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-431 à -421 : La deuxième guerre du Péloponnèse

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Périclès contre Archidamos II

L’année de transition

Cléon contre Brasidas

Les hommes illustres

L’année -427/-426 est une année de transition. A la fin de l’été -427, tandis que les Athéniens exécutent les derniers rebelles mytiléniens et assurent leur mainmise sur l’île de Lesbos, plusieurs événements ont lieu qui conditionneront le déroulement futur de la guerre.


D’abord, la guerre parallèle entre les Platéens et les Thébains, qui dure depuis -431, s’achève. Assiégés depuis cette date par les Thébains qui ont été rejoints par les troupes spartiates amenées par le vieux Archidamos II en -429, comme nous l’avons vu dans notre précédent alinéa, les Platéens épuisés se rendent. La répression est terrible pour eux et pour le petit contingent athénien qui les soutenait : les hommes présentant une menace pour Sparte sont exécutés, les femmes sont réduites en esclavage et la cité est pillée et rasée ("[Les Spartiates] décidèrent d’appeler l’un après l’autre les prisonniers. A chacun on demanda s’il avait rendu service aux Spartiates et à leurs alliés au cours de cette guerre, et s’il répondait négativement il était emmené et exécuté. Personne ne fut exempté. Plus de deux cents Platéens ainsi que vingt-cinq Athéniens qui se trouvaient avec eux furent mis à mort. Les femmes furent réduites en esclavage. Quant à la cité elle-même, les Thébains y installèrent pour une année environ des Mégariens exilés à la suite de luttes civiles, ainsi que leurs partisans platéens qui avaient échappé à la mort. Par la suite, Platées fut totalement rasée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.68). Ainsi libérée de cette guerre parallèle, Sparte va pouvoir rediriger ses troupes vers d’autres objectifs.


Ensuite, un fait d’armes met pour la première fois à l’honneur un homme qui jouera un rôle considérable à Athènes jusqu’en -413 : Nicias. Ce Nicias est un ancien aide de camp de Périclès ("Nicias était déjà réputé du vivant de Périclès et partagea souvent la stratégie avec lui, il fut aussi souvent chef de troupes", Plutarque, Vie de Nicias 2) ayant toutes les caractéristiques des généraux français subalternes de la première Guerre Mondiale qui, accédant aux postes suprêmes grâce à leur ancienneté et surtout à leur transparence pendant l’entre-deux-guerres, conduiront la France au désastre en mai 1940, au premier rang desquels se trouve le général Gamelin. Courtois, consensuel, attiré par les Arts (il est un proche des auteurs tragiques et participe comme chorège à plusieurs concours), prudent, obéissant, Nicias tel le général Gamelin a toutes les qualités qu’on admire chez un militaire en temps de paix : on peut renvoyer ici au jugement féroce que Plutarque lui porte, le décrivant comme un homme sans charisme et sans caractère, fabriqué dans les couloirs et pour les couloirs ("Après la mort de Périclès, [Nicias] fut porté à la première place par les nobles et les riches qui l’utilisait comme un rempart contre la scélératesse et l’audace de Cléon. Il jouit pareillement de l’affection et la faveur du peuple, qui contribua à son avancement : Cléon aussi jouissait d’un grand crédit auprès du peuple pour lequel il avait une complaisance extrême et qu’il gratifiait de distributions d’argent, mais la plupart de ceux qu’il flattait par cette conduite, témoins de son avarice, de son insolence et de son audace, poussaient Nicias dans le gouvernement parce que sa gravité ni austère ni odieuse s’accompagnait d’une circonspection assimilée à de la timidité qui le rendait agréable au peuple. Naturellement craintif et défiant, ces défauts furent couverts à la guerre par les succès dont la fortune le favorisa tandis qu’il commandait les armées. Dans l’Ekklesia, cette timidité qui s’inquiétait du moindre bruit, et sa crainte des calomniateurs, paraissaient des qualités populaires qui lui gagnaient la faveur de la foule et lui donnaient un grand crédit, car ordinairement le peuple s’honore d’être considéré par les grands, craint ceux qui le méprisent, et loue ceux qui le craignent", Plutarque, Vie de Nicias 2), on peut renvoyer aussi au qualificatif "mellonikian/melloniki©n" qu’Aristophane invente au vers 640 de sa comédie Les oiseaux, forgé sur le nom de Nicias, précédé du verbe "hésiter, différer, tarder, lambiner/mšllw", et suivi de suffixe "-ian/-i©n" qui suggère l’affection ou la maladie (comme "sibyllian/sibulli©n" au vers 61 de la comédie Les cavaliers du même Aristophane qui signifie "être atteint du délire des Sibylles", ou comme "korybantian/korubanti©n" au vers 8 de la comédie Les guêpes encore d’Aristophane qui signifie "être atteint du mal des Corybantes", ou comme "mathètian/maqhti©n" au vers 183 de la comédie Les Nuées toujours d’Aristophane qui signifie "être atteint de l’obsession des études mathématiques/m£qhma"), autrement dit "être atteint d’atermoiements maladifs comme Nicias", ce qui montre à quel point la couardise de Nicias est proverbiale. Le fait d’armes en question est la prise de l’îlot de Minoa entre Mégare et l’île de Salamine, que Nicias présente comme un objectif prioritaire destiné à empêcher un nouveau débarquement spartiate similaire à celui de Brasidas et Knèmos en -429 ("Au cours du même été [-427], après la prise de Lesbos, les Athéniens envoyèrent un corps expéditionnaire sous les ordres de Nicias fils de Nicératos contre Minoa, un îlot situé en face de Mégare. Les Mégariens y avaient établi un fort avec une garnison. Nicias voulait le transformer en une base athénienne, plus proche de la côte ennemie que Boudoron et Salamine, afin d’empêcher les trières et les corsaires péloponnésiens d’atteindre le large comme cela était arrivé [avec la flotte spartiate conduite par Alkidas au printemps -427], et de ne rien laisser entrer dans le port de Mégare", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.51) : la vérité est que cette opération est très peu conséquente sur le plan stratégique, puisque même l’installation permanente de Spartiates à Salamine et en Attique ne menacerait pas directement la puissante flotte athénienne, mais elle permet au couard Nicias de gagner une médaille sans prendre des grands risques ("Nicias s’arrangeait pour obtenir des commandements faciles, courts et sans danger, ainsi quand il conduisait une expédition il vainquait presque toujours", Plutarque, Vie de Nicias 6), de la même façon que le général Gamelin dans les années 1920 gagnera les honneurs publics pour avoir pacifié le Levant en opposant ses canons et ses avions aux sabres et aux chameaux des autochtones levantins. Nous verrons dans l’expédition de Sicile que, comme encore le général Gamelin qui dans ses Mémoires après la deuxième Guerre Mondiale tentera lâchement de porter la responsabilité de la défaite de mai 1940 sur les soldats plutôt qu’assumer son inaptitude au commandement, cette nature couarde de Nicias se révélera un masque cachant l’arrogance et l’irresponsabilité des êtres vides d’esprit, de cœur, de courage et de virilité.


