutarque, Vie de Démétrios 10) pendant que Démétrios de Phalère part en exil à Thèbes que son protecteur Cassandre reconstruit comme on l’a vu plus haut ("L’entourage de Démétrios de Phalère, conscients qu’ils ne pouvaient plus refuser l’entrée de la ville à un homme qui en était déjà le maître […], lui envoyèrent des députés. Démétrios [fils d’Antigone] leur réserva l’accueil le plus favorable, et pour leur inspirer confiance il les fit accompagner par Aristodémos de Milet, un des amis de son père, quand ils partirent. Il assura aussi la sûreté de Démétrios de Phalère qui, à cause du changement de régime, craignait davantage ses propres concitoyens que les ennemis : plein d’estime pour la réputation et la vertu de ce personnage, Démétrios le fit conduire à Thèbes comme il l’avait demandé, avec une bonne escorte", Plutarque, Vie de Démétrios 9 ; "[Démétrios de Phalère] fût respecté à Athènes, mais l’envie qui s’attache à tout obscurcit sa gloire : ses ennemis, à force d’intrigues, le firent condamner à mort en son absence. Ne pouvant pas sévir contre sa personne, ils assouvirent leur haine sur ses statues : on les renversa, on vendit les unes, on jeta les autres à la mer, on en fit des vases de nuit. Une seule fut conservée, celle qu’on voit encore sur l’Acropole. Favorinus prétend dans les Histoires diverses que ce fut aux instigations du roi Démétrios que les Athéniens se portèrent à ces excès", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.76-77 ; selon Plutarque et Strabon, toutes les statues élevées par Démétrios de Phalère dans Athènes durant sa tyrannie sont renversées ["Les trois cents statues élevées à Démétrios de Phalère n’eurent pas le temps d’être altérées par la rouille ou par l’humidité : elles furent renversées de son vivant", Plutarque, Préceptes politiques ; "Démétrios fut forcé de s’enfuir en Egypte. Ses plus de trois cents statues furent renversées par les révoltés et fondues, plusieurs historiens disent même que certaines furent transformées en pots de chambre", Strabon, Géographie, IX, 1.20]). Pour l’anecdote, le comique Ménandre, proche de Démétrios de Phalère, est aussi contraint à l’exil ("J’ai lu aussi qu’à l’époque où l’envie se déchaînait contre [Démétrios de Phalère] à Athènes, le poète comique Ménandre faillit encourir la peine capitale, parce qu’il était son ami, et ne fut sauvé que par l’intervention de Télesphoros le cousin de Démétrios", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.79), de même que l’orateur Dinarque ("Quand le fort de Munichie fut pris par Antigone et Démétrios, sous l’archontat d’Anaxicratès, [Dinarque] fut accusé d’avoir entretenu des intelligences avec Antipatros et Cassandre. Il vendit la plus grande partie de ses effets, et s’enfuit à Chalcis. Il y vécut en exil pendant quinze ans, en y gagnant beaucoup d’argent. Il fut rappelé à Athènes grâce au soutien de Théophraste, avec plusieurs autres exilés", pseudo-Plutarque, Vie de Dinarque 3). Cette conquête d’Athènes par Démétrios fils d’Antigone est suivie de mesures totalement hystériques décretées par les Athéniens en l’honneur de leur prétendu libérateur : abolition de l’archontat remplacé par une prêtrise en l’honneur de Démétrios et Antigone, création de deux tribus dédiées à Démétrios et Antigone, et surtout reconnaissance d’Antigone comme roi ("Par les honneurs excessifs qu’ils lui décernèrent, [les Athéniens] transformèrent Démétrios, qui s’était montré si grand et si respectable, en un personnage odieux et insupportable. Ils leur donnèrent d’abord, à lui et à son père Antigone, le titre de rois, que ni l’un ni l’autre n’avait jamais osé prendre, réservé jusqu’alors aux seuls descendants de Philippe II et d’Alexandre. Ils les honorèrent ensuite du titre de “dieux sauveurs” en abolissant l’archontat éponyme et en le remplaçant par un prêtre dédié élu chaque année, dont le nom serait mis en tête de tous les décrets et de tous les actes publics. Ils résolurent aussi de faire broder les portraits des deux rois parmi les autres dieux figurant sur le voile d’Athéna. Ils consacrèrent le lieu où Démétrios était descendu de son char, et y élevèrent un autel. Ils ajoutèrent deux nouvelles tribus aux anciennes, la Démétriade et l’Antigonide, représentées chacune par cinquante bouleutes, ce qui porta la Boulè de cinq cents membres à six cents", Plutarque, Vie de Démétrios 10 ; "On décréta que chaque fois que Démétrios viendrait à Athènes on le recevrait avec les offrandes qu’on accordait ordinairement à Déméter et à Dionysos, et qu’on donnerait à celui des Athéniens qui surpasserait les autres par l’éclat et la magnificence de ses dons aux dieux une somme d’argent prise sur le trésor public. Enfin, on changea le nom du mois de mounichion en celui de “démétrion”, le nom de l’énè kai néa ["Ÿnh kai nša", littéralement "l’ancien et le nouveau", dernier jour du mois], en celui de “démétriade”, et le nom de la fête des Dionysies, en celui de “Démétries”", Plutarque, Vie de Démétrios 12). Ces décrets, sur lesquels nous hésitons pour notre part entre rire et pleurer, sont soufflés par le libertaire Stratoclès - celui qui, selon le paragraphe 11 de la Vie de Démétrios de Plutarque, s’est réjoui de la défaite athénienne à Amorgos en -322 ("Le flatteur Stratoclès, auteur de ces nouveautés sophistiquées et inutiles, poussa l’outrance jusqu’à ordonner que ceux qui seraient envoyés par un décret du peuple vers Antigone ou Démétrios seraient appelés “théores” ["qewrÒj", littéralement "celui qui observe, qui examine, qui juge"], à l’instar de ceux que les cités grecques envoient sacrifier solennellement aux dieux lors des Jeux pythiques ou olympiques", Plutarque, Vie de Démétrios 11 ; "En reconnaissance des services reçus, les Athéniens adoptèrent le décret de Stratoclès imposant que des images en or d’Antigone et de Démétrios fussent placées sur le char à côté de celles d’Harmodios et Aristogiton [célèbre statue rappelant la tentative ratée de ces deux hommes de tuer Hippias le tyran d’Athènes en -514 : cette statue, volée par le Grand Roi de Perse Xerxès Ier lors de son invasion de la Grèce en -480, a été retrouvée par Alexandre dans un bâtiment de Suse en -330, elle a été ensuite rendue aux Athéniens par le même Alexandre ou par l’un de ses successeurs], qu’on offrirait au père et au fils des couronnes de deux cents talents, que des autels portant l’inscription : “A nos sauveurs” seraient élevés, qu’on ajouterait une tribu Antigonide et une tribu Démétriade aux dix déjà existantes, que chaque année on célébrerait des jeux, une procession et des sacrifices en leur honneur, et que leurs portraits seraient brodés sur le voile d’Athéna", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.56). Elles révèlent à quelle bassesse Athènes est tombée, car même si du temps de sa splendeur des énergumènes comme Stratoclès existaient déjà, ils avaient toujours contre eux des gens pour les contenir, pour les briser, pour les condamner : des décisions aussi piteuses n’ont jamais été prises à l’époque de Thémistocle et d’Aristide, à l’époque de Périclès, à l’époque de Cléon, ni même à l’époque d’Alcibiade qui comptait pourtant beaucoup de combinards et d’opportunistes, ni plus tard à l’époque de Démosthène. Les Athéniens sont devenus des chèvres. Démétrios, pour revenir à lui, prolonge sa conquête en s’emparant de Mégare, et en chassant la garnison que Cassandre y avait installée ("Démétrios s’empara les armes à la mains de Mégare, qui était occupée par une garnison. Il rendit à cette cité son indépendance, et reçut des grands honneurs de la part des habitants en témoignage de leur gratitude", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.56 ; "[Démétrios] prit Mégare. Les soldats voulurent la piller, mais les Athéniens plaidèrent en faveur des Mégariens et sauvèrent la cité. Démétrios en chassa la garnison de Cassandre, et redonna à la cité sa liberté", Plutarque, Vie de Démétrios 9 ; pour l’anecdote, c’est à cette occasion que Démétrios croise le philosophe Stilpon, qui lui adresse une célèbre réplique : "Le philosophe Stilpon, après que Démétrios Poliorcète eut détruit et pillé la cité de Mégare, lui demanda s’il n’avait rien perdu : “Non, dit-il, car l’ennemi ne peut pas faire de la vertu son butin”", Plutarque, Sur l’éducation des enfants).


Mais du côté de la Méditerranée occidentale, les choses évoluent dans un sens défavorable pour Antigone. Agathocle s’enlise devant Carthage, les habitants refusant toujours de le reconnaître comme leur nouveau maître. Par ailleurs, Ptolémée n’a plus à craindre que son ambitieux lieutenant Ophellas lui conteste un jour son hégémonie en Afrique du nord-est, puisqu’à peine arrivé sur le territoire carthaginois Ophellas a été assassiné par Agathocle. Diodore de Sicile place toute l’aventure d’Ophellas (le recrutement des troupes en Grèce, l’acheminement de ces troupes vers Cyrène, et leur convoyage jusqu’à Carthage) sous l’archontat de Charinos en -308/-307, on suppose donc que cet assassinat d’Ophellas par Agathocle a lieu au printemps -307 ("Après plus de deux mois d’une marche où elle éprouva les plus grandes fatigues, l’armée d’Ophellas joignit celle d’Agathocle, et campa séparément d’elle. En voyant ces nouvelles troupes arriver, les Carthaginois furent effrayés, parce qu’ils crurent qu’elles marchaient contre eux. Agathocle alla au-devant d’Ophellas, l’accueillit avec affection, lui fournit tout ce qui était nécessaire, et l’incita à donner du repos à ses hommes pour qu’ils se remissent de leurs fatigues. Pendant quelques jours, il observa le camp des nouveaux arrivants. Quand il vit que la majorité des soldats était occupée dans la campagne à se procurer fourrages et vivres, et qu’Ophellas ne se méfiait pas, il réunit son armée, à laquelle il déclara qu’Ophellas, venu sous prétexte de faire cause commune avec les Grecs, projetait en réalité de les trahir : il parvint à exaspérer les troupes au point qu’elles prirent les armes et allèrent attaquer les Cyrénéens. Ophellas, d’abord surpris par cette agression imprévue, tenta de la repousser, mais le mouvement de l’ennemi fut si rapide, et les effectifs dans le camp étaient si faibles, qu’il périt les armes à la main. Agathocle força ensuite le contingent cyrénéen à mettre bas les armes. Il réussit par des promesses à retourner ces troupes, qui passèrent à son service", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.42 ; "Ophellas vint avec une puissante armée se joindre à Agathocle, qui le combla de caresses, lui prodigua les flatteries, l’invita régulièrement à sa table, lui fit adopter un de ses fils, et finit par l’assassiner pour se saisir de son armée", Justin, Histoire XXII.7 ; "Le Cyrénéen Ophellas avait des nombreuses troupes. Agathocle, ayant appris qu’il aimait les garçons, lui donna en otage son fils Héracleidès qui était d’une grande beauté, en ordonnant à celui-ci de ne pas céder aux caresses d’Ophellas pendant quelques jours. L’enfant vint : le Cyrénéen, charmé par sa beauté, ne se consacra plus qu’à lui par toutes sortes d’attentions. Agathocle en profita pour amener les Syracusains. Il tua Ophellas, s’empara de tous ses biens, et recouvra son fils qui n’avait pas été déshonoré", Polyen, Stratagèmes, V, 3.4). Pour l’anecdote, Eurydice l’épouse athénienne d’Ophellas revient dans sa cité, et l’oublie rapidement dans les bras de Démétrios ("Etant inoccupé à Athènes, [Démétrios] épousa Eurydice, descendante de l’ancien Miltiade, qui après la mort de son mari Ophellas le gouverneur de Cyrène était revenue vivre dans cette cité", Plutarque, Vie de Démétrios 14). Sous l’archontat d’Anaxicratès en -307/-306, selon les paragraphes 54 et 55 livre XX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, Agathocle pousse vers l’ouest, prend Utique (site archéologique à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de l’actuelle Tunis, capitale de la Tunisie) puis Hippoakra ("Ippou¥kra" littéralement "Promontoire/¥kra du cheval/†ppoj", aujourd’hui Bizerte en Tunisie). Mais il est rattrapé par les affaires en Sicile, où ses adversaires politiques ont profité de son absence pour reprendre le pouvoir. Il s’embarque donc pour la Sicile afin d’y rétablir l’ordre ("Inquiet sur ce qui se passait en Sicile, [Agathocle] fit équiper quelques navires de charge et des pentécontères, il y embarqua deux mille fantassins, et, après avoir laissé le commandement de ses troupes en Libye à son fils Archagathos, il fit voile vers la Sicile", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.55 ; "Agathocle, partout victorieux, laissa son armée à son fils Archagathos et passa en Sicile, estimant que ses succès en Afrique ne vaudraient rien tant que Syracuse, contre laquelle les Carthaginois après la mort d’Hamilcar fils de Giscon avait envoyé une nouvelle armée, resterait assiégée. Au seul bruit de son arrivée, toutes les cités siciliennes, instruites de ses exploits en Afrique, s’empressèrent de lui ouvrir leurs portes. Ayant ainsi chassé les Carthaginois, il fut maître de la Sicile entière", Justin, Histoire XXII.8). Son fils Archagathos continue l’expansion vers l’ouest, jusqu’à la frontière de l’actuelle Algérie, dans une première expédition ("[Archagathos fils d’Agathocle] lança une expédition vers la haute Libye, qu’il confia à Eumachos. Ce stratège se rendit maître de l’importante cité de Toka ["Tèka", plus connue sous son équivalent latin "Thugga", où les Romains plus tard installeront leurs vétérans, site archéologique près de l’actuelle Téboursouk en Tunisie] après avoir soumis les Numides des environs. Il soumit ensuite Phelliné ["Fell…nh", site inconnu] et les habitants voisins, les Asphodélodes ["Asfodelèdeij", littéralement "qui vivent dans des cabanes fabriquées avec des tiges d’asphodèle", également mentionnés par Hérodote au paragraphe 190 livre IV de son Histoire], qui ont la même couleur de peau que les Ethiopiens. Eumachos prit aussi possession d’une troisième grande cité nommée Meschela ["Mescšla", site inconnu, en relation avec le peuple homonyme des "Maxyes/M£xuej" mentionné par Hérodote au paragraphe 191 livre IV de son Histoire], fondée jadis par des Grecs de retour de la guerre de Troie […]. Il s’empara encore d’une cité appelée Hippoakra [probablement la cité que les Romains appelleront "Hipporegius", aujourd’hui Annaba en Algérie], homonyme de celle qu’Agathocle avait conquise. Enfin il prit Akrida ["Akr…da", site inconnu], qu’il abandonna après l’avoir pillée et vendu ses habitants aux enchères", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.57). Mais une seconde expédition s’achève en désastre, le commandant Eumachos à la tête de cette expédition étant refoulé au terme d’une rixe contre les autochtones lors de son passage dans la cité de Miltiné ("Miltin»", site inconnu : "Eumachos fut chargé d’une nouvelle campagne vers la haute Libye. Il dépassa les cités qu’il avait conquises lors de sa première expédition, et avança jusqu’à Miltiné. Il tomba à l’improviste sur cette cité, mais les barbares s’y étaient réunis et engagèrent un combat de rues qui leur donna finalement la victoire. Eumachos fut chassé de la cité après avoir perdu beaucoup d’hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.58). Cette dispersion des forces - une partie occupée à garder Carthage, l’autre lancée dans l’aventure vers l’ouest, et l’autre retournée en Sicile avec Agathocle - fait naturellement le jeu des Carthaginois, qui reprennent le contrôle de leur territoire au point qu’Archagathos, devenu la cible des attaques de ses propres soldats qu’il n’arrive plus à payer à cause de ses multiples défaites, est contraint d’appeler son père Agathocle au secours (tous ces événements sont relatés par Diodore de Sicile aux paragraphes 59 à 61 livre XX de sa Bibliothèque historique). Celui-ci quitte à nouveau la Sicile pour l’Afrique, où il s’avère incapable de redresser la situation : dans des conditions obscures sur lesquelles les historiens actuels débattent encore, mais que nous n’aborderons pas ici parce que cela nous écarterait de notre sujet, Agathocle est finalement contraint de fuir en catimini contre son armée en pleine rébellion, qui assassine son fils Archagathos peu après son départ ("Voyant que son imprudence soulevait la haine contre lui, craignant par ailleurs que la solde impayée ne fût un nouveau sujet de plaintes, [Agathocle] s’enfuit pendant la nuit avec son fils Archagathos. En apprenant son départ, ses soldats furent effrayés, se considérant comme des prisonniers en sursis, et s’écriant que pour la seconde fois leur roi les abandonnait au milieu des ennemis, que celui qui leur devait une sépulture renonçait même à défendre leur vie. Ils voulurent poursuivre le roi, mais furent arrêtés par les Numides et forcés de rentrer dans leur camp. Ils capturèrent néanmoins Archagathos qui, égaré dans l’obscurité, s’était séparé de son père. Agathocle retourna à Syracuse avec les navires et les pilotes qui l’avaient ramené de Sicile, rare exemple de lâcheté d’un roi qui trahit son armée et d’un père qui trahit ses enfants. Après son départ, les soldats traitèrent avec l’ennemi, ils égorgèrent les fils d’Agathocle et se livrèrent aux Carthaginois", Justin, Histoire XXII.8 ; "[Agathocle] s’embarqua sans perdre de temps sur un navire de transport, et mit secrètement à la voile. On était alors à l’époque du coucher des Pléiades, à l’approche de l’hiver [-306/-305]. Il partit en ne songeant qu’à mettre en sécurité sa personne, abandonnant ses enfants que les soldats, dès qu’ils apprirent la fuite du père, égorgèrent sans pitié. Ceux-ci se choisirent des nouveaux chefs dans leurs rangs, qui entrèrent en négociation avec les Carthaginois et conclurent la paix aux conditions suivantes : les Grecs restitueraient toutes les cités qu’ils possédaient encore, et recevraient en indemnité une somme de trois cents talents, ceux qui désireraient s’enrôler au service des Carthaginois recevraient une paie régulière, les autres seraient renvoyés en Sicile et consignés dans la cité de Solonte [colonie carthaginoise, au nord-ouest de l’île]. La plupart des soldats donnèrent leur accord à ces conditions, qui furent respectées. Seules quelques garnisons dans diverses cités, espérant encore être secourues par Agathocle, les refusèrent, mais ils furent attaqués et vaincus par les Carthaginois, qui crucifièrent leurs chefs et envoyèrent les simples soldats enchaînés travailler aux champs afin qu’ils y rétablissent les cultures qu’ils avaient eux-mêmes ravagées durant la guerre. C’est ainsi que les Carthaginois, après un conflit de quatre ans, recouvrèrent leur liberté", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.69). C’est la fin de l’aventure africaine d’Agathocle et de ses rêves d’empire grec en Méditerranée occidentale, et le retour au point de départ, en Sicile, incluant la reprise des guerres entres cités grecques et cités carthaginoises et des querelles politiques internes à l’intérieur de ces cités grecques, sur lesquelles nous n’avons aucune raison de nous étendre ici. Le bilan est nul, après avoir coûté beaucoup de vies. C’est sans doute parce qu’il apprend ces événements à l’ouest qu’Antigone, jugeant que Ptolémée qui n’est plus inquiété du côté de la Libye redevient dangereux et va de nouveau s’intéresser aux affaires du Levant et d’Anatolie, rappelle d’Athènes son fils Démétrios à l’hiver -307/-306 ou début -306 pour lui demander de reconquérir Chypre. Démétrios maugrée, car Corinthe et Sicyone sont toujours sous contrôle de garnisons ptolémaïques qu’il n’a pas réussi à soumettre par la négociation. Il obéit cependant à son père : il part vers Chypre ("Son père le rappela pour reprendre l’île de Chypre à Ptolémée. Il dut obéir, malgré son regret d’abandonner la guerre en Grèce, qui lui semblait plus honorable et plus brillante. Avant son départ, il députa vers Cléonidas, lieutenant de Ptolémée, qui occupait avec des garnisons Sicyone et Corinthe, pour lui offrir des sommes considérables contre la libération de ces cités. Cléonidas ayant rejeté sa proposition, il s’embarqua sur-le-champ avec ses troupes, et fit voile vers Chypre", Plutarque, Vie de Démétrios 15). A peine débarqué, il bat Ménélaos le frère de Ptolémée et gouverneur de l’île ("Démétrios se rendit vers la Cilicie puis fit voile vers Chypre, avec quinze mille fantassins et quatre cents cavaliers, sur cent dix trières légères, cinquante-trois bâtiments lourds de combat, et un grand nombre de navires portant les munitions de son infanterie et de sa cavalerie. Démétrios débarqué sur le rivage près de Karpasia [dans la péninsule au nord-est de l’île], fit tirer ses navires à terre à l’intérieur de son camp qu’il fit entourer d’une palissade et d’un fossé. Il lança ses premières attaques sur Karpasia et Urania, dont il prit possession. Puis, laissant une troupe suffisante pour garder les navires, il marcha à la tête de son armée contre Salamine. Le stratège Ménélaos, établit là par Ptolémée comme gouverneur de toute l’île, y rassembla toutes les garnisons des forteresses. Quand les ennemis ne furent plus qu’à soixante stades de distance, il sortit de Salamine avec douze mille hommes et huit cents cavaliers. Une bataille s’engagea : Ménélaos fut défait et contraint de fuir. Mille hommes furent tués, Démétrios fit trois mille prisonniers, et s’avança jusque sous les murs de la cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.47 ; "En arrivant, il attaqua et battit Ménélaos, frère de Ptolémée", Plutarque, Vie de Démétrios 15), qu’il refoule dans Salamine de Chypre. Ménélaos envoie un appel au secours à Ptolémée ("Après la bataille où il fut vaincu, Ménélaos fit transporter sur les murailles de Salamine les machines et les traits, répartit ses hommes sur les créneaux, pour soutenir le siège imminent. Il fit aussi partir vers l’Egypte des courriers pour informer son frère de sa défaite et pour lui demander un secours rapide", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.47), avant de subir un siège raconté longuement par Diodore de Sicile au paragraphe 48 livre XX de sa Bibliothèque historique, au cours duquel Démétrios fabrique des machines qui impressionnent beaucoup ses contemporains. Ptolémée qui ne veut pas perdre Chypre décide de tenter une confrontation directe : il envoie une flotte de secours ("Informé des revers de ses troupes à Chypre, Ptolémée quitta l’Egypte à la tête d’une flotte considérable et d’une armée terrestre nombreuse. Il aborda l’île de Chypre du côté de Paphos [sur la côte ouest de l’île], rallia tous les navires qui se trouvait dans les ports de l’île, et remit ensuite à la voile pour se rendre à Kition, à deux stades de Salamine. Sa flotte monta alors à cents quarante navires longs, parmi lesquels des pentères et des tétrères, et plus de deux cents bâtiments de charge qui emportaient dix mille fantassins", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.49). Selon Plutarque, des brefs pourparlers s’engagent, sans résultat ("Ptolémée en personne parut avec des forces terrestres et maritimes considérables. On tenta des pourparlers, où alternèrent menaces et bravades. Ptolémée intima à Démétrios l’ordre de se retirer “avant que toutes ses forces réunies vinssent l’écraser” : Démétrios offrit à Ptolémée de se retirer “à condition que les garnisons qui maintenaient Sicyone et Corinthe en servitude fussent rappelées”. De la bataille incertaine en préparation naquit une tension qui atteignit non seulement Démétrios et Ptolémée, mais encore tous les autres gouverneurs. Tous furent suspendus au résultat de ce duel, car tous étaient sûrs que la victoire non seulement apporterait Chypre et la Syrie au vainqueur, mais en ferait le plus puissant des rois", Plutarque, Vie de Démétrios 15). La bataille commence donc ("Quand Démétrios fut informé du mouvement des ennemis, il confia dix pentères à son navarque Antisthène avec ordre de bloquer les navires [de Ménélaos] accostés à Salamine pour les empêcher de prendre part à l’action, il demanda à sa cavalerie de se tenir prête sur le rivage à porter secours à leurs camarades défaits cherchant à se sauver à la nage, et lui-même avança droit à la rencontre des ennemis avec cent huit navires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.50 ; "Ptolémée, cinglant à pleines voiles, s’avança contre Démétrios avec cent cinquante navires, et envoya dire à Ménélaos de sortir de Salamine avec ses cent soixante navires quand la bataille serait engagée afin de désorganiser l’arrière-garde ennemie. Mais Démétrios laissa dix navires pour contrer ceux de Ménélaos, un nombre suffisant pour garder la sortie étroite du port et empêcher Ménélaos d’en sortir, et, après avoir rangé ses fantassins sur les pointes qui avançaient dans la mer, il prit le large et alla charger la ligne de Ptolémée avec tant d’impétosité qu’il la rompit", Plutarque, Vie de Démétrios 16), longuement décrite par Diodore de Sicile aux paragraphes 51 et 52 livre XX de sa Bibliothèque historique, et tourne rapidement à un gigantesque méli-melo où Diodore de Sicile lui-même avoue sa difficulté à voir une quelconque tactique d’un côté comme de l’autre : les bâtiments s’entrechoquent, se coulent mutuellement, les exploits de tels combattants aguerris et de tels tireurs excellents sont réduits à néant à cause du navire où ils sont montés qui, peu solide, est envoyé par le fond, au contraire de tels combattants et tireurs plus médiocres qui sautent de navire en navire et échappent ainsi à la noyade ("Les hommes vaincus dans la mêlée triomphaient par la supériorité du navire qu’ils montaient, tandis que ceux qui avaient eu l’avantage les armes à la main finissaient vaincus à cause de l’infériorité de leur bâtiment et de la bizarrerie des événements qui se produisent généralement dans les affrontement de cette nature. Dans les combats terrestres en effet la valeur des combattants se manifestent aux yeux de tous, aucune circonstance étrangère ne vient enlever le prix du courage à ceux qui le méritent, au contraire dans les combats maritimes des nombreux imprévus privent souvent de la victoire ceux à qui leurs belles actions auraient dû l’assurer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.51). Au terme de ce grand n’importe-quoi, Démétrios est vainqueur ("Telle fut l’issue de cette bataille navale. Plus de cent bâtiments de charge furent pris à Ptolémée, ainsi que quarante navires longs avec leurs équipages, quatre-vingts autres furent presque coulés, emmenés avec difficulté par les vainqueurs vers le camp qu’ils occupaient en face de la cité. Démétrios n’eut que vingt navires endommagés, qu’il fit réparer et qui reprirent rapidement la mer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.52). Ptolémée est contraint de retourner penaud vers l’Egypte. Son frère Ménélaos comprenant qu’il n’aura plus de secours remet la cité de Salamine de Chypre à Démétrios, qui devient de facto le maître de l’île de Chypre ("Défait, Ptolémée renonça à tout espoir de conserver l’île de Chypre, il mit à la voile aussitôt vers l’Egypte. Démétrios s’empara donc sans obstacle de toutes les cités de l’île, et incorpora dans ses rangs les troupes qui constituaient les garnisons de ces cités, soit six mille fantassins et six cents cavaliers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.53 ; "Ptolémée, se voyant vaincu, prit précipitamment la fuite avec huit navires, les seuls qu’il put sauver, les autres ayant été brisés au cours de la bataille et soixante-dix avec leur équipage étant tombés au pouvoir de l’ennemi. Ses domestiques, ses amis, ses femmes, ses munitions, son argent, ses machines de guerre, enfin tout ce qui était dans des bâtiments de charge à l’ancre fut pris par Démétrios et conduit dans son camp. […] Après cette défaite, Ménélaos ne résista plus, et remit Salamine aux mains de Démétrios avec tous ses navires et toutes son armée terrestre, soit douze cents cavaliers et douze mille fantassins", Plutarque, Vie de Démétrios 16 ; "L’hiver [-307/-306] étant passé, Démétrios conduisit une escadre vers l’île de Chypre, y défit en combat naval Ménélaos l’un des satrapes de Ptolémée, et ensuite Ptolémée lui-même, venu l’attaquer. Ptolémée s’enfuit vers l’Egypte", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.6 ; "Ptolémée livra à Démétrios une seconde bataille navale, où sa flotte fut détruite. Il abandonna la victoire à l’ennemi, et se retira en Egypte. Démétrios, imitant la conduite de son adversaire, renvoya à Ptolémée son fils Leontiscos et son frère Ménélaos, ses amis et son bagage. Rivalisant ainsi de munificence et de bienfaits dans la guerre, l’un et l’autre montrèrent que l’honneur et non la haine les animait", Justin, Histoire XV.2 ; le récit de Polyen, qui montre Ptolémée vaincu non pas dans une bataille navale mais alors qu’il opère un débarquement, et Ménélaos réussissant à s’enfuir avec lui, nous laisse perplexes : "Démétrios assiégeait Salamine de Chypre avec cent quatre-vingts navires. Ménélaos le stratège de Ptolémée gardait la cité avec soixante navires, et attendait l’arrivée imminente de Ptolémée avec cent quarante navires. Démétrios, s’estimant incapable de résister à une telle flotte de deux cents bâtiments, doubla un cap et se mit en embuscade dans une anse où le mouillage était bon et où ses trières étaient cachées derrière de hauts rochers. Ptolémée, sans prendre garde à ses arrières, débarqua dans un endroit facile. Tandis que ses troupes mettaient pied à terre, Démétrios sortit de son embuscade et se montra aux ennemis. Il fondit sur les navires égyptiens encore occupés à débarquer, et remporta rapidement la victoire. Ptolémée prit aussitôt la fuite, et Ménélaos, qui s’était avancé pour le soutenir, s’enfuit avec lui", Polyen, Stratagèmes, IV, 7.7). Quand la nouvelle de cette victoire arrive à Antigone, celui-ci n’hésite plus : il accepte le titre de roi que lui ont décerné les Athéniens ("En apprenant la victoire importante que son fils venait de remporter, Antigone s’enorgueillit : il ceignit sa tête du diadème et se donna le titre de roi, et il accorda à Démétrios le même titre et les honneurs attachés à cette dignité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.53 ; "Aristodèmos [le messager qui apporte la nouvelle de la victoire de Démétrios] était entouré d’une foule immense, accourue de toutes parts. Quand il fut près du roi, il lui tendit la main, et dit d’une voix forte : “Sois heureux, roi Antigone, nous avons vaincu Ptolémée dans un combat naval, nous sommes maîtres de Chypre et avons fait seize mille six cents prisonniers”. […] A l’instant tout le peuple proclama rois Antigone et Démétrios. Les amis d’Antigone le ceignirent du diadème, et lui-même en envoya un à son fils avec une lettre le reconnaissant également roi", Plutarque, Vie de Démétrios 17-18 ; "Antigone repoussa Ptolémée en remportant une éclatante victoire navale au large de Chypre, son fils Démétrios commandant la flotte. Après ce brillant fait d’armes, les troupes proclamèrent rois Antigone et Démétrios, les prétendants légitimes étant morts", Appien, Histoire romaine XI.275), dans le sens d’"héritier d’Alexandre le Grand sur tout l’empire" - ce qu’on peut considérer en même temps comme une usurpation, puisqu’Antigone n’a aucun lien direct de parenté avec le conquérant, et comme une captation légitime du titre royal, en vertu du "droit de la lance" instauré par le conquérant et en l’absence d’héritier direct puisqu’Héraclès le dernier fils d’Alexandre a été récemment assassiné, laissant le trône royal vacant. La réponse de Ptolémée à cette proclamation est immédiate : il prend le titre de roi à son tour ("Ne se considérant pas inférieur en puissance et en fortune [par rapport à Antigone], malgré la défaite qu’il venait d’essuyer, Ptolémée ceignit également le diadème, et se présenta comme roi dans tous les actes qu’il signa à partir de ce moment", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.53 ; "Lorsque cette nouvelle [du couronnement d’Antigone comme roi] fut portée en Egypte, les Egyptiens, qui ne voulaient pas paraître abattus par leur défaite, proclamèrent aussi Ptolémée roi", Plutarque, Vie de Démétrios 18 ; "Ptolémée fut proclamé roi par ses troupes, qui estimaient que sa défaite ne le rendait pas inférieur aux vainqueurs", Appien, Histoire romaine XI.276), mais cette fois dans le sens restreint de "roi d’Egypte". Ses pairs Lysimaque et Séleucos l’imitent : ils se déclarent aussi rois de leurs provinces respectives ("Les autres héritiers de la puissance d’Alexandre, jaloux de ce rang, se déclarèrent aussi rois, parmi lesquels Séleucos devenu récemment le maître des hautes satrapies, ainsi que Lysimaque et Cassandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.53 ; "Les autres gouverneurs suivirent aussitôt l’exemple [d’Antigone et de Ptolémée] et, de satrapes, tous devinrent rois", Appien, Histoire romaine XI.277 ; le document archéologique commodément appelé Chronique royale hellénistique (ou Liste royale hellénistique) par les spécialistes, calqué sur les antiques Chronique royale sumérienne, Chronique royale babylonienne et Chronique royale assyrienne dont elle prétend être la suite légitime, publié en 1980 par Albert Kirk Grayson dans l’encyclopédique Reallexikon der assyriologie und vorderasiatischen archäologie [abrégée en "RlA" dans le petit monde des assyriologues], rédigé en babylonien au plus tôt dans la seconde moitié du IIème siècle av. J.-C. puisque le nom du roi séleucide Démétrios II y figure, dit la même chose : "Alexandre régna sept ans [en Mésopotamie, entre son entrée à Babylone fin -331 et sa mort au printemps -323]. Philippe [III Arrhidée] frère d’Alexandre régna huit ans [de -323 à -316/-315]. Aucun roi ne dirigea le pays pendant quatre ans [depuis -316/-315 jusqu’au retour de Séleucos en -312, qui correspond à l’année 0 du calendrier séleucide comme on l’a vu plus haut], le stratège Antigone fut régent [texte manque]. Six ans après Alexandre [IV] fils d’Alexandre [assassiné en hiver -311/-310 par Cassandre], l’an 7 [du calendrier séleucide, c’est-à-dire l’année -305 du calendrier chrétien] fut la première année de règne de Séleucos [Ier], qui régna vingt-cinq ans", Chronique royale hellénistique). Cassandre, le dernier, rechigne au titre sans qu’on sache ses raisons ("Cette ambition [de prendre le titre royal] gagna tous les successeurs d’Alexandre. Lysimaque le premier porta le diadème. Séleucos écouta les doléances des Grecs de la même façon que celles des barbares, en roi. Seul Cassandre, pourtant appelé roi dans les lettres que les autres lui écrivaient, continua à leur répondre comme précédemment", Plutarque, Vie de Démétrios 18 ; "Fier de cette victoire [à Chypre], Antigone se proclama roi avec son fils Démétrios. Ptolémée, pour ne pas rester en-dessous d’eux face au peuple, se fit décerner le même titre par son armée. A cette nouvelle, Cassandre et Lysimaque s’arrogèrent à leur tour la dignité royale, dont ils n’avaient pas osé revêtir les insignes tant qu’un fils de leur ancien maître existait encore : leur respect pour sa mémoire était tel, qu’ils s’étaient toujours refusé à prendre le pouvoir et le titre de roi aux héritiers légitimes d’Alexandre", Justin, Histoire XV.2), même s’il le prend aussi au final. Certains hellénistes pensent qu’il a un complexe alexandrin - il n’a pas participé à l’épopée du conquérant, contrairement aux autres -, il n’a pas la "légitimité de la lance", en conséquence il pense peut-être dans un premier temps réserver le titre de roi pour sa progéniture via sa femme Thessaloniki bâtarde de Philippe II. D’autres hellenistes rappellent, en s’appuyant sur le paragraphe 74 de la Vie d’Alexandre de Plutarque, que le seul contact direct que Cassandre a eu avec Alexandre en -323 a été si exécrable, que Cassandre reste soupçonné d’avoir empoisonné celui-ci peu de temps après cette rencontre : on peut donc supposer que les anciens compagnons du conquérant - Ptolémée, Séleucos, Lysimaque - n’acceptent de le voir gouverner à Pella que par défaut, moins par respect pour lui que par respect pour son père Antipatros qui a bien géré les affaires de Grèce entre -334 et -323, et que Cassandre hésite à remettre de l’huile sur le feu en clamant partout que l’ancien accusé de la mort d’Alexandre règne désormais sur Pella (sur ce point, les épigraphistes ajoutent que jusqu’en -305/-304 au moins, les actes de Ptolémée continueront d’être enregistrés au nom d’Alexandre IV, pourtant assassiné fin -311 ou début -310 par Cassandre : peut-être faut-il voir dans cette étrangeté la désapprobation de Ptolémée à l’encontre de Cassandre). En tous cas l’accession des diadoques au titre royal entérine officiellement la fin de l’unité de l’empire, l’atomisation de cet empire en plusieurs principautés indépendantes qui existaient déjà de facto depuis la mort de Perdiccas et le partage de Triparadeisos en -321. Indirectement, elle manifeste aussi l’échec d’Antigone à succéder à Perdiccas, à Antipatros, à Polyperchon, comme épimélète de toutes les terres conquises. La création d’une garnison baptisée Antigonia sur le mode des Alexandries - et de Cassandreia en -316, et de Lysimacheia en -309 - à l’embouchure de l’Oronte (au sud d’Alexandrie-sous-Issos/Iskenderun, idéalement près des Portes syriennes que le prince Cyrus et les Dix Mille ont empruntées en -401, qu’Alexandre a aussi emprunté en -333, contrôlant l’accès aux hautes terres du Croissant Fertile), pour essayer de dominer l’Asie à l’est, l’Egypte au sud, l’Anatolie au nord, et la Grèce à l’ouest ("Antigone était alors [en -306, au moment où Démétrios est occupé à conquérir l’île de Chypre contre Ptolémée] occupé à bâtir une cité sur les bords de l’Oronte, à laquelle il donna son nom, Antigonia. Cette cité imposante avait soixante-dix stades de circonférence, elle était destinée à menacer autant la Babylonie que les satrapies de haute et de basse Asie, et les territoires voisins de l’Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.47), ne servira finalement à Antigone Ier - c’est ainsi que nous le désignerons désormais, de même que tous les autres rois - qu’à défendre le territoire limité où il s’est imposé militairement depuis -319, et non pas à régner sur l’ensemble des pays conquis par Alexandre.


