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Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Le temps gagné

© Christian Carat Autoédition

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Acte V : Le christianisme

Les successeurs d’Alexandre

  

Les Diadoques

Antiochos III

Le Musée

  

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L’encyclopédisme de Cour ou la stérilisation des élites : l’exemple lagide


L’ère hellénistique a vu s’épanouir cinq communautés autonomes ou "hérésies" en grec ("a†resij", action de "prendre/aƒršw" en général, d’où par extention "choix, préférence, inclination, opinion, parti, faction"), équivalent de "sectes" en latin ("secta", du verbe "sequor" qui signifie "suivre" ; la dérivation étymologique à partir du latin "secare/couper, diviser, partager, trancher" avancée traditionnellement est erronée), l’Académie de Platon, le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Epicure, le Stoa/Portique de Zénon de Kition, le Musée de Ptolémée Ier et Démétrios de Phalère, finalement écrasées par une sixième et dernière - l’Ekklesia des chrétiens d’Antioche -, possédant toutes les mêmes propriétés de fonctionnement. Mieux encore : elles ont toutes le même modèle et le même but, elles sont toutes des jalouses de la première, l’Académie platonicienne fondée en -387, dont elles prétendent améliorer ou dépasser le modèle de vivre-ensemble ou, pour utiliser le terme originel, le modèle "politique/politikÒj" (ou "art de vivre en commun dans la cité/pÒlij"). Derrière leurs apparentes différences, elles consistent toutes en un petit groupe qui se considère plus éclairé que la masse, qui prétend connaître la voie du salut, ou du bonheur, ou de la sérénité, ou de la paix, peu importe l’idéal visé, et qui pour cette raison forme des générations d’élèves destinées à préserver dans la durée cette connaissance salutaire dans le cadre étroit et clos de l’hérésie/secte, autant qu’à influer sur les décisions des forces politiques (hommes d’Etat ou peuple) pour les inciter à emprunter cette voie salutaire idéalisée - c’est pour cette raison que nous préférons employer ce terme spécifique "hérésie/secte" plutôt que le terme flou "école/paide…a" comme le font souvent à dessein les philosophes antiques, car le terme "école" renvoie aujourd’hui à l’image d’une institution publique ouverte à tous sans distinction et sans examen d’admission, ce que ne sont pas les hérésies/sectes hellénistiques. Autrement dit, étudier le fonctionnement d’une hérésie/secte, cela revient à comprendre le fonctionnement de toutes les autres. Dans le présent alinéa, nous nous écarterons donc de la méthode traditionnelle consistant à débattre à l’infini sur les différences de métaphysiques pour aboutir à la conclusion que telle hérésie/secte n’a aucun rapport avec telle autre, et nous adopterons une méthode rigoureusement inverse consistant à délaisser les débats métaphysiques pour tenter de découvrir les ressorts organiques communs de ces organisations politico-spirituelles. Notre choix se portera sur le Musée d’Alexandrie qui, au sens où nous venons de définir le mot, est bien une hérésie/secte, dont l’Histoire est mieux connue que les autres.


Il est possible que la volonté de Ptolémée Ier de fonder le Musée/Mouse‹on, littéralement le "temple des Muses/Moàsai", soit née autour de la signature de l’armistice avec Antigone en -311. N’ayant pu imposer sa politique égyptienne par la force au Levant et en Grèce face aux armées antigonides, il a voulu l’imposer par le calcul, par la négociation, par la séduction : nous avons vu dans notre premier alinéa qu’à partir de cette date, Ptolémée Ier incline de plus en plus à garder ses troupes à proximité de lui pour la seule défense du territoire égyptien, et qu’il recourt à une tactique de containment pour ses affaires extérieures (en achevant la conquête totale de l’île Chypre par l’exécution de Nicocréon/Nicoclès vers -310, en installant des garnisons dans les lointaines cités de Chypre ainsi qu’à Rhodes, à Kos, à Corinthe, à Sicyone, en corrompant les soldats d’Antigone Ier cantonnés dans le Sinaï fin -306, en apportant la logistique aux assiégés de Rhodes en -305/-304, en signant la coalition de l’hiver -303/-302 avec Séleucos Ier, Lysimaque Ier et Cassandre Ier contre Antigone Ier). Or cette tactique de containment suppose de connaître les usages et les mœurs des peuples dont on cherche l’alliance : la décision de créer dans Alexandrie une hérésie/secte rassemblant tous les savoirs techniques susceptibles d’être un jour appliqués sur le champ de bataille, et tous les savoirs historiques sur les peuples voisins et plus lointains pour mieux les soumettre, découle peut-être de cela. Le Musée de Ptolémée Ier ne serait ainsi qu’une anticipation de ce que sera plus tard l’édit de Villers-Cotterêts et la Bibliothèque de France pour François Ier, l’Académie Française pour Richelieu, ou l’Encyclopédie pour Madame de Pompadour : un moyen de contrôler tout ce qui se publie et tout ce qui se pense dans le royaume et dans les royaumes voisins, pour en tirer des décisions politiques adéquates. Tel est en tous cas le mobile officieux avancé par Démétrios de Phalère, sur lequel nous allons bientôt nous arrêter, devant Ptolémée Ier ("Démétrios de Phalère conseilla au roi Ptolémée Ier d’acheter des livres qui traitassent du pouvoir et de les lire avec soin, “car ce que les Amis n’osent pas dire aux rois, les livres le disent”", Plutarque, Apophtegmes des rois et des stratèges célèbres). Il est possible aussi que Ptolémée Ier ait rêvé de jouer par rapport à ses propres enfants le même rôle joué naguère Aristote par rapport à Alexandre le Grand, l’illustre philosophe ayant constitué une importante bibliothèque personnelle qui, selon le géographe Strabon, a inspiré celle des Lagides ("Aristote, en laissant son école à Théophraste, lui laissa aussi tous ses livres. Il fut le premier à notre connaissance à constituer une collection de livres, qui inspira aux rois d’Egypte l’idée de former leur Bibliothèque", Strabon, Géographie, XIII, 1.54). Nous ignorons en quoi consiste exactement le Musée. Pour notre part, nous pensons que ce mot renvoie moins à un bâtiment, qu’à un organisme réparti en plusieurs bâtiments. Epiphane de Salamine dit que Ptolémée II fixe le cœur administratif de cet organisme dans un quartier qui à l’époque romaine portera le nom de "Bruchium" (la signification de ce nom est inconnue : "Après Ptolémée Ier, Ptolémée II surnommé “Philadelphe” régna sur Alexandrie, comme je l’ai dit. Amoureux de la beauté et du savoir, il créa une Bibliothèque dans le quartier de la ville appelé “Brouchion” ["Brouc…wn"], aujourd’hui en friche", Epiphane de Salamine, Sur les poids et mesures 9). Une incidence de l’historien romain Ammien Marcellin, qui à l’alinéa 15 paragraphe 16 livre XXII de son Histoire de Rome présente ce quartier du Bruchium comme "le plus important/renommé/huppé ("regionis maximam partem") d’Alexandrie", amène les égyptologues modernes à l’assimiler au quartier royal situé à l’est du port antique. Cette hypothèse est confortée par Strabon, qui révèle que le bâtiment en question jouxte les palais royaux ("On peut aussi inclure parmi les palais royaux le Musée, avec ses portiques, son exèdre ["™xšdra", littéralement "endroit avec des sièges/›dra hors/™k du lieu principal", d’où "salle de réunion, de discussion, de repos, de débat"] et son grand bâtiment où les philologues sont tenus de prendre leurs repas en commun", Strabon, Géographie, XVII, 1.8). Cela suggère bien que la création du Musée est chose royale, qu’elle ne relève pas de la volonté d’un particulier illuminé ou d’un petit groupe d’intellectuels ordinaires. Ce n’est que plus tard, peut-être sous Ptolémée II, parce que le bâtiment du Bruchium s’avèrera trop petit pour accueillir les nouvelles collections de livres, selon le grammairien byzantin du XIIème siècle Jean Tzetzès dans une de ses scholies sur les comédies d’Aristophane, qu’un autre bâtiment sera ouvert dans le quartier du Sérapeion ("[Ptolémée II Philadelphe] fit déposer les livres dans deux bibliothèques. Le nombre de ceux conservés en dehors du quartier du palais [c’est-à-dire dans l’annexe du Sérapéion] était de quarante-deux mille huit cents, le nombre de ceux conservés dans le quartier des palais [c’est-à-dire dans le bâtiment du Bruchium] était de quatre-cent mille symmiges ["summig»j", mot à la signification inconnue, constitué d’un préfixe "sÚn-/avec, ensemble" suivi de "mig»j" qui est probablement apparenté à "m…gma/mélange"] et cent-dix mille amiges ["¢mig»j", autre mot à la signification inconnue, constitué d’un préfixe "a-" privatif également suivi de "mig»j: certains spécialistes pensent que "summig»j" désigne les rouleaux contenant plusieurs œuvres tandis qu’"¢mig»j" désigne les rouleaux contenant une seule œuvre, d’autres pensent que "summig»j" désigne les œuvres conservées en plusieurs exemplaires tandis qu’"¢mig»j" désigne les œuvres conservées en un seul exemplaire, d’autres encore pensent que "summig»j" désigne le nombre de rouleaux tandis qu’"¢mig»j" désigne le nombre de titres] auxquels Callimaque ajouta des catalogues") : c’est ce bâtiment dans le sanctuaire du Sérapeion qui accueillera le fonds préservé de l’incendie du Bruchium lors du siège d’Alexandrie par Ptolémée XIII contre le Romain Jules César réfugié dans le quartier royal durant l’hiver -48/-47 ("On ouvrit la bibliothèque appelée “Thygater” ["Qug£thr", "la Fille"] dans le Sérapeion, plus petite que la première, où furent déposées les traductions d’Aquila [de Sinope, architecte responsable de la reconstruction de Jérusalem sous l’Empereur Hadrien dans la première moitié du IIème siècle, et traducteur bibliste], de Symmaque [autre traducteur bibliste de la seconde moitié du IIème siècle], de Théodotion [traducteur bibliste de date incertaine au Ier ou au IIème siècle], et des autres deux cent cinquante ans plus tard", Epiphane de Salamine, Sur les poids et mesures 11). Et ce n’est qu’au fil des décennies, à cause de l’égarement général de la pensée hellénistique que nous allons analyser dans le présent alinéa, que le fonds de cette annexe du Sérapéion sera progressivement ouvert aux savants de passage (comme le géographe Strabon qui la fréquentera assidument lors de son séjour égyptien dans le dernier quart du Ier siècle av. J.-C.), sous conditions (comme dans nos actuelles bibliothèques patrimoniales, qui imposent une inscription payante, le remplissage de fiches de consultation, le passage obligé par la banque d’accueil et les fonctionnaires dédiés, voire l’emploi de gants pour la manipulation des documents les plus précieux, et l’interdiction de la consultation en dehors des salles spécialement aménagées contre les parasites et les fluctuations de températures, dans lesquelles seuls les crayons à papier sont autorisés), puis sans conditions (comme dans nos actuelles bibliothèques de quartier, où la consultation est gratuite, en libre accès, et le prêt autorisé via des bornes d’enregistrement automatiques) aux Alexandrins ordinaires "amis des études laborieuses" ("filÒponoj", ce terme se trouve dans la description d’Alexandrie qu’Aphthonios compose en exemple à son exposé Sur la description au paragraphe XII de ses Progymnasmata) en quête de hautes réponses existentielles (c’est là que sera conservé une copie officielle de la Septante/Bible selon le paragraphe 8 livre XVIII de l’Apologétique de Tertullien ["Ce monument [la Septante/Bible] est aujourd’hui visible dans la bibliothèque du Sérapéion de Ptolémée II, avec son original en hébreu"]) ou de basses œuvres à plagier ou à voler vendables sur l’agora, puis par des nécessiteux simplement en quête de papyrus pour empaqueter les morts, ou pour caler les meubles, ou pour allumer le barbecue. Notons qu’une autre annexe au Musée a pu exister temporairement à Antioche dans la première moitié du IIème siècle av. J.-C., à partir du moment où le royaume lagide est devenu un protectorat du royaume séleucide vers -200 jusqu’au moment où il est devenu un protectorat romain en -168. La plus ancienne mention d’une bibliothèque dans cette cité remonte effectivement à Antiochos III, Suidas précise que ce dernier en a confié la direction à Euphorion de Chalcis ("Fils de Polymnestos, originaire de Chalcis en Eubée, élève de Lacydès [de Cyrène, directeur de l’Académie dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C.] et Prytanis [aristotélicien originaire de Carystos en Eubée] en philosophie et d’Archéboulos de Théra en poésie, dont il fut l’éromène. Il est né durant la cent-vingt-sixième olympiade, l’année où Pyrrhos fut vaincu par les Romains [à la bataille de Bénévent en -275], en apparence il était blond comme le miel, obèse, avec des jambes difformes. Quand Nikia, épouse du roi eubéen Alexandre fils de Kratèros, le prit en affection, il devint célèbre. Le roi Antiochos III le Grand l’invita en Syrie pour le nommer à la tête de la bibliothèque publique. Il y mourut, et fut enterré à Apamée selon certains, à Antioche selon d’autres", Suidas, Lexicographie, Euphorion E3801) : même si aucun texte ne rattache directement Euphorion à Alexandrie d’Egypte, diverses incidences mentionnant la présence de poètes et d’érudits autour d’Antiochos III (comme les historiens Hégésianax et Mnésiptolémos ["Dans le livre XXII de l’Organisation des Troyens de Démétrios de Skepsis, on lit : “Au cours d’un repas que donna le roi Antiochos III le Grand, les Amis royaux et Antiochos III lui-même dansèrent en armes. L’historien Hégésianax d’Alexandrie [de Troade, nom hellénistique de l’ancienne colonie athénienne de Sigée], poussé à danser à son tour, dit au roi : « Préfères-tu donc me voir mal danser, plutôt qu’écouter mes vers ? ». Le roi lui ordonna de réciter ses vers, et en reçut un tel plaisir qu’il le récompensa en le faisant Ami”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes IV.14 ; "[Démétrios de Skepsis], au livre XIX de la même œuvre, dit que l’historien Mnésiptolémos, très influent auprès d’Antiochos III le Grand, eut un fils nommé Séleucos qui composa des chansons joyeuses, qu’on chante encore souvent", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XV.53], ou l’auteur épique Simonidès que nous avons évoqué à la fin de notre premier alinéa, auteur des Actes d’Antiochos [III] selon l’article Simonidès S443 de la Lexicographie de Suidas) trahissent son désir d’élever le niveau intellectuel de la capitale séleucide à celui de la capitale lagide, en copiant ou en élargissant le Musée.


En -307, Démétrios de Phalère le tyran d’Athènes est renversé par Démétrios Poliorcète. C’est une délivrance pour les Athéniens qui, depuis son intronisation par Cassandre en -317, ont subi de sa part toutes les débauches et toutes les injustices (nous renvoyons ici encore à notre premier alinéa). Condamné à mort par les Athéniens, il est contraint de fuir. Or, c’est un homme intelligent, que les philosophes - même ceux qui ne l’aiment pas - reconnaissent comme un pair, et qui n’a aucun scrupule - facilement corruptible, et ne rechignant pas à prodiguer des cadeaux ou des dessous-de-table pour parvenir à ses fins - : il est exactement ce dont Ptolémée Ier a besoin pour son Musée. Démétrios de Phalère est donc accueilli en Egypte par celui-ci ("Démétrios de Phalère gouverna Athènes de façon éclairée, jusqu’au moment où, chassé de la cité par l’envie naturelle des Athéniens, il se retira en Egypte auprès de Ptolémée Ier pour y faire des lois", Elien, Histoires diverses III.17), qui le charge d’organiser l’administration et l’enrichissement du Musée. De quand date exactement l’arrivée de Démétrios de Phalère en Egypte ? de la prise d’Athènes en -307 par Démétrios Poliorcète (telle est la date, la deuxième année de la cent-dix-huitième olympiade, retenue par la Chronique de saint Jérôme inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée ["Démétrios de Phalère se rend chez Ptolémée pour le convaincre de restaurer la démocratie dans Athènes"]) ? ou de la mort de Cassandre Ier en -298/-297 ("Quand Cassandre Ier mourut Démétrios fut forcé de s’enfuir en Egypte", Strabon, Géographie, IX, 1.20 ; "Hermippos dit qu’après la mort de Cassandre Ier, Démétrios de Phalère, craignant les mauvaises dispositions d’Antigone [fils de Démétrios Poliorcète et futur roi de Macédoine en -278 sous le nom d’Antigone II], se retira à la Cour de Ptolémée Ier Soter, et qu’il y vécut assez longtemps", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres LV.78) ? ou de la prise de Thèbes vers -293 (où on est sûr qu’il s’est réfugié pendant une durée inconnue) par Démétrios Poliorcète devenu roi de Macédoine sous le nom de Démétrios Ier ? Nous l’ignorons. Le modèle qu’il retient est celui du Lycée d’Aristote - qui lui-même avait copié l’Académie de son ancien maître Platon -, présidé depuis la mort de son créateur en -322 par Théophrate, dont Démétrios de Phalère a été un temps l’élève, comme nous l’avons dit dans notre premier alinéa, et probablement le protecteur lors de sa tyrannie entre -317 et -307. Cela signifie concrètement que le site comporte un bâtiment dédié à la vénération du ou des protecteurs du lieu - Athéna et Eros dans le cas de l’Académie de Platon ("Eros n’est pas seulement le dieu présidant aux rapports sexuels puisque dans l’Académie, dont on sait qu’elle était consacrée à Athéna, on avait érigé une statue de lui, et on sacrifiait pareillement à ces deux divinités", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII, 12), Aristote lui-même dans le cas du Lycée, à la statue duquel Théophrate ajoutera celles des Muses à une date indéterminée ("On achèvera d’abord le Musée/Mouse‹on que j’ai fait construire [c’est Théophrate qui s’exprime ainsi dans son testament], et on y ajoutera toutes les statues qui pourront l’embellir. On y placera ensuite la statue d’Aristote et toutes les offrandes qui y étaient auparavant", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.51) -, une bibliothèque, un jardin servant de lieu d’études botaniques et zoologiques autant que de lieu de détente, et divers bâtiments annexes - qui serviront par exemple de salle de dissection pour Hérophile ou Erasistrate, ou d’observatoire astronomique pour Hipparque ou Claude Ptolémée : en créant le Musée, Ptolémée Ier veut faire d’Alexandrie une nouvelle Athènes, et Démétrios de Phalère ne fait que reproduire à Alexandrie l’hérésie/secte qu’il a fréquentée dans sa jeunesse avec son maître Théophraste puis financée et peut-être administrée en sous-main entre -317 et -307 - ce qui explique la louange commune aux Muses, de la part de Démétrios de Phalère à Alexandrie (dans le nom même du Musée) et de la part de Théophraste à Athènes (dans les statues dédiées du Lycée), et la concordance d’intérêt entre Ptolémée Ier qui veut une bibliothèque et Démétrios de Phalère qui dans le Lycée a pu apprécier la bibliothèque constituée par Aristote, selon l’alinéa 54 paragraphe 1 livre XIII précité de la Géographie de Strabon. Une hérésie/secte est avant tout un cocon destiné à préserver de l’agitation du monde une poignée d’individus plus ou moins privilégiés, à les maintenir en dehors des fluctuations de la rue et de l’agora, même s’ils rêvent d’y jouer un rôle. Cette caractéristique est directement liée à la biographie de leurs maîtres-fondateurs : on se souvient que les velléités de Platon d’appliquer ses idées totalitaires ont failli lui couter la vie, que les relations entre Aristote et son élève Alexandre étaient ambiguës - nous avons rappelé au tout début de notre premier alinéa qu’Aristote a même été soupçonné d’avoir empoisonné Alexandre en -323 -, qu’Epicure et Zénon de Kition ne doivent leur tranquillité dans Athènes qu’à la bienveillance des dominateurs successifs (Démétrios Ier Poliorcète, Cassandre Ier, Antigone II), Démétrios de Phalère quant à lui a été condamné à mort à Athènes et ne doit sa préservation qu’au bon vouloir de Ptolémée Ier (c’est sans doute ce qu’il faut sous-entendre dans ce passage de Diogène Laërce déclarant que Démétrios de Phalère ne sachant plus où aller "après avoir perdu la vue", a finalement retrouvé son chemin grâce à Sérapis, divinité helléno-égyptienne associée à la dynastie lagide : "On raconte qu’ayant perdu la vue, [Démétrios de Phalère] la recouvra à Alexandrie par une faveur de Sérapis, et qu’en reconnaissance de cette guérison il composa des hymnes qui se chantent encore aujourd’hui", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.76). L’hérésie/secte vit en-deçà de ses murs dans le silence, fermée au reste de la société, elle est un cénacle ignorant la ville au-delà de ces murs et ignoré par elle, dans lequel les hérétiques/sectateurs n’ont pour seul public qu’eux-mêmes. Ces derniers, du fait de leur situation excentrée, finissent par accumuler tant de dispenses et de biens que n’atteignent ni les putschs ni les révolutions, qu’ils se transforment vite en une petite caste déconnectée des soucis des citoyens ordinaires, cela est notamment visible dans le luxe outrancier des repas (le commentateur Hégésandros de Delphes assure par exemple que les repas à l’Académie permettent de tenir deux jours : selon Athénée de Naucratis, c’est parce qu’ils sont "simples et équilibrés" ["Timothée, fils de Conon, habitué aux festins somptueux des stratèges, fut invité au repas que Platon donnait à l’Académie. Il ne put s’empêcher de dire que “ceux qui déjeunent chez Platon se sentent parfaitement bien le lendemain”, tant ce repas fut simple et équilibré. Hégésandros rapporte ainsi le propos : “Timothée, rencontrant Platon le lendemain, lui dit : « O Platon, tu déjeunes autant pour le lendemain que pour le jour même ! »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.5], mais nous pensons pour notre part que c’est parce qu’ils sont au contraire exagérément copieux ; au Lycée, Lycon, troisième directeur de l’établissement au milieu du IIIème siècle av. J.-C., va même jusqu’à taxer les visiteurs de passage pour pouvoir continuer à entretenir les panses et les goûts de luxe des sociétaires : "Selon Antigonos de Karystios, le péripatéticien Lycon s’installa d’abord à Athènes pour y étudier, mais peu à peu il se fit une réputation de panier percé, d’ivrogne et d’amateur de prostituées. Plus tard, quand il devint le chef de l’école péripatéticienne, il régala ses amis, et il dépensa des fortunes en banquets ininterrompus, ce qui lui revint cher car il fallait payer tous les artistes qui pourvoyaient aux divertissements, les plats en argent et les divans, la décoration, les nombreux plats servis, la foule des serveurs et des cuisiniers. Tout cela fit que les candidats hésitèrent à rejoindre son école, à l’instar de ces gens qui redoutent de pénétrer dans une cité au gouvernement détestable surchargeant ses citoyens d’impôts. Les membres étaient effectivement obligés d’assumer l’administration quotidienne de l’école pendant trente jours, ce qui signifiait qu’ils avaient la responsabilité de surveiller les nouveaux étudiants. Le dernier jour du mois ils recevaient neuf oboles pour chacun des nouveaux étudiants, et c’est avec cette somme modique qu’ils devaient financer les festins et les divertissements qui étaient offerts non seulement à ceux qui avaient payé leurs honoraires, mais à tous les inconnus que Lycon invitaient gracieusement, en particulier des hommes plus âgés, simples visiteurs de l’école. L’argent obtenu n’était pas suffisant pour acquitter toutes les factures de parfumerie et des couronnes. Les membres avaient en supplément la charge des sacrifices, et administraient les rites en l’honneur des Muses. Toute cette mise en scène n’avait rien à voir avec la dialectique et la philosophie, elle ressemblait davantage à l’éclat pimpant qui caractérise les vies tapageuses, c’était une pratique très perverse même pour ceux qui par manque de moyens personnels étaient dispensés de cette fonction. Les élèves de Platon et de Speusippe surent se protéger de ces dérives : quand ils se retrouvaient dans les festins, ce n’était pas simplement pour goûter des mets excellents ou s’enivrer, c’était surtout pour révérer les dieux, discuter comme des gens de bonne compagnie, se détendre, et s’engager dans des discussions intellectuelles. Malheureusement, comme nous l’avons constaté, ces nobles objectifs sont devenus subalternes aux yeux de leurs successeurs, qui préférèrent bien davantage porter des manteaux confortables et vivre dans un luxe onéreux. Lycon étala son arrogance plus que tout autre, à tel point qu’un jour il organisa chez Conon, en plein cœur du quartier riche d’Athènes, une fête grandiose dans une salle pouvant contenir plus de vingt divans. Ajoutons pour finir que ce philosophe était un joueur de balle averti", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.69). Les hérétiques/sectateurs du Musée d’Alexandrie sont nourris et logis aux frais des Lagides - on suppose qu’ils sont exemptés d’impôts -, ils disposent d’une caisse commune gérée par un administrateur qui a le titre de "prêtre/ƒeršuj", nommé directement par le roi à l’époque hellénistique puis par l’Empereur à l’époque impériale romaine ("Les philologues sont tenus de prendre leurs repas en commun. Ce synode vit sur le Trésor du Musée administré par un prêtre nommé autrefois par les rois et aujourd’hui par les Césars", Strabon, Géographie, XVII, 1.8). Cet administrateur est-il un simple fonctionnaire chargé de la trésorerie, ou est-il le directeur du Musée lui-même ? Le titre de "prêtre/ƒeršuj" doit en tous cas retenir notre attention, car il prouve la dimension spirituelle de l’hérésie/secte du Musée (peut-être dédié à Sérapis, la divinité helléno-égyptienne associée à la dynastie lagide et protectrice de Démétrios de Phalère selon le paragraphe 76 livre V précité des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce ?), qui fait des fondateurs Ptolémée Ier et Démétrios de Phalère des demi-dieux à l’égal de Platon dans l’Académie, d’Aristote dans le Lycée (qui y a sa statue selon le paragraphe 51 livre V précité des Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërce), d’Epicure dans le Jardin, de Zénon de Kition dans le Stoa/Portique. Démétrios de Phalère attire autour de lui une ribambelle de penseurs et de créateurs, parmi lesquels son ami le comique Ménandre qui selon la Chronique de saint Jérôme a obtenu son premier succès en -321 (la quatrième année de la cent quatorzième olympiade : "Ménandre obtient la victoire avec sa première pièce Orgen ["Org»n", "le Colérique/Violent/Passionné"]"), quelques mois après l’entrée en politique de Démétrios de Phalère et la fin de la guerre Lamiaque, et qui a dû fuir Athènes en -307 justement à cause de sa trop grande proximité avec celui-ci ("J’ai lu aussi qu’à l’époque où l’envie se déchaînait contre [Démétrios de Phalère] à Athènes, le poète comique Ménandre faillit encourir la peine capitale, parce qu’il était son ami, et ne fut sauvé que par l’intervention de Télesphoros le cousin de Démétrios", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.79). Pline l’Ancien précise que Ptolémée Ier ne lésine pas sur les moyens employés pour l’attirer à Alexandrie ("Les rois d’Egypte et de Macédoine rendirent un grand hommage au comique Ménandre en le demandant avec une flotte et des ambassadeurs, lui-même s’honora encore davantage en préférant le sentiment littéraire à la faveur royale", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VII, 31.2). Au tournant des IIème et IIIème siècles, le rhéteur Alciphron s’amuse à écrire des fausses lettres, parmi lesquelles une fausse lettre de Ménandre à son amante Glykéra et la réponse que celle-ci lui adresse : s’appuyant peut-être sur des faits historiques, il suggère que Ménandre n’a quitté Athènes qu’à regret ("Tu sais que je suis au Pirée à cause de mes éternelles infirmités, que mes ennemis appellent mollesse et raffinement. Malgré mon indisposition qui me maintient en ville tandis que se déroulent les Aloa ["Alîa", fête en l’honneur de Déméter], je t’écris pour le motif suivant. J’ai reçu une lettre du roi d’Egypte Ptolémée Ier, qui me demande avec instance de venir auprès de lui, en me promettant toutes sortes de faveurs royales. Il a adressé une invitation similaire au poète Philémon qui m’en a informé lui-même, conçue en termes plus simples et moins pressants puisqu’il n’est pas Ménandre. Je le laisse faire son choix. Pour ma part je n’attendrai pas sa décision. Car c’est toi qui me conseilleras, toi mon Aréopage, mon Héliée, mon Athènes. Je t’envoie cette lettre royale pour ne pas t’ennuyer à répéter son contenu. Néanmoins je ne veux pas te laisser ignorer ce que je compte répondre. Traverser la mer, voyager vers un pays aussi reculé, par les douze dieux ! je n’en ai nulle envie. Et quand bien même l’Egypte serait aussi proche que l’île d’Egine, je ne voudrais pas abandonner l’empire que m’a créé ton amour pour aller errer seul dans un désert d’étrangers, je trouve tes embrassades plus douces et moins trompeuses que celles des satrapes ou des rois. Et puis, l’esclavage est dangereux, la flatterie est méprisable, la fortune est incertaine. Délaisser les coupes de Thériclès [célèbre potier originaire de Corinthe], les cratères et les patères d’or, tous les délices locaux qu’envient les courtisans, nos Choès ["CÒej", fête des pichets contenant un "choos/cÒoj", soit environ trois litres, célébrée au milieu du mois d’anthesterion correspondant à notre actuel mi-février à mi-mars] au théâtre du Lènaion ["L»naion", sanctuaire dédié à Dionysos] comme hier, et les exercices du Lycée, et les cérémonies de l’Académie ? Par Dionysos et les lierres bachiques ! au diadème de Ptolémée Ier, je préfère la couronne qu’on me jette sur la scène, sous les regards de Glykéra !", Alciphron, Lettres II.3, De Ménandre à Glykéra), poussé par les Athéniens auxquels Ptolémée Ier a promis des livraisons de blé pour les dédommager du départ de Ménandre ("Si tu souhaites profiter des avantages qui t’attendent là-bas, ou seulement visiter les richesses de l’Egypte, les pyramides, les statues sonores, le célèbre Labyrinthe et les autres merveilles, je t’en supplie, cher Ménandre, que je ne sois pas un obstacle : je ne veux pas m’attirer la haine des Athéniens, qui comptent déjà les médimnes de blé que le roi leur enverra grâce à toi. Pars donc, avec le vent favorable des dieux et la protection de Tychè ["TÚch", incarnation de la Fortune]. Moi, je ne te quitterai pas. Le pourrai-je, même si je le voulais ? Je laisserai ma mère, mes sœurs, et je m’embarquerai avec toi. Je m’habituerai aux flots, je serai là si tu souffres des coups de rame, et grâce à mes soins tu n’auras aucun mal de mer. Je te conduirai en Egypte comme Ariane, mais sans fil : tu es serviteur et prophète de Dionysos à défaut d’être Dionysos en personne, peu importe par conséquent que tu m’abandonnes à Naxos, je ne pleurerai pas sur ta perfidie seule au milieu de la mer", Alciphron, Lettres II.4, De Glykéra à Ménandre). Si Démétrios de Phalère échoue à convaincre son ancien maître Théophraste de le rejoindre ("Théophraste, qui joignait à une haute intelligence un grand amour du travail, fut le maître du comique Ménandre, selon le livre XXXII des Hypomnèma de Pamphile [historienne alexandrine du Ier siècle]. […] Il fut protégé par Cassandre Ier, et Ptolémée Ier l’invita à se rendre à sa Cour", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.36-37), si Ptolémée Ier ne parvient pas davantage de son côté à débaucher le philosophe Stilpon de Mégare ("Ptolémée Ier Soter témoigna beaucoup d’estime [pour Stilpon]. Quand il s’empara de Mégare, il lui donna de l’argent et l’incita à l’accompagner en Egypte. Mais Stilpon n’accepta qu’une petite partie de la somme et, pour échapper à la nécessité de s’embarquer avec Ptolémée Ier, il se retira à Egine jusqu’au départ de ce roi", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.118 ; c’est peut-être lors de cette rencontre qu’a lieu une joute rhétorique entre Stilpon et Diogène d’Iasos, qui se termine mal pour ce dernier : "Diodore fils d’Aminias originaire d’Iasos, fut aussi surnommé “Chronos”. C’est sur lui que Callimaque a composé cet épigramme : “Momos ["Mîmoj", "Raillerie, Moquerie"] a écrit lui-même sur les murs : « Chronos est un savant »”. Attiré par la dialectique, inventeur selon certains auteurs des arguments dit “enveloppés” ["kaluptÒj"] et “cornus” ["kerat…nhj"], il vint à la Cour de Ptolémée Ier Soter, où Stilpon lui proposa quelques problèmes dialectiques auxquels il ne sut pas répondre immédiatement. Le roi se moqua de lui, en le surnommant “Chronos” par dérision [allusion à Chronos le père de Zeus, maître du Temps]. Irrité, Diodore quitta la table, commença la rédaction d’un livre en réponse aux problèmes de Stilpon, et mourut de dépit", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.111-112) et le célèbre peintre athénien Nicias ("Les peintres aussi sont séduits par leur propre travail. Ainsi Nicias, tellement absorbé par la réalisation de son tableau sur les morts, demandait souvent à son entourage : “Ai-je mangé ?”. Et quand son tableau fut fini, le roi Ptolémée Ier lui proposa soixante talents pour se l’approprier, mais Nicias les refusa", Plutarque, Sur l’impossibilité de vivre heureux en suivant Epicure 11), les deux hommes réussissent en revanche à séduire le grammairien Philétas ("Originaire de Kos. Fils de Télèphos. Il vécut sous Philippe II et Alexandre. Grammarien et critique, dont la sécheresse découle de sa quête du Logos dit “apeithès” ["¢peiq»j", "qui n’est pas persuasif, insinuant, captieux/piqanÒj"]. Il devint le précepteur ["did£skaloj"] du deuxième Ptolémée. Egalement auteur d’épigrammes, d’élégies et autres", Suidas, Lexicographie, Philétas F332) et son élève Zénodote, qui remplacera Démétrios de Phalère à la direction du Musée après la mort de Ptolémée Ier en hiver -283/-282 ("Originaire d’Ephèse. Poète épique et grammairien. Elève de Philétas, il vécut sous Ptolémée Ier. Il fut le premier critique des œuvres d’Homère, l’un des conservateurs de la Bibliothèque d’Alexandrie, et le précepteur ["paideut»j"] des enfants de Ptolémée Ier", Suidas, Lexicographie, Zénodote Z74), et à corrompre momentanément Straton de Lampsaque pour qu’il assure une partie de l’éducation du futur Ptolémée II Philadelphe (Straton de Lampsaque retournera ensuite à Athènes pour y assurer la direction du Lycée à la mort de Théophraste : "Straton fils d’Arcésilas, originaire de Lampsaque, cité dans le testament de Théophraste, lui succéda [à la tête du Lycée]. Il fut très célèbre, et fut surnommé “Physikos” ["FusikÒj", "le Naturaliste"] parce qu’il se consacra assidûment à l’étude de la nature. On dit que Straton devint précepteur ["kaqhght»j"] de Ptolémée II Philadelphe après avoir reçut quatre-vingt talents. Apollodore [grammairien athénien du IIème siècle av. J.-C.] déclare dans ses Chroniques qu’il prit la direction [du Lycée] lors de la cent vingt-troisième olympiade [de -288 à -285] et qu’il le gouverna pendant dix-huit ans", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.88). Ils accueillent encore l’iconoclaste Théodore de Cyrène qui a fui Athènes, où il est condamné à mort par contumace pour impiété ("[Théodore] n’échappa au jugement de l’Aéropage que parce que Démétrios de Phalère le tira d’embarras. Amphicratès dans Sur les hommes illustres dit qu’il fut condamné à boire la ciguë. Ptolémée Ier fils de Lagos l’envoya en ambassade auprès de Lysimaque Ier. Comme il parlait trop librement, Lysimaque Ier lui demanda en aparté : “Est-ce vrai, Théodore, que tu as été chassé d’Athènes ?”. Il répondit : “C’est vrai, Athènes m’a chassé, semblable à Sémélé trop faible pour porter Dionysos”. Lysimaque Ier lui dit en le congédiant : “Je ne veux plus jamais te voir ici”. “Je pars, répliqua-t-il, sauf si Ptolémée me renvoit”. Mithros le diocète de Lysimaque Ier, qui était présent, lui dit : “Non seulement tu ignores les dieux, mais en supplément tu méprises les rois !”. “Comment pourrais-je ignorer les dieux, reprit Théodore, moi qui te considère comme leur ennemi ?”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.101-102). Le géomètre Euclide, sur lequel nous nous attarderons plus loin, est un autre invité de marque. N’oublions pas Hégésias de Cyrène, qui sera finalement interdit de parole à cause de sa capacité à pousser son auditoire au suicide ("La vérité, si nous voulons en convenir, est que la mort nous enlève des maux et non des biens. Hégésias le prouva si éloquemment que le roi Ptolémée Ier, dit-on, lui défendit de traiter publiquement ce sujet, après que plusieurs de ses auditeurs se fussent donné la mort", Cicéron, Tusculanes I.34 ; "Quelle puissante éloquence devons-nous supposer au philosophe Hégésias de Cyrène ! Sa peinture des maux de l’existence était si vive et si déplorable, qu’elle s’imprimait dans les âmes des auditeurs et engendrait chez beaucoup d’entre eux le désir de se donner la mort. Le roi Ptolémée Ier lui interdit donc de continuer à discourir sur ce sujet", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.9, Exemples étrangers 3). Le comique sicilien ou italien Rhinthon, inventeur d’un nouveau genre scénique ("Passe en riant aux éclats, et en m’adressant un mot d’amitié. Je suis le Syracusain Rhinthon, le plus petit rossignol des Muses, mais mes phlyax tragiques ["flu£kwn ™k tragikîn"] m’ont valu une couronne", Anthologie grecque VII.414) séjourne probablement aussi un temps en Egypte ("Originaire de Tarente, comique, inventeur du genre appelé “hilaro-tragédie” ["ˆlarotragwd…a"] ou encore “phlyax écrit” ["fluakograf…a", qu’on peut traduire plus commodément en "farce romancée"], fils d’un potier, il vécut à l’époque du premier Ptolémée. Ces pièces comico-tragiques s’élèvent à trente-huit", Suidas, Lexicographie, Rhinthon R171). Pour retenir à Alexandrie tous ces hommes intelligents et créatifs, la recette est toujours la même : on leur promet la gloire d’accomplir avec leurs pairs un monument à la Pensée et à l’Art, la sécurité, des faveurs particulières, et l’accès à tous les documents dont ils auront besoin. Ce dernier point suppose l’enrichissement et l’actualisation permanents de la Bibliothèque. Selon la Lettre d’Aristée, qui reste le document de référence sur ce sujet puisqu’elle sera copiée et recopiée par les commentateurs ultérieurs, le fonds atteint rapidement vingt mille volumes, que Démétrios de Phalère promet de faire monter sous peu à cinq cent mille ("Chargé de la Bibliothèque royale, Démétrios de Phalère reçut des sommes importantes pour réunir, au complet si possible, tous les ouvrages parus dans le monde entier. En procédant à des achats et à des copies, il réussit à mener à bien, dans la mesure de ses moyens, le projet du roi. J’étais là quand celui-ci lui posa la question : “Combien de dizaines de milliers de volumes y a-t-il ?”. Il répondit : “Plus de vingt, ô roi, mais je compte m’arranger pour atteindre rapidement cinq cent mille”", Lettre d’Aristée 9-10), notamment en faisant traduire en grec le Tanakh des juifs - nous étudierons cette Lettre d’Aristée et les relations ambiguës entre Lagides et juifs dans notre paragraphe suivant. Ce nombre paraît modeste, mais nous devons nous souvenir qu’une œuvre antique occupe beaucoup plus de place qu’un livre moderne. Par "volume", nous devons comprendre "rouleau de papyrus" sur lequel un copiste peut écrire l’équivalent de deux ou trois pages de nos modernes dictionnaires - cette estimation moyenne correspond à ce que l’on constate sur les papyrus retrouvés par les archéologues - : il faut donc trois cents à cinq cents volumes/rouleaux pour constituer un ensemble équivalent à un dictionnaire moderne d’un millier de pages. Vingt mille volumes/rouleaux correspondent par déduction à une grosse encyclopédie moderne d’une cinquantaine ou d’une soixantaine de tomes. Mais Démétrios de Phalère est interrompu dans sa tâche pour une raison aulique. Ayant incité Ptolémée Ier à faire de son fils aîné Ptolémée Kéraunos son héritier au détriment de son fils cadet homonyme Ptolémée Philadelphe ("Héraclide, dans son abrégé des Successions de Sotion, raconte que Ptolémée Ier songea à se démettre de la royauté au profit de Philadelphe, mais que Démétrios l’en détourna en lui disant : “Si tu la lui donnes, lui ne te donnera plus rien”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.79 ; nous renvoyons, sur cette querelle de sucession, à la fin de notre premier alinéa), ce dernier en conçoit un vif ressentiment. Quand Ptolémée Ier meurt en hiver -283/-282, le fils cadet, que son père a finalement choisi pour lui succéder, punit en retour Démétrios de Phalère : il l’emprisonne pendant une durée indéterminée, et l’ancien favori de Ptolémée Ier trouve la mort par une morsure de serpent ("[Démétrios de Phalère] avait conseillé au roi de transmettre sa couronne aux enfants qu’il avait eus avec Eurydice, mais Ptolémée Ier n’avait pas suivi cet avis et avait désigné pour successeur le fils qu’il avait eu avec Bérénice. Après la mort de son père, ce prince fit emprisonner Démétrios jusqu’à ce qu’il lui plût de statuer sur son compte. Démétrios en ressentit un vif chagrin. Il fut mordu à la main par un aspic pendant son sommeil, et succomba à cette blessure", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres V.78 ; "[Démétrios de Phalère] mourut de la morsure d’un aspic, et fut enterré dans les marais du nome Busirite ["BoÚsirij", hellénisation apocopée de "Per Osiris" ou "Maison d’Osiris" en égyptien", aujourd’hui Abusir Bana en Egypte], près de Diospolis [aujourd’hui le site archéologique de Tell el-Balamun, à une dizaine de kilomètres au nord de Mansourah en Egypte]", Suidas, Lexicographie, Démétrios de Phalère D429), sans qu’on sache si ce serpent était là par hasard ou s’il a été amené par Ptolémée II Philadelphe.