Ensuite, en Sicile et en Italie, les cités en rivalité attirent à elles les deux adversaires de Grèce Athènes et Sparte. Syracuse et Léontine (aujourd’hui Lentini) s’opposent pour dominer les terres et la mer environnantes. La première est soutenue par Locres (aujourd’hui Locri) et est favorable à Sparte, la seconde est soutenue par Rhégion (aujourd’hui Reggio) et est favorable à Athènes ("La guerre éclata entre Syracuse et Léontine. Syracuse avait pour alliées toutes les cités doriennes à l’exception de Camarine. Ces cités avaient, au début de la guerre, conclu une alliance avec les Spartiates mais n’avaient pris aucune part aux hostilités. Quant aux Léontiniens, ils avaient pour alliées les cités chalcidiennes ainsi que Camarine. D’autre part, parmi les Grecs d’Italie, les Locriens se trouvaient dans le camp des Syracusains, et les Rhégiens, dans celui de leurs cousins léontiniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.86). L’alliance entre Athènes et Léontine est actée archéologiquement par le document 54 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, rapportant les négociations entre ces deux cités sous l’archontat d’Apseudès en -433/-432. Bloquée sur terre et sur mer par les Syracusains, la cité de Léontine envoie le sophiste Gorgias à Athènes pour réclamer du secours. Gorgias, brillant maître sophiste, réussit à convaincre les Athéniens ("Le chef de cette ambassade était le rhéteur Gorgias, qui surpassait en éloquence tous les hommes de son temps. Il comprit le premier les finesses de la rhétorique, et sa réputation en sophistique était telle qu’il prenait cent mines à chacun de ceux qui s’inscrivaient dans son école. Celui-ci étant arrivé à Athènes et s’avançant devant le peuple, harangua les Athéniens pour obtenir leur alliance. Il les surprit beaucoup par la singularité de son style, eux qui ont l’esprit si délicat et qui estiment tant le don du Logos. Il employa le premier les plus brillantes figures de rhétorique, l’artifice des antithèses, les périodes à nombres égaux, les chutes de phrases par des consonances et d’autres procédés semblables alors estimés pour leur nouveauté, mais qu’on regarde maintenant comme des affectations ridicules et souvent fastidieuses. En tous cas Gorgias réussit à persuader les Athéniens de prendre dans cette guerre le parti des Léontiniens, et après suscité l’admiration dans Athènes il retourna à Léontine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.53). Athènes envoie donc une flotte de vingt navires soutenir les Léontiniens, sous le commandement des stratèges Lachès et Charoiadès ("Toujours ce même été [-427], les Athéniens envoyèrent vingt navires en Sicile sous les ordres de Lachès fils de Mélanopos, et de Charoiadès fils d’Euphilètos. […] Les Léontiniens et leurs alliés avaient envoyé une ambassade à Athènes et, invoquant leur ancienne alliance et leur qualité d’Ioniens, avaient réussi à obtenir l’envoi d’une flotte. Léontine se trouvait en effet bloquée par les Syracusains du côté de la mer comme du côté de la terre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.86). C’est la première intervention importante d’Athènes en Sicile, et Thucydide précise bien qu’elle vise moins à aider les Siciliens à régler leurs différends, qu’à contrôler les mouvements des Spartiates à l’ouest du Péloponnèse ainsi qu’à empêcher tout ravitaillement éventuel de Sparte en provenance de Sicile ("Cette intervention athénienne avait officiellement pour but de venir en aide à un peuple ami, mais les Athéniens avaient en réalité l’intention d’empêcher l’exportation du blé sicilien vers le Péloponnèse et de mesurer pour la première fois la possibilité de soumettre l’île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.86).


Pour l’anecdote, la même année, en -427, un jeune auteur comique nommé Aristophane présente sa première pièce intitulée Les banqueteurs, aujourd’hui perdue, qui moque les sophistes : la pièce, parodie des banquets philosophiques interminables auxquels s’adonne la jeune génération privilégiée pendant que la population ordinaire souffre de la guerre et des privations, tels que les rapporteront Platon et Xénophon dans leurs Banquet respectifs, est récompensée par le public (l’auteur s’en souviendra et remerciera le public plus tard, en -423, par la bouche de son coryphée dans sa pièce Les Nuées : "Depuis qu’ici des hommes plaisants ont réservé à mon Sofron et à mon Katapygon [les deux personnages principaux des Banqueteurs, soit "Sèfrwn/Prudent, Mesuré" et "KatapÚgwn/Débauché, Infâme", ou littéralement celui "qui vit sous/kat£ les fesses/pug»"] un si favorable accueil, et que, fille ne pouvant pas accoucher [autrement dit : "trop jeune pour participer au concours"] j’ai confié mon fruit à une femme [autrement dit : "j’ai présenté ma pièce sous un nom d’emprunt"] que vous avez généreusement nourrie et élevée [autrement dit : "vous m’avez récompensé"], depuis ce jour je possède de votre bienveillance un gage fidèle", Aristophane, Les Nuées 528-533), mais on ne sait pas si c’est parce que le public partage le mépris de l’auteur pour les sophistes ou au contraire parce qu’il juge que la pièce est bien écrite et qu’elle mérite une place à côté des discours des sophistes.


Enfin, sur l’île de Corcyre, le scénario de Mytilène se reproduit, mais dans des conditions de violence encore jamais vues, ce qui prouve que la guerre est vraiment à un tournant, conduite de façon classique jusque là par Périclès et Archidamos II elle mue en une guerre totale : les Corcyréens se divisent en deux camps, et le camp vainqueur finit par exterminer le camp vaincu avec un systématisme et dans un climat de folie tels que même les Spartiates et les Athéniens venus sur place aider leurs partisans respectifs choisissent raisonnablement de rembarquer. Le point de départ de cette hystérie collective est le retour des Corcyréens capturés par Corinthe vers -432 lors de leur prise d’Epidamne (nous renvoyons ici à la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Ces Corcyréens libérés sont soupçonnés par leurs compatriotes d’avoir été achetés par les Corinthiens pour manœuvrer de telle sorte que Corcyre bascule dans le giron de Sparte contre Athènes ("La guerre civile éclata à Corcyre à la suite du retour des prisonniers capturés par les Corinthiens au cours de la bataille navale livrée près d’Epidamne. Ils furent libérés officiellement contre le versement d’une caution de huit cents talents par leurs proxènes, mais en réalité par leur promesse de réconcilier Corcyre avec Corinthe. Ils s’étaient mis à l’œuvre, entreprenant individuellement leurs concitoyens pour les inciter à rompre avec Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.70). L’historien Thucydide raconte longuement comment les débats deviennent des accusations, puis des invectives, puis des combats sanglants entre familles, entre parents, entre frères et sœurs, aux paragraphes 70 à 75 de sa Guerre du Péloponnèse. A cette occasion apparaît pour la première fois la pratique de la "pistis" ("p…stij/confiance, crédit, foi, fidélité", d’où par extension "engagement, pacte, serment, gage, garantie, caution"), consistant à tuer collectivement pour partager collectivement la responsabilité de la tuerie, une pratique qui encourage naturellement le crime puisqu’elle libère le criminel de toute responsabilité individuelle, et qui renforce et soude les liens entre les criminels qui se sentent ainsi légitimés ("La pistis entre les associés était fondée non sur les engagements pris devant les dieux, mais sur la complicité dans le crime", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.82). De retour d’Ionie après avoir fui la flotte athénienne assiégeant Lesbos, comme nous l’avons vu dans notre premier alinéa, le Spartiate Alkidas rejoint par son compatriote Brasidas décide de se diriger vers Corcyre ("Telle était la situation quand, trois ou quatre jours après la déportation des oligarques dans l’île, les cinquante-trois navires spartiates arrivèrent de Kyllènè, où ils étaient restés mouillés après leur retour d’Ionie. Ils étaient comme précédemment placés sous les ordres d’Alkidas, auquel on avait adjoint Brasidas comme conseiller. Après avoir jeté l’ancre dans le port de Sybota, la flotte appareilla à l’aube en direction de Corcyre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.76). Dans le même temps, Athènes envoie une flotte sous le commandement d’Eurymédon ("A la tombée de la nuit, des feux avertirent que soixante navires athéniens approchaient, venant de Leucade. Cette flotte était placée sous les ordres d’Eurymédon fils de Thouclès, les Athéniens l’avaient envoyé après avoir appris les troubles de Corcyre et le prochain départ d’Alkidas et de ses navires pour l’île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.80). Mais finalement Alkidas et Brasidas s’esquivent avant l’arrivée d’Eurymédon, estimant qu’ils ne trouveront aucun allié fiable sur l’île ("Les Spartiates levèrent donc l’ancre en toute hâte cette nuit même et, forçant l’allure, prirent le chemin du retour en serrant la côte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.81). Eurymédon de son côté débarque sur l’île, mais constatant le chaos qui y règne ("Durant les sept jours que les soixante navires d’Eurymédon restèrent à Corcyre, les Corcyréens continuèrent à massacrer ceux de leurs concitoyens qu’ils considéraient comme des ennemis. Ils les accusaient de comploter contre la démocratie, mais certains furent en fait victimes d’inimitiés privées. Des créanciers furent ainsi abattus par leurs débiteurs. On vit tous les genres de mort possibles et la population se porta à tous les excès qu’on observe en pareille circonstance, et même au-delà. Le père tuait le fils, on arrachait les suppliants aux autels et on les massacrait à l’entrée des sanctuaires, quelques-uns même furent murés dans le temple de Dionysos où on les laissa mourir. Telles furent les atrocités commises au cours de cette guerre civile, qui parut d’autant plus sauvage qu’elle fut la première. Par la suite les convulsions politiques gagnèrent la totalité du monde grec. Dans toutes les cités des heurts se produisirent entre les chefs du peuple et les oligarques, les premiers voulant appeler les Athéniens et les autres les Spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.81-82) il choisit de s’esquiver à son tour et de laisser les Corcyréens à leurs excès ("Pendant que, les premiers en Grèce, les Corcyréens se déchaînaient ainsi les uns contre les autres, Eurymédon partit avec la flotte athénienne", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.85).


