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Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Le temps gagné

© Christian Carat Autoédition

Acte IV : Alexandre

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Acte V : Le christianisme

Les successeurs d’Alexandre

  

Depuis l’intronisation d’Antigone II vers -279 jusqu’à celle d’Antiochos III en -223, l’Histoire de l’ex-empire alexandrin n’est qu’une suite monotone de guerres sanglantes et sans aucun intérêt entre Antigonides, Séleucides et Lagides. Cette période d’une soixantaine d’années est sans doute un des exemples les plus parfaits de la nécessité pour l’historien honnête de sélectionner, de garder ou d’écarter ses sources. Comment écrire l’Histoire en effet ? Certaines personnes soi-disant sérieuses, qui prétendent ne pas avoir d’a priori et qui pour cette raison accumulent toutes les données possibles en rappelant constamment qu’on ne doit pas passer sous silence le moindre fait qui ne va pas dans le sens de la thèse générale car ce moindre fait appartient à l’Histoire comme tous les autres, sont en réalité les gens les plus paresseux et les plus partisans qui soient : leur méthode sous-entend qu’une Vérité historique avec un V majuscule existerait derrière la combinaison de tous les faits, et qu’en combinant ces faits d’une façon nécessairement arbitraire comme dans un annuaire ou en les accumulant sottement comme dans un bocal de cornichons cette Vérité historique pourrait émerger d’elle-même immanquablement un jour. Notre méthode est différente. Elle consiste simplement à comparer des cartes du Moyen-Orient à différentes dates. Quand on regarde une carte du Moyen-Orient en -334, on constate que la région est sous domination perse. Quand on regarde la même région en -323, on constate qu’elle est sous domination grecque. Et quand on regarde toutes les cartes de la même région aux siècles ultérieurs, on constate qu’elle ne sera plus jamais sous domination perse. Un événement d’importance s’est donc produit entre -334 et -323, qu’on doit étudier. Cet événement s’appelle Alexandre III de Macédoine. Au contraire, quand on regarde une carte du Moyen-Orient vers -279 et une autre en -223, on ne constate aucune différence de fond : les frontières ont un peu bougé, certes, mais on retrouve sur celle-ci comme sur celle-là les Antigonides en Anatolie, les Séleucides en Syrie, et les Lagides au Levant. Quand bien même des extraterrestres auraient débarqué à Tyr ou à Tarse vers -260 et auraient conquis et dominé tout le Croissant Fertile pendant trente ans avec l’aide des Chinois, ou des Papous, ou des Olmèques échappés de l’Atlantide ou de la quatrième dimension, cela n’aurait aucun intérêt pour l’historien, puisque cela n’aurait eu aucune incidence sur le Moyen-Orient de -223 et des années et des siècles suivants. A moins d’être passionné et de trouver du plaisir à confronter telle monnaie avec tel document épigraphique, ou tel fragment de papyrus avec tel type de tesson retrouvé sur tel site archéologique, pour tenter de reconstituer une Histoire de court terme, aucune raison ne justifie qu’on écrive des livres de mille pages pour donner à cette période une importance qu’elle n’a pas sur le long terme. La tâche de l’historien est darwinienne, elle consiste de façon cruelle et inhumaine à constater que tels faits doivent être retenus parce qu’ils ont eu des conséquences importantes au cours des siècles, alors que tels autres faits doivent être négligés parce que leurs conséquences ont été nulles. L’historien n’exerce pas dans la réalité quantique, mais dans la réalité des êtres de chair et d’os, où les responsabilités relèvent des grands hommes ou des masses : la cause de la deuxième Guerre Mondiale se trouve dans Hitler ou dans la crise financière de 1929, non dans le battement d’ailes d’un papillon en Chine qui aurait provoqué une tempête dans l’océan Pacifique, qui aurait coulé des navires transportant des parasols vers New York ou vers Berlin, qui aurait contraint la marquise Machin à rester chez elle pour ne pas souffrir du soleil le jour où elle devait vendre ses actions en 1929 ou voter pour les adversaires d’Hitler en 1933, il est donc vain de passer du temps à reconstituer la biographie de la marquise Machin, à consulter le registre des cargos coulés dans l’océan Pacifique et des marins noyés avant 1933, ou à décrire le mécanisme des battements d’ailes des papillons, en croyant que cela permettra de mieux comprendre le pourquoi et le comment de la deuxième Guerre Mondiale, sous prétexte que la marquise Machin, les cargos et les marins noyés dans le Pacifique et les papillons appartiennent aussi à l’Histoire. Bref, nous laissons les tessons et les papillons aux passionnés, et n’étudierons pas ici ces six décennies de morts et de gloires sans signifié. Cependant, avant d’aborder la vie d’Antiochos III, nous devons rapporter plusieurs événements apparemment périphériques qui auront des conséquences importantes dans la suite de notre étude.


Le premier événement, c’est l’aventure italienne de Pyrrhos, qui pour la première fois montre le soldat grec en difficulté face au soldat romain. Puisqu’à terme, à Actium en -31, après deux siècles de luttes, le second imposera sa suprématie sur tout le bassin méditerranéen au détriment du premier, nous pensons nécessaire d’essayer dès maintenant de comprendre les raisons de cette suprématie. Le sujet n’est pas neuf. Dès le IIème siècle av. J.-C., l’historien grec Polybe s’y est intéressé. Avant d’être un homme de pensée, Polybe est d’abord un homme politique, et un homme de guerre - auteur d’un traité Sur la tactique qui n’a pas survénu jusqu’à nous, qu’il mentionne à l’alinéa 4 fragment 20 livre IX de son Histoire - : il est le fils de Lycortas, stratège de la Ligue achéenne, une association de cités d’Achaïe concurrente de la Ligue étolienne voisine (fondée vers -280 par quatre cités achéennes profitant des troubles de la Grèce à cette date ["Au cours de la cent vingt-quatrième olympiade [entre -284 et -281], les cités achéennes recommencèrent à se concerter. Dymè, Patras, Tritaia et Pharai furent les premières à s’associer […]. Moins de cinq ans après, la cité d’Aigion expulsa la garnison qui l’occupait et donna son adhésion à la Ligue. Ce fut ensuite le tour de Boura, qui avait mis à mort son tyran. A la même époque Carynéia se joignit à son tour à ces cités car son tyran Iséas, voyant que la garnison d’Aigion avait été expulsée, que le despote régnant sur Boura avait été tué par Margos [stratège de la Ligue achéenne] et les Achéens, et que lui-même était entouré d’ennemis prêts à lui faire la guerre, se démit de ses pouvoirs et, après avoir reçu des Achéens l’assurance qu’on lui laisserait la vie sauve, fit adhérer sa cité à la Ligue", Polybe, Histoire, II, 41.11-15], cette Ligne achéenne s’étendra progressivement jusqu’à Mégalopolis en Arcadie au sud, cité natale de Polybe, et jusqu’à Corinthe et Mégare à l’est). Favorable à Rome, cette Ligue achéenne sous l’autorité de Philopœmen contribue à la défaite d’Antiochos III durant la guerre de -191 à -189 que nous allons détailler dans le présent alinéa : il est vraisemblable que le jeune Polybe, qui n’a alors qu’une vingtaine d’années, accompagne son père dans ces expéditions militaires aux côtés des Romains. Quand Philopœmen meurt vers -182, Lycortas le remplace à la tête de la Ligue achéenne. Parce qu’il ne s’engage pas dans la nouvelle guerre que Rome derrière Paul-Emile livre en -168 à Persée le roi de Macédoine et dernier héritier de la famille des Antigonides, Lycortas est soupçonné de sympathie pour Persée, et contraint de livrer des otages : son fils Polybe est l’un de ces otages, qui reste pendant dix-sept ans au service de Paul-Emile à Rome, où il devient romanophile au point de participer comme second de Scipion Emilien, fils de Paul-Emile, à la dernière expédition militaire romaine contre les Carthaginois en -146, qui verra Carthage assiégée, conquise et détruite. Au cours de ce long exil à Rome et après cette dernière guerre romaine contre Carthage, Polybe écrit une Histoire monumentale sur le modèle de celles d’Hérodote et de Thucydide, c’est-à-dire étymologiquement une enquête/ƒstor…a abordant un sujet précis et tâchant d’en dresser un rapport cohérent fondé sur des faits, des dates, des traces, des indices, des témoignages, confrontés les uns aux autres. L’ƒstor…a d’Hérodote s’intéressait à l’échec de la Perse contre la Grèce entre -494 (date du raid athénien sur Sardes) et -479 (date de la prise de Sestos par l’Athénien Xanthippos), l’ƒstor…a de Thucydide s’intéressait à l’échec d’Athènes contre Sparte lors des deuxième et troisième guerres du Péloponnèse (respectivement de -431 à -421, et de -415 à -404), l’ƒstor…a de Polybe s’intéresse quant à elle à l’échec des Grecs contre les Romains entre -220 (année où le Sénat romain décide d’intervenir contre les pirates illyriens) et -168 (date de la défaite du Grec Persée face au Romain Paul-Emile lors de la bataille de Pydna), en essayant de répondre à cette simple question : "Comment nous, les Grecs, qui avons conquis le monde depuis Massalia jusqu’à l’île de Patala, depuis l’Istros jusqu’à Eléphantine, depuis la Colchide jusqu’à l’embouchure du Tigre et de l’Euphrate, depuis la mer Hyrcanienne jusqu’au désert de Carmanie, depuis les rives de l’Iaxarte jusqu’aux rives de l’Hyphase, nous qui avons inventé l’athéisme, la tragédie, la justice citoyenne, la démocratie, la science abstraite, la mécanique, la philosophie, comment avons-nous pu tout céder en si peu de temps à ces bouseux de Romains ?" ("Comment et grâce à quel gouvernement Rome a-t-elle pu, chose sans précédent, étendre sa domination à presque toute la terre habitée, et cela en moins de cinquante-trois ans ?", Polybe, Histoire, I, 1.5). Les causes profondes sont sans doute plurielles. Mais la cause immédiate selon Polybe, que nous n’avons aucune raison de contester puisque il est un témoin oculaire de ce qu’il raconte, et qu’il ne peut pas être accusé de partialité puisque fidèle à sa culture grecque natale - c’est en grec qu’il rédige son Histoire, et c’est en grec qu’il éduque Scipion Emilien le fils de son geôlier Paul-Emile - il sait aussi reconnaître la valeur des Romains au point de faire la guerre pour eux contre Carthage, est d’abord et seulement une cause militaire qui ne doit rien au hasard ("On a pu voir récemment et à plusieurs reprises se mesurer les Romains et les Macédoniens, armée contre armée et soldat contre soldat. Il me semble donc utile et louable de rechercher ce qui différencie ces deux types militaires, et de quelle supériorité les Romains ont-ils pu profiter pour triompher sur les champs de bataille, pour qu’au lieu de faire comme les sots qui rapportent tout à la Fortune et vantent absurdement le bonheur des vainqueurs, nous puissions de façon raisonnée accorder nos éloges et notre admiration à ces vainqueurs", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 28.3-5). Sur les quarante livres originels que comptait l’Histoire de Polybe, seulement les cinq premiers ont traversé les siècles dans leur intégralité. Néanmoins, comme Polybe a été copié, recopié et recopié encore par les auteurs ultérieurs, des pans entiers des livres disparus ont survécu jusqu’à nous, ce qui a permis aux hellénistes de reconstituer dans les grandes lignes l’œuvre originale. La réponse à la question qui nous occupe ici se trouvait dans le livre XVIII ("J’ai annoncé dans mon livre VI que je comparerais en temps opportun l’armement des Romains et celui des Macédoniens, ainsi que les formations de combat des uns et des autres, pour montrer en quoi ils diffèrent en mieux ou en pire : je veux m’efforcer maintenant, en m’appuyant sur les faits, de tenir ma promesse", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 28.1). Comparant l’armée grecque à l’armée romaine, Polybe arrive à la conclusion suivante. L’origine de l’armée grecque telle qu’elle existe vers -200 remonte à la bataille de Marathon en -490. Il s’agit d’une armée offensive, qui se caractérise par une masse brute ou "folle" (pour reprendre l’adjectif employé par les Perses qui l’ont vue venir à eux dans la plaine de Marathon en -490 : "Les Athéniens, lâchés contre les barbares, les chargèrent en courant. Huit stades au moins séparaient les deux armées. Quand les Perses les virent arriver au pas de course, ils se préparèrent à soutenir le choc. Ils les prirent pour des fous courant à leur perte, en les voyant si peu nombreux, sans cavalerie et sans archers. Telle fut leur première impression. Mais les Athéniens les assaillirent bien groupés et combattirent avec une bravoure admirable. Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l’ennemi à la course", Hérodote, Histoire VI.112) chargeant de toutes ses forces contre l’adversaire pour le briser, le disloquer, l’écraser. Dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C., le Thébain Epaminondas donne un peu de cohérence à cette masse en inventant la phalange dont toutes les armées futures garderont le souvenir. La phalange d’Epaminondas est à la fois une formation de combat et une technique d’attaque. Elle est constituée par des soldats équipés chacun d’une grande lance, qu’on appellera plus tard "sarisse", qui à certaines époques pourra atteindre jusqu’à sept mètres, et d’une épée accrochée à la ceinture. Les protections (cuirasse, jambières) sont réduites au minimum pour alléger la course du soldat. Dans un premier temps, au début de l’engagement, chaque soldat du premier rang pointe sa lance à l’horizontale contre l’ennemi : comme la distance entre les rangs est d’environ un mètre, cela signifie que les extrémités des lances du deuxième rang dépassent le premier rang, celles du troisième rang, du quatrième rang, du cinquième rang, dépassent de même, l’avant de la phalange ressemble ainsi à une monstrueuse barre de coupe de moissonneuse-batteuse ("Quand la phalange est en ordre serré, prête au combat, chaque homme occupe avec ses armes un espace de trois pieds [unité de mesure équivalant à environ trente centimètres : chaque soldat occupe donc une superficie d’environ un mètre carré]. La sarisse, longue originellement de seize coudées [unité de mesure équivalant à environ quarante-cinq centimètres], a été ensuite réduite à quatorze coudées par nécessité. Quatre coudées correspondent à la portion de hampe entre les mains du porteur, il faut aussi retirer la partie qui derrière lui sert de contrepoids à la partie avancée devant lui. En fin de compte, la sarisse dépasse de dix coudées devant chacun des hoplites, quand ceux-ci marchent à l’ennemi. Il résulte de cela que les sarisses des deuxième, troisième et quatrième rangs avancent bien au-delà du premier rang, et que celles du cinquième dépassent encore de deux coudées", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 29.2-5). Les soldats des rangs suivants portent aussi leurs lances, mais inclinées à quarante-cinq degrés vers l’ennemi, formant une sorte de dos de hérisson géant au-dessus d’eux-mêmes et au-dessus des premiers rangs, destiné à casser l’élan des projectiles envoyés par l’ennemi (c’est le même phénomène qu’avec la boule de flipper : quand cette boule tombe du haut du plateau directement en bas elle cogne le loquet avec une force telle que le joueur qui n’a pas le doigt ou la main assez musclée ne peut pas l’arrêter et perd le jeu, quand au contraire cette boule ricoche contre les flippers elle perd de la vitesse au cours de sa descente et une simple pichenette suffit pour la relancer avec le loquet ; les lances dressées à quarante-cinq degrés au-dessus de la phalange jouent le rôle des flippers, les projectiles ennemis jouent le rôle de la bille dont la vitesse est cassée par les lances/flippers, les soldats jouent le rôle du loquet qui peut aisément écarter la bille/projectile dont la force a été réduite à presque rien par les lances/flippers : "Les hommes alignés au-delà du cinquième rang ne peuvent pas utiliser leurs sarisses pour porter des coups à l’ennemi. C’est pourquoi, au lieu de les abaisser chacun à l’horizontale, ils les tiennent la pointe en l’air, inclinée vers les épaules du soldat de devant, afin de protéger toute la formation contre les traits arrivant au-dessus d’elle", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 30.2-3). Dans un deuxième temps, les soldats se mettent à courir droit vers l’ennemi en gardant cette formation. Dans un troisième temps, entrée au contact, la phalange embroche et piétine tout ce qui se trouve devant elle ("Tant que la phalange conserve son ordonnancement, avec toute sa puissance de choc, aucune troupe ne peut lui résister de front et s’empêcher de reculer sous la pression", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 29.1 ; le choc est d’autant plus violent que les hommes des premiers rangs subissent la pression de leurs camarades des rangs arrières : "Par le simple poids de leur corps, [les soldats alignés au-delà du cinquième rang] exercent sur les rangs qui les précèdent une pression qui, lorsque le heurt se produit, accroît la violence du choc et ôte aux hommes de tête toute possibilité de faire volte-face", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 30.4). Enfin, dans un quatrième temps, après avoir détruit le gros de l’armée ennemie dans cette charge terrible et sanglante, la phalange se rompt, ses soldats laissent tomber leurs lances devenues inutiles (puisqu’un nombre variable d’ennemis sont embrochés dessus !), dégainent leurs épées, et terminent le combat en poursuivant les adversaires survivants. Philippe II de Macédoine, le père d’Alexandre, a amélioré cette formation de combat en la flanquant d’escadrons de cavalerie, s’étant rendu compte qu’invincible de face la phalange reste fragile en cas d’attaque sur les flancs - ces escadrons de cavalerie ont la même fonction que plus tard les schürzen installées sur les flancs des panzers, destinées à contenir les attaques ennemies contre les roues fragiles de ces engins. L’efficacité de cette formation/technique phalangiste est réelle. Mais à condition que le combat ait lieu sur un terrain bien plat. Au moindre obstacle, la phalange subit le même sort que la brigade Dubois dans le chemin creux d’Ohain lors de la bataille de Waterloo de 1815 réinventée par Victor Hugo : son élan est brisé, sa puissance se retourne contre elle-même, son ordonnance s’effondre. Alexandre par exemple a bien tenté de l’utiliser au Granique en -334, mais lui-même a été déporté par le courant de la rivière Granique alors qu’il protégeait le flanc droit de la phalange, et en se déportant il a gêné la marche du corps de la phalange, et si sur le flanc gauche Parménion n’avait pas résisté aux assauts des Perses la bataille aurait été perdue. La conquérant a bien tenté d’y recourir encore à Issos en -333, mais il a été gêné cette fois par l’étroitesse du lieu, ce qui l’a d’ailleurs sauvé face aux effectifs beaucoup plus nombreux des Perses : si Alexandre, génial improvisateur, n’avait pas eu l’idée de réorienter tous ses efforts sur la personne de Darius III, et si sur le flanc gauche Parménion n’avait pas résisté aux charges de Nabarzanès, la bataille aurait été perdue. Enfin, à Gaugamèles en -331, pour la dernière fois, Alexandre a repris la formation phalangiste, mais en vain puisque Darius III a lancé ses chars à faux avant qu’elle se mette en mouvement, et par la suite la bataille a été encore gagnée par le talent improvisateur d’Alexandre (qui a reproduit à grande échelle le scénario d’Issos, en laissant Parménion subir toutes les charges sur le flanc gauche pendant que lui-même s’écartait sur la droite pour se faufiler entre l’infanterie et la cavalerie perses et aller attaquer directement la personne de Darius III). En résumé, la phalange grecque ne vaut rien en elle-même, et le succès des Grecs à la guerre dépend entièrement du site où est utilisée cette phalange ("A la phalange, il faut un terrain uni et nu, que ne coupe aucun obstacle tel que fossés, ravins, vallons, talus, cours d’eau : n’importe lequel de ces accidents suffit pour paralyser ou disloquer cette formation. Or, trouver un terrain de vingt stades ou plus où n’existe aucun de ces obstacles est chose impossible ou du moins extrêmement rare", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 31.5-7), du chef qui la dirige - qui doit inventer dans l’urgence des nouvelles tactiques dès que la formation phalangiste s’avère impossible ou inadaptée -, et des soldats qui la composent - qui, exposés aux coups en raison de leurs tenues légères peu protectrices, doivent rester motivés pour poursuivre l’ennemi si celui-ci est inaccessible à la phalange ou s’il en a évité la charge. L’armée romaine obéit à une tout autre logique. Pour bien comprendre son originalité, il faut d’abord se débarrasser de l’image que l’opinion commune véhicule depuis deux siècles, alimentée par les romans populaires du XIXème siècle et par les péplums de Cinecittà et d’Hollywood du XXème siècle. Dans ces romans et ces péplums, on présente l’armée romaine comme une masse compacte et offensive, similaire à l’armée grecque. Or la réalité historique décrite par Polybe - qui, répétons-le, est un témoin oculaire et non-partisan, auquel les romanciers et les cinéastes n’ont pas à donner de leçons de rigueur historique - est exactement inverse. L’armée romaine n’est pas une armée offensive comme l’armée grecque, mais le résultat des siècles de guerres défensives que les descendants d’Enée ont dû livrer contre leurs voisins immédiats (dont récemment les Samnites), puis contre leurs voisins plus lointains (les Etrusques, les Celtes/Gaulois au nord, les Lucaniens au sud : "Les luttes que [les Romains] avaient soutenu contre les Samnites et contre les Celtes avaient fait d’eux des maîtres dans l’art de la guerre", Polybe, Histoire, I, 6.6). La légion romaine, n’en déplaise aux latinistes, est d’abord une troupe de vaincus. Et c’est précisément pour se défendre contre ces multiples envahisseurs proches ou lointains au cours des siècles, que les Romains ont dû inventer, expérimenter par belle ou par laide, élaborer des nouvelles tactiques de combat, et finalement une organisation militaire inédite ("Battus à plusieurs reprises par les Galates, [les Romains] prirent ensuite l’habitude de ne plus redouter ni de subir des désastres pires que ceux déjà essuyés. Grâce à cela, ils étaient parfaitement entraînés aux exercices de la guerre quand ils durent affronter Pyrrhos", Polybe, Histoire, II, 20.8-9) également inverse de celle que les romanciers et les cinéastes présentent dans leurs œuvres : l’armée romaine n’est pas une masse compacte comme l’armée grecque, mais un ensemble cohérent de sous-ensembles, qu’on peut diviser en sous-sous-ensembles, qui eux-mêmes peuvent se décomposer en unités plus petites, et ainsi de suite jusqu’au simple soldat. Cette organisation (vers -200, il semble que l’armée romaine commandée par un consul se décompose en deux légions, dont chacune commandée par un tribun se décompose en dix cohortes, dont chacune commandée par un centurion principile se décompose en trois manipules, dont chacun commandé par un centurion prior se décompose en deux centuries, dont chacune commandée par un centurion se décompose en dix décuries ou "contubernium"/"équipe de chambrée", ou littéralement "qui partage avec/cum des camarades la même tente ou la même cabane/taberna" : "L’armée macédonienne est un instrument peu maniable ou même tout à fait inefficace, car dans la phalange les hommes ne peuvent pas être employés par petites unités ou individuellement. L’organisation romaine au contraire rend des meilleurs services. Tout soldat romain armé et en opération est effectivement capable de s’adapter à n’importe quel lieu, à n’importe quelle circonstance, et de faire front de tous les côtés. Il est toujours prêt et en possession de tous ses moyens pour combattre avec l’armée entière, ou avec une partie de cette armée, ou dans un manipule, ou au corps-à-corps", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 32.9-11), qui est à l’origine de toutes nos armées modernes, a l’air beaucoup plus fragile par sa complexité que la phalange grecque, mais sur le champ de bataille elle s’avère beaucoup plus souple et donc plus utile que la phalange. Du côté grec effectivement, nous l’avons dit, quand la phalange a chargé elle se rompt aussitôt, et la suite de la bataille dépend entièrement de la valeur des soldats et des chefs puisqu’à partir de ce moment ces soldats et ces chefs, qui ne connaissent pas d’autre formation de combat, s’éparpillent dans le paysage à la poursuite des ennemis survivants. Si les ennemis se sont stupidement regroupés face à la phalange, celle-ci les a décimés, ils ne sont donc plus assez nombreux pour lutter contre les soldats grecs qui les chassent. Pour peu que les chefs grecs aient le charisme et la poigne nécessaire pour maintenir un minimum de cohérence entre leurs subalternes autour d’eux, la bataille tourne facilement à leur avantage. Mais les Romains, après des siècles de guerres défensives, ont bien intégré qu’ils ne doivent pas se comporter ainsi. Contrairement à tous les adversaires que les Grecs ont affrontés par le passé, ils ne se massent pas stupidement devant la phalange : seule une petite partie est sacrifiée pour y faire face ("[Le soldat romain] couvre son corps avec un bouclier oblong qu’il tourne du côté d’où vient le coup, et manie une épée avec laquelle il frappe aussi bien d’estoc que de taille. Il lui faut donc de la place pour s’exprimer : c’est pour cela qu’il est séparé de son voisin et de celui qui vient derrière lui par un espace de trois pieds. Un soldat romain doit ainsi faire face à deux phalangistes du premier rang et sera heurté par dix sarisses. Au moment du contact, il ne peut pas les briser à lui seul, et il ne peut pas davantage se forcer un passage en les écartant, d’autant plus que les soldats de derrière ne sont d’aucune utilité à ceux de devant car ils n’accroissent pas la résistance au choc et ils ne peuvent pas intervenir avec leurs épées", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 30.7-10), tandis que les autres formations demeurent en réserve ("Au lieu de ranger leurs troupes sur une seule ligne et d’engager toutes leurs légions dans un combat de front contre la phalange, les Romains gardent des unités en réserve tandis que les autres affrontent l’ennemi", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 32.2). Quand la phalange a chargé, elle se rompt comme d’ordinaire, chaque soldat grec se retrouve alors seul contre des petites formations romaines fraîches et parfaitement entraînées qui ne peuvent que l’écraser ("Que [les soldats grecs] poursuivent l’adversaire en retraite ou qu’ils perdent pied sous la pression d’un assaillant, la formation phalangiste dans ces deux cas est de toute façon rompue. L’emplacement qu’elle occupait est alors abandonné aux unités que l’ennemi avait mises en réserve, qui peuvent se jeter dans cet intervalle pour assaillir les phalangistes non plus de front mais sur leurs flancs et sur leurs arrières. C’est en cela, parce qu’elle peut facilement se garder contre la phalange dans le moment où celle-ci a l’avantage, alors que les phalangistes ne peuvent pas se garder contre elle après ce moment, que l’organisation romaine se révèle supérieure", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 32.4-5). Autrement dit, dans l’armée romaine, la valeur des chefs est un plus, mais elle n’est pas nécessaire : la coordination des légions entre elles, des cohortes entre elles, des manipules entre eux, des centuries entre elles, des décuries entre elles, que les citoyens-légionnaires ont développée de façon empirique au cours des invasions des siècles précédents et répétée maintes fois lors des entraînements, assure seule la victoire. Le succès de l’armée grecque repose entièrement sur le génie de ses commandants et sur la motivation des soldats, alors que le succès de l’armée romaine est assuré par son organisation, même quand les légionnaires qui la composent et les centurions qui la dirigent sont les combattants et les chefs les plus bêtes du monde.


A la fin de notre précédent alinéa, nous avons accompagné Pyrrhos jusqu’au printemps -280, au moment où il est monté sur un de ses navires et a pris le large vers l’Italie, appelé par les Tarentins en guerre contre les Romains. Dès qu’il pose le pied sur le sol italien, il ne laisse pas à ses alliés tarentins le temps de se réjouir : il leur impose une discipline de fer ("Constatant que la population [de Tarente] ne pouvait être sauvée par autrui ni se sauver elle-même sans une discipline énergique, qu’elle se contentait de rester à demeure pour prendre des bains ou copuler alors qu’il était venu à elle pour assumer tout le poids de la guerre, [Pyrrhos] ferma les gymnases et les promenades publiques où les citadins faisaient des plans de campagne en paroles, interdit les banquets, les danses, les réjouissances de toutes sortes en les considérant comme déplacés dans le contexte, et il enrôla avec une sévérité inflexible tous ceux qui étaient en état de porter les armes", Plutarque, Vie de Pyrrhos 18 ; "Les citoyens tarentins furent très contrariés par les officiers du roi qui non seulement vinrent loger dans leurs demeures par la force mais encore abusèrent ouvertement de leurs épouses et de leurs enfants. Pyrrhos mit ensuite un terme à leurs débauches et à leurs autres divertissements publics comme incompatibles avec l’état de guerre, et leur imposa des exercices militaires sévères, punis de mort en cas de désobéissance. Les Tarentins, fatigués par ces exercices divers et les ordres, voulurent fuir la cité comme si elle avait été sous gouvernement étranger et se réfugier à la campagne : le roi ferma alors les portes et installa des gardes", Appien, Histoire romaine, III, fragment 18). Un débat existe aujourd’hui chez les latinistes sur les relations qu’entretiennent à ce moment Rome et Carthage. Tous admettent qu’un nouveau traité est signé entre ces deux cités concurrentes. Mais une partie pense que le traité en question a été signé après la victoire de Pyrrhos à Ausculum - dans le but de lutter ensemble contre l’envahisseur grec victorieux -, tandis que l’autre partie situe ce traité plus tôt, dès l’arrivée de Pyrrhos sur le sol italien. Pour notre part, nous penchons pour les seconds contre les premiers, d’abord parce que la victoire de Pyrrhos à Ausculum, nous allons le voir, est en réalité une quasi défaite - autrement dit les Romains à partir de cette quasi défaite grecque n’auront plus à redouter une conquête de Rome par Pyrrhos, ils n’auront donc plus besoin de l’aide des Carthaginois, au contraire après cette bataille les Carthaginois deviendront leurs rivaux puis leurs adversaires pour la possession de l’Italie du sud et de la Sicile, ce qui aboutira au déclenchement de la première guerre punique moins de deux décennies plus tard -, ensuite parce que les auteurs antiques latins et grecs situent clairement ce traité au début de l’expédition de Pyrrhos en Italie - et qu’on ne voit pas en quoi ils seraient moins bien renseignés que nos modernes latinistes (seul l’abrégé du livre XIII de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live mentionne ce traité avant la bataille d’Ausculum dans deux courtes phrases ["Une deuxième bataille est livrée contre Pyrrhos, avec un résultat ambigu. On renouvelle pour la quatrième fois le traité avec les Carthaginois"], mais nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de dire tout le mal que nous pensons de Tite-Live pour qu’il ne soit nécessaire de nous épancher ici sur le peu de crédit que nous accordons à ces deux courtes phrases, qui ne sont par ailleurs pas suffisantes pour rayer toutes nos autres sources) -, enfin parce que les mobiles du rapprochement entre Romains et Carthaginois dès -280 sont assez simples à comprendre. Pyrrhos, rappelons-le, a pour seconde épouse Lanassa la fille d’Agathocle, l’ancien tyran de Syracuse qui a manqué de peu de s’approprier Carthage trois décennies plus tôt : on suppose facilement que les Carthaginois d’Afrique et de Sicile considèrent très négativement la venue de cet aventurier grec dont les exploits sont connus partout, et dont le lien de parenté avec Agathocle leur rappelle des mauvais souvenirs et leur inspire beaucoup de craintes, et que dans ces conditions une alliance avec Rome soit ressentie comme une nécessité - car tant que Pyrrhos sera occupé à combattre les Romains, il ne pensera par à envahir les territoires de Carthage comme son ancien beau-père -, les Carthaginois ne veulent par ailleurs pas risquer de voir Pyrrhos s’entendre avec les Romains pour (hypothèse cauchemardesque !) se retourner avec eux contre Carthage. De leur côté, les Romains ne sont pas encore dans la situation dominante où ils seront après le départ de Pyrrhos, leur mainmise sur les Etrusques, sur les Samnites et sur d’autres peuples italiques est encore récente ou en cours de réalisation ("Boiens [tribu celte/gauloise de la vallée du Pô] et Etrusques se coalisèrent à nouveau et, ayant mobilisé les jeunes gens qui venaient d’atteindre l’âge de porter les armes, livrèrent bataille aux Romains. Leur défaite fut complète et, cédant au découragement, ils envoyèrent des représentants aux Romains pour demander la paix et conclure avec eux un traité. Ces événements se produisirent deux ans avant le débarquement de Pyrrhos en Italie", Polybe, Histoire, II, 20.4-6) : on suppose que l’arrivée du fougueux et imprévisible Pyrrhos leur suscite autant de craintes que les Carthaginois, et qu’ils pensent que l’ouverture d’un second front par ces derniers dans le dos de Pyrrhos, en Sicile ou en Italie du sud, permettrait de les soulager un peu du poids de la guerre qu’ils s’apprêtent à soutenir seuls contre l’envahisseur grec, on suppose aussi qu’ils ne veulent pas risquer de voir Pyrrhos s’entendre avec les Carthaginois pour (hypothèse cauchemardesque réciproque !) se retourner avec eux contre Rome, soutenus par les peuples italiques incertains. C’est donc dès le printemps ou l’été -280 que nous plaçons le traité romano-carthaginois, obligeant les deux parts à se soutenir mutuellement contre Pyrrhos ("Les Romains conclurent un dernier traité [avec Carthage] à l’époque de l’expédition de Pyrrhos […]. Toutes les dispositions des précédents traités se retrouvèrent dans celui-ci, augmenté des articles suivants : “Si une alliance doit être conclue avec Pyrrhos, elle devra être approuvée par les deux parties. Dans le cas où une des parties doit prêter assistance à l’autre, quel que soit le pays où la guerre ait lieu, les Carthaginois s’engagent à fournir les navires pour transporter les troupes à l’aller comme au retour, mais chacune devra payer la solde de ses hommes. Les Carthaginois s’engagent aussi à aider les Romains sur mer, mais nul ne pourra contraindre les équipages à débarquer contre leur gré”", Polybe, Histoire, III, 25.1), pendant que le consul romain Publius Valerius Laevinus descend avec une armée à la rencontre de l’envahisseur. Selon Plutarque, Pyrrhos tente un rapprochement avec le magistrat et militaire romain, mais celui-ci le repousse ("[Pyrrhos] apprit que le consul romain Laevinus marchait contre lui avec une armée considérable et ravageait la Lucanie. Estimant dangereux de laisser impunément les ennemis continuer à avancer, il décida de faire mouvement avec ses troupes, bien que ses alliés ne fussent pas encore arrivés. Avant qu’on en vînt aux armes, il envoya un héraut aux Romains pour se proposer comme médiateur afin qu’on réglât par la négociation les différends avec les Grecs d’Italie, mais Laevinus répondit : “Les Romains ne veulent pas de Pyrrhos comme médiateur, et ne le craignent pas comme ennemi”", Plutarque, Vie de Pyrrhos 18). Si on admet que la signature du traité romano-carthaginois date bien de cette époque, le rejet de Laevinus s’explique simplement par la volonté officielle de respecter les engagements de Rome à l’égard de Carthage, et par la volonté officieuse de ne pas laisser le moindre doute sur la détermination romaine pour que les Carthaginois ne soient pas tentés de chercher une conciliation, ou même une alliance, avec Pyrrhos. Les deux adversaires entrent au contact à Héraclée de Lucanie (aujourd’hui Policoro dans la région italienne de Basilicate) près du fleuve Siris (aujourd’hui le fleuve Sinni), sur la route menant à Pandosia (aujourd’hui Tursi) où Alexandre le Molosse, grand-oncle de Pyrrhos, a trouvé la mort vers -332 (nous renvoyons ici à notre précédent alinéa). Quand il voit au loin les manœuvres parfaitement coordonnées des décuries, des centuries, des manipules et des cohortes romains, Pyrrhos est pris d’un doute : devinant qu’affronter un ennemi aussi bien organisé sera difficile, il a une parole célèbre, et il décide d’attendre la venue de renforts alliés italiques ("[Pyrrhos] se porta en avant et campa dans la plaine qui s’étend entre Pandosia et Héraclée. Informé que les Romains campaient près de lui de l’autre côté du Siris, il s’avança à cheval vers le fleuve pour les observer. En voyant leurs postes, leur ordonnance, leur répartition à l’intérieur de leur camp, il manifesta son étonnement à son ami qui était à son côté en disant : “Mégaclès, l’organisation de ces barbares n’a rien de barbare, nous le constaterons quand elle sera à l’œuvre”. A partir de ce moment, inquiet pour l’avenir, il résolut d’attendre les alliés", Plutarque, Vie de Pyrrhos 18). Mais les Romains ne lui en donnent pas le temps. Ils franchissent le Siris pour provoquer la bataille avant que ses effectifs soient augmentés ("[Pyrrhos] avait établi en-deçà du fleuve un détachement chargé de s’opposer aux Romains au cas où ils tenteraient de traverser. Mais ces derniers traversèrent quand même en hâte, pour devancer l’arrivée des forces qu’il avait résolu d’attendre. Les fantassins passèrent à gué, les cavaliers en plusieurs points à la fois, de sorte que les Grecs craignant d’être enveloppés se retirèrent", Plutarque, Vie de Pyrrhos 18). Pyrrhos comprend bien le piège dans lequel ils veulent l’attirer : il refuse d’y tomber et ordonne à ses troupes de demeurer en retrait, tandis que lui-même avec un escadron s’avance au-devant de l’ennemi pour tenter de le refouler sur sa base de départ au-delà du Siris ("A cette nouvelle [de la traversée du Siris par les Romains], Pyrrhos surpris et troublé ordonna vite à ses stratèges de ranger son infanterie en bataille et d’attendre ses directives en armes, puis il partit avec trois mille cavaliers dans l’espoir de trouver les Romains encore occupés à passer le fleuve de façon dispersée. Mais quand il vit les milliers de boucliers qui brillaient au-dessus du cours d’eau et la cavalerie qui avancait en bon ordre, il fit serrer ses rangs et chargea soudain à la tête des siens", Plutarque, Vie de Pyrrhos 19 ; "Instruit de l’arrivée [de Pyrrhos] et pressé de le combattre avant qu’il eût reçu les secours de ses alliés, le consul romain Valerius Laevinus se hâta de lui présenter la bataille. Malgré son infériorité numérique, le roi n’hésita pas à l’accepter", Justin, Histoire XVIII.1). Durant cette première altercation, Pyrrhos, très repérable par son accoutrement et son attitude de chef, est ciblé par un Romain, qui le manque de peu ("[Pyrrhos] était aisément reconnaissable par la beauté éclatante de son armure et par son attitude, qui prouvait que sa valeur réelle n’était pas au-dessous de sa réputation : tout en payant de sa personne au milieu de la mêlée et en repoussant vigoureusement tout ce qui se présentait à lui, il ne perdait rien de sa présence d’esprit et pensait à tout comme s’il eût observé les choses de loin, dirigeant les charges, courant çà et là pour soutenir ceux qu’il voyait plier. Le Macédonien Léonnatos remarqua qu’un Italien à cheval suivait Pyrrhos dans tous ses mouvements. Il dit : “Roi, vois-tu ce cavalier barbare, monté sur un cheval noir aux pattes blanches ? Il semble méditer un mauvais coup, car son regard impatient et plein de feu te suit continuellement sans s’attacher à aucun autre. Défie-toi de cet homme”. Pyrrhos répondit : “Je ne peux pas l’en empêcher, mais je te garantis que ni celui-ci ni aucun autre Italien ne se réjouira d’avoir voulu nous affronter”. Ils parlaient encore lorsque l’Italien, prenant sa lance par le milieu et ramassant son cheval, fondit sur Pyrrhos. Il perça de sa lance le cheval du roi, mais en même temps le sien fut frappé par Léonnatos. Les deux chevaux tombèrent. Pyrrhos fut entouré et enlevé par ses amis, qui tuèrent l’Italien. Cet homme courageux était originaire de Férentum [aujourd’hui Forenza, dans la province italienne de Basilicate], il commandait un escadron de cavalerie et se nommait Oplacus", Plutarque, Vie de Pyrrhos 19). C’est un échec : les Romains ont réussi leur traversée, et Pyrrhos est renversé par le coup qui vient de tuer son cheval. De mauvaise grâce, il ordonne donc à ses troupes demeurées en retrait de s’avancer, et confie ses vêtements royaux à son lieutenant Mégaclès. L’organisation romaine que nous avons décrite précédemment montre alors toute son efficacité. Le jeu des décuries, des centuries, des manipules, des cohortes, rend vain l’allant de la phalange, qui chaque fois qu’elle se reforme charge dans le vide, et perd progressivement ses effectifs par le harcèlement des petites unités romaines parfaitement coordonnées ("Constatant que la cavalerie était bien engagée, [Pyrrhos] fit venir sa phalange dans la bataille. Il donna sa chlamyde et son armure à son ami Mégaclès, et étant ainsi dissimulé sous l’armure de ce dernier il chargea les Romains, qui le continrent et combattirent contre lui. L’affrontement fut longtemps indécis. On dit que sept fois les deux armées plièrent et reprirent l’offensive tour à tour", Plutarque, Vie de Pyrrhos 20). Soudain un cri se répand : les légionnaires romains ont tué Mégaclès, qu’ils confondent avec Pyrrhos à cause de l’échange de vêtements, les Grecs croient la bataille perdue. Mais Pyrrhos se montre. Les Grecs laissent éclater leur joie, l’enthousiasme des Romains, qui se disent que tout est à refaire, se refroidit ("Le changement d’armure, qui avait été momentanément utile au salut du roi, faillit tout perdre et lui enlever la victoire, car plusieurs se jetèrent sur Mégaclès. Un nommé Dexus le frappa et le renversa, lui enleva le casque et la chlamyde, et poussa son cheval vers Laevinus pour les lui montrer et crier qu’il avait tué Pyrrhos. A la vue de ces dépouilles qu’il porta parmi les rangs, les Romains poussèrent des cris de joie, et les Grecs consternés perdirent courage. Mais Pyrrhos informé accourut à cheval devant les siens, le visage découvert, leur fit signe de la main, et se fit reconnaître par la voix", Plutarque, Vie de Pyrrhos 20 ; "Mégaclès tomba mort. Aussitôt Pyrrhos jeta son casque loin de lui, et le combat reprit avec une force nouvelle. Le roi ayant échappé au danger contre toute attente, redonna confiance à ses soldats qui l’avaient cru mort. Les adversaires, trompés deux fois, voyant leur espoir s’évanouir, perdirent leur ardeur : par ce changement subit, ils s’attendirent à perdre face au courage que Pyrrhos fit renaître chez les siens", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 117 des livres I-XXXVI). Pour achever de casser les ardeurs romaines, Pyrrhos engage ses éléphants, ce qui provoque l’effroi des chevaux romains, et finalement la retraite des légionnaires ("Finalement, les éléphants dispersèrent les Romains, dont les chevaux en voyant de loin ces animaux se cabrèrent et emportèrent leurs cavaliers. Pyrrhos, profitant du désordre, fit donner la cavalerie thessalienne, mit les ennemis en déroute, et leur tua beaucoup de monde", Plutarque, Vie de Pyrrhos 20 ; "Sachant qu’il n’était pas en état de se mesurer avec les Romains, [Pyrrhos] avait amené des éléphants, qu’il lâcha contre eux. […] [Ces éléphants] lui venaient de la victoire qu’il avait remportée sur Démétrios Ier fils d’Antigone [en -288/-287]. Leur vue répandit l’épouvante parmi les Romains, qui les prirent pour toute autre chose que des animaux", Pausanias, Description de la Grèce, I, 12.3 ; "Les Romains avaient l’avantage, lorsque la vue des éléphants, qu’ils ne connaissaient pas encore, les effraya et les mit aussitôt en fuite", Justin, Histoire XVIII.1). Pyrrhos a ainsi transformé son échec initial en victoire, mais tous les auteurs antiques, même les plus favorables au roi épirote, disent bien que c’est une victoire qui lui coûte cher car il a perdu beaucoup de ses officiers principaux qu’il ne pourra pas remplacer, alors que les légionnaires romains tombés pourront rapidement être remplacés par des nouvelles recrues ("Les Macédoniens durent à ces monstres nouveaux [les éléphants] d’arracher la victoire à ceux qui les avaient vaincus dans un premier temps. Mais elle leur coûta cher, car Pyrrhos fut blessé grièvement et perdit une partie de son armée : il eut plus à se glorifier qu’à se réjouir de son triomphe", Justin, Histoire XVIII.1 ; "Denys [d’Halicarnasse, dans un passage du livre XIX de ses Antiquités romaines qui n’est pas parvenu jusqu’à nous] rapporte que les Romains perdirent au moins quinze mille hommes, Hiéronymos [de Cardia, dans son Histoire des diadoques qui n’est pas davantage parvenue jusqu’à nous] dit seulement sept mille. Selon Denys, Pyrrhos perdit treize mille hommes, alors que selon Hiéronymos ses pertes furent inférieures à quatre mille, mais c’étaient les plus braves de ses amis et de ses stratèges, ceux sur lesquels il comptait le plus", Plutarque, Vie de Pyrrhos 20). Sur un plan politique, néanmoins, c’est un succès. Pyrrhos s’étant battu avec ses seules forces grecques, il a prouvé aux cités italiques qui doutaient encore de ses capacités, que sa valeur militaire est à la hauteur de sa réputation. En conséquence, beaucoup d’entre elles étant rassurées sur ce point, le rejoignent au cours de sa marche vers Rome ("[Pyrrhos] s’empara du camp que les Romains avaient abandonné, attira à lui plusieurs des cités de leurs alliés, dévasta une grande étendue de territoire, et s’avança jusqu’à moins de trois cents stades de Rome. Beaucoup de Lucaniens et de Samnites le rejoignirent après cette bataille : il leur reprocha de venir trop tard, pour leur signifier fièrement que ses seules troupes et celles de Tarente avaient suffi à défaire la grande armée romaine", Plutarque, Vie de Pyrrhos 20 ; "Ce premier succès ouvrit [à Pyrrhos] les portes d’un grand nombre de cités. Les Locriens notamment embrassèrent le parti de Pyrrhos, et lui livrèrent la garnison romaine. Le roi renvoya sans rançon deux cents soldats romains ainsi tombés en son pouvoir, pour que Rome connût sa générosité après avoir connu sa vaillance", Justin, Histoire XVIII.1). Arrivé devant la grande cité, il trouve portes closes. Apparemment les Romains ne sont pas décidés à se rendre ("Les Romains n’ôtèrent pas le commandement à Laevinus, malgré le propos qu’on prête à Caius Fabricius pour qui “ce ne sont pas les Romains qui ont été vaincus par les Epirotes, mais Laevinus qui a été vaincu par Pyrrhos”, sous-entendant que la défaite n’était pas due à l’armée mais à son chef. On remplit les vides dans les régiments par des nouvelles levées, et on continua à parler de la guerre avec confiance et de fierté", Plutarque, Vie de Pyrrhos 21), mais en réalité, quand Pyrrhos envoie Cinéas négocier, on découvre que le Sénat est partagé ("[Pyrrhos] pensa que prendre la cité et s’y établir en maître absolu serait difficile avec les forces dont il disposait, mais qu’au contraire un traité de paix et d’amitié ajouterait grandement à l’honneur de sa victoire. Il leur députa donc Cinéas. Celui-ci se présenta aux premiers de la cité, en leur offrant des cadeaux de la part du roi pour leurs enfants et leurs femmes : aucun n’accepta, mais tous déclarèrent que si le traité était signé ils feraient tout pour témoigner au roi leur bonne volonté et leur gratitude. Ensuite Cinéas prononça devant le Sénat un discours persuasif et plein de beaux sentiments, mais il ne toucha personne, bien que Pyrrhos proposât de rendre sans rançon les hommes qui avaient été faits prisonniers dans la bataille et d’aider Rome à conquérir l’ltalie, et qu’en retour il demandât seulement amitié pour lui, sûreté pour les Tarentins, et rien de plus. Cependant beaucoup de sénateurs inclinaient pour la paix, à cause de la grande défaite déjà subie, et parce qu’ils s’attendaient à en subir une seconde en voyant l’accroissement des forces de Pyrrhos par l’adjonction de celles des Italiens", Plutarque, Vie de Pyrrhos 21 ; "Pyrrhos, roi d’Epire, après avoir remporté la victoire sur les Romains, désireux de réconstituer ses forces après le difficile combat, espérait que les Romains accueilleraient favorablement les propositions du Thessalien Cinéas, si renommé pour son éloquence qu’on le comparait à Démosthène. Admis au Sénat, celui-ci exalta le roi pour diverses raisons, notamment pour sa modération après la victoire : alors qu’il aurait pu marcher directement contre leur cité ou attaquer le camp des vaincus, Pyrrhos leur offrait la paix, son amitié et son alliance, à condition que les Tarentins fussent inclus dans le traité, que les Grecs d’Italie restassent libres d’obéir à leurs propres lois, et que les Romains restituassent aux Lucaniens, aux Samnites, aux Dauniens et aux Bruttiens tout ce qu’ils leur avaient pris dans la guerre. A ces conditions, Pyrrhos rendrait tous les prisonniers sans rançon. Les Romains hésitèrent longtemps, intimidé par le prestige de Pyrrhos et par le malheur qui leur était arrivé", Appien, Histoire romaine, III, fragments 22-23 ; la scène du refus des cadeaux se retrouve chez Justin ["Fabricius Luscinus, député par le Sénat romain, conclut un armistice avec le roi. Envoyé par Pyrrhos, Cinéas vint à Rome avec de riches cadeaux pour faire signer la paix, mais personne n’accepta ses dons", Histoire XVIII.2], chez Valère Maxime ["Pyrrhos, voyant que la terreur causée par son invasion se dissipait et que l’ardeur des Epirotes s’émoussait, voulut acheter la bienveillance du peuple romain dont il n’avait pu briser le courage : il fit transporter dans notre cité des somptueux cadeaux royaux. Mais c’est en vain que ses députés allèrent de maison en maison pour offrir ces présents riches et divers destinés aux hommes et aux femmes : aucune porte ne s’ouvrit pour recevoir ses dons. C’est ainsi que le courageux mais impuissant défenseur des insolents Tarentins échoua, en magnifiant les mœurs sévères des Romains plus que leurs armes", Actes et paroles mémorables IV.3, Exemples romains 14] et chez Diodore de Sicile dans un passage d’un livre perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète ["Cinéas fut envoyé en ambassade par Pyrrhos auprès des Romains pour mettre fin aux hostilités. Négociateur persuasif, il tenta aussi d’offrir des cadeaux de grande valeur aux gens influents. Mais ces derniers firent tous la même réponse : dans l’immédiat, il était leur ennemi, aucun cadeau ne convenait dans cette circonstance, en revanche s’il œuvrait à la paix et devenait l’ami des Romains on accueillerait avec plaisir ses cadeaux puisqu’on n’aurait plus rien à lui reprocher", Extraits, Sur les opinions 249]). Les Romains et Pyrrhos sont en fait dans une situation extrêmement tendue du genre : "Je te tiens, tu me tiens par la barbichette", où seul celui qui a les nerfs solides remportera la victoire. Pyrrhos a gagné la bataille d’Héraclée, mais beaucoup de ses cadres grecs y ont été tués. Des peuples italiques sont venus le rejoindre, mais leur loyauté reste hypothétique. Il peut assiéger Rome en se ravitaillant dans les campagnes alentour, mais en prenant le risque que les Carthaginois ou d’autres alliés de Rome - comme les Mamertins - attaquent ses arrières et coupent la route qui le relie à Tarente. Du côté romain, accepter les propositions de paix de Pyrrhos, qui semble un adversaire moins barbare que jadis les Gaulois ou naguère les Samnites, et qui ne réclame rien en retour sinon que les Romains n’interviendront plus dans les affaires de Tarente et plus généralement dans le sud-est de l’Italie, serait un bon moyen de l’éloigner de Rome, de le décrédibiliser aux yeux de ses récents alliés italiques, de le repousser vers les Carthaginois de Sicile, mais cela équivaudrait aussi à une déclaration de guerre contre ces Carthaginois avec lesquels on a convenu de ne faire aucune paix séparée contre les Grecs. Et sommes-nous certains que les peuples italiques accepteront ensuite de se replacer sous autorité romaine ? Sommes-nous certains que Pyrrhos serait un allié fiable et puissant dans une guerre contre ces peuples italiques livrés à eux-mêmes et contre les Carthaginois ? Et d’un point de vue moral, sommes-nous tombés si bas que nous n’avons pas d’autre choix que pactiser avec cet étranger grec qui a envahi notre terre italienne et qui a tué nos compatriotes à Héraclée ? Nos frères, nos pères et nos fils à Héraclée sont-ils morts pour rien ? Pyrrhos est sur le point de gagner son bras de fer diplomatique : les sénateurs sont prêts à signer la paix. Mais l’intervention du vieux Appius Claudius Caecus change tout, en déclarant que ne pas résister à Pyrrhos signifierait pour Rome la perte de son influence sur toute la péninsule italienne, car les peuples italiques ne manqueraient pas de se dire : "Nous n’avons pas à obéir à ces Romains qui se sont couchés devant les Epirotes, ces Grecs de seconde zone qui ont été pendant des siècles sous la domination de leurs compatriotes de Grèce, de Sicile et d’Italie" ("Mais Appius Claudius, personnage illustre que sa vieillesse et la perte de la vue avaient éloigné des affaires publiques et forcé de ne plus s’en mêler, informé des propositions de Pyrrhos et du bruit qui courait dans la cité que le Sénat allait accepter le traité, ne put contenir son indignation. Il ordonna à ses gens de le prendre et de le porter au Sénat, ils le transportèrent donc dans sa litière, à travers le forum. Arrivé à la porte de la salle, ses fils et ses gendres le reçurent, et l’introduisirent en le soutenant des deux côtés. Le Sénat fit silence, par honneur et par respect pour le vieillard. Appius prit aussitôt la parole : “Jusqu’à aujourd’hui, Romains, je m’affligeais de la perte de mes yeux : désormais je m’afflige aussi de n’être pas sourd, et d’entendre que vous vous laissez aller à des débats et à des avis honteux qui ternissent la gloire de Rome. Qu’est devenue cette image que vous donniez de vous à l’univers ? Vous disiez que si le célèbre Alexandre le Grand était venu en Italie et avait bataillé contre vous dans votre jeunesse et contre vos pères encore dans la force de l’âge, on ne le chanterait pas aujourd’hui comme un héros invincible parce qu’il aurait fui ou serait mort sur nos champs de bataille en grandissant la renommée de Rome. Tout cela n’était que baratin et bravade, puisque vous tremblez devant des Chaoniens et des Molosses qui sont la proie ordinaire des Macédoniens, devant un Pyrrhos qui n’est qu’un courtisan et un valet d’un des gardes d’Alexandre [allusion à la relation entre Pyrrhos et Ptolémée Ier, ex-somatophylaque d’Alexandre : nous avons vu dans notre alinéa précédent que Pyrrhos a épousé Antigone la belle-fille de Ptolémée Ier], qui vient vagabonder dans nos campagnes moins pour secourir les Grecs d’Italie que pour échapper aux ennemis qui le pressent dans son propre pays, qui vous propose de conquérir des territoires avec son armée alors qu’il n’a pas réussi à conserver une faible portion de la Macédoine. Vous croyez vous débarrasser de lui par un traité d’amitié, mais vous attirerez ainsi contre vous ses alliés : on vous méprisera parce que vous vous serez laissé corrompre, parce que vous aurez laissé partir Pyrrhos sans le punir des torts qu’il vous a faits, parce que vous aurez récompensé les insultes qu’il a adressées aux Romains en renforçant son emprise sur les Tarentins et les Samnites”", Plutarque, Vie de Pyrrhos 22 ; "Finalement Appius Claudius, surnommé l’Aveugle parce qu’il avait perdu la vue en vieillissant, ordonna à ses fils de le conduire au Sénat, où il dit : “J’ai été attristé de perdre ma vue, mais aujourd’hui je regrette de n’avoir pas perdu aussi l’audition, car jamais je ne me serais attendu à voir ou entendre de tels débats de votre part. Etes-vous si oublieux de vous-mêmes pour, à cause d’un malheur, qualifier ainsi d’ami plutôt que d’ennemi un homme qui conduit contre vous des Lucaniens et des Bruttiens et demande en leur nom que vous cédiez des biens que vos ancêtres leur ont pris ? Que signifie cela, sinon faire des Romains les serviteurs des Macédoniens ? Comment certains d’entre vous peuvent appeler une paix ce qui n’est qu’un esclavage ?”. Appius réveilla leur conscience par d’autres arguments : “Si Pyrrhos veut la paix et l’amitié des Romains, qu’il se retire d’Italie. Ensuite seulement il pourra envoyer son ambassade. Tant qu’il restera ici, il ne pourra jamais être ami, ni allié, ni juge, ni arbitre dans les affaires romaines”", Appien, Histoire romaine, III, fragment 23). Les sénateurs romains se ressaisissent, repoussent la proposition de paix, et renvoient Cinéas vers Pyrrhos ("Les paroles d’Appius retournèrent tous les esprits vers la guerre, et on congédia Cinéas avec cette réponse : “Quand Pyrrhos aura évacué l’Italie, il pourra parler de paix et d’alliance s’il en a besoin. Mais tant qu’il sera les armes à la main en ltalie, les Romains lui feront la guerre de toutes leurs forces, même s’il vainc en batailles dix mille Laevinus”", Plutarque, Vie de Pyrrhos 23 ; "Le Sénat apporta à Cinéas la réponse qu’Appius leur avait conseillée. On décréta la levée de deux nouvelles légions pour Laevinus, en faisant publier que quiconque se porterait volontaire à la place de ceux qui étaient tombés devraient mettre leurs noms sur la liste de l’armée", Appien, Histoire romaine, III, fragment 24). Cinéas, après avoir rapporté son échec diplomatique, conclut par une formule célèbre, comparant le Sénat romain à une assemblée de rois, et l’armée romaine à l’hydre de Lerne dont les membres coupés renaissent toujours ("On dit que Cinéas, tout en conduisant assidument les négociations, observa la vie ordinaire des Romains, étudia leur gouvernement et conversa avec leurs principaux représentants. En rendant compte à Pyrrhos de sa mission, il déclara : “Le Sénat ressemble à une assemblée de rois, et lutter contre ce peuple revient à lutter contre l’hydre de Lerne : le consul a déjà levé une armée deux fois plus importante que la première, et les Romains en état de porter les armes sont suffisamment nombreux pour en former plusieurs autres”", Plutarque, Vie de Pyrrhos 23 ; "L’orateur Cinéas fut député à Rome. A son retour, Pyrrhos l’interrogea sur l’organisation de cette cité et sur tout ce qui l’avait frappé : “J’ai vu un peuple de rois”, répondit-il, sous-entendant que tous les Romains étaient aussi méritants que l’était Pyrrhos à l’égard des Grecs", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 131 des livres I-XXXVI ; "Cinéas vint annoncer à son maître qu’Appius Claudius avait fait rejeter la paix. Interrogé sur ce qu’il pensait de Rome, il répondit qu’il avait cru voir une cité de rois", Justin, Histoire XVIII.2 ; "On dit aussi que quand Pyrrhos demanda à Cinéas davantage de renseignements sur Rome, ce dernier répondit : “C’est une cité de stratèges”. Pyrrhos fut étonné, Cinéas corrigea alors : “C’est une cité de rois”", Appien, Histoire romaine, III, fragment 24). Pyrrhos décide de provoquer une nouvelle bataille. Il avance jusqu’à Anagni ("Quand Pyrrhos vit qu’il n’y avait aucun espoir de paix du Sénat, il marcha vers Rome, dévastant tout sur son passage. Il avança jusqu’à la cité d’Anagni", Appien, Histoire romaine, III, fragment 24). Saccageant tout au cours de sa marche, il constate que les Romains ne sont décidément pas des barbares mais des cultivateurs émérites, contrairement aux autres peuples italiques ("Pyrrhos craignait d’être cerné par les Romains dans des lieux inconnus. Ses alliés lui témoignèrent leur mécontentement. En voyant leurs pays, il leur dit : “Vous n’avez en effet rien en commun avec les Romains : leurs terres sont couvertes d’arbres de toutes sortes et de vignobles, et leurs champs sont riches de cultures, les vôtres au contraire sont tellement dévastées qu’on se demande si elles ont jamais été habitées”", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 124 des livres I-XXXVI), et apercevant par intermitence les troupes romaines reconstituées et à nouveau prêtes au combat alors que les siennes sont clairsemées par les morts de la dernière bataille il conclut qu’en effet l’armée romaine est comme l’hydre de Lerne ("Dans sa retraite, Pyrrhos croisa Laevinus. A la vue de son armée beaucoup plus nombreuse qu’auparavant, il s’écria : “Les bataillons des Romains ont été taillés en pièces, mais ils renaissent comme l’hydre”. Il n’osa pas avancer davantage : il rangea son armée en ordre de bataille, mais refusa le combat", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 124 des livres I-XXXVI ; "On décréta la levée de deux nouvelles légions pour Laevinus, en faisant publier que quiconque se porterait volontaire à la place de ceux qui étaient tombés devraient mettre leurs noms sur la liste de l’armée. Cinéas, qui était toujours présent, vit la multitude se presser de s’inscrire. On dit qu’à son retour il déclara à Pyrrhos : “Nous faisons la guerre contre l’hydre”. Certains disent que ce n’est pas Cinéas mais Pyrrhos lui-même qui eut ce mot, en voyant la nouvelle armée romaine plus grande que la précédente, les forces de Laevinus ayant été augmentées par celles de Coruncanius l’autre consul, venues d’Etrurie", Appien, Histoire romaine, III, fragment 24). Ses troupes étant trop encombrées par le butin qu’elles ont pillé dans la campagne romaine, il pense qu’elles ne sont pas en état de se battre, et fait demi-tour pour aller passer l’hiver -280/-279 dans le sud de l’Italie ("Son armée était encombrée de butin et de beaucoup de prisonniers, il décida en conséquence de reporter la bataille. Il retourna vers la Campanie, ses éléphants à l’avant, et dispersa son armée en quartiers d’hiver dans différentes cités", Appien, Histoire romaine, III, fragment 24). Durant cet hiver, il reçoit la visite de Caius Fabricius Luscinus, ex et futur consul romain, qui l’impressionne beaucoup (cette rencontre est très longuement relatée par Plutarque au paragraphe 23 à 25 de sa Vie de Pyrrhos, par Denys d’Halicarnasse dans les fragments 8 à 18 conservés du livre XIX de ses Antiquités romaines, par Dion Cassius dans les fragments 125 à 129 conservés des livres I-XXXVI de son Histoire romaine, par Appien dans les fragments 25 et 26 conservés du livre III de son Histoire romaine). Le doute qui l’a assailli lors de son premier contact avec les Romains, juste avant la bataille d’Héraclée, mue en obsession : dans cette Italie qu’il ne connaissait pas avant d’y débarquer, les Romains semblent vraiment les seuls êtres civilisés, les seuls alliés qu’il aurait dû se ménager pour mener à bien son grand projet de conquête occidentale. Mais il est prisonnier de sa position, il ne peut plus s’entendre avec les Romains sans perdre sa base grecque italique, dernière force qui lui reste depuis la disparition d’une grande quantité de ses compatriotes épirotes à la bataille d’Héraclée. Au printemps -279, Pyrrhos se retrouve donc face à l’armée romaine du côté d’Ausculum (aujourd’hui Ascoli Satriano dans la province italienne de Foggia). La nouvelle bataille qui s’engage nous est connue par les paragraphes 26 et 27 de la Vie de Pyrrhos de Plutarque qui puise dans l’Histoire des diadoques d’Hiéronymos de Cardia contemporaine des faits, et par un long fragment du livre XX des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse qui a heureusement traversé les siècles. Les effectifs sont équivalents ("Les effectifs du roi s’élevaient à soixante-dix mille fantassins, dont six-mille Grecs qui avaient traversé la mer Ionienne. Du côté romain, on comptait plus de soixante-dix mille fantassins, dont environ vingt mille Romains. Les cavaliers romains étaient environ huit mille, Pyrrhos en avaient un peu plus, et dix-neuf éléphants", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 1.8). Pyrrhos a tiré les leçons de la bataille d’Héraclée quelques mois plus tôt. Ayant constaté la vanité de la phalange grecque contre les unités autonomes, parfaitement coordonnées et très mobiles qui constituent la légion romaine, il décide de copier l’ennemi : il casse la phalange en plusieurs parties auxquelles il adjoint des groupes d’archers et de frondeurs équipés légèrement. Il espère ainsi jouer le rôle du berger avec son troupeau : les groupes d’archers et de frondeurs, plus mobiles encore et plus agressifs que les décuries, centuries, manipules et cohortes, tâcheront de rassembler ces éléments romains épars pour les rabattre sur les phalanges comme les chiens du berger rassemblent les moutons dispersés dans la plaine pour les pousser vers l’abattoir. Par ailleurs, devinant que l’effet de surprise provoqué par les éléphants à la fin de la bataille d’Héraclée ne se reproduira pas, il laisse ces animaux à l’arrière pour les utiliser comme des murs de colmatage au cas où sa ligne serait enfoncée ("Le roi Pyrrhos plaça la phalange macédonienne à l’aile droite avec les mercenaires italiens de Tarente. Ensuite se trouvaient les Ambraciotes, puis la phalange des Tarentins équipés de boucliers blancs avec les alliés Bruttiens et Lucaniens. Au centre il plaça en rangs les Thesprotes et les Chaoniens, et à côté d’eux des mercenaires étoliens, acarnaniens et athamanéens. Enfin les Samnites constituaient l’aile gauche. Les cavaliers samnites, thessaliens et bruttiens étaient avec les mercenaires de Tarente sur l’aile droite, les cavaliers ambraciotes, lucaniens et tarentins étaient avec les mercenaires grecs d’Etolie et d’Acarnanie, et les cavaliers macédoniens étaient avec les Athamanéens sur la gauche. Il divisa les troupes légèrement armées et les éléphants en deux groupes, qu’il plaça respectivement derrière les deux ailes, à distance et sur une position dominant un peu la plaine. Lui-même avec l’Agéma comptant environ deux mille hommes, se mit en retrait de la ligne de bataille, de manière à faciliter rapidement les troupes en difficulté", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 1.1-4). Plutarque précise que le site est peu propice aux grands mouvements de masse à la grecque, autant qu’aux manœuvres combinées de harcèlement à la romaine ("[Pyrrhos] fit avancer son armée, et rencontra les Romains près de la cité d’Ausculum, dans une position désavantageuse pour la cavalerie, près d’une rivière dont les bords étaient escarpés et couverts de bois et où ses éléphants ne pouvaient pas manœuvrer. Ce fut donc une bataille de fantassins, où on compta beaucoup de blessés et de morts, qui ne cessa qu’à la nuit", Plutarque, Vie de Pyrrhos 26) : cela relève peut-être aussi de la volonté de Pyrrhos, qui a observé à Héraclée que les petites formations romaines sont difficilement préhensibles car elles avancent quand on recule et elles reculent quand on avance, et qui peut espérer que dans cet endroit exigu, comme dans un entonnoir, elles ne pourront plus avancer ni reculer à leur guise. Malheureusement pour lui, les Romains ne sont pas des moutons impressionnables : n’attendant pas d’être malmenés par les nouvelles dispositions de Pyrrhos, ils mettent en mouvement leurs quatre légions avec beaucoup de sang-froid, et ils ont fabriqué des véhicules fortifiés destinés à se faufiler parmi les éléphants - qui ne les effraient plus, comme Pyrrhos l’a deviné ("Les Romains, qui n’avaient jamais vu des éléphants, effrayés d’abord par l’aspect de ces monstres, réfléchirent bientôt qu’ils étaient mortels et qu’aucun animal n’est supérieur à l’homme en intelligence et même parfois en force, et ils reprirent courage", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 122 des livres I-XXXVI) - sans risquer d’être écrasés, pour les attaquer au plus près à coups de flèches, de lances, de pierres et de fourgons enflammés ("Les consuls disposèrent la Ière légion sur leur aile gauche, face à la phalange macédonienne, aux mercenaires de Tarente et aux Ambraciotes. A côté ils placèrent la IIIème légion, face à la phalange des Tarentins portant des boucliers blancs et de leurs alliés bruttiens et lucaniens. Ensuite venait la IVème légion, face aux Molosses, aux Chaoniens et aux Thesprotes. Enfin la IIème légion se trouvait sur l’aile droite, face aux mercenaires grecs d’Etolie, d’Acarnanie et d’Athamanès, ainsi qu’à la phalange samnite équipée de longs boucliers. Les Latins, les Campaniens, les Sabins, les Ombriens, les Volsques, les Marrucins, les Péligniens, les Férentins et tous leurs autres sujets furent divisés en quatre contingents et mélangés avec les légions romaines pour qu’aucun point de la ligne ne fût faible. Leurs cavaliers et ceux de leurs alliés furent répartis sur les deux ailes. Ils maintinrent en retrait les troupes légères, ainsi que trois cents chariots conçus pour lutter contre les éléphants. Ces dispositifs qu’on pouvait déplacer dans toutes les directions aussi rapidement que la pensée, étaient constitués de panneaux verticaux montés sur des poutres horizontales mobiles dont les extrémités étaient garnies de tridents ou de faux en fer, ou de lourds grappins, ils tiraient de nombreux fourgons inflammables, barbouillés de poix et hérissés de crochets : les hommes debout sur ces chariots à quatre roues, archers et frondeurs, devaient mettre le feu aux fourgons dès qu’ils seraient suffisamment prêts des éléphants, et lancer leurs projectiles contre les troncs et les têtes de ces bêtes", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 1.4-7). Le combat commence, et comme prévu se fige rapidement dans un corps-à-corps sanglant, l’étroitesse du lieu empêchant tout mouvement des cavaliers, tandis que les petites formations de légionaires et les groupes d’archers et de frondeurs grecs se courent les uns derrière les autres sans réussir à se fuir ni à s’atteindre à cause du relief accidenté ("Lorsque les signaux de bataille furent hissés, les soldats entamèrent leurs chants de guerre, puis s’avancèrent au combat en criant le nom d’Enyalios ["Enu£lioj", "le Belliqueux", surnom du dieu de la guerre Arès] et en manifestant leur savoir-faire, tandis que les cavaliers des deux ailes appliquèrent leurs tactiques les plus avantageuses. On entra au contact des Romains, et les cavaliers grecs accompagnèrent le mouvement. Pressés par les Grecs, les Romains se resserrèrent auprès de leurs cavaliers qui tenaient bien leurs rênes. Un combat d’infanterie commença. Les cavaliers grecs, constatant que la valeur de leurs homologues romains équivalait la leur, inclinèrent vers la droite l’un devant l’autre, avant de pivoter en piquant les éperons pour assaillir les rangs ennemis. L’affrontement entre fantassins ressembla à celui des cavaliers dans l’ensemble, mais différa dans le détail. L’aile droite de chaque armée était la plus forte, la gauche la plus faible, mais aucun des deux adversaires ne tourna honteusement le dos : on maintint les rangs en se protégeant avec les boucliers, en reculant graduellement", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 2.1-3). C’est au centre que tout va se jouer, où les IIIème et IVème légions luttent contre les Epirotes renforcés par des Bruttiens et des Lucaniens. Les Epirotes en difficulté reculent. Pyrrhos envoie des éléphants pour combler le trou qui commence à s’agrandir dans cette partie de la ligne de front. Les Romains utilisent leurs véhicules fortifiés pour tenter de les contenir, en vain ("Du côté du roi, les Macédoniens se distinguèrent par leur bravoure en repoussant la Ière légion romaine et les Latins avec elle. Du côté romain, la IIème légion s’illustra aussi contre les Molosses, les Thesprotes et les Chaoniens. Le roi ordonna que les éléphants fussent avancés vers cette portion de ligne en difficulté. Les Romains montés sur les chariots, en apprenant leur approche, se portèrent à leur rencontre. Au début, ils continrent la ruée de ces bêtes en lançant leurs fourgons enflammés et en les frappant aux yeux. Mais les cornacs continuèrent de diriger les animaux vers l’avant et jetèrent leurs projectiles d’en-haut, tandis que les troupes légères au milieu de la fumée entourèrent les chariots et paralysèrent les bœufs. Les hommes descendirent alors des chariots et se réfugièrent auprès des fantassins les plus proches, causant une grande confusion", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 2.4-5). Mais les Bruttiens et les Lucaniens s’enfuient, entraînant les Tarentins dans leur défection ("Les Lucaniens et les Bruttiens au centre, après s’être faiblement battus, furent mis en fuite par la IVème légion. Quand cet endroit de la ligne céda et fut dépassé par les ennemis, les Tarentins qui étaient juste à côté tournèrent le dos à leur tour et s’enfuirent", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 2.6). Pyrrhos se précipite avec des Macédoniens de l’aile droite, il reforme la ligne, mais soudain il voit au loin son camp en flammes : un contingent allié des Romains, arrivé trop tard pour participer à la bataille, a estimé pouvoir néanmoins contribuer à la défaite des Grecs en s’emparant de leurs bagages laissés à l’arrière ("Quand le roi Pyrrhos apprit que les Lucaniens, les Bruttiens et les Tarentins étaient en déroute et que la partie de la ligne qu’ils tenaient était enfoncée, il envoya une partie des cavaliers qui étaient avec lui et de l’aile droite, en pensant que ces renforts seraient suffisant pour soutenir ceux que les Romains chassaient. Mais les dieux s’exprimèrent en faveur des Romains. Quatre mille fantassins et environ quatre cents cavaliers dauniens, originaires dit-on de la cité d’Argyrippa qu’on appelle aujourd’hui Arpi [site archéologique à une dizaine de kilomètres au nord-est de l’actuelle Foggia], envoyés pour aider les consuls, arrivèrent par la route qui conduisait sur les arrières de l’ennemi, vers le camp du roi. En voyant tous les hommes dans la plaine, ils s’arrêtèrent pour se livrer à toutes sortes de spéculations. Ils décidèrent finalement de ne pas descendre des hauteurs pour prendre part à la bataille, ne sachant pas où étaient précisément les forces amies et ennemies et où ils devaient attaquer pour aider leurs alliés, et ils pensèrent préférable de cerner et détruire le camp parce que cela leur rapporterait beaucoup de butin et provoquerait aussi un grand trouble chez l’adversaire quand il verrait soudain ses bagages en feu à une vingtaine de stades de distance. Cette décision prise, ils attaquèrent le camp de tous côtés, ayant appris par des prisonniers capturés au moment où ils étaient sortis pour ramasser du bois, que seul un très petit nombre le gardait", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 3.1-3). La bataille de position devient une bataille de mouvement. Pyrrhos, ayant ainsi perdu beaucoup de ses biens matériels après avoir perdu beaucoup de ses soldats, tourne la bride et part avec un escadron et ses éléphants pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Quand il arrive sur place, le camp est totalement ruiné. Pendant ce temps, la ligne de front a complètement éclaté, les IIIème et IVème légions se sont engouffrées et se répandent dans la vallée à la poursuite des Grecs et des Italiques en fuite. Pyrrhos repart au combat, il se lance en personne avec son escadron et les éléphants contre ces deux légions ("Apprenant l’attaque du camp dès son commencement par un cavalier, Pyrrhos décida aussitôt de laisser le gros de sa phalange dans la plaine pour ne pas en perturber les opérations, et de foncer avec son cheval à travers les lignes ennemies, en détachant avec lui des éléphants et des cavaliers émérites. Alors qu’il était encore en route, le camp fut pris et incendié. Ceux qui accomplirent cet exploit, informé que les renforts conduits par le roi arrivaient sur eux, s’enfuirent vers une colline inaccessible aux bêtes et aux chevaux. Le roi et son détachement arrivèrent trop tard pour être utiles, ils se retournèrent donc contre les Romains des IIIème et IVème légions qui s’étaient avancés loin devant les autres à la poursuite de leurs ennemis", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 3.3-5), qui se dispersent sur une colline voisine. Les groupes d’archers et de frondeurs créés avant la bataille montrent toute leur utilité à partir de ce moment : plus légers et mobiles que les décuries et les centuries romaines lourdement équipées, ils ont surtout l’avantage de pouvoir assener leurs coups à distance. Les deux légions sont décimées ("Mais les Romains prévinrent l’arrivée [de Pyrrhos] en courant vers un endroit élevé et abondamment boisé, et se disposèrent en ordre de bataille. Les éléphants, incapables de monter à cette hauteur, ne leur firent aucun mal, ni les escadrons de cavalerie. Les archers et les frondeurs en revanche leur lancèrent des projectiles de tous les côtés, blessant et tuant un grand nombre d’entre eux. Quand ses lieutenants lui apprirent comment les choses évoluaient dans ce secteur, Pyrrhos y envoya les Acarnaniens, les Athamanéens et une partie des Samnites, qu’il préleva de la ligne de front, tandis que le consul romain y détacha aussi des escadrons en quantité adéquate. Une nouvelle bataille très sanglante de cavaliers et de fantassins commença", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 3.5-6). La journée s’achève par le retrait des troupes romaines survivantes, tandis que les hommes de Pyrrhos n’ayant plus de camp, plus de vivres, plus de ressources à défendre dans la vallée, passent la nuit à la belle étoile et le ventre vide en comptant leurs plaies ("Le soleil commençant à descendre, les consuls romains imitèrent le roi en rappelant leurs troupes, qui retraversèrent le fleuve et atteignirent leur camp avant que l’obscurité fut complète. Les forces de Pyrrhos, ayant perdu tentes, bêtes de somme, esclaves et bagages, passèrent la nuit à ciel ouvert sur la hauteur, le ventre vide, en compagnie des nombreux blessés qui périrent faute de soins. Tel fut le résultat de la deuxième bataille entre les Romains et Pyrrhos près de la cité d’Ausculum", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, XX, fragment 3.7). Telle est la fin de la bataille selon Denys d’Halicarnasse. Selon Plutarque, elle continue le lendemain, Pyrrhos laissant sur la colline une partie de ses troupes et rassemblant archers, frondeurs, phalangistes et éléphants dans la plaine pour un ultime assaut. Les Romains, qui ont perdu beaucoup d’hommes, ne se laissent toujours pas impressionner : préférant l’honneur plutôt que le discrédit, ils s’engagent à l’épée contre les sarisses des phalangistes, sous les projectiles ennemis ("Le lendemain, [Pyrrhos] s’arrangea pour combattre en terrain plat pour pouvoir lancer ses éléphants contre les Romains. Il laissa un gros contingent occuper les endroits difficiles d’accès, et mêla les archers et les lanciers aux éléphants en leur ordonnant d’avancer en formation serrée avec vigueur et impétuosité. Les Romains, n’ayant plus les mêmes moyens que la veille d’avancer et de reculer de façon latérale, attaquèrent de front sur le terrain plat pour tenter d’enfoncer la phalange avant l’arrivée des éléphants. Ils soutinrent une lutte terrible avec leurs épées contre les longues lances des ennemis, risquant délibérément leur vie, ne cherchant qu’à blesser et à tuer sans se soucier de parer les coups qu’on leur portait", Plutarque, Vie de Pyrrhos 26). Les survivants romains de ce combat inégal regagnent finalement leur camp quand l’inutile succède à l’honneur ("L’affrontement dura longtemps. Enfin les Romains plièrent sur le point où était Pyrrhos, qui resserra ses troupes en masse contre la ligne adverse, et acheva de la rompre par la force et l’impétuosité de ses éléphants. Le courage des Romains leur devenant inutile : emportés comme par un flot impétueux, ou comme par un tremblement de terre qui dérobait le sol sous leurs pieds, ils jugèrent non nécessaire de résister ni d’attendre la mort sans pouvoir se défendre et en subissant d’atroces souffrances, et regagnèrent leur camp qui heureusement n’était pas loin", Plutarque, Vie de Pyrrhos 26). Peu importe qu’elle se soit déroulée sur un jour ou sur deux, la bataille d’Ausculum s’achève par la victoire de Pyrrhos. Mais c’est une victoire au goût de défaite, comme Pyrrhos le reconnaît lui-même en concluant par une nouvelle phrase qui passera à la postérité : "Encore une victoire comme celle-là et nous sommes perdus" ("[Les Romains] perdirent six mille hommes, selon Hiéronymos. Les registres royaux indiquent qu’on compta trois mille cinq cents morts du côté de Pyrrhos. Denys ne dit pas que la bataille d’Ausculum se déroula sur deux jours, ni que les Romains y furent vraiment vaincus, mais qu’elle dura jusqu’au coucher du soleil, que les armées se séparèrent difficilement, que Pyrrhos fut blessé au bras d’un coup de lance, que les Samnites plièrent leurs bagages, et que dans cette journée périrent plus de quinze mille hommes du côté de Pyrrhos et du côté des Romains. On raconte que quand les deux armées se séparèrent, Pyrrhos répondit à un de ceux qui le félicitaient : “Encore une victoire contre les Romains, et nous aurons tout perdu”. Cette bataille lui coûta effectivement une grande partie des forces qu’il avait amenées, tous ses amis, et beaucoup de ses stratèges, et il ne savait pas comment combler ces pertes car il voyait ses alliés italiques se refroidir alors que le camp des Romains se remplissait toujours, comme s’ils avaient possédé une source inépuisable, et que leurs défaites au lieu d’émousser leur courage ne faisaient qu’exciter leur colère, exciter leur vigueur, renforcer leur volonté de terminer heureusement cette guerre", Plutarque, Vie de Pyrrhos 27). C’est de cet affrontement que les Romains et leurs héritiers feront l’expression "victoire à la Pyrrhus", équivalent latin de l’expression grecque "victoire à la cadméenne", désignant une victoire qui porte l’échec au lieu du succès, comme l’explique Diodore de Sicile dans un passage d’un livre perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète ("Le roi Pyrrhos perdit beaucoup des Epirotes venus avec lui. Quand un de ses amis lui demanda comment la bataille avait tourné, il répondit que “s’il gagnait encore une telle bataille contre les Romains, aucun des soldats ayant effectué la traversée avec lui ne survivrait”. Tous ses succès furent en vérité des victoires à la cadméenne, pour reprendre l’expression adéquate [en référence au duel qui a opposé à l’ère mycénienne les Cadméens Etéocle roi de Thèbes et Polynice prétendant à la couronne thébaine : Polynice a emporté la victoire sur son rival, mais inutilement car celui-ci l’a blessé mortellement avant de mourir] : par l’étendue de leur empire les vaincus ne furent jamais affaiblis, alors que le vainqueur subit les dommages catastrophiques endurés d’ordinaire par les vaincus’", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 248). Pyrrhos a reçu confirmation que les Romains ne sont pas une armée de papier, et se dit qu’il aurait mieux fait de s’allier avec eux contre les Tarentins plutôt que le contraire, en concluant par une autre phrase célèbre que d’Artagnan pastichera face à Richelieu : "Il y a autant de gloire à les combattre que d’honneur à les commander" ("Plusieurs félicitaient Pyrrhos de sa victoire. Il se montra heureux de la gloire qu’il venait de recueillir, mais il ajouta que s’il devait encore remporter une telle victoire il perdrait tout. On dit aussi que, plein d’admiration pour les Romains malgré leur défaite, il les mit au-dessus de ses soldats en déclarant : “J’aurais déjà conquis l’univers si j’étais leur roi”", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 118 des livres I-XXXVI). Il s’incline respectueusement sur leurs dépouilles ("Pyrrhos fit rendre avec soin les honneurs funèbres aux Romains morts dans cette bataille. On dit que, transporté d’admiration en voyant l’air menaçant de leur visages figés et leurs blessures à la poitrine, il éleva ses mains au ciel en souhaitant d’avoir de tels alliés, jugeant qu’il lui serait ainsi facile de devenir le maître du monde", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 119 des livres I-XXXVI), en sachant que leurs compatriotes pourront facilement reconstituer les légions vaincues, alors qu’il ne lui reste qu’un camp en cendres, des éléphants blessés, des soldats éreintés qui lui réclament récompense (et qui partent se servir eux-mêmes en ravageant les environs quand il leur répond qu’il n’a plus les moyens de satisfaire leur demande : "Les soldats de Pyrrhos, Epirotes et alliés, se livrèrent avec acharnement à un pillage facile et sans danger. Les Epirotes, fatigués de supporter tous les efforts alors qu’ils s’étaient engagés dans l’expédition pleins d’espoirs, ravagèrent un pays ami. Cela servit les intérêts de Rome. Les peuples italiques qui avaient embrassé la cause de Pyrrhos, se refroidirent effectivement quand ils virent les Epirotes piller ces terres comme si elles avaient été celles des ennemis, et conclurent que les actes de Pyrrhos n’étaient pas de même nature que ses promesses", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 123 des livres I-XXXVI), des alliés dont l’efficacité est très douteuse (rappelons que ce sont les Bruttiens et les Lucaniens qui en s’enfuyant ont ouvert la ligne de front) et dont la loyauté est très suspecte (on peut dire à leur décharge que leurs hésitations sont compréhensibles : même si le génie militaire de Pyrrhos s’est bien manifesté lors des deux batailles d’Héraclée et d’Ausculum, il ne sera certainement pas suffisant pour écraser les inépuisables Romains). Comment sortir sans honte de ce guêpier ? Il traîte les prisonniers romains avec tous les égards possibles, et finalement les relâche en espérant que cela l’aidera à se rapprocher de Rome ("Pyrrhos chercha d’abord à persuader les nombreux soldats romains tombés en son pouvoir, de marcher avec lui contre leur patrie, mais ils refusèrent. Il essayait donc de les amadouer en leur épargnant les chaînes et en n’employant contre eux aucun mauvais traitement. Il les rendit même sans rançon, espérant par leur intermédiaire s’emparer de Rome sans combattre", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 121 des livres I-XXXVI). Quand soudain arrivent deux messagers. Le premier arrive de Grèce, pour l’informer de l’invasion celte/gauloise que nous avons racontée à la fin de notre précédent alinéa, et de la mort de Ptolémée Kéraunos. Le second arrive de Sicile, envoyé par les Syracusains assiégés par les Carthaginois. Pendant l’hiver -280/-279 ou début -279, officiellement pour respecter leur traité avec les Romains et les soulager de la menace que Pyrrhos, parvenu aux portes de Rome après sa victoire à Héraclée, faisait planer sur eux, officieusement parce qu’ils ont jugé l’occasion idéale - Grecs d’Italie et Romains sont alors face-à-face dans le Latium au nord - pour s’approprier enfin toute l’île de Sicile, les Carthaginois aidés par les Mamertins ("Ceux qui avaient assassiné les Messéniens, les Mamertins, conclurent une alliance avec les Carthaginois, et décidèrent d’empêcher avec eux que le roi Pyrrhos passât en Sicile", David Hoeschel, Fragments, Livre XXII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile 8) ont effectivement lancé leurs troupes contre Rhégion dont la fidélité à Rome s’était émoussée et qui menaçait d’ouvrir ses portes à Pyrrhos ("Après avoir conclu le traité avec les Romains, les Carthaginois embarquèrent cinq cents hommes à bord de leurs navires et lancèrent des attaques soudaines contre Rhégion tout en s’abstenant d’en faire le siège, ils incendièrent les dépôts de bois destinés aux constructions navales et gardèrent le détroit avec attention, guêtant le moment où Pyrrhos le franchirait", David Hoeschel, Fragments, Livre XXII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile 9), et contre les cités grecques siciliennes ("Les Carthaginois assiégèrent Syracuse par terre et par mer, mouillèrent une centaine de navires devant le grand port. Cinquante mille fantassins campèrent près des remparts, ils obligèrent les Syracusains à demeurer enfermés dans leurs murailles et ravagèrent tout leur territoire, qu’ils transformèrent en désert", David Hoeschel, Fragments, Livre XXII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile 11 ; on suppose que parmi ces fantassins à la solde de Carthage qui assiègent Syracuse se trouvent des Mamertins). L’échec de Pyrrhos devant Rome et sa victoire très coûteuse à Ausculum a renversé la donne. L’aventurier grec, troublé par l’organisation romaine, guéri de ses désirs de conquêtes au nord, esseulé par la perte de ses compagnons d’armes les plus proches, et même tenté de pactiser avec les Romains, risque naturellement de se retourner vers le sud pour y reconstituer une armée et y accomplir des nouvelles prouesses militaires pour que son retour en Grèce n’ait pas l’allure d’une dérobade. Les Carthaginois ont donc envoyé une flotte vers Rome, présentée comme une flotte de secours, pour inciter les Romains à continuer la guerre sur le sol italien. Mais les Romains, qui sont aussi bons politiciens que bons tacticiens au combat, ont compris le sens caché de leur démarche, et, n’étant plus sous la menace directe d’une invasion de leur cité, face à un adversaire grec très diminué depuis la bataille d’Ausculum, sont désormais en situation de force face à leurs soi-disant alliés carthaginois : ils n’ont pas envie de laisser ces derniers s’emparer à leurs dépens de la Sicile et du sud de l’Italie, ils repoussent donc courtoisement mais fermement le soutien militaire qu’on leur propose, dont ils n’ont plus besoin ("Pendant la guerre que Rome soutint contre Pyrrhos, les Carthaginois envoyèrent à Ostie une flotte de cent trente navires pour secourir les Romains. Mais le Sénat décida d’envoyer des députés au commandant de cette flotte pour lui déclarer que “le peuple romain n’entreprenait aucune guerre sans être en état de la soutenir par ses propres forces, et que les Carthaginois pouvaient en conséquence remmener leur flotte”", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables III.7, Exemples romains 10). Justin précise que les Carthaginois, n’ayant pas réussi à obtenir une relance de la guerre sur le sol italien par leurs soi-disant alliés romains, essaient vainement d’acheter la paix en rencontrant secrètement Pyrrhos ("Magon, envoyé par Carthage avec cent vingt navires pour secourir les Romains, se présenta au Sénat en déclarant que “les Carthaginois n’avaient pu voir sans colère un roi étranger porter la guerre au cœur de l’Italie” et avaient décidé en conséquence d’“apporter à Rome des défenses étrangères pour contrer les attaques de l’étranger”. Le Sénat remercia Carthage, mais refusa son aide. Alors le rusé Carthaginois Magon alla secrètement trouver Pyrrhos, en apparence pour traiter de la paix au nom de Carthage, en réalité pour étudier ses projets sur la Sicile, où on l’avait appelé. En fait, les Carthaginois n’avaient offert leur secours aux Romains que pour retenir Pyrrhos en Italie, pour qu’ils y prolongeassent la guerre et l’empêchassent ainsi de passer en Sicile", Justin, Histoire XVIII.2). C’est pour les aider à briser le siège de leur cité, en rappelant le lien de parenté existant entre leur ancien tyran Agathocle et Pyrrhos, que les Syracusains ont envoyé ce second messager. Pyrrhos a donc le choix entre deux destins : la Grèce ou la Sicile ? la Sicile ou la Grèce ? Il choisit la Sicile ("Au milieu de ces difficultés [les conséquences de la dure victoire d’Ausculum], [Pyrrhos] fut soudain renvoyé à ses espoirs chimériques. On vint lui proposer des travaux, et il dut choisir. Des députés remirent entre ses mains Agrigente, Syracuse et Léontine, en le priant de chasser de l’île les Carthaginois et de renverser les tyrans. En même temps, d’autres députés lui apprirent que Ptolémée Kéraunos avait péri avec son armée dans une bataille contre les Galates, et que les Macédoniens avaient besoin d’un roi. Pyrrhus maudit Tychè ["TÚch", océanide incarnant la fortune, le sort, le hasard], qui lui présentait ainsi deux occasions de faire des grandes choses. Regrettant de ne pas pouvoir saisir l’une sans laisser échapper l’autre, il demeura longtemps indécis. Finalement, il jugea que les affaires de la Sicile pourraient avoir des conséquences plus importantes à cause de la proximité de la Libye", Plutarque, Vie de Pyrrhos 28 ; "Epuisés par la guerre, les Syracusains placèrent leurs espoirs en Pyrrhos, époux de Lanassa fille d’Agathocle, qui lui avait donné un fils, Alexandre. Jour après jour, ils lui envoyèrent émissaire sur émissaire. Finalement il embarqua ses hommes, ses éléphants et tout son matériel militaire, il prit la mer à Tarente, et débarqua à Locres après neuf jours. De là il descendit vers le détroit, passa en Sicile, et toucha terre à Tauroménion [aujourd’hui Taormina]", David Hoeschel, Fragments, Livre XXII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile 11 ; "Bientôt la Sicile entière, désolée par les troupes carthaginoises, vint offrir son empire à Pyrrhos. Celui-ci, laissant à Locres son fils Alexandre, et ayant installé des fortes garnisons dans les cités de son parti, fit passer son armée en Sicile", Justin, Histoire XVIII.2 ; "Pyrrhos ne savait que faire face aux Romains. C’est alors qu’il apprit que les Molosses s’étaient soulevés. Par ailleurs, Agathocle le roi de Sicile étant mort, il commença à s’intéresser davantage à la Sicile qu’à l’Italie, ayant épousé Lanassa la fille d’Agathocle. Pour ne pas qu’on l’accuse d’abandonner ceux qui l’avaient appelé à l’aide, il arrangea la paix. Un traître était passé du côté des Romains, et ceux-ci le lui avait renvoyé : il saisit cette occasion pour témoigner sa gratitude aux consuls, et pour renvoyer Cinéas à Rome avec ordre de renouveler ses remerciements, de remettre les prisonniers en guise de récompense, et de conclure la paix de la façon qu’il pourrait. Cinéas amena un grand nombre de cadeaux pour les hommes et les femmes, sachant que les Romains aimaient l’argent et les cadeaux et que les Romaines avaient une grande influence dans les affaires de Rome depuis les temps les plus reculés. Mais aucun homme ni aucune femme n’accepta ses cadeaux, et on donna à Cinéas la même réponse que lors de la précédente ambassade : “Que Pyrrhus se retire d’abord de l’Italie, ensuite il pourra envoyer des députés, il n’aura même plus besoin d’offrir des cadeaux, car les Romains seront d’accord pour débattre de tout avec loyauté”. Ils accueillirent néanmoins l’ambassade avec faste, et en échange renvoyèrent à Pyrrhos tous les Tarentins et alliés qu’ils retenaient prisonniers. Là-dessus Pyrrhos partit pour la Sicile avec ses éléphants et huit mille cavaliers, en promettant à ses alliés italiques de revenir un jour. Il revint effectivement trois ans plus tard, chassé de Sicilé par les Carthaginois", Appien, Histoire romaine, III, fragments 27-28). Ainsi s’achève le grand rêve d’un empire grec en Méditerranée occidentale, et ainsi débute la guerre froide - et bientôt la guerre chaude - entre Romains et Carthaginois qui vont reprendre ce grand rêve d’unification à leur compte. La suite des aventures de Pyrrhos n’intéresse que ses biographes, elle n’a pas d’impact dans notre présente étude, nous ne nous y attarderons donc pas. Disons simplement qu’à la grande geste conquérante dans la vaste vallée italienne, succèdent les petits raids et les petites combinaisons politicardes dans les sentiers et les salons siciliens. Pyrrhos repousse les Carthaginois, mais s’attire l’inimitié des Siciliens grecs qui l’ont appelé à l’aide, parce que sa conduite vire progressivement à la tyrannie, parce que ces derniers refusent catégoriquement de débarquer à nouveau en Afrique pour satisfaire sa mégalomanie (le souvenir de l’aventure africaine d’Agathocle reste très présent aux esprits), et parce qu’ils finissent par se dire que gérer leurs voisins carthaginois sera toujours plus facile que gérer les lubies d’un Grec ambitieux et imprévisible comme Pyrrhos ("Les Carthaginois proposèrent la paix et leur amitié, et offrirent [à Pyrrhos] de l’argent et des navires. Mais ses prétentions étaient plus élevées : il répondit qu’il n’accepterait de signer un traité de paix et d’amitié que quand ils auraient renoncé à la Sicile et reculé à la mer de Libye la frontière entre eux et les Grecs. Emporté par ses succès et sa chance ininterrompue, il renouvela les espoirs qu’il avait formés lors de son embarquement. Comme les nombreux navires avec lesquels il brûlait de s’emparer des côtes libyennes étaient mal équipés, il recruta des rameurs, en traitant les cités de façon despotique, avec colère, violence et rigueur, et non plus avec douceur et facilité. Il n’était plus le roi aimable, attirant les foules comme aucun autre par des paroles affables, par la confiance, par son souci de ne causer aucune contrariété : le démagogue était désormais un tyran, et sa dureté lui attirait la réputation d’homme ingrat et déloyal […]. La conduite qu’il eut à l’égard de Thoinon et Sosistratos acheva de les aliéner. Ces deux hommes l’avaient incité à passer en Sicile, ils lui avaient remis la cité dès son arrivée, ils l’avaient grandement aidé dans tout ce qu’il avait accompli en Sicile, et lui ne voulait ni les emmener ni les laisser sur ses arrières car il se méfiait d’eux. Sosistratos, qui finit par le craindre, s’éloigna de lui. Pyrrhos accusa Thoinon de méditer le même projet, et le fit exécuter. Dès lors ses affaires changèrent, non pas peu à peu mais partie par partie, car les cités conçurent contre lui une haine terrible, les unes se joignant aux Carthaginois, les autres appelant les Mamertins au secours. Pyrrhos ne vit partout que défections et révolutions. Ce fut un soulèvement général", Plutarque, Vie de Pyrrhos 30 ; les fragments 85 à 87 conservés des livres I-XXXVI de l’Histoire romaine de Dion Cassius donnent aussi quelques exemples de l’inclinaison tyrannique de Pyrrhos). En automne -276, lâché par les Grecs de Sicile qu’il a fortement contribué à dresser contre lui, Pyrrhos revient en Italie. Il y commande plusieurs campagnes militaires sans résultat décisif, jusqu’à l’été -275 où les consuls Manius Curius Dentatus et Lucius Cornelius Lentulus le repoussent définitivement à la bataille de Bénévent, racontée en détails par Plutarque aux paragraphes 31 et 32 de sa Vie de Pyrrhos : on y apprend que les Romains y emploient avec succès des groupes d’archers et des lanciers, copiés sur ceux qui leur ont causé tant de mal à la bataille d’Ausculum quatre ans plus tôt, on y apprend aussi que dès le début de la bataille ils dispersent les derniers éléphants de Pyrrhos, probablement en les piquant avec des flèches enflammées, provoquant le désordre chez leurs adversaires. Pyrrhos se rabat sur la première proposition qu’on lui a faite en -279 : il revient en Grèce pour prétendre à la couronne macédonienne. Mais les choses ont beaucoup évolué depuis -279. Antigone II Gonatas est devenu roi de Pella, sa légitimité a été reconnue par son voisin Antiochos Ier (nous renvoyons ici à notre alinéa précédent). En revendiquant la couronne macédonienne, Pyrrhos apparaît comme un vulgaire usurpateur. Sa manière d’agir achève de le discréditer : n’ayant pas assez de troupes en Epire pour réaliser son agression, il pactise avec les Celtes/Gaulois, qui ont laissé un souvenir très désagréable à l’ensemble des Grecs, et qu’Antigone II a justement battu en -279 (nous renvoyons encore à notre précédent alinéa sur ce point). Avec ces détestables alliés, il envahit la Macédoine ("De retour en Epire avec huit mille fantassins et cinq cents cavaliers, n’ayant pas d’argent, [Pyrrhos] chercha une nouvelle guerre pour les nourrir. Renforcé d’une troupe de Galates venus le rejoindre, il se jeta sur la Macédoine, où régnait alors Antigone II fils de Démétrios Ier. C’était uniquement pour la piller et faire du butin", Plutarque, Vie de Pyrrhos 33) et s’empare de Pella ("Guidé par la fortune davantage que par la raison, il se présenta à la phalange macédonienne troublée par la défaite d’une partie de l’armée, et réussit à la convaincre de ne pas l’attaquer. Il tendit la main aux stratèges et aux taxiarques, qui se détachèrent tous d’Antigone II. Celui-ci prit la fuite, et ne conserva que quelques places côtières", Plutarque, Vie de Pyrrhos 33). Pour l’anecdote, les Celtes/Gaulois n’hésitent pas à piller les tombes royales macédoniennes à Aigai ("Après cette victoire, [Pyrrhos] fut rapidement maître des cités. Il occupa Aigai, en traîta durement la population, et y laissa une garnison de Galates à son service. Avides et insatiables, ceux-ci se mirent à fouiller les tombeaux des rois, pillèrent les richesses qu’ils y trouvèrent, et poussèrent l’outrage jusqu’à en disperser les ossements. Pyrrhos parut distrait ou négligent dans cette affaire. Qu’il voulût différer le châtiment faute de temps, ou qu’il voulût laisser le crime impuni par crainte d’irriter les barbares, cela lui fit en tous cas une très mauvaise publicité en Macédoine", Plutarque, Vie de Pyrrhos 34 ; Diodore de Sicile, dans un passage d’un livre perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète, rapporte également cet épisode indigne : "Après avoir saccagé Aigai, le foyer de la monarchie macédonienne, Pyrrhos y laissa les Galates. Ayant appris de certaines personnes que dans la nécropole royale on avait enfoui avec les morts beaucoup d’objets de valeur selon les anciennes coutumes, ils rasèrent tous les tertres funéraires et, après avoir percé les murs des tombeaux, ils se partagèrent les objets de valeurs et dispersèrent les ossements des morts. Bien que ce sacrilège eût monté l’opinion contre lui, Pyrrhos ne punit pas les Galates, car ils lui étaient utiles à la guerre", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 200 ; les archéologues du XXème siècle ont néanmoins temporisé ces déclarations des auteurs anciens en mettant à jour les trésors intacts de la tombe de Philippe II, et très récemment les restes d’Héraclès le fils d’Alexandre le conquérant et de sa maîtresse Barsine, prouvant que si les Celtes/Gaulois ont certes pillé la nécropole royale d’Aigai ils n’ont cependant pas profané toutes les tombes). Antigone II réfugié à Argos obtient sa revanche et retrouve son trône au printemps -271, en tuant Pyrrhos venu l’y défier, d’une tuile jetée d’un toit selon Plutarque ("[Pyrrhos] se précipita sur les ennemis qui le suivaient, et reçut un coup de javelot qui traversa sa cuirasse. La blessure n’était pas mortelle, ni même profonde. Il se retourna contre celui qui l’avait frappé : c’était un Argien non noble, fils d’une pauvre vieille femme. Or, cette femme regardait le combat du haut de sa maison comme les autres Argiennes. Quand elle vit son fils en plein duel contre Pyrrhos, éperdue par le danger qu’il courait, elle saisit à deux mains une tuile et la lança sur Pyrrhos. La tuile l’atteignit à la tête, tomba sur le casque, et froissa les vertèbres à la naissance du cou. La vue de Pyrrhos se troubla, ses mains lâchèrent les rênes. Il bascula, et tomba à terre, inconnu de la foule, près du tombeau de Likymnios. Zopyros, un homme d’Antigone II, accourut avec deux ou trois autres. L’ayant reconnu, ils le traînèrent sous un vestibule. Comme il commençait à revenir de son étourdissement, Zopyros tira son épée illyrienne pour lui couper la tête, mais Pyrrhos lui lança un regard si terrible qu’il en fut effrayé. Zopyros voulut frapper, mais ses mains tremblèrent, le trouble l’empêcha de frapper juste. Le coup porta entre la bouche et le menton. Ce n’est qu’après bien du temps et de la peine qu’il parvint à séparer la tête", Plutarque, Vie de Pyrrhos 45), ou d’un coup de pierre selon Cornélius Népos ("Le seul roi célèbre d’Epire fut Pyrrhos, qui fit la guerre contre les Romains, et qui périt frappé d’un coup de pierre alors qu’il assiégeait la cité d’Argos dans le Péloponnèse", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XXI.2), peu importe : Pyrrhos meurt d’une façon pitoyable, loin de la gloire historique qu’il avait rêvée, tombé même de la hauteur que ses illustres contemporains Antigone Ier, Ptolémée Ier, Démétrios Ier et Lysimaque Ier lui avaient concédée.


Le deuxième événement, c’est la dislocation de la partie orientale du royaume séleucide, qui donne naissance à plusieurs royaumes indépendants, parmi lesquels la Bactriane et la Parthie. La raison profonde de la sécession bactrienne est certainement l’importance politique et numérique des Grecs dans cette région de l’ex-empire alexandrin, que confirme le pacte conclu jadis à la fin du IVème siècle av. J.-C. entre le Grec Séleucos Ier et le Maurya Chandragupta, et la traduction grecque des célèbres Edits d’Ashoka réalisée naguère sur un roc à Alexandrie-d’Arachosie/Kandahar (nous renvoyons sur ce sujet à notre alinéa précédent). Ces compromis entre Grecs occidentaux et Indiens orientaux prouvent que les communautés grecques installées dans cette vaste région intermédiaire reliant le Croissant Fertile à l’Inde et l’Inde au Croissant Fertile ne sont pas des groupes isolés fondus parmi les nombreux peuples autochtones ou de passage, mais un ensemble culturellement, linguistiquement, socialement, et politiquement influent. L’hellénisme de la Bactriane, à laquelle on donnera plus tard son nouveau nom demeuré jusqu’à aujourd’hui désignant explicitement ces successeurs grecs d’Alexandre qui la dominent, l’"Afghanistan" ou littéralement le "pays ("stan" en dari, dialecte issu du vieux-perse) des épigones ("™p…gonoi", "successeurs" en grec, déformé au cours du temps par la prononciation locale en "™fgÒnoi/ephgonoi")", n’est pas rétréci et encore moins moribond, il est au contraire séducteur et conquérant, car les garnisons installées par Alexandre ont mué progressivement en cités, avec des gymnases grecs, des théâtres grecs, des écoles grecques, des agoras grecques, et aux côtés des vétérans installés plus ou moins sous la contrainte qui ont dû se convertir en agriculteurs sont venus progressivement se greffer des enseignants, des médecins, des acteurs, des philosophes, des rhéteurs. Mais il fallait une raison immédiate pour couper définitivement le cordon. Cette raison immédiate va apparaître dans la difficile passation de pouvoir d’Antiochos II Theos, fils d’Antiochos Ier Soter. Cet Antiochos II a été marié en premières noces à une certaine Laodicée, et en secondes noces à Bérénice la fille du Lagide Ptolémée II Philadelphe roi d’Egypte. Pour garantir l’héritage royal à son fils Séleucos II, Laodicée fait mourir Antiochos II à une date qu’on ignore au milieu du IIIème siècle av. J-C., puis le fils qu’il a eu avec Bérénice, puis Bérénice elle-même ("[Antiochos II] avait deux épouses, Laodicée et Bérénice la fille de Ptolémée II Philadelphe, à laquelle il s’était marié par amour. Laodicée le fit périr, ainsi que Bérénice et le jeune enfant que cette dernière lui avait donné", Appien, Histoire romaine XI.345 ; "Bérénice, transportée de douleur en apprenant que son fils venait de lui être enlevé par la perfidie de Laodicée, prit les armes, monta sur un char, et poursuivit Caeneus [latinisation de Koinos, nom grec très répandu] le garde du corps de la reine qui avait été l’instrument de cette action inhumaine. N’ayant pas réussi à le frapper avec sa lance, elle l’abattit d’un coup de pierre, fit passer ses chevaux sur son corps et, traversant les bataillons ennemis, parvint jusqu’à la maison où elle croyait qu’on avait caché les restes de son fils", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.10, Exemples étrangers 1 ; le meurtre de Bérénice et de son fils est commis avec la complicité de Séleucos II, selon Justin : "Après la mort d’Antiochos II le roi de Syrie, Séleucos II son fils et successeur souilla d’un double meurtre les premiers jours de son règne : excité par sa mère Laodicée, qui aurait dû pourtant le détourner de ce projet, il ordonna qu’on fît égorger sa belle-mère Bérénice, sœur de Ptolémée III [Evergète] le roi d’Egypte, ainsi que le demi-frère qu’elle lui avait donné. Cette décision couvrit son nom d’infamie et arma Ptolémée III contre lui. Bérénice, sachant qu’il avait fait partir des assassins pour la tuer, s’enferma dans Daphné [lieu-dit près d’Antioche, où se trouve un bois et un temple dédiés à Apollon et Artémis décrits par Strabon à l’alinéa 6 paragraphe 2 livre XVI de sa Géographie], où on l’assiégea avec son fils. A cette nouvelle, les cités de l’Asie, se souvenant de la grandeur de son père et de ses ancêtres et touchées par cet affreux malheur, lui envoyèrent des secours. Son frère Ptolémée III, tremblant pour elle, réunit ses troupes et quitta son royaume pour venir la défendre. Mais avant que son armée arrivât, Bérénice fut capturée sans ménagement par trahison et assassinée", Justin, Histoire XXVII.1). Ptolémée III Evergète, fils et successeur de Ptolémée II Philadelphe à la tête de l’Egypte, veut venger la mort de sa sœur Bérénice. Il bénéficie du soutien d’une grande partie des populations du royaume séleucide, scandalisées par ce triple assassinat. Il s’empare de tout le Levant, descend vers Babylone, qu’il atteint, mais il est contraint de faire demi-tour car des troubles ont éclaté en Egypte ("L’indignation fut générale. Toutes les cités, révoltées contre Séleucos II, épouvantées par une telle cruauté, armèrent une puissante flotte et, résolues à venger la reine [Bérénice] qu’elles n’avaient pas réussi à défendre, se livrèrent à Ptolémée III. Si une rébellion ne l’eût pas rappelé en Egypte, ce roi se serait rendu maître de toutes les provinces de Séleucos II, tant l’horreur du crime rendit l’un odieux, et tant la mort cruelle de sa sœur fit aimer l’autre", Justin, Histoire XXVII.1). Selon saint Jérôme, il laisse deux hommes de son entourage administrer la Mésopotamie et la Cilicie, tandis que lui-même se réserve le Levant ("Après le meurtre de Bérénice, son père Ptolémée II Philadelphe mourut en Egypte. Ptolémée III Evergète hérita du trône, frère de même père et de même mère que celle-ci. Il marcha vers le nord avec une grande armée pour envahir le domaine du roi Séleucos II Kallinikos, qui gouvernait la Syrie avec sa mère Laodicée. Non seulement il les vainquit, mais encore il s’empara de la Cilicie, des terres au-delà de l’Euphrate, et de la quasi-totalité de l’Asie. Puis, quand il apprit qu’une rébellion avait éclaté en Egypte, il ravagea le royaume de Séleucos II et emporta comme butin quarante mille talents d’argent, ainsi que la vaisselle sacrée et les images des dieux vieilles de deux millénaires et demi que Cambyse II avait emportées en Perse après sa conquête de l’Egypte [dans la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C.]. Les Egyptiens idolâtres, quand ils le virent rapporter leurs dieux après tant d’années, le surnommèrent Evergète ["EÙergšthj", "Bienfaiteur"]. Il conserva pour lui-même la Syrie, confia la Cilicie à son Ami Antiochos, et toutes les régions au-delà de l’Euphrate à son stratège Xanthippos", saint Jérôme, Sur le livre de Daniel XI.7-9) : c’est le début de l’occupation de Séleucie-de-Piérie, port d’Antioche la capitale du royaume séleucide, par les troupes lagides, qui durera jusqu’à la reconquête d’Antiochos III en -219. Appien situe à ce moment le soulèvement de la Parthie ("Ptolémée III [Evergète], le fils de [Ptolémée II] Philadelphe, voulut venger ce crime : il envahit la Syrie, et avança jusqu’à Babylone. Les Parthes firent sécession, profitant des troubles où les Séleucides étaient plongés", Appien, Histoire romaine XI.346). Ce soulèvement n’est apparemment pas provoqué par les Parthes autochtones, mais par des Parnes, un des clans de la tribu scythe des Dahes, situés originellement au nord des actuelles mer d’Azov et mer Caspienne, correspondant au territoire difficilement délimitable des Chorasmiens - car la région a beaucoup changé depuis l’Antiquité : rappelons qu’au IIIème siècle av. J.-C., l’actuelle mer Caspienne s’étendait plus loin vers le nord-est, et la mer d’Aral n’existait pas dans ses proportions actuelles -, qui ont donné leur nom à l’actuelle province de Khorezm en Ouzbékistan : ces Parnes sont venus à une date inconnue s’installer en Parthie parce qu’elle est faiblement défendue ("On dit que les Parnes ["P£rnoj"] de la tribu des Dahes n’étaient que des migrants venus de la région appelée indifféremment Xandios ["Xand…oj"] ou Parios ["Par…oj"] au-dessus du lac Méotide [aujourd’hui la mer d’Azov]. Certains affirment cependant qu’aucun Dahe n’a jamais vécu parmi les Scythes de cette région du lac Méotide", Strabon, Géographie, XI, 9.3). Quelle est la raison de cette migration ? Ces Parnes ont-ils été chassés par les Chorasmiens sédentaires, dont la puissance a été révélée au cours du XXème siècle par les longues fouilles des archéologues soviétiques ? Nous l’ignorons ("Les Parthes, qui sont aujourd’hui les maîtres de l’Orient et partagent avec les Romains l’empire du monde, étaient des exilés scythes […]. Chassés de Scythie par des dissensions internes, ils vinrent s’établir furtivement dans les solitudes séparant les Hyrcarniens, les Dahes, les Ariens, les Sparnes [peuple inconnu : s’agit-il du nom originel ou du nom déformé des Parnes ?] et les Margiens. Ils reculèrent rapidement leurs frontières, d’abord sans trouver d’obstacles. Plus tard, malgré les efforts de leurs voisins, ils occupèrent non seulement des vastes plaines et des vallées profondes, mais encore des hauteurs escarpées et des montagnes très élevées", Justin, Histoire XLI.1). Ces immigrants scythes ont un chef nommé Arsacès. S’agit-il d’un descendant du Perse Arsacès qu’Alexandre a nommé satrape d’Arie en -330 (selon l’alinéa 7 paragraphe 25 livre III de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien), avant de le limoger quelques mois plus tard en -329 à cause de ses comportements louches et de le remplacer par Stasanor (selon l’alinéa 5 paragraphe 29 livre III du même livre du même auteur) ? Reconnaissons que les frontières dans cette partie du monde à cette période de l’Histoire sont très floues. Nous avons vu dans notre alinéa précédent que ce Stasanor devenu satrape d’Arie en -329 n’est pas un Macédonien mais un Chypriote. Lors du découpage de l’empire à la mort d’Alexandre en -323, Stasanor est toujours satrape d’Arie-Drangiane, tandis que le Perse Phrataphernès, ex-subordonné de Darius III qui a fait allégeance à Alexandre, est satrape de Parthie-Hyrcanie (selon le paragraphe 3 livre XVIII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile et selon le paragraphe 4 livre XIII de l’Histoire de Justin). En -321, au moment du nouveau partage suite à l’assassinat de Perdiccas, la Parthie est confiée à un mystérieux Philippe selon Diodore de Sicile (au paragraphe 39 livre XVIII de sa Bibliothèque historique) et selon Arrien (dans sa Succession d’Alexandre résumée dans la notice 92 de la Bibliothèque de Photios). C’est sans doute ce Philippe que Diodore de Sicile au paragraphe 14 livre XIX de sa Bibliothèque historique rebaptise maladroitement Philotas : l’historien assure que ce Philotas/Philippe est assassiné par le téméraire Peithon fils de Kratévas, qu’il est remplacé par son frère nommé Eudamos, et que cet Eudamos se retourne ensuite contre Peithon fils de Kratevas pour se joindre aux autres satrapes orientaux coalisés. Peut-être qu’à la suite de cet extrait de Diodore de Sicile nous pouvons mettre un autre extrait de Justin assurant que la Parthie a été finalement donnée par les Macédoniens à Stasanor "parce qu’elle n’intéressait personne d’autre" ("Lorsqu’après la mort d’Alexandre le Grand ses successeurs se partagèrent l’Orient, la Parthie fut donné à l’étranger allié Stasanor par les Macédoniens, qui la dédaignaient", Justin, Histoire XLI.4) ? Il est intéressant en tous cas d’apprendre par les mêmes passages précités de Diodore de Sicile et d’Arrien que Stasanor en -321 change de statut, puisqu’il devient satrape de la riche province de Bactriane, tandis que la satrapie plus pauvre d’Arie-Drangiane est confiée à un autre Chypriote nommé Stasandros. Est-ce qu’un lien de confiance ou même de parenté existe entre ces deux compatriotes ? Au moment de la guerre entre Antigone et Eumène vers -316, ce Stasandros en tous cas dirige les troupes coalisées d’Arie-Drangiane et de Bactriane-Sogdiane, selon le même paragraphe 14 livre XIX de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile : nous avons supposé dans notre alinéa précédent que Stasanor, pendant que Stasandros est au front avec ces troupes, gère les affaires courantes dans les deux satrapies. L’après -316 n’est qu’un grand point d’interrogation. Où sont Stasanor et Stasandros quand Séleucos reconquiert les hauts plateaux et pactise avec le roi indien Chandragupta ? Que font leurs descendants dans la première moitié du IIIème siècle av. J.-C. ? Nous savons seulement que juste avant l’époque qui nous intéresse ici, la satrapie de Bactriane est sous l’autorité d’un nommé Diodotos, et que la satrapie de Parthie-Hyrcanie est sous l’autorité d’un nommé Andragoras. Rien n’interdit d’imaginer que dans ces territoires fluctuants, pour en revenir à notre sujet, un descendant ambitieux de l’ex-satrape perse d’Arie Arsacès ait pu profiter des prétentions ou des faiblesses des uns et des autres pour tenter de recouvrer l’autorité de son ancêtre. Telle est la thèse de certaines sources de Strabon, qui présentent le nouvel Arsacès comme un prétendant politique originaire de Bactriane, chassé de ce territoire par le satrape Diodotos qui ne supportait plus ses agissements ("Quant à Arsacès, on admet généralement qu’il est né chez les Scythes, mais des auteurs prétendent qu’il était originaire de Bactriane, et que c’est parce qu’il fut incapable de résister aux progrès rapides des troupes de Diodotos en Bactriane qu’il se réfugia en Parthie et poussa cette province à la rébellion", Strabon, Géographie, XI, 9.3). En résumé, Arsacès, le fondateur de la dynastie royale du futur Empire parthe, n’est pas Parthe lui-même mais Perse ou Bactrien, et les gens avec qui il s’empare du pouvoir en Parthie ne sont pas davantage des Parthes mais des immigrés scythes (nous choisissons d’ignorer ici la version avancée par Arrien dans son livre Parthica intégralement perdu, mais dont Photios donne un résumé succinct dans la très courte notice 58 de sa Bibliothèque : cette version, qui présente Arsacès comme un putschiste légitime, simplement désireux de venger un mystérieux frère assassiné par le satrape grec ["Arsacès et Tiridatès étaient deux frères, descendants d’Arsacès fils de Phriapitès. Pour venger une insulte faite à l’un d’eux, ces deux frères en colère aidés de cinq complices tuèrent Phéréclès qui avait été nommé satrape de Parthie par Antiochos II Théos, ils chassèrent les Macédoniens, répandirent la révolte en Parthie, établirent leur propre gouvernement, qui devint si puissant que la Parthie devint une menace militaire contre les Romains"], nous semble beaucoup trop tendancieuse pour être authentique, elle découle certainement de la propagande arsacide cherchant a posteriori à justifier la captation du pouvoir en Parthie par Arsacès). La chronologie est floue. Si l’on suit Justin, la Parthie (c’est-à-dire les Parnes expulsés de Chorasmie venus se réfugier en Parthie ? ou Andragoras qui considère les Séleucides comme des incapables car plus préoccupés par leurs méprisables querelles de Cour que par la défense de leurs satrapies, dont celle de Parthie-Hycarnie envahie par les Parnes, et qui veut par conséquent s’émanciper de Séleucos II tout en évitant que sa satrapie soit envahie par Ptolémée III ?) se soulève précisément sous le consulat romain de Lucius Manlius Vulso Longus et de Marcus Atilius Regulus (ce dernier en remplacement de Quintus Caedicius décédé au cours de son mandat), donc en -256, lors de la guerre entre Séleucos II et son frère cadet Antiochos Hiérax lui contestant la couronne (on en déduit que le triple meurtre d’Antiochos II, de sa femme Bérénice et de leur enfant par Séleucos II et sa mère Laodicée date d’avant cette année -256). Les numismates confirment cette prise d’autonomie parthe en avançant des monnaies frappées du nom et de l’image d’Andragoras ceint du diadème, au lieu du légitime Antiochos II ou Séleucos II. Si l’on suit encore Justin, à la même époque Diodotos le satrape de Bactriane prend ses distances avec les héritiers séleucides, et finit par s’octroyer le titre de roi. On suppose que cet abus de pouvoir est contemporain de l’expulsion d’Arsacès de Bactriane, puisque si l’on suit toujours Justin la prise d’indépendance de Diodotos Ier est suivie par le putsch d’Arsacès contre Andragoras le satrape de Parthie-Hyrcanie ("[Les Parthes] se soulevèrent contre Séleucos II, arrière-petit-fils de [Séleucos Ier] Nicator, au temps de la première guerre punique, sous le consulat de Lucius Manlius Vulso et de Marcus Atilius Regulus. Cette révolte resta impunie à cause de la discorde entre les deux frères Séleucos II et Antiochos [Hiérax] qui, cherchant à se ravir la couronne, négligèrent de les châtier. A la même époque, Theodotus [latinisation de Diodotos], gouverneur de la Bactriane aux mille cités, se souleva et prit le titre de roi. Tout l’Orient suivit cet exemple et secoua le joug macédonien. Egalement à la même époque parut Arsacès, homme de naissance obscure mais courageux. Accoutumé à vivre de pillages et de rapines, et ne craignant plus Séleucos II dont on disait qu’il avait été vaincu en Asie par les Gaulois [de Galatie, alliés d’Antiochos Hiérax le frère rival de Séleucos II], il attaqua les Parthes avec une bande de brigands, surprit et écrasa leur chef Andragoras, et s’empara de son pouvoir. Il envahit rapidement l’Hyrcanie et, devenu maître de ces deux territoires, leva une puissante armée par crainte de Séleucos II et de Theodotus Ier le roi de Bactriens", Justin, Histoire XLI.4). Strabon propose aussi cet ordre : le gouverneur de la Bactriane s’écarte du pouvoir séleucide, et ensuite Arsacès prend le pouvoir en Parthie ("Profitant des troubles qui avaient éclaté dans toute la région au-delà du Taurus, par suite du peu d’intérêt que les rois de Syrie et de Médie alors trop occupés ailleurs consacraient à cette portion lointaine de leur domaine, Diodotos [nous corrigeons ici le texte de Strabon, qui nomme Euthydème au lieu de Diodotos : Euthydème ne gouvernera la Bactriane qu’à l’époque d’Antiochos III, dans le dernier tiers du IIIème siècle av. J.-C.] le gouverneur de la Bactriane proclama l’indépendance de cette province et des territoires voisins. Le Scythe Arsacès aussi, avec un groupe de Dahes nomades appelés Parnes habitant le long de l’Ochos [aujourd’hui l’Amou-Daria], se jeta sur la Parthie et s’en empara", Strabon, Géographie, XI, 9.2). Les numismates précisent néanmoins que l’indépendance de la Bactriane relève d’un long processus et non pas d’une rupture brutale, car aux monnaies bactriennes à l’effigie d’Antiochos II succèdent d’abord des monnaies portant le nom d’Antiochos II mais avec l’image d’un Zeus foudroyant - qui est le rébus de "Diodotos/DiÒdotoj", littéralement "Zeus/ZeÚj qui donne, distribue/dotÒj" - ou de Diodotos portant le diadème, et ensuite des monnaies frappées du nom et de l’effigie de Diodotos, sans qu’on sache s’il s’agit de Diodotos Ier ou de son fils et successeur Diodotos II. Encore selon Justin, après avoir entretenu une relation exécrable avec Diodotos Ier qui l’a expulsé de Bactriane et qui reste le puissant voisin de la Parthie-Hyrcanie, Arsacès Ier opère un rapprochement avec ce Diototos II, et réussit même à l’entraîner à ses côtés dans une bataille contre Séleucos II. Arsacès Ier et Diodotos II sont vainqueurs ("La mort de Théodotus Ier [Diodotos Ier] calma les inquiétudes [d’Arsacès Ier]. Il s’allia au fils de ce roi, nommé aussi Théodotus [Diodotos II]. Peu de temps après, il livra bataille contre Séleucos II venu châtier la défection des Parthes, et fut vainqueur : les Parthes célèbrent ce jour comme l’origine de leur liberté", Justin, Histoire XLI.4). Les Arsacides placent l’année 0 de leur calendrier sur cette victoire, que la tradition fait correspondre à l’année -247 du calendrier chrétien. Arsacès Ier profite de son indépendance chèrement payée pour renforcer son tout nouveau royaume ("De nouveaux troubles rappelèrent Séleucos II en Asie, permettant à Arsacès de fortifier le royaume des Parthes, de faire des levées, de construire des murailles autour des cités, et de bâtir Dara sur le mont Apaortenon [site inconnu, peut-être Abiverd entre Artyk et Kaka dans l’actuelle province d’Ahal au Turkménistan], le lieu le plus imprenable et le plus agréable qu’on puisse voir : cette place, entourée partout de roches escarpées, ne nécessite aucun défenseur, et le sol qui l’entoure est assez fécond pour suffire seul à ses besoins, des sources nombreuses l’arrosent, et les forêts voisines y offrent les plaisirs de la chasse", Justin, Histoire XLI.5). On peut supposer que c’est à ce moment que, sûr de ne plus être réprimandé par les Séleucides grâce au glacis occidental que constitue le royaume parthe de son allié Arsacès Ier, n’ayant par ailleurs plus aucun lien avec les Séleucides à cause de l’apparition de ce royaume parthe qui l’isole à l’est, Diodotos II n’hésite plus à proclamer ouvertement l’indépendance de la Bactriane, notamment en frappant monnaie à son nom et à son image. Si cette hypothèse est fondée, cela signifie a posteriori que la création du royaume indépendant de Bactriane entre -256 et -247 n’est pas due à une volonté délibérée des Grecs de Bactriane de rompre avec la dynastie séleucide, mais aux circonstances. Diodotos le satrape de Bactriane n’a pas dit : "Je ne veux plus obéir aux Séleucides", mais : "Je ne veux pas obéir à Séleucos II qui n’est qu’un criminel, et qui ne me sert à rien pour assurer l’ordre dans ma satrapie contre des énergumènes comme Arsacès", à l’instar d’Andragoras en Parthie-Hyrcanie aux prises avec les Parnes. Et s’il a pris le titre de roi, c’est probablement plus pour contrebalancer Arsacès Ier dans la province de Parthie voisine qui s’est octroyé aussi ce titre, et/ou pour rassurer Ptolémée III en lui signifiant que la Bactriane désapprouve le meurtre de Bérénice par Séleucos II puisqu’elle déclare ne plus vouloir obéir à ce dernier, que pour marquer une franche hostilité aux autorités grecques de l’ouest. La vérité est que les Grecs de Bactriane, menacés en permanence par les Scythes au nord et courtisés par les Indiens mauryas à l’est, se constituent progressivement en une nation autonome, très désintéressée des luttes politiques qui animent les provinces occidentales. La déclaration d’indépendance de Diodotos Ier et l’engagement militaire de son fils Diodotos II contre Séleucos II sont moins l’expression d’une ambition que d’une exaspération du genre : "Que Séleucides et Lagides continuent à s’assassiner mutuellement pour un bout de trône ou une portion de couronne si ça les amuse, nous avons de notre côté des dangers beaucoup plus sérieux qui planent sur nous en provenance du nord et de l’est, dont ils ne se préoccupent absolument pas. Quand ils nous aideront à nouveau, nous nous remettrons peut-être sous leur autorité, mais en attendant qu’ils ne nous demandent plus de financer ou de cautionner leurs vaines querelles". C’est un éloignement qui vaut mépris plus que haine.