Platon a mis les Idées au cœur de son Académie, Aristote a mis l’ontologie au cœur de son Lycée, Epicure a mis l’atome au cœur de son Jardin, Zénon de Kition a mis le Pneuma cosmique au cœur de son Stoa/Portique, Démétrios de Phalère soutenu par Ptolémée Ier a mis le livre au cœur du Musée, sensé contenir toute la Vérité du monde : comme le petit cénacle privilégié de l’Académie, du Lycée, du Jardin ou du Stoa/Portique, le petit cénacle privilégié du Musée se noiera progressivement dans des études spécieuses de plus en plus éloignées des grands desseins originels. Dès la mort de Ptolémée Ier et l’éviction de Démétrios de Phalère, Ptolémée II semble effectivement donner une nouvelle orientation au Musée. Le père a conçu le Musée comme un outil politique, un moyen de contrôler ce qu’on dit et ce qu’on pense dans son royaume et dans les royaumes voisins : le fils ne l’utilise plus que comme un objet d’apparat, il accumule les livres non pas pour les lire mais dans l’espoir d’épater ses contemporains, au point que certains auteurs tardifs lui attribueront à tort la création même du Musée, et le nouveau conservateur qu’il nomme, Zénodote d’Ephèse, que nous avons déjà mentionné, incarne bien cette nouvelle orientation. Le Byzantin Suidas consacre à celui-ci deux articles de sa Lexicographie : dans le premier article Z74 (cité plus haut) on apprend que Zénodote est le premier éditeur critique d’Homère, le second article Z75 donne les titres de ses essais consacrés à Homère ("Alexandrin, grammairien, surnommé “Asteios” ["Aste‹oj", littéralement "le Citadin", par extension "le Cultivé, l’Intelligent, l’Elégant" par opposition aux campagnards dont on méprise l’inculture, la lourdeur intellectuelle et l’apparence rustre]. Auteur de Sur les passages du poète [Homère] corrompus par Aristarque [de Tégée, tragédien du Vème siècle av. J.-C., célèbre pour la brièveté de ses pièces], Contre les dieux de Platon, Sur les usages homériques, Pour achever les controverses sur Homère, A propos de la Théogonie d’Hésiode, et de nombreuses autres œuvres", Suidas, Lexicographie, Zénodote Z75). Nous ne savons rien de plus sur ce personnage, qui semble n’avoir écrit aucune œuvre philosophique ou poétique - ou, s’il en a écrites, les auteurs postérieurs les ont jugées médiocres puisqu’aucun n’en a cité le moindre fragment. Démétrios de Phalère était d’abord un philosophe réputé, dont beaucoup de réflexions ont été reprises pour être approuvées ou combattues par les penseurs et les historiens de son temps et des siècles après sa mort, c’était aussi un homme d’Etat qui - pour le meilleur ou pour le pire, peu importe - a gouverné Athènes pendant dix ans, et quand il est venu en Egypte son projet visait toujours un but concret et conquérant, celui de "découvrir dans les livres ce que même un Ami ne dit jamais à un roi" (pour reprendre l’expression précitée rapportée par Plutarque dans ses Apophtegmes des rois et des stratèges célèbres) : Zénodote n’appartient pas à cette catégorie, il est l’ancêtre de ceux qu’on appelle aujourd’hui les "rats de bibliothèque", l’ancêtre de Camille dans le film On connaît la chanson d’Alain Resnais qui se satisfait d’écrire un rapport absons sur les chevaliers-paysans de l’an 1000 au lac de Paladru, ou du professeur Vignard dans le film Paris de Cédric Klapisch qui croit "faire un bazar" en rendant publiques des monnaies trouvées à Angoulême contredisant la thèse des impôts directs sous le règne de Dagobert, ou de ces hellénistes desséchés qui consacrent trente ans de leur vie à réaliser un mémoire de sept cents pages sur tel mot commençant par omicron découvert ici dont ils soupçonnent la parenté avec tel mot similaire commançant par oméga découvert là, et qui, quand un papyrologue publie un texte contenant ce mot avec ses deux variantes omicron et oméga, s’écrient dérisoirement : "Je vous l’avais dit ! Je vous l’avais bien dit !". La deuxième colonne du papyrus 1241 découvert à Oxyrhynchos en Egypte donne les noms des conservateurs à partir d’Apollonios fils de Silleos dit "Apollonios de Rhodes" dans la seconde moitié du IIIème siècle ("[texte manque] [Apollo]nios fils de Silleos d’Alexandrie, surnommé “Rodios” ["RÒdioj", "le Rhodien"], élève de Callimaque, qui fut aussi premier précepteur ["did£skaloj"] du roi. Eratosthène lui succéda, puis Aristophane fils d’Apellos de Byzance et Aristarque, puis Apollonios d’Alexandrie surnommé “Isographe” ["Isogr£foj", littéralement "Celui qui écrit/grafeÚj à l’identique, de façon égale/‡soj", d’où par extension "le Copiste"], puis Aristarque fils d’Aristarque d’Alexandrie, originaire de Samothrace, qui fut le précepteur de [Ptolémée VII] Philopator"), or nous savons qu’Apollonios de Rhodes est l’élève de Callimaque de Cyrène. Zénodote a-t-il été suivi directement par Callimaque, ou par un ou plusieurs autres conservateurs dont la mémoire n’a pas retenu les noms ? Nous l’ignorons, car la première colonne de ce papyrus 1241 d’Oxyrhynchos, qui évoquait les débuts du Musée, est corrompue et illisible. Suidas dans sa Lexicographie consacre une grosse notice à ce Callimaque de Cyrène, révélant qu’il est l’auteur de nombreuses œuvres poétiques ou scéniques et non pas seulement un fade érudit comme Zénodote, et que son père s’appelle Battos : faut-il en conclure que Callimaque est apparenté à la famille des Battiades qui gouverne la cité lybienne de Cyrène depuis sa fondation au VIIème siècle av. J.-C., et que sa nomination à la tête du Musée à Alexandrie est une manœuvre politicienne de Ptolémée II pour s’assurer l’obéissance de cette cité ? Cette hypothèse est séduisante, car à l’époque où on suppose que Callimaque prend ses fonctions à la tête du Musée, les relations entre la cité de Cyrène et Alexandrie se normalisent. Sans entrer dans les détails, rappelons que Ptolémée Ier à une date incertaine s’est remarié avec Bérénice, une des servantes de sa première épouse Eurydice (nous avons parlé de cela dans notre premier alinéa). Or cette Bérénice avait des enfants d’un précédent mariage, une fille Antigone qui a épousé Pyrrhos (selon le paragraphe 4 de la Vie de Pyrrhos de Plutarque, et selon l’alinéa 5 paragraphe 11 livre I de la Description de la Grèce de Pausanias : nous avons également évoqué ce mariage dans notre premier alinéa), et un fils Magas auquel Ptolémée Ier, pour le garder sous contrôle tout en le mettant à l’épreuve et en l’éloignant, a confié la gouvernance de Cyrène. A la mort de Ptolémée Ier, ce Magas a déclaré l’indépendance de Cyrène et de la Libye contre Ptolémée II. Au terme de diverses batailles, les deux beaux-frères se sont finalement réconciliés. Quand Ptolémée III, fils et successeur de Ptolémée II, monte sur le trône en -246, il épouse aussitôt Bérénice la fille de Magas pour réunir l’Egypte et la Libye. Or nous avons conservé un hymne de Callimaque en l’honneur d’Apollon qui, selon une scholie anonyme en marge du vers 26 de cette œuvre ("Oj m£cetai mak£ressin, ™mî basilÁi m£coito", "Celui qui combat les [dieux] bienheureux, combat aussi mon roi"), a été composé spécialement pour célébrer les retrouvailles entre les Lagides d’Alexandrie et leur belle-famille de Cyrène. Callimaque termine cet hymne par quelques vers justifiant la brièveté de sa louange à Apollon, en condamnant "Envie/FqÒnoj qui confond beauté avec grosseur et qui sera toujours victime de Raillerie/Mîmoj" ("L’Envie s’insinue dans l’oreille d’Apollon pour lui dire : “Ne félicite pas le poète dont le chant n’imite pas la mer”. Mais Apollon repousse du pied l’Envie et déclare : “Le fleuve assyrien est puissant, mais ses eaux charrient beaucoup de limons. Les prêtresses de Dèo ["Dhè", autre nom de la déesse Déméter] ne portent pas l’eau ordinaire, mais celle qui sort de la source sacrée, claire et limpide, quelques gouttes parfaitement pures”. Réjouis-toi, seigneur : là où Envie ira, Raillerie ira aussi", Hymne à Apollon 105-113) : les hellénistes pensent que cette invective finale vise son élève Apollonios de Rhodes, ce qui sous-entendrait que le lien est rompu entre les deux hommes dès -246. Suidas donne les titres des monumentaux catalogues (ou "p…nax"/"planche, table" en grec, désigne par extension tout ce qu’on écrit sur cette planche/table) que Callimaque a réalisés sur différents sujets, dont la valeur est relative ("Je crois nécessaire, pour ceux qui considèrent que l’éloquence n’est pas un exercice frivole, de distinguer les discours qui sont vraiment [de Dinarque] de ceux qu’on lui attribue à tort, car Callimaque et les grammairiens de Pergame n’ont rien écrit d’exact sur cet orateur : non seulement ils ne nous apprennent rien, mais encore ils se trompent sur ce que l’on sait, en lui attribuant à tort plusieurs discours et en le privant d’autres discours dont il est le véritable auteur", Denys d’Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Dinarque 1 ; "Les gens sensés attribuent le discours Pour Satyros à Démosthène, tandis que l’insensé Callimaque l’attribue à Dinarque", Photios, Bibliothèque 265, Discours par Démosthène), et mentionne un pamphlet Ibis dirigé contre son élève Apollonios de Rhodes ("Fils de Battos et de Mésatma de Cyrène, grammairien, élève du grammairien Hermocratos d’Iasos. […] Il écrivit des poèmes dans tous les mètres, et beaucoup d’œuvres en prose, soit plus de huit cents livres. Il entra en contact avec Ptolémée II Philadelphe après avoir enseigné la grammaire à Eleusis, un faubourg d’Alexandrie, lors de la cent vingt-septième olympiade [de -272 à -269], et vécut jusqu’à Ptolémée III surnommé “Evergète”. Il fleurit la deuxième année du roi Ptolémée III Evergète [qui règne à partir de -246]. Ses œuvres sont les suivantes : La venue d’Io, Sémélé, Les fondations d’Argos, L’Arcadie, Glaucos, Elpidès ["Elp…dej", littéralement "l’Espoir"], des drames satyriques, des tragédies, des comédies, des études, Ibis (ce poème très obscur et injurieux adressé à un ibis ennemi de Callimaque, vise en fait Apollonios l’auteur des Argonautiques), Le Musée, Catalogue des personnalités dans chaque branche du savoir et leurs œuvres en cent vingt livres, Catalogue et description des maîtres par ordre chronologique depuis les origines, Catalogue des propos ["sglîssa"] et des œuvres de Démocrite, Noms des mois par peuples et par cités, Fondations des îles et des cités et leurs différents noms, Sur les fleuves d’Europe, Sur les merveilles et les choses étonnantes du Péloponnèse et de l’Italie, Sur les différents noms des poissons, Sur les vents, Sur les oiseaux, Sur les fleuves du monde habité, Merveilles du monde entier rassemblées par sites", Suidas, Lexicographie, Callimaque K227) que le poète romain Ovide adaptera en latin (cette adaptation latine d’Ovide a survécu, mais rien ne garantit qu’elle soit la copie conforme de l’Ibis perdu de Callimaque). Quelques extraits des œuvres originales de Callimaque nous sont parvenues : ce sont des hymnes - comme celui en l’honneur d’Apollon de -246 -, des élégies, des épigrammes, bref, des formes courtes dans la lignée de celles d’Archiloque jadis (certains hellénistes pensent que l’épigramme anonyme 185 livre IX de l’Anthologie grecque, relative à Archiloque ["Tels sont les vers d’Archiloque, iambes sonores où s’épanchent le fiel de sa colère et ses redoutables invectives"], est de Callimaque). Le contenu même de ces extraits confime l’attirance de Callimaque - et le talent : Quintilien, au paragraphe 1 livre X de son De l’institution oratoire, considérera les élégies de Callimaque comme les plus belles jamais écrites, les épigrammes de Callimaque quant à elles seront longuement étudiées par le grammairien Archibios selon l’article Archibios A4105 de la Lexicographie de Suidas - pour la brièveté, et son rejet du genre épique sur lequel, contrairement à son prédécesseur Zénodote, il semble n’avoir rien écrit : dans une épigramme adressée à un certain Lysanias reprise dans l’Anthologie grecque, il expose clairement son dégoût pour la forme longue et l’imitation des épopées antiques ("J’exècre la poésie cyclique, je n’aime pas les sentiers battus, je déteste l’amant qui s’offre à tous, je ne bois pas à la fontaine commune, je déteste tout ce qui est ordinaire. Oui, Lysanias, tu es beau, très beau, mais avant de le dire, un écho me répond : “Il est avec un autre”", Anthologie grecque XII.43), Strabon rapporte une autre épigramme où Callimaque ironise sur l’orgueil des poètes épiques via une fielleuse introduction à La prise d’Oechalie de Créophyle de Samos (auteur du VIIIème siècle av. J.-C. contemporain et ami d’Homère, dont rien n’est resté : "Je suis l’œuvre du Samien qui naguère sous son toit abrita le divin Homère, et je pleure les infortunes d’Eurytos et de la blonde Iole. Mais on veut aujourd’hui que je sois un écrit d’Homère lui-même, ce qui pour Créophyle, ô Zeus !, est beaucoup dire", Strabon, Géographie, XIV, 1.18). Le caractère rageur de ces épigrammes, conforme à l’iambe vénéneux d’Archiloque qui à l’ère archaïque était pareillement hostile à la grande geste homérique, s’accorde avec la sécheresse de son aphorisme rapporté par Athénée de Naucratis au paragraphe 1 livre III de ses Déipnosophistes : "Gros livre, grosse merde" ("Mšga bibl…on, mšga kakÒn"). Le genre court mérite selon lui autant d’attention que le genre épique (il adopte en cela une attitude similaire à celle des futurs Monet ou Renoir défenseurs du paysage de plein air ou du portrait rapide contre la peinture d’Histoire, considérée par les instituts du XIXème siècle comme le seul genre noble) : selon un scholiaste de l’anonyme Vie de Denys le Périgète, Callimaque juge "lourde et opaque" la ponctuelle tentative d’incursion du poète épique Antimaque de Colophon dans le genre élégiaque (ce poète du Vème siècle av. J.-C., auteur d’une Thébaïde qui n’a pas traversé les siècles, a composé une élégie intitulée Lydé en mémoire de son amante défunte, selon le paragraphe 70 livre XIII des Déipnosophistes d’Athénée de Naucratis ["J’allais oublier de vous parler de Lydé qui fut aimée à la fois par Antimaque et par Lamynthios de Milet. Cléarchos dans ses Erotiques dit que les deux hommes épris de cette belle étrangère composèrent pour elle, chacun de leur côté, un poème intitulé Lydé, l’un sous forme élégiaque, l’autre sous forme chantée"] et selon la Consolation à Apollonios de Plutarque ["Le poète Antimaque, après la mort de sa femme qu’il aimait tendrement, se consola de la même façon : il composa une élégie qu’il intitula Lydé en mémoire de sa femme, dans laquelle il confronta sa douleur, pour l’atténuer, à tous les malheurs endurés par les plus grands personnages"]). C’est pour cette raison que son élève Apollonios de Rhodes, auteur des Argonautiques qui ont heureusement traversé les siècles, épopée en quatre livres racontant le voyage de Jason vers la Colchide, est devenu son pire ennemi. Le très fragmentaire papyrus 2079 d’Oxyrhynchos publié en 1949 comporte un texte de Callimaque très agressif à l’encontre d’un "Telchinien" plus jeune que lui, comparé à une "grue ("gšranoj", le mot français dérive du mot grec) se délectant du sang des grues", parti "voler loin de l’Egypte" et assimilé de façon méprisante aux Thraces, aux Scythes massagètes, aux Mèdes, aux Perses ("[texte manque] les Telchiniens, qui sont ignorants et ne sont pas amis de la Muse, me boudent parce que je n’ai pas composé un poème continu [célébrant] les rois avec des milliers de vers ou [texte manque] les héros, et parce que je développe un court récit comme un enfant bien que mes années se comptent en décennies. Voici ce que je dis aux Telchiniens : [texte manque] race habile à ronger le foie, [je compose certes] en peu de lignes, mais la généreuse Thesmophore ["QesmofÒrh", surnom de Déméter : Callimaque établit un parallèle entre ses petites pièces éparses apportant une nourriture spirituelle à ses lecteurs, et les graines plantées par Déméter qui ont nourri les premiers Grecs ; notons que dans les vers 110 à 112 précités de son Hymne à Apollon de -246, Callimaque évoque aussi Déméter, en opposant les quelques gouttes d’eau pure que lui vouent ses prêtresses, aux torrents boueux des fleuves assyriens] l’emporte sur les grands chênes [texte manque] deux petits poèmes [texte manque] n’est pas l’opulente femme qui enseigne que Mimnerme [poète élégiaque du VIIème siècle av. J.-C.] est un poète charmant [texte manque]. [Je laisse] la grue se délecter du sang des grues, voler loin de l’Egypte en Thrace, tirer ses flèches à distance comme les Massagètes [texte manque] des Mèdes [texte manque] plus doux. Va-t-en, race pernicieuse de Baskania ["Baskan…a", littéralement "Dénigrement, Méchanceté", et par extension "Envie, Jalousie", à comparer avec l’"Envie/FqÒnoj" que condamne pareillement Callimaque dans son Hymne à Apollon de -246] ! Qu’on juge ma poésie selon l’art, non selon l’arpent perse [autre façon de dire : "On doit juger un poème sur son contenu, non sur sa longueur" ; la même idée se retrouve dans la conclusion de l’Hymne à Apollon de -246], et inutile d’essayer de me faire chanter bruyamment : les coups de tonnerre, c’est seulement Zeus qui les produits [autre façon de dire : "On doit juger un poème sur sa profondeur, non sur ses effets de style"] ! Le premier jour où j’ai posé une tablette sur mes genoux, Apollon Lycien m’a dit : “[texte manque] poète, nourris-moi avec les plus gros sacrifices, mais que ta Muse, ô ami, soit la plus légère. Je t’ordonne aussi de marcher en-dehors des sentiers battus, de ne pas conduire ton char sur les traces des autres ni sur les grandes routes, emprunte les chemins inconnus même s’ils sont étroits”. Je lui ai obéi. Je chante pour ceux qui aiment la musique aigue des cigales, non pas le bruit confus des ânes. Que les autres braillent comme l’animal aux longues oreilles, laissez-moi être le délicat, l’ailé ! Oui, laissez-moi chanter en buvant la rosée matinale de l’éther, pour que ma vieillesse ne soit pas aussi pesante que celle d’Encelade dans l’île funeste aux trois pointes [allusion au Géant Encelade vaincu par Athéna et enterré dans l’île de Sicile, qui en tournant et en se retournant dans la terre provoque les éruptions de l’Etna et des séismes], car les Muses qui regardent favorablement un enfant lui conservent leur amitié quand ses cheveux deviennent gris") : s’agit-il d’un passage du pamphlet Ibis mentionné par Suidas ? On se souvient, selon l’alinéa 7 paragraphe 2 livre XIV de la Géographie de Strabon, que "Telchinien" est un sobriquet donné par les Grecs de Grèce aux Rhodiens pour rappeler leur origine orientale, or c’est précisément à Rhodes qu’Apollonios harcelé par son ancien maître Callimaque trouve finalement refuge et y reçoit son surnom ("Alexandrin, poète épique, a séjourné à Rhodes, fils de Silleos, élève de Callimaque, contemporain d’Eratosthène, d’Euphorion et Timarchos, a vécu sous le règne de Ptolémée III surnommé “Evergète”, successeur d’Eratosthène à la direction de la Bibliothèque d’Alexandrie", Suidas, Lexicographie, Apollonios A3419). On se souvient par ailleurs que, selon la croyance générale des Anciens relayée par Pline l’Ancien, l’ibis est un échassier qui se nourrit de ses propres excréments ("En Egypte un oiseau appelé “ibis” se lave les intestins en insinuant son bec recourbé dans cet organe où le résidu des aliments est évacué", Histoire naturelle, VIII, 41.1 ; l’ibis agit ainsi pour se purger selon Plutarque ["L’ibis, qui chasse les reptiles venimeux, a par ailleurs enseigné le premier la pratique du lavement, qu’il emploie lui-même pour se purger. Les prêtres égyptiens, qui observent avec rigueur leurs rites religieux, prennent pour se purifier l’eau dont l’ibis a bu, car cet oiseau ne boit jamais une eau corrompue ou malsaine, il n’en approche même pas", Plutarque, Sur Isis et Osiris 75], ce qui lui vaut une réputation d’animal sale selon Strabon ["L’ibis est un modèle d’oiseau domestique. […] Cet oiseau occupe tous les carrefours d’Alexandrie, pour le meilleur et pour le pire : s’il est utile pour chasser tous les animaux et reptiles immondes attirés par les détritus des boucheries et des marchés aux poissons, il est en revanche très incommodant par sa voracité et sa malpropreté, on peine à l’écarter de ce qu’on veut tenir propre ou préservé de toute souillure", Strabon, Géographie, XVII, 2.4]), à l’instar de la grue mentionnée dans le présent texte qui est aussi un échassier et qui "se délecte du sang des grues" : à travers cette image d’un oiseau qui se repaît de ses propres matières fécales ou sanguines, on pourrait aisément voir une pique féroce à l’encontre d’Apollonios de Rhodes qui, en écrivant ses Argonautiques, se repaît pareillement des "sales" épopées que d’autres auteurs épiques ont écrites avant lui. La référence aux Thraces, aux Scythes massagètes, aux Mèdes, aux Perses, pourrait suggérer quant à elle que sous ses grandes envolées le genre épique est creux et juste bon à divertir les barbares, contrairement aux genres courts qui révèlent immédiatement la finesse d’esprit de leurs auteurs et ne peuvent être compris que par un public civilisé. On ne sait pas grand-chose sur Apollonios de Rhodes, sinon que selon Suidas (dans l’article Apollonios A3419 précité de sa Lexicographie) et selon Strabon ("Denys le Thrace et Apollonios l’auteur des Argonautiques, bien qu’Alexandrins de naissance, sont généralement qualifiés de Rhodiens", Strabon, Géographie, XIV, 2.13) il est bien originaire d’Alexandrie, et non pas de Rhodes. En l’absence de données biographiques plus conséquentes, les seuls indices le concernant se trouvent dans son œuvre, dans les Argonautiques et les fragments conservés. On se souvient que l’histoire de Jason, contrairement à d’autres histoires de la fin de l’ère mycénienne, a été sujette à débats dès la haute Antiquité : le voyage de Jason et des Argonautes vers la Colchide paraît bien établi, en revanche leur retour vers la Grèce est très incertain. La plus ancienne occurrence conservée de ce retour se trouve aux vers 69 à 72 livre XII de l’Odyssée datant du VIIIème siècle av. J.-C., dans lesquels la magicienne Circé habitant dans l’île d’Aia raconte brièvement comment Jason a réussi à échapper aux Planktes, des roches maritimes errantes, après avoir fui la Colchide, or l’île d’Aia et les Planktes qu’elle décrit paraissent situées en Méditerranée occidentale. Comment, quittant la Colchide correspondant aux territoires actuels de l’Arménie et de la Géorgie, Jason pourrait-il se retrouver ainsi en Méditerranée occidentale ? Parce que les Grecs de l’ère mycénienne, comme encore ceux du VIIIème siècle av. J.-C., voyaient le monde comme un tore dont l’intérieur était la mer Méditerranée et dont l’extérieur était un Océan sans fin, celui-ci et celle-là étant reliés par quatre fleuves-canaux aux quatre points cardinaux (le Tanaïs/Don au nord, le Phase/Rioni à l’est, le Nil au sud, les Colonnes d’Héraclès/détroit de Gibraltar à l’ouest) : en quittant la Colchide par le Phase, les anciens Grecs pensaient qu’on pouvait atteindre cet Océan extérieur, puis longer le monde-tore vers le sud pour revenir en Méditerranée en empruntant le Nil. Au début du Vème siècle av. J.-C., Pindare aux vers 251-252 de sa Sixième pythique a continué à montrer Jason rejoindre la Méditerranée - et naviguer vers Lemnos - après un grand détour par la mer Erythrée (l’océan Indien) et la Libye. Mais au IIIème siècle av. J.-C., une telle version n’est plus possible. L’épopée alexandrine, la domination grecque sur une grande partie de l’Asie et de l’Afrique, les expéditions conquérantes ou exploratrices vers la Chine, vers l’Inde, vers l’Arabie, vers la haute vallée du Nil et l’Ethiopie, ont montré que le monde est beaucoup plus grand qu’on ne le croyait, et que Jason n’a pas pu revenir en Grèce en empruntant le Phase ou la mer Erythrée. C’est pour corriger ces versions antérieures qu’Apollonios entreprend la rédaction de ses Argonautiques, pour adapter l’antique voyage de Jason aux connaissances de son temps. Au lieu de faire revenir les Argonautes par le Phase, dont on sait désormais qu’il ne communique en aucune façon avec la Méditerranée, il les engage dans l’Istros/Danube, car au IIIème siècle av. J.-C. la haute vallée de ce fleuve est encore méconnue, comme plus généralement l’Europe centrale celtique/gauloise, et on pense qu’un lien peut exister avec la mer Adriatique. Dans les Argonautiques, Jason arrive donc en mer Adriatique après avoir remonté l’Istros/Danube ("Les Colchidiens [lancés à la poursuite de Jason et des Argonautes] côtoyèrent le mont Angouron ["Aggouron"], puis le mont Kauliakon ["KauliakÒn"] très éloigné du mont Angouron, au pied duquel l’Istros se partage en deux fleuves qui jettent leurs eaux vers deux mers différentes. Ayant dépassé la plaine de Laurion ["LaÚrion"], ils pénétrèrent finalement dans la mer de Chronos [la mer Adriatique], dont ils bloquèrent tous les passages pour empêcher les Argonautes de leur échapper. Mais ceux-ci, descendant le fleuve à leur tour, en sortirent près des deux îles Brygèides ["Brugh‹doi"] d’Artémis, les troupes d’Apsyrtos n’ayant débarqué que dans la seconde pour respecter la sacralité de la première", Argonautiques IV.323-333). Apollonios le fait longer les côtes illyriennes (aujourd’hui les côtes de Slovénie et de Croatie), puis, sans motif véritable (à cause du souffle d’Héra qui veut ainsi le préserver de la colère de Zeus alliés des Colchidiens, selon les vers 557 à 580 du livre IV), le héros décide de faire demi-tour et entraîne ses compagnons dans le fleuve Eridan/Po jusqu’au pays des Celtes/Gaulois en Italie du nord : ce petit aparté illyrien n’est nullement historique, il relève du désir d’Apollonios de partager ses connaissances géographiques avec son lecteur, un scholiaste anonyme dit que le périple de Jason en Italie du nord obéit à la même logique puisque qu’il s’appuie sur le traité Sur les ports du géographe Timagénos du IVème siècle av. J.-C. On note qu’Apollonios, dont le récit de l’aller vers la Colchide s’apparente à un journal de bord de navigateur tant il est précis sur les distances et les durées des étapes, demeure au contraire très évasif dans ce récit du retour : il ne dit pas combien de temps est nécessaire à Jason et ses compagnons pour relier tel endroit à tel autre endroit, tout simplement parce qu’il l’ignore, et qu’il ne veut pas risquer de dire des bêtises. Cette volonté d’ancrer l’épopée des Argonautes dans la réalité géographique, sans se préoccuper de sa réalité historique, a amené la postérité à considérer l’œuvre d’Apollonios comme la référence absolue sur le retour de Jason, au point qu’on voit encore aujourd’hui des pseudo-spécialistes s’acharner à historiciser ce retour en s’appuyant exclusivement sur cette œuvre, et crier au blasphème quand on leur dit que les Argonautiques sont moins une enquête/ƒstor…a au sens d’Hérodote qu’un livre de géographie amusante - comme naguère le scolaire Tour de la France par deux enfants d’Augustine Fouillée prétextant la quête d’un oncle par deux frères pour décrire en détails les provinces françaises. Dès l’époque romaine, qui a pourtant établi qu’aucun lien n’existe entre l’Istros/Danube et la mer Adriatique, on n’ose plus toucher à cette version d’Apollonios de Rhodes. Au lieu d’en contester l’itinéraire farfelu, Pline l’Ancien par exemple suppose que les Argonautes ont transporté l’Argo par voie de terre depuis la rivière Save (affluent du Danube, dont la source se trouve près de l’actuel village de Kranjska Gora en Slovénie) près du fort romain d’Emona (aujourd’hui Lubiana, capitale de la Slovénie) jusqu’à la mer Adriatique, via un hypothétique fleuve auquel il donne le nom adéquat helléno-latin "Nauportus" (littéralement "le Passage du navire", concaténation de "naàj/navire" et de "pÒroj/lieu de passage, d’échange, de communication", qui a donné "port" en français via le latin "portus") débouchant dans les environs de Tergeste (aujourd’hui Trieste en Italie : "La région [de l’Istrie] devrait son nom à un affluent du Danube, appelé pareillement “Ister” [latinisation d’"Istros/Istroj" en grec], qui se jetterait en face des bouches du Pô dans la mer, dont l’amertume serait adoucie par le choc de ces deux grands fleuves. Voilà ce que que beaucoup disent, dont [Cornélius] Népos qui habitait au bord du Pô. Mais ils ont tort, car aucun cours d’eau ne sort du Danube pour se jeter dans la mer Adriatique. Je crois qu’ils ont été trompés par ce qu’on raconte sur l’Argo, qui aurait descendu un fleuve non précisé pour atteindre l’Adriatique près de Tergeste. Des auteurs plus exacts rapportent que le navire Argo fut porté à dos d’hommes à travers les Alpes après avoir parcouru l’Ister et la Save, pour gagner le Nauportus qui doit son nom à cet événement et qui sort entre Emona et les Alpes", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 22.2-3) - et les modernes habitants de Lubiana/Emona, s’appuyant sur les vers 452 à 489 livre IV des Argonautiques dans lesquels Apollonios de Rhodes raconte comment les Argonautes sur une île proche de la côte ont finalement massacré les Colchidiens lancés à leur poursuite, continuent d’arborer sur le drapeau de leur ville l’image du dragon, emblème de la Colchide vaincue (par allusion au dragon protecteur de la Toison d’or, dérobée par Jason). Parallèlement aux Argonautiques, les auteurs anciens nous ont transmis quelques rares extraits d’autres œuvres de nature non littéraire, traitant de la fondation de plusieurs cités : Athénée de Naucratis au paragraphe 19 livre VII de ses Déipnosophistes et Elien au paragraphe 23 livre XV de son traité Sur la nature des animaux donnent un extrait de la Fondation de Naucratis (l’extrait d’Athénée de Naucratis précise qu’Apollonios de Rhodes est originaire "d’Alexandrie ou de Naucratis" : la Fondation de Naucratis serait-elle un hommage d’Apollonios de Rhodes à sa cité natale ? ou Athénée de Naucratis tente-t-il d’élever la gloire de sa propre cité natale en y situant malignement la naissance du célèbre auteur des Argonautiques ?), Parthénios de Nicée au Ier siècle av. J.