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-431 à -421 : La deuxième guerre du Péloponnèse

Plutarque : Sur les hommes illustres

Traduit du grec et annoté par Christian Carat

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Périclès contre Archidamos II

L’année de transition

Cléon contre Brasidas

Les hommes illustres


Il est tard, mon fils. Sur l’eau étale que les derniers feux du crépuscule illuminent, un navire anonyme glisse lentement. Une brise finissante effleure le Parnasse, rafraîchissant l’air, emportant par intermittence les feuilles séchées que les sandales des suppliants n’ont pas réduites en poussière. Ce soir, je le sens, j’entre dans une nuit dont je ne verrai pas la fin, et mon esprit balance entre apaisement et inquiétude.


Le navire flamboyant que je vois avancer vers l’ouest au travers de ma porte semble boucler l’histoire que tous les prêtres qui m’ont précédés ont entretenue depuis mille ans, celle de ce navire crétois venu de l’ouest à la suite d’une tempête, guidé par un dauphin, qui accosta ici même et qu’Apollon, nouveau maître du lieu, empêcha de repartir. Athéniens et Ioniens reconnurent la souveraineté du dieu dorien sur les Crétois désormais enchaînés à son service, c’est ainsi que ce lieu qui prit le nom du dauphin devint une terre sacrée pour tous les Grecs, leur seule terre commune après l’Olympe. Mais Pydna a perdu la Pythie. Aujourd’hui les Grecs se laissent séduire par Mars ou Isis, ou bien ils s’égarent dans les détestables discours des épicuriens, ou dans les superstitions des juifs. L’œcuménisme transcendant de Delphes, qu’ils ne considèrent plus comme un centre de savoir et de puissance mais comme une vulgaire étape d’agrément et de repos dans leurs harassants voyages commerciaux, ne les satisfait plus. Ils espèrent la richesse parce que leur cœur est pauvre, et quand ils sont riches ils invoquent la fin du monde parce qu’ils croient qu’elle leur apportera du nouveau. Je suis le vieillard qui les distrait, l’héritage qu’ils portent comme un étendard quand je garde le silence, la nourrice qui les endort doucement quand je parle du passé, l’épine solitaire qui les disperse quand je parle du présent.


Et pourtant je ne peux pas m’empêcher d’espérer que l’appel que j’ai entendu jadis, d’autres l’entendront encore. J’avais vingt-cinq ans. La Phocide en ce temps-là était déjà ce champ de vieilles ruines pour lequel aucun Grec ne voulait plus se battre. Entre les dalles de marbre usées de la Voie Sacrée poussait déjà une herbe rampante. Les monuments qui la bordaient souffraient déjà du vent sec, les bustes qui les ornaient perdaient déjà leurs fronts vastes, leurs nez allongés, leurs mentons virils, pour devenir des protubérances granuleuses et informes, et au-dessus des ouvertures qui ne couvraient déjà plus que du vide les œuvres des peintres célèbres d’hier tombaient déjà avec le plâtre qui les portaient. Le temple qui avait souffert plusieurs fois des colères de la terre dressait les éléments fragiles et bancals de ses colonnes vers le ciel déjà habité par d’autres dieux. Ce jour-là, me trouvant sur le site pour des raisons financières sans importance, j’entendis comme tous les autres visiteurs un trio d’adolescentes romaines au sommet de la colline. Ces trois jeunes filles, sans doute désireuses d’attirer les regards de leurs camarades mâles nombreux autour d’elles, ou plus simplement échauffées par le climat, par la boisson ou par leur âge, commencèrent à descendre le Parnasse en chantant le célèbre refrain militaire de nos vainqueurs Mille stades à pied usent les caliges. Leurs voix résonnaient dans tout le sanctuaire, dans toute la baie. Leurs rires provoquaient en chacun de nous un sentiment double : nous étions en même temps attirés physiquement par leur jeunesse et leur fraîcheur, et comme honteux de leur insouciance que, sans en être vraiment conscients, nous jugions hors contexte. Elles passèrent devant le temple. Alors le gardien du sanctuaire, depuis le bas de la Voie Sacrée où il se trouvait, leur cria de toutes ses forces : "Silentium !". Et le cri terrible de cet homme ordinaire emplit l’univers, enveloppa les pierres et les êtres jusqu’aux cieux. Les trois chanteuses se turent immédiatement et perdirent leur sourire, comme inquiètes d’un bouleversement imminent. Mais rien n’arriva. Le formidable silence dura quelques secondes, puis la rumeur assourdie des visiteurs reprit. Immobile, je regardai les trois jeunes filles baissant la tête et muettes continuer à descendre la colline et quitter le lieu. Autour de moi les ruines étaient toujours des ruines, et Rome était toujours Rome. Mais dans ce monde soumis à la volonté du nouveau dieu romain, Apollon venait de ressusciter par la voix d’un homme ordinaire, figeant vainqueurs et vaincus pendant quelques secondes dans son invisible et invincible présence. Ce jour-là, à cette seconde-là, je connus ma voie.