Le troisième événement est directement lié au premier, malgré le demi-siècle qui les sépare : c’est l’intervention militaire de Rome dans l’ouest de la Grèce en -229. Simple opération de police dans les affaires intérieures illyro-épiro-étoliennes en apparence, elle témoigne d’un changement de fond, de l’extraordinaire ascension des Romains qui en -280 étaient encore en position défensive, assiégés dans leurs murs par le Grec Pyrrhos, contraints de regarder leurs campagnes du côté d’Anagni ravagées par l’envahisseur sans pouvoir y répondre (cela semble évident dès le IIème siècle av. J.-C. pour l’historien Polybe, qui en fait l’inxipit de son Histoire : "Les Romains, qui n’avaient encore jamais posé le pied dans cette partie de l’Europe, passèrent pour la première fois en Illyrie avec un corps expéditionnaire. Ce n’est pas un épisode anecdotique sur lequel on pourrait passer sans insister, mais un événement qui mérite toute notre attention dans la perspective d’ensemble de notre présente Histoire, consacrée à l’accroissement et aux ressorts de la puissance romaine", Polybe, Histoire, II, 2.1-2). Après le départ de Pyrrhos, nous l’avons vu, Romains et Carthaginois se sont retrouvés face-à-face pour la possession du sud de l’Italie et de la Sicile. La rivalité a dégénéré en un conflit militaire direct, la première guerre punique ("punique" est l’équivalent latin de "phénicien/foin…kioj" en grec, rappelant l’origine levantine des Carthaginois), commencée en -264, qui s’est achevée après divers rebondissements en -241 par la mainmise romaine sur toute l’Italie et toute l’île de Sicile sauf Syracuse, alors alliée de Rome. Du côté grec, nous l’avons vu également, le retour du roi Pyrrhos dans son royaume d’Epire n’a pas été glorieux : après avoir vainement essayé de s’approprier le trône de Macédoine avec l’aide des Celtes/Gaulois, le roi épirote est mort de façon minable du côté d’Argos contre Antigone II en -271. Son fils Alexandre, qu’il a eu avec Lanassa la fille d’Agathocle, lui succède à la tête du royaume d’Epire. Cet Alexandre fils de Pyrrhos n’a pas laissé un souvenir impérissable dans la mémoire collective. Souffre-t-il du mauvais souvenir que les dernières années de son père ont laissé en Grèce ? Manque-t-il du charisme, de l’ambition, du machiavélisme de son père ? Des spécialistes suggèrent que l’"Alikyashudala" présent dans le célèbre treizième édit d’Ashoka aux côtés d’Antigone II Gonatas ("Antikina"), de Ptolémée II Philadelphe ("Tulamaya") et d’Antiochos II Théos ("Antiyoga"), renvoie à Alexandre d’Epire : même si cette supposition est fondée, est-elle suffisante pour dire qu’il est un grand roi ? Malgré notre manque de sources sur cette période, on a plutôt l’impression qu’après le départ de Pyrrhos vers l’Italie en -280, les affaires de l’ouest de la Grèce sont dominées par la Ligue étolienne. Nous avons vu dans notre alinéa précédent que cette Ligue, épargnée in extremis par Antipatros et Cratéros au terme de la guerre Lamiaque en -322, a considérablement étendu son influence à la suite de son engagement victorieux contre les Celtes/Gaulois descendus sur la Grèce en -279. Pour une raison qu’on ignore, vers -231, cette Ligue étolienne essaie d’attirer dans son giron la cité de Médéon (site archéologique près de l’actuelle Katouna en Acarnanie). Les Médéoniens repoussent la proposition et appellent à l’aide leurs voisins épirotes, mais ceux-ci sont en pleine crise de succession, incapables du moindre secours. Les Médéoniens se tournent donc vers Rome ("Olympias, fille du roi d’Epire Pyrrhos, et veuve d’Alexandre qui était à la fois son frère et son époux, était chargée du gouvernement et de la tutelle des deux fils qu’elle avait eus avec ce dernier, Pyrrhos et Ptolémée. Elle implora le secours de Démétrios II le roi de Macédoine contre les Etoliens, qui voulaient enlever une partie de l’Acarnanie cédée au père de ses pupilles en remerciement d’une guerre qu’il avait engagé pour leur compte. Elle lui offrit la main de Phthia sa fille, pour essayer d’obtenir par l’alliance matrimoniale ce qu’elle ne put obtenir par la pitié. Mais Démétrios II était déjà marié à la sœur d’Antiochos [Hiérax] le roi de Syrie : quand les nouvelles noces furent célébrées, ses nouveaux alliés lui sucitèrent des nouvelles haines, car sa première épouse ainsi répudiée se retira d’elle-même auprès de son frère Antiochos [Hiérax] et le poussa à déclarer la guerre à son ex-mari. Les Acarnaniens, n’ayant plus confiance dans les Epirotes, implorent alors le secours de Rome", Justin, Histoire XXVIII.1), qui demande aux Etoliens ne renoncer à leurs prétentions sur l’Acarnanie ("Cédant aux prières [des Acarnaniens], le Sénat via des ambassadeurs ordonna aux Etoliens de retirer leurs garnisons de l’Acarnanie, et de respecter la liberté du seul peuple qui avait refusé jadis d’envoyer du secours aux Grecs contre la cité de Troie, à laquelle Rome devait son origine", Justin, Histoire XXVIII.1). Ce simple fait illustre l’assise et l’importance aquises par les Romains en quelques décennies : jusque dans la première moitié de ce même IIIème siècle av. J.-C., jamais les Romains ne se seraient permis d’adresser à des Grecs une demande semblable pour une affaire ne concernant que des Grecs. La Ligue étolienne répond de façon arrogante sur le mode : "Depuis quand les pécores disent-ils à leurs maîtres ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire ?" ("Mais les Etoliens reçurent les ambassadeurs avec dédain. Ils leur rappelèrent que les armées des Carthaginois et des Gaulois avaient vaincu et massacré les Romains à de nombreuses reprises, et que pour porter ses troupes en Grèce Rome devrait d’abord ouvrir ses portes, qu’elle gardait fermées par crainte des Carthaginois. Ils ajoutèrent : “Que Rome songe à ce qu’elle est, et aux forces de ceux qu’elle ose menacer. Trop faibles pour résister aux Gaulois, vous les avez repoussés non pas par le fer mais en les achetant [allusion au sac de Rome par les Celtes/Gaulois vers -390, qui s’est achevé par le célèbre épisode de l’envahisseur Brennus jetant son épée dans la balance du butin et criant : "Vae Victis !"], alors que quand les mêmes Gaulois beaucoup plus nombreux ont attaqué la Grèce nous les avons anéantis sans secours étranger et sans même employer toutes nos forces, nous avons creusé le tombeau de ces barbares sur les lieux où ils voulaient fonder des cités et élever leur empire [allusion à l’invasion de -279]. Effrayés de voir votre cité incendiée, vous avez laissé les Gaulois mettre l’Italie presque tout entière sous leur joug : commencez donc par vous défendre et par les en chasser, avant de menacer l’Etolie et de méditer des conquêtes. Les Romains ne sont que des vils bergers, établis sur une terre qu’ils ont bassement ravie par la violence à leurs maîtres, en même temps que les épouses qu’ils leur refusaient [allusion au rapt des Sabines par Romulus au VIIIème siècle av. J.-C., peu de temps après la fondation de la cité]. Et leur cité a été fondée sur un fratricide, les pierres de leurs murailles ont été cimentées par le sang qu’un frère a tiré de son frère [allusion au meurtre de Rémus par son frère Romulus]. Les Etoliens en revanche, les premiers des Grecs par leur origine et par leur courage, ont été les seuls à dédaigner l’emprise des Macédoniens sur le monde, les seuls à braver la colère du roi Philippe II, les seuls à mépriser les ordres du grand Alexandre qui a répandu son nom terrible jusqu’en Perse et en Inde. Que les Romains se contentent de leur fortune présente, qu’ils ne provoquent pas la colère d’un peuple qui a triomphé des Gaulois et bravé les Macédoniens”. Ainsi fut congédiée l’ambassade romaine. Et joignant l’action à la parole, les Etoliens allèrent ravager les frontières de l’Acarnanie et de l’Epire", Justin, Histoire XXVIII.2). Puis elle vient assiéger Médéon. Les Médéoniens appellent à l’aide Démétrios II le roi de Macédoine, fils et successeur d’Antigone II mort en -239. Celui-ci leur envoie Agron, un roi illyrien qu’il paie en conséquence ("Le roi des Illyriens, Agron fils de Pleuratos possédait sur terre et sur mer une puissance militaire plus considérable qu’aucun de ses prédécesseurs. Démétrios II, le père de Philippe V, obtint de lui à prix d’argent qu’il se portât au secours de la cité de Médéon qu’assiégeaient les Etoliens. Ceux-ci, après avoir vainement essayé de convaincre les Médéoniens d’adhérer à leur Ligue, s’étaient décidés à attaquer leur cité pour la prendre de force : ayant mobilisé toutes leurs troupes, ils avaient pris position autour de la place, contre laquelle ils lançaient des assauts répétés", Polybe, Histoire, II, 2.4-7). Agron débarque nuitamment en Acarnanie et défait les Etoliens (cette opération est racontée en détails par Polybe au paragraphe 3 livre II de son Histoire). La suite est racontée par Polybe et Appien, dont les récits se rejoignent dans les grandes lignes mais diffèrent dans les détails. Enflés de ce succès à Médéon contre les Etoliens, les Illyriens s’enhardissent et attaquent d’autres localités voisines. Selon Appien, Agron envoie ses hommes piller Corcyre (aujourd’hui Corfou), Epidamne (aujourd’hui Durrës en Albanie) et Pharos (aujourd’hui Hvar en Croatie : "Agron était roi de l’Illyrie regardant la mer Ionienne, qui avait été occupée par le roi épirote Pyrrhos et par ses héritiers. Après eux, par un mouvement inverse, Agron s’était emparé d’une partie de l’Epire, il avait aussi installé des garnisons à Corcyre, à Epidamne et à Pharos", Appien, Histoire romaine, IX, fragment sur l’Illyrie 17). Selon Polybe, ce n’est pas Agron qui lance ces raids sans foi ni loi, mais sa femme Teuta ("Ne prenant en considération que le succès récemment remporté [à Médéon] sans se soucier des conséquences que ses décisions provoqueraient autour d’elle, [Teuta] autorisa les corsaires à attaquer tous les navires rencontrés, quels qu’ils fussent, pour faire du butin. Elle rassembla une flotte et un corps expéditionnaire aussi important que le précédent, et ordonna aux chefs de considérer tous les pays comme terres ennemies", Polybe, Histoire, II, 4.8-9) : Agron aurait effectivement trop bu lors de la fête de victoire après la bataille de Médéon, et en serait mort ("Le roi Agron, très heureux de sa victoire sur les célèbres et orgueilleux Etoliens, célébra son succès par des beuveries et autres parties de plaisir, qui provoquèrent chez lui une pleurésie, dont il mourut en quelques jours. Le trône échut à sa femme Teuta", Polybe, Histoire, II, 4.6-7). Teuta envoie les Illyriens contre Phoinikè (aujourd’hui Finiq, à l’est de Sarandë en Albanie : "[Les Illyriens] entrèrent en relation avec les huit cents Galates au service des Epirotes qui gardaient la cité [de Phoinikè]. S’étant mis d’accord avec eux pour se faire livrer la place, ils débarquèrent, se lancèrent à l’assaut, et, avec le concours des Galates qui se trouvaient à l’intérieur, se rendirent maîtres de la cité et de ses habitants", Polybe, Histoire, II, 5.4) et contre Antigonia (site archéologique près de l’actuel village de Pojan, au nord de Vlorë en Albanie : "[Les Etoliens] apprirent que Skerdilaidas approchait par voie de terre avec cinq mille Illyriens, empruntant la route qui passait par le col d’Antigonia. Ils envoyèrent aussitôt des troupes pour défendre cette place", Polybe, Histoire, II, 5.6). Pour l’anecdote, les Epirotes, pris entre les deux feux étolien au sud et illyrien au nord, décidément tombés très bas depuis l’époque de Pyrrhos, choisissent de se courber devant leurs agresseurs : ils endossent de leur plein gré l’uniforme illyrien et se battent avec eux contre leurs voisins grecs d’Etolie et d’Achaïe ("Cette expédition des Illyriens frappa de stupeur et d’effroi les populations grecques de la côte, car elle mit en évidence que la cité la mieux protégée et la plus puissante d’Epire était devenue une proie pour des envahisseurs. Dès lors les gens éprouvèrent de l’inquiétude non plus seulement pour leurs récoltes, mais encore pour leurs cités, et pour leurs personnes mêmes. S’étant tirés par une chance extraordinaire de ce mauvais pas, les Epirotes, au lieu de chercher à se venger de leurs agresseurs ou de manifester de la reconnaissance pour ceux qui les avaient secourus [c’est-à-dire pour les Etoliens], députèrent au contraire vers Teuta et, en même temps que les Acarnaniens, conclurent avec les Illyriens une alliance les engageant à coopérer avec eux contre les entreprises des Etoliens et des Achéens. Ce peuple, en agissant aussi sottement à l’encontre de ses bienfaiteurs, mit le comble à son manque total de discernement dans la conduite de ses propres affaires", Polybe, Histoire, II, 6.7-11). Mais le plus important dans cette décision d’Agron (selon Appien) ou de Teuta (selon Polybe) d’amasser du butin sans scrupule, c’est qu’elle fragilise les échanges marchands entre l’Italie et le golfe de Crissa (aujourd’hui le golfe de Corinthe), assurés entre autres par les marins italiens qui sont désormais systématiquement attaqués quand par malchance ils croisent la route d’un contingent illyrien. Selon Appien, les Romains sont appelés à l’aide par les gens de l’île d’Issa (aujourd’hui l’île de Vis en Croatie). Des députés romains se rendent sur place pour enquêter : ils sont attaqués par les Illyriens. Rome décide alors d’envoyer un corps expéditionnaire vers l’Illyrie ("Comme les embarcations [illyriennes] écumaient la mer Ionienne, l’île d’Issa se plaça sous la protection des Romains. Pour que les députés d’Issa vinssent exposer leurs griefs contre Agron, des ambassadeurs romains les accompagnèrent. Mais alors qu’ils étaient en mer, des barques illyriennes quittèrent la côte pour les attaquer. Parmi les ambassadeurs d’Issa, Kléemporos fut tué. Parmi ceux de Rome, Coruncanius fut tué également. Les survivants réussirent à leur échapper. Les Romains lancèrent alors une expédition terrestre et maritime contre les Illyriens", Appien, Histoire romaine, IX, fragment sur l’Illyrie 17-19). Selon Polybe, les Romains décident d’envoyer des députés après le raid illyrien contre Phoinikè ("Alors que [les Illyriens] séjournaient dans la région de Phoinikè, certains de leurs bateaux se détachèrent du gros de la flotte et multiplièrent les agressions contre les marchands italiens, qui furent dépouillés ou massacrés ou, dans la majorité des cas, emmenés en captivité. Les Romains, qui jusque-là n’avaient guère prêté attention à ceux qui venaient se plaindre des Illyriens, furent interpellés par le nombre exponentiel de gens apportant leurs doléances au Sénat. Ils décidèrent d’envoyer deux ambassadeurs, Gaïus et Lucius Coruncanius, en Illyrie pour enquêter sur ces incidents", Polybe, Histoire, II, 8.2-3). Ces députés arrivent bien à destination - contrairement à la version d’Appien - au moment où l’île d’Issa est attaquée, et sont reçus par une Teuta d’abord silencieuse, puis hystérique, puis criminelle puisqu’elle fait assassiner un des députés. On recoupe ensuite avec le récit d’Appien : Rome répond de façon légitime par l’envoi d’un corps expéditionnaire ("[Teuta] entreprit le siège d’Issa, la seule cité qui refusait encore de se soumettre à son autorité. Ce fut à ce moment-là que les ambassadeurs romains débarquèrent. Une audience leur ayant été accordée, ils se mirent à parler des attentats dont leurs compatriotes avaient été victimes. Pendant tout le temps que dura leur exposé, Teuta conserva une attitude hautaine et arrogante. Quand ils se turent, elle déclara qu’elle veillerait à ce qu’aucun Illyrien au service de l’Etat ne lésât les Romains, mais elle ajouta que les rois illyriens n’avaient pas pour tâche d’empêcher leurs sujets de chercher des profits sur mer à titre privé. Le plus jeune des ambassadeurs, indigné par ce propos, répliqua avec une franchise naturelle et malvenue : “O Teuta, chez les Romains, c’est l’Etat qui poursuit les particuliers coupables d’avoir lésé autrui, et qui défend les droits des personnes lésées : avec l’aide des dieux, nous ferons ce qu’il faut pour te faire adopter cette excellente coutume et te contraindre sans tarder à corriger les tâches des rois illyriens à l’égard de leurs sujets”. Cette franchise provoqua un mouvement d’humeur très féminin chez Teuta : elle se laissa emporter par la colère au point que, passant outre les usages, elle envoya des hommes assassiner les ambassadeurs romains qui avaient tenu ce langage au moment où ils rembarquèrent. Quand on sut à Rome ce qui s’était passé, cet attentat commis par une femme provoqua une vive indignation. On commença immédiatement à faire des préparatifs de guerre. On enrôla des soldats et on rassembla une flotte", Polybe, Histoire, II, 8.5-13). Appien recoupe aussi avec Polybe en disant qu’Agron meurt à ce moment, durant l’hiver -230/-229, et que sa femme Teuta lui succède ("Les Romains lancèrent alors une expédition terrestre et maritime contre les Illyriens. A ce moment Agron mourut. N’ayant pour héritier qu’un tout jeune enfant nommé Pinnès, il remit l’administration du royaume à son épouse pour le compte de son fils, bien qu’elle ne fût pas la mère de l’enfant", Appien, Histoire romaine, IX, fragment sur l’Illyrie 17-19). Dion Cassius semble concilier Polybe et Appien en affirmant qu’Agron meurt au moment où les députés romains arrivent en Illyrie ("Les Romains désirèrent vivement aider les gens d’Issa qui les avaient appelés, pour paraître comme les sauveurs des peuples opprimés et aussi pour punir les Ardiaiens du mal qu’ils faisaient à ceux qui s’embarquaient de Brindisi. Ils envoyèrent des députés à Agron pour intercéder en faveur d’Issa et se plaindre des dommages qu’il leur causait à eux-mêmes sans rien avoir à leur reprocher. Quand ils arrivèrent, les députés trouvèrent Agron mort, ayant laissé pour successeur un enfant nommé Pinnès. Teuta qui régnait sur les Ardiaiens, veuve d’Agron et belle-mère de Pinnès, leur adressa une réponse arrogante et sans mesure : unissant à la témérité de son sexe un orgueil inspiré par la puissance dont elle était revêtue, elle fit charger de chaînes certains députés et massacrer les autres qui avaient parlé avec trop de liberté", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 162 des livres I-XXXVI). Il ajoute que Teuta essaie de gagner du temps en envoyant des faux messages d’apaisement à Rome pour mieux oppresser les gens d’Issa ("Dès qu’elle apprit que Rome avait décrété de lui faire la guerre, [Teuta] fut consternée. Elle promit de rendre les députés qu’elle retenait captifs, et déclara pour sa défense que ceux qui avaient péri avaient été tués par des brigands. Touchés par ses protestations, les Romains différèrent leur expédition et demandèrent que ces brigands leur fussent livrés. Mais Teuta les brava de nouveau parce que le danger lui sembla s’éloigner : elle répondit qu’elle ne livrerait aucun des meurtriers, et envoya des troupes à Issa", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 162 des livres I-XXXVI). Au printemps -229, selon Polybe, Teuta organise deux nouveaux raids, vers Epidamne et vers Corcyre ("Au retour de la belle saison, Teuta fit équiper un nombre encore plus grand de barques que lors de la précédente expédition, et les envoya à nouveau vers les côtes de la Grèce. Les uns se dirigèrent directement vers Corcyre, les autres vinrent mouiller à Epidamne, apparemment pour se ravitailler en eau et en vivres mais en réalité pour effectuer un coup de main contre la place", Polybe, Histoire, II, 9.1-2). Les Epidamniens se défendent et réussissent à chasser leurs agresseurs ("Les Epidamniens les accueillirent sans méfiance et ne prirent aucune précaution. Les Illyriens débarquèrent vêtus de simples tuniques, comme pour aller chercher de l’eau. Ils portaient des cruches dans lesquelles ils avaient dissimulé leurs épées. Ayant égorgé les sentinelles, ils se rendirent rapidement maîtres de la porte principale. Comme convenu, des renforts arrivèrent aussitôt des bateaux et les assaillants purent ainsi sans difficulté occuper presque toute l’enceinte. Mais les Epidamniens d’abord pris au dépourvu coururent aux armes et engagèrent le combat avec ardeur, si bien qu’après une longue résistance les Illyriens furent finalement rejetés hors de la place", Polybe, Histoire, II, 9.3-5). Les Corcyréens au contraire sont refoulés dans leurs murs et assiégés ("[Les Illyriens] abordèrent à Corcyre. Profitant de l’effroi provoqué par leur arrivée, ils débarquèrent et entreprirent le siège de la cité", Polybe, Histoire, II, 9.7). Ils appellent à l’aide la Ligue achéenne (née vers -280, comme nous l’avons dit au début du présent alinéa) et la Ligue étolienne, qui mettent entre parenthèses leur rivalité en répondant favorablement à cet appel ("Les Corcyréens, en grande détresse et désespérant de leur salut, envoyèrent chez les Achéens et chez les Etoliens une ambassade, à laquelle s’associèrent des représentants d’Apollonia et d’Epidamne, réclamant qu’on vînt rapidement à leur secours et qu’on ne laissât pas les Illyriens saccager leur patrie. Leur requête fut favorablement accueillie : les deux Ligues fournirent en commun les équipages des dix navires cuirassés que possédaient les Achéens. Ces navires furent prêts en quelques jours, et l’escadre appareilla en direction de Corcyre dans l’espoir de mettre fin au siège de la cité", Polybe, Histoire, II, 9.8-9). Une bataille s’engage au large des îles Paxes (deux petites îles au sud de Corcyre) entre la flotte étolo-achéenne et la flotte acarnanienne alliée des Illyriens, sans résultat ("Les Illyriens reçurent en renfort sept navires cuirassés fournis par les Acarnaniens en application de leur traité d’alliance. Ils se portèrent au large, à la rencontre des navires achéens, contre lesquels ils engagèrent le combat près des îles Paxoi. Les navires des Acarnaniens et ceux des Achéens qui furent engagés se livrèrent un combat indécis. On ne déplora aucune perte, sinon quelques hommes blessés", Polybe, Histoire, II, 10.1-2). Mais les Illyriens par un ingénieux stratagème finissent par monter à l’abordage des navires ennemis, et remportent le combat ("Mais les Illyriens, ayant attaché leurs barques quatre par quatre, s’engagèrent dans une bataille parallèle. Sans s’inquiéter de ce qui arriverait à leurs embarcations, ils présentèrent le flanc à l’ennemi, facilitant ainsi ses attaques. Mais quand les navires achéens après avoir chargé étaient immobilisés en position difficile, leurs éperons plantés dans le flanc d’une barque à laquelle les trois autres étaient attachées, les combattants montés sur ses dernières s’élançaient sur le pont de l’assaillant et l’emportaient grâce à leur supériorité numérique. Les Illyriens s’emparèrent ainsi de quatre tétrères. Une pentère fut par ailleurs coulée avec tous ses hommes à bord", Polybe, Histoire, II, 10.3-5). Les Etolo-achéens s’enfuient ("Quand les navires qui étaient aux prises avec les Acarnaniens virent que les Illyriens avaient le dessus, ils prirent la fuite en se fiant à leur rapidité. Un vent favorable leur permit de regagner leur base sans avoir été inquiétés", Polybe, Histoire, II, 10.6). La victoire des Illyriens est éclatante, et on peut être sûr qu’elle est historique, car l’Achéen Polybe ne manque aucune occasion dans son Histoire de vanter la vaillance et les succès de ses compatriotes : s’il reconnaît que la bataille navale des Paxes a été perdue par les Achéens, c’est parce qu’il ne peut pas la passer sous silence, parce qu’elle est connue de tous ses contemporains, et parce qu’elle a donc été un vrai désastre militaire. Les Corcyréens, en apprenant la nouvelle, déduisent qu’ils sont perdus : ils se rendent ("Enorgueillis par cette victoire, les Illyriens poursuivirent tranquillement le siège de Corcyre avec la certitude du succès. Les Corcyréens, ayant perdu tout espoir à la suite de ce qui venait de se passer, soutinrent le siège quelques jours encore, puis traitèrent avec les Illyriens. Ils durent recevoir une garnison commandée par Démétrios de Pharos", Polybe, Histoire, II, 10.7-8). Les Illyriens vainqueurs se retournent vers Epidamne ("Après cela les chefs illyriens se retirèrent sans tarder, et allèrent aborder à Epidamne pour tenter une nouvelle fois de prendre la cité", Polybe, Histoire, II, 10.9 ; "Informée de l’arrivée des consuls, [Teuta] trembla encore, réprima son orgueil et se montra prête à souscrire à leurs volontés. Elle ne devint pourtant pas tout à fait raisonnable : les consuls faisant voile vers Corcyre, elle reprit courage, et se détourna des Romains en faisant partir des troupes contre Epidamne", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 162 des livres I-XXXVI). C’est à ce moment que les Romains mettent en mouvement le corps expéditionnaire qu’ils ont levé durant l’hiver. Polybe assure que celui-ci s’élève à vingt mille fantassins et deux mille cavaliers ("Les deux consuls, Cnaeus Fulvius Centumalus et Lucius Postumius Albinus, quittèrent Rome, le premier avec une flotte de deux cents navires, le second avec l’armée de terre, soit vingt mille fantassins et deux mille cavaliers", Polybe, Histoire, II, 11.1). Les historiens s’interrogent aujourd’hui sur ces effectifs disproportionnés que les Romains engagent, par rapport aux forces qu’ils vont combattre en Illyrie : est-ce que les Romains ont redouté de voir les Macédoniens de Démétrios II accourir au secours des Illyriens ? ou ont-ils simplement voulu s’assurer qu’aucune troupe illyrienne d’importance ne pourrait leur résister ? Ils libèrent Corcyre, aidé par le traître gouverneur que les Illyriens ont laissé dans la cité ("Cnaeus Fulvius voulut d’abord naviguer vers Corcyre, pensant qu’il pourrait arriver avant le dénouement. Quand il sut que l’île était tombée, il se dirigea quand même dans cette direction pour se rendre compte exactement de ce qui s’était passé et pour éprouver la sincérité des offres que lui avait fait transmettre Démétrios de Pharos. Ce dernier, effrayé d’appendre que Teuta ne lui accordait qu’une confiance limitée, avait envoyé des messagers aux Romains pour leur proposer de leur livrer la cité avec tout ce qui était sous son autorité. Les Corcyréens virent arriver les Romains avec une vive satisfaction et, sur le conseil de Démétrios, leur livrèrent la garnison illyrienne", Polybe, Histoire, II, 11.2-5), puis Apollonia ("Ayant reçu les Corcyréens dans leur amitié, les Romains appareillèrent en direction d’Apollonia […]. Postumius de son côté partit de Brindisi, traversa le détroit avec ses vingt mille fantassins et ses deux mille cavaliers. Quand les deux forces romaines furent réunies devant Apollonia, les gens de cette cité leur firent également bon accueil et se remirent en leur pouvoir", Polybe, Histoire, II, 11.6-8), Epidamne ("Apprenant qu’Epidamne était assiégée, les Romains reprirent aussitôt la mer. A l’annonce de leur approche, les Illyriens effrayés levèrent le siège et s’enfuirent", Polybe, Histoire, II, 11.8-9 ; "Démétrios, qui gouvernait sur Pharos et sur Corcyre au nom d’Agron, les livra toutes deux par trahison aux Romains qui l’attaquaient par mer. Ceux-ci, en plus de ces îles, gagnèrent l’amitié d’Epidamne", Appien, Histoire romaine, IX, fragment sur l’Illyrie 19), Issa ("Ayant reçu la soumission des Epidamniens, les Romains avancèrent vers l’intérieur de l’Illyrie. En passant, ils soumirent les Ardiaiens. Plusieurs émissaires vinrent les trouver, dont les Parthiniens, pour offrir la soumission de leur peuple. Après les avoir admis dans leur amitié et avoir accueilli de même les envoyés des Atintanes, les Romains mirent le cap sur Issa qui était aussi assiégée par les Illyriens. Arrivés sur les lieux, ils forcèrent l’ennemi à lever le siège et reçurent la soumission des gens d’Issa", Polybe, Histoire, II, 11.10-12 ; "Comme Issa et Epidamne étaient assiégées par les Illyriens, [les Romains] se portèrent par mer à leur secours. Les Illyriens levèrent le siège et se retirèrent. Certains d’entre eux, appelés les Atintanes, passèrent du côté des Romains", Appien, Histoire romaine, IX, fragment sur l’Illyrie 19-20 ; "L’île d’Issa se livra spontanément aux Romains. Ses habitants, en se mettant ainsi sous leur domination, espérèrent trouver en eux des alliés dévoués et fidèles contre les Illyriens qu’ils redoutaient. Ce qu’ils connaissaient de ces derniers les incitèrent à incliner pour l’inconnu : affligés du présent, ils conclurent avec résignation que l’avenir ne pourrait pas être pire", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 161 des livres I-XXXVI). Teuta se réfugie à Rhizon (aujourd’hui Risan, près de Kotor au Monténégro : "Teuta parvint avec quelques compagnons à gagner Rhizon, une petite cité très fortifiée située à peu de distance de la mer, au bord du fleuve du même nom", Polybe, Histoire, II, 11.16), d’où elle envoie une offre de capitulation sans condition ("[Les Romains] délivrèrent les cités de l’Epire, s’emparent des barques de Teuta et du butin dont elles étaient chargés. [Teuta] sembla de nouveau devoir se soumettre. Mais les Romains, après une heureuse navigation, éprouvèrent un échec en débarquant près du promontoire d’Atyrion [site inconnu]. Teuta hésita, espérant qu’avec la venue de l’hiver ils ne tarderaient pas à s’éloigner. Finalement, quand elle apprit qu’Albinus ne bougeait pas, que Démétrios l’avait abandonnée moins à cause de sa conduite insensée que par la crainte des Romains, et que son exemple avait entraîné plusieurs défections, elle déposa la puissance souveraine, en proie aux plus vives alarmes", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 162 des livres I-XXXVI). Les Romains acceptent. Toutes les îles de la côte seront désormais sous protection romaine, l’Epire et l’Illyrie deviennent un protectorat romain (c’est-à-dire que sur le papier les cités de la région restent libres, mais dans les faits elles deviennent des prestataires de Rome), et les Illyriens n’auront plus le droit de canoter au sud de Lissos (aujourd’hui Lezhë en Albanie : "Au retour du printemps [-228] Teuta envoya une ambassade aux Romains et conclut avec eux un traité, par lequel elle s’engagea à payer l’indemnité qu’on exigeait d’elle, à se retirer de tous les territoires illyriens à l’exception de quelques districts, et, point essentiel qui intéressait surtout les Grecs, à désarmer ses barques et à ne jamais en envoyer au-delà de Lissos plus de deux à la fois", Polybe, Histoire, II, 12.3 ; "L’épouse d’Agron envoya aux Romains des ambassadeurs pour leur rendre leurs prisonniers et leur ramener leurs transfuges. Elle demanda pardon pour les actes qui avaient eu lieu non pas sous son gouvernement, mais sous celui d’Agron. Les Romains répondirent que Corcyre, Pharos, Issa et les Atintanes étaient désormais leurs sujets, que Pinnès garderait le reste du royaume d’Agron et serait ami des Romains à condition de respecter les peuples énumérés précédemment, et que les barques illyriennes ne devraient plus dépasser Lissos, sauf en longeant la côte à l’unité et désarmées. Elle accepta tout. Ce fut la première entreprise des Romains contre les Illyriens et le premier traité conclu avec eux. En vertu de celui-ci, les Romains rendirent leur liberté à Corcyre et à Apollonia", Appien, Histoire romaine, IX, fragment sur l’Illyrie 20-22). Reste une question, à laquelle latinistes et hellénistes cherchent toujours une réponse aujourd’hui, en l’an 2000 : dans quel état d’esprit les Romains ont-ils imposé cette paix ? Jusqu’en -219 où ils lanceront une nouvelle opération de police pour réprimer à nouveau les pirates illyriens ("Démétrios de Pharos, oubliant tout ce qu’il devait aux Romains et pensant n’avoir rien à craindre d’eux à cause de la menace que les Galates et les Carthaginois faisaient planer sur eux […], se mit à piller et à détruire les cités illyriennes soumises à Rome. En violation du traité, il alla avec une flotte de cinquante barques au-delà de Lissos pour faire du butin dans un grand nombre d’îles des Cyclades. […] Les Romains, pour les raisons précédemment indiquées, envoyèrent en Illyrie un corps expéditionnaire sous les ordres de Lucius Aemilius Paulus [plus connu sous son nom francisé Paul-Emile l’Ancien, futur vaincu de la bataille de Cannes contre le Carthaginois Hannibal en -216] au début du printemps de la première année de la cent quarantième olympiade", Polybe, Histoire, III, 16.2-7), nous constatons que les Romains n’interviendront plus physiquement dans les affaires grecques, on incline donc à penser que leur intervention en Illyrie n’a réellement été qu’une simple opération de police, qu’elle ne cachait aucune ambition conquérante au détriment des Grecs. On aimerait pourtant savoir à quel point les Grecs ont été surpris et inquiets de ce succès d’une cité étrangère venue de l’autre côté de la mer sur leur propre sol. Selon Polybe, les Romains avant de repartir vers l’Italie se rendent auprès des autorités de la Ligue étolienne et de la Ligue achéenne pour leur exposer le traité qu’ils ont imposé aux Illyriens ("Le traité conclu, Postumius députa chez les Etoliens et les Achéens. Ces députés exposèrent les raisons qui avaient amené les Romains à franchir l’Adriatique, firent un récit de ce qu’ils avaient accompli et lurent le traité qu’ils venaient de conclure avec les Illyriens. Après avoir été chaleureusement accueillis par les uns et les autres, ils retournèrent à Corcyre", Polybe, Histoire, II, 12.4-5) : on imagine qu’ils ont dû glousser de plaisir en particulier face aux Etoliens - avec un petit sourire ironique en coin, sur le mode : "Les pécores romains que vous avez repoussés avec mépris l’année dernière, vous informent avoir soumis les brigands illyriens qui vous ont vaincus à la bataille navale des Paxes au printemps de cette année" -, qui de leur côté ont dû difficilement ravaler leur salive et contenir leur orgueil pour leur adresser un : "Merci" en serrant les dents.


Antiochos III le Grand


C’est d’un royaume séleucide très diminué qu’Antiochos III, fils de Séleucos II et frère cadet de Séleucos III ("Le roi Ptolémée III [Evergète] mourut de maladie, Ptolémée IV surnommé Philopator lui succéda sur le trône. La mort de Séleucos III fils de Séleucos II surnommé Kallinikos et aussi Pogon, survint également à cette époque : son frère Antiochos III lui succéda sur le trône de Syrie", Polybe, Histoire, II, 71.3-4 ; "Après [Antiochos II] Théos, Séleucos II surnommé Kallinikos, fils d’[Antiochos II] Théos et de Laodicée, monta sur le trône de Syrie. A Séleucos II succédèrent ses deux fils Séleucos III et Antiochos III, par rang d’âge. Séleucos III, de santé fragile, sans argent, mal obéi par ses troupes, fut victime d'un complot de ses Amis, qui l’empoisonnèrent après un court règne de deux ans. Antiochos III fut celui qu’on surnomma le Grand", Appien, Histoire romaine XI.347-348), hérite en -223. Le seul territoire qui reste sous autorité séleucide est la capitale Antioche, et encore ! le port de cette capitale, Séleucie-de-Piérie, est toujours occupé par une garnison lagide depuis l’expédition de Ptolémée III que nous avons évoquée précédemment ("Séleucie-de-Piérie était toujours occupée par une garnison égyptienne. Cela durait depuis le règne de Ptolémée III Evergète qui, pour punir le sort malheureux de Bérénice, avait envahi la Syrie et s’était emparé de cette cité", Polybe, Histoire, V, 58.10-11). Tout le reste du Levant est province lagide. Les territoires de l’est ont été considérablement amputés par la sécession de la Parthie-Hyrcanie et de la Bactriane, que nous avons aussi évoquée. La Perse, la Babylonie, la Médie sont théoriquement sous l’autorité séleucide, mais en réalité les gouverneurs décident à leur guise, profitant de l’éloignement d'Antioche. L’Anatolie quant à elle n’est qu’une terre anarchique où les princes - de Pergame, de Bithynie, du Pont - règnent sans se soucier des impératifs séleucides, en profitant des services des Galates installés entre eux et Antioche. C’est précisément au cours d’une guerre contre Attale Ier, fils adoptif et successeur d’Eumène Ier le roi de Pergame, que Séleucos III est assassiné en été -223. Son lieutenant Achaios est acclamé roi (il appartient à la famille de Séleucos Ier par une branche cadette). Mais Achaios se désiste au profit d’Antiochos le jeune frère de Séleucos III, qui devient roi sous le nom d’Antiochos III ("L’an 87 [du calendrier séleucide, soit -225 du calendrier chrétien], Séleucos [III] devint roi, et régna trois ans. L’an 90 [du calendrier séleucide, soit -222 du calendrier chrétien], le roi Antiochos [III] s’assit sur le trône, et régna trente-cinq ans", Chronique royale hellénistique ; "A la mort de Séleucos II, son fils aîné Séleucos III lui succéda sur le trône. Achaios, parent du nouveau roi, l’accompagna dans l’expédition au-delà du Taurus : cela se passa environ deux ans avant l’époque qui nous intéresse [donc en -225], juste après l’accession au trône du jeune Séleucos III, le roi Attale Ier s’étant emparé de tous les territoires situés de l’autre côté de cette chaîne montagneuse. Séleucos III se hâta de passer ces montagnes avec une puissante armée pour aller reprendre son bien. Mais il fut traitreusement assassiné par le Galate Apatourios et par Nicanor. Achaios vengea aussitôt ce meurtre en faisant exécuter ces deux hommes, il prit en mains les forces armées ainsi que l’ensemble des affaires et s’acquitta de ses responsabilités avec discernement et loyauté. Au lieu de profiter de l’occasion et de se laisser entraîner par ses troupes qui le pressaient de prendre le diadème, il préféra y renoncer et assurer la transmission de l’héritage royal au fils cadet Antiochos", Polybe, Histoire, IV, 48.6-10 ; "Quand Séleucos II Kallinikos mourut, son fils aîné Séleucos III Soter lui succéda et Antiochos son fils cadet se retira en haute Asie. Son frère ayant été tué par trahison au-delà du mont Taurus, où nous avons dit qu’il avait passé avec une armée, Antiochos revint prendre possession du royaume", Polybe, Histoire, V, 40.5-6). Il est important de remarquer qu’Antiochos III est très jeune - les historiens lui donnent moins de vingt ans en -223 -, il n’a donc aucune expérience et va devoir se former sur le tas. Durant ses premières années de règne, son premier travail va consister à gérer les tensions créées par Hermias, administrateur général laissé à Antioche par Séleucos II pendant son expédition en Anatolie, personnage unanimement détesté pour sa cruauté et son ambition, tourmenteur en particulier d’un nommé Epigénès très respecté à la Cour et par les troupes ("Hermias était originaire de Carie, Séleucos II lui avait confié la direction du gouvernement au moment de son départ contre Attale Ier. Elevé à ce titre, il s’était mis à jalouser tous ses rivaux à la Cour. Naturellement cruel, il faisait de leurs moindres erreurs des crimes qu’il punissait durement. Il inventait aussi contre certains des griefs imaginaires, fondés sur des accusations mensongères, et se montrait contre eux un juge inexorable et féroce. Il cherchait en particulier à faire périr par n’importe quel moyen Epigénès, qui avait ramené en Syrie les troupes que Séleucos II avait emmenées avec lui : Hermias voyait en lui un homme doué en parole et en action, très populaire auprès des troupes. Décidé à le perdre, il attendait le moment propice, se tenant prêt à saisir n’importe quel prétexte pour le frapper", Polybe, Histoire, V, 41.2-5). Antiochos III laisse à Achaios, celui qui lui a donné le titre de roi, le gouvernement de l’Anatolie - dont la reconquête contre Attale Ier de Pergame n’est pas terminée. Il confie la Médie et la Perse à deux frères, Molon et Alexandros ("[Antiochos III] laissa à Achaios le gouvernement des provinces au-delà du Taurus. Il confia celui des provinces de haute Asie aux deux frères Molon et Alexandros, le premier à la tête de la Médie, le second à la tête de la Perse", Polybe, Histoire, V, 40.7). On suppose que ces nominations lui ont été soufflées par Achaios. Jusqu’au XXème siècle, les historiens ont considéré négativement ces individus en supposant que leurs révoltes, surtout celles de Molon et d’Alexandros qui font sécession dès l’été -222 ("Les deux frères méprisaient la jeunesse du roi. Sûrs qu’Achaios s’associerait à leur entreprise, et redoutant beaucoup la cruauté et la malignité d’Hermias qui avait alors tous pouvoirs sur les affaires du royaume, ils se révoltèrent en tentant de soustraire les satrapies de haute Asie à l’autorité du roi", Polybe, Histoire, V, 41.1) et attirent à eux les seigneurs locaux ("Molon fit tout pour convaincre les troupes cantonnées dans sa satrapie de le suivre. Il excita parmi elles l’espoir d’un butin, il inspira des craintes aux officiers en montrant des fausses lettres pleines de menaces supposées signées du roi. Il put compter sur le concours de son frère Alexandros qui de son côté assura ses positions dans les satrapies voisines en gagnant par des largesses l’amitié de leurs gouverneurs", Polybe, Histoire, V, 43.5-6), ont été fomentées dès le départ contre le jeune roi. Les historiens les plus récents ont une autre lecture des événements. Selon ces derniers, quand Polybe dit que Molon et Alexandros "méprisent la jeunesse du roi" (dans l’extrait précité), nous ne devons pas comprendre qu’ils refusent l’autorité de ce roi, mais plutôt qu’ils estiment que le roi ne leur sera d’aucun secours contre les dangers qui les menacent. Les mêmes historiens ne parviennent pas à comprendre pourquoi Achaios se dresserait contre Antiochos III, alors qu’il lui a justement cédé le titre royal : quand Polybe dit que Molon et Alexandros "sont sûrs qu’Achaios s’associera à leur entreprise" (dans le même extrait précité), nous devons donc comprendre qu’Achaios partage avec Molon et Alexandros le sentiment que la jeunesse du roi est un handicap contre les dangers qui menacent, et qu’ils doivent prendre les choses en mains en laissant le jeune roi continuer à jouer aux billes. Autrement dit, malgré les apparences, les soulèvements de Molon en Médie, d’Alexandros en Perse, et plus tard d’Achaios en Anatolie, ne seraient pas la marque d’un soulèvement contre le roi, mais au contraire une façon indirecte de protéger le roi dont ils redoutent l’inexpérience, une façon de préserver certains biens de la dynastie séleucide contre des dangers qui la menacent. Quels pourraient être ces dangers ? Les historiens récents avancent simplement le nom d’Hermias, dont la cruelle administration inquiète naturellement tous ceux dont l’autorité fait de l’ombre à la sienne : on suppose qu’Hermias aimerait voir Achaios mort, Molon mort, Alexandros mort, et qu’en même temps il ne veut surtout pas les provoquer pour les pousser à se liguer contre lui - précisément ce que tente de faire Molon et Alexandros en se soulevant et en appelant Achaios à les rejoindre. Telle est la raison qui expliquerait pourquoi Hermias, quand arrive la nouvelle de la rébellion de Molon et d’Alexandros, incite Antiochos III à ne pas répondre et à se consacrer plutôt à reprendre possession de la Koilè-Syrie faiblement défendue par l’Egypte, contrairement à Epigénès qui veut immédiatement envoyer Antiochos III vers les deux frères de Médie et de Perse : Hermias redoute de voir passer Antiochos III du côté de Molon et d’Alexandros soutenus par Achaios et peut-être aussi par Epigénès, et de se retrouver ainsi seul contre ses adversaires coalisés autour du jeune roi ("[Hermias] ne cessait de faire pression sur Antiochos III pour qu’il entreprît la reconquête de la Koilè-Syrie. Il considérait que le seul moyen d’éviter d’avoir à rendre des comptes pour ses méfaits passés et d’être privé des pouvoirs dont il jouissait alors était que le jeune roi fût continuellement enveloppé par le péril de la guerre", Polybe, Histoire, V, 42.5-6). Avant même qu’Epigénès ait achevé son argumentation en faveur d’un déplacement d’Antiochos III vers la Médie "pour aller se rendre compte de la situation sur place", avec l’intention non avouée de soustraire la personne du roi à l’influence d’Hermias ("On se réunit pour délibérer sur la révolte de Molon, le roi demanda à chacun de donner son avis sur la conduite à tenir face à cette rébellion. Epigénès fut le premier à opiner. Il déclara qu’“il fallait réagir immédiatement”, et que “la première chose importante à faire était que le roi se rendît sur les lieux pour suivre en personne le cours des choses, car en voyant Antiochos III sur place avec une grande armée Molon perdrait courage et renoncerait à poursuivre son projet séditieux, ou bien risquant le tout pour le tout il persévèrerait dans son entreprise et alors l’armée royale se saisirait rapidement de lui”", Polybe, Histoire, V, 41.6-9), ce dernier lui coupe la parole et développe son projet vers la Koilè-Syrie, avec l’intention non avouée de garder la personne du roi sous sa dépendance ("Epigénès n’avait pas fini de parler, qu’Hermias intervint avec emportement, déclarant que depuis longtemps cet homme manœuvrait dans l’ombre pour trahir le royaume […]. Il s’opposa à la proposition d’une expédition contre Molon parce que lui-même n’ayant aucune expérience de la guerre en redoutait les risques. Il voulait qu’on marchât plutôt contre Ptolémée IV, convaincu qu’une telle entreprise ne présentait aucun danger car ce roi était veule", Polybe, Histoire, V, 42.1-4). Avec une habileté politicienne consommée, Hermias réussit à retenir Antiochos III auprès de lui contre l’avis d’Epigénès, qui obtient à peine l’envoi d’un petit contingent dirigé par un binôme nommé Xénon et Théodotos Hemiolios ("[Hermias] envoya contre Molon un contingent placé sous les ordres de Xénon et de Théodotos surnommé Hemiolios ["HmiÒlioj", littéralement "Un-et-demi", probable allusion à sa grande taille]", Polybe, Histoire, V, 42.5). Il réussit aussi à pousser Antiochos III contre Ptolémée IV en jetant le soupçon sur Achaios - qui est reparti continuer la guerre contre Attale Ier en Anatolie, et qui ne peut donc pas se défendre -, par le biais d’une fausse lettre prétendument écrite par le premier incitant le second à se rebeller contre Antiochos III ("[Hermias] finit par rédiger une fausse lettre qu’l apporta à Antiochos III, prétendument envoyée par Achaios et écrite par Ptolémée IV, dans laquelle celui-ci poussait celui-là à s’emparer du pouvoir en lui promettant de l’aider dans toutes ses entreprises avec des navires et de l’argent qu’il lui fournirait, s’il ceignait le diadème et prétendait ouvertement à la souveraineté qu’il détenait déjà mais à laquelle il avait renoncé en refusant le titre et en repoussant la couronne que la fortune lui avait offerts. Croyant ce qui était écrit, Antiochos III résolut de marcher au plus vite contre la Koilè-Syrie", Polybe, Histoire, V, 42.7-9).


Antiochos III reçoit la bonne nouvelle du soutien de Mithridate II, petit-fils de Mithridate Ier fondateur de la principauté du Pont que nous avons mentionné rapidement à la fin de notre précédent alinéa, qui lui donne sa fille en mariage ("[Antiochos III] se trouvait à Séleucie-sur-le-zeugma [autre nom de Séleucie-sur-l’Euphrate, juste en face d’Apamée-sur-l’Euphrate] quand arriva le navarque Diognètos, qui amenait de la Cappadoce pontique Laodicée la fille du roi Mithridate II, pour la fiancer à Antiochos III. […] Antiochos III accueillit la jeune fille avec toute la magnificence et toutes les solennités royales. Il fit aussitôt célébrer le mariage. Puis, après la cérémonie, il descendit à Antioche pour y proclamer Laodicée reine et se consacrer aux préparatifs de guerre", Polybe, Histoire, V, 43.1-4). A l’est en revanche, les choses évoluent mal. Même si on admet avec les historiens modernes que Molon et Alexandros aient eu à l’origine l’intention de protéger le roi contre Hermias, et que les stratèges Xénon et Théodotos envoyés contre eux n’aient été que des fantoches d’Hermias, on doit reconnaître que cette bonne intention originelle laisse rapidement la place à une ambition qui n’a plus rien de loyal. Molon repousse d’abord Xénon et Théodotos ("[Molon] entra en campagne avec une grande armée et marcha contre les stratèges du roi. Effrayés par cette offensive, Xénon et Théodotos se replièrent dans les cités. Molon, maître du territoire d’Apollonia, y trouva des approvisionnements en quantité illimitée", Polybe, Histoire, V, 43.6-8), puis tente sans succès de s’emparer de Séleucie-sur-le-Tigre, alors défendue par un nommé Zeuxis qu’on retrouvera plus tard ("Les stratèges royaux ayant abandonné le plat pays, et l’ardeur combattive de ses troupes étant décuplée par ce premier succès qui comblait leurs espérances, [Molon] inspira une vraie terreur à toutes les populations de l’Asie, car son avance semblait irrésistible. Il entreprit de franchir le Tigre pour aller assiéger Séleucie. Mais il ne put traverser le fleuve, car Zeuxis avait fait enlever les embarcations. Il se retira alors dans son camp à Ctésiphon [sur la rive gauche du fleuve, juste en face de Séleucie-sur-le-Tigre], et prit ses dispositions pour y faire passer l’hiver [-222/-221] à ses troupes", Polybe, Histoire, V, 45.2-4). En apprenant ces nouvelles de l’est, Antiochos III commence à se dire qu’Epigénès a raison : on doit abandonner temporairement la reconquête du Levant et aller remettre de l’ordre en Médie. Mais Hermias réussit encore à le retenir auprès de lui, en envoyant un nouveau contingent sous les ordres d’un nommé Xénoitas ("Ayant appris que ses stratèges s’étaient retirés devant les offensives de Molon, le roi voulut abandonner le projet d’expédition contre Ptolémée IV pour marcher en personne contre le rebelle et ne plus lui laisser la liberté d’agir. Mais Hermias, attaché au plan initial, envoya contre Molon l’Achéen Xénoitas en disant : “Faire la guerre à des rebelles est la tâche des stratèges. Les rois ne doivent faire la guerre qu’à des rois, car des plans de campagnes et des batailles engagées dépendent le sort des Etats”", Polybe, Histoire, V, 45.5-6). Au printemps -221, l’expédition vers la Koilè-Syrie est donc lancée, sous le commandement direct d’Hermias qui considère qu’Antiochos III est trop jeune pour mener à bien une telle affaire. Mais dès l’été -221, elle fait demi-tour, car Théodote le gouverneur lagide de cette province s’est retranché à Gerrha (aujourd’hui Anjar au Liban) et l’armée séleucide n’a pas les moyens de l’en déloger ("Ayant pris lui-même les choses en mains car le roi était entièrement soumis à son influence du fait de son jeune âge, [Hermias] rassembla les troupes à Apamée, leva le camp et partit pour Laodicée. De là, le roi entra avec toute l’armée dans le désert, il pénétra dans le bassin de Marsyas qui s’étend entre le Liban et l’anti-Liban et s’étrangle en un défilé barré, en son lieu le plus étroit, par une zone de marécages où on cueille des joncs odorants. Ce lieu étroit est contrôlé d’un côté par Brochoi [aujourd’hui Barouk au Liban] et de l’autre côté par Gerrha. Après avoir marché pendant plusieurs jours à travers le bassin de Marsyas et obtenu le ralliement des cités situées dans cette région, Antiochos III arriva devant Gerrha. Il constata que l’Etolien Théodote l’avait devancé, qu’il occupait Gerrha et Brochoi, qu’il avait fortifié avec des fossés et des palissades le passage étroit qui longeait la zone marécageuse et disposé des troupes ici et là aux points stratégiques. Il tenta d’abord de se frayer un chemin par la force, mais les positions ennemies étaient fortes et la résistance de Théodote, appuyée sur des défenses solides, ne faiblit pas. Le roi renonça alors à son dessein, après avoir subi plus de pertes qu’il n’en avait infligées", Polybe, Histoire, V, 45.7-10 à 46.1-4). Du côté de la Mésopotamie, la situation n’est pas plus brillante, car Xénoitas porte un uniforme trop grand pour lui ("Pourvu d’une autorité plus grande que ce qu’il avait pu espérer, [Xénoitas] adopta à l’égard de ses amis un comportement hautain et mena les opérations contre l’ennemi avec une témérité excessive", Polybe, Histoire, V, 46.6). Il conduit son contingent jusqu’à Séleucie-sur-le-Tigre, sur la rive droite du fleuve, face à l’armée de Molon campé à Ctésiphon sur la rive gauche ("Il s’établit avec ses troupes à Séleucie puis, après avoir convoqué Diogénès l’éparque ["œparcoj", on ignore à quelle division administrative ou militaire ce titre correspond, sans doute est-ce un simple synonyme de "stratège" puisque c’est sous ce titre militaire que le même Diogénès sera désigné par Polybe un peu plus loin à l’alinéa 14 paragraphe 48 livre V de son Histoire] de Susiane et Pythiadès l’éparque du territoire en bordure de la mer Erythrée [c’est-à-dire la Babylonie, en bordure de l’actuel golfe Arabo-persique ? ou le territoire arabique en bordure de la Babylonie correspondant approximativement à l’actuel Koweït ?], il fit avancer ses troupes pour les placer face à l’ennemi, protégées par le Tigre", Polybe, Histoire, V, 46.7). Des transfuges l’informent que Molon a effectivement décidé de couper toute relation avec le roi, mais que le gros de son armée ne partage pas son dessein et est prêt à se rendre. Encouragé par ces messages, Xénoitas tente un stratagème pour traverser le fleuve, suffisamment grossier pour que Molon ne s’y laisse pas prendre ("Stimulé par les déclarations de certains transfuges qui avaient fui le camp de Molon et traversé le fleuve à la nage pour le rejoindre et lui affirmer que s’il passait sur l’autre rive l’armée adverse tout entière, qui n’éprouvait qu’aversion pour Molon et demeurait dévouée au roi, se rallierait à lui, Xénoitas entreprit de franchir le Tigre. Il feignit de construire un pont en un endroit où se trouvait un îlot, mais comme il ne fit pas apporter en ce lieu ce qu’il fallait pour une telle entreprise, Molon ne se laissa pas impressionner par cette feinte", Polybe, Histoire, V, 46.8-9). Il part donc nuitamment vers l’aval avec ses meilleurs éléments, qu’il réussit à faire passer dans un endroit entouré de marais et de fondrières ("Ayant choisi dans toute son armée les cavaliers et les fantassins les plus solides, et laissé la garde du camp à Zeuxis et à Pythiadès, il descendit de nuit le long du fleuve jusqu’à environ quatre-vingt stades en aval. Il fit passer ses troupes sur l’autre rive à bord des embarcations, sans subir de pertes, et établit son camp avant le jour en un endroit avantageusement situé, entouré presque entièrement par le fleuve et relié à la terre ferme par une étendue de marais et de fondrières", Polybe, Histoire, V, 46.11-12). Au matin, Molon envoie précipitamment ses cavaliers, mais ceux-ci qui ne connaissent pas la dangerosité du lieu se perdent dans les fondrières ("Informé, Molon envoya sur les lieux ses cavaliers, en croyant qu’ils n’auraient aucune peine à repousser les troupes ennemies occupées à passer le fleuve et celles qui était déjà sur l’autre rive. Mais quand ils s’approchèrent des hommes de Xénoitas, les cavaliers qui ne connaissaient pas ces lieux allèrent deux-mêmes s’embourber ou plonger dans les marais, sans que l’ennemi n’eût besoin d’intervenir, de sorte que beaucoup furent hors d’état de combattre ou périrent", Polybe, Histoire, V, 47.1-2). Molon reprend alors le stratagème utilisé jadis au VIème siècle av. J.-C. par Cyrus II contre les Scythes : il abandonne son camp en laissant à l’ennemi tous ses bagages, inclus nourritures et boissons. Comme les Scythes jadis, les hommes de Xénoitas se précipitent sur ces vivres et s’enivrent en croyant avoir fait fuir l’ennemi ("Molon, soit qu’il cherchât à tromper l’ennemi, soit qu’il craignît de voir ses hommes réagir comme l’escomptait Xénoitas [c’est-à-dire abandonner sa cause et se livrer à Xénoitas représentant le roi] évacua son camp au cours de la nuit en y laissant les bagages et marcha vivement en direction de la Médie. Xénoitas pensa que si Molon faisait ainsi retraite, c’était parce qu’il avait peur d’une attaque de sa part et qu’il se méfiait de ses propres troupes. Il prit position devant le camp adverse, dont il s’empara, et fit venir sa cavalerie et ses bagages du camp gardé par Zeuxis sur la rive opposée. […] Il ordonna ensuite à ses hommes de se disperser et de se reposer, car il avait décidé de se mettre dès le lendemain matin à la poursuite de l’ennemi. Ses soldats se sentirent alors pleins d’assurance, et comme ils trouvèrent sur les lieux toutes sortes de provisions ils firent bonne chère et s’enivrèrent à l’excès", Polybe, Histoire, V, 47.4-7 à 48.1). Et comme Cyrus II jadis, Molon fait demi-tour et massacre les ennemis incapables de se défendre car abrutis par la nourriture et la boisson. Xénoitas est tué ("Molon, après avoir parcouru un assez long chemin et fait dîner ses hommes, rebroussa chemin vers son point de départ. Il surprit les soldats ennemis dispersés et enivrés, et les attaqua au point du jour. Atterré par cet événement imprévu et ne parvenant pas à tirer ses hommes du sommeil où l’ivresse les avait plongés, Xénoitas se précipita comme un insensé au-devant des assaillants et se fit tuer. Beaucoup de soldats furent massacrés alors qu’ils dormaient sur leurs paillasses. Les autres allèrent se jeter dans le fleuve et tentèrent vainement de gagner l’autre camp sur la rive d’en face. Ce fut partout la bousculade et le tumulte, l’effroi et la panique", Polybe, Histoire, V, 48.2-5). Molon peut alors enfin s’emparer de Séleucie-sur-le-Tigre, que les débris du contingent de Xénoitas, qui passent sous les ordres de Zeuxis précédemment mentionné, ont abandonnée. Il s’empare ensuite de toute la Babylonie ("Après s’être emparé du camp de Xénoitas, Molon franchit le fleuve sans être inquiété. Personne ne tenta effectivement de l’arrêter, car Zeuxis avait lui aussi pris la fuite à son approche. Il put donc occuper également l’autre camp. Après ce succès, il se présenta devant Séleucie, qu’il conquit d’emblée car elle avait été abandonnée par Zeuxis et par Diomédon l’épistate ["™pist£thj", on ignore encore à quelles compétences cette fonction est attachée] de la cité. Il poursuivit ensuite sa marche sans coup férir et soumit les satrapies intérieures. Il devint maître de la Babylonie et du territoire en bordure de la mer Erythrée", Polybe, Histoire, V, 48.10-13). Il échoue à prendre Suse défendue par le stratège Diogénès (ou "éparque de Susiane" que nous avons vu au côté de Xénoitas à Babylone, dans l’alinéa 7 paragraphe 46 live V de l’Histoire de Polybe), mais étend son influence jusqu’à Doura-Europos (site archéologique près de Saliyah dans la province de Deir ez-Zor en Syrie) à l’ouest, et jusqu’à l’antique Ninive à l’est ("Il marcha sur Suse, pénétra dans la cité, mais ne put s’emparer de la citadelle malgré tous ses assauts car le stratège Diogénès avait pu s’y retirer avant son arrivée. Renonçant à prendre la forteresse de vive force, il laissa sur place une troupe pour l’assiéger et reprit sans tarder la route de Séleucie. Il y fit reposer ses hommes puis, après les avoir harangués, se remit en campagne pour occuper tout le territoire longeant le fleuve jusqu’à Europos et la Mésopotamie jusqu’à Doura ["Forteresse" en sémitique, qualificatif désignant les ruines de la cité de Ninive, aujourd’hui Mossoul en Irak]", Polybe, Histoire, V, 48.13-16). Les numismates ajoutent qu’il prend le titre de roi, comme le confirment des monnaies retrouvées à son nom. L’échec devant Gerrha au Levant, et maintenant l’échec de l’incompétent Xénoitas à Séleucie-sur-le-Tigre, commencent à peser sur Hermias. Quand Antiochos III apprend ce dernier désastre, il décide enfin d’écouter Epigénès : il faut d’abord penser à conserver le peu qui reste avant de rêver à conquérir des nouveaux domaines ("S’étant heurté sur le terrain à ces obstacles [les défenses de Théodote à Gerrha], [Antiochos III] fut informé que Xénoitas avait été complètement battu et que Molon était désormais maître de tout le haut pays. Il résolut d’abandonner son entreprise pour aller vivement secourir ses propres provinces", Polybe, Histoire, V, 46.5). Hermias tente à nouveau de l’en dissuader, mais Antiochos III tient bon et affirme pour la première fois son autorité royale : "Nous avons perdu au Liban, nous avons perdu en Mésopotamie : je ne sais pas si je gagnerai quelque chose en suivant les conseils d’Epigénès, mais je sais que je n’ai rien gagné à suivre les tiens, Hermias, donc tais-toi" ("[Antiochos III] réunit à nouveau son conseil et demanda à chacun de donner son avis sur les mesures à prendre contre Molon. Epigénès fut encore le premier à exprimer sa pensée sur la situation : “Il aurait fallu réagir depuis longtemps en suivant mes conseils, dit-il, et ne pas laisser à l’adversaire la possibilité de remporter de tels succès. Cela n’a pas été fait, mais il est toujours temps de se mettre à l’œuvre”. Là-dessus, Hermias eut un nouvel accès de fureur violente et se mit à injurier Epigénès. Tout en vantant outrageusement ses propres mérites, il lança contre ce dernier des accusations insensées et calomnieuses, et conjura le roi de ne pas commettre une faute aussi absurde en abandonnant son entreprise en Koilè-Syrie. Par ce discours, il provoqua la réprobation générale et choqua même le roi", Polybe, Histoire, 49.1-5). De mauvaise grâce, Hermias s’incline ("[Hermias] n’accepta qu’avec peine de mettre un terme à cette querelle et de s’incliner devant l’insistance d’Antiochos III à concilier les adversaires. La majorité du conseil ayant estimé que la proposition d’Epigénès était la plus sage et la plus avantageuse, décision fut prise de marcher contre Molon et de mener la campagne avec énergie. Hermias feignit aussitôt de s’y rallier : il déclara que “chacun devait contribuer sans atermoiements à l’exécution du plan adopté”, et se montra lui-même disposé à apporter tous ses soins à la préparation de la campagne", Polybe, Histoire, V, 49.5-7), mais il n’a pas dit son dernier mot. A Apamée, une révolte éclate dans la troupe qui s’estime mal payée ("Les troupes royales s’étant concentrées à Apamée, une mutinerie éclata dans l’armée à propos de la solde", Polybe, Histoire, V, 50.1). Les historiens modernes pensent que cette révolte est provoquée indirectement par Hermias, car celui-ci en tant qu’administrateur général du royaume séleucide a la maîtrise de tous les flux financiers du royaume, et la capacité de bloquer la solde militaire sur un simple ordre. Immédiatement ce fourbe personnage se présente comme un sauveur de dernier recours, il propose de prendre à sa charge le paiement des arriérés, mais en remerciement de ce service il demande le limogeage d’Epigénès (pour donner un équivalent moderne à cette magouille d’Hermias, c’est comme si le banquier Bidule, désireux de s’approprier l’entreprise Tartempion, coupait secrètement les fonds de roulement de cette entreprise en déclarant publiquement à tous les fournisseurs, clients et salariés de cette entreprise ainsi floués : "Le directeur de l’entreprise Tartempion est un incapable : voyez, il ne trouve pas les fonds nécessaires pour vous payer. Eh bien moi, le banquier Bidule, je me propose pour payer les factures, les produits et les salaires dont vous êtes floués. En échange, je vous demande de le virer et de me nommer à sa place"). Face à ce chantage, Antiochos III, qui ne veut pas ajouter un soulèvement de ses propres troupes à ses échecs à Gerrha et à Séleucie-sur-le-Tigre, fait preuve d’intelligence politique - ou de realpolitik, pour utiliser un terme moderne - : il sabaisse face à Hermias, il vire Epigénès pour quHermias consente à payer les soldats révoltés ("Hermias lui promit de régler leur dû à tous les soldats, à condition qu’Epigénès ne participât pas à la campagne […]. Le roi prit la chose très mal car il tenait par-dessus tout à la collaboration d’Epigénès, qui était très compétent en matière militaire, mais comme le malin Hermias s’était arrangé pour qu’Antiochos III fût entouré d’officiers royaux, de gardes et de courtisans qui le paralysaient, celui-ci n’était pas libre d’agir à sa guise. C’est ainsi que, cédant aux circonstances, il finit par consentir à ce qui lui était demandé : Epigénès dut obéir à l’ordre de quitter le service", Polybe, Histoire, V, 50.2-6). Les autres membres du conseil sont effrayés, car cette affaire montre bien quHermias a davantage de pouvoir politique et financier que le roi, et son stratagème a renforcé momentanément sa position dans larmée ("Les membres du conseil furent vivement inquiets devant cet effet de la rancune d’Hermias. Au contraire, parmi les troupes dont les revendications furent satisfaites, un renversement d’opinion se produisit : celui qui leur avait réglé leur solde fut désormais très populaire chez les soldats. […] Ce fut dans ces conditions qu’Hermias réussi à intimider les Amis du roi, et à s’assurer le dévouement des troupes grâce aux avantages qu’il leur avait assurés", Polybe, Histoire, V, 50.6-9). Epigénès, pour lanecdote, ne survit pas longtemps à sa disgrâce, car Hermias le fait exécuter pour trahison (après avoir écrit une fausse lettre qui le compromet avec Molon : "Voici ce qu’Hermias machina contre Epigénès, avec la complicité d’Alexis qui commandait la garnison d’Apamée. Il écrivit une lettre prétendument envoyée par Molon, qui fut mêlée aux papiers d’Epigénès par un esclave qu’il avait gagné à l’aide de belles promesses. Cela fait, Alexis survint et demanda à Epigénès s’il avait reçu une lettre de Molon puis, devant les dénégations indignées de celui-ci, il exigea de fouiller la maison. Il visita les pièces et retrouva rapidement la lettre. Ce fut le prétexte pour tuer sur-le-champ Epigénès", Polybe, Histoire, V, 50.10-13). Larmée royale se met en route fin -221. Elle passe un peu plus dun mois de lhiver -221/-220 dans la haute vallée du Tigre, puis reprend la route en descendant vers le sud début -220 ("Ayant atteint l’Euphrate, Antiochos III fit prendre du repos à ses troupes, puis se remit en route. Il arriva à Antioche-de-Mydgonie [autre nom séleucide de lantique cité de Nisibe, aujourdhui Nusaybin en Turquie] vers le solstice d’hiver [autrement dit vers le 21 décembre -221] et s’arrêta là pour laisser passer la période de grand froid. Il demeura dans cette cité pendant une quarantaine de jours, puis reprit sa marche en avant vers Libba [site inconnu]", Polybe, Histoire, V, 51.1-2). Il atteint Ninive, limite nord-est du territoire conquis par Molon, et continue sa marche en longeant la rive gauche du Tigre ("On partagea l’armée en trois corps, et les troupes ainsi que les équipages franchirent le fleuve en trois endroits. Puis on avança en direction de Doura [cest-à-dire lantique Ninive, comme nous lavons dit plus haut, à ne pas confondre avec son homonyme séleucide Doura-Europos sur lEuphrate], cité qui était alors assiégée par un lieutenant de Molon et qu’on dégagea d’emblée", Polybe, Histoire, V, 52.1-2), ce qui coupe la route de la Médie à Molon. Ce dernier est bien conscient du danger : sil ne se met pas immédiatement en mouvement, il risque dêtre coincé en Babylonie ("Ayant appris l’arrivée du roi, Molon, doutant de la fidélité des Susiens et des Babyloniens qu’il avait soumis depuis peu de temps en les prenant par surprise, craignant par ailleurs que la route du retour vers la Médie lui fût coupée, résolut de jeter un pont sur le Tigre pour faire passer son armée sur l’autre rive et gagner rapidement la région montagneuse d’Apollonia avant son adversaire", Polybe, Histoire, V, 52.4-5). Les deux armées avancent dans des directions contraires, celle dAntiochos III vers le sud, celle de Molon vers le nord, en empruntant le même chemin : immanquablement elles finissent par entrer en contact. On passe la nuit chacun dans son camp ("Alors que [Molon] approchait de son but, le roi sortit d’Apollonia avec tous ses hommes. Les troupes légères précédant les deux armées se rencontrèrent sur un col, elles s’escarmouchèrent pour s’éprouver l’une l’autre, puis, à l’approche du gros des troupes, rompirent le contact. On se sépara et chacun se retira dans son camp, à une quarantaine de stades l’un de l’autre", Polybe, Histoire, V, 52.7-8). Au matin suivant, Antiochos III range son armée en bataille - dans laquelle on retrouve le stratège Zeuxis échappé de Séleucie-sur-le-Tigre l’année précédente -, en se réservant le commandement de laile offensive à droite ("Dès le lever du jour, le roi fut prêt à livrer bataille. Il fit sortir du camp son armée au complet. Sur son aile droite il plaça d’abord les cavaliers porteurs de lances sous les ordres de lexpérimenté Ardys, puis venaient les alliés crétois, les Galates Rigosages ["RigÒsagej", famille celte/gauloise inconnue par ailleurs, probablement des mercenaires ou des captifs enrôlés de force originaires de Galatie en Anatolie] et les mercenaires de Grèce. Ensuite se trouvait la phalange. Sur son aile gauche étaient massés les hétaires. Antiochos III disposa ses dix éléphants en avant de la ligne, en laissant un espace entre chacun d’eux. Il partagea ses troupes de réserve, fantassins et cavaliers, entre les deux ailes en leur ordonnant d’envelopper l’ennemi quand la bataille serait engagée. Il s’avança sur la ligne de front, prononça une brève allocution pour encourager ses hommes. Il confia le commandement de l’aile gauche à Hermias et à Zeuxis, et lui-même prit sous ses ordres l’aile droite", Polybe, Histoire, V, 53.1-6). Mais la bataille tourne court, car les hommes de Molon ne veulent pas se battre contre le roi : Molon peine beaucoup à ranger ses troupes face à larmée royale ("Molon éprouva des difficultés pour faire sortir ses troupes du camp, qui se mirent en ligne dans la confusion. En voyant le dispositif de l’armée opposée, il décida de partager sa cavalerie entre les deux ailes, d’occuper l’espace intermédaire par les thyréophores ["qureofÒroj", "porteurs de boucliers longs"], les Galates et toutes son infanterie lourde, et de disposer les archers, les frondeurs et les autres lanceurs à côté des cavaliers sur chaque aile, vers l’extérieur. En avant de la ligne, il plaça les chars à faux de loin en loin. Molon confia l’aile gauche à son frère Néolaos et prit sous ses ordres l’aile droite", Polybe, Histoire, V, 53.7-11), et dès que celle-ci avance elles désertent en masse ("Les deux armées avancèrent l’une vers l’autre. Les troupes que Molon avait sur son aile droite lui restèrent fidèles et s’engagèrent dans un combat acharné contre les hommes de Zeuxis. Mais sur son aile gauche, les soldats, dès qu’ils aperçurent le roi, passèrent à l’ennemi. Cette désertion démoralisa le reste de son armée, en même temps qu’elle redoubla l’ardeur combattive de celle du roi", Polybe, Histoire, V, 54.1-2). Pour ne pas subir le jugement du roi, Molon se suicide ("Informé de ce qui s’était passé [sur son aile gauche] et se trouvant vite totalement cerné, Molon songea aux supplices qui lui seraient infligés s’il était pris vivant, et préféra se donner la mort", Polybe, Histoire, V, 54,3). Antiochos III accorde son pardon aux troupes ralliées, et les fait raccompagner en Médie ("Le roi réprimanda longuement les soldats de Molon, puis leur accorda son pardon. Il désigna des commissaires pour les ramener en Médie et remettre en ordre les affaires de cette province", Polybe, Histoire, V, 54.8), tandis que lui-même continue sa route vers le sud et atteint Séleucie-sur-le-Tigre. Dans toute cette affaire, depuis lhumiliation quHermias lui a infligée en lobligeant à licencier Epigénès, Antiochos III ne sest pas beaucoup exprimé, mais il a conduit les choses avec un sang-froid et une détermination qui laissent supposer que cette humiliation ne restera pas longtemps impunie. Le ralliement en masse des troupes de Molon lui montre que laura royale nest pas éteinte, et quil conserve donc une marge de manœuvre contre Hermias, qui de son côté voit son pire cauchemar se réaliser : Epigénès et Molon sont morts, certes, mais le jeune roi est en train de sémanciper, déchapper à son emprise, à cause de la facile victoire politique plus que militaire quil vient de remporter et qui assoit sa légitimité. Toujours aussi cruel, Hermias entame une répression sanglante contre les habitants de Séleucie-sur-le-Tigre, pour les punir davoir accueilli Molon. Mais Antiochos III, manifestant son habileté politicienne à légard de cette population et affirmant une nouvelle fois son autorité contre son sanguinaire administrateur, fait cesser cette répression ("[Hermias] s’en prit aux habitants de Séleucie, les frappa d’une amende de mille talents, exila les adeiganes ["adeig£nej", mot à la signification inconnue, désignant certainement les magistrats de la cité] et fit périr beaucoup de gens par des mutilations, par l’épée ou la potence. Le roi, soit en persuadant Hermias, soit en prenant certaines mesures, parvint péniblement à apaiser les ressentiments et à rétablir l’ordre dans la cité. Il ramena notamment à cent cinquante talents l’amende sanctionnant l’égarement des habitants", Polybe, Histoire, V, 54.10-11). Il désavoue ainsi publiquement Hermias. Puis il nomme des nouveaux responsables à la tête des provinces, qui deviennnent ses obligés, pour remplacer ceux qui ont suivi Molon. Le stratège Diogénès qui a défendu Suse est récompensé en devenant gouverneur de Médie. Un nommé Apollodoros est nommé en Susiane. Tychon le secrétaire général de larmée (ou "archigrammateus/¢rcigrammateÚj") est envoyé vers le "territoire en bordure de la mer Erythrée" (cest-à-dire la Babylonie ou le territoire arabique correspondant à lactuel Koweït : "[Antiochos III] laissa Diogénès comme stratège de la Médie et Apollodoros comme stratège de la Susiane. Il envoya Tychon, l’archigrammateus de l’armée, comme stratège du territoire en bordure de la mer Erythrée. C’est ainsi que la rébellion de Molon et le soulèvement qui s’ensuivit dans les satrapies de l’intérieur furent réprimés et que l’ordre fut rétabli", Polybe, Histoire, V, 54.12-13). Un doute subsiste sur la Perse : Polybe dit quAlexandros, le frère complice de Molon, sy suicide, mais ne mentionne aucun nom de remplaçant ("Néolaos [deuxième frère de Molon], ayant réchappé du combat, se réfugia en Perse auprès d’Alexandros l’autre frère de Molon. Il égorgea la mère et les enfants de Molon, puis se trancha la gorge, après avoir persuadé Alexandros de l’imiter", Polybe, Histoire, V, 54.5). Pour bien signifier à tous ces nouveaux gouverneurs quils ne doivent plus se rebeller, il fait crucifier le cadavre de Molon sur une grande artère passante de Médie ("Antiochos III ordonna de mettre en croix le corps de Molon et de l’exposer à l’endroit le plus passant de la Médie. Son ordre fut aussitôt exécuté : les agents chargés de cette mission emportèrent le cadavre en Kallonitide [région inconnue] et dressèrent la croix sur les premières pentes du Zagros", Polybe, Histoire, V, 54.6-7). Enfin, pour achever de sécuriser cette région du Croissant Fertile, il entreprend une expédition en Atropatène, contrée reculée de Médie qui doit son nom au Perse Atropatès dont nous avons rappelé au début de notre précédent alinéa quil en a été nommé satrape en -323 - l"Atropatène" sappelait alors "basse Médie" -, et qui depuis cette époque sest constituée en un territoire quasi indépendant, correspondant aux actuelles provinces azéris dans le nord-ouest de lIran. Cette contrée est dirigée par le vieux Artabazanès, soupçonné davoir soutenu Molon ("Encouragé par son succès, le roi résolut de rabattre l’audace des dynastes barbares régnant sur les contrées limitrophes en les intimidant, pour qu’ils ne se risquassent plus à ravitailler ou à aider militairement les rebelles de ses propres provinces. Il se prépara donc à lancer une expédition contre eux, en particulier contre Artabazanès le plus puissant et le plus habiles de ces dynastes, dont la domination s’étendait sur les Satrapiens [autre nom des Atropaténiens] et sur les peuples alentours", Polybe, Histoire, V, 55.1-2). Hermias est contre ce projet : il craint toujours quAntiochos III trouve la mort au cours dun combat, et par la suite de se retrouver face à Achaios et à larmée royale qui a clairement manifesté sa fidélité à la dynastie séleucide lors des derniers événements. Quand soudain arrive dAntioche la nouvelle de la naissance dun héritier. Hermias change aussitôt dopinion : il pousse Antiochos III à partir vers lAtropatène en espérant quil sy fera tuer, calculant que si cela arrive le pouvoir ne tombera plus dans les mains dAchaios mais reviendra à ce nouveau-né, dont Hermias veut naturellement devenir le tuteur ("Hermias appréhendait les risques d’une campagne en haute Asie, et revenait toujours à son premier projet contre Ptolémée IV. C’est alors qu’arriva la nouvelle qu’Antiochos III avait un fils. Il se dit que quelque chose pourrait arriver au roi en haute Asie, à cause des barbares, ou parce que lui-même trouverait une occasion de le faire disparaître. Il approuva donc finalement le projet du roi, persuadé que si celui-ci trouvait la mort, le pouvoir lui reviendrait au titre de tuteur de son fils", Polybe, Histoire, V, 55.3-5). Mais le jeune homme à peine sorti de ladolescence couronné roi en -223, est devenu un adulte qui a bien compris les mécanismes de Cour et qui ne se laisse plus manipuler. Le vieux Artabazanès ne résiste pas et se soumet spontanément ("L’offensive d’Antiochos III effraya Artabazanès, qui, surtout à cause de son grand âge, céda aux circonstances et conclut la paix avec le roi en acceptant ses conditions", Polybe, Histoire, V, 55.10), ruinant les calculs dHermias. Antiochos III na plus aucune raison de garder Hermias auprès de lui, il le fait donc assassiner avec la complicité de son entourage (ce complot organisé par le roi contre la vie de son ministre est raconté en détails par Polybe aux alinéas 1 à 12 paragraphe 56 livre V de son Histoire), et cet assassinat satisfait tout le monde ("Antiochos III leva le camp pour regagner sa résidence. Dans tout le pays, les peuples lui manifestèrent leur approbation pour sa conduite et l’ensemble de sa politique, mais ce fut l’élimination d’Hermias qui lui valut le plus d’acclamations au cours du trajet. Vers le même moment, l’épouse du ministre fut lapidée à Apamée par des femmes, tandis que des jeunes gens infligèrent le même sort à ses fils", Polybe, Histoire, V, 56.14-15). Désormais Antiochos III règne vraiment comme un roi.


Il est aussitôt confronté à une crise avec celui qui la intronisé, Achaios. Nous avons dit plus haut quAchaios, sitôt Antiochos III couronné en -223, est reparti vers lAnatolie pour continuer la guerre contre Attale Ier de Pergame. Depuis cette date, Achaios a réussi à refouler Attale Ier dans ses murs à Pergame et à reconquérir tous les territoires perdus. Polybe dit dans un premier passage qu"il se laisse griser" et se fait appeler roi ("[Achaios] reconquit toutes les provinces au-delà du Taurus. Mais, le succès dépassant toutes les espérances, Attale Ier étant refoulé dans Pergame après avoir perdu toutes les terres de sa principauté, il se laissa griser et succomba à la tentation : il prit le diadème et le titre de roi, devenant ainsi le plus puissant et le plus redoutable des monarques et dynastes qui régnaient au-delà du Taurus", Polybe, Histoire, IV, 48.10-12). Dans un second passage, le même Polybe ajoute que cela sest passé quand larmée royale était en campagne en Atropatène contre Artabazanès : Achaios a quitté la Lydie "pour prendre en mains les affaires royales" ("basile…an pragm£twn", et non pas pour prendre en main le titre royal : cette précision est importante), et cest seulement quand il arrive en Phrygie que, mal influencé par un exilé, il a ceint le diadème royal, avant de faire demi-tour ("Pendant qu’Antiochos III faisait campagne contre Artabazanès, Achaios avait pensé qu’un accident pourrait arriver au roi, et que même s’il en revenait la distance à parcourir était telle qu’il aurait le temps […] de prendre en mains les affaires royales, il avait donc quitté la Lydie avec toutes ses troupes. Arrivé à Laodicée-en-Phrygie [autre nom de Laodicée-du-Lycos, site archéologique près de l'actuelle Denizli en Turquie], il s’était paré du diadème et avait envoyé des lettres aux cités avec le titre de roi, sous l’influence d’un banni nommé Garsyéris. Il avait poursuivi sa marche mais, alors qu’il arrivait en Lycaonie, ses soldats s’étaient mutinés, en se doutant que l’expédition était dirigée contre leur souverain légitime. Constatant ce mouvement de ses troupes, Achaios avait alors renoncé à son entreprise, et pour les persuader qu’il n’avait jamais eu l’intention d’envahir la Syrie il avait obliqué vers la Pisidie, qu’il avait mise au pillage. Après avoir procuré à ses hommes un butin considérable, regagnant ainsi la confiance et le dévouement de tous, il avait regagné son point de départ", Polybe, Histoire, V, 57.3-8). Une lecture rapide de ces deux passages laisse penser quAchaios, comme Molon précédemment, a oublié ses bonnes intentions originelles envers le roi pour jouer une partition personnelle. Mais les historiens récents que nous avons mentionnés plus haut ne partagent pas cette lecture. Ils croient plutôt quAchaios a fait les mêmes calculs quHermias, mais à lenvers, et a abouti au raisonnement suivant : "La naissance dun héritier ne peut quinciter Hermios à espérer la mort dAntiochos III, ou même à la provoquer. Antiochos III mort, le pouvoir reviendrait à son fils nouveau-né, autrement dit à Hermias qui en deviendrait le tuteur, et qui naurait plus aucun frein pour exercer sa tyrannie. Jai vu ce qui est arrivé à Epigénès : Hermias aurait certainement envie de me faire subir le même sort. En revanche, si je me déclare roi dès maintenant, ce que je peux faire parce que jai la légitimité de la lance et parce que jappartiens à la famille séleucide contrairement à Hermias, et si je pars occuper Antioche avec mes hommes pour mettre le fils dAntiochos III sous ma protection, je ruinerai totalement les projets dHermias. Si Antiochos III trouve la mort en Atropatène, lors dun combat ou assassiné par Hermias, jaurai toute lautorité nécessaire pour barrer les ambitions dHermias. Et si Antiochos III revient, je ferai demi-tour et je me désisterai comme je lai déjà fait en -223". Convenons que cette hypothèse des historiens récents permet de comprendre les faits beaucoup mieux que la lecture rapide précédente. On peut expliquer effectivement le demi-tour de larmée dAchaios par le refus des hommes qui la composent de batailler contre Antiochos III, mais on peut lexpliquer encore plus simplement par le refus dAchaios de combattre son cousin quil a installé sur le trône en -223, et qui ne risque plus rien maintenant quHermias est mort. Quand Antiochos III revient à Antioche, il tance Achaios en lui reprochant davoir pris le titre royal, et il ressort la fausse lettre écrite naguère par Hermias établissant une prétendue connivence entre lui et Ptolémée IV ("De retour dans sa capitale, Antiochos III renvoya ses soldats dans leurs foyers pour l’hiver [-220/-219]. Il envoya des messagers à Achaios d’abord pour lui reprocher d’avoir osé se parer du diadème et prendre le titre de roi, ensuite pour l’avertir que ses connivences avec Ptolémée IV étaient connues, ainsi que les excès où cette liaison l’avait fait tomber", Polybe, Histoire, V, 57.1-2). Mais ce sont des reproches de façade, car la vérité est que jusquen -216 Antiochos III ne tentera rien contre Achaios. Et de son côté, Achaios ne tentera également rien contre Antiochos III, même après la bataille de Raphia en -217 où Antiochos III sera dans une situation militaire délicate. Antiochos III a toujours une dette envers Achaios depuis -223, on suppose quen retour il consent temporairement à lui laisser le titre de roi, qui selon les historiens récents correspond davantage à un titre de vice-roi destiné à signifier tacitement à tous les Hermias potentiels : "Si vous assassinez Antiochos III, ne croyez pas que vous prendrez le pouvoir, car un autre roi séleucide nommé Achaios viendra vous punir et gouverner le royaume en attendant la maturité de lhéritier dAntiochos III".