-C. utilise la Fondation de Caunos pour écrire la première et la onzième histoires (respectivement sur Lyrcos et sur Byblis) de son recueil Sur les passions amoureuses, Stéphane de Byzance dans l’article "Psyktèrios" de ses Ethniques mentionne la Fondation de Cnide, et dans ses articles "Corinthe" et "Chora" mentionne la Fondation de Canope. On ne sait pas si ces récits de fondations étaient regroupés en un seul gros volume, ou s’ils étaient les objets de petits volumes indépendants. Ils confirment en tous cas le goût d’Apollonios de Rhodes pour la géographie romancée, donc indirectement son incompatibilité avec son ancien maître Callimaque partisan farouche des formes courtes, raffinées et spirituelles (une épigramme de l’Anthologie grecque, ayant la forme d’une définition en deux vers, attribuée à Apollonios de Rhodes mais qui n’est très certainement pas de lui justement parce que c’est une épigramme et parce que son court contenu sarcastique s’accorde mal avec les longueurs édifiantes des Argonautiques, restitue cependant bien la tension qui a pu exister entre lui et son vieux maître : "Callimaque : rebut ["k£qarma", mot désignant toute chose qu’on sacrifie ou qu’on rejette pour purifier un être ou un lieu, peut désigner par exemple l’animal qu’on tue pour sanctifier un temple, ou les menstrues féminines], paignion ["pa…gnion", mot se rapportant à tout ce qui sert à jouer, difficilement traduisible dans le contexte parce que l’épigrammatiste l’utilise dans ses différents sens : "paignion" peut signifier simplement "jouet" et sous-entendre que Callimaque n’est qu’un enfant attardé, il peut aussi désigner n’importe quelle œuvre légère et badine scénique ou poétique et sous-entendre que Callimaque n’est qu’un vain saltimbanque, il peut enfin être synonyme de "plaisanterie, raillerie" voire "mauvaise blague, friponnerie" et sous-entendre que Callimaque n’est qu’un caractère aigri dont les piques ne servent qu’à emplir l’existence sans but], tête de bois ["xÚlinoj"], responsable des Aitia [calembour entre "a‡tioj/responsable de, coupable de, accusé de" et son homonyme "A„tia/Causes", titre d’une œuvre de Callimaque dont on ignore le contenu exact] !", Anthologie grecque XI.275). Le papyrus 1241 d’Oxyrhynchos dit qu’Apollonios de Rhodes succède à Callimaque à la tête du Musée et est suivi d’Eratosthène, alors que Suidas (dans l’article Apollonios A3419 précité de sa Lexicographie) dit au contraire qu’Eratosthène succède à Callimaque et est suivi d’Apollonios de Rhodes. Pour notre part, nous pensons que Suidas dit la vérité, et que le papyrus 1241 d’Oxyrhynchos se trompe : nous n’avons aucun mal à imaginer qu’avant de mourir Callimaque a machiné auprès du roi pour maintenir son ancien élève à l’écart en vantant Eratosthène, qui est un Cyrènien comme lui selon l’article Eratosthène E2898 de la Lexicographie de Suidas, sur le mode : "N’importe qui, plutôt que l’auteur des Argonautiques !". On ignore quel jugement Apollonios de Rhodes a porté sur son ancien maître après leur rupture. Nous venons de voir qu’il a écrit des traités sur la fondation de plusieurs cités : est-ce un hommage, ou au contraire une leçon de rigueur face aux Fondations des îles et des cités et leurs différents noms de Callimaque (mentionnés dans l’article Callimaque K227 précité de la Lexicographie de Suidas) ? Au paragraphe 74 livre X de ses Deipnosophistes, Athénée de Naucratis nous apprend incidemment qu’Apollonios de Rhodes a écrit un texte sur Archiloque, aujourd’hui perdu : était-ce un texte neutre, ou au contraire qui attaquait Archiloque pour s’en démarquer, et qui attaquait aussi Callimaque à travers Archiloque ? Les vers 705 à 713 livre II des Argonautiques ("Le noble fils d’Oiagros sur sa phormix bistonienne entame un chant mélodieux racontant comment jadis, au pied de la montagne rocailleuse du Parnasse, le dieu [Apollon] tua de ses flèches le monstrueux Delphynès, alors qu’il n’était encore qu’un jeune garçon nu aux cheveux bouclés […], encouragé par les nymphes coryciennes, filles du Pleistos, qui lui criaient : “Io, lance [jeu sur l’homophonie entre l’invocation "‡e" adressée traditionnellement à Apollon et "†ei"/"lance"] !”, origine du beau refrain qu’on entonne pour Phoibos ["Fo‹boj"/"le Brillant", surnom du dieu Apollon]") ressemblent aux vers 97 à 104 de l’Hymne à Apollon de Callimaque ("Io, Io, Péan ! Entends ce refrain que les Delphiens inventèrent quand tu montras ton habileté avec ton arc d’or. Tu descendais à Pytho, quand tu rencontras le monstrueux serpent : tu le tuas de tes flèches rapides pendant que le peuple te criait : “Io, Io, Péan, lance ton trait [même jeu homophonique entre "‡e" et "†ei"], Défenseur né !”, origine de l’acclamation qui te salue") : s’agit-il encore d’un hommage respectueux de celui-là à celui-ci ? ou au contraire d’une leçon stylistique du genre : "Moi aussi, je sais composer des bluettes en trois vers sur Apollon, et je ne suis pas le seul : l’exercice est à la portée de n’importe qui ! Mais toi, Callimaque, es-tu capable de composer un équivalent de mes Argonautiques ?" ? La composition même de la longue épopée des Argonautiques a-t-elle suscité en riposte la rédaction des courts hymnes et élégies de Callimaque, ou au contraire la composition d’une probable élégie sur les errances des Argonautes par Callimaque, dont Strabon rapporte deux fragments ("On retrouve les traces de Jason et des Colchidiens envoyés à sa poursuite en Crète, en Italie, en Adriatique, comme le rappelle indirectement Callimaque quand il parle de “la resplendissante et haute Théra fille de Lacédémone ["Q»ra", île colonisée à l’ère archaïque par les Lacédémoniens, ancien nom des Laconiens, aujourd’hui l’île de Santorin]” dans son œuvre commençant par : “Je dirai comment des héros quittant le séjour d’Aiétès de Kyta ["Kut£", aujourd’hui Koutaïssi en Géorgie] traversèrent les mers pour rejoindre les rives de l’antique Hémonie ["Aƒmon…a", ancien nom de la Thessalie]”, et quand il ajoute sur les Colchidiens : “A peine entrés en mer illyrienne ils suspendirent le mouvement de leurs rames, et près de la pierre recouvrant la dépouille de la blonde Harmonie transformée en serpent ils fondèrent la « Ville du châtiment » ["Asturon škt…ssanto"] comme la surnommèrent les Grecs en fuite, mais que dans leur langue ils appelèrent « Pola ["PÒla", cité non localisée sur la côte orientale de la mer Adriatique] »”", Strabon, Géographie, I, 2.39), est-elle le modèle qu’Apollonios de Rhodes a voulu dépasser en rédigeant ses Argonautiques ? Les deux hommes en tous cas se retrouvent sur un point : ils sont les derniers directeurs du Musée à être à la fois des érudits et des créateurs, dans la lignée du fondateur Démétrios de Phalère. Eratosthène en effet, et tous les directeurs après Apollonios de Rhodes, ne seront plus que des érudits, des clones plus ou moins fades du fade Zénodote. Les auteurs antiques ayant écrit sur Eratosthène le présentent unanimement comme un dilettante sans génie, comme un velléitaire s’adonnant à tous les domaines sans en explorer les profondeurs ni les sommets, au point d’être surnommé "Bêmata/B»mata", dérivé de "bêta" la deuxième lettre de l’alphabet grec - autrement dit : "le Second" - sans qu’on sache si ce surnom a une connotation positive de "Celui qui sait presque autant de choses que les grands maîtres" ou négative de "Celui qui ne sait pas autant de choses que les grands maîtres" (le qualificatif "bêta" en français, qui découle directement du grec, n’a conservé que la connotation négative : "Fils d’Aglaos que certains appellent Ambrosios, Cyrènien, élève d’Ariston de Chio, du grammairien Lysanias de Cyrène et du poète Callimaque. Ptolémée III l’appela quand il était à Athènes. Il vécut jusqu’à l’époque de Ptolémée V. Parce qu’il fut toujours au second rang par rapport aux maîtres, il fut surnommé “Bêmata”. D’autres l’ont appelé “Second ou Nouveau Platon”, ou encore “le Pentathlète” [parce qu’il s’adonne à plusieurs disciplines]. Il naquit durant la cent vingt-sixième olympiade [de -276 à -273], et il mourut à quatre-vingt ans, ne pouvant plus se nourrir à cause de sa vue déclinante. Il laissa un élève illustre, Aristophane de Byzance, qui lui-même eut pour élève Aristarque. […] Il a écrit des œuvres philosophiques, poétiques et historiques, Astronomie ou Katastérismos ["KatasterismÒj", dérivé de "¢st»r"/"astre, étoile" précédé du préfixe "kat£-"/"de haut en bas", d’où "étude des astres"], Sur les hérésies philosophiques, Sur l’absence de douleur ["lÚph" au sens de "douleur, peine physique ou morale"], beaucoup de dialogues et d’ouvrages difficiles sur la grammaire", Suidas, Lexicographie, Eratosthène E2898). Dans le domaine astronomique, sa plus grande trouvaille - qui est peut-être le seul trait de génie de toute sa vie - est d’avoir eu l’idée de mesurer les dimensions de la Terre en constatant le 21 juin à midi l’absence d’ombre dans un puit à Syène (aujourd’hui Assouan en Egypte, cette absence d’ombre implique qu’à ce moment précis de l’année Syène se trouve pile sur la ligne imaginaire reliant le centre de la Terre au centre du Soleil) par rapport à l’ombre portée d’une obélisque à Alexandrie (qui est sur le même méridien que Syène) à la même date : la mesure de l’angle créé par l’ombre de l’obélisque à Alexandrie, appliquée à la distance entre Alexandrie et Syène, permet de calculer approximativement la circonférence de la Terre (cette trouvaille d’Eratosthène est rapportée aux paragraphes 91 à 102 de la Théorie des cycles célestes [Kuklik» qewr…a meteèrwn] du philosophe stoïcien Cléomène au début de l’époque impériale romaine). Dans le domaine mathématique, sa grande fierté s’incarne dans le mésolabe ("mesol£bion", instrument permettant littéralement de "prendre, saisir/lamb£nw" des "parties, portions, pièces/mšsoj"), terme pompeux désignant une planche de bois rectangulaire sur laquelle peuvent glisser d’autres planches triangulaires plus petites pour matérialiser et développer le théorème de Thalès (Pappos d’Alexandrie au IVème siècle décrit cet outil dans le paragraphe 7 livre III de son recueil Synagogè/Sunagwg», plus connu sous son sous-titre francisé Collection mathématique) : sa satisfaction a été telle qu’il a présenté cet instrument rudimentaire au roi dans une lettre conservée par Eutocios d’Ascalon au VIème siècle dans son Commentaire sur la sphère et le cylindre d’Archimède. Peut-on douter de cette paternité ? Plutarque en effet, dans sa Vie de Marcellus, déclare qu’Archytas de Tarente et Eudoxe de Cnide au IVème siècle av. J.-C. recouraient déjà à des instruments de mesure similaires au mésolabe pour résoudre certains problèmes autant que pour essayer de populariser la géométrie ("[Héron II de Syracuse] ne cessait d’engager Archimède à tourner son intelligence vers des objets concrets, à rendre ses raisonnements accessibles aux sens, palpables aux gens ordinaires, applicables au quotidien. Cette estimable démarche fut initiée par Eudoxe et Archytas, qui voulurent ainsi embellir et égayer la géométrie, et en même temps, via des exemples sensibles et des preuves mécaniques, aborder certains problèmes dont la résolution est difficile à appréhender par le raisonnement et l’évidence, tel celui des moyennes proportionnelles qui n’est pas démontrable par la géométrie mais nécessaire pour solutionner plusieurs autres problèmes, que ces deux géomètres résolurent au moyen d’instruments traçant lignes courbes et sections coniques", Plutarque, Vie de Marcellus 14). Dans le domaine littéraire, on ne lui connaît qu’une œuvre dont seul le titre nous est parvenu, Erigoné, jugée parfaitement creuse par pseudo-Longin ("L’Erigoné d’Eratosthène est un poème où on n’a rien à reprendre : direz-vous pour autant qu’Eratosthène est un poète plus grand qu’Archiloque qui brouille la vérité et manque d’ordre et d’économie en plusieurs endroits de ses œuvres, mais qui ne tombe dans ce défaut qu’à cause de l’esprit divin qui l’entraîne et qu’il ne peut régler à sa convenance ?", pseudo-Longin, Sur le sublime 28). Dans le domaine historique, Eratosthène a suivi la mode hellénistique en rédigeant une Chronographie universelle, que la postérité a conservé sous forme de citations relativement nombreuses. Finalement, le domaine dans lequel il s’est le mieux illustré est la géographie, notamment parce qu’il est le premier à avoir pris au sérieux le récit de voyage de l’explorateur Pythéas de Massalia, Sur l’Océan, qui dans la seconde moitié du IVème siècle av. J.-C. a longé la côte européenne depuis l’actuel détroit de Gibraltar jusqu’à la mer du Nord, et permis ainsi non seulement d’accroître considérablement les connaissances sur les terres et les peuples des futures France septentrionale, Angleterre, Allemagne et Scandinavie, mais encore de révéler les phénomènes de marée inconnue en Méditerranée, de jour polaire, de banquise, et de prouver la sphéricité de la Terre par la mesure des durées diurnes et nocturnes. Beaucoup de ses déclarations en cette matière, dont on ignore si elles étaient regroupées sous un titre générique ou si elles étaient dispersées dans des volumes séparées, ont été conservées grâce à beaucoup de géographes, parmi lesquels Strabon, qui l’ont abondamment copié et recopié. Mais nous devons relativiser encore son apport sur ce point, car contrairement à Apollonios de Rhodes il ne cherche pas à démocratiser son savoir en le rendant séduisant, en l’intégrant à des récits originaux inspirés de la vie de Jason, d’Héraclès ou autres, au contraire : dans le chapitre 2 livre I de sa propre Géographie, Strabon reproche à Eratosthène de mépriser Homère, il rappelle primo qu’Homère est avant tout un poète désirant attiser la curiosité de son public et non pas un scientifique enfermé dans sa tour, et secundo que cela n’empêche pas Homère d’avoir donné de nombreux détails géographiques vérifiables dans son œuvre poétique, exemples à l’appui. En conclusion, Strabon déclare qu’Eratosthène n’est au fond qu’un écrivain de seconde zone qui mérite bien son surnom de "B»mata/Bêta", parce qu’il aborde tous les domaines en se contentant de répéter ce que d’autres ont dit avant lui ou disent autour de lui sans rien approfondir, alors qu’il a à sa disposition au IIIème siècle av. J.-C. beaucoup plus d’outils d’observation et de réflexion que n’en avait Homère au VIIIème siècle av. J.-C. ("Eratosthène ne mérite pas qu’on le traite aussi mal que l’a fait Polémon, qui prétend qu’il n’a même pas visité Athènes, mais il ne mérite pas non plus la confiance aveugle que quelques-uns ont en lui, malgré le grand nombre de maîtres réputés dont il aurait été l’élève. Il écrit : “Jamais on n’a vu fleurir dans une même enceinte, dans une unique cité, autant de philosophes éminents qu’on en compta autour d’Arcésilas [de Pitane, cinquième directeur de l’Académie entre -264 et -241] et Ariston [de Chio, stoïcien, ou Ariston de Keos successeur de Lycon à la direction du Lycée en -224]” […]. Il vante aussi beaucoup Apellès [auteur inconnu] et Bion [autre auteur inconnu, peut-être Bion de Borysthène, cynique du IIIème siècle av. J.-C., ou Bion “rhéteur de Syracuse” ou Bion “rhéteur auteur des Muses en neuf livres” ainsi définis par Diogène Laërce au paragraphe 58 livre IV de ses Vies et doctrines des philosophes illustres] […]. Or ces appréciations suffisent à montrer son peu de jugement. Car lui qui fut à Athènes l’élève de Zénon de Kition, il ne mentionne pas un seul de ceux qui pérennisèrent l’école de ce maître, il préfère nommer ses rivaux alors à la mode dont il ne reste aujourd’hui aucun enseignement. Son traité Sur les biens, ses Exercices pratiques, ses autres ouvrages de même nature, achèvent de montrer sa tendance médiane générale, à mi-chemin entre le philosophe engagé et l’homme qui n’ose jamais rien et se contente d’en avoir l’apparence, ou qui ne voit dans la philosophie qu’un divertissement agréable complémentaire à l’encyclopédisme officiel. On peut dire la même chose pour tous les autres domaines qu’il a étudiés", Strabon, Géographie, I, 2.2). Aristophane de Byzance, successeur d’Apollonios de Rhodes (selon notre conjecture précédente), nommé à la suite de sa brillante intervention pour dénoncer des candidats plagiaires dans un concours poétique ("Le roi Attale [Ier] le Grand [mort en -197], attiré par la philologie, avait formé à Pergame une magnifique bibliothèque comblant ses sujets. Ptolémée [certainement Ptolémée IV, mort en -204, puisque son fils et successeur Ptolémée V n’a que cinq ans à cette date], animé du même zèle et de la même ardeur, témoigna du même empressement à en faire une semblable à Alexandrie. Ne se contentant pas de l’achever avec le plus grand soin, il voulut l’accroître en l’ensemençant avec des nouvelles œuvres. Il institua donc des jeux en l’honneur des Muses et d’Apollon, promettant aux auteurs vainqueurs les mêmes récompenses et honneurs qu’on décernait ordinairement aux athlètes. Lorsque tout fut organisé, l’époque des jeux arriva, on dut choisir parmi les lettrés lesquels pourraient juger du mérite de chaque œuvre. Le roi avait déjà choisi six hommes de la cité, mais ne parvenait pas à trouver le septième qui fût digne de cet honneur. Il se tourna vers ceux qui s’occupaient de la Bibliothèque, pour leur demander s’ils connaissaient un homme capable de remplir cette tâche : ils lui parlèrent d’un nommé Aristophane qui venait quotidiennement lire tous les livres, l’un après l’autre, avec le plus grand soin. Dans l’assemblée des jeux, Aristophane, appelé avec les autres juges, vint donc occuper la place particulière qui lui avait été assignée. La joute fut ouverte, les poètes commencèrent à lire leurs pièces. Le peuple, par ses applaudissements, indiqua ses préférences aux juges. Quand on demanda leur avis à ces derniers, six furent d’accord pour attribuer le premier prix à celui qui avait recueilli les plus grandes faveurs du peuple, et les seconds prix aux autres selon la même logique. Mais Aristophane dit qu’on devait donner le premier prix à celui qui avait le moins plu au peuple. Cela provoqua à la fois l’indignation du roi et du peuple. Aristophane se leva et demanda à s’expliquer. On fit silence. Il déclara alors qu’il ne voyait qu’un seul poète parmi les candidats, que les autres n’avaient fait que réciter des vers qui ne leur appartenaient pas, et que le devoir d’un juge était de récompenser les vrais auteurs, non les plagiaires. Le peuple admira cette réponse, le roi hésita sur le parti à prendre. Aristophane, se fiant à sa mémoire, fit apporter de certaines armoires un grand nombre de volumes, et par les rapprochements qu’il en fit avec les pièces qui avaient été lues, il contraignit les plagiaires à confesser leur larcin. Le roi les mena au tribunal, et les renvoya chargés d’une condamnation ignominieuse. Aristophane quant à lui reçut les plus magnifiques cadeaux, et devint conservateur de la Bibliothèque", Vitruve, De l’architecture, VII, Introduction.4-7 ; Suidas dit qu’Aristophane de Byzance a intégré à la fois les enseignements du fade Zénodote, du vénéneux Callimaque ["Byzantin, grammairien, fils du commandant militaire Apellos, élève de Callimaque et de Zénodote, celui-ci quand il était un jeune homme, celui-là quand il était un garçon. […] Il fleurit durant la cent quarante-quatrième olympiade [de -204 à -201]", Lexicographie, Aristophane A3933], et du consensuel Eratosthène [dans l’article Eratosthène E2898 précité de sa Lexicographie]), est resté dans l’Histoire comme l’inventeur de la bibliothéconomie moderne. Il améliore le système de catalogage de Callimaque (qu’il détaille avec une rigueur maniaque : "Aristophane de Byzance prétend que l’usage de servir les mets dans des pinax ["p…nax", "planche" en général, d’où par extension "plat, assiette"] est récent, il semble ignorer ce que disait le poète : “Le cuisinier porta ses pinax de viandes pour les présenter” [citation du vers 141 livre I de l’Odyssée]", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes VI.13 ; "Le grammairien Aristophane, dans ses Commentaires sur les catalogues de Callimaque, se moque de ceux qui recourent indifféremment aux expressions “kata cheiros” ["kat£ ceiroj", "sur les mains"] et “aponipsasthai” ["¢pon…yasqai", dérivé d’"¢pon…zw", "laver"], observant que chez les anciens on employait “kata cheiros” pour l’avant repas et “aponipsasthai” pour l’après repas. Mais il semble que cette observation du grammairien ne se rapporte qu’aux auteurs attiques, car Homère de son côté dit : “Elle leur apporta de quoi « nipsasthai » ["n…yssqai", littéralement "rafraichir", dérivé de "n…fw", "couvrir de neige"], leur dressa une table bien polie” [citation du vers 138 livre I de l’Odyssée], et ailleurs : “Les hérauts leur versèrent « epi cheiras » ["™pˆ ce‹raj", "sur les mains"], les servantes entassèrent du pain dans des corbeilles” [citation du vers 146 livre I de l’Odyssée]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IX.76) en rédigeant pour chaque œuvre une notice au format préétabli : d’abord le nom de l’auteur, puis le titre de l’œuvre, ensuite son sujet, ses caractéristiques par rapport aux autres œuvres abordant le même sujet, enfin diverses informations bibliographiques ou historiques. Beaucoup de ses notices sur les tragédies d’Eschyle, Sophocle, Euripide, et sur les comédies d’Aristophane, ont traversé les siècles, et sont reproduites aujourd’hui en annexes des éditions de ces pièces. La tradition voit également en lui le créateur du Canon alexandrin encore utilisé aujourd’hui par les apprentis hellénistes, annonçant la moderne classification Dewey, mais beaucoup plus restrictif que celle-ci puisqu’il ne concerne que les auteurs du passé, et sélectionne certaines œuvres à l’exclusion de certaines autres, qui dès lors ont été condamnées à disparaître : il compte dix disciplines (1/ Epopée, 2/ Poésie iambique, 3/ Poésie lyrique, 4/ Poésie élégiaque, 5/ Tragédie, 6/ Comédie, 7/ Histoire, 8/ Œuvres oratoires, 9/ Philosophie, 10/ Pléiade [groupe de sept écrivains du IIIème siècle av. J.-C., auquel appartient notamment Apollonios de Rhodes]), dont plusieurs sont divisées en sous-groupes (c’est le cas pour les tragédiens répartis en "Première classe" et "Seconde classe", et pour les comédiens répartis en "Ancienne comédie", "Moyenne comédie" et "Nouvelle comédie"). Quintilien au Ier siècle, dans le long paragraphe 1 livre X de son De l’institution oratoire, donnera la liste des œuvres retenues par ce Canon alexandrin, en révélant qu’à son époque celui-ci se sera ouvert aux auteurs latins. Pour donner une idée du naufrage désastreux que provoquera cette froide sélection classificatrice, nous n’avons qu’à lire la notice sur la tragédie Médée d’Euripide, dans laquelle Aristophane de Byzance déclare que "le drame satyrique Les moissonneurs est perdu", servant de conclusion à la tétralogie à laquelle appartient Médée : cette brève indication sous-entend qu’au moment de la rédaction de cette notice, Aristophane de Byzance a encore à sa disposition un exemplaire des deux autres tragédies qui suivent Médée (dont il donne les titres : Philoctète et Dictys), un exemplaire des deux autres tétralogies présentées contre celle d’Euripide (soit six tragédies et deux drames satyriques, dont il donne les auteurs : Euphorion fils d’Eschyle classé premier et Sophocle classé troisième), et aussi toutes les sources documentaires se rapportant à ces pièces et à leurs créateurs et à leur contexte (qui lui ont permis précisément de rédiger sa notice !). Aristophane de Byzance est encore l’inventeur de la stylistique, recourant à un système de signes pour commenter chaque texte de façon codée : il emploie l’obèle (une barre simple horizontale, ou tracée horizontalement entre deux points verticaux) pour indiquer un passage supposé non authentique ou "athétisé/¥qetoj" ("invalide, impropre", dérivé de "qetÒj"/"établi, posé, adopté", précédé d’un "a-" privatif), le sigma inversé pour indiquer un passage déplacé, l’astérisque pour indiquer une répétition erronée, le chevron pour renvoyer à une note de marge ou de bas de page. Au XVIIIème siècle, on retrouvera un manuscrit byzantin à la bibliothèque de Saint-Marc de Venise en Italie, connu aujourd’hui sous la référence savante "Venetus Marcianus Graecus 822" ou sous la référence plus commode "Venetus A", portant le texte complet de l’Iliade et des scholies qui emploient ces signes en citant Aristarque de Samothrace, élève et assistant d’Aristophane de Byzance selon le papyrus 1241 d’Oxyrhynchos. Faut-il en déduire qu’Aristophane de Byzance s’est réservé la classification des œuvres scéniques (comme en témoignent ses notices préservées), en confiant la classification des épopées à son jeune second Aristarque de Samothrace (dans le papyrus 1241 d’Oxyrhynchos on lit effectivement "Aristof£nhj ka… Ar…starcoj"/"Aristophane et Aristarque", et non pas "Aristof£nhj e‹ta Ar…starcoj"/"Aristophane puis Aristarque", autrement dit les deux hommes ont bien travaillé ensemble ; Plutarque dans son traité Comment lire les poètes donne un exemple de passage homérique athétisé par Aristarque : "Phénix, après avoir dit que son père l’avait maudit après qu’il lui ait enlevé sa concubine, ajoute : “Je méditai de frapper [mon père] avec le bronze pointu, mais un dieu arrêta ma colère en rappelant à mon cœur la voix du peuple, les affronts répétés des hommes. Je ne voulus pas être qualifié de parricide par les Achéens” [citation des vers 458 à 461 livre IX de l’Iliade]. Aristarque a athétisé ces vers d’Homère, estimant sans doute qu’ils produisent mauvais effet. Mais pour ma part je les crois bien placés, au moment où Phénix veut faire sentir à Achille les dangers de la colère et combien d’actions criminelles cette passion inspire à ceux qui n’écoutent ni leurs propres réflexions ni les conseils de leurs amis") ? Aristarque, selon le même papyrus 1241 d’Oxyrhynchos, sera à son tour directeur du Musée après la mort du successeur de son maître, un certain Apollonios surnommé "Isographe". Suidas affirme qu’il aura lui-même beaucoup d’élèves grammairiens qui perpétueront le travail de classification initié par Aristophane de Byzance ("Alexandrin d’adoption, né à Samothrace. Son père était Aristarque. Il vécut durant la cent cinquante-sixième olympiade [de -156 à -153] sous Ptolémée VI Philométor, dont le fils [le futur Ptolémée VII, qui ne règnera que quelques mois après la mort de son père en été -145] devint son élève. On raconte qu’il écrivit plus de huit cents livres, en comptant seulement ses monographies. Il fut l’élève du grammairien Aristophane, et eut à Pergame beaucoup de désaccords avec le grammairien Cratès de Pergame. Une quarantaine de grammairiens furent ses élèves. Il décéda à Chypre en se laissant mourir de faim, souffrant d’hydropisie, à l’âge de soixante-douze ans", Suidas, Lexicographie, Aristarque A3892). Nous ne pouvons rien dire de plus à son sujet, sinon que les auteurs ultérieurs souligneront tous sa rigidité professorale (pour le meilleur comme Horace ["L’homme bon et vertueux critique les vers faits sans art, condamne ceux qui sont durs, efface d’un trait de plume ceux qui manquent de grâce, supprime les ornements ambitieux, demande qu’on éclaire les passages obscurs, dénonce les expressions ambiguës, indique les changements nécessaires. Il fait comme Aristarque. Il ne se dit pas : “Pourquoi blesser un ami à propos de bagatelles ?”, parce qu’il sait que ces bagatelles feront un jour le malheur du poète, quand le public l’accueillera par des moqueries et des sifflets", Art poétique 450], ou pour le pire comme Cicéron ["Peu après, voyant qu’on avait applaudi Pompée en rapportant ses propos aux actes de mon consulat, Crassus se leva et ne tarit pas d’éloges sur mon compte, allant jusqu’à dire qu’il me devait son titre de sénateur, sa citoyennté, son statut d’homme libre et même sa vie, et qu’il voyait dans sa femme, dans ses enfants, dans sa patrie, autant de témoignages de mes bienfaits. Quoi d’autre ? Ces lieux communs que je reproduis si souvent sous tant de formes dans mes discours dont tu es l’Aristarque, le fer, la flamme, il les a mêlés d’une manière solennelle à sa harangue", Lettres à Atticus I.14] ou Lucien ["Je demandais [à Homère] s’il était l’auteur des vers qu’on avait athétisés. Il répondit que tous étaient bien de lui. Alors je condamnai les mauvais discours des grammairiens Zénodote et Aristarque", Histoire vraie II.20]). Arrêtons là notre fastidieuse énumération. Constatons simplement la totale disparition des idéaux à la fois élevés et pratiques que Ptolémée Ier et Démétrios de Phalère avaient placés naguère dans le Musée : après Apollonios de Rhodes, les bibliothécaires en charge de cette hérésie/secte ne veulent plus comprendre ni changer le monde, ils veulent seulement savoir si Madame de Sévigné a séjourné ou non à Pontivy.