J’ai consacré une grande partie de ma vie à raconter les paroles et les actes d’hommes dont la mémoire collective a retenu les noms. Mais je n’ai jamais pu achever un seul de ces portraits sans me souvenir de ce jour de mes vingt-cinq ans, sans me reposer la question que je posai alors : pourquoi ce lieu et pas un autre ? pourquoi cet homme et pas un autre ? Je sais aujourd’hui, après y avoir beaucoup réfléchi, que ce qui m’impressionna ce jour-là, ce fut le décalage entre la bénignité de l’acte commis par ces trois jeunes filles, celui de chanter un refrain stupide, et la véhémence de la réaction du gardien : presque trois cents ans après Pydna, trois cents ans après la mort physique de la Grèce, son souvenir était encore vivant au point qu’un homme était prêt à donner de la voix pour le défendre. Je fus d’autant plus impressionné qu’à Delphes, depuis longtemps, il n’y a réellement plus rien d’autre que ce souvenir, Delphes n’est réellement plus qu’un champ de ruines semblable à beaucoup d’autres de Grèce et d’ailleurs. Mais tandis qu’ailleurs les ruines n’attirent plus que les érudits, à Delphes elles ont gardé leur valeur sacrée au point qu’un gardien payé en conséquence veille toujours sur elles. Ce qui m’impressionna, ce fut de découvrir qu’un caillou ne vaut pas un autre caillou : tout dépend du lieu où il se trouve. Mais pourquoi ici et pas ailleurs ? Si aujourd’hui trois jeunes filles chantaient de la même manière au milieu des ruines de Karnak ou de Babylone, sans doute des gardiens locaux réagiraient comme le gardien de Delphes, non pas pour défendre le dieu romain imposé jadis en Egypte par César et hier en Mésopotamie par Trajan, mais pour défendre les dieux égyptiens et mésopotamiens. Et si les trois jeunes filles chantaient de la même manière au milieu des ruines de Sparte ou de Corinthe, ou d’une quelconque cité d’Egypte ou de Mésopotamie, personne ne s’en offusquerait. Et si elles chantaient encore de la même manière dans les rues de Rome ou d’Alexandrie, on les sifflerait ou on les moquerait, mais on ne les condamnerait nullement. Pourquoi donc Delphes et pas Sparte ou Corinthe ? Pourquoi donc le Parnasse et pas un quelconque bras du Nil ou une quelconque colline en bordure de l’Euphrate ? Pourquoi donc Apollon et pas les puissantes cités énéide et lagide ? Les vies que j’ai étudiées me paraissent aussi énigmatiques. Pourquoi Alexandre et pas Darius Ier ? Pourquoi Hannibal et pas Scipion ? Pourquoi César et pas Pompée ? Darius Ier fut un grand conquérant, Scipion renversa le monstrueux Moloch et offrit l’Ibérie et l’Afrique barbares à la civilisation romaine, Pompée débarrassa la Méditerranée des pirates et sauva l’hellénisme séleucide en l’important sur le Tibre. Mais dans la mémoire collective Alexandre qui devait tout à ses compagnons et à son père reste plus grand que Darius Ier qui ne devait rien à personne, Hannibal qui fut vaincu et mourut misérablement reste plus grand que Scipion qui fut vainqueur, et César qui fut vainqueur reste plus grand que Pompée qui fut vaincu et mourut misérablement.


Je veux m’attarder ici sur deux hommes dont la postérité a gardé deux souvenirs opposés, mais dont les actes, au moment où ils ont été accomplis, ont pourtant été très comparables : Périclès et Cléon. Dans la mémoire collective, Périclès est un homme illustre qui mérite une place aux côtés d’Alexandre, d’Hannibal et de César, tandis que Cléon n’est qu’un personnage de second rang qui ne brilla ni par sa victoire à Pylos ni par sa défaite à Amphipolis. Pourtant, quand on étudie de près la vie de Périclès et la vie de Cléon, on voit bien que les combats du second trouvèrent leur inspiration dans ceux du premier.


On reproche à Cléon d’avoir été un opportuniste, qui a utilisé le théâtre pour entrer en politique, mais le même reproche pourrait être adressé à Périclès. Cléon comprit très tôt que le meilleur moyen de devenir célèbre était de s’opposer au premier de la cité, peu importe pour quelle raison. C’est pour cela qu’il s’opposa à Périclès, lui reprochant de ne pas déclencher immédiatement la guerre contre Sparte. Nous savons que pour parvenir à ses fins il recourut aux services du comique Hermippos, qui écrivit une pièce dont les vers suivants visaient directement Périclès : "Roi des satyres effrontés, pourquoi crains-tu de manier la lance ? Ta langue est pleine de vaillance, tu parles de la guerre en termes exaltés, ton âme de Telès semble avoir du courage. Mais dès que tu vois briller le fer, tu trembles, tu frémis, tu n’as plus ni force ni vertu, et ton visage pâlit, alors que Cléon par son ardeur s’efforce à tout moment d’aiguiller ton courage". C’est encore pour cela que, plus tard, Périclès ayant finalement cédé à la folle pression de la foule athénienne séduite par Cléon en déclenchant la guerre contre Sparte, Cléon reprocha à Périclès de n’avoir remporté aucune bataille décisive et de prolonger la guerre, et selon Idoménée il poussa même l’infamie jusqu’à le mener au tribunal, et à le condamner à une forte amende. Mais Périclès n’agit pas différemment dans sa jeunesse. Au côté de son père Xanthippos qui, après avoir participé aux victoires du cap Mycale et de Sestos, revint s’installer à Athènes d’où il ne sortit plus, il profita de l’éloignement ou de la mort de ses adversaires pour amadouer le peuple, comme le rappelle Aristote dans ce passage : "Il s’ensuivit un relâchement dans la pratique des institutions, à cause de l’ardeur des démagogues. Le contexte priva en effet les modérés de chef véritable : Cimon, fils de Miltiade, qui était à leur tête, était trop jeune et n’entra en politique que tardivement. De plus, les guerres enlevaient au peuple ses meilleurs citoyens : comme les contingents étaient constitués des hommes inscrits sur les listes d’hoplites, et comme les stratèges placés à leur tête n’avaient ni expérience de la guerre ni d’autre titre que la gloire de leurs ancêtres, chaque expédition coûtait de deux à trois mille hommes, si bien que les modérés des deux partis, celui des démocrates et celui des nobles, s’épuisaient à la guerre"(1). C’est aussi ce que suggère Cratéros le Macédonien, quand il affirme qu’après le départ de Thémistocle l’insolence du peuple enhardit une foule de calomniateurs qui, attaquant les meilleurs et les plus puissants d’entre les citoyens, les livraient à l’envi de la multitude, fière de sa prospérité et de son pouvoir. Le fils de Xanthippos était parmi ces calomniateurs, et il ne s’offrit au parti démocratique que parce que Cimon, l’Athénien le plus renommé du moment, était chef du parti noble : Périclès dans sa jeunesse n’avait effectivement ni l’apparence ni la mentalité d’un homme du peuple, il reçut une haute éducation auprès d’Anaxagore, de Protagoras, de Damon, de Zénon d’Elée, et ne connut jamais la faim ni le froid. Et si par la suite il gouverna démocratiquement, ce fut davantage parce qu’il gouverna seul au-dessus du peuple, les circonstances ayant réduit tous ses adversaires au silence, que parce qu’il fut réellement démocrate, comme le rappelle Thucydide quand il dit que sous Périclès "le peuple était théoriquement souverain, mais en fait l’Etat était gouverné par le premier citoyen de la cité"(2). Après avoir imposé l’ostracisme de Cimon, il imposa l’ostracisme de Thoukydidès, le successeur de Cimon à la tête du parti noble. Même dans son propre camp Périclès n’endura aucune concurrence, puisque son mentor Ephialtès fut assassiné très tôt. Ce n’est qu’au seuil de la mort que Périclès dut combattre le seul opposant important de sa vie tout entière, Cléon précisément, qui pour sa part eut au moins le mérite de s’offrir au parti du peuple non pas par opportunisme, comme on le lui reproche à tort, mais parce qu’il était le fils d’un vulgaire tanneur, parce qu’il était réellement un homme du peuple.