Le roi séleucide laisse donc Achaios en Anatolie, et se retourne vers la Koilè-Syrie, et d’abord vers Séleucie-de-Piérie, le port d’Antioche toujours occupé par une garnison lagide depuis le milieu du IIIème siècle av. J.-C. Après une rapide discussion, on décide d’orienter tous les efforts sur cette cité ("Au début du printemps [-219], [Antiochos III] rassembla ses troupes à Apamée et convoqua ses Amis en conseil pour délibérer sur le moyen de pénétrer en Koilè-Syrie. On parla beaucoup de la nature du pays, des armements à prévoir et du concours de la flotte. L’intervention d’Apollophanès, originaire de Séleucie-de-Piérie, […] mit un terme à la discussion. Il déclara absurde de convoiter la Koilè-Syrie et d’entrer en campagne pour la conquérir tout en tolérant que Séleucie-de-Piérie, qui était une cité-mère et même le foyer du royaume, restât aux mains de Ptolémée IV", Polybe, Histoire, V, 58.2-4). Les troupes se mettent en marche ("La décision ayant été prise, Antiochos III ordonna à son navarque Diognètos de mettre le cap sur Séleucie, tandis que lui-même quitta Apamée avec l’armée, avança jusqu’à environ cinq stades de la cité, et s’arrêta pour camper près de l’hippodrome. Il détacha Théodotos Hemiolios [c’est ce stratège qui a été envoyé contre Molon en -222, en binôme avec un nommé Xénon] à la tête d’un fort contingent en direction de la Koilè-Syrie, pour occuper le défilé et couvrir ainsi ses arrières", Polybe, Histoire, V, 59.1-2). L’assaut est lancé, longuement raconté par Polybe au paragraphe 60 livre V de son Histoire, et se termine avec succès. Comme à Séleucie-sur-le-Tigre, Antiochos III rassure la population en ne tolérant pas les représailles physiques, et même en garantissant la liberté aux citoyens ("Le roi accepta de traiter et donna pleine sûreté aux gens de condition libre, dont le nombre s’élevait à six mille. Ayant ensuite pris possession de la cité, il ne se contenta pas d’épargner la population libre, il rappela aussi tous les exilés et leur fit rendre leurs droits civiques ainsi que leurs biens. Il établit une garnison pour tenir le port et une autre pour tenir la citadelle", Polybe, Histoire, V, 61.1-2). C’est alors qu’une excellente nouvelle arrive en provenance de Koilè-Syrie, tellement énorme qu’Antiochos III ny croit pas dans un premier temps. Théodote, le gouverneur lagide qui a défendu Gerrha en -221 contre les troupes séleucides, a été malmené sans raison par ses maîtres lagides. Pour se venger, il a décidé de passer à lennemi : il veut offrir sa province au roi séleucide ("Théodote, le gouverneur de Koilè-Syrie, d’origine étolienne, méprisait le roi [Ptolémée IV] pour ses débauches et pour toute sa conduite. Il se méfiait aussi des gens de sa Cour qui, alors qu’il avait rendu d’importants services à Ptolémée IV peu de temps auparavant lors de la première intervention d’Antiochos III en Koilè-Syrie, non seulement ceux-ci ne ne lui avaient adressé aucune marque de reconnaissance, mais encore ils l’avaient même rappelé à Alexandrie où il avait manqué d’être condamné à mort. Telles furent les raisons qui le poussèrent à se rapprocher d’Antiochos III et à lui livrer les cités de Koilè-Syrie. Antiochos III saisit avec empressement cette chance qui s’offrait à lui, et le projet fut rapidement réalisé", Polybe, Histoire, V, 40.1-3 ; "Antiochos III était encore occupé à Séleucie, quand il reçut une lettre de Théodote qui lui offrait la Koilè-Syrie et le pressait de venir. Perplexe, le roi se demanda ce qu’il devait faire. Comme je l’ai dit plus haut, Théodote, d’origine étolienne, avait rendu des grands services au roi Ptolémée IV. Or non seulement on ne lui avait témoigné aucune reconnaissance, mais encore sa vie avait été menacée au moment où Antiochos III faisait campagne contre Molon. N’épouvant plus que du mépris pour Ptolémée IV et plein de méfiance à l’encontre de ses courtisans, il s’était emparé de Ptolémaïs tandis que Panaitolos [lieutenant de Théodote, également d’origine étolienne] avait pris Tyr, puis il s’était mis en rapport avec Antiochos III pour le presser de venir", Polybe, Histoire, V, 3-5). Pour bien comprendre la situation en Egypte à ce moment, un petit retour en arrière est nécessaire. Nous avons expliqué dans notre alinéa précédent pourquoi ce pays est contraint dentretenir une diplomatie délicate avec ses voisins maritimes de Méditerranée orientale, et dabord avec le Levant : lEgypte a besoin dimporter les matières premières qui lui manquent pour assurer sa sécurité extérieure et intérieure, et pour cela elle doit exporter une partie de son blé que lui donne le Nil. Si le blé ne se vend plus, largent ne tombe plus dans les caisses, lEtat égyptien na donc plus les moyens dempêcher une invasion - puisquelle ne peut plus acheter de fer pour équiper des soldats ni de bois pour construire une flotte -, ni même des révoltes dans ses nomes. Or, si les trois premiers rois lagides ont bien compris cet impératif et agi en conséquence, le quatrième en revanche, Ptolémée IV, y semble totalement insensible ("[Ptolémée IV Philopator] estima que le sort l’avait débarrassé des dangers extérieurs puisque Antigone III [Doson] et Séleucos III [Soter] étaient morts et que leurs jeunes héritiers Antiochos III et Philippe V étaient à peine sortis de l’enfance. Plein de confiance en les circonstances présentes […], il se montra léger et négligent à l’égard de ceux qui avaient la charge des affaires extérieures, auxquelles ses prédécesseurs avaient accordé autant sinon plus de soin qu’à leur pouvoir en Egypte même. Les rois précédents [Ptolémée Ier Soter, Ptolémée II Philadelphe et Ptolémée III Evergète] avaient effectivement tenu en respect les rois de Syrie sur mer et sur terre grâce à leur maîtrise de la Koilè-Syrie et de Chypre", Polybe, Histoire, V, 34.2-6). Nous ignorons quand Ptolémée III meurt et quand son fils Ptolémée IV lui succède. La célèbre Stèle de Pithom, sur laquelle nous reviendrons plus loin, situe la bataille de Raphia la cinquième année du règne de Ptolémée IV : comme on sait par ailleurs que cette bataille date de -217, on en déduit par soustraction que lintronisation de Ptolémée IV a eu lieu en -223 (si on compte de façon exclusive, la même année que lintronisation dAntiochos III) ou en -222 (si on compte de façon inclusive). Selon tous les auteurs anciens, le nouveau roi lagide na aucun sens de lEtat, cest un jouisseur ("[Ptolémée IV] se désintéressait de ces questions [de politique extérieure], plus occupé par des amours honteuses et des continuels excès de boisson. Comme on pouvait s’y attendre, cela causa une multiplication des attentats contre sa vie et contre l’Etat", Polybe, Histoire, V, 34.10 ; "Le vieux Ptolémée III mourut […]. Après sa mort, la Cour tomba dans la dissolution, dans l’intempérance, et sous la domination de femmes. Le nouveau roi était tellement corrompu par l’amour des femmes et du vin que, même dans ses moments de sobriété et de raison, il passait son temps à célébrer des fêtes, à courir dans son palais en battant le tambour pour rassembler ses gens, abandonnant les affaires les plus importantes à sa maîtresse Agathokléa tandis qu’Oinanthè la mère de cette courtisane se chargeait de ses plaisirs", Plutarque, Vie de Cléomène III 33 ; "Oubliant la grandeur de son nom et de son rang, [Ptolémée IV] passait le jour dans les festins, et la nuit dans les débauches. Autour de lui retentissaient les tambourins et les sistres, instruments de ses voluptés. Et dans ces honteux plaisirs, de témoin devenu maître, il savait à son tour charmer les sens par des accords délicieux", Justin, Histoire XXX.1). Les affaires du royaume sont abandonnées à deux conseillers aux desseins louches, Sosibios et Agathoclès, qui passent leur temps à fomenter des intrigues de Cour, et surtout qui font le vide autour deux ("[Sosibios] fut une personne très habile qui exerça pendant longtemps sa malfaisance dans le royaume. Il organisa d’abord le meurtre de Lysimachos, fils de Ptolémée II et d’Arsinoé fille de Lysimaque Ier, puis celui de Magas, fils de Ptolémée III et de Bérénice fille de Magas, puis celui de Bérénice, la mère de [Ptolémée IV] Philopator, puis celui de Cléomène III de Sparte, puis celui dArsinoé, fille de Bérénice", Polybe, Histoire, XV, fragment 25.2 ; "[Ptolémée IV] fit périr Eurydice sa sœur-épouse et se laissa séduire par les charmes de la courtisane Agathokléa. […] La licence s’accrut rapidement, l’audace de la courtisane franchit les murs du palais, la passion du roi pour elle et pour son frère Agathoclès, qui lui prostituait sa beauté, doubla quotidiennement son insolence. Leur mère Oinanthè tint finalement le roi enchaîné par les attraits de ses deux enfants : non contentes de le gouverner, elles dominèrent aussi le royaume, se montrant en public avec leurs propres courtisans et leurs propres gardes, tandis qu’Agathoclès qui suivait partout le roi était le vrai maître de l’Etat", Justin, Histoire XXX.1-2). La négligence avec laquelle lEtolien Théodote, gouverneur de la Koilè-Syrie voisine, a été traîté, est lun des nombreux exemples de ce peu dintérêt que le jeune roi occupé à jouir et que ses conseillers Sosibios et Agathoclès occupés à magouiller accordent à la politique étrangère, pourtant vitale à lEtat égyptien. En résumé, pour les Séleucides, loccasion est inespérée de reprendre possession de la Koilè-Syrie. Après investigations, Antiochos III comprend que la lettre envoyée par Théodote nest pas un canular : naturellement, il se hâte dorganiser ses troupes pour y répondre. Il lance le gros de son armée sur le chemin déjà emprunté en -221, qui conduit vers la passe contrôlée par les forts de Gerrha (à lest) de de Brochoi (à louest), tandis que lui-même se dirige vers Ptolémaïs où Théodote est assiégé par un stratège lagide nommé Nicolaos ("[Antiochos III] se mit en marche avec son armée par la route qu’il avait déjà suivie précédemment. Il pénétra dans le bassin de Marsyas et alla établir son camp dans la zone marécageuse devant la passe de Gerrha. Il apprit que Nicolaos, le stratège envoyé par Ptolémée IV, avait pris position devant Ptolémaïs et y tenait Théodote assiégé. Il laissa donc son infanterie lourde dans le défilé en ordonnant à ses chefs d’assiéger Brochoi située de l’autre côté de la zone marécageuse contrôlant la passe, tandis que lui-même partit en avant avec les troupes légères, afin de casser le siège de Ptolémaïs", Polybe, Histoire, V, 61.6-8). Ce Nicolaos se retire vers lEgypte en envoyant un contingent au-devant de lenvahisseur séleucide, qui est rapidement balayé du côté de Bérytos (aujourdhui Beyrouth au Liban : "Nicolaos fut informé de l’arrivé d’Antiochos III. Il se retira et envoya un contingent sous les ordres du Crétois Lagoras et de l’Etolien Doryménès avec mission d’occuper le défilé de Bérytos avant que l’ennemi ne survînt. Antiochos III passa immédiatement à l’attaque, mit ce contingent en fuite et établit son camp dans le défilé", Polybe, Histoire, V, 61.9-10). Le gros de larmée ayant rejoint Antiochos III, toutes les troupes séleucides se jettent sur Tyr (aujourdhui Sour au Liban), où elles sont accueillies par Théodote et son lieutenant Panaitolos en provenance de Ptolémaïs. Une importante flotte lagide y est capturée intacte ("[Antiochos III] attendit [à Bérytos] le reste de ses troupes […], puis il reprit sa marche en avant avec son armée au complet [on suppose que le fort de Brochoi sest rendu], plein d’assurance et très excité en voyant le succès à sa portée. Théodote et Panaitolos vinrent à sa rencontre avec leurs amis. Antiochos III les accueillit chaleureusement et se fit livrer Tyr et Ptolémaïs, avec les armements qui se trouvaient dans ces places, en particulier quarante navires dont vingt qui étaient des tétrères cuirassées et bien équipées, les autres étant des trières, des dikrotes ["d…krotoj", navire à deux bancs de rameurs] et des kélès ["kšlhj", navire à un banc de rameurs]. Il remit ces navires à son navarque Diognètos", Polybe, Histoire, V, 62.1-3). Ptolémée IV est complètement dépassé par les événements. Il laisse ses deux conseillers Sosibios et Agathoclès gérer les choses à sa place. Ceux-ci rassemblent le peu de troupes disponibles autour de Péluse ("Ptolémée IV se rendit à Memphis, pendant que ses troupes se rassemblèrent à Péluse, ouvrirent les vannes des canaux et comblèrent les puits d’eau potable", Polybe, Histoire, V, 62.4), et concluent que le seul moyen de rétablir la situation est de négocier nimporte quoi durant lhiver -219/-218 pour garder le temps de lever des nouveaux contingents en hâte ("Agathoclès et Sosibios, qui avaient alors la haute main sur les affaires du royaume, tinrent conseil et s’entendirent sur les mesures à prendre, compte tenu des moyens dont ils disposaient pour faire face à la situation. Ils décidèrent d’accepter le combat, mais avant cela de distraire Antiochos III en lui envoyant des députés pour conforter par des faux-semblants l’image qu’il s’était faite de Ptolémée IV, celle d’un roi qui préférait obtenir l’évacuation de la Koilè-Syrie par la négociation ou par la médiation de certains amis plutôt que par une guerre ouverte", Polybe, Histoire, V, 63.1-3). Certains historiens sétonnent encore aujourdhui de ce manque deffectifs militaires du côté lagide, et avancent ce fait comme une preuve supplémentaire de la légèreté de Ptolémée IV. Mais ce jugement mérite dêtre nuancé. En réalité, si négligence il y a, elle est de nature politique davantage que militaire : les moyens militaires de Ptolémée Ier un siècle plus tôt nétaient sans doute pas plus étendus que ceux de Ptolémée IV, mais - on revient là à lanalyse que nous avons faite précédemment - le premier a toujours su entretenir des relations pertinentes avec ses voisins du Levant et de Chypre, alternant caresses et coups de bâton, qui rendaient inutiles ces effectifs militaires, contrairement au second qui a houspillé sottement Théodote le gouverneur du Levant. Pour pousser plus loin le paradoxe, nous pourions dire que les relations humaines que Ptolémée Ier a entretenues avec Antipatros, avec Séleucos, avec les Chypriotes ou avec les Rhodiens, ont contribué autant à sa victoire de Memphis contre Perdiccas en -321 et à sa victoire de Gaza contre Démétrios en -312 que les troupes lagides présentes sur le champ de bataille, et que la capacité de Ptolémée III (le père de Ptolémée IV) à capter la sympathie des populations séleucides a contribué autant à la conquête du Croissant Fertile jusquà Babylone que larmée lagide engagée physiquement dans cette aventure au milieu du IIIème siècle av. J.-C. Antiochos III se laisse berner : alors quil attaque Dor (site archéologique au sud de lactuelle Haïfa en Israël), les envoyés de Sosibios et d'Agathoclès arrivent, il accepte la trêve quils lui proposent, pour une durée de quatre mois correspondant à la période la plus froide de lhiver -219/-218 ("Antiochos III assiégeait la cité de Dor, sans résultat car la place était solide et Nicolaos y envoyait des renforts. Comme l’hiver approchait, il consentit à conclure avec les représentants de Ptolémée IV un armistice de quatre mois et se montra prêt à conclure un règlement général à des conditions très généreuses", Polybe, Histoire, V, 66.1-2). Pendant que des négociateurs font des allers et retours entre le Levant et Memphis, Sosibios et Agathoclès attirent en Egypte beaucoup de mercenaires grecs ("Les allers et retours des négociateurs entre les deux rois donnèrent à [Sosibios et Agathoclès] toute latitude pour effectuer à loisir des préparatifs militaires. Etablis à Memphis, les deux hommes tinrent continuellement des conférences avec les députés, en accueillant avec cordialité les envoyés d’Antiochos III. Dans le même temps, ils appelèrent et rassemblèrent à Alexandrie les mercenaires embauchés dans les cités étrangères. Ils envoyèrent aussi au-dehors des officiers pour amasser les provisions nécessaires aux troupes déjà disponibles et de celles nouvellement enrôlées. Ils veillèrent à l’avancement des autres préparatifs, se rendant régulièrement, l’un après l’autre, à Alexandrie, afin de s’assurer que rien ne manquerait pour la prochaine campagne", Polybe, Histoire, V, 63.6-10), mais surtout ils enrôlent par la force ou par la persuation vingt mille Egyptiens autochtones ("La phalange, qui s’élevait à environ vingt-cinq mille hommes, fut placée sous les ordres d’Andromachos et de Ptolémaïos. Huit mille mercenaires supplémentaires étaient commandés par Phoxidas. Polycratès dirigeait les trois mille cavaliers, incluant les sept cents de la garde royale, et d’autres recrutés en Libye et parmi les Egyptiens autochtones. Deux mille autres cavaliers mercenaires de Grèce, remarquablement entraînés par le Thessalien Echécratès, allaient jouer un rôle de première importance dans la bataille. […] Trois mille Libyens sous les ordres d’Ammonios de Barki furent armés à la macédonienne, Sosibios quant à lui commandait les vingt mille phalangites égyptiens", Polybe, Histoire, V, 65.4-9) : lengagement de ces Egyptiens autochtones dans une armée commandée par des Grecs qui prétendent garantir lhégémonie grecque sur lEgypte aura une très grande importance sociale et politique après la bataille, comme nous le verrons plus loin. Pendant ce temps, Antiochos III est retourné à Séleucie-de-Piérie et, naïvement, se voit déjà vainqueur et possesseur de la Koilè-Syrie ("Ne laissant sur place que les effectifs nécessaires pour conserver les régions conquises, qu’il confia à Théodote, Antiochos III rentra à Séleucie et dispersa ses troupes dans leurs quartiers d’hiver. Il négligea de maintenir leur entraînement, persuadé qu’il n’aurait pas besoin de combattre : déjà maître d’une partie de la Koilè-Syrie et de la Phénicie, il comptait pouvoir s’approprier le reste par un accord négocié, sûr que Ptolémée IV n'oserait jamais s’engager dans une grande bataille. Les ambassadeurs d’Antiochos III partageaient son point de vue car à Memphis Sosibios les accueillait avec beaucoup de cordialité, et les négociateurs que celui-ci envoyait en Syrie ne laissaient rien filtrer des préparatifs en cours à Alexandrie", Polybe, Histoire, V, 66.5-9). Les discussions, rapportées en détails par Polybe aux alinéas 4 à 10 paragraphe 67 livre V de son Histoire, senlisent naturellement très vite, chacune des deux parts avançant des arguments qui rappellent beaucoup les discussions actuelles entre Israéliens et Palestiniens, quand lun déclare : "Mes ancêtres habitaient déjà la Koilè-Syrie dans un passé reculé !", lautre rétorque : "Peut-être, mais moi jy suis né, et jy habitais encore hier, juste avant que tu me mettes un couteau sous la gorge en me demandant de partir !". Le point le plus important pour la suite est sans doute linsistance des députés lagides à vouloir inclure Achaios dans les débats : cette insistance lagide (qui est une feinte calculée ?) amène Antiochos III à penser que les liens supposés entre Achaios et Ptolémée IV dénoncés naguère par Hermias sont peut-être réels ("Ptolémée IV exigea qu’Achaios fût inclus dans le traité. Mais Antiochos III n’accepta pas cela, trouvant indigne que Ptolémée IV ôsat protéger ce rebelle et se permît seulement d’évoquer son cas", Polybe, Histoire, V, 67.12-13), et même quAchaios sapprête peut-être à lattaquer sur ses arrières ("Si [Antiochos III] tenait beaucoup à ne pas s’éloigner trop longtemps de ses terres et à passer l’hiver [-219/-218] à Séleucie avec son armée, c’est parce que tout indiquait qu’Achaios se préparait à marcher contre lui, en intelligence avec Ptolémée IV", Polybe, Histoire, V, 66.3). Au printemps -218, la guerre reprend donc ("Les uns et les autres finirent par se lasser de négocier ainsi, sans qu’apparût le moindre progrès vers une solution. Le printemps approchait. Antiochos III rassembla ses troupes pour reprendre l’offensive sur terre et sur mer et conquérir le reste de la Koilè-Syrie. Ptolémée IV de son côté confia la direction générale des opérations à Nicolaos, qui réunit dans la région de Gaza une grande quantité d’approvisionnements ainsi que des forces terrestres et navales", Polybe, Histoire, V, 68.1-2). Antiochos III emprunte cette fois la route du littoral pour réinvestir Bérytos ("Antiochos III atteignit Marathos [aujourdhui Tartous en Syrie]. Il y reçut les gens d’Arados [aujourdhui Arwad en Syrie, lîle dArados est située juste en face de la cité côtière de Marathos, qui est sous sa dépendance] venus lui proposer leur alliance. Il accepta leur offre, en mettant un terme aux dissensions qui avaient divisé cette cité dans le passé, en réconciliant les Aradiens établis dans l’île avec ceux qui habitaient sur le continent. Il poursuivit ensuite sa marche vers le cap Théoprosopon ["QeoàprÒswpon", littéralement "la Face-du-dieu", probablement l’actuelle péninsule portuaire de Tripoli au Liban], pour gagner Bérytos", Polybe, Histoire, V, 68.7-8), où il retrouve son adversaire de lannée précédente Nicolaos, qui y a pris position ("Les pentes du Liban ne laissent le long de la mer qu’une étroite bande de terre, elle-même barrée par un éperon rocheux escarpé, à l’extrémité duquel on ne trouve qu’un rivage exigu. C’était là que Nicolaos s’était établi. Sur une partie du terrain il avait massé des effectifs importants, tandis qu’ailleurs il avait fait construire des barrages, sûr qu’il pourrait ainsi facilement empêcher Antiochos III de passer", Polybe, Histoire, V, 69.1-2). Un rapide combat donne lavantage au Séleucide, qui est en la circonstance bien aidé par Théodote ("Le roi divisa son armée en trois corps : il confia le premier à Théodote avec mission d’engager le combat et de forcer le passage à partir des pentes du Liban, le deuxième à Ménédèmos avec ordre de conquérir l’éperon rocheux, le troisième à Dioclès le stratège de Parapotamie ["Parapotam…a", ou région "en bordure du fleuve [Euphrate]", autre nom de la Syrie, par opposition à la "Mésopotamie/Mesopotam…a" ou région "entre les fleuves [Euphrate et Tigre]"] pour opérer sur le rivage. Lui-même avec sa garde personnelle se plaça au milieu du front afin de pouvoir tout observer et secourir ceux qui peineraient. Diognètos et Périgénès prirent leurs dispositions de leur côté pour librer bataille sur mer, en serrant la côte aussi près que possible, de façon à former un front continu entre forces de terre et forces de mer. Le signal d’engager le combat fut donné à tous. La lutte resta indécise sur mer parce que le nombre et la qualité des navires des deux flottes étaient égaux. Sur terre en revanche, les troupes de Nicolaos, profitant de la solidité de leurs positions, prirent l’avantage dans un premier temps. Mais Théodote bouscula les ennemis installés sur les pentes de la montagne, et vint tomber d’en haut sur l’adversaire. Les hommes de Nicolaos firent demi-tour et s’enfuirent précipitamment. Environ deux mille soldats tombèrent au cours de cette déroute, et autant furent faits prisonniers. Les rescapés se réfugièrent à Sidon", Polybe, Histoire, V, 69.3-10). Antiochos III continue à descendre et arrive à Sidon (aujourdhui Saida au Liban), quil renonce à attaquer car la cité est trop bien défendue. Il ordonne à sa flotte de continuer à descendre vers Tyr, tandis que lui-même sengage vers lintérieur des terres pour aller semparer de la région autour du lac de Galilée ("Antiochos III poursuivit sa marche avec ses troupes et alla prendre position devant Sidon. Mais il renonça à la moindre tentative pour prendre la cité, qui était bien approvisionnée, et qui comptait un grand nombre d’habitants et de soldats. Il ordonna au navarque Diognètos de continuer vers Tyr par la mer, pendant que lui-même prit la direction de la cité de Philotéria située là où le Jourdain se déverse dans le lac [site inconnu au nord de l’actuel lac de Galilée, peut-être sous ou à proximité de l’actuelle Capharnaüm en Israël], et de la plaine de Skythopolis [aujourdhui Beth-Shéan en Israël] où il en ressort. S’étant rendu maître de ces deux places par la négociation, Antiochos III devint très optimiste sur la suite des opérations car les territoires de Philotéria et de Skythopolis pourraient fournir largement la nourriture et les équipements nécessaires à son armée", Polybe, Histoire, V, 70.1-5). Il sempare ensuite dAtabyrion, située sur lactuel mont Tabor ("[Antiochos III] arriva devant Atabyrion, qui se trouve sur une colline dont on atteint le sommet par une route qui monte sur plus de quinze stades. Une embuscade lui permit de s’emparer de cette cité par le stratagème suivant. Il provoqua les gens de la place à sortir pour escarmoucher, et les attira loin vers le bas de la colline. Puis il fit faire un soudain demi-tour à ses troupes en retraite et lever ses soldats embusqués. Passant alors à l’attaque, il tua beaucoup d’ennemis, chassa les survivants, et provoqua une telle panique qu’il parvint à entrer dans la cité et à s’en rendre maître", Polybe, Histoire, V, 70.6-9). Puis il sengage sur la rive orientale du Jourdain, appelé par les Arabes voisins. Il conquiert Abila (aujourdhui Quwayliba, au nord dIrbid en Jordanie) où il bouscule un petit contingent lagide, puis Gadara (aujourdhui Umm Qeis, au nord-ouest dIrbid en Jordanie : "Les succès d’Antiochos III lui attirèrent les faveurs des peuples arabes voisins, qui s’informèrent l’un l’autre. Il en conçut des nouveaux espoirs et, ayant reçu d’eux du ravitaillement, il avança jusqu’en Galatide et s’empara d’Abila en faisant mettre bas les armes au contingent venu la défendre sous les ordres de Nikias, ami et parent de Mennéas. Restait Gadara, la plus solide des places de cette région. Antiochos III prit position devant elle, mit en batterie ses machines qui effrayèrent rapidement la population, il s’empara ainsi de la cité", Polybe, Histoire, V, 71.1-3). Il descend ensuite vers Rabbatamana ("Rabbat£mana", hellénisation de "Rabbath-Ammon", aujourdhui Amman, capitale de la Jordanie), quil assiège ("Ayant appris que les troupes ennemies s’étaient concentrées en grand nombre à Rabbatamana en Arabie, et qu’elles parcouraient et saccageaient les territoires des Arabes ralliés à son parti, [Antiochos III] se remit rapidement en route et alla camper près des collines sur lesquelles s’étend cette cité", Polybe, Histoire, V, 71.4). Il réussit à créer une brèche, mais ne parvient pas à entrer dans la cité ("[Antiochos III] fit le tour des hauteurs et constata qu’on ne pouvait gravir les pentes qu’en deux endroits. Ce fut donc par là qu’il les aborda et fit mettre ses machines en batteries. Après avoir confié une partie de ses engins à Nicarchos et le reste à Théodote, il suivit l’ensemble de l’opération, observant la façon dont les deux hommes rivalisaient de zèle dans l’accomplissement de leur mission. Théodote et Nicarchos déployèrent toute leur ardeur, chacun voulant être le premier à abattre le pan de muraille qui se dressait devant ses machines. C’est ainsi que très vite, plus tôt qu’on ne s’y attendait, l’enceinte s’écroula dans les deux secteurs. Cela étant fait, les assiégeants multiplièrent les assauts, nuit et jour, saisissant toutes les occasions et engageant toutes leurs forces. Mais malgré ces tentatives répétées, ils n’obtinrent aucun résultat, tant étaient nombreuses les troupes rassemblées dans la place", Polybe, Histoire, V, 71.5-9). Heureusement pour lui, un transfuge lui indique le moyen dassoiffer la cité, en bouchant la source qui lalimente en eau. Le stratagème est réalisé, la cité se rend ("Finalement, un prisonnier leur indiqua où se trouvait le passage souterrain par lequel les assiégés descendaient pour aller chercher de l’eau. Ils y firent irruption et l’obstruèrent avec du bois, des pierres et d’autres matériaux. Privés d’eau, les assiégés se rendirent", Polybe, Histoire, V, 71.9-10). Enfin, il revient vers la côte, vers Ptolémaïs, pour y passer lhiver -218/-217, après sêtre assuré de la soumission de la Samarie ("S’étant rendu maître de Rabbatamana, Antiochos III y laissa Nicarchos avec une importante garnison. Puis il détacha les deux transfuges Hippolochos et Kéraias avec cinq mille fantassins et les envoya dans la région de Samarie avec mission d’assurer la sécurité de cette contrée et des populations conquises. Il se remit en route avec le gros de son armée en direction de Ptolémaïs, où il prit ses quartiers d’hiver", Polybe, Histoire, V, 71.11-12). Au printemps -217, Antiochos III redescend vers le sud, pour affronter enfin la nouvelle armée de Ptolémée IV. Cette dernière quitte lEgypte ("Au début du printemps, Antiochos III et Ptolémée IV ayant achevés leurs préparatifs engagèrent une bataille décisive. Ptolémée IV quitta Alexandrie avec soixante-dix mille fantassins, cinq mille cavaliers et soixante-treize éléphants", Polybe, Histoire, V, 79.1-2) pour aller prendre position à Raphia (aujourdhui Rafah en Palestine : "Ptolémée IV marcha jusqu’à Péluse, sa première étape. Ayant été rejoint par les retardataires, et après avoir fait distribué leurs rations à ses hommes, il se remit en route à travers le désert. Il passa près du mont Kasios et de la zone des gouffres [autre façon de définir le lac Sirbonis, aujourdhui le lac Bardawil en Egypte ; cest dans cette région que la flotte de Démétrios Poliorcète a subi un désastre durant lhiver -306/-305 pendant que son père Antigone Ier essayait vainement denvahir lEgypte de Ptolémée Ier par voie de terre, comme nous lavons raconté dans notre alinéa précédent]. Le cinquième jour, il arriva au terme prévu de sa marche : il établit son camp à cinquante stades de Raphia, qui est après Rhinokoloula [littéralement "le Nez cassé", aujourd’hui El-Arich en Egypte] la première cité de Koilè-Syrie quand on vient d’Egypte", Polybe, Histoire, V, 80.1-3). Antiochos III arrive sur place. Les deux adversaires sescarmouchent ("Antiochos III arriva dans la région avec son armée. Il atteignit Gaza, où il laissa ses hommes se reposer, puis se remit en marche en avançant lentement. Ayant dépassé Raphia, il établit nuitamment son camp à une dizaine de stades de l’ennemi. Les adversaires commencèrent par rester ainsi campés face-à-face, séparés l’un de l’autre par ces dix stades. Puis, après quelques jours, Antiochos III décida de s’établir sur une position plus avantageuse, ce qui renforça la confiance de ses soldats. Il se rapprocha du camp ennemi au point qu’il n’y eut plus, entre les retranchements des deux armées, qu’une distance de cinq stades. Dès lors les accrochages se multiplièrent entre les détachements qui allaient à l’eau et au fourrage. Il y eut aussi des escarmouches entre cavaliers et entre fantassins", Polybe, Histoire, V, 80.4-7). Après cinq jours de face-à-face, la bataille commence. Ptolémée IV est sur laile défensive à gauche ("Les cavaliers de Polycratès étaient à l’aile gauche, séparés de la phalange par les Crétois, les gardes du roi, les peltastes de Socratès, puis les Libyens armés à la macédonienne", Polybe, Histoire, V, 82.3-4), il a laissé laile offensive de droite à un mercenaire nommé Echécratès et à des troupes venues de Grèce et de Thrace, ainsi quà des Celtes/Gaulois ("A l’aile droite se tenaient les cavaliers du Thessalien Echécratès, puis sur sa gauche les Galates, les Thraces, et les mercenaires de Grèce sous les ordres de Phoxidas rangés à côté des phalangistes égyptiens", Polybe, Histoire, V, 82.5-6). Antiochos III est au contraire sur laile offensive à droite - donc face à Ptolémée IV -, épaulé par un nommé Antipatros ("Antiochos III plaça soixante de ses éléphants devant son aile droite qu’il confia à Philippos son syntrophos ["sÚntrofoj", littéralement "nourri avec", équivalent de "frère de lait" en français], là où lui-même devait affronter Ptolémée IV. Derrière eux, il rangea les deux mille cavaliers d’Antipatros, ainsi que deux mille autres qui furent alignés de façon à former un angle avec les premiers", Polybe, Histoire, V, 82.8-9) que Polybe, à lalinéa 12 paragraphe 79 livre V de son Histoire, qualifie incidemment de "neveu/¢delfideÒj du roi" (autrement dit cet Antipatros est le fils de Séleucos III mort en -223, frère aîné dAntiochos III). Le premier choc a lieu sur cette aile où sont des deux rois : le Séleucide à la tête de ses éléphants indiens bouscule le Lagide à la tête de ses éléphants africains ("Les deux rois donnèrent le signal du combat et engagèrent d’abord les éléphants. Peu nombreuses furent les bêtes de Ptolémée IV qui soutinrent le choc de leurs adversaires, même si quand elles ne se dérobèrent pas les cornacs se battirent bien en échangeant des coups de sarisses. […] La plupart des éléphants de Ptolémée IV se dérobèrent, comme font généralement les éléphants d’Afrique qui ne peuvent pas soutenir l’odeur ni le cri des éléphants de l’Inde, ni je crois la taille et la force de ces derniers. Ils prirent donc la fuite immédiatement, sans se laisser approcher", Polybe, Histoire, V, 84.1-6). Malheurement pour Antiochos III, son aile gauche est enfoncée par Echécratès le mercenaire de Ptolémée IV ("Echécratès, qui commandait l’aile droite, attendit d’abord l’issue du combat sur l’autre aile. Quand il vit le nuage de poussière qui avançait vers les lignes égyptiennes et constata que les éléphants n’osaient même pas aborder ceux de l’adversaire, il ordonna à Phoxidas le chef des mercenaires de Grèce d’attaquer les troupes ennemies qui lui faisaient face, tandis que lui-même avec les cavaliers et les fantassins alignés derrière les éléphants obliqua vers la droite. Il évita ainsi les bêtes et les cavaliers ennemis, qu’il attaqua sur le flanc ou à revers et qu’il mit rapidement en déroute. Les hommes de Phoxidas eurent également un succès : ils tombèrent sur les Arabes et les Mèdes, qui s’enfuirent", Polybe, Histoire, V, 85.1-4). La décision va donc venir de laffrontement des deux phalanges au milieu des deux ailes dispersées ("Antiochos III fut donc vainqueur sur sa droite, et fut vaincu sur sa gauche. Les phalanges privées chacune de leurs deux ailes, demeurèrent au milieu de la plaine, partagées entre l’espoir et la crainte", Polybe, Histoire, 85.5-6). Cest à ce moment quAntiochos III commet une erreur, et que Ptolémée IV montre un réel courage. Le roi lagide effectivement, après avoir été bousculé, ne sest pas enfui : il sest replié derrière sa phalange, commandée par son conseiller Sosibios et constituée - rappelons-le car ceci aura une grande importance par la suite - dun grand nombre dEgyptiens autochtones. Quand les phalangistes entrent au contact, Ptolémée IV réapparaît soudain au milieu de ses troupes, ce qui décuple leurs ardeurs ("Ptolémée IV, qui s’était retiré derrière sa phalange, avança vers la ligne de front et se montra aux deux armées, ce qui frappa l’ennemi d’effroi et qui stimula au contraire l’ardeur combattive de ses hommes. Abaissant aussitôt leurs sarisses, Andromachos et Sosibios les firent avancer. Les Syriens soutinrent le choc pendant un moment, mais les hommes de Nicarchos cédèrent très vite et prirent la fuite", Polybe, Histoire, V, 85.8-10). Antiochos III, impétueux et irréfléchi, choisit quant à lui de poursuivre les fuyards de laile gauche lagide quil a brisée, au lieu de revenir soutenir sa phalange ("Pendant ce temps, Antiochos III, jeune et inexpérimenté, s’imagina que ses troupes sur le reste du front étaient victorieuses comme celles de l’aile qu’il commandait, il s’occupa donc à chasser les fuyards", Polybe, Histoire, V, 85.11). Il séloigne ainsi du lieu de la bataille, alors que ses troupes ont besoin de lui. Un messager vient enfin linformer que laffrontement tourne mal, il fait demi-tour, se précipite, mais trop tard : la bataille est perdue. Il est contraint de se retirer vers Raphia ("Un de ses vétérans l’arrêta et lui fit observer que le nuage de poussière se déplaçait de la phalange vers son camp. Comprenant enfin ce qui se passait, Antiochos III tenta de revenir au galop avec son escadron royal sur le camp de bataille. Mais ses troupes étaient en fuite. Il se retira donc vers Raphia", Polybe, Histoire, V, 85.12-13). La suite racontée par Polybe doit être lue en parallèle avec un autre document contemporain, la Stèle de Pithom, que nous avons rapidement mentionnée plus haut, une stèle retrouvée à Pithom en 1923 et actuellement conservée au Musée égyptien du Caire, comportant un texte écrit en grec, en démotique et en hiéroglyphe décrétant le 1er phaophi après la victoire (le mois égyptien de phaophi correspond à notre actuel mi-août à mi-septembre ; le décret date donc daoût -217), lors du retour de Ptolémée IV en Egypte, linstauration de mesures pour en entretenir le souvenir. Ce texte assure que la bataille de Raphia date de fin mars ou début avril -217 (cest-à-dire quatre mois avant le décret consigné sur la Stèle : "La cinquième année [de son règne], le 1er pakhon [mois du calendrier égyptien équivalant à notre actuel mi-mars à mi-avril], [Ptolémée IV] quitta Péluse et affronta Antiochos III près de la cité de Raphia, près de la frontière d’Egypte, à l’est de Béthéléa et Psinufer. Le 10 du même mois, il triompha de lui d’une façon grande et noble, en étendant morts les ennemis qui l’approchèrent au cours de la bataille de la même manière qu’Harsiesis [surnom du dieu égyptien Horus] avait jadis tué ses adversaires"). Comme Polybe ("Après avoir relevé ses morts, Antiochos III se retira dans ses terres avec son armée, tandis que Ptolémée IV s’empara sans coup férir de Raphia et des autres cités de la région, car celles-ci rivalisèrent en rapidité pour changer de camp et se replacer sous son autorité", Polybe, Histoire, V, 86.8), la Stèle de Pithom dit quAntiochos III se replie rapidement vers Antioche ("Après sa défaite, Antiochos III s’enfuit lamentablement avec le peu d’hommes de son escorte. Beaucoup de ses troupes souffrirent des maux cruels, les uns regardant leurs amis mourir misérablement, les autres endurant la faim et la soif. Tout ce qu’il laissa derrière lui fut enlevé comme butin. Il regagna péniblement sa patrie, le cœur triste. Le roi [Ptolémée IV] captura un grand nombre de soldats et tous les éléphants, il s’empara de beaucoup d’or et d’argent et d’autres objets précieux trouvés en différents lieux qu’Antiochos III avait occupés et qui y avaient été amassés durant le temps de son pouvoir : il fit transporter tout cela en Egypte. Il reprit possession des lieux attachés auparavant au royaume, visitant les temples, offrant des holocaustes et des libations, et tous les habitants des cités le reçurent le cœur joyeux, célébrant un jour de fête, et attendant son arrivée avec les édicules des dieux forts et vaillants couronnés de guirlandes, apportant des holocaustes et des sacrifices sanglants. Quelques-uns lui offrirent une couronne d’or et lui promirent de lui élever une statue royale et de lui construire un temple. En cette occasion le roi avança sur sa route comme un dieu plus que comme un homme"). Selon Polybe, Antiochos III demande un armistice à son vainqueur, via une ambassade conduite par son neveu Antipatros et Théodotos Hémiolios - celui quHermias a envoyé contre Molon en -222, et quon a vu investir Séleucie-de-Piérie en -219 -, qui est acceptée ("Quand Antiochos III fut dans la cité qui porte son nom [Antioche], il envoya son neveu Antipatros et Théodotos Hemiolios en ambassade auprès de Ptolémée IV pour conclure la paix […]. Ravi d’avoir remporté une victoire inespérée et recouvré contre toute attente la Koilè-Syrie, [Ptolémée IV] ne s’opposa pas à la paix. Il y aspira même plus qu’il n’eût fallu, entraîné par ses habitudes de vie indolente et dépravée. Lorsque les députés d’Antiochos III se présentèrent avec Antipatros, il proféra quelques menaces à l’encontre de leur maître, mais il leur accorda une trêve d’une année. Il fit partir Sosibios avec eux pour ratifier l’accord", Polybe, Histoire, V, 87.1-5). Ptolémée IV reste quelques mois en Koilè-Syrie, avant de revenir triomphalement en Egypte ("[Ptolémée IV] resta en Syrie et en Phénicie pendant trois mois. Il régla la situation des cités, puis, laissant Andromachos d’Aspendos comme stratège de la province, il retourna avec sa sœur et ses Amis à Alexandrie", Polybe, Histoire, V, 87.6). La Stèle de Pithom confirme ce séjour de quelques mois avant le retour à Alexandrie ("[Ptolémée IV] fit un accord avec Antiochos III pour deux ans et deux mois, il revint en Egypte pour la fête des lampes, jour anniversaire de la naissance d’Horus, après une absence de quatre mois"). Antiochos III a perdu tous les territoires levantins conquis depuis -219. Les spécialistes débattent encore aujourdhui pour savoir si Séleucie-de-Piérie lui est cédée, ou si elle retourne au pouvoir du Lagide. On peut sinterroger, en conclusion, sur les manœuvres dAntiochos III depuis un an et demi. Pourquoi Antiochos III na pas attaqué lEgypte en -218, quand larmée lagide nétait pas encore organisée ? Pourquoi a-t-il perdu des mois précieux à saventurer chez les Arabes, au lieu de longer la côte directement en direction de lEgypte ? A-t-il eu peur que sa ligne de ravitaillement avec Antioche soit coupée ? On a plutôt limpression que cette campagne révèle à la fois les qualités et les limites du personnage. Antiochos III est un bon politicien, il est un homme assurément très courageux, toujours en première ligne dans les batailles, mais il nest pas un génie militaire : sur le champ de bataille il ne pense pas les choses dans leur ensemble comme un général, il ne les regarde que dans le cadre étroit du lieu où il combat, comme un simple soldat, et on peut dire la même chose sur sa politique, il progresse en fonction des opportunités mais jamais en suivant une ambition calculée sur le long terme. Son attitude à Raphia est significative sur ce sujet. A la tête de laile droite, il assume tous les risques, son engagement physique mérite tous les éloges : Antiochos III nest pas un souverain de salon qui assiste aux opérations de loin et qui envoie ses soldats se faire tuer à sa place (il sen tire gloire dailleurs, avec raison, face à ses capitaines les plus poltrons, quand il revient à Antioche : "[Antiochos III] se consola en pensant que la bataille avait été victorieuse dans la partie où il avait combattu, et que la défaite finale avait été causée par la lâcheté et la poltronerie des autres", Polybe, Histoire, V, 85.13). Mais cette vertu est aussi un vice : nayant pas de recul, égaré par la confusion du combat, il ne voit pas que le gros de son armée est en difficulté, et il continue à avancer alors quelle a besoin dun chef pour se réorienter et retrouver courage. Polybe, à lalinéa 11 paragraphe 85 livre V de son Histoire, essaie dexcuser lerreur dAntiochos III par sa jeunesse et son inexpérience, mais cette excuse ne tient pas : Antiochos III a sensiblement le même âge que son adversaire Ptolémée IV, et en -217 il est plus expérimenté que ce dernier puisquil a déjà fait une campagne militaire en Mésopotamie et en Médie contre Molon, en deux campagnes au Levant (la première ratée en -221, la seconde victorieuse en -218). Pour le roi séleucide, la bataille de Raphia est donc ambiguë. Si on considère que la valeur dun général se mesure à son engagement sur le terrain, Antiochos III mérite toutes les médailles, en dépit de sa défaite finale. Si on considère au contraire quelle se mesure aux résultats et que, pour reprendre la célèbre formule de Napoléon, "la responsabilité d’une bataille perdue ne doit incomber qu’au chef vaincu" - puisque même si le chef nest pas entièrement responsable du déroulement des batailles, il reste responsable du choix des officiers et des soldats qui conduisent ces batailles vers le succès ou vers léchec -, Antiochos III demeure le seul fautif du désastre. Et il ne tire aucune leçon de cet échec, puisquil commettra à nouveau la même erreur - séloigner du lieu de la bataille en courant derrière les débris de laile gauche ennemie disloquée, alors que la phalange amie est en difficulté - lors de la bataille de Magnésie en hiver -190/-189, avec des conséquences catastrophiques pour lui-même et pour le monde grec en général comme nous le verrons à la fin du présent alinéa. Du côté de Ptolémée IV, on constate la même ambiguité. Certes, sur le terrain, Ptolémée IV est incontestablement vainqueur. Mais politiquement, la réponse est plus délicate. Pourquoi Ptolémée IV na-t-il pas imité son père Ptolémée III naguère en balayant les restes de larmée séleucide et en prolongeant sa marche vers lEuphrate, vers Babylone ? Polybe, à lalinéa 3 paragraphe 87 livre V de son Histoire, avance une explication facile : Ptolémée IV est pressé de mettre fin à la guerre pour retourner à sa vie indolente et dépravée. Mais la vérité historique est plus tragique. Lessentiel de la phalange séleucide combattant à Raphia, nous avons bien insisté sur ce point, est composé dEgyptiens autochtones enrôlés dans lurgence. Naturellement, après la bataille, ces Egyptiens autochtones réclament récompense pour la victoire à laquelle ils ont grandement participé (nous avons vu que cest effectivement lengagement de la phalange séleucide qui a décidé de lissue du combat). On peut supposer aussi que les paysans autochtones égyptiens, qui ont ravitaillé larmée séleucide en -218, réclament le remboursement de leurs avances. Bref, si Ptolémée IV ne sest pas avancé plus loin que la Koilè-Syrie, ce nest pas principalement parce quil est pressé de retourner à une vie de débauche à Alexandrie, comme laffirme Polybe, mais parce quil est confronté à des revendications sociales de grande ampleur qui menacent la stabilité intérieure de son propre royaume (et qui dégénèreront en une guérilla perpétuelle plus ou moins active : "Après les événements rapportés précédemment, Ptolémée IV se trouva forcé de soutenir une guerre contre ses sujets égyptiens. Il avait effectivement armé les Egyptiens pour lutter contre Antiochos III, cette décision avait été excellente dans le contexte immédiat, mais elle fut imprudente pour l’avenir. Gonflés de fierté par leur victoire à Raphia, ceux-ci n’étaient désormais plus disposés à obéir aux autorités. Ils se cherchèrent un chef, se considérant capables de s’autogérer", Polybe, Histoire, V, 107.1-3 ; dans le livre XIV malheureusement perdu de son Histoire, Polybe racontait ces troubles en Egypte, et concluait par ce résumé qui seul a survécu : "Lorsque la guerre pour la possession de la Koilè-Syrie prit fin, le roi Ptolémée IV, dont nous avons parlé ici et qu’on surnommait Philopator, renonça à toute activité honorable et se plongea dans cette vie de débauche que nous venons de décrire. Vers la fin de ses jours, il fut contraint de s’engager dans la guerre que nous avons racontée ici et qui, à l’exception des cruautés et des violations de toutes les règles qui l’accompagnèrent, ne fut marquée par aucune bataille rangée, par aucun combat sur mer, par aucun siège, en résumé par aucune action mémorable", Polybe, Histoire, XIV, fragment 12.3-4). La Stèle de Pithom révèle indirectement cette situation sociale tendue, qui durera et plombera progressivement le royaume lagide jusquà larrivée des Romains au Ier siècle av. J.-C. Toutes les mesures instaurées par le décret que cette stèle officialise, laccroissement des honneurs dus aux Lagides, lérection dans chaque temple dEgypte dune stèle de victoire et dune statue de Ptolémée IV, linstauration dune fête annuelle de cinq jours en souvenir de la bataille ("Que les prêtres du pays augmentent les honneurs déjà établis dans les temples pour le roi Ptolémée IV et la reine Arsinoé les dieux Philopator, et pour leurs parents les dieux Evergète, et leurs ancêtres les dieux Adelphe et les dieux Soter. Que soit élevée une statue royale du roi Ptolémée IV toujours vivant, chéri d’Isis, vengeur de son père et victorieux, et une statue de sa sœur Arsinoé, déesse Philopator, dans chaque temple d’Egypte, à la place la plus visible, façonnée à la manière égyptienne. Que la statue du dieu local du temple soit exposée près de la table d’offrande, à côté de laquelle sera placée la statue du roi, le dieu présentant au roi une épée de victoire. Que les prêtres dans les temples fassent trois fois par jour le service religieux auprès des images et placent les objets sacrés devant elles, et exécutent les autres cérémonies prescrites, comme pour les autres dieux, dans leurs fêtes et dans leurs processions et aux jours fixés. L’image du roi que l’on gravera sur la stèle où sera gravé le décret le montrera [texte manque] dans l’attitude de circonstance, massacrant un homme agenouillé, la couronne sera celle que portait sur sa tête le roi victorieux dans la bataille. Que soient célébrées fêtes et processions dans les temples d’Egypte pour que le roi Ptolémée IV toujours vivant, chéri d’Isis, à partir du 10 pakhon, jour où le roi triompha de ses adversaires, pendant cinq jours tous les ans, dans lesquelles on portera des couronnes et on offrira des sacrifices et des libations, et toutes les autres choses d’usage, cela sera fait selon le bel ordre [texte manque]. Que les édicules des dieux Philopator soient transportés ces jours-là, et qu’un bouquet de fleurs soit offert au roi dans le temple [texte manque]. Que le roi Ptolémée Ier [texte manque] dieux Soter, honoré par lui et agrandi. Que le dixième jour du mois, dans tous les sanctuaires du pays, soit jour de fête, et que l’on effectue des sacrifices, des libations et tout ce qui est considéré comme nécessaire dans toutes les fêtes, et que ce qui aura été préparé pour le sacrifice soit partagé entre tous les desservants des temples"), peuvent être comprises dans les deux sens. Sagit-il pour Ptolémée IV de rappeler, via ces fêtes et ces statues, quil est le roi et que les Egyptiens autochtones doivent rester à leur place de sujets soumis et dociles ? ou au contraire sagit-il, en mélangeant les usages religieux locaux avec le culte aux Lagides, de signifier que les Egyptiens autochtones méritent désormais une place aux côtés des Grecs au pouvoir, parce que la victoire des Grecs lagides à Raphia est aussi la leur ? Autrement dit, sagit-il dune réaffirmation de lautorité royale, ou de concessions au détriment de lautorité royale ? Pour notre part, nous inclinons pour la seconde hypothèse. Le fait que les célébrations devront avoir lieu "dans tous les temples de lEgypte" laisse supposer que ces temples, et les prêtres égyptiens autochtones qui y sont associés, ne reconnaissent plus spontanément lhégémonie grecque dAlexandrie : lassociation des statues de dieux locaux à des nouvelles statues représentant Ptolémée IV et les membres de sa famille est une tentative dimposer en douceur les mesures que les Lagides ne parviennent plus à imposer par la force. Dans linxipit du décret, on remarque que les dieux grecs sont remplacés par les dieux égyptiens, et que Ptolémée IV est désigné par une lourde litanie copiée sur celle des anciens pharaons ("Le 1er artémisios [mois du calendrier macédonien, équivalent à notre actuel mi-avril à mi-mai], c’est-à-dire le 1er phaophi du calendrier égyptien [équivalent à notre actuel mi-août à mi-septembre dans le calendrier égyptien, comme on l’a dit plus haut : on voit dans cette incompatibilité calendaire toute la difficulté des occupants à imposer leur temps aux occupés…], dans la sixième année du jeune et fort Horus, couronné roi par son père, seigneur des diadèmes, lui dont la force est grande, lui dont le cœur est pieux envers les dieux, lui qui protège les hommes, lui qui est supérieur à ses ennemis, lui qui rend l’Egypte heureuse, lui qui donne de l’éclat aux temples, lui qui établit fermement les lois proclamées par Thot le Grand, maître des fêtes des trente ans, égal à Ptah le Grand, roi comme le Soleil, maître des régions supérieures et inférieures, né des dieux Evergète, approuvé par Ptah, à qui le Soleil a donné la victoire, image vivante d’Amon, le roi Ptolémée IV toujours vivant, chéri d’Isis"). En haut de la Stèle, au-dessus du texte, Ptolémée IV est par ailleurs représenté avec les attributs des pharaons - dont le pschent - et non plus avec les attributs dun roi grec - dont le diadème -, et il est dans lattitude traditionnelle de victoire pharaonique, sur un cheval cambré, persant avec sa lance un ennemi allongé à terre. Est-ce cette tendance à imiter les anciens pharaons qui se cache derrière ce que les historiens anciens, Polybe en tête, appellent "la vie de débauche", "lactivité déshonorante", "lindolence et la dépravation" de Ptolémée IV ? On ne peut pas nier que Ptolémée IV après Raphia se comporte davantage comme un pharaon luxueux que comme un Grec de lancienne Macédoine, modéré dans ses paroles et dans ses actes, ne songeant quà la guerre et méprisant lostentation. Mais, après avoir négligé les affaires extérieures et en particulier les affaires du Levant, ouvert la frontière nord-est du royaume à lennemi, pressuré la population autochtone dimpôts, et envoyé ses sujets au casse-pipe pour arracher une victoire in extremis, a-t-il un autre choix pour pérenniser le pouvoir lagide ?


Polybe dit quaprès sa défaite à Raphia Antiochos III se dépêche de revenir à Antioche "parce quil craint quAchaios profite de loccasion pour lattaquer" ("[Antiochos III] redoutait une invasion. A la suite de sa défaite, il n’avait plus confiance dans ses troupes et il craignait qu’Achaios profitât des circonstances", Polybe, Histoire, V, 87.1-2). Cette affirmation est très certainement tirée de la propagande officielle séleucide, elle vise à donner à la fuite dAntiochos III une cause plus honorable que sa défaite à Raphia. Mais nous ne sommes pas dupes. Pendant quAntiochos III était au Levant, jamais Achaios na tenté la moindre offensive militaire contre Antioche, ni la moindre manœuvre politicienne pour renverser son cousin, le même Polybe aux paragraphes 72 et 77 livre V de son Histoire affirme au contraire quil luttait toujours en Anatolie contre Attale Ier de Pergame, en orientant ses efforts vers la Pamphylie au sud et vers lEolie à louest, autrement dit Achaios menace moins Antiochos III que les routes maritimes commerçantes vitales à lEgypte de Ptolémée IV - ce qui infirme au passage une prétendue association dintérêts entre Achaios et Ptolémée IV : quand ce dernier dans lhiver -219/-218 a réclamé la participation dAchaios aux négociations de paix, il na cherché en fait quà créer une zizanie entre Antiochos III et Achaios, avec succès semble-t-il. La vérité est quAntiochos III a besoin dune victoire pour redorer son blason, et dun butin pour renflouer ses caisses vides, et on na pas besoin dêtre fin psychologue pour deviner que son obsession à voir en Achaios un traître à éliminer relève moins dun raisonnement fondé sur des faits que dune autosuggestion motivée par des prétextes organiques. Pour résumer par une formule, on pourrait dire quAchaios est la principale victime de léchec dAntiochos III à Raphia. Afin de sassurer de la réussite de son entreprise, Antiochos III renverse complètement sa diplomatie : il signe la paix avec Attale Ier de Pergame, dans le dos dAchaios (la propagande séleucide dit quAchaios a trahi Antiochos III : la signature de cette paix avec Attale Ier nous incite plutôt à conclure que cest Antiochos III qui trahit Achaios…). Puis il lance son armée vers lAnatolie au printemps -216 ("Antiochos III passa l’hiver [-217/-216] à faire des grands préparatifs. Quand le printemps [-216] fut venu, il franchit le Taurus. Il conclut avec Attale Ier un pacte de coopération, et il ouvrit les hostilités contre Achaios", Polybe, Histoire, V, 107.4). Nous ignorons le déroulement de la campagne parce que le livre VII de lHistoire de Polybe qui la racontait ne nous est pas parvenu. On devine cependant quelle a été une guerre de position davantage quune guerre de mouvement par un fragment unique miraculeusement sauvé de loubli, qui nous apprend quen -214 Achaios est assiégé dans la cité de Sardes "depuis deux années" ("Autour de Sardes, la nuit comme le jour et sans relâche, les escarmouches et autres engagements se succédaient. De part et d’autre on imaginait toutes sortes d’embuscades, de contre-embuscades et de coups de main. J’estime qu’il serait fastidieux de rapporter en détail toutes ces opérations. On comptait déjà deux années de siège, quand le Crétois Lagoras intervint", Polybe, Histoire, VII, fragment 15.1-2). Antiochos III est contacté par un nommé Lagoras, qui lui indique finalement le moyen de pénétrer dans la cité ("Observant que la partie de l’enceinte reliant la cité à sa citadelle du côté du Prion ["Pr…wn", littéralement "la Scie", nom de léperon où se trouve la citadelle de Sardes] n’était pas gardée, [Lagoras] concentra sur ce secteur ses espoirs et son attention. […] Il se mit à parcourir pendant la nuit ce secteur, cherchant des endroits où l’on pourrait aborder la pente et appliquer des échelles. Ayant découvert qu’en un certain endroit la chose était faisable, il alla en informer le roi", Polybe, Histoire, VII, fragment 15.6-11). Il envoie Théodote avec une poignée dhommes réaliser lopération ("Antiochos III saisit la chance qui lui était ainsi offerte et invita Lagoras à mettre son projet à exécution. Le Crétois promit de faire tout son possible et pria de lui adjoindre comme collègues Théodote l’Etolien et Dionysios le commandant des hypaspistes, estimant que ces deux hommes possédaient les aptitudes et l’audace voulues pour une telle opération. Antiochos III les lui accorda aussitôt", Polybe, Histoire, VII, fragment 16.1-3), que Polybe décrit dans les fragments 17 et 18 livre VII de son Histoire. Cest un succès ("Aribazos [le chef de la garnison de Sardes, fidèle à Achaios], avec la garnison de la cité, livra un bref combat aux ennemis qui avaient pénétré dans l’enceinte, puis s’enfuit avec ses hommes vers la citadelle. Tandis que Théodote et Lagoras se tenaient en réserve sur leurs positions en haut du théâtre et observaient la suite des opérations avec le sang-froid qui convient à des chefs, le reste de l’armée se répandit de tous les côtés dans la place, qui fut prise. Les uns commencèrent à massacrer tous les gens sur leur passage, les autres à incendier les maisons, d’autres encore à piller et amasser du butin. C’est ainsi que la cité fut entièrement saccagée et ruinée. Voilà comme Antiochos III s’empara de Sardes", Polybe, Histoire, VII, fragment 18.7-10). Achaios court se réfugier et senfermer dans la citadelle, où il résiste encore quelques mois. Sa fin en -213 est connue par un autre long fragment préservé du livre VIII de lHistoire de Polybe. Elle est due aux agissements dun nommé Bolis, mercenaire crétois au service de Ptolémée IV ("[texte manque] Le Crétois Bolis vivait depuis longtemps à la Cour du roi [Ptolémée IV] comme officier général, car on le considérait comme un homme d’une intelligence et d’une audace peu communes, et son expérience militaire était sans égale. Au cours de longs entretiens qu’il eut avec lui, Sosibios parvint à le mettre en confiance et s’assura de son zèle et de son dévouement. Ce fut donc lui qu’il chargea de cette mission, en lui disant que dans les circonstances présentes le meilleur moyen pour lui de plaire au roi serait de trouver un moyen de sauver Achaios. Bolis répondit qu’il y songerait et se retira. Après avoir réfléchi pendant deux ou trois jours, il revint trouver Sosibios. Il accepta de se charger de l’affaire en expliquant qu’il avait vécu longtemps à Sardes, qu’il connaissait bien les lieux, et que Cambylos qui commandait les Crétois de l’armée d’Antiochos III était non seulement un de ses concitoyens mais encore son parent et son ami, or ce Cambylos avec les Crétois qu’il avait sous ses ordres était justement chargé de garder un secteur derrière la citadelle", Polybe, Histoire, VIII, fragment 15.1-5). Ce Bolis promet à Sosibios, le conseiller de Ptolémée IV, de libérer Achaios avec la complicité dun compatriote nommé Cambylos servant comme mercenaire dans larmée d'Antiochos III - cest le seul moment dans toute lHistoire de Polybe où un lien dintérêts est matériellement établi entre Achaios et Ptolémée IV. Mais en réalité, ce Bolis une fois arrivé incognito devant les murs de Sardes magouille avec ce Cambylos pour obtenir à la fois la récompense promise par Sosibios, et une autre récompense en livrant Achaios à Antiochos III ("Mais Bolis, en bon Crétois retors, tourna et retourna toute l’affaire dans sa tête en supputant les chances de succès. Quand il vint au rendez-vous […], il remit la lettre de Sosibios à Cambylos, puis les deux hommes tinrent sur cette lettre un vrai conseil de Crétois : sans s’inquiéter du salut d’Achaios ni de la loyauté qu’ils devaient à ceux qui leur avaient confié la mission de le sauver, ils ne considérèrent que leur propre sûreté et leur intérêt. Les deux Crétois tombèrent rapidement d’accord : ils convinrent de se partager les dix talents promis par Sosibios, puis de tout révéler à Antiochos III auquel ils proposeraient de livrer Achaios à condition de recevoir une somme d’argent et des récompenses à la mesure du service rendu", Polybe, Histoire, VIII, fragment 16.4-8). Les deux hommes réalisent leur combine. Achaios, croyant que Bolis agit pour le compte de Ptolémée IV et quil vient laider, le reçoit ("Achaios accueillit Bolis avec empressement et cordialité. Il l’interrogea longuement sur de nombreux détails. Jugeant à son air et à sa conversation que l’homme était à la hauteur de l’entreprise, il fut rempli de joie à l’idée de sa délivrance prochaine, et d’incertitude en songeant à toutes les conséquences", Polybe, Histoire, VIII, fragment 19.1-2). Il le suit vers lendroit convenu avec Cambylos : les deux hommes se jettent sur lui, et le livrent à Antiochos III ("Lorsqu’on arriva à l’endroit convenu avec Cambylos, [Bolis] donna le signal par un coup de sifflet. Les hommes embusqués se précipitèrent pour se saisir des compagnons d’Achaios, tandis que le Crétois se jetait sur ce dernier et le serra par le milieu du corps, de façon que ses mains restassent prises sous ses habits, car il craignait que le malheureux tentât de se tuer avec le poignard qu’il avait emporté avec lui. Entouré de toutes parts, Achaios fut rapidement au pouvoir de ses ennemis, qui le conduisirent immédiatement, avec ses compagnons, auprès d’Antiochos III", Polybe, Histoire, VIII, fragment 20.5-7), qui ne peut sempêcher de retenir des larmes de tristesse ("Quand il vit entrer Cambylos, qui déposa à terre Achaios garrotté, [Antiochos III] fut abasourdi au point de rester un long moment silencieux. Puis, dans un mouvement de compassion, il versa quelques larmes", Polybe, Histoire, VIII, fragment 20.9). Cette compassion momentanée ne lempêche pas de réserver une condamnation infamante à son prisonnier : Achaios est décapité, et son corps est cousu dans une peau dâne ("Au point du jour, les Amis du roi se réunirent comme d’habitude dans sa tente, et purent contempler ce spectacle. Ils éprouvèrent une émotion identique : sous le coup de la surprise, ils ne purent en croire leurs yeux. Puis, quand on eut ouvert le conseil, on discuta longuement du châtiment qu’il fallait infliger au captif. On décida qu’on le mutilerait d’abord, qu’on lui trancherait la tête, et qu’on le crucifierait après avoir cousu son corps dans une peau d’âne", Polybe, Histoire, VIII, fragment 21.1-3). La citadelle tombe peu de temps après ("Antiochos III, débarrassé d’Achaios, poursuivit le siège de la citadelle. Il était persuadé que des hommes dans la place, plus particulièrement des mercenaires, lui offrirait un moyen pour y pénétrer. C’est effectivement ce qui arriva. La discorde éclata parmi les défenseurs, qui se divisèrent en deux partis, les uns pour Laodicée [femme dAchaios], les autres pour Aribazos [le chef de la garnison]. Se méfiant mutuellement, ils livrèrent bientôt la place et se rendirent. C’est ainsi que périt Achaios, qui avait pourtant pris toutes les précautions raisonnables mais qui fut abattu par la perfidie des hommes auxquels il s’était fié", Polybe, Histoire, VIII, fragment 21.8-10). On suppose que Zeuxis - celui qui a résisté aux attaques de Molon à Séleucie-sur-le-Tigre en -221 et -220 - est nommé gouverneur dAnatolie, puisque cest à ce poste quon le retrouvera plus tard.


Certain que Ptolémée IV, désormais enlisé dans les insolubles problèmes sociaux intérieurs que nous avons évoqués précédemment, ne tentera rien depuis le sud, et rassuré sur ses arrières anatoliens désormais sous son autorité, Antiochos III peut se consacrer à une nouvelle entreprise : la reconquête de l’immense espace oriental de son ancêtre Séleucos Ier. Dès -212, l’année qui suit l’exécution d’Achaios, il se met en route.


Il attaque d’abord l’Arménie, une province qu’Alexandre a longée mais n’a pas envahie au IVème siècle av. J.-C. On se souvient qu’elle avait alors pour satrape un Perse nommé Orontès selon l’alinéa 5 paragraphe 8 livre III de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien. En hiver -331/-330, après la bataille de Gaugamèles, le conquérant y a envoyé Mithrénès l’ex-phrourarque perse de Sardes gouverner en son nom, selon l’alinéa 5 paragraphe 16 livre III de l’Anabase d’Alexandre d’Arrien, selon l’alinéa 44 paragraphe 1 livre V de l’Histoire d’Alexandre le Grand de Quinte-Curce, et selon le paragraphe 64 livre XVII de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Les successeurs de ce Mithrénès sont passés ensuite sous l’autorité des Séleucides ("L’Arménie passa finalement aux mains des rois syriens qui dominaient la Médie. Son dernier satrape perse fut Orontès, qui descendait d’Hydarnès l’un des Sept", Strabon, Géographie, XI, 14.15). Le dynaste en -212, un nommé Xerxès, sollicite un entretien ("Xerxès régnait sur le pays quand Antiochos III vint prendre position devant la cité d’Armosata [apocope d’Arsamosata, aujourd’hui Kharpout, près de la moderne Elazig en Turquie], qui se trouve dans la région de Kalon Pédion ["Kalîn Ped…on", littéralement "la Belle-Plaine"] entre le Tigre et l’Euphrate, et en entreprit le siège. En voyant l’armée adverse Xerxès quitta d’abord les lieux, mais après quelque temps, craignant que son autorité fût ébranlée sur ses terres une fois sa résidence royale conquise, il changea d’avis et envoya un message à Antiochos III pour lui demander une entrevue", Polybe, Histoire, VIII, fragment 23.1-2). L’entourage d’Antiochos III propose de mettre à sa place un membre de la famille royale. Mais Antiochos III choisit de laisser Xerxès en place contre un gros tribut (il renouvelle là l’intelligente politique pratiquée à Séleucie-sur-le-Tigre en -220 et à Séleucie-de-Piérie en -219 : en même temps qu’il se fait un nouveau sujet docile en pardonnant à la population locale, il le neutralise en subtilisant tous les moyens financiers et matériels [armes, chevaux, mules de transport] dont il aurait pu faire usage ultérieurement), et un mariage forcé avec sa sœur nommée Antiochis ("Les Amis conseillèrent [à Antiochos III], quand il tiendrait le jeune roi en son pouvoir, de ne pas le laisser repartir, et de confier la cité, quand elle serait prise, à Mithridatès le fils de sa sœur. Mais Antiochos III ne les écouta pas. Il invita le jeune Xerxès à débattre avec lui. Il annula une grande partie de la dette tributaire que son père lui devait, mais il exigea le versement immédiat de trois cent talents ainsi que la livraison d’un milier de chevaux et d’un milier de mulets avec leurs arnachements. Puis il confirma Xerxès dans toutes ses possessions et lui fit épouser sa sœur Antiochis, ce qui lui gagna tous les habitants de cette contrée, qui estimèrent qu’il s’était conduit avec une magnanimité vraiment royale", Polybe, Histoire, VIII, fragment 23.3-5). Selon l’alinéa 15 paragraphe 14 livre XI de la Géographie de Strabon, Antiochos III entoure Xerxès de deux épiscopes, un Grec nommé Artaxias et un autochtone nommé Zariadrès (apparenté à Xerxès ?).


Antiochos III descend ensuite l’Euphrate pour revenir en Médie, où il passe les deux années -211 et -210 à amasser des munitions et des vivres. Pour ce faire, il n’hésite pas à fondre les dernières réserves d’or d’Ecbatane qui n’ont pas été accaparées par Alexandre et ses successeurs, celles qui ornent le temple d’Anaïtis (hellenisation de la déesse orientale Anahita, mère du dieu solaire Mithra : "La plus grande partie de l’or et de l’argent [du palais d’Ecbatane] avait été enlevée lors de l’invasion du pays par Alexandre et ses Macédoniens, et plus tard par les rois Antigone Ier et Séleucos Ier Nicator. Quand Antiochos III arriva dans la cité, seules les colonnes formant le péristyle du temple d’Anaïtis étaient encore revêtues d’or, et on avait entassé à l’intérieur un certain nombre de tuiles d’argent, ainsi que quelques briques d’or et beaucoup d’autres en argent. Avec tout ce métal, on frappa monnaie pour le trésor royal, et le total se monta à près de quatre mille talents", Polybe, Histoire, X, fragment 27.11-13). Cet acte est étonnant de la part d’un roi qui prétend réunir l’orient et l’occident : comment Antiochos III espère-t-il se faire accepter par les populations autochtones orientales, s’il ne respecte même pas l’intégrité de leurs temples ? Pour qu’il soit contraint de recourir à une telle pratique qui va à l’encontre de ses intérêts diplomatiques, il faut vraiment que sa fragilité financière soit grande. Peut-être calcule-t-il que la conquête prochaine de la Parthie-Hyrcanie, par où transite l’or sibérien alors accaparé par les Arsacides qui y ont pris le pouvoir, lui permettra de reconstituer ces trésors ? Pour notre part, nous pensons plutôt qu’il agit encore comme un soldat opportuniste, et non pas comme un général clairvoyant. Antiochos III, nous l’avons dit plus haut, n’a pas de vision stratégique sur le long terme : il a un besoin d’or immédiat, il voit de l’or sur un temple, il se sert, point. Les conséquences de son acte l’indiffèrent.


En -209, il s’engage en Parthie-Hyrcanie, où règne Arsacès II-Artaban Ier, fils d’Arsacès Ier le fondateur de la dynastie indépendante des Arsacides dont nous avons raconté rapidement les aventures en introduction du présent alinéa ("Arsacès Ier, ayant conquis et fondé son Empire, mourut dans un âge avancé, lassant un nom aussi cher aux Parthes que l’est celui de Cyrus pour les Perses, celui d’Alexandre pour les Macédoniens, celui de Romulus pour les Romains. Tel fut le respect des peuples pour sa mémoire, qu’ils donnèrent par la suite le nom d’Arsacès à tous leurs rois. Son fils et son successeur, Arsacès II, combattit avec un rare courage Antiochos III fils de Séleucos II, qui avait cent mille fantassins et vingt mille cavaliers", Justin, Histoire XLI.5). Nous ne connaissons pas le détail des opérations parce que le livre X de l’Histoire de Polybe qui les évoquait ne nous est pas parvenu en entier. Seuls ont survécu les fragments 28 à 31, qui nous apprennent qu’après avoir passé les Portes caspiennes (passage non localisé précisément dans le voisinage de l’actuelle Téhéran en Iran), Antiochos III réussit à traverser la zone désertique longeant la chaîne montagneuse de l’Elbourz grâce au qanats aménagés du temps de l’Empire perse, et à atteindre Hécatompyles (site archéologique en bordure de la route reliant les actuelles villes de Semnan et Damghan en Iran : "Arsacès II s’attendait à voir le roi avancer jusque dans cette région [des Portes caspiennes], tout en demeurant sûr qu’il ne se risquerait pas à traverser avec une armée aussi nombreuse la zone désertique qui suit. Mais, si l’eau n’y apparaît effectivement nulle part à la surface du sol, des canalisations souterraines existent, alimentant des citernes dont l’emplacement est ignoré de ceux qui ne connaissent pas le pays. Une tradition authentique transmise par les habitants rapporte que les Perses, à l’époque où ils étaient les maîtres de l’Asie, accordaient pour cinq générations le droit de cultiver des terres arides à ceux qui parviendraient à les irriguer. Comme les eaux coulent partout en abondance sur les pentes du Taurus [erreur de Polybe, qui croit comme beaucoup d’autres auteurs antiques que les monts du Taurus et du Caucase forment une ligne continue avec l’Elbourz, l’Hindou-Kouch et l’Himalaya], les autochtones au prix de grandes dépenses et de rudes travaux amenèrent cette eau de très loin en creusant des canaux souterrains, de sorte que ceux qui utilisent encore cette eau aujourd’hui ne savent plus où commencent ces canalisations. Quand Arsacès II vit que le roi s’engageait dans cette zone désertique, il entreprit de combler ou de détruire les citernes. Informé de ceci, Antiochos III envoya vers l’avant Nicomédès avec mille cavaliers. Celui-ci constata qu’Arsacès II s’était retiré avec son armée, mais il surprit des cavaliers en train de détruire des canalisations en les perçant : il fonça sur eux, les contraignit à faire demi-tour et à prendre la fuite. Puis il rejoignit Antiochos III qui, après avoir traversé la zone désertique, atteignit Hécatompyles", Polybe, Histoire, X, fragment 28.1-4). Il court vers Tagas ("Tag£j", site inconnu, correspondant peut-être au lieu-dit Taq dans l’actuelle banlieue nord-est de Damghan en Iran) qu’Arsacès II-Artaban Ier en fuite a traversée ("Antiochos III laissa ses troupes prendre du repos. Il réfléchit que la région d’Hécatompyles était la plus avantageuse pour une bataille, que si Arsacès II s’en était retiré c’était parce qu’il ne s’estimait pas en état de combattre, et qu’en battant en retraite il montrait clairement qu’il fomentait un autre projet. Il résolut donc de poursuivre sa marche en Hyrcanie. Il parvint à Tagas", Polybe, Histoire, X, fragment 29.1-3). La route qu’il doit emprunter ensuite est dangereuse : elle longe une hauteur où les Parthes se sont disséminés et l’attendent pour l’attaquer. Heureusement, Antiochos III est informé à temps, et envoie un contingent de troupes légères sous les ordres de Diogénès - le gouverneur de Médie nommé en -220 comme on l’a vu précédemment - marcher sur cette hauteur pour en chasser les ennemis au fur et à mesure que le gros de l’armée séleucide en contrebas avancera ("[Antiochos III] parvint à Tagas. Il fut informé par des autochtones que la route qu’il devait suivre pour atteindre le col du mont Labos et pour redescendre ensuite en Hyrcanie était très difficile, et que beaucoup de troupes barbares étaient postées sur le parcours, en terrain accidenté. Il décida donc de partager ses troupes légères avec leurs chefs en plusieurs corps, indiquant à chacun la route à suivre. Il divisa aussi les hommes du génie avec mission de suivre les troupes légères et d’aménager le terrain occupé par celles-ci, de façon qu’il devînt praticable pour la phalange et les bagages. Antiochos III confia à Diogénès le commandement du groupe de tête, auquel il adjoignit des archers, des frondeurs et certains montagnards habiles lanceurs de javelots ou de pierres", Polybe, Histoire, X, fragment 29.3-5). Pour l’anecdote, notons dans cette armée la présence d’un Rhodien nommé Polyxénidas, chef d’un contingent de mercenaires crétois, selon l’alinéa 6 fragment 29 livre X de l’Histoire de Polybe : ce personnage jouera un grand rôle dans la défaite maritime finale d’Antiochos III en -190, comme nous le verrons plus loin. Les Parthes postés dans la montagne voient avancer le gros de l’armée adverse comme prévu, ils se croient déjà vainqueurs ("A mesure que les troupes d’Antiochos III avancèrent, elles découvrirent que le pays devenait beaucoup plus accidenté et le passage beaucoup plus étroit que le roi ne l’avait prévu. La montée se poursuivit sur trois cents stades : sur une grande partie du parcours, on dut avancer dans le lit profondément encaissé d’un torrent, où la marche fut rendue difficile par d’innombrables pierres qui s’étaient détachées d’elles-mêmes des pentes, et par des troncs d’arbres et autres obstacles que les barbares avaient aménagés. Ces derniers avaient entassé des arbres abattus et fait d’énormes amoncellements de pierres. Ils s’étaient établis tout le long du défilé, sur des positions dominantes avantageusement situées et bien protégées. S’ils ne s’étaient pas trompés dans leurs calculs, ils auraient pu empêcher Antiochos III de poursuivre son entreprise", Polybe, Histoire, X, fragment 30.1-3), mais les troupes légères de Diogénès les expulsent ("Mais [les Parthes] avaient pris leurs dispositions et choisi les endroits à occuper en croyant que toutes les troupes ennemies passeraient nécessairement par le fond du défilé. Ils ne pensèrent pas que, si la phalange et les bagages étaient effectivement obligés de passer par cette voie parce qu’ils ne pouvaient pas emprunter les pentes voisines, les troupes légères en revanche pouvaient très bien grimper par la roche nue. Dès que Diogénès et ses hommes, qui montaient en dehors du défilé, arrivèrent au contact du premier poste ennemi, ils s’empressèrent de déborder les positions adverses et s’installèrent au-dessus d’elles. De là, ils firent pleuvoir javelots et pierres sur les barbares et leur infligèrent de lourdes pertes. […] C’est ainsi que frondeurs, archers et acontistes, tantôt avançant par petits groupes, tantôt concentrant leurs attaques pour s’emparer des points les mieux situés, […] refoulèrent les barbares vers le col. De cette façon Antiochos III réussit sans subir de pertes, mais lentement et péniblement, à parcourir la partir la plus difficile du trajet", Polybe, Histoire, X, fragment 30.4-9 à 31.1) jusqu’au col de Labos ("L£boj", site inconnu, correpondant peut-être à la passe de Dijab ou à la passe de Mojen qui servent de frontières entre les actuelles provinces iraniennes de Semnan au sud et du Golestan au nord). Les fuyards réfugiés sur ce col résistent bien à l’armée grecque quand celle-ci arrive, mais sont finalement encore repoussés par les hommes de Diogénès. Antiochos III refuse qu’on perde du temps à les poursuivre, il ordonne de continuer à marcher vers la vallée de Tambraka ("T£mbraka", site inconnu, correspondant peut-être à l’actuelle Gorgan en Iran : "Le huitième jour [Antiochos III] parvint en haut du col du Labos. Les barbares s’y étaient rassemblés et, comme ils étaient bien décidés à lui barrer le passage, un combat acharné s’engagea. Mais ils furent finalement refoulés parce que, pendant qu’ils bataillaient ardemmant en masse contre la phalange, ils virent les troupes légères du roi qui avaient effectué un large détour pendant la nuit et occupé des positions dominantes sur leurs arrières : effrayés, ils s’enfuirent. Le roi refusa qu’on les poursuivît. Il fit sonner le rappel, désireux que ses troupes descendissent groupées et en rangs vers l’Hyrcanie. Ayant réglé la marche de son armée comme il le voulait, il atteignit Tambraka, une cité non fortifiée mais importante et disposant d’une résidence royale, où il campa", Polybe, Histoire, X, fragment 31.1-5 ; cette cité résidentielle que Polybe appelle Tambraka a un rapport évident avec celle que Strabon appelle Tapè près de Talabrokè : "L’Hyrcanie est un pays riche et spacieux, constitué surtout de plaines, et parsemé de très grandes cités telles que Talabrokè ["TalabrÒkh"], Samarianè ["Samarian»"] qu’on appelle aussi Karta ["K£rta"], et Tapè ["T£ph"], résidence royale située dit-on à une faible distance de la côte [de la mer Caspienne], à quatorze stades des Portes caspiennes", Strabon, Géographie, XI, 7.2). Il se tourne ensuite vers la cité de Sirynka ("S…runka", site inconnu, correspondant sans doute à la cité de Zadracarta conquise jadis en -330 par Alexandre, en bordure de la mer Caspienne, équivalente à la cité de "Samarianè-qu’on-appelle-aussi-Karta" dans l’extrait de Strabon précité ?), qu’il assiège. Après un temps indéterminé, les murs de Sirynka cèdent ("La plupart des fuyards, soldats ou habitants des alentours, sétaient réfugiés dans la cité de Sirynka, près de Tambraka, qui, par la solidité de ses défenses et par les avantages de son site, peut être considérée comme la capitale de l’Hyrcanie. Antiochos III résolut de s’en emparer de vive force. Il fit avancer son armée, prit position autour de la place et en commença le siège. Le résultat de son entreprise dépendit de l’efficacité des tortues de terrassement ["celènh cwstr…j"] qu’il fit construire. La cité était entourée de trois fossés de trente coudées de largeur et de quinze coudées de profondeur, chacun bordé d’une double palissade, et d’une puissante muraille. D’incessants engagements se produisirent sur les lieux où s’effectuèrent les travaux d’approche, sans que les uns ni les autres ne parvinssent à relever leurs morts et leurs blessés, car on se battit au corps-à-corps non seulement sur le terrain mais encore en-dessous dans les mines. Néanmoins, les assiégeants, par leur nombre et leur énergie, réussirent à combler rapidement les fossés, et la muraille sapée par les mines s’effondra", Polybe, Histoire, X, fragment 31.6-10). Les Parthes massacrent les Grecs habitant dans la cité, avant de tenter une sortie. En vain. Ils se rendent donc ("Les barbares, perdant tout espoir, égorgèrent les Grecs habitant dans la cité, saccagèrent ce qui s’y trouvait de plus précieux, et s’enfuirent nuitamment. Antiochos III s’en aperçut : il dépêcha à leurs trousses Hyperbasas avec ses mercenaires. Quand les fuyards virent celui-ci arriver sur eux, ils jetèrent tout ce qu’ils transportaient et se replièrent dans la cité. Comme les peltastes se frayaient énergiquement un passage par la brèche, ils désespérèrent de leur salut, et se rendirent", Polybe, Histoire, X, fragment 31.11-13). Les fragments de Polybe s’arrêtent là, nous privant du détail des opérations militaires suivantes. On sait seulement, grâce à une phrase unique de l’historien Justin, qu’Antiochos III fin -209 ou début -208 rattrape enfin Arsacès II-Artaban Ier et l’oblige à une "association" ("Par la suite [Arsacès II] devint l’associé du roi ["Ad postremum in societatem eius adsumptus est"]", Justin, Histoire XLI.5). Autrement dit la Parthie-Hyrcanie demeure un royaume indépendant, mais allié contraint du royaume séleucide : on suppose qu’Antiochos III, ayant constaté la mobilité des Parthes et la difficulté d’accéder à leur territoire, en a conclu que la carotte valait mieux que le bâton, sur le mode : "Vous avez pu constater que j’ai une grande armée et que je peux vous vaincre, si vous ne voulez plus me revoir vous devez donc respecter la libre circulation des marchandises entre le plateau nord iranien et le Croissant Fertile, et en particulier de l’or sibérien vers mon royaume". On ignore si cette alliance s’accompagne, comme en Arménie en -212, de l’obligation de livrer un tribut et d’un mariage avec un(e) parent(e) d’Antiochos III.


L’expédition suivante est menée en Arie, qui a cette époque est sous l’autorité du royaume de Bactriane d’Euthydème Ier. On ne sait rien sur ce personnage, toujours parce que les livres X et XI de l’Histoire de Polybe qui l’évoquaient ne nous sont pas parvenus. On apprend simplement, par un fragment sauvé du néant qui relate sa conversation avec le négociateur d’Antiochos III en -206, qu’il est originaire d’une cité nommée Magnésie - on ignore s’il s’agit de Magnésie-du-Sipyle [aujourd’hui Manisa en Turquie], ou de Magnésie-du-Méandre [site archéologique près de l’actuel village de Tekin dans la province d’Aydin en Turquie], ou d’une autre cité homonyme oubliée par la mémoire collective - et qu’il s’est emparé du pouvoir à une date inconnue par un putsch, c’est-à-dire en renversant Diodotos II que nous avons rapidement évoqué plus haut (Euthydème Ier prétend que Diotodos II "a fait défection" contre Antiochos III, mais cette information reste sujette à caution car elle peut n’être qu’un mensonge destiné à s’attirer les bonnes grâces d’Antiochos III : "Euthydème Ier plaida sa cause devant Téléas son compatriote de Magnésie. Il déclara qu’Antiochos III était injuste de vouloir le chasser de son royaume, car il ne s’était jamais révolté contre ce roi, au contraire il s’était emparé du pouvoir en Bactriane après avoir fait disparaître ceux qui avaient naguère fait défection", Polybe, Histoire, XI, fragment 34.1-2). Alors quAntiochos III assiège une cité dont on ignore le lieu et le nom, Euthydème Ier savance en laissant des troupes en bordure du fleuve Arios (aujourdhui le Hari Rud), probablement en -208. Antiochos III lève aussitôt le siège pour se lancer contre ces troupes darrière-garde de son nouvel adversaire. Tel est le frustrant début du seul passage conservé de lHistoire de Polybe sur lexpédition dArie ("[texte manque] Quand il apprit qu’Euthydème Ier se trouvait en Tapurie [région non localisée exactement, correspondant approximativement aux actuelles provinces de Golestan et de Mazandaran en Iran, en bordure de la mer Caspienne, conquise par Alexandre en -330/-329] avec son armée et que dix mille cavaliers le couvraient en avant sur les rives de l’Arios pour en garder le passage, Antiochos III décida d’abandonner le siège et de l’affronter", Polybe, Histoire, X, fragment 49.1). Le roi séleucide réussit à traverser le fleuve pendant la nuit ("[L’Arios] était à trois jours de marche. Pendant les deux premières étapes, le roi avança à une allure modérée. Mais la veille du troisième jour, avant le dîner, il ordonna au gros de ses troupes de se mettre en route dès l’aube suivante tandis que lui-même partit de nuit à marche forcée avec les cavaliers, l’infanterie légère et dix mille peltastes, car on l’avait informé que les cavaliers ennemis restaient sur les berges du fleuve seulement le jour et qu’ils s’en retiraient la nuit pour aller dormir dans une cité située vingt stades plus loin. Le restant du trajet consistant en un terrain plat aisément franchissable par les chevaux, il atteignit son but avant la fin de la nuit, et fit passer la majeure partie de son contingent de l’autre côté du fleuve avant le lever du jour", Polybe, Histoire, X, fragment 49.2-5). Une bataille de cavaliers sengage au lever du jour, dans laquelle il manifeste encore une fois ses qualités de soldat téméraire plus que de général prudent : il n’est sauvé que par l’intervention de Panaitolos (celui qui lui a livré Tyr avec Théodote en -219 : "Informés par leurs éclaireurs, les cavaliers bactriens accoururent. Ils engagèrent le combat contre la colonne adverse en marche. Voyant ce premier choc, Antiochos III appela les deux mille cavaliers qui étaient ordinairement à ses côtés lors des batailles, et ordonna aux autres de se regrouper en escadrons et de s’aligner selon l’ordre habituel. Puis avec ses deux mille cavaliers il se porta en avant et fonça sur les unités de tête de la colonne ennemie. Lors de cet engagement, le roi surpassa en vaillance tous ses compagnons. Les pertes furent lourdes de part et d’autre. Antiochos III défit le premier groupe des troupes ennemies, mais quand le deuxième et le troisième groupe chargèrent à leur tour, lui et ses hommes se trouvèrent rudement pressés et se retirèrent péniblement. Mais Panaitolos, constatant que tous les cavaliers étaient désormais bien rangés, donna l’ordre de charger, il rejoignit ainsi le roi et contraignit les cavaliers bactriens qui le poursuivaient en désordre à tourner la bride et à fuir précipitamment. Panaitolos se mit à leur trousses, et ne s’arrêta que quand ils eurent rejoint Euthydème Ier après avoir perdu beaucoup de leurs hommes", Polybe, Histoire, X, fragment 49.6-12). La victoire étant assurée, Antiochos III panse ses plaies tandis qu’Euthydème Ier s’enfuit vers Bactres ("Après avoir tué ou capturé un grand nombre d’ennemis, les cavaliers d’Antiochos III se replièrent. Ils campèrent ce jour-là sur les rives du fleuve. Le cheval du roi avait été mortellement blessé au cours du combat, et le roi lui-même, atteint à la bouche, avait perdu quelques dents. Cette journée plus que toutes les autres lui valut sa réputation de courage. A la suite de cette bataille, Euthydème Ier, démoralisé, se retira avec ses troupes et gagna Zariaspa [autre nom de Bactres] en Bactriane", Polybe, Histoire, X, fragment 49.13-15). Antiochos III vient l’y assiéger. Nous ignorons encore le détail de ce siège à cause du manque de sources, nous savons seulement qu’il dure longtemps, jusqu’en -206, au point que les deux adversaires après beaucoup d’efforts inutiles se résolvent à discuter. Euthydème Ier réclame la reconnaissance de son titre de roi en arguant de la permanence de la menace des Scythes au nord ("Euthydème Ier plaida sa cause devant Téléas son compatriote de Magnésie. Il déclara qu’Antiochos III était injuste de vouloir le chasser de son royaume, car il ne s’était jamais révolté contre ce roi, au contraire il s’était emparé du pouvoir en Bactriane après avoir fait disparaître ceux qui avaient naguère fait défection. Il développa longuement cette argumentation, puis pria son interlocuteur de s’entremettre amicalement pour amener Antiochos III à un accommodement, en le pressant de ne pas prendre ombrage de son titre de roi, et en lui expliquant que s’il refusait de le lui laisser ils ne seraient en sécurité ni l’un ni l’autre, parce que dans les régions voisines se trouvaient des nombreuses bandes de nomades qui constituaient un danger pour tous deux, et que si on les laissait envahir la Bactriane celle-ci redeviendrait certainement un pays barbare. Euthydème Ier renvoya ensuite Téléas auprès d’Antiochos III", Polybe, Histoire, XI, fragment 34.1-6). Antiochos III, qui veut continuer son expédition vers l’est, se laisse fléchir ("[Antiochos III] guettait depuis longtemps une occasion de traiter. Il accepta donc avec empressement, pour les prétextes invoqués précédemment, l’offre de paix d’Euthydème Ier", Polybe, Histoire, XI, fragment 34.7). Les deux hommes signent donc la paix : Euthydème Ier garde son titre de roi et la gouvernance de la Bactriane, contre la reconnaissance toute théorique de sa subordination à Antiochos III et un mariage entre une fille de ce dernier et le jeune Démétrios, fils d’Euthydème. Ce Démétrios est chargé de négocier les derniers détails au nom de son père ("Euthydème Ier envoya son fils Démétrios pour ratifier le traité. Antiochos III fit bon accueil au jeune homme, jugea par sa bonne mine, sa conversation et la noblesse de son maintien, qu’il était digne de régner. Il lui promit une de ses filles en mariage, et reconnut ensuite à son père le titre de roi. On coucha le traité par écrit, et on scella l’alliance par un serment", Polybe, Histoire, XI, fragment 34.8-10). C’est une grande victoire politique pour Euthydème Ier, qui au début de la campagne n’était encore qu’un usurpateur et un rebelle aux yeux de son adversaire. Les spécialistes débattent encore aujourd’hui sur la prétendue menace scythe au nord évoquée lors des négociations. Ils sont unanimes en tous cas pour dire qu’à partir de ce moment, à partir de la reconnaissance officielle de la dignité royale du gouverneur de Bactriane par le roi séleucide, l’Histoire de la Bactriane devient indépendante de l’Histoire des royaumes hellénistiques occidentaux, et que son contenu justifie en partie les propos avancés par Euthydème Ier en -206 sur les Scythes. Dans son Histoire naturelle, le Romain Pline l’Ancien mentionne l’existence d’un peuple qu’il nomme "Seres" vivant dans l’extrême-est asiatique ("Après la mer Caspienne et l’océan Scythique [rappelons que les auteurs antiques croient que la mer Caspienne nest quune grande baie encaissée dun océan extérieur plus au nord, comme le golfe Arabo-persique ou la mer Rouge par rapport à locéan Indien], notre itinéraire s’infléchit vers la côte orientale. La première partie, qui commence avec le plateau scythique, est inhabitable à cause de la neige [aujourdhui la chaîne du Pamir ?]. La suivante n’est pas cultivée parce que des Scythes anthropophages y vivent, elle est voisine de vastes solitudes où errent une multitude de bêtes sauvages qui assiègent des hommes aussi féroces qu’elles. Ensuite on trouve d’autres Scythes et des déserts peuplés de bêtes [lactuel désert de Taklamakan ?], jusqu’à la montagne nommée Tabis [aujourdhui le Tibet, versant nord de la chaîne de lHimalaya] qui avance sur la mer [Pline lAncien croit que lHimalaya se prolonge jusquà locéan Indien]. Ce n’est qu’environ vers la moitié de cette côte, c’est-à-dire vers le levant d’été, que la terre redevient habitée. Les premiers hommes qu’on y croise sont les Seres", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 20.1-2). La description rapide qu’il donne de ces gens, producteurs de la soie, grands commerçants, civilisés en dépit du fait qu’ils demeurent cantonnés dans cet extrême-est asiatique ("Les premiers hommes qu’on y croise sont les Seres, célèbres par la laine de leurs forêts. C’est un duvet blanc qu’ils détachent des feuilles des arbres [Pline l’Ancien, comme beaucoup d’autres auteurs antiques, croit que la soie est issue d’une espèce d’arbre ; il faudra attendre le IIème siècle pour que les Romains, à la suite d’une de leurs ambassades en Chine en 166 auprès de l’Empereur Huandi consignée dans le Hou Hanshu de l’historien chinois Fan Ye, découvrent que la soie est issue d’un ver], et qu’ils détruisent en l’arrosant d’eau et en le cardant. Ils contraignent ainsi nos femmes à la double tâche de dénouer ces fils et d’en former un tissu diaphane, dont elles se servent pour constituer des étoffes qui ne cachent pas leur nudité en public. C’est pour leur procurer ce luxe indécent que tant de mains travaillent, et qu’on parcourt des contrées si lointaines. Les Sères sont doux, néanmoins ils ressemblent aux peuples féroces par le fait qu’ils fuient les autres hommes, en dépit de leur pratique et leur attrait du commerce", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 20.2), permet de conclure avec assurance que "Seres" - qui, via le latin "serico", donnera le mot "soie" en français - n’est qu’un synonyme de "Chinois". Or la plus ancienne occurrence de ce nom "Seres" désignant les Chinois remonte à l’époque du royaume grec de Bactriane : le géographe Strabon assure que "les rois de ce pays" sont entrés en contact avec ces Seres/Chinois et un autre peuple appelé "Phryniens/Frunîn" ("Apollodoros [auteur originaire d’Artemita en Babylonie, d’époque inconnue] a raison d’appeler la Bactriane “le boulevard de l’Arie”, car les rois de ce pays ont poussé leurs conquêtes jusqu’aux frontières des Seres ["ShrÒj"] et des Phryniens", Strabon, Géographie, XI, 11.1), qui apparaissent également dans un passage de Pline l’Ancien sur lequel nous reviendrons plus loin, sous la forme "Phuni", localisés sur le versant nord-est de la chaîne de l’Himalaya. On en déduit que les rois grecs de Bactriane ont étendu leur domaine vers le flanc nord de la chaîne de l’Himalaya. Parmi ces rois, Strabon nomme Démétrios Ier le fils d’Euthydème Ier, que nous venons de voir jeune homme en -206 négocier la paix au nom de son père avec Antiochos III (Démétrios Ier prendra la succession de son père sur le trône de Bactriane au début du IIème siècle av. J.-C. : "La Bactriane, dont la frontière borde longuement le nord de l’Arie, dépasse de beaucoup ce pays vers l’Orient. Sa superficie est considérable et son sol permet toutes les cultures sauf celle de l’olivier. Grâce à ses immenses ressources, les Grecs qui la détachèrent [du royaume séleucide] devinrent rapidement tellement puissants qu’ils purent s’emparer de l’Arie et de l’Inde, selon Apollodoros d’Artemita, et que leurs rois […] finirent par compter plus de sujets et de tributaires que n’en eut jamais Alexandre, grâce aux conquêtes réalisées par Ménandre Ier et par Démétrios Ier le fils du roi de Bactriane Euthydème Ier", Strabon, Géographie, XI, 11.1). Comme Démétrios Ier - nous allons le voir juste après - a passé une partie importante de sa vie à tenter de reprendre l’héritage maurya à son compte, et que les rois bactriens et indo-grecs/gandhariens après Démétrios Ier seront davantage occupés à garder ce qui aura été conquis qu’à conquérir de nouvelles terres, on est amené à penser que le premier roi bactrien - et peut-être le seul - à avoir poussé son ambition vers les Seres/Chinois n’est autre qu’Euthydème Ier (même si la forme de cette expansion reste sujette à débat : Euthydème Ier a-t-il participé en personne à une expédition vers la Chine ? a-t-il délégué cette mission à des tiers agissant en son nom ? s’agissait-il d’une mission de reconnaissance insidieuse, ou de conquête par la force ?). L’actuel Musée du Xinjiang à Urumqi en Chine possède des objets archéologiques qui indiquent que les échanges entre Grecs de Bactriane et Chinois remontent à l’époque la plus reculée du royaume de Bactriane (dont la célèbre Tapisserie de Sampul représentant un Grec de façon réaliste, avec un profil nasal anguleux caractéristique inconnu dans l’art pictural chinois, portant un diadème identique à ceux des rois bactriens sur les monnaies, et un centaure dans un environnement floral, datée du IIIème ou du IIème siècle av. J.-C.). Les numismates de leur côté nous informent qu’à partir du début du IIème siècle avant J.-C. les monnaies bactriennes sont constituées d’un mélange de nickel et de cuivre, or la technique pour réaliser cet alliage est alors inconnue en Occident, mais pratiquée en Chine : faut-il en déduire que les rois bactriens recourent à cet expédient parce qu’ils sont en pénurie temporaire de matières premières, et que cette pénurie est due en partie à Antiochos III qui a quitté la Bactriane en -206 en spoliant Euthydème Ier de toutes les richesses de son royaume ? Cela reste une hypothèse possible. Pour connaître l’issue de cette très probable expansion d’Euthydème Ier vers le nord-est, nous devons nous tourner vers les sources chinoises. A la même époque, fin du IIIème siècle av. J-C., les Chinois sont directement menacés par les raids meurtiers d’un peuple nomade appelé "Xiongnu", dans lequel certains spécialistes voient les ancêtres des Huns qui déferleront plus tard sur l’Empire romain. Ils sont unifiés dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C. par Qin Shi Huang, le roi de la province de Qin, qui jusqu’à sa mort en -210 organise à la fois la défense (en construisant la célèbre Grande Muraille) et l’offensive (via notamment les campagnes de son général Meng Tian) contre ces Xiongnu. La dynastie Han, qui succède à la dynastie Qin à la fin du IIIème siècle av. J.-C., prolonge cette politique défensive-offensive contre les Xiongnu : en -139, les Han envoient l’explorateur Zhang Qian prendre contact avec un peuple sur lequel les spécialistes disent tout et son contraire, originaire du bassin du Tarim, appelé les "Yuezhi" (certainement apparentés à leurs homonymes nomades les Ouïghours habitant encore aujourd’hui cette province), que les auteurs grecs de leur côté appellent les "Tochariens/TÒcaroi", chassés de leur territoire par les mêmes Xiongnu et réfugiés sur le versant nord de l’Himalaya, pour voir si une possibilité existe de refouler ensemble vers la Sibérie au nord ou vers la Bactriane à l’ouest ces Xiongnu qui les menacent pareillement. Zhang Qian est capturé par les Xiongnu au cours de son voyage, mais ceux-ci le traitent convenablement malgré ses multiples tentatives d’évasions et l’emmènent dans toutes leurs expéditions. Il revient en Chine en -126 sans avoir conclu l’alliance avec les Yuezhi, mais riche de toutes les découvertes occidentales qu’il a faites au contact des Xiongnu. Ces découvertes seront rapportées par l’historien chinois Sima Qian dans son Shiji au tournant des IIème-Ier siècles av. J.-C. Or, dans le Shiji de Sima Qian, on apprend que les Yuezhi réfugiés sur les flancs nord de l’Himalaya ne sont qu’une partie du groupe originel : l’autre partie s’est réfugiée plus loin vers l’ouest, dans l’actuel Ousbékistan, où ils ont battu les Grecs de Bactriane à une date indéterminée, sans doute dans le troisième quart du IIème siècle av. J.-C. Cela semble confirmer Strabon, qui affirme de son côté que les Tochariens - alias les Yuezhi des textes chinois - sont venus s’installer dans la partie nord de la Bactriane, en poussant devant eux les Scythes saces qui se sont installés dans la partie sud ("On désigne usuellement [les peuples d’Asie centrale] par le nom général de “Scythes”, même si on sait que chacun d’eux porte un nom particulier. Cela tient à ce qu’ils partagent tous la vie nomade. Quelques-uns néanmoins se sont distingués naguère en enlevant la Bactriane aux Grecs, les Asioi ["Asioi"], les Pasianoi ["Pasiano…"], les Tochariens et les Sakarauloi ["Sak£rauloi"], venus s’installer sur les rives de l’Iaxarte [aujourd'hui le Syr-Daria] qui font face aux possessions [actuelles] des Saces en Sogdiane, et qui étaient alors occupées par les Saces eux-mêmes", Strabon, Géographie, XI, 8.2). Notons que c’est également à cette époque, au début ou au milieu du IIème siècle av. J.-C., que les spécialistes datent l’abandon du célèbre Trésor de l’Ochos (sur la base de monnaies datant d’Euthydème Ier retrouvées parmi les riches objets achéménides qui le constituent) révélé par diverses missions archéologiques au tournant des XIXème et XXème siècles et conservé aujourd’hui pour sa plus grande part au British Museum et au Victoria and Albert Museum de Londres en Grande-Bretagne : ce Trésor, qui semble avoir appartenu au sanctuaire hellénistique de Takhti-Sangin (site archéologique à la frontière de l’actuel Tadjikistan, face à l’Afghanistan, au confluent du fleuve Amou-Darya et de la rivière Vakhsh) a-t-il été enfoui par les Grecs de Bactriane pour échapper aux envahisseurs venus du nord ? Ces déplacements en accordéon ressemblent en tous cas beaucoup à ceux qu’on verra aux IVème-Vème siècles, les Huns bousculant les Germains, bousculant à leur tour les Romains occidentaux : aux IIIème-IIème siècles av. J.-C., les Xiongnu bousculent les Yuezhi/Tochariens et les Saces, qui bousculent à leur tour les Grecs bactriens. Ils prouvent a posteriori que l’inquiétude d’Euthydème Ier manifestée devant Antiochos III en -206, même si elle a été forcée sur le moment pour des motifs politiciens, n’était pas totalement sans fondement.


Antiochos III, pour revenir à notre sujet, continue de marcher vers l’est. Il franchit l’Hindou-Kouch. Il entre en contact avec un roi indien que Polybe nomme en grec "Sophagasènos/SofagasÁnoj", que les linguistes ont reconstitué en "Subhagasena" en sanscrit. Ce Subhagasena/Sophagasènos ne cherche pas à résister : il traite immédiatement avec l’envahisseur, qui lui propose la paix en échange d’une grosse somme, sans mariage imposé. Antiochos III juge qu’il ne pourra jamais tenir durablement cette région lointaine, mieux vaut donc y renoncer tout en rançonnant son renoncement (Polybe en effet utilise de manière significative le mot "g£za/trésor" et non pas le mot "fÒroj/tribut", en d’autres termes il s’agit d’une somme unique, d’un butin, et non pas d’un impôt exigible à intervalles réguliers). Subhagasena/Sophagasènos accepte. Antiochos III prend ensuite la route du sud-ouest ("Après avoir abondamment pourvu son armée de vivres, Antiochos III leva le camp. Il franchit le Caucase [en réalité l’Hindou-Kouch] et descendit en Inde. Il conclut un traité d’amitié avec le roi indien Sophagasènos, en reçut cent cinquante éléphants. Après avoir distribué une nouvelle ration de vivres parmi ses troupes, il se remit en route avec son armée, en laissant sur place Androsthénès de Cyzique qui eut pour mission d’escorter le trésor que le roi Sophagasènos s’était engagé à lui remettre", Polybe, Histoire, XI, fragment 34.10-12). Encore une fois, la sécheresse du fragment conservé de Polybe nous frustre. Qui est ce Subhagasena/Sophagasènos ? Aucun autre texte grec ni aucun texte indien ne le mentionnent. Depuis la mort d’Ashoka dans le troisième quart du IIIème siècle av. J.-C., le royaume maurya est en pleine déliquescence, ses successeurs s’avérant incapables de maintenir l’unité de l’immense territoire conquis. On suppose que Subhagasena/Sophagasènos est l’un des roitelets qui participent à cet effondrement général, un roitelet qui n’a pas beaucoup de moyens puisqu’il ne semble pas vouloir disputer la suprématie d’Antiochos III et ne dispose pas de la somme que celui-ci lui demande, au point qu’Antiochos III est contraint selon Polybe de laisser sur place un représentant pour être sûr que Subhagasena/Sophagasènos paiera bien ce qu’il lui a promis. Cela explique pourquoi il s’empresse de dérouler le tapis rouge devant Antiochos III : comme Euthydème Ier, Subhagasena/Sophagasènos n’est qu’un usurpateur en quête de reconnaissance. En lui laissant le titre de roi, Antiochos III qui descend de Séleucos Ier en fait un héritier légitime de Chandragupta le fondateur du royaume maurya, qui avait négocié une alliance avec Séleucos Ier à la fin du IVème siècle av J.-C. (nous renvoyons ici à notre alinéa précédent). Mais Subhagasena/Sophagasènos n’aura pas le destin de Chandragupta. Au début du IIème siècle av. J.-C., Démétrios Ier le fils et successeur d’Euthydème Ier s’invite dans le concert des prétendants à la succession des Mauryas. Il franchit à son tour l’Hindou-Kouch, balaie Subhagasena/Sophagasènos ou son(ses) successeur(s) (puisqu’on ignore le détail des événements dans cette région du monde à cette époque), s’assure le contrôle de la vallée de l’Indus, et traverse le fleuve Hyphase (limite orientale de l’épopée alexandrine en -326). C’est assurément à lui que Strabon pense quand il parle à tort de Ménandre Ier ("On dit que Ménandre Ier a franchi l’Hypanis ["Upanij", corruption de l’Hyphase/Uf£sij, aujourd’hui le fleuve Beas, limite atteinte par Alexandre en -326 que ses soldats ont refusé de traverser] et s’est avancé vers l’est jusqu’à l’Imaos ["Im£oj", hellénisation apocopée de l’Himalaya]", Strabon, Géographie, XI, 11.1). Pour connaître la suite des aventures de Démétrios Ier, nous devons nous tourner vers les Garga Samhita, une compilation de discours du sage hindou Garga de date indéterminée, qui contient des "Yuga Purana" ou "Légendes du Passé" évoquant notamment sous une forme prophétique, au paragraphe 5, la conquête par des "Yavanas", c’est-à-dire des "Ioniens" en sanskrit, de Saketa (aujourd’hui Delhi, capitale de l’Inde), de Panchala (région entre la vallée du Gange et son affluent le Yamuna) et de Mathura (dans l’actuel Etat d’Uttar Pradesh en Inde), et finalement la prise de "Kusuma Dhvaja", ou "Cité des Fleurs" en sanskrit, qualificatif désignant Pataliputra la capitale du royaume maurya moribond (aujourd’hui Patna dans l’Etat de Bihar en Inde), le même paragraphe précise qu’après la chute de Pataliputra "tout le royaume est en désordre". Un autre document, l’inscription d’Hathigumpha ("Grotte de l’Eléphant" en sanskrit), une des grottes du sanctuaire d’Udayagiri près de Bhubaneshwar dans l’Etat d’Orissa en Inde, dont les caractères brahmis ont été datés du IIème siècle av. J.-C. par les spécialistes, raconte les treize premières années de gouvernance d’un roitelet local appelé Kharavela ayant vécu justement au IIème siècle av. J.-C. : aux lignes 8 et 9 de cette inscription, on lit que la huitième année de son règne ce Kharavela a battu dans les environs de la cité de Rajagriha (aujourd’hui Rajgir dans l’Etat de Bihar en Inde) un envahisseur dont on n’a conservé que le début du nom "Dimi-" et qualifié de "raja yavana", c’est-à-dire "seigneur ionien/grec" en sanskrit, et que cet envahisseur s’est ensuite replié vers Mathura. Le rapprochement de ces deux sources laisse penser que Démétrios Ier, qui apparaissait probablement sous la forme "Dimita" dans l’inscription d’Hathigumpha, s’est avancé jusqu’à Pataliputra, qu’il a prise, mais a été vaincu dans une bataille, et s’est retranché à Mathura derrière la rivière Yamuna. Les spécialistes supposent que l’immensité et l’incommode configuration du royaume de Bactriane que doit gouverner Démétrios Ier (un royaume en forme de fer à cheval, dont une extrémité s’avance vers l’actuelle province chinoise du Tibet et l’autre extrémité s’avance vers Mathura, ces deux extrémités étant reliées à l’ouest par l’Hindou-Kouch difficilement franchissable, et le vide qui se trouve entre elles à l’est étant occupé par la chaîne inaccessible de l’Himalaya) provoque rapidement des convoitises et des révoltes au sein de la communauté grecque. Le paragraphe 7 des Yuga Purana dit que les Yavanas/Ioniens ne restent pas à Mathura, menacés sur leurs arrières par leurs propres compatriotes soulevés. Les numismates, en constatant l’importance des monnaies frappées en Inde et leur incompatibilité avec celles frappées à Bactres, supposent que le royaume de Bactriane est rapidement scindé en deux : une partie occidentale conservant le nom de "royaume de Bactriane" avec Bactres pour capitale, et une partie orientale appelée commodément aujourd’hui "royaume indo-grec", peut-être jadis "Gandhara" - que certains linguistes considèrent comme une simple déformation locale du nom d’Alexandre via la disparition du [al] initial et la conservation des éléments consonnantiques [kdr], à l’instar d’"Iskenderun" (Alexandrie-sous-Issos) ou de "Kandahar" (Alexandrie d’Arachosie) -, avec Taxila (aujourd’hui au Pakistan) ou Sangala (aujourd’hui Sialkot au Pakistan) pour capitale, la chaîne montagneuse de l’Hindou-Kouch servant de frontière naturelle entre ces deux parties, chacune étant sous l’autorité d’un roi distinct. La dynastie euthydèmide est renversée quand Démétrios II, dont on ignore le lien de parenté avec Démétrios Ier, est vaincu par un usurpateur nommé Eucratidès à une date inconnue au milieu du IIème siècle av. J.-C. ("Eucratidès se distingua dans plus d’une guerre. Malgré l’affaiblissement de ses forces, assiégé par Démétrios II le roi de l’Inde, il fit de continuelles sorties, et vainquit avec trois cents soldats une armée de soixante mille hommes. Il acheva ainsi ce siège après cinq mois, puis il soumit l’Inde à son autorité. A son retour, il fut assassiné en chemin par son fils qu’il avait associé à son empire, et qui, sans cacher son parricide, comme s’il eût massacré un ennemi et non un père, souilla de ce sang les roues de son char et fit jeter le corps sans sépulture", Justin, Histoire XLI.6). Ménandre Ier, venu au pouvoir on-ne-sait-comment et on-ne-sait-quand au milieu du IIème siècle av. J.-C., est le plus illustre des rois indo-grecs/gandhariens. Sa renommée vient certainement de son utilisation politique du bouddhisme comme Ashoka l’avait fait naguère (nous renvoyons ici encore à notre alinéa précédent), qu’il promeut en l’hellénisant, contre l’hindouisme traditionnel que défendent les rois de la dynastie shunga autochtone désormais installée à Pataliputra : cette convergence d’intérêts entre hellénisme et bouddhisme se voit dans l’art de cette époque, où Bouddha est représenté de façon humaine et réaliste en opposition aux représentations symboliques des dieux hindous, et où Vajrapani le protecteur de Bouddha est représenté tantôt comme un jeune homme imberbe évoquant Eros aux longs cheveux, ou Hermès aux cheveux courts, ou Dionysos aux cheveux bouclés, tantôt comme un adulte évoquant Silène ou Héraclès (il est même possible que certains bustes de Vajrapani ne soient que des portraits des rois indo-grecs/gandhariens, signifiant de façon claire leur rôle de protecteurs du bouddhisme), elle se voit aussi dans les Milinda Panha où Ménandre Ier alias "Milinda" dialogue avec le moine bouddhiste Nagasena, élève de Dharmarakshita le Grec converti envoyé dans la vallée de l’Indus par Ashoka dont nous avons parlé dans notre alinéa précédent (faut-il en conclure que Nagasena, qui porte non pas un nom mais un surnom [de "sena"/"force, arme, soldat" en dialecte pali, et "naga", animal fabuleux indien au corps de serpent et à la tête de dragon, d’où littéralement "Puissant naga"], est aussi d’origine grecque ?), comme Nagasena le révèle lui-même au paragraphe 32 livre I des Milinda Panha. Ce sont probablement les rois de ce nouveau royaume indo-grec/gandharien qui, pour rester en contact avec l’occident - avec le royaume lagide en particulier, via la mer Rouge - en évitant la route terrestre de l’Asie centrale rendue dangereuse par les mouvements imprévisibles des Xiongnu, des Yuezhi/Tochariens et des Saces, et en se dispensant de l’intermédiaire de leurs voisins grecs de Bactriane désormais concurrents, ont conquis le littoral nord-ouest de l’Inde actuelle jusqu’à la péninsule de Saraostos ("SaraÒstoj", qui a donné son nom à lactuelle péninsule de Surashtra : "Non seulement [les rois de Bactriane] occupèrent toute la Patalène ["Patalhn»", la région autour de la cité de Patala, aujourd’hui Hyderabad dans la province du Sind au Pakistan, conquise par Alexandre en -325], mais encore ils prirent aussi possession d’une grande partie du littoral adjacent, à savoir des royaumes de Saraostos et de Sigerdis ["Sigšrdij", site inconnu que le Romain Pline lAncien mentionne incidemment sous la forme latinisée "Zigerus" à lalinéa 6 paragraphe 26 livre VI de son Histoire naturelle, en disant seulement quil sagit dun port]", Strabon, Géographie, XI, 11.1), où ils ont fondé Yonagadh, littéralement "l’enclave des Yonas/Ioniens" (qui a conservé son nom jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Junagadh") en s’appuyant sur la forteresse maurya locale dite d’Uperkot. Le paragraphe 47 du Périple de la mer Erythrée, texte anonyme conservé par une copie du Xème siècle mais remontant au Ier siècle, assure que la mainmise des Grecs sur cette région remonte à Apollodotos Ier, roi du début du IIème siècle av. J.-C. dont la parenté avec la dynastie euthydèmide reste discutée ("Aujourd’hui à Barygaza ["BarÚgaza", hellénisation du port de Baruch face à la presqu’île de Surashtra, dans l’actuel Etat de Gujarat en Inde] des drachmes anciennes frappées sur place, portant des inscriptions en lettres grecques, sont toujours utilisées, ainsi que les dispositifs des rois post-alexandrins Apollodo[t]os et Ménandre"). Ce sont probablement les mêmes rois indo-grecs/gandhariens qui, pour contourner la dynastie shunga qui bloque la route terrestre de l’Inde orientale, ont développé la route maritime de la soie passant par le pays des "Sines" ("S…noi", c’est sous cette forme qu’ils apparaissent dans le livre VII de la Géographie de Claude Ptolémée), hellénisation du "Siam" (aujourd’hui la Thaïlande), dont parle Pline l’Ancien en le confondant à tort avec le pays des Seres/Chinois ("Le premier de leurs fleuves connus est le Psitharas [équivalent latin de l"Aspithras/Asp…qraj" mentionné à lalinéa 2 paragraphe 3 livre VII de la Géographie de Claude Ptolémée, aujourdhui le fleuve Rouge], le deuxième le Cambari [à rapprocher de "Camarini" dans lExpositio totius mundi et gentium, traité géographique anonyme du IVème siècle, le nom "Cambari/Camarini" est peut-être une latinisation du nom "Khmer"], et le troisième Lanos [équivalent latin du "Doanas/Do£naj" mentionné à lalinéa 7 paragraphe 2 livre VII de la Géographie de Claude Ptolémée, aujourdhui le fleuve Tenasserim qui se jette dans la mer dAndaman au sud de Mergui en Birmanie]. Au-delà se trouve le promontoire Chryse [latinisation de la "Chersonèse dOr/CrusÁj Cerson»sou" décrite à lalinéa 5 paragraphe 2 livre VII de la Géographie de Claude Ptolémée, aujourdhui la péninsule malaisienne de Malacca], avec le golfe de Cirnaba [équivalent latin de "Sabana/S£bana" mentionnée à lalinéa 5 paragraphe 2 livre VII de la Géographie de Claude Ptolémée], le fleuve Atianos [équivalent latin de l"Attaba/Att£ba" mentionné à lalinéa 5 paragraphe 2 livre VII de la Géographie de Claude Ptolémée], le golfe et le peuple des Attacores [latinisation de la cité de "Takola/T£kwla" mentionnée à lalinéa 5 paragraphe 2 livre VII de la Géographie de Claude Ptolémée ; les golfes de Cirnaba/S£bana et des Attacores/T£kwla, ainsi que le fleuve Atianos/Att£ba, sont des éléments non localisés de la Chersonnèse dOr]. Ceux-ci sont préservés de tout vent nuisible par des coteaux bien exposés et ils vivent sous la même lattitude que les Hyperboréens. Amométus [auteur inconnu] a écrit sur eux un livre à part, à l’instar d’Hécatée [de Milet, logographe du début du Vème siècle av. J.-C., compatriote et inspirateur dHérodote] sur les Hyperboréens. En-deçà des Attacores se trouvent les Phuni [équivalent latin des "Phryniens/Frunîn" de Strabon, comme nous l’avons dit plus haut], les Thocari [équivalent latin des "Tochariens/TÒcaroi" de Strabon, que nous avons également mentionnés plus haut], les Casiri [équivalent latin des "Kasioi/Kas…oi" mentionnés aux paragraphes 15 et 16 livre VI de la Géographie de Claude Ptolémée, voisins des Scythes] qui sont voisins de l’Inde et qui, tournés vers l’intérieur du côté des Scythes, mangent de la chair humaine", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 20.3). On apprend au paragraphe 29 des Mahavamsa, chronique des rois de Taprobane (aujourd’hui le Sri Lanka, c’est sous ce nom "Taprob£nh" qu’Onésicrite le compagnon de l’épopée alexandrine désigne ce territoire au IVème siècle av. J.-C. dans son Alexandropédie qui n’est pas parvenue jusqu’à nous, mais citée par Strabon aux alinéas 14 et 15 paragraphe 1 livre XV de sa Géographie et par Pline l’Ancien au paragraphe 24 livre VI de son Histoire naturelle) que nous avons déjà mentionnée dans notre alinéa précédent, qu’à l’occasion de l’inauguration du Maha Thupa d’Anuradhapura par le roi local Dutugamunu au milieu du IIème siècle av. J.-C., Ménandre Ier a envoyé pour le représenter un "Yona Mahadhammarakkhita" en dialecte pali, c’est-à-dire un Ionien/Grec nommé "Mahadharmarakshita" en sanskrit ou littéralement "Grand protecteur du dharma" (on ignore le nom grec de ce personnage converti au bouddhisme), originaire d’"Alasandra", c’est-à-dire "Alexandrie" (on ignore à quelle Alexandrie indienne le texte renvoie), accompagné de trente mille "bhikshus", c’est-à-dire littéralement des "quêteurs" (on traduit généralement "bhikshu" par "moine [bouddhiste]" en français ; ce mot a donné "bozu" en japonais, qu’on traduit en français par "bonze" aussi généralement employé). Même si le nombre de bhikshus d’origine grecque avancé dans ce passage est exagéré, leur existence et leur statut officiel prouvent l’importance reconnue au bouddhisme par Ménandre Ier, et sa volonté d’entretenir avec l’île de Taprobane une relation privilégiée, probablement dans le but d’accroître le trafic sur la route maritime de la soie. Après Strabon (au Ier siècle av. J.-C.) et avant Claude Ptolémée (au IIème siècle), le Périple de la mer Erythrée déjà cité donne l’état des connaissances géographiques maritimes héritées des voyageurs grecs depuis Alexandre jusqu’au début de l’époque impériale romaine, entre Arsinoé en Egypte (aujourd’hui Suez), Raphta au sud (site non localisé sur la côte de l’actuelle Tanzanie), et le delta du Gange à l’est : la fastidieuse énumération des cités entre la vallée de l’Indus et l’île de Taprobane montre que cette côte a été bien explorée entre Ménandre Ier et la fin de l’ère hellénistique, et qu’elle est parfaitement connue par les Grecs orientaux et occidentaux au Ier siècle (au paragraphe 24 livre VI de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien, contemporain du Périple de la mer Erythrée, rapporte en détails la venue à Rome de quatre ambassadeurs d’un roi de Taprobane nommé "Rachias", peut-être simple latinisation de "raja/seigneur" en sanskrit : Pline l’Ancien révèle que les négociants occidentaux de son temps, comme probablement ceux du temps de Ménandre Ier, respectent la zone d’influence des négociants seres/chinois, les uns et les autres refusant de s’aventurer au-delà de la région convenue où ils échangent leur marchandises, en Chersonèse d’Or : "[Les ambassadeurs] déclarèrent qu’ils voyaient les Seres d’au-delà des monts Emodiens [latinisation de l’Himalaya] grâce au commerce, que le père de Rachias était allé dans leur pays et que les Seres s’étaient avancés au-devant des Taprobaniens qui arrivaient, que les Seres dépassaient la taille ordinaire, qu’ils avaient les cheveux rouges, les yeux bleus, la voix rude, sans langage pour communiquer leurs pensées. Ces renseignements qu’ils donnèrent sont conformes à ceux de nos négociants, qui disent que les marchandises sont déposées sur la rive du fleuve du côté des Seres, qui les emportent en laissant le prix si elles leur conviennent", Histoire naturelle, VI, 24.8). On suppose que l’influence de Ménandre Ier s’est étendue à une grande partie de l’Inde actuelle et profonde, puisque selon Plutarque il est l’objet d’un culte après sa mort ("Le roi bactrien [en réalité indo-grec/gandharien : nous ne connaissons aucun roi de Bactriane appelé Ménandre] Ménandre Ier, qui régnait avec beaucoup de modération, étant mort dans son camp, les cités de son royaume firent ses funérailles en commun, elles se disputèrent les restes de son corps, et ce ne fut qu’après de longs débats qu’elles convinrent finalement d’en emporter chacune une portion égale, et de bâtir autant de monuments pour les y renfermer", Plutarque, Préceptes politiques). Le royaume indo-grec/gandharien s’affaiblira au fil des décennies, comme le sous-entend le pilier érigé à la fin du IIème siècle av. J.-C. à Vidisha (aujourd’hui dans l’Etat de Madhya Pradesh en Inde), en territoire shunga, portant une inscription en l’honneur d’un nommé Héliodoros ambassadeur du roi indo-grec/gandharien Antalkidas qui, oubliant le prosélytisme bouddhiste de ses prédécesseurs, s’abaisse à chercher un compromis avec l’hindouïsme du roi shunga Bhagabhadra ("Ce pilier garuda [animal fabuleux indien ayant un corps dhomme doté dailes et une tête d'aigle] en l’honneur de Vasudeva [père de Krishna] le dieu des dieux a été érigé par le bhagavata ["pieux, dévot" en sanskrit] Héliodoros fils de Dion, originaire de Taxila, représentant yona ["ionien/grec"] du maharaja [littéralement "grand seigneur", autrement dit "roi"] Amtalikitasa ["Antalkidas"] auprès du fils de Kashi [littéralement "la Lumineuse", surnom de la cité de Bénarès, capitale sacrée de lhindouïsme, aujourdhui dans lEtat dUttar Pradesh en Inde] Bhagabhadra le Sauveur, la quatorzième année de son règne"). Il disparaîtra au Ier siècle av. J.-C. quand les Saces, progressivement refoulés par les Parthes dans la région qui portera leur nom, le Seistan (aujourd’hui en Iran), s’imposeront à Taxila via un des leurs nommé Mauès associé au pouvoir du roi grec Archébios - telle est la version avancée par les numismates à travers leurs études des monnaies, en particulier par le grand numismate Osmund Bopearachchi dans son monumental catalogue Monnaies gréco-bactriennes et indo-grecques en 1991. Un minuscule royaume grec perdurera encore à Sangala, coupé des grandes plaines indiennes, coupé de l’océan Indien, coupé de tout lien avec les anciens Grecs de Bactriane devenus sujets parthes, coupé de cinq mille kilomètres de sa base originelle macédonienne, jusqu’au renversement de son roi Straton II vieux et pauvre (les monnaies le représentent effectivement avec des traits tirés, et leur qualité tant matérielle qu’esthétique est très médiocre par rapport aux monnaies bactriennes et indo-grecques/gandhariennes des siècles passés ; le bilinguisme de ces monnaies, mentionnant "BASILEWS SWTHROS STRATWNOS" en grec alphabétique au recto et "Maharaja Tratarasa Stratasa" en sanskrit kharoshthi au verso [c’est-à-dire "Roi Sauveur Straton" en français] trahit par ailleurs la totale dépendance de ce royaume aux nouvelles puissances qui l’entourent) dans les premières années de l’ère chrétienne. La présence grecque dans cette région du monde se métissera peu à peu dans les flux sociaux, politiques et religieux locaux, à l’exception possible - si le lien avec les Grecs de l’époque hellénistique supposé par certains généticiens est prouvé - des habitants du Kafiristan (ou "Pays des Infidèles") au nord-est de l’Afghanistan, rebaptisé "Nourestan" (ou "Pays de Lumière") depuis que ces habitants ont été forcés de se convertir à l’islam au XIXème siècle, et des Kalash (on ignore d’où vient ce nom) autour de l’actuelle ville de Chitral dans le nord-ouest du Pakistan.


Nous avons dit plus haut que nous ne savons pas ce qu’est devenue la Perse après le suicide de son gouverneur Alexandros en -220, frère et complice du rebelle Molon vaincu peu de temps auparavant. On peut supposer que cette province, de même que les provinces voisines, n’ont plus contesté l’autorité d’Antiochos III depuis cette date, puisque ce dernier les traverse d’est en ouest sans avoir besoin de combattre : le seul fragment conservé de l’Histoire de Polybe résume en effet ce voyage en une phrase unique, déclarant simplement que l’armée séleucide passe par l’Arachosie, puis la Drangiane, puis la Carmanie qu’elle atteint fin -206 ("[Antiochos III] traversa l’Arachosie, franchit le fleuve Erymanthos [aujourdhui le fleuve Helmand], passa par la Drangiane, et arriva en Carmanie, où il prit ses quartiers d’hiver [-206/-205]. Ainsi s’acheva l’expédition d’Antiochos III vers l’intérieur. Il avait ramené dans l’obéissance les satrapies de haute Asie après avoir agi de même avec les cités maritimes et les dynastes en-deçà du Taurus. Il avait assuré la sécurité de son royaume et produit, par son audace et son inlassable activité, une impression formidable sur les peuples qui lui étaient soumis. Par cette campagne, il prouva aux populations asiatiques comme à celles d’Europe qu’il était digne d’occuper le trône", Polybe, Histoire, XI, fragment 34.13-15), la même année où la paix a été signée avec Euthydème Ier en Bactriane et avec Subhagasena/Sophagasènos sur le versant oriental de l’Hindou-Kouch, ce qui sous-entend que cette campagne n’a été en fait qu’une simple promenade militaire - car dans le cas contraire, Polybe, qui est un féru des batailles, se serait épanché davantage.


