index
Guerre22
Guerre23
Guerre24
Guerre22
Guerre21a
Guerre21b
Guerre21c
Guerre21d
Guerre21e
Guerre21f
Guerre21g
Guerre21h
Guerre21i
Guerre21j

-431 à -421 : La deuxième guerre du Péloponnèse

© Christian Carat Autoédition

Télécharger la police grecque

Télécharger Acrobat (pour imprimer)

Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Périclès contre Archidamos II

L’année de transition

Cléon contre Brasidas

Les hommes illustres

La première partie de la deuxième guerre du Péloponnèse s’étend de -431 à -427. Elle met face-à-face Archidamos II et Périclès, qui sont pareillement entrés dans la guerre à reculons, pressés par les plus téméraires de leurs concitoyens, ce qui explique pourquoi dans cette première partie du conflit chacune des deux armées cherche à se mesurer à l’autre de façon traditionnelle, dans une unique bataille qui déterminera un vainqueur et un vaincu, et non pas à provoquer l’anéantissement total de la puissance adverse. Périclès mourra en -429. Archidamos II mourra en -427. Leur mort sera suivie d’un flou politique compliqué par des phénomènes naturels incontrôlables (une épidémie, puis une série de tremblements de terre) : jusqu’à cette date, les deux belligérants ne s’affronteront que par des batailles ponctuelles, ou par l’intermédiaire des populations divisées à l’intérieur de quelques cités qui appelleront l’un ou l’autre à leur secours.


Sparte, depuis l’été -432, s’est préparée à intervenir avec ses alliés. Après avoir recruté dans tout le Péloponnèse ("Voici la liste des alliés des Spartiates. En-deçà de l’isthme [de Corinthe], tous les peuples du Péloponnèse à l’exception des Argiens et des Achéens (ces deux peuples restèrent neutres, seuls parmi les Achéens les gens de Pellènè furent dès le début de la guerre aux côtés de Sparte, par la suite toutes les autres cités achéennes les imitèrent). En dehors du Péloponnèse : les Mégariens, les Béotiens, les Locriens, les Phocidiens, les Ambraciotes, les Leucadiens et les Anactoriens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.9), elle dispose d’un gros contingent de plusieurs milliers d’hommes qui, sous le commandement du roi Archidamos II en personne, envahit l’Attique au printemps -431. Dans les deux camps, la fièvre guerrière règne ("De part et d’autre, on n’envisageait que des opérations de grande ampleur et l’ardeur guerrière était à son comble. Cela n’est pas étonnant car c’est toujours dans la phase initiale d’une entreprise que l’enthousiasme est le plus grand, et on trouvait alors, dans le Péloponnèse et à Athènes, une foule d’hommes jeunes qui dans leur inexpérience aspiraient à se battre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.8), mais les deux chefs retiennent leurs troupes. Archidamos II envoie une dernière ambassade de paix à Athènes (qui refuse de la recevoir et de l’entendre : "Sa première initiative fut d’envoyer à Athènes le Spartiate Mélèsippos fils de Diocritos pour savoir si les Athéniens, voyant que l’expédition était déjà en route, se montreraient plus accommodants. Mais ceux-ci refusèrent cet émissaire dans leurs murs et Mélèsippos ne put même pas entrer en rapport avec les notables officiels. Précédemment en effet, Périclès avait décidé de ne plus recevoir de héraut ni d’ambassade des Spartiates dès le moment que ceux-ci seraient entrés en campagne. Les Athéniens congédièrent donc le Spartiate sans l’entendre et lui ordonnèrent de repasser la frontière le jour même, ajoutant que si les Spartiates voulaient à l’avenir envoyer des émissaires ils devaient préalablement ramener leurs troupes sur leur territoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.12) et il manœuvre le plus lentement possible dans l’espoir qu’Athènes change de position ("Il espérait que les Athéniens ne supporteraient pas de voir leur territoire saccagé et qu’ils accepteraient une conciliation pour le préserver. Voilà pourquoi il retenait son armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.18), ce qui le rend très impopulaire au milieu de ses troupes : s’attardant à prendre Oinoè, il s’attire une quasi mutinerie ("Les Spartiates commencèrent leur progression et atteignirent Oinoè, en territoire athénien, sur la route qu’ils comptaient emprunter pour envahir l’Attique. Ils prirent position devant le fort et se préparèrent à l’assaut avec des machines de siège et d’autres moyens. Les Athéniens avaient en effet établi à Oinoè, aux confins de la Béotie et de l’Attique, une forteresse qu’ils garnissaient de troupes en temps de guerre. Tandis qu’ils poursuivaient leurs préparatifs pour l’assaut, les Spartiates perdirent du temps devant le fort. Archidamos II fut pour cela vivement critiqué, d’autant plus qu’on l’avait jugé tiède au cours de la période précédant l’ouverture des hostilités et qu’on l’avait soupçonné d’éprouver des sympathies pour Athènes parce qu’il ne s’était pas prononcé pour la guerre à outrance. Ensuite, ses troupes une fois rassemblées, il s’était attardé sur l’isthme, puis avait avancé avec lenteur. Déjà mal vu pour toutes ces raisons, Archidamos II était désormais très impopulaire parce que l’armée se trouvait immobilisée devant Oinoè, et que pendant ce temps les Athéniens mettaient leurs biens à l’abri : les Spartiates se disaient que, si leur chef n’avait pas ainsi temporisé, ils auraient pu en se portant rapidement en avant accaparer le matériel encore hors des murs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.18). Les Spartiates s’avancent ensuite vers Eleusis puis vers Acharnes, d’où ils ravagent la plaine en espérant que cela poussera les Athéniens à sortir de leurs murs ("Les Athéniens comptaient un nombre sans précédent de jeunes gens et ils étaient parfaitement préparés à la guerre. Le roi espérait qu’ils ne laisseraient pas saccager leurs terres sans réagir et qu’ils tenteraient une sortie. Mais il ne les rencontra ni à Eleusis, ni dans la plaine de Thria. Alors il s’établit près d’Acharnes pour les attirer hors de leurs murs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.20). Pour l’anecdote, lors de ce saccage de l’Attique, Archidamos II prend bien soin d’épargner les domaines personnels de Périclès : agit-il ainsi de sa propre initiative pour le ménager ? ou au contraire sous la pression des Spartiates pour que les Athéniens le soupçonnent de connivence avec Sparte ? On peut supposer qu’Archidamos II joue habilement sur ces deux motifs complémentaires. Reste que cette tactique d’Archidamos II et/ou des Spartiates est ruinée par Périclès qui, fin politicien, cède immédiatement ses domaines à l’Etat athénien ("Au moment où les troupes péloponnésiennes se concentraient encore sur l’isthme, et avant que cette armée en marche eût envahi l’Attique, Périclès fils de Xanthippos, l’un des dix stratèges athéniens, pensa qu’Archidamos II, qui était son hôte, serait tenté de passer près de ses propriétés en les laissant intactes, soit de sa propre initiative pour lui être agréable, soit sous la pression des Spartiates pour entamer son crédit de la même façon que peu de temps auparavant ils avaient ordonné aux Athéniens d’“expulser les maudits” [allusion au premier ultimatum adressé par les Spartiates aux Athéniens, dont nous avons parlé à la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, leur suggérant que Périclès est la cause de leurs malheurs et qu’ils doivent donc s’en débarrasser s’ils ne veulent pas subir l’invasion et perdre la guerre]. Il prit donc les devants en déclarant devant l’Ekklesia athénienne que même si Archidamos II était effectivement son hôte, cela ne nuirait pas aux intérêts de la cité, car au cas où l’ennemi éviterait de saccager ses terres et ses fermes avec celles des autres il les donnerait à l’Etat, pour n’encourir sur ce sujet aucun soupçon", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.13 ; "Périclès était très riche et avait en Attique un domaine considérable. Archidamos II, qui avait avec lui d’anciennes liaisons d’amitié et d’hospitalité, fut chargé de ravager l’Attique. Périclès devina qu’Archidamos II épargnerait ses terres, donnant ainsi du soupçon aux Athéniens : il prévint le danger en donnant à l’Etat toutes les terres qu’il possédait en Attique", Polyen, Stratagèmes, I, 26.2 ; "Avant qu’Archidamos II entrât en Attique avec les troupes du Péloponnèse, Périclès déclara aux Athéniens que si ce roi au cours de son incursion épargnait ses terres, soit à cause de l’hospitalité qui les unissait, soit pour donner à ses ennemis un prétexte de le calomnier, il donnerait aussitôt à l’Etat ces biens épargnés", Plutarque, Vie de Périclès 33). Périclès de son côté s’oppose à ses compatriotes qui lui demandent d’organiser une sortie, ce qui provoque leur colère ("Quand ils virent que l’adversaire se trouvait à Acharnes, à soixante stades de la cité, la situation leur parut intolérable. On dévastait leur territoire sous leurs propres yeux. Les jeunes n’avaient jamais été témoins d’un tel spectacle, et les vieux ne l’avaient pas revu depuis la guerre contre la Perse. Beaucoup, surtout les jeunes, jugeaient  qu’une sortie s’imposait contre l’ennemi. Les citoyens s’assemblaient dans les rues et discutaient avec véhémence. […] La cité était dans un état d’excitation extrême et on se déchaînait contre Périclès, en oubliant tous les conseils qu’il avait donnés. On l’accusa de lâcheté parce que lui, stratège, n’emmenait pas les hommes se battre. On lui attribua la responsabilité de tous les maux endurés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.21 ; "Périclès jugea qu’il serait trop dangereux de risquer une bataille et de hasarder la cité en attaquant les soixante mille hommes que comptaient les armées péloponnésienne et béotienne lors de cette première expédition. Pour calmer l’impatience de ceux qui, ne supportant de voir ainsi ravager leur territoire, voulaient absolument combattre, il leur dit que des arbres coupés et abattus repoussent en peu de temps tandis que la perte des hommes est irréparable. Il évita l’Ekklesia, de peur d’être entraîné hors de ses résolutions. Tel un sage pilote menacé par la tempête qui, après avoir mis ordre à tout et organisé toutes ses manœuvres, use de son art sans s’arrêter aux prières et aux larmes des passagers, sans être touché de leurs souffrances ni de leurs craintes, Périclès, après avoir fermé toutes les portes et posé partout des gardes pour la sûreté publique, suivit ses propres conseils sans s’inquiéter des cris et des murmures de ses concitoyens. Il demeura inflexible aux vives instances de ses amis, aux clameurs et aux menaces de ses ennemis, aux chansons satiriques dont on l’accabla et dans lesquelles on le décria en blâmant sa conduite, en le traitant de lâche qui abandonnait tout aux ennemis", Plutarque, Vie de Périclès 33). Les Spartiates se retirent alors et prennent position entre les massifs du Parnès et du Pentélique, puis finalement évacuent l’Attique après avoir épuisé leur ravitaillement. Pour ne pas être accusé d’inaction, Périclès envoie des navires ravager les côtes du Péloponnèse : entre autres cités, les Athéniens attaquent Méthone (port au sud-ouest du Péloponnèse) avec l’aide des Corcyréens, où ils sont confrontés à un capitaine spartiate encore inconnu qui deviendra très célèbre par la suite : Brasidas ("Les Athéniens avec une flotte de cent navires contournèrent le Péloponnèse et furent rejoints par cinquante navires de Corcyre et par des forces envoyées par les autres alliés qu’ils avaient dans les parages. Ils portèrent des coups à l’ennemi en divers points et effectuèrent notamment un débarquement à Méthone en Laconie. Ils assaillirent les fortifications de la cité, qui étaient peu solides et dépourvues de défenseurs. Mais le Spartiate Brasidas fils de Tellis, qui se trouvait dans ce secteur à la tête d’une unité mobile, apprit la nouvelle et se porta au secours de la population avec une centaine d’hoplites. Les Athéniens étaient dispersés dans la campagne et leur attention se concentrait sur les murailles. Le Spartiate traversa donc leurs lignes au pas de course et parvint à se jeter dans la place. Il perdit quelques hommes au cours de cette équipée, mais Méthone fut sauvée. A la suite de ce coup d’audace, on lui décerna à Sparte la première citation de cette guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.25). Dans un passage de ses Helléniques, Xénophon donne la liste des éphores éponymes des deuxième et troisième guerres du Péloponnèse, or le nom du deuxième éphore, correspondant à l’année -430/-429, est précisément Brasidas ("Le premier éphore fut Ainésias, celui sous lequel commença la guerre [la deuxième guerre du Péloponnèse en -431], quinze ans après la signature de la paix de Trente Ans qui a suivi la prise de l’Eubée. Après lui vinrent Brasidas […]", Helléniques, II, 3.9-10) : doit-il voir dans l’accession de Brasidas à cette distinction honorifique la conséquence de son action militaire à Méthone ? C’est possible. Par ailleurs, Périclès expulse les Eginètes de leur île, officiellement accusés d’être responsables de la guerre, officieusement soupçonnés de sympathie à l’égard de Sparte et dont la situation physique à proximité du Péloponnèse présente un danger, des Athéniens s’installent à leur place ("Au cours de ce même été [-431], les Athéniens déportèrent toute la population d’Egine, hommes, femmes et enfants. Ils reprochaient aux Eginètes d’avoir une large part de responsabilité dans le déclenchement des hostilités et ils jugèrent plus sûr d’installer des compatriotes dans cette île avoisinant le Péloponnèse. C’est ainsi que, peu de temps après, des colons d’Athènes vinrent s’établir à Egine", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.27). Parmi ces derniers, pour l’anecdote, se trouvent peut-être Ariston et sa femme Périktioné, parents du futur philosophe Platon, menacés par les accusations à l’encontre de Phidias (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Sparte accueille les Eginètes en souvenir de leur soutien lors du tremblement de terre de -469 et de la révolte des esclaves qui a suivi (nous avons parlé de ces événements dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse), et favorise leur installation dans la cité de Thyréa [aujourd’hui Agios Andreas] à la frontière entre Laconie et Argolide ("Aux Eginètes expulsés, les Spartiates offrirent la cité de Thyréa avec son territoire à cultiver, non seulement parce qu’ils étaient un peuple ennemi d’Athènes, mais encore  par reconnaissance des services qu’ils leur avaient rendus lors du tremblement de terre et du soulèvement des hilotes. Le territoire de Thyréa se trouve aux confins de l’Argolide et de la Laconie. Une partie des Eginètes s’y installa, tandis que les autres se dispersèrent dans le reste de la Grèce", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.27). Enfin en automne -431, Périclès dirige personnellement un raid sur Mégare, qu’il pille ("Au cours de l’automne [-431], tous les Athéniens mobilisables ainsi que les métèques envahirent la Mégaride sous le commandement de Périclès fils de Xanthippos. La flotte de cent navires qui avait opéré autour du Péloponnèse et qui rentrait à Athènes se trouvait à ce moment-là à Egine. Lorsqu’on apprit à bord des navires que l’armée athénienne tout entière se trouvait en Mégaride, on appareilla pour aller la rejoindre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.31).


