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-431 à -421 : La deuxième guerre du Péloponnèse

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Périclès contre Archidamos II

L’année de transition

Cléon contre Brasidas

Les hommes illustres

Athènes à Pylos


Nous avons laissé Démosthénès à Athènes fin -426. Nous le retrouvons dans le port du Pirée au printemps -425 à la tête d’une flotte de quarante navires, entouré par Eurymédon (celui qui a débarqué à Corcyre en -427, et qui a participé au pillage de la région de Tanagra avec Nicias et Hipponicos II à l’été -426) et un nommé "Sophoclès fils de Sostratidès". Officiellement, cette flotte est destinée à aider les alliés d’Athènes en Sicile ("Les Athéniens armèrent quarante navires pour les envoyer à leurs alliés. Ils espéraient par ce moyen mettre un terme à la guerre en Sicile et c’était en même temps pour eux une occasion d’entraîner leurs équipages. L’un des stratèges, Pythodoros, fut envoyé en avant avec quelques navires, tandis que ses collègues Sophoclès fils de Sostratidès et Eurymédon fils de Thouclès s’apprêtaient à le suivre avec le gros de la flotte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.115 ; "Les Athéniens envoyèrent vers la Sicile les quarante navires qu’ils avaient équipés ainsi que les stratèges Eurymédon et Sophoclès, qui se trouvaient encore à Athènes. […] Démosthénès, qui n’exerçait plus aucun commandement depuis son retour d’Acarnanie, fut autorisé sur sa demande à disposer de la flotte athénienne, pour y tenter une opération sur les côtes du Péloponnèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.2). Mais en réalité, Démosthénès embarque avec une mission secrète : fonder un poste fortifié à Pylos.


Pour bien comprendre le pourquoi de cette mission secrète, un petit rappel historique et géographique est nécessaire. Pylos est l’ancienne cité du roi Nélée et de son fils Nestor, qui à l’époque mycénienne dominait toute la région de Messénie ("Pylos se trouve à environ quatre cents stades de Sparte, dans le pays qui fut jadis la Messénie. Les Spartiates l’appellent ‟Koryphasion”" Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.3). A la fin de l’époque mycénienne, la cité a été investie par les Doriens comme beaucoup d’autres cités du Péloponnèse : le Dorien Chresphonte en est devenu roi, tandis que le roi officiel Mélanthos et son fils Codros (Mélanthos est l’arrière-arrière-petit-fils de Périclymène, l’un des frères de Nestor) ont dû fuir vers Athènes comme beaucoup d’autres Messéniens (comme par exemple le vieux Thrasymédès, un des fils de Nestor qui est aussi le grand-père d’Alcméon l’ancêtre de la famille des Alcméonides à laquelle appartient Périclès). Aux VIIIème et VIIème av. J.-C., les guerres perdues contre Sparte ont achevé de désertifier la région : les Messéniens capturés ont été réduits à l’état d’hilotes, les autres sont partis s’installer sur des terres plus accueillantes. Au Vème av. J.-C., Pylos est complètement abandonnée. On voit sur la carte que le site, à vol d’oiseau, est très proche de Sparte. On comprend par ailleurs, en consultant le plan du site, à quel point ses caractéristiques naturelles l’ont rendu si dangereux pour Sparte dans le passé, et si séduisant aux yeux de Démosthénès en -425. Le lieu consiste en une grande baie naturelle, protégée par une île allongée au relief abrupt : l’île de Sphactérie, de sorte qu’on ne peut accéder à cette baie que par une passe étroite au sud ou une passe encore plus étroite au nord (l’historien Thucydide éprouve le besoin de décrire cette géographie, conscient qu’elle va jouer un rôle très important dans la bataille que Démosthénès s’apprête à engager : "Près du rivage, l’île appelée ‟Sphactérie” s’étend à l’entrée de la rade, qu’elle sécurise en ne laissant que deux passes étroites pour y accéder. Deux navires seulement peuvent s’engager de front dans celle qui s’ouvre du côté de Pylos […], et huit ou neuf dans l’autre, du côté du continent. L’île elle-même était tout entière boisée et dépourvue de chemins, car personne n’y habitait. Elle s’étend sur une longueur d’environ quinze stades", Guerre du Péloponnèse IV.8). Au nord, une grande zone de marécages isole d’un côté la plage qui regarde vers la baie, et de l’autre côté un gros massif rocheux qui regarde vers la mer, autrement dit un fort installé sur ce gros massif rocheux est quasiment inexpugnable puisqu’il est protégé par la mer au nord et à l’ouest, par les marécages à l’est, et par la baie au sud elle-même protégée par l’île de Sphactérie. A partir de ce fort quasi inexpugnable, au milieu de cette région complètement abandonnée depuis les défaites messéniennes successives des siècles passés, il est facile d’organiser des raids en direction de Sparte, conduits par des Messéniens jusqu’alors éparpillés dans toute la Grèce qu’on aura incités à revenir prendre pied à Pylos, leur terre d’origine, et qui brûlent d’envie de régler leurs comptes avec Sparte. Or, l’Etat de Sparte repose entièrement sur la domination des hilotes par la noblesse spartiate : en armant ces hilotes, dont une grande partie sont des descendants des Messéniens capturés lors des guerres passées contre Sparte, et en les encourageant à se soulever contre leurs maîtres spartiates, Athènes menace l’Etat de Sparte lui-même. Cela explique pourquoi la bataille qui va s’engager à Pylos sera menée presque exclusivement par des Spartiates, sans l’aide de leurs soi-disant alliés du Péloponnèse : parce que les Spartiates vont jouer leur survie à Pylos, et parce que les soi-disant alliés péloponnésiens préféreront voir si leurs dominateurs spartiates sont vraiment à la hauteur de leurs prétentions, ils préféreront voir s’ils ont davantage à gagner à se joindre aux Spartiates pour combattre Athéniens et Messéniens débarqués à Pylos, qu’à se joindre à ces derniers pour combattre les Spartiates. La bataille qui va s’engager à Pylos n’est plus une confrontation feutrée classique entre militaires, comme les deux batailles navales de Naupacte en -429 : elle vise non plus à toucher en surface l’adversaire pour l’obliger à demander la paix, mais à l’anéantir dans ses principes, à l’effacer, sans lui accorder la moindre grâce.


A quelle date et dans quel contexte Démosthénès a-t-il conçu ce débarquement à Pylos ? Est-il le seul auteur de ce projet ? Nous avons dit qu’en -426, sa défaite face à la guérilla des Etoliens, et les succès de sa propre guérilla face aux Spartiates et aux Ambraciotes autour d’Argos d’Amphilochie, lui ont permis de comprendre que les tactiques militaires navales athéniennes sont transposables sur terre puisqu’elles sont très voisines de celles de la guérilla, et qu’ainsi transposées elles pourraient vaincre les troupes spartiates : on peut supposer que Démosthénès en a conclu que ces tactiques devaient être appliquées sur le territoire même de Sparte, sur les terres du Péloponnèse. Nous avons rappelé par ailleurs qu’entre sa défaite en Etolie et sa victoire devant Argos d’Amphilochie, Démosthénès a séjourné un temps à Naupacte. Or, depuis le début de la première guerre du Péloponnèse, vers -460, Naupacte est l’une des terres d’asile des Messéniens qui ont échappé à la domination spartiate ("Les Messéniens se retirèrent donc avec leurs femmes et leurs enfants. Les Athéniens, pour manifester leur hostilité à Sparte, les accueillirent et les installèrent à Naupacte, place qu’ils venaient de prendre aux Locriens ozoles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.103) : on peut encore supposer que pendant ce séjour à Naupacte, les Messéniens exilés ont parlé à Démosthénès de leur ancien pays, et notamment de la région de Pylos, et que celui-ci a immédiatement entrevu les potentialités qu’elle offrait par rapport à son projet d’introduction de la guérilla sur les terres péloponnésiennes (et de fait, ce sont bien les Messéniens de Naupacte qu’on va bientôt retrouver sur le site de Pylos au côté de Démosthénès contre les Spartiates : "Les Spartiates enfermés dans l’île de Sphactérie, furent tués par des frondeurs messéniens de Naupacte au service des Athéniens", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 26.1). Reste que Démosthénès n’a pas pu concrétiser seul ce projet : pour obtenir des hommes et des armes, il a nécessairement été soutenu politiquement. Par qui ? Le fait que même les deux autres stratèges Eurymédon et Sophoclès ne soient pas informés de son intention de débarquement à Pylos implique que celui-ci n’a pas été discuté publiquement à Athènes, ni par l’Ekklesia ni par une majorité des hommes politiques les plus influents, mais qu’il a été décidé par une ou quelques personnes disposant de moyens financiers et du pouvoir de disposer des biens de l’Etat, en l’occurrence des trières athéniennes. A cette date, nous ne voyons qu’un seul homme disposant de ces moyens et de ce pouvoir : Cléon. En résumé, nous pouvons supposer que l’idée de porter la guerre sur le territoire de Sparte sous la forme d’une guérilla a été conçue par Démosthénès à l’été -426 après son expérience malheureuse en Etolie, que le choix de débarquer précisément à Pylos a été envisagé juste après cette défaite à Naupacte par le même Démosthénès sous l’influence des Messéniens y résidant, et que la mise en œuvre de ce débarquement a été appuyée officieusement par Cléon durant l’hiver -426/-425, après le retour de Démosthénès à Athènes. Le fait que l’historien Thucydide ne nomme pas celui qui a donné à Démosthénès l’autorisation de disposer de la flotte athénienne en partance vers la Sicile (le paragraphe 2 du livre IV cité précédemment est en effet au mode passif, il affirme que Démosthénès "fut autorisé" à prendre le commandement de la flotte, mais ne précise pas par qui) renforce cette hypothèse : Thucydide déteste Cléon, dont il abaisse systématiquement les mérites tout au long de sa Guerre du Péloponnèse, avec une mauvaise foi qui confine parfois à l’absurde et à l’incohérence, or avouer que Cléon est à l’origine du projet signifie reconnaître que la victoire finale ne relève pas d’un coup de chance, mais de la clairvoyance de Cléon, ce que Thucydide ne veut pas admettre.


En route vers la Sicile, Démosthénès impose donc aux deux stratèges de relâcher à Pylos ("Démosthénès les pressa de mouiller à Pylos, où, disait-il, on devait accomplir une action avant de reprendre la mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.3), et là il leur révèle son plan ("Aussitôt Démosthénès proposa de fortifier l’endroit. C’était précisément avec cette intention qu’il s’était embarqué sur cette flotte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.3). Les deux stratèges ne sont pas d’accord, mais le mauvais temps interdisant la traversée de la mer Ionienne, ils consentent à l’aider à établir un petit réduit fortifié ("Le corps expéditionnaire, retenu par le mauvais temps, resta donc inactif, jusqu’au moment où les soldats eux-mêmes, réduits ainsi à l’oisiveté, prirent l’initiative de s’organiser en équipes autour de la position pour la fortifier", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.4). Quand le beau temps revient, ils lui laissent cinq navires et un petit contingent, et partent avec les trente-cinq navires qui leur restent vers le large ("Pendant six jours les Athéniens fortifièrent Pylos du côté de la terre ainsi que sur plusieurs points où un mur était absolument indispensable. Puis ils laissèrent Démosthénès avec cinq navires à la garde de la place et repartirent avec le gros de la flotte pour se hâter vers Corcyre et la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.5 ; notons que selon Polyen, auteur grec tardif du IIème siècle, l’installation des Athéniens à Pylos a réussi à la suite d’une ruse employée par Démosthénès contre un petit contingent spartiate local : "A Pylos se trouvait une garnison spartiate. Démosthénès mena la flotte du côté du cap [de Méthone, au sud de Pylos, où les Athéniens ont été battus par Brasidas en -431]. Les Spartiates quittèrent Pylos dans l’espoir de surprendre Démosthénès au moment où il y débarquerait. Mais quand il vit les ennemis s’éloigner vers le cap, Démosthénès cingla en diligence vers Pylos, et trouvant la place sans défenseurs il s’en rendit le maître", Polyen, Stratagèmes, III, 1.1). Si Eurymédon et Sophoclès ne voient pas l’intérêt de cette opération, les Spartiates en revanche en mesurent immédiatement les dangers. Le roi Agis II était en route pour aller piller l’Attique, comme chaque printemps depuis le début de la guerre ("Ce printemps-là [-425], avant la maturité des blés, les Spartiates et leurs alliés envahirent l’Attique sous la conduite du roi des Spartiates Agis II fils d’Archidamos II. Ils s’établirent dans le pays et se mirent à saccager les campagnes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.2) : en apprenant le débarquement de Démosthénès, Agis II décide aussitôt de quitter l’Attique et de diriger le plus vite possible toutes les forces spartiates vers Pylos ("Lorsque les Péloponnésiens opérant en Attique apprirent l’occupation de Pylos, ils se dépêchèrent de rentrer chez eux. Pour les Spartiates et leur roi Agis II, c’était leur propre pays qui se trouvait maintenant menacé. […] Ce fut la plus brève invasion de la guerre. Les Péloponnésiens ne restèrent en Attique que quinze jours", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.6 ; on note que Thucydide, refusant de reconnaître la dangerosité pour Sparte de ce débarquement dont nous avons dit qu’il est sans doute encouragé par Cléon, s’empresse de relativiser ce départ précipité des Spartiates, en affirmant qu’il est dû en partie au manque de ravitaillement et au mauvais temps en Attique ["Comme ils étaient entrés en campagne de bonne heure, quand les blés étaient encore verts, ils manquèrent de vivres. L’expédition avait aussi souffert du temps exceptionnellement mauvais pour la saison. Beaucoup de raisons expliquent donc cette retraite précipitée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.6], causes qui pour notre part nous semblent totalement saugrenues puisque ni le mauvais temps, ni les blés verts, ni les tremblements de terre, ni même l’interminable et ravageuse épidémie de typhoïde n’ont empêché les Spartiates d’envahir l’Attique les années précédentes). Précisons que les troupes qui se dirigent vers Pylos sont constituées exclusivement de nobles spartiates et de périèques (citoyens de Sparte ayant le droit de posséder leur terres et de servir comme hoplites, mais privés de droits politiques), c’est-à-dire de gens dont les privilèges sont directement menacés si les Athéniens se maintiennent à Pylos ("Après l’évacuation de l’Attique par les Péloponnésiens, une armée composée de Spartiates et de périèques levés dans les régions proches de Sparte marcha immédiatement contre Pylos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.8 ; on note encore dans ce paragraphe de la Guerre du Péloponnèse que, toujours désireux de minimiser Cléon sans doute initiateur de ce débarquement athénien, Thucydide en minimise avec une absolue mauvaise foi l’espoir de libération qu’il représente aux yeux de tous les Péloponnésiens soumis à Sparte, attribuant la lenteur des basses classes laconiennes à se mettre en route à leur fatigue "après leur retour d’une autre expédition", et ne commentant pas le silence des autres cités péloponnésiennes après que Sparte leur ait envoyé "l’ordre d’envoyer le plus rapidement possible des troupes à Pylos", silence qui suggère leur hésitation entre l’obligation d’obéir à leurs maîtres spartiates et la tentation de rejoindre le camp des Athéniens contre ces maîtres spartiates). Parallèlement, une flotte péloponnésienne de soixante navires envoyée vers Corcyre dans l’espoir de soumettre l’île décimée par la guerre civile ("Une flotte péloponnésienne de soixante navires était arrivée dans les eaux de Corcyre pour prêter main-forte aux Corcyréens de la montagne. Une terrible famine régnait dans la cité et les Péloponnésiens espéraient se rendre facilement maîtres de la situation", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.2), est détournée pour attaquer Pylos par la mer ("On rappela de Corcyre les soixante navires péloponnésiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.8). Nous accordons à Thucydide le bénéfice du doute sur la nature "péloponnésienne" de cette flotte : peut-être qu’effectivement les soixante navires ne sont pas tous spartiates, peut-être que parmi eux se trouvent par exemple des équipages corinthiens qui rêvent de reprendre possession de leur ancienne colonie Corcyre et de gagner leur revanche sur les Athéniens après leur double défaite au large de Naupacte en -429, mais le même Thucydide ne peut pas masquer le fait qu’au moment où commencent les combats de Pylos cette flotte est commandée par les Spartiates, par un nommé "Thrasymèlidas" ("Quarante-trois navires prirent la mer sous les ordres du navarque spartiate Thrasymèlidas fils de Cratèsiclès, et avancèrent vers l’endroit même qu’avait prévu Démosthénès", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.11), et surtout par Brasidas ("Entre tous se distingua Brasidas, qui commandait une trière", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.11). Pour parer à toutes ces troupes spartiates qui convergent vers lui, Démosthénès envoie deux navires, sur les cinq qu’il possède, vers Eurymédon et Sophoclès qui alors mouillent au large de l’île de Zakynthos, pour les appeler à l’aide ("Alors que la flotte péloponnésienne était encore en mer, [Démosthénès] fit partir secrètement deux navires avec mission d’aller trouver Eurymédon à Zakynthos pour lui demander de venir avec la flotte au secours de la place en péril. Répondant à son appel, les navires athéniens se hâtèrent vers Pylos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.8).


Le combat commence. De part et d’autre, les belligérants constatent rapidement que la position des Athéniens est inexpugnable. Ces derniers multiplient les succès ("Les Athéniens soutinrent l’assaut du côté de la terre comme du côté de la mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.11 ; "Les difficultés du terrain et la résistance des Athéniens, qui ne reculaient pas d’un pas, eurent raison de leurs efforts", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.12), aidés par certains Spartiates qui craignent d’abîmer leurs trières en les approchant du rivage ("[Brasidas] remarqua que, devant les escarpements du rivage, les autres commandants et les pilotes hésitaient à aborder, même aux endroits où cela semblait possible, parce qu’ils étaient inquiets pour leur navires, qu’ils risquaient d’abîmer. Il les apostropha en leur déclarant qu’il était inadmissible, pour épargner quelques planches, de tolérer l’existence d’une forteresse ennemie sur leur sol et les invita à briser leurs navires afin de débarquer de vive force", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.11). Dans ce premier engagement, Brasidas montre l’exemple en échouant volontairement son navire et en menant l’assaut ("Il contraignit son pilote à échouer son navire et se porta sur la passerelle de débarquement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.12). Mais en vain : il succombe sous les coups, perd connaissance et est évacué dans la confusion ("Il essaya de prendre pied à terre, mais dut reculer sous les coups des Athéniens. Couvert de blessures, il perdit connaissance et tomba sur le gaillard avant, en laissant échapper son bouclier qui glissa à la mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.12). Une fois de plus, nous restons quoi face au parti pris de Thucydide qui, dans son récit de ce premier combat, préfère s’attarder sur le courage indéniable du Spartiate Brasidas au lieu de rendre hommage aux Athéniens qui repoussent l’ennemi alors qu’ils sont inférieurs en nombre, et surtout de reconnaître que le plan de Démosthénès sans doute appuyé par Cléon était vraiment, à la lumière des résultats de ce premier combat, un plan excellent.


Epuisés, les Spartiates se replient ("Après avoir poursuivi leurs attaques pendant toute la journée et une partie du lendemain, les Spartiates suspendirent leur effort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.13) sur leurs bases de départ, c’est-à-dire l’île de Sphactérie et ses deux passes du nord et du sud ("Les Spartiates avaient donc l’intention de bloquer les passes avec des rangées de navires serrés les uns contre les autres, la proue dirigée vers le large, et de peur que l’ennemi utilisât l’île comme base d’opérations ils décidèrent d’y débarquer des hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.8). Mais imprudemment, la flotte recule à l’intérieur de la baie ("Après avoir eu l’intention de bloquer les passes, ils n’avaient pas donné suite à leurs projets", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.13). C’est alors, vingt-quatre heures plus tard, que la flotte athénienne de secours arrive en provenance de l’île de Zakynthos, renforcée de plusieurs navires venant de Naupacte et de Chio ("Sur ces entrefaites, les Athéniens arrivèrent de Zakynthos avec cinquante navires. Quelques-uns des navires stationnés à Naupacte et quatre navires de Chio étaient venus renforcer leur flotte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.13). Quand ils constatent que les navires spartiates se sont imprudemment enfermés dans la baie, les marins athéniens les prennent en tenaille en s’engageant dans les deux passes du nord et du sud ("Voyant la situation, les Athéniens foncèrent sur l’adversaire par les deux passes à la fois. Les navires spartiates avaient déjà pour la plupart quitté le rivage et s’étaient rangés face à l’assaillant, quand la flotte athénienne tomba sur eux et les mit en déroute", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.14). S’ensuit une destruction ou une capture systématiques des navires spartiates par les Athéniens, qu’on hésite à appeler un combat naval car les marins spartiates semblent abasourdis au point de ne pas être capables de réagir ("Poursuivant les fuyards sur la faible distance qui les séparaient de la côte, [la flotte athénienne] mit hors de combat un grand nombre de trières ennemies et en captura cinq, dont une avec son équipage. Puis les Athéniens attaquèrent à l’éperon celles qui avaient réussi à atteindre le rivage. Ils fracassèrent quelques navires sur lesquels les hommes étaient en train de s’embarquer et qui n’avaient pas encore pris la mer. Prenant en remorque les bâtiments vides, dont les équipages avaient pris la fuite, ils les entraînèrent vers le large", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.14). Sur l’île de Sphactérie, les troupes terrestres spartiates voient leur flotte couler ou se laisser capturer par l’ennemi, et la flotte athénienne les envelopper progressivement : ils se retrouvent bientôt prisonniers sur l’île, sans aucun moyen de s’en échapper, les navires athéniens effectuant une garde permanente et empêchant l’arrivée de tout secours ("[Les Athéniens] commencèrent aussitôt à croiser autour de l’île, où les hoplites ennemis se trouvaient désormais enfermés, et en surveillèrent les abords", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.14 ; "Pendant le jour, deux navires athéniens effectuaient une ronde permanente autour de Sphactérie en se croisant. Pendant la nuit, c’était la flotte tout entière qui montait la garde, rangée à l’ancre autour de l’île, excepté du côté du large quand le vent soufflait. Vingt autres navires arrivèrent d’Athènes pour renforcer le blocus, portant le nombre à soixante-dix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.23).


La nouvelle des événements de Pylos a l’effet d’une bombe quand elle parvient à Sparte. Des délégués sont envoyés à Pylos pour mesurer la situation : ils constatent que le sort des assiégés de Sphactérie, parmi lesquels se trouve une partie de l’élite de la noblesse spartiate, est sans issue ("Ils se rendirent rapidement compte qu’il était impossible de porter secours aux hoplites de l’île, qui risquaient ainsi de mourir de faim ou de succomber sous le nombre à la suite d’un assaut ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.15). Face à la menace de voir cette élite réduite à néant, les hilotes profiter de l’occasion pour se soulever, et l’Etat de Sparte s’écrouler en s’enfonçant dans un nouveau chaos social insoluble puisqu’il sera alimenté idéologiquement, financièrement et militairement par Athènes, les autorités spartiates perdent complètement la tête : elles livrent spontanément les rares navires qui leur restent à l’adversaire (même ceux qui n’ont pas participé aux combats de Pylos : "Les Spartiates devaient livrer aux Athéniens tous les navires ayant participé à la récente bataille, ainsi que tous les navires longs qui se trouvaient dans les ports de Laconie, qu’on amènerait à Pylos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.16) et lui demandent la permission de ravitailler les soldats réfugiés sur l’île de Sphactérie ("Les Athéniens devaient autoriser les Spartiates du continent à acheminer vers leurs soldats dans l’île une quantité déterminée de farine déjà pétrie. Chaque homme devait recevoir comme ration deux chénices attiques d’orge, deux cotyles de vin et de la viande, leurs servants quant à eux n’ayant droit qu’à une demi ration. Ce ravitaillement devait leur être envoyé sous le contrôle des Athéniens et aucun navire ne devait aborder dans l’île sans qu’ils en fussent informés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.16) pendant que des négociateurs discuteront à Athènes, en espérant qu’en cas de non aboutissement de ces discussions les Athéniens leur rendront les navires ("L’armistice devait rester en vigueur jusqu’au retour des représentants spartiates envoyés à Athènes. Une trière athénienne devait emmener ces représentants et les ramener. Au moment où, à leur retour, l’armistice prendrait fin, les Athéniens devaient restituer les navires spartiates dans l’état où ils les auraient reçus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.16).


Avant de continuer notre récit sur Pylos, nous ressentons le besoin de clarifier un point. Nous ne disposons que de deux témoignages contemporains des événements qui vont suivre : celui de l’historien Thucydide dans sa Guerre du Péloponnèse, et celui du comique Aristophane via ses comédies Les cavaliers présentée en -424 et La Paix présentée en -421. Or, nous avons eu l’occasion de constater à plusieurs reprises que le jugement de Thucydide sur ce débarquement athénien à Pylos en -425, comme sur la prise d’Amphipolis par Brasidas en -424 que nous raconterons plus loin, n’est absolument pas objectif, l’historien y manifestant une hostilité contre Cléon, n’hésitant pas à déformer les faits ou à les présenter de façon à abaisser les mérites de ce dernier : nous verrons dans notre récit sur la bataille d’Amphipolis pourquoi Thucydide voue un tel ressentiment à Cléon. Quant à Aristophane, nous avons rappelé précédemment qu’il n’aime pas la démocratie progressiste de son temps, et qu’il ne porte pas Cléon dans son cœur depuis que celui-ci a voulu le condamner après la représentation des Babyloniens. En conséquence, nous ne suivrons pas l’attitude d’une grande majorité des hellénistes postérieurs, jusqu’à aujourd’hui en l’an 2000, qui par manque d’esprit critique ou simplement par fainéantise ânonnent l’opinion tendancieuse de ces deux auteurs anciens et, à leur suite, présentent Cléon comme un profiteur fourbe et imbécile qui n’a remporté la bataille de Pylos que grâce à la chance et qui a perdu la bataille d’Amphipolis à cause de son incompétence. Notre but ici sera de réhabiliter Cléon, et de montrer que derrière son apparence certes extravagante, derrière son ton certes gouailleur et peu élégant, derrière son penchant certes affirmé pour le bon vin et la bonne chère, se cache le dernier grand homme d’Etat, à la fois entreprenant et prudent, de la démocratie athénienne, le dernier à penser à l’Etat avant de penser à sa personne (comme Alcibiade) ou à ses meubles (comme Nicias), à vouloir agrandir Athènes dans la limite de ses moyens (et non pas par des utopies incluant la conquête de Carthage ou de l’Italie, comme Hyperbolos) et à refuser de la voir devenir une simple banque ou un simple musée.