L’hiver -427/-426 est marqué par une série de calamités naturelles. A Athènes, l’épidémie s’intensifie soudain avant de s’éteindre définitivement ("Au cours de l’hiver [-427/-426] qui suivit, l’épidémie se déchaîna une seconde fois à Athènes. Elle n’avait pas complètement cessé, elle s’était calmée un peu après avoir duré deux ans. Elle ne dura pas moins d’un an encore à partir de ce moment", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.87). Par ailleurs, des tremblements de terre successifs bousculent l’Attique et la Béotie ("A ce moment-là aussi se produisirent les nombreux tremblements de terre qui ébranlèrent l’Attique, l’Eubée, la Béotie, dont particulièrement Orchomène", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.87), et provoquent un tsunami en mer Egée qui engloutit les côtes de l’île d’Eubée ("Tandis que la terre était secouée par les séismes, on vit à Orobiai en Eubée la mer s’éloigner du rivage, puis se soulever et déferler sur une partie du territoire de cette cité, dont une certaine étendue resta submergée alors qu’ailleurs les flots se retirèrent. C’est ainsi qu’ aujourd’hui on voit la mer là où jadis on voyait la terre. Les habitants qui ne purent courir assez vite pour se réfugier à temps sur les hauteurs périrent noyés. La mer déferla de la même manière sur l’île d’Atalantè au large de la Locride opontienne. Elle détruisit partiellement le fort occupé par les Athéniens et fracassa l’un des deux navires tirés sur le rivage. A Péparèthos également la mer s’éloigna du rivage, mais elle ne déferla pas ensuite sur les terres, un tremblement de terre renversa une partie des murailles de cette cité ainsi que le prytanée et quelques maisons", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.89). Des répliques de ces tremblements de terre auront lieu jusqu’au retour de la saison chaude, au point que le roi spartiate Agis II qui projetait d’envahir l’Attique, après avoir succédé à son père Archidamos II, renonce finalement ("L’été suivant [-426] les troupes spartiates et alliées, sous la conduite du roi de Sparte Agis II fils d’Archidamos II, avancèrent jusqu’à l’isthme dans l’intention d’envahir l’Attique. Mais à la suite de multiples tremblements de terre, ils firent demi-tour et l’invasion n’eut pas lieu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.89).