La guerre est un bouleversement pour les Athéniens de la mésogée, qui sont des campagnards autonomes attachés à leur sol depuis l’époque mycénienne. Cette guerre les oblige en effet à abandonner brusquement leurs habitudes pour se réfugier en ville à l’intérieur des murs, et, puisque désormais privés de leurs terres ils ne produisent plus leur nourriture et sont obligés de l’acheter, à composer avec les marins et les marchands de la paralie avec lesquels ils n’ont aucune affinité. De plus, ils doivent s’entasser dans des quartiers construits dans l’urgence (la ville n’est plus pour eux un lieu de marché, elle devient un lieu de résidence), ce qui implique un changement de statut (leur espace de vie qui s’ouvrait auparavant sur des vastes champs à l’occupation humaine éparse, se réduit à présent à une rue étroite, ou à une maison, ou à quelques pièces insalubres dont les fenêtres donnent sur les logements des voisins), qui lui-même implique un changement de comportement au quotidien (pour éviter les querelles de voisinage, ils doivent maintenant s’intéresser aux questions de groupe, c’est-à-dire à la politique ["politikÒj", qui désigne étymologiquement l’art de gérer la "cité/pÒlij", l’art du vivre ensemble], alors que jusqu’alors ils s’occupaient seulement d’eux-mêmes : "Les Athéniens avaient longtemps vécu dispersés à travers l’Attique en communautés autonomes. Même après l’unification du pays ils restèrent fidèles à leur mode de vie et la plupart des habitants, autrefois et jusqu’à la veille de cette guerre, étaient nés et avaient vécu à la campagne. Ce fut à contrecœur qu’ils déménagèrent avec toute leur maisonnée, d’autant plus qu’ils avaient depuis peu, au lendemain de la guerre contre la Perse, remis leurs installations en état. La mort dans l’âme, ils abandonnèrent leurs demeures, et les temples qu’ils considéraient depuis leur antique autonomie comme leurs sanctuaires nationaux. Ils allaient changer toutes leurs habitudes et chacun eut le sentiment de quitter ce qui était pour lui sa véritable cité. Lorsqu’ils arrivèrent dans la ville, peu d’entre eux y possédaient un logement. La plupart s’installèrent dans les parties non bâties de la ville, dans tous les sanctuaires des dieux et des héros à l’exception de ceux de l’Acropole, de l’Eleusinion et des endroits proscrits. […] De nombreux réfugiés s’installèrent aussi dans les tours des remparts. Chacun trouva l’abri qu’il put. La superficie de la ville était insuffisante pour accueillir la masse des arrivants, les retardataires durent se partager l’espace entre les Longs Murs et presque toute la place disponible au Pirée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.16-17). Les habitants de la banlieue proche d’Athènes connaissent le même déchirement, dont le tragédien Sophocle qui doit abandonner son dème de Colone. A la fin de sa vie, dans Œdipe à Colone, à travers les yeux d’Antigone, Sophocle se souviendra des remparts d’Athènes que dans son enfance il contemplait depuis son dème natal ("Mon pauvre père Œdipe, je distingue là-bas devant nous les remparts d’une cité", Sophocle, Œdipe à Colone 14-15) : désormais c’est son dème natal qu’il contemple depuis les remparts d’Athènes derrière lesquels il se réfugie, tel Dicéopolis dans la comédie Les Acharniens d’Aristophane ("Je regarde au loin du côté de ma campagne, amoureux de la paix, détestant la ville, regrettant mon dème qui ne m’a jamais dit : “Achète du charbon, du vinaigre, de l’huile !”, qui ne connaissait pas le mot “acheter”, et pourtant qui m’apportait tout", Aristophane, Les Acharniens 32-39).


Le scénario de -431 recommence au printemps -430 : les Spartiates envahissent l’Attique, Archidamos II étant toujours à leur tête ("Dès le commencement de l’été suivant [-430] et comme l’année précédente [-431], les Spartiates et leurs alliés envahirent l’Attique avec les deux tiers de leurs forces, sous le commandement du roi des Spartiates, Archidamos II fils de Zeuxidamos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.47), ils avancent jusqu’aux montagnes du Laurion, et comme l’année précédente Périclès convainc les Athéniens de ne pas tenter une sortie ("Les Spartiates, après avoir dévasté la pédie ["ped…oj/plaine"], pénétrèrent dans la paralie ["par£lioj/côte"]. Ils poussèrent jusqu’au Laurion, où se trouvent les mines d’argent. Ils ravagèrent d’abord la côte face au Péloponnèse, puis celle face à l’Eubée et à Andros. Périclès, qui était stratège cette année-là encore, restait convaincu comme lors de la précédente invasion, que les Athéniens devaient s’abstenir de toute sortie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.56). Comme l’année précédente encore, Périclès organise un raid marin autour du Péloponnèse, qu’il commande en personne (ce qui ne semble pas avoir été le cas pour celui de -431), qui ne produit aucun résultat parce que les cibles visées sont des populations civiles sans défense ("Ayant atteint Epidaure dans le Péloponnèse, les Athéniens dévastèrent la plus grande partie du pays et assaillirent la cité. Après avoir un temps espéré la prendre, ils durent finalement y renoncer. Ils quittèrent donc Epidaure et allèrent saccager les territoires de Trézène, d’Haliai et d’Hermionè sur la côte péloponnésienne. Puis ils rembarquèrent et parvinrent à Prasiai en Laconie. Ils ravagèrent les terres alentours, investirent la cité et la pillèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.56), et surtout parce qu’un mal mystérieux se déclare ("Périclès prit donc la mer, mais sans rien réaliser qui fût à la hauteur de ses préparatifs. Il assiégea Epidaure la sainte, et espéra un temps la prendre, mais il échoua à cause de l’épidémie. Car une fois survenue, la maladie contamina non seulement les soldats mais même tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, s’étaient mêlés à la troupe", Plutarque, Vie de Périclès 35).