Les négociateurs spartiates arrivent à Athènes. Cléon accepte de signer la paix avec Sparte à condition qu’elle restitue Nisaia, Pegai (respectivement port oriental et port occidental de Mégare), Trézène et l’Achaïe, qu’Athènes lui a cédées à l’occasion de la signature de la paix de Trente Ans en -446 ("Les Spartiates devaient abandonner Nisaia, Pegai, Trézène et l’Achaïe, qu’ils n’avaient pas prises à la guerre, mais que les Athéniens leur avaient cédées par le précédent traité, conclu à un moment où Athènes en difficulté avait davantage besoin de la paix qu’aujourd’hui. Alors seulement, on rendrait à Sparte ses soldats et on conclurait un traité dont la durée serait fixée d’un commun accord par les deux parties", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.21). Les Spartiates louvoient, cherchent à gagner du temps, demandent à réfléchir. Cléon les renvoie alors chez eux sans ménagement. Thucydide s’empresse d’évoquer longuement cette réaction de Cléon pour montrer à quel point celui-ci manque décidément de classe ("Cléon les prit à partie avec véhémence, déclarant qu’il avait compris dès le début qu’ils n’étaient pas de bonne foi et que maintenant leur refus de s’expliquer devant le peuple ne laissait plus aucun doute et que si leurs intentions étaient droites ils n’avaient qu’à parler devant tout le monde", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.22). Aristophane aussi, dans sa comédie Les cavaliers qu’il présentera l’année suivante en -424, évoque la réaction de Cléon ("Quand Archéptolémos nous a apporté la paix, tu l’as aussitôt dispersée aux vents, et tu as chassé de la cité les ambassadeurs à coups de pieds dans les fesses alors qu’ils nous offraient de traiter !", Aristophane, Les cavaliers 794-796), en accusant ce dernier d’inciter les Athéniens à continuer la guerre simplement pour pouvoir s’enrichir à leur dépend ("Non, ce n’est pas pour que Démos [personnage incarnant le peuple athénien] règne en Arcadie [que tu maintiens la guerre], ce n’est pas cela qui te préoccupe, c’est pour que toi tu puisses davantage rapiner et recevoir des présents des cités et pour que Démos, empêché par la guerre et ses fumées de bien voir tes friponneries, soit contraint par la nécessité et le besoin de son salaire de bayer après toi. Mais si un jour Démos, de retour aux champs, peut vivre en paix, se réconforter en mangeant de l’orge en vert et dire deux mots au marc d’olive, il connaîtra de quels biens tu le frustrais avec la solde militaire : alors tu le verras venir, campagnard revêche, quêter le caillou à déposer contre toi. Tu le sais, c’est pour cela que tu le trompes et répands des faussetés sur son compte", Aristophane, Les cavaliers 801-809 ; le même reproche est formulé par Thucydide, qui comme Aristophane oublie de nous préciser la nature de ces richesses que Cléon soi-disant vole aux Athéniens en prolongeant la guerre : "Cléon redoutait que, la paix rétablie, ses malversations seraient plus visibles et que ses calomnies seraient moins écoutées", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.16), et en accusant les Athéniens de ne pas voir que Cléon les corrompt ("“Ecoutez ce que veut vous dire le héraut envoyé de Sparte, car il est venu pour conclure une trêve !” Mais tous d’une seule voix s’écrient : “Une trêve maintenant ? C’est, ô ami, parce qu’ils ont appris que les anchois chez nous sont bon marché [autrement dit : "C’est parce que malgré la guerre nous continuons à bien manger et à bien vivre à Athènes, grâce aux largesses de Cléon, contrairement à eux à Sparte"]. Nous n’avons pas besoin d’une trêve : que la guerre suive son cours !”. Et ils crient aux prytanes de lever la séance, puis de tous côtés ils sautent par-dessus la balustrade", Aristophane, Les cavaliers 668-674 ; "[Démos], tu es facile à mener par le nez, tu aimes à être flatté et dupé, toujours écoutant les parleurs bouche bée, et ton esprit reste sur place tout en voyageant au loin", Aristophane, Les cavaliers 1115-1120). Mais les silences calculés de Thucydide et la haine qu’Aristophane entretient contre Cléon (dans sa comédie Les Acharniens présentée l’année même des événements, en -425, l’auteur comique va jusqu’à prétendre incarner le bien et la justice face à Cléon qu’il qualifie de "lâche/deilÒj" et de "débauché/lakatapÚgwn" ["Que Cléon mette en œuvre contre moi tous ses artifices et ses machinations : le bien et la justice seront mes auxiliaires, jamais on ne me prendra à me conduire comme lui envers la cité, en lâche et en débauché", Aristophane, Les Acharniens 659-664]) à laquelle il tente de donner des explications plus ou moins rationnelles (dans un passage des Cavaliers, il suggère que Cléon n’est qu’un vil manipulateur du peuple en montrant un personnage qui le représente déclarant ouvertement tirer profit de l’aveuglement des Athéniens ["Je ne vous crains pas, vous autres, tant que vivra la gent des bouleutes et que Démos aura ce masque hébété quand il siège", Aristophane, Les cavaliers 395-396]), ne nous empêchent pas de dire que sur le fond Cléon a raison, et qu’à sa place Périclès n’aurait sans doute pas donné une autre réponse (même si dans la forme, nous le concédons, il aurait sans doute usé davantage de figures de style et recouru à un autre vocabulaire). Effectivement, à cette date, au printemps -425, l’Etat spartiate est menacé mais non encore atteint. Signer un traité de paix avec Sparte dans ces conditions signifie prendre le risque que, quand les autorités spartiates auront contenu leur panique et recouvré la raison, un désir de revanche germe en eux de la même façon qu’en 1919 la France prendra le risque de mutiler l’Allemagne affaiblie mais non battue en signant avec elle le traité de Versailles, qui engendrera chez cette dernière un irrépressible et impitoyable désir de revanche vingt ans plus tard. Par ailleurs, pour Athènes, une signature de paix avec Sparte sans un minimum de gains territoriaux laisserait un goût d’inachevé, particulièrement chez la jeune génération qui ne manquerait pas de s’écrier : "Nous avons combattu depuis cinq ans, nous avons laissé les troupes spartiates envahir l’Attique chaque printemps, nous les avons vaincues à deux reprises au large de Naupacte, puis à Argos d’Amphilochie, puis à Pylos, tout cela pour revenir aux conventions de paix antérieures à la guerre, et sans même réclamer un tribut de guerre ou des territoires à cet Etat de Sparte qui de son côté n’a pas été envahi et reste toujours aussi menaçant à notre égard !". La réponse de Cléon lui-même réduit à néant les accusations de ses deux détracteurs : avant de repousser les négociateurs spartiates en effet, Cléon accepte la paix, simplement il exige des garanties (la restitution de Nisaia, de Pegai, de Trézène et de l’Achaïe), ce qui prouve qu’il n’est pas un acharné de la guerre contrairement à ce qu’affirme Aristophane, et qu’il n’y trouve pas un moyen de s’enrichir au dépend du peuple athénien contrairement à ce qu’affirme aussi Aristophane. Et ces garanties que Cléon réclame à Sparte sont tout à fait raisonnables : Cléon ne demande pas à Sparte de rembourser les frais de guerre athéniens comme la France l’imposera à l’Allemagne en 1919, Cléon ne demande pas une présence militaire athénienne en Laconie comme la France imposera la présence de ses troupes militaires en Rhénanie en 1919, Cléon ne demande pas un changement de régime à Sparte comme la France imposera la République de Weimar en 1919. Contrairement à ce que suggère Thucydide et à ce que clame Aristophane, l’intransigeance n’est pas du côté de Cléon mais du côté de Sparte, la volonté de poursuivre la guerre n’est pas du côté de Cléon mais du côté de Sparte.


C’est l’échec. Les négociateurs spartiates quittent Athènes (Thucydide, naturellement, rejette la faute de cet échec sur les Athéniens, autrement dit sur Cléon, coupable à ses yeux d’avoir rejeté un ultime donnant-donnant proposé par les Spartiates dont il se garde bien de nous communiquer la teneur : "Les Athéniens ne leur paraissaient guère disposés à modérer leurs exigences pour accepter le compromis qu’ils leur offraient. Aussi quittèrent-ils Athènes sans avoir rien conclu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.22). A Pylos, les Athéniens refusent de restituer les navires que les Spartiates leur ont confiés : ils légitiment ce refus en accusant certains Spartiates réfugiés sur le continent de n’avoir pas respecté la trêve ("Les Spartiates réclamèrent leurs navires conformément à la convention, mais les Athéniens refusèrent de les rendre en alléguant un coup de main que l’ennemi avait, au mépris de ses engagements, effectué contre la forteresse […]. Ils invoquèrent la clause selon laquelle toute violation de la convention devait en entraîner l’annulation. Les Spartiates nièrent les faits et, après avoir élevé une protestation contre l’iniquité du procédé, se retirèrent afin de se préparer à reprendre le combat", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.23). Cette accusation est peut-être fondée puisque Thucydide nous apprend que les Spartiates, ayant enfin recouvré la raison, ont adopté une nouvelle tactique fondée sur la durée : ils estiment que les Athéniens retranchés à Pylos, en plein milieu de la Messénie déserte, finiront par manquer de vivres et par se rendre ou partir d’eux-mêmes, pendant ce temps ils s’organisent pour ravitailler leurs prisonniers sur l’île de Sphactérie en payant des mercenaires ("Les Spartiates avaient lancé un appel aux volontaires qui se chargeraient de transporter à Sphactérie de la farine, du vin, du fromage et toute espèce de nourriture permettant aux assiégés de tenir. Ils offraient pour cela de fortes sommes d’argent et promettaient la liberté aux hilotes qui réussiraient. Beaucoup de gens tentèrent l’aventure, surtout des hilotes. Partant de divers points de la côte péloponnésienne, ils abordaient de nuit dans l’île, du côté du large. Ils choisissaient de préférence les moments où le vent soufflait vers la côte, car ainsi ils déjouaient facilement les trières athéniennes gênées dans leur surveillance de l’île. […] Des plongeurs traversèrent la rade en nageant sous l’eau, traînant après eux des outres contenant des graines de pavot trempées dans du miel ou des graines de lin pilées", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.26). Cette tactique des Spartiates fonctionne : les jours passent et les Athéniens à Pylos commencent à manquer de vivres et à se décourager ("Le manque de vivres et d’eau rendait la tâche des Athéniens très pénible. Ils n’avaient aucune source à leur disposition, à l’exception de celle peu abondante qui se trouvait sur l’acropole de Pylos.. […] La place aussi manquait et les troupes s’entassaient dans le camp. Faute de port pour les navires, les équipages devaient se relayer pour prendre leurs repas à terre, tandis que les autres restaient à bord de leurs navires ancrés au large. Mais ce qui décourageait le plus les hommes, c’était de voir le blocus se prolonger bien au-delà de leur attente, ils s’étaient imaginés que quelques jours suffiraient pour obtenir la capitulation des gens enfermés dans l’île désertique et réduits à boire de l’eau saumâtre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.26).


Sur les débats et les décisions à Athènes pendant ce temps, Thucydide ne dit rien, espérant à dessein nous donner l’impression qu’il ne se passe rien, autrement dit que Cléon demeure dans l’expectative, et que les événements à suivre qui lui apporteront une victoire éclatante relèveront du hasard et non pas d’initiatives intelligemment conçues prises longtemps à l’avance. Mais Thucydide laisse échapper certaines phrases qui prouvent que Cléon ne reste pas bras croisés. Penchons-nous sur le livre IV de sa Guerre du Péloponnèse, et tâchons donc de reconstituer l’Histoire non pas telle qu’il essaie de nous l’enseigner, mais telle qu’elle a réellement eu lieu. L’historien dit en effet au paragraphe 27 que la nouvelle du manque de vivres et du découragement des troupes athéniennes parvient à Athènes ("Lorsqu’on sut à Athènes que l’expédition se trouvait en difficulté et que du ravitaillement parvenait dans l’île, l’embarras fut grand et on s’inquiéta à l’idée que la mauvaise saison pourrait surprendre la flotte au cours du blocus"). Cette nouvelle provoque immédiatement un débat dans l’Ekklesia, durant lequel Cléon est vivement attaqué (on lui reproche d’avoir refusé de signer la paix avec les négociateurs spartiates quand ceux-ci sont venus à Athènes quelques semaines plus tôt : "L’attitude des Spartiates surtout provoqua l’inquiétude des Athéniens : ceux-ci ne cherchaient plus à négocier et on supposa qu’ils avaient de bonnes raisons pour cela. Alors on commença à regretter d’avoir rejeté la paix qu’ils avaient proposée. Cléon se rendit compte que ses concitoyens lui en voulaient parce qu’il s’était opposé à l’accommodement avancé par Sparte"). Lors de ce débat houleux, Cléon révèle au paragraphe 28 que des renforts destinés à appuyer les troupes athéniennes de Pylos sont prêts à partir, en l’occurrence des peltastes (hommes d’infanterie légère) en provenance d’Ainos en Thrace ainsi que quatre cents archers, renforts qu’il accepte de conduire personnellement à Pylos ("Il monta à la tribune pour dire que les Spartiates ne l’effrayaient pas, qu’il ne lèverait pas un seul homme parmi les citoyens, et qu’il n’emmènerait que les troupes de Lemnos et d’Imbros présentes dans la cité, ainsi que les peltastes arrivés d’Ainos et quatre cents archers venus de divers pays"). Ces renforts ne sont pas présents à Athènes par hasard : ils sont présents parce qu’Athènes les a appelés. On peut même déduire qu’Athènes les a appelés depuis un certain temps, puisqu’il a fallu nécessairement plusieurs jours aux peltastes pour arriver depuis leur lointaine cité d’Ainos en Thrace. Autrement dit, la troupe de renforts dont Cléon prend la tête n’est pas un mélange de bric et de broc réalisé à la hâte, mais un ensemble cohérent de soldats appelés en conséquence depuis plusieurs jours ou, plus sûrement, depuis plusieurs semaines. Continuons nos déductions. Est-il possible que la ou les personnes ayant appelé ces soldats, se soient contentés d’agir ainsi sans se demander comment utiliser ces soldats quand ils arriveraient à Athènes ? La réponse à cette question est non évidemment, de même que quand l’état-major américain en mai 1944 ordonnera à ses soldats de s’équiper de barges de débarquement et de prendre position dans le sud de l’Angleterre face à la France, ce sera pour débarquer sur les plages de France et non pas pour sauter en parachute en plein milieu du Danemark ou de la Grèce : l’état-major américain aura un plan, et c’est ce plan qui conditionnera l’équipement et la concentration des soldats à cet endroit. Le fait que les renforts mentionnés par Cléon soient composés de marins lemniens et imbrosiens, de Thraces qui depuis toujours sont réputés pour leur mobilité, et d’archers, implique que la ou les personnes ayant appelé ces renforts ont un plan, et que les Lemniens, Imbrosiens, Thraces et archers en question ont été contactés en fonction de ce plan. En quoi consiste ce plan ? On peut répondre à cette question en posant une autre question : qui est l’auteur de ce plan ? Au paragraphe 30 en effet, Thucydide laisse une nouvelle fois échapper une phrase qui nous intrigue beaucoup : "Cléon arriva à Pylos, ayant préalablement envoyé un messager à Démosthénès pour lui annoncer qu’il partait avec les troupes demandées". Démosthénès est donc celui qui a appelé les renforts que Cléon conduit à Pylos. Du coup, on comprend mieux la nature de ces renforts, et on devine comment ils vont être utilisés : Démosthénès, toujours grâce à son échec en Etolie et à sa victoire devant Argos d’Amphilochie l’année précédente, a compris qu’en terrain boisé et accidenté une petite troupe légèrement armée et mobile est plus efficace qu’une grosse troupe lourdement armée et avançant en ligne, or l’île de Sphactérie sur laquelle sont cantonnés les Spartiates lourdement armés est elle aussi boisée et accidentée, il a donc naturellement demandé à Athènes l’envoi de troupes légèrement armées réputées pour leur mobilité - les Thraces - épaulées par des archers harcelant l’ennemi à distance (en espérant que les Spartiates attaqueront en ligne et en nombre comme à leur habitude pour se gêner les uns les autres, en oubliant de profiter des avantages du terrain : "Démosthénès sentait bien que, si les assaillants se trouvaient forcés d’avancer dans les bois pour engager le combat de près, l’action de la petite troupe ennemie qui connaissait bien le terrain serait plus efficace que celle d’une force supérieure en nombre qui ne le connaîtrait pas. L’armée athénienne, malgré son importance, serait décimée sans se rendre compte de ce qui se passait, car la vue étant bouchée les diverses unités seraient hors d’état de se soutenir les unes les autres. Démosthénès n’oubliait pas que le désastre d’Etolie avait été en partie occasionné par la forêt et c’était avant tout ce souvenir qui lui inspirait de telles craintes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.29). Dès lors, on saisit mieux la scène que Thucydide raconte longuement aux paragraphes 27 et 28, qui est une monumentale manipulation historique. Voici les faits tels que les présente Thucydide. Lors du débat qui s’engage après l’arrivée des nouvelles en provenance de Pylos, Cléon, comme nous l’avons dit précédemment, est violemment attaqué par une partie de l’assemblée qui lui reproche d’avoir repoussé les négociateurs spartiates venus quelques semaines plus tôt. Le ton monte. Cléon pour se défendre finit par attaquer à son tour : ne supportant pas de voir les stratèges, en particulier Nicias, refuser de conduire les renforts jusqu’à Pylos et d’aider Démosthénès à remporter une victoire qu’il qualifie de facile, il les traite de pleutres ("[Cléon affirma] que, si les nouvelles reçues de Pylos étaient exactes, on devait embarquer pour aller assaillir les assiégés. Il attaqua alors son adversaire détesté, Nicias fils de Nicératos, qu’il désigna du geste en déclarant que les stratèges, pour prouver qu’ils étaient vraiment des hommes, devaient partir vers Pylos avec des troupes et abattre facilement les soldats enfermés dans l’île, et que lui-même ‟agirait ainsi si on lui offrait le commandement”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.27). Nicias saute sur cette occasion de se débiner que Cléon lui offre : "Puisque la victoire est facile et que tu me considères comme un pleutre, lui dit-il, tu n’as qu’à me remplacer !" ("Des murmures s’élevèrent alors parmi les Athéniens contre Cléon, qui lui demandèrent pourquoi, si l’entreprise lui paraissait si facile, il ne s’embarquait pas immédiatement. Nicias, qu’il avait mis en cause, déclara que lui-même et ses collègues étaient disposés à céder à Cléon toutes les troupes qu’il voulait pour mener l’affaire à son terme", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.28). C’est là l’attitude traditionnelle des employés de bureau qui, pour essayer d’oublier qu’ils n’ont pas le courage d’attaquer leur patron, attaquent le personnel de ménage parce qu’ils pensent n’avoir rien à en craindre. Dans un premier temps, Cléon croit que Nicias plaisante. Mais quand il comprend que Nicias ne plaisante pas, il monte excédé à la tribune pour dire qu’il accepte de prendre le commandement et promet de revenir victorieux avant vingt jours ("[Cléon] crut d’abord que Nicias, en offrant sa démission, ne parlait pas sérieusement. Il parut alors prêt à accepter. Puis, comprenant que l’autre était vraiment disposé à lui remettre le commandement, il battit en retraite en déclarant que ‟ce n’était pas lui mais Nicias qui était stratège”. Il était inquiet car il n’avait pas pensé que l’autre irait jusqu’à lui céder sa place. Nicias renouvela sa proposition et, prenant les Athéniens à témoin, annonça qu’il renonçait à prendre la direction des opérations à Pylos. L’assemblée réagit comme réagissent les foules : plus Cléon essayait de se dérober et de revenir sur ce qu’il avait dit, plus elle encourageait Nicias à lui céder ses pouvoirs et plus elle criait à l’autre qu’il devait partir. Se voyant dans l’incapacité de se dédire, Cléon se déclara prêt à embarquer. Il monta à la tribune pour dire que les Spartiates ne l’effrayaient pas, qu’il ne lèverait pas un seul homme parmi les citoyens, et qu’il n’emmènerait que les troupes de Lemnos et d’Imbros présentes dans la cité, ainsi que les peltastes arrivés d’Ainos et quatre cents archers venus de divers pays. Il affirma qu’avec ces hommes, joints à ceux qui se trouvaient déjà à Pylos, il ramènerait les Spartiates vivants à Athènes ou les exterminerait sur place, et cela dans les vingt jours", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.28), autrement dit, pour reprendre l’image précédente, l’employé de bureau Nicias a attaqué le balayeur Cléon en croyant que ce dernier ne répondrait pas, mais finalement le balayeur répond en acceptant de relever le défi, laissant l’employé de bureau stupide et contraint au silence (Aristophane, dans sa comédie Les laboureurs aujourd’hui perdue dont Plutarque cite un passage, reproche indirectement à Nicias d’avoir ainsi provoqué Cléon et de lui avoir laissé le dernier mot : "Dans sa pièce Les laboureurs, [Aristophane] introduit ce dialogue entre deux Athéniens : “Je veux seulement cultiver ma terre.” “Qui t’en empêche ?” “Toi, qui veux me conduire à la guerre. Si tu m’en exemptes, je t’offre mille drachmes.” “Je les prends. Mais tu devras me donner le double car Nicias m’a donné la même somme”", Plutarque, Vie de Nicias 8). La conclusion de Thucydide trahit ouvertement son manque d’honnêteté historique : celui-ci dit effectivement que dans l’assemblée les citoyens "sensés" ("sèfrwn/sage" au sens de "sensé, prudent, modéré, tempéré, sobre, réservé, simple, modeste", composé de "frÒnij/savoir, intelligence" et de "sózw/préserver, conserver sain et sauf" : les citoyens "sophronés" mentionnés par Thucydide sont littéralement des citoyens qui "mettent leur intelligence à l’abri") s’indignent de l’arrogance de Cléon, puis finalement se ravisent en pensant que si Cléon meurt à Pylos ils en seront débarrassés, et s’il gagne cela hâtera la paix avec Sparte désormais affaiblie ("L’outrecuidance [de Cléon] provoqua beaucoup de rires, mais les citoyens sensés furent satisfaits en pensant que cette aventure ne pouvait avoir que deux issues comportant chacune leurs avantages : ou bien ils seraient débarrassés de Cléon et cette éventualité paraissait la plus vraisemblable, ou bien, s’ils se trompaient dans leurs prévisions, les Spartiates tomberaient au pouvoir de la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.28). Dans la forme, on est surpris que Thucydide qualifie ainsi de "sensés" des gens plus préoccupés par leurs magouilles politiciennes, qui cherchent précisément à hâter la mort de leur principal adversaire politique Cléon, que par le sort de leurs compatriotes à Pylos. Mais c’est surtout dans le fond que l’adjectif "sensés" paraît déplacé, car nous avons vu que l’envoi de renforts vers Pylos n’est pas un acte improvisé mais un acte préparé en conséquence. Thucydide qualifie Nicias et ses pairs de "sensés", et présente Cléon comme un fou arrogant : la vérité est qu’en la circonstance le seul homme "sensé" est Cléon, tandis que Nicias et ses pairs ne sont que des poltrons. Car Cléon ne part pas à l’aveugle : les renforts qu’il emmène vers Pylos sont ceux que Démosthénès a demandés, il sait donc que Démosthénès a un plan pour mettre fin à la résistance des Spartiates enfermés sur l’île de Sphactérie, il sait donc qu’une fois arrivé à Pylos il n’aura rien à faire sinon à laisser Démosthénès appliquer ce plan et à récolter les bénéfices de la victoire. On peut admettre que beaucoup d’Athéniens ordinaires ignorent l’existence de ce plan de Démosthénès, et on peut comprendre par conséquent qu’ils considèrent la situation plus périlleuse qu’elle ne l’est réellement, mais Nicias n’est pas un Athénien ordinaire, Nicias est un notable informé de toutes les affaires de l’Etat : Nicias sait que le commandement de ce contingent de peltastes et d’archers vers Pylos est, comme l’affirme Cléon qui la déclare "facile", une mission qui ne comporte pas des grands risques, et qu’arrivé à Pylos les probabilités de victoire sont grandes. En résumé, si Nicias refuse ce commandement, ce n’est pas parce qu’il est "sensé", mais parce que malgré toutes ces probabilités de victoire il craint qu’un imprévu transforme la victoire annoncée en défaite, ou, plus platement, parce qu’il ne veut pas partager la victoire avec Démosthénès : il fait parti de cette catégorie de militaires qui acceptent de diriger une armée à la seule condition que l’adversaire ne puisse opposer que des flèches à leurs canons, et qui après le combat réclament toutes les médailles pour eux seuls, pour essayer de convaincre le monde entier, et d’abord eux-mêmes, qu’ils sont des hommes adultes et intrépides.


Cléon arrive donc à Pylos avec le contingent demandé. Comme prévu, Démosthénès applique son plan ("Partout où [les Spartiates] iraient, ils seraient harcelés sur leurs arrières par des ennemis de l’espèce la plus difficile à atteindre, c’est-à-dire par des troupes légères qui, avec leurs flèches, leurs javelots, leurs pierres et leurs frondes, leur porteraient des coups à distance sans jamais leur permettre d’engager le combat de près. Ayant dans la fuite l’avantage de la vitesse, elles reviendraient à la charge chaque fois que l’adversaire se retirerait. Tel était le plan que Démosthénès avait conçu avant le débarquement et qu’il mit alors à exécution", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.32-33) : les Athéniens sur place débarquent sur l’île de Sphactérie avec les peltastes et les archers amenés par Cléon, et commencent une bataille de guérilla contre les Spartiates ("Lorsque les troupes légères venaient assaillir l’adversaire de trop près, elles étaient repoussées par lui mais elles tournaient alors les talons et se dérobaient ainsi à ses coups. Avec leur armement léger, les hommes n’avaient aucune peine à distancer leurs poursuivants. Ils profitaient des difficultés du terrain qui, sur cette île jusqu’alors inhabitée, était couvert d’aspérités et ne permettait pas aux Spartiates pesamment armés de poursuivre les fuyards. Ce genre de combat à distance se poursuivit pendant un certain temps. Finalement, les Spartiates ne furent plus en état de se porter avec la rapidité voulue sur les points d’où ils étaient attaqués par les troupes légères. Les assaillants remarquèrent qu’ils ne réagissaient plus aussi vivement et ils constatèrent avoir sur l’adversaire une supériorité numérique écrasante. Cela les enhardit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.33-34). Comme prévu encore, les Spartiates reculent, les survivants étant progressivement acculés à la pointe sud de l’île ("Les Spartiates se retrouvèrent dans une situation critique. Leurs cuirasses de feutre n’étaient pas à l’épreuve des flèches, et les pointes des javelots brisés restaient fichées dans leurs armures. Incapables de voir clair ni d’entendre les commandements que couvraient les cris de l’ennemi, ils se sentaient absolument paralysés. Menacés de tous côtés, ils n’avaient plus aucun espoir de repousser l’ennemi et de se dégager. Après avoir tournoyé sur un espace réduit pendant tout le cours de l’engagement, ils comptèrent parmi eux de nombreux blessés. Finalement, ils serrèrent les rangs et commencèrent à se replier vers l’extrémité de l’île pour atteindre, à faible distance du champ de bataille, le retranchement où se trouvaient leurs camarades. Dès qu’on les vit reculer, les clameurs des troupes légères redoublèrent et leur audace s’accrût encore. Au cours d’attaques répétées, elles abattirent tous les hommes qui se laissèrent isoler au cours de la retraite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.34-35). Cléon entrevoit un bénéfice à tirer de la situation : avant que les derniers Spartiates assiégés soient massacrés ("Soumis à des attaques sur deux fronts, les Spartiates se trouvaient, toutes proportions gardées, dans une situation aussi dramatique que leurs compatriotes aux Thermopyles [en -480, lors de l’invasion de la Grèce par Xerxès Ier], quand les Perses ayant trouvé un sentier pour les prendre à revers décimèrent leurs rangs. Ils étaient maintenant enveloppés et n’étaient plus en état de résister. Seuls une poignée d’hommes affaiblis par la faim restaient contre une multitude. Ils commencèrent à plier, et les Athéniens occupèrent bientôt les abords de la place", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.36), il stoppe l’assaut final, et leur envoie une proposition de reddition, pour les emmener comme otages à Athènes. Il espère ainsi discréditer Sparte aux yeux des autres cités grecques en montrant que les soldats spartiates préfèrent s’abaisser à déposer les armes et à devenir otages plutôt que combattre jusqu’à la mort, et dissuader Sparte de lancer des nouvelles offensives contre Athènes en menaçant la vie de ces otages. Les assiégés acceptent et se rendent ("Dès qu’ils eurent entendu le héraut, la plupart des Spartiates laissèrent tomber leurs boucliers et agitèrent leurs bras au-dessus de leurs têtes pour montrer qu’ils acceptaient. Une suspension d’armes fut décidée et Styphon fils de Pharax, commandant la troupe vaincue, entra en pourparlers avec Démosthénès et Cléon", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.38). Ils sont encagés et emmenés à Athènes, et la vue de ces Spartiates encagés marquera longtemps les esprits puisqu’Aristophane s’en souviendra dans Les Nuées en -423 en montrant Socrate recroquevillé dans un ekkyklème figurant sa maison, "ressemblant aux prisonniers laconiens de Pylos" (Aristophane, Les Nuées 186). La bataille de Pylos est terminée (c’est à ce moment que, selon Lucien, Cléon écrit une lettre à Athènes pour annoncer sa victoire, en commençant par "Chairein/Ca…rein", formule de salut équivalente à : "Joie !" en français [du verbe "ca…rw/se réjouir"], qui deviendra très courante dans les échanges épistolaires par la suite : "Cléon, démagogue des Athéniens, écrivit le premier “Chairein” au commencement de la lettre qu’il adressa de Sphactérie, et dans laquelle il annonçait l’heureuse nouvelle de la victoire et de la prise des Spartiates", Lucien, Sur une faute commise en saluant 3 ; cette indication de Lucien est moins anecdotique qu’elle paraît, car on se souvient que cette formule "Chairein" est celle qui selon la tradition a été employée par le coureur Philippidès pour annoncer aux Athéniens la victoire de leurs soldats à Marathon en -490 ["Le premier, dit-on, qui employa cette formule fut le coureur Philippidès qui, venant annoncer la victoire de Marathon, cria aux archontes assis sur leurs sièges et inquiets de l’issue du combat : “Chairete, nikomen ["Ca…rete, nikîmen/Réjouissez-vous, nous avons vaincu"] !”, et en disant le mot “Chairein” il expira", Lucien, Sur une faute commise en saluant 3] : en reprenant cette formule à Philippidès, Cléon veut signifier à ses compatriotes que la victoire qu’il vient de remporter avec Démosthénès à Pylos vaut celle glorieuse de Marathon jadis), elle aura duré moins de trois mois : Thucydide achève son récit en martelant sa mauvaise foi, en continuant à dire, malgré son succès militaire incontestable, que l’expédition de Cléon vers Pylos n’était pas "sensée" ("Le siège de Sphactérie, depuis la bataille navale jusqu’au combat dans l’île, avait duré en tout soixante-douze jours. […] Les Athéniens et les Spartiates retirèrent leurs troupes de Pylos et rentrèrent chez eux. La promesse de Cléon, aussi peu sensée qu’elle eût été, fut donc tenue. Moins de vingt jours s’étaient écoulés lorsqu’il ramena le corps expéditionnaire à Athènes comme il s’y était engagé", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.39). Quand il entamera le récit de la bataille d’Amphipolis, Thucydide dira que le succès de Pylos a persuadé Cléon "qu’il ne manquait réellement pas de capacités" (Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.7), autrement dit qu’il a gonflé Cléon d’orgueil. Aristophane pour sa part rapporte en -424 dans Les cavaliers qu’en récompense de son succès Cléon réclame et obtient le privilège d’être nourri au Prytanée ("“J’accuse cet homme parce qu’il entre dans le Prytanée le ventre vide, et qu’il en sort très plein.” “Oui, parbleu, il exporte les denrées prohibées [en les mangeant], pain de froment, viandes, filets de poissons, droit dont ne fut jamais honoré Périclès”", Aristophane, Les cavaliers 280-281). Cléon a probablement profité de la situation pour obtenir quelques avantages matériels (le même Aristophane suggère aussi que Cléon utilise alors sa popularité pour offrir des cadeaux à sa famille, en particulier à son père Cléainétos : "Jamais un stratège avant aujourd’hui n’eût quémandé auprès de Cléainétos un entretien aux frais de l’Etat, en lui demandant comment il pourrait l’obtenir", Aristophane, Les cavaliers 573-576), mais le manque d’objectivité de ces deux auteurs nous incite à relativiser cette prétendue dérive vers une tyrannie personnelle et bassement matérialiste (dans le récit de toute cette affaire de Pylos par Thucydide, nous approuvons Plutarque, qui accuse nommément ce dernier de tendre vers un règlement de compte de bas étage : "Premièrement, un écrivain qui dans le récit d’un fait se sert d’expressions dures et offensantes au lieu d’en employer de plus douces, qui par exemple traite Nicias de ‟fanatique” au lieu de dire simplement qu’il était superstitieux, ou qui qualifie la hardiesse ["qrasÚthj"] et l’inspiration ["man…a"] de Cléon de ‟légèreté” ["koufolog…a"], un tel écrivain est un homme malintentionné, qui s’amuse à donner à ce qu’il raconte un aspect défavorable. Deuxièmement, quand un historien use de circuits et de détours pour insérer dans son récit un malheur ou une mauvaise action sans lien direct avec son sujet, on peut dire qu’il prend un plaisir manifeste à médire, comme Thucydide qui n’entre jamais dans le détail des nombreuses fautes qu’il attribue à Cléon", Plutarque, Sur la malignité d’Hérodote). Certains passages des œuvres de Thucydide et d’Aristophane nous laissent penser que, bien plus que Cléon, c’est le peuple athénien qui se grise de la victoire de Pylos, jusqu’à croire réalisable une domination athénienne sur toute la Méditerranée. C’est effectivement après la victoire de Pylos qu’émerge un nouveau personnage politique, Hyperbolos, vulgaire marchand de lampes qui, contrairement à Cléon, est un authentique démagogue au sens moderne de "flatteur/manipulateur du peuple", un sycophante prompt à conduire n’importe qui pour n’importe quoi au tribunal (dans Les Acharniens en -425, le chœur regarde avec envie un personnage nommé "Dicéopolis" qui s’est retiré de la cité et qui ne souffre plus de la présence anxiogène d’Hyperbolos : "Tu vas et viens partout avec ton manteau tout propre, tu n’as pas à craindre qu’Hyperbolos en te croisant te souille d’un procès", Aristophane, Les Acharniens 845-847), et qui propose d’organiser une expédition militaire contre Carthage ("On raconte que les trières se réunirent en conseil et que l’une d’elle, la plus âgée, prit la parole : “Vous ne savez pas, jeunes filles, ce qui se passe dans la cité ? Un homme demande cent d’entre nous pour une expédition contre Carthage, un mauvais citoyen, l’aigre Hyperbolos”", Aristophane, Les cavaliers 1300-1304). Cet Hyperbolos semble suivi par un grand nombre d’Athéniens puisqu’il sera régulièrement la cible des attaques d’Aristophane, jusqu’à son assassinat en -411 (pendant un temps, juste après la mort de Cléon en -422, il prendra même la tête du parti démocratique à la place de ce dernier : "“Qui à présent domine sur la tribune ?” “C’est Hyperbolos à présent qui occupe cette place”", Aristophane, Les guêpes 680-681). Thucydide rapporte lui aussi l’excès d’enthousiasme qui règne alors ("Les Athéniens, favorisés à ce moment-là par leur bonne fortune, s’imaginaient que rien ne pouvait leur résister et qu’il leur suffisait d’engager n’importe quelles forces, considérables ou insuffisantes, pour mener à bien n’importe quelle opération, réalisable ou non", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.65). Le manque d’autres témoignages contemporains nous empêche de dire si cet optimisme démesuré est réel ou non. Restent les faits, qui l’excusent à défaut de le justifier : les otages spartiates amenés par Cléon à Athènes permettront à l’Attique de ne plus être envahi jusqu’à la signature de la paix de Nicias en -421 ("A l’arrivée des prisonniers, les Athéniens décidèrent de les garder aux fers jusqu’à la conclusion d’un accord avec Sparte. Si d’ici là les Spartiates envahissaient encore l’Attique, ils les tireraient de leur prison pour les mettre à mort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.41), et, comme Démosthénès l’avait voulu, les Messéniens reviennent s’installer sur la terre de leurs ancêtres à Pylos, d’où ils aident les hilotes à se soulever contre leurs maîtres spartiates ("Les Messéniens de Naupacte envoyèrent leurs meilleures troupes pour tenir cette parcelle de leur patrie, la Messénie d’autrefois, incluant Pylos. Ils purent ainsi lancer des raids en Laconie, et profiter du fait qu’ils parlaient le même dialecte que les habitants de la région pour causer beaucoup de mal à l’ennemi. Les Spartiates, qui n’avaient jamais subi de telles incursions et qui n’avaient aucune expérience de ce genre de guerre, constatèrent que les hilotes commençaient à déserter et craignirent que le mouvement de révolte gagnât tout le pays", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.41). Jamais la défaite de Sparte n’a semblé si proche ("Venant de subir en peu de temps une série de revers de fortune qu’ils ne s’expliquaient pas, les Spartiates se trouvaient profondément démoralisés. Ils craignaient de se voir un jour prochain à nouveau victimes d’un désastre comparable à celui de Sphactérie. C’est pourquoi ils n’allaient plus au combat qu’avec appréhension et ils ne prenaient plus la moindre initiative sans se demander s’ils allaient commettre une faute, car l’expérience de l’adversité étant nouvelle pour eux, ils avaient perdu toute confiance dans leur propre jugement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.55).