Ce sont sans doute ces phénomènes naturels, conjugués avec la guerre dont personne ne voit comment ni quand elle finira, qui amènent certains Athéniens à tourner le dos à l’iconoclastie instaurée par les tragédiens depuis Clisthène de Sicyone, et à se retourner vers les anciens dieux. Parmi ces Athéniens, on trouve Nicias dont avons déjà parlé, que Plutarque présente comme un homme austère ("Il ne mangeait avec aucun de ses concitoyens, il ne fréquentait aucune société, il refusait tous les délassements, tous les plaisirs honnêtes qu’on trouve dans le commerce des hommes. Lorsqu’il présidait, il restait au palais jusqu’à la nuit, et arrivé le premier à la Boulè il en sortait le dernier. Si aucune affaire publique ne l’appelait au dehors, il se tenait renfermé dans sa maison, et ne se laissait voir que difficilement", Plutarque, Vie de Nicias 5), et très préoccupé par la gestion de ses biens qu’il accompagne d’un comportement dévot ("On lit, dans un des dialogues de Pasiphon, que Nicias sacrifiait tous les jours, qu’il avait dans sa maison un devin qu’il paraissait n’interroger que sur les affaires publiques, mais qu’il consultait le plus souvent sur ses propres affaires, principalement sur les vastes et riches mines d’argent qu’il possédait dans le Laurion [région montagneuse du sud-est de l’Attique, d’où naguère a été extrait l’argent qui a permis la construction des trières victorieuses à la bataille de Salamine en -480, comme nous l’avons vu dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse], dont il tirait un gros revenu", Plutarque, Vie de Nicias 4). Ce mélange entre économie et religion, en ce printemps -426, n’est pas propre à Nicias, il se retrouve chez beaucoup d’Athéniens inquiets sur la pérennité de leurs biens et commençant à douter de la légitimité des démocrates et des sophos/savants qui après Protagoras affirment que l’homme est à la mesure de toute chose : ces Athéniens estiment que l’épidémie et les tremblements de terre, et la guerre qui ne finit pas, sont des fléaux envoyés par les dieux pour punir ces hommes qui se sont pris pour des dieux capables de mesurer et maîtriser toute chose. C’est pour attirer le pardon des dieux que ces Athéniens avec Nicias décident de purifier entièrement l’île de Délos en la consacrant à Apollon ("Au cours de ce même hiver [-427/-426], les Athéniens, apparemment pour obéir à un oracle, procédèrent à la purification de l’île de Délos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.104 ; "Athènes, portée par l’excès de son infortune, la regarda comme une conséquence du mécontentent des dieux. C’est pourquoi sur l’avis d’un oracle ils purifièrent l’île de Délos consacrée à Apollon, la croyant souillée par les morts qui y étaient ensevelis. Ils déterrèrent tous les cercueils pour les transporter sur l’îlot de Rhèneia voisin de Délos, et ils publièrent une loi défendant d’enterrer quiconque dans cette île, et même aux femmes d’y accoucher", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.58). On se souvient en effet que l’île de Délos est l’île natale d’Apollon, dieu dorien adopté par les fils de Xouthos - autrement dit par les Athéniens et les Ioniens - après sa victoire contre les Crétois installés à Delphes. On se souvient aussi que, face à Dionysos qui est apparu au fil des siècles comme le dieu du désordre, Apollon a toujours été le dieu de l’ordre : dès le VIIIème siècle av. J.-C., Homère considère que la maladie qui a décimé les Grecs pendant le siège de Troie est un fléau envoyé par Apollon pour les punir de leur manque d’unité ("Lequel des dieux les jette dans la lutte et le désaccord ? Le fils de Léto et de Zeus. C’est lui qui, en colère contre le roi [Agamemnon], génère dans l’armée un mal cruel qui tue les hommes", Iliade I.8-10 ; "[Apollon] descend des cimes de l’Olympe le cœur en colère, portant à l’épaule l’arc et le carquois aux deux bouts bien clos. Les flèches sonnent sur l’épaule du dieu en colère, au moment où il s’ébranle et s’en va pareil à la nuit. Il se poste à l’écart des navires, puis lâche son trait. Un son terrible jaillit de l’arc d’argent. Il attaque les mulets d’abord, et les chiens rapides. Puis c’est sur les hommes qu’il tire et décoche sa flèche pointue. Et les bûchers funèbres, sans relâche, brûlent par centaines. Neuf jours durant, les traits du dieu s’envolent ainsi à travers l’armée", Iliade I.44-53), et l’historien Thucydide au Vème siècle av. J.-C. rappelle que dès le début de l’épidémie certains Athéniens ont attribué la cause de celle-ci à la colère d’Apollon, en punition du désordre social instauré dans Athènes par les libertés démocratiques ("La réponse que la Pythie avait adressée aux Spartiates était aussi rapporté par ceux qui la connaissaient. Interrogée pour savoir si Sparte devait ou non entrer en guerre, celle-ci avait répondu que cette cité serait victorieuse si elle engageait toutes ses forces dans le conflit et que le dieu [Apollon] lui-même serait à ses côtés : on trouva un rapport entre cette réponse et les événements du moment, en remarquant que l’épidémie s’était déclarée aussitôt après l’arrivée de l’envahisseur spartiate et que le Péloponnèse même n’avait pas été atteint par le mal, ou du moins pas de façon aussi grave", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.54). Sophocle, dans sa tragédie Œdipe roi décrivant une situation politique très similaire à celle d’Athènes au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, assure qu’Apollon a envoyé la peste pour punir les anciens Thébains de ne pas avoir obéi à ses ordres, et l’a entretenue tant qu’ils n’ont pas corrigé leur attitude (précisément en chassant Œdipe du trône : "Voici la réponse que le dieu m’a adressé : le seigneur Phoibos ["Fo‹boj/le Brillant", qui a donné "Phébus" en latin, surnom d’Apollon] nous donne expressément l’ordre de chasser la souillure que nourrit le pays, et de ne pas l’y laisser croître jusqu’à ce qu’elle soit incurable", Sophocle, Œdipe roi 95-98) : si la pièce, comme nous le pensons, date de ce début de la deuxième guerre du Péloponnèse, elle confirme le lien que certains Athéniens, parmi lesquels Nicias, et aussi Sophocle via Œdipe roi, établissent entre les malheurs d’Athènes et la colère du dieu Apollon, sur le modèle du lien prétendu entre les malheurs de l’ancienne cité de Thèbes et la colère du même Apollon. La purification de l’île de Délos découle de cette équation : elle vise à contenter Apollon pour apaiser sa colère, autrement dit à l’inciter à terminer l’épidémie et les tremblements de terre qu’il a enclenchés, en rétablissant ordre et unité dans Athènes. En -454, le démocrate Périclès a transféré le phoros de Délos à Athènes, insultant ainsi Apollon : en -426, en transformant Délos en une île sacrée ("Quand Nicias conduisit cette pompe sacrée, il débarqua d’abord sur l’îlot de Rhèneia accompagné de son chœur de musique avec les victimes, les autres préparatifs de la fête, et en particulier avec un pont de la largeur du canal qui sépare l’îlot de Rhèneia de l’île de Délos, qu’il avait construit magnifiquement à Athènes, orné de dorures, de peintures, de festons et de tapisseries. Il le jeta la nuit sur le canal, qui est assez étroit, et le lendemain au point du jour il le passa avec son chœur de musiciens qui, superbement parés, marchaient avec le plus grand ordre en chantant des hymnes en l’honneur du dieu. Après le sacrifice, les jeux et les banquets, il dressa devant le temple un palmier de bronze qu’il consacra au dieu. Il acheta pour dix mille drachmes des terres qu’il donna au temple, dont les revenus devaient être consacrés tous les ans par les Déliens à des sacrifices et des festins attirant la bienveillance des dieux sur Nicias. Il grava cette condition sur une colonne qu’il laissa dans l’île, comme un témoin et un souvenir de son don", Plutarque, Vie de Nicias 3), les Athéniens pieux derrière Nicias espèrent atténuer cette insulte à Apollon. Par ailleurs, pour signifier leur désir de rétablir l’unité entre les Grecs sans pour autant s’attirer les foudres des démocrates encore trop puissants, ils instaurent des Jeux déliens ("Après l’avoir purifiée, les Athéniens célébrèrent pour la première fois dans l’île les Jeux quadriennaux déliens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.104) destinés à concurrencer les autres Jeux panhelléniques organisés en terre ennemie (les Jeux olympiques organisés à Olympie, les Jeux pythiques organisés à Delphes, les Jeux isthmiques organisés à Corinthe, les Jeux néméens organisés à Némée). Comme on le voit, l’acte de Nicias et de ses partisans est ambigu : il s’oppose aux démocrates en contestant indirectement la décision que leur ancien chef Périclès a prise en -454 mais en même temps il ne remet pas en cause le but de cette décision en laissant le phoros à Athènes, et si apparemment il partage leur haine des nobles spartiates en privant ces derniers de leur dieu emblématique Apollon, en réalité cette remise à l’honneur du dieu noble Apollon vise d’abord à abaisser le dieu démocratique Dionysos qui règne en maître dans Athènes.


En ce même printemps -426, à l’appel de la cité de Trachine qui n’arrive pas à contenir les raids des habitants du mont Oeta voisin, les Spartiates, toujours emmenés par Alkidas, installent un camp à proximité de cette cité, qu’ils baptisent "Héracléia" ("[Les Trachiniens], très éprouvés par la guerre que leur livraient leurs voisins les Oetaiens, avaient d’abord songé à se placer sous la protection d’Athènes. Mais n’ayant pas confiance en elle, ils s’adressèrent à Sparte, où ils dépêchèrent une ambassade conduite par Téisaménos. Avec elles partirent des émissaires de Doride, mère-patrie des Spartiates, chargés de présenter une requête semblable car les Doriens étaient eux aussi harcelés par les Oetaiens. Après les avoir entendus, les Spartiates projetèrent d’envoyer là-bas une colonie pour protéger les Trachiniens et les Doriens. […] Trois oikistes spartiates : Léon, Alkidas et Damagon, présidèrent à cet établissement. Les colons s’installèrent dans la place et bâtirent de nouvelles murailles. La cité, appellée aujourd’hui ‟Héracléia”, se trouve à une quarantaine de stades des Thermopyles et à vingt stades de la mer. On commença la construction d’un arsenal maritime et, pour assurer la sécurité de la place, on barra la route du côté des Thermopyles, aux abords de la place elle-même", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.92). L’installation de ce contingent spartiate à cet endroit inquiète Athènes au début : Héracléia est situé en même temps à côté des Thermopyles et contrôle donc l’accès terrestre au nord de la Grèce, et en bordure de la mer Egée, face à l’île d’Eubée, d’où les Spartiates pourraient attaquer les navires athéniens en provenance ou en partance de la Thrace ou de l’Hellespont. Mais très vite les Athéniens se rassurent : les Spartiates d’Héracléia, habitués aux combats en ligne, se révèlent totalement incapables dans les combats de guérilla que leur imposent les Thessaliens (qui profitent du chaos dans lequel est plongée la région pour y renforcer leur influence : "Les Thessaliens qui étaient maîtres des régions alentours, ainsi que les peuples dont les terres étaient appropriées par les colons, craignirent que la cité [d’Héracléia] devint trop puissante. Ils commencèrent donc à harceler la cité, à batailler continuellement contre les nouveaux venus, jusqu’à presque anéantir cette colonie originellement très peuplée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.93), et surtout ils gouvernent de façon si brutale qu’ils finissent par dissuader beaucoup de Grecs qui envisageaient de les y rejoindre ("Plein de confiance dans une entreprise dirigée par des Spartiates, les gens vinrent de tous côtés avec l’idée que la sécurité de la place serait assurée. En fait les gouverneurs envoyés par Sparte contribuèrent beaucoup à aggraver la situation : ils dépeuplèrent la colonie en dissuadant les habitants par leur brutalité et par leurs mesures iniques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.93). Notons qu’à partir de cette date, les historiens antiques ne nous donnent plus de nouvelles d’Alkidas : on en déduit soit qu’il meurt, soit qu’il est désormais privé de tout commandement, son action à Héracléia ayant achevé de détruire, aux yeux de ses compatriotes spartiates, le peu de crédit qui lui restait après sa dérobade devant Lesbos et son impuissance à Corcyre.