Espérant achever sa victoire de Chypre par l’anéantissement de Ptolémée Ier, Antigone Ier lance une attaque générale contre l’Egypte, en prenant personnellement la direction de l’armée terrestre tandis que son fils Démétrios commande la flotte ("L’année où Koroibos fut archonte à Athènes [de juillet -306 à juin -305 ; cette indication signifie-t-elle que le décret de Stratoclès adopté en -306 à la suite de la conquête d’Athènes par Démétrios, imposant le remplacement de l’archonte éponyme par un prêtre voué à Antigone et Démétrios, n’est pas appliqué ? ou bien Diodore de Sicile commet-il une erreur en qualifiant ce Koroibos d’"archonte" au lieu de "prêtre d’Antigone et de Démétrios" ?], Rome eut Quintus Marcius et Publius Cornélius pour consuls. […] [Antigone Ier], désireux de porter la guerre en Egypte, rappela auprès de lui Démétrios qui se trouvait toujours dans l’île de Chypre. Il rassembla à Antigonia une armée dont il prit le commandement terrestre, constituée de quatre-vingt mille fantassins, huit mille cavaliers et quatre-vingt-trois éléphants, et confia le commandement de sa flotte à Démétrios, constituée de cent cinquante navires longs bien équipés et d’une centaine de bâtiments de charge emportant de nombreuses armes de traits, avec ordre de progresser le long du rivage en même temps que lui-même avancerait en Koilè-Syrie. Les pilotes déclarèrent qu’il fallait attendre le coucher des Pléiades huit jours plus tard [au début de l’hiver ; l’événement a donc lieu fin -306], mais Antigone Ier les obligea à sortir du port en les accusant de poltronnerie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.73 ; "Antigone Ier, enorgueilli des succès que Démétrios venait d’obtenir à Chypre, résolut de marcher sans attendre contre Ptolémée Ier. Il se mit personnellement à la tête de son armée terrestre, et Démétrios suivit sa marche avec une flotte nombreuse", Plutarque, Vie de Démétrios 19). Il arrive à Gaza, puis s’engage dans le désert du Sinaï ("Arrivé à Gaza [Antigone Ier] ordonna aux soldats de prendre chacun pour dix jours de vivres, il fit placer sur les chameaux que lui fournirent les Arabes cent trente mille médimnes de blé et une quantité considérable de foin pour les bêtes de somme et les chevaux, et il chargea les armes de traits sur des chars à deux chevaux. Puis il pénétra dans le désert", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.73), dont la traversée s’avère très difficile ("L’armée souffrit beaucoup de cette traversée, et fut arrêtée souvent par les marais", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.74). Démétrios de son côté est bousculé par la tempête, certains de ses navires sont écartés ou détruits ("Démétrios fit sortir la flotte de Gaza au milieu de la nuit. Pendant quelques jours, la mer fut si calme que les navires à rames furent contraints de remorquer les navires de charge pour les obliger à suivre. Mais bientôt, le coucher des Pléiades étant arrivé, un vent très fort venu du nord souffla sur la flotte, plusieurs tétrères furent violemment emportées, détournées vers la cité de Raphia [aujourd’hui Rafah en Palestine] dont le port est difficile d’accès et entouré de dangereux marécages, une partie des bâtiments transportant les armes fut coulée, l’autre fut obligée de rentrer à Gaza. Les navires les plus résistants tinrent la mer jusqu’au mont Kasios [en bordure du lac Sirbonis, aujourd’hui le lac Bardawil en Egypte] à peu de distance du Nil, mais comme ce lieu est inabordable et exposé aux orages ils furent contraints de jeter l’ancre dans une mer très tourmentée à deux stades de la côte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.74 ; "Antigone Ier éprouva sur terre de grandes difficultés, et Démétrios subit une violente tempête qui menaça de le faire échouer sur des côtes inhospitalières et inabritées. Beaucoup de navires furent perdus, les autres furent contraints de faire demi-tour sans avoir rien fait. Or Antigone Ier, qui avait alors près de quatre-vingts ans, devenu inapte à la guerre moins par son âge que par son obésité, comptait beaucoup sur la chance, les aptitudes et l’expérience déjà grande de son fils", Plutarque, Vie de Démétrios 19). Ptolémée Ier envoie alors des messagers crier qu’il donnera beaucoup d’argent à ceux qui voudront déserter de l’armée d’Antigone Ier : l’appel est entendu, suite au désastre de la flotte et de la difficile traversée du désert qui a fait beaucoup de mécontents ("Après avoir fait occuper par des bonnes garnisons tous les points défensifs du pays, Ptolémée Ier envoya des émissaires sur des barques à croc pour qu’ils s’approchassent des endroits où l’ennemi pourrait débarquer et annonçassent à son de trompe que le roi d’Egypte proposait deux mines aux soldats et un talent aux commandants qui voudraient quitter le service d’Antigone Ier. Cette proclamation séduisante excita beaucoup les commandants et les soldats d’Antigone Ier qui, pour des motifs divers, pensaient déjà à changer de camp. On compta donc un grand nombre de déserteurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.75). L’expédition s’achève rapidement par manque de matériel et de combattants. Incapable de débarquer, Démétrios repart difficilement vers Gaza contre le vent ("Ptolémée Ier, instruit des manœuvres maritimes des ennemis, vint rapidement disposer son armée le long du rivage pour s’opposer à leur débarquement. Démétrios fut ainsi dans l’incapacité de mettre ses troupes à terre, et comme par ailleurs il savait que la côte était naturellement défendue par des bas-fonds et des marais impraticables, il fit faire demi-tour à toute sa flotte. Le vent du nord soufflant de nouveau souleva les flots à une grande hauteur, au point que trois tétrères et plusieurs bâtiments de charge furent jetés vers la côte et tombèrent au pouvoir de Ptolémée Ier. Le reste des navires, grâce aux efforts vigoureux des équipages, réussit à se sauver", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.76), et Antigone le suit car il ne peut plus avancer ("Ptolémée Ier ayant garni de troupes tous les points où on pouvait débarquer et disposé sur le fleuve un grand nombre de barques armées de machines et d’hommes habiles à s’en servir, Antigone Ier fut très inquiet : la bouche de Péluse était inaccessible à sa flotte à cause des dispositions de l’ennemi, son armée était bloquée devant un fleuve trop large pour qu’on tentât un passage, et après tant de jours inutiles les vivres et les fourrages commençaient à manquer. Tout cela provoqua le découragement de ses troupes, au point qu’il réunit ses chefs en conseil pour savoir si on devait rester et continuer la guerre ou retourner en Syrie au plus vite pour y préparer une nouvelle expédition à une époque où le Nil serait moins haut. Tous les conseillers furent unanimes pour partir. Antigone Ier ordonna donc de lever le camp, et revint en Syrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.76 ; "Assiégé en même temps par l’armée terrestre d’Antigone Ier et par la flotte de Démétrios, [Ptolémée Ier] se vit réduit aux dernières extrémités, mais ses fantassins qu’il envoya vers Péluse et les navires qui défendirent l’entrée du fleuve, lui préservèrent son territoire", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.6).


De retour à Antigonia, Antigone Ier par dépit se concentre à nouveau sur la mer Egée : puisque sa tentative de soumettre physiquement l’Egypte a échoué, il va tenter de l’asphyxier. Dans la grande barrière maritime formée par la ligue des Nésiotes à l’ouest et Chypre à l’est, l’île de Rhodes constitue un trou par où le commerce égyptien continue de passer. Antigone envoie donc son fils assiéger les Rhodiens, qui n’ont pas voulu participer à l’expédition contre l’Egypte pour la raison qu’on a dite plus haut - les Rhodiens tirent l’essentiel de leurs revenus en taxant les navires transportant le blé égyptien vers la mer Egée, ils ont donc un intérêt financier vital à entretenir des bonnes relations avec le roi d’Egypte ("A l’époque où il guerroyait contre Ptolémée dans l’île de Chypre, Antigone avait envoyé des députés vers les Rhodiens pour les engager à s’allier avec lui en donnant des navires en renfort à Démétrios. Comme les Rhodiens avaient rejeté cette proposition, Antigone avait détaché un stratège avec quelques bâtiments en lui ordonnant d’arrêter tous les bateaux marchands en partance pour l’Egypte et de confisquer leurs cargaisons. Mais les Rhodiens repoussèrent ce stratège. Antigone Ier les accusa alors de déloyauté, et les menaça de venir les assiéger avec une gigantesque armée. Dans un premier temps les Rhodiens témoignèrent par un décret solennel de leur respect pour Antigone Ier en lui envoyant une délégation chargée de lui décerner les plus grands honneurs, tout en continuant à le supplier de ne pas les forcer à prendre part à la guerre contre Ptolémée Ier : cette délégation fut reçue très durement par le roi, qui fit immédiatement partir des troupes et des machines de siège sous le commandement de son fils Démétrios. Les Rhodiens, effrayés par la colère du roi et la supériorité de ses forces, envoyèrent des députés vers Démétrios pour lui annoncer qu’ils consentaient à servir Antigone Ier dans sa guerre contre Ptolémée Ier. Mais Démétrios ayant demandé qu’ils lui remissent leurs citoyens les plus réputés comme otages et que sa flotte pût s’installer dans tous les ports de l’île, les Rhodiens, sûrs que ces demandes équivalaient à une soumission, se résignèrent à la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.82). Le siège commence à une date indéterminée ("Quand Euxénippos fut archonte à Athènes [entre juillet -305 et juin -304], Lucius Postumius et Tiberius Minucius furent consuls à Rome. A cette époque, la guerre commença entre les Rhodiens et Antigone Ier", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.81), raconté très longuement par Diodore de Sicile, féru de stratégie, aux paragraphes 83-88 et 91-98 livre XX de sa Bibliothèque historique. La postérité en a surtout retenu les machines formidables conçues par Démétrios pour tenter de faire plier les assiégés, dont une hélépole ["˜lšpolij", littéralement "qui prend/aƒršw la cité/pÒlij"] spécialement fabriquée - telle bien plus tard la Grosse Bertha dans un autre conflit par d’autres belligérants - après des mois d’assauts infructueux ("Diokleidès d’Abdère fut admiré pour son hélépole que Démétrios fît avancer sous la cité de Rhodes, afin d’en battre les murs", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.40), décrite minutieusement par Diodore de Sicile ("L’année où Phéréclès fut archonte à athènes [entre juillet -304 et juin -303], Publius Sempronius et Publius Sulpicius furent consuls à Rome, ce furent les cent dix-neuvièmes olympiades où Androménès de Corinthe fut vainqueur à la course. A cette époque, Démétrios ayant jusqu’alors échoué dans ses tentative de prendre Rhodes par la mer, résolut de diriger ses attaques par la terre. Ayant rassemblé une immense quantité de matériaux prélevés de partout, il fit construire une hélépole dont la grandeur surpassa toutes celles fabriquées antérieurement. Elle avait une base carrée, chaque côté formé de bois équaris joints par des liens en fer avait une cinquantaine de coudées de long. L’intérieur était constitué de planchers distants d’environ une coudée les uns des autres, destiné à porter les servants de la machine. Huit grandes roues supportaient toute la masse, leurs jantes renforcées par du fer laminé avaient deux coudées d’épaisseur, elles étaient montées sur des pivots en fer qui permettaient de faire manœuvrer l’ensemble dans toutes les directions. A chacun des quatre angles s’élevaient les piliers de bois d’une centaine de coudées qui, s’inclinant l’un vers l’autre, supportaient tous les planchers. On comptait neuf planchers : le premier était constitué de quarante-trois solives, le dernier de seulement neuf. Des tôles cloutées les unes sur les autres protégeaient trois côtés de la machine contre les torches enflammées lancées par les ennemis. Sur le quatrième côté, chaque plancher disposait d’une ouverture adaptée à la hauteur des dispositifs lanceurs de traits qui y étaient installés, et de battants à ressort protégeant les servants de ces dispositifs, ces battants étaient garnis de sacs de peaux cousus ensemble et remplis de laine pour amortir la violence du choc des pierres ou des traits lancés par les machines ennemies. Chaque plancher disposait de deux échelles destinées à fluidifier le service, la première servant à monter toutes les sortes de munitions, la seconde servant à descendre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.91) et Plutarque ("Pendant le siège [de Rhodes], Démétrios fit approcher des murailles la plus grande de ses hélépoles. Elle avait une base carrée, et ses côtés, qui avaient chacun quarante-huit coudées de longueur sur soixante-six de hauteur, allaient en se rapprochant les uns des autres jusqu’au sommet. L’intérieur était divisé en plusieurs étages, qui avaient chacun plusieurs chambres. Le devant, qui faisait face à l’ennemi, disposait d’ouvertures à chaque étage, d’où partaient des traits de toutes sortes envoyés par des spécialistes. Quand elle avançait, elle ne penchait pas, elle demeurait solidement en équilibre, en produisant un mugissement terrifiant. Elle était un spectable fascinant pour les yeux, autant qu’une source d’effroi pour l’âme", Plutarque, Vie de Démétrios 20). Mais les Rhodiens résistent héroïquement, malgré leur très grande infériorité numérique et technique (et les manœuvres politiques d’Antigone Ier pour les isoler : "Antigone Ier ordonna à son fils Démétrios de continuer le siège de Rhodes, en même temps qu’il déclara officiellement garantir la sécurité aux Rhodiens assiégés ainsi qu’à tous leurs compatriotes marchands et marins dispersés en Syrie, en Phénicie, en Cilicie et en Pamphylie : son but était d’empêcher les seconds de venir au secours de la cité, et de restreindre les forces des premiers afin qu’ils ne pussent, même renforcés des troupes de Ptolémée Ier, résister aux attaques de Démétrios", Polyen, Stratagèmes, IV, 6.16). La cité est ravitaillée par Ptolémée Ier ("La cité de Rhodes étant assiégée par Démétrios, Calliclès le prêtre d’Athéna Lindienne, qui se trouvait encore à Lindos alors qu’il devait quitter sa charge, crut que la déesse se tenait debout à ses côtés pendant son sommeil et lui ordonnait d’inciter le prytane Anaxipolis à écrire à Ptolémée pour lui demander de secourir la cité, en ajoutant qu’“elle était la patronne de la ville à laquelle elle réservait puissance et victoire, mais que s’il n’incitait pas le prytane à écrire à Ptolémée elle s’en désintéresserait”. La première fois qu’il eut cette vision, Calliclès ne s’en émut pas. Mais comme le rêve se reproduisit, la déesse lui apparaissant six nuits consécutives pour donner les mêmes ordres, Calliclès se rendit en ville, alla trouver les conseillers, et expliqua le phénomène à Anaxipolis. Les conseillers envoyèrent Anaxipolis auprès de Ptolémée", Chronique de Lindos, Offrandes royales III ; "C’est alors que des secours fournis par leurs alliés arrivèrent par mer dans la cité, consistant en cent cinquante Cnossiens [c’est-à-dire des Crétois] et plus de cinq cents hommes envoyés par Ptolémée Ier parmi lesquels des mercenaires rhodiens enrôlés par le roi d’Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.88), ainsi que par Cassandre Ier et Lysimaque Ier ("Au moment où eut lieu cet assaut [avec l’hélépole monstrueuse qu’on vient de mentionner], les Rhodiens virent arriver un grand nombre de bâtiments envoyés par Ptolémée Ier contenant trois cent mille artabes ["¢rt£bh", unité de mesure perse, équivalente selon le paragraphe 192 livre I de l’Histoire d’Hérodote à un médimne et trois chénices attiques, soit environ cinquante-cinq litres] de froment et des légumes secs. Ces bâtiments se dirigeant vers la cité, Démétrios ordonna qu’on mît des embarcations à la mer pour aller s’emparer de leurs provisions et les amener dans son camp. Mais un vent favorable s’éleva, qui permit aux navires égyptiens d’entrer à pleines voiles dans leur port de destination, de sorte que les embarcations de Démétrios revinrent sans avoir rien fait. Cassandre Ier aussi envoya aux Rhodiens dix mille médimnes d’orge, et Lysimaque Ier, quarante mille médimnes de blé et autant d’orge", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.96). Les attaques se succèdent sans résultat, quand arrive un nouveau convoi de Ptolémée Ier, en même temps que des députés athéniens qui se proposent comme médiateurs ("C’est alors qu’un nouveau convoi envoyé par Ptolémée Ier apparut, apportant du blé et d’autres nécessités en quantités équivalentes à celles du précédent convoi, ainsi qu’un contingent de mille cinq cents hommes commandés par le Macédonien Antigone. Au même moment arrivèrent une cinquantaine de députés d’Athènes et d’autres cités grecques pour inciter le roi à traiter avec les Rhodiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.98). Démétrios repousse la proposition de médiation et lance un nouvel assaut général : c’est encore un échec (raconté par Diodore de Sicile au paragraphe 98 livre XX de sa Bibliothèque historique). L’épuisement des deux parts - Démétrios et les Rhodiens sur le terrain, Antigone Ier et Ptolémée Ier dans leurs royaumes respectifs - est tel, qu’on cherche un arrangement mutuel ("[Démétrios] s’occupait à de nouveaux préparatifs de siège, quand une lettre de son père lui parvint, demandant de s’accommoder avec les Rhodiens aux meilleurs conditions possibles à l’occasion la plus favorable. Ptolémée Ier de son côté envoya encore aux Rhodiens un convoi de vivres et un renfort de trois mille hommes, en leur conseillant pareillement de s’arranger avec les conditions les plus modérées d’Antigone Ier. Les deux partis, animés d’une même volonté, marchèrent vers la paix", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.99). Un armistice est signé. Antigone Ier accepte que les Rhodiens restent amis de Ptolémée Ier, et les Rhodiens acceptent de lui livrer une centaine d’otages ("Antigone Ier, forcé de renoncer momentanément à prendre l’Egypte, envoya Démétrios avec des navires contre l’île de Rhodes, en calculant qu’une fois conquise cette île lui servirait de place d’armes dans la guerre contre les Egyptiens. Mais les Rhodiens se défendirent avec tant de valeur et d’habileté, et Ptolémée Ier les secourut si efficacement, que Démétrios fut obligé de se retirer", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.6 ; "Les Rhodiens conclurent la paix avec Antigone Ier aux conditions suivantes : la cité de Rhodes se gouvernerait par ses propres lois, elle serait exempte de tout tribut au roi, et elle jouirait seule de ses revenus, les Rhodiens seraient alliés d’Antigone Ier dans toutes les guerres sauf celles qu’il pourrait entreprendre contre Ptolémée Ier, en garantie de ces conditions la cité laisserait Démétrios choisir cent otages parmi les citoyens n’exerçant aucune magistrature", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.99 ; "Les Rhodiens commençaient à se lasser de la guerre. Démétrios, de son côté, cherchait un prétexte pour la terminer. Les Athéniens se proposèrent alors, et un traité fut conclu stipulant que les Rhodiens participeraient aux guerres offensives et défensives d’Antigone Ier de Démétrios à condition qu’elles n’impliquassent pas Ptolémée Ier", Plutarque, Vie de Démétrios 22). C’est à l’occasion de ce long siège que Démétrios, qui a pourtant raté toutes ses tentatives mais qui a impressionné même ses adversaires par ses machines, reçoit son surnom de "Poliorcète" ("Poliorkht»j", de "pÒlij/cité" et "›rkoj/clôture, enceinte, barrière", d’où littéralement "Celui qui clôt les cités [pour les prendre]" : "La célérité avec laquelle Démétrios exécuta ces travaux [de constuction de machines poliorcétiques], le rendit redoutable aux Rhodiens. Les assiégés furent autant terrifiés par les grandes dimensions de ces machines et les nombreux effectifs qui les animaient, que par les talents de ce roi dans l’art poliorcétique. Habile mécanicien, Démétrios témoigna en la circonstance de sa grande imagination dans ce domaine, au point qu’il fut surnommé “Poliorcète”, et que par la suite aucune place fortifiée ne se considéra capable de se défendre dès lors que c’était lui qui en assurait le siège", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.92). Pour l’anecdote, c’est aussi en souvenir de leur résistance héroïque que les Rhodiens, via la vente aux enchères des épaves des machines de Démétrios, réalisent le célèbre Colosse à l’entrée de leur port ("Les Rhodiens, ayant conclu la paix avec [Démétrios] après un long siège, le prièrent de leur laisser quelques-unes de ses machines afin d’avoir dans leur cité un témoignage de sa puissance et de leur valeur", Plutarque, Vie de Démétrios 20 ; "Mais la statue la plus admirée de tous reste celle colossale d’Hélios à Rhodes, réalisée par Charès de Lindos, élève de Lysippe déjà cité. Elle avait soixante-dix coudées de hauteur. Renversée par un tremblement de terre cinquante-six ans après son achèvement, elle excite toujours l’admiration. Peu d’hommes peuvent en entourer le pouce avec leurs bras, tellement les doigts sont gros. Le vide de ses membres rompus ressemble à de vastes cavernes, on voit encore à l’intérieur les pierres énormes ayant servi à l’artiste pour la stabiliser. On dit qu’elle fut achevée en douze ans, et coûta trois cents talents, obtenus par la vente des machines de guerre abandonnées par le roi Démétrios, fatigué par la longueur du siège de Rhodes", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 18.3). Pour l’anecdote encore, Démétrios ne quitte pas l’île les mains vides, puisqu’il emporte avec lui un tableau monumental du peintre Protogène, très célèbre dans l’Antiquité ("Démétrios, malgré son ressentiment contre les Rhodiens, ne profita pas d’une occasion qu’ils lui fournirent bientôt eux-mêmes. Protogène de Caunos peignait alors un épisode de l’histoire d’Ialysos. L’ouvrage était sur le point d’être achevé quand Démétrios se rendit maître du faubourg où travaillait Protogène, et emporta le tableau. Les Rhodiens lui envoyèrent sur-le-champ un héraut pour le supplier d’épargner une si belle œuvre et de ne pas souffrir qu’on l’abîmât. Démétrios répondit : “Je brûlerais plutôt tous les portraits de mon père, que de détruire ce chef-d’œuvre”. On dit que sept ans furent nécessaires à Protogène pour réaliser ce tableau, et qu’Apelle la première fois qu’il le vit demeura un temps silencieux avant de s’écrier, remis de son étonnement : “C’est un beau travail, mais il y manque la grâce sans laquelle Protogène ne pourra s’élever jusqu’aux cieux”. Porté plus tard à Rome avec un grand nombre d’autres, ce tableau périt dans un incendie", Plutarque, Vie de Démétrios 22 ; "Parmi les œuvres [de Protogène], la plus célèbre est l’Ialysos qui est à Rome, dans le temple de la Paix. Tant qu’il y travailla, il combla sa faim et sa soif avec du lupin trempé, pour ne pas émousser sa concentration par une nourriture trop délicate. Pour défendre ce tableau contre les dégradations et la vétusté, il y déposa quatre couches de couleurs, afin qu’une couche tombant fût remplacée par la suivante. On y voit un chien réalisé d’une manière singulière. Protogène, chose rare, était satisfait de ce chien haletant, à l’exception de la bave, dont il voulait restituer l’excès sans pour autant sombrer dans l’effet de style. Inquiet, tourmenté par son exigence de vérité, il effaça plusieurs fois, changea de pinceau, en vain. Dépité par le résultat qui sentait trop l’art, il lança son éponge sur l’endroit déplaisant du tableau : l’éponge plaça les couleurs dont elle était chargée exactement comme il le voulait. C’est ainsi que le hasard reproduisit la nature. […] A cause de ce Ialysos, qu’il craignit de brûler, le roi Démétrios n’incendia pas le seul endroit par où Rhodes pût être prise, c’est ainsi qu’en épargnant cette peinture il manqua la victoire. Protogène habitait alors un petit jardin situé dans un faubourg où Démétrios vint installer son camp. Les combats ne le détournèrent pas de son travail en cours. Le roi lui demanda un jour comment il demeurait aussi tranquille en vivant hors des murs, il répondit : “Parce que vous faites la guerre aux Rhodiens, non aux artistes”. Le roi le fit protéger par des gardes, en plus de l’épargner, au lieu de le déranger en le convoquant il préférait se déplacer lui-même, et il cessait de penser à sa victoire en venant souvent contempler le travail de l’artiste entre deux assauts contre les murs", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 36.38-41 ; c’est peut-être au même tableau que Pline l’Ancien fait allusion dans l’anecdote suivante opposant Protogène à son pair Apelle, dont les peintures étaient aussi célèbres dans l’Antiquité : "Protogène résidait à Rhodes. Apelle, ayant débarqué dans cette île, fut avide de connaître les œuvres de cet homme qu’il ne connaissait que de réputation. Il se rendit immédiatement à son atelier. Protogène était absent, mais un grand tableau était installé pour être peint, gardé par une vieille femme. Celle-ci dit que Protogène était sorti, et demanda le nom du visiteur. Apelle prit un pinceau et fit sur le bord du tableau un trait coloré d’une extrême finesse en répondant : “Le voici”. La vieille raconta ce qui s’était passé à Protogène de retour. On dit que l’artiste déduisit qu’Apelle était venu dès qu’il vit la délicatesse du trait, personne d’autre n’étant capable d’en réaliser un d’aussi parfait. Il fit alors, contigu à ce trait, une autre ligne encore plus déliée avec une autre couleur, en demandant à la vieille de la montrer à l’étranger en lui disant : “Voilà celui que vous cherchez”. Comme prévu, Apelle revint. Honteux d’avoir été surpassé, il traça une troisième ligne avec une troisième couleur à côté des deux autres, si fine qu’un trait plus subtil n’était désormais plus possible. S’avouant vaincu, Protogène se précipita vers le port pour rattraper son hôte. La postérité a jugé utile de concerver ce tableau admiré par tout le monde, mais surtout par les artistes. J’ai appris qu’il a été détruit dans le dernier incendie qui a consumé le palais de César sur le mont Palatin. Je me suis arrêté jadis devant ce tableau : on remarquait encore sur sa grande surface ces lignes presque invisibles, attirant le regard précisément parce qu’elles semblaient isolées au milieu d’un excellent travail, conférant à l’œuvre sa grande célébrité", Histoire naturelle, XXXV, 36.19-21). Ptolémée Ier quant à lui, en remerciement de l’aide qu’il leur a apportée, reçoit des Rhodiens l’épithète de "Soter" ("Swt»r", "Sauveur") que la postérité lui gardera, et tous les égards dûs à un dieu ("A l’égard de Ptolémée Ier, les Rhodiens voulurent surpasser tous les témoignages de reconnaissance qu’ils avaient offerts à leurs autres bienfaiteurs [c’est-à-dire Cassandre Ier et Lysimaque Ier, qui ont aussi participé au ravitaillement de la cité assiégée]. Ils envoyèrent donc en Libye des théores chargés de demander à l’oracle d’Amon s’ils pouvaient rendre des honneurs divins à Ptolémée Ier. L’oracle ayant donné son consentement à cette proposition, les Rhodiens élevèrent dans leur cité un Ptolémaion ["Ptolema‹on", "temple dédié à Ptolémée [Ier]"] consistant en un temple et une enceinte carrée d’un stade de côté, entourée d’un portique", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.100 ; "Ptolémée fils de Lagos fut surnommé Soter par les Rhodiens", Pausanias, Description de la Grèce, I, 8.6).


Au printemps -303, toujours sous l’archontat de Phéréclès, Démétrios revient en Grèce. Il débarque en Béotie, très favorable à Cassandre Ier qui y reconstruit Thèbes. Il éjecte les Béotiens de la vallée de l’Asopos ("Démétrios, ayant ainsi conclu la paix avec les Rhodiens sur les ordres de son père, fit rembarquer ses troupes. Il se faufila avec toute sa flotte à travers les îles grecques, et vint débarquer à Aulis en Béotie, désireux de rendre leur liberté aux cités grecques que Cassandre Ier et Polyperchon, réconciliés depuis quelques temps et débarrassés de tout ennemi, avaient ravagées. Démétrios commença par libérer Chalcis, où les Béotiens entretenaient une garnison, puis il força ces Béotiens effrayés à renoncer à l’alliance de Cassandre Ier. Il signa un pacte avec les Etoliens, et se prépara à guerroyer contre Cassandre Ier et Polyperchon", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.100). A l’été, il se dirige vers Sicyone, où il soumet la garnison ptolémaïque qu’il a épargnée de mauvais gré en -306, à cause de son père Antigone Ier qui l’a rappelé pour conquérir Chypre ("L’année où Léostratos fut archonte à Athènes [entre juillet -303 et juin -302], les Romains nommèrent Servius Cornelius et Lucius Genucius. […] [Démétrios] se porta d’abord sur Sicyone, où le roi Ptolémée Ier avait installé une garnison sous les ordres de Philippe, un de ses plus illustres lieutenants. Cette garnison s’étant réfugié dans la citadelle, Démétrios devint maître de la cité, ainsi que du terrain situé devant la citadelle, il put donc faire avancer ses machines. Les troupes de la garnison furent effrayées par ces manœuvres : n’osant pas risquer les hasards d’un siège, elles négocièrent leur reddition et se rembarquèrent vers l’Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.102 ; le récit de Polyen sur cet épisode nous laisse encore une fois perplexes : "Démétrios, voulant surprendre Sicyone, se retira à Kenchrées [port oriental de Corinthe, sur le golfe Saronique] et y passa plusieurs jours dans les plaisirs et la débauche. Quand il fut certain que les Sicyoniens ne soupçonnaient pas ses intentions, il envoya nuitamment les troupes étrangères de Diodoros prendre position devant les portes tournées vers Pallènè, ordonna à ses marins de se montrer dans le port, et lui-même avec le gros de son armée se présenta devant la cité. Menaçant ainsi la cité de tous les côtés à la fois, il s’en rendit le maître", Polyen, Stratagèmes, IV, 7.3). Il y fonde une garnison sur le modèle des Alexandries - et de Cassandreia en -316, et de Lysimacheia en -309, et d’Antigonia en -306 ("[Démétrios] persuada aux Sicyoniens d’abandonner leur cité, et d’en bâtir une autre sur le lieu qu’ils habitent toujours aujourd’hui, en la renommant Démétriada", Plutarque, Vie de Démétrios 25). Puis il se tourne contre Corinthe, où Diodore de Sicile indique que la garnison de Ptolémée Ier de -306 a été remplacée par une garnison de Cassandre Ier : est-ce le résultat d’une confrontation directe entre les deux garnisons ? ou les deux rois ont-ils négocié cette substitution ? Démétrios s’introduit dans cette cité par la ruse ("Ayant ainsi réglé les affaires à Sicyone, Démétrios marcha avec son armée sur Corinthe, dont Prépélas le lieutenant de Cassandre Ier commandait la garnison. Il s’y introduisit de nuit avec l’aide de quelques citoyens qui lui ouvrirent une entrée dérobée, et s’empara de la cité et de ses deux ports", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.103 ; "Démétrios s’avança de nuit pour prendre possession de Corinthe que des transfuges avait promis de lui livrer en ouvrant les portes hautes. Il craignit qu’en entrant par là il laisserait à ceux de la cité la possibilité de lui nuire. Pour les en détourner, il fit marcher beaucoup de ses hommes du côté des portes de Lechaion [port occidental de Corinthe, sur le golfe de Crissa]. En entendant les cris militaires de cette troupe, les Corinthiens coururent tous dans cette direction, pendant que les traîtres ouvrirent les portes hautes et firent entrer les ennemis. C’est ainsi que Démétrios surprit Corinthe, tandis que les habitants gardaient les portes du côté de Lechaion", Polyen, Stratagèmes, IV, 7.8), et vainc facilement les hommes de Cassandre Ier ("Ayant appris cette nouvelle [de l’entrée des hommes de Démétrios dans la cité], les hommes de la garnison se réfugièrent moitié dans le Sisyphion ["SisÚfion", sanctuaire consacré à Sisyphe l’antique roi de Corinthe] moitié dans l’Acrocorinthe ["AkrokÒrinqoj", promontoire/¥kra de Corinthe]. Démétrios fit avancer ses machines, s’empara d’assaut du Sisyphion, dont les défenseurs après s’être bien battus allèrent rejoindre leurs camarades dans l’Acrocorinthe. Finalement atteint par la terreur, ils se rendirent en livrant la citadelle", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.103). Il assure son contrôle sur Athènes, que Cassandre Ier a tenté de reconquérir, et étend son influence jusqu’au golfe Maliaque ("Les Athéniens vinrent demander du secours à Démétrios contre Cassandre Ier, qui assiégeait leur cité. Démétrios mit à la voile avec cent trente navires et une nombreuse infanterie, et chassa Cassandre Ier de l’Attique. Il le poursuivit jusqu’aux Thermopyles, et mit son armée en déroute. Héracléia se rendit volontairement à Démétrios, et six mille Macédoniens passèrent de son côté. De retour de cette expédition, Démétrios rendit la liberté à tous les Grecs en-deçà des Thermopyles, fit alliance avec les Béotiens, et chassa les garnisons que Cassandre Ier avait installées dans les forts de Phylè et de Panakton à la frontière de l’Attique, qu’il rendit aux Athéniens", Plutarque, Vie de Démétrios 23). Il descend aussi jusqu’à Argos où il assiste aux Heraia, fête sportive féminine en l’honneur de la déesse Héra, et se marie à l’occasion avec Deidameia la sœur de Pyrrhos le roi d’Epire ("[Démétrios] délivra Sicyone et Corinthe en obtenant contre cent talents la reddition des garnisons qui les occupaient. Il vint à Argos au moment des Heraia, auxquelles il participa en donnant des jeux et en présidant l’assemblée des Grecs. Durant ces fêtes, il épousa Deidameia, fille d’Eacide le roi des Molosses et sœur de Pyrrhos", Plutarque, Vie de Démétrios 25). Notons pour l’anecdote que Deidameia a été d’abord fiancée au très jeune roi Alexandre IV - au côté duquel elle a subi le siège de Pydna durant l’hiver -317/-316 contre Cassandre, comme nous l’avons vu plus haut -, et que ce mariage n’a pas pu avoir lieu puisqu’Alexandre IV a été assassiné en -311 ou -310 par Cassandre ("Démétrios épousa Deidameia la sœur [de Pyrrhos] après que celle-ci, fiancée très jeune à Alexandre IV le fils de Roxane, eût perdu son promis par l’extinction malheureuse de toute sa famille", Plutarque, Vie de Pyrrhos 4) : la polygamie de Démétrios est donc cocasse puisque d’une main il est désormais uni à Deidameia, et de l’autre main il est toujours marié avec Phila la fille d’Antipatros et sœur de Cassandre Ier, autrement dit Démétrios est le beau-frère de l’assassin du fiancé de sa seconde épouse ! Cet accroissement de la domination de Démétrios sur le centre de la Grèce aboutit au printemps -302 à la création d’une nouvelle ligue panhellénique, dont le texte fondateur est en partie conservé dans l’inscription IV/2 n°68 du répertoire permanent des Inscriptions grecques. Nous ne devons pas considérer cette nouvelle ligue comme une résurrection de la Ligue de Corinthe imposée par Philippe II en -338, qui avait pour but de conclure la guerre en Grèce et de créer un outil politique et militaire pour porter les armes en commun contre l’Asie des Perses : la ligue antigonide de -302 vise au contraire à créer un outil politique et militaire pour permettre à Antigone Ier, via son fils Démétrios, de porter la guerre d’Asie en Grèce. Notons encore que, dans toutes les affaires de l’année écoulée - le débarquement de Démétrios en Béotie, la chute de Sicyone et de Corinthe, la campagne jusqu’au golfe Lamiaque, la création de la ligue panhellénique - le nom de Polyperchon n’apparaît plus : on en déduit que ce personnage doit être mort à cette date. Tous ces succès pourraient bénéficifier grandement à Démétrios. Mais ses comportements outranciers réduisent tout à néant ("Dans le livre XXII de ses Histoires, Douris écrit : “Pausanias le régent de Sparte se débarrassa du manteau traditionnel de son pays pour se vêtir de la robe des Perses [après sa victoire à Platée en -479], Denys le tyran de Sicile [au tournant des Vème et IVème siècle av. J.-C.] endossa lui aussi une longue robe, porta une couronne d’or et s’afficha même avec l’habit prestigieux des acteurs tragiques, Alexandre quant à lui décida de s’habiller à la mode perse quand il devint le maître absolu de l’Asie. Mais il faut bien convenir que ce fut Démétrios qui les surpassa tous, se chaussant avec des souliers très coûteux, sortes de bottines de feutre et de pourpre précieuse tissée avec un soin extrême avec des motifs en fil d’or. Ses chlamydes, qui étaient de couleur grise, étincelaient de mille feux et représentaient des astres dorés et les douze signes du zodiaque. Sa tiare était parsemée de paillettes d’or et maintenait droit une kausia [chapeau traditionnel macédonien] de pourpre. Les longues franges de sa cape tombaient dans son dos. Quand les fêtes de Déméter furent célébrées à Athènes, il fut représenté sur l’une des fresques de la procession en train de chevaucher le monde habité”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.50). Quand il veut transformer les Mystères d’Eleusis en orgie, les Athéniens maugréent, le démagogue pourri Stratoclès réussit néanmoins à les plier à sa demande ("En quittant le Péloponnèse, [Démétrios] écrivit aux Athéniens qu’il voulait, quand il arriverait dans leur cité, être initié aux grands et aux petits Mystères sans respecter les périodes intermédiaires, ce qui était interdit et ne s’était jamais fait, les petits Mystères se célébrant au mois d’anthestérion [correspondant à notre actuel mi-février à mi-mars] et les grands au mois de boedromion [correspondant à notre actuel mi-septembre à mi-octobre], et un délai d’au moins un an étant imposé entre les deux initiations. Quand on lut dans l’Ekklesia la lettre de Démétrios, le porte-torche ["dadoàcoj", responsable des flambeaux portés en l’honneur de Déméter et des dieux/déesses associés lors des Mystères] Pythodoros fut le seul qui osa s’opposer à sa demande, mais en vain car Stratoclès fit décreter que le mois de mounichion [correspondant à notre actuel mi-avril à mi-mai] où l’on était alors serait renommé anthestérion. Par ce moyen, on fit la première initiation de Démétrios à Agra [dème attique], puis la seconde ce même mois de mounichion renommé anthestérion. Démétrios atteignit ainsi l’epopteia ["™popte…a"/"contemplation [des Mystères]", c’est-à-dire le plus haut degré d’initiation], lors de la cérémonie suivante au mois de boedromion. Philippidès, dans une de ses pièces, se moque de Stratoclès en le désignant comme “celui qui a réduit l’année dans un mois”, il raille aussi le séjour de Démétrios dans le Parthénon en le décrivant comme “celui qui a pris l’Acropole pour un hôtel, et qui a confondu une de ses putes avec la Vierge ["Parqšnoj", surnom d’Athéna, d’où dérive le Parthénon]", Plutarque, Vie de Démétrios 26). Mais le point de non-retour est atteint quand Démétrios impose les Athéniens de deux cent cinquante talents pour payer des parfums à sa pute du moment, la célèbre Lamia, qui a fréquenté précédemment la couche de Démétrios de Phalère comme on l’a vu plus haut ("De tous les abus qui furent alors commis à Athènes contre les usages et contre les lois, celui qui affligea le plus les Athéniens fut l’ordre que leur intima Démétrios de fournir sans délai deux cent cinquante talents. Cette somme fut rassemblée, et quand elle fut ramassée Démétrios la fit porter à Lamia et à ses autres courtisanes afin qu’elles pussent acheter du savon pour leur toilette. La honte de cet emploi fut plus insupportable aux Athéniens que la perte de l’argent", Plutarque, Vie de Démétrios 27 ; "Démétrios, qui commandait à plusieurs peuples, allait souvent en armes, la tête ceinte du diadème, chez la courtisane Lamia : c’était lui qui se rendait chez elle pour atténuer la honte de la faire venir dans son palais. En cela Démétrios mérite moins d’égards que l’aulète Théodoros, qui repoussa toujours les invitations de Lamia", Elien, Histoires diverses XII.17 ; c’est probablement à ce moment qu’on doit dater ce dialogue caustique entre Démétrios et Lysimaque Ier rapporté par Phylarque : "Démétrios Poliorcète aussi aimait les plaisanteries. Selon le livre VI des Histoires de Phylarque, il dit un jour : “La Cour de Lysimaque Ier est une vraie scène comique, on n’y voit que des personnages à deux syllabes (ce sarcasme visait Bythis et Pâris, de l’entourage de Lysimaque Ier), alors qu’on voit dans la mienne des Peukestas, des Ménélas et des Oxythémidas”. Lysimaque Ier répondit : “Je n’accueillerai jamais une pute de tragédie dans mon entourage”, faisant allusion à l’aulète Lamia. Informé de cette réponse, Démétrios répliqua : “Ma pute se comporte plus sagement que sa Pénélope”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.1). Cette complaisance dans le stupre et le lucre le déservira bientôt, après la bataille d’Ipsos.