On reproche à Cléon d’avoir poussé les Athéniens à commettre des massacres, notamment dans l’affaire de Mytilène et de Skioné, mais le même reproche pourrait être adressé à Périclès dans l’affaire de Samos. On peut même discuter sur les motivations du premier par rapport à celles du second. Thucydide a rapporté le discours de Cléon après la prise de Mytilène, appelant à l’exécution des Mytiléniens capturés(3). Analysons ce discours. Le premier argument, qui ne mérite pas qu’on s’y attarde, fut l’argument classique du dominant qui veut asseoir sa domination en condamnant ses adversaires non pas sur les crimes qu’ils ont commis, mais sur les crimes qu’ils commettront si on ne les arrête pas, ou qu’ils auraient commis si on ne les avait pas arrêtés : les Mytiléniens rebelles, affirme Cléon, doivent être exécutés "parce qu’en se rangeant aux côtés de nos pires ennemis, leur seule intention était de détruire notre cité". Le deuxième argument au contraire s’appuyait sur un raisonnement politique et économique pertinent. Cléon comme Périclès était conscient que "la puissance d’Athènes reposait sur les revenus des alliés"(4), autrement dit sur son contrôle de la mer et sur la productivité des cités soumises à sa domination, puisque elle-même ne produisait plus rien et importait tout. Or, dans la Ligue athénienne, les habitants de l’île de Lesbos, dont les Mytiléniens, bénéficiaient d’un traitement de faveur : envahis par les Perses trois ans avant la bataille de Marathon, ils demeurèrent en dehors du conflit qui opposa ces derniers aux Grecs, jusqu’au jour où, après la bataille du cap Mycale, les Athéniens les libérèrent, jamais par la suite les Athéniens ne contestèrent leur statut d’autonomie, et à l’intérieur de la Ligue athénienne ils furent les seuls avec les gens de Chio et de Samos à être dispensés de verser une part du phoros en échange de la participation de leurs navires au maintien de l’ordre en Egée aux côtés des navires athéniens. Avec raison, Cléon souligna donc à quel point leur soulèvement était injustifié : "Ils se gouvernaient en pleine indépendance et nous les traitions avec les plus grands égards. Cela ne les a pas empêchés de faire ce qu’ils ont fait. Ce fut là par conséquent une agression commise de propos délibéré par des hors-la-loi. Et je dis bien “hors-la-loi” et non pas “révoltés”, car on ne se révolte que lorsqu’on est opprimé". Il poursuivit en disant que pardonner à ces Mytiléniens à qui les Athéniens ne demandaient presque rien, provoquerait naturellement le soulèvement d’autres cités à qui les Athéniens prenaient presque tout : "Songez à ce qui se passera si vous traitez de la même façon nos alliés qui se sont révoltés sous la contrainte de nos ennemis, et ceux qui se sont révoltés délibérément : croyez-vous qu’ils hésiteront à utiliser le moindre prétexte pour se soulever, sachant que la victoire leur apportera la liberté et que la défaite leur attirera une très faible réprimande ?". Et il termina en affirmant que ces soulèvements des autres cités, même réduits militairement à néant par Athènes, en causeraient néanmoins sa chute économique et politique, car, ruinés, ces cités ne pourraient plus payer le phoros, et ne produiraient plus aucune marchandises, privant Athènes de tout revenu : "Chaque fois qu’une cité se révoltera, nous risquerons nos vies pour lutter contre elle : si nous l’emportons c’est une cité ruinée qui tombera entre nos mains et nous nous trouverons à l’avenir privés des revenus qui assurent notre puissance, si nous échouons nous verrons de nouveaux ennemis se joindre à ceux que nous avons déjà, et le temps que nous devrions employer à batailler contre nos ennemis nous l’emploierons à combattre nos propres alliés". Enfin le troisième argument fut celui de la simple logique. Cléon contraignit les Athéniens à choisir : ou bien vous ne punissez pas les Mytiléniens rebelles, dans ce cas vous admettez que leur combat, et celui de tous les rebelles futurs qui ne manqueront pas d’apparaître dans toutes les cités égéennes soumises actuellement à Athènes, est juste, autrement dit vous remettez en cause la politique de domination athénienne sur l’Egée, vous remettez en cause l’opportunité de la Ligue, du phoros, de la flotte, des clérouques, des Longs Murs, de la guerre contre Sparte, bref, de tout ce qu’Athènes a accompli depuis deux générations ; ou bien vous ne voulez pas remettre tout cela en cause, dans ce cas vous êtes obligés de punir les Mytiléniens rebelles. Il dit en effet : "Vous devez traiter les Mytiléniens comme le veut la justice en même temps que vous devez agir selon vos intérêts. Si vous en décidez autrement, non seulement vous ne gagnerez pas leur reconnaissance, mais encore c’est votre conduite à vous et non la leur que vous condamnerez. Car si vous estimez que les Mytiléniens ont eu raison de se soulever, cela signifie que c’est vous qui êtes dans votre tort en exerçant l’empire. Si vous êtes résolus à maintenir cet empire, alors votre intérêt exige que, fût-ce au mépris du droit, ces gens soient châtiés. Sinon, renoncez à votre domination et soignez votre respectabilité à l’abri des périls". Il faut noter qu’en adoptant cette position, Cléon reproduisait à la lettre la politique défendue Périclès à la fin de sa vie, que Thucydide a aussi longuement exposée dans le même livre. Voici ce que préconisait Périclès juste avant de mourir, la deuxième année de la guerre contre Sparte : "Il faut ne pas perdre notre empire et échapper à la menace que font peser sur nous les haines suscitées par notre domination. Vous n’avez plus la possibilité de vous démettre, quand bien même tel d’entre vous, saisi désormais d’inquiétude, verrait là un moyen de jouir d’une vie paisible et de soigner sa respectabilité. Car vous régnez désormais à la façon des tyrans qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, et qui ne peuvent plus abdiquer sans danger. Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, ruineraient vite l’Etat, même s’ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l’isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques"(5). On est donc loin de l’image d’un Cléon intempestif et cruel. Ce n’est pas par goût du sang que Cléon réclama l’exécution des Mytiléniens, mais après réflexion, parce que cette solution lui parut la plus efficace pour empêcher que l’ordre assuré sur l’Egée par Athènes s’effondrât de l’intérieur. Sa position dans l’affaire de Skioné quelques années plus tard relève des mêmes arguments. Périclès en revanche, excepté quand la vieillesse le contraignit à réfléchir sur les moyens de pérenniser ses conquêtes, et à adopter la position sinon raisonnable du moins cohérente exposée notamment dans le discours que nous venons de citer, ne s’embarrassa jamais avec des considérations de ce genre, ses décisions furent autant motivées par le désir d’accroître l’influence d’Athènes que par celui d’éliminer ses adversaires pour profiter seul de l’accroissement de cette influence. Dans l’affaire de Samos, Périclès se révéla bien plus intempestif et cruel que Cléon. Souvenons-nous qu’à cette date, Périclès était le maître d’Athènes, ayant réussi à ostraciser son ultime rival Thoukydidès. La Perse, depuis le traité de Callias, ne manifestait plus aucune volonté de conquête. Sparte, par la signature de la paix de Trente Ans, avait reconnu l’hégémonie d’Athènes sur toutes les mers. C’est alors que les commerçants de Milet et les commerçants de Samos se reprochèrent mutuellement de monopoliser la place de Priène. Le différend aurait pu en rester là, si une partie des commerçants de Samos avaient sollicité l’aide du gouvernement de Périclès plutôt que l’aide du gouvernement oligarchique de Samos, et surtout si Périclès n’avait pas eu pour maîtresse Aspasie, une courtisane d’origine milésienne qui l’incita naturellement à prendre le parti des commerçants de Milet. Avec des moyens militaires disproportionnés par rapport à ceux des Samiens, Périclès débarqua donc sur l’île de Samos, en renversa le régime oligarchique, le remplaça par un régime démocratique, déporta hommes, femmes et enfants de l’élite samienne vers l’île de Lemnos, et revint à Athènes. Les Samiens dans leur ensemble, même ceux qui étaient restés neutres jusque là, et même ceux qui avaient toujours souhaité le renversement du régime oligarchique et son remplacement par un régime démocratique, se soulevèrent, scandalisés par la condescendance et la brutalité avec lesquelles Périclès venait de les traiter. Celui-ci dût donc revenir avec des moyens militaires encore plus considérables, qui ne furent pourtant pas suffisants pour affaiblir la détermination des Samiens. Le conflit s’enlisa jusqu’à ce que, l’année suivante, n’ayant plus de ressources car coupés du reste du monde, les Samiens assiégés se rendissent. Des doutes subsistent sur les représailles que les Athéniens firent subir aux Samiens vaincus. On peut soupçonner que quand Douris de Samos écrivit que Périclès fit conduire les capitaines des navires et les soldats samiens sur la place publique de Milet, les attacha à des poteaux, les laissa exposés pendant dix jours, et qu’enfin, comme ils étaient sur le point d’expirer, les assomma à coups de bâton, et leur refusa même la sépulture, il assombrit exagérément l’image de Périclès pour mieux apitoyer le lecteur sur les souffrances de ses compatriotes samiens. Mais on peut croire que quand le tragédien et chroniqueur Ion de Chio, qui assista de loin au conflit et aida son confrère le tragédien Sophocle à rassembler une flotte de soutien à la flotte athénienne, n’étant de ce fait pas suspect de sympathie pour les Samiens, écrivit qu’après sa prise de Samos Périclès fut gonflé d’orgueil au point de répéter partout qu’il ne lui avait fallu que neuf mois pour s’emparer de la puissante Samos tandis qu’il avait fallu dix ans à Agamemnon pour prendre Troie la barbare, il dit la vérité. Les Samiens qui furent tués dans cet affrontement ne le furent pas, comme les Mytiléniens et les Skioniens plus tard, pour étouffer les velléités conquérantes des Perses, ni pour inciter les Spartiates à demeurer chez eux, ni pour assurer la permanence des approvisionnements vers Athènes, ni même pour étendre l’influence du parti démocratique sur l’Egée ou pour dissuader les autres cités égéennes de se soulever contre Athènes, mais simplement pour assouvir la vanité du premier des Athéniens, tellement sûr de l’excellence de son gouvernement et de la façon dont il l’imposa aux Samiens que, selon le témoignage d’Aristote, il ne comprit jamais pourquoi ils le rejetèrent et les considéra finalement comme un peuple d’attardés : "Les Samiens, conclut-il, ressemblent aux enfants qui reçoivent la nourriture, mais continuent de pleurer"(6).