Face à cette victoire athénienne à Pylos, tous les autres événements de l’année -425 paraissent secondaires.


Sur l’île de Corcyre, d’abord, l’interminable et sanglante guerre civile s’achève de façon logique par l’extermination de l’un des deux camps rivaux. Après la victoire de Pylos, Eurymédon et Sophoclès reprennent la mer vers la Sicile comme cela était prévu à leur départ d’Athènes, en cours de route ils s’arrêtent à Corcyre pour aider les démocrates de l’île ("Eurymédon et Sophoclès, qui avaient quitté Pylos avec les navires athéniens pour gagner la Sicile, arrivèrent à Corcyre. Ils marchèrent avec les troupes de la cité contre les Corcyréens établis sur le mont Isthonè", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.46). Assez vite les assiégés capitulent, espérant que les Athéniens les protègeront en les emmenant comme prisonniers ou comme otages à Athènes. Mais les deux stratèges, pressés de gagner la Sicile, finissent par les confier aux démocrates corcyréens, qui expriment alors sans retenue leurs pulsions de mort ("Une fois maîtres des prisonniers, les Corcyréens les enfermèrent dans un grand édifice, d’où ils les sortirent ensuite par groupes de vingt. Enchaînés les uns aux autres, ceux-ci durent avancer entre deux haies d’hoplites. Chaque fois qu’un soldat voyait passer devant lui un ennemi personnel, il l’accablait de coups et de blessures. Des hommes avec des fouets avançaient aux côtés des prisonniers pour forcer ceux qui marchaient trop lentement à presser l’allure. Une soixantaine d’hommes furent ainsi extraits de leur prison et massacrés sans que les autres se fussent rendu compte de ce qui arrivait à leurs camarades. Ils s’imaginaient qu’on les transférait dans un autre endroit. Mais quelqu’un les renseigna et ils comprirent ce qui se passait. Ils se mirent alors à crier pour demander aux Athéniens de leur donner la mort eux-mêmes, si telle était leur volonté. Ils refusèrent désormais de sortir du bâtiment et déclarèrent qu’ils feraient tout selon leurs moyens pour empêcher quiconque d’y pénétrer. Les Corcyréens, renonçant à entrer de force par les portes, montèrent sur le toit de l’édifice et pratiquèrent une ouverture dans le plafond. Ils se mirent alors à jeter des tuiles et des flèches sur les hommes en bas, qui s’abritèrent comme ils pouvaient. La plupart décidèrent de se donner eux-mêmes la mort, soit en s’enfonçant dans la gorge les flèches qui tombaient près d’eux, soit en se pendant avec les sangles de quelques lits qui se trouvaient là ou avec des bandes d’étoffe déchirées dans leurs vêtements. Pendant la plus grande partie de la nuit qui survint au cours de ce drame, on vit les prisonniers mettre fin à leurs jours par tous les moyens possibles, tandis que d’autres tombaient sous les traits que leur lançaient les hommes sur le toit. Quand vint le jour, les Corcyréens entassèrent les corps sur des charrettes et les transportèrent hors de la cité. Quant aux femmes qui avaient été prises dans la forteresse des oligarques, elles furent toutes vendues comme esclaves. Voilà comment les Corcyréens qui occupaient la montagne furent massacrés par les démocrates. Après avoir atteint ce degré de violence, les luttes civiles prirent fin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.47-48). C’est ainsi qu’à Corcyre le parti démocratique composé d’humains redevenus des bêtes vainc sans gloire, sur des montagnes d’autres humains déshumanisés réduits à l’état de cadavres.


Dans le grand ouest, ensuite. A l’été -425, la cité de Messine passe dans le camp de Syracuse et rompt ses relations avec Athènes ("L’été suivant [-425], à l’époque où le blé monte en épis, dix navires syracusains et dix navires locriens firent voile vers Messine et occupèrent la cité, dont les habitants eux-mêmes les avaient appelés. C’est ainsi que les Messiniens rompirent avec Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.1). Syracuse essaie de profiter de l’occasion pour étendre son influence sur toute la mer Ionienne : apprenant que les quarante navires conduits par Eurymédon et Sophoclès destinés originellement, rappelons-le, à aider les alliés siciliens et italiens d’Athènes, ont été détournés vers Pylos pour soutenir l’action de Démosthénès, les Syracusains et leurs alliés locriens tentent de s’emparer de Rhégion en attaquant la petite flotte athénienne qui mouille dans le port ("Les Syracusains virent que les Athéniens ne disposaient que d’un petit nombre de navires, et ils avaient appris que la flotte qui devait arriver d’Athènes en renfort était occupée au blocus de Sphactérie. Alors ils tentèrent leur chance dans une bataille navale, espérant qu’une victoire sur mer leur permettrait de bloquer Rhégion par terre et par mer et d’en venir à bout sans difficulté", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.24). Une fois de plus, comme à Naupacte en -429, l’expérience maritime des Athéniens clôt rapidement la bataille : les Athéniens et leur alliés de Rhégion n’alignent que vingt-quatre navires face à leurs adversaires qui en comptent plus de trente, mais après un bref engagement les Syracusains perdent un navire et s’enfuient ("Avec un peu plus de trente navires, ils affrontèrent seize navires d’Athènes appuyés par huit autres de Rhégion. Ils furent défaits par les Athéniens et, après avoir perdu un de leurs bâtiments, ils se retirèrent précipitamment pour regagner leurs camps à terre, les uns sur la côte de Messine, les autres sur celle de Rhégion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.25). Peu de temps après cet accrochage, les Messiniens tentent de leur côté d’investir la cité de Naxos voisine et rivale : l’aventure semble bien engagée, jusqu’au moment où les Sikèles, peuple autochtone habitant sur les hauteurs, viennent aider les Naxiens assiégés, obligeant les Messiniens à se replier sur leur cité ("Les Messiniens attaquèrent avec toutes les forces de terre et de mer la cité chalcidienne de Naxos, leur voisine. Le premier jour, ils rejetèrent les Naxiens derrière leurs remparts et se mirent à saccager les campagnes. Le lendemain, leur flotte poussa jusqu’à l’embouchure de l’Akésinès [aujourd’hui le fleuve Alcantara] et ils se mirent à dévaster la région du fleuve tandis que l’armée de terre assaillait la cité. C’est alors que les Sikèles, descendant en foule de leurs montagnes, arrivèrent à la rescousse pour repousser les Messiniens. Ce spectacle rendit courage aux Naxiens. S’exhortant les uns les autres en se disant que c’étaient les Léontiniens et leurs autres alliés grecs qui venaient à leur aide, ceux-ci réalisèrent une brusque sortie hors de la place et, au pas de course, tombèrent sur les Messiniens, qu’ils mirent en déroute, en leur tuant plus d’un millier d’hommes. Les débris de l’armée d’invasion eurent beaucoup de peine à regagner Messine, après avoir été en cours de route soumis aux attaques des barbares, qui leur infligèrent des pertes très lourdes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.25). Constatant cet échec des Messiniens, les Locriens pensent que ces derniers sont épuisés, et que le moment est idéal pour attaquer leur cité : soutenus par la flotte athénienne, les Locriens se dirigent donc vers Messine, sûrs de leur victoire, mais les Messiniens se battent avec l’énergie du désespoir et les taillent en pièces ("Aussitôt après, les Léontiniens et leurs alliés, appuyés par les Athéniens, prirent l’offensive contre Messine, qu’ils croyaient à bout de forces. Pendant que les navires d’Athènes menaçaient le port, les troupes de terre assaillirent la cité. Mais les Messiniens sortirent avec les Locriens commandés par Démotélès qui, à la suite de leur désastre, avaient été laissés dans la place pour renforcer la garnison. Ils tombèrent brusquement sur l’armée léontinienne, qui fut presque tout entière mise en déroute et perdit beaucoup de monde", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.25). Les Athéniens rétablissent in extremis la situation en débarquant et en repoussant les Messiniens derrière les murs de leur cité. Finalement, chacun rentre chez soi en concédant le statu quo ("Voyant ce qui se passait, les Athéniens débarquèrent pour venir à la rescousse. Ils assaillirent les troupes messiniennes désorganisées et les rejetèrent dans la cité. Puis, après avoir dressé un trophée, ils se retirèrent à Rhégion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.25). Comme on le voit, les affrontements dans cette région ressemblent de plus en plus à une guerre civile. C’est dans ce contexte que retentit pour la première fois la voix d’un grand homme politique syracusain de tendance noble qui, bien avant Théodore Roosevelt martelant : "L’Amérique aux Américains !" pour mieux asseoir la domination des Etats-Unis sur tout le continent américain contre les Européens, martèle : "La Sicile aux Siciliens !" pour mieux asseoir la domination de Syracuse sur toute l’île contre les Athéniens. Cet homme s’appelle "Hermocratès". Nous verrons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse que sa politique sera couronnée de succès quand les Athéniens lanceront imprudemment leur expédition contre la Sicile. Dans l’immédiat, pendant l’été -424, Hermocratès parvient à réunir des délégués de toutes les cités de l’île à Géla ("Des représentants de toutes les cités de l’île se réunirent en congrès à Géla et des négociations s’engagèrent entre eux en vue d’aboutir à un règlement général. De nombreux délégués prirent la parole pour se prononcer dans un sens ou dans l’autre, chacun avançant ses griefs et ses revendications sur les points où sa cité s’estimait lésée. Le Syracusain Hermocratès fils d’Hermon sut s’imposer le mieux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.58), pour leur montrer que leurs guerres fratricides font le jeu des Grecs de Grèce qui sont intéressés par les ressources naturelles de Sicile ("Nul ne doit s’imaginer que parmi nous les Siciliens d’origine dorienne sont pour Athènes des ennemis, et les Siciliens d’origine chalcidienne n’ont rien à craindre sous prétexte que les Chalcidiens sont frères des Athéniens. Peu importe l’appartenance ethnique, ce n’est pas par hostilité pour l’une des deux races établies dans cette île que ces gens se préparent à marcher contre nous, mais parce qu’ils convoitent les richesses de la Sicile, qui sont notre bien commun", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.61), et en particulier ceux d’Athènes ("Les Athéniens sont le peuple le plus puissant de la Grèce, et ils sont ici avec quelques navires, guettant les fautes que nous pourrons commettre. Ils invoquent un traité d’alliance pour essayer, tout en sauvant les apparences, de mettre à profit l’hostilité naturelle qui règne entre nos cités. Si nous préférons continuer à nous battre entre nous et à réclamer le concours de ces gens qui sont déjà prêts à intervenir les armes à la main là où personne ne les appelle, si nous employons nos ressources à nous entre-déchirer, frayant ainsi la voie à leur domination future, alors quand ils verront que nous sommes à bout de forces ils arriveront ici avec des moyens plus importants et tenteront de soumettre toutes les cités de Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.60), c’est pour cela qu’il appelle tous les Siciliens à faire bloc pour repousser toute nouvelle tentative d’intrusion d’Athènes dans les affaires intérieures de l’île ("Ne sommes-nous pas des voisins, habitant ensemble au milieu des mers une même terre et portant tous le même nom de ‟Siciliens” ? De nouvelles conflits, je le sais, éclateront à l’occasion entre nous : nous les résoudrons entre nous dans des congrès. Et si nous sommes attaqués par des envahisseurs étrangers, la sagesse nous commande de nous unir pour les repousser, car dans ce cas les coups portés à une seule cité mettent en danger la sécurité de toutes. A l’avenir, ne demandons plus à des gens de l’extérieur d’intervenir dans nos affaires, soit comme alliés, soit comme médiateurs. Si nous adoptons cette ligne de conduite, nous rendrons dès à présent un double service à la Sicile : nous la débarrasserons des Athéniens et nous mettrons fin aux guerres intestines", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.64). Hermocratès est entendu. Les cités grecques de Sicile et d’Italie du sud acceptent de mettre leurs différends sur la table de négociation, et de traiter sans l’aide des Athéniens. Les trois stratèges athéniens présents dans la région, Pythodoros, Eurymédon et Sophoclès (ces deux derniers, après leur escale sans gloire à Corcyre, ont enfin gagné la Sicile), sont contactés par leurs alliés léontiniens et rhégioniens, qui leur demandent de partir conformément à l’accord conclu entre Siciliens lors du congrès de Géla. Les trois hommes acceptent, ils quittent l’île et retournent avec la flotte vers Athènes. A leur arrivée, les Athéniens toujours échaudés par la victoire de Pylos, les accusent de traîtrise et les condamnent à des amendes et à l’exil ("A leur retour, le peuple athénien condamna à l’exil les stratèges Pythodoros et Sophoclès, et infligea une amende au troisième, Eurymédon. Il leur reprocha d’avoir reçu de l’argent pour se retirer de Sicile alors qu’ils auraient pu se rendre maîtres de l’île : les Athéniens, favorisés à ce moment-là par leur bonne fortune, s’imaginaient que rien ne pouvait leur résister et qu’il leur suffisait d’engager n’importe quelles forces, considérables ou insuffisantes, pour mener à bien n’importe quelle opération, réalisable ou non", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.65).


Dans le nord de la mer Egée, ensuite, un autre personnage important entre en scène : Lamachos. Nous ne savons pas grand-chose sur ce Lamachos. Nous savons qu’avant la guerre, à une date que nous ignorons, c’est à lui que Périclès a confié l’escadre stationnée en permanence à Sinope en mer Noire (nous avons rapidement parlé de cette expédition au début de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans : "[Périclès] laissa aux Sinopiens treize navires commandés par Lamachos, et des troupes pour les défendre contre le tyran Timésiléon, qui fut bientôt chassé de Sinope avec tous ceux de son parti", Plutarque, Vie de Périclès 20). Lamachos est mentionné ensuite par Aristophane, qui lui accorde un rôle important dans Les Acharniens en -425, le présentant comme un militaire brut qui ne réfléchit pas, ce qui laisse supposer qu’il s’est illustré à la guerre juste avant cette date, et qu’il est alors sûrement le chef militaire le plus célèbre dans Athènes (sinon Aristophane aurait lancé ses sarcasmes contre un autre chef). L’autre auteur contemporain Thucydide confirme l’importance du rôle militaire de Lamachos à partir de l’été -424. Plutarque quant à lui insiste sur son honnêteté et sa simplicité ("Quand les ressources sont si limitées qu’on doit mesurer les dépenses à la règle et au compas, on ne s’abaisse pas et on ne se déshonore pas en avouant sa pauvreté, et en s’interdisant toutes les largesses auxquelles d’autres ont accès. On ne doit pas contracter des dettes, ni prendre à sa charge le moindre service, sous peine de provoquer en même temps rire et pitié : le manque de ressources ne reste jamais secret, comme les soutiens des amis, ou les flatteries aux usuriers, de sorte que de telles démarches n’honorent pas et n’affermissent pas, au contraire elles apportent toujours honte et mépris. Sur ce point, on peut rappeler les exemples de Lamachos […] qui dans ses comptes militaires indiquait toujours la dépense de ses crépides ["krhp…j", botte militaire] et de son pardessus ["ƒm£tion"]", Plutarque, Préceptes politiques). On note que ces trois auteurs gardent le silence sur les opinions politiques de l’homme, ce qui incite à penser qu’il n’est absolument pas un idéologue, et ne mettent jamais en cause ses capacités militaires. Nous verrons dans notre paragraphe sur la paix de Nicias que le plan de Lamachos pour conquérir la Sicile sera le plus réaliste, et que si l’expédition de Sicile s’achèvera en désastre ce sera justement pour n’avoir pas été appliqué à cause du magouilleur Alcibiade et du mou Nicias. Le même Aristophane qui au début de sa carrière, dans Les Acharniens, moque les manières caricaturalement militaires de Lamachos, saura lui rendre hommage après sa mort, en le qualifiant de héros dans Les grenouilles en -405 ("[Les leçons d’Homère] ont profité à beaucoup d’autres braves, dont le héros Lamachos", Aristophane, Les grenouilles 1040), et en s’indignant de voir sa mère glorieuse assise à côté de celle du peu glorieux démagogue Hyperbolos dans Les Thesmophories en -411 ("A quoi cela ressemble-t-il, ô cité, que la mère d’Hyperbolos [mort assassiné en -411] soit assise vêtue de blanc et les cheveux flottants à côté de celle de Lamachos [mort à l’ennemi en -414], et qu’elle prête de l’argent à usure ? Il faut, si elle prête et exige un intérêt, que personne au monde ne lui en paie, et qu’on lui enlève de force ses biens en lui disant : “Tu mérites bien que ton argent produise, toi qui as engendré un pareil produit !”", Aristophane, Les Thesmophories 839-845). Au printemps -424, les Mytiléniens de Lesbos qui n’ont pas été condamnés à la suite de la prise de leur cité par les troupes athéniennes en -427 décident de reproduire le scénario des Samiens à Anaia. On se souvient qu’après la reddition de Samos en -440 certains Samiens irréductibles se sont réfugiés sur le continent asiatique, au lieu-dit "Anaia", d’où ils ont commencé à harceler les navires athéniens croisant dans les parages (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, dans lequel nous avons consacré un alinéa à cette affaire de Samos). De même, les Mytiléniens s’organisent pour un débarquement et une installation sur le continent asiatique, d’où ils pourront harceler les navires de leurs dominateurs athéniens. Leur choix se porte sur Antandros (aujourd’hui Altinoluk près d’Edremit en Turquie : "Ils attaquèrent Antandros, dont ils s’emparèrent grâce à une trahison. Ils avaient l’intention de libérer toutes les places connues sous le nom d’“actaiennes” et qui appartenaient précédemment à Mytilène. Elles étaient désormais soumises aux Athéniens. Antandros était particulièrement précieuse pour eux car elle devait leur offrir toutes les facilités pour s’équiper et notamment pour construire une flotte. L’Ida n’était pas loin et on y trouvait du bois en abondance : une fois fortifiée, la cité serait une base commode pour lancer des raids contre Lesbos toute proche et pour s’emparer des places éoliennes continentales", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.52). Mais ils ont la mauvaise idée de mettre leur projet à exécution juste au moment où l’escadre athénienne chargée de récolter le phoros passe à proximité ("Les exilés mytiléniens se disposèrent, conformément à leurs projets, à mettre Antandros en état de défense. Mais les stratèges athéniens Démodocos et Aristéidès, partis avec une escadre pour percevoir le phoros, se trouvaient alors dans l’Hellespont [aujourd’hui le détroit des Dardanelles]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75). Les commandants de cette dernière décident d’intervenir, hantés par l’exemple des Samiens à Anaia ("Informés des préparatifs à Antandros, les Athéniens craignirent que se reproduise la même situation qu’à Anaia en face de Samos. A Anaia s’étaient établis les Samiens exilés, qui aidaient les Spartiates en leur envoyant des pilotes pour leurs navires, suscitaient des troubles à Samos et offraient un refuge à leurs compatriotes qui s’exilaient. Les Athéniens levèrent donc des troupes parmi les alliés et firent voile contre Antandros", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75). Parmi les renforts qui affluent vers Antandros se trouve l’escadre de Lamachos, qui croisait dans le Pont-Euxin/mer Noire ("Leur collègue Lamachos s’était engagé dans le Pont-Euxin avec dix navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75). La bataille est de courte durée, les Mytiléniens d’Antandros sont vaincus ("Vainqueurs des Mytiléniens sortis à leur rencontre, ils investirent la place", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75). Lamachos retourne ensuite dans le Pont-Euxin/mer Noire, mais commet l’erreur de mouiller ses navires à l’embouchure de la rivière Calès (autre nom de la rivière Lycos, aujourd’hui la rivière Çürüksu Çayı en Turquie) : une crue noie toute son escadre, et il se retrouve prisonnier en plein territoire perse de Bithynie ("Peu de temps après, Lamachos, retourné dans le Pont-Euxin, perdit ses navires alors qu’ils étaient mouillés dans la rivière Calès, sur le territoire d’Héraclée [aujourd’hui Karadeniz Ereğli en Turquie]. Ils furent détruits par une crue soudaine survenue à la suite d’inondations dans le haut pays", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75). Mais il réussit à sauver son armée en la conduisant courageusement et avec succès par voie de terre à travers la Bithynie, d’est en ouest, jusqu’au port grec de Chalcédoine (aujourd’hui Kadıköy en Turquie, face à Istanbul : "Lamachos partit donc par voie de terre, traversa le pays des Thraces bithyniens qui habitent de l’autre côté des détroits, en Asie, et atteignit Chalcédoine, colonie mégarienne située au débouché du Pont-Euxin", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75 ; selon l’historien romain Justin, Lamachos dans cette expédition de retour à travers la Bithynie perse a bénéficié de l’aide des habitants d’Héraclée : "Après la défaite des Perses, les Athéniens vainqueurs imposèrent à la Grèce et à l’Asie un phoros destiné à l’entretien de leur flotte. Chaque peuple s’empressa d’y contribuer pour son propre salut. Les gens d’Héraclée, alliés du Grand Roi, s’y opposèrent. Envoyé par Athènes pour les contraindre à payer, Lamachos laissa ses navires sur la côte et désola leur territoire, lorsqu’une tempête détruire brusquement sa flotte et la plus grande partie de son armée. La perte de ses navires lui interdit la mer, et il n’osa pas traverser les nombreuses régions barbares par voie de terre avec le peu d’hommes restant. Mais les gens d’Héraclée, ne voulant se venger que par des bienfaits, lui apportèrent vivres et secours. En s’attachant ainsi l’amitié de ceux qui étaient venus pour les combattre, ils s’estimèrent dédommagés du ravage de leurs campagnes", Justin, Histoire XVI.3).


Nicias enfin, en voyant Cléon revenir de Pylos avec toute la flotte athénienne victorieuse et les otages spartiates survivants de Sphactérie, se retrouve comme un cul. Pour tenter de redorer son blason, il commande une expédition contre Corinthe ("Le même été [-425], immédiatement après ces événements [la défaite des Spartiates à Pylos et le retour triomphal de Cléon], Athènes envoya contre le territoire de Corinthe une expédition de quatre-vingt navires. Deux mille hoplites levés parmi les citoyens et deux cents cavaliers embarqués sur des transports de chevaux partirent avec la flotte. Parmi les cités alliées, Milet, Andros et Carystos fournirent des contingents, qui se joignirent au corps expéditionnaire, que commandait Nicias fils de Nicératos, assisté de deux autres stratèges", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.42). Mais comme il est aussi discret dans ses préparatifs que le général Nivelle en 1917 avant l’offensive du Chemin des Dames, dont les mouvements de troupes au grand jour signifieront à l’ennemi : "Attention, je vais attaquer ! Attention, je vais attaquer !", quand il arrive devant Corinthe les habitants de la cité sont parfaitement préparés pour l’accueillir ("Les Corinthiens avaient appris par des informations en provenance d’Argos qu’une expédition allait partir. Ils avaient pu ainsi mobiliser à l’avance toutes leurs forces, à l’exception des gens habitant au-delà de l’isthme et de cinq cents hommes qui se trouvaient en garnison à Ambracie et à Leucade. Leur armée au complet s’était positionnée sur l’isthme et attendait les Athéniens à leur débarquement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.42). S’ensuit une improductive boucherie ("Les Corinthiens assaillirent d’abord les Athéniens de l’aile droite, qui venait de débarquer devant Chersonèsos, puis ils engagèrent le combat avec le reste des troupes adverses. On se battit avec acharnement et continuellement au corps à corps. L’aile droite athénienne avec les Carystiens qui en formaient l’extrémité, soutint le choc et repoussa l’ennemi avec peine. Les Corinthiens reculèrent jusqu’à un mur de clôture. Le terrain s’élevait en une pente continue, ce qui leur permit d’envoyer une grêle de pierres sur les Athéniens, qu’ils dominaient. Puis, entonnant le péan, ils revinrent à la charge. Les Athéniens tinrent bon et ce fut un nouveau corps à corps. Mais l’aile gauche corinthienne ayant été renforcée par une compagnie de troupes fraîches, l’aile droite athénienne lâcha pied et fut refoulée jusqu’à la mer. Puis les Athéniens et les Carystiens repoussèrent à leur tour l’assaillant loin de leurs navires. Sur tout le reste du front, les deux armées s’acharnaient l’une contre l’autre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.43). Les Athéniens échappent à l’anéantissement par l’intervention impromptue d’un corps de cavalerie qui repousse les Corinthiens et interrompt momentanément la bataille ("Face à l’adversaire dépourvu de cavalerie, les Athéniens furent avantagé par la présence d’un escadron appuyant leur infanterie. Les Corinthiens finirent par rompre le contact pour se replier vers la colline, sur laquelle ils firent halte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.44). Finalement, voyant au loin arriver des troupes fraîches au secours des Corinthiens, Nicias juge plus prudent de rembarquer ("Les Athéniens, voyant marcher contre eux la totalité des forces corinthiennes et supposant qu’il s’agissait de renforts envoyés par les cités péloponnésiennes limitrophes, se replièrent à la hâte en emportant les dépouilles de l’ennemi et leurs morts", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.44). Après cet échec devant Corinthe, il décide d’installer un fort sur la presqu’île quasi déserte de Méthana, située entre Trézène au sud et l’île d’Egine au nord ("Ils se mirent à longer la côte d’abord jusqu’à Epidaure où ils descendirent, puis jusqu’à Méthana, entre Epidaure et Trézène, où ils construisirent un mur en travers de l’isthme reliant la péninsule au continent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.45), sans doute dans l’espoir de faire sur la côte est péloponnésienne un pendant à ce que Démosthénès et Cléon ont fait à Pylos sur la côte ouest, une tête de pont pour des opérations de guérilla vers l’intérieur du Péloponnèse (c’est du moins à cette fin que le poste fortifié de Méthana sera utilisé : "Ils laissèrent là une garnison qui par la suite effectua des raids sur les territoires de Trézène, d’Haliai et d’Epidaure", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.45). Mais on voit sur la carte que cette installation d’un contingent athénien à Méthana a un intérêt stratégique nul puisque Athènes, depuis son port du Pirée et ses protectorats de Salamine et d’Egine, contrôle déjà entièrement les mouvements des navires dans le golfe Saronique. De plus, les Doriens de l’est du Péloponnèse, comme ceux de Trézène ou d’Epidaure, sont depuis toujours beaucoup moins hostiles à Athènes que ceux de Sparte, autrement dit les raids lancés par les troupes athéniennes de Méthana risquent d’être contre-productifs puisqu’ils risquent de pousser ces Doriens orientaux plus ou moins neutres qui en sont victimes dans les bras de Sparte. La seule campagne militaire réellement victorieuse et stratégiquement positive que Nicias mènera - qui semble d’ailleurs être la seule compagne militaire digne d’être célébrée de sa vie tout entière -, est celle contre l’île de Cythère en -424. Encore faut-il relativiser cette victoire, puisque Nicias la partagera avec un nommé "Nicostratos fils de Diéitréphès" et un nommé "Autoclès fils de Tolmaios" (peut-être le frère de Tolmidès mort à Coronée juste avant la signature de la paix de Trente Ans en -446, lui aussi "fils de Tolmaios" selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.113, et selon Plutarque, Vie de Périclès 18 ?), qu’elle s’apparentera comme toutes les autres expéditions de Nicias à celle de l’homme qui utilise une grenade pour tuer une fourmi ("Au cours de ce même été [-424], Athènes envoya une expédition contre Cythère. Nicias fils de Nicératos, Nicostratos fils de Diéitréphès et Autoclès fils de Tolmaios, partirent avec soixante navires, deux mille hoplites, un petit nombre de cavaliers et des contingents alliés fournis par Milet et quelques autres cités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.53), et que les Athéniens seront accueillis par une partie de la population prête à négocier avec eux pour mettre fin à la domination spartiate ("Après avoir résisté pendant un temps, les Cythériens lâchèrent pied et allèrent se réfugier dans la cité haute. Peu après ils traitèrent avec Nicias et les autres chefs athéniens et se rendirent à discrétion moyennant la promesse qu’on leur laisserait la vie sauve. Des pourparlers antérieurs s’étaient engagés entre Nicias et quelques habitants de l’île, pour cela le traité de capitulation fut conclu vite et à des conditions avantageuses pour les Cythériens, qui obtinrent des assurances pour le présent et pour l’avenir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.54). Mais n’ironisons pas outre mesure : la conquête de Cythère menée par Nicias sera réellement bénéfique pour Athènes car, située entre le cap Malée et le cap Tainare (aujourd’hui le cap Matapan), l’île contrôle l’accès de Sparte à la mer, et donc son ravitaillement ("C’est là que faisait escale les navires marchands venus d’Egypte ou de Libye. La possession de cette île facilitait d’autre part la défense de la Laconie contre les raids des pillards arrivant par mer. C’est en effet uniquement du côté de la mer que la Laconie est vulnérable", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.53).