La conséquence naturelle de ces événements à Chypre, à Rhodes et en Grèce est que Cassandre Ier, Lysimaque Ier et Ptolémée Ier renforcent leur alliance de -315 en décidant d’éliminer une bonne fois pour toutes Antigone Ier. Durant l’hiver -303/-302 ou au début -302, Cassandre Ier et Lysimaque Ier entrent en contact ("L’année où Nicoclès fut archonte d’Athènes [entre juillet -302 et juin -301], Marcus Livius et Marcus Emilius furent consuls à Rome. A cette époque, constatant la rapidité avec laquelle les forces hostiles montaient en Grèce et menaçaient de tomber sur la Macédoine, le roi Cassandre Ier redoutant l’avenir envoya vers l’Asie des députés chargés de négocier la paix avec Antigone Ier. Mais celui-ci répondit avec hauteur que le seul arrangement possible entre eux était que Cassandre Ier se soumît totalement à lui. Effrayé par cette prétention, Cassandre Ier s’adressa alors à Lysimaque Ier qui régnait en Thrace, afin de le convaincre de s’unir à lui pour leur intérêt commun", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.106). Ils se tournent ensuite vers Ptolémée Ier, et surtout vers Séleucos Ier ("D’accord pour agir ensemble, les deux rois firent partir des députés vers Ptolémée Ier le roi d’Egypte et vers Séleucos Ier le maître de toutes les satrapies de haute Asie, pour les informer de l’arrogante réponse d’Antigone Ier, leur exposer les dangers que la guerre actuelle présentait pour tous, et les convaincre que l’intérêt commun était de s’allier pour déclarer ensemble la guerre à Antigone Ier : car si Antigone Ier s’emparait de la Macédoine, qui pourrait l’empêcher de s’emparer des autres royautés ? n’avait-il pas suffisamment prouvé par le passé son ardente ambition et son refus de partager l’autorité suprême ? Ptolémée Ier et Séleucos Ier considérèrent ce discours fondé, et s’occupèrent avec ardeur à constituer des grands régiments pour aller soutenir Cassandre Ier", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.106 ; "Ptolémée Ier, Cassandre Ier et les autres chefs, tour-à-tour affaiblis par Antigone Ier, conclurent que chacun ne devait plus faire pour soi une guerre qui les intéressait tous, qu’il était imprudent de se refuser mutuellement du secours, comme si la victoire n’eût de fruits que pour un seul. Ils resserrèrent donc leur alliance par des lettres, et fixèrent le temps et le lieu où ils devraient réunir leurs forces pour combattre", Justin, Histoire XV.2) que nous avons laissé en -308 après sa victoire contre Antigone. Séleucos n’est pas resté inactif depuis cette date. Après s’être assuré de la soumission de la Médie, de la Susiane et de la Perse comme nous l’avons raconté plus haut, il s’est dirigé vers les anciennes conquêtes indiennes d’Alexandre, et a pu constater une fois sur place qu’elles étaient désormais unifiées sous l’autorité d’un aventurier autochtone nommé Chandragupta. Sur les circonstances qui ont permis à ce personnage de s’imposer progressivement sur la vallée du Gange puis sur la vallée de l’Indus et de devenir le premier roi de l’Histoire de l’Inde, nous renvoyons à notre acte précédent, et à ce que nous avons dit plus haut dans le présent alinéa : Chandragupta s’est probablement installé sur le trône vacant de Poros après que celui-ci ait été tué par Eudamos vers -318, puis s’est probablement accaparé la basse vallée de l’Indus en chassant le satrape Peithon fils d’Agénor réfugié en -316 auprès d’Antigone ("Séleucos Ier guerroya longtemps en Orient. Après sa soumission de Babylone, sa victoire lui ayant donné des nouvelles forces, il conquit la Bactriane. De là il passa en Inde, qui après la mort d’Alexandre s’était libérée et avait mis à mort ses gouverneurs. Sandrocottus [latinisation de Chandragupta] avait délivré sa patrie de ses chaînes, mais par la suite il en était devenu le tyran, usurpant l’empire et asservissant à son tour les peuples qu’il avait affranchis de la domination étrangère", Justin, Histoire XV.4). Bien conscient qu’il ne dispose pas des moyens militaires suffisants pour assurer durablement sa domination sur ce territoire, Séleucos Ier choisit de négocier son retour vers l’ouest en traitant Chandragupta comme son égal. Il cède les parties orientales des satrapies les plus à l’est du plateau iranien, celles des Paropamisades, d’Arachosie et de Gédrosie (les satrapes de ces trois territoires, dont Oxyartès père de Roxane et grand-père d’Alexandre IV assassiné, satrape des Paropamisades, sont-ils morts à cette date ? ou ont-ils été chassés par Séleucos Ier ? ou ont-ils reconnu Séleucos Ier comme leur maître naturel en vertu du "droit de la lance" qui a donné la victoire à celui-ci d’abord en Babylonie puis sur les provinces limitrophes ?), en échange d’un gros régiment de cinq cents éléphants et d’une "convention matrimoniale" qui ne signifie probablement pas un mariage entre deux membres des deux familles royales (ni les sources grecques ni les sources indiennes ne mentionnent une telle union) mais plutôt une autorisation accordée aux colons grecs de se marier avec des Indiennes sans respecter la caste dont elles sont issues ("Voici maintenant dans quel ordre [Eratosthène] place les peuples dont nous parlions précédemment. Au pied des Paropamisades [l’Hindou-Kouch] qui longe l’Indus vivent les Paropamisadiens. Les Arachosiens sont au sud. Puis, encore plus au sud, se trouvent les Gédrosiens et les autres peuples du littoral. Une partie de ces provinces riveraines de l’Indus, qui anciennement dépendaient de la Perse et qu’Alexandre emplit de colons grecs après les avoir enlevées aux Ariens, dépend aujourd’hui de l’Inde : Séleucos Ier Nicator l’a cédée à Sandrokottos ["SandrÒkottoj", hellénisation de Chandragupta] comme garantie d’une convention matrimoniale et en échange de cinq cents éléphants", Strabon, Géographie, XV, 2.9 ; "Après avoir franchi l’Indus, [Séleucos Ier] fit la guerre à Androkottos ["AndrokÒttwj", autre forme hellénisée du nom de Chandragupta] le roi des Indiens vivant en bordure de ce fleuve, avant de conclure avec lui un traité d’amitié et une convention matrimoniale", Appien, Histoire romaine XI.282 ; "Androkottos [Chandragupta], qui régna peu de temps après [la mort d’Alexandre], fit présent à Séleucos Ier de cinq cents éléphants, et parcourut toute l’Inde à la tête d’une armée de six cent mille hommes", Plutarque, Vie d’Alexandre 62). Ce succès diplomatique permet d’instaurer un dialogue entre le monde grec et le monde indien, qui se prolonge notamment par le pèlerinage annuel vers les douze autels alexandrins de l’Hyphase que Chandragupta instaure pour tenter d’inscrire sa propre royauté dans la lignée de celle du conquérant ("[Alexandre] dressa en l’honneur des dieux des autels que les rois des Prasiens ["Pr£sioi", hellénisation de "Praçya"/"Orientaux" en sanskrit] honorent encore aujourd’hui : tous les ans, ils traversent le Gange pour aller y faire des sacrifices à la manière des Grecs", Plutarque, Vie d’Alexandre 62), par le bon accueil que Chandragupta puis son fils et successeur Bindusera réserveront respectivement à Mégasthène l’ambassadeur de Séleucos Ier et à Dèimachos l’ambassadeur d’Antiochos Ier, auteurs de rapports sur l’Inde qui n’ont pas traversé les siècles mais dont beaucoup de passages seront repris par les auteurs grecs ultérieurs (dont Strabon et Pline l’Ancien qui en critiqueront sévèrement le manque d’objectivité : "Les auteurs ayant écrit sur l’Inde mentent généralement, mais Dèimachos les surpasse dans ce domaine, et Mégasthène vient tout de suite après lui. On sent déjà chez Onésicrite, chez Néarque, et chez les autres historiens du même temps, les premiers bégayements du mensonge, que nous avons constatés en écrivant l’histoire d’Alexandre, mais c’est de Dèimachos et de Mégasthène qu’il importe de se défier le plus, car ce sont eux qui parlent des énotokoites ["™nwtoko‹taj", "qui ont des oreilles/oàj grandes comme des couches/ko…th"], des astomes ["¥stomoj", "qui n’a pas de bouche/stÒma"], des aris ["¥rij", "qui n’a pas de nez/r…j"], des monophthalmes ["monÒfqalmoj", "qui n’a qu’un/mÒno- œil/ÑfqalÒj"], des makroskeles ["makroskel»j", "qui a des longues/makrÒ- jambes/skšloj"], des opisthodaktyles ["Ñpisqod£ktuloj", "qui a des doigts/d£ktuloj en arrière/Ôpisqen"], eux aussi qui ont renouvelé la fable homérique du combat entre grues et pygmées en parlant d’hommes hauts de trois spithames ["spiqam»", unité de mesure valant une demi-coudée ou trois quarts de pied, soit un peu plus de vingt centimètres], eux encore qui ont évoqué des fourmis chercheuses d’or, des Pans à tête pointue et des serpents capables d’avaler cerfs et bœufs avec leurs cornes, et qui vont jusqu’à s’accuser mutuellement de mensonges, comme Eratosthène le remarque. Envoyés l’un et l’autre en qualité d’ambassadeurs à Palimbothra ["Pal…mboqra", hellénisation de Pataliputra la capitale du royaume maurya, aujourd’hui Patna dans l’Etat de Bihar en Inde], Mégasthène auprès de Sandrokottos [Chandragupta], et Dèimachos auprès de son fils Amitrochadès ["Amitroc£dhj", littéralement "le Dévoreur d’ennemis", surnom de Bindusera, dérivé d’"amitra/ennemi" et "ghata/manger" en sanskrit], tels sont les rapports qu’ils nous ont laissés. On ignore ce qui a pu les pousser à écrire de telles choses", Strabon, Géographie, II, 1, 9 ; "[L’Inde] a inspiré des auteurs grecs qui, ayant demeuré dans les Cours indiennes, tels Mégasthène et Dionysios envoyé par [Ptolémée II] Philadelphe, ont voulu en décrire les forces. Mais on ne peut pas être exact sur ce sujet car les récits sont divergents et incroyables", Pline lAncien, Histoire naturelle, VI, 21.3), et par une interdépendance commerciale dans laquelle Indiens et Grecs s’achètent et se vendent tous types de produits : des aphrodisiaques ("Phylarque rapporte que le roi indien Sandrokottos [Chandragupta] envoya des présents à Séleucos Ier, parmi lesquels on trouvait des aphrodisiaques d’une telle vertu que, mis sous la plante des pieds dans les délires de l’amour, ils rendaient les uns aussi chauds que des coqs et calmaient les feux des autres", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.32), des plantes qu’on tente vainement d’acclimater en occident ("L’amome et le nard, parfums délicats, ne supportent pas la transplantation hors de l’Inde, même pour l’Arabie, ni le transport par mer, le roi Séleucos Ier en a fait l’essai", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XVI, 59.1), du vin et des figues ("Selon Hégésandros, le roi indien Amitrochatès ["Amitroc£thj", littéralement "le Tueur d’ennemis", dérivé d’"amitra/ennemi" et "ghata/tuer" en sanskrit, surnom de Bindusera : la ressemblance entre "Amitrochadès/Amitroc£dhj" chez Strabon et "Amitrochatès/Amitroc£thj" chez Athénée de Naucratis découle de l’ambiguïté phonique entre "khada/manger" et "ghata/tuer" en sanskrit, ou plus bêtement d’une coquille d’un copiste de Strabon ou d’Athénée de Naucratis] demanda par lettre au roi Antiochos Ier du vin cuit, des figues sèches et un sophiste, qu’il paierait en conséquence. Antiochos Ier lui répondit : “Je peux t’envoyer des figues sèches et du vin cuit, mais les usages grecs nous défendent de vendre les sophistes”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XIV.17), des ingénieurs (le roc du mont Girnar près de Junagath dans lactuel Etat indien du Gujarat, sur lequel est consignée une version des Edits dAshoka, comporte également une inscription célébrant la création de canaux autour dun lac artificiel réalisés pour les Mauryas par le "raja yavana Tushaspha", cest-à-dire un "seigneur ionien/grec" dont le nom grec originel est encore débattu chez les linguistes [peut-être "Dosispès" ?]). Dans le paragraphe 4 livre XV précité de son Histoire, Justin dit qu"après la mort dAlexandre lInde sest libérée en exécutant ses gouverneurs" avec laide de Chandragupta qui "par la suite en est devenu le tyran" : on peut supposer que derrière ce terme général "lInde", Justin désigne moins les autochtones (dont les chefs ont été exterminés par Alexandre !) que les Grecs dAlexandrie-du-Caucase, dAlexandrie Bucéphale-Nicée, dAlexandrie-du-Confluent, de Port-Alexandrie à lembouchure de lIndus, dAlexandrie-Rambakia, dAlexandrie dArachosie/Kandahar, et d’autres camps alexandrins dont la mémoire collective na pas retenu les noms, qui ont dabord utilisé les services de Chandragupta pour régler leurs différends internes, avant de sapercevoir que Chandragupta jouait malignement de leurs divisions. Face à eux, Chandragupta et Séleucos Ier nont que la "légitimité de la lance" pour asseoir leur autorité : le premier nest quun opportuniste qui sest approprié la vallée de lIndus en profitant de la chute démographique causée par les massacres dAlexandre, le second est contesté par ses propres compagnons darmes. Nul besoin davoir une grande imagination pour deviner que les soldats des Alexandries orientales, personnages récalcitrants cantonnés là par punition ou parce quAlexandre navait pas confiance en eux, abandonnés seuls au milieu dautochtones certes dominés mais toujours méfiants ou hostiles, nont pas lintention dobéir aveuglément à lun ni à lautre. Laccord conclu entre Séleucos Ier et Chandragupta, au fond, est autant le signe de la fragilité de ces deux rois, quune victoire pour ces soldats coloniaux grecs de la vallée de lIndus jusquaux Paropamisades/Hindou-Kouch qui leur sert de frontière commune. En renonçant à exercer son pouvoir sur cette partie de lempire alexandrin, Séleucos Ier dit à ces Grecs orientaux : "Je vous laisse libres dadopter la politique que vous souhaitez", et à Chandragupta : "Tu nas aucune raison de mattaquer puisque moi le compagnon dAlexandre je te reconnais officiellement comme lhéritier de cette partie de lempire alexandrin, toi que tes compatriotes de Pataliputra considèrent jusquà maintenant comme un vulgaire putschiste, et qui est venu tinstaller opportunément dans la vallée de lIndus en dressant les Grecs les uns contre les autres". Chandragupta de son côté, en acceptant la "convention matrimoniale" mentionnée par Strabon et Appien dit à ces mêmes Grecs : "Certes je deviens votre roi, mais je vous reconnais un statut supérieur à celui de tous mes autres sujets puisque vous aurez lentière liberté de vous marier avec toutes les Indiennes que vous désirerez et den hériter quelles que soient leurs castes", et à Séleucos Ier : "Tu nas aucune raison de mattaquer puisque moi qui ai étendu mon pouvoir par la lance sur la vallée du Gange comme Alexandre a étendu son pouvoir sur la Perse de Darius III, je te considère officiellement comme mon ami en toffrant cinq cents éléphants et en garantissant bon accueil à tous les ambassadeurs et à tous les commerçants que tu menverras, toi que tes propres compatriotes occidentaux et orientaux rechignent à considérer comme un roi". Sur ce sujet, le rapport entretenu établi entre Ashoka, fils et successeur de Bindusera (donc petit-fils de Chandragupta), avec le bouddhisme est particulièrement révélateur. Pendant des siècles, ce personnage na été connu que par quelques extraits de textes bouddhistes le présentant comme un despote cruel et insignifiant. Mais à partir du XIXème siècle, les archéologues ont découvert des rocs et des piliers épars, depuis Shahbazgarhi (village à environ trente kilomètres au nord-ouest de Taxila au Pakistan) et Mansehra (à environ soixante-dix kilomètres au nord-est de Taxila au Pakistan) jusquà Yerragudi (village à environ trente kilomètres au nord dAnantapur dans lEtat dAndhra Pradesh en Inde), depuis Alexandrie dArachosie/Kandahar (en Afghanistan) jusquà Dhauli (site à environ dix kilomètres au sud de Bhubaneshwar dans lEtat dOrissa en Inde), comportant un texte quasi identique constitué de quatorze édits traduits dans les langues locales (dont le grec sur le roc dAlexandrie dArachosie/Kandahar), dans lequel Ashoka sexprime lui-même à la troisième personne du singulier en se désignant par la formule "lami des dieux au regard amical", qui modifie la présentation des textes bouddhistes. Dans le treizième édit, Ashoka donne quelques indications autobiographiques. Il dit quaprès avoir conquis le Kalinga à la suite dune très sanglante campagne dans la huitième année de son règne, région maritime entre le delta du Gange et le delta du Mahanadi ("Huit ans après son sacre, le roi ami des dieux au regard amical conquit le Kalinga. Cent cinquante mille personnes furent déportées, cent mille furent exécutées, plusieurs fois ce nombre ont péri" ; la tradition voit dans Dhauli, où Ashoka a gravé lun des rocs portant ses Edits, le lieu de la dernière bataille de cette guerre du Kalinga), il a été pris de regrets, affecté par les horreurs de la guerre ("Le regret tient l’ami des dieux depuis qu’il a conquis le Kalinga. La conquête d’un pays indépendant signifie le meurtre, la mort ou la captivité pour tous : cette pensée pèse fortement à l’ami des dieux. L’ami des dieux éprouve le fait que les habitants, brahmanes, samanes ou d’autres communautés, citadins qui obéissent à leurs supérieurs, à leurs père et mère, à leurs maîtres, qui chérissent leurs amis, leurs proches, leurs compagnons, leurs parents, leurs esclaves et leurs domestiques, qui sont fermes dans leur foi, sont alors violentés, tués ou séparés. Même les chanceux préservés de la violence pour eux-mêmes, subissent le malheur enduré par leurs amis, leurs proches, leurs camarades ou leurs parents. L’ami des dieux souffre que tous les hommes soient ainsi concernés, car les communautés de brahmanes et samanes vivent partout sauf chez les Yonas [littéralement "les Ioniens" en dialecte prakrit, dérivé du sanskrit "Yavanas" qui a le même sens, c’est-à-dire "les Grecs"], et aucun pays n’existe où les hommes n’adhèrent pas à une secte ou une autre. Peu importe le nombre de gens exécutés, morts ou captifs lors de la conquête du Kalinga : même si ce nombre était cent fois ou mille fois plus petit, cela pèserait toujours à la conscience de l’ami des dieux"). Il dit avoir trouvé un réconfort spirituel en se convertissant au bouddhisme, dont il a ensuite promu partout le "dharma" (terme impossible à traduire correctement, car signifiant à la fois "loi" mais sans référence au moindre texte juridique, et "religion" mais sans référence au moindre dogme ni au moindre culte, dérivé de "dhar"/"porter, soutenir" en sanskrit), vers le sud jusquà lîle de Taprobane (aujourdhui le Sri Lanka), et surtout vers louest chez le "raja Antiyoga", autrement dit le "seigneur Antiochos (II Théos)", et plus loin chez les "quatre rajas yonas Tulamaya, Antikina, Maka et Alikyashudala", autrement dit les "seigneurs ioniens/grecs Ptolémée (II Philadelphe), Antigone (II Gonatas), Magas (qui règne à Cyrène en Libye, beau-frère de Ptolémée II Philadelphe) et Alexandre (peut-être le fils de Pyrrhos, qui règne sur lEpire)" ("La victoire que l’ami des dieux considère la plus grande, est celle du dharma. L’ami des dieux l’a remportée ici jusqu’à six cents yojanas [unité de mesure indienne de valeur inconnue] au-delà de ses frontières, là où est le raja yona Antiyoga, et, au-delà d’Antiyoga, les quatre rajas Tulamaya, Antikina, Maka et Alikyashudala, et au sud jusqu’aux Çolas [équivalent en dialecte prakrit des "S£lai" en grec, peuple que Claude Ptolémée situe sur la côte orientale de la péninsule indienne à l’alinéa 1 paragraphe 4 livre VII de sa Géographie, qui donnera son nom à l’île de Ceylan/Taprobane voisine, et peut-être aussi à l’actuelle Colombo, capitale du Sri Lanka, via la rivière Kelani coulant à proximité] et aux Pandyas [équivalent en dialecte prakrit des "Pand…wn" en grec, peuple gouverné par un roi homonyme que le paragraphe 59 du Périple de la mer Erythrée et Pline l’Ancien à l’alinéa 10 paragraphe 26 livre VI de son Histoire naturelle situent sur la côte occidentale de la péninsule indienne] et à Tambapamniya [équivalent en dialecte prakrit de "Taprobane/Taprob£nh" en grec]"). Sachant quAntiochos II règne à partir de -261, et que Magas meurt à Cyrène en -258, les historiens ont déduit que les événements évoqués dans ce treizième édit ont eu lieu entre -261 et -258, et que le début de règne dAshoka se situe entre -269 et -266, huit ans plus tôt. Comme un doute persiste sur la forme, la date et la durée du prosélytisme évoqué (Ashoka a-t-il envoyé une ou plusieurs ambassades ? ont-elles été envoyées immédiatement après la conversion, ou plus tard ? se sont-elles accomplies en une seule année, ou en plusieurs années ?), nous devons rester dans lapproximation et conclure simplement quAshoka devient roi dans le deuxième quart du IIIème siècle av. J.-C. Le paragraphe 12 du Mahavamsa, ou "Grande généalogie" en dialecte pali, chronique des rois de Taprobane puis de Ceylan entre le VIème av. J.-C. et IVème siècle, confirme ce prosélytisme en déclarant quAshoka a envoyé vers la région dAparanta un "Yona Dhammarakkhita" en dialecte pali, autrement dit un Ionien/Grec nommé "Dharmarakshita" en sanskrit, littéralement "Protecteur du dharma" (nous ne connaissons pas le nom originel de ce Grec converti au bouddhisme). Ashoka lui-même dans son cinquième édit recoupe avec ce passage du Mahavamsa, en affirmant avoir institué des "dhammamahamatras", littéralement des "ministres du dharma", quil a envoyés vers la vallée de lIndus jusquà lactuel Etat de Gurajat en Inde, en appelant cette vaste région occidendale "Aparanta" ("La treizième année de mon règne, j’ai créé des dhammamahamatras. Ils tâchent d’instaurer le dharma dans toutes les sectes, ils développent le dharma pour le bien et le bonheur des Yonas, des Kambojas, des Gandharas, des Rastikas [probable équivalent de "SaraÒstoj" en grec, qui a donné son nom à l’actuelle péninsule de Surashtra], des Pitinikas [peuple non localisé] et des autres Aparantas"). Cette conversion au bouddisme est aussi intéressée que celle de lEmpereur Constantin au christianisme au IIIème siècle. Et elle na convaincu personne. Même si les engagements de Constantin en faveur des chrétiens demeurent ambigus, celui-ci jouit néanmoins dun jugement positif de la part des auteurs chrétiens contemporains et ultérieurs : Ashoka en revanche, nous lavons vu, na laissé aucune souvenir positif chez les auteurs bouddhistes, et lui-même dans ses Edits reconnaît quil na pas quitté son trône pour aller missionner pauvrement sa foi à travers le monde, au contraire son sixième édit rappelle que le roi demeure tout puissant dans toutes les prises de décision et dans la résolution de tous les litiges ("Avant, on ne pratiquait pas la résolution systématique des affaires ni l’information. Voici ce que j’ai instauré : à tout moment, que je sois au déjeuner, au harem, dans ma chambre, à la ferme, en voyage, aux jardins, partout des gens présents doivent m’informer des affaires publiques afin que je m’en occupe, et si un de mes ordres verbaux relatif à un don ou à une proclamation ou si une affaire impérieuse confiée aux dhammamahatras est contestée ou sujette à débat, on doit m’en informer immédiatement, partout, à tout moment" ; en cela, Ashoka ne fait que poursuivre la politique de son grand-père Chandragupta, qui selon Mégasthène cité par Strabon était aussi obsédé par le désir de tout contrôler : "Le roi [Chandragupta] passe la journée entière à écouter les rapports sans interruption, même lors de sa toilette […], il continue les audiences même quand les quatre masseurs dédiés le frictionnent", Strabon, Géographie, XV, 1.55), et son dixième édit incite le peuple à obéir au dharma, c'est-à-dire à lui-même qui sen prétend le garant ("Le roi ami des dieux au regard amical ne croit pas que gloire ni célébrité apportent profit. La seule gloire et célébrité qu’il désire, est que son peuple dès aujourd’hui et pour longtemps obéisse au dharma et pratique le dharma"). En dautres termes, ces Edits épars censés matérialiser la puissance et le rayonnement de la dynastie maurya dans le deuxième quart du IIIème siècle av. J.-C., n’en trahissent en réalité que la fragilité. Et, de même quà louest de lIndus les grands gagnants du traité entre Séleucos Ier et Chandragupta sont les colons grecs alexandrins davantage que la dynastie séleucide, à lest de lIndus les grands gagnants en sont les bouddhistes davantage que la dynastie maurya, ce qui explique le rapprochement entre ceux-ci et ceux-là quand les deux dynasties commenceront à décliner à la fin du IIIème siècle av. J.-C. (nous aborderons ce point dans notre alinéa suivant, quand nous parlerons de l’anabase dAntiochos III). Ainsi rassuré sur ses arrières extrême-orientaux, pour revenir à notre sujet, Séleucos Ier peut revenir assister ses alliés avec ses cinq cents éléphants ("Séleucos Ier négocia avec [Chandragupta] : s’assurant ainsi que l’Orient ne bougerait plus, il s’engagea dans la guerre contre Antigone Ier", Justin, Histoire XV.4). Au printemps -302, Cassandre Ier confie une partie de ses troupes à Lysimaque Ier, qui débarque en Asie et s’empare de plusieurs cités ("[Cassandre Ier] confia à Lysimaque Ier une partie de ses troupes, et utilisa le reste à marcher vers la Thessalie pour combattre Démétrios et ses alliés grecs. Lysimaque Ier passa d’Europe en Asie avec le corps qu’on lui avait confié, et déclara libres les habitants de Lampsaque et de Parion, qui se déclarèrent de son parti. Il assiégea ensuite Sigée : après s’en être emparée, il y laissa une garnison. Puis il confia un corps de six mille fantassins et mille cavaliers à Prépélaos avec ordre de soumettre les cités d’Eolie et d’Ionie, tandis que lui-même entama le siège d’Abydos en y acheminant de nombreuses machines et armes de traits. Comme les habitants résistèrent, parce qu’ils reçurent par mer des renforts en hommes de la part de Démétrios, il abandonna son entreprise pour soumettre le reste de la Phrygie hellespontique. Il alla vers la cité de Synnada [aujourd’hui Suhut en Turquie] où étaient les écuries royales : il réussit à y retourner Docimos le lieutenant d’Antigone Ier, qui non seulement lui livra la cité de Synnada mais encore les forts où Démétrios avait déposés ses trésors", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.107 ; "Cassandre Ier, retenu par la guerre sur les frontières de son empire, envoya Lysimaque Ier avec une armée nombreuse au secours de ses alliés", Justin, Histoire XV.2). En apprenant ces nouvelles d’Anatolie, Antigone Ier se précipite ("Antigone Ier était à Antigonia. Il se préparait à y célébrer des jeux et des fêtes solennelles après avoir appelé de nombreux athlètes et artistes célèbres auxquels il avait promis des récompenses élevées. Mais en apprenant l’invasion de Lysimaque Ier et la défection de certains de ses stratèges, il interrompit immédiatement ces jeux. Il indemnisa athlètes et artistes de deux cents talents, et quitta promptement la Syrie avec son armée pour aller à la rencontre des ennemis par le chemin le plus court. Il arriva à Tarse en Cilicie, préleva dans le trésor kydnien ["kudna‹oj", trésor gardé près du fleuve Cydnos/KÚdnoj en Cilicie, le même que celui dans lequel Polyperchon a autorisé Eumène à puiser des fonds pour financer la campagne contre Antigone en -319 que nous avons racontée plus haut] l’équivalent de trois mois de solde et trois mille talents pour les frais de guerre, passa le Taurus, atteignit la Cappadoce, remis dans le rang les cités de Haute-Phrygie et de Lycaonie qui s’était éloignées de son alliance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.108). Après avoir joué au chat et à la souris durant toute la belle saison et s’être jaugés de loin dans quelques escarmouches, Lysimaque Ier et Antigone Ier se retrouvent en Bithynie, où ils prennent leurs quartiers d’hiver -302/-301, Antigone Ier dans l’attente de son fils à qui il ordonne de quitter l’Europe pour venir l’aider, Lysimaque Ier dans l’attente de Séleucos Ier qui est en train de descendre des hautes satrapies vers la Méditerranée orientale avec une immense armée ("Pour donner du repos à ses troupes autant que pour les soustraire aux rigueurs de l’hiver qui approchait, Antigone Ier renonça à poursuivre ses ennemis répartit son armée pour qu’elle prît ses quartiers d’hiver dans les meilleures conditions. Quand il apprit que Séleucos Ier descendait des hautes satrapies avec une puissante armée, il envoya quelques hommes de confiance vers la Grèce pour ordonner à Démétrios de venir avec toutes ses forces le rejoindre au plus vite, craignant que tous les rois réunis profitassent de son infériorité pour lui imposer une offensive décisive. Lysimaque Ier fit la même chose : il partagea son armée en plusieurs corps et leur assigna des quartiers d’hiver dans la campagne de Salonia ["Salwn…a" site inconnu]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.109). C’est durant cet hiver -302/-301 que, pour l’anecdote, on doit situer l’exécution de Mithridate fils d’Ariobarzanès, soupçonné de connivence avec Cassandre Ier : on se souvient que Mithridate est le petit-fils d’Artabaze l’ancien satrape perse de Phrygie hellespontique, et qu’il était un allié d’Eumène à la bataille perdue de -316 en Médie contre Antigone, on peut supposer que même après sa soumission à Antigone au terme de cette bataille il n’a pas renoncé à jouer un rôle dans le nord anatolien gouverné jadis par son ancêtre et naguère par son allié (Mithridate garde un temps la vie sauve grâce à la complicité de Démétrios, avec lequel il entretient un commerce intime ["Mithridate fils d’Ariobarzanès, qui était à peu près de l’âge [de Démétrios], était son camarade et son ami particulier. Mithridate faisait assidûment la cour à Antigone Ier, et ne paraissait pas animé de mauvaises intentions. Cependant Antigone Ier fit un songe, qui engendra des soupçons contre lui. Il rêva qu’il semait de la limaille d’or dans un vaste champ, que peu de temps après, revenu dans ce champ pour y moissonner l’or qu’il y avait répandu, il n’y trouvait plus que le chaume dépouillé de ses épis, et que pendant qu’il s’affligeait de cette perte des gens disaient que Mithridate avait coupé cette riche moisson avant de se retirer vers le Pont-Euxin. Troublé par ce rêve, Antigone Ier appela son fils, le lui raconta après lui avoir fait promettre sous serment de ne pas le répéter, et lui déclara vouloir se débarrasser de Mithridate. Démétrios en fut très attristé. Mithridate étant venu le voir pour se divertir avec lui comme d’habitude, il n’osa pas lui dire ce qu’il avait entendu, lié par le serment, mais il le tira progressivement à l’écart de ses amis et, quand ils furent seuls, il écrivit sur le sable avec le fer de son poignard : “Fuis Mithridate”. Ce dernier comprit de cette façon le danger qu’il courait, et s’enfuit la nuit vers la Cappadoce", Plutarque, Vie de Démétrios 4], mais il est finalement rattrapé ("A cette époque [hiver -302/-301] Mithridate qui jusque-là avait reconnu l’autorité d’Antigone Ier, fut soupçonné de connivence avec Cassandre Ier. Il fut exécuté dans la cité de Kios en Mysie [aujourd’hui Gemlik en Turquie], qu’il gouvernait avec la cité d’Arriné [site inconnu] depuis trente ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.111). Démétrios obéit à l’ordre reçu : il rassemble ses troupes et part vers l’Asie au secours de son père ("Démétrios rassembla les bâtiments nécessaires pour le transport de ses troupes. Ayant pourvu à l’armement de sa flotte, il mit à la voile et, traversant les îles grecques, arriva devant Ephèse", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.111 ; "Les autres rois s’étant ligués contre Antigone Ier et ayant réuni toutes leurs forces, Démétrios à cette nouvelle quitta la Grèce et alla rejoindre son père", Plutarque, Vie de Démétrios 28). Il reconquiert rapidement une grande partie des cités passées sous contrôle de Lysimaque Ier les mois précédents, et s’installe près de Chalcédoine pour essayer d’empêcher l’arrivée de renforts ("[Démétrios] débarqua son armée dans les environs d’Ephèse. Il vint camper devant ses murs, força les habitants à rentrer sous l’obéissance du roi [Antigone Ier], et accepta la capitulation de la garnison que Prépélaos avait installée dans la cité. Il laissa sur place une petite troupe tirée de son armée et s’avança vers l’Hellespont, où il reprit possession de Lampsaque, de Parion et d’autres cités qui avaient changé de parti. Il alla ensuite vers l’embouchure du Pont-Euxin, et près d’un temple appartenant aux habitants de Chalcédoine il installa une garnison d’environ trois mille hommes soutenus par trente navires longs avec ordre de défendre cette position. Il répartit le reste de son armée dans diverses cités de la côte où elles prirent leurs quartiers d’hiver", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.111). Cela n’empêche pas Cassandre Ier d’envoyer un nouveau contingent qui réussit, après une traversée très difficile, à gagner la Bithynie où est campé Lysimaque Ier ("[Cassandre Ier] fit partir Pleistarchos à la tête d’un contingent de douze mille fantassins et cinq cents cavaliers vers l’Asie en soutien à Lysimaque Ier […]. Comme il manquait de bâtiments pour embarquer tous ses effectifs, [Pleistarchos] les divisa en trois groupes, qui prirent successivement la mer. Le premier gagna Héraclée sans problème. Le deuxième fut pris pas les navires de garde que Démétrios avait postés à l’embouchure du Pont-Euxin. Le troisième, sur lequel Pleistarchos s’embarqua, fut assailli par une si violente tempête que presque tous les navires avec leurs équipages se perdirent. L’exèrès ["˜x»rhj", navire à six rangs de rames, ou à six rameurs par aviron] du stratège lui-même fut si maltraitée que sur les cinq cents hommes qui y était montés seulement trente-trois purent se sauver. Pleistarchos fit parti de ces survivants : naufragé sur un débris du bâtiment détruit, il fut rejeté à moitié mort sur la côte, de là on le conduisit à Héraclée où, après avoir pris du repos pour se remettre de ses fatigues, il rejoignit Lysimaque Ier dans son quartier d’hiver", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.112). Ptolémée Ier de son côté remonte prudemment le long de la côte levantine, jusqu’à Sidon où, trompé par une fausse rumeur de victoire d’Antigone Ier, il ne laisse sur place qu’une petite garnison et rentre en Egypte avec le gros de son armée ("Pendant ce temps-là, le roi Ptolémée Ier partit d’Egypte avec une armée conséquence et s’empara des cités de Koilè-Syrie. Mais tandis qu’il assiégeait Sidon, des messagers vinrent lui annoncer faussement que les rois Lysimaque Ier et Séleucos Ier avaient été battus en bataille rangée et refoulés dans Héraclée, et qu’Antigone Ier victorieux marchait avec son armée vers la Syrie. Trompé par ces messagers, Ptolémée Ier conclut une trêve de quatre mois avec les Sidoniens puis, après avoir installé des fortes garnisons dans les cités reconquises, il décida de retourner en Egypte avec le gros de son armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.113). Séleucos Ier arrive enfin avec environ quatre cents éléphants sur les cinq cents que lui a cédés Chandragupta, il prend ses quartiers d’hiver en Cappadoce ("Séleucos Ier, descendu des hautes satrapies, arriva en Cappadoce, où il prit ses quartier d’hiver après avoir fait construire des baraques pour ses soldats. Son armée était forte de vingt mille fantassins, douze mille cavaliers et archers à cheval, trois cents quatre-vingts éléphants et plus d’une centaine de chars à faux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.113). Au retour de la belle saison en -301, à une date inconnue, sur le site phrygien d’Ipsos non encore localisé par l’archéologie (correspondant peut-être à l’actuelle Afyonkarahisar en Turquie, ou à une ville des environs), les adversaires se retrouvent face-à-face. Selon Plutarque, les effectifs sont équivalents, à l’exception du nombre des éléphants beaucoup plus élevé du côté de Séleucos Ier ("[Antigone Ier] avait sous ses ordres plus de soixante-dix mille fantassins, dix mille cavaliers, et soixante-quinze éléphants. L’armée des coalisés comptait soixante quatre mille fantassins, dix mille cinq cents cavaliers, quatre cents éléphants, et cent vingt chars de guerre", Plutarque, Vie de Démétrios 28). Antigone Ier semble pressentir sa mort imminente, car avant l’engagement il convoque Démétrios sous sa tente, et les deux hommes discutent sans qu’on sache ce qu’ils se disent (sans doute le premier livre-t-il ses dernières volontés au second : "Quand les deux armées furent en présence, on remarqua un changement dans Antigone Ier, qui sembla soudain s’appuyer sur des espoirs plus que sur des résolutions. Toujours fier et plein d’audace dans les combats, la parole haute, le discours arrogant, recourant aux mots plaisants et railleurs pour signifier ses prétentions et de son mépris pour l’ennemi, on le vit soudain pensif et taciturne. Il présenta son fils aux troupes, et le leur recommanda comme son successeur. Le plus étonnant est qu’il s’entretint seul avec Démétrios dans sa tente, alors qu’il n’avait pas l’habitude de communiquer ses secrets même à son fils, qu’il délibérait en lui-même et ordonnait et faisait exécuter ses résolutions", Plutarque, Vie de Démétrios 28) : vieux et obèse ("Antigone Ier, qui avait alors près de quatre-vingts ans [ce passage, que nous avons déjà cité, se rapporte à l’année -306/-305], devenu inapte à la guerre moins par son âge que par son obésité, comptait beaucoup sur la chance, les aptitudes et l’expérience déjà grande de son fils", Plutarque, Vie de Démétrios 19), n’arrivant même plus à tenir debout ("Son armée étant rangée en bataille, Antigone Ier sortit de sa tente, fit un faux pas, tomba sur le visage, et se blessa grièvement. Après s’être relevé, il tendit les mains vers le ciel, et pria les dieux de lui donner soit la victoire soit une mort prompte avant sa défaite", Plutarque, Vie de Démétrios 28), il se dit peut-être que la mort au champ de bataille est la plus honorable pour un homme de son rang et après une vie aussi bien remplie ? Notons encore pour l’anecdote que Pyrrhos l’héritier au trône d’Epire est au côté de Démétrios son beau-frère ("Dans la grande bataille que se livrèrent à Ipsos tous les rois de la terre, le jeune Pyrrhos combattit au côté de Démétrios, mit en fuite ceux qui lui étaient opposés et se fit remarquer parmi les combattants", Plutarque, Vie de Pyrrhos 4). Le premier choc est favorable à Démétrios, qui balaie le contingent d’Antiochos le fils de Séleucos Ier ("Quand les deux armées furent aux mains, Démétrios à la tête de sa cavalerie d’élite fondit sur Antiochos le fils de Séleucos Ier, et combattit avec tant de vigueur qu’il rompit les ennemis et les mit en fuite", Plutarque, Vie de Démétrios 28). Mais Démétrios commet l’erreur de poursuivre les fuyards, laissant les quatre cents éléphants de Séleucos Ier faire mouvement entre lui et le gros de l’armée antigonide : quand Démétrios se retourne, la route est bouchée car ces éléphants font mur ("Mais, par une vaine ambition, s’étant acharné à poursuivre [les soldats en fuite d’Antiochos], Démétrios perdit tout le fruit de sa victoire, car après cette poursuite il ne put plus rejoindre les fantassins [d’Antigone], les éléphants des ennemis étant venus se placer entre deux", Plutarque, Vie de Démétrios 28). Séleucos Ier resserre ensuite son étreinte autour d’Antigone Ier avec ses éléphants ("Séleucos Ier, ayant ainsi séparé la cavalerie et le corps de l’armée d’Antigone Ier, ne le chargea pas, il tourna autour en simulant un assaut imminent pour effrayer les soldats adverses et les inciter à changer de camp. Cela arriva effectivement : beaucoup de fantassins se détachèrent et se rendirent spontanément à Séleucos Ier, le reste prit la fuite", Plutarque, Vie de Démétrios 28). Le dernier assaut est lancé, Antigone Ier résiste en espérant que son fils Démétrios va apparaître pour le secourir, mais il succombe sous le nombre, abandonné par toutes ses troupes ("Une masse de fantassins fondit sur Antigone Ier. Certains de son entourage l’avertirent, il leur répondit : “Je vois bien que c’est à moi qu’ils en veulent, mais mon fils va venir à mon secours”. Il conserva jusqu’à la fin cet espoir, cherchant des yeux son fils, avant d’être renversé à terre par une grêle de traits. Tous ceux de sa maison et même ses amis l’abandonnèrent. Thorax de Larissa resta seul auprès de son corps", Plutarque, Vie de Démétrios 28 ; "Antigone Ier eut encore la témérité de livrer bataille à Lysimaque Ier, Cassandre Ier et Séleucos Ier, dont les forces étaient réunies. Il y perdit la plus grande partie de son armée, et il mourut lui-même épuisé de fatigue", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.7).