Enfin, avant de revenir à Antioche, selon quelques lambeaux de fragments du livre XIII de l’Histoire de Polybe, Antiochos III fait en -205 un détour par le golfe Arabo-persique, vers l’île de Tylos (aujourd’hui l'île de Bahreïn) et la cité de Gerrha (site archéologique à proximité de l’actuelle Al-Hassa en Arabie saoudite). S’y rend-il directement par voie de mer depuis la côte perse avec un contingent restreint, tandis que le gros de son armée continue la route par voie de terre vers la Babylonie (car on imagine difficilement que les nombreux éléphants qu’il amène d’Inde, cédés par Subhagasena/Sophagasènos, puissent traverser le golfe avec lui, et surtout on imagine difficilement qu’Antiochos III prenne le risque de faire transporter par voie de mer son énorme butin accumulé depuis le début de son expédition) ? ou revient-il d’abord en Babylonie avec toute son armée, avant de longer la côte arabique vers ces deux sites ? Les deux thèses ont leurs partisans parmi les spécialistes. Pour notre part, au lieu de nous attarder sur l’itinéraire emprunté par Antiochos III, nous préférons nous arrêter sur ses motivations. Les Arabes de Tylos et de Gerrha sont des commerçants, ils transportent les produits en provenance d’Inde vers l’ouest en direction du royaume lagide via le désert arabique, et vers le nord en direction du royaume séleucide via la côte occidentale du golfe Arabo-persique. Quand ils voient arriver l’armée d’Antiochos III, ils le supplient de les laisser en paix ("Les habitants de Gerrha prièrent le roi de ne pas les priver des dons que leur avaient faits les dieux, c’est-à-dire la paix et l’indépendance perpétuelles. Quand on eut traduit leur message, Antiochos III accéda à leur requête", Polybe, Histoire, XIII, fragment 9.4). Ce dernier accepte de repartir vers Séleucie-sur-le-Tigre après avoir reçu un gros cadeau ("Après que le roi eut officiellement reconnu leur indépendance, les gens de Gerrha manifestèrent leur reconnaissance par un don de cinq cents talents d’argent, de mille talents d’encens et de deux cents talents de myrrhe. Antiochos III s’embarqua alors pour gagner l’île de Tylos, puis repartit vers Séleucie", Polybe, Histoire, XIII, fragment 9.5). Quel a été le contenu de la discussion entre Antiochos III et les Arabes ? Le simple bon sens conclut que si Antiochos III a lancé cette campagne contre les Arabes, et si les Arabes ont été si effrayés en le voyant arriver, c’est parce que leur relation n’était pas bonne, que celui-ci a voulu rappeler son autorité à ceux-là, et que ceux-là ont redouté d’être punis par celui-ci : Antiochos III n’a nullement d’un butin supplémentaire après les trésors qu’il a extroqués à Euthydème Ier et à Subhagasena/Sophagasènos, la campagne en Arabie ne relève donc pas d’un désir de s’enrichir, et de leur côté les Arabes n’auraient nullement besoin de monnayer aussi cher leur tranquillité si leur dévouement à Antiochos III était flagrant. Quelle pourrait être la cause de cette mésentente ? La réponse à cette énigme se trouve probablement de l’autre côté de la péninsule arabique, dans le royaume lagide. Nous avons longuement expliqué plus haut que la stabilité de l’Egypte depuis l’époque pharaonique dépend de ses exportations agricoles, qu’elle échange en Méditerranée contre toutes les matières premières qui lui manquent : il est possible que parallèlement à ces échanges en Méditerranée contre des matières premières, les Lagides dès le règne de Ptolémée Ier aient développé d’autres échanges avec l’orient via l’Arabie, en proposant une partie de leurs surplus agricoles contre des produits de luxe - notamment les pierres précieuses et les épices de l’Inde. Selon Diodore de Sicile et Strabon en effet, ce sont les Ptolémées qui ont fait aboutir le projet de canal entre Méditerranée et mer Rouge que les Perses jadis avaient initié, près de la cité nommée Arsinoé (aujourd’hui Suez en Egypte : "Un canal relie la branche Pélusiaque à la mer Erythrée. Néchao II fils de Psammétique Ier [de la XXVIème Dynastie, au tournant des VIIème et VIème siècles av. J.-C.] l’a commencé, le roi de Perse Darius Ier [Grand Roi de Perse au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C.] a continué le travail, mais l’a interrompu après avoir entendu des ingénieurs lui dire qu’en ouvrant les terres il inonderait l’Egypte car celle-ci est plus basse que la mer Erythrée [aujourd’hui la mer Rouge]. Le deuxième Ptolémée a achevé l’entreprise, en réalisant dans l’endroit le plus favorable du canal une écluse qu’on ouvre quand on veut passer et qu’on referme ensuite promptement. Ce canal porte le nom de Ptolémée. A son embouchure se trouve la cité d’Arsinoé", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.33 ; "Un dernier canal débouche dans le golfe arabique de l’Erythrée près de la cité d’Arsinoé, qu’on appelle aussi Cléopatris. Ce canal traverse les lacs amers, ainsi nommés parce qu’à l’origine leurs eaux avaient un goût amer, mais qui par la suite, à cause du mélange des eaux résultant de l’ouverture du canal, sont devenus poissonneux et ont attiré beaucoup d’oiseaux qui vivent habituellement autour des lacs. Le premier souverain qui projeta de creuser ce canal fut Sésostris [nom porté par plusieurs pharaons de la XIIème Dynastie aux XXème et XIXème siècles av. J.-C.] dès avant la guerre de Troie, selon d’autres ce fut le fils du pharaon Psammétique, qui commença à peine le chantier avant d’être interrompu par la mort. Darius Ier continua les travaux de creusement, et il les aurait achevés s’il ne s’était pas laissé ébranler par une erreur alors commune qui le poussa à renoncer à l’entreprise : on lui avait dit, et il avait cru, que la mer Erythrée était plus élevée que l’Egypte et que, si l’on perçait l’isthme intermédiaire, l’Egypte entière serait submergée par les eaux de cette mer. Les Ptolémées méprisèrent cette croyance. Ils terminèrent le percement, en se contentant de fermer par une double porte l’espèce d’Euripe ainsi formé [le détroit de lEuripe, qui sépare lîle dEubée et la Boétie, est réputé pour la dangerosité de ses courants marins] afin de sortir à volonté et sans difficulté du canal dans la mer extérieure ou de rentrer de la mer dans le canal", Strabon, Géographie, XVII, 1.25). Pline l’Ancien est plus précis en disant que l’auteur de ce percement est Ptolémée II Philadelphe dans la première moitié du IIIème siècle av. J.-C. ("Le projet de conduire un canal navigable jusqu’au Nil, à l’endroit où il descend dans le delta dont j’ai parlé précédemment, dans l’intervalle de soixante mille pas séparant ce fleuve de la mer Rouge, […] a été réalisé par le deuxième Ptolémée, qui lui donna cent pieds de large, quarante pieds de profondeur, et trente-sept mille cinq cents pas de long jusqu’aux lacs amers. Il ne le continua pas plus loin par crainte d’une inondation, car on découvrit que le niveau de la mer Rouge est trois coudées au-dessus du niveau de l’Egypte. Mais certains n’attribuent pas cette interruption à une telle crainte : ils affirment qu’on voulut simplement éviter que l’introduction de l’eau de mer gâtât l’eau du Nil, qui servait à la boisson", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 33.2-3), qui est aussi le fondateur de la cité d’Arsinoé, ainsi nommée en hommage à sa sœur-épouse. Diodore de Sicile dit que Ptolémée II Philadelphe s’est aventuré loin vers le sud avec des troupes armées ("Depuis les temps anciens jusqu’à Ptolémée II surnommé “Philadelphe”, aucun Grec n’avait pénétré en Ethiopie, n’avait même atteint la frontière de l’Egypte, ces territoires étaient trop inhospitaliers et dangereux à parcourir. Nos connaissances en sont plus exactes depuis l’expédition que ce roi a faite en Ethiopie, à la tête d’une armée grecque", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.37), jusqu’à la Troglodytique selon Pline l’Ancien (aujourd’hui la Somalie : "Arsinoé a été fondée dans le golfe de Charandra, par Ptolémée II Philadelphe, qui lui a donné le nom de sa sœur. C’est lui qui le premier explora la Troglodytique", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 33.4). Entre l’Egypte et la Troglodytique, Strabon et Pline l’Ancien disent collégialement que Ptolémée II Philadelphe a aménagé plusieurs comptoirs-relais, d’abord Philotéra (aujourd’hui Safaga en Egypte : "Quand on vient d’Héroopolis [nom grec de la cité de Pithom, au sud-est du delta du Nil] la première cité où on aborde est Philotéra, fondée par Satyros, qui lui donna le nom de la sœur du deuxième Ptolémée. Satyros était venu dans cette région avec mission de trouver les lieux les plus favorables à la chasse des éléphants", Strabon, Géographie, XVI, 4.5), puis Bérénice (qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui : "Bérénice, appelée ainsi du nom de la mère de [Ptolémée II] Philadelphe, est reliée à Coptos [aujourdhui Keft, sur le Nil, à une quarantaine de kilomètres en aval de Louxor en Egypte]", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 33.4), puis l’île d’Ophiodès ("Ofièdhj", littéralement l’île "infestée de serpents/Ôfij", site inconnu : "On atteint ensuite l’île d’Ophiodès, ainsi nommée à cause du grand nombre de serpents qu’elle nourrissait, avant que le roi Ptolémée II les exterminât pour limiter les piqures et les morts trop fréquentes parmi les équipages qui y abordaient, autant que pour y garantir la sécurité des chercheurs de topazes", Strabon, Géographie, XVI, 4.6 ; Diodore de Sicile ajoute que les Lagides protègent jalousement l’exploitation des topazes qu’ils tirent de cette île : "En longeant cette côte [occidentale de la mer Rouge] on rencontre une île de quatre-vings stades de long nommé Ophiodès, située en haute mer. Elle était autrefois infestée de toutes sortes de reptiles formidables, d’où son nom. Mais récemment les rois d’Alexandrie l’ont si bien entretenue qu’on n’y voit plus aucun de ces animaux. Si l’on s’est évertué à rendre cette île habitable, c’est parce qu’elle produit la topaze, une pierre transparente, très agréable à regarder, semblable au verre et à l’or. Cela explique pourquoi l’accès à cette île est défendu aux voyageurs. Tous ceux qui y abordent sont aussitôt mis à mort par les gardes qui y sont établis. Ces derniers y vivent en petit nombre et de façon misérable, car on redoute tellement que des pierres soient dérobées qu’aucun bateau n’est laissé dans l’île et que les navigateurs ne s’y aventurent pas par peur du roi, en conséquence les rares vivres qu’on leur amène sont rapidement consommés. Rien ne pousse sur ce territoire : quand ils n’ont plus rien à manger, ils sont réduits à s’asseoir tous ensemble sur le rivage en attendant l’arrivée du prochain convoi, en espérant que celui-ci ne tardera pas trop. La topaze se trouve dans la roche. On ne la voit pas le jour à cause de la clarté du soleil, mais elle brille de très loin dans l’obscurité de la nuit. Les gardes de l’île se distribuent au sort la recherche des lieux d’extraction. Dès qu’une pierre se révèle par son éclat, ils couvrent l’endroit d’un vase de même grandeur afin de le marquer. Le jour suivant ils y retournent, coupent la roche dans l’espace marqué, et la confient à des ouvriers spécialisés dans l’art de polir les pierres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.39) puis Ptolémaïs-Epitheras ("Ep…qhraj", dérivé de "q»ra/chasse", précédé du préfixe "™p…/sur, destiné à", site non localisé entre lactuelle Suakin au Soudan et Arkiko au sud de lactuelle Massaoua en Erythrée : "Ensuite se trouve la cité de Ptolémaïs, bâtie dans la région où l’on chasse les éléphants par un officier de [Ptolémée II] Philadelphe nommé Eumédès. Envoyé exprès pour préparer ces chasses, Eumédès commença par interdire l’accès d’une des presqu'îles de la côte en réalisant secrètement un fossé et un mur. Par d’habiles manœuvres, il désarma ensuite les populations qui menaçaient de gêner son établissement, et réussit à faire de voisins malveillants des amis sûrs et dévoués", Strabon, Géographie, XVI, 4.7 ; "Ensuite se trouvent les forêts proches de Ptolémaïs, fondée sur le lac Monoleus par [Ptolémée II] Philadelphe pour la chasse aux éléphants et surnommée pour cette raison “Epitheras” dont nous avons déjà parlé dans notre livre II, où pendant quarante-cinq jours avant le solstice d’été et quarante-cinq jours après aucune ombre n’apparaît à midi, et incline vers le sud aux autres heures, et en-dehors de ces quatre-vingt-dix jours elle incline vers le nord. A Bérénice, qui se trouve à six cent deux mille pas de Ptolémaïs, c’est seulement le jour du solstice d’été que l’ombre disparaît à midi", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 34.3 ; c’est peut-être dans cet endroit que les Grecs, habitués jusqu’alors aux serpents à venin, découvrent pour la première fois un serpent constricteur : la capture de ce gigantesque animal, qu’on apporte ensuite vivant à Alexandrie pour le présenter à Ptolémée II, est racontée de façon très romancée par Diodore de Sicile aux paragraphes 36 et 37 livre III de sa Bibliothèque historique). Diodore de Sicile assure que Ptolémée II Philadelphe a entretenu une bonne relation avec son voisin méridionnal le roi d’Ethiopie, notamment en le convainquant de s’affranchir des malédictions des prêtres de Méroé (site archéologique à une dizaine de kilomètres de l’actuelle ville de Kabushiya en aval de Shendi au Soudan : "A Méroé, les prêtres chargés du culte divin exerçaient l’autorité la plus absolue, jusqu’à pouvoir, si l’idée leur venait, dépêcher au roi un messager pour lui ordonner de mourir sous prétexte que “telle était la volonté des dieux”, que “les faibles mortels ne doivent pas mépriser les ordres des immortels”, et encore d’autres raisons que les simples d’esprit reçoivent toujours avec confiance parce que leur éducation archaïque les empêche de s’affranchir et de trouver des objections à des ordres aussi arbitraires. C’est ainsi que dans les siècles passés les rois ont été soumis aux prêtres, non par la force des armes, mais par l’influence de craintes superstitieuses. Mais sous le règne du deuxième Ptolémée, Ergaménès le roi des Ethiopiens, élevé à l’école des Grecs et instruit en philosophie, osa le premier braver ces préjugés : avec une résolution vraiment royale, il pénétra avec ses soldats dans le sanctuaire d’or éthiopien et massacra tous les prêtres. Après avoir aboli cette coutume absurde, il gouverna le pays selon sa volonté", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.6). Le même auteur dit que l’exploration de la mer Rouge par les Lagides s’est étendue jusqu’à l’actuelle région de Mocha au Yémen ("Nous allons maintenant décrire la côte opposée, appartenant à l’Arabie, en commençant également par la pointe du golfe. Cette pointe porte le nom de “Poséidion” à cause d’un autel consacré à Poséidon par Ariston, que Ptolémée envoya explorer les côtes arabiques jusqu’à l’océan", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.42). Strabon prétend qu’"à l’époque des Ptolémées" peu de marins se risquaient à relier la mer Rouge au golfe Arabo-persique ("L’expédition récente de l’armée romaine vers l’Arabie Heureuse [aujourdhui le Yémen] sous les ordres de mon camarade et ami Aelius Gallus [allusion à lexpédition de Gaius Aelius Gallus, préfet dEgypte entre en -27 et -25, à laquelle a participé le géographe Strabon qui en fait le compte-rendu aux alinéas 22 à 24 paragraphe 4 livre XVI de sa Géographie, ordonnée par lEmpereur Auguste qui projetait de sapproprier toute la côte occidentale de la mer Rouge jusquà la Troglodytique/Somalie puis, après avoir traversé la mer et débarqué en Arabie Heureuse/Yémen, toute la côte orientale jusquau pays des Arabes nabatéens, et qui sest terminée par un fiasco] et les voyages des marchands d’Alexandrie qui commencent à envoyer des navires vers l’Inde par le Nil et le golfe Arabique, ont permis d’accroître nos connaissances sur ces deux régions. Quand je vins en Egypte rejoindre le préfet Gallus pour remonter le fleuve avec lui jusqu’à Syène ["Su»nh", aujourdhui Assouan en Egypte] à la frontière de l’Ethiopie, j’appris ainsi que cent vingts bateaux étaient en instance de départ de Myos-Hormos [aujourdhui Kosseir en Egypte, port qui sest développé à lépoque romaine au détriment de Philotéra/Safaga au nord et de Bérénice au sud, en raison de sa plus grande proximité avec Coptos/Keft sur le Nil] pour l’Inde, alors que jadis à l’époque des Ptolémées un très petit nombre de marchands osaient entreprendre une pareille traversée et commercer avec ces pays", Strabon, Géographie, II, 5.12). Pourtant, avant Strabon, le géographe Artémidore d’Ephèse au Ier siècle av. J.-C. assure qu’en son temps les Sabéens (habitants de la cité de Saba, qui ont donné leur nom à toute l’Arabie Heureuse/Yémen, site archéologique à une centaine de kilomètres au nord de l’actuelle ville d’Ataq au Yémen, l’antique cité de Saba a donné son nom à l’actuelle province de Shabwah au Yemen) sont immensément riches grâce au commerce qu’ils entretiennent en complémentarité avec leurs pairs du golfe Arabo-persique, les Arabes de Gerrha ("La cité de Saba, bâtie sur une montagne, est la capitale de tout le pays. […] Ce peuple surpasse en richesses non seulement les Arabes voisins, mais encore tous les autres peuples. Dans leurs échanges commerciaux, ils vendent la moindre marchandise à un prix très élevé, et ne négocient que pour l’argent. De plus, comme leur situation éloignée les a toujours préservés du pillage, ils ont des grandes quantités d’or et d’argent, particulièrement à Saba, résidence royale. Ils ont des vases et des coupes en or et en argent ciselés, des lits et des trépieds en argent, et beaucoup d’autres meubles de même métal. On y voit des péristyles de hautes colonnes, les unes dorées, les autres ornées à leurs chapiteaux de figures d’argent, des plafonds et des portes plaqués d’or et de pierres précieuses, des édifices magnifiques aux détails prodigieux, des mobiliers en argent, en or, en ivoire, en pierres précieuses et en autres matières auxquelles l’homme attache la plus grande valeur. Les habitants ont conservé cette félicité pendant des siècles parce qu’à la différence de la plupart des hommes ils ne cherchent pas à s’enrichir aux dépens d’autrui. La mer près de leurs côtes paraît blanche, phénomène singulier dont on ignore la cause. A proximité se trouvent les îles Fortunées [l’archipel de Socotra ?], dont les cités n’ont aucune fortification, les bestiaux sont tous blancs, et les femelles n’ont pas de cornes. Les marchands de partout abordent dans ces îles, surtout ceux du port de Potana ["Pot£na", probable corruption du port de "Patala/P£tala" graphiquement proche, aujourd’hui Hyderabad dans la province océanique du Sind au Pakistan, conquis par Alexandre en -325] qu’Alexandre fonda à l’embouchure du fleuve Indus pour contrôler l’océan Indien", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.47 ; "C’est grâce au commerce que les Sabéens sont devenus, avec les gens de Gerrha, le peuple le plus riche de toute l’Arabie. Comme les Gerrhéens, ils vivent dans un grand luxe, avec de la vaisselle d’or, de l’argenterie, des lits, des trépieds, des cratères et des coupes en rapport avec leurs magnifiques habitations, dont portes, murs et toits sont recouverts d’ivoire, d’or et d’argent, et incrustés de pierres précieuses. Voilà ce qu’ajoute Artémidore au sujet des Arabes, qui par ailleurs se contente de reprendre la description d’Eratosthène ou cite textuellement d’autres historiens", Strabon, Géographie, XVI, 4.19), précisément ceux qu’Antiochos III envahit en -205. On peut donc raisonnablement déduire que ce commerce qui apporte la richesse aux gens de Saba et de Gerrha au Ier siècle av. J-C., a commencé dès l’époque de Ptolémée II Philadelphe au IIIème siècle av. J.-C., et que son terme occidental n’est autre que l’Egypte des Lagides - rappelons que selon l’alinéa 3 paragraphe 21 livre VI de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien que nous avons déjà cité, Ptolémée II Philadelphe a même envoyé un ambassadeur nommé Dionysios vers Pataliputra, la capitale des rois mauryas, signifiant bien de cette façon sa volonté de développer la route commerciale océanique entre Inde et Egypte. Autrement dit, en lançant un raid sur Tylos et Gerrha, Antiochos III vise moins à s’emparer des richesses des commerçants arabes qui y transitent, qu’à les inciter par la menace à ne plus acheter ni vendre quoi que ce soit à Ptolémée IV, afin d’asphyxier économiquement l’Egypte. C’est une expédition qu’on peut rapprocher de celle de -209 contre les Parthes, qui signifie à l’adversaire : "Vous avez pu constater que j’ai une grande armée et que je peux vous vaincre, si vous ne voulez plus me revoir vous devez donc arrêter de transporter vos marchandises vers le royaume de Ptolémée IV via le désert arabique ou via la côte de l’Arabie Heureuse/Yémen et la mer Rouge, et les détourner vers mon royaume, vers la Babylonie".


Ainsi s’achève ce que les historiens ultérieurs (depuis Simonidès que nous avons déjà cité à la fin de notre précédent alinéa : "Originaire de Magnésie-du-Sipyle, poète épique. Il est né à l’époque d’Antiochos le Grand. Il a écrit les Actes d’Antiochos", Suidas, Lexicographie, Simonidès S443) appelleront conventionnellement l’"anabase ("¢n£basij"/"action de monter, ascension, progression") d’Antiochos III", en référence à l’anabase du prince Cyrus et des Dix Mille que Xénophon a racontée dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C., et surtout à l’anabase d’Alexandre dans la seconde moitié du même siècle. Antiochos III a presque reconstitué la partie orientale de l’ancien empire d’Alexandre, mais son épopée a été beaucoup moins radicale et sanglante que son prédécesseur et pour cette raison, convenons-en, elle est beaucoup moins solide politiquement. La meilleure preuve de la fragilité de ses conquêtes, paradoxalement, est le surnom de "Mégas" ("Mšgaj", "le Grand") qu’il se donne, ou plutôt qu’on lui donne puisque ce surnom n’apparaît pas sur les monnaies qu’il fait frapper, lors de son retour à Antioche ("Antiochos III, fils de Séleucos II et petit-fils d’Antiochos II, roi des Syriens, des Babyloniens et d’autres peuples, sixième successeur de Séleucos Ier qui après Alexandre régna sur l’Asie voisine de l’Euphrate, attaqua la Médie, la Parthie et d’autres peuples qui s’étaient révoltés avant son avènement, accomplit beaucoup de grands exploits, et reçut en conséquence le surnom d’“Antiochos Mégas”", Appien, Histoire romaine XI.1). Ce surnom fait immédiatement penser au titre de "Grand Roi" que portaient les Achéménides dans l’ancien Empire perse : cet Empire de type fédéral comportant des territoires gouvernés par des rois, les Achéménides depuis Darius Ier avaient adopté ce titre de "Grand Roi" pour bien signifier qu’ils étaient officiellement au-dessus de ces rois provinciaux, mais sans jamais parvenir à contrôler leurs faits et gestes - ce qui a été l’une des principales causes de l’effondrement rapide de cet Empire à partir de -334. Le surnom de "Mégas/le Grand" attaché à Antiochos III témoigne de la même ambiguité : son empire n’est pas centralisé autour de sa personne comme naguère l’empire d’Alexandre, il est au contraire aussi fédératif que l’ancien Empire perse, incluant des princes (ses beaux-frères Mithridate III du Pont et Xerxès d’Arménie) et des rois (Arsacès II-Artaban Ier de Parthie, Euthydème Ier de Bactriane), le titre de "Mégas/le Grand" permet de signifier que le souverain séleucide est théoriquement au-dessus de ces princes et de ces rois, mais dans la réalité ceux-ci gouvernent leurs principautés et leurs royaumes à leur guise. Le retour à Antioche fin -205, après sept ans d’absence, marque donc le début d’une nouvelle période : si Antiochos III parvient à s’imposer à l’ouest, son empire oriental perdurera, si au contraire il est vaincu les princes et les rois qu’il s’est difficilement associés n’attendront pas longtemps avant de se détourner de lui.


Une opportunité se présente en Egypte. Nous avons quitté ce territoire en -217 en disant que la présence grecque commençait à y être malmenée par les autochtones ayant participé à la victoire de Raphia. La perte du livre XV de l’Histoire de Polybe, qui revenait sur les dernières années de Ptolémée IV, nous prive du détail de l’effondrement du royaume lagide à cette époque : on devine que le chaos perpétuel dans les nomes rend difficile l’exercice du fisc, ce qui implique que l’argent tombe de moins en moins dans les caisses lagides, on suppose même que certains nomes ont fait défection. Laissons ce sujet aux spécialistes pour nous concentrer sur l’année -204, où Ptolémée IV meurt (cette date est déduite notamment par la célèbre Pierre de Rosette qui a permis à l’égyptologue français Jean-François Champollion de déchiffrer les hiéroglyphes au XIXème siècle : cette Pierre de Rosette est un fragment d’une stèle comportant un décret écrit en grec, en démotique et en hiéroglyphes datée de -196 s’inscrivant dans la lignée de la Stèle de Pithom que nous avons étudiée plus haut, établissant "la neuvième année du règne de Ptolémée [V] Epiphane" un nouveau donnant-donnant entre les Grecs lagides et les prêtres égyptiens). L’héritier, Ptolémée V, est un enfant de cinq ans ("[Ptolémée IV] mourut, laissant un fils âgé de cinq ans qu’il avait eu avec sa sœur Eurydice", Justin, Histoire XXX.2). Les magouilleurs Sosibios et Agathoclès, après une période floue sur laquelle nous ne nous étendrons pas ici, se font reconnaître comme tuteurs du très jeune roi ("[Sosibios et Agathoclès] firent édifier une tribune dans le plus vaste péristyle du palais et convoquer les hypaspistes, les gens de la maison du roi, ainsi que les officiers commandant l’infanterie et la cavalerie. Quand tout le monde fut réuni, Agathoclès et Sosibios montèrent à la tribune. Ils annoncèrent d’abord solennellement la mort du roi et de la reine, puis ordonnèrent que la population prît le deuil conformément aux usages du pays. Puis ils ceignirent du diadème la tête de l’enfant et le proclamèrent roi. Ils donnèrent ensuite lecture d’un faux testament déclarant que le roi défunt avait désigné comme tuteurs de son fils Agathoclès et Sosibios, puis ils invitèrent les officiers à servir l’enfant avec dévouement et à lui conserver son royaume", Polybe, Histoire, XV, fragment 25a.1-4). Conscients qu’Antiochos III risque de profiter de la situation pour essayer de reconquérir ce qu’il a perdu en -217, ils se hâtent d’envoyer une ambassade vers ce dernier pour l’en dissuader, et une autre ambassade vers Philippe V à Pella pour lui demander du secours au cas où Antiochos III les attaquerait ("[Agathoclès] envoya Pélops fils de Pélops vers le roi Antiochos III en Asie, pour le prier de rester ami avec l’Egypte et de ne pas enfreindre le traité qu’il avait conclu avec le père de l’enfant. Il chargea d’autre part Ptolémaïos fils de Sosibios de se rendre auprès de Philippe V pour discuter avec lui du projet de mariage et lui demander assistance au cas où Antiochos III essaierait malgré le traité [de -217] d’étendre ses agressions contre l’Egypte", Polybe, Histoire, XV, fragment 25a.13). Ils envoient aussi - geste très important pour la suite de l’Histoire de Méditerranée orientale, comme on le verra plus loin - une troisième ambassade vers Rome ("[Agathoclès] envoya Ptolémaïos fils d’Agésarchos en députation à Rome", Polybe, Histoire, XV, fragment 25a.14 ; "Les habitants d’Alexandrie envoyèrent aux Romains des députés pour les prier de servir de tuteurs au jeune roi, et de défenseurs à l’Egypte déjà partagée, affirmèrent-ils, par un traité secret entre Antiochos III et Philippe V", Justin, Histoire XXX.2). Enfin ils chargent un aventurier étolien nommé Scopas de recruter des mercenaires en Grèce ("[Agathoclès] envoya l’Etolien Scopas en Grèce pour y lever des mercenaires, en lui confiant une somme importante en or pour payer les soldes. Cette mission avait deux buts : il voulait utiliser les hommes nouvellement embauchés pour faire la guerre contre Antiochos III, et envoyer les mercenaires déjà en service vers les places de l’intérieur, dans les colonies à travers le pays", Polybe, Histoire, XV, fragment 25a.16-17). Agathoclès se distingue en gouvernant comme un tyran, élargissant les débauches de feu Ptolémée IV, étendant le mécontentement général en Egypte, dans la population autochone et même dans la population grecque ("[Agathoclès] pourvut les places vacantes parmi les Amis du roi en choisissant les hommes qui s’étaient signalés particulièrement par leur effronterie et leur manque de scrupules. Lui-même passait la plus grande partie du jour et de la nuit dans les beuveries et les débordements qui accompagnent l’ivresse, n’épargnant aucune femme, qu’elle fût mature, jeune épouse ou jeune fille. Le résultat fut qu’une vive réprobation monta de toute part contre lui. Comme il ne faisait rien pour arranger les choses et apaiser les rancunes et qu’au contraire sa brutalité, son arrogance et son insouciance s’accroissaient, il réveilla dans la population les haines anciennes, et chacun se remit à penser aux calamités qui avaient frappé le royaume par la faute de ses hommes [allusion aux prélèvements humains et financiers nécessaires pour gagner la bataille de Raphia en -217, effectués par Agathoclès, par Sosibios et par leurs amis, et aux répressions des contestations sociales qui ont suivi évoquées plus haut, commises par les mêmes personnages]", Polybe, Histoire, XV, fragment 25a.24-27) : il est finalement assassiné quelques mois après son usurpation (le récit de son passage au pouvoir se trouve dans les fragments 25a à 33 livre XV de l’Histoire de Polybe). Il est suivi par un certain Tlépolémos, qui est porté par l’armée et par la foule, mais qui déçoit vite (ce personnage est évoqué dans les fragments 21 et 22 livre XVI de l’Histoire de Polybe). Sosibios et Agathoclès ne se sont pas trompés : Antiochos III se dit effectivement que l’occasion est inespérée d’effacer sa défaite à Raphia. Mais la leçon de -217 a été bénéfique : le roi séleucide ne veut plus risquer d’être manipulé par les Lagides sur ses arrières, il ne veut plus d’un Achaios menaçant Antioche pendant que lui-même sera occupé au Levant. Or en -204, si l’Anatolie est certes sous son autorité, bien administré par son stratège Zeuxis, la paix de Phoinikè signée à ce moment, dont nous allons bientôt parler, pousse Philippe V à orienter ses prétentions dominatrices vers l’est, c’est-à-dire justement vers l’Anatolie. Antiochos III envoie donc ses négociateurs dialoguer avec Philippe V pour s’assurer de sa neutralité quand la guerre contre les Lagides recommencera. Les deux rois tombent rapidement d’accord : pendant l’hiver -203/-202, Philippe V reconnaît à Antiochos III la propriété de l’Egypte, et en retour Antiochos III lui promet de l’aider à conquérir l’Ionie - toujours influencée par le vieux Attale Ier de Pergame - et les îles de la mer Egée ("Quand [Ptolémée IV] disparut, laissant un fils encore enfant, les deux rois [Antiochos III et Philippe V] entreprirent de se partager ses terres et de perdre l’orphelin en s’encourageant l’un l’autre, au lieu de s’employer à lui conserver son royaume comme ils auraient dû le faire. Ils ne cherchèrent même pas, comme le font habituellement les tyrans, à couvrir leur infamie par un prétexte quelconque : ils se conduisirent avec une telle absence de scrupules et une telle brutalité qu’on pourrait leur appliquer ce qu’on dit des poissons, à savoir que même quand ceux-ci appartiennent à la même espèce les petits sont toujours sacrifiés pour combler l’appétit des plus gros", Polybe, Histoire, XV, fragment 20.2-3 ; "Philippe V et Antiochos III le roi des Syriens avaient échangé des promesses : Philippe V ferait campagne avec Antiochos III contre l’Egypte et contre Chypre sur lesquels régnait à cette époque Ptolémée V l’enfant de [Ptolémée IV] Philopator, de son côté Antiochos III soutiendrait Philippe V dans ses opérations contre la Carie [nous corrigeons ici le texte dAppien, qui mentionne "Cyrène/Kur»nh" en Libye et non pas la "Carie/Kar…a" ; nous pensons que Philippe V à ce moment est trop occupé par les affaires en Grèce pour revendiquer ni même espérer lappropriation de cette lointaine cité : nous attribuons à linattention dAppien ou dun de ses copistes la présence du premier nom à la place du second], les îles Cyclades et l’Ionie", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 4 ; "Antiochos III le Grand, qui méprisait l’inutilité de Ptolémée IV Philopator tombé éperdument amoureux d’une aulète nommée Agathokléa et ayant nommé stratège de l’Egypte Agathoclès le frère de cette concubine, réunit une immense armée des régions au-delà de Babylone. Ptolémée IV Philopator mourut, Antiochos III oublia le traité [conclu avec les Lagides après la bataille de Raphia en -217] pour mettre son armée en mouvement contre [Ptolémée V] Epiphane le fils de [Ptolémée IV] Philopator, âgé de quatre ans. Les débauches et l’arrogance d’Agathokléa étaient si grandes que les provinces jusqu’alors soumises à l’Egypte se révoltèrent, même l’Egypte fut troublée par des séditions. Philippe V le roi de Macédoine et Antiochos III le Grand firent la paix et s’engagèrent dans une lutte commune contre Agathoclès et Ptolémée V Epiphane, chacun accordant à l’autre l’appropriation des cités de Ptolémée V les plus proches", saint Jérôme, Sur le livre de Daniel XI.13). Les rares fragments conservés du livre XVI de l’Histoire de Polybe laissent penser que la nouvelle campagne en Koilè-Syrie est lancée par Antiochos III en -202. On ne connaît pas le détail des opérations. On sait seulement qu’Antiochos III descend la côte maritime jusqu’à Gaza, qu’il assiège pendant un temps indéterminé, sans que les habitants ne manifestent une quelonque volonté de se rendre ("[Les gens de Gaza] s’efforcèrent par tous les moyens de faire honneur à leurs engagements envers Ptolémée V", Polybe, Histoire, XVI, fragment 22a.6). A l’intérieur des terres en revanche, il semble soutenu, puisque Scopas le mercenaire étolien au service des Lagides est contraint d’intervenir à Jérusalem pour y rétablir leur autorité ("Scopas le stratège de Ptolémée V remonta vers le haut pays, et pendant l’hiver [-202/-201 ? ou -201/-200 ?] soumit la Judée", Polybe, Histoire, XVI, fragment 39.1). Finalement, en -200, à Panion (lieu-dit qui doit son nom au sanctuaire local dédié au dieu Pan, à proximité d’une des sources du Jourdain, aujourd’hui Baniyas dans la province du Golan en Israël), Antiochos III et Scopas s’affrontent au cours d’une bataille dont les dispositions, le déroulement et le terme nous sont rapportés de façon très confuse par l’historien rhodien Zénon, que Polybe cite pour le critiquer ("Zénon, en nous racontant le siège de Gaza et la bataille opposant Antiochos III à Scopas près de Panion en Koilè-Syrie, s’est appliqué à des effets de style au point de réaliser un tour de force qui surpasse même les morceaux d’apparat composés par ceux qui veulent éblouir le public. En revanche il s’est si peu soucié des faits que, d’un point de vue historique, une telle légèreté et une telle incompétence ne peuvent également pas être dépassée", Polybe, Histoire, XVI, fragment 18.2-3 ; ce récit de Zénon, rapporté aux fragments 18.4-10 à 19.1-11 du livre XVI de l’Histoire de Polybe, était certainement corrigé par ce dernier dans un autre passage du même livre qui n’a malheureusement pas traversé les siècles). Antiochos III est vainqueur. Il recouvre toutes les cités quil a abandonnées en -217, et en ajoute dautres, dont Jérusalem ("Antiochos III, qui avait vaincu Scopas, occupa la Batanea ["Batanša", hellénisation de la région appelée "Bashan" dans la Torah, équivalent aujourdhui à la région du Golan en Israël], la Samarie, Abila et Gadara [déjà conquises en -218], et peu de temps après les juifs habitant autour du sanctuaire de Jérusalem se soumirent à lui", Polybe, Histoire, XVI, fragment 39.3 ; "Antiochos III s’étant emparé des cités de Koilè-Syrie que Scopas avait occupées et de Samarie, les juifs se donnèrent spontanément à lui, le reçurent chez eux, lui fournirent tout le nécessaire pour son armée et ses éléphants, et le rejoignirent avec ardeur pour assiéger et combattre la garnison laissée par Scopas dans la citadelle de Jérusalem", Flavius Josèphe, Antiquités juives XII.133). On s’interroge encore aujourd’hui sur les sentiments des juifs de Jérusalem durant toute cette campagne. L’historien juif Flavius Josèphe aux paragraphes 138 à 144 de ses Antiquités juives cite intégralement une lettre qu’Antiochos III envoie à la fin de la campagne à Ptolémée fils de Thraséas, gouverneur du Levant qui a trahi ses maîtres lagides pour se soumettre à l’envahisseur séleucide - comme Théodote en -219, ce qui sous-entend que Sosibios, Agathoclès et Tlépolémos sur la politique étrangère au Levant ont été aussi négligents que Ptolémée IV en -219 -, or à aucun moment dans cette lettre Antiochos III n’évoque le Grand Prêtre ni aucun des autres dignitaires du Temple de Jérusalem, il parle seulement de juifs qui ont quitté Jérusalem pendant la guerre et qu’il veut aider à rentrer chez eux, dont nous inclinons à penser qu’ils sont restés fidèles à la cause lagide, autrement dit cette lettre vise moins à remercier les Jérusalémites qui l’ont acclamé qu’à s’assurer l’obéissance des Jérusalémites qui l’ont combattu au côté de Scopas. Nous verrons dans notre prochain alinéa, particulièrement à travers le livre de Maccabées 2, que les juifs ont en fait toujours été partagés entre Lagides et Séleucides durant toute l’ère hellénistique. Concluons simplement ici en disant qu’Antiochos III étant vainqueur d’un roi âgé de neuf ans trônant sur un territoire qui n’a plus de ressources militaires et qui n’est pas en situation économique et sociale de négocier quoi que ce soit, cela signifie que toutes les dépendances d’Alexandrie deviennent de facto un protectorat séleucide.


Pour comprendre la suite des événements, nous devons faire un petit retour en arrière, en -205, qui est une année charnière. Jusque-là en effet, les trois royaumes hellénistiques suivaient chacun une Histoire séparée : les Antigonides avec Philippe V dans les affaires de Grèce, les Lagides avec Ptolémée IV dans les difficiles problèmes sociaux en Egypte causés par la participation des Egyptiens autochtones à la bataille victorieuse de Raphia en -217, et les Séleucides avec Antiochos III dans la reprise en mains des provinces orientales. Le retour d’Antiochos III à Antioche après son anabase et la mort de Ptolémée IV peu de temps après, ont provoqué la fusion de l’Histoire lagide et de l’Histoire séleucide en une seule, nous venons de le voir : vers -200 le royaume lagide devient une dépendance du royaume séleucide. Cette même année -205 précède de peu la fusion entre l’Histoire de Rome et l’Histoire de Carthage, puisqu’en -204 les Romains débarquent en Afrique et en -202 celle-là vainc à Zama les troupes de celle-ci. Mais surtout, l’année -205 marque le début du rapprochement entre l’Histoire de la Méditerranée occidentale romaine et de l’Histoire de la Méditerranée orientale grecque, à travers les agissements de l’Antigonide Philippe V sur lesquels nous souhaitons nous attarder à présent.


Remontons à l’année -217. Philippe V est en guerre contre la Ligue étolienne, l’un et l’autre aspirant à l’hégémonie en Grèce centrale. C’est alors qu’en plein milieu de l’été, assistant aux Jeux néméens, il apprend la victoire du Carthaginois Hannibal au lac Trasimène en Italie en juin -217 contre les Romains. Il se dit que le moment est peut-être bienvenu pour reprendre en mains la côte adriatique, l’Illyrie et l’Epire, devenue protectorat romain depuis -228, comme nous l’avons vu en introduction du présent alinéa. Insistons bien sur ce point : en -217, Philippe V ne pense absolument pas à une alliance avec Hannibal, et encore moins à une intervention en Italie à ses côtés (selon Polybe, l’aventurier Démétrios de Pharos croit nécessaire de le baratiner dans ce sens, en lui promettant un destin plus glorieux que ceux d’Alexandre le Molosse vers -334, de Cléonyme en -303/-302, de Pyrrhos en -280 ["[Philippe V] était arrivé depuis peu à Némée et assistait aux épreuves d’athlétisme, quand un courrier de Macédoine vint l’informer que les Romains avaient été vaincus dans une grande bataille et qu’Hannibal était maître du plat pays. Il ne montra la lettre qu’à Démétrios de Pharos, en lui recommandant le silence. Le Pharien s’empressa de conseiller le roi de terminer au plus vite la guerre contre les Etoliens pour consacrer ses soins aux affaires d’Illyrie et à des préparatifs de débarquement en Italie. Il lui assura que toute la Grèce était désormais disposée à lui obéir, puisque les Achéens lui étaient attachés de leur plein gré et que les Etoliens, après leurs déconvenues au cours de la guerre, étaient complètement démoralisés. Le débarquement en Italie, ajouta-t-il, serait un premier pas vers la conquête du monde, projet pour laquelle Philippe V était plus qualifié que quiconque. Les Romains étant battus, l’occasion était plus que jamais favorable. Ces propos de Démétrios excitèrent les ambitions des Philippe V, ce qui je crois était naturel en regard de la jeunesse de ce roi, des succès qui avaient couronné ses entreprises, de son tempérament audacieux, et du fait qu’il appartenait à une maison qui avait toujours nourri l’espoir d’une domination universelle", Polybe, Histoire, V, 101.6-10 à 102.1] : nous devons considérer ce baratin comme une vulgaire flatterie, que le roi n’écoute que d’une oreille distraite ; notons que pour une fois, la version de l’historien Justin, qui montre Philippe V voulant simplement aider Démétrios de Pharos à reconquérir la côte illyro-épirote, en se contentant d’évoquer Hannibal de façon évasive, est sans doute plus proche de la vérité historique que Polybe : "Le roi illyrien Démétrios, précédemment vaincu par le consul Paulus [cest-à-dire Paul-Emile lAncien, comme on la vu plus haut], se présenta en suppliant devant [Philippe V] pour se plaindre de l’ambition des Romains qui, non contents d’avoir soumis l’Italie, aspiraient à l’empire du monde et menaçaient tous les rois avec leurs armes : “C’est parce qu’ils veulent subjuguer la Sicile, la Sardaigne, l’Espagne, et l’Afrique entière, qu’ils ont entrepris la guerre contre Hannibal et Carthage, dit-il. Si je suis moi-même la cible de leurs attaques, c’est parce que mes terres sont voisines de l’Italie, et qu’ils considèrent comme un criminel n’importe quel roi qui touche aux frontières de leur empire. Tu dois craindre mon exemple, Philippe, toi dont l’empire voisin et surtout plus riche risque de provoquer leur inimitié”. Il promit finalement de lui céder ses terres que les Romains avaient envahies, préférant les voir aux mains d’un allié plutôt que dans celles des ennemis. Philippe V, renonçant à attaquer l’Etolie, se laissa donc entraîner dans la guerre contre les Romains qui, vaincus par Hannibal près du lac Trasimène, semblaient lui promettre une victoire facile. Pour n’avoir pas plusieurs ennemis à la fois, il fit la paix avec les Etoliens", Justin, Histoire XXIX.2), il ne s’intéresse à Hannibal que parce que celui-ci occupe les troupes romaines en Italie, qui sont donc dans l’incapacité d’intervenir en Adriatique pour défendre leur protectorat illyro-épirote. Philippe V décide en conséquence de terminer la guerre contre la Ligue étolienne, pour réaliser son projet en Adriatique. La paix est signée à Naupacte cette même année -217, rapportée par Polybe aux paragraphes 103 à 105 livre V de son Histoire ("Après s’être mis d’accord sur les questions de détail, les congressistes [macédoniens et étoliens] conclurent un traité définitif et se séparèrent ensuite pour rapporter chacun dans leurs patries respectives la paix à la place de la guerre. Cet événement se produisit au cours de la troisième année de la cent quarantième olympiade [correspondant à -218/-217]", Polybe, Histoire, V, 105.2-3). Mais les résultats sont très en-deçà des espérances : au printemps -216, il lance une petite escadre improvisée en mer Ionienne, et la simple rumeur de l’arrivée d’une flotte romaine fait paniquer les marins, qui se pressent de prendre la fuite (cette expédition maritime qui s’achève en ridicule est racontée par Polybe depuis l’alinéa 4 paragraphe 109 jusqu’à l’alinéa 6 paragraphe 110 du livre V de son Histoire). Dans le même temps, du côté italien, l’été de cette même année -216, Hannibal remporte sa célèbre victoire à Cannes en Messapie, où Paul-Emile l’Ancien, un des deux consuls romains présents sur les lieux, est tué. Le contraste entre son fisco en Adratique et le succès d’Hannibal en Italie, amène Philippe V à vouloir approcher le chef carthaginois ("Au premier bruit du passage des Alpes par Hannibal, [Philippe V] s’était réjoui de voir la guerre allumée entre Romains et Carthaginois, mais tant que le sort des armes demeurait incertain il s’était gardé d’incliner pour l’un des deux partis. Quand dans trois batailles [à la Trébia en -218, au Trasimène en -217, à Cannes en -216] les Carthaginois eurent été trois fois vainqueurs, il pencha du côté de la fortune et envoya des ambassadeurs à Hannibal", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXIII, 33.2-3). Philippe V estime qu’Hannibal est sur le point de ruiner la puissance des Romains sur leur sol, alors que lui-même a raté contre leurs fantoches dans leur lointain protectorat d’Illyrie-Epire. Il se dit aussi sûrement que si Hannibal continue ainsi sur la voie du succès, Carthage risque demain de remplacer Rome, et qu’il vaut mieux s’assurer dès maintenant que cette nouvelle puissance carthaginoise n’aura pas demain les mêmes revendications que les Romains en Illyrie et en Epire. Telle est la raison expliquant le contenu du traité que Philippe V propose à Hannibal, et qu’Hannibal accepte de signer en -215, que Polybe rapporte intégralement dans le fragment 9 livre VII de son Histoire : contre la promesse d’une assistance logistique macédonienne dans sa guerre contre les Romains, Hannibal reconnaît à Philippe V (ou plus exactement à son acolyte l’aventurier Démétrios de Pharos) la possession des places d’Illyrie et d’Epire subtilisées par les Romains en -228 ("Lorsque les dieux nous aurons donné la victoire dans la guerre contre les Romains et leurs alliés, si les Romains nous [Carthaginois] demandent de traiter avec eux, nous veillerons à ce que vous [Macédoniens] soyez inclus dans le traité aux conditions suivantes : les Romains auront interdiction de prendre les armes contre vous, ils renonceront à la possession de Corcyre, d’Apollonia, d’Epidamne, de Dimalè, du pays des Parthiniens et de l’Atintanie, ils rendront à Démétrios de Pharos tous ceux de ses amis qui sont au pouvoir des Romains", Polybe, Histoire, VII, fragment 9.12-14 ; la version abrégée de ce traité rapportée en latin par Tite-Live, derrière son approximation unanimement rejetée par les hellenistes et les latinistes, dit au fond la même chose, elle contraint la partie macédonienne à un soutien matériel en Italie contre les Romains, et la partie carthaginoise à reconnaître l’hégémonie macédonienne sur toute la Grèce : "Le roi Philippe V, avec le plus de navires possible […] devra passer en Italie, ravager les côtes et faire la guerre avec ses propres forces sur terre et sur mer. La guerre terminée, l’Italie tout entière avec la cité de Rome appartiendra aux Carthaginois et à Hannibal. Le butin sera réservé au seul Hannibal. Après la soumission complète de l’Italie, les Carthaginois devront passer en Grèce et faire la guerre à tous les rois que désignera Philippe V. Tous les territoires du continent et toutes les îles entourant la Macédoine appartiendront à Philippe V, et deviendront des parties de son royaume", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXIII, 33.10-12). Autrement dit, il s’agit moins d’une alliance offensive contre les Romains, que défensive contre Hannibal, que Philippe V voit déjà tout-puissant à la tête de l’Italie, et dont il préfère devenir le partenaire aujourd’hui plutôt que le sujet soumis ou l’adversaire inférieur demain. La délégation macédonienne envoyée en Italie est interceptée sur le chemin du retour par les Romains, qui apprennent ainsi qu’un accord a été conclu entre Hannibal et Philippe V (Tite-Live raconte cet épisode aux paragraphes 33 et 34 livre XXIII de son Ab Urbe condita libri, de même qu’Appien dans le fragment 2 livre IX de son Histoire romaine). Un des délégués réussit à s’échapper, mais sans le traité signé, ce qui oblige Philippe V à renvoyer une nouvelle délégation pour confirmation (Tite-Live raconte encore cet épisode au paragraphe 39 livre XXIII de son Ab Urbe condita libri). Bref, un temps précieux est perdu, durant lequel le chef carthaginois et le roi macédonien restent dans l’expectative. Car effectivement, Philippe V n’a pas de raisons de s’inquiéter de l’apparente supériorité d’Hannibal. Certes ce dernier a brillamment gagné à Cannes, mais sa victoire n’a eu aucun lendemain, parce qu’après sa longue route depuis l’Espagne et après les batailles de la Trébia, du Trasimène, et maintenant de Cannes, ses effectifs ont fondu, et il n’a plus assez de forces pour lancer l’offensive finale contre la cité de Rome : il est contraint de rester sur place en attendant que les autorités de Carthage, qui le jalousent, qui n’ont jamais été d’accord avec son projet italien, et qui préfèrent garder les réserves carthaginoises pour assurer la sécurité de l’Espagne et de ses précieuses mines d’argent plutôt que prolonger son hasardeuse et risquée aventure italienne, daignent lui envoyer des renforts. Sa seule consolation est l’arrivée des Campaniens à ses côtés, qui jusque-là étaient restés fidèles à Rome (nous les avons vus alliés de Rome notamment lors de l’invasion de Pyrrhos en -280) : de là vient l’expression "s’endormir dans les délices de Capoue", signifiant "perdre un temps précieux, qui pourrait être avantageusement employé, s’amollir dans la facilité au lieu de se préparer à la lutte", qui ne correspond pourtant pas à la vérité historique puisque si Hannibal reste à Capoue ce n’est pas pour en savourer les délices, mais parce qu’il n’a plus l’armée nécessaire à une nouvelle offensive (encore une fois, l’historien Justin, en montrant les Romains et Hannibal rivaliser pour obtenir l’alliance de Philippe V, qui a le choix entre soutenir Hannibal contre Rome ou soutenir Rome contre Hannibal, notamment en attaquant ce dernier sur ses arrières, est sans doute très proche de la réalité historique : "Ayant ainsi terminé sa guerre contre les Etoliens, Philippe V, les yeux fixés sur la guerre entre Carthaginois et Romains, pesa les forces des deux peuples rivaux. Les Romains, qui voyaient Hannibal et les Carthaginois à leurs portes, redoutaient également les Macédoniens dont la valeur s’était illustré jadis dans la conquête de l’Orient, et les talents de Philippe V dont l’ardeur militaire renouvelait celle du glorieux Alexandre", Justin, Histoire XXIX.3). Passons sur les péripéties des années suivantes, en ajoutant seulement qu’à Syracuse, dernière cité grecque libre de Sicile, le tyran Héron II pro-romain mort en -215 cède son trône à son petit-fils Hiéronymos. Ce Hiéronymos adopte une politique opposée à son prédécesseur, si brouillonne qu’il est assassiné quinze mois après son couronnement (ces évenements sont racontés du point de vue romain par Tite-Live aux paragraphes 4 à 7 livre XXIV de son Ab Urbe condita libri ; ils étaient racontés du point de vue grec par Polybe dans un long passage du livre VII de son Histoire qui n’a malheureusement pas survécu, à l’exception des fragments 2 à 8). La mort d’Hiéronymos est suivie d’une confusion générale (très longuement évoquée par Tite-Live aux paragraphes 21 à 33 livre XXIV de son Ab Urbe condita libri), qui s’achève par une guerre en bonne forme entre Syracusains et Romains. La cité de Syracuse est assiégée en -213, mais elle résiste pendant de nombreux mois aux tentatives du général Marcus Claudius Marcellus, grâce à l’ingéniosité d’un de ses plus illustres résidents, Archimède : nous reviendrons en détail dans notre prochain alinéa sur l’implication et la fin hautement symbolique de ce dernier grand scientifique grec. Ce n’est qu’en -212, par une traîtrise, que Marcellus s’empare enfin de Syracuse. Pour répondre à l’agression d’Hannibal, les Romains dès -217 ont envoyé Gnaeus Cornelius Scipio Calvus et son frère Publius Cornelius Scipio avec une flotte vers l’Espagne carthaginoise. Les deux hommes ont réussi à débarquer, mais n’ont rien accompli de remarquable par la suite. Comme de leur côté les autorités de Carthage redoutent toujours de perdre l’Espagne, Hannibal reste bloqué dans le sud de l’Italie, où les Romains reprennent Capoue en -211. Mais un ultime assaut d’Hannibal contre Rome qui échoue de justesse peu avant la chute de Capoue, et une nouvelle victoire qu’il remporte à Herdoniac (aujourd’hui Ordona dans l’actuelle province italienne de Foggia) en -210 relativise les récents succès romains : les ravages des armées en campagne, les blocus, les massacres, ont été tels qu’en cette année -210 Rome est obligée de demander du blé à l’Egypte de Ptolémée IV ("Les Romains envoyèrent une ambassade à Ptolémée IV pour lui demander de leur fournir du blé, car la pénurie était grande chez eux du fait que, dans toute l’Italie jusqu’aux portes de Rome, les récoltes avaient été détruites par le passage des armées. Il leur était d’autre part impossible de se procurer des ressources ailleurs car le monde entier, sauf l’Egypte, était alors en guerre et les troupes tenaient les campagnes. Le blé était devenu si rare à Rome que le prix du médimne sicilien atteignit quinze drachmes", Polybe, Histoire, IX, fragment 11a.1-3 ; "Marcus Atilius et Manius Acilius, envoyés vers Ptolémée IV et Cléopâtre [erreur de Tite-Live : Ptolémée IV est marié à sa sœur Arsinoé ; Cléopâtre, la première du nom, fille dAntiochos III, sera mariée par celui-ci à Ptolémée V en hiver -194/-193, comme nous le verrons plus loin] qui régnaient dans Alexandrie, pour renouveler et confirmer l’alliance conclue avec eux, devaient offrir au roi une toge et une tunique de pourpre avec une chaise curule, à la reine, un manteau brodé et une robe de pourpre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXVII, 4.10). En Grèce, bousculés dans un premier temps dans leurs bases d’Illyrie par Philippe V - qui s’empare temporairement d’Apollonia (selon les paragraphes 109 et 110 livre V de l’Histoire de Polybe, et le paragraphe 40 livre XXIV de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live) puis de Lissos (selon les fragments 13-14 livre VIII de l’Histoire de Polybe), on ignore la date exacte de ces opérations -, les Romains finissent en -211 par trouver un allié naturel dans la Ligue étolienne, qui s’est détachée de Philippe V depuis la paix de Naupacte en -217 (les négociations entre Romains et Etoliens sont rapportées par Tite-Live au paragraphe 24 livre XXVI de son Ab Urbe condita libri ; le texte même du traité romano-étolien a été conservé dans l’inscription n°I.241 du volume IX/2 des Inscriptions grecques) : les hommes de Marcus Valerius Laevinus (un parent de Publius Valerius Laevinus l’adversaire de Pyrrhos à la bataille d’Héraclée en -280) et les troupes étoliennes commettent un véritable pillage de l’est de la Grèce ("Voici les termes de cet accord : “Les Etoliens doivent entrer immédiatement en guerre contre Philippe V par terre, et les Romains doivent leur fournir un secours d’au moins vingt quinquérèmes. Tout le pays à conquérir entre Corcyre et l’Etolie, ses cités, ses maisons, ses terres, appartiendront aux Etoliens, le reste du butin constituera la part des Romains, qui s’engagent à assurer à leurs alliés la possession de l’Acarnanie. Si les Etoliens font la paix avec Philippe V, ils devront stipuler qu’elle ne sera pas ratifiée tant que ce roi restera hostile aux Romains, à leurs alliés et à tous les pays de leur dépendance. De même, si les Romains font alliance avec Philippe V, une des clauses obligatoires du traité sera qu’il ne pourra pas faire la guerre aux Etoliens ni à leurs alliés”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXVI, 24.10-13 ; "[Les Etoliens] ont pris l’infortunée cité d’Antikyra [cité sur la côte nord du golfe de Crissa, à la frontière entre Phocide et Béotie] et ont réduit la population en esclavage avec le concours des Romains : ce sont effectivement les Romains qui ont emmené femmes et enfants, leur réservant le sort qui attend généralement les vaincus tombés au pouvoir d’ennemis de race étrangère, tandis que les Etoliens se partageaient les biens de ces malheureux", Polybe, Histoire, IX, fragment 39.2-3). D’un passage perdu du livre IX de l’Histoire de Polybe, reste un long extrait (fragments 28 à 39) dans lequel un orateur étolien nommé Chainéas et un orateur acarnanien nommé Lykiscos rivalisent d’éloquence en -210 pour inciter Sparte à prendre parti : quand ce Lykiscos prend la parole, il met en garde les Spartiates sur l’imprudence que constitue cette alliance entre Etoliens et Romains, qui amène ces derniers au cœur de la Grèce, et il appelle à l’unité panhellénique en proposant la lutte commune contre les Romains comme jadis en -490 contre les Perses ("Qui ne peut redouter de voir arriver les Romains, et ne peut réprouver l’envie insensée qui a mené les Etoliens à conclure un tel traité ? Ils ont déjà enlevé Oeniada et Nasos aux Acarnaniens, hier ils ont pris l’infortunée cité d’Antikyra et ont réduit la population en esclavage avec le concours des Romains : ce sont effectivement les Romains qui ont emmené femmes et enfants, leur réservant le sort qui attend généralement les vaincus tombés au pouvoir d’ennemis de race étrangère, tandis que les Etoliens se partageaient les biens de ces malheureux. On ne peut pas imaginer que les Spartiates puissent s’associer à une telle alliance, eux qui jadis [en -479, après la bataille de Platée] ont exigé des Thébains le versement d’une dîme aux dieux afin de les punir de n’avoir rien fait pour s’opposer à l’invasion perse. Votre honneur et votre dignité, Spartiates, demande que vous restiez fidèles à la mémoire de vos ancêtres, que vous résistiez à une éventuelle invasion des Romains en vous méfiant de la perversité des Etoliens. Continuez donc […] à exécrer les scélérats comme par le passé, renoncez à l’amitié des Etoliens pour faire cause commune avec les Achéens et les Macédoniens, ou du moins, si des hommes influents dans votre cité s’opposent à cette politique, demeurez en dehors du conflit et ne vous associez pas aux forfaits de ces gens", Polybe, Histoire, IX, fragment 39.1-6). En résumé, le traité de -215 n’apporte rien de Philippe V à Hannibal, ni d’Hannibal à Philippe V, et les Romains embourbés en Espagne, affamés en Italie, et errant en Grèce occidentale en commettant des exactions pour le compte des Etoliens, s’interrogent sur la façon de continuer la guerre. Tout change avec la nomination en -211 en Espagne du jeune Publius Cornelius Scipio, plus connu sous son surnom ultérieur francisé de "Scipion l’Africain". Celui-ci rassemble les débris de l’armée romaine, lève des troupes en -210. Il s’empare de la capitale Carthagène en -209. C’est un coup de massue pour les Carthaginois. Les Romains quant à eux acquièrent la conviction que l’issue de la guerre est en train de se jouer dans cette partie extrême-occidentale de la Méditerranée : on n’explique pas autrement - même si le livre XXVII de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live et les fragments conservés du livre X de l’Histoire de Polybe se rapportant à cette période sont muets sur ce sujet - le fait que précisément à cette époque, en -208/-207, les Romains se désengagent en Grèce et concentrent toutes leurs attentions sur l’Italie et surtout sur l’Espagne. Hasdrubal, le chef des Carthaginois d’Espagne, chassé de ses terres en -208, part avec une armée au secours de son frère Hannibal en Italie, en suivant le parcours que celui-ci a effectué dix ans plus tôt. Mais il est vaincu et tué à la bataille du Métaure en -207. Hannibal se replie dans le Bruttium. Pendant ce temps en Grèce, la Ligue étolienne, haïe pour ses pillages et sa compromission avec les étrangers romains, ne peut que constater son isolement. En -207, à la bataille de Mantinée, Philopœmen le stratège de la Ligue achéenne vainc Machanidas le tyran de Sparte, qui inclinait vers Rome et vers la Ligue étolienne (ce long combat où les deux Ligues concurrentes s’affrontent par Spartiates interposés, est rapporté par l’Achéen Polybe dans les fragments 11 à 18 livre XI de son Histoire, et par Plutarque au paragraphe 10 de sa Vie de Philopœmen). Une ambassade conduite par un nommé Thrasycratès - dont on ignore la cité d’origine, peut-être est-ce un Rhodien - est envoyée vers les Etoliens pour les ramener à la raison : ce Thrasycratès leur explique que leur alliance avec les Romains sensée affaiblir Philippe V et libérer les cités grecques, ne l’affaiblit nullement, et ruine en réalité les cités grecques au bénéfice des Romains ("Vous dites que vous faites la guerre contre Philippe V pour le bien des Grecs, pour qu’ils n’aient plus à lui obéir, mais en réalité vous combattez pour asservir et ruiner la Grèce. C’est bien ce que prévoient les clauses de votre traité avec les Romains, un texte qui se traduit aujourd’hui par des actes, qui vous faisait honte hier et éclaire votre méchanceté aux yeux de tous maintenant que vous l’appliquez. Quand à Philippe V, ce n’est qu’un nom qui sert de prétexte à vos entreprises militaires, car à lui vous ne faites aucun mal : votre traité n’atteint que les Péloponnésiens [cest-à-dire la Ligue achéenne], les Béotiens, les Phocidiens, les Eubéens, les Locriens, les Thessaliens, les Epirotes, c’est au détriment de ces peuples que vous amassez du butin, des personnes et des biens mobiliers destinés aux Romains, et que vous Etoliens accaparez des cités et des territoires", Polybe, Histoire, XI, fragment 5.1-5), il ajoute que la Ligue étolienne n’a rien à attendre d’une prétendue amitié avec les Romains, car en cas de défaite romaine elle subira la rancune haineuse de tous les Grecs, et en cas de victoire romaine elle deviendra une simple dépendance romaine comme le reste de la Grèce ("Si les Romains terminent leur guerre en Italie, ce qui risque d’arriver bientôt puisque Hannibal est désormais bloqué dans un coin du Bruttium, ils se retourneront avec toute leur puissance contre la Grèce, sous prétexte de venir en aide aux Etoliens contre Philippe V mais en réalité pour la soumettre tout entière à leur domination. Devenus les maîtres, s’ils usent de générosité c’est eux que l’on remerciera et c’est à eux qu’en reviendra l’honneur, si au contraire ils usent de violence c’est encore à eux encore que reviendront les dépouilles des morts et l’autorité sur les survivants. Quant à vous, les dieux en seront témoins, le ciel ne vous écoutera plus, et aucun homme ne voudra plus vous prêter assistance", Polybe, Histoire, XI, fragment 6.1-4). Les Etoliens, qui sont épuisés par la guerre et qui ont le sentiment d’avoir été trahis par les Romains, se laissent fléchir, et en -206 signent une paix séparée avec Philippe V, en violation de la clause du traité de -211 conclu avec les Romains qui le leur interdisait ("On avait négligé depuis deux ans les affaires de la Grèce. Philippe V, en voyant les Etoliens abandonnés des Romains, les seuls alliés en qui ils eussent confiance, les força à la paix aux conditions qu’il souhaitait", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXIX, 12.1). Ces derniers réagissent, ils envoient un nouveau contingent vers l’Illyrie-Epire sous les ordres de Publius Sempronius Tuditanus. Mais la réponse de Philippe V trompe leurs attentes : celui-ci arrive avec une armée, manœuvre devant eux pendant un temps, puis repart vers la Macédoine ("Si [Philippe V] ne se fût pas hâté de conclure ce traité [avec la Ligue étolienne], le proconsul Publius Sempronius envoyé pour succéder à Sulpicius avec dix mille fantassins, mille cavaliers et trente-cinq galères éperonnées, l’aurait trouvé à son arrivée encore en guerre contre les Etoliens, et avec une telle armée il aurait pu secourir les alliés et écraser le roi de Macédoine. A peine la paix était faite, que Philippe V apprit ce débarquement des Romains à Dyrrachium [nom latin d’Epidamne, aujourd’hui Durrës en Albanie], le soulèvement des Parthiniens et des peuples voisins qui espéraient un changement, et le siège de Dimalè. C’était sur cette cité que s’étaient tournés les Romains, au lieu de secourir les Etoliens comme ils en avaient reçu l’ordre : ils ne pardonnaient pas à ce peuple d’avoir, sans leur aveu et contrairement au traité [de -211], fait la paix avec le roi. A cette nouvelle, Philippe V, craignant que le soulèvement s’aggravât en s’étendant chez les peuples alentour, avança à grandes marches sur Apollonia où Sempronius s’était retiré […]. Philippe V dévasta le territoire des Apolloniates, puis, se rapprochant de la cité avec toutes ses forces, il présenta la bataille aux Romains. Voyant qu’ils ne remuaient pas, qu’ils se contentaient de défendre les remparts, et estimant par ailleurs qu’il n’avait pas les moyens nécessaires pour assiéger la place, et désirant faire la paix avec les Romains comme avec les Etoliens, ou du moins obtenir une trêve, il ne chercha pas à envenimer les haines par de nouvelles tentatives, et rentra dans son royaume", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXIX, 12.2-7). Philippe V oriente désormais ses ambitions vers la mer Egée, la reconquête de l’Illyrie et de l’Epire ne l’intéresse plus autant qu’en -217 (parce qu’elles ont été totalement saccagées depuis cette date par les Etoliens et les Romains ?), il aspire donc à la paix avec les Romains. De leur côté les Romains sont plus soucieux de porter leurs efforts sur les restes de l’armée d’Hannibal en Italie ou sur les affaires en Espagne ("Afin de tourner toutes leurs forces contre l’Afrique, les Romains voulaient être débarrassés de toutes les autres guerres", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXIX, 12.16) que de continuer ces rapines sans but en Grèce, ils aspirent donc aussi à la paix avec Philippe V, qui non seulement leur permettra de réorienter leurs troupes de Grèce vers l’Espagne, mais encore leur garantira que le roi macédonien ne viendra pas au secours d’Hannibal refoulé dans le sud-est de l’Italie. La paix est ainsi signée entre Philippe V et Rome à Phoinikè (aujourd’hui Finiq, à l’est de Sarandë en Albanie) en -205 (les négociations aboutissant à cet événement sont racontées par Tite-Live aux alinéas 8 à 16 paragraphe 12 livre XXIX de son Ab Urbe condita libri, et par Appien dans le fragment 3 livre IX de son Histoire romaine) : Philippe V s’engage à ne pas contrarier les intérêts des Romains, en échange les Romains lui cèdent une partie de leur protectorat illyro-épirote ("Publius Sempronius déclara que la paix se ferait à condition que les Parthiniens, Dimalè, Bargylè et Eugenion appartinssent aux Romains, l’Atintanie serait cédée à la Macédoine si les députés envoyés à Rome par Philippe V obtenaient l’autorisation du Sénat. Ces conditions furent agréées", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXIX, 12.13-14). On remarque, selon Tite-Live, que certains peuples grecs sont invités à coucher leur signature comme témoins des Romains en bas de ce traité, en particulier Attale Ier de Pergame, Nabis le tyran de Sparte (successeur de Machanidas vaincu par Philopœmen à la bataille de Mantinée en -207), et les Athéniens ("On intégra dans le traité, sur la demande du roi, Prusias le roi de Bithynie, les Achéens, les Béotiens, les Thessaliens, les Acarnaniens, les Epirotes, et sur la demande des Romains, les habitants d’Ilion [cest-à-dire Troie, doù sont originaires les Romains], le roi Attale Ier, Pleuratos [roi illyrien], Nabis le tyran de Sparte, les Eléens, les Messéniens et les Athéniens", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXIX, 12.13-14). S’agit-il pour Rome de garantir la liberté de ces peuples grecs contre d’éventuelles agressions de Philippe V sur leurs territoires ? ou au contraire s’agit-il de les obliger à intervenir contre Philippe V si ce dernier manifeste la moindre velléité de menacer à nouveau les intérêts romains en Adriatique ? Pour notre part, nous penchons plutôt pour la seconde hypothèse, mais certains Romains sauront habilement jouer de l’équivoque après -200, comme nous allons le voir bientôt. Ce traité de Phoinikè de -205 signifie tacitement : "Que chacun reste chez soi et s’occupe de ses propres affaires", comme l’autre traité de -217 entre Philippe V et Hannibal qui signifiait : "Fais ce que tu veux en Italie, et laisse-moi faire ce que je veux en Illyrie-Epire", mais paradoxalement ces deux actes fusionnent l’Histoire romano-carthaginoise et l’Histoire du royaume macédonien, car c’est en s’appuyant sur leurs clauses ambiguës que Philippe V et les Romains bientôt vainqueurs des Carthaginois vont se heurter et se battre dans les années à venir.


La prise de Carthagène en -209, le recul d’Hasdrubal en -208 et sa fin au Métaure en -207, le confinement d’Hannibal dans le sud-est italien, pousse le roi berbère Massinissa, qui domine les actuels territoires côtiers du Maroc et de l’Algérie, à se déclarer ami des Romains en -206. Après diverses péripéties que nous ne commenterons pas ici, Scipion débarque en Afrique en -204, accueilli par ce nouvel allié, puis avance à la tête des troupes romaines vers Carthage. Hannibal juge que, sa cité-mère étant directement menacée, et les effectifs qui lui restent étant dérisoires, il n’a plus aucune raison de rester en Italie. Il traverse donc à son tour la Méditerranée et débarque en Afrique. Les deux chefs se retrouvent face-à-face à Zama, aujourd’hui Jama dans la province de Siliana en Tunisie, en -202. Au terme d’une bataille où Scipion retourne contre Hannibal la tactique d’enveloppement que celui-ci avait employée à Cannes en -216 - nouvelle preuve de la capacité des Romains à tirer parti de leurs défaites, que nous avons soulignée en introduction du présent alinéa : c’est parce qu’ils ont analysé les causes de leur défaite à Cannes et qu’ils ont imité leur adversaire, qu’ils sont vainqueurs à Zama, de la même façon que c’est après avoir analysé les causes de leur défaite à Héraclée de Lucanie en -280 qu’ils ont pu résister efficacement à Ausculum en -279, et c’est après avoir analysé les causes de leur résistance efficace mais inaboutie à Ausculum en -279 qu’ils ont emporté la victoire finale contre Pyrrhos à Bénévent en -275 -, Hannibal est défait. Carthage perd l’Espagne, qui devient protectorat romain, elle doit payer une indemnité de guerre de dix mille talents, et sa flotte est réduite à dix navires (ce diktat est rapporté par Tite-Live aux alinéas 2 à 6 paragraphe 37 livre XXX de son Ab Urbe condita libri). En d’autres termes la Méditerranée occidentale devient un domaine privé romain, puisqu’avec seulement dix navires les Carthaginois ne sont plus en mesure de prétendre à quoi que ce soit, et qu’avec les dix mille talents de réparations, ajoutés à l’argent qu’ils tireront à loisir des mines espagnoles, les Romains pourront désormais faire construire tous les navires militaires et enrôler tous les équipages qu’ils jugeront nécessaires. Pendant ce temps, Philippe V respecte le traité de Phoinikè : il se détourne de l’Illyrie et de l’Epire, pour essayer de s’emparer des détroits du Bosphore et de l’Hellespont, ce qui inquiète Rhodes dont la richesse dépend justement de la libre circulation des marchandises entre Méditerranée orientale et mer Noire via la mer Egée et ces deux détroits. Il attaque d’abord Kios en Bithynie en -203, qu’il confie à Prusias le roi de la principauté de Bithynie, au détriment d’Attale Ier le roi de la principauté de Pergame (ce raid et ses conséquences sur la diplomatie entre Pella et Rhodes sont racontés par Polybe dans les fragments 22 et 23 livre XV de son Histoire). C’est à ce moment qu’Antiochos III, qui veut garantir ses arrières pendant sa campagne de reconquête du Levant contre l’enfant Ptolémée V, vient lui proposer le pacte dont nous avons parlé plus haut : "Ne tente pas de conquérir l’Anatolie qui m’appartient pendant que je combattrai contre les Lagides, reconnais-moi comme le nouveau maître de l’Egypte, et en échange je te promets de t’aider à conquérir les propriétés d’Attale Ier en Ionie et en mer Egée". Ce pacte est signé en hiver -203/-202, ce qui explique pourquoi Zeuxis le gouverneur séleucide d’Anatolie ravitaille Philippe V dans ses opérations des mois suivants sur lesquelles nous ne nous étendrons pas (Polybe précise cependant que Zeuxis, respectant certainement les ordres secrets d’Antiochos III, témoigne d’une évidente mauvaise volonté dans sa tâche, en -201 ["[Philippe V] se rendit à Hiéra Komè ["Ier¦ Kèmh", "Bourg Sacré", lieu-dit sans doute près de Thyateira, aujourd’hui Akhisar en Turquie], d’où il envoya un message à Zeuxis pour le prier de lui envoyer du blé et de lui apporter toute l’aide nécessaire selon le traité. Zeuxis fit semblant d’exécuter les clauses de ce traité, mais il ne voulait pas renforcer Philippe V [texte manque]", Polybe, Histoire, XVI, fragment 1.8-9], et lors du rigoureux hiver -201/-200 ["Effectuant chez les uns rapines et pillages, forçant les autres à ses exigences ou recourant même, en forçant sa nature parce que ses troupes souffraient la famine, à la flatterie, [Philippe V] se procurait tantôt des viandes, tantôt des figues, tantôt du blé, mais en très faible quantité. Zeuxis lui fournissait un peu de ravitaillement", Polybe, Histoire, XVI, fragment 24.5-6] : est-ce parce qu’Antiochos III, qui est toujours théoriquement en paix avec Attale Ier depuis son alliance opportune de -216, ne veut pas montrer trop ouvertement qu’il soutient Philippe V, ce qui risquerait de casser ce fragile pacte de non-agression de -216 et de provoquer une nouvelle guerre en Anatolie, ou même pire : de renverser la diplomatie d’Attale Ier s’estimant injustement trahi, de le précipiter dans les bras de Philippe V, et de les voir ensemble essayer de s’approprier l’Anatolie séleucide ?).


Quand soudain, au printemps -200, alors que Philippe V lance une nouvelle campagne pour tenter de prendre la Chersonèse et qu’Antiochos III s’apprête à remporter une décisive victoire à Panion, une ambassade romaine débarque au Pirée. Cette ambassade, sur laquelle hellénistes et latinistes continuent de se déchirer aujourd’hui en l’an 2000, d’une importance considérable pour l’Histoire méditerranéenne en particulier et sur l’Histoire du monde en général, en dépit de son apparence anecdotique, est constituée de trois personnages : Caius Claudius Nero le vainqueur d’Hasdrubal au Métaure en -207, Publius Sempronius Tuditanus le négociateur de la paix de Phoinikè en -205, et le jeune Marcus Aemilius Lepidus, futur consul. Cette composition est intéressante en elle-même. Nous ignorons l’âge de Caius Claudius Nero, nous pouvons seulement dire qu’il n’a plus rien à prouver, étant auréolé de son succès au Métaure. Marcus Aemilius Lepidus en revanche est un bouillant jeune homme qui a tout à prouver. On subodore que l’un n’aspire qu’à couronner sa gloire par une négociation courte et définitive, alors que l’autre rêve d’une nouvelle guerre où il pourrait s’illustrer et acquérir un début de gloire. Cette composition ambiguë reflète parfaitement l’égale ambiguïté des causes et des buts de ces trois ambassadeurs. Officiellement, ils ont deux missions : primo servir de médiateurs dans la guerre qui oppose Antiochos III et Ptolémée V, secundo dissuader Philippe V de continuer à guerroyer contre Attale Ier. Mais quelle est leur légitimité ? et quel est leur état d’esprit ? Les différentes natures des trois ambassadeurs sous-entendent que chacun a une motivation différente des deux autres, et que le sens de leur démarche et la conscience de leurs droits varient. Le caractère équivoque du traité de Phoinikè de -205, que nous avons souligné précédemment, ajoute au flou général. Le recourt à la signature d’Attale Ier, que les Romains ont appelé comme témoin, a été conçu par Publius Sempronius Tuditanus en -205 comme un moyen de l’obliger à aider Rome au cas où Philippe V tenterait une expédition vers l’Italie ou vers l’Illyrie-Epire : la même signature en -200 est regardée par Marcus Aemilius Lepidus comme la justification de l’irruption de Rome dans les affaires privées entre Philippe V et Attale Ier (c’est le scénario du quidam endetté qui réussit à faire signer à son voisin un papier l’obligeant à kidnapper le percepteur si celui-ci se montre à l’horizon, et qui, devenu soudain riche après avoir gagné au loto, s’incruste dans les affaires privées entre ce voisin et ce percepteur en brandissant le papier signé, et en espérant secrètement qu’une bagarre va éclater au terme de laquelle il deviendra le nouveau percepteur face à son voisin affaibli). Nous avons vu que le traité de -217 entre Hannibal et Ptolémée V était simplement celui d’un chef victorieux mais affaibli disant à un roi impuissant : "Viens m’apporter une aide logistique contre les Romains, et en échange je te promets qu’après la victoire je déclarerai publiquement que l’Illyrie et l’Epire aujourd’hui sous protectorat romain sont à toi", et d’un roi impuissant disant à un chef affaibli mais victorieux : "Promets-moi que l’Illyrie et l’Epire sont ma propriété, et je t’apporterai une aide logistique contre les Romains", ce n’était en rien un partage du monde, simplement un accord de circonstance. Mais en -200, le même traité est considéré d’une façon sciemment erronnée par Marcus Aemilius Lepidus, comme un partage du monde entre deux rois forts et tout-puissants qui justifie, après qu’on ait détruit l’un à Zama, qu’on détruise l’autre en Grèce selon le fameux principe : "Les amis de mes ennemis sont mes ennemis" (tel est l’argument que les Romains ont utilisé face à Massinissa pour justifier leur retard à débarquer en Afrique, qui sera retenu finalement par la propagande romaine ultérieure véhiculée par Tite-Live : "Hannibal et Philippe V ont pactisé pour nous anéantir, nous sommes donc contraints à une guerre sur deux fronts, contre Carthage et contre Pella" ["On informa aussi [Massinissa] que la guerre était déclaré contre Philippe V, qui avait prêté secours aux Carthaginois et commis des violences contre les alliés de Rome au moment où le feu de la guerre embrasait l’Italie, que cela avait nécessité l’envoi de navires et de troupes en Grèce, que cette diversion était une des principales causes du retard pris dans l’expédition d'Afrique, et justifiait qu’on demandât à Massinissa un secours de cavalerie numide", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 11.9-10]). Marcus Aemilius Lepidus se présente lui-même avec ses compatriotes romains comme des champions du philhellénisme, mais Publius Sempronius Tuditanus qui a débarqué sur les terres ravagées de Grèce occidentale en -205 a pu constater que les soldats romains entre -211 et -208 dans cette région ne se sont nullement comportés comme des philhellènes : ils ont pillé, ruiné, massacré la population locale, et ces saccages n’avaient aucune utilité militaire, car ils n’ont jamais menacé Hannibal ni Philippe V (nous renvoyons sur ce point au discours de l’ambassadeur Thrasycratès en -207 devant les Etoliens). La personne même de Philippe V ne paraît pas constituer un danger si terrible réclamant l’intervention de médiateurs : à l’exception de la prise de Kios pour le compte de Prusias de Bithynie en -203, le roi antigonide n’obtient que des succès périphériques (aux Cyclades, à Samos, à Milet : les historiens, qui s’appuient sur divers textes et documents épigraphiques que nous ne commenterons pas ici, ne sont pas d’accord entre eux sur l’ordre de ces opérations) contre Attale Ier, autrement dit Attale Ier se débrouille très bien tout seul, il n’a pas besoin de l’aide des Romains ni de qui que ce soit pour se défendre, ceux-ci pouvaient simplement répondre à son appel au secours : "Cher Attale Ier, ça fait trois ans que Philippe V t’attaque, et ça fait trois ans que tu le repousses, pourquoi veux-tu que nous nous immiscions dans ton conflit contre lui, alors que depuis plusieurs mois il est tellement diminué qu’il quémande du ravitaillement aux Séleucides voisins ?" (Attale Ier associé aux Rhodiens repousse notamment Philippe V devant Chio en -201, selon les fragments 2 à 9 livre XVI de l’Histoire de Polybe). On peut conclure de la même façon pour la première mission. Les Romains ont reçu du blé du royaume lagide en -210, quand ils étaient en difficulté sur tous les fronts. En -203, ils ont reçu la visite de l’envoyé d’Agathoclès que nous avons brièvement évoquée, réclamant du secours parce qu’il pressentait qu’Antiochos III était prêt à fondre sur le Levant lagide. Les Romains envoient donc ces trois ambassadeurs pour défendre la cause des Lagides contre Antiochos III, en retour de l’aide que ceux-ci leur ont apportée en -210 et en réponse à la députation de -203. Telle est la version officielle. Mais quand les trois ambassadeurs se mettent en route en -200, l’offensive d’Antiochos III contre les Lagides dure déjà depuis deux ans : pourquoi, si réellement les Romains ont l’intention de défendre Ptolémée V, n’envoient-ils pas la flotte qui leur a permis de vaincre les Carthaginois, ajoutée à la flotte carthaginoise qu’ils ont acquise au titre de réparation de guerre, ajoutée aux légionnaires de Scipion l’Africain encore dans l’ivresse de la victoire et pleins d’ardeur combattive, au lieu de trois ambassadeurs démunis ? La vérité est que les Romains à ce moment semblent partagés entre les vétérans les plus âgés de la deuxième guerre punique, qui aspirent au repos en jouissant paisiblement des terres et des richesses qu’ils ont acquises durant la guerre, et qui par conséquent rechignent à une nouvelle guerre à l’est (cela est prouvé par le fait que les vieux membres du Sénat refusent d’écouter les doléances d’Attale Ier et des Rhodiens ["Les ambassadeurs d’Attale Ier et des Rhodiens vinrent annoncer que les cités de l’Asie étaient soulevés. On leur répondit que le Sénat s’occuperait des affaires de cette contrée. La délibération sur la guerre de Macédoine fut renvoyée entièrement aux consuls, qui étaient alors dans leurs provinces", Ab Urbe condita libri, XXXI, 2.1-2], et que le seul contingent qu’ils accepteront finalement de voir partir guerroyer contre Philippe V sera composé exclusivement de volontaires et non pas de conscrits ["Sulpicius, qui était chargé de cette nouvelle guerre importante, fut autorisé à prendre le plus de volontaires possible dans l’armée que Scipion ramènerait d’Afrique, aucun vétéran ne devant être emmené malgré lui", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 8.6] ; même à l’hiver -199/-198, quand Antiochos III commencera à empiéter sur les territoires d’Attale Ier et que celui-ci viendra demander à nouveau un secours urgent à Rome, comme nous le verrons plus loin, les sénateurs refuseront encore d’intervenir ["Le Sénat répondit aux ambassadeurs [pergaméens] qu’il remerciait le roi Attale Ier d’avoir mis ses armées et sa flotte à la disposition des généraux romains, mais qu’il ne pouvait pas envoyer des secours à Attale Ier contre Antiochos III qui était l’allié et l’ami du peuple romain", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 8.12-13]), et les vétérans plus jeunes et les novices comme Marcus Aemilius Lepidus qui, emportés par la dynamique des victoires récentes et peu enclins à retourner à la vie civile ordinaire, crient partout que le succès en Afrique doit être filé par une nouvelle guerre à l’est. Pour ces derniers, Philippe V est la proie idéale : il est affaibli, il n’a pas d’allié en Grèce sauf la Ligue achéenne, et avec une bonne dose de mauvaise foi déguisée en droit international Rome pourra avancer le traité de Phoinikè de -205 comme la preuve que sa guerre contre lui est juste. On peut supposer que Marcus Aemilius Lepidus et ses pairs - dont Publius Sulpicius Galba et Titus Quinctius Flamininus qui commanderont le contingent envoyé en Grèce -, dans cette perspective de nouvelle guerre contre Philippe V, ont détourné la démarche initiale de soutien à Ptolémée V contre Antiochos III voulue par les vieux Romains du Sénat (selon Tite-Live en effet, les vieux sénateurs qui rechignent à répondre à l’appel au secours d’Attale Ier et des Rhodiens, n’hésitent pas en revanche à envoyer leurs remerciements aux Lagides : "On envoya vers Ptolémée V le roi d’Egypte trois ambassadeurs, Caius Claudius Nero, Marcus Aemilius Lepidus et Publius Sempronius Tuditanus, pour lui annoncer la défaite d’Hannibal et des Carthaginois, et pour le remercier d’être resté fidèle aux Romains au moment où ils avaient été abandonnés par leurs plus proches alliés", Ab Urbe condita libri, XXXI, 2.3-4), en une banale visite de courtoisie au premier, et une perverse entreprise de corruption avec le second : Marcus Aemilius Lepidus et ses pairs simulent l’affection pour ne pas être accusés de goujaterie, mais en la circonstance ils se moquent au fond autant de Ptolémée V que d’Attale Ier. Ce qu’ils veulent, c’est entrer en contact avec Antiochos III pour s’assurer - par la flatterie, par la négociation, par la menace, peu importe - qu’il ne viendra pas en aide à Philippe V quand les Romains interviendront militairement contre ce dernier : pour les Romains, le pacte de l’hiver -203/-202 entre les deux rois grecs, qui signifiait simplement : "A moi l’Egypte, à toi les possessions d’Attale Ier", ne doit surtout pas être relu sur le mode : "Moi et toi contre les Romains". Cette volonté obsédante de maintenir Antiochos III éloigné de Philippe V se traduit face au jeune Ptolémée V par : "Surtout prolonge ta guerre contre Antiochos III, parce que tant qu’il sera occupé à guerroyer contre toi il ne pensera pas à guerroyer au côté de son copain Philippe V contre nous" ("Ils demandèrent [à Ptolémée V], si les Romains étaient contraints de répondre aux injustices de Philippe V en lui déclarant la guerre, de bien conserver au peuple romain son ancienne affection", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 2.4). A la fin de l’hiver -201/-200, un incident a éclaté entre les Athéniens et les Acarnaniens alliés de Philippe V ("Pendant les mystères d’Eleusis, deux jeunes Acarnaniens qui n’étaient pas initiés et ne connaissaient rien à cette cérémonie entrèrent avec la foule dans le temple de Déméter. Leur langage et plusieurs questions étranges les trahirent rapidement. On les conduisit devant les prêtres, et, bien qu’on ne pût douter qu’ils fussent entrés par erreur, on considéra leur imprudence comme un sacrilège horrible, et on les mit à mort. Cet acte cruel et barbare fut dénoncé à Philippe V par les Acarnaniens. Ils obtinrent de lui un corps de troupes macédoniennes, et la permission de faire la guerre aux Athéniens. Cette armée mit d’abord l’Attique à feu et à sang, puis retourna en Acarnanie chargée d’un riche butin. Ce fut là le prélude à l’échauffement des esprits, qui dégénéra en une guerre déclarée par Athènes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 14.7-10). Attale Ier et les Rhodiens se sont précipités pour soutenir les Athéniens ("Le roi Attale Ier et les Rhodiens, qui chassaient Philippe V jusqu’en Macédoine, arrivèrent à Egine. De là Attale Ier se rendit au Pirée, pour renouveler et consolider son alliance avec les Athéniens. La ville entière se précipita vers lui, les citoyens avec leurs femmes et leurs enfants, les prêtres vêtus de leurs ornements sacerdotaux, les dieux eux-mêmes semblèrent sortir de leurs demeures pour aller recevoir le roi à son entrée", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 14.11-12). C’est à ce moment que les trois ambassadeurs romains débarquent. Le contact passe avec Attale Ier ("Les Athéniens envoyèrent une députation au roi Attale Ier pour le remercier de ce qu’il avait fait pour eux, et l’inviter à Athènes afin d’examiner la situation avec eux. Attale Ier, ayant appris quelques jours après que des ambassadeurs romains avaient débarqué au Pirée, jugea qu’il devait prendre contact avec eux. Il appareilla aussitôt. […] La première journée du roi après son arrivée au Pirée fut occupée par des entretiens avec les représentants de Rome. Il fut ravi de constater que les Romains n’oubliaient pas leur collaboration passée [qui dans les faits sest limitée à une signature en bas du traité de Phoinikè en -205 !] et se montraient disposés à entrer en guerre contre Philippe V", Polybe, Histoire, XVI, fragment 25.1-4 ; "[Attale Ier] parla d’abord de ses bienfaits envers les Athéniens ses alliés, ensuite de ses exploits contre Philippe V, il termina en exhortant les citoyens à commencer la guerre, tandis qu’ils avaient son appui avec celui des Rhodiens et des Romains, et en ajoutant que si par leur indécision ils laissaient échapper une si belle occasion, ils chercheraient vainement à la retrouver", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 15.3-4), puis avec les Rhodiens ("Quand les députés rhodiens furent introduits devant l’Ekklesia, ils développèrent les mêmes arguments [qu’Attale Ier]. Les Athéniens décidèrent alors de prendre les armes contre Philippe V", Polybe, Histoire, XVI, fragment 26.8 ; "On donna audience ensuite aux députés rhodiens, qui rapportèrent le récent service que leur cité avait rendu : quatre trières athéniennes ayant été capturées par les Macédoniens, ils les avaient reprises, et rendues. La guerre contre Philippe V fut décrétée ensuite par acclamation", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 15.5). Une coalition naît ainsi presque spontanément entre Pergame, Rhodes, Athènes et Rome contre Philippe V. On note que dans cette affaire, chez le Grec Polybe comme chez le Romain Tite-Live, les trois ambassadeurs n’interviennent pas : l’hystérie collective athénienne (qu’on peut rapprocher de celle qui a suivi l’arrivée de Démétrios Poliorcète en -307, que nous avons décrite dans notre précédent alinéa) se suffit à elle-même, on peut supposer qu’elle a réjoui Marcus Aemilius Lepidus, mais on doute qu’elle ait rassuré Caius Claudius Nero et Publius Sempronius Tuditanus. Philippe V répond à cette hystérie en envoyant un contingent commandé par un nommé Nicanor vers l’Attique. Les ambassadeurs romains prennent alors pour la première fois la parole : ils adressent un ultimatum au roi macédonien, le sommant de retirer son contingent de l’Attique, et plus généralement de ne plus importuner les cités grecques. Nicanor se retire avec ses hommes pour porter l’ultimatum ("Pendant que les ambassadeurs romains séjournaient à Athènes, Nicanor, un des lieutenants de Philippe V, fit une incursion en Attique et avança jusqu’à l’Académie [où se trouve la célèbre école de Platon, au nord-ouest dAthènes]. Les Romains lui envoyèrent un héraut, puis conversèrent avec lui : ils lui demandèrent d’informer son roi que Rome le sommait de ne plus faire la guerre à qui que ce fût en Grèce, et de se soumettre à un tribunal impartial pour réparer les dommages qu’Attale Ier avait subis. En se soumettant à cette demande, ajoutèrent-ils, Philippe V pourrait rester ami avec les Romains, mais dans le cas contraire il devrait en subir les conséquences. Sur cet ultimatum, Nicanor se retira", Polybe, Histoire, XVI, fragment 27.1-3). Puis, sans attendre la réponse, les trois Romains prennent la route de l’est pour accomplir leur mission première : transmettre l’amitié de Rome à Ptolémée V ("Après avoir transmis leur message à Philippe V via Nicanor, ils se rembarquèrent pour aller vers Antiochos III puis vers Ptolémée V, dans le but de rétablir la paix entre les deux rois", Polybe, Histoire, XVI, fragment 27.5). Mais la débordante activité de Philippe V, qui n’a pas aimé l’ultimatum, va les en détourner. Celui-ci lance des offensives tous azimuts, avant de concentrer ses efforts sur la Chersonèse ("Philippe V montra plus d’énergie et se conduisit en roi. Alors qu’il n’avait pas réussi à battre les forces d’Attale Ier et des Rhodiens, il ne s’effraya pas de la guerre dont les Romains le menaçaient. Il envoya son stratège Philoclès avec deux mille fantassins et deux cents cavaliers ravager les terres des Athéniens, ordonna à sa flotte conduite par Héraclidès de faire voile vers Maroneia [en Thrace]. Il se dirigea lui-même par voie de terre en direction de cette cité avec deux mille fantassins légers et deux cents cavaliers, et l’emporta du premier assaut. Il prit ensuite Ainos [également en Thrace, aujourd’hui Enez en Turquie] après un siège pénible, grâce à la trahison de Callimède, lieutenant de Ptolémée V. Il s’empara successivement de plusieurs autres cités, Cypsèlè [toujours en Thrace, aujourd’hui Ipsala en Turquie], Doriscos [l’ancienne place forte des Perses, à l’embouchure du fleuve Hèbre] et Serrion [site inconnu, peut-être l’ancienne Dedeagac, rebaptisée Alexandroupoli lors de son rattachement à la Grèce en 1920]. Puis il s’avança en Chersonèse, où Eléonte et Alopekonnessos lui ouvrirent leurs portes. Callipolis et Madytos se soumirent également ainsi que plusieurs autres places obscures", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 16.1-5). Abydos lui résiste, il en commence le siège (longuement raconté dans les fragments 29 à 33 livre XVI de l’Histoire de Polybe, et aux paragraphes 16 et 17 livre XXXI de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live). Les Romains sont contraints de réagir. Alors qu’ils font escale à Rhodes, Marcus Aemilius Lepidus se détourne vers Abydos pour renouveller de vive voix l’ultimatum (est-ce Caius Claudius Nero et Publius Sempronius Tuditanus qui ont détourné leur jeune collègue ? ou est-ce Marcus Aemilius Lepidus qui a insisté auprès de ses deux aînés pour accomplir cette démarche ?), ce qui signifie qu’à cette date, en automne -200, Rome n’est toujours pas en état de guerre contre le royaume antigonide ("Marcus Aemilius Lepidus, le plus jeune des ambassadeurs romains, débarqua près d’Abydos. Quand la nouvelle du siège de cette cité était parvenue à Rhodes où se trouvaient les ambassadeurs romains, ceux-ci avaient effectivement voulu avoir une entrevue avec Philippe V, conformément à leurs instructions, ils avaient donc remis à plus tard l’accomplissement de leur mission auprès des deux autres rois et avaient envoyé leur jeune collègue auprès du Macédonien", Polybe, Histoire, XVI, fragment 34.1-2). L’entretien tourne court. Marcus Aemilius Lepidus s’excite comme un collégien, et s’adresse à Philippe V tel un petit chaton qui fait le gros dos face à un doberman adulte. Philippe V se contente de lui donner une petite tape dans le cou en disant : "Commence par finir ta soupe, après je te donnerai peut-être une sucette", et il conclut plus sérieusement en rappelant que Rome n’a aucun droit de se mêler des affaires privées entre Grecs (il a parfaitement raison sur ce point), et que lui-même n’a jamais rompu les accords conclus à Phoinikè en -205 (il a encore raison sur ce sujet, si on considère que la signature d’Attale Ier en -205 était celle d’un témoin et non d’un allié des Romains : "Philippe V tenta d’expliquer que c’étaient les Rhodiens qui l’avaient attaqué, mais le Romain l’interrompit : “Et les Athéniens ? et les gens de Kios ? et maintenant ceux d’Abydos ? Est-ce encore un de ces peuples qui t’a attaqué le premier ?”. Le roi resta un moment interloqué, puis il répondit qu’il excusait l’outrecuidance de ses manières pour trois raisons, d’abord parce qu’il était inexpérimenté, ensuite parce qu’il était vraiment le plus bel homme de sa génération, ensuite parce qu’il était Romain, puis il ajouta : “Quant à moi j’attends des Romains qu’ils n’enfreignent pas notre traité et s’abstiennent de nous faire la guerre. Si néanmoins ils nous la font, nous invoquerons les dieux et nous nous défendrons avec courage”. Là-dessus l’entretien s’acheva", Polybe, Histoire, XVI, fragment 34.5-7 ; Tite-Live aux alinéas 1 à 4 paragraphe 18 livre XXXI de son Ab Urbe condita libri recopie textuellement ce fragment de Polybe ; Diodore de Sicile, dans un passage de sa Bibliothèque historique conservé via l’extrait 322 de Sur les opinions de Constantin VII Porphyrogénète, rapporte également cet épisode). Même les sénateurs les plus pacifiques ne peuvent accepter d’être ainsi éconduits. Philippe V refuse de se laisser intimider. Attale Ier et les Rhodiens sont déterminés à l’empêcher d’accroître son domaine. Enfin Abydos tombe, après que sa population se soit anéantie elle-même dans un spectaculaire suicide collectif (raconté par Tite-Live aux alinéas 7 et 8 paragraphe 18 livre XXXI de son Ab Urbe condita libri). Tous les ingrédients sont réunis pour une nouvelle guerre, qui, après une ultime tentative de médiation de la Ligue achéenne ("Après la chute d’Abydos, des députés de la Ligue achéenne arrivèrent à Rhodes et prièrent l’Ekklesia de faire la paix avec Philippe V. Mais les ambassadeurs romains, qui se présentèrent après eux devant le peuple, soutinrent que les Rhodiens ne devaient pas décider sans les Romains avec les Macédoniens. Les Rhodiens décidèrent de s’assurer l’amitié des Romains en les écoutant", Polybe, Histoire, XVI, fragment 35.1-2), commence officiellement peu de temps après, en automne de cette même année -200, par les premières opérations d’un contingent romain débarqué dans l’ouest de la Grèce ("[Les Romains] envoyèrent des ambassadeurs aux rois, à Antiochos III pour qu’il n’attaquât pas l’Egypte, et à Philippe V pour qu’il ne causât aucun dommage aux Rhodiens, aux Athéniens, à Attale Ier ou à n’importe quel autre ami des Romains. Philippe V leur répondit que tout irait bien pour les Romains tant qu’ils respecteraient le traité [de Phoinikè] qu’ils avaient conclu avec lui. C’est ainsi que ce traité fut rompu. Une armée romaine fit rapidement route vers la Grèce, Publius [Sulpicius Galba] commandant les troupes terrestres et Lucius [Apustius] la flotte", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 4). Nous ignorons ce que deviennent les trois ambassadeurs après ce moment. Tite-Live nous apprend incidemment qu’ils rencontrent Antiochos III puisque c’est justement en raison de cette rencontre de -200 qu’on les convoquera en -193 pour répondre à l’ambassade qu’Antiochos III enverra alors à Rome (selon l’alinéa 4 paragraphe 57 livre XXXIV de l’Ab Urbe condita libri), comme nous le verrons plus loin. Avant de poursuivre notre récit, ajoutons seulement que du côté des vieux sénateurs pacifistes, la nouvelle guerre en Grèce a dû apparaître moins comme une possibilité de nouvelles conquêtes, que comme un moyen d’éloigner de Rome les soldats et les capitaines les plus instables. Un peu plus de quinze ans de guerre en Espagne et en Afrique ont créé des liens inédits entre les légionnaires et leurs officiers, qui ont appris à s’apprécier mutuellement : ceux-ci doivent à ceux-là l’énorme butin qu’ils ont acquis, et ceux-là doivent à ceux-ci une gloire et une influence politique sans précédent dans l’Histoire de Rome. L’armée romaine est devenue une sorte d’Etat dans l’Etat, et pour ses membres la légion est devenue une seconde famille obéissant à des codes de solidarité intéressée qui échappent aux décisions et au contrôle du Sénat. On devine que les sénateurs, en envoyant vers la Grèce ces soldats et ces capitaines devenus inaptes aux lois civiques (comme volontaires et non plus comme conscrits, selon l’alinéa 6 paragraphe 8 livre XXXI de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live précité, ce qui sous-entend : "Que ceux qui veulent reconstruire l’Italie ravagée par deux décennies de guerre, restent ici, que les autres aillent se faire pendre en Grèce si ça leur plaît, au besoin nous leur botterons les fesses pour les décider à partir") espèrent secrètement qu’au mieux ils y trouveront la mort, qu’au pire ils y gagneront des nouveaux butins et des nouvelles terres les maintenant éloignés de Rome. Du côté des jeunes soldats et des jeunes politiciens comme Marcus Aemilius Lepidus, nous ne trouvons par ailleurs dans les sources grecques et romaines aucun indice que leurs ambitions dépassent le protectorat d’Illyrie-Epire : Marcus Aemilius Lepidus, de même que Publius Sulpicius Galba puis Titus Quinctius Flamininus les chefs du contingent débarqué en Grèce, rêvent d’une guerre contre le seul Philippe V, à aucun moment ils n’espèrent ni n’envisagent que cette guerre va dégénérer en un conflit mondial, et encore moins ne prévoient que ce conflit mondial leur apportera finalement l’hégémonie sur toute la Méditerranée et au-delà. En résumé, le succès final des légions romaines dépassera largement les calculs les plus optimistes de Marcus Aemilius Lepidus et de ses pairs, et le succès des chefs militaires dépassera largement les craintes les plus pessimistes des vieux sénateurs de la République romaine.