Avant d’aborder les événements des années suivantes, mentionnons brièvement les pièces présentées à cette époque par Aristophane, Les Acharniens en -425, Les cavaliers en -424, qui ont survécu jusqu’à nous. Les Acharniens sont une condamnation de la guerre d’alors. L’auteur y montre son absurdité, tant dans ses origines (Aristophane rappelle que l’une des causes de cette guerre est le décret que Périclès a appliqué contre Mégare apparemment pour faire plaisir à sa maîtresse Aspasie : "Des jeunes gens enivrés se rendirent à Mégare et y enlevèrent la courtisane Simaitha. Les Mégariens, sous l’affront, outrés comme des coqs, enlevèrent à leur tour deux courtisanes à Aspasie. Voilà comment la guerre éclata entre tous les Grecs pour trois catins. Du haut de sa colère, l’Olympien Périclès lança l’éclair, tonna, bouleversa la Grèce et édicta une loi dans le style des odes interdisant aux Mégariens de séjourner sur la terre, sur l’agora, sur la mer et sur le continent. Que firent les Mégariens ? Finissant par mourir de faim, ils demandèrent aux Spartiates d’obtenir l’abrogation du décret rendu à cause des catins. Nous répondîmes par des refus à leurs demandes réitérées. Alors retentit le cliquetis des boucliers", Aristophane, Les Acharniens 523-539), que dans son déroulement (on ne sait pas pour quelle opération Lamachos part à la fin de la pièce, on sait seulement qu’il en revient pitoyablement avec un genou déboîté et quelques côtes cassées : "O serviteurs de la maison de Lamachos, de l’eau, de l’eau ! Chauffez-en dans une marmite, préparez des linges, du cérat, des tampons de laine grasse, de la charpie pour sa cheville : le grand homme est blessé ! En sautant un fossé il s’est heurté contre un pieu en se déboîtant et luxant la cheville, et il s’est fait une fracture à la tête en tombant sur une pierre ! La Gorgone en se réveillant s’est détachée du bouclier [autrement dit : "son casque à figure de Gorgone est tombé"]. En voyant sa grande plume orgueilleuse brisée contre les rochers, il a proféré ces tristes accents : “O glorieux objet, je te vois pour la dernière fois, je me meurs, je suis mort !”. En prononçant ces mots, il est tombé dans une rigole et, s’étant relevé, il a reçu un coup de lance en poursuivant des pillards en fuite", Aristophane, Les Acharniens 1174-1188) et dans ses finalités (Sparte n’est pas la Bête immonde que les Athéniens s’imaginent : "Pourquoi accusons-nous les Spartiates de tous les maux ? Parce que chez nous quelques hommes, et non pas la cité tout entière, des misérables individus à l’esprit mauvais, des tarés, faux citoyens, sortes d’étrangers, raillaient la laine de Mégare, et sitôt qu’ils désignaient n’importe quoi - un concombre, un levraut, un cochon de lait, une gousse d’ail, des grumeaux de sel - en disant : “Cela vient de Mégare !”, le jour même tout était vendu à l’encan. Ce mal n’était pas grand et ne sortait pas de chez nous. Mais un jour des jeunes gens enivrés se rendirent à Mégare et y enlevèrent la courtisane Simaitha. [allusion au décret précité imposé par Périclès à la cité de Mégare, et à ses conséquences] […] Supposez qu’un Spartiate embarqué sur un navire y découvre puis vende un petit chien appartenant à des Sériphiens [habitants de la minuscule île de Sériphos], resterez-vous “calmes en vos logis ? Ah, certainement pas !” [citation de la tragédie perdue Télèphe d’Euripide] Vous mettrez à la mer trois cents navires et la cité sera pleine du tumulte des soldats répondant au triérarque, ici on distribuera la solde, là on redorera les statues d’Athéna, le portique des céréales retentira du bruit de la foule pendant qu’on mesurera le blé, partout des outres, des courroies à rames, des gens achetant jarres, ail, olives, oignons dans des filets, couronnes, sardines, aulètes, fards aux yeux, et à l’arsenal un vacarme d’avirons qu’on aplatit, de tolets qu’on enfonce à grands coups, de courroies qu’on fixe aux sabords, d’aulos, de cris de commandements, de fifres, de sifflets : “Voilà, je le sais, ce que vous ferez, car l’ennemi Télèphe agira de même, ne le pensez vous pas ?” [autre citation de la tragédie perdue Télèphe d’Euripide]. C’est en cela que vous prouverez être dénués de bon sens", Aristophane, Les Acharniens 514-556). La pièce dénonce les vrais profiteurs de la guerre : les militaires quels qu’ils soient (incarnés par Lamachos qui est ridiculisé sur la scène, comme nous l’avons dit précédemment), mais surtout les diplomates (qui vivent confortablement sous prétexte de conduire les opérations pendant que leurs concitoyens dans la cité meurent de faim et que les autres meurent au loin à la guerre : "“Vous nous avez envoyés auprès du Grand Roi avec une solde de deux drachmes par jour, sous l’archontat d’Euthyménès [archonte entre juillet -437 et juin -436]” “Hélas ! Nos pauvres drachmes !” “Et qu’il fut difficile en vérité, ce voyage à travers les plaines caystriennes, à cheminer bien abrités par des tentures, dans de confortables voitures où l’on était douillettement étendus, mourants de fatigue !” “A ce compte, je devrais être très bien portant, moi, le long du rempart, dans la saleté où je suis ?” “Nos hôtes nous forcèrent à boire, dans des coupes de cristal et d’or, du vin pur bien doux !” “O cité de Cranaos [ancien roi d’Athènes], ne vois-tu pas que tes ambassadeurs se moquent de toi ?”", Aristophane, Les Acharniens 65-76 ; "“Que Théoros, notre envoyé revenu de la cour de Sitalcès [roi des Odryses, tribu thrace], entre !” “Me voici.” “Voici un autre imposteur !” “Nous ne serions pas restés en Thrace aussi longtemps…” “… non, par Zeus, si ton salaire n’avait pas été aussi élevé.” “… si nous n’avions pas été bloqués par la neige, qui recouvrit le pays entier et qui gela les fleuves […] Nous avons donc passé tout notre temps à boire avec Sitalcès”", Aristophane, Les Acharniens 134-141 ; "Pourquoi faut-il que vous touchiez toujours une bonne solde, alors que ceux-ci n’en touchent aucune ? Toi le poussier aux cheveux gris, as-tu déjà été ambassadeur ? Tu vois : il fait signe que non, et pourtant il est un sage et un travailleur. Et toi le charbonnier, toi le portier, toi au cœur de chêne, l’un de vous a-t-il jamais vu Ecbatane ou la Chaonie ? Ils disent que non. Mais c’est bon pour vous, les fils des Koisyra [épouse d’Alcméon et mère de Mégaclès II au VIème siècle av. J.-C., restée dans la mémoire collective comme l’emblème de la notable prétentieuse et dépensière] et des Lamachos, qui naguère ne payaient ni leur écot ni leurs dettes et à qui, comme les gens qui versent leur cuvette dans la rue le soir, tous les amis ordonnaient de dégager dès qu’ils les voyaient", Aristophane, Les Acharniens 607-617), les sycophantes (qui sont des parasites vivant au crochet des militaires et des diplomates, comme celui qui tente de condamner le Mégarien venu apporter deux filles cochonnes à Dicéopolis : "“Tes petites cochonnes, je les dénonce comme ennemies, et toi aussi.” “Et voilà que renaît la cause de nos maux !”", Aristophane, Les Acharniens 819-821) et les sophistes démagogues (qui sont employés et payés par les militaires et les diplomates pour manipuler l’opinion dans le but d’entretenir la guerre, comme Nicarchos qui tente de démontrer que Dicéopolis a voulu incendier Athènes en introduisant un bout de ficelle en provenance de Thèbes et qu’il doit être condamné sévèrement pour cela : "“Je t’accuse dans l’intérêt des assistants [formule de rhétorique signifiant que l’objet mis en cause n’est pas dangereux en lui-même, mais par la façon dont il peut être utilisé]. Tu as introduit une mèche d’un pays ennemi.” “Tu éclaires [allusion ironique à la prétention des sophistes démagogues, qui affirment vouloir "éclairer de leur savoir" leurs concitoyens] donc avec une mèche ?” “Elle pourrait incendier l’arsenal.” “L’arsenal ? Une mèche ?” “Sans doute.” “Comment ?” “Un Béotien pourrait l’introduire dans un chaume. Il pourrait ensuite, après l’avoir allumée, la diriger jusqu’à l’arsenal par une rigole en profitant d’un jour de fort vent du nord. Une fois le feu sous les navires, ils flamberaient à l’instant”", Les Acharniens 915-924). Face à eux, Aristophane se présente sous les traits d’un Athénien moyen nommé "Dicéopolis" qui décide de signer une paix séparée avec Sparte du côté d’Acharnes, dème au nord d’Athènes : lui et ses proches ont donné leur nom à la pièce, dont le contenu caustique et parfois caricatural reste universel. Nous avons eu à plusieurs reprises l’occasion de commenter le caractère beaucoup plus tendancieux de la comédie suivante, Les cavaliers, qui est une charge pleine de mauvaise foi contre Cléon. Ce dernier jouant un jeu trouble notamment avec les sophistes, les sycophantes et les militaires (qu’il utilise un jour et qu’il condamne l’autre jour), et étant devenu son ennemi personnel depuis la mise à l’index des Banqueteurs en -427, Aristophane ne supporte pas de le voir revenir vainqueur de Pylos en -425. Il tente donc, dans Les cavaliers, de rabaisser son mérite, par un moyen qui ne résiste pas à l’analyse historique. Nous avons mentionné, lors de l’expédition lamentable de Nicias à Corinthe, l’intervention impromptue d’un corps de cavaliers qui a repoussé l’adversaire et évité aux Athéniens d’être écrasés sur place : ces cavaliers constituent le chœur et donnent le titre de la nouvelle pièce d’Aristophane, celui-ci essayant de façon désespérée de convaincre les spectateurs athéniens que leur mérite à Corinthe est plus grand que le mérite de Cléon à Pylos. Pour ce faire, il montre ces cavaliers sermonnant un personnage appelé "Démos" qui incarne le peuple athénien (d’où son nom : "DÁmoj/Peuple") se laissant berner par un "Paphlagonien" qui incarne Cléon. Les accusations développées par l’auteur à l’encontre de Cléon via ce Paphlagonien sont très discutables. Il l’accuse de ne pas être le seul auteur de la victoire de Pylos, ce qui est vrai sur le plan militaire puisque Cléon a simplement suivi les conseils de Démosthénès, mais faux sur le plan politique puisque Démosthénès sans Cléon n’aurait jamais eu ses renforts ("Il s’est fait passer pour un homme en récoltant la moisson d’autrui [c’est-à-dire "il s’est approprié le triomphe qui revenait à Démosthénès"]", Aristophane, Les cavaliers 392) ; il l’accuse aussi de profiter de son succès à Pylos pour s’enrichir au détriment du peuple ("Et aujourd’hui, ces épis qu’il a rapportés de là-bas [allusion aux Spartiates capturés à Sphactérie et amenés comme otages à Athènes], après les avoir liés dans des entraves, il les sèche et veut les vendre [autrement dit : "Il veut monnayer leur libération contre de l’argent qu’il mettra dans sa poche"]", Aristophane, Les cavaliers 393-394), mais nous avons vu que ni lui ni l’historien Thucydide n’avancent des faits précis (à l’exception des repas que Cléon prend au Prytanée) pour confirmer ces détournements de fonds, ce qui laisse supposer que cette accusation n’est que pure calomnie (car l’hostilité de Thucydide et d’Aristophane à l’égard de Cléon est telle que, s’ils avaient eu la moindre preuve de détournements de fonds de sa part, ils ne se seraient pas privés de la répandre publiquement). Il l’accuse encore de n’apporter aucun réconfort ni aucun bienfait à la cité (il dit ironiquement que les seuls bénéficiaires de sa politique sont les marchands de cuillères à pots : "J’ai entendu quelques vieillards acariâtres, dans le Deigma des procès [le "Deigma/De‹gma" est un lieu d’exposition marchand au Pirée, un bazar : Aristophane veut dire ici que les procès à Athènes à son époque sont en si grand nombre et provoquent tellement de bruit qu’ils s’apparentent à ce grand bazar du Pirée], objecter que si Cléon n’était pas devenu si puissant, il nous manquerait deux ustensiles utiles : le pilon et la cuillère à pot", Aristophane, Les cavaliers 977-984), et il se laisse aller au délit de sale gueule en l’accusant d’avoir une apparence grossière ("Mais cette particularité, je la remarque encore dans son éducation de pourceau : les enfants qui fréquentaient l’école avec lui disent qu’il accordait toujours sa lyre sur le mode dorique [mode le plus viril, grave et moral, utilisé dans les tragédies] et refusait d’en apprendre un autre, et que cela fâchait le maître qui finissait par le punir en disant que ‟cet enfant est incapable d’apprendre le moindre mode sinon le mode dorodoque ["dwrodokist…", de "Doro/Dwrè", déesse de la corruption]", Aristophane, Les cavaliers 985-996), et peut-être même au délit d’incitation au meurtre ("Bien douce sera la lumière du jour pour ceux qui habitent la cité et pour nos visiteurs, quand Cléon sera apolitisé ["¢pÒlhtai", littéralement "qui est soustrait à la cité/polis"]", Aristophane, Les cavaliers 973-975). A la fin de la pièce, Démos reconnaît qu’il s’est laissé berner, et retourne travailler aux champs.


Sparte à Amphipolis


On se souvient de la scène, au début du film de Nicholas Ray Les cinquante-cinq jours de Pékin, dans laquelle un seigneur chinois, un boxer, provoque l’officier anglais Matt Lewis/Charlton Heston en se livrant à une longue démonstration d’arts martiaux : Matt Lewis/Chalton Heston répond en dégainant brusquement son épée et en la mettant sous la gorge du seigneur chinois, qui n’a plus d’autre choix que reculer et tomber à la renverse sur une table. Cette scène montre que les deux adversaires n’ont pas les mêmes buts, et n’utilisent pas les mêmes moyens. Le boxer ne veut pas éliminer l’officier anglais, ni l’Etat ni la culture qu’il représente, il veut simplement l’effrayer ou le battre en recourant aux techniques de combat traditionnelles. L’officier anglais au contraire veut éliminer l’Etat et la culture que représente le boxer, pour installer les siens à leur place, et pour arriver à ses fins il n’hésite pas à bousculer les techniques traditionnelles de combat en recourant à la surprise, à la feinte, au mensonge, et même, plus loin dans le film, aux fusils et aux canons. Le boxer place la fidélité à son art martial avant tout le reste, et cette fidélité commande que la victoire s’obtient dans des tournois avec des règles prédéfinies, ou à la guerre avec des règles également prédéfinies. L’officier anglais au contraire place la victoire avant tout le reste : si pour obtenir cette victoire il doit mépriser toutes les règles établies - par exemple en attaquant par dessous à l’épée -, alors il méprisera toutes les règles établies. Cette scène pourrait être transposée en Grèce au moment de la bataille de Pylos, avec Sparte dans le rôle du boxer et Athènes dans le rôle de l’officier anglais. Jusqu’à la bataille de Pylos en effet, les Spartiates comme le boxer ne veulent pas éliminer Athènes, ils veulent simplement l’effrayer ou la battre en recourant aux techniques traditionnelles de combat (c’est pour cela que chaque printemps ils s’avancent vers les Athéniens en envahissant l’Attique : ils espèrent que les Athéniens avanceront pareillement vers eux, qu’un combat s’engagera selon les règles, et que le vaincu s’agenouillera chevaleresquement devant le vainqueur). Mais lors de la bataille de Pylos, ils prennent soudain conscience que leur adversaire est comme l’officier anglais : il ne respecte aucune règle et veut l’élimination de Sparte. Une scène dans la Guerre du Péloponnèse de Thucydide témoigne de cette soudaine prise de conscience, et peut être mise en rapport avec la scène du film de Nicholas Ray. Quand Cléon, de retour de Pylos, débarque à Athènes avec les Spartiates capturés sur l’île de Sphactérie, un Athénien apostrophe l’un d’eux et tourne en dérision la notion de courage, qui n’a servi ni aux Spartiates morts sur l’île de Sphactérie ni à leurs camarades ayant choisi de devenir otages plutôt que mourir au combat : le Spartiate répond que les Athéniens n’ont pas de leçons de courage à donner à qui que ce soit, puisque pour vaincre à Pylos ils ont utilisé des techniques et des armes de lâches, comme les jets de flèches ("Un allié d’Athènes voulut humilier un des prisonniers de l’île en lui demandant si ceux de ses camarades qui étaient morts étaient des braves. L’autre répondit que la flèche serait un objet très prisé si elle savait discerner les braves, sous-entendant que les pierres et les traits avaient frappé au hasard", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.40).


Les autorités spartiates sont divisées. Une partie propose de négocier un donnant-donnant avec Athènes : la restitution de Pylos contre la cessation immédiate de la guerre et la signature d’un traité de paix. Les troupes spartiates pourront ainsi rediriger leurs forces contre les hilotes qui s’agitent autour de Pylos, et rasseoir leur autorité sur tout le Péloponnèse. Mais toutes les ambassades envoyées vers Athènes reviennent bredouilles ("[Les Spartiates] étaient très inquiets et, tout en cherchant à dissimuler leurs appréhensions aux Athéniens, ils envoyèrent à Athènes des représentants afin d’obtenir la restitution de Pylos et des prisonniers. Mais les Athéniens désiraient étendre encore leurs conquêtes et les émissaires qui se succédaient chez eux repartaient les mains vides", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.41 ; "“[La Paix] est venue spontanément, après l’affaire de Pylos, apporter à la cité un panier plein de trêves, et elle a été repoussée par trois fois par vos suffrages dans l’Ekklesia” “Nous avions tort. Mais tu dois nous pardonner : nos esprits étaient alors dans les cuirs [allusion à Cléon, qui fut tanneur avant de devenir homme d’Etat]", Aristophane, La Paix 665-669). L’autre partie, à la tête de laquelle se trouve Brasidas remis de ses blessures et de son évacuation en urgence de Pylos, propose au contraire de continuer la guerre en retournant les armes et l’esprit destructeur d’Athènes contre elle : au lieu de continuer à chercher un combat selon les règles traditionnelles, qui ne se produira jamais parce qu’Athènes n’en veut pas et le fuira toujours, il faut montrer aux Athéniens que Sparte veut désormais éliminer l’Etat athénien de la même façon qu’eux veulent éliminer l’Etat spartiate, en attaquant leur point le plus faible. Or, on se souvient que les points faibles d’Athènes sont le phoros, la flotte et l’empire : ces trois piliers développés par Périclès sont solides si chacun est solidaire des deux autres, si l’un d’eux s’écroule il emportera les deux autres dans sa chute et l’Etat athénien qu’ils supportent. Le phoros semble à l’abri derrière les murs fortifiés d’Athènes, au sommet de l’Acropole, l’empire semble également inaccessible car éparpillé dans la mer Egée désormais vide de navires spartiates (beaucoup ont été coulés lors de la bataille navale de Pylos, et ceux qui ont échappé à la destruction ont été follement confiés à Athènes qui a toujours refusé de les rendre par la suite), la flotte athénienne en revanche reste fragile, malgré les apparences. Une trière en effet est un outil militaire sophistiqué, fabriqué avec des matériaux très divers et provenant de tout l’empire, réclamant des soins constants. Le bois de la coque pose particulièrement problème. Il se corrompt rapidement au contact de l’eau (c’est pour cette raison qu’il faut régulièrement tirer les trières sur la berge, pour que le bois sèche), créant des infiltrations dans la structure du navire. Le meilleur bois que les Athéniens ont trouvé pour minimiser ce problème est le sapin des Balkans, qui transite par Amphipolis et Eion. Le calcul de Brasidas (qui sait par ailleurs, parce qu’il l’a constaté de ses yeux à l’occasion de la seconde bataille de Naupacte en -429 où il a été battu, que la flotte athénienne est la principale force militaire d’Athènes) est simple : sans Amphipolis et Eion, les importations de bois vers Athènes cessent, donc impossibilité pour Athènes de réparer ni renouveler sa flotte, donc écroulement de l’Etat athénien qui sans sa flotte ne pourra plus contrôler l’empire dont elle tire le phoros. Les échecs répétés des négociateurs envoyés vers Athènes incitent les autorités spartiates à donner à Brasidas les moyens de réaliser son projet qu’il défend avec insistance ("Si les Spartiates ont choisi Brasidas pour cette mission, c’est avant tout parce qu’il l’a lui-même demandé", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.81), celui-ci ayant rappelé que les troupes spartiates seront soutenues par les cités de Chalcidique et par le roi de Macédoine Perdiccas II qui n’ont pas digéré la prise de Potidée par Athènes en -429, et ayant montré qu’une expédition vers les lointaines cités d’Amphipolis et d’Eion est un bon moyen d’éloigner du Péloponnèse les hilotes qui s’agitent autour de Pylos ("Le Péloponnèse et tout particulièrement la Laconie subissant des attaques répétées de la part des Athéniens, les Spartiates estimèrent que le mieux était de faire une diversion et de rendre la pareille à l’ennemi en envoyant une armée sur le territoire des alliés d’Athènes, et cela d’autant plus que ces derniers étaient prêts à ravitailler l’expédition et qu’ils réclamaient du secours en vue de rompre avec les Athéniens. Ils étaient satisfaits aussi de trouver ainsi une raison valable pour envoyer au dehors beaucoup d’hilotes susceptibles de se soulever à la moindre occasion, alors que Pylos se trouvait occupé par l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.80). On peut imaginer aussi que, comme le gouvernement du Directoire ravi de voir le populaire, bouillonnant et imprévisible général Bonaparte s’éloigner vers l’Egypte pour y mourir ou pour y gagner des batailles à peu de frais au nom du Directoire, le gouvernement de Sparte est ravi de se débarrasser de Brasidas (l’historien Thucydide en effet révèle que beaucoup de Spartiates "étaient jaloux de lui", Guerre du Péloponnèse IV.108) en l’envoyant au loin vers la Thrace pour qu’il y meure au combat ou qu’il y gagne des batailles à peu de frais au nom de Sparte (comme Périclès en -450 a été ravi de se débarrasser de Cimon en l’envoyant au loin vers Chypre où il a remporté des victoires à peu de frais au nom d’Athènes avant de mourir près de Salamine de Chypre).


Brasidas s’installe donc du côté de Corinthe et de Mégare, à la frontière du Péloponnèse, il commence à rassembler des troupes, et à les organiser en vue d’une offensive foudroyante vers la Thrace.


C’est précisément sur cet endroit que les Athéniens, très mal inspirés, décident de diriger une nouvelle attaque. La cité dorienne de Mégare, comme beaucoup de cités grecques pendant cette période, est divisée : certains réclament une rupture avec leurs lointains cousins doriens de Sparte pour se rapprocher des démocrates athéniens, les autres refusent le moindre compromis avec Athènes. Les premiers sont minoritaires mais dominent politiquement dans Mégare même, les seconds sont majoritaires mais retranchés à Pegai, le port occidental de Mégare, sur l’actuel golfe de Corinthe ("Les Mégariens étaient rudement éprouvés en même temps par la guerre que leur imposaient les Athéniens, qui envahissaient massivement deux fois par an le territoire de la cité, et par certains de leurs propres concitoyens qui, à la suite de luttes civiles, avaient été chassés de la cité par d’autres de tendance démocratique et s’étaient réfugiés à Pegai, d’où ils lançaient des raids destructeurs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.66). Les démocrates, craignant de succomber sous le mécontentement grandissant de la population qui réclame la fin des affrontements entre les deux camps, ont demandé de l’aide à Athènes, qui leur a envoyé Démosthénès et un autre stratège nommé "Hippocratès" ("Les chefs du parti démocratique se rendirent compte que le peuple, accablé par ses souffrances, serait incapable de rester fermement à leurs côtés et, pris de peur, ils entrèrent en pourparlers avec les stratèges athéniens Hippocratès fils d’Ariphron et Démosthénès fils d’Alkisthénès, dans l’intention de leur livrer la place", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.66). On se souvient que quand les négociateurs spartiates sont venus à Athènes après l’écrasement de leur flotte à Pylos, Cléon a déclaré qu’il était prêt à signer la paix avec Sparte à condition que celle-ci rende Nisaia, Pegai, Trézène et l’Achaïe : la démarche des démocrates mégariens, qui offrent sur un plateau Mégare et ses deux ports Nisaia et Pegai, séduit naturellement Athènes. Les deux stratèges décident d’attaquer la petite troupe hétéroclite de Péloponnésiens commandée par un Spartiate qui garde l’entrée de Mégare et le mur fortifié reliant Mégare à Nisaia ("Les Athéniens débarquèrent de nuit sur l’îlot Minoa, devant Mégare [c’est l’îlot conquis en fanfare par Nicias en -426], avec six cents hoplites placés sous les ordres d’Hippocratès. La troupe partit de là pour aller se poster dans un fossé dont la terre servait à faire des briques pour le mur fortifié à proximité. Quant à Démosthénès, l’autre stratège, qui se trouvait à la tête de Platéens armés légèrement [les Platéens n’ont plus de cité, rappelons-le, depuis que les troupes thébaines et spartiates l’ont investie et rasée en -427] et de péripoles ["per…poloj", littéralement "qui sont autour/per…” des axes, pivots/pÒloj", c’est-à-dire des soldats novices apprenant l’art du combat auprès des anciens], il se mit en embuscade près du sanctuaire d’Enyalios ["Enu£lioj", "le Belliqueux", surnom du dieu de la guerre Arès] situé contre le mur", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.67). Très rapidement, Hippocratès et Démosthénès prennent le contrôle du mur fortifié, leur attaque de nuit ayant totalement surpris la troupe péloponnésienne qui, effrayée, s’enfuit vers Nisaia et s’y barricade ("La plupart des Péloponnésiens s’enfuirent, épouvantés de voir l’ennemi tomber ainsi sur eux en pleine nuit et les traîtres mégariens se joindre aux assaillants. Ils crurent que la population s’était tout entière soulevée contre eux. Quand le héraut athénien lança, de sa propre initiative, une proclamation invitant tous les Mégariens prêts à se rallier au parti des Athéniens à venir se ranger à côté d’eux avec les armes, les Péloponnésiens cessèrent de résister. S’imaginant qu’ils avaient affaire aux forces coalisées d’Athènes et de Mégare, ils allèrent se réfugier à Nisaia", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.68). Mais des Mégariens hostiles à Athènes interviennent alors, et empêchent leurs compatriotes de tendance démocratique d’ouvrir les portes de la cité ("Ils ajoutèrent que, si on ne les écoutaient pas, ils étaient prêts à imposer leur volonté en engageant le combat dans la cité même. […] En même temps, ils avaient soin de ne pas s’écarter des portes pour empêcher les conjurés de réaliser leurs desseins", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.68). A l’extérieur, voyant que les portes de la cité ne s’ouvrent pas, Hippocratès et Démosthénès décident de tourner leurs efforts vers les Péloponnésiens réfugiés dans Nisaia ("Voyant qu’ils ne réussiraient pas à prendre la cité de vive force, ils résolurent sans tarder d’investir Nisaia", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.69). Ces derniers se rendent en trahissant leur commandant spartiate, sûrs que personne ne viendra les secourir ("Les soldats en garnison à Nisaia prirent peur. Ils se voyaient menacés de famine, car ils avaient coutume de s’approvisionner au jour le jour dans la cité haute. En outre ils ne comptaient guère voir des Spartiates arriver promptement à leur secours et ils croyaient que la population de Mégare s’était retournée contre eux. Ils conclurent donc une convention avec les Athéniens qui, en échange de leur reddition, s’engagèrent à les laisser partir moyennant le versement par chacun d’eux d’une rançon dont on fixa le montant. Quant au commandant spartiate de la garnison et à tous ses compatriotes qui se trouvaient dans la place, ils les abandonnèrent à l’ennemi", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.69).