Le nombre des malades augmentant, l’escadre fait demi-tour. Et là, surprise. Un silence de mort règne sur Athènes. Et dans l’Attique, les Spartiates ont disparu ("Après cette opération [contre les côtes péloponnésiennes], ils regagnèrent Athènes, où ils ne trouvèrent plus les Spartiates qui avaient à ce moment-là évacué l’Attique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.56). La raison est qu’Athènes a soudain un nouvel ennemi : le mal mystérieux qui a atteint les marins en mission autour du Péloponnèse, a atteint en même temps la ville. L’historien Thucydide, qui est présent à Athènes à ce moment et qui est lui-même atteint, ne sait pas définir cette épidémie ("On dit que l’épidémie prit naissance en Ethiopie, au-dessus de l’Egypte. De là elle se répandit en Egypte même, en Libye et dans une grande partie des Etats du Grand Roi de Perse. Puis elle s’abattit sur les Athéniens, frappant d’abord les habitants du Pirée [...]. Par la suite elle atteignit la ville haute et se déchaîna dès lors avec une violence beaucoup plus meurtrière. Je laisse à tout autre que moi, médecin ou profane, le soin de proposer une explication valable sur les origines de ce mal et de préciser les causes susceptibles de provoquer de telles perturbations dans l’organisme", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.48) dont il décrit en détails les symptômes et les conséquences aux paragraphes 49 à 54 du livre II de sa Guerre du Péloponnèse dans l’espoir que cela puisse aider un médecin à découvrir un jour un remède, et qui durera jusqu’en -426. Les spécialistes ont longtemps pensé qu’il s’agit de la peste. Mais l’étude réalisée en 2007 par le docteur Manolis Papagrigorakis de l’Université d’Athènes sur les squelettes exhumés à l’occasion du creusement des tunnels du métro dans une fosse commune datant précisément du début de la deuxième guerre du Péloponnèse et située dans l’antique quartier du Céramique, a révélé la présence du bacille Salmonella enterica caractéristique de la fièvre typhoïde. On doit relier cette épidémie au fait que depuis un an les Athéniens se sont réfugiés massivement à l’intérieur des murs d’Athènes et y vivent les uns sur les autres dans des quartiers impropres, car les découvertes de la médecine moderne ont mis en évidence que le manque d’hygiène est justement l’un des propagateurs de la fièvre typhoïde. Le premier effet de cette épidémie est de nature militaire : si les Spartiates ont déserté l’Attique, c’est parce qu’effrayés par l’ampleur et la violence de cette épidémie ils ont jugé prudent de rentrer à Sparte ("On dit que les envahisseurs évacuèrent l’Attique plus tôt qu’ils n’avaient prévu parce qu’ils auraient été effrayés en apprenant par des déserteurs ce qui se passait dans la ville et en apercevant eux-mêmes les funérailles qu’on y célébrait, même si cette année-là ils restèrent plus longtemps, saccageant la totalité du territoire pendant une quarantaine de jours", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.57). Une tentative de mettre fin à l’interminable siège de Potidée tourne, comme l’expédition de la flotte autour du Péloponnèse, au désastre sanitaire : Hagnon (qui a participé à l’expédition contre Samos en -441, qui a fondé Amphipolis en -436, et qui a défendu Périclès contre Dracontidès juste avant la guerre comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans) et Cléopompos fils de Clinias (c’est-à-dire Clinias fils aîné d’Alcibiade l’Ancien ?) partent avec un contingent pour aider Phormion, mais les troupes sont rapidement décimées par la maladie, et contaminent même les hommes de Phormion ("Le même été [-430], Hagnon fils de Nikias et Cléopompos fils de Clinias, qui étaient stratèges avec Périclès, prirent le commandement des forces avec lesquelles ce dernier avait attaqué le Péloponnèse et partirent immédiatement en expédition contre les Chalcidiens de Thrace et contre Potidée, dont le siège durait toujours. Arrivés sur place, ils attaquèrent la cité avec des machines et mirent tout en œuvre pour la prendre. L’expédition se solda finalement par un échec. Potidée ne fut pas prise et les résultats obtenus par ailleurs furent médiocres quand on pense à l’importance des forces engagées. L’épidémie en effet se déclara parmi les troupes athéniennes, qui furent durement éprouvées. Le corps expéditionnaire fut ainsi mis hors de combat et les hommes d’Hagnon contaminèrent même les troupes qui se trouvaient là avant eux et qui avaient été jusque-là en parfaite santé", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.58). Dans Athènes les deux fils de Périclès, Xanthippos et Paralos, sont parmi les premiers atteints. Le premier touché est Xanthippos, qui sort à peine du procès contre son père que nous avons brièvement évoqué à la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans ("Selon Stésimbrotos, ce fut Xanthippos lui-même qui fit courir le bruit que sa femme était entretenue par Périclès, et ce jeune homme conserva jusqu’à la mort une animosité irréconciliable contre son père. A la même époque, Périclès perdit aussi sa sœur et la plupart de ceux, parents et amis, qui étaient le plus utiles à sa carrière politique. Pourtant il ne recula pas, et sous les coups du malheur il n’abdiqua pas sa fierté et sa grandeur d’âme, on ne le vit pas pleurer ni se lamenter sur la tombe d’un de ses proches, jusqu’au moment où il perdît aussi le seul survivant de ses fils légitimes : Paralos", Plutarque, Vie de Périclès 36 ; "Périclès, que sa grande prudence et son talent supérieur pour le Logos firent surnommer “l’Olympien”, apprit la mort de ses deux fils Paralos et Xanthippos pendant qu’il était à la tribune, comme le dit Protagoras : “Ces deux jeunes gens estimables par leurs belles qualités moururent à huit jours l’un de l’autre. Périclès ne prit pas le deuil, il conserva un visage serein et tranquille, et en diminuant ainsi le sentiment de sa douleur il gagna encore plus la confiance et l’estime publiques, car chacun le voyant supporter ses malheurs avec tant de constance, et sachant combien une pareille perte l’eût affligé lui-même, jugea qu’il disposait d’une force d’esprit et d’une grandeur d’âme extraordinaires. En apprenant cette nouvelle tandis qu’il haranguait le peuple, couronné de fleurs et vêtu de blanc selon l’usage athénien, il ne cessa pas de parler, de proposer les avis les plus sages, et d’exciter fortement les Athéniens à la guerre”", Plutarque, Consolation à Apollonios ; "Périclès, premier citoyen d’Athènes, fut privé en quatre jours des deux fils sur lesquels il plaçait ses plus hautes espérances. Durant ces jours-là, il harangua le peuple avec la même sérénité de visage, la même éloquence ferme, la même énergie. Malgré son affliction il se montra comme d’habitude la couronne sur la tête, ne voulant pas à cause de son malheur domestique déroger aux anciennes coutumes, prouvant ainsi son caractère et son surnom mérité de Zeus olympien", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.10, Exemples étrangers 1). Périclès se retrouve ainsi sans descendance. Pire : il doit se défendre contre les Athéniens qui, ébranlées par l’épidémie, lui reprochent d’avoir déclenché la guerre ("[Les Athéniens] le rendirent responsable de leurs infortunes et manifestèrent un désir de traiter avec les Spartiates. Ils allèrent jusqu’à envoyer des ambassadeurs à Sparte, mais sans succès. Ne sachant plus alors à quoi se résoudre, ils s’acharnèrent contre Périclès", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.59 ; "Les Athéniens, voyant tous les arbres coupés dans la campagne et le nombre de citoyens que la maladie leur avait enlevés, en furent désespérés et commencèrent à regarder Périclès comme la cause de tous ces malheurs. De colère, ils lui ôtèrent le commandement de leurs troupes, et sur quelques imputations sans importance ils le condamnèrent à une amende de quatre-vingt talents. Après quoi ils envoyèrent une ambassade à Sparte pour demander la paix", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.45), ce qui est un comble quand on se souvient que ce sont eux qui ont réclamé la guerre les années précédentes et que Périclès au contraire n’a suivi leur volonté qu’en dernière limite et à contrecœur ("Quant à moi je reste le même, je ne change pas, c’est vous qui êtes inconstants : après avoir adopté mes propositions avant l’épreuve, vous vous en repentez quand vous êtes à la peine, et parce que votre résolution chancelle vous prétendez que c’est ma politique qui est mauvaise", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.61). Plutarque rapporte le nom de plusieurs accusateurs : parmi eux, on trouve Cléon ("[Périclès] ne réussit pas à dissiper leur colère et ne changea pas leurs dispositions. Finalement, brandissant leurs votes contre lui et devenus les maîtres, ils le relevèrent de son commandement et lui infligèrent une amende de quinze talents d’après ceux qui donnent le chiffre le plus bas, de cinquante d’après le chiffre le plus haut. Selon Idoménée, c’est Cléon qui s’inscrivit comme accusateur dans ce procès, selon Théophraste c’est Simmias, selon Héraclide du Pont c’est Lacratidas", Plutarque, Vie de Périclès 35). Finalement Périclès est condamné à une amende (pour péculat selon Socrate cité par Platon : "Sur la fin de la vie de Périclès, les Athéniens le condamnèrent pour cause de péculat, et il échappa de peu à l’exécution comme un mauvais citoyen", Platon, Gorgias 516a) avant d’être aussitôt réélu stratège par dépit ("Le mécontentement général ne cessa pas avant qu’on eût infligé une amende à Périclès. Puis, peu après, en raison de l’inconstance habituelle des foules, les Athéniens le réélirent stratège et lui confièrent à nouveau la direction des affaires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65 ; "La cité mit à l’épreuve les autres chefs militaires et meneurs civils : aucun ne sembla conséquent ni jouir d’une autorité suffisante pour garantir un commandement d’une pareille importance. On regretta alors Périclès, on le rappela à la tribune et au quartier général des stratèges. Renfermé chez lui, inconsolable du deuil de son fils, il se laissa convaincre par Alcibiade et ses autres amis de reparaître en public", Plutarque, Vie de Périclès 37). On note que les Athéniens sont vraiment désemparés car si la raison de l’accusation est réellement celle avancée par son contemporain Socrate, celle de péculat, Périclès aurait dû être condamné beaucoup plus sévèrement, sans doute à l’inéligibilité, selon la loi imposée par Dracontidès et amendée par Hagnon avant la guerre ("Dracontidès proposa un décret qui entra aussitôt en vigueur, prescrivant que Périclès devrait rendre ses comptes devant les prytanes, et que les juges, après avoir pris sur l’autel [d’Athéna] leur jeton de vote, rendraient leur jugement sur l’Acropole. Mais Hagnon retira ce point du décret et prescrivit que le jugement serait rendu par mille cinq cents juges, et que l’accusation serait intenté pour vol ou pour concussion", Plutarque, Vie de Périclès 32). La première décision qu’il prend, qui sera aussi la dernière, est l’abrogation du décret sur la citoyenneté que lui-même a instauré en -451 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse) et appliqué sévèrement en -445/-444 à l’occasion de la distribution du blé offert par le prétendant au trône d’Egypte (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), qui n’accorde la citoyenneté qu’aux seuls enfants légitimes de père et mère athéniens : d’abord parce que c’est le seul moyen qui lui reste de légitimer son propre bâtard, Périclès le jeune, qu’il a eu avec Aspasie et d’éviter ainsi que sa famille s’éteigne ("Nommé stratège, il révoqua aussitôt le décret que lui-même avait instauré naguère contre les enfants naturels. Comme il n’avait plus alors de successeur légitime, il ne voulait pas que sa famille et sa maison s’éteignissent avec lui. Voici l’origine de ce décret. Périclès jouissait depuis longtemps de la plus grande autorité et avait des fils légitimes, il avait donc décrété que l’accession à la citoyenneté athénienne serait réservée à ceux nés de père et de mère athéniens. […] C’était une grande injustice qu’un décret exécuté avec tant de rigueur contre un si grand nombre de personnes fût révoqué par son propre créateur, mais les Athéniens, touchés par ses malheurs domestiques qu’ils regardaient comme une punition de son arrogance et de sa fierté, jugèrent qu’après avoir éprouvé la vengeance céleste il méritait le pardon. Ils lui permirent d’inscrire son fils bâtard sur les registres de sa tribu, et de lui donner son nom", Plutarque, Vie de Périclès 37), ensuite parce que les effectifs athéniens fondent à cause de l’épidémie et que les Athéniens doivent attirer des nouveaux habitants s’ils veulent éviter de perdre la guerre par manque de combattants, il est même possible que cette abrogation soit accompagnée par un encouragement à la polygamie dont, pour l’anecdote, selon plusieurs auteurs anciens, le philosophe Socrate, épargné de la maladie grâce à sa tempérance ("Lorsqu’au commencement de la guerre du Péloponnèse une affreuse contagion dépeupla Athènes par ses ravages exterminateurs, la sobriété de [Socrate], l’égalité de son régime, son éloignement des voluptés, l’influence d’une vie pure et saine, le préservèrent du mal auquel personne n’échappait", Aulu-Gelle, Nuits attiques II.1), semble profiter ("Aristote dit que [Socrate] eut deux femmes : la première Xanthippe, dont il eut Lamproclès, l’autre Myrto fille d’Aristide le Juste, qu’il prit sans dot et de laquelle il eut Sophronisque et Ménéxène. Quelques-uns prétendent que Myrto fut la première. Satyros, Hiéronymos de Rhodes et plusieurs autres prétendent pour leur part qu’il les épousa en même temps, en précisant que la disette d’hommes et la nécessité de repeupler la cité engagèrent les Athéniens à rendre un décret qui autorisait chaque citoyen à prendre, en plus de son épouse légitime, une autre femme et à avoir d’elle des enfants, Socrate selon eux aurait profité de ce décret", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.26 ; "Certains auteurs attribuent deux épouses à Socrate, l’une nommée ‟Xanthippe”, l’autre nommée ‟Myrto” fille d’Aristide, non pas celui surnommé “le Juste” car cela semble impossible chronologiquement, mais le troisième de sa descendance : ces auteurs sont Callisthène, Démétrios de Phalère, Satyros le Péripatéticien et Aristoxènos, après Aristote qui le premier parla de cela dans son traité Sur la naissance. Cette affirmation nous laisse perplexe, sauf si on admet que la bigamie a été autorisée à cette époque par une loi exceptionnelle pour pallier à la pénurie d’hommes, ce qui expliquerait que les poètes comiques, qui sont si élogieux sur Socrate, soient restés silencieux sur ce sujet", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.2 ; "Démétrios de Phalère, Hiéronymos de Rhodes, le musicien Aristoxènos, et Aristote si le traité Sur la naissance est véritablement de lui, racontent que Myrto la petite-fille d’Aristide fut mariée au sage Socrate alors que celui-ci avait déjà une autre femme : il prit cette seconde, qui était veuve, parce que son extrême pauvreté l’empêchait de se remarier", Plutarque, Vie d’Aristide 44). Périclès ne jouit pas longtemps de son retour en grâce puisqu’il est atteint à son tour par la maladie ("Périclès fut alors victime de l’épidémie, sans que l’attaque fût aiguë ni intense comme chez d’autres : ce fut chez lui une maladie languissante, qui se traîna en longueur au gré de divers revirements, s’emparant lentement de son corps et abattant sournoisement son esprit", Plutarque, Vie de Périclès 38). Comme il ne joue plus aucun rôle dans les opérations militaires à partir du printemps -429, on déduit qu’il meurt avant cette date ou est agonisant. Thucydide place sa mort "deux ans et demi" après le début de la guerre en -431 ("Quand la guerre éclata, [Périclès] resta toujours lucide sur les causes de la force d’Athènes. Il vécut encore deux ans et demi et, après sa mort, on se rendit encore mieux compte de la clairvoyance de sa stratégie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65), c’est-à-dire vers le milieu de l’année -429. Diodore de Sicile semble d’accord avec Thucydide, puisqu’il évoque l’événement dans le paragraphe de sa Bibliothèque historique consacré à l’archontat d’Epameinon entre juillet -429 et juin -428 ("Epameinon étant archonte d’Athènes, les Romains eurent pour consuls Lucius Papirius et Aulus Cornelius Macerinus. A cette époque/™pi de toÚtwn Périclès mourut à Athènes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.46). Athénée de Naucratis dit la même chose ("Périclès est mort la troisième année de la guerre de Péloponnèse, sous l’archontat d’Epameinon", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.58). En s’appuyant sur une conjecture possible, les spécialistes pensent que Képhalos, le marchand d’armes syracusain dont nous avons raconté le parcours dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse et dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, est une autre victime célèbre de la typhoïde : dans le dialogue La République de Platon, censé se dérouler au tout début de la deuxième guerre du Péloponnèse, au moment de l’introduction du culte de la déesse thrace Bendis dans Athènes, Képhalos apparaît très vieux, et son nom disparaît dans la littérature grecque ultérieure, de ceci on déduit qu’il meurt à cette date dans Athènes. On suppose parallèlement que son fils Lysias, qui alors est également dans Athènes selon La République de Platon, repart vite vers Thourioi où l’air est plus sain, et l’environnement plus calme et propice au commerce des armes, puisque c’est à Thourioi qu’on le retrouvera plus tard, en -413, attaqué par les Thouriens partisans de Syracuse et de Sparte vainqueurs d’Athènes en Sicile, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse. On ignore si Sophocle tombe aussi malade. On peut juste deviner, à l’audition des descriptions très précises de la peste thébaine racontée dans sa tragédie Œdipe roi que pour notre part nous datons de cette époque (car les symptômes de cette peste thébaine ressemblent beaucoup à ceux de la fièvre typhoïde athénienne décrite par Thucydide dans les paragraphes précités de la Guerre du Péloponnèse), qu’il partage ou du moins comprend les sentiments généraux des Athéniens : après l’effroi causé par les empilements des morts, vient le temps de l’interrogation, et la conviction que le malheur qui s’est abattu est une punition des dieux. Dès le début de l’épidémie en effet, les Athéniens pensent qu’elle est une punition d’Apollon ("Les Spartiates avaient demandé [à la Pythie] s’ils devaient entrer en guerre ou non, elle avait répondu que le dieu [Apollon] ‟serait aux côtés de Sparte pour la victoire à condition que la cité engageât toutes ses forces”. On trouva un rapport entre cette réponse et les événements récents, on remarqua que l’épidémie s’était déclarée aussitôt après l’arrivée de l’envahisseur péloponnésien et que le Péloponnèse n’avait pas été atteint par le mal, ou du moins pas de façon grave", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.54). En conséquence, ils commencent à remettre en cause l’iconoclastie qui a alimenté la démocratie depuis ses débuts au VIème siècle av. J.-C. Ce retour aux valeurs connaîtra un premier sommet en -426, nous le verrons plus loin, avec la purification de l’île de Délos pour tenter d’apaiser la colère d’Apollon.


La seule bonne nouvelle pour Athènes début -429 vient de Potidée qui, épuisée ("Les vivres manquaient et les assiégés dans leur dénuement s’étaient vu obligés déjà de recourir à une alimentation de fortune, allant dans certains cas jusqu’à l’anthropophagie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.70), demande l’ouverture de négociations. Athènes accepte car le siège devient un gouffre financier : depuis le début de la campagne en -432, deux mille talents y ont été engloutis ("[Les Athéniens] consentirent à négocier, tenant compte de la situation pénible de leurs troupes dans ce pays aux hivers rigoureux, et aussi du fait que le siège avait déjà coûté deux mille talents à la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.70). Pour l’anecdote, le document 365 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques rapporte les dépenses athéniennes pour le siège de Potidée sous l’archontat de Pythodoros en -432/-431, ce texte conservé à l’état fragmentaire ne permet pas de confirmer le détail des talents investis, simplement le fait que les Athéniens ont réalisé un bas-relief mentionnant ces dépenses sous-entend qu’elles ont été très importantes. Les Potidéens ont la vie sauve à condition de quitter la cité pour aller s’installer ailleurs, des Athéniens sont envoyés habiter la cité à leur place ("Les termes de la capitulation étant conclus, les assiégés purent quitter la place avec leurs femmes et leurs enfants ainsi que leur alliés, les hommes emportant un seul vêtement et les femmes deux, on leur permit aussi de prendre un viatique d’argent. La population évacua donc la cité conformément à la convention et alla s’établir ici et là, en Chalcidique ou ailleurs, selon les possibilités offertes à chacun. […] Par la suite, les Athéniens envoyèrent à Potidée des colons qui s’installèrent dans le pays", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.70). A la même époque en Macédoine, Perdiccas II peine à imposer son autorité aux populations locales. Dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu que Perdiccas II a naturellement mal réagi à la fondation de la colonie athénienne d’Amphipolis sur le Strymon à la frontière de son royaume en -436, nous avons vu qu’il a soutenu les Chalcidiens révoltés contre Athènes juste avant le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse : Thucydide nous apprend incidemment qu’en été -431 Athènes a réussi à obtenir son retrait et sa neutralité dans le siège de Potidée, via l’entremise d’un seigneur local nommé "Sitalkès", chef de la tribu thrace des Odryses, en échange les Athéniens ont déclaré renoncer à étendre leur influence dans le golfe Thermaïque (Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.29). Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet pour ne pas déborder de notre cadre d’étude, disons simplement que cette déclaration athénienne est une tromperie, car Athènes pousse secrètement Sitalkès à rassembler une immense armée autour de lui et à lancer une grande guerre contre Perdiccas II. Sitalkès lance cette guerre fin -429, que Thucydide raconte en détails aux paragraphes 95 à 101 livre II de sa Guerre du Péloponnèse, qui se traduit par l’invasion et le saccage de la Macédoine par les Thraces soutenus par Athènes, et finalement par une paix négociée début -428 grâce au mariage arrangé entre Stratonikè sœur de Perdiccas II et de Seuthès neveu de Sitalkès.