Subordonnée à cette direction rigoureuse jouissant de la protection royale, les scientifiques du Musée développent des savoirs et des techniques dont le caractère visionnaire nous étonne encore aujourd’hui. Le plus ancien dont le nom est associé au Musée est le géomètre Euclide sur lequel, avouons-le franchement, nous ne savons rien. Les plus anciennes indications prétendues sur sa vie datent de neuf siècles après sa mort, dues au philosophe Proclos, et encore ! elles sont consignées non pas longuement dans une biographie, mais ramassées dans un très court passage à la fin de la seconde partie du prologue de ses Commentaires sur le livre I des Eléments d’Euclide, et elles consistent en peu de choses : Proclos dit qu’Euclide a vécu sous Ptolémée Ier, il rapporte une anecdote entre les deux hommes, et essaie de le rattacher à l’Académie platonicienne ("Ensuite vint Euclide, qui a rassemblé beaucoup d’éléments ["stoice‹on", terme désignant originellement la lettre de l’alphabet, puis, par analogie, tout objet qu’on peut combiner avec un autre de même nature, pour former des équivalents de syllabes, des équivalents de mots, des équivalents de phrases, des équivalents de paragraphes, etc., servant à expliquer le monde dans son ensemble ; ce terme sera repris comme titre de l’œuvre principale d’Euclide : "Stoice…a"/"Eléments"] tirés des compositions d’Eudoxe [de Cnide, scientifique de la première moitié du IVème siècle av. J.-C., élève de Platon], beaucoup de celles de Théétète [d’Athènes, scientifique mort prématurément au début du IVème siècle av. J.-C., auquel Platon a consacré un de ses dialogues], et prouvé de façon formelle et irréfutable des suppositions avancées avant lui. Il vécut sous le premier Ptolémée. Archimède, qui vécut plus tard, parle d’Euclide en disant que Ptolémée Ier lui demanda un jour si les éléments étaient la voie la plus courte vers la géométrie, auquel il répondit qu’“aucune autre voie royale n’existe en géométrie [allusion aux routes égyptiennes contrôlées par les Lagides : la réponse d’Euclide sous-entend qu’il se considère souverain en géométrie autant que Ptolémée Ier est souverain en politique, certains exégètes vont plus loin en estimant que cette réponse signifie aussi : "Si tu veux devenir à ton tour un souverain en géométrie, ô Ptolémée, protège donc les géomètres", autrement dit : "Si tu souhaites que je me mette à ton service, j’en serai ravi"]”. Il se situe donc après Platon, mais avant Eratosthène et Archimède qui étaient des contemporains, comme Eratosthène lui-même le dit quelque part. Euclide partageait les principes de Platon et sa philosophie, il pensait que les éléments combinés ensemble permettraient de démontrer ces principes platoniciens"). Ce passage parle bien du "premier Ptolémée" ("prètou Ptolema…ou"), il semble par conséquent qu’Euclide vive son apogée entre -323 (année où Ptolémée prend en mains le gouvernement de l’Egypte) ou -306 (année où il se proclame roi) et l’hiver -283/-282 (année de sa mort). Mais l’authenticité de l’anecdote est douteuse, puisque le doxographe Jean Stobée au Vème siècle dans son Anthologie rapporte exactement la même histoire, en l’appliquant à Alexandre le Grand et au géomètre Ménechme (élève de Platon et d’Eudoxe de Cnide), et non plus à Ptolémée Ier et Euclide ("Alexandre demanda au géomètre Ménechme de lui résumer la géométrie, mais celui-ci lui répondit : “O roi, ton pays possède des routes pour les gens ordinaires et des routes royales, mais en géométrie il n’y a qu’une seule voie pour tous”", Jean Stobée, Anthologie II.115, édition de Curtius Wachsmuth et Otto Hense). On peut cependant admettre que, même fausse, cette anecdote serve à situer Euclide dans une époque, en l’occurrence celle du début de la monarchie lagide. Des spécialistes se demandent si le nom d’Euclide ne désignerait pas une association de géomètres autour de Ptolémée Ier, plutôt qu’une personne de chair et d’os, à l’instar du nom de Nicolas Bourbaki au XXème siècle qui ne renvoie pas à un être physique mais à un groupe de mathématiciens français. Pour notre part, nous rejetons cette hypothèse extrême, mais nous admettons volontiers qu’Euclide pose le même problème qu’Homère. Proclos lui-même, qui considère Euclide comme une personne physique, dit bien que ses Eléments ne sont qu’un regroupement raisonné des travaux d’Eudoxe de Cnide, de Théétète et d’autres scientifiques d’avant la fin du IVème siècle av. J.-C. : Euclide, tel Homère, est-il un auteur original dont les propos épars ont été consignés par écrit et rassemblés par ses élèves après sa mort, ou au contraire un compilateur qui n’a rien produit d’original sinon un recueil raisonné de travaux effectués par des auteurs avant lui ou par ses assistants (dans ce dernier cas, le nom d’Euclide serait à considérer de la même façon que les peintres d’atelier de la Renaissance : le maître trace les grandes lignes du tableau au crayon, mais ne participe à la réalisation d’aucune de ses parties, qu’il laisse à ses apprentis) ? Mystère. Les Eléments imaginés ou organisés par Euclide au tournant des IVème et IIIème siècle av. J.-C. auront en tous cas une extraordinaire destinée puisqu’ils seront utilisés par tous les géomètres, physiciens et mathématiciens pendant vingt-trois siècles, précisément jusqu’en 1915, année où Albert Einstein les relativisera sans les abolir, en les intégrant dans une nouvelle conception du monde mêlant espace, temps, matière et énergie. Encore faut-il atténuer cette audience jusqu’au bas Moyen Age : certes les écoliers des époques hellénistique, romaine et haute médiévale continueront à étudier Euclide, mais les anecdotes similaires rapportées par Proclos et par Jean Stobée sous-entendent que la géométrie n’a jamais été une discipline appréciée ni dans le peuple ni à la Cour, et expliquent pourquoi ces écoliers liront les Eléments avec la même attention que d’autres ouvrages beaucoup moins probants comme la farfelue Théologie arithmétique de Nicomaque de Gérasa (perdue, mais résumée par Photios dans la notice 187 de sa Bibliothèque, qui la définit comme un mélange de mathématiques intelligentes et de galimatias symbolique abscons). Un autre géomètre hellénistique remarquable est Aristarque, originaire de Samos, dont nous avons conservé le traité Sur les dimensions et les distances du Soleil et de la Lune. Dans cette œuvre, tous les chiffres sont faux, parce que les matériels d’observation et les outils mathématiques pour les développer n’existent alors pas, et pourtant tous les raisonnements suivis, qui a posteriori semblent découler du simple bon sens, sont justes. Sur le seul postulat que la lumière de la Lune n’est que la projection de la lumière du Soleil, et sur l’observation des éclipses de Lune, il prétend pouvoir en deviner la taille : en constatant qu’une heure est nécessaire à la Lune pour parcourir une distance équivalente à son propre diamètre, et qu’une éclipse de Lune dure approximativement deux heures, autrement dit que la Terre empêche la lumière du Soleil d’éclairer la Lune pendant deux heures, il en déduit que la Lune est approximativement trois fois plus petite que la Terre - ce qui correspond à l’heure nécessaire à la Lune pour parcourir la distance équivalente à son propre diamètre, à laquelle on ajoute les deux heures d’éclipse. Cette conclusion est fausse, puisqu’elle considère la Terre et le Soleil comme deux corps immobiles et ne prend en compte que le mouvement de la Lune, et qu’en outre elle traite l’ombre de la Terre sur la Lune comme un cylindre et non pas comme un cône, elle est néanmoins proche de la réalité puisque la Lune est 3,7 fois plus petite que la Terre. La distance entre la Terre et la Lune, qu’on appellera commodément R, est ensuite devinée par une vulgaire règle de trois. Un mois lunaire, soit le temps de rotation de la Lune tout autour de la Terre, vaut approximativement trente jours : si on applique cette donnée à l’équivalence scolaire qui veut que la circonférence d’un cercle correspond à deux fois p (3,14) multiplié par son rayon, on peut dire que 6,28 multiplié par R équivaut à un mois lunaire/trente jours. Or, grâce à son étude des éclipses lunaires, Aristarque de Samos a découvert qu’en deux heures la Lune parcourt l’équivalent du diamètre de la Terre. La mise en relation de ces deux équivalences donne à la distance R/Terre-Lune la valeur approximative de soixante rayons - ou trente diamètres - terrestres. Ensuite, il espère trouver la taille du Soleil en essayant d’abord de mesurer sa distance par rapport à la Terre. Pour ce faire, toujours en postulant que la lumière de la Lune n’est que la projection de la lumière du Soleil, il déduit que la Lune en demi-quartier exact - c’est-à-dire dont la ligne séparant la partie éclairée et la partie ombrée est strictement verticale - forme la première pointe à angle droit d’un triangle-rectangle imaginaire dont la Terre est la deuxième pointe en bas, et le Soleil la troisième pointe à droite ou à gauche. On mesure l’angle entre le Soleil et la Lune, correspondant à la deuxième pointe du triangle-rectangle imaginaire. Ainsi, selon la fameuse règle euclidienne affirmant que la somme des angles d’un triangle est toujours égale à cent-quatre-vingts degrés, on peut calculer l’angle de la troisième pointe de ce triangle-rectangle imaginaire, il suffit pour cela de soustraire les deux angles connus, à ces cent-quatre-vingts degrés euclidiens. Pour obtenir la distance Terre-Soleil, on agrandit ce triangle-rectangle imaginaire en respectant ses trois angles, et en donnant à la ligne Terre-Lune la valeur R de soixante rayons terrestres découverte dans l’étude précédente. Aristarque de Samos déduit que la distance Terre-Soleil est environ vingt fois plus grande que la distance Terre-Lune. Comme la grosseur apparente du Soleil est à peu près la même que celle de la Lune, il conclut que le Soleil est environ vingt fois plus gros que la Lune. Ces résultats sont totalement erronés. D’abord parce qu’un mois lunaire n’est pas strictement équivalent à trente jours, parce que la Lune effectue une ellipse autour de la Terre et non pas un cercle, qu’elle ne se meut pas à une vitesse constante, et parce qu’elle ne revient pas exactement au même endroit dans le ciel d’un mois à l’autre pour la bonne raison que pendant ce mois écoulé la Terre aussi a bougé autour du Soleil. Ensuite parce que l’angle Soleil-Lune mesuré par Aristarque de Samos est beaucoup trop étroit : en fait, la distance Terre-Soleil vaut non pas vingt fois, mais quatre cents fois la distance Terre-Lune. L’ingénieux échafaudage intellectuel aboutit malgré tout à une conclusion surprenante : même si on donne au Soleil cette valeur très sous-évaluée de vingt fois la grosseur de la Lune, celui-ci demeure beaucoup plus gros que la Terre, beaucoup plus volumineux qu’on ne l’imaginait jusqu’alors. On ignore comment Aristarque de Samos a raisonné ensuite. Poursuivant dans la voie du bon sens, il a certainement trouvé bizarre qu’un objet aussi énorme que le Soleil puisse tourner autour d’un autre objet aussi petit que la Terre, plutôt que le contraire. Rompant avec la croyance commune de son temps, il a donc imaginé un système céleste dans lequel le centre de l’univers n’est plus la Terre mais le Soleil. L’œuvre dans laquelle il exposait cette hypothèse n’a pas traversé les siècles, mais Archimède dans la seconde moitié du IIIème siècle l’a eue entre les mains, et en offre un résumé dans un petit texte adressé à Gélon le fils d’Héron II le tyran de Syracuse (une lettre ? un article destiné à la publication ?) connu aujourd’hui sous le titre Psammitès ("Ysamm…thj"/"Le Sablier"), dans lequel il s’amuse à calculer le nombre de grains de sable qui seraient nécessaires pour emplir tout l’univers ("Tu sais que la majorité des astronomes voient le cosmos comme une sphère dont le centre se confond avec celui de la Terre, et dont le rayon se confond avec la droite reliant le centre de la Terre à celui du Soleil. Aristarque de Samos réfute cela dans les hypothèses astronomiques qu’il a publiées. Selon Aristarque de Samos, le cosmos est beaucoup plus grand que celui qu’on a décrit. Il suppose que les étoiles et le Soleil sont immobiles, que la Terre se déplace sur la circonférence d’un cercle dont le Soleil est le centre, que le centre de la sphère où sont fixées les étoiles se confond avec le centre du Soleil, et que “le rapport entre le centre de cette sphère et sa surface est aussi grand que la circonférence du cercle sur lequel la Terre se déplace”. Ce propos ne doit pas être pris littéralement, puisque le centre d’une sphère n’a aucune grandeur et ne peut pas servir à en calculer la surface. On pense qu’Aristarque a voulu dire que le centre du cosmos autour duquel selon lui la Terre se déplace, est le même que celui de la sphère où sont fixées les étoiles. Cette hypothèse est d’autant plus vraisemblable qu’il croit que le diamètre du cercle où il veut que la Terre se meuve, est aussi grand que le diamètre de la sphère que nous appelons le cosmos", Archimède, Psammitès). Le système d’Aristarque de Samos est imparfait. Il ne répond pas à des questions du genre : "Le Soleil est une boule de lumière, la Terre est constitué de roches : comment un objet lourd comme la Terre pourrait-il se mouvoir, tandis qu’un objet plus léger comme le Soleil resterait immobile ?" ou : "Si la Terre n’est pas immobile, si elle se déplace, pourquoi tout ce qui n’est pas fixé à elle - comme nous, les êtres humains ! - n’est-il pas projeté dans l’espace ?". L’astronome est même condamné pour impiété envers les dieux par son compatriote contemporain le philosophe stoïcien Cléanthe de Samos ("N’intentez pas contre nous un procès d’impiété, comme celui que Cléanthe de Samos voulut que les Grecs intentassent contre Aristarque, coupable selon lui d’avoir troublé le foyer cosmique et tenté d’expliquer les phénomènes en supposant que le ciel est immobile tandis que la Terre se meut sur un cercle oblique en même temps qu’elle tourne sur elle-même", Plutarque, Sur la face visible de la Lune ; on ignore si cette intention de procès a été suivie des faits, et si Aristarque de Samos a été finalement condamné). Cela n’empêche pas un scientifique babylonien hellénisé du IIème siècle av. J.-C. nommé Séleucos de reprendre la théorie héliocentrique à son compte, et même de la démontrer selon Plutarque ("[Platon] croyait-il que la Terre a le même mouvement que le Soleil, la Lune et les cinq autres planètes qu’il appelle “les instruments du temps” à cause de leurs révolutions, et pensait-il qu’elle est non pas immobile et comme attachée sur l’axe du monde mais en rotation autour de cet axe, comme Aristarque et Séleucos l’ont admis par la suite, le premier sous forme d’hypothèse, le second sous forme démonstrative ?", Plutarque, Questions platoniciennes 7). Aucune œuvre de ce Séleucos babylonien n’est parvenue jusqu’à nous, par conséquent nous ne connaissons pas le moyen utilisé pour sa démonstration. Les rares fragments concernés le concernant indiquent qu’il a étudié les marées dans l’océan Indien et remarqué une relation entre ce phénomène et les évolutions de la Lune ("Séleucos dit que l’irrégularité des marées de la mer Erythrée [l’océan Indien] dépend de la position de la Lune : quand celle-ci est à l’équinoxe les marées sont partout identiques, quand elle est au solstice les marées sont inégales en amplitude et en vitesse, enfin quand elle est en position intermédiaire les marées sont irrégulières ou régulières selon sa proximité au solstice ou à l’équinoxe", Strabon, Géographie, III, 5.9) : a-t-il poussé ses observations jusqu’à remarquer une relation similaire entre les marées et les différentes positions du Soleil ? Mystère. Ses relevés lui ont révélé un décalage entre les marées de l’océan Indien et celles de l’océan Atlantique impliquant que, même s’ils obéissent pareillement à l’attraction de la Lune, ces deux océans sont séparés par un continent africain beaucoup plus grand qu’on ne l’estimait alors, et qu’ils obéissent à deux systèmes de courant bien distincts, autrement dit que l’idée usuelle d’un Océan unique entourant l’ensemble des terres habitées est un mythe sans fondement ("Hipparque ne convainc personne, quand il dit que le mouvement de l’Océan n’est pas partout identique et que, même en admettant qu’il le soit, cela ne signifie pas obligatoirement qu’il forme avec l’Atlantique un seul ensemble circulaire et continu, en argumentant cette non-uniformité océanique sur le témoignage du Babylonien Séleucos", Strabon, Géographie, I, 1.9). Mais Aristarque de Samos et Séleucos de Babylonie n’ont pas connu un sort plus enviable qu’Euclide. Hipparque, contemporain de Séleucos de Babylonie, dont l’œuvre n’a également pas traversé les siècles à l’exception de quelques livres de commentaires et de nombreux fragments repris par les astronomes et les géographes ultérieurs, semble avoir vite remplacé l’hypothèse héliocentrique par la théorie des épicycles, remettant ainsi la Terre au centre de l’univers en imposant au Soleil un mouvement de valse autour d’elle. Hipparque a été suivi par l’astronome Géminos de Rhodes, élève du stoïcien Posidonios, plus compilateur que découvreur, auteur d’une besogneuse et consensuelle Introduction aux phénomènes parvenue jusqu’à nous, et par le célèbre Claude Ptolémée dont les spécialistes modernes vantent la relativement sérieuse Composition mathématique, aussi connue sous son sous-titre arabe Almageste, pour essayer de faire oublier le fumeux Tétrabiblos mâtiné d’astrologie digne des plus belles envolées de Madame Irma, l’un et l’autre incapables de lutter contre le succès populaire entretenu par les Phénomènes et pronostics d’Aratos de Soles, poète de la Cour d’Antigone II dans la première moitié du IIIème siècle av. J.-C., qui, travestissant les Phénomènes d’Eudoxe de Cnide et Sur les signes de Théophraste, y délire longuement sur les origines du zodiaque. Ce n’est qu’à l’extrême fin du Moyen Age que les navigateurs européens, particulièrement les Portugais, dans leurs explorations pour relier les océans Atlantique et Indien, reprendront et développeront les travaux des deux antiques visionnaires alexandrin et babylonien, et ce n’est qu’au début de la Renaissance que le Polonais Nicolas Copernic se risquera dans son Des révolutions des sphères célestes à reprendre leur hypothèse héliocentrique. Autre Alexandrin remarquable, qui est certainement en l’an 2000 le plus illustre inconnu du monde scientifique grec antique : le mécanicien Ctésibios. La vie de ce personnage est mieux connue que celles d’Euclide et d’Aristarque de Samos. D’origine populaire - son père est barbier -, il montre très tôt un esprit imaginatif ("Ctesibios était fils d’un barbier d’Alexandrie. Il se fit remarquer par son inventivité et son adresse, et on raconte que la mécanique l’attirait beaucoup. Un jour, il eut l’idée de suspendre un miroir dans la boutique de son père, de façon qu’on pût le descendre et le monter à l’aide d’une corde cachée soutenant un poids. Voici le mécanisme qu’il imagina. Il attacha un canal en bois contenant des poulies sous une poutre. Il fit ensuite passer une corde dans ce canal jusqu’à l’angle formé par le mur qui portait la poutre, où il installa un tuyau dans lequel il fit descendre le bout de la corde jusqu’à une boule de plomb. Cette boule, en allant et en venant dans ce tuyau étroit, y comprimait l’air. En la déplaçant, l’air compressé sortait avec force et, en rencontrant l’air extérieur, émettait un son clair", Vitruve, De l’architecture, IX, 8.2-3). Aucun écrit de sa main n’est parvenu jusqu’à nous, mais quand nous lisons les Pneumatiques d’Héron d’Alexandrie (mécanicien du Ier siècle) nous constatons que beaucoup de passages ne sont que des copiés-collés des Pneumatiques de Philon de Byzance (mécanicien de la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C. ; par exemple le mécanisme des animaux buveurs des paragraphes 29 et 31 livre I chez Héron se retrouve aux paragraphes 33 et 34 chez Philon, celui de Pan au paragraphe 30 livre I chez Héron se retrouve au paragraphe 59 chez Philon, celui de la roue purificatrice au paragraphe 32 livre I chez Héron se retrouve au paragraphe 63 chez Philon, celui des vases à plusieurs liquides du paragraphe 33 livre I chez Héron se retrouve au paragraphe 22 chez Philon, celui des oiseaux siffleurs au paragraphe 5 livre II chez Héron se retrouve au paragraphe 60 chez Philon), or d’autres auteurs attribuent clairement à Ctésibios la paternité de certains de ces dispositifs mentionnés par les deux hommes. Cela amène à penser que beaucoup de ces merveilleuses inventions que la tradition attribue à Philon de Byzance et à Héron d’Alexandrie (comme peut-être la célèbre fontaine du paragraphe 37 livre I des Pneumatiques d’Héron d’Alexandrie), ne sont en fait que des piratages des inventions de Ctésibios qui les a précédés. Philon de Byzance lui-même, dans ses Machines de jet/Belopoiik£ (cette œuvre constitue la quatrième partie d’un ensemble intitulé Traité de mécanique/Mhkanik¾ snÚntaxij dont les Pneumatiques sont la cinquième partie), renforce cette forte présomption à travers quelques indications autobiographiques : il nous apprend avoir étudié l’architecture à Rhodes, puis être parti se perfectionner en mécanique à Alexandrie, où il est devenu justement l’élève de Ctésibios. Parmi ces inventions, la pompe à pistons qu’Héron d’Alexandrie décrit au paragraphe 28 livre I de ses Pneumatiques : cette pompe à pistons est rigoureusement identique à celle décrite par Vitruve au paragraphe 7 livre X de son De l’architecture, qui l’attribue nommément à Ctésibios. Toutes les machines reproduisant des sons d’animaux ou animant des figurines