Laissons Plutarque uchroniser sur le destin qu’aurait pu embrasser Antigone Ier, et sur l’héritage qu’il aurait pu léguer à son fils Démétrios, s’il avait su contenir son mépris pour la jeune génération ("Je pense que si Antigone Ier avait restreint un peu ses prétentions et n’avait pas affecté une arrogance sur les autres rois, il aurait naturellement obtenu jusqu’à sa mort la prééminence sur tous les rois, qu’il aurait pu léguer ensuite à son fils. Mais sa fierté, son orgueil, sa dureté de parole et de conduite, aigrirent, irritèrent contre lui des rois dont la jeunesse, le nombre et la puissance ne devaient pas être dédaignés. Il ne craignit pas de dire qu’il disperserait leur coalition aussi facilement qu’on disperse avec une pierre ou avec le moindre bruit une volée d’oiseaux descendus dans un champ pour y chercher leur pâture", Plutarque, Vie de Démétrios 28), et concluons simplement sur les faits : la mort de ce personnage qui s’est attiré l’unanimité contre lui dans ses dernières années marque un grand tournant dans l’après-Alexandre, car primo Antigone Ier était le dernier chef de la génération de Philippe II, il jouissait donc d’une sorte de légitimité d’ancienneté et de proximité avec les deux grands rois macédoniens qu’aucun de ses adversaires ne possède, et secundo il était après Perdiccas et après Eumène le dernier défenseur de l’unité de l’empire, autrement dit Cassandre Ier, Lysimaque Ier, Séleucos Ier et Ptolémée Ier n’ont maintenant plus aucun référent commun qui puisse les retenir de comploter les uns contre les autres. En comparaison de ce père charismatique aux visions stratégiques étendues, le fils Démétrios n’est qu’un combinard brouillon de bas étage, qui prend ses décisions au jour le jour, sans projet de longue vue ni de long terme. En fuite, il court vers Ephèse, puis s’embarque vers Athènes. Mais les Athéniens, qui n’ont pas digéré ses comportements orgiaques dont nous avons parlé plus haut, le repoussent ("Démétrios, fuyant avec cinq mille fantassins et quatre mille cavaliers, poussa d’une traite jusqu’à Ephèse. Comme il n’avait plus d’argent, les habitants s’attendaient à le voir piller le trésor du temple [d’Artémis], mais il n’en fit rien : craignant même que ses soldats se livrassent à cette extrémité, il quitta rapidement la cité et s’embarqua pour la Grèce. Il espérait beaucoup des Athéniens : il avait laissé entre leurs mains ses navires, son argent, sa femme Deidameia, et pensait conserver leur affection. Mais tandis qu’il cinglait à pleines voiles vers Athènes, il croisa du côté des Cyclades des députés athéniens venus à sa rencontre pour le prier de s’éloigner de leur cité, où on avait décrété qu’aucun des rois n’y serait accueilli et que sa femme Deidameia serait envoyée à Mégare avec la suite et les honneurs dus à son rang", Plutarque, Vie de Démétrios 30), et repassent bientôt du côté de Cassandre Ier en subissant la tyrannie fantoche de Lacharès ("Lacharès [s’empara] d’Athènes à la faveur d’une sédition qui divisait les Athéniens, et y [régna] en tyran", Plutarque, Vie de Démétrios 33 ; "Cassandre Ier, dont la haine contre les Athéniens était encore très violente, s’attacha Lacharès qui était à la tête du peuple, et l’incita à usurper l’autorité. De tous les tyrans que nous connaissons, ce Lacharès fut le plus cruel et le plus impie", Pausanias, Description de la Grèce, I, 25.7). Seule la Ligue des Nésiotes lui reste fidèle, ainsi que Chypre, et Corinthe où il installe son beau-frère Pyrrhos, il conserve aussi une petite escadre qu’il entretient avec un butin réalisé lors d’un raid en Chersonèse ("[Démétrios] fit voile vers l’isthme [de Corinthe]. Il y trouva ses affaires en très mauvais état : toutes ses garnisons avaient été chassées des cités qu’elles occupaient ou étaient passées à l’ennemi. Il laissa alors Pyrrhos en Grèce, et il alla faire un raid en Chersonèse, où il ravagea les terres de Lysimaque Ier, enrichit ses troupes du butin qu’il y fit, et retint par ce moyen auprès de lui une armée capable de le faire craindre et respecter", Plutarque, Vie de Démétrios 31). Bref, Démétrios n’est plus qu’un petit pion, qui fait et défait les vrais chefs autour de lui mais qui ne joue plus lui-même aucun rôle, semblable aux députés sans importance des futures Troisième et Quatrième Républiques françaises qui ne représenteront rien sinon eux-mêmes et croiront exister en faisant et défaisant les ministères. Pour cette raison, nous ne nous attarderons plus désormais sur le détail de sa vie, et mentionnerons seulement les intrigues liées au succès ou à l’échec de ces quatre vrais chefs qui restent. Le premier d’entre eux, Cassandre Ier, réclame la Grèce, et la Cilicie pour son frère ("Les rois donnèrent la Cilicie à Pleistarchos le frère de Cassandre Ier, après la défaite d’Antigone Ier [à Ipsos]", Plutarque, Vie de Démétrios 31), mais celle-ci sera bientôt la cible des raids de Démétrios ("Démétrios s’empara vite de la Cilicie. Et pour détruire les accusations de Pleistarchos il envoya sa femme Phila auprès de Cassandre Ier, qui était son frère", Plutarque, Vie de Démétrios 32). Le deuxième, Lysimaque Ier, réclame toute l’Anatolie jusqu’au Taurus - en tentant vainement d’écarter Démétrios de la côte cilicienne ("Démétrios maîtrisait parfaitement les arts mécaniques, ses réalisations étaient gigantesques, l’ingéniosité de leur conception manifestait l’intelligence et la témérité de l’inventeur, leur application pratique était réalisée de main de maître, leurs dimensions étonnaient ses amis et leur beauté charmait mêmes ses ennemis. Cet éloge ne relève pas de la flatterie mais de la simple vérité : ses navires à quinze ou seize rangs de rames suscitaient l’admiration de ses adversaires quand ils les voyaient voguer le long de leurs côtes, et ses hélépoles étaient un spectacle fascinant pour les cités mêmes qu’il assiégeait. Le fait suivant prouve cela. Lysimaque Ier, qui de tous les rois était celui qui haïssait le plus Démétrios, vint contre lui avec ses troupes pour l’obliger à lever le siège de Soles en Cilicie. Il lui demanda de montrer ses machines et de faire défiler sa flotte : Démétrios répondit à sa demande, et Lysimaque Ier fut si impressionné qu’il quitta immédiatement les lieux avec son armée", Plutarque, Vie de Démétrios 20). Le troisième, Séleucos Ier, réclame la Haute-Phrygie en compétition contre Lysimaque Ier, et la Koilè-Syrie ("Antigone Ier étant tombé au cours de la bataille [d’Ipsos], tous les rois qui l’avaient abattu avec Séleucos Ier se partagèrent ses territoires. Séleucos Ier obtint la Syrie en deçà de l’Euphrate, en bordure de la mer [Méditerranée] et la Haute-Phrygie", Appien, Histoire romaine XI.280) que le quatrième, Ptolémée Ier - son ancien hôte de -315 à -312 ! -, lui conteste naturellement : c’est le début du différend séculaire entre Lagides et Séleucides sur la possession de cette province (un passage d’un livre perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète évoque cet épisode : "Après le partage du royaume d’Antigone Ier, Séleucos Ier se dirigea vers la Phénicie avec son armée pour s’approprier la Koilè-Syrie, conformément à l’accord conclu. Mais Ptolémée Ier, qui s’était emparé des cités de ce pays, se répandit en accusations : “Mon soi-disant ami Séleucos Ier a accepté que l’un de mes territoires lui revienne, alors que j’ai participé à la guerre contre Antigone Ier comme les autres rois, qui ne m’accordent par ailleurs aucune terre en vertu du droit de la lance !”. Séleucos Ier répliqua à ces accusations en disant que “seuls pouvaient jouir du droit de la lance ceux qui avaient remporté la victoire sur le champ de bataille [à Ipsos]”, néanmoins il renonça temporairement et par amitié à ses prétentions sur la Koilè-Syrie", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 238 ; c’est peut-être à cette époque, pour prévenir toute intrusion des Séleucides vers le sud, qu’il faut situer la transformation de la cité d’Akko [aujourd’hui Acre en Israël] en une cité-garnison sur le modèle des Alexandries, rebaptisée "Ptolémaïs" en référence au dynaste lagide ; pour l’anecdote, c’est précisément sur cette clause décidée unilatéralement par Séleucos Ier et ses deux alliés sans concertation avec Ptolémée Ier, qu’Antiochos III [descendant de Séleucos Ier] s’appuiera encore en hiver -219/-218 pour justifier la guerre contre Ptolémée IV [descendant de Ptolémée Ier], selon l’alinéa 8 paragraphe 67 livre V de l’Histoire de Polybe), qui ne sera résolu qu’en -64 quand le Romain Pompée déposera le dernier héritier séleucide Antiochos XIII et transformera la Syrie en province romaine. Les prétentions de Séleucos Ier sur ce territoire l’amènent à chercher un allié, qu’il trouve rapidement - ironie de l’Histoire - en Démétrios, dont il épouse la fille Stratoniké ("Peu de temps après [la bataille d’Ipsos], Séleucos Ier députa vers Démétrios pour lui demander en mariage sa fille Stratoniké, qu’il avait eue de Phila. Séleucos Ier avait déjà un fils, Antiochos, né de la Perse [Sogdienne en réalité] Apamée, mais il estima que ses terres pourraient être réparties entre plusieurs héritiers […]. Démétrios jugea comme un bonheur inespérée le fait de devenir le beau-père de Séleucos Ier : il cingla avec sa fille et toute sa flotte vers la Syrie", Plutarque, Vie de Démétrios 31). Le mariage se passe bien ("Séleucos Ier invita Démétrios dans sa tente au milieu de son camp, puis Démétrios le reçut sur son navire à treize rangs de rames. Ils passèrent les journées à converser ensemble et à se divertir, sans armes et sans garde. Enfin Séleucos Ier, après avoir épousé Stratoniké, retourna à Antioche dans le plus somptueux des cortèges", Plutarque, Vie de Démétrios 32), mais très vite le marié trouve que la dot n’est pas assez grosse et réclame Tyr et Sidon ("Jusque-là Séleucos Ier s’était conduit honorablement avec Démétrios. Mais bientôt il lui redemanda la Cilicie contre une certaine somme d’argent. Comme Démétrios s’y refusa, il devint colérique et revendiqua Tyr et Sidon. Cette réclamation violente parut injuste, car Séleucos Ier, qui possédait alors toutes les terres depuis l’Inde jusqu’aux côtes de Syrie, s’estimait encore pauvre, au point que pour acquérir ces deux cités il n’hésitait pas à rompre avec son beau-père, un homme qui venait d’éprouver un grand revers de fortune", Plutarque, Vie de Démétrios 32) : Démétrios lui répond en y installant des garnisons ("Démétrios ne s’alarma pas des menaces de son gendre. Il dit : “Quand bien même j’aurais perdu dix mille autres batailles d’Ipsos, je n’achèterai pas l’amitié de Séleucos Ier”, et alla installer des garnisons dans ces deux cités", Plutarque, Vie de Démétrios 33). Notons que la garnison-cité d’Antigonia ne survit pas à la mort de son fondateur Antigone Ier : à une date inconnue, Séleucos Ier installe trois nouvelles garnisons sur le même modèle, mélangeant soldats et populations locales concentrées : la première Apamée en hommage à sa femme (aujourd’hui le site archéologique de Qalat al-Madhiq, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest d’Hama en Syrie ; c’est dans cette cité que Séleucos Ier et ses héritiers séleucides garderont leurs régiments d’éléphants : "La cité d’Apamée, qui a donné son nom a la région, ressemble à une forteresse imprenable, par les défenses naturelles qu’elle présente sur presque tous les points : il faut imaginer effectivement une colline abrupte s’élevant du milieu d’une plaine très basse, qui, entourée de très belles et très fortes murailles, est protégée aussi par le cours de l’Oronte formant une presqu’île, et par un immense lac dont les débordements alimentent des marécages et des prairies à perte de vue où paissent de nombreux chevaux et bœufs. En plus de la sécurité offerte par cette configuration des lieux, qui a valu à Apamée son surnom de “Chersonèse” [par allusion à la presqu’île de Chersonèse, qui contrôle l’Hellespont], cette cité possède un autre avantage : son territoire très étendu est aussi très fertile, parce qu’il est traversé par l’Oronte. Beaucoup de villages constituent sa banlieue. Séleucos Ier Nicator et tous ses successeurs royaux la choisirent pour y loger leurs cinq cents éléphants et la plus grande partie de leur armée. Quand les vétérans commencèrent à s’y établir de préférence à l’intérieur de ses murs, ils la surnommèrent “Pella”, en hommage à la cité natale de Philippe II et d’Alexandre, capitale de la Macédoine. On y trouvait les bureaux de recensement de l’armée, les haras royaux, soit plus de trente mille juments et au moins trois cents étalons, et de nombreux dresseurs de chevaux, maîtres d’armes, instructeurs spécialisés dans tous les exercices militaires, nourris et entretenus à grands frais", Strabon, Géographie, XVI, 2.10), la deuxième Laodicée en hommage à sa mère (qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme Lattaquié en Syrie), la troisième Antioche en hommage à son père (qui a également gardé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la double forme Antakya et Hatay en Turquie : "Antioche peut être considérée comme une tétrapole, car elle se compose de quatre quartiers distincts, dont chacun a sa muraille particulière, bien qu’ils soient tous enfermés dans une enceinte commune. Le premier de ces quartiers fut formé par Séleucos Ier Nicator aux dépens d’Antigonia, cité voisine bâtie peu de temps auparavant par Antigone Ier fils de Philippe, dont Séleucos Ier déporta tous les habitants. Devenus trop nombreux, ceux-ci se divisèrent et formèrent un second quartier. Puis Séleucos II Kallinikos en fonda un troisième, et Antiochos IV Epiphane un quatrième", Strabon, Géographie, XVI, 2.4), Antigonia quant à elle est rasée et sa population est déportée en partie à l’embouchure de l’Oronte, dans une autre cité-garnison baptisée Séleucie-de-Pierie ("[Antigonia] ne subsista pas longtemps : elle fut prise par Séleucos Ier qui en transféra les habitants dans une autre cité fondée par lui appelée Séleucie, du nom de son fondateur", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.47) servant de port maritime à Antioche.


A ces quatre prétendants s’ajoute vite un cinquième : Pyrrhos, l’héritier de la couronne d’Epire. Nous venons de voir que juste après la bataille d’Ipsos, Pyrrhos débarque avec son beau-frère Démétrios à Corinthe, et alors que celui-là repart aussitôt vers la Chersonèse, celui-ci reste sur place. Dans un premier temps, la fidélité de Pyrrhos est sans faille : il tente vainement de reprendre le contrôle de la région corinthienne au nom de Démétrios ("Quand Démétrios fut vaincu [à Ipsos], [Pyrrhos] ne l’abandonna pas, et conserva fidèlement les cités grecques que celui-ci remit entre ses mains", Plutarque, Vie de Pyrrhos 4) puis, ce dernier se rapprochant de Ptolémée Ier - sans doute quand la relation avec Séleucos Ier tourne à l’aigre sur la question de Tyr et de Sidon -, il accepte de se rendre à Alexandrie d’Egypte comme otage. Mais progressivement, la fréquentation de Ptolémée Ier - ou plus exactement de Bérénice la nouvelle femme de Ptolémée Ier, ancienne servante d’Eurydice sa première femme, dont on ignore comment et quand elle disparaît ("Eurydice fille d’Antipatros était l’épouse [de Ptolémée] et lui avait donné des enfants, jusqu’à ce que Bérénice, qu’Antipatros avait envoyée en Egypte avec sa fille, le charmât et lui en donnât également", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.8) - et la stagnation des affaires de Démétrios l’incitent à prendre ses distances avec le second et à se rapprocher du premier ("[Démétrios] ayant traité avec Ptolémée Ier, Pyrrhos s’embarqua pour l’Egypte en qualité d’otage. Là, dans les exercices du corps et à la chasse, il donna à Ptolémée Ier des preuves de sa force et de sa vigueur, et ayant remarqué que, parmi toutes les femmes entourant le roi, l’illustre et sage Bérénice exerçait la plus grande influence, il la courtisa avec assiduité", Plutarque, Vie de Pyrrhos 4). La mort inattendue de Cassandre Ier en -298 ou -297 (par maladie : "[Cassandre Ier] termina ses jours d’une manière malheureuse : il fut atteint d’une hydropisie sous-cutanée engendrant des vers qui sortaient de toutes les parties de son corps", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.2) provoque indirectement la rupture entre les deux beaux-frères, car les fils de Cassandre Ier se disputent l’héritage, laissant à eux-mêmes les tyrans fantoches et les contingents installés un peu partout en Grèce par leur père. Démétrios débarque à nouveau en Grèce pour tenter sa chance. Après des mois de luttes incertaines dans le Péloponnèse, il assiège Athènes ("Lacharès s’étant emparé d’Athènes à la faveur d’une sédition qui divisait les Athéniens, et y régnant en tyran, [Démétrios] calcula qu’en y débarquant à l’improviste il pourrait facilement s’en rendre maître. Il repassa donc la mer sans encombre avec une flotte nombreuse. Mais une violente tempête l’assaillit alors qu’il approchait des côtes de l’Attique, et il perdit la plupart de ses navires et une grande partie de ses troupes. S’étant heureusement sauvé, il commença à batailler contre les Athéniens, sans succès. Il envoya donc ses officiers rassembler une nouvelle flotte, et partit lui-même vers le Péloponnèse. Il assiégea Messène. Il manqua de perdre la vie lors d’un assaut : un trait de batterie l’atteignit au visage et perça sa joue. Quand il fut guéri, après avoir repris quelques cités qui avaient abandonné son parti, il rentra en Attique, s’empara d’Eleusis et de Rhamnonte, et ravagea tout le pays", Plutarque, Vie de Démétrios 33 ; "Démétrios, ayant pris Egine et Salamine près de l’Attique, envoya un de ses stratèges au port de Pirée demander des armes pour mille hommes, sous prétexte d’aider les habitants contre le tyran Lacharès. On le crut, et les armes lui furent envoyées. Mais quand il les reçut, il les distribua à des gens de son parti, qui l’aidèrent à s’emparer du Pirée", Polyen, Stratagèmes, IV, 7.5), provoquant une grande famine (si grave que, selon Plutarque, le philosophe Epicure rationne les fèves de son célèbre Jardin : "On rapporte aussi que, dans cette circonstance, le philosophe Epicure nourrit ses disciples en partageant avec eux des petites provisions de fèves, qu’il décompta précisément", Vie de Démétrios 34 ; on ignore si cette anecdote est authentique, ou si elle est un persiflage de Plutarque qui déteste Epicure). Lacharès le fantoche de feu Cassandre Ier s’enfuit ("[Démétrios] s’empara d’un bâtiment transportant du blé vers Athènes, et fit pendre le marchand et le pilote : les négociants marins effrayés n’osèrent plus se hasarder à y en apporter, de sorte que la cité connut bientôt la plus affreuse disette de blé et de toutes les autres nécessités, le médimne de sel s’élevant jusqu’à quarante drachmes et le boisseau de blé à trois cents. Les Athéniens réduits à cette extrémité eurent un court espoir quand un convoi de cent cinquante bateaux envoyés à leur secours par Ptolémée Ier parut du côté d’Egine, mais Démétrios s’interposa avec ses trois cents navires reçus du Péloponnèse et de Chypre, contraignant les Egyptiens à lever l’ancre et à prendre la fuite. Le tyran Lacharès s’échappa, laissant la cité à elle-même", Plutarque, Vie de Démétrios 33) vers Thèbes ("Quand Athènes fut prise par Démétrios, Lacharès se revêtit d’une frusque d’esclave, se barbouilla le visage de noir, prit un panier plein de fumier, et sortit de la cité par une petite porte dérobée. Ayant trouvé un cheval, il monta dessus. Poursuivi de près par des cavaliers tarentins, il laissa tomber dans le chemin des dariques ["dareikÒj", monnaie frappée de l’effigie ou du signe de Darius Ier, d’où son nom] d’or qu’il avait emportées avec lui : ses poursuivants descendirent de leurs montures pour les ramasser. Il recommença ce stratagème plusieurs fois, et parvint ainsi sain et sauf en Béotie", Polyen, Stratagèmes, III, 7.1) où son prédécesseur Démétrios de Phalère - éjecté d’Athènes en -307 - se trouve peut-être encore. Pour l’anecdote, Lacharès a emporté avec lui l’or plaqué de la statue d’Athéna du Parthénon, dans l’espoir que cela lui assurera un exil confortable ("Démétrios fils d’Antigone, malgré ses différends avec les Athéniens, les délivra cependant de la tyrannie de Lacharès qui, voyant la cité sur le point d’être conquise, s’enfuit en Béotie [en emportant] les boucliers d’or et tous les autres ornements de la statue d’Athéna de l’Acropole qui pouvaient se détacher", Pausanias, Description de la Grèce, I, 25.7-8). Quand Démétrios entre enfin dans la ville, l’accueil est glacial, parce que les Athéniens n’ont pas oublié ses débordements de juste avant la bataille d’Ipsos, et parce qu’à cause du siège leurs estomacs sont vides depuis des mois ("Les Athéniens, qui avaient pourtant décrété la peine de mort contre quiconque oserait parler de paix et d’accommodement avec Démétrios, ouvrirent finalement leurs portes qui faisaient face à son camp et lui envoyèrent des députés, non pas parce qu’ils en attendaient la moindre grâce, mais parce que la faim les avaient mis dans une situation déplorable", Plutarque, Vie de Démétrios 34). Le vainqueur sent bien l’hostilité autour de lui : il s’empresse d’installer une garnison sur place ("Démétrios fils d’Antigone, ayant débarrassé les Athéniens de Lacharès qui prit la fuite, ne leur rendit cependant pas Le Pirée. Après les avoir vaincus quelque temps plus tard, il mit une garnison dans leur ville même, et fortifia la colline du Musée, située dans l’ancienne enceinte en face de l’Acropole", Pausanias, Description de la Grèce, I, 25.8). Cet événement date de l’archontat de Nikostratos, en poste entre juillet -295 et juin -294, comme le confirme le décret conservé sous la référence II/2 n°646 dans le répertoire des Inscriptions grecques, qui renouvelle les outrancières flatteries de Stratoclès en -307. Pyrrhos tente également sa chance : après avoir obtenu la main d’une des belles-filles de Ptolémée Ier, et des fonds en guise de dot, il part reconquérir son royaume d’Epire toujours dirigé par Néoptolème II, autre fantoche de feu Cassandre Ier ("[Pyrrhos] fut choisi de préférence à beaucoup d’autres jeunes rois pour époux d’Antigone, que Bérénice avait eue de Philippe [on ignore qui est ce Philippe parmi les nombreux homonymes de l’époque] avant son mariage avec Ptolémée. Cette union ajouta à l’éclat du nom de Pyrrhos. Secondé par Antigone qui l’aimait tendrement, il parvint à rassembler de l’argent et des troupes, et organisa une expédition vers l’Epire pour recouvrer la royauté", Plutarque, Vie de Pyrrhos 4 ; "[Pyrrhos] séjourna en Egypte chez Ptolémée Ier fils de Lagos, qui lui donna en mariage une fille du premier lit de son épouse, et le ramena en Epire avec une escadre égyptienne", Pausanias, Description de la Grèce, I, 11.5). Il accepte un temps de corégence pour retenir Néoptolème II en Epire et éviter qu’il aille se réfugier à Pella ou ailleurs ("La réapparition [de Pyrrhos] plut au peuple, qui haïssait les manières emportées et brutales de Néoptolème II. Craignant que Néoptolème II se refugiât chez l’un des autres rois, il le traita en ami et négocia la moitié du royaume", Plutarque, Vie de Pyrrhos 4), mais rapidement il l’accuse de complot et le tue (Plutarque raconte cet épisode en détails au paragraphe 5 de sa Vie de Pyrrhos). Les deux beaux-frères Pyrrhos et Démétrios se retrouvent ainsi en concurrence en Grèce, le premier en Epire et le second en Attique. Leur rivalité va éclater au grand jour à cause de la gabegie successorale qui se prolonge à Pella quand l’héritier de Cassandre Ier, son fils aîné Philippe, meurt à son tour de maladie ("Cassandre Ier mort, son fils aîné Philippe lui succéda, mais son règne fut de courte durée car il mourut peu de temps après son père", Plutarque, Vie de Démétrios 36 ; "Philippe, l’aîné [de Cassandre Ier], mourut de langueur peu après son avènement au trône", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.3 ; "La mort de Philippe suivit de près celle de son père Cassandre Ier", Justin, Histoire XVI.1). Les deux fils cadets, Antipatros et Alexandre, se disputent alors pour savoir qui prendra la couronne. Antipatros assassine sa mère Thessaloniki sous prétexte qu’elle incline pour Alexandre ("Antipatros, qui régna après [Philippe], tua sa mère Thessaloniki, fille de Philippe II fils d’Amyntas III et de Nikèsipolis, sous prétexte qu’elle lui préférait Alexandre", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.3 ; "La reine Thessaloniki, veuve de Cassandre Ier, fut bientôt mise à mort par son fils Antipatros, malgré ses suppliques de respecter le sein qui l’avait nourri. Le prétexte de cet odieux matricide fut qu’après la mort de son époux elle avait partagé le pouvoir entre ses fils, en semblant incliner pour Alexandre. Mais rien ne prouva cette faute qu’Antipatros imputa à sa mère, et d’ailleurs aucun motif ne peut légitimer un tel acte", Justin, Histoire XVI.1). En réponse, sans réfléchir une seconde, son frère Alexandre appelle à l’aide Pyrrhos et Démétrios ("Les deux frères entrèrent en rivalité : Antipatros ayant tué sa mère Thessaloniki, Alexandre appela Pyrrhos de l’Epire et Démétrios du Péloponnèse pour qu’ils vinssent à son secours", Plutarque, Vie de Démétrios 36 ; ("Antipatros l’aîné des fils de Cassandre Ier avait fait mourir sa mère Thessaloniki, puis avait chassé son frère Alexandre. Ce dernier députa alors vers Démétrios et vers Pyrrhos pour leur demander assistance", Plutarque, Vie de Pyrrhos 6). Il comprend rapidement son erreur. Car évidemment Pyrrhos et Démétrios sautent sur l’occasion qui leur est offerte de s’emparer de la couronne macédonienne. Pyrrhos franchit la frontière le premier, et s’approprie la moitié ouest de la Macédoine ("Démétrios étant occupé ailleurs et tardant à venir, Pyrrhos arriva le premier, et demanda pour prix de ses services Stymphaia et le littoral macédonien, et aussi, parmi les pays dépendants, l’Ambracie, l’Acarnanie et l’Amphilochie. Le jeune homme [Alexandre] les lui céda. Pyrrhos mit ses garnisons dans les cités, puis il conquit le reste du royaume pour son allié en dépouillant Antipatros", Plutarque, Vie de Pyrrhos 6 ; "Pyrrhos arrivé le premier s’empara d’une partie de la Macédoine, pour prix du secours qu’il donnait à Alexandre, de sorte qu’il ne fut bientôt plus pour Alexandre qu’un voisin redoutable", Plutarque, Vie de Démétrios 36). Démétrios arrive à son tour, par la Thessalie au sud ("[Alexandre], le plus jeune des fils de Cassandre Ier, appela Démétrios fils d’Antigone pour l’aider à se venger de son frère Antipatros en le faisant périr. Mais il s’aperçut rapidement que Démétrios était pour lui une menace plutôt qu’un allié", Pausanias, Description de la Grèce, IX, 7.3 ; "Alexandre, voulant punir son frère du meurtre de leur mère, demanda l’aide de Démétrios, qui se hâta de répondre à cette appel dans l’espoir de s’approprier la Macédoine", Justin, Histoire XVI.1). Il entre en contact avec Alexandre à Larissa. La rencontre se passe avec des grands sourires de façade ("A Larissa, [Démétrios et Alexandre] se donnèrent réciproquement des festins, mais en continuant à se dresser des embûches", Plutarque, Vie de Démétrios 36), jusqu’au moment où Démétrios comprend qu’Alexandre, après avoir enfin activé ses neurones, sous la pression de Lysimaque Ier inquiet de la présence de Démétrios à sa porte, projette de se réconcilier secrètement avec son frère. Il se dépêche donc d’assassiner son hôte et de prendre possession de Pella ("Redoutant l’approche [de Démétrios] Lysimaque Ier poussa Antipatros, qui était son gendre, à se réconcilier avec son frère au lieu d’ouvrir la Macédoine à l’ennemi de son père. Mais Démétrios devina que l’inimitié des deux frères était sur le point de se résorber : il fit assassiner Alexandre, et envahit la Macédoine", Justin, Histoire XVI.1 ; "Négligeant de se tenir sur ses gardes par peur que Démétrios s’y tînt pareillement, [Alexandre] subit le traitement qu’il préparait à son ennemi, et qu’il différait pour mieux s’assurer que Démétrios ne lui échapperait pas. Invité à souper par Démétrios, il y alla. Vers le milieu du repas, Démétrios se leva de table, Alexandre effrayé se leva à son tour et le suivit à la porte de la salle, où il pénétra au moment où Démétrios dit simplement à ses gardes : “Tuez qui me suit”. Démétrios continua d’avancer, et ses gardes massacrèrent Alexandre", Plutarque, Vie de Démétrios 36), où il se fait reconnaître roi légitime par ses soldats, en vertu de son mariage avec Phila la sœur de Cassandre Ier ("Les Macédoniens, craignant la puissance de Démétrios, virent que celui-ci ne les attaquait pas et demandait même à leur parler pour justifier sa conduite. Ils reprirent donc confiance, et s’avisèrent de l’accueillir. Quand il fut arrivé dans leur camp, il n’eut pas besoin de longs discours pour se les attirer : ils haïssaient Antipatros à cause de son matricide, et ils n’avaient pas de meilleur chef à choisir que Démétrios. Ils le proclamèrent roi des Macédoniens, le placèrent au milieu d’eux, et le conduisirent en Macédoine. La peuple ne blâma pas ce changement, n’ayant pas oublié la manière indigne dont Cassandre s’était conduit à la mort d’Alexandre [rappelons que Cassandre a été un temps soupçonné d’avoir empoisonné le conquérant], et gardant un bon souvenir de la modération du vieux Antipatros dont Démétrios recueillit le fruit via son épouse Phila, fille de ce dernier, et le fils qu’elle lui avait donné [le futur Antigone II Gonatas], qui servait dans l’armée de son père en attendant de lui succéder", Plutarque, Vie de Démétrios 37). Lysimaque Ier, occupé alors dans une guerre contre un roi thrace récalcitrant, n’est pas en situation de répondre : il admet le fait accompli, il reconnaît Démétrios Ier - c’est ainsi que nous l’appellerons désormais - comme nouveau roi de Macédoine ("[Démétrios] convoqua l’armée pour justifier son crime. Il déclara : “Menacé par Alexandre, j’ai anticipé un meurtre plutôt que je n’en ai commis un. Mon expérience et mon âge conviennent par ailleurs mieux au trône de Macédoine, sur lequel j’ai des droits, car mon père a accompagné dans toutes leurs campagnes le roi Philippe II et Alexandre le Grand, et moi-même plus tard j’ai protégé les fils d’Alexandre et poursuivi ceux qui les trahissaient. Antipatros quant à lui, l’aîné de mes jeunes adversaires, a été pour la Macédoine un maître plus dur que les rois, et leur père Cassandre s’est couvert du sang le plus noble en frappant la famille royale sans épargner ni les femmes ni les enfants. Je réalise sur les fils de Cassandre la justice que ni Philippe II ni Alexandre n’ont pu accomplir, et je suis sûr que leurs mânes se réjouissent de voir l’empire de la Macédoine non pas rester au fossoyeur de leur famille, mais passer enfin à leur vengeur”. Les Macédoniens apaisés le reconnurent comme roi. Lysimaque Ier, alors forcé de se défendre contre le roi thrace Dromichaetis, craignant d’avoir à combattre sur deux fronts, fit la paix avec Démétrios Ier, et le laissa accaparer la Macédoine qui avait appartenu à son gendre Antipatros", Justin, Histoire XVI.1), et fait assassiner le jeune Antipatros venu se réfugier chez lui ("Lysimaque fit égorger son gendre Antipatros, qui l’accusait de lui avoir enlevé son royaume. Il fit aussi emprisonner sa fille Eurydice, qui joignait ses plaintes à celles de son époux. C’est ainsi, par le meurtre, les supplices, le matricide, que les mânes d’Alexandre le Grand et de sa famille assassinée se vengèrent sur la dynastie de Cassandre Ier", Justin, Histoire XVI.2). Il faut cependant insister sur le fait que, pour les Macédoniens, c’est un choix par défaut : Pyrrhos à leurs yeux est un vrai chef, alors que Démétrios n’est qu’un vulgaire pirate, un m’as-tu-vu sans génie et sans classe ("Certains dirent à voix haute que [Pyrrhos] était le seul dont l’audace rappelait celle d’Alexandre [le conquérant], alors que tous les autres rois, surtout Démétrios, ne le représentaient que par un faste et une gravité affectés, tels des acteurs sur la scène. Démétrios avait effectivement tout d’un roi de théâtre : il ceignait magnifiquement sa tête d’un double diadème et portait des robes de pourpre brodées d’or, ses chaussures étaient ornées d’une étoffe d’or, et même ses semelles avaient des doublures de pourpre", Plutarque, Vie de Démétrios 41). Deidameia, sœur de Pyrrhos et seconde épouse de Démétrios Ier, dernier lien qui unissait ces deux hommes, meurt à une date indéterminée ("Des sujets de mésentente apparurent entre Pyrrhos et Démétrios, notamment les raids que Pyrrhos faisait en Thessalie. Comme ils étaient animés par la même maladie innée de puissance et de conquêtes, leur voisinage devint un motif de crainte et de défiance réciproque, surtout après la mort de Deidameia", Plutarque, Vie de Pyrrhos 7) : la rupture est dès lors consommée entre les deux anciens beaux-frères, qui bientôt prennent les armes l’un contre l’autre pour savoir qui dominera l’Etolie. A l’occasion de ce nouveau conflit, Pyrrhos montre pleinement ses qualités de chefs en remportant une brillante victoire ("Naturellement ennemi du repos, et constatant par ailleurs que les Macédoniens obéissants durant la guerre devenaient séditieux dans la paix, [Démétrios] les mena contre les Etoliens. Après avoir ravagé leur pays, il y laissa Pantauchos avec une partie de son armée, et marcha avec le reste contre Pyrrhos qui venait à sa rencontre. Mais les deux hommes se manquèrent en chemin. Démétrios ravagea donc l’Epire, et Pyrrhos tomba sur Pantauchos, lui livra bataille, qui vira en un corps-à-corps causant de nombreuses blessures mutuelles, avant de le défaire finalement et de le mettre en fuite", Plutarque, Vie de Démétrios 41 ; "Démétrios envahit l’Etolie et s’en empara. Il y laissa Pantauchos avec un contingent important, et se porta en personne contre Pyrrhos, qui ayant appris cette nouvelle s’était à son tour mis en marche. Mais les deux hommes se manquèrent en chemin. Démétrios ravagea donc l’Epire, et Pyrrhos tomba sur Pantauchos et lui livra bataille. Les deux armées combattirent fièvreusement et vivement, les deux chefs en tête. Pantauchos était certainement le plus brave, le plus adroit et le plus vigoureusement constitué de tous les officiers de Démétrios : confiant dans sa force et dans son courage, il invita Pyrrhos à un combat singulier. Pyrrhos, qui avait plus de force et de courage qu’aucun autre roi, et qui se prétendait héritier de la gloire d’Achille par sa valeur plus encore que par sa naissance, s’avança à travers les premiers rangs au-devant de Pantauchos. Ils combattirent d’abord avec la lance, puis déployèrent leur vigueur et leur adresse à l’épée. Pyrrhos, blessé le premier, porta deux coups à son adversaire, le premier à la cuisse, le second au cou, et le renversa au moment où il tournait la tête. Il allait l’achever, quand les amis de Pantauchos l’arrachèrent de ses mains. Les Epirotes, fiers de la victoire de leur roi, et pleins d’enthousiasme en voyant sa vaillance, rompirent la phalange des Macédoniens, se lancèrent à la poursuite des fuyards, en tuèrent un grand nombre et firent cinq mille prisonniers", Plutarque, Vie de Pyrrhos 7), en même temps que Démétrios renforce le scepticisme des Macédoniens sur sa capacité à gouverner ("Cette bataille, où Pyrrhos tua beaucoup d’hommes et fit cinq mille prisonniers, ruina la réputation de Démétrios. Car les Macédoniens admirait Pyrrhos pour ses exploits davantage qu’ils ne le haïssaient pour les maux qu’ils leur causaient, et cette dernière victoire lui acquit auprès d’eux une grande et brillante réputation. Certains dirent à voix haute qu’il était le seul dont l’audace rappelait celle d’Alexandre, alors que tous les autres rois, surtout Démétrios, ne le représentaient que par un faste et une gravité affectés, tels des acteurs sur la scène", Plutarque, Vie de Démétrios 41 ; "Cette bataille excita chez les Macédoniens moins de colère contre Pyrrhos pour le mal qu’il leur avait fait, que d’estime et d’admiration pour sa valeur. Ceux qui y avaient participé allèrent raconter ses exploits dont ils avaient été témoins, affimant retrouver en lui l’allure, la vivacité, l’allant d’Alexandre, croyant voir dans ses manières, dans sa force irrésistible, dans son impétuosité, le fantôme de leur héros, alors que les autres rois pensaient imiter Alexandre par la pourpre, les gardes, une certaine inclinaison du cou et des expressions hautaines. Pyrrhos seul leur sembla réincarner Alexandre par les armes et par son bras", Plutarque, Vie de Pyrrhos 8).