Nous ne nous attarderons pas sur le détail des premières opérations conduites par Publius Sulpicius Galba en -200 et -199, que Polybe racontait dans le livre XVII hélas intégralement perdu de son Histoire, et que Tite-Live nous rapporte aux paragraphes 22 à 46 livre XXXI de son Ab Urbe condita libri. Dès son arrivée en Grèce en automne -200, Publius Sulpicius Galba installe solidement ses positions à Apollonia en Illyrie, et détache une partie de sa flotte vers Athènes ("[Sulpicius] arriva vers la fin de l’automne [-200], et établit ses quartiers dans les environs d’Apollonia. Il détacha une vingtaine de trirèmes de sa flotte, qui stationnait à Corcyre comme je l’ai dit plus haut, et les envoya vers Athènes sous les ordres de Caius Claudius. L’arrivée de ce secours au Pirée, dans un moment où les alliés commençaient à perdre courage, releva leurs espérances. Sur terre, en effet, les gens qui venaient de Corinthe par Mégare ravager l’Attique, cessèrent leurs incursions, et sur mer les pirates de Chalcis qui infestaient ces parages et désolaient même les campagnes voisines de la côte, n’osèrent plus doubler le cap Sounion, ni même sortir du détroit de l’Euripe et se hasarder en pleine mer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 22.4-7). Cette flotte lance un raid contre Chalcis favorable à Philippe V (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphe 23). Ce dernier en représailles tente de s’emparer d’Athènes, mais il échoue après un cours affrontement où il est vainqueur (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphe 24). Mécontent, il saccage le Cynosarge et le Lycée ("Philippe V alla camper au Cynosarge, où se trouve un temple à Héraclès et un gymnase entouré d’un bois sacré : le Cynosarge, le Lycée et tous les endroits sacrés, tous les lieux de plaisance des environs d’Athènes furent livrés aux flammes, les Macédoniens détruisirent non seulement les maisons, mais encore les tombeaux mêmes, ne respectant ni les lois divines ni les lois humaines dans leur colère aveugle", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 24.17-18). Puis il se tourne vers Eleusis, où il connaît encore un échec. Il se résoud donc à descendre vers Corinthe (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphe 25), où il apprend que les membres de la Ligue achéenne sont réunis à Argos pour débattre des suites à donner aux empiètements territoriaux de Nabis le tyran de Sparte. Croyant que c'est l’occasion de plaider sa cause, il se rend à Argos et propose son aide aux Achéens contre Nabis ("[Philippe V] apprit que la Ligue achéenne était réunie à Argos. Au moment où on s’y attendait le moins, il se présenta dans l’assemblée, qui délibérait sur la guerre contre Nabis le tyran de Sparte. Depuis que Philopœmen avait été remplacé à la stratégie par Cycliadas beaucoup moins habile, les ressources des Achéens s’épuisaient effectivement, Nabis avait profité de cette circonstance pour rallumer la guerre, ravageant les terres de ses voisins et commençant même à menacer leurs cités. C’était pour le combattre qu’on s’occupait alors de déterminer les effectifs que devait fournir chaque cité de la Ligue. Philippe V promit de les délivrer de toute inquiétude du côté de Nabis et des Spartiates, il s’engagea non seulement à préserver les terres des alliés de tout pillage, mais encore à rejeter tous les fléaux de la guerre sur la Laconie en y conduisant rapidement son armée. Cette offre fut accueillie par des applaudissements unanimes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 25.2-6) en avançant son prix : "Je vous aide contre Nabis, mais en retour vous me donnez des troupes pour m’aider contre les Romains". La Ligue achéenne comprend immédiatement que cette proposition n’est qu’un traquenard, et, pour la première fois, manifeste publiquement sa volonté de ne pas le soutenir et de rester neutre ("Mais [Philippe V] ajouta : “Il est juste qu’en vous vous offrant la sûreté de vos possessions, je ne compromette pas la sûreté des miennes. Je vous demande donc de lever les troupes nécessaires pour défendre Oraioi [autre nom dHistiée au nord de lîle dEubée, face à la Thessalie], Chalcis et Corinthe, ainsi je n’aurai rien à craindre sur mes arrières et je pourrai sans inquiétude attaquer Nabis et les Spartiates”. Les Achéens comprirent alors que derrière son offre apparemment généreuse et ses promesses de secours contre les Spartiates, Philippe V ne visait en réalité qu’à sortir du Péloponnèse leurs jeunes gens pour s’en faire des otages et engager la Ligue dans la guerre contre les Romains. Le prytane Cycliadas ne releva pas cette proposition insidieuse, il se borna à répondre que les lois des Achéens défendaient de traiter d’autres affaires que celle qui constituait l’objet de la présente assemblée, et, après qu’on eût décrété la levée d’une armée pour combattre Nabis, il congédia l’assemblée qu’il avait présidée avec courage et indépendance, lui qui jusqu’à ce jour avait pourtant été l’un des courtisans les plus dévoués du roi" Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 25.6-10). Philippe V revient donc sur ses pas ("Philippe V, déçu dans ses espoirs, enrôla quelques volontaires, puis retourna à Corinthe, et de là dans l’Attique", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 25.11), pour tenter une nouvelle offensive contre Athènes, qui s’achève de la même façon qu’auparavant (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphe 26). Après avoir saccagé ce qu’il n’a pas détruit lors de son précédent passage ("Renonçant au siège de la ville, [Philippe V] partagea de nouveau ses troupes avec Philoclès, et alla ravager la campagne. Dans ses dévastations précédentes il s’était borné à détruire les tombeaux qui entourent Athènes : cette fois il n’épargna rien dans ses profanations, faisant démolir et incendier les temples consacrés aux dieux dans chaque dème. L’Attique étant couverte de chefs-d’œuvre de ce genre grâce à l’abondance de ses marbres et au génie de ses artistes, la fureur du roi fut satisfaite. Il ne se contenta pas de démolir les temples et de renverser les statues des dieux, il fit même briser les pierres pour empêcher qu’elles fussent utilisées à relever les ruines. Quand il eut ainsi assouvi sa colère, ou plutôt quand sa colère n’eut plus où se prendre, il passa du territoire ennemi en Béotie, et ne fit plus rien de mémorable en Grèce", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 26.9-13 ; Diodore de Sicile évoquait aussi ces saccages dans deux alinéas de sa Bibliothèque historique aujourd’hui perdus, mais résumés et rassemblés dans un extrait rapporté par Constantin VII Porphyrogénète, qui y voit un hybris ayant attiré la condamnation et le châtiment ultérieur des dieux sur Philippe V : "Parvenu à Athènes, le Macédonien Philippe V établit son camp au Cynosarge. Ensuite il incendia l’Académie, détruisit les tombes et profana les sanctuaires des dieux. Par ces emportements dirigés contre Athènes et non pas contre les dieux, il transforma la mauvaise réputation qu’il avait auprès des hommes en une totale détestation, et il s’attira rapidement le châtiment mérité des dieux, sa propre déraison provoquant son échec complet alors que les Romains modérés lui avaient accordé leur pardon", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 238), il retourne en Macédoine. Pendant ce temps, Publius Sulpicius Galba a envoyé une partie de son armée terrestre vers la frontière macédonienne. Les régiments engagés ont remporté une petite victoire contre les Macédoniens, puis sont revenus vers Apollonia (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphe 27). De part et d’autre, on occupe l’hiver -200/-199 à divers préparatifs (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphe 28) auxquels, pour l’anecdote, participe le jeune Persée fils de Philippe V. On profite aussi de la trêve hivernale pour organiser une réunion avec la Ligue étolienne, afin de l’inciter à s’engager dans l’un ou l’autre camp (les discours tenus lors de cette réunion sont longuement rapportés aux paragraphes 29 à 32 livre XXXI de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live). Les Etoliens n’ont pas envie de rejoindre Philippe V, et en même temps leur relation est toujours tendue avec Rome. Ils choisissent finalement, comme leurs pairs rivaux de la Ligue achéenne, de rester neutres en attendant de voir qui sera vainqueur ("Les députés se retirèrent. Damocritès [prytane de la Ligue étolienne] se vanta d’avoir agi dans l’intérêt des Etoliens, qui restaient libres de se prononcer pour celui des deux partis que favoriserait la fortune. Tel fut le résultat de l’assemblée des Etoliens", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 32.6). Au printemps -199, en Dassarétie, région frontalière entre l’Illyrie et la Macédoine, aujourd'hui voisine du lac d’Ohrid au sud-ouest de la République de Macédoine, une escarmouche a lieu, qui se termine sans vainqueur (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphe 33). S’ensuit un nouvel épisode de propagande bien épaisse comme Tite-Live les affectionne, destiné à signifier au lecteur : "Ces Grecs, quelles femmelettes, quelles poules mouillées, quels froussards ! Les Romains au contraire, quels hommes ! Des vrais durs, des vrais tatoués, des vrais mecs avec des couilles !". Après la bataille qui vient d’avoir lieu, Philippe V veut enterrer ses morts et les morts romains, et, selon Tite-Live, est effrayé en voyant les blessures de ses adversaires morts héritées de leurs campagnes d’Espagne et d’Afrique : Philippe V se dit qu’aucun de ses adversaires jusqu’alors n’avaient de telles blessures, sous-entendu les Romains sont un ennemi d’une autre trempe que ceux qu’il a eu à affronter jusqu’à présent, qui n’étaient que des petits joueurs contre lesquels remporter la victoire était chose facile ("Philippe V pensa augmenter l’attachement de ses soldats et leur ardeur à braver les dangers en faisant ensevelir les cavaliers morts dans cette rencontre, qu’il fit apporter au camp pour les étaler à la vue de tous en grandes pompes. Mais rien n’est plus incertain ni plus inexplicable que les sentiments de la multitude : ce qui devait ranimer leur courage face au péril, ne leur inspira que crainte et découragement. Jusqu’alors ils avaient vu des blessures causés par les javelots et les flèches, plus rarement celles de la lance, car ils leurs adversaires étaient des Grecs et des Illyriens. Quand ils virent ces cadavres mutilés par le glaive espagnol, ces bras coupés, ces têtes séparées du corps, ces entrailles à nu et tant d’autres blessures aussi horribles, ils se demandèrent avec terreur à quelle sorte d’armes et d’hommes ils avaient affaire. Même le roi fut gagné par la peur, car il n’avait jamais soutenu contre les Romains une bataille en règle", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 34.1-5). Nous doutons fortement, pour notre part, que les choses se soient historiquement passés de cette façon aussi caricaturale. En revanche, nous admettons volontiers que Tite-Live dit la vérité quand il affirme que Philippe V, après s'être rendu en catimini vers le camp romain et avoir vu pour la première fois l’organisation parfaite des légionnaires, a conclu que "cette armée barbare n’a rien de barbare" ("Guidé par des transfuges, [Philippe V] partit avec vingt mille fantassins et quatre mille cavaliers vers l’ennemi. Il alla occuper une éminence à un peu plus de deux cents pas du camp romain près d’Ataeo [site inconnu], et s’entoura d’un fossé et d’un retranchement. Il fut frappé d’admiration en voyant l’aspect du camp romain, qu’il dominait, son ensemble magnifique, la distribution régulière de chaque partie, l’alignement des tentes et la largeur des voies. Il déclara que ce n’était pas là un camp de barbares", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 34.7-8) : on se souvient qu’en -280 Pyrrhos a lâché la même remarque à ses proches en observant de loin les manœuvres de l’armée romaine installée près d’Héraclée de Lucanie (selon le paragraphe 18 de la Vie de Pyrrhos de Plutarque). Un nouveau combat s’engage près d’une colline thessalienne appelée en latin "Ottolobus" (site inconnu), sans vainqueur (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphes 35 à 37). Des opérations se succèdent en Thessalie et en Macédoine (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphes 39 et 40), qui poussent les Etoliens à se déclarer brusquement pour les Romains ("Les Etoliens avaient été soulevés par Damocritès : ce même prytane qui à Naupacte leur avait conseillé d’attendre pour se déclarer, avait été le premier dans l’assemblée suivante à les appeler aux armes, dès qu’il eut appris l’issue de l’affrontement à Ottolobus", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, 40.9). Les troupes étoliennes engagées sont rapidement repoussés par Philippe V (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphes 41 et 42). Pendant ce temps, la flotte romaine jointe à celle d’Attale Ier et à celle des Rhodiens multiplie les attaques sur les îles de la mer Egée et les côtes de Grèce orientale favorables à Philippe V (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXI, paragraphes 45 et 46). Ainsi s’achève l’année -199, sans succès décisif pour les deux belligérants, qui regagnent pour l’hiver -199/-198 leurs positions de départ. Philippe V est de plus en plus isolé. Mais dans le camp romain, l’ambiance est pareillement désespérée. Quand Publius Villius Tappulus prend son commandement fin -199 en remplacement de Publius Sulpicius Galba, il trouve les légionnaires du corps expéditionnaire en pleine rébellion : les chefs qui les ont entraînés dans l’aventure grecque leur ont promis une victoire facile et beaucoup de butin, or un an après leur débarquement ils n’ont connu que des batailles sans vainqueur et des assemblées de Grecs qui se trahissent les unes les autres, ils réclament en conséquence d’être renvoyés en Italie pour y jouir d’une retraite méritée ("A son arrivée en Macédoine, Publius Villius trouva les soldats mutinés. Une vive irritation durait déjà depuis quelque temps, qu’on avait négligé de réprimer dès son commencement. Elle était due à deux mille hommes qui, après la défaite d’Hannibal, avaient été transportés comme volontaires d’Afrique en Sicile, puis en Macédoine environ un an après, prétendant avoir été embarqués contre leur gré par leurs tribuns, sans qu’on leur eût demandé leur choix. Ces hommes ajoutaient : “Que notre service soit volontaire ou non, notre engagement est par ailleurs expiré, il est juste qu’on nous épargne désormais les fatigues de la guerre. Nous n’avons pas vu l’Italie depuis des années, nous avons vieilli sous les armes en Sicile, en Afrique, en Macédoine, nous sommes épuisés par nos travaux et nos expéditions, et affaiblis par nos nombreuses blessures”. Le consul leur répondit que leur demande de congé pourrait être accueillie s’ils la présentaient avec modération, mais que les motifs qu’ils alléguaient ni aucun autre ne justifiaient une sédition. Il s’engagea à écrire au Sénat en transmettant leur demande de retraite, à condition qu’ils rentrassent dans le rang et obéissent à leur général, car “la soumission est un moyen plus sûr que la révolte d’obtenir ce qu’on veut”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 3.2-7). Tandis que Publius Villius Tappulus calme difficilement les mutins, Philippe V de son côté profite de la trêve hivernale -199/-198 pour acheter la neutralité des Achéens ("Philippe V, tout en profilant de la saison pour délasser son corps fatigué par tant de marches et tant de combats, se tourmentait sur l’issue définitive de cette guerre : il craignait non seulement les ennemis qui le pressaient par terre et par mer, mais encore ses alliés et ses sujets mêmes, dont les uns pouvaient le trahir dans l’espoir d’obtenir l'amitié de Rome, et les autres se laisser séduire par l’attrait d’un changement. Il envoya donc des ambassadeurs en Achaïe pour exiger en son nom le serment que les habitants s’étaient engagés à lui prêter chaque année, et aussi pour remettre Orchomène [dArcadie, à ne pas confondre avec Orchomène de Béotie], Héraia [en Arcadie] et la Triphylie [région au sud de lElide] aux Achéens […]. Par ces restitutions, Philippe V consolida son alliance avec les Achéens", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 5.2-6). Au printemps -198, il part s’installer dans la vallée de l’Aoos face aux troupes romaines (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphes 5). Tite-Live cite un auteur latin qui assure qu’une bataille donne la victoire à Publius Villius Tappulus, mais, faisant preuve d’esprit critique - cela est suffisamment rare de la part du chauvin Tite-Live pour être souligné en rouge ! -, il s’empresse d’ajouter que tous les autres auteurs grecs et latins qu’il a consultés sur le sujet assurent qu’aucune bataille n’a jamais eu lieu, Publius Villius Tappulus est en réalité resté dans l’expectative, il s’est contenté de maintenir la garde en attendant l’arrivée de son successeur, Titus Quinctius Flamininus ("Selon Valerius Antias, Villius entra dans le défilé, mais, forcé de prendre un détour parce que le roi gardait tous les passages, il suivit la vallée au milieu de laquelle coule l’Aoos, jeta un pont à la hâte sur le fleuve, passa sur la rive où campait l’ennemi, et livra bataille. Le roi fut vaincu, mis en fuite et chassé de son camp, douze mille Macédoniens périrent dans cette action, deux mille deux cents prisonniers, cent trente-deux étendards et deux cent trente chevaux tombèrent au pouvoir des Romains. Au plus fort de la mêlée, Villius avait fait vœu de bâtir un temple à Jupiter s’il était vainqueur. Mais tous les autres historiens grecs et latins que j’ai lus s’accordent à dire que Villius ne fit rien de mémorable, et laissa tout le poids de la guerre au consul Titus Quinctius [Flamininus], son successeur", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 6.5-8). Ce Flamininus, un jeune homme d’à peine trente ans, dont la nomination très discutable (il n’a pas l’âge requis pour une telle charge) est rapportée par Tite-Live au paragraphe 7 livre XXXI de son Ab Urbe condita libri et par Plutarque au paragraphe 2 de sa Vie de Flamininus, va changer complètement le cours de la guerre. Croyant pouvoir manipuler son adversaire en lui imposant une nouvelle version de la paix de Phoinikè, Philippe V dépose les armes et sollicite un entretien ("Quarante jours s’écoulèrent sans que les Romains se portassent contre l’ennemi à leur portée. Cette inaction donna à Philippe V l’espoir d’obtenir la paix par l’entremise des Epirotes. Il tint conseil sur ce sujet, et choisit pour négociateurs le stratège Pausanias et l’hipparque Alexandre. Ceux-ci ménagèrent une entrevue entre le consul et le roi sur les bords de l’Aoos, à l’endroit où les rives de ce fleuve sont le plus resserrées", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 10.1-2). Mais Flamininus ne se laisse pas impressionner : il demande à Philippe V de renoncer à toutes ses possessions en dehors de la Macédoine. Philippe V ne peut évidemment pas accepter, il fait donc demi-tour ("Le consul exigea que le roi retirât ses garnisons des cités libres et qu’il rendît aux peuples dont il avait pillé le territoire et les cités les objets encore en état ou une somme équivalente établie par des experts. Philippe V voulut qu’on établît des distinctions entre les cités : il s'engagea à restituer celles qu’il avait lui-même conquises, mais dit ne pas pouvoir renoncer à la possession héréditaire et légitime de celles que lui avaient laissées ses ancêtres. Pour les pays avec lesquels il avait été en guerre et qui se plaignaient d’avoir subi des dommages, il promit d’offrir une réparation déterminée par n’importe quel peuple neutre qu’ils choisiraient. Le consul répondit : “Aucun arbitre ni juge ne sera donc nécessaire, car les torts sont toujours du côté de celui qui commence les hostilités, or Philippe V n’a été attaqué par personne, c’est lui qui partout a été l’agresseur”. Puis, entamant la liste des pays qui devraient recouvrer la liberté, le consul nomma d’abord la Thessalie. Le roi ne put maîtriser son indignation. Il s’cria : “Quelle condition plus dure m’imposerais-tu, Titus Quinctius, si j’étais vaincu ?” et il sortit brusquement", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 10.3-7 ; "Philippe V le roi des Macédoniens engagea des pouparlers avec Flamininus, par l’entremise des Epirotes. Mais comme Flamininus réclamait que Philippe V renonçât à la Grèce en faveur non pas des Romains mais des cités elles-mêmes, et indemnisât celles qui avaient subi des dommages au mépris de la foi jurée, Philippe V [texte manque]", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 5 ; Diodore de Sicile, dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète, rapporte le même épisode : "Flamininus estima que Philippe V devait évacuer ses troupes de la Grèce entière pour qu’elle recouvrît son indépendance, et réparer de façon satisfaisante les dommages subis par les victimes de sa perfidie. Celui-ci de son côté déclara vouloir conserver solidement ce que son père lui avait laissé en héritage, et consentit à l’évacuation des garnisons des territoires qu’il avait lui-même acquis, ainsi qu’à confier à des juges la question du remboursement des dommages qu’il avait causés. Mais Flamininus répondit qu’aucun juge n’était nécessaire pour savoir qui étaient les victimes, et que par ailleurs le Sénat lui avait ordonné de libérer non pas seulement une partie de la Grèce mais sa totalité. Philippe V rétorqua : “Quelle condition plus dure m’imposerais-tu, si j’étais vaincu ?”, et il se retira plein de colère", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 325). Il est bientôt attaqué par Flamininus qui, renseigné par un autochtone, a dirigé une partie de ses légionnaires à travers les montagnes, sur les arrières de l’armée macédonienne. Philippe V est contraint de fuir précipitamment vers la Thessalie en brûlant tout sur son passage pour ne pas laisser aux Romains qui le poursuivent la possibilité de se ravitailler (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphes 11 à 13 ; Plutarque, Vie de Flamininus, paragraphes 3 à 5). Cette réussite du jeune général romain impressionne fortement les Grecs, selon Plutarque ("On rapporte que Pyrrhos, la première fois qu’il vit d’une hauteur l’armée des Romains rangée en bataille, dit que “l’ordonnance de ces barbares n’avait rien de barbare” : quand [les Grecs] eurent affaire pour la première fois à Titus [Flamininus], ils tinrent à peu près le même langage. Alors que les Macédoniens leur avaient assuré qu’un homme à la tête d’une armée barbare s’apprêtait à tout détruire et tout saccager par la force de ses armes, ils virent arriver un très jeune soldat à l’air doux et altier, parlant parfaitement le grec, et aimant la véritable gloire. Séduits par ces belles qualités, ils se répandirent dans les cités pour communiquer les sentiments d’affection qu’il leur avait inspirés, et les assurer qu’elles trouveraient en lui leur libérateur", Plutarque, Vie de Flamininus 5). Flamininus passe toute la belle saison -198 à chasser les garnisons macédoniennes en Thessalie et sur l’île d’Eubée (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphes 15 et 16). Il échoue à s’emparer de la cité de Carystos (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphe 17) car exceptionnellement la phalange grecque est mieux adaptée à la situation que l’organisation divisionnaire romaine ("[Flamininus] envoya ses cohortes l’une après l’autre contre la phalange macédonienne pour l’enfoncer, mais l’étroitesse de la brèche réalisée dans la muraille était favorable aux armes et à la tactique de l’ennemi. Les rangs serrés étaient hérissés d’une forêt de longues sarisses, et la masse compacte des boucliers formait comme une tortue contre laquelle les Romains lancèrent en vain leurs petits javelots. Ils tirèrent ensuite l’épée, mais ils ne purent pas approcher des Macédoniens et couper leurs sarisses. Et même s’ils réussissaient à en casser quelques-unes, les tronçons pointus tombaient au milieu des fers de celles qui restaient entières et comblaient les vides. Comme la muraille intacte couvrait à droite et à gauche les flancs des Macédoniens, ceux-ci n’avaient pas une longue distance à parcourir pour se replier ou pour charger, et leurs mouvements mettaient presque toujours le désordre dans les rangs adverses", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 17.11-15). Il se replie donc, et incline vers le sud à l’automne -198, pour prendre le contrôle des rives nord du golfe de Crissa (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphe 18). C’est alors qu’il apprend l’arrivée d’un nommé Aristainos anti-macédonien à la tête de la Ligue achéenne. Il voit immédiatement le parti à tirer de cette évolution : il envoie des députés pour inciter la Ligue achéenne, dernière puissante alliée de Philippe V, à couper officiellement ses relations avec la Macédoine et à se ranger du côté romain ("Le consul était occupé par le siège d’Elatia [site non localisé de Phocide], lorsqu’il vit briller l’espoir d’une conquête plus importante : la Ligue achéenne était sur le point de rompre son alliance avec Philippe V et d’entrer dans le parti de Rome. Cycliadas, chef de la faction qui inclinait pour le roi de Macédoine, venait en effet d’être chassé, et le nouveau prytane nommé Aristainos conseillait de se joindre aux Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 19.1-2). Tite-Live rapporte longuement les débats entre Achéens et Romains aux paragraphes 19 à 23 livre XXXI de son Ab Urbe condita libri. Résumons-les en disant que face aux incertitudes des représentants achéens, les Romains posent un ultimatum clair : "Si vous êtes avec nous, votre Ligue obtiendra en cadeau la cité de Corinthe que nos alliés pergaméens et rhodiens assiègent actuellement, dans le cas contraire nous vous considérerons comme des ennemis au même titre que Philippe V". On passe au vote. Le résultat n’est pas unanime. La majorité est favorable à l’alliance avec Rome, mais Argos, Mégalopolis et Dymè refusent catégoriquement ("LEkklesia presque tout entière semblait disposée à donner son assentiment, et il était facile de prévoir quel serait le résultat, lorsque ceux de Dymè, de Mégalopolis et d’Argos se levèrent avant que le décret fût rendu, et quittèrent les lieux sans que leur départ excitât la moindre surprise ni le moindre murmure de désapprobation. Les Mégalopolitains, chassés jadis de leur patrie par les Spartiates [de Cléomène III en -223], y avaient été rétablis par Antigone III [en -222 ; Antigone III, cousin de Philippe V, a été aussi son tuteur jusquà sa majorité et le régent de Macédoine entre -229 et -221]. Les gens de Dymè naguère, après la prise et le pillage de leur cité par l’armée romaine, devait leur liberté nouvelle à Philippe V, qui les avait fait racheter partout où l’esclavage les avait dispersés. Les Argiens enfin considéraient traditionnellement que les rois de Macédoine étaient originaires de leur pays, de plus la plupart d’entre eux étaient personnellement unis à Philippe V par les liens de l’hospitalité ou par des liens familiaux", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 22.8-11). Pour éviter que la Ligue implose, on décide de jouer sur les mots : on repousse l’alliance avec Rome, mais on pactise avec Pergame et Rhodes ("Les autres peuples de la Ligue achéenne, appelés à donner leurs suffrages, confirmèrent sur-le-champ par un décret l’alliance avec Attale Ier et les Rhodiens. Le traité avec les Romains, ne pouvant être ratifié sans un plébiscite, fut ajourné à l’époque où l’on pourrait envoyer des ambassadeurs à Rome", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 23.1-2 ; selon Appien, un petit nombre de cités achéennes se soumettent à l’ultimatum romain en se déclarant ouvertement alliées de Rome : "Lucius Quinctius [Flamininus] envoya à l’Ekklésia achéenne des ambassadeurs qui, avec le concours des Athéniens et des Rhodiens, tentèrent de la convaincre d’abandonner Philippe V pour passer de leur côté […]. Gênés par la guerre particulière qu’ils menaient contre leur voisin Nabis le tyran de Sparte, les Achéens furent embarrassés et différèrent leur décision. La plupart restaient favorables à Philippe V et se détournaient des Romains en raison des crimes commis en Grèce par leur général Sulpicius. Les partisans des Romains exercèrent de violentes pressions, beaucoup de mécontents quittèrent l’Ekklésia, ceux qui restèrent conclurent un traité avec Lucius et le suivirent aussitôt vers Corinthe avec des machines de siège", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 7). Ce retournement diplomatique est si peu moral que l’Achéen Polybe en a honte, et tente de justifier le comportement de ses compatriotes en philosophant sur la notion de traîtrise ("Qu’est-ce qu’un traître ? La réponse est difficile. On ne doit pas désigner comme tels les hommes qui décident de leur plein gré de s’entendre avec certains rois ou dynastes et de coopérer avec eux, ni ceux qui, dans les circonstances critiques, incitent leurs patries à rompre des alliances et des amitiés nouées antérieurement pour en contracter de nouvelles : ceux-là ne sont pas des traîtres, car en agissant ainsi ils rendent les plus grands services à leur pays. Sans chercher d’exemples dans un passé lointain, je peux me faire comprendre aisément en m’arrêtant sur les événements qui nous intéressent ici. Si Aristainos n’avait pas opportunément incité les Achéens à rompre leur alliance avec Philippe V pour les ranger dans le camp des Romains, leur Ligue aurait certainement été dissoute. Au contraire, en agissant comme il l’a fait, non seulement il leur a donné la sécurité dans l’immédiat, mais encore les Achéens reconnaissent généralement que sa politique leur a apporté des avantages ultérieurement", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 13.3-9). Et cela n’apporte rien à la Ligue (quoi qu’en dise Polybe), qui est de facto divisée en deux camps : ceux qui ont pactisé avec Pergame et Rhodes partent vers Corinthe dans l’espoir d’obtenir cette cité que les Romains leur ont promise en cadeau, mais les Corinthiens et leurs alliés macédoniens repoussent tous les assauts (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphe 23), et pendant ce temps Argos accueille une garnison macédonienne dans ses murs au grand dam de Flamininus (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphe 26). Néanmoins, c’est une année terrible pour Philippe V, désormais presque seul, qui consent à la négociation proposée par l’adversaire. La raison de cette soudaine négociation est qu’à Rome des nouvelles élections ont lieu, et Flamininus, qui risque d’être éjecté de son poste, ne veut pas laisser à un éventuel successeur la gloire d’une victoire définitive contre Philippe V. Flamininus veut donc négocier n’importe quoi, le temps que ses partisans demeurés à Rome militent efficacement pour sa reconduction à la tête du corps expéditionnaire (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, paragraphe 28) : s’il est démis il tentera une dernière offensive pour revenir à Rome plein de gloire (en cas de victoire) ou pour laisser à son successeur des légionnaires ruinés avec lesquels ce dernier ne pourra rien faire (en cas de défaite), et s’il est confirmé il prendra le temps de rassembler toutes ses forces pour anéantir Philippe V et assurer la domination de ses légionnaires sur toute la Grèce. Les deux adversaires se retrouvent dans le golfe maliaque. Philippe V refuse de débarquer pour rejoindre Flamininus à terre, prétextant qu’il n’a aucune confiance dans le délégué étolien présent au côté du Romain ("Quand vint la date fixée, Philippe V quitta Démétrias avec cinq barques et une pristis ["pr…stij", gros poisson aux machoires tranchantes comme des scies, doù par analogie navire à éperon], à bord de laquelle lui-même avait pris place, et gagna le golfe Maliaque. Il était accompagné de ses secrétaires macédoniens Apollodoros et Démosthénès, du Béotien Brachyllès, et de l’Achéen Cycliadas qui, pour les raisons que j’ai dites précédemment, avait dû s’exiler du Péloponnèse. Flamininus avait à son côté le roi Amynandros, Dionysodoros le représentant d’Attale Ier, et, parmi les délégués des cités et des Ligues, les Achéens Aristainos et Xénophon, le navarque rhodien Akésimbrotos, et Phainéas le stratège étolien entouré de plusieurs hommes politiques. Le Romain et ses compagnons atteignirent la côte à Nikaia et se tinrent sur le rivage, tandis que Philippe V, arrivé à proximité de la terre, évitait d’aborder. Quand Flamininus l’invita à débarquer, le roi se leva de son siège sur le navire et déclara qu’il refusait. L’autre lui ayant demandé ce qu’il craignait, il répondit qu’il ne craignait personne hormis les dieux, mais qu’il se méfiait de tous les hommes présents et principalement des Etoliens. Flamininus manifesta sa surprise, et lui dit que le risque était le même pour tous. Le roi rétorqua que ce n’était pas exact, car beaucoup de gens pourrait remplacer Phainéas si celui-ci disparaissait, alors que personne n’était actuellement en mesure de remplacer Philippe V pour régner sur la Macédoine si celui-là périssait", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 1.1-9 ; "On choisit pour lieu de rendez-vous le bord de la mer près de Nikaia, sur le golfe Maliaque. Le roi y arriva de Démétrias avec cinq barques et un navire à éperon, accompagné des principaux Macédoniens et d’un exilé Achéen, l’illustre Cycliadas. Le général romain avait avec lui le roi Amynandros, Dionysodoros l’ambassadeur d’Attale Ier, Akésimbrotos le navarque de la flotte rhodienne, Phaineas le chef des Etoliens, et deux Achéens, Aristainos et Xénophon. Le consul s’avança au milieu de ce cortège jusqu’au bord de la mer, tandis que Philippe V se présenta à la proue de son navire, dont l’ancre était jetée. Il lui dit : “Si tu descends à terre, nous pourrons mieux nous parler et nous entendre”. Le roi refusa. Quinctius reprit : “Qui crains-tu donc ?”. Avec toute la fierté d’un roi, Philippe V répondit : “Je ne crains que les dieux immortels. Simplement je me méfie de ceux qui t’entourent, en particulier des Etoliens”. Le Romain répliqua : “C’est un danger que courent tous ceux qui pactisent avec un ennemi, si cet ennemi est sans foi”. “Mais en cas de perfidie, Titus Quinctius, la partie n'est pas égale entre Philippe V et Phaineas : les Etoliens auraient moins de peine à trouver un autre prytane à sa place, que les Macédoniens à trouver un autre roi à la mienne”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 32.9-16). Les entretiens, qui s’étalent sur trois jours, rapportés en détails par Tite-Live aux paragraphes 33 à 36 livre XXXII de son Ab Urbe condita libri, partiellement par Polybe dans les fragments 1 à 10 livre XVIII de son Histoire, et très succintement par Appien dans le fragment 8 livre IX de son Histoire romaine, s’effectuent donc à distance. Flamininus augmente les enchères par rapport à la négociation de l’Aoos quelques mois plus tôt : outre le retrait de toutes les troupes macédoniennes des cités grecques, il veut amputer la Macédoine de la partie illyrienne qui lui a été cédée lors de la paix de Phoinikè en -205 ("Le général romain répondit que ses exigences étaient très simples et très claires : le roi devait se retirer de la Grèce entière, rendre les prisonniers et les déserteurs qu’il avait entre ses mains à leurs cités respectives, remettre aux Romains les territoires illyriens qu’il avait occupés à la suite du traité conclu en Epire, et à Ptolémée V toutes les cités [servant de comptoirs commerciaux lagides en mer Egée] qu’il lui avait prises après la mort de [Ptolémée IV] Philopator", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 1.12-14 ; "Le général romain répondit : “Mon discours sera très simple, il consistera dans l’exposé des conditions indispensables à la paix. Le roi doit retirer ses garnisons de toutes les cités de la Grèce, rendre aux alliés du peuple romain les prisonniers et les transfuges, restituer aux Romains les places d’Illyrie acquises lors de la paix signée en Epire, remettre à Ptolémée V le roi d’Egypte les cités qu’il lui a enlevées après la mort de Ptolémée IV Philopator. Telles sont les conditions que je lui impose au nom du peuple romain”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 33.1-4). Non seulement Philippe V accepte, mais encore il accepte les revendications des alliés des Romains : il promet à Attale Ier la livraison de ses navires et de ses équipages captifs, et aux Rhodiens la restitution de leurs comptoirs continentaux ("Ce n’est pas moi qui ai, le premier, pris les armes contre Attale Ier et les Rhodiens : chacun sait que l’initiative est venue d’eux. Cependant, si tu me le demandes, je suis prêt à rendre aux Rhodiens leur Pérée, et à Attale Ier ses navires et ses hommes qui vivent encore", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 6.2-3 ; "Je ne dois légitimement rien à Attale Ier et aux Rhodiens, car ce sont eux, et non moi, qui ont commencé la guerre. Néanmoins, par égard pour les Romains, je rendrai aux Rhodiens la Pérée, et au roi Attale Ier ses navires avec les prisonniers qu’on retrouvera", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 34.7-8), et pour essayer de remettre la Ligue achéenne dans son camp il accepte de retirer la garnison macédonienne qu’il a installée à Argos, et de négocier avec Flamininus la cessation de Corinthe à condition que celle-ci entre dans la Ligue ("Philippe V se tourna vers les Achéens et commença par énumérer tous les bienfaits qu’ils avaient reçus d’Antigone III Doson puis de lui-même, il évoqua ensuite les grands honneurs décernés par eux à ces rois, puis il lut le texte par lequel ils avaient rompu avec les Macédoniens pour se ranger du côté des Romains, et leur reprocha longuement leur inconstance et leur ingratitude. Il se déclara disposé néanmoins à leur restituer Argos, et qu’il était prêt à discuter avec Flamininus au sujet Corinthe", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 6.5-8 ; "[Philippe V] se répandit en invectives [contre les Achéens] en accusant leur perfidie, il ajouta cependant qu’il leur rendrait Argos, et qu’il acceptait de débattre avec le général romain sur le sort de Corinthe, à condition qu’on discutât aussi de la distinction entre les cités qu’il avait conquises et qu’il acceptait d’abandonner, et toutes celles qu’il avait reçues de ses ancêtres", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 34.12-13). Mais les débats s’enlisent, à cause des coalisés grecs qui réclament toujours davantage, et surtout à cause de Flamininus qui fait traîner les choses pour les raisons électorales que nous venons d’évoquer. Au final, Flamininus décide unilatéralement d’accorder une trève de deux mois à Philippe V, officiellement pour demander son avis au Sénat à Rome, en réalité pour laisser passer le temps des élections. Philippe V, conscient que l’issue de ce ballet diplomatique stérile sera la reprise de la guerre, utilise ce sursis pour se préparer en conséquence. Mais il commet une bévue. Ne pouvant pas assurer la défense de la lointaine cité d’Argos, et désireux de se venger des membres de la Ligue achéenne qui ne veulent plus composer avec lui, il décide de confier la garde de cette cité à Nabis le tyran de de Sparte, ennemi personnel de la Ligue achéenne ("Philippe V comprit que seule une bataille achèverait la querelle, il lui fallait pour cela réunir des forces de tous côtés. Il était inquiet pour les cités achéennes d’Argos et de Corinthe si éloignées de ses terres, plus particulièrement pour la première. Il crut prudent de confier cette place à Nabis le tyran de Sparte, qui la lui rendrait après la victoire, ou qui la garderait en cas de défaite. Il écrivit donc à Philoclès, gouverneur de Corinthe et d’Argos, de se rendre en personne auprès du tyran", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 38.1-2). Les Argiens sont dégoûtés : ils ont risqué gros en demeurant fidèles à Philippe V, et celui-ci les récompense en les livrant pieds et mains liés à leur pire ennemi ! Le calcul s’avère doublement maladroit : non seulement les Argiens sont maltraités par le tyran spartiate ("Dans un premier temps le tyran refusa de recevoir la cité tant que les Argiens eux-mêmes ne l’appelleraient pas à leur secours par décret. Mais quand il apprit que les habitants se rassemblaient en grand nombre pour repousser avec mépris et avec horreur le seul nom du tyran, il estima avoir un prétexte pour les dépouiller, et demanda à Philoclès de lui livrer Argos dès qu’il le voudrait. Ce fut pendant la nuit et à l’insu de tout le monde qu’il y fut introduit. Au point du jour il s’empara de toutes les hauteurs et fit fermer les portes. Quelques-uns des principaux habitants s’échappèrent à la faveur du premier désordre, il pilla leurs biens en leur absence. Ceux qui étaient restés furent dépouillés de leur or et de leur argent, on leur imposa des taxes énormes. Ceux qui payèrent sans délai purent s’en aller sans avoir été insultés ni battus, ceux qu’on soupçonna d’avoir caché ou soustrait une partie de leurs trésors furent frappés de verges et torturés comme des esclaves", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 38.4-8), et ne sont plus en état physique et affectif d’aider les Macédoniens contre les Romains, mais encore Nabis ne manifeste aucune gratitude pour ce cadeau que le roi macédonien vient de lui faire. Misant sur une victoire finale de Flamininus, Nabis négocie un armistice avec la Ligue achéenne et traite avec le général romain, qui pour sa part reçoit confirmation de la reconduction de son mandat par le Sénat ("Une fois maître d’Argos, Nabis oublia de qui il tenait cette cité et à quelles conditions il l’avait reçue : il dépêcha vers Quinctius [Flamininus] à Elatia et vers Attale Ier qui s’était installé sur l’île d’Egine, pour les informer qu’Argos était en son pouvoir, et que si Quinctius acceptait une entrevue il pourrait s’entendre avec lui", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 39.1-2). Flamininus accepte évidemment l’offre, renforçant indirectement le lien entre Rome et Ligue achéenne puisqu’avant de s’engager avec Nabis il le somme d’arrêter ses empiètements sur le territoire achéen ("On parla des conditions de l’alliance projetée. Quinctius [Flamininus] exigea deux choses, d’abord que Nabis cessât de faire la guerre aux Achéens, ensuite qu’il fournît des secours aux Romains contre Philippe V. Le tyran promit ces secours, mais au lieu de la paix avec les Achéens il ne signa qu’une trêve qui dura jusqu’à la fin de la guerre de Macédoine", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 39.10). Pour mettre toutes les chances de son côté, Flamininus se dirige vers la cité de Thèbes, dernier soutien de Philippe V dans le centre de la Grèce ("Au commencement du printemps [-197], Quinctius [Flamininus] manda le roi Attale Ier à Elatia, désireux de soumettre les Béotiens dont les esprits incertains avaient flotté jusqu’alors entre les deux partis. Il marcha à travers la Phocide et alla camper à cinq milles de Thèbes, capitale de la Béotie. Le lendemain, il prit avec lui les soldats d’un seul manipule, et, accompagné d’Attale Ier ainsi que des nombreuses députations qui venaient de toutes parts au-devant de lui, il avança vers la cité", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 1.1-2). Aidé par l’Achéen antimacédonien Aristainos, il manœuvre si bien que Thèbes et la Béotie tout entière passent dans le camp des coalisés (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, paragraphes 1 et 2). Pour l’anecdote, c’est au cours de cette opération d’intimidation à Thèbes que le vieux Attale Ier est atteint d’une hémiplégie (évoquée dans les alinéas 2 et 3 paragraphe 2 livre XXXIII de l’Ab Urbe condita libri de Tite-Live, et dans le paragraphe 6 de la Vie de Flamininus de Plutarque), il meurt peu de temps après à plus de soixante-dix ans (Polybe lui rend un long hommage dans le fragment 41 livre XVIII de son Histoire, que Tite-Live imite dans les alinéas 1 à 5 paragraphe 20 livre XXXIII de son Ab Urbe condita libri), laissant le trône de Pergame à son fils Eumène II. C’est donc en puisant dans sa seule population macédonienne, en enrôlant tous les hommes valides à partir de seize ans, que Philippe V parvient péniblement au printemps -197 à constituer une armée équivalente au corps expéditionnaire romain entouré de tous ses nouveaux alliés ("L’armée à la tête de laquelle Philippe V attendait ses ennemis se composait de seize mille hommes qui étaient l’élite de ses troupes et de son royaume, de deux mille hommes appelés “peltastes” porteurs d’un caetratus [équivalent latin de "pšlth" en grec, petit bouclier en cuir], de deux mille Thraces et d’un nombre égal de Tralles illyriens, d’environ mille aventuriers de plusieurs peuples qu’il avait pris à sa solde comme auxiliaires, et de deux mille cavaliers. Les Romains avaient des forces à peu près égales, à l’exception de leur cavalerie qui était supérieure en nombre grâce aux renforts des Etoliens", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 4.4-6 ; "[Flamininus] marcha vers la Thessalie pour attaquer Philippe V en personne, emmenant avec lui plus de vingt-six mille hommes, dont six mille fantassins et trois cents cavaliers étoliens. L’armée de Philippe était équivalente en nombre", Plutarque, Vie de Flamininus 7). Il descend en Thessalie à la rencontre de son ennemi ("Dès les premiers jours de la belle saison, [Philippe V] commença à faire des levées dans toutes les cités de son royaume. La jeunesse manquait. Les guerres continuelles soutenues depuis tant de siècles par la Macédoine avaient épuisé sa population. Pendant son règne même, les batailles navales contre Attale Ier et les Rhodiens, et les combats de terre contre les Romains avaient moissonné un grand nombre d’hommes. Aussi fut-il réduit non seulement à enrôler des recrues âgées de seize ans, mais encore à rappeler sous les drapeaux quelques vétérans qui conservaient encore un reste de vigueur. Ce fut ainsi qu’il compléta son armée. Vers l’équinoxe du printemps [le 21 mars -197], il réunit toutes ses forces à Dion, y établit ses quartiers, et attendit les ennemis en exerçant chaque jour ses soldats", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 3.2-5). Flamininus quitte le golfe de Crissa pour monter contre lui ("A la même époque, Quinctius [Flamininus] partit d’Elatia, passa devant Thronion et Scarphè [en Locride], et arriva aux Thermopyles", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 3.6 ; "[Philippe V et Flamininus] s’avancèrent l’un contre l’autre et se rencontrèrent près de Scotoussa [en Thessalie], où ils résolurent de hasarder la bataille. Ce ne fut pas un sentiment de crainte, comme d’ordinaire, qu’éprouvèrent les chefs des deux armées en se voyant si près l’un de l’autre. Leurs troupes étaient plus que jamais pleines de courage et d’ardeur, les Romains en pensant vaincre les Macédoniens qui devaient aux exploits d’Alexandre un si haut renom de valeur et de puissance, les Macédoniens en espérant battre les Romains si supérieurs aux Perses et rendre ainsi le nom de Philippe plus glorieux que celui d’Alexandre", Plutarque, Vie de Flamininus 7). Les deux adversaires se cherchent et s’escarmouchent en suivant une route parallèle (leur trajet, qui aujourd’hui encore divise les spécialistes, est rapporté par Polybe dans les fragments 19 et 20 livre XVIII de son Histoire, et par Tite-Live au paragraphe 6 livre XXXIII de son Ab Urbe condita libri). Ils finissent par installer leurs camps respectifs de part et d’autre d’une chaîne de collines appelée "Cynocéphales" ("KunÕjkefala…", littéralement "Têtes de Chien", site inconnu de Thessalie), en plein brouillard, en ignorant totalement leur présence mutuelle à proximité. Philippe V, le premier, envoie un contingent occuper le sommet d’une des collines. Flamininus a la même idée. Ces deux contingents se retrouvent nez-à-nez et engagent immédiatement la bataille ("La pluie se mit à tomber, accompagnée de violents coups de tonnerre. Le jour suivant, à l’aube, toute la vapeur tombant des nuages s’amassa au sol au point que, dans le brouillard opaque, on ne put même pas distinguer les gens devant soi. Pourtant Philippe V, pressé d’arriver au but, leva le camp et se remit en toute avec toute son armée. Mais gêné dans sa marche par le brouillard, il s’arrêta après n’avoir fait qu’un court trajet, et établit son armée à l’abri d’un retranchement, détachant par ailleurs la troupe qui couvrait sa marche avec mission de prendre position au sommet des collines séparant les deux armées. Flamininus, qui campait près du sanctuaire de Thétis et qui se demandait où se trouvait l’ennemi, envoya dix turmes de cavalerie et un millier de fantassins légers, avec mission d’explorer la campagne avec précaution. Alors que cette troupe avançait vers la crête des collines, elle tomba sans y penser sur les avant-postes macédoniens, qu’on distinguait mal à cause du brouillard. Après quelques instants de confusion, les deux adversaires commencèrent à s’éprouver mutuellement", Polybe, Histoire, XVIII, fragments 20.7-9 et 21.1-3 ; "Philippe V donna aussitôt après la pluie l’ordre du départ, sans s’effrayer des nuages qui descendaient vers la terre. Mais le brouillard qui couvrait le ciel devint si épais que les porte-enseignes ne distinguèrent plus le chemin, ni les soldats leurs enseignes : on marcha au hasard et en désordre, en se laissant guider par des cris confus, comme des gens égarés dans la nuit. Après qu’on eût franchi les collines appelées “Cynocéphales” et qu’on y ait installé un gros corps de fantassins et de cavaliers, on éleva des retranchements. Le Romain resta dans son camp du Thétision [sanctuaire de Pharsale dédié à Thétis, au sud-est de Scotoussa], mais il envoya dix turmes de cavalerie et mille fantassins pour essayer de découvrir l’ennemi, en leur recommandant de se tenir en garde contre les surprises que l’obscurité du jour pourrait favoriser, même dans les lieux découverts. Ces éclaireurs furent à peine arrivés près des hauteurs occupées par les Macédoniens, que les deux partis, effrayés l’un de l’autre, demeurèrent immobiles et frappés de stupeur. Ils envoyèrent ensuite des courriers vers leurs camps respectifs et, s’étant remis du premier effroi causé par cette rencontre inattendue, ils sortirent de leur inaction : le combat fut engagé d’abord par quelques soldats qui s’avancèrent hors des rangs, puis des renforts vinrent soutenir ceux qui pliaient, et la mêlée s’étendit", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 7.1-6 ; "Le lendemain, à l’aube, après une nuit humide et pluvieuse, les nuages s’étant épaissis en brouillard, toute la plaine fut couverte d’une profonde obscurité. Quand le jour parut, le brouillard descendu des montagnes s’était répandu sur tout l’espace entre les deux camps, et en dérobait entièrement la vue. Les détachements que les deux armées avaient envoyés pour reconnaître les lieux et s’emparer de quelques postes, se rencontrèrent et combattirent près des Cynocéphales, une succession de petites collines terminées en pointe, ainsi nommées à cause de leur ressemblance avec des têtes de chien. Cette escarmouche fut hasardeuse, comme cela arrive naturellement dans des lieux difficiles, chaque parti fuyant et poursuivant alternativement, et envoyant continuellement du secours à ceux qui étaient pressés et qui reculaient. L’air s’éclaircit ensuite, laissant voir les manœuvres, on en vint alors aux mains avec toutes les forces des deux armées", Plutarque, Vie de Flamininus 8). Informé, Flamininus envoie des régiments en renfort. Les Macédoniens sont refoulés dans la plaine nord, les Romains s’emparent de la hauteur ("Flamininus envoya sur les lieux les Etoliens Archédamos et Eupolémos, ainsi que deux de ses tribuns, avec cinq cents cavaliers et deux mille fantassins. Dès que ces hommes eurent rejoint leurs camarades du premier détachement, le combat prit un autre tour. Les Romains, encouragés par l’arrivée de ce renfort, combattirent avec une ardeur décuplée, tandis que les Macédoniens, qui résistèrent d’abord vaillamment, furent durement pressés, puis complètement défaits. Les vaincus prirent la fuite vers les crêtes et envoyèrent à leur roi un appel au secours", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 21.5-8 ; "Quinctius [Flamininus] fit partir à la hâte cinq cents cavaliers et deux mille fantassins, choisis surtout parmi les Etoliens, sous la conduite de deux tribuns. Ce détachement rétablit le combat, changea même la fortune, et les Macédoniens pliant à leur tour firent demander du secours à leur roi", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 7.7). Philippe V répond en envoyant à son tour des renforts, qui refoulent les Romains dans la plaine sud. Les Romains ne doivent leur survie qu’à la résistance de la cavalerie étolienne ("Informé de ce qui se passait par ses agents de liaison, et constatant que le brouillard commençait à se dissiper, [Philippe V] envoya en renfort Hérakléidès de Gyrtonè qui commandait la cavalerie thessalienne et Léon l’hipparque des Macédoniens, ainsi qu’Athénagoras qui emmena tous les mercenaires sauf les Thraces. Quand ceux-ci eurent rejoint les hommes des avant-postes, les Macédoniens ainsi puissamment renforcés reprirent l’offensive et délogèrent à leur tour les Romains des crêtes. Seul l’acharnement de la cavalerie étolienne les empêcha de mettre l’ennemi complètement en déroute", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 22.2-3 ; "Le brouillard se levant, on put voir le sommet des collines, et les Macédoniens qui, refoulés sur la hauteur la plus élevée, tenaient moins par la force de leurs armes que grâce à leur position. Le roi jugea qu’il valait mieux risquer toute son armée dans les hasards d’une bataille que d’en sacrifier une partie en l’abandonnant sans défense. Il ordonna donc à Athénagoras le chef des mercenaires de se porter en avant avec tous les auxiliaires sauf les Thraces, et avec la cavalerie macédonienne et thessalienne. Chassés par leur arrivée, les Romains descendirent des collines, et ne s’arrêtèrent que lorsqu’ils se retrouvèrent dans la plaine. Ils n’évitèrent la culbute et la déroute que grâce à la cavalerie des Etoliens, qui était alors la meilleure de toute la Grèce", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 7.9-13). C’est alors que s’illustre une fois de plus la supériorité de l’organisation légionnaire romaine sur la formation phalangiste grecque, que nous avons longuement exposée en introduction du présent alinéa, et que nous avons vue à l’œuvre notamment dans la guerre entre Rome et Pyrrhos au début du IIIème siècle av. J.-C. Tandis que toutes les autres armées du monde se précipiteraient collégialement pour essayer de contenir la poussée des troupes grecques, le Romain Flamininus range ses manipules en bas de la colline ("Quand Flamininus vit que ses cavaliers et ses troupes légères fléchissaient, et qu’à ce spectacle son armée entière était en émoi, il fit sortir toutes ses troupes du camp et les déploya en bataille au pied des collines", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 22.7), et n’en sacrifie que quelques-unes qu’il envoie vers Philippe V. Quand ce dernier, trompé par l’enthousiasme excessif de son entourage, donne l’ordre à toutes ses troupes de se diriger vers l’endroit où l’on se bat ("Philippe V voyait les messagers accourir les uns après les autres pour lui crier : “Roi, l’ennemi est en fuite, ne laisse pas échapper cette occasion !”, “Les barbares ne tiennent pas devant nous, c’est aujourd’hui ton jour, c’est maintenant ton moment !”. C’est ainsi qu’il se laissa entraîner à livrer bataille, alors que la nature du terrain ne lui était pas favorable. Les collines de Cynocéphales sont effectivement couvertes d’aspérités et crevassées, elles sont aussi élevées. Philippe V originellement n’était pas disposé à livrer bataille dans cet endroit aussi peu praticable, mais les rapports exagérément optimistes de ses messagers l’incitèrent à faire sortir toutes ses troupes du camp", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 22.8-10 ; "La nouvelle de ce succès, exagérée par les courriers qui arrivèrent les uns après les autres du champ de bataille en criant que les Romains fuyaient épouvantés, fixa les irrésolutions et les incertitudes de Philippe V : d’abord convaincu qu’une action générale était imprudente dans ce lieu et cette circonstance défavorables, il se décida finalement à faire sortir ses troupes et à les ranger en bataille", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 8.1-2), ce n’est pas toute l’armée romaine qu’il menace, mais seulement une petite partie qui joue un rôle d’appât. Flamininus envoie l’autre partie vers l’aile gauche macédonienne ("[Flamininus] ordonna aux troupes de son aile droite, devant lesquelles se trouvaient les éléphants [apportés depuis Carthage], de rester sur place, et avec l’infanterie légère de son aile gauche il avança vers l’ennemi au pas de parade", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 23.7 ; "Le général romain lança aussi ses troupes, parce qu’il y était contraint davantage que pour profiter d’une bonne occasion. Il plaça les éléphants en avant de ses lignes et laissa son aile droite en retrait, tandis que toutes les troupes légères de son aile gauche marchèrent à l’ennemi", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 8.3). Sur l’aile droite macédonienne, les Grecs croient la bataille déjà gagnée, parce qu’ils s’enfoncent dans les manipules romains comme dans du beurre. Espérant accélérer la décision, Philippe V prend personnellement les choses en mains : il ordonne à ses hommes de se ranger en phalange, la seule formation militaire connue dans le monde grec. Tous ses régiments n’ont pas encore gravi la colline, et la phalange réalisée ressemble davantage à un gruyère improvisé qu’à une structure offensive ? Peu importe ! Que Nicanor (celui qui a réalisé le raid sur Athènes en -200, avant de repartir avec l’ultimatum des trois ambassadeurs romains) se débrouille pour hâter la course des retardataires, qui ne seront peut-être pas utiles pour vaincre. Les cavaliers se sont trop avancés et ne protègent pas les flancs de la phalange ? Peu importe derechef ! Tous les Romains sont devant nous : qu’avons-nous à craindre sur nos flancs ? ("Pendant ce temps, Philippe V, voyant que la majeure partie de son armée se tenait désormais alignée devant le retranchement, se mit à la tête des peltastes et des troupes de son aile droite et gravit rapidement les pentes, Nicanor Elephas ["Elšfaj"/"l’Eléphant" : ce surnom signifie-t-il que Nicanor a une carrure aussi imposante qu’un éléphant ? ou qu’il renverse tout sur son passage comme un éléphant ? ou qu’il est éléphantarque à l’origine, autrement dit qu’il n’est pas un expert dans le commandement des régiments de fantassins, ce qui expliquerait pourquoi il ne saura pas réagir quand Flamininus attaquera bientôt ?] étant chargé de le suivre avec le reste de la phalange. Dès que les premiers rangs eurent atteint le sommet abandonné par les Romains, qui avaient été refoulés très loin sur le versant opposé par ses détachements avancés, il déploya ses troupes à partir de la gauche pour occuper les sommets voisins. Mais quand vint le moment de se déployer sur sa droite, ses mercenaires survinrent brusquement, vivement pressé par l’infanterie lourde romaine qui avaient rejoint l’infanterie légère dont je viens de parler, celle-ci et celle-là pesant de tout leur poids conjugué et exerçant une poussée vigoureuse sur l’adversaire en lui tuant beaucoup de monde", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 24.1-5 ; "Philippe V se mit à la tête des peltastes et de la phalange à son aile droite, qui composait toute la force de l’armée macédonienne, et s’avança contre les Romains au pas de course, laissant à Nicanor, un de ses hommes de Cour, l’ordre de le suivre de près avec le reste des troupes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 8.7-8). On abaisse les sarisses ("Sous cette pression du moment, [Philippe V] fut ainsi contraint de se porter à leur aide et d’engager l’action décisive, alors que beaucoup de ses phalangistes étaient toujours en train de gravir les pentes. Il rassembla sur sa droite les combattants en retraite, fantassins et cavaliers, puis ordonna aux peltastes et aux phalangistes de former leurs rangs et de serrer leurs files vers la droite. Quand l’ennemi fut presque au contact, il donna l’ordre aux phalangistes d’abaisser leurs sarisses et d’avancer contre lui, les troupes légères étaient chargées de couvrir les flancs", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 24.7-9 ; nous ne suivons pas Tite-Live sur ce point qui, refusant d’admettre que les Romains de l’aile droite macédonienne ont reculé, les montre repoussant Philippe V, avant de dire qu’un combat s’engage en haut de la colline directement à l’épée sans que la phalange ait eu le temps de se former, ce qui rend impossible la suite de son récit ["En arrivant au sommet, et en voyant des armes et quelques cadavres gisant à terre qui indiquaient qu’on avait combattu à cette place, que les Romains avaient été repoussés, et que l’action principale se déroulait désormais près du camp ennemi, [Philippe V] fut d’abord transporté de joie. Mais bientôt il vit les siens refluer en désordre, la terreur s’étant répandue dans leurs rangs. Il éprouva un moment d’inquiétude, et se demanda s’il devait battre en retraite. Finalement, l’approche de l’ennemi, le danger des Macédoniens qu’on massacrait dans leur fuite, l’impossibilité de les sauver si on ne s’avançait pour les défendre, et le peu de sûreté que lui offrait la retraite, l’obligèrent, alors que ses forces restantes ne l’avaient pas encore rejoint, à courir le risque d’une bataille générale. Il plaça à son aile droite la cavalerie et les troupes légères qui avaient pris part au combat, et ordonna aux peltastes et à la phalange de laisser leurs lances, dont la longueur était embarrassante, et de prendre l’épée en main. En même temps, pour éviter que son armée ne fût facilement rompue, il diminua de moitié le front de bataille et doubla la profondeur des rangs, de manière à présenter plus de longueur que de largeur. Il ordonna aussi de serrer les rangs, et de ne laisser aucun intervalle entre les hommes et les armes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 8.9-14]) et on court à l’avant. Les manipules que Flamininus a placés là sont brisés, disloqués, piétinés ("Le heurt entre les deux armées fut extrêmement violent et s’accompagna de clameurs assourdissantes, car de part et d’autre on poussa des cris de guerre et ceux qui n’étaient pas encore engagés encouragèrent à pleine voix les combattants. Ce fut un moment impressionnant et angoissant. L’aile droite de Philippe V s’acquitta brillamment de sa tâche, car elle affrontait l’adversaire à partir d’une position dominante et l’emportait par le poids de sa formation et par son armement", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 25.1-2 ; "Jamais cri plus terrible ne retentit au commencement d’une action. Le hasard voulut que les deux armées se fissent entendre en même temps, et que tout le monde prît part à ce cri, combattants, corps de réserve et troupes qui venaient se jeter dans la mêlée. Le roi fut vainqueur à l’aile droite, grâce surtout à sa position dominante", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 9.2-3 ; "Philippe V lança des hauteurs la phalange de son aile droite sur les Romains et les fit plier sous son poids, couverte de boucliers serrés l’un contre l’autre et hérissée de longues lances", Plutarque, Vie de Flamininus 8). Mais Philippe V s’est trompé. Pendant qu’il s’avance ainsi vers le sud-ouest, les autres manipules que le général romain a conservés sont en train de gravir les collines vers le nord-est, ils entrent bientôt au contact des Macédoniens retardataires de Nicanor, qu’ils attaquent immédiatement ("Mais les troupes qui devaient se placer à côté des troupes déjà engagées se trouvaient toujours à distance de l’ennemi, et celles qui devaient former l’aile gauche [macédonienne] venaient seulement de finir leur ascension et d’apparaître sur les crêtes. Quand Flamininus vit que son aile gauche ne pouvait pas soutenir le choc de la phalange et était refoulée, une partie de ses hommes étant morts et l’autre partie reculant pied à pied, il se porta vers son aile droite pour sauver la situation, ayant constaté que les troupes ennemies chargées de soutenir celles déjà engagées n’étaient pas encore rangées et que les autres venaient à peine d’achever leur ascension ou même n’avaient pas encore atteint les crêtes. Il lança contre elles des manipules précédés par les éléphants", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 25.3-5 ; "Mais, à son aile gauche, les rangs [de Philippe V] furent rompus à cause des creux qui formaient les intervalles entre les collines. Titus [Flamininus] laissa l’aile qui était déjà vaincue et, passant rapidement à l’autre aile, il chargea les Macédoniens, que l’inégalité et les coupures du terrain empêchaient de conserver leur formation phalangiste et de donner à leurs rangs la profondeur qui constituait la force de leur armée", Plutarque, Vie de Flamininus 8). Ne s’attendant pas à voir des Romains dans cette partie du front, ces Macédoniens retardataires, épuisés par leur escalade de la colline au pas de course, et surtout ne sachant pas se battre en commun par petites formations coordonnées contre les décuries et les centuries romaines, sont rapidement balayés ("Les Macédoniens, n’ayant personne dans ce secteur pour leur donner des ordres [cette subordonnée de Polybe est cruelle : Nicanor est théoriquement chargé de diriger cette partie du front, mais son incompétence le rend transparent…], et hors d’état de faire front en adoptant la formation phalangiste à cause du terrain accidenté et parce que leurs effectifs étaient incomplets, certains étant toujours en train de marcher, n’attendirent pas le choc de l’ennemi : les éléphants suffirent pour semer la panique, disloquer leurs rangs et provoquer leur fuite", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 25.6-7 ; "Sans s’inquiéter de son aile droite qui lâchait pied, Quinctius [Flamininus] fit avancer ses éléphants, et fondit brusquement sur les ennemis, pensant que la déroute de ce corps entraînerait celle du reste de l’armée. Son espoir ne fut pas trompé. Les Macédoniens effrayés tournèrent le dos et prirent la fuite dès qu’ils aperçurent les éléphants, tous leurs compagnons d’armes les suivirent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 9.6-8). Au lieu de poursuivre les fuyards, un des officiers romains, dont nous ignorons le nom, ordonne un quart de tour à gauche, pour attaquer la phalange de Philippe V sur ses arrières ("La plupart des Romains se mirent à poursuivre et à massacrer les fuyards, mais un des tribuns qui se trouvaient avec eux retint une vingtaine de manipules, ayant compris comment tirer parti de l’occasion offerte et contribuant ainsi pour une large part au succès final. Il constata que du côté où se trouvait Philippe V, les Macédoniens occupés à refouler de tout leur poids l’aile gauche romaine s’étaient avancés bien au-delà du reste du front. Il quitta alors l’aile droite romaine où la victoire semblait assurée, pour se retourner vers le lieu où la bataille se poursuivait et alla assaillir les Macédoniens sur leurs arrières", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 26.1-3 ; c’est à ce moment que le récit de Tite-Live devient impossible, puisqu’il se raccorde avec Polybe en disant qu’un des officiers romains tourne ses manipules vers l’arrière de la phalange de Philippe V ["C’est alors qu’un tribun, obéissant à une inspiration soudaine, prit avec lui vingt manipules, se détacha de la division romaine, dont la victoire n’était plus douteuse, et se détourna vers les arrières de l’aile droite ennemie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 9.8], or il a assuré précédemment que Philippe V a engagé la mêlée sur la colline sans avoir eu le temps de former la phalange). C’est une parfaite illustration de ce que nous avons dit dans notre introduction sur l’importance du commandement dans l’armée grecque, comparée à l’efficacité divisionnaire romaine : du côté grec, la victoire dépend entièrement du site où est utilisée la phalange, du chef qui la dirige, et des soldats qui la composent, alors que du côté grec la parfaite coordination des décuries, centuries, manipules entre eux laisse l’initiative à tous les sous-chefs anonymes qui les dirigent et assure la victoire sur tous les terrains possibles (nous rejetons pour notre part l’hypothèse de certains latinistes selon laquelle le sous-officier romain ayant ordonné cette attaque sur les arrières de Philippe V, n’a fait qu’appliquer un ordre de Flamininus : le légionnaire étant un combattant capable de se battre seul aussi bien qu’en groupe, un Flamininus ne lui est nullement nécessaire pour prendre l’initiative d’attaquer ici plutôt que là, de la même façon que sur tous les champs de bataille entre 1939 et 1942 des officiers de terrain comme Manstein, Guderian, Rommel assureront des grandes victoires en prenant des initiatives personnelles avec leurs régiments parfaitement entraînés sans en référer à leurs généraux et maréchaux d’Etats-majors, contre des armées aussi monolithiques, inadaptées et mal commandées que la phalange de Philippe V). Dès que les premiers coups tombent dans son dos, la phalange se disloque, et les Macédoniens qui la constituent s’enfuient dans toutes les directions ("Comme dans la formation phalangiste les hommes ne peuvent pas faire volte-face ni livrer des combats individuels, [les manipules romains] purent pousser leur attaque en massacrant les soldats devant eux qui ne pouvaient pas se défendre. Les Macédoniens furent finalement contraints de jeter leurs boucliers et de prendre la fuite, bientôt poursuivis par les troupes qu’ils avaient vues jusque-là reculer devant eux", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 26.4-5 ; "Aucune armée ainsi chargée sur ses arrières n’eût pu résister au choc, mais la pesanteur et l’immobilité de la phalange macédonienne, qui ne pouvait faire face de tous côtés, augmenta encore la confusion. Par ailleurs, les assaillants de tête, qui avaient d’abord lâché pied avant de profiter de sa terreur pour la presser de nouveau frontalement, lui interdirent le moindre mouvement. Enfin, elle avait même perdu l’avantage du terrain, car en descendant de la hauteur pour poursuivre les ennemis qu’elle avait repoussés, elle avait livré sa position aux manipules romains qui l’assaillaient désormais par l’arrière. Une partie des Macédoniens se fit tuer sur place, le plus grand nombre jeta ses armes et prit la fuite", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 9.9-11 ; "Or les Macédoniens ne pouvaient pas lutter d’homme à homme à cause de leurs armes pesantes qui gênaient leurs mouvements, et à cause de la formation phalangiste : tant que la phalange ne forme qu’un seul corps, qu’elle conserve ses rangs serrés et ses boucliers joints, elle ressemble effectivement à un animal d’une force indomptable, mais dès qu’elle se rompt, chaque combattant ne peut plus se défendre sous son armure, parce que c’est la combinaison des parties qui crée la force de l’ensemble, et non pas la valeur individuelle éventuelle de chacune de ces parties. L’aile gauche des ennemis étant ainsi mise en fuite, une partie des Romains les poursuivirent, l’autre partie chargea en flanc les Macédoniens qui combattaient encore et en fit un grand carnage", Plutarque, Vie de Flamininus 8). C’est encore une parfaite illustration de ce que nous avons dit sur la fragilité de cette formation, malgré son apparence : sans cavaliers pour protéger ses flancs - que nous avons assimilés aux schürzen installées sur les flancs des panzers -, la phalange est une machine militaire très vulnérable, et si elle est attaquée par l’arrière elle est aussitôt neutralisée et anéantie. Encerclés, les Macédoniens survivants se rendent ("[texte manque] faire halte, car les soldats ennemis avaient levé leurs sarisses, ce qui selon l’usage macédonien indique qu’on veut se rendre ou passer dans le camp de l’adversaire. Quand on lui eut expliqué la signification de ce geste, [Flamininus] voulut retenir les Romains pour épargner ces hommes aux abois, mais il était encore occupé à s’interroger quand quelques éléments romains avancés arrivèrent sur eux en dévalant la pente et se mirent à frapper : la plupart des Macédoniens périrent, quelques-uns seulement parvinrent à s’échapper en jetant leurs boucliers", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 26.9-12 ; "Quinctius [Flamininus] se mit à la poursuite des fuyards, mais il aperçut soudain les Macédoniens qui dressaient leurs lances. Ne sachant pas quel était leur dessein, il s’arrêta un moment. On lui apprit que telle était la manière dont les Macédoniens se rendaient, il songea alors à épargner les vaincus. Mais ses soldats, ignorant que l’ennemi voulait arrêter le combat et que leur général voulait leur accorder la vie, firent une charge, massacrèrent les premiers rangs, et mirent les autres en déroute", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 10.3-5). Mesurant l’ampleur de sa défaite, Philippe V s’enfuit ("La victoire s’étant ainsi terminée sur une victoire totale des Romains, Philippe V battit en retraite en direction des Tempè [vallée du fleuve Pénée située entre le mont Olympe au nord et le mont Ossa au sud]. Il y campa le premier soir dans un endroit appelé “Pyrgos d’Alexandre” ["PÚrgoj"/"Tour", site inconnu], et le lendemain, ayant poussé jusqu’à Gonnoi à l’entrée des Tempè, il s’arrêta pour recueillir les survivants de la déroute", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 27.1-2 ; "Philippe V, accompagné seulement de quelques fantassins et cavaliers, gagna d’abord une hauteur afin de savoir dans quel état se trouvait son aile gauche. Quand il vit la déroute générale, et les enseignes et les armes romaines qui brillaient sur toutes les collines voisines, il s’éloigna à son tour du champ de bataille. […] Le roi courut à toute bride jusqu’à Tempè. Il s’y arrêta un jour entier dans les environs de Gonnoi pour rallier les débris de son armée", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 10.1-6). Ainsi s’achève la bataille de Cynocéphales, que les spécialistes depuis le XIXème siècle aiment rapprocher de la bataille d’Iéna en 1806, où la monolithique et statique armée prussienne joue le rôle de la phalange grecque, et où les compagnies, bataillons, régiments, brigades, divisions et corps darmées français jouent le rôle mobile des décuries, centuries, manipules, cohortes et légions romains.


Pendant ces événements en Grèce, Antiochos III n’est pas resté inactif. On ignore ce qu’il a fait entre -200 (année de sa mainmise sur le royaume lagide) et -198, car les passages de l’Histoire de Polybe qui en parlaient sont perdus, et Tite-Live de son côté n’en dit rien parce que ce n’est pas son sujet. On apprend seulement par une incidence de Tite-Live qu’Antiochos III a profité de la guerre déclenchée entre Philippe V et Rome pour retourner ses forces vers l’Anatolie. En hiver -199/-198 effectivement, des députés pergaméens viennent demander du secours au Sénat à Rome "parce qu’Antiochos III a envahi le territoire de Pergame". Le Sénat promet d’envoyer un message de protestation à Antiochos III ("Les ambassadeurs du roi Attale Ier furent introduits dans le Sénat par les consuls. Ils déclarèrent que leur maître avait toujours aidé la République avec sa flotte et toutes ses troupes terrestres et maritimes, qu’il avait exécuté jusqu’à ce jour avec zèle et dévouement tout ce que les consuls lui avaient demandé, mais ils ajoutèrent craindre que le roi Antiochos III ne lui permît plus de rendre à l’avenir les mêmes services aux Romains car son royaume dégarni de navires et de troupes venait d’être envahi par le roi syrien. Ils supplièrent donc les pères-conscrits [surnom des sénateurs] de lui envoyer des renforts pour protéger ses terres s’ils voulaient s’assurer la coopération de sa flotte dans la guerre de Macédoine, sinon il demandait la permission de rappeler ses forces de terre et de mer pour se défendre. Le Sénat répondit aux ambassadeurs qu’il remerciait le roi Attale Ier d’avoir mis ses armées et sa flotte à la disposition des généraux romains, mais qu’il ne pouvait pas envoyer des secours à Attale Ier contre Antiochos III qui était l’allié et l’ami du peuple romain, ni retenir les troupes d’Attale Ier si son intérêt ne le permettait pas. Rome, en acceptant les secours de ses alliés, leur laissait toujours le droit d’en régler l’usage, et de fixer le début et la fin du service auxiliaire qu’ils voulaient bien lui fournir. Néanmoins, une députation irait annoncer au roi Antiochos III que les troupes d’Attale Ier secondait les opérations de l’armée romaine contre Philippe V leur ennemi commun, et qu’Antiochus III ferait une chose agréable au peuple comme au Sénat en respectant les domaines d’Attale Ier et en cessant toute hostilité, car il était convenable que deux rois alliés et amis du peuple romain fussent en paix l’un avec l’autre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 8.9-16). Peu de temps après, le même Tite-Live nous informe qu’une nouvelle délégation pergaméenne vient remercier le Sénat "parce qu’Antiochos III a retiré ses troupes du territoire de Pergame" ("Cette même année [-198], des ambassadeurs du roi Attale Ier vinrent déposer au Capitole une couronne d’or de deux cent quarante-six livres, et remercier le Sénat du fait que les envoyés romains avaient obtenu qu’Antiochos III retirât son armée des terres de leur maître", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXII, 27.1). En quoi consiste cette invasion ? A-t-elle été réalisée par Antiochos III en personne, ou par Zeuxis le gouverneur séleucide de Lydie (qui n’a pas beaucoup aidé Philippe V dans sa conquête des détroits en -200/-201, comme on l’a vu plus haut) pour le compte d’Antiochos III ? Quelles sont les terres qui ont été envahies ? Ont-elles réellement été évacuées, ou Séleucides et Pergaméens ont-ils trouvé un arrangement ? Convenons que sur toutes ces questions, nous ne sommes sûrs de rien. On peut seulement dire que l’intervention physique sur le domaine de Pergame a été réelle puisque Polybe dit a posteriori, quand il rend hommage à Eumène II le roi de Pergame au moment de sa mort en -159, à l’alinéa 3 fragment 8 livre XXXII de son Histoire, que celui-ci au moment de son intronisation en -197 "a hérité d’un royaume beaucoup plus petit que du temps glorieux de son père Attale Ier". Les événements redeviennent lisibles précisément à partir du printemps -197, quand Antiochos III quitte sa capitale Antioche avec son armée dans le dessein clairement exprimé de s’approprier les derniers territoires anatoliens qui refusent encore son autorité. Il s’empare des comptoirs lagides de la côte sud ("Antiochos III, après avoir réduit en son pouvoir toutes les cités de Koilè-Syrie qui obéissaient à Ptolémée V dans sa campagne précédente, était allé prendre ses quartiers d’hiver [-198/-197] à Antioche, non pas pour s’y reposer, mais pour rassembler toutes les forces terrestres et maritimes de son royaume et des armements considérables. Dès les premiers jours du printemps [-197], il envoya en avant son armée avec ses deux fils Ardys et Mithridate. Après avoir recommandé aux Sardes de l’attendre, il partit lui-même avec une flotte de cent navires pontés et deux cents bâtiments légers, esquifs et barques, projetant de longer les côtes de Cilicie et de Carie pour s’approprier les places de Ptolémée V, et de prêter à Philippe V, qui n’était pas encore complètement vaincu, l’appui de ses troupes et de sa flotte", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 19.8-11). Alors qu’il assiège Korakésion (entre Cilicie et Pamphylie, probablement l’actuelle Alanya en Turquie), il reçoit des députés rhodiens qui lui signifient que s’il continue d’avancer cela équivaudra à la guerre : les Rhodiens, même s’ils ne le disent pas ouvertement, craignent qu’Antiochos III fasse sa jonction avec Philippe V ("Les Rhodiens signalèrent par plus d’une entreprise hardie sur terre et sur mer leur fidélité envers le peuple romain et leur dévouement aux intérêts généraux de la Grèce, mais ils n’en donnèrent pas de preuve plus éclatante qu’en cette occasion où, sans s’effrayer du poids de la guerre qui les menaçait, ils envoyèrent une ambassade au roi Antiochos III pour l’inviter à ne pas doubler le promontoire cilicien de Chelidonia [aujourd’hui le cap de Besadalar en Turquie, à l’ouest du golfe d’Antalya], célèbre depuis la conclusion de l’antique traité entre Athéniens et Perses [allusion à la paix conclue entre lAthénien Callias II et le Grand Roi de Perse Artaxerxès Ier en -470 et renouvelée par lAthénien Epilycos et le même Artaxerxès Ier en -449, interdisant aux navires militaires de ce dernier de naviguer vers louest au-delà de ce cap Chélidonia : par cette allusion, Tite-Live cherche-t-il à renforcer la scie rhétorique romaine de son temps qui fait dAntiochos III un nouveau Xerxès Ier menaçant loccident civilisé ?], et lui signifier que s’il ne suspendait pas sa marche ils s’opposeraient à lui, non pas parce qu’ils avaient contre lui un quelconque sentiment de haine personnelle, mais parce qu’ils ne voulaient pas qu’il fît sa jonction avec Philippe V et qu’il empêchât les Romains d’affranchir la Grèce", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 20.1-3 ; "Les Rhodiens voulaient empêcher Antiochos III de longer la côte, non par hostilité à son encontre, mais de peur que ce roi, en joignant ses forces à celles de Philippe V, menaçât la liberté des Grecs", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 41a). C’est alors, pendant la rencontre, qu’arrive la nouvelle de la défaite de Philippe V à la bataille de Cynocéphales. Les Rhodiens, désormais sûrs de leurs arrières, n’hésitent plus à se dresser contre Antiochos III en apportant leur soutien aux cites d’Ionie et de Carie, pour qu’elles fassent tampon contre l’armée d’invasion séleucide ("Antiochos III était alors occupé au siège de Korakésion. Il s’était emparé de Zéphyrion [site inconnu], Soles [site archéologique près de l’actuelle Mersin en Turquie], Aphrodisia [site inconnu], Korykos [aujourdhui Kizkalezi en Turquie] et, après avoir doublé le cap cilicien d’Anémurion [aujourd’hui Anamur en Turquie], Sélinonte [aujourd’hui Gazipasa en Turquie]. Il était entré sans coup férir dans toutes ces places, et tous les autres forts de la même côte s’étaient soumis à lui par crainte ou volontairement, seule Korakésion avait fermé ses portes contre toute attente, et arrêtait le roi sous ses murs. C’est là qu’il donna audience aux ambassadeurs rhodiens. Leur message était de nature à blesser la fierté d’Antiochos III, il sut pourtant modérer son ressentiment et répondit qu’“il enverrait des ambassadeurs à Rhodes pour renouveler les anciens traités qui l’unissaient, lui et ses ancêtres, à cette démocratie, et assurer aux Rhodiens que son arrivée ne causerait aucun tort ou dommage à eux ni à leurs alliés, et que son intention de ne pas rompre avec les Romains ne pouvait être mise en doute puisqu’il leur avait envoyé une ambassade et que le Sénat venait de lui adresser une réponse amicale et rendre des décrets en son honneur”. […]. Pendant que les ambassadeurs syriens faisaient ce rapport en présence des Rhodiens, un courrier apporta la nouvelle de la victoire de Cynocéphales. Ce succès délivrant les Rhodiens de toute crainte du côté de Philippe V, ils abandonnèrent l’idée d’aller au-devant d’Antiochos III avec leur flotte, mais ils ne renoncèrent pas à un autre soin, qui était de défendre la liberté des cités alliées de Ptolémée V contre les entreprises imminentes d’Antiochos III : aux unes ils envoyèrent des secours, aux autres ils se bornèrent à donner des avis et à prévenir les desseins de l’ennemi. Ils garantirent ainsi la liberté de Caunos, de Myndos, d’Halicarnasse et de Samos", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 20.4-12).


En Grèce, il est évident que le courant ne passe plus entre Romains et Etoliens. Dès les jours suivant la bataille de Cynocéphales, ceux-ci reprochent aux Romains d’oublier que leur cavalerie les a sauvés au début de la bataille. Ceux-là ne supportent pas de voir les Etoliens revendiquer l’honneur de la victoire, et de prétendre à l’hégémonie sur toute la Grèce en remplacement de Philippe V ("[Flamininus] [texte manque] par l’avidité avec laquelle les Etoliens s’étaient jetés sur le butin, et il refusa de faire d’eux les maîtres de la Grèce en détrônant Philippe V. Il était indigné par leur volonté outrecuidante de s’attribuer le mérite de la victoire et de remplir la Grèce du bruit de leurs prouesses. Il commença donc, dans son rapport avec eux, à leur parler avec distance, à ne plus les informer des affaires communes et à mener ses entreprises en s’appuyant seulement sur les conseils de ses amis", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 34.1-3 ; "Philippe V put s’échapper à cause des Etoliens qui, au lieu de seconder les Romains à le poursuivre, s’arrêtèrent pour piller son camp, si bien qu’à leur retour ceux-ci ne trouvèrent plus rien. Ce différend provoqua des paroles injurieuses et des querelles ouvertes entre Romains et Etoliens. Ces derniers offensèrent encore davantage Titus [Flamininus] en s’attribuant l’honneur de la victoire et en se hâtant de répandre dans la Grèce la renommée de leurs prétendus exploits. De là vient que dans les vers des poètes et dans les chansons populaires composés sur ce sujet les Etoliens sont toujours nommés en premier, par exemple dans l’épigramme suivante qui eut un grand succès : “Passant, tu vois sur cette plaine, sans funérailles, sans tombeaux, trente mille Thessaliens gisants, abattus sous les coups valeureux des Etoliens et des Latins que Titus a amenés de la vaste Italie. L’Emathie [ancien nom de la Macédoine] a senti le terrible fléau, et l’audace qui animait Philippe a fui plus rapidement que les cerfs agiles”. Ces vers d’Alkaios, qui insultaient Philippe V en exagérant le nombre des morts, furent chantés partout par le peuple. Titus en fut autant aigri que Philippe V, qui répondit aux piques d’Alkaios par ces deux vers élégiaques imitatifs : “Passant, cet arbre sans écorce et sans feuilles, dressé sur cette colline, ce haut gibet fiché en terre, c’est pour Alkaios”. Jaloux de l’estime des Grecs, Titus ne pardonna pas cet affront des Etoliens : à partir de ce moment il conduisit seul toutes les affaires, sans se soucier de leurs avis", Plutarque, Vie de Flamininus 8-9). La tension monte avant la signature de la paix avec Philippe V ("Quelques jours après la bataille, arrivèrent Démosthénès, Cycliadas et Limnaios, envoyés par Philippe V. A l’issue d’un long entretien qu’ils eurent avec Flamininus assisté des tribuns, le Romain leur accorda immédiatement une trêve de quinze jours et décida de profiter de cette trêve pour rencontrer Philippe V et conférer avec lui sur la situation. Comme il avait traité ses interlocutreurs avec cordialité, les soupçons dont il était l’objet redoublèrent : la vénalité étant alors très répandue en Grèce, particulièrement chez les Etoliens pour lesquels rien n’était gratuit, ceux-ci expliquèrent le changement d’attitude de Flamininus envers Philippe V par la corruption. Ces gens ignoraient les principes et les usages des Romains, ils raisonnaient en fonction de leur propre usages, et estimaient que Philippe V, dans la situation où il se trouvait, devait offrir une grosse somme d’argent et que le général romain ne pouvait pas dédaigner un tel appât", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 34.4-8 ; "Enorgueillis par le succès, les Etoliens se plaignirent que la victoire avait changé le général : “Avant la bataille, dirent-ils, il faisait part à ses alliés de la moindre affaire grande ou petite, maintenant il ne les appelle plus dans aucune délibération, il décide de tout seul et à son gré. Sans doute cherche-t-il à gagner la faveur personnelle de Philippe V, ainsi les fatigues et les dangers de la guerre auront été pour les Etoliens, tandis que l’avantage et les profits de la paix seront pour le consul”. Les Etoliens, qui avaient effectivement perdu une part de leur crédit à ses yeux, en ignoraient la cause. Ils lui soupçonnèrent une basse passion pour l’argent. Mais l’indignation de Quinctius [Flamininus], qui était l’homme le plus inaccessible à un tel sentiment, avait une cause légitime : l’insatiable avidité des Etoliens pour le pillage, l’arrogance avec laquelle ils s’attribuaient l’honneur de la victoire, et leur vanité si blessante pour tout le monde qui les incitait à déclarer que, maintenant que Philippe V était battu et que les forces de la Macédoine étaient épuisées, le commandement de la Grèce devait revenir aux Etoliens", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 11.4-9 ; "Vaincu, Philippe V envoya des parlementaires à Flamininus pour trouver un accord. Celui-ci octroya encore une fois une entrevue, au grand mécontentement des Etoliens qui l’accusèrent mensongèrement de s’être laissé acheter et condamnèrent la facilité avec laquelle il changeait d’avis dans tous les domaines. Mais il pensait que ce n’était pas dans l’intérêt des Romains ni des Grecs que, Philippe V abattu, la puissance des Etoliens prédominât partout", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 9.1). Le différend éclate au grand jour quand les délégués étoliens réclament la destitution de Philippe V ("L’Etolien Alexandros prit la parole. Il félicita Flamininus d’avoir réuni les alliés pour discuter de la paix et de les avoir invités à exprimer leur opinion à ce sujet, mais il assura que le Romain se trompait complètement s’il croyait qu’en traitant avec Philippe V il assurerait à sa patrie la paix et aux Grecs la liberté, car ni l’un ni l’autre de ces objectifs ne pouvaient selon lui être atteints de cette façon. Si Flamininus voulait parachever l’entreprise de Rome et tenir les promesses qu’il avait faites personnellement aux Grecs, ajouta-t-il, un seul moyen existait d’être en paix avec les Macédoniens : il fallait détrôner Philippe V, acte aisément réalisable si on ne laissait pas échapper l’occasion actuellement offerte", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 36.5-8 ; "Les Etoliens s’exprimèrent avec violence. Ils déclarèrent d’abord que le général “avait fait son devoir en appelant ceux qui avaient partagé les fatigues de la guerre pour leur communiquer les conditions de la paix”, mais ajoutèrent qu’il “était dans la plus complète erreur s’il croyait assurer la paix aux Romains et la liberté à la Grèce sans ôter la vie ou du moins le trône à Philippe V, acte aisément réalisable si on ne laissait pas échapper l’occasion actuellement offerte”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 12.3-4 ; "Mais Alexandros le proèdre des Etoliens affirma que Flamininus se trompait en disant que les Romains et les Grecs ne tirerait rien de l’élimination complète du royaume de Philippe V", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 9.1) : Flamininus leur répond que les Etoliens ont certes sauvé des Romains à Cynocéphales, mais que les Romains n’ont pas eu besoin d’eux pour vaincre les puissants Carthaginois, il ajoute que l’honneur des vainqueurs réside dans leur clémence et non dans leur sévérité à l’égard des vaincus ("Flamininus répondit à l’Etolien : “Tu te trompes non seulement sur la politique romaine, mais encore sur mes propres intentions et sur les intérêts de la Grèce. Les Romains n’ont pas pour habitude d’exterminer un adversaire contre lequel ils se battent pour la première fois : ils viennent de prouver cela par leur attitude envers Hannibal et les Carthaginois, quand, après avoir subi de leur part les pires épreuves et se trouvant finalement maîtres de les traiter à leur guise, ils ont refusé de prendre contre eux des mesures extrêmes. Quant à moi, je n’ai jamais voulu mener contre Philippe V une guerre sans merci : si avant la bataille il avait accepté les conditions qui lui étaient offertes, j’aurais été disposé à traiter avec lui dès ce moment. […] Les hommes de valeur, quand ils sont en guerre, doivent frapper fort et avec courage, s’ils sont vaincus ils doivent rester dignes et fiers, s’ils sont vainqueurs ils doivent faire preuve de modération, de clémence et d’humanité”", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 37.1-7 ; "Quinctius [Flamininus] répondit que les Etoliens oubliaient le caractère des Romains ou le langage qu’eux-mêmes avaient tenu, que dans toutes les assemblées et conférences précédentes on avait toujours parlé de paix et non d’une guerre d’extermination, que les Romains, fidèles à leur vieille habitude d’épargner les vaincus, avaient donné une preuve éclatante de leur clémence en accordant la paix à Hannibal et aux Carthaginois, qu’on avait réussi à dialoguer à plusieurs reprises avec Philippe V en personne, ce qu’on n’avait jamais pu réaliser avec Carthage, et qu’à aucun moment on n’avait envisagé de le faire descendre de son trône : “Sa défaite transformerait-elle donc la guerre en une lutte à mort ? Contre un ennemi qui a les armes à la main, on peut déployer tout son acharnement, mais envers des vaincus on ne doit avoir que des sentiments de compassion”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 12.5-9 ; "[Flamininus] répondit qu’Alexandros ignorait le caractère des Romains, qui n’avaient pas pour habitude d’anéantir d’emblée leurs ennemis, mais qui en épargnaient beaucoup, comme récemment les Carthaginois auxquels ils avaient restitué leur territoire et dont ils considéraient désormais les anciens coupables comme des amis", Appien, Histoire romaine IX, fragment 9.2), et il rappelle qu’affaiblir la Macédoine en la privant de son roi et de son armée, cela équivaudrait à rouvrir la porte du nord aux envahisseurs celtes/gaulois ("L’intérêt des Grecs est que la puissance macédonienne soit certes fortement rabaissée, mais non anéantie, car dans ce cas ils subiraient bientôt les violences des Thraces et des Galates, comme cela leur est arrivé plusieurs fois dans le passé", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 37.8-9 ; "La liberté de la Grèce vous semble menacée par la puissance des rois de Macédoine, mais si ce royaume et ce peuple étaient détruits, les Thraces, les Illyriens, les Gaulois, peuples sauvages et indomptables, se répandraient sur la Macédoine et sur la Grèce. Il n’est pas prudent de renverser un ennemi voisin, pour ouvrir l’entrée du pays à des ennemis encore plus redoutables et plus dangereux", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 12.10-11 ; "[Flamininus] dit : “Tu méprises un autre fait : si on fait disparaître les rois de Macédoine, les nombreux peuples barbares qui investiront la Macédoine se jetteront aisément sur la Grèce. Voilà pourquoi je juge bon de laisser le royaume de Macédoine combattre pour vous contre les barbares”", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 9.2). Quand Philippe V arrive, il accepte toutes les conditions qu’on lui impose ("Prenant la parole, Philippe V s’exprima avec un à-propos et une habileté qui privèrent de leurs arguments tous ses adversaires. Il déclara qu’il acceptait toutes les conditions préalablement posées par les Romains et leurs alliés, qu’il ferait ce qu’on exigeait de lui et que, pour le reste, il s’en remettrait au Sénat", Polybe, Histoire, fragment 38.1-2 ; "Le troisième jour, [Philippe V] fut admis en présence des Romains et de leurs alliés réunis en grand nombre. Là, Philippe V sacrifia très prudemment tout ce qui était nécessaire pour obtenir la paix : au lieu qu’on lui arrachât ses biens par la force, il déclara consentir à toutes les cessions réclamées par les Romains ou par leurs alliés dans la conférence précédente, et que pour le reste il s’en remettrait au Sénat. Cette résignation ferma la bouche même à ses ennemis les plus acharnés", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 13.2-5) : certains historiens supposent que cette attitude de soumission de Philippe V a été secrètement négociée avec Flamininus avant la signature officielle de la paix, afin de saper d’avance tous les reproches que les Etoliens pourraient lui adresser. La tension entre Flamininus et les Etoliens devient telle qu’effectivement, par une nouvelle ironie de la fortune, Philippe V apparaît comme le meilleur soutien des Romains ("A ces mots [de Philippe V] tous les délégués restèrent silencieux, sauf Phainéas le représentant des Etoliens qui s’exclama : “Pourquoi, Philippe, ne nous rends-tu pas Larissa-Krémasti, Pharsale, Thèbes-en-Phthiotide et Echinos ?”. Philippe V lui répondit : “Tu n’as qu’à les prendre”. Mais Flamininus déclara que cela était hors de question : seule Thèbes-en-Phthiotide, qui avait refusé de s’n remettre à la foi des Romains quand il s’était présenté devant elle, et qui était désormais tombée en son pouvoir, était, selon le droit de la guerre, obligée de se plier à son bon vouloir. Phainéas s’indigna en assurant que ces cités avaient autrefois fait partie de la Ligue étolienne et devaient y être réintégrées, d’abord parce que les Etoliens avaient participé à la guerre au côté des Romains, ensuite pour respecter l’ancien traité d’alliance [de -211] stipulant que les biens mobiliers pris à l’ennemi reviendraient aux Romains et les cités aux Etoliens. Mais Flamininus répliqua : “Tu es dans l’erreur sur ces deux points. Le traité d’alliance a été aboli dès le moment où, abandonnant les Romains, les Etoliens ont traité avec Philippe V [en -206]. Et même à supposer qu’il subsiste, les Etoliens ont certes le droit de recouvrer ou d’occuper les cités qui ont été prises de force, mais nullement celles qui se sont volontairement soumises aux Romains, comme c’est le cas pour toutes les cités de Thessalie”", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 38.3-9 ; "Cependant l’Etolien Phainéas prit la parole au milieu du silence général : “Nous rendras-tu Pharsale, Larissa-Krémasti, Echinos et Thèbes-en-Phthiotide ?”. Philippe V répondit qu’il ne s’opposait pas à ce qu’on reprît ces cités. Alors une discussion s’éleva entre le général romain et les Etoliens au sujet de Thèbes : Quinctius [Flamininus] prétendit qu’elle appartenait au peuple romain par le droit de la guerre, puisqu’avant les hostilités il s’était approché de cette cité avec son armée, il lui avait offert son amitié, et que celle-ci, qui avait alors toute liberté d’abandonner le parti du roi, avait préféré l’alliance de Philippe V à celle des Romains. Phainéas répliqua que, pour récompenser les Etoliens de leur coopération, on devait leur rendre ce qu’ils avaient possédé avant la guerre, et que le traité originel stipulait que dans n’importe quel butin ce qui pouvait être emporté constituait la part des Romains tandis que les terres et les cités conquises devaient revenir aux Etoliens. Quinctius [Flamininus] reprit : “C’est vous-mêmes qui avez négligé ce traité, en nous abandonnant pour faire une paix séparée avec Philippe V. Et quand bien même ce traité serait encore valide, il ne s’appliquerait qu’aux cités conquises, or les cités de Thessalie se sont volontairement soumises à nous”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 13.5-12). La paix est signée, mais sans les Etoliens, qui rompent finalement avec leur ancien allié romain. En quête d’un allié, ils se tournent naturellement vers l’est, vers Antiochos III ("Flamininus fut approuvé de tous, à l’exception des Etoliens, qu’il indisposa vivement. Le mécontentement de ces derniers fut à l’origine de grands malheurs, car cette querelle fut l’étincelle qui peu de temps après alluma la guerre contre les Etoliens et Antiochos III", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 39.1-2 ; "Tous les alliés approuvèrent ces paroles [de Flamininus]. Les Etoliens ne se montrèrent pas offensés sur le moment, mais le dépit les poussa bientôt à une guerre qui fut pour eux la source de grands désastres", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 13.13 ; "Ecrasé par cette défaite [à Cynocéphales], Philippe V demanda la paix. Il conserva son titre de roi, mais il fut dépouillé de toutes les cités grecques réunies jadis au territoire de ses pères, et ne garda que la Macédoine. Les Etoliens quant à eux, irrités qu’on n’eût pas subtilisé ce royaume pour en faire la récompense de leurs services, envoyèrent à Antiochos III des députés pour lui vanter sa propre grandeur et lui promettre l’alliance de toute la Grèce, afin de le pousser à déclarer la guerre aux Romains", Justin, Histoire XXX.4).


Nous avons vu au début du présent alinéa que Pyrrhos dès la bataille dHéraclée de Lucanie, et plus encore après la bataille dAusculum, sest demandé sil avait choisi le bon adversaire : "Quelle bêtise, de mêtre associé aux Tarentins qui ne sont que des boulets, plutôt quaux Romains qui nont rien de barbare et qui méritent tous les éloges !". Eh bien ! On peut supposer que Flamininus sadresse la même remarque au lendemain de Cynocéphales : "Quelle maladresse de nous être alliés à ces Etoliens sans principes, sans morale, sans honneur, pour abattre Philippe V qui conserve toute sa dignité même dans la défaite, et ses troupes antigonides qui jusquà hier sécurisaient toutes les routes du nord et de lest !". Derrière la bienveillance de Flamininus à légard du vaincu Philippe V, nous devons effectivement comprendre que, le second qui contrôlait le passage de lHellespont étant désormais abattu, le premier - comme les trois ambassadeurs de -200 - redoute de voir déferler en masse sur la Grèce larmée séleucide via ce passage hellespontin désormais grand ouvert ("La principale raison qui poussait Flamininus à faire la paix, c’était l’annonce qu’Antiochos III avait quitté la Syrie par mer avec une armée et qu’il faisait route vers l’Europe. Il craignait que Philippe V, saisissant cet espoir, fît traîner la guerre en longueur en organisant la résistance dans les cités : dans ce cas un nouveau consul viendrait prendre le commandement, et la gloire des exploits accomplis rejaillirait sur celui-ci", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 39.3-4 ; "On dit que le principal motif qui décida le général romain à hâter la conclusion de la paix fut la certitude qu’Antiochos III se préparait à passer en Europe et à y porter la guerre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 13.15 ; "Si Titus [Flamininus], par une sage prévoyance de l’avenir, n’avait pas consenti à la paix, les troupes d’Antiochos III se seraient jointes à celles de Philippe V en Grèce. Ces deux rois, les plus grands et les plus puissants qui existaient alors, auraient uni leurs intérêts et leurs forces, contraignant Rome à soutenir une guerre aussi difficile et périlleuse que celle contre Hannibal. En installant à propos la paix entre ces deux armées, en fixant l’une avant que l’autre se fût mise en mouvement, Titus ruina en même temps le dernier espoir de Philippe V et le premier d’Antiochos III", Plutarque, Vie de Flamininus 9 ; "Après sa défaite, Philippe V envoya des députés à Flamininus. Celui-ci, malgré son vif désir de conquérir aussi la Macédoine et de profiter complètement de la fortune qui lui était propice, consentit à la paix, de crainte que l’orgueil des Grecs fût offensé à la vue de Philippe V déchu et relâchât leur dévouement, que les Etoliens très fiers d’avoir contribué à la victoire fussent encore moins bien disposés envers les Romains, et qu’Antiochos III passât en Europe et portât secours à Philippe V, comme on le disait", Dion Cassius, Histoire romaine, fragment 222 des livres I-XXXVI ; Appien sous-entend la même chose en écrivant : "Peut-être aussi que le caractère extraordinaire de sa victoire incita [Flamininus] à se déclarer satisfait" ["T£ca d'aÚtÕn kaˆ par£dxon tÁj n…khj ¢gap©n ™po…ei", Histoire romaine, IX, fragment 9.1], en dautres termes : "Nous avons eu beaucoup de chance en gagnant cette bataille de Cynocéphales, nous avons ouvert une boîte de Pandore en brisant larmée antigonide qui jusquà hier contrôlait la porte de lEurope contre Antiochos III, ne soyons donc pas trop gourmands : ne donnons pas à Antiochos III un prétexte légitime à se précipiter vers lEurope où ses nombreuses troupes balayeront les nôtres, ni aux cités de Grèce des raisons légitimes dappeler Antiochos III à leur secours"). Telle est la vraie raison qui incite Flamininus à sopposer aux Etoliens et à se montrer conciliant avec tous les autres Grecs qui viennent le voir (par exemple les Thébains qui réclament la libération de leurs compatriotes ayant combattu aux côtés de Philippe V : "Tandis que Flamininus se trouvait dans ses quartiers d’hiver [-197/-196] à Elatia, les Béotiens, désireux de revoir les leurs qui avaient servi dans l’armée de Philippe V, envoyèrent une députation auprès du Romain pour le prier d’accorder les garanties voulues à ces hommes. Flamininus, qui prévoyait la venue d’Antiochos III, souhaitait gagner la sympathie des Béotiens. Il s’empressa donc de leur donner satisfaction", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 43.1-2 ; "Quinctius [Flamininus] prenait ses quartiers d’hiver [-197/-196] à Elatia. Accablé par les demandes des alliés, il accorda aux Béotiens la liberté de ceux de leurs compatriotes qui avaient servi dans les troupes de Philippe V. Ce qui détermina Quinctius à agir ainsi fut non pas qu’il jugeait ces captifs dignes de pardon, mais la nécessité de préserver aux Romains la faveur des cités grecques pour contrer le roi Antiochos III qui commençait à devenir suspect", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 27.5-6). Flamininus propose à Philippe V un règlement général des différends entre Rome et Pella devant le Sénat, moyennant une caution de deux cents talents et la livraison de quelques otages, dont Démétrios le fils de Philippe V. Le roi macédonien accepte ("[Flamininus] accorda au roi, selon sa demande, un armistice de quatre mois, contre le versement immédiat à Flamininus de deux cents talents et la remise comme otages de son fils Démétrios et de certains de ses Amis. Le Macédonien devrait envoyer des représentants à Rome, qui s’en remettraient au Sénat pour un règlement général. Ensuite les interlocuteurs se séparèrent, après avoir échangé des assurances pour la suite des négociations. Flamininus s’engagea à restituer à Philippe V les deux cents talents et les otages au cas où on n’aboutirait pas à un accord définitif", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 39.5-6 ; "Philippe V consentit à livrer pour otage son fils Démétrios et quelques-uns de ses Amis, et à payer deux cents talents. Pour le reste, il dut envoyer des ambassadeurs à Rome, on lui accorda à cet effet une trêve de quatre mois. Il fut convenu que si la paix n’était pas ratifiée par le Sénat, on rendrait au roi ses otages et son argent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 13.14-15 ; "Que [Philippe V] verse aux Romains deux cents talents comme indemnité de guerre et qu’il livre comme otages des dignitaires dont son fils Démétrios : une trêve de quatre mois sera alors consentie, qui permettra au Sénat de statuer sur la paix", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 9.2). Représentants de Flamininus et représentants antigonides se retrouvent donc à Rome. Ces derniers sont victimes des calculs politiciens auxquels se livrent alors les partisans de Flamininus et les partisans de Marcus Claudius Marcellus, fils homonyme du Marcellus qui a conquis Syracuse en -212 et récemment nommé consul en remplacement de Flamininus : ce Marcellus junior rêve daller en Grèce pour y gagner des victoires faciles contre Philippe V affaibli et éclipser ainsi la gloire de Flamininus, ce quévidemment les partisans de Flamininus ne veulent pas ("Le consul Marcus Claudius Marcellus entamait son mandat quand arrivèrent à Rome les ambassadeurs de Philippe V, ainsi que les représentants de Flamininus et les représentants alliés envoyés pour participer aux débats sur le traité de paix avec le roi de Macédoine. Après de longues discussions, le Sénat décida de confirmer les clauses prévues dans le projet. Mais quand la résolution du Sénat fut soumise au peuple, Marcellus, qui désiraient vivement être envoyé en Grèce, prit la parole pour la combattre et déploya de grands efforts pour faire repousser le traité. Le peuple se rangea néanmoins à l’avis de Flamininus et ratifia le traité", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 42.1-4 ; "Marcellus déclara qu’on avait conclu une paix trompeuse et simulée, et que dès qu’on retirerait l’armée du pays le roi [Philippe V] reprendrait les armes. Ces assertions ébranlèrent la résolution des sénateurs, et peut-être que le consul aurait triomphé si les tribuns du peuple Quintus Marcius Rex et Caius Atinius Labeo n’avaient pas menacé d’intervenir au cas où on interdirait au peuple de s’exprimer sur le maintien de la paix conclue avec Philippe V. Cette question fut soumise à une assemblée tenue dans le Capitole : les trente-cinq tribus votèrent unanimement pour la proposition", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 25.5-7). Les sénateurs tranchent en laissant à Flamininus le commandement des légions en Grèce, et en imposant un sénatus-consulte qui alourdit grandement les obligations de Philippe V. Ils décrètent aussi lenvoi dune délégation de dix commissaires, parmi lesquels on retrouve Publius Sulpicius Galba (qui a commandé le corps expéditionnaire romain débarqué en Illyrie en automne -200) et Publius Villius Tappulus (qui lui a succédé en -199), chargée dinformer officiellement les Grecs des clauses de ce sénatus-consulte en réglant les derniers points de détails, et de rencontrer Antiochos III pour discuter des affaires de lAnatolie et de lEgypte ("Arrivèrent les envoyés de Titus Quinctius [Flamininus] et ceux du roi [Philippe V]. Les ambassadeurs macédoniens furent conduits hors de Rome, dans une villa de l’Etat, où ils furent logés et défrayés aux dépens du trésor. Ce fut au temple de Bellone que le Sénat leur donna audience. La séance ne fut pas longue, les Macédoniens ayant déclaré que le roi souscrirait à tout ce que le Sénat demanderait. Suivant l’ancien usage, on nomma dix commissaires, avec lesquels le général Titus Quinctius [Flamininus] devrait discuter des conditions de paix à dicter. On inclut dans ce nombre Publius Sulpicius et Publius Villius, qui avaient commandé comme consuls en Macédoine", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 24.5-7). Selon Polybe et Appien, Philippe V doit verser une indemnité de guerre de mille talents et abandonner toutes les cités grecques que ses troupes occupent encore ("Les points essentiels étaient les suivants. Tous les Grecs, ceux d’Asie comme ceux d’Europe, seraient généralement libres et se gouverneraient selon leurs lois. Ceux qui étaient soumis à Philippe V, et les cités tenues par des garnisons macédoniennes, seraient remis par le roi aux Romains avant les Jeux isthmiques. […] Philippe V restitueraient aux Romains avant cette date tous les prisonniers et tous les déserteurs. Il leur livrerait de même tous ses navires cuirassés, sauf cinq et l’Hekkaidékère ["Ekkaidek»rhj", navire de prestige à seize bancs de rames, construit jadis par Démétrios Ier]. Il leur verserait mille talents, la moitié de cette somme immédiatement et l’autre en dix annuités", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 44. 2-7 ; "Philippe V ayant tout accepté, le Sénat informé entérina la paix, mais, méprisant les propositions mesurées de Flamininus, il ordonna la libération de toutes les cités grecques sujettes de Philippe V, que les garnisons devrait évacuer avant les prochains Jeux isthmiques, livrer à Flamininus tous ses bâtiments sauf une éxère [erreur d’Appien : le navire amiral de Philippe V est, comme son nom "Hekkaidékère" l’indique, un navire à seize bancs de rames, et non pas une "˜x»rhj" à seulement six bancs de rames] et cinq navires pontés, verser immédiatement aux Romains cinq cents talents et cinq cents autres sur dix ans d'annuités envoyées à Rome, et enfin rendre tous les prisonniers et déserteurs qu’il détenait", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 9.3). Nous ne suivons pas les auteurs latins cités par Tite-Live, qui racontent des sottises tellement énormes que Tite-Live lui-même, pourtant peu scrupuleux avec la vérité historique quand celle-ci dessert limage glorieuse et impériale de Rome quil veut donner à son lecteur, les rejette ("Valérius Antias prétend que la contribution fut de quatre mille livres d’argent pendant dix ans, dont trente-quatre mille deux cent vingt exigibles immédiatement. Claudius parle de quatre mille deux cents livres sur trente ans, ajouté à vingt mille livres payables immédiatement. Le même historien dit aussi qu’une clause défendait à Philippe V d’attaquer le nouveau roi de Pergame, Eumène II fils d’Attale Ier, et que des otages furent remis comme garants du traité, parmi lesquels Démétrios le fils de Philippe V. Valérius Antias ajoute qu’Attale Ier, malgré son absence, reçut en don l’île d’Egine et les éléphants, les Rhodiens, Stratonicée de Carie et les autres cités que Philippe V avait possédées, et les Athéniens, les îles de Paros, Imbros, Délos et Skyros", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 30.8-11). Nous ne suivons pas davantage Tite-Live quand il prétend que le sénatus-consulte ordonne la dissolution de larmée macédonienne ("Toutes les cités grecques d’Europe et d’Asie jouiraient de leur liberté et de leurs lois. Philippe V retirerait ses garnisons de celles qui avaient été en sa puissance […]. Philippe V rendrait aux Romains les prisonniers et les transfuges, il livrerait tous ses navires pontés ainsi que l’Hekkaidékère, navire royal inutilisable à cause de ses dimensions. Son armée serait réduite à cinq mille hommes, et ne garderait pas un seul éléphant. Il ne pourrait faire la guerre hors de la Macédoine sans l’autorisation du Sénat. Il paierait au peuple romain mille talents, dont une moitié immédiatement et l’autre moitié en dix annuités", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 30.2-7) : cette fausse clause a été fabriquée a posteriori pour justifier la nouvelle intervention romaine de -171 contre les ambitions de Persée le fils et successeur de Philippe V, qui aboutira en -168 à la défaite de celui-ci, à lanéantissement de la dynastie antigonide, et à la transformation de la Macédoine en protectorat romain (justification artificielle que Tite-Live, qui veut absolument blanchir tous les actes des Romains, reprend naturellement), elle est par ailleurs incompatible avec la crainte réelle de Flamininus en Grèce et des sénateurs à Rome de voir les Celtes/Gaulois (que les Romains connaissent bien en Italie, pour avoir subi leurs invasions récurrentes dans le passé) profiter de laffaiblissement de Philippe V pour déferler sur la Grèce. Cette crainte des sénateurs face à Antiochos III est prouvée par le fait que leur sénatus-consulte ajoute que désormais les cités grecques "dEurope et dAsie" devront être libres (selon les deux extraits de Polybe et de Tite-Live précédemment cités) : les "cités grecques dAsie" suggérées ici sont celles quAntiochos III sapproprie dès cette année -197, comme on va le voir juste après, celles de lHellespont, de Propontide et du Bosphore antérieurement occupées par Philippe V (et non pas, bien évidemment, celles dIonie et de Carie occupées par Pergame et Rhodes alliées de Rome…). Pour conclure sur ce sénatus-consulte, remarquons enfin que si Philippe V continue de régner, cest uniquement avec lassentiment de Rome, autrement dit la Macédoine et plus généralement la Grèce - comme lIllyrie-Epire à partir de -220, comme lAfrique carthaginoise à partir de -202 - ne sont certes pas sujettes de Rome sur le papier, mais dans les faits elles en deviennent prestataires : elles ne sont pas occupées militairement (Flamininus restera encore deux ans en Grèce pour mener des opérations de police, comme on va le voir bientôt, mais dès que ces opérations seront terminées il rentrera en Italie avec ses légions), mais leurs politiques doivent demeurer dans le sens des intérêts romains sous peine de représailles ou même doccupation. Officiellement la Macédoine et la Grèce restent indépendantes, mais en réalité elles sont désormais tacitement soumises à lautorité romaine, et leur avenir ne se décide plus sur leurs agoras ni dans leurs Ekklesias, mais au Sénat de Rome. Revenons à Antiochos III, qui pendant ce temps a continué son grignotage. En automne -197, il a atteint Ephèse ("Le roi Antiochos III désirait vivement se rendre maître de la cité d’Ephèse, dont la situation avantageuse l’assimilait à une citadelle surveillant l’Ionie et l’Hellespont maritimes et terrestres, ainsi qu’à un bastion qui par le passé avait été toujours très utiles aux rois d’Asie dans leurs entreprises contre l’Europe", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 41a). Durant lhiver -197/-196, il se dirige vers les détroits de lHellespont et du Bosphore, confirmant les craintes de Flamininus. Seules les cités de Smyrne et de Lampsaque lui résistent ("Le roi Antiochos III, qui passait l’hiver [-197/-196] à Ephèse, voulut placer sous sa dépendance toutes les cités libres de l’Asie, en pensant que les cités situées en plaine ou mal défendues par leurs murailles, leurs armes et leur jeunesse, accepteraient le joug sans aucune difficulté. Mais Smyrne et Lampsaque affirmèrent leur liberté, et il craignit qu’en ne punissant pas cette affirmation la contagion gagnât toutes les cités d’Eolie et d’Ionie à l’exemple de Smyrne, et celles de l’Hellespont à l’exemple de Lampsaque. Antiochos III envoya donc d’Ephèse une armée contre Smyrne, et commanda aux troupes qui occupaient Abydos de n’y laisser qu’une faible garnison pour aller assiéger Lampsaque. Il ne se limita pas à employer la force pour effrayer les habitants, il recourut aussi à la douceur et à la persuasion pour leur signifier que toute résistance téméraire serait inutile, et qu’au contraire leurs espoirs seraient comblés s’ils considéraient que leur liberté lui était redevable, afin que toutes les autres cités conclussent que leur liberté dépendait pareillement du roi et non pas de la moindre occasion favorable pour la conquérir. Ils répondirent à Antiochos III de ne pas être surpris ni indigné qu’ils ne se résignassent pas à la prétendue liberté qu’il leur proposait", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 38.1-7) et font appel à Rome ("La plupart [des cités hellespontiques] se soumirent [à Antiochos III] et accueillirent ses garnisons parce qu’elles craignaient sa puissance militaire. Mais les habitants de Smyrne, de Lampsaque et d’autres cités résistèrent, et envoyèrent des ambassadeurs auprès de Flamininus, le général romain qui venait tout juste de vaincre Philippe V de Macédoine dans une grande bataille en Thessalie", Appien, Histoire romaine XI.5 ; pour lanecdote, le récit du voyage de lambassadeur des assiégés de Smyrne et de Lampsaque, un nommé Hégésianax [auteur originaire dAlexandrie de Troade, dont toutes les œuvres ont disparu sauf deux fragments rapportés par Athénée de Naucratis au paragraphe 49 livre IX de ses Déipnosophistes et par Strabon à lalinéa 27 paragraphe 1 livre XIII de sa Géographie], est connu par un décret en son honneur gravé sur une stèle retrouvée à Lampsaque et publiée sous le numéro 591 dans la troisième édition du Sylloge inscriptionum graecarum initié par lépigraphiste allemand Wilhelm Dittenberger aux tournants des XIXème et XXème siècles : grâce à cette stèle, on apprend quHégésianax avant de se rendre à Rome fait un détour vers Massalia [aujourdhui Marseille en France], ancienne colonie phocéenne comme Lampsaque). Au printemps -196, il prend Lysimacheia, quil fortifie ("Le roi s’embarqua donc en personne à Ephèse dès les premiers jours du printemps [-196] et se dirigea vers l’Hellespont. Après avoir convoqué ses troupes stationnées à Abydos en Chersonèse, il vint avec toutes ses forces terrestres et maritimes devant Madytos qui avait fermé ses portés. Il commençait à peine les travaux de siège, quand les habitants se rendirent. Leur soumission fut suivie de celle de Sestos et d’autres cités de Chersonèse. Il parut ensuite, avec toutes ses forces de terre et de mer, devant Lysimacheia, qu’il trouva déserte et presque ruinée, ayant été prise, saccagée et brûlée par les Thraces quelques années auparavant. Il songea à relever cette célèbre cité, dont la position était très avantageuse. Il se consacra à cette tâche avec la plus vive ardeur, reconstruisit les murs et les maisons, racheta ceux des habitants qui étaient en esclavage, fit chercher et réunir ceux qui avaient fui et s’étaient dispersés dans l’Hellespont et la Chersonèse, attira de nouveaux colons dans la cité en leur offrant de grands avantages, enfin il prit toutes les mesures nécessaires pour la repeupler. En même temps, pour éloigner la crainte d’une nouvelle invasion de la part des Thraces, il prit avec lui la moitié de son armée de terre et alla ravager les frontières de la Thrace, laissant l’autre moitié et tous les équipages de la flotte travailler à la reconstruction de Lysimacheia", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 38.8-14 ; "Comme ses projets n’avaient rien de petit [allusion plaisante au surnom dAntiochos III, "Mégas/le Grand"], [Antiochos III] attaqua les Hellespontins, les Eoliens et les Ioniens, sous prétexte qu’ils appartenaient aux rois de l’Asie dont il était le successeur. Puis il passa en Europe, soumit la Thrace, réduisit par la force les récalcitrants, fortifia la Chersonèse et refonda Lysimacheia que Lysimaque Ier, qui avait régné sur la Thrace après Alexandre, avait fondée pour servir de rempart contre les Thraces mais que ces derniers après la mort de Lysimaque Ier avaient détruite. Antiochos III repeupla la cité, rappelant les Lysimachéens chassés de leur patrie, rachetant ceux qui, faits prisonniers, étaient en esclavage, recrutant des colons, fournissant bovins, petit bétail et outillage de fer pour les travaux agricoles, et ne négligeant rien pour accélérer les travaux de fortification. Cet emplacement lui parut effectivemet idéal pour surveiller la Thrace entière, et servir à l’avenir de base logistique pour toutes les autres entreprises qu’il méditait", Appien, Histoire romaine XI.2-4). En juillet de cette même année -196, à loccasion des Jeux isthmiques de Corinthe, les dix commissaires romains envoyés par le Sénat débarquent en Grèce, en même temps que des ambassadeurs dAntiochos III ayant pour mission de contrebalancer linfluence de ceux que Smyrne et Lampsaque ont envoyés à Rome (dont lun, selon Polybe, est curieusement nommé Hégésianax : est-ce un homonyme dHégésianax dAlexandrie de Troade évoqué précédemment, envoyé à Rome par les assiégés de Smyrne et Lampsaque pour se plaindre dAntiochos III ? ou plus simplement Polybe sembrouille-t-il dans les noms ?). Les commissaires romains lisent le sénatus-consulte décrété quelques mois plus tôt, imposant à Philippe V dévacuer ses troupes de toutes les cités de Grèce. Cette lecture provoque un délire enthousiaste de la foule, longuement raconté par Polybe dans les fragments 46 et 47 livre XVIII de son Histoire, plus succintement par Tite-Live aux paragraphes 32 et 33 livre XXXIII de son Ab Urbe condita libri, et résumé par Appien à lalinéa 4 fragment 9 livre IX de son Histoire romaine et par Plutarque au paragraphe 10 de sa Vie de Flamininus. Seuls les Etoliens ne participent pas à cette folie générale. Plus malins que tous les autres Grecs qui les entourent, ils ont bien compris que ce texte entérine la mainmise romaine sur toute la Grèce, derrière son apparente générosité. Ils remarquent en particulier lambiguïté sur les "cités grecques dAsie", que nous avons soulignée précédemment : "Nous, Etoliens, avons activement participé à la victoire de Cynocéphales, et en remerciement nous navons droit à aucune récompense. Les Pergaméens et les Rhodiens en revanche, qui nétaient pas présents à la bataille, seront libres demain de sapproprier Iasos, Abydos, Périnthe, bref, toutes les “cités grecques dAsie” que vous prétendez défendre. Quand aux “cités grecques dEurope”, telles Oraioi, Erétrie, Chalcis, Démétrias ou Corinthe, vous ne les nommez pas, sans doute parce que vous espérez les garder pour vous, aux dépens des peuples de Grèce que vous prétentez pareillement défendre, vous qui ne seriez pas ici aujourdhui si notre cavalerie n’avait pas protégé vos légions contre les premières charges de Philippe V à Cynocéphales !" ("[Les Etoliens] insistèrent sur le fait que deux clauses concernaient les cités tenues par les garnisons de Philippe V : la première sommait le roi d’en retirer ses troupes pour les remettre aux Romains, la seconde de les évacuer et de les laisser libres. Dans cette dernière clause les cités étaient bien nommées. Dans la première clause au contraire les cités qui devaient être remises aux Romains n’étaient pas nommées, or elles étaient toutes situées en Europe : Oraioi, Erétrie, Chalcis, Démétrias et Corinthe. Ainsi, conclurent les Etoliens, chacun pouvait constater que les Romains ne faisaient que succéder à Philippe V comme gardiens des fers de la Grèce, et que pour les Grecs ils n’étaient que des nouveaux maîtres mais certainement pas des libérateurs", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 45.3-6 ; "Les Etoliens murmurèrent secrètement contre la décision des dix commissaires : “Ce traité n’est qu’un texte creux décoré d’une vaine apparence de liberté. Pourquoi les Romains s’octroient-ils effectivement certaines cités qu’ils ne nomment pas, tout en réclamant la liberté d’autres cités bien nommées qu’ils ne possèdent pas, sinon parce qu’ils espèrent acquérir les secondes qui sont toutes situées en Asie et que leur éloignement préserve pour le moment, tout en évitant qu’on leur conteste l’appropriation des premières dont on découvrirait, s’ils les nommaient, qu’elles sont toutes situées en Grèce, telles Corinthe, Chalcis, Oraioi, Erétrie, Démétrias ?”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 31.1-4). Flamininus voit tout de suite le danger de cette protestation étolienne : pour latténuer, il convainc les commissaires de déclarer que les cités grecques dEurope seront évacuées par les troupes romaines dès que les relations avec Antiochos III seront clarifiées ("Les dix commissaires avaient reçu des instructions précises, mais on leur avait laissé le soin de décider du sort de Chalcis, de Corinthe et de Démétrias en fonction des circonstances imposées par Antiochos III, qui nourrissait depuis quelque temps le projet évident d’intervenir en Europe. Flamininus obtint l’accord des commissaires pour libérer immédiatement Corinthe et livrer cette cité aux Achéens, conformément à l’accord conclu. Mais les Romains resteraient sur l’Acrocorinthe, à Démétrias et à Chalcis", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 45.10-12 ; "Quinctius [Flamininus] répéta qu’il fallait affranchir la Grèce tout entière si on voulait rabattre l’insolence des Etoliens, rendre le nom romain aussi cher que respectable à tous les peuples, et bien signifier qu’on avait traversé la mer non pas pour dépouiller Philippe V de l’hégémonie au profit de Rome mais pour assurer la liberté de la Grèce. Les commissaires ne firent aucune objection au sujet de l’affranchissement des cités grecques, mais ils ajoutèrent qu’en demeurant sous la protection des Romains pendant quelque temps leur sécurité serait mieux assurée, elles éviteraient ainsi de voir Antiochos III devenir leur maître en remplacement de Philippe V. On décida finalement que Corinthe serait cédée aux Achéens mais qu’une garnison romaine occuperait l’Acrocorinthe, et que Chalcis et Démétrias seraient gardées par les Romains jusqu’à ce qu’on n’eût plus rien à craindre d’Antiochos III", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 31.8-11 ; "Les dix commissaires que le Sénat avait envoyés à Titus [Flamininus] lui conseillèrent de déclarer libres tous les Grecs sauf ceux de Corinthe, de Chalcis et de Démétrias, où on laisserait des garnisons pour s’assurer contre Antiochos III. Alors les Etoliens, toujours habiles dans l’art de calomnier, employèrent tout leur talent pour pousser ces cités à la sédition. Ils prièrent Titus de délier “les fers de la Grèce”, reprenant ainsi les mots que Philippe V employait ordinairement pour désigner ces trois cités. Ils demandaient aussi aux Grecs s’ils seraient plus heureux d’avoir des chaînes certes mieux polies mais plus pesantes, et s’ils admiraient Titus comme un bienfaiteur parce qu’il leur avait mis au cou les chaînes dont il avait dégagé leurs pieds. Piqué de ces imputations et poussé à bout, Titus pressa si fort le conseil qu’il finit par obtenir le retrait des garnisons de ces cités, afin que les Grecs reçussent de lui la grâce tout entière", Plutarque, Vie de Flamininus 10). On reçoit ensuite les ambassadeurs dAntiochos III. Les commissaires romains les chargent de dire à leur roi que "Rome n’acceptera pas de voir celui-ci menacer les cités autonomes d’Asie, continuer à occuper celles qui étaient antérieurement sous l’autorité de Ptolémée IV et de Philippe V, ni passer en Europe avec une armée" ("Quand les fêtes furent terminées, les commissaires romains donnèrent audience aux ambassadeurs d’Antiochos III, auxquels ils demandèrent de ne pas toucher aux cités d’Asie qui étaient autonomes, de ne faire la guerre contre aucune, et d’évacuer celles qui étaient précédemment soumises à Ptolémée IV et à Philippe V dont ce roi venait de s’emparer, ils les avertirent ensuite qu’Antiochos III devrait s’abstenir de toute intervention armée en Europe, car aucune cité grecque ne devrait désormais subir une guerre contre qui que ce fût ni endurer le joug d’autrui. Ils leur annoncèrent par ailleurs que certains d’entre eux rendraient visite à leur roi. Ayant reçu ces réponses, Hégésianax et Lysias s’en retournèrent", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 47.1-4 ; "Quinctius [Flamininus] et les dix commissaires donnèrent audience aux envoyés des rois, des peuples et des démocraties. Ceux d’Antiochos III furent reçus les premiers. Ils tinrent à peu près le même langage qu’ils avaient tenu à Rome, et n’inspirèrent pas davantage confiance. On leur signifia, non plus avec des détours, comme on l’avait fait précédemment quand la querelle contre Philippe V n’était pas encore achevée, mais en termes clairs et précis, qu’Antiochos III devait évacuer les cités d’Asie qui avaient appartenu à Philippe V et à Ptolémée IV, et respecter les cités libres et principalement toutes les cités grecques. On lui défendit avant tout de passer en Europe ou d’y envoyer des troupes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 34.1-4). En d’autres termes, ils adressent un avertissement à Antiochos III, mais pas une déclaration de guerre. On remarque par ailleurs que ce discours ne fait aucune allusion à lannexion récente de la Koilè-Syrie par le royaume séleucide, ni plus généralement à Ptolémée V : on suppose que les Romains ne veulent pas envenimer trop rapidement les choses contre Antiochos III en manifestant un soutien trop grand aux Lagides. Finalement, on se disperse. Tandis que les ambassadeurs d’Antiochos III repartent vers lAsie, les commissaires romains se séparent : la majorité retournent vers Rome, Publius Villius Tappulus (celui qui a commandé le corps expéditionnaire en -199) et un nommé Lucius Terentius prennent la route de lAsie à la suite des ambassadeurs séleucides, ils sont suivis par Publius Cornelius Lentulus qui fait un détour par Bargylia, Cnaeus Cornelius Lentulus (qui a été consul en -201, frère du précédent) est envoyé quant à lui vers la Macédoine pour y rencontrer Philippe V ("Publius Cornelius Lentulus s’embarqua pour gagner Bargylia, à laquelle il donna la liberté. […] Publius Villius [Tappulus] et Lucius Terentius allèrent vers Antiochos III, tandis que Cnaeus Cornelius Lentulus se rendit chez Philippe V", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 48.2-3 ; "Publius Lentulus partit pour Bargylia, […] Publius Villius se rendit avec Lucius Terentius à la Cour d’Antiochos III, tandis que Cnaeus Cornelius [Lentulus] alla aux Tempè en Thessalie pour rencontrer Philippe V", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 35.2), qui choisit de se rapprocher de son ancien adversaire Rome au détriment de son ancien allié Antiochos III ("[Cnaeus Cornelius Lentulus] rencontra le roi de Macédoine aux Tempè. Après s’être entretenu avec lui sur diverses questions qu’il avait mission de régler, il lui conseilla d’envoyer des députer à Rome pour y négocier une alliance afin de ne pas laisser croire qu’il restait dans l’expectative en guettant l’occasion que lui offrirait l’arrivée d’Antiochos III. Philippe V suivit ce conseil", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 48.4-5 ; "Cornélius [Lentulus], après avoir réglé avec le roi [de Macédoine] les affaires peu importantes, lui demanda s’il était disposé à écouter un conseil non seulement utile, mais salutaire. Philippe V répondit qu’il serait très reconnaissant de tout ce que le commissaire romain pourrait lui dire dans son intérêt. Cornélius le pressa vivement d’envoyer à Rome, puisqu’il avait obtenu la paix, une ambassade chargée de solliciter l’alliance et l’amitié du peuple romain : il éviterait ainsi, au cas où Antiochos III se mettrait en mouvement, de paraître attendre une occasion favorable pour recommencer la guerre. Philippe V promit d’envoyer sur-le-champ une ambassade", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 35.3-7). Lucius Cornélius Lentulus (qui a été consul en -199, frère de Cnaeus Cornelius Lentulus et de Publius Cornelius Lentulus) débarque en Asie : fait-il parti des dix commissaires ? ou a-t-il été envoyé exprès vers Antiochos III ? On lignore. Il rejoint son frère Publius ainsi que Publius Villius Tappulus et Lucius Terentius. Les quatre hommes rencontrent Antiochos III à Lysimacheia ("Lucius Cornélius Lentulus débarqua à Sélymbria [entre Byzance et Périnthe]. C’était à lui que le Sénat avait confié la tâche de médiation pour rétablir la paix entre Antiochos III et Ptolémée V. Au même moment arrivèrent trois des dix commissaires romains, soit Publius Cornelius Lentulus qui venait de Bargylia, et Lucius Terentius et Publius Villius [Tappulus] qui venaient de Thassos. Le roi fut rapidement informé de leur présence, tous se réunirent quelques jours plus tard à Lysimacheia", Polybe, Histoire, XVIII, fragments 49.2 et 50.1-3 ; "Vers le même temps, Lucius Cornelius [Lentulus], envoyé par le Sénat pour mettre un terme aux différends qui existaient entre les rois Antiochos III et Ptolémée V, s’arrêta à Sélymbria, tandis que trois des dix commissaires se rendirent à Lysimachia, Publius Lentulus venant de Bargyliai, Publius Villius [Tappulus] et Lucius Terentius venant de Thassos. Cornélius quitta Sélymbria pour aller les rejoindre dans cette cité, et peu de jours après Antiochos III y arriva aussi de la Thrace", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 38.8-14). De façon très diplomatique, employant des verbes très soigneusement choisis que les auteurs anciens grecs et romains rapportent avec une précision équivalente, les Romains "exigent" lévacuation des places prises à Ptolémée IV et à Philippe V, "conseillent" de laisser tranquilles les cités autonomes, "sétonnent" de la grosseur des effectifs militaires séleucides qui ont franchi les détroits, et "demandent" si le roi a lintention d'envahir lEurope et dengager une lutte contre Rome ("Les entretiens que les Romains eurent en particulier avec le roi se déroulèrent dans une simplicité et une cordialité parfaites, mais ensuite quand tout le monde se fut réuni pour discuter de l’ensemble de la situation les choses évoluèrent différemment. Lucius Cornélius exigea ["¢xiÒw"] effectivement qu’Antiochos III évacuât toutes les cités d’Asie qui appartenaient antérieurement à Ptolémée IV dont il s’était emparé, et qu’il se retirât de celles qui avaient été soumises par Philippe V […], il invita ["parainšw"] le roi à ne pas toucher aux cités autonomes, et s’étonna ["qaum£zw"] qu’il fût passé en Europe avec des forces terrestres et maritimes aussi considérables, si ce n’était pas pour engager la lutte contre les Romains", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 50.4-9 ; "[Antiochos III] leur fit un accueil bienveillant et hospitalier, mais lorsqu’on commença à parler de la mission des envoyés romains et de la situation de l’Asie les esprits s’aigrirent. Les envoyés ne dissimulèrent pas que toutes ses démarches, depuis le moment où il avait quitté la Syrie avec sa flotte, déplaisaient au Sénat, et ils exigèrent ["censeo"] qu’il restituât à Ptolémée V toutes les cités qui lui appartenaient légitimement. A propos de celles qui avaient appartenu à Philippe V, dont Antiochos III s’était rendu maître en profitant de la guerre entre ce roi et les Romains, le Sénat ne supportait pas ["id vero ferendum non esse"] que ses armées eussent affronté pendant de si longues années tant de périls et de fatigues sur terre et sur mer, pour qu’Antiochos III recueillît ainsi les fruits de la guerre. Enfin, si on pouvait fermer les yeux sur ses mouvements en Asie, son passage en Europe avec toutes ses forces de terre et de mer ne constituait-il pas une déclaration de guerre ? Même s’il le niait, les Romains dirent qu’ils n’attendraient pas ["Romanos autem non expectaturos"] de toute façon qu’il fût en mesure de débarquer en Italie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 39.3-7 ; "Cnaeus [erreur dAppien : cest Lucius Cornelius Lentulus qui conduit cette ambassade, et non pas son frère Cnaeus qui se trouve alors en Macédoine avec Philippe V] exigea ["¢xiÒw"] d’Antiochos III que Ptolémée V l’ami des Romains régnât sur tout ce que son père lui avait légué, et d’autre part que les cités d’Asie sur lesquelles avait régné le Macédonien Philippe V fussent autonomes, car c’était injuste qu’Antiochos III fût maître de ce que les Romains avaient enlevé à Philippe V. Plus généralement, il se demandait ["¢poršw"] pourquoi Antiochos III, avec une si grande flotte et une si grande armée, était descendu vers la mer depuis le pays des Mèdes en haute Asie et avait envahi l’Europe, s’était installé dans les cités et avait soumis la Thrace, sinon pour préparer une nouvelle guerre", Appien, Histoire romaine XI.10-11 ; Diodore de Sicile évoquait aussi ce face-à-face dans un passage de sa Bibliothèque historique qui na pas survécu, mais rapporté en partie par Constantin VII Porphyrogénète qui en restitue aussi les différents verbes : "Alors qu’Antiochos III le roi de l’Asie était occupé à refonder la cité de Lysimacheia, se présentèrent à lui les ambassadeurs envoyés par Flamininus. Introduits devant le conseil, ils invitèrent ["parainšw"] Antiochos III à évacuer les cités qui avaient été sujettes de Ptolémée IV et de Philippe V, et plus généralement ils s’étonnèrent ["qaum£zw"] de le voir réunir des forces terrestres et navales pour passer en Europe dans le but supposé de faire la guerre contre les Romains", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 326). Antiochos III répond que les affaires dAsie ne regardent pas plus les Romains que les affaires dItalie ne le regardent (cest une menace à peine voilée, signifiant : "Ne venez pas vous occuper de mes affaires en Méditerranée orientale, parce quen retour je pourrais bien moccuper de vos affaires en Méditerranée occidentale" ; nous verrons que peu de temps après Antiochos III renforcera cette menace en acceptant sur ses terres la présence dHannibal en fuite), il rappelle que la Thrace lui appartient parce quelle a été conquise par son ancêtre Séleucos Ier (on se souvient quAntiochos III a usé du même argument pour justifier son appropriation de la Koilè-Syrie dès -218 face à Ptolémée IV), il déclare que la liberté des cités autonomes sera mieux garantie par sa grâce que par un ordre de Rome, enfin il informe les Romains quun mariage est en préparation entre une de ses filles et le jeune Ptolémée V, et quen conséquence Rome na plus rien à craindre sur les relations entre Lagides et Séleucides ("Le roi répondit d’abord qu’il ne voyait pas à quel titre les Romains lui contestaient les cités du littoral asiatique, puisque cela ne les concernait pas. Il les invita plus généralement à s'abstenir de toute intervention dans les affaires d’Asie, puisque lui-même ne se mêlait absolument pas des affaires italiennes. Ensuite il déclara que s’il était passé en Europe avec ses troupes pour recouvrer la Chersonèse et les cités du littoral thrace, c’était parce qu’il avait sur elles plus de droits que quiconque, étant donné qu’elles constituaient autrefois le royaume de Lysimaque Ier et que Séleucos Ier, après avoir vaincu ce dernier à la guerre était par droit de la lance devenu le maître de toutes ses terres. Profitant que ses ancêtres étaient occupés ailleurs, Ptolémée d’abord puis Philippe [on ignore à quel Ptolémée et à quel Philippe Antiochos III fait ici allusion] s’étaient approprié ces contrées. Il ne cherchait donc pas aujourd’hui à en prendre possession en tirant avantage de la situation dans laquelle se trouvait Philippe V, mais à user de ses droits pour reprendre son bien. Il ne lésait par ailleurs pas les Romains en rétablissant les gens de Lysimacheia dans leur cité, d’où ils avaient été expulsés par les Thraces à la suite d’une agression soudaine. Par cette mesure, il ne projetait nullement d’engager une guerre contre Rome, mais seulement d’offrir une résidence à Séleucos. Ce n’était pas par un décret des Romains, que les cités autonomes d’Asie pouvaient garantir leur liberté, mais par sa propre générosité. Enfin, il était sur le point de régler de façon satisfaisante ses relations avec Ptolémée V, puisqu’après avoir noué des liens d’amitié avec lui ils s’apprêtaient à unir leurs deux familles", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 51.1-10 ; "Le roi Antiochos III répondit qu’il s’étonnait de voir les Romains s’inquiéter de ce qu’il devait faire alors qu’eux-mêmes ne semblaient pas disposés à fixer un terme à leurs progrès sur terre et sur mer. Il leur dit que l’Asie n’avait aucun rapport avec les Romains, et ils n’avaient pas davantage de légitimité à discuter de la conduite d’Antiochos III en Asie que celui-ci n’en avait à discuter de la conduite des Romains en Italie. Ils n’avaient pas à reprocher à Antiochos III d’enlever des cités à Ptolémée V, puisqu’après s’être uni à ce dernier par des liens d’amitié il s’occupait à s’en rapprocher encore par une alliance familiale. Ce n’était pas par opportunisme, ni pour combattre les Romains, qu’il avait par ailleurs dépouillé Philippe V de la Chersonèse, mais parce que ce territoire lui appartenait, depuis que Séleucos Ier l’avait acquis par droit de la lance après avoir vaincu Lysimaque Ier. Profitant que ses ancêtres étaient occupés ailleurs, Ptolémée d’abord puis Philippe [même remarque que dans la citation de Polybe : on ignore à quel Ptolémée et à quel Philippe Antiochos III fait allusion] s’en étaient approprié quelques places, Philippe V avait également pris dans la Thrace, voisine de son royaume, des lieux qui avaient indubitablement appartenu à Lysimaque Ier. C’était pour rétablir l’ancien état des choses qu’il était venu, et c’était pour donner à son fils une résidence fortifiée qu’il relevait Lysimachia détruite par une invasion des Thraces", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 40.1-6 ; "Antiochos III répondit que la Thrace avait appartenu à ses ancêtres, qu’elle leur avait échappé parce qu’ils n’avaient pas eu le temps de s’en occuper, et que lui en revanche avait suffisamment de loisir pour en reprendre possession et pour relever Lysimacheia qu’il comptait offrir en résidence à son fils Séleucos. Il acceptait de laisser l’autonomie aux cités d’Asie, à condition qu’elles lui en sachent gré, et non pas qu’elles s’en remettent aux Romains. Enfin il dit qu’il serait bientôt rattaché à la famille de Ptolémée V en devenant son beau-père […]. Il ne comprenait pas de quel droit les Romains se mêlaient de l’Asie alors que lui-même ne se mêlait aucunement de l’Italie", Appien, Histoire romaine XI.11-13 ; Diodore de Sicile rapportait aussi cette réponse dans le passage perdu précité de sa Bibliothèque historique, rapporté en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "En réponse à ces propos [des ambassadeurs romains], Antiochos III déclara ne pas comprendre pourquoi les Romains lui disputaient la possession de l’Asie alors que lui-même ne se mêlait aucunement des affaires d’Italie, ne causait aucun tort aux Romains ni à quiconque en refondant Lysimacheia, et s’évertuait à abolir toute contestation avec Ptolémée V, à qui il promettait sa fille comme épouse. Ce discours étant tenu, les Romains se retirèrent mécontents", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 326). La discussion senlise. Et brusquement, Antiochos III quitte les lieux : une fausse rumeur venue don-ne-sait-où annonce la mort de Ptolémée V en Egypte. Le roi, craignant que son hégémonie dans le royaume lagide soit remise en cause, se hâte dorganiser un contingent pour aller envahir lEgypte, tandis que les ambassadeurs romains se demandent quoi faire pour lempêcher dasseoir définitivement son pouvoir sur ce qui reste des Lagides. Finalement, la rumeur est infirmée : Antiochos III renonce donc à son invasion de lEgypte et va passer lhiver -196/-195 à Antioche ("Ces débats duraient depuis plusieurs jours, lorsqu’une rumeur annonçant la mort de Ptolémée V empêcha leur aboutissement. De part et d’autre on feignit de ne pas entendre cette rumeur. Mais Lucius Cornélius, chargé de mission auprès des deux rois Antiochos III et Ptolémée V, demanda un délai de quelques jours pour avoir le temps de se rendre à la Cour de Ptolémée V : il voulait en réalité arriver en Egypte avant que l’avènement d’un nouveau roi eût provoqué un changement. Antiochos III de son côté envisagea de profiter de l’occasion pour réduire l’Egypte en son pouvoir. Il prit congé des Romains, laissa son fils Séleucos à la tête de son armée terrestre pour rebâtir Lysimacheia comme il l’avait résolu, et fit voile avec toute sa flotte vers Ephèse. Des ambassadeurs allèrent de sa part donner à Quinctius [Flamininus] de fausses assurances qu’il n’agirait pas, pendant que lui-même alla longer les côtes de l’Asie jusqu’en Lycie. Mais arrivé à Patara, il apprit que Ptolémée V vivait encore, il renonça donc à son projet de passer en Egypte", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 41.1-5 ; "On se sépara sans résultat, après avoir exprimé plus clairement les menaces. La fausse rumeur de la mort de Ptolémée V fils de [Ptolémée IV] Philopator s’étant répandue, Antiochos III s’en alla en hâte pour s’emparer de l’Egypte, dépourvue de gouvernement", Appien, Histoire romaine XI.14), mais on suppose quà partir de cette date il surveille de plus près Ptolémée V pour sassurer que le mariage projeté avec sa fille aura bien lieu. Ptolémée V a été reconnu majeur et couronné officiellement pharaon à Memphis quelques mois plus tôt, fin -197, alors quil avait à peine treize ans. Selon Polybe, ce couronnement dun héritier aussi jeune a dabord été conçu comme un moyen de rappeler aux Egyptiens autochtones quils sont toujours sous autorité grecque ("Les officiers de la couronne [lagide] s’occupèrent d’organiser les Anaklètèria ["Anaklht»ria"] du roi. Bien que l’âge de Ptolémée V ne rendît pas pressante cette cérémonie, ils estimaient qu’elle contribuerait à stabiliser la situation, et même à l’améliorer dès que le roi paraîtrait exercer lui-même le pouvoir suprême", Polybe, Histoire, XVIII, fragment 55.3), que les Lagides ne sont pas encore éteints, et que les troubles sociaux permanents depuis le lendemain de la bataille de Raphia en -217 ne resteront pas impunis (le texte de la célèbre Pierre de Rosette déjà citée, datée de -196, qui renouvelle un donnant-donnant entre Grecs lagides et prêtres égyptiens, va également dans ce sens). Peut-être que la rumeur de la mort de Ptolémée V est due à une nouvelle émeute en basse Egypte, dont la cause se trouverait dans ce couronnement à Memphis, et dont les conséquences auraient été exagérées par loptimisme excessif des émeutiers ? En tous cas, force est de constater que la démarche de lentourage grec de Ptolémée V nest pas suffisante : le royaume lagide nexiste plus que comme un instrument dans les mains dAntiochos III, il deviendra un instrument dans les mains des Romains après -188 jusqu’en -31, mais ce nest plus un royaume autonome. En résumé, limmédiat après-guerre de Macédoine, marqué par la toute-puissance dAntiochos III qui vient se baigner sur les rives anatoliennes de la mer Egée, et la fragilisation des Romains (malgré leur victoire sur Philippe V) à cause de leurs relations de plus en plus difficiles avec la Ligue étolienne, sachève par ce face-à-face tendu, inabouti, à la conclusion impromptue, brutale, bizarre : une chaise au sol dans une tente de Lysimacheia, renversée par Antiochos III parti soudainement vers lEgypte, sans quon sache quoi penser de ses silences et de ses ambitions.