On reproche à Cléon d’avoir corrompu les Athéniens en les payant, mais sur ce point encore il ne faisait que suivre Périclès. Ce n’est pas Cléon en effet qui eut l’idée d’utiliser une partie du trésor d’Athènes pour offrir des places de théâtre(7) et des places de tribunal(8) aux Athéniens, mais bien Périclès, et je ne blâme pas ici Périclès pour cette décision, car ses raisons étaient bonnes : désireux d’empêcher un retour à la tyrannie, et constatant que son adversaire Cimon, comme le rappelle Aristote, "utilisait sa fortune digne d’un tyran pour s’acquitter avec magnificence des liturgies et pour entretenir beaucoup de gens de son dème de Lakiades, en leur assurant chaque jour leur subsistance, et en ne clôturant aucune de ses propriétés afin que quiconque pût y cueillir des fruits"(9), Périclès suivant le conseil de Damon son maître de musique voulut créer une nouvelle armée dévouée à l’Etat athénien plus forte que toutes les armées traditionnelles dévouées à des tyrans potentiels tel Cimon, et il trouva que le meilleur moyen pour que cette nouvelle armée demeurât toujours fidèle à l’Etat athénien était qu’elle fût payée directement et régulièrement par celui-ci. C’est pour cela que Périclès instaura la loi du théorikon et du dikastikon : en offrant théorikos et dikastikon aux Athéniens, son but ne fut pas de les rendre "paresseux, lâches, babillards et intéressés"(10), comme certains le prétendent, mais au contraire de les pousser à défendre le régime démocratique avec plus d’ardeur au théâtre et au tribunal contre toutes les armées de ces tyrans potentiels. Et si théorikon et dikastikon se sont finalement révélés néfastes, c’est parce que leur vertu s’avéra aussi un vice : au fil du temps en effet, les bénéficiaires de ces deux allocations se sont montrés plus soucieux de les préserver alors qu’elles ne se justifiaient plus, qu’à y renoncer pour le bien de l’Etat. Mais ni Périclès, ni Aristide qui, bien que n’étant pas démocrate, fut le premier à détourner une partie du phoros pour payer les cinq cents bouleutes, les seize cents archers et douze cents cavaliers, et les six mille juges que comptait Athènes à son époque(11), n’ont délibérément aspiré à cette dérive progressive des dispositifs qu’ils ont instaurés. Aristophane accuse Cléon d’être l’un de ces tyrans potentiels parce qu’il a élevé le montant du théorikon et du dikastikon à trois oboles : ainsi dans Les cavaliers il montre un Paphlagonien incarnant Cléon qui "bourre, gorge, empiffre" le peuple avec le triobole(12) sous prétexte de "le nourrir et le soigner"(13), et dans Les guêpes il montre un bénéficiaire du dikastikon qui s’interroge davantage sur les moyens de garder l’affection de sa fille avec le triobole, que sur le bien-fondé de la cause qu’il doit défendre au tribunal en l’échange de ce triobole(14), annonçant le fourbe Anytos qui utilisera le dikastikon pour corrompre ses accusateurs après son échec à Pylos(15). Mais Aristophane a tort, car le fait le plus remarquable n’est pas l’élévation du montant de ces allocations, mais la légèreté de cette élévation : si réellement Cléon avait été un tyran potentiel, il n’aurait pas élevé théorikon et dikastikon à seulement trois oboles, il les aurait élevés à quatre oboles, ou à cinq, ou à plus encore. La révision même de ce montant ne relève pas de la volonté de manipuler le peuple, mais simplement de la nécessité de l’adapter aux valeurs du moment qui, à cause de l’inflation naturelle des choses, étaient plus basses que celles du temps de Périclès. Un sesterce aujourd’hui vaut moins que le même sesterce à l’époque d’Auguste et de Tibère, qui lui-même valait moins que le même sesterce à l’époque de Pompée et de César : de même une drachme à l’époque de Cléon valait moins que la même drachme à l’époque de Périclès, Cléon devait donc élever le montant du théorikon et du dikastikon pour que ceux-ci ne devinssent pas abscons. C’est la même raison qui a amené Périclès à élever le montant du phoros, originellement fixé par Aristide à quatre cents soixante talents, jusqu’à six cents talents, comme il le dit lui-même dans le discours qu’il adresse aux Athéniens la deuxième année de la guerre du Péloponnèse, évoqué par Thucydide(16). Au lieu de s’acharner sur Cléon, Aristophane eut mieux fait de s’acharner sur certains successeurs de Cléon, qui pour leur part corrompirent vraiment les Athéniens et participèrent indirectement au retour de la tyrannie, notamment Cléophon l’auteur de la loi sur le diobole, selon Aristote(17), loi absurde qui ne visait pas comme le théorikon et le dikastikon à défendre le régime démocratique contre la tyrannie, mais simplement à assurer le succès électoral de celui qui distribuait le diobole, en l’occurrence le succès électoral de Cléophon, puis plus tard le succès électoral de Archédémos qui put ainsi, comme le rappelle Xénophon, condamner à mort les stratèges athéniens après leur victoire aux Arginuses(18). Le diobole de Cléophon, contrairement au théorikon et au dikastikon de Périclès et de Cléon, fut un dispositif délibérément vicieux dès sa conception, il était totalement stérile pour l’économie athénienne car son montant dérisoire ne rendait pas ses bénéficiaires moins pauvres dans le même temps que, donné au plus grand nombre sans contrepartie, il vidait les caisses de l’Etat, enfin il ne servit qu’à porter au pouvoir les démocrates les plus sots, tels Cléophon que les Athéniens ne remercièrent pas en le condamnant finalement à mort, et Archédémos qui en exécutant les vainqueurs des Arginuses ne se rendit pas compte qu’il privait Athènes de ses meilleurs soldats et hâtait l’invasion spartiate et la fin du régime démocratique, autrement dit qu’il hâtait sa propre fin.