Le pessimisme des Péloponnésiens à Nisaia était infondé. Car la chance n’est pas du côté des Athéniens. Comme les Russes qui en 1942 choisiront de lancer une attaque sur Kharkov, à l’endroit et au moment précis où les Allemands concentreront leurs forces en prévision de leur campagne vers le Caucase, ou comme les Britanniques deux ans plus tard qui choisiront de lancer une attaque sur le Rhin à l’endroit et au moment précis où les Allemands concentreront leurs forces en prévision de leur campagne vers les Ardennes, Hippocratès et Démosthénès se trouvent à l’endroit et au moment précis où, nous l’avons dit, Brasidas est en train de concentrer ses troupes en prévision de sa campagne vers la Thrace ("Le Spartiate Brasidas fils de Tellis se trouvait à ce moment-là dans la région de Sicyone et de Corinthe, où il était occupé à mettre sur pied un corps expéditionnaire pour la Thrace", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.70). Apprenant rapidement les événements de Mégare, Brasidas décide aussitôt, en bon général, de marcher au canon, c’est-à-dire de se diriger vers le lieu des combats sans attendre les renforts qu’il a appelés en Béotie voisine ("Il fut informé de la prise du mur. Inquiet pour les Péloponnésiens retranchés à Nisaia et craignant que l’ennemi parvînt à prendre Mégare, il demanda aux Béotiens de venir en toute hâte avec leur armée à Tripodiscos, cité de Mégaride située au pied du mont Geraneia [montagne servant de frontière entre la Corinthie et la Mégaride]. Lui-même se mit en mouvement avec deux mille sept cents hoplites de Corinthe, quatre cents de Phlionte et six cents de Sicyone, ainsi qu’avec les hommes qu’ils avait déjà enrôlés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.70). On doit noter que, de leur côté, en Béotie, les Thébains ont également concentré des forces en prévision de nouvelles attaques athéniennes comme celle de Nicias, Eurymédon et Hipponicos II contre Tanagra en -426 ("Avant même de recevoir le message de Brasidas, [les Béotiens] avaient projeté de venir au secours de Mégare car, dans cette affaire, ils se sentaient eux-mêmes menacés. Ils avaient déjà concentré toutes leurs forces à Platées et l’arrivée du messager spartiate les encouragea fortement. Ils envoyèrent au rendez-vous deux mille deux cents hoplites et six cents cavaliers, tandis que le reste de leur armée se mit en mouvement. Ces forces de secours se montèrent ainsi à plus de six mille hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.72). Brasidas arrive le premier sur place. Il essaie de convaincre les Mégariens de s’unir derrière lui, mais ceux-ci choisissent prudemment d’attendre l’issue de la bataille qui s’annonce entre Athéniens et Spartiato-thébains pour donner leur soutien aux uns ou aux autres ("On ne laissa pas entrer Brasidas car, de part et d’autre, on estimait qu’il valait mieux se tenir tranquille et surveiller les événements. Les deux partis prévoyaient une bataille entre les Athéniens et les troupes arrivées à la rescousse et chacun jugeait plus sûr pour lui, avant de s’engager du côté des gens ayant sa sympathie, d’attendre que ceux-ci fussent victorieux. C’est ainsi que Brasidas se heurta à un refus et dut se retirer pour rejoindre le gros de la troupe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.71). Brasidas opte alors pour l’intimidation : ayant besoin de ses hommes pour son expédition vers la Thrace, et soucieux par conséquent de ne pas en perdre quelques-uns dans une inutile bataille dont, du fait de leur quantité et de leur qualité, il sortirait de toute façon vainqueur, il positionne toute son armée à proximité du mur fortifié, entre Mégare et Nisaia où les Athéniens sont bloqués, et ne bouge plus. Démosthénès est conscient que la retraite est nécessaire. Nisaia n’est pas l’Etolie, ni l’Acarnanie, ni l’île de Sphactérie : les techniques de la guérilla sont inapplicables sur ce territoire plat et découvert, et le soldat athénien, excellent combattant sur mer mais piètre combattant sur terre, n’a aucune chance de vaincre face aux soldats d’élite de Sparte, ordonnés et supérieurement habiles au corps-à-corps, et en plus grand nombre ("Brasidas s’approcha de la mer et de la cité de Mégare avec ses troupes. Il occupa une position favorable où il rangea ses hommes en ordre de bataille, puis resta sur ses positions. Il attendait que l’ennemi prît l’offensive et savait que les Mégariens observaient pour voir qui serait le vainqueur. Il estimait que cette posture offrait un double avantage : celui de ne pas attaquer le premier et de ne pas se lancer dans une action délibérément périlleuse, tout en montrant sans équivoque qu’il était disposé à combattre pour obtenir une victoire qui ne lui coûterait aucun effort. En même temps c’était le meilleur parti à suivre à l’égard de Mégare, car ne pas montrer sa force c’était laisser filer ses chances et se condamner à perdre Mégare, comme en cas de défaite. Il espérait que les Athéniens refuseraient l’affrontement, permettant ainsi à l’expédition d’atteindre son but sans combat. Et c’est ce qui arriva. Les Athéniens, sortis et rangés en ordre de bataille près du mur, voyant que l’ennemi n’attaquait pas, restèrent eux aussi immobiles. Leurs stratèges se disaient que, après avoir atteint la plupart de leurs objectifs, ils ne devaient pas risquer d’affronter un adversaire supérieur en nombre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.73). Les Athéniens se replient donc dans Nisaia et rentrent à Athènes, abandonnant les Mégariens démocrates ("Quand les Athéniens eurent regagné leur cité, les Mégariens qui s’étaient le plus compromis avec Athènes, sachant qu’ils étaient maintenant découverts, s’empressèrent de quitter subrepticement la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.74). Brasidas, qui n’a pas donné un seul coup d’épée, est déclaré vainqueur par les Mégariens qui l’observaient de loin, et qui lui ouvrent enfin les portes de leur cité ("Dans Mégare, les partisans des exilés [ceux qui sont retranchés à Pegai, adversaires des démocrates], considérant les Péloponnésiens vainqueurs et constatant que les Athéniens n’étaient plus disposés à batailler, s’enhardirent et ouvrirent les portes de la cité à Brasidas et aux commandants des divers contingents alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.73). La situation étant ainsi clarifiée dans Mégare, il peut continuer ses préparatifs pour son expédition vers Amphipolis et Eion ("Les troupes péloponnésiennes se dispersèrent pour rentrer dans leurs cités, et Brasidas regagna le territoire de Corinthe pour y poursuivre les préparatifs de son expédition vers la Thrace, conformément à ses projets initiaux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.74).


Démosthénès et Hippocratès ont constaté que l’ennemi concentre anormalement une grosse quantité d’hommes à la frontière nord-est du Péloponnèse. Pourquoi Cléon ne leur ordonne-t-il pas de repartir aussitôt avec des moyens appropriés pour les disperser ? Les trois hommes pensent sans doute que ces troupes spartiates s’apprêtent comme tous les ans à envahir l’Attique. Or, comme Athènes dispose désormais d’otages spartiates - les soldats que Cléon a capturés sur l’île de Sphactérie -, ils prévoient que, dès que Brasidas aura franchi la frontière de l’Attique, il leur suffira simplement de menacer la vie de ces otages pour l’obliger à faire immédiatement demi-tour. Par ailleurs, toutes les précédentes invasions de l’Attique par Sparte ont prouvé que les Athéniens ne risquent rien tant qu’ils demeureront à l’intérieur de leurs remparts et des Longs Murs, ils n’ont donc aucune raison de s’inquiéter davantage. Mais la vraie raison est que Cléon, Démosthénès et Hippocratès ont un nouveau projet : la mainmise sur la Béotie tout entière. Leur plan est très audacieux, il consiste à s’emparer simultanément du port de Siphes (aujourd’hui Alyki, sur la côte nord du golfe de Corinthe) en s’appuyant sur le parti démocratique local qui promet son appui, et de la cité de Chéronée en s’appuyant sur le parti démocratique de sa voisine la cité d’Orchomène, et d’installer un fort à Délion (aujourd’hui Dilesi, à l’ouest de l’embouchure du fleuve Oropos, face à l’île d’Eubée : "Démosthénès et Hippocratès intriguèrent avec quelques habitants des cités béotiennes qui désiraient renverser les régimes établis pour instaurer chez eux une démocratie à l’instar d’Athènes, en particulier en écoutant les conseils de Ptoiodoros, un exilé de Thèbes, avec lequel ils dressèrent le plan suivant. Siphes, située en territoire thespien, sur la côte du golfe de Crissa, devait être livrée par trahison. D’autre part, quelques Orchoméniens proposaient de leur livrer Chéronée, cité dépendante d’Orchomène appelée autrefois “la Minyenne” et aujourd’hui “la Béotienne”, ils collaborèrent activement aux préparatifs de ce complot en enrôlant des mercenaires dans le Péloponnèse. […] Enfin les Athéniens devaient s’emparer de Délion, le sanctuaire d’Apollon situé sur le territoire de Tanagra, en face de l’Eubée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.76). Les Thébains, pensent-ils, n’ont pas les moyens militaires pour s’opposer à ces trois actions simultanées, ils devront donc choisir entre concentrer leurs forces sur un seul point en sacrifiant les deux autres, ou disperser leurs forces sur les trois points et risquer ainsi de n’en conserver aucun ("Toutes ces opérations seraient exécutées en même temps, au jour convenu, pour empêcher les Béotiens d’arriver avec toutes leurs forces au secours de Délion et les obliger à s’occuper de chacun des soulèvements qui éclateraient ici et là dans leur pays", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.76). On voit sur la carte que ces trois objectifs forment un triangle dont le centre est Thèbes : le but de l’opération est, quand ces trois têtes de pont seront sécurisées, de harceler Thèbes pour l’empêcher de penser à nouveau à s’associer à Sparte. Démosthénès se charge de la prise de Siphes, il part vers Naupacte pour s’y préparer ("Aussitôt après son retour de Mégaride, le stratège athénien Démosthénès gagna Naupacte avec quarante navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.76 ; "Démosthénès fut envoyé à Naupacte avec quarante navires pour lever des troupes parmi les Acarnaniens et les autres peuples du voisinage et faire voile ensuite vers Siphes, qui devait lui être livrée par trahison", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.77). Hippocratès quant à lui se charge de l’opération sur Délion. Les archéologues ont exhumé un document désigné commodément comme "décret de Thoudippos", consigné sous la référence 71 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, établissant une hausse du phoros sous l’archontat de Stratoclès en -425/-424 sur la proposition d’un nommé "Thoudippos" inconnu par ailleurs : on devine que cette augmentation fiscale, qu’on ne peut pas estimer exactement car le texte est fragmentaire, mais qui élève désormais le phoros à au moins mille talents annuels selon le cumul des fragments conservés, correspond à l’accroissement des pensions des nombreux vétérans des sièges et batailles des années précédentes, au désir de confort des notables athéniens et de leurs proches ayant contribué de près ou (le plus souvent) de loin à ces faits militaires, et aux besoins de ce projet d’invasion de la Béotie. On trouve un écho de ce décret de Thoudippos dans le discours Contre Alcibiade de pseudo-Andocide, qui dit qu’Alcibiade a grandement contribué à cette réévaluation du phoros afin de s’enrichir personnellement, pseudo-Andocide évalue par ailleurs le nouveau phoros au double de celui instauré par Andocide en -477, qui se montait à quatre cents soixante talents annuels (nous renvoyons ici à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse), évaluation trop basse par rapport à l’artefact de Thoudippos ("Je veux vous rappeler la vie d’Alcibiade, et je ne sais pas par où commencer face à tous les méfaits qui se pressent devant moi. […] Je révélerai ce qu’il a commis contre la cité, contre ses parents, contre les citoyens et les étrangers qu’il a croisés. D’abord il vous a persuadé de réévaluer le phoros, fixé avec justice au dixième par Aristide qui en avait la charge : il a exigé le double à chacune des cités, pour montrer à quel point il était redoutable et puissant, et aussi pour se ménager des revenus personnels au détriment du peuple. Personne ne nous a infligé un plus grand mal : au moment où notre salut dépendait des alliés, où notre situation était manifestement moins bonne qu’auparavant, il a doublé leur contribution. Si vous jugez qu’Aristide fut un citoyen bon et honnête, vous devez donc juger Alcibiade comme le pire des hommes puisqu’il a appliqué aux alliés des mesures contraires à celles d’Aristide. C’est pour cela que beaucoup d’alliés, face à ces nouvelles exigences, ont quitté leur patrie et se sont exilés à Thourioi", pseudo-Andocide, Contre Alcibiade 11-12). Plutarque est certainement plus proche de la réalité en estimant le nouveau phoros à mille trois cents talents, et en ajoutant que celui-ci vise autant à poursuivre la guerre qu’à acheter la paix sociale dans Athènes ("Après la mort de Périclès, les démagogues qui dirigeaient le peuple élevèrent [le phoros] peu à peu jusqu’à mille trois cents talents, non pas parce que le prolongement de la guerre et les accidents de la fortune l’exigeaient, mais parce qu’ils distribuaient l’argent au peuple, lui donnaient en permanence des jeux et des spectacles, lui inspiraient le goût des statues et des tableaux, lui bâtissaient des temples magnifiques", Plutarque, Vie d’Aristide 24).


Revenons à Brasidas. Le corps expéditionnaire est prêt. Il entame sa marche forcée. Il traverse l’isthme de Corinthe, puis la Béotie, puis la Thessalie via Héracléia (la place fortifiée fondée par Alkidas à côté de Trachine en -426), accompagné par une escorte thessalienne, et arrive à Dion, la cité qui sert de poste frontière entre la Thessalie et la Macédoine, et prend position dans la presqu’île de Chalcidique voisine, sans qu’Athènes ait pu réagir ("Vers le même moment [quand Démosthénès arrive à Naupacte], Brasidas, qui s’était mis en route vers la Thrace avec mille sept cents hoplites, arriva à Héracléia en Trachinie. De là il envoya un messager à ses amis de Pharsale pour leur demander de l’escorter avec son armée à travers le pays. C’est ainsi qu’il fut rejoint à Mélitéia en Achaïe phthienne par Panairos, Doros, Hippolochidas, Torylaos et Strophacos. Ce dernier était proxène des Chalcidiens. Il poursuivit alors son voyage, accompagné par d’autres Thessaliens dont Niconidas de Larissa, qui était un ami de Perdiccas II. […] Quittant Mélitéia, il atteignit Pharsale le jour même, et une autre étape l’amena en Perrhaebie. Son escorte thessalienne rebroussa alors chemin et les Perrhaebéens, qui sont sujets des Thessaliens, le conduisirent jusqu’à Dion dans le royaume de Perdiccas II, cité macédonienne située au pied de l’Olympe, du côté de la Thessalie. C’est ainsi que Brasidas traversa en toute hâte la Thessalie, avant qu’on eût pu prendre les dispositions nécessaires pour l’arrêter. Il arriva chez Perdiccas II, puis passa en Chalcidique. C’était en effet à l’appel des cités de la côte thrace révoltées contre Athènes et du roi de Macédoine, qu’inquiétaient les succès des Athéniens, que ce corps expéditionnaire avait quitté le Péloponnèse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.78-79). Il est remarquable qu’à cette occasion, Brasidas témoigne d’une habilité diplomatique que beaucoup de ses compatriotes spartiates n’ont pas (comme Alkidas, qui s’est comporté comme une brute à Héracléia en -426, au point que les populations tentées de s’y installer, un temps favorables à Sparte, ont finalement renoncé et ont opté pour la neutralité ou ont continué d’obéir à Athènes). Plus que tous les autres Grecs en effet, les Thessaliens sont partagés entre leur fidélité ancienne à Athènes, l’influence envahissante des Macédoniens voisins, et une politique indépendantiste fondée sur l’exploitation de leur vaste et riche pays (vallées fertiles, chevaux, forêts) : quand un groupe de Thessaliens fidèles à Athènes se présente, Brasidas laisse astucieusement parler les Thessaliens favorables à Perdiccas II qui l’accompagnent, en déclarant que Sparte aime tous les Thessaliens, avant de s’éclipser en laissant les Thessaliens divisés disputer derrière lui ("Traverser la Thessalie sans être accompagné n’était pas tâche facile : avec des troupes en armes, c’était une entreprise plus malaisée encore. […] Une grande partie de la population thessalienne avait toujours eu des sympathies pour Athènes. Si, au lieu d’être soumise au pouvoir arbitraire de quelques hommes la Thessalie avait été gouvernée constitutionnellement, Brasidas n’aurait pas pu aller plus loin. Lors de son voyage, il se heurta, au bord de la rivière Enipeus, à des gens du parti opposé qui voulurent l’arrêter en déclarant qu’il n’avait pas le droit de passer sans l’accord du gouvernement fédéral. Les Thessaliens de son escorte répondirent qu’ils n’avaient pas l’intention de conduire Brasidas à travers le pays contre la volonté de leurs compatriotes, mais qu’ils s’acquittaient de leurs devoirs d’hôtes en accompagnant ce visiteur qui leur était arrivé à l’improviste. De son côté, le Spartiate affirma qu’il était un ami de la Thessalie et de son peuple, qu’entre les Thessaliens et les Spartiates n’existait selon lui aucune inimitié pouvant les amener à s’interdire mutuellement l’accès de leurs territoires, et qu’il ne poursuivrait pas sa route s’ils s’y opposaient, n’en ayant pas les moyens, mais que l’empêcher de passer était injuste. Sur ces réponses, les Thessaliens se retirèrent et Brasidas, écoutant les conseils de ceux qui l’escortaient, n’attendit pas qu’ils eussent rassemblé des forces plus importantes pour l’arrêter. Il poursuivit son voyage à marche forcée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.78).


Quand ils apprennent la présence des Spartiates en Chalcidique, les Athéniens rompent leurs relations avec Perdiccas II, avec lequel ils entretenaient des rapports tendus depuis son soutien à Potidée entre -432 et -429, et qui selon eux a désormais clairement choisi le camp de Sparte en ayant permis à Brasidas de traverser son territoire et de s’installer en Chalcidique ("Quand les Athéniens apprirent l’arrivée de Brasidas en Thrace, ils déclarèrent la guerre à Perdiccas II, qu’ils regardaient comme l’instigateur de cette expédition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.82). Mais les préparatifs de leur triple opération en Béotie sont trop avancés pour être annulés : ils dirigeront leurs efforts d’abord vers la Béotie comme prévu, et s’occuperont de la Macédoine et de Brasidas après.


Juste avant l’automne -424, Démosthénès et Hippocratès passent à l’action. Mais tout le monde comprend vite que rien ne se déroulera selon le plan initial. Ce plan était trop compliqué, et surtout comptait beaucoup trop de zones d’incertitudes. Quand Démosthénès se présente devant Siphes, les portes sont fermées, et derrière ces portes se trouve le gros de l’armée thébaine, car son arrivée a été annoncée aux Thébains par un Phocidien nommé "Nicomachos" (on ne sait pas si ce Nicomachos a lui-même surpris le rassemblement des troupes de Démosthénès à Naupacte, ou s’il en a été informé par la trahison d’un conjuré de Siphes) qui ont pu se préparer en conséquence ("Démosthénès amenait à bord de ses navires des troupes acarnaniennes et un grand nombre de soldats fournis par les autres alliés locaux d’Athènes. Mais l’opération échoua à la suite d’une dénonciation d’un Phocidien de Phanoteia nommé ‟Nicomachos”, qui informa les Spartiates, lesquels avertirent les Béotiens. Des secours affluèrent alors de toutes les cités de Béotie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.89). Il fait donc demi-tour. A Chéronée, même scénario : les troupes thébaines empêchent les démocrates d’Orchomène de s’emparer du pouvoir ("Siphes et Chéronée furent ainsi garnies de troupes avant l’arrivée de Démosthénès et, lorsque les conjurés se rendirent compte de l’erreur qui avait été commise, ils renoncèrent à toute action dans les cités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.89). Mais le pire est que, en cette époque où la mesure du temps n’est pas comme aujourd’hui réglée précisément par des horloges, Hippocratès commet une erreur de calendrier : il programme son intervention à Délion avec quelques jours de retard, quelques jours qui permettent justement aux Thébains de mâter les conjurés de Siphes, de les obliger à parler, et de les empêcher d’ouvrir les portes de la cité à Démosthénès, puis de se diriger avec une armée parfaitement organisée contre Hippocratès ("On avait prévu que Démosthénès arriverait à Siphes le jour où son collègue marcherait sur Délion. Mais une erreur fut commise sur la date fixée pour l’entrée en action simultanée des deux stratèges. Démosthénès arriva devant le port de Siphes avant le départ d’Hippocratès. […] Des secours affluèrent de toutes les cités de Béotie car Hippocratès n’avait pas encore agi pour faire diversion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.89). Ce dernier arrive à Délion. Il y construit un fort. Il ne se rend pas compte que l’armée thébaine est embusquée juste à côté de lui, en amont du fleuve Oropos, à Tanagra, attendant le meilleur moment pour intervenir ("Hippocratès, qui avait mobilisé tous les hommes disponibles à Athènes, citoyens, métèques et étrangers séjournant dans le pays, arriva à Délion après coup, quand les Béotiens avaient rameuté leurs troupes de Siphes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.90 ; "Les Béotiens pendant ces quelques jours [où Hippocratès construit son fort] concentrèrent leurs troupes à Tanagra", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.91). Le fort étant achevé, une partie du contingent d’Hippocratès reprend la route du retour vers Athènes. Les Thébains saisissent l’occasion : ils descendent vers l’embouchure du fleuve Oropos pour profiter de l’étirement des lignes athéniennes. Hippocratès voit enfin le danger de sa position ("Hippocratès était à Délion quand il apprit que les Béotiens approchaient. Il ordonna à ses hommes de se ranger en bataille et arriva lui-même peu après. Il avait laissé près du sanctuaire [d’Apollon, où le fort a été édifié] environ trois cents cavaliers avec mission de défendre la place en cas d’attaque et de guetter une occasion propice pour intervenir dans la bataille contre les Béotiens. Après avoir envoyé un détachement chargé de tenir ces cavaliers en respect, les Béotiens, qui avaient maintenant pris toutes leurs dispositions, avancèrent jusqu’au sommet de la colline d’où ils se montrèrent à l’ennemi. Là, ils firent halte, alignés dans l’ordre où ils devaient combattre. Ils avaient environ sept mille hoplites, plus de dix mille hommes armés légèrement, mille cavaliers et cinq cents peltastes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.93), mais trop tard. La bataille commence. Les Athéniens résistent, et parviennent à disloquer l’aile gauche ennemie. Mais l’intervention des cavaliers thébains provoque leur panique : les uns s’enfuient vers Délion, les autres vers la mer, les autres vers l’Attique ("Pagondas [stratège thébain], voyant son aile gauche en difficulté, dépêcha vers elle deux escadrons de cavalerie qui, contournant la colline à l’abri des regards de l’ennemi, apparurent soudain sur le champ de bataille. Ils jetèrent la panique parmi les Athéniens victorieux de l’aile droite, qui crurent qu’une nouvelle armée arrivait contre eux. Dès lors, pressés d’un côté par ces cavaliers et de l’autre par les hoplites thébains qui progressaient en enfonçant la ligne adverse, l’armée athénienne tout entière se débanda. Les uns fuirent vers Délion et la mer, d’autres vers Oropos ou les hauteurs du Parnès, chacun enfin dans la direction où il entrevoyait une chance de salut. Les fuyards furent poursuivis et décimés par les Béotiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.96). Hippocratès est tué ("Les Béotiens perdirent près de cinq cents des leurs au cours de la bataille. Quant aux Athéniens, ils perdirent près de mille hommes, parmi lesquels leurs stratège Hippocratès", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.101). Les troupes thébaines, bientôt rejointes par des troupes de Corinthe et de Mégare, se tournent ensuite vers Délion ("Sans perdre de temps, les Béotiens amenèrent des acontistes [lanceurs de javelots] et des frondeurs du golfe Maliaque, D’autre part, après la bataille, deux mille hoplites de Corinthe étaient venus se joindre à eux avec les troupes péloponnésiennes de la garnison de Nisaia et des soldats de Mégare. Avec ces renforts, ils marchèrent contre Délion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.100). Les pourparlers n’aboutissant pas, l’assaut est lancé. Les derniers Athéniens réfugiés dans le sanctuaire d’Apollon sont enfumés avec un lance-flammes, et finissent par se rendre ("[Les Thébains] prirent une grande poutre qu’ils scièrent en deux et qu’ils creusèrent sur toute sa longueur, puis ils ajustèrent les deux moitiés de façon à former un tube. A l’une des extrémités ils suspendirent un chaudron avec des chaînes. Ils engagèrent dans le creux de la poutre la pointe d’un entonnoir en fer dont la partie évasée couvrait le chaudron. La poutre elle-même fut bardée de fer sur la plus grande partie de sa surface. Cet engin fut avancé à reculons sur un chariot contre le rempart, à l’endroit où les Athéniens avaient entassé le plus de ceps et autres bois. Quand il fut près du retranchement, les Béotiens adaptèrent, à l’extrémité de la poudre qui était tournée vers eux, des grands soufflets qu’ils mirent en action : passant dans le tuyau où il se trouvait comprimé, l’air ressortait dans le chaudron rempli de charbon ardents, de soufre et de poix, générant ainsi une flamme puissante, qui mit le feu au rempart. Bientôt aucun des défenseurs ne put y tenir et les Athéniens, abandonnant leurs postes, se mirent à fuir. C’est ainsi que l’enceinte fut prise. Une partie de la garnison périt et deux cent hommes furent capturés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.100). La présence des Athéniens à Délion aura duré moins d’un mois ("Délion fut pris dix-sept jours après la bataille", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.101). Pour l’anecdote, le philosophe Socrate et Alcibiade font parti de ce contingent athénien emmené par Hippocratès et écrasé à Délion, et selon les témoignages du stratège Lachès également présent et d’Alcibiade lui-même le philosophe s’y comporte de façon remarquable en donnant une leçon de sang-froid à Alcibiade ("Lors de la retraite de Délion, [Socrate] marcha avec moi [c’est Lachès qui parle], et je t’assure que si tous avaient accompli leur devoir comme lui, la cité aurait sauvé sa gloire et n’aurait pas essuyé une défaite si honteuse", Platon, Lachès 181b ; "Une autre circonstance où la conduite de Socrate mérite d’être rapportée, est la retraite de notre armée après sa déroute devant Délion. Je m’y trouvais comme cavalier, lui comme hoplite [c’est Alcibiade qui parle]. La troupe était déjà très éclaircie, et il se retirait avec Lachès. Je les croise, je leur crie de garder courage, que je ne les abandonnerai pas. Ce fut là pour moi une occasion d’observer Socrate plus belle encore que la journée de Potidée [où Socrate et Alcibiade ont aussi combattu ensemble en -432, comme nous l’avons dit dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans], car en la circonstance j’étais le moins exposé puisque j’étais à cheval. Je remarquai d’abord combien il surpassait Lachès en présence d’esprit. De plus, je trouvai qu’il marchait là, pour parler comme toi, Aristophane, tel qu’il marchait dans nos rues d’Athènes : “l’allure superbe et le regard dédaigneux” [citation du vers 362 des Nuées d’Aristophane]. Il considérait tranquillement les nôtres et l’ennemi, et montrait au loin à la ronde par sa contenance que pas un homme ne pourrait l’aborder sans être vigoureusement reçu. Ainsi il se retira sans accident, lui et son compagnon, car celui qui montre de telles dispositions dans un combat n’est pas ordinairement celui qu’on attaque, on poursuit plutôt ceux qui fuient à toutes jambes", Platon, Le banquet 220e-221c ; Plutarque, qui écrit plusieurs siècles après les faits, brode en disant qu’Alcibiade protège la fuite de Socrate ["A la bataille de Délion, les Athéniens ayant été mis en fuite, Socrate se retirait à pied avec quelques autres soldats. Alcibiade était à cheval. Le voyant dans cet état il ne voulut pas s’éloigner de lui : se tenant toujours à ses côtés, il le défendit courageusement contre les ennemis qui poursuivaient les fuyards et en tuaient un grand nombre", Plutarque, Vie d’Alcibiade 7]). Diogène Laërce et Strabon ajoutent que le très jeune Xénophon, âgé seulement de quelques années puisqu’il est né à une date inconnue au tout début de la guerre du Péloponnèse, est présent, peut-être amené par son père Gryllos participant à la bataille : pendant la fuite, le très jeune Xénophon tombe de cheval (le cheval de son père Gryllos, qui en -424 est probablement déjà un sous-officier puisqu’il sera hyparque à la bataille de Mantinée en -418, où il trouvera la mort comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la paix de Nicias ?), Socrate le ramasse et l’emporte avec lui vers Athènes ("Au combat de Délion, Xénophon étant tombé de cheval, Socrate l’emporta sur ses épaules et, alors qu’autour de lui tous les Athéniens prenaient la fuite, il se retira lentement, regardant tranquillement derrière lui pour s’opposer à ceux qui auraient voulu le surprendre", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.22-23 ; "Délion est une petite cité dépendante de Tanagra et distante de trente stades d’Aulis. Les Athéniens, comme on sait, essuyèrent ici une défaite complète. Dans le désordre de cette déroute, Xénophon fils de Gryllos tomba de cheval et resta étendu sur le sol. Le philosophe Socrate, qui servait dans l’infanterie, l’aperçut et, comme le cheval avait disparu, prit le blessé sur ses épaules et le porta sur plusieurs stades, jusqu’au lieu où les fuyards s’étaient rassemblés", Strabon, Géographie, IX, 2.7).