La période de paix délicate qui commence, qui sachèvera en -192, peut être reconstituée à partir du seul Ab Urbe condita libri de Tite-Live, car le livre XIX de lHistoire de Polybe qui la racontait est hélas intégralement perdu. Elle se décompose en deux temps.


En -195/-194, Antiochos III domine, et Rome sinquiète. Les légions romaines demeurent un temps en Grèce à cause de la cité dArgos. Celle-ci, nous lavons vu plus haut, est occupée depuis lhiver -198/-197 par Nabis le tyran de Sparte, avec laccord de Flamininus et de la Ligue achéenne. Mais depuis que la guerre contre la Macédoine est terminée, la Ligue achéenne cherche naturellement à réintégrer Argos, avec le soutien des Argiens qui nont jamais accepté la présence de Nabis. Flamininus est donc pris dans un dilemme : doit-il laisser Argos à Nabis au risque de se brouiller avec les Achéens, ou doit-il accéder au désir des Achéens en libérant Argos au risque de se brouiller avec Nabis ? Les dix commissaires, de retour à Rome, alertent le Sénat sur le danger que constituent Antiochos III et les fourbes Etoliens, autrement dit sur la nécessité de conserver des bonnes relations avec la Ligue achéenne, adversaire traditionnelle des Etoliens : cela implique quon réponde aux demandes des Achéens en réduisant linfluence de Nabis, qui mine progressivement leur influence dans le Péloponnèse ("Après le retour des dix commisaires, toute l’attention [des autorités romaines] se reporta sur Antiochos III. Ceux-ci exposèrent d’abord les conditions de paix qu’ils avaient imposées à Philippe V, ils déclarèrent ensuite qu’une nouvelle guerre aussi dangereuse contre Antiochos III menaçait. “Ce roi, dirent-ils, vient de passer en Europe à la tête d’une grande flotte et d’une redoutable armée de terre. S’il ne s’en était pas détourné dans le projet fou de conquérir l’Egypte sur la base d’une fausse rumeur, la Grèce serait déjà toute en feu. Car il ne faut pas espérer que les Etoliens resteront en repos : leur nature est instable et ils sont animés d’un ressentiment à l’encontre de Rome. Et la Grèce nourrit aussi en son sein un autre fléau destructeur : Nabis, aujourd’hui tyran de Sparte, risque de le devenir bientôt de toute la Grèce si on le laisse faire. Si on permet à ce personnage, qui égale en avarice et en cruauté les plus fameux tyrans de l’Histoire, de garder Argos, cette citadelle qui lui permet de dominer le Péloponnèse, et si on rappelle en Italie les armées romaines, c’est en vain que nous aurons délivré la Grèce de Philippe V, puisqu’au lieu d’un roi lointain elle tombera au pouvoir d’un tyran proche”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 44.5-9). Le Sénat est convaincu par le discours des commissaires, et donne carte blanche à Flamininus pour débloquer la situation. Ce dernier, astucieusement, délègue à son tour son pouvoir aux cités grecques réunies à Corinthe au printemps -195 : il signifie ainsi quelles ont réellement recouvré leur liberté - puisquon leur demande de donner leur avis et de choisir la solution à apporter au différend sparto-achéen qui les concerne directement -, et en même temps il se décharge de toute responsabilité si les choses tournent mal. La guerre est votée contre Nabis, malgré le refus des Etoliens qui veulent voir les Romains partir de Grèce au plus vite et ne veulent pas favoriser les Achéens (les débats sont racontés en détails par Tite-Live aux paragraphes 22 à 24 livre XXXIV de son Ab Urbe condita libri). Cette guerre menée par Flamininus, dans laquelle sillustre notamment Philopœmen le stratège de la Ligue achéenne, est racontée en détails par Tite-Live aux paragraphes 25 à 30 livre XXXIV de son Ab Urbe condita libri, et par Plutarque au paragraphe 14 de sa Vie de Philopœmen. Elle aboutit à la libération dArgos, qui rejoint la Ligue achéenne, mais Nabis mène toujours sa défense avec autant dardeur. Tandis que Sparte est assiégée et que les escarmouches perdurent, des négociations très difficiles se déroulent (racontées longuement par Tite-Live aux paragraphes 31 à 41 livre IV de son Ab Urbe condita libri, et résumées très sommairement par Plutarque au paragraphe 13 de sa Vie de Flamininus) : elles débouchent sur une paix de compromis, solennellement proclamée lors des Jeux néméens en automne -195, qui maintient un équilibre des forces en Grèce, destiné moins à satisfaire les Achéens quà ne pas se brouiller avec eux tout en ne leur donnant pas tous les pouvoirs - car les Achéens voudraient renverser Nabis et intégrer Sparte. Pendant que ces combats se déroulent dans le Péloponnèse, un événement très surévalué par la propagande romaine ultérieure sest produit du côté de Carthage. Selon Tite-Live, un contact est établi entre Hannibal et Antiochos III, qui senvoient réciproquement des courriers ("Les adversaires des Barta écrivaient personnellement aux principaux Romains, leurs amis, qu’Hannibal avait envoyé courriers et messages au roi Antiochos III, que ce roi lui avait à son tour député des émissaires secrets, que “semblable aux bêtes fauves qu’on ne peut jamais apprivoiser, cet ennemi des Romains était implacable dans sa haine, reprochant à ses concitoyens de languir dans l’oisiveté et l’inaction, et déclarant que le bruit des armes pouvait seul les tirer de leur léthargie”. Le souvenir de la guerre précédente, dont il avait été le principal moteur, donnait à ces rapports beaucoup de vraisemblance", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 45.6-8). Pour notre part, nous doutons très fortement de cette réciprocité entre les deux hommes : cette affirmation de Tite-Live sert trop idéalement les intérêts romains pour être authentique, puisquelle justifie la future intervention de Rome contre Antiochos III soi-disant associé à Hannibal sur le mode : "Les amis de nos ennemis sont nos ennemis" (cest la même justification que Tite-Live a avancée contre Philippe V dans les alinéas 9-10 paragraphe 11 livre XXXI précités de son Ab Urbe condita libri : "Hannibal et Philippe V ont pactisé pour nous anéantir, nous sommes donc contraints à une guerre sur deux fronts, contre Carthage et contre Pella"). Contre cette affirmation (que rejette l’historien romain Justin : "Ses ennemis [à Hannibal] l’accusèrent d’une alliance secrète avec le roi de Syrie. Ils dirent aux Romains que, trop fier pour obéir aux lois, habitué au commandement et à la suprématie des armes, las de vivre en paix dans la cité, il cherchait par tous les moyens à provoquer une nouvelle guerre. Ces rumeurs étaient mensongères, mais la crainte y fit accorder foi", Justin, Histoire XXXI.1), tous les autres auteurs, et Tite-Live lui-même, disent bien que durant tout le temps où Hannibal sera au côté dAntiochos III, le second ne tiendra nullement compte des avis et des conseils du premier (nous constaterons cela plus loin), autrement dit Antiochos III se désintéresse totalement dHannibal, de Carthage, et plus généralement de toutes les affaires de Méditerranée occidentale. En revanche, nous pensons que Tite-Live dit la vérité quand il montre Hannibal ruminant seul sa vengeance dans sa maison de Carthage, apprenant linquiétude des Romains face à la toute-puissance dun roi grec nommé Antiochos III en Méditerranée orientale, et concluant que sassocier à ce roi grec pourrait servir ses desseins revanchards. Car cela explique pourquoi les Romains, informés par les adversaires politiques dHannibal, envoient au printemps -195 une députation pour vérifier si les manigances quon rapporte sur sa personne sont fondées, et pourquoi Hannibal refuse de se présenter devant cette députation et senfuit vers Tyr (dont Carthage est une colonie : "Trois ambassadeurs, Cnaeus Servilius, Marcus Claudius Marcellus [c’est le Marcellus junior que nous avons déjà croisé en -197, succédant à Flamininus comme consul] et Quintus Terentius Culleo, furent envoyés à Carthage pour se plaindre en assemblée qu’Hannibal fomentait un plan de guerre avec le roi Antiochos III. Arrivés à Carthage, ils furent interrogés sur l’objet de leur mission. Sur le conseil des ennemis d’Hannibal, ils répondirent qu’ils étaient chargés de régler les différends entre les Carthaginois et Massinissa le roi des Numides. On les crut. Seul Hannibal devina que les Romains le menaçaient, et qu’ils n’avaient accordé la paix aux Carthaginois que pour mieux continuer une guerre à outrance contre sa personne. Il résolut de ne pas lutter contre les événements et la fortune. Depuis longtemps déjà, il avait pris toutes ses dispositions pour fuir. Il se montra ce jour-là au forum afin d’écarter tout soupçon, et le soir, sans quitter sa tenue de ville, il se dirigea vers une porte avec deux serviteurs qui ne savaient rien de son projet, et sortit de Carthage", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 47.6-10 ; le même événement est aussi rapporté par Justin ["Le Sénat effrayé envoya en Afrique Cnaeus Servilius pour épier les manœuvres d’Hannibal, avec mission secrète de le faire périr si possible sous les coups de ses ennemis, et d’affranchir ainsi le peuple romain de la menace portée par son nom odieux. Habile à deviner et à éviter le péril, et sachant aussi bien prévoir les dangers dans le succès que les victoires au milieu des revers, Hannibal subodora ce complot. Il passa un jour entier sur la place publique, sous les yeux de l’envoyé romain et des dignitaires carthaginois, mais vers le soir il monta à cheval à leur insu, laissa ses esclaves aux portes de la ville avec ordre de l’y attendre, et se dirigea vers une demeure secondaire qu’il possédait près du rivage, près d’un renfoncement où il avait caché des bateaux avec leurs rameurs ainsi qu’un pécule pour couvrir tous ses frais au cas où il devrait fuir. Il choisit les plus jeunes de ses esclaves, dont il avait grossi le nombre par les prisonniers faits en Italie, puis se dirigea vers les terres d’Antiochos III", Histoire XXXI.2] et par Cornélius Népos ["Marcus Claudius [Marcellus] et Lucius Furius [Purpureo] étant consuls, des ambassadeurs romains vinrent à Carthage. Hannibal, pensant qu’ils avaient été envoyés pour demander instamment qu’on leur livrât sa personne, n’attendit pas qu’ils fussent admis en assemblée : il monta clandestinement sur un navire et s’enfuit vers la Syrie auprès d’Antiochos III. Cet événement devenu public, les Carthaginois envoyèrent deux bâtiments tenter de le rattraper. Ils mirent ses biens en vente, ils renversèrent sa maison de fond en comble, et le déclarèrent banni", Vies des grands capitaines XXIII.8]), qui a été annexée par le royaume séleucide vers -200 comme le reste du Levant. Hannibal se dirige immédiatement vers Antioche où Antiochos III, comme nous lavons dit plus haut, a passé lhiver -196/-195. Mais le roi séleucide est déjà reparti vers Ephèse en Anatolie. Hannibal prolonge donc son chemin vers cette cité. Cest là quil rencontre enfin Antiochos III. Selon tous les auteurs romains, les seuls dont nous ayons conservé les œuvres sur ce sujet (quel dommage, une nouvelle fois, davoir perdu le livre XIX de lHistoire de Polybe, qui devait certainement présenter les faits dune façon moins partisane !), le courant passe immédiatement entre les deux hommes, qui tombent dans les bras lun de lautre en découvrant leur intérêt commun, le Carthaginois réussissant à pousser dans une guerre ouverte contre Rome le Séleucide jusque-là hésitant ("Hannibal arriva à Tyr après une heureuse traversée. Dans cette cité qui avait fondé Carthage, il fut reçu comme dans une seconde patrie, avec tous les honneurs que méritait un homme tel que lui. Après un séjour de quelques jours, il fit voile vers Antioche. Là, il apprit que le roi était déjà reparti, mais que son fils célébrait des jeux solennels dans le faubourg de Daphné : il alla l’y trouver, en reçut un accueil flatteur, et se remit aussitôt en mer. Ce fut à Ephèse qu’il joignit Antiochos III, qui hésitait encore à déclarer la guerre aux Romains. L’arrivée d’Hannibal mit un grand poids dans la balance et le décida", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIII, 49.5-7 ; "A Ephèse, [Antiochos III] rencontra le Carthaginois Hannibal, exilé de sa patrie à cause de ses ennemis qui ne cessaient de répéter calomnieusement aux Romains qu'il cherchait des mauvaises querelles et demeurait un baroudeur incapable de vivre en paix. Les Carthaginois à cette époque obéissaient aux Romains, comme alliés. Hannibal jouissait d’une célébrité universelle en raison de son génie militaire. Antiochos III lui réserva un brillant accueil et le retint dans son entourage", Appien, Histoire romaine XI.15-16 ; "Hannibal, arrivé à la Cour d’Antiochos III, y fut reçu comme un envoyé des dieux", Justin, Histoire XXXI.3). Pour notre part, face à cette présentation simpliste qui sert encore trop idéalement la volonté légitimiste romaine, nous pensons que lentrevue a plutôt ressemblé à la scénette suivante, également simpliste mais certainement plus proche de la vérité historique : "Antiochos, un type dans le couloir demande à te voir." "Qui ?" "Un Carthaginois. Un certain Hannibal." "Bien. Fais-le entrer." (La porte souvre, Hannibal se précipite au-devant dAntiochos III :) "O sire ! O majesté ! Comme vous êtes grand et fort et beau ! Sans mentir, si votre intelligence se rapporte à votre chlamyde, vous êtes le phénix des hôtes de la Méditerranée ! Je me présente : je suis le fléau des Romains. Certes ils mont un peu maravé la goule à Zama, et depuis ils occupent mon pays, mais avant ça jai saccagé leurs provinces, que jai envahies sans raison. Fie-toi donc à moi : avec tes armes et mon expérience, nous allons les pulvériser !" "Euh… Je vous remercie pour votre proposition, je vous promets dy réfléchir. Maintenant jai dautres tâches qui mattendent, je me permets donc de vous inviter à sortir." (Hannibal se retire à reculons, en multipliant les révérences. La porte se referme :) "Quest-ce que cest que ce malade ? On se demande vraiment ce que foutent les vigiles à laccueil ! La prochaine fois, jen balance un sur deux à la flotte !". Antiochos III méprise effectivement les incitations guerrières de son visiteur, non seulement en envoyant une ambassade vers Flamininus justement en ce printemps -195 pour y discuter de la paix et continuer tranquillement sa reconstruction de Lysimacheia ("Quinctius [Flamininus] ordonna aux tribuns militaires d’aller chercher l’armée stationnée à Elatia. A la même époque il reçut de la part d’Antiochos III une ambassade pour traiter de la paix : il répondit qu’en l’absence des dix commissaires il ne pouvait rien conclure, et que cette démarche relevait du Sénat à Rome", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 25.1-2), mais encore en renouvelant la politique matrimoniale qui lui a si bien réussi en orient. En Egypte, en hiver -194/-193 selon Tite-Live, il célèbre enfin le mariage de sa fille Cléopâtre, qui devint la première reine lagide de ce nom, avec Ptolémée V ("Antiochos III, en cet hiver [-194/-193], célébra à Raphia en Phénicie le mariage de sa fille avec Ptolémée V le roi d’Egypte", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 13.4). Selon Appien, Flavius Josèphe et saint Jérôme, il donne la Koilè-Syrie en dot au jeune marié ("[Antiochos III] envoya en Egypte, après de Ptolémée V, Cléopâtre surnommée “Syra” ["SÚra"], en lui donnant en guise de dot la Koilè-Syrie qu’il avait enlevée à Ptolémée V. Il cajola ensuite le jeune homme afin qu’il ne bougeât pas au cours de la guerre contre les Romains", Appien, Histoire romaine XI.18 ; "Antiochos III fit ensuite amitié avec Ptolémée V et traita avec lui. Il lui donna en mariage sa fille Cléopâtre Ière, et lui abandonna la Koilè-Syrie, la Samarie, la Judée, la Phénicie en guise de dot", Flavius Josèphe, Antiquités juives XII.154-155 ; "Antiochos III voulut non seulement s’approprier la Syrie, la Cilicie, la Lycie et les autres provinces qui avaient appartenu à Ptolémée IV, mais encore étendre son empire vers l’Egypte. Il utilisa donc les services d’Euclès de Rhodes pour fiancer sa fille Cléopâtre au jeune Ptolémée V dans la septième année de son règne, et dans sa treizième année elle lui fut donnée en mariage, avec la Koilè-Syrie et la Judée en guise de dot", saint Jérôme, Sur le livre de Daniel XI.17-19), cadeau purement théorique puisque les Lagides nont plus les moyens militaires de défendre cette province si Antiochos III veut la récupérer plus tard ou du moins ladministrer au nom de son gendre, mais qui permet de normaliser les relations avec les Grecs dEgypte et de les renforcer face aux Egyptiens autochtones sur le mode : "Je vous ai bien vaincus à Panion, et la Koilè-Syrie appartient bien aux Séleucides, mais je ne suis pas un monstre : je vous la confie, à charge pour vous de la gérer convenablement, et den tirer tous les avantages qui vous permettront de rétablir lautorité hellénique sur les prétentions autonomistes des Egyptiens autochtones". Il marie Antiochis, une autre de ses filles (à ne pas confondre avec l’autre Antiochis, sœur d’Antiochos III mariée à Xerxès d’Arménie en -212), à Ariarathès IV, prince dun territoire situé sous la principauté du Pont, quon appelle commodément "principauté de Cappadoce" bien que le territoire en question ne soit pas toute la Cappadoce - située en bordure de la mer Noire, intégrée en grande partie à la principauté du Pont de Mithridate II le beau-père dAntiochos III comme on la vu plus haut - mais la petite partie la plus au sud, à lintérieur des terres, voisine de la Galatie. Lorigine de cette principauté remonte au milieu du IIIème siècle av. J.-C., quand Ariarathès III (petit-fils dAriarathès II, lui-même neveu du Perse Ariarathès vaincu et tué par Perdiccas et Eumène de Cardia en -322 : nous renvoyons sur ce point au début de notre précédent alinéa), profitant des désordres provoqués dans le royaume séleucide par le meurtre dAntiochos II Theos commis par Bérénice et Séleucos II (que nous avons raconté au début du présent alinéa), sest octroyé le diadème et a proclamé lindépendance du sol administré à lépoque de lEmpire perse par ses ancêtres (que la tradition fait descendre dOtanès, lun des Sept puschistes ayant permis à Darius Ier daccéder au trône perse en -522). En -195, la principauté de Cappadoce est dirigée par Ariarathès IV, fils dAriarathès III : cest à ce personnage quAntiochis, la fille dAntiochos III, donnera trois enfants, selon Diodore de Sicile, dans le livre XXXI de sa Bibliothèque historique aujourdhui perdu mais dont un passage a été sauvé par le Byzantin Photios au IXème siècle ("Ariarathès III régna par lui-même, il mourut en laissant le trône à son fils Ariarathès IV, encore en bas âge. Ce dernier épousa Antiochis, la fille d’Antiochos III le Grand. C’était une femme très astucieuse. N’ayant pas d’enfant, elle trompa son mari en feignant d’en avoir deux, Ariarathès et Holopherne. Mais quelque temps après, contre toute attente, elle devint enceinte, et donna le jour à deux filles et à un fils nommé Mithridate. Elle révéla alors à son mari sa supercherie sur les enfants supposés, et elle fit envoyer avec une faible pension l’aîné à Rome et le cadet en Ionie, afin qu’ils ne disputassent pas le trône à l’héritier légitime [cest-à-dire le Mithridate nouveau-né, qui deviendra roi après son père sous le surnom d’Ariarathès V]", Photios, Bibliothèque 244, Bibliothèque historique par Diodore de Sicile, Livre XXXI). Antiochos III propose aussi un mariage à Eumène II de Pergame, avec une autre fille dont nous ignorons le nom. Ce troisième mariage naura pas lieu, car Eumène II le refuse ("Quand Antiochos III a manifesté le désir de me donner sa fille pour unir nos deux maisons en promettant de me restituer immédiatement les cités qu’il m’avait enlevées et d’autres choses à condition que je me joigne à lui pour vous faire la guerre [cest Eumène II qui parle devant le Sénat romain en -189, lors des discussions sur le traité de paix qui sera imposé à Antiochos III à Apamée quelques mois plus tard], je n’ai pas accepté son offre, et parmi tous vos alliés c’est moi qui ai engagé dans votre camp les forces les plus importantes sur terre et sur mer", Polybe, Histoire XXI, fragment 20.8-9 ; "Souverain de l’Asie et d'une partie de l’Europe, Antiochos III m’a proposé sa fille en mariage et m’a promis de me rendre immédiatement les cités qui s’étaient soustraites à mon obéissance, en me promettant de notables accroissements de puissance, à condition que je m’unisse à lui pour vous faire la guerre. Je ne tirerai pas mérite de ma fidélité, je préfère vous rappeler comment j’ai honoré la vieille amitié qui unit ma famille à votre République : plus qu’aucun de vos alliés, j’ai mis des armées et des flottes à la disposition de vos généraux, je leur ai fourni des vivres sur terre et sur mer, j’ai assisté à toutes vos batailles navales, contrairement à beaucoup d’autres, je n’ai reculé devant aucune fatigue ni aucun danger personnel", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 53.13-16 ; "[Antiochos III] envoya en Egypte, après de Ptolémée V, Cléopâtre surnommée “Syra” […]. Il envoya d’autre part Antiochis à Ariarathès IV le roi de Cappadoce, et la fille qui lui restait encore à Eumène II le roi de Pergame. Mais ce dernier repoussa la proposition, ayant bien compris qu’Antiochos III désirait faire la guerre aux Romains et qu’il cherchait à conclure cette alliance matrimoniale uniquement pour les besoins de cette cause", Appien, Histoire romaine XI.18-19). Ce refus, pour revenir à notre point de départ, ne doit pas remettre en cause la conclusion générale : contrairement à ce que prétendent les auteurs romains, Antiochos III en -195/-194 ne manifeste nullement un désir de guerre ouverte contre les Romains, épaulé par un Hannibal dont le discours visionnaire et jusquau-boutiste laurait subjugué. Comme en orient, Antiochos III préfère assurer sa domination en douceur, par des compromis et des mariages. Cela nempêche pas quHannibal puisse de son côté, comme laffirment par ailleurs les mêmes auteurs romains que nous suivons plus volontiers sur ce point, rêver dobtenir un petit régiment pour recommencer une guérilla parallèle sur le sol italien ("Hannibal n’avait toujours qu’un seul et même avis : “L’Italie doit être le théâtre des opérations, car elle peut fournir des vivres et des soldats à un envahisseur. Si on ne cherche pas à la soulever, si le peuple romain reste libre de faire la guerre hors de l’Italie avec les forces et les ressources de l’Italie, aucun roi ni peuple ne peut résister à ses armes. Confie-moi une centaine de navires pontés, dix mille fantassins et mille cavaliers. Avec cette flotte, je ferai voile d’abord vers l’Afrique. J’espère y soulever les Carthaginois. S’ils hésitent à s’engager, j’irai aborder sur un point quelconque de l’Italie pour y exciter la guerre contre les Romains. Avec ton armée royale, transporte-toi en Europe et cantonne-toi dans une partie de la Grèce où tu menaceras à tout moment de passer en Italie : cela suffira, sans que tu aies besoin d’effectuer la traverser, à maintenir les Romains dans la crainte d’un nouveau front”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 60.3-6 ; "[Hannibal] l’incita à s’emparer d’abord d’un morceau de l’Italie et s’en servir comme base de départ pour la guerre, afin d’affaiblir la position des Romains aussi bien à l’intérieur quà l’extérieur. “Je connais l’Italie, dit-il : avec dix mille hommes je suis capable d’en occuper les points stratégiques, je peux aussi écrire à mes amis de pousser le peuple carthaginois à la révolte, mécontent de son sort aujourd’hui, qui se méfie des Romains, et qui sera rempli d’audace et d’espoir en apprenant que je ravage à nouveau l’Italie”", Appien, Histoire romaine XI.27-28 ; "Hannibal, qui connaissait la valeur des Romains, répétait qu’on ne pourrait les vaincre qu’en Italie. Il demandait cent navires, dix mille fantassins, mille cavaliers, assurant qu’avec ces forces il rallumerait en Italie la même guerre qu’il y avait faite, et rapporterait au roi, sans qu’il sortît de l’Asie, la victoire ou une paix honorable, car l’Espagne alors en pleine fièvre guerrière se cherchait un chef, l’Italie lui était aujourd’hui mieux connue, et Carthage sortirait de son repos pour s’unir rapidement à lui", Justin, Histoire XXXI.3). On suppose que cest une panique exagérée provoquée dans Rome par lannonce de lévasion dHannibal, qui pousse les citoyens romains en cette année -195 à réélire son vieil ennemi Scipion lAfricain au consulat (panique dont le propagandiste Tite-Live ne parle évidemment pas). Et on suppose aussi que cest parce quils retrouvent rapidement leur sang-froid que les mêmes citoyens romains peu de temps après déboutent Scipion qui réclame le déclenchement dune nouvelle guerre contre Hannibal et contre son prétendu allié Antiochos III (sang-froid sur lequel le propagandiste Tite-Live sétend évidemment, en soulignant le pacifisme naturel romain : "Au commencement de l’année où Scipion l’Africain, consul pour la seconde fois, et Tiberius Sempronius Longus prirent possession de leur charge, deux ambassadeurs de Nabis arrivèrent à Rome. Le Sénat leur donna audience hors de la ville, dans le temple d’Apollon. Ils demandèrent et obtinrent la ratification de la paix qui avait été conclue avec Titus Quinctius [Flamininus]. On parla ensuite du partage des provinces : les sénateurs furent presque unanimes pour assigner l’Italie aux deux consuls, puisque les guerres d’Espagne et de Macédoine étaient terminées. Scipion soutint qu’un consul suffisait pour l’Italie et qu’on devait confier la Macédoine à l’autre, car Antiochos III, qui était déjà passé en Europe sans qu’on l’eût provoqué, menaçait d’y déclencher une nouvelle guerre. Il ajouta : “Et que fera Antiochos III quand il sera appelé par les Etoliens dont les dispositions hostiles à notre encontre ne sont plus douteuses, et poussé à la guerre par Hannibal qui a tant de fois bataillé contre les Romains ?” […] Mais on ne voulut pas faire passer une nouvelle armée en Macédoine. Celle qui y était serait ramenée en Italie par Quinctius et licenciée, ainsi que l’armée qui servait en Espagne sous les ordres de Caton. Les deux consuls furent consignés en Italie, avec ordre d’enrôler deux légions urbaines", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 43.1-9) : Philippe V vaincu est devenu un allié de Rome, la Grèce est sécurisée depuis que Nabis a été refoulé dans Sparte, et est devenue un glacis protecteur si Antiochos III, qui ne manifeste pas la volonté belliqueuse quon lui a supposée jusque dans lhiver -195/-194, veut étendre son influence à louest de Lysimacheia. Rome na donc plus aucune raison de maintenir son corps expéditionnaire en Grèce. En été -194, les derniers légionnaires quittent le sol grec avec leur général Flamininus (la dernière tournée de Flamininus dans les cités grecques, dont il remet solennellement les clés aux autochtones, puis son départ vers le port italien de Brindisi, puis son triomphe à Rome, sont racontés longuement par Tite-Live dans les paragraphes 48 à 52 livre XXXIV de son Ab Urbe condita libri, et résumés par Plutarque au paragraphe 14 de sa Vie de Flamininus).


En -193/-192, le scénario sinverse : les choses senveniment, dans lesquelles Rome domine tandis quAntiochos III sinquiète. Nous avons rapidement évoquée lambassade quAntiochos III a envoyée vers Flamininus en -195 : cette ambassade est revenue bredouille parce que, selon lalinéa 2 paragraphe 25 livre XXXIV précité de lAb Urbe condita libri de Tite-Live, Flamininus navait alors aucune compétence pour discuter des propositions séleucides, et que seul le Sénat à Rome est habilité à décider de la paix et de la guerre. Or, cest seulement au printemps -193, soit deux ans plus tard, que cette ambassade est renvoyée vers Rome, conduite par un nommé Ménippos. Hellénistes et latistes anciens ont longtemps été intrigués par ce mystérieux délai de deux ans : hellénistes et latinistes récents semble avoir trouvé la réponse à ce mystère en disant simplement quAntiochos III naurait jamais renvoyé ses ambassadeurs vers les Romains en -193 si sa position ne sétait pas fragilisée face à eux depuis -195. Deux raisons expliquent cette fragilisation. La première est léchec de sa proposition de mariage entre une de ses filles et Eumène II de Pergame, que nous venons dévoquer. Nayant pas réussi à soumettre la principauté de Pergame en faisant dEumène II un membre de sa famille (comme la principauté du Pont dès -222, ou la principauté de Cappadoce dAriarathès IV récemment), il espère lisoler en renforçant son alliance avec Rome dont linfluence en Grèce est désormais hégémonique. La seconde raison est lattitude de la Ligue étolienne qui, poussée par la rancœur et la cupidité, est en train de former une coalition anti-romaine en essayant dattirer Antiochos III à elle. Lhistorien grec Polybe, dorigine achéenne, qui pour cette raison déteste organiquement les Etoliens et veut leur attribuer tous les maux pour signifier à son lecteur : "Si les Etoliens navaient pas agi comme ils lont fait, aujourdhui Grecs et Romains vivraient en bonne intelligence !", dit en conséquence quAntiochos III est totalement étranger à leurs manigances, et que le poids de la nouvelle guerre qui sannonce repose entièrement sur leurs épaules ("La cause de la guerre entre Antiochos III et les Romains est évidemment le mécontentement des Etoliens, qui estimaient ne pas avoir été bien traités par les Romains à l’issue de la guerre contre Philippe V. Non seulement ils décidèrent de faire appel à Antiochos III, comme je l’ai dit plus haut, mais encore ils se préparèrent à tout endurer et ils firent tout pour répondre à ce ressentiment qui les animait. La libération de la Grèce, que leurs représentants allèrent promettre de cité en cité au mépris du bon sens et de la vérité, ne fut qu’un prétexte", Polybe, Histoire, III, 7.1-3). Son témoignage partial semble suspect. Pourtant, le Romain Tite-Live, quon ne peut pas accuser de sympathie à légard dAntiochos III, saccorde avec Polybe en déclarant que lorigine du cette guerre relève bien du ressentiment des Etoliens à lencontre de Rome, et en ajoutant que ceux-ci ont essayé dentraîner dans leur folle entreprise non seulement Antiochos III mais encore Philippe V et Nabis le tyran de Sparte ("Ni les Boiens [tribu gauloise du nord de l’Italie] ni les Espagnols, contre lesquels on guerroya cette année [-194], ne montrèrent autant d’acharnement contre Rome que les Etoliens. Quand les armées romaines avaient quitté la Grèce, ils avaient espéré qu’Antiochos III viendrait s’emparer de l’Europe dégarnie de troupes et que Philippe V et Nabis reprendraient les armes. Mais tout demeura en repos. Persuadés qu’ils devaient semer et exciter des troubles pour ne pas voir leurs projets renversés par le temps, ils tinrent une assemblée à Naupacte. Là, leur prytane Thoas se plaignit de l’injustice des Romains, déplora la situation des Etoliens “qui avaient subi les plus cruelles humiliations parmi tous les peuples de la Grèce après une victoire à laquelle leurs armes avaient pourtant contribué”, et proposa d’envoyer des ambassadeurs aux trois rois pour sonder leurs intentions et exposer à chacun d’eux les motifs les plus susceptibles de les soulever contre Rome. Damocrite fut envoyé vers Nabis, Nicandre vers Philippe V, et Dicéarque le frère du prytane vers Antiochos III", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 12.1-6), et que seul Nabis leur a répondu favorablement ("Mais les deux rois [Philippe V et Antiochos III] ne se déclarèrent pas, ou ne le firent que plus tard. Seul Nabis envoya sur-le-champ des émissaires dans toutes les cités côtières pour y exciter des troubles, gagna par ses largesses une partie des principaux habitants et fit égorger ceux qui demeuraient fidèles à l’alliance romaine", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 13.1). La Ligue achéenne a envoyé des ambassades à Rome pour informer de ces événements ("Les Achéens, qui avaient été chargés par Titus Quinctius [Flamininus] de défendre les places maritimes de la Laconie, dépêchèrent aussitôt une ambassade au tyran pour lui rappeler le traité qu’il avait conclu, et l’inviter à ne pas rompre une paix qu’il avait tant souhaitée. En même temps ils firent parvenir des secours à Gytheion [port principal de Laconie] déjà assiégée par le tyran, et informèrent Rome de ce qui se passait", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 13.2-3). Autrement dit, lambassade séleucide de -193 à Rome est une façon pour Antiochos III de dire aux Romains : "Je nai aucun lien avec les Etoliens, ne croyez pas quils disent la vérité quand ils affirment partout que je partage leurs ambitions, que je les soutiens, que je veux les aider militairement dune façon ou dune autre". Le Sénat renvoie Ménippos vers Flamininus, dont tout le monde reconnaît lexpertise sur les affaires grecques ("Les ambassadeurs [d’Antiochos III] furent introduits au Sénat par le préteur de la cité Caius Scribonius, et reçus avec bienveillance. Le différend avec Antiochos III étant plus ancien que les autres, fut renvoyé à la décision des dix commissaires qui avaient vu ce roi en Asie [en -200] ou à Lysimacheia [en -196]. On invita Titus Quinctius [Flamininus] à se joindre à eux pour écouter les propositions que feraient les ambassadeurs du roi, et on le chargea de faire une réponse conforme à la dignité et aux intérêts du peuple romain. Ménippos et Hégésianax [nous renouvellons sur ce personnage les mêmes interrogations que sur l’Hégésianax mentionné par Polybe lors des Jeux isthmiques de -196 : est-ce un homonyme d’Hégésianax dAlexandrie de Troade envoyé à Rome par les assiégés de Smyrne et Lampsaque pour se plaindre dAntiochos III ? ou plus simplement Tite-Live, qui comme Appien puise dans lHistoire de Polybe, se contente-il de recopier lerreur de ce dernier ?] étaient à la tête de l’ambassade royale", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 57.3-5 ; "[Antiochos III] envoya à Rome comme ambassadeurs Lysias, Hégésianax et Ménippos avec mission de sonder les intentions du Sénat", Appien, Histoire romaine XI.23). Le renforcement de la position romaine depuis -195 et la fragilisation dAntiochos III, compromis par les agissements des Etoliens et englué dans sa relation conflictuelle avec Eumène II, apparaît immédiatement : quand Ménippos propose un partage de la Grèce entre dominants égaux ("[Ménippos] le premier prit la parole : “J’ignore quel obstacle pourrait rencontrer notre ambassade, puisque nous ne sommes venus que pour solliciter l’amitié du peuple romain et faire alliance avec lui. Trois sortes de traités existent par lesquels rois et démocraties peuvent s’unir. Les premiers consistent dans les lois que le vainqueur dicte au vaincu : dans ce cas celui qui a triomphé, devenu l’arbitre de la destinée des vaincus, décide en maître de ce qu’il accepte de leur laisser ou de leur enlever. Les deuxièmes concernent les ennemis qui, n’ayant pas obtenu d’avantages l’un sur l’autre, traitent de la paix sur un pied d’égalité : dans ce cas les parties contractantes se rendent réciproquement leurs conquêtes, et recouvrent tout ce que la guerre leur a enlevé ou s’arrangent entre elles à l’amiable, selon leurs anciens droits et privilèges. Les troisièmes enfin se passent entre les puissances qui, sans avoir jamais été ennemies, s’unissent par des liens d’amitié et d’alliance : dans ce cas on ne parle plus de dicter ni de recevoir des lois comme dans le cas du vainqueur face au vaincu. C’est dans cette dernière disposition que se trouve Antiochos III. On peut donc s’étonner que les Romains veuillent lui dicter des lois, et lui désignent les cités d’Asie dont ils exigent la liberté, celles dont il pourrait réclamer un tribut et celles dont ils lui interdisent l’entrée à lui-même et à ses garnisons. Imposer la paix de cette façon à Philippe V était légitime puisqu’il était ennemi de Rome, mais ce n’est pas ainsi qu’on doit traiter d’une alliance avec Antiochos III, qui est un roi ami”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 57.6-11 ; "Ménippos déclara : “Le roi apprécie l’amitié des Romains et désire même devenir leur allié en cas de besoin. Mais il s’étonne qu’ils lui ordonnent de se retier des cités d’Ionie, d’exonérer certaines cités de tribut, de ne pas intervenir dans certaines régions d’Asie, et d’abandonner la Thrace qui a toujours appartenu à ses ancêtres : ce sont là des injonctions qu’on adresse non pas à des amis, mais à des vaincus sur lesquels on a emporté une victoire”", Appien, Histoire romaine XI.23) en rappelant avec raison quAntiochos III a davantage de légitimité sur lAsie et la Thrace que les Romains ("Hégésianax s’écria : “Je ne peux pas entendre sans indignation la défense que vous adressez au roi Antiochos III de visiter les cités de Thrace et de Chersonèse, si glorieusement conquises par son aïeul Séleucos Ier après la défaite et la mort du roi Lysimaque Ier, et reprises aux Thraces et repeuplées avec autant de gloire par Antiochos III, qui en a rappelé des habitants et relevé à grands frais les édifices tombés en ruines ou dévorés par les flammes : est-ce donc équivalent, que de dépouiller Antiochos III de ces possessions ainsi acquises, ou plus exactement recouvrées, et de fermer l’Asie aux Romains qui n’y ont jamais rien possédé ?”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 58.4-6), Flamininus ne se laisse pas impressionner, et le dialogue tourne vite en rond selon la logique déjà observée à plusieurs reprises dans le présent alinéa, quand lun dit : "Nos ancêtres séleucides habitaient déjà la Thrace dans un passé reculé !", lautre rétorque : "Peut-être, mais les Thraces daujourdhui y sont nés libres, et ils létaient encore hier, juste avant que vous installiez vos troupes dans leurs cités !" ("Quinctius [Flamininus] reprit : “Eh bien ! puisque vous parlez de l’honneur, qui doit être la seule ou du moins la principale règle de conduite pour le premier peuple du monde comme pour un si grand monarque, que trouvez-vous le plus honorable : exiger l’affranchissement de toutes les cités grecques dans tous les pays, ou vouloir les soumettre à l’esclavage et à un tribut ? Antiochos III se glorifie de replacer sous son joug des cités que le droit de la lance a données à son aïeul, mais que ni son grand-père ni son père n’ont jamais songé à revendiquer comme leur propriété : les Romains préfèrent se glorifier de leur constance et de leur bonne foi à ne pas abandonner le patronage de la liberté grecque, dont ils ont consenti à se charger. De même qu’ils ont affranchi la Grèce des chaînes de Philippe V, ils veulent aussi affranchir les cités grecques d’Asie du joug d’Antiochos III”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 58.8-12 ; "Les sénateurs, comprenant que l’ambassade était venue pour les sonder, lui répondirent succintement : “Si Antiochos III laisse aux Grecs d’Asie leur autonomie et s’il reste à l’écart de l’Europe, alors il sera l’ami des Romains, s’il le veut”", Appien, Histoire romaine XI.24). Les Romains ne sont pas plus impérialistes en -193 quils ne létaient en -200 au moment de lambassade de Caius Claudius Nero, Publius Sempronius Tuditanus et Marcus Aemilius Lepidus : peut-être que la jeune génération aspire à un conflit qui lui permettrait de sillustrer, mais les autres Romains qui représentent la majorité ne sont certainement pas tentés de sembarquer dans une nouvelle aventure hasardeuse vers la lointaine Anatolie contre un Antiochos III qui à cette époque jouit dune réputation de toute-puissance, Flamininus lui-même nest certainement pas enclin à hasarder dans des nouvelles batailles à l’est son immense gloire acquise récemment contre Philippe V, alors que dans le nord de lItalie les Celtes/Gaulois sont toujours aussi menaçants et quen Espagne les autochtones et les anciens cadres carthaginois acceptent très difficilement la nouvelle autorité romaine. Si les Romains sont aussi inflexibles face à Ménippos en -193, ce nest pas parce qu’ils sont en position de force et rêvent de dominer le monde, cest au contraire parce que leur domination en Grèce est menacée par les intrigues de la Ligue étolienne : derrière leur prétendue défense des cités grecques dAnatolie et de Thrace, il faut voir en réalité un ultimatum tacite adressé à Antiochos III au cas où la rumeur de son rapprochement avec cette Ligue étolienne serait fondée. Les Romains recommencent au fond leur diplomatie de naguère contre Philippe V : ils veulent entretenir le différend sur les cités grecques dAnatolie et de Thrace avec Antiochos III pour garder les mains libres en Grèce et réduire les Etoliens, de la même façon quen -200 ils ont voulu entretenir le différend sur le Levant avec le même Antiochos III pour garder les mains libres en Grèce et réduire le roi antigonide. Finalement, on se sépare par un compromis : on ne décide de rien, et on renvoie en Asie comme ambassadeurs Publius Sulpicius Galba et Publius Villius Tappulus, deux des dix commissaires de -196 ("Ménippos conjura instamment Quinctius [Flamininus] et le Sénat de ne pas adopter à la hâte une détermination qui bouleverserait le monde, et d’accorder à son maître le temps de réfléchir. Il ajouta qu’Antiochos III réfléchirait sérieusement quand il connaîtrait les conditions, qu’il changerait sa position ou céderait pour le maintien de la paix. Tout fut donc ajourné. On résolut d’envoyer en ambassade auprès du roi Publius Sulpicius [Galba], Publius Villius [Tappulus] qui était allé le trouver à Lysimacheia, et Publius Aelius", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXIV, 59.6-8). Ces deux hommes commencent par rencontrer Eumène II qui, confiné dans ses murs de Pergame par les pressions militaires et diplomatiques dAntiochos III, et craignant pour ce qui reste de son royaume et pour sa propre personne, les pousse naturellement à lintransigeance ("Les commissaires romains Publius Sulpicius et Publius Villius, envoyés à la Cour d’Antiochos III comme je l’ai dit plus haut, se rendirent d’abord sur ordre auprès d’Eumène II. Ils arrivèrent à Elée, et de là ils poussèrent jusqu’à Pergame, résidence d’Eumène II. Ce roi désirait la guerre. Antiochos III, pensait-il, était pour lui un voisin dangereux si la paix perdurait, car la puissance de ce monarque était tellement au-dessus de la sienne qu’en cas d’invasion il ne serait pas plus en état de lui résister que Philippe V n’avait résisté aux Romains, et sa ruine ne tarderait pas à être complète. En lui imposant beaucoup de sacrifices après l’avoir défait, on permettrait en revanche au royaume de Pergame de s’agrandir et de se défendre facilement sans le secours des Romains. Eumène II préférait risquer quelques revers et courir avec les Romains tous les hasards de la fortune, plutôt que rester seul et réduit au dilemme de reconnaître de son plein gré la souveraineté d’Antiochos III ou d’être soumis par la force de ses armes s’il s’y refusait. Pour ces motifs, il employa tout son crédit et toute son habileté à décider les Romains à la guerre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 13.6-10). Selon Tite-Live, Antiochos III est alors occupé dans une campagne en Pisidie, et Publius Sulpicius Galba tombe malade. Pour ne pas rester inoccupé, Publius Villius Tappulus se rend à Ephèse afin de rencontrer Hannibal qui y séjourne : cette rencontre naboutit à rien, sinon à jeter la suspicion du roi sur Hannibal ("Sulpicius qui était malade resta à Pergame. Villius, ayant appris qu’Antiochos III était retenu dans une expédition en Pisidie, alla à Ephèse, et occupa les quelques jours qu’il passa dans cette cité à de fréquentes entrevues avec Hannibal qui s’y trouvait alors. Il voulut sonder ses intentions, et le persuader qu’il n’avait rien à craindre des Romains. Ces conversations n’aboutirent à rien. Elles permirent néanmoins de diminuer l’influence d’Hannibal sur le roi, car la fréquentation de Villius, qui en cela atteignit habilement son but, le rendit suspect", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 14.1-4 ; "[Les députés romains] virent Hannibal quotidiennement pour l’assurer que la crainte qui l’avait poussé à fuir sa patrie était infondée, parce que Rome souhaitait observer avec une fidélité religieuse le traité conclu moins avec son pays qu’avec lui, parce qu’en combattant les Romains il avait écouté moins sa haine pour eux que son amour pour la patrie comme tout bon citoyen doit le faire, parce que toutes les guerres trouvent leur source dans les querelles entre les peuples mais non dans des haines privées entre les généraux. Ils louèrent ses exploits, et Hannibal se laissa séduire, se plut à s’entretenir souvent avec eux, sans songer que ces liaisons lui aliénaient le roi Antiochos III. Ce dernier, voyant dans ces fréquentes entrevues la preuve qu’Hannibal avait fait la paix avec Rome, cessa d’écouter ses avis, l’éloigna de ses conseils, et le considéra désormais comme un traître et un un ennemi méritant sa haine", Justin, Histoire XXXI.4 ; notons que Tite-Live mentionne un historien latin prétendant que Scipion lAfricain, par un moyen quon ignore, aurait participé à cette causerie avec Hannibal ["L’historien Claudius avance, sur la foi des mémoires grecs d’Acilius, que [Scipion] l’Africain faisait partie de cette ambassade, et qu’il dialogua avec Hannibal à Ephèse", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 14.5] et en cite un extrait au paragraphe 14 livre XXXV de son Ab Urbe condita libri, quAppien cite également aux paragraphes 34 à 42 livre XI de son Histoire romaine, de même que Plutarque au paragraphe 21 de sa Vie de Flamininus : nous rejetons naturellement cette prétendue rencontre entre les deux anciens adversaires de la deuxième guerre punique à Ephèse en -193, qui relève de la même fantaisie littéraire que pourrait être une prétendue rencontre entre Napoléon et Alexandre Ier de Russie à Sainte-Hélène en 1816). Publius Villius Tappulus continue seul sa route vers Apamée, cité-garnison fondée jadis par Antiochos Ier sur le modèle des Alexandries près de Kélainai, ancienne capitale de la satrapie de Haute-Phrygie (aujourdhui Dinar dans la province dAfyonkarahisar en Turquie, à ne pas confondre avec son homonyme Apamée-sur-lOronte, aujourdhui le site archéologique de Qalat al-Madhiq, à une cinquantaine de kilomètres au nord-ouest dHama en Syrie), où Antiochos III le reçoit enfin. Ce dernier a célébré peu de temps auparavant le mariage de sa fille Cléopâtre avec Ptolémée V, comme on la dit plus haut ("Antiochos III, en cet hiver [-194/-193], célébra à Raphia en Phénicie le mariage de sa fille avec Ptolémée V le roi d’Egypte. Il retourna ensuite à Antioche, puis traversa la Cilicie, franchit le mont Taurus et arriva vers la fin de la saison à Ephèse", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 13.4), mais cette bonne nouvelle est brusquement atténuée par la mort prématurée de son fils aîné (lAntiochos junior né en -220 lors de lexpédition en Atropatène dont nous avons parlé au début du présent alinéa : "De l’an 102 à l’an 119 [du calendrier séleucide, soit -210 à -193 du calendrier chrétien], Antiochos [III] [texte manque] et son fils Antiochos furent rois [c’est-à-dire qu’Antiochos III a corrégné avec son fils aîné Antiochos durant toute cette période]", Chronique royale hellénistique ; "Villius s’avança d’Ephèse jusqu’à Apamée. Antiochos III vint l’y rejoindre dès qu’il apprit l’arrivée des députés romains. Dans leur entrevue, ils renouvelèrent à peu près les débats qui avaient eu lieu à Rome entre Quinctius [Flamininus] et les ambassadeurs royaux. Mais la conférence fut interrompue par la mort du jeune Antiochos, que le roi son père venait d’envoyer en Syrie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 15.1-2). Le roi senferme pour prendre le deuil, Publius Villius Tappulus revient à Ephèse ("Pendant plusieurs jours, la Cour montra toutes les apparences d’une grande douleur. L’envoyé romain, pour éviter que sa présence ne parût importune dans un pareil moment, se retira à Pergame", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 15.1-2). Pendant quil poursuit son deuil, le roi confie à un nommé Minnion le soin de recueillir les doléances des deux Romains - Publius Sulpicius Galba est guéri - et de leur apporter des réponses adaptées ("Le roi, enfermé dans son palais à Ephèse pendant les jours de deuil, discuta plusieurs plans secrets avec un certain Minnion, son principal confident. Ce ministre, totalement incompétent en matière de politique étrangère, mesurait la puissance de son maître sur les succès qu’il avait obtenus en Syrie et en Asie, et était convaincu qu’Antiochos III, déjà supérieur par la bonté de sa cause aux Romains qui ne mettaient en avant que d’injustes prétentions, aurait aussi l’avantage dans la guerre. Comme le roi évitait de discuter avec les députés du Sénat parce que les négociations précédentes n’avaient pas abouti et parce que le chagrin récent l’accablait, il se fit fort de défendre victorieusement ses intérêts, et l’engagea à rappeler de Pergame les ambassadeurs romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 15.7-9). Lentrevue a lieu à Ephèse ("Sulpicius, n’étant plus malade, se rendit avec son collègue [Villius] à Ephèse. Le roi fit présenter ses excuses par Minnion, et, malgré son absence, on entra en pourparlers", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 16.1). Elle tourne demblée à laigre. Minnion attaque en disant que les Séleucides nont pas de leçons de philhellénie à recevoir de la part des Romains, qui au cours des récentes décennies ont occupé progressivement toutes les cités grecques dItalie du sud et de Sicile ("Minnion, qui avait préparé son discours, dit : “Romains, vous avancez un noble motif, l’affranchissement des cités grecques, mais votre conduite n’est pas en accord avec vos paroles. Vous voulez imposer à Antiochos III des conditions différentes de celles que vous observez vous-mêmes. Smyrne et Lampsaque sont-elles effectivement plus grecques que Naples, Rhégion ou Tarente que vous avez soumises au tribut et qui vous fournissent des navires aux termes des traités ? Et pourquoi tous les ans envoyez-vous à Syracuse et dans les autres cités grecques de Sicile un préteur investi du commandement militaire, avec haches et faisceaux ? Vous ne pouvez pas nier que vous les avez soumises par la force des armes, et que vous leur avez dicté ces conditions. Telle est la réponse qu’Antiochos III peut vous retourner au sujet de Smyrne, de Lampsaque et des autres cités d’Ionie et d’Eolie : elles ont été vaincues et assujetties à un tribut par ses ancêtres, il revendique donc ses anciens droits”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 16.2-6). Les ambassadeurs romains sont si embarrassés par cette remarque qui est parfaitement fondée et qui appuie la légitimité dAntiochos III, quils bégaient en disant avec une extraordinaire mauvaise foi : "Les cités grecques dItalie du sud et de Sicile ne se sont jamais plaintes que nous les occupions, dailleurs elles sont très heureuses des tributs que nous leur réclamons, et nous sommes des occupants modèles" ("Sulpicius répondit : “[…] Comment pouvez-vous comparez les cités que vous venez de nommer ? Rhégion, Naples et Tarente n’ont jamais contesté nos droits sur elles depuis que nous les avons soumises, des droits qui n’ont jamais changé et que nous avons toujours exercés sans interruption. Nous ne leur demandons que ce qu’elles doivent en vertu des traités, et aucune tentative de leur part ni de la part d’une puissance étrangère n’a jamais été faite pour changer cette situation”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 16.7-9), ils essaient ensuite de légitimer leur domination en déclarant que loccupation de ces cités a été continue depuis leur conquête par les armées romaines, contrairement à loccupation des cités grecques dAsie qui ont souvent changé de propriétaires depuis Séleucos Ier ("Comment osez-vous assimiler le sort [des cités grecques d’Italie et de Sicile] à celui des cités d’Asie ? Certes ces dernières sont tombées au pouvoir des ancêtres d’Antiochos III, mais elles ne sont pas restées continuellement dans la dépendance de la couronne de Syrie, les unes ont appartenu à Philippe V, les autres à Ptolémée IV, d’autres encore ont joui pendant plusieurs années d’une liberté que personne ne leur contestait", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 16.7-9), en oubliant malignement de rappeler que toutes les conquêtes romaines en question sont très récentes (Naples, Rhégion, Tarente, Syracuse sont devenues romaines à la faveur de la deuxième guerre punique) et nétaient pas plus indispensables hier à la sécurité immédiate de Rome que les conquêtes des cités anatoliennes ne sont indispensables aujourdhui à la sécurité immédiate dAntioche, enfin ils tentent de façon hasardeuse de détourner le débat par un argumentaire du genre : "Nous sommes les hérauts de la liberté contre les tyrans comme vous qui utilisent lHistoire pour asseoir leur hégémonie", avant de sinterrompre par un : "Oups ! Nous avons oublié de demander leur avis aux principaux interressés !" et de laisser commodément la parole aux députés de Pergame et des autres cités anatoliennes ("Parce que des circonstances malheureuses ont forcées jadis [les cités asiatiques] à plier sous le joug [de Séleucos Ier], vous invoquez le droit de les asservir un siècle plus tard : devons-nous en déduire que c’est en vain que nous avons affranchi la Grèce de la domination de Philippe V, puisque ses descendants invoqueront pareillement le droit d’asservir Corinthe, Chalcis, Démétrias et toute la Thessalie ? Mais je n’ai pas besoin de plaider la cause des cités asiatiques [c’est Sulpicius qui parle à Minnion] : ce sont leurs députés qui doivent la défendre. Ecoutons-les donc", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 16.10-13). Telle est la version de Tite-Live. Celle dAppien diffère légèrement, Antiochos III via Minnion y proposant un arrangement du genre : "Ou bien je me détourne de lHellespont et vous me laissez libre en Asie (cest-à-dire que vous fermerez les yeux si jenvahis la principauté de Pergame), ou bien je me détourne de lIonie et de lEolie (cest-à-dire de Pergame) et vous me laissez asseoir ma domination sur lHellespont, autrement dit je suis prêt à céder sur la Thrace ou sur les cités grecques anatoliennes mais pas sur les deux" ("[Antiochos III] donna audience aux ambassadeurs romains, il promit qu’il laisserait leur autonomie à Rhodes, Byzance et Cyzique, ainsi qu’à toutes les autres cités grecques en bordure de l’Asie, si un traité était conclu entre Rome et lui, mais il dit qu’il ne cèderait rien sur les Ioniens et les Eoliens, habitués depuis longtemps à obéir, même à l’époque où les barbares régnaient sur l’Asie", Appien, Histoire romaine XI.45). Les deux auteurs sont daccord pour conclure que les deux partis se quittent sans avoir rien réglé ("Le grand nombre des députés, les plaintes qu’ils firent entendre, leurs justes réclamations mêlées à des demandes injustes, firent dégénérer la discussion en une altercation bruyante. Les ambassadeurs romains, qui n’avaient cédé sur aucun point et n’avaient rien obtenu, retournèrent à Rome sans en savoir plus qu’à leur arrivée", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 17.2 ; "Sans conclure aucun accord avec [Antiochos III], les ambassadeurs romains, qui étaient venus seulement pour tâter le terrain, regagnèrent Rome", Appien, Histoire romaine XI.46), mais néanmoins sans avoir rompu. Certains hellénistes et latinistes pensent que dans cette négociation avortée, Antiochos III a voulu retourner contre les Romains la tactique queux-mêmes ont voulu utiliser contre lui : entretenir le différend sur les Etoliens pour garder les mains libres en Asie et dans lHellespont. Mais cette interprétation ne tient pas, car à aucun moment dans la discussion Antiochos III na fait la moindre allusion à un éventuel accord entre lui et les Etoliens. Du côté séleucide, Tite-Live montre Antiochos III résolu à la guerre contre Rome et se frottant les mains en constatant que son entourage partage ses vues ("Après le départ [des ambassadeurs romains], Antiochos III réunit un conseil pour discuter de la guerre. Tous ses courtisans prirent à l’envi l’un de l’autre un langage hautain, espérant que plus ils montreraient d’acharnement contre les Romains plus ils s’attireraient les bonnes grâces du roi", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 17.3 ; ce conseil de guerre où chacun rivalise de zèle guerrier à lencontre des Romains est longuement raconté dans les alinéas 17 à 19 livre XXXV de lAb Urbe condita libri) : cela est incompatible avec le fait que le même Tite-Live montre Antiochos III passer toute lannée -192 très loin des affaires de la Grèce et des Etoliens, se contentant dadministrer la Thrace et de continuer les sièges de Smyrne et de Lampsaque, en méprisant Hannibal qui réclame toujours un contingent pour une expédition vers lItalie ("Antiochos III ne restait pas dans l’inaction. Trois cités le retenaient encore : Smyrne, Alexandrie de Troade et Lampsaque. Jusqu’alors il n’avait pas réussi à les emporter d’assaut, ni à les attirer à son parti par des offres avantageuses, et il ne voulait pas passer en Europe en les laissant insoumises derrière lui. Par ailleurs, il hésitait au sujet d’Hannibal : non seulement les navires non pontés que ce dernier devait emmener avec lui en Afrique avaient pris du retard, mais encore il se demandait s’il fallait le faire partir", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 42.1-4). Du côté de Rome, on observe la même expectative ("A Rome, on parla certes des dispositions hostiles d’Antiochos III, mais on ne fit encore aucun préparatif. Les esprits demeurèrent dans l’attente", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 20.1). Certes on prépare deux légions et une flotte dans le sud de lItalie, mais ces forces sont dirigées contre Nabis qui, comme on la dit précédemment, a pris ouvertement parti pour les Etoliens contre les Romains ("Atilius dans le Bruttium reçut les deux légions urbaines qui avaient été levées l’année précédente, grossies de quinze mille fantassins alliés et cinq cavaliers. [Marcus] Baebius Tamphilus eut ordre de faire construire trente quinquérèmes, de choisir des vieux bâtiments qu’il jugerait propres au service, et d’enrôler des équipages. On demanda aux consuls de lui fournir deux mille alliés latins et mille fantassins romains. Ces deux préteurs et ces deux armées de terre et de mer étaient destinés, disait-on, à combattre Nabis qui attaquait déjà ouvertement les alliés du peuple romain", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 20.11-13). Quand Publius Sulpicius Galba et Publius Villius Tappulus sont de retour à Rome fin -193, on conclut de même quaucun grief sérieux nexiste contre Antiochos III, et que lurgence est de réduire Nabis ("Les ambassadeurs envoyés aux monarques d’Asie revinrent à Rome. Ils déclarèrent qu’aucun motif pressant de faire la guerre n’existait, excepté contre le tyran de Sparte. Une députation achéenne vint aussi dénoncer les entreprises de Nabis sur les côtes de Laconie, commises au mépris du traité. On envoya donc en Grèce le préteur Atilius à la tête de la flotte pour protéger les alliés", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 22.1-2). Eumène II essaie denvenimer à dessein la situation en envoyant son frère Attale à Rome pour assurer qu"Antiochos III a franchi lHellespont avec une armée et a rejoint les Etoliens" ("L’arrivée d’Attale le frère d’Eumène II alimenta de nouvelles rumeurs : il annonça qu’Antiochos III avait franchi 1’Hellespont à la tête d’une armée, et que les Etoliens en armes se préparaient à son arrivée", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 23.10) : nous supposons que cette prétendue armée qui a débarqué sur le continent européen nest en fait quune poignée de troupes destinée à renforcer Lysimacheia (car si elle avait été destinée à renforcer larmée étolienne, Tite-Live ne se serait pas privé de le dire). Tite-Live dit quune psychose se répand parmi les Romains durant lhiver -193/-192, sûrs dune invasion imminente de la part dHannibal équipé par Antiochos III, psychose à laquelle le Sénat répond en renvoyant Flamininus et Publius Villius Tappulus en Grèce comme médiateurs ("Mille bruits sans fondement circulaient dans la foule, et le mensonge se mêlait à la vérité. On disait entre autres qu’Antiochos III, arrivé en Etolie, s’apprêtait à envoyer une flotte vers Sicile. Malgré la présence du préteur Atilius et de sa flotte en Grèce, le Sénat jugea que les conseils publics devaient être conjugués aux troupes pour maintenir les bonnes dispositions des alliés : il envoya donc comme ambassadeurs en Grèce Titus Quinctius [Flamininus], Cnaius Octavius, Cnaius Servilius et Publius Villius [Tappulus], et ordonna à Marcus Baebius [Tamphilus] de s’avancer avec ses légions du Bruttium à Tarente et à Brindisi pour passer plus rapidement en Macédoine si besoin", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 23.2-5). Cette psychose fantasmée sur Hannibal, que rapporte aussi Appien ("Parce qu’Antiochos III dominait beaucoup de grands peuples de haute Asie et presque toute l’Asie côtière à l’exception de quelques régions, parce qu’il avait déjà débarqué en Europe, parce qu’il jouissait d’une redoutable réputation et disposait de moyens adéquats, parce qu’il avait accompli contre d’autres peuples beaucoup d’actions éclatantes qui lui avaient valu le surnom de “Mégas”, les Romains étaient convaincus que la guerre serait dure et longue. Ils se méfaient de Philippe V de Macédoine, récemment battu par eux, et redoutaient que la présence d’Hannibal au côté d’Antiochos III incitât les Carthaginois à ne plus observer à leur égard la loyauté découlant du traité. Ils doutaient également de leurs autres sujets, craignant qu’à cause de la réputation d’Antiochos III ils se livrassent à des actions subversives […]. Comme dans une période de grande peur, ils craignaient même qu’Antiochos III poussât les Italiens à ne plus leur être aussi fidèles. Ils dépêchèrent donc à Tarente d’importantes forces terrestres surveiller les assaillants, tandis qu’une flotte alla croiser le long des côtes", Appien, Histoire romaine XI.61-64) est-elle historique ? ou nest-elle quun énième élément de propagande utilisé par les Romains pour légitimer a posteriori la guerre contre Antiochos III ? Pour notre part, dans toute cette affaire, nous préférons plutôt souligner le sang-froid et la mesure du Sénat, qui ne se laisse pas guider par le baratin alarmiste dEumène II et par les déluges de rumeurs qui selon Tite-Live et Appien circulent dans Rome : pour les sénateurs, en cet hiver -193/-192, le vrai ennemi nest pas Antiochos III, ni même Hannibal qui ne cache pourtant pas ses méchantes intentions à lencontre les Romains, mais ceux qui menacent les intérêts directs de Rome sur le sol de Grèce. En résumé, Antiochos III se désintéresse des affaires de la Grèce et de Rome tant quelles n'empiètent pas sur ses affaires dAsie et de Thrace, et les Romains se désintéressent des affaires dAsie (cest-à-dire dEumène II dont ils méprisent les appels au secours, et des intérêts commerciaux de Rhodes dans lHellespont) tant quelles nempiètent pas sur leurs affaires en Grèce. La guerre contre Nabis est officiellement déclarée par la Ligue achéenne dirigée par Philopœmen début -192 (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, paragraphe 25). Les batailles - auxquelles pour lanecdote participe sans doute Polybe le futur historien, sinon en combattant (il na pas quinze ans à cette date) du moins en spectateur privilégié au côté de Philopœmen - en sont racontées en détails aux paragraphes 26 à 30 livre XXXV de lAb Urbe condita libri de Tite-Live. Hantés par un possible coup de force de Philippe V dans leur dos, qui pourrait profiter de loccasion pour recouvrer une partie de ses territoires perdus par sa défaite à Cynocéphales, les Romains pour le contenir décident dannuler lindemnité de guerre quil doit encore à Rome, de lui rendre son fils Démétrios quils gardaient comme otage, et de lui restituer le port de Démétrias. Cela scandalise les Magnètes, Thessaliens habitant dans le voisinage de Démétrias, qui en représailles menacent de sallier avec la Ligue étolienne et dappeler Antiochos III à laide. Flamininus intervient pour les en dissuader ("[Flamininus et ses collègues] partirent pour Démétrias et y convoquèrent une assemblée des Magnètes. Là il leur fallut tenir un langage périlleux parce qu’une partie de leurs chefs avait embrassé totalement la cause d’Antiochos III et des Etoliens. Leur indisposition contre les Romains avait été provoquée par la libération du fils de Philippe V qui était retenu comme otage, par l’abolition du tribut qu’on lui avait imposé, et par la fausse rumeur de la restitution de Démétrias. Afin de prévenir cette restitution, Eurylochos le chef des Magnètes et quelques-uns de ses partisans n’avaient pas hésité à provoquer un bouleversement général en appelant Antiochos III et les Etoliens. Il fallut donc, en s’adressant à eux, dissiper leurs vaines terreurs sans détruire les espoirs de Philippe V ni se l’aliéner, ce roi pouvant être en toute circonstance beaucoup plus utile que les Magnètes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 31.3-7). Dans le même temps, Thoas le prytane de la Ligue étolienne, de retour dAsie où il a rencontré Antiochos III, déclare que ce dernier est en route pour la Grèce avec une armée formidable, et que les Etoliens peuvent donc déclarer la guerre sans hésiter contre les Romains. Tite-Live précise que Thoas est accompagné par Ménippos, le chef de lambassade séleucide à Rome en -193 ("Les Etoliens manifestaient de plus en plus ouvertement leurs intentions. […] Leur chef Thoas revint de la mission qu’on lui avait confiée auprès d’Antiochos III, accompagné de Ménippos l’ambassadeur du roi. Tous deux, avant de paraître devant l’assemblée, propagèrent le bruit des grandes forces terrestres et maritimes que le roi amenait avec lui, déclarant partout qu’un nombre prodigieux de fantassins et de cavaliers étaient en marche, que des éléphants arrivaient du fond de l’Inde, et qu’Antiochos III apportait assez d’or pour corrompre les Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 32.2-4). Faut-il en conclure quAntiochos III a désormais des ambitions sur la Grèce ? ou quil a simplement dit à Thoas : "Je ninterviendrai pas à vos côtés si vous, Etoliens, entrez en guerre contre Rome, néanmoins si vous montrez une grande valeur dans les combats et si vous êtes finalement menacés danéantissement je nexclus pas la possibilité éventuelle de vous envoyer un ou deux régiments de secours", et que celui-ci a ensuite surinterprété ce propos pour motiver ses compatriotes à la guerre sur le mode : "On peut se lancer puisquAntiochos III nous soutient !" ? Pour notre part, nous inclinons vers la seconde hypothèse : on remarque effectivement que le Romain Tite-Live, peu suspect de sympathie à légard des Grecs en général, excuse en la circonstance Antiochos III en jetant toutes les responsabilités de la guerre sur les Etoliens, et en particulier sur Thoas, quil accuse à lalinéa 4 paragraphe 42 livre XXXV de son Ab Urbe condita libri d"avoir abusé les Grecs au sujet du roi et relevé leur courage en exagérant ses ressources". Flamininus tente de raisonner les Etoliens, mais ceux-ci le repoussent. La guerre est donc officiellement déclarée entre la Ligue étolienne et Rome ("Quinctius [Flamininus] crut devoir se rendre en Etolie, soit dans l’espoir de modifier les décisions prises, soit pour prouver à tout le monde que les Etoliens étaient seuls responsables de la guerre, et que les Romains n’obéiraient qu’à justice et nécessité en prenant les armes. Arrivé dans le pays, Quinctius se présenta devant l’assemblée. Il reprit les faits depuis l’origine du traité conclu entre Rome et l’Etolie [en -211], rappela les nombreuses infractions commises par eux à la foi du serment, et dit un mot de la possession des cités contestées. Il ajouta : “Si néanmoins vous persistez dans vos revendications, ne vaudrait-il pas cent fois mieux envoyer à Rome une ambassade pour en débattre ou pour gagner le Sénat par des prières, que de jouer le rôle de maîtres de gladiateurs en engageant le peuple romain et Antiochos III dans une lutte qui ébranlera le monde et causerait la ruine de la Grèce ? Car les malheurs de cette guerre retomberont d’abord sur ceux qui l’auront allumée”. Cette parole prophétique tomba dans le vide. Thoas et tous ceux de son parti qui parlèrent ensuite, furent écoutés avec une faveur marquée. Ils firent adopter immédiatement, dans la séance même, après la sortie des Romains, un décret invitant Antiochos III à venir délivrer la Grèce et régler les différends entre Etoliens et Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 32.2-4). La première action des Etoliens est de semparer du port de Démétrias par une trahison (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, paragraphe 34). Constatant en Laconie limpopularité de Nabis (qui a pourtant pris position en leur faveur en -193, et qui subit tous les assauts des légions romaines par leur faute !), ils le font assassiner, espérant par ce moyen attirer les Laconiens dans leur parti. Mais raté : à leur grand dam, les Laconiens se livrent à lAchéen Philopœmen (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, paragraphes 35 à 37 ; Plutarque, Vie de Philopœmen, paragraphe 15). Les Etoliens échouent ensuite à prendre Chalcis (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, paragraphe 38). Ils appellent alors Antiochos III à laide, en lui disant que le port de Démétrias sous leur contrôle peut aisément accueillir toute son armée ("Thoas, voyant la Grèce remplie d’agitations, informa [Antiochos III] que [les Etoliens] étaient maîtres de Démétrias, et, après avoir abusé les Grecs au sujet du roi et relevé leur courage en exagérant ses ressources, employa encore le mensonge pour enfler les espoirs d’Antiochos III, en affirmant que “les peuples l’appelaient en Grèce de tous leurs vœux et accourraient en foule sur le rivage dès qu’ils apercevraient au loin la flotte royale”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 42.4-5 ; "Arrivèrent auprès d’Antiochos III des ambassadeurs étoliens dirigés par Thoas : ils firent d’Antiochos III le stratège des Etoliens avec pleins pouvoirs, et l’encouragèrent à passer dès maintenant en Grèce, en assurant que l’opération serait facile. Le dissuadant d’attendre les troupes qui descendaient de haute Asie, ils pressèrent Antiochos III de franchir la mer, vantant outre mesure la puissance des Etoliens, promettant qu’il aurait pour alliés les Spartiates et Philippe V de Macédoine animé d’un ressentiment contre Rome", Appien, Histoire romaine XI.46-47). Antiochos III est coincé. Même à cette date où les légions romaines ne sont absolument pas certaines de remporter la victoire en Grèce, on doute quil ait envie dy intervenir, dabord parce que militairement il nest pas prêt, et ensuite parce que politiquement il ne peut pas prétendre "libérer" la Grèce en même temps quil continue le siège des cités grecques de Smyrne et de Lampsaque. Mais ne pas répondre à lappel des Etoliens, cest primo ruiner le capital de sympathie que ceux-ci lui ont créé en Grèce, cest deusio prouver sa crainte de mécontenter les Romains, autrement dit prouver quil nest pas si puissant que sa réputation le prétend - une réputation déjà entamée par son incapacité à semparer de Smyrne et de Lampsaque depuis plusieurs années, qui ne sont que des petites cités -, et cest tertio laisser les Romains écraser inéluctablement les Etoliens et renforcer demain la mainmise de Rome sur la Grèce, autrement dit renforcer après-demain la position de Rome sur les affaires de Thrace et des cités dAsie quelle na traitées jusque-là que de très loin et évasivement. En conclusion, il doit intervenir au plus vite, pendant que les Romains ne sont pas en grand nombre et dispersés sur le sol grec, avant que le rapport de forces sinverse définitivement en sa défaveur. Hellénistes et latinistes samusent aujourdhui à montrer, à travers des uchronies plus ou moins crédibles, que la grande erreur dAntiochos III a été de ne pas jouer dès -197 au côté des Romains contre la Ligue étolienne, afin de saccorder avec eux sur la Grèce, sur la Thrace et sur lAsie, par un discours du genre : "Laissez-moi régner sur toute lAnatolie, sur la Thrace, sur les détroits, sur la mer Egée, et en échange je vous aide à liquider la Ligue étolienne qui menace votre domination en Grèce".


Ce nest pas toute lAsie "avec ses éléphants du fond de lInde" (pour reprendre lexpression de Thoas devant la Ligue étolienne) qui débarque à Démétrias avec Antiochos III en personne en automne -192, mais seulement dix mille hommes et six éléphants ("Antiochos III se laissa éblouir par la défection de Démétrias en faveur des Etoliens, et résolut de ne plus différer son départ pour la Grèce. Avant de mettre à la voile, il remonta par mer jusqu’à Ilion afin d’y offrir un sacrifice à Athéna [cette mention d’un sacrifice est peut-être historique, mais dans le récit de Tite-Live elle vise d’abord à assimiler Antiochos III à Xerxès Ier qui jadis en -480, selon le paragraphe 43 livre VII de l’Histoire d’Hérodote, a offert pareillement un sacrifice à la déesse Athéna à Troie/Ilion avant de débarquer sur le continent européen, et à appuyer la propagande romaine qui voit dans la guerre entre Rome et Antiochos III un remake de cette guerre de jadis entre Athènes incarnant la civilisation injustement agressée et le Grand Roi de Perse incarnant l’impérialisme barbare]. Puis il alla rejoindre sa flotte et partit avec quarante navires pontés, soixante non pontés, et deux cents bâtiments de transport chargés de toutes sortes de provisions et de machines de guerre. Il passa d’abord par l’île d’Imbros, puis par celle de Skiathos. Là, il attendit ses navires qui s'étaient séparés du gros de la flotte en pleine mer, puis il alla jeter l’ancre à Ptéléion ["Pteleum" en latin, site inconnu] sur le continent. Il y rencontra le magnétarque [principal dignitaire de la tribu thessalienne des Magnètes] Eurylochos et les principaux Magnètes venus de Démétrias. Flatté de leur empressement, il entra le lendemain avec sa flotte dans le port de la cité, et débarqua ses troupes à peu de distance. Il avait avec lui dix mille fantassins, cinq cents cavaliers et six éléphants, forces à peine suffisantes pour s’emparer de la Grèce sans défense, insuffisantes pour soutenir la guerre contre les Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 43.2-6 ; "Avec une grande légèreté d’esprit, [Antiochos III] se laissa emporter […], et se rendit par mer en Eubée avec dix mille hommes, les seuls dont il disposait alors", Appien, Histoire romaine XI.48). Il est bien accueilli à Lamia ("[Antiochos III] se rendit à Lamia, où il fut accueilli avec enthousiasme, au milieu des applaudissements, des acclamations et de tous les autres témoignages de joie dont la multitude est si prodigue", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 43.9). En revanche, quand il se dirige vers Chalcis ("Le lendemain, le roi délibéra avec son conseil sur les opérations qui devaient ouvrir la campagne. On fut d’avis de commencer par attaquer Chalcis, que les Etoliens avaient en vain tenté de prendre précédemment, en concluant que le succès dépendait plus d’une prompte exécution que d’efforts et de préparatifs considérables. Le roi se mit donc en route par la Phocide avec mille fantassins venus de Démétrias. Les chefs des Etoliens, qui avaient pris un autre chemin avec une poignée de jeunes gens, le rencontrèrent à Chéronée et le suivirent sur dix navires pontés. Le roi fit camper ses troupes à Salganea [site inconnu], s’embarqua avec les chefs étoliens, et passa l’Euripe. Il aborda non loin du port de Chalcis, et trouva devant les portes de la ville les magistrats et les principaux habitants", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 46.2-4), les magistrats viennent à sa rencontre pour lui dire que les portes de leur cité lui sont fermées dans limmédiat, que les discours des Etoliens sont mensongers, que la Grèce nest pas ensanglantée par le glaive romain, quau contraire elle jouirait dune paix générale si les Etoliens ne racontaient pas nimporte quoi dans lespoir de dresser les cités grecques les unes contre les autres à leur profit, et que lui-même sera le bienvenu dans Chalcis dès quil renoncera à y faire entrer son armée et surtout les Etoliens. Antiochos III repart donc comme un pet vers Démétrias ("Mikythion, l’un des dignitaires de Chalcis, répondit qu’il se demandait avec étonnement en faveur de qui le roi avait cru devoir quitter son royaume et passer en Europe. Il ajouta : “Aucune cité en Grèce n’est occupée par une garnison romaine, aucune ne paie tribut aux Romains, aucune ne subit un joug onéreux par un quelconque traité inique. Les Chalcéens n’ont nul besoin d’un libérateur puisqu’ils sont déjà libres, ni d’un protecteur puisque la générosité du peuple romain leur a assuré la paix en même temps que la liberté. Nous ne dédaignons pas l’amitié d’Antiochos III ni celle des Etoliens, mais commencez par prouver vos bonnes intentions en quittant l’île et en vous éloignant : nos portes resteront fermées et aucune alliance ne sera conclue sans l’assentiment des Romains”. Le roi reçut cette réponse sur sa flotte où il était resté, et comme il n’avait pas amené des forces suffisantes pour réduire la ville il résolut momentanément de retourner à Démétrias", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 46.9-13 à 47.1). Un temps passe. On apprend soudain quun contingent pergaméen envoyé par Eumène II au secours de Chalcis arrive. Plus dhésitation : Antiochos III envoie Ménippos (son ambassadeur à Rome en -193) par voie de terre et Polyxénidas (le mercenaire rhodien que nous avons vu à la tête dun régiment de Crétois lors de la campagne de Parthie en -209, selon lalinéa 6 paragraphe 29 livre X de lHistoire de Polybe) par voie de mer semparer de Chalcis coûte que coûte. Ces forces arrivent à Délion (sur le continent, juste en face de Chalcis) au même moment quune petite troupe de Romains ("Antiochos III apprit que les Achéens et Eumène II avaient envoyé des secours vers Chalcis. Il estima devoir agir rapidement pour les devancer ou pour les surprendre à leur arrivée. Il détacha en avant Ménippos avec près de trois mille hommes et Polyxénidas avec toute la flotte. Peu de jours après il partit lui-même à la tête de six mille des siens et le peu d’Etoliens qu’il avait pu lever en toute hâte à Lamia. Les cinq cents Achéens et le faible contingent d’Eumène II, conduits par le Chalcéen Xénoclidès, trouvèrent le détroit de l’Euripe encore ouvert, ils s’y engagèrent sans être inquiétés et se jetèrent dans Chalcis. Environ cinq cents Romains arrivèrent à leur tour, alors que Ménippos était stationné devant Salganea près du temple d’Hermès, à l’endroit où l’on s’embarque pour passer de la Béotie sur l’Eubée. Mikythion était avec eux, ayant été envoyé de Chalcis à Quinctius [Flamininus] pour demander ces renforts. Quand ils virent la route fermée par l’ennemi, ils renoncèrent à marcher vers Aulis et se détournèrent vers Délion, dans l’intention de passer de là en Eubée", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 50.6-11). Ménippos se jette sur eux et les soumet : cest la toute première opération militaire de la guerre ("Le temple [de Délion] et le bois sacré qui l’entourait, la sainteté et l’inviolabilité de ces lieux que les Grecs considéraient comme des asiles, inspirèrent une trop grande sécurité aux Romains, qui par ailleurs n’avaient pas l’impression d’être en guerre puisque jusqu’alors ils n’avaient pas encore tiré l’épée ni versé de sang. Les uns étaient occupés à parcourir le temple et le bois sacré, les autres se promenaient sans armes sur le rivage, le plus grand nombre était dispersé dans la campagne pour amasser du bois et du fourrage. Profitant de leur éparpillement, Ménippos fondit tout à coup sur eux, les tailla en pièces, et fit près de cinquante prisonniers. Très peu s’échappèrent, parmi lesquels Mikythion qui se jeta dans un petit bateau de transport", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 51.2-4 ; "[Antiochos III] soumit personnellement l’Eubée entière effrayée, tandis que son stratège Ménippos [nous corrigeons ici le texte d’Appien, qui donne ici de façon aberrante le nom du Chalcéen Mikythion à la place du Séleucide Ménippos] tomba sur les Romains stationnés au sanctuaire d’Apollon à Délion, massacrant les uns et capturant les autres", Appien, Histoire romaine XI.49), qui fait de Rome lagressée et dAntiochos III lagresseur (Flamininus insiste sur ce point, selon un passage perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile rapporté en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "[texte manque] car Délion était un sanctuaire à proximité de Chalcis. Cette action attira sur le roi le mécontentement des Grecs. Le crime une fois accompli, Flamininus, qui se trouvait dans la région de Corinthe, prit à témoin le monde entier, hommes et dieux, de ce que le roi était entré en guerre le premier", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 242). Il se tourne ensuite vers Chalcis et pose un ultimatum clair pour obtenir une reddition sans condition. Les Chalcéens se soumettent ("[Antiochos III] fit avancer son armée sous les murs d’Aulis, et envoya des messagers en son nom et en celui des Etoliens pour sommer à nouveau Chalcis de se rendre, avec ordre d’employer un ton menaçant. Malgré les efforts contraires de Mikythion et de Xénoclidès, il obtint sans peine qu’on lui ouvrît les portes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 51.6). Ils sont imités par dautres cités eubéennes ("Maître de la capitale de l’Eubée, le roi reçut la soumission des autres cités. Il se félicita d’un si heureux début, en considérant qu’il avait en son pouvoir une île si considérable et tant de places importantes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 51.10). Commence alors, en ce début dhiver -192/-191, le long épisode des célèbres "délices de Chalcis" brodé par la propagande romaine comme un pendant aux "délices de Capoue" dHannibal de naguère, montrant Antiochos III le Grand tel un monarque perse samollir dans un mariage orgiaque avec une pucelle locale tandis que ses soldats sadonnent à toutes sortes de débauches dans les campagnes dEubée et de Thessalie, épisode rapporté par Athénée de Naucratis ("A Chalcis, Antiochos III le Grand contracta un mariage. Agé de cinquante ans et engagé dans deux entreprises grandioses, l’affranchissement de la Grèce et la guerre contre les Romains, il s’éprit d’une jeune Chalcéenne à la beauté incomparable, fille de Cléoptolémos, un des notables de la cité, et désira vivement en faire son épouse entre deux séances de beuveries. Les noces furent célébrées à Chalcis, où Antiochos III passa la suite de l’hiver sans plus se soucier de la situation. Il donna à cette femme le surnom d’“Euboia” ["EÙbo…a"], et s’enfuit avec elle à Ephèse après sa défaite", Déipnosophistes X.54 ; cet extrait dAthénée de Naucratis constitue un condensé romancé dun passage que celui-ci prétend avoir tiré du livre XX de lHistoire de Polybe malheureusement perdu), par Plutarque ("La Grèce devint le théâtre de la guerre d’Antiochos III contre les Romains. En voyant celui-ci oisif à Chalcis et passer du temps à célébrer ses noces avec une jeune fille d’un âge très disproportionné au sien, et les Syriens éloignés de leur chef vivre dans la licence, dispersés dans les cités où ils commettaient les plus grands désordres, Philopœmen regretta d’être redevenu simple particulier et de ne plus être le stratège des des Achéens. Enviant aux Romains une victoire facile, il déclara : “Si je commandais, j’aurais déjà taillé tous les ennemis en pièces dans leurs tripots !”", Vie de Philopœmen 17), par Diodore de Sicile (dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique rapporté en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "Antiochos III, qui passait la mauvaise saison à Démétrias, avait dépassé la cinquantaine. Il négligea les préparatifs de la guerre pour s’amouracher de la jeune fille d’un notable, et demeura en repos à célébrer son mariage avec celle-ci et à organiser des réunions brillantes. En agissant ainsi, non seulemeut il ruina son corps et son âme, mais encore il relâcha l’ardeur de ses troupes, car celles-ci, inoccupées durant tout l’hiver, se laissèrent aller dans la molesse", Extraits, Sur les vertus et les vices 243), par Dion Cassius ("Chalcis corrompit Antiochos III et ses officiers : l’oisiveté et son amour pour une jeune fille le jetèrent dans une vie efféminée, en même temps que son armée devint incapable de supporter les fatigues de la guerre", Histoire romaine, fragment 224 des livres I-XXXVI), par Appien ("[Antiochos III] se rendit à Chalcis, où il tomba amoureux d’une belle jeune fille. Bien qu’ayant passé la cinquantaine et qu’il dût soutenir une si grande guerre, il se maria avec elle, organisa de grandes fêtes, et abandonna pendant l’hiver entier son armée à toutes les formes de molesse et d’oisiveté", Histoire romaine XI.69), par Justin ("Le roi passa l’hiver dans les débauches, chaque jour voyait célébrer de nouvelles noces", Histoire XXXI.6), et évidemment par Tite-Live ("A Chalcis, [Antiochos III] s’éprit de la fille d’un habitant nommé Cléoptolémos. Sous l’insistance des Amis du roi, puis d’Antiochos III lui-même, ce père consentit au mariage, malgré la répugnance qu’il éprouvait pour une alliance si supérieure à sa condition. Aussitôt, comme si l’on eût été en pleine paix, le roi célébra son hymen. Oubliant l’importance des deux entreprises qu’il avait voulu mener de front, la guerre contre les Romains et l’affranchissement de la Grèce, et laissant de côté tout souci des affaires, il passa le reste de l’hiver dans les festins, dans les plaisirs, et dans un lourd sommeil provoqué par la fatigue plutôt que par la satiété. Ces débauches furent imitées par tous ses officiers qui commandaient les quartiers d’hiver dans tout le pays, et principalement du côté de la Béotie. Les soldats se jetèrent aussi dans les mêmes excès. Ils cessèrent de porter leurs armes, de garder leurs postes, de maintenir l’alerte, ils négligèrent leurs travaux et les devoirs du service", Ab Urbe condita libri, XXXVI, 11.1-4). Même si cet adultère dAntiochos III avec une jouvencelle chalcéenne est historique, il doit être relativisé, et ne surtout pas occulter aux exégètes sérieux le fait que tous ces auteurs anciens disent par ailleurs que le roi séleucide multiplie les démarches diplomatiques durant cet hiver -192/-191 : la bagatelle a peut-être duré quelques jours qui ont assurément marqué les esprits, mais le reste de la saison a bien été employé à préparer les futures batailles. Antiochos III soriente effectivement vers les cités thessaliennes de Larissa et de Phères qui, comme précédemment les magistrats de Chalcis, lui demandent pourquoi il vient chez eux avec une armée pour les libérer, alors quils sont en paix et déjà libres ("Antiochos III était déjà campé devant Phères, où l’avaient rejoint les Etoliens et Amynandros, lorsque des envoyés arrivèrent de Larissa pour lui demander par quel acte d’hostilité ou quelle insulte les Thessaliens avaient provoqué sa colère, et pour le prier de rappeler son armée et de leur faire connaître par ses ambassadeurs les griefs dont il avait à se plaindre. […] Antiochos III répondit avec douceur aux députés de Larissa qu’il n’était pas entré en Thessalie avec des intentions hostiles mais “pour défendre et consolider la liberté des Thessaliens”. La même assurance fut portée aux habitants de Phères par un messager royal. En guise de réponse, la cité députa vers le roi le plus considérable de ses citoyens, Pausanias. Le prétexte étant le même que celui invoqué contre les gens de Chalcis, Pausanias adopta les mêmes arguments défensifs que ceux des Chalcéens lors de la rencontre de l’Euripe", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 9.1-6). Les gens de Phères refusant de se joindre à lui, il lance un assaut et conquiert leur cité ("Les habitants de Phères n’hésitèrent pas un instant à demeurer fidèles aux Romains, quoi qu’il dût leur en coûter. En conséquence, ils se disposèrent à faire les derniers efforts pour défendre leur cité. Le roi attaquait de tous les côtés à la fois, conscient que de cette entreprise dépendrait le mépris ou la crainte que ses armes inspireraient au peuple thessalien tout entier. Il fit tout pour répandre la terreur parmi les assiégés. Ceux-ci soutinrent le premier assaut avec courage, mais quand ils virent leurs défenseurs tomber en masse morts ou blessés, la détermination commença à leur manquer. Ranimés par les reproches de leurs chefs, et résolus à lutter jusqu'à la fin, ils abandonnèrent l’enceinte extérieure des remparts parce qu’ils n’avaient plus assez de troupes, et se replièrent dans la partie intérieure de la ville, dont l’étendue était moins considérable. Finalement, vaincus par l’excès de leurs maux, et craignant de n’obtenir aucune clémence de la part du vainqueur si la ville était forcée, ils capitulèrent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 9.8-12). Il se tourne ensuite vers Larissa qui résiste de même ("[Antiochos III] résolut alors d’attaquer Larissa, persuadé que la terreur inspirée par ses conquêtes précédentes, sa clémence à l’égard de la garnison renvoyée libre, et l’exemple de tant de soumissions volontaires, détermineraient les habitants à ne plus lui opposer une résistance opiniâtre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 10.3), mais les Romains aidés par Philippe V - précision très importante : Philippe V a donc choisi son camp, il na sans doute pas accepté quAntiochos III labandonne après la bataille de Cynocéphales, et il espère recouvrer Démétrias contre les Etoliens en aidant les Romains, ce quAntiochos III aurait pu faire dès -197… - se précipitent et arrivent dans la région pour aider les habitants à se défendre. Antiochos III juge plus prudent de se replier ("Marcus Baebius [Tamphilus], qui venait de faire sa jonction avec Philippe V en Dassarétie, détacha en accord avec lui Appius Claudius au secours de la garnison de Larissa. Appius traversa la Macédoine à grandes marches, gagna le sommet des montagnes qui dominent la cité de Gonnos, située à vingt milles de Larissa, dans le défilé des Tempè. Là, par la grande dimension qu’il donna à son camp et par la quantité de feux qu’il alluma, il fit croire intentionnellement à l’ennemi que toutes les forces des Romains et du roi Philippe V s’y trouvaient réunies. Antiochos III prétexta alors l’approche de l’hiver [-192/-191] pour s’éloigner de Larissa dès le lendemain, et regagner Démétrias", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 10.10-13). Des Epirotes viennent le voir pour le prévenir que sil n’accourt pas immédiatement afin de les libérer de la tutelle romaine, ils resteront fidèles aux Romains parce quils nont pas envie de subir des représailles : Antiochos III est contraint de les voir repartir vers les Romains parce quil na pas les effectifs nécessaires pour répondre à leur demande ("Tandis qu’Antiochos III séjournait à Chalcis, au début de l’hiver [fin -192] il reçut une ambassade épirote conduite par Charops, et une autre envoyée par les Eléens conduite par Callistratos. Les Epirotes le prièrent de ne pas les entraîner dans une guerre contre les Romains, et de se souvenir que leur territoire formait du côté de l’Italie le front de toute la Grèce. Si le roi avait la possibilité d’assurer leur sécurité en se mettant à leur tête, ils étaient prêts à l’accueillir dans les cités et dans leurs ports, mais s’il avait une autre intention ils lui demandèrent de les pardonner de ne pas vouloir soutenir une guerre contre les Romains. Les Eléens pour leur part prièrent le roi d’envoyer du secours à leur cité car, les Achéens ayant voté la guerre, ils craignaient d’être attaqués par eux. Antiochos III répondit aux Epirotes qu’il leur enverrait des représentants pour discuter avec eux de leurs intérêts communs, et il envoya aux Eléens mille fantassins commandés par le Crétois Euphanès", Polybe, Histoire, XX, fragment 3.1-7 ; "Antiochos III demeura cantonné à Chalcis, mais ne voulut pas passer l’hiver dans l’inaction. Il envoya des députés aux cités grecques pour les gagner, ou accueillit leurs défections volontaires. Il vit ainsi venir à lui les Epirotes, qui avaient pris son parti à l’unanimité, et les Eléens du Péloponnèse. Les Eléens demandèrent du secours contre les Achéens, qu’ils s’attendaient à voir bientôt sous les murs de leur cité parce qu’ils n’avaient pas approuvé la déclaration de guerre contre Antiochos III : on leur envoya mille fantassins sous la conduite du Crétois Euphanès. La démarche des Epirotes n’était ni franche ni sincère, car ils voulaient s’entendre avec le roi sans pour autant offenser les Romains. Ils le prièrent de ne pas les entraîner à la légère dans une lutte où leur position en face de l’Italie et en avant de la Grèce attirerait sur eux les premiers coups des Romains, et en conséquence de venir en personne couvrir l’Epire avec toutes ses forces terrestres et maritimes, en lui assurant que les Epirotes le recevraient avec empressement dans toutes leurs cités et dans tous leurs ports. Dans le cas contraire, ils le supplièrent de ne pas les exposer sans défense et sans armes à la vengeance des Romains. […] Ne sachant pas quoi répondre dans l’immédiat à une démarche aussi captieuse, Antiochos III promit d’envoyer des députés aux Epirotes pour s’entendre avec eux sur leurs intérêts communs", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 5.1-8). La Ligue achéenne, ennemie traditionnelle de la Ligue étolienne, est sollicitée à son tour. Cest un échec. Après avoir entendu un représentant dAntiochos III asséner ses arguments avec une emphase dépacée pour essayer dobtenir leur neutralité ("Les Achéens donnèrent audience aux envoyés d’Antiochos III et des Etoliens dans l’assemblée d’Aigion, en présence de Titus Quinctius [Flamininus]. L’ambassadeur d’Antiochos III […], emphatique comme le sont presque tous les courtisans des rois, parla en termes pompeux et sonores des forces dont son maître couvrait les terres et les mers. Selon lui, une innombrable cavalerie était en train de passer par l’Hellespont en Europe, composée de cavaliers appelés “cataphractes” ["kat£fraktoj" en grec, "protégé, abrité, cuirassé, blindé"] et d’archers habiles à tirer des traits précis même dans leur fuite, en décochant leurs flèches par derrière. A ces escadrons redoutables qui, prétendait-il, suffisaient pour écraser les armées réunies de l’Europe entière, s’ajoutait une infanterie nombreuse composée de Dahes, de Mèdes, d’Elymaïens et de Kadousiens : l’énumération de ces peuples à peine connus visait à effrayer les esprits. “Quant aux forces navales, dit-il, la Grèce n’a pas de port assez grand pour les contenir, leur flanc droit est conduit par les gens de Sidon et de Tyr, leur flanc gauche par les gens d’Arados et de Sidé en Pamphylie, peuples les plus réputés pour leur science maritime et leur courage dans les batailles navales. Est-ce nécessaire de parler des trésors et des provisions de guerre d’Antiochos III ? Vous savez que les empires de l’Asie ont toujours eu de l’or en abondance. Ce n’est donc pas au chef isolé d’une démocratie comme Hannibal, ni à un roi enfermé dans les étroites limites de la Macédoine comme Philippe V, que les Romains auront affaire, mais à un puissant monarque gouvernant sur toute l’Asie et une partie de l’Europe. Il arrive du fond de l’Orient pour libérer la Grèce, et cependant il ne veut pas que les Achéens agissent en contrariant leurs engagements envers les Romains, leurs premiers alliés et amis : il leur demande non pas de prendre les armes et de se joindre à lui contre eux, mais de rester neutres, de faire des vœux pour la conclusion de la paix entre les deux partis, comme il convient à des amis communs, sans prendre part à la guerre”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 48.1-9), les Achéens restent fidèles à Rome et déclarent la guerre aux Séleucides ("Les Achéens décidèrent unanimement qu’ils garderaient pour ennemis et amis les ennemis et amis du peuple romain, et déclarèrent la guerre contre Antiochos III et les Etoliens" Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 50.2). Antiochos III échoue aussi à Athènes, qui est rapidement occupée par un contingent achéen ("[La Ligue achéenne], suivant l’avis de Quinctius [Flamininus] envoyèrent cinq cents hommes de renfort à Chalcis, et autant au Pirée. Une sédition avait effectivement éclaté dans Athènes, via les intrigues de quelques émissaires d’Antiochos III qui avaient séduit par des promesses brillantes la multitude toujours disposée à se vendre pour de l’argent. Les partisans des Romains avaient appelé Quinctius, et Apollodoros l’auteur de la révolte, accusé par un nommé Léon, fut condamné et chassé d’Athènes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXV, 50.3-4). Il échoue encore devant les Thébains, qui lui répondent de façon floue : "Laissez-nous encore un petit temps de réflexion" ("Quand Antiochos III arriva en Béotie, les magistrats de l’assemblée se portèrent à sa rencontre, lui adressèrent de chaleureux compliments, puis lui firent escorte jusqu’à Thèbes", Polybe, Histoire, XX, fragment 7.5 ; "[Antiochos III] entra dans Thèbes entouré des principaux Béotiens qui s’étaient portés en foule à sa rencontre, et se rendit devant l’Ekklesia. Là, oubliant qu’en attaquant la garnison romaine de Délion et en prenant Chalcis il avait formellement déclaré la guerre et commencé les hostilités, il tint le même langage qu’il avait tenu en personne lors de sa première rencontre avec les Chalcéens et via ses ambassadeurs devant l’Ekklesia des Achéens : il demanda aux Béotiens qu’ils fissent alliance avec lui sans déclarer la guerre aux Romains. Mais personne ne se méprit sur ses intentions. On rédigea cependant un décret dont les expressions équivoques étaient favorables au roi et hostiles aux Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 6.3-5). Notons que selon Tite-Live, Hannibal se trouve également à Chalcis, où il incite Antiochos III à pactiser avec Philippe V, seul soutien de valeur dans toute la Grèce, qui a une revanche à prendre contre les Romains et des comptes à régler avec les Etoliens ("Avant tout nous devons faire de Philippe V et des Macédoniens nos alliés à n’importe quel prix [c’est Hannibal qui s’adresse aux officiers séleucides]. Qui peut douter effectivement que les Eubéens, les Béotiens, les Thessaliens, qui sont des peuples faibles, soient naturellement enclins à flatter le premier venu qui leur inspire de la crainte afin d’en obtenir sa grâce, et que dès qu’une armée romaine apparaîtra en maître dans la Grèce ils se retourneront vers elle en lui demandant pardon de n’avoir pas voulu, en son absence, s’exposer à vos coups et se mesurer avec vos troupes ? Voilà pourquoi il est plus avantageux pour nous de gagner Philippe V. Une fois engagé dans notre querelle, ce roi ne pourra plus séparer ses intérêts des nôtres, et il mettra à notre disposition des forces qui nous aiderons grandement dans la guerre, les mêmes qui ont récemment coutenu seules tous les efforts des Romains. Avec un tel allié, comment douter du succès ? Les Etoliens qui ont assuré aux Romains la victoire sur Philippe V, se retourneront contre eux. Les Athamans d’Amynandros qui, après les Etoliens, ont pris la plus grande part à cette guerre, seront aussi avec nous. Philippe V, sans votre appui, a réussi à soutenir naguère tout le poids de la guerre : comment aujourd’hui deux rois puissants à la tête des forces de l’Asie et de l’Europe réunies, pourraient-ils échouer devant un peuple isolé qui, du temps de nos ancêtres, avant moi qui lui ai inspiré de la terreur dans mes jours heureux comme dans mes jours d’adversité, a peiné face à un simple roi épirote [allusion à l’expédition de Pyrrhos en -280] ?", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 7.6-10), et réitère sa proposition denvoi dun contingent directement sur le sol italien dont il prendrait le commandement ("Voilà mon avis sur Philippe V. Quant à la stratégie générale, tu connais mon avis depuis le début, Antiochos. Si on m’avait écouté, les Romains aujourd’hui ne regarderaient pas vers Chalcis en Eubée ni vers les forts de l’Euripe : ils verraient l’Etrurie, la Ligurie et la Gaule cisalpine en feu, et, pour comble de terreur, Hannibal en personne au cœur de l’Italie. Ma position aujourd’hui reste la même. Réunis toutes tes forces de terre et de mer et amène le maximum de bâtiments de transport chargés de provisions, car actuellement nous ne sommes pas assez pour les besoins de la guerre et en même temps nous sommes trop nombreux par rapport à nos ressources. Quand cela sera fait, divise ta flotte : une partie stationnera devant Corcyre pour fermer le passage aux Romains, l’autre partie sera envoyée sur la côte italienne face à la Sardaigne et à l’Afrique. Pars toi-même prendre position dans la région de Byllis [cité illyrienne, site archéologique près de la rivière Vjosa au sud de l’actuelle Balish en Albanie] à la tête de toutes tes troupes terrestres, de là tu couvriras la Grèce tout en menaçant les Romains de passer en Italie. Tels sont mes conseils, ceux d’un homme qui n’est peut-être pas apte à toutes les sortes de guerres, mais qui a du moins beaucoup appris par ses succès et par ses revers à combattre les Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 7.16-20). Les spécialistes débattent encore aujourdhui pour savoir si ce passage de Tite-Live (repris par Appien : "Comme Hannibal était demeuré silencieux pendant qu’on examinait cette question, [Antiochos III] l’invita à donner le premier son avis. Celui-ci dit : “Tu n’auras aucun mal à soumettre les Thessaliens, dès maintenant ou après la mauvaise saison : ils sont à bout de forces depuis longtemps, ils passeront de ton côté de la même façon qu’ils retourneront vers les Romains si la situation change. L’important est que nous sommes venus avec des forces insuffisantes, à cause des Etoliens qui nous ont persuadés que les Spartiates et Philippe V seraient nos alliés : je constate que les Spartiates sont contre nous autant que contre les Achéens, et je ne vois pas Philippe V à côté de toi, lui qui peut faire pencher la balance en faveur du camp qu’il favorisera. Je ne change donc pas d’avis : tu dois faire amener au plus vite l’armée d’Asie, au lieu de placer nos espoirs dans Amynandros et dans les Etoliens, et quand elle sera arrivée tu devras porter la guerre en Italie afin que les Romains, absorbés par leurs propres maux, nuisent le moins possible à tes intérêts et ne progressent nulle part. Pour cela, tu devras suivre mes précédents conseils : envoie la moitié de ta flotte ravager les côtes de l’Italie, garde l’autre moitié en réserve en attendant un heureux concours de circonstances, et vas te poster toi-même avec toutes tes forces terrestres du côté de la Grèce qui fait face à l’Italie, pour faire croire que tu te prépares à l’envahir, ou même pour l’envahir réellement si une possibilité se présente”", Histoire romaine XI.53-57) appartient bien à lHistoire, ou sil nest quun nouvel épisode fabriqué par la propagande romaine pour légitimer lintervention militaire de Rome contre Antiochos III sur le mode : "Antiochos III na pas menacé seulement la Grèce, il a menacé aussi notre sol italien en projetant de relancer la guerre punique avec laide dHannibal". En tous cas, même si cet épisode est authentique, il na aucune conséquence parce quAntiochos III nécoute pas les conseils du Carthaginois, et parce que Philippe V - nous venons de le voir - a ouvertement choisi de soutenir les Romains. Ainsi, au début du printemps -191, les Romains ont face à eux un adversaire en situation de grande faiblesse militaire et politique, entouré dalliés douteux. Ils lancent une série de raids pour sassurer la soumission de la Thessalie (racontée par Tite-Live au paragraphe 13 livre XXXVI de son Ab Urbe condita libri, et par Appien aux paragraphes 71 et 72 livre XI de son Histoire romaine). Dans le même temps, un nouveau gros contingent romain sous les ordres du nouveau consul Manius Acilius Glabrio débarque dans louest de la Grèce, qui sempresse de joindre Philippe V à Limnaia, au sud du golfe dAmbracie ("Le consul Manius Acilius traversa la mer avec vingt mille fantassins, deux mille cavaliers et quinze éléphants, choisit quelques-uns de ses tribuns militaires pour conduire son infanterie à Larissa, et alla lui-même avec sa cavalerie rejoindre Philippe V devant Limnaia. A l’arrivée du consul, cette place s’empressa de capituler, ainsi que la garnison laissée par le roi et les Athamans", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 14.1-2). Ce contingent romano-macédonien rejoint ensuite les Romains déjà présents pour achever la facile reconquête de la Thessalie ("Le consul, pour laisser reposer surtout ses chevaux et ses éléphants des fatigues de la navigation et des marches qui l’avaient suivie, passa quelques jours à Larissa. Quand son armée fut reconstituée après ce court repos, il s’avança sur Cranon. En chemin, il reçut la soumission de Pharsale, de Scotoussa et de Phères, qui se rendirent avec les garnisons d’Antiochos III. Un millier de soldats qui les composaient consentirent sur sa demande à être incorporés dans l’armée romaine et furent placés sous les ordres de Philippe V, les autres furent renvoyés sans armes vers Démétrias", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 14.10-11). Ces nouvelles achèvent de convaincre Antiochos III quil sest engagé dans un guêpier : après avoir demandé à son navarque Polyxénidas de retourner en Asie pour y lever à la hâte des recrues en renfort ("Se rendant compte de la situation et effrayé par la rapidité des événements, Antiochos III fut saisi de crainte comme on l’est devant un soudain et rapide changement de fortune, et comprit la sagesse du plan d’Hannibal. Il envoya messager sur messager presser Polyxénidas d’amener les renforts d’Asie par mer, tandis que lui-même rappela de partout les hommes dont il disposait, soit dix mille fantassins, cinq cents cavaliers, ainsi que [texte manque]", Appien, Histoire romaine XI.74-75), il fulmine contre les Etoliens qui ont menti en lui assurant que la Grèce était sous le joug de Rome, et leur ordonne damener toutes leurs forces à Lamia ("A Chalcis, où il avait passé l’hiver [-192/-191] dans des vains plaisirs et dans la honte d’un mariage déplacé, Antiochos III s’emporta contre Thoas et les promesses mensongères des Etoliens. Il rendit toute sa confiance à Hannibal, qu’il admirait non seulement comme un capitaine expérimenté, mais presque comme un devin qui lui avait prédit tous les événements présents. Pour ne pas achever de perdre par son inaction une entreprise formée si légèrement, il ordonna aux Etoliens de rassembler toute leur jeunesse et de se rendre à Lamia, et il prit personnellement la tête d’environ dix mille fantassins complétés avec les renforts venus de l’Asie et cinq cents cavaliers", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 15.1-3 ; cette angoisse dAntiochos III était aussi évoquée par Diodore de Sicile dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "Apprenant que les cités de Thessalie avaient changé de camp pour se joindre aux Romains, que les armées en provenance d’Asie étaient en retard, que les Etoliens temporisaient et cherchaient des prétextes, le roi Antiochos III fut plongé dans une profonde anxiété. Il tempêta contre ceux qui l’avaient persuadé d’entreprendre la guerre alors qu’il n’était pas prêt, en lui offrant l’alliance des Etoliens. Hannibal en revanche, qui avait soutenu l’avis contraire, redevint à ce moment l’objet de son admiration : il plaça à nouveau en lui ses espoirs, alors que précédemment il éprouvait des soupçons à son égard, il recommença à le traiter comme un Ami fidèle et à agir en tout selon ses avis", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 244). Mais les Etoliens de leur côté sentent que le vent commence à tourner, et préparent déjà leur discours de réconciliation avec les Romains : ils nenvoient que trois pelés et deux tondus à Lamia ("Les Etoliens se rendirent [à Lamia] en tout petit nombre. Les dignitaires de ce peuple n’y amenèrent que quelques clients, prétendant avoir bien essayé de tirer des cités le plus grand nombre de combattants en usant de leur crédit, de leur autorité, de leurs titres, sans avoir pu triompher des refus de leurs concitoyens", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 15.4-5). Antiochos III se replie alors dans le détroit des Thermopyles ("Ainsi abandonné de tous côtés, par les siens qui ne se pressaient pas de quitter l’Asie, et par les alliés qui ne tenaient pas les promesses dont ils l’avaient flatté en l’appelant, Antiochos III alla prendre position dans le défilé des Thermopyles", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 15.5 ; "[Antiochos III] occupa les Thermopyles, dans l’intention de tirer parti des difficultés du terrain pour se protéger contre l’ennemi et d’attendre patiemment l’armée d’Asie. Les Thermopyles sont un défilé long et étroit limité d’un côté par la côte, rocheuse et sans port, de l’autre côté par un marais infranchissable rempli de fondrières. Dans ce défilé se trouvent deux cimes montagneuses aux parois abruptes, la première appelée "Teichiounta" ["Teicioànta", littéralement "la Forteresse", aujourdhui la hauteur qui domine le ravin dAnthela ?], la seconde appelée "Callidromon" ["Kall…dromon", littéralement "Belle promenade", aujourdhui le pic de Zastani ?]", Appien, Histoire romaine XI.75-77), en envoyant le peu dEtoliens ralliés vers Héracléia, à lest de Lamia sur le golfe Maliaque, et vers Hypatè, à louest de Lamia ("Antiochos III établit son camp à l’entrée du défilé, il y organisa des retranchements, construisit une double palissade, creusa un double fossé, bâtit dans les endroits faibles un mur avec les pierres que le lieu fournissait en abondance. Quand il se fut rassuré en pensant que l’armée romaine ne pourrait jamais passer par là, il envoya vers la cité d’Héracleia, en face du défilé, une partie les quatre mille Etoliens qu’il était parvenu à rallier, et l’autre partie vers Hypatè", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 16.1-3). Peine perdue : les Romains bousculent les Etoliens et viennent prendre position devant le détroit ("Le consul, après avoir ravagé d’abord la plaine d’Hypatè puis celle d’Héracleia sans que les Etoliens eussent pu couvrir ces deux points, vint asseoir son camp devant le défilé des Thermopyles, face au roi", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 16.4). Antiochos III, craignant que le scénario de la célèbre bataille de -480 se répète, envoie demander aux Etoliens survivants de sinstaller sur les hauteurs du détroit pour que les Romains nempruntent pas le chemin montagneux qui jadis a donné la victoire au Perse Xerxès Ier contre le Spartiate Léonidas Ier ("Antiochos III, qui avant d’avoir vu l’ennemi s’était cru en sécurité derrière ses fortifications et ses retranchements, commença alors à craindre que les Romains trouvassent un passage au milieu des hauteurs qui le dominaient : c’était ainsi, disait-on, que les Spartiates avaient été enveloppés par les Perses jadis, et récemment Philippe V par les Romains. Il envoya donc un messager vers les Etoliens d’Héracleia pour qu’ils lui rendissent au moins dans cette guerre le service de s’emparer des sommets de la montagne et de s’y poster pour fermer le passage aux Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 16.6-8 ; "Antiochos III éleva à cet endroit un double rempart, et disposa ses machines en batterie sur ce retranchement. Il fit aussi monter les Etoliens sur les hauteurs afin que personne ne puisse accomplir sans être repété un mouvement tournant par le célèbre sentier qui avait permis à Xerxès Ier de contourner et d’assaillir les Spartiates de Léonidas Ier", Appien, Histoire romaine XI.78). Mais ces Etoliens sont aussi peu fiables que leurs compatriotes restés en Etolie : seule une partie dentre eux daignent répondre à la demande dAntiochos III ("Ce message [d’Antiochos III] divisa les Etoliens. Les uns voulurent se conformer aux ordres du roi et se mettre en marche, les autres furent d’avis de rester à Héracléia pour parer à tout événement, c’est-à-dire diriger toutes leurs forces au secours des places qu’ils possédaient dans le voisinage si le roi était vaincu par le consul, ou poursuivre les Romains en déroute si le roi était vainqueur. Les deux partis persistèrent dans leurs résolutions et les mirent à exécution, chacun de leur côté : deux mille hommes restèrent à Héracleia, deux mille autres se partagèrent en trois pour aller occuper les sommets du Callidromon, de Rhoduntia [site inconnu, mentionné sous la forme grecque "Rodount…a" par Strabon à l’alinéa 13 paragraphe 4 livre IX de sa Géographie, qui le qualifie de "cwr…on ™rumnÒn"/"place forte"] et de Teichiounta", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 16.9-11 ; "Les Etoliens postèrent mille hommes sur chacune des deux cimes, les autres allèrent camper à part près de la cité d’Heracléia", Appien, Histoire romaine XI.79), pas suffisante pour éviter que le cauchemar de -480 ne se reproduise. Un détachement de Romains est envoyé vers ces Etoliens en nombre réduit et à la loyauté douteuse : le chef de ce détachement nest autre que le célèbre Marcus Porcius Cato, plus connu sous son nom francisé "Caton lAncien", resté dans lHistoire par un gérondif sur lequel des générations dapprentis latinistes ont souffert - dont il nest peut-être pas lauteur littéral : "Delenda Carthago" -, nouveau riche qui fantasme un passé romain où n’auraient existé que le travail et laustérité, ennemi viscéral du monde grec dans lequel il ne voit que langueur et ostentation barbares, rédacteur de la toute première Histoire de Rome écrite en latin intitulée Origines et parvenue jusquà nous seulement sous forme de brefs fragments, qui a décomplexé les écrivains romains face à la langue grecque et les a encouragés à écrire désormais directement et exclusivement en latin (en dautres termes, lEnéide, les Métamorphoses ou les Annales nauraient jamais existé si Caton depuis sa tombe navait pas crié à Virgile, à Ovide ou à Tacite : "Nayez pas honte de votre langue, Romains ! Vous êtes des vainqueurs, et les Grecs ne sont que des culs de poules !" ; selon Plutarque, Caton na même pas daigné parler en grec aux Athéniens quand il est passé par leur cité, alors quil connaît très bien leur langue : "[Caton] fit un long séjour à Athènes. On lui attribue un discours qu’il aurait adressé en langue grecque au peuple athénien, témoignant de son admiration pour la vertu de leurs ancêtres et vantant la grandeur et la beauté de leur ville qu’il avait pris plaisir à parcourir. Mais la vérité est qu’il ne l’a pas prononcé : il s’est exprimé face aux Athéniens via un interprète, non pas parce qu’il ne savait pas parler leur langue, mais parce qu’il était attaché aux coutumes de ses pères et se moquait de ceux qui s’extasiaient devant les merveilles de la Grèce", Vie de Caton 12), adversaire politique de Scipion lAfricain qui incarne à ses yeux la déchéance dans laquelle sombre peu à peu la République romaine (une déchéance dans laquelle la ville simpose contre la campagne, la générosité démagogique contre lintégrité morale, les élégances et le raffinement contre les mœurs martiales, le clientélisme du plus grand nombre contre lhonneur et la gloire de quelques-uns). Caton déloge les Etoliens ("Le consul, voyant les hauteurs occupées par les Etoliens, envoya pour les déloger ses lieutenants Marcus Porcius Caton et Lucius Valérius [Flaccus] avec deux mille fantassins d’élite. Flaccus devait attaquer le Rhoduntia et le Teichiounta, Caton fut chargé de prendre le Callidromon", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 17.1 ; "Après avoir observé les préparatifs de l’ennemi, Manius donna le lendemain à l’aube le signal du combat. Il ordonna à deux tribuns, Marcus Caton et Lucius Valérius, de choisir autant qu’ils voudraient pour contourner nuitamment les montagnes et forcer les Etoliens à décamper de ces deux cimes. Lucius fut envoyé vers le Teichionta, où les Etoliens se montrèrent valeureux. Caton installa son camp devant le Callidromon et, vers la dernière veille, tomba sur des Etoliens encore couchés, il engagea la lutte pour s’ouvrir de vive force un chemin vers les hauteurs escarpées", Appien, Histoire romaine XI.80-81 ; dans les paragraphes 13 et 14 de sa Vie de Caton, Plutarque donne une longue version de ce combat dans laquelle lorateur romain sagite de droite et de gauche en planifiant ses ordres et ses mouvements tel Bruce Willis sauveur du monde dans un film hollywoodien à la gloire des Marines, mais il sempresse aussitôt après de dire quil a puisé cette version dans les œuvres de Caton lui-même, davouer quil ne croit absolument pas à lauthenticité de cette version [que nous néprouvons pas la nécessité de citer par conséquent], et de conclure que Caton derrière ses appels à la retenue na en fait jamais été un modeste : "Il me semble que Caton n’a jamais été homme à se refuser des louanges à lui-même, et qu’il confondait baratin et action. C’est pour cela qu’il élève avec une extrême emphase ses exploits lors de cette journée, en affirmant que “ceux qui l’ont vu poursuivre et frapper les ennemis ce jour-là ont avoué que Caton devait moins au peuple romain que le peuple romain à Caton”, et que le consul Manius [Acilius] encore tout bouillant de sa victoire “l’ayant embrassé alors qu’il était échauffé pareillement du combat, le tint longtemps serré entre ses bras, et s’écria dans un transport de joie : « Ni moi ni le peuple romain ne pourrons jamais remercier Caton à hauteur du service qu’il nous a rendu ! »”", Vie de Caton 14). Antiochos III dans le défilé résiste bien, avantagé par la configuration du lieu comme jadis le Spartiate Léonidas Ier ("Le roi, en voyant les enseignes ennemies, s’avança à la tête de son armée. Il mit en première ligne, en avant des retranchements, une partie de ses troupes légères, et derrière les fortifications la redoutable phalange des Macédoniens portant la sarisse en guise de rempart supplémentaire. A gauche, au pied de la montagne, il plaça une partie des gens de trait, archers et frondeurs, qui de ce poste dominaient les Romains et pouvaient les charger en flanc. A droite, à l’extrémité des tranchées, fermées en cet endroit jusqu’à la mer par des marais bourbeux et des gouffres impraticables, il posta ses éléphants avec leur garde ordinaire, derrière eux la cavalerie. A peu de distance le reste des troupes formèrent une seconde ligne. Les Macédoniens à l’avant des retranchements soutinrent d’abord sans peine les efforts des Romains qui cherchaient à percer de tous côtés, ils furent puissamment secondés par leurs camarades qui, de leur position supérieure, firent pleuvoir sur l’ennemi une grêle de pierres, de flèches et de javelots. Mais bientôt ils ne tinrent plus contre les assaillants dont le nombre grossissait, ils lâchèrent pied et se replièrent dans les retranchements. Derrière ces abris, ils formèrent comme un nouveau rempart avec leurs lances, dont ils présentèrent la pointe en avant. La palissade peu élevée leur donna l’avantage du terrain pour combattre, et la longueur de leurs lances maintint les Romains en-dessous d’eux. Ces derniers, quand ils s’approchaient sans précaution, tombaient percés de coups", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 18.2-8 ; "Manius [Acilius] lança son armée dans une attaque frontale contre Antiochos III, après l’avoir divisée en manipules rangés en colonne, seule formation praticable dans un défilé. Le roi ordonna à l’infanterie légère et aux peltastes de combattre en avant de la phalange et disposa cette dernière devant le camp, avec sur sa droite les frondeurs et les archers pour défendre les basses pentes, et sur sa gauche le long de la mer les éléphants et le bataillon qui les accompagnait partout. Le combat rapproché s’engagea. Dans un premier temps, l’infanterie légère qui attaquait de partout inquiéta Manius : il la reçut sans mollir, se replia, puis reprit sa progression en la mettant en fuite. La phalange macédonienne ouvrit ses rangs pour recueillir l’infanterie légère, puis se referma. Les phalangistes de devant alignèrent leurs sarisses serrées : c’était par cette manœuvre que, depuis l’époque de Philippe II et d’Alexandre, les Macédoniens intimidaient leurs ennemis, qui n’osaient pas approcher d’une multitude de langues lances pointées ainsi dans leur direction", Appien, Histoire romaine 82-84), mais sur ses arrières le détachement romain de Caton, après avoir dispersé les Etoliens, surgit ("[Les Romains] auraient dû renoncer à ces attaques inutiles ou perdre beaucoup plus de monde, si Marcus Porcius [Caton], après avoir surpris les Etoliens du Callidromon presque tous endormis et les avoir tués en grand nombre, n’était pas apparu brusquement sur une colline qui dominait le camp d’Antiochos III", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 18.8 ; "Mais soudain on vit les Etoliens qui s'enfuyaient en criant du Callidromon et dévalaient vers le camp d'Antiochos III", Appien, Histoire romaine XI.85). La débandade des Séleucides, désormais encerclés, est générale, tandis que les Romains sengouffrent en masse dans le défilé ("Les Macédoniens et les autres troupes qui défendaient le camp du roi, ne distinguant au loin qu’un corps en mouvement, crurent d’abord que c’étaient les Etoliens qui venaient à leur secours. Mais dès qu’ils eurent reconnu les enseignes et les armes romaines en approche, ils comprirent leur erreur, et saisis d’une terreur panique ils jetèrent leurs armes et prirent la fuite. La poursuite fut retardée par les retranchements, par l’étroitesse de la vallée où il fallut suivre l’ennemi, et surtout par les éléphants qui formaient l’arrière-garde. Les fantassins forcèrent péniblement cette ligne impénétrable pour permettre aux cavaliers, dont les chevaux s’effarouchaient et se confondaient avec plus de désordre qu’au milieu même de la mêlée, de passer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 19.2-4 ; "Dans les deux camps, on ne comprit pas d’abord ce qui se passait, et on fut troublé. C’est alors que Caton apparut, poursuivant les Etoliens à grands cris, et arriva au-dessus du camp d’Antiochos III. La peur envahit aussitôt les soldats du roi qui, depuis longtemps, recevaient des informations alarmantes sur la manière de combattre des Romains et avaient conscience qu’eux-mêmes étaient diminués au point de n’être plus bons à rien à cause de la molle oisiveté dans laquelle ils avaient passé toute la mauvaise saison. Sans prendre le temps de compter les hommes que conduisaient Caton, sous l’effet de la peur, ils les crurent plus nombreux qu’ils n’étaient, et, craignant pour leur camp, ils allèrent s’y réfugier en désordre, dans l’espoir d’y repousser l’ennemi. Mais les Romains qui les talonnaient se ruèrent avec eux dans le camp, d’où les troupes d’Antiochos III s’enfuirent à nouveau", Appien, Histoire romaine XI.86-88 ; "Dès qu’ils virent les Romains descendre de la montagne, [les Etoliens] prirent la fuite vers le camp du roi, en jetant partout le trouble et l’épouvante. Pendant ce temps Manius [Acilius], au pied de la montagne, donna l’assaut avec toutes ses troupes contre les retranchements d’Antiochos III et força le passage. Antiochos III, blessé à la bouche d’un coup de pierre qui lui brisa les dents, céda à la douleur et tourna bride. Aucune partie de son armée n’osa plus tenir tête aux Romains : malgré les difficultés, tous s’enfuirent dans ces lieux escarpés, presque impraticables, environnés de marais profonds et de rochers abrupts, se poussant les uns les autres, préférant risquer la mort plutôt que subir les blessures et le fer des ennemis", Plutarque, Vie de Caton 13-14). Antiochos III ne veut pas finir héroïquement comme Léonidas Ier : il quitte les lieux, et revient à Chalcis avec seulement cinq cents survivants ("La nuit suivante, dès la troisième veille, le consul détacha sa cavalerie à la poursuite des vaincus, puis se mit en marche lui-même au point du jour avec l’infanterie des légions. Le roi avait une avance sur lui, car il n’avait suspendu sa fuite précipité qu’à Elatia, le temps de rassembler les débris de son armée en déroute, et avait regagné Chalcis avec une faible escorte de soldats à moitié désarmés. La cavalerie romaine ne le trouva donc pas à Elatia. Elle y surprit néanmoins un grand nombre de ses gens qui, lassés ou égarés à cause de l’absence de guides, s’y étaient arrêtés ou erraient ça et là dans des chemins qu’ils méconnaissaient. De toute l’armée d’Antiochos III, seulement cinq cents hommes en réchappèrent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 19.8-11 ; "Dès le début de la déroute, le roi courut sans regarder derrière lui jusqu’à Elatia avec cinq cents cavaliers. De là il gagna Chalcis", Appien, Histoire romaine XI.91). Dans le même temps, sur mer, la flotte romaine dirigée par Aulus Atilius intercepte une escadre séleucide de ravitaillement : les vivres quelle transporte sont redistribués aux cités sous le contrôle intéressé des Romains ("Vers le même temps, l’amiral de la flotte romaine Aulus Atilius intercepta un convoi considérable destiné au roi au moment où il franchissait le détroit d’Andros. Il coula une partie des bâtiments et s’empara des autres. Seuls ceux de queue purent reprendre la route de l’Asie. Atilius rentra au Pirée suivi des navires capturés et fit distribuer une grande quantité du blé aux Athéniens et aux autres alliés de Rome dans l’Attique", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 20.7-8). Antiochos III constate quil ne peut plus rien faire en Grèce, il se rembarque en catimini vers Ephèse. Les Romains arrivent à Chalcis, sen emparent, puis reprennent le contrôle de toutes les cités eubéennes sans exercer de représailles ("Antiochos III abandonna Chalcis à l’approche du consul. Il se rendit d’abord à Tinos, d’où il passa à Ephèse. Le consul arriva à Chalcis, dont les portes étaient ouvertes : Aristote le lieutenant du roi n’avait pas osé l’attendre et avait quitté la ville. Toutes les autres places de l’Eubée se rendirent sans combat, quelques jours suffirent pour pacifier l’île entière. L’armée revint aux Thermopyles sans avoir exercé de violences contre aucune cité. Cette modération dans la victoire lui fit beaucoup plus d’honneur que sa victoire même", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 21.1-3 ; "En compagnie de sa jeune épouse qu’il avait renommée “Euboia”, [Antiochos III] s’enfuit à Ephèse avec sa flotte, qui avait de son côté subi des pertes, l’amiral romain lui ayant effectivement détruit quelques navires transportant du ravitaillement", Appien, Histoire romaine XI.91 ; "Le combat le plus rude que [Flamininus] eut à livrer, la plus difficile de toutes les entreprises, ce fut son intercession en faveur des Chalcéens. Manius [Acilius] était en colère contre eux à cause du mariage inconvenant qu’Antiochos III avait contracté dans leur cité après le déclenchement de la guerre : le roi, qui était pourtant un vieillard, s’était pris d’amour pour la fille de Cléoptolémos, soi-disant la plus belle des jeunes vierges de la Grèce, et à la suite de ce mariage les Chalcéens avaient embrassé avec chaleur les intérêts du roi en lui offrant leur cité comme place d’armes pour la guerre. Après sa défaite [aux Thermopyles], Antiochos III avait fui promptement à Chalcis puis s’était rembarqué vers l’Asie avec sa jeune épouse, ses richesses et ses Amis. Manius irrité avait marché sans perdre un instant contre Chalcis, suivi par Titus [Flamininus]. Ce dernier travailla si bien à l’adoucir et à excuser les Chalcéens, qu’il réussit à rétablir la paix entre eux, et chez les Romains qui avaient autorité dans les conseils. Les Chalcéens ainsi sauvés consacrèrent à Titus les plus grands et les plus beaux de leurs édifices publics, dont on peut voir encore aujourd’hui les inscriptions, comme : “Le peuple a dédié ce gymnase à Titus et  Héraclès”, ou ailleurs : “Le peuple a dédié le Delphinion à Titus et à Apollon”. Ils élisent toujours un “prêtre de Titus”, et dans les sacrifices institués en son honneur on chante toujours un péan pour le louer après les libations, qui serait trop à citer intégralement mais dont je rapporte ici la fin : “Honorons la loi inaltérable et pure qui garantit les serments aux Romains ! Chantez, jeunes filles, le grand Zeus, et Rome, et Titus avec eux et la foi aux Romains ! Io péan ! O Titus, notre sauveur !”", Plutarque, Vie de Flamininus 16). Certains hellénistes et latinistes aujourdhui samusent encore à uchroniser sur cette bataille, en supposant que si Antiochos III navait pas quitté les lieux aussi vite il aurait pu remporter la victoire. Tite-Live et Appien révèlent en effet incidemment que pendant que la bataille avait lieu dans le détroit des Thermopyles, les Etoliens retranchés à Héracléia ont tenté une sortie pour aller piller le camp romain ("Pendant la bataille, les Etoliens d’Héracléia avait tenté de s’emparer [du camp romain] sans succès, malgré leur hardiesse", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 19.7 ; "Les Etoliens avaient envahi le retranchement des Romains durant leur absence : l’apparition [d’Acilius] les en chassa", Appien, Histoire romaine XI.89) : ces hellénistes et latinistes à lesprit vagabond pensent que si Antiochos III sétait contenté de sacrifier quelques troupes légères pour contenir le faible détachement de Caton apparu sur ses arrières, il aurait pu résister plus longtemps à Acilius, dont les légionnaires en apprenant le pillage de leur camp par ces Etoliens dHéracléia se seraient finalement retirés pour aller le défendre. Nous pensons pour notre part que cette uchronie ne tient pas, car elle sappuie sur des hypothèses incompatibles avec les données de la bataille. Les troupes dAntiochos III ne sont plus celles de Parménion, qui lors de la bataille de Gaugamèles en -331 ne se sont pas débinées quand les cavaliers du Perse Mazaios ont commencé à les attaquer dans leur dos : aux Thermopyles en -191, une poignée de Romains dirigée par un orateur en quête de gloire militaire suffit à provoquer la panique et la fuite des rangs grecs. Pour quAntiochos III pût réaliser le plan des uchronistes modernes, contenir lattaque à revers de Caton, il eût fallu dabord que ses hommes fussent aussi bien entraînés à dompter leur panique que les hommes de Parménion en -331, ce qui nétait pas le cas, et que lui-même fût un grand capitaine comme Alexandre ou Pyrrhos, capable dinsuffler à ses officiers une ardeur imaginative et une fringale de victoire, et de sinvestir en personne au risque de perdre la vie, implacable et jusquau-boutiste, ce qui nest également pas le cas : Antiochos III nest pas Alexandre ni Pyrrhos, il nest ni inventif, ni implacable, ni jusquau-boutiste, il nest même plus en -191 aussi téméraire quil létait dans sa jeunesse, par exemple lors de la bataille du fleuve Arios en -208 contre Euthydème Ier (quand avec seulement deux mille cavaliers, sans pouvoir compter sur le reste de son armée toujours occupée à traverser le fleuve, il a chargé trois gros escadrons bactriens, selon les alinéas 6 à 12 fragment 49 livre X précités de lHistoire de Polybe). Et du côté romain, on revient toujours à ce que nous avons longuement expliqué en introduction du présent alinéa : larmée romaine nest pas un bloc monolithique comme larmée grecque, mais un ensemble cohérent composé de sous-ensembles et de sous-sous-ensembles quon peut détacher les uns des autres, rien ne garantit donc que si Antiochos III avait résisté plus longtemps dans le détroit larmée romaine se serait disloquée ou se serait repliée tout entière vers son camp attaqué par les Etoliens dHéracléia. Quelques décuries auraient certainement cédé, quelques centuries se seraient peut-être repliées, et alors ? La bataille aurait continué un peu plus loin dans une plaine, sur une colline ou près dune rivière, et le scénario dHéraclée de Lucanie, dAusculum, de Bénévent et de Cynocéphales se serait répété : le légionaire romain mobile et entraîné à combattre dans tous types de formations aurait harcelé les phalangistes grecs en se dérobant à leurs charges, les aurait rompus, et finalement vaincus les uns après les autres dans des duels épars. Les Romains en conclusion sont bien des vainqueurs, et essayer de réécrire lHistoire de cette bataille, dans laquelle Caton a joué un rôle réellement important (même si on peut critiquer sa propension à multiplier les superlatifs et à brasser de lair pour augmenter sa gloire, et sa rapidité à revenir à Rome pour clamer à ses compatriotes : "Jai vaincu les ennemis à moi tout seul ! Jai anéanti les hordes denvahisseurs grecs venus de tous les coins de lAsie ! Jai relevé Enée et vengé Hector en ruinant les descendants dAchille ! Caton est grand !", selon Tite-Live aux alinéas 4 à 8 paragraphe 21 livre XXXVI de son Ab Urbe condita libri, et selon Plutarque au paragraphe 14 de sa Vie de Caton), nest quun vain exercice. Au lieu de perdre du temps dans des divagations stériles sur ce qui aurait pu être, hellénistes et latinistes feraient mieux de constater ce qui est : nous avons dit plus haut que la tradition romaine ultérieure voit dans cette bataille un remake de la confrontation entre Xerxès Ier et Léonidas Ier de -480, or cette comparaison qui vise à élever les Romains au même niveau que les anciens résistants grecs contre lenvahisseur perse, se retourne en fait contre les Romains, car lanalyse de cette bataille de -191 montre que cest Antiochos III qui joue le rôle du résistant Léonidas Ier coincé dans le détroit des Thermopyles, et que ce sont les Romains qui jouent le rôle des envahisseurs perses, et qui gagnent grâce à un coup de poignard dans le dos. Antiochos III ne savoue pas immédiatement vaincu. Quand Thoas vient le trouver en Asie pour le supplier de ne pas abandonner les Etoliens retranchés dans Héracléia et Hypatè, il lui donne des fonds pour prolonger leur résistance et lui promet de revenir en Grèce avec une nouvelle armée de secours ("Les Etoliens, réunis en assemblée générale à Hypatè, envoyèrent des députés vers Antiochos III. Thoas fit partie de cette députation comme précédemment. Ils insistèrent d’abord auprès du roi pour qu’il repassât en personne en Grèce à la tête de nouvelles forces de terre et de mer, et ensuite pour obtenir au moins de l’argent et des hommes si une affaire le retenait. On lui déclara qu’il ne devait pas abandonner ses alliés parce que son honneur et sa parole étaient engagés, mais surtout parce que la sûreté de son royaume imposait qu’il ne laissât pas les Romains anéantir le peuple étolien et passer ensuite avec toutes leurs forces en Asie. Ces remarques étaient fondées, elles firent impression sur le roi. Il remit donc aussitôt aux députés les sommes nécessaires aux frais de la guerre, et promit d’envoyer des secours d’hommes et de navires. Il retint à sa Cour le député Thoas, qui resta volontiers en Syrie, et qui devait hâter par sa présence l’exécution des paroles royales", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 26.1-6). Mais les Romains ne lui laissent pas loccasion dhonorer sa promesse : ils prennent Héracléia (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, paragraphes 22 à 24). Les dignitaires de la Ligue étolienne enfermés à Hypatè, estimant que même si Antiochos III envoie du secours celui-ci arrivera de toute façon trop tard, décident de tâter les dispositions dAcilius : ils agitent le drapeau blanc et demandent une entrevue. Peine perdue : Acilius est pressé de continuer la guerre en mer Egée contre Antiochos III, il leur demande donc décrire leurs prétentions sur un papier quil enverra au Sénat à Rome ("Mais quand Héracléia fut tombée au pouvoir des Romains, Phainéas le stratège des Etoliens, voyant la situation dans laquelle se trouvait l’Etolie et prévoyant le sort qui attendait les autres cités, décida d’envoyer des émissaires à Manius Acilius Glabrio pour obtenir un armistice et négocier la paix. […] En présence du consul romain, [les émissaires] entreprirent de s’expliquer longuement, mais leur interlocuteur les interrompit en disant qu’il n’avait pas le temps de les entendre dans l’immédiat parce qu’il devait organiser la prise du butin d’Heracléia. Il leur accorda néanmoins une trêve de dix jours et leur envoya Lucius Valerius Flaccus pour que les Etoliens lui exposassent leurs demandes", Polybe, Histoire, XX, fragment 9.1-5 ; "Mais la prise d’Héracleia acheva d’abattre le courage des Etoliens. […] Ils renoncèrent à leurs projets belliqueux et envoyèrent demander la paix au consul. Dès les premiers mots, le consul interrompit les députés en leur déclarant qu’il avait des affaires plus pressées et les pria de retourner à Hypatè, après leur avoir accordé une trêve de dix jours. Il les fit accompagner par Lucius Valérius Flaccus à qui ils devaient soumettre leurs instructions présentes et leurs autres demandes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 27.1-3), et en attendant les décisions des sénateurs il les considère comme ses prisonniers. Les Etoliens protestent, Acilius les réduit aussitôt au silence par une virile démonstration de force ("Phainéas l’interrompit : “Général, tes exigences ne sont pas justes, et elles sont contraires aux usages des Grecs !”. Glabrio, moins irrité que soucieux de faire prendre conscience aux Etoliens de leur situation et de rabattre une bonne fois pour toute leurs prétentions en les effrayant, répliqua : “Vous avancez encore votre qualité de Grecs et vous discourez encore sur le droit et les convenances, alors que vous vous êtes remis à notre foi ? Mais si je le juge nécessaire, je peux vous arrêter et vous mettre dans les fers !”. Là-dessus il fit apporter des chaînes et des carcans de fer que l’on passa autour du cou de chacun des Etoliens présents. Phainéas et ses compagnons, frappés de stupeur, restèrent tous sans voix, comme paralysés de corps et d’esprit par l’épreuve totalement inattendue qui leur était infligée. Mais Flaccus et quelques autres tribuns qui assistaient à la scène prièrent le consul de ne pas traiter ces hommes avec trop de rigueur et de tenir compte du fait qu’ils étaient des ambassadeurs. Glabrio se laissa persuader", Polybe, Histoire, XX, fragment 10.6-11 ; "Phainéas s’écria : “Nous ne voulons pas devenir vos esclaves ! Nous n’avons fait que nous abandonner à votre bonne foi ! Je suis sûr que c’est l’ignorance de nos usages, qui vous fait dicter ainsi des ordres qui y sont si contraires !”. Le consul répondit : “Peu m’importe que les Etoliens trouvent ma conduite plus ou moins conforme aux usages des Grecs : j’use de mon autorité selon les usages romains, sur des peuples qui viennent de se soumettre par leur propre décret, après avoir été vaincus par la force de nos armes. Obéissez-moi donc tout de suite, ou je vous fais charger de fers”. Là-dessus, il fit apporter des chaînes, et il ordonna aux licteurs d’entourer les députés. Cette démonstration rabattit l’orgueil de Phainéas et des autres Etoliens, qui comprirent enfin la situation dans laquelle ils se trouvaient", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 28.4-7). Quelque temps après, un nommé Nicandros envoyé par Antiochos III débarque dans le golfe Maliaque avec des nouveaux fonds et lassurance que les renforts promis vont bientôt arriver. Les Etoliens reprennent espoir ("Nicandros, de retour d’Asie, débarqua à Phalara dans le golfe Maliaque, d’où il était parti. Il informa les Etoliens de l’accueil chaleureux que lui avait réservé le roi Antiochos III et des promesses qu’il lui avait faites pour la suite, au point que ceux-ci firent traîner les choses et qu’aucune disposition ne fut prise pour la paix. C’est ainsi que, lorsque les dix jours de trêve se furent écoulés, les Etoliens se retrouvèrent de facto en guerre", Polybe, Histoire, XX, fragment 10.16-17). Malheureusement pour eux, Nicandros est capturé tandis quil chemine vers Lamia par un régiment de Philippe V ("Venant d’Ephèse, [Nicandros] avait regagné Phalara onze jours après en être parti. Il trouva les Romains toujours établis aux abords d’Héracléia, tandis que les Macédoniens qui s’étaient retirés de Lamia campaient à proximité de cette cité. Il parvint, par une chance extraordinaire, à faire entrer dans les murs de Lamia les fonds qu’il portait. Lui-même tenta de se glisser de nuit entre les deux armées pour gagner Hypatè, mais il fut arrêté par des sentinelles macédoniennes", Polybe, Histoire, XX, fragment 11.2-5 ; "La confiance [des Etoliens] fut ranimée par l’arrivée de Nicandros de retour de la Cour d’Antiochos III, on crut que le roi faisait d’immenses préparatifs sur terre et sur mer, mais les espoirs ne se réalisèrent pas : après avoir rempli sa mission et avoir navigué pendant douze jours vers l’Etolie, cet envoyé débarqua à Phalara dans le golfe Maliaque, puis se mit en route nuitamment avec une faible escorte vers Lamia avec les sommes dont il était chargé, dans le but de gagner Hypatè, mais tandis qu’il traversait des champs et des sentiers qu’il connaissait entre le camp des Macédoniens et celui des Romains, il tomba sur un poste de Macédoniens", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 29.3-5). Le roi antigonide laccueille sous sa tente comme un ami, lui dit que les Etoliens ne sont que des gros mufles en qui on ne doit pas avoir confiance, puis le relâche ("On conduisit [Nicandros] devant Philippe V qui était alors en plein repas. Il imaginait que le roi se mettrait en colère ou le livrerait aux Romains. Mais quand le roi fut informé de son arrestation, il ordonna à ses gens de se mettre à disposition de l’Etolien et de le traiter avec tous les égards possibles. Peu après, il se leva de table et alla lui-même le trouver. Il commença par reprocher longuement l’aveuglement des Etoliens, qui avaient attiré en Grèce les Romains d’abord, puis Antiochos III. Il ajouta que malgré cela il les invitait à oublier le passer pour adopter envers lui une attitude amicale et ne souhaitait plus voir les deux peuples profiter chacun des difficultés de l'autre. Il demanda à Nicandros de transmettre son appel aux dirigeants étoliens et, pour sa part, de ne pas oublier la générosité avec laquelle il avait été traité. Puis il le relâcha sain et sauf en le faisant accompagner par une importante escorte jusqu’à Hypatè", Polybe, Histoire, XX, fragment 11.5-8 ; "[Nicandros] fut conduit au roi [Philippe V] qui était encore à table. Informé, Philippe V le traita comme un hôte et non comme un ennemi, et voulut qu’il prît place à ses côtés et qu’il mangeât. Ensuite il congédia tout le monde excepté Nicandros, et l’assura qu’il n’avait rien à craindre pour sa personne. Resté seul avec lui, il se plaignit de l’imprudence des Etoliens, de leur aveuglement dont ils étaient toujours les premières victimes, il leur reprocha d’avoir appelé en Grèce d’abord les Romains puis Antiochos III. Il ajouta : “Mais je veux laisser le passé, qu’on peut plus facilement blâmer que refaire, et je n’augmenterai pas vos malheurs. Que les Etoliens éteignent la haine qu’ils me portent, et que toi, Nicandros, tu te souviennes qu’aujourd’hui je te laisse la vie sauve”. Il lui donna ensuite une escorte pour l’accompagner jusqu’à ce qu’il fût en sûreté. Nicandros arriva à Hypatè au moment où l’on délibérait sur la conclusion de la paix avec les Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 29.5-11). En remerciement de ce traitement, Nicandros abandonne la cause séleucide et sera désormais un fidèle sujet de Philippe V (selon Polybe aux alinéas 9 et 10 fragment 11 livre XX de son Histoire). La Ligue étolienne est dès lors condamnée. Acilius part assiéger leur capitale fédérale Naupacte (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, paragraphe 30), et autorise Philippe V à reprendre possession du port de Démétrias que Rome lui a officiellement restitué en -192 mais que les Etoliens lui ont subtilisé avec la complicité des Magnètes comme on la vu plus haut. Les survivants séleucides de la bataille des Thermopyles qui se sont réfugiés dans cette cité portuaire se rendent sans combattre. Philippe V les laisse repartir vers lAsie ("Au moment où le consul allait marcher sur Naupacte, Philippe V, ayant demandé et obtenu son agrément pour réduire les cités qui avaient quitté le parti des Romains, conduisit son armée contre Démétrias qui était très agitée, les habitants ayant été abandonnés par Antiochos III et les Etoliens d’un côté, et de l’autre côté s’attendant jour et nuit à voir paraître Philippe V qui était leur ennemi, ou les Romains dont les représailles étaient d’autant plus à craindre qu’elles étaient légitimes. Dans la ville se trouvait une garnison indisciplinée de soldats d’Antiochos III qui, peu nombreuse à l’origine, avait été grossie par les survivants échappés des Thermopyles, la plupart sans armes, et n’ayant ni assez de force ni assez de courage pour soutenir un siège. Sur la garantie donnée par les émissaires de Philippe V qu’une grâce serait possible, on répondit qu’on ouvrirait les portes au roi. Quand celui-ci approcha, quelques-uns des principaux habitants sortirent de la ville. Eurylochos se donna la mort. Conformément à leur capitulation, les soldats d’Antiochos III traversèrent la Macédoine et la Thrace sous la surveillance d’une escorte macédonienne et atteignirent Lysimacheia. Quelques bâtiments sous les ordres d’Isidore mouillaient aussi à Démétrias, qui furent libres de se retirer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 33.1-7). Ainsi sachève la première phase de la guerre, dès lété -191, par la défaite dAntiochos III contre Rome en Grèce.