On reproche à Cléon d’avoir été un mauvais stratège, et en particulier d’avoir subtilisé la victoire de Pylos à Démosthénès. Mais ce reproche est infondé quand on se souvient qu’avant de trouver la mort à Amphipolis, Cléon a intelligemment conduit les troupes athéniennes en Chalcidique, et repris seul la cité de Toroné aux Spartiates par surprise. Mais surtout, ce reproche est infondé car Cléon originellement n’était pas un stratège, ni même un hoplite : il n’a pris la tête de l’armée athénienne au moment de l’affaire de Pylos que parce que les stratèges officiels, au premier rang desquels se trouvait Nicias, craignant l’échec, lui ont remis toutes leurs charges. Dans son livre, Thucydide essaie souvent de convaincre de l’incompétence militaire de Cléon : il oublie de dire que Cléon, contrairement à Périclès, a connu l’expérience du commandement très tard, et que ses succès à Pylos et à Toroné ne sont donc pas ceux d’un vieux soldat que les enseignements des combats passés ont rendu invincible, mais ceux d’un novice civil qui a appliqué ses propres règles de novice civil. Il est certain que sans Démosthénès les Athéniens n’auraient jamais vaincu à Pylos, mais il est aussi certain que sans Cléon Démosthénès n’aurait jamais obtenu les renforts qu’il demandait et qui lui ont permis de conduire les Athéniens à la victoire. Si Thucydide avait été honnête, dans cette affaire de Pylos, il aurait donc dû relativiser le rôle de Démosthénès davantage que celui de Cléon, qui pour sa part eut raison d’adresser cette boutade à ses détracteurs, au moment de son retour à Athènes : "Je ne sais pas qui a gagné la bataille de Pylos, mais je sais qui l’aurait perdue". Et si l’on commence à condamner Cléon et Démosthénès pour incompétence militaire, à quelle peine pourra-t-on condamner tous ces stratèges qui derrière Nicias ont refusé de se battre ? Thucydide présente Cléon comme un arrogant(19) tel qu’il ne le fut pas : n’aurait-il pas mieux fait de présenter Nicias comme un lâche tel qu’il le fut ? "Contre toi, Nicias, j’envoie Démosthénès débarquer à Pylos, et tu te tais ; Démosthénès réussit à encercler les troupes spartiates sur l’île de Sphactérie, et tu te tais encore ; il nous demande des renforts pour achever la capture de ces troupes spartiates, et tu te tais toujours ; je me charge de rassembler ces renforts, et tu maugrées ; je te propose de prendre la tête de ces renforts et de partager la victoire annoncée de Démosthénès, et tu te dérobes ; je prends ta place à la tête de ces renforts, moi, un civil qui n’a aucune expérience de stratège, un civil qui maîtrise le maniement des peaux mais nullement le maniement des armes, et tu m’accuses d’être un insensé ; à Pylos je confie ces renforts à Démosthénès, qui avec eux remporte la victoire annoncée, et tu me traites de tous les adjectifs en “a-” que renferme la langue grecque : Nicias, n’as-tu pas honte ?" : ainsi parla Cléon après son retour de Pylos, et comment ne pas l’approuver ? Quand on compare les succès militaires de Cléon et de Périclès, on constate même que le premier fut plus méritoire que le second, car dans les trois campagnes qu’il conduisit, celle de Pylos, celle de Toroné et celle d’Amphipolis, Cléon fut toujours confronté aux troupes spartiates, les meilleures troupes de toute la Grèce, or il a gagné à Pylos, il a gagné à Toroné, et il n’a perdu à Amphipolis que parce qu’il n’a pas su contenir l’enthousiasme irréfléchi de ses propres troupes athéniennes à s’exposer aux assauts de Brasidas. Périclès en revanche ne combattit jamais les troupes spartiates, au contraire il acheta celles emmenées par Pléistoanax et il laissa celles emmenées par Archidamos II piller librement l’Attique : les seules victoires militaires de Périclès furent d’avoir réduit à néant les civils des cités les plus faibles du Péloponnèse et d’Eubée, d’avoir ravagé la péninsule pacifiée de Chersonèse, d’avoir écrasé les Samiens désarmés, et finalement d’avoir propagé l’épidémie dans Athènes en contraignant pédiens, paraliens, civils et militaires, à vivre entassés les uns sur les autres à l’intérieur des Longs Murs pour ne pas risquer d’affronter l’ennemi.