chez les deux mécaniciens tardifs, ne sont que des remakes de celles de Ctésibios jouant sur l’incompressibilité de l’air et de l’eau, évoquées par le même Vitruve ("Ayant constaté le bruit que produit le choc de l’air comprimé contre l’air libre, Ctésibios appliqua le même principe à l’eau, pour inventer des machines qui par compression hydraulique animaient des automates et autres dispositifs récréatifs. Il fabriqua une clepsydre en utilisant des feuilles d’or et des pierres précieuses percées, car ces matières ne se corrodent pas quand l’eau circule, elles ne produisent aucune rouille susceptible de boucher l’ouverture. En s’écoulant de façon égale par cette ouverture, l’eau soulève un pot renversé que les spécialistes appellent “phellos” ["fellÒj" en grec, "planche de liège"] ou “tympanum” [en latin, "tambour"], sur laquelle se trouve une règle dentellée. Cette dernière fait tourner une roue pareillement dentelée. On peut fabriquer d’autres règles et d’autres pots, avec le même système de dents : soumis à un seul et même mouvement, ils font tourner d’autres roues produisant différents effets, des déplacements de figurines, des rotations de bornes, des projections de petits cailloux, des sonneries de trompettes", Vitruve, De l’architecture, IX, 8.4-5 ; le poète Hédylos à une date inconnue évoque une machine de ce type que Ctésibios a réalisée en l’honneur d’une mystérieuse Arsinoé, qui dans le contexte peut désigner une personne [par exemple l’ancienne sœur-épouse de Ptolémée IV, ou un sanctuaire qui lui est dédié] ou une cité [par exemple celle fondée par les premiers Lagides dans l’extrême nord-ouest de la mer Rouge, servant d’entrée au canal qui relie cette mer au fleuve Nil, aujourd’hui Suez en Egypte] : "Hédylos dans ses Epigrammes parle du rhyton réalisé par le mécanicien Ctésibios : “Vous qui aimez boire le vin pur, venez au temple chéri du zéphyr [vent d’ouest] pour y voir le rhyton de la belle Arsinoé. Le besa ["bÁsa", vent égyptien] d’Egypte appelle à la danse, par le son aigu de la liqueur qui passe par la source effilée. Une trompette d’or appelle aussi aux fêtes et au festin tels que les a imaginés le seigneur du Nil, lui qui a tiré de ses eaux divines une mélodie singulière appréciée des initiés. Rendez hommage à la science ingénieuse de Ctésibios : venez, jeunes gens, au temple d’Arsinoé”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XI.97). La machine la plus spectaculaire est celle que détaillent Héron d’Alexandrie au paragraphe 42 livre I de ses Pneumatiques, et Vitruve au paragraphe 8 livre X de son De l’architecture, qu’ils désignent par le terme grec "hydraule" (de "Ûdwr/eau" et "aÙlÒj/aulos"), ancêtre de l’orgue : toutes les caractéristiques de l’instrument moderne existent déjà, depuis le clavier avec ses touches au mécanisme complexe et minutieux permettant la polyphonie, jusqu’aux aulos - les tuyaux - de différentes tailles par lesquels, quand les touches qui y sont associées le libèrent, l’air compressé produit toutes les hauteurs musicales. Les deux auteurs ne donnent pas le nom de l’inventeur de ce dispositif très sophistiqué, mais nous le découvrons par un passage du philosophe Aristoclès de Messine au Ier siècle cité par Athénée de Naucratis : l’hydraule est encore une création de Ctésibios, dont l’ingéniosité lui a d’ailleurs attiré la reconnaissance et les faveurs de Ptolémée VIII, co-régent avec son frère Ptolémée VI à partir de -170 puis roi unique à partir de -144 jusqu’à sa mort en -116. Dans ce même passage, Aristoclès de Messine confie sa difficulté à classer l’hydraule parmi les instruments mécaniques à percussion (à cause de ses touches et de son système d’air sous pression émettant des sons standardisés) ou parmi les instruments musicaux à vent (à cause de ses aulos dont les timbres peuvent être modifiés ; les musicologues modernes éprouvent une difficulté similaire quand ils s’interrogent sur l’héritier de l’hydraule de Ctésibios, le piano, à la fois fois instrument à percussion [à cause de ses touches et de ses marteaux] et instrument à cordes : "Le son d’un hydraule proche se fit entendre. Nous nous retournâmes en entendant sa douceur charmante, ravis par ses accords. Ulpien fixa le musicien Alkeidès : “Eh toi, le musicien ! entends-tu ces agréables symphonies qui nous font nous retourner ? Voilà qui change de vos solos d’aulos, à vous les Alexandrins, qui fatiguez les auditeurs et ne flattez pas les oreilles !”. Alkeidès répondit : “Mais l’hydraule, qu’on peut définir aussi comme un organon ["Ôrganon", "instrument, outil, machine" en général], est une invention d’un Alexandrin, un barbier nommé Ctésibios ! Voici ce qu’Aristoclès en dit dans son traité des Chœurs : « On se demande si l’hydraule est un organon. Aristoxène [de Tarente, philosophe aristotélicien du IVème siècle av. J.-C. spécialisé dans la musique, auteur des Eléments harmoniques parvenus jusqu’à nous] n’en parle pas. Platon de son côté évoque vaguement une horloge nocturne dont la composition rappelle l’hydraule, semblable à une grande clepsydre. L’hydraule paraît effectivement apparenté à la clepsydre. Cela rapprocherait l’hydraule, qui utilise la pression, des organons, précisément des appareils hydrauliques puisque le souffle de l’air y est actionné par l’eau : le bas des aulos est tourné dans l’eau fortement comprimée, tandis que des petits axes pénétrant dans ces aulos les remplissent d’air, produisant ainsi des sons agréables. Cet organon a la forme d’une tribune arrondie. On dit qu’il fut inventé par Ctésibios du temps où il séjournait à Aspendos [site archéologique à l’est de l’actuelle Antalya en Turquie], sous le second Evergète [surnom de Ptolémée VIII, le "premier Evergète" était Ptolémée III au IIIème siècle av. J.-C.], et que par la suite Ctésibios vécut plus aisément. Sa propre épouse Thaïs apprit à en jouer »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.23). Peut-on aller plus loin dans les suppositions ? Philon de Byzance, élève de Ctésibios, aux paragraphes 57 et 58 de ses Pneumatiques, propose deux inventions de valeur très relative recourant à la vapeur (la première consiste en un brule-parfum qui s’attise par son propre feu, la seconde consiste en un bassin dont l’eau chauffée fait siffler des statuettes d’oiseaux). Héron d’Alexandrie, lecteur de Philon de Byzance, aux paragraphes 12, 38 et 39 livre I, ainsi qu’aux paragraphes 3, 6, 8, 11, 21, 34 et 35 livre II de ses Pneumatiques, propose à son tour une dizaine d’inventions recourant à la vapeur : la valeur de certaines de ces inventions, contrairement à celles moins nombreuses de Philon de Byzance, sera prouvée bien plus tard, puisqu’elles seront à l’origine de la révolution industrielle des XVIIIème et XIXème siècles. Celle qui nous interpelle le plus se trouve au paragraphe 11 livre II. Elle consiste en une sphère dans laquelle sont plantés de façon étanche et soudés deux petits tubes coudés : l’un au-dessus de la sphère avec son coude ouvert vers l’arrière, l’autre en-dessous de la sphère avec son coude ouvert vers l’avant. Deux autres tubes coudés plus longs sont plantés de façon étanche respectivement à droite et à gauche de la sphère, mais sans être soudés, de sorte que ces deux tubes sont comme deux essieux sur laquelle la sphère peut tourner comme une roue. Les extrémités opposées de ces deux autres tubes coudés sont plantées à leur tour de façon étanche dans un chaudron hermétique contenant de l’eau. Ainsi, quand on chauffe le chaudron, l’eau à l’intérieur bout, créant de la vapeur, qui ne peut s’échapper que par les deux tubes longs. La vapeur arrive alors dans la sphère, et gagne l’extérieur en passant par les deux petits tubes orientés l’un vers l’arrière l’autre vers l’avant : la pression de la vapeur est telle dans la sphère, son expulsion vers l’extérieur est si puissante, qu’elle finit par pousser les deux petits tubes dans la direction inverse de leurs orientations respectives, faisant tourner de plus en plus vite la sphère à laquelle ils sont soudés. Ce mécanisme est une anticipation littérale de tous les moteurs à vapeur mobiles (comme celui des locomotives) ou immobiles (celui des turbines électriques, peu importe que l’origine de la vapeur soit le feu ou l’uranium) qui naîtront dix-sept ou dix-huit siècles plus tard. Mais Héron d’Alexandrie au milieu du Ier siècle n’est pas l’inventeur de ce mécanisme. Le Romain Vitruve dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. en donne une description similaire dans son De l’architecture, en révélant son nom gréco-latin "éolipile" (concaténation du latin "pila/boule, sphère" [dérivé du grec "p…la/pelote de laine"] et du grec "A‡oloj/Eole", fils d’Hellen dont le nom s’est adjectivé dans le sens d’"agité, changeant, mobile, inconstant, variable" pour désigner finalement le vent, qu’on retrouve en français dans le mot "éolienne", littéralement "qui utilise la force d’Eole/du vent"), et en sous-entendant que ces éolipiles sont bien connues à son époque, autrement dit que leur invention lui est antérieure ("Le vent est un courant d’air dont l’agitation irrégulière cause flux et reflux. Il est produit par la chaleur agissant sur l’eau, dont l’action impétueuse engendre un souffle. Cela peut se vérifier grâce aux éolipiles de bronze, dont l’ingénieuse découverte éclaire les secrets que la nature semblait avoir réservés aux dieux. Dans la boule creuse en bronze de l’éolipile, par une petite ouverture, on introduit de l’eau, on la place sur un feu : tant qu’elle n’est pas chaude elle ne laisse échapper aucun vent, mais dès qu’elle s’échauffe sous l’action du feu, elle produit un souffle impétueux", Vitruve, De l’architecture, I, 6.2). Doit-on en conclure que les propriétés de la vapeur ont commencé à être étudiées du temps de Ctésibios, peut-être par Ctésibios lui-même puisque son élève Philon de Byzance consigne dans ses Pneumatiques deux timides inventions qui l’emploient, et qu’elles ont été approfondies par ses successeurs entre la fin du IIIème siècle av. J.-C. (époque de Philon de Byzance) et le début du Ier siècle av. J.-C. (époque de Vitruve) qui, par expériences progressives, ont finalement conçu l’éolipile rapportée par Vitruve puis Héron d’Alexandrie ? C’est très possible. On ne peut s’empêcher d’uchroniser en imaginant ce que l’Histoire aurait pu être si la révolution industrielle répandue par les Européens aux XVIIIème et XIXème siècles avait été entamée par les Grecs dès le IIIème ou IIème siècles av. J.-C., ou, pour être plus précis, si les Grecs avaient eu l’idée de combiner leur science de la vapeur que manifeste l’éolipile, à leur science des rouages, qu’incarne à lui seul le célèbre Archimède. Une telle uchronie n’est pas totalement farfelue si on se souvient qu’Archimède est un contemporain de Ctésibios, que selon Diodore de Sicile il a séjourné en Egypte à une date inconnue et pour une durée non précisée ("Chaque côté du delta [du Nil], dont la forme ressemble à celle de la Sicile, mesure de cinq cent cinquante stades, sa base qui est baignée par la mer mesure mille trois cents stades. Cette île est traversée par un grand nombre de canaux, qui en font la plus belle région d’Egypte. Les terres du Nil sont bien arrosées, elles produisent des fruits abondants et variés. Le Nil lors des crues annuelles y dépose du nouveau limon, et les habitants peuvent facilement irriguer toute l’île à l’aide d’une machine construite par Archimède de Syracuse, à laquelle sa forme a conféré le nom de “limaçon” ["kocl…aj"]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.34 ; "[Les mineurs d’Espagne] puisent entièrement les eaux au moyen des vis égyptiennes qu’Archimède de Syracuse inventa lors de son voyage en Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique V.37), et que les dédicataires de ses œuvres conservées sont souvent des personnages liés à Alexandrie d’Egypte, tels Eratosthène le directeur du Musée dont nous avons parlé plus haut (à qui est adressé une Méthode contenue dans un palimpseste retrouvé par le philologue danois Johan Ludvig Heiberg en 1906), un mystérieux Dosithée de Péluse (à qui sont adressés Sur la sphère et le cylindre, Sur la quadrature de la parabole, Sur les spirales et Sur les conoïdes et les sphéroïdes), l’astronome Conon de Samos (resté dans la mémoire collective pour avoir nommé une constellation "Chevelure de Bérénice" en hommage à Bérénice la femme de Ptolémée III [le romain Hygin raconte cet épisode au paragraphe 24 livre II de son De l’astronomie] ; dans l’introduction de Sur la quadrature de la parabole, Archimède révèle que Conon est décédé récemment et que sa mort est "une grande perte pour les mathématiques", il s’en afflige encore dans l’introduction de Sur les spirales). Nous ne savons pas grand-chose sur la vie d’Archimède. Dans le petit texte Psammitès déjà cité, lui-même dit incidemment que "son cher père Phidias fils d’Akoupatros" s’est trompé en lui enseignant que "le diamètre du Soleil est douze fois plus grand que celui de la Lune" : faut-il en conclure que ce Phidias fils d’Akoupatros était un scientifique comme son fils, et qu’il a été son premier professeur ? En dehors du voyage en Egypte mentionné par Diodore de Sicile et de sa proximité intellectuelle avec les scientifiques alexandrins, nous ne possédons aucun indice sur ses déplacements, ses affections, sa situation familiale et sociale. La dédicace à Gélon fils d’Héron II de Syracuse dans son Psammitès suggère une proximité avec la dynastie régnante de cette cité. La fameuse scène de la baignoire et de sa course nu dans les rues de Syracuse criant : "Eurêka ! Eurêka !", provoquée selon Vitruve par la résolution inattendue d’un problème que lui avait posé Héron II, renforce cette hypothèse ("Héron II régnait à Syracuse. Après une heureuse expédition, il voulut consacrer une couronne d’or aux dieux immortels. Il convint du prix du façonnage avec un artiste, auquel il donna au poids la quantité d’or nécessaire. Au jour fixé, la couronne fut livrée au roi, qui en approuva le travail. On lui trouva le poids de l’or qui avait été donné. Mais plus tard, on soupçonna que l’artiste avait soustrait une partie de l’or, et l’avait remplacée par le même poids en argent mêlé dans la couronne. Héron II, indigné d’avoir été trompé et n’ayant aucun moyen de prouver le vol supposé de l’artiste, confia cette tâche à Archimède. Celui-ci, l’esprit tout occupé par cette affaire, entra un jour dans un établissement de bains. Il s’aperçut par hasard de la relation entre son corps qu’il avait enfoncé dans une baignoire, et l’eau qui était passée par-dessus bord. Ce phénomène lui donna la solution à son problème. Il s’élança immédiatement hors de cette baignoire et, dans sa joie, se précipita en courant vers sa maison sans penser à se rhabiller, criant en grec qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait : “EÜrhka ! EÜrhka !” ["J’ai trouvé ! J’ai trouvé !"]. Aussitôt après cette découverte, on dit qu’il fabriqua deux masses de même poids que la couronne, l’une en or, l’autre en argent. Ensuite il emplit à ras bord un grand vase d’eau, et y plongea la masse d’argent qui, à mesure qu’elle enfonçait, fit sortir un volume d’eau proportionnel. Il ôta cette masse, il mesura l’eau qui manquait, et en remit dans le vase pour qu’il fût à nouveau plein à ras bord. Cette expérience lui donna l’équivalence entre le poids de l’argent et la quantité d’eau. De la même façon, il plongea la masse d’or dans le vase rempli, l’en retira, et mesura l’eau qui avait débordé : il constata un volume d’eau inférieur. Il sut ainsi la différence de volume d’eau distinguant une masse d’or et une masse d’argent de même poids. Le vase fut rempli une troisième fois, pour y plonger la couronne : le volume d’eau débordé fut supérieur à celui de la masse d’or. En calculant la différence entre le volume d’eau débordé par la couronne, et celui débordé par la masse d’or de même poids, il découvrit la quantité d’argent qui avait été mêlée à l’or, et montra clairement ce que l’artiste avait volé", Vitruve, De l’architecture, IX, Introduction.9-12). La supervision par Archimède de la construction d’un monstrueux navire d’apparat pour le même Héron II, rapportée longuement par Callixène de Rhodes cité par Athénée de Naucratis aux paragraphes 40 à 44 livre V de ses Deipnosophistes, confirme bien que la relation entre les deux hommes a été étroite. Comme Euclide, Aristarque de Samos et Ctésibios, la postérité d’Archimède est demeurée très confidentielle : si la célèbre vis sans fin à laquelle il a donné son nom s’est répandue dans les campagnes pour monter l’eau des rivières vers les cultures, si son moufle pour soulever des trières (conçu encore comme un défi résolu pour Héron II, selon le paragraphe 14 de la Vie de Marcellus de Plutarque : "Archimède avança un jour au roi Héron II, qui était en même temps son parent ["suggen»j"] et son ami, qu’avec un minimum de force on pouvait remuer une charge de n’importe quel poids. Confiant dans sa démonstration, il se vanta même, si on lui donnait une autre Terre, de pouvoir déplacer cette Terre-ci à partir de cette autre-là. Etonné par cette assertion, le roi lui demanda de la prouver de façon concrète en bougeant une grande masse avec une petite force. Archimède fit tirer à terre, péniblement à force de bras, un triarménon ["tri£rmenoj", navire à trois/tre‹j agrès/£rmenon", c’est-à-dire à trois voiles ou à trois mats] royal, ordonna qu’on l’équipât avec sa charge ordinaire et avec autant d’hommes qu’il pût en contenir. Puis il s’assit à distance, et, sans le moindre effort, en tirant doucement de la main l’extrémité d’un dispositif à plusieurs poulies, il fit glisser le navire vers lui, aussi légèrement et directement que s’il fendait les flots") s’est adapté à tous les types de navires jusqu’à aujourd’hui et si son usage s’est généralisé à tous les domaines de la logistique, ses écrits théoriques en revanche ne paraissent pas avoir été réédités avant Isidore de Milet, architecte de l’église Sainte-Sophie de Constantinople au VIème siècle (cette réédition n’a pas survécu, elle n’est connue qu’à travers les renvois des Commentaires sur Archimède d’Eutochios d’Ascalon, élève d’Isidore de Milet). Le fameux principe qu’Archimède aurait découvert en prenant son bain, à l’origine de son exclamation : "Eurêka !" ("Tout corps plongé dans un liquide subit une force de bas en haut opposée au poids du volume de liquide déplacé"), n’a été transmis pendant des siècles que par une traduction en latin, avant de réapparaître en grec dans le traité Sur les corps flottants sur le palimpseste médiéval étudié par Johan Ludvig Heiberg en 1906 (le même palimpseste contenant la Méthode adressée à Eratosthène dont nous avons parlé plus haut ; notons que ce document a été utilisé comme palimpseste au XIIème siècle pour servir de recueil de prières chrétiennes, ce qui manifeste très concrètement le peu d’intérêt suscité par la science hellénistique au Moyen Age). En médecine aussi, les découvertes redevables au Musée sont spectaculaires. L’anatomiste Hérophile élit domicile en Egypte à la fin du IVème siècle av. J.-C. ou au début du IIIème siècle av. J.-C., attiré par la possibilité d’y faire des dissections (pratique condamnée en Grèce, mais répandue en Egypte notamment pour l’embaumement des défunts, et autorisée par les Lagides sur les condamnés à mort : "[Les partisans de la médecine rationnelle] estiment qu’Hérophile et Erasistrate ont été bien inspirés en ouvrant vivants les criminels que les rois retiraient des prisons pour les leur livrer, et en examinant, pendant qu’ils respiraient encore, la position, la couleur, la forme, la grosseur, l’arrangement, la consistance, le poli et les rapports des organes que la nature tient cachés", Celse, De la médecine, Introduction). Il y rédige des traités parvenus jusqu’à nous par des fragments trop nombreux pour que nous les citions tous ici. Sans entrer dans les détails, disons simplement qu’il place la conscience dans le cerveau (contrairement à la majorité des philosophes antérieurs qui la plaçaient dans le cœur) et pose la différence entre les nerfs et les vaisseaux sanguins (il se trompe cependant en pensant que la circulation du sang est due aux artères, qu’il croit animées d’une pulsation intrinsèque, par opposition aux veines, qu’il considère comme des simple tuyaux inertes faisant circuler dans tout le corps le sang envoyé par les artères), il décrit l’œil, l’appareil digestif, les organes génitaux, il systématise la mesure du pouls pour établir ses diagnostics. Son élève Erasistrate, dont le nom reste associé à la romanesque histoire d’amour entre Antiochos Ier et sa belle-mère Stratonikè fille de Démétrios Ier Poliorcète que nous avons mentionnée rapidement dans notre premier alinéa, poursuivant l’œuvre anatomiste et physiologiste d’Hérophile, découvre que le cœur fonctionne comme une pompe (il se trompe cependant sur les tenants et les aboutissants de ce ménanisme de pompe, en disant qu’il attire le sang contenu dans le foie et le souffle contenu dans les poumons pour les envoyer vers les artères), il esquisse la science de la diététique en observant la relation entre énergie et régime alimentaire, il rédige également des traités parvenus jusqu’à nous sous forme fragmentaire. Mais comme Euclide en géométrie, comme Aristarque de Samos en astronomie, comme Ctésibios en mécanique, Hérophile et Erasistrate en médecine auront pour successeurs des compilateurs davantage que des découvreurs, synthétisés par Galien au IIème siècle, ex-chirurgien pour gladiateurs devenu médecin personnel de l’Empereur Commode, dont les ouvrages dogmatiques monumentaux brideront la recherche médicale jusqu’à André Vésale au XVIème siècle.