Combats dans le golfe de Corinthe


Au printemps -429, Archidamos II toujours à la tête de l’armée spartiate renonce à envahir encore l’Attique, où l’épidémie continue. Il se dirige vers Platées ("L’été suivant [-429], les Spartiates et leurs alliés, au lieu d’envahir l’Attique, marchèrent contre Platées, sous le commandement du roi de Sparte Archidamos II fils de Zeuxidamos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.71) où se déroule une guerre parallèle depuis -431 entre Thébains et Platéens : les Platéens y sont assiégés avec une petite troupe athénienne de renfort par les Thébains, Archidamos II se contente de durcir le siège aux côtés des troupes thébaines. Athènes de son côté attaque la cité de Spartolos (au nord-ouest d’Olynthe), sans succès car les fantassins athéniens s’avèrent incapables de lutter contre les cavaliers chalcidiens en face ("Ayant ainsi semé la panique dans les rangs des Athéniens, [la cavalerie chalcidienne] les mit en déroute et les poursuivit sur une grande distance. Après s’être réfugiés à Potidée et avoir par la suite recueilli leurs morts à la faveur d’une trêve, les Athéniens rentrèrent à Athènes avec les troupes qui leur restaient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.79).


Les événements les plus importants ont lieu à l’ouest..


Durant l’hiver -430/-429, Phormion (qui a mené le siège devant Potidée) a pris position avec vingt navires à Naupacte ("Au cours de l’hiver suivant [-430/-429], les Athéniens envoyèrent autour du Péloponnèse vingt navires sous les ordres de Phormion. Celui-ci se positionna à Naupacte pour empêcher tout navire de sortir de Corinthe et du golfe de Crissa ou d’y entrer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.69 ; pour l’anecdote, selon Pausanias, Phormion a été nommé navarque à un moment où il était accablé par les dettes ["Je ne répéterai pas ce que d’autres ont dit sur Hermolycos le champion du pancrace et sur Phormion fils d’Asopichos, à qui on a aussi érigé des statues. J’ajoute simplement que Phormion, issu d’une famille renommé et jouissant lui-même de la meilleure réputation mais accablé de dettes, choisit de se retirer dans le dème de Paianiea, et s’y trouvait encore quand les Athéniens le choisirent comme navarque. Il refusa de s’embarquer en arguant qu’il avait beaucoup de dettes et que tant qu’elles ne seraient pas payées il ne pourrait pas inspirer du courage à ses soldats. Les Athéniens, qui voulaient absolument l’avoir pour chef, payèrent alors ses créanciers", Pausanias, Description de la Grèce, I, 23.10] : ces dettes ont-elles un rapport avec son incapacité à s’emparer de Potidée quelques temps plus tôt ?). Son inspiration a été bonne, puisqu’à la fin de l’été -429, en réponse à l’appel de la cité d’Ambracie qui rêve de contrôler toute la région alentour ("Les Ambraciotes et les Chaoniens, qui projetaient de soumettre toute l’Acarnanie et de la détacher de l’alliance athénienne, s’adressèrent aux Spartiates pour leur demander d’équiper une flotte et d’envoyer un corps expéditionnaire de mille hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.80), Sparte organise une opération conduite sur terre vers l’Acarnanie par le Spartiate Knèmos, que soutient Perdiccas II le roi de Macédoine aigri par la chute de Potidée ("Perdiccas II avait, de son côté, envoyé un millier de Macédoniens à l’insu des Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.80), et sur mer vers Naupacte par une flotte de quarante-sept navires (c’est-à-dire très supérieure à celle de Phormion qui n’en compte que vingt) envoyée par Corinthe qui redoute de perdre son accès aux mers Adriatique et Ionienne. Knèmos est stoppé devant Stratos par les habitants de la cité dispersés dans le paysage, qui l’attaquent à la fronde : c’est la première fois que les troupes spartiates, qui ont l’habitude des batailles rangées, sont confrontées à cette technique guérilla qu’ils ne maîtrisent pas, et qui provoquera leur défaite à Sphactérie en -425 ("Les Stratiens, qui n’avaient pas encore reçu de renforts des autres Acarnaniens, refusèrent le combat. Ils se contentèrent de paralyser les troupes ennemies en les harcelant de loin avec des frondes et en les empêchant ainsi d’effectuer le moindre mouvement sans se couvrir de leurs armes. On dit que les Acarnaniens excellent dans ce genre de combat. Lorsque survint la nuit, Knèmos se retira à la hâte avec son armée vers le fleuve Anapos, à quatre-vingt stades de Stratos. Le lendemain, il put recueillir ses morts à la faveur d’une trêve. Des amis oenéades [descendants d’Oenée, ancien roi de Calydon en Etolie] vinrent ensuite le rejoindre et il se retira sur leur territoire avant que les renforts adverses fussent arrivés. De là, chacun regagna ses foyers, tandis que les Stratiens érigeaient un trophée pour célébrer leur victoire sur l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.81-82). L’escadre corinthienne quant à elle est totalement défaite dans l’ouest du golfe de Corinthe par les capacités maritimes écrasantes de l’escadre athénienne stationnée à Naupacte (qui, rappelons-le, ne compte que vingt navires, face aux quarante-sept navires corinthiens). Le récit de la bataille par Thucydide, résumé dans les quatre dessins ci-contre, prouve autant les capacités du commandement athénien de Phormion que l’intelligence manœuvrière des marins sous ses ordres.


I.1 : Les Corinthiens partent de Patras avec l’espoir de débarquer du côté d’Antirion pour aller au secours de Knèmos mais, empêchés par Phormion qui observe leur route depuis la côte opposée, ils sont finalement contraints de s’engager dans le golfe de Crissa, aujourd’hui le golfe de Corinthe, et d’accepter la bataille ("Tandis qu’ils longeaient la côte de leur pays, [les Corinthiens] aperçurent la flotte adverse qui suivait une route parallèle le long de la côte opposée. Lorsqu’ils tentèrent, en partant de Patras en Achaïe, d’effectuer la traversée vers le continent en face afin d’atteindre l’Acarnanie, ils virent les Athéniens qui, venant de Chalcis et de l’embouchure du fleuve Evénos [aujourd’hui le fleuve Phidaris], naviguaient à leur rencontre. Bien qu’ils eussent appareillé de nuit, l’ennemi les avaient aperçus et ils furent ainsi contraints de livrer bataille au milieu du golfe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.83).


I.2 : Les Corinthiens adoptent une position défensive en formant un château fort marin : ils réalisent un cercle avec leurs navires lourds dirigés vers extérieur, à l’intérieur duquel ils placent les navires légers et cinq navires lourds de réserve ("[Les Corinthiens] disposèrent leur flotte de façon à former un cercle dont ils étendirent la circonférence le plus possible sans laisser un passage aux navires ennemis. Les proues étaient tournées vers l’extérieur et les poupes vers le centre du cercle. A l’intérieur de ce dernier furent placés les unités légères qui accompagnaient la flotte, ainsi que cinq navires choisis parmi les plus rapides et qui reçurent pour mission de se porter au plus vite sur tous les points où l’ennemi attaquerait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.82). Phormion occupe alors ses vingt navires à tourner autour de ce château fort marin, pour le contraindre à se rapetisser en entrechoquant les navires qui le constituent, en attendant la levée du vent d’est, que les Corinthiens semblent ignorer ou avoir oublié, qui le disloquera naturellement ("Les navires athéniens, disposés en file, commencèrent à tourner autour du cercle et à le rétrécir en rasant continuellement la ligne des proues et en feignant d’attaquer de temps en temps. Phormion avait donné l’ordre de ne pas engager le combat avant qu’il en eût donné le signal. Il pensait que, contrairement à des soldats à terre, les navires ennemis ne pourraient pas conserver leur formation, qu’ils finiraient par s’entrechoquer et que les unités légères placées à l’intérieur du cercle ajouteraient à la confusion. Il savait aussi qu’à la tombée du jour un vent venant du fond du golfe souffle ordinairement et c’est ce vent qu’il attendait tandis que sa flotte tournait ainsi autour des Corinthiens : il comptait sur lui pour jeter la perturbation chez l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.84).


I.3 : Comme prévu, le cercle se rapetissant, les navires corinthiens s’entrechoquent. Et comme prévu encore, le vent du soir se lève à l’est, et disloque le cercle. Les navires athéniens s’engouffrent dans la brèche et attaquent l’un après l’autre les navires corinthiens ("Quand en effet le vent se leva, il jeta la confusion parmi les navires corinthiens, qui étaient déjà serrés les uns contre les autres et qui heurtaient désormais les unités légères. Les trières s’entrechoquaient et les hommes les repoussaient avec des gaffes. […] Alors Phormion, saisissant l’occasion, donna le signal. Passant à l’attaque, les navires athéniens coulèrent d’abord un des navires amiraux, puis mirent hors de combat toutes les unités qu’ils trouvèrent sur leur passage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.84).


I.4 : C’est la débandade du côté corinthien : douze navires sont capturés par les Athéniens, les autres se replient sur Patras puis sur Kyllènè, où ils sont rejoints par les survivants de l’armée spartiate de Knèmos ("La flotte corinthienne s’enfuit en direction de Patras et de Dymè en Achaïe. Les Athéniens se mirent à la poursuite de l’ennemi et lui prirent douze navires, faisant prisonniers la plupart des hommes à bord. Ils mirent ensuite le cap sur Molycréion [aujourd’hui Antirion], érigèrent un trophée sur le promontoire et consacrèrent un des navires à Poséidon. Ils rentrèrent ensuite à Naupacte. Quant aux Corinthiens, ils appareillèrent sans tarder avec les navires qui leur restaient et, longeant la côte à partir de Dymè et de Patras, ils atteignirent Kyllènè, l’arsenal de l’Elide. De son côté, Knèmos quitta Leucade à la suite de la bataille de Stratos et arriva dans ce port avec les navires que la flotte défaite aurait dû rejoindre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.84).


Suite à l’échec de cette première bataille, Sparte envoie trois conseillers (ou "symbouleutes/sÚmbouloj", littéralement "qui donne des conseils", de "sÚm/avec" et "boul»/conseil, assemblée délibérante") : Timocratès, Lycophron et surtout Brasidas (qui est éphore éponyme à ce moment, après s’être illustré à Méthone en -431, comme nous l’avons vu plus haut : "Pour assister Knèmos dans le commandement de la flotte, les Spartiates envoyèrent trois conseillers : Timocratès, Brasidas et Lycophron. Ordre fut donné par eux de se préparer à livrer dans de meilleures conditions une nouvelle bataille et de ne pas se laisser chasser des mers par une flotte aussi peu nombreuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.85). Le récit de cette seconde bataille navale qui s’engage, également rapporté par Thucydide, confirme l’invincibilité maritime des Athéniens.


II.1 : La flotte corintho-spartiate, qui compte maintenant soixante-dix-sept navires, prend position devant Panormos sur la côte achéenne, aujourd’hui Rion. Phormion (qui n’a toujours que vingt navires !) quitte Naupacte pour prendre position devant Molycréion sur la côte étolienne, aujourd’hui Antirion, juste en face de Panormos ("Les Péloponnésiens achevèrent à Kyllènè leurs préparatifs de combat. Puis ils longèrent la côte jusqu’à Panormos en Achaïe, où une armée s’était rassemblée pour les appuyer à terre. Phormion, à la tête des vingt navires avec lesquels il avait précédemment livré bataille, longea quant à lui la côté opposée jusqu’au promontoire de Molycréion, où il fit jeter l’ancre en dehors du détroit. Les Athéniens se trouvaient là sur une côte amie. L’autre promontoire, situé en territoire péloponnésien, est face au premier. Sept stades de mer séparent ces deux promontoires, qui forment l’entrée du golfe de Crissa. Dès qu’ils aperçurent la flotte athénienne, les Péloponnésiens vinrent à leur tour mouiller avec soixante-dix-sept navires près du promontoire d’Achaïe, au large de Panormos où se trouvait leur armée de terre. Pendant six ou sept jours les deux adversaires restèrent l’un en face de l’autre, occupés à s’exercer et à se préparer pour le combat", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.86). Après plusieurs jours de face-à-face, les Corintho-spartiates décident d’avancer en feignant de vouloir attaquer Naupacte, en conservant la formation qu’ils avaient au mouillage : quatre lignes, celle de droite étant composée des vingt navires les plus rapides. Phormion voyant la flotte ennemie avancer vers la cité de Naupacte se met en mouvement pour aller à son secours ("[Les Péloponnésiens] avancèrent dans le golfe le long des côtes de leur pays. Leurs navires étaient disposés comme ils l’étaient au mouillage, c’est-à-dire sur quatre files, l’aile droite prenant la tête. Ils avaient à dessein placé à cette aile-là vingt navires choisis parmi les plus rapides. Phormion supposerait sans doute que l’adversaire se dirigeait sur Naupacte et il se porterait au secours de la place en longeant lui aussi la côte. Les Péloponnésiens fonceraient alors sur la flotte athénienne qui ne pourrait échapper à leur aile droite ni se dérober au choc de l’assaillant. Les vingt navires seraient là pour lui couper la route. Lorsque Phormion vit appareiller la flotte ennemie, il fut, comme les Péloponnésiens l’avaient prévu, saisi d’inquiétude pour Naupacte, qu’il avait laissée sans garnison. Bien à contrecœur, il se hâta d’embarquer ses hommes et suivit la côte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.90).