Les Athéniens ont mal calculé. Car en Chalcidique, Brasidas se retrouve rapidement seul. Dès son arrivée en effet, Perdiccas II l’a emmené avec lui vers le lac Lynkos (aujourd’hui le lac Prespa, frontière entre l’Albanie, la République indépendante de Macédoine et la Grèce), dans la direction rigoureusement opposée à Amphipolis et Eion, en lui disant qu’avant de partir contre Amphipolis et Eion il fallait d’abord obtenir l’aide du peuple vivant autour de ce lac, et celle de son chef le roi Arrhabaios. Mais en cours de route Brasidas comprend que Perdiccas II l’a trompé, qu’il veut simplement utiliser les troupes spartiates pour soumettre Arrhabaios et les Lynkestes à son autorité. Brasidas témoigne alors une nouvelle fois de son habileté diplomatique : au lieu de faire immédiatement demi-tour et risquer ainsi de provoquer la colère de Perdiccas II - et un affrontement entre troupes spartiates et troupes macédoniennes -, il l’accompagne en silence jusqu’au lac Lynkos, et arrivé à destination il se propose comme intermédiaire entre lui et Arrhabaios. Perdiccas II jette alors le masque et avoue être venu pour soumettre les Lynkestes, et non pas pour négocier quoi que ce soit avec eux, il va même jusqu’à menacer Brasidas de ne plus ravitailler l’armée spartiate ("Avec les troupes de Brasidas ajoutées à ses propres forces, Perdiccas II marcha contre son voisin Arrhabaios, le roi des Macédoniens lynkestes, avec lequel il était en conflit et qu’il voulait soumettre. Mais lorsqu’il eut atteint avec son armée le défilé qui donne accès au lac Lynkos, Brasidas qui l’accompagnait lui déclara qu’avant d’engager les hostilités il voulait se mettre en rapport avec Arrhabaios pour voir s’il pouvait devenir un allié des Spartiates, ce dernier de son côté ayant déjà effectué des démarches pour déclarer accepter l’arbitrage de Brasidas. […] En outre les ambassadeurs envoyés à Sparte par le Macédonien avaient annoncé que leur maître assurerait aux Spartiates l’alliance de plusieurs peuples voisins de son royaume : dans ces conditions, Brasidas estimait que son devoir était d’abord l’intérêt commun et l’entente avec Arrhabaios. Perdiccas II rétorqua qu’il n’avait pas amené Brasidas comme arbitre de ses différends avec son voisin, mais comme allié contre les ennemis qu’il lui désignerait, et que ce n’était pas acceptable, quand lui-même assurait le ravitaillement de la moitié de l’armée spartiate, que le Spartiate allât converser avec Arrhabaios", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.83). Mais le rapport de forces s’est inversé : Perdiccas II se trouve désormais en plein territoire lynkeste, et Arrhabaios sait qu’il a un allié en Brasidas. Le roi macédonien bougonne, mais il ne peut faire autrement que laisser Brasidas manifester ouvertement son soutien à Arrhabaios, et repartir vers la Chalcidique ("Malgré l’opposition de son allié, Brasidas se rendit auprès du roi des Lynkestes, se laissa convaincre par ses arguments et retira ses troupes avant d’avoir pénétré sur son territoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.83). La conséquence de cette mésentente entre les deux hommes est que maintenant Brasidas ne peut plus compter que sur lui-même, car Perdiccas II en représailles le prive d’une partie de son aide ("A partir de ce moment, Perdiccas II s’estimant lésé ne ravitailla plus que le tiers de l’armée spartiate au lieu de la moitié", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.83). Pour l’anecdote, les habitants de Méthone craignent de devenir les pigeons de ce différend entre Perdiccas II et Brasidas, qui risque de rejeter Perdiccas II dans les bras des Athéniens et d’attirer la guerre sur leur cité : ainsi s’explique la réalisation du bas-relief réalisé à cette époque comportant plusieurs anciens décrets athéniens favorables à Méthone, consigné sous la référence 61 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, rappelant à Athènes le lien qui l’attache aux Méthoniens dans le passé, et lui signifiant d’intervenir si besoin pour aider les Méthoniens dans le futur.


Thucydide affirme que ces événements ont lieu au début de l’automne -424, "peu de temps avant les vendanges" (Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.84), avant la bataille de Délion. Quelques mois passent avant que Brasidas se décide, au début de l’hiver, fin -424, à se diriger vers Amphipolis, l’un des deux buts de son expédition ("Au cours de ce même hiver [-424/-423], Brasidas partit avec ses alliés de Thrace contre Amphipolis, colonie d’Athènes située sur le fleuve Strymon", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.102). Sa manœuvre est une nouvelle fois foudroyante, et bientôt les troupes spartiates assiègent la cité ("Partant d’Arnéa en Chalcidique, il marcha en direction de la place et, dans la soirée, arriva avec son armée à proximité d’Aulon et de Bormiscos, où le lac Bolbè se déverse dans la mer. Après avoir fait halte pour dîner, il poursuivit sa route dans la nuit. Le temps était mauvais et neigeux. Il accéléra sa marche, car il voulait que son arrivée fût une surprise complète pour la population d’Amphipolis […]. Le Spartiate fut reçu cette nuit-là dans Argilos, qui rompit avec Athènes, puis il fut guidé avant l’aube jusqu’au pont qui franchit le fleuve. La cité d’Amphipolis se trouve à peu de distance de ce pont et les fortifications de la place ne s’étendaient pas comme aujourd’hui jusqu’à lui. Un faible poste de garde s’y trouvait, dont Brasidas n’eut aucune peine à venir à bout. Profitant à la fois de la trahison, du mauvais temps et de la surprise provoquée par cette attaque soudaine, il traversa le pont et se rendit maître d’un seul coup de tout le territoire qu’habitaient les gens d’Amphipolis installés hors de l’enceinte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.103). Au matin, à leur réveil, les habitants d’Amphipolis découvrent qu’ils sont assiégés ("On apprit ainsi brusquement dans la cité que l’ennemi avait franchi le fleuve et que beaucoup d’Amphipoliens vivant à l’extérieur des remparts avaient été capturés. Les autres affluaient dans la place pour y trouver refuge", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.104). Une petite partie d’entre eux veut livrer la cité aux Spartiates, mais la grande majorité, derrière le stratège Euclès présent sur place, choisit de résister, et d’appeler à l’aide un autre stratège stationné sur l’île de Thassos que nous connaissons bien : l’historien Thucydide, auteur de la Guerre du Péloponnèse qui nous sert de référence depuis le début de ce paragraphe ("Le groupe de ceux qui voulaient livrer Amphipolis à Brasidas se heurta à l’opposition de la majorité de la population, qui l’empêcha d’ouvrir les portes de la cité et qui, en accord avec le stratège Euclès envoyé par les Athéniens pour veiller sur la place, fit demander du secours à l’autre stratège chargé d’un commandement en Thrace, Thucydide fils d’Oloros, l’auteur de la présente histoire, qui se trouvait alors à Thassos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.104).


Selon l’historienne Pamphile citée par Aulu-Gelle, Thucydide est âgé de quarante ans quand commence la deuxième guerre du Péloponnèse en -431 ("Hellanicos, Hérodote, Thucydide, tous trois historiens, florirent avec éclat presque dans le même temps, et ils se suivaient en âge. En effet, au commencement de la guerre du Péloponnèse, Hellanicos paraît avoir eu soixante-cinq ans, Hérodote cinquante-trois, Thucydide quarante. On peut consulter sur ce sujet le livre XI de Pamphile", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.23). Sa généalogie est floue. Au paragraphe 104 du livre IV de sa Guerre du Péloponnèse, il se désigne lui-même comme "Thucydide fils d’Oloros". Or on se souvient qu’après la mort de Pisistrate en -527, Hippias et Hipparque héritant du pouvoir ont soutenu Miltiade dans sa prise de pouvoir en Chersonèse - en remplacement de son frère Cimon l’ancien qu’ils ont assassiné -, et que Miltiade après s’être rapidement imposé aux autochtones a épousé Hégésipylé la fille du roi des Thraces qui s’appelait également "Oloros" ("Miltiade, fils de Cimon [l’ancien] et frère du défunt [Stésagoras], débarqua en Chersonèse pour y prendre le pouvoir, envoyé par les Pisistratides qui lui témoignaient dans Athènes la plus grande bienveillance, comme s’ils n’étaient pour rien dans le meurtre de son père Cimon l’ancien […]. Maître de la Chersonèse, il s’entoura d’une garde de cinq cents mercenaires et épousa Hégésipylé, fille du roi thrace Oloros", Hérodote, Histoire VI.39) : c’est de cette union qu’est né Cimon l’adversaire de Périclès ("Cimon était fils de Miltiade et d’Hégésipylé, d’origine thrace, fille du roi Oloros : c’est ce qu’on lit dans les poèmes qu’Archélaos et Mélanthios ont écrits en l’honneur de Cimon", Plutarque, Vie de Cimon 4). Il est probable que, selon l’usage paponymique antique, le père de Thucydide a reçu le nom de son grand-père, comme Cimon a reçu le nom de son grand-père Cimon l’ancien, reste à savoir si ce grand-père Oloros était le roi des Thraces père d’Hégésipylé (dans ce cas Oloros et Cimon était frères), ou un autre homme homonyme. Nous avons vu dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse qu’en -469 Cimon s’est approprié les mines d’or que les Thassiens exploitaient sur leur île de Thassos et sur le continent autour d’Abdère ("Marchant contre les Thassiens qui s’étaient révoltés, [Cimon] gagna sur eux une bataille navale, leur prit trente-trois navires, donna l’assaut contre leur cité qu’il assiégea, et s’empara au nom d’Athènes des mines d’or que ce peuple possédait sur le continent voisin et de toutes les terres qui étaient de leur dépendance", Plutarque, Vie de Cimon 20), dont celles de Skapté-Hylé non encore localisées par l’archéologie et mentionnées par Hérodote ("Les revenus des Thassiens leur venaient du continent et de leurs mines : celles de Skapté-Hylé leur rapportaient ordinairement quatre-vingt talents", Hérodote, Histoire VI.46), or Thucydide lui-même révèle qu’il possède des mines d’or dans cette région ("Thucydide détenait des concessions lui permettant d’exploiter des mines d’or dans cette partie de la Thrace et jouissait pour cette raison d’une grande influence auprès des populations du continent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.105), et Plutarque précise que parmi elles on trouve précisément celles de Skapté-Hylé ("Thucydide l’historien, qui était apparenté à Cimon, dit que son père s’appelait ‟Oloros”, comme le roi de ce nom son aïeul, et qu’il possédait des mines d’or en Thrace, où on prétend même qu’il mourut assassiné, dans le lieu-dit ‟Skapté-Hylé”", Plutarque, Vie de Cimon 4) : cette continuité patrimoniale renforce l’hypothèse d’un lien entre les deux hommes, le second aurait reçu les mines de Thassos en héritage d’Oloros, qu’Oloros aurait lui-même reçues en héritage direct ou indirect du premier. Au début de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide affirme qu’il est un Athénien et non pas un Thrace ("Thucydide l’Athénien entame l’histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens", Guerre du Péloponnèse I.1), Plutarque appuie cette affirmation en disant qu’il est originaire du dème d’Halimunte ("Thucydide était du dème d’Halimunte, alors que Miltiade était du dème de Lakiades", Plutarque, Vie de Cimon 4) : on doit peut-être comprendre que, de même que le bâtard Cimon a réussi à estomper sa bâtardise face aux habitants du dème de Lakiades où il habitait (notamment en y nourrissant les plus pauvres : "Cimon, qui avait une fortune digne d’un tyran, s’acquittait avec magnificence des liturgies, et il entretenait beaucoup de gens de son dème : chaque jour, tout Lakiades n’avait qu’à se présenter chez lui pour être assuré de sa subsistance, en outre aucune de ses propriétés n’avait de clôture afin que quiconque pût y cueillir des fruits", Aristote, Constitution d’Athènes 27 ; "[Cimon] offrait tous les jours chez lui un souper simple mais suffisant pour un grand nombre de convives : tous les pauvres qui s’y présentaient étaient reçus, et y trouvaient leur nourriture sans être obligés de travailler, afin de n’avoir à s’occuper que des affaires publiques. Selon Aristote, ce souper n’était pas pour tous les Athéniens pauvres sans distinction, mais seulement pour tous les pauvres de son dème de Lakiades", Plutarque, Vie de Cimon 10), le bâtard Oloros réussi à estomper sa bâtardise face aux habitants d’Halimunte où il habitait - notamment grâce à sa parenté avec Cimon -, au point que pour ces habitants comme pour tous les Athéniens il a fini par apparaître comme un Athénien de souche. Par ailleurs, nous connaissons un homonyme à Thucydide fils d’Oloros : Thoukydidès l’adversaire de Périclès, ostracisé vers -443. Il est impossible de confondre les deux hommes puisque nous avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans que Thoukydidès l’adversaire de Périclès est, selon le témoignage d’Aristophane au vers 702 de sa comédie Les Acharniens, un vieillard courbé par l’âge à cette époque, au contraire de Thucydide fils d’Oloros qui semble en parfaite santé pendant les trente ou quarante ans qui lui restent à vivre à partir de cette date, et surtout parce que Thoukydidès n’est pas le fils d’Oloros mais d’un certain "Mélésias", selon Plutarque (Vie de Périclès 8) et selon Lysimaque cité par Platon (Lachès 179a), et parce qu’il est originaire du dème d’Alopekè selon Plutarque (Vie de Périclès 11) alors que Thucydide fils d’Oloros est, selon le même Plutarque comme nous venons de le rappeler, originaire du dème d’Halimunte. Le vieux Thoukydidès est, selon Aristote (Constitution d’Athènes 28) et Plutarque (Vie de Périclès 11), un "kèdestès/khdest»j" de Cimon, c’est-à-dire littéralement un "parent par alliance", c’est-à-dire soit beau-père, soit beau-frère, soit gendre. Il est très difficile de deviner la nature de ces liens qui attachent le vieux Thoukydidès, Cimon et Thucydide l’historien, mais le fait que le premier comme le second a toujours défendu le parti noble contre le parti démocratique de Périclès, et le fait que le troisième porte le même nom que le premier - et témoigne à son tour de son hostilité au parti démocratique de Cléon qui a pris la place de Périclès depuis -429 -, nous autorisent à conclure qu’ils ont été très proches. Le fait qu’après la mort de l’historien ses cendres seront déposées dans le caveau familial de Cimon achève de nous en convaincre ("On rapporta les cendres [de Thucydide] dans l’Attique, et on montre encore son monument parmi les sépultures de la famille de Cimon, près du tombeau d’Elpinice, sœur de ce dernier", Plutarque, Vie de Cimon 4 ; "Enobios, qui accomplit une bonne action en obtenant un décret pour le rappel de Thucydide fils d’Oloros, a aussi sa statue à cet endroit [sur l’Acropole à Athènes]. Thucydide fut assassiné en revenant de son exil et on voit son tombeau du côté des portes Melitides", Pausanias, Description de la Grèce, I, 23.9). Il est difficile de reconstituer une biographie détaillée de Thucydide avant la guerre du Péloponnèse. On devine qu’à cause du sang thrace coulant dans ses veines il a été victime, comme Cimon et son kèdestès Thoukydidès, du décret sur la citoyenneté que Périclès a imposé en -451, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse. On sait qu’il a découvert sa vocation d’historien en entendant Hérodote réciter la première mouture de son Histoire à l’occasion des Jeux olympiques de -444, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans. On devine encore qu’il a souffert de voir le vieux Thoukydidès "courbé par l’âge" (selon Aristophane), peut-être vers -443, obligé de se défendre contre le méprisable Euathlos probablement manipulé par Périclès (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Cécilios suggère qu’il a eu Antiphon pour maître ("Cécilios, dans son traité sur l’orateur [Antiphon], conjecture par l’éloge que Thucydide en fait que cet historien a été son disciple", pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs, Antiphon 2) : cela est très possible puisqu’il développe des idées anti-démocratiques très similaires à celles d’Antiphon, et qu’il lui rendra un vibrant hommage dans le paragraphe 68 du livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse quand il évoquera sa condamnation à mort en -411 pour son rôle dans l’instauration du régime des Quatre-Cents (nous reviendrons sur cet épisode dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse). Nous avons vu aussi dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans qu’il se désigne probablement lui-même en évoquant, au livre I paragraphe 117 de sa Guerre du Péloponnèse, un homonyme chef d’une escadre de renfort dans le siège de Samos en -440 ("D’Athènes arrivèrent Thucydide, Hagnon et Phormion, avec une flotte de quarante navires") : à d’autres moments dans son œuvre, comme dans ce passage, l’historien se désigne effectivement à la troisième personne du singulier, et nous avons expliqué en quoi cette présence de Thucydide auprès de Périclès à Samos pourrait très bien être une manœuvre politique de ce dernier pour en même temps le surveiller et satisfaire son ego. Entre -429 et -426, il a séjourné à Athènes, puisqu’il assure avoir vu de ses yeux les morts causés par l’épidémie qui a sévi durant cette période, qu’il en a été lui-même victime, et qu’il en décrit longuement les symptômes dans sa Guerre du Péloponnèse ("Je laisse à tout autre que moi, médecin ou profane, le soin de proposer une explication valable sur les origines de ce mal et de préciser les causes susceptibles de provoquer de telles perturbations dans l’organisme. Pour ma part, j’en décrirai les symptômes et je donnerai des détails qui, s’il vient à se déchaîner à nouveau, permettront autant que possible de ne pas être pris au dépourvu et d’en reconnaître la nature. Moi-même, j’en ai été atteint et j’ai vu aussi de mes yeux des malades", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.48). En tous cas, Thucydide aura toujours été un homme de pensée davantage qu’un homme d’action, semblable encore sur ce point à son homonyme Thoukydidès fils de Mélésias dont Plutarque dit qu’il était "moins propre à la guerre que Cimon mais meilleur politique que lui" (Plutarque, Vie de Périclès 11). Et cela éclate au grand jour au moment où Brasidas arrive devant les murs d’Amphipolis.


Brasidas en effet, sans attendre, déploie une nouvelle fois son habileté diplomatique pour mettre les Amphipoliens dans sa poche. A tous, il garantit la vie sauve, la sécurité de leurs biens et le maintien des lois de la cité ("Il les informa par un héraut qu’il permettrait aux Athéniens et aux Amphipoliens se trouvant dans la place de rester, en conservant leurs propriétés et tous leurs droits de citoyens, et que ceux qui voudraient partir disposeraient de cinq jours pour s’en aller en emportant leurs biens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.105). L’effet est immédiat. Les Athéniens présents profitent de cette offre pour partir en vitesse ("Les Athéniens étaient très contents de pouvoir s’en aller, car ils s’estimaient plus exposés que les autres, et n’espéraient pas par ailleurs une arrivée rapide des secours", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.106 ; "Brasidas s’étant secrètement approché d’Amphipolis avec ses troupes, estima imprudent de hasarder un combat contre des gens désespérés. Il déclara que si les Athéniens voulaient traiter il leur permettait de se retirer avec tous leurs biens, et qu’il laisserait les habitants vivre sous leurs propres lois et dans leur pays à condition de s’unir aux Spartiates. Les uns et les autres acceptèrent la proposition, et Brasidas se rendit ainsi maître d’Amphipolis", Polyen, Stratagèmes, I, 38.3). Les Amphipoliens autochtones quant à eux, qui se voyaient déjà tués ou réduits en esclavage comme c’est souvent le cas quand un ennemi investit une cité, sont ravis non seulement de rester en vie, mais encore de conserver intactes leurs propriétés et de pouvoir continuer à communiquer avec leurs familles installées dans les alentours que contrôlent les Spartiates. La petite minorité qui a voulu ouvrir les portes à Brasidas dès son arrivée, désormais soutenue par la majorité de la population, renouvelle sa demande, et obtient satisfaction : les portes de la cité sont ouvertes, et Brasidas y entre pour en prendre le contrôle ("Observant cette révolution qui s’opérait dans l’opinion publique, et constatant que le stratège athénien [Euclès] présent dans la cité n’arrivait plus à imposer son autorité, les partisans de Brasidas militèrent alors ouvertement pour qu’on acceptât ses propositions. Une convention fut conclue et on laissa le Spartiate entrer dans la place aux conditions offertes dans sa proclamation. C’est ainsi qu’Amphipolis se rendit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.106). Combien de temps s’est écoulé entre le franchissement du fleuve Strymon par les troupes spartiates et leur entrée dans la cité ? Ni Thucydide ni aucun autre auteur antique ne le dit. Thucydide affirme seulement avoir quitté l’île de Thassos, où il stationnait avec sept navires, aussitôt après avoir reçu l’appel à l’aide des Amphipoliens ("Dès que [je] reçus le message, [je] partis en toute hâte avec les sept navires dont [je] disposais alors", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.104), et être arrivé à Eion avec ces sept navires de renfort le matin même où la cité d’Amphipolis se rend à Brasidas ("C’est ainsi qu’Amphipolis se rendit. Le même jour, dans la soirée, Thucydide arriva à Eion avec ses navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.106). Si ces sept navires sont des trières, on peut estimer qu’ils emportent environ deux cents hommes chacune, donc un peu plus de deux mille hommes au total, soit un effectif équivalent à celui de l’armée de Brasidas - qui "s’est mis en route vers la Thrace avec mille sept cents hoplites" (Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.78). Les hellénistes admirateurs inconditionnels de Thucydide s’empressent, pour répondre à ceux qui condamnent son inefficacité, de rappeler qu’aussitôt après la prise d’Amphipolis Brasidas tente de s’emparer d’Eion, comme il l’avait prévu au début de son expédition ("Le Spartiate tenta une rapide descente du fleuve avec une grande quantité d’embarcations. Il essaya d’occuper la langue de terre qui avance hors de l’enceinte, afin de bloquer l’entrée du port, en lançant simultanément une attaque par terre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.107), et que le contingent amené par l’historien le refoule vers son point de départ ("[Brasidas] fut repoussé d’un côté comme de l’autre, et se retira à Amphipolis, qu’il mit en situation de défense", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.107). Mais cela n’est pas suffisant pour nous empêcher de poser la question : que faisait Thucydide à Thassos ? L’île même de Thassos ne risque pas d’être attaquée puisque Sparte n’a plus de flotte, et les mines d’or qu’elle possède, nécessaires pour l’effort de guerre athénien, sont moins menacées qu’Amphipolis et Eion, par où transite le bois autant nécessaire à l’effort de guerre, situées juste à côté de l’hostile Macédoine de Perdiccas II. Sans doute les Athéniens (non seulement Thucydide, mais également Euclès qui n’a rien anticipé dans Amphipolis, et tous les hommes politiques à Athènes, Cléon compris) n’ont jamais considéré la Macédoine comme une menace sérieuse, et surtout n’ont jamais cru Sparte capable de planifier une quelconque opération dans une région aussi éloignée du Péloponnèse (de la même façon qu’en 1914 la majorité des généraux français croiront impossible une invasion de la France par le nord, et plus tard en 1940 une invasion de la France par les Ardennes, et ne se prépareront pas en conséquence) : Thucydide a-t-il estimé que les sept navires confiés par Athènes, en attendant de les employer pour une mission militaire précise, pouvaient être employés à sécuriser ses propres affaires dans ses mines thassiennes de Skapté-Hylé ? Par ailleurs, on s’interroge sur le détachement avec lequel Thucydide raconte sa propre défaite. Il ne dramatise pas les faits, il les évoque froidement, l’un après l’autre, sans décrire les sentiments qui l’habitent. Et il ne fuit pas la responsabilité de son échec en se cherchant des circonstances atténuantes. Ce détachement est-il réel ? Cache-t-il une arrogance à la Nicias ? Cache-t-il au contraire un sentiment de culpabilité ? En l’absence d’autres sources contemporaines de l’événement, nous sommes incapables de conclure dans un sens ou dans l’autre.


La nouvelle de la chute d’Amphipolis provoque une panique dans Athènes, car elle menace directement la pérennité de la flotte athénienne qui en tire son bois ("La prise d’Amphipolis provoqua une vive alarme parmi les Athéniens. Cette place était précieuse pour eux, parce qu’elle leur envoyait du bois pour la construction de leurs navires et leur assurait en outre des revenus en argent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.108), et au-delà de l’Etat athénien qui en dépend. Elle provoque à l’inverse une vague d’enthousiasme partout en mer Egée : les cités de l’empire applaudissent le succès de Brasidas - qui contraste avec la défaite qu’Athènes a subie, rappelons-le, à Délion quelques mois plus tôt -, et surtout sa générosité envers les Amphipoliens, espérant qu’il est le premier d’une longue série qui finira par abattre la domination athénienne qu’ils supportent de plus en plus mal ("Quand les cités sujettes d’Athènes apprirent la prise d’Amphipolis, quand elles connurent les promesses de Brasidas et sa mansuétude, c’est avec le plus vif enthousiasme qu’elles accueillirent l’espoir de secouer le joug. Elles dépêchèrent secrètement des émissaires au Spartiate pour lui demander de venir les aider en premier, et elles fomentèrent leur sécession. Elles s’imaginèrent n’avoir plus rien à craindre en sous-estimant la puissance des Athéniens, qui allaient par la suite leur signifier toute l’étendue de leur erreur. [...] Un climat d’euphorie régnait à ce moment dans les cités, où l’on s’attendait à voir pour la première fois les Spartiates se donner avec enthousiasme à leur entreprise", Thucydide, Guerre du Péloponnèse, IV.108). Même Perdiccas II semble vouloir se réconcilier avec le Spartiate ("Perdiccas II, qui arriva aussitôt après la prise d’Amphipolis, coopéra avec le Spartiate", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.107 ; "Au moment où les Athéniens se disposaient à envoyer une armée contre les Chalcidiens du littoral de Thrace et contre Amphipolis sous le commandement de Nicias fils de Nicératos, [Perdiccas II] avait trahi leur alliance et son refus avait amené le licenciement des troupes de l’expédition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.83). Les dirigeants athéniens sont partagés : les uns derrière Nicias réclament l’ouverture de négociations avec Sparte, les autres derrière Cléon réclament l’envoi de troupes pour reprendre Amphipolis le plus vite possible. Les premiers et les seconds sont cependant d’accord pour vouloir la destitution de Thucydide, coupable à leurs yeux d’avoir tardé à contenir Brasidas. Et ils l’obtiennent. Thucydide lui-même rapporte qu’il perd son commandement et, pour reprendre son propre terme, qu’il est "banni" ("feÚgw/fuir, éviter, échapper, mettre à distance", d’où à la forme passive "être mis à distance, être exilé, être banni" : "Banni à la suite de mon commandement à Amphipolis, j’ai vécu vingt ans loin de ma patrie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.26). C’est à cause de cette condamnation que son opposition politique à Cléon se transforme en une aversion organique, qui le privera d’objectivité quand plus tard il écrira le déroulement de la bataille de Pylos, comme nous l’avons constaté dans notre analyse précédente. Pourtant Cléon n’est sans doute pas l’unique auteur de cette condamnation, puisque quand il mourra en -422 personne à Athènes n’en profitera pour réclamer le retour en grâce de Thucydide. Cette absence de soutien à Athènes peut s’expliquer par le fait que Thucydide, comme il l’avoue lui-même, entretient des relations étroites avec Sparte ("J’ai été en contact avec des gens dans les deux camps, notamment dans celui des Spartiates. J’ai eu ainsi tout loisir d’observer ce qui s’y passait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.26), s’inscrivant ainsi dans la lignée de son parent Cimon qui sous l’archontat de Théagénidès (entre juillet -468 et juin -467) a préféré soutenir Sparte contre les hilotes révoltés plutôt qu’étendre la domination athénienne vers la Macédoine (nous renvoyons ici à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse). Par ailleurs, il faut relativiser cette condamnation : Thucydide n’est pas condamné à mort, il ne paraît même pas dépouillé de ses biens de Skapté-Hylé (où Plutarque, dans le paragraphe 4 précité de sa Vie de Cimon, assure qu’il finira ses jours) puisqu’il se consacrera à partir de cette date à l’écriture de sa monumentale Guerre du Péloponnèse, autrement dit ses tirelires seront encore suffisamment pleines pour le dispenser de travailler et lui assurer beaucoup de temps de loisir pour écrire, il est simplement mis à l’écart de la vie politique athénienne (ce que ne signifie pas qu’il est interdit de séjour : rien n’autorise à déclarer que Thucydide n’a jamais remis les pieds à Athènes de -423 jusqu’à sa mort), privé de l’espoir d’y jouer un jour un rôle aussi important que ses aïeux Miltiade, Cimon et Thoukydidès. On peut conclure que l’hostilité de Cléon à l’égard de Thucydide est beaucoup moins grande que celle de Thucydide à l’égard de Cléon, celui-ci s’étant contenté de surfer sur une vague de mécontentement général à l’encontre de Thucydide qui de toute façon ne présentait pas pour lui un grand danger sinon par son illustre généalogie, alors que Thucydide perd définitivement la possibilité de prouver à tout le monde, et pour commencer à lui-même, que ses capacités dans le domaine de l’action sont aussi grandes que celles qu’il témoigne dans le domaine de la pensée.