Pourquoi l’hérésie/secte du Musée a-t-elle finalement disparu, en ne laissant presque rien à la postérité européenne, qui devra en conséquence réinventer son savoir littéraire et scientifique à partir du bas Moyen-Age et de la Renaissance ? Deux raisons complémentaires sont avancées.


La première raison, qui, après notre relativisation des capacités combattives du légionnaire par rapport au phalangiste dans notre alinéa précédent, écorne un peu plus le mythe du Romain super-fort et super-civilisé véhiculé par les latinistes, est l’irruption de Rome dans les affaires grecques. Car, disons-le sans hésiter, les Romains ont des capacités intellectuelles nettement plus limitées que les Grecs : ils n’ont aucune faculté d’observation, aucune imagination, aucun sens déductif ni prospectif, aucun esprit de synthèse. Cela ne signifie pas qu’ils n’ont aucune culture. L’Histoire naturelle de Pline l’Ancien par exemple, ou le De l’architecture de Vitruve, que nous avons cités à plusieurs reprises depuis le début du présent alinéa, témoignent par leurs dimensions de l’immense savoir accumulé par leurs auteurs : non seulement les Romains ont hérité des œuvres grecques, mais ils les ont copiées et recopiées, et diffusées. Aucun indice sérieux ne suggère par ailleurs que le taux d’alphabétisation a baissé en Méditerranée avec l’hégémonie romaine. Mais ce savoir largement diffusé hérité des Grecs d’avant le Ier siècle av. J.-C. n’a jamais été développé, ni approuvé, ni contredit, par des découvertes et des œuvres d’ampleur équivalente. Les élites romaines ne sont que des élèves de maîtres grecs, et encore ! des élèves très moyens, qui croient voir Homère dans Virgile, Sophocle dans Sénèque, Aristophane dans Plaute, Thucydide dans Tacite, Démosthène dans Cicéron, mais en même temps qui dépensent sans compter pour offrir à leurs enfants les rares précepteurs grecs encore en vie, et pour s’offrir à eux-mêmes des médecins grecs pour soulager leurs maux. Si nous voulions synthétiser en une formule, nous pourrions dire que les Romains sont à la fois trop civilisés pour être des barbares et trop barbares pour être des civilisés, ils sont à la fois suffisamment cultivés pour avoir conscience de leurs manques face aux Grecs, mais pas assez cultivés pour devenir autre chose que des Romains. Rien n’illustre mieux cette assertion que les toutes récentes révélations de la machine d’Anticythère. Découverte par des pêcheurs d’éponges en automne 1900 au large de l’île d’Anticythère, parmi la cargaison d’un navire supposé échoué là au Ier siècle av. J.-C., cet objet conservé à l’état fragmentaire par le Musée National d’Archéologie d’Athènes a d’abord laissé perplexe. L’archéologue grec Valérios Stais est le premier à découvrir en 1902 que la plupart de ces fragments sont des roues dentées oxydées et soudées les unes aux autres, comportant des inscriptions en grec. En 1905, le philologue allemand Albert Rehm émet l’hypothèse que ces différentes roues soudées entre elles sont les parties d’un mécanisme reproduisant les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes. Les avancées techniques permettent de nouvelles investigations : dans les années 1950, le physicien anglais Derek John de Solla Price passe les fragments les plus gros aux rayons X, il découvre ainsi l’existence cachée de vingt-sept roues très bien conservées sous la couche de calcaire, dont il peut compter les dents. L’une d’elles compte deux cent trente-cinq dents, or deux cent trente-cinq est le nombre de mois lunaires correspondant à l’"ennéakaidékaétèris/nneakaidekaethr…j" (ou cycle de "dix-neuf/nneaka…deka ans/œtoj") instauré par Méton sous l’archontat athénien d’Apseudès en -433/-432, au terme duquel la Lune retrouve dans le ciel la place qu’elle occupait dix-neuf ans plus tôt. Une autre roue compte cent vingt-sept dents, or ce cycle lunaire de Méton correspond à deux cent cinquante-quatre révolutions de la Lune autour de la Terre. Le créateur de la machine a sans doute estimé qu’une roue de deux cent cinquante-quatre dents serait trop encombrante, il en a donc divisé le nombre par deux - d’où cent vingt-sept - en lui adjoignant un procédé mécanique pour diviser aussi son temps de rotation par deux, puis a mis en relation ces deux roues pour qu’elles indiquent simultanément le mois lunaire et la position de la Lune par rapport à la Terre selon le cycle de Méton. C’est une confirmation de l’hypothèse d’Albert Rehm. Derek John de Solla Price découvre également une grande roue à deux-cent vingt-trois dents, à la fonction mystérieuse. Mais surtout, il constate que certaines roues plus petites forment un train épicycloïdal, dispositif qu’on croyait jusque-là n’avoir été inventé qu’à la Renaissance, ce qui provoque un doute sur la datation de la machine. En 1976, une nouvelle mission archéologique sous-marine conduite par le médiatique Jacques-Yves Cousteau met fin à ce doute : elle remonte à la surface des nouveaux objets, dont trente-six monnaies d’argent et sept monnaies de bronze provenant de Pergame et d’Ephèse vers -70 ou -60, et des amphores originaires de Kos et de Rhodes dans la première moitié du Ier siècle av. J.-C., le bois de l’épave est daté pareillement du Ier siècle av. J.-C. La grande quantité d’objets retrouvés et l’étude du bois de la coque sous-entend que le navire échoué était très imposant (une trentaine de mètres de long, contenant la plus grosse cargaison de statues jamais retrouvée), et ne pouvait accoster que dans des ports adaptés à Délos, Rhodes, Pergame ou Ephèse, ce qui coïncide avec l’origine ionienne des monnaies et des amphores. La présence de verreries très fines et d’autres produits de luxe implique que le chargement était exceptionnel, à destination d’un très riche Romain, ou de représentants civils ou militaires du Sénat. En 2000, une équipe pluridisciplinaire conduite par l’astronome Mike Edmunds de l’Université galloise de Cardiff relance les recherches avec de nouveaux outils techniques. A l’aide d’un scanner spécialement conçu, on photographie l’intérieur des fragments avec une plus grande précision que Derek John de Solla Price dans les années 1950. Et avec un dôme à flashs croisés utilisé ordinairement pour révéler les détails de surface des tableaux de la National Gallery de Londres en Angleterre, on déchiffre les minuscules inscriptions servant de légendes autour des roues. Cela permet de reconstituer une copie en trois dimensions virtuelles d’abord, puis réelles grâce au mécanicien anglais Michael Wright. On comprend alors que la grande roue de deux cent vingt-trois dents indique les éclipses solaires (avec la lettre H/ita pour "Hélios/Hlioj") et lunaires (avec S/sigma pour "Sélènè/Sel»nh") du cycle babylonien de Saros, qui ont lieu tous les deux cent vingt-trois mois. L’aiguille de cette grande roue annonce non seulement l’année de ces phénomènes, mais aussi leur durée ou leur saison (avec un signe en forme d’ancre signifiant "êra", terme désignant n’importe quelle division du temps, qui donnera "heure" en français) et leur couleur (rouge ou noire), ce qui prouve qu’au début du Ier siècle av. J.-C. le mécanisme des éclipses est parfaitement compris par les scientifiques grecs, dégagé de toute connotation augurale. On voit par ailleurs que le train épicycloïdal possède une petite cavité dans laquelle une bille peut avancer et reculer, or la superposition des roues de ce train montre un léger décalage qui, combiné au va-et-vient de la bille, reproduit la fluctuation elliptique annuelle de la Lune. Qui a pu concevoir et fabriquer une telle machine, dont l’agencement logique et la minutie ne se reverront pas avant la pascaline au XVIIème siècle et le métier Jacquard au début du XIXème siècle, ancêtres de nos modernes ordinateurs ? Une des roues indique les dates des quatre Jeux panhelléniques antiques, or la mention des Jeux isthmiques comporte des caractères plus épais. En un autre endroit, on remarque une inscription énumérant quatre mois du calendrier corinthien (lanotropios, dodekateus, sidreus et phoinikaios). La machine vient-elle donc de Corinthe, ou d’une de ses colonies ? Dans son dialogue De la République, Cicéron dit que dans la maison familiale des Claudii Marcelli se trouvait au milieu du IIème siècle av. J.-C. une sphère mobile figurant les mouvements du Soleil, de la Lune et des planètes, une autre similaire se trouvait exposée dans le temple de la Vertu à Rome, toutes deux fabriquées par Archimède et rapportées par Marcus Claudius Marcellus après sa conquête de Syracuse et la mort d’Archimède en -212 dont nous avons brièvement parlé dans notre alinéa précédent ("[Gaius Sulpicius] Gallus fit apporter cette fameuse sphère, seule dépouille dont [Marcus Claudius] Marcellus l’ancien voulut orner sa maison après la prise de Syracuse, cité pleine de trésors et de merveilles. J’ai souvent entendu parler de cette sphère qui passait pour le chef-d’œuvre d’Archimède, et j’avoue qu’au premier coup d’œil elle ne me parut pas extraordinaire : Marcellus avait déposé dans le temple de la Vertu une autre sphère d’Archimède plus accessible au peuple et qui avait une plus belle apparence. Mais lorsque Gallus eut commencé à nous expliquer, avec une science infinie, tout le système de ce bel ouvrage, je ne pus m’empêcher de juger que ce Sicilien était un génie bien supérieur aux hommes ordinaires. Gallus nous dit que l’invention de cette sphère remontait haut, que Thalès de Milet en avait réalisé un premier modèle solide et plein, qu’ensuite Eudoxe de Cnide le disciple de Platon avait représenté à sa surface les diverses constellations attachées à la voûte céleste (de nombreuses années plus tard Aratos [de Soles, l’auteur des Phénomènes et pronostics que nous avons cités plus haut], qui n’était pas astronome mais un bon poète, avait décrit en vers le ciel d’Eudoxe), que pour figurer les mouvements du Soleil, de la Lune et des cinq étoiles que nous appelons errantes, impossibles à reproduire avec une sphère solide, Archimède avait dû en imaginer une toute différente, et que sa merveilleuse invention montrait avec quel art il avait su combiner en un seul système et reproduire par rotations tous les mouvements dissemblables et les révolutions inégales des différents astres. Quand Gallus mit la sphère en mouvement, on vit à chaque tour la Lune succéder au Soleil dans l’horizon terrestre, de la même façon qu’on l’observait tous les jours dans le ciel, on vit le Soleil disparaître, la Lune plonger peu à peu dans l’ombre de la Terre, et au moment où le Soleil du côté opposé [texte manque]", Cicéron, De la République I.14). Le même Cicéron dans son traité De la nature des dieux dit incidemment avoir vu chez son ami grec Posidonios d’Apamée, érudit et philosophe stoïcien devenu le directeur de l’hérésie/secte du Stoa/Portique à la fin du IIème siècle av. J.-C., une sphère de même nature ("Si l’on transportait en Scythie ou en Bretagne cette sphère qu’a construite naguère mon ami Posidonios et qui, dans ses révolutions successives, montre le Soleil, la Lune et les cinq planètes tournant de la même façon que ces astres le font dans le ciel jour après jour et nuit après nuit, lequel parmi les habitants de ces pays barbares hésiterait à considérer cette sphère comme un parfait exemple de ce que peut le calcul ?", Cicéron, De la nature des dieux II.34). La machine d’Anticythène, qui n’est pas une sphère mais un objet rectangulaire de dimensions réduites - fabriqué à Corinthe ? ou à Syracuse qui est une ancienne colonie corinthienne, dans un atelier calqué sur celui d’Archimède ? ou à Rhodes dans l’atelier de Posidinios qui y a enseigné un temps, et d’où le navire échoué à Anticythère a peut-être entamé son dernier voyage ? -, ne peut pas être confondue avec ces trois globes mentionnés par Cicéron, mais elle semble en être une version miniature, avec ses inscriptions minuscules, ses roues ramassées dignes des plus habiles horlogers modernes, dont certaines ont été divisées - comme celle de cent vingt-sept dents relative aux deux cent cinquante-quatre mois du cycle de Méton - pour gagner encore de la place. L’existence de ces trois sphères remontant à l’époque de Posidonios et d’Archimède prouve que la machine d’Anticythère n’est pas sortie spontanément du cerveau et des mains d’un unique scientifique de la première moitié du Ier siècle av. J.-C. : elle est le produit d’une longue lignée d’autres dispositifs apparentés disparus dans les aléas de l’Histoire ou attendant sous terre la pioche d’archéologues chanceux (selon le paragraphe 14 livre I précité de De la République de Cicéron, la première idée de cette machine remonte à Thalès au tournant des VIIème et VIème siècles av. J.-C.). Au fond, la machine d’Anticythère par rapport à ses devancières a la même valeur que les voitures de l’an 2000 par rapport aux voitures des années 1900. On peut s’extasier sur ses finitions et sur ses détails, sur le nombre élevé d’informations qu’elle concentre, cela ne doit pas faire oublier qu’elle n’est en rien novatrice : le cycle de Méton est connu depuis le Vème siècle av. J.-C., le cycle babylonien de Saros est connu en Grèce depuis l’époque de Thalès (qui s’en est probablement servi pour prédire l’éclipse de -585 évoquée par Hérodote au paragraphe 74 livre I de son Histoire et par Eudème de Rhodes dans son Histoire de l’astrologie citée par Clément d’Alexandrie au paragraphe 14 livre I de ses Stromates), et la science nécessaire pour combiner toutes les parties qu’elle renferme se retrouve à l’état primitif dans la vis et le moufle d’Archimède. Autrement dit, ce n’est pas parce que les voitures de l’an 2000 possèdent des sièges rétractables et des clignotants électriques, qu’on doit oublier qu’elles fonctionnent au pétrole et avec les mêmes chambres à explosion que leurs ancêtres des années 1900, ni qu’on doit attribuer aux constructeurs automobiles de l’an 2000 l’invention du siège coulissant ou de l’ampoule électrique : les constructeurs automobiles de l’an 2000 méritent certes des félicitations pour la miniaturisation, l’augmentation des performances et l’assemblage de trois techniques préexistantes en une unique machine, mais ils ne méritent certainement pas les éloges qu’on doit adresser à ceux qui dans les années 1900 ont créé ces techniques à partir de presque rien dans leurs garages, leurs caves ou leurs greniers. Sur ce point, la machine d’Anticythère accède au statut de symbole, elle révèle le naufrage intellectuel qu’a provoqué la mainmise romaine sur le monde grec. Elle est un assemblage compact ultraperfectionné de savoirs préexistants, un aval majestueux et apaisé, nullement un amont fécond et bouillonnant. Son fabriquant, quel que soit sa nationalité, n’est pas un génie à l’égal d’Aristarque de Samos, de Ctésibios ou d’Archimède, mais un premier prix d’école d’Administration confondant innovation avec complexité, en qui les Romains à cause de leurs compétences limitées ont cru voir un génie. Et elle n’est plus comme les deux sphères d’Archimède un vulgaire outil scientifique permettant de mieux comprendre le mouvement des astres, de vérifier le bon fondement de telles théories, de constater la pertinence de telles intuitions astronomiques, elle est un objet d’apparat, un objet de luxe que les Romains veulent installer sur le buffet du salon dans le but d’impressionner leurs invités - puisque selon toute vraisemblance le navire échoué à Anticythère, parti d’un quelconque port d’Ionie avec sa cargaison précieuse, voyageait en direction de l’Italie quand il a sombré - : elle n’est plus un pantalon standard destiné à monter à cheval mais un corsaire Marc Jacobs, elle n’est plus une caisse standard destinée au transport des patates mais une malle Louis Vuitton, elle a totalement perdu la fonction utilitaire brute de ses modèles. La mort d’Archimède est un autre symbole de ce naufrage romain. Nous avons vu brièvement dans notre alinéa précédent qu’après la mort d’Héron II de Syracuse en -215, son petit-fils et successeur Hiéronymos a adopté une politique ambiguë à l’encontre de Rome, qui a abouti à son assassinat et à une guerre ouverte entre Rome et Syracuse. En -213, les troupes romaines de Marcus Claudius Marcellus assiègent la cité sicilienne, qui résiste grâce aux trouvailles techniques d’Archimède (des catapultes permettant de lancer toutes sortes de projectiles, des crocs géants qui fixent les navires ennemis et les font chavirer : ce siège est longuement raconté par Polybe dans les fragments 3 à 8 livre VIII de son Histoire, par Tite-Live au paragraphe 34 livre XXIV de son Ab Urbe condita libri, et par Plutarque aux paragraphes 14 à 17 de sa Vie de Marcellus). En -212 Marcellus réussit à s’emparer des Epipoles, le plateau dominant le nord-ouest de Syracuse (la conquête de ce plateau est évoquée par Polybe au paragraphe 37 livre VIII de son Histoire). Plusieurs mois sont encore nécessaires pour qu’il parvienne, à l’aide d’une trahison racontée par Plutarque aux paragraphes 18 et 19 de sa Vie de Marcellus, à s’emparer de la cité. Marcellus ordonne qu’on préserve la vie d’Archimède. Celui-ci demeure donc libre de ses mouvements dans Syracuse devenue romaine, sans doute assigné à résidence pour éviter les dommages collatéraux du pillage dévastateur que Polybe décrit dans le fragment 10 livre IX de son Histoire. Malheureusement pour lui, et malheureusement pour la science en général, un jour qu’il s’occupe chez lui à résoudre un problème en traçant des signes sur le sable, un légionnaire anonyme surgit, le provoque pour une raison inconnue - très probablement parce qu’il ne sait rien faire d’autre -, et finalement le tue ("Après la prise de Syracuse, sachant que les inventions d’Archimède avaient si longtemps et si puissamment retardé sa victoire, et en même temps fasciné par l’intelligence supérieure de ce grand homme, Marcellus ordonna qu’on épargnât sa vie, espérant accroître la gloire d’avoir pris Syracuse par la conservation d’Archimède. Mais, tandis qu’Archimède traçait des figures en fixant son attention et ses regards sur le sol, un soldat se précipita dans sa maison pour la piller et, l’épée nue au-dessus de sa tête, lui demanda son nom : le géomètre, trop occupé à trouver une solution à son problème, ne répondit pas, il couvrit le sol avec ses mains en s’écriant : “Ne les dérange pas !”. Comme si cette réponse avait marqué du mépris pour l’ordre du vainqueur, l’autre lui trancha la tête, et son sang vint brouiller les figures géométriques. C’est ainsi que son travail qui lui avait valu la vie sauve, fut aussi cause de sa mort", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.7 Exemples étrangers 7 ; Plutarque rapporte d’autres versions légèrement différentes : "Rien n’affligea autant Marcellus que la mort d’Archimède. Ce philosophe se trouvait chez lui, appliqué à une figure géométrique. Son esprit et ses sens étant concentrés, il n’entendit pas le bruit des Romains qui couraient partout dans la ville, il ignorait qu’elle venait de tomber en leur pouvoir. Un soldat se présenta tout à coup pour lui ordonner de le suivre chez Marcellus. Il refusa de se déplacer avant d’avoir achevé la démonstration de son problème. Le Romain, irrité, tira son épée et le tua. Certains disent que ce soldat entra chez lui l’épée à la main pour le tuer, qu’Archimède le pria instamment d’attendre un moment pour ne pas laisser son problème irrésolu, et que le soldat peu soucieux de sa démonstration le perça de son épée. Dans un troisième récit, on raconte qu’Archimède allant lui-même porter à Marcellus des instruments mathématiques dans une caisse, tels que des cadrans solaires, des sphères, des angles pour mesurer le Soleil, croisa des soldats qui, croyant que cette caisse renfermait de l’or, le tuèrent pour s’en emparer. Les historiens sont en tous cas d’accord pour dire que Marcellus fut très peiné de sa mort, qu’il maudit le meurtrier comme un sacrilège, et qu’ayant fait chercher les parents d’Archimède il les traita de la manière la plus honorable", Plutarque, Vie de Marcellus 19). Les latinistes tentent d’établir une distinction entre Marcellus, esprit soi-disant supérieur qui a ordonné la préservation d’Archimède, et le soldat imbécile qui n’a pas respecté cet ordre, pour signifier qu’on ne doit pas mettre tous les Romains dans le même panier, mais placer ici les officiers qui seraient sensibles aux travaux des Grecs et là les troufions ordinaires qui certes n’ont jamais eu beaucoup de neurones. Mais ce discours ne tient pas devant l’Histoire. Primo, il n’est pas difficile de comprendre - sauf quand on est un latiniste… - que si Marcellus a voulu sauver Archimède, c’est par motivation non pas hautement scientifique mais bassement militaire et électorale : il a simplement espéré qu’en retournant Archimède à son service il pourrait employer ses trouvailles poliorcétiques contre Hannibal, et qu’après avoir vaincu Hannibal un triomphe à Rome en compagnie d’Archimède grandirait son prestige et prolongerait ses mandatures. Secundo, les mêmes latinistes semblent oublier la maxime du meneur d’hommes que fut Napoléon, selon laquelle "la responsabilité d’une bataille perdue ne doit incomber qu’au général vaincu" (parce que même si un général ne choisit pas toujours le temps et le lieu de la bataille il reste responsable des conditions qui ont conduit à ce temps et à ce lieu, et même s’il ne maîtrise pas toutes les actions de ses subordonnés au cours de la bataille il reste responsable d’avoir engagé ces subordonnés incontrôlables dans son armée et dans la bataille) : si on considère que le geste du légionnaire contre Archimède a échappé au contrôle de Marcellus, alors ce dernier n’est qu’un piètre meneur d’hommes qui ne vaut pas plus que le légionnaire en question, si au contraire on le considère en tant que général responsable des actions de ses subordonnés (comme l’affirme Napoléon) il est alors la tête qui a (mal) commandé le bras du légionnaire, le seul coupable de la mort d’Archimède, dans les deux cas il est impossible - sauf encore quand on est un latiniste… - de juger Marcellus comme un innocent et son soldat comme un bourreau. Cet épisode syracusain de -212 opposant un bon gros bourrin de Romain dont la raison se limite à son glaive, à un Grec tellement perdu dans les hautes sphères qu’il ne voit pas la mort imminente entrée dans sa maison, annonce et résume idéalement ce que sera au fond la progressive passation de pouvoir des Grecs aux Romains en Méditerranée, entre la bataille de Magnésie en hiver -190/-189 et la naissance du christianisme à Antioche vers 37 : un effacement ou une stérilisation de l’inventif génie grec, selon son degré de soumission à la pragmatique rusticité romaine.