II.2 : Les vingt navires corintho-spartiates de l’aile droite se détachent brusquement de la flotte pour aller attaquer sur leur flanc les vingt navires athéniens qui se dirigent vers Naupacte en suivant la côte ("Quand les Péloponnésiens virent les Athéniens longeant la côte en file, déjà bien engagés dans le golfe et serrant le rivage de près, exactement comme ils le voulaient, ils opérèrent sur un signal donné une conversion soudaine puis, chacun de leur navires forçant l’allure le plus possible, ils avancèrent de front contre la flotte ennemie qu’ils espéraient prendre toute entière au piège", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.90). Onze navires athéniens parviennent à se faufiler entre le rivage étolien et les vingt navires ennemis qui les attaquent, les autres sont capturés ("Les onze premiers navires de la file athénienne échappèrent au mouvement de l’aile droite péloponnésienne et s’esquivèrent en direction du large. Les autres furent pris de vitesse malgré leurs efforts pour se soustraire à cette étreinte. Les Péloponnésiens les rejetèrent vers la côte et les mirent hors de combat. Ils massacrèrent les Athéniens qui ne purent s’enfuir à la nage et prirent en remorque quelques navires abandonnés par leurs équipages. Ils s’emparèrent même d’une trière avec tous les hommes à bord", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.90).


II.3 : Sur les onze navires athéniens sauvés, dix parviennent à Naupacte et s’empressent de bloquer le port en orientant leurs proues vers l’ennemi ("A l’exception d’une seule, les onze unités athéniennes parvinrent à gagner de vitesse [les navires ennemis] et à se réfugier à Naupacte. Elles se rangèrent auprès du temple d’Apollon, leurs proues tournées vers l’ennemi, prêtes à se défendre au cas où celui-ci avancerait vers le rivage pour les attaquer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.91). Le onzième navire quant à lui est toujours poursuivi par un navire conduit par des Leucadiens alliés de Sparte et de Corinthe. Sur le point d’être rattrapé, il effectue une manœuvre totalement inattendue qui va renverser le cours de la bataille. Un bateau marchand mouillant au large du port de Naupacte, l’équipage athénien au lieu de rejoindre ses dix autres semblables tourne brusquement autour de ce bateau comme autour d’une bouée, pour faire face au navire leucadien qui le poursuit. Ce dernier, stupéfait par l’audace de la manœuvre athénienne à laquelle il ne s’attendait pas, reste tétanisé, incapable de savoir comment réagir, se contentant de laisser son adversaire revigoré foncer sur lui éperon en avant. Les Athéniens embrochent le navire leucadien, qui coule ("Largement détaché, un navire de Leucade poursuivait la trière athénienne restée en arrière. Un bateau marchand se trouvait là, mouillé au large. La trière d’Athènes parvint la première à sa hauteur, tourna autour de lui et vint donner de l’éperon sur le navire leucadien qu’elle coula", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.91 ; selon Polyen, le navire athénien est poursuivi par deux navires, et non pas un seul : "Phormion se dirigeait vers Naupacte, il croisa deux navires qui lui donnèrent la chasse. Dans la rade se trouvait un bateau marchand. Phormion, sur le point d’être pris, se mit à couvert de ce bateau puis, l’ayant contourné, il lança sa poupe dans le plus lent des deux navires et le coula. Virant aussitôt sur l’autre, il le détruisit pareillement sans difficulté", Polyen, Stratagèmes, III, 4.3). L’un des trois conseillers spartiates, Timocratès, se trouvant sur ce navire leucadien, se suicide pour éviter le déshonneur ("Le Spartiate Timocratès, qui était à bord du navire leucadien coulé près du bateau marchand, se donna la mort en voyant sombrer le navire, et la mer rejeta son corps sur le rivage dans le port de Naupacte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.92).


II.4 : En voyant ces manœuvres, les équipages des dix navires athéniens stationnés à Naupacte reprennent courage et décident d’attaquer la flotte ennemie. C’est ainsi que cette dernière, toujours forte de soixante-dix-sept navires, voit soudain arriver vers elle les onze navires athéniens de la flotte qu’elle croyait avoir vaincue. Tellement sûrs de leur victoire, les équipages corintho-spartiates n’ont pas pris la peine de maintenir une formation de bataille, ils ont lâché les rames et stationnent pêle-mêle en plein milieu du détroit : quand ils voient arriver les navires athéniens, il est trop tard. Les Athéniens bousculent l’ennemi désemparé, récupèrent leurs navires précédemment capturés, et finalement les Corintho-spartiates prennent la fuite vers leur base de départ à Panormos ("Les Péloponnésiens, qui ne s’attendaient pas à ce coup extraordinaire, furent saisis de frayeur. En outre, exaltés par leur succès, ils s’étaient avancés en désordre à la poursuite de l’ennemi. A bord de certains navires, on avait laissé les rames et on attendait le gros de l’escadre, initiative risquée alors que les navires athéniens se trouvaient à proximité [une trière est un navire lourd difficilement manœuvrable : s’il est immobile il devient une proie facile pour l’ennemi qui l’assaille, car sa lourdeur l’empêche de s’esquiver promptement]. Quelques navires, dont les équipages connaissaient mal les parages, allèrent s’échouer sur des bas-fonds. Ce spectacle rendit courage aux Athéniens qui, à un signal, poussèrent une clameur et s’élancèrent sur l’ennemi. Les fautes commises par celui-ci et le désordre qui régnait parmi ses navires l’empêchèrent de résister longtemps et il fit bientôt demi-tour pour fuir en direction de Panormos, son point de départ. Les Athéniens le poursuivirent, s’emparèrent des six navires qu’ils serraient de plus près et récupérèrent les trières que les Péloponnésiens avaient précédemment mises hors de combat près de la côte et prises en remorque. Ils massacrèrent une partie des équipages ennemis et capturèrent les autres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.91-92).


Rarement dans l’Histoire une communauté d’hommes aura témoigné d’une si complète supériorité maritime. Pour Athènes, la victoire est totale. Dans la foulée de ses deux victoires, Phormion débarque à Astacos et sécurise l’Acarnanie ("A la suite du licenciement de la flotte péloponnésienne, l’escadre athénienne stationnée à Naupacte partit en expédition sous le commandement de Phormion. Les Athéniens longèrent la côte jusqu’à Astacos, et opérèrent un débarquement. Avec quatre cents marins et quatre cents Messéniens, ils avancèrent vers l’intérieur de l’Acarnanie. Ils expulsèrent de Stratos, de Koronta et de diverses autres places quelques hommes dont ils se méfiaient. Dans Koronta ils rétablirent Kynès fils de Théolytos, puis regagnèrent leurs navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.102). Pour les Spartiates, c’est la déroute. Afin de ne pas rentrer chez eux en vaincus, Knèmos et Brasidas organisent un raid commando sur Salamine, dont le déroulement raconté par Thucydide s’apparente à un épisode des Pieds Nickelés ("Ils arrivèrent de nuit à Nisaia [port oriental de Mégare], ils tirèrent les navires à la mer mais, au lieu de mettre le cap sur Le Pirée conformément à leur projet initial, ils reculèrent devant le risque et se dirigèrent vers la pointe de Salamine qui avance sur Mégare. On raconte aussi que leurs plans furent contrariés par le vent. En cet endroit de Salamine se trouvait une garnison athénienne avec trois bateaux interdisant à tout bâtiment l’entrée ou la sortie du port de Mégare : les Spartiates assaillirent ce poste, prirent en remorque les trois navires vides puis ils fondirent sur la population et saccagèrent le reste de l’île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.93), même s’ils réussissent finalement à s’emparer de trois barques athéniennes qui prennent l’eau ("Voyant venir les forces ennemies, les Spartiates remontèrent au plus vite sur leur navires afin de rentrer à Nisaia, en prenant avec eux leurs prisonniers, leur butin et les trois bateaux du poste de Boudoron. L’état de leurs bateaux leur inspira aussi de l’inquiétude, car ils n’avaient pas été mis à l’eau depuis longtemps et n’étaient pas étanches", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.94) après avoir provoqué momentanément une panique dans Athènes ("Des feux furent allumés pour prévenir Athènes de l’attaque ennemie, ce qui provoqua une panique sans précédent. Les habitants de la ville crurent que les navires spartiates se trouvaient déjà au Pirée, et ceux du Pirée, que l’ennemi après avoir pris Salamine allait vite entrer dans le port", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.94). Mais pour le principal stratège spartiate, Brasidas, il est désormais évident que Sparte ne peut pas vaincre autrement qu’en attaquant la flotte athénienne, et non pas en s’obstinant à rechercher une bataille terrestre, car la puissance militaire d’Athènes est dans sa flotte, et même une bataille terrestre gagnée par Sparte et perdue par Athènes ne signifierait pas qu’Athènes a perdu la guerre car le cœur de sa puissance resterait intacte.


La défection de Mytilène de Lesbos


Les autorités spartiates ne partagent pas le jugement de Brasidas : au printemps -428 et au printemps -427, comme lors des deux premières années de guerre, l’épidémie de typhoïde perdant de son intensité, les troupes spartiates envahissent à nouveau l’Attique, et toujours sans résultat. Le seul point remarquable est qu’en -428, Archidamos II commande pour la dernière fois ("L’été suivant [-428], dès que les blés furent mûrs, les Spartiates et leurs alliés envahirent l’Attique sous le commandement du roi de Sparte, Archidamos II fils de Zeuxidamos. Ils établirent leur camp dans le pays et se mirent à le saccager. […] Ils restèrent en Attique tant qu’ils eurent du ravitaillement, puis ils se retirèrent et regagnèrent leurs cités respectives", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.1), en -427 il est remplacé par Cléoménès que l’historien Thucydide présente comme le frère de Pléistoanax et comme le tuteur du fils de ce dernier, le futur Pausanias Ier ("Les troupes d’invasion étaient placées sous les ordres de Cléoménès, qui suppléait le roi Pausanias Ier, fils de son frère Pléistoanax, qui était encore un enfant. Les Spartiates saccagèrent tout ce qui avait repoussé dans les parties de l’Attique qu’ils avaient précédemment ravagées", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.26). Sparte est une double monarchie, partagée entre la famille des Agiades et des Eurypontides, et nous avons vu dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse que si à partir de cette époque l’eurypontide Archidamos II règne seul c’est parce que l’agiade Pléistoanax a été exilé après avoir été soupçonné de corruption à la fin de cette première guerre du Péloponnèse : on en déduit que si le frère de Pléistoanax prend la tête des troupes d’invasion en -427, c’est parce qu’Archidamos II est agonisant au point de ne pas pouvoir assurer ce poste et que les Spartiates ayant refusé de redonner des pouvoirs à Pléistoanax se sont rabattus naturellement sur le frère de celui-ci pour les commander, mais qu’il n’est pas encore mort car dans ce cas son fils Agis II commanderait à la place de Cléoménès. Et effectivement Agis II commandera à la place de Cléoménès au printemps -426, ce qui implique qu’à cette date Archidamos II sera mort.


Mais le grand événement de ces deux années -428 et -427 est la défection de Mytilène de Lesbos.


On se souvient que juste après les défaites perses à Platées et à Mycale en -479, les capitaines des puissantes flottes de Chio, de Lesbos et de Samos ont demandé à Athènes de prendre la tête de la coalition grecque contre la Perse, cette demande étant motivée par le comportement arrogant du Spartiate Pausanias dont on soupçonnait qu’il négociait secrètement avec les Perses pour assurer, avec l’aide de ces derniers, sa domination sur toute la Grèce ("Les stratèges grecs et leurs capitaines de navires, surtout ceux de Chio, de Samos et de Lesbos, pressèrent Aristide de prendre le commandement général et de recevoir sous sa sauvegarde les alliés, qui désiraient depuis longtemps abandonner les Spartiates et se soumettre aux Athéniens", Plutarque, Vie d’Aristide 39). La démarche des capitaines de Chio, Lesbos et Samos a abouti à la création de la Ligue de Délos en -477, Athènes prenant le commandement de cette Ligue, et, en remerciement de la confiance accordée par les capitaines de ces trois îles, laissant à celles-ci leur autonomie, leurs constitutions respectives, leur indépendance militaire : c’est ainsi que Chio, Lesbos et Samos, sont devenues les avant-postes de la Ligue de Délos face à la Perse ("Prenant en mains le pouvoir suprême, Athènes imposa à ses alliés une domination tendant vers la tyrannie, sauf à Chio, Lesbos et Samos, qu’elle considérait comme les gardiens de son empire, ce qui explique pourquoi elle laissa intactes les constitutions de ces trois îles et l’autorité qu’elles avaient sur leurs sujets", Aristote, Constitution d’Athènes 24). Le soulèvement de Mytilène de Lesbos contre Athènes en -427 est donc une affaire aussi grave que celui de Samos en -441, puisqu’il témoigne comme ce dernier d’un renversement total de l’opinion à l’égard des Athéniens par rapport à -479, et surtout parce qu’il agrandit la brèche ouverte par la défection des Samiens en -441 dans la Ligue de Délos transformée depuis deux décennies en empire athénien.