Pendant que Thucydide ronge ainsi son incurable amertume, Brasidas prolonge ses efforts. Il laisse un contingent à Amphipolis et se dirige vers les presqu’îles de Chalcidique. Il commence par celle du nord, l’Actè (aujourd’hui la République monastique du Mont Athos : "Après la prise d’Amphipolis, Brasidas lança avec ses alliés une expédition contre l’Actè, la presqu’île qui, au-delà du canal percé par le Grand Roi de Perse [Xerxès Ier en -480], s’avance dans la mer Egée et porte à son extrémité une haute montagne, l’Athos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.109) : les populations l’accueillent favorablement, à l’exception de celles de Sanè et de Dion ("Ces populations vivent disséminées dans des petits hameaux qui, pour la plupart, se soumirent à Brasidas. Mais Sanè et Dion résistèrent. Alors le Spartiate s’arrêta sur leur territoire pour le saccager", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.109 ; la localisation exacte de Sanè et Dion n’a pas encore été révélée par l’archéologie, on sait seulement que Sanè est situé sur l’étroite bande de terre de deux kilomètres de large reliant l’isthme au continent, puisque c’est près de cette cité que Xerxès Ier a creusé le canal en prévision de son invasion de la Grèce en -480 : "L’Athos est une montagne haute et célèbre, baignée par la mer et habitée, formant une presqu’île reliée au continent par un isthme d’environ douze stades formé d’une plaine et de faibles élévations de terrain entre le golfe d’Acanthos [au nord] et la presqu’île où se trouve Toroné. Sur cet isthme qui forme l’extrémité de l’Athos se trouve la cité grecque de Sanè […]. Le tracé du canal [creusé par Xerxès Ier] était rectiligne et passait par Sanè", Hérodote, Histoire VII.22-23). Il se dirige ensuite vers la presqu’île du centre, la Sithonia, dominée par la cité de Toroné ("Comme ces cités [de Sanè et Dion] refusaient de céder, Brasidas marcha sans attendre contre Toroné en Chalcidique, place qu’occupaient les Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.110), qu’il prend d’assaut après que quelques conspirateurs à l’intérieur des murs lui aient ouvert les portes ("Une partie des assaillants se jetèrent dans Toroné par la porte ouverte, les autres grimpèrent le long de grosses poutres équarries qu’on avait appliquées contre l’enceinte pour monter les pierres avec lesquels on reconstruisait un mur qui s’était effondré. Avec le gros de ses troupes, Brasidas monta immédiatement dans les quartiers élevés afin conquérir la cité de haut en bas et de la tenir solidement. Les autres se répandirent pendant ce temps dans toutes les directions", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.112). Une partie des Athéniens présents à Toroné se réfugient dans le fort de Lèkythos voisin ("Les rescapés parvinrent à gagner le fort de Lèkythos, que leurs camarades tenaient, dressé à l’extrémité de la cité, sur un promontoire avançant dans la mer et séparé des Toroniens par un isthme étroit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.113). Une nouvelle fois Brasidas déploie sa diplomatie en leur proposant les mêmes conditions de reddition qu’aux habitants d’Amphipolis (vie sauve, préservation des biens et maintien des lois en vigueur dans la cité : "Il adressa alors une proclamation aux Toroniens réfugiés dans le fort avec les Athéniens pour leur promettre que tous ceux qui le voulaient pouvaient sortir et rentrer chez eux sans crainte de perdre leurs droits de citoyens. Aux Athéniens, il envoya un héraut pour les inviter à accepter une trêve et à se retirer de Lèkythos, qui était en territoire chalcidien, en emportant leurs biens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.114), en prenant les Toroniens à témoin ("[Brasidas dit aux Toroniens qu’il] n’était pas venu avec l’intention de détruire des cités ou des individus, que c’était dans cet esprit qu’il avait adressé cette proclamation aux Toroniens réfugiés dans le fort avec les Athéniens, qu’il ne reprochait pas à ceux-ci d’être les amis d’Athènes mais espérait qu’après avoir appris à mieux connaître les Spartiates ils auraient autant d’amitié pour eux, et les apprécieraient même davantage que les Athéniens en les voyant agir plus justement", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.114). Ces derniers sont ébranlés dans leurs convictions, et comme les Athéniens retranchés refusent de se rendre Brasidas prend le fort d’assaut ("Quand il eut rassuré la population par ces paroles et après l’expiation de la trêve, Brasidas déclencha l’assaut contre Lèkythos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.115) puis le rase et consacre le terrain à Athéna pour signifier, de façon suprêmement habile, que même la déesse d’Athènes n’est plus du côté des Athéniens ("A Lèkythos se trouve un temple d’Athéna. Or, au moment où Brasidas se disposait à donner l’assaut, il avait lancé une proclamation promettant une gratification de trente mines d’argent au premier qui escaladerait le mur. Attribuant la prise du fort à une intervention surnaturelle plutôt qu’à une action humaine, il offrit les trente mines à la déesse pour son temple. Puis il démantela le fort de Lèkythos, rasa les constructions et consacra tout le terrain à Athéna", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.116). Il prépare ensuite la conquête de la troisième et dernière presqu’île, celle du sud, la Pallènè ("Il employa le reste de l’hiver [-424/-423] à réorganiser les places qu’il occupait et à préparer des plans pour de nouvelles conquêtes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.116). Sa mansuétude à l’égard des Amphipoliens et des Tonoriens le précède, puisqu’elle a séduit les habitants de Skioné qui rompent avec Athènes et l’invitent dans leur cité : Brasidas répond aussitôt à leur invitation ("La cité de Skioné, sur la Pallènè, rompit avec Athènes et passa dans le camp de Brasidas. A la suite de cette révolte, ce dernier partit de nuit pour gagner la cité par mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.120 ; "Brasidas se rendant la nuit à Skioné par mer, il avança un navire ami et le suivit monté sur une barque. Son dessein était, si un navire ennemi plus grand que la barque se présentait, d’être défendu par le navire ami, et en cas d’attaque contre ce dernier, de prendre la fuite avec la barque pendant que les deux navires combattraient", Polyen, Stratagèmes, I, 38.4) et avec eux organise l’assaut final contre les deux dernières cités fidèles à Athènes, Mendé et surtout Potidée ("Le Spartiate se limita à laisser une petite troupe à Skioné et reprit la mer. Mais peu après il lui envoya des forces plus importantes, dans l’intention de tenter, avec l’aide des Skioniens, un assaut contre Mendé et Potidée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.121).


L’impasse réciproque ou la paix obligée


Durant cet hiver -424/-423, Athènes et Sparte prennent conscience mutuellement du gouffre vers lequel ils tombent. L’Etat athénien risque l’effondrement interne car Sparte menace désormais l’un des trois piliers interdépendants de sa puissance, la flotte, en contrôlant Amphipolis qui est le lieu d’extraction du bois qui sert à cette flotte. Et le temps semble jouer pour Sparte, puisque après la défection de la Chalcidique intérieure et la conquête d’Amphipolis, les troupes spartiates s’emparent des cités chalcidiennes côtières les unes après les autres, et Brasidas a entamé la construction de trières pour fermer définitivement l’accès au nord-ouest de la mer Egée, et donc l’accès à Eion qui reste la seule cité de la région encore fidèle à Athènes ("Quant à Brasidas, il réclama à Sparte l’envoi de nouvelles troupes en Thrace et prit des mesures pour construire des trières sur le Strymon", Thucydide, Guerre du Péloponnèse, IV.108). Mais le pire est Brasidas lui-même qui, excellent soldat, se révèle aussi un maître de la guerre psychologique en prodiguant partout sa magnanimité, ce qui amène toutes les cités de l’empire athénien, deuxième pilier de la puissance athénienne, à se dire qu’elles seront plus heureuses en se soumettant à lui qu’en continuant à alimenter cet empire qui ne profite qu’à Athènes ("Les Athéniens avaient été rudement éprouvés par le désastre de Délion, et ils avaient subi peu après un nouveau revers à Amphipolis. En conséquence, ils n’avaient plus dans leur force la confiance qui les animait précédemment, à l’époque où, croyant que les succès remportés annonçaient la victoire, ils avaient refusé la paix. Ils craignaient aussi de voir les défections se multiplier parmi leurs alliés, enhardis par leurs défaites, et ils se reprochaient de n’avoir pas traité au lendemain de l’affaire de Pylos, quand l’occasion était si favorable", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.14). De l’autre côté, l’Etat spartiate risque aussi l’effondrement interne car, gangrené par la guérilla des hilotes alimentée par les Messéniens installés par les Athéniens à Pylos, l’ordre a cessé d’y régner. De plus, beaucoup de membres de l’élite spartiate ont été capturés sur l’île de Sphactérie et sont retenus comme otages à Athènes, qui sont autant de troupes en moins pour réprimer la guérilla des hilotes. Le ravitaillement alimentaire est devenu incertain depuis que les Athéniens emmenés par Nicias ont débarqué sur l’île de Cythère qui est la porte maritime de Sparte. Enfin, comme si tout cela ne suffisait pas, le traité de paix signé pour trente ans avec Argos vers -450 (nous en avons parlé dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse) arrive à expiration, et Argos refuse de le prolonger si Sparte ne lui cède pas la région de Cynurie, ce qui signifie que les Spartiates risquent de devoir se battre contre Argos en plus d’Athènes sur le territoire même du Péloponnèse, à la frontière de leur propre territoire laconien ("De leur côté, les Spartiates voyaient la guerre prendre une tournure tout autre qu’ils n’avaient espéré. Ils s’étaient imaginé que saccager l’Attique suffirait à abattre en quelques années la puissance d’Athènes. Ils avaient subi à Sphactérie un désastre sans précédent et leur territoire était soumis aux raids des forces ennemies stationnées à Pylos et à Cythère. Des hilotes désertaient et ceux qui restaient comptaient sur l’appui que les autres leur apportaient de l’extérieur. On s’attendait à chaque instant à les voir profiter de la situation pour se soulever contre leurs maîtres comme ils l’avaient déjà fait dans le passé. En outre, le traité de paix conclu pour trente ans entre Argos et Sparte arrivait à expiration et les Argiens refusaient de le prolonger s’ils n’obtenaient pas la Cynurie, or les Spartiates se jugeaient hors d’état de soutenir une guerre à la fois contre les Argiens et contre les Athéniens et ils soupçonnaient que certaines cités péloponnésiennes se préparaient à passer dans le camp d’Argos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.14). En résumé, dans les deux camps, les partisans d’un armistice sont de plus en plus nombreux. A Athènes, les pacifistes derrière Nicias pensent qu’il faut signer une pause avant que Brasidas ait conquis tout le nord de la Grèce, et les va-t-en-guerre derrière Cléon pensent aussi qu’il faut signer une pause pour reprendre en mains les cités tentées de quitter l’empire, et pour préparer tranquillement un contingent destiné à reprendre possession des territoires conquis par Brasidas ("Les Athéniens pensaient qu’ils auraient ainsi tout le temps pour prendre leurs précautions avant que Brasidas ne pût provoquer de nouvelles défections parmi leurs alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.117). A Sparte, les autorités veulent aussi l’armistice parce qu’ils estiment que les succès de Brasidas les mettent temporairement en position de force, mais aussi parce que ces succès augmentent leur jalousie et menacent la vie de leurs concitoyens retenus comme otages à Athènes, sans résoudre la gangrène de Pylos ("Mais les Spartiates refusèrent d’aider [Brasidas], d’abord parce que leurs dirigeants étaient jaloux de lui, ensuite parce qu’ils se souciaient davantage de recouvrer leurs concitoyens pris à Sphactérie et de mettre fin à la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.108 ; "[Les Spartiates] tenaient par dessus tout à obtenir la restitution de leurs hommes, pendant que Brasidas avait encore l’avantage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.117 ; "Ils souhaitaient impatiemment recouvrer leurs hommes pris à Sphactérie, parmi lesquels se trouvaient des Spartiates appartenant aux premières familles de la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.15). Un armistice d’un an est donc signé entre les deux adversaires ("L’année suivante [en -423], au début du printemps, les Athéniens et les Spartiates conclurent un armistice d’une année", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.117 ; "Le peuple a adopté cette proposition et décidé que l’armistice serait conclu pour une année à dater de ce jour, le quatorzième du mois d’élaphébolion [du calendrier athénien, soit mi-mars à mi-avril dans le calendrier chrétien], et que pendant cette année chacune des parties enverrait chez l’autre des ambassadeurs et des hérauts pour discuter des moyens de mettre fin à la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.118), qui s’engagent de concert à respecter leurs positions ("Chacune des parties contractantes conservera les territoires qu’elle occupe actuellement. […] Les troupes athéniennes stationnées sur Cythère devront s’abstenir de toute incursion chez les membres de la ligue péloponnésienne, qui de leur côté s’abstiendront de toute incursion chez eux. Celles stationnées à Nisaia et sur Minoa ne dépasseront pas la route qui va de la porte de Nisos au temple de Poséidon vers le pont de Minoa, et de leur côté les Mégariens et leurs alliés s’abstiendront de franchir cette route", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.118). Des ambassadeurs sont ensuite envoyés vers les cités alliées des deux camps pour les informer que l’armistice est signé et que les hostilités doivent donc cesser.


En Chalcidique, Brasidas avec les Skioniens préparent l’assaut final sur Mendé et Potidée, comme nous l’avons dit précédemment. C’est alors qu’arrivent ces ambassadeurs. Brasidas se soumet aux clauses de l’armistice qu’ils lui présentent, et retourne avec ses troupes vers Toroné ("Alors que Brasidas s’apprêtait à passer à l’action contre ces cités, une trière arriva avec à son bord le représentant athénien Aristonymos et le représentant spartiate Athénaios envoyés pour annoncer l’armistice. Le corps expéditionnaire regagna donc Toroné par mer. Brasidas fut informé officiellement de l’accord conclu, et tous les alliés des Spartiates sur la côte thrace donnèrent leur adhésion à cette convention", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.122). Mais un imbroglio chrono-juridique va tout compliquer. Les Skioniens en effet veulent rester dans le camp spartiate, ils affirment avoir rompu avec Athènes avant le jour de signature de l’armistice pour justifier le maintien des troupes spartiates de Brasidas dans leur cité. Après une rapide enquête, l’ambassadeur athénien constate qu’ils mentent, car leur défection et l’arrivée des troupes spartiates dans leur cité se sont déroulées quarante-huit heures après la signature de l’armistice, et non pas avant ("[Aristonymos] s’aperçut, en comptant les jours écoulés depuis la défection des Skioniens, que celle-ci s’était produite après la ratification du traité. Il ne voulut donc pas admettre que cette cité fut inclue dans la convention. […] On doit reconnaître que, dans cette contestation au sujet de Skioné, la thèse athénienne était mieux fondée que celle de l’adversaire, les Skioniens avaient en effet rompu avec Athènes deux jours après la conclusion de l’armistice", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.122). Naturellement, Brasidas soutient le contraire ("Brasidas contesta vivement ce point de vue en soutenant que Skioné avait fait sécession antérieurement [au jour de l’armistice] et il refusa de restituer la place", Thucydide Guerre du Péloponnèse IV.122). L’affaire est portée à Athènes : les autorités athéniennes, Cléon en tête, refusent avec raison la thèse des Skioniens et de Brasidas, les envoyés spartiates quant à eux demandent malignement l’arbitrage d’un tiers ("Aristonymos envoya un rapport aux Athéniens, qui manifestèrent l’intention d’envoyer sans délai un corps expéditionnaire contre Skioné. Les ambassadeurs venus de Sparte leur déclarèrent qu’une telle initiative serait contraire aux accords conclus. Se fiant à la parole de Brasidas, ils affirmèrent qu’ils étaient prêts à soumettre l’affaire à un arbitrage", Thucydide Guerre du Péloponnèse IV.122). Soudain les habitants de Mendé, une des deux cités que Brasidas et les Skioniens s’apprêtaient à conquérir, rompt ses relations avec Athènes et se placent sous la protection de Brasidas, qui s’empresse de conduire femmes et enfants à l’abri à Olynthe, et de disposer ses troupes à l’intérieur de leur cité et de celle de Skioné ("C’est alors que la cité de Mendé, colonie d’Erétrie sur la Pallènè, rompit avec Athènes. Brasidas prit les révoltés sous sa protection. […] S’attendant à voir arriver une flotte athénienne, Brasidas évacua dans la cité chalcidienne d’Olynthe les femmes et les enfants de Skioné et Mendé et envoya dans ces deux cités cinq cents hoplites spartiates et trois cents peltastes chalcidiens, qu’il confia aux ordres de Polydamidas", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.123). La défection des Mendéens est due à certains d’entre eux favorables à Sparte qui, la paix revenant, ont craint d’être découverts et condamnés ("Les quelques citoyens de Mendé qui avaient préparé la défection avec Brasidas ne voulurent pas renoncer à leur projet alors qu’ils étaient prêts à le mettre à exécution, et, craignant que leur complot ne fût dénoncé, ils contraignirent la masse de la population à les suivre contre son gré", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.123). Pour les Athéniens, la coupe est pleine : face au comportement belliqueux de Brasidas et à l’audace des Skioniens et des Mendéens, ils se rangent derrière Cléon et décident l’envoi d’un corps expéditionnaire pour reprendre le contrôle de la région et punir de mort les Skioniens à l’origine de la situation ("Adoptant sur le champ une proposition de Cléon, les Athéniens décidèrent de détruire Skioné et de mettre ses habitants à mort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.122).


Brasidas aurait pu continuer dans la voie du succès en concentrant tous ses efforts vers Potidée, la dernière cité de Chalcidique à résister. Mais Perdiccas II va indirectement causer son échec. Même si Thucydide ne le dit pas, on devine que le roi de Macédoine, qui malgré sa démarche vers Brasidas au moment de la prise d’Amphipolis n’a toujours pas digéré la main tendue de ce dernier aux Lynkestes juste avant, a menacé de se réconcilier avec Athènes si Brasidas ne l’aide pas enfin à conquérir les Lynkestes dans une nouvelle expédition. Le Spartiate est contraint d’accepter. Les deux hommes partent donc à nouveau en direction du lac Lynkos ("Brasidas et Perdiccas II s’engagèrent conjointement dans une seconde expédition contre Arrhabaios en pays lynkeste", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.124). Sur place, une bataille s’engage, dont les envahisseurs sortent vainqueurs ("L’expédition pénétra sur le territoire d’Arrhabaios et trouva devant elle les troupes lynkestes, qui avaient pris position pour affronter l’assaillant. L’armée d’invasion se rangea à son tour face à l’ennemi. De part et d’autre, l’infanterie occupait une colline. Une plaine s’étendait entre les adversaires. Les cavaliers des deux armées descendirent et entamèrent l’action. Puis les hoplites lynkestes avancèrent à leur tour pour rejoindre la cavalerie. Voyant que l’ennemi offrait la bataille, Brasidas et Perdiccas II marchèrent à sa rencontre et engagèrent le combat. Les Lynkestes furent mis en fuite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.124). Mais Arrhabaios le roi des Lynkestes obtient l’alliance des Illyriens (peuple d’origine inconnue vivant au nord du lac Lynkos) : cette alliance effraie Perdiccas II, qui s’enfuit nuitamment avec ses troupes en laissant Brasidas seul ("Les Illyriens se mirent au service d’Arrhabaios. […] La nuit venait de tomber, quand les Macédoniens et la multitude des groupes barbares furent saisis d’une de ces paniques qui se répandent parfois sans raison apparente dans les rangs des grandes armées : s’imaginant que les forces ennemies qui arrivaient étaient dix fois plus nombreuses qu’elles n’étaient en réalité et convaincus qu’elles étaient sur le point de les attaquer, ils fuirent en direction de leur pays. Perdiccas II ne s’était d’abord aperçu de rien, mais dès qu’il vit ce qui se passait il suivit ses troupes sans prendre le temps de voir Brasidas, dont l’armée campait à bonne distance de la sienne. C’est ainsi qu’à l’aube, le Spartiate constata que les Macédoniens étaient partis et qu’Arrhabaios était sur le point de passer à l’attaque avec les Illyriens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.125). Seul le savoir-faire militaire de ce dernier évite l’anéantissement des troupes spartiates : Brasidas en effet réussit parfaitement sa retraite en repoussant toutes les attaques d’arrière-garde ("Brasidas donna le signal de la retraite. A ce spectacle, les barbares pensèrent anéantir leurs adversaires en fuite simplement en les rattrapant, ils se précipitèrent sur eux dans un vacarme et une confusion extrêmes. Mais partout où ils attaquèrent, des soldats sortirent des rangs pour se jeter sur eux et Brasidas lui-même resta avec sa troupe d’élite pour tenir les assaillants en respect. Ceux-ci eurent ainsi la surprise de voir les Spartiates soutenir une première fois le choc, puis les repousser ensuite quand ils revinrent à la charge. Chaque fois qu’ils suspendaient leurs attaques, les autres reprenaient leur mouvement de retraite. Finalement le gros des forces barbares renonça à assaillir en rase campagne les troupes grecques de Brasidas", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.127) et en déjouant un guet-apens ("[Lynkestes et Illyriens] atteignirent les deux hauteurs entre lesquelles s’ouvre le défilé donnant accès au territoire d’Arrhabaios et ils occupèrent les gorges avant l’arrivée des Spartiates. Ils savaient que c’était la seule voie de retraite possible pour Brasidas et, lorsque celui-ci s’engagea dans ce passage difficile, ils commencèrent à l’envelopper avec l’intention de le prendre au piège. Quand Brasidas vit leur manœuvre, il ordonna à ses trois cents soldats d’élite de se porter en avant sans se préoccuper de garder leurs rangs et en courant chacun aussi vite qu’ils le pourraient, avec pour mission d’assaillir celle des deux hauteurs qui lui paraissait la moins difficile à enlever et d’en déloger les postes ennemis qui s’y trouvaient avant que les barbares, qui poursuivaient leur mouvement d’encerclement, se fussent rabattus sur eux. Les soldats spartiates montèrent à l’assaut et culbutèrent les détachements occupants la colline. Le gros de l’armée de Brasidas put ainsi les rejoindre sans encombre. Les barbares prirent peur en voyant que leurs camarades avaient été chassés de l’une des crêtes. Estimant que les Spartiates avaient désormais atteint la frontière et qu’ils leur avaient échappé, ils renoncèrent à prolonger leur poursuite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.127-128). Les Spartiates vouent dès lors une haine farouche à Perdiccas II : pour se venger, en reprenant la route vers la Chalcidique à travers la Macédoine, ils détruisent ou pillent tout ce qu’ils trouvent ("La retraite des Macédoniens avaient mis les soldats spartiates en fureur. De leur propre initiative, ceux-ci se mirent à dételer et à abattre les bœufs qu’ils rencontraient sur la route et s’approprièrent tous les bagages abandonnés par l’armée affolée au cours de sa débandade nocturne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.128). Pour se protéger, Perdiccas II n’hésite pas à retourner sa veste en renouant avec Athènes ("A la suite de cela, Perdiccas II considéra Brasidas comme un ennemi. L’hostilité qu’il manifesta désormais pour les Spartiates n’était guère naturelle de la part d’un adversaire des Athéniens. Cependant, sans tenir compte des exigences de sa situation, il s’efforça de se débarrasser le plus vite possible de ses alliés en se réconciliant avec Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.128), et en empêchant aux troupes de renfort que Sparte a envoyées vers Brasidas d’atteindre leur but ("Perdiccas II envoya un héraut auprès des stratèges athéniens et conclut avec eux un traité. Hostile à Brasidas depuis leur retraite du pays des Lynkestes, il avait dès ce moment engagé des pourparlers avec Athènes. Le Spartiate Ischagoras était alors en route avec une armée pour rejoindre Brasidas par terre. Nicias, qui venait de traiter avec Perdiccas II, pressa ce dernier de donner aux Athéniens une preuve tangible de sa bonne foi : comme le Macédonien ne tenait plus à voir les Spartiates pénétrer sur son territoire, il prit des dispositions nécessaires avec ses hôtes de Thessalie, qui étaient influents dans leur pays, et dressa ainsi de tels obstacles sur la route du corps expéditionnaire spartiate, que celui-ci n’essaya même pas de s’engager en Thessalie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.132).


Pendant que Brasidas était en pays lynkeste, le corps expéditionnaire envoyé par Athènes pour reprendre Mendé et Skioné est arrivé à destination. Nicias le commande, assisté de Nicostratos (l’un des deux stratèges qui l’ont aidé à conquérir l’île de Cythère en -424 : "Tandis que le Spartiate était en campagne chez les Lynkestes, la flotte que les Athéniens avaient armée contre Skioné et Mendé s’était mise en route. Cinquante navires, dont dix de Chio, prirent la mer avec mille citoyens athéniens servant comme hoplites, six cents archers, mille mercenaires thraces et des peltastes fournis par les alliés qu’Athènes avait dans cette région. L’expédition était sous les ordres de Nicias fils de Nicératos et de Nicostratos fils de Diéitréphès", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.129). Comme à son habitude, devant Mendé, Nicias provoque la défaite de ses troupes en les dirigeant vers les positions où l’adversaire est le plus inaccessible ("Nicias prit avec lui cent vingt Méthoniens armés légèrement, soixante hoplites athéniens d’élite et tous les archers. Il tenta d’assaillir l’adversaire en empruntant un sentier qui gravissait la colline, mais il subit des pertes sans parvenir à forcer le passage. Pendant ce temps, partant de plus loin avec tout le reste des troupes, Nicostratos attaqua la hauteur d’un autre côté. Comme la pente était escarpée, une confusion complète régna bientôt parmi ses hommes et peu s’en fallut que toute l’armée athénienne fût défaite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.129). Heureusement pour lui, les Mendéens ne sont pas des partisans acharnés de Sparte (nous avons vu plus haut qu’ils  se sont rendus à Brasidas sous l’action de comploteurs qui, craignant d’être démasqués et condamnés avec le retour de la paix, ont réussi à les convaincre d’ouvrir les portes de la cité), et le commandant spartiate laissé sur place par Brasidas n’est pas aussi diplomatique que son chef : une altercation a lieu entre ce commandant et un Mendéen démocrate, le commandant lui donne un coup de tête, les Mendéens assistant à la scène s’indignent, une rixe générale éclate entre la troupe spartiate et la population mendéenne, qui finalement se rend aux Athéniens ("Polydamidas rangea ses hommes pour le combat et exhorta les Mendéens à tenter une sortie. Mais la population était divisée en factions et un homme du parti démocrate répliqua qu’il ne voulait pas sortir et qu’il ne voyait pas une raison à combattre. Polydamidas empoigna alors son contradicteur par le bras et le bouscula brutalement. Cette action provoqua l’indignation des gens du peuple, qui prirent aussitôt les armes pour se jeter sur les Spartiates et leurs amis de la faction adverse. Surpris par cette brusque attaque et effrayés de voir qu’on ouvrait les portes de la place aux Athéniens, les hommes de Polydamidas prirent la fuite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.130) : Nicias peut ainsi investir Mendé sans nouveau combat, et réhabiliter les habitants un temps séduits par Brasidas ("[Les stratèges] rendirent à la cité son autonomie d’antan et invitèrent les citoyens à juger eux-mêmes ceux des leurs qu’ils considéraient comme les responsables de la défection", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.130). Les Skioniens en revanche, informés que les Athéniens ont résolu de les massacrer et de raser leur cité, résistent avec la dernière des énergies. Au lieu de risquer une nouvelle défaite dans un assaut frontal, Nicias décide de construire un mur tout autour de Skioné pour y contenir la population. Puis il retourne vers Athènes en laissant un petit contingent pour tenir le siège ("A la fin de l’été [-423], le mur de circonvallation que les assiégeants construisaient autour de Skioné fut entièrement achevé. Laissant des troupes pour le garnir, les Athéniens se retirèrent alors avec le reste du corps expéditionnaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.133).


Brasidas est maintenant trop faible pour s’aventurer dans des nouvelles conquêtes : il a perdu une partie de ses hommes dans l’inutile expédition contre les Lynkestes, et ces pertes n’ont pas été remplacées par des troupes fraîches puisque le roi de Macédoine, qui est clairement devenu un adversaire, a empêché leur venue. L’armistice d’un an est donc enfin respecté, et il se prolonge jusqu’à la trêve des Jeux pythiques en août -422 ("Au cours de l’hiver [-423/-422] qui suivit, les Athéniens et les Spartiates, respectant l’armistice, n’engagèrent aucune opération militaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.134 ; "L’armistice conclu pour un an ne prit fin qu’après les Jeux pythiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.1). Le seul événement durant cette période est l’expulsion des habitants de l’île de Délos par les Athéniens, dernière étape de la purification du lieu commencée en -426 ("L’armistice durait encore quand les Athéniens procédèrent à l’expulsion des habitants de Délos. […] Ils se reprochèrent d’avoir omis de prendre cette mesure à l’époque où, procédant à la purification de l’île, comme je l’ai rapporté précédemment, ils avaient enlevé les sépultures. Les Déliens partirent donc les uns après les autres et allèrent s’installer en Asie, dans la cité d’Adramyttion [aujourd’hui Edremit en Turquie, face à l’île de Lesbos] que leur offrit Pharnacès [satrape perse de Phrygie hellespontique]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.1).


Pendant cette longue période de calme, Cléon a eu tout le temps de préparer un nouveau corps expéditionnaire. Dès que la trêve des Jeux pythiques s’achève, il rouvre les hostilités en s’embarquant vers la Chalcidique ("Après l’expiration de la trêve, Cléon partit vers la Thrace avec mille deux cents hoplites athéniens, trois cents cavaliers, des forces alliées en plus grand nombre et trente navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.2). Après avoir constaté que les Skioniens meurent lentement à l’intérieur des murs élevés par Nicias l’année précédente, il se dirige vers le port de Cophos au sud de Toroné ("L’expédition toucha d’abord à Skioné, qui était toujours assiégée. Cléon préleva certains hoplites sur les troupes assiégeantes et fit voile ensuite vers Cophos, un port appartenant aux Toroniens et situé près de leur cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.2). Le port de Cophos se trouve à l’intérieur d’une baie profonde, derrière une presqu’île massive qui la dissimule des bateaux en mer. Apprenant que Brasidas n’est pas à Toroné, il décide de tenter la chance : il dirige les troupes de terre vers la cité, après avoir astucieusement ordonné à sa flotte de contourner cette presqu’île massive pour prendre l’ennemi à revers ("Il apprit par des déserteurs que Brasidas ne se trouvait pas à Toroné et que la garnison était trop faible pour risquer une bataille. De Cophos, il marcha donc contre la place avec les forces de terre, tandis que dix navires prirent la mer avec pour mission de contourner la côte pour entrer dans le port de la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.2). Le commandant spartiate laissé sur place par Brasidas, voyant Cléon arriver au loin par terre, commet l’imprudence de marcher vers lui ("Le Spartiate Pasitélidas, commandant la place, se porta dans le secteur menacé avec les troupes dont il disposait et s’efforça de tenir tête aux assauts des Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.3). Il ne peut pas voir que la flotte de Cléon contourne la presqu’île massive à sa droite. Cette flotte apparaît soudain dans son dos. Il prend conscience qu’il est cerné, tente de revenir rapidement vers Toroné ("Les navires envoyés par Cléon doublèrent le cap pour entrer dans le port. [Pasitélidas] fut saisit d’inquiétude : si l’escadre athénienne réussissait à surprendre la cité pendant qu’elle était sans défenseurs et si l’assaillant enlevait la muraille, il risquait d’être pris au piège dans le faubourg. Il évacua donc sa position afin de se rabattre au pas de course vers la cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.3), mais en vain : les Athéniens le rattrapent et, après une brève bataille, il est emmené captif avec ses troupes ("Un certain nombre de Spartiates et de Toroniens furent tués dans le combat qui suivit immédiatement et les autres, parmi lesquels se trouvait Pasitélidas le commandant de la garnison, furent capturés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.3).