La seconde raison, qui est la plus profonde, est liée à l’absence d’une bourgeoisie conquérante durant l’ère hellénistique, et à la collusion du savoir avec le pouvoir. Insistons bien sur la définition que nous donnons au mot "bourgeoisie". Nous n’utilisons pas ce terme dans le sens de Karl Marx au XIXème siècle, comme un synonyme de "classe dominante" (sous-entendu "qui a de l’argent, qui exploite"), par opposition au terme "prolétariat" employé comme un synonyme de "classe dominée" (sous-entendu "qui n’a pas d’argent, qui est exploitée"). Par "bourgeois", nous entendons "individu qui veut gagner beaucoup d’argent, peu importe les moyens". Notre définition ressemble à celle de Karl Marx, mais en réalité elle en diffère fondamentalement, parce qu’elle suppose qu’un "prolétaire" (au sens marxiste) peut parfois être très "bourgeois" (dans notre sens) au point de perdre toute morale, toute raison, toute sensibilité, obsédé par cette seule pensée : "Comment gagner de l’argent ? Comment gagner de l’argent ? Comment gagner de l’argent ?". On se souvient qu’une telle classe est apparue dans le monde grec à l’époque archaïque : c’est elle qui a inventé et répandu la tragédie, parce qu’à travers la tragédie elle remettait en cause la légitimité des basileus, justifiait leur renversement et la captation de leurs biens. C’est elle aussi qui a inventé et répandu la science abstraite, parce qu’à travers la science abstraite elle remettait également en cause l’existence des dieux et des héros soi-disant maîtres du monde et s’installait sur leurs trônes : la science abstraite, appliquée en astronomie, géographie, médecine, histoire ou économie, niant toute valeur aux choses, lui a permis de dire à l’époque classique : "Le monde n’appartient à personne, il n’est ni bon ni mauvais, il n’est que ce que l’homme en fait". Cette classe bourgeoise, porteuse indirecte de la démocratie via d’abord la tyrannie éclairée (type Pittacos de Mytilène, Périandre de Corinthe ou Pisistrate d’Athènes) puis l’oligarchie intéressée (type Clisthène d’Athènes et Isagoras taisant leurs différends en -508, ou Thémistocle et Aristide agissant de même en -480), s’est peu à peu effondrée dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C., quand ses prétentions ont dépassé les capacités militaires, impériales et fiscales d’Athènes transformée en grosse usine à l’échelle de la Méditerranée orientale, et quand la masse aspirant à un monde plus élevé, estimant que l’homme ne peut pas être la mesure des choses - au point de brûler les livres de Protagoras -, est retournée par mont vers les anciens dieux ou s’est engagée à val vers la spéculation philosophique. Elle s’est finalement noyée dans une démocratie radicale, la dictature des Trente, noyau vide dont elle a été à la fois coupable et victime des massacres systématiques. Au IVème siècle av. J.-C., plus précisément après qu’Alexandre le Grand se soit imposé comme dieu unique sur l’œcuménie/o„koumšnh, cette classe bourgeoise, productrice du meilleur et du pire, n’existe plus. L’ère hellénistique est dominée par des citoyens s’adonnant aux leçons d’Isocrate et aux jeux du gymnase sans chercher à s’enrichir ni à conquérir le pouvoir, qui écoutent les hérésies/sectes sans les écouter, qui obéissent aux rois sans leur obéir. A l’intérieur des hérésies/sectes, comme jadis à l’intérieur du théâtre tragique et des écoles scientifiques, le fondateur démiurge et visionnaire qui prétendait expliquer et dominer le monde par quelques formules fondamentales, encore très proche du magicien des siècles antérieurs, est suivi par des admirateurs qui se spécialisent dans le domaine Y ou dans le domaine Z, qui sont à leur tour suivis par des admirateurs qui se spécialisent dans le domaine Ya ou Yb ou Za ou Zb, qui à leur tour sont suivis par des admirateurs qui se spécialisent dans le domaine Ya1 ou Ya2 ou Yb1 ou Yb2 ou Za1 ou Za2 ou Zb1 ou Zb2, et ainsi de suite, de sorte qu’au fil des générations et des siècles, même en demeurant dans la lignée du fondateur, le savoir se fragmente, et ne devient accessible qu’à des experts de plus en plus solitaires : le généraliste engendre le spécialiste de la respiration ou celui du cerveau, qui à leur tour engendrent le spécialiste des poumons ou celui de la trachée ou celui des neurones ou celui des astrocytes, nécessitant un apprentissage de plus en plus long et difficile. Dans notre monde moderne né à la fin du Moyen Age, comme dans le monde grec des ères archaïque et classique jusqu’au renversement de la dictature des Trente en -403, le bourgeois - au sens où nous l’avons défini - empêche toujours le spécialiste de s’enfermer dans son savoir, son ignorance lui donne paradoxalement une clairvoyance que le spécialiste a perdu, parce qu’il observe les choses avec recul, parce que son panorama est plus ouvert que celui du spécialiste, il sent immédiatement et intuitivement ce qui mérite ou non d’être exploité, ce qui doit ou non être mis en relation avec tel autre domaine de tel autre spécialiste, pour rapporter beaucoup d’argent : dans le coin du hanguar où s’affairent un George Stephenson ou un Marc Seguin on trouve toujours un Pereire ou un Rothschild, dans le coin du garage où bricole un Steve Wozniak on trouve toujours un Steve Jobs ou un Bill Gates. En résumé, le bourgeois moderne comme le bourgeois grec archaïque et classique pousse à l’interdisciplinarité, il oblige le spécialiste Y à sortir de son hanguar pour composer avec le spécialiste Z, et le spécialiste du domaine Zb2 ou Yb à sortir de son garage pour composer avec celui du domaine Yb2 ou Za1 ou Zb, rabaissant celui-ci et celui-là depuis les hauteurs spécieuses de leurs domaines respectifs vers la masse du peuple, et élevant le peuple à travers l’exploitation industrielle des savoirs de ces spécialistes. Rien de tel à l’ère hellénistique. Le peuple se contente du savoir encyclopédique initié par Isocrate, certes indispensable mais élémentaire, tandis que les intellectuels dans leurs hérésies/sectes se perdent dans les hauteurs Ya2f64 ou Zb1j87 ou autres. Dans le coin du hanguar où Ctésibios découvre la vapeur, et dans le garage où Archimède bricole des rouages, on ne trouve aucun bourgeois pour penser qu’en obligeant l’un et l’autre à travailler ensemble on peut créer un dispositif prolongeant le geste humain, celui du meunier pour broyer le blé ou celui du rameur pour faire avancer le navire, en gagnant beaucoup d’argent. On peut dire la même chose à propos des globes d’Archimède au IIIème siècle av. J.-C. et de Posidonios au IIème siècle av. J.-C., et de la machine d’Anticythère, qui n’ont qu’un intérêt pratique limité et qui finissent dérisoirement comme objets décoratifs dans un temple, dans le salon de réception d’un Romain, ou au fond de la mer : derrière les concepteurs de ces mécanismes, on ne trouve aucun Pereire, aucun Rothschild, aucun Steve Jobs, aucun Bill Gates pour penser : "Si j’incitais Archimède ou Posidonios à fabriquer une proto-pascaline usant des mêmes mécanismes, cela intéresserait tous les comptables publics et privés de Méditerranée, et en planifiant une production en série et une diffusion massive je m’assurerais d’immences bénéfices financiers". L’hérésie/secte, on ne le dira jamais assez, qu’elle soit Académie, Lycée, Jardin, Stoa/Portique ou Musée, ne doit son existence qu’au bon-vouloir du prince. Nullement en contact avec le peuple qu’il n’a jamais cherché à séduire, l’hérétique/sectateur hellénistique s’apparente au bateleur que le prince invite entre la poire et le fromage pour se divertir, la Cour applaudit ses démonstrations littéraires ou scientifiques comme elle applaudit le montreur d’ours ou l’acrobate, à condition qu’elles n’entravent pas les décisions princières (Plutarque rappelle qu’Archimède a toujours préféré le raisonnement intellectuel solitaire à l’application pratique, qu’il n’a jamais eu une très haute opinion de ses propres réalisations, de ses globes astronomiques dont nous avons parlé, de ses machines poliorcétiques dressées contre Marcellus en -212, conçus toujours comme des objets uniques destinés à divertir ou asseoir le pouvoir d’Héron II et de sa famille, jamais comme des prototypes en prévision d’une industrialisation à grande échelle : "Marcellus approcha des murailles [de Syracuse] soixante galères à cinq rangs de rames, pleines de toutes sortes d’armes et de traits, dont une machine dressée sur huit galères liées ensemble, confiant dans la force de ses batteries, dans la multitude de ses préparatifs, et plus encore dans sa propre réputation. Mais Archimède ne fut nullement impressionné par ces dispositifs qui ne valaient réellement rien face à ses propres machines, non pas parce qu’il accordait un grand prix à celles-ci, mais parce qu’il considérait plus généralement qu’une machine n’est qu’un vulgaire amusement de géomètre, et parce que lui-même n’avait réalisé la plupart des siennes que pour occuper ses moments de loisir ou pour obéir au roi Héron II", Plutarque, Vie de Marcellus 14 ; la seule mention d’un moteur à vapeur antique dont nous ayons conservé une trace se trouve au paragraphe 38 livre I des Pneumatiques d’Héron d’Alexandrie où, pour provoquer les applaudissements de son auditoire romain, l’ingénieur alexandrin présente un dérivé du moufle d’Archimède combiné à un dérivé de l’éolipile pour ouvrir et fermer mécaniquement la porte d’une maquette de temple !). Et à l’intérieur même de l’hérésie/secte, les savoirs deviennent si pointus que l’hérétique/sectateur ne peut parler vraiment qu’avec des collègues s’adonnant au même domaine que lui : l’astronome ne peut parler qu’avec d’autres astronomes, le médecin ne peut parler qu’avec d’autres médecins, le spécialiste d’Eschyle ne peut parler qu’avec d’autres spécialistes d’Eschyle, le spécialiste du vers 543 de l’Iliade ne peut parler qu’avec d’autres spécialistes du vers 543 de l’Iliade. Le décalage que nous constatons dans notre monde moderne entre le vulgarisateur (qui simplifie le savoir pour le rendre accessible à la masse) et l’expert (qui ignore la masse pour avancer seul dans l’inconnu) n’est rien par rapport au décalage entre le vulgarisateur et l’expert de l’ère hellénistique, parce que ce dernier avance seul dans un savoir qui est déjà celui de la Renaissance ou de la révolution industrielle des XVIIIème et XIXème siècles européens, tandis que la masse végète dans un savoir qui n’a pas évolué depuis -403 : le vulgarisateur qui tente de concilier les deux parties et de créer des passerelles interdisciplinaires ne peut qu’être un "bêta/bÁta" à l’image d’Eratosthène, un homme méprisé en même temps par les experts parce que son discours globalisant s’appuie sur des basses caricatures de leurs savoirs respectifs (c’est-à-dire "bêta" dans le sens de "secondaire, mineur"), et méprisé par la masse parce que le même discours leur est trop supérieur, inaccessible et inutile (c’est-à-dire "bêta" dans le sens d’"imbécile, couillon", qui s’est conservé en français). Une hérésie/secte hellénistique n’est pas, comme les universités européennes du bas Moyen Age, un organisme financé par la bourgeoisie - selon notre définition précédente - où le savoir vise des applications pratiques à grande échelle : la finalité du savoir hellénistique est non pas industrielle et démocratique, mais, en l’absence de cette bourgeoisie, circonscrite dans le seul agrément du souverain du moment (Plutarque insiste ainsi sur la totale absence de cadres techniciens autant que d’ouvriers spécialisés dans Syracuse lors du siège de -212, et sur la totale dépendance des habitants au génie solitaire d’Archimède : "Les Syracusains n’étaient que le corps des machines d’Archimède, dont il était l’âme entreprenante et agissante. Tous les autres dispositifs militaires étant abandonnés, la cité ne se servait que de ceux d’Archimède pour l’attaque comme pour la défense", Vie de Marcellus 17), comme plus tard la finalité du savoir dans le monde musulman. De même que dans le monde musulman la géométrie ne servira pas à découvrir des Amériques mais à construire des mosquées de telle façon qu’elles soient orientées vers La Mecque, de même que l’algèbre ne servira pas à calculer les cycles de la Terre autour du Soleil, ni la chute d’une bille et d’une plume au sommet d’une tour, ni la parenté entre une pomme tombant d’un arbre et la Lune tournant autour de la Terre, mais à assembler des mosaïques de telle façon qu’apparaisse "Allah akbar", de même que cette géométrie et cet algèbre stériles s’effondreront dès lors que les califes les prodiguant commenceront à perdre les batailles, les hérétiques/sectateurs hellénistiques s’effaceront dès lors que les autorités qui les protégeaient, cesseront de le faire : le Musée par exemple ne survit à la disparition des Lagides que parce que les Empereurs romains continuent à le chaperonner, mais dès lors que les Empereurs byzantins - succédant aux Empereurs romains - lui retireront leurs faveurs, il disparaîtra (nous renvoyons sur ce point à l’important alinéa 8 paragraphe 1 livre XVII précité de la Géographie de Strabon, qui dit clairement que le directeur du Musée est nommé par les Lagides à l’époque hellénistique puis par les Empereurs à l’époque impériale romaine, et que les administrateurs ont un statut religieux [ce sont des "prêtres/ƒeršuj"] au service du souverain lagide/impérial ; l’inscription n°479 livre III des Inscriptionum antiquarum de l’évêque archéologue Raffaello Fabretti, consistant en une dédicace à Lucius Julius Vestinus préfet romain d’Egypte entre 59 et 62, confirme cela en révélant que ce préfet est "épistate" du Musée ["™pist£thj", littéralement "qui est au-dessus de", ce qui peut être traduit dans le contexte par "président" ou "inspecteur" ou "protecteur"] ; Philostrate rapporte de son côté qu’au IIème siècle le rhéteur romain hellénophone Polémon de Laodicée doit son entrée au Musée et sa rente à l’Empereur Hadrien ["L’Empereur Trajan accorda [à Polémon] l’exemption de tout droit pour ses voyages sur terre et sur mer : Hadrien étendit ce privilège à tous ses descendants, et il l’admit dans le cercle du Musée, ce qui lui donna droit à la pension alimentaire égyptienne", Vie des sophistes I.25]). A l’ère classique, quand un Hermippos, un Aristophane ou un Hyperbolos attaquait le pouvoir en place, il trouvait toujours des bourgeois - au sens où nous avons défini ce mot - pour le défendre au tribunal ou pour lui prêter asile à Athènes ou à Samos, afin qu’il surenchérisse dans ses attaques. A l’ère hellénistique en revanche, quand un plaisantin apostrophe le pouvoir en place, il doit fuir aussitôt, parce que les hérésies/sectes sont aux mains de ce pouvoir, et parce que le peuple méprise pareillement le pouvoir et le plaisantin. Nous avons sur ce sujet l’exemple de Sodatès, un poète acide (auteur de farces dont la pornographie constitue un genre à part, la "sotadie/swt£deia" ["Sotadie : poème à la manière de Sotadès", Suidas, Lexicographie, Sotadie S868], auquel on rattache d’autres auteurs d’époques antérieure ou postérieure ["Crétois, Maronéen [c’est-à-dire originaire de Crète, mais résidant à Maronée en Thrace ?], possédé par des démons, auteur iambique. Il a écrit des farces contenant des vers licencieux en dialecte ionien, on qualifie effectivement d’"ionien" ce style sentencieux, auquel ont recouru également Alexandre d’Etolie, Pyrès de Milet, Théodore, Timocharidas et Xénarchos. Il a laissé de nombreuses œuvres de ce genre, dont La descente dans l’Hadès, Priape [dieu de la fertilité, représenté avec un sexe en perpétuelle érection : la pièce vise peut-être la sexualité débridée de Ptolémée II], Sous Béléstiché [nom d’une des maîtresses de Ptolémée II, mentionnée par Athénée de Naucratis aux paragraphes 37 et 70 livre XIII de ses Déipnosophistes, et par Plutarque au paragraphe 9 de son traité Sur l’amour], Les Amazones [autre pièce fustigeant peut-être les nombreuses maîtresses de Ptolémée II], et autres", Suidas, Lexicographie, Sodatès S871]) qui a eu un jour la mauvaise idée de se moquer du mariage de Ptolémée II avec sa sœur Arsinoé en disant publiquement : "Tu enfonces ton aiguille dans un chas interdit" ("E„j oÙc Ös…hn trumali¾n kšnton çqe‹j", comparaison graveleuse du sexe de Ptolémée II à la pointe d’une aiguille qui, au lieu de s’enfoncer dans n’importe quel tissu comme elle devrait le faire, se retourne sur elle-même pour s’enfoncer dans son propre chas, tel Ptolémée II qui au lieu de copuler avec n’importe quelle femme grecque ou égyptienne se retourne vers le sexe/chas "non autorisé, tabou/oÙc Ös…hn" de sa propre sœur Arsinoé) : Ptolémée II l’a emprisonné selon Plutarque ("On ne se repent jamais de s’être tu, mais souvent d’avoir parlé. On peut toujours dire ce qu’on a retenu dans le silence, mais on n’est plus maître d’une parole dès qu’elle est lâchée. Combien de gens pourrais-je citer qui se sont perdus par leur indiscrétion ? Je me contenterai de deux ou trois exemples. Ptolémée II Philadelphe épousa sa sœur Arsinoé. Un de ses courtisans nommé Sotadès lui dit : “Tu enfonces ton aiguille dans un chas interdit”. Ptolémée II irrité le fit jeter en prison, où il resta longtemps à expier par des larmes amères le plaisir de son bon mot", Plutarque, Sur l’éducation des enfants), ou l’a condamné à mort selon Athénée de Naucratis ("On qualifie d’“ionien” le style licencieux de Sotadès et celui des œuvres similaires attribuées à Pyrès de Milet, Alexandre d’Etolie, Alexis surnommé “Kinaidologue” ["KinaidolÒgoj", "qui tient des propos obscènes"] et d’autres qui l’ont précédé. Karystios de Pergame, dans ses Souvenirs, dit que Sodatès s’est particulièrement distingué dans ce genre. Apollonios fils de Sodatès dit la même chose dans le livre qu’il a écrit sur son père, où il rapporte avec quelle effronterie téméraire Sotadès médisait autant du roi Lysimaque Ier dans Alexandrie que de Ptolémée II Philadelphe auprès de Lysimaque Ier, sans épargner davantage d’autres rois dans d’autres cités qu’il fréquenta. Il fut puni comme il le méritait, comme le raconte Hégésandros dans ses Hypomnèma : “Sotadès s’enfuit d’Alexandrie par la mer, s’imaginant éviter le danger auquel l’exposaient ses sarcasmes violents contre Ptolémée II, entre autres celui qu’il avait lâché lors du mariage de ce roi avec sa propre sœur Arsinoé : « Tu enfonces ton aiguille dans un chas interdit ». Patrocle, un des stratèges de Ptolémée II, se lança à la poursuite de Sotadès, le rejoignit et le captura dans le port de Caunos, l’enferma aussitôt dans une caisse de plomb, le ramena vers la mer, et l’y noya”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XIV.4). Nous avons aussi l’exemple du fondateur du Musée, Démétrios de Phalère, emprisonné et peut-être éliminé par Ptolémée II qu’il avait dénigré auprès de son père Ptolémée Ier, comme on l’a vu plus haut. L’hérétique/sectateur, aussi brillant puisse-t-il être, doit d’abord être un courtisan avec les leaders démocratiques quand l’hérésie/secte est dans une démocratie, avec les oligarques quand elle est dans une oligarchie, avec le monarque quand elle est dans une monarchie. Nous relativisons donc fortement ce que nous avons dit précédemment : certes Rome a lourdement pesé dans le déclin de la pensée hellénistique, mais même sans les Romains l’hellénisme aurait décliné de toute façon. Le vrai fossoyeur du Musée, ce n’est pas l’incendie de la grande Bibliothèque du Bruchium lors du siège de l’hiver -48/-47, ni la dissolution du Musée par l’Empereur Théodose Ier en 391, ni le mépris ou l’hostilité du calife Omar au VIIème siècle à l’encontre de tout ce qui n’est pas coranique, c’est l’enfermement intellectuel et social dans lequel les élites hellénistiques elles-mêmes se sont peu à peu réduites dès le IIIème siècle av. J.-C. L’hérésie/secte, qui au départ veut imposer son dogme sur le politique sans se soucier du peuple, finit par devenir le jouet du politique. Et avec le politique elle triomphe. Et avec le politique elle se noie. Dans le cas du Musée, les hérétiques/sectateurs qui ont mis le livre au centre de leur dogme, jouets des Lagides, aspirent à l’hégémonie avec Ptolémée Ier, ils flambent vers le haut ou vers le bas avec Ptolémée II (protecteur de l’érudit Zénodote avec lequel il disserte sur Homère, mais aussi instaurateur de la bruyante et clinquante cérémonie des "Ptolémaia" [évoquée par Callixène de Rhodes dans une Histoire d’Alexandrie aujourd’hui perdue, mais dont Athénée de Naucratis aux paragraphes 25 à 36 livre V et 38 livre IX de ses Deipnosophistes cite de longs passages], qui collectionne les livres comme il collectionne les putes ["Et Béléstiché [la même Béléstiché que Sotadès a raillée dans une de ses farces, selon l’article Sodatès S871 précité de la Lexicographie de Suidas], par les dieux ! ne fut-elle pas une misérable barbare acquise au marché par un roi qui par amour lui consacra temples et autels dans Alexandrie sous le nom d’“Aphrodite Béléstichide” ?", Plutarque, Sur l’amour 9 ; "Selon le livre III des Mémoires de Ptolémée VIII Evergète, le deuxième roi d’Egypte surnommé Philadelphe eut beaucoup de maîtresses, dont l’Egyptienne Didyme qui fut d’une grande beauté, Béléstiché, Agathokléia, Stratonikè dont l’imposant mausolée se dresse au bord de la mer près d’Eleusis [faubourg d’Alexandrie], il aima aussi Myrtio […]. Polybe, dans le livre XIV de son Histoire, parle de son échanson Kleino en disant que dans Alexandrie se dressaient de nombreuses statues de cette fille vêtue d’une simple tunique et portant à la main un rhyton. Les plus belles demeures ne s’appellent-elles pas "Maison de Myrtio", "de Mnésis", "de Pothiné" ? Mnésis était une aulète, de même que Pothiné, Myrtio quant à elle était une deiktèria ["deikthri£j", littéralement "mime", terme qui dans le contexte peut se traduire au sens propre par "actrice de scène" ou au sens figuré par "femme qui fait semblant"] qui aimait se montrer", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XIII.37 ; "Kleino était échanson du roi Ptolémée II Philadelphe, selon le livre III que Ptolémaïos fils d’Agésarchos consacre à l’histoire de Ptolémée IV Philopator. Polybe dans le livre XIV de son Histoire dit que dans Alexandrie se dressaient de nombreuses statues de cette fille vêtue d’une simple tunique et portant à la main un rhyton", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes X.26 ; le stoïcien Sénèque reproche précisément à Ptolémée II et ses successeurs de collectionner les livres uniquement par goût du paraître : "Que m’importe les immenses quantités de livres de certaines bibliothèques, dont un maître ne peut pas lire seulement les titres durant sa vie tout entière ? Cette masse d’écrits surcharge plutôt qu’elle n’instruit. Mieux vaut se vouer à un petit nombre d’auteurs, qu’en effleurer des milliers. Les passionnés considèrent les quatre cent mille volumes qui ont brûlé à Alexandrie [lors du siège de -48/-47] comme un monument d’opulence royale, après Tite-Live qui y a vu “l’œuvre de la magnificence et de la sollicitude des rois”. Mais ces collections n’ont aucun rapport avec la magnificence ni avec la sollicitude, elles ne sont que faste littéraire, et encore ! quand je dis “littéraire” je sous-entends qu’elles n’en ont que l’apparence, au point que chez la plupart des gens qui ont à peine l’instruction des esclaves l’objet livre n’est pas conçu comme un moyen d’étude mais comme un élément de décor pour les salles de réception", Sénèque, De la tranquilité de l’âme 9], et qui meurt en regrettant de ne pas s’être vautré plus longtemps dans le luxe ["Dans le livre XXII [des Histoires de Phylarchos], on apprend que le deuxième Ptolémée, roi d’Egypte, le plus remarquable de tous les monarques, qui était d’une érudition éblouissante et d’une culture inépuisable, fut aussi celui dont l’esprit fut tellement aveuglé et corrompu par une passion infinie pour le luxe, qu’il crut ne jamais mourir, prétendant follement avoir découvert le secret de l’immortalité. Après avoir souffert plusieurs jours d’une attaque de goutte particulièrement douloureuse, il se sentit mieux, mais voyant soudain par la fenêtre du palais un groupe d’Egyptiens mollement étendus sur une plage, occupés à manger copieusement, il s’écria : “Malheureux que je suis, je ne serai jamais l’un des leurs !”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.51]), avec Ptolémée III, avec Ptolémée IV (dans notre alinéa précédent, nous avons longuement évoqué les outrances de ce roi comparables à celles des Romains Marc-Antoine et Néron plus tard ["C’est la flatterie […] qui a perdu l’Egypte, en appelant “piété et respect aux dieux” les honteuses faiblesses de Ptolémée IV [Philopator], ses superstitions, son fanatisme et ses orgies, et qui a presque détruit les mœurs romaines en faisant passer le luxe efféminé d’Antoine, ses débauches et ses profusions sans bornes, pour l’usage le plus noble et le plus généreux de sa fortune et de sa puissance. Quelle raison a poussé Ptolémée IV à jouer publiquement de l’aulos habillé en musicien, quelle raison a poussé Néron à monter sur la scène tragique avec masque et cothurne, sinon la flatterie ? N’est-ce pas elle qui précipite dans les excès les plus honteux tous les rois qu’elle séduit, en leur faisant croire qu’ils sont des Apollons dans les concours de chant, des Dionysos dans les banquets, des Héraclès dans les gymnases ?", Plutarque, Sur les flatteurs ; "Ptolémaïos, fils d’Agésarchos de Mégalopolis, dans le livre II de son histoire de [Ptolémée IV] Philopator, que celui-ci accueillait en masse des gens de la cité pour boire avec lui, qu’on appelait des “géloiastes” ["geloiast»j", "plaisantin ridicule, bouffon"]", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes VI.48], maître d’œuvre d’un monstrueux navire de parade inspiré par celui d’Héron II tyran de Syracuse ["Ptolémée IV Philopator fit construire un navire à quarante bancs de rames, de deux cent quatre-vingts coudées de long et quarante-huit de haut jusqu’au sommet de la poupe, pour un équipage de quatre cents marins, quatre mille rameurs et trois mille soldats répartis sur les niveaux des rameurs et sur le pont. Mais cet bâtiment ne fut qu’un objet de curiosité : semblable aux édifices solides, il ne servit que pour l’ostentation, et fut inutile au combat, tant il était difficile et même dangereux de le mouvoir", Plutarque, Vie de Démétrios 43] qu’Athénée de Naucratis, s’appuyant sur l’ouvrage consacré à Alexandrie déjà cité de Callixène de Rhodes, décrit aux paragraphes 37 à 39 livre V de ses Deipnosophistes), et ils s’assèchent quand l’Egypte devient un protectorat séleucide sous Ptolémée V puis un protectorat romain sous Ptolémée VI. Dans notre prochain paragraphe, nous verrons qu’en -169, Antiochos IV ayant envahi l’Egypte, battu Ptolémée VI et entamé le siège d’Alexandrie, les Alexandrins assiégés feront de Ptolémée "Physkon/FÚskwn", "le Bouffi", ainsi surnommé à cause de son obésité précoce, frère cadet de Ptolémée VI, le nouveau roi lagide et le chef de la résistance. De retour en Egypte, Ptolémée VI acceptera de partager le pouvoir avec son frère Ptolémée Physkon qui, égaré par son ambition, finira par revendiquer la couronne pour lui seul : les intellectuels alexandrins, parmi lesquels les hérétiques/sectateurs du Musée, cesseront alors de le soutenir, au point qu’il devra accepter l’offre de son frère d’un découpage du royaume en deux, l’Egypte à l’aîné, la Libye au cadet. Ptolémée Physkon lui-même, dans ses Mémoires aujourd’hui perdus mais dont Athénée de Naucratis cite des extraits trop nombreux pour être tous cités ici, s’enorgueillira des dépenses orgiaques organisées à Cyrène après son entrée en fonction ("Ptolémée VIII qui régna sur l’Egypte se proclama “Evergète” ["EÙergšthj", "Bienfaiteur"], mais les Alexandrins le surnommèrent “Kakergète” ["Kakergšthj", "Malfaiteur"]. Le stoïcien Posidonios, qui voyagea avec Scipion l’Africain jusqu’à Alexandrie, le décrit en ces termes dans le livre VII de ses Histoires : “A cause de sa mollesse, il était devenu une lourde masse. Il avait tellement de graisse et son ventre était si proéminent, qu’on ne pouvait l’entourer avec les deux bras. Pour cacher cet embonpoint, il portait une robe qui lui descendait jusqu’aux pieds, dont les manches recouvraient même les poignets. Il ne sortait jamais, sauf pour accompagner Scipion”. Personne n’a jamais caché que ce roi ait été licencieux, lui-même le reconnaît au livre VIII de ses Mémoires, quand il raconte sa prise de fonction comme prêtre d’Apollon à Cyrène et le banquet qui fut donné en l’honneur de ses prédécesseurs : “L’Artémitia est une fête importante à Cyrène, où le prêtre d’Apollon désigné annuellement convie à un grand banquet ceux qui l’ont précédé dans cette charge. Devant chaque invité, il fait placer un large récipient en terre cuite pouvant contenir vingt artabes ["¢rt£bh", unité de mesure perse, équivalente selon le paragraphe 192 livre I de l’Histoire d’Hérodote à un médimne et trois chénices attiques, soit environ cinquante-cinq litres], dans lesquels on dépose des gibiers, des volailles domestiques, des fruits de mer ou des poissons fumés importés. Les anciens prêtres sont parfois gratifiés d’un beau petit esclave. Mais moi, j’ai mis fin à ces pratiques : j’ai fourni des coupes en argent massif d’une grande valeur, comme en témoigne les dépenses mentionnées précédemment, et j’ai ajouté à ces cadeaux un cheval caparaçonné avec son palefrenier et des freins marquetés d’or. Le repas terminé, chaque invité repart avec cheval et cavalier”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.73). C’est ce personnage prodigue et douteux qui, à la mort de Ptolémée VI en -145, reviendra à Alexandrie. Dans un paragraphe ultérieur, nous verrons que les intellectuels alexandrins, inquiets pour leur avenir, feront tout pour que le jeune Ptolémée VII fils de Ptolémée VI devienne roi sous la régence de sa mère Cléopâtre II. Mais Ptolémée Physkon, s’appuyant sur les Egyptiens autochtones et sur les Grecs non possédants, réussira à s’imposer dès -144 comme nouveau monarque de l’Egypte et de la Libye réunifiées sous le nom de Ptolémée VIII Evergète, en faisant payer aux intellectuels alexandrins leurs engagements passés : les littéraires et les scientifiques du Musée seront chassés, ils seront exécutés ou devront partir s’installer à l’étranger ("Selon l’historien Ménéclès de Barki et selon les Chroniques d’Andron, ce sont les Alexandrins qui ont ressuscité les sciences dans tout le monde grec et barbare, après que celles-ci eussent disparu à cause des troubles incessants de l’époque des diadoques. Le septième Ptolémée qui régna en Egypte après Alexandre [en réalité Ptolémée VIII], surnommé “Kakergète” par les Alexandrins, en fit égorger un grand nombre, en bannit beaucoup qui avaient été pubères en même temps que son frère : c’est ainsi que les îles et les cités se remplirent de grammairiens, de philosophes, de géomètres, de physiciens, de peintres, de précepteurs, de médecins, et de beaucoup de spécialistes d’autres arts qui, sans ressources, se résolurent à enseigner ce qu’ils savaient, et formèrent nombre de célèbres personnages", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.83). En -118, deux ans avant sa mort, Ptolémée VIII reviendra sur sa décision en décrétant une amnistie générale, rouvrant les portes du Musée aux intellectuels persécutés deux décennies plus tôt, mais ce sera trop tard : l’hérésie/secte du Musée après cette époque ne sera plus qu’une structure vide dont le nom se lexicalisera dans le sens moderne d’un "musée", celui d’un lieu où on entasse des savoirs et des œuvres plus ou moins morts, surveillés par des documentalistes plus ou moins grabataires, qui prennent plus ou moins la poussière sans que la marche du monde en soit bouleversée - on peut dire la même chose de l’Académie de Platon, du Lycée d’Aristote (dont la bibliothèque connaît un sort aussi lamentable que celle du Musée : appropriée par des plats illettrés, elle finira à Rome dans les mains de bibliophiles vides : "Des mains de Théophraste, [la bibliothèque d’Aristote] passa dans celles de Nélée qui, l’ayant transportée à Skepsis [site archéologique près de l’actuelle Bayramiç en Turquie], la laissa à ses héritiers. Ces derniers, qui étaient des vulgaires illettrés, la gardèrent enfermée, sans essayer de l’ordonner, et quand ils apprirent avec quel zèle les rois attalides, dont Skepsis dépendait, cherchaient des œuvres de toute nature pour les intégrer à la bibliothèque de Pergame, ils se hâtèrent même de creuser un trou en terre pour y cacher leur trésor. Les livres se corrompèrent ainsi par l’humidité et les vers. Plus tard, ces descendants de Nélée vendirent chèrement la collection d’Aristote et de Théophraste à Apellicon de Téos, qui malheureusement était plus un bibliophile qu’un philosophe : il voulut réparer le dommage que les vers et les rats avaient causé en réalisant des copies de ces livres, mais les lacunes furent suppléées n’importe comment, et les nouvelles éditions furent pleines de fautes. Les péripatéticiens immédiatement postérieurs à Théophraste, n’ayant plus à leur disposition les livres du maître à l’exception d’un petit nombre de traités exotériques, étant dans l’impossibilité d’aborder la moindre question philosophique en se conformant à la méthode authentique d’Aristote, leur démarche s’était enflée de lieux communs. Leurs successeurs, à l’époque où les nouvelles éditions parurent, améliorèrent cette démarche en lui redonnant un contenu plus philosophique, plus aristotélique, même si elle demeura conjecturale sur beaucoup de points du fait des nombreuses fautes introduites dans le texte original. Rome contribua grandement à augmenter ces erreurs. Peu après la mort d’Apellicon en effet, Sylla prit Athènes, mit la main sur la bibliothèque, et la fit transporter ici à Rome, où le grammairien Tyrannion, admirateur d’Aristote, en disposa à sa guise après avoir gagné les faveurs du bibliothécaire, de même que certains libraires qui employèrent des mauvais copistes et ne s’embarrassèrent pas à réviser leur travail avant de le vendre, pratique qui s’est généralisée autant à Alexandrie qu’ici", Strabon, Géographie, XIII, 1.54 ; "[Sylla] fit enlever pour son propre usage la bibliothèque d’Apellicon de Téos, qui contenait la plupart des livres d’Aristote et de Théophraste, encore mal connus, et la fit transporter à Rome. On dit que le grammairien Tyrannion remit ces livres en ordre, qu’il laissa Andronicos de Rhodes [directeur du Lycée au milieu du Ier siècle av. J.