Mais c’est cet homme, Périclès, que la mémoire collective honore comme un héros ou comme un dieu, et c’est cet autre homme, Cléon, qu’elle dénonce comme incapable et corrupteur. Quelle est donc la raison de cette injustice de l’Histoire ?


Je me suis rendu récemment à Ephèse, pour y trouver les références d’une étude que je menais. L’ancienne demeure d’Artémis est aujourd’hui un carrefour pour tous les peuples du monde, comme en témoignent les livres de la Bibliothèque de Celsus Polemaneus que j’ai consultés. Sur le port et dans les rues se croisent des Grecs, des Romains, des Phéniciens, des Celtes, qui y apportent leurs croyances. On y trouve aussi des juifs, qui se divisent en plusieurs synagogues(20). Certains parlent hébreu et descendent des Judéens qui furent vaincus naguère par Titus. D’autres se disent élèves d’un nommé "Baptistès"(21), qui prétendait effacer les fautes de ses concitoyens en les immergeant dans le Jourdain, une petite rivière près de Jérusalem, en attendant la venue d’un libérateur : ceux-là furent persécutés par le roi Hérode-Antipas, ils ont Apollos pour oikiste(22). D’autres encore, les plus agités, parlent grec et se disent élèves d’un Tarsien nommé "Paulus". J’ai pu discuter avec certains d’entre eux, parmi les plus instruits, qui pour se distinguer de leurs compatriotes désignent leur synagogue par le mot "Ekklesia"(23), en référence aux Ekklesias qui régissaient les cités grecques avant l’occupation romaine. Ils semblent avoir absorbé les survivants d’une autre synagogue née sous Tibère, ou sous Caligula, ou sous Claude, par la volonté d’un Galiléen nommé "Ioannis". Ce Ioannis affirmait avoir rencontré dans sa jeunesse un homme de son voisinage, Galiléen comme lui, qui, crucifié et déposé dans un tombeau, revint à la vie et sortit lui-même de ce tombeau pour se montrer aux habitants de Judée et d’ailleurs.


Ces juifs m’ont donné à lire un livre soi-disant écrit par Ioannis, qui y raconte son passé auprès de cet homme mort-vivant. J’ignore si ce livre est réellement l’œuvre de ce Galiléen. Le mélange de naïveté et d’intelligence qui le constitue me laisse plutôt penser que les juifs hellénophones avec lesquels j’ai parlé, qui comptent parmi eux des anciens savants grecs convertis à la religion juive, l’ont fabriqué en organisant les souvenirs du crédule Ioannis de façon à créer un ensemble cohérent répondant à leurs espérances. Je ne veux pas juger ici du contenu de ce livre, je veux juste m’arrêter sur son introduction, qui dit ceci : "Au commencement de tout est le Logos, et celui qui maîtrise le Logos maîtrise le monde". Cette introduction veut suggérer au lecteur que l’homme dont le livre raconte la vie, cet homme dont Ioannis et tous ses élèves affirment qu’il est mort et revenu à la vie, maîtrisait le Logos puisqu’il a maîtrisé le monde autour de lui au point qu’après sa mort des hommes continuent à se battre pour défendre sa mémoire.