Après cette victoire à Toroné, Cléon se dirige vers Eion. Brasidas, pour observer de loin tous les mouvements des Athéniens, a pris position sur la colline de Kerdylion au sud-ouest d’Amphipolis, sur la rive droite à l’embouchure du Strymon, face à Eion, laissant le gros des troupes à Amphipolis sous le commandement d’un nommé "Cléaridas" ("Brasidas alla prendre position sur le Kerdylion, une colline située au delà du fleuve, en territoire argilien et près d’Amphipolis. De cette position, le Spartiate avait vue sur tout le pays alentour, ce qui lui permettait d’observer les mouvements des troupes de Cléon. […] Mille cinq cents hommes seulement étaient avec lui sur le Kerdylion. Les autres étaient massés à Amphipolis, sous les ordres de Cléaridas", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.6). Une ultime fois, au paragraphe 7 du livre V de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide laisse parler son hostilité à l’encontre de Cléon, à tel point que son récit devient incohérent. Il affirme en effet que les Athéniens "acceptent mal de rester inactifs" et que Cléon est contraint de les occuper pour contenir leur bouillant désir d’engager le combat ("[Cléon] se rendit compte de leur mauvaise humeur et, voulant éviter que son armée ne fût démoralisée par une immobilité prolongée, il leva le camp et se mit en route"). Et en même temps, comme dans les paragraphes précédents, il casse du sucre sur le dos de Cléon en disant que les mêmes Athéniens jugent ce dernier "incompétent" et "manquant de courage". Les deux propos sont incompatibles : comment les Athéniens peuvent-ils pousser quelqu’un qu’ils jugent incompétent à les conduire au combat au plus vite ? Sont-ils fous, ou suicidaires ? Par ailleurs, Thucydide affirme que Cléon est dans un état d’exaltation "comme au lendemain de l’affaire de Pylos", et orgueilleux jusqu’à penser "qu’il ne manque réellement pas de capacités" ("[Cléon] était dans les mêmes dispositions d’esprit qu’au lendemain de l’affaire de Pylos, quand son succès l’avait amené à croire qu’il ne manquait réellement pas de capacités"). Et en même temps, il écrit juste avant ce paragraphe 7 que si Cléon reste inactif à Eion, c’est parce qu’il y attend prudemment des renforts des populations voisines ("[Cléon] dépêcha des émissaires auprès de Perdiccas II pour lui demander de venir le rejoindre avec une armée, comme prévu par le traité d’alliance. Il envoya aussi des représentants en Thrace, chez Pollès le roi des Odomantes, avec pour mission de ramener autant de mercenaires thraces qu’ils le pourraient. En attendant, il se tint en repos à Eion", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.6). Les deux propos sont encore incompatibles : comment Cléon peut-il en même temps être sûr de lui-même au point de surévaluer ses capacités, et inquiet au point de rester immobile à Eion et d’appeler à l’aide les populations alentours ? La vérité historique qu’on entrevoit à travers ces illogismes fâcheux de Thucydide, est que Cléon surestime la dangerosité du peu de troupes qui reste à Brasidas, ce dernier étant conscient de son côté qu’il doit repousser l’ennemi à la mer au plus vite, car quand les populations appelées en renfort auront rejoint Cléon il n’aura plus assez de forces pour s’opposer à lui ("[Brasidas] voulait lancer une attaque brusque contre les troupes ennemies […], car il estimait que l’occasion de surprendre les Athéniens réduits ainsi à leurs seules forces ne se représenterait plus dès qu’ils auraient reçu des renforts", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.8). Une autre vérité historique est que Cléon est dans la situation où Périclès était en -432 : poussé par une extrême-gauche qui le pousse à la guerre, il ne veut pas se laisser déborder, il accepte donc la guerre en pensant que cela lui permettra de rester aux commandes pour canaliser cette extrême-gauche. C’est pour cela qu’il consent à marcher vers Amphipolis, pour répondre à ses soldats qui bouillent d’ardeur combative, mais pour y effectuer une simple mission de reconnaissance et non pas l’assaut de la cité ("Il affirma que sa montée vers Amphipolis visait essentiellement à étudier le terrain, et que s’il attendait encore l’arrivée des renforts c’était non pas pour l’emporter sans risque dans une bataille mais pour envelopper complètement la cité et la prendre d’assaut. Il se porta donc en avant et, après avoir établi son armée devant Amphipolis, sur une colline aux pentes abruptes, il alla examiner la région marécageuse en bordure du Strymon et observer la position qu’occupait la cité du côté de la Thrace", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.7). Brasidas, du haut de la colline de Kerdylion, voit les Athéniens défiler à ses pieds, manœuvrer autour d’Amphipolis, puis reprendre la route vers Eion. Il estime le moment idéal pour agir, car les Athéniens dans leur marche s’étirent en ligne et lui présentent leur flanc droit découvert. Il monte rapidement un plan avec Cléaridas qui commande les troupes spartiates demeurées dans Amphipolis : il se précipitera sur le flanc de cette ligne athénienne en marche, puis, quand le combat sera engagé, Cléaridas sortira d’Amphipolis et attaquera l’arrière-garde athénienne, les deux attaques devront créer la panique dans le camp ennemi ("Pendant que les Athéniens sont encore plein d’assurance et mal préparés pour combattre, et qu’ils songent plutôt, d’après ce que je vois, à se retirer qu’à tenir leurs positions, et tandis que leur vigilance est ainsi relâchée, je veux, sans leur laisser le temps de rassembler leurs esprits, les surprendre en me jetant au pas de course avec mes hommes sur le centre de leur armée. Ton tour viendra ensuite, Cléaridas. Quand tu me verras aux prises avec l’ennemi et vraisemblablement en train de semer la panique dans ses rangs, tu ouvriras soudainement les portes de la cité et avec tes troupes, avec les soldats amphipoliens et avec nos autres alliés, tu t’élanceras au dehors pour aller, aussi vite que tu le pourras, engager le combat contre les Athéniens. Nous pouvons compter que cette attaque les effraiera grandement, car la vue d’une seconde vague d’assaillants cause toujours à l’ennemi davantage d’effroi que la troupe contre laquelle il se bat", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.9). Brasidas se jette donc sur les Athéniens qui, surpris dans leur marche, tardent à réagir ("[Brasidas] s’engagea au pas de course sur la route rectiligne qui passe près du trophée que l’on aperçoit aujourd’hui, en longeant la partie la plus difficilement accessible de la cité. Se jetant sur les Athéniens anesthésiés par le désordre qui régnait dans leur propres rangs et terrifiés par l’audace de l’adversaire, il mit en déroute le centre de l’armée adverse", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.10). Il est grièvement blessé et évacué ("Brasidas, qui se retournait contre l’aile droite ennemi, fut blessé. Il tomba sans que l’ennemi s’en aperçut et les soldats qui l’entouraient le relevèrent pour l’emmener hors du champ de bataille", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.10). Cléaridas sort alors d’Amphipolis avec ses troupes, comme convenu, et se précipite sur l’arrière-garde athénienne, qui est écrasée ("Cléaridas sortit à son tour, par la porte de Thrace, et marcha contre l’ennemi. Une confusion complète régna bientôt parmi les Athéniens, qui ne s’attendaient pas à être attaqués de façon aussi soudaine et sur deux points à la fois", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.10). Cléon est tué dans l’affrontement ("[Cléon] fut rattrapé et tué par un peltaste de Myrkinos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.10). C’est une victoire pour les Spartiates, mais qui ressemble à une défaite, car Brasidas meurt à son tour à cause de ses blessures ("Les soldats qui avaient retiré Brasidas de la mêlée pour le mettre à l’abri le ramenèrent dans Amphipolis, alors qu’il respirait encore. Le blessé put ainsi apprendre la victoire de ses troupes avant de mourir quelques instants après", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.10).


Avec la mort de Cléon et de Brasidas, qui entretenaient la guerre, les partisans de la paix à Athènes et à Sparte peuvent enfin mener leurs projets à terme. Du côté d’Athènes, le premier pacifiste est Nicias qui, étant conscient au fond de lui-même qu’il est un gros nul en matière militaire et que jusqu’alors seuls son entregent et le hasard ont permis à ses défaites de ne pas tourner en déroute (et même parfois d’apparaître comme des succès éclatants, comme son échec devant Corinthe en -425 atténué au dernier moment par l’intervention improvisée d’un escadron de cavalerie qu’Aristophane a magnifié l’année suivante dans sa comédie Les cavaliers), veut stopper les hostilités avant que ce réseau d’amis et le hasard le lâchent ("Il désirait laisser à la postérité le souvenir d’un homme qui, au cours de toute sa carrière au service de l’Etat, n’avait jamais été responsable du moindre revers. Il jugeait préférable pour cela d’éviter de courir des risques et de s’en remettre le moins possible au hasard. Or une telle sécurité ne pouvait se trouver, selon lui, que dans la paix", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.16). Plutarque indique que Nicias est soutenu par les nobles qui ont survécu à la politique de Périclès et par les gens ordinaires de la pédie, gros propriétaires ou simples paysans, qui depuis -431 ont dû quitter leurs terres dans la campagne attique pour venir s’installer en ville, derrière les remparts d’où presque chaque année ils ont assisté aux invasions et aux pillages spartiates ("Nicias, qui vit d’un côté les Spartiates depuis longtemps portés à la paix, de l’autre les Athéniens refroidis pour la guerre, et les deux partis également fatigués laisser tomber les armes de leurs mains, s’employa de tout son pouvoir à réconcilier les deux cités, à délivrer les autres peuples de la Grèce des maux qui les accablaient, à leur rendre le repos et à leur procurer une félicité durable. Il trouva dans les riches, les vieillards et les laboureurs, la plus grande disposition à la paix. Parlant ensuite en particulier aux autres citoyens, il tempéra, par ses discours et par ses conseils, leur ardeur pour la guerre", Plutarque, Vie de Nicias 9) : la montée de Nicias au sommet du pouvoir manifeste indirectement le début de la fin de la démocratie athénienne. Du côté de Sparte (où Brasidas qui comptait jusqu’alors de nombreux ennemis jaloux de ses victoires, devient soudain l’objet d’un culte : "Des messagers quittèrent le champ de bataille pour apporter à Sparte la nouvelle de la victoire en même temps que la mort de Brasidas. La mère de Brasidas, instruite des circonstances de la bataille, demanda comment son fils s’était conduit dans le combat. Les messagers répondirent que Brasidas s’était montré le plus brave des Spartiates. “Sans doute, reprit la mère du mort, mon fils était brave, mais il était encore inférieur à bien d’autres Spartiates”. Ces paroles s’étant répandues dans la cité, les éphores décernèrent à la mère de Brasidas des honneurs publics, parce qu’elle avait mis la gloire de la patrie au-dessus de celle de son fils. Après cette bataille Athéniens et Spartiates conclurent une trêve de cinquante ans aux conditions suivantes : de part et d’autre, les prisonniers seraient restitués, les cités prises pendant la guerre seraient rendues. Telle fut l’issue de la guerre du Péloponnèse qui avait duré dix ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.74), le roi agiade Pléistoanax, exilé à la fin de la première guerre du Péloponnèse et revenu en grâce, cherche à jouer à nouveau un rôle. Nous avons vu qu’en -427, l’eurypontide Archidamos II n’étant plus capable de conduire l’armée car sur le point de mourir, et l’héritier agiade Pausanias Ier (fils de Pléistoanax) étant encore un enfant, les Spartiates ont choisi de confier le commandement des troupes à Cléoménès le frère de Pléistoanax : cela signifie qu’à cette date, même revenu en grâce, Pléistoanax continue de ne pas inspirer confiance à ses compatriotes, qui le soupçonnent avec raison de vouloir négocier avec Athènes. Après la défaite de Pylos et face à la situation désespérée des Spartiates désormais assiégés à Amphipolis, l’opinion a évolué, et Pléistoanax finalement retrouve sa place ("Pléistoanax pensa qu’avec le rétablissement de la paix, qui mettrait la cité à l’abri des revers et rendrait aux Spartiates leurs concitoyens prisonniers, il cesserait de donner prise aux attaques de ses ennemis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.17). Les pourparlers s’engagent, sous l’autorité des deux nouveaux dirigeants ("Les deux hommes qui, l’un à Sparte et l’autre à Athènes, aspiraient à jouer le premier rôle, c’est-à-dire le roi Pléistoanax fils de Pausanias et Nicias fils de Nicératos, celui des stratèges qui alors avait le mieux réussi dans la conduite des opérations, redoublèrent d’efforts pour mettre fin au conflit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.16). Ils durent tout l’hiver -422/-421 et aboutissent à la signature du traité de paix connu sous le nom de "paix de Nicias", en avril -421 ("Les négociations s’achevèrent dans les derniers jours de l’hiver et le traité fut ratifié au début du printemps, immédiatement après les Dionysies urbaines", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.20 ; "Le traité prendra effet à partir du quatrième jour de la troisième décade du mois d’artémision à Sparte, sous l’éphorat de Pléistolas, du cinquième jour de la troisième décade du mois d’élaphébolion [du calendrier athénien, soit mi-mars à mi-avril dans le calendrier chrétien] à Athènes, sous l’archontat d’Alcaios", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 ; "[Nicias et Pléistoanax] s’entretinrent mutuellement de leurs affaires, et ils finirent par conclure un traité de paix. Beaucoup se crurent alors entièrement délivrés de leurs maux, n’ayant plus dans la bouche que le nom ‟Nicias”, le vantant comme un homme chéri des dieux qui, pour récompenser sa piété, lui avaient donné un nom tiré du plus grand et du plus précieux de tous les biens [le nom de "Nicias/Nik…aj" est un dérivé de "victoire/n…kh"], car ils ne doutaient pas que cette paix ne fût l’œuvre de Nicias comme la guerre avait été celle de Périclès. Ce dernier, pour des causes assez légères, avait en effet jeté les Grecs dans les plus grandes calamités alors que l’autre, en les rendant amis, les avait détournés des maux les plus funestes. C’est pour cette raison que cette paix s’appelle encore le ‟Nicieion” ["Nik…eion", littéralement "temple de Nicias"]", Plutarque, Vie de Nicias 9). Athènes s’engage à libérer les prisonniers spartiates de Sphactérie ("Les Athéniens libéreront tous les Spartiates retenus prisonniers à Athènes ou dans les territoires soumis à leur autorité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.18) et à évacuer Pylos, la presqu’île de Méthana et l’île de Cythère ("Les Athéniens rendront aux Spartiates et à leurs alliés Koryphasion [nom spartiate de Pylos], Cythère, Méthana, Ptéléon et Atalanté", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.18). En échange, Sparte s’engage à évacuer Amphipolis ("Les Spartiates et leurs alliés rendront Amphipolis aux Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.18). Athènes rassure les cités de son empire en leur promettant de ne plus les attaquer à condition qu’elles paient les contributions au phoros telles qu’elles ont été fixées au moment de sa création par Aristide en -477 ("Les cités restituées paieront le phoros tel qu’il a été fixé du temps d’Aristide et resteront indépendantes. Tant qu’elles s’acquitteront du phoros, les Athéniens et leurs alliés n’auront pas le droit, à partir de l’entrée en vigueur du traité, de prendre les armes contre elles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.18). Quant à Skioné, les Athéniens s’engagent à laisser partir le contingent spartiate qui s’y trouve assiégé ("Les Athéniens laisseront partir tous les Spartiates assiégés à Skioné, ainsi que tous leurs alliés qui se trouvent dans cette place et ceux que Brasidas y a envoyés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.18), et Sparte ferme les yeux sur la condamnation à mort que les Athéniens ont décrétée pour les Skioniens autochtones ("En ce qui concerne Skioné, Toroné, Sermylé et les autres cités qui sont au pouvoir des Athéniens, ces derniers resteront libres d’en disposer à leur guise", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.18).


La paix de Nicias est ratifiée par dix-sept notables athéniens dont Thucydide donne les noms au paragraphe 19 du livre V de sa Guerre du Péloponnèse. Certains nous sont familiers. Outre Nicias, on trouve notamment Démosthénès, Lamachos, le vieux Hagnon. On trouve aussi Lachès qui a conduit le premier contingent athénien vers la Sicile en -426, que nous avons vu marcher aux côtés de Socrate dans la bataille de Délion en -424 et sur lequel le philosophe Platon écrira plus tard un dialogue. Sont mentionnés encore d’autres personnes que nous retrouverons dans nos paragraphes ultérieurs, notamment Pythodoros qui est peut-être apparenté à Pythodoros archonte entre juillet -432 et juin -431, à Pythodoros fils d’Isolochos (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.115) qui a conduit une escadre en Sicile en -425 avant d’être exilé pour avoir accepté de se soumettre aux décisions des Siciliens réunis à Géla en -424, et à Pythodoros fils de Polyzélos (selon Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.54) l’ancien accusateur du philosophe Protagoras vers -443 qui sera un des membres de la dictature des Quatre-Cents en -411, Euthydèmos qui a été archonte éponyme en -431/-430 et sera un adjoint de Nicias dans l’expédition de Sicile en -415, Léon qui sera l’un des principaux stratèges de la troisième guerre du Péloponnèse, Timocratès dont le fils Aristotélès qui a aidé Démosthénès en Acarnanie en -426 (selon le paragraphe105 livre III de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide) sera un autre membre de la dictature des Quatre-Cents en -411 puis de celle des Trente en -404, Théogénès qui sera aussi un membre de la dictature des Trente en -404. Mais ces dix-sept personnes ne sont peut-être pas les seules à avoir négocié ce traité entre Athènes et Sparte. Beaucoup d’autres Athéniens ont pu participer de près ou de loin à la rédaction du texte, et parmi ceux-ci Sophocle.


En -421, en effet, Aristophane présente sa nouvelle pièce La Paix. Cette comédie met en scène un vigneron athénien nommé "Trygée" qui, las de la guerre, décide avec le bon peuple au premier rang duquel se trouvent les laboureurs pédiens ("Laboureurs, porteurs, artisans, producteurs publics, métèques, étrangers, insulaires !", La Paix 296-298) de délivrer la Paix personnifiée qui a été enfermée dans une caverne par les dieux : ce scénario, comme celui de toutes les pièces de théâtre de son temps, renvoie directement aux événements de l’année écoulée, en l’occurrence à la négociation de la paix de Nicias en -422 (Plutarque rappelle que Nicias en signant cette paix vise effectivement à satisfaire les nobles et les laboureurs désignés par Aristophane : "Nicias, voyant d’un côté les Spartiates depuis longtemps portés à la paix, de l’autre les Athéniens refroidis pour la guerre, et les deux partis également fatigués laisser tomber les armes de leurs mains, s’employa de tout son pouvoir à réconcilier les deux cités, à délivrer les autres peuples de la Grèce des maux qui les accablaient, à leur rendre le repos, et à leur procurer une félicité durable. Il trouva dans les riches, les vieillards et les laboureurs, la plus grande disposition à la paix", Plutarque, Vie de Nicias 9). Or, dans un passage de cette comédie, Trygée raille le tragédien Sophocle en disant que sa vieillesse le pousse irrésistiblement à chercher les bénéfices, au point qu’il "irait voguer sur une claie si un avantage appelait" (déformation du proverbe grec : "Il irait voguer sur une claie si Zeus appelait", c’est-à-dire : "Il est prêt à courir tous les risques pour répondre à l’appel de son dieu", Aristophane veut sous-entendre que Sophocle est prêt à braver tous les dangers pour obtenir une récompense : "“Comment va Sophocle ?” “Bien. Mais il souffre d’un mal curieux.” “Pourquoi ?” “De Sophocle il devient Simonide.” “Simonide ? Comment ?” “Vieux et usé qu’il est, il irait voguer sur une claie si un avantage ["kšrdoj", "gain, avantage, profit", financier ou non] appelait”", Aristophane, La Paix 695-698). A quels avantages convoités par Sophocle en -422 Aristophane fait-il allusion ? Dans une comédie perdue de Cratinos citée par Athénée de Naucratis, on apprend que les responsables du concours tragique ont refusé un chœur à Sophocle à une date non précisée, préférant le confier à un auteur médiocre nommé "Gnèsippos fils de Cléomachos" connu par ailleurs pour ses multiples adultères ("La pièce Les pauvres attribuée à Chionidès mentionne un ‟Gnèsippos” s’étant adonné à des poésies badines, dans ce passage : “Par Zeus, ni Gnèsippos ni Cléomène ne sauraient autant nous caresser avec leurs instruments à neuf cordes !”. L’auteur des Hilotes dit : “Que les anciens poètes Simonide, Alcman, Stésichore chantent, et que l’adultère Gnèsippos se contente d’écouter, lui qui ne sait composer que des nocturnes pour séduire les femmes en s’accompagnant d’un iambique et d’un triangle”. Cratinos écrit dans Les malthakoi ["Malqako‹", littéralement "Les mous, calmes, paisibles", d’où par extension "Les délicats, sans vigueur, efféminés"] : “Je ne te demande rien, ô Gnèsippos, je suis très énervé. Car je n’ai jamais rien vu de si sot ["mwrÒj"] ni de si nul ["kenÒj"]”, il le moque encore dans Les bouviers : “Le chœur que Sophocle demandait, il l’a donné au fils de Cléomachos auquel pour ma part je ne demanderais aucune représentation même en privé lors des fêtes d’Adonis”, et dans Les heures aussi : “Qu’il parte, lui qui fait jouer la tragédie du fils de Cléomachos, ces Epileuses dont les chœurs arrachent l’un après l’autre de pitoyables vers lydiens”. Téléclidès dit également dans Les sterroi ["Sterro‹/Les durs, fermes, forts, résistants"] qu’il a commis beaucoup d’adultères", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.9). Ce refus remonte-t-il à l’époque de la deuxième guerre du Péloponnèse, ou à l’époque de la paix de Trente Ans ? Nous sommes incapables de répondre puisque nous ne connaissons rien sur Gnèsippos en dehors de cet extrait de Cratinos, et que nos certitudes sur Cratinos sont très limitées (Suidas, dans le très succinct article K2344 de sa Lexicographie qu’il consacre à Cratinos, se contente de dire qu’il "est plus âgé qu’Aristophane", et la notice des Nuées d’Aristophane parvenue jusqu’à nous révèle que Cratinos est encore vivant en -423 puisque cette année-là il remporte le concours comique avec sa pièce Pytinè justement contre Les Nuées d’Aristophane). Il suggère en tous cas que Sophocle n’a pas toujours été un auteur à la mode et apprécié, auquel on accorde arrhes et tribunes médiatiques sur la seule garantie de son nom. Dans nos paragraphes sur la paix de Trente Ans et sur Antigone, nous avons vu que Sophocle a toujours couru après les honneurs, n’hésitant pas par exemple à trahir les intérêts de Thoukydidès/Antigone pour obtenir de la part de Périclès/Créon un poste de stratège dans l’expédition contre Samos : la formule qu’Aristophane emploie dans La Paix pourrait se rapporter à n’importe quelle époque de la vie de Sophocle, elle signifierait de la même façon : "Il irait voguer sur une claie, pourvu qu’on parle de lui, qu’on lui accorde des honneurs, qu’on lui donne des médailles et des titres". Cet extrait de La Paix mérite d’être rapproché d’un passage de la Vie de Nicias de Plutarque, où celui-ci rapporte que Sophocle et Nicias, réunis dans un contexte non précisé, s’échangent des amabilités, Nicias cédant la parole à Sophocle sous prétexte qu’il est le plus âgé, et Sophocle la lui cédant à son tour sous prétexte que Nicias est alors le plus respecté parmi les stratèges ("Un jour où les stratèges délibéraient ensemble dans leur lieu de réunion, Nicias invita le poète Sophocle à donner son avis le premier, en tant que le plus vieux du collège. “Il est vrai, dit Sophocle, que je suis le plus vieux ["presbÚtatoj"], mais toi tu es le plus vénérable ["palaiÒtatoj"]", Plutarque, Vie de Nicias 15). Les hellénistes anciens ont longtemps pensé que ce petit dialogue doit être situé lors de la campagne de Sicile entre -415 et -413, puisque Plutarque l’insère dans les paragraphes qu’il consacre aux actions de Nicias lors de la campagne de Sicile. Mais les hellénistes récents remarquent que la déclinaison temporelle de ce passage fragilise cette hypothèse, Plutarque y utilisant un présent intemporel en opposition au passé qu’il utilise avant et après pour raconter les opérations pendant cette campagne (comme en français nous distinguons l’imparfait et le passé simple, le second pour raconter des souvenirs bien datés, le premier pour raconter des souvenirs que nous ne parvenons plus à dater exactement), la scène n’a donc pas obligatoirement lieu quand Nicias est en Sicile, elle peut avoir lieu avant. Les mêmes hellénistes récents remarquent par ailleurs, avec beaucoup de pertinence, qu’après l’échec complet de leur expédition contre la Sicile les Athéniens effondrés condamnent fin -413 tous ceux qui, de près ou de loin, ont encouragé ce projet ("Les Athéniens se retournèrent alors contre les orateurs qui s’étaient prononcés pour l’expédition, comme s’ils ne l’avaient pas eux-mêmes votée. Ils accusèrent également les diseurs d’oracles, les devins, tous ceux dont les prophéties les avaient encouragés jadis dans leur espoir de conquérir la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.1), or à la même date ils élisent Sophocle comme l’un des dix proboules chargés de réviser la Constitution, c’est donc impossible que Sophocle ait participé à l’expédition de Sicile (car sinon il aurait été condamné, et ne serait pas devenu un des hommes les plus importants de la cité), autrement dit le petit dialogue rapporté par Plutarque a eu lieu avant le départ de la flotte athénienne vers la Sicile en -415 (puisque Nicias part avec cette flotte et meurt en Sicile deux ans plus tard sans avoir revu Athènes). Les relations que Sophocle a entretenues avec Nicias ont probablement toujours été bonnes, meilleures en tous cas qu’avec Périclès. D’abord parce que Sophocle (nous l’avons constaté lors de sa stratégie contre les révoltés de l’île de Samos en -441) est un militaire aussi nul que Nicias. Ensuite parce que Nicias n’a jamais caché son attirance pour les Arts, au contraire : les auteurs anciens rapportent qu’il a été plusieurs fois chorège, et qu’il s’est toujours enorgueilli des victoires théâtrales remportées par les tragédiens qu’il a soutenu (sans doute parce que cela lui donne l’impression d’être lui aussi, dans une certaine mesure, un grand tragédien), au point d’encombrer le temple de Dionysos avec tous les trépieds obtenus à l’occasion de ces victoires ("On voit encore les offrandes que Nicias consacra aux dieux, notamment une statue d’Athéna qu’il mit sur l’Acropole, qui a perdu sa dorure, et un petit sanctuaire dans le temple de Dionysos, sous les trépieds qu’il dédia comme vainqueur dans les jeux, dans lesquels fut souvent couronné et jamais vaincu", Plutarque, Vie de Nicias 3 ; "Si tu veux des témoins contre moi pour me prouver que la vérité n’est pas de mon côté, tu auras à ta convenance Nicias fils de Nicératos, et ses frères, qui ont donné tous ces trépieds qu’on voit rangés dans le temple de Dionysos", Platon, Gorgias 472a). Enfin parce que Nicias comme Sophocle ne semble pas avoir des idées très arrêtées en politique : il est soutenu par les réactionnaires qui se servent de lui pour créer les conditions d’un renversement de la démocratie, mais lui-même n’a ni les comportements d’un réactionnaire ni d’ailleurs ceux d’un progressiste, il vit et parle plutôt comme un bourgeois moyen, comme Sophocle. La vérité est que Nicias, contrairement à Sophocle qui peut trouver la raison de son existence dans son indéniable talent pour l’écriture, Nicias est un politicien par défaut davantage que par conviction, n’ayant pas d’autre moyen que la politique pour exister un peu aux yeux d’autrui et à ses propres yeux. S’il se laisse manipuler par les réactionnaires, c’est parce que l’époque favorise la réaction : s’il avait vécu cinquante ans plus tôt, il aurait été manipulé de la même façon par les progressistes, parce que l’époque favorisait la démocratie progressiste. L’adjectif "respectable, vénérable/palaiÒtatoj" que Sophocle emploie pour qualifier Nicias dans le passage précité de Plutarque peut être une simple flatterie, mais il peut décrire aussi un fait, il peut signifier qu’au moment où la scène a lieu Nicias est réellement l’homme politique le plus vénéré et le plus respecté dans Athènes. Si cette dernière hypothèse est la bonne, la scène doit être située obligatoirement après -422, après la mort de Périclès et de Cléon. On imagine que le vieux Sophocle, juste après la mort de Cléon, durant l’hiver -422/-421, au moment où Aristophane écrit La Paix, passe beaucoup de temps avec Nicias pour participer à la rédaction du traité de paix entre Sparte et Athènes, et qu’au commencement de l’une des nombreuses réunions de travail entre les Athéniens influents durant cette période Sophocle a adressé à Nicias le compliment que Plutarque mentionne. Et on imagine encore qu’Aristophane, dont les idées politiques sont aussi réactionnaires et moyennes-bourgeoises que celles de Sophocle et de Nicias (ce qui explique pourquoi il épargne Sophocle et Nicias dans ses comédies, alors qu’il attaque continuellement les démocrates échevelés Euripide et Cléon), a eu envie de taquiner Sophocle en attribuant son investissement dans les affaires récentes de la cité à la volonté de se montrer toujours vaillant pour elle malgré son grand âge.




  

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