Les Mytiléniens exposent leurs griefs à toutes les cités grecques rassemblées à l’occasion de la trêve des Jeux olympiques d’août -428. Ils affirment que depuis que les Perses ont été refoulés en Asie en -479, Athènes, derrière ses grands discours valorisant la Liberté avec un "L" majuscule, a en réalité voulu asseoir sa domination, en attaquant d’abord les petites îles de la mer Egée auxquelles elle a dit : "Vous devez nous obéir car les îles plus grosses que vous, comme Lesbos, qui ont les moyens de nous combattre, ont choisi de nous obéir", autrement dit Athènes a utilisé le soutien des grosses îles de Samos, Lesbos et Chio, comme alibi pour étendre son pouvoir sur toute la mer Egée, ensuite quand toutes les petites îles ont été sous son contrôle elle a cessé de demander leur avis à Samos, Lesbos et Chio, et elle a détourné le phoros pour son propre compte, elle l’a même retiré de Délos en -454 pour l’installer sur l’Acropole ("Si les Athéniens nous ont laissé notre indépendance, c’est pour l’unique raison que voici : ils ont jugé qu’ils pouvaient accroître leur empire en s’abritant derrière une argumentation spécieuse et que, pour conquérir, les offensives diplomatiques sont toujours plus efficaces que les offensives armées. Ils ont soutenu que nous, qui étions les égaux d’Athènes, avions raison de nous associer aux expéditions contre des peuples coupables. Ce procédé leur a permis d’assaillir d’abord les cités les plus faibles en entraînant contre elles les plus fortes. Ainsi, laissant celles-ci pour la fin, ils étaient assurés de les trouver affaiblies, une fois qu’autour d’elles tout aurait été soumis. Si au contraire ils avaient commencé par nous, à une époque où toutes les cités alliées disposaient encore de leurs forces armées propres et pouvaient encore trouver des appuis au dehors, ils n’auraient pas pu imposer leur loi aussi facilement. Nos forces navales leur causaient de l’inquiétude : si elles s’étaient réunies et si elles étaient allées offrir leur concours soit à vous, soit à n’importe quelle autre cité, Athènes se serait trouvée dans une situation périlleuse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.11). Le discours des Mytiléniens est fondé : Périclès, le fondateur de cette politique, n’a effectivement jamais caché vouloir fonder un empire (on dirait aujourd’hui un "marché global") unissant tous les Grecs avec Athènes pour capitale, il a toujours déclaré vouloir étouffer dans l’œuf toute rébellion à cette politique unificatrice et centralisatrice athénienne et est même passé à l’acte en réprimant sans pitié le soulèvement des Samiens en -441. Mais Thucydide révèle que les Mytiléniens qui avancent ces propos à Olympie en -428 ont une raison moins avouable : ils appartiennent à une fraction de la population mytilénienne qui veut soumettre toute l’île de Lesbos et les terres alentours à leur seule domination, et Athènes les en empêche ("Les citoyens de Ténédos [île voisine de celle de Lesbos, aujourd’hui île de Bozcaada] qui leur étaient opposés ainsi que ceux de Méthymna [cité du nord de l’île de Lesbos], et même certains citoyens de Mytilène hostiles au régime et proxènes d’Athènes, les dénoncèrent aux Athéniens. Ils révélèrent que les Mytiléniens essayaient par la force d’unifier l’île sous leur autorité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.2). La défection de Mytilène est donc autant une guerre de libération d’un faible face à un fort (Mytilène face à Athènes) qu’une guerre de domination d’un fort face à des faibles (Mytilène face à ses cités voisines), et qu’une guerre civile (certains Mytiléniens dominants partisans d’une rupture avec Athènes, contre certains Mytiléniens dominés partisans de la continuité du lien avec Athènes).


Athènes à ce moment est toujours décimée par l’épidémie. Périclès vient de mourir. La nouvelle de la défection de Mytilène est en conséquence une catastrophe car les Athéniens ne sont pas en état physique et n’ont plus un chef charismatique pour y répondre ("Les Athéniens étaient à ce moment-là durement éprouvés par l’épidémie autant que par la guerre. Il leur apparut qu’une expédition contre Lesbos était une entreprise difficile car l’île possédait une flotte et des ressources intactes. Aussi refusèrent-ils d’ajouter foi aux rumeurs [de sécession], cela surtout parce qu’ils n’avaient pas envie de les croire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.3). C’est dans ces circonstances que Cléon s’impose comme un homme d’Etat de première importance. A la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, nous avons vu que Cléon avant le déclenchement de la guerre a été le principal opposant à Périclès, qu’il a attaqué d’abord de façon indirecte à travers Anaxagore ("Sotion, dans son livre Succession des philosophes, dit qu’[Anaxagore] fut accusé d’impiété par Cléon, pour avoir soutenu que le soleil est une masse incandescente, qu’il fut défendu par son élève Périclès, et qu’il fut condamné à une amende de cinq talents et à l’exil", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.12), puis de façon directe par la bouche de l’auteur comique Hermippos en l’accusant d’être un maquereau ("Vers ce même temps, Aspasie fut traduite en justice pour crime d’impiété, accusée par un comique nommé ‟Hermippos” qui la soupçonnait aussi de recevoir chez elle des femmes de condition libre qu’elle prostituait à Périclès", Plutarque, Vie de Périclès 32) et de ne pas être assez courageux pour déclarer la guerre à Sparte ("Cléon se déchaînait contre [Périclès], et commençait déjà à profiter de la colère du peuple pour s’emparer de sa confiance, comme on le voit dans ces vers d’Hermippos : “Roi des satyres effrontés, pourquoi crains-tu de manier la lance ? Ta langue est pleine de vaillance, tu parles de la guerre en termes exaltés, ton âme de Telès semble avoir du courage. Mais dès que tu vois briller le fer, tu trembles, tu frémis, tu n’as plus ni force ni vertu, et ton visage pâlit, alors que Cléon par son ardeur s’efforce à tout moment d’aiguiller ton courage”", Plutarque, Vie de Périclès 33). Nous venons de voir qu’en -430, n’hésitant pas à se contredire, le même Cléon a accusé Périclès d’avoir déclaré la guerre à Sparte et d’être responsable des malheurs d’Athènes ("[Périclès] ne réussit pas à dissiper leur colère et ne changea pas leurs dispositions. Finalement, brandissant leurs votes contre lui et devenus les maîtres, ils le relevèrent de son commandement et lui infligèrent une amende de quinze talents d’après ceux qui donnent le chiffre le plus bas, de cinquante d’après le chiffre le plus haut. Selon Idoménée, c’est Cléon qui s’inscrivit comme accusateur dans ce procès", Plutarque, Vie de Périclès 35). Mais cela ne doit pas nous tromper : si Cléon a attaqué Périclès, ce n’est pas parce qu’il ne partageait pas ses opinions, mais au contraire parce qu’il est un clone de Périclès en plus jeune, et comme tous les jeunes clones de tous les temps et de tous les pays il rêve de prendre la place de son modèle. Cléon comme Périclès veut à la fois donner davantage de pouvoir au peuple (c’est pour cela qu’il choisit délibérément de s’interdire tout lien avec les notables athéniens, au risque de devenir le jouet des citoyens les plus vils : "Quand Cléon se destina aux affaires, il rassembla tous ses amis pour leur déclarer qu’il renonçait à leur amitié, sous prétexte que l’amitié amollit souvent les hommes chargés du gouvernement et les détourne des sentiers de justice", Plutarque, Préceptes politiques ; "Pour administrer les cités, il faut des hommes non pas sans amis mais vertueux et prudents. Cléon, après avoir éloigné tous ses amis, fut entouré de mille flatteurs qui, selon la formule des comiques, “le léchaient continuellement” : il traitait avec dureté les personnes de premier plan, et devint esclave des derniers citoyens dont il avait cherché les faveurs, agissant en tout à leur gré, endetté envers eux, se liguant contre les honnêtes gens avec la populace la plus vile et la plus corrompue", Plutarque, Préceptes politiques ; "Un administrateur ne doit pas souffrir que le peuple insulte les particuliers, il ne doit pas lui accorder la moindre confiscation de biens, la moindre distribution de deniers publics, il doit même s’opposer de tout son pouvoir à de pareils désirs et employer alternativement la persuasion et les menaces pour combattre de tels conseils. Bien différent en cela fut Cléon, qui les nourrissait et les excitait dans la populace athénienne, et fit ainsi naître dans la cité, selon l’expression de Platon, “un essaim de frelons qui en dévoraient toute la substance”", Plutarque, Préceptes politiques) et maintenir l’hégémonie athénienne sur l’Egée, ses discours même sont calqués sur ceux de Périclès (comparer par exemple ce passage de Cléon en -427 qui définit la domination athénienne comme une tyrannie et dénonce les pacifistes : "Vous ne comprenez pas que la domination que vous exercez n’est rien d’autre qu’une tyrannie, que ceux qui y sont soumis conspirent contre vous et subissent impatiemment votre loi, que s’ils vous obéissent ce n’est pas à cause des complaisances qu’à votre détriment vous pouvez avoir pour eux, mais de l’autorité que vous tirez de votre force davantage que de leur loyauté", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.37, avec ce passage de Périclès en -430 qui définit pareillement la domination athénienne comme une tyrannie et dénonce les pacifistes : "Vous régnez désormais à la façon des tyrans qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, et qui ne peuvent plus abdiquer sans danger. Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, ruineraient vite l’Etat, même s’ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l’isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.63 ; Cléon comme Périclès suivent en cela l’ancienne loi de Solon qui condamnait les citoyens refusant de prendre parti, rapportée par Aulu-Gelle ["Lorsqu’un sujet engendre une sédition dans la cité, la création de deux partis rivaux, le recours aux armes par le peuple échauffé, celui qui refuse de prendre parti au milieu de ce trouble public et se retire à l’écart pour se dérober aux maux communs sera puni par la perte de sa maison, de sa patrie et de tous ses biens en étant exilé", Aulu-Gelle, Nuits attiques II.12]). Deux différences seulement séparent les deux hommes. La première est que Périclès appartenait à la famille noble des Alcméonides alors que Cléon est issu des basses classes - son père est un tanneur -, ce qui explique pourquoi il n’a aucun sens des usages et se présente à l’Ekklesia en tenues débraillées ("[Cléon] fut le premier à pousser des cris à la tribune, à lancer des injures et à parler en se débraillant", Aristote, Constitution des Athéniens 28 ; "Cléon, sans aucun égard pour la décence des assemblées, fut le premier à y crier de toutes ses forces, à rejeter son vêtement par derrière, de frapper sur sa cuisse, de marcher à grands pas dans la tribune pendant son discours, et par là il introduisit, parmi ceux qui administraient les affaires publiques, une licence et un mépris de toute bienséance qui portèrent dans l’Etat la confusion et le désordre", Plutarque, Vie de Nicias 8) et a parfois des comportements excentriques ("Un jour qu’il devait parler à l’Ekklesia, il tarda à apparaître. Quand il arriva enfin, il portait une couronne de fleurs sur la tête, il pria le peuple de remettre l’assemblée au lendemain en disant : “Aujourd’hui je n’ai pas le temps de parler affaires, je reçois des étrangers chez moi et je fais un sacrifice”. Les Athéniens se levèrent en riant et congédièrent l’assemblée", Plutarque, Vie de Nicias 7). La seconde est que Cléon davantage que Périclès (sans doute parce que celui-ci est plus jeune que celui-là, et voit les choses avec l’objectivité brute de la jeunesse) a conscience que les sophistes sont devenus un mal pour Athènes, car ils dérivent progressivement vers des raisonnements spécieux qui noient peu à peu les principes fondateurs de la puissance athénienne : en bon auditeur et ami de Socrate, Périclès affirmait que le débat, le dialogue, la négociation, sont nécessaires à l’établissement de la vérité et de la justice ("Nous ne pensons pas que le Logos nuit à l’action, nous estimons au contraire qu’il est dangereux de passer aux actes avant que le Logos nous ait éclairé sur ce que nous devons faire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.40), Cléon ne remet pas en cause cette affirmation, mais il insiste sur la nécessité de d’encadrer ces débats, ces dialogues, ces négociations, car dans le cas contraire ceux-ci finissent par perdre de vue leur point de départ, par établir de façon logique en paroles mais aberrante en faits que le vrai est faux et que le juste est injuste, et par conduire la communauté tout entière à l’immobilisme et à la ruine ; en résumé Cléon dit que parler est bien, mais dans un temps limité, à un moment il faut trancher dans un sens ou dans l’autre : la vérité et la justice sont des absolus impossibles à atteindre pour ceux qui gouvernent, car dans toutes décisions gouvernementales il y aura toujours une part de fausseté et d’injustice, l’important n’est donc pas de chercher la solution la plus vraie et la plus juste, mais la moins fausse et la moins injuste, les infatigables parleurs qui prétendent détenir la vérité et la justice en refusant de choisir se trompent, car refuser de choisir est encore un choix, et dans beaucoup de situations historiques un choix synonyme d’erreur et d’injustice ("[Les sophistes] veulent toujours paraître plus intelligents que les lois. Ils veulent avoir le dernier mot chaque fois qu’un débat s’engage à l’assemblée, car ils savent qu’ils ne trouveraient nulle part ailleurs l’occasion de montrer leur sagacité à propos de questions aussi importantes. Et voilà comment ils causent souvent la perte des cités. Les hommes ordinaires au contraire se défient de leurs capacités intellectuelles. Ils ne prétendent pas avoir plus de discernement que les lois. Moins habiles à critiquer l’argumentation d’un orateur éloquent, ils se laissent guider, quand ils jugent les affaires, par le sens commun et non par l’esprit de compétition. C’est ainsi que leur politique a généralement des effets heureux. Voilà les gens que nous devons prendre pour modèles. Ne nous laissons pas griser par le plaisir d’argumenter habilement et par le jeu des intelligences qui s’affrontent, car nous risquerions ainsi de vous donner des conseils contraires à nos propres volontés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.37 : "Quand on vous soumet des projets avec des belles paroles vous les croyez réalisables, et quand on évoque le passé, au lieu de juger ce qui a été fait d’après vos propres yeux, vous préférez vous soumettre aux brillants réquisitoires qu’on prononce devant vous. Vous vous laissez séduire par une argumentation originale et vous refusez de vous incliner devant celles dont la valeur a été prouvée. Vous vous laissez subjuguer par tous les paradoxes et vous dédaignez les façons de voir habituelles. Tous, vous souhaitez par-dessus tout posséder le don du Logos, et si ce don vous manque vous engagez l’épreuve contre ceux qui le maîtrisent : il vous évertuez à les suivre sans que votre compréhension paraisse dépassée, à recourir à tel artifice ingénieux attendu, à garder l’esprit en éveil pour anticiper sur la suite du raisonnement et l’esprit en sommeil sur ses conséquences pratiques. Vous êtes en quête d’un monde qui n’a aucun rapport avec celui dans lequel nous vivons, vous avez perdu la dose suffisante de bon sens pour apprécier sainement la réalité qui nous entoure. En résumé, vous êtes les jouets du plaisir que vous cause le Logos et vous ressemblez davantage à un public venu entendre des sophistes qu’à une assemblée délibérant sur les affaires de la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.38).