A l’été -426, Nicias témoigne de l’étendue de son incompétence militaire et politique en dirigeant un contingent de deux mille hommes contre la petite île de Milo, dont il ne parvient ni par l’épée ni par la parole à convaincre les habitants d’entrer dans la Ligue athénienne ("[Les Athéniens] envoyèrent contre Milo soixante navires avec deux milles hoplites, sous les ordres de Nicias fils de Nicératos. Bien qu’ils fussent des insulaires, les Méliens refusaient de se soumettre à l’autorité d’Athènes et ne voulaient même pas entrer dans son alliance. Les Athéniens avaient donc décidé de les réduire. Ils saccagèrent leur territoire, mais ne purent obtenir leur soumission", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.91). Pour ne pas rentrer à Athènes en vaincu, il se dirige alors sur Oropos, à l’embouchure du fleuve Asopos qui traverse la Béotie. Il est rejoint par le richissime Hipponicos II fils de Callias II et d’Elpinice, et par Eurymédon que nous avons vu en -427 débarquer sur l’île de Corcyre et rembarquer aussitôt après avoir constaté les excès qui y régnaient. Les trois hommes remontent le fleuve jusqu’à Tanagra, pillent les environs sans parvenir à investir la cité, puis repartent vers Athènes ("L’expédition quitta alors Milo et fit voile vers Oropos en Graïque, où elle aborda de nuit. Les hoplites débarquèrent et se mirent aussitôt en route pour Tanagra en Béotie. A Athènes, toutes les forces de la cité avaient été mobilisées et placées sous les ordres d’Hipponicos II fils de Callias II et d’Eurymédon fils de Thouclès. Avertie par un signal, l’armée se mit en marche pour rejoindre les hommes de Nicias. Les Athéniens établirent leur camp sur le territoire de Tanagra, passèrent la journée à saccager la campagne et restèrent là pour la nuit. Le lendemain, ils défirent les troupes tanagréennes qui avaient effectué une sortie contre eux avec des Thébains venus à leur secours. Après avoir pris des armes à l’ennemi et dressé un trophée, ils se retirèrent les uns vers Athènes, les autres vers leurs navires. Puis Nicias longea la côte avec ses soixante navires. Il ravagea les régions maritimes de Locride, puis regagna Athènes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.91). Dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, nous avons vu qu’Hipponicos II a hérité notamment des très lucratives mines d’argent du Laurion que son père Callias II possédait conjointement avec Nicias (permettant à Hipponicos Ii et à Nicias d’avoir respectivement six cents et mille esclaves, selon Xénophon, Sur les revenus IV.14-15), nous avons vu aussi qu’il a épousé la femme à l’identité inconnue, qui lui a donné deux enfant : Callias III et Hipparetè. Il a divorcé de cette femme, qui a ensuite épousé Périclès. Nous avons vu encore qu’Eschine le Socratique qualifie Hipponicos II de "koalemos/stupide, lourd, benêt, nigaud" en sous-entendant qu’il n’a jamais été capable de tirer profit de sa fréquentation d’Anaxagore et de Prodicos de Keos puisqu’il a été incapable de raisonner son propre fils Callias III et de l’empêcher de se dresser contre lui. On ignore l’origine de ce différend entre Hipponicos II et son fils Callias III, même si on soupçonne fortement qu’il est de même nature que le différend entre Périclès et son fils Xanthippos : le fils reproche au père de ne pas mourir assez vite et de ne pas prodiguer suffisamment la fortune familiale. Plutarque apporte un début d’explication. Selon certaines sources qu’il a consultées, Hipponicos II s’est laissé manipulé par le jeune Alcibiade : ce dernier a provoqué Hipponicos II à seule fin de lui demander pardon, puis il a utilisé la naïveté d’Hipponicos II désireux de rétablir la concorde pour obtenir la main de sa fille Hipparetè, devenant ainsi un héritier par alliance de la fortune des Calliatides, ce que l’héritier naturel Callias III n’a évidemment pas apprécié ("[Alcibiade] donna un soufflet à Hipponicos II père de Callias III, un Athénien parmi les plus illustres et les plus puissants par sa naissance et ses richesses, non dans un mouvement de colère ou à la suite d’une dispute mais par plaisanterie, sur un pari avec ses camarades. Cette insolence bientôt divulguée dans toute la cité suscita une indignation générale. Le lendemain, dès la pointe du jour, Alcibiade alla chez Hipponicos II : il frappa à la porte, il entra, se dépouilla de ses habits, et lui abandonna son corps à fouetter et à châtier selon son bon plaisir. Hipponicos II lui pardonna, et son ressentiment s’apaisa si bien que plus tard il lui donna sa fille Hipparetè comme épouse", Plutarque, Vie d’Alcibiade 8). Selon d’autres sources, ce n’est pas Alcibiade qui a manœuvré pour obtenir la main d’Hipparetè, c’est Callias III qui a délibérément jeté sa sœur Hipparetè dans les bras d’Alcibiade, afin de renforcer le lien familial entre la riche famille des Calliatides et la très illustre famille des Alcméonides avec tous les avantages politiques associés. Selon ces sources secondaires, le mariage entre Alcibiade et Hipparetè était assorti  d’une dot de dix talents, auquel le benêt Hipponicos II a ajouté une clause promettant dix talents supplémentaires au premier enfant né de cette union, ce que Callias III n’a pas apprécié parce que cela signifiait un manque de dix talents sur son propre héritage ("Selon quelques-uns, ce ne fut pas Hipponicos II mais son fils Callias III qui donna Hipparetè à Alcibiade, avec une dot de dix talents. Au premier enfant qui naquit, Alcibiade réclama dix autres talents, soutenant qu’on les lui avait promis au cas où il aurait des enfants", Plutarque, Vie d’Alcibiade 8). On devine qu’Hipponicos II a transmis une partie de la fortune familiale à son fils Callias III au début de la deuxième guerre du Péloponnèse car dans le dialogue Protagoras de Platon, censé avoir eu lieu au plus tard en -429 puisqu’il implique les deux fils de Périclès morts cette année-là, Callias III semble déjà très riche. Hipponicos II ne survit pas longtemps à l’expédition contre Tanagra de l’été -426 dont nous parlons ici, qu’il dirige avec Nicias et Eurymédon, car une comédie non conservée d’Eupolis datée de -422/-421 mentionnée par Athénée de Naucratis montre Callias III encore plus riche qu’en -429, autrement dit Callias a reçu le reste de l’héritage familial suite à la mort récente de son père Hipponicos II ("Dans son dialogue Protagoras, [Platon] montre Callias III qui semble avoir hérité de son père Hipponicos II, et Protagoras présent à Athènes pour la seconde fois depuis peu de jours [plus exactement "depuis trois jours", selon Protagoras 309d]. Or Hipponicos II était à la tête de l’armée avec Nicias contre les gens de Tanagra et les troupes auxiliaires des Béotiens sous l’archonte Euthynos [nous corrigeons ici le texte d’Athénée de Naucratis, qui confond Euthynos/EÜqunoj archonte en -426/-425 avec Euthydèmos/EÙqud»moj archonte en -431/-430 ; l’expédition contre Tanagra évoquée ici date de l’été -426], il remporta la victoire, et mourut certainement peu après puisque dans Les flatteurs qu’Eupolis présenta sous l’archonte Alkaios [en poste entre juillet -422 et juin -421] on apprend que Callias III a recueilli récemment une succession", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.59).