Les autres rois ont profité de ces troubles en Grèce. Tandis que Démétrios guerroyait dans le Péloponnèse, avant la chute d’Athènes en -294, Lysimaque Ier s’est approprié les cités ioniennes de Colophon et de Lébédos, qu’il a rasées, et dont il a déporté les habitants dans Ephèse également conquise et reconstruite en bordure de mer (au fil du temps les alluvions du fleuve Caystre, aujourd’hui le Küçük Menderes, ont effectivement encombré le port d’Ephèse, au point de le rendre impraticable : "[Lysimaque Ier] passa par mer en Asie, pour participer à la dislocation de l’empire antigonide. Il déplaça Ephèse en bordure de mer, où elle est encore aujourd’hui, et y installa les Colophoniens et les Lébédiens après avoir détruit leurs cités. Phénix, poète ïambique de Colophon, a déploré cet événement dans ses vers. On suppose qu’Hermésianax le poète élégiaque était mort à cette date, car il n’aurait pas manqué d’exprimer ses regrets sur la prise de Colophon", Pausanias, Description de la Grèce, I, 9.7). Ptolémée Ier de son côté a repris le contrôle de l’île de Chypre ("[Démétrios] apprit que Lysimaque Ier lui avait enlevé les cités d’Asie, et que Ptolémée Ier avait recouvré Chypre, à l’exception de la seule cité de Salamine où ses enfants et sa mère étaient assiégés", Plutarque, Vie de Démétrios 35), et a normalisé ses relations avec Agathocle le tyran de Syracuse en Sicile en lui cédant une de ses filles en mariage. Le même Agathocle, toujours en quête d’alliés depuis l’échec de son rêve impérial africain, entame aussi des relations avec Pyrrhos, à qui il donne une de ses filles en deuxièmes noces (car la belle-fille de Ptolémée Ier que Pyrrhos a reçue en premières noces vient de mourir) et l’île de Corcyre en dot ("Après la mort d’Antigone [la belle-fille de Ptolémée Ier, à ne pas confondre avec son homonyme masculin Antigone Ier père de Démétrios Ier], [Pyrrhos] épousa plusieurs femmes pour étendre ses relations et sa puissance : la fille d’Autoléon le roi des Péoniens, Birkenna la fille du roi illyrien Bardyllis, et Lanassa la fille du Syracusain Agathocle, qui lui apporta en dot la cité de Corcyre conquise par Agathocle. D’Antigone il eut Ptolémée, de Lanassa il eut Alexandre, et de Birkenna il eut Hélénos qui était le cadet", Plutarque, Vie de Pyrrhos 9). A l’est, Séleucos Ier délègue la gestion de la partie orientale de son immense royaume à son fils Antiochos, qui prend le titre de roi ("Séleucos Ier convoqua le peuple, et déclara son intention de proclamer Antiochos roi des provinces de la haute Asie", Plutarque, Vie de Démétrios 38 ; "Séleucos Ier proclama de son vivant son fils Antiochos roi à sa place sur les terres de haute Asie", Appien, Histoire romaine XI.308), tandis que lui-même se réserve la partie occidentale ("Ayant remis la plus grande partie de ses satrapies à son fils, [Séleucos Ier] se contenta de gouverner la région s’étendant de la mer [Méditerranée] jusqu’à l’Euphrate", Appien, Histoire romaine XI.328) : les numismates avancent des monnaies retrouvées à Bactres - qui devient probablement la capitale du jeune roi Antiochos -, battues sur place sur un étalon plus léger que l’étalon attique, qui confirment la corégence (car ces monnaies portent la mention "BASILEON SELEUKOU KAI ANTIOCOU"/"rois Séleucos [Ier] et Antiochos"). On devine que, ne pouvant pas assumer seul la gouvernance de ses provinces lointaines, Séleucos Ier pense qu’Antiochos Ier a le profil idéal pour le seconder dans cette tâche. On se souvient effectivement qu’Antiochos a du sang sogdien dans les veines par sa mère Apamée, fille du Sogdien Spitaménès qui a résisté héroïquement au conquérant Alexandre avant d’être assassiné par traîtrise en hiver -328/-327 : bien accueilli par les colons grecs en tant que fils d’un des plus proches compagnons d’Alexandre, Antiochos jouit donc aussi d’un à-priori positif de la part des autochtones de Bactres et de Sogdiane en tant que petit-fils de ce combattant héroïque compatriote qui n’a pas faibli devant l’envahisseur grec. Selon les auteurs anciens, cette nomination est la conclusion d’une histoire d’amour entre Antiochos et sa belle-mère Stratonikè - la fille de Démétrios, comme nous l’avons vu précédemment -, découverte et finalement acceptée par Séleucos Ier, racontée longuement par Plutarque au paragraphe 38 de sa Vie de Démétrios, et encore plus longuement, avec un luxe inouï de détails, par Appien aux paragraphes 309 à 327 livre XI de son Histoire romaine (la même histoire est aussi évoquée incidemment par Lucien aux paragraphes 17 et 18 de son histoire parodique Sur la déesse syrienne, par Valère Maxime à l’alinéa 1 de ses Exemples étrangers dans le paragraphe 7 livre V de ses Actes et paroles mémorables, par Suidas à l’article Erasistratos E2896 [consacré au médecin sensé avoir découvert la maladie d’amour d’Antiochos pour Stratonikè] de sa Lexicographie, et même par l’Empereur Julien au paragraphe 10 de son Misopogon), qui n’a aucun intérêt dans notre présente étude, et sur laquelle nous ne nous attarderons pas. Antiochos remplit bien la mission que lui confie son père puisqu’il refonde Alexandrie de Margiane, aujourd’hui Mary au Turkménistan, désertée par les colons grecs laissés par Alexandre et détruite par les autochtones, qu’il rebaptise Antioche de Margiane ("La Margiane ressemble beaucoup à l’Arie, mais ce sont des déserts qui l’entourent. Sa plaine, arrosée par le Margus [aujourd’hui la rivière Morghab], est très fertile : Antiochos Soter l’entoura de défenses sur mille cinq cents stades de circonférence et y bâtit une cité à laquelle il donna son nom, Antioche. Le sol de la Margiane, comme celui de l’Arie, convient parfaitement à la vigne, on dit que beaucoup de ceps ont des pieds que deux hommes peuvent difficilement embrasser, et produisent des grappes mesurant jusqu’à deux coudées [unité de mesure équivalente à environ quarante-cinq centimètres]", Strabon, Géographie, XI, 10.2 ; "La Margiane, renommée pour ses coteaux à vignobles, seule contrée vitifère dans ces parages, enfermée de tous côtés par mille cinq cents stades [unité de mesure équivalente à une longueur comprise généralement entre cent soixante-dix et cent quatre-vingt-dix mètres] de montagnes délicieuses et cent vingt mille pas [unité de mesure romaine équivalente à environ cent cinquante centimètres] de déserts sablonneux difficiles à traverser, se situe en face de la Parthie. Alexandre y a fondé la cité d’Alexandrie [de Margiane], qui fut détruite par les barbares. Antiochos le fils de Séleucos Ier rebâtit au même endroit une cité de type syrien, traversée par des ruisseaux formés par la division du Margus et irriguant tout le pays, et l’appela Antioche. Elle a soixante-dix stades de circonférence", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 18.1-2). Il envoie aussi un de ses lieutenants nommé Démodamas vers l’Iaxarte, aujourd’hui le Syr-Daria, en Sogdiane, qui selon Pline l’Ancien y fonde un sanctuaire en l’honneur de l’Apollon de Didyme ("[L’Iaxarte] fut traversé par Démodamas, général des rois Séleucos Ier et Antiochos, que nous suivons de préférence dans cette partie et qui y consacra des autels à Apollon Didyméen", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 18.4), le dieu tutélaire des Séleucides depuis que Séleucos en a reçu un oracle favorable probablement lors de la campagne d’Alexandre en Anatolie en -334/-333 à laquelle il a participé ("Du temps où il était encore soldat du roi dans la guerre contre les Perses, on dit que [Séleucos], désireux de s’informer sur son retour en Macédoine, reçut dans le sanctuaire de l’Apollon de Didyme l’oracle suivant : “Ne te hâte pas de rentrer en Europe : l’Asie vaut mieux pour toi”", Appien, Histoire romaine XI.283), or on se souvient qu’un peu plus tard lors de la deuxième expédition de Sogdiane en -328, dans les environs de la Roche sogdienne, le même Alexandre a détruit la cité des Branchides, descendants des prêtres d’Apollon Didyméen installés là par le Grand Roi de Perse Xerxès Ier après son échec de l’invasion de la Grèce en -480/-479, auquel ils avaient porté assistance en trahissant les Grecs : le conquérant a agi ainsi pour punir les Branchides de cette traîtrise de leurs ancêtres ("[Les historiens] racontent aussi comment, dans les environs de ce lieu [près de la Roche sogdienne], Alexandre détruisit de fond en comble la cité des Branchides, descendants des anciens prêtres d’Apollon que Xerxès Ier avait établis dans cette contrée lointaine après qu’ils l’eussent suivi volontairement, ne pouvant plus rester dans leur patrie après avoir traîtreusement abandonné à l’ennemi les richesses du dieu confiées à leur garde et les trésors de Didyme : en détruisant cette cité, le conquérant voulut témoigner de son horreur pour leur sacrilège et leur trahison", Strabon, Géographie, XI, 11.4). Puisque Alexandrie Eschatè (aujourd’hui Khodjent au Tadjikistan) a été fondée également dans ce pays de Sogdiane sur les bords de l’Iaxarte, on se demande si la fondation du sanctuaire à Apollon Didyméen par Démodamas mentionnée par Pline l’Ancien ne consiste pas simplement en une refondation d’Alexandrie Eschatè désertée par les colons grecs alexandrins et détruite par les autochtones à l’instar d’Alexandrie de Margiane, et rien n’empêche d’imaginer qu’à l’occasion de cette refondation la cité ait été placée sous la protection d’Apollon de Didyme : on peut mettre en rapport ce passage de Pline l’Ancien avec deux passages du géographe Pausanias rappelant que Séleucos Ier à une date inconnue renvoie vers Didyme la statue d’Apollon Branchide emportée par Xerxès Ier en -480/-479 et retrouvée dans un dépôt d’Ecbatane lors de la conquête de cette cité par Alexandre en été -330 ("Sous prétexte que les Milésiens s’étaient mal conduits après le combat naval [de Salamine] contre les Athéniens en Grèce [Xerxès Ier] prit l’Apollon de bronze des Branchides, que Séleucos Ier leur renvoya plus tard", Pausanias, Description de la Grèce, VIII, 46.3 ; "Séleucos Ier est selon moi un des rois qui s’est le plus distingué par son amour pour la justice, et sa piété envers les dieux. Il renvoya en effet aux Milésiens la statue en bronze d’Apollon Branchide que Xerxès Ier avait emportée à Ecbatane", Pausanias, Description de la Grèce, I, 16.3), ce qui confirme le lien privilégié que la famille des Séleucides entretient avec ce dieu. Antiochos envoie également un autre de ses lieutenants nommé Patrocle explorer la mer Caspienne ("Une circumnavigation dans la mer Hyrcanienne et la mer Caspienne fut exécutée pour Séleucos Ier et Antiochos par leur amiral Patrocle", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 21.3). On ignore jusqu’où ce Patrole s’aventure. On sait seulement qu’il écrit un compte-rendu de son expédition, qui existera encore à l’époque de Strabon et de Pline l’Ancien au Ier siècle puisque ceux-ci le citeront dans leurs travaux géographiques. Or dans une de ces citations, Patrocle dit que l’Iaxarte/Syr-Daria et l’Ochos/Amou-Daria sont deux fleuves indépendants, ce qui est vrai, et qu’ils se jettent dans la même mer Caspienne, ce qui est également vrai à cette époque (c’est seulement au XVIème siècle que la mer d’Aral sera séparée de la mer Caspienne, par le détournement de l’Amou-Daria dont on voudra capter les sables aurifères : "Il est certain que l’Iaxarte est jusqu’à son embouchure indépendant de l’Ochos, même si l’un et l’autre se jetent finalement dans la mer Caspienne. Patrocle fixe à environ quatre-vingts parasanges la distance séparant les embouchures des deux fleuves, mais il est vrai que cette mesure perse est diversement évaluée : les uns lui donnent une équivalence de soixante stades, les autres de trente, d’autres encore de quarante", Strabon, Géographie, XI, 11.5) : on en déduit qu’il est monté jusqu’au nord-est de cette mer. Son exploration vers l’ouest s’avère plus douteuse. Selon l’Empereur romain Claude, Séleucos Ier aurait projeté à une date indéterminée de percer un canal entre l’actuelle mer d’Azov et la mer Caspienne ("Certains disent que du Pont-Euxin [aujourd’hui la mer Noire] à la mer Caspienne, on ne compte pas plus de trois cent soixante-quinze mille pas. Cornélius Népos, rétrécissant l’Asie, réduit cette distante à deux cent cinquante mille pas. L’empereur Claude baisse encore ce chiffre en affirmant que le Bosphore cimmérien [aujourd’hui le détroit de Kertch] n’est éloigné de la mer Caspienne que par cent cinquante mille pas, et que Séleucos Ier Nicator projeta de percer cet isthme avant d’être tué par Ptolémée Kéraunos. En réalité il semble certain qu’au moins deux cents mille pas séparent les Portes caucasiennes [aujourd’hui la passe de Darial dans la vallée du Terek, servant de frontière entre la Russie au nord et la Géorgie au sud] du Pont-Euxin", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 12.2). Cette affirmation est-elle authentique ? Si oui, Séleucos Ier a-t-il été influencé par le rapport de Patrocle ? Faut-il en conclure que sur ce point le rapport de l’explorateur est farfelu (car quand on regarde une carte actuelle les côtes orientales de la mer d’Azov paraissent très éloignées des côtes occidentales de la mer Caspienne), ou bien que le canal projeté ne consiste pas à relier les deux mers mais les deux fleuves qui s’y jettent - respectivement le Tanaïs/Don et le Ra/Volga : les Soviétiques réaliseront ce canal interfluvial en 1952 -, ou bien qu’à l’époque la mer Caspienne s’étend beaucoup plus loin qu’aujourd’hui vers le nord-ouest ? Un dernier passage cité par Strabon, évoquant la possibilité de relier cette mer Caspienne plus large qu’aujourd’hui à l’océan Indien prouve en tous cas que Patrocle n’a pas été plus loin que l’embouchure de l’Iaxarte/Syr-Daria, et que ses connaissances sur la réalité géographique au-delà de ce fleuve ne sont pas plus élevées que celles d’Alexandre ("On dit que certains navigateurs ont relié l’Inde à l’Hyrcanie. Tous les historiens ne s’accordent pas sur l’authenticité du fait, mais selon Patrole cela n’est pas impossible", Strabon, Géographie, XI, 11.6) : comme Alexandre, Patrocle n’a aucune idée de la superficie de l’Himalaya et ignore totalement l’existence de la Sibérie et de la Chine, il croit que la chaîne du Pamir qu’Alexandre a longée en -327/-326 et l’Inde à l’est de l’Hyphase constituent la bordure extrême-orientale du continent asiatique, et qu’en longeant cette bordure on peut relier l’embouchure du Gange à l’embouchure de l’Iaxarte/Syr-Daria. Ce passage sous-entend que Patrocle n’a pas effectué une circumnavigation complète de la mer Caspienne, car sa conclusion implique que la mer Caspienne ne serait qu’une grande baie encaissée d’un grand océan extérieur ne faisant qu’un avec l’océan Indien - comme le golfe Arabo-persique ou la mer Rouge - : s’il avait longé la totalité des côtes de la mer Caspienne, il serait nécessairement revenu un jour à son point de départ, et en aurait conclu qu’elle est une mer fermée sans aucun rapport avec l’océan Indien. Plus au sud, enfin, Antiochos semble refonder également Alexandrie d’Arie, aujourd’hui Hérat en Afghanistan, probablement délaissée et/ou détruite comme Alexandrie en Margiane et Alexandrie Eschatè ("[On trouve ensuite] la cité d’Artacoana, le fleuve Arios [aujourd’hui le Hari Rud] qui passe au pied d’Alexandrie d’Arie fondée par Alexandre, cité de trente stades, et la cité d’Artacabane plus belle et plus ancienne de cinquante stades rebâtie par Antiochos", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 25.2). Dans la partie de son royaume qu’il s’est réservé, Séleucos Ier quant à lui multiplie les cités-garnisons-camps de concentration sur le modèle des Alexandries, comme par exemple sur la haute vallée de l’Euphrate l’ancienne Doura ("Forteresse" en sémitique, site archéologique près de Saliyah dans la province de Deir ez-Zor en Syrie) qui est rebaptisée "Europos" en mémoire de sa cité natale macédonienne. Nous avons vu plus haut qu’après la bataille d’Ipsos en -301 il déporte la population d’Antigonia dans les trois cités (Antioche, Laodicée et Apamée-sur-l’Oronte) et le port (Séleucie-de-Piérie) qu’il vient de fonder. Il agit de même en Mésopotamie, où il déporte la population de Babylone dans deux cités fondées de part et d’autre du fleuve Tigre : Séleucie-sur-le-Tigre sur la rive occidentale, et Ctésiphon sur la rive orientale ("Mais les trois plus splendides cités [de Mésopotamie], les seules que l’Histoire a retenues, sont Babylone, dont les murs de bitume ont été élevés par Sémiramis et dont la citadelle a été fondée antérieurement par l’antique Bélus [latinisation de baal Marduk], Ctésiphon, que Vardanès [Ier, roi parthe de 40 à 47] bâtit jadis et que le roi Pacorus [II, roi parthe au début du IIème siècle] peupla, entoura de hautes murailles et transforma en grande cité en lui redonnant son nom grec, et Séleucie, orgueilleuse création de Séleucos Nicator", Ammien Marcelin, Histoire romaine, XXIII, 6.23 ; "[Babylone] est devenue un désert, dépeuplée par le voisinage de Séleucie, fondée dans ce but par [Séleucos] Nicator quatre-vingt-dix mille pas plus loin, au confluent du Tigre et d’un canal venant de l’Euphrate. On qualifie cependant Séleucie de “babylonienne”. Aujourd’hui libre et indépendante, elle conserve les usages macédoniens. On dit que ses murs renferment six cent mille personnes. Ses murailles ont la forme d’un aigle aux ailes étendues. Son territoire est le plus fertile de tout l’Orient", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 30.5). La première, destinée à casser l’influence que les prêtres babyloniens continuent à avoir dans Babylone et la région alentour - il semble que ces prêtres babyloniens, que Séleucos a méprisés au moment de la fondation ("Les mages qui avaient reçu l’ordre de choisir le jour et l’heure où on pourrait commencer à creuser les fondations de Séleucie-sur-le-Tigre, mentirent sur l’heure car ils ne voulaient pas d’un fort chez eux. Mais alors que Séleucos attendait calmement dans sa tente l’heure qu’on lui indiquerait, et que l’armée prête à travailler n’attendait que le signal de Séleucos pour se mettre en mouvement, les hommes commencèrent spontanément leur tâche à l’heure adéquate, croyant que quelqu’un le leur avait ordonné, et n’écoutèrent pas les hérauts qui cherchaient à les retenir", Appien, Histoire romaine XI.300-301), soient les derniers Babyloniens encore autorisés à habiter dans Babylone ("Quand [Séleucos] déporta les Babyloniens à Séleucie, cité qu’il venait de fonder sur le Tigre, il laissa subsister les murs de Babylone et le temple de Bélos, et permit aux Chaldéens de continuer à habiter près de ce temple", Pausanias, Description de la Grèce, I, 16.3) -, gardera les institutions grecques instaurées par son fondateur jusqu’à l’époque parthe ("Le soutien [au Parthe Tiridate III, vers 36] fut particulièrement important à Séleucie, cité puissante qui, entouré de murailles, s’est toujours protégée contre l’influence barbare et a conservé l’esprit de son fondateur Séleucos. Sa Boulè ["Senatus/Sénat" en latin] est composée de trois cents citoyens choisis selon leur richesse ou leurs compétences. Le peuple détient l’autre part du pouvoir. Tant que ces deux ordres sont unis, les Parthes ne peuvent rien, mais dès qu’ils se divisent, l’étranger, venu à l’appel de l’un espérant par ce moyen s’imposer contre l’autre, finit toujours par les asservir tous deux. On observa encore cela sous Artaban III. La politique de ce dernier, hostile à la liberté que génère le gouvernement du peuple autant qu’au despotisme quasi royal découlant de la domination d’un petit groupe, jeta le peuple dans le camp des notables. Quand Tiridate arriva, on lui prodigua tous les honneurs réservés aux monarques de jadis et tous les honneurs modernes, on maudit le nom d’Artaban III “qui n’appartenait à la dynastie arsacide que par sa mère et n’était qu’un bâtard dégénéré”. Tiridate reconnut le pouvoir du peuple. Alors qu’il délibérait sur le jour de son intronisation, il reçut de Phraatès et de Hiéron, gouverneurs des deux principales provinces, des lettres le priant de les attendre quelques jours. Il crut devoir cet égard à ces hommes puissants, et alla les attendre à Ctésiphon, siège de l’empire. Mais comme ils demandaient chaque jour un nouveau délai, le suréna [titre militaire, désigne le général suprême parthe], selon l’usage du pays, et sous les acclamations de la foule, ceignit du bandeau royal le front de Tiridate", Tacite, Annales VI.42). La seconde deviendra une capitale de l’Empire parthe ("Les Parthes ont transféré la population [de Séleucie-sur-le-Tigre] vers Ctésiphon en Chalonitide, aujourd’hui capitale royale", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 30.6). Le même schéma - deux cités-garnisons contrôlant en vis-à-vis l’accès à un cours d’eau - se retrouve dans Apamée-sur-l’Euphrate et Séleucie-sur-l’Euphrate, respectivement sur la rive gauche et sur la rive droite du fleuve Euphrate, à l’endroit où la légende veut qu’Alexandre le conquérant ait naguère lancé un "zeugma" ("zeàgma", "lien", ou en l’occurrence un pont de bateaux : "Dans la cité de Zeugma sur l’Euphrate se trouve une chaîne de fer qu’Alexandre aurait employée là pour construire un pont, dont les anneaux qu’on a remplacés sont attaqués par la rouille alors que les anneaux originels ne se corrompent pas", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 43.2 ; c’est à Séleucie-sur-l’Euphrate qu’Antiochos III se mariera en -222, selon l’alinéa 1 paragraphe 43 livre V de l’Histoire de Polybe, qui rebaptise à l’occasion cette cité en "Séleucie-sur-le-Zeugma"). Ce zeugma/lien finira par unir les deux cités, qu’on nommera communément "Zeugma" ("Zeugma, à soixante-douze mille pas de Samosate, doit sa célébrité au pont permettant de passer le fleuve et de joindre Apamée sur l’autre rive. Séleucos est le fondateur des deux cités", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, V, 21.1-2). Cette cité deviendra une des très riches étapes de la route de la soie jusqu’au Moyen Age. Le site, dont les trésors enfouis ont été partiellement révélés et sauvés par les archéologues convoqués à la hâte, a récemment été englouti par les eaux du barrage de Birecik en Turquie, mis en service en 2000.


Lysimaque Ier s’occupe en Anatolie. Ptolémée Ier et Séleucos Ier entretiennent leur rivalité sur la Koilè-Syrie et préparent leur succession : la Grèce semble donc enfin libérée des agressions extérieures et avoir trouvé un équilibre lui garantissant la paix intérieure, entre Démétrios Ier à l’est et Pyrrhos à l’ouest. Mais c’est une illusion, en raison de la personnalité même de Démétrios Ier et de Pyrrhos, incapables de demeurer longtemps inactifs. Arguant de sa volonté de continuité avec son prédécesseur et ancien rival Cassandre Ier protecteur des Thébains, Démétrios Ier descend en Béotie s’assurer que Thèbes est toujours sous l’autorité de Pella. Les Thébains rouspètent un moment, avant d’accepter l’historien Hiéronymos de Cardia comme magistrat suprême représentant Démétrios Ier ("Démétrios Ier, maître de la Macédoine, de la Thessalie, d’une grande partie du Péloponnèse, et des cités de Mégare et d’Athènes au-delà de l’isthme [de Corinthe], marcha contre les Béotiens. Ceux-ci lui firent d’abord des propositions raisonnables de paix. Mais soutenus par le Spartiate Cléonyme venu avec son armée dans Thèbes ils se ranimèrent, et poussés par le Thespien Peisis alors très écouté dans la cité ils rompirent la négociation. Démétrios Ier mit donc le siège devant Thèbes. Dès qu’il approcha ses batteries des murailles, Cléonyme effrayé quitta secrètement de la cité. Les Thébains, découragés, se rendirent. Démétrios Ier installa une importante garnison, leva de fortes contributions sur le pays, et laissa sur place, comme épimélète et harmoste, l’historien Hiéronymos", Plutarque, Vie de Démétrios 39). L’ancien tyran athénien Lacharès, encore présent dans la cité, tente de s’enfuir ("Lors de la prise de Thèbes, Lacharès se glissa dans un égout et y demeura trois ou quatre jours. Il en sortit un soir, et alla vers Delphes dans le but de se rendre ensuite à Lysimaque Ier", Polyen, Stratagèmes, III, 7.2 ; "Quand les ennemis se rendirent maîtres de Sestos [indication géographique aberrante : Sestos se trouve en Chersonèse en bordure de l’Hellespont ; mais peut-être Polyen fait-il référence à un lieu-dit de Béotie tombé dans l’oubli, ou à un quartier de Thèbes ?], Lacharès passa plusieurs jours dans une fosse avec des vivres en quantité juste suffisante pour ne pas mourir de faim. Des femmes arrivèrent en portant un mort. Lacharès profita de cette occasion : il s’habilla en femme, couvrit sa tête d’un voile noir, et se joignit aux pleureuses. Il sortit ainsi hors des murailles avec le cortège, et la nuit venue il passa à Lysimaque Ier", Polyen, Stratagèmes, III, 7.3), mais il ne va pas très loin, puisqu’il est tué par des gens de Coronée cherchant à s’approprier l’or qu’il a volé à Athènes ("Comme [Lacharès] avait emporté les boucliers d’or et tous les autres ornements de la statue d’Athéna de l’Acropole qui pouvaient se détacher, on lui soupçonna de très grandes richesses, et quelques habitants de Coronée le tuèrent pour s’en emparer", Pausanias, Description de la Grèce, I, 25.7-8). Peut-être que Démétrios de Phalère, son prédécesseur comme tyran-fantoche à la tête d’Athènes, est toujours en exil à Thèbes lui aussi, et que c’est à ce moment que, guéri de ses ambitions politiques par le philosophe thébain Cratès ("On raconte que Démétrios de Phalère, banni de sa patrie et menant à Thèbes une vie obscure, vit un jour avec crainte le cynique Cratès venir à lui. Mais ce philosophe, prenant le ton de la douceur, lui dit que son exil n’était pas un malheur puisque cela le délivrait d’une vie toujours incertaine, et il l’exhorta à chercher en lui-même sa force et sa consolation. Démétrios, ravi par ces propos et reprenant courage, dit à ses amis : “Combien je maudis aujourd’hui les soucis et les affaires qui m’ont empêché de connaître un tel homme !”", Plutarque, Sur les flatteurs) et jugeant que son avenir n’est plus certain en Grèce, il choisit de s’embarquer vers l’Egypte, où Ptolémée Ier l’accueillera avec bienveillance comme nous le verrons dans un alinéa ultérieur. A la suite de cette reprise en mains de la Béotie, Démétrios Ier se dit qu’il a désormais les moyens de reconquérir le royaume anatolien de son père. Il lance donc un vaste programme de construction d’une flotte ("[Démétrios Ier] forma l’ambitieux dessein de reconquérir tout l’empire de son père. Convenons que ses préparatifs furent à la mesure de ce projet et de ses espérances. Il rassembla une armée de quatre-vingt-dix-huit mille fantassins et environ douze mille cavaliers. Il fit construire au Pirée, à Corinthe, à Chalcis et à Pella, une flotte de cinq cents navires, en se rendant en personne dans les arsenaux, montrant aux ouvriers ce qu’il fallait faire, ne rechignant pas à participer à la tâche de ses propres mains. Tout le monde fut étonné par le nombre et la grandeur de ces navires, car jusque-là aucun homme n’avait vu de bâtiment à quinze et seize bancs de rames", Plutarque, Vie de Démétrios 43), qui naturellement inquiète ses voisins de l’est Lysimaque Ier, Séleucos Ier et Ptolémée Ier ("Ce formidable armement destiné contre l’Asie, tel que jamais roi depuis Alexandre n’en avait rassemblé, ligua les rois Séleucos Ier, Ptolémée Ier et Lysimaque Ier contre Démétrios Ier", Plutarque, Vie de Démétrios 44 ; "Démétrios Ier, avec toutes les forces de la Macédoine, se prépara à envahir l’Asie, mais Ptolémée Ier, Séleucos Ier et Lysimaque Ier, à qui la guerre précédente avait montré les heureux effets de la concorde, formèrent une nouvelle alliance pour réunir leurs troupes et aller le combattre en Europe", Justin, Histoire XVI.2), et réjouit son voisin Pyrrhos de l’ouest ("Les rois, effrayés par le projet de Démétrios Ier que l’étendue de ses préparatifs mettait à découvert, envoyèrent à Pyrrhos des courriers pour lui témoigner leur étonnement de le voir dans l’expectative et attendre que Démétrios Ier fût dans de meilleurs dispositions pour lui faire la guerre : “Tu le vois occupé par cette vaste entreprise, alors qu’il ne tient qu’à toi de le chasser de la Macédoine. Attends-tu donc qu’il acquiert grandeur et puissance, et qu’il vienne quand il le désirera disputer les autels de Molossie et les tombeaux de tes pères ?”", Plutarque, Vie de Pyrrhos 11 ; "[Les rois coalisés] envoyèrent des ambassadeurs à Pyrrhos pour le presser d’entrer en Macédoine, et lui signifier qu’il devait considérer nul le traité qu’il avait conclu avec Démétrios Ier puisque celui-ci, qui par ailleurs ne s’était pas engagé à ne pas l’attaquer, s’estimait toujours en droit d’attaquer n’importe qui. Pyrrhos entra facilement dans leurs vues. C’est ainsi que Démétrios Ier se retrouva soudain entouré par des adversaires terribles", Plutarque, Vie de Démétrios 44 ; "Pyrrhos le roi d’Epire se joignit [aux rois coalisés] pour participer à l’expédition projeté : il espérait que Démétrios Ier perdrait la Macédoine aussi facilement qu’il l’avait acquise", Justin, Histoire XVI.2). Pyrrhos calcule effectivement que, tant que Démétrios Ier regardera vers l’Anatolie dans l’espoir d’y reprendre pied, sa frontière occidentale sera dégarnie, et sa pression sur ses prétendus alliés de Grèce sera relâchée : en retournant ces prétendus alliés par un patient travail de sape alternant raids agressifs et négociations généreuses via cette frontière poreuse, on l’affaiblira progressivement, et on pourra finalement le rejeter à la mer. Nous ignorons le détail des opérations que Pyrrhos entreprend vers -292/-291 pour miner l’autorité de Démétrios Ier en Grèce. Nous savons seulement grâce à Plutarque que, profitant d’une maladie passagère de Démétrios Ier, il réussit presque à s’emparer de Pella lors d’un raid ("Ayant appris que Démétrios Ier était dangereusement malade, [Pyrrhos] fondit brusquement sur la Macédoine dans la seule intention de courir le pays et de ramasser le plus gros butin. Mais peu s’en fallut qu’il ne se rendît maître de tout et ne s’emparât du royaume sans coup férir : il poussa jusqu’à Edesse sans rencontrer aucune résistance, et beaucoup des habitants se joignirent à lui et marchèrent sous ses ordres", Plutarque, Vie de Pyrrhos 10), et qu’en Béotie il réussit à provoquer la révolte des Thébains contre la garnison antigonide. Démétrios Ier se rétablit à Pella et se dirige plein sud avec son armée. Il confie le siège de Thèbes à son fils Antigone, qui montre à cette occasion ses bonnes capacités militaires en soumettant rapidement les Béotiens alliés des Thébains, tandis que lui-même se dirige contre Pyrrhos pour le repousser le plus loin possible vers l’ouest ("Les Béotiens profitèrent de l’absence [de Démétrios Ier] et se révoltèrent […]. Transporté de colère, il retourna en toute hâte sur ses pas. Quand il arriva sur place, il découvrit que les Béotiens avaient déjà été vaincus par son fils Antigone. Il mit donc à nouveau le siège devant Thèbes, qu’il confia à son fils, tandis que lui-même marcha contre Pyrrhos qui s’était avancé en Thessalie jusqu’aux Thermopyles", Plutarque, Vie de Démétrios 39-40 ; "Le danger força Démétrios Ier à se mettre en mouvement, malgré sa faiblesse. Ses amis et ses stratèges, ayant rassemblé en peu de temps des forces imposantes, se portèrent vigoureusement et résolument contre Pyrrhos", Plutarque, Vie de Pyrrhos 10 ; peut-être doit-on dater de cette époque le passage suivant de Polyen, évoquant la remise au pas des habitants d’Orchomène et de Chéronée : "Démétrios Ier envoya un héraut aux Béotiens pour leur déclarer la guerre. Le héraut se rendit à Orchomène, et présenta aux commandants de Béotie la déclaration par écrit. Dès le lendemain, Démétrios Ier assiégea Chéronée, et les Béotiens furent très surpris de voir la guerre commencée en même temps que déclarée", Polyen, Stratagèmes, IV, 7.11). La chasse est de courte durée, car Pyrrhos s’enfuit avant d’être rattrapé, et Démétrios Ier de son côté n’a pas envie de perdre du temps à batailler contre son ancien beau-frère en Grèce alors que son armada est bientôt prête à se lancer à la reconquête de l’Anatolie. Un arrangement est donc trouvé dont on ignore la nature, Démétrios Ier laisse partir Pyrrhos, installe un gros contingent en Thessalie par mesure de sécurité, et revient vers son fils Antigone achever le siège de Thèbes au plus vite ("Pyrrhos n’était venu que pour un raid, il n’attendit donc pas l’arrivée [de Démétrios Ier]. Dans sa retraite précipitée, il perdit une partie de ses hommes, attaqués par les Macédoniens en chemin. Après l’avoir ainsi chassé rapidement et facilement de ses terres, Démétrios Ier demeura inquiet à propos de Pyrrhos : il était alors engagé dans une grande entreprise impliquant cent mille hommes et cinquante navires, dans la reconquête des provinces que son père avait possédées, et il ne voulait pas être distrait par une guerre contre Pyrrhos, ni laisser aux Macédoniens un voisin aussi entreprenant et incommode. II voulut donc se réconcilier avec Pyrrhos, pour tourner toutes ses forces contre les autres rois", Plutarque, Vie de Pyrrhos 10 ; "Au premier bruit de son approche, Pyrrhos prit la fuite. Alors Démétrios Ier, après avoir laissé en Thessalie un corps de dix mille fantassins et de mille cavaliers, retourna devant Thèbes", Plutarque, Vie de Démétrios 40). On ignore combien de mois dure ce siège, Plutarque dit seulement qu’avant que Thèbes tombe, Antigone en plus de ses capacités militaires témoigne d’une humanité plus développée que son bourrin de père, en prenant en pitié les Macédoniens lancés vainement dans des assauts contre les murs de la cité ("[Démétrios Ier] avait fait approcher des murailles une hélépole si grande et si lourde que deux mois avaient été nécessaires pour la déplacer péniblement de deux stades. Les Béotiens se défendaient avec une grande vigueur. Démétrios Ier, irrité, forçait chaque jour ses soldats à lancer des nouveaux assauts et à s’exposer sans relâche, par opiniâtreté davantage que par utilité. Le jeune Antigone, affligé de voir sacrifier ainsi tant de braves soldats, demanda un jour à Démétrios Ier : “Mon père, pourquoi laissons-nous périr tant de braves gens ?”. Démétrios Ier lui répondit avec colère : “De quoi te plains-tu ? Dois-tu la nourriture aux morts ?”. Parce qu’il voulait montrer qu’il partageait les dangers auxquels il exposait ses compagnons, il fut atteint d’un javelot, qui lui perça le cou. Cette grave blessure ne l’incita pas à suspendre le siège. Il se rendit maître de Thèbes pour la seconde fois. Il fit son entrée dans la cité avec un air terrible, qui glaça de terreur les habitants s’attendant à éprouver de sa part les plus rigoureux châtiments. Mais il se contenta d’en exécuter treize, en bannit quelques-uns, et accorda sa grâce à tous les autres", Plutarque, Vie de Démétrios 40). Le manque de sources pour cette période nous empêche aussi de savoir pourquoi Démétrios Ier, après la reconquête de Thèbes, ne lance pas immédiatement son débarquement en Anatolie, laissant ainsi à ses adversaires le loisir de parfaire leurs préparatifs pour le ruiner. En -288/-287, les choses s’accélèrent par le franchissement de la frontière thraço-macédonienne de Lysimaque Ier. Pensant que Démétrios Ier va se précipiter au nord pour empêcher cette invasion, Pyrrhos attaque simultanément par le sud-ouest. Plutarque ajoute que dans le même temps Ptolémée Ier retourne des cités maritimes jusqu’alors fidèles à Démétrios Ier : on suppose que parmi ces cités se trouvent celles de la Ligue des Nésiotes, dernier pilier maritime que possédait encore Démétrios Ier, et aussi Athènes qui va bientôt reprendre une indépendance relative ("Démétrios Ier différait son départ de jour en jour pour compléter ses préparatifs, quand les rois l’inquiétèrent brusquement : alors que Ptolémée Ier à la tête d’une flotte considérable détachait de lui les cités grecques, Lysimaque Ier envahit la haute Macédoine par la frontière de Thrace et la ravagea. Pyrrhos, mobilisant à son tour, se porta vivement sur Béroia, devinant que Démétrios Ier irait au-devant de Lysimaque Ier en laissant la basse Macédoine sans défense, ce qui arriva en effet", Plutarque, Vie de Pyrrhos 11 ; "Ptolémée Ier descendit en Grèce avec une flotte nombreuse pour soulever tout le pays contre Démétrios Ier. Lysimaque Ier entra en Macédoine par la Thrace, Pyrrhos s’y jeta du côté de l’Epire voisine, et tous deux ravagèrent le territoire. Démétrios Ier laissa son fils en Grèce, et vola au secours de la Macédoine", Plutarque, Vie de Démétrios 44 ; "La couronne étant revenue à Démétrios fils d’Antigone Ier, Lysimaque Ier, qui s’attendait à être bientôt attaqué par ce dernier, prit les devants en attaquant le premier : il savait que ce roi, appelé en Macédoine par Alexandre le fils de Cassandre Ier, qu’il avait tué dès son arrivée pour se faire acclamer roi des Macédoniens à sa place, avait hérité de son père le goût des conquêtes", Pausanias, Description de la Grèce, I, 10.1). Démétrios Ier craint que ses troupes soient impressionnées par Lysimaque Ier, un des derniers vétérans des campagnes alexandrines, il choisit par conséquent d’orienter d’abord ses efforts contre Pyrrhos, en croyant que ses hommes seront moins sensibles au charisme de Pyrrhos qu’à celui de Lysimaque Ier ("[Démétrios Ier] marcha d’abord contre Lysimaque Ier. Mais en chemin il apprit que Pyrrhos s’était emparé de Béroia. Cette nouvelle se répandit promptement parmi les Macédoniens et porta le désordre dans tout son camp, provoquant pleurs et lamentations. De tous côtés la colère éclata jusqu’aux injures contre Démétrios Ier, personne ne voulut rester, tous songèrent à se retirer, sous prétexte de retourner aux affaires ordinaires mais en réalité pour gagner le camp de Lysimaque Ier. Démétrios Ier jugea donc à propos de s’éloigner le plus possible de Lysimaque Ier, qui était Macédonien comme ses soldats et illustre pour sa participation aux guerres d’Alexandre, et de retourner ses armes contre Pyrrhos qui était un étranger et que les Macédoniens, croyait-il, ne lui préféreraient jamais", Plutarque, Vie de Démétrios 44 ; "[Pyrrhos] s’avança avec célérité, franchit au pas de course la distance qui le séparait de Béroia, prit la cité dès qu’il y arriva, y logea le gros de ses troupes, et envoya le reste tenir la campagne sous les ordres de ses stratèges. Quand cette nouvelle parvint à Démétrios Ier, des mouvements séditieux naquirent dans son armée. Craignant que ses soldats, en voyant le roi [Lysimaque Ier] qui était d’origine macédonienne et couvert de gloire, eussent la tentation de changer de camp, il n’osa pas aller plus loin. Il revint sur ses pas, et les conduisit contre Pyrrhos, étranger qui, croyait-il, était détesté par les Macédoniens", Plutarque, Vie de Pyrrhos 11-12). Il constate son erreur dès que Pyrrhos est en vue : le combat n’est même pas commencé, que les troupes antigonides désertent en masse pour passer du côté de l’Epirote. Démétrios Ier est contraint de fuir pour sauver sa peau ("Mais [Démétrios Ier] se trompa dans ses conjectures : à peine eut-il établi son camp devant celui de Pyrrhos, que les Macédoniens, admirant depuis longtemps la bouillante valeur que Pyrrhos déployait dans les combats, le considérant depuis toujours comme un roi plus digne et plus courageux que le leur, apprenant régulièrement avec quelle douceur il traitait les prisonniers, et désireux de quitter Démétrios Ier pour se livrer à n’importe quel autre chef mais de préférence Pyrrhos, commencèrent à déserter, d’abord secrètement et en petit nombre, puis ouvertement et en masse. Finalement, l’agitation et la rébellion s’étendit à tout le camp, certains eurent même l’audace de dire à Démétrios Ier qu’il “avait intérêt à se retirer rapidement s’il voulait rester en vie parce que les Macédoniens étaient las de faire la guerre pour alimenter son luxe et ses prodigalités”. Ce discours étant encore modéré par rapport aux invectives que d’autres lancèrent, Démétrios Ier rentra dans sa tente, non comme un véritable roi mais comme un roi de théâtre qui se dépouille du costume qu’il porte pour en enfiler un autre : il quitta sa somptueuse chlamyde, en revêtit une autre de couleur sombre, et quitta le camp sans être aperçu", Plutarque, Vie de Démétrios 44 ; "Mais quand les deux armées furent en présence, beaucoup de gens arrivèrent de Béroia pour louer Pyrrhos, disant qu’il était un guerrier invincible dans les combats, doux et humain après la victoire. Certains, envoyés par Pyrrhos, se faisant passer pour des Macédoniens, déclarèrent que le moment était venu de secouer le joug pesant de Démétrios Ier et de se tourner vers Pyrrhos, qui était ami du peuple et des soldats. Le gros de l’armée fut ébranlé, chercha Pyrrhos des yeux. Celui-ci avait enlevé son casque : en pensant que les soldats auraient des difficultés à le reconnaître, il le remit, tous purent voir alors la haute aigrette et les cornes de bouc qui surmontaient son casque. Aussitôt les Macédoniens accoururent, les uns lui demandant des ordres, les autres se couronnant de branches de chêne pour imiter ceux qui entouraient sa personne. Certains allèrent même jusqu’à conseiller à Démétrios Ier de se retirer prudemment et de renoncer à tous. Ce conseil s’accordant avec le mouvement général de l’armée, Démétrios Ier effrayé s’enfuit secrètement, affublé d’une kausia et d’une chlamyde sombre. Pyrrhos s’avança alors vers le camp, s’en rendit maître sans combat, et fut proclamé roi des Macédoniens", Plutarque, Vie de Pyrrhos 12 ; "[Pyrrhos] espérait que Démétrios Ier perdrait la Macédoine aussi facilement qu’il l’avait acquise. Cet espoir ne fut pas trompé : Pyrrhos séduisit les soldats de son rival, l’obligea à fuir, et s’empara du trône de Macédoine", Justin, Histoire XVI.2). Sa femme Phila se suicide ("Après ce nouveau revers, Démétrios Ier se retira à Cassandreia où se trouvait sa femme Phila. Celle-ci ne résista à la douleur de voir que le plus malheureux des rois était encore une fois réduit à la condition de simple particulier et condamné à l’exil : perdant tout espoir, maudissant la fortune qui avait toujours maintenu son mari dans le malheur au lieu de lui apporter la prospérité, elle se donna la mort en buvant du poison", Plutarque, Vie de Démétrios 45). La Macédoine est à nouveau partagée entre ses vainqueurs : Lysimaque Ier garde la partie qu’il vient de conquérir, Pyrrhos prend le reste ("Sur ces entrefaites arriva Lysimaque Ier. Estimant que la chute de Démétrios Ier avait résulté de leur engagement commun, il réclama le partage du royaume. Pyrrhos, qui n’avait pas encore pleinement confiance dans les Macédoniens, acquiesça à la proposition de Lysimaque Ier. Ils se partagèrent les terres et les cités. Cet accord utile mit fin à la guerre", Plutarque, Vie de Pyrrhos 13 ; "Lysimaque Ier s’empara du pays des Nestiens [tribu illyrienne] et d’une partie de la Macédoine, l’autre partie plus importante restant à son allié Pyrrhos venu d’Epire avec des forces considérables. Démétrios Ier passa ensuite en Asie", Pausanias, Description de la Grèce, I, 10.2). Antigone le fils de Démétrios Ier reste en Grèce, refoulé dans les dernières places fidèles à son père : le domaine des Antigonides se résume désormais à Corinthe et quelques cités péloponnésiennes. Athènes, ne craignant plus les représailles et apparemment guérie de son hystérie de -307, met fin aux décrets en l’honneur d’"Antigone Ier et Démétrios Ier dieux sauveurs", et revient à son système d’archontat éponyme séculaire ("Les Athéniens abandonnèrent encore une fois [Démétrios Ier], ils rayèrent du registre l’éponyme Diphilos prêtre des dieux sauveurs, et ordonnèrent qu’on élirait à nouveau les archontes selon l’ancien usage", Plutarque, Vie de Démétrios 46). Plutarque précise que ces événements ont lieu sept ans après l’intronisation de Démétrios Ier comme roi de Pella ("Pyrrhos apparut, fit cesser le désordre, et se rendit maître du camp [de Démétrios Ier]. Il partagea ensuite avec Lysimaque Ier toute la Macédoine, dont Démétrios Ier avait été durant sept ans le paisible possesseur", Plutarque, Vie de Démétrios 44), or nous avons vu plus haut que cette intronisation a eu lieu sous l’archontat de Nikostratos en -295/-294 : c’est pour cela que, par simple addition, nous pouvons placer la fuite de Démétrios Ier en -288/-287. La chasse à l’homme commence. Démétrios Ier, après diverses aventures sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici (disons seulement qu’il débarque en Asie à Milet, où il est rapidement poursuivi par Agathoclès fils de Lysimaque Ier ["Il fut reçu à Milet par Eurydice la sœur de Phila […]. Il tenta de soulever des cités : la plupart se rendirent spontanément, certaines durent être prises par la force, notamment Sardes. Quelques officiers de Lysimaque Ier passèrent dans son camp avec leurs soldats et de l’argent. Mais Agathoclès fils de Lysimaque Ier arriva avec une puissante armée. Démétrios Ier passa alors en Phrygie, dans l’espoir de s’emparer ensuite de l’Arménie, puis de soulever la Médie et se rendre maître des provinces de la haute Asie où, en cas de revers, il trouverait des retraites sûres", Plutarque, Vie de Démétrios 46], puis il traverse l’Anatolie d’ouest en est le ventre vide ["La famine augmentait de jour en jour. Pour comble de malheur, Démétrios Ier manqua le gué du Lycos, et la rapidité du courant entraîna beaucoup de ses hommes. L’un d’entre eux le railla en accrochant à l’entrée de sa tente un panneau portant les premiers vers d’Œdipe à Colone légèrement modifiés : “Fils du vieil aveugle Antigone, où sommes-nous ici ?” [les vers 1-2 originaux de cette tragédie de Sophocle sont : “Fille du vieil aveugle, Antigone, où sommes-nous ici ?” : le soldat joue plaisamment sur l’homonymie entre Antigone la fille d’Œdipe et Antigone Ier le père de Démétrios Ier, et sur la monophtalmie d’Antigone Ier qu’il compare à la cécité d’Œdipe]. Finalement la peste s’ajouta à la famine, comme il arrive ordinairement quand on recourt aux aliments les plus malsains. Démétrios Ier, ayant perdu au moins huit mille hommes, retourna sur ses pas avec le peu de troupes qui lui restaient", Plutarque, Vie de Démétrios 46-47]), termine sa course l’année suivante en étant capturé dans les monts Taurus par Séleucos Ier (après de rocambolesques péripéties racontées en détails par Plutarque aux paragraphes 47 à 50 de sa Vie de Démétrios, sur lesquelles nous ne nous attarderons pas davantage ici ; Polyen aux alinéas 2 et 3 paragraphe 9 livre IV de ses Stratagèmes raconte par ailleurs deux épisodes immédiatement antérieurs à la capture de Démétrios Ier qui en disent long sur le degré de dénuement et de solitude auquel il est descendu), qui lui offre une fin de vie dorée, dans une luxueuse résidence à Apamée-sur-l’Oronte ("[Séleucos Ier] se saisit de sa personne, et le conduisit non pas à Séleucie mais en Chersonèse de Syrie [surnom d’Apamée-sur-l’Oronte, comme nous l’avons vu plus haut], où il fut confiné sous une garde sûre pour le reste de ses jours. Il fut cependant bien traité par Séleucos Ier, qui lui accorda des officiers en nombre suffisant pour le servir, de l’argent, et une table en rapport avec sa dignité de roi. Il lui donna même des lieux de plaisance où furent organisées des compétitions et des promenades royales, et des parcs remplis de bêtes fauves. Les amis qui l’avaient accompagné dans sa fuite furent autorisés à rester avec lui s’ils le voulaient", Plutarque, Vie de Démétrios 51). Il y mourra en -283 ("Démétrios Ier, après une captivité de trois ans dans la Chersonèse, mourut d’une maladie causée par la paresse, l’intempérance et les débauches de table. Il était âgé de cinquante-quatre ans", Plutarque, Vie de Démétrios 52 ; "Démétrios Ier avait donné sa fille [Stratonikè] en mariage à Séleucos Ier, mais leur amitié n’en fut pas plus durable : le beau-père, pris dans un combat, mourut de maladie dans la prison du gendre", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XXI.3).