-C.] en faire des copies, et y ajouta les tables dont on se sert aujourd’hui. Les péripatéticiens antérieurs étaient certainement éclairés et érudits, mais ils n’étudiaient que sur la base d’un petit nombre de traités d’Aristote et de Théophraste et de copies incorrectes, parce que les héritiers de Nélée de Skepsis à qui Théophraste avait légué les livres originaux étaient des gens peu instruits et incapables de les apprécier", Plutarque, Vie de Sylla 26 ; la version montrant Ptolémée II s’appropriant cette bibliothèque aristotélicienne semble une invention d’Athénée de Naucratis qui veut ainsi glorifier sa patrie égyptienne au détriment de Rome : "Larensius [le Romain chez qui se déroule le banquet raconté par Athénée de Naucratis] possède un si grand nombre de livres grecs anciens, qu’on ne peut le mettre en parallèle avec aucun de ceux qui ont pris tant de peine pour former les plus fameuses bibliothèques du passé, tels Polycrate de Samos, Pisistrate le tyran d’Athènes, l’Athénien Euclide [le disciple de Socrate, à ne pas confondre avec son homonyme géomètre], Nicocratès de Chypre, les rois de Pergame, le poète Euripide, le philosophe Aristote, Théophraste, Nélée qui devint possesseur des bibliothèques des deux derniers avant que ses descendants les vendissent, ou Ptolémée II Philadelphe le roi de ma patrie [c’est Athénée de Naucratis qui parle] qui fit transporter dans sa belle Bibliothèque à Alexandrie les livres qu’il avait achetés à Rhodes et à Athènes", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.4), du Jardin d’Epicure et du Stoa/Portique de Zénon de Kition qui, selon d’autres aléas, se sont lexicalisés de la même façon pour désigner respectivement toute association où on enseigne Horace Vernet plutôt que les Impressionnistes, tout établissement où l’on n’apprend que ce que les examinateurs veulent entendre, tout lieu rappelant le potager de tata Claudia ou le lupanar de tonton Claudius, tout comportement vide et suicidaire. Nous avons vu plus haut que le domaine scientifique se perd progressivement dans des ânonnements ou des réfutations d’Euclide, d’Aristarque de Samos, de Ctésibios, d’Hérophile, d’Archimède : le domaine littéraire connaît un déclin parallèle. Dans le domaine poétique, l’heure n’est plus aux grandes épopées (les Argonautiques d’Apollonios de Rhodes sont l’une des dernières exceptions à la tendance générale), ni aux tragédies, ni aux comédies, ni même aux formes courtes défendues naguère par Callimaque (les fables, les hymnes, les élégies), mais aux recueils de petites citations, qu’on apprend par cœur et qu’on ressort en société pour faire croire qu’on est intelligent. Ce nouveau genre est directement lié au développement des bibliothèques dans le monde hellénistique (à Alexandrie, à Pergame, à Ephèse, à Antioche), qui suppose la création de compilations d’œuvres, que sociétaires et visiteurs érudits consultent à leur guise. Au tournant des IIème et Ier siècles av. J.-C., le poète Méléagre de Gadara est l’un des consultants de ces bibliothèques, qui le premier a l’idée de proposer une compilation originale et organisée à destination du grand public (et non plus des seuls sociétaires et visiteurs érudits). Il donne à son recueil le titre de "Couronne", "Stšfanoj" en grec, en assimilant les épigrammes citées à des fleurs tressées. Ce terme sera supplanté par son synonyme "anthologie/¢nqolÒgoj", littéralement "composition, discours raisonné/lÒgoj de fleurs/¥nqoj", au plus tard au début du IIème siècle (la plus ancienne occurrence conservée de ce mot apparaît sous la plume du grammairien Diogénien d’Héraclée, auteur d’une Anthologie d’épigrammes calquée sur la Couronne de Méléagre de Gadara, à l’époque de l’Empereur Hadrien selon les articles Diogénien D1139 et Diogénien D1140 de la Lexicographie de Suidas), latinisé en "florilège" par l’imprimeur vénitien Aldo Manuzio au XVIème siècle : ces deux mots "anthologie" et "florilège", à l’instar de l’"ode au tragos/tragwd…a" de Clisthène de Sicyone et de l’"Histoire/Istor…a" d’Hérodote qui se sont lexicalisées pour désigner ici tout œuvre valorisant les Mélanippes contre les Adrastes, là tout œuvre remplaçant les actes dieux par les actes conjuguées des masses et des grands hommes, se lexicaliseront en français pour désigner tout regroupement de pièces remarquables partageant les mêmes caractéristiques (thème, ou genre, ou style, ou langue, ou origine, ou autres). Cette lexicalisation est due au succès phénoménal du recueil de Méléagre, que nous n’avons pas conservé dans son état originel justement à cause de son succès, qui incitera d’autres compilateurs à l’étoffer au cours des siècles (seul le prologue nous est parvenu dans sa forme primitive, où Méléagre de Gadara expose son projet : il constitue aujourd’hui la première pièce du livre IV de l’Anthologie grecque). Cette nouvelle littérature anthologique correspond idéalement au goût hellénistique : elle mélange la flatterie, la plaisanterie, la préciosité, la description incisive et réaliste, bref, le baratin qui ne produit rien et qui satisfait autant le peuple et les rois, dans des formes ramassées aisées à retenir et à ressortir dans les repas mondains, dans les dissertations scolaires, dans les débats à prétention philosophique. Au Ier siècle, Philippe de Thessalonique s’approprie la Couronne de Méléagre de Gadara, lui ajoute un prologue (qui constitue aujourd’hui la deuxième pièce du livre IV de l’Anthologie grecque), et la grossit de citations d’auteurs ayant vécu entre le Ier siècle av. J.-C. et l’Empereur Caligula (les spécialistes pensent effectivement que le Camillus que Philippe de Thessalonique mentionne au vers 5 de son prologue, auquel il dédie sa nouvelle Couronne, est le consul Lucius Arruntius Camillus Scribonianus mort en 42). Divers compilateurs imitent à leur tour Méléagre de Gadara et Philippe de Thessalonique, avec des œuvres trop nombreuses pour que nous les citions tous ici (parmi lesquelles l’Anthologie d’épigrammes de Diogénien d’Héraclée précédemment mentionnée). Au début du Moyen Age, Agathias de Myrina décide de rassembler toutes ces anthologies éparses en une seule, qu’il intitule Kyklos (de "kÚkloj"/"cercle", désignant par extension toute forme ronde, comme une couronne) selon l’article Agathias A112 de la Lexicographie de Suidas. Aux vers 21 à 27 de son prologue (qui constitue aujourd’hui la troisième pièce du livre IV de l’Anthologie grecque), il précise avoir convié les poètes de son temps (qu’on suppose aux alentours de 553 puisque les vers 54 à 58 de ce prologue font allusion à la conquête récente de Rome par Narsès, stratège de l’Empereur byzantin Justinien Ier) à participer à son entreprise, en composant des épigrammes originales. Aux vers 114 à 134 du même prologue, il explique comment il a réparti ses épigrammes en sept livres thématiques : votives, descriptives, funéraires, anecdotiques, satiriques, amoureuses, bachiques. Au tournant des IXème et Xème siècles, un nommé Constantin Céphalas, connu uniquement par des scholies, qui est peut-être le Céphalas accédant au titre de Grand Prêtre du Palais de Constantinople en 917, reprend le déjà volumineux Kyklos d’Agathias de Myrina pour composer une anthologie encore plus volumineuse contenant de façon certaine (car confirmé par les scholies) le livre V sur les épigrammes amoureuses, le livre VI sur les épigrammes votives, le livre VII sur les épigrammes funéraires, et le livre IX sur les épigrammes descriptives de l’actuelle Anthologie grecque, et aussi probablement le livre X sur les épigrammes exhortatives, le livre XI sur les épigrammes satiriques, et le livre XII renfermant la Muse garçonnière (Moàsa paidik») de Straton de Sardes (recueil d’épigrammes pédérastiques du IIème siècle). Dans la seconde moitié du Xème siècle, un ou plusieurs compilateurs ajoutent à l’anthologie de Constantin Céphalas le livre IV contenant les prologues de Méléagre de Gadara, de Philippe de Thessalonique et d’Agathias de Myrina, le livre II contenant l’Ekphrasis de Christodoros de Coptos (Ekfrasij, recueil de courtes descriptions versifiées des statues ornant les thermes de Zeuxippos dans la cité de Constantinople, écrit selon une scholie sous l’Empereur byzantin Anastase Ier au tournant des Vème et VIème siècle), le livre VIII contenant un recueil d’épigrammes chrétiennes dû à Grégoire de Nazianze au IVème siècle, le livre I contenant un autre recueil d’épigrammes chrétiennes anonymes prélevées sur divers édifices bâtis entre le Vème et le Xème siècles, le livre III contenant une sorte de guide touristique sur le temple dédié à la reine Apollonis à Cyzique (femme d’Attale Ier de Pergame et mère d’Eumène II et d’Attale, évoquée de façon élogieuse par Polybe dans le fragment 20 livre XXII de son Histoire : ce petit ouvrage est constitué de dix-sept paragraphes, chacun offrant une description en prose d’un pilier de ce temple, suivie d’un commentaire en vers), le livre XIII contenant un recueil d’épigrammes en mètres divers, le livre XIV contenant un recueil d’énigmes et d’oracles, et le livre XV contenant un recueil d’épigrammes diverses, de l’actuelle Anthologie grecque. Au tout début du XIVème siècle, le Byzantin Maxime Planude réalise une anthologie en sept livres modelée sur le Kyklos d’Agathias de Myrina naguère, dans laquelle il insère des morceaux de l’anthologie de Constantin Céphalas et de la grosse anthologie du Xème siècle, ainsi que des épigrammes inédites. Cette compilation de Maxime Planude finit par éclipser toutes les précédentes, jusqu’au jour où, en 1606, le philologue français Claude Saumaise retrouve dans le fonds de la Bibliothèque palatine de l’université d’Heidelberg en Allemagne un exemplaire de la grosse anthologie du Xème siècle. Cet exemplaire en quinze livres de la Bibliothèque palatine, auquel les spécialistes ont ajouté un seizième livre contenant les épigrammes inédites de Maxime Planude, constitue l’actuelle Anthologie grecque monumentale que nous avons citée à plusieurs reprises dans le présent alinéa. Le domaine historique n’échappe pas à ce goût de l’exhaustivité vide de sens. C’est sous l’archontat athénien de Diognète en -264/-263 qu’est réalisé le Marbre de Paros ("Sur [tous les registres] et les [Histoires] communes, je consigne les faits du temps passé depuis Cécrops le premier roi d’Athènes jusqu’aux archontes [texte manque] à Paros et Diognète à Athènes", Marbre de Paros A, Introduction), stèle dont une partie A sera retrouvée par le juriste érudit anglais John Selden dans la demeure du comte Thomas Howard en 1627 (un fragment de cette partie A sera stupidement découpé peu de temps après pour servir de base à une cheminée : le texte de ce fragment, qui disparaîtra ensuite, aura été heureusement consigné par écrit et publié par John Selden dès 1629 ; le fragment non découpé est conservé aujourd’hui par l’Ashmolean Museum d’Oxford en Angleterre), et une partie B sera retrouvée par les archéologues sur l’île de Patros à la fin du XIXème siècle (conservée aujourd’hui par le Musée archéologique de Paros), contenant une plate énumération d’événements depuis l’ère mycénienne athénienne jusqu’à l’ère hellénistique lagide. C’est à la même époque que Manéthon, Egyptien hellénisé, réalise une liste des pharaons égyptiens depuis Ménès (alias Narmer en égyptien), parvenue jusqu’à nous à travers les innombrables emprunts de Flavius Josèphe, de Sextus Julius Africanus, d’Eusèbe de Césarée. C’est au Ier siècle av. J.-C. que Diodore de Sicile écrit sa Bibliothèque historique évoquant le passé depuis l’ère mycénienne jusqu’au consulat de Jules César, d’abord peuple par peuple, puis année après année. Dans ces trois exemples, la logique diffère totalement de celle d’Hérodote, de Thucydide, ou de Polybe (qui, comme Apollonios de Rhodes dans le domaine littéraire, est l’une des dernières exceptions à la tendance générale) : on ne cherche pas à analyser, comparer, rassembler ou distinguer les faits dans une perspective particulière élevée, au contraire on s’acharne à faire du Emile Zola, c’est-à-dire à rester à ras du sol pour entasser des faits historiques comme les fourmis entassent des cocons ou des cailloux, des feuilles vertes ou des feuilles mortes, des cadavres d’insectes ou des boulettes de nourriture, en croyant que cette accumulation factuelle est neutre et qu’un jour elle signifiera spontanément la Vérité avec un V majuscule. En résumé, on ne crée plus, on collectionne et on pinaille sur des détails de plus en plus pointus. Parmi toutes les hérésies/sectes, le Musée montre le plus objectivement l’égarement de la pensée hellénistique, parce que son objet est le livre, et que le livre est plus concret que l’Idée platonicienne, l’Etant aristotélicien, l’atome épicurien ou le Pneuma cosmique stoïcien. Le livre au Musée devient une obsession détachée des hautes vertus et du profond pouvoir que les fondateurs Ptolémée Ier et Démétrios de Phalère lui prêtaient, justement parce qu’on veut lui préserver ces vertus et ce pouvoir prétendus originels (les Symposiaques de Plutarque et les Déipnosophistes d’Athénée de Naucratis, longues conversations fictives d’intellectuels qui accumulent citations sur citations sans rien approfondir, sont des bons exemples d’érudition creuse hellénistique ; le petit traité Comment lire les poètes de Plutarque s’inscrit dans le même vain pinaillage de détails, dans lequel les auteurs anciens sont considérés non plus comme des hommes mais comme des référents intouchables quasi-divins, et les extraits de leurs œuvres sont rapportés avec des tremblements dans la voix et des frissons épidermiques ; le grammairien Denys le Thrace, auteur d’une Technique grammaticale [Tšcnh grammatik»] parvenue jusqu’à nous qui radicalise les méthodes analytiques d’Aristophane de Byzance et d’Aristarque de Samothrace, est quant à lui l’inspirateur de nos modernes Bled et Grévisse aussi utiles que rébarbatifs et stérilisants, et l’ancêtre des plus froids linguistes du XXème siècle, qui croient avoir tout compris à Victor Hugo en calculant que l’hémistiche du vers 22 rapporté à la concaténation de la fricative ici avec la spirante là reproduit le chiasme anaphorique des rimes 57 et 43). L’hérésie/secte étant soumise au bon-vouloir du prince, des faussaires désireux d’en obtenir les faveurs sociales et financières se présentent comme des amis des hérétiques/sectateurs, imitent leur discours, copient leurs œuvres ("Avant qu’à Alexandrie et à Pergame des souverains rivalisent dans l’acquisition de livres anciens, on n’avait jamais mis un faux nom d’auteur en-tête d’un livre", Galien, Commentaire sur Sur la nature de l’homme d’Hippocrate 105 ; rappelons que c’est à sa capacité à démasquer ces poètes plagaires qu’Aristophane de Byzance doit sa nomination à la direction du Musée au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C. [selon les alinéas 4 à 7 précités de l’introduction au livre VII du traité De l’architecture de Vitruve], et précisons que cette tendance au plagiat de mauvaise qualité se répand partout puisqu’elle est déplorée collégialement à Rome par Strabon [dans l’alinéa 54 paragraphe 1 livre VIII précité de sa Géographie] et par Cicéron ["Je cherche en vain à qui m’adresser pour obtenir des livres latins : ceux qu’on copie et ceux qu’on achète sont aussi mauvais", Lettres à Quintus III.5]) : à Alexandrie, cela se traduit par l’apparition de faux érudits qui argumentent sur la base de faux vers d’Homère, de faux passages d’Hérodote, de faux fragments de Démosthène, fabriqués en conséquence, avec la complicité plus ou moins involontaire des instituteurs ordinaires formés à institut d’Isocrate. On se souvient en effet qu’au tournant des Vème et IVème siècles av. J.-C., Isocrate a valorisé l’exercice de la rédaction, qui est resté dans nos écoles et nos collèges modernes, consistant pour l’élève à imaginer tel dialogue entre deux personnages historiques, ou telle lettre qu’il aurait pu écrire à ses parents s’il avait vécu à telle époque du passé, ou tel discours que tel orateur célèbre a donné à l’occasion de tel événement. Beaucoup d’exemples de rédactions isocratiques ont traversé les siècles, transmis par des Grecs ou des Romains de toutes natures qui eux-mêmes ont bénéficié de cet enseignement isocratique : parmi les plus connus, citons la plaidoirie Sur l’attelage d’Isocrate (exercice rhétorique conçu comme la seconde partie d’une défense d’Alcibiade accusé d’avoir volé Diomède en -416, à travers un prétendu fils anonyme d’Alcibiade et un prétendu parent de Diomède nommé Tisias), la quasi intégralité du Roman d’Alexandre de pseudo-Callisthène (qui entrelace des éléments de la vie réelle d’Alexandre le Grand et des légendes populaires servant les intérêts des diadoques), probablement la Lettre d’Aristée que nous étudierons dans le prochain paragraphe (commandée par Ptolémée II pour servir de préface à la Septante/Bible), le dialogue entre Hannibal et Scipion à Ephèse en -193 que nous avons mentionné dans notre précédent alinéa (inventé par le consul Manius Acilius Glabrio, puis copié par l’historien Quintus Claudius Quadrigarius, puis recopié par Tite-Live comme ce dernier l’avoue au paragraphe 14 livre XXXV de son Ab Urbe condita libri), l’épisode d’Hannibal en Cyrénaïque rapporté par Tite-Live à l’alinéa 3 paragraphe 42 livre XXXV de son Ab Urbe condita libri et par Cornélius Népos au paragraphe 8 livre XXIII de ses Vies des grands capitaines (au paragraphe 2 livre III de la Rhétorique à Herennius de Cicéron, nous découvrons que ces passages de Tite-Live et de Cornélius Népos ne sont que des uchronies scolaires obéissant au sujet suivant, très rebattu dans les écoles isocratiques : "Bloqué dans le Bruttium, Hannibal se demande s’il doit rester en Italie, ou rentrer à Carthage, ou partir vers l’Egypte et conquérir Alexandrie"), le Banquet des Sept Sages de Plutarque (où Plutarque imagine les Sept Sages du VIème siècle av. J.-C. assis autour d’une table commune, donnant leurs opinions sur différents sujets, y compris sur la démocratie alors que celle-ci n’existe pas encore à cette époque !), l’hommage de Polémon de Laodicée adressé à Kynaigeiros frère du tragédien Eschyle pour son courage lors de la bataille de Marathon en -490 (le polémiste Lucien, au paragraphe 18 de son Maître de rhétorique, sous-entend ironiquement que l’hommage aux combattants contre la Perse est un sujet également très rebattu dans les écoles isocratiques ["D’abord tu dois faire du Marathon et du Kynaigeiros : traverse à la voile le mont Athos, passe à pied l’Hellespont, obscurcis le soleil avec les flèches des Perses, parle-moi de Salamine, de l’Artémision, de Platée"]), les Lettres d’Alciphron. Les hérétiques/sectateurs du Musée sont embarrassés par ces faux livres, qui en même temps renforcent et affaiblissent le cœur même de leur hérésie/secte affirmant que le livre est source et finalité du monde. La bibliothéconomie, esquissée par le minutieux travail de Zénodote sur Homère et par le catalogage de Callimaque, et systématisée par Aristophane de Byzance et son élève Aristarque de Samothrace, devient une science à part entière et une occupation à plein temps, incluant le chineur qui court les marchés pour acheter toutes les éditions possibles, le structuraliste froid qui range les œuvres dans des arborescences, des boites, des colonnes, le calligraphe qui se satisfait d’avoir décelé dans tel manuscrit une inclinaison du sigma proche de celle de tel autre manuscrit qui doit par conséquent être du même rédacteur (c’est à eux que l’Empereur Domitien s’adressera au Ier siècle pour reconstituer les versions originales des livres brûlés dans le grand incendie de Rome de juillet 64 : "[Domitien] prit soin de réparer à grands frais les bibliothèques [romaines] incendiées, en faisant chercher partout des exemplaires, et en envoyant à Alexandrie des agents chargés de les transcrire et de les corriger", Suétone, Vie de Domitien 20). Ainsi, dans cette montagne de papyrus que devient le Musée, on croise beaucoup de lettrés, mais aucun écrivain : dès le milieu du IIIème siècle av. J.-C. - le directeur Zénodote en est le parangon -, ses sociétaires ne sont plus que des annuaires ambulants, pour qui la découverte d’une syllabe déplacée vaut gloire et honneurs, pour qui dans l’analyse d’un poème rien ne doit être négligé excepté la poésie. Tous les auteurs sont unanimes pour dire que l’entrée dans une hérésie/secte obéit à une vocation ("Polémon fils de Philostrate était Athénien, du dème d’Oiè. Dans sa jeunesse, il s’abandonnait sans réserve à ses passions, son incontinence était telle qu’il portait toujours de l’argent sur lui pour satisfaire à son gré ses désirs, il en cachait même dans les carrefours pour cet usage, on trouva même au pied d’une colonne de l’Académie trois oboles qu’il y avait déposées là dans ce but. Un jour, avec d’autres jeunes gens, une couronne sur la tête, il se précipita ivre dans l’école où Xénocrate [deuxième directeur de l’Académie] parlait sur la tempérance. Celui-ci, sans se troubler, continua son discours. Polémon fut peu à peu séduit par ses paroles. Dès lors, il montra une telle ferveur qu’il surpassa tous ses compagnons, et succéda à Xénocrate lors de la cent seizième olympiade [de -316 à -313]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IV.16), qu’elle se traduit par un changement de comportement - on coupe tout contact avec le reste du monde, pour se consacrer entièrement à l’objet divinisé de l’hérésie/secte, aux Idées dans l’Académie, à l’onthologie dans le Lycée, à l’atome dans le Jardin, à l’Eƒmarmšnh/Fatum dans le Stoa/Portique, au livre dans le Musée - et même de costume ("Durant sa première jeunesse, [Phocion] fut élève de Platon puis de Xénocrate à l’Académie, où il forma tôt ses mœurs et sa vie sur le modèle de la plus parfaite vertu. Douris assure que jamais Athénien ne le vit rire, ni pleurer, ni se baigner dans les bains publics, ni avoir les mains hors de son vêtement. A la campagne, à l’armée, il marchait toujours nu-pieds et non couvert, à moins que le froid fût excessif, quand les soldats voyaient Phocion habillé ils plaisantaient en disant que cela annonçait un rude hiver", Plutarque, Vie de Phocion 4), par une ascèse difficile ("Le cavalier romain [Quintus] Sextius quitta les charges et les dignités qu’il possédait pour embrasser la philosophie [Quintus Sextius a décliné le laticlave que lui proposait Jules César, selon la Lettre à Lucilius 98 de Sénèque] : il fut tellement découragé par les premières difficultés de cette étude, qu’il fut tenté de se jeter dans la mer. On raconte aussi que Diogène éprouva le même dégoût lorsqu’il commença à s’y appliquer. Les Athéniens célébraient une fête solennelle et occupaient jours et nuits dans les festins, les spectacles et les réjouissances, quand ce philosophe se retira un soir dans un coin de l’agora pour y passer la nuit. Il fut assailli par des réflexions qui ébranlèrent sa résolution, et portèrent à son âme les doutes les plus vifs. Il se dit que la vie dure et sauvage qu’il avait embrassée, à laquelle rien ne l’avait obligé, l’isolait du reste de la société et le privait de toutes sortes de biens. Troublé par ces pensées, il vit soudain une souris passer près de lui et venir ronger les miettes qui tombaient de son pain. A cette vue, reprenant courage et se reprochant sa faiblesse, il se dit à lui-même : “Eh quoi, Diogène ! cet animal se nourrit abondamment de tes restes, et toi tu te lamentes parce que tu ne participes pas ces festins dissolus, mollement couché sur ces lits trop décorés ?”", Plutarque, Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu). Les mêmes auteurs sont pareillement unanimes pour dire qu’au fil des ans cette conversion absolutiste originelle s’émousse, et cède devant les piailleries d’égos ("Le sillographe ["sillogr£foj", auteur de silles, pièces de caractère moqueur, ou littéralement "qui regardent de travers"/"s…lloj"] Timon de Phlionte dit que le Musée est une cage, dans laquelle les philosophes sont nourris de la même façon que certains oiseaux précieux dans les zoos : “Dans la populeuse Egypte, on nourrit de nombreux gratte-papiers qui se chamaillent sans cesse dans la volière du Musée”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.41), devant la facilité intéressée ("Le roi Ptolémée II Philadelphe se moqua ingénieusement des conclusions si vantées de Sosibios, à qui il accordait une pension. Il fit venir un jour ses trésoriers pour leur ordonner de dire à Sosibios : “Tu l’as reçue !” quand ce dernier viendrait vers eux pour toucher cette pension. Sosibios ne tarda pas à venir, demanda sa pension, les trésoriers répondirent : “Tu l’as reçue !”, et ne lui donnèrent rien. Sosibios alla donc directement voir le roi pour se plaindre d’eux. Ptolémée les convoqua en leur demandant d’apporter les registres des pensions. En regardant ces registres, le roi déclara à son tour : “Tu as bien été payé !”, puis, désignant les noms de Sotèros, Sosigènos, Bion et Apollonos qui y étaient consignés, expliqua : “Considère, ô thaumasie lytiké ["qaum£sie lutikš", apostrophe difficilement traduisible car elle joue malignement sur le double sens de "lut»r" qui peut signifier positivement au propre "qui délie, qui démêle, qui libère, qui éclaircit" ou négativement au figuré "qui relâche, qui affaiblit, laxatif", et sur le double sens de "qaumastÒj" qui peut signifier positivement au propre "étonnant, extraordinaire, admirable" ou négativement au figuré "contraire au sens commun, absurde, risible"], le “so” de “Sotèros”, le “si” de “Sosigènos”, le “bi” de “Bion” et le “os” d’“Apollonos” : en réunissant ces syllabes selon ta méthode, j’obtiens ton nom, tu as donc bien reçu ce que tu demandes “en te laissant prendre dans tes propres plumes”, pour reprendre l’expression d’Eschyle. Sinon, tu dois admettre que ta méthode est futile, et qu’elle ne sert à rien”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.85), devant les nécessités organiques ("Tel est le flatteur : confronté à un discours ridicule, il ne juge pas le fond mais s’attache seulement à blâmer la froideur de la voix de l’orateur, confronté à un livre nul il ne le critique pas mais en déplore seulement la grosseur ou en relève les fautes du copiste. Ainsi les courtisans de Ptolémée [sans doute Ptolémée IV], voyant son goût pour les lettres, passaient une grande partie de la nuit à discuter avec lui sur la propriété des termes, la mesure des vers ou les faits historiques, mais aucun d’eux n’osa jamais lui représenter sa cruauté, son orgueil, ses orgies et ses mystères", Plutarque, Sur les flatteurs). Au tournant des Ier et IIème siècles, le moraliste Plutarque écrit un petit traité Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu : les longues descriptions qu’il y donne de sophistes pédants et calculateurs ("La plupart de ceux qui commencent [dans les études] recherchent ordinairement ce qui peut leur attirer la célébrité. Les uns, tels des oiseaux légers, s’élèvent par vaine ambition vers ce que la nature offre de plus brillant, les autres, tels des jeunes chiens “qui n’aiment que mordre et déchirer” pour reprendre l’expression de Platon, se jettent hérissés de sophismes dans les controverses les plus abstraites : ceux-ci, qui sont les plus nombreux, se noient dans les obscurités de la dialectique, ceux-là vont débiter partout avec ostentation les plus remarquables traits et les plus belles maximes historiques mais sans y comprendre un mot, semblables aux Grecs qui, selon le Scythe Anacharsis, “ne se servent de leur monnaie que pour compter”") qui se contredisent aux-mêmes ("On dit avec raison que les pierres peuvent être taillées à partir d’une règle, mais qu’on ne peut pas établir des règles à partir d’une pierre. Les philosophes qui, au lieu de tailler pareillement leurs opinions sur les règles naturelles, veulent forcer ces règles naturelles à se plier à leurs opinions, se créent mille difficultés. La plus grande qu’ils soutiennent est que, la vertu étant parfaite, contrairement aux hommes, ceux-ci seraient condamnés au vice, ils ne pourraient pas progresser dans la vertu, la quête même de la vertu serait une absurdité puisque sa nature serait humainement incompréhensible, et que ceux qui guérissent leur âme en s’engageant dans cette voie seraient au fond aussi vicieux que ceux qui demeurent esclaves de leurs passions. Mais pour réfuter ces philosophes, il suffit de les opposer à eux-mêmes. Dans leurs écoles, ils prétendent qu’Aristide [apprécié par tous les Grecs du début du Vème siècle av. J.-C., même par ses adversaires politiques, en raison de son incorruptibilité et sa tempérance] est aussi injuste que Phalaris [tyran d’Agrigente en Sicile au VIème siècle av. J.-C., qui a été lapidé par son peuple selon les Actes et paroles mémorables III.3, Exemples étrangers 2 de Valère Maxime], que Brasidas [le plus entreprenant et intrépide stratège spartiate de la deuxième guerre du Péloponnèse entre -432 et -424] est aussi lâche que Dolon [soldat troyen qui, lors de la seconde guerre de Troie, trahit ses compatriotes, comme le rapporte longuement Homère aux vers 372 à 445 livre X de l’Iliade], que Platon est aussi ingrat que Mélètos [l’un et l’autre élèves de Socrate : Platon a rendu hommage à son maître dans ses nombreux dialogues, alors que Mélètos a été l’un des principaux accusateurs qui ont condamné Socrate à mort en -399] : qui peut les croire, eux qui dans la vie quotidienne fuient les hommes vicieux parce qu’ils ne se sentent pas en sécurité en leur présence, et qui accordent toute leur confiance aux autres hommes dans les affaires importantes ?"), qui donnent aux formes une importance égale au fond ("Quand tu lis les œuvres des philosophes ou quand tu écoutes leurs leçons, occupe-toi toujours des choses plus que des mots, attache-toi à ce qui est utile et solide plus qu’à ce qui est brillant et subtil. De même quand tu lis des poèmes ou des histoires, observe soigneusement tout ce qui peut orienter les mœurs et guérir les passions"), qui suffoquent dans la quête de la perfection tatillonne, pieuse et insignifiante de l’esthétique ("™sq»j", tout ce qui enveloppe une chose pour la rendre sensible, dérivé de "a„sq£nomai/percevoir par les sens" : "Ceux qui dans Platon ou Xénophon n’aiment que le style, qui dans leurs écrits reproduisent les fleurs de l’atticisme semblables au duvet dont la rosée colore les fruits, sont comme les hommes qui jugent un remède selon sa couleur ou son odeur agréable sans se demander s’il est efficace pour calmer les douleurs ou pour évacuer les humeurs"), qui récitent sans comprendre et se croient riches quand ils sont pauvres ("Ceux qui, sur l’agora dans les cercles de jeunes gens ou à la table des rois, se présentent comme des philosophes alors qu’ils n’ont reçu qu’une vague et élémentaire initiation philosophique, ne sont en réalité pas plus philosophes que ceux qui vendent des remèdes ne sont médecins. Faux philosophes mais vrais sophistes, ils ressemblent à l’oiseau “qui nourrit ses petits avec tout ce qu’il trouve mais qui lui-même meurt de faim” comme dit Homère, ils portent à leurs élèves le peu qu’ils ont ramassé ici et là en oubliant de se nourrir eux-mêmes"), renvoient exactement à ce que sont devenus les hérétiques/sectateurs de son temps, sociétaires d’organismes ruinés qui ne se sont pas encore convertis à la dernière-née des hérésies/sectes, la plus élémentaire parce qu’elle s’appuie sur les trois piliers de la culture grecque réduite à sa plus simple expression (nous verrons cela dans nos paragraphes ultérieurs), et la plus singulière parce que contrairement à ses devancières elle bénéficie d’un large soutien populaire, l’Ekklesia chrétienne.