Peut-être cette introduction contient-elle l’explication de la différence entre le regard que porte la postérité sur Périclès et celui qu’elle porte sur Cléon. Car effectivement Périclès maîtrisait le Logos, au contraire de Cléon. La maîtrise du Logos passe d’abord par la maîtrise du présent, qui permet ensuite celle du passé, qui permet enfin celle du futur : pour maîtriser le présent, il faut séduire les contemporains, dès qu’ils sont séduits ils sont aisément convaincus que le passé tel qu’on le leur présente est le vrai passé, et ce passé tel qu’on le leur présente justifie naturellement les décisions qu’on prend pour l’avenir. Or, Périclès avait en lui et autour de lui tous les avantages pour maîtriser ses contemporains. Comme je l’ai dit dans la Vie que je lui ai consacré, il eut pour maîtres les hommes les plus instruits de son époque : Anaxagore, Protagoras, Damon, Zénon d’Elée, qui lui ont appris à captiver les foules au point, selon le témoignage de son adversaire politique Thoukydidès fils de Mélésias, de pouvoir les convaincre d’être gagnant même quand il était perdant(24), et, selon l’historien Thucydide, de "les intimider par des discours alarmants quand ils manifestaient une confiance excessive et les rassurer quand ils étaient en proie à des craintes injustifiées"(25). Il charmait par ses longues phrases ou par ses longs silences, par son agitation ou par son immobilité, par ses apparitions ou par ses disparitions, par ses colères ou par ses larmes, comme celles qu’il versa devant les juges pour les amener à innocenter sa maîtresse Aspasie. Par ailleurs, il vécut à l’époque où tous les efforts fournis par les Athéniens avant lui aboutirent, de sorte que quand il accéda au sommet du pouvoir il devint naturellement l’homme le plus puissant de Méditerranée orientale. Ce n’est pas César qui créa l’armée romaine et qui divisa les tribus gauloises entre elles, et pourtant c’est César qui tira profit de l’un et de l’autre parce qu’il naquit juste au moment où cette armée romaine atteignit sa plus grande efficacité et où ces tribus gauloises étaient divisées, si César était né une ou deux générations plus tôt l’armée romaine n’aurait pas été prête pour affronter les Gaulois unis, et la bataille d’Alésia aurait eu une autre fin. Ce n’est pas Alexandre qui créa l’armée macédonienne et qui affaiblit Thèbes, Sparte, Athènes et la Perse, et pourtant c’est Alexandre qui tira profit de l’un et de l’autre parce qu’il naquit juste au moment où, grâce à son père Philippe II, l’armée macédonienne atteignit sa plus grande efficacité et où Thèbes, Sparte, Athènes et la Perse étaient affaiblis après leurs interminables guerres internes, si Alexandre était né une ou deux générations plus tôt il n’aurait pas eu une vie plus flamboyante que celle de son aïeul Archélaos, il n’aurait jamais pu vaincre la Perse, ni Athènes, ni Sparte, ni Thèbes. De même ce n’est pas Périclès qui créa la démocratie athénienne, ni la flotte, ni le phoros, ni la Ligue, et pourtant c’est Périclès qui tira profit de l’un et de l’autre parce qu’il naquit juste au moment où la démocratie, la flotte, le phoros et la Ligue atteignirent leur plus grande efficacité, si Périclès était né une ou deux générations plus tôt il aurait dû, comme son aïeul Clisthène, vivre en exil à Delphes et batailler contre les nobles encore tout-puissants conduits par Isagoras. Et Périclès n’eut pas besoin de se légitimer comme Alexandre face au petit-fils d’Attale ou comme César face à Pompée : il grandit aux côtés de son père Xanthippos, et suivit les pas d’Ephialtès, quand l’un et l’autre moururent il apparut comme leur héritier légitime aux yeux des Athéniens. Et par la suite, je l’ai dit, il eut la chance de gouverner sans adversaire, Cimon étant mort à Chypre et Thoukydidès étant rapidement ostracisé. Enfin, il vécut à l’époque où Athènes compta le plus grand nombre de poètes et d’artistes, qui, d’accord ou pas d’accord avec lui, magnifièrent son gouvernement et assurèrent ainsi l’éclat de sa mémoire. Ultime cadeau des Moires, il mourut dans Athènes avec beaucoup de ses compatriotes au tout début de la guerre du Péloponnèse, victime de l’épidémie, ce qui lui permit d’offrir aux générations futures l’image d’un homme qui partagea la souffrance de son peuple, et de laisser celles-ci libres de spéculer sur ses capacités militaires et sur l’issue de la guerre s’il avait vécu quelques années supplémentaires. Périclès, comme Alexandre et comme César, mourut chérissant le Logos, comme il le dit lui-même dans son oraison funèbre aux Athéniens rapportée par Thucydide : "Nous ne pensons pas que le Logos nuit à l’action, nous estimons au contraire dangereux de passer aux actes avant que le Logos nous ait éclairé sur ce que nous devons faire"(26). Cléon n’eut aucun de ces avantages. Issu du peuple, il n’eut aucun maître pour lui apprendre à séduire son public, à bien s’exprimer, bien s’habiller, bien se présenter. Aristote indique qu’il "fut le premier à pousser des cris à la tribune, à lancer des injures et à parler en se débraillant"(27). J’ai moi-même évoqué, dans la Vie que j’ai consacrée à Nicias, le jour où il vint devant l’assemblée avec une ridicule couronne de fleurs sur la tête, s’excuser de n’avoir momentanément pas de temps à consacrer à la politique car il accueillait des visiteurs chez lui(28). Le contexte de Cléon n’était plus celui de Périclès : l’empire commençait à se désagréger, le phoros ne parvenait plus aussi facilement à cause de la guerre, la proportion de population sans travail augmentait. Et à l’intérieur d’Athènes, Cléon dut affronter des adversaires autrement plus redoutables que ceux de Périclès, ceux qui sur sa gauche derrière Hyperbolos prônaient un renforcement de la démocratie par des projets totalement déconnectés des réalités et des urgences d’alors, et ceux qui sur sa droite prônaient un retour à l’ordre ancien, les mêmes qui gouvernèrent juste après sa mort à travers Nicias, et qui prirent le pouvoir quelques années plus tard en instaurant le régime des Quatre-Cents. Enfin Cléon n’eut pas autour de lui un Phidias pour le couronner avec un Parthénon, ni un Sophocle pour le contredire avec une Antigone : les seules louanges qu’il reçut furent celles, éphémères et basses, du peuple rassasié du triobole et de la victoire de Pylos, et les seules critiques qu’il endura furent celles, également éphémères et basses, de ses opposants nobles qui ne supportaient pas son apparence et ses comportements d’ancien homme du peuple. Cléon mourut comme il vécut, en lutte contre le Logos, comme il le dit lui-même dans le discours qu’il adressa aux Athéniens au moment de la révolte des Mytiléniens de Lesbos, rapporté par Thucydide : "Vous souhaitez par-dessus tout posséder le don du Logos, et si ce don vous manque vous vous mesurez à ceux qui le possèdent, en les suivant sans que votre compréhension paraisse dépassée, en assurant à l’avance le succès à tel aperçu ingénieux, en gardant l’esprit en éveil pour anticiper sur la suite du raisonnement et l’esprit en sommeil sur toutes les conséquences pratiques. On peut dire que vous êtes en quête d’un monde qui n’a aucun rapport avec celui dans lequel nous vivons, il vous manque la dose suffisante de bon sens pour apprécier sainement la réalité qui nous entoure. En un mot, vous êtes les jouets du plaisir que vous cause le Logos"(29).


Le Logos est la capacité de présenter une opinion de telle sorte que la multitude la considère pertinente et rejette toutes les autres opinions comme synonymes de mort. Autrement dit, le Logos est la capacité de convaincre chacun que l’adoption de telle opinion lui permettra, quand il mourra, de laisser un souvenir durable ici-bas et d’obtenir une place honorable quand il entrera aux Enfers, en résumé qu’elle lui permettra d’échapper à l’effacement définitif de la mémoire collective autant qu’aux tourments infernaux. César possédait le Logos, contrairement à Pompée : il fut capable, grâce à ses moyens propres, grâce à son entourage et grâce au contexte dans lequel il vécut, de convaincre la multitude que son opinion était plus pertinente que celle de Pompée, de Caton d’Utique et de Metellus Scipion. Alexandre aussi possédait le Logos, étant capable grâce à ses moyens propres, grâce à son entourage et grâce au contexte de son temps, de convaincre la multitude que son opinion était plus pertinente que celles de Démosthène et des héritiers d’Epaminondas. Et Périclès aussi possédait le Logos, contrairement à ses adversaires Cimon et Thoukydidès. Et bien avant eux, Apollon posséda également le Logos, car il fut capable pendant mille ans, par la voix de sa Pythie, de convaincre que son opinion permettrait à la multitude d’échapper à la mort, à l’exemple de Thémistocle qui vainquit après l’avoir entendue, et que la négliger était synonyme de sacrilège, jusqu’à ce gardien qui cria : "Silentium !" aux trois adolescentes de mes vingt-cinq ans, et jusqu’à moi qui ai consacré toute ma vie à le servir. Le Logos est la seule force qui domine l’univers, chacun de nous en est intimement convaincu, même sans en avoir pleinement conscience, même Cléon qui, amer de ne pas le posséder, crut pouvoir le remplacer par la sincérité la plus brute.