L’entente entre Pyrrhos et Lysimaque Ier, les nouveaux maîtres de la Grèce, ne pouvait pas durer longtemps. Lysimaque Ier se dit qu’il n’a plus besoin d’aucun allié, et que le trône de Pella devrait légitimement revenir à un Macédonien plutôt qu’à un étranger épirote : il étend donc sa domination sur toute la Macédoine, en chassant Pyrrhos en douceur ("Démétrios Ier ayant été vaincu en Syrie et étant hors d’état de continuer la guerre, Lysimaque Ier tranquille de ce côté et n’ayant plus d’autres affaires sur les bras, marcha contre Pyrrhos, alors installé du côté d’Edesse. Il attaqua un convoi de vivres, l’enleva, et réduisit ainsi Pyrrhos à une grande disette. Ensuite, par des lettres et des discours, il gagna les premiers des Macédoniens, en leur faisant honte d’avoir préféré pour maître un étranger dont les ancêtres avaient toujours été les esclaves des Macédoniens, au lieu d’un ami et fidèle compagnon d’Alexandre. Beaucoup se laissèrent séduire. Pyrrhos, peu rassuré sur sa position, évacua la Macédoine avec toutes ses troupes, Epirotes et auxiliaires, et perdit ce royaume de la même manière qu’il l’avait acquis", Plutarque, Vie de Pyrrhos 14 ; "La discorde, fruit ordinaire de l’égalité, excita la guerre entre Pyrrhos et Lysimaque Ier qui avait naguère uni leurs forces contre Démétrios Ier. Lysimaque Ier, vainqueur, s’empara de la Macédoine en chassant Pyrrhos", Justin, Histoire XVI.3 ; "Tant que les affaires [de Démétrios Ier] demeurèrent menaçantes, Lysimaque Ier et Pyrrhos furent alliés. Mais leur amitié cessa dès que Démétrios Ier tomba au pouvoir de Séleucos Ier. La guerre éclata entre eux, Lysimaque Ier défit complètement Antigone le fils de Démétrios Ier, ainsi que Pyrrhos qu’il força à retourner en Epire, et il s’empara de la Macédoine", Pausanias, Description de la Grèce, I, 10.2). Mais son administration confuse, liée à ses mariages compliqués rapportés en détails par Pausanias aux alinéas 3 et 4 paragraphe 10 livre I de sa Description de la Grèce, vont ruiner son royaume et sa dynastie. Disons simplement que sa nouvelle femme Arsinoé, désireuse d’assurer l’avenir des enfants qu’elle lui a donnés, fait assassiner Agathoclès, le fils qu’il a eu de son premier mariage et que nous venons de mentionner dans la traque de Démétrios Ier en Anatolie. Cet assassinat provoque un scandale à la Cour de Lysimaque Ier, et pousse à la rébellion des membres de sa propre famille ainsi que des officiers occupant des postes stratégiques, qui partent vers l’Asie demander de l’aide à Séleucos Ier ("Après qu’Arsinoé fit périr Agathoclès, Lysandra [épouse d’Agathoclès] se réfugia chez Séleucos Ier avec ses enfants et ses frères […], ils y furent suivis par Alexandre, autre fils que Lysimaque Ier avait eu d’une femme d’origine odryse [tribu trace]. Tous se rendirent à Babylone pour presser Séleucos Ier de déclarer la guerre à Lysimaque Ier", Pausanias, Description de la Grèce, I, 10.4 ; "Ceux qui avaient échappé aux massacres [commis par Arsinoé et Lysimaque Ier], ceux qui commandaient les armées, passèrent du côté de Séleucos Ier et le poussèrent à la guerre contre son rival en gloire", Justin, Histoire XVII.1). Ce dernier répond favorablement à leur demande, en se disant qu’il a peut-être là un moyen d’imposer sa domination sur toute l’Anatolie au détriment de son ancien compagnon d’armes. Philétairos le vieux gouverneur de Pergame passe du côté de Séleucos Ier ("Philétairos, à qui Lysimaque Ier avait confié la garde de ses trésors, indigné par la mort d’Agathoclès et ne s’estimant pas en sécurité auprès d’Arsinoé, s’empara de Pergame sur le Caïque et envoya un messager à Séleucos Ier pour se donner à lui avec toutes les richesses qu’il avait en sa possession", Pausanias, Description de la Grèce, I, 10.4 ; "Longtemps [Philétairos] demeura fidèle et sincèrement attaché à son roi, mais irrité des efforts que faisait Arsinoé, épouse de Lysimaque Ier, pour le perdre, il provoqua la défection de Pergame", Strabon, Géographie, XIII, 4.1). Le gouverneur de Sardes agit de même ("Séleucos Ier attaqua la citadelle de Sardes, où se trouvaient les trésors dont Lysimaque Ier avait confié la garde à Théodotos. Ne pouvant pas conquérir la place qui était bien défendue, il déclara qu’il donnerait cent talents à qui tuerait Théodotos. Cette grande récompense tenta beaucoup de soldats. Théodotos, vivant dans la crainte et la défiance, n’osa plus se montrer à l’extérieur. Ses soupçons lui attirèrent l’indignation de son entourage de dedans. Pour mettre fin à cette situation, il devança les malintentionnés : il ouvrit nuitamment une porte dérobée, il introduisit Séleucos Ier dans la citadelle, et lui livra les trésors de Lysimaque Ier", Polyen, Stratagèmes, IV, 9.4). Lysimaque Ier ne peut pas rester sans réagir : il débarque en Asie ("Lysimaque Ier ayant appris ces événements, se hâta de passer en Asie pour commencer lui-même la guerre", Pausanias, Description de la Grèce, I, 10.5 ; "[Lysimaque Ier] revint en Thrace, et marcha bientôt contre Héraclée [en Bithynie]", Justin, Histoire XVI.3). S’ensuit une bataille sur lesquels les spécialistes disent tout et son contraire, dont on ignore la date exacte - des indices, que nous ne disputerons pas ici, donnent à penser qu’elle remonte au premier semestre -281 - et le lieu - la tradition venue d’on-ne-sait-où donne au site le nom francisé de "Couroupédion", sans qu’on sache précisément la forme grecque : "KoÚrou ped…on", c’est-à-dire la "plaine/pedi£j du jeune garçon/kÒroj" ? ou "Kàrou ped…on", c’est-à-dire la "plaine/pedi£j de Cyrus/Kàroj" ? Peu importe : Lysimaque Ier est battu et tué par Séleucos Ier ("Cette bataille fut la dernière entre les compagnons d’Alexandre, et l’on eût dit que la fortune avait réservé l’un pour l’autre ces illustres ennemis. Lysimaque Ier avait atteint sa soixante-quatorzième année, et Séleucos Ier sa soixante-dix-septième année, mais tous deux avaient conservé l’ardeur de la jeunesse et une insatiable ambition. Le monde qu’ils se partageaient leur paraissait trop étroit, et ils semblaient mesurer leur vie non pas par le nombre de leurs années mais par l’étendue de leur empire. Lysimaque Ier, qui avait perdu quinze enfants par des accidents divers, mourut lui-même dans cette guerre d’une mort glorieuse, et consomma ainsi la ruine de sa maison", Justin, Histoire XVII.1-2 ; "[Lysimaque Ier] en vint aux mains contre Séleucos Ier, mais il fut complètement défait et perdit la vie dans le combat", Pausanias, Description de la Grèce, I, 10.5 ; "[Séleucos Ier] livra sa dernière bataille contre Lysimaque Ier en Phrygie hellespontique : il vainquit Lysimaque Ier, qui tomba au cours de l’affrontement", Appien, Histoire romaine XI.329 ; les auteurs anciens ont conservé sur cet événement une curieuse anecdote sur le chien de Lysimaque Ier, rapportée par Appien ["Le chien de Lysimaque Ier défendit longtemps le cadavre de son maître gisant sur le champ de bataille, et le préserva des injures des oiseaux de proie et des bêtes sauvages, jusqu’au moment où Thorax de Pharsale, l’ayant retrouvé, précéda à ses funérailles", Appien, Histoire romaine XI.340] et par Plutarque ["Peut-on nier par exemple qu’une affection réciproque existait entre le roi Lysimaque Ier et son chien Hyrcan, lequel, après la mort de ce roi, demeura seul auprès de son corps, et, quand on le mit sur le bûcher, se jeta au milieu des flammes et s’y brûla ?", Plutarque, Sur la raison des animaux de terre et de mer ; "Les écuyers et les chasseurs ne repoussent pas les caresses de leurs chevaux et de leurs chiens : ils trouvent utile et agréable d’inspirer à ces animaux qui vivent avec eux une affection semblable à celle que Lysimaque Ier éprouva de la part de son chien", Plutarque, Préceptes politiques]). La route de Pella est alors libre pour Séleucos Ier. Mais il n’arrivera jamais à destination, car il va croiser la lame de Ptolémée Kéraunos ("KeraunÒj", "la Foudre"). Pour comprendre qui est ce nouveau personnage et ce qu’il fait dans l’entourage de Séleucos Ier à cette date, un petit retour en arrière est nécessaire. Nous avons vu au début du présent alinéa que Ptolémée Ier le roi d’Egypte s’est marié en premières noces avec Eurydice, une des filles du vieux Antipatros mort en -319 : de cette union est né ce Ptolémée surnommé Kéraunos. En secondes noces, nous avons vu qu’il s’est remarié avec Bérénice une suivante d’Eurydice : de cette union est né un autre Ptolémée. Or, au moment de désigner un successeur, Ptolémée Ier influencé par Bérénice a désigné le fils cadet au lieu du fils aîné, contrairement à l’usage ("Eurydice fille d’Antipatros était l’épouse [de Ptolémée] et lui avait donné des enfants, jusqu’à ce que Bérénice, qu’Antipatros avait envoyée en Egypte avec sa fille, le charmât et lui en donnât également. Près de mourir, il laissa le trône à Ptolémée le fils de cette Bérénice, et non pas à celui de la fille d’Antipatros", Pausanias, Description de la Grèce, I, 6.8 ; "Avant de tomber maladie, [Ptolémée Ier] légua son sceptre à son fils cadet, contre l’usage. Il justifia sa décision devant le peuple, qui applaudit l’élévation du fils autant que la générosité du père. Tous deux avaient donné de nombreux témoignages de leur tendresse mutuelle, et le jeune prince devint plus cher encore au peuple quand on vit son père, après lui avoir publiquement cédé le titre royal, continuer encore à le protéger tel un simple garde, et préférer le titre de “père du roi” à celui de “roi tout-puissant”", Justin, Histoire XVI.2). La confrontation de plusieurs papyrus conservés aujourd’hui par le British Museum à Londres en Grande-Bretagne (notamment les n°BM10525, BM10528, BM10537 et BM10530) permet de conclure avec assurance que cette transmission de pouvoir a eu lieu en -284, et que la mort de Ptolémée Ier date de l’hiver -283/-282. Ptolémée Kéraunos quitte-t-il l’Egypte durant la période de corégence, ou après la mort de son père ? Nous pouvons seulement affirmer que, par amertume d’avoir été écarté par son père ou par crainte d’être éliminé par son demi-frère désormais roi sous le nom de Ptolémée II, il se réfugie à la Cour de Séleucos Ier ("[Ptolémée Kéraunos] était le fils de Ptolémée Ier Soter et d’Eurydice fille d’Antipatros. Il avait quitté l’Egypte par la crainte, après que Ptolémée Ier eût choisit de transmettre sa couronne à son fils cadet. Séleucos Ier avait accueilli ce fils infortuné d’un ami, avait pourvu à son entretien, sans se douter qu’il promenait avec lui son futur assassin", Appien, Histoire romaine XI.330). N’ayant plus aucun espoir de jouer un rôle à la tête de l’Egypte, et constatant le flou de la succession de Lysimaque Ier, il se dit probablement qu’un destin l’attend en Macédoine : c’est pour cela qu’il assassine son hôte, et s’empare de la couronne macédonienne (en se légitimant sans doute derrière l’étiquette de frère de Lysandra, épouse du prince Agathoclès tué par Arsinoé, ou derrière l’étiquette de petit-fils d’Antipatros l’ancien régent de Macédoine : "[Séleucos Ier] se mit en marche vers la Macédoine avec une armée de Grecs et de barbares. A ses côtés se trouvait Ptolémée le frère de Lysandra, qui s’était enfui de la Cour de Lysimaque Ier et avait trouvé une retraite auprès de Séleucos Ier. Quand ce dernier arriva dans les environs de Lysimacheia, ce Ptolémée, si entreprenant qu’on l’avait surnommé “Kéraunos”, le tua par trahison, abandonna aux soldats le pillage des richesses royales, et s’empara du royaume de Macédoine", Pausanias, Description de la Grèce, I, 16.2 ; "Séleucos Ier fut tué par traîtrise par Ptolémée Kéraunos, qu’il avait recueilli après qu’il eût été chassé d’Alexandrie par son père et qu’il eût demandé le secours d’autrui", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XXI.3). Justin précise que cet assassinat de Séleucos Ier par Ptolémée Kéraunos dans la région de Lysimacheia doit être situé sept mois après la bataille où Lysimaque Ier a trouvé la mort - donc dans le second semestre de -281 si on accepte la date que beaucoup de spécialistes actuels donnent pour cette bataille ("Fier de sa belle victoire [contre Lysimaque Ier], plus fier encore de rester le dernier stratège d’Alexandre vivant après avoir vaincu les vainqueurs, Séleucos Ier considéra son succès comme l’œuvre des dieux et non plus d’un homme, ignorant qu’il allait bientôt prouver par son propre exemple la fragilité de sa puissance : sept mois plus tard, Ptolémée [Kéraunos] […] le fit assassiner. C’est ainsi que Séleucos Ier perdit la vie, en même temps que la couronne de Macédoine qu’il venait d’enlever à son rival", Justin, Histoire XVII.2). La Chronique royale hellénistique citée plus haut raccorde avec cette datation ("Au mois d’ululu [septembre dans le calendrier babylonien] de l’an 31 [du calendrier séleucide, soit -281 du calendrier chrétien], Séleucos [Ier] fut tué dans le pays des Hanéens. L’an 32 [du calendrier séleucide, soit -280 du calendrier chrétien], Antiochos fils de Séleucos [Ier] devint roi, et régna vingt ans", Chronique royale hellénistique). De façon astucieuse, Appien rapproche le meurtre de Séleucos Ier, qui a lieu après son retour sur le continent européen, de l’oracle que le même Séleucos Ier a reçu en -334/-333 à Didyme, lui suggérant justement de revenir le plus tard possible sur le continent européen ("Du temps où il était encore soldat du roi dans la guerre contre les Perses, on dit que [Séleucos], désireux de s’informer sur son retour en Macédoine, reçut dans le sanctuaire de l’Apollon de Didyme l’oracle suivant : “Ne te hâte pas de rentrer en Europe : l’Asie vaut mieux pour toi”", Appien, Histoire romaine XI.283) : ce meurtre accomplit l’oracle ("[Séleucos Ier] franchit l’Hellespont. Alors qu’il remontait vers Lysimacheia, il fut tué par un membre de sa suite, Ptolémée surnommé Kéraunos. […] Telle fut la fin de Séleucos Ier, qui vécut soixante-treize ans et régna quarante-deux ans. C’est ainsi, me semble-t-il, que se réalisa la prédiction : “Ne te hâte pas de rentrer en Europe : l’Asie vaut mieux pour toi”, car Lysimacheia se trouve effectivement en Europe, et c’était la première fois depuis l’épopée alexandrine qu’il franchissait le détroit pour regagner ce continent", Appien, Histoire romaine XI.329-331). Ptolémée Kéraunos, après quelques tensions avec certaines cités grecques désireuses de s’émanciper mais rapidement remises dans le rang, devient ainsi le nouveau roi de Macédoine ("Les mésententes entre Ptolémée Kéraunos, Antiochos Ier et Antigone, inspirèrent à beaucoup de cités grecques, excitées par les Spartiates, le désir de profiter de ces troubles pour recouvrer leur liberté. Elles s’envoyèrent mutuellement des députés, s’engagèrent par alliance, coururent aux armes. Pour ne pas paraître contester l’autorité de leur roi Antigone, elles attaquèrent ses alliés les Etoliens, sous prétexte qu’ils avaient envahi le territoire de Cirrha que la Grèce entière avait consacré à Apollon. Elles déférèrent le commandement à Areas, qui réunit ses forces, saccagea les cités, désola les campagnes, et brûla ce qu’il ne put pas emporter. Les bergers étoliens furent témoins de ces ravages du haut de leurs montagnes : cinq cents d’entre eux se rassemblèrent, tombèrent sur ces brigands épars auxquels l’effroi et la fumée des incendies dérobèrent leur petit nombre, en égorgèrent neuf mille, et les obligèrent à fuir. Sparte voulut recommencer la guerre, mais plusieurs peuples lui refusèrent leur appui en jugeant qu’elle cherchait à soumettre la Grèce plutôt qu’à l’affranchir. Pendant ce temps, les rois posèrent les armes, Ptolémée resta seul maître de la Macédoine par l’expulsion d’Antigone, fit la paix avec Antiochos Ier, et s’allia avec Pyrrhos en lui donnant la main de sa fille", Justin, Histoire XXIV.1). On doit admettre qu’il jouit d’un contexte historique particulièrement favorable puisque le seul qui pourrait lui disputer la couronne macédonienne, Pyrrhos, évincé en douceur de Macédoine par Lysimaque Ier comme on l’a dit, est alors sollicité en Méditerranée occidentale où beaucoup de choses se sont passées depuis l’aventure africaine d’Agathocle. La perte du livre XXI de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile, qui y racontait les événements de cette période et de cette région de Méditerranée, nous contraint à rouvrir le très médiocre Ab Urbe condita libri du propagandiste romain Tite-Live, seul auteur antique dont les pages abordant ce sujet nous soient parvenues. Laissons-en les détails douteux et le chauvinisme caricatural aux latinistes, pour ne retenir que l’essentiel. A la fin de cette aventure africaine d’Agathocle en hiver -306/-305, les Romains et les Carthaginois un temps menacés par le tyran sicilien, ont signé un traité d’alliance, selon Tite-Live ("Ce fut aussi cette même année [sous le consulat de Publius Cornelius Arvina et Quintus Marcius Tremulus] qu’on renouvela pour la troisième fois le traité avec les Carthaginois. Les ambassadeurs venus de Carthage pour cela furent traités avec bienveillance et comblés de présents", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, IX, 43.26). L’historien grec Philinos d’Agrigente, ami des Carthaginois, mentionne également ce traité, mais Polybe le considère comme une invention ("Où [Philinos] a-t-il trouvé que Romains et Carthaginois ont conclu un traité interdisant la Sicile tout entière aux Romains et l’Italie aux Carthaginois, et qu’en passant pour la première fois en Sicile les Romains ont manqué à leur engagement et violé leurs serments ? Il n’existe pas, il n’a jamais existé le moindre document faisant mention de telles clauses. Voilà pourtant ce que cet historien affirme formellement dans son livre II", Polybe, Histoire, III, 26.3-5). Convenons que sur ce point Polybe manque d’argumentation, et que rien n’empêche de penser que les Romains, ayant alors à peine achevé l’interminable guerre contre les Etrusques et toujours en lutte contre les Samnites voisins, redoutant de voir Carthage sauvée de l’invasion chercher des nouvelles alliances avec ces Etrusques ou avec ces Samnites, aient conclu qu’une entente avec elle était nécessaire, et que de leur côté les Carthaginois, redoutant de voir Agathocle de retour en Sicile chercher une nouvelle alliance avec Rome contre les colonies carthaginoises de l’île, aient conclu pareillement qu’une telle entente était nécessaire, et que les deux parts se soient rencontrées comme l’affirment Tite-Live et Philinos. Nous n’avons rien à dire sur les années qui suivent, sinon qu’un nouvel aventurier grec, après Alexandre le Molosse et Agathocle, menace encore une fois l’Italie : en -303/-302, le bouillant prince spartiate Cléonyme, fils cadet du roi agiade Cléomène II, multiplie les raids pour le compte de Tarente, puis pour son propre compte contre Brindisi à l’est, et part explorer l’extrémité nord de la mer Adriatique - où, pour l’anecdote, il repère le futur site de Venise - avant d’en être chassé par les Vénètes autochtones (ces péripéties de Cléonyme en Italie sont exposées par Diodore de Sicile aux paragraphes 104 et 105 livre XX de sa Bibliothèque historique, et par Tite-Live au paragraphe 2 livre X de son Ab Urbe condita libri). Les années et les guerres sans importance passent, jusqu’en -289, où le vieux Agathocle meurt enfin par empoisonnement. Quand en 1204 les croisés saccageront Byzance, les derniers exemplaires des livres traitant de cette période hellénistique partiront en fumée, mais un érudit byzantin anonyme aura la bonne idée pour la postérité de coucher sur le papier tout ce que sa mémoire aura conservé de ses lectures : ce précieux recueil passera ensuite de main en main, jusqu’en 1604 où le bibliothécaire allemand David Hoeschel en imprimera une copie (avant que le recueil disparaisse à son tour on-ne-sait-comment). Or, l’un des fragments de cette édition Hoeschel traite précisément des difficultés que supportent les Syracusains immédiatement après la mort d’Agathocle. Certains soldats d’origine campanienne au service du défunt, désormais sans maître, réclament récompense en retour de leur engagement, mais les Syracusains leur refusent tout en bloc, en particulier la naturalisation, qui leur permettrait de participer aux élections et à la vie de la cité. La tension monte. Un compromis est trouvé : ces mercenaires campaniens sont autorisés à s’enrichir en vendant tous leurs biens aux Syracusains, en échange ils doivent quitter la Sicile. La vente a lieu, les mercenaires partent vers le nord, mais plutôt que retourner en Campanie ils s’emparent de Messine par traîtrise et avec beaucoup de sauvagerie, et font régner la terreur dans la région, en se rebaptisant eux-mêmes "Mamertins" en référence au dieu de la guerre appelé "Mamers" dans leur langue osque originelle - apocopé en "Mars" dans la langue latine ("Comme les mercenaires étaient privés du droit de vote lors des élections des magistrats, la cité fut secouée par des désordres. Syracusains et mercenaires firent bande à part et s’armèrent. Les anciens s’interposèrent et, à force de prières, apaisèrent le différend aux conditions suivantes : les mercenaires vendraient leurs biens, et ensuite quitteraient la Sicile. Ces conditions étant ratifiées, les mercenaires quittèrent Syracuse selon l’accord convenu et partirent vers le détroit de Sicile. Les Messiniens les accueillirent comme des amis et des alliés. Mais, alors que les citoyens leur avaient ainsi cordialement offert l’hospitalité dans leurs demeures particulières, ils massacrèrent leurs hôtes en pleine nuit, prirent pour épouses les malheureuses femmes de leurs victimes, et occupèrent la cité qu’ils renommèrent Mamertina, du nom du dieu Arès qui dans leur langue s’appelle Mamertos", David Hoeschel, Fragments, Livre XXI de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile 18 ; pour l’anecdote, la fin de ce fragment est citée textuellement et de mémoire par le grammairien byzantin du XIIème siècle Jean Tzetzès, dans une de ses scholies sur l’épopée Alexandra composée par Lycophron de Chalcis au IIIème siècle av. J.-C., qui précise ne plus se souvenir si l’auteur en est Diodore de Sicile ou Dion Cassius ["Les Romains, selon Diodore ou Dion, je ne me souviens plus exactement, appellent Mamertins les gens belliqueux. L’auteur écrit à peu près ceci : “Après avoir massacré les Messiniens qui les avaient accueillis chez eux, ils occupèrent Messine et se renommèrent Mamertins, du nom d’Arès qui chez les Romains s’appelle Mamertos”"]). Polybe rapporte incidemment la même chose ("Des mercenaires campaniens au service d’Agathocle, dont la convoitise avait depuis longtemps été éveillée par la beauté de Messine et par tous les autres avantages dont elle jouissait, saisirent la première occasion qui s’offrit à eux de s’en emparer par trahison. S’étant présentés en amis, ils prirent possession de la cité, expulsant une partie des citoyens et massacrant les autres. Cela fait, ils s’approprièrent les femmes et les enfants de leurs victimes, ainsi que la terre et tous les autres biens, selon la répartition par le sort effectuée entre eux le jour de l’agression", Polybe, Histoire, I, 7.2-4), en précisant que les Mamertins jouissent du soutien tacite des Romains, très heureux de voir ainsi menacée l’influence des Grecs - dont naturellement les Syracusains, contre lesquels les Mamertins gardent toute leur rancœur - et des Carthaginois dans la région ("Tant que les Mamertins, nom que les Campaniens ayant conquis Messine se donnèrent, eurent pour alliés les Romains installés à Rhégion [aujourd’hui Reggio en Italie, juste en face de Messine], ils conservèrent en toute sécurité la jouissance de la cité et de son territoire, et en supplément causèrent de très sérieux tracas aux Carthaginois et aux Syracusains en menaçant les contrées adjacentes, et contraignirent une fraction importante de la Sicile à leur payer tribut", Polybe, Histoire, I, 8.1). Un peu plus tard, les Romains s’immiscent aussi dans les affaires de Thourioi, en proie aux raids des autochtones montagnards de Lucanie voisine ("Ce livre rapporte en outre les opérations menées contre les Vulsiniens, et aussi contre les Lucaniens pour secourir les gens de Thourioi", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, abrégé du livre XI ; notons qu’on ignore les causes précises, les conditions et le déroulement de cette intervention romaine à Thourioi, ce très court extrait de l’abrégé du livre XI de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live étant la seule source conservée jusqu’à nous [frustration suprême !], parmi toutes les œuvres antiques grecques et latines, à mentionner cet événement). Les Grecs de Tarente, à l’est de la péninsule italienne, voient évidemment d’un très mauvais œil cette extension romaine rampante sur toutes ces terres jusqu’alors sous influence exclusive grecque. Les historiens, tant hellénistes que latinistes, s’interrogent encore aujourd’hui sur la cause de cette extension : les Romains, dont les interventions jusqu’à présent se restreignaient à l’Italie centrale, sont-ils soudain pris d’une fièvre impérialiste ? La réalité historique est sans doute plus triviale, liée directement à la mort d’Agathocle. Quand on demandera bientôt à Pyrrhos la raison de son empressement à s’aventurer en Sicile et en Italie du sud, celui-ci répondra cyniquement : "Depuis qu’Agathocle est mort, l’anarchie y règne, c’est le moment de nous y remplir les poches !" ("La Sicile est proche et nous tend les bras, c’est une île riche et populeuse, dont la conquête est facile puisque la révolte et l’anarchie ont gagné toutes les cités, livrées aux caprices d’une poignée de démagogues depuis la mort d’Agathocle", Plutarque, Vie de Pyrrhos 16) : on peut supposer que les hommes d’affaires romains, en particulier ceux de Campanie voisine, compatriotes des Mamertins, pensent exactement la même chose. En -282 ou -281, des Romains naviguent en direction de Tarente. Pourquoi ? Dans quel but ? Mystère. Dion Cassius dit seulement qu’ils sont commandés par un nommé Lucius, que les Tarentins sont alors en pleine fête en l’honneur de Dionysos, et qu’échauffés par le vin ils capturent ce Lucius et son équipage, et les noient ("Les Romains envoyèrent Lucius à Tarente. Les habitants célébraient des Dionysies. Le soir, alors qu’ils étaient souls et couchés sur le théâtre, ils s’imaginèrent que Lucius naviguait vers leur cité avec des intentions hostiles. Entraînés par la colère ou égarés par l’ivresse, ils allèrent à sa rencontre, l’accablèrent sans qu’il tentât de se défendre, ne soupçonnant pas d’être attaqué, et ils le firent disparaître sous les eaux avec un grand nombre de ses compagnons", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 105 des livres I-XXXVI). Appien de son côté dit qu’ils sont commandés par un nommé Cornélius, qu’un démagogue tarentin pousse ses compatriotes à attaquer cette escadre en vertu d’un ancien traité interdisant aux Romains de naviguer au-delà du cap Lakinion (aujourd’hui le cap Colonna, désigné ainsi en raison de l’unique colonne de l’antique temple d’Héra encore debout), et qu’en représailles à cette violation du traité les Tarentins envoient un contingent saccager les biens des nobles de Thourioi favorables aux Romains et chasser la garnison romaine qui s’y trouve ("Cornelius se promenait le long de la côte de Grande Grèce avec dix navires apontés. Le démagogue tarentin Philocharis, homme si dépravé qu’on le surnommait Thaïs [célèbre prostituée athénienne, concubine notamment de Ptolémée Ier et, selon la légende, principale responsable de l’incendie de Persépolis en été -330], rappela que les Romains avaient signé un traité avec Tarente les contraignant à ne pas naviguer au-delà du promontoire de Lakinion. Sa passion excita ses compatriotes contre Cornélius. Ils coulèrent quatre de ses navires, et se saisirent d’un cinquième avec tout son équipage. Ils accusèrent les gens de Thourioi de préférer les Romains aux Tarentins alors qu’ils étaient des Grecs comme eux, et d’avoir poussé les Romains à franchir la limite autorisée. Ils chassèrent les citoyens nobles de Thourioi, saccagèrent la cité, et dégagèrent la garnison romaine qui y était stationnée en vertu d’une alliance", Appien, Histoire romaine, III, fragment 15). Cette attaque contre des ressortissants romains provoque un scandale à Rome, qui envoie une ambassade officielle pour demander des explications. Les Tarentins répondent en pissant sur la toge du chef de cette ambassade ("A cette nouvelle [de l’agression de l’escadre romaine], les Romains furent saisis d’une juste indignation. Ne voulant pas entrer immédiatement en campagne contre les Tarentins, et en même temps désireux de ne pas passer sous silence cet affront et risquer d’accroître leur insolence, ils leur envoyèrent des députés. Les Tarentins, au lieu de bien les accueillir ou de les renvoyer avec une réponse convenable, ne leur laissèrent même pas le temps de s’exprimer : ils se mirent à rire de leurs personnes, et de leur coutume de se présenter avec la toge qu’ils portaient dans le forum de Rome. Les députés, ainsi vêtus majestueusement en pensant impressionner les Tarentins et s’attirer leur respect, subirent les sarcasmes de groupes naturellement peu retenus et égarés par le festin. L’un des fêtards s’approcha de Postumius, se pencha, et en souilla la toge en satisfaisant un besoin. Aussitôt un grand bruit s’éleva de partout : on exalta cette insulte comme un acte admirable, on décocha contre les Romains mille traits injurieux sous forme de vers anapestiques, accompagnés d’applaudissements et de pas cadencés. “Riez, s’écria Postumius, riez tant que vous le pouvez encore, mais vous verserez bientôt des larmes en lavant dans votre sang cette toge que vous avez souillée”. A ces mots, les Tarentins cessèrent leurs moqueries, mais ils ne firent rien pour détourner la punition due à un tel outrage, ils crurent même avoir droit à la reconnaissance de Rome en laissant partir les députés sains et saufs", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 105 des livres I-XXXVI ; "Postumius fut envoyé en ambassade chez les Tarentins. Il leur exposa la raison de sa venue, mais les Tarentins, privés de bon sens, méprisant le danger où ils étaient de perdre leur cité, ne l’écoutèrent pas : ils ne s’appliquèrent qu’à remarquer et à se moquer des fautes qu’il commettait en s’exprimant en grec, poussant l’impolitesse jusqu’à le qualifier de barbare chaque fois qu’il butait dans son discours, et ils le chassèrent finalement de l’assemblée. Tandis qu’il se retirait avec ceux qui l’accompagnaient, un Tarentin nommé Philonidès qui était sur son passage, homme de rien et vil débauché, surnommé “Kotylè” ["KotÚlh", "creux, cavité", d’où par extension ironique "la Tasse, l’Ecuelle, le Litron"] à cause de la vie quotidienne qu’il menait dans les tripots, encore plein du vin dont il s’était rempli la veille, releva largement son chiton et, se mettant dans une position indécente, fit ce qu’on ne peut pas dire sur le vêtement sacré de l’ambassadeur. La canaille se mit à rire et à frapper des mains pour célébrer cette insolence. Postumius dévisagea l’ivrogne Philonidès et lui dit : “Nous n’en demandions pas tant”, puis il se tourna vers le peuple qui redoubla effrontément de rire en voyant sa toge souillée, et conclut : “Riez, Tarentins, riez tant que vous le pouvez encore, mais vous pleurerez bientôt”. Cette menace choqua l’assemblée, Postumius ajouta alors : “C’est dans votre sang que vous laverez cette toge”. Après qu’il eût subi cet outrage public et privé, et lancé cette prédiction comme inspiré par les dieux, les députés romains sortirent de la cité et se rembarquèrent. Postumius fut de retour à Rome avec ses compagnons peu de temps après qu’Aemilius Barbula fut nommé consul [en -281]", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XIX, fragments 5.1-5 et 6.1 ; "Quand les Romains apprirent cet événement [l’agression de l’escadre romaine], ils envoyèrent une ambassade à Tarente pour exiger la restitution de leurs ressortissants capturés qui n’étaient pas des soldats mais des simples particuliers, le retour des citoyens de Thourioi dans leurs foyers, le remboursement des biens pillés ou une somme équivalente à ce qui avait été perdu, enfin la livraison des auteurs de ces crimes, pour rester en bons termes avec Rome. Les Tarentins mirent tous les obstacles possibles à l’admission de ces ambassadeurs dans leur assemblée, et quand ils les reçurent ils se moquèrent de leur difficulté à parler le grec et de la toge pourpre qu’ils portaient. Un nommé Philonidès, homme vil et paillard, alla jusqu’à Postumius le chef de l’ambassade, se retourna, releva son chiton et le souilla. Ce spectacle fut accueilli par les rires de la foule. Postumius, en tendant son vêtement souillé, déclara : “Riez donc, vous laverez bientôt cette souillure dans votre sang”. Les Tarentins ne répondirent pas et l’ambassade partit, Postumius gardant le vêtement souillé pour le montrer aux Romains", Appien, Histoire romaine, III, fragment 16). La conclusion de cet outrage est prévisible : les Romains déclarent la guerre aux Tarentins. Latinistes et hellénistes débattent encore pour savoir si le geste inadmissible des Tarentins n’était pas le prétexte que les Romains espéraient secrètement afin de ne pas apparaître comme les agresseurs. Le propos que l’ambassadeur laisse échapper au moment où on lui pisse dessus, rapporté par Denys d’Halicarnasse dans l’extrait que nous venons de citer : "Nous n’en demandions pas tant", pourrait signifier : "Nous avions envie depuis longtemps de vous faire la guerre, vous venez de nous en donner le motif en nous permettant de passer pour les offensés, donc merci, vous êtes vraiment des nouilles". Pourtant, le même Denys d’Halicarnasse dit bien que le Sénat hésite longtemps avant d’opter pour la guerre ("[Les députés] ne rapportèrent aucune réponse des Tarentins, ils se contentèrent de se plaindre de l’indigne traîtement qu’ils en avaient reçu et de montrer la toge de Postumius. On ressentit vivement cette injure. Aemilius et son collègue [Quintus Marcius Philippus] rassemblèrent le Sénat, et on délibéra plusieurs jours du matin au soir sur les mesures à prendre. Il ne s’agissait plus d’examiner si les Tarentins avaient violé le traité de paix, puisqu’on ne pouvait plus en douter, mais de déterminer le moment où on marcherait sur eux. Certains étaient d’avis qu’il ne fallait pas entreprendre cette guerre tant que durerait le soulèvement des Lucaniens et des Bruttiens, tant que les redoutables Samnites et les Etrusques voisins de Rome ne seraient pas soumis, ou du moins tant que ceux qui étaient les plus proches des Tarentins à l’est [c’est-à-dire les Messapiens] étaient en situation de nuire à ce projet. Les autres pensaient au contraire qu’il ne fallait pas différer et qu’on devait se mettre promptement en campagne. On compta les voix. Les seconds l’emportèrent sur les premiers, et le peuple ratifia la décision du Sénat", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XIX, fragment 6.1-3). Les Tarentins de leur côté, selon Plutarque, sont partagés. Les plus jeunes, qui ne dessoûlent pas, demandent à grands cris qu’on lève des troupes et se cherchent un chef. Très vite, le nom de Pyrrhos est prononcé ("Le peuple romain, profondément indigné, ordonna à Aemilius, alors en guerre contre les Samnites, de suspendre ses opérations et d’envahir immédiatement le territoire des Tarentins pour les obliger à obéir aux justes demandes que les ambassadeurs leur avaient exposées, et pour les contraindre par la force s’ils n’étaient pas d’accord. Quand les Tarentins reçurent cet ultimatum et virent l’armée, ils ne rirent plus. Ils restèrent partagés, jusqu’à ce que l’un d’eux dissipât leurs doutes en criant : “Livrer des citoyens signifierait que nous sommes devenus des esclaves, mais nous battre sans alliés est risqué. Pour défendre vaillamment notre liberté à armes égales, demandons donc à Pyrrhos le roi d’Epire de conduire cette guerre pour nous”. Cela fut fait", Appien, Histoire romaine, III, fragment 17). Les plus vieux sont nettement moins enthousiastes : ils n’ont pas oublié que quand la cité par le passé a fait appel à des chefs de Grèce - Alexandre le Molosse vers -332, Cléonyme le Spartiate en -303/-302 - l’aventure s’est mal terminée, et ils n’ont pas envie de revivre le même scénario. Mais les jeunes réduisent les vieux au silence, et une députation est envoyée vers Pyrrhos en Grèce ("Les Romains déclarèrent la guerre aux Tarentins. Ceux-ci, incapables de soutenir la guerre, et aussi incapables d’y renoncer parce que des démagogues emportés et pervers les influençaient, se décidèrent à appeler Pyrrhos à leur secours et à se placer sous ses ordres, estimant qu’il était parmi tous les rois le plus disponible et le plus compétent en matière militaire. Les citoyens les plus âgés et les plus sensés combattirent ouvertement cet avis, mais les propos des uns furent rejetés par les clameurs violentes des partisans de la guerre, et les autres en voyant cela renoncèrent à venir aux assemblées. Cependant, le jour où l’on devait voter cette proposition, un honnête citoyen nommé Méton prit une couronne de fleurs fanées et un petit flambeau, comme s’il était ivre, et, précédé d’une joueuse d’aulos, il se présenta en dansant au milieu du peuple réuni. Comme cela arrive généralement dans une foule libre et désordonnée, les uns se mirent à battre des mains à ce spectacle, les autres à rire. Personne ne l’arrêta, au contraire on cria à la femme de continuer à souffler dans son aulos, et à lui de s’avancer au milieu de l’assemblée et de chanter. On crut qu’il allait s’exécuter, mais quand le silence s’établit il déclara : “Tarentins, vous n’avez aucune raison de jalouser ceux qui veulent s’amuser et se livrer à la débauche, parce que vous-même avez la possibilité de le faire. Il ne tient qu’à vous tous de jouir encore de cette liberté. Quand vous aurez imprudemment fait entrer Pyrrhos dans la cité, vous serez soumis à d’autres activités et vous devrez vivre tout différemment”. Ce propos impressionna certains Tarentins, et une rumeur d’approbation parcourut la foule. Mais ceux qui craignaient d’être livrés aux Romains si on faisait la paix, reprochèrent vivement au peuple de se laisser insulter par un effronté ivre et débauché. Ils se jetèrent sur Méton et le chassèrent. Le décret fut adopté, et des députés partirent pour l’Epire", Plutarque, Vie de Pyrrhos 15 ; la même scène est évoquée par Dion Cassius : "Méton ne réussit pas à persuader les Tarentins de renoncer à la guerre contre les Romains. Il sortit donc de l’assemblée, mais y rentra peu après, le front ceint d’une couronne, chantant et dansant de façon lascive, suivi de quelques débauchés et d’une joueuse d’aulos. Les Tarentins cessèrent aussitôt de délibérer, poussèrent des cris et applaudirent comme ils faisaient ordinairement en semblable occurrence. Méton dit alors, quand le silence fut revenu : “Nous sommes encore libres de jouir de nos ivresses et de nos orgies. Mais quand vos résolutions s’accompliront, nous tomberons dans l’esclavage”", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 106 des livres I-XXXVI). Pyrrhos, alors refoulé sur la frontière de son royaume d’Epire depuis que Lysimaque Ier l’a chassé de Macédoine, rumine son ennui en faisant des ronds dans l’eau. L’arrivée des députés tarentins ravive ses ardeurs ("[Les députés de Tarente] prétendirent s’exprimer non pas seulement au nom des Tarentins, mais encore au nom de tous les Grecs d’ltalie. Ils présentèrent des cadeaux à Pyrrhos, et lui dirent qu’ils avaient besoin d’un stratège expérimenté et illustre, que l’Italie disposait de ressources considérables en Lucanie et en Messapie, chez les Samnites et les Tarentins, que l’armée montait à vingt mille cavaliers et trois cent cinquante mille fantassins. Ces propos remplirent Pyrrhos de confiance, et ils excitèrent les Epirotes qui manifestèrent une grande ardeur et une grande impatience à s’engager dans cette expédition", Plutarque, Vie de Pyrrhos 15). Il confie à son conseiller, le Thessalien Cinéas, son aspiration à réussir là où son beau-père Agathocle a échoué : créer un grand empire grec à l’ouest, réunissant Sicile, Italie et Afrique du nord-ouest ("Le Thessalien Cinéas, homme sensé, élève de Démosthène, était le seul orateur de son temps à rappeler à ses auditeurs la véhémence et la vivacité de son maître. Au service de Pyrrhos, il prouva toujours le mot d’Euripide : “Le Logos écarte tout obstacle, comme le ferait le fer des ennemis” [citation des vers 516-517 de la tragédie Les Phéniciennes d’Euripide] dans les ambassades dont il fut chargé, au point que Pyrrhos répéta souvent avoir conquis beaucoup de cités moins la force de ses armes que par l’éloquence de Cinéas, et l’employait de préférence à tous les autres en le comblant des plus grands honneurs. Constatant l’impatience de Pyrrhos à se lancer sur l’Italie, Cinéas profita d’un instant de loisir pour lui demander : “On raconte, Pyrrhos, que les Romains sont des très bons soldats et qu’ils dominent plusieurs peuples vaillants : que ferons-nous de la victoire, si les dieux nous l’accordent ?”. Pyrrhos dit : “La réponse est évidente, Cinéas. Les Romains étant vaincus, pas une seule cité barbare ou grecque ne sera capable de nous résister, nous possèderons toute l’Italie, dont tu connais mieux que tout autre l’étendue, la richesse et la puissance”. Après un moment de silence, Cinéas reprit : “Et quand nous serons maîtres de toute l’ltalie, roi, que ferons-nous ?”. Pyrrhos, ne voyant pas où il en voulait venir, continua : “La Sicile est proche et nous tend les bras, c’est une île riche et populeuse, dont la conquête est facile puisque la révolte et l’anarchie ont gagné toutes les cités, livrées aux caprices d’une poignée de démagogues depuis la mort d’Agathocle”. “Certainement, dit Cinéas. La Sicile sera donc le terme de notre expédition ?” “Les dieux nous accorderons encore victoire et succès, poursuivit Pyrrhos. Ce ne sera que le prélude à des choses plus grandes : nous nous emparerons facilement de la Libye et de Carthage, qu’Agathocle a presque conquises avec quelques navires après s’être échappé de Syracuse. Une fois maîtres de tous ces territoires, crois-tu qu’un seul des ennemis qui nous insultent actuellement osera encore nous résiter ?” “Non, sans doute, dit Cinéas. Avec toutes ces forces, nous pourrons aisément reconquérir la Macédoine, et affermir notre domination sur la Grèce. Et quand tout sera soumis, que ferons-nous ?” Pyrrhos sourit : “Nous jouirons pleinement de la vie, mon ami, nous boirons et banquèteront tout le jour, en nous délectant d’amabilités”. Cinéas l’arrêta alors : “Eh bien, pourquoi ne pas boire et banqueter dès maintenant et passer notre temps à parler autant que nous voulons, puisque nous en avons la possibilité sans livrer le moindre effort, au lieu d’infliger toutes sortes de maux sanglants et de fatigues aux autres et à nous-mêmes pour acquérir la même chose ?” Cette parole de Cinéas contraria Pyrrhos, mais ne le fit pas changer d’avis : il savait qu’il risquait de ruiner sa confortable situation présente, mais il n’avait pas la force de renoncer à la convoitise et à ses désirs", Plutarque, Vie de Pyrrhos 16), imiter la gloire de son lointain ancêtre Achille ("[Pyrrhos] fut appelé en Italie par les Tarentins, trop faibles pour résister seuls aux Romains contre lesquels ils étaient en guerre depuis peu […]. Il se décida après avoir entendu l’exposé des députés tarentins sur la richesse de l’Italie qui, dirent-ils, “valait à elle seule celle de la Grèce entière” : il déclara que ce serait injuste de sa part de négliger ses amis au moment où ils réclamaient sa protection. Au moment de partir, Pyrrhos se souvint de la prise de Troie et ne douta pas que la présente guerre se terminerait de la même façon, puisqu’il était un descendant d’Achille et qu’il allait combattre des descendants des Troyens. L’exécution suivit immédiatemet le projet : dès que sa décision fut prise, il équipa des navires longs et ronds pour transporter hommes et chevaux", Pausanias, Description de la Grèce, I, 12.1-2). Les rois et prétendants de Méditerranée orientale sont très contents d’apprendre la nouvelle : Ptolémée II et Antiochos Ier qui viennent juste de prendre le pouvoir, ainsi qu’Antigone fils de Démétrios Ier, lui envoient argent, troupes et armes pour l’aider à concrétiser son projet, en pensant que tant qu’il sera occupé en Italie il ne pensera plus à leur nuire, et peut-être même qu’il y trouvera la mort ("Pour aller au secours de Tarente menacée par les Romains, [Pyrrhos] emprunta à Antigone [fils de Démétrios Ier] une flotte destinée à transporter son armée en Italie, de l’argent à Antiochos Ier qui avait plus de trésors que de soldats, un renfort de troupes macédoniennes à Ptolémée II. Ce dernier, alors trop faible pour résister, lui confia pour deux années cinq mille fantassins, quatre mille cavaliers et cinquante éléphants. Pyrrhos avait épousé la belle-sœur de ce roi [nous corrigeons ici le texte de Justin, qui dit "la fille de ce roi" : Justin se trompe, confondant Ptolémée Ier mort en hiver -283/-282 comme on l’a vu plus haut, avec son fils et successeur Ptolémée II, dont Pyrrhos a épousé la belle-sœur Antigone lors de son séjour à Alexandrie après la bataille d’Ipsos de -301 comme on l’a vu encore plus haut], à laquelle il laissa la garde de son territoire que le départ de son armée pour l’Italie exposa aux invasions étrangères", Justin, Histoire XVII.2). Au printemps -280, Pyrrhos confie à son fils aîné (celui qu’il a eu avec la belle-fille de Ptolémée Ier) la garde du royaume d’Epire ("Pyrrhos le roi d’Epire, pressé par une députation de Tarente et par les prières des Samnites et des Lucaniens qui avaient besoin de secours contre les Romains, cédant aussi à l’espoir de conquérir l’Italie, s’engage à leur conduire une armée. L’exemple de ses ancêtres acheva de l’entraîner dans cette aventure : il craignait en effet de rester au-dessous de son grand-oncle Alexandre [le Molosse] qui avait défendu la même cité de Tarente contre les Bruttiens, ou de paraître moins audacieux qu’Alexandre le Grand qui avait subjugué l’Orient en portant ses armes bien au-delà de son territoire. Il confia la garde de son royaume à son fils Ptolémée, âgé de quinze ans, et débarqua son armée dans le port de Tarente, ayant emmené avec lui ses plus jeunes enfants Alexandre et Hélénos pour charmer l’ennui de cette guerre lointaine", Justin, Histoire XVIII.1 ; selon Dion Cassius, Pyrrhos consulte l’oracle de Dodone, qui lui répond de façon ambiguë : "Pyrrhos envoya consulter l’oracle de Dodone sur son expédition. Le dieu répondit : “S’il passe en Italie, le Romain vaincra”. Le roi, interprétant cette parole dans un sens favorable, les désirs trompant toujours le jugement des hommes [autrement dit, Pyrrhos comprend l’oracle dans le sens : "Quand j’aurai débarqué en Italie, je m’emparerai de Rome et, devenu ainsi Romain, je conquerrai tout le territoire", et non pas dans le sens premier : "Si [Pyrrhos] passe en Italie, les Romains le vaincront"], n’attendit pas le printemps", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 111 des livres I-XXXVI), il monte sur un des navires de son armada, lève l’ancre, et disparaît à l’horizon en direction de l’Italie ("Les Tarentins, inquiets des conséquences d’un outrage qu’ils avaient commis sur des ambassadeurs romains, attirèrent Pyrrhos en Italie. C’était l’année précédant l’invasion de la Grèce par les Galates, dont les uns furent écrasés près de Delphes et les autres passèrent en Asie", Polybe, Histoire, I, 6.5). Ptolémée Kéraunos, pour revenir à notre sujet, n’est donc menacé par aucun concurrent à l’ouest. Il n’a pas davantage de concurrent à l’est, où Antiochos Ier doit faire face aux troubles qui suivent la mort de son père Séleucos Ier. La tradition donne effectivement deux cent dix-huit ans d’existence à la dynastie des Mithridatides, famille régnant sur la principauté du Pont regroupant la Cappadoce et la Paphlagonie voisine, or cette dynastie sera renversée sous l’Empereur Néron en 63 et la principauté jusqu’alors autonome du Pont transformée en province de l’Empire romain : une simple soustraction nous permet de dater la naissance de cette principauté en -281, précisément l’année de la mort de Séleucos Ier, ce qui n’est évidemment pas un hasard. Pour l’anecdote, le fondateur de cette dynastie du Pont n’est autre que Mithridate, le fils homonyme du Mithridate fils d’Ariobarzanès exécuté par Antigone Ier en hiver -302/-301 ("Mithridate [fils de Mithridate fils d’Ariobarzanès] s’empara d’une vaste et riche contrée, et fonda la maison des rois du Pont, qui ne fut détruite par les Romains qu’à la huitième génération", Plutarque, Vie de Démétrios 4 ; "[Mithridate fils d’Ariobarzanès] fut exécuté [durant l’hiver -302/-301 par Antigone Ier] dans la cité de Kios en Mysie, qu’il gouvernait conjoinement à la cité d’Arriné depuis trente ans. Son fils qui portait le même nom que lui, reprit possession de son empire. Il l’augmenta de la Cappadoce et de la Paphlagonie et régna trente-six ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XX.111).