Comme les années précédentes, Athènes projetait une expédition maritime autour du Péloponnèse contre les ports spartiates ou alliés des Spartiates, mais quand la nouvelle du soulèvement de Mytilène arrive cette flotte est détournée en urgence vers la cité soulevée ("[Les Athéniens] furent saisis d’inquiétude et décidèrent de prendre les devants en expédiant brusquement à Lesbos une flotte de quarante navires prête à prendre la mer pour opérer autour du Péloponnèse, sous les ordres de Cléippidès fils de Déinias, assisté de deux autres stratèges", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.3). Les Athéniens sont rejoints par les adversaires des Mytiléniens, parmi eux les Lesbiens de Méthymna ("Méthymna, Imbros, Lemnos et quelques autres cités alliées envoyèrent des contingents pour aider les Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.5). Après plusieurs combats sans résultat décisif, les deux adversaires restent face-à-face, et le siège commence ("La flotte athénienne contourna la cité pour aller mouiller au sud. Deux camps retranchés furent établis de part et d’autre de la place et un blocus s’instaura devant les deux ports [la cité de Mytilène est située sur une péninsule au sud-est de Lesbos : on peut l’isoler par mer en prenant position de part et d’autre de cette péninsule]. La mer fut ainsi interdite aux Mytiléniens, mais ceux-ci aidés par d’autres habitants de Lesbos demeurèrent maîtres de l’île. Les Athéniens ne contrôlaient qu’une faible étendue de territoire autour de leurs deux camps", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.6). Ces événements prouvent la réalité de la puissance politique et militaire des Mytiléniens, encore capables de contrôler l’île alors qu’ils sont assiégés, la participation des voisins des Mytiléniens aux côtés d’Athènes prouve aussi la réalité de l’inquiétude de ces voisins face à la puissance politique et militaire des Mytiléniens qu’ils aimeraient voir affaiblis. Mytilène a assez de force et d’autorité pour lancer une attaque sur Méthymna tout au nord de l’île ("Les Mytiléniens, appuyés par un contingent de mercenaires, attaquèrent Méthymna par terre, espérant qu’on leur livrerait la place. Ils assaillirent la cité puis, comme leurs attentes furent déçues, se replièrent sur Antissa, Pyrrha et Erésos. Ils prirent diverses mesures pour renforcer la sécurité de ces places et, après en avoir consolidé les remparts, se hâtèrent de rentrer chez eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.18). Les Athéniens sont contraints d’envoyer des renforts ("Quand les Athéniens apprirent ce qui s’était passé et surent que les Mytiléniens étaient maîtres du territoire de Lesbos et que le corps expéditionnaire n’était pas assez nombreux pour les tenir en respect, ils envoyèrent dans l’île au début de l’automne [-428] le stratège Pachès fils d’Epicouros, avec mille hoplites levés parmi les citoyens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.18). Tandis que le siège dure, Athènes envoie comme chaque année ses percepteurs pour collecter le phoros : ceux-ci sont assaillis dans les environs de Myous [aujourd’hui Avşar, au bord du lac de Bafa en Turquie : à cette époque l’actuel lac de Bafa n’est pas un lac mais un golfe de la mer Egée, ce sont les accumulations des alluvions du fleuve Méandre qui le couperont peu à peu de la mer pour former un lac] par des Cariens et des Anaiaens (nous avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans que les Anaiaens sont des habitants de Samos réfugiés sur le continent au lieu-dit Anaia, après l’échec de leur soulèvement en -441), du coup le phoros de cette année -428 n’est pas perçu, ce qui prive Athènes de ressources financières pour renforcer encore sa flotte, et qui risque d’encourager d’autres cités à se soulever à l’instar de Mytilène ("Les Athéniens envoyèrent une escadre de douze navires avec Lysiclès et quatre autres stratèges pour recueillir les contributions de leurs alliés. Au cours de sa croisière, Lysiclès perçut de l’argent dans diverses cités et finalement, partant de Myous en Carie, s’avança jusqu’à la colline de Sandios. Là, il fut assailli par les Cariens et les gens d’Anaia et périt avec une grande partie de ses hommes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.19). L’hiver -428/-427 se passe dans une expectative inquiète du côté athénien. Mais du côté mytilénien la situation se dégrade progressivement, les plus pauvres d’entre eux commençant à se dresser contre les plus riches en les accusant de vouloir s’enrichir à leur dépend ("Salaithos [conseiller spartiate venu aider les Mytiléniens soulevés] distribua des armes lourdes aux hommes du peuple qui avaient jusque-là servi dans les troupes légères. Il avait l’intention d’effectuer une sortie avec eux contre les Athéniens, mais ceux-ci une fois armés n’obéirent plus aux magistrats : ils se réunirent entre eux et exigèrent que les concitoyens riches distribuassent leur blé à toute la population, en les menaçant d’entrer en pourparlers avec les Athéniens et de leur livrer la place", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.27). La guerre civile latente qui existait avant le début des hostilités devient manifeste, les classes riches se rendant compte qu’elles sont finalement plus proches de la noblesse spartiate que de leurs concitoyens pauvres, et les classes pauvres se rendant compte qu’elles sont finalement plus proches des démocrates athéniens que de leurs concitoyens riches. Le scénario de cette guerre de classes qui émerge à Mytilène se reproduira souvent par la suite un peu partout dans les cités, et atteindra un niveau de violence encore jamais vu en Grèce. Au printemps -427, des deux côtés, les belligérants ont l’impression d’être dans une impasse : la flotte athénienne se demande quand le siège finira, pressée de retourner se battre contre Sparte, et les Mytiléniens sont divisés entre eux au point d’appeler à l’aide les Athéniens qui les assiègent pour les départager ("Les dirigeants de la cité se rendirent compte qu’ils n’avaient pas les moyens de réprimer ce mouvement et qu’ils se retrouveraient dans une situation périlleuse si une convention était conclue en dehors d’eux. Ils traitèrent donc au nom de la cité avec Pachès et son armée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.28). Un compromis est trouvé : les Mytiléniens acceptent d’ouvrir les portes de leur cité contre la promesse que les Athéniens ne tueront, n’arrêteront ni ne réduiront en esclavage aucun Mytilénien, les Athéniens quant à eux acceptent la réouverture de négociations directes entre des délégués mytiléniens et Athènes à condition que toute la population de Mytilène dépose les armes ("Les conditions furent les suivantes : les Athéniens décideraient du sort des Mytiléniens et leur armée entreraient dans la cité, des représentants de Mytilène seraient envoyés à Athènes pour plaider la cause de la cité et, en attendant leur retour, Pachès s’abstiendrait d’arrêter, de réduire en esclavage ou de mettre à mort qui que ce fût", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.28). Les Athéniens investissent donc Mytilène, envoient les délégués mytiléniens vers Athènes et stationnent sur place en attendant la décision d’Athènes (pour l’anecdote, les Athéniens reprochent à leur stratège Pachès, commandant du corps expéditionnaire athénien, son incapacité à s’emparer de Mytilène : celui-ci blessé dans son honneur répond en se suicidant devant ses accusateurs : "Pachès, cité en justice pour rendre compte de sa conduite dans le commandement, tira son épée dans le tribunal et se tua de sa propre main", Plutarque, Vie de Nicias 6 ; "Tous les autres historiens qui ont raconté les injustices des Athéniens envers leurs stratèges ont parlé de l’exil de Thémistocle [en -476], de la prison de Miltiade [en -479], de l’amende contre Périclès [avant la deuxième guerre du Péloponnèse en -431], de la mort de Pachès qui se suicida au pied du tribunal en constatant qu’il ne pouvait pas éviter sa condamnation", Plutarque, Vie d’Aristide 43).