Le siège de Naupacte s’éternise, à tel point que Flamininus suggère à Acilius de l’achever de n’importe quelle façon, parce que leurs mandatures touchent à leur fin et qu’ils risquent de revenir à Rome sans avoir conclu, et surtout parce qu’Antiochos III pendant ce temps a tout loisir de reconstituer ses forces. Les arguments de Flamininus convainquent Acilius, qui accepte un compromis avec les assiégés étoliens : le siège est levé, à condition que ceux-ci se rendent à Rome pour y discuter avec le Sénat de l’avenir de la Ligue étolienne (Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, paragraphes 34 et 35). Les craintes de Flamininus sont fondées. Antiochos III est effectivement en train de reconstituer ses forces terrestres en Chersonèse, pour prévenir tout débarquement éventuel d’un corps expéditionnaire romain sur le continent asiatique ("[Antiochos III] s’embarqua en personne vers la Chersonèse avec ses navires déjà prêts et équipés, afin de défendre ce pays au cas où les Romains prendraient la route de terre. Il chargea Polyxénidas d’armer et de mettre en mer le reste de sa flotte, et envoya des barques d’éclaireurs reconnaître tous les parages des îles", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 41.6-7 ; "Passé en Chersonèse, [Antiochos III] reprit les travaux de fortifications à Sestos et à Abydos, sûr que les légions romaines passeraient par là pour franchir le détroit et passer en Asie. Il fit de Lysimacheia sa base logistique pour cette guerre, y rassemblant armes et approvisionnements en quantité", Appien, Histoire romaine XI.98-99), et il a chargé son navarque Polyxénidas de surveiller la flotte romaine d’Atilius ("Polyxénidas, instruit par les barques d’éclaireurs envoyées de distance en distance, découvrit que la flotte romaine était mouillée à Délos. Il informa le roi. Antiochos III, laissant aussitôt les affaires qui l’avaient conduit dans l’Hellespont, revint à Ephèse avec ses navires à éperons, et tint conseil pour savoir s’il devait risquer un combat naval", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 43.2-3 ; "Antiochos III appela en toute hâte son armée des hautes satrapies vers la mer. Il confia par ailleurs au navarque Polyxénidas, exilé rhodien, le soin de remettre sa flotte en état", Appien, Histoire romaine XI.97). Sous l’insistance de Polyxénidas ("Polyxénidas fut d’avis de ne pas temporiser : “Nous devons engager la bataille avant que la flotte d’Eumène II et celle des Rhodiens fassent leur jonction avec les Romains, dit-il, ainsi l’avantage du nombre sera à peu près égal. Les navires royaux ont par ailleurs la supériorité en vitesse et en ressources. Les navires romains ne sont que des lourdes masses grossièrement construites, et ils sont chargés de provisions parce qu’ils opèrent en pays ennemi. Ceux d’Antiochos III au contraire sont en pays ami, ils ne transportent que des armes et des soldats. Enfin nous pouvons tirer parti de notre connaissance des lieux, des côtes, des vents, toutes choses dont l’ignorance troublera l’ennemi”. Cet avis emporta tous les suffrages", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 43.4-8), la flotte séleucide est envoyée à Phocée ("On fit des préparatifs pendant deux jours. Le troisième, cent navires de moyenne grandeur, dont soixante-dix étaient pontés et les autres ne l’étaient pas, mirent à la voile vers Phocée", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 43.8). La flotte romaine et la flotte pergaméenne font leur jonction du côté de Chio ("Les Romains, retenus quelques jours par les vents du nord, s’avancèrent dès qu’ils le purent de Délos à Phanai [site archéologique à une dizaine de kilomètres au sud de l’actuelle Pyrgi], port de Chio sur la mer Egée. Ils s’approchèrent de la cité, y prirent des provisions, puis se dirigèrent vers Phocée. Eumène II, qui était allé chercher sa flotte à Elée, vint peu de jours après à la tête de vingt-quatre navires pontés et d’un plus grand nombre qui ne l’étaient pas. A peu de distance de Phocée, il fit sa jonction avec les Romains, qui s’organisaient pour le combat naval", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 43.11-12). Informé de la présence de ces navires ennemis à proximité des côtes anatoliennes, Antiochos III organise des troupes terrestres pour parer à un possible débarquement des équipages ("Quand il apprit l’approche de la flotte romaine, le roi, qui ne devait pas prendre part au combat naval, se retira à Magnésie-du-Sipyle pour y rassembler ses troupes de terre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 43.9). C’est alors que le mandat d’amiral d’Atilius prend fin, remplacé par Caius Livius Salinator, qui se dirige immédiatement vers Phocée, mais trop tard : la flotte séleucide a déjà pris le large. Il revient vers Chio en passant devant le port de Corycos (site non localisé dans la péninsule au nord de l’actuelle Cesme en Turquie, à ne pas confondre avec la cité homonyme de Korykos située à la frontière de Pamphylie et de Cilicie, aujourd’hui Kizkalesi en Turquie : "Livius [Salinator], élu pour succéder à Atilius au commandement de la flotte, partit avec ses propres navires qui croisaient le long des côtes italiennes, avec quelques navires que Carthage lui avait fournis, et avec d’autres bâtiments alliés. Il alla jeter l’ancre au Pirée. S’étant fait remettre la flotte commandée par Atilius, il emmena ses quatre-vingt-uns navires pontés faire leur jonction avec la cinquantaine de navires d’Eumène II dont la moitié étaient également pontés. Ils abordèrent à Phocée qui, bien que sujette d’Antiochos III, ouvrit ses portes par crainte. Le lendemain, ils reprirent la mer pour chercher la bataille", Appien, Histoire romaine XI.101-102 ; "La flotte combinée [romano-pergaméenne], forte de cent cinquante navires pontés et d’une cinquantaine non pontés, ayant mis à la voile, fut d’abord poussée en flanc par les vents du nord vers la côte. Les navires furent obligés d’avancer presque l’un à la suite de l’autre. Quand le vent faiblit un peu, on tâcha de gagner le port de Corycos, au-dessus de Cissus [lanitisation de "Kysos/KusÒj" en grec, ancien nom de l’actuelle Cesme en Turquie]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 43.13). Venant du sud, Polyxénidas décide de provoquer une bataille ("Polyxénidas, informé de l’approche des ennemis, saisit avec empressement l’occasion de combattre. Il déploya son aile gauche vers la pleine mer, ordonna aux navarques de développer son aile droite du côté de la terre, et s’avança ainsi en ligne. En voyant cela, le général romain fit carguer les voiles, abaisser les mâts, ôter les agrès, en attendant les navires qui arrivaient par derrière. Dès qu’il y en eut trente de front, il voulut les opposer à l’aile gauche ennemie et leur ordonna de hisser les petites voiles et de gagner le large, laissant à ceux qui suivaient le soin de se rapprocher de la terre pour contenir l’aile droite opposée. Eumène II était à l’arrière, mais quand il entendit le bruit qu’on faisait en ôtant les agrès des navires, il fit force de voiles et de rames", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 44.1-4), qui commence par un accrochage entre trois navires séleucides et le propre vaisseau amiral de Salinator ("Deux bâtiments carthaginois en tête de la flotte romaine furent attaqués par trois navires du roi. La lutte fut inégale, deux de ces navires concentrant leurs efforts contre l’un des deux bâtiments carthaginois. Ils commencèrent par l’entourer des deux côtés, puis les Syriens l’abordèrent, épée en main, et s’en rendirent maîtres après avoir jeté à la mer ou égorgé les membres de l’équipage. Le second bâtiment, voyant le premier au pouvoir des ennemis, n’attendit pas que les trois navires syriens vinssent l’assaillir en même temps, et se replia vers la flotte. Livius [Salinator], enflammé de colère, poussa son vaisseau amiral contre l’adversaire. Les deux navires qui s’étaient unis contre le bâtiment carthaginois s’avancèrent aussitôt à sa rencontre dans l’espoir d’obtenir le même succès. Livius demanda à ses rameurs d’abaisser leurs rames des deux côtés pour affermir le vaisseau sur sa base, d’accrocher les navires ennemis avec les bras de fer, et quand on combattrait de pied ferme de se souvenir qu’ils étaient Romains et de ne pas considérer comme des hommes valeureux ces vils esclaves d’un roi. Les deux navires qui venaient de triompher sans peine d’un bâtiment isolé, furent à leur tour et plus facilement encore mis hors de combat et capturés par le vaisseau amiral. Les deux flottes furent bientôt aux prises sur tous les points et la mêlée devint générale", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 44.5-10 ; "Polyxénidas, le navarque d’Antiochos III, prit la mer à son tour pour se porter contre eux avec deux cents navires beaucoup plus légers que ceux de l’ennemi, ce qui lui permit de gagner le large avant les Romains, encore novices en matière de navigation. Quand il vit que deux bâtiments carthaginois se trouvaient devant la flotte romaine, il envoya trois des siens dessus, qui les capturèrent vides, les équipages africains ayant sauté à la mer. Emporté par la colère, Livius [Salinator] cingla droit sur les trois navires en question avec son vaisseau amiral, en prenant une grande avance sur la flotte. Le voyant seul, on le sous-estima [texte manque], ils lancèrent des grappins de fer et, les bâtiments se trouvant ainsi arrimés bord à bord, on se battit dans les mêmes conditions que sur la terre ferme. Les Romains, beaucoup plus audacieux, montèrent à l’abordage des navires ennemis et eurent le dessus. Ils s’en retournèrent, leur vaisseau tirant deux navires en guise de butin. Tel fut le prélude de la bataille. Bientôt les deux flottes entrèrent au contact", Appien, Histoire romaine XI.103-107). Une mêlée générale s’ensuit, dans laquelle s’engage Eumène II ("Eumène II, qui de sa position à l’arrière n’avait pu arriver qu’après le commencement de l’action, vit l’aile gauche des ennemis enfoncée par Livius [Salinator]. Il se précipita donc sur leur droite pour disputer la victoire", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 44.11). Ce dernier près de la côte, autant que Salinator vers le large, imposent leur fougue aux équipages séleucides. Polyxénidas est bientôt contraint de fuir ("L’aile gauche ennemie donna le signal de la déroute. Polyxénidas, constatant la nette supériorité des Romains, fit carguer les petites voiles et s’enfuit en désordre. Son exemple fut vite suivi par ceux de son aile droite qui luttaient contre Eumène II près de la côte. Les Romains et Eumène II s’acharnèrent à leur poursuite et firent force de rames, dans l’espoir de culbuter aussi leur arrière-garde. Mais comme la légèreté des navires syriens favorisait leur fuite, et que les navires romains, chargés de provisions, se consumaient en vains efforts, ils s’arrêtèrent finalement. Treize bâtiments ennemis furent pris avec les soldats et les rameurs qui les montaient, dix furent coulés à fond, la flotte romaine de son côté ne perdit que le bâtiment carthaginois abordé au commencement de la bataille. Polyxénidas arrêta sa fuite au port d’Ephèse", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 44.1-4 ; "Les Romains firent tourner la bataille à leur avantage par leur force et leur ardeur, mais la lourdeur de leurs navires les empêcha de se saisir de leurs ennemis, qui profitèrent de la légèreté de leurs bâtiments pour s’esquiver et se réfugier à Ephèse. Les Romains se retirèrent à Chio", Appien, Histoire romaine XI.107). La bataille navale de Corycos de l’automne -191 s’achève ainsi par une nette victoire des Romains aidés par les Pergaméens d’Eumène II contre la flotte d’Antiochos III. Polyxénidas se retrouve bloqué dans le porte d’Erythrée (aujourd’hui Ildir en Turquie) par Eumène II, Salinator part passer l’hiver -191/-190 à Kanè (aujourd’hui Dikili en Turquie, au nord du promontoire de Kara Dag : "Le lendemain, [les Romains] continuèrent à poursuivre l’ennemi. A mi-chemin ils rencontrèrent les vingt-cinq navires pontés rhodiens sous les ordres de Pausistratos. Avec ce renfort, ils allèrent chercher l’ennemi à Ephèse, et se mirent en ordre de bataille à l’entrée du port. Après avoir arraché aux vaincus l’aveu de leur faiblesse, ils congédièrent Eumène II et les Rhodiens et firent voile pour Chio. Ils passèrent devant Phoenicus [latinisation de "Phoinikounta/foinikoànta" en grec, site non localisé], port d’Erythrée, restèrent la nuit à l’ancre, débarquèrent le lendemain dans l’île, et entrèrent dans la ville. Livius [Salinator] y accorda quelques jours de repos à ses équipages, et prit ensuite la route de Phocée. Il laissa quatre quinquérèmes pour protéger cette ville, puis se rendit à Canas [latinisation de "K£nh" en grec] avec la flotte. Comme l’hiver [-191/-190] approchait, il fit mettre ses navires à sec, et traça d’enceinte d’un camp naval", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVI, 45.5-8). Antiochos III envoie Hannibal chercher des navires de renfort en Cilicie et en Phénicie, et part lui-même vers l’intérieur des terres pour recruter des nouvelles troupes ("[Antiochos III], ayant été battu en l’absence des Rhodiens, pensa qu’il ne devait pas risquer une nouvelle action sans un nombre plus conséquent de navires, pour opposer à l’ennemi des forces égales. En conséquence, il envoya Hannibal en Syrie chercher la flotte phénicienne. Il dit à Polyxénidas de ne pas se laisser abattre par un échec, et de travailler avec plus d’ardeur à radouber les anciens navires et à en équiper de nouveaux. Puis il alla passer l’hiver en Phrygie pour y rassembler des secours de tous côtés, il recruta même en Gallo-Grèce qui était habitée alors par le peuple le plus belliqueux de l’Asie, entretenant toujours sa vaillance gauloise originelle", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 8.2-4 ; "Informé de cette bataille navale, Antiochos III envoya Hannibal en Syrie pour y faire équiper d’autres navires phéniciens et ciliciens", Appien, Histoire romaine XI.108), après avoir confié le contingent côtier qu’il a formé à son fils Séleucos (avec mission de contenir du mieux possible les incursions de l’adversaire : "Antiochos III laissa son fils Séleucos en Eolide à la tête d’une armée pour défendre les cités maritimes, que convoitaient Eumène II du côté de Pergame, et les Romains du côté de Phocée et d’Erythrée. La flotte romaine, comme je l’ai dit, hivernait à Canas. Vers le milieu de l’hiver, Eumène II s’y rendit avec deux mille fantassins et cinq cavaliers pour informer Livius [Salinator] de la possibilité de faire un butin considérable sur le territoire ennemi, dans les environs de Thyateira [aujourd’hui Akhisar en Turquie]. Par ses instances, il décida Livius à lui confier cinq mille hommes. Quelques jours après, ce détachement revint chargé de riches dépouilles", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 8.5-7). A Rome, où la discussion entre sénateurs et Etoliens n’aboutit à rien ("Les Romains venaient d’être informés de la victoire remportée sur mer. On décida donc d’abord que le peuple célébrerait des actions de grâce pendant dix jours, qu’il chômerait afin d’offrir des sacrifices aux dieux pour les remercier du succès remporté. Ce fut seulement ensuite que l’on introduisit devant le Sénat les ambassadeurs étoliens et les légats de Glabrio [Acilius]. Après que les uns et les autres eurent longuement parlé, l’assemblée décida de laisser aux Etoliens le choix entre deux solutions : laisser les Romains régler totalement leur sort, ou verser immédiatement mille talents et s’engager à avoir mêmes amis et mêmes ennemis que Rome. Les Etoliens demandèrent des précisions sur ce qui les attendait au cas où ils se rendraient sans conditions, mais le Sénat refusa de leur fournir des éclaircissements sur ce sujet. Romains et Etoliens restèrent donc en état de guerre", Polybe, Histoire, XXI, fragment 2.1-6 ; "Les Etoliens, qui comptaient plus sur la générosité du Sénat que sur la bonté de leur cause, prirent un ton suppliant et demandèrent que leurs anciens services fissent oublier leurs torts récents. Tant que dura leur audience, ils furent accablés de questions par les sénateurs qui voulaient leur arracher l’aveu de leur faute plutôt qu’une apologie. Quand ils furent sortis de l’assemblée, ils provoquèrent de grands débats. Le ressentiment parla plus haut que la pitié : on les considérait non seulement comme des ennemis, mais comme un peuple intraitable et associable. Après plusieurs jours de débats, on finit par ne leur accorder ni leur refuser la paix : on leur offrit l’alternative de s’abandonner entièrement à la merci du Sénat, ou de payer mille talents et n’avoir pour amis et pour ennemis que ceux des Romains. Ils voulurent savoir sur quoi porteraient les exigences du Sénat, et n’obtinrent pas de réponse positive. Ils furent ainsi congédiés sans avoir pu obtenir la paix, et reçurent l’ordre de quitter Rome le jour même, et l’Italie avant quinze jours", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 1.2-6 ; Diodore de Sicile évoque aussi cet épisode dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "Aux Etoliens qui avaient envoyé une ambassade pour négocier la cessation des hostilités, le Sénat fit connaître sa décision : ou bien ils se livraient sans condition aux Romains, ou bien ils leur versaient sur-le-champ mille talents. N’acceptant pas cette injonction abrupte, ils se retrouvèrent en proie à la peur et au danger. Parce qu’ils avaient combattu avec empressement aux côtés du roi, ils n’eurent aucun moyen d’échapper à leur malheur", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 5), on profite également de la mauvaise saison pour préparer les futures batailles. On achète à Philippe V le passage du corps expéditionnaire romain à travers son royaume de Macédoine, en remplissant les promesses faites quelques mois plus tôt : on lui rend son fils Démétrios qui était retenu comme otage, et on annule les réparations de guerre qu’on lui avait imposées après sa défaite à Cynocéphales en -197 ("Le Sénat donna audience aux ambassadeurs de Philippe V, venus pour rappeler le dévouement et l’ardeur avec lesquels le roi de Macédoine avait soutenu les Romains au cours de la campagne contre Antiochos III. Après les avoir entendus, l’assemblée décida qu’on rendrait immédiatement au roi son fils Démétrios, retenu à Rome comme otage, et promit de le tenir quitte des sommes dues par lui au terme du traité, à condition qu’il s’acquittât loyalement de ses engagements dans le conflit en cours", Polybe, Histoire, XXI, fragment 3.1-3). C’est également à la même période qu’Acilius termine son mandat de consul, et est remplacé par Lucius Cornelius Scipio, frère de Scipion l’Africain. Les deux frères partent vers la Grèce, l’un comme consul et l’autre officiellement comme légat ("On s’occupa ensuite d’assigner les territoires aux consuls, qui tous deux désiraient la Grèce. Laelius avait beaucoup de crédit dans le Sénat, au point que les sénateurs invitèrent les consuls à tirer au sort ou à s’arranger à l’amiable après avoir déclaré que “la situation nécessitait qu’on s’en remette à la prudence des sénateurs plutôt qu’au caprice du sort”. Dans un premier temps, Scipion dit d’abord qu’il voulait réfléchir, mais son frère lui ayant conseillé d’avoir confiance dans le Sénat, il annonça finalement à son collègue qu’il agréait sa proposition. […] La tension au Sénat était forte, et on s’attendait à des discussions animées, jusqu’au moment où Scipion l’Africain déclara que “si son frère Lucius obtenait le territoire de la Grèce il le suivrait comme légat” : cette déclaration fut reçue avec enthousiasme et trancha la question. On voulut voir si le roi Antiochos III trouverait dans Hannibal vaincu davantage de ressources que le consul et ses légions dans l’Africain vainqueur. On décerna donc presque à l’unanimité la Grèce à Scipion et l’Italie à Laelius", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 1.7-10 ; "Lucius Scipion fut donc proclamé consul. On lui donna son frère l’Africain comme légat, afin de signifier à Antiochos III que les talents d’Hannibal vaincu ne devaient pas lui inspirer plus d’espoir que donnaient aux Romains ceux de son vainqueur Scipion", Justin, Histoire XXXI.7) bien que dans les faits le second imposera systématiquement ses directives au premier. Aux troupes déjà sur place en Grèce s’ajoutent un nouveau contingent de huit mille hommes ("Le consul à qui la Grèce avait été décernée obtint, outre les deux légions que Manius Acilius lui remettrait, un supplément de trois mille fantassins et cent cavaliers romains, et de cinq mille fantassins et deux cents cavaliers alliés latins. Il fut autorisé, après son arrivée dans sa province, à passer avec son armée en Asie s’il le jugeait utile aux intérêts de l’Etat", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 2.2-3), entourés par cinq mille vétérans d’Afrique volontaires. Le départ de Brindisi a lieu en mars -190 (la date est sure parce que Tite-Live mentionne une éclipse solaire se produisant à ce moment, que les astronomes modernes ont pu dater précisément le 14 mars -190 : "Le consul Lucius Cornélius, libéré des obligations qui le retenaient à Rome, déclara en pleine assemblée qu’il ordonnait aux soldats qu’il avait lui-même enrôlés et à ceux qui étaient dans le Bruttium avec le propréteur Aulus Cornélius, de se réunir à Brindisi pour les ides de quintilis [cinquième mois du calendrier romain antérieur à la réforme julienne]. Il chargea aussi trois lieutenants, Sextus Digitius, Lucius Apustius et Caius Fabricius Luscinus de rassembler dans le port de cette cité tous les navires de la côte. Après avoir pris toutes ces mesures, il sortit de la ville avec l’habit militaire. Environ cinq mille volontaires romains et alliés qui avaient servi sous les ordres de l’Africain se présentèrent au consul à sa sortie et s’enrôlèrent sous ses drapeaux. Quelques jours après le départ du consul, tandis qu’on célébrait les Jeux apollinaires, le cinq des ides de quintilis, par un temps serein, le jour s’obscurcit tout à coup par le passage de la lune devant le disque solaire", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 2.2-3). Arrivé en Grèce, le consul Lucius trouve son prédécesseur Acilius toujours occupé contre les Etoliens. Scipion l’Africain suggère à son frère de reprendre la proposition de Flamininus quelques mois plus tôt, mais dans un autre but : il propose de renvoyer des députés étoliens à Rome soi-disant pour y discuter de la paix, en réalité pour s’en servir comme otages tant que la guerre contre Antiochos III ne sera pas terminée, par un calcul du genre : "Tout le temps que des députés étoliens passeront à discourir là-bas à Rome, leurs compatriotes demeurés ici ne le passeront pas à fomenter une nouvelle action militaire contre nous en Grèce, puisque ceux-ci ne voudront pas attirer des représailles sur ceux-là, nous serons donc libres de nous engager vers l’Asie sans craindre quoi que ce soit sur nos arrières" (la mise en œuvre de cette proposition est longuement racontée par Polybe dans les fragments 4 et 5 livre XXI de son Histoire, par Tite-Live dans les paragraphes 6 et 7 XXXVII de son Ab Urbe condita libri, et par Appien au paragraphe 109 livre XI de son Histoire romaine). En Ionie, en ce printemps -190, Salinator dirige la flotte romaine vers l’Hellespont dans le but de préparer la traversée du corps expéditionnaire romain d’Europe en Asie ("Livius [Salinator], parti de Canas avec trente navires et sept quadrirèmes qu’Eumène II lui avait ramenées, cingla vers l’Hellespont afin de sécuriser le passage de l’armée de terre, qu’il supposait arriver prochainement. Il relâcha d’abord au port dit “des Achéens” [lieu-dit près de Troie, où les envahisseurs grecs ont débarqué et installé leur camp lors de la seconde guerre de Troie, à la fin de l’ère mycénienne], puis il remonta vers Ilion [autre nom de Troie], y offrit un sacrifice à Athéna [ce geste de Salinator est probablement historique, mais Tite-Live le signale ici d’abord comme un pendant au geste identique d’Antiochos III quelque mois plus tôt, mentionné à l’alinéa 3 paragraphe 43 livre XXXV précité de son Ab Urbe condita libri, qui avait pour but d’établir un parallèle entre Antiochos III et le Perse Xerxès Ier ; Tite-Live voit certainement aussi dans ce sacrifice à Troie une lointaine revanche du Troyen Enée, ancêtre des Romains, qui à la fin de l’ère mycénienne avait dû fuir sa cité envahie par les Grecs], et reçut avec bonté les ambassades d’Eléonte, de Dardanos et de Rhétée venus placer leurs cités sous sa protection. De là, il se porta vers l’entrée de l’Hellespont. Laissant deux navires en station devant Abydos, il passa en Europe avec le reste de sa flotte pour assiéger Sestos. Ses soldats s’approchaient des remparts, lorsqu’un groupe de prêtres gaulois inspirés parut devant la porte avec toute la pompe de leur culte, pour réclamer au nom de la Mère des dieux [c’est-à-dire la déesse Cybèle] qu’on épargnât les murs de la cité. On respecta leur sainteté, et bientôt les sénateurs sortirent en rang avec les magistrats pour en remettre les clefs. La flotte revint ensuite vers Abydos. Livius sonda les dispositions des habitants. N’en ayant obtenu que des réponses hautaines, il se prépara à assiéger la cité", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 9.6-11 ; "Ayant appris que les Scipion étaient en marche, l’amiral Livius [Salinator] laissa le Rhodien Pausistratos [nous corrigeons ici le texte d’Appien, qui donne au navarque rhodien le nom de "Pausimachos/Paus…macoj", au lieu de "Pausistratos/Pausistr£toj" comme chez Polybe et Tite-Live] en Eolie avec les navires de Rhodes et une partie des siens, tandis que lui-même avec le gros de sa flotte fit voile vers l’Hellespont afin d’y accueillir l’armée. Sestos, Rhétée, le port des Achéens et quelques autres places se rangèrent de son côté, puis il entama le siège d’Abydos qui refusait de se soumettre", Appien, Histoire romaine XI.112-113). Mais il va être momentanément contraint de renoncer à son entreprise à cause d’une nouvelle bataille navale du côté de Samos. Les Rhodiens en effet, n’ayant pas participé à la bataille de Corycos en automne -191, cherchent à se racheter aux yeux de leurs alliés romano-pergaméens en envoyant une flotte dirigée par un nommé Pausistratos ("Les Rhodiens, pour réparer leur lenteur dans leur campagne précédente, s’empressèrent dès l’équinoxe du printemps [c’est-à-dire le 21 mars -190] d’expédier Pausistratos à la tête d’une flotte de trente-six voiles", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 9.5). Celui-ci se laisse tromper par les promesses du navarque séleucide Polyxénidas, Rhodien qui a dû fuir sa cité : le second promet au premier de livrer la flotte séleucide à condition que sa condamnation à Rhodes soit levée ("Polyxénidas l’amiral du roi, qui était un exilé rhodien, apprit que ses compatriotes avaient mis leur flotte en mer, et que Pausistratos qui la commandait avait harangué le peuple en parlant de lui avec hauteur et mépris. La vengeance devint son idée fixe, il ne rêva plus jour et nuit qu’aux moyens de répondre par des faits aux vaines bravades de son ennemi. Il lui dépêcha un émissaire connu par eux deux, chargé de dire que “Polyxénidas pouvait rendre un grand service à Pausistratos et à sa patrie si on le laissait agir, à condition que Pausistratos de son côté lui permette de rentrer dans sa patrie”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 10.1-3 ; "Polyxénidas, le navarque d’Antiochos III, Rhodien chassé de sa patrie à la suite d’accusations, tendit un piège [à son compatriote Pausistratos] : il promit de lui livrer la flotte d’Antiochos III, à condition qu’il œuvrât à son amnistie", Appien, Histoire romaine XI.115). Pausistratos relâche sa surveillance ("La proposition [de Polyxénidas] était tellement importante que Pausistratos, sans y croire entièrement, ne voulut pas la rejeter avec dédain. Il gagna la cité de Panormos, qui appartenait aux Samiens, pour juger du projet qu’on lui avait soumis. Pausistratos fut convaincu lorsque Polyxénidas eut, en présence de son envoyé, écrit de sa main qu’il “ferait ce qu’il avait promis” et eût confié à l’amiral rhodien des tablettes portant son sceau : Pausistratos pensa que ce gage enchaînait le traître, qu’un officier au service d’un roi ne pouvait pas s’exposer ainsi à donner contre lui-même des preuves signées de sa propre main. On discuta ensuite sur le plan de la prétendue trahison. Polyxénidas promit de négliger tous ses préparatifs, de diminuer le nombre de ses rameurs et de ses équipages, de mettre à sec une partie de ses navires sous prétexte de les radouber, d’en envoyer d’autres dans les ports voisins, de n’en laisser qu’un petit nombre en rade d’Ephèse pour les exposer à un combat inégal en cas de sortie. Cette négligence que Polyxénidas promit pour sa flotte, Pausistratos la réalisa pour la sienne : il envoya une partie de ses bâtiments à Halicarnasse pour y chercher des vivres, une autre à Samos, attendant personnellement le signal du traître pour agir", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 10.6-11 ; "Soupçonnant une fourbe ruse [de la part de Polyxénidas], Pausistratos demeura sur ses gardes un temps. Mais Polyxénidas lui écrivit de sa propre main une lettre dans laquelle il exposait sa trahison, indiquant qu’il avait évacué Ephèse et envoyé ses troupes fourrager dans toutes les directions. Pausistratos, constatant cette évacuation, pensa que la lettre disait la vérité car elle enchaînait le traître : il devint confiant, relâcha sa surveillance, et envoya ses hommes de tous côtés chercher des vivres", Appien, Histoire romaine XI.116), pendant que Polyxénidas prépare son piège en divisant la flotte séleucide et en envoyant une partie de ses équipages prendre position de part et d’autre du port de Panormos (site inconnu de la côte continentale, voisin de l’île de Samos). Quand Pausistratos comprend avoir été dupé, c’est trop tard : les navires séleucides se regroupent pour bloquer l’entrée de Panormos où il a ancré sa flotte, et les hommes de Polyxénidas fondent sur les Rhodiens éparpilés dans la cité et les alentours ("Polyxénidas rappela ses rameurs de Magnésie pendant la nuit, remit promptement à flot les navires tirés à sec, et, après avoir passé toute la journée à s’agiter dans le seul but de dissimuler le départ de sa flotte, il partit après le coucher du soleil avec soixante-dix navires pontés. Malgré le vent contraire, il arriva au matin dans le port de Pygèla [site inconnu]. Il y passa la journée de la même façon, puis, la nuit venue, il gagna la côte voisine qui appartenait aux Samiens. De là il détacha vers Palinure [site inconnu] un nommé Nicandros, chef de pirates, à la tête de cinq navires pontés, pour aller à travers champs, par le chemin le plus court, jusqu’à Panormos, afin de prendre l’ennemi à revers. Pendant ce temps, il divisa le reste de sa flotte en deux escadres, et s’avança vers Panormos pour garder des deux côtés l’entrée du port", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 11.4-6 ; "Quand il vit [Pausistratos] tombé dans le piège, Polyxénidas rassembla immédiatement ses équipages et envoya à Samos le pirate Nicandros avec une petite troupe afin de désorganiser les arrières de Pausistratos. Au milieu de la nuit, il prit lui-même la mer et, à l’aurore, il tomba sur l’adversaire encore endormi. Aux prises avec un malheur aussi soudain qu’imprévu, Pausistratos ordonna à ses soldats d’abandonner les navires et de repousser l’ennemi depuis la côte. Mais quand Nicandros l’assaillit sur ses arrières, il crut que le continent lui aussi était tombé aux mains des ennemis, non seulement de ceux qui étaient devant ses yeux mais encore, comme on l’imagine naturellement en pleine nuit, d’un nombre beaucoup plus élevé", Appien, Histoire romaine XI.117-119). Pausistratos tente le tout pour le tout en forçant le passage vers le large, mais il est assailli à son tour et meurt en combattant ("Pausistratos, n’ayant plus d’autre moyen de salut que de forcer l’entrée du port et de gagner le large, embarqua rapidement tous ses soldats en leur ordonnant de le suivre. Il s’avança le premier à force de rames vers l’entrée du port. Il franchissait la passe, lorsque Polyxénidas cerna son navire avec trois pentères. Le navire, défoncé par les proues ennemies, coula, l’équipage fut écrasé sous une grêle de traits, Pausistratos lui-même périt en combattant avec courage", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 11.10-11 ; "Perdant son sang-froid, [Pausistratos] rembarqua, fut le premier à gagner le large pour livrer bataille, et le premier à tomber glorieusement au combat. Les autres furent capturés ou périrent", Appien, Histoire romaine XI.119-120). En supplément de cette défaite navale de leurs alliés rhodiens à Panormos, qui annule leur victoire précédente à Corycos, les Romains doivent gérer le mécontentement que leurs réquisitions hivernales ont provoqué sur les côtes anatoliennes. A Phocée particulièrement, les habitants sont divisés, une partie accepte sans rechigner les restrictions, l’autre partie au contraire veut rester fidèle à Antiochos III, et incite Séleucos - le fils d’Antiochos III, comme on l’a dit plus haut, qui lui a laissé un contingent pour surveiller les côtes - à venir à leur secours ("Une sédition éclata à Phocée par les intrigues de quelques factieux qui voulaient attirer les habitants dans le parti d’Antiochos III, en se plaignant de la flotte [romaine] qui y prenait ses quartiers d’hiver, du tribut de cinq cents toges et de cinq cents tuniques, de la disette de blé. Ces plaintes poussèrent finalement la flotte et la garnison romaines à sortir de la ville", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 9.1-3 ; "Les dirigeants phocéens, redoutant un soulèvement populaire à cause de la pénurie de blé et des activités des partisans d’Antiochos III, décidèrent d’envoyer des émissaires auprès de Séleucos, qui séjournait aux frontières de leur territoire, pour le prier de ne plus approcher de leur cité et lui expliquer qu’ils désiraient vivre en paix en attendant l’issue du conflit et qu’ensuite ils se soumettraient à ce qu’on exigerait d’eux", Polybe, Histoire, XXI, fragment 6.2-3). Séleucos finit par répondre à l’appel des Phocéens pro-séleucides ("Parmi les hommes désignés pour cette mission se trouvaient Aristarchos, Cassandros et Rhodon, qui avaient des intelligences avec Séleucos et soutenaient son entreprise, et d’autres, Hègias et Géllas, qui étaient du parti opposé et avaient des sympathies pour les Romains. Quand ils arrivèrent chez Séleucos, celui-ci réserva un accueil chaleureux à Aristarchos et à ses amis, mais n’eut pas un seul regard pour Hègias et Géllas. Informé des dispositions du peuple phocéen et de la pénurie de vivres, Séleucos laissa là ses interlocuteurs et la discussion en cours et marcha vers la cité", Polybe, Histoire, XXI, fragment 6.4-6 ; "Délivrés de toute crainte [romaine], les partisans du roi haranguèrent la populace pour la soulever. Les sénateurs et les premiers de la cité voulaient qu’on demeurât fidèle aux Romains, mais les factieux l’emportèrent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 9.3-4), juste après la bataille de Panormos selon Tite-Live et Appien, donc fin mars ou début avril -190 ("A la même époque [de la bataille de Panormos], Séleucos entra dans Phocée, dont une porte lui fut ouverte par trahison. Kymè et d’autres cités de la même côte, effrayées, choisirent de se donner également à lui", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 11.15 ; "Après cette victoire Panormos], Phocée, Samos et Kymè passèrent de nouveau dans le camp d’Antiochos III", Appien, Histoire romaine XI.121). Salinator abandonne donc l’Hellespont pour accourir au secours de Rhodes ("Pendant que ces événements se passaient en Eolie, Abydos, après avoir résisté plusieurs jours grâce à la garnison royale qui défendait ses murs, cédant finalement aux fatigues du siège, avait envoyé ses magistrats vers Livius [Salinator] avec l’agrément de Philotas le commandant des troupes, pour traiter de la capitulation. On discutait encore pour savoir si la garnison royale pourrait sortir avec ou sans armes, lorsque la nouvelle de la défaite des Rhodiens [à Panormos] vint arracher à Livius la proie qu’il croyait tenir entre les mains. Craignant effectivement que Polyxénidas, renforcé par sa victoire, vînt attaquer la flotte stationnée près de Canas, il abandonna aussitôt le siège d’Abydos et la garde de l’Hellespont pour aller remettre en mer les navires qu’il avait tirés sur ce rivage de Canas", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 12.1-4 ; "Après cette victoire [des Séleucides à Panormos] […], pris d’inquiétude pour ses propres navires qu’il avait laissés en Eolie, Livius [Salinator] revint en hâte auprès d’eux. Eumère II se dépêcha également de le rejoindre", Appien, Histoire romaine XI.121) dont les habitants, honteux de leur défaite, s’empressent de reconstituer une nouvelle flotte qu’ils confient à un nommé Eudamos ("A Rhodes, la nouvelle de la défaite répandit à la fois l’épouvante et le deuil. Outre leurs navires et leurs soldats, les Rhodiens avaient aussi perdu la fleur de leur jeunesse, une foule de nobles ayant tout quitté pour suivre Pausistratos qui jouissait dans son pays d’une considération méritée. Mais rapidement, songeant qu’ils n’avaient été vaincus que par ruse et que c’était un de leurs compatriotes qui les avait attirés dans ce piège, ils n’écoutèrent plus que leur ressentiment : ils mirent en mer dix navires, puis dix autres peu de jours après, et en confièrent le commandement à Eudamos, dont les talents militaires étaient inférieurs à ceux de Pausistratos mais qui, moins impétueux, agirait sans doute avec plus de prudence", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 12.7-9). Polyxénidas essaie de barrer la route du sud à Salinator, mais il en est empêché par une tempête, il rentre donc à Ephèse ("Calculant que les ennemis descendraient vers Samos pour rejoindre la flotte rhodienne, Polyxénidas partit d’Ephèse et fit une première halte à Myonnèsos. De là il se jeta dans l’île Macris [île non localisée] afin de surprendre au passage les navires [romains] qui s’écarterait du gros de la flotte, ou de tomber sur l’arrière-garde. Voyant la flotte dispersée par la tempête, il crut d’abord le moment favorable, mais la violence croissante du vent et l’agitation plus furieuse des flots l’empêchèrent d’atteindre les ennemis. Il se déporta sur l’île d’Aethalia [île non localisée] dans l’espoir de les attaquer le lendemain quand ils arriveraient de la haute mer sur Samos. Un petit nombre de bâtiments romains aborda le soir à un port désert de la côte de Samos, le reste de la flotte, après une nuit de tourmente en pleine mer, vint mouiller dans le même port. Là, ayant appris par les habitants de la campagne que la flotte royale mouillait devant l’île d’Aethalia, ils tinrent conseil pour savoir s’ils devaient engager immédiatement le combat ou attendre la flotte rhodienne. On résolut d’attendre, et on regagna Corycos. Polyxénidas de son côté, après avoir inutilement attendu, retourna à Ephèse. La mer étant alors libre, les navires romains passèrent à Samos", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 13.1-6), où Salinator vient l’assiéger avec la nouvelle flotte rhodienne d’Eudamos ("[Les navires romains] furent rejoints peu de jours après [à Samos] par la flotte des Rhodiens. Pour montrer à ces derniers leur satisfaction d’obtenir ce renfort, ils partirent aussitôt pour Ephèse afin de provoquer une nouvelle bataille, ou du moins de forcer l’ennemi à confesser sa faiblesse, ce qui causerait une vive impression sur les alliés. Ils se mirent donc en ordre de bataille à l’entrée du port. Mais personne ne se montra", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 13.7-8 ; "Les Rhodiens envoyèrent aux Romains vingt nouveaux navires. Ils retrouvèrent bientôt le moral et firent voile vers Ephèse pour provoquer une bataille navale. Personne ne venant à leur rencontre, ils laissèrent une moitié de leur flotte stationner en haute mer, et envoyèrent l’autre moitié débarquer en territoire ennemi et assiéger [texte manque] mais Nicandros leur tomba dessus depuis l’intérieur des terres, leur subtilisa leur butin et les chassa jusqu’à leurs navires", Appien, Histoire romaine XI.122). Un nouvel amiral vient prendre ses fonctions : Salinator est remplacé par Lucius Aemilius Regillus ("Epicratès [messager rhodien] rencontra au Pirée Lucius Aemilius Régillus, qui venait prendre le commandement de la flotte. Informé de la défaite des Rhodiens, Regillus, n’ayant avec lui que deux quinquérèmes, se dirigea vers l’Asie renforcé des quatre navires d’Epicratès et de plusieurs bâtiments athéniens non pontés. Après avoir traversé la mer Egée, il aborda à Chio. Le Rhodien Timasicratès, parti de Samos avec deux tétrères, arriva dans cette île pendant la nuit. Amené devant Aemilius, il déclara qu’on l’avait envoyé défendre cette côte contre les navires du roi qui sortaient fréquemment des ports de l’Hellespont et d’Abydos et interceptaient les convois. Aemilius, en passant de Chio à Samos, rencontra deux tétrères rhodiennes envoyées par Livius [Salinator], et le roi Eumène II avec deux pentères. Arrivé à Samos, il reçut la flotte des mains de Livius", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 14.1-5). Néanmoins Salinator reste sur place comme second de Regillus. Ce dernier est pressé par les Rhodiens d’envoyer une partie de la flotte romaine vers la Lycie pour intercepter les navires qu’Hannibal doit apporter de Cilicie et de Phénicie ("Le Rhodien Epicratès conseilla d’abandonner pour le moment Ephèse et d’envoyer une partie des navires vers la Lycie pour s’assurer de Patara, capitale du pays. Cette expédition aurait deux conséquences très importantes : d’abord elle permettrait aux Rhodiens de pacifier des régions voisines de leur île et de concentrer toutes leurs forces sur la guerre contre Antiochos III, ensuite elle empêcherait le passage de la flotte qui s’équipait en Lycie et s’apprêtait à rejoindre Polyxénidas. Ce conseil parut le plus sage", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 15.6-9). Regillus approuve la proposition : il envoie Salinator prendre position au large de Patara (site aujourd’hui disparu, recouvert par les alluvions au cours des siècles, à l’ouest de l’actuelle ville côtière de Kas en Turquie : "Caius Livius [Salinator] fut envoyé vers la Lycie avec deux quinquérèmes romaines, quatre tétrères rhodiennes et deux bâtiments non pontés de Smyrne, avec ordre de passer d’abord à Rhodes pour concerter toutes ses opérations avec les Rhodiens. Les cités qui étaient sur sa route, Milet, Myndos, Halicarnasse, Cnide, Kos, obéirent avec un égal empressement aux instructions qui leur furent données. Arrivé à Rhodes, Livius fit connaître l’objet de sa mission et demanda conseil. Ses plans furent approuvés à l’unanimité. Son escadre ayant été renforcée par trois tétrères, il prit la route de Patara", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 16.1-3). Cette mission tourne mal, la tempête obligeant Salinator à aborder sur une côte où les autochtones lyciens l’attaquent. Le commandant romain réussit à repousser ses adversaires, mais sa victoire lui coûte tellement cher en hommes qu’il renonce à s’aventurer plus loin vers l’est : il ordonne à son escadre de faire demi-tour, et lui-même rentre à Rome ("Mais bientôt le vent tourna, et la mer fut agitée par deux courants opposés. A force de rames on parvint à se rapprocher de la côte. Aucune rade sûre n’existait dans les environs, et on ne pouvait pas risquer de mouiller devant un port ennemi, par une mer grosse et à l’approche de la nuit. On longea donc les remparts de la cité [de Patara] pour gagner le port de Phoenicus, qui était à deux milles environ, et qui pouvait offrir à la flotte un abri contre la fureur des flots. Mais ce port était dominé par des hauts rochers dont les habitants, secondés des troupes de la garnison royale, coururent aussitôt s’emparer. Livius [Salinator], malgré le désavantage de sa position et la difficulté des lieux, fit avancer contre eux les auxiliaires isséens et les troupes légères de Smyrne. Ce détachement soutint assez bien la lutte tant que celle-ci demeura une escarmouche où le petit nombre d’ennemis se contenta de lancer des traits, mais quand les habitants sortirent de leurs murs en masse Livius craignit que ses auxiliaires fussent enveloppés et que ses navires fussent aussi menacés depuis la côte, en conséquence il arma à la hâte soldats, équipages, rameurs et les conduisit tous au combat. La bataille fut douteuse, et on perdit Lucius Apustius, un des généraux, parmi plusieurs soldats. Les Lyciens furent finalement vaincus, mis en fuite et refoulés dans leur cité. Mais les Romains, qui payèrent chèrement cette victoire, se rembarquèrent. Ils firent voile vers le golfe de Telmissé [aujourd’hui Fethiye en Turquie] entre la Lycie et la Carie, puis, renonçant à toute tentative sur Patara, renvoyèrent les Rhodiens chez eux. Livius longea la côte de l’Asie, passa en Grèce pour conférer avec les Scipion qui se trouvaient dans le voisinage de la Thessalie, et retourna ensuite en Italie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 16.4-14). Quand il apprend la retraite de Salinator, Regillus est furieux. Il prend personnellement la tête de l’escadre qui vient d’être malmenée, pour la reconduire vers la Lycie ("En apprenant que Livius avait renoncé à l’expédition de Lycie et qu’il était reparti pour l’Italie, Aemilius [Regillus] […] éprouva de la honte pour ses troupes. Il se mit en route avec toute la flotte pour aller attaquer vigoureusement Patara", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 17.1-2). Mais il échoue à s’emparer d’Iasos ("[Regillus] longea Milet et toute la côte des alliés, et débarqua à Iasos dans le golfe de Bargylia, occupée par une garnison royale. Les Romains ravagèrent le territoire alentour. Aemilius [Regillus] envoya ensuite des émissaires sonder les dispositions des magistrats et des notables de la cité. Ceux-ci lui répondirent qu’ils n’étaient pas maîtres dans la ville. On résolut donc de lancer l’assaut. Dans l’armée romaine se trouvaient des exilés d’Iasos : ils allèrent ensemble supplier les Rhodiens de “ne pas laisser détruire une cité voisine de leur patrie, qui leur était unie par les liens du sang, et qui n’avait pas mérité son sort”, en rappelant que la seule cause de leur exil était leur fidélité aux Romains, que les soldats du roi qui les avaient chassés dominaient aussi par la terreur leurs compatriotes restés dans la ville, et en assurant qu’“au fond tous les habitants d’Iasos partageaient un unique désir, celui de se soustraire à la domination du roi”. Les Rhodiens, touchés par ces prières qui évoquaient les liens de parenté les unissant aux assiégés et qui déploraient le malheur de la cité enchaînée par les troupes du roi, et secondés par Eumène II, parvinrent à faire lever le siège", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 17.3-7), et finalement, face à la grogne des légionnaires qui lui reprochent de dégarnir les côtes de l’ouest où sont les intérêts de leurs alliés pour se hasarder sans vraie raison vers les côtes du sud, il rebrousse chemin à son tour ("Longeant la côte de l’Asie sans rencontrer d’ennemis, [Regillus] arriva au port de Loryma [site archéologique sur l’actuelle péninsule de Bozburun en Turquie], situé en face de Rhodes. Là, sa conduite provoqua des murmures qui, de la tente des tribuns militaires, parvinrent bientôt aux oreilles du préteur. On lui reprochait d’éloigner ses soldats d’Ephèse et de négliger une guerre qui lui avait été confiée, pour laisser derrière lui les ennemis libres d’agir impunément contre tant de cités alliées à leur portée. Ces plaintes firent impression sur Aemilius [Regillus]. Il appela les Rhodiens, leur demanda si le port de Patara pouvait contenir toute la flotte : sur leur réponse négative qui lui offrait un prétexte pour abandonner l’expédition, il ramena ses navires à Samos", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 17.8-10). Cet argument des légionnaires est légitime puisque Séleucos, profitant justement de l’éloignement d’une partie de la flotte romaine, attaque directement Pergame, défendue par Attale le frère d’Eumène II ("Séleucos le fils d’Antiochos III, qui avait passé tout l’hiver avec son armée en Eolie, tantôt à soutenir ses alliés, tantôt à ravager les contrées qui refusait d’entrer dans son parti, résolut d’entrer sur le territoire d’Eumène II, occupé alors au loin à menacer les côtes de la Lycie avec les Romains et les Rhodiens. Il s’avança d’abord contre Elée enseignes déployées, puis, sans s’attarder au siège de cette cité dont il se contenta de dévaster le territoire, il marcha sur Pergame, capitale du royaume et résidence d’Eumène II. Attale prit aussitôt position devant la place, et harcela l’envahisseur par des raids de cavalerie et de troupes légères. Convaincu finalement de son infériorité après plusieurs escarmouches, il se renferma dans les murs, et y fut assiégé", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 18.1-5). Séleucos est bientôt soutenu par son père Antiochos III qui arrive avec les troupes levées pendant l’hiver ("Vers le même temps, Antiochos III, parti d’Apamée, alla camper d’abord à Sardes, puis près de Séleucos, à la source du Caïque, avec une nombreuse armée composée de peuples divers. Sa principale force consistait en un corps de quatre mille Gaulois qu’il venait d’enrôler. Il en envoya un petit détachement ravager tout le territoire de Pergame", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 18.6-7). Dès qu’il apprend la nouvelle, Eumène II se dépêche de revenir vers sa capitale ("Dès que ces nouvelles arrivèrent à Samos, Eumène II prit avec ses navires le chemin d’Elée, bien décidé à défendre ses terres. Il y trouva de la cavalerie et de l’infanterie légère. Rassuré par leur présence, il se dirigea vers Pergame avant que l’ennemi s’en aperçût et se mît en mouvement. Raids et escarmouches recommencèrent, Eumène II évitant soigneusement tout engagement décisif", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 18.8-9), suivi par la flotte romaine et rhodienne ("Peu de jours après, la flotte combinée des Romains et des Rhodiens arriva de Samos à Elée pour secourir le roi [Eumène II]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 18.9 ; "Séleucos fils d’Antiochos III ravagea le territoire d’Eumène II et prit position devant Pergame après avoir enfermé les hommes dans la ville. Eumène II se transporta en hâte à Elée, le port de son royaume, accompagné de Lucius Aemilius Regillus qui avait succédé à Livius dans son commandement", Appien, Histoire romaine XI.123-124). De son côté, Antiochos III apprend la traversée de la Macédoine par le corps expéditionnaire des deux Scipion ("Arrivèrent à Samos des lettres envoyées par le consul Lucius Scipion et son frère Publius Scipion au préteur Lucius Aemilius Regillus et à Eumène II pour les informer de la trêve conclue avec les Etoliens et leur annoncer que l’armée de terre romaine faisait route en direction de l’Hellespont. Antiochos III et Séleucos furent informés de la même chose par les Etoliens", Polybe, Histoire, XXI, fragment 8.1-3 ; "Philippe V fut l’allié des Romains en Grèce quand ceux-ci marchèrent vers l’Asie pour aller attaquer le roi Antiochos III : tandis qu’ils traversaient la Macédoine et la Thrace par un chemin difficile, il les escorta à ses frais, fournissant les vivres et l’argent nécessaire à leurs dépenses, traçant des routes, jetant des ponts sur des cours d’eau malaisés à franchir, taillant en pièces les Thraces qui menaçaient, jusqu’au moment où ils parvinrent à l’Hellespont. En retour, le Sénat libéra son fils Démétrios qui était otage à Rome, et annula la somme qui lui restait à payer", Appien, Histoire romaine, IX, fragment 9.5 ; "A travers la Macédoine et la Thrace, [Scipion] marcha vers l’Hellespont. Cette opération aurait été difficile et pénible, si Philippe V de Macédoine ne lui avait pas frayé la route et ménagé bon accueil : il l’escorta dans sa marche, après avoir fait jeter des ponts sur les cours d’eau et préparer du ravitaillement. En retour, les Scipion l’acquittèrent immédiatement de la somme qui lui restait à payer, le Sénat leur ayant laissé toute latitude d’agir de la sorte", Appien, Histoire romaine XI.110). Il décide d’organiser une rencontre à quatre à Elée, dans le but de neutraliser les forces navales romano-pergamo-rhodiennes en Asie et de redéployer son armée vers le nord face à ce corps expéditionnaire romain en approche ("En apprenant le débarquement [des Romains et des Rhodiens] à Elée et la réunion de tant de navires dans le même port, Antiochos III, qui reçut en même temps la nouvelle de l’entrée du consul en Macédoine avec son armée et de ses dispositions pour franchir l’Hellespont, ne voulut pas attendre d’être pressé par terre et par mer : il résolut de provoquer des négociations de paix. Il s’empara d’une hauteur en face d’Elée, où il établit son camp, y laissa toute son infanterie, puis il descendit dans la plaine à la tête de ses six mille cavaliers. Arrivé au pied des murs de la cité, et envoya dire à Aemilius qu’il demandait à traiter", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 18.10-12 ; "[Antiochos III] résolut de faire des ouvertures à la fois aux Romains, à Eumène II et aux Rhodiens. Ayant levé son camp, il se dirigea avec toutes ses troupes vers Elée. Il établit ses fantassins sur une colline en face de cette cité, et déploya ses six mille cavaliers sous ses murs. S’étant installé entre les uns et les autres, il envoya des émissaires à Regillus, qui était dans cette place, pour lui proposer de mettre fin aux hostilités", Polybe, Histoire, XXI, fragment 10.1-3). Les Rhodiens lui prêtent une oreille attentive : ils veulent seulement recouvrer leurs comptoirs continentaux et obtenir des garanties sur la libre circulation des marchandises dans les détroits de l’Hellespont et du Bosphore, ils n’ont au fond aucun autre grief contre Antiochos III. Cela montre à quel point leur rapprochement avec Eumène II ne relève que des circonstances : leur régime démocratique n’a aucun rapport avec le régime monarchique des Attalides, leurs préoccupations maritimes n’ont aucun rapport avec les ambitions continentales d’Eumène II, leur richesse commerciale n’a aucun rapport avec la richesse foncière et mobilière de Pergame. Eumène II hausse le ton, Régillus avance l’excuse commode de "ne rien pouvoir décider sans l’accord du consul Scipion" ("Le préteur se réunit avec Eumène II et les chefs rhodiens. Eudamos et Pamphilidas n’étaient pas opposés à un arrangement, mais le roi Eumène II déclara que dans l’état actuel des choses on ne pouvait pas transiger honorablement, car on ne pourrait pas tirer gloire de traiter avec l’ennemi qui les encerclait dans la place. “De plus, ajouta-t-il, en l’absence du consul et sans son accord, aucune convention ne peut être valable. Et à supposer même que nous ébauchions un accord quelconque avec Antiochos III, nous ne pourrions renvoyer chez elles les forces terrestres et maritimes avant que le Sénat et le peuple romain aient confirmé nos décisions. Nous devrions alors passer la mauvaise saison ici dans l’inaction en attendant leur jugement, en consommant les vivres et les autres ressources de nos propres alliés [c’est-à-dire les cités anatoliennes soumises à l’influence de Pergame et de Rhodes]. Et si ensuite le Sénat rejetait l’accord, nous devrions reprendre la guerre après avoir laissé échapper l’occasion qui s’offre à nous aujourd’hui de la mener à son terme avec l’aide des dieux”", Polybe, Histoire, XXI, fragment 10.4-10 ; "Aemilius [Regillus] rappela Eumène II de Pergame, manda aussi les Rhodiens, et tint conseil. Les Rhodiens penchaient pour la paix. Mais Eumène II soutint que dans les circonstances présentes on ne pouvait traiter sans déshonneur ni rien conclure. “Comment pourrions-nous, dit-il, alors que nous sommes enfermés dans nos murs, recevoir honorablement des conditions de paix ? Et quel sort aura un traité conclu sans l’agrément du consul, sans l’autorisation du Sénat, sans l’ordre du peuple romain ? Je te le demande, Aemilius : si tu conclus la paix, retourneras-tu aussitôt en Italie avec ta flotte et ton armée, ou attendras-tu plutôt l’approbation du consul, la décision du Sénat, le consentement du peuple ? Dans ce second cas, tu devras rester en Asie, faire rentrer tes troupes dans leurs quartiers d’hiver, interrompre la campagne, épuiser les alliés à approvisionner ton armée. Et si tu reçois un refus de tes responsables, tu devras reprendre la guerre en engageant des nouvelles dépenses. Tandis qu’en ne différant pas la décision, nous pouvons l’emporter avant l’hiver [-190/-189] avec la protection des dieux", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 19.1-5). Chacun repart donc de son côté, et la guerre continue. Antiochos III se dirige vers la Troade, où il amasse des réserves en multipliant les pillages ("Telles furent les paroles d’Eumène II. Regillus approuva cette façon de voir et fit répondre à Antiochos III qu’il ne pouvait pas traiter avec lui avant l’arrivée du consul. Sur cette réponse, Antiochos III commença à saccager le territoire d’Elée. Puis, laissant Séleucos sur place, il marcha sans perdre un instant vers la plaine de Thèbè. Ayant envahi cette contrée fertile qui regorgeait de richesses, il procura à son armée une grande abondance de butin de toutes sortes", Polybe, Histoire, XXI, fragment 10.11-14 ; "Cet avis [d’Eumène II] prévalut. On répondit à Antiochos III qu’on ne pouvait pas traiter de la paix avant l’arrivée du consul. Antiochos III, voyant ses propositions repoussées, ravagea les territoires d’Elée et de Pergame, y laissa son fils Séleucos, traversa la région d’Adramyttion [aujourd’hui Edremit en Turquie] en y exerçant les mêmes saccages, puis entra dans les riches campagnes de Thèbè immortalisées par les chants d’Homère [allusion au vers 691 livre II de l’Iliade], où nulle part en Asie les troupes royales ne firent un plus riche butin", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 19.5-8). Les Pergaméens cherchent des nouveaux alliés : la Ligue achéenne leur envoie un contingent de soutien commandé par un nommé Diophanès ("Quand arriva en Grèce l’ambassade qu’Eumène II avait envoyée chez les Achéens pour conclure alliance avec eux, ceux-ci se réunirent en assemblée et, après avoir ratifié le traité, envoyèrent en Asie une troupe composée de mille fantassins et de cent cavaliers, placée sous les ordres de Diophanès de Mégalopolis", Polybe, Histoire, XXI, fragment 5b.1-2 ; "Un corps de mille fantassins et de cent cavaliers sous les ordres de Diophanès vînt d’Achaïe aborder à Elée. Ils furent reçus en débarquant par des envoyés d’Attale, qui les conduisirent pendant la nuit à Pergame. C’étaient tous des vétérans et des bons soldats, leur chef lui- même était élève de Philopœmen, le plus grand capitaine de la Grèce à cette époque. Diophanès prit deux jours pour laisser reposer ses hommes et ses chevaux, pour reconnaître les postes ennemis et savoir sur quel point et à quelle heure ils se montraient et se retiraient", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 20.1-2 ; "Eumène II vit arriver un contingent allié envoyé par les Achéens : mille fantassins et cent cavaliers d’élite sous les ordres du stratège Diophanès", Appien, Histoire romaine XI.125). Celui-ci impressionne vivement les Pergaméens dès son arrivée. Diophanès demande effectivement aux Pergaméens l’autorisation de sortir de leur cité assiégée pour aller provoquer les Séleucides. La demande est acceptée mollement. Une des portes est ouverte. Diophanès sort avec ses hommes ("Les soldats du roi s’avançaient jusqu’au pied de la colline où se trouvait la cité, ils avaient ainsi toute liberté d’étendre leurs ravages sur leurs derrières, personne ne sortant de la cité pas même pour lancer quelques traits sur les postes avancés. Depuis que les habitants frappés de terreur s’étaient enfermés dans leurs murs, les ennemis les méprisaient, et le mépris avait amené la négligence : les chevaux n’étaient pas souvent sellés ni bridés, à peine quelques hommes restaient-ils en armes pour maintenir la garde, les autres se dispersaient çà et là dans la campagne en se livrant à tous les jeux et divertissements de la jeunesse ou en mangeant à l’ombre des arbres, quelquefois même se couchaient pour dormir. Témoin de ce désordre du haut des remparts de Pergame, Diophanès demanda aux siens de prendre les armes et de se tenir prêts à exécuter ses ordres. Il se rendit auprès d’Attale et lui annonça son intention d’attaquer les postes ennemis. Attale n’y consentit qu’avec peine, voyant que cent cavaliers devraient lutter contre trois cents, et mille fantassins contre quatre mille. Diophanès sortit et s’arrêta près des postes ennemis, attendant une bonne occasion. Les habitants de Pergame considérèrent cette sortie comme une bravade davantage que comme un coup hardi. Les assiégeants quant à eux, après avoir effectué quelques mouvements contre cette troupe qui demeura immobile, retournèrent à leur négligence ordinaire et raillèrent cette poignée d’ennemis", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 20.3-8 ; "[Diophanès] observa du haut des remparts que les soldats de Séleucos folâtraient et buvaient par mépris de l’adversaire. Il essaya de convaincre les habitants de Pergame de tenter avec lui une sortie contre l’ennemi. Comme ceux-ci s’y refusèrent, il arma ses mille fantassins et ses cent cavaliers. Il les fit avancer et prendre position au pied du rempart, immobiles. Les ennemis les négligèrent, estimant que cette poignée d’hommes n’oseraient jamais engager le combat", Appien, Histoire romaine XI.125-126). Il reste immobile devant les murs de la cité. Et brusquement, au moment le plus inattendu, il fond sur les Séleucides et répand la panique. Puis il se hâte de revenir se mettre à l’abri dans Pergame ("Diophanès retint un temps sa troupe à la même place, comme s’il ne l’eût sorti que par curiosité. Mais dès qu’il vit les Syriens dispersés, il ordonna à son infanterie de le suivre le plus rapidement possible, et, se plaçant lui-même à la tête de son escadron de cavalerie, il fondit à toute bride sur les postes ennemis et les attaqua brusquement au milieu des cris poussés en même temps par ses fantassins et ses cavaliers. L’épouvante saisit non seulement les hommes, mais encore les chevaux qui, brisant leurs liens, jetèrent le désordre et la confusion dans les rangs. Peu d’entre eux conservèrent leur calme, et on ne put ni les seller, ni les brider, ni les monter, tant était grande la terreur causée par cette poignée d’Achéens. En même temps l’infanterie s’avança en bon ordre et tomba sur les ennemis négligemment étendus çà et là à moitié endormis, en fit un grand carnage et les mit en déroute. Diophanès les poursuivit aussi loin qu’il le put sans danger, puis rentra dans la cité, après avoir ainsi couvert les Achéens de gloire aux yeux des habitants qui, hommes et femmes, avaient tous contemplé le combat du haut des remparts", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 20.9-14 ; "Mais [Diophanès] attaqua [les Séleucides] pendant qu’ils déjeunaient. Il jeta la confusion dans les avant-postes et les mit en fuite. Les autres se levèrent d’un bond pour prendre les armes et essayer de brider les chevaux, ou coururent après les bêtes qui s’enfuyaient, ou peinèrent pour enfourcher des montures qui ne tenaient plus en place, facilitant le brillant succès de Diophanès, sous les acclamations des habitants de Pergame qui ne daignèrent pourtant pas s’avancer. Après avoir tué autant de monde qu’il lui fut possible au cours de cette brère démonstration, et capturé quelques hommes et chevaux, il se replia rapidement", Appien, Histoire romaine XI.127-128). Le même scénario se reproduit le lendemain ("Le lendemain les troupes du roi revinrent se poster à plus de cinq cents pas de la cité, mais avec plus d’ordre et de prudence. Les Achéens, au même moment, s’avancèrent de leur côté jusqu’au même endroit. Pendant plusieurs heures on se tint prêt de part et d’autre à une attaque qu’on supposait imminente. Mais vers le coucher du soleil, les troupes du roi levèrent leurs enseignes et se mirent en mouvement pour se retirer vers leur camp, et non pas en ordre de bataille. Diophanès se tint tranquille tant que les ennemis furent en vue. Puis il fit comme la veille : il lança une charge impétueuse sur l’arrière-garde, répandant encore tant d’épouvante et de confusion que, malgré les dangers qui menaçaient par derrière, personne ne fit volte-face pour combattre. Les Syriens furent refoulés dans leur camp pêle-mêle et au milieu du plus grand désordre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 21.1-3 ; "Le lendemain, [Diophanès] posta de nouveau les Achéens au pied du rempart, sans que les habitants de Pergame participassent davantage à sa sortie. Séleucos en revanche s’approcha de lui avec de nombreux cavaliers pour lui proposer une bataille. Diophanès demeura sur ses positions au pied du rempart, refusant d’avancer, mais toujours en alerte. Séleucos resta sur place avec patience jusqu’à midi, puis, comme ses cavaliers commençaient à fatiguer, il leur fit faire demi-tour pour regagner le camp. C’est alors que Diophanès assaillit son arrière-garde, jeta la confusion dans ses rangs et, après avoir causé une fois de plus tous les dommages possibles, regagna rapidement le pied du rempart", Appien, Histoire romaine XI.129-130), incitant Séleucos à lever le siège et à reculer ses troupes vers la frontière ("L’audace des Achéens poussa Séleucos à sortir du territoire de Pergame", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 21.4 ; "C’est en renouvelant ses embuscades à l’occasion des corvées de fourrage et de bois et en harcelant perpétuellement Séleucos, que [Diophanès] le fit décamper loin de Pergame, et le chassa finalement de tout le territoire d’Eumène II", Appien, Histoire romaine XI.131). On reprend ensuite les opérations au point où on les avait laissées : Eumène II reste dans Pergame pour parer à une nouvelle incursion de Séleucos sur son territoire et pour veiller au bon déroulement de la traversée du corps expéditionnaire des Scipion dans l’Hellespont, tandis que le gros de la flotte romaine retourne vers Ephèse assiéger Polyxénidas ("On décida qu’Eumène II retournerait dans son domaine afin de préparer au consul et à l’armée le nécessaire au passage de l’Hellespont, et que les flottes romaine et rhodienne repartiraient à Samos pour empêcher Polyxénidas de sortir d’Ephèse", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 22.1). Les Rhodiens apprennent qu’Hannibal a été vu sur la côte sud anatolienne avec la flotte constituée en Cilicie et en Phénicie. Ils envoient immédiatement une escadre sous les ordres d’Eudamos mouiller à Phasélis (site aujourd’hui abandonné près de Kemer en Turquie : "Les Rhodiens […] apprirent qu’une flotte arrivait de la Syrie. Ils détachèrent treize de leurs navires et deux pentères de Kos et de Cnide vers Rhodes, pour y stationner. Deux jours avant qu’Eudamos arrivât de Samos avec la flotte, ces treize navires quittèrent Rhodes sous les ordres de Pamphilidès pour aller combattre la flotte syrienne. Renforcés de quatre autres navires qui gardaient la Carie, ils contraignirent les troupes du roi de lever le siège de Dédala et de plusieurs autres petits forts. Eudamos reçut l’ordre de se remettre en mer. Renforcé de six bâtiments non pontés, il repartit donc en faisant force de voiles pour rattraper l’escadre partie à l’avant, qu’il rejoignit près du port de Mégista. De là, ils firent route ensemble jusqu’à Phasélis, où ils décidèrent d’attendre l’ennemi", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 22.2-4). Après une attente que la chaleur rend éprouvante - nous sommes en plein milieu de l’été -190 -, Hannibal surgit à l’horizon, du côté de Sidé ("L’insalubrité du lieu, les chaleurs du milieu de l’été et des exhalaisons pestilentielles, développèrent le germe de plusieurs maladies, surtout parmi les rameurs. La crainte de la contagion précipita le départ. La flotte longea le golfe de Pamphylie et parvint à l’embouchure de l’Eurymédon. Les informations en provenance d’Aspendos confirmèrent que l’ennemi se trouvait près de Sidé : la progression des Syriens avait été retardée par les vents étésiens, qui soufflaient par extraordinaire à cette époque où règne habituellement le zéphyr. Les Rhodiens avaient trente-deux tétrères et quatre trières. La flotte royale était forte de trente-sept navires de grandes dimensions, dont trois heptères, quatre exères et dix trières. Les Syriens découvrirent à leur tour les ennemis depuis un point d’observation", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 23.2-5). Les deux flottes ennemies avancent l’une contre l’autre ("Le lendemain, dès l’aurore, les deux flottes sortirent de leurs ports pour s’affronter. A peine les Rhodiens eurent doublé le cap qui se prolonge dans la mer à partir de Sidé, qu’ils virent les ennemis. L’aile gauche de la flotte royale, qui s’étendait vers la pleine mer, était commandée par Hannibal, la droite par Apollonios, un des courtisans du roi. Leurs navires étaient rangés en ligne. Les Rhodiens de leur côté avançaient en colonne, ayant à leur tête le vaisseau amiral d’Eudamos, à l’arrière était Chariclitès, Pamphilidès occupait le centre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 23.6-8). Pour ne pas se laisser déborder, Eudamos étire sa ligne loin vers le large, au point de créer un trou au centre de son dispositif. Mais Hannibal ne profite pas de cette occasion ("Eudamos, voyant la flotte ennemie déjà rangée en ordre de bataille et prête à engager l’action, prit le large en ordonnant à ceux qui le suivaient d’avancer en formant une ligne. Cette manœuvre produisit d’abord une confusion car, étant trop près du reste de ses navires, il accéléra le mouvement pour leur laisser la place de se développer du côté de la terre, si bien qu’il se retrouva lui-même avec cinq navires seulement en présence d’Hannibal. Ceux qui avaient ordre de former la ligne, ne le purent pas. Et ceux de l’arrière n’eurent pas du côté de la terre l’espace nécessaire pour se déployer. Pendant que tous s’agitaient ainsi en désordre, l’aile droite engagea la bataille contre Hannibal", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 23.9-11) : il est rapidement assailli par les navires rhodiens dont les équipages, aussi expérimentés que ses propres équipages ciliciens et phéniciens, assurent avec beaucoup de facilité leur domination près de la côte ("Mais l’alarme ne dura pas. Les Rhodiens avaient de bons navires et étaient d’habiles marins, ils se rassurèrent. Une partie de leurs navires gagnèrent rapidement le large, laissant à ceux de l’arrière la liberté de s’organiser du côté de la terre. Heurtant de leurs éperons les bâtiments ennemis, ils défoncèrent leurs proues, brisèrent leurs rames, se faufilèrent entre les rangs pour les charger en proue. Ce qui effraya surtout les Syriens fut de voir une de leurs heptères coulée au premier choc par un navire rhodien beaucoup plus petit. La déroute de l’aile droite ennemie ne parut bientôt plus douteuse", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 24.1-3). Hannibal est contraint de fuir quand les marins de son flanc gauche, effrayés par la déroute de leurs camarades près de la côte, abandonnent le combat ("Du côté de la haute mer, Hannibal pressait Eudamos qui, supérieur en tout, avait cependant le désavantage du nombre. Ce dernier aurait été entouré, si son vaisseau amiral n’eût pas par un signal appelé tous les navires vainqueurs de l’aile droite ennemie. Hannibal et son escadre prirent alors la fuite", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 24.4-5). Eudamos, constatant que le vent se lève et craignant que son escadre victorieuse soit déportée et fracassée contre la côte, choisit sagement de ne pas tenter une poursuite, il revient vers Phasélis ("En voyant le désordre et la fuite de l’ennemi, [les Rhodiens] demandèrent tous d’une seule voix de le poursuivre. Le navire d’Eudamos était criblée de coups, il chargea donc Pamphilidès et Chariclitès de chasser les fuyards, en leur recommandant de ne pas trop s’exposer. Ceux-ci suivirent un temps les fugitifs, mais quand ils virent Hannibal se rapprocher de la côte ils craignirent que le vent les poussât contre la terre et les livrât aux ennemis. Ils revinrent auprès d’Eudamos en ramenant avec eux un bâtiment qui avait été mis hors de combat au premier choc, qu’ils traînèrent péniblement jusqu’à Phasélis", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 24.8-9). Puis, laissant une vingtaine de navires à Patara en surveillance, il retourne à Rhodes pour annoncer la bonne nouvelle ("[Les Rhodiens] regagnèrent Rhodes, oubliant la joie de leur victoire pour se reprocher mutuellement d’avoir laissé échapper l’occasion de couler ou de prendre la flotte ennemie tout entière. Hannibal, écrasé par sa défaite, n’osait plus doubler la côte de Lycie, malgré son vif désir d’aller rejoindre l’autre flotte royale [bloquée dans le port d’Ephèse]. Pour lui en ôter la possibilité, les Rhodiens dépêchèrent Chariclitès avec vingt navires à éperon vers Patara et le port de Mégista", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 24.10-12 ; "Les Rhodiens bloquèrent [Hannibal] en Pamphylie. Ils lui prirent quelques navires et, demeurés à l’affût, ils surveillèrent étroitement le reste de sa flotte", Appien, Histoire romaine XI.109). Dans le nord, les choses s’accélèrent soudain à cause de Prusias, le roi de la principauté de Bithynie. Contacté quelques mois plus tôt par Salinator, Prusias a longtemps hésité entre conserver son inclination pour Antiochos III - qui l’assiste dans ses prétentions territoriales contre son voisin Eumène II de Pergame - ou se déclarer neutre pour éviter un pillage général de sa principauté par le corps expéditionnaire des Scipion qui va bientôt débarquer, contre lequel sa petite armée princière ne peut pas lutter ("[Antiochos III] avait envoyé à Prusias, roi de Bithynie, un ambassadeur avec des lettres où il signalait avec insistance les projets ambitieux qui poussaient les Romains en Asie, affirmant qu’ils venaient détrôner tous les rois pour ne laisser subsister dans le monde entier que le seul empire romain, qu’après Philippe V et Nabis c’était lui maintenant qu’ils voulaient abattre, tel un vaste incendie qui, parti d’un point, s’étendait sur tous les points environnants et dévorerait progressivement tout, et qu’après avoir envahi ses terres ils se tourneraient vers les terres de Bithynie puisqu’Eumène II avait choisi d’être leur esclave. Prusias fut ébranlé. Mais des lettres du consul Scipion, et surtout de son frère l’Africain, détruisirent ses soupçons. Ce dernier lui rappela l’usage du peuple romain d’honorer ses alliés royaux, citant des exemples personnels pour engager Prusias à devenir son ami : “Des roitelets espagnols se sont confiés à ma bonne foi : quand j’ai quitté ce pays ils étaient devenus des rois. Non seulement j’ai replacé Massinissa sur le trône de ses pères, mais je lui ai confié les terres de Syphax qui l’avait précédemment dépouillé : Massinissa est devenu le plus grand monarque de l’Afrique, et dans tout l’univers aucun roi ne l’égale en majesté et en puissance. Philippe V et Nabis, vaincus en bataille par Titus Quinctius [Flamininus], ont néanmoins gardé leur trône. L’année dernière Philippe V a obtenu la liquidation de son tribut, la restitution de son fils otage, et les généraux romains lui ont permis de reprendre plusieurs cités hors de la Macédoine. Nabis aurait également conservé sa couronne sans son aveuglement et la perfidie des Etoliens qui l’ont perdu”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 25.4-12 ; "De Sardes, Antiochos III ne cessait d’envoyer des messages à Prusias pour l’inciter à s’allier à lui. Jusqu’alors, Prusias s’était montré disposé à faire cause commune avec Antiochos III, car il était extrêmement inquiet à l’idée que les Romains allaient passer en Asie afin de renverser tous les dynastes du pays. Mais quand il eut pris connaissance d’une lettre envoyée par les deux Scipion, il renonça finalement à son projet et fut plus confiant dans l’avenir. Les deux frères lui avancèrent effectivement des garanties et des arguments impressionnants, invoquant non seulement leur propre conduite, mais encore la politique du peuple romain tout entier : ils rappelèrent que les Romains n’avaient jamais privé aucun roi de ses biens, qu’au contraire ils avaient créé des nouveaux royaumes ou accru la puissance des monarques en augmentant considérablement leurs possessions […], ils rappelèrent le cas de Philippe V et de Nabis, le premier, après avoir été vaincu et contraint de livrer des otages, ayant recouvré son fils et les autres jeunes gens qu’il avait dû remettre aux Romains, libéré de l’indemnité qui lui restait à payer et jouissant à nouveau de la plupart des cités que les Romains lui avaient prises, en remerciement de la loyauté qu’il leur avait témoigné après la guerre, le second ayant été épargné par les Romains qui auraient pu pourtant l’abattre complètement", Polybe, Histoire, XXI, fragment 11.1-10 ; "[Les Scipion] écrivirent à Prusias le roi de Bithynie, pour lui rappeler que les Romains avaient toujours agrandi les territoires de leurs alliés. “Même Philippe V de Macédoine, ajoutèrent-ils, que les Romains ont pourtant vaincu militairement, a conservé son trône, nous avons libéré son fils otage, et effacé la dette qu’il nous devait encore”. Ce discours ravit Prusias, qui s’engagea à être leur allié contre Antiochos III", Appien, Histoire romaine XI.111). En cet été -190, Prusias prend soudainement parti : il renonce à son alliance avec Antiochos III et proclame officiellement son amitié pour les Romains. Antiochos III n’accepte pas cette traîtrise. Profitant qu’Eumène II part vers l’Hellespont pour assurer le débarquement des Scipion et que les Rhodiens sont tout occupés à fêter leur victoire à Sidé et à garder la passe de Patara, il demande à son navarque Polyxénidas de se préparer à attaquer la flotte romaine de Régillus à revers, après que lui-même aura attiré ce dernier vers la cité de Notion en y simulant un siège ("Quand Caius Livius Salinator se fut rendu en ambassade auprès de lui, [Prusias] renonça complètement à miser sur Antiochos III. Ce dernier fut donc très déçu. Séjournant à Ephèse, il calcula que le seul moyen qui lui restait encore pour empêcher l’armée de terre ennemie de franchir l’Hellespont était d’acquérir enfin la maîtrise de la mer. Il résolut donc de provoquer la décision en livrant bataille avec sa flotte", Polybe, Histoire, XXI, fragment 11.12-13 ; "[Prusias] fut définitivement convaincu par la venue à sa Cour de Caius Livius [Salinator], qui avait naguère commandé la flotte comme préteur. Cet ambassadeur lui fit sentir jusqu’à quel point les Romains avaient plus de chances de victoire qu’Antiochos III, et combien une alliance serait à leur yeux plus sacrée et plus respectable. Antiochos III, ayant perdu l’espoir de gagner Prusias, alla de Sardes à Ephèse visiter la flotte qu’il y faisait équiper et armer depuis plusieurs mois […]. Ayant appris qu’une partie de la flotte rhodienne stationnait devant Patara et qu’Eumène II était parti rejoindre le consul dans l’Hellespont avec tous ses navires, leurré par le désastre que la flotte rhodienne avait subi par trahison [au printemps -190], il ordonna à Polyxénidas de risquer à tout prix une bataille navale pendant que lui-même marcherait avec ses troupes sur Notion. Cette cité qui dominait la mer à deux milles environ de l’antique Colophon, était tellement proche d’Ephèse qu’on ne pouvait pas faire un mouvement sur terre ou sur mer sans être aperçu par les Colophoniens, et dénoncé aussitôt par eux aux Romains : en assiégeant cette place, il calcula que la flotte romaine viendrait à son secours, et que cette diversion offrirait à Polyxénidas l’occasion d’agir", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 25.13-14 à 26.1-7). Ce plan est exécuté. Antiochos III sur terre manœuvre ostensiblement autour de Notion. Les habitants de Colophon à proximité, effrayés, appellent Régillus au secours ("[Antiochos III] commença les travaux du siège [de Notion]. Il poussa jusqu’à la mer deux lignes de circonvallation, conduisit jusqu’au pied des remparts des mantelets et des tranchées, et, abrité par des tortues, battit les murs à l’aide de béliers. Les Colophoniens épouvantés envoyèrent une députation à Samos, auprès de Lucius Aemilius [Régillus], pour implorer la protection du préteur et du peuple romain", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 26.8-9). Répondant à cet appel, l’amiral romain quitte Samos avec sa flotte et celle du Rhodien Eudamos. Mais la nécessité de se ravitailler d’abord dans leur magasin sur l’île de Chio, et la volonté de punir les gens de Téos (site archéologique au sud de l’actuelle Sigacik en Turquie) qui ont approvisionné Antiochos III, les détournent de leur but ("Les Romains, qui avaient épuisé leurs vivres, partirent de Samos pour se rendre à leur magasin sur l’île de Chio, où se rendaient tous les convois expédiés d’Italie. Ils contournèrent la cité, et arrivés à l’extrême nord de Samos, ils se préparèrent à effectuer la traversée pour gagner Chio et Erythrée. C’est alors que le préteur fut informé […] que les habitants de Téos avaient approvisionné avec empressement la flotte royale et promis cinq mille mesures de vin. Quittant sa route, le préteur dirigea aussitôt sa flotte vers Téos, décidé à obtenir des habitants les provisions destinées aux Syriens, ou à les traiter en ennemis", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 27.1-3). Ils jettent l’ancre à Myonnèsos (site inconnu dans le voisinage de Téos : "Tandis qu’il dirigeait sa flotte en longeant la côte, une quinzaine d’embarcations apparurent à la hauteur de Myonnèsos. Persuadé d’abord que c’était une partie de l’escadre du roi, il se mit à leur poursuite, mais il constata bientôt que c’étaient des simples barques de pirates : ceux-ci avaient ravagé toute la côte de Chio et revenaient avec un immense butin. Dès qu’ils virent la flotte romaine au loin, ils prirent la fuite. Ayant l’avantage de la vitesse avec leurs barques légères et taillées pour la course, étant par ailleurs plus près de terre, ils purent se réfugier à Myonnèsos avant que la flotte n’eût pu les joindre. Le préteur, comptant les capturer dans le port même, continua de les poursuivre, sans connaître les lieux. […] Du côté de la mer, des rochers rongés par les flots en fermaient l’entrée, en plusieurs endroits ces rochers surplombaient la mer et s’avançaient plus loin que les navires en rade : le préteur n’osa pas s’y aventurer, de peur de s’exposer aux coups des pirates postés sur les hauteurs, et resta toute la journée dans l’inaction. Quand la nuit tomba, il s’éloigna finalement sans avoir réussi. Le lendemain il arriva à Téos. Il jeta l’ancre dans le port appelé “Géraetique”, situé derrière la cité, et fit une descente pour ravager les environs", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 27.4-9), et envoient un ultimatum aux gens de Téos : "Ou bien vous nous approvisionnez dans les mêmes proportions que pour Antiochos III, ou bien nous vous traitons en ennemis" ("Les gens de Téos, témoins de ces ravages, envoyèrent aux Romains une ambassade avec les bandelettes et les voiles des suppliants. Ces députés voulurent justifier leurs concitoyens de tout acte ou propos hostile à l’égard des Romains, mais le préteur les accusa d’avoir donné des vivres à la flotte ennemie, et spécifia même la quantité de vin promise à Polyxénidas, avant d’ajouter : “Si vous approvisionnez de la même façon la flotte romaine, je rappellerai mes soldats de vos campagnes, sinon je vous traiterai en ennemis”. Après avoir entendu cette réponse cruelle, les magistrats assemblèrent le peuple pour savoir ce qu’ils devaient faire", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 28.1-3). Polyxénidas, qui guettait l’arrivée de Régillus à Colophon, apprend que celui-ci est à Téos. Il se déplace en effectuant un large détour pour ne pas être repéré, et arrive à son tour à Myonnèsos, que les navires romains ont quitté pour pénétrer dans le port de Téos qui s’est finalement rendue. Il pense pouvoir renouveler le stratagème qui lui a apporté la victoire à Panormos au printemps -190 : diviser sa flotte, faire débarquer une partie de ses équipages, et attaquer par mer et par terre son ennemi piégé dans ce port dont l’exiguïté rappelle celle du port de Panormos ("Polyxénidas, qui était parti de Colophon avec la flotte royale, apprit que les Romains avaient quitté Samos pour suivre des pirates jusqu’à Myonnèsos, et jeté l’ancre dans le port Géraestique pour ravager le territoire de Téos. Il vint mouiller à son tour en face de Myonnèsos, dans un port enfoncé de l’île Macris. De là, il observa de près les mouvements de l’ennemi, et conçut d’abord l’espoir d’écraser la flotte romaine par une manœuvre semblable à celle qui lui avait livré la flotte rhodienne, en fermant au-dehors l’entrée du port. La topographie du lieu était effectivement à peu près la même : les promontoires en se rapprochant resserraient tellement l’ouverture du port qu’à peine deux navires pouvaient en sortir côte-à-côte. Polyxénidas avait l’intention de s’emparer de nuit de cette entrée, de placer dix navires auprès de chaque promontoire pour prendre des deux côtés les ennemis en flanc quand ils sortiraient, et d’aller avec le reste de sa flotte, comme il l’avait fait à Panormos, débarquer ses soldats pour surprendre les Romains à la fois par terre et par mer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 28.4-8). Malheureusement pour lui, avant qu’il n’ait eu le temps de mettre son projet à exécution, Régillus quitte ce port, pour faciliter l’embarquement des approvisionnements cédés par les gens de Téos, et aussi par crainte d’être attaqué dans ce port incommode par Antiochos III dont lui-même et Eudamos soupçonnent la présence proche ("Ce projet [de Polyxénidas] aurait réussi si les gens de Téos, se soumettant finalement aux exigences du préteur, ne l’eussent pas incité à passer en avant de la cité pour recevoir les vivres plus facilement. On dit que le Rhodien Eudamos souligna l’incommodité du port à la suite d’un accident arrivé à deux bâtiments dont les rames s’étaient embarrassées et brisées dans cette passe étroite. L’autre raison qui décida aussi le préteur à transporter sa flotte fut la crainte d’être attaqué du côté de la terre par Antiochos III dont le camp était peu éloigné", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 28.9-11). Comble de malchance : les navires séleucides sont aperçus au loin par un autochtone, qui vient informer Régillus. Celui-ci se hâte de rembarquer tous ses équipages pour faire face à Polyxénidas ("La flotte [romano-rhodienne] passa donc en avant de la cité, en ignorant la proximité des ennemis. Soldats et matelots débarquèrent pour recevoir les provisions et le vin destinés à chaque navire. Vers midi, un paysan, amené devant le préteur annonça que “depuis deux jours une flotte stationnait à l’île Macris et qu’une partie venait de se mettre en mouvement”. Surpris par cette nouvelle inattendue, le préteur fit sonner la trompette pour rassembler ses hommes dispersés dans la campagne, et envoya des tribuns vers la cité pour ramener à bord soldats et matelots. Tout fut bientôt en désordre comme lors d’un incendie ou d’un assaut : les uns coururent à Téos pour rappeler leurs compagnons, les autres se précipitèrent hors des murs pour regagner leurs navires, des cris confus, couverts par le bruit des trompettes, empêchaient d’entendre distinctement les ordres. On se rendit finalement en foule vers le rivage, mais au milieu de la confusion générale chacun peina pour reconnaître et regagner son bâtiment. Cette agitation aurait provoqué une catastrophe sur terre ou sur mer si Aemilius [Régillus], sortant le premier du port, n’eût pas gagné le large avec son vaisseau amiral et attendu les autres navires, qu’il rangea en bataille à mesure qu’ils arrivèrent. Pendant ce temps, Eudamos prit position près de la côte avec la flotte rhodienne afin de veiller à ce que l’embarquement eût lieu sans désordre, et de faire sortir du port chaque bâtiment prêt. Les Romains s’organisèrent ainsi sous les yeux du préteur, tandis que les Rhodiens formèrent l’arrière-garde. L’ensemble de la flotte s’avança dans cet ordre vers la pleine mer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 29.1-7). Le navarque séleucide, qui possède davantage de navires que les Romano-rhodiens, tente audacieusement d’étirer sa ligne de bataille pour déborder Régillus sur sa gauche, donc sur la droite romaine. Mais Eudamos, d’abord positionné à la gauche des Romains, voit vite le danger : il s’empresse de conduire ses bâtiments, les plus rapides et les plus mobiles de tous les bâtiments en présence grâce à leur légèreté et à la dextérité de leurs équipages, vers ce côté droit menacé ("[La flotte romano-rhodienne] était entre les caps de Myonnèsos et de Corycos [cette indication est étrange : même si nous ignorons l’emplacement exact de Myonnèsos, nous pouvons néanmoins le localiser dans le voisinage de Téos près de l’actuelle Sigacik, or le site de Corycos, au large duquel a eu lieu la bataille navale de l’automne -191 que nous avons racontée plus haut, se trouve près de l’actuelle Cesme beaucoup plus au nord : faut-il en déduire que Régillus s’est avancé vers le nord à la recherche de la flotte de Polyxénidas, avant de revenir vers le sud au large de Myonnèsos ? ou Tite-Live avance-t-il ces deux noms de batailles seulement pour suggérer à son lecteur que celle-ci conclusive qui s’engage en cette fin d’été -190 est l’aboutissement de celle-là introductive de l’automne -191 ?] lorsqu’elle rencontra l’ennemi. Les navires du roi, rangés deux à deux sur une longue file, se déployèrent en ordre de bataille en face des Romains, prolongeant leur aile gauche de manière à tourner et envelopper la droite de leurs ennemis. A cette vue, Eudamos, à l’arrière, sentit que les Romains ne pourraient pas se développer sur une aussi large étendue et qu’ils seraient débordés du côté droit, il se porta donc en vitesse avec ses navires, qui étaient les plus légers de toute la flotte, pour combler le vide et opposer son vaisseau amiral à celui de Polyxénidas", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 29.7-9). Il allume des feux à leurs proues pour écarter les navires séleucides, qui redoutent d’être incendiés en s’approchant trop près ("Les deux flottes entrèrent au contact sur tous les points à la fois. Les Romains avaient quatre-vingts voiles dont vingt-deux de Rhodes, la flotte ennemie comptait quatre-vingt-neuf navires dont trois exères et deux heptères. Les Romains avaient l’avantage sur les Syriens par la solidité de leurs navires et le courage de leurs soldats, et les Rhodiens, par la rapidité de leurs bâtiments, l’expérience de leurs pilotes et l’adresse de leurs rameurs. Les ennemis craignaient particulièrement les navires rhodiens armés de feux à leur proue : ce stratagème, qui avait été leur unique moyen de salut à Panormos, contribua beaucoup à la victoire, car pour éviter ces feux menaçants les navires du roi tournaient la proue, ne pouvant alors frapper l’ennemi de leur éperon et présentant le flanc à ses coups, ceux qui tentaient l’abordage quant à eux étaient brûlés et oubliaient aussitôt le combat pour se défendre contre l’incendie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 30.1-5 ; "Polyxénidas et les Romains se livrèrent, dans les parages de Myonnèsos, une bataille navale dans laquelle Polyxénidas engagea quatre-vingt-dix navires pontés et Lucius [Régillus], l’amiral romain, quatre-vingt-trois dont vingt-cinq d’origine rhodienne. Eudamos [nous corrigeons ici le texte d’Appien, qui donne au navarque rhodien le nom d’"Eudoros/EÜdwroj", au lieu d’"Eudamos/EÜdamoj" comme chez Polybe et Tite-Live] le navarque rhodien était à l’aile gauche. Quand il vit qu’en face Polyxénidas débordait largement les Romains, il craignit que ces derniers fussent encerclés : il opéra donc un rapide mouvement, facilité par la légèreté de ses navires et l’expérience de ses rameurs, pour lancer contre Polyxénidas les navires porteurs de feux. A cause de ces feux, les bâtiments adverses n’osaient pas se jeter sur eux, ils se contentaient d’effectuer des cercles autour, présentant ainsi leur flanc", Appien, Histoire romaine XI.132-134). Régillus parvient à briser le centre de la ligne séleucide. Il se retourne ensuite vers sa droite, où Polyxénidas combat contre Eudamos ("Les Romains, après avoir rompu le centre ennemi, virèrent de bord afin de prendre à revers ceux qui tenaient tête aux Rhodiens. En peu de temps, les navires d’Antiochos III, enveloppées au centre et à l’aile gauche, furent coulées", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 30.6 ; "Une splendide émulation s’empara des deux camps. Le centre de la flotte d’Antiochos III s’étant dégarni, les navires romains firent une percée et encerclèrent l’ennemi sans que celui-ci s’en rendît compte. Quand il eut enfin compris, il vira de bord et s’enfuit", Appien, Histoire romaine XI.135-136). Ainsi assailli de droite par ces Romains qu’il prétendait déborder, et de face par les Rhodiens très mobiles et incendiaires, Polyxénidas décide de prendre la fuite, provoquant la panique de tous ses équipages ("L’aile droite [séleucide], encore intacte, fut plus effrayée par le désastre de l’aile gauche que par son propre danger. Quand elle vit le reste de la flotte enveloppé et le vaisseau amiral de Polyxénidas qui fuyait à toutes rames sans s’inquiéter des autres navires, elle mit à la hâte toutes ses voiles dehors et profita du vent qui la poussait vers Ephèse pour prendre la fuite", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 30.7). Dans cette affaire, Antiochos III perd le tiers ou la moitié - selon les sources - des navires engagés ("Antiochos III perdit dans cette bataille quarante-deux navires, dont treize furent capturés par les vainqueurs, les autres furent brûlés ou coulés. Les Romains ne perdirent que deux navires, et quelques autres furent endommagés", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 30.7-9 ; "La flotte d’Antiochos III perdit vingt-neuf navires, dont treize capturés avec leurs équipages. Les Romains quant à eux n’en perdirent que deux", Appien, Histoire romaine XI.136). C’est une victoire écrasante et définitive pour les Romains, qui deviennent alors les maîtres de la mer Egée. Pour l’anecdote, certains spécialistes pensent que la célèbre Victoire de Samothrace aujourd’hui exposée au Musée du Louvre à Paris a été réalisée précisément pour commémorer cette victoire de Myonnèsos. Cette statue monumentale est composée d’une base représentant un navire, portant un socle, qui lui-même porte une allégorie de la Victoire figurée par une femme ailée. Or le navire qui sert de base est un petit bâtiment de guerre de facture rhodienne, à la forme allongée, sans pont, avec deux rangs de rames, des saillies latérales, une proue courbe - où Tite-Live et Appien disent que les Rhodiens installaient les feux - et un éperon : on retrouve un bâtiment identique sur un bas relief de l’acropole de Lindos sur l’île de Rhodes, signé par un nommé Pythokritos, sculpteur que Pline l’Ancien mentionne incidemment à l’alinéa 40 paragraphe 19 livre XXXIV de son Histoire naturelle. Le marbre qui a servi pour cette base et pour le socle est originaire de Lartos sur l’île de Rhodes. Enfin un fragment de marbre de Lartos découvert à proximité du lieu où a été découverte la Victoire au XIXème siècle, appartenant peut-être à l’œuvre originelle, comporte l’inscription "]S RODIOS" que certains épigraphistes veulent compléter en "[PUQOKRITO]S RODIOS/[Pythokrito]s de Rhodes" (cette reconstitution, et l’attribution de ce fragment à la Victoire, ne sont pas acceptées par tous les hellénistes et historiens de l’Art). Quand il apprend la défaite de son navarque, Antiochos III perd complètement la tête : il ordonne non seulement l’évacuation précipitée de Lysimacheia (ce qu’on peut comprendre puisque, les Romains étant désormais maîtres de la mer, les troupes séleucides se retrouvent isolées sur le continent européen : mieux vaut abandonner vivres et armements à Lysimacheia en rapatriant les hommes qu’on pourra remployer plus tard sur le continent asiatique, que s’accrocher à tout prix à cette place de Lysimacheia qu’on pourra difficilement ravitailler et qui risque d’engloutir les dernières réserves), mais encore le repli de toutes les troupes gardant les côtes, laissant à Scipion tout loisir de débarquer sans risque en Asie et d’y établir une solide tête-de-pont ("Antiochos III, effrayé par cette défaiteMyonnèsos] qui lui ôtait l’empire de la mer, désespéra de conserver ses possessions lointaines, et rappela sa garnison de Lysimacheia pour éviter qu’elle fût malmenée par les Romains. Cette décision fut désastreuse pour la suite : Lysimacheia pouvait effectivement facilement se défendre contre tous les assauts et soutenir un siège pendant l’hiver entier, et on aurait pu affaiblir les assiégeants avec le temps tout en tentant de négocier une paix. Antiochos III ne se limita pas à livrer Lysimacheia à l’ennemi après sa défaite navale, il abandonna aussi le siège de Colophon, et se retira à Sardes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 31.1-3 ; "Après la défaite de sa flotte, Antiochos III se retira à Sardes. Il laissa dès lors échapper toutes les occasions d’agir et, d’une façon générale, se contenta de temporiser", Polybe, Histoire, XXI, fragment 13.1 ; "Antiochos III poursuivait avec soin la fortification de la Chersonèse et de Lysimacheia, estimant avec raison que cette tâche était indispensable pour contrer les Romains […]. Mais Antiochos III, qui était naturellement une tête brûlée prompte à changer d’avis, fut complètement atterré quand il apprit la défaite de Myonnèsos. Il crut que les dieux complotaient contre lui, car tout se déroulait contrairement à ses calculs : les Romains étaient vainqueurs sur mer où il croyait détenir une grande supériorité, les Rhodiens avaient bloqué Hannibal en Pamphylie, Philippe V guidait sans rancœur les Romains par des chemins impaticables malgré ce qu’ils lui avaient infligé. Profondément agité par ces réflexions, et une divinité troublant sa raison, comme cela arrive à quiconque affligé d’un malheur, il abandonna inconsidérément la Chersonèse avant même que l’ennemi fût en vue, sans évacuer ou incendier tout ce qu’il y avait entassé en abondance, grains, armes, argent, machines de guerre : il laissa toutes ces importantes ressources intactes à l’ennemi", Appien, Histoire romaine XI.137-139 ; Diodore de Sicile évoque aussi cet épisode dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "Humilié par sa défaite, Antiochos III décida d’évacuer l’Europe et de combattre pour l’Asie. Il ordonna à tous les habitants de Lysimacheia d’abandonner la cité et d’aller s’installer dans les cités asiatiques. Tout le monde estima que sa décision, qui consistait à offrir à l’ennemi sans combat une cité particulièrement bien située pour empêcher celui-ci de faire passer des troupes d’Europe en Asie, était insensée. C’est ainsi que les choses se passèrent, comme inspirées par les astres", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 245). Les deux Scipion s’emparent donc de Lysimacheia sans coup férir, et y font reposer leurs troupes en distribuant toutes les provisions qu’Antiochos III a laissées ("Le consul avait franchi les territoires d’Ainos et de Maroneia [en Thrace], quand il apprit la défaite de la flotte royale à Myonnèsos et surtout l’évacuation de Lysimacheia. Cette dernière nouvelle lui fut encore plus agréable lorsqu’arrivé à Lysimacheia il fut non seulement dispensé d’organiser un siège en limitant la disette et les fatigues comme il s’y était d’abord préparé, mais encore il trouva dans la cité une grande quantité de provisions de toutes sortes qui semblaient préparées pour son armée. Il y séjourna un temps pour laisser arriver les bagages et les malades, qui s’étaient arrêtés çà et là dans toutes les places fortes de la Thrace, épuisés par les souffrances et la longueur de la route", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 33.1-3 ; "Sitôt informés de la retraite [d’Antiochos III], les Scipion coururent s’emparer de Lysimacheia, et de tout l’argent et de l’armement qu’il avait laissés en Chersonèse", Appien, Histoire romaine XI.142). Ils franchissent l’Hellespont sans être davantage inquiétés grâce à une escadre que Régillus leur a détachée ("Après avoir fait réparer ses navires qui avaient été endommagés dans la bataille, [Regillus] envoya Lucius Aemilius Scaurus dans l’Hellespont avec trente bâtiments pour transporter les troupes consulaires en Asie, et congédia les Rhodiens après leur avoir distribué une partie du butin et orné leurs navires de dépouilles navales. Mais ces derniers, devançant Scaurus, allèrent aider le consul à effectuer le passage de son armée et ne retournèrent dans leur île qu’après avoir rendu ce nouveau service", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 31.6-7). Ils sont accueillis en Asie par Eumène II ("Quand tout le monde fut rassemblé, [le consul] se remit en marche par la Chersonèse et arriva dans l’Hellespont où, grâce aux préparatifs du roi Eumène II, ses troupes passèrent le détroit sans obstacle. Chacun aborda sur l’autre rive, sans confusion, comme sur une terre amie. Rien n’inspira autant de confiance aux Romains que de trouver ce passage libre alors qu’ils avaient craint de devoir vivement le disputer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 33.4-5 ; "[Les Scipion] se hâtèrent de franchir immédiatement l’Hellespont, laissé sans surveillance", Appien, Histoire romaine XI.142). Ainsi s’achève la deuxième phase de la guerre, à la fin de l’automne -190, qui voit la défaite d’Antiochos III contre Rome en mer Egée.