L’Egypte est dirigée par Ptolémée II. L’Asie est dirigée par Antiochos Ier. Et la Macédoine est dirigée par Ptolémée Kéraunos, qui normalise sa relation jusque-là compliquée avec son frère Ptolémée II, sur le mode : "Finalement, frérot, je ne regrette pas que tu te sois installé sur le trône d’Egypte à ma place : ça m’a permis de devenir roi de Madédoine !" ("[Ptolémée Kéraunos] écrivit à son frère le roi d’Egypte pour l’assurer de son amitié, et lui pardonner de l’avoir dépouillé de son trône en expliquant qu’“il n’avait plus à ravir à un frère ce qu’il avait conquis sur l’ennemi de son père” [c’est-à-dire le trône de Séleucos Ier, rival de Ptolémée Ier pour la possession du Levant]. Il le combla de flatteries et de caresses, de peur qu’il s’alliât à Antigone fils de Démétrios Ier et à Antiochos Ier fils de Séleucos Ier", Justin, Histoire XVII.2). Enfin le bouillant et instable Pyrrhos est parti très loin vers l’ouest, où on espère qu’il se fera tuer. Le partage de l’empire alexandrin, après un peu plus de quarante ans de guerres quasi continuelles, a-t-il enfin trouvé un équilibre et la paix ? Eh bien non. Un ultime rebondissement va renverser l’ordre des pouvoirs en Grèce. Ce rebondissement totalement inattendu trouve sa source au nord, dans le peuple qu’Alexandre a rencontré lors de sa campagne sur l’Istros/Danube en -335 et qui à cette occasion l’a assuré "n’avoir peur de rien excepté que le ciel lui tombe sur la tête" (selon l’alinéa 8 paragraphe 4 livre I de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien), désigné originellement par un étymon que les linguistes supposent être [kelq] ou [kalq], que les hellénophones ont traduit en "Celtes/Kšltai" et les latins en "Gaulois/Galli". Pour une raison qu’on ignore - peut-être pensent-ils que la mort de Lysimaque Ier et l’éloignement de Pyrrhos laissent la Grèce sans défenseurs, qu’ils pourront piller à loisir -, ces Celtes/Gaulois quittent l’Istros/Danube et descendent vers le sud. Ptolémée Kéraunos reçoit une proposition d’alliance de la part de la tribu illyrienne des Dardaniens, installés sur le territoire actuel du Kosovo, pour repousser cette attaque, mais il les éconduit avec mépris ("Le nom des Gaulois provoquait une telle frayeur que certains rois, prévenant leur attaque, achetèrent la paix à prix d’or. Ptolémée, le roi de Macédoine, fut le seul qui demeura serein en apprenant leur approche. Egaré par les furies vengeresses, il marcha contre eux à la tête d’une poignée de soldats en désordre, comme si vaincre était aussi facile qu’assassiner. Les Dardaniens lui offrirent un renfort de vingt mille hommes, qu’il refusa avec mépris en disant : “La Macédoine serait bien réduite si, après avoir soumis seule tout l’Orient, elle avait besoin des Dardaniens pour défendre ses frontières, alors que j’ai pour soldats les fils de ceux qui ont vaincu l’univers sous Alexandre”. Informé de cette réponse, le roi des Dardaniens conclut que l’illustre empire macédonien allait s’écrouler bientôt par la témérité d’un jeune homme sans expérience", Justin, Histoire XXIV.4). Les Celtes/Gaulois empruntent probablement la vallée de l’Axios, aujourd’hui la vallée de Vardar, qui n’est plus protégée par les Dardaniens, et fondent sur la Macédoine en -280 ou -279. Ptolémée Kéraunos tente d’arrêter les envahisseurs : il est tué et les troupes macédoniennes sont totalement écrasées par un nommé Bolgios/BÒlgioj en grec ou Belgius en latin (peut-être un mot d’origine celte/gauloise signifiant simplement "le Guerrier", auquel est apparenté le nom de la Belgique actuelle [littéralement le "pays des Guerriers", en référence à l’alinéa 3 paragraphe 1 livre I de la Guerre des Gaules de Jules César affirmant que parmi tous les Gaulois qu’il a combattus, ceux de l’embouchure du Rhin sont "fortissimi", c’est-à-dire "les plus forts, robustes, courageux, vigoureux, solides, énergiques", parce que "la culture et les humanités sont absentes de leur province" et parce que "les marchands qui ne s’aventurent pas chez eux n’ont pas efféminé leurs âmes"] et tous les homophones synonymiques en français tel "belliqueux" ou "belligérant" : "Les chefs divisèrent leurs troupes en trois contingents, qui reçurent l’ordre d’aller chacun dans un pays différent : Kéréthrios partit vers les Triballes en Thrace, Brennos et Akichorios allèrent vers la Péonie, et Bolgios marcha vers les Macédoniens et les Illyriens. Ce dernier livra bataille contre Ptolémée devenu roi de la Macédoine après avoir tué par trahison Séleucos Ier fils d’Antiochos, qui l’avait pourtant accueilli comme suppliant. Ce Ptolémée, surnommé “Kéraunos” en raison de son extrême audace, fut tué au cours de l’affrontement avec un très grand nombre de Macédoniens. Cependant les Galates ["Gal£tai", autre dérivé de l’étymon [kelq] ou [kalq] désignant les Celtes/Gaulois] n’osèrent pas encore entrer plus loin en Grèce, et leurs forces retournèrent dans leur pays", Pausanias, Description de la Grèce, X, 19.6-7 ; "[Ptolémée Kéraunos] s’empara du royaume de Macédoine et le gouverna jusqu’à l’invasion des Galates, contre lesquels il osa prendre les armes, ce que n’avait encore fait aucun roi. Mais il fut tué par ces barbares", Pausanias, Description de la Grèce, I, 16.2 ; "Les Gaulois sous les ordres de Belgius envoyèrent des députés à Ptolémée [Kéraunos] pour connaître ses volontés et offrir de lui vendre la paix. Mais le roi se glorifia devant les siens d’avoir réduit les Gaulois à demander la paix par crainte de la guerre. Aussi fier avec les députés qu’au milieu de ses courtisans, il répondit que pour obtenir la paix les Gaulois devaient lui livrer leurs armes et lui donner leurs chefs en otage, et qu’il ne traiterait pas avec eux avant de les avoir désarmés. Cette réponse entendue, les Gaulois s’écrièrent avec un rire de mépris que “le roi verrait bientôt si c’était par crainte ou par pitié qu’ils lui avaient offert la paix”. Peu de jours après, une bataille s’engagea. Les Macédoniens furent totalement écrasés et dispersés. Ptolémée, couvert de blessures, fut capturé. Sa tête plantée au bout d’une lance fut promenée sur le champ de bataille pour épouvanter l’ennemi. Un petit nombre de Macédoniens trouva son salut dans la fuite, le reste fut pris ou tué", Justin, Histoire XXIV.5). La consternation est totale à Pella, qui s’attend à être envahie. Dans la panique générale, un cadre macédonien nommé Sosthène émerge, qui refuse la couronne royale que la population lui tend spontanément, et assure les affaires courantes ("Quand cette nouvelle [la mort de Ptolémée Kaunonos] se fut répandue en Macédoine, les cités fermèrent leurs portes. Partout ce fut la consternation, les citoyens pleurèrent leurs enfants massacrés, ils tremblèrent pour leurs cités, invoquant les noms de leurs rois Alexandre et Philippe II comme des dieux protecteurs, rappelant que sous leur empire la Macédoine non seulement était libre mais encore dominait le monde entier, qu’ils avaient non seulement défendu leur patrie mais encore porté très haut la gloire par leurs exploits, et implorant leur aide pour sauver le peuple abattu, précipité dans la ruine par la folle audace du roi Ptolémée. Dans l’abattement général, Sosthène, l’un des principaux Macédoniens, dédaignant ces vœux inutiles, rassembla la jeunesse, arrêta les Gaulois dans l’ivresse de leur victoire, et préserva ainsi la Macédoine de leurs ravages. Son courage et ses services le firent préférer, malgré l’obscurité de sa naissance, à tous les nobles qui briguaient alors la couronne de Macédoine, mais quand ses troupes le proclamèrent roi ce fut comme stratège et non comme roi qu’il voulut recevoir leur serment", Justin, Histoire XXIV.5). Du côté celte/gaulois, un désaccord éclate, opposant la majorité des chefs à un nommé Brennos en grec ou Brennus en latin : ceux-ci, estimant avoir amassé assez de butin et craignant de coaliser les Grecs contre eux, remontent vers le nord, alors que celui-là veut profiter de l’affaiblement des Macédoniens pour continuer le pillage de la Grèce. On ignore combien de mois s’écoulent, on sait seulement qu’à un moment indéterminé de l’année -279 Brennos réussit à convaincre beaucoup d’hommes de le suivre ("L’expédition des Gaulois en Grèce, et leur destruction, eurent lieu sous l’archontat athénien d’Anaxicratès [entre juillet -279 et juin -278], la seconde année de la cent vingt-cinquième olympiade [en août -280] où Ladas d’Egine fut vainqueur à la course du stade", Pausanias, Description de la Grèce, X, 23.14). Un nouveau raid est donc organisé contre la Macédoine ("Après leur retour, Brennos insista auprès de la masse autant que des chefs galates pour qu’on portât les armes en Grèce même, assurant que les Grecs étaient actuellement très faibles et que cités et leurs temples regorgeaient de richesses de toutes natures, sous forme d’offrandes ou d’or et d’argent monnayé. Il parvint à décider les Galates à lancer une expédition dans la Grèce. Il s’entoura pour commander de quelques chefs dont Akichorios. L’armée s’éleva jusqu’à cent cinquante-deux mille fantassins et vingt mille quatre cents cavaliers actifs, soixante-un mille deux cents cavaliers en tout puisque chaque combattant de cavalerie disposait de deux valets qui se déplaçaient également à cheval", Pausanias, Description de la Grèce, X, 19.8-9 ; "Brennos, le roi des Galates, voulut les pousser à guerre en Grèce. Il rassembla hommes et femmes, et avança quelques prisonniers grecs de petite taille, chétifs, ayant la tête rasée, portant des vêtements misérables, et les plaça à côté de Galates grands et beaux en armes. Puis il dit : “Voilà qui nous sommes, et voici les petites et faibles personnes que nous devrons combattre”. Les Galates méprisèrent alors les Grecs, et se laissèrent aisément persuader de porter la guerre en Grèce", Polyen, Stratagèmes, VII, 35.1). Sosthène, le nouvel homme fort, est bousculé, mais réussit à se barricader dans Pella. Brennos se détourne de la cité, et saccage les campagnes ("Accompagné de cent cinquante mille fantassins équipés de longs boucliers d’osier, de dix mille cavaliers, d’une foule d’artisans, de trafiquants en grands nombre et de deux mille chariots, Brennos le roi des Galates vint en Macédoine pour faire la guerre, au cours de laquelle il perdit de nombreux soldats, de sorte qu’il n’eut plus assez de force pour [texte manque]", David Hoeschel, Fragments, Livre XXII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile 13 ; "Brennus, qui avait participé à invasion de la Grèce à la tête d’un corps de Gaulois, apprit la victoire de Belgius et la défaite des Macédoniens : il devint colérique quand on lui dit que celui-ci, après son succès, avait laissé sur place tous les trésors et les dépouilles de l’Orient. Il rassembla quinze mille cavaliers, cent cinquante mille fantassins, et fondit sur la Macédoine. Tandis qu’ils dévastaient les campagnes, Sosthène à la tête des Macédoniens vint leur offrir la bataille, mais sa troupe faible et désordonnée céda rapidement au nombre et à la force. Les Macédoniens battus se renfermèrent dans les murs de leurs cités, et Brennus continua de désoler la Macédoine sans obstacle ni péril", Justin, Histoire XXIV.6). C’est peut-être à ce moment qu’il faut placer l’altercation mentionnée par Tite-Live entre Brennos et deux de ses lieutenants, nommés Lonorius et Lutarius en latin : tandis que le premier veut descendre vers le sud, les seconds avec vingt mille hommes prennent la direction de l’est vers la Thrace et l’Hellespont ("Persuadés qu’aucun des peuples qu’ils devraient traverser ne pourrait leur arrêter, [les Gaulois] étaient entrés dans le pays des Dardaniens sous la conduite de Brennus. Une sédition avait éclaté, et environ vingt mille hommes s’étaient placés sous les ordres de Lonorius et de Lutarius, s’étaient séparés de Brennus, et s’étaient dirigés vers la Thrace", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 16.1-2). Brennos passe la frontière de Thessalie, et selon Pausanias se dirige vers le détroit des Thermopyles ("[Les Galates] ayant rassemblé une armée considérable, longèrent la route le long du golfe Ionien, chassèrent de leur pays les Illyriens, puis les peuples entre l’Illyrie et la Macédoine, puis les Macédoniens eux-mêmes, et envahirent la Thessalie. Ils s’avancèrent vers les Thermopyles", Pausanias, Description de la Grèce, I, 4.1), où l’attend une coalition de Grecs alarmés en apprenant les massacres commis par les Celtes/Gaulois lors de leur précédente expédition ("Les Grecs furent d’abord plongés dans une consternation profonde, mais l’importance de la menace les poussa rapidement à préparer leur défense. Ce n’était pas seulement pour leur liberté qu’ils allaient combattre, comme ils l’avaient fait jadis contre les Perses, ils ne pourraient pas se soustraire au danger en donnant la terre et l’eau [allusion à l’ultimatum traditionnel des Perses sous Darius Ier pour signifier une mainmise sur un territoire : on se souvient que quand à la fin du VIème siècle av. J.-C. Darius Ier a adressé cet ultimatum aux Macédoniens alors dirigés par Amyntas Ier celui-ci s’est soumis, selon les paragraphes 17 et 18 livre V de l’Histoire d’Hérodote, et que quand il a adressé le même ultimatum aux Athéniens et aux Spartiates en -491, selon le paragraphe 48 livre VI du même ouvrage, ceux-ci ont précipité ses messagers dans le Barathre à Athènes et au fond d’un puits à Sparte pour manifester leur refus, selon le paragraphe 133 livre VII du même ouvrage] : ils avaient encore la mémoire toute fraîche de ce que les Gaulois avaient infligé aux Macédoniens, aux Thraces et aux Péoniens lors de leur première invasion, et ils apprirent que des excès de même nature venaient d’être commis sur les Thessaliens", Pausanias, Description de la Grèce, X, 19.12). Le long dévelopement que Pausanias consacre à ce sujet provoque encore le débat chez les spécialistes. Certains historiens le considèrent authentique, en rappelant que le détroit des Thermopyles étant dans la continuité de la route reliant la Macédoine et la Thessalie, il est naturel que Brennus s’y rende, mais d’autres historiens trouvent que ce récit de Pausanias ressemble beaucoup au récit d’Hérodote sur la bataille des Thermopyles de -480, beaucoup trop du moins pour être accepté tel quel, et qu’il n’est peut-être qu’une réécriture des faits par la propagande athénienne - qui s’y donne un beau rôle - pour tenter de redonner un peu de gloire à la cité d’Athènes qui ne brille plus depuis l’échec de la guerre Lamiaque en -322 et la mort de Démosthène. Ce récit est le suivant. La coalition sur les lieux compte beaucoup de Béotiens, dont le territoire est directement menacé, ainsi qu’un gros contingent envoyé par la Ligue étolienne dont nous avons dit au début du présent alinéa qu’elle a évité de justesse l’anéantissement par les troupes d’Antipatros et de Cratéros en -322 rappelés soudain en Asie pour contenir les ambitions hégémoniques de Perdiccas, on trouve aussi des Macédoniens envoyés par Antigone le fils de Démétrios Ier toujours en exil du côté de l’isthme de Corinthe, et par Antiochos Ier ("Voici quels furent les Grecs qui se rendirent aux Thermopyles lors de l’invasion des barbares venus des bords de l’océan. Il y avait d’abord dix mille fantassins et cinq cents cavaliers béotiens sous l’autorité de Képhissodotos, Théaridas, Diogène et Lysandre. De Phocide venaient cinq cents cavaliers et trois mille fantassins commandés par Critobule et par Antiochos. Meidias conduisait les sept cents fantassins locriens de l’île d’Atalante et des environs, qui n’avaient pas de cavalerie. Les Mégariens avaient envoyé quatre cents fantassins et cavaliers commandés par Mégareus. Les Etoliens formaient la plus grande partie de l’armée. Ils avaient envoyé des troupes de toutes sortes. On ignore le nombre de leurs cavaliers, mais ils avaient quatre-vingt-dix hommes légèrement armés et sept mille hoplites sous les ordres de Polyarchos, Polyphron et Lacratès. Les Athéniens avaient pour stratège Kallippos fils de Moirokleos, comme je l’ai déjà dit précédemment. Ils avaient fourni tout ce qu’ils possédaient de navires en état de tenir la mer, cinq cents cavaliers et mille fantassins. On leur donna le commandement en raison de leur ancienne prééminence. Les rois envoyèrent aussi des secours : cinq cents hommes de Macédoine et un nombre équivalent de l’Asie. Le Macédonien Aristodémos commandait les troupes envoyées par Antigone, le Syrien Télésarchos originaire des bords de l’Oronte commandait celles d’Antiochos Ier", Pausanias, Description de la Grèce, X, 20.3-5). Une première escarmouche a lieu sur le fleuve Spercheios, sur les bords duquel les Grecs se sont avancés dans l’espoir de contenir Brennos, mais celui-ci les disperse rapidement, et atteint Héracleia en bordure du fleuve Maliaque ("Les Grecs qui étaient rassemblés aux Thermopyles, ayant appris que l’armée galate était déjà dans les environs de Magnésie et de Phthie, jugèrent à propos d’envoyer mille hommes sélectionnés parmi les troupes légères et autant de cavaliers vers le fleuve Spercheios afin que les barbares ne pussent pas le passer sans livrer combat et sans courir quelques dangers. Dès qu’ils arrivèrent, ces hommes détruisirent les ponts et campèrent sur les bords du fleuve. Mais le barbare Brennos ne manquait pas de jugement et d’astuce pour tromper l’ennemi : il entreprit de traverser le fleuve de nuit, non pas à l’endroit où les ponts étaient auparavant mais au-dessous, afin que les Grecs ne soupçonnassent pas son opération. Il trouva un endroit où le Spercheios s’étend largement dans la plaine et forme un marais, diminuant le cours rapide qu’il a partout ailleurs à cause de son étroitesse. Il y envoya environ dix mille hommes choisi parmi ceux qui savaient nager ou qui étaient plus grands que les autres, ce qui ne fut pas difficile à trouver car les Galates ont une taille naturelle plus élevée que celle de tous les autres hommes. Ces Galates traversèrent donc le fleuve nuitamment en cet endroit, les uns à la nage, les autres sur leurs boucliers transformés en radeaux, et les plus grands en marchant dans le fleuve. Les Grecs qui étaient de l’autre côté du Spercheios, ayant appris qu’un corps de barbares avait traversé le fleuve par le marais, se retirèrent sur-le-champ dans leur camp. Brennos ordonna alors aux habitants des environs du golfe Maliaque de reconstruire les ponts sur le Spercheios, ce qu’ils firent très promptement sous la terreur qu’il leur inspirait et dans l’impatience de voir les barbares quitter leur pays en arrêtant de le ravager. Brennos fit passer son armée sur les ponts et marcha vers Héracleia. Les Galates pillèrent le pays, tuèrent les habitants des campagnes. Ils ne prirent pas la cité car l’année précédente les Etoliens avaient forcé les Héracleiotes à entrer dans leur Ligue et l’avaient fortifiée comme si elle leur avait appartenu au même titre qu’aux Héracléiotes. Mais Brennos ne s’y intéressa pas : ce qu’il voulait, c’était chasser du détroit des Thermopyles l’armée ennemie des défilés, pour pénétrer dans la Grèce au-delà", Pausanias, Description de la Grèce, X, 20.6-9). S’ensuit le même scénario que celui des Grecs de -480 contre les envahisseurs perses : l’étroitesse du passage réduit à néant l’effet de masse de l’armée celte/gauloise, beaucoup plus nombreuse que les défenseurs grecs. Une première confrontation tourne au fiasco pour Brennos, qui se replie ("[Brennos] se posta en avant d’Héracleia, méprisant l’armée grecque. Il commença la bataille le lendemain au lever du soleil […]. Alors que les Grecs se présentèrent en silence et ordre, les fantassins s’avancèrent en courant mais en respectant leurs rangs et sans rompre la phalange, les troupes légères demeurèrent sur place et lancèrent des flèches et des pierres à coups de fronde. La cavalerie fut inutile de part et d’autre, non seulement à cause de l’étroitesse du défilé, mais encore parce que les roches naturellement lisses étaient rendues encore plus glissantes par les torrents qui avaient coulé dessus. Les protections des Galates étaient dérisoires : ils n’avaient que des boucliers faits à la manière de leur pays, et rien d’autre qui pût les garantir des coups. Ils étaient par ailleurs très inférieurs aux Grecs dans le domaine militaire : ils se précipitaient sur leurs ennemis avec une fureur aveugle et sans jugement, comme des bêtes féroces. Pourfendus à coups de hache ou à coups d’épée, ils ne perdaient rien de leur intrépidité tant qu’un souffle de vie leur restait. Les flèches, les traits dont ils étaient percés, ne diminuaient nullement leur rage, qui ne les abandonnait qu’à la mort. Quelques-uns même, arrachant de leur corps les pointes qui les avaient blessés, les relançaient sur l’ennemi ou en frappaient ceux qui se trouvaient près d’eux. Les Athéniens déplacèrent leurs trières, non sans peine et prenant tous les risques à travers la vase dont la mer est remplie en cet endroit, le plus près possible des barbares : les prenant en flanc, ils les accablèrent de flèches et de traits de toutes espèces. Les Galates se trouvèrent alors dans une position très délicate. Comme ils éprouvaient beaucoup plus de mal qu’ils ne pouvaient en infliger à leurs adversaires en raison de la petite largeur de l’endroit où ils combattaient, leurs chefs firent le signal de la retraite. Ils se replièrent dans un grand désordre, beaucoup furent foulés aux pieds, et beaucoup d’autres se précipitant dans la mer très bourbeuse y furent engloutis, de sorte qu’ils subirent autant de morts dans la retraite que lors de la bataille", Pausanias, Description de la Grèce, X, 21.1-4). Ayant constaté que les Etoliens ont joué un grand rôle dans ce premier contact, il détache un contingent qu’il envoie vers l’ouest, vers l’Etolie, dans l’espoir de les y attirer et de les séparer du gros de l’armée grecque ("Brennos pensa que la guerre contre les Grecs seraient plus facile s’il forçait les Etoliens à retourner dans leur pays. Il choisit donc dans son armée quarante mille fantassins et à peu près huit cents cavaliers qu’il confia à Orestorios et à Komboutis. Ceux-ci repassèrent le Spercheios sur les ponts, traversèrent la Thessalie et entrèrent en Etolie. Ce Komboutis et cet Orestorios commirent à Kallion des atrocités telles qu’on n’en vit jamais et qu’on doit accuser. Ils massacrèrent toute la population de sexe masculin, sans épargner les vieillards, et les enfants qu’ils égorgèrent sur le sein de leurs mères. Ils burent le sang et mangèrent les chairs de ceux qui étaient plus gras que les autres. Les femmes et les filles pubères qui en eurent le courage, prévinrent toutes les insultes en se tuant elles-mêmes dès que la cité fut prise, celles qui restèrent en vie furent livrées à tous les outrages et à toute la violence auxquels peut s’abandonner un peuple n’ayant naturellement aucun sentiment d’amour ni de pitié. Celles qui purent s’emparer des épées des Galates se donnèrent la mort. Celles qui ne le purent pas périrent rapidement par manque de nourriture et de sommeil. Les barbares impitoyables assouvirent tour-à-tour sur elles leur brutalité, sur certaines jusqu’à temps qu’elles rendissent l’âme, et même sur quelques-unes qui étaient déjà mortes", Pausanias, Description de la Grèce, X, 22.2-4). Les Etoliens, en apprenant que leurs compatriotes sont massacrés par ce contingent sur leur propre terre, quittent les Thermopyles ("Les Etoliens ayant appris par des messagers ce qui se passait chez eux, quittèrent sur-le-champ les Thermopyles avec toutes leurs forces et marchèrent vers l’Etolie, furieux de ce qui s’était passé à Kallion et désireux de sauver les cités n’ayant pas encore été prises. Ceux qui étaient restés dans ces cités se mirent en route de leur côté pour se joindre à eux, non seulement les hommes en âge de porter les armes, mais encore les vieillards dont les circonstances ranimèrent le courage, et les femmes témoignant d’encore plus de fureur que les hommes contre les Galates", Pausanias, Description de la Grèce, X, 22.5). Aidés par une troupe d’Achéens de Patras venus spécialement pour les soutenir, ils harcèlent si bien les Celtes/Gaulois que ceux-ci sont refoulés vers leur position de départ dans le golfe Maliaque ("Les barbares ayant pillé les maisons et les temples et incendié la cité [de Kallion], reprenaient la route par laquelle ils étaient venus, lorsque les gens de Patras, seuls de tous les Achéens à s’être portés au secours des Etoliens, se croyant capables de battre une troupe bien armée, se présentèrent. Ils souffrirent beaucoup, à cause de la supériorité numérique des Galates, mais surtout à cause de leurs méthodes de combat inadaptées. Cependant, les Etoliens et leurs femmes, rangés tout le long de la route, commencèrent à accabler les barbares de traits, qui n’étaient pas protégés sinon par leurs faibles boucliers. Quand ils poursuivaient les Etoliens, ceux-ci leur échappaient facilement, avant de revenir à la charge dès que les barbares se remettaient en marche. Finalement, même si on peut supposer que les atrocités prétendument commises à Kallion soient aussi vraisemblables que les Cyclopes et les Lestrygons d’Homère, on peut dire que les Kallioniens furent bien vengés, car sur les quarante mille hommes et huit cents cavaliers du départ, moins de la moitié regagnèrent le camp des barbares aux Thermopyles", Pausanias, Description de la Grèce, X, 22.6-7). Mais cela ne sert pas à grand-chose car du côté des Thermopyles, la bataille se termine de la même façon qu’en -480 : des traîtres autochtones indiquent à l’envahisseur le chemin sinueux qui permet de contourner le défilé et d’arriver dans le dos des Grecs qui le défendent ("Le mont Oeta compte deux sentiers, l’un au-dessus de Trachine qui est très escarpé, l’autre qui passe par le pays des Ainianes et qui est praticable pour une armée. C’est par ce second chemin que le Perse Hydarnès le jeune vint attaquer par derrière les Grecs de Léonidas Ier [en -480] : c’est par cette même voie que les gens d’Héracleia et d’Ainia promirent à Brennos de le conduire, non pas parce qu’ils étaient hostiles aux Grecs mais parce qu’ils voulaient que les Galates quittassent leur pays au plus vite et cessassent de le ravager […] La promesse des Ainianes et des Héracleiotes réveilla les espoirs de Brennos : il laissa Akichorios à la tête de l’armée en lui demandant d’attaquer des Grecs dès qu’ils seraient encerclés, puis s’engagea personnellement avec quarante mille hommes dans le sentier", Pausanias, Description de la Grèce, X, 22.8-10 ; "[Les Galates] ayant trouvé le sentier par lequel Ephialte de Trachine avait jadis [en -480] conduit les Perses, bousculèrent les Phocéens qui le gardaient, et se trouvèrent de l’autre côté de l’Oeta sans que les Grecs en fussent instruits", Pausanias, Description de la Grèce, I, 4.2). Brennos arrive sur les arrières des Grecs et commence à les exterminer ("Le hasard voulut que la montagne fût couverte ce jour-là d’un brouillard si épais qu’on pouvait à peine apercevoir le soleil, de sorte que les Phocéens qui gardaient ce sentier ne découvrirent la manœuvre des Galates que lorsqu’ils furent tout près d’eux. Ceux-ci commencèrent le combat, les Phocéens se défendirent avec beaucoup de valeur, mais ils furent finalement forcés d’abandonner le passage", Pausanias, Description de la Grèce, X, 22.11). Mais contrairement à la bataille de -480 où le Spartiate Léonidas Ier a trouvé une mort légendaire, la présente bataille s’achève sans trop de dégât pour les Grecs, car les Athéniens réussissent à évacuer par la mer un grand nombre de soldats, que les Celtes/Gaulois ne peuvent pas suivre puisqu’ils n’ont pas de flotte ("[Les Phocéens] coururent en hâte vers leurs alliés, arrivant juste à temps pour leur annoncer la marche des barbares avant qu’ils fussent totalement encerclés. Les Athéniens s’empressèrent alors de les embarquer sur leurs navires, pour les éloigner des Thermopyles et de permettre à chacun de retourner chacun dans son pays", Pausanias, Description de la Grèce, X, 22.11-12 ; "Les Athéniens rendirent en cette occasion les plus grands services aux autres Grecs, en combattant de part et d’autre les barbares qui les enveloppaient. Ceux qui étaient sur les navires peinèrent beaucoup, car le golfe Lamiaque est très bourbeux du côté des Thermopyles […] : ce sont eux qui souffrirent le plus parce qu’ayant recueilli les Grecs sur leurs bâtiments, alourdis par le poids de ces hommes et de leurs armes, ils durent se tirer à force de rames de ces eaux bourbeuses. C’est ainsi qu’ils sauvèrent les autres Grecs", Pausanias, Description de la Grèce, I, 4.3-4). Tel est le récit de Pausanias, qui raccorde ensuite aux récits des autres auteurs antiques dont les œuvres nous sont parvenues. Enivré par ses succès, Brennos décide de marcher contre Delphes pour aller y piller les trésors ("Brennos prit la route de Delphes, dont les habitants se tournèrent vers l’oracle : le dieu [Apollon] leur dit de ne pas avoir peur car il se défendrait lui-même. Les Phocéens, dont quatre cents hoplites d’Amphissa, arrivèrent avec toutes leurs forces pour protéger le temple, ainsi que des Etoliens qui apprirent que les barbares se portaient dans cette direction", Pausanias, Description de la Grèce, X, 22.2-13 ; "Comme s’il dédaignait le butin de la terre, [Brennus] osa tourner ses regards vers les temples des dieux, et déclarer dans une ironie sacrilège que “les dieux sont assez riches pour donner aux hommes”. Il marcha contre Delphes, méprisant la piété et la faveur céleste pour se livrer à la passion de l’or et à la cupidité, en répétant que les dieux n’ont pas besoin de trésors puisqu’ils les prodiguent aux mortels", Justin, Histoire XXIV.6). Mais ses hommes s’éparpillent en route, laissant les Grecs reprendre des forces et se regrouper ("Quand il fut en vue du temple [d’Apollon de Delphes], Brennus hésita entre ordonner l’attaque tout de suite ou laisser ses soldats, fatigués d’une longue marche, se reposer pour la nuit. Les chefs gaulois Emanus et Thessalorus, associés à lui dans l’espoir du butin, voulaient qu’on attaquât immédiatement pour profiter des faibles défenses ennemies et de l’effroi causé par leur arrivée soudaine, ajoutant qu’une nuit était suffisante pour que l’adversaire reprît courage, amenât des secours, fermât les routes encore libres. Mais les soldats gaulois, après des longues privations, découvrant que le pays était plein de vin et de vivres, avaient quitté leurs étendards dans la joie de leur succès et de cette abondance nouvelle : ils s’étaient éparpillés dans la campagne et s’étaient répandus partout en vainqueurs, laissant ainsi du temps aux Delphiens. Il faut dire qu’à la nouvelle de l’arrivée des Gaulois, l’oracle avait défendu aux paysans d’enlever de leurs fermes les vins et les récoltes : on comprit la sagesse de cet ordre quand on vit les Gaulois arrêtés par le vin et l’abondance de toutes choses, laisser aux peuples voisins le temps d’accourir à Delphes. Les habitants avec leurs alliés mirent la cité en état de défense avant que les Gaulois dessoulés eussent rejoint leurs étendards. Brennus avait soixante-cinq mille fantassins, les Delphiens et leurs alliés comptaient à peine quatre mille soldats. Méprisant cette poignée d’hommes, Brennus excita les siens en leur montrant ce magnifique butin, ces statues, ces chars d’or massif qu’on apercevait de loin, et en leur disant qu’ils trouveraient dans le poids de ces objets plus de richesse encore que la vue leur promettait", Justin, Histoire XXIV.7 ; cette scène est également évoquée par Polyen : "Brennos ayant conduit les Galates en Grèce, vit les statues d’or de Delphes. Il fit venir des captifs delphiens pour leur demander par interprète si ces statues étaient en or massif, ils répondirent qu’elles étaient en cuivre à l’intérieur, simplement recouverte d’une mince lame d’or. Il menaça de les faire mourir s’ils disaient la même chose aux autres, et leur ordonna de dire au contraire qu’elles étaient en or massif. Il fit ensuite venir quelques-uns de ses chefs, et interrogea de nouveau les captifs en leur présence : obéissant à l’ordre qu’il avait donné, ils dirent que tout était d’or. Brennos demanda qu’on répandît cette bonne nouvelle partout, afin que les troupes animées par l’espoir d’obtenir une partie de ce riche butin combattissent avec plus de courage", Polyen, Stratagèmes, VII, 35.2) autour des Etoliens ("Les habitants de Delphes et les Phocéens des cités voisines du Parnasse se rassemblèrent pour les combattre, et les Etoliens, qui avaient alors une jeunesse très nombreuse et très florissante, leur envoyèrent aussi des secours", Pausanias, Description de la Grèce, I, 4.4). La mémoire collective s’est amusée à enjoliver les événements qui se déroulent ensuite, en montrant Brennos victime de phénomènes exceptionnels provoqués par le dieu Apollon - tremblement de terre, éclairs et coups de tonnerre, apparition de fantômes, tempête de neige ("Les Grecs s’étaient rassemblés en bataille à Delphes devant Brennos et son armée, lorsque le dieu [Apollon] se manifesta contre les barbares sans délai et sans retenue. Le terrain occupé par les soldats galates fut ébranlé plusieurs fois dans la journée par de violentes secousses sismiques, des éclairs et des coups de tonnerre presque continuels les épouvantèrent et les empêchèrent d’entendre les ordres de leurs chefs, le feu du ciel se déchaîna sur certains et sur leurs camarades proches et leurs armes. Ils virent apparaître les spectres des héros Hypérochos, Laodokos et Pyrrhos, les Delphiens ajoutent un quatrième nom, celui de leur compatriote Phylakos. […] Après avoir été toute la journée en butte à tous ces maux et à toutes sortes de frayeurs, les Galates passèrent une nuit encore plus difficile. Un froid très vif tomba, accompagné de neige. Des grosses pierres se détachèrent du haut du mont Parnasse et roulèrent sur eux, les écrasèrent non pas par un ou deux mais par trente ou davantage à la fois : selon qu’ils étaient regroupés en nombre plus ou moins grand pour tenir la garde ou pour prendre du repos, ils étaient écrasés tous ensemble par la chute de ces rochers", Pausanias, Description de la Grèce, X, 23.1-4 ; "La foudre éclata de toutes parts sur les Galates, des rochers se détachant du Parnasse tombèrent sur eux, et on vit apparaître des guerriers armés qui leur inspirèrent beaucoup d’effroi, Hypérochos et Amadokos venus du pays des Hyperboréens, et Pyrrhos fils d’Achille", Pausanias, Description de la Grèce, I, 4.4 ; "Tout à coup les prêtres du temple et l’oracle en personne, les cheveux épars, couverts de leurs bandelettes et de leurs insignes sacrés, égarés et troublés, s’avancèrent vivement en criant que le dieu [Apollon] avait répondu à leur appel en arrivant par le ciel entrouvert, qu’ils l’avaient vu s’élancer dans le temple sous la forme d’un jeune guerrier à la beauté merveilleuse, accompagné de deux vierges armées sorties des temples voisins consacrés à Athéna et Artémis, et que leurs yeux n’étaient pas seuls témoins de cette apparition car leurs oreilles aussi avaient entendu le sifflement de son arc et le cliquetis de ses armes. Puis, avec les plus vives prières, ils pressèrent les combattants de marcher derrière leur dieu massacrer l’ennemi et de s’associer à sa victoire. Enflammés par ce discours, sentant à leur tour la présence du dieu, tous s’élancèrent au combat. La terre trembla, un fragment de la montagne alla s’écraser sur l’armée gauloise, les plus épais bataillons tombèrent, renversés dans un affreux carnage, une tempête se leva, la grêle et le froid achevèrent les blessés", Justin, Histoire XXIV.8). La réalité historique qui se cache derrière ce récit merveilleux du sauvetage de Delphes, est sans doute la résistance efficace des Grecs sous l’impulsion de la Ligue étolienne, profitant d’une intense et inattendue tempête de neige. Un passage d’un livre perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète, rejoignant l’extrait précité de Justin qui évoque l’intervention des déesses Athéna et Artémis, raconte en effet que les Delphiens ont salué ces deux déesses en les qualifiant de "Vierges Blanches" ("Ceux qui étaient à Delphes au moment de l’attaque des Galates, voyant le péril approcher, demandèrent au dieu [Apollon] si le trésor devait être retiré, et si les femmes et les enfants devaient être déplacées dans des cités voisines fortifiées. La Pythie répondit aux Delphiens que le dieu ordonnait de tout laisser sur place, dont les ex-voto et les ornements des divinités, car le dieu en assurerait la garde avec les Vierges Blanches ["Leuk¦j KÒraj"]. Comme dans l’enceinte sacrée se trouvaient deux temples anciens consacrés respectivement à Athéna Pronaia ["PrÒnaia", littéralement "qui est en face [du temple d’Apollon]"] et à Artémis, on supposa que c’étaient ces déesses que l’oracle avaient désignées sous le nom de “Vierges Blanches”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 251) : il est très possible que cette appellation "Vierges Blanches" ne soit qu’une périphrase pour désigner la tempête et la neige qui s’abattent alors sur la région - qui suppose au passage que l’événement date de l’hiver -279/-278 -, comme plus tard on parlera du "général Hiver" pour désigner le vainqueur russe de la Grande Armée en 1812 et de la Wehrmacht en 1941. Cette supposition est confortée par l’extrait de Pausanias que nous venons de citer, qui assure également que les Celtes/Gaulois sont soudain cloués par la neige (dans laquelle l’imagination humaine antique, comme encore de nos jours, a pu voir des fantômes) et le froid. Elle est confimée par une incidence d’Appien ("Les Autariates [tribu illydienne] parvinrent au comble de la misère pour avoir offensé Apollon. Ils avaient effectivement participé à l’expédition contre Delphes sous les ordres de Molistomos et des Celtes cimbriques ["Kelto‹j to‹j K…mbroij", formule signifiant simplement "Celtes/Gaulois venus du nord", la tribu des Cimbres installée sur les bords de la mer Baltique n’ayant pas participé à l’expédition], où beaucoup avaient été anéantis avant même d’attaquer à cause des fortes pluies, de la tempête et de l’orage violent qui s’étaient abattus sur eux", Appien, Histoire romaine, IX, fragment sur l’Illyrie 8), et surtout par un bas-relief datant de juste après les faits, comportant un décret qui les relate, retrouvé sur l’île de Kos et publié sous le numéro 390 dans la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum initié par l’épigraphiste allemand Wilhelm Dittenberger aux tournants des XIXème et XXème siècles. Brennos voit au loin les trésors du sanctuaire - selon un passage d’un livre perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète, il atteint même l’entrée du sanctuaire et pénètre dans un des temples, où il est déçu de n’y voir que des statues en marbre et peu de richesses transportables en or ("Etant entré dans un temple, le roi galate Brennos n’y trouva aucun ex-voto d’or ou d’argent. N’ayant rencontré que des statues de pierre ou de bois, il ricana de ceux qui, croyant que les dieux ont forme humaine, leur dressaient ainsi des statues de bois ou de pierre", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 251), mais il ne les atteindra jamais, car la neige l’empêche d’avancer, et les Grecs finissent par le repousser ("Dès que le soleil fut levé, les Grecs sortirent de Delphes pour aller attaquer [les Galates]. Les Phocéens, qui connaissaient bien les lieux, s’engagèrent dans un sentier qui conduisait vers leur camp : descendant sur la neige par les endroits les plus escarpés du Parnasse, ils tombèrent dans le dos des Galates sans que ceux-ci s’en aperçussent, et se mirent à les accabler de traits et de flèches sans avoir rien à craindre d’eux. La bataille étant engagé, les barbares, principalement l’entourage de Brennos composé d’hommes très grands et très vaillants, se défendirent un temps avec courage contre ces multiples attaques, incommodés par le froid, surtout ceux qui étaient blessés. Brennos ayant reçu plusieurs blessures, on fut obligé de l’emporter sans connaissance du champ de bataille. Les barbares, pressés de toutes parts par les Grecs, prirent la fuite, en tuant tous ceux que leurs blessures ou leur faiblesse empêchait de les suivre", Pausanias, Description de la Grèce, X, 23.5-6 ; "Excités par les paroles [de Brennus] et échauffés par leurs débauches de la veille, les Gaulois s’élancèrent tête baissée dans le péril. Les Delphiens, confiant dans leur dieu davantage que dans leurs forces, résistèrent aux ennemis qu’ils haïssaient, et depuis le haut de la montagne ils accablèrent de traits et de pierres les Gaulois qui voulurent l’escalader", Justin, Histoire XXIV.8). Selon Diodore de Sicile et Justin, Brennos blessé et incapable de se déplacer se suicide, tandis que selon Pausanias les Celtes/Gaulois en fuite sont massacrés par les Grecs, ou se massacrent eux-mêmes dans la nuit et la panique ("[Les Galates] en retraite campèrent pour la nuit. Ils furent pris de panique […]. Vers le soir, l’obscurité étant déjà très profonde, certains eurent l’esprit et le sens troublé en croyant entendre des chevaux venir vers eux, qu’ils prirent pour une armée ennemie. Cet égarement d’esprit se répandit. On prit alors les armes et on se divisa pour s’entretuer, sans se reconnaître par le langage ni par le visage ni par la forme du bouclier : chaque peloton, quelles que fussent les voix et les armes, crut avoir affaire aux Grecs. Cette démence inspirée par le dieu provoqua des pertes en grand nombre dans le camp des Galates, qui se tuèrent les uns les autres. Les Phocéens restés dans les champs pour garder les troupeaux constatèrent les premiers ce qui était arrivé aux barbares pendant la nuit, ils allèrent l’annoncer aux Grecs, puis, reprenant confiance, ils attaquèrent les Galates avec encore plus d’ardeur. S’assurant que leur bétail restait bien enfermé, ils pressèrent tellement les barbares que ceux-ci ne purent plus se procurer le nécessaire vital sans combattre, et furent vite en manque total de blé et de vivres de toutes sortes. Le nombre des Galates qui périrent en Phocide s’éleva à environ six mille lors de la bataille, dix mille à cause du froid lors de la nuit qui suivit ou qui s’entretuèrent lors de la panique, la famine en emporta autant", Pausanias, Description de la Grèce, X, 23.6-10 ; "[Brennos] vint ensuite en Grèce jusqu’au sanctuaire oraculaire de Delphes, qu’il avait l’intention de piller. Une grande bataille eut lieu. Après avoir perdu à cet endroit des dizaines de milliers de soldats, Brennos lui-même reçut trois blessures. Accablé par la souffrance et sur le point de mourir, il rassembla les Galates pour s’entretenir avec eux. Il leur conseilla de le tuer ainsi que tous les blessés, et de regagner leur territoire après s’être allégés en incendiant les chariots, en nommant Kichorios comme nouveau roi. Après avoir ingurgité une grande quantité de vin pur, Brennos se trancha lui-même la gorge. Kichorios lui fit des funérailles, massacra les blessés et ceux que la tempête hivernale et la faim avaient fragilisés, puis avec les survivants fit route vers ses foyers en suivant le même itinéraire qu’à l’aller. Les Grecs les attaquèrent dans l’endroit le plus difficile, ils séparèrent l’arrière-garde du gros de l’armée et s’emparèrent de tout le bagage. En route vers les Thermopyles, où les vivres manquaient, les Galates perdirent encore vingt mille hommes. Tous périrent en traversant le pays des Dardaniens, pas un seul ne regagna ses foyers", David Hoeschel, Fragments, Livre XXII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile 13 ; "Brennus, blessé lui-même et ne pouvant plus supporter ses souffrances, mit fin à sa vie d’un coup de poignard. Ainsi furent punis les auteurs de cette guerre. Un autre chef gaulois se hâta de quitter la Grèce avec dix mille soldats blessés, mais la fortune ne favorisa pas leur retraite : toujours en alerte, sans asile nocturne, et accablés le jour par les fatigues et les dangers, les pluies continuelles, la glace, la neige, la lassitude, la faim et les veilles plus meurtrières encore, détruisirent les tristes restes de cette malheureuse armée. Dans le désordre de leur fuite, les peuples qu’ils traversèrent les chassèrent comme une proie. De cette nombreuse armée qui avait cru que ses forces pourraient lutter contre les dieux, il ne resta finalement pas même un homme pour raconter son grand désastre", Justin, Histoire XXIV.8). C’est ainsi que s’achève l’expédition de Brennos contre la Grèce centrale. Pendant ce temps, l’expédition de ses lieutenants rebelles Lonorius et Lutarius a progressé vers la Thrace et a atteint Byzance ("Combattant quand ils trouvaient de la résistance, exigeant des contributions quand on demandait la paix, [Lonorius et de Lutarius] étaient arrivés à Byzance et, tirant de l’argent de toute la côte de la Propontide, s’étaient établis dans les cités", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 16.3). On ne connaît pas le contenu des négociations qui ont lieu durant quelques mois décisifs entre Antiochos Ier et Antigone le fils de Démétrios Ier. On sait juste que l’année suivant l’expédition de Brennos, donc en -278 ("L’année suivante, Damoclès étant archonte à Athènes [entre juillet -278 et juin -277], ces barbares firent une nouvelle expédition en Asie", Pausanias, Description de la Grèce, X, 23.14), les deux hommes enterrent momentanément leurs différends pour lutter ensemble contre l’envahisseur, et contre les troubles qu’il provoque. En Anatolie, nous avons vu que Mithridate le petit-fils du Perse Ariobarzanès profite de la mort quasi simultanée de Lysimaque Ier et de Séleucos Ier pour fonder la principauté autonome du Pont, regroupant la Cappadoce et la Paphlagonie. Il est bientôt suivi par Nicomède, un des fils du gouverneur de Bithynie Zibytès ou Ziboitès ou Zipoitès selon les auteurs, qui souhaite émanciper pareillement sa province de l’autorité séleucide. Il est aussi suivi par le vieux gouverneur de Pergame Philétairos fils d’Attale, que nous avons vu se rebeller contre Lysimaque Ier quand celui-ci a assassiné Agathoclès probablement en -281. On devine qu’Antiochos Ier préfère voir Antigone fils de Démétrios Ier avec lui, plutôt qu’aux côtés de ces ambitieux gouverneurs qui ruinent son autorité en Anatolie, on devine aussi qu’il aimerait bien voir la Thrace, la Macédoine, la Grèce à nouveau unies sous une couronne unique pour barrer la route aux Celtes/Gaulois qui ne respectent rien ni personne et qui menacent maintenant de débarquer en Asie sur ses terres : on est amené dès lors à se demander si la résurgence d’Antigone fils de Démétrios Ier à ce moment comme personnage politique de première importance n’est pas due autant à ses indéniables qualités militaires et diplomatiques, qu’à la volonté pressante d’Antiochos Ier de se trouver - et de se créer si besoin, via une propagande adéquate - un allié puissant à la frontière nord-ouest de son immense royaume. Antigone fils de Démétrios Ier quitte en tous cas son exil de Corinthe et remonte vers Pella. Il trouve en chemin des Celtes/Gaulois rescapés de l’armée de Brennos, qui ont profité des mois écoulés pour se reconstituer ("Antigone, ayant fait la paix avec Antiochos Ier, rentra en Macédoine, et y trouva un nouvel ennemi : les Gaulois, que Brennus lors de son expédition dans la Grèce avait laissés pour garder le pays, s’étaient occupés à armer quinze mille fantassins et trois mille cavaliers. Vainqueurs des Gètes et des Triballes, ils étaient prêts à fondre encore sur la Macédoine. Ils envoyèrent au roi des députés pour lui offrir d’acheter la paix, et en même temps pour reconnaître l’état de son camp", Justin, Histoire XXV.1). Il les attire dans son camp pour les impressionner, ou pour les séduire par la vision d’un butin facile, selon les versions ("Antigone organisa un magnifique festin avec tout le faste royal : éblouis par les masses énormes d’or et d’argent, excités par l’appât d’un si riche butin, les Gaulois revinrent plus que jamais disposés à la guerre. Espérant effrayer ces barbares par un nouveau spectacle, le roi leur avait montré ses éléphants et ses navires chargés de soldats, sans songer qu’en exposant ainsi ses forces il leur inspirait plus de cupidité que d’effroi. A leur retour, les envoyés gaulois exagérèrent la richesse et la négligence du roi, déclarant que son camp était plein d’argent et d’or, et n’avait ni retranchements ni fossés, que les exercices militaires n’y étaient pas pratiqués, comme si l’abondance de richesses était un rempart plus puissant que le fer", Justin, Histoire XXV.1). Les Celtes/Gaulois se précipitent. Mais Antigone a eu l’intelligence de vider son camp de ses soldats et de ses richesses : le camp dans lequel ils entrent est devenu un piège, où Antigone les encercle, les attaque et les massacre ("Ce rapport [des délégués de retour du camp d’Antigone] réveilla la cupidité naturelle des Gaulois, qui se souvinrent que peu de temps auparavant Belgius avait taillé en pièces un roi macédonien [Ptolémée Kéraunos] et son armée : tous convinrent d’attaquer de nuit le camp. Mais le roi devina l’attaque et la prévint en ordonnant à ses troupes de tout enlever, et de se poster secrètement dans un bois voisin. Ce fut en abandonnant son camp qu’il le sauva. Les Gaulois le trouvèrent vide, sans défenseurs et sans gardes. Ils soupçonnèrent un piège plutôt qu’une fuite, et hésitèrent longtemps à y pénétrer. Ils y entrèrent malgré tout, sans toucher aux retranchements, s’occupant plus à reconnaître qu’à piller. Emportant le peu qu’ils trouvèrent, ils se dirigèrent ensuite vers le port, pour piller sans précaution les navires. Ils y furent surpris par les rameurs et une partie de l’armée qui s’y était réfugiée avec femmes et enfants. On en fit un tel carnage, que l’éclat de cette victoire assura la paix à Antigone non seulement avec les Gaulois, mais encore avec tous les barbares voisins de son territoire", Justin, Histoire XXV.2). Cette victoire lui ouvre la route de Pella - on ignore ce qu’est devenu le gouverneur Sosthène -, où il devient nouveau roi sous le nom d’Antigone II. Est-ce cette victoire antigonide qui pousse Lonorius et Lutarius à quitter la Thrace pour s’enfoncer au cœur de l’Anatolie ? Selon Tite-Live, Lutarius traverse l’Hellespont par ses propres moyens, tandis que Lonorius traverse avec des navires prêtés par Nicodème de Bithynie ("[Lonorius et Lutarius] s’étaient emparés de Lysimacheia par surprise, avaient soumis par la force toute la Chersonèse, et étaient descendus vers l’Hellespont. Voyant là qu’un simple détroit les séparait de l’Asie, ils avaient brûlé du désir de passer sur l’autre rive, et avaient pour cela demandé l’aide d’Antipatros le gouverneur de cette côte. La négociation étant trop lente à leur goût, une nouvelle dissension avait éclata entre les deux chefs. Lonorius avait regagné Byzance avec le gros de l’armée. Lutarius de son côté, profitant de la présence des espions macédoniens envoyés par Antipatros sous le titre d’ambassadeurs, leur avait dérobé deux navires pontés et trois barques, y avait embarqué ses troupes les unes après les autres, jour et nuit, et avait réussi au bout de quelques jours à les faire toutes traverser. Un peu plus tard, Lonorius avait effectué lui aussi la traversée depuis Byzance, avec l’aide de Nicomède le roi de Bithynie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 16.4-7). Les deux chefs se réunissent pour assurer la mainmise personnelle de Nicomède sur son territoire ("Les Gaulois réunis de nouveau avaient aidé Nicomède contre Ziboetas [latinisation de Ziboitès, frère de Nicomède et homonyme de son père], maître d’une partie de la Bithynie. Grâce à leur appui, Ziboetas avait été vaincu et toute la Bithynie avait reconnu l’autorité de Nicomède", Tite Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 16.8-9), puis ils s’aventurent dans les régions environnantes. Refoulés par les habitants de Pergame toujours sous les ordres de leur vieux gouverneur Philétairos ("Plusieurs statues de stratèges viennent ensuite [dans le sanctuaire de Delphes], figurant Artémis, Athéna, et deux d’Apollon, toutes offertes par les Etoliens après la défaite des Galates. L’expédition des Galates, leur passage d’Europe en Asie, les ravages qu’ils y commirent, avaient été prédits par Phaennis une génération auparavant dans sa prophétie : “Une redoutable armée de Galates traversera le détroit de l’Hellespont pour ravager impitoyablement l’Asie, les dieux réservent un sort malheureux aux habitants des rivages maritimes, mais pour peu de temps car Zeus leur suscitera vite pour vengeur le fils chéri du taureau divin, qui exterminera tous les Galates”. Le “fils du taureau” est Attale roi de Pergame [erreur de Pausanias : le premier prince de Pergame appelé "Attale" sera le fils adoptif d’Eumène Ier le neveu de Philétairos dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C. ; Philétairos a par ailleurs un frère cadet nommé Attale, mentionné par Strabon au livre XIII paragraphe 4 alinéa 2 de sa Géographie, mais celui-ci ne sera jamais "roi de Pergame" comme indiqué ici], que l’oracle appelle aussi “Taurokeros” ["TaurÒkerwj", littéralement "les cornes de taureau"]" Pausanias, Description de la Grèce, X, 15.2-3), ils s’enfoncent vers les provinces centrales ("Beaucoup de Galates s’embarquèrent et passèrent en Asie. Ils ravagèrent les côtes. Ils furent ensuite repoussés dans l’intérieur par les habitants de Pergame […], et ils s’établirent dans la région située au-delà du fleuve Sangarios [aujourd’hui le Sakarya Nehri], après avoir pris Ancyre [aujourd’hui Ankara, capitale de la Turquie] aux Phrygiens", Pausanias, Description de la Grèce, I, 4.5). Une bataille a lieu, qui ne nous est connue que par un faisceau d’incidences. Selon Tite-Live, les Celtes/Galates atteignent les premiers reliefs de la chaîne du Taurus ("Quittant la Bithynie, les Gaulois avaient pénétré plus avant dans l’Asie. De vingt mille guerriers au départ, ils n’étaient plus alors que dix mille, et pourtant leur nom provoquait une telle terreur parmi les populations en-deçà du Taurus que toutes, envahies ou non, proches ou lointaines, s’étaient soumises à leurs lois", Tite Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 16.9-10). Ils tombent alors sur Antiochos Ier en personne, qui a amené un continent dans lequel on trouve des juifs. Au chapitre 8 de Maccabées 2 en effet, le rebelle judéen Judas Maccabée, pour encourager ses compatriotes à résister à l’occupant grec au IIème siècle av. J.-C., leur rappelle que par le passé ils ont aidé des rois puissants à remporter la victoire, qu’ils ne sont donc pas des soldats de papier, et que les menaces de représailles des Grecs ne doivent pas leur faire peur, or parmi ces rappels du passé on trouve une allusion à l’implication des juifs dans la guerre contre les envahisseurs celtes/gaulois du temps d’Antiochos Ier. Dans ce passage, on apprend que la bataille s’est déroulée "en Babylonie" ("Puis Judas leur rappela toutes les occasions où Yahvé avait secouru leurs ancêtres, par exemple […] lors de la bataille contre les Galates en Babylonie, quand huit mille juifs assistés de quatre mille Macédoniens avaient affronté cent vingt mille hommes : les Macédoniens s’étaient retrouvés dans une situation critique, mais les huit mille avaient emporté la victoire finale grâce à l’intervention divine, et avait fait un grand butin", Maccabées 2 8.19-20) : les spécialistes pensent que ce nom de "Babylonie/Babulwn…a" ne renvoie pas à la lointaine province mésopotamienne, mais est une corruption de "Bagadanie/Bagadan…a" graphiquement proche en grec, région située entre la Lycaonie et la Cappadoce selon l’alinéa 10 paragraphe 2 livre XII de la Géographie de Strabon ("Bien qu’étant plus méridionale que le Pont [aujourd’hui la mer Noire], la Cappadoce a un climat plus froid. Cela est si vrai que dans le canton de Bagadanie, qui constitue la plaine la plus méridionale de toute la Cappadoce puisqu’elle est située au pied du Taurus, on ne trouve pratiquement pas d’arbres fruitiers"). La Bagadanie étant la dernière plaine avant les Portes ciliciennes (aujourd’hui le Gülek Bogazi en Turquie) qui permettent d’accéder à la Cilicie puis à la Syrie, voie empruntée par le prince Cyrus et les Dix Mille en -401, puis par Alexandre en -333, faut-il en conclure que les Celtes/Gaulois envisageaient de progresser encore plus loin vers l’est ? Dans le petit texte qu’il consacre au célèbre peintre Zeuxis du Vème siècle av. J.-C., le polémiste Lucien au IIème siècle évoque en passant cette bataille d’Antiochos Ier contre les Celtes/Gaulois. Il nous apprend que son armée est constituée de troupes ramassées ça et là, beaucoup moins nombreuses et efficaces que les troupes adverses, comme le dit Judas Maccabée ("Sachant qu’il avait affaire à des hommes braves, et les voyant supérieurs en nombre, formés en phalange serrée, se développant sur un front de vingt-quatre hoplites de profondeur, tous couverts de leurs boucliers et de leurs cuirasses de bronze, flanqués de vingt mille cavaliers sur chaque aile, et au centre quatre-vingts chars à faux prêts à s’élancer et deux fois plus de chars attelés de deux chevaux, Antiochos Ier se crut déjà perdu et jugea que cette armée était invincible, d’autant que la sienne avait été levée à la hâte et n’avait pas les mêmes proportions : ses bataillons étaient peu nombreux, composés surtout de peltastes et de troupes légères", Lucien, Zeuxis 8). La bataille semble déjà perdue, comme le dit encore Judas Maccabée, mais une intervention d’un habile tacticien - et non pas une intervention de Yahvé ! - qui décide d’employer intelligemment les seize éléphants que possèdent les Grecs, change tout ("Mais Théodotas de Rhodes, de bonne réputation et tacticien consommé, refusa de désespérer. Antiochos Ier avait seize éléphants. Théodotas ordonna de les cacher le mieux possible à la vue des ennemis, puis, après la sonnerie de trompette, après le début de la mêlée et les premiers contacts, quand la cavalerie des Galates chargerait et que leur phalange s’ouvrirait pour laisser passer leurs chars à l’avant, d’envoyer quatre de ces éléphants sur les escadrons ennemis, et les huit autres sur les chars à faux et les chars à deux chevaux : “Par ce moyen, ajouta-t-il, nous effraieront les chevaux des Galates, qui en fuyant se jetteront sur leur infanterie”", Lucien, Zeuxis 9) : en pleine bataille, ces éléphants sont soudain avancés contre les Celtes/Gaulois qui n’en ont jamais vu, provoquant leur panique et leur fuite ("Les Galates et leurs chevaux, n’ayant jamais vu d’éléphants, furent si épouvantés par ce spectacle inattendu que, même loin de ces animaux, au seul bruit de leurs cris, à la vue de leurs défenses dont la blancheur était relevée par la couleur noire de leur corps, à l’aspect de leurs trompes dressées et menaçant de saisir ce qu’ils pourraient rencontrer, ils lâchèrent pied à une portée de trait et s’enfuirent en désordre. Les fantassins s’entrepercèrent de leurs lances, et furent foulés par les chevaux qui se ruèrent sur eux à toute vitesse. Les chars en faisant demi-tour ensanglantèrent leur passage et, comme dit Homère “ils tombèrent et en tombant roulèrent avec fracas” [citation de l’Iliade XVI.379]. Les chevaux, une fois lancés hors de leur route et ne pouvant tenir contre les éléphants, jetèrent à bas leurs conducteurs, “traînant par les sentiers leur char vide et sonore” [citation de l’Iliade XI.160], coupant et déchirant avec les faux les nombreux gisants amis qui avaient été renversés dans cet affreux tumulte. Les éléphants poursuivirent leur course en écrasant sous leurs pas, en lançant en l’air avec leurs trompes, en perçant avec leurs défenses tout ce qu’ils rencontrèrent. En résumé, ils permirent à Antiochos Ier de remporter une victoire complète", Lucien, Zeuxis 10). En récompense de sa victoire, Antiochos Ier reçoit le surnom de Soter ("Swt»r", "Sauveur" : "Après la mort de Séleucos Ier, les fils succédant aux pères, la Syrie fut dirigée par les rois suivants. D’abord Antiochos Ier, celui qui tomba amoureux de sa belle-mère [Stratonikè], reçut le surnom de Soter pour avoir chassé les Galates qui, venus d’Europe, avaient envahi l’Asie", Appien, Histoire romaine XI.343), mais il est bien conscient d’avoir frôlé la catastrophe, et choisit humblement de figurer un éléphant à la place de son nom sur le trophée de victoire ("La plupart des Galates périrent dans un immense carnage, quelques-uns furent faits prisonniers. Le reste, en petit nombre, se sauva à travers les montagnes. Tous les Macédoniens qui servaient le roi Antiochos Ier chantèrent le péan de triomphe, l’entourèrent en poussant des grands cris et en lui présentant des couronnes, mais on raconte qu’il déclara les larmes aux yeux : “Rougissons, soldats, de devoir notre salut à seize éléphants ! Si nos ennemis n’avaient pas été frappés de terreur en voyant cet étrangeté, que serions-nous devenus contre eux ?”, et il ordonna que sur le trophée on gravât seulement la figure d’un éléphant", Lucien, Zeuxis 11 ; pour l’anecdote, dans une de ses notices, le compilateur Suidas au IXème siècle mentionne un certain Simonidès ayant écrit ultérieurement une épopée consacrée peut-être à cette bataille gagnée in extremis : "Originaire de Magnésie-du-Sipyle, poète épique. Il est né à l’époque d’Antiochos le Grand [surnom d’Antiochos III au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C.]. Il a écrit les Actes d’Antiochos et La bataille contre les Galates, où les éléphants vainquirent les cavaliers", Suidas, Lexicographie, Simonidès S443 ; c’est peut-être aussi à cette époque, toujours pour l’anecdote, qu’il faut situer la fondation près de Kelainai d’une nouvelle cité-garnison sur le modèle des Alexandries [qu’Antiochos Ier nomme Apamée en hommage à sa mère : "La source [du fleuve Marsyas] se trouve près de la colline de Kelainai, au sommet de laquelle s’élevait naguère la cité du même nom, mais toute la population de cette cité a été déplacée par Antiochos Ier Soter à Apamée, ainsi nommé en hommage à sa mère Apamée fille d’Artabaze [grossière erreur de Strabon : Apamée est la fille du Sogdien Spitaménès, et non pas du Perse Artabaze] et veuve du roi Séleucos Ier Nicator", Strabon, Géographie, XII, 8.15 ; "[Le fleuve Marsyas] prend sa source à Kélainai, ancienne capitale de la Phrygie. La cité de Kélainai avait été vidée de ses habitants au profit d’une nouvelle cité fondée à proximité, appelée Apamée en hommage à la sœur [grossière erreur de Tite-Live : l’Apamée dont il est question ici est bien la femme de Séleucos Ier, et non pas une sœur homonyme éventuelle] du roi Séleucos Ier", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 13.5], pour mieux contrôler le centre de l’Anatolie où errent les Celtes/Gaulois survivants). Selon Tite-Live, deux des tribus celtes/gauloises vaincues retournent vers l’Hellespont et la mer Egée, la troisième reste sur place et donne son nom au territoire qu’elle occupe, la Galatie ("Les trois tribus réunies, les Tolostobogiens, les Trogmiens et les Tectosages, s’étaient finalement partagé l’Asie : les Trogmiens avaient occupé les bords de l’Hellespont, les Tolostobogiens, l’Eolide et l’Ionie, et les Tectosages, l’intérieur des terres. Toute l’Asie en-deçà du Taurus leur payait donc tribut. Leur principale colonie se trouvait sur les bords du fleuve Halys [aujourd’hui le Kizil Irmak]", Tite Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 16.11-12 ; "Le roi de Bithynie ayant imploré le secours [des Gaulois], il leur céda après la victoire une partie de son empire. Ils donnèrent à cette contrée le nom de Gallo-Grèce", Justin, Histoire XXV.2). Selon Strabon, les trois tribus se réuniront progressivement dans ce territoire de Galatie ("Au sud de la Paphlagonie s’étend la Galatie. Sur les trois tribus qui habitent cette contrée, on en trouve deux, les Trokmoi et les Tolistobogioi, qui doivent leurs noms à leurs anciens chefs, le nom de la troisième s’est confondu avec celui du peuple celte. Avant d’occuper cette partie de l’Asie, les Galates menèrent longtemps une vie errante et dévastèrent à plusieurs reprises les principautés des Attalides [dynastie régnante à Pergame, qui doit son nom à Attale le père de Philétairos] et des rois de Bithynie. Finalement, ces princes décidèrent de leur céder le pays connu aujourd’hui sous le nom de Galatie ou de Gallo-Grèce. Le chef qui conduisit leur passage définitif en Asie fut un nommé Léonnorios [équivalent grec de Lonorius dans le texte de Tite-Live]. Les trois tribus parlaient la même langue et ne présentaient aucune différence sensible", Strabon, Géographie, XII, 5.1 ; Polybe, aux alinéas 1 à 4 paragraphe 46 livre IV de son Histoire, dit que la tribu celte/gauloise installée dans l’Hellespont sera anéantie par les Thraces dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C.). Enfin, les numismates ajoutent qu’après cette bataille le vieux Philétairos gouverne comme un prince autonome sur le territoire de Pergame, car si l’effigie de Séleucos Ier demeure sur les monnaies, c’est le nom de Philétairos qui y est désormais gravé : on suppose qu’Antiochos Ier pense que, contre les Galates, un allié autonome fidèle vaut mieux qu’un sujet soumis aigri. Mais, pour l’anecdote, cette tolérance d’Antiochos Ier à l’égard des Attalides ne lui rapportera rien puisqu’à une date inconnue Eumène Ier, neveu et successeur de Philétairos, le combattra du côté de Sardes ("[Philétairos] avait deux frères, l’aîné Eumène et le cadet Attale. Un fils d’Eumène, appelé aussi Eumène comme son père, hérita des droits de Philétaeros sur Pergame, qu’il voulut agrandir aux dépens des localités voisines, c’est pour cela qu’il batailla près de Sardes contre Antiochos Ier fils de Séleucos Ier", Strabon, Géographie, XIII, 4.2).