Les Athéniens sont partagés. L’historien Thucydide révèle que les débats opposent nettement deux partis : celui de Cléon, et celui d’un mystérieux "Diodotos fils d’Eucratès". Les deux hommes s’accusent mutuellement de sophisme, confirmant indirectement que les sophistes sont devenus la grande plaie de la démocratie. Diodotos est sur ce point encore plus radical que Cléon, en concluant clairement que la démocratie compromet jusqu’à son existence si elle continue à donner un droit de parole sans restriction à chacun, risquant ainsi de confondre toutes les valeurs et de contraindre les hommes vertueux au mensonge ou au silence ("Actuellement, les meilleurs conseils donnés sans détour éveillent autant les soupçons que les pires conseils. Il en résulte que, si un orateur voulant imposer un projet désastreux doit pour cela tromper le peuple, celui qui a d’excellentes suggestions à présenter doit aussi mentir pour qu’on le croie. Vos esprits sont trop enclins aux interprétations subtiles, c’est pour cela que cette cité est la seule à laquelle on ne peut pas rendre service ouvertement et sans supercherie : celui qui apporte le bien à l’Etat sans déguisement est récompensé par le soupçon d’y trouver d’une manière ou d’une autre, sans qu’il y paraisse, un avantage personnel", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.43), et il suggère de légiférer pour rendre les sophistes aussi responsables de leurs actes que les hommes de gouvernement et les magistrats pour mettre fin à leur versatilité, leur opportunisme et leur cynisme ("Nous, orateurs, sommes responsables des avis que nous vous donnons, tandis que vous n’avez pas à rendre compte de ce que vous en faites. Si ceux qui votaient une résolution étaient exposés au même risque que l’homme qui la suggère, peut-être mettriez-vous plus de sagesse dans vos choix. Au lieu de cela, quand vous subissez un revers, vous sévissez selon votre humeur contre celui dont vous avez suivi les conseils, et vous ne vous reprochez rien à vous-mêmes alors que vous êtes impliqué majoritairement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.43 : cette accusation de Diodotos vise directement Cléon, en rappelant à tous qu’avant de devenir le premier de la cité, Cléon a été lui aussi un sophiste irresponsable, opportuniste et cynique, qui en -432 a poussé Périclès à la guerre, puis en -430 a accusé le même Périclès d’avoir déclenché la guerre, comme nous l’avons vu plus haut). Cléon et Diodotos sont aussi d’accord pour dire que les Mytiléniens sont coupables, qu’on doit les punir, et que seul l’intérêt d’Athènes doit primer : pas davantage que Cléon, Diodotos n’a de pitié pour les révoltés ("Si j’ai pris la parole, ce n’est pas avec l’intention d’engager une controverse au sujet des Mytiléniens ou de lancer des accusations. Nous devons, pour agir sagement, écarter tout débat sur leur culpabilité et chercher comment agir pour notre propre intérêt", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.44). Mais ils s’affrontent sur la nature de la peine à infliger aux Mytiléniens. Pour Cléon, les Mytiléniens doivent être condamnés à mort, estimant qu’une peine moins dure réduirait la gravité de leur rébellion aux yeux de toutes les cités grecques de l’empire, et inciterait celles-ci à se rebeller à leur tour ("Songez à ce qui se passera si vous traitez de la même façon nos alliés qui se sont révoltés sous la contrainte de nos ennemis, et ceux qui se sont révoltés délibérément : croyez-vous qu’ils hésiteront à utiliser le moindre prétexte pour se soulever, sachant que la victoire leur apportera la liberté et que la défaite leur attirera une très faible réprimande ?", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.39). Cléon réagit là en parfait élève de Protagoras, confirmant sa parenté de pensée avec Périclès qui fut aussi un élève de ce dernier : Protagoras en effet estimait que l’homme est moralement perfectible par l’exemple, et que la peine de mort est un spectacle éducatif comme un autre car elle est dissuasive en même temps qu’elle manifeste les limites du droit ("En punissant un coupable, personne ne prend pour mobile le fait commis, à moins de s’abandonner comme une bête féroce à une vengeance irraisonnée : celui qui a souci de punir intelligemment ne frappe pas à cause du passé (car ce qui est fait est fait) mais en prévision de l’avenir, afin que ni les coupables ni les témoins de leur punition soient tentés de reproduire ce fait", Platon, Protagoras 324b), Périclès avait traduit cette leçon en actes en condamnant à mort les révoltés vaincus de Samos en -440. Diodotos au contraire est plus pessimiste sur la nature humaine, affirmant qu’aucune éducation ni aucune répression ne peut changer les vices profonds des hommes, et qu’en conséquence la peine de mort n’a aucune vertu dissuasive : il traite Cléon de naïf ("Dans les sociétés humaines, beaucoup de crimes moins graves que celui des Mytiléniens sont punis de mort. Cela n’empêche pas les gens de se laisser griser par l’espoir et de tenter l’aventure. [...] Partout les individus comme les Etats sont naturellement enclins à mal faire et aucune loi ne peut les retenir. Les hommes n’ont-ils pas essayé successivement tous les châtiments possibles, aggravant sans cesse les peines dans l’espoir d’être mieux protégés contre les criminels ? Il est probable qu’autrefois les sanctions prévues pour les crimes les plus graves étaient moins sévères qu’aujourd’hui et que par la suite, voyant que les lois étaient toujours violées, on finit par punir de mort la plupart d’entre eux. Or les gens ne reculent même pas devant cette menace-là. Il faut donc trouver quelque chose de plus effrayant encore, ou reconnaître qu’aucun moyen de retenir les malfaiteurs n’existe. Le dénuement qui nous contraint à l’audace, la puissance qui avec l’arrogance et la présomption qu’elle engendre attise nos ambitions, et les autres situations où nous place la vie qui nous soumettent à telle ou telle passion irréfléchie, sont autant de mobiles qui poussent les hommes à prendre des risques. Chaque fois l’espoir et la convoitise entrent en jeu. La convoitise vient la première et nous inspire le projet, l’espoir la suit qui nous promet le succès. Contre ces agents invisibles, responsables des pires désastres, les périls les plus apparents restent sans effet. La fortune peut contribuer aussi puissamment à nous exalter. Elle nous favorise d’une façon inespérée et nous amène ainsi à affronter les risques d’une entreprise au-dessus de nos forces. Les cités surtout se laissent tenter parce que les plus grands intérêts sont pour elles en jeu, que ce soit leur liberté ou un empire à conquérir. Chacun des citoyens pris dans le mouvement collectif et perdant tout bon sens s’exagère alors ses propres possibilités. Bref, seul le naïf croit pouvoir brider la nature humaine à l’aide des lois ou d’une menace quelconque et arrêter ainsi les hommes engagés avec ardeur dans n’importe quelle entreprise. Cessons donc de croire à l’efficacité de la peine de mort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.45-46), et il préconise de ne punir que les meneurs et de laisser libres ceux qui se sont retournés contre ces meneurs et ceux qui sont restés neutres ("Actuellement, dans toutes les cités, les gens du peuple ont des sympathies pour nous. Ils refusent de suivre les oligarques qui veulent se révolter, ou s’ils sont entraînés de force ils se montrent dès le début hostiles aux instigateurs de la rébellion. C’est ainsi qu’en entrant en guerre contre une cité vous pouvez compter sur l’appui des masses populaires chez l’adversaire. Mais si vous faites exécuter les petites gens de Mytilène, qui n’ont joué aucun rôle dans le soulèvement et qui, sitôt qu’ils ont eu des armes, vous ont volontairement livré la cité, d’abord vous commettrez un crime en mettant à mort des gens qui vous ont rendu service et ensuite vous créerez une situation que les nobles appellent de tous leurs vœux. Le peuple s’empressera d’appuyer leurs projets de révolte, car vous lui aurez montré précisément que les innocents sont passibles du même châtiment que les coupables. Et même si les gens du peuple ont aussi des torts, nous devons fermer les yeux afin de ne pas nous aliéner les seuls partisans qui nous restent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.47). La vérité est que, malgré les apparences, Cléon et Diodotos sont d’accord sur le problème, même s’ils s’opposent sur la façon de le résoudre : le problème est qu’Athènes est totalement dépendante de sa flotte, du phoros et de l’empire, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, et qu’elle s’effondrera si un seul de ces trois piliers lui manque. La flotte permet à Athènes d’assurer sa domination sur l’empire, l’empire ainsi dominé paie le phoros, et le phoros permet d’entretenir la flotte. La situation d’Athènes face aux Mytiléniens rebelles est donc un dilemme : si elle n’écrase pas Mytilène elle risque de voir la rébellion s’étendre à d’autres cités et de perdre l’empire, si au contraire elle écrase Mytilène et toutes les cités qui se rebelleront à sa suite elle risque de ruiner leurs économies et de se priver ainsi de son seul revenu, autrement dit perdre le phoros. Si Cléon réclame la mort des Mytiléniens, ce n’est pas par goût du sang, mais pour cette unique raison ("Chaque fois qu’une cité se révoltera, nous risquerons nos vies pour lutter contre elle : si nous l’emportons c’est une cité ruinée qui tombera entre nos mains et nous nous trouverons à l’avenir privés des revenus qui assurent notre puissance, si nous échouons nous verrons de nouveaux ennemis se joindre à ceux que nous avons déjà, et le temps que nous devrions employer à batailler contre nos ennemis nous l’emploierons à combattre nos propres alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.39) ; si Diodotos réclame au contraire la clémence, ce n’est pas par bonté d’âme, c’est aussi paradoxalement pour cette unique raison ("Avec cette méthode que Cléon nous propose, ne voyez-vous pas que toute cité avant de se révolter se préparera en conséquence et qu’elle résistera ensuite jusqu’à la dernière extrémité puisque, qu’elle capitule maintenant ou plus tard, le résultat pour elle sera le même ? Nous dépenserons de l’argent pour assiéger une place qui refusera de traiter, et si nous la prenons nous occuperons une cité ruinée et nous serons ainsi privés à l’avenir des revenus que nous en tirions. Or ce sont ces revenus qui garantissent notre force contre nos ennemis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.46). Finalement, les Athéniens prennent une décision intermédiaire : suivant Cléon ils condamnent à mort les meneurs de la rébellion ("Quant aux hommes que Pachès avait envoyés à Athènes comme principaux responsables de la révolte, les Athéniens, sur la proposition de Cléon, les exécutèrent. Ils étaient un peu plus de mille", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.50), et suivant Diodotos ils laissent la vie sauve aux Mytiléniens moins compromis et les laissent même cultiver leurs terres, mais en les encadrant par des clérouques, en les privant de leur flotte, et en les obligeant désormais à apporter une contribution annuelle au phoros ("Mytilène fut démantelée et dut livrer ses navires. Puis, au lieu d’exiger le versement d’un tribut, les Athéniens partagèrent tout le territoire de Lesbos, Méthymna mise à part, en trois mille lots. Ils en consacrèrent trois cents aux dieux et attribuèrent les autres par tirage au sort à des clérouques athéniens qui furent envoyés dans l’île. Moyennant une redevance annuelle de deux mines par lot versée à ces derniers, les habitants de l’île purent continuer à cultiver eux-mêmes leurs terres. Les Athéniens accaparèrent aussi toutes les places que les Mytiléniens possédaient sur le continent. Ces derniers furent désormais les sujets des Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.50). Le décret conservé sous la référence 68 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques établit la procédure pour la collecte du phoros, et mentionne par ailleurs des cités "qui doivent de l’argent" à Athènes en supplément du phoros, parmi lesquelles Samos : on suppose que cette dette de Samos envers Athènes correspond aux frais de guerre infligés par Périclès aux Samiens vaincus en -440, ou à un impôt supplémentaire instauré en complément du phoros en représailles de ce soulèvement de -441/-440. Le même document, sous l’influence d’un "Kleonymos" qui est probablement le Kléonymos souvent ridiculisé par le comique Aristophane, sur lequel nous reviendrons dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, assure la condamnation pour tout stratège qui manquerait de fermeté dans sa tâche de collecte du phoros : cette disposition explique peut-être pourquoi Pachès est conduit au tribunal (et réduit au suicide), accusé d’avoir manqué de vigueur dans l’assaut contre Mytilène de Lesbos. Ce décret, qui durcit les conditions de versement du phoros, suppose qu’au moment où il est pris Athènes est dans une situation critique, et doit réaffirmer son autorité et renflouer ses caisses : cela correspond bien à l’époque que nous évoquons ici, vers -428/-427, quand Athènes, après avoir dépensé une somme importante pour achever le siège de Potidée, subi plusieurs invasions spartiates qui ont ravagé ses champs en Attique, perdu une part importante de sa population dans l’épidémie de typhoïde qui perdure, ne peut plus tolérer le moindre écart de la part des cités de son empire sous peine de s’effondrer de l’intérieur ("Il a plu à la Boulè et au peuple, la tribu Cécropide exerçant la prytanie, Polémarchos étant secrétaire, Onasos étant prytane, Kléonymos a fait la proposition : que toutes les cités qui paient le phoros aux Athéniens élisent des représentants de la collecte, que ces responsables soient responsables de l’envoi vers Athènes [texte manque], que la prytanie en fonction convoque l’Ekklesia vingt jours après les Dionysies, que soit rapportée publiquement la liste des cités ayant versé leur contribution, de celles qui ne l’auront pas fait, et de celles qui l’auront fait partiellement, que cinq hommes soient envoyés vers ces cités qui restent redevables afin de percevoir le reliquat, que les hellénotames inscrivent sur un panneau ces cités redevables et le nom de ces hommes, qui sera placé devant le monument aux héros, que la même disposition soit appliquée aux gens de Samos et de Théra qui doivent de l’argent, que les autres cités qui doivent aussi de l’argent et recevront la visite de ces hommes ne soient pas mentionnées, que la tribu Cécropide exerçant la prytanie grave ce décret sur une stèle qui sera placée sur l’Acropole. [texte manque] a fait la proposition, en complément de la proposition de Kléonymos, pour que les Athéniens supportent mieux la guerre : que le rapport à l’Ekklesia populaire soit effectué dans la matinée qui suit sa convocation. Il a plus à la Boulè et au peuple, la tribu Cécropide exerçant la prytanie, Polémarchos étant secrétaire, Hugiainon étant prytane, Kléonymos a fait la proposition, en complément du précédent décret [texte manque] : que l’on choisisse des dikastes chargés de l’argent dû à Athènes selon le précédent décret, qu’un stratège soit désigné pour siéger dans chaque procès engagé contre une cité, que quiconque machine pour tenter d’invalider le précédent décret relatif au phoros, ou de ne pas envoyer la contribution due à Athènes, soit accusé de trahison par n’importe quel citoyen et conduit devant les dikastes, que les dikastes instruisent le procès dans le mois suivant le retour de celui qu’on aura accusé, que les témoins de l’accusation soient deux fois plus nombreux que les accusés, que l’accusé reconnu coupable soit condamné à une peine ou à une amende par le tribunal, que soient inscrits dans la salle de la Boulè les noms des hérauts choisis par la Boulè assistés des prytanes lors de la prytanie de la tribu Cécropide et chargés d’aller dans les cités imposer l’élection des représentants de la collecte", Inscriptions grecques I/3 68).


La première partie de la deuxième guerre du Péloponnèse s’achève donc sur un constat mitigé pour Athènes : dans les deux batailles de Naupacte de -429 Athènes a prouvé son écrasante supériorité maritime, en même temps que Sparte a prouvé sa totale nullité dans ce domaine, mais dans l’affaire de Lesbos qui s’est étalée sur les deux années suivantes Athènes a montré sa totale dépendance à l’empire qui lui assure ses revenus, autrement dit la fragilité de sa supériorité maritime. Quand les Mytiléniens ont exposé leurs griefs devant les Grecs rassemblés à l’occasion des Jeux olympiques en août -428, ils ont bien insisté sur ce point ("Dans cette guerre, ce n’est pas en Attique, comme certains le pensent [en l’occurrence, les Spartiates, qui tous les ans envahissent l’Attique sans succès], que la partie se jouera, mais dans les pays d’où l’Attique tire ses revenus. Les Athéniens alimentent leur trésor avec les contributions de leurs alliés, et s’ils parviennent à nous abattre celles-ci seront plus importantes encore, car non seulement leurs alliés ne se révolteront plus mais encore nos ressources s’ajouteront aux leurs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.13). Sparte ne sait pas comment agir. D’un côté, désormais consciente que la principale force de son ennemi est sa flotte, elle brûle d’envie de l’attaquer. Mais d’un autre côté elle est consciente que son inexpérience maritime risque de la conduire à un nouveau désastre similaire aux deux batailles perdues de Naupacte. Ainsi, au printemps -427, Sparte décide d’envoyer vers les Mytiléniens assiégés une flotte de renfort sous le commandement d’Alkidas ("Les Spartiates firent partir pour Mytilène une flotte de quarante-deux navires dont ils confièrent le commandement à leur navarque Alkidas", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.26), mais redoutant d’affronter la flotte athénienne Alkidas traîne et apprend la reddition de Mytilène en cours de route ("Les Spartiates avec leurs quarante navires, qui auraient dû se hâter d’arriver à destination, perdaient du temps. Ils s’étaient attardés alors qu’ils se trouvaient encore dans les eaux péloponnésiennes et ils avaient ensuite poursuivi leur route sans se presser. Ils atteignirent Délos sans avoir attiré l’attention des Athéniens. Puis, quittant Délos, ils abordèrent à Icaros et à Mykonos, où ils apprirent la chute de Mytilène. Voulant obtenir des informations précises, ils firent voile vers Embaton sur le territoire d’Erythrée, où ils abordèrent sept jours environ après la capitulation de Mytilène. Ayant obtenu des détails sur la situation, ils tinrent conseil pour décider de ce qu’ils devaient faire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.29), il erre un temps dans différents ports d’Ionie puis, repéré par deux navires athéniens, il prend peur et retourne à toute vitesse vers le Péloponnèse ("La flotte pressa l’allure et s’enfuit car, tandis qu’elle se trouvait au mouillage à Claros, les navires athéniens La Salaminienne et La Paralienne en provenance d’Athènes l’avaient aperçue en naviguant dans les parages. Craignant d’être poursuivi, Alkidas continua en pleine mer, décidé si possible à ne relâcher nulle part avant d’avoir atteint le Péloponnèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.33). A Athènes, Périclès est mort. A Sparte, Archidamos II est mort. Jusqu’à leur dernier souffle ces deux hommes ont su contenir les volontés de leurs concitoyens les plus excessifs. Maintenant qu’ils ont disparu, Athéniens et Spartiates sont face-à-face, la guerre feutrée va se transformer en guerre d’anéantissement : à Périclès assagi par l’âge va se substituer son clone tonitruant Cléon, et au prudent Archidamos II va se substituer l’imaginatif et intrépide Brasidas.

  

Imprimer