L’étude parallèle de Périclès et Cléon montre que le Logos est étranger à la justice telle que nous la définissons ici-bas, car il assure l’immortalité à Périclès et non à Cléon alors que l’analyse des actes et des paroles des deux hommes révèle que le premier fut plus opportuniste, plus cruel, plus corrupteur et plus lâche que le second. Cela signifie que l’Histoire, qui n’est que le produit des possesseurs du Logos, est indifférente à la droiture, à la bonté, à l’honnêteté et au courage. Inversement, cela signifie que les êtres droits, bons, honnêtes et courageux ne sont pas nécessairement ceux que la mémoire collective et les trois juges infernaux récompenseront. Le maître de ma vie, l’immortel Apollon, fut-il plus juste que Périclès ? La définition de la droiture, de la bonté, de l’honnêteté et du courage, que le dieu de Delphes m’a enseignée, méritait-elle que j’y sacrifiasse toutes les autres définitions ?


Je découvre par ailleurs que telle loi imposée par le Logos se transmet et se renforce d’une génération à l’autre pour une raison simple : celui qui maîtrise le Logos maîtrise les foules, et après sa mort ces foules refusent naturellement d’admettre qu’elles se sont trompées, elles déforment donc le souvenir de leur maître défunt pour le transformer peu à peu en héros et en dieu, pour l’accorder à leur désir, c’est ainsi qu’elles ont casqué Périclès pour cacher son crâne hydrocéphale, et donné à la sueur d’Alexandre l’odeur de l’ambre. Les maîtres du Logos imposent une vision particulière de la réalité, et après eux leur auditoire perpétue cette vision particulière de la réalité de sorte que les maîtres du Logos apparaissent a posteriori comme des devins, des visionnaires, des anticipateurs. Mais si nous disposions d’un moyen de retourner au temps de Périclès, sans doute serions-nous déçus, car même charmés par ses longues phrases ou par ses longs silences, par son agitation ou par son immobilité, par ses apparitions ou par ses disparitions, par ses colères ou par ses larmes, nous ne pourrions pas nier que Périclès ne fut qu’un homme et non un dieu ni un héros. Si je disposais d’un moyen de retourner au temps où Apollon fonda Delphes, ne serais-je pas pareillement déçu par le contraste entre l’image du dieu que mille ans d’oracles ont forgée avant moi, et la réalité des hommes vulgaires qui construisirent le premier temple et posèrent les mains sur le premier autel ?


Le Logos enfin doit évoluer en permanence, car l’univers dans lequel il œuvre change en permanence. Pourquoi les contemporains d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide ont-ils suivi Périclès plutôt qu’un autre ? Parce que c’était eux, parce que c’était lui. Pourquoi ai-je suivi Apollon plutôt que Dionysos ? Parce que c’était lui, parce que c’était moi, vieux Grec né en Phocide, qui grandit en Phocide, qui aima en Phocide, qui vieillit en Phocide, attaché à la terre de mes ancêtres au point de parler toujours grec et de ne jamais apprendre correctement le latin, peut-être parce qu’un jour de mes vingt-cinq ans je me suis accroché à l’idée que le silence imposé par un gardien au milieu de vieilles pierres signifiait que le maître de ces vielles pierres, maître de l’ancienne Phocide, maître de l’ancienne Grèce, maître de l’époque où la langue grecque unissait l’Italie à l’Inde et l’Istros au Nil, était toujours vivant. Mais on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, comme dit Héraclite : les causes changent, les intérêts changent, les espoirs changent. Si Périclès avait vécu à l’époque d’Alexandre, il aurait dû réviser son Logos, car celui-ci ne convenait plus aux causes, aux intérêts et aux espoirs de l’époque d’Alexandre. De même si Alexandre avait vécu à l’époque de César, de même si César vivait aujourd’hui : l’un et l’autre auraient dû réviser leurs Logos pour ne pas finir comme Gorgias qui, d’abord adoré par les Athéniens qu’il attira vers la Sicile par la force de ses antithèses et de ses ornements, fut méprisé par ces mêmes Athéniens une génération plus tard pour n’avoir pas compris que ses antithèses et ses ornements n’étaient plus adaptés aux nouvelles réalités de l’Histoire. Ainsi, je soupçonne que si j’avais vingt-cinq ans aujourd’hui, dans le contexte romain présent, les vieilles pierres de Delphes ne provoqueraient plus sur moi le même effet. Je sais que le Logos vivra, mais qu’il ne prendra plus la forme et ne portera plus le nom que j’ai adorés, je sais que je suis parmi les derniers serviteurs d’Apollon et que je meurs seul, et je crains qu’au seuil des Enfers mon maître se montre à moi tel Achille à Ulysse, dieu sublime redevenu homme misérable aspirant à "servir chez un pauvre fermier plutôt que régner sur des ombres"(30).

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(1) Aristote, Constitution d’Athènes 26.

(2) Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65.

(3) Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.39.

(4) Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.13.

(5) Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.63.

(6) Aristote, Rhétorique 1407a.

(7) Le "théorikon" ("qewrikÒn/qui concerne les spectateurs").

(8) Le "dikastikon" ("dikastikÒn/qui concerne les juges").

(9) Aristote, Constitution d’Athènes 27.

(10) Platon, Gorgias 515e.

(11) Aristote, Constitution d’Athènes 24.

(12) Aristophane, Les cavaliers 50-51.

(13) Aristophane, Les cavaliers 799-800.

(14) Aristophane, Les guêpes 605-609.

(15) Cf. Aristote, Constitution d’Athènes 27, et Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.64.

(16) Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.13.

(17) Aristote, Constitution d’Athènes 28.

(18) Xénophon, Helléniques I.7.

(19) Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.27-28.

(20) "sunagwgÒj/direction", de "¢gwgÒj/qui dirige, conduit, guide" précédé de "sÚn/avec".

(21) "Baptist»j/Celui qui immerge".

(22) "o„kist»j/fondateur".

(23) "Ekklhs…a/Assemblée", qui a donné "eclesia" en latin, puis "église" en français.

(24) Plutarque, Vie de Périclès 8.

(25) Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65.

(26) Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.40.

(27) Aristote, Constitution d’Athènes 28.

(28) Plutarque, Vie de Nicias 7.

(29) Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.38.

(30) Odyssée XI.489-491.

  

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