En résumé, après cette ultime péripétie, l’ancien empire d’Alexandre trouve une relative stabilité qui va durer environ un siècle. Il est divisé tacitement en trois parties sous l’autorité de trois familles qui règnent chacune sur l’un des trois continents conquis : l’Europe (c’est-à-dire la Grèce, la Thrace jusqu’à l’embouchure de l’Istros/Danube, l’Illyrie) est dominée par les Antigonides ("descendants ou partisans d’Antigone Ier", tué à la bataille d’Ipsos en -301) représentés alors par Antigone II, l’Asie (c’est-à-dire le Moyen-Orient actuel) est dominée par les Séleucides ("descendants ou partisans de Séleucos Ier", assassiné près de Lysimacheia vers -281) représentés alors par Antiochos Ier, l’Afrique (c’est-à-dire l’Egypte et la Libye) est dominée par les Lagides ("descendants ou partisans de Lagos", père de Ptolémée Ier mort en hiver -283/-282) représentés alors par Ptolémée II. Entre ces trois royaumes, des glacis de protection ou de convoitise alimenteront tous les différends entre ces trois familles : l’Anatolie - avec la principauté autonome de Pergame dominée par les Attalides ("descendants ou partisans d’Attale", père de Philétairos), la principauté autonome de Bithynie dominée par les descendants du rebelle Nicomède (qui va bientôt fonder une cité-garnison sur le modèle des Alexandries, à laquelle il va donner son nom, Nicomédie, aujourd’hui Izmit en Turquie), la principauté autonome du Pont dominée par les descendants de Mithridate Ier (fils du Mithridate allié d’Eumène et petit-fils du Perse Ariobarzanès), et la Galatie - entre le royaume antigonide et le royaume séleucide, le Levant entre le royaume séleucide et le royaume lagide.

  

Les Diadoques

Antiochos III

Le Musée

  

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