A posteriori beaucoup plus riche d’enseignements que cette dérisoire promenade sanglante de Nicias entre Milo et Tanagra, une expédition est conduite le même été par un autre personnage qui jouera un rôle considérable pour Athènes jusqu’en -413 : Démosthénès. Cette expédition est dirigée indirectement contre Ambracie qui, nous l’avons vu précédemment, rêve de contrôler toute l’Acarnanie. Démosthénès débarque sur l’île de Leucade, et commence le siège de la cité homonyme avec l’aide des Acarnaniens hostiles à Ambracie ("Le même été [-426], les Athéniens envoyèrent autour du Péloponnèse trente navires commandés par Démosthénès fils d’Alkisthénès et par Proclès fils de Théodoros", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.91 ; "Les Athéniens des trente navires faisant le tour du Péloponnèse débarquèrent à Ellomènos, sur un territoire appartenant à Leucade et, à la faveur d’une embuscade, détruisirent un détachement de garde. Puis ils attaquèrent Leucade elle-même avec des moyens accrus. Tous les peuples d’Acarnanie, à l’exception des Oenéades, s’étaient levés en masse pour se joindre à eux", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.94). Puis, au lieu de persister dans ce siège, il décide de partir vers l’Etolie, espérant ainsi unifier sous le drapeau d’Athènes tout le territoire depuis le nord de l’Acarnanie jusqu’à la frontière entre Etolie et Doride. L’aventure semble couronnée de succès, les Athéniens pénétrant en Etolie sans rencontrer de résistance, jusqu’au moment où ils atteignent un lieu nommé "Aigition" que l’archéologie n’a pas encore révélé, et qui n’est sans doute qu’un hameau : dans ce lieu perdu en plein milieu de l’Etolie, les Athéniens subissent une forme d’affrontement qu’ils ne comprennent pas, l’adversaire refusant le combat, n’apparaissant que pour attaquer et disparaissant aussitôt dans la nature ("Il marcha contre Aigition et s’en empara au premier assaut, car les habitants se retirèrent devant lui pour aller prendre position sur les hauteurs dominant la cité. Celle-ci est située dans une région montagneuse, à quatre-vingt stades de la mer. Les forces étoliennes qui étaient arrivées au secours d’Aigition se mirent alors à assaillir les Athéniens et leurs alliés en dévalant les pentes de tous les côtés pour lancer sur eux leurs javelots. Lorsque les troupes de Démosthénès se portaient en avant, les Etoliens se retiraient, puis revenaient à la charge lorsqu’elles se retiraient. Le combat se poursuivit longtemps, avec ces alternances d’avances et de reculs, les Athéniens ayant chaque fois le dessous", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.97 ; "Beaucoup d’hommes périrent tandis qu’ils fuyaient sous les traits des Etoliens qui, agiles et légèrement armés, les gagnaient de vitesse. La plupart se trompèrent de route et se retrouvèrent dans la forêt d’où, faute de chemin, ils ne purent ressortir. Là, ils furent pris dans les incendies allumés autour d’eux par l’ennemi. On vit les troupes athéniennes fuir de toutes les façons imaginables et les hommes mourir de toutes les morts possibles. C’est à grand peine que les survivants purent atteindre la mer et se réfugier à Oinéon en Locride, la cité d’où ils étaient partis. Les pertes furent lourdes parmi les alliés d’Athènes qui, de son côté, perdit environ cent vingt hoplites. Tel fut le nombre des victimes, soldats de la même classe d’âge et formant la meilleure troupe qu’Athènes ait perdue dans cette guerre. Parmi les morts se trouvait également Proclès l’un des deux stratèges", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.98). Cette guérilla s’achève en désastre pour les Athéniens, au point que Démosthénès choisit de ne pas rentrer à Athènes, par crainte d’y être condamné, et de rester à Naupacte ("Craignant les réactions des Athéniens après ce qui était arrivé, Démosthénès resta dans la région de Naupacte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.98). Heureusement pour lui, la cité d’Ambracie jugeant la situation favorable prend l’initiative de marcher contre sa voisine rivale Argos d’Amphilochie (aujourd’hui Limnaia) fin -426 ("Au cours de ce même hiver [-426/-425], les Ambraciotes […] entrèrent en campagne avec trois mille hoplites contre Argos d’Amphilochie. Ils envahirent le territoire de cette cité et prirent Olpai, une place forte qui se trouve sur une hauteur dominant la mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.105). Les Acarnaniens appellent Démosthénès au secours ("[Les Acarnaniens] envoyèrent des émissaires à Démosthénès, le stratège athénien qui avait dirigé la campagne d’Etolie, et le prièrent de prendre la direction des opérations. Ils demandèrent aussi du secours aux vingt navires athéniens qui se trouvaient à ce moment dans les eaux péloponnésiennes, sous les ordres d’Aristotélès fils de Timocratès et d’Hiérophon fils d’Antimnèstos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.105), qui immédiatement voit là une occasion d’effacer sa défaite en Etolie. Il se précipite devant Argos d’Amphilochie ("Peu après, les vingt navires athéniens, venant au secours des Argiens, pénétrèrent dans le golfe d’Ambracie. Démosthénès arriva lui aussi avec deux cents hoplites messéniens et soixante archers athéniens. Tandis que la flotte d’Athènes bloquait la colline d’Olpai du côté de la mer, les Acarnaniens qui avaient désormais opéré leur jonction avec leurs camarades à Argos se préparaient à engager le combat contre l’ennemi, ayant avec eux quelques troupes amphilochiennes bien que la plupart des Amphilochiens se trouvaient immobilisés par les Ambraciotes. Ils désignèrent Démosthénès pour assurer le commandement de l’ensemble des forces alliées en collaboration avec leurs propres stratèges", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.107). Sur place, il trouve un contingent spartiate aux côtés des Ambraciotes ("Les Ambraciotes étaient venus réclamer le concours [des Spartiates] pour attaquer Argos d’Amphilochie ainsi que le reste de l’Amphilochie et l’Acarnanie. La conquête de ces régions devait selon eux assurer aux Spartiates l’alliance de tous les peuples du continent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.102). Mais la présence des troupes de Sparte ne change le scénario de la bataille qui s’engage. Démosthénès en effet a tiré la leçon de sa défaite terrestre en Etolie. La tactique de guérilla que les Etoliens ont utilisée contre lui à Aigition, il l’utilise contre les Ambraciotes et les Spartiates à Argos d’Amphilochie : au lieu de risquer d’affronter face-à-face les Spartiates qu’il sait meilleurs soldats terrestres que les Athéniens et les Acarnaniens, il les assaille de biais et de dos, reculant quand ils attaquent, attaquant quand ils reculent. Les Spartiates avancent, croient la victoire à portée de main en constatant que l’adversaire se laisse déborder, mais soudain des Acarnaniens embusqués les assaillent par derrière et les dispersent ("Le combat s’étant engagé, les Spartiates qui débordaient la ligne adverse commencèrent à envelopper l’aile droite de leurs adversaires. Alors, les Acarnaniens embusqués, surgissant de leur cachette, les assaillirent par derrière et les chassèrent, si bien qu’ils ne tentèrent même pas de résister et que, pris de panique, ils entraînèrent la plus grande partie de l’armée dans leur déroute, qui fut effrayée de voir les troupes d’Eurylochos et l’élite des forces alliées ainsi taillée en pièces. Ce furent surtout les Messéniens qui, tenant avec Démosthénès cette partie du front, décidèrent par leur action de la victoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.108 ; "Démosthénès conduisant les Acarnaniens et les Amphilochiens se retrouva face aux troupes spartiates, au-delà d’un grand torrent. Il vit que les ennemis étaient très supérieurs en nombre et qu’ils débordaient son armée. Dans un lieu creux, il mit en embuscade un nombre suffisant de gens armés de toutes pièces et trois cents fantassins armés à la légère, et leur donna l’ordre, quand ils verraient le gros des troupes débordé par les ennemis, de fondre en queue. Les ennemis le débordèrent effectivement, et les gens embusqués s’étant levés à propos tombèrent tout d’un coup sur les ennemis, qu’ils prirent par derrière, et les vainquirent sans peine", Polyen, Stratagèmes, III, 1.2). La même tactique est employée contre les Ambraciotes : ceux-ci avancent imprudemment au milieu des troupes de Démosthénès qui s’enfuient devant leur passage, ne trouvant plus d’ennemis ils font demi-tour, et constatent alors que pendant qu’ils ont marché droit devant eux les Spartiates à l’arrière ont été décimés, c’est alors que les Acarnaniens surgissent à nouveau et les assaillent de la même manière qu’ils ont précédemment assailli les Spartiates, les Ambraciotes courent se mettre à l’abri sur leurs positions de départ ("Pendant ce temps, les Ambraciotes et les troupes placées à l’aile droite l’emportaient sur leurs adversaires et les poursuivaient en direction d’Argos. De tous les peuples de cette région, les Ambraciotes fournissent en effet les meilleurs soldats. Mais revenant de leur poursuite, ils constatèrent que la majeure partie de l’armée avait été battue. Assaillis alors par le reste des troupes acarnaniennes, ils parvinrent à grand peine à se réfugier à Olpai avec leurs camarades. Au cours de leur fuite précipitée et désordonnée, les vaincus perdirent beaucoup de monde", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.108). Pour achever de casser l’image des Spartiates aux yeux des Ambraciotes et des autres Grecs hostiles à Athènes, Démosthénès accepte de laisser les Spartiates survivants quitter le champ de bataille et abandonner ainsi leurs alliés à leur sort ("[Démosthénès et ses collègues] s’entendirent en sous-main avec les Mantinéens ainsi qu’avec le Spartiate Ménédaios et les autres officiers illustres servant parmi les Péloponnésiens, pour les laisser partir sans délai. Démosthénès avait l’intention d’isoler ainsi les Ambraciotes et leurs troupes mercenaires, mais il espérait surtout discréditer les Spartiates et leurs alliés aux yeux des Grecs de cette région en les montrant comme des traîtres soucieux avant tout de leur propre intérêt", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.109). On peut supposer aussi que Démosthénès par cette décision veut introduire la zizanie au sein même de Sparte, devinant que ces Spartiates survivants seront accueillis comme des pleutres par leurs compatriotes au moment de leur retour dans leur cité. Vaincus et désormais seuls, les Ambraciotes placent tous leurs espoirs de revanche dans l’arrivée de renforts en provenance d’Ambracie. Mais Démosthénès apprend à temps l’arrivée de ces renforts et organise la même tactique qui lui a si bien réussi devant Argos d’Amphilochie : il envoie une partie de ses troupes prendre position dans les montagnes, destinée à assaillir l’adversaire sur ses flancs et sur ses arrières, et prend personnellement le commandement de l’autre partie destinée à l’attaquer de face ("On vint annoncer à Démosthénès et aux Acarnaniens que les Ambraciotes de la cité arrivaient en masse à travers l’Amphilochie. Répondant au premier appel qu’ils avaient reçu d’Olpai et ignorant tout ce qui s’était passé depuis, ils s’étaient mis en route pour rejoindre leurs compatriotes dans la place. L’Athénien détacha sur-le-champ une partie de ses troupes avec mission de dresser des embuscades sur les routes et d’occuper les hauteurs avant l’arrivée de l’ennemi. Il se prépara d’autre part à marcher lui-même avec le reste de l’armée contre les Ambraciotes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.110). Bouleversant toutes les règles nobles de la guerre terrestre, il trompe l’adversaire en l’infiltrant de Messéniens qui, déguisés en Ambraciotes et prenant l’accent ambraciote, le guident vers l’endroit exact où il a décidé de livrer bataille ("Non seulement [les Ambraciotes] n’était pas au courant de ce qui s’était passé [à Argos d’Amphilochie], mais en plus ils s’imaginèrent avoir affaire à leurs camarades. Démosthénès avait placé à dessein les Messéniens en tête et leur avait donné l’ordre de s’adresser à l’ennemi dans leur dialecte, c’est-à-dire en dorien, afin d’inspirer confiance aux hommes des avant-postes, qui ne pourraient s’y reconnaître dans la nuit qui régnait encore", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.112), à Idoménè, un lieu non découvert par l’archéologie situé entre deux collines escarpées près de la mer. Quand le jour se lève, le piège se referme ("Les Ambraciotes qui arrivaient de la cité atteignirent le lieu-dit ‟Idoménè”, entre deux hautes collines, dont la plus élevée était occupée depuis la tombée de la nuit par les troupes que Démosthénès avait détachées de l’armée et qui, devançant les Ambraciotes, avaient pu s’y installer sans que l’ennemi les eût remarquées", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.112). C’est une débâcle : attaqués frontalement à l’aube par surprise par Démosthénès, les Ambraciotes s’enfuient, avec difficulté à cause de leur lourd équipement, vers les collines environnantes où sont embusqués les Acarnaniens qui, extrêmement mobiles à cause de leur équipement léger, les déciment ("Ce fut dès le premier choc une déroute parmi les Ambraciotes, qui furent pour la plupart massacrés sur place, tandis que les autres s’enfuirent vers les montagnes. Mais les chemins avaient été précédemment barrés. De plus, les Amphilochiens connaissaient bien leur propre pays et ils avaient sur les hoplites ennemis l’avantage d’être armés à la légère. Les Ambraciotes, eux, connaissaient mal la région et ne savaient dans quelle direction s’engager. Les fuyards trouvèrent ainsi la mort en chutant dans des ravins ou en tombant dans les embuscades fomentées avant l’attaque", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.112). Auréolé de cette double victoire éclatante en Amphilochie, Démosthénès peut enfin rentrer à Athènes la tête haute ("Après un tel succès, son retour à Athènes ne comportait plus autant de risques qu’au lendemain de l’affaire d’Etolie", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.114). Les belligérants restés sur place après son départ, épuisés, signeront une trêve puis une paix pour cent ans ("Après le départ de leurs alliés et de Démosthénès, les Acarnaniens accordèrent une trêve aux Ambraciotes […]. Par la suite, les Acarnaniens et les Amphilochiens conclurent avec les Ambraciotes un traité d’alliance de cent ans", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.114). Mais au delà du succès militaire immédiat, il faut surtout retenir que Démosthénès a découvert que les Athéniens peuvent battre les Spartiates sur terre : il leur suffit pour cela d’adapter sur terre leurs techniques militaires maritimes, celles de la feinte, de la mobilité, de la surprise, de l’adaptation, et c’est sa défaite face aux Etoliens, qui ont utilisé ces mêmes techniques, qui lui a montré qu’une telle adaptation est possible. Nous verrons dans la bataille de l’île de Sphactérie en -425 à quel point cette découverte aura été bénéfique.


Enfin, c’est encore en -426 que le jeune Aristophane présente sa deuxième comédie aujourd’hui perdue, Les Babyloniens, dont nous ignorons le contenu mais dont nous savons qu’il est beaucoup moins consensuel que sa comédie Les banqueteurs de l’année précédente, puisque l’auteur y présente Cléon se laissant corrompre avant d’être démasqué (en -425 dans sa comédie Les Acharniens, l’auteur montrera un personnage nommé Dicéopolis ayant vu cette scène de Cléon démasqué : "Quelle joie ai-je donc eu récemment qu’on puisse définir comme une jubilation ? Ah, je sais : au spectacle, à propos des cinq talents que Cléon a dû vomir", Aristophane, Les Acharniens 4-6). La charge est si directe qu’Aristophane est mené par Cléon devant le tribunal, et évite une condamnation de justesse (le comédien évoquera aussi cet épisode l’année suivante dans un intermède des Acharniens : "Après m’avoir traîné devant la Boulè, quelles calomnies, quels mensonges sa langue ne lança-t-elle pas contre moi ! Il fut un vrai Cyclobore, un déluge d’injures, et peu s’en fallut que je périsse sous ses polynopragmonoumenos [mot composé intraduisible, à vocation d’onomatopée ironique, signifiant approximativement "multiples actions injurieuses"]", Aristophane, Les Acharniens 379-382). Un scholiaste anonyme (pour expliquer les vers 375-378 des Acharniens qui évoquent encore ce procès : "Je connais le cœur des vieillards, ils ne voient qu’une chose : mordre avec leur vote. Je sais trop à quoi m’en tenir là-dessus depuis ce que m’a fait Cléon à cause de la comédie de l’an dernier") précise que Cléon veut le condamner comme non-citoyen ou littéralement "inscrit comme étranger" ("graf¾ xen…aj"), autrement dit usurpation de citoyenneté, délit bien attesté par Aristote dans sa Constitution d’Athènes (qui au paragraphe 59 donne la liste des délits sanctionnés par les thesmothètes, dont l’usurpation de citoyenneté ou littéralement "corruption par l’étranger/doroxenias" ["kdwroxen…aj", de "don, cadeau, pot-de-vin/dîron" et "étranger/xšnoj"]). Aristophane en personne, par la voix de son personnage Dicéopolis et du coryphée dans Les Acharniens en -425 fera allusion à ce motif de condamnation, pour s’en défendre ("Je n’ai pas à craindre cette fois les calomnies de Cléon, il ne dira pas que j’outrage la cité au profit des étrangers : nous sommes entre nous à l’occasion du concours au Lenaion, les étrangers n’y sont pas présents, ni les alliés des cités qui apportent le phoros", Aristophane, Les Acharniens 502-505 ; "Calomnié par ses ennemis devant les Athéniens prompts-à-se-décider, accusé de bafouer notre cité dans ses pièces et d’insulter le peuple, notre poète désire aujourd’hui répondre à ces attaques en s’adressant à ces mêmes Athéniens prompts-à-se-raviser", Aristophane, Les Acharniens 630-632). Il reviendra encore sur cette affaire dans Les guêpes en -422, en révélant qu’il a dû son acquittement à une "petite amende" d’on-ne-sait-quelle nature ("Certains ont prétendu que je me suis complètement réconcilié avec Cléon, après qu’il s’est acharné à me déconcerter et me vexer méchamment. Tandis qu’il m’écorchait, ceux-ci qui étaient étrangers à l’affaire et que je n’ai aucunement attaqués riaient en me voyant crier, curieux de constater si ainsi pressé je lâcherais un petit brocard. Alors je me suis couché ["kaq…zw"] via une petite amende ["mikrÕn ™piq»kisa"]. Et finalement l’échalas a trompé la vigne", Aristophane, Les guêpes 1284-1291). Cette accusation d’Aristophane à l’encontre de Cléon est peut-être fondée, puisque Critias cité par Elien affirme que Cléon a toujours été sensible à l’argent, au point qu’il mourra très riche ("Critias dit la même chose de Cléon : quand Cléon entra dans le maniement des affaires publiques il était accablé de dettes, et cependant il laissa une fortune de cinquante talents", Elien, Histoires diverses X.17), encore faut-il être prudent sur cette affirmation de Critias qui, futur membre de la dictature des Trente, a une opinion très tranchée et très négative sur le régime démocratique qui se délite de plus en plus à partir de l’époque de Cléon jusqu’à la dictature des Trente. Ce rapprochement entre Aristophane (qui dira presque la même chose que Critias dans sa comédie Les cavaliers en -424 : "J’accuse cet homme [un Paphlagonien qui dans le contexte représente Cléon] parce qu’il entre dans le Prytanée le ventre vide, et qu’il en sort très plein", Aristophane, Les cavaliers 280-281) et Critias nous indique que dès -426 le jeune comédien trahit un désir de sévère réorientation de la démocratie athénienne, penchant qui ne cessera de se confirmer dans ses comédies ultérieures. Le fait que Cléon attaque la pièce signifie par ailleurs qu’elle lui apparaît comme une menace, autrement dit que beaucoup de personnes dans le public pourraient partager le point de vue d’Aristophane, ce qui suggère que la démocratie à cette date s’enfonce déjà dans un marasme fatal. La vigueur avec laquelle Cléon condamne Aristophane qui est partisan d’un retour à l’ordre, la même vigueur qu’il témoignera l’année suivante en -425 face à Nicias qui aspire à la paix à n’importe quel prix, confirme quant à elle que, contrairement à l’image que la mémoire collective a conservée de lui fondée sur le seul témoignage du tendancieux Aristophane (qui voit en Cléon un vil, un mou, un manipulateur : "“L’auteur de tout cela [la deuxième guerre du Péloponnèse] était un marchand de cuir.” “Assez, ô maître Hermès, ne prononce pas ce nom, laisse cet homme où il est, en bas : il n’est plus des nôtres, il est maintenant à toi [allusion à la mort récente de Cléon à Eion en -422]. Tout ce que tu pourrais dire de lui, qu’il fut de son vivant un viveur ["œzh"], un bavard ["l£loj"], un sycophante, un brouillon ["kÚkhqron"], un perturbateur ["t£raktron"], toutes invectives aujourd’hui touchent les tiens", Aristophane, La Paix 647-656), Cléon après la mort de Périclès en -429, devenu le premier homme d’Athènes, n’est plus le sophiste démagogue qu’il était jusqu’alors, mais un homme qui se laisse pénétrer par la raison d’Etat après avoir compris, avec raison, qu’il est le dernier défenseur de la démocratie au mérite et que sans elle l’Etat athénien s’effondrera.

  

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