Le corps expéditionnaire romain marque un temps d’arrêt pour attendre Scipion l’Africain, retenu sur le continent européen pour des raisons religieuses ("L’armée romaine était restée dans son premier camp parce que Publius Scipion, qui était un Salien, s’était séparé d’elle. Les Saliens, comme je l’ai dit dans mon livre consacré aux institutions romaines, constituent un des trois collèges chargés à Rome de célébrer les fêtes religieuses les plus importantes, or dans la période des cérémonies les membres de ce collège ne peuvent effectuer le moindre déplacement, où qu’ils se trouvent, pendant une durée de trente jours", Polybe, Histoire, XXI, fragment 13.10-12 ; "[Les Romains] firent une halte sur les bords de l’Hellespont. C’était l’époque de la procession solennelle des boucliers sacrés, or Publius Scipion était un Salien, et devait rigoureusement respecter cette obligation : ce fut aussi parce qu’il s’était pour cette raison éloigné de l’armée, et parce qu’on voulut l’attendre, qu’on s’arrêta", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 33.5-7). C’est sans doute la meilleure illustration de la domination qu’il exerce sur cette expédition : officiellement c’est son frère Lucius qui a le titre de consul et qui commande, mais dans les faits Lucius ne décide rien sans en référer au vainqueur de Carthage. Antiochos III, par désespoir selon Polybe ("Quand il apprit que les forces ennemies étaient passées en Asie, démoralisé et désespérant de l’avenir, [Antiochos III] résolut de faire des ouvertures de paix à Lucius et Publius Scipion. Il confia cette mission à Héracléidès de Byzance", Histoire, XXI, fragment 13.2-3) et selon Appien ("L’arrivée [des Romains dans l’Hellespont] prit de court Antiochos III quand il apprit la nouvelle à Sardes. Frappé de stupeur, le cœur lourd, rejetant sur les dieux la responsabilité de ses propres erreurs, il envoya vers les Scipion Héracléidès de Byzance afin de négocier", Histoire romaine XI.142-143), ou par calcul selon Tite-Live ("Pendant ces jours de fête un ambassadeur d’Antiochos III, Héracléidès de Byzance, vint apporter au camp des paroles de paix : le roi avait résolu cette démarche parce qu’il avait vu les Romains s’arrêter et perdre du temps au lieu de marcher en toute hâte contre son camp", Ab Urbe condita libri, XXXVII, 34.1-2), envoie un ambassadeur pour demander la paix sur les bases des demandes romaines de -196, c’est-à-dire le renoncement à la Thrace (ce qui ne lui coûte plus rien puisqu’il vient d’évacuer cette région, désormais occupée par les légionnaires) et aux cités grecques de la côte ouest anatolienne, ainsi que le paiement de la moitié des frais de guerre de l’armée romaine. Nous pensons pour notre part que ces deux hypothèses, désespoir ou calcul, ne sont pas incompatibles : le roi séleucide a pu être momentanément abasourdi en apprenant la défaite de sa flotte à Myonnèsos - sa décision aberrante de laisser l’Hellespont sans surveillance appuie cette supposition -, mais il a pu rapidement se reprendre pour tenter avec les Romains la politique de compromis et d’enveloppement qui lui a toujours réussi. Polybe et Appien rejoignent Tite-Live en affirmant que, par cette ambassade envoyée soi-disant pour demander la paix, Antiochos III vise en réalité à corrompre Scipion l’Africain, à acheter sa neutralité ou du moins à le discréditer face aux légionaires en lui rendant son fils qui a été capturé peu de temps auparavant ("[Héracléidès] fut chargé d’annoncer que le roi renonçait à Lampsaque, Smyrne et Alexandrie de Troade, les trois cités à l’origine du conflit, et aussi à toutes les cités éoliennes et ioniennes qui avaient pris parti pour les Romains au cours de la présente guerre dont on exigerait de lui la cession, et qu’il s’engageait par ailleurs à prendre en charge la moitié des frais que le conflit avait occasionnés aux Romains. Tel était le discours officiel qu’Héracléidès devait tenir au cours de l’audience. Mais Antiochos III le chargea également d’un autre message à destination officieuse de Publius Scipion", Polybe, Histoire, XXI, fragment 13.3-6 ; "[Héracléidès] venait proposer la cessation des hostilités en offrant Smyrne, Alexandrie du Granique et Lampsaque à l’origine de la guerre, ainsi que le remboursement de la moitié des frais occasionnés par cette guerre. Il avait aussi pour instruction d’offrir toutes les cités éoliennes et ioniennes qui avaient pris parti pour les Romains au cours du conflit et tout ce que les Scipion pourraient réclamer d’autre. Voilà ce qu’Héracléidès pouvait dire publiquement. Mais officieusement, il apportait à Publius Scipion, de la part d’Antiochos III, la promesse d’une grosse somme d’argent et celle de la libération de son fils", Appien, Histoire romaine XI.143-145 ; "[Héracléidès] ne voulut se présenter au consul qu’après avoir vu Publius Scipion : tel était l’ordre de son maître, qui attendait beaucoup de ce grand homme naturellement généreux et suffisamment rassasié de gloire pour ne pas être inflexible, dont tous les peuples du monde avait appris la modération après ses victoires en Espagne et en Afrique. Son fils était prisonnier entre les mains du roi. Le lieu, l’époque, les circonstances de la captivité de ce jeune homme sont, comme la plupart des faits, diversement exposés par les historiens. Les uns la placent au commencement de cette guerre, ils disent qu’en passant de Chalcis à Oraioi il fut surpris par des navires syriens. Les autres racontent qu’après le passage des Romains en Asie il fut envoyé à la tête d’un escadron de Frégellans [originaires de Fregellae, aujourd’hui Ceprano entre Frosinone et Aquino, à la frontière entre Latium et Campanie en Italie] pour reconnaître le camp ennemi, et qu’obligé de battre en retraite devant des forces supérieures il tomba de cheval au milieu de la mêlée, fut pris avec deux autres cavaliers et conduit au roi. Le seul point qui reste certain est qu’Antiochos III traita son prisonnier avec autant d’égards et de distinction que s’il eût été en paix avec le peuple romain et en relation d’hospitalité personnelle avec les Scipion. Tels étaient les motifs qui contraignirent l’ambassadeur à attendre la venue de Publius Scipion", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 34.3-8 ; cette version est rapportée également par Valère-Maxime ["Quoi de plus monstrueux que l’attitude de Cnaius Scipion, le fils du premier Africain [erreur de Valère-Maxime : le fils de Scipion l’Africain ne se nomme pas "Cnaius", mais "Publius Cornélius Scipion" comme son père] ? Né dans une famille grande et glorieuse, il eut la faiblesse de se laisser prendre par une toute petite troupe d’Antiochos III. Placé dans la lignée des Scipion entre son père et son oncle, ces héros aux surnoms éblouissants, l’un ayant déjà conquis l’Afrique, l’autre sur le point d’achever la conquête de l’Asie, il eût mieux fait de se donner la mort plutôt que de livrer ses mains aux fers de l’ennemi, et d’obtenir la faveur de vivre par la grâce de celui dont Lucius Scipion allait bientôt triompher avec tant d’éclat à la face des dieux et des hommes", Actes et paroles mémorables III.5, Exemples romains 1], par Justin ["Les Scipion firent passer leur armée en Asie, où ils apprirent que la guerre était terminée sur tous les points : Antiochos III venait en effet d’être battu sur terre, et Hannibal sur mer. Dès qu’ils débarquèrent, ils reçurent des députés d’Antiochos III venus demander la paix, et offrir à l’Africain, comme une faveur particulière, la libération de son fils qui, traversant la mer sur un petit navire, était tombé entre les mains du roi", Histoire XXI.7], et par Diodore de Sicile dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète ["Ayant appris que les Romains étaient passés en Asie, Antiochos III envoya au consul, comme ambassadeur, Héracléidès de Byzance avec mission de négocier la cessation des hostilités : il offrait le paiement de la moitié des frais de guerre et la livraison de Lampsaque, de Smyrne et d’Alexandrie à l’origine du conflit, qui avaient, les premières parmi les cités grecques d’Asie, envoyé des ambassades au Sénat pour l’appeler à défendre leur liberté", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 6]). L’ambassadeur séleucide transmet les propositions de son maître ("Publius Scipion arriva, et Héracléidès fut invité à se présenter devant le conseil auquel, conformément à ses instructions, il annonça qu’Antiochos III était prêt à abandonner Lampsaque, Smyrne et Alexandrie de Troade, ainsi que les cités d’Eolie et d’Ionie qui avaient pris parti pour Rome, et qu’en outre il s’engageait à prendre en charge la moitié des frais occasionnés aux Romains par la présente guerre", Polybe, Histoire, XXI, fragment 14.1-3 ; "Une assemblée nombreuse fut réunie pour entendre l’envoyé du roi. Celui-ci déclara : “Plusieurs ambassades se sont présentées antérieurement pour la paix, en vain : ce sont ces échecs précédents qui que font espérer aujourd’hui une réussite. Smyrne, Lampsaque, Alexandrie de Troade, et Lysimacheia en Europe, constituaient des obstacles à un accommodement : eh bien ! Lysimacheia a été évacuée par le roi, on ne peut donc plus lui reprocher de conserver encore quelque chose en Europe, il est par ailleurs prêt à abandonner les trois autres cités d’Asie ainsi que toutes celles qui ont embrassé le parti des Romains. Il s’engage aussi à rembourser au peuple romain la moitié des frais de la guerre”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 35.1-4). Mais Lucius n’est pas dupe, il comprend qu’Antiochos III cherche surtout à gagner du temps pour reconstituer une armée. Et plus généralement, il n’est nullement disposé à négocier quoi que ce soit avec le roi séleucide, alors que celui-ci a été vaincu partout et que Rome semble aspirée dans une dynamique hégémonique. Il répond donc à l’ambassadeur que désormais les Romains ne se contenteront plus de la Thrace et des cités grecques de la côte ouest anatolienne, ils réclament toute l’Anatolie jusqu’à la chaîne du Taurus, et ce n’est pas seulement la moitié des frais de guerre qu’Antiochos III devra rembourser, mais l’intégralité ("Quand Héracléidès eut finit de parler, le conseil adopta une résolution demandant au consul de répondre qu’en bonne justice Antiochos III devait rembourser aux Romains non pas la moitié mais la totalité de leurs dépenses puisque ce n’étaient pas eux mais lui qui avait provoqué cette guerre, et que d’autre part le Séleucide ne devrait pas seulement accorder la liberté aux cités d’Eolie et d’Ionie mais aussi se retirer de tous les territoires situés en-deçà du Taurus", Polybe, Histoire, XXI, fragment 14.7-8 ; "Ces offres sur lesquelles l’ambassadeur fondait de si grandes espérances, parurent peu de chose aux Romains. Ils exigèrent que le roi leur remboursât intégralement les frais de cette guerre qu’il avait provoquée, que ses garnisons évacuassent l’Ionie et l’Eolie, et qu’il rendît la liberté à toutes les cités d’Asie comme les Romains l’avaient rendue à toute la Grèce, ce qui impliquait l’abandon par le roi de toute l’Asie en-deçà du mont Taurus" Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 35.7-10). Face à cette réponse, l’ambassadeur se résoud à tenter l’opération secrète dont il a été chargé : corrompre Scipion l’Africain en achetant son retrait ou sa neutralité par la libération de son fils ("Cette résolution du conseil fut communiquée au représentant d’Antiochos III : comme toutes les exigences qu’elle contenait dépassaient de beaucoup celles que ses instructions prévoyaient, celui-ci refusa de la prendre en considération, interrompit la négociation officielle, et réserva désormais toutes ses attentions pour Publius Scipion. Héracléidès saisit donc une occasion favorable pour soumettre à Publius Scipion les propositions suivantes prévues dans ses instructions : d’abord le roi lui rendrait son fils sans rançon, tombé entre les mains d’Antiochos III au début de la guerre, ensuite Antiochos III se disait prêt à lui donner dès maintenant une somme dont Scipion fixerait lui-même le montant, enfin il partagerait avec lui les revenus de ses territoires si le Romain l’aidait à obtenir la paix aux conditions qu’il offrait", Polybe, Histoire, XXI, fragments 14.9 à 15.1-4 ; "L’ambassadeur, voyant qu’il ne pourrait rien tirer de l’assemblée, essaya de gagner Scipion, selon les instructions particulières qu’il avait reçues : il l’assura d’abord que le roi lui rendrait son fils sans rançon, puis, ignorant le caractère de Scipion et la mentalité ordinaire des Romains, il lui promit des sommes considérables et le partage de l’autorité royale, mais sans le titre de roi, si Antiochos III obtenait la paix par son entremise", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 36.1-2). Mais Scipion ne se laisse pas manipuler, il répète l’ultimatum de son frère Lucius, et ajoute qu’Antiochos III est le seul responsable de la captation de Lysimacheia et de l’Hellespont par les Romains, qu’il a stupidement évacués : "Antiochos III nous a montré un bocal de fraises, il l’a ouvert, il nous a laissé piocher dedans, il nous a regardé les manger, et maintenant il voudrait que nous les recrachions et que nous les remettions intactes dans le bocal, et que nous nous repentions de les avoir prises et mangées ? Est-il fou ?" ("Publius Scipion répondit : “J’accepte l’offre qui concerne mon fils, et si le roi tient sa promesse je lui serai très reconnaissant. Mais Antiochos est dans totalement dans l’erreur sur les propositions qu’il a soumises au conseil autant que sur celles qu’il m’adresse personnellement. S’il les avait avancées quand il était encore maître de Lysimacheia et de la route donnant accès à la Chersonèse, nous nous serions empressés de les accepter. Et même si, après avoir évacué ces positions, il s’était établi avec son armée sur les rives de l’Hellespont pour bien signifier qu’il s’opposait au débarquement des troupes romaines, ses propositions auraient eu alors des chances d’être entendues. Mais Antiochos a permis à notre armée de mettre le pied en Asie, il s’est laissé non seulement mettre la bride mais encore enfourcher par l’adversaire, il ne peut donc plus traiter d’égal à égal avec nous, ses ouvertures seront repoussées, et ses attentes seront légitimement déçues. Que le roi réfléchisse mieux à sa situation, qu’il voit les choses telles qu’elles sont. En échange de sa promesse concernant mon fils, je lui donne un avis dont le prix vaut bien celui du bienfait qu’il m’offre : qu’Antiochos consente à tout, et évite la bataille contre les Romains”", Polybe, Histoire, XXI, fragment 15.5-11 ; "Scipion répondit : “Tu méconnais les Romains autant que l’homme à qui tu t’adresses. Je m’étonne de te voir si étrangement abusé sur la position de celui qui t’envoie. Si vous aviez gardé Lysimacheia pour nous fermer l’entrée de la Chersonèse, ou si vous nous aviez arrêtés sur les bords de l’Hellespont pour nous empêcher de passer en Asie, alors vous auriez pu jouer sur nos inquiétudes quant à l’issue de la guerre et nous adresser des propositions de paix. Mais vous nous avez laissé pénétrer en Asie, vous vous êtes mis le joug vous-mêmes : comment osez-vous nous parler aujourd’hui comme si nous étions encore des égaux, vouloir négocier avec un peuple dont vous avez accepté de subir la loi ? Je remercie le roi de sa magnanimité à libérer mon fils, mais je n’ai nul besoin de ses autres cadeaux, qui ne s’accordent pas avec mes valeurs. En retour de son bienfait personnel, je lui adresserai un conseil personnel, pour n’être pas qualifié d’ingrat, mais je ne recevrai rien de lui ni ne lui accorderai à titre public. Ce conseil personnel, le voici : allez lui dire de ma part qu’il mette bas les armes, et qu’il ne discute pas nos conditions de paix”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 36.3-8 ; "Les Scipion donnèrent à Héracléidès la réponse officielle suivante : “Si Antiochos III veut la paix, qu’il se retire non seulement des cités d’Ionie et d’Eolie, mais encore de toute l’Asie en-deçà du Taurus, et qu’il paie tous les frais de la guerre dont il est responsable”. Et en privé, Publius dit à Héracléidès : “Si Antiochos III avait fait ces propositions aux Romains quand il était encore maître de la Chersonèse et de Lysimacheia, ou même plus tard quand il gardait encore le passage de l’Hellespont, les Romains les auraient volontiers acceptées. Mais maintenant nous l’avons traversé et nous sommes en sécurité, nous avons mis la bride au cheval et nous sommes en selle, nous n’accepterons donc plus un accord de paix au rabais. Je remercie le roi de son intention au sujet de mon fils, et le remercierai plus encore quand il l’aura libéré, mais la seule reconnaissance que je peux lui adresser consiste dans ce seul conseil : qu’il accepte les conditions que nous lui proposons aujourd’hui avant d’être confronté à des exigences plus sévères”", Appien, Histoire romaine XI.147-149 ; "Mais Scipion répondit que les services privés étaient bien distincts des intérêts publics, que les devoirs paternels cédaient face aux droits de la patrie, à laquelle tout citoyen doit immoler ses enfants et sa vie, que plein de reconnaissance pour le don qu’il recevait du roi il saurait répondre à cette générosité en tant que particulier, mais que la paix et la guerre relevaient de la patrie et dépassaient les générosités particulières, que jamais il n’avait proposé une rançon pour son fils ni voulu que le Sénat en délibérât, qu’il avait seulement déclaré avec une fierté faisant honneur à son nom que “les armes lui rendraient son fils”, et qu’enfin Antiochos III n’obtiendrait la paix qu’en cédant l’Asie aux Romains, en se retirant en Syrie, en livrant tous ses navires, tous les prisonniers, tous les transfuges, et en payant aux Romains tous les frais de la guerre", Justin, Histoire XXXI.7 ; le même épisode est évoqué par Diodore de Sicile dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "Antiochos III donna en supplément à Publius Scipion, qui présidait le conseil, l’assurance que son fils capturé lors de son passage en Eubée lui serait rendu, et qu’une grosse somme d’argent lui serait par ailleurs offerte, à condition qu’il œuvrât en faveur de la paix. Scipion répondit qu’il remerciait le roi pour la libération de son fils, mais qu’il n’avait pas besoin de cette grosse somme d’argent, et que pour seule contrepartie de ce bienfait il ne pouvait que lui conseiller de ne pas tenter une bataille rangée contre les Romains, qui venaient de prouver leur valeur. Estimant inconvenantes les conditions imposées par Scipion, il n’accepta pas sa réponse", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 7). L’ambassadeur retourne bredouille vers Antiochos III, qui se résigne à préparer une nouvelle bataille ("Après avoir entendu Publius Scipion, Héracléidès s’en retourna, pour faire au roi un compte-rendu détaillé de ses entretiens. Antiochos III jugea alors que, même en cas de défaite sur le champ de bataille, on ne pourrait pas lui imposer de conditions plus dures que celles qui lui étaient faites à présent. Renonçant donc à négocier davantage, il commença à se préparer avec toutes ses ressources à une bataille", Polybe, Histoire, XXI, fragment 15.12-13 ; "Le conseil [de Scipion] ne fut pas apprécié par le roi, qui considéra dès lors une bataille comme une chance de salut puisqu’on lui imposait déjà des volontés comme à un vaincu. Renonçant pour le moment à toute idée de négociation, il s’occupa exclusivement de ses préparatifs de guerre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 36.9 ; "Informé de ces prétentions [des deux Scipion], Antiochos III répondit qu’il n’était pas encore assez vaincu pour se laisser dépouiller de ses terres, et que de telles conditions ne pouvaient qu’allumer la guerre au lieu d’amener la paix", Justin, Histoire XXXI.7), notamment en demandant une aide en hommes et en armes à son gendre Ariarathès IV de Cappadoce ("[Antiochos III] demanda des secours à Ariarathès IV le roi de Cappadoce, fit lever des troupes partout où il put, et ne songea plus qu’à préparer une bataille terrestre contre les Romains", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 31.4). Comme l’amiral Salinator quelques mois plus tôt, Lucius offre un sacrifice à Troie/Ilion ("[Lucius] gagna Ilion, campa dans une plaine au pied des remparts, monta dans la citadelle pour offrir un sacrifice à Athéna, déesse tutélaire du lieu, parmi les Ilioniens empressés à prodiguer égards et honneurs aux Romains, leurs descendants, qui de leur côté se réjouirent de voir le berceau de leur peuple", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 37.2-3 ; "Arrivés à Ilion, [les Romains] et les habitants s’adressèrent des félicitations mutuelles. Les Ilioniens rappelèrent que c’était de leur cité qu’Enée et ses compagnons étaient partis, et les Romains se glorifièrent d’être issus de cet illustre sang. La joie fut aussi vive que celle des enfants et des pères qui se retrouvent après une longue absence. Les Ilioniens s’applaudirent de voir leurs descendants déjà maîtres de l’Occident et de l’Afrique venir revendiquer l’Asie comme le royaume de leurs ancêtres, et se convainquirent que la chute d’Ilion avait été une bonne chose puisqu’elle avait permis cette renaissance glorieuse. Les regards des Romains contemplèrent avec une avidité insatiable les demeures de leurs aïeux, le berceau de leurs pères, les temples et les statues des dieux", Justin, Histoire XXXI.8 ; Lucius accomplit probablement ce sacrifice quand son frère Scipion l’Africain, demeuré seul sur le continent européen, y remplit ses obligations religieuses). Nous avons dit précédemment que l’acte de Salinator sur ce site était pour Tite-Live un moyen de signifier l’échec d’Antiochos III - venu aussi sacrifier là avant de débarquer à Démétrias -, un pendant à l’acte de l’Athénien Xanthippos arrachant fin -479 les restes du pont ayant servi au Perse Xerxès Ier à franchir l’Hellespont vers l’Europe un an plus tôt (selon le paragraphe 121 livre IX de l’Histoire d’Hérodote) : l’acte de Lucius doit plutôt être compris comme une réappropriation de l’Asie que les Romains, dans l’extrait précité de Justin, considèrent comme l’"auitum regnum" ou "royaume de leurs ancêtres", une façon de retourner le discours d’Antiochos III qui depuis la fin de son anabase ne cesse de répéter que l’Hellespont lui appartient "parce que son ancêtre Séleucos Ier l’a annexé en vertu du droit de la lance", et de dire : "Non, l’Hellespont et l’Asie appartiennent aux Romains, descendants directs du Troyen Enée, l’occupation de Troie et des environs par les envahisseurs grecs conduits par Agamemnon et Achille n’a été qu’une parenthèse de l’Histoire, que nous refermons aujourd’hui". Les deux Scipion enfin réunis descendent jusqu’au fleuve Caïque avec Eumène II ("[Lucius] se rendit en six jours de marche à la source du Caïque. Il y fut rejoint par le roi Eumène II qui, après une vaine tentative pour ramener sa flotte de l’Hellespont à Elée où elle devait hiverner, avait été retenu plusieurs jours par les vents contraires sans pouvoir doubler le cap Lectos, avait débarqué, et, dans la crainte de manquer au début des opérations, s’était rendu par le plus court chemin au camp du consul avec un petit contingent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 37.3-4). Mais Scipion l’Africain tombe malade. Il se retire à Elée, dans la principauté de Pergame, pour se soigner, en désignant Cnaius Domitius Ahenobarbus comme remplaçant jusqu’à temps qu’il ait recouvré la santé. Telle est la version officielle avancée par les auteurs anciens. Latinistes et hellénistes modernes quant à eux s’interrogent : la maladie de Scipion n’est-elle qu’une feinte pour laisser aux Romains le temps de s’organiser en prévision de la prochaine bataille et/ou à Antiochos III le temps de lui rendre son fils comme promis ? ou au contraire Scipion est-il réellement malade, et espère-t-il secrètement que Domitius ne provoquera pas la bataille pendant son absence, risquant ainsi d’anéantir le corps expéditionnaire en cas de défaite, ou de priver le vainqueur de Carthage d’un nouveau trophée en cas de succès ? Antiochos III libère le fils de Scipion et l’envoie à Elée. Selon Tite-Live et Appien, Scipion remercie le roi séleucide en l’assurant que les Romains resteront tranquilles tant qu’il sera malade ("Le roi, qui campait près de Thyateira, ayant appris que Publius Scipion était malade et s’était fait transporter à Elée, lui envoya une ambassade pour lui remettre son fils. Cette prévenance, douce au cœur d’un père, produisit en outre sur la santé du malade un effet salutaire. Après avoir satisfait aux transports de sa tendresse, il dit aux envoyés : “Retournez assurer le roi de toute ma reconnaissance, je ne puis la lui témoigner actuellement qu’en lui conseillant de ne pas provoquer la bataille jusqu’à temps que je sois de retour au camp”", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 37.6-8 ; "Publius, malade, se retira à Elée, laissant Cnaius Domitius comme conseiller à son frère. […] [Antiochos III] rangea son armée en bataille dans la plaine de Thyateira, à peu de distance de l’ennemi, et fit reconduire à Elée, auprès de Scipion, son fils Emilien [erreur d’Appien, qui confond Publius Cornélius Scipion junior, fils de Scipion l’Africain, avec Scipion Emilien dont l’historien Polybe otage à Rome assurera plus tard l’éducation, vainqueur définitif de Carthage au terme de la troisième guerre punique en -146, fils adoptif du Publius Cornélius Scipion junior libéré par Antiochos III en ce début d’hiver -190]. Scipion dit aux envoyés de conseiller à Antiochos III de ne pas provoquer la bataille avant son retour", Appien, Histoire romaine XI.150-151 ; le même épisode est évoqué par Dion Cassius ["Le fils de Scipion l’Africain avait été capturé au moment où il s’éloignait des côtes de la Grèce par Antiochos III. Ce dernier lui témoignait de grands égards, et voulait lui rendre la liberté moyennant une rançon, malgré les vives instances de son père, il l’entoura de grands soins et ne lui fit aucun mal. Mais finalement il le renvoya sans rançon, sans avoir obtenu la paix", Histoire romaine, fragment 225 des livres I-XXXVI], et par Diodore de Sicile dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète ["Antiochos III décida que, pour faire face aux imprévus de Tychè ["TÚch", océanide incarnant la Fortune], il avait intérêt à rendre son fils à Scipion, et il le renvoya après l’avoir paré d’un somptueux équipement", Extraits, Sur les opinions 330]). Doit-on voir dans ce propos la preuve que Scipion est réellement malade et qu’il ne croit pas à une initiative de Domitius ? ou au contraire doit-on y déceler un donant-donnant tacite du genre : "J’ai fait semblant d’être malade pour récupérer mon fils et nous laisser mutuellement le temps de nous préparer à l’affrontement, et pour que ma guérison ne paraisse pas trop rapide et miraculeuse je te laisse encore quelques jours de répit avant de nous retrouver face-à-face, maintenant nous sommes quittes, que le meilleur gagne" ? Antiochos III profite en tous cas de cet ultime intermède pour installer un solide retranchement à Magnésie-du-Sipyle, derrière le fleuve Phrygios ("Antiochos III avait soixante-deux mille fantassins et plus de douze mille cavaliers. Ces forces pouvaient le rassurer sur l’issue d’une bataille. Cependant, cédant aux conseils du grand homme [Scipion l’Africain], son dernier salut en cas de défaite, il se retira, passa le fleuve Phrygios et alla camper près de Magnésie-du-Sipyle", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 37.6-8 ; "Ayant confiance en Scipion, Antiochos III transporta son camp dans le voisinage du mont Sipyle. Il l’entoura d’un puissant retranchement et mit le fleuve Phrygios entre lui et l’ennemi tel un rempart, afin de n’être pas obligé de livrer bataille même contre sa volonté", Appien, Histoire romaine XI.151), suivi de loin par Lucius ("Le consul, qui croyait le roi à Thyateira, continua sa marche sans s’arrêter, et le cinquième jour il entra dans la plaine hyrcanienne. Il apprit alors son départ, suivit ses traces, et vint camper en-deçà du fleuve Phrygios, à quatre milles de l’ennemi", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 38.1-2). Malheureusement pour Antiochos III et pour Scipion l’Africain, Domitius ne révèle tout le contraire d’une potiche. A une date inconnue de l’hiver -190/-189, après une première escarmouche suivi de deux jours de calme plat ("Un corps de mille cavaliers, Gallo-Grecs pour la plupart, avec quelques Dahes, et des archers de différents peuples, traversèrent le fleuve à grand bruit et fondirent sur les postes romains. La surprise causa d’abord une confusion, mais comme le combat se prolongea, les Romains qui étaient près de leur camp reçurent rapidement des renforts. La cavalerie du roi, épuisée et cédant au nombre, tourna bride. Elle fut atteinte sur les bords du fleuve par l’ennemi qui la poursuivait, et perdit plusieurs hommes avant de réussir à passer. Deux jours s’écoulèrent ensuite dans l’inaction, sans qu’aucun des deux partis se hasardât à traverser", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 38.3-5), les Romains traversent le fleuve Phrygios pour prendre position devant l’armée séleucide, qui ne bouge pas davantage durant quatre jours ("Le troisième jour, les Romains passèrent sur l’autre rive et campèrent à deux mille cinq cents pas de l’ennemi. Pendant qu’ils travaillaient à leurs retranchements, trois mille fantassins et cavaliers d’élite de l’armée royale les assaillirent avec un bruit épouvantable. Deux mille hommes protégeaient les travaux. Malgré leur infériorité, ils soutinrent d’abord seuls une lutte égale, sans appeler les travailleurs à leur aide, puis, porté progressivement par la fièvre du combat, ils finirent par chasser les assaillants, leur tuèrent cent hommes et firent à peu près autant de prisonniers. Les quatre jours suivants, les deux armées restèrent en ordre de bataille devant leurs retranchements", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 38.5-8) : cette inaction, qui se prolonge le jour suivant ("Le cinquième jour, les Romains s’avancèrent au milieu de la plaine. Antiochos III ne fit aucun mouvement, bien que les ennemis fussent à moins d’un mille de son camp", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 38.8-9), finit par agacer Domitius. Après une rapide reconnaissance des premiers retranchements ennemis, il revient vers Lucius pour l’assurer que la victoire sera rapide et facile. Le consul se laisse fléchir, et donne son accord pour engager la bataille le jour d’après ("Le consul, constatant que les Syriens refusaient le combat, tint conseil le lendemain : “Que devons-nous faire, demanda-t-il, si Antiochos III n’accepte pas la bataille ? Nous sommes en hiver : soit nous demandons aux soldats de rentrer sous leurs tentes, soit nous nous replions dans nos quartiers et ajournons la bataille à la saison prochaine”. Jamais les Romains ne méprisèrent davantage un ennemi : tout le monde cria d’une seule voix qu’on devait “marcher droit vers les Syriens et profiter de l’ardeur des soldats”, en considérant ces masses d’hommes comme des animaux à égorger et non des ennemis à combattre, et en se préparant déjà à fondre sur le camp à travers fossés et palissades si Antiochos III s’obstinait ne pas sortir de ses lignes. Le lendemain, d’après les renseignements positifs apportés par Cnaius Domitius qu’on avait envoyé reconnaître le terrain et les endroits les plus abordables des retranchements ennemis, le consul alla se poster plus près encore. Le troisième jour les enseignes flottèrent au milieu de la plaine, et l’armée se rangea en bataille", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 39.1-5). Antiochos III pour sa part est confronté au même problème que le Perse Mardonios jadis en -479 à Platée, le prince Cyrus en -401 en Mésopotamie, Alexandre en -333 en Cilicie : la masse d’hommes que constitue son armée est d’abord une masse d’estomacs à remplir, il finit par se dire qu’une bataille peut seule résoudre cette situation. Il relève donc le défi que Domitius lui tend ("Mais Domitius, qui nourrissait l’ambition d’emporter par ses propres moyens la décision dans cette guerre, franchit audacieusement le fleuve et établit son camp à une distance de vingt stades d’Antiochos III. Pendant quatre jours, les deux généraux rangèrent leurs troupes devant son camp fortifié, sans donner le signal de l’engagement. Le cinquième jour, Domitius rangea de nouveau ses troupes et se porta impétueusement contre l’adversaire. Comme Antiochos III n’avançait pas à sa rencontre, il se contenta d’approcher encore son camp. Après avoir laissé encore passer une journée, il fit proclamer à portée de voix de l’ennemi que “le lendemain il livrerait bataille à Antiochos même si celui-ci s’y refusait”. Ce dernier, emporté par la passion, revint sur sa décision : alors qu’il aurait pu demeurer derrière son retranchement ou repousser simplement Domitius dans de bonnes conditions du haut de ce retranchement en attendant que Publius Scipion fût rétabli, il jugea honteux de fuir le combat alors qu’il avait l’avantage du nombre. Il fit donc ranger son armée en bataille", Appien, Histoire romaine XI.152-156 ; "Antiochos III, renonçant à ses hésitations, dans la crainte de décourager ses troupes en attendant plus longtemps et d’augmenter la confiance des Romains, sortit enfin de son camp pour signifier sa résolution à combattre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 39.6). Du côté romain, on compte environ trente mille hommes, c’est-à-dire deux fois moins que du côté séleucide. Mais la majorité de ces hommes sont regroupés en quatre légions, soit deux romaines entourées par deux italiques, qui obéissent à l’organisation divisionnaire que nous avons longuement décrite au début du présent alinéa, et que nous avons vue à l’œuvre à Héraclée de Lucanie, à Ausculum, à Bénévent, à Cynocéphales, et récemment aux Thermopyles. Curieusement, ces hommes sous l’autorité directe du consul Lucius, et ne sont pas protégés à leur gauche, sinon par le fleuve Phrygios sur lequel ils s’appuient. Domitius s’est réservé le commandement de la cavalerie romaine sur le flanc droit, où se trouve aussi Eumène II et les Pergaméens ("L’armée romaine était presque uniforme en hommes et en armes. Elle était composée de deux légions romaines et de deux légions d’alliés latins, forte chacune de cinq mille quatre cents hommes. Les Romains occupaient le centre, les Latins les deux ailes, les lanciers en tête, derrière eux les principes [c’est-à-dire les fantassins ordinaires, constituant la principale ligne de force], au troisième rang les triaires [c’est-à-dire les vétérans]. En dehors de ce corps de bataille homogène, le consul plaça à droite les trois mille fantassins auxiliaires d’Eumène II mêlés aux caetratus [équivalent latin de "pšlth" en grec, comme nous l’avons déjà dit dans notre évocation de la bataille de Cynocéphales de -197, terme désignant un petit bouclier en cuir, et par extension le soldat qui le porte] achéens, plus loin se trouvaient trois mille cavaliers, dont huit cents fournis par Eumène II et le reste composé uniquement de Romains, puis en troisième ligne cinq cents Tralles et Crétois. Les troupes à gauche pouvaient se passer de renforts puisqu’ils étaient appuyés au fleuve et couverts par les routes escarpées, néanmoins quatre escadrons de cavalerie furent placés à leurs côtés. Tel était l’ensemble des forces romaines, auxquels s’ajoutaient deux mille volontaires macédoniens et thraces laissés à la garde du camp", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 39.7-12 ; "Dix mille fantassins romains se trouvaient à gauche, sur le bord du fleuve, après eux étaient dix mille autres fantassins italiens, les uns et les autres sur trois manipules de profondeur. Ensuite étaient rangés l’armée d’Eumène II ainsi qu’environ trois mille peltastes achéens. Tel était le dispositif sur la gauche. Sur la droite, on trouvait moins de trois mille cavaliers romains, italiens et hommes d’Eumène II. A tous furent mêlés des fantassins légers et des archers en grand nombre. Quatre escadrons entouraient Domitius. Le total atteignait trente mille hommes. Domitius commandait à droite, tandis que le consul était placé au centre et qu’Eumène II était à sa gauche", Appien, Histoire romaine XI.157-159). Les quelques éléphants africains sont laissés à l’arrière ("On avait laissé les seize éléphants en réserve derrière les triaires, car non seulement on ne pouvait pas espérer leur succès face aux cinquante-quatre du roi, mais encore parce que les éléphants d’Afrique, même quand ils sont en nombre égal, ne résistent jamais contre ceux de l’Inde, qui ont sur eux l’avantage de la grosseur et peut-être du courage", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 39.13 ; "Estimant qu’aucun des éléphants d’Afrique dont il disposait ne lui serait utile, puisqu’ils étaient moins nombreux, et de plus petite taille donc plus craintifs que les grands [d’Asie], [le consul] les plaça tous à l’arrière", Appien, Histoire romaine XI.160). Face à ce contingent aux effectifs réduits mais parfaitement réglés, Antiochos III aligne plus de soixante-dix mille hommes. Ce nombre est impressionnant sur le papier, mais dans les faits il se traduit en un assemblage incohérent de régiments venus des quatre coins de l’empire ("L’armée du roi, mélange confus de diverses peuples, montrait une grande variété d’armes et de corps auxiliaires", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 40.1). Instruit par sa défaite aux Thermopyles - et peut-être aussi par Hannibal - , il a choisi d’imiter l’organisation divisionnaire romaine en cassant la phalange monolitique habituelle en dix mini-phalanges autonomes, sensées singer les cohortes romaines, mais il commet l’erreur de flanquer chacune de ces mini-phalanges non pas par des cavaliers mais par un éléphant à droite et à gauche ("La phalange était constituée de seize mille hommes armés à la macédonienne, elle occupait l’avant-centre du dispositif et était divisée en dix corps, séparés chacun par deux éléphants, elle comptait trente-deux lignes de profondeur : cette infanterie était la principale force du roi, et présentait un aspect formidable par sa fière contenance autant que par ses éléphants qui dominaient toute la ligne, animaux d’une grosseur prodigieuse, rehaussée encore par leurs panaches flottants et la tour installée sur leur dos, dont chacune portait quatre combattants en plus du cornac", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 40.1-4 ; "Antiochos III de son côté disposait d’une armée de soixante-dix mille hommes, dont la phalange constituée de seize mille Macédoniens, équipés à la façon des soldats de Philippe II et d’Alexandre, constituait l’élément le plus solide. Il les plaça au centre, répartis en dix corps de mille six cents hommes. Chacun de ces corps alignait cinquante hommes de front sur trente-deux de profondeur, et était flanqué par l’un des vingt-deux éléphants. La phalange avait ainsi l’aspect d’un rempart dont les éléphants étaient les tours", Appien, Histoire romaine XI.161-162), ce qui implique - l’éléphant étant une bête lourde au déplacement très lent - qu’elles n’auront aucun dynamisme dans le combat et que leurs flancs seront exposés aux attaques des décuries et des centuries dès que les cornacs relâcheront leur attention. A droite de ces dix mini-phalanges, du côté du fleuve, Antiochos III commande personnellement des cavaliers d’origines diverses. A gauche, se trouvent d’autres cavaliers et des chars à faux ("A droite de cette phalange se trouvaient quinze cents cavaliers gallo-grecs, soutenus par trois mille hommes portant une cuirasse nommés “cataphractes” et par l’escadron de mille cavaliers appelé “Agéma”, constitué de l’élite des Mèdes et des différentes peuplades de cette contrée [Tite-Live confond origine géographique et origine ethnique : ces soi-disant "Mèdes" sont en réalité des Grecs de Médie, descendants des Macédoniens installés par Alexandre au IVème siècle av. J.-C., en particulier ceux de la région de Nésée réputée pour ses chevaux]. A leur côté se trouvaient immédiatement seize éléphants en réserve. Encore plus à droite, en prolongement de cette aile, était le régiment royal des nommés “argyraspides” à cause de leurs boucliers d’argent. Venaient ensuite douze cents archers à cheval d’origine dahe, puis trois mille fantassins légers composés de Tralles et de Crétois à peu près en nombre égal, et deux mille cinq cents archers mysiens. L’extrémité de cette aile était couverte par un corps de quatre mille hommes, frondeurs cyrtéens [latinisation des "Kardoàcoi" ou des "Kadoàsioi" en grec, aujourd’hui le peuple des Kurdes, dispersé entre le sud-est de la Turquie, l’ouest de l’Iran et le nord de l’Irak] et archers élymaïens. A sa gauche, la phalange était soutenue par quinze cents cavaliers gallo-grecs, ainsi que deux mille cavaliers cappadociens envoyés au roi par Ariarathès IV. Puis venaient deux mille sept cents auxiliaires de divers peuples, trois mille cavaliers cataphractes et mille autres cavaliers couverts d’une armure un peu plus légère et portant par ailleurs la même tenue, ce corps qu’on appelait l’“escadron royal” était un mélange de Syriens, de Phrygiens et de Lydiens. En avant de cette cavalerie étaient rangés les quadriges armés de faux, et des dromadaires montés par des archers arabes qui portaient des sabres à lames étroites mais longues de quatre coudées afin de pouvoir atteindre l’ennemi du haut de leurs montures. La masse des auxiliaires se trouvait à peu près en nombre égal à celle de l’aile droite : on trouvait d’abord les Tarentins, ensuite deux mille cinq cents cavaliers gallo-grecs, mille Néocrétois et quinze cents Cariens et Ciliciens de la même arme, autant de Tralles, enfin quatre mille caetratus pisidiens, pamphyliens et lyciens. Encore plus à gauche étaient les auxiliaires cyrtéens et élymaïens en même nombre qu’à l’aile droite, et seize éléphants placés à distance", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 40.5-14 ; "De part et d’autre [de la phalange], des cavaliers furent rangés : des Galates, des cataphractes et l’Agéma macédonienne […]. Après ces cavaliers, prirent position à l’aile droite des fantassins légers, l’escadron des hétaires argyraspides et douze cents archers à cheval, à l’aile gauche des Galates d’origine tectosage, trokme et tolostoboge [tribus celtes/gauloises installées en Anatolie depuis l’invasion de -278 : nous renvoyons sur ce sujet à la fin de notre précédent alinéa], les Cappadociens envoyés par Ariarathès IV, puis des mercenaires d’origines diverses, puis une autre cavalerie cataphacte et l’escadron des hétaires légers […]. On trouvait aussi une foule de frondeurs, archers, lanceurs de javelots, peltastes phrygiens, lyciens, pamphyliens, pisidiens, crétois, tralles et ciliciens équipés à la crétoise, suivis d’autres archers à cheval dahes, mysiens, élymaïens et arabes, ces derniers montés sur des chameaux très rapides, tirant aisément à l’arc depuis leur position élevée et utilisant un sabre long et effilé pour le combat rapproché. Des chars armés de faux furent par ailleurs disposés entre les deux armées, en avant de la ligne de front", Appien, Histoire romaine XI.163-168), commandés par Séleucos et Antipatros, respectivement fils et neveu d’Antiochos III que nous déjà avons croisés en d’autres occasions. Au centre, on retrouve Zeuxis le gouverneur de Lydie, ainsi que Minnion qui a reçu Sulpicius et Villius à Apamée de Haute-Phrygie en -193 ("Le roi commandait en personne à l’aile droite, son fils Séleucos et son neveu Antipatros étaient chargés de la gauche, le centre fut confié à trois chefs, Minnion, Zeuxis et Philippos l’éléphantarque [est-ce le Philippos "syntrophos/frère de lait" d’Antiochos III que nous avons vu à la bataille de Raphia en -217, selon l’alinéa 8 paragraphe 82 livre V de l’Histoire de Polybe ?]", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 41.1 ; "Antiochos III commandait personnellement les cavaliers de l’aile droite, Séleucos le fils d’Antiochos III ceux de l’aile opposée, Philippos l’éléphantarque la phalange, Minnion [nous corrigeons ici le texte d’Appien, qui avance le nom de "Mendis/Mšndij" inconnu par ailleurs, au lieu de "Minnion/Minn…wn" comme Tite-Live] et Zeuxis les troupes placées en avant des lignes", Appien, Histoire romaine XI.170). Pour l’anecdote, Hannibal, présent sur les lieux, tient à ce moment un propos ironique qui prouve son septicisme sur l’issue de la confrontation ("On lit dans les anciens recueils d’anecdotes que le Carthaginois Hannibal, réfugié à la Cour du roi Antiochos III, le railla plaisamment à l’occasion suivante. Antiochos III lui montrait dans une vaste plaine toute l’armée qu’il avait levée pour guerroyer contre les Romains, faisant manœuvrer devant son hôte les bataillons aux armes d’or et d’argent éclatant, les chars à faux, les éléphants avec leurs tours, les chevaux aux freins, selles, colliers et sabots brillants. Le roi, fier de cette armée si nombreuse et si richement équipée se tourna vers Hannibal pour lui demander : “Penses-tu que j’ai là de quoi recevoir les soldats romains ?”. Le Carthaginois, ironisant sur la fragilité et la faiblesse de ces troupes si somptueuses, répondit : “Oui, je crois que tout cela contentera les Romains, bien qu’ils soient les plus avares de tous les hommes”. On ne imaginer réponse plus spirituelle ni plus mordante : le roi voulait qu’Hannibal louât le nombre et la force de son armée comparés à ceux des Romains, mais Hannibal rétorqua en la considérant comme un butin qu’on allait leur offrir", Aulu-Gelle, Nuits attiques V.5). Pourtant, nous allons le voir, rien n’est joué d’avance. Au début, les choses s’engagent mal pour les Séleucides, dont les effectifs trop nombreux disparaissent dans le brouillard matinal, de sorte qu’Antiochos III sur la droite n’a aucune idée de ce qui se passe sur l’extrémité opposée de sa ligne ("Un brouillard qui s’était installé le matin et qui remonta avec le jour répandit une grande obscurité. Le vent du midi fit tomber ensuite une pluie qui inonda toute la plaine. Les Romains n’en furent pas incommodés, l’armée du roi en revanche en souffrit beaucoup. Les premiers occupaient effectivement un espace restreint, ce qui leur permettait de voir toute l’étendue de leurs lignes même dans l’obscurité, et leurs lourdes épées et leurs traits ne furent pas altérés par la pluie. Dans l’armée royale au contraire, dont le front était très étendu, on ne put même plus distinguer les ailes depuis le centre, les deux extrémités ne se voyaient absolument pas, l’humidité quant à elle détendit les arcs, les frondes et les courroies des javelots", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 41.2-4 ; "La journée était brumeuse et sombre. Le déploiement des troupes n’était pas visible dans son intégralité, et les tirs des archers ne pouvaient pas être précis à cause de l’atmosphère humide et de l’opacité", Appien, Histoire romaine XI.171). Séleucos et Antipatros lancent leur cavalerie et les chars à faux. Mais Domitius est très bien conseillé par Eumène II, qui lui propose d’imiter Alexandre à la bataille de Gaugamèles en -331 : plutôt qu’essayer de résister aux chars à faux, mieux vaut leur ouvrir un large passage en les canalisant entre deux rangées d’archers et de frondeurs qui tireront pour effrayer les attelages et les rendront incontrôlables par leurs conducteurs, cela provoquera une confusion qui se propagera à la cavalerie adverse tout entière ("Les quadriges armés de faux, sur lesquels Antiochos III comptait pour jeter le désordre dans les rangs ennemis, ne servirent qu’à troubler les siens. […] Eumène II, familiarisé avec ce type d’armement, savait à quel point c’était une ressource équivoque. Au lieu de lancer un assaut ordinaire, il ordonna aux archers crétois, aux frondeurs, aux cavaliers armés de javelots, d’effaroucher simplement les attelages en s’approchant non pas en masse mais en se dispersant le plus possible, et en faisant pleuvoir sur l’ennemi une grêle de traits. Cette pluie meurtrière, accompagnée de cris discordants, répandit une telle épouvante parmi les chevaux, qu’ils s’emportèrent et coururent dans des directions différentes. Il fut facile aux troupes légères, aux frondeurs et aux Crétois agiles de se dérober ensuite à ces charges brusques, et à la cavalerie de poursuivre les fuyards. Le désordre et la terreur des chevaux effarouchèrent à leur tour les chameaux autour d’eux", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 41.5-11 ; "Eumène II n’eut qu’un seul souci : redoutant la charge impétueuse des chars rangés face à lui, il rassembla tous les archers, frondeurs et autres troupes légères à sa disposition et leur ordonna de contourner les chars au pas de course en dirigeant leurs tirs sur les chevaux et non pas sur les soldats véhiculés. Le cheval blessé entraîne effectivement les autres attachés avec lui, rendant le char inefficace, et causant le désordre parmi les troupes amies qui redoutent les faux : ce fut précisément ce qui se produisit. Criblés de blessures, les chevaux emportèrent les chars en tous sens dans les rangs amis. Les chameaux furent les premières victimes de ce désordre, étant placés à proximité, puis ce fut au tour de la cavalerie cataphracte, incapable d’esquiver les chars en raison de son lourd armement", Appien, Histoire romaine XI.172-173). Ce plan est exécuté, et le résultat attendu se produit ("Cette panique causa bientôt une véritable déroute. Les auxiliaires en réserve, placés à proximité, se laissèrent gagner par l’effroi et l’épouvante qui avaient dispersé les attelages, et se mirent à fuir, ils dégarnirent les lignes jusqu’aux cataphractes. Ceux-ci, se voyant découverts et chargés par la cavalerie romaine, ne soutinrent même pas le premier choc : les uns se débandèrent, les autres accablés par le poids de leur cuirasse et de leurs armes furent pris ou tués. Bientôt toute l’aile gauche fut en déroute, et le désordre des auxiliaires placés entre la cavalerie et la phalange porta la terreur jusqu’au centre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 42.1-3 ; "Ce tumulte s’étendit pour provoquer une grande confusion. Née dans cette unité [des chars à faux], elle gagna tout le front, provoquant des rumeurs qui dépassaient la réalité : comme les distances étaient grandes, la foule compacte, les clameurs indistinctes et la peur profonde, même ceux qui se trouvaient à proximité des victimes ne purent pas comprendre exactement ce qui se passait, et chaque groupe amplifia les suppositions qu’il transmit à ses voisins", Appien, Histoire romaine 174). C’est ainsi, grâce à l’expérience d’un Grec - Eumène II -, que le Romain Domitius peut se réjouir de voir l’aile gauche séleucide s’effondrer complètement. Notons que selon l’historien hellénophone Appien, cet effondrement est accéléré par une charge personnelle d’Eumène II ("Après ce premier succès, constatant que cette partie du front occupée précédemment par les chars et les chameaux était désormais dégarnie, Eumène II prit la tête de ses propres cavaliers ainsi que de tous les Romains et Italiens rangés à ses côtés pour les mener contre les troupes qui lui faisaient face, Galates, Cappadociens et mercenaires, en poussant des grands cris pour exciter ses soldats contre ces hommes inexpérimentés et ayant perdu leurs défenses. Tous lui obéirent, et leur charge irrésistible mit en fuite ces troupes et celles qui les jouxtaient, cavaliers et cataphractes désorganisés à cause des chars : ils les rattrapèrent et massacrèrent surtout ces dernières que leur lourdeur empêcha de fuir", Appien, Histoire romaine XI.175-176), dont le propagandiste romain Tite-Live ne parle évidemment pas parce qu’il ne veut pas admettre que la victoire de ce côté-ci du front est due davantage à un Grec qu’à un Romain (il préfère attirer l’attention de son lecteur sur le mouvement des légionnaires qui, après qu’Eumène II ait mis en fuite les hommes de Séleucos et d’Antipatros, peuvent obliquer sereinement vers la gauche pour attaquer de flanc les mini-phalanges ["Les rangs furent rompus, et cette fuite empêcha l’infanterie de faire usage de ces longues lances que les Macédoniens nomment “sarisses”. Les légions romaines se portèrent en avant, et assaillirent à coups de javelots leurs ennemis en désordre", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 42.4]). On constate ensuite que l’innovation tentée au centre par Antiochos III est aussi peu efficace que la phalange traditionnelle : n’étant pas protégée efficacement sur ses flancs par ses deux éléphants (rapidement neutralisés par les Romains : "Les éléphants placés entre les lignes n’arrêtèrent pas le soldat romain, accoutumé par les guerres d’Afrique à éviter la charge de ces animaux, soit en leur perçant les flancs avec le javelot, soit en leur coupant le jarret avec l’épée lorsqu’il pouvait les approcher", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 42.5), chaque mini-phalange est contrainte de se tasser sur elle-même, pour former une sorte de hérisson applati et statique garni de sarisses, totalement inadapté à la tactique mobile imposée par les Romains ("Se resserrant en rectangle, la phalange macédonienne dépourvue de cavalerie s’ouvrit pour recueillir l’infanterie légère qui combattait encore devant elle, puis se referma. Domitius encercla facilement ce quadrilatère compact avec le plus grand nombre de cavaliers et de fantassins légers. Ne pouvant ni charger, ni opérer de repli à cause de sa trop grande profondeur, la phalange fut très durement éprouvée. Les hommes rageaient de ne plus pouvoir tirer parti de leur expérience, et de n’être plus que des cibles immanquables à l’ennemi. Pointant en avant leurs sarisses serrés sur les quatre côtés du rectangle, ils provoquèrent les Romains au combat rapproché en donnant toujours l’impression d’être des attaquants, mais en réalité ils étaient dans l’incapacité de tenter le moindre mouvement, car ils n’étaient que des fantassins appesantis par leurs armes face à des ennemis à cheval, et surtout ils ne voulaient pas rompre cette formation serrée parce qu’ils ne savaient pas quelle autre formation adopter. Les Romains de leur côté cessèrent de s’approcher et de risquer un affrontement au corps-à-corps, redoutant l’expérience de ces hommes entraînés, regroupés et désespérés : galopant autour d’eux, ils se contentèrent de les cribler de javelots et de flèches, et aucun trait ne se perdait parce que tous ces hommes étaient entassés sur un très petit espace", Appien, Histoire romaine XI.178-182). Appien insiste sur le caractère pathétique de la position où s’enferment progressivement les phalangistes : ceux-ci sont obligés de rester serrés, coude à coude et dos à dos, pour dissuader les Romains et Eumène II de les charger, ils ne peuvent se mouvoir qu’en bloc, donc très lentement, parce que si certains se hasardent à une attaque séparée ils se découvrent aussitôt, exposent leurs flancs et leurs arrières, et mettent en danger la cohésion de leur camarades restés groupés. Ils ne paniquent pas, et ils continuent de défier les Romano-pergaméens qui les assiègent ("[Les phalangistes] se replièrent au pas [c’est-à-dire qu’ils restent soudés, ils ne fuient pas] en proférant des menaces, avec un grand sang-froid qui inspirait de la crainte aux Romains et les dissuadait d’approcher. Mais ces derniers en galopant autour leur causaient beaucoup de dommages", Appien, Histoire romaine XI.183), mais leur courage et leurs esbrouffes sont aussi inutiles et dérisoires que ceux des grognards des derniers carrés de la bataille de Waterloo. A ce moment de la bataille, cependant, rien n’est encore décidé. Car le fait que Domitius et Lucius aient considéré le fleuve Phrygios comme un rempart suffisant pour défendre le flanc gauche romain, permet à Antiochos III de disperser aisément les légionnaires fantassins de ce côté-là du front, et de déborder largement le gros de l’armée romaine ("Les Romains avaient presque enfoncé la première ligne du centre, et taillé en pièces les réserves qu’ils avaient contournées, lorsqu’ils apprirent la déroute de leur aile gauche et entendirent les cris des fuyards refoulés jusqu’aux portes du camp. Antiochos III, qui commandait à l’aile droite, ayant remarqué que le consul s’était cru suffisamment couvert par le fleuve et n’avait placé de ce côté que quatre escadrons de cavalerie, avait profité que ceux-ci avaient abandonné la rive pour se joindre aux autres corps, et avait chargé à la tête de ses auxiliaires et de ses cataphractes : il avait bousculé la ligne des Romains, avait contourné leur aile en longeant le fleuve, les avait prit en flanc, et après avoir culbuté d’abord leur cavalerie il avait forcé les fantassins les plus proches à fuir en désordre vers leur camp", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 42.6-8 ;"Sur l’aile droite [macédonienne], où il était lui-même placé, Antiochos III ouvrit une brèche dans les rangs des Romains, qu’il dispersa et poursuivit sur une longue distance", Appien, Histoire romaine XI.177). Mais comme à la bataille de Raphia en -217, Antiochos III pense en capitaine courageux et non pas en stratège. Au lieu de se retourner vers l’arrière de la ligne romaine pour aider ses mini-phalanges en grande difficulté, il court droit devant lui à la poursuite des légionnaires en fuite, et arrive au camp romain situé en retrait du lieu principal de la bataille ("Antiochos III poursuivit sur une longue distance le corps d’infanterie romain qui avait été placé face à lui sans soutien de cavaliers ni de fantassins légers, Domitius ayant estimé qu’on n’en aurait pas besoin dans ce secteur qui était naturellement protégé par le fleuve. Antiochos III parvint au camp romain", Appien, Histoire romaine XI.184). Nous insistons bien en disant : "les légionnaires en fuite", car telle est la vérité historique rapportée par Justin - auteur romain peu suspect de complaisance à l’égard des Grecs ("A l’aile droite [séleucide], une légion romaine plia devant l’ennemi et s’enfuit vers le camp avec moins de péril que de honte", Justin, Histoire XXXI.8) -, que Tite-Live s’évertue à passer sous silence (parce que dans une Ab Urbe condita libri à la gloire des Romains, on ne peut logiquement pas montrer des Romains qui fuient devant l’ennemi grec). Tite-Live préfère raconter comment le tribun chargé de la garde du camp, dans un élan de courage héroïque, rassemble tous les hommes à sa disposition pour contraindre "les fuyards" - dont il tait l’origine romaine - à faire demi-tour et à résister à l’assaut d’Antiochos III ("La garde du camp avait été confiée au tribun Marcus Aemilius [Lépidus junior], fils de Marcus [Aemilius] Lépidus et futur pontifex maximus quelques années plus tard. Témoin de cette débandade, il courut avec tous ses hommes au-devant des fuyards, les arrêta, puis les ramena au combat en jetant la honte sur leur effroi et leur lâche désertion, et en les menaçant d’une mort certaine s’ils n’obéissaient pas, après avoir ordonné aux siens de stopper les plus avancés, et de forcer à coups d’épée ceux qui les suivaient à faire volte-face. Placés entre deux périls, les fuyards choisirent le moindre : ils s’arrêtèrent d’abord, puis retournèrent d’eux-mêmes au combat. Aemilius, avec les deux mille braves qui composaient sa troupe, tint vigoureusement tête au roi qui arrivait à toute bride sur le dos des fuyards", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 43.1-4 ; Appien évoque le même épisode plus succintement : "Mais le tribun qui gardait le camp arrêta [Antiochos III] dans son élan en lançant contre lui les troupes fraîches de la garnison. Les fuyards, retrouvant courage au contact de ces troupes qui se mêlèrent à eux, firent demi-tour", Appien, Histoire romaine XI.185), en oubliant malignement de rappeler que ces hommes chargés de garder le camp avec le tribun ne sont pas des Romains mais des Grecs de Macédoine et de Thrace (comme il l’a avoué lui-même à l’alinéa 12 paragraphe 39 livre XXXVII précité de son Ab Urbe condita libri). Justin décrit la même scène, en répétant que "les fuyards" sont bien des légionnaires romains et non pas des alliés grecs : le tribun résiste certes contre Antiochos III, mais avant cela il doit menacer de mort tous ces légionnaires qui affluent vers le camp ("Mais le tribun Marcus Aemilius, laissé à la garde du camp, ordonna à ses hommes de prendre leurs armes, de sortir des retranchements, et de montrer leurs épées aux fuyards en menaçant de les massacrer s’ils ne retournaient pas au combat, pour leur signifier que le péril était plus grand du côté du camp que du côté de l’ennemi. Pressés par ce double danger, les légionnaires retournèrent à l’assaut avec les soldats qui avaient arrêté sa fuite. Ils firent un affreux carnage, et commencèrent ainsi la victoire", Justin, Histoire XXXI.8), ce qui revient à dire que le tribun en question lance d’abord ses Grecs macédoniens et thraces contre ses compatriotes légionnaires pour leur signifier qu’ils ont le choix entre mourir par-ici comme des traîtres ou mourir par-là comme des héros, puis il retourne contre Antiochos III ces Grecs et ces légionnaires guéris de leur frayeur. Sur l’aile droite romaine, le brouillard matinal s’étant levé, Attale le frère d’Eumène II voit au loin les combats entre Antiochos III et le tribun laissé au camp romain : il se précipite avec un gros escadron pour apporter son secours ("Attale, le frère d’Eumène II, qui à l’aile droite avait au premier choc culbuté la gauche de l’ennemi, vit les Romains en fuite sur l’aile gauche et le désordre du côté du camp : il accourut aussitôt avec deux cents cavaliers", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 43.5). La rupture est due à l’affolement des éléphants assaillis entre les mini-phalanges ("Les éléphants qui étaient dans la phalange macédonienne, s’affolèrent et cessèrent d’obéir à leurs cornacs, ce qui bouleversa le bon ordre de la retraite", Appien, Histoire romaine XI.183). Ne sachant où aller, ces bêtes renversent tout, traversent les mini-phalanges dont elles détruisent l’ordonnance, écrasent les phalangistes ou les contraignent à la fuite. Les Romano-pergaméens profitent de cette débacle pour accroître leur pression, et s’emparer finalement du camp séleucide ("Vainqueurs aux deux ailes, les Romains franchirent les monceaux de cadavres entassés principalement au centre, où le courage de l’ennemi et la pesanteur de ses armes l’avaient retenu, et coururent piller le camp syrien. Les cavaliers d’Eumène II, suivis bientôt de tous les autres cavaliers, s’élancèrent à travers la plaine à la poursuite des fuyards et capturèrent les premiers qu’ils purent atteindre. Le pêle-mêle de chars, d’éléphants, de chameaux, et ces flots de fuyards, furent funestes aux Syriens, car les uns se ruèrent éperdus et en désordre sur les autres, et tous se firent écraser par les animaux. Dans le camp même, le carnage fut plus horrible que sur le champ de bataille. Les premiers fuyards y avaient cherché un asile, espérant être soutenus par ceux qui en avaient la garde, ils se battirent avec fureur devant les retranchements : les Romains, arrêtés à l’entrée du camp devant les palissades qu’ils s’étaient flattés de pouvoir emporter au premier choc, se vengèrent de cette résistance en faisant une épouvantable boucherie dès qu’ils l’eurent enfin forcée", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 43.7-11). Sur l’issue du combat vers le fleuve Phrygios, nous disposons de deux versions. Celle de Tite-Live est la suivante : assailli à la fois par le tribun (autrement dit par les Grecs assignés à la garde du camp) et par les renforts en provenance du front (autrement dit par les Grecs de Pergame conduits par Attale le frère d’Eumène II ; en résumé, de ce côté-là de la bataille, on se bat entre Grecs, et non pas Romains contre Grecs, ce que Tite-Live se refuse encore malignement à rappeler), Antiochos III prend peur et s’enfuit précipitamment ("Antiochos III, voyant revenir au combat ceux qu’il poursuivait, et des renforts accourir du camp et du corps de bataille, tourna bride et prit la fuite à son tour", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 43.6). La version d’Appien est très différente : aussi inconscient que lors de la bataille de Raphia en -217, Antiochos III se croit déjà vainqueur et revient tranquillement vers la ligne de front (on se demande où est passé le tribun avec sa garde macédono-thrace ?), il croise l’escadron d’Attale en chemin, qu’il disperse vite, et c’est seulement quand il aperçoit ses mini-phalanges disloquées qu’il comprend avoir perdu et s’enfuit ("Antiochos III revint fièrement en arrière, comme s’il avait remporté une victoire, sans rien savoir de ce qui se passait de l’autre côté. C’est alors qu’Attale le frère d’Eumène II fondit sur lui avec de nombreux cavaliers. Antiochos III brisa facilement leur formation, et continua d’avancer au milieu d’eux sans se soucier de leur galop sur ses flancs. Mais quand il vit le spectacle de la défaite, la plaine entièrement couverte des cadavres des siens, hommes, chevaux et éléphants, ainsi que son camp enlevé de vive force, il s’enfuit sans se retourner, et arriva à Sardes avant le milieu de la nuit", Appien, Histoire romaine XI.185-186). Nous pensons naturellement que la version d’Appien est plus proche de la vérité que celle de Tite-Live. Les deux auteurs se rejoignent ensuite pour conclure qu’Antiochos III se réfugie à Sardes, puis à Kelainai/Apamée en Haute-Phrygie, avant de retourner à Antioche ("Antiochos III, suivi d’une faible escorte, rejoint dans sa fuite par les débris de son armée, se retira à Sardes vers la quatrième veille, emmenant avec lui sa femme et sa fille. Il confia à Zénon la garde de Sardes, et à Timon le commandement en Lydie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 44.4-6 ; "De Sardes, [Antiochos III] gagna Kelainai renommée Apamée où on lui dit que son fils s’était réfugié. Le lendemain il quitta Kelainai pour la Syrie, laissant des stratèges à Kelainai pour recueillir les rescapés", Appien, Histoire romaine XI.187). Le navarque Polyxénidas, rescapé de la bataille navale de Myonnèsos, tente de fuir à son tour avec les navires qui lui restent, mais craignant de tomber sur l’escadre que les Rhodiens ont laissée du côté de Patara il choisit finalement de débarquer avec ses équipages et de tenter de regagner Antioche par voie de terre ("Le navarque Polyxénidas évacua Ephèse dès qu’il apprit l’issue de la bataille. Il conduisit sa flotte jusqu’à Patara en Lycie, mais craignant d’être attaqué par l’escadre rhodienne qui croisait à la hauteur de Mégista, il débarqua et prit la route de la Syrie avec un faible détachement", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 45.2). Ainsi s’achève la troisième et dernière phase de la guerre, durant l’hiver -190/-189, qui voit la défaite d’Antiochos III contre Rome en Anatolie.


On se souvient qu’Hérodote, au paragraphe 137 livre VII de son Histoire, uchronisait en se demandant : "Quelle aurait été l’Histoire du monde si les Athéniens n’avaient pas résisté à l’envahisseur perse en -480 ?". Hérodote après avoir rapidement réfléchi parvenait à la conclusion que la Grèce tout entière serait devenue perse, et nous en déduisons que tous les événements ultérieurs auraient été très différents de ceux que nous connaissons : Athènes n’aurait pas imposé son hégémonie démocratique en Méditerranée orientale, Xerxès Ier et ses successeurs auraient probablement été tentés d’étendre leur domination vers les Balkans, vers la Sicile, vers Carthage déjà explorés ou arpentés par Darius Ier, la Macédoine sous occupation perse n’aurait jamais engendré un Philippe II ni un Alexandre, les Perses tout-puissants seraient entrés en contact avec les Romains d’une façon ou d’une autre, à une époque où Rome n’était pas la machine politique et militaire parfaitement huilée que nous avons vue à l’œuvre face à Pyrrhos en introduction du présent alinéa, peut-être que l’Empire romain n’aurait par conséquent jamais existé, et peut-être que nous, Français, parlerions aujourd’hui une langue non pas latino-hellénique mais vieux-perse. Or, seuls les fous auraient pu deviner en juillet -480 que moins de deux mois plus tard l’Histoire du monde inclinerait du côté grec et non plus du côté perse. Aucune personne sensée ne pouvait prévoir en juillet -480 que sur les mille deux cents navires de Xerxès Ier présents à Doriscos, deux cents couleraient dans une tempête au large du cap Sépias, deux cents se fracasseraient sur les côtes de l’île d’Eubée en tentant de s’engager dans le détroit de l’Euripe pour prendre la flotte panhellénique à revers, deux cents seraient détruits ou mis hors service au terme de la bataille navale du cap Artémision, de sorte qu’au moment de la bataille de Salamine au début septembre -480 Xerxès Ier ne disposerait plus que de la moitié de son effectif initial. Et aucune personne sensée ne pouvait encore prévoir que lors de cette bataille de Salamine, conservant une supériorité numérique d’environ deux navires contre un, à la tête d’équipages phéniciens et chypriotes qui étaient alors les plus réputés dans le monde maritime, Xerxès Ier s’obstinerait sottement à diriger ces navires et ces équipages dans l’étroit passage séparant l’île de Salamine du continent, pour les présenter aux Athéniens tels des pipes à la fête foraine qu’on abat l’une après l’autre. Eh bien ! Nous pouvons avoir la même réflexion à propos de la bataille de Magnésie, et plus généralement de la confrontation entre Rome et Antiochos III, dernier grand conquérant grec héritier d’Alexandre. L’analyse des faits montre que même après ses défaites aux Thermopyles, à Sidé et à Myonnèsos, Antiochos III conserve toutes ses chances de vaincre les Romains. On peut supposer que les esprits les plus prudents de la Cour séleucide ont tenu le raisonnement suivant, qui est bien fondé : "Nous nous sommes déjà trompés une fois en sous-estimant les capacités militaires romaines, et en choisissant de soutenir la Ligue étolienne contre Rome au lieu du contraire, ne nous trompons donc pas une seconde fois. Refusons une nouvelle bataille contre ces légionnaires parfaitement formés, et profitons de la profondeur stratégique de l’empire. Les lois romaines sont rigides et retirent leur mandat aux chefs qui n’ont obtenu aucune victoire durant leur courte période de commandement : si nous refusons la bataille pendant quelques mois Lucius sera déchu de son titre de consul, si nous la refusons pendant une année les sénateurs s’interrogeront sur la nécessité de maintenir un corps expéditionnaire en Asie, et si nous la refusons un peu plus longtemps ils rappelleront ce corps expéditionnaire et nous reprendrons possession de toute l’Anatolie et de la mer Egée sans avoir eu besoin de combattre. Rome ne peut pas tenter l’aventure au loin parce qu’elle doit assurer la sécurité de ses propres territoires en Méditerranée occidentale dont la conquête est encore récente et qui menacent toujours le territoire même de l’Italie et de Rome. Les chefs romains ne sont pas des princes Cyrus ou des Alexandres qui ne doivent rien à personne, et qui sont prêts par conséquent à tout risquer en se hasardant vers la Cilicie, vers la Mésopotamie, vers la Perse, mais des hommes désignés pour des opérations bien précises limitées dans le temps et dans l’espace, qui doivent rendre des comptes : si nous reculons vers la Cilicie, vers la Mésopotamie, vers la Perse, ni Lucius, ni son frère Scipion l’Africain, ni leurs successeurs à la tête des légions, ne prendront l’initiative personnelle d’imiter le prince Cyrus ou Alexandre jadis pour aller risquer une bataille contre nous à Kounaxa ou à Gaugamèles, car avant d’arriver à Kounaxa ou à Gaugamèles ils auront été prestement relevés de leurs fonctions par le Sénat". Mais que peut un tel raisonnement quand on possède plus de soixante-dix mille hommes, face à un petit contingent d’à peine trente mille hommes ? Le déroulement même de la bataille de Magnésie reste incertain jusqu’à la fin. Les Romains n’y ont pas brillé, ni sur leur droite où ils ont bénéficié de la clairvoyance de leur allié grec Eumène II, ni sur leur gauche où ils se sont enfuis précipitamment et n’ont dû leur survie qu’à la solidité de leurs alliés grecs de Macédoine : la bataille de Magnésie est l’une des très rares fois où l’efficacité divisionnaire romaine a failli être prise en défaut face à une armée grecque. Le fait que le propagandiste romain Tite-Live choisisse d’attirer l’attention de son lecteur sur tel mouvement secondaire des légionnaires ou sur telle action ponctuelle d’un tribun, sans s’apesantir pendant des pages et des pages sur le déroulement général, prouve que Rome en cette journée de crise a été au bord de la catastrophe - car si cette bataille avait une merveille de tactique militaire romaine, Tite-Live ne se serait pas privé de le dire. C’est facile d’affirmer a posteriori : "Domitius a eu raison de laisser le flanc gauche romain à découvert, de croire les décuries et les centuries au centre capables de harceler à tour de rôle pour les épuiser les mini-phalanges réduites à l’immobilité et à l’impuissance, de faire confiance à ses alliés grecs pergaméens à droite face aux chars à faux, et macédoniens à l’arrière pour garder le camp", mais la vérité est que si nous possédions une machine à voyager dans le temps pour nous reporter au début de la bataille sans en connaître le dénouement, ces dispositions téméraires de Domitius nous apparaîtraient comme une folie absurde, comme un suicide, et nous partagerions certainement l’assurance d’Antiochos III : "Le génial Scipion l’Africain est absent, remplacé par un excité inconscient qui dégarnit sa gauche, qui confie sa droite à des Grecs n’opposant que des chevaux à mes chars à faux, et ses arrières à d’autres Grecs qui naguère étaient des ennemis de Rome, je n’ai donc aucune inquiétude, je suis sûr de gagner". La victoire finale des Romains n’était pas écrite à l’avance, et elle a dû les surprendre autant que le reste du monde, autant que nous aujourd’hui en l’an 2000, comme la victoire finale des Athéniens à Salamine a surpris les Perses et les Athéniens eux-mêmes. Uchronisons à notre tour en imaginant ce qu’aurait été l’Histoire du monde si les légionnaires avaient été vaincus à ce moment : les victoires romaines de Myonnèsos, de Sidé et des Thermopyles étant annulées par cette défaite, la Grèce serait devenue séleucide d’une façon ou d’une autre (médiocre stratège mais bon tacticien, Antiochos III aurait imposé le mariage d’une de ses filles à Eumène II, et il aurait imposé à Philippe V un mariage similaire entre un membre de la famille antigonide et un(e) héritier(e) de la famille séleucide qui aurait fait du royaume antigonide un protectorat du royaume séleucide, à l’instar du royaume lagide via le récent mariage entre Ptolémée V et Cléopâtre ; il se serait par ailleurs facilement réconcilié avec les Rhodiens et Prusias qui n’ont au fond jamais eu aucun point commun avec Pergame ni avec Rome), Hannibal aurait insisté à nouveau pour profiter de l’affaiblissement militaire momentané de Rome en envoyant un contingent sur le sol italien, les Celtes/Gaulois et les Carthaginois d’Espagne et d’Afrique auraient multiplié leurs embuscades, obligeant les Romains à recentrer leurs efforts sur la seule Méditerranée occidentale, Antiochos III et ses successeurs auraient pu retourner leurs prétentions - comme Alexandre le Molosse vers -332, comme Agathocle entre -310 et -306, comme Cléonyme en -303/-302, comme Pyrrhos en -280, mais avec les moyens militaires d’un empire étendu jusqu’à la Bactriane et non plus d’un petit royaume ou d’une cité aux capacités limitées - vers les cités grecques de Sicile et d’Italie du sud, contre Rome même, peut-être que l’Empire romain par conséquent n’aurait jamais existé et peut-être que nous, Français, parlerions aujourd’hui une langue grecque sans filtre latin (ou une langue celto/gallo-grecque puisque nous n’aurions jamais assisté à la soumission de Vercingétorix par Jules César, et que les Grecs phocéens de la façade méditerranéenne et de la vallée du Rhône seraient restés en contact direct avec les Celtes/Gaulois de l’intérieur des terres !). L’Histoire qui va s’écrire à partir de ce moment découle de cette victoire romaine totalement inattendue à Magnésie. Zeuxis et Antipatros accueillent les nouveaux maîtres dans Sardes ("Les Romains vinrent occuper Sardes et sa citadelle [texte manque]. Mousaios se présenta peu après en parlementaire de la part du roi. Ayant été accueilli avec égards par Publius Scipion, il lui annonça qu’Antiochos III désirait envoyer des ambassadeurs afin de négocier un règlement général, et il demanda pour eux des sauf-conduits. Ayant reçu l’accord du Romain, Mousaios s’en retourna, et quelques jours après Zeuxis le satrape de Lydie et Antipatros le neveu d’Antiochos III se présentèrent de la part du roi", Polybe, Histoire, XXI, fragment 16.1-4 ; "Le consul arriva à Sardes. Publius Scipion, parti d’Elée dès qu’il fut en état de supporter le voyage, vint l’y rejoindre. Un parlementaire d’Antiochos III se présenta bientôt au consul par l’intermédiaire de Publius Scipion, et obtint pour son maître la permission d’envoyer des ambassadeurs. Peu de jours après, Zeuxis le gouverneur de Lydie, et Antipatros le neveu du roi, arrivèrent à Sardes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 45.3-5). Ceux-ci, par la voix de Scipion qui a retrouvé son poste de légat, probablement indisposé contre Domitius qui lui a subtilisé la victoire, se contentent de renouveller les conditions de la précédente entrevue : l’évacuation de l’Anatolie jusqu’à la chaîne du Taurus et le remboursement de l’intégralité des frais de guerre, qu’on estime à quinze mille talents. En garantie, le roi devra livrer une vingtaine d’otages, dont son fils Antiochos (futur Antiochos IV, homonyme de son frère aîné né en -222 pendant la campagne d’Antiochos III en Atropatène et mort au moment de l’ambassade romaine de -196). Il devra aussi livrer certains membres de son entourage, parmi lesquels l’Etolien Thoas qui a poussé les Séleucides à s’engager en Grèce l’année précédente, et le Carthaginois Hannibal ("Qu’Antiochos III se retire d’Europe et de l’Asie en-deçà du Taurus [c’est Scipion l’Africain qui s’adresse à Zeuxis et à Antipatros], qu’il verse aux Romains pour indemnité de guerre quinze mille talents euboïques, dont cinq cents immédiatement, deux mille cinq cents dès que le peuple romain aura ratifié le traité, et le reste en douze annuités de mille talents, qu’il verse aussi à Eumène II les quatre cents talents qu’il lui doit encore ainsi que le blé qu’il s’était engagé à lui fournir aux termes de l’accord conclu par lui avec le père du roi actuel de Pergame [cette précision est mystérieuse : fait-elle référence à un accord qu’Antiochos III aurait conclu avec Attale Ier en -216 pour s’assurer sa neutralité durant la campagne contre le gouverneur Achaios ? ou à un donnant-donnant temporaire négocié par Rome au détriment d’Attale Ier vers -198 pour obtenir la neutralité d’Antiochos III durant la guerre entre Flamininus et Philippe V, donnant-donnant qu’Antiochos III aurait oublié de respecter ? ou à un autre traité dont nous ignorerions la date et la teneur ?], qu’il livre aux Romains le Carthaginois Hannibal, l’Etolien Thoas, l’Acarnanien Mnasilochos et les Chalcéens Philon et Euboulidas, enfin, pour garantir l’exécution de ces clauses, qu’il fournisse sur-le-champ vingt otages dont les noms sont listés", Polybe, Histoire, XXI, fragment 17.3-8 ; "Renoncez à toute possession en Europe [c’est Scipion l’Africain qui s’adresse à Zeuxis et à Antipatros], abandonnez toute l’Asie en-deçà du mont Taurus. Donnez-nous pour indemnité de guerre quinze mille talents euboïques, dont cinq cents immédiatement, deux mille cinq cents quand le Sénat et le peuple romain auront ratifié la paix, et les douze mille autres en douze paiements égaux annuels. Payez aussi quatre cents talents à Eumène II, et rendrez-lui le reste du blé que vous deviez à son père. Ces conditions acceptées, remettez-nous, comme garantie de votre fidélité à les observer, vingt otages de notre choix. Comme le peuple romain ne pourra jamais vivre en paix partout où ira Hannibal, c’est lui que nous demandons en premier. Livrez-nous également l’Etolien Thoas, instigateur de la guerre d’Etolie, qui vous a aveuglés sur vos forces respectives pour vous armer contre nous, et avec lui l’Acarnanien Mnasilochos et les Chalcéens Philon et Enboulidas. Votre maître s’est mis dans une position défavorable pour traiter de la paix, parce qu’il a trop tardé à le faire : s’il hésite encore, qu’il se souvienne qu’il est plus difficile de faire descendre aux rois les premiers degrés du trône, que d’achever leur ruine", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 45.13-18 ; "Qu’il se tienne éloigné de l’Europe entière et de l’Asie en-deçà du Taurus [c’est Scipion l’Africain qui s’adresse aux envoyés séleucides], qu’il livre tous les éléphants qu’il possède ainsi que les navires : qu’à l’avenir il n’ait plus d’éléphants et seulement le nombre de navires que nous fixerons, qu’il livre vingt otages dont le consul dressera la liste, qu’il rembourse les frais de la guerre qu’il a provoquée en nous livrant cinq cent talents euboïques immédiatement, deux mille cinq cents quand le Sénat aura ratifié le traité, et douze mille au cours des douze prochaines années sous forme d’un versement annuel à Rome, enfin qu’il nous rende tous nos prisonniers et déserteurs, et restitue à Eumène II ce qu’il lui doit en vertu du traité qu’il avait conclu avec Attale Ier le père d’Eumène II. Si Antiochos III fait cela sans tricher, nous lui accorderons paix et amitié après ratification par le Sénat", Appien, Histoire romaine XI.198-199 ; Diodore de Sicile évoque aussi cet épisode dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogénète : "Renonçant à la guerre, Antiochos III envoya des ambassadeurs au consul, demandant qu’on lui pardonnât ses fautes et qu’on lui accordât la paix aux meilleures conditions possibles. Le consul, fidèle à la mansuétude ancestrale de Rome et encouragé en ce sens par son frère Publius, accorda la paix aux conditions suivantes : le roi céderaient aux Romains l’Europe, le pays en-deçà du Taurus ainsi que les cités et les peuples qui s’y trouvaient, il renoncerait à ses éléphants et à sa flotte militaire, il verserait une indemnité de guerre évaluée à quinze mille talents euboïques, il livrerait le Carthaginois Hannibal, l’Etolien Thoas et quelques autres, ainsi que vingt otages dont les Romains dresseraient la liste. Parce qu’il désirait la paix, il accepta tout, et fut débarrassé de la guerre", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les lois internationales romaines 8). Hannibal, pour l’anecdote, refuse de se laisser attraper et s’enfuit vers la principauté de Bithynie, auprès du roi Prusias, où il se suicidera quelques années plus tard pour échapper à Flamininus en mission dans la région (cet événement qui consacre symboliquement la victoire définitive de Rome sur Carthage est évoqué par Appien aux paragraphes 43 et 44 livre XI de son Histoire romaine, par Tite-Live au paragraphe 51 livre XXXIX de son Ab Urbe condita libri, par Plutarque au paragraphe 20 de sa Vie de Flamininus, par Cornélius Népos aux paragraphes 12 et 13 livre XXIII de ses Vies des grands capitaines [qui cite plusieurs auteurs ayant écrit sur le sujet avant lui, dont un extrait d’un passage perdu de l’Histoire de Polybe], par Justin au paragraphe 4 livre XXXII de son Histoire ; Pline l’Ancien assure à l’alinéa 2 paragraphe 43 livre V de son Histoire naturelle que la tombe d’Hannibal existait encore de son temps en Bithynie). Zeuxis et Antipatros, sur ordre de leur roi, acceptent les conditions de Scipion, des représentants des deux parts sont donc envoyés à Rome pour ratification devant le Sénat ("Zeuxis et Antipatros ayant accepté ces conditions, on décida d’un commun accord d’envoyer des représentants à Rome afin de prier le Sénat et le peuple de ratifier le projet de traité. […] Quelque temps après, les otages étant arrivés à Ephèse, Eumène II et les ambassadeurs d’Antiochos III se disposèrent à partir pour Rome, accompagnés par les représentants de Rhodes, de Smyrne et de presque tous les peuples ou cités en-deçà du Taurus", Polybe, Histoire, XXI, fragment 17.9-12 ; "Les ambassadeurs avaient ordre de souscrire à toutes les conditions. On ne s’occupa donc plus que d’envoyer une députation à Rome. […] A Ephèse, le consul reçut peu de jours après les otages du roi, avec les députés chargés d’aller à Rome", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVII, 45.19-20 ; "Telles furent les propositions de Scipion, et les ambassadeurs les acceptèrent toutes. La fraction exigible de l’indemnité fut livrée, ainsi que les vingt otages, parmi lesquels était Antiochos le fils cadet du roi. Les Scipion et Antiochos III envoyèrent des émissaires à Rome, où le Sénat donna son assentiment aux décisions prises", Appien, Histoire romaine XI.200). Les débats à Rome, racontés en détails par Polybe dans les fragments 18 à 24 livre XXI de son Histoire et par Tite-Live dans les paragraphes 52 à 56 livre XXXVII de son Ab Urbe condita libri, virent au duel entre Eumène II qui veut s’approprier les territoires anatoliens et étendre son autorité monarchique, et les Rhodiens qui veulent voir les cités anatoliennes devenir autonomes et adopter des régimes démocratiques : ainsi s’exprime clairement l’absence d’intérêt commun entre celui-ci et ceux-là, que nous avons déjà remarquée plus haut, qui n’ont combattu côte-à-côte durant les années précédentes que parce qu’ils partageaient le même ennemi (Philippe V d’abord, puis Antiochos III), mais qui n’ont plus rien à se dire maintenant que cet ennemi est abattu. Les sénateurs romains tranchent en ignorant Eumène II et les Rhodiens et en se contentant d’entériner les conditions imposées par Scipion. Ils renvoient une dizaine de commissaires en Asie pour régler les points de détail, avec le texte général qu’Antiochos III doit signer. En d’autres termes, Rome décide seule de l’avenir de l’Anatolie, comme elle a décidé seule de l’avenir de la Grèce en -197 : ses soi-disant alliés pergaméens et rhodiens sont autant soumis à ses conditions que le vaincu séleucide. Le commandement du corps expéditionnaire est confié à un nouveau consul, Cnaius Manlius Vulso, qui occupe toute la belle saison -189 à casser les résistances des Galates pour bien signifier que toute l’Anatolie jusqu’au Taurus est devenu un nouveau protectorat romain (ses opérations militaires sont longuement racontées par Polybe dans les fragments 34 à 39 livre XXI de son Histoire, par Tite-Live dans les paragraphes 12 à 27 livre XXXVIII de son Ab Urbe condita libri, et par Appien dans les paragraphes 219 à 223 livre XI de son Histoire romaine). Au printemps -188 suivant, tout le monde se retrouve à Apamée en Haute-Phrygie (l’ancienne Kelainai, à ne pas confondre avec Apamée-sur-l’Oronte) pour la signature définitive (cet événement est raconté par Polybe aux alinéas 6 à 9 fragment 41 livre XXI de son Histoire, et par Tite-Live aux alinéas 8 à 11 paragraphe 37 livre XXXVIII de son Ab Urbe condita libri). Des clauses de détail ont été décidées par les dix commissaires. La plus lourde de conséquences est celle qui impose la limitation de la flotte du vaincu à une dizaine de navires (comme à Carthage au lendemain de la bataille de Zama en -202), et l’interdiction de naviguer à l’ouest du cap Sarpédon près de l’embouchure du fleuve Kalykadnos (nom antique de l’actuel fleuve Göksu, qui se jette en mer Méditerranée près de la cité-garnison de Séleucie, dont le nom est resté jusqu’à aujourd’hui sous la forme "Silifke", mentionnée par Strabon à l’alinéa 4 paragraphe 5 livre XIV de sa Géographie, et par Pline l’Ancien à l’alinéa 3 paragraphe 22 livre V de son Histoire naturelle : "[Antiochos III] livrera tous ses navires longs avec leurs voiles et leurs agrès et il ne pourra pas posséder à l’avenir plus de dix navires cuirassés. Il ne pourra employer pour faire la guerre, si c’est lui qui la commence, aucune embarcation de plus de trente rames et aucune monère. Ses navires ne dépasseront pas l’embouchure du Kalykadnos et le cap Sarpédon, sauf pour porter les indemnités, les ambassadeurs ou les otages", Polybe, Histoire, XXI, fragment 42.13-14 ; "[Antiochos III] devra remettre ses navires longs avec tous leurs équipements militaires. Il ne pourra pas posséder plus de dix navires, dont aucun de plus de trente rames, ni employer aucune embarcation dans toute guerre où il aura été l’agresseur. Il n’aura pas droit de naviguer au-delà du Kalykadnos et du cap Sarpédon, sauf pour porter les indemnités, les ambassadeurs et les otages qu’il doit livrer", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 38.8-9 ; "On rédigea un traité confirmant les paroles de Scipion, apportant des précisions sur les points demeurés flous, et incluant quelques petites additions. Deux bornes, le Kalykadnos et le cap Sarpédon, limiteraient l’empire d’Antiochos III, qui ne pourraient pas les doubler pour faire la guerre. Il ne posséderait seulement que douze navires cuirassés pour faire la guerre contre ses sujets", Appien, Histoire romaine XI.201). Cette clause, qui se traduit dans l’immédiat par la destruction des navires échappés de la bataille de Myonnèsos que Polyxénidas a ancrés en Lycie ("[Cnaius Manlius Vulso] envoya un courrier au préteur Quintus Fabius Labeo qui commandait la flotte, pour lui ordonner de revenir vers Patara pour se faire remettre tous les navires qui s’y trouvaient et pour les brûler", Polybe, Histoire, XXI, fragment 43.1 ; "[Cnaius Manlius Vulso] écrivit à Quintus Fabius Labeo, commandant de la flotte, de se rendre immédiatement à Patara pour détruire et brûler les navires syriens qui s’y trouvaient. Labeo sortit donc d’Ephèse et se rendit à Patara, où il détruisit et brûla une cinquantaine de navires couverts", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 39.2-3), laisse les côtes sud et ouest anatoliennes à la merci de tous les prédateurs : elle trouvera sa conclusion logique un siècle plus tard, quand Rome, exaspérée par les pirateries commises dans cette région maritime étendue devenue une zone de non-droit, enverra Pompée y rétablir son autorité par la force d’un imperium et par l’installation d’escadres permanentes. Mais rien n’est plus terrible pour l’avenir du monde grec que les deux clauses générales décidées précédemment. La première, l’évacuation de toute l’Anatolie jusqu’au Taurus, a sans doute été inspirée par l’instructif souvenir de la paix de Callias II en -470, renouvellée par Epilycos en -449, avec Artaxerxès Ier : parce que les Athéniens avaient tempéré leurs exigences en se contentant de prohiber au Grand Roi l’accès d’une étroite bande de terre en bordure de la mer Egée, ils avaient laissé ce dernier continuer à menacer la Grèce en dressant les cités grecques les unes contre les autres en fonction des circonstances et à asseoir ainsi son pouvoir. Les Romains ne veulent pas reproduire ce scénario : en interdisant aux Séleucides non seulement l’accès à la côté égéenne, mais encore à la Lydie avec Sardes, à la Haute-Phrygie avec Kelainai/Apamée, à la Galatie, jusqu’aux premières pentes du Taurus, ils retirent aux Séleucides la possibilité de rejouer un rôle dans les affaires de Grèce comme jadis le Grand Roi. Mais leur choix de faire de l’Anatolie un protectorat (c’est-à-dire un territoire sous influence romaine mais pas sous occupation romaine, à l’instar de l’Illyrie-Epire en -228, puis de la Grèce en -197) et non pas une province romaine (avec installation de garnisons romaines permanentes, et d’un préfet ou un procurateur recevant ses ordres directement de Rome), s’avère aussi fâcheux que celui de détruire la flotte séleucide : les dix commissaires peuvent bien répartir de façon précise les zones d’influence qui reviendront respectivement à Eumène II et aux Rhodiens (Polybe, Histoire, alinéas 2 à 11 fragment 45 livre XXI ; Tite-Live, Ab Urbe condita libri, alinéas 7 à 17 paragraphe 39 livre XXXVIII), cela ne suffira jamais à calmer les appétits de tous les peuples anatoliens désormais livrés à eux-mêmes, et se résoudra naturellement au cours des décennies par la transformation de gré ou de force de toutes les parties de ce territoire en provinces romaines administrées directement depuis Rome. La seconde clause, la livraison d’une indemnité de quinze mille talents, relève du même calcul qui a abouti à l’imposition d’une indemnité équivalente à Carthage après la bataille de Zama en -202 : "En contraignant le vaincu à payer une forte somme, les Romains videront sa caisse, il n’aura plus les moyens d’entretenir une armée, les provinces soumises aujourd’hui à son autorité feront sécession les unes après les autres parce qu’elles ne craindront plus les représailles, il sera réduit à dépenser le peu d’argent qui lui restera à payer une petite troupe de police qui lui permettra d’assurer péniblement la sécurité de sa seule capitale et des régions voisines". Ce calcul s’avère pertinent, au grand dam d’Antiochos III qui lui devra indirectement sa mort. En -187 en effet, n’ayant plus aucune drachme en réserve pour payer l’annuité qu’il doit à Rome, Antiochos III (contesté par son propre entourage : "Après cette très brillante victoire [des Romains à la bataille de Magnésie] que certains jugèrent aberrante (car on ne pouvait pas prévoir qu’une armée peu nombreuse l’emporterait à ce point sur une terre étrangère contre des adversaires beaucoup plus nombreux, et surtout contre la phalange macédonienne bien entraînée, formée d’hommes valeureux et jouissant d’une formidable réputation d’invincibilité), les Amis d’Antiochos III blâmèrent la précipitation avec laquelle il s’était engagé dans son différend avec Rome, ainsi que l’inexpérience et l’irréflexion qu’il avait manifestées dès le début, qui l’avaient incité à abandonner la Chersonèse et Lysimacheia avec armes et bagages sans se mesurer à l’ennemi, et abandonner l’Hellespont pour faciliter le passage des Romains. Ils lui reprochèrent aussi sa dernière folie : priver l’élite de son armée de toute possibilité de manœuvre en la confinant dans un trop petit espace, et placer ses espoirs dans un gigantesque ramassis de soldats novices plutôt que dans des vétérans connaissant parfaitement les règles de la guerre, audacieux et résolus grâce à leur longue expérience", Appien, Histoire romaine XI.190-191) se rend en Elymaïde pour y subtiliser les richesses d’un sanctuaire local : la population, scandalisée, se révoltera, et le tuera ("Au mois de simanu [juin dans le calendrier chrétien] de l’an 125 [du calendrier séleucide, soit -187 du calendrier chrétien], le bruit courut dans Babylone qu’Antiochos [III] avait été tué en Elam le vingt-cinquième jour", Chronique royale hellénistique ; "L’Elymaïde étant très vaste, les seigneurs locaux y recrutent facilement des troupes, et, confiants dans l’étendue de leurs ressources militaires, refusent aujourd’hui avec hauteur de rendre hommage au roi des Parthes à l’instar des princes voisins, de la même façon qu’ils entretenaient la même indépendance jadis à l’égard des Grands Rois de Perse puis plus tard des rois macédoniens devenus les maîtres de la Syrie. Ainsi, quand Antiochos III le Grand entreprit de piller leur temple de Bélos ["B»loj", hellénisation du qualificatif "baal" en sémitique, signifiant "maître, propriétaire" au sens large, et plus spécifiquement "dieu" quand le mot est utilisé dans un contexte religieux, avec le sens de "maître du ciel et de la terre, de la vie et de la mort" ; on suppose que le "baal/dieu" dont il est question ici est Inshushinak, le dieu tutélaire de la cité de Suse], toutes les tribus barbares des environs se levèrent en armes, et, sans appeler personne à leur aide, elles attaquèrent le conquérant et l’écrasèrent", Strabon, Géographie, XVI, 1.18, "En Syrie, le roi Antiochos III, contraint de verser une lourde indemnité aux Romains qui l’avaient vaincu et n’ayant plus d’argent, ou excité par sa cupidité, voulut utiliser ce prétexte pour essayer de justifier un sacrilège : il attaqua de nuit avec ses soldats le sanctuaire du dieu de l’Elymaïde. A cette nouvelle, les habitants accoururent et le massacrèrent avec toutes ses troupes", Justin, Histoire XXXII.2, "Antiochos III fut vaincu, contraint de limiter son pouvoir en-deçà du Taurus. Il se réfugia dans Apamée et dans Suse, et s’avança vers les cités orientales de son royaume. Au cours d’une guerre contre les Elymaïens, il fut anéanti avec toute son armée", saint Jérôme, Sur le livre de Daniel XI.17-19 ; Diodore de Sicile raconte aussi cet épisode dans deux passages perdus de sa Bibliothèque historique, mais conservés en partie par Constantin VII Porphyrogénète ["Antiochos III, qui avait entrepris de piller le sanctuaire du dieu de l’Elymaïde, eut la fin de vie qu’il méritait en périssant avec toute son armée", Extraits, Sur les vertus et les vices 236 ; "Son trésor étant vide, Antiochos III entendu dire qu’en Elymaïde le sanctuaire de Bélos possédait beaucoup d’argent et d’or provenant d’offrandes. Il décida de le piller. Il arriva en Elymaïde et, après avoir accusé les habitants de l’avoir provoqué, il pilla le sanctuaire. Mais après avoir réuni quantité d’objets précieux, il reçut vite des dieux le châtiment mérité", Extraits, Sur les vertus et les vices 247]). Le patient édifice impérial que le roi séleucide a construit durant ses plus de trente ans de règne, s’effondre comme un château de cartes. La Bactriane de son beau-frère Euthydème Ier, nous l’avons dit lors de notre récit de l’anabase, entame une Histoire séparée de l’Histoire hellénistique moyen-orientale. Les Parthes, dont la soumission n’a jamais été totale, entament également une Histoire séparée, qui les verra s’imposer progressivement sur tout l’est du Croissant Fertile et sur la Perse. En Arménie, ses épiscopes Artaxias et Zariadrès prennent le pouvoir : l’Arménie deviendra une principauté indépendante gouvernée par Artavazde Ier puis par Tigrane Ier, respectivement fils aîné et fils cadet d’Artaxias ("Mais plus tard Artaxias et Zariadrès, deux stratèges d’Antiochos III le Grand, ennemi acharné des Romains, se partagèrent [l’Arménie] : nommés par lui et gouvernant en son nom dans un premier temps, ils s’empressèrent de passer du côté des Romains quand leur maître fut vaincu et ruiné, et proclamèrent leur indépendance et prirent le titre de rois. Tigrane Ier fils d’Artaxias Ier reçut l’Arménie centrale, c’est-à-dire le pays qui s’étend le long de la Médie, de l’Albanie et de l’Ibérie jusqu’à la Colchide et la Cappadoce maritime, tandis qu’Artanès le fils de Zariadrès de Sophénie [région de l’Arménie] hérita de l’Arménie méridionale, plus spécialement de la partie sud-ouest. Finalement, ce dernier fut bientôt renversé et tué par Tigrane Ier, qui demeura ainsi seul maître de tout le pays", Strabon, Géographie, XI, 14.15). En Cappadoce, son gendre Ariarathès IV proclame son allégeance à Rome dès -189, en obéissant aux désidératas de Cnaius Manlius Vulso qui manœuvre en Galatie voisine ("Le roi de Cappadoce Ariarathès IV envoya aussi des députés. Ayant fait cause commune avec Antiochos III et participé à la bataille [de Magnésie] contre les Romains, il était très inquiet sur son sort. C’est pour cela que ses députés se présentèrent à plusieurs reprises pour demander ce que leur roi devait donner ou faire pour qu’on lui pardonnât ses erreurs. […] [Cnaius Manlius Vulso] fit dire qu’on le laisserait en paix moyennant le versement de six cents talents", Polybe, Histoire, XXI, fragment 40.4-7 ; "Ariarathès IV le roi de Cappadoce envoya des députés pour s’humilier et expier financièrement la faute dont il s’était rendu coupable en secourant Antiochos III. Il dut payer une indemnité de six cents talents d’argent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, XXXVIII, 37.5-6 ; "Le roi de Cappadoce, Ariarathès IV, qui avait aussi envoyé des troupes à Antiochos III, fut pris de crainte, et supplia Manlius [de l’épargner] en lui faisant parvenir deux cents talents. En réponse à cette attitude, Manlius ne fit aucune incursion sur son territoire, et revint vers l’Hellespont", Appien, Histoire romaine XI.223). En Egypte, c’est à la fois parce que les Lagides se sentiront libres de la tutelle d’Antioche, et parce qu’Antiochos IV fils d’Antiochos III voudra vainement y réaffirmer l’ordre séleucide, qu’une nouvelle guerre commencera en -170. Enfin, c’est après avoir constaté l’incapacité des Séleucides à entretenir une grande armée après -188 que le juif Jésus ben Sirac encouragera ses compatriotes à affirmer leur judéité contre les séductions hellénistiques dans son Siracide que nous étudierons dans le paragraphe suivant. Et c’est parce qu’Antiochos IV, lors du retour piteux de sa guerre en Egypte, commettra une maladresse à Jérusalem, qu’en -167 les juifs de Judée, jouant habilement de l’affaiblissement des Lagides et des Séleucides, réclameront réparation et appliqueront le programme du Siracide en proclamant à leur tour leur indépendance.

  

Les Diadoques

Antiochos III

Le Musée

  

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