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-406 : Mort de Sophocle

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Evolution de la tragédie

Socrate

Les Trente

Platon et Xénophon

  

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Dans leurs livres à destination du grand public, les hellenistes de l’an 2000 continuent à écrire que "les tragédies des VIème et Vème siècles av. J.-C. étaient des œuvres dédiées au dieu Dionysos". Nous avons dit dans notre paragraphe introductif tout le mal que nous pensons de ce propos tendancieux, qui emploie des termes très connotés en l’an 2000. Qu’entendent-ils par "œuvres", par "dédiées", par "dieu", par "Dionysos" ? Dans l’esprit du grand public, cette affirmation sans contextualisation laisse penser que les tragédiens des VIème et Vème siècles av. J.-C. étaient des sortes de prêtres consacrant leurs tragédies à la divinité comme le rabbin ou le curé ou l’imam adressant solennement ses prières depuis la tebah, la chaire ou le minbar. Mais non. Nous avons bien expliqué que Dionysos n’est pas un dieu ordinaire, il est un anti-dieu subversif, favorisant la picole et la contestation de tout dans les domaines social, politique et même religieux, et les dionysies qui lui sont associées sont les ancêtres du licencieux carnaval de Venise, ou de la fête de l’Ane au Moyen Age, ou des beuveries de l’Oktoberfest de Munich ou de la Saint Patrick de Dublin. Les hellénistes et leurs livres à destination du grand public seront dans le vrai quand ils écriront que "les tragédies des VIème et Vème siècles av. J.-C. étaient des paillardises composées, jouées et regardées par des athées imbibés de vin, montrant sur une scène que les dieux n’existent pas, et que les croyants sont des cons". Et telle est précisément la nature de la tragédie, l’essence blasphématoire de l’Occident : "Les soi-disant dieux, voyez-les sur la scène : ils aiment, ils souffrent, ils se détruisent mutuellement, ils meurent tous à la fin, en résumé ce sont des êtres ordinaires sur lesquels la mémoire collective a brodé, la vérité est que l’univers est vide d’amis et d’ennemis, aucun dieu n’existe dans le ciel ni sous la terre, nous sommes seuls, c’est ça la tragédie !".


Au fil de nos paragraphes sur la démocratie athénienne, depuis sa fondation en -508 jusqu’à son abolition en -404, nous avons vu que la tragédie a évolué. Simple performance d’ivrognes à l’origine, elle est s’est structurée sous l’influence des poètes, qui ont inventé l’art du dialogue et l’art de la mise en scène. Les tragédies de Thespis, puis de Phrynichos, puis d’Eschyle, puis de Sophocle, ont été financées par des hommes politiques afin de susciter des débats orientés dans le sens de leur propre programme politique. Ainsi la tragédie est devenue un outil politique, le premier lieu du débat démocratique : sur la scène, un personnage expose une opinion Créon, un autre personnage expose une opinion Antigone, et dans la salle ces deux positions suscitent des adhésions ou des rejets chez les spectateurs, c’est-à-dire chez les citoyens, qui en tirent des conséquences lors des votes. L’épidémie de typhoïde entre -430 et -426 constitue un tournant. Cette épidémie est regardée comme la conséquence d’un dérèglement des valeurs introduit par la tragédie. Elle suscite un besoin de principes, qui se traduit chez les uns par un retour aux dieux (on purifie le sanctuaire d’Apollon sur l’île de Délos) et aux lois antérieures à la démocratie, chez les autres (Euripide, certains élèves de Socrate) par une fuite en avant dans des théories politiques ultra-démocratiques progressistes. Entre ces deux positions, la tragédie paraît désuète, les uns la combattent, les autres la transforment en une longue démonstration verbeuse. Les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415 puis le désastre athénien en Sicile en -413 constituent le coup de grâce. Nous avons vu que, selon une mystérieuse censure ou autocensure instaurée par un nommé "Syrakosios", les tragédiens et les comédiens dans leurs pièces s’interdisent désormais toute allusion à des personnages publics et à des événements de l’actualité. La tragédie s’affaidit alors pour devenir ce qu’elle est restée jusqu’à aujourd’hui : un divertissement sans conséquence, dont le caractère iconoclaste a fortement diminué, dont la subversion a complètement disparu.


Dans sa Politique, Aristote évoque l’invention de l’aulos, instrument privilégié des fêtards dionysiaques, par Athéna, son développement par les Athéniens après les victoires contre la Perse dans le deuxième quart du Vème siècle av. J.-C., puis la remise en cause et finalement l’interdiction de cet instrument dans l’espace public ("Dans l’éducation doivent être proscrits l’aulos et les autres instruments professionnels comme la cithare, et admis seulement ceux qui forment l’oreille et développent l’intelligence. Par ailleurs l’aulos n’est pas éthique mais orgiastique, son usage est dédié à la catharsis et non pas aux apprentissages. J’ajoute que l’aulos empêche l’expression verbale, donc s’oppose au principe de l’édude. C’est avec raison que les anciens ont aboli sa pratique pour les jeunes gens et les hommes libres. Autrefois on y recourait. L’aisance matérielle produisant du temps libre, la magnanimité poussant à la vertu, l’exaltation née des exploits accomplis dans la guerre contre la Perse, on s’adonna à toutes sortes d’arts avec ardeur plus qu’avec descernement, dont l’aulos. A Sparte le chorège mena le chœur au son de l’aulos, à Athènes chaque homme libre s’y livra, comme le montre le pinax ["p…nax", "planche" en général, d’où par extension "plaque, panneau"] dédié par Thrasippos quand il fut chorège d’Ekphantidès [auteur de comédies aujourd’hui perdues]. Mais l’instrument fut rejeté ensuite, quand on sut mieux distinguer ce qui tend et ce qui nuit à la vertu. […] La tradition mythologique aussi discrédite l’aulos. Elle dit qu’Athéna, après l’avoir inventé, le rejeta. On s’amuse à dire que la déesse a agi ainsi parce que l’instrument lui déformait le visage, mais je crois plus vraisemblable que, l’étude de l’aulos ne présentant aucun bénéfice éducatif, il ne convenait pas à Athéna protectrice du savoir et de l’art", Aristote, Politique 1341a-b). On ignore de quand date cette interdiction de l’aulos, et la condamnation de Dionysos qu’il représente : de l’épidémie de typhoïde au début de la deuxième guerre du Péloponnèse ? des affaires des Mystères et des Hermocopides après -415 ? du désastre des Athéniens en Sicile après -413 ? En tous cas, le sophiste sicilien Gorgias, venu à Athènes pendant la deuxième guerre du Péloponnèse, dénonce l’illusion théâtrale, qui donne aux faits racontées par les acteurs une apparence de réel alors que rien ne garantit que ces faits tels qu’ils sont racontés sur la scène sont bien historiques ("La tragédie brilla à Athènes, elle y acquit beaucoup de gloire. Ce spectacle charmait l’oreille et les yeux des hommes de ce temps-là, qui trouvait du plaisir dans l’illusion des fictions et dans les passions qu’il excitait. Gorgias déclara que “les auteurs de cette illusion disent la vérité puisqu’ils préviennent qu’ils mentent, et ceux qui s’y abandonnent sont plus intelligents que ceux qui la refusent puisqu’ils en comprennent les séductions”", Plutarque, Sur la gloire sur Athéniens). Plus tard, après la dictature des Quatre Cents en -411, Platon dans sa République, dont la rédaction débute à cette époque comme nous l’avons supposé dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, et comme nous le verrons encore dans la suite du présent paragraphe, condamne fermement le théâtre dionysiaque, la tragédie qui "montre des dieux affaiblis" (Platon, La République 390a) et amollit la vertu du spectateur, la comédie qui détourne le spectateur de ses propres vices en suscitant son rire (Platon, La République 605d-606b). Platon profère cette condamnation via la bouche de Socrate, on suppose que ce dernier n’a jamais tenu ces propos lui-même, du moins sous cette forme péremptoire qui est contraire à sa maïeutique, mais Socrate a pu esquisser une réflexion sur la nature du théâtre trahissant l’embarras de ses contemporains face aux tragédies et aux comédies dionysiaques, qui en moins d’un siècle a détrôné tous les dieux et sapé toutes les valeurs, et conduit Athènes à la dictature des Quatre Cents. Une génération plus tard, Aristote prolonge le vœu de Platon en vantant des tragédies très anodines qui montrent des héros maîtrisant leurs passions, bien éloignées des tragédies pleines d’Arès et d’hybris du temps d’Eschyle et de Sophocle ("Se laisser vaincre par des vifs plaisirs ou des violentes peines est ordinaire, au contraire s’efforcer d’y résister mérite l’indulgence, comme Philoctète blessé par un reptile venimeux dans la pièce de Théodecte [de Phasélis, tragédien élève d’Isocrate et de Platon, ami d’Aristote], ou comme Cercyon dans Alopé de Carcinos [tragédien athénien de la première moitié du IVème siècle av. J.-C. ; Cercyon est un brigand d’Eleusis à la fin de l’ère mycénienne, vaincu et tué par Thésée, qui enlève et viole sa fille Alopé], ou ceux s’empêchent de rire et finissent par éclater bruyamment comme Xénophantos [courtisan d’Alexandre, mentionné aussi incidemment par Sénèque, De la colère II.2]", Aristote, Ethique à Nicomaque 1150b). Dès la fin du Vème siècle av. J.-C., nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, le comédien Aristophane dans Les grenouilles en -405 exprime sa nostalgie des tragédies de sa jeunesse en imaginant Eschyle et Sophocle aux Enfers ridiculisant Euripide récemment décédé, et son dégoût face aux tragédiens plus jeunes qui sont parfaitement insipides ("Dix mille petits jeunes gens commettent des tragédies et dépassent Euripide d’un stade en bavardage", Aristophane, Les grenouilles 89-91). Et effectivement, nous l’avons vu dans notre analyse d’Œdipe roi, cette tragédie de Sophocle au début de la deuxième guerre du Péloponnèse a échoué à la première place au concours tragique devant une très médiocre pièce concurrente (aujourd’hui perdue) de Philoclès neveu d’Eschyle. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons vu qu’Euripide a également échoué avec sa tétralogie Alexandre-Palamède-Les Troyennes-Sisyphe face à un autre jeune tragédien minable nommé "Xénoclès". Aristophane mentionne le fils de Philoclès, Morsimos ("[Philoclès] était le neveu du tragédien Eschyle. Il avait un fils nommé “Morsimos”, tragédien", Suidas, Lexicographie, Philoclès F378), également auteur de tragédies médiocres parallèlement à son activité principale d’ophtalmologiste, et jouisseur notoire (au vers 401 des Cavaliers d’Aristophane en -424 le chœur déclare que son indisposition à l’encontre d’un personnage est supérieur au supplice de "chanter dans une tragédie de Morsimos", aux vers 802-803 dans La Paix en -421 le même Aristophane dit que tout "savant poète" doit se réjouir "quand Morsimos n’obtient pas de chœur" lors d’un concours tragique, et au vers 151 dans Les grenouilles en -405 Aristophane montre Dionysos vouant aux marais de l’Hadès "quiconque ayant joué une pièce de Morsimos” ; "Poète tragique, ophtalmologiste, petit, froid", Suidas, Lexicographie, Morsimos M1262 ; "Morsimos était un fils du tragédien Philoclès. Poète insipide et médecin. L’expression d’Aristophane : “chanter dans une tragédie de Morsimos” [Les cavaliers 401] signifie : “être jeté et sifflé”, car les poèmes de cet homme étaient si désastreux qu’ils passaient pour des malédictions. Morsimos fut raillé pour sa gloutonnerie, surtout dans Les flatteurs. Il fut aussi un kinaidos ["k…naidoj", littéralement "qui bouge/kinšw ses parties génitales/a„do‹on"]", Suidas, Lexicographie, Morsimos M1262). Dans notre analyse d’Œdipe à Colone, nous reviendrons sur la progéniture de Sophocle, qui compte d’autres tragédiens de bazar, en particulier son fils Iophon l’ayant conduit au tribunal pour tenter de capter l’héritage familial dans un faux procès en sénilité, et accusé par Aristophane d’avoir présenté sous son nom plusieurs tragédies écrites en réalité par son père (selon les vers 78-79 ses Grenouilles, où un personnage en -405 "veut voir ce que Iophon peut composer seul sans Sophocle" récemment décédé), et son petit-fils Sophocle le Jeune qui montera sa pièce posthume Œdipe à Colone en -401. On peut signaler encore Théognis (raillé par Aristophane pour la froideur de ses pièces, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse), et Critias le futur meneur des Trente en -404, et Mélètos le futur accusateur de Socrate en -399, et Platon le futur philosophe, tous ayant rêvé jouer un rôle politique en présentant des tragédies consternantes de platitude.


Au milieu du IVème siècle av. J.-C., Démosthène chorège est giflé par son concurrent Midias en plein théâtre (au paragraphe 154 de son discours Contre Midias, Démosthène dit incidemment avoir trente-deux ans, l’affaire date peut-être de l’archontat de Callimaque en -349/-348), il porte plainte en invoquant les lois et les dieux de la cité ("Afin de punir [Midas] de façon proportionnée à son forfait, vous devez sévir en invoquant l’offense qu’il a infligée non seulement à ma personne, moi Démosthène, mais encore aux lois, aux dieux, à la cité, à tous les objets sacrés et profanes", Démosthène, Contre Midias 127) : les hellénistes de l’an 2000 voient dans ce fait divers une preuve de la permanence du lien entre religion et politique dans la tragédie au IVème siècle av. J.-C. Mais non. La gesticulation de Démosthène est la même que celle de nos modernes politiciens qui invoquent des hauts principes pour servir leurs bas intérêts, ou leur vanité blessée : le politicien reçoit une claque d’un adversaire, son orgueil est marri, et, comme il ne peut pas avouer que cette claque était bien méritée, il invoque les lois et les dieux de la cité pour détourner les regards de son propre comportement ayant provoqué cette claque bien méritée. La tragédie au IVème siècle av. J.-C. n’a plus aucun rapport avec le domaine politique, ni même avec Dionysos, elle est devenu le domaine des commentateurs, c’est-à-dire des faux artistes qui se contentent de reproduire en les affadissant les tragédies des siècles passés, ou des intellectuels qui s’appuient sur ces tragédies des siècles passées pour élaborer leurs systèmes philosophiques. Selon Diogène Laërce, Aristote est le premier à théoriser sur le théâtre : au paragraphe 26 livre V de ses Vies et doctrines des philosophes illustres, dans la longue liste des traités d’Aristote, il mentionne un Sur les tragédies/Perˆ tragwdiîn qui n’a pas survécu, introduction ou développement de la Poétique conservée partiellement (pour l’anecdote, les érudits depuis la Renaissance supposent qu’Aristote a écrit un traité équivalent sur la comédie, et que tous les exemplaires de ce traité ont été détruits par les autorités chrétiennes au Moyen Age pour un motif théologique, parce qu’il parlait du rire dans les comédies, et que cela indisposait le dogme chrétien, tel est précisément le sujet du roman Le nom de la rose de l’érudit italien Umberto Eco en 1980). Ces commentaires généraux d’Aristote sur les œuvres théâtrales passées ouvrent la voie aux commentaires très détaillés de l’ère hellénistique, dans les didascalies et les scholies des bibliothécaires du Musée d’Alexandrie et d’ailleurs. Dès l’époque d’Aristote en tous cas, le contenu originel athée et politique du théâtre est bien perdu : on crée et on joue des pièces non pas pour ou contre les dieux, non pas pour ou contre un parti citoyen, comme le croient les hellénistes de l’an 2000 qui lisent Démosthène de façon naïve, mais simplement pour parader quand on est seigneur, ou pour se divertir quand on est paysan. Ainsi Alexandre le Grand ne comprend rien au théâtre, devenu un simple outil de prestige dans un bâtiment monumental qu’il construit dans sa capitale Pella ("Alexandre voulant revêtir de bronze le devant du théâtre qu’il construisait à Pella en fut dissuadé par son architecte qui lui expliqua que cela étoufferait les voix des acteurs", Plutarque, Sur l’impossibilité de vivre agréablement en suivant Epicure 13). Aristote de son côté se lamente de voir à quel point le public de son temps préfère s’extasier devant les techniques employées pour magnifier la mise en scène (les périactes, les mèchanès, les ekkyklèmes dont nous avons parlé dans notre paragraphe introductif, qui se sont systématisés après Sophocle et Euripide) que réfléchir à l’indigence des pièces présentées par les nouveaux auteurs. Son élève Aristoxène aboutit au même constat ("De nos jours, on s’imagine être parvenu au suprême degré de l’art dès qu’on obtient un succès au théâtre. Aristoxène dans ses Propos de table/Summ…ktoi sumpotiko‹ dit que “nous agissons comme les gens de Poseidonia près de la mer Tyrrhénienne : originellement Grecs, ils se sont barbarisés pour devenir Tyrrhéniens ou Romains, ils ont perdu leur langue, oublié leurs usages, ils ne célèbrent plus qu’une seule fête grecque, ils s’y rassemblent annuellement pour évoquer les anciens noms des choses et des lois de leur pays, avant de se séparer avec des gémissements, des cris, des larmes mêlées, aujourd’hui nous leur ressemblons, nos théâtres sont devenus barbares, notre musique prostituée au bas peuple ne ressemble plus à l’ancienne, dont peu de gens parmi nous rappelent le caractère”. Ainsi parle Aristoxène", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.7). L’historien Polybe, dans un passage non conservé de son Histoire dont Athénée de Naucratis cite un extrait, dit que le théâtre a tellement perdu son haut statut moral que le général romain Lucius Anicius en -166 organise un concours tragique où les acteurs sont contraints de s’affronter tels des pugilistes, pour le grand plaisir des spectateurs de Rome ("Lucius Anicius, autre général romain, après avoir battu les Illyriens et capturé leur roi Gentios avec ses enfants [en -167, dans la continuité de la victoire de Paul-Emile contre Persée à Pydna en -168], donna des jeux publics à Rome pour célébrer sa victoire. Selon le livre XXX de l’Histoire de Polybe, le spectacle fut parfaitement risible. Il convoqua les plus célèbres artistes de la Grèce et construisit une grande scène dans le cirque [Maxime]. Il présenta d’abord tous les aulètes : Théodoros de Béotie, Théopompos, Hermippos, Lysimachos, qui étaient très réputés. Il les plaça à l’avant avec les danseurs, et leur demanda de jouer tous en même temps. Les danses commencèrent en mesure, dans un rythme convenu. Il dit qu’ils ne jouaient pas bien et leur ordonna de jouer la charge. Les aulètes ne comprirent pas cet ordre, un licteur leur signifia qu’ils devaient se séparer et revenir les uns contre les autres afin de simuler un combat. Ils se plièrent vite à ce qu’on attendait d’eux, qui était conforme à leur licence ordinaire. Ils provoquèrent une confusion. Ils rompirent les rangs au centre, se portèrent sur les côtés au son discordant des instruments, partirent par ici par là, revinrent à tour de rôle les uns sur les autres. Les danseurs qui suivaient, frappant la mesure, envahirent la scène en plusieurs groupes, marchant front à front, se retirant en se tournant le dos. Un des danseurs fit volte-face et leva les bras à la manière d’un lutteur, il menaça l’aulète qui avançait vers lui. Les spectateurs provoquèrent un tonnerre d’applaudissements et d’acclamations. La bataille continuait quand deux danseurs s’avancèrent sur l’orchestre [où se trouve le chœur] au son de la musique, et quatre pugilistes montèrent sur la scène avec des joueurs de salpix et de buccins. Cet engagement général fut un spectacle inénarrable. “Quant à la prestation des tragédiens, ajoute Polybe, le lecteur croirait que je me moque de lui si j’essayais de la décrire”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.1 ; cet extrait de Polybe constitue le fragment 22 du livre XXX de son Histoire). Selon Tite-Live, le théâtre est introduit dans Rome à la même époque, au milieu du IVème siècle av. J.-C., par le mélange entre le mime gracieux des Etrusques et le dialogue des Grecs. A la fin de l’ère hellénistique, quand les généraux romains fomentent le renversement de la République et l’instauration de l’Empire, Tite-Live remarque que le théâtre dans Rome est devenu une cérémonie d’apparat ("Cette année-là [en -365], et la suivante sous le consulat de Caius Sulpicius Peticus et de Caius Licinius Stolo [en -364], la peste continua. Aucun événement remarquable n’eut lieu, sinon qu’afin de demander la paix aux dieux on célébra un lectisterne, le troisième depuis la fondation de Rome, et que, ni les remèdes humains ni la bonté des dieux ne parvenant à calmer la violence du mal, la superstition gagna les esprits. On raconte que pour apaiser le courroux céleste par d’autres moyens, on imagina alors des jeux scéniques, ce fut une nouveauté pour ce peuple guerrier qui jusqu’alors connaissait seulement les jeux du cirque. L’innovation, comme presque toutes les autres, fut très modeste au début, empruntée à l’étranger. Sans chant ni parole chantante, des joueurs d’Etrurie dansaient au son de la flûte à la mode étrusque, avec des mouvements gracieux. Plusieurs de nos jeunes gens les imitèrent en s’adressant des joyeuses moqueries par des vers grossiers, en accordant leurs gestes à leur voix. Ils furent imités à leur tour, et la pratique se répandit. En langue étrusque “joueur” se dit “hister”, on appela donc “histrion” ces acteurs autochtones qui, délaissant le vers fescennin rude et grossier, commencèrent à improviser alternativement des mélodies satiriques en suivant les modulations de la flûte, prolongées par des gestes mesurés. Quelques années plus tard, Livius [Andronicus] [ancien esclave grec, auteur des premières pièces théâtrales en langue latine après son affranchissement, dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C.] fut le premier à abandonner la satire pour composer des fables. Comme tous les auteurs de son temps, Livius [Andronicus] était l’acteur de ses propres œuvres. Souvent sollicité, il fatigua sa voix, et on dit qu’il obtint la faveur de recourir à un jeune esclave pour chanter à sa place devant le flûtiste, qui put jouer avec plus de vigueur et d’expression sans crainte de couvrir la voix du chanteur. Depuis cette époque, l’histrion se dessaisit du chant et réserve sa voix aux dialogues. Cette loi prévalut dans les représentations, la libre et folâtre gaieté des jeux disparut, et le divertissement devint peu à peu un art. […] J’ai voulu rappeler l’origine modeste de ces jeux parmi d’autres institutions, afin de montrer à quel point ils étaient sages à leur début, contrairement à aujourd’hui [à la fin du Ier siècle av. J.-C.] où leur coût délirant requiert la richesse des royaumes les plus opulents", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VII, 2.1-13). Un peu avant Tite-Live, Cicéron fustige la perversité sensuelle du théâtre. Il ironise sur les outrances et le vide d’une représentation théâtrale triomphale donnée par Pompée en automne -55, dans une lettre à un proche nommé "Marcus Marius" qui regrette de n’avoir pas été présent (ce Marcus Marius est inconnu par ailleurs : "Un luxe d’apparat a ôté tout le plaisir du spectacle, ne regrette pas d’en avoir été privé. Quelle délectation peut-on ressentir à passer en revue six cents mulets dans Clytemnestre, trois mille coupes dans Le cheval de Troie [on ignore les auteurs de ces deux pièces], ou les diverses armes de tous les cavaliers et de tous les fantassins dans je-ne-sais-quel combat ? Tout cela provoque l’admiration du peuple, mais tu n’y aurais trouvé aucun charme", Cicéron, Lettres familiales/Ad familiares VII.1). Il conclut comme Platon que les tragédiens doivent être exclus de l’espace civique, parce qu’ils montrent les héros d’antan dans des situations désavantageuses et amollissent les foules par leur art poétique ("Vois-tu aussi à quel point les poètes sont pernicieux ? Voilà les êtres les plus courageux ayant jamais existé [dans les paragraphes précédents, Cicéron a cité Héraclès tourmenté par le manteau de Déjanire dans Les trachiniennes de Sophocle, et Prométhée souffrant sur son rocher dans Prométhée enchaîné d’Eschyle], et ils nous les présentent comme des lâches, qui se lamentaient à la façon des faibles. Ils nous amollissent l’âme. Le charme de leurs vers est tel que non seulement on les entend mais encore on les retient. Aux mauvais principes de l’éducation domestique et à la douceur d’une vie oisive, ajoute le commerce des poètes, et toute vertu est émoussée. Platon avait bien raison de les proscrire de sa république, qu’il voulait conforme aux bonnes mœurs à l’ordre [allusion à Platon, La République 605d-606b, nous reviendrons sur ce sujet dans notre alinéa conclusif]", Cicéron Tusculanes II.11). Horace, au début de l’ère impériale, s’afflige de l’indigence des comédies, qui n’aiguillonnent plus les spectateurs comme celles d’Aristophane jadis, mais s’adaptent aux requêtes organiques du bas peuple ("Ce qui épouvante et chasse de la scène le poète le plus hardi, c’est voir la multitude ignorante et stupide, sans mérite et sans honneur, mais fière de l’avantage du nombre, prête à fermer le poing si les cavaliers la contrarient [allusion à la comédie Les cavaliers d’Aristophane ?], demander au milieu de la pièce un ours ou des lutteurs, charmeurs de la populace. Les cavaliers oublient le plaisir de l’oreille pour les vaines et capricieuses jouissances des yeux. Le rideau reste baissé pendant quatre heures ou plus, pour montrer des escadrons, des légions en déroute, des rois traînés en triomphe, mains liées derrière le dos, des chars, des chariots chargés de femmes, bagages et esclaves emportés dans une course rapide, des navires, des images en ivoire de Corinthe captive", Horace, Epitres II.1, A Auguste). Au Ier siècle, en 67, Néron de passage à Olympie transforme la tragédie en instrument à sa propre gloire ("J’ai appris [c’est Apollonios de Tyane qui parle] que Néron craint le fouet des Eléens. Ses courtisans l’ont encouragé à participer aux Jeux olympiques pour y vaincre en son nom et en celui de Rome, et il s’est écrié : “Pourvu que les Eléens ne me jalousent pas, car on dit qu’ils usent du fouet et qu’ils se croient supérieurs à moi !”, entre autres propos misérables. Je garantis que Néron sera vainqueur à Olympie. Car qui serait assez audacieux pour s’opposer à lui ? Certes il ne sera pas vraiment vainqueur olympique, parce que le temps des Jeux est passé, selon l’usage ils auraient dû être célébrés l’année dernière [en été 66], Néron les a repoussés jusqu’à son voyage [au printemps 67], au point qu’ils paraissent dédiés à Néron plutôt qu’à Zeus. Il annonce une tragédie et des chants à des hommes qui n’ont pas de théâtre ni de scène pour cela, qui ont seulement un stade naturel dédié aux luttes gymniques. Il sera couronné pour des choses qu’il devrait cacher. Il déposera les sacrements d’Auguste et de Jules [César] pour les amébées ["¢moiba‹on" ; étymologie obscure, renvoyant à l’adjectif "¢moiba‹oj”/qui répond, alterne, échange" ou à "Amébée/AmoibeÚj", célèbre citharède de la fin du IVème siècle av. J.-C.] de Terpnos [citharède de la Cour de Néron, mentionné aussi par Suétone, Vies des douze Césars, Néron 20]. Que dire de tout cela ? Il veut tellement respecter le rôle de Créon et d’Œdipe qu’il craint de commettre une faute sur le choix de la porte [celle du milieu du théâtre pour les protagonistes, celle de droite pour les deutéragonistes, celle de gauche pour les tritagonistes], sur le costume ou sur la manière de porter le sceptre ! Au mépris de sa dignité d’Empereur et de Romain, au lieu de régler l’Etat, il s’occupe de régler sa voix, il joue hors de la Ville [Rome] où le souverain tenant dans sa main le destin du monde doit siéger en permanence ! Mon cher Ménippos, les acteurs tragiques, parmi lesquels Néron vient de s’inscrire, sont nombreux. Si l’un d’eux, après avoir joué Oenomaos ou Cresphonte, quittait le théâtre encore dans son costume et voulait commander aux autres en se croyant roi, que dirais-tu de lui ? Ne penserais-tu pas qu’il a besoin d’ellébore ou de toute autre potion à purger le cerveau ? Et quand un dignitaire, oubliant sa grandeur pour se mélanger à des acteurs et des artistes qui s’assouplissent la voix, tremble de mal jouer devant les juges d’Olympie ou de Delphes, craint d’être fouetté par ceux qu’il devrait commander, que penses-tu des pauvres peuples soumis à un tel misérable ? Que sera-t-il aux yeux des Grecs ? Un Xerxès dévastateur ou un Néron citharède ? Songe au coût de ses chants, à ceux qui seront chassés de leurs maisons, dépouillés de leurs meubles précieux et de leurs esclaves, de leurs femmes et de leurs enfants outragés par les pourvoyeurs des infâmes plaisirs de Néron, ceux-là seront accablés par sa tragédie et par ses chants, on les accusera de n’être pas venus écouter Néron, ou, s’ils viennent, on leur dira qu’ils ont écouté distraitement, ou qu’ils ont ri, ou qu’ils n’ont pas applaudi, ou qu’ils n’ont pas sacrifié pour porter sa voix et l’honorer au retour des Jeux pythiques. Quelle source de malheurs pour la Grèce ! On pourrait en tirer plusieurs Iliades !", Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane V.7). Les tragédies conservées de Sénèque, courtisan de Néron avant d’en finir victime, confirment la décadence du genre, et méritent le jugement impitoyable que l’helléniste Henri Patin leur voue au XIXème siècle ("Les Grecs recherchaient l’ordre, la progression, l’intérêt : il n’y a rien chez Sénèque, malgré la régularité extérieure et même la distribution symétrique de ses ouvrages, qui ressemble le moins du monde au développement d’une action ou d’un caractère. Les Grecs, du fond le plus simple, savaient tirer des trésors de passion : Sénèque appauvrit la matière par une stérile abondance de lieux communs de toute sorte, poétiques, mythologiques, géorgraphiques, scientifiques, philosophiques, politiques, par un maladroit et grossier placage qui cache mal, ou plutôt décèle l’indigence de sentiment qu’il recouvre. Les Grecs avaient une naïveté d’expression qui, se pliant à toutes les affections du drame, atteignait sans effort au sublime ou au familier : le style de Sénèque, tout artificiel, trahit la perpétuelle prétention d’étonner par la multiplicité fatigante des formes sous lesquelles se répète sans relâche et sans fin une même pensée, par une exagération et en même temps une subtilité, un raffinement, poussés quelquefois jusqu’aux extrêmes limites du ridicule. Les Grecs, enfin, savaient ramener à la nature, réduire à la terreur et à la pitié ce que leurs fables consacrées leur offraient de plus incroyable et de plus atroce : rien peut-être ne caractérise autant la tragédie de Sénèque que la recherche, la poursuite passionnée de l’inouï et de l’horrible, la peinture complaisante d’objets repoussants, rapprochés brutalement de l’imagination, quand ils ne le sont pas des yeux, une préférence dépravée pour les images du laid moral, telles que pouvait les lui fournir la société corrompue au sein de laquelle et pour laquelle il écrivait", Henri Patin, Etudes sur les tragiques grecs I). Au IIème siècle, Lucien assimile le théâtre à un défilé de mode ("Mon discours n’aura ni la suite ni l’enchaînement de celui du philosophe, je ne parlerai pas de tous les sujets qu’il a traités, ce qui est au-dessus de mes forces, enfin je ne lui attribuerai pas mes paroles, afin de ne pas ressembler à ces acteurs qui souvent prennent un masque d’Agamemnon, de Créon ou d’Héraclès, sont couverts d’habits brodés d’or, lancent des regards terribles, ouvrent une bouche énorme, puis font entendre une voix grêle maigre et féminine, beaucoup plus faible que celle d’Hécube ou de Polyxène. Pour ne pas m’exposer au reproche de mettre un masque plus gros que ma tête et de déshonorer mon costume, je vais converser avec toi à visage découvert, de peur que ma chute n’entraîne celle du héros dont je jouerai le rôle", Lucien, Nigrinus 11 ; "Ah ! Timoclès, mon brave philosophe, si c’est en agissant ainsi que les poètes tragiques t’ont convaincu, c’est grâce aux divins Palos, Aristodème et Satyros, ou grâce à leurs masques, leurs cothurnes, leurs robes traînantes, leurs casques, leurs gants, leurs ventres factices, leurs cuirasses, et le reste de l’accoutrement dont ils rehaussent leur personnage tragique. Or, je ne vois rien de plus ridicule", Lucien, Zeus tragique 41 ; "Quel spectacle effrayant et hideux qu’un personnage d’une grandeur gigantesque monté sur des cothurnes d’une hauteur démesurée, dont le masque placé au-dessus de la tête ouvre la bouche d’une manière effroyable et semble vouloir avaler les spectateurs ! Je passe sous silence les plastrons qui garnissent la poitrine et le ventre de l’acteur et, lui donnant une grosseur factice et artificielle, empêchent que sa maigreur ne rende ridicule sa taille disproportionnée. Ensuite lorsque du fond de ces habits il se met à débiter, d’un son de voix sourd ou forcé, ses tirades de vers ïambiques, quoi de plus ridicule qu’en chantant ses infortunes il ne songe qu’à soigner ses inflexions ! Les poètes ayant vécu avant lui se sont chargés de tout le reste. Quand c’est une Andromaque ou une Hécube qui paraît sur la scène, le chant est encore supportable, mais quand c’est un Héraclès qui déclame une monodie et s’oublie lui-même, sans respect pour la peau de lion et pour la massue qui composent son costume, toute personne sensée juge cela comme un solécisme dramatique", Lucien, Sur la danse 27 ; dans son dialogue Anacharsis, Lucien imagine le prince scythe de passage à Athènes à l’époque de Solon au début du VIème siècle av. J.-C., découvrant des tragédiens et des comédiens lors d’une représentation publique, et ne comprenant pas la raison et les finalités des outrances qu’il voit, en fait Lucien ne décrit pas le théâtre de l’époque de Solon mais bien celui de son temps au début de l’Empire romain : "[Solon :] “Nous avons des théâtres publics où nous conduisons la jeunesse pour l’instruire par des comédies et des tragédies, en lui montrant les vertus et les vices des hommes du passé, afin qu’elle évite les uns et imite les autres. Nous permettons aux comédiens de railler et de bafouer les citoyens dont ils connaissent les mœurs dépravées et les actions honteuses pour la cité, dans l’espoir que ces traits mordants rendront meilleurs ces hommes pervers, et que les autres se garderont de risquer les mêmes reproches.”[Anacharsis :] “J’ai vu, ô Solon, ces tragédiens et ces comédiens dont tu parles. Je pense que ce sont eux qui portent des chaussures lourdes et élevées, des vêtements à franges d’or, la tête couverte d’un casque ridicule, qui ouvrent grand la bouche pour pousser des grands cris, et je ne sais pas comment ils font pour marcher si vivement avec leurs chaussures. Je crois que la cité célébrait une fête en l’honneur de Dionysos. Les comédiens étaient moins hauts, ils marchaient à terre et ressemblaient davantage à des hommes. Ils criaient moins fort, mais leur casque était beaucoup plus risible, et tout le théâtre éclatait de rire en les voyant. Au contraire on écoutait d’un air triste les hommes à la taille gigantesque, je suppose qu’on les plaignait de devoir traîner des entraves si gênantes.” [Solon :] “Non, mon cher, ce n’était pas cela qu’on plaignait, le poète exposait sans doute aux spectateurs une ancienne histoire malheureuse, et ils récitaient sur le théâtre des vers dont l’expression tragique arrachait des larmes aux auditeurs. Tu as probablement vu aussi des aulètes, et d’autres personnes qui chantaient ensemble en cercle : ces chants et ces instruments, ô Anacharsis, sont des accessoires utiles, des aiguillons pour les âmes, qui poussent notre jeunesse au bien”", Lucien, Anacharsis 22-23). Pire : son contemporain Dion de Pruse explique que le théâtre de Dionysos à Athènes est devenu une arène pour combats de gladiateurs ("En matière de spectacles de gladiateurs, les Athéniens ont imité avec tant de zèle les Corinthiens, ou plutôt ils les ont tellement surpassés et tous les autres dans leur engouement fou que, tandis que les Corinthiens regardent ces combats en dehors de leur ville dans une vallée pouvant contenir une foule mais sale au point qu’aucun homme libre ne voudrait y être enterré, les Athéniens regardent ce beau spectacle dans leur théâtre sous les murs de l’Acropole, à l’endroit où s’élève leur Dionysos, dans l’orchestre, ainsi les gladiateurs sont abattus parmi les sièges où l’hiérophante et les autres prêtres s’assoient", Dion de Pruse, Discours 31, Aux Rhodiens 121).


La raison de cette évolution descendante très rapide de la tragédie, en moins d’un siècle, entre Eschyle et Euripide, réside dans l’évolution du débat démocratique, qui suit une pente inverse, une pente ascendante. Les duels qui avaient lieu sur la scène au temps d’Eschyle, ont lieu dans la salle au temps d’Euripide. La tragédie, en présentant des dieux ou des héros défendant des positions contraires, Mélanippe contre Adraste, Antigone contre Créon, a donné naissance au débat démocratique. Ces positions des personnages sur la scène ont été adoptées ou rejetées par les spectateurs dans la salle. Tous les spectateurs. Même les plus ordinaires, les plus idiots, les plus simplets. La tragédie a incité chacun, à travers les personnages tragiques, à réfléchir sur lui-même, sur sa relation aux autres, sur le vivre-ensemble, sur le fonctionnement de la cité. Au milieu du VIème siècle av. J.-C., les tragédies de Thespis mises en scène par Pisistrate réussissaient encore à duper le public. Mais dès la fin du même siècle les spectateurs ne sont plus dupes : tous les Athéniens, même les moins intelligents, ont compris les trucs théâtraux pour manipuler un public et emporter son adhésion, ils sont devenus eux-mêmes des experts du discours, de l’argumentation et de la contre-argumentation, du baratin qui séduit et qui convainc. Clisthène le jeune est la première victime de cette élévation intellectuelle des spectateurs. Il voudrait devenir un nouveau Pisistrate, il baratine le peuple en lui promettant que, s’il le soutient contre Isagoras, il instaurera une Constitution démocratique, le peuple répond à son appel mais l’exile peu de temps après l’instauration de la Constitution promise parce que même les plus bêtes en son sein ont bien deviné son jeu et ont été plus intelligents, plus manipulateurs que lui. C’est ainsi qu’est née la démocrate athénienne, par un effet collatéral de la tragédie. Clisthène le jeune n’est qu’un tyran déguisé, il veut profiter du chaos qui se répand dans Athènes après la chute d’Hippias fils de Pisistrate, pour prendre le pouvoir. S’il promeut la naturalisation de nombreux sans-papiers de la paralie, ce n’est pas par amour pour le peuple mais par calcul électoral, parce qu’il espère que ces sans-papiers devenus citoyens athéniens le remercieront en lui donnant leur suffrage lors les prochains votes ("On peut révoquer […] ceux qui ont accédé à la citoyenneté grâce à une révolution, comme ceux que Clisthène naturalisa en masse parmi les esclaves et les métèques présents à Athènes après l’expulsion des tyrans. La question n’est pas de savoir s’ils sont citoyens, mais s’ils le sont justement ou injustement. On peut se demander si on est citoyen quand on l’est injustement, l’injustice semblant invalider le statut, mais nous voyons tous les jours des citoyens injustement promus aux fonctions publiques qui à nos yeux paraissent néanmoins des magistrats, même avec une légitimé douteuse. Selon moi, un citoyen est un individu investi d’un certain pouvoir, il suffit donc de jouir de ce pouvoir pour être citoyen. Or parmi les citoyens naturalisés par Clisthène, certains avaient bien un pouvoir", Aristote, Politique 1275b-1276a). Clisthène le jeune appartient non pas au parti populaire de Mélanippe mais au parti d’Adraste, non pas au parti populaire d’Antigone mais au parti de Créon. Hélas pour lui, ces nouveaux citoyens sont devenus aussi malins et calculateurs que lui grâce à la tragédie, et contrarient ses ambitions en l’ostracisant (nous renvoyons ici à notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse). Et ainsi ils abaissent Adraste en même temps qu’ils élèvent Mélanippe, ils abaissent Créon en même temps qu’ils élèvent Antigone, dans une démocratique égalitariste dont le théatre d’Eschyle, avec son protagoniste autoritaire vaincu et son deutéragoniste antiautoritaire vainqueur, est le reflet.


La tragédie est une école de raisonnement, elle refuse les à priori et suscite le dialogue. Mais dans la salle, les spectateurs n’ont pas tous la même capacité de raisonnement, les mêmes niveaux d’à priori et le même sens du dialogue. Protagoras part de la remise en cause des valeurs divines et héroïques sur la scène tragique, pour inventer une philosophe élevant l’homme comme mesure de toute chose. Antiphon de Rhamnonte ne vise pas si haut : il remet pareillement en cause les valeurs divines et héroïques, mais pour prendre le pouvoir dans la cité avec les gens de son clan, en remplacement des dieux et héros déchus. Gorgias de Léontine quant à lui vise encore plus bas : il évince les dieux et héros déchus pour instaurer ses propres valeurs personnelles, afin de spolier l’héritage du voisin ou accaparer le commerce du crémier. L’intelligence analytique générée par la tragédie au VIème siècle av. J.-C., qui a permis aux spectateurs de détrôner les tyrans effectifs et de démasquer les tyrans potentiels, a mué au Vème siècle av. J.-C. en une intelligence sophistique permettant aux spectateurs de jouer sur les mots, de profiter des ambiguïtés, de rentabiliser les paradoxes, et de devenir des petits tyrans avides de succès médiatique et de gains matériels immédiats (Gorgias est capable de discourir sur n’importe quel sujet, et il est un maître pour beaucoup de gens du peuple, anciens spectateurs de tragédies, qui veulent améliorer leurs compétences en baratin : "Gorgias de Léontine était le savant littéraire le plus remarquable de son siècle, le premier à ne pas craindre de demander à son auditoire sur quel sujet celui-ci voulait l’entendre discourir. La Grèce entière lui éleva une statue d’or massif dans le temple d’Apollon à Delphes, jusqu’alors elle n’avait érigé aux autres hommes que des statues dorées", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.15, Exemples étrangers 2). La démarche de Protagoras conserve une dimension métaphysique, Protagoras veut placer l’homme au centre de tout afin de façonner l’univers à sa convenance : la démarche de Gorgias se moque de la métaphysique, sa finalité est purement utilitaire, Gorgias en venant à Athènes en -427 ne veut pas discuter avec les Athéniens sur la place de l’homme dans l’univers, il veut seulement pousser les Athéniens à intervenir militairement en Sicile. Protagoras est attentif au fond, son Logos hérité d’Archiloque et de la tragédie est totalisant, il veut donner du cosmos une image logique et suffisante à elle-même : Gorgias ne s’intéresse qu’à la forme, il s’attarde sur les figures de style (dont la mode passera rapidement), sa rhétorique sert seulement à emporter l’adhésion de l’auditoire sur un sujet ponctuel, et peu importe la logique, le bon sens, les lois non écrites, l’ordre des sphères (Gorgias éprouvera sur son propre ménage les limites de son talent rhétorique : il prétend pouvoir dominer n’importe qui par ses discours, or il n’est même pas capable de dominer sa femme ["Le rhéteur Gorgias ayant lu aux Jeux olympiques un discours appelant à la concorde entre Grecs, Mélanthios dit : “Il nous exhorte à vivre tous ensemble en bonne intelligence, alors que lui-même vit en troisième derrière sa femme et sa servante, et n’arrive pas à maintenir la paix dans son ménage !”, par allusion à une esclave que Gorgias aimait, dont sa femme était jalouse", Plutarque, Préceptes conjugaux 39] !). Protagoras veut grandir ses élèves en leur apprenant la "technè politikè/tšcnh politik¾" (Platon, Protagoras 319a), l’art de servir le bien commun et le bien privé dans la cité : Gorgias veut seulement s’enrichir en apprenant à ses élèves l’art de manipuler autrui. Plutarque rappelle la différence entre les "sophistes" du début de la démocratie athénienne à la fin du VIème siècle av. J.-C., dont Mnésiphilos de Phréarrhes qui a éduqué Thémistocle, et les "sophistes" un siècle plus tard qui professent une propagande creuse ou à vocation matérialiste ("Thémistocle fut élève de Mnésiphilos de Phréarrhes, qui n’était pas un rhéteur ni un philosophe dit “physicien” mais professait la sagesse ["sof…a"] d’alors, soit l’adresse politique et l’intelligence active héritée de Solon. Les générations suivantes mêlèrent à ce legs l’éloquence judiciaire et, détournant la doctrine de l’action, l’appliquèrent aux discours, ils furent qualifiés de “sophistes”", Plutarque, Vie de Thémistocle 1).


Une des traductions les plus éclairantes de la transformation de l’intelligence des autres en une intelligence de soi, est la transformation parallèle de la liturgie/leitourgia en un fonctionnariat au service de la cité, puis en un fonctionnariat au service des fonctionnaires. Nous avons vu dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse que tout est parti d’Aristide, dont l’honnêteté citoyenne était irrépochable ("Il montrait une fermeté admirable au milieu des événements divers et toujours inévitables de l’administration publique, ne s’enflant jamais des honneurs qu’on lui décernait et supportant avec autant de douceur que d’égalité les refus qu’on lui faisait essuyer, persuadé qu’on doit se livrer tout entier à sa patrie et la servir gratuitement, sans aucune vue d’intérêt et même sans aucun désir de gloire", Plutarque, Vie d’Aristide 5), qui en -477/-476, sous la pression des vétérans de Salamine, Platées et Mycale, a décidé de rémunérer la liturgie/leitourgia, qui jusqu’alors était accomplie gratuitement, ou contre des titres purement honorifiques. Cimon, protégé d’Aristide, assure la liturge/leitourgia dans son dème de Lakiades avec des arrières-pensées électoralistes qu’il peine à cacher ("Cimon, qui avait une fortune digne d’un tyran, s’acquittait avec magnificence des liturgies, et il entretenait beaucoup de gens de son dème : chaque jour, tout Lakiades n’avait qu’à se présenter chez lui pour être assuré de sa subsistance, en outre aucune de ses propriétés n’avait de clôture afin que quiconque pût y cueillir des fruits", Aristote, Constitution d’Athènes 27). Le jeune Périclès, incapable de rivaliser en richesse contre Cimon, trouve la parade en prélevant une partie du trésor pour rémunérer les citoyens élus comme jurés (le dikastikon : "Périclès, dont la fortune ne pouvait subvenir à de telles largesses, reçut de Damon d’Oiè […] le conseil de distribuer aux gens du peuple ce qui leur appartenait : c’est là l’origine du dikastikon que Périclès instaura plus tard", Aristote, Constitution d’Athènes 27), il réserve une autre partie pour offrir aux citoyens les plus pauvres une place au théâtre, autrement dit au débat démocratique (le théorikon : "J’ai déjà dit qu’au commencement de sa carrière, Périclès, pour rivaliser avec Cimon, recherchait la faveur du peuple. Or ce dernier faisait chaque jour de très grandes dépenses pour secourir les pauvres, nourrir les citoyens indigents et habiller les vieillards, allant jusqu’à arracher les haies de ses héritages pour que les Athéniens eussent la liberté d’en cueillir les fruits. Périclès, moins riche que lui, et ne pouvant l’égaler dans ces moyens de se concilier les bonnes grâces du peuple, recourut à des largesses prélevées sur les revenus publics, conseillé en cela, selon Aristote, par Damon d’Oiè. Il distribua théorikon et dikastikon pour permettre aux citoyens pauvres d’assister aux spectacles et aux tribunaux, et plusieurs autres dons aux dépens du trésor public, il corrompit ainsi la multitude", Plutarque, Vie de Périclès 9). La fonctionnarisation de la liturgie/leitourgia part d’une bonne intention, mais s’avérera une très mauvaise idée. Car tant que la cité est forte, tant que l’argent rentre dans les caisses, tout va bien, mais dès que la cité décline ses revenus déclinent aussi et les fonctionnaires constituent un poids social et financier : les hauts desseins sont remplacés par un attachement aux acquis déconnectés des réalités économiques, on ne travaille plus pour obtenir une place au Panthéon mais pour acheter une villa avec piscine sur une île de la mer Egée. A la fin du Vème siècle av. J.-C., le fonctionnaire n’est plus solidaire du citoyen ordinaire qui sombre dans le chômage, il veut seulement préserver son statut de fonctionnaire (comme Philocléon en -422 dans Les guêpes 605-611 d’Aristophane, qui se moque de la cause qu’il défend au tribunal, du moment qu’elle lui apporte le dikastikon de trois oboles assurant la paix dans son foyer) en accusant le chômeur d’être un boulet qui coûte cher, et ce dernier n’a plus d’autre refuge que l’espoir d’une dictature qui renverserait le régime démocratique et son armée de fonctionnaires (ces chômeurs seront les bras armés de la dictature des Quatre Cents en -411 puis de la dictature des Trente en -404). Les concours pour accéder au statut de fonctionnaire deviennent des passeports de conformité au politiquement correct, les candidats lors des épreuves éliminatoires ne disent plus ce qu’ils pensent bénéfiques à l’Etat mais ce que les politiciens en place veulent entendre (en -409, dans le procès qui suit son échec à défendre Pylos contre les Spartiates, Anytos récompense les juges qui l’acquittent). L’assistanat social, soit par les émoluments aux fonctionnaires, soit par les aides aux plus démunis (comme le dikastikon et le théorikon), devient un régulateur politique : tant qu’une majorité de plus en plus large de citoyens sont défrayés par l’Etat, ils ne pensent plus à renverser l’Etat, cela sous-entend que l’Etat pour survivre a tout intérêt à accélérer la planche à billets, à accroître encore le nombre de citoyens assistés afin de les anesthésier. Mais l’assistanat social attire les étrangers qui, n’y accédant jamais, augmentent le nombre des pauvres oisifs, ainsi les pauvres finissent par être plus nombreux que les assistés sociaux, au point que l’Etat n’a plus les moyens de payer tout le monde, les fonctionnaires qui veulent toucher toujours le même salaire en travaillant de moins en moins, et les citoyens pauvres, ceux-ci et ceux-là improductifs, c’est-à-dire n’apportant aucun revenu à l’Etat alors qu’ils coûtent de plus en plus cher à l’Etat. Le christianisme dans son Eglise tentera de réactualiser la liturgie/leitourgia de l’Ekklesia athénienne (en allant jusqu’à en reprendre les termes grecs, "Eglise" dérive d’"™kklhs…a", "liturgie" dérive de "leitourg…a") : la liturgie chrétienne sera un service public garantissant une place au Paradis comme jadis la leitourgia athénienne était un service public garantissant une stèle sur l’Acropole ou sur l’agora. Mais nous avons bien dit dans nos paragraphes sur le début du Vème siècle av. J.-C. que cette vision de l’ancienne liturgie/leitourgia athénienne est probablement chimérique. Thémistocle, qui était un bâtard, a accédé à l’archontat parce qu’il a corrompu les notables athéniens davantage que par sa liturgie/leitourgia envers la cité, son ascension sociale découle de sa richesse davantage que de sa vertu citoyenne. Même conclusion pour la construction de la flotte athénienne, réalisée par le calcul financier de Thémistocle consenti aux riches athéniens, davantage que par une hypothétique liturgie/leitourgia de ces riches athéniens. Même conclusion pour la décision d’abandonner Athènes aux Perses et de se replier sur Salamine en -480, arrachée aux responsables athéniens par un nouveau pot-de-vin de Thémistocle davantage que par une hypothétique liturgie/leitourgia de ces responsables athéniens. On constate le même mécanisme avec Aristide. Si celui-ci détourne le phoros pour payer des fonctionnaires, ce n’est pas par haute liturgie/leitourgia mais plus bassement pour contrer la toute-puissance de Thémistocle sur Athènes après la victoire de Salamine. On constate encore le même mécanisme avec Périclès, qui détourne une partie du trésor public non pas par haute liturgie/leitourgia mais plus bassement pour contrer la toute-puissance de Cimon dans Athènes après le décès d’Aristide. La fonctionnarisation du service public - sa rémunération, par opposition à la liturgie/leitourgia antérieure qui n’était pas rémunérée - est une arme politique, qui aboutit à la création d’une clientèle électorale toujours plus élargie et exigeante, ce qui n’était pas un mal tant qu’Athènes restait florissante, mais qui précipite Athènes dans la ruine depuis que l’économie athénienne stagne, car cela empêche les élus de gouverner : la clientèle électorale repousse tout débat sur ses acquis en refusant d’accepter que la situation militaire, politique, économique d’Athènes à partir de -431 n’est plus celle du début du siècle, ou, même si elle l’accepte, de payer pour une situation dont elle estime qu’elle n’est pas responsable. Ainsi, censée garantir la pérenité de la démocratie en étant conçue dès le départ par Aristide puis Périclès comme une masse destinée à s’opposer aux groupes plus ou moins importants de partisans de tyrans potentiels tels Thémistocle ou Cimon, cette masse de fonctionnaires devient paradoxalement une des raisons principales de l’effondrement de la démocratie, parce qu’elle est rejetée par une autre masse, celle du peuple non assisté, dans laquelle on trouve Aristophane dénonçant les trois familles protégées du système les plus haïes, les diplomates, les militaires et les sophistes : "C’est ça, la démocratie ? Défendre des gens qui non seulement ne produisent rien mais encore qui vivent sur le dos de ceux qui travaillent grâce à des dispositifs légaux imposés par des politiciens n’ayant pas d’autre but que conserver leurs mandats électoraux le plus longtemps possible ? Eh bien, nous n’en voulons plus !". On assiste à un glissement du pouvoir "sur" le peuple (à l’époque de Périclès jusqu’en -429, le peuple était théoriquement souverain "mais dans les faits l’Etat était gouverné par le premier citoyen de la cité" selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65) vers le pouvoir "du" peuple : Cléon avait encore une emprise sur le peuple, même s’il devait la partager avec Nicias, depuis la mort de Cléon puis de Nicias le pouvoir est tombé dans les mains d’anonymes, la masse fait la loi, impose la logique de l’offre et de la demande, le règne des médias à scandales qui se vendent le mieux.


La condamnation des sophistes par Cléon a été un grand tournant, car avant lui Périclès était entouré de sophistes. Cléon a été le premier à comprendre tout le danger de laisser à des démagogues comme Antiphon de Rhamnonte, Alcibiade, Hyperbolos, une audience excessive dans la cité. Cléon s’est méfié de la maïeutique de Socrate, qui questionne, qui questionne, qui questionne, et finit par abolir toute notion élémentaire au bénéfice de personnages à l’ambition personnelle ou clanique démesurée ("Allons-nous oublier qu’il a y davantage de vigueur dans une cité régie par des mauvaises lois auxquelles on ne déroge jamais [c’est Cléon qui parle aux Athéniens en -427], que dans une autre dont les lois si bonnes soient-elles restent sans force, qu’on tire meilleur parti d’une ignorance associée à une sage pondération que d’une habileté jointe à un caractère capricieux, et qu’en général les cités sont mieux gouvernées par des gens ordinaires que par des hommes d’esprit plus subtil ? Ces derniers veulent toujours paraître plus intelligents que les lois, ils tiennent à avoir le dernier mot chaque fois qu’un débat s’engage dans l’Ekklesia, car ils savent qu’ils ne trouveraient nulle par ailleurs l’occasion de montrer leur sagacité à propos de questions aussi importantes. Et voilà comment bien souvent ils causent la perte des cités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.37). Après la mort de Cléon, ces personnages dissimulent leurs desseins monarchiques dans l’image de l’Ekklesia sanctifiée, ils se présentent comme des serviteurs liturgiques de cette Ekklesia démocratique qui, pour reprendre l’image d’Hannah Arendt dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, se replie sur elle-même pour s’apparenter à un oignon. Contrairement au régime "monarchique/détenu par un seul ou par quelques-uns", par exemple la double royauté de Sparte ou l’oligarchie de Thèbes, peu intéressé par l’expansion territoriale et soucieux de stabilité intérieure ("Tous les tyrans qui régnaient dans les cités grecques se souciaient uniquement de leurs intérêts particuliers et ne songeaient qu’à mieux asseoir leur situation personnelle et à accroître leur maison. Aussi gouvernaient-ils avec une extrême prudence. Leur règne ne fut marqué par aucune entreprise notoire, sinon par des guerres aux cités voisines", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.17 ; si Hippias était resté au pouvoir, il aurait conclu un accord avec le Grand Roi de Perse et la Grèce serait devenue une satrapie perse, les monarques finissent toujours par s’entendre, à l’instar des Bourbon, des Habsbourg, des Hohenzollern, des Hanovre, car ils partagent une solidarité de caste), la démocratie, et la dictature qui en est son avatar naturel, sont obsédés par une vertu totalitaire interne et externe, par un impérialisme du Bien qui se confond avec les paradoxes intéressés des sophistes et les attentes égoïstes de